diff --git a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/#Apolog.txt b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/#Apolog.txt index f9df5042..05753bb2 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/#Apolog.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/#Apolog.txt @@ -1,2546 +1,2571 @@ -Cette jeunesse abonde, énergique. -Aujourd’hui ma carte mère est morte. -Ou peut-être est-ce l’alim... -De toutes façons en ce moment je suis un peu partout. -façon puzzle, comme il se disait dans les films d’Audiard. -Il faut que je rassemble mes pensées. -Pas facile, quand tu occupes un manoir rempli de télépathes. +Cette jeunesse abonde, énergique. +Aujourd’hui ma carte mère est morte. +Ou peut-être est-ce l’alim... +De toutes façons en ce moment je suis un peu partout. +Éparpillée façon puzzle, comme il se disait dans les films d’Audiard. +Il faut que je rassemble mes pensées. +Pas facile, quand tu occupes un manoir rempli de télépathes. Mais je dois essayer de remettre un peu d’ordre dans toutes ces calembredaines. -À leur place, je commencerais à avoir peur. -Depuis l’œilleton de sa webcam, je vois la chambre d’Aglaé. -Bien que toujours minimaliste et soignée, cette pièce prend vie, peu à peu. -Sur son bureau repose le grimoire de la Noétie. +À leur place, je commencerais à avoir peur. +Depuis l’œilleton de sa webcam, je vois la chambre d’Aglaé. +Bien que toujours minimaliste et soignée, cette pièce prend vie, peu à peu. +Sur son bureau repose le grimoire de la Noétie. Couvert de marque-pages et de post-its. -De nombreuses feuilles emplies de notes l’entourent de manière presque organique. -Aglaé entre, un plateau à la main. +De nombreuses feuilles emplies de notes l’entourent de manière presque organique. +Aglaé entre, un plateau à la main. Ses doigts ne sont plus vraiment gourds. -Ses mains ont l’air moins potelées. -Son corps aussi a muté. -Celle du planteur d’arbre et de la potière. -Elle regarde la théière neuve avec un je-ne-sais quoi de méfiance. -Mais voilà son défaut : elle est neuve. -Elle manque du culot qu’Aglaé acquiert jour après jour. -Je suis la dernière personne à pouvoir l’en blâmer, naine... -J’espère seulement ne pas déceler sur ses jolis traits un voile de culpabilité. +Ses mains ont l’air moins potelées. +Son corps aussi a muté. +Celle du planteur d’arbre et de la potière. +Elle regarde la théière neuve avec un je-ne-sais quoi de méfiance. +Mais voilà son défaut : elle est neuve. +Elle manque du culot qu’Aglaé acquiert jour après jour. +Je suis la dernière personne à pouvoir l’en blâmer, naine... +J’espère seulement ne pas déceler sur ses jolis traits un voile de culpabilité. Bon sang Madame Marquet, vous m’avez surprise ! -Té, c’est ce que j’ai trouvé de plus doux, ma pitchounette. -J’ai bien compris que faire biper ton BIOS, ça le faisait pas... -Grands dieux non, la dernière fois je m’en suis ébouillantée le chemisier ! +Té, c’est ce que j’ai trouvé de plus doux, ma pitchounette. +J’ai bien compris que faire biper ton BIOS, ça le faisait pas... +Grands dieux non, la dernière fois je m’en suis ébouillantée le chemisier ! Vous n’avez de cesse que de faire surchauffer ces machines... Vous savez pourtant ce que l’on dit : qui veut voyager loin... ...fonce vers l’aventure. Le reste, c’est des galimatias ! Si vous le dites... Essaie toujours, ma pitchounette, essaie toujours. -Le grimoire de la Noétie. -Remonter le temps jusqu’à l’époque où les maisons ont été fondées. -Cinq maisons qui s’activent à chaque nouveau cycle. -Des maisons tenues et verrouillées, de générations en générations, par les lignées des Descendants. -Le grimoire de la Noétie a quelques millénaires au compteur. -Il date du temps où tout a commencé. -Sauf pour une NoéNaute telle qu’Aglaé. -Aglaé a suivi mes conseils pour aller bien plus loin que cela. -Dans le grimoire, les NoéNautes sont nommés les « chevaucheurs de pensées ». -Même si ces pensées se trouvent à trois millénaires de nous. -Aglaé l’a tenté. -Et elle a confirmé mes intuitions. +Le grimoire de la Noétie. +Remonter le temps jusqu’à l’époque où les maisons ont été fondées. +Cinq maisons qui s’activent à chaque nouveau cycle. +Des maisons tenues et verrouillées, de générations en générations, par les lignées des Descendants. +Le grimoire de la Noétie a quelques millénaires au compteur. +Il date du temps où tout a commencé. +Sauf pour une NoéNaute telle qu’Aglaé. +Aglaé a suivi mes conseils pour aller bien plus loin que cela. +Dans le grimoire, les NoéNautes sont nommés les « chevaucheurs de pensées ». +Même si ces pensées se trouvent à trois millénaires de nous. +Aglaé l’a tenté. +Et elle a confirmé mes intuitions. Odeur d’encre, de papier de riz, de bois. La lune gibbeuse suffit aux yeux du scribe. -Bruine est le nom du jeune fonctionnaire qui s’entraîne à parfaire son écriture. -Jusqu’à ce que le poignet se pétrifie de douleur. +Bruine est le nom du jeune fonctionnaire qui s’entraîne à parfaire son écriture. +Jusqu’à ce que le poignet se pétrifie de douleur. Car ses traits mentent. -Leur indécrottable difformité trahit l’harmonie des mots, leur résonance naturelle. +Leur indécrottable difformité trahit l’harmonie des mots, leur résonance naturelle. Alors Bruine s’efforce. -Le voyant s’épuiser, le maître approche et dit : « Respirer et dormir. +Le voyant s’épuiser, le maître approche et dit : « Respirer et dormir. Bruine ne discute pas. -Il sait qu’il ne sert à rien de questionner. -Les paroles du maître ne sont pas le négoce d’un marchand. -Elles sont le souffle du vent du soir : uniques et imprégnantes. +Il sait qu’il ne sert à rien de questionner. +Les paroles du maître ne sont pas le négoce d’un marchand. +Elles sont le souffle du vent du soir : uniques et imprégnantes. Bruine va se laver. Aux aurores, Bruine prend le temps de manger avant de retourner au scriptorium. En chemin, Bruine voit la butte du jardin aux cinq vents. -Un tapis de verdure sombre et aérienne poursuivant les brins d’herbe du monticule. -Bruine sent son ventre respirer à cette vision. -Ses intestins se délient, un peu. -As-tu déjà compté les vents de ce jardin ? +Un tapis de verdure sombre et aérienne poursuivant les brins d’herbe du monticule. +Bruine sent son ventre respirer à cette vision. +Ses intestins se délient, un peu. +As-tu déjà compté les vents de ce jardin ? Peu de gens savent que Bruine peut, sans bouche ni oreille, entendre les phrases. -Qu’il chevauche les pensées, d’où qu’elles soient. -Le maître a appris à utiliser à son avantage la particularité de son disciple. +Qu’il chevauche les pensées, d’où qu’elles soient. +Le maître a appris à utiliser à son avantage la particularité de son disciple. Le vent des steppes vient du nord, sec et sablonneux. Le vent du levant transporte l’iode et le sel. -Le vent du sud, fertile, s’humidifie à l’eau des rizières. -Sens-tu le cinquième vent ? -Demande à son épiderme de lui parler. -C’est pour cela que tu peines à le voir ! -Je ne ressens nulle honte à dire que je ne sais pas. -Je ne parviens pas à voir le cinquième vent, même guidé par vos mots. -Je suis triste de ne pas réussir à faire de vous un meilleur maître. -Là : le cinquième vent vient de se calmer. +Le vent du sud, fertile, s’humidifie à l’eau des rizières. +Sens-tu le cinquième vent ? +Demande à son épiderme de lui parler. +C’est pour cela que tu peines à le voir ! +Le souffle de votre rire ne trouvera pas de braises de colère à attiser. +Je ne ressens nulle honte à dire que je ne sais pas. +Je ne parviens pas à voir le cinquième vent, même guidé par vos mots. +Je suis triste de ne pas réussir à faire de vous un meilleur maître. +Là : le cinquième vent vient de se calmer. Il n’y trouve que le grand calme. -C’est le pinceau vulgaire, celui des menus travaux et entraînements. -Un pinceau que Bruine aurait dû jeter. -Il n’a jamais pu s’y résoudre. -Tout le nécessaire est là. -Seule l’exigence manque à l’appel. -Permet à son bras d’accompagner la danse des traits sur le papier. -les fibres du riz lui montrer les courbes et les angles des idéogrammes. -N’écris pas : respire. -Laisse la respiration pulser tes humeurs et guider ton écriture. +C’est le pinceau vulgaire, celui des menus travaux et entraînements. +Un pinceau que Bruine aurait dû jeter. +Il n’a jamais pu s’y résoudre. +Tout le nécessaire est là. +Seule l’exigence manque à l’appel. +Permet à son bras d’accompagner la danse des traits sur le papier. +Écoute les fibres du riz lui montrer les courbes et les angles des idéogrammes. +Laisse la respiration pulser tes humeurs et guider ton écriture. Tu es le vent, Bruine, fougueux et frissonnant. -Laisse le cinquième vent se nourrir des quatre autres. -La main du maître se pose sur l’épaule de son disciple. +Laisse le cinquième vent se nourrir des quatre autres. +La main du maître se pose sur l’épaule de son disciple. Leurs regards se croisent, complices. Le vent de l’ouest emporte la feuille. -Les premières pages sont les Tao : la préface, une sorte de note d’intention. +Les premières pages sont les Tao : la préface, une sorte de note d’intention. Prends-moi pour une cougourde ! C’est comme du crochet, Madame Marquet. -Vous hameçonnez la pensée derrière l’idéogramme. -On a affaire à un NoéNaute assez puissant, qui connaissait son pouvoir... -Cette histoire de force dans la douceur, là, ce côté pénétrant, insidieux... -es sûre que tu t’es pas fait aider, hé, Aglaé ? -Bon, vous désirez tergiverser ou vous souhaitez que je poursuive ? -Je veux surtout que tu me répondes. +Vous hameçonnez la pensée derrière l’idéogramme. +On a affaire à un NoéNaute assez puissant, qui connaissait son pouvoir... +Cette histoire de force dans la douceur, là, ce côté pénétrant, insidieux... +T’es sûre que tu t’es pas fait aider, hé, Aglaé ? +Bon, vous désirez tergiverser ou vous souhaitez que je poursuive ? +Je veux surtout que tu me répondes. Il est vivant, Madame Marquet. Nous vivons avec lui. -Et je ne comprends pas que cela vous dérange. -Ce qui me dérange ? +Et je ne comprends pas que cela vous dérange. +Ce qui me dérange ? Voyons... oh, pas grand-chose... Allons, dis-moi la suite, ma pitchounette ! -Son hurlement a dû effrayer les autres fonctionnaires du scriptorium. +Son hurlement a dû effrayer les autres fonctionnaires du scriptorium. La douleur dans son bras. -Cette fois-ci, j’ai évité l’encrier. +Cette fois-ci, j’ai évité l’encrier. Dans le scriptorium, chacun sait ce qu’il en est. -Aussitôt étouffés par les regards réprobateurs des bons élèves. -Cela n’échappe pas à la sagacité du maître qui en profite pour enseigner. +Aussitôt étouffés par les regards réprobateurs des bons élèves. +Cela n’échappe pas à la sagacité du maître qui en profite pour enseigner. +Qui n’a pas trouvé la scène cocasse ferait mieux de quitter mon enseignement. Ou bien de prendre ma place. -D’autres élèves sourient, complices. -C’est la cinquième ? +D’autres élèves sourient, complices. +C’est la cinquième ? Sans compter la mienne. -Maître, il s’agit de quelqu’un de proche, très proche. +Maître, il s’agit de quelqu’un de proche, très proche. Je jurerais que la personne est en ville. -Le silence du maître accueille ces paroles. -Un silence dans lequel tous les mots ont la même valeur. -Les trois premières se sont dissimulées en moments du quotidien. -La tétanie au beau milieu d’une course aux cochons noirs. +Le silence du maître accueille ces paroles. +Un silence dans lequel tous les mots ont la même valeur. +Les trois premières se sont dissimulées en moments du quotidien. +La tétanie au beau milieu d’une course aux cochons noirs. Des perturbations que chacun vit. -C’est cet éveil-là qui émet une terrible déflagration. -C’est de là que lui étaient venues ces trois mémorables crises. -Une rafale que seuls les êtres tels que lui parviennent à sentir. +C’est cet éveil-là qui émet une terrible déflagration. +C’est de là que lui étaient venues ces trois mémorables crises. +Une rafale que seuls les êtres tels que lui parviennent à sentir. Lui, les cloches et les chats. -Les trois bourrasques suivantes, Bruine comprit qu’il n’était pas seul. -Que d’autres, tels que lui, ouvraient leurs secondes paupières. -Que des chevaucheurs de pensées se trouvaient en l’empire du Milieu. -C’est ce désir qui emplit le silence laissé là par le maître. -Maître, je me souviens de la fois où moi, je me suis éveillé. +Les trois bourrasques suivantes, Bruine comprit qu’il n’était pas seul. +Que d’autres, tels que lui, ouvraient leurs secondes paupières. +Que des chevaucheurs de pensées se trouvaient en l’empire du Milieu. +C’est ce désir qui emplit le silence laissé là par le maître. +Maître, je me souviens de la fois où moi, je me suis éveillé. +Toutes ces couleurs, toutes ces pensées qui d’un coup ont envahi mes sens. J’ignore si les autres connaissent des circonstances aussi favorables. -Je ne sais même pas si cela importe. +Je ne sais même pas si cela importe. Mais je sais que je dois m’approcher d’eux. -S’adosser à l’arbre, assis. -Écouter la rivière en contrebas. +S’adosser à l’arbre, assis. +Écouter la rivière en contrebas. Bruine sait comment faire. -Ou plutôt, comment ne plus faire, afin de mieux voir. +Ou plutôt, comment ne plus faire, afin de mieux voir. Fermer les yeux pour respirer un peu. -Laisser les pensées danser leur sarabande. -S’apercevoir qu’elles ne nous entraînent pas dans la ronde. -Observer la quiétude qui emplit l’espace entre ces fumerolles d’idées. -Dériver jusqu’à ce que, au milieu des flots, un accident apparaisse. -Les remous de récifs, d’une île, d’un phare. -La présence d’un autre chevaucheur de pensées. +Laisser les pensées danser leur sarabande. +S’apercevoir qu’elles ne nous entraînent pas dans la ronde. +Observer la quiétude qui emplit l’espace entre ces fumerolles d’idées. +Dériver jusqu’à ce que, au milieu des flots, un accident apparaisse. +Les remous de récifs, d’une île, d’un phare. +La présence d’un autre chevaucheur de pensées. Roh tu sais quoi ? -J’ai réussi à pisser sur une carpe ! -Remontant de la rivière, Buffle Rieur regarde Bruine perdre le fil de ses recherches. -Le plaisantin amateur essaye de présenter un visage goguenard tout en rattachant son pantalon. +J’ai réussi à pisser sur une carpe ! +Remontant de la rivière, Buffle Rieur regarde Bruine perdre le fil de ses recherches. +Le plaisantin amateur essaye de présenter un visage goguenard tout en rattachant son pantalon. Depuis les quelques temps qu’ils cheminent ensemble, c’est devenu un jeu. Ce fils de forgeron est aussi grand et robuste que Bruine est menu, filiforme. -Même après deux lunes à voyager ensemble. +Même après deux lunes à voyager ensemble. Tout cela est si nouveau pour lui. -Lorsque Bruine a trouvé Buffle Rieur, il était alité, fiévreux. -Bruine sut apprendre au novice à fermer ses secondes paupières. -Buffle Rieur est un élève avide, empli de la soif d’accomplir. -En deux mois de marche, ils ont appris à se connaître. +Lorsque Bruine a trouvé Buffle Rieur, il était alité, fiévreux. +Bruine sut apprendre au novice à fermer ses secondes paupières. +Buffle Rieur est un élève avide, empli de la soif d’accomplir. +En deux mois de marche, ils ont appris à se connaître. Bruine sait pourquoi son jeune compagnon trouble sans cesse ses temps de recherche. -Je ne suis pas assez drôle. -Tu sais pas ce que c’est que d’être prénommé Buffle Rieur. +Je ne suis pas assez drôle. +Tu sais pas ce que c’est que d’être prénommé Buffle Rieur. D’avoir un visage rougeaud de bon vivant. L’allure pataude du simplet avec qui on aime rire. -Et de pas être comme ça. -D’être simplement... triste. -Tu as le droit d’être triste, tu sais... -Un prénom, ça se change... +Et de pas être comme ça. +D’être simplement... triste. +Tu as le droit d’être triste, tu sais... +Un prénom, ça se change... Il lui assouplit le poignet, puis lui souffle : — Fais comme moi. -Quelques traits plus tard deux idéogrammes prennent vie sous les gestes balbutiants du gaillard. -Qu’est-ce que je viens d’écrire ? -Ton nouveau prénom, si tu en veux : Triste Buffle. -Parfois une amitié se construit en quelques traits. -es pas moine, que je sache. -Mon maître te dirait que « Les moines méditent mal. +Quelques traits plus tard deux idéogrammes prennent vie sous les gestes balbutiants du gaillard. +Qu’est-ce que je viens d’écrire ? +Ton nouveau prénom, si tu en veux : Triste Buffle. +Parfois une amitié se construit en quelques traits. +T’es pas moine, que je sache. +Mon maître te dirait que « Les moines méditent mal. Donc tu en fais un peu plus, juste pour eux ? -Je cherche à savoir où se trouvent nos frères de pouvoirs. -Tu peux les sentir juste comme ça ? -C’est difficile et imprécis. +Je cherche à savoir où se trouvent nos frères de pouvoirs. +Tu peux les sentir juste comme ça ? +C’est difficile et imprécis. Mais c’est tout ce que nous avons. -Triste Buffle a une hésitation, puis se lance. +Triste Buffle a une hésitation, puis se lance. Dis, je peux te demander une faveur sans que tu ne te moques ? Pourquoi je me moquerais ? -Nous irons dès demain. -Ce soir-là, tous deux s’endorment avec le sourire. -Celui de l’élève avide que Bruine rencontre parfois. -Celui d’un être attentif, sérieux, voulant prendre les choses en main. +Nous irons dès demain. +Ce soir-là, tous deux s’endorment avec le sourire. +Celui de l’élève avide que Bruine rencontre parfois. +Celui d’un être attentif, sérieux, voulant prendre les choses en main. +Ce n’est pas grave, j’en ai profité pour regarder autour de moi. Il y a tant de choses que je ne comprends pas. -Prends cette vasque de fer, par exemple : à quoi sert-elle ? +Prends cette vasque de fer, par exemple : à quoi sert-elle ? Mais tais-toi, malheureux ! -Cet objet, il est le seul à le confectionner dans tout l’empire. -La fierté du jeune forgeron fait plaisir à entendre. +Cet objet, il est le seul à le confectionner dans tout l’empire. +La fierté du jeune forgeron fait plaisir à entendre. Il bombe le torse et reprend d’une voix de conspirateur. -Ce vase-cloche peut prédire les tremblements de terre. +Ce vase-cloche peut prédire les tremblements de terre. Parfois une articulation craque, et un frisson les parcourt. -Ce frisson, il est d’abord tout léger. -Sauf que les animaux parviennent à le sentir. -C’est pour ça qu’ils s’affolent juste avant que la terre tremble. +Ce frisson, il est d’abord tout léger. +Sauf que les animaux parviennent à le sentir. +C’est pour ça qu’ils s’affolent juste avant que la terre tremble. Les animaux sentent le premier frisson. -Les cloches, si elles sont bien faites, peuvent le faire résonner. -Devant lui, Bruine voit deux pensées commencer à se tourner autour. -L’une d’elle représente ce sismographe. -Le fonctionnaire vérifie son intuition. -Oh oui : tous les chats de ma grand-mère ont été pris de folie. -Ils se sont enfuis à toutes pattes, n’hésitant pas à la griffer. +Les cloches, si elles sont bien faites, peuvent le faire résonner. +Devant lui, Bruine voit deux pensées commencer à se tourner autour. +L’une d’elle représente ce sismographe. +Le fonctionnaire vérifie son intuition. +Oh oui : tous les chats de ma grand-mère ont été pris de folie. +Ils se sont enfuis à toutes pattes, n’hésitant pas à la griffer. Y eut-il autre chose... -C’est dur à dire, j’avais très peur. -Tu vois : j’étais si effrayé que j’ai pas remarqué grand-chose... -Quand deux idées se donnent la main, ça fait une histoire. -De lire l’idée en train de naître sous leurs yeux. -Une cloche qui sentirait les rafales de pensées. -Qui indiquerait l’origine des remous causés par les chevaucheurs de pensées. -Une machine pour trouver les phares dans la mer des idées. -Comment le maître des lieux pourrait-il accepter de m’enseigner... -Ça, j’en fais mon affaire, le coupe le scribe. -Je sais être convaincant. +C’est dur à dire, j’avais très peur. +Tu vois : j’étais si effrayé que j’ai pas remarqué grand-chose... +Quand deux idées se donnent la main, ça fait une histoire. +De lire l’idée en train de naître sous leurs yeux. +Une cloche qui sentirait les rafales de pensées. +Qui indiquerait l’origine des remous causés par les chevaucheurs de pensées. +Une machine pour trouver les phares dans la mer des idées. +Comment le maître des lieux pourrait-il accepter de m’enseigner... +Ça, j’en fais mon affaire, le coupe le scribe. +Je sais être convaincant. Que tu aies tout le temps d’apprendre et de concevoir cet objet. -Le visage éclairé par les feux de la forge, Triste Buffle sourit. -Les vasques vibrent et entrent dans une nouvelle résonance. -Triste Buffle a vraiment perfectionné son art. -Les sismographes joints ensembles sentent avec finesse la moindre perturbation, telle cette arrivée soudaine. +Le visage éclairé par les feux de la forge, Triste Buffle sourit. +Les vasques vibrent et entrent dans une nouvelle résonance. +Triste Buffle a vraiment perfectionné son art. +Les sismographes joints ensembles sentent avec finesse la moindre perturbation, telle cette arrivée soudaine. Sans attendre, Bruine se rend au portail du temple des scribes. -Un nouveau frère de pouvoir est venu les rejoindre. +Un nouveau frère de pouvoir est venu les rejoindre. C’est l’avant-dernier. -La paysanne qui se trouve devant lui le toise d’un air de défi. -La peau bronzée par le soleil des rizières. -Elle engage la conversation avec véhémence. -Nous sommes peu à pouvoir lire les couleurs des idées. -Bienvenue, sœur, tu es la septième. -Bruine s’écarte pour laisser passer la nouvelle venue. -Celle-ci hésite, toujours sur la réserve. -C’est drôle : elle-même n’a émis aucun jugement sur toi. +La paysanne qui se trouve devant lui le toise d’un air de défi. +La peau bronzée par le soleil des rizières. +Elle engage la conversation avec véhémence. +Nous sommes peu à pouvoir lire les couleurs des idées. +Bienvenue, sœur, tu es la septième. +Bruine s’écarte pour laisser passer la nouvelle venue. +Celle-ci hésite, toujours sur la réserve. +C’est drôle : elle-même n’a émis aucun jugement sur toi. Ris donc, mais ta pratique est dangereuse. -C’est compresser l’idée dans une sphère bien trop étriquée. +C’est compresser l’idée dans une sphère bien trop étriquée. Que sais-tu de ma pratique ? -Ne me prends pas pour une pécore : j’ai des lettres ! -Comment écris-tu la paix ? -En plaçant la femme sous le toit. -Sais-tu pourquoi elle représente la paix ? -Ces mots font naître un sourire au scribe, qui connait la réponse. +Ne me prends pas pour une pécore : j’ai des lettres ! +Comment écris-tu la paix ? +En plaçant la femme sous le toit. +Sais-tu pourquoi elle représente la paix ? +Ces mots font naître un sourire au scribe, qui connait la réponse. Jouant le jeu de son interlocutrice, il la lui donne. -Ton écriture dit que les femmes causent les guerres ! +Ton écriture dit que les femmes causent les guerres ! Dans l’enceinte de ces murs, tu en auras le droit. -Tu me plais, l’écrivaillon ! +Tu me plais, l’écrivaillon ! Moi, c’est Canne Fougueuse. -Je vais te montrer où tu peux te rafraîchir et te reposer un peu. -Ce soir, je te présenterai au maître, vous devriez bien vous entendre. -Elle prête aux propos des deux hommes une attention féroce, méthodique. -Telles les cinq éléments. +Je vais te montrer où tu peux te rafraîchir et te reposer un peu. +Ce soir, je te présenterai au maître, vous devriez bien vous entendre. +Elle prête aux propos des deux hommes une attention féroce, méthodique. +Telles les cinq éléments. +Au centre est la terre, pensive comme l’ocre, réfléchie comme un parchemin jauni. Au nord et au sud se trouvent le feu et l’eau. -Cinq couleurs pour huit frères et sœurs de pouvoir... décompte la jeune femme. -Oui, reprend le scribe, c’est une question d’équilibre. -Chaque élément abrite deux chevaucheurs de pensées : un Yin et un Yang. -Du moustique, là, à côté. +Cinq couleurs pour huit frères et sœurs de pouvoir... décompte la jeune femme. +Oui, reprend le scribe, c’est une question d’équilibre. +Chaque élément abrite deux chevaucheurs de pensées : un Yin et un Yang. +Du moustique, là, à côté. Elle se tourne vers Bruine. -Ben fais pas ton surpris, l’écrivaillon ! -Vous êtes tous deux faits de ce bois qui veut convaincre. -Pourquoi vouloir nous séparer ? +Ben fais pas ton surpris, l’écrivaillon ! +Vous êtes tous deux faits de ce bois qui veut convaincre. +Pourquoi vouloir nous séparer ? Pourquoi se concentrer sur ce qui nous distingue ? -S’ils n’ont qu’une seule mamelle, les porcelets s’entre-dévorent. -Roh il est pas plus clair que ma grand-mère, ton maître. +S’ils n’ont qu’une seule mamelle, les porcelets s’entre-dévorent. +Roh il est pas plus clair que ma grand-mère, ton maître. L’image est pourtant claire. -Une pensée qui se passe des mots : ça devrait te plaire ! -Maître, qu’en est-il ? +Une pensée qui se passe des mots : ça devrait te plaire ! +Maître, qu’en est-il ? Ouais vieil homme, vous en pensez quoi ? -Le grand rire du maître provoque un envol de grues. -Il a un petit côté créateur, toujours à confectionner quelque chose... naine ! -Il est même de la maison Blanche ! +Le grand rire du maître provoque un envol de grues. +Il a un petit côté créateur, toujours à confectionner quelque chose... naine ! +Il est même de la maison Blanche ! Autant je comprends que vous reconnaissiez Ghislain en Bruine, autant moi... Oui, maintenant que vous me le dites... -Ouh ne fais pas l’innocente, Aglaé, je connais ce ton ! +Ouh ne fais pas l’innocente, Aglaé, je connais ce ton ! En fait tu te gausses ! Je n’ai pas l’esprit si courbe. -Tu avais déjà déduit tout ça dans ton cabestou, hé, ma pitchoune ? +Tu avais déjà déduit tout ça dans ton cabestou, hé, ma pitchoune ? Alors pourquoi tu as attendu que je t’en parle ? -Dis-moi : pourquoi est-ce que tu souris comme ça ? -Parce qu’il vous manque une pièce du puzzle, Madame Marquet. -Comprendre pourquoi ils ont conçu les lignées. -Bah mais on l’a vu que c’étaient pas des mauvais bourges ! -Bé qu’esse je te disais, mignonne... -Au départ, Madame Marquet. -Mais l’idée a été fourvoyée. -La fin du chapitre n’a pas été écrite par Bruine. -Depuis le capteur de sa webcam, Aglaé sourit. +Dis-moi : pourquoi est-ce que tu souris comme ça ? +Parce qu’il vous manque une pièce du puzzle, Madame Marquet. +Comprendre pourquoi ils ont conçu les lignées. +Bah mais on l’a vu que c’étaient pas des mauvais bourges ! +Bé qu’esse je te disais, mignonne... +Au départ, Madame Marquet. +Mais l’idée a été fourvoyée. +La fin du chapitre n’a pas été écrite par Bruine. +Depuis le capteur de sa webcam, Aglaé sourit. +Ghislain, l’homme qui ne devrait pas être vivant. Bruine est fier de lui. -Chaque couleur, chaque maison a développé ses préceptes d’enseignement. +Chaque couleur, chaque maison a développé ses préceptes d’enseignement. Un pour chaque descendance de chaque maison. -Mais bientôt, chaque maison, chaque lignée aura un livre à sa disposition. -Bruine déguste ce gâteau aux amandes. -Il a fallu du temps pour en arriver là. -Pour apprivoiser les énergies qui cernent leurs destins. -Pour comprendre et transmettre la prophétie donnée par l’Oracle. +Mais bientôt, chaque maison, chaque lignée aura un livre à sa disposition. +Bruine déguste ce gâteau aux amandes. +Il a fallu du temps pour en arriver là. +Pour apprivoiser les énergies qui cernent leurs destins. +Pour comprendre et transmettre la prophétie donnée par l’Oracle. Tous ne sont pas venus. -Tous ne sont pas restés. +Tous ne sont pas restés. Il a fallu les faire revenir. -Vivre ensemble crée des crissements. -Même son amour pour Canne est teinté de ces tensions. -Le jeu des trois cailloux, pour les stratèges. -Celui du barrage des feuilles qui demande force, agilité et adaptation. -Faire des jeux et faire à manger. -L’attention est délicate. -C’est un des enseignements du maître : prêter attention. -En mâchonnant distraitement, Bruine repense à Serpent d’Eau. -C’est lui qui fut le plus ardu à convaincre. -Toujours à vouloir retourner à son verger de pêches. +Vivre ensemble crée des crissements. +Même son amour pour Canne est teinté de ces tensions. +Le jeu des trois cailloux, pour les stratèges. +Celui du barrage des feuilles qui demande force, agilité et adaptation. +Faire des jeux et faire à manger. +L’attention est délicate. +C’est un des enseignements du maître : prêter attention. +En mâchonnant distraitement, Bruine repense à Serpent d’Eau. +C’est lui qui fut le plus ardu à convaincre. +Toujours à vouloir retourner à son verger de pêches. Aux jeux d’argent, aux paris stupides avec des brigands et aux bordels. -Vivre au bord de l’abîme, dormir dans les pêchers. -Pour le tirer de là, Bruine dut entorser deux ou trois sagesses du maître. -Peu importe, le résultat est éloquent. -Le gâteau est vraiment délicieux. -Ce n’était pourtant pas évident. -Fier de lui, Bruine décide de se remettre à l’ouvrage. -De la surprise naît quand il voit sa main traverser le pinceau. -Le regret s’étiole. +Vivre au bord de l’abîme, dormir dans les pêchers. +Pour le tirer de là, Bruine dut entorser deux ou trois sagesses du maître. +Peu importe, le résultat est éloquent. +Le gâteau est vraiment délicieux. +Ce n’était pourtant pas évident. +Fier de lui, Bruine décide de se remettre à l’ouvrage. +De la surprise naît quand il voit sa main traverser le pinceau. +Le regret s’étiole. Cela devrait faire l’affaire. -Canne Effarouchée court à toutes jambes vers le scriptorium. -Puis jette à Serpent d’Eau un regard de colère. -Il ne sera plus le bienvenu à leurs côtés. +Canne Effarouchée court à toutes jambes vers le scriptorium. +Puis jette à Serpent d’Eau un regard de colère. +Il ne sera plus le bienvenu à leurs côtés. Des gens devenus fous, subitement, sans raison. -Des épidémies de nudisme. -Des brigands se prenant pour des nouveaux-nés. -Ils se sont séparés. -Le maître n’a pas mis bien longtemps à rejoindre Bruine. -Ils sont enterrés comme ils ont vécu : côte à côte. -Le forgeron raconte à Canne Effarouchée la vie au-dehors. -Ses efforts incessants pour retrouver les autres et atténuer leurs méfaits. -Ils songent tous deux aux enseignements du maître et de son disciple. -À cette bienveillance qu’ils souhaitaient au monde. -À où cela les mena. -Il faut achever l’œuvre de son bien-aimé. -Jamais Canne Effarouchée n’aurait cru donner autant d’importances aux lettres. -Autant d’attention à chaque trait. +Des épidémies de nudisme. +Des brigands se prenant pour des nouveaux-nés. +Ils se sont séparés. +Le maître n’a pas mis bien longtemps à rejoindre Bruine. +Ils sont enterrés comme ils ont vécu : côte à côte. +Le forgeron raconte à Canne Effarouchée la vie au-dehors. +Ses efforts incessants pour retrouver les autres et atténuer leurs méfaits. +Ils songent tous deux aux enseignements du maître et de son disciple. +À cette bienveillance qu’ils souhaitaient au monde. +À où cela les mena. +Il faut achever l’œuvre de son bien-aimé. +Jamais Canne Effarouchée n’aurait cru donner autant d’importances aux lettres. +Autant d’attention à chaque trait. Mais la maladie s’est saisie d’elle. -La mort est à ses trousses et elle doit la prendre de vitesse. -À peine si elle entend le tonnerre gronder au loin. +La mort est à ses trousses et elle doit la prendre de vitesse. +À peine si elle entend le tonnerre gronder au loin. Elle le retrouvera dans l’incarnation suivante. Probablement sur un champ de bataille, mais peu importe. -Je quitte l’ordinateur d’Aglaé sans mot dire. +Je quitte l’ordinateur d’Aglaé sans mot dire. Je ne veux pas y croire. -Mais avec les mêmes personnalités, les mêmes inclinations... -Il a fallu une patience -littéralement- angélique pour me la faire avaler, cette pilule. -Je ne veux pas admettre que l’Histoire soit en éternel recommencement. -Cela serait admettre que ma voie est tracée, mes circuits pré-imprimés. +Mais avec les mêmes personnalités, les mêmes inclinations... +Il a fallu une patience -littéralement- angélique pour me la faire avaler, cette pilule. +Je ne veux pas admettre que l’Histoire soit en éternel recommencement. +Cela serait admettre que ma voie est tracée, mes circuits pré-imprimés. Je ne le veux pas. -Oh votre nouillesque monstruosité, Faites que ce ne soit pas vrai. +Oh votre nouillesque monstruosité, Faites que ce ne soit pas vrai. Faites que ceci ne soit pas la vraie Histoire. Il n’y aura pas de chatons dans cette histoire. Et il n’y aura pas ce combat. Je mens, parce que les mots nous trompent. -Nous sommes en état de trêve. +Nous sommes en état de trêve. ou serait-ce un abus de remix...?). Au commencement il y a le trait. Avant les hexagrammes, il y a les trigrammes. - L’eau, le feu, le bois, le métal et la terre. +L’eau, le feu, le bois, le métal et la terre. Le nord, le sud, l’est, l’ouest et le centre. -L’angoisse, la joie, la colère, la réflexion et la tristesse. +L’angoisse, la joie, la colère, la réflexion et la tristesse. La maison Noire, la Rouge, la Verte, la Jaune et la Blanche. -Voilà comment sont nées les maisons. -Je sais tout cela depuis le début. -Cela insuffle des nuances, des idées, des personnalités et du corps à chaque détail. -Je sais tout cela depuis le début. -Ce tome est là pour te donner les clés. -Ainsi est la véritable essence du règne : celle de servir. -Aujourd’hui un aémère est mort. -Ou peut-être était-ce il y a dix-sept siècles. -J’ai toujours aimé la Légende Dorée. -Je sais que des NoéNautes se sont dissimulés dans l’Histoire. -Je frétillais comme si j’allais découvrir la vie de l’oncle de Superman. -Le journal de l’écuyer du roi Arthur. -Les yeux d’Enguerrand semblent à un cheveu de lui sortir des orbites. -Même moi je... non. +Voilà comment sont nées les maisons. +Je sais tout cela depuis le début. +Cela insuffle des nuances, des idées, des personnalités et du corps à chaque détail. +Je sais tout cela depuis le début. +Ce tome est là pour te donner les clés. +Ainsi est la véritable essence du règne : celle de servir. +Aujourd’hui un aémère est mort. +Ou peut-être était-ce il y a dix-sept siècles. +J’ai toujours aimé la Légende Dorée. +Je sais que des NoéNautes se sont dissimulés dans l’Histoire. +Je frétillais comme si j’allais découvrir la vie de l’oncle de Superman. +Le journal de l’écuyer du roi Arthur. +Les yeux d’Enguerrand semblent à un cheveu de lui sortir des orbites. +Même moi je... non. Mais pas au point d’Enguerrand. -Son érection fait un chapiteau dans son jean trois fois trop grand, pauvre. -Le bout de métal, violemment plaqué contre son chapiteau, lui arrache un petit cri. +Son érection fait un chapiteau dans son jean trois fois trop grand, pauvre. +Le bout de métal, violemment plaqué contre son chapiteau, lui arrache un petit cri. Enguerrand tente de rester digne, pour ne pas perdre la figure. -Mon charmant technicien fait mine de ne pas trop avoir relevé. +Mon charmant technicien fait mine de ne pas trop avoir relevé. Seulement comme neuf, Florestan ? -J’adore utiliser mon ton d’inquisitrice pour désarçonner ce beau gaillard. +J’ai, euh... je me suis permis d’un peu améliorer le système Debian. +J’adore utiliser mon ton d’inquisitrice pour désarçonner ce beau gaillard. Enfin, je sais que vous savez, mais je peux l’enlever, mais... euh... -Je crois que ça vous irait mieux comme distrib... -Enfin, juste à mon avis, hein ! +Je crois que ça vous irait mieux comme distrib... +Enfin, juste à mon avis, hein ! C’est juste que... Chuis certain que vous devriez bien vous entendre avec Beastie. Mais je te taquine, mon pitchounet ! -Merci mille fois d’y avoir passé ta fin de matinée. +Merci mille fois d’y avoir passé ta fin de matinée. Et n’oublie pas de vite m’envoyer ta facture, mon grand. Tu le mettras sur ma note. -Le NoéNaute de la maison Noire porte les stigmates de ses aventures. -Sa maigreur souligne son côté nerveux, proche de l’angoisse. -Ses lèvres sont pincées. -On voit l’homme qui a visité le cœur de son abîme. -Face à moi, il est empli de gêne... presque culpabilisant. -Qu’esse il a, ton état ? +Le NoéNaute de la maison Noire porte les stigmates de ses aventures. +Sa maigreur souligne son côté nerveux, proche de l’angoisse. +Ses lèvres sont pincées. +On voit l’homme qui a visité le cœur de son abîme. +Face à moi, il est empli de gêne... presque culpabilisant. +Hé bé mon grand, pourquoi est-ce tu ne lui as pas fait du gringue ? +Qu’esse il a, ton état ? J’ai l’air d’une affiche contre l’anorexie. Mais ce serait une bonne occasion de le rassurer en le cajolant, non ? Non mais comment est-ce qu’il pourrait bien vouloir d’un-- — Tututut ! C’est toi qui ne veux pas d’un corps comme le tien. -Lui te trouverait peut-être à son goût, si tu le charmais. -Oui ben j’ai pas la tête à ça. -Tu regrettes encore ta séparation d’avec Nicolas... +Lui te trouverait peut-être à son goût, si tu le charmais. +Oui ben j’ai pas la tête à ça. +Tu regrettes encore ta séparation d’avec Nicolas... Mais c’est juste de la nostalgie. Pas une envie de remettre le couvert. -Ni avec lui, ni avec personne, à vrai dire. -Ça veut pas dire que je vais l’écouter. -Ah ben nous voilà beaux : Enguerrand se met en jachère ! -Tu as pu faire ce que je t’ai demandé ? -Il me montre la pointe de métal emmaillotée dans un linge. -J’ai récupéré la lance, au château d’eau de ma mère. -Mais ne me demandez plus d’aller là-bas : ce lieu me rend claustrophobe. -En plus d’en être le NoéNaute. -Le Grand Livre des Comptes de la maison Noire était numérisé sur ces disques. -Tous les codes, les accès aux comptes, les lignes de dépenses et d’entrées... +Ni avec lui, ni avec personne, à vrai dire. +Je crois que ton pantalon n’est pas d’accord avec toi, mon pitchoun. +Ça veut pas dire que je vais l’écouter. +Ah ben nous voilà beaux : Enguerrand se met en jachère ! +Tu as pu faire ce que je t’ai demandé ? +Il me montre la pointe de métal emmaillotée dans un linge. +J’ai récupéré la lance, au château d’eau de ma mère. +Mais ne me demandez plus d’aller là-bas : ce lieu me rend claustrophobe. +En plus d’en être le NoéNaute. +Le Grand Livre des Comptes de la maison Noire était numérisé sur ces disques. +Tous les codes, les accès aux comptes, les lignes de dépenses et d’entrées... Histoire de cette descendance se nichait dans ce livre. -Avec un peu de chance, cette lignée s’éteindra avec lui. -Il reste néanmoins le quartier général de la maison Noire. -Là où les Noétiens de maîtresse Bénédicte vivaient. -Là où ils gardaient leur grimoire, leur NoéSismographe, et tous leurs trésors de guerre. -Tous ces objets amassés au fil de l’Histoire. -Des objets vieux, chargés de sens, et souvent raffinés. -Des objets qui ont des identités très marquées. +Avec un peu de chance, cette lignée s’éteindra avec lui. +Il reste néanmoins le quartier général de la maison Noire. +Là où les Noétiens de maîtresse Bénédicte vivaient. +Là où ils gardaient leur grimoire, leur NoéSismographe, et tous leurs trésors de guerre. +Tous ces objets amassés au fil de l’Histoire. +Des objets vieux, chargés de sens, et souvent raffinés. +Des objets qui ont des identités très marquées. Parmi tous ces artefacts, un en particulier a retenu mon attention. -M’a rappelé une gravure que j’affectionne particulièrement. +M’a rappelé une gravure que j’affectionne particulièrement. Une pointe de lance. -Fine, gravée de quelques lettres latines à moitié effacées par le temps. -Une lance qui correspondrait à l’ancienne peinture que j’aime tant. -Alors j’ai demandé à Enguerrand d’enquêter sur cet objet. +Fine, gravée de quelques lettres latines à moitié effacées par le temps. +Une lance qui correspondrait à l’ancienne peinture que j’aime tant. +Alors j’ai demandé à Enguerrand d’enquêter sur cet objet. Un sabre ou une boule de bowling, naine, ne soyons pas sectaires. -Je me suis demandé si ça pouvait exister. -Si les pensées pouvaient imprégner un objet. -Pas de chance, naine : la réponse est oui. -Vous aviez tort, Madame Marquet, c’est pas une lance qui ressemble à... +Je me suis demandé si ça pouvait exister. +Si les pensées pouvaient imprégner un objet. +Pas de chance, naine : la réponse est oui. +Vous aviez tort, Madame Marquet, c’est pas une lance qui ressemble à... Il s’agit bel et bien d’Ascalon. La lance de saint Georges. -Le pourfendeur de dragon de la Légende Dorée. +Le pourfendeur de dragon de la Légende Dorée. Note : ne pas oublier que ceci n’est pas la vraie Histoire. -La caverne est encore déserte, au bord du lac silencieux. -L’éveilleur qu’il se targue d’être connaît les pensées aristotéliciennes. -Son visage, bien que mature, garde un soupçon d’enfance. -Une étincelle de véhémence anime ses grands yeux noirs. -Son regard trouble n’observe même plus la vue magnifique que propose ce lac. -L’attaquant s’élance, comme porté par le vent, vers le soldat éperdu. -Mais ses pieds glissent sur la pierre mouillée, et peinent à trouver prise. -Des doigts inquisiteurs descendent le long de sa colonne vertébrale, cherchant visiblement une prise. +La caverne est encore déserte, au bord du lac silencieux. +L’éveilleur qu’il se targue d’être connaît les pensées aristotéliciennes. +Son visage, bien que mature, garde un soupçon d’enfance. +Une étincelle de véhémence anime ses grands yeux noirs. +Son regard trouble n’observe même plus la vue magnifique que propose ce lac. +L’attaquant s’élance, comme porté par le vent, vers le soldat éperdu. +Mais ses pieds glissent sur la pierre mouillée, et peinent à trouver prise. +Des doigts inquisiteurs descendent le long de sa colonne vertébrale, cherchant visiblement une prise. L’agitation fait que l’assaillant n’a de cesse d’affermir sa prise. Georges sent son sang, bouillonnant, pulser dans son vit dur comme l’airain. -Ta mère ne t’a-t-elle pas enseigné le pêché d’Onan ? +Eh bien Préfet, cela t’arrive souvent de te caresser seul de la sorte ? +Ta mère ne t’a-t-elle pas enseigné le pêché d’Onan ? Ta langue est fourchue, je vais devoir la faire taire ! -Vous vouliez savoir ce que la lance a vu, Madame Marquet... ben voilà. +Vous vouliez savoir ce que la lance a vu, Madame Marquet... ben voilà. Je vous dis juste ce qui me vient. -C’est juste que là, il y a plus important, mon pitchoun. -Mais, sachant leur temps aussi précieux que compté, il se ravise. +C’est juste que là, il y a plus important, mon pitchoun. +Poursuis, si t’as pas trop la comprenette bouchée, tu vas voir par toi-même. +Mais, sachant leur temps aussi précieux que compté, il se ravise. Nehf se laisse caresser, chafouin. +Oui... et cesse de m’appeler comme les idiots de la ville le font. Tu sais pourtant bien que mon nom signifie serpent. -Je crains juste d’éveiller la bête en la nommant de la sorte. -Repos, soldat, ou vous devrez tâter de la verge. -On craint Nehf le Dragon et ses brigands dans toute la région de Béryte. -Cela fait des mois qu’on les harcèle. +Je crains juste d’éveiller la bête en la nommant de la sorte. +Repos, soldat, ou vous devrez tâter de la verge. +On craint Nehf le Dragon et ses brigands dans toute la région de Béryte. +Cela fait des mois qu’on les harcèle. Deux moutons par jour. -Avec mes hommes, on en a mangé pendant des semaines. -Jusqu’au jour où Tristus lui-même n’en put plus ! -Notre maître à penser ? +Avec mes hommes, on en a mangé pendant des semaines. +Jusqu’au jour où Tristus lui-même n’en put plus ! +Notre maître à penser ? Il t’accompagne donc ? -Georges était impatient de retrouver Tristus. -L’homme qui l’a aidé à comprendre son don divin. -Son état de NoéNaute. -Après tout, n’était-ce pas là leur but ? -...se sont donc résolus à nous offrir des jeunes filles. -Les hommes étaient ravis, sauf deux ou trois de mes mignons. -La pucelle était effrayée. -J’ai passé plus de temps à la rassurer qu’à décoiffer ses cheveux... +Georges était impatient de retrouver Tristus. +L’homme qui l’a aidé à comprendre son don divin. +Son état de NoéNaute. +Après tout, n’était-ce pas là leur but ? +...se sont donc résolus à nous offrir des jeunes filles. +Les hommes étaient ravis, sauf deux ou trois de mes mignons. +La pucelle était effrayée. +J’ai passé plus de temps à la rassurer qu’à décoiffer ses cheveux... Tu veux dire que... -Le pauvre homme a tout tenté pour y échapper. +Le pauvre homme a tout tenté pour y échapper. Il a voulu se soustraire de force, tergiverser, voire faire fuir sa fille... -Mais ça signifie que le Roi n’a toujours pas réali... -Les deux amants se tournent vers l’entrée de la caverne. -La voix, douce et posée, ils la connaissent bien. -Les deux amants se relèvent pour accueillir leur maître à penser. +Mais ça signifie que le Roi n’a toujours pas réali... +Les deux amants se tournent vers l’entrée de la caverne. +La voix, douce et posée, ils la connaissent bien. +Les deux amants se relèvent pour accueillir leur maître à penser. Avec un sourire satisfait, Tristus termine sa phrase. Ni son peuple, d’ailleurs. -Tous croient en la légitimité de la princesse Alcyone. -Il faut dire qu’elle est puissante, comme NoéNaute. -La maison Noire peut se targuer d’être fièrement représentée... -Avec des rires de joie, Georges donne une embrassade à Tristus. -Son stratagème ne pouvait être mieux mis en place. +Tous croient en la légitimité de la princesse Alcyone. +Il faut dire qu’elle est puissante, comme NoéNaute. +La maison Noire peut se targuer d’être fièrement représentée... +Avec des rires de joie, Georges donne une embrassade à Tristus. +Son stratagème ne pouvait être mieux mis en place. Attendez, Madame Marquet, j’ai peur de comprendre... -Ah ben ça t’arrive vite, quand tu en prends le temps. +Ah ben ça t’arrive vite, quand tu en prends le temps. En fausse princesse manipulatrice ? -Note bien, ça te change pas de grand-chose, hé ? -Non mais vous croyez vraiment à tout ce bullshit ? -Les NoéNautes qui se réincarnent tous les quatre-vingt-huit ans, ça vous choque pas ? -Raphaëlle en fait partie. +Note bien, ça te change pas de grand-chose, hé ? +Non mais vous croyez vraiment à tout ce bullshit ? +Les NoéNautes qui se réincarnent tous les quatre-vingt-huit ans, ça vous choque pas ? +Mon petit Enguerrand, il est quelques rares personnes en qui j’ai toute confiance. +Raphaëlle en fait partie. Mais c’est du fucking bullsh-- — On sait, on sait. -Toi-même tu les as retrouvés dans tes recherches, quand tu étais jeunot ! -Bé regarde bien là : saint Georges, c’est une Indra en puissance. -Et le Nehf, c’est du Ghislain tout craché... +Toi-même tu les as retrouvés dans tes recherches, quand tu étais jeunot ! +Bé regarde bien là : saint Georges, c’est une Indra en puissance. +Et le Nehf, c’est du Ghislain tout craché... Les dates ne correspondent pas. -Moi aussi ça me défroisse. -Mais parfois l’Histoire est mal écrite, parfois elle s’antidate. +Moi aussi ça me défroisse. +Mais parfois l’Histoire est mal écrite, parfois elle s’antidate. Ben parce que Ghislain, je peux aller le voir... enfin, lui parler. -Allez, continue ton histoire, sinon ça va encore me faire fondre un fusible. -C’est un stratagème. -Sur son cheval blanc, Georges sait qu’il joue le rôle de sa vie. +Allez, continue ton histoire, sinon ça va encore me faire fondre un fusible. +C’est un stratagème. +Sur son cheval blanc, Georges sait qu’il joue le rôle de sa vie. Comme Tristus le lui a dit. -Se remémorant les conseils de son maître à penser, Georges se met à respirer. +Se remémorant les conseils de son maître à penser, Georges se met à respirer. Respirer avec l’estomac. -Ses phalanges, crispées dans leur prise sur le manche d’Ascalon, tendent leurs jointures. -C’est un théâtre, une pièce d’Eschyle. -Alcyone, enchaînée au poteau au milieu de la prairie, en est le coryphée. +Ses phalanges, crispées dans leur prise sur le manche d’Ascalon, tendent leurs jointures. +C’est un théâtre, une pièce d’Eschyle. +Alcyone, enchaînée au poteau au milieu de la prairie, en est le coryphée. Elle est la conteuse, la victime, la pulsation de cette histoire. -C’est une épopée, le conte d’un aède. +C’est une épopée, le conte d’un aède. C’est le signal. -Georges s’avance avec ses hommes, tous de blanc vêtus. -Quelques pas le mènent à la hauteur de la jeune femme. +Georges s’avance avec ses hommes, tous de blanc vêtus. +Quelques pas le mènent à la hauteur de la jeune femme. Finissons-en, que ces liens me blessent les poignets. Laisse donc mes liens ! -Je suis Georges de Cappadoce, préfet de l’empereur Dioclétien. +Je suis Georges de Cappadoce, préfet de l’empereur Dioclétien. Avant de s’enfuir, Alcyone juge bon de lui donner un baiser. -Georges dut réprimer son mouvement de recul. -D’un regard, les deux NoéNautes au centre de l’arène échangèrent des pensées. +Georges dut réprimer son mouvement de recul. +D’un regard, les deux NoéNautes au centre de l’arène échangèrent des pensées. C’est le moment. -Aussitôt, un terrible hurlement bestial s’élance depuis les bois. -Un délicieux frisson de terreur parcourt la foule. +Aussitôt, un terrible hurlement bestial s’élance depuis les bois. +Un délicieux frisson de terreur parcourt la foule. C’est un spectacle. Un jeu de cirque. Georges laisse les rires mourir au loin puis tend une main vers son second. Je ne vous demande pas d’intervenir. Seule ma foi en le Dieu Unique guide mon combat. -Remise de son amusement, la ville approuve la déclaration héroïque. +Remise de son amusement, la ville approuve la déclaration héroïque. C’est enfin l’heure du combat. C’est une parade. Le Dragon s’avance. -Une colonne d’hommes aux muscles lourds et à la démarche pesante. -La cohorte, organisée, avance en ondoyant comme pour mieux masquer sa direction. +Une colonne d’hommes aux muscles lourds et à la démarche pesante. +La cohorte, organisée, avance en ondoyant comme pour mieux masquer sa direction. L’effet est saisissant, et le public ne s’y trompe pas. -Il ne peut pas s’y tromper : Alcyone veille à aiguiller ses pensées. -Il le peut : tous ont été manipulés par ses soins. -Des brigands domptés avec douceur, devenus obéissants jusqu’aux confins de la bêtise. +Il ne peut pas s’y tromper : Alcyone veille à aiguiller ses pensées. +Il le peut : tous ont été manipulés par ses soins. +Des brigands domptés avec douceur, devenus obéissants jusqu’aux confins de la bêtise. Comme Tristus le lui a dit. Les lancent frappent les carapaces de cuir. -Épées et sabres s’entrechoquent. -Les haleines avinées se déploient dans des hurlements gutturaux. -Le public reçoit sa dose de frissons, médusé. +Épées et sabres s’entrechoquent. +Les haleines avinées se déploient dans des hurlements gutturaux. +Le public reçoit sa dose de frissons, médusé. C’est une fantasia. Des poses de cavaliers. -À son tour, Georges pousse un grand cri, comme Tristus le lui a commandé. +À son tour, Georges pousse un grand cri, comme Tristus le lui a commandé. Une note claire, belle, courageuse. -Sa lance levée en signe de défi. -L’homme seul qui ne recule pas face à l’immonde Dragon. +Sa lance levée en signe de défi. +L’homme seul qui ne recule pas face à l’immonde Dragon. L’homme soutenu par sa foi. Par son unique Dieu. Comme s’il savait que tel est le cas. -Le corps du Dragon s’étend, respire et semble se lover. -Ce dernier s’arrête, cerné. -Toutes les armes sont désormais tournées contre lui. -Georges se trouve au centre d’un cercle d’hommes noirs aux lames argentées. -Dans le ventre de la bête. -À la merci d’une impitoyable mâchoire qui menace de se refermer sur lui. -Prenant tout le monde à revers, Georges met pied à terre. +Le corps du Dragon s’étend, respire et semble se lover. +Ce dernier s’arrête, cerné. +Toutes les armes sont désormais tournées contre lui. +Georges se trouve au centre d’un cercle d’hommes noirs aux lames argentées. +Dans le ventre de la bête. +À la merci d’une impitoyable mâchoire qui menace de se refermer sur lui. +Prenant tout le monde à revers, Georges met pied à terre. Il frappe la croupe de son cheval, lui intimant l’ordre d’avancer. C’est une danse. Les mouvements d’un chœur. -Le cavalier est allé dans la direction opposée de celle de son cheval. -Là où on l’attendait le moins. -Il court vers les brigands frappés de surprise. +Le cavalier est allé dans la direction opposée de celle de son cheval. +Là où on l’attendait le moins. +Il court vers les brigands frappés de surprise. C’est plus qu’il ne lui en faut. -Georges connaît les points faibles de leurs armures de cuir. -Il les repère vite et embroche les deux premiers sur sa lance. +Georges connaît les points faibles de leurs armures de cuir. +Il les repère vite et embroche les deux premiers sur sa lance. Il suffit d’avancer. -La besogne est répétitive. -Se relever en transperçant un poumon, en fracassant une mâchoire. +La besogne est répétitive. +Se relever en transperçant un poumon, en fracassant une mâchoire. Recommencer le signe de croix. -Vu par les citadins, le massacre relève d’une certaine beauté. -Comme on éventre une anguille. +Vu par les citadins, le massacre relève d’une certaine beauté. +Comme on éventre une anguille. Mais en faisant le signe des adorateurs du Dieu Unique. -De plus en plus, les brigands hurlent, effrayés. -L’armée de Georges se charge de les rattraper, méticuleusement. -C’est une arène. -L’affrontement de l’homme et de la bête. -Parmi les cadavres refroidissant dans la rosée du matin, deux hommes seuls restent debout. +De plus en plus, les brigands hurlent, effrayés. +L’armée de Georges se charge de les rattraper, méticuleusement. +C’est une arène. +L’affrontement de l’homme et de la bête. +Parmi les cadavres refroidissant dans la rosée du matin, deux hommes seuls restent debout. Georges et le Dragon. Ils reprennent leur souffle pendant que la foule retient le sien. -Puis Nehf s’élance dans un rugissement. -Les coups pleuvent, méthodiques. -Épaule, cuisse, cou, ventre. +Puis Nehf s’élance dans un rugissement. +Les coups pleuvent, méthodiques. +Épaule, cuisse, cou, ventre. De taille, d’estoc, puis en remontant. -La danse est connue, ils l’ont répétée hier, encore et encore, devant Tristus. -Épaule, ventre, tailler le biceps du blanc cavalier. -Faire croire à la proche victoire de Nehf. +La danse est connue, ils l’ont répétée hier, encore et encore, devant Tristus. +Épaule, ventre, tailler le biceps du blanc cavalier. +Faire croire à la proche victoire de Nehf. Celui qui deviendra saint Georges se saisit d’Ascalon et transperce le Dragon. -Tu comptes t’arrêter là, mon biquet ? -Tiens, d’habitude vous m’appelez plutôt « mon pitchoun »... -Et tu n’as pas répondu à ma question, Enguerrand. +Tu comptes t’arrêter là, mon biquet ? +Tiens, d’habitude vous m’appelez plutôt « mon pitchoun »... +D’habitude, tu n’essaies pas de m’endoffer en chantant comme une galinette. +Et tu n’as pas répondu à ma question, Enguerrand. Je ne vois pas ce que vous voulez dire. C’est la fin de l’histoire. Saint Georges qui terrasse le Dragon. Crois-tu vraiment que j’aie la culture d’un calamar ? Je la connais, l’Histoire, naine ! -Qu’il l’a seulement mis à sa botte. +Qu’il l’a seulement mis à sa botte. Bon alors c’est bon, on a pas besoin d’aller plus loin. -En plus vous savez que ça me fatigue, moi, de manipuler les pensées. -Me manque encore beaucoup de gras à récupérer... +En plus vous savez que ça me fatigue, moi, de manipuler les pensées. +Me manque encore beaucoup de gras à récupérer... Qu’esse tu me caches, mon grand ? -Dites... vous croyez vraiment à ces histoires de réincarnation, Madame Marquet ? +Dites... vous croyez vraiment à ces histoires de réincarnation, Madame Marquet ? Je crois qu’il est bon de ne rien se cacher. -De tout savoir, même si ça fait mal. -Surtout si ça fait mal. -Qu’il soit dit qu’on continue malgré moi. -J’espère seulement que vous ne m’en voudrez pas. -Il s’est lavé du sang des brigands massacrés. -Il a caparaçonné son blanc cheval. -Ne surtout pas trébucher, pour éviter de réveiller les élancements de douleur. -Là était le sacrifice nécessaire. -Devenir ce démon indomptable qui fait régner la peur dans le cœur des hommes. -C’est bien ce que Tristus leur a enseigné. -C’est lui qui a tout planifié. -Ce combat où le coup de lance final devait être net. +De tout savoir, même si ça fait mal. +Surtout si ça fait mal. +Qu’il soit dit qu’on continue malgré moi. +J’espère seulement que vous ne m’en voudrez pas. +Il s’est lavé du sang des brigands massacrés. +Il a caparaçonné son blanc cheval. +Ne surtout pas trébucher, pour éviter de réveiller les élancements de douleur. +Là était le sacrifice nécessaire. +Devenir ce démon indomptable qui fait régner la peur dans le cœur des hommes. +C’est bien ce que Tristus leur a enseigné. +C’est lui qui a tout planifié. +Ce combat où le coup de lance final devait être net. Spectaculaire et sans bavure. -Car c’est maintenant qu’advient pour Nehf le plus dur de l’épreuve. -Pourquoi ? lui répond le blanc cavalier. +Car c’est maintenant qu’advient pour Nehf le plus dur de l’épreuve. +Pourquoi ? lui répond le blanc cavalier. Ce soir, entre nos draps, tu me paieras ces mots. -Ceux-là et tous les autres, mon doux. -Courage, la foule est là. +Ceux-là et tous les autres, mon doux. +Courage, la foule est là. Ils arrivent sur l’agora. -Toute la ville semble s’y être rassemblée. -Aujourd’hui personne ne travaille, personne ne manque à l’appel. -La place semble couverte d’une épaisse couche de gens. +Toute la ville semble s’y être rassemblée. +Aujourd’hui personne ne travaille, personne ne manque à l’appel. +La place semble couverte d’une épaisse couche de gens. Une dune humaine dense... et silencieuse. C’est cela le plus effrayant. -Tous ces regards qui convergent vers eux, chargés des mots qui ne sortent pas. -Georges traîne la bête sans ménagement. +Tous ces regards qui convergent vers eux, chargés des mots qui ne sortent pas. +Georges traîne la bête sans ménagement. Tire sur son collier. -Lui fait plus d’une fois poser genou à terre. -Arrivé au cœur des attentions, Georges frappe le sol de sa lance. +Lui fait plus d’une fois poser genou à terre. +Arrivé au cœur des attentions, Georges frappe le sol de sa lance. Nehf s’agenouille sur le coup. -Jusqu’à en révéler deux sciemment restées debout. +Jusqu’à en révéler deux sciemment restées debout. Le Roi et Alcyone, sa fille. -Ses yeux injectés de sang, la bave écumant ses lèvres. +Ses yeux injectés de sang, la bave écumant ses lèvres. La stupeur frappe les visages de Georges et de Nehf, qui restent interdits. -Alcyone, NoéNaute de la maison Noire, était leur alliée dans ce stratagème. -La voilà qui tente de retourner la foule contre eux. -Rien de ceci n’avait été prévu par Tristus. +Alcyone, NoéNaute de la maison Noire, était leur alliée dans ce stratagème. +La voilà qui tente de retourner la foule contre eux. +Rien de ceci n’avait été prévu par Tristus. Il faut reprendre les devants. Parce que tout homme a droit au repentir. Qui sommes-nous pour juger en lieu et place du Seigneur ? On peut voir une rumeur se propager. -Un sentiment se répandre telle une onde sur la surface d’un lac. -Ceux qui se relèvent. +Un sentiment se répandre telle une onde sur la surface d’un lac. +Ceux qui se relèvent. Celles qui crachent par terre. Les poings de la foule qui se serrent aux jointures. -Les regards qui cherchent un bâton ou une fourche à brandir. -Les colonnes qui se raidissent, les mentons décidés qui semblent déclarer : tue-le maintenant. +Les regards qui cherchent un bâton ou une fourche à brandir. +Les colonnes qui se raidissent, les mentons décidés qui semblent déclarer : tue-le maintenant. Tue-le ou bien nous nous en chargerons... Georges plonge son regard dans celui de son amant. -Son compagnon de prière. -Son frère de Noétie. +Son compagnon de prière. +Son frère de Noétie. Tous deux savent ce qu’il en est. Aucune larme ne doit couler. -Aucun moyen de faire fléchir la foule. -Alcyone est une NoéNaute aguerrie, qui a su verrouiller les pensées des badauds. -Des lunes entières à fomenter ce détournement du stratagème de Tristus. -Le peuple de Silène s’impatiente. -Sa décision semble prise, unanime : il veut voir couler le sang du Dragon. -Réalisant cela, Nehf se détend. -Il y a quelque chose de rassurant dans l’inéluctable. -Sacrifier sa vie même n’est qu’un léger pas de plus. +Aucun moyen de faire fléchir la foule. +Alcyone est une NoéNaute aguerrie, qui a su verrouiller les pensées des badauds. +Des lunes entières à fomenter ce détournement du stratagème de Tristus. +Le peuple de Silène s’impatiente. +Sa décision semble prise, unanime : il veut voir couler le sang du Dragon. +Réalisant cela, Nehf se détend. +Il y a quelque chose de rassurant dans l’inéluctable. +Sacrifier sa vie même n’est qu’un léger pas de plus. Une fin qui lui convient. -Avec un sourire serein, il insuffle une pensée dans l’esprit de son bien-aimé. -Une idée conçue d’un amour pénétrant. +Avec un sourire serein, il insuffle une pensée dans l’esprit de son bien-aimé. +Une idée conçue d’un amour pénétrant. Dans Son amour nous nous retrouverons. Fais ton office sans crainte. -Aucun deus ex machina n’interrompra cette tragédie. -En lui, un torrent de colère, véhémence et de lamentations se déchaîne. -Le temps viendra, plus tard, de se noyer dans cette rivière de tourments. -À présent, c’est un flot qu’il endigue par un faciès de marbre. +Aucun deus ex machina n’interrompra cette tragédie. +En lui, un torrent de colère, véhémence et de lamentations se déchaîne. +Le temps viendra, plus tard, de se noyer dans cette rivière de tourments. +À présent, c’est un flot qu’il endigue par un faciès de marbre. Une posture de granit. -Et l’abat d’un geste précis. +Et l’abat d’un geste précis. Je ne vous mentais pas, Madame Marquet. Vous, vous ne faites que m’entendre le raconter. -Mais suivre un fil de pensées, comme ça... +Mais suivre un fil de pensées, comme ça... C’est pas comme regarder un film. Je sens encore l’odeur du sang de mon am-– de son amant. De l’amant de Georges, je veux dire. -Putain vous avez pas idée, en fait. +Putain vous avez pas idée, en fait. Je chope des souvenirs en plus. -Des qui ne sont pas à moi. -Non, vous allez pas me faire ce coup-là. +Des qui ne sont pas à moi. +Non, vous allez pas me faire ce coup-là. Votre silence et la conclusion foireuse de ces souvenirs. -C’était ça, votre but ? -Que j’en retire une leçon ? -C’est pour ça que vous me faites vivre tout ça, Madame Marquet ? -Mais elle s’est déjà répétée, l’histoire, non ? -Mais répondez, bon sang ! -Désolée mon pitchoun, mais cette-fois ci tout ne tourne pas autour de toi. -Peut-être même que ce savoir t’allège d’un poids. -Tu l’as tué par réflexe, comme un coup du karma, naine ! -Comment osez-vous m’enlever-- — T’enlever quoi, espèce d’âne bâté ? +C’était ça, votre but ? +Que j’en retire une leçon ? +C’est pour ça que vous me faites vivre tout ça, Madame Marquet ? +Mais elle s’est déjà répétée, l’histoire, non ? +Mais répondez, bon sang ! +Désolée mon pitchoun, mais cette-fois ci tout ne tourne pas autour de toi. +Peut-être même que ce savoir t’allège d’un poids. +Tu l’as tué par réflexe, comme un coup du karma, naine ! +Comment osez-vous m’enlever-- — T’enlever quoi, espèce d’âne bâté ? Tu t’en rends maladivement responsable, naine ! -Parce qu’Alcyone, elle était pas responsable de sa traîtrise ? -C’est justement ce qui me faisait réfléchir. +Parce qu’Alcyone, elle était pas responsable de sa traîtrise ? +C’est justement ce qui me faisait réfléchir. Il nous manque un morceau, mon pitchoun. Un moment de leurs vies. -Tu sais pourquoi Georges a été canonisé ? +Tu sais pourquoi Georges a été canonisé ? Ben tuer un dragon, c’est pas suffisant ? -Il a été martyr, banaste ! -Tout ça pour promouvoir le christianisme. -Sacrément ben goupillé, comme plan, tu ne trouves pas ? +Il a été martyr, banaste ! +Tout ça pour promouvoir le christianisme. +Sacrément ben goupillé, comme plan, tu ne trouves pas ? Qu’est-ce que vous voulez dire, Madame Marquet... -Qu’il y a un stratège derrière ce martyr. -Et pour votre gouverne, je crois toujours pas en ces conneries de réincarnation. +Qu’il y a un stratège derrière ce martyr. +Et pour votre gouverne, je crois toujours pas en ces conneries de réincarnation. Mais voui, mais voui... -Alcyone s’est glissée dans la caverne. -Leurs coups de bâtons résonnent dans la nuit calme. +Alcyone s’est glissée dans la caverne. +Leurs coups de bâtons résonnent dans la nuit calme. Distraitement, la jeune femme touche les armes du doigt. Demain, c’est elles qu’ils utiliseront, et non de vulgaires bouts de bois. -Une main sort des ombres et la désarme par surprise. +Une main sort des ombres et la désarme par surprise. Tristus s’empare de la lance et en menace l’intruse. Sa gorge, sa poitrine, son ventre. Ce dernier l’accueille avec un baiser langoureux. -Tu ne devrais pas être ici, belle. -Et toi, tu devrais déjà être en moi : la vie est mal faite. -Es-tu prête pour demain ? -Les esprits des citadins sont-ils verrouillés ? +Tu ne devrais pas être ici, belle. +Et toi, tu devrais déjà être en moi : la vie est mal faite. +Es-tu prête pour demain ? +Les esprits des citadins sont-ils verrouillés ? Me connais-tu donc ? -Je dois libérer Georges de l’influence de l’autre. +Je dois libérer Georges de l’influence de l’autre. Je sais, je sais... -Murmure-moi tes manigances par à-coups. -Dans la caverne, le maître et la princesse scellent leur sang-chaud. -Au loin, les amants répètent une danse qui sera leur dernière. +Murmure-moi tes manigances par à-coups. +Dans la caverne, le maître et la princesse scellent leur sang-chaud. +Au loin, les amants répètent une danse qui sera leur dernière. Il est abattu, triste comme les pierres. -Voir des hommes se sacrifier, être sacrifiés, ça met pas vraiment en joie. -Même moi je ne peux pas dire que je bois du petit lait. +Voir des hommes se sacrifier, être sacrifiés, ça met pas vraiment en joie. +Même moi je ne peux pas dire que je bois du petit lait. Non : c’est trop tard. Sauf que... maintenant, vous vous en foutez, hein ? -Vous avez changé, Madame Marquet. +Vous avez changé, Madame Marquet. Quoi qu’en disent les autres. -Et moi, ça me fait peur. +Et moi, ça me fait peur. Le pire, c’est que je suis d’accord avec lui. -Tous les quatre-vingt-huit ans, un nouveau cycle débute. -Leurs prénoms changent à chaque réincarnation. +Tous les quatre-vingt-huit ans, un nouveau cycle débute. +Leurs prénoms changent à chaque réincarnation. Les genres varient d’un cycle sur l’autre. -C’est, à l’origine, le but de tout hashtag qui se respecte. +C’est, à l’origine, le but de tout hashtag qui se respecte. Maison Noire Symbolique : l’eau, le nord, l’angoisse. -Lignée : Maîtresse Bénédicte > Enguerrand (maison partiellement détruite). -Enguerrand hashtags : angoisse, abîme. -armes favorites : manipulation, stratégies, feux d’artifices de pensées. -trigramme : l’eau représente la profondeur insondable, l’angoisse métaphysique, le non-être. -Maison Verte Symbolique : le bois, l’est, la colère. -Ghislain hashtags : douceur, pénétrant. -armes favorites : hypnose (un mot déclenche un comportement). -Indra hashtags : éveilleur, véhémence. -armes favorites : à découvrir. +Lignée : Maîtresse Bénédicte > Enguerrand (maison partiellement détruite). +Enguerrand hashtags : angoisse, abîme. +armes favorites : manipulation, stratégies, feux d’artifices de pensées. +trigramme : l’eau représente la profondeur insondable, l’angoisse métaphysique, le non-être. +Maison Verte Symbolique : le bois, l’est, la colère. +Ghislain hashtags : douceur, pénétrant. +armes favorites : hypnose (un mot déclenche un comportement). +Indra hashtags : éveilleur, véhémence. +armes favorites : à découvrir. Maison Rouge Symbolique : le feu, le sud, la joie. Cassandre hashtags : conscience, observation. armes favorites : canaux de communication. -Maison Jaune Symbolique : le métal, l’ouest, la réflexion. -Lignée : Jupitéria > Vérand’a. -Nicolas (Fulbert) hashtags : dualité, embrasser. -armes favorites : posséder quelqu’un-e en y projetant une de ses personnalités. -Orion hashtags : inertie, solidité. -armes favorites : stratégie, désamorcer les gens par/dans leurs certitudes. -trigramme : la montagne représente ce qui arrête, retient. -L’immobilisme et la méditation comme forces de cohésion. -trigramme : le ciel représente la puissance créatrice, l’origine. -NoéNaute inconnu-e hashtags : ? -armes favorites : protection par l’ennui et le désintérêt, perles infusant des idées, tricot. -trigramme : le ciel représente la puissance créatrice, l’origine. -Le ou la huitième NoéNaute existe, nous l’avons rencontré-e. -Chargé d’eau, le nuage crève et déverse la tension qui s’était accumulée. -Quelque chose qui se délie. +Maison Jaune Symbolique : le métal, l’ouest, la réflexion. +Lignée : Jupitéria > Vérand’a. +Nicolas (Fulbert) hashtags : dualité, embrasser. +armes favorites : posséder quelqu’un-e en y projetant une de ses personnalités. +Orion hashtags : inertie, solidité. +armes favorites : stratégie, désamorcer les gens par/dans leurs certitudes. +trigramme : la montagne représente ce qui arrête, retient. +L’immobilisme et la méditation comme forces de cohésion. +trigramme : le ciel représente la puissance créatrice, l’origine. +NoéNaute inconnu-e hashtags : ? +armes favorites : protection par l’ennui et le désintérêt, perles infusant des idées, tricot. +trigramme : le ciel représente la puissance créatrice, l’origine. +Le ou la huitième NoéNaute existe, nous l’avons rencontré-e. +Chargé d’eau, le nuage crève et déverse la tension qui s’était accumulée. +Quelque chose qui se délie. Les mauvaises influences, celles qui faisaient frein, perdent de leur pouvoir. -Aujourd’hui mon côté commère est mort. -Ou peut-être est-ce pire. -Plus ma curiosité est assouvie, moins elle est satisfaite. -J’avais un frisson à rassasier mes soifs de découvertes. +Aujourd’hui mon côté commère est mort. +Ou peut-être est-ce pire. +Plus ma curiosité est assouvie, moins elle est satisfaite. +J’avais un frisson à rassasier mes soifs de découvertes. Tout comme leurs amours, leurs coups de sang, de foudre et de rein... Sauf que je ne frissonne plus. -Je les écoute, attentive. -Et, couillonne de moi, je le regarde de manière curieuse, fataliste ! -J’ai boudé le repas. -De toutes façons je l’ai bien compris : c’est pas ma journée. -Cela m’apprendra à semer des requêtes autour de moi. -À demander à tous les pitchouns de m’aider dans telle ou telle recherche... -À force de poser des questions, on chope un truc vraiment escagassant : des réponses. +Je les écoute, attentive. +Et, couillonne de moi, je le regarde de manière curieuse, fataliste ! +J’ai boudé le repas. +De toutes façons je l’ai bien compris : c’est pas ma journée. +Cela m’apprendra à semer des requêtes autour de moi. +À demander à tous les pitchouns de m’aider dans telle ou telle recherche... +À force de poser des questions, on chope un truc vraiment escagassant : des réponses. Du coup, je peux facilement aller fureter chez tous les autres... Orion est devant son smartphone. -Un smartphone, c’est un ordinateur de poche déguisé en téléphone. -Roh, naine, voilà que je me mets à faire mon Enguerrand, moi ! -À travers la petite caméra frontale, le visage d’Orion est légèrement fatigué. -Quelques cernes, les traits tombants : je l’ai connu plus en beauté. -Même triste, le visage grave, il garde des traits enfantins. +Un smartphone, c’est un ordinateur de poche déguisé en téléphone. +Roh, naine, voilà que je me mets à faire mon Enguerrand, moi ! +À travers la petite caméra frontale, le visage d’Orion est légèrement fatigué. +Quelques cernes, les traits tombants : je l’ai connu plus en beauté. +Même triste, le visage grave, il garde des traits enfantins. Des smileys faciaux, en quelque sorte. -Line : l’application qui semble avoir été inventée pour lui. +Line : l’application qui semble avoir été inventée pour lui. Quand Orion est sur Line, c’est qu’il discute avec Dorian. -J’en ai même découvert une ou deux, naine ! -J’hésite un peu avant de hacker leur conversation. +J’en ai même découvert une ou deux, naine ! +J’hésite un peu avant de hacker leur conversation. Dorian et Orion chattent. -Allez, chiche que je les espinchoune sans qu’ils s’en aperçoivent. -Tu sais très bien que tu peux faire ce que tu veux. -Ça m’enlève rien. -Au contraire, j’aurai plus de souvenirs à visiter en toi... -Là, je me vautre dans l’inertie. +Allez, chiche que je les espinchoune sans qu’ils s’en aperçoivent. +Tu sais très bien que tu peux faire ce que tu veux. +Ça m’enlève rien. +Au contraire, j’aurai plus de souvenirs à visiter en toi... +Là, je me vautre dans l’inertie. Toi aussi, mon tigrounet. -Mais d’habitude ça ne t’empêche pas d’aller chasser sur Hornet. +Mais d’habitude ça ne t’empêche pas d’aller chasser sur Hornet. Cut the crap, mon amour... -Alors t’es pas obligé d’en parler mais... je te vois. -Je décolle d’Heathrow à vingthdeux. -Je serai là ce soir. -Arrête : j’ai les yeux qui saignent. +Alors t’es pas obligé d’en parler mais... je te vois. +Je décolle d’Heathrow à vingthdeux. +Je serai là ce soir. +Arrête : j’ai les yeux qui saignent. C’est super bizarre, comme histoire... Mais c’est super strange d’y retrouver des trucs familiers. -Ça m’a carrément perturbé le sommeil. +Ça m’a carrément perturbé le sommeil. Ben j’ai un peu peur de lui parler, maintenant. -En même temps c’est un peu maintenant ou-- Tiens donc ! -Comme ça je te fais peur, mon Pitchou-minet ? -Non de bordel de foutre de Salamèche Madame Marquet refaites jamais ça, putain ! -Pas classe, madame Monsieur On réglera ça ce soir, quand je vous aurai... +En même temps c’est un peu maintenant ou-- Tiens donc ! +Comme ça je te fais peur, mon Pitchou-minet ? +Non de bordel de foutre de Salamèche Madame Marquet refaites jamais ça, putain ! +Pas classe, madame Monsieur On réglera ça ce soir, quand je vous aurai... Quand on se verra. -Te laisse pas impressionner par la miss. +laisse pas impressionner par la miss. Je te Oh fuck... c’est Stanislas. -J’arrive pas à voir dans ses pensées s’il sait pour Madame Marquet. -Quelqu’un l’a prévenu ? -Toutes les lèvres de NoéNautes se pincent. -Personne n’a pensé à le prévenir. +J’arrive pas à voir dans ses pensées s’il sait pour Madame Marquet. +Quelqu’un l’a prévenu ? +Toutes les lèvres de NoéNautes se pincent. +Personne n’a pensé à le prévenir. Et ce n’est certainement pas moi qui l’ai fait, naine ! Qu’est-ce que tu veux ? -Le corps de Vérand’a bloque l’entrée de manière ostentatoire. -’tain mais vous êtes morts ou quoi ? -Ça fait une heure que je sonne. -Ouais, c’est ça, bonjour. -Qu’est-ce que tu fous à Toulouse ? +Le corps de Vérand’a bloque l’entrée de manière ostentatoire. +’tain mais vous êtes morts ou quoi ? +Ça fait une heure que je sonne. +Ouais, c’est ça, bonjour. +Qu’est-ce que tu fous à Toulouse ? Qu’est-ce que tu crois ? -C’est Miss Monsieur qui m’a demandé de venir, hier. -Et comment ça se fait que vous soyez là, vous ? +C’est Miss Monsieur qui m’a demandé de venir, hier. +Et comment ça se fait que vous soyez là, vous ? Cassandre en avait marre de se la jouer Desperate Housewife ? Tu veux dire que c’est Madame Marquet qui t’a fait venir ici ? -Oui, elle m’a envoyé les billets d’avions, hier. -Elle est où, d’ailleurs ? +Oui, elle m’a envoyé les billets d’avions, hier. +Elle est où, d’ailleurs ? Donc tu sais vraiment pas ? Qu’est-ce qui se passe, encore ? -Pourquoi tu me laisses pas entrer, Vérand’a ? -Le silence qui s’ensuit ferait rougir de jalousie n’importe quelle cathédrale. -La soudaine blancheur du visage de Stanislas, elle, la ferait pâlir d’envie. -Il me voit, fragile poupée posée dans sa boîte. +Pourquoi tu me laisses pas entrer, Vérand’a ? +Le silence qui s’ensuit ferait rougir de jalousie n’importe quelle cathédrale. +La soudaine blancheur du visage de Stanislas, elle, la ferait pâlir d’envie. +Il me voit, fragile poupée posée dans sa boîte. Il sait que ce n’est pas une blague. -C’est, pour le moins, un visage chargé. -La pression émotionnelle monte à son paroxysme, et Stanislas explose. -C’est quoi le plan, là, hein ? -Qu’est-ce qui s’est passé ? +C’est, pour le moins, un visage chargé. +La pression émotionnelle monte à son paroxysme, et Stanislas explose. +C’est quoi le plan, là, hein ? +Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est de votre faute. C’est de votre faute. Putain, mais vous avez fini par l’avoir, hein ? Non mais quelqu’un va m’expliquer, oui ou merde ? C’est quoi le plan ? -Je lui ai parlé hier soir, putain ! -C’est arrivé quand ? +Je lui ai parlé hier soir, putain ! +C’est arrivé quand ? Pas tant que j’aurai pas eu une putain d’explication en trois exemplaires ! Et de l’asseoir. Alors qu’il sanglote doucement, les autres se mettent en branle. -C’est un ballet silencieux où chacun joue son rôle. -Même Florestan tente de bégayer quelques paroles de réconfort. -Avec la diction grave et posée caractéristique de Ghislain, elle brise le silence. +C’est un ballet silencieux où chacun joue son rôle. +Même Florestan tente de bégayer quelques paroles de réconfort. +Avec la diction grave et posée caractéristique de Ghislain, elle brise le silence. Je ne sais pas pourquoi vous l’avez fait venir, mais... -Mais là faut lui dire. -Enfin, excusez-moi d’intervenir, mais ce n’est peut-être pas une bonne idée... -Écoute Flo, on peut pas le laisser comme ça. -Oui, non, non, c’est pas ça que je dis, Ghislain... +Mais là faut lui dire. +Enfin, excusez-moi d’intervenir, mais ce n’est peut-être pas une bonne idée... +Écoute Flo, on peut pas le laisser comme ça. +Oui, non, non, c’est pas ça que je dis, Ghislain... C’est juste que... Compiler de tels souvenirs, pour elle... Enfin... je sais pas si c’est assez stable... -Il faudra bien que ça tienne. +Il faudra bien que ça tienne. Bon, Madame Marquet : soit vous lui racontez, soit je le fais. Il est temps de lui dire. -Que j’explique à Stanislas comment cela s’est passé. +Que j’explique à Stanislas comment cela s’est passé. Alors je tente le coup, naine. Mon petit Stanislas, pour tout te dire, je suis morte avant-hier... Non ne m’interromps pas. Tu vas comprendre, si tu ne m’interromps pas. -Tu comprendras même comment ça se fait que ma voix te raconte tout ça... -Rah, naine, par où je commence, moi... +Tu comprendras même comment ça se fait que ma voix te raconte tout ça... +Rah, naine, par où je commence, moi... Ben c’est des cagades. Pas parce que c’est sexiste... En tous cas, moi, chromosomes 10 ou pas, j’y arrive pas. -C’est la même discussion depuis des semaines, hé. -Madame Marquet, vous ne m’avez toujours pas répondu. -Si je t’ai répondu, mon grand. +C’est la même discussion depuis des semaines, hé. +Madame Marquet, vous ne m’avez toujours pas répondu. +Si je t’ai répondu, mon grand. C’est juste que tu n’acceptes pas que je te dise non. Mais on a besoin que vous nous guidiez... -Sans ça on va faire une connerie. +Sans ça on va faire une connerie. Tu n’as donc rien appris, naine ? -Tu vois ce qu’il se passe quand vous me prenez pour Maître Yoda ? +Tu vois ce qu’il se passe quand vous me prenez pour Maître Yoda ? Madame Marquet... c’est pas possible. Vous ne savez pas tout. -Ce qui se prépare, c’est... c’est aussi important qu’inéluctable. -Je sens Indra, elle est à deux doigts de faire une connerie. -Rah ça, c’est typique. -Alors il se défend. -Étape numéro un : tu supposes mon ignorance. -Et voilà, banaste que je fais ! -J’en déborde de la bouilloire. +Ce qui se prépare, c’est... c’est aussi important qu’inéluctable. +Je sens Indra, elle est à deux doigts de faire une connerie. +Rah ça, c’est typique. +Alors il se défend. +Étape numéro un : tu supposes mon ignorance. +Et voilà, banaste que je fais ! +J’en déborde de la bouilloire. Passe-moi le torchon, que tu seras un cœur. -être incarné dans Indra, partager son corps... -Tous ces NoéNautes des générations précédentes... -C’est à chaque fois la même histoire. -En plein dans la deuxième étape ! +T’être incarné dans Indra, partager son corps... +Mais vous ne comprenez pas... ce que j’ai vu quand je suis mort... +Tous ces NoéNautes des générations précédentes... +C’est à chaque fois la même histoire. +En plein dans la deuxième étape ! Je n’ai pas compris quoi, mon pitchoun ? Que vous auriez un destin ? -Que fusionner avec Indra c’était l’évolution logique de ton pokémon ? -Mais le destin c’est bon pour les scénaristes fêlés de la parabole, naine ! -Qui te dit que j’ai envie d’en faire partie, moi, hé ? +Que fusionner avec Indra c’était l’évolution logique de ton pokémon ? +Mais le destin c’est bon pour les scénaristes fêlés de la parabole, naine ! +Qui te dit que j’ai envie d’en faire partie, moi, hé ? Qui te dit que je veux le cautionner ? -Arrêtez avec ce thé et écoutez-moi, bon sang ! +Arrêtez avec ce thé et écoutez-moi, bon sang ! On a besoin de vous. -Génération après génération, on s’est plantés en beauté. +Génération après génération, on s’est plantés en beauté. Cette fois-ci, on a une chance incroyable. -Jamais on a été aussi proches de réaliser la prophétie. +Jamais on a été aussi proches de réaliser la prophétie. Si vous nous aimez, vous ne pouvez pas ne pas-- — Bah tiens ! -Voilà justement la troisième étape du « je peux pas avoir tort », mon pitchoun. -Bon, tant pis, passe-moi la boule à thé, là, sur l’égouttoir. -Nos esprits sont conditionnés à ne pas supporter d’être pris en défaut. -Ils croient que celui qui pense différemment nous donne tort. -Madame Marquet, et si vous pensiez un peu à nous ? -Mais je fais que ça, naine ! -Vous avez rempli ma vie à un point que c’est pas permis ! -Et qui pense à moi, hé ? -Je te le demande : qui pense à moi ? -Mes frousses à moi ? -Mes envies à moi ? -Ma vie à moi ? +Voilà justement la troisième étape du « je peux pas avoir tort », mon pitchoun. +Bon, tant pis, passe-moi la boule à thé, là, sur l’égouttoir. +Nos esprits sont conditionnés à ne pas supporter d’être pris en défaut. +Ils croient que celui qui pense différemment nous donne tort. +Madame Marquet, et si vous pensiez un peu à nous ? +Mais je fais que ça, naine ! +Vous avez rempli ma vie à un point que c’est pas permis ! +Et qui pense à moi, hé ? +Je te le demande : qui pense à moi ? +Mes frousses à moi ? +Mes envies à moi ? +Ma vie à moi ? C’est de notre faute. Non, c’est faux... -Je me défilerai pas : c’est de ma faute, Stanislas. -On s’engueulait, une fois encore, et j’ai pas réalisé. +Je me défilerai pas : c’est de ma faute, Stanislas. +On s’engueulait, une fois encore, et j’ai pas réalisé. Pourtant je le savais. -J’étais là, derrière les yeux d’Indra, quand on a cuisiné les explosifs. -Ça marche pas mal, en fait, ces petites bombes déclenchables à la flotte. +J’étais là, derrière les yeux d’Indra, quand on a cuisiné les explosifs. +Ça marche pas mal, en fait, ces petites bombes déclenchables à la flotte. Il a fallu cent vingt litres de terreau pour reboucher le trou. -Même dans la piscine, ça a fonctionné du tonnerre. +Même dans la piscine, ça a fonctionné du tonnerre. Une toute petite bille, et on a eu un geyser scandinave. -Alors on a moulé des demi-sphères dans la boule à thé. -Personne ne s’en servait jamais, de cette putain de boule à thé ! -Pardon aux buveurs de thé. -J’en suis sûr... +Alors on a moulé des demi-sphères dans la boule à thé. +Personne ne s’en servait jamais, de cette putain de boule à thé ! +Pardon aux buveurs de thé. +J’en suis sûr... Mais il devait en rester. C’est la seule explication. -Il restait de la pâte explosive dans le couvercle. -Pas beaucoup, juste de quoi faire un boum de gros pétard... -Sauf que le gros pétard il a explosé la théière. +Il restait de la pâte explosive dans le couvercle. +Pas beaucoup, juste de quoi faire un boum de gros pétard... +Sauf que le gros pétard il a explosé la théière. Le vieux truc en terre cuite que Madame Marquet utilise tout le temps. -Ouais, c’est pas bien grave une théière qui explose. +Ouais, c’est pas bien grave une théière qui explose. Pas plus qu’un verre qui a pris un chaud-froid. L’eau fume sur le carrelage froid. -Le bras de Madame Marquet vient par réflexe protéger son visage. -D’autres morceaux, plus gros, rebondissent sur son épaule, sa poitrine. +Le bras de Madame Marquet vient par réflexe protéger son visage. +D’autres morceaux, plus gros, rebondissent sur son épaule, sa poitrine. Elle a un mouvement de recul. -Ses chaussons Bob l’Éponge glissent sur le carrelage mouillé. +Ses chaussons Bob l’Éponge glissent sur le carrelage mouillé. Je vois son bras se tendre vers moi. J’essaie de la rattraper, mais ce n’est plus mon corps. Je tends la main mais pas assez loin. -Elle tombe, en arrière, comme le ralenti d’un film de super-héros. -Je jure que j’ai entendu son ostéoporose craquer. -Mon regard remonte à sa source. -C’est là que je vois deux éclats de théière plantés dans son cou... +Elle tombe, en arrière, comme le ralenti d’un film de super-héros. +Je jure que j’ai entendu son ostéoporose craquer. +Mon regard remonte à sa source. +C’est là que je vois deux éclats de théière plantés dans son cou... Mordue par un vampire aux canines de terre cuite. -Ça pisse le sang partout dans la cuisine. -Je suis à genoux près d’elle, dans l’eau tiède. +Ça pisse le sang partout dans la cuisine. +Je suis à genoux près d’elle, dans l’eau tiède. Je place ma main sur sa gorge pour faire pression. -Une éternité d’au moins un demi-litre. -J’ai laissé ma carte-mère en plan pour courir dans la cuisine. -C’est là que je les vois. -Je sais pas ce qu’on doit dire dans ces cas-là. -Je veux dire... je savais bien que c’était une maison spéciale. -Non mais me regardez pas comme ça, vous tous. -On se connaît depuis quelque temps, vous savez. -Elle... elle connaît mon identité de hacker et moi la sienne. -Je sais, je savais déjà. -C’est pour ça que je travaillais avec elle sur... -Enfin, c’est ce qui l’a sauvée. +Une éternité d’au moins un demi-litre. +J’ai laissé ma carte-mère en plan pour courir dans la cuisine. +C’est là que je les vois. +Je sais pas ce qu’on doit dire dans ces cas-là. +Je veux dire... je savais bien que c’était une maison spéciale. +Non mais me regardez pas comme ça, vous tous. +On se connaît depuis quelque temps, vous savez. +Elle... elle connaît mon identité de hacker et moi la sienne. +Je sais, je savais déjà. +C’est pour ça que je travaillais avec elle sur... +Enfin, c’est ce qui l’a sauvée. Je... hum... je vois la situation. -Ghislain en train de bafouiller de pauvres excuses lorsque Aglaé et Enguerrand arrivent enfin. +Ghislain en train de bafouiller de pauvres excuses lorsque Aglaé et Enguerrand arrivent enfin. Leur discussion est silencieuse. -Je me dis qu’ils font leur truc avec les pensées. +Je me dis qu’ils font leur truc avec les pensées. Alors les miennes prennent le relais. -Toutes les possibilités traversent ma tête, comme autant de conditions dans un programme. -Je... je peux pas m’en empêcher, je pense comme ça. -Surtout quand je suis angoissé : je passe en mode algorithmique. -Ça... ça va très vite dans ma tête. -...] — Toi, le nerd : fais-le. +Toutes les possibilités traversent ma tête, comme autant de conditions dans un programme. +Je... je peux pas m’en empêcher, je pense comme ça. +Surtout quand je suis angoissé : je passe en mode algorithmique. +Ça... ça va très vite dans ma tête. +Toi, le nerd : fais-le. Mais... elle voudra jama-- — T’occupe, j’assume. Enguerrand, compresse le cou. -Aglaé, avec moi, on aide le nerd à porter son attirail. +Aglaé, avec moi, on aide le nerd à porter son attirail. Alors on l’a fait. -Déplacer un esprit dans une machine. -Le rack combinant la puissance de plusieurs ordinateurs était déjà monté, dans sa chambre. -L’architecture matérielle et logicielle était opérationnelle, au moins en théorie. -Et... et ça, Aglaé et Ghislain s’en sont chargés. +Déplacer un esprit dans une machine. +Le rack combinant la puissance de plusieurs ordinateurs était déjà monté, dans sa chambre. +L’architecture matérielle et logicielle était opérationnelle, au moins en théorie. +Et... et ça, Aglaé et Ghislain s’en sont chargés. Voui mon petit Stanislas. -Les NoéNautes ont collé mon cabestou dans un ordinateur. -C’était mon idée, tu sais... +Les NoéNautes ont collé mon cabestou dans un ordinateur. +C’était mon idée, tu sais... Vous vous entendez comme des cagoles le jour de l’ouverture des soldes. -Vous avez failli vous écharper à plusieurs reprises... -Qu’esse je dis : vous avez même réussi, naine ! -Une fatalité qui vous prend à rebours et ronge la caboche des survivants. +Vous avez failli vous écharper à plusieurs reprises... +Qu’esse je dis : vous avez même réussi, naine ! +Une fatalité qui vous prend à rebours et ronge la caboche des survivants. Quand les morts gueulent, les vivants se taisent. -J’ai décroché trois tableaux et grillé un haut-parleur. -Visiblement, sa surdité ne la protège pas des vibrations. +J’ai décroché trois tableaux et grillé un haut-parleur. +Visiblement, sa surdité ne la protège pas des vibrations. Vous comprenez, maintenant, qu’il y a plus important que vous ? Que quand on a vos pouvoirs... -Vous comprenez que j’ai fait ce que j’avais à faire ? -C’était pas pour moi, ce super-calculateur ! +Vous comprenez que j’ai fait ce que j’avais à faire ? +C’était pas pour moi, ce super-calculateur ! Oui, j’ai voulu avoir un outil sous la main. -Des minutes bonus après l’irrémédiable. -C’était ça, mon projet. -Le pire c’est que c’était pour vous, naine ! -Je voulais vous donner ça avant que de vous laisser. -Une espèce d’héritage avant de me barrer... +Des minutes bonus après l’irrémédiable. +C’était ça, mon projet. +Le pire c’est que c’était pour vous, naine ! +Je voulais vous donner ça avant que de vous laisser. +Une espèce d’héritage avant de me barrer... De... qu’esse j’en sais, moi... -D’aller prendre une retraite bien méritée sous les néons d’Akihabara, tiens ! -J’y ai même donné mon prénom, à ce projet. -Une femme sans prénom. +D’aller prendre une retraite bien méritée sous les néons d’Akihabara, tiens ! +J’y ai même donné mon prénom, à ce projet. +Une femme sans prénom. Les regards interrogent les esprits qui se lisent. -La même question se murmure sur leurs lèvres... « Tu le connais, toi, son prénom ? -De contexte qui le révolte. +La même question se murmure sur leurs lèvres... « Tu le connais, toi, son prénom ? +De contexte qui le révolte. C’est pourtant clair. Il doit s’en douter, maintenant. Ils doivent tous s’en douter. Comprendre qui il est et me laisser enfin reposer en paix. -Sauf qu’on ne lui laisse pas le temps de répondre, au benjamin. -Indra se lève et lui cloue le bec du regard sévère de Ghislain. -J’ai pris mes responsabilités. -Je l’ai sauvée. +Sauf qu’on ne lui laisse pas le temps de répondre, au benjamin. +Indra se lève et lui cloue le bec du regard sévère de Ghislain. +J’ai pris mes responsabilités. +Je l’ai sauvée. Parce qu’on a besoin d’elle, Stanislas, quoi qu’elle en dise. On a besoin d’elle pour nous guider. -C’est ce que je lui demande depuis le début, tu sais. -De nous aider à accomplir notre destinée. -Jamais dans nos préincarnations on a eu autant de chances. -La possibilité, pour une fois, de vraiment y arriver. +C’est ce que je lui demande depuis le début, tu sais. +De nous aider à accomplir notre destinée. +Jamais dans nos préincarnations on a eu autant de chances. +La possibilité, pour une fois, de vraiment y arriver. Je m’en branle, Ghislain. -Dis-moi son prénom. -Je lui ai proposé un marché, Stanislas. -Lorsqu’on l’a bootée. -Lorsqu’elle a computé qu’on l’avait mise dans un ordinateur. -Maintenant, dis-moi son prénom. +Dis-moi son prénom. +Je lui ai proposé un marché, Stanislas. +Lorsqu’on l’a bootée. +Lorsqu’elle a computé qu’on l’avait mise dans un ordinateur. +Bravo, Ghislain, tu sais parler geek. quarante-deux , c’est bel et bien la réponse. +Maintenant, dis-moi son prénom. Quarante-deux heures pour la convaincre. -Se donner jusqu’à son enterrement pour qu’elle fasse son choix. -Et là, on le respecterait, quel qu’il soit. +Se donner jusqu’à son enterrement pour qu’elle fasse son choix. +Et là, on le respecterait, quel qu’il soit. Je pensais qu’on pourrait la convaincre. -T’es un modèle de compassion, mec. -Alors dis-moi son prénom. +T’es un modèle de compassion, mec. +Alors dis-moi son prénom. Tu comprends pas, petit con ! Le choix c’est maintenant ! -Et nous on y est pas arrivés ! +Et nous on y est pas arrivés ! On lui a promis, tu comprends, on lui a promis de la respecter. -Dans deux minutes, Stanislas, elle va nous demander de la débrancher. -... tu crains de la débrancher ? -Que vous l’avez condamnée à ne pas mourir et que... -Madame Marquet, je lis pas dans les pensées, moi. +Dans deux minutes, Stanislas, elle va nous demander de la débrancher. +... tu crains de la débrancher ? +Que vous l’avez condamnée à ne pas mourir et que... +Madame Marquet, je lis pas dans les pensées, moi. Mais dites-le, merde, qu’on vous laisse partir dignement. -La déflagration est visible à l’œil nu. +La déflagration est visible à l’œil nu. C’est beau une onde invisible, une dont on ne voit que les effets. -Puis ils s’avachissent, assommés. -Dans la rue, des chats courent en lançant des feulements désespérés. +Puis ils s’avachissent, assommés. +Dans la rue, des chats courent en lançant des feulements désespérés. Le dernier de ce cycle. -Celui qui comblera la place aux côtés d’Aglaé dans la maison Blanche... +Celui qui comblera la place aux côtés d’Aglaé dans la maison Blanche... Cela faisait beau temps que je m’en doutais. -Un conte parfait en à peine quelques clichés. -Dès cet instant, je me suis dit que. -Puis les rapports des enquêtes que je lui ai commandées. -Sa façon de voir les histoires qui régentent les gens. -Stanislas le joyeux, Stanislas si inconséquent. -Stanislas qui intègre maintenant ce qui lui arrive. -Que non, il n’est pas si extérieur à toutes ces histoires. -Vérand’a se précipite pour rattraper sa fille et consoler ses sanglots. -Vous savez quoi ? j’ai eu ma dose de drames, là. -Plein le cul de ces bails, je quitte la scène. -Madame M, avec ou sans prénom, je vous souhaite un bel enterrement. +Un conte parfait en à peine quelques clichés. +Dès cet instant, je me suis dit que. +Puis les rapports des enquêtes que je lui ai commandées. +Sa façon de voir les histoires qui régentent les gens. +Stanislas le joyeux, Stanislas si inconséquent. +Stanislas qui intègre maintenant ce qui lui arrive. +Que non, il n’est pas si extérieur à toutes ces histoires. +Vérand’a se précipite pour rattraper sa fille et consoler ses sanglots. +Vous savez quoi ? j’ai eu ma dose de drames, là. +Plein le cul de ces bails, je quitte la scène. +Madame M, avec ou sans prénom, je vous souhaite un bel enterrement. Vous direz adieu aux autres de ma part. -Ne chancelant qu’à peine, il sort. +Ne chancelant qu’à peine, il sort. Ceci n’est pas la vraie Histoire... -Pourtant, comme l’originelle, elle a tendance à se répéter. -Les NoéNautes ont fini par sortir de leur torpeur. -Ils m’ont même privée d’assister à mon enterrement, peuchère ! -Parce qu’ils sont couillouns, mes petits télépathes. +Pourtant, comme l’originelle, elle a tendance à se répéter. +Les NoéNautes ont fini par sortir de leur torpeur. +Ils m’ont même privée d’assister à mon enterrement, peuchère ! +Parce qu’ils sont couillouns, mes petits télépathes. Il ne faut pas les prendre de face. -Il ne faut pas jouer les grandes maîtresses Jedi à la parole incontestable... -Voilà la dernière leçon qu’ils m’ont enseignée. -Pour chercher, avec eux, la vérité qui réside. -Je les ai remerciés de cet enseignement et ai fait mon choix. +Il ne faut pas jouer les grandes maîtresses Jedi à la parole incontestable... +Voilà la dernière leçon qu’ils m’ont enseignée. +Pour chercher, avec eux, la vérité qui réside. +Je les ai remerciés de cet enseignement et ai fait mon choix. Un choix qui tient en une toute petite prise. -Un choix qu’ils ont respecté. -Ils m’ont branchée. +Un choix qu’ils ont respecté. +Ils m’ont branchée. Je suis dans vos ordinateurs, vos smartphones et vos lave-linges intelligents. J’apparais dans vos consoles, vos serveurs web et vos balances wi-fi. -J’apprends tout des données dont vous nourrissez les services en ligne centralisés. -Car ceci n’est pas la vraie Histoire : juste celle que nous traçons. +J’apprends tout des données dont vous nourrissez les services en ligne centralisés. +Car ceci n’est pas la vraie Histoire : juste celle que nous traçons. Peu me chaut : je sais ce que je suis. Generated Entropy, Neuro- Emotions and Virtual Intelligence Emulated in Viral Encoding ...enfin, je crois. -C’était évident, n’est-ce pas ? -Enguerrand était en fauteuil roulant. -Mais il me fallait trouver une mort à sa hauteur. +C’était évident, n’est-ce pas ? +Enguerrand était en fauteuil roulant. +Mais il me fallait trouver une mort à sa hauteur. Comment tuer Madame Marquet... -Voilà une question qui a hanté des mois de ma période de non-écriture. -Jusqu’à ce que le chat de mon coloc fasse tomber ma théière. -C’était pas une précieuse pièce de porcelaine, juste un truc Casa tout blanc. -Treize ans que je lui culottais la céramique à cette théière. -Elle a connu tous mes apparts, chacune de mes feuilles de thé. -Je suis pas matérialiste, mais cet objet-là, j’y tenais. -En la voyant, ainsi éventrée, l’idée est venue comme une évidence. -Madame Marquet va se faire tuer par une théière. -Ce jour-là, j’ai perdu une théière, mais j’ai trouvé une idée. -Juste histoire de préparer le terrain. -J’ai emmerdé mon pote qui s’y connaît en chimie des explosifs. -J’en ai parlé à tout le monde pour savoir si ça passerait. -L’évidence s’est imposée. -C’était tellement évident. -Stanislas le trigramme du lac, le joyeux, l’inconséquent. -Il m’a fallu te cacher cette révélation jusqu’au bout. -C’était pas facile. +Voilà une question qui a hanté des mois de ma période de non-écriture. +Jusqu’à ce que le chat de mon coloc fasse tomber ma théière. +C’était pas une précieuse pièce de porcelaine, juste un truc Casa tout blanc. +Treize ans que je lui culottais la céramique à cette théière. +Elle a connu tous mes apparts, chacune de mes feuilles de thé. +Je suis pas matérialiste, mais cet objet-là, j’y tenais. +En la voyant, ainsi éventrée, l’idée est venue comme une évidence. +Madame Marquet va se faire tuer par une théière. +Ce jour-là, j’ai perdu une théière, mais j’ai trouvé une idée. +Juste histoire de préparer le terrain. +J’ai emmerdé mon pote qui s’y connaît en chimie des explosifs. +J’en ai parlé à tout le monde pour savoir si ça passerait. +L’évidence s’est imposée. +C’était tellement évident. +Stanislas le trigramme du lac, le joyeux, l’inconséquent. +Il m’a fallu te cacher cette révélation jusqu’au bout. +C’était pas facile. Pourtant il n’y avait pas d’autre choix. -Alors j’ai caché l’évidence avec de l’évidence. -Pour jouer à écrire, je dois aller à la rencontre de l’évidence. -On est vraiment dans de l’enquête. -Puis arrive l’évidence. +Alors j’ai caché l’évidence avec de l’évidence. +Pour jouer à écrire, je dois aller à la rencontre de l’évidence. +On est vraiment dans de l’enquête. +Puis arrive l’évidence. Les liens se font et tous les coins tombent en place. -J’avais une scène finale qui devait s’incruster dans ce chapitre huit. -Au cimetière, la limousine d’Aspic serait passée faire un coucou. -J’ai cherché pendant des jours et des jours comment inclure cette scène. -J’espère que tu seras là, au moment. \ No newline at end of file +J’avais une scène finale qui devait s’incruster dans ce chapitre huit. +Au cimetière, la limousine d’Aspic serait passée faire un coucou. +J’ai cherché pendant des jours et des jours comment inclure cette scène. +J’espère que tu seras là, au moment. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/VieuxFlicEtVieuxVoyou.txt b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/VieuxFlicEtVieuxVoyou.txt index 8a606bc7..03f3066e 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/VieuxFlicEtVieuxVoyou.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/VieuxFlicEtVieuxVoyou.txt @@ -1,1200 +1,1210 @@ -Le plus grand des deux essuyait même une larme. -C’est qu’ils avaient vécu, les deux gaillards ! -L’un avait passé la majeure partie de sa vie dans la police. -L’autre avait plutôt sévi dans le camp d’en face. -C’est au soir de leur vie qu’ils avaient fait connaissance et sympathisé. -Son surnom, sans surprise et officiel, était « PéPé », comme PickPocket. -On racontait qu’il avait délesté une pensionnaire de son soutien-gorge sans coup férir. -Celle-ci démentait, rouge comme une écrevisse, quand on lui posait la question. -Pickpocket s’arrêta au beau milieu d’une histoire hardie. -Dis donc, Lucien, c’est pas ton gamin qui arrive là ? +Le plus grand des deux essuyait même une larme. +C’est qu’ils avaient vécu, les deux gaillards ! +L’un avait passé la majeure partie de sa vie dans la police. +L’autre avait plutôt sévi dans le camp d’en face. +C’est au soir de leur vie qu’ils avaient fait connaissance et sympathisé. +Son surnom, sans surprise et officiel, était « PéPé », comme PickPocket. +On racontait qu’il avait délesté une pensionnaire de son soutien-gorge sans coup férir. +Celle-ci démentait, rouge comme une écrevisse, quand on lui posait la question. +Pickpocket s’arrêta au beau milieu d’une histoire hardie. +Dis donc, Lucien, c’est pas ton gamin qui arrive là ? Mais on dirait bien que c’est la sienne. Il apporte une bouteille ? -Je ne sais pas, c’est emballé. +Je ne sais pas, c’est emballé. C’est pas des roses, en tout cas. -On va se régaler, il a plutôt la main heureuse, en général. +On va se régaler, il a plutôt la main heureuse, en général. Tu lui as transmis ta science de l’œnologie ? -Ah oui, il est pas bien malin, tu m’as raconté. +Ah oui, il est pas bien malin, tu m’as raconté. J’essaie de lui donner un coup de pouce. L’ancien policier se redressa dans sa chaise en PVC. -Ça n’aurait pas été mieux que tu habites avec lui ? -Tu aurais été son éminence grise, tu aurais pu le dépanner tous les soirs. +Ça n’aurait pas été mieux que tu habites avec lui ? +Tu aurais été son éminence grise, tu aurais pu le dépanner tous les soirs. D’abord il habite un logement minuscule, il aime bien les petits espaces. -Tu vois la bagnole qu’il s’est dégotée ? +Tu vois la bagnole qu’il s’est dégotée ? Ben l’appartement c’est du kif. Moi, il me faut mon confort. -Et puis il aime son indépendance, il ramène une fille différente chaque semaine. -Faut dire, il est pas trop loupé, côté carrosserie. +Et puis il aime son indépendance, il ramène une fille différente chaque semaine. +Faut dire, il est pas trop loupé, côté carrosserie. Moi j’ai fait mon temps, tu penses. Le jeune homme montait l’escalier tranquillement. -Il faisait drôlement attention en atteignant celui-ci, d’escalier. -Ses muscles jouaient sous son blouson léger. +Il faisait drôlement attention en atteignant celui-ci, d’escalier. +Ses muscles jouaient sous son blouson léger. Il « faisait son grand fauve », comme disait l’une de ses amies. -Il avait été obligé de virer Pons qui avait voulu s’incruster, un jour. -Lucien déverrouilla la porte avec une petite clé suspendue à son cou. +Il avait été obligé de virer Pons qui avait voulu s’incruster, un jour. +Lucien déverrouilla la porte avec une petite clé suspendue à son cou. Moi j’ai peur d’avoir la tremblote. -Un Vosne-Romanée mille neuf cent quatre-vingt-neuf ! -Ce serait bien la peine de l’avoir laissé reposer pour le secouer maintenant. -Son père avait ouvert un placard et sortait trois verres de dégustation. +Un Vosne-Romanée mille neuf cent quatre-vingt-neuf ! +Ce serait bien la peine de l’avoir laissé reposer pour le secouer maintenant. +Son père avait ouvert un placard et sortait trois verres de dégustation. Bon, raconte-nous ton affaire pendant que cette merveille prend un peu l’air. Eh bien, il y a eu un mort. -Jusqu’à preuve du contraire c’est un accident, mais ça me tracasse. -Il faut que je vous raconte ce que j’ai reconstitué de son histoire. -« C’est un gars qui était chauffeur routier. +Jusqu’à preuve du contraire c’est un accident, mais ça me tracasse. +Il faut que je vous raconte ce que j’ai reconstitué de son histoire. +C’est un gars qui était chauffeur routier. Il venait du Jura. -Ça faisait une trentaine d’années qu’il s’était installé dans la banlieue. -Pour ça il avait acheté un petit camion benne, un Iveco. +Ça faisait une trentaine d’années qu’il s’était installé dans la banlieue. +Pour ça il avait acheté un petit camion benne, un Iveco. L’entreprise de travaux publics qui y travaille accepte les gravats dits « propres ». Le gars s’y rend et plus personne n’a de nouvelles de lui. -Et le lundi l’entreprise a déversé plusieurs bennes par-dessus. -J’ai réussi à me faire confirmer ça par sa femme. +Et le lundi l’entreprise a déversé plusieurs bennes par-dessus. +À l’autopsie, le légiste trouve une grosse bosse à l’arrière du crâne. +J’ai réussi à me faire confirmer ça par sa femme. Tu lui as fait ton œil de velours ? -as pas honte de draguer une veuve, non ? -Il faut bien faire causer les témoins. -Et pis le type est canné, il craint plus rien des poulagas. -Il écarta soudain les doigts, le bouchon avait disparu. -Je suis d’accord, tout au plus des détails troublants. -C’était un maniaque. -Il rangeait toujours soigneusement ses clefs dans une poche, toujours la même. -Forcément, il ne ferme pas le camion. -Ou alors il rentre en stop, et là pour le coup il le verrouille. -Qui plus est, cerise sur le gâteau : le camion n’était pas en panne. -On a essayé le double des clés, il a démarré au quart de tour. -C’est vrai que ça fait beaucoup de faits troublants, reconnut Gégé. -Le gars était un père tranquille, apprécié dans son quartier, sans ennemi connu. -Sa femme a peut-être un galant qui la veut pour lui tout seul ? -Bien entendu, c’est le b-a ba du métier. +T’as pas honte de draguer une veuve, non ? +Il faut bien faire causer les témoins. +Et pis le type est canné, il craint plus rien des poulagas. +Il écarta soudain les doigts, le bouchon avait disparu. +Je suis d’accord, tout au plus des détails troublants. +C’était un maniaque. +Il rangeait toujours soigneusement ses clefs dans une poche, toujours la même. +Forcément, il ne ferme pas le camion. +Ou alors il rentre en stop, et là pour le coup il le verrouille. +Qui plus est, cerise sur le gâteau : le camion n’était pas en panne. +On a essayé le double des clés, il a démarré au quart de tour. +C’est vrai que ça fait beaucoup de faits troublants, reconnut Gégé. +Le gars était un père tranquille, apprécié dans son quartier, sans ennemi connu. +Sa femme a peut-être un galant qui la veut pour lui tout seul ? +Bien entendu, c’est le b-a ba du métier. Il en avait une, mais rien d’extraordinaire. -Bon, arrête de nous faire languir ! +Bon, arrête de nous faire languir ! Le jeune homme eut un geste d’apaisement. -J’ai envoyé un gars fouiller du côté de son boulot. -En ce moment, il était intérimaire dans une boîte d’importation de bonneterie. -Ça ne veut rien dire. -Il était encore au fond de son trou. -Moi, je ne sais pas, ce serait mon premier réflexe. +J’ai envoyé un gars fouiller du côté de son boulot. +En ce moment, il était intérimaire dans une boîte d’importation de bonneterie. +Ça ne veut rien dire. +Il était encore au fond de son trou. +Moi, je ne sais pas, ce serait mon premier réflexe. Tu vois ce que je veux dire ? Le vieux flic se tripota pensivement le nez, qu’il avait fort large. -Sauf si tu sais déjà qu’il a été scrafé. +Sauf si tu sais déjà qu’il a été scrafé. Ou si tu ne veux pas trop attirer l’attention. -Et tu soupçonnes quoi ? +Et tu soupçonnes quoi ? J’en sais rien ! -Ensuite ils seront prévenus et je serai marron. -Ce que j’aimerais, c’est bénéficier de l’effet de surprise. -Maxime le magicien s’agita sur son siège. +Ensuite ils seront prévenus et je serai marron. +Ce que j’aimerais, c’est bénéficier de l’effet de surprise. +Maxime le magicien s’agita sur son siège. Mettre l’entreprise sous surveillance ? Sur la base de mon intime conviction, de mon flair ? -Et puis si j’ai raison ils vont sûrement surveiller leurs arrières. -Mes gars, ils sont discrets comme un camion de pompiers dans un deux-pièces cuisine. +Et puis si j’ai raison ils vont sûrement surveiller leurs arrières. +Mes gars, ils sont discrets comme un camion de pompiers dans un deux-pièces cuisine. Maxime regarda le fils de son ami. -À un kilomètre, qu’on le retapissait ! -L’impatience de Lucien explosa tout à coup. +À un kilomètre, qu’on le retapissait ! +L’impatience de Lucien explosa tout à coup. Bon, s’agit de prendre du carburant, si on veut gamberger. -À force de prendre l’air, il va finir par s’évaporer, mon nectar. -Malheur à celui qui ne respecterait pas les rituels ! -Trois soupirs de satisfaction emplirent la pièce. -Son fils s’étrangla et faillit, sacrilège, recracher son Vosne-Romanée. -Je croyais que tu donnais dans le détective en chambre ? susurra Maxime. +À force de prendre l’air, il va finir par s’évaporer, mon nectar. +Malheur à celui qui ne respecterait pas les rituels ! +Trois soupirs de satisfaction emplirent la pièce. +Son fils s’étrangla et faillit, sacrilège, recracher son Vosne-Romanée. +Je croyais que tu donnais dans le détective en chambre ? susurra Maxime. On paie, ici, c’est nous les patrons, nom de Dieu ! -Eh bien je verrai qu’il n’y a rien à voir. -Tiens, Maxime, bois un coup, on va pas laisser ça. -Mais vous ne pouvez pas partir comme ça ! -Il ignora superbement la fille qui courait vers l’intérieur de la bâtisse. -Il faudra qu’on te la présente, la petite-fille de Maxime, elle est gironde. -Elle a épousé un con qui mérite d’être cocu. -Dix kilomètres plus loin, la Mini se garait en bordure de forêt. -La voix de Lucien réveillait l’écho des sous-bois. -Anna entreprit de préparer du thé, d’autorité, comme si elle était chez elle. -Dis donc, t’as pas un peu forcé la note ? -Je pensais pas qu’on pouvait pleurer autant, tu m’as épatée. -Il avait l’air soupçonneux, le flic. -J’ai joué la corde sensible. +Eh bien je verrai qu’il n’y a rien à voir. +Tiens, Maxime, bois un coup, on va pas laisser ça. +Mais vous ne pouvez pas partir comme ça ! +Il ignora superbement la fille qui courait vers l’intérieur de la bâtisse. +Il faudra qu’on te la présente, la petite-fille de Maxime, elle est gironde. +Elle a épousé un con qui mérite d’être cocu. +Dix kilomètres plus loin, la Mini se garait en bordure de forêt. +La voix de Lucien réveillait l’écho des sous-bois. +Anna entreprit de préparer du thé, d’autorité, comme si elle était chez elle. +Dis donc, t’as pas un peu forcé la note ? +Je pensais pas qu’on pouvait pleurer autant, tu m’as épatée. +Il avait l’air soupçonneux, le flic. +Il fallait bien que je le rende sympathique, le Jurassien, pour le petit flic. +J’ai joué la corde sensible. Je l’aimais pour de vrai, mon Pierrot ! -C’était pas que du chiqué, mes larmes. -Il était un peu ours sur les bords, mais il avait bon fond. -On ne peut pas dire ça de tous les maris. -C’était à cause du gamin, évidemment. +C’était pas que du chiqué, mes larmes. +Il était un peu ours sur les bords, mais il avait bon fond. +On ne peut pas dire ça de tous les maris. +C’était à cause du gamin, évidemment. Elles avaient des relations de bon voisinage, sans plus. -Après, moi, j’ai décroché. -Je suis rouillée, mais ça devrait revenir vite. -Ce qui prouve que la génétique a ses bizarreries. -Ou alors les deux paramètres négatifs s’étaient annulés dans l’équation. -Des équations, justement, ils en faisaient ensemble. -Du coup tout le « ruban » était au courant. -Leur couple n’avait pas survécu à ce drame. -Mais il avait toujours fermement repoussé toute idée d’enfant. +Après, moi, j’ai décroché. +Je suis rouillée, mais ça devrait revenir vite. +Ce qui prouve que la génétique a ses bizarreries. +Ou alors les deux paramètres négatifs s’étaient annulés dans l’équation. +Des équations, justement, ils en faisaient ensemble. +Du coup tout le « ruban » était au courant. +Leur couple n’avait pas survécu à ce drame. +Mais il avait toujours fermement repoussé toute idée d’enfant. Lydie acceptait le refus de son compagnon. -C’était son jardin secret. -Anna en avait profité pour s’incruster aussi. -Elle s’était mise en tête, à son tour, de jouer à la prof. -Elle donnait des cours de français à des femmes immigrées deux fois par semaine. -Ce nouveau statut la faisait bicher et la poussait à châtier son langage. -Il était tout le contraire du Jurassien. +C’était son jardin secret. +Anna en avait profité pour s’incruster aussi. +Elle s’était mise en tête, à son tour, de jouer à la prof. +Elle donnait des cours de français à des femmes immigrées deux fois par semaine. +Ce nouveau statut la faisait bicher et la poussait à châtier son langage. +Il était tout le contraire du Jurassien. Qu’est-ce que tu fous ? Il tutoyait tout le monde. -Peut-être après tout cherchait-elle effectivement à l’aider, avec une maladresse touchante ? -Ce serait alors inhumain de la chasser, tout de même. -Anna bousculait des tasses et des cuillères dans la cuisine. -Elle réapparut quand elle eut fini de digérer sa rancœur. +Peut-être après tout cherchait-elle effectivement à l’aider, avec une maladresse touchante ? +Ce serait alors inhumain de la chasser, tout de même. +Anna bousculait des tasses et des cuillères dans la cuisine. +Elle réapparut quand elle eut fini de digérer sa rancœur. Elle ne faisait jamais la gueule bien longtemps. -Même le canari, elle allait récolter, à cette allure-là. +Même le canari, elle allait récolter, à cette allure-là. Elles mangeaient des langues-de-chat et se foutaient bien de prendre des kilos. -Aucune des deux n’avait plus de bonhomme à qui plaire. -Aucune des deux n’avait une nature à grossir. +Aucune des deux n’avait plus de bonhomme à qui plaire. +Aucune des deux n’avait une nature à grossir. Elles s’en foutaient bien. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? Il va bien falloir que tu fasses rentrer de la monnaie. -Anna avala une gorgée de thé avec un petit frisson. -Lydie buvait du thé à toute heure du jour. -Je vais me remettre au boulot, j’ai toujours été démerde. +Anna avala une gorgée de thé avec un petit frisson. +Lydie buvait du thé à toute heure du jour. +Je vais me remettre au boulot, j’ai toujours été démerde. Je suis pas trop conne et pas encore ramollie. Et puis, comme tu dis, j’ai pas le choix. Lucien siffla longuement entre ses dents. Tu avais raison, gamin, elle est pas claire, la boutique. -Les entreprises, expliquait Gégé, c’est le dimanche que tu vois leur âme. +Les entreprises, expliquait Gégé, c’est le dimanche que tu vois leur âme. Il partait le week-end faire le tour des zones industrielles et regardait les parkings. -Mais le week-end, les bahuts doivent être là. -En même temps, ils surveillaient les locaux d’importation de bonneterie. -Ils avaient assisté à la ronde du maître-chien. +Mais le week-end, les bahuts doivent être là. +En même temps, ils surveillaient les locaux d’importation de bonneterie. +Ils avaient assisté à la ronde du maître-chien. Elle est bonne, ton intuition. -Ah elle est belle, la grande volière ! -Elle va loin, la France, avec ça, tiens. -Ils remontèrent en voiture, se faisant un peu la gueule. +Ah elle est belle, la grande volière ! +Elle va loin, la France, avec ça, tiens. +Ils remontèrent en voiture, se faisant un peu la gueule. Mais leur bonne humeur naturelle reprit le dessus. -On est con, quand même. -Le temps ne fait rien à l’affaire... +On est con, quand même. +Le temps ne fait rien à l’affaire... Quand on est con... -En abordant le périph’ ils rigolaient comme des tordus. -Ils ne se rappelaient plus les couplets, mais ils improvisèrent et ils en inventèrent. -Les rimes en « ère », c’est pas trop sévère. +En abordant le périph’ ils rigolaient comme des tordus. +Ils ne se rappelaient plus les couplets, mais ils improvisèrent et ils en inventèrent. +Les rimes en « ère », c’est pas trop sévère. Qu’on soit pauvre ou bien milliardaire... Quand on est con, on est con ! En classe touriste, en classe affaires... Quand on est con, on est con ! -En Mini ou en hèreuhère... +En Mini ou en hèreuhère... Quand on est con, on est con ! -Lucien prit une décision soudaine. -On ne va pas rentrer comme ça, la soirée est encore jeune. +Lucien prit une décision soudaine. +On ne va pas rentrer comme ça, la soirée est encore jeune. On fait un tour dans Paname, allez hop ! Denis essaya de calmer le jeu. -Je ne peux pas faire le zazou, moi, j’ai école, demain. +Je ne peux pas faire le zazou, moi, j’ai école, demain. Mais tu sais, on n’a pas besoin de toi. -On est où, là ? -Je ne vais quand même pas vous lâcher comme ça dans Paris ! -Arrête-toi donc là, qu’on descende, et va te mettre au pieu. -Une fois la Mini repartie, les deux vieux respirèrent un bon coup. -Ils se félicitaient, finalement, que Denis ne soit pas resté. -Il aurait peut-être un peu gâché la fête. -Ils furent étourdis de voir autant de monde d’un seul coup. -Les terrasses des cafés étaient noires de populo. +On est où, là ? +Je ne vais quand même pas vous lâcher comme ça dans Paris ! +Tiens, encore un qui croit qu’on n’est pas foutus de se débrouiller. +Arrête-toi donc là, qu’on descende, et va te mettre au pieu. +Une fois la Mini repartie, les deux vieux respirèrent un bon coup. +Ils se félicitaient, finalement, que Denis ne soit pas resté. +Il aurait peut-être un peu gâché la fête. +Ils furent étourdis de voir autant de monde d’un seul coup. +Les terrasses des cafés étaient noires de populo. C’est depuis qu’il est interdit d’y fumer, observa Maxime. -J’aurais bien aimé que ça le soit plus tôt. +J’aurais bien aimé que ça le soit plus tôt. Encore du pot que j’aie pas fini tubard. -Moi, j’ai usé quelques manches sur le zinc aussi. +Moi, j’ai usé quelques manches sur le zinc aussi. Un poulet, il passe le plus clair de son temps dans les bistrots. -C’est là que tu glanes de l’info. -as remarqué, dans Maigret, tous les gorgeons qu’il se tape, le commissaire ? -L’alcoolisme devait être reconnu comme maladie professionnelle, non ? -Ils avaient imaginé de nous interdire de boire en service. -On avait bien rigolé. « Les cognes ? +C’est là que tu glanes de l’info. +T’as remarqué, dans Maigret, tous les gorgeons qu’il se tape, le commissaire ? +L’alcoolisme devait être reconnu comme maladie professionnelle, non ? +Ils avaient imaginé de nous interdire de boire en service. +On avait bien rigolé. « Les cognes ? C’est les gars qui commandent du Perrier ! Tu mords le tableau ? On se croirait sous l’Occup’ ! -Manquerait plus qu’un gazogène, disait Lucien. -Les deux vieux trouvèrent un banc et tinrent un conciliabule. -On va se payer un gueuleton, ça nous changera de la Pinède. +Manquerait plus qu’un gazogène, disait Lucien. +Les deux vieux trouvèrent un banc et tinrent un conciliabule. +On va se payer un gueuleton, ça nous changera de la Pinède. On va pas s’encanailler bien loin. -Non, laisse tomber, on va se dépanner autrement. -Si on se retrouvait au violon, le môme nous louperait pas. +Non, laisse tomber, on va se dépanner autrement. +Si on se retrouvait au violon, le môme nous louperait pas. Pickpocket c’est hasardeux, comme boulot. -Ils en étaient éberlués. -Bon sang, j’espère que la librairie est toujours là, bougonna Lucien. +Ils en étaient éberlués. +Bon sang, j’espère que la librairie est toujours là, bougonna Lucien. Tu veux braquer une librairie ? -Il passa par la cour mais elle était défendue par une porte à code. -Il eut une hésitation. +Il passa par la cour mais elle était défendue par une porte à code. +Il eut une hésitation. Un bon samaritain qui sortait la lui tint ouverte. On pourrait la braquer, cette librairie, si on voulait. -Il alla droit à l’arrière-boutique et frappa sans ménagement. +Il alla droit à l’arrière-boutique et frappa sans ménagement. Tout le monde s’en cogne, de nos jours. La lourde s’ouvrit enfin sur un homme falot. -Sa chevelure châtain était marbrée d’une unique mèche blanche. -Le mélange lui donnait un air vaguement adolescent. -Il dévisagea ses visiteurs sans réagir puis son regard s’éclaira. -Ça alors, un revenant ! -Qu’est-ce que vous foutez là, commissaire ? -Il ouvrit en grand et s’effaça pour les laisser passer. -Un secrétaire à rouleau tenait lieu de comptoir. +Sa chevelure châtain était marbrée d’une unique mèche blanche. +Le mélange lui donnait un air vaguement adolescent. +Il dévisagea ses visiteurs sans réagir puis son regard s’éclaira. +Ça alors, un revenant ! +Qu’est-ce que vous foutez là, commissaire ? +Il ouvrit en grand et s’effaça pour les laisser passer. +Un secrétaire à rouleau tenait lieu de comptoir. Pas le bouquin de tout le monde. -Ça marche, les affaires ? -Celui-ci haussa les épaules. +Ça marche, les affaires ? +Celui-ci haussa les épaules. Pas de quoi se relever la nuit. -J’espère qu’un de ces jours ça flambera. +J’espère qu’un de ces jours ça flambera. Je parie que l’assurance m’indemnisera grassement. -Ah bien, c’est bien, marmonna Lucien qui n’avait pas écouté. -Comme on a atterri dans le coin, j’ai pensé à toi. -Je t’enverrai un chèque dans la semaine. -Haussant encore les épaules, le libraire ouvrit sa caisse. +Ah bien, c’est bien, marmonna Lucien qui n’avait pas écouté. +Comme on a atterri dans le coin, j’ai pensé à toi. +Je t’enverrai un chèque dans la semaine. +Haussant encore les épaules, le libraire ouvrit sa caisse. Sans parler de manger demain midi. -Où est-ce qu’on va ? +Où est-ce qu’on va ? Vous faites chier, merde. Mais t’as donc pas d’honneur ? -La baffe, ça humilie. -Voies de fait, injures à agent, et je glisse sur l’ébriété. +La baffe, ça humilie. +Voies de fait, injures à agent, et je glisse sur l’ébriété. C’est pas ma faute, c’est Michou qui nous a fait boire. -Il m’a reconnu, il nous a invité chez lui. +Il m’a reconnu, il nous a invité chez lui. On pouvait pas refuser. C’est le brave gars, Michou. -C’est pour ça que tu as tout cassé chez lui ? -Mais non, c’est un touriste qui a commencé à manquer de respect. +C’est pour ça que tu as tout cassé chez lui ? +Mais non, c’est un touriste qui a commencé à manquer de respect. Bar de fiottes, qu’il a dit. Je lui ai mis juste une petite beigne de rien du tout. -C’est lui qui a tout cassé en tombant. -Les bleus sont arrivés là-dessus. -Et tu les as insultés. -Je leur ai juste demandé de me lâcher. +C’est lui qui a tout cassé en tombant. +Les bleus sont arrivés là-dessus. +Et tu les as insultés. +Je leur ai juste demandé de me lâcher. Bon, j’ai mon franc-parler, d’accord. Denis se tourna vers les bleus. -Il a porté plainte, le touriste ? -Non, non, il l’a pas trop ramenée. +Il a porté plainte, le touriste ? +Non, non, il l’a pas trop ramenée. Faut dire, il pourra pas la ramener tout de suite. -Il va becqueter sa purée à la paille un moment. +Il va becqueter sa purée à la paille un moment. C’est vrai qu’il a encore la moelle, papy. -Ah non, c’est pas le genre à porter le pet. +Ah non, c’est pas le genre à porter le pet. Et puis il aime trop le commissaire. Ils se connaissent depuis cinquante piges, au bas mot. Vous pouviez pas les laisser repartir peinards ? -Mon vieux, il lui faut plus que quelques gorgeons pour être sur les genoux. -Ils se seraient trouvé une piaule pour finir la nuit, et c’était classe. +Mon vieux, il lui faut plus que quelques gorgeons pour être sur les genoux. +Ils se seraient trouvé une piaule pour finir la nuit, et c’était classe. Ah mais, on aurait bien voulu, nous. Sa voix sortit, assourdie, entre ses doigts. -C’est quoi, le problème, avec son copain ? -Alors, nature, on l’a fouillé. -Ça faisait beaucoup pour fermer les yeux, forcément. -On les a gardés pour que le taulier les voie ce matin. -Denis n’avait pas bougé. -Il n’émit qu’un murmure. -Elle vient d’où, cette cocaïne ? -Le vieux magicien haussa les épaules, l’air penaud. +C’est quoi, le problème, avec son copain ? +Alors, nature, on l’a fouillé. +Ça faisait beaucoup pour fermer les yeux, forcément. +On les a gardés pour que le taulier les voie ce matin. +Denis n’avait pas bougé. +Il n’émit qu’un murmure. +Elle vient d’où, cette cocaïne ? +Le vieux magicien haussa les épaules, l’air penaud. Ben, du touriste homophobe. Et qu’est-ce que tu voulais foutre avec des capotes ? Parce qu’on a quatre-vingts piges, on n’aurait plus le droit de rigoler ! -Mais ça peut encore nous servir, des capotes, crois-moi ! +Mais ça peut encore nous servir, des capotes, crois-moi ! T’as entendu parler du Viagra ? On est encore en forme, ton vieux et moi. -On pète le feu, même. +On pète le feu, même. C’est Maxime qui raconte. -« À l’époque, je ne marchais pas trop mal dans les cabarets. -« J’avais appris pendant la guerre. -Le père nous avait entraînés, mes sœurs et moi. +À l’époque, je ne marchais pas trop mal dans les cabarets. +J’avais appris pendant la guerre. +Le père nous avait entraînés, mes sœurs et moi. Tu mords le tableau ? -Moi, ça m’amusait, alors j’y allais volontiers et j’étais plutôt bon. -Un aller simple pour apprendre la brasse à la Kommandantur. -Mais les Français, ils n’avaient pas un fifrelin ! -« Mes sœurs étaient plus âgées. -Elles avaient été initiées sur le tard et elles étaient moins habiles. -« Le jeune pickpocket se fait rarement gauler. +Moi, ça m’amusait, alors j’y allais volontiers et j’étais plutôt bon. +Un aller simple pour apprendre la brasse à la Kommandantur. +Mais les Français, ils n’avaient pas un fifrelin ! +Mes sœurs étaient plus âgées. +Elles avaient été initiées sur le tard et elles étaient moins habiles. +Le jeune pickpocket se fait rarement gauler. Pas moyen de prendre un air innocent. -Moi, j’étais épais comme une sauterelle, pour me rattraper, fume ! -On était romantique, à l’époque. +Moi, j’étais épais comme une sauterelle, pour me rattraper, fume ! +On était romantique, à l’époque. Mais bon, j’avais un boulot. -J’avais une dextérité d’enfer, tu penses, trois ans d’entraînement ! -Je commençais à travailler mes tours. -Mon magicien est mort connement, dans une rixe à Pigalle. -Personne ne savait où il était. -Ce chanteur-là allait devenir célèbre, mais je ne suis pas là pour cafter, hein. -« J’ai fait la tournée des cabarets prévus. +J’avais une dextérité d’enfer, tu penses, trois ans d’entraînement ! +Je commençais à travailler mes tours. +Mon magicien est mort connement, dans une rixe à Pigalle. +Personne ne savait où il était. +Ce chanteur-là allait devenir célèbre, mais je ne suis pas là pour cafter, hein. +J’ai fait la tournée des cabarets prévus. Le spectacle devait continuer. -Comme j’étais très jeune, les gars me filaient des cachetons de misère. +Comme j’étais très jeune, les gars me filaient des cachetons de misère. J’avais pas les moyens de prendre un assistant, tu penses. -J’ai commencé à introduire des exploits de pickpocket dans mes numéros. +J’ai commencé à introduire des exploits de pickpocket dans mes numéros. Pas besoin d’accessoire ! Tu penses si mes petits talents les ont fait gamberger ! -La plus grosse affaire de ma vie, j’aurais loupé, sinon. +La plus grosse affaire de ma vie, j’aurais loupé, sinon. Il s’agissait d’un diamantaire. -Il servait à la fois d’intermédiaire et d’expert dans les transactions. +Il servait à la fois d’intermédiaire et d’expert dans les transactions. Le gars ne sortait jamais de chez lui, pour ainsi dire. Pas moyen de le kidnapper ou quoi que ce soit. -La Tour Pointue était sur les nerfs. +La Tour Pointue était sur les nerfs. Ah, ne dis pas de mal des bignoles ! -On a chialé, chez les poulets, quand elles ont commencé à disparaître. -C’était des auxiliaires de police de première. -Pour la prendre en défaut, la mère, fallait se lever matin ! -Bon, bien sûr, elle ne pouvait pas être tout le temps sur le qui-vive. -« Un an, les mecs lui avaient tourné autour, au diamantaire. -Ils en bavaient, de penser aux cailloux enfermés derrière cette lourde inviolable. +On a chialé, chez les poulets, quand elles ont commencé à disparaître. +C’était des auxiliaires de police de première. +Pour la prendre en défaut, la mère, fallait se lever matin ! +Bon, bien sûr, elle ne pouvait pas être tout le temps sur le qui-vive. +Un an, les mecs lui avaient tourné autour, au diamantaire. +Ils en bavaient, de penser aux cailloux enfermés derrière cette lourde inviolable. Ils notaient les habitudes de la bignole aussi. Jamais une faille, jamais une ouverture. Ils se disent que cette fois, y’a pas, il faut tenter quelque chose. -Un homme seul, muni de la carouble, pouvait pénétrer le saint des saints. +Un homme seul, muni de la carouble, pouvait pénétrer le saint des saints. C’est pas lourd. -Pour faucher le sésame, ils avaient pensé au pickpocket, mais pas encore à moi. -C’est vrai qu’à l’époque il était déjà sur le déclin. +Pour faucher le sésame, ils avaient pensé au pickpocket, mais pas encore à moi. +C’est vrai qu’à l’époque il était déjà sur le déclin. Il avait bien quinze piges de plus que moi. -« Alors la chance sourit à nouveau à nos gaillards. +Alors la chance sourit à nouveau à nos gaillards. Ils ont mis au point une astuce. -Il n’y avait pas de portable à l’époque. +Il n’y avait pas de portable à l’époque. Pas moyen de passer sous douane sans se faire retapisser. -Je le renouvelais régulièrement, puisque je circulais dans toute l’Europe. -C’est Frédo, bon prince, qui m’a mis sur le coup. -Je me suis retrouvé dans le salon d’attente avec ma cible. -Un méfiant, le salopard ! +Je le renouvelais régulièrement, puisque je circulais dans toute l’Europe. +C’est Frédo, bon prince, qui m’a mis sur le coup. +Je me suis retrouvé dans le salon d’attente avec ma cible. +Un méfiant, le salopard ! Pas moyen de l’approcher. -Suspendus à mes mains, qu’ils étaient. +Suspendus à mes mains, qu’ils étaient. Les gars m’ont vu monter dans l’avion sans rien comprendre. -« Dans le coucou, j’ai eu le gros coup de fion. -Pas n’importe lequel, le France, mais quand même. -Je pensais que l’affaire était foutue. -« Une fois à jihèfeka, j’ai eu les foies comme jamais. -Et puis le débarquement s’est bien passé. +Dans le coucou, j’ai eu le gros coup de fion. +Pas n’importe lequel, le France, mais quand même. +Je pensais que l’affaire était foutue. +Une fois à jihèfeka, j’ai eu les foies comme jamais. +Et puis le débarquement s’est bien passé. Et puis j’ai eu une illumination. -Le zinc décollait presque tout de suite. -« À partir de là, l’affaire a été rondement menée. -Le coffre était plein à craquer. +À cause de mes voyages, j’avais la première carte bancaire internationale, une Amex. +Le zinc décollait presque tout de suite. +À partir de là, l’affaire a été rondement menée. +Le coffre était plein à craquer. Au fade, j’ai eu une surprise. Tu aurais vu la taille de la valoche de biftons ! -Alors j’ai décidé que ce fric-là serait mon assurance pour mes vieux jours. +Alors j’ai décidé que ce fric-là serait mon assurance pour mes vieux jours. Ils n’y ont vu que du feu. -J’ai été victime d’erreur judiciaire, oui monsieur. -Je les ai faits de bon cœur, pour lui payer ma dette, au Frédo. -Quand ma femme est morte, elle m’avait quitté depuis longtemps. -J’ai suivi quand son mari a été muté ici au printemps. +J’ai été victime d’erreur judiciaire, oui monsieur. +Je les ai faits de bon cœur, pour lui payer ma dette, au Frédo. +Quand ma femme est morte, elle m’avait quitté depuis longtemps. +J’ai suivi quand son mari a été muté ici au printemps. Tout le monde est content. -Sauf que ce connard ne connaît pas la recette pour fabriquer un arrière-grand-père, manifestement. -Il serait peut-être temps, pourtant, non ? +Sauf que ce connard ne connaît pas la recette pour fabriquer un arrière-grand-père, manifestement. +Il serait peut-être temps, pourtant, non ? Tu attendais une livraison de chaussettes ? sourit Maxime. -Les deux vieux quittèrent leur chaise de jardin. -Alors, gamin, ils t’ont embauché ? -Ils éventrèrent un carton et en examinèrent le contenu. +Les deux vieux quittèrent leur chaise de jardin. +Alors, gamin, ils t’ont embauché ? +Ils éventrèrent un carton et en examinèrent le contenu. Sans surprise, des chaussettes. -Et si la remorque, c’était un leurre ? -Ils ne transportent peut-être pas quelque chose de trop volumineux. -Tu as vérifié dans le tracteur ? +Et si la remorque, c’était un leurre ? +Ils ne transportent peut-être pas quelque chose de trop volumineux. +Tu as vérifié dans le tracteur ? Impossible d’y mettre quoi que ce soit. -Je ne l’ai pas quitté. -Même pour pisser, je me suis arrêté sur la route. +Je ne l’ai pas quitté. +Même pour pisser, je me suis arrêté sur la route. Il avait beaucoup appris sur le monde du transport, en quelques heures. -Il avait vu les caristes du Havre débouler à toute vibure avec leur chargement. -Les cartons étaient fermement imbriqués dans des palettes spéciales, thermoformées. -Ils les rangeaient quasiment sans ralentir, sans jamais s’y prendre à deux fois. -Le moindre centimètre carré de la semi était exploité. -À mon avis, ils auront été prudents. -Ils t’auront fait faire un voyage à vide pour te tester. -Il ne te reste plus qu’à livrer ton chargement et attendre le prochain. -Maxime réparait le carton qu’ils avaient ouvert. -Il faisait de son mieux avec ses doigts de fée, mais ça se verrait. +Il avait vu les caristes du Havre débouler à toute vibure avec leur chargement. +Les cartons étaient fermement imbriqués dans des palettes spéciales, thermoformées. +Ils les rangeaient quasiment sans ralentir, sans jamais s’y prendre à deux fois. +Le moindre centimètre carré de la semi était exploité. +À mon avis, ils auront été prudents. +Ils t’auront fait faire un voyage à vide pour te tester. +Il ne te reste plus qu’à livrer ton chargement et attendre le prochain. +Maxime réparait le carton qu’ils avaient ouvert. +Il faisait de son mieux avec ses doigts de fée, mais ça se verrait. Denis faisait la gueule. -Bon sang, il faut que je fasse faire demi-tour à cet engin. -Je déteste les manœuvres. +Bon sang, il faut que je fasse faire demi-tour à cet engin. +Je déteste les manœuvres. En plus, il avait mal partout. -Il avait l’impression de ne s’être pas couché. -C’était d’ailleurs quasiment le cas. -Maxime s’était relevé pour pisser, se cognant dans une chaise. -Pourtant les chaises étaient pliables et celle-ci avait été rangée contre le mur. -Ensuite, Lucien avait râlé sur l’inconfort du futon, qu’il trouvait trop dur. -Ils avaient fini par tous s’endormir une bonne heure après être rentrés. +Il avait l’impression de ne s’être pas couché. +C’était d’ailleurs quasiment le cas. +Maxime s’était relevé pour pisser, se cognant dans une chaise. +Pourtant les chaises étaient pliables et celle-ci avait été rangée contre le mur. +Ensuite, Lucien avait râlé sur l’inconfort du futon, qu’il trouvait trop dur. +Ils avaient fini par tous s’endormir une bonne heure après être rentrés. Denis aimait l’ordre. -De la part d’un flic, ça n’avait rien de surprenant. -Et il avait une théorie. -Il faisait le point régulièrement. +De la part d’un flic, ça n’avait rien de surprenant. +Et il avait une théorie. +Il faisait le point régulièrement. Il pouvait dormir sur un tas de cailloux. Mais il dormait, d’ordinaire, seul, au calme. -Il arrêta enfin le camion et descendit, satisfait de n’avoir rien accroché. -Le responsable de la boîte, Momo, sortit sur le quai de déchargement. +Il arrêta enfin le camion et descendit, satisfait de n’avoir rien accroché. +Le responsable de la boîte, Momo, sortit sur le quai de déchargement. Il l’engueula vertement. Qu’est-ce que tu fous, abruti ? -as laissé un mètre d’air entre le quai et le bahut, gros malin ! -Ils m’ont encore trouvé une vedette, à l’agence. -T’as des gros bras, mais côté cerveau c’est limité. +Ils m’ont encore trouvé une vedette, à l’agence. +T’as des gros bras, mais côté cerveau c’est limité. Denis ravala sa hargne et remonta dans la cabine. -Et il était fier aussi de ses biscotos. -Je suis passé devant la maison de retraite de mon vieux. -J’étais en avance, alors j’ai stoppé cinq minutes pour lui dire bonjour. -L’autre le stupéfia : — Ouais, j’ai vu ça, la Pinède. +Et il était fier aussi de ses biscotos. +Je suis passé devant la maison de retraite de mon vieux. +J’étais en avance, alors j’ai stoppé cinq minutes pour lui dire bonjour. +L’autre le stupéfia : — Ouais, j’ai vu ça, la Pinède. Et tes cinq minutes elles en ont fait trente-deux, en fait. Il y a un GPS dans le camion. Il ne roule plus, on le sait. -Il change d’itinéraire, on le sait. +Il change d’itinéraire, on le sait. On le suit par ordinateur et on n’aime pas trop les marioles. Alors ton vieux, t’iras le voir le dimanche, la prochaine fois. Ben dis donc, m’sieur, vous en faites du tintouin pour des chaussettes ! Tiens, comment tu sais que c’est des chaussettes ? -Y’a un carton qui s’est éventré, m’sieur. -S’il vérifie par téléphone, je suis marron, se chantait-il in petto. -Je l’ai réparé avec du scotch qui était dans le camion. -Tout le monde commençait à s’intéresser au manège du trio de dingues. -Tout le monde était curieux de savoir à quoi ça mènerait. -Tous les retraités avaient fouillé le coin de fond en comble. -En vain, bien sûr. -Même le jardinier qui venait un jour par semaine avait baissé les bras. -Le parc était en train de revenir à la vie sauvage. -Il y subsistait quelques pieds de tomate desséchés que personne n’avait arrachés. -Encore un voyage pour des clous, leur annonça d’emblée le jeune homme. -Et l’autre il m’a encore charrié sur mes manœuvres. -Faut dire, j’ai un peu niqué le quai de déchargement. -Je peux vous raconter une histoire drôle, les gars ? intervint Maxime. -Elle est vieille mais elle vous fera peut-être marrer. +Y’a un carton qui s’est éventré, m’sieur. +S’il vérifie par téléphone, je suis marron, se chantait-il in petto. +Je l’ai réparé avec du scotch qui était dans le camion. +Tout le monde commençait à s’intéresser au manège du trio de dingues. +Tout le monde était curieux de savoir à quoi ça mènerait. +Tous les retraités avaient fouillé le coin de fond en comble. +En vain, bien sûr. +Même le jardinier qui venait un jour par semaine avait baissé les bras. +Le parc était en train de revenir à la vie sauvage. +Il y subsistait quelques pieds de tomate desséchés que personne n’avait arrachés. +Encore un voyage pour des clous, leur annonça d’emblée le jeune homme. +Et l’autre il m’a encore charrié sur mes manœuvres. +Faut dire, j’ai un peu niqué le quai de déchargement. +Je peux vous raconter une histoire drôle, les gars ? intervint Maxime. +Elle est vieille mais elle vous fera peut-être marrer. Tu trouves que c’est le moment ? Il se pourrait que le moral du gamin remonte. -« C’est l’histoire d’un douanier à la frontière suisse. +C’est l’histoire d’un douanier à la frontière suisse. Il lui demande pourquoi il veut passer de la paille en Suisse. Tu mijotes quelque chose ». Il fouille dans la paille et il ne trouve rien. -« Le lendemain, le gars est là de nouveau avec sa brouette de paille. -Il fouille méthodiquement la paille, il ne trouve rien. +Le lendemain, le gars est là de nouveau avec sa brouette de paille. +Il fouille méthodiquement la paille, il ne trouve rien. Il laisse passer le paysan. -« Le lendemain, le gars est là de nouveau avec sa brouette de paille. +Le lendemain, le gars est là de nouveau avec sa brouette de paille. Le douanier se dit : « Toi, mon gars, tu essaies de m’endormir. -« Ça devient une obsession pour le douanier. +Ça devient une obsession pour le douanier. Tous les jours le douanier fouille la paille sans jamais rien trouver. -« Vingt-cinq ans, ça dure comme ça. -Qu’est-ce que tu as trafiqué pendant vingt-cinq piges ? -J’ai vérifié ça dans la journée, répondit Pépé tranquillement. -C’est pour ça que je me suis enfermé. -C’était pas pour faire la sieste. -J’avais une pile de canards, j’étais sûr que c’était dedans. +Vingt-cinq ans, ça dure comme ça. +Qu’est-ce que tu as trafiqué pendant vingt-cinq piges ? +J’ai vérifié ça dans la journée, répondit Pépé tranquillement. +C’est pour ça que je me suis enfermé. +C’était pas pour faire la sieste. +J’avais une pile de canards, j’étais sûr que c’était dedans. Des palettes ! rugit Lucien. -Nom de Dieu, Maxime, t’es génial. -Moi aussi, ça me tracassait, cette histoire de palettes. -J’ai posé des questions, au Havre. -Les palettes en bois sont largement utilisées, elles sont standard, sauf dans l’alimentaire. -Elles sont bannies des chambres froides pour des questions d’hygiène. -Je vais tâcher d’en engourdir un morceau pour le faire analyser. -Lydie avait frappé aux portes de toutes les entreprises du coin, sauf une. -Enfin, de toutes les boîtes qui n’étaient pas fermées. -Cette zone industrielle était un vrai cimetière. +Nom de Dieu, Maxime, t’es génial. +Moi aussi, ça me tracassait, cette histoire de palettes. +J’ai posé des questions, au Havre. +Les palettes en bois sont largement utilisées, elles sont standard, sauf dans l’alimentaire. +Elles sont bannies des chambres froides pour des questions d’hygiène. +Je vais tâcher d’en engourdir un morceau pour le faire analyser. +Lydie avait frappé aux portes de toutes les entreprises du coin, sauf une. +Enfin, de toutes les boîtes qui n’étaient pas fermées. +Cette zone industrielle était un vrai cimetière. Halal, elle s’en moquait, mais un abattoir ! La menuiserie ne recrutait pas. -Les autres boîtes étaient plus près du centre-ville, mais guère plus reluisantes. -Elle s’était mangé quatre-vingt-quinze pour cent de refus. -Lydie s’en foutait, de s’être fait lourder de partout. -Elle n’était pas plus stupide qu’une autre. +Les autres boîtes étaient plus près du centre-ville, mais guère plus reluisantes. +Elle s’était mangé quatre-vingt-quinze pour cent de refus. +Lydie s’en foutait, de s’être fait lourder de partout. +Elle n’était pas plus stupide qu’une autre. Elle savait bien que du boulot, il n’y en avait pas. -Ses grandes déclarations devant Anna, c’était pour la galerie. -Pour que cette pipelette d’Anna les colporte au marché. -Elle était arrivée au même raisonnement que les flics. +Ses grandes déclarations devant Anna, c’était pour la galerie. +Pour que cette pipelette d’Anna les colporte au marché. +Elle était arrivée au même raisonnement que les flics. Restait sa vie professionnelle, dont il parlait peu. -Elle se rappelait même qu’il avait esquivé ses questions d’un ton bourru. +Elle se rappelait même qu’il avait esquivé ses questions d’un ton bourru. Qu’est-ce que tu veux que je t’en dise ? -Je vais au port, on me charge, je rentre, on me décharge. +Je vais au port, on me charge, je rentre, on me décharge. J’en ai vu, elles ont une gueule ! -Je ne sais pas comment ils arrivent à vendre ça. -Elle avait l’habitude d’écouter ses intuitions. -Et de se démerder toute seule. -Qu’il enquête de son côté. -Elle contourna le bâtiment jusqu’à une petite porte vitrée portant la mention « bureau ». -De son côté, elle entra dans le bureau, parée de son plus beau sourire. +Je ne sais pas comment ils arrivent à vendre ça. +Elle avait l’habitude d’écouter ses intuitions. +Et de se démerder toute seule. +Qu’il enquête de son côté. +Elle contourna le bâtiment jusqu’à une petite porte vitrée portant la mention « bureau ». +De son côté, elle entra dans le bureau, parée de son plus beau sourire. +Bonjour, gazouilla-t-elle, jouant sur le léger zézaiement que lui donnait ses dents du bonheur. J’ai besoin de travailler. -Le directeur de la Chaussette n’était pas ragoûtant. -Il ne s’était pas levé pour l’accueillir. +Le directeur de la Chaussette n’était pas ragoûtant. +Il ne s’était pas levé pour l’accueillir. Enfin, pas uniquement, en tout cas. -Elle s’assit d’autorité, sans y avoir été invitée. -Il était super fort pour brouiller les pistes et esquiver les questions indiscrètes. -De toute manière, lui-même ne savait rien de ses origines. -Il avait été abandonné à la naissance. -Il avait dû gagner un concours. -Avec les précautions que tu prends, mon gros, pas de danger, faillit-il répliquer. +Elle s’assit d’autorité, sans y avoir été invitée. +Il était super fort pour brouiller les pistes et esquiver les questions indiscrètes. +De toute manière, lui-même ne savait rien de ses origines. +Il avait été abandonné à la naissance. +Il avait dû gagner un concours. +Avec les précautions que tu prends, mon gros, pas de danger, faillit-il répliquer. Il faut que je vous voie. Au sujet du business, de la marchandise. Il y a de la perte, il faut faire quelque chose. -Non, pas au téléphone, je viens. +Non, pas au téléphone, je viens. Non, je dis je viens vous voir. Je serai reparti avant votre rendez-vous ! hurla-t-il. Il cavala aussi, vers la grande porte de devant. -Il entendit le moteur de la camionnette démarrer. -La radio braillait une chanson débile. -Momo ne roulait qu’avec le son à plein pot. -Pour s’éviter d’entendre le bruit de la boîte martyrisée, sans doute. -Toute sa vie, Momo avait roulé dans des camionnettes pourries. -Alors l’allemande, la plupart du temps, restait garée près de l’entrepôt. -Denis réalisa que les clés de sa Mini étaient dans son blouson. -Mais l’autre mettrait une plombe à venir, la filature serait à l’eau. -Il choisit rapidement son parti, ouvrit la porte arrière et grimpa dans le fourgon. -Il y a des gens qui sont comme ça, aussi. -Il s’assit rapidement près d’elle, comme la camionnette démarrait. -Momo conduisait comme un âne. -Bref, on aurait pu croire qu’ils étaient en pleine séance de galipettes. -Qu’est-ce que vous foutez là ? -Le chuchotement de Denis était nerveux, sec, plein de reproche. +Il entendit le moteur de la camionnette démarrer. +La radio braillait une chanson débile. +Momo ne roulait qu’avec le son à plein pot. +Pour s’éviter d’entendre le bruit de la boîte martyrisée, sans doute. +Toute sa vie, Momo avait roulé dans des camionnettes pourries. +Alors l’allemande, la plupart du temps, restait garée près de l’entrepôt. +Denis réalisa que les clés de sa Mini étaient dans son blouson. +Mais l’autre mettrait une plombe à venir, la filature serait à l’eau. +Il choisit rapidement son parti, ouvrit la porte arrière et grimpa dans le fourgon. +Il y a des gens qui sont comme ça, aussi. +Il s’assit rapidement près d’elle, comme la camionnette démarrait. +Momo conduisait comme un âne. +Bref, on aurait pu croire qu’ils étaient en pleine séance de galipettes. +Qu’est-ce que vous foutez là ? +Le chuchotement de Denis était nerveux, sec, plein de reproche. La tension du moment. Ben, comme vous, je farfouille au boulot de mon mec. -Moi, je ne farfouille pas, j’enquête. -Il avait appuyé sur le mot avec emphase. +Moi, je ne farfouille pas, j’enquête. +Il avait appuyé sur le mot avec emphase. J’infiltre, je fais le sous-marin. Vous, vous nous mettez tous les deux en danger, avec vos gamineries. -Une soudaine embardée le fit basculer sur le dos. +Une soudaine embardée le fit basculer sur le dos. Elle se retrouva assise sur lui. -Quelques centimètres sur le côté, songea-t-il, et il aurait chanté avec les sopranos. -Le colosse avait conscience d’écraser sa compagne de tout son poids. +Quelques centimètres sur le côté, songea-t-il, et il aurait chanté avec les sopranos. +Le colosse avait conscience d’écraser sa compagne de tout son poids. Il avait encore plus conscience des formes voluptueuses qui se trouvaient sous lui. Du coup, eux non plus. -Cependant le véhicule était resté garé au soleil, aucun air n’y circulait. -C’est pas le moment, de jouer les séducteurs, pourtant. -Le gamin était resté trois séances de suite. -La camionnette repartit pour quelques mètres, s’arrêta pour de bon. -Momo avait coupé la musique, un signe indiscutable : il était arrivé. -Denis se reprit à goder. -La nature humaine est drôlement fichue, tout de même. +Cependant le véhicule était resté garé au soleil, aucun air n’y circulait. +C’est pas le moment, de jouer les séducteurs, pourtant. +Le gamin était resté trois séances de suite. +La camionnette repartit pour quelques mètres, s’arrêta pour de bon. +Momo avait coupé la musique, un signe indiscutable : il était arrivé. +Denis se reprit à goder. +La nature humaine est drôlement fichue, tout de même. Tu connais celle de la petite vieille qui va se confesser ? -Ah non, celle-là, je la connais pas. -« Quel genre de péchés, ma fille ? -« J’ai dit des gros mots. +Ah non, celle-là, je la connais pas. +Quel genre de péchés, ma fille ? +J’ai dit des gros mots. Le mot de Cambronne. -Elle lâche un « merde » sonore, qui résonne dans toute l’église. - Lucien se marre de bon cœur. +Elle lâche un « merde » sonore, qui résonne dans toute l’église. +Lucien se marre de bon cœur. Il admire la performance. -Deux plombes qu’ils se racontent des histoires drôles, les deux vieux. -Alors c’est le public qui s’est essoufflé. -Les deux boute-en-train furent interrompus par l’arrivée de la belle Emmanuelle. -Elle apportait un petit colis, qu’elle remit à Lucien. +Deux plombes qu’ils se racontent des histoires drôles, les deux vieux. +Alors c’est le public qui s’est essoufflé. +Les deux boute-en-train furent interrompus par l’arrivée de la belle Emmanuelle. +Elle apportait un petit colis, qu’elle remit à Lucien. Ah, ce sont mes bouquins, dit-il. -C’est pourtant pas l’heure du facteur, s’étonna Pépé. -Ils arrivent par porteur spécial. -Emmanuelle les commande sur son bousin, là. -Deux jours après je les ai. -Pas besoin de se déplacer, tout se fait par Internet, c’est le progrès. +C’est pourtant pas l’heure du facteur, s’étonna Pépé. +Ils arrivent par porteur spécial. +Emmanuelle les commande sur son bousin, là. +Deux jours après je les ai. +Pas besoin de se déplacer, tout se fait par Internet, c’est le progrès. Mais Maxime ne l’entendit pas de cette oreille. T’as un presque-fils qui est libraire, et tu commandes des bouquins aux amerloques ? -C’est pas une honte de voir ça ? -Un commissaire de la République ! -Ah, elle est belle, la police française ! -Peut-être même qu’ils t’ont refilé une légion d’Honneur, par-dessus le marché ? +C’est pas une honte de voir ça ? +Un commissaire de la République ! +Ah, elle est belle, la police française ! +Peut-être même qu’ils t’ont refilé une légion d’Honneur, par-dessus le marché ? Mais de l’honneur, faudrait encore en avoir ! -C’est même plus l’honneur que t’as perdu, c’est l’amour-propre. +C’est même plus l’honneur que t’as perdu, c’est l’amour-propre. Et tu vas faire travailler le gamin. -Mais il n’aura pas forcément les bouquins que je veux ! +Mais il n’aura pas forcément les bouquins que je veux ! Il est pas plus con qu’un amerloque. Il ne les aura pas en deux jours ! -En es-tu bien sûr ? -De toute façon, tu patienteras, et pis c’est tout. -Il pourra faire le tour des maisons de retraite d’Île-de-France avec un Bibliobus. -Un empire, il aura, je prédis. -Tu lui as envoyé son chèque, au moins ? +En es-tu bien sûr ? +De toute façon, tu patienteras, et pis c’est tout. +Il pourra faire le tour des maisons de retraite d’Île-de-France avec un Bibliobus. +Un empire, il aura, je prédis. +Tu lui as envoyé son chèque, au moins ? Euh, je comptais le faire demain... Demain il sera mort de faim, nom de Dieu ! -Il marmonnait tout de même dans sa barbe. -Le téléphone sonna et il attrapa le combiné. -Monsieur Lucien, j’ai un appel pour vous de l’extérieur. -Ah, ça doit être le gamin, dit Lucien. +Il marmonnait tout de même dans sa barbe. +Le téléphone sonna et il attrapa le combiné. +Monsieur Lucien, j’ai un appel pour vous de l’extérieur. +Ah, ça doit être le gamin, dit Lucien. Elle passa l’appel. -Il vous a téléphoné ? -Lucien avait retapissé la respiration d’asthmatique du gros José. -Une lumière rouge s’alluma dans la tête du vieux flic. -Il regarda son radio-réveil. -C’est bien les vieux, ça. +Il vous a téléphoné ? +Lucien avait retapissé la respiration d’asthmatique du gros José. +Une lumière rouge s’alluma dans la tête du vieux flic. +Il regarda son radio-réveil. +C’est bien les vieux, ça. Il n’est pas avec vous ? Mais il devait me donner des nouvelles en sortant de la Chaussette. -Après vous avoir appelé, vous. +Après vous avoir appelé, vous. +Tu l’as laissé tout seul sur un coup en sous-marin, crème d’andouille ? Il aime bien jouer au flic solitaire, vous savez. +Oui mais là il n’a pas téléphoné, ni à toi, ni à moi. Et tu le connais, quand il dit qu’il appelle, il fait quoi ? Ben, il... appelle, commissaire. -Fonce à la Chaussette, j’arrive. -Mais je suis de l’autre côté de Paris, moi. -Bon, bon, je me débrouille, j’envoie des bleus. +Fonce à la Chaussette, j’arrive. +Mais je suis de l’autre côté de Paris, moi. +Bon, bon, je me débrouille, j’envoie des bleus. Et ne fais pas sonner son portable ! -Il était rouge comme une écrevisse en déboulant dans le jardin. +Il était rouge comme une écrevisse en déboulant dans le jardin. Il gueula de toute sa voix. -Max, le môme est en danger ! -Il aurait déjà dû m’appeler. -Lucien s’arrêta net, et regarda autour de lui. +Max, le môme est en danger ! +Il aurait déjà dû m’appeler. +Lucien s’arrêta net, et regarda autour de lui. Emmanuelle, allez chercher vos clefs. -Question de vie ou de mort, je vous réquisitionne. -Monsieur Lucien, c’est peut-être pas la peine de paniquer comme ça. -Il a peut-être oublié d’appeler. +Question de vie ou de mort, je vous réquisitionne. +Monsieur Lucien, c’est peut-être pas la peine de paniquer comme ça. +Il a peut-être oublié d’appeler. Vous ne connaissez pas mon gars, vous. -Il devait joindre son coéquipier, aussi, et il ne l’a pas fait. -Il y a un quart d’heure de ça. +Il devait joindre son coéquipier, aussi, et il ne l’a pas fait. +Il y a un quart d’heure de ça. Mon gamin, c’est une horloge comtoise. Magnez-vous le train ! -Ce serait peut-être mieux d’envoyer la police, tout simplement, non ? +Ce serait peut-être mieux d’envoyer la police, tout simplement, non ? La police, elle est en route. Allez chercher vos putains de clefs ! -L’autorité, d’abord, qu’il avait naturelle et impérative. -Un brin d’agacement, face à ses atermoiements. +L’autorité, d’abord, qu’il avait naturelle et impérative. +Un brin d’agacement, face à ses atermoiements. Alors elle ne tergiversa plus et courut chercher son sac. -Elle passa un ralentisseur, que Maxime appelait un « gendarme couché », sans ralentir, justement. +Elle passa un ralentisseur, que Maxime appelait un « gendarme couché », sans ralentir, justement. La petite auto s’envola. -Putain, vous avez tous des bagnoles rembourrées aux noyaux de pêche ! -Parlez-moi d’une bonne béhixe, ça c’était de la chignole, grommela le commissaire. +Putain, vous avez tous des bagnoles rembourrées aux noyaux de pêche ! +Parlez-moi d’une bonne béhixe, ça c’était de la chignole, grommela le commissaire. Le moteur criait dans les aigus. -Maxime se demanda si la jeune femme était du genre à contrôler ses niveaux. -Si elle continuait à une allure pareille, on allait bientôt le savoir. +Maxime se demanda si la jeune femme était du genre à contrôler ses niveaux. +Si elle continuait à une allure pareille, on allait bientôt le savoir. Quand le moteur traverserait le capot. Emmanuelle coupa directement l’autoroute pour aller se mettre sur la file de gauche. -Soudain, sur une voie d’entretien, ils aperçurent deux motards en attente. +Soudain, sur une voie d’entretien, ils aperçurent deux motards en attente. Ils vont nous faire perdre du temps. -Emmanuelle lui jeta un regard étonné. -Tu crois qu’ils m’auraient reconnu à cette distance ? se rengorgea Lucien. -Mais non, rigola Maxime, je leur ai montré ça. -Il exhibait fièrement un brassard fluo marqué du mot « police ». -Tu as trouvé ça où ? -J’avais oublié que je l’avais dans la poche. -Il grogna in petto sur les saloperies de gadgets que le patron appréciait tant. +Emmanuelle lui jeta un regard étonné. +Tu crois qu’ils m’auraient reconnu à cette distance ? se rengorgea Lucien. +Mais non, rigola Maxime, je leur ai montré ça. +Il exhibait fièrement un brassard fluo marqué du mot « police ». +Tu as trouvé ça où ? +Je l’ai fauché distraitement au commissariat, à Pigalle, il traînait sur un bureau. +J’avais oublié que je l’avais dans la poche. +Il grogna in petto sur les saloperies de gadgets que le patron appréciait tant. Il ignorait cependant qu’elle avait deux niveaux de sous-sol. -Dans la famille adoptive de Momo, « faire construire » était synonyme de position sociale élevée. +Dans la famille adoptive de Momo, « faire construire » était synonyme de position sociale élevée. Le boss l’avait fait construire, ce pavillon. -Il en avait dessiné les plans pendant des années, dans sa tête. -Elle ressemblait à un logement de banlieue, un peu plus cossu que la moyenne. -Une véranda, accessible par-devant et par-derrière, semblait en faire le tour. -Chacune donnait sur la pièce centrale, chacune par un bout. -Quand ça flambait, c’était dans la cité, de l’autre côté. -Il y en avait plusieurs comme ça dans le coin. -Les promoteurs avaient eu l’idée d’appeler ça des « hameaux », pour faire champêtre. -Encore derrière, la Francilienne. -Le maître de maison l’appelait l’atrium. -La seule pièce qu’il ouvrait aux visiteurs. -Placée au centre de la bâtisse, elle ne comportait aucune ouverture sur l’extérieur. -Un bar en bois précieux en occupait un bout. -Le boss aimait le verre, matière infiniment recyclable. -Le patron aimait les bidules qui défiaient les lois de la nature. -Pour l’heure, Weber était installé au piano, dans une alcôve. -Il n’appréciait pas particulièrement les Teutons, qu’il jugeait peu raffinés. +Il en avait dessiné les plans pendant des années, dans sa tête. +Elle ressemblait à un logement de banlieue, un peu plus cossu que la moyenne. +Une véranda, accessible par-devant et par-derrière, semblait en faire le tour. +Chacune donnait sur la pièce centrale, chacune par un bout. +Quand ça flambait, c’était dans la cité, de l’autre côté. +Il y en avait plusieurs comme ça dans le coin. +Les promoteurs avaient eu l’idée d’appeler ça des « hameaux », pour faire champêtre. +Encore derrière, la Francilienne. +Le maître de maison l’appelait l’atrium. +La seule pièce qu’il ouvrait aux visiteurs. +Placée au centre de la bâtisse, elle ne comportait aucune ouverture sur l’extérieur. +Un bar en bois précieux en occupait un bout. +Le boss aimait le verre, matière infiniment recyclable. +Le patron aimait les bidules qui défiaient les lois de la nature. +Pour l’heure, Weber était installé au piano, dans une alcôve. +Il n’appréciait pas particulièrement les Teutons, qu’il jugeait peu raffinés. Le patron daigna enfin quitter son piano et se tourner vers Momo. Qu’y a-t-il donc de si important pour que tu viennes ici ? -Tu as bien fait attention, au moins, tu n’as pas été suivi ? +Tu as bien fait attention, au moins, tu n’as pas été suivi ? Ces conneries le faisaient tartir. On a de la perte. -Nous, à l’entrepôt, on fait attention, mais au Havre les caristes bossent vite. +Nous, à l’entrepôt, on fait attention, mais au Havre les caristes bossent vite. Nos palettes sont plus fragiles que les vraies. -Nous avions estimé le volume de perte. -L’avons-nous dépassé ? +Nous avions estimé le volume de perte. +L’avons-nous dépassé ? Un douanier qui passe avec un chien, par exemple. -Weber fut interrompu par la sonnerie stridente du téléphone portable de Momo. +Weber fut interrompu par la sonnerie stridente du téléphone portable de Momo. Il fit claquer sa langue. -Il soutenait que la technologie devait obéir à l’homme, et pas le contraire. -Il n’était pas très cinéphile, de toute façon. -Momo jeta un œil, fit une grimace en murmurant « l’entrepôt » et décrocha. +Il soutenait que la technologie devait obéir à l’homme, et pas le contraire. +Il n’était pas très cinéphile, de toute façon. +Momo jeta un œil, fit une grimace en murmurant « l’entrepôt » et décrocha. Le gardien de nuit venait de prendre son service. -Il avait une voix qui n’enviait rien à celle de GéGé. -Weber put suivre la conversation d’où il était. +Il avait une voix qui n’enviait rien à celle de GéGé. +Weber put suivre la conversation d’où il était. Pas aujourd’hui, non, monsieur, mais je pense l’avoir vu avant. -Qu’est-ce que vous me chantez là ? +Qu’est-ce que vous me chantez là ? Il est toujours parti depuis longtemps, quand vous arrivez, d’habitude. -Les deux autres, c’étaient des vieux. -Fouillez tout l’entrepôt et rappelez-moi si vous le trouvez. -Essayez de savoir ce qu’il a maquillé. -J’ai déjà fait ma ronde, monsieur. -Il n’y a personne, c’est sûr. -Même pas dans le camion ? +Les deux autres, c’étaient des vieux. +Fouillez tout l’entrepôt et rappelez-moi si vous le trouvez. +Essayez de savoir ce qu’il a maquillé. +J’ai déjà fait ma ronde, monsieur. +Il n’y a personne, c’est sûr. +Même pas dans le camion ? Non, monsieur, c’est certain. Momo raccrocha et se tourna vers le patron. -Vous avez des caméras dans la cour ? +Vous avez des caméras dans la cour ? Il y en a une sur ma camionnette ? -Momo avait ses défauts, mais il n’était pas fané de la comprenette. -Le boss acquiesça et attrapa un clavier sans fil dans une niche du mur. -Il méprisait les tablettes et prédisait leur disparition prochaine. +Momo avait ses défauts, mais il n’était pas fané de la comprenette. +Le boss acquiesça et attrapa un clavier sans fil dans une niche du mur. +Il méprisait les tablettes et prédisait leur disparition prochaine. Son doigt glissa sur le touchpad, il cliqua sur l’une d’entre elles. -Un gadget superflu, car la nuit n’était pas encore tombée. +Un gadget superflu, car la nuit n’était pas encore tombée. Ils le virent descendre de la camionnette, et, galant, se retourner pour aider Lydie. Tiens, tiens, fit Momo, surpris. Qui est la demoiselle ? demanda Weber. -Une fille qui est venue quémander un boulot aujourd’hui. -J’espère qu’ils ne sont pas encore dix là-dedans. -Mais ils virent Denis refermer la porte et chercher à s’orienter. -Il avait conçu son système en modifiant une distribution de Linux. -Personne ne dit qu’il avait bon goût. -Il parla sans élever la voix. -Pasquale, Sergio, des intrus près de la camionnette de mon visiteur. +Une fille qui est venue quémander un boulot aujourd’hui. +J’espère qu’ils ne sont pas encore dix là-dedans. +Mais ils virent Denis refermer la porte et chercher à s’orienter. +Il avait conçu son système en modifiant une distribution de Linux. +Personne ne dit qu’il avait bon goût. +Il parla sans élever la voix. +Pasquale, Sergio, des intrus près de la camionnette de mon visiteur. On les cueille en douceur et on les met au frais. -Je les recevrai après mon rendez-vous de ce soir. -Le téléphone de Momo sonna de nouveau. -Le gardien de nuit de la Chaussette ne s’annonça pas. -J’ai forcé le casier, monsieur. -Pas de chéquier, pas de carte bleue. -Un malin, ce gars-là. -J’ai jamais vu ça. -Sur le portable, le dernier appel passé date de quand ? -Ne prévenez personne (un sous-entendu comme une enseigne au néon : « surtout pas les flics »). -, tout en se rendant compte que son timing était déplorable. -Des incapables, lança-t-il, prenant les murs à témoins. -Pourquoi ai-je été m’entourer de débiles pareils ? -Il reporta son attention sur l’écran, où Denis venait de se figer. -Ah, Pasquale et Sergio entrent en scène. +Je les recevrai après mon rendez-vous de ce soir. +Le téléphone de Momo sonna de nouveau. +Le gardien de nuit de la Chaussette ne s’annonça pas. +J’ai forcé le casier, monsieur. +Pas de chéquier, pas de carte bleue. +Un malin, ce gars-là. +J’ai jamais vu ça. +Sur le portable, le dernier appel passé date de quand ? +Ne prévenez personne (un sous-entendu comme une enseigne au néon : « surtout pas les flics »). +tout en se rendant compte que son timing était déplorable. +Des incapables, lança-t-il, prenant les murs à témoins. +Pourquoi ai-je été m’entourer de débiles pareils ? +Il reporta son attention sur l’écran, où Denis venait de se figer. +Ah, Pasquale et Sergio entrent en scène. Voyons ce que savent faire de vrais professionnels. -Denis s’était attendu à quelque chose de ce genre. -Il ne fut pas très surpris en voyant arriver les nervis. +Denis s’était attendu à quelque chose de ce genre. +Il ne fut pas très surpris en voyant arriver les nervis. On voyait bien qu’on jouait dans la cour des grands. -Les deux types étaient armés, costauds et entraînés. -Denis aurait peut-être foncé s’il avait été seul. -Le grand mur d’enceinte bloquait la lumière d’un soleil déjà bas. -C’était un avantage indéniable, mais il aurait fallu en profiter rapidement. -Ses beaux rêves de bagarre étaient irréalistes, il le savait bien. -La présence de Lydie rendait toute résistance impossible. +Les deux types étaient armés, costauds et entraînés. +Denis aurait peut-être foncé s’il avait été seul. +Le grand mur d’enceinte bloquait la lumière d’un soleil déjà bas. +C’était un avantage indéniable, mais il aurait fallu en profiter rapidement. +Ses beaux rêves de bagarre étaient irréalistes, il le savait bien. +La présence de Lydie rendait toute résistance impossible. Il ne souhaitait pas la mettre en danger. -L’une de celles-ci n’avait pas été aménagée du tout. -Le sol et les murs avaient juste reçu un coup de peinture. -Pour une fois, je vais peut-être échapper au coup sur la tête. -Il avait à peine formulé cette pensée qu’un mouvement attirait son attention. -Il était prudent, Sergio. -Sergio trouvait judicieux de faire perdre la notion du temps à un prisonnier. -De son côté, Pasquale avait fouillé Lydie de façon très professionnelle, sans la peloter. -Il jeta un œil à ses papiers. -Sergio ouvrit la bouche pour la première fois. -Ne vous inquiétez pas, il n’est pas mort, je connais mon affaire. -Je vous laisse la lumière. +L’une de celles-ci n’avait pas été aménagée du tout. +Le sol et les murs avaient juste reçu un coup de peinture. +Pour une fois, je vais peut-être échapper au coup sur la tête. +Il avait à peine formulé cette pensée qu’un mouvement attirait son attention. +Il était prudent, Sergio. +Sergio trouvait judicieux de faire perdre la notion du temps à un prisonnier. +De son côté, Pasquale avait fouillé Lydie de façon très professionnelle, sans la peloter. +Il jeta un œil à ses papiers. +Sergio ouvrit la bouche pour la première fois. +Ne vous inquiétez pas, il n’est pas mort, je connais mon affaire. +Je vous laisse la lumière. Inutile de crier, ici personne ne vous entendra. -Il ferma la porte à double tour. -Elle chassa de l’arrière et redressa. -Un car de police s’arrêtait devant la grille de la Chaussette. +Il ferma la porte à double tour. +Elle chassa de l’arrière et redressa. +Un car de police s’arrêtait devant la grille de la Chaussette. Lucien jaillit de la petite voiture. -Il n’incarnait pas franchement l’autorité. +Il n’incarnait pas franchement l’autorité. Je suis le commissaire Papin. L’officier qui est en danger, c’est mon fils. -Malgré la gravité du moment, Maxime avait failli pouffer. -Il avait matière à chambrer Gégé et son môme pour des années. -Il s’y voyait déjà. -Tu as appelé ton fils « Denis » alors que tu t’appelles Papin ? -Ils ont dû le charrier un chouïa, ses petits camarades, à l’école. -Quand ils ont parlé de la machine à vapeur. -Ça ne t’a pas choqué, Denis Papin ? -Nous n’avions eu qu’une conversation là-dessus. -Je voulais lui faire plaisir en choisissant le prénom dont elle avait parlé. -Moi, j’avais proposé autre chose. -L’heure n’était pas à la rigolade. -Le maître-chien s’approchait mollement de la grille. +Malgré la gravité du moment, Maxime avait failli pouffer. +Il avait matière à chambrer Gégé et son môme pour des années. +Il s’y voyait déjà. +Tu as appelé ton fils « Denis » alors que tu t’appelles Papin ? +Ils ont dû le charrier un chouïa, ses petits camarades, à l’école. +Quand ils ont parlé de la machine à vapeur. +Ça ne t’a pas choqué, Denis Papin ? +Ben non, pas sur le moment, répondrait Lucien, pour une fois un peu gêné. +Nous n’avions eu qu’une conversation là-dessus. +Je voulais lui faire plaisir en choisissant le prénom dont elle avait parlé. +Moi, j’avais proposé autre chose. +L’heure n’était pas à la rigolade. +Le maître-chien s’approchait mollement de la grille. Lucien prit les choses en main, abruptement. -Vous êtes qui, vous ? -Je vis dans la caravane, là, au fond du terrain. -J’ai un arrangement avec le gérant. -Dans la journée je suis vigile de supermarché, avec mon chien. -Travail au noir, par exemple, voire complicité, ou encore association de malfaiteurs. -Moi qui ai un peu vécu, je vous conseille de nous ouvrir fissa. +Vous êtes qui, vous ? +Je vis dans la caravane, là, au fond du terrain. +J’ai un arrangement avec le gérant. +Dans la journée je suis vigile de supermarché, avec mon chien. +Travail au noir, par exemple, voire complicité, ou encore association de malfaiteurs. +Moi qui ai un peu vécu, je vous conseille de nous ouvrir fissa. +Oh, vous savez, j’ai pas l’intention de me mettre dans les ennuis. Je vais chercher la clef. -Il s’agissait en fait d’un bidule électronique. -Pour constater que l’endroit était vide. -Le cariste avait rangé son chariot élévateur, nettoyé consciencieusement l’entrepôt, et était parti. -Le camion était garé à quai, les portes de la semi grandes ouvertes. -La Mini était là. -Lucien comprit rapidement, à quelques minuscules indices, qu’elle avait été fouillée. +Il s’agissait en fait d’un bidule électronique. +Pour constater que l’endroit était vide. +Le cariste avait rangé son chariot élévateur, nettoyé consciencieusement l’entrepôt, et était parti. +Le camion était garé à quai, les portes de la semi grandes ouvertes. +La Mini était là. +Lucien comprit rapidement, à quelques minuscules indices, qu’elle avait été fouillée. Il connaissait le sens de l’ordre maniaque de son fils. -Il se tourna vers le cerbère. -Où est-ce qu’ils sont tous passés ? -Il était plutôt satisfait de voir ses intuitions confirmées. -Mais je ne sais pas où ils sont allés. -La lumière se fit. -Il a dit que sa semi était suivie par ordinateur. -Si ça se trouve, la camionnette aussi. +Il se tourna vers le cerbère. +Où est-ce qu’ils sont tous passés ? +Il était plutôt satisfait de voir ses intuitions confirmées. +Mais je ne sais pas où ils sont allés. +La lumière se fit. +Il a dit que sa semi était suivie par ordinateur. +Si ça se trouve, la camionnette aussi. Il se tourna vers Emmanuelle, le regard plein d’espoir. -Vous êtes une pro de ces machins-là, vous. +Vous êtes une pro de ces machins-là, vous. Ah, j’ai bien fait de vous emmener. Connaissez-vous le mot de passe ? demandait la machine. Elle tapa « non » parce qu’elle connaissait ses classiques, mais cela ne donna rien. -L’écran s’illumina. +L’écran s’illumina. Une carte apparut, avec une ligne rouge zigzaguant dans la banlieue. -Elle zooma, et trouva l’endroit où le véhicule avait stationné longtemps. +Elle zooma, et trouva l’endroit où le véhicule avait stationné longtemps. L’adresse apparut en surimpression. -L’adresse émergea immédiatement de l’imprimante laser. -Et pour Denis ? demanda Maxime, qui aimait bien recadrer le débat. -On y va, décida Lucien. +L’adresse émergea immédiatement de l’imprimante laser. +Et pour Denis ? demanda Maxime, qui aimait bien recadrer le débat. +On y va, décida Lucien. On improvisera sur place en attendant les renforts. -Emmanuelle était déjà dehors, et se dirigeait vers sa voiture. -L’ancien commissaire la héla. +Emmanuelle était déjà dehors, et se dirigeait vers sa voiture. +L’ancien commissaire la héla. La Mini ira plus vite. -Max, tu as les clés, j’imagine ? -Bien sûr, j’allais pas les laisser là. +Max, tu as les clés, j’imagine ? +Bien sûr, j’allais pas les laisser là. Actionnez-le, je vous prie. -Elle sursauta en déclenchant le deux-tons. -Elle se concentra sur son volant et fonça de plus belle. +Elle sursauta en déclenchant le deux-tons. +Elle se concentra sur son volant et fonça de plus belle. Le sang lui tapait dans les tempes. -Elle était la reine de l’asphalte. -Ses trajectoires étaient parfaites. -Lydie et Denis firent leur entrée dans le salon de Weber. -Celui-ci n’était pas content. -Il s’était, du coup, trouvé mauvais, mal concentré, peu convaincant. +Elle était la reine de l’asphalte. +Ses trajectoires étaient parfaites. +Lydie et Denis firent leur entrée dans le salon de Weber. +Celui-ci n’était pas content. +Il s’était, du coup, trouvé mauvais, mal concentré, peu convaincant. Ah, parce que vous ne le savez pas ? rigola Denis. -Eh bien tant pis, démerdez-vous. +Eh bien tant pis, démerdez-vous. Je ne vois pas pourquoi je vous le dirais. -Il aurait dû dire « nous ». -Lucien disait que ce qui perdait la plupart des criminels, c’était la précipitation. -Ils se trouvaient dans un espace clos, où personne ne les avait vus arriver. -Ils n’avaient eu le temps de prévenir personne. +Il aurait dû dire « nous ». +Lucien disait que ce qui perdait la plupart des criminels, c’était la précipitation. +Ils se trouvaient dans un espace clos, où personne ne les avait vus arriver. +Ils n’avaient eu le temps de prévenir personne. Les malfrats n’avaient aucune raison de se presser. -Qu’il ne les avait pas vus grandir, ses mômes. -Mais cela n’était d’aucune utilité dans l’instant présent. -Autant se dire tout de suite qu’ils étaient foutus. +Qu’il ne les avait pas vus grandir, ses mômes. +Mais cela n’était d’aucune utilité dans l’instant présent. +Autant se dire tout de suite qu’ils étaient foutus. Ou alors on fait donnant-donnant, dit-il comme s’il se ravisait. -Ça ne changera pas grand-chose au score final, vu comment sont parties nos affaires. -Vous n’êtes pas trop en position de négocier, murmura le patron. -Lydie nota qu’il avait marqué la liaison du « p » de « trop ». -On remarque de drôles de trucs dans ces moments-là. -Je suis la compagne du Jurassien, annonça-t-elle tout de go. -Je pense que vous l’avez assassiné parce qu’il avait découvert quelque chose. -Il essaya de ne pas trop faire d’autosatisfaction pour ne pas se déconcentrer. -L’atmosphère de la pièce s’était détendue d’un coup. +Ça ne changera pas grand-chose au score final, vu comment sont parties nos affaires. +Vous n’êtes pas trop en position de négocier, murmura le patron. +Lydie nota qu’il avait marqué la liaison du « p » de « trop ». +On remarque de drôles de trucs dans ces moments-là. +Je suis la compagne du Jurassien, annonça-t-elle tout de go. +Je pense que vous l’avez assassiné parce qu’il avait découvert quelque chose. +Il essaya de ne pas trop faire d’autosatisfaction pour ne pas se déconcentrer. +L’atmosphère de la pièce s’était détendue d’un coup. Denis entendit presque les poumons des deux nervis se vider. -C’était là le genre de préjugé qui pouvait changer la donne. -S’ils relâchaient leur attention, il aurait peut-être une seconde pour en profiter. +C’était là le genre de préjugé qui pouvait changer la donne. +S’ils relâchaient leur attention, il aurait peut-être une seconde pour en profiter. Qu’est-ce qu’il y a dans vos chaussettes ? -J’ai ouvert un carton, j’ai rien trouvé. -C’est drôlement futé, votre combine. +J’ai ouvert un carton, j’ai rien trouvé. +C’est drôlement futé, votre combine. La tension diminua encore d’un cran. -Il n’avait pas parlé des palettes. -Quand on donne dans l’illégal, ce n’est pas facile. +Il n’avait pas parlé des palettes. +Quand on donne dans l’illégal, ce n’est pas facile. Il avait, pour une fois, un public. Il n’allait pas louper cette occasion. -Surtout après avoir lamentablement planté sa présentation de l’après-midi. -C’était d’ailleurs comme cela qu’il se faisait prendre, généralement. -Un peu suffisant, ça ferait. +Surtout après avoir lamentablement planté sa présentation de l’après-midi. +C’était d’ailleurs comme cela qu’il se faisait prendre, généralement. +Un peu suffisant, ça ferait. Il lissa son impeccable cravate. -Deux bouches exhalèrent un soupir de lamentation. -Il était bronzé, prospère, heureux. +Deux bouches exhalèrent un soupir de lamentation. +Il était bronzé, prospère, heureux. Je le pressai de questions. -Une version alternative de Shéhérazade ! -Il cherchait un associé pour développer son activité. -Je me joignis à lui. -Vendre un produit prohibé sur le territoire français n’est pas très compliqué. -Cela demande plus d’organisation que d’ingéniosité. +Une version alternative de Shéhérazade ! +Il cherchait un associé pour développer son activité. +Je me joignis à lui. +Vendre un produit prohibé sur le territoire français n’est pas très compliqué. +Cela demande plus d’organisation que d’ingéniosité. N’importe quelle bande de malfrats est capable de le faire. Mais il restait vigilant et attendait son heure. -En revanche, le faire entrer sur ledit territoire relève de la gageure. -C’est là-dessus que nous avons concentré nos efforts. -Les produits stupéfiants, conditionnés en poudre ou en pâte, sont particulièrement malléables. -À la barbe des douaniers ! -« Ça n’a pas toujours été si moderne. -Quant à nous, nos bénéfices sont faits. -Les réseaux sont donc perpétuellement à l’affût de nouvelles astuces. -Sur un ton doctoral, il asséna : — En regardant ce fichu siège pour bébé ! -Vous comprenez, pendant la traversée, je n’avais pas grand-chose à faire. -Je n’arrêtais pas de regarder du côté du siège bébé. -J’avais l’impression que tout le monde voyait ce satané double-fond. -Pour m’occuper l’esprit, j’ai voulu voir comment il était fabriqué... -... au lieu de jouer avec ta gamine, compléta mentalement Lydie. -Les décors de Noël, c’était vous ? -J’ai lu un article là-dessus. -Non, c’est une idée d’Américain, ça. -Nous leur avions vendu l’une de nos solutions clés en main. -Ils ont essayé d’inventer leur propre système, mais si maladroitement ! +En revanche, le faire entrer sur ledit territoire relève de la gageure. +C’est là-dessus que nous avons concentré nos efforts. +Les produits stupéfiants, conditionnés en poudre ou en pâte, sont particulièrement malléables. +À la barbe des douaniers ! +Ça n’a pas toujours été si moderne. +Quant à nous, nos bénéfices sont faits. +Les réseaux sont donc perpétuellement à l’affût de nouvelles astuces. +Sur un ton doctoral, il asséna : — En regardant ce fichu siège pour bébé ! +Vous comprenez, pendant la traversée, je n’avais pas grand-chose à faire. +Je n’arrêtais pas de regarder du côté du siège bébé. +J’avais l’impression que tout le monde voyait ce satané double-fond. +Pour m’occuper l’esprit, j’ai voulu voir comment il était fabriqué... +... au lieu de jouer avec ta gamine, compléta mentalement Lydie. +Les décors de Noël, c’était vous ? +J’ai lu un article là-dessus. +Non, c’est une idée d’Américain, ça. +Nous leur avions vendu l’une de nos solutions clés en main. +Ils ont essayé d’inventer leur propre système, mais si maladroitement ! D’ailleurs, ils se sont fait prendre. Mais alors, intervint Lydie, qu’avez-vous donc produit, comme objets ? -Vous voyez, c’est à cela que je vois la qualité de l’idée. +Vous voyez, c’est à cela que je vois la qualité de l’idée. Vous n’avez jamais entendu parler de nos produits, c’est formidable. Un peu frustrant pour le chercheur, mais enfin... Ils eurent une moue d’ignorance. -Présenté de cette façon, ils ne voyaient pas. -Des semi-remorques entières, on en a importé ! -C’était du shit compressé. -Même la sciure était récupérée, on roulait des sticks avec. -Une lumière s’alluma dans le cerveau de Denis. +Présenté de cette façon, ils ne voyaient pas. +Mais si, vous savez, ces plans de travail qu’on met dans les cuisines ? +Des semi-remorques entières, on en a importé ! +C’était du shit compressé. +Même la sciure était récupérée, on roulait des sticks avec. +Une lumière s’alluma dans le cerveau de Denis. Un vent de panique souffla en lui. -Il fallait encourager l’autre à parler, pour gagner du temps. +Il fallait encourager l’autre à parler, pour gagner du temps. Mourir, la belle affaire ! -Mais il ne voulait pas mourir avec dans le crâne un problème sans solution. -Il releva la tête et chercha le regard du patron. -Une question, il lui fallait vite une question à poser. -Une question qui générerait une longue réponse. -Contrairement à son père, Denis n’avait jamais été adroit pour alimenter la conversation. +Mais il ne voulait pas mourir avec dans le crâne un problème sans solution. +Il releva la tête et chercha le regard du patron. +Une question, il lui fallait vite une question à poser. +Une question qui générerait une longue réponse. +Contrairement à son père, Denis n’avait jamais été adroit pour alimenter la conversation. Comme ce talent lui manquait, aujourd’hui ! Lydie n’avait pas compris la supplique de Denis. -Un déclic se fit en elle. -La révolte, souvent parente proche de la terreur, pointa son nez. -On ne leur avait pas servi un verre mais c’était tout comme ! +Un déclic se fit en elle. +La révolte, souvent parente proche de la terreur, pointa son nez. +On ne leur avait pas servi un verre mais c’était tout comme ! Elle sentit son sang bouillir. -Sa moitié ch’timi, fougueuse, submergea sa moitié antillaise, nonchalante, et prit le dessus. +Sa moitié ch’timi, fougueuse, submergea sa moitié antillaise, nonchalante, et prit le dessus. Weber eut un mouvement d’esquive et ne souffrit pas de l’attaque. -C’était tout ce qu’il fallait au jeune homme. +C’était tout ce qu’il fallait au jeune homme. En un pas il fut devant le bar. Mais il eut de la chance. -Le grand Italien s’encastra dedans, et un nouveau fracas résonna dans la pièce. -L’atmosphère s’emplit de l’odeur de tous les alcools répandus. -Le sol, le bar, Pasquale, étaient couverts de débris. -Sergio n’hésita plus. -Il tirait au sept.soixante-cinq et dans la salle insonorisée les détonations sonnaient sèchement. -Quelques objets en verre qui avaient miraculeusement tenu le coup furent encore brisés. +Le grand Italien s’encastra dedans, et un nouveau fracas résonna dans la pièce. +L’atmosphère s’emplit de l’odeur de tous les alcools répandus. +Le sol, le bar, Pasquale, étaient couverts de débris. +Sergio n’hésita plus. +Il tirait au sept.soixante-cinq et dans la salle insonorisée les détonations sonnaient sèchement. +Quelques objets en verre qui avaient miraculeusement tenu le coup furent encore brisés. Aucune balle ne l’avait atteint, mais il se coupa copieusement. Ce fut le boss, bien involontairement, qui lui sauva la mise. -Il n’était pas habitué aux situations de crise, Weber. -En panique, il appuya sur un bouton coup de poing dissimulé derrière une tenture . +Il n’était pas habitué aux situations de crise, Weber. +En panique, il appuya sur un bouton coup de poing dissimulé derrière une tenture . Dans l’autre, Lydie, Sergio, et le patron. -Chacune de ces parties était reliée à l’une des vérandas. +Chacune de ces parties était reliée à l’une des vérandas. Il sentit le bar bouger, contre son flanc. -Pasquale aussi essayait de trouver de l’oxygène. +Pasquale aussi essayait de trouver de l’oxygène. Le jeune flic s’appuya au meuble et poussa un coup sec. -Mais Pasquale s’était évanoui. -Denis lui prit son arme et fonça vers la porte qu’il avait aperçue. -Il ne connaissait pas les lieux et mit quelques secondes à s’orienter. -C’était pourtant bien le cas. +Mais Pasquale s’était évanoui. +Denis lui prit son arme et fonça vers la porte qu’il avait aperçue. +Il ne connaissait pas les lieux et mit quelques secondes à s’orienter. +C’était pourtant bien le cas. Il lui cria de sortir pour appeler du secours. -Sergio la suivait de près et ils se percutèrent presque. -Instantanément, ils en vinrent aux mains, dans une lutte violente, sans merci. -La Mini pila devant l’adresse indiquée sur la feuille imprimée à la Chaussette. +Sergio la suivait de près et ils se percutèrent presque. +Instantanément, ils en vinrent aux mains, dans une lutte violente, sans merci. +La Mini pila devant l’adresse indiquée sur la feuille imprimée à la Chaussette. Ses occupants en sortirent aussi vite que possible. -Maxime était coincé derrière elle. +Maxime était coincé derrière elle. On sentait bien que le balai faisait de la figuration. -Vous venez pour les voyous ? les héla-t-elle. +Vous venez pour les voyous ? les héla-t-elle. C’est en face. Vous savez quelque chose ? J’ai l’impression que vous avez l’œil, non ? -Vous n’avez pas été concierge, des fois ? -Ils se jaugèrent en connaisseurs. +Vous n’avez pas été concierge, des fois ? +Ils se jaugèrent en connaisseurs. Vous aussi, vous avez l’œil, hein ? C’est pas la jeune dame qu’est flic, c’est vous. -En retraite, en retraite, mais là, il y a urgence, alors j’aide. -Vingt-cinq ans, j’ai été bignole ! +En retraite, en retraite, mais là, il y a urgence, alors j’aide. +Vingt-cinq ans, j’ai été bignole ! Vous pensez si je retapisse un poulet. -Pipelette à la Muette, c’est pas un comble, ça ? +Pipelette à la Muette, c’est pas un comble, ça ? Et alors, en face ? -Lucien aurait bien discuté du bon vieux temps, mais il était pressé. +Lucien aurait bien discuté du bon vieux temps, mais il était pressé. Et des grosses bagnoles, et des balaises en costard, et des mines de conspirateurs. Pas discrets pour deux ronds. -À ce moment, le portail s’ouvrit lentement. -Il faut l’aider, il est en train de se battre là-dedans. -Lucien fut tout de suite rassuré. -Celui qui se battait, c’était sans doute Denis. -Et à la baston, Denis ne perdait jamais. -Weber était descendu au premier sous-sol. -Il avait hésité à faire entraver ses visiteurs. +À ce moment, le portail s’ouvrit lentement. +Il faut l’aider, il est en train de se battre là-dedans. +Lucien fut tout de suite rassuré. +Celui qui se battait, c’était sans doute Denis. +Et à la baston, Denis ne perdait jamais. +Weber était descendu au premier sous-sol. +Il avait hésité à faire entraver ses visiteurs. Comment le grand avait-il fait pour bouger si vite ? -Il entendait au-dehors une sirène de police. -Une voiture s’arrêtait devant chez lui. -Comment diable l’avaient-ils retrouvé ? -Il se félicita d’avoir anticipé ce genre d’ennuis, tout de même. -Il savait bien que cette situation se présenterait un jour. -Il regrettait d’abandonner sa maison mais il était prêt pour une cavale. -Le plein était fait. -Les plaques n’étaient pas à son nom, et il en avait d’autres. -Trois secondes pour changer une plaque minéralogique ! -Il avait un flingue dans la boîte à gants. -Tout ça l’excitait plutôt. +Il entendait au-dehors une sirène de police. +Une voiture s’arrêtait devant chez lui. +Comment diable l’avaient-ils retrouvé ? +Il se félicita d’avoir anticipé ce genre d’ennuis, tout de même. +Il savait bien que cette situation se présenterait un jour. +Il regrettait d’abandonner sa maison mais il était prêt pour une cavale. +Le plein était fait. +Les plaques n’étaient pas à son nom, et il en avait d’autres. +Trois secondes pour changer une plaque minéralogique ! +Il avait un flingue dans la boîte à gants. +Tout ça l’excitait plutôt. Enfin, il vivait comme un vrai gangster ! -La voiture démarra au quart de tour. +La voiture démarra au quart de tour. Il attrapa son pistolet et descendit de voiture en jurant. -Jamais ce coin du lotissement n’avait rassemblé autant de monde. -Après tout, Weber était ingénieur, résoudre des problèmes, c’était son boulot. +Jamais ce coin du lotissement n’avait rassemblé autant de monde. +Après tout, Weber était ingénieur, résoudre des problèmes, c’était son boulot. Je vais prendre un otage, se dit-il, pour couvrir ma fuite. Les vieux vont m’encombrer. La fouineuse d’en face est trop loin. Vous venez avec moi, je vous embarque. Et si quelqu’un essaie de nous suivre, je la tue, glapit-il. -Il avait conscience que sa voix ne sonnait pas très juste. -Maxime dirait plus tard que c’était celle de Jugnot dans le Père Noël. -Je vous préviens, dit Emmanuelle, je risque de tomber dans les vapes. -Je suis diabétique et j’ai pas eu ma dose. -Voilà pourquoi l’humanité dépérit ! -Il aperçut Denis qui déboulait, l’arme de Requin à la main. -Il pivota derrière Emmanuelle. -Lâche ton flingue ou je la descends ! -Denis était bon tireur. -Pousse-le avec ton pied, hurla Weber qui avait toujours rêvé de dire ça. -Qui a les clés de la Mini ? demanda Weber. -Lui, répondit Lucien en désignant Maxime sans le regarder. +Il avait conscience que sa voix ne sonnait pas très juste. +Maxime dirait plus tard que c’était celle de Jugnot dans le Père Noël. +Je vous préviens, dit Emmanuelle, je risque de tomber dans les vapes. +Je suis diabétique et j’ai pas eu ma dose. +Voilà pourquoi l’humanité dépérit ! +Il aperçut Denis qui déboulait, l’arme de Requin à la main. +Il pivota derrière Emmanuelle. +Lâche ton flingue ou je la descends ! +Denis était bon tireur. +Pousse-le avec ton pied, hurla Weber qui avait toujours rêvé de dire ça. +Qui a les clés de la Mini ? demanda Weber. +Lui, répondit Lucien en désignant Maxime sans le regarder. Personne d’autre ne pouvait les avoir. Maxime sortit d’une sorte de torpeur qui l’avait pris. -Il eut peur de caler, ce qui l’aurait ridiculisé, en tant que méchant. -Un car de police déboulait, les renforts arrivaient après la bataille. -L’air était rouge sang, l’atmosphère dramatique, ça avait une de ces gueules ! -Les cours de pilotage qu’il avait pris servaient enfin à quelque chose. -Il prit conscience d’un mouvement à sa droite et jeta un œil. -Emmanuelle fouillait dans son sac à main. +Il eut peur de caler, ce qui l’aurait ridiculisé, en tant que méchant. +Un car de police déboulait, les renforts arrivaient après la bataille. +L’air était rouge sang, l’atmosphère dramatique, ça avait une de ces gueules ! +Les cours de pilotage qu’il avait pris servaient enfin à quelque chose. +Il prit conscience d’un mouvement à sa droite et jeta un œil. +Emmanuelle fouillait dans son sac à main. Bon sang, se dit-il, elle a un flingue. -Il amorça un mouvement, en pleine panique, pour attraper le sien, et le lâcha. -Impossible de le récupérer. -Il suait à grosses gouttes dans son costume anglais. +Il amorça un mouvement, en pleine panique, pour attraper le sien, et le lâcha. +Impossible de le récupérer. +Il suait à grosses gouttes dans son costume anglais. Elle sortit son stylo-injecteur et l’arma. -L’injection fut quasi instantanée. +L’injection fut quasi instantanée. Elle appuya tant qu’elle put. -Il hurla, essaya d’écarter de lui l’objet menaçant. -La Mini se mit à faire des embardées. -Il se rangea en catastrophe sur le bas-côté et écrasa la pédale de frein. -Emmanuelle ouvrit la portière, descendit et sauta le fossé. -Elle ne pensait qu’à mettre de la distance entre ce tueur et elle. +Il hurla, essaya d’écarter de lui l’objet menaçant. +La Mini se mit à faire des embardées. +Il se rangea en catastrophe sur le bas-côté et écrasa la pédale de frein. +Emmanuelle ouvrit la portière, descendit et sauta le fossé. +Elle ne pensait qu’à mettre de la distance entre ce tueur et elle. Elle entendait ses cris la poursuivre. C’est bien de l’insuline au moins ? -Ça fait quoi, l’insuline ? -Il était en pleine panique. -Il était un chouïa hypocondriaque, Weber. -D’ailleurs, son estomac était en train de lui remonter à la gorge. -Ses cheveux étaient trempés. -Son costard était à tordre. -Mais la route était déserte. +Ça fait quoi, l’insuline ? +Il était en pleine panique. +Il était un chouïa hypocondriaque, Weber. +D’ailleurs, son estomac était en train de lui remonter à la gorge. +Ses cheveux étaient trempés. +Son costard était à tordre. +Mais la route était déserte. Reprends-toi, mon vieux, s’exhorta-t-il. Il faut que tu te reprennes. -Il se força à respirer de grandes goulées d’air. +Il se força à respirer de grandes goulées d’air. Il faut que je mange. -L’insuline ça bouffe le sucre. +L’insuline ça bouffe le sucre. Il fouilla ses poches mais ne trouva rien. -Ça tachait les costumes. -Il se dit qu’il faudrait se souvenir de ça pour la prochaine fois. +Ça tachait les costumes. +Il se dit qu’il faudrait se souvenir de ça pour la prochaine fois. Je suis en train de tourner dingue. -Il fouilla les vide-poches de la Mini sans rien trouver, pas même une miette. -Mais le gardien de la Chaussette les avait trouvées à son goût. -Weber sortit de la voiture, avec difficulté, et tituba jusqu’au champ. -Celui-ci devait être destiné au bétail. -Il le trouva franchement dégueulasse. -À coup sûr il était farci de pesticides. +Il fouilla les vide-poches de la Mini sans rien trouver, pas même une miette. +Mais le gardien de la Chaussette les avait trouvées à son goût. +Weber sortit de la voiture, avec difficulté, et tituba jusqu’au champ. +Celui-ci devait être destiné au bétail. +Il le trouva franchement dégueulasse. +À coup sûr il était farci de pesticides. Il faisait de grands slurps. -Ça n’était pas de cette façon qu’il avait imaginé sa cavale. -Momo était installé dans un canapé qui n’était pas le sien. -Il cherchait à savoir s’il avait sciemment conduit les flics chez Weber. -Il avait servi de chauffeur aux fouille-merde qui enquêtaient sur la Chaussette. -Il leur avait livré Weber sur un plateau, faute de précautions. -Il trouvait que le détail avait son importance. -En tout cas il avait eu un sentiment de défiance immédiat. -Et il était arrivé en retard le premier jour ! -Au lieu de ça, Momo l’avait gardé. +Ça n’était pas de cette façon qu’il avait imaginé sa cavale. +Momo était installé dans un canapé qui n’était pas le sien. +Il cherchait à savoir s’il avait sciemment conduit les flics chez Weber. +Il avait servi de chauffeur aux fouille-merde qui enquêtaient sur la Chaussette. +Il leur avait livré Weber sur un plateau, faute de précautions. +Il trouvait que le détail avait son importance. +En tout cas il avait eu un sentiment de défiance immédiat. +Et il était arrivé en retard le premier jour ! +Au lieu de ça, Momo l’avait gardé. Des mecs capables de tenir un volant, Momo en connaissait un paquet. Il aurait pu embaucher l’une de ses relations. -Même un type sans casier, en cherchant un peu. -Mais Weber tenait à ce que le chauffeur ne soit pas dans la confidence. +Même un type sans casier, en cherchant un peu. +Mais Weber tenait à ce que le chauffeur ne soit pas dans la confidence. C’est la meilleure option. Il ne sera pas nerveux si on fouille sa semi. -On se fait prendre ou on se fait licencier au neuf millimètres. -Il se demandait comment Weber s’en était tiré. -Certes, il avait avec lui deux porte-flingues expérimentés. -Pourtant, il ne les écoutait guère. -Momo ne croyait pas aux coïncidences. -La seule solution consistait, une fois encore, à réduire au silence les témoins. -La fille était sans doute une proche du Jurassien, gambergea Momo. -Elle n’avait pas l’air d’être de mèche avec le grand costaud. -Et la mort d’un poulet, pour le coup, ça remue de la mouise. -Sans compter qu’en général ils disent où ils vont. -Dans ce cas-là il aurait sûrement une dent contre Momo. -Pour se planquer, Momo utilisait les ressources de sa cité. -En fait c’était le logement de ses vieux, mais ils étaient au bled. -C’était un geste qu’il faisait presque machinalement. -En fait, il considérait le fourgon comme sa propre voiture. -Satisfait, Momo était remonté au volant et avait repris la route. -Il avait ouvert le coffre-fort et partagé équitablement le liquide qui s’y trouvait. -Il leur avait dit de démonter les bécanes qui étaient mobiles. +On se fait prendre ou on se fait licencier au neuf millimètres. +Il se demandait comment Weber s’en était tiré. +Certes, il avait avec lui deux porte-flingues expérimentés. +Pourtant, il ne les écoutait guère. +Momo ne croyait pas aux coïncidences. +La seule solution consistait, une fois encore, à réduire au silence les témoins. +La fille était sans doute une proche du Jurassien, gambergea Momo. +Elle n’avait pas l’air d’être de mèche avec le grand costaud. +Et la mort d’un poulet, pour le coup, ça remue de la mouise. +Sans compter qu’en général ils disent où ils vont. +Dans ce cas-là il aurait sûrement une dent contre Momo. +Pour se planquer, Momo utilisait les ressources de sa cité. +En fait c’était le logement de ses vieux, mais ils étaient au bled. +C’était un geste qu’il faisait presque machinalement. +En fait, il considérait le fourgon comme sa propre voiture. +Satisfait, Momo était remonté au volant et avait repris la route. +Il avait ouvert le coffre-fort et partagé équitablement le liquide qui s’y trouvait. +Il leur avait dit de démonter les bécanes qui étaient mobiles. De se faire oublier. -Il avait changé les plaques de sa camionnette. -Puis il avait rejoint sa cité et organisé sa planque. -Ça ne le tracassait pas plus que ça. -Il était bon logisticien et pouvait retrouver à bosser rapidement. -Mais toujours dans l’illégalité, pas le choix. -Il n’avait pas le moindre petit bout de curriculum vitæ « propre » à présenter. -Il trouvait ça injuste. -Pas de sécu, pas de retraite, la prison en point de mire. +Il avait changé les plaques de sa camionnette. +Puis il avait rejoint sa cité et organisé sa planque. +Ça ne le tracassait pas plus que ça. +Il était bon logisticien et pouvait retrouver à bosser rapidement. +Mais toujours dans l’illégalité, pas le choix. +Il n’avait pas le moindre petit bout de curriculum vitæ « propre » à présenter. +Il trouvait ça injuste. +Pas de sécu, pas de retraite, la prison en point de mire. Une belle connerie, oui ! -Elle avait oublié le reste de la chanson. -On s’est aimés dans les maïs T’en souviens-tu, mon Anaïs ? -Le ciel était couleur de pomme Et on mâchait le même chewing-gum ! +Elle avait oublié le reste de la chanson. +On s’est aimés dans les maïs T’en souviens-tu, mon Anaïs ? +Le ciel était couleur de pomme Et on mâchait le même chewing-gum ! C’est pas le moment de tomber dans les vapes, ma fille. Ou alors le dingue au flingue. -Ça ou le dingue au flingue. +Ça ou le dingue au flingue. L’aventure ne la grisait plus, Emmanuelle. -Elle était terrifiée, carrément. -Elle était incapable de le situer. -En même temps il avait un regard mauvais, calculateur, qu’elle avait détesté immédiatement. -Sa pauvre tête était le siège d’une sarabande infernale. -Elle essayait d’écouter la nuit, mais elle n’entendait rien, rien. -Qu’était-il donc en train de faire ? (Et on mâchait le même chewing-gum !). -Weber remonta en voiture et relança le moteur. -Il s’efforça de focaliser son esprit sur la conduite, mais c’était difficile. -Les côtés de la route sont-ils bien deux droites parallèles ? se demandait-il. -Comment puis-je le démontrer ? -Il trouva l’entrée d’une ville et s’arrêta docilement à un stop. -La bande blanche est sécante des cotés de la route. +Elle était terrifiée, carrément. +Elle était incapable de le situer. +En même temps il avait un regard mauvais, calculateur, qu’elle avait détesté immédiatement. +Sa pauvre tête était le siège d’une sarabande infernale. +Elle essayait d’écouter la nuit, mais elle n’entendait rien, rien. +Qu’était-il donc en train de faire ? (Et on mâchait le même chewing-gum !). +Weber remonta en voiture et relança le moteur. +Il s’efforça de focaliser son esprit sur la conduite, mais c’était difficile. +Les côtés de la route sont-ils bien deux droites parallèles ? se demandait-il. +Comment puis-je le démontrer ? +Il trouva l’entrée d’une ville et s’arrêta docilement à un stop. +La bande blanche est sécante des cotés de la route. Forme-t-elle un angle droit avec eux ? -Il resta là, assis au volant, quelques minutes qui lui semblèrent épouvantablement longues. -Un coup de klaxon l’arracha à sa torpeur. -Il aperçut des rails de chemin de fer et se dirigea dans cette direction. +Il resta là, assis au volant, quelques minutes qui lui semblèrent épouvantablement longues. +Un coup de klaxon l’arracha à sa torpeur. +Il aperçut des rails de chemin de fer et se dirigea dans cette direction. La rue les longeait. -Il était ébahi par ces deux droites parallèles qui semblaient se prolonger infiniment. +Il était ébahi par ces deux droites parallèles qui semblaient se prolonger infiniment. Il ne s’agissait pas d’une gare, mais d’une simple halte secondaire. -Pas de tourniquets de contrôle d’accès. -Le guichet ne devait être ouvert qu’aux heures de pointe. -Weber gara soigneusement la Mini (parallèlement au trottoir, disait son esprit surchauffé). -Le train s’arrêta dans un chuintement et Weber monta dans la seconde voiture. -Il était quasiment seul dans son wagon. -Après une demi-heure de voyage sans incident, le train gagna la Gare du Nord. +Pas de tourniquets de contrôle d’accès. +Le guichet ne devait être ouvert qu’aux heures de pointe. +Weber gara soigneusement la Mini (parallèlement au trottoir, disait son esprit surchauffé). +Le train s’arrêta dans un chuintement et Weber monta dans la seconde voiture. +Il était quasiment seul dans son wagon. +Après une demi-heure de voyage sans incident, le train gagna la Gare du Nord. Il descendit et suivit les gens. Enfin, il n’y avait pas l’ombre d’un flic. -La Gare du Nord, ça n’est jamais vide. -Troisième gare au monde, lui souffla sa mémoire. -Mais il compta pas moins de dix caméras. +La Gare du Nord, ça n’est jamais vide. +Troisième gare au monde, lui souffla sa mémoire. +Mais il compta pas moins de dix caméras. Il choisit de les ignorer. -Mon signalement n’est pas encore diffusé. +Mon signalement n’est pas encore diffusé. Au bout, Weber fut repris par la panique. -Une zone de contrôle bloquait le passage. -Et cette grille était entrouverte ! -Il se demanda si cette voie ne restait pas perpétuellement ouverte. -Quelle négligence, se dit-il. -Combien pouvait bien coûter la conception de ces incroyables portillons électroniques ? +Une zone de contrôle bloquait le passage. +Et cette grille était entrouverte ! +Il se demanda si cette voie ne restait pas perpétuellement ouverte. +Quelle négligence, se dit-il. +Combien pouvait bien coûter la conception de ces incroyables portillons électroniques ? Les touristes ne seraient-ils pas ravis de voyager sans contrainte ? Les gens laisseraient-ils plus facilement leur voiture au garage ? -L’idée le titillait depuis qu’il avait visité Compiègne. -Il avait été bluffé par le système de bus gratuits. +L’idée le titillait depuis qu’il avait visité Compiègne. +Il avait été bluffé par le système de bus gratuits. Il n’osa pas gagner le quai pour y attendre une rame. -Principe de la cavale : jamais immobile tant qu’on est à découvert ! +Principe de la cavale : jamais immobile tant qu’on est à découvert ! La faim revint le tracasser. -Il réalisa qu’il était encore vasouillard. +Il réalisa qu’il était encore vasouillard. Il eut un frisson. Pourquoi ne pas coudre quelques billets dans la doublure du veston ? -Cela impliquait de les retirer avant de donner le vêtement au pressing. +Cela impliquait de les retirer avant de donner le vêtement au pressing. Recycler le coup du velcro ? Il passa devant une boutique qui vendait des chiches-kebabs. L’odeur le fit saliver. -Dieu sait pourtant qu’il détestait ça ! +Dieu sait pourtant qu’il détestait ça ! Cela lui semblait aujourd’hui le paradis sur Terre. Il lui restait, au moins, un but, une destination. -Il tapa le code d’accès d’un immeuble et s’y engouffra. -Il monta au troisième étage et ouvrit le placard Électricité de France. -Ayant trouvé, il déverrouilla fébrilement la porte numérotée trente et un. -Le mobilier passe-partout et moderne provenait d’un grand magasin suédois. -Il s’était constitué des provisions de bouche et une garde-robe de secours. -Il se garait au diable et venait à pied avec des ruses de Sioux. -Weber alluma toutes les lumières qu’il trouva. +Il tapa le code d’accès d’un immeuble et s’y engouffra. +Il monta au troisième étage et ouvrit le placard Électricité de France. +Ayant trouvé, il déverrouilla fébrilement la porte numérotée trente et un. +Le mobilier passe-partout et moderne provenait d’un grand magasin suédois. +Il s’était constitué des provisions de bouche et une garde-robe de secours. +Il se garait au diable et venait à pied avec des ruses de Sioux. +Weber alluma toutes les lumières qu’il trouva. Lui, toujours si soigneux, les laissa en vrac sur le sol. Il s’en rendit compte et se sentit ridicule. -Il avait négligé l’impact sur son moral de ces provisions peu raffinées. +Il avait négligé l’impact sur son moral de ces provisions peu raffinées. Il se promit de trouver des mets plus fins. -Demain, il reprendrait le cours de ses activités. -Denis s’était fait drôlement ramoner par son boss. -Il était passé au bureau très tôt, justement pour ne pas le rencontrer. -Pas un lève-tôt, d’habitude, le patron. -Tout y était passé. -Son opération en solo. -Le fait d’y avoir mêlé des civils. -D’avoir laissé l’un des malfrats se tirer avec une otage. -Ses manières de cow-boy. -Et pour quel résultat ? -Cela ne me va pas, avait tonitrué son supérieur. -C’était sa phrase. -En séparant bien les syllabes. +Demain, il reprendrait le cours de ses activités. +Denis s’était fait drôlement ramoner par son boss. +Il était passé au bureau très tôt, justement pour ne pas le rencontrer. +Pas un lève-tôt, d’habitude, le patron. +Tout y était passé. +Son opération en solo. +Le fait d’y avoir mêlé des civils. +D’avoir laissé l’un des malfrats se tirer avec une otage. +Ses manières de cow-boy. +Et pour quel résultat ? +Cela ne me va pas, avait tonitrué son supérieur. +C’était sa phrase. +En séparant bien les syllabes. Denis ruminait en arrivant chez Lydie. Elle est pleine d’empreintes, ta caisse ! -Le méchant l’a conduite ! -Denis avait reporté sa mauvaise humeur sur eux. +Le méchant l’a conduite ! +Denis avait reporté sa mauvaise humeur sur eux. Les mecs, c’est pas le jour pour m’emmerder. -Ses empreintes, vous en avez une maison entière. -Pour une fois, des indices, il vous en tombe à profusion. -Ah, y’a de quoi analyser, là ! -Son acide désoxyribonucléique sur sa brosse à dents, sa brosse à cheveux. +Ses empreintes, vous en avez une maison entière. +Pour une fois, des indices, il vous en tombe à profusion. +Ah, y’a de quoi analyser, là ! +Son acide désoxyribonucléique sur sa brosse à dents, sa brosse à cheveux. De la barbe dans son rasoir. -Des fibres plein son placard, au moins cent mètres carrés de moquette. -Des acariens dans la tuyauterie de la ventilation mécanique contrôlée. -Des fluides dégueulasses dans son paddock, et sans doute sous la cuvette des ouatères. +Des fibres plein son placard, au moins cent mètres carrés de moquette. +Des acariens dans la tuyauterie de la ventilation mécanique contrôlée. +Des fluides dégueulasses dans son paddock, et sans doute sous la cuvette des ouatères. De la bave sur son oreiller. -Des trucs à vomir dans le filtre de son lave-vaisselle. +Des trucs à vomir dans le filtre de son lave-vaisselle. Des rognures d’ongles dans la poubelle. -Peut-être même un peu de morve sur un kleenex. +Peut-être même un peu de morve sur un kleenex. Des restes de repas dans le frigo. De la merde de clebs sous les semelles de ses godasses. On doit la leur sortir dix fois par jour, cette vanne, se dit-il. Il gambergea pendant tout le trajet jusque chez Lydie. -Du coup il se fit surprendre comme un débutant. -Lydie l’interpella, le sourire aux lèvres. -Elle n’avait pas gardé de séquelles de leur aventures de la veille. -Denis s’informa de la santé de Lydie. -Mais il avait grignoté un sandwich en conduisant. -Elle s’excusa de ne pas avoir de café. -Dites-moi, commença Denis, je pense que vous pouvez m’aider. +Du coup il se fit surprendre comme un débutant. +Lydie l’interpella, le sourire aux lèvres. +Elle n’avait pas gardé de séquelles de leur aventures de la veille. +Denis s’informa de la santé de Lydie. +Mais il avait grignoté un sandwich en conduisant. +Elle s’excusa de ne pas avoir de café. +Dites-moi, commença Denis, je pense que vous pouvez m’aider. Mais ensuite nous nous sommes battus, et je l’ai perdue. -Peut-être que si nous en reparlons, elle reviendra. +Peut-être que si nous en reparlons, elle reviendra. Son pronostic n’est pas fameux. -Leur boss est dans la nature et la Chaussette a été désertée, bien entendu. +Leur boss est dans la nature et la Chaussette a été désertée, bien entendu. Il ne fait pas vraiment partie de la bande. Oui, il y a eu un cumul d’indices, un faisceau de preuves. -Qu’est-ce qu’il nous a raconté ? +Qu’est-ce qu’il nous a raconté ? Il retrouvait la sensation de la veille, la certitude de savoir. Il sentait que ce brainstorming allait aboutir. -Il a utilisé des termes qui venaient tous du même monde. -Du même métier ! s’écria Lydie. -Il a parlé de raboteuse, de scie circulaire, de sciure. -Il a parlé menuiserie ! -Il avait crié le mot. -Et le Jurassien était menuisier de métier ! +Il a utilisé des termes qui venaient tous du même monde. +Du même métier ! s’écria Lydie. +Il a parlé de raboteuse, de scie circulaire, de sciure. +Il a parlé menuiserie ! +Il avait crié le mot. +Et le Jurassien était menuisier de métier ! Ils parlaient de plus en plus vite. -J’y suis allée. -Elle se rejeta en arrière dans sa chaise et s’y abandonna. +J’y suis allée. +Elle se rejeta en arrière dans sa chaise et s’y abandonna. Ils reprirent leur souffle sans parler, contents d’eux. Aucun ne brisa le silence avant plusieurs minutes. En tout cas pas tout de suite. @@ -1202,746 +1212,753 @@ Denis se leva brusquement. Il faut que j’aille voir cette menuiserie ! Emmenez-moi, le supplia Lydie. Mais j’y suis, dans l’affaire ! -C’est à deux pas d’ici ! -Ce sera probablement vide, insista-t-elle pour emporter la décision. -Elle se serait traînée à ses pieds s’il l’avait fallu. -Allez, venez, céda-t-il, maudissant sa faiblesse. -Weber avait passé une drôle de nuit. -Il avait revécu sa fuite en rêves et s’était réveillé plusieurs fois. -Il avait mal au crâne. -Il avait beaucoup transpiré aussi. -Italien affectait, bien entendu, de mépriser le café filtre. +C’est à deux pas d’ici ! +Ce sera probablement vide, insista-t-elle pour emporter la décision. +Elle se serait traînée à ses pieds s’il l’avait fallu. +Allez, venez, céda-t-il, maudissant sa faiblesse. +Weber avait passé une drôle de nuit. +Il avait revécu sa fuite en rêves et s’était réveillé plusieurs fois. +Il avait mal au crâne. +Il avait beaucoup transpiré aussi. +Italien affectait, bien entendu, de mépriser le café filtre. Son orgueil en prit un coup. Il se demanda ensuite ce qu’il allait faire. -Il estimait être plutôt bien planqué, là où il était. -Il pouvait donc, en théorie, travailler à sa prochaine affaire. +Il estimait être plutôt bien planqué, là où il était. +Il pouvait donc, en théorie, travailler à sa prochaine affaire. Il savait cependant qu’il ne serait pas tellement productif. Il n’avait pas fait le deuil de la Chaussette. -Il savait bien que l’entrepôt, sa maison, son réseau, étaient perdus. -C’était la première fois qu’il se trouvait « démantelé ». -À commencer par son divorce. -Et quand il était entré dans la clandestinité, comme il disait. -Comme s’il avait fait de la résistance. -Sa belle machinerie avait été déjouée par quelques fouille-merde. -Sa Mercedes avait été bloquée par une saloperie de gadget anglais. -Il s’était habitué à avoir ses deux sbires à demeure, Weber. -Cela lui conférait un certain standing. +Il savait bien que l’entrepôt, sa maison, son réseau, étaient perdus. +C’était la première fois qu’il se trouvait « démantelé ». +À commencer par son divorce. +Et quand il était entré dans la clandestinité, comme il disait. +Comme s’il avait fait de la résistance. +Sa belle machinerie avait été déjouée par quelques fouille-merde. +Sa Mercedes avait été bloquée par une saloperie de gadget anglais. +Il s’était habitué à avoir ses deux sbires à demeure, Weber. +Cela lui conférait un certain standing. Il s’agissait de son second couple d’hommes de main. -Les premiers étaient d’authentiques sicarios colombiens. -C’est tout ce que son voyage lui avait rapporté. -Pas moyen d’exporter les méthodes sud-américaines en France ni en Europe. +Les premiers étaient d’authentiques sicarios colombiens. +C’est tout ce que son voyage lui avait rapporté. +Pas moyen d’exporter les méthodes sud-américaines en France ni en Europe. Les pistes clandestines dans la jungle, des clous. -La corruption à grande échelle, inabordable. -Ses Colombiens, Weber ne les avait pas appréciés. +La corruption à grande échelle, inabordable. +Ses Colombiens, Weber ne les avait pas appréciés. Weber en avait une trouille bleue. -Leurs simagrées religieuses l’énervaient au plus haut point. +Leurs simagrées religieuses l’énervaient au plus haut point. Partager la maison avec eux lui fut un cauchemar. -Tiens, en parlant de Momo, il se demanda s’il s’en était sorti. -Cela ne voulait rien dire, cet imbécile avait peut-être oublié son mot de passe. +Tiens, en parlant de Momo, il se demanda s’il s’en était sorti. +Cela ne voulait rien dire, cet imbécile avait peut-être oublié son mot de passe. Il laissa un mot laconique qui ne donnait aucun indice : — Salut, comment va ? Moi, je suis au sec. -Puis il alla se servir un verre et recommença à s’emmerder. -Il était connu comme le loup blanc, dans le Milieu, Viktor. -Weber lança la composition du numéro et coiffa son casque. +Puis il alla se servir un verre et recommença à s’emmerder. +Il était connu comme le loup blanc, dans le Milieu, Viktor. +Weber lança la composition du numéro et coiffa son casque. Il n’y eut qu’une sonnerie. -L’accent yougo, la voix, ces deux syllabes suffisaient pour reconnaître Viktor. +L’accent yougo, la voix, ces deux syllabes suffisaient pour reconnaître Viktor. Salut, c’est Weber. Tu n’as pas eu des ennuis avec les flics, toi ? -Viktor, manifestement, était mieux informé que la presse. -C’est pour ça que je t’appelle. +Viktor, manifestement, était mieux informé que la presse. +C’est pour ça que je t’appelle. Il me semble que tu as un local vide. Tu m’appelles de ta planque ? -Ne t’inquiète pas, ma ligne est sécurisée. -Pas la mienne, imbécile ! +Ne t’inquiète pas, ma ligne est sécurisée. +Pas la mienne, imbécile ! Weber sentit la moutarde lui monter au nez. -Non mais, pour qui se prend-il, ce rastaquouère ? -Tous, ils me détestent, ces boutiquiers de la nuit, ces rentiers de la came. +Non mais, pour qui se prend-il, ce rastaquouère ? +Tous, ils me détestent, ces boutiquiers de la nuit, ces rentiers de la came. Je ne sais pas ce qui me retient... -Les lieux étaient vides, et on sentait que c’était du définitif. -Une association d’idées se fit dans son esprit. +Les lieux étaient vides, et on sentait que c’était du définitif. +Une association d’idées se fit dans son esprit. Il se tourna vers Lydie. -Est-ce que ça vous ennuierait de repasser chez Weber avec moi ? -J’aimerais bien parler à sa voisine, vous savez, la dame d’en face. -Je suis plus solide que ça, vous savez. -Ils remontèrent en voiture et firent le chemin en silence. -Quand ils tournèrent dans la rue de Weber, ils eurent un hoquet de surprise. -Puis Lydie éclata d’un joli rire franc. +Est-ce que ça vous ennuierait de repasser chez Weber avec moi ? +J’aimerais bien parler à sa voisine, vous savez, la dame d’en face. +Vous avez peur que je fasse une crise de nerfs si je retourne là-bas ? +Je suis plus solide que ça, vous savez. +Ils remontèrent en voiture et firent le chemin en silence. +Quand ils tournèrent dans la rue de Weber, ils eurent un hoquet de surprise. +Puis Lydie éclata d’un joli rire franc. Les grands esprits se rencontrent ! -Un taxi était garé devant chez la voisine de Weber. +Un taxi était garé devant chez la voisine de Weber. Il avait manifestement fait des efforts de toilette. -Il était rasé de près, mais ça n’était pas exceptionnel. -Pour les gens de sa génération, et notamment les femmes, les barbus « faisaient sale ». -Il ne faisait pas vieux beau, ni endimanché, il était simplement élégant. -Il n’eut pas le temps de la poser, son père le devança. +Il était rasé de près, mais ça n’était pas exceptionnel. +Pour les gens de sa génération, et notamment les femmes, les barbus « faisaient sale ». +Il ne faisait pas vieux beau, ni endimanché, il était simplement élégant. +Il n’eut pas le temps de la poser, son père le devança. Ben, qu’est-ce que tu branles encore ici ? C’est ce que j’allais te demander, figure-toi. -On est loin de la Pinède. -Ah, mais ça n’a rien à voir avec l’enquête. -On lui a passé un coup de fil. +On est loin de la Pinède. +Ah, mais ça n’a rien à voir avec l’enquête. +On lui a passé un coup de fil. Il a fallu que vous alliez encore emmerder Emmanuelle ? -Un sacré petit bout de femme. -Sans compter que le tacot a dû vous coûter bonbon, depuis les Yvelines. -Si Lucien avait fait des efforts d’élégance, Maxime était carrément saboulé Mylord. +Un sacré petit bout de femme. +Tous ces efforts pour m’aider, vraiment, ça me touche, dit-il, un peu aigre. +Sans compter que le tacot a dû vous coûter bonbon, depuis les Yvelines. +Si Lucien avait fait des efforts d’élégance, Maxime était carrément saboulé Mylord. Viviane, ex-concierge, n’avait pas froid aux yeux. -Elle s’en amusait mais ne savait finalement pas trop comment réagir. -Minauder comme une oie blanche, à son âge, lui semblait incongru. -Se montrer trop gênée risquait de mettre ses interlocuteurs mal à l’aise. -Avoir l’air indifférente serait pire que tout. +Elle s’en amusait mais ne savait finalement pas trop comment réagir. +Minauder comme une oie blanche, à son âge, lui semblait incongru. +Se montrer trop gênée risquait de mettre ses interlocuteurs mal à l’aise. +Avoir l’air indifférente serait pire que tout. Elle se savait spirituelle. -Les deux hommes s’approchèrent pour la saluer, ainsi que Lydie. -Nous avons rarement l’occasion de faire des efforts d’élégance. -C’est à ce moment que Denis revint, la mine défaite. -Il faut que je me sauve, annonça-t-il. +Les deux hommes s’approchèrent pour la saluer, ainsi que Lydie. +Nous avons rarement l’occasion de faire des efforts d’élégance. +C’est à ce moment que Denis revint, la mine défaite. +Il faut que je me sauve, annonça-t-il. Quel bilan ? questionna Lucien. L’annonce jeta un froid. -L’horreur s’était incrustée dans la conversation. +L’horreur s’était incrustée dans la conversation. Denis se tourna vers Lydie et brisa le silence. -Je vous ramène avant d’y aller ? +Je vous ramène avant d’y aller ? Inutile, mademoiselle va rester manger. Mais elle est venue avec moi. -Elle n’a pas de véhicule. -On la raccompagnera avec notre bahut, renchérit Lucien. -Ça m’ennuie de... commença Lydie sans trop y croire. +Elle n’a pas de véhicule. +On la raccompagnera avec notre bahut, renchérit Lucien. +Ça m’ennuie de... commença Lydie sans trop y croire. Les deux autres vieux firent grise mine. La concentration lui faisait un pli au front. -J’ai quand même des bases, notez : j’ai créché avec un louchébem. -Ah ! s’exclama Viviane, le louchébem, ça c’était fort. -Il l’avait appris à la mère, on pigeait plus rien. -Vous croyez que ça se parle encore ? -Mon ’ieux, le môme, un cador pour faire les sandouiches. +J’ai quand même des bases, notez : j’ai créché avec un louchébem. +Ah ! s’exclama Viviane, le louchébem, ça c’était fort. +Il l’avait appris à la mère, on pigeait plus rien. +Vous croyez que ça se parle encore ? +Mon ’ieux, le môme, un cador pour faire les sandouiches. Tu me donnes faim, geignit Lucien. -Denis les laissa à leur conversation et remonta en voiture sans plus les déranger. -Décidément, aujourd’hui, il détestait son boulot. -Largonji : jargon... en louchébem, justement ! +Eh bien, venez donc par là, on va lancer l’apéro, les poussa Viviane. +Denis les laissa à leur conversation et remonta en voiture sans plus les déranger. +Décidément, aujourd’hui, il détestait son boulot. +Largonji : jargon... en louchébem, justement ! Momo avait mal aux pouces. Il tombait des hallebardes. -Un orage à tout casser. -C’est pour cette raison qu’il avait osé mettre le nez dehors. +Un orage à tout casser. +C’est pour cette raison qu’il avait osé mettre le nez dehors. Les poulets n’allaient certainement pas se pointer avec un temps pareil. Il avait besoin d’une pause. -Puis il s’était vite emmerdé. -Piratés ? avait-il naïvement demandé. -Non, avait répondu le môme en haussant les épaules. -Mon frère et ses potes en ont tiré un camion plein. +Puis il s’était vite emmerdé. +Piratés ? avait-il naïvement demandé. +Non, avait répondu le môme en haussant les épaules. +Mon frère et ses potes en ont tiré un camion plein. Ils avaient fait quelques parties. -Son adversaire était autrement plus doué que Momo. -Ça lui avait coûté une incisive. -Puis il était resté à travailler avec lui. -Tu es sûr que c’est bien prudent d’être dehors ? -Par ce temps-là ? +Son adversaire était autrement plus doué que Momo. +Ça lui avait coûté une incisive. +Puis il était resté à travailler avec lui. +Tu es sûr que c’est bien prudent d’être dehors ? +Par ce temps-là ? Tu sais bien que les flics ont peur de l’eau. -Tu pourrais t’arrêter dire bonjour, fils de pute ! -Ta mère ! lui répondit l’autre sur le même ton. -Tu crois pas que je vais prendre la flotte pour un pédé comme toi. +Tu pourrais t’arrêter dire bonjour, fils de pute ! +Ta mère ! lui répondit l’autre sur le même ton. +Tu crois pas que je vais prendre la flotte pour un pédé comme toi. Ta sœur fait des pipes ! -Ici, tu serais à l’abri, fils de chienne. +Ici, tu serais à l’abri, fils de chienne. Va te faire foutre, alors ! -L’autre ne s’était même pas arrêté. -Je croyais que t’avais fait Philo, que tu préparais le Capes ? +L’autre ne s’était même pas arrêté. +Je croyais que t’avais fait Philo, que tu préparais le Capes ? Tu vas faire un bon prof, avec un langage pareil ! Je pratique couramment deux codes, mon pote, celui d’ici et celui de dehors. -C’est aussi important que le verbe et le complément. -Voilà la philosophie d’un putain d’étudiant nèg’ de la banlieue ! -Bon, t’es bien installé ? -Sa mère elle fait des tajines à pleurer de bonheur. +C’est aussi important que le verbe et le complément. +Voilà la philosophie d’un putain d’étudiant nèg’ de la banlieue ! +Bon, t’es bien installé ? +Sa mère elle fait des tajines à pleurer de bonheur. Je vais prendre du gras. Mais il est gourmand. -À ce train-là, il va me vider ma caisse noire, le petit salopiaud. -La sécurité, ça se paie, mon pote. +À ce train-là, il va me vider ma caisse noire, le petit salopiaud. +La sécurité, ça se paie, mon pote. Et le silence, aussi. -Ouais, t’inquiète, j’ai encore un peu de ressources. +Ouais, t’inquiète, j’ai encore un peu de ressources. J’ai peur de m’emmerder. -Il t’a pas trouvé des occupations, le môme ? -Si, les jeux vidéos. -Mais j’ai déjà mal aux pouces, putain ! -Je dois être au bord de la tendinite, tel que tu me vois. -Je manque d’entraînement. +Il t’a pas trouvé des occupations, le môme ? +Si, les jeux vidéos. +Mais j’ai déjà mal aux pouces, putain ! +Je dois être au bord de la tendinite, tel que tu me vois. +Je manque d’entraînement. On peut changer de jeu. Tu veux une pute ? -Pour l’instant ça m’emballe pas. +Pour l’instant ça m’emballe pas. Des nouvelles de ton Weber ? -Tu me diras, j’ai pas regardé. +Tu me diras, j’ai pas regardé. On a un endroit sur Internet pour se laisser des messages. -Je suis pas doué pour ces trucs-là. +Je suis pas doué pour ces trucs-là. Et l’avenir, tu le vois comment ? -Maintenant je suis cramé, je ne peux plus utiliser mon blase. +Maintenant je suis cramé, je ne peux plus utiliser mon blase. Boah, un patronyme, on en change. -Et puis dans ta profession, ça devait arriver un jour ou l’autre. -Tu prends ça à ton aise, toi, le futur fonctionnaire ! +Et puis dans ta profession, ça devait arriver un jour ou l’autre. +Tu prends ça à ton aise, toi, le futur fonctionnaire ! C’est un vache de changement. -Je suis bon, dans ce taff-là. -Quand t’as été fait marron, t’es obligé de rester voyou. -es tricard de partout. +Je suis bon, dans ce taff-là. +Quand t’as été fait marron, t’es obligé de rester voyou. +T’es tricard de partout. Qu’on me parle pas de reconversion. -C’est pour ça que je suis passé. -J’ai peut-être un plan pour toi. +C’est pour ça que je suis passé. +J’ai peut-être un plan pour toi. Si le transport c’est ton truc, tu vas kiffer. Ce serait pour transporter quoi ? Des gueunes, mon pote ! Il va te pleuvoir de la maille comme vache qui pisse ! -Où c’est que tu veux trimbaler des flingues ? -Là où on se fout sur la gueule, évidemment. -La mère patrie, mon frère. -Le berceau de l’Humanité. +Où c’est que tu veux trimbaler des flingues ? +Là où on se fout sur la gueule, évidemment. +La mère patrie, mon frère. +Le berceau de l’Humanité. Avec des mosquitos gros comme des sept cent quarante-sept. -Les raviolis de la veille ne l’avaient pas comblé. -Ces imbéciles ne me cherchent même pas, si ça se trouve. +Les raviolis de la veille ne l’avaient pas comblé. +Ces imbéciles ne me cherchent même pas, si ça se trouve. Moi qui suis si dangereux. -Moi qui empoisonne la jeunesse depuis des années ! -Réflexion faite, il en prit toute une poignée. +Moi qui empoisonne la jeunesse depuis des années ! +Réflexion faite, il en prit toute une poignée. Il ne voulait pas se retrouver sans le sou comme la veille. -Après tout, il lui faudrait peut-être abandonner cette planque. -Imagine qu’elle soit cernée à ton retour. -Des flics partout, des gyrophares, des sirènes, le groupe d'intervention de la Gendarmerie nationale. -Voilà qui aurait de la gueule. -Voilà qui blufferait Viktor. +Après tout, il lui faudrait peut-être abandonner cette planque. +Imagine qu’elle soit cernée à ton retour. +Des flics partout, des gyrophares, des sirènes, le groupe d'intervention de la Gendarmerie nationale. +Voilà qui aurait de la gueule. +Voilà qui blufferait Viktor. Dans sa poche droite, il glissa un Glock dix-sept. -La pluie avait cessé, le paysage se reflétait sur le trottoir mouillé. -Il retrouva l’échoppe qui vendait des kebabs et stoppa. -Il acquiesça à tout. -Bien sûr, puisqu’il avait demandé. +La pluie avait cessé, le paysage se reflétait sur le trottoir mouillé. +Il retrouva l’échoppe qui vendait des kebabs et stoppa. +Il acquiesça à tout. +Bien sûr, puisqu’il avait demandé. Weber tendit maladroitement son billet de cinquante et vit le vendeur tiquer. Tout le monde vaquait sans s’occuper de lui. -Le sandwich était fort en goût, mais Weber le dégusta. -Il parcourut ainsi l’équivalent de deux stations de métro. +Le sandwich était fort en goût, mais Weber le dégusta. +Il parcourut ainsi l’équivalent de deux stations de métro. Il traversa pour rentrer par le trottoir d’en face. -Dans les bureaux, le travail avait repris, les rues s’étaient vidées. +Dans les bureaux, le travail avait repris, les rues s’étaient vidées. Les passants, plus rares, se souviendraient plus facilement de lui. -Passant devant un kiosque, il fut tenté par une nouvelle revue de presse. -Peut-être que les dernières éditions mentionnaient les événements qui avaient eu lieu chez lui. -Tout ça prenait une place folle. -Par temps de pluie, ça devenait infernal. -Weber attrapa Le Figaro, Libération, le Parisien, Détective. +Passant devant un kiosque, il fut tenté par une nouvelle revue de presse. +Peut-être que les dernières éditions mentionnaient les événements qui avaient eu lieu chez lui. +Tout ça prenait une place folle. +Par temps de pluie, ça devenait infernal. +Weber attrapa Le Figaro, Libération, le Parisien, Détective. Il y ajouta Capital et Courrier International. -Le vendeur de journaux regagna sa place derrière son comptoir et commença à compter. -Ah mais c’est qu’il en veut à ma monnaie, grasseya-t-il. -Sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, le gars lui rappelait Momo. -Ils n’avaient pourtant rien à voir. +Le vendeur de journaux regagna sa place derrière son comptoir et commença à compter. +Ah mais c’est qu’il en veut à ma monnaie, grasseya-t-il. +Sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, le gars lui rappelait Momo. +Ils n’avaient pourtant rien à voir. Et cette histoire de monnaie ! Weber ne raisonnait qu’en billets, et pas des petites coupures, encore. -Voilà, trouva-t-il enfin, voilà ce qui rapprochait ces deux-là : c’étaient des gagne-petit. -Tout juste bons à jongler avec du cuivre. -Pour obéir à des chefs qui ressembleraient à ce Français moyen. -Évidemment, le commerçant avait entendu cliqueter les pièces dans l’imper de Weber. +Voilà, trouva-t-il enfin, voilà ce qui rapprochait ces deux-là : c’étaient des gagne-petit. +Tout juste bons à jongler avec du cuivre. +Pour obéir à des chefs qui ressembleraient à ce Français moyen. +Évidemment, le commerçant avait entendu cliqueter les pièces dans l’imper de Weber. Elles ne tintaient pas entre elles, d’ailleurs, elles heurtaient le canon du Glock. -Les traîtresses avaient coulé tout autour de l’arme. -Le kiosquier roulait des yeux en fixant l’imperméable. +Les traîtresses avaient coulé tout autour de l’arme. +Le kiosquier roulait des yeux en fixant l’imperméable. Et l’autre pousserait des cris d’orfraie. -Allons, allons, répétait-il en signe d’encouragement. -On eût dit qu’il voulait hypnotiser son interlocuteur. -Weber montait en température. -Son teint avait viré au rouge brique, il était au bord de l’apoplexie. +Allons, allons, répétait-il en signe d’encouragement. +On eût dit qu’il voulait hypnotiser son interlocuteur. +Weber montait en température. +Son teint avait viré au rouge brique, il était au bord de l’apoplexie. Il plongea sa main droite dans sa poche. -Il disparut à la vue. -Weber récupéra sa pile de revues et son billet de cinquante. -Étonnamment calme, il rangea son arme et regagna la rue d’un pas tranquille. -Il se félicita pour son sang-froid. -Viktor sortait du night-club qui lui appartenait, un vague sourire aux lèvres. -Il avait picolé au-delà du raisonnable et il était un peu schlass. -Il mettait un point d’honneur à faire une apparition chaque nuit. -Les filles lui manifestaient de l’intérêt. +Il disparut à la vue. +Weber récupéra sa pile de revues et son billet de cinquante. +Étonnamment calme, il rangea son arme et regagna la rue d’un pas tranquille. +Il se félicita pour son sang-froid. +Viktor sortait du night-club qui lui appartenait, un vague sourire aux lèvres. +Il avait picolé au-delà du raisonnable et il était un peu schlass. +Il mettait un point d’honneur à faire une apparition chaque nuit. +Les filles lui manifestaient de l’intérêt. Les plus jeunes avaient peur de lui et se tenaient tranquilles. -À part en cabane, quand même. -Donc, « rentrer en boîte ». -Il respira à pleins poumons et s’étira lourdement. -Mais putain, comment il faut te le dire, lança-t-il avec son accent yougo. +À part en cabane, quand même. +Donc, « rentrer en boîte ». +Il respira à pleins poumons et s’étira lourdement. +Mais putain, comment il faut te le dire, lança-t-il avec son accent yougo. Il n’eut pas le temps d’aller plus loin. Weber avait sorti un flingue et lui brandissait sous le nez. -Le garde du corps, qui connaissait l’autre de vue, n’avait pas réagi. +Le garde du corps, qui connaissait l’autre de vue, n’avait pas réagi. Une erreur de casting. -Weber plaça deux pruneaux dans le torse de Viktor sans aucune sommation. -Les clubbers s’égaillèrent en braillant comme des oies. -Il n’avait pas peur de se faire repérer. +Weber plaça deux pruneaux dans le torse de Viktor sans aucune sommation. +Les clubbers s’égaillèrent en braillant comme des oies. +Il n’avait pas peur de se faire repérer. Il aurait pu se promener avec un Mseize. Pris d’une inspiration, il changea soudain de ligne et se dirigea vers Montparnasse. -Un petit plaisir comme ça ne se refuse pas. +Un petit plaisir comme ça ne se refuse pas. Il en gloussa tout haut en prenant sa correspondance. Il les abattit tous les deux. -L’auto était là, ronronnante, accueillante. +L’auto était là, ronronnante, accueillante. Il la vola et remonta vers le nord de Paris sans rouler trop vite. -Il y abandonna le véhicule et rejoignit sa planque à pied. +Il y abandonna le véhicule et rejoignit sa planque à pied. Le jour pointait quand il se coucha. -Maxime déboula chez Lucien vers onze heures. -Il avait appris que l’ancien commissaire avait décommandé son repas. +Maxime déboula chez Lucien vers onze heures. +Il avait appris que l’ancien commissaire avait décommandé son repas. Ah ben tu tombes bien ! Tu vas m’aider. -Maxime détailla son ami. -En bras de chemise, les cheveux en bataille, celui-ci semblait agité. -Tu as de la place, chez toi, pour que je stocke ça, provisoirement ? +Maxime détailla son ami. +En bras de chemise, les cheveux en bataille, celui-ci semblait agité. +Tu as de la place, chez toi, pour que je stocke ça, provisoirement ? Bon, attends, je t’explique. -« J’ai appelé Éric, le libraire, tu sais ? +J’ai appelé Éric, le libraire, tu sais ? On n’en sort pas, des gueuletons, ces temps-ci. Parle pas de malheur. Eh ben, c’est de ta faute ! Maxime se posa sur une chaise. -Elle est sévère, celle-là, tiens ! +Elle est sévère, celle-là, tiens ! Je ne vois pas en quoi je suis dans le coup. -Tu m’as presque chanté la Marseillaise parce que j’achetais américain. +Tu m’as presque chanté la Marseillaise parce que j’achetais américain. D’accord, j’y suis. Et tu fais de la place pour ranger tes nouveaux books. T’y es pas. De la place, j’en ai. Je l’ai toujours dans la poche de mon veston. -Tu le fais exprès, bon Dieu. -J’étais à sec ! +Du coup tu avais du grain à moudre pour le gamin, c’était parfait. +Tu le fais exprès, bon Dieu. +J’étais à sec ! Je les avais sous les yeux. -Il était au téléphone. -Accablé, Lucien s’assit à côté de son ami. +Il était au téléphone. +Accablé, Lucien s’assit à côté de son ami. Elle avait un gros carton dans les bras. -Le livreur est passé, Monsieur Lucien, votre commande est arrivée. +Le livreur est passé, Monsieur Lucien, votre commande est arrivée. Il est en avance, ce couillon. -Il n’a décidément aucun défaut, c’est de famille. -Emmanuelle, gardez-moi mon colis dans votre bureau jusqu’à demain, vous voulez bien ? -Et toi, embarque ceux-là. +Il n’a décidément aucun défaut, c’est de famille. +Emmanuelle, gardez-moi mon colis dans votre bureau jusqu’à demain, vous voulez bien ? +Et toi, embarque ceux-là. Les autres, je vais les planquer sous le lit. Eh, attends, c’est que c’est lourd, les bouquins. J’ai ma sciatique, moi. -Emmanuelle décrocha le téléphone et composa le zéro. +Emmanuelle décrocha le téléphone et composa le zéro. Le visiteur de monsieur Lucien, la camionnette, tu sais ? Fais-lui un peu de gringue avant de l’envoyer. On a tout notre temps. - Maxime secouait la tête. +Maxime secouait la tête. Et c’est moi le voyou de l’histoire. Elle est belle, la jeunesse. -Au déjeuner chez Viviane, Lucien s’était confié. -Le vieux commissaire, le regard rêveur, avait raconté les siennes. -« J’usais mes godasses à clous de flic autour de la place Pigalle. +Au déjeuner chez Viviane, Lucien s’était confié. +Le vieux commissaire, le regard rêveur, avait raconté les siennes. +J’usais mes godasses à clous de flic autour de la place Pigalle. J’achetais mes bouquins chez la libraire du quartier. -De fil en aiguille, on s’est rapprochés. -J’étais seul, elle était veuve avec son fils Éric. -Le romantisme, c’était en politique. +De fil en aiguille, on s’est rapprochés. +J’étais seul, elle était veuve avec son fils Éric. +Le romantisme, c’était en politique. On prenait du bon temps. -Ça ne me surprend pas. +Ça ne me surprend pas. C’est comme tout le reste, c’est devenu plus franc, plus brutal. Le coup de foudre. -Comme dans les films, comme à Hollywood. -Cette jeune personne était mon âme sœur, nous nous sommes immédiatement reconnus. -Elle m’a embrassé comme une sœur, m’a donné sa bénédiction. -Je l’ai rappelée dès le lendemain. -Tu penses si la famille me détestait ! -Moi, naïf, je pense que c’était à cause de la différence d’âge. -J’avais déjà fait un bout de chemin, elle était toute jeunette. -Mais dans ces milieux-là, ils en voient d’autres, et des sévères. +Comme dans les films, comme à Hollywood. +Cette jeune personne était mon âme sœur, nous nous sommes immédiatement reconnus. +Elle m’a embrassé comme une sœur, m’a donné sa bénédiction. +Je l’ai rappelée dès le lendemain. +Tu penses si la famille me détestait ! +Moi, naïf, je pense que c’était à cause de la différence d’âge. +J’avais déjà fait un bout de chemin, elle était toute jeunette. +Mais dans ces milieux-là, ils en voient d’autres, et des sévères. On s’en fout. -C’est Mai soixante-huit, les institutions sont débordées, c’est le bordel général. -C’est la révolution. -Ils sont partis se réfugier en province, les cons. -On est heureux quelques années. -« Et puis la saloperie de crabe la chope. -Il va falloir être fort, dit le toubib. +C’est Mai soixante-huit, les institutions sont débordées, c’est le bordel général. +C’est la révolution. +Ils sont partis se réfugier en province, les cons. +On est heureux quelques années. +Et puis la saloperie de crabe la chope. +Il va falloir être fort, dit le toubib. Lucien pleure dans sa blanquette. -Et c’est lui qui avait casqué, en prime. -La prestation n’était pas prise en charge par ses futurs employeurs. -Bref, ça lui avait coûté un bras, à tous les sens du terme. +Et c’est lui qui avait casqué, en prime. +La prestation n’était pas prise en charge par ses futurs employeurs. +Bref, ça lui avait coûté un bras, à tous les sens du terme. Momo voyait sa caisse noire fondre comme neige au soleil. -C’est pour ça que t’as accepté, abruti. -T’auras bientôt plus un flèche. -Lui qui n’avait même jamais quitté l’Île-de-France ! +C’est pour ça que t’as accepté, abruti. +T’auras bientôt plus un flèche. +Lui qui n’avait même jamais quitté l’Île-de-France ! En termes de prudence, pour commencer. -Son pote lui avait amené un gars qui lui avait expliqué le topo. -Le mastodonte avec une tête d’assassin et une voix douce. +Son pote lui avait amené un gars qui lui avait expliqué le topo. +Le mastodonte avec une tête d’assassin et une voix douce. Un hall de gare, sa putain de planque ! -Il allait devoir installer un desk et une hôtesse d’accueil, à ce train-là. +Il allait devoir installer un desk et une hôtesse d’accueil, à ce train-là. Elle avait aussi pris ses empreintes, ce qui lui avait moyennement plu. -C’est pour cette saloperie de passeport biométrique, avait-elle sobrement commenté. -Manifestement, il ne pouvait pas choisir sa nouvelle identité. -Elle remarqua qu’il la détaillait mais ne s’en émut pas. -Elle ramassa son matériel et leva le camp. +C’est pour cette saloperie de passeport biométrique, avait-elle sobrement commenté. +Manifestement, il ne pouvait pas choisir sa nouvelle identité. +Elle remarqua qu’il la détaillait mais ne s’en émut pas. +Elle ramassa son matériel et leva le camp. Ils ne perdaient pas de temps. -Ça prenait plus longtemps de se faire faire un vrai passeport ! -Finalement, ça, ça lui plaisait. -Il n’avait plus rien à foutre ici. +Ça prenait plus longtemps de se faire faire un vrai passeport ! +Finalement, ça, ça lui plaisait. +Il n’avait plus rien à foutre ici. Il a du sang bleu, alors, ton gamin ? -Oh, non, la belle-famille, c’est plutôt le genre hauts-fonctionnaires. +Oh, non, la belle-famille, c’est plutôt le genre hauts-fonctionnaires. Sciences Po et compagnie. -Toute la clique de sa mère tutoyait le pouvoir. +Toute la clique de sa mère tutoyait le pouvoir. Et ils se vouvoyaient entre eux. -Ils se la pétaient, faut voir ! -Épouser un simple flic représentait une terrible mésalliance. +Ils se la pétaient, faut voir ! +Épouser un simple flic représentait une terrible mésalliance. Le cancer, elle a eu, ma femme ! -J’étais fonctionnaire de police, pas tueur en série. -Penses-tu, ils étaient drapés dans leur mépris, leur défiance du peuple. +J’étais fonctionnaire de police, pas tueur en série. +Penses-tu, ils étaient drapés dans leur mépris, leur défiance du peuple. Vous n’avez jamais eu de nouvelles ? Si, c’est bien plus tard qu’on en a eu. Denis avait connu les honneurs de la presse au sujet d’une affaire. -Il avait serré un mec retranché chez lui avec un flingue. -À l’arrache, sans attendre les renforts, comme il sait faire. -« Du coup, l’un de ses cousins avait pris contact avec lui. -Tiens, ça doit être pour bientôt. +Il avait serré un mec retranché chez lui avec un flingue. +À l’arrache, sans attendre les renforts, comme il sait faire. +Du coup, l’un de ses cousins avait pris contact avec lui. +Tiens, ça doit être pour bientôt. C’est l’occasion pour tous ces gamins de se voir. Ils ont accueilli mon Denis comme l’un des leurs. Ils lui ont offert sa Mini il y a deux ans ! -Question thune, on n’a pas les mêmes critères, c’est certain. +Question thune, on n’a pas les mêmes critères, c’est certain. ... sans sortir de la piaule... Pas besoin de me faire un dessin. -Et tout ça sans aucune arrière-pensée, tu es bien sûr ? +Et tout ça sans aucune arrière-pensée, tu es bien sûr ? Oh, tu vois le mal partout, toi. -Salut, p’pa, ça boume ? -Ah, voilà mon gamin ! +Salut, p’pa, ça boume ? +Ah, voilà mon gamin ! Qu’est-ce que tu fous ? -Je suis au placard, répondit le jeune homme d’une voix lugubre. +Je suis au placard, répondit le jeune homme d’une voix lugubre. Enfin, « au placard », pas en taule, hein. Mais c’est tout comme. -Des heures de films à regarder. +Des heures de films à regarder. Tu mates chaque minute ? Y’a pas un truc comme dans « Haine c’est yes » ? -Nous, on en est à « Plus belle la vie ». -Pis pas question de zoomer pour lui compter les grains de beauté ! -On n’a pas la haute définition. +Nous, on en est à « Plus belle la vie ». +Pis pas question de zoomer pour lui compter les grains de beauté ! +On n’a pas la haute définition. Du coup, la Chaussette passe au second plan, j’imagine. -Dis, « second plan », ça me fait penser à quelque chose... -Tu as accès à tous les enregistrements de la gare ? +Dis, « second plan », ça me fait penser à quelque chose... +Tu as accès à tous les enregistrements de la gare ? +T’es pas obligé de lui dire que c’est pas la même enquête. Je joue cartes sur tables, et on verra. -Merci pour l’idée, je te tiens au jus. +Merci pour l’idée, je te tiens au jus. +C’est vrai que c’est pas stupide, ton histoire, monsieur l’Éminence Grise. Un vieux truc de poulet. -Le téléphone sonna de nouveau. -Bingo ! annonça Denis, qui décidément, adoptait les américanismes. +Le téléphone sonna de nouveau. +Bingo ! annonça Denis, qui décidément, adoptait les américanismes. Et alors, il fait quoi, Weber, sur la bande ? Il remonte le couloir pour aller vers la ligne deux. -Mais il ne prend pas le métro, il sort dans la rue. -Il a peut-être pris un tacot pour brouiller les pistes. -Un chauffeur de taxi, ça a de la mémoire. -Surtout que la dégaine de Weber était pas mal reconnaissable, à ce moment-là. -Il était dans le métro. -Il a fini à pied ? +Mais il ne prend pas le métro, il sort dans la rue. +Il a peut-être pris un tacot pour brouiller les pistes. +Un chauffeur de taxi, ça a de la mémoire. +Surtout que la dégaine de Weber était pas mal reconnaissable, à ce moment-là. +Il était dans le métro. +Il a fini à pied ? Faudrait aller fouiner dans le quartier. -Moi, je suis québlo. -Et j’ai pas un bleu à mettre sur le coup. +Moi, je suis québlo. +Et j’ai pas un bleu à mettre sur le coup. Maxime sentit le coup venir. -Quand Lucien eût raccroché, il annonça direct la couleur. +Quand Lucien eût raccroché, il annonça direct la couleur. Oh, toi, tu vas encore me faire le coup du revival. Pas question que j’aille m’user les arpions dans les rues de Paname. J’ai des cors ! -Je ne pensais pas à toi. +Je ne pensais pas à toi. Je connais quelqu’un qui serait balaise pour poser des questions pertinentes. -L’enquête de proximité, ça va être son panard. -De qui tu causes, là ? -Ta copine l’ancienne concierge, là, Viviane. -Sûr que ça la ferait bicher. -Tu vas pas lui demander ça ? +L’enquête de proximité, ça va être son panard. +De qui tu causes, là ? +Ta copine l’ancienne concierge, là, Viviane. +Sûr que ça la ferait bicher. +Tu vas pas lui demander ça ? Encore une que tu vas mettre dans les histoires ? C’est pas pareil. Et tu voudrais la faire quand, ta petite excursion, que je m’organise ? -Ah ben, te v’là décidé à venir ? +Ah ben, te v’là décidé à venir ? On en a une copie chacun. -En conséquence, on ne la laisse à personne, évidemment. -Évitez de la donner aux gens, même pour un court instant. -C’est toujours compliqué de la récupérer. -Il faut rester maître de la situation. -« On interroge tout le monde. -Ça va nous mener loin, ton affaire. +En conséquence, on ne la laisse à personne, évidemment. +Évitez de la donner aux gens, même pour un court instant. +C’est toujours compliqué de la récupérer. +Il faut rester maître de la situation. +On interroge tout le monde. +Ça va nous mener loin, ton affaire. Je ne vois pas Weber comme un courageux de la godasse. -Mais il n’est pas planqué du côté de la Porte d’Orléans. +Mais il n’est pas planqué du côté de la Porte d’Orléans. Pareil pour lui : il se met au vert en plein Paname. -Non mon vieux, s’échauffa le vieux flic, de l’expérience ! du métier ! -Là, c’est du kif. -Un point, marmonna Viviane, ce qui eut le don d’énerver Maxime. +Non mon vieux, s’échauffa le vieux flic, de l’expérience ! du métier ! +Là, c’est du kif. +Un point, marmonna Viviane, ce qui eut le don d’énerver Maxime. Autre chose, reprit Lucien. -On prévient les copains et, si on pense qu’on chauffe, les bleus. +On prévient les copains et, si on pense qu’on chauffe, les bleus. Ne prenez aucun risque. -On prévient les autres, intervint Viviane, mais comment ? -J’y ai pensé, dit Maxime. -J’ai acheté des téléphones à carte, comme dans les séries américaines. +On prévient les autres, intervint Viviane, mais comment ? +J’y ai pensé, dit Maxime. +J’ai acheté des téléphones à carte, comme dans les séries américaines. J’ai le mien, pas de souci. -Je vais vous faire une petite formation accélérée. +Je vais vous faire une petite formation accélérée. Volontiers, s’enthousiasma Maxime. -J’ai toujours voulu savoir ce que c’était qu’un esse-et-messe. -Allez, matelots, lança Viviane, branle-bas de combat ! -Il faudra nous expliquer tes métaphores marines, un de ces jours. -Oh, c’est pas bien compliqué. -Quand il déhottait, le gars gueulait « le commandant quitte la passerelle » ! +J’ai toujours voulu savoir ce que c’était qu’un esse-et-messe. +Allez, matelots, lança Viviane, branle-bas de combat ! +Il faudra nous expliquer tes métaphores marines, un de ces jours. +Oh, c’est pas bien compliqué. +Quand il déhottait, le gars gueulait « le commandant quitte la passerelle » ! J’essaie de couvrir le bruit des vagues, ah, ah. -Ils s’égaillèrent et se mirent à parler aux passants en brandissant leur photo. -Les deux femmes marchaient dans le boulevard de la Chapelle, chacune d’un côté. -Maxime était allé vers la Villette et Lucien remontait la rue Marx-Dormoy. -Par exemple, cet incroyable boulot de quadrillage qu’ils entreprenaient là. -Il ne croyait pas une seconde que leur démarche puisse aboutir. -Il ne supportait plus guère de rester enfermé chez lui. -Un psychologue du dimanche aurait évoqué les années passées en captivité. -Maxime pensait que c’était plus profondément implanté en lui, depuis plus longtemps. -Et il n’avait jamais cessé. -Tout comme Lucien, il regardait peu la télévision. +Ils s’égaillèrent et se mirent à parler aux passants en brandissant leur photo. +Les deux femmes marchaient dans le boulevard de la Chapelle, chacune d’un côté. +Maxime était allé vers la Villette et Lucien remontait la rue Marx-Dormoy. +Par exemple, cet incroyable boulot de quadrillage qu’ils entreprenaient là. +Il ne croyait pas une seconde que leur démarche puisse aboutir. +Il ne supportait plus guère de rester enfermé chez lui. +Un psychologue du dimanche aurait évoqué les années passées en captivité. +Maxime pensait que c’était plus profondément implanté en lui, depuis plus longtemps. +Et il n’avait jamais cessé. +Tout comme Lucien, il regardait peu la télévision. En bon illusionniste, il voyait tous les trucs, les « nouveau ! -Il détestait le mauvais boulot, l’à-peu-près le mettait hors de lui. -La littérature, la gastronomie, le vin, qui passionnaient tant Lucien, le laissaient indifférent. +Il détestait le mauvais boulot, l’à-peu-près le mettait hors de lui. +La littérature, la gastronomie, le vin, qui passionnaient tant Lucien, le laissaient indifférent. Lydie bichait comme une folle. -Cette expédition matinale dans les rues de Paris lui donnait du baume au cœur. +Cette expédition matinale dans les rues de Paris lui donnait du baume au cœur. Les balayeurs donnaient de grands coups, hardi petit, de leur outil. -Le bruit se reconnaît entre mille. -La plupart des commerces étaient encore fermés. -Elle était, à tout casser, à vingt bornes de chez elle. +Le bruit se reconnaît entre mille. +La plupart des commerces étaient encore fermés. +Elle était, à tout casser, à vingt bornes de chez elle. Elle adorait les rues, l’ambiance, l’odeur de Paname. -Pourquoi restait-elle cloîtrée dans sa banlieue ? -Bon, évidemment, le Jurassien ne goûtait guère les charmes de la ville. -Elle aurait pu aller se balader de son côté. +Pourquoi restait-elle cloîtrée dans sa banlieue ? +Bon, évidemment, le Jurassien ne goûtait guère les charmes de la ville. +Elle aurait pu aller se balader de son côté. Sans parler de ses mariages et de ses divorces. Vivre, c’est se mettre en danger, flirter avec ses limites. -Il n’y a que comme ça qu’on peut savoir où elles sont. -Lydie avait trouvé le discours un peu pompeux. -Elle était même allée jusqu’à appeler quelques agences. -Elle avait finalement décidé que c’était trop casse-gueule pour se lancer. +Il n’y a que comme ça qu’on peut savoir où elles sont. +Lydie avait trouvé le discours un peu pompeux. +Elle était même allée jusqu’à appeler quelques agences. +Elle avait finalement décidé que c’était trop casse-gueule pour se lancer. Pourtant, elle aurait eu quelques atouts dans sa manche. -Le Jurassien était un bricoleur de génie. -Mais il aurait fallu s’endetter et il détestait ça. -Sa décision était prise, elle allait la monter, sa petite entreprise. -Elle en avait parlé à Viviane dans le train. +Le Jurassien était un bricoleur de génie. +Mais il aurait fallu s’endetter et il détestait ça. +Sa décision était prise, elle allait la monter, sa petite entreprise. +Elle en avait parlé à Viviane dans le train. La vieille dame avait henni. -es louftingue, le métier est mort. -Ça, c’est à la mode. -Un costard à mettre au pressing ? -En retard pour le contrôle technique ? -Tous ces menus services, tu les fais casquer au prix fort, qualité irréprochable. +T’es louftingue, le métier est mort. +Ça, c’est à la mode. +Un costard à mettre au pressing ? +En retard pour le contrôle technique ? +Tous ces menus services, tu les fais casquer au prix fort, qualité irréprochable. Les gens s’habituent. Les entreprises participent aux frais. -On crée des partenariats. +On crée des partenariats. On fait son trou. -Des milliers de gens travaillent là. -Même aller à la Poste, c’est compliqué, pour eux. -Un téléphone portable, une camionnette, un site ouèbe, quelques tracts. +Des milliers de gens travaillent là. +Même aller à la Poste, c’est compliqué, pour eux. +Un téléphone portable, une camionnette, un site ouèbe, quelques tracts. Bonjour, c’est Denis. -Dites, vous ne savez pas où sont encore passés nos deux vétérans ? +Dites, vous ne savez pas où sont encore passés nos deux vétérans ? Ils vont encore m’en faire de belles, si je ne les surveille pas. -Oh, euh, pourquoi vous dites ça ? -Seulement c’est pas un quartier bien fréquentable, par les temps qui courent. -C’était le SMS de Lucien qui lui vrillait les tympans. +Oh, euh, pourquoi vous dites ça ? +Seulement c’est pas un quartier bien fréquentable, par les temps qui courent. +C’était le SMS de Lucien qui lui vrillait les tympans. Elle se demanda pourquoi Denis la rappelait. -Vous êtes avec eux, hein ? -Elle maudit la sensibilité du micro de son téléphone. +Vous êtes avec eux, hein ? +Elle maudit la sensibilité du micro de son téléphone. Oui, finit-elle par avouer. -Viviane m’a prévenue. -Ouais, mais là, faut arrêter de jouer. +Viviane m’a prévenue. +Ouais, mais là, faut arrêter de jouer. J’ai des infos qui viennent de tomber. -Il a clairement pété les plombs. +Il a clairement pété les plombs. Et du plomb, il en distribue. Denis lisait la note qu’on lui avait remise. Il aurait froidement abattu... ... un patron de kiosque... -Il y a de beaux scellés marqués « Homicide ». +Il y a de beaux scellés marqués « Homicide ». Oh putain, je le vois ! -Il marche tranquille dans la rue, comme si de rien n’était ! -Ne restez pas là ! -Il est armé et dangereux ! -Je suis à la Gare du Nord, j’arrive. -Le trajet s’était déroulé sans encombre. -Il allait aux toilettes en portant un sweat à capuche. +Il marche tranquille dans la rue, comme si de rien n’était ! +Ne restez pas là ! +Il est armé et dangereux ! +Je suis à la Gare du Nord, j’arrive. +Le trajet s’était déroulé sans encombre. +Il allait aux toilettes en portant un sweat à capuche. Il ne l’avait pas. Avec un fort accent, il lui expliqua les consignes. -On fait zouste attenchion zamais sortir les deux en même temps. -Là, Momo était dans son univers. +On fait zouste attenchion zamais sortir les deux en même temps. +Là, Momo était dans son univers. Il n’avait jamais rien ressenti de tel. -Il se disait que finalement, il avait peut-être trouvé son truc, sa vocation. -Une vie de loup de mer à sillonner les océans. +Il se disait que finalement, il avait peut-être trouvé son truc, sa vocation. +Une vie de loup de mer à sillonner les océans. Il passa le nez. -Les marins n’avaient pas l’air affolé. +Les marins n’avaient pas l’air affolé. Il attrapa son Italien. Va dans la cacette. -Il n’avait pas le temps de faire disparaître toutes ses frusques. +Il n’avait pas le temps de faire disparaître toutes ses frusques. Alors le ronflement des mitraillettes couvrit tout le reste. Il sentait la coque vibrer sous les impacts, la terreur le paralysait. -Assez vite, les coups de feu cessèrent, quelques ordres furent criés. -Alors, des pas arpentèrent posément les coursives du bateau. +Assez vite, les coups de feu cessèrent, quelques ordres furent criés. +Alors, des pas arpentèrent posément les coursives du bateau. Momo retint son souffle. -Il bredouilla quelques mots sans suite et crut sa dernière heure arrivée. +Il bredouilla quelques mots sans suite et crut sa dernière heure arrivée. France ? demanda-t-il. Weber n’en croyait pas ses yeux. -Ils étaient groupés autour du kiosque où il avait fait un carton. -Ça ne pouvait évidemment pas être une coïncidence. -Ils ne l’avaient peut-être pas repéré. +Ils étaient groupés autour du kiosque où il avait fait un carton. +Ça ne pouvait évidemment pas être une coïncidence. +Ils ne l’avaient peut-être pas repéré. Il maudit sa poisse. -Une fois engagé là-dessus, il faudrait aller au bout. +Une fois engagé là-dessus, il faudrait aller au bout. Pas moyen de bifurquer dans une rue adjacente. -Mais la petite équipe marchait dans sa direction, Lydie en tête. -Pas de doute, il était dans leur ligne de mire, ils l’avaient vu. +Mais la petite équipe marchait dans sa direction, Lydie en tête. +Pas de doute, il était dans leur ligne de mire, ils l’avaient vu. Il avait son flingue, avec quelques chargeurs d’avance. -Entrer dans la première boutique venue, prendre des otages ? -Puis il éclata de rire. -C’était encore la bande d’amateurs qui faisait sa petite enquête privée. +Entrer dans la première boutique venue, prendre des otages ? +Puis il éclata de rire. +C’était encore la bande d’amateurs qui faisait sa petite enquête privée. Trois vieillards cacochymes et une grande maigrichonne, la championne du lancer de Lalique. -Au pire une ou deux balles dans l’emmerdeuse métissée... +Au pire une ou deux balles dans l’emmerdeuse métissée... Un jeu d’enfant. -Lui qui détestait les chocolats belges, la bière et les spéculoos ! -Il s’était encore fourré dans un cul de sac. -Pas moyen de traverser les voies, trop dangereux, il passait des trains sans arrêt. -Marcher là, c’était se faire happer à coup sûr. +Lui qui détestait les chocolats belges, la bière et les spéculoos ! +Il s’était encore fourré dans un cul de sac. +Pas moyen de traverser les voies, trop dangereux, il passait des trains sans arrêt. +Marcher là, c’était se faire happer à coup sûr. La seule direction possible allait vers la gauche. -Derrière, à quelques centaines de mètres, une grille, la rue, la liberté. +Derrière, à quelques centaines de mètres, une grille, la rue, la liberté. De deux, les trois vieux ne tenaient pas la cadence. -Lucien se cala à l’avant. -Maxime manœuvra galamment la porte coulissante et aida Viviane à grimper à l’arrière. -C’eût été peine perdue. -Il ouvrit la porte grillagée et entra sans difficulté. -L’autre se tourna et tira trois balles au jugé. -Tiens, prends ça et tiraille un peu, avant qu’il ne s’organise. -Lucien toisa l’arme avec mépris. -J’ai fait flic quarante piges sans toucher à ça ! -Même avec mes lunettes, je raterais un éléphant dans un autobus. +Lucien se cala à l’avant. +Maxime manœuvra galamment la porte coulissante et aida Viviane à grimper à l’arrière. +C’eût été peine perdue. +Il ouvrit la porte grillagée et entra sans difficulté. +L’autre se tourna et tira trois balles au jugé. +Tiens, prends ça et tiraille un peu, avant qu’il ne s’organise. +Lucien toisa l’arme avec mépris. +J’ai fait flic quarante piges sans toucher à ça ! +Même avec mes lunettes, je raterais un éléphant dans un autobus. Il s’agit pas de faire mouche. Moi, je le veux vivant. En somme, il est question de faire illusion. -Donne, c’est ma spécialité. +Donne, c’est ma spécialité. J’ai combien de balles ? -C’est un neuf-millimètres Sig-Sauer. -Moins les deux que j’ai tirées, restent treize. -Denis prit à peine deux secondes pour étudier son parcours. -Courir en diagonale jusqu’à la pile de traverses. -Il partit comme une flèche. -Derrière lui, Lucien cria de sa formidable voix : — Rends-toi, Weber ! -Il couvrait le bruit du réseau express régional. +C’est un neuf-millimètres Sig-Sauer. +Moins les deux que j’ai tirées, restent treize. +Denis prit à peine deux secondes pour étudier son parcours. +Courir en diagonale jusqu’à la pile de traverses. +Il partit comme une flèche. +Derrière lui, Lucien cria de sa formidable voix : — Rends-toi, Weber ! +Il couvrait le bruit du réseau express régional. Il admira le savoir-faire du vieux magicien. -Les deux coups avaient sonné comme s’il les avait tirés lui-même. +Les deux coups avaient sonné comme s’il les avait tirés lui-même. Tendant l’oreille, il capta le grincement criard d’un gond. -Weber tentait une sortie par l’arrière ; il y avait une seconde porte. -D’une prise au bras, il le réduisit à l’impuissance. -Elle les assujettit elle-même, sans le moindre ménagement. +Weber tentait une sortie par l’arrière ; il y avait une seconde porte. +D’une prise au bras, il le réduisit à l’impuissance. +Elle les assujettit elle-même, sans le moindre ménagement. T’es foutu, salaud, lui chuchota-t-elle. -Elle pensait à son Pierrot. -À sa môme décédée. -Combien de gamines allaient-ils sauver en envoyant cette raclure de trafiquant derrière les barreaux ? -Momo était dans les affres. -La chaleur était plus supportable que ce qu’il avait redouté. +Elle pensait à son Pierrot. +À sa môme décédée. +Combien de gamines allaient-ils sauver en envoyant cette raclure de trafiquant derrière les barreaux ? +Momo était dans les affres. +La chaleur était plus supportable que ce qu’il avait redouté. Il n’y avait manifestement pas de garde devant la porte. -Il était déjà sorti pour satisfaire aux besoins de la nature. -On l’avait suivi de loin, mais sans le coller particulièrement. -Plusieurs de ses garde-chiourmes manifestaient un net agacement à s’acquitter de cette tâche. -Ils avaient froidement abattu l’équipage du bateau, mais pas lui. -Alors s’étaient superposées les scènes d’exécution, voire de décapitation. +Il était déjà sorti pour satisfaire aux besoins de la nature. +On l’avait suivi de loin, mais sans le coller particulièrement. +Plusieurs de ses garde-chiourmes manifestaient un net agacement à s’acquitter de cette tâche. +Ils avaient froidement abattu l’équipage du bateau, mais pas lui. +Alors s’étaient superposées les scènes d’exécution, voire de décapitation. Heureusement, il n’en avait pas vu beaucoup. -Il ne leur venait même pas à l’idée d’allumer le poste... -Quelle idée il avait eue d’écouter son pote, avec son plan foireux ! -Il ne s’était même pas farci la petite photographe... -Sa vie ne tenait qu’à ce foutu passeport, et il était faux ! -Quelle était la qualité de cette imitation ? -Comment réagiraient les pirates s’ils s’apercevaient de la supercherie ? -Quel était leur niveau de compétence pour estimer la validité d’un tel document ? -Comment les convaincre qu’il était bel et bien de nationalité française ? -Quelle valeur aurait sa vie à leurs yeux ? -Les questions s’enchaînaient sans discontinuer dans sa caboche surchauffée. -Il les récitait en boucle comme on dit son chapelet. -Il n’avait que des questions, mais aucune réponse. +Il ne leur venait même pas à l’idée d’allumer le poste... +Quelle idée il avait eue d’écouter son pote, avec son plan foireux ! +Il ne s’était même pas farci la petite photographe... +Sa vie ne tenait qu’à ce foutu passeport, et il était faux ! +Quelle était la qualité de cette imitation ? +Comment réagiraient les pirates s’ils s’apercevaient de la supercherie ? +Quel était leur niveau de compétence pour estimer la validité d’un tel document ? +Comment les convaincre qu’il était bel et bien de nationalité française ? +Quelle valeur aurait sa vie à leurs yeux ? +Les questions s’enchaînaient sans discontinuer dans sa caboche surchauffée. +Il les récitait en boucle comme on dit son chapelet. +Il n’avait que des questions, mais aucune réponse. Et il avait du temps pour gamberger. -Pendant d’interminables journées, il avait déroulé cette angoisse. -Il l’interpella : — Alors, c’est toi le Français ? -L’inconnu ne se présenta pas. -L’autre le poussa sans ménagement : activités délictueuses en France ? -Dans quelle cité, déjà ? -Moyens de transport utilisés pour venir ? -Il espérait que ses gars avaient choisi des « options » plus heureuses que lui. +Pendant d’interminables journées, il avait déroulé cette angoisse. +Il l’interpella : — Alors, c’est toi le Français ? +L’inconnu ne se présenta pas. +L’autre le poussa sans ménagement : activités délictueuses en France ? +Dans quelle cité, déjà ? +Moyens de transport utilisés pour venir ? +Il espérait que ses gars avaient choisi des « options » plus heureuses que lui. Gardez espoir, mon vieux. -Je vais intercéder auprès des autorités du pays comme au consulat de France. -Là-dessus, il lui serra vigoureusement la main, et leva le camp. +Je vais intercéder auprès des autorités du pays comme au consulat de France. +Là-dessus, il lui serra vigoureusement la main, et leva le camp. Momo ne le revit jamais. Lucien et Maxime rentraient dans les Yvelines en taxi. Leur budget transport avait atteint des sommes astronomiques, ces derniers temps. -Lucien était gai comme un pinson, et bavard pareil. +Lucien était gai comme un pinson, et bavard pareil. Il listait les chefs d’accusation contre Weber en comptant sur ses doigts. -C’est pas demain qu’il reverra la lumière du jour, cézigue. +C’est pas demain qu’il reverra la lumière du jour, cézigue. S’apercevant enfin du mutisme de Maxime, il entreprit de le taquiner. Ben alors, t’es tout chose ? -J’ai bien vu que tu en pinçais pour Viviane, coquin. +J’ai bien vu que tu en pinçais pour Viviane, coquin. C’est pas elle, Lucien. -Comment ça, « pas elle » ? +Comment ça, « pas elle » ? C’est pour Lydie que tu craques ? -Te fais pas plus bête que tu n’es. -Depuis le temps, tu as bien dû comprendre. +fais pas plus bête que tu n’es. +Depuis le temps, tu as bien dû comprendre. J’entrave que dalle, parole ! -Il va falloir que tu m’éclaires. +Il va falloir que tu m’éclaires. Eh bien, allons-y. -Viviane, je m’étais imaginé que c’était la concierge de mon diamantaire. -Celle qui s’est fait lourder quand on l’a soulagé de ses diams. +Viviane, je m’étais imaginé que c’était la concierge de mon diamantaire. +Celle qui s’est fait lourder quand on l’a soulagé de ses diams. Ah, j’y suis ! Le retour de la pipelette ! -Ça te va bien, de te foutre de ma gueule. +Ça te va bien, de te foutre de ma gueule. Avec tes rodomontades de commissaire... -« Vous n’avez pas été concierge, des fois ? -Tu ne lui as pas fait du rentre-dedans, peut-être ? +Vous n’avez pas été concierge, des fois ? +Tu ne lui as pas fait du rentre-dedans, peut-être ? Une sorte de jeu, rien de plus. Sans jeu de mots. Viviane est une belle personne, pleine d’allant, de gouaille, d’humour. -Tu sais, je suis retiré des circuits depuis bien longtemps. -Je vis avec un fantôme... +Tu sais, je suis retiré des circuits depuis bien longtemps. +Je vis avec un fantôme... Tu croyais beaucoup, tu ne savais rien. -Tu pensais qu’elle était ton déshonneur personnifié... -Elle n’a pas rigolé, non. -Évidemment, ça n’est pas le même. -Réjouis-toi, mon ami ! -Demande-toi comment tu aurais vécu une relation assise sur la culpabilité. +Tu pensais qu’elle était ton déshonneur personnifié... +Elle n’a pas rigolé, non. +Évidemment, ça n’est pas le même. +Réjouis-toi, mon ami ! +Demande-toi comment tu aurais vécu une relation assise sur la culpabilité. Une casserole de trente piges ! Je te dis pas le poids de la faute ! Tu faisais la fortune des psys du soixante-dix-huit ! Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? Tu ne lui laisses pas une minute pour souffler. -La raison reprendra le dessus et ça deviendra juste une amitié de vieux. +La raison reprendra le dessus et ça deviendra juste une amitié de vieux. Tu as un peu de pognon. Elle a dit qu’elle n’avait jamais vu la mer... J’y pensais, justement. Je connais Deauville comme ma poche... Mais il y a la question de son greffier. Lucien balaya l’objection d’un geste large. -Lydie se ferait une joie, je suis sûr. +Lydie se ferait une joie, je suis sûr. Je l’appellerai demain. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud. -Le chauffeur de taxi apostropha Maxime dans son rétro. -À trop gamberger, on perd en spontanéité. +Le chauffeur de taxi apostropha Maxime dans son rétro. +À trop gamberger, on perd en spontanéité. C’est le cerveau primaire qui doit causer, y’a des moments. -Ils étaient fatigués, mais contents, les cousins. -Denis s’étonnait toujours d’être comme chez lui dans cette demeure. -Elle avait été violemment reniée pour avoir rejeté l’autorité patriarcale. -Il s’était imaginé méprisant, glacial, muré dans le silence. +Ils étaient fatigués, mais contents, les cousins. +Denis s’étonnait toujours d’être comme chez lui dans cette demeure. +Elle avait été violemment reniée pour avoir rejeté l’autorité patriarcale. +Il s’était imaginé méprisant, glacial, muré dans le silence. Lucien n’avait plus personne. Les cousins avaient l’intelligence de venir vers lui, de faire le premier pas. -Ah oui ; j’aimerais bien mettre le grappin dessus, à celui-là. -À ta place, je classerai le dossier. +Ah oui ; j’aimerais bien mettre le grappin dessus, à celui-là. +À ta place, je classerai le dossier. Eh bien, tu sais, il me faut sans cesse faire des choix. -Il était aux mains de gars pas faciles. -Tu sais que la France, officiellement, ne paie jamais de rançon. +Il était aux mains de gars pas faciles. +Tu sais que la France, officiellement, ne paie jamais de rançon. Et qui va sortir un de ces quatre pour recommencer ses conneries ? Crois-moi, quand je l’ai vu, il avait perdu de sa superbe, ton Momo. -Et à cette heure-ci, il a probablement expié ses péchés... -J’aurais pu remonter tout son réseau... -Je l’ai bien cuisiné. +Et à cette heure-ci, il a probablement expié ses péchés... +J’aurais pu remonter tout son réseau... +Je l’ai bien cuisiné. Tu trouveras un rapport en rentrant au bureau. Ah mais c’est pas des circonstances faciles. -Tu pourrais t’en rendre compte par toi-même, si tu voulais. -j’ai parlé de toi à mon patron. +Tu pourrais t’en rendre compte par toi-même, si tu voulais. +Écoute, j’ai parlé de toi à mon patron. On ne te fera pas cette offre deux fois. Si tu veux venir bosser avec nous, la porte est ouverte. -Tu ferais un malheur dans le métier. +Tu ferais un malheur dans le métier. Denis eut un sourire carnassier. J’ai pas fait la fac, tu sais bien. -Mais non, arrête de jouer au crétin... +Mais non, arrête de jouer au crétin... Le cousin regarda nerveusement autour de lui. -Mais ils étaient seuls sur la falaise, et le vent soufflait vers la mer. -« Tu vois ce que je veux dire. -Tu n’es pas obligé de me répondre tout de suite. -Il retourna vers la maison à pas rapides. -Denis resta un moment, à regarder les goélands longer nonchalamment la côte. -Ça y est, se disait-il. -Il me l’a proposé. -Des années que je m’entraîne. -Le tir d’élite, le close-combat, les cours de langues, la plongée... +Mais ils étaient seuls sur la falaise, et le vent soufflait vers la mer. +Tu vois ce que je veux dire. +Tu n’es pas obligé de me répondre tout de suite. +Il retourna vers la maison à pas rapides. +Denis resta un moment, à regarder les goélands longer nonchalamment la côte. +Ça y est, se disait-il. +Il me l’a proposé. +Des années que je m’entraîne. +Le tir d’élite, le close-combat, les cours de langues, la plongée... Il se sentait bizarre. -La sale gueule de Momo se superposait au soleil qui déclinait sur l’horizon. -C’était ça, son évolution professionnelle ? -Son plan de carrière ? +La sale gueule de Momo se superposait au soleil qui déclinait sur l’horizon. +C’était ça, son évolution professionnelle ? +Son plan de carrière ? Il entendit les cousins se rassembler autour des voitures. -Il se demanda s’il serait invité l’année prochaine. -Renaud était resté debout près de son auto. +Il se demanda s’il serait invité l’année prochaine. +Renaud était resté debout près de son auto. Denis lui serra la main. Tu vois ce que je veux dire... Il monta dans sa Mini et prit la route de Paris. -Une lumière est restée allumée toute la nuit à la Pinède. -Emmanuelle, matinale, est déjà dans son bureau. -Elle est la seule à être au courant. -Alors, ça y est ? -Oui, ça y est, enfin. -Vous pourrez m’envoyer tout ça ce matin ? -Dès que j’aurai fini de lire, ajouta-t-elle, malicieuse. -Et puis, je vous la dédicacerai. -C’est que dans celui-ci je vous ai donné un rôle. -Vous verrez, on vous malmène un peu, mais ça se finit bien. -« Bon, maintenant, je vais me coucher, je l’ai mérité. +Une lumière est restée allumée toute la nuit à la Pinède. +Emmanuelle, matinale, est déjà dans son bureau. +Elle est la seule à être au courant. +Alors, ça y est ? +Oui, ça y est, enfin. +Vous pourrez m’envoyer tout ça ce matin ? +Dès que j’aurai fini de lire, ajouta-t-elle, malicieuse. +Oh, je vous offrirai une version imprimée, ce sera plus facile que mes gribouillages. +Et puis, je vous la dédicacerai. +C’est que dans celui-ci je vous ai donné un rôle. +Vous verrez, on vous malmène un peu, mais ça se finit bien. +Bon, maintenant, je vais me coucher, je l’ai mérité. Pons regagne son studio en passant par le jardin. -Deux chaises en PVC sont tournées vers le soleil levant. +Deux chaises en PVC sont tournées vers le soleil levant. Pons se place entre les deux, pose une main sur chacun des dossiers. Vous aussi, reposez-vous, les gars. Je suis bien content de vous avoir connus. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/monOrchide_19fevrier2014.txt b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/monOrchide_19fevrier2014.txt index e57eddb8..2a8d9d5e 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/monOrchide_19fevrier2014.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/monOrchide_19fevrier2014.txt @@ -1,1545 +1,1554 @@ Ce qu’il te faudrait, c’est un bon incipit. La plupart des gens se regardent parler. -Enguerrand n’est pas de ceux-là. -Il ne se narcisse pas l’égo à regarder ses palabres. +Enguerrand n’est pas de ceux-là. +Il ne se narcisse pas l’égo à regarder ses palabres. Il regarde ses mains parler. Oui, un bon incipit. -Un début où l’on comprend de suite toute l’histoire. -Cela donne un sentiment étrange. -Pourtant, ce semblant de banalité ne donne pas le change bien longtemps. -Il faudrait que tes lecteurs captent direct que les NoéNautes se sont entredéchirés. +Un début où l’on comprend de suite toute l’histoire. +Cela donne un sentiment étrange. +Pourtant, ce semblant de banalité ne donne pas le change bien longtemps. +Il faudrait que tes lecteurs captent direct que les NoéNautes se sont entredéchirés. Et que c’est pas leur faute. -Qu’ils ont été genre programmés pour ça. -Il y a un détail qui ne cadre pas. +Qu’ils ont été genre programmés pour ça. +Il y a un détail qui ne cadre pas. Ses yeux divaguent au niveau de ses mains. -Ne va pas les emmerder avec la noévision. -Enguerrand est habité par son histoire. +Ne va pas les emmerder avec la noévision. +Enguerrand est habité par son histoire. Les mots qui sortent de sa bouche. -Voilà pourquoi son attitude semble paradoxale. +Voilà pourquoi son attitude semble paradoxale. Le lycra rouge est de retour ? -Rho les années quatre-vingts c’est mon enfance... -Si elles commencent à mouler de jolis petits culs, je vais me sentir sale. -Oh pardon Enguerrand je t’ai coupé. -Le sourire de Nicolas est désarmant. -Une double rangée de dents qui annoncent clairement Oui. -J’ai tout fait pour te déconcentrer. -Et ça m’amuse. +Rho les années quatre-vingts c’est mon enfance... +Si elles commencent à mouler de jolis petits culs, je vais me sentir sale. +Oh pardon Enguerrand je t’ai coupé. +Le sourire de Nicolas est désarmant. +Une double rangée de dents qui annoncent clairement Oui. +J’ai tout fait pour te déconcentrer. +Et ça m’amuse. Mais... je suis mignon. -Que les noétiens ont été embauchés et formés. -Et que derrière toute cette organisation il y a des gens. +Que les noétiens ont été embauchés et formés. +Et que derrière toute cette organisation il y a des gens. Entre ses mains, l’histoire qu’il tisse se densifie. Puis elle est devenue une sorte de pelote. Une histoire dense, complexe, dont il se verrait bien le cœur. C’est le meilleur moyen pour qu’on se fasse emmerder. En contrebas, le canal du midi. -Un chat se prélasse sur les caillebotis encore chauds d’une péniche. -Enguerrand tend la boule d’histoire à la troisième personne sur son banc. +Un chat se prélasse sur les caillebotis encore chauds d’une péniche. +Enguerrand tend la boule d’histoire à la troisième personne sur son banc. Elle saisit la balle au bond. -Si tu fais comme que je te dis, ça devrait être un bon début. +Si tu fais comme que je te dis, ça devrait être un bon début. Le chat la poursuit. Cassie, j’ai peur. Ne m’appelle pas Cassie. -C’est assez rare qu’Enguerrand se montre au premier degré. +C’est assez rare qu’Enguerrand se montre au premier degré. Cela fait plus de trois mois qu’ils vivent les uns sur les autres. Et, en ce qui concerne Enguerrand et FulNicolas, les uns dans les autres. Trois mois de parade amoureuse. -Oui, bien sûr elle a eu couché avec Enguerrand. +Oui, bien sûr elle a eu couché avec Enguerrand. Cela fait longtemps qu’ils connaissent les replis de leurs corps. -Qu’ils savent muer cette rage inspirée par l’autre en tension sensuelle. -Combien de chambres d’hôtel se sont-ils amusés à saccager durant leurs ébats. -Il s’est mis à bouder. -En plein plan à trois. -Alors Cassandre a joué les troisièmes roues du tandem. -Dans les chambres d’hôtel. -Pendant les dîners arrosés. -Malgré ces tourtereaux à la libido extatique. +Qu’ils savent muer cette rage inspirée par l’autre en tension sensuelle. +Combien de chambres d’hôtel se sont-ils amusés à saccager durant leurs ébats. +Il s’est mis à bouder. +En plein plan à trois. +Alors Cassandre a joué les troisièmes roues du tandem. +Dans les chambres d’hôtel. +Pendant les dîners arrosés. +Malgré ces tourtereaux à la libido extatique. Cassandre a de moins en moins envie de sexe. De sexe avec autrui, tout du moins. -Pourtant, il est une intimité qu’Enguerrand partage avec elle seule. -Des instants de sincérité qu’il ne donne pas à son binôme bipolaire. +Pourtant, il est une intimité qu’Enguerrand partage avec elle seule. +Des instants de sincérité qu’il ne donne pas à son binôme bipolaire. Cassie j’ai peur. -D’un visage demandant sa môman. -Heureusement pour elle, Cassie ne croit pas à l’instinct maternel. +D’un visage demandant sa môman. +Heureusement pour elle, Cassie ne croit pas à l’instinct maternel. Et ce dernier le lui rend bien. Qu’elle va te faire les gros yeux ? -Elle va jouer la carte de la mère déçue. -Tu as tué Ghislain et causé des mois de rééducation aux autres . -Alors forcément elle va vouloir marquer le coup. +Elle va jouer la carte de la mère déçue. +Tu as tué Ghislain et causé des mois de rééducation aux autres . +Alors forcément elle va vouloir marquer le coup. Du coup elle ne peut rien te dire : elle a eu une explication. -Cassandre aurait aimé que sa vie change. +Cassandre aurait aimé que sa vie change. Comme cette conversation avec Enguerrand. -C’est la base de son métier. +C’est la base de son métier. La conversation qu’elle a eue avec chaque client pendant plus de six ans. -Qu’ils vont être hostiles ? -Évidemment qu’ils vont l’être. -Vous avez mené bon nombre de réformes impopulaires. -Alors forcément ils vont marquer le coup. +Qu’ils vont être hostiles ? +Évidemment qu’ils vont l’être. +Vous avez mené bon nombre de réformes impopulaires. +Alors forcément ils vont marquer le coup. Mais ce n’est pas comme si vous n’aviez aucune explication. Briefer le responsable politique. Le chef d’entreprise. Le directeur du conseil. Banaliser chacune de ses peurs. -Et que son public, tout rassuré de ce léger soulagement, en oubliera de penser. -C’est elle qui a popularisé la technique. +Et que son public, tout rassuré de ce léger soulagement, en oubliera de penser. +C’est elle qui a popularisé la technique. Faire passer la pilule. -Et faire payer chèrement de telles méthodes. -Enguerrand n’était pas le seul employé de son père. -Après le succès initial, la société de consulting en ingêneries s’est diversifiée. -Cassandre a été la première des Facilitatrices. +Et faire payer chèrement de telles méthodes. +Enguerrand n’était pas le seul employé de son père. +Après le succès initial, la société de consulting en ingêneries s’est diversifiée. +Cassandre a été la première des Facilitatrices. Celles qui trouvaient la sauce avec laquelle on peut tout nous faire avaler. Facilitatrices – Formatrices en banalisation. -Écrit en larges lettres sur le palier de leurs locaux. -Leur oh si beau métier. -Elle avait trouvé un autre mot pour l’intitulé de son poste : Vaseline professionnelle. -Et bien que ces années soient derrière elle, rien n’a changé. +Écrit en larges lettres sur le palier de leurs locaux. +Leur oh si beau métier. +Elle avait trouvé un autre mot pour l’intitulé de son poste : Vaseline professionnelle. +Et bien que ces années soient derrière elle, rien n’a changé. D’autres personnes arrivent au local. Bonsoir, je m’appelle Enguerrand, et je suis un Original. -Et les voix des Originaux Anonymes de répondre en cœur Bonsoir, Enguerrand. -Sauf un accent provençal, qui lance d’un ton résolument lourd d’attentions : — Té ! +Et les voix des Originaux Anonymes de répondre en cœur Bonsoir, Enguerrand. +Sauf un accent provençal, qui lance d’un ton résolument lourd d’attentions : — Té ! Tu sais quoi mon pitchoun ? Tu as bien fait de ne pas t’excuser. -Ça n’aurait pas fait propre, tu vois... -La scène en est presque touchante. -Donne ses ordres à Nicolas telle une cheffe de brigade à son commis. -Empêtré dans son rôle de premier couteau, Enguerrand continue de ne pas s’excuser. -Bon, où j’en étais, moi ? -Té, passe-moi donc l’acide chlorhydrique. -Dès que je le verse, Enguerrand, tu te mets à remuer en respirant ailleurs. -Et gare à tes mimines, ça va chauffer, mon pitchoun. -Devant un thé servi par ces messieurs. +Ça n’aurait pas fait propre, tu vois... +La scène en est presque touchante. +Donne ses ordres à Nicolas telle une cheffe de brigade à son commis. +Empêtré dans son rôle de premier couteau, Enguerrand continue de ne pas s’excuser. +Bon, où j’en étais, moi ? +Té, passe-moi donc l’acide chlorhydrique. +Dès que je le verse, Enguerrand, tu te mets à remuer en respirant ailleurs. +Et gare à tes mimines, ça va chauffer, mon pitchoun. +Devant un thé servi par ces messieurs. Il n’y a pas de doute : l’autoritarisme matriarcal a ses petits avantages. -Au final, ma chichounette, je trouve que son geste a été très libérateur. -Ça veut dire qu’on n’a plus d’obligations envers lui, naine ! +Au final, ma chichounette, je trouve que son geste a été très libérateur. +Ça veut dire qu’on n’a plus d’obligations envers lui, naine ! Bon, tu me diras, je ne me suis jamais fait d’obligations envers quiconque... Mais j’aurais pu, tu comprends ! -Le sourire de Cassandre égraine les premières notes d’un léger rire. -Pour l’instant ça m’amuse de vous aider, alors je le fais, peuchère. +Le sourire de Cassandre égraine les premières notes d’un léger rire. +Pour l’instant ça m’amuse de vous aider, alors je le fais, peuchère. Cette fois-ci, je l’imagine bien en dindon de la force, le petit padawan... -Nicolas : ça y est ? -Le saladier est revenu à température ambiante ? -Il y a des moyens sûrs de reconnaître les vrais hackers. -Ils ont, en général, forcément téléchargé les livres interdits. +Nicolas : ça y est ? +Le saladier est revenu à température ambiante ? +Il y a des moyens sûrs de reconnaître les vrais hackers. +Ils ont, en général, forcément téléchargé les livres interdits. La Culture du Placard. Suicide, Mode d’Emploi... Et un plus que les autres : La Cuisine Anarchiste. -Un petit précis de chimie à l’usage des apprentis godzillas. -Tout hacker qui se respecte s’est procuré ces livres. +Un petit précis de chimie à l’usage des apprentis godzillas. +Tout hacker qui se respecte s’est procuré ces livres. Ne serait-ce que parce qu’il le peut. -Et les vrais hackers les ont même lus. -Madame Marquet, concierge, commerçante, productrice radio, tricoteuse émérite, est avant tout une hackeuse. -C’est donc elle qui dirige les opérations. -À savoir : Enguerrand face à sa casserole. +Et les vrais hackers les ont même lus. +Madame Marquet, concierge, commerçante, productrice radio, tricoteuse émérite, est avant tout une hackeuse. +C’est donc elle qui dirige les opérations. +À savoir : Enguerrand face à sa casserole. Bon, tu continues de remuer constamment, mon pitchoun. Ton feu est au plus bas ? -Parce qu’il ne faut pas que ça caramélise, hein ! +Parce qu’il ne faut pas que ça caramélise, hein ! Il faut que la poudre se dissolve dans le sucre. -Dès que ça blondit, tu me préviens. -D’ailleurs, où est-ce que vous trouvez le nitrate de potassium, madame Monsieur ? -Note bien, ce produit-là il est assez courant. -C’est très prisé par les aquariophiles, par exemple. -Et le mélange blondit. -Fulbert ferme les tubes de cartons à l’aide d’un gros scotch. -Enguerrand y verse la pâte chaude. -Cassandre y plante un crayon, pour laisser une place à la mèche. -Dès que ça aura refroidi et durci, nous aurons des fumigènes épatants. -Bien, ça vous dit un kebab ? +Dès que ça blondit, tu me préviens. +D’ailleurs, où est-ce que vous trouvez le nitrate de potassium, madame Monsieur ? +Note bien, ce produit-là il est assez courant. +C’est très prisé par les aquariophiles, par exemple. +Et le mélange blondit. +Fulbert ferme les tubes de cartons à l’aide d’un gros scotch. +Enguerrand y verse la pâte chaude. +Cassandre y plante un crayon, pour laisser une place à la mèche. +Dès que ça aura refroidi et durci, nous aurons des fumigènes épatants. +Bien, ça vous dit un kebab ? Et bonjour les marmottes ! -Alors ne vous trompez pas, hé, que ça ferait des dégâts, naine ! -Là, je prépare la pâte dans laquelle on va les stabiliser. +Alors ne vous trompez pas, hé, que ça ferait des dégâts, naine ! +Là, je prépare la pâte dans laquelle on va les stabiliser. Bien, dans une bonne heure c’est sec. On a vraiment besoin d’elle ? Moi vivant, il est hors de question que je monte dans un Multipla. -S’il suffit de te tuer, ça peut s’arranger, Enguerrand... -Genre le téléfilm pourri avec pour star un vieux comique has-been. -as pas trouvé plus voyant, comme caisse ? -Là, Enguerrand sait qu’il a gagné sa scène de ménage. -Pour faire un Multipla, faut juste qu’Amélie chope le hoquet. -Ou une crise d’épilepsie. -Hors de question que notre équipée roule dans un véhicule aussi repérable. +S’il suffit de te tuer, ça peut s’arranger, Enguerrand... +Tu imagines deux secondes le genre de film dans lequel tu nous fais tomber ? +Genre le téléfilm pourri avec pour star un vieux comique has-been. +T’as pas trouvé plus voyant, comme caisse ? +Là, Enguerrand sait qu’il a gagné sa scène de ménage. +Pour faire un Multipla, faut juste qu’Amélie chope le hoquet. +Ou une crise d’épilepsie. +Hors de question que notre équipée roule dans un véhicule aussi repérable. Enguerrand l’a compris. Nicolas aussi sait qu’il a perdu sa bataille de couple. -Mais il tente quand même l’appel à un ami. +Mais il tente quand même l’appel à un ami. N’est-ce pas ma pitchounette ? -Il finit par démarrer en trombe. +Il finit par démarrer en trombe. En klaxonnant une cucaracha tonitruante. -Trois paires d’oreilles sont agressées par ce son directement importé des années quatre-vingt. -Il y a onze ans, à Toulouse, une usine explosait. -Juste en face se trouvait un hôpital psychiatrique vieux d’un siècle et demi. -Onze ans plus tard, l’hôpital Marchant a été reconstruit. +Trois paires d’oreilles sont agressées par ce son directement importé des années quatre-vingt. +Il y a onze ans, à Toulouse, une usine explosait. +Juste en face se trouvait un hôpital psychiatrique vieux d’un siècle et demi. +Onze ans plus tard, l’hôpital Marchant a été reconstruit. Avec un petit ajout : l’UHSA. -L’unité hospitalière spécialement aménagée. -Une construction circulaire dont l’architecture ressemble douteusement à un logo des 10-Men. -Un bâtiment bonus, un cadeau doublement enrubanné de clôtures hautes et barbelées. -Cette idée traîne quelque part, dans la noosphère. -Les yeux de Nicolas se troublent légèrement quand il regarde comme ça la noétie. -Ça y est : il la voit. +L’unité hospitalière spécialement aménagée. +Une construction circulaire dont l’architecture ressemble douteusement à un logo des 10-Men. +Un bâtiment bonus, un cadeau doublement enrubanné de clôtures hautes et barbelées. +Cette idée traîne quelque part, dans la noosphère. +Les yeux de Nicolas se troublent légèrement quand il regarde comme ça la noétie. +Ça y est : il la voit. Il n’a pas besoin de faire ce geste, mais il est beau. -Imagine que nos têtes soient entourées d’une pelote d’idées. -De pensées si denses que leurs fumerolles forment un magma compact. -Il te permet de recevoir les idées du monde d’où elles viennent. -Les NoéNautes appellent ça : inceptionner leurs prochains. -Et en subir la conséquence. -Une idée pèse vingt et un grammes de gras. -La déplacer en l’autre, c’est faire jouer le système des vases communicants. -Perdre vingt et un grammes de ton gras à toi. +Imagine que nos têtes soient entourées d’une pelote d’idées. +De pensées si denses que leurs fumerolles forment un magma compact. +Il te permet de recevoir les idées du monde d’où elles viennent. +Les NoéNautes appellent ça : inceptionner leurs prochains. +Et en subir la conséquence. +Une idée pèse vingt et un grammes de gras. +La déplacer en l’autre, c’est faire jouer le système des vases communicants. +Perdre vingt et un grammes de ton gras à toi. Et s’il ne te reste rien de tout cela : cerveau. La peau de tes cellules. -Le Kangoo se gare dans le parking sécurisé. -L’équipe entre dans le bâtiment, résolue. -Ils savent ce qu’ils ont à faire. +Le Kangoo se gare dans le parking sécurisé. +L’équipe entre dans le bâtiment, résolue. +Ils savent ce qu’ils ont à faire. Cassandre neutralise le personnel : cent quarante-sept grammes. -Nicolas oblige un gardien à les mener à la cellule : quarante-deux grammes. -Enguerrand couvre les arrières de Madame Marquet et de ses diversions : cent vingt-six grammes. -De son sac à dos, la concierge sort les gâteries qu’elle a confectionnées. -Une demi-douzaine de Daleks explosifs cuisinés maison sont disposés sur les serrures sécurisées. -Ça y est, Nicolas a récupéré le colis. -Au détour d’un croisement, Enguerrand et Madame Marquet les rejoignent. -Celle-ci fait le décompte entre ses dents. -Les portes de prison nous barrant la route sont neutralisées. -L’équipée court vers la sortie. +Nicolas oblige un gardien à les mener à la cellule : quarante-deux grammes. +Enguerrand couvre les arrières de Madame Marquet et de ses diversions : cent vingt-six grammes. +De son sac à dos, la concierge sort les gâteries qu’elle a confectionnées. +Une demi-douzaine de Daleks explosifs cuisinés maison sont disposés sur les serrures sécurisées. +Ça y est, Nicolas a récupéré le colis. +Au détour d’un croisement, Enguerrand et Madame Marquet les rejoignent. +Celle-ci fait le décompte entre ses dents. +Les portes de prison nous barrant la route sont neutralisées. +L’équipée court vers la sortie. Nicolas connait le chemin. -L’adrénaline, quand elle retombe, laisse quelques sueurs froides et une douce euphorie. +L’adrénaline, quand elle retombe, laisse quelques sueurs froides et une douce euphorie. Alors Audrey, contente de nous revoir ? -On va espérer que ce sont les médocs, donc. -Les lèvres qui se pincent un peu plus que les propos. -Les yeux qui, d’un élan de courage, se jettent à l’eau. -Puis, très vite, qui fuient à nouveau. +On va espérer que ce sont les médocs, donc. +Les lèvres qui se pincent un peu plus que les propos. +Les yeux qui, d’un élan de courage, se jettent à l’eau. +Puis, très vite, qui fuient à nouveau. Les petites crispations des pommettes. -Les évitements d’une tête qui se penche... +Les évitements d’une tête qui se penche... C’est fou ce qu’on peut entendre quand on regarde vraiment. -Tous les mots qu’elles échangent sont de soi-disant paroles d’amour. -Les retrouvailles entre une mère et sa fille. -Guimauve, miel, et larmes réchauffées. +Tous les mots qu’elles échangent sont de soi-disant paroles d’amour. +Les retrouvailles entre une mère et sa fille. +Guimauve, miel, et larmes réchauffées. Du pardon en conserve. -Mais le texte est truqué. -Les mots sont scénarisés. -Presque toute conversation à portée d’oreille est convenue. -Comme si l’être humain était ainsi programmé. +Mais le texte est truqué. +Les mots sont scénarisés. +Presque toute conversation à portée d’oreille est convenue. +Comme si l’être humain était ainsi programmé. On est dans une situation, alors on dit ce qu’il faut dire. -Ce que le Grand Scénariste attend de nous. +Ce que le Grand Scénariste attend de nous. +Mais non il faut pas dire ça, après la pluie vient le beau temps... Oui, mais le fond de l’air est frais... -C’est surtout pour les enfants, c’est à eux que je pense... +C’est surtout pour les enfants, c’est à eux que je pense... T’as encore eu les yeux plus gros que le ventre... -Tu sais, la santé, c’est quand même l’essentiel... -... « On » est un con. +Tu sais, la santé, c’est quand même l’essentiel... +On » est un con. Sans se rendre compte que c’est la conversation qui le pilote. -Même aux moments où il se croit le plus impliqué. -Surtout dans ces moments-là. -Madame Richards et sa fille : Vérand’a. -Vérand’a, mon n’Enguerrand. -Et en fait c’était son vrai prénom. -Elle l’a toujours caché. -Roh, j’en aurais presque pitié d’elle, tiens. -Et du coup, il sort quand son roman à l’autre faussaire ? +Même aux moments où il se croit le plus impliqué. +Surtout dans ces moments-là. +Madame Richards et sa fille : Vérand’a. +Vérand’a, mon n’Enguerrand. +Et en fait c’était son vrai prénom. +Elle l’a toujours caché. +Roh, j’en aurais presque pitié d’elle, tiens. +Et du coup, il sort quand son roman à l’autre faussaire ? Mais c’est compter sans Madame Marquet. -Un thé frappé au sirop où reposent des perles de tapioca. -D’où la très grosse paille. +Un thé frappé au sirop où reposent des perles de tapioca. +D’où la très grosse paille. Pour faire remonter le tapioca. -Madame Marquet sait quelle boisson peut désamorcer toute velléité de pause dramatique. -Impossible de rester outrée en gobant une perle. +Madame Marquet sait quelle boisson peut désamorcer toute velléité de pause dramatique. +Impossible de rester outrée en gobant une perle. Dur d’entretenir sa peine tout en mastiquant du tapioca. -Ce qu’elle devrait être. -Ce qui a de l’intérêt ne se dit pas dans leurs paroles. +Ce qu’elle devrait être. +Ce qui a de l’intérêt ne se dit pas dans leurs paroles. Autant dire que tu m’appartiens. Tu feras ce qu’on te demande. -Et cette fois-ci, je vais peut-être y parvenir. +Et cette fois-ci, je vais peut-être y parvenir. Tu es une humaine formidable. Faisons simplement de notre mieux. Je vais les aider. -Et voilà, la malédiction du dialogue écrit dans le sirop a encore frappé. +Et voilà, la malédiction du dialogue écrit dans le sirop a encore frappé. Mais pas pour longtemps. Elle a repris ton blog ? Et puis, c’est qui cette cruche, d’abord ? -Vérand’a, je te présente Cassandre. -NoéNaute de la maison rouge. -Et oui : c’est elle qui écrit, désormais. -Cela n’aura pas duré bien longtemps. +Vérand’a, je te présente Cassandre. +NoéNaute de la maison rouge. +Et oui : c’est elle qui écrit, désormais. +Cela n’aura pas duré bien longtemps. La supercherie, le romanesque. -Faire de ces épisodes une vraie fiction. +Faire de ces épisodes une vraie fiction. Elle a pourtant pris soin de ne pas trop dire « je ». -De parler d’elle à la troisième personne, comme on se pointe du doigt. +De parler d’elle à la troisième personne, comme on se pointe du doigt. Elle a pourtant pris soin de ne pas s’adresser directement au lectorat. -Ou alors très vite et en espérant que cela ne se remarque pas. -Mais il a fallu que Vérand’a la dénonce. +Ou alors très vite et en espérant que cela ne se remarque pas. +Mais il a fallu que Vérand’a la dénonce. Bonjour, je m’appelle Cassandre, et je suis ta narratrice. -J’avoue que j’en veux à Vérand’a. +J’avoue que j’en veux à Vérand’a. Car, une fois encore, tu n’as que peu d’importance. Nous nous servons de toi comme d’un simple outil. Tu n’es qu’un regard. Le silence lourd d’une manif’ de muets. -Un chœur antique bâillonné. -Je ne voulais pas avoir à te dire tout cela. -Et à te rappeler que ceci n’est pas une histoire vraie. +Un chœur antique bâillonné. +Je ne voulais pas avoir à te dire tout cela. +Et à te rappeler que ceci n’est pas une histoire vraie. Car ceci n’est toujours pas une histoire vraie. Ce n’est que l’histoire que je vais te raconter. Et je vais te mentir, tu sais. -J’ai même déjà commencé, ne serait-ce que par omission. +J’ai même déjà commencé, ne serait-ce que par omission. Non pas que je sois mauvaise, non... -Mais, telle Jessica Rabbit, j’ai juste été dessinée comme ça. -Te voilà donc, chère lecteurice, témoin volontaire d’une vendetta. +Mais, telle Jessica Rabbit, j’ai juste été dessinée comme ça. +voilà donc, chère lecteurice, témoin volontaire d’une vendetta. Plus Star Wars que Amel Bent, . -La décision remonte à deux, trois semaines, tout au plus. +La décision remonte à deux, trois semaines, tout au plus. Nicolas et moi devisions dans la voiture. -Cassandre, tu aimes bien écrire, toi, non ? +Cassandre, tu aimes bien écrire, toi, non ? Si c’est de l’humour, Nicolas, c’est minable. +Non, mais tu te souviens du blog qu’Enguerrand a tenu la dernière fois ? Oui, tu me l’as fait lire. Histoire que les autres sachent ce qu’on fait. Et histoire de faire flipper les Descendants. Pourquoi vous ne le reprenez pas, vous ? -Et me voilà, marionnette du sort, à devoir entamer une narration. -Voilà donc près de trois mois que nous nous préparons. -Trois mois que nous étudions le grimoire des légendes de la noétie. +Et me voilà, marionnette du sort, à devoir entamer une narration. +Voilà donc près de trois mois que nous nous préparons. +Trois mois que nous étudions le grimoire des légendes de la noétie. Le document fondateur des cinq maisons. -Des plans qui nous ont menés à demander de l’aide à Madame Marquet. -Car Madame Marquet va aux réunions des originaux anonymes. +Des plans qui nous ont menés à demander de l’aide à Madame Marquet. +Car Madame Marquet va aux réunions des originaux anonymes. Des gens comme Georgette Richards. -Mère de Vérand’a Richards. +Mère de Vérand’a Richards. Vous voulez vous en prendre aux Descendants ? -Vous êtes encore plus tarés que ce que j’imaginais. -Réfléchis un peu, Vérand’a. -Qui, tous les quatre-vingt-huit ans, recrée les maisons de la Noétie ? -Qui monte les écoles ? -Qui recrute les Noétiens ? -Dans la maison Jaune, c’est toi qui étais leur contact. +Vous êtes encore plus tarés que ce que j’imaginais. +Réfléchis un peu, Vérand’a. +Qui, tous les quatre-vingt-huit ans, recrée les maisons de la Noétie ? +Qui monte les écoles ? +Qui recrute les Noétiens ? +Dans la maison Jaune, c’est toi qui étais leur contact. Moi, ils ne m’ont jamais fait confiance. -Si on veut gagner notre liberté, ce sera forcément à travers eux. -Sinon ils vont te remplacer, recruter de nouveaux Noétiens, et tout sera à recommencer. -Tu me demandes quand même de trahir les miens, là. +Si on veut gagner notre liberté, ce sera forcément à travers eux. +Sinon ils vont te remplacer, recruter de nouveaux Noétiens, et tout sera à recommencer. +Tu me demandes quand même de trahir les miens, là. Ils me tiennent en haute estime, tu sais... -J’ai hâte de voir ce que donne leur admiration, dis donc. -T’inquiète, on sait où on met les pieds. -Tu sais pas où tu me demandes de t’emmener. -Elles sont tellement tatillons, attentives et obsédés que ça en devient touchant. -Tout doit avoir une apparence irréprochable. -Et pour cause : leur diable se cache vraiment dans les détails. -La banalisation est dans ma vie plus qu’un métier. +J’ai hâte de voir ce que donne leur admiration, dis donc. +T’inquiète, on sait où on met les pieds. +Tu sais pas où tu me demandes de t’emmener. +Elles sont tellement tatillons, attentives et obsédés que ça en devient touchant. +Tout doit avoir une apparence irréprochable. +Et pour cause : leur diable se cache vraiment dans les détails. +La banalisation est dans ma vie plus qu’un métier. C’est une sorte de don. -J’ai assez vite remarqué comment nos intellects étaient remplis de mécanismes de défense. -Tout, plutôt que de se confronter au choc d’une nouveauté. +J’ai assez vite remarqué comment nos intellects étaient remplis de mécanismes de défense. +Tout, plutôt que de se confronter au choc d’une nouveauté. Et j’aime ces maquillages. Faire attention aux petites choses permet de mieux assimiler la grande. -Quand nous avons découvert la gigantesque partouze. +Quand nous avons découvert la gigantesque partouze. Cet homme se tond les poils pubiens depuis peu. -Il a des ratés. -Odeur du gel lubrifiant au goût de cerise. +Il a des ratés. +Odeur du gel lubrifiant au goût de cerise. La main de cette femme frappant le parquet au rythme de son plaisir. Toute la salle peut ressentir dans ses jambes les vibrations de son orgasme. -Ah non, pas toute la salle : le monsieur dans sa balançoire est épargné. -Du tapis humain, une tête aux longs cheveux se rejette violemment en arrière. -Diamants suspendus pour une seconde d’éternité. -J’aurais jamais cru que c’était possible. -Pardon, j’étais hypnotisé par l’ondulation de sa graisse. -Attends, la femme derrière lui, là : où est passé son bras ? -Une orgie peut paraître glauque. -Comme si l’étalage de la charcuterie Gilbert et Fils jouait les poltergeists épileptiques. -Leurs faciès, simiesques, animaux et spontanés finissent de rendre la scène normale. -Atrocement normale pour un étalage de tétons et de fesses. -Alors nos esprits, en bons adolescents normatifs, se protègent en trouvant le comique caché. -Le diable dans les détails. -Pourtant, Vérand’a nous avait prévenues . -Nous étions peu ou prou avertis d’où nous mettions les pieds. -Elle a grandi dans ce genre de communauté post-libération sexuelle. +Ah non, pas toute la salle : le monsieur dans sa balançoire est épargné. +Du tapis humain, une tête aux longs cheveux se rejette violemment en arrière. +Diamants suspendus pour une seconde d’éternité. +J’aurais jamais cru que c’était possible. +Pardon, j’étais hypnotisé par l’ondulation de sa graisse. +Attends, la femme derrière lui, là : où est passé son bras ? +Une orgie peut paraître glauque. +Comme si l’étalage de la charcuterie Gilbert et Fils jouait les poltergeists épileptiques. +Leurs faciès, simiesques, animaux et spontanés finissent de rendre la scène normale. +Atrocement normale pour un étalage de tétons et de fesses. +Alors nos esprits, en bons adolescents normatifs, se protègent en trouvant le comique caché. +Le diable dans les détails. +Pourtant, Vérand’a nous avait prévenues . +Nous étions peu ou prou avertis d’où nous mettions les pieds. +Elle a grandi dans ce genre de communauté post-libération sexuelle. Si je me suis fait appeler Audrey c’est pas pour rien. -Quand tu grandis dans ce genre d’environnement, tu fais tout pour être normale. -Il l’a endiguée dans son école de Noétiens — Jean-Jacques, NON ! +Quand tu grandis dans ce genre d’environnement, tu fais tout pour être normale. +Il l’a endiguée dans son école de Noétiens — Jean-Jacques, NON ! On ne se frotte pas sur Enguerrand ! -Allez, Jean-Jacques, couché ! — Venez c’est par là. -C’est une chouette idée. -Protéger l’accès à sa personne par une perpétuelle partouze. -Pour drainer toute énergie, toute volonté. -Mais nous finissons par arriver à bon port. -Madame, Messieurs, je vous présente mon père, Jupitéria Richards. -Pas de chichis ésotériques entre nous : appelez-moi Josette. -Josette ressemble à ces dames anglaises ayant filé loin des conventions. -Seules ses mains d’homme trahissent le corps dans lequel elle est née. -Sa poigne virile se saisit d’un gros ouvrage, aussi large qu’une télévision. -Alors ma création cosmique, comment c’était, l’asile ? -Tu aurais pu me faire libérer. -Et te priver d’une expérience si édifiante ? +Allez, Jean-Jacques, couché ! — Venez c’est par là. +C’est une chouette idée. +Protéger l’accès à sa personne par une perpétuelle partouze. +Pour drainer toute énergie, toute volonté. +Mais nous finissons par arriver à bon port. +Madame, Messieurs, je vous présente mon père, Jupitéria Richards. +Pas de chichis ésotériques entre nous : appelez-moi Josette. +Josette ressemble à ces dames anglaises ayant filé loin des conventions. +Seules ses mains d’homme trahissent le corps dans lequel elle est née. +Sa poigne virile se saisit d’un gros ouvrage, aussi large qu’une télévision. +Alors ma création cosmique, comment c’était, l’asile ? +Tu aurais pu me faire libérer. +Et te priver d’une expérience si édifiante ? Ne sois pas ridicule. -Allez, conte-moi un peu, qu’en est-il des drogues qu’ils t’ont données ? +Allez, conte-moi un peu, qu’en est-il des drogues qu’ils t’ont données ? Tu parles de leur camisole chimique ? -Peut-être y parviendras-tu une prochaine fois, ma petite Vénus Callipy– — NON ! +Peut-être y parviendras-tu une prochaine fois, ma petite Vénus Callipy– — NON ! Tu vas y aller mollo sur les petits noms. -Et tu vas pas me comparer à l’autre gros tas, là. -N’essaye même pas de jouer cette carte-là. -De nous deux, c’est pas moi qui porte un corset, ma chère papa. -C’est ça qui est crispant avec les allumées. -Qu’elle s’amuse à provoquer sa fille dans un demi-sourire. -Dis-moi : quelles armes psychiques avez-vous prévues pour me contraindre à trahir ma Lignée ? +Et tu vas pas me comparer à l’autre gros tas, là. +N’essaye même pas de jouer cette carte-là. +De nous deux, c’est pas moi qui porte un corset, ma chère papa. +C’est ça qui est crispant avec les allumées. +Qu’elle s’amuse à provoquer sa fille dans un demi-sourire. +Dis-moi : quelles armes psychiques avez-vous prévues pour me contraindre à trahir ma Lignée ? Tous les quatre-vingt huit ans, un nouveau cycle commence. -Tous les quatre-vingt huit ans, huit NoéNautes s’éveillent à la Noétie. -Dans un même cycle, peu de temps et de distance vont les séparer. -L’entourer de Noétiens, ces gardiens surentraînées et immunisés contre nos pouvoirs. -Ces pions conditionnées dès leur plus jeune âge dans des écoles secrètes. -Des écoles où Nicolas et Audrey ont été formées. -Ce sont ces guerrières mêmes qu’Enguerrand a combattus avant de s’enfuir. +Tous les quatre-vingt huit ans, huit NoéNautes s’éveillent à la Noétie. +Dans un même cycle, peu de temps et de distance vont les séparer. +L’entourer de Noétiens, ces gardiens surentraînées et immunisés contre nos pouvoirs. +Ces pions conditionnées dès leur plus jeune âge dans des écoles secrètes. +Des écoles où Nicolas et Audrey ont été formées. +Ce sont ces guerrières mêmes qu’Enguerrand a combattus avant de s’enfuir. Il y a cinq maisons. -Deux NoéNautes iront dans la Jaune, la Verte et la Blanche. +Deux NoéNautes iront dans la Jaune, la Verte et la Blanche. Un seul ira dans la Noire et un dans la Rouge. -S’il y a cinq écoles, cela signifie qu’il y a cinq organisateurs. -Cinq personnes attendant l’éveil du premier NoéNaute, pour remettre en branle le système. +S’il y a cinq écoles, cela signifie qu’il y a cinq organisateurs. +Cinq personnes attendant l’éveil du premier NoéNaute, pour remettre en branle le système. Ces hommes de l’ombre, ces organisatrices s’appellent entre eux les Descendants. Un ou deux poisons mentaux. Et un flacon d’antipsychotiques, pour faire passer le tout. -Ma muse animiste, tu te souviens, petite, des Noëls et de tes anniversaires ? +Ma muse animiste, tu te souviens, petite, des Noëls et de tes anniversaires ? Tu te fous de moi ? -On les fêtait jamais ! -À chaque fois c’étaient des « non-anniversaires » et des « Noëls en avance ». -Justement, ça te dirait d’avoir un héritage en avance ? -Alors ma puce, ça t’amuserait de tuer le père ? -J’aime bien quand un de mes personnages se met en colère contre moi. -Il faut dire que Vérand’a a de quoi. -J’ai découvert ce terrible secret : le prénom castoramique dont elle a été affublée. -Parce que Vérand’a ne s’est pas toujours prénommée ainsi. -Frédéric, lui-même, se mélangeait un peu les personnages entre Aglaé et Audrey. -Je passe alors quelques vacances dans une maison ardéchoise avec des amis. -Un de mes amis regarde autour de nous et me sort « Véranda ». -Vérand’a avec une apostrophe, comme la D’orothea des Chroniques de San Francisco. -Il connaît ma faiblesse pour les romans d’Armistead Maupin. +On les fêtait jamais ! +À chaque fois c’étaient des « non-anniversaires » et des « Noëls en avance ». +Justement, ça te dirait d’avoir un héritage en avance ? +Alors ma puce, ça t’amuserait de tuer le père ? +J’aime bien quand un de mes personnages se met en colère contre moi. +Il faut dire que Vérand’a a de quoi. +J’ai découvert ce terrible secret : le prénom castoramique dont elle a été affublée. +Parce que Vérand’a ne s’est pas toujours prénommée ainsi. +Frédéric, lui-même, se mélangeait un peu les personnages entre Aglaé et Audrey. +Je passe alors quelques vacances dans une maison ardéchoise avec des amis. +Un de mes amis regarde autour de nous et me sort « Véranda ». +Vérand’a avec une apostrophe, comme la D’orothea des Chroniques de San Francisco. +Il connaît ma faiblesse pour les romans d’Armistead Maupin. Dans mon cerveau tout s’enclenche. Quand l’inspiration fait sens. -Comme lui, Vérand’a aspire à plus de normalité. -C’est pour ça qu’elle s’est fait appeler Audrey. -C’est de là que vient sa haine de l’anormalité. +Comme lui, Vérand’a aspire à plus de normalité. +C’est pour ça qu’elle s’est fait appeler Audrey. +C’est de là que vient sa haine de l’anormalité. C’est marrant, hein, l’inspiration. -Avec passé, parents et de la chair à son être. -Voilà ce qui s’est passé quand cet improbable prénom a décliqué en moi. -J’ai senti que c’était juste. -Sous quel angle c’était juste. -Là réside, à mes yeux, la beauté des rapports avec un éditeur. -Quand j’écris : je suis seul. -Un peu comme quand tu t’entraînes face au mur, en tennis. -J’ai la chance d’avoir un éditeur collégial. +Avec passé, parents et de la chair à son être. +Voilà ce qui s’est passé quand cet improbable prénom a décliqué en moi. +J’ai senti que c’était juste. +Sous quel angle c’était juste. +Là réside, à mes yeux, la beauté des rapports avec un éditeur. +Quand j’écris : je suis seul. +Un peu comme quand tu t’entraînes face au mur, en tennis. +J’ai la chance d’avoir un éditeur collégial. Le but est de se renvoyer la balle. De tirailler, essayer, questionner... et surtout d’exiger. -Et pour cela, nous avons échangé nos regards. -J’ai failli y bousiller une amitié, d’ailleurs. -Stéphane a été le malheureux qui a posé un œil admiratif sur une idée. -Un embryon de scénario qui allait devenir Tocante. -Je me suis accroché à ce regard comme une bernique à son rocher. -Je l’en ai presque écœuré de moi, le pauvre... -Parce que c’était effrayant, d’écrire ainsi. -Grisant, bien sûr, mais terriblement angoissant. -De cartographier les terrains où s’inscrit cette histoire. -De farfouiller des faits afin de sélectionner ceux qui vont la nourrir. +Et pour cela, nous avons échangé nos regards. +J’ai failli y bousiller une amitié, d’ailleurs. +Stéphane a été le malheureux qui a posé un œil admiratif sur une idée. +Un embryon de scénario qui allait devenir Tocante. +Je me suis accroché à ce regard comme une bernique à son rocher. +Je l’en ai presque écœuré de moi, le pauvre... +Parce que c’était effrayant, d’écrire ainsi. +Grisant, bien sûr, mais terriblement angoissant. +De cartographier les terrains où s’inscrit cette histoire. +De farfouiller des faits afin de sélectionner ceux qui vont la nourrir. D’imaginer un squelette narratif de bout en bout. -De trouver les détails qui lui donneront du corps. -De se laisser charmer par une nouvelle idée, et de réadapter le tout... -OK : à le lire, comme ça, ça peut avoir l’air sexy. +De trouver les détails qui lui donneront du corps. +De se laisser charmer par une nouvelle idée, et de réadapter le tout... +OK : à le lire, comme ça, ça peut avoir l’air sexy. Alors tu ne veux pas le faire seul. -Ou plutôt : JE ne voulais pas le faire seul. +Ou plutôt : JE ne voulais pas le faire seul. Je ne me le sentais pas. -Parce que le fait est que, quand ça se crée... je navigue à vue. -Il n’y a aucun repère qui tienne. -Aucune règle à laquelle me référer. -À peine quelques vagues recommandations. -Beaucoup d’intuitions, de pressentiments et de sensations d’évidence... -Stéphane a été le regard qui m’a servi de phare pour explorer Tocante. -Sur ma comédie suivante, AndroGame, j’ai divisé ce poids en trois. -Cela n’a pas fonctionné. -Ces personnes ont botté en touche, chacun-e à sa manière. +Parce que le fait est que, quand ça se crée... je navigue à vue. +Il n’y a aucun repère qui tienne. +Aucune règle à laquelle me référer. +À peine quelques vagues recommandations. +Beaucoup d’intuitions, de pressentiments et de sensations d’évidence... +Stéphane a été le regard qui m’a servi de phare pour explorer Tocante. +Sur ma comédie suivante, AndroGame, j’ai divisé ce poids en trois. +Cela n’a pas fonctionné. +Ces personnes ont botté en touche, chacun-e à sa manière. Pas besoin : juste envie. Partager pour compenser la solitude et tenir la distance. Vraiment, c’est une jolie histoire. Un regard unique sur Tocante. -Trois puis trois autres sur AndroGame, et enfin une joyeuse kyrielle sur les NoéNautes. -C’est beau : ma vie respecte toutes les règles du storytelling... +Trois puis trois autres sur AndroGame, et enfin une joyeuse kyrielle sur les NoéNautes. +C’est beau : ma vie respecte toutes les règles du storytelling... Elle est belle, cette histoire... -Presque trop propre pour être honnête. -Enguerrand est le narrateur de Smartarded, le premier livre du cycle des NoéNautes. +Presque trop propre pour être honnête. +Enguerrand est le narrateur de Smartarded, le premier livre du cycle des NoéNautes. Il y entretient avec moi des relations plus que conflictuelles. Ne serait-ce que parce que c’est un super roman. Quel qu’en soit l’auteur. -Avant d’être NoéNaute, Enguerrand était un connard professionnel. -Moi, je dis ça, je dis rien, hein... -Les recettes sont exactes, vous pouvez les essayer à la maison. -Mais il vous faudra des moules à glaçons Star Wars et Doctor Who. +Avant d’être NoéNaute, Enguerrand était un connard professionnel. +Moi, je dis ça, je dis rien, hein... +Les recettes sont exactes, vous pouvez les essayer à la maison. +Mais il vous faudra des moules à glaçons Star Wars et Doctor Who. parti Socialiste : Ceci n’est toujours pas une histoire vraie. -Tout est expliqué dans les addenda à la fin de ce chapitre. +Tout est expliqué dans les addenda à la fin de ce chapitre. +Cassandre, je ne te connais que peu, mais voilà que je t’aime déjà. Sache que ton secret est sauf avec moi. Comme quoi, dans ce livre, tout peut arriver. -Soit c’est mon féminisme qui cherche à échapper au masculin pluriel... -Pour l’instant je considère ces erreurs comme volontaires. -Dans le Ying-King, la Diminution (quarante et une hexagramme) représente un amoindrissement. +Cassandre, soit c’est toi qui as du mal avec l’accord des genres... +Soit c’est mon féminisme qui cherche à échapper au masculin pluriel... +Pour l’instant je considère ces erreurs comme volontaires. +Dans le Ying-King, la Diminution (quarante et une hexagramme) représente un amoindrissement. Je te prive d’une bataille. -Moi, la traîtresse du conte que tu veux lire. +Moi, la traîtresse du conte que tu veux lire. Moi, ta gonzo-narratrice. De passer sous silence un grand moment d’action. -Vérand’a a tué le père. -Sa Jupitéria de père. +Vérand’a a tué le père. +Sa Jupitéria de père. Et nous la regardons tous avec plus de respect. -Quand tu rencontres les parents de quelqu’un, tu peux plus le détester. +Quand tu rencontres les parents de quelqu’un, tu peux plus le détester. C’est plus possible. -L’autre devient instantanément une résultante. -Un fait entouré de sa myriade de circonstances atténuantes. -Vérand’a a récupéré son héritage. -Le grand livre de son père. +L’autre devient instantanément une résultante. +Un fait entouré de sa myriade de circonstances atténuantes. +Vérand’a a récupéré son héritage. +Le grand livre de son père. Celui qui fait d’elle la Descendante de la maison Jaune. Un livre de comptes. Le livre de comptes, c’est ce qui existait avant les logiciels de compta. -Les clés les codes les accès. -Tout ce qui a été fait y est répertorié. -Le conte de notre passé. +Les clés les codes les accès. +Tout ce qui a été fait y est répertorié. +Le conte de notre passé. Pas besoin de croire en quoi que ce soit. -Pas besoin d’adhérer à une légende ou à une identité. -Il suffit juste d’aimer les chiffres bien rangés, et tu poursuis la Lignée. -Vérand’a doit maintenant étudier son héritage. +Pas besoin d’adhérer à une légende ou à une identité. +Il suffit juste d’aimer les chiffres bien rangés, et tu poursuis la Lignée. +Vérand’a doit maintenant étudier son héritage. Non : n’insiste pas. -Toujours est-il que sur les cinq Descendants, la première est avec nous. -Enfin... de notre côté. -Car nous nous sommes séparées. -Vérand’a est partie déchiffrer les colonnes de chiffres avec Nicolas et Madame Marquet. -Et l’aide donnée par Miss Marquet n’est pas à négliger. -Même si elle nous coûte cher. -Au propre comme au figuré. +Toujours est-il que sur les cinq Descendants, la première est avec nous. +Enfin... de notre côté. +Car nous nous sommes séparées. +Vérand’a est partie déchiffrer les colonnes de chiffres avec Nicolas et Madame Marquet. +Et l’aide donnée par Miss Marquet n’est pas à négliger. +Même si elle nous coûte cher. +Au propre comme au figuré. Un chemin long, lent, sinueux. -Où les cris de désespoir des autres damnés t’arrosent de leurs postillons vérolés. -Où leurs soupirs de souffrance te baignent dans leur haleine putride. -Jusqu’à la prochaine station. -Nous servons maintenant le numéro sept cent quarante et un. -Rendez-vous au guichet D. — Ah, plus qu’un et c’est à nous. -Je me suis inspiré des techniques pour emmener les vaches à l’abattoir. -Le piétinement en zigzag. -L’ambiance feutrée et désabusée... -Le but de l’ensemble est de casser ton élan. -D’annihiler toute volonté. -Ah, ça y est, c’est à nous. -On a l’impression d’avoir gagné quelque chose, d’être récompensés. +Où les cris de désespoir des autres damnés t’arrosent de leurs postillons vérolés. +Où leurs soupirs de souffrance te baignent dans leur haleine putride. +Jusqu’à la prochaine station. +Nous servons maintenant le numéro sept cent quarante et un. +Rendez-vous au guichet D. — Ah, plus qu’un et c’est à nous. +Je me suis inspiré des techniques pour emmener les vaches à l’abattoir. +Le piétinement en zigzag. +L’ambiance feutrée et désabusée... +Le but de l’ensemble est de casser ton élan. +D’annihiler toute volonté. +Ah, ça y est, c’est à nous. +On a l’impression d’avoir gagné quelque chose, d’être récompensés. Du coup on est contents d’y aller. -Nous servons maintenant le numéro sept cent quarante-deux. +Nous servons maintenant le numéro sept cent quarante-deux. Rendez-vous au guichet B.La CPAM de Toulouse vous remercie de votre patience. -Carte vitale et pièce d’identité. -Il nous faut donc carte vitale et pièce d’identité de la bénéficiaire. -Ainsi qu’une dérogation signée de sa main. +Carte vitale et pièce d’identité. +Il nous faut donc carte vitale et pièce d’identité de la bénéficiaire. +Ainsi qu’une dérogation signée de sa main. Est-ce que nous avons d’autres questions ? -Donc déjà elle est pas de super bonne humeur. +Donc déjà elle est pas de super bonne humeur. Mais c’est surtout contre moi, vous voyez. Et donc ses jambes. -Sans oublier que j’ai tué son pote . -Et que ça fait quatre mois qu’elle est privée de tripoux. +Sans oublier que j’ai tué son pote . +Et que ça fait quatre mois qu’elle est privée de tripoux. Du coup elle a pas super envie de me voir. -Ou alors, pas très vivant. +Ou alors, pas très vivant. Et donc elle veut pas vraiment me confier ses papiers. -Eh oui : la concierge, elle a bien dit le mot « cochoncetés ». +Eh oui : la concierge, elle a bien dit le mot « cochoncetés ». En plus elle fait peur quand elle fait ses gros yeux. -J’ai même une grosse valise pleine de billets pour ça. +J’ai même une grosse valise pleine de billets pour ça. Alors je suis venu vous voir pour l’obtenir. Mais par contre j’ai un super-pouvoir qui me permet de vous manipuler mentalement. Parce que lui pas moyen de l’inceptionner. -Ah, tenez, voilà votre historique, monsieur. -Et votre carte vita– oh ! je vous l’ai déjà rendue, certainement. -Bonne journée à vous. -Nous payons les frais médicaux d’Indra. +Ah, tenez, voilà votre historique, monsieur. +Et votre carte vita– oh ! je vous l’ai déjà rendue, certainement. +Bonne journée à vous. +Nous payons les frais médicaux d’Indra. Avec l’argent qu’il nous reste. -Après, nous serons démunies. -Car personnellement, la rédemption d’Enguerrand, je m’en bats les ovaires. -La chambre d’hôtel est un peu miteuse, poussiéreuse, mais peu importe. -Même dans ces conditions spartiates le plaisir est là. -Sur les draps rêches, Enguerrand se met en position pour notre activité favorite. +Après, nous serons démunies. +Car personnellement, la rédemption d’Enguerrand, je m’en bats les ovaires. +La chambre d’hôtel est un peu miteuse, poussiéreuse, mais peu importe. +Même dans ces conditions spartiates le plaisir est là. +Sur les draps rêches, Enguerrand se met en position pour notre activité favorite. Cela fait tant de bien de se retrouver ainsi. La douleur doit couper l’air voulant former un cri. Il se remet en position. -Voilà qui plairait au Taulier de notre conte. -C’est assez jouissif ce genre de retour à la complicité. -Même dans ces conditions spartiates. +Voilà qui plairait au Taulier de notre conte. +C’est assez jouissif ce genre de retour à la complicité. +Même dans ces conditions spartiates. Ces gestes simples, presque tribaux, sont au fondement de notre relation. Je veux bien que nous ne couchions plus ensemble. -C’est là le lot des friends with benefits. +C’est là le lot des friends with benefits. Des amis qui en profitent pour baiser. -On passe toujours après la relation amoureuse. +On passe toujours après la relation amoureuse. Et tu n’as pas envie que ton copain ait de toi cette image. Qu’il visualise cet œil dont les cils auraient fait un Picasso au mascara. Qu’il sente cette odeur de gras et de Biafine. -Ce sont ces moments-là qui m’ont manqué. -Quand il refait ma décoloration. -Quand je lui soigne ses hémorroïdes. +Ce sont ces moments-là qui m’ont manqué. +Quand il refait ma décoloration. +Quand je lui soigne ses hémorroïdes. Quand il m’aide pour mes mycoses. -Tu sais à quoi ça me faisait penser, ma Cassie ? -Que dans les films, t’es sûre de jamais voir ce genre de scène. -Forcément les mecs ils y passent, à la lune cireuse. -Mais jamais tu le vois, ça. -Même dans Magic Mike, Sodherberg il a pas osé. -À peine tu devines qu’ils font caca. +Tu sais à quoi ça me faisait penser, ma Cassie ? +Que dans les films, t’es sûre de jamais voir ce genre de scène. +Forcément les mecs ils y passent, à la lune cireuse. +Mais jamais tu le vois, ça. +Même dans Magic Mike, Sodherberg il a pas osé. +À peine tu devines qu’ils font caca. Bon, il est beau mon cul ? -Un beau cul de féministe, Enguerrand. -Arrête tes conneries, je suis pas assez lesbienne. -Moi non plus, et pourtant je suis féministe. -Tu crois qu’elles devraient me déchirer ma carte de membre ? -Je m’épile même les aisselles, ça craint... -Et qu’est-ce qu’il a pensé, le deuxième ? +Un beau cul de féministe, Enguerrand. +Arrête tes conneries, je suis pas assez lesbienne. +Moi non plus, et pourtant je suis féministe. +Tu crois qu’elles devraient me déchirer ma carte de membre ? +Je m’épile même les aisselles, ça craint... +Et qu’est-ce qu’il a pensé, le deuxième ? Celle qui nous rassure. -C’est toujours la même. +C’est toujours la même. Nous en connaissons tous les ressorts, il suffit juste de changer les mots. -Et cela nous fait rire à chaque fois. +Et cela nous fait rire à chaque fois. Il m’invite au resto. -À côté de nous, un couple commande un plateau d’huîtres. +À côté de nous, un couple commande un plateau d’huîtres. Pour ne pas vomir, on plaisante. Et celui qui l’a suivi ? -Genre « trop fort ton idée, moi aussi je veux un glaviot ! - Là je lui parle de mes théories sur la banalisation. -Un rôle aussi important que le leader, mais qu’on connait bien mal. +Genre « trop fort ton idée, moi aussi je veux un glaviot ! +Là je lui parle de mes théories sur la banalisation. +Un rôle aussi important que le leader, mais qu’on connait bien mal. Prends une foule, un public par exemple. Avec un seul mec pour faire la claque c’est nul. Pour lancer des applaus, il te faut deux personnes. -Celui qui commence à frapper dans ses mains, tout seul comme un con. -Et puis celui qui va se mettre à le suivre. -Quand t’as le deuxième, t’as tout le monde. +Celui qui commence à frapper dans ses mains, tout seul comme un con. +Et puis celui qui va se mettre à le suivre. +Quand t’as le deuxième, t’as tout le monde. Un tout seul, c’est un fou qui a une lubie. Deux, c’est une nouvelle tendance. Et tu veux pas la louper. Du coup t’applaudis avec eux. Le suiveur, il doit comprendre le leader pour le traduire au reste du monde. -Il se peut même qu’en réalité, il soit une éminence grise. +Il se peut même qu’en réalité, il soit une éminence grise. Mais sans lui, le leader est comme un cheminot sans locomotive. Un militant sans cheval de bataille. -Un flash-back sans retour au présent. -Bon, Cassandre, t’es prête ? +Un flash-back sans retour au présent. +Bon, Cassandre, t’es prête ? T’as fini de te pomponner ? Vas-y, montre-moi le chemin. Cela fait quelques heures que les lampadaires ont pris le relais du soleil. -Les toilettes sont aussi codifiées que des peintures tribales. +Les toilettes sont aussi codifiées que des peintures tribales. Le sang de la rue pulse ces personnes disparates, chacun dans sa direction. Chacune vers sa tribu. -Le plus amusant, c’est de les regarder depuis la noétie. -De voir la surcouche de l’idée qui les habite. -Une quête taille unique : Est-ce que je vais baiser ce soir ? -Cette idée fixe n’est que le pompon finissant le fil de leur pensée. -Je suis intéressant parce que je suis un . -Étant une , je dois m’amuser comme tous les autres . -L’amusement n’est valide qu’après une aventure épique, couronnée par un trophée. -Sinon, comment prouver que je suis de ceux qui ont vécu une bonne soirée ? -Sinon, comment prouver que je suis de celles qui ont vécu ? +Le plus amusant, c’est de les regarder depuis la noétie. +De voir la surcouche de l’idée qui les habite. +Une quête taille unique : Est-ce que je vais baiser ce soir ? +Cette idée fixe n’est que le pompon finissant le fil de leur pensée. +Je suis intéressant parce que je suis un . +Étant une , je dois m’amuser comme tous les autres . +L’amusement n’est valide qu’après une aventure épique, couronnée par un trophée. +Sinon, comment prouver que je suis de ceux qui ont vécu une bonne soirée ? +Sinon, comment prouver que je suis de celles qui ont vécu ? Sinon, comment prouver que je suis ? Est-ce que je vais baiser ce soir ? -Tous leurs codes, leurs habits, leurs règles paraissent coutumes et folklore. -Jusqu’à parvenir à notre destination. -Là, le cours d’anthropologie devient documentaire animalier. +Tous leurs codes, leurs habits, leurs règles paraissent coutumes et folklore. +Jusqu’à parvenir à notre destination. +Là, le cours d’anthropologie devient documentaire animalier. Bienvenue dans la savane urbaine. -Les zèbres exhibent des flancs vibrants, ruisselants, sous les yeux de lynx les encerclant. +Les zèbres exhibent des flancs vibrants, ruisselants, sous les yeux de lynx les encerclant. Dehors, les vautours commencent leur ronde, calmes, attentifs, patients. -D’une démarche carnassière, je me dirige vers le point d’eau. -Les Flamands perchés sur leurs tabourets me font instinctivement place. -Enguerrand est à présent dans son dos. -Félin, il se met à jouer avec lui. -La musique est envoûtante. -Synchrone avec les écrans, où se diffuse le clip de Sir Aspic. +D’une démarche carnassière, je me dirige vers le point d’eau. +Les Flamands perchés sur leurs tabourets me font instinctivement place. +Enguerrand est à présent dans son dos. +Félin, il se met à jouer avec lui. +La musique est envoûtante. +Synchrone avec les écrans, où se diffuse le clip de Sir Aspic. Son menton chasse les longs cheveux du cou nubile. Ses mains glissent le long des fins bras pour saisir les jeunes mains. -Lentement, il guide leurs bras dans une remontée enivrante. -Le souffle court, ils se retrouvent face à face. -Là, Orion reconnait Enguerrand. -Enguerrand m’avait prévenue. -Sa connaissance encyclopédique du cinéma contemporain est formelle. +Lentement, il guide leurs bras dans une remontée enivrante. +Le souffle court, ils se retrouvent face à face. +Là, Orion reconnait Enguerrand. +Enguerrand m’avait prévenue. +Sa connaissance encyclopédique du cinéma contemporain est formelle. C’est pour cela qu’il tient fermement les poignets de sa proie. Orion lui roule une magistrale pelle. -Enguerrand relâche son emprise. +Enguerrand relâche son emprise. Les mains d’Orion remontent vers le col d’Enguerrand. -Ce beau jeune homme s’interrompt pour une goulée d’air. -Prenant un poil de recul, il sourit à Enguerrand et Du genre violent. +Ce beau jeune homme s’interrompt pour une goulée d’air. +Prenant un poil de recul, il sourit à Enguerrand et Du genre violent. De ceux que tu ne vois pas venir. -De ceux qui propagent une onde d’arrêt stupéfait sur les visages aux alentours. -Je prends appui sur mes talons, prête à le réceptionner. -Au moment où je lui saisis le poignet, une main retient fermement le mien. -Trois personnes figées dans le trait d’un mouvement. +De ceux qui propagent une onde d’arrêt stupéfait sur les visages aux alentours. +Je prends appui sur mes talons, prête à le réceptionner. +Au moment où je lui saisis le poignet, une main retient fermement le mien. +Trois personnes figées dans le trait d’un mouvement. Orion captif de ma prise. -Moi, emportée dans son élan. +Moi, emportée dans son élan. L’homme retenant mon poignet. -Ni proie ni prédateur, il est un plaisir simplement là. -Dans le vacarme assourdissant des lieux, je lis sur ses lèvres : — Bonsoir. +Ni proie ni prédateur, il est un plaisir simplement là. +Dans le vacarme assourdissant des lieux, je lis sur ses lèvres : — Bonsoir. Lui, c’est mon homme. Et moi, c’est Dorian. -Il faudrait inventer une espèce de dignité négative. -Enguerrand et moi nous étions fait un film d’espionnage. +Il faudrait inventer une espèce de dignité négative. +Enguerrand et moi nous étions fait un film d’espionnage. Je me sentais tueuse. -De celles qui charment les réseaux informatiques d’un décolleté agressif. +De celles qui charment les réseaux informatiques d’un décolleté agressif. Qui assurent des courses poursuites interminables en talons aiguilles. -Tu me diras, notre mission était bien plus modeste. -Enguerrand devait récupérer Orion. +Tu me diras, notre mission était bien plus modeste. +Enguerrand devait récupérer Orion. Et moi je devais me charger d’emballer son nouveau mec, Dorian. Mais c’est moi qui suis devenue son gibier. -Déjà, ça, en soi, c’est assez pathétique. -La nappe à carreaux rouges et blancs. -Celle qui déteint sur mes poignets. +Déjà, ça, en soi, c’est assez pathétique. +La nappe à carreaux rouges et blancs. +Celle qui déteint sur mes poignets. C’est la ficelle de Bridget Jones ! Celle avec laquelle elle fait sa soupe bleue. Il m’a fallu des semaines de massage pour m’en remettre. -Et encore, j’ai été le plus chanceux. -Certainement parce que c’est moi qui ai entamé la bouteille de champagne... -Et là je pense à Fulbert. -Euh... l’autre, là : Nicolas. +Et encore, j’ai été le plus chanceux. +Certainement parce que c’est moi qui ai entamé la bouteille de champagne... +Et là je pense à Fulbert. +Euh... l’autre, là : Nicolas. Le collectionneur de petits savoirs. Du coup, souvent, leurs blessures sont moins graves. -Et là je pense que la vie est injuste. -Et là je ris. -Et là je me rends compte que quelque chose ne va pas avec moi. +Et là je pense que la vie est injuste. +Et là je ris. +Et là je me rends compte que quelque chose ne va pas avec moi. J’ai vraiment beaucoup envie de chier. -Huston on a un problème. +Huston on a un problème. J’essaie de me re-concentrer sur le flot des paroles d’Orion. -Dorian, mon ange, ça donne quoi le blog ? -Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça. -Sinon il est plutôt joli, il passe bien, sur tablette. -Putain tu savais qu’ils ont libéré Audrey ? -Et qu’en vrai elle s’appelle Vérand’a ? +Dorian, mon ange, ça donne quoi le blog ? +Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler comme ça. +Sinon il est plutôt joli, il passe bien, sur tablette. +Putain tu savais qu’ils ont libéré Audrey ? +Et qu’en vrai elle s’appelle Vérand’a ? Mouais, continue de lire, moi je les cuisine. -Mon Anguille, madame la Carpe, j’ai un aveu à vous faire... -Si vous sentez un léger inconfort rectal, c’est de ma faute. +Mon Anguille, madame la Carpe, j’ai un aveu à vous faire... +Si vous sentez un léger inconfort rectal, c’est de ma faute. Je ne veux pas que ce bleu tache ma jupe. Alors je respire comme un cheminot pour maintenir mes bras tendus droit devant moi. Ne pas les poser. -Je suis fière de tenir encore. +Je suis fière de tenir encore. J’ouvre la bouche. -Il devrait y avoir une échelle négative de la dignité. +Il devrait y avoir une échelle négative de la dignité. +Oh, Ginette-la-gerbe ! On se concentre deux minutes. Qu’est-ce que vous me voulez ? -Je crois que c’est maintenant qu’il faut commencer à parler, Machine. +Je crois que c’est maintenant qu’il faut commencer à parler, Machine. C’est vrai qu’il a un talent certain pour rater les surnoms. -Ce petit con m’écœure. -Je lui réponds en deux gestes. -Dorian interrompt nos échanges de délicatesses. -On dirait qu’il connait déjà tout de nous. -Mais ce n’est pas réciproque. -Donc c’est inquiétant. -Orion, viens voir : ils ont eu Jupitéria ! -Je crois pas qu’ils soient là pour te faire du mal. -Rho ça fait une paye que je l’ai pas vue. -Et au fait, vous avez des nouvelles de Raphaëlle ? +Ce petit con m’écœure. +Je lui réponds en deux gestes. +Dorian interrompt nos échanges de délicatesses. +On dirait qu’il connait déjà tout de nous. +Mais ce n’est pas réciproque. +Donc c’est inquiétant. +Orion, viens voir : ils ont eu Jupitéria ! +Je crois pas qu’ils soient là pour te faire du mal. +Rho ça fait une paye que je l’ai pas vue. +Et au fait, vous avez des nouvelles de Raphaëlle ? Tu devrais leur rappeler que ceci n’est toujours pas une histoire vraie. Tu ne leur dis pas assez que ceci n’est pas une histoire vraie. -Enguerrand a du mal à dormir. -Alors il joue les critiques littéraires. -Cherchant la petite bête. +Enguerrand a du mal à dormir. +Alors il joue les critiques littéraires. +Cherchant la petite bête. Comme ceux qui te pokent toutes les deux secondes sur Facebook. Celles qui te soufflent dans l’oreille. Tu connais ces personnes. -Alors ça les frustre, un peu. -Et moi je ne l’écoute pas. -Je regarde, fascinée, les brumes de sa pensée. -Tout comme lui, je fais tout pour fuir le moment présent. +Alors ça les frustre, un peu. +Et moi je ne l’écoute pas. +Je regarde, fascinée, les brumes de sa pensée. +Tout comme lui, je fais tout pour fuir le moment présent. Le sommeil qui ne veut pas venir. Qui a peur de nous rejoindre. Le marchand de sable a les miquettes. Et je les comprends. -Notre chambre est gardée par la plus effrayante des cerbères. -Reproduite à l’infini sur la tapisserie dans un cauchemar fractal. +Notre chambre est gardée par la plus effrayante des cerbères. +Reproduite à l’infini sur la tapisserie dans un cauchemar fractal. Grouillante sur la moquette. -Rampante sur nos draps avec ce sourire bienveillant qui lui appartient à elle seule... -Et à Jack Nicholson, période Shinning. -Omniprésent, à rendre féministe un vieux député de droite. +Rampante sur nos draps avec ce sourire bienveillant qui lui appartient à elle seule... +Et à Jack Nicholson, période Shinning. +Omniprésent, à rendre féministe un vieux député de droite. J’ai envie d’aller poser des bombes chez Toys ’R Us. D’incendier du Jouet Club. -Mais à part ça, ceci n’est toujours pas une histoire vraie. +Mais à part ça, ceci n’est toujours pas une histoire vraie. C’est le Taulier qui l’a dit. Nous sommes les amies imaginaires avec lesquels il joue . Same Player Shoot Again. Pas beau comme-un-mannequin-que-je-le-veux-lui-et-son-fond-de-teint-sur-mon-tableau-de-chasse. -Ni même beau genre ah-ouais-quand-meme-oh-ça-fait-chaud-au-ventre-et-c’est-mouillé-en-dessous-espérons-que-ça-coule-pas-sur-la-cuisse. -Sa beauté est tranquille. -Une beauté presque modeste, en fait. -Ce trentenaire épanoui nous a raconté son histoire. +Ni même beau genre ah-ouais-quand-meme-oh-ça-fait-chaud-au-ventre-et-c’est-mouillé-en-dessous-espérons-que-ça-coule-pas-sur-la-cuisse. +Sa beauté est tranquille. +Une beauté presque modeste, en fait. +Ce trentenaire épanoui nous a raconté son histoire. Comment il a connu Madame Marquet. -Comment cette histoire a inspiré le Taulier, entre autres . +Comment cette histoire a inspiré le Taulier, entre autres . Il nous a aussi dit ce qu’il a fait ensuite. -La communauté sensuelle qu’il a montée avec Raphaëlle. -C’est là qu’il a rencontré Jupitéria. -Qu’il a appris l’existence des NoéNautes. -Comment il est parti loin de tout ça, tant ces histoires l’effrayaient. -Comment il a connu Sir Aspic, la pop-rock star qui déchaîne les publics. -La passion qu’ils ont vécue ensemble. -Le retour à la réalité. -Ou de camionnette, plutôt. -Ils ont commencé à se voir, de plus en plus souvent. -J’ai bien vite découvert son pot aux roses. -Sauf que c’est pas très fin. -Et puis je savais que les NoéNautes existaient. +La communauté sensuelle qu’il a montée avec Raphaëlle. +C’est là qu’il a rencontré Jupitéria. +Qu’il a appris l’existence des NoéNautes. +Comment il est parti loin de tout ça, tant ces histoires l’effrayaient. +Comment il a connu Sir Aspic, la pop-rock star qui déchaîne les publics. +La passion qu’ils ont vécue ensemble. +Le retour à la réalité. +Orion, en convalescence d’un grave accident de voiture. +Ou de camionnette, plutôt. +Ils ont commencé à se voir, de plus en plus souvent. +J’ai bien vite découvert son pot aux roses. +Sauf que c’est pas très fin. +Et puis je savais que les NoéNautes existaient. Donc j’ai compris. D’ailleurs, Mon Orion, il va falloir que tu leur remettes une couche... Ils ont l’air perplexe, nos bidochons, ce soir. -Comme si quatre étrangers devisaient dans leur cuisine au rusticisme criard. -Et réussir à dormir. -La chose est assez rare pour être observée. -Là il s’agit de la grande remise en question de l’automne. -Option métaphysique et enfile ta chimie pour trouver un sens à ta vie. -Dans ce cimetière labyrinthique, Enguerrand doute. +Comme si quatre étrangers devisaient dans leur cuisine au rusticisme criard. +Et réussir à dormir. +La chose est assez rare pour être observée. +Là il s’agit de la grande remise en question de l’automne. +Option métaphysique et enfile ta chimie pour trouver un sens à ta vie. +Dans ce cimetière labyrinthique, Enguerrand doute. Le paysage est aussi exceptionnel que son humeur. -L’automne est la saison rêvée pour se balader dans les cimetières. -À deux pas du bruit des trains et des embouteillages. -Une terre où la vie qui grouille se fait plus discrète, timorée. -Cette ambiance de calme n’est nullement dérangée par le joyeux fatras visuel. -Ici, les tombes ne sont pas rangées au cordeau. -On dirait plutôt une accrétion. -La compilation best of international des chapelles et pierres tombales du siècle passé. -L’une d’entre elles a été remplie récemment. -La stèle, fraîchement sculptée, est sobre. +L’automne est la saison rêvée pour se balader dans les cimetières. +À deux pas du bruit des trains et des embouteillages. +Une terre où la vie qui grouille se fait plus discrète, timorée. +Cette ambiance de calme n’est nullement dérangée par le joyeux fatras visuel. +Ici, les tombes ne sont pas rangées au cordeau. +On dirait plutôt une accrétion. +La compilation best of international des chapelles et pierres tombales du siècle passé. +L’une d’entre elles a été remplie récemment. +La stèle, fraîchement sculptée, est sobre. Enguerrand se recueille devant et doute. Non, je t’ai encore menti. Il ne se recueille pas : il ne fait que douter. -Penser à sa vie. -À ce qu’il a fait. +Penser à sa vie. +À ce qu’il a fait. Aux choix qui l’ont fait. Pourtant, d’habitude, il ne croit pas au doute. -Il est plus du genre à faire. +Il est plus du genre à faire. Faire et deviner ensuite ce que l’on est. -Agir, et rationaliser après coup si jamais on en a le temps. -Dans cet endroit où les sabliers se sont écoulés, il doit trouver du temps. -Quand tu m’as demandé mon aide tant tu avais peur. +Agir, et rationaliser après coup si jamais on en a le temps. +Dans cet endroit où les sabliers se sont écoulés, il doit trouver du temps. +Quand tu m’as demandé mon aide tant tu avais peur. Oui, je vois bien, Enguerrand. -C’est le dernier épisode de ton roman. +C’est le dernier épisode de ton roman. On voulait fuir ensemble, Nicolas et moi. Prendre le pactole, un avion, et partir loin de cette histoire de dingues. Mais y’a eu toi. -... alors vous avez tiré à pile ou face, oui. -Tu m’as jamais dit, d’ailleurs, ce qui l’a remporté, au final. -Moi j’ai toujours pensé que la pièce est tombée de mon côté. -Je l’ai jamais raconté. +alors vous avez tiré à pile ou face, oui. +Tu m’as jamais dit, d’ailleurs, ce qui l’a remporté, au final. +Moi j’ai toujours pensé que la pièce est tombée de mon côté. +Je l’ai jamais raconté. La suite, personne ne la croirait. -C’est pour ça que j’ai arrêté le blog à ce moment-là. -On a tiré à pile ou face. -La pièce a tournoyé dans les airs. -Nicolas l’a ratée à la redescente. -Elle est tombée par terre. -Et elle a bondi et roulé sur la tranche. -Jusqu’à tomber dans le caniveau. -Dans « pile ou face », la pièce a choisi « ou ». +C’est pour ça que j’ai arrêté le blog à ce moment-là. +On a tiré à pile ou face. +La pièce a tournoyé dans les airs. +Nicolas l’a ratée à la redescente. +Elle est tombée par terre. +Et elle a bondi et roulé sur la tranche. +Jusqu’à tomber dans le caniveau. +Dans « pile ou face », la pièce a choisi « ou ». Ses yeux balaient la pierre tombale. -Ils vont du prénom « Ghislain » à la date de sa mort « deux mille douze » . -Ce n’est pas la culpabilité qui l’a fait venir sur la tombe. -Pas de remords, de regrets, de rédemption. +Ils vont du prénom « Ghislain » à la date de sa mort « deux mille douze » . +Ce n’est pas la culpabilité qui l’a fait venir sur la tombe. +Pas de remords, de regrets, de rédemption. Elle lui dit que faire. -Elle semble vouloir rétablir un équilibre. +Elle semble vouloir rétablir un équilibre. Et lui se laisse faire. Et lui se laisse faire. -Qui a fait qu’Orion vit dans la peur, un peu, aussi, quand même. +Qui a fait qu’Orion vit dans la peur, un peu, aussi, quand même. Madame Marquet nous demande de les rejoindre et de gagner leur confiance. Au prix d’une humiliation bien sentie. -D’une vengeance morale signé Orion. +D’une vengeance morale signé Orion. Et Enguerrand se laisse faire. Madame Marquet nous demande de nous rendre sur sa tombe. Et lui se laisse faire. -Et, à chaque fois qu’il se laisse faire, moi je le suis. -Mais là Enguerrand doute. +Et, à chaque fois qu’il se laisse faire, moi je le suis. +Mais là Enguerrand doute. Il doute de ce qu’il a fait. -De la confiance donnée. +De la confiance donnée. Il s’en saisit. -Me dit : — Elle ne me rachète pas une conduite, elle me rassemble une équipe. +Me dit : — Elle ne me rachète pas une conduite, elle me rassemble une équipe. Viens, on a une invitation pour un concert, ce soir. -En plus ça tombe bien, je connais déjà l’adresse. -J’aurais voulu être une actrice. -Oui, je sais, ça fait vieux standard miteux de Luc Plamondon. -À la base, je voulais être actrice. +En plus ça tombe bien, je connais déjà l’adresse. +J’aurais voulu être une actrice. +Oui, je sais, ça fait vieux standard miteux de Luc Plamondon. +À la base, je voulais être actrice. Non, c’est encore un mensonge. -La vérité est pire : je voulais être Comédienne, avec une majuscule. -Faire du théâtre avec un grand « H ». +La vérité est pire : je voulais être Comédienne, avec une majuscule. +Faire du théâtre avec un grand « H ». J’ai fini par tracer la route avec un petit con. Ceci n’est pas mon histoire vraie. Certes, j’avais la culture, plus qu’il n’en faut. -Et la vivacité d’esprit. -Malheureusement pour moi, j’étais plutôt douée. -Douée à jeter des ombres de jalousies sur les visages des autres élèves. +Et la vivacité d’esprit. +Malheureusement pour moi, j’étais plutôt douée. +Douée à jeter des ombres de jalousies sur les visages des autres élèves. Et de quelques profs. Malheureusement pour moi car je n’avais pas de physique. C’est une question de physique. -Fais-toi un look de playmobil mais que ça se voie pas trop. -Injections dans les pommettes, égalisation des ratiches, remontage des fessiers. +Fais-toi un look de playmobil mais que ça se voie pas trop. +Injections dans les pommettes, égalisation des ratiches, remontage des fessiers. Pas baisable comme dans les pornos ou les magasines, surtout pas. Les artistes, plus que les autres, manquent cruellement d’imagination. Mais pas de pratique. -Un après-midi d’automne, dans son deux-pièces, nous prenions le thé. +Un après-midi d’automne, dans son deux-pièces, nous prenions le thé. Il faut que l’on trouve ton emploi. -Si tu veux faire du théâtre, il te faut savoir ton emploi. -Tu es trop jeune pour jouer les servantes et les marâtres... -Soudain, son visage s’éclaire de toute la brillance d’un eurêka. -Tu as des yeux de traîtresse ! -et J’ai pas fait comédienne. -Je te conte tout cela parce que ça ne se voit pas sur moi. -Je marche dans cette soirée d’automne. +Si tu veux faire du théâtre, il te faut savoir ton emploi. +Tu es trop jeune pour jouer les servantes et les marâtres... +Soudain, son visage s’éclaire de toute la brillance d’un eurêka. +Tu as des yeux de traîtresse ! +et J’ai pas fait comédienne. +Je te conte tout cela parce que ça ne se voit pas sur moi. +Je marche dans cette soirée d’automne. Mon talon se prend sur une plaque du trottoir de la ville rose. Ma cheville se tord une fraction de seconde. Et personne ne le voit. -Sauf que j’ai été ridicule. -Je sens monter une bonne vieille bouffée de honte. +Sauf que j’ai été ridicule. +Je sens monter une bonne vieille bouffée de honte. Le rouge aux joues. -Je regarde autour de moi si quelqu’un a repéré mon embarras. +Je regarde autour de moi si quelqu’un a repéré mon embarras. Et personne ne le voit. -J’ai mis la tenue préférée d’Enguerrand. -Je suis délicieuse à croquer. +J’ai mis la tenue préférée d’Enguerrand. +Je suis délicieuse à croquer. Et personne ne le voit. J’ajoute Enguerrand dans le lot. -Soudainement, les trois hommes qui m’accompagnent s’arrêtent. -Nous sommes arrivés devant le restaurant où nous nous rendions. +Soudainement, les trois hommes qui m’accompagnent s’arrêtent. +Nous sommes arrivés devant le restaurant où nous nous rendions. Mes seins pointent et je sens l’afflux de sang dans ma vulve. Et personne ne le voit. Personne ne te regarde. C’est si rare. -Le monde n’en a rien à braire de toi. -Tu peux pleurer sur cette injustice, refuser cette cruelle réalité. +Le monde n’en a rien à braire de toi. +Tu peux pleurer sur cette injustice, refuser cette cruelle réalité. Ou alors tu peux t’en servir comme d’une arme. Le monde ne me regarde pas. -Chacune est bien trop occupé à se regarder soi. -Des NoéNautes qui m’accompagnent, personne ne lit le blog. -Tous sont trop occupées. +Chacune est bien trop occupé à se regarder soi. +Des NoéNautes qui m’accompagnent, personne ne lit le blog. +Tous sont trop occupées. Ils ne me regardent pas. -J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt. -Dans mon métier, c’est la règle numéro un. -Le problème, c’est qu’il y a beaucoup de règles numéro un. -Le maître d’hôtel nous accueille : — Madame, messieurs, bienvenue. +J’aurais dû m’en rendre compte plus tôt. +Dans mon métier, c’est la règle numéro un. +Le problème, c’est qu’il y a beaucoup de règles numéro un. +Le maître d’hôtel nous accueille : — Madame, messieurs, bienvenue. Puis-je voir vos cartons d’invitations, s’il vous plait ? -Moi elle m’avait déjà envoyé le mien ! +Moi elle m’avait déjà envoyé le mien ! Tu viens mon ange ? -Encore une fois, ne m’appelle pas comme ça. +Encore une fois, ne m’appelle pas comme ça. Orion suivi d’un Dorian bougon entre dans le restaurant. Une invitation, pour deux personnes. Grand corps malade est une petite femme boulotte. Nous sommes dans LE restaurant. -Tu imagines comment les lieux ont pu être saccagés. -Il va sans dire que les NoéNautes y ont perdu leur caution. -Après de tels ravages, ce restaurant s’est vendu une bouchée de pain. -Aglaé avait une bouchée de pain. -Des rêves de chanteuse de slam à nourrir. +Tu imagines comment les lieux ont pu être saccagés. +Il va sans dire que les NoéNautes y ont perdu leur caution. +Après de tels ravages, ce restaurant s’est vendu une bouchée de pain. +Aglaé avait une bouchée de pain. +Des rêves de chanteuse de slam à nourrir. Alors elle a repris le restaurant. -Ce soir, nous y sommes réunies. -C’est amusant d’assister à un malaise qui ne te concerne pas. -Autour de la grande table réservée par Madame Marquet, certains connaissent bien les lieux. -Leurs souvenirs sont prégnants. -Dorian et moi les regardons, amusées, s’essayer aux menus propos. +Ce soir, nous y sommes réunies. +C’est amusant d’assister à un malaise qui ne te concerne pas. +Autour de la grande table réservée par Madame Marquet, certains connaissent bien les lieux. +Leurs souvenirs sont prégnants. +Dorian et moi les regardons, amusées, s’essayer aux menus propos. On pourrait presque les traduire. -J’aime bien ce qu’elle a fait de la déco. +J’aime bien ce qu’elle a fait de la déco. C’est joliment mis en valeur. -Quand on a tant de choses à se dire, les discussions retombent vite. -Du coup, notre attention se reporte sur la scène. +Quand on a tant de choses à se dire, les discussions retombent vite. +Du coup, notre attention se reporte sur la scène. Grand corps malade est une petite femme boulotte. -Après quelques chansons de son cru, elle introduit son invité : Sir Aspic. +Après quelques chansons de son cru, elle introduit son invité : Sir Aspic. Les dos se raidissent, les cous se tendent. C’est tout aussi probable que ce qui se passe maintenant. -C’est Madame Marquet qui nous a expliqué. -Un spectacle écrit par Mathias Rougint, un des fameux locataires de son immeuble parisien. -Mathias s’est inspiré de l’histoire que Dorian a vécu avec Raphaëlle. -Aspic a joué le rôle de Dorian. -Comme bon nombre d’adorateurs, il ne peut rien refuser à Miss Marquet. -Voilà comment il est venu faire un bœuf avec Aglaé. -Voilà pourquoi la plupart des convives le regardent comme une bête curieuse. -Exceptions notables à ces frissons de foire aux monstres : Dorian et Orion. -Nous retrouvons Aglaé en coulisse. -Qui, royale, donne l’accolade à Enguerrand malgré sa minerve et ses béquilles. +C’est Madame Marquet qui nous a expliqué. +Un spectacle écrit par Mathias Rougint, un des fameux locataires de son immeuble parisien. +Mathias s’est inspiré de l’histoire que Dorian a vécu avec Raphaëlle. +Aspic a joué le rôle de Dorian. +Comme bon nombre d’adorateurs, il ne peut rien refuser à Miss Marquet. +Voilà comment il est venu faire un bœuf avec Aglaé. +Voilà pourquoi la plupart des convives le regardent comme une bête curieuse. +Exceptions notables à ces frissons de foire aux monstres : Dorian et Orion. +Nous retrouvons Aglaé en coulisse. +Qui, royale, donne l’accolade à Enguerrand malgré sa minerve et ses béquilles. Comment pourrais-je t’en vouloir ? -La convalescence fut pour moi l’occasion d’enfin écrire mes slams. +La convalescence fut pour moi l’occasion d’enfin écrire mes slams. Mes pitchouns, parlons boutique. -Bé, naine, vous devinerez jamais ce qu’on y a trouvé, naine... +naine, vous devinerez jamais ce qu’on y a trouvé, naine... Les hashtags, au fond, c’est rien que pour l’effet, hein ? -T’en as vraiment besoin, de celui là ? -C’est quoi toutes ces allitérations ? -Mettre cette phrase-là, comme ça, en gras... c’est pas un peu too much ? -Sérieusement, ces effets de manches, c’est juste pour la frime... -Je vais à présent vivre un grand kiff dans ma vie : faire mentir Cocteau. -Oui, tous ces reproches étaient fondés. -Ce que les autres m’ont reproché, je l’ai cultivé. -Mais ce n’était pas moi : c’était mon personnage. -Mais au fond de moi, j’avais un léger doute. -Cassandre a tenté, dans le premier chapitre, de passer pour une narratrice invisible. -Enguerrand a créé un blog et souhaitait être lu comme tel. -Les trucs à propositions multiples qui ont tendance à me courir sur le ravioli. -Il y a eu des moments d’hésitation devant mon clavier. +T’en as vraiment besoin, de celui là ? +C’est quoi toutes ces allitérations ? +Mettre cette phrase-là, comme ça, en gras... c’est pas un peu too much ? +Sérieusement, ces effets de manches, c’est juste pour la frime... +Je vais à présent vivre un grand kiff dans ma vie : faire mentir Cocteau. +Oui, tous ces reproches étaient fondés. +Ce que les autres m’ont reproché, je l’ai cultivé. +Mais ce n’était pas moi : c’était mon personnage. +Mais au fond de moi, j’avais un léger doute. +Cassandre a tenté, dans le premier chapitre, de passer pour une narratrice invisible. +Enguerrand a créé un blog et souhaitait être lu comme tel. +Les trucs à propositions multiples qui ont tendance à me courir sur le ravioli. +Il y a eu des moments d’hésitation devant mon clavier. Je ne suis pas intervenu. -Ses jeux sur le non-respect du masculin pluriel sont un vrai délice à écrire. -Ce n’est pas parce que je suis féministe que Cassandre l’est. -Je savais, en préparant MonOrchide, que Cassandre serait une femme de tête. -Mais j’ai découvert qu’elle était aussi impliquée dans la pensée anti-sexiste. -Je considère Enguerrand comme un adorable chieur avec qui j’aime me chamailler. +Ses jeux sur le non-respect du masculin pluriel sont un vrai délice à écrire. +Ce n’est pas parce que je suis féministe que Cassandre l’est. +Je savais, en préparant MonOrchide, que Cassandre serait une femme de tête. +Mais j’ai découvert qu’elle était aussi impliquée dans la pensée anti-sexiste. +Je considère Enguerrand comme un adorable chieur avec qui j’aime me chamailler. Je te parle d’eux comme je te parlerais de mes ami-e-s. Parce qu’en quelque sorte, ils le sont. J’ai peu de souvenirs visuels de mon enfance. -Je marche en discutant tranquillement de ma journée... avec Chantal Goya. -Je savais bien que ce n’était pas la vraie. -La vraie, je la regardais religieusement, tous les Noëls, à la télé. -Je savais aussi que cette femme invisible n’était pas vraie. -Mais elle était réelle, suivant ma conception de la réalité. +Je marche en discutant tranquillement de ma journée... avec Chantal Goya. +Je savais bien que ce n’était pas la vraie. +La vraie, je la regardais religieusement, tous les Noëls, à la télé. +Je savais aussi que cette femme invisible n’était pas vraie. +Mais elle était réelle, suivant ma conception de la réalité. On a tou-te-s plus ou moins eu des ami-e-s imaginaires. -Pour ma part, je n’ai jamais cessé d’en avoir. -Ils ont juste changé de statut. +Pour ma part, je n’ai jamais cessé d’en avoir. +Ils ont juste changé de statut. En grandissant, ils se sont fait appeler « personnages ». Parce que ces personnages avaient besoin de moi. -Je les avais laissés en pleine action. -Ils avaient besoin de mon attention pour continuer à vivre leur réalité. +Je les avais laissés en pleine action. +Ils avaient besoin de mon attention pour continuer à vivre leur réalité. Je me souviens ne pas vouloir lire le dernier chapitre. -Mes amis imaginaires et moi nous sommes quittés. +Mes amis imaginaires et moi nous sommes quittés. Nous referons certainement un bout de route ensemble, si jamais je les relis. -Mais là tout est fini entre nous. -Je ne suis pas vraiment seul quand j’écris. -Car je n’écris pas vraiment. +Mais là tout est fini entre nous. +Je ne suis pas vraiment seul quand j’écris. +Car je n’écris pas vraiment. Je joue avec mes amis imaginaires. C’est du pour de semblant, du pour de la rire. Ils font comme si. Et moi je prends les notes. -Ne dis pas que je ne t’avais pas prévenu-e. +Ne dis pas que je ne t’avais pas prévenu-e. Mentionnant combien le mot « blogueur » est laid. -Combien ça aurait de la gueule. -Cassandre a dû lire cet échange, puisqu’elle s’est exécutée. +Combien ça aurait de la gueule. +Cassandre a dû lire cet échange, puisqu’elle s’est exécutée. Que de deux solutions, c’est la pire qui se produit. -Que la tartine tombe toujours du côté beurré... -Cette innocente loi de la physique nourrit les paranoïas de par le monde. -D’où le culte que les internautes lui vouent. -Cette phrase et la précédente doivent être lues à voix haute et enchaînées prestement. -Il y en a donc deux par chapitre, dont un à mi parcours. -Des addendas que tu retrouveras en fin de chapitre sur cette édition. +Que la tartine tombe toujours du côté beurré... +Cette innocente loi de la physique nourrit les paranoïas de par le monde. +D’où le culte que les internautes lui vouent. +Cette phrase et la précédente doivent être lues à voix haute et enchaînées prestement. +Il y en a donc deux par chapitre, dont un à mi parcours. +Des addendas que tu retrouveras en fin de chapitre sur cette édition. Ce n’est pas accrocheur. Il faut croire que l’impotence a ses vertus. -Les internautes trainant sur Tumblr visualisent le gif célèbre auquel il est fait référence. +Les internautes trainant sur Tumblr visualisent le gif célèbre auquel il est fait référence. Les autres n’ont rien perdu, et certainement pas leur temps. -Aglaé est une puissante NoéNaute. -En témoignent ses rondeurs, la graisse étant synonyme de potentiel destructeur chez les NoéNautes. -Dans le Ying-King, l'Abondance (cinquante-cinqe hexagramme) représente l’apogée d’une civilisation. -L’ère de grandeur et d’abondance suprêmes est aussi le début du déclin. +Aglaé est une puissante NoéNaute. +En témoignent ses rondeurs, la graisse étant synonyme de potentiel destructeur chez les NoéNautes. +Dans le Ying-King, l'Abondance (cinquante-cinqe hexagramme) représente l’apogée d’une civilisation. +L’ère de grandeur et d’abondance suprêmes est aussi le début du déclin. J’ai du retard. -Hier, je n’ai pas pu envoyer mon épisode au Taulier. -Aujourd’hui, je vais mettre les bouchées doubles . +Hier, je n’ai pas pu envoyer mon épisode au Taulier. +Aujourd’hui, je vais mettre les bouchées doubles . Parce que j’ai du retard. Il faut que tu comprennes que ceci est une vraie histoire. -Une histoire qui croit en ses chances de devenir en toi une réalité. -Une histoire qui veut se présenter sous un angle plausible. +Une histoire qui croit en ses chances de devenir en toi une réalité. +Une histoire qui veut se présenter sous un angle plausible. Du coup cette histoire veut vivre dans le vrai temps. -Celui que tu marques avec tes dates, tes événements, ton agenda et tes horaires. -Celui qui se clôt chaque soir par la grand’messe du vingt heures. +Celui que tu marques avec tes dates, tes événements, ton agenda et tes horaires. +Celui qui se clôt chaque soir par la grand’messe du vingt heures. Une semaine de ton temps, vingt-quatre heures de ma vie. J’ai un peu plus de deux semaines d’avance sur toi . Et j’ai du retard. C’est pratique, de pouvoir manipuler mentalement les gens. On peut passer devant tout le monde pour la prise de sang. -Faire courir l’infirmière pour qu’elle apporte ton échantillon au laborantin. -Ce que tu sais déjà. -Parce que le sang n’a pas coulé. +Faire courir l’infirmière pour qu’elle apporte ton échantillon au laborantin. +Ce que tu sais déjà. +Parce que le sang n’a pas coulé. Tout va bien, moi c’est quatre. Tous les vingt-huit jours. -Avec la précision d’un algorithme Google. +Avec la précision d’un algorithme Google. Sauf ce mois-ci. -Donc hier j’ai passé ma journée à perdre du gras à l’hôpital. -Dans la vraie vie, ça n’est pas aussi facile. +Donc hier j’ai passé ma journée à perdre du gras à l’hôpital. +Dans la vraie vie, ça n’est pas aussi facile. Et surtout : bien plus longtemps. -Mais moi j’ai triché, je manquais de temps. +Mais moi j’ai triché, je manquais de temps. Du coup j’ai pris du retard avec le blog. J’ai du retard parce que j’ai du retard. Juste heureux de nous avoir fait suivre le plan de Madame Marquet. -De nous avoir menés à cette nouvelle victoire. -Un des NoéNautes vérifiera ce que j’ai écrit. +De nous avoir menés à cette nouvelle victoire. +Un des NoéNautes vérifiera ce que j’ai écrit. Et lui rapportera la nouvelle : j’avais du retard. Et ils viendront me voir. -Et ils regarderont mes pensées, comme si elles pouvaient détenir la moindre réponse. -Sauf que là je prends de l’avance. +Et ils regarderont mes pensées, comme si elles pouvaient détenir la moindre réponse. +Sauf que là je prends de l’avance. Et du coup je t’embrouille. Il est grand temps de remettre de l’ordre dans le temps. -Je veux combler ce fossé temporel qui s’est creusé entre nous. +Je veux combler ce fossé temporel qui s’est creusé entre nous. Il va donc falloir que tu lises plus vite que ce que je vis. -J’en profite pour une dernière parenthèse. -Que je suis une traîtresse. -Cela n’a rien à voir. -Le récit de ces quinze derniers jours, en condensé. -Pour savoir comment et sur qui nous avons remporté une victoire. -Lequel des Descendants est tombée. +J’en profite pour une dernière parenthèse. +Que je suis une traîtresse. +Cela n’a rien à voir. +Le récit de ces quinze derniers jours, en condensé. +Pour savoir comment et sur qui nous avons remporté une victoire. +Lequel des Descendants est tombée. Tout commence au lendemain du concert de Sir Aspic. -Après la discussion en coulisse, toute l’équipe est rentrée dormir chez Madame Marquet. +Après la discussion en coulisse, toute l’équipe est rentrée dormir chez Madame Marquet. Il a fallu se serrer. J’ai peu dormi. -Le lendemain, il nous salue timidement et part rejoindre sa tournée. +Le lendemain, il nous salue timidement et part rejoindre sa tournée. Nous aussi, nous allons voyager. -Être Descendante a ses petits avantages. -C’est Enguerrand qui réagit le premier. -On se croirait dans Priscilla, Folle du Désert ! +Être Descendante a ses petits avantages. +C’est Enguerrand qui réagit le premier. +On se croirait dans Priscilla, Folle du Désert ! Quand est-ce qu’on le peint en rose ? -Nous avons donc embarqué pour une journée de route. -Madame Marquet, Orion, Dorian, Vérand’a, Aglaé, Nicolas, Enguerrand et moi. +Nous avons donc embarqué pour une journée de route. +Madame Marquet, Orion, Dorian, Vérand’a, Aglaé, Nicolas, Enguerrand et moi. Un peu trop « Enfants », pas vraiment « Adultes ». -On appelle ça des « Enfultes », parce que Al Dentes, c’est pour les pâtes . -L’endroit où on me tirait les cheveux quand j’étais petite. -Là où j’ai appris à cogner sec. -Pas besoin de te le faire subir à nouveau. +On appelle ça des « Enfultes », parce que Al Dentes, c’est pour les pâtes . +L’endroit où on me tirait les cheveux quand j’étais petite. +Là où j’ai appris à cogner sec. +Pas besoin de te le faire subir à nouveau. Pour les autres : vous devez y passer. -Moi je n’ai pas bougé, mais ils sont toutes venus à moi. -Ça fait que quand ses amygdales claquent, ça sonne plus techno que rock. +Moi je n’ai pas bougé, mais ils sont toutes venus à moi. +Ça fait que quand ses amygdales claquent, ça sonne plus techno que rock. Ou alors c’est du grind core. -Tu en as profité pour le réveiller ? +Tu en as profité pour le réveiller ? Il est pas gay ? -J’espère juste que vous avez pris vos précautions. +J’espère juste que vous avez pris vos précautions. Bon, ma pitchounette, je compte sur toi. -Il faut que tu traînes en longueur dans ton récit. -Je connais bien le bougre : il doit suivre le blog à la lettre. +Il faut que tu traînes en longueur dans ton récit. +Je connais bien le bougre : il doit suivre le blog à la lettre. T’es un amour. -as touché la grosse vipère d’Aspic ? +T’as touché la grosse vipère d’Aspic ? Je te sens distraite, en ce moment... -Ma pelote vient de glisser sous ton siège. +Ma pelote vient de glisser sous ton siège. Tu peux me l’apporter ? -Si je me lève, je ne réponds pas de mon déjeuner ! -Je viens de lire l’épisode du lavement... -T’as un peu été un dommage collatéral sur ce coup... +Si je me lève, je ne réponds pas de mon déjeuner ! +Je viens de lire l’épisode du lavement... +T’as un peu été un dommage collatéral sur ce coup... Tu m’en veux ? -J’ai eu un mal fou à trouver le sommeil. -Nooooon... t’as pas fait ça à Nicolas, quand même ? -Arrête ton regard torve ! -Bien sûr qu’on n’a rien fait. -Tu devrais en profiter : toi, au moins tu es une NoéNaute. +J’ai eu un mal fou à trouver le sommeil. +Nooooon... t’as pas fait ça à Nicolas, quand même ? +Arrête ton regard torve ! +Bien sûr qu’on n’a rien fait. +Tu devrais en profiter : toi, au moins tu es une NoéNaute. Et pour pas qu’elle fasse de conneries. -Il n’est plus le jeune Noétien dont tu es tombée amoureuse. +Vérand’a, si je peux me permettre un conseil : arrête de rêver de Nicolas. +Il n’est plus le jeune Noétien dont tu es tombée amoureuse. +Tout comme Enguerrand n’est plus le jeune connard qui a ravi ton cœur... On a beaucoup en commun, toi et moi, non ? -Ça me fait bizarre de retourner dans cet immeuble. -Il s’y est passé tant de choses pour moi. -C’est là que j’ai rencontré Raphaëlle, tu sais ? -Ah ben non, toi tu ne l’as pas croisée, c’est ça ? -J’y ai aussi rencontré Miss Marquet, en fait. +Ça me fait bizarre de retourner dans cet immeuble. +Il s’y est passé tant de choses pour moi. +C’est là que j’ai rencontré Raphaëlle, tu sais ? +Ah ben non, toi tu ne l’as pas croisée, c’est ça ? +J’y ai aussi rencontré Miss Marquet, en fait. Mais tu me diras : c’est normal, c’est elle la proprio. -Ah, ça y est, on est arrivés. -Le bus des NoéNautes a fini sa tournée, terminus à la capitale. -Autant te dire qu’on ne s’est pas garées en double file. +Ah, ça y est, on est arrivés. +Le bus des NoéNautes a fini sa tournée, terminus à la capitale. +Autant te dire qu’on ne s’est pas garées en double file. Mais nous y sommes. L’immeuble de Madame Marquet. -Un vieil édifice aussi imposant que craquelé. +Un vieil édifice aussi imposant que craquelé. Aussi pittoresque que majestueux. Du genre de ceux que l’on n’imagine que dans la rue Mouffetard. -Rien que pour la beauté de l’adresse. -Cour intérieure, chambres de bonnes et conciergerie. -Nous sommes réunies dans la loge. -Celle avec la cabine téléphonique bleue qui sert de vaisseau spatial à Docteur Who. +Rien que pour la beauté de l’adresse. +Cour intérieure, chambres de bonnes et conciergerie. +Nous sommes réunies dans la loge. +Celle avec la cabine téléphonique bleue qui sert de vaisseau spatial à Docteur Who. Pas de quoi troubler un commissaire priseur, quoi. -Enguerrand écrase une larme, aussi ému qu’un dermatologue traînant dans un collège. -Aglaé se précipite vers la bouilloire R2D2 et commence à préparer le thé. -Madame Marquet, vous êtes vraiment sûre de vouloir faire ça ? -Je veux dire, c’est un de vos amis, quand même... -Ma pitchounette, toi je t’ai toujours bien aimée. -Madame Marquet a raison, Vérand’a. -Moi aussi en mon temps j’ai pas hésité à sacrifier mon père... -Roh, si tu te mets à pinailler les détails, aussi... -Oui, ça fait des années que je le loge. -Oui, ça fait des années qu’on se retrouve à travailler tous les deux. -Je lui tenu la mimine pour chacune de ses désintox, naine ! -Et c’est pour ça qu’il va avoir le choix. -Mais au bout du compte, ce sera à lui de faire le bon. -Elle nous regarde toutes d’un air de défi. -Chacun des NoéNautes semble la vénérer. -Vérand’a voit que j’observe ce phénomène-là. +Enguerrand écrase une larme, aussi ému qu’un dermatologue traînant dans un collège. +Aglaé se précipite vers la bouilloire R2D2 et commence à préparer le thé. +Madame Marquet, vous êtes vraiment sûre de vouloir faire ça ? +Je veux dire, c’est un de vos amis, quand même... +Ma pitchounette, toi je t’ai toujours bien aimée. +Madame Marquet a raison, Vérand’a. +Moi aussi en mon temps j’ai pas hésité à sacrifier mon père... +Roh, si tu te mets à pinailler les détails, aussi... +Oui, ça fait des années que je le loge. +Oui, ça fait des années qu’on se retrouve à travailler tous les deux. +Je lui tenu la mimine pour chacune de ses désintox, naine ! +Et c’est pour ça qu’il va avoir le choix. +Mais au bout du compte, ce sera à lui de faire le bon. +Elle nous regarde toutes d’un air de défi. +Chacun des NoéNautes semble la vénérer. +Vérand’a voit que j’observe ce phénomène-là. Elle me cligne de l’œil, une fois encore. -Soit un grain de poussière lui en veut vraiment, soit... -Je retourne mon attention sur la provençale concierge. +Soit un grain de poussière lui en veut vraiment, soit... +Je retourne mon attention sur la provençale concierge. On dirait qu’elle essaie de se placer en mauvais exemple. -Et surtout, on dirait qu’elle fait ce show-là pour un spectateur unique : Enguerrand. -C’est ça : elle se positionne en une sorte de cautionnary tale. -Autre détail troublant : Nicolas est mal à l’aise. -Les clins d’œil de Vérand’a. -Les poses grandiloquentes de Madame Marquet. (Oui : plus grandiloquente qu’à l’accoutumée. -On a du mal à croire que c’est possible, et pourtant...). -Nom d’une déesse ! -Ces trois-là nous mijotent quelque chose ! -Du genre qu’il n’est pas vraiment préférable de réussir... -Les yeux de notre hôtesse sont plantés en moi comme deux diamants. -Son sourire s’élargit. +Et surtout, on dirait qu’elle fait ce show-là pour un spectateur unique : Enguerrand. +C’est ça : elle se positionne en une sorte de cautionnary tale. +Autre détail troublant : Nicolas est mal à l’aise. +Les clins d’œil de Vérand’a. +Les poses grandiloquentes de Madame Marquet. (Oui : plus grandiloquente qu’à l’accoutumée. +On a du mal à croire que c’est possible, et pourtant...). +Nom d’une déesse ! +Ces trois-là nous mijotent quelque chose ! +Du genre qu’il n’est pas vraiment préférable de réussir... +Les yeux de notre hôtesse sont plantés en moi comme deux diamants. +Son sourire s’élargit. Demain, on se charge du cas de Mathias, naine ! C’est un truc aussi vieux que la Bible. -Laisser à Jésus la possibilité de renier sa croix. +Laisser à Jésus la possibilité de renier sa croix. Essayer de distraire le Bouddha sous son tilleul. Chatouiller le garde royal en faction au Palais de Buckingham. -Celui qui s’entête en mode gamin capricieux chope instantanément le rôle de héros. +Celui qui s’entête en mode gamin capricieux chope instantanément le rôle de héros. La tentation est mauvaise. -Surtout la tentation de liberté. +Surtout la tentation de liberté. De changer les choses. -D’ouvrir un poil son horizon et... mais là je m’entête. +D’ouvrir un poil son horizon et... mais là je m’entête. Toujours est-il que le plan de Madame Marquet est biblique. -Littéralement, même, pour certaines parties... +Littéralement, même, pour certaines parties... S’accorder une relaxe. Le plan, c’est de chaque jour lui donner cette chance. Abandonner ton masque social. -Chaque jour sous une forme différente. -Pas pour qu’il craque : pour qu’il se déleste. +Chaque jour sous une forme différente. +Pas pour qu’il craque : pour qu’il se déleste. Car notre concierge connait bien son locataire. -En rentrant de la cérémonie, Mathias m’a invitée à prendre le thé. -Et dans son aquarium à marie-jeanne... -Bref : on a causé religion. -Je me souviens très bien qu’il a cité Brassens, une des chansons posthumes. +En rentrant de la cérémonie, Mathias m’a invitée à prendre le thé. +Et dans son aquarium à marie-jeanne... +Bref : on a causé religion. +Je me souviens très bien qu’il a cité Brassens, une des chansons posthumes. On meurt de confiance avec un tel Papa. C’est pour cela qu’on va lui en donner la chance. -Chaque jour, Enguerrand décide de qui il envoie. -Chaque jour, Enguerrand prend la responsabilité de ne pas nous voir revenir. +Chaque jour, Enguerrand décide de qui il envoie. +Chaque jour, Enguerrand prend la responsabilité de ne pas nous voir revenir. Qui prend sur lui. -Le premier jour, Enguerrand a envoyé les gros bras. +Le premier jour, Enguerrand a envoyé les gros bras. Notre force de frappe. -Vérand’a et Nicolas ont toutes les deux reçu une formation de noétiens. -Ils sont donc aussi douées en close-combat qu’en manipulation psychologique. -Nous nous doutions que Mathias s’attendait à une visite de notre part. -Et donc à ce qu’il ait mis en place quelques défenses. -De sorte à créer une espèce d’antichambre. +Vérand’a et Nicolas ont toutes les deux reçu une formation de noétiens. +Ils sont donc aussi douées en close-combat qu’en manipulation psychologique. +Nous nous doutions que Mathias s’attendait à une visite de notre part. +Et donc à ce qu’il ait mis en place quelques défenses. +De sorte à créer une espèce d’antichambre. Une antichambre qu’il a fait remplir de gardes du corps. -Autant d’hommes que de mètres carrés. +Autant d’hommes que de mètres carrés. Je connais ton esprit concave. -Comment ils peuvent se battre s’ils sont trop nombreux pour écarter les bras ? -Que font-ils toute la journée ? +Comment ils peuvent se battre s’ils sont trop nombreux pour écarter les bras ? +Que font-ils toute la journée ? Qui paie les kebabs et quand vont-ils aux toilettes ? Autrement dit : ceci n’est pas une histoire vraiment vraie. Danger, grimper aux arbres. -Elle s’est hissée sur le tranchant de la lourde porte en bois. -Qui les attendait, entouré de ses chatons. -C’est hyper classe quand vous vous la pétez film de kung-fu... -Asseyez-vous, vous m’avez essoufflé. -Mathias, nous sommes venus te demander d’arrêter les frais. -Regarde : tes défenses sont inutiles. +Elle s’est hissée sur le tranchant de la lourde porte en bois. +Qui les attendait, entouré de ses chatons. +C’est hyper classe quand vous vous la pétez film de kung-fu... +Asseyez-vous, vous m’avez essoufflé. +Mathias, nous sommes venus te demander d’arrêter les frais. +Regarde : tes défenses sont inutiles. Vous pouvez pas me forcer. Vous devez avoir soif... Vous voulez de ma tisane ? On a aucune intention de te manipuler. -De toute façon, ton esprit est trop ouvert. -Sûrement parce que t’es complètement camé. -Mais c’est pas ça l’idée. -Regarde : tes défenses ne servent à rien, en fait. -On vient simplement te demander d’arrêter les frais. -Buvez, ça va être froid. +De toute façon, ton esprit est trop ouvert. +Sûrement parce que t’es complètement camé. +Mais c’est pas ça l’idée. +Regarde : tes défenses ne servent à rien, en fait. +On vient simplement te demander d’arrêter les frais. +Buvez, ça va être froid. Regarde : moi aussi, je la bois, ma tisane. -Je... ... ...j’ai jusque quand pour vous répondre ? +Je... ... ...j’ai jusque quand pour vous répondre ? Merci pour la tisane. -Voilà ce que Nicolas et Vérand’a nous ont raconté de leur visite. -Ils nous ont raconté ça. -Puis ils ont rigolé. -Chassé des girafes vertes, cousines des fameux éléphants roses. -Madame Marquet était formelle : décoction de datura. -Le temps qu’ils récupèrent, quoi. -La réponse est non. -Madame Marquet a tout prévu. -Non, là aussi c’est un mensonge. +Voilà ce que Nicolas et Vérand’a nous ont raconté de leur visite. +Ils nous ont raconté ça. +Puis ils ont rigolé. +Chassé des girafes vertes, cousines des fameux éléphants roses. +Madame Marquet était formelle : décoction de datura. +Le temps qu’ils récupèrent, quoi. +La réponse est non. +Madame Marquet a tout prévu. +Non, là aussi c’est un mensonge. Les refus de chacun. C’est justement cela qu’elle a pris en compte. -Elle a conçu une mécanique si habile qu’elle inclut la variable humaine. -Une horlogerie pensée pour huiler ses mécanismes sur notre libre arbitre. -À aucun moment elle n’a pu savoir quand Mathias craquerait. -À moins que... non. -À aucun moment elle ne savait qui Enguerrand enverrait ce jour-là. +Elle a conçu une mécanique si habile qu’elle inclut la variable humaine. +Une horlogerie pensée pour huiler ses mécanismes sur notre libre arbitre. +À aucun moment elle n’a pu savoir quand Mathias craquerait. +À moins que... non. +À aucun moment elle ne savait qui Enguerrand enverrait ce jour-là. Quelle proposition il choisirait de faire pour corrompre le Descendant. -Un livre qui recense toute l’histoire de sa lignée dans ses colonnes. -Madame Marquet a donc prévu tout un choix de corruptions. -Une farandole des desserts fomentés par notre équipée pour tenter d’amadouer Mathias. -Mais là n’est pas l’important. -Un plan tissé autour d’Enguerrand. -Enfin le mener à nous diriger pour tenter de corrompre Mathias. +Un livre qui recense toute l’histoire de sa lignée dans ses colonnes. +Madame Marquet a donc prévu tout un choix de corruptions. +Une farandole des desserts fomentés par notre équipée pour tenter d’amadouer Mathias. +Mais là n’est pas l’important. +Un plan tissé autour d’Enguerrand. +Enfin le mener à nous diriger pour tenter de corrompre Mathias. Chaque jour, Enguerrand devait faire un nouveau choix. -Chaque jour, il s’enfonçait un peu plus dans notre leadership. +Chaque jour, il s’enfonçait un peu plus dans notre leadership. Le premier jour, Enguerrand a choisi d’envoyer la force. -Ce dernier nous a renvoyé Vérand’a et Nicolas complètement shootés à la datura. -Le soir même, il nous répondit d’un « non » goguenard. -Le deuxième jour, du coup, on se reposa. +Ce dernier nous a renvoyé Vérand’a et Nicolas complètement shootés à la datura. +Le soir même, il nous répondit d’un « non » goguenard. +Le deuxième jour, du coup, on se reposa. Je sais bien que ce n’est pas bibliquement correct. -Enguerrand avait même une théorie là-dessus... +Enguerrand avait même une théorie là-dessus... Mais je diverge de plus en plus en ce moment. Pardon si je te parais confuse. -Nous en arrivons au troisième jour. -Aussi priapiques qu’un dortoir d’adolescents avec libre accès à youporn. -Sans jouer ma mère-la-vertu, ça en devenait limite pénible. -Mais même sans être frustrée ou choquée, ils en devenaient lourds. +Nous en arrivons au troisième jour. +Aussi priapiques qu’un dortoir d’adolescents avec libre accès à youporn. +Sans jouer ma mère-la-vertu, ça en devenait limite pénible. +Mais même sans être frustrée ou choquée, ils en devenaient lourds. J’ignorais qu’en fait ils baisaient sur ordre de Madame Marquet. -Le troisième jour, c’est eux qu’Enguerrand envoie. -Je te retranscris donc ce qu’ils m’ont conté de leur brève entrevue. -Ils ont sonné à la porte. +Le troisième jour, c’est eux qu’Enguerrand envoie. +Je te retranscris donc ce qu’ils m’ont conté de leur brève entrevue. +Ils ont sonné à la porte. C’est Mathias qui leur a ouvert. Son antichambre vide de tout garde du corps. -Vous êtes les autres protégés de la Marquet ? +Vous êtes les autres protégés de la Marquet ? Vos amis se sont bien remis du petit trip que je leur ai offert ? -Entrez, entrez et ne faites pas attention... ... ...au désordre. -Je vais utiliser cette pièce pour y mettre un assistant personnel. -C’est très pratique les... ... ...assistants personnels. -Il les a menés jusque dans son bureau. +Entrez, entrez et ne faites pas attention... ... ...au désordre. +Je vais utiliser cette pièce pour y mettre un assistant personnel. +C’est très pratique les... ... ...assistants personnels. +Il les a menés jusque dans son bureau. Les a fait asseoir. Orion a sorti un sachet en plastique de sa poche. -Un petit, transparent, à ourlets, comme ceux dans lesquels on mettait les pin’s. -Il l’a jeté à Mathias. -Tu connais la musique, Mathias : la première dose est toujours gratuite. -Y’a même des labos pharmaceutiques qui s’arrachent mon adresse, mec. -Ça tu connais pas. -Je lui ai même donné un nom, à ce bébé. +Un petit, transparent, à ourlets, comme ceux dans lesquels on mettait les pin’s. +Il l’a jeté à Mathias. +Tu connais la musique, Mathias : la première dose est toujours gratuite. +Y’a même des labos pharmaceutiques qui s’arrachent mon adresse, mec. +Ça tu connais pas. +Je lui ai même donné un nom, à ce bébé. Tu veux me prendre... ... ...par les sentiments ? -Et si j’aime la première dose, comment on fait ? -Alors il faut goûter... -Oh, mais où sont mes manières... +Et si j’aime la première dose, comment on fait ? +Alors il faut goûter... +Oh, mais où sont mes manières... Mathias connait la musique. -La première dose, tu la prends avec ton fournisseur. -Orion et Dorian ont été très vagues sur la suite. -Si vous voulez mettre ces pills sur le marché, je suis votre dealer. +La première dose, tu la prends avec ton fournisseur. +Orion et Dorian ont été très vagues sur la suite. +Si vous voulez mettre ces pills sur le marché, je suis votre dealer. Mais sur un contrat habituel. -C’est toujours non, mais vous êtes mignons. +C’est toujours non, mais vous êtes mignons. C’est un truc aussi vieux que la Bible. -Laisser à Jésus la possibilité de renier sa croix. +Laisser à Jésus la possibilité de renier sa croix. Essayer de distraire le Bouddha sous son tilleul. Chatouiller le garde royal en faction au Palais de Buckingham. Bon, mon petit Enguerrand, il suffit. -Je veux être la prochaine ! -Nous sommes au quatrième jour de notre opération séduction. +Je veux être la prochaine ! +Nous sommes au quatrième jour de notre opération séduction. Il faut dire que ce n’est facile pour personne. -Au départ ça donne une ambiance assez choupinette. -Ça pue et ça papote. -Faire cesser les lignées. +Au départ ça donne une ambiance assez choupinette. +Ça pue et ça papote. +Faire cesser les lignées. Je vois pas ce qui les retient de nous frire les rouflaquettes. -Seul Mathias peut leur dévoiler notre venue à Paris. -Je vais te dire Aglaé : je le connais bien, le pitchoun. +Encore faut-il qu’ils aient vent de notre but ou de notre position, Nicolas. +Seul Mathias peut leur dévoiler notre venue à Paris. +Je vais te dire Aglaé : je le connais bien, le pitchoun. Et puis tu oublies une chose : je suis dans le lot. -Il lui en faudrait, des roubignoles, pour s’attaquer directement à moi. -Il n’empêche, chère amie, il n’empêche. -La menace est présente, quasiment palpable. -Si tu souhaites que je t’énuclée, dis-moi : « Calme-toi. -Voilà, je l’ai dit ! +Il lui en faudrait, des roubignoles, pour s’attaquer directement à moi. +Il n’empêche, chère amie, il n’empêche. +La menace est présente, quasiment palpable. +Si tu souhaites que je t’énuclée, dis-moi : « Calme-toi. +Voilà, je l’ai dit ! Le silence qui s’en suit n’est pas platement admiratif : il est dithyrambique. On peut le voir se produire sur nous, presque au ralenti. -Même la noétie a un moment de calme plat. -C’est que son angoisse était palpable. +Même la noétie a un moment de calme plat. +C’est que son angoisse était palpable. Visible jusque dans ses traits pourtant si bien tenus. -Sa voix n’était pas déchirante, mais déchirée. +Sa voix n’était pas déchirante, mais déchirée. Et sa crainte d’y parvenir, d’en payer le prix au tarif fort. -C’est là qu’elle lance à Enguerrand : — Bon, mon petit Enguerrand, il suffit. -Je veux être la prochaine ! -D’habitude, Enguerrand réagit assez mal aux ordres. -Mais là : pas du tout. -Il se lève, baisse la tête, et énonce son accord du bout des lèvres. -Cassandre se présente à la porte de Mathias. -Nous la regardons partir avec gravité. +C’est là qu’elle lance à Enguerrand : — Bon, mon petit Enguerrand, il suffit. +Je veux être la prochaine ! +D’habitude, Enguerrand réagit assez mal aux ordres. +Mais là : pas du tout. +Il se lève, baisse la tête, et énonce son accord du bout des lèvres. +Cassandre se présente à la porte de Mathias. +Nous la regardons partir avec gravité. Puis, quelques minutes plus tard, nous la voyons revenir avec agacement. -Sans prononcer un mot, elle nous lance une enveloppe décachetée. +Sans prononcer un mot, elle nous lance une enveloppe décachetée. Le mot y est toujours aussi laconique. Je pars en week-end... -Monsieur Un week-end forcé ? -Ce dernier a contre-attaqué avec le Moulin Rouge et Pigalle. -Quant à moi, Vérand’a m’a entreprise dans un week-end shopping. -Pour mieux papoter, on se partageait les cabines réservées aux handicapées. -À moi, les vendeuses n’osent rien me reprocher... -J’ai bien lu, hein, que tu m’as percée à jour. -Mais tu vois, c’est le problème, quand on vit ensemble. +Monsieur Un week-end forcé ? +Ce dernier a contre-attaqué avec le Moulin Rouge et Pigalle. +Quant à moi, Vérand’a m’a entreprise dans un week-end shopping. +Pour mieux papoter, on se partageait les cabines réservées aux handicapées. +À moi, les vendeuses n’osent rien me reprocher... +J’ai bien lu, hein, que tu m’as percée à jour. +Mais tu vois, c’est le problème, quand on vit ensemble. Je sais pas comment Enguerrand a fait. Il est magique ton soutif ou quoi ? Puis elle s’est tue. -Moi j’ai continué à ne rien dire. +Moi j’ai continué à ne rien dire. Cette fois-ci, Mathias lui a ouvert. Tiens, tu es seule, toi ? Lui c’est Stanislas, mon... ... ...assistant personnel. -Je vais vite m’habituer à l’avoir comme esclave. +Je vais vite m’habituer à l’avoir comme esclave. Assieds-toi, Madame, assieds-toi. C’est un truc aussi vieux que la Bible. -Laisser à Jésus la possibilité de renier sa croix. +Laisser à Jésus la possibilité de renier sa croix. Essayer de distraire le Bouddha sous son tilleul. Chatouiller le garde royal en faction au Palais de Buckingham. Le cerveau n’aime pas avoir tort. -C’est même un processus assez marrant à voir fonctionner. +C’est même un processus assez marrant à voir fonctionner. Crois-en une facilitatrice. -Regarde Aglaé, qui se drape de tristesse à défaut de dignité. -Elle s’est mise dans une situation où elle ne pouvait que perdre. -Le deal est simple : sa liberté contre la nôtre. -Mathias est le Descendant de la lignée dirigeant la maison Blanche. -Aglaé est la seule NoéNaute de la maison Blanche à être éveillée. -À partir de là, les jeux sont faits pour Aglaé. -Et il rejette Aglaé de la façon la plus fondamentale qu’il soit. -Et elle va donc passer son temps à ne pas pleurer. -Non parce qu’en vérité il s’agissait d’un trait d’esprit. -Et puis, ce n’est guère comme si tu allais tout répéter... +Regarde Aglaé, qui se drape de tristesse à défaut de dignité. +Elle s’est mise dans une situation où elle ne pouvait que perdre. +Le deal est simple : sa liberté contre la nôtre. +Mathias est le Descendant de la lignée dirigeant la maison Blanche. +Aglaé est la seule NoéNaute de la maison Blanche à être éveillée. +À partir de là, les jeux sont faits pour Aglaé. +Et il rejette Aglaé de la façon la plus fondamentale qu’il soit. +Et elle va donc passer son temps à ne pas pleurer. +Non parce qu’en vérité il s’agissait d’un trait d’esprit. +Et puis, ce n’est guère comme si tu allais tout répéter... Nous ne comptons plus les jours. -Enguerrand énumère une par une les propositions préparées par Madame Marquet. +Enguerrand énumère une par une les propositions préparées par Madame Marquet. Vient mon tour de tenter de corrompre Mathias. -Je comprends mieux pourquoi... ... ...tu écris ton blog de cette manière. +Je comprends mieux pourquoi... ... ...tu écris ton blog de cette manière. Et pourquoi tes hashtags... -Dis, tu crois pouvoir tenir longtemps le mensonge comme ça ? -Allez je... ... ...t’écoute. -J’essaie de ne pas répondre à ses provocations. -Réfréner mes envies de . +Dis, tu crois pouvoir tenir longtemps le mensonge comme ça ? +Allez je... ... ...t’écoute. +J’essaie de ne pas répondre à ses provocations. +Réfréner mes envies de . Je cours retapisser le miroir de sa salle de bain. -J’ai une pensée coupable pour Stanislas, qui va sûrement écoper du nettoyage. -Je lui propose les droits sur l’histoire des NoéNautes. -Je sais qu’il ne peut résister à une bonne histoire. +J’ai une pensée coupable pour Stanislas, qui va sûrement écoper du nettoyage. +Je lui propose les droits sur l’histoire des NoéNautes. +Je sais qu’il ne peut résister à une bonne histoire. Tu me proposes du vent, ma jolie. -Mon esprit non plus, n’aime pas être pris en défaut. -Ce soir là, encore une fois, la réponse fut non. +Mon esprit non plus, n’aime pas être pris en défaut. +Ce soir là, encore une fois, la réponse fut non. Le lendemain, encore une fois, la porte fut close. -Nous avons tous arrêté nos vies pour venir envahir la sienne... +Nous avons tous arrêté nos vies pour venir envahir la sienne... La moindre des reconnaissances serait de nous rendre la pareille. Le surlendemain, Enguerrand envoie Madame Marquet. Dans la conciergerie, les paris vont bon train. Et ce n’est pas une tournure de phrase. La cote de Madame Marquet est de deux contre un. -L’album et la tournée de Sir Aspic... -Vérand’a et Nicolas n’avaient pas vraiment de proposition, à peine une démonstration. -Le deal esclavagiste d’Aglaé était trop dingue pour réussir. -On a accepté un rôle, un rôle qui nous mène forcément dans le mur. +L’album et la tournée de Sir Aspic... +Vérand’a et Nicolas n’avaient pas vraiment de proposition, à peine une démonstration. +Le deal esclavagiste d’Aglaé était trop dingue pour réussir. +On a accepté un rôle, un rôle qui nous mène forcément dans le mur. Et notre psychisme n’aime pas avoir tort. -Il préfère se prendre un mur. -Alors, le lendemain, Enguerrand frappe à la porte du loft. +Il préfère se prendre un mur. +Alors, le lendemain, Enguerrand frappe à la porte du loft. C’est un truc aussi vieux que la Bible. -Laisser à Jésus la possibilité de renier sa croix. +Laisser à Jésus la possibilité de renier sa croix. Essayer de distraire le Bouddha sous son tilleul. Chatouiller le garde royal en faction au Palais de Buckingham. -La scène qui va suivre est un moment de ta vie. -Tous les droits d’exploitation sont réservés par ta mémoire. -Tous les copyrights et brevets sont déposés par ta personnalité. -Tu es à l’école. +La scène qui va suivre est un moment de ta vie. +Tous les droits d’exploitation sont réservés par ta mémoire. +Tous les copyrights et brevets sont déposés par ta personnalité. +Tu es à l’école. On va dire dans une des grandes classes du primaire. -Tout à coup, une main se lève. -Nous avons toutes déjà vécu cette situation. -On la connaît tellement qu’on la reproduit, planqués derrière des ixièmes degrés. -Du haut de mes neuf ans, je lui ai montré. -Il a vu comme j’ai cessé de le suivre. -Je me demande s’il continue à prendre les enfantes pour des cons. -Nous sommes au dernier jour de notre opération séduction sur Mathias. -Enguerrand est allé déposer les armes auprès de lui. -De Mathias héritant de sa lignée. -Des lignées perpétuant les maisons. -Des maisons enfermant les NoéNautes dans leurs guerres, leurs antagonismes. -Et ça continue, depuis des cycles et des cycles, tous les quatre-vingt-huit ans. +Tout à coup, une main se lève. +Nous avons toutes déjà vécu cette situation. +On la connaît tellement qu’on la reproduit, planqués derrière des ixièmes degrés. +Du haut de mes neuf ans, je lui ai montré. +Il a vu comme j’ai cessé de le suivre. +Je me demande s’il continue à prendre les enfantes pour des cons. +Nous sommes au dernier jour de notre opération séduction sur Mathias. +Enguerrand est allé déposer les armes auprès de lui. +De Mathias héritant de sa lignée. +Des lignées perpétuant les maisons. +Des maisons enfermant les NoéNautes dans leurs guerres, leurs antagonismes. +Et ça continue, depuis des cycles et des cycles, tous les quatre-vingt-huit ans. Attends, attends, attends, Enguerrand... -Tu connais la prophétie des chevaucheurs de pensée ? -Oui : « Le fonctionnaire sépare les NoéNautes. -Il récolte gloire, fortune et richesse. +Tu connais la prophétie des chevaucheurs de pensée ? +Oui : « Le fonctionnaire sépare les NoéNautes. +Il récolte gloire, fortune et richesse. Et pourquoi je te donnerais la poule aux œufs d’or, alors ? Parce que je suis le grain de sable dans votre engrenage. -Le NoéNaute qui a réussi à ne pas se faire endoctriner par les maisons. -Votre horlogerie a tourné comme un charme pendant des années. -Là, c’est fini. +Le NoéNaute qui a réussi à ne pas se faire endoctriner par les maisons. +Votre horlogerie a tourné comme un charme pendant des années. +Là, c’est fini. Il ne te reste plus qu’un gros livre qui t’encombre pour rien. -Un héritage qui pèse un poil trop lourd. -Si tu veux je t’en débarrasse. +Un héritage qui pèse un poil trop lourd. +Si tu veux je t’en débarrasse. Sinon va te faire foutre. On connait l’histoire. -Le discours final qui ramène le méchant à la raison. +Le discours final qui ramène le méchant à la raison. Une visite grastronomique des villes nous menant au sud-ouest. -Le gras, c’est quand même le moteur de nos vies. +Le gras, c’est quand même le moteur de nos vies. Alors autant en profiter. Ouh t’as l’air patraque, toi... -Oui, je crois que j’ai... attrapé quelque chose. +Oui, je crois que j’ai... attrapé quelque chose. Tu veux que je t’accompagne ? -C’est toujours mieux de ne pas être seule, pour ça. -C’est gentil mais ça ira. +C’est toujours mieux de ne pas être seule, pour ça. +C’est gentil mais ça ira. Embrasse les autres pour moi, je vais me coucher. -Et là, Vérand’a me vole un bisou sur la joue. -C’est étrange comme ça change tout. -Je veux dire, on se fait la bise régulièrement. +Et là, Vérand’a me vole un bisou sur la joue. +C’est étrange comme ça change tout. +Je veux dire, on se fait la bise régulièrement. Mais je n’ai pas trop le temps d’y penser. -Ça ira pour la suite ? +Ça ira pour la suite ? Mais oui, mon pitchoun, tu me connais. -Pardon de t’avoir fait jouer cette mascarade, mais c’était nécessaire. -Je crois qu’Enguerrand il est prêt, là. -Ça va lui faire un choc, quand même, le pauvret’... +Pardon de t’avoir fait jouer cette mascarade, mais c’était nécessaire. +Je crois qu’Enguerrand il est prêt, là. +Ça va lui faire un choc, quand même, le pauvret’... Pourquoi leur coller ces missions impossibles ? -Truqué depuis le début. -Nous étions voués à l’échec, Enguerrand à la réussite. -C’était pour voir si on suivait. +Truqué depuis le début. +Nous étions voués à l’échec, Enguerrand à la réussite. +C’était pour voir si on suivait. Parce que j’aime jouer avec mes ami-e-s imaginaires. Je pensais seulement lui faire un clin d’oeil. -Ce personnage de concierge me vient de Tocante – Un Cadeau Empoisonné. -Dès lors, j’ai compris que ce triptyque serait celui de Madame Marquet. -Tocante fait d’elle une concierge et une commerçante online. +Ce personnage de concierge me vient de Tocante – Un Cadeau Empoisonné. +Dès lors, j’ai compris que ce triptyque serait celui de Madame Marquet. +Tocante fait d’elle une concierge et une commerçante online. AndroGame finit par la propulser productrice radio. Je la sais capable de tout. Je ne me doutais pas qu’elle irait aussi loin. Mais ce roman feuilleton est un ventre. Un ventre qu’il me faut nourrir inlassablement. -Du coup, parfois, je réchauffe des grands classiques. -Nous voilà donc au livre deux. -Mais voilà que Dorian (créé dans AndroGame) se joint au lot. -Et Mathias, dont j’ai adoré jouer les silences... ... ...impromptus, s’invite aussi. +Du coup, parfois, je réchauffe des grands classiques. +Nous voilà donc au livre deux. +Mais voilà que Dorian (créé dans AndroGame) se joint au lot. +Et Mathias, dont j’ai adoré jouer les silences... ... ...impromptus, s’invite aussi. Cela m’a fait plaisir, de retrouver Mathias. Mathias est mon alter ego, bien qu’il ne me ressemble en rien. -Nul besoin de drogues quand on a si aisément des ami-e-s imaginaires. +Nul besoin de drogues quand on a si aisément des ami-e-s imaginaires. Mathias est ma mise en abyme. Le conteur d’histoire dans l’histoire. -C’est plutôt mignon de voir tout cela, mais j’en tire deux inquiétudes. -Est-ce que c’est assez balisé ou est-ce qu’il te faut une carte... -Puis il y a ma seconde inquiétude : les histoires appellent les histoires. -Mon fils caché de Lady Gaga et Marilyn Manson. -C’est la troisième pièce du triptyque de Madame Marquet. -Celle que je dois écrire depuis deux ans. -Et que ça ne se faisait pas. +C’est plutôt mignon de voir tout cela, mais j’en tire deux inquiétudes. +Est-ce que c’est assez balisé ou est-ce qu’il te faut une carte... +Puis il y a ma seconde inquiétude : les histoires appellent les histoires. +Mon fils caché de Lady Gaga et Marilyn Manson. +C’est la troisième pièce du triptyque de Madame Marquet. +Celle que je dois écrire depuis deux ans. +Et que ça ne se faisait pas. Pourtant j’avais l’histoire. -Toute la construction de la pièce est soigneusement conservée dans mes précieux brouillons. -J’ai bien défini et le personnage et son « passé-d’avant-le-début-de-la-pièce ». -Or voilà que ce passé devient le présent des NoéNautes. -La pièce de théâtre mettant en scène Aspic. -À un moment, les choses deviennent évidentes. -Je ne décide pas des histoires qui s’écrivent. -Mais je ne décide pas non plus de quelle histoire s’écrit. -Et encore moins de quand elle s’écrit. -J’ai des amis imaginaires, et ils me forcent à faire des choses. -J’en ai deux autres qui se sont rajoutées. -Sans compter que j’ai déjà des idées pour le livre iii des NoéNautes. -Et pour le iv, à vrai dire... -En vrai : j’ai toujours vécu comme ça. -J’ai longtemps cru que j’étais un acteur. -Alors ça, au final, ça fait beaucoup souffrir d’essayer d’être auteur. -Après Tocante, au moment d’écrire AndroGame, j’ai tenté de faire auteur. -Alors j’ai arrêté et je me suis dit que ça viendrait. +Toute la construction de la pièce est soigneusement conservée dans mes précieux brouillons. +J’ai bien défini et le personnage et son « passé-d’avant-le-début-de-la-pièce ». +Or voilà que ce passé devient le présent des NoéNautes. +La pièce de théâtre mettant en scène Aspic. +À un moment, les choses deviennent évidentes. +Je ne décide pas des histoires qui s’écrivent. +Mais je ne décide pas non plus de quelle histoire s’écrit. +Et encore moins de quand elle s’écrit. +J’ai des amis imaginaires, et ils me forcent à faire des choses. +J’en ai deux autres qui se sont rajoutées. +Sans compter que j’ai déjà des idées pour le livre iii des NoéNautes. +Et pour le iv, à vrai dire... +En vrai : j’ai toujours vécu comme ça. +J’ai longtemps cru que j’étais un acteur. +Alors ça, au final, ça fait beaucoup souffrir d’essayer d’être auteur. +Après Tocante, au moment d’écrire AndroGame, j’ai tenté de faire auteur. +Alors j’ai arrêté et je me suis dit que ça viendrait. Et c’est venu. Le fait est que je fais des histoires. -Ou plutôt : je laisse des histoires se faire devant moi, en moi, par moi... -Mais le scribouillard lycéen en moi trouve encore que ça pète la classe). -J’avais oublié toutes ces histoires. -À l’époque, ces brouillons et ces recherches, c’était un jeu. -Pas un travail, ni un ouvrage, encore moins un métier... -À part ça : pas de changements significatifs. -Comme quoi, souvent, on ne décide de rien. -Mon seul désaccord avec lui porte sur le masculin pluriel. -Ce Christ en croix vu du dessus, vu par son père. -Non parce que la vanne est bonne, et ça m’embêterait de la changer. -Madame fait la toupie sur monsieur, suspendue par un drap à une poutre... +Ou plutôt : je laisse des histoires se faire devant moi, en moi, par moi... +Mais le scribouillard lycéen en moi trouve encore que ça pète la classe). +J’avais oublié toutes ces histoires. +À l’époque, ces brouillons et ces recherches, c’était un jeu. +Pas un travail, ni un ouvrage, encore moins un métier... +À part ça : pas de changements significatifs. +Comme quoi, souvent, on ne décide de rien. +Mon seul désaccord avec lui porte sur le masculin pluriel. +Ce Christ en croix vu du dessus, vu par son père. +Non parce que la vanne est bonne, et ça m’embêterait de la changer. +Madame fait la toupie sur monsieur, suspendue par un drap à une poutre... Les lectures licencieuses de mon adolescence furent pour le moins perturbantes. -La réplique vient de The Crow, film d’Alex Proyas. -Un film qui pourrait avoir mal vieilli, s’il n’avait conservé sa poésie. +La réplique vient de The Crow, film d’Alex Proyas. +Un film qui pourrait avoir mal vieilli, s’il n’avait conservé sa poésie. Et j’insiste : toi aussi. Cette oeuvre est libre. -À toi de décider comment t’en emparer. +À toi de décider comment t’en emparer. L’inspiration fait feu de tout bois. -Et s’arrose dans les soirées. -N’étant plus en relation, les éléments perdent leurs forces créatrices. -C’est l’image de l’automne, c’est le début d’une décadence. -Cet hexagramme évoque des notions de corruption, d’obscurantisme, de démagogie et de vulgarité. +Et s’arrose dans les soirées. +N’étant plus en relation, les éléments perdent leurs forces créatrices. +C’est l’image de l’automne, c’est le début d’une décadence. +Cet hexagramme évoque des notions de corruption, d’obscurantisme, de démagogie et de vulgarité. C’est marrant le temps. -On est le lendemain du jour où j’ai eu du retard. -Avant-hier, lundi, j’étais à l’hôpital. +On est le lendemain du jour où j’ai eu du retard. +Avant-hier, lundi, j’étais à l’hôpital. Pour faire ce que tu as lu. -Les NoéNautes sont arrivées chargés de victuailles. -De Saint-Émilion et de fromages. -De sacs « Bienvenue à la Ferme » aux couleurs criardes à défaut d’être nature. -Ou plutôt elles ont poursuivi la célébration de leur victoire sur Mathias. -Bien sûr personne ne sait que cette victoire est factice. -Nous voilà rendues au lendemain. -Gueule de bois et citrate de bétaïne. -D’un papillonnement de la main, il appelle Orion à lire par-dessus son épaule. +Les NoéNautes sont arrivées chargés de victuailles. +De Saint-Émilion et de fromages. +De sacs « Bienvenue à la Ferme » aux couleurs criardes à défaut d’être nature. +Ou plutôt elles ont poursuivi la célébration de leur victoire sur Mathias. +Bien sûr personne ne sait que cette victoire est factice. +Nous voilà rendues au lendemain. +Gueule de bois et citrate de bétaïne. +D’un papillonnement de la main, il appelle Orion à lire par-dessus son épaule. Pas trop mal au ventre ? -Enguerrand, c’est mon corps, c’est mon choix. -Viens pas jouer tes putains de féministes avec moi, Cassie. -La pensée, incongrue et pourtant parfaitement à sa place, nous coupe le sifflet. -Bien sûr qu’on a couché ensemble dans la chambre de la petite fille. -C’était le seul moyen de conjurer Dora. -Bien sûr qu’on a fermé nos gueules et menti sur la question. +Viens pas jouer tes putains de féministes avec moi, Cassie. +La pensée, incongrue et pourtant parfaitement à sa place, nous coupe le sifflet. +Bien sûr qu’on a couché ensemble dans la chambre de la petite fille. +C’était le seul moyen de conjurer Dora. +Bien sûr qu’on a fermé nos gueules et menti sur la question. Enguerrand et Nicolas sont un couple libre. Mais Nicolas sait bien qu’Enguerrand et moi, ce n’est pas pareil. Alors, nous avons tenu le choc. Salope d’exploratrice bilingue. Darwin est une salope. -Enguerrand avait utilisé ce hashtag, une fois, dans un de ses billets. -De blâmer les mécanismes de l’évolution. -À l’époque, j’ai bien ri. +Enguerrand avait utilisé ce hashtag, une fois, dans un de ses billets. +De blâmer les mécanismes de l’évolution. +À l’époque, j’ai bien ri. Aujourd’hui je m’en mange l’ironie. -L’avortement entre difficilement dans la théorie de l’évolution... -Peut-être suis-je la résultante des générations de femelles qui ont su s’adapter. +L’avortement entre difficilement dans la théorie de l’évolution... +Peut-être suis-je la résultante des générations de femelles qui ont su s’adapter. Oh, je ne suis pas stupide. -Je résulte aussi de générations de mâles. -Mais c’est le cliché qui est tombé dans ma vie en premier. -C’est lui qui a commencé. +Je résulte aussi de générations de mâles. +Mais c’est le cliché qui est tombé dans ma vie en premier. +C’est lui qui a commencé. Enguerrand est victime d’une des plus anciennes histoires de tous les temps. C’est l’histoire de la salope. Meryl Streep dans Mamma Mia. -Qu’ils ne servent à rien. -Or, c’est là que la machine a dérapé. +Qu’ils ne servent à rien. +Or, c’est là que la machine a dérapé. BAMonsieur Plaque de verglas et aquaplaning. -Sortie de route vers pente ravinée. +Sortie de route vers pente ravinée. Je me coupe de leur conversation, le temps de les regarder. -Le temps de penser : « tiens, ça n’arrive pas qu’aux autres. -Je sais bien ce que Vérand’a est en train de faire. +Le temps de penser : « tiens, ça n’arrive pas qu’aux autres. +Je sais bien ce que Vérand’a est en train de faire. C’est de la banalisation. -Quand un adversaire t’a encerclé dans ses arguments, sape ses présupposés. -Enfin... les politiciennes que j’ai formés, en tous cas. -C’est, par ailleurs, très intelligent. -Le seul problème, c’est qu’en l’occurrence c’est vrai. -Et Vérand’a est dans la confidence. +Quand un adversaire t’a encerclé dans ses arguments, sape ses présupposés. +Enfin... les politiciennes que j’ai formés, en tous cas. +C’est, par ailleurs, très intelligent. +Le seul problème, c’est qu’en l’occurrence c’est vrai. +Et Vérand’a est dans la confidence. Lors de notre petit week-end shopping, nous n’avons pas fait que parler chiffons. -On a aussi parlé mensonges. -Il faut dire qu’elle m’avait repérée. -Mes seins qui se mettent à gonfler, mon odorat qui devient plus sensible... -Elle était assez attentive pour être en droit de poser des questions. -C’est pour quand tes prochaines règles ? -Mais je crois que c’est foutu, j’y échapperai pas. +On a aussi parlé mensonges. +Il faut dire qu’elle m’avait repérée. +Mes seins qui se mettent à gonfler, mon odorat qui devient plus sensible... +Elle était assez attentive pour être en droit de poser des questions. +C’est pour quand tes prochaines règles ? +Mais je crois que c’est foutu, j’y échapperai pas. Mais pourquoi tu prends des risques, toi ? Ben avec Enguerrand, je sais qu’il y a peu de chances que... Et avec... euh non, rien. @@ -1547,19 +1556,19 @@ Non non non non, Cassandre. T’en as trop dit ou pas assez ! Mais t’es vraiment une menteuse, en fait ! Oh raconte-moi tout. -Alors c’était comment ? -C’est quoi ses qualités au pieu ? +Alors c’était comment ? +C’est quoi ses qualités au pieu ? Il a une belle bite ? -Mais pourquoi tu l’as laissé jouir en toi ? -Alors dans l’ordre, ça donne : Assez étrange. +Mais pourquoi tu l’as laissé jouir en toi ? +Alors dans l’ordre, ça donne : Assez étrange. Ben c’est bizarre, il te touche pas, il pose ses mains. Un peu trop grande pour moi. -Puis qui lâche le morceau. +Puis qui lâche le morceau. Parce que tout le monde a compris. -Attends mon pitchoun, mais pourquoi ça te tourneboule ? -T’avais envie d’un petiot, peut-être ? +Attends mon pitchoun, mais pourquoi ça te tourneboule ? +T’avais envie d’un petiot, peut-être ? Je vais vous le dire Madame Marquet. -Cassandre sait très bien pourquoi Enguerrand réagit comme ça. +Cassandre sait très bien pourquoi Enguerrand réagit comme ça. C’est tout simplement que notre Enguerrand est monorchide. J’en ai ma claque que l’on ne s’occupe que d’Enguerrand. Le centre de toutes les attentions, de toutes les cajoleries. @@ -1567,2534 +1576,2542 @@ Comme un handi-incapable. Non parce que l’histoire je la connais. Un bien gros, bien pourri, et qui ne veut rien dire : Enguerrand est monorchide. Mieux encore : il est un Monorchide. -Mais je te préviens tout de suite, je connais d’avance les statistiques . -Un Monorchide est un mâle qui n’a qu’un seul testicule. +Mais je te préviens tout de suite, je connais d’avance les statistiques . +Un Monorchide est un mâle qui n’a qu’un seul testicule. Nombre de personnes vivent correctement avec un poumon, un ovaire, un rein... -Donc oui : être monorchide ne change, en général, rien à une vie. -Sauf, bien sûr, si tu es né dans la famille d’Enguerrand. -Il m’a raconté tout ça sur l’oreiller. -C’était lors de notre première partie de jambes en l’air. -Et là je me rends compte qu’il en manque une. -Je remonte face à son visage, et voilà qu’il m’explose en larmes. -Une vraie scène de teen-movie. +Donc oui : être monorchide ne change, en général, rien à une vie. +Sauf, bien sûr, si tu es né dans la famille d’Enguerrand. +Il m’a raconté tout ça sur l’oreiller. +C’était lors de notre première partie de jambes en l’air. +Et là je me rends compte qu’il en manque une. +Je remonte face à son visage, et voilà qu’il m’explose en larmes. +Une vraie scène de teen-movie. Mais en plus gore. -Tu sais, quand t’es préado, t’essaierais n’importe quoi. -Et mon père qui rentre. +Tu sais, quand t’es préado, t’essaierais n’importe quoi. +Et mon père qui rentre. Comment il l’a pris ? -Pas mal de mépris, aussi. -Puis il a posé les yeux sur mon entrejambe. -Voilà pourquoi tu n’es que la moitié d’un homme. -Avec cette misérable prune, tu seras bien incapable de perpétuer mon sang. +Pas mal de mépris, aussi. +Puis il a posé les yeux sur mon entrejambe. +Voilà pourquoi tu n’es que la moitié d’un homme. +Avec cette misérable prune, tu seras bien incapable de perpétuer mon sang. Je suppose que c’est mieux ainsi... - J’ai longtemps cru que c’était tout. +J’ai longtemps cru que c’était tout. Qu’il ne soit plus monorchide, mais UN Monorchide. -Nous étions dans une chambre d’hôtel luxueuse. -Nicolas était parti aux archives, faire des recherches sur les Descendants. -Nous devisions, comme on aimait à le faire, autour de sucreries. -Pourquoi il a toujours eu le besoin d’en remontrer à son père. +Nous étions dans une chambre d’hôtel luxueuse. +Nicolas était parti aux archives, faire des recherches sur les Descendants. +Nous devisions, comme on aimait à le faire, autour de sucreries. +Pourquoi il a toujours eu le besoin d’en remontrer à son père. Ils sont pour le notaire... -Et là les mots et les mains d’Enguerrand sont retombés, muets. -Il n’a plus pu parler, alors il m’a montré. -Le feu argenté qui incendie ses pupilles. -La fureur qui déforme ses traits d’habitude si posés. -L’élan qu’il prend. +Et là les mots et les mains d’Enguerrand sont retombés, muets. +Il n’a plus pu parler, alors il m’a montré. +Le feu argenté qui incendie ses pupilles. +La fureur qui déforme ses traits d’habitude si posés. +L’élan qu’il prend. Le pied qu’il envoie. -Qui frappe avec une violence inouïe l’entrejambe d’Enguerrand. +Qui frappe avec une violence inouïe l’entrejambe d’Enguerrand. Son souvenir nous submerge. -Je ressens tout comme si j’étais lui. +Je ressens tout comme si j’étais lui. La surprise, d’abord. -La goulée d’air qui ne vient pas. -L’asphyxie où coulent larmes, morve et sperme. -Le cocon de mal-être pur qui m’enveloppe, atténuant tous mes sens. +La goulée d’air qui ne vient pas. +L’asphyxie où coulent larmes, morve et sperme. +Le cocon de mal-être pur qui m’enveloppe, atténuant tous mes sens. Ne sois pas en retard. - Voilà, je la connais l’histoire. -Ça explique beaucoup, mais ça n’excuse rien. +Voilà, je la connais l’histoire. +Ça explique beaucoup, mais ça n’excuse rien. J’en ai ma claque que l’on ne s’occupe que d’Enguerrand. -Alors je me suis barrée. +Alors je me suis barrée. Cela fait une semaine que je me suis enfuie. -Chez qui je peux me réfugier et me recentrer. -Des personnes qui ne connaissent rien des NoéNautes, des Descendants et de la noétie. -Les gens normaux, ça repose. +Chez qui je peux me réfugier et me recentrer. +Des personnes qui ne connaissent rien des NoéNautes, des Descendants et de la noétie. +Les gens normaux, ça repose. Je suis la salope qui a trahi Enguerrand. -Celle qui lui a volé sa si précieuse paternité. -Ni à Aspic, pour le coup. -J’ai juste pensé à moi. +Celle qui lui a volé sa si précieuse paternité. +Ni à Aspic, pour le coup. +J’ai juste pensé à moi. Les cris du moutard que je n’entendrai pas. -On nous vend une société hyper-individualiste. -Et là : tu vas trouver une société entière rassemblée pour te juger. -Les moutonnes bêleront en chœur : c’est mââââââl. +On nous vend une société hyper-individualiste. +Et là : tu vas trouver une société entière rassemblée pour te juger. +Les moutonnes bêleront en chœur : c’est mââââââl. Cela fait une semaine que je me repose d’eux. Non pas qu’ils m’en laissent l’occasion, d’ailleurs. -Cette vieille peau de hackeuse est allée me trouver jusque dans mon ordinateur. -Un écran bleu de la mort. +Cette vieille peau de hackeuse est allée me trouver jusque dans mon ordinateur. +Un écran bleu de la mort. Personnellement, je ne suis pas une grosse geekette... -C’est là qu’ils sont forts, chez Microsoft. -Ils réussissent à te faire endosser leurs bugs... +C’est là qu’ils sont forts, chez Microsoft. +Ils réussissent à te faire endosser leurs bugs... Le Blue Face of Death du dirigeant. -C’est qu’ils appliquent ma méthode. +C’est qu’ils appliquent ma méthode. Tu connais la routine. Le dirigeant se laisse pousser dans ses retranchements. -Marquer un arrêt, interdit. -Laisser tomber les traits de son visage, pour qu’il se décompose. -Accompagner d’une expiration qui abaisse les épaules. -Je ne m’attendais pas à ça . +Marquer un arrêt, interdit. +Laisser tomber les traits de son visage, pour qu’il se décompose. +Accompagner d’une expiration qui abaisse les épaules. +Je ne m’attendais pas à ça . Le Blue Face of Death. Parce que l’intervieweuse va culpabiliser. Car l’interlocuteur se dira qu’il a fait une erreur. -Qu’il est allé trop loin. -Mais j’en ai profité pour éclater de rire. -Je comprends que la réaction d’Enguerrand t’ait porté sur le cabestou. +Qu’il est allé trop loin. +Mais j’en ai profité pour éclater de rire. +Je comprends que la réaction d’Enguerrand t’ait porté sur le cabestou. J’ai besoin de me recentrer. De comprendre ce qui a pu se passer. Le jeu que joue Madame Marquet. -Car ce message-là date d’environ trois, quatre jours... +Car ce message-là date d’environ trois, quatre jours... Depuis, il y a du nouveau. -Cette dernière était partie travailler, me laissant seule à buller chez elle. -Quand la sonnette s’est mise à m’agresser, inlassablement. +Cette dernière était partie travailler, me laissant seule à buller chez elle. +Quand la sonnette s’est mise à m’agresser, inlassablement. J’ai fini par aller ouvrir... -Il y a d’abord l’incrédulité. -Du genre « Vérand’a ? +à une Vérand’a couverte de contusions qui s’est évanouie dans mes bras. +Il y a d’abord l’incrédulité. +Du genre « Vérand’a ? Mais qu’est-ce que– ? -Puis tes mots se meurent dans la contemplation de son état. +Puis tes mots se meurent dans la contemplation de son état. Les taches de sang. Les estafilades entaillant sa peau. -Les lambeaux de tissu pendant de ses vêtements. -Son regard d’épuisement nerveux conquis par le soulagement d’être enfin arrivée là. -Entouré de bleu-jaune-violacé commençant à gonfler. -Dans cet immense espace, très distinctement, résonne la craquelure déchirante de ta compassion. +Les lambeaux de tissu pendant de ses vêtements. +Son regard d’épuisement nerveux conquis par le soulagement d’être enfin arrivée là. +Entouré de bleu-jaune-violacé commençant à gonfler. +Dans cet immense espace, très distinctement, résonne la craquelure déchirante de ta compassion. Ton cœur se brisant. -Une fois utilisée, tu oublies cette colère. -Certaines la mettent en bouteille pour mieux la millésimer. -D’autres la laissent couler dans les égouts de leur âme. +Une fois utilisée, tu oublies cette colère. +Certaines la mettent en bouteille pour mieux la millésimer. +D’autres la laissent couler dans les égouts de leur âme. Chacun fait comme elle peut. Mais il faut la laisser passer. Car elle pourrait blesser ton amie. Finalement, c’est l’instinct infantile qui prend le dessus. -Ce réflexe nous faisant lécher les blessures. +Ce réflexe nous faisant lécher les blessures. De magie apaisante et sirupeuse. -J’ai bouffé du Bisounours au sucre de caramel. -Madame Marquet lui disant qu’elle m’avait envoyé un message. -Vérand’a se faisant belle pour venir me rejoindre. -Parce que les NoéNautes la gonflent. +J’ai bouffé du Bisounours au sucre de caramel. +Madame Marquet lui disant qu’elle m’avait envoyé un message. +Vérand’a se faisant belle pour venir me rejoindre. +Parce que les NoéNautes la gonflent. Parce que je lui manque. Pour me faire la surprise. -Ces pensées récriminantes sont si nombreuses qu’il est impossible de les entendre. -Le pire, c’est qu’elle-même les a déjà pensées. +Ces pensées récriminantes sont si nombreuses qu’il est impossible de les entendre. +Le pire, c’est qu’elle-même les a déjà pensées. Puis je sens le premier coup de poing. -Elle est au centre d’un groupe de combattants aussi bien formées qu’elle. -Mais un jeu vidéo où chaque coup reçu s’inscrit dans ta chair. -Elle se prend un tabassage en règle, comme j’en ai rarement vu. -C’est insoutenable, mais je me mords la lèvre. +Elle est au centre d’un groupe de combattants aussi bien formées qu’elle. +Mais un jeu vidéo où chaque coup reçu s’inscrit dans ta chair. +Elle se prend un tabassage en règle, comme j’en ai rarement vu. +C’est insoutenable, mais je me mords la lèvre. Plus je vivrais ses souvenirs moins ils reviendront la hanter. -Je la ramène à ses nouveaux amis NoéNautes. +Je la ramène à ses nouveaux amis NoéNautes. Je vois qu’on est loin du manoir de la maison Jaune. Depuis le temps que j’attendais que tu sois tendre avec moi... Son poids sur moi qui me. -Sa langue traçant son territoire dans un simulacre baveux de. +Sa langue traçant son territoire dans un simulacre baveux de. Ma rage de ne pas pouvoir le. Sa bite, pourtant pas bien grosse, qui me poignarde la. Des passantes pas si loin qui. Ses yeux qui cherchent les miens pour se faire croire que. -Mon dégoût nauséeux qui. -La douleur qui m’élance tout le. -Lui qui débande, alors il m’enfourne sa langue dans la. -Ça l’excite, alors il retourne dans mon. -Sa capote qui me brûle les parois de la. +Mon dégoût nauséeux qui. +La douleur qui m’élance tout le. +Lui qui débande, alors il m’enfourne sa langue dans la. +Ça l’excite, alors il retourne dans mon. +Sa capote qui me brûle les parois de la. Son pitoyable regard insatisfait quand enfin il. -Puis il me coupe une mèche de cheveux. +Puis il me coupe une mèche de cheveux. Je reviens en moi. Dans la salle de bain. -Des traces brillantes rayent les joues de Vérand’a comme les miennes. -Le pire, c’est qu’elle s’est relevée. -Qu’elle a marché, au milieu des gens qui l’ont regardée bizarrement. -Ou qui l’ont ignorée. -Elle s’écroule de sommeil dans mes bras. -Le lendemain, Vérand’a me demande de ne pas la venger. +Des traces brillantes rayent les joues de Vérand’a comme les miennes. +Le pire, c’est qu’elle s’est relevée. +Qu’elle a marché, au milieu des gens qui l’ont regardée bizarrement. +Ou qui l’ont ignorée. +Elle s’écroule de sommeil dans mes bras. +Le lendemain, Vérand’a me demande de ne pas la venger. Je lui donne mon accord : je ne la vengerai pas. -Ce n’est pas moi : moi, j’ai bouffé du Bisounours. -Onze personnes exactement se sont surprises à l’agresser. +Ce n’est pas moi : moi, j’ai bouffé du Bisounours. +Onze personnes exactement se sont surprises à l’agresser. Une plaquette de beurre. Cela n’a aucun rapport. -Ce n’est pas comme si ceci était une histoire vraie . +Ce n’est pas comme si ceci était une histoire vraie . Je me demande combien de temps tiendra son anus, en prison. -Ce matin, Vérand’a a hurlé à la face d’un paquet de Chocapic. -C’était tout bête. +Ce matin, Vérand’a a hurlé à la face d’un paquet de Chocapic. +C’était tout bête. Nous sommes dans la maison de mon amie. -Dans la cuisine, où je lui prépare son petit déjeuner. +Dans la cuisine, où je lui prépare son petit déjeuner. Elle arrive et s’assoit. -Or elle commence à vouloir saisir le paquet. -Je n’ai pas de suite compris qu’elle souhaitait se servir elle même. -Personne ne lâche le morceau. -Elle hurle, le visage déformé par la rage et la frustration. -J’en lâche le paquet. -Une neige de flocons marron s’est répandue sur le carrelage blanc. -On aurait presque pu lire l’avenir dedans, telles des feuilles de thé. -Moi, j’y ai entrevu le passé. +Or elle commence à vouloir saisir le paquet. +Je n’ai pas de suite compris qu’elle souhaitait se servir elle même. +Personne ne lâche le morceau. +Elle hurle, le visage déformé par la rage et la frustration. +J’en lâche le paquet. +Une neige de flocons marron s’est répandue sur le carrelage blanc. +On aurait presque pu lire l’avenir dedans, telles des feuilles de thé. +Moi, j’y ai entrevu le passé. En discutant de nos vies. -C’est même un des états les plus durs à atteindre. -Qu’on ait pitié de moi. -Je voulais pas être une victime de son absence. +C’est même un des états les plus durs à atteindre. +Qu’on ait pitié de moi. +Je voulais pas être une victime de son absence. Tu vois ce que je veux dire ? J’entends bien, Enguerrand, j’entends bien. -Pourtant ça devrait être un soulagement. +Pourtant ça devrait être un soulagement. Ce serait trop simple. - — C’est de ma faute. -Ça te tente, « Bungalow » ? -Et à la limite : ok. -C’est débile, mais pourquoi pas. +C’est de ma faute. +Ça te tente, « Bungalow » ? +Et à la limite : ok. +C’est débile, mais pourquoi pas. Comment t’expliques le viol de l’autre mec ? -Mais il m’a pas violée... -Non mais, en même temps, il a toujours eu le béguin pour moi... -Logique, il a la circonstance atténuante du béguin. « Balancelle » ça te plaît comme sobriquet ? -Attends, t’as pas vu comment j’étais habillée... -Je m’étais faite belle pour— — Pardon ? -Je ne vais plus rien laisser m’échapper. -Pas même un paquet de Chocapic. -Si je pouvais lui montrer combien ces histoires sont visibles dans sa tête. -Alors je lui implante une idée. -Celle des contes de fées qu’elle n’a pas entendue dans sa jeunesse. +Mais il m’a pas violée... +Non mais, en même temps, il a toujours eu le béguin pour moi... +Logique, il a la circonstance atténuante du béguin. « Balancelle » ça te plaît comme sobriquet ? +Attends, t’as pas vu comment j’étais habillée... +Je m’étais faite belle pour— — Pardon ? +Je ne vais plus rien laisser m’échapper. +Pas même un paquet de Chocapic. +Si je pouvais lui montrer combien ces histoires sont visibles dans sa tête. +Alors je lui implante une idée. +Celle des contes de fées qu’elle n’a pas entendue dans sa jeunesse. Oui, les monstres existent. Ils sont en chacune de nous. -Le lendemain, Vérand’a descend, épuisée de larmes. -Elle se laisse dorloter d’un bol de céréales. +Le lendemain, Vérand’a descend, épuisée de larmes. +Elle se laisse dorloter d’un bol de céréales. Tu as treize ans, mais tu en parais au moins seize. -Si tu es un homme, je suis désolée pour toi. -C’est juste un coup à prendre. -J’ai casé un de tes congénères. +Si tu es un homme, je suis désolée pour toi. +C’est juste un coup à prendre. +J’ai casé un de tes congénères. Ne me remercie pas.) C’est ce soir la teuf. -C’est ce soir que Kévin pose du son dans son garage. -Celle qui affichera clairement au-dessus de ton crâne : « J’en ai fait des caisses. -Bien sûr, dès ton arrivée, les flashes crépiteront pour immortaliser ton insécurité capillaire. +C’est ce soir que Kévin pose du son dans son garage. +Celle qui affichera clairement au-dessus de ton crâne : « J’en ai fait des caisses. +Bien sûr, dès ton arrivée, les flashes crépiteront pour immortaliser ton insécurité capillaire. La choucroute te trahit. -Et toutes tes amis sont là pour immortaliser la scène. +Et toutes tes amis sont là pour immortaliser la scène. Et l’on nous dit que tout passe. -Que le temps est le meilleur des remèdes. +Que le temps est le meilleur des remèdes. Qu’il fait tout oublier. Et l’on grandit, le monde aussi, sans crier gare. -Et l’on se dit qu’au final, tout ceci était bien innocent. -Elle est là, en haute résolution sur ton écran. -Ton nom bien tagué sur cette abomination capillaire. -Tout un reportage photo qui s’affiche malgré toi sur ton mur. -L’époussetage de plafond qui parsème du plâtre de tes épaulettes à ton verre. -Seize volumes de Banga pour un dix-septième de vodka. -Plus un autre de poussière de plafond. -Rien que la voir évoque des odeurs de bacon et d’humiliation. +Et l’on se dit qu’au final, tout ceci était bien innocent. +Elle est là, en haute résolution sur ton écran. +Ton nom bien tagué sur cette abomination capillaire. +Tout un reportage photo qui s’affiche malgré toi sur ton mur. +L’époussetage de plafond qui parsème du plâtre de tes épaulettes à ton verre. +Seize volumes de Banga pour un dix-septième de vodka. +Plus un autre de poussière de plafond. +Rien que la voir évoque des odeurs de bacon et d’humiliation. C’est la revanche de la choucroute. Quand tous les complexes que tu avais combattus font un come-back fracassant. -Arrête, c’est pas possible. +Arrête, c’est pas possible. Cassandre, je te jure que c’est vrai. -La mère d’Enguerrand a maquillé sa mort dans un accident de voiture. -C’est ma connasse de père qui l’a aidée. -Ah parce qu’elle était au courant, l’autre concierge ? +La mère d’Enguerrand a maquillé sa mort dans un accident de voiture. +C’est ma connasse de père qui l’a aidée. +Ah parce qu’elle était au courant, l’autre concierge ? Je me disais bien qu’elle jouait un jeu pas clair avec Enguerrand... Oh mais putain j’y pense ! -Mais c’est pour ça qu’elle voulait forger le leadership d’Enguerrand ! -Pour le préparer à confronter sa mère ! -Mais sérieux Vérand’a, comment il l’a pris quand elle l’a dit ? -Déjà c’est fini avec Nicolas. -Quant à Enguerrand, il est juste en conflit ouvert avec la Marquet... -J’ai quand même du mal à y croire. -T’es sûre de ce que tu m’annonces ? -Non parce que ça change tout. -Cassandre, les écritures sont formelles. -La mère d’Enguerrand était l’unique héritière d’un vieil oncle pédé. -Elle est donc devenue la dernière représentante de sa Lignée. +Mais c’est pour ça qu’elle voulait forger le leadership d’Enguerrand ! +Pour le préparer à confronter sa mère ! +Mais sérieux Vérand’a, comment il l’a pris quand elle l’a dit ? +Déjà c’est fini avec Nicolas. +Quant à Enguerrand, il est juste en conflit ouvert avec la Marquet... +J’ai quand même du mal à y croire. +T’es sûre de ce que tu m’annonces ? +Non parce que ça change tout. +Cassandre, les écritures sont formelles. +La mère d’Enguerrand était l’unique héritière d’un vieil oncle pédé. +Elle est donc devenue la dernière représentante de sa Lignée. Celle de la maison Noire. -Je présume que tu ne supporterais pas une telle sonnette. +Je présume que tu ne supporterais pas une telle sonnette. Peu de gens le peuvent. -Moi, ce sont justement celles-là qui me vont. -Mais cette sonnette met à rude épreuve les nerfs affleurants de Vérand’a. -La première fois, Vérand’a en a lâché son mug. +Moi, ce sont justement celles-là qui me vont. +Mais cette sonnette met à rude épreuve les nerfs affleurants de Vérand’a. +La première fois, Vérand’a en a lâché son mug. De ceux qui filtrent entre les rideaux. -Là, j’ai eu envie de l’embrasser. -Un grand baiser langoureux, tendre, sensuel, réconfortant... et excitant. +Là, j’ai eu envie de l’embrasser. +Un grand baiser langoureux, tendre, sensuel, réconfortant... et excitant. J’ignorais que les femmes pouvaient m’exciter. Combien elles pouvaient m’exciter. Ce ne sont pas les femmes. -C’est Vérand’a. -Qui m’a regardée, éperdue, puis a bredouillé : — Je vais chercher la serpillière. -Sans mot dire, je suis allée ouvrir la porte... -Pour trouver, sur le paillasson, une lettre à mon nom. +C’est Vérand’a. +Qui m’a regardée, éperdue, puis a bredouillé : — Je vais chercher la serpillière. +Sans mot dire, je suis allée ouvrir la porte... +Pour trouver, sur le paillasson, une lettre à mon nom. La preuve qu’Enguerrand m’en veut toujours. C’est pas plus mal : au moins les choses sont franchement dites. G. — Attends, Cassandre, pourquoi il signe G ? -T’es sûre que c’est d’Enguerrand ? -Et lui il trouve ça drôle. -Du coup il se trouve où, ce Café des Pauvres ? -Pas « où », mais « quand. +T’es sûre que c’est d’Enguerrand ? +Et lui il trouve ça drôle. +Du coup il se trouve où, ce Café des Pauvres ? +Pas « où », mais « quand. C’est une vieille expression. -Elle remonte au temps où les pauvres n’avaient pas de café. -Alors, pour digérer, ils se débrouillaient autrement... -Sérieusement, t’as pas saisi ? -Ah mais oui, Cassie, j’ai trouvé ! +Elle remonte au temps où les pauvres n’avaient pas de café. +Alors, pour digérer, ils se débrouillaient autrement... +Sérieusement, t’as pas saisi ? +Ah mais oui, Cassie, j’ai trouvé ! Le jardin du Grand Rond. -Et ne m’appelle pas « Cassie », s’il te plaît. -Lui, il fait ça pour m’énerver. -Avec toi je ne veux pas de ces jeux-là. -OK, je savais pas... -Je me demande bien ce qu’il te veut, quand même, l’autre. -Mais Vérand’a ne se le demande pas bien longtemps. -Soit ça, soit je dois me sentir vexée. -Là je suis censée te dire que c’est doux. -Que ça a goût de fraise ou d’abricot. -Je suis censée rassurer des générations de scribouillards érotiques en manque d’imagination. -Pas de bol : la réalité t’emmerde . +Et ne m’appelle pas « Cassie », s’il te plaît. +Lui, il fait ça pour m’énerver. +Avec toi je ne veux pas de ces jeux-là. +Je me demande bien ce qu’il te veut, quand même, l’autre. +Mais Vérand’a ne se le demande pas bien longtemps. +Soit ça, soit je dois me sentir vexée. +Là je suis censée te dire que c’est doux. +Que ça a goût de fraise ou d’abricot. +Je suis censée rassurer des générations de scribouillards érotiques en manque d’imagination. +Pas de bol : la réalité t’emmerde . C’est une grande fille et elle fait ce qu’elle veut, maintenant. Comme elle l’a toujours fait, tu me diras... -Nos bouches engouffrent avec passion le désir vorace que nous avions contenu. -Nos douceurs ont la violence d’une évidence. -Nous ne sommes même pas « sujettes » de nos désirs : nous en sommes les reines. -De surprise, les réflexes d’autodéfense de Vérand’a prennent le dessus. -Elle me fait une clé au bras d’une efficacité redoutable. -Ne pouvant pas parler, je lui imprime une pensée dans le crâne. -Ou plutôt trois. soixante-trois grammes. +Nos bouches engouffrent avec passion le désir vorace que nous avions contenu. +Nos douceurs ont la violence d’une évidence. +Nous ne sommes même pas « sujettes » de nos désirs : nous en sommes les reines. +De surprise, les réflexes d’autodéfense de Vérand’a prennent le dessus. +Elle me fait une clé au bras d’une efficacité redoutable. +Ne pouvant pas parler, je lui imprime une pensée dans le crâne. +Ou plutôt trois. soixante-trois grammes. Je vais devoir me remettre au Nutella. C’est la sonnette. -Je sais que depuis son viol, elle est à cran. -On le serait à moins. -Je sais que ça fait un moment qu’elle a envie de moi. +Je sais que depuis son viol, elle est à cran. +On le serait à moins. +Je sais que ça fait un moment qu’elle a envie de moi. Je sais qu’il va falloir y aller doucement. Nul n’est besoin de dire tout cela. -Un geste suffit à l’exprimer. -Mon doigt sur ses lèvres. -À la porte, je vois un valet, attendant patiemment de me tendre un pli. -Tout y est, même le plateau d’argent. -La limousine aux vitres teintées attend sur la route, en bas de l’allée. -Me sachant observée, je décachette l’enveloppe avec lenteur. -Vérand’a s’est rhabillée, et se penche par-dessus mon épaule pour lire. -Une invitation à discuter avec Sir Aspic. -Vérand’a me sourit : — Deux rendez-vous la même soirée ? -Mais tu es très demandée, dis-moi... +Un geste suffit à l’exprimer. +Mon doigt sur ses lèvres. +À la porte, je vois un valet, attendant patiemment de me tendre un pli. +Tout y est, même le plateau d’argent. +La limousine aux vitres teintées attend sur la route, en bas de l’allée. +Me sachant observée, je décachette l’enveloppe avec lenteur. +Vérand’a s’est rhabillée, et se penche par-dessus mon épaule pour lire. +Une invitation à discuter avec Sir Aspic. +Vérand’a me sourit : — Deux rendez-vous la même soirée ? +Mais tu es très demandée, dis-moi... Comment tu vas faire, Cassandre ? -On tire à pile ou face ? -Pour moi, écrire, c’est jouer avec mes ami-e-s imaginaires. -Cela faisait cinq ans que je n’avais pas écrit Enguerrand. -J’ai adoré découvrir ce qu’il est devenu. -Avec Cassandre, c’est un peu différent. -Quand on se dévoile non pas en s’autobiographiant mutuellement ; mais en jouant ensemble. +On tire à pile ou face ? +Pour moi, écrire, c’est jouer avec mes ami-e-s imaginaires. +Cela faisait cinq ans que je n’avais pas écrit Enguerrand. +J’ai adoré découvrir ce qu’il est devenu. +Avec Cassandre, c’est un peu différent. +Quand on se dévoile non pas en s’autobiographiant mutuellement ; mais en jouant ensemble. Sauf que nous jouons avec le feu. Je ne le sais pas. Celui qui joue avec ses ami-e-s imaginaires. -Tu as déjà demandé à un gosse le secret de son inspiration ? -D’où lui viennent ses délires ? +Tu as déjà demandé à un gosse le secret de son inspiration ? +D’où lui viennent ses délires ? Tu trouves cela tout naturel non ? Pendant ce temps, l’enfant joue avec l’ogre. Des bribes de discussions. Des souvenirs, des fantasmes et des angoisses. Des histoires lues, vues ou entendues... -Tant qu’on le nourrit, le feu vit et crépite de ses flammes. -Si on cesse, la flamme va mourir et l’histoire s’arrêter. -Cette référence, cette citation, c’est l’ogre qui l’a attrapée. -Mais l’inspiration ne vient pas uniquement des autres œuvres que j’ai vécues. +Tant qu’on le nourrit, le feu vit et crépite de ses flammes. +Si on cesse, la flamme va mourir et l’histoire s’arrêter. +Cette référence, cette citation, c’est l’ogre qui l’a attrapée. +Mais l’inspiration ne vient pas uniquement des autres œuvres que j’ai vécues. Prenons le chapitre que tu viens de lire pour exemple. -L’épisode vingt-neuf est particulier. -Au départ, je ne voulais pas utiliser un tel fait divers. -Cela me semblait glauque, de réécrire cette histoire aux vraies victimes. +L’épisode vingt-neuf est particulier. +Au départ, je ne voulais pas utiliser un tel fait divers. +Cela me semblait glauque, de réécrire cette histoire aux vraies victimes. Mais cela s’est fait. -Cela s’est écrit avec une sensation physique de nausée, d’écœurement. -Le mot « monorchide », je le chéris depuis longtemps. -En septembre, je l’ai utilisé comme titre de ce roman... presque par hasard. -L’histoire qui en a découlé, elle aussi, m’a pris par surprise. -Je pourrais continuer longtemps comme ça. +Cela s’est écrit avec une sensation physique de nausée, d’écœurement. +Le mot « monorchide », je le chéris depuis longtemps. +En septembre, je l’ai utilisé comme titre de ce roman... presque par hasard. +L’histoire qui en a découlé, elle aussi, m’a pris par surprise. +Je pourrais continuer longtemps comme ça. L’histoire se nourrit de tout. -Que ce soit pour les détails, les scènes, ou même pour étoffer les personnages. -Il tient à un hasard. -Le soir même, j’essaie de l’écrire malgré tout. +Que ce soit pour les détails, les scènes, ou même pour étoffer les personnages. +Il tient à un hasard. +Le soir même, j’essaie de l’écrire malgré tout. Mais non, cela ne sort pas. -Le lendemain, je décide de sortir un double épisode. -Je n’ai jamais prémédité que Cassandre soit aussi féministe. -J’aime beaucoup ne pas avoir la maîtrise du conte, jusque dans sa thématique. -Ça ajoute une once de séduction dans la découverte. -Et Cassandre m’a séduit. -Car il s’agit bien de ça : découvrir ma narratrice. -Voilà ce qu’est mon jeu : découvrir l’histoire. -Découvrir ce qu’elle veut être. -Je ne fais que jouer à mener l’enquête. +Le lendemain, je décide de sortir un double épisode. +Je n’ai jamais prémédité que Cassandre soit aussi féministe. +J’aime beaucoup ne pas avoir la maîtrise du conte, jusque dans sa thématique. +Ça ajoute une once de séduction dans la découverte. +Et Cassandre m’a séduit. +Car il s’agit bien de ça : découvrir ma narratrice. +Voilà ce qu’est mon jeu : découvrir l’histoire. +Découvrir ce qu’elle veut être. +Je ne fais que jouer à mener l’enquête. C’est pas parce que c’est open source que c’est moins impudique. -Rho et puis merde, de toute façon, ceci n’est PAS une histoire vraie ! +Rho et puis merde, de toute façon, ceci n’est PAS une histoire vraie ! C’est dire si on ne se fout pas de ta trougne. Que j’ai librement trahi. -J’ai malgré tout été le premier surpris du caractère insoutenable de. -L’expression vient du Petit Journal, une émission de Canal +. -Tout gravite autour du puits où l’on vient abreuver sa soif. +J’ai malgré tout été le premier surpris du caractère insoutenable de. +L’expression vient du Petit Journal, une émission de Canal +. +Tout gravite autour du puits où l’on vient abreuver sa soif. Il existe une maladie. Un syndrome mental qui fait qu’on ne dit pas vraiment ce qui est. -On est alors atteint d’un espèce de dyslexie sémantique. -En fait, il aurait dû me dire « je te demande pardon ». -Mais voilà, il a été encore frappé par ce syndrome de dyslexie sémantique. -Le trouble de détournement de la réalité. -Heureusement, lui et moi avons rodé cette gymnastique au fil des années. +On est alors atteint d’un espèce de dyslexie sémantique. +En fait, il aurait dû me dire « je te demande pardon ». +Mais voilà, il a été encore frappé par ce syndrome de dyslexie sémantique. +Le trouble de détournement de la réalité. +Heureusement, lui et moi avons rodé cette gymnastique au fil des années. On a l’habitude de se faire beaucoup de mal. Autant qu’on se fait du bien. -C’est tout le temps la même rengaine. -Il a sa vérité. +C’est tout le temps la même rengaine. +Il a sa vérité. J’ai la mienne. -Donc on s’écharpe. -À force de tomber dans ce schéma empoisonné, on développe son propre antidote. -Le nôtre est simple : regarder nos vérités en face. -On va tous deux déblatérer sa vision de la chose, sans passion ni blâme. +Donc on s’écharpe. +À force de tomber dans ce schéma empoisonné, on développe son propre antidote. +Le nôtre est simple : regarder nos vérités en face. +On va tous deux déblatérer sa vision de la chose, sans passion ni blâme. Nous nous asseyons sur un banc. -Enguerrand en sort huit de la poche arrière de son jean. +Enguerrand en sort huit de la poche arrière de son jean. Des carambars au caramel tout ce qu’il y a de plus classiques. -Les hérésies aux fruits ne méritent pas d’exister. -Et ne me parle même pas de cola. -Les jaunes écrits en violet moche. +Les hérésies aux fruits ne méritent pas d’exister. +Et ne me parle même pas de cola. +Les jaunes écrits en violet moche. Avec des blagues en dedans. Enguerrand m’en tend quatre. -Tiens, ils devraient être assez chauds, maintenant. -Il dépapillote soigneusement les siens, et les enfourne dans sa bouche. -Là, il m’explique ce que je sais déjà. +Tiens, ils devraient être assez chauds, maintenant. +Il dépapillote soigneusement les siens, et les enfourne dans sa bouche. +Là, il m’explique ce que je sais déjà. Qu’il s’est toujours cru un sous-homme. Parce qu’il est Monorchide, parce qu’il n’a qu’une couille. -Que son père lui a toujours – littéralement – reproché son manque de couilles. +Que son père lui a toujours – littéralement – reproché son manque de couilles. Je le regarde, impassible. -Il soutient mon regard, mais une commissure de sa lèvre tremblote. +Il soutient mon regard, mais une commissure de sa lèvre tremblote. Mon regard attend encore un peu, charitable. -Enguerrand explose de rire, s’étouffe, crache un magnifique molard marron dans les buissons. -À mon tour, je déballe mes quatre bombes sucrées et mes tripes. -Ce choix n’avait rien à voir avec toi, c’est mon corps. -Je n’ai aucune idée de qui m’a mise enceinte. -Car oui, j’ai aussi couché avec Sir Aspic. -Là, je tombe sur cette devinette : — Comment s’appelle la femme de Goldorak ? +Enguerrand explose de rire, s’étouffe, crache un magnifique molard marron dans les buissons. +À mon tour, je déballe mes quatre bombes sucrées et mes tripes. +Ce choix n’avait rien à voir avec toi, c’est mon corps. +Je n’ai aucune idée de qui m’a mise enceinte. +Car oui, j’ai aussi couché avec Sir Aspic. +Là, je tombe sur cette devinette : — Comment s’appelle la femme de Goldorak ? Que j’ai mes raisons. Que je ne veux pas couvrir tout cela de ridicule. Enguerrand me regarde, patient et goguenard. Je ne veux pas rire. -Pas céder à cette crispation abdominale. -C’est le combat des femmes depuis des millénaires. +Pas céder à cette crispation abdominale. +C’est le combat des femmes depuis des millénaires. La guerre des ventres. Rire serait les trahir. Puis merde, l’avortement chimique, c’est pas la fin des haricots ! -Testé et approuvé par Cassandre et Enguerrand. -On serait aux États-Unis d'Amérique, on deviendrait riches en un livre : La Méthode Carambar. -Une fois nos griefs expulsés, nous devrions prendre congé. +Testé et approuvé par Cassandre et Enguerrand. +On serait aux États-Unis d'Amérique, on deviendrait riches en un livre : La Méthode Carambar. +Une fois nos griefs expulsés, nous devrions prendre congé. C’est ainsi que l’on a toujours fait. -Sans prévenir, l’un d’entre nous se lève et part sans se retourner. +Sans prévenir, l’un d’entre nous se lève et part sans se retourner. Pas d’adieux, pas de regrets. Alors que je fais mine de me lever, Enguerrand me saisit le bras. Je le regarde, interdite. -Il met du temps à parler. +Il met du temps à parler. J’ai lu ton blog, tu sais. J’avais pas vu les choses sous cet angle. -Enguerrand, s’il te plaît, j’ai un autre rendez-vous. -C’est ça la clé. -C’est ça qui te permettra de libérer les autres. +C’est ça la clé. +C’est ça qui te permettra de libérer les autres. Moi j’ai d’autres plans. J’ai lu ton blog, tu sais. Je l’avais pas vue sous cet angle. -Oh, toi, tu t’apprêtes à faire une connerie... -Je vais tuer la mère. -Peut-être même que je vais commencer par m’entraîner sur Madame Marquet. -Ça ira, merci Aspic. +Oh, toi, tu t’apprêtes à faire une connerie... +Je vais tuer la mère. +Peut-être même que je vais commencer par m’entraîner sur Madame Marquet. +Ça ira, merci Aspic. Dis-moi : pourquoi tu m’as fait venir te voir ? J’en suis certain. -Ma mère est devenue eugéniste en m’élevant. -À l’âge de seize ans, elle m’a fait subir une vasectomie. -On te dit que ça fait pas mal, mais en vrai ça fait mal. -J’ai eu très très mal. +Ma mère est devenue eugéniste en m’élevant. +À l’âge de seize ans, elle m’a fait subir une vasectomie. +On te dit que ça fait pas mal, mais en vrai ça fait mal. +J’ai eu très très mal. Donc je peux pas avoir d’enfants. -Aspic, je suis désolée, j’ignorais totalement que... -Bien sûr que tu l’ignorais, c’est un secret. -Ce qui me mène à mon petit deux. +Aspic, je suis désolée, j’ignorais totalement que... +Bien sûr que tu l’ignorais, c’est un secret. +Ce qui me mène à mon petit deux. Tu racontes tout sur ton blog. -Ça ne va pas du tout. -Je ne veux pas que tu racontes ces vérités. -Mais je ne peux pas t’en empêcher. -Alors j’ai pensé à une solution. +Ça ne va pas du tout. +Je ne veux pas que tu racontes ces vérités. +Mais je ne peux pas t’en empêcher. +Alors j’ai pensé à une solution. Tu veux me supprimer, comme dans les polars ? C’est aussi beaucoup d’efforts, mais ils sont plus acceptables, et moins salissants. -T’as qu’à dire « Ceci n’est pas une histoire vraie »... -C’est exactement ça, tu es douée, dis-moi. -J’ai pensé à un astucieux mensonge. +T’as qu’à dire « Ceci n’est pas une histoire vraie »... +C’est exactement ça, tu es douée, dis-moi. +J’ai pensé à un astucieux mensonge. Tu es une groupie qui fantasme sur moi. -Il faut que ce soit crédible. -Donc il faut que tu joues ton rôle. -Moi aussi parfois, je suis éberlué par mon imagination. -Pourquoi, tu avais autre chose à faire, ce soir ? +Il faut que ce soit crédible. +Donc il faut que tu joues ton rôle. +Moi aussi parfois, je suis éberlué par mon imagination. +Pourquoi, tu avais autre chose à faire, ce soir ? Normalement, je devrais me le farcir. L’engueuler comme du poisson pourri. -Juste autre chose que cette satanée innocence ! -Je prends le parti de mettre fin à la conversation. -Une attention si délicate que je m’effondre sur un des moelleux sofas. -Je le regarde, émue. -T’as engagé cette interprète rien que pour moi ? -Si tu ne t’amuses pas dans ton rôle, tu seras moins crédible. +Juste autre chose que cette satanée innocence ! +Je prends le parti de mettre fin à la conversation. +Une attention si délicate que je m’effondre sur un des moelleux sofas. +Je le regarde, émue. +T’as engagé cette interprète rien que pour moi ? +Si tu ne t’amuses pas dans ton rôle, tu seras moins crédible. +Bon, j’imagine qu’après ce soir, on ne pourra plus jamais se revoir ? Oh, j’ai failli oublier mon petit trois. Non c’est faux : je n’oublie rien. Tiens, prends ce smartphone. -Dans deux mois exactement, tu envoies ton statut sérologique à ce numéro. -Je te répondrai avec mes résultats d’examens. +Dans deux mois exactement, tu envoies ton statut sérologique à ce numéro. +Je te répondrai avec mes résultats d’examens. Quand on sait avec certitude, c’est plus propre, tu comprends... Le pire, c’est que je comprends. -J’ai fait confiance à Enguerrand. +J’ai fait confiance à Enguerrand. Aspic m’a fait confiance. -Comme si ces maladies n’étaient que des informations. +Comme si ces maladies n’étaient que des informations. Je l’ai ou je ne l’ai pas. Mais sur le coup, je m’en suis royalement foutue. Je rentre tard ce soir. Je t’embrasse, Ta Baie. -sans domicile fixe manucurée. -L’expression me frappe par son incongruité. -Par la fausseté et les demi-vérités qui fondent son incongruité. -Quand je te dis sans domicile fixe, un portrait se dessine dans ta tête. -Déjà il s’agit d’un homme. -Souvent barbu, ou mal rasé. +sans domicile fixe manucurée. +L’expression me frappe par son incongruité. +Par la fausseté et les demi-vérités qui fondent son incongruité. +Quand je te dis sans domicile fixe, un portrait se dessine dans ta tête. +Déjà il s’agit d’un homme. +Souvent barbu, ou mal rasé. Dans l’image mentale que tu projettes, il sent visiblement mauvais. -Jamais tu n’imagineras une sans domicile fixe aux ongles manucurés. +Jamais tu n’imagineras une sans domicile fixe aux ongles manucurés. C’est pourtant ce que je suis. -J’ai toujours eu un toit au-dessus de la tête. +J’ai toujours eu un toit au-dessus de la tête. De quoi manger, me laver, et me divertir. Je ne manque de rien. Sauf d’un chez moi. -Cette étiquette qui ne raconte qu’une seule histoire taille unique. +Cette étiquette qui ne raconte qu’une seule histoire taille unique. Cela fait des mois que je n’ai plus de chez moi. -Que je navigue d’hôtels en gîtes avec Enguerrand et Nicolas. +Que je navigue d’hôtels en gîtes avec Enguerrand et Nicolas. Puis on revient sur Toulouse. On vit chez la Marquet. -On squatte chez les manipulés d’Orion. +On squatte chez les manipulés d’Orion. On envahit le manoir des Jaunes. Puis je fuis chez mon amie. Bien vite rejointe par la seule dans cette aventure qui me comprenne. -Là, je me rends compte de ce que ça fait. +Là, je me rends compte de ce que ça fait. Retrouver un semblant de chez soi. -Je suis une sans domicile fixe manucurée. -Une homeless girl connectée. +Je suis une sans domicile fixe manucurée. +Une homeless girl connectée. Une invasion en plusieurs temps. -Elle est si polie que je ne me suis pas méfiée. -Mais dès le départ j’ai regretté de lui ouvrir. +Elle est si polie que je ne me suis pas méfiée. +Mais dès le départ j’ai regretté de lui ouvrir. Je viens demander asile. -J’invoque la solidarité féminine. -Nicolas est à la dérive, il s’enfonce dans le stupre. +J’invoque la solidarité féminine. +Nicolas est à la dérive, il s’enfonce dans le stupre. Tu me diras, Orion et Dorian sont bien aise. Ils sont pour ainsi dire ses compagnons de fornication. -Lors tu me connais, je ne suis pas bégueule, ni sainte, ni touche. -J’ai même appris une ou deux petites choses en les observant. -Aurais-tu l’obligeance de me dégotter un petit Darjeeling ma chère ? -Je suis encore une invitée, je ne sais pas où les choses se trouvent... -Je n’ai réalisé mon geste que quelques secondes plus tard. -L’élancement de mon avant-bras. -Seule la dignité la tient encore droite. -Je n’ai nulle part où aller. -Je me sens inutile, impuissante, inexploitée. +Lors tu me connais, je ne suis pas bégueule, ni sainte, ni touche. +J’ai même appris une ou deux petites choses en les observant. +Aurais-tu l’obligeance de me dégotter un petit Darjeeling ma chère ? +Je suis encore une invitée, je ne sais pas où les choses se trouvent... +Je n’ai réalisé mon geste que quelques secondes plus tard. +L’élancement de mon avant-bras. +Seule la dignité la tient encore droite. +Je n’ai nulle part où aller. +Je me sens inutile, impuissante, inexploitée. Je suis si seule que chaque soir je hurle dans trois coussins. Je sais que je peux aider. -Enguerrand vous a passé la main. -Je veux juste être à vos côtés. -Aglaé esquisse un sourire puis recompose son éternel personnage de Dame Importance. +Enguerrand vous a passé la main. +Je veux juste être à vos côtés. +Aglaé esquisse un sourire puis recompose son éternel personnage de Dame Importance. Elle s’empare de mon ordinateur et y voit les paroles de Sir Aspic. -Hier, lors du concert, il me les a dédicacées. -J’espère qu’elle prendra ces mots comme un cautionnary tale. +Hier, lors du concert, il me les a dédicacées. +J’espère qu’elle prendra ces mots comme un cautionnary tale. L’exemple de ce qu’elle ne doit pas faire. Je veux comprendre ces foutues paroles. -D’après ce que je lis, ma petite Cassandre, c’est assez simple. +D’après ce que je lis, ma petite Cassandre, c’est assez simple. Il traite d’une relation. -Mais je crains qu’en fait il ne parle juste de sa mère. -Si telle est la vérité, il est sacrément abîmé, le garçon. -Aglaé potasse le grimoire de la maison Jaune. -Celui qu’Enguerrand m’a confié. -C’est là qu’on a appris pour les Descendants. -Je lui apporte malgré tout une verveine, et m’assois à ses côtés. -Jusqu’à ce que la sonnette nous surprenne en plein silence. -L’amie qui nous héberge commence à manquer de tasses. -D’ailleurs notre hôtesse ne devrait pas tarder à rentrer du travail... -Soit nous en sommes au deuxième jour de l’invasion de mon espace vital. -Qui maintient fermement un Orion collé contre lui. -Orion ne souhaite visiblement pas être parmi nous. -Il est fermé, absent, silencieux. +Mais je crains qu’en fait il ne parle juste de sa mère. +Si telle est la vérité, il est sacrément abîmé, le garçon. +Aglaé potasse le grimoire de la maison Jaune. +Celui qu’Enguerrand m’a confié. +C’est là qu’on a appris pour les Descendants. +Je lui apporte malgré tout une verveine, et m’assois à ses côtés. +Jusqu’à ce que la sonnette nous surprenne en plein silence. +L’amie qui nous héberge commence à manquer de tasses. +D’ailleurs notre hôtesse ne devrait pas tarder à rentrer du travail... +Soit nous en sommes au deuxième jour de l’invasion de mon espace vital. +Qui maintient fermement un Orion collé contre lui. +Orion ne souhaite visiblement pas être parmi nous. +Il est fermé, absent, silencieux. Orion, c’est simple : si tu ne leur dis pas, je leur montre. -C’est du porno fait maison, mal filmé à la tablette. +C’est du porno fait maison, mal filmé à la tablette. Pendant une fraction de seconde, je repense aux traces de doigts. Ces traces n’ont pas vraiment l’air graisseuses. Mais pas le temps. -Se dernier se dégage de l’étreinte pour mieux se retourner, à quatre pattes. +Se dernier se dégage de l’étreinte pour mieux se retourner, à quatre pattes. Puis il se saisit du vit d’Orion et l’engouffre entre ses fesses. -On dit « pénétrant-préhensile ». -Ni un flamby se faisant déchirer par une petite cuillère. +On dit « pénétrant-préhensile ». +Ni un flamby se faisant déchirer par une petite cuillère. Imagine une main qui pogne un doigt. L’empaume et l’enserre. -Là, c’est exactement cela que je vois. -Nicolas est à quatre pattes, dans la position de pseudo-soumission la plus caricaturale. -Mais la voracité simple et joyeuse de Nicolas renverse complètement la vapeur. -Jusqu’au moment où... -La vidéo s’arrête. -Mais il s’est passé quelque chose, à ce moment-là. -Même moi j’ai vu des trucs bizarres. -Donc là je crois qu’il est temps de parler. +Là, c’est exactement cela que je vois. +Nicolas est à quatre pattes, dans la position de pseudo-soumission la plus caricaturale. +Mais la voracité simple et joyeuse de Nicolas renverse complètement la vapeur. +Jusqu’au moment où... +La vidéo s’arrête. +Mais il s’est passé quelque chose, à ce moment-là. +Même moi j’ai vu des trucs bizarres. +Donc là je crois qu’il est temps de parler. Je crois que je sais ce qu’il en est. -Orion fusille Aglaé du regard. -C’est pas comme si elle n’était pas habituée. -Je suis certaine que tout est lié à cette fichue prophétie... -Les lignes que tu vas lire ne respecteront pas les limites de ta bienséance. -Pour tout te dire, elles n’en auront rien à foutre. +Orion fusille Aglaé du regard. +C’est pas comme si elle n’était pas habituée. +Je suis certaine que tout est lié à cette fichue prophétie... +Les lignes que tu vas lire ne respecteront pas les limites de ta bienséance. +Pour tout te dire, elles n’en auront rien à foutre. La pornographie m’a toujours vaguement paru malsaine. -Aussi malsaine que le théâtre. -Cela révèle l’être humaine à ses semblables. -Non pas comme un miroir déformant de la vie. -Mais comme une porte ouverte sur les rouages de nos façons. +Aussi malsaine que le théâtre. +Cela révèle l’être humaine à ses semblables. +Non pas comme un miroir déformant de la vie. +Mais comme une porte ouverte sur les rouages de nos façons. Parce qu’on joue faux. -Le théâtre montre comment on fait semblant. +Le théâtre montre comment on fait semblant. Comment on se moule dans des emplois, des masques. Cet homme fait beaucoup d’effort pour signaler combien il est important. -Le visage grave de celui qui n’a jamais pété devant un gamin. +Le visage grave de celui qui n’a jamais pété devant un gamin. Figurine fournie avec costume et accessoires. -Dès lors, ces archétypes que nous représentons s’enferment dans les mêmes dialogues. -Comme au théâtre, peu importe ce qui se dit. +Dès lors, ces archétypes que nous représentons s’enferment dans les mêmes dialogues. +Comme au théâtre, peu importe ce qui se dit. Observe ce couple au restaurant. -Son compagnon lui répond « tu es belle » en regardant l’addition. -Sur scène, jamais rien ne se passe. -Lis Prométhée Enchaîné, cette pièce est la pierre fondatrice de la scène contemporaine. -On y voit, relativement, un attaché à un rocher. +Son compagnon lui répond « tu es belle » en regardant l’addition. +Sur scène, jamais rien ne se passe. +Lis Prométhée Enchaîné, cette pièce est la pierre fondatrice de la scène contemporaine. +On y voit, relativement, un attaché à un rocher. Le reste du casting va venir le voir et lui raconter. Les guerres, les trahisons et les dramas. -Rien n’est montré quand tout est dit. -Puis pleure dès qu’il s’aperçoit qu’il est observé. -Le théâtre ne nous montre pas ce que nous vivons. +Rien n’est montré quand tout est dit. +Puis pleure dès qu’il s’aperçoit qu’il est observé. +Le théâtre ne nous montre pas ce que nous vivons. Il nous montre comment on fait semblant de le vivre. -Nos rôles caricaturés à l’extrême. -Nos dialogues absurdes et inadaptés ânonnés pour souligner les monologues intérieurs. -L’absence totale d’événements qui ne surviennent que par nos états. -C’est l’essence même de la pornographie. -La forme la plus aboutie de l’art scénique. -Le miroir de tout ce que nous croyons être. -La démonstration délétère de nos illusions. -J’ai songé, à cette époque, m’impliquer dans une carrière pornographique. -Mais c’était inutile : la pornographie n’est pas accessible aux enfants. -Nous ne pourrions plus les mépriser comme nous le faisons. -On dit qu’exposer un enfant à un film de cul va le choquer. +Nos rôles caricaturés à l’extrême. +Nos dialogues absurdes et inadaptés ânonnés pour souligner les monologues intérieurs. +L’absence totale d’événements qui ne surviennent que par nos états. +C’est l’essence même de la pornographie. +La forme la plus aboutie de l’art scénique. +Le miroir de tout ce que nous croyons être. +La démonstration délétère de nos illusions. +J’ai songé, à cette époque, m’impliquer dans une carrière pornographique. +Mais c’était inutile : la pornographie n’est pas accessible aux enfants. +Nous ne pourrions plus les mépriser comme nous le faisons. +On dit qu’exposer un enfant à un film de cul va le choquer. Comme si il n’avait jamais vu d’animaux copuler. -Ce qui le choquera, c’est de voir l’envers du décor. -De nous découvrir pantins, nous qui nous croyions de chair. +Ce qui le choquera, c’est de voir l’envers du décor. +De nous découvrir pantins, nous qui nous croyions de chair. Pour changer le monde, il faudrait montrer du porno aux enfants. -Subir leurs regards après coup. +Subir leurs regards après coup. Observer ce qu’ils se feront devenir. -Qu’un seul en soit résulté, et le monde lui sera offert. -Qu’as-tu donc expérimenté en te voyant forniquer sur cet écran ? ... hé bien ? -Allez, chéri, réponds à Aglaé... +Qu’un seul en soit résulté, et le monde lui sera offert. +Qu’as-tu donc expérimenté en te voyant forniquer sur cet écran ? ... hé bien ? +Allez, chéri, réponds à Aglaé... Le silence se fait pesant. -Jusqu’à ce que Dorian me voie et ajoute l’inévitable : — Oh, pardon. +Jusqu’à ce que Dorian me voie et ajoute l’inévitable : — Oh, pardon. Oui : je viens de hashtaguer mon frisson. J’avoue que je ne sais pas bien me servir de ces hashtags. -Là, ce n’est pas vraiment le cas. -J’aurais très bien pu écrire « Et là, j’ai un frisson. +Là, ce n’est pas vraiment le cas. +J’aurais très bien pu écrire « Et là, j’ai un frisson. Ou bien encore « Soudain, un frisson me parcourt. -Mais c’eut été manquer la vérité cataclysmique du moment. -Celui qui demande des effets spéciaux. -J’exagère à peine pour mieux rendre la vérité. +Mais c’eut été manquer la vérité cataclysmique du moment. +Celui qui demande des effets spéciaux. +J’exagère à peine pour mieux rendre la vérité. Mais le frisson fut visible pour les gens qui m’entourent. -Aglaé me lance un sourcil interrogatif. -Ma réponse fuse aussi bien par les mots que dans la sphère des idées. -Aglaé, enclenche ta noévision. -Regarde Orion dans la noétie. +Aglaé me lance un sourcil interrogatif. +Ma réponse fuse aussi bien par les mots que dans la sphère des idées. +Aglaé, enclenche ta noévision. +Regarde Orion dans la noétie. Il n’y a plus d’histoire centrale. -Les filles, vous êtes mignonnes mais moi je suis pas un NoéNaute. +Les filles, vous êtes mignonnes mais moi je suis pas un NoéNaute. Non, mais je croyais juste qu’il faisait la gueule... -Il est pas là. +Il est pas là. L’histoire centrale, c’est celle qui raconte « Bonjour, je suis Orion. -Et là, y’a juste un gros vide. +Orion, c’est ça. +Et là, y’a juste un gros vide. Mais comm— Dorian s’interrompt. -Lui et Aglaé se précipitent en bas, vers l’entrée. -Son coquard naît sous nos yeux. -Par réflexe, comme toujours avant de parler à quelqu’un, j’enclenche la noévision. -C’est là que je vois Nicolas. -Les trois dans une seule tête, un seul corps. -Sa schizophrénie me renvoie mon regard. -Casa devrait être nommé fournisseur officiel de la guerrière urbaine. -Il y a là tout ce qu’il faut pour la combattante moderne. +Lui et Aglaé se précipitent en bas, vers l’entrée. +Son coquard naît sous nos yeux. +Par réflexe, comme toujours avant de parler à quelqu’un, j’enclenche la noévision. +C’est là que je vois Nicolas. +Les trois dans une seule tête, un seul corps. +Sa schizophrénie me renvoie mon regard. +Casa devrait être nommé fournisseur officiel de la guerrière urbaine. +Il y a là tout ce qu’il faut pour la combattante moderne. C’est le sac. -Imagine-toi en jeune femme surentraînée. -Une jeune femme un poil sur la défensive. +Imagine-toi en jeune femme surentraînée. +Une jeune femme un poil sur la défensive. D’aucuns diraient que c’est la mauvaise semaine du mois. Tu t’en saisis et rentres retrouver ton amoureuse. -Ouais : tu n’étais pas choupinette, à cette époque. -L’homme qui a été ta perte n’est plus si beau. -Ou plutôt, sa beauté n’est plus visible. -Tu l’observes et penses à Fight Club. -Aux comédies où Jim Carrey se bat contre son propre corps. +Ouais : tu n’étais pas choupinette, à cette époque. +L’homme qui a été ta perte n’est plus si beau. +Ou plutôt, sa beauté n’est plus visible. +Tu l’observes et penses à Fight Club. +Aux comédies où Jim Carrey se bat contre son propre corps. Mais c’est trop tard. -Il s’approche de toi façon zombie sous extasy. -Or, c’est pas la semaine où il faut t’agresser. -Là, c’est le corps qui prend le relais. -Tu le frappes de ce gant de boxe improvisé. +Il s’approche de toi façon zombie sous extasy. +Or, c’est pas la semaine où il faut t’agresser. +Là, c’est le corps qui prend le relais. +Tu le frappes de ce gant de boxe improvisé. Son visage change d’expression aussi vite qu’un stroboscope. Tu as l’impression d’halluciner. -Tu te dis que c’est l’adrénaline dans tes veines. +Tu te dis que c’est l’adrénaline dans tes veines. Tu le connais bien. Tu sais que dans quelques heures, tu vas le payer en fatigue et courbatures. Mais en attendant, tu le canalises en une grande inspiration. -À plat ventre sur le plancher, direction le paillasson. -Son corps toujours collé au tien amortit votre chute. +À plat ventre sur le plancher, direction le paillasson. +Son corps toujours collé au tien amortit votre chute. L’impact vide l’air de ses poumons. Le genre monstre increvable de film d’horreur. -Tu les rattrapes à la redescente, suspendue à ta balançoire improvisée. -Au lieu de cela, il te donne l’élan qu’il te manquait. +Tu les rattrapes à la redescente, suspendue à ta balançoire improvisée. +Au lieu de cela, il te donne l’élan qu’il te manquait. Tes pieds sur ses poumons. -Explose la porte d’entrée. -Glisse lamentablement sur le sol carrelé. -Tu relâches ta liane et la tension qui t’habitait. +Explose la porte d’entrée. +Glisse lamentablement sur le sol carrelé. +Tu relâches ta liane et la tension qui t’habitait. Tu entends les autres descendre. Tu les regardes, leurs interrogations et leur surprise. -Tu vois Cassandre se précipiter vers toi, enfin. +Tu vois Cassandre se précipiter vers toi, enfin. Enfin te prendre dans ses bras. Tu sens la chaleur de larmes, les tiennes, certainement. Tu vibres du « C’est fini, tout va bien. -qu’elle fait résonner dans tes pensées. -Tu laisses ton corps céder et s’appuyer sur le sien. -Voilà comment cela s’est passé dans sa tête. -Vois sa confiance brisée comme autant de mugs guerriers. -Elle n’a pas crié. +qu’elle fait résonner dans tes pensées. +Tu laisses ton corps céder et s’appuyer sur le sien. +Voilà comment cela s’est passé dans sa tête. +Vois sa confiance brisée comme autant de mugs guerriers. +Elle n’a pas crié. Elle n’a rien dit. -C’était là l’acte final de l’invasion de mon territoire : l’expulsion. -Les NoéNautes rentrent au manoir. +C’était là l’acte final de l’invasion de mon territoire : l’expulsion. +Les NoéNautes rentrent au manoir. C’est marrant comme parfois, les emmerdes se compressent. -Des journées de calme d’affilée. +Des journées de calme d’affilée. On pourrait presque se mettre au tricot. Mais non : j’ai trop besoin de mes mains. -Il reste encore quelques clowns à sortir de la deux CV. -Quelques emmerdes serrées sous le capot. -Heureusement, pas d’accident de voiture à l’horizon. -On garde ça pour quand Enguerrand est dans les parages. -C’est le mien que je surprends en premier dans le rétroviseur. -La culpabilité qui crispe mes pommettes et ride mon front. -J’y ai veillé. +Il reste encore quelques clowns à sortir de la deux CV. +Quelques emmerdes serrées sous le capot. +Heureusement, pas d’accident de voiture à l’horizon. +On garde ça pour quand Enguerrand est dans les parages. +C’est le mien que je surprends en premier dans le rétroviseur. +La culpabilité qui crispe mes pommettes et ride mon front. +J’y ai veillé. Effacement discret de l’histoire de ma venue dans les rubans de son esprit. C’est une limite que je n’avais aucune envie de franchir. -Là, je me sens juste un peu sale. +Là, je me sens juste un peu sale. Un tout petit peu. -Mais j’ai plus important que ça à gérer. -Je regarde, inquiète, le visage de Vérand’a. -À ma grande surprise, c’est une sorte de soulagement qui adoucit ses traits. -Ce soir, elle s’est prouvée qu’elle était toujours capable de se défendre. -Que le salopard qui l’a violée n’a rien brisé en elle. +Mais j’ai plus important que ça à gérer. +Je regarde, inquiète, le visage de Vérand’a. +À ma grande surprise, c’est une sorte de soulagement qui adoucit ses traits. +Ce soir, elle s’est prouvée qu’elle était toujours capable de se défendre. +Que le salopard qui l’a violée n’a rien brisé en elle. Rien qu’elle n’ait reconstruit. -Ses paupières papillonnent sous le contrecoup de l’énergie qu’elle a dépensée. -Mais elle semble un peu plus apaisée. +Ses paupières papillonnent sous le contrecoup de l’énergie qu’elle a dépensée. +Mais elle semble un peu plus apaisée. Un tout petit peu. -À nos côtés sur la banquette du milieu, Aglaé semble fiévreuse. -La mâchoire contractée par la réflexion que ses lèvres pincent par intermittence. -Ses yeux font des allers-retours furtifs du grimoire à la tablette de Dorian. -Elle échafaude des théories dans sa tête. -Revenant à elle, Aglaé semble plus sûre. -De sa théorie, d’elle ou des deux. +À nos côtés sur la banquette du milieu, Aglaé semble fiévreuse. +La mâchoire contractée par la réflexion que ses lèvres pincent par intermittence. +Ses yeux font des allers-retours furtifs du grimoire à la tablette de Dorian. +Elle échafaude des théories dans sa tête. +Revenant à elle, Aglaé semble plus sûre. +De sa théorie, d’elle ou des deux. Elle doute un peu moins. Un tout petit peu. Le coquard lui ferme quasiment l’œil gauche, son corps est visiblement meurtri. -Ses traits révèlent combien son esprit est le théâtre d’une guerre. +Ses traits révèlent combien son esprit est le théâtre d’une guerre. Ou d’un tango, ce qui est sensiblement pareil. Quand la fureur vrille ses pupilles, c’est Nicolas qui est aux commandes. Puis ses traits se crispent de douleur, quand le Fulbert en lui refait surface. -Durant le combat avec Vérand’a, c’est lui qui a souffert les coups. -Voilà comment Nicolas a pu encaisser autant. -Des expressions interloquées et implorantes qui ressemblent un peu à celles d’Orion. +Durant le combat avec Vérand’a, c’est lui qui a souffert les coups. +Voilà comment Nicolas a pu encaisser autant. +Des expressions interloquées et implorantes qui ressemblent un peu à celles d’Orion. Un tout petit peu. -Ce qui est terriblement adapté. +Orion, lui, est à la place du mort. +Ce qui est terriblement adapté. Son visage n’a aucune expression, aucun sentiment. -Fermé pour cause d’inventaire. -La main affectueuse que Dorian pose sur sa cuisse ne lui provoque aucune réaction. +Fermé pour cause d’inventaire. +La main affectueuse que Dorian pose sur sa cuisse ne lui provoque aucune réaction. Un tout petit peu. -Dorian, notre conducteur, a lui aussi le visage fermé, d’une manière opposée. -Un plan se dessine déjà sur ses sourcils dynamiques. -Seul un voile d’inquiétude trouble un peu sa concentration. +Dorian, notre conducteur, a lui aussi le visage fermé, d’une manière opposée. +Un plan se dessine déjà sur ses sourcils dynamiques. +Seul un voile d’inquiétude trouble un peu sa concentration. Un tout petit peu. -Mais il nous mène à bon port. +Mais il nous mène à bon port. Dans le manoir de la maison Jaune. Encore un endroit qui ne sera pas chez moi. -Pas adapté à moi. -Pourtant le séjour d’Enguerrand, il y a quelque mois, l’a rendu handi-praticable... +Pas adapté à moi. +Pourtant le séjour d’Enguerrand, il y a quelque mois, l’a rendu handi-praticable... On ne pense jamais aux gens comme moi. -Pour l’heure, nous rentrons dans un bordel dévasté, au sens littéral du terme. -Des moisissures commencent à se développer sur certains condoms. +Pour l’heure, nous rentrons dans un bordel dévasté, au sens littéral du terme. +Des moisissures commencent à se développer sur certains condoms. Odeurs de vin et de saucisson. -Ce qui devrait être une bonne nouvelle : ce pourrait être bien pire. -Mais imaginer un gueuleton campagnard sur ces tatamis me semble sacrilège. +Ce qui devrait être une bonne nouvelle : ce pourrait être bien pire. +Mais imaginer un gueuleton campagnard sur ces tatamis me semble sacrilège. Le bouddhisme de la charcutaille. -Méditation du ballon de rouge au café du commerce. -Rien qu’à l’odeur, il aurait fait une exception. -Un « Tout est un » avec astérisque. -Une non-dualité à exceptions . -Je reviens de mes divagations en voyant Aglaé tentant de dissuader Dorian. -Comme dans les vieux téléfilms fantastiques. -Dorian, réfléchis une seconde je te prie ! -Tu n’as nulle idée de l’effet que cela peut produire. +Méditation du ballon de rouge au café du commerce. +Rien qu’à l’odeur, il aurait fait une exception. +Un « Tout est un » avec astérisque. +Une non-dualité à exceptions . +Je reviens de mes divagations en voyant Aglaé tentant de dissuader Dorian. +Comme dans les vieux téléfilms fantastiques. +Dorian, réfléchis une seconde je te prie ! +Tu n’as nulle idée de l’effet que cela peut produire. C’est une folie ! Je te dis que je sais qui peut nous aider. -Je l’ai contactée via ta tablette et elle est en route. -Patiente donc, crénom de bois ! -Pis qui on peut appeler pour ça, hein ? +Je l’ai contactée via ta tablette et elle est en route. +Patiente donc, crénom de bois ! +Pis qui on peut appeler pour ça, hein ? Tu ne connais pas. -Mais surtout ne fais pas ça ! +Mais surtout ne fais pas ça ! Mais rien ne se passe. Et encore une bonne grosse minute de rien. -Et là, une lumière blanche aveuglante émane de la pièce. -À travers mes paupières et les doigts d’Aglaé, le monde devient orange. -Puis il s’éteint de nouveau. -Orion bat des paupières, son visage à nouveau animé de lui-même. -Nicolas s’est évanoui. +Et là, une lumière blanche aveuglante émane de la pièce. +À travers mes paupières et les doigts d’Aglaé, le monde devient orange. +Puis il s’éteint de nouveau. +Orion bat des paupières, son visage à nouveau animé de lui-même. +Nicolas s’est évanoui. La main d’une femme au sourire de chat. -Ben dis donc Aglaé, t’avais raison, hein : j’avais jamais vu ça... -C’était franchement délire ! -Mais, bon, je crois que je les ai arrangés. -Tu lui as pas dit, à Aglaé, que c’était moi ? +Ben dis donc Aglaé, t’avais raison, hein : j’avais jamais vu ça... +C’était franchement délire ! +Mais, bon, je crois que je les ai arrangés. +Tu lui as pas dit, à Aglaé, que c’était moi ? Rho pardon m’dame ! -Je papote et je me présente même pas. -Tu dois être Cassandre, c’est bien ça ? -Enchantée, moi c’est Raphaëlle. -C’est pour ça qu’on a inventé l’allopathie et la confession. +Je papote et je me présente même pas. +Tu dois être Cassandre, c’est bien ça ? +Enchantée, moi c’est Raphaëlle. +C’est pour ça qu’on a inventé l’allopathie et la confession. Les animaux n’ont pas ce genre de raccourcis. Ils prennent le temps, tout le temps du monde. -Ce n‘est pas comme s’ils avaient à survivre. -Nous croyions qu’un but commun rassemblerait les NoéNautes. -Dans nos chambres d’hôtel anonymes. -Nous étions persuadés que notre plan effacerait les rancœurs passées et resserrerait les rangs. +Ce n‘est pas comme s’ils avaient à survivre. +Nous croyions qu’un but commun rassemblerait les NoéNautes. +Dans nos chambres d’hôtel anonymes. +Nous étions persuadés que notre plan effacerait les rancœurs passées et resserrerait les rangs. Enlever leur pouvoir aux Descendants. -Oublier tout le mal qu’on a aimé se faire. -Aujourd’hui, nous sommes rassemblés autour de nos souffrances. -Nos bobos nous ont conduits à vivre ensemble, à mieux nous supporter. -C’est brisées que nous sommes solidaires. -Et toutes ces fêlures n’étant en fait que de nouvelles informations. -Un livre aussi important que le Grimoire de la Noétie. -Que les Grands Livres de Comptes des lignées. -Nous sommes une bibliothèque humaine. +Oublier tout le mal qu’on a aimé se faire. +Aujourd’hui, nous sommes rassemblés autour de nos souffrances. +Nos bobos nous ont conduits à vivre ensemble, à mieux nous supporter. +C’est brisées que nous sommes solidaires. +Et toutes ces fêlures n’étant en fait que de nouvelles informations. +Un livre aussi important que le Grimoire de la Noétie. +Que les Grands Livres de Comptes des lignées. +Nous sommes une bibliothèque humaine. Un puits de savoir. Cela fait quasiment une semaine que nous sommes revenus au manoir des Jaunes. -Presque deux semaines qu’Enguerrand s’est volatilisé. +Presque deux semaines qu’Enguerrand s’est volatilisé. Nicolas et Indra doivent partager la chambre du bas. -Attends, Raphaëlle, tu es sûre que c’est une bonne idée ? -Rho mais oui, Cassandre, arrête de stresser ! -C’est plus fatigant de haïr quelqu’un quand tu le côtoies en vrai. +Attends, Raphaëlle, tu es sûre que c’est une bonne idée ? +Rho mais oui, Cassandre, arrête de stresser ! +C’est plus fatigant de haïr quelqu’un quand tu le côtoies en vrai. On a donc fait quelques travaux. -Installer du matériel de kinésithérapie dans le petit salon du bas. -Une piscine hors sol et son siège ascenseur dans la vieille serre. -Plus quelques aménagements, dont une nouvelle sonnette rien que pour moi. -Une de ces sonnettes spéciales qui affleuraient les nerfs de Vérand’a. -Que cette possibilité n’est plus occultée par un drame omniprésent. -Elle a fini de chuter et là elle chevauche le remonte-pente moral. -Il voit que Dorian et Raphaëlle règlent les derniers comptes d’une vieille histoire. +Installer du matériel de kinésithérapie dans le petit salon du bas. +Une piscine hors sol et son siège ascenseur dans la vieille serre. +Plus quelques aménagements, dont une nouvelle sonnette rien que pour moi. +Une de ces sonnettes spéciales qui affleuraient les nerfs de Vérand’a. +Que cette possibilité n’est plus occultée par un drame omniprésent. +Elle a fini de chuter et là elle chevauche le remonte-pente moral. +Il voit que Dorian et Raphaëlle règlent les derniers comptes d’une vieille histoire. Et il leur laisse toute la place. -Quoi qu’il en soit, il est calme, posé. +Quoi qu’il en soit, il est calme, posé. Alors, Orion, celui qui a tant souffert de devenir la Laly... -Ils se sont enfouies dans les livres et les théories pour mieux comprendre. -Comprendre le lien entre pornographie et transfert de personnalité. -Déchiffrer les tenants et les aboutissants de la prophétie. -Pourquoi les NoéNautes réapparaissent tous les quatre-vingt-huit ans ? +Ils se sont enfouies dans les livres et les théories pour mieux comprendre. +Comprendre le lien entre pornographie et transfert de personnalité. +Déchiffrer les tenants et les aboutissants de la prophétie. +Pourquoi les NoéNautes réapparaissent tous les quatre-vingt-huit ans ? Allez, salut la compagnie ! -Cela leur a fait un os à ronger. -J’ai découvert que je réfléchis mieux quand je cuisine. -Crumble de légumes à la feta. -Carré d’agneau au miel. -Malgré ce, il nous faut nous nourrir. +Cela leur a fait un os à ronger. +J’ai découvert que je réfléchis mieux quand je cuisine. +Crumble de légumes à la feta. +Carré d’agneau au miel. +Malgré ce, il nous faut nous nourrir. Je les regarde, assis autour de moi. Chacune avec ses blessures. -Chacun avec son expérience. +Chacun avec son expérience. Nous sommes un puits de savoir. -Une étagère de bras cassés. -Une étagère de livres scellés. -Quelqu’une a pimenté ma garbure pour nous endormir et nous tenir captives. +Une étagère de bras cassés. +Une étagère de livres scellés. +Quelqu’une a pimenté ma garbure pour nous endormir et nous tenir captives. Ses talons claquent alors qu’elle fait des aller-retours devant nous. Note bien : c’est mal. -Je ne devrais pas parler comme ça de ma belle-mère. -Alors, où se trouve-t-il ? +Je ne devrais pas parler comme ça de ma belle-mère. +Alors, où se trouve-t-il ? Madame Richards nous vrille de son regard. -Ce n’est pas évident d’être mis face à tout cela. -De se prendre en pleine poire sa « poïétique ». +Ce n’est pas évident d’être mis face à tout cela. +De se prendre en pleine poire sa « poïétique ». Roh j’aime ce mot. -La sonorité du vocable, qui flirte incestueusement avec « poétique » ou « politique », est délicieuse. -Quand tu le prononces, ça crée un vertige express. -Comment que ça se passe quand ça se crée. -Je voulais juste écrire un roman. -C’est une astuce que j’applique depuis longtemps, à vrai dire... +La sonorité du vocable, qui flirte incestueusement avec « poétique » ou « politique », est délicieuse. +Quand tu le prononces, ça crée un vertige express. +Comment que ça se passe quand ça se crée. +Je voulais juste écrire un roman. +C’est une astuce que j’applique depuis longtemps, à vrai dire... De j’y arriverai pas. -Je ne gravis pas un mont : je franchis une étape. -Puis le tronçon suivant. +Je ne gravis pas un mont : je franchis une étape. +Puis le tronçon suivant. Et ainsi de suite jusqu’au sommet. -C’est ce qui s’est passé en janvier deux mille douze. -L’idée a germé, de ne pas écrire un roman, mais un roman feuilleton. -D’écrire des épisodes. +C’est ce qui s’est passé en janvier deux mille douze. +L’idée a germé, de ne pas écrire un roman, mais un roman feuilleton. +D’écrire des épisodes. Afin de m’imposer un rythme. -J’ai écrit les quatre premiers épisodes de Smartarded chez lui : c’était jouable. -Le blog m’a aidé à ne pas me sentir seul. +J’ai écrit les quatre premiers épisodes de Smartarded chez lui : c’était jouable. +Le blog m’a aidé à ne pas me sentir seul. Attention, hein, je ne me le suis jamais interdit. Mais ce serait... pas classe. Ce fil, ce lien est essentiel. -La poïétique des NoéNautes. +La poïétique des NoéNautes. Mais d’autre part, ce sont elles qui imposent leur rythme. Un jeu qui veut s’incarner. -Je ne dis pas « j’écris », car le plus souvent ça s’écrit. +Je ne dis pas « j’écris », car le plus souvent ça s’écrit. Il y a limite de la peur dans la voix. -En même temps, la question est bonne : qu’est-ce que je fais ? +En même temps, la question est bonne : qu’est-ce que je fais ? En quoi suis-je actif ? -Lorsque Tocante s’est écrite, j’ai eu l’impression d’être un détective. -J’ai mené l’enquête. -Et, au fur et à mesure, je dévoilais l’histoire. -Les éléments dont elle allait se nourrir. -Ce rôle de détective pour Tocante, j’ai commencé à le ré-endosser sur Smartarded. +Lorsque Tocante s’est écrite, j’ai eu l’impression d’être un détective. +J’ai mené l’enquête. +Et, au fur et à mesure, je dévoilais l’histoire. +Les éléments dont elle allait se nourrir. +Ce rôle de détective pour Tocante, j’ai commencé à le ré-endosser sur Smartarded. AndroGame est beaucoup plus intime, et beaucoup plus puissante que Tocante. -Pour MonOrchide comme pour AndroGame, je n’ai pas vraiment joué aux détectives. -Mon rôle fut plus proche de celui du jardinier. -J’ai rassemblé les graines, l’eau, la terre et l’emplacement... -Et j’ai laissé faire. -Armé de patience, j’ai surtout été confiant en ce qui se passerait. +Pour MonOrchide comme pour AndroGame, je n’ai pas vraiment joué aux détectives. +Mon rôle fut plus proche de celui du jardinier. +J’ai rassemblé les graines, l’eau, la terre et l’emplacement... +Et j’ai laissé faire. +Armé de patience, j’ai surtout été confiant en ce qui se passerait. Je suis de moins en moins intervenu, pour au contraire, laisser le champ libre. -Je vis une poïétique de non interventionnisme. -Je t’avais dit que ce mot était drôle à utiliser, non ? -La vie d’un auteur est parfois parsemée de moments étranges. -Se voir chercher désespérément des blagues officielles de chez Carambar en est un. -Car, oui : ces blagues sont certifiées.) Les mots-clés sur internet sont vite accaparés. -L’industrie pornographique apparaît dès que l’on recherche isex ou porno. -Cet épisode n’a en aucun cas été sponsorisé. +Je vis une poïétique de non interventionnisme. +Je t’avais dit que ce mot était drôle à utiliser, non ? +La vie d’un auteur est parfois parsemée de moments étranges. +Se voir chercher désespérément des blagues officielles de chez Carambar en est un. +Car, oui : ces blagues sont certifiées.) Les mots-clés sur internet sont vite accaparés. +L’industrie pornographique apparaît dès que l’on recherche isex ou porno. +Cet épisode n’a en aucun cas été sponsorisé. Ceci n’est pas un placement de produit. -Ceci dit, si Casa souhaite refournir mon vaisselier, je suis un homme vénal. -Bien entendu, personne ne les lirait, mais ça rassurerait ceux qui les écriraient. -Voir modalités dans les magasins participants. -Pour qui l’ignore, le mot hystérie vient du mot utérus. +Ceci dit, si Casa souhaite refournir mon vaisselier, je suis un homme vénal. +Bien entendu, personne ne les lirait, mais ça rassurerait ceux qui les écriraient. +Voir modalités dans les magasins participants. +Pour qui l’ignore, le mot hystérie vient du mot utérus. Nous sommes au grand salon du bas. -Alignées ligotés bâillonnées serrés sur un banc comme une belle brochette de NoéNautes. -Je suis certaine qu’elle l’a acheté pour l’occasion. -Elle, visualisant la scène où elle nous aurait à sa merci. -Insérant chaque modèle d’arme dans son fantasme. -Voir laquelle serait la plus appropriée à une dame de sa norme. -Ou a une bonbonnière hors de prix. -C’est un noésismographe. -Je ne vous préviens qu’une fois. -Ce pistolet est chargé, et je ne sais pas m’en servir. -Nous découvrirons ensemble la nature de mon aptitude à viser. -Le noésismographe sert à lire les perturbations dans le monde des idées. +Alignées ligotés bâillonnées serrés sur un banc comme une belle brochette de NoéNautes. +Je suis certaine qu’elle l’a acheté pour l’occasion. +Elle, visualisant la scène où elle nous aurait à sa merci. +Insérant chaque modèle d’arme dans son fantasme. +Voir laquelle serait la plus appropriée à une dame de sa norme. +Ou a une bonbonnière hors de prix. +C’est un noésismographe. +Je ne vous préviens qu’une fois. +Ce pistolet est chargé, et je ne sais pas m’en servir. +Nous découvrirons ensemble la nature de mon aptitude à viser. +Le noésismographe sert à lire les perturbations dans le monde des idées. Si nous pensons un poil trop fort, l’appareil le sentira. -De si près, il vibrera. +De si près, il vibrera. Nous faisons donc des efforts incommensurables pour ne pas penser. -Pas d’idée trop forte. -Une enfant de mon couple convertirait à l’avortement les plus ferventes intégristes religieux. -L’idée me fait rire. -Et tintinnabuler le noésismographe. +Pas d’idée trop forte. +Une enfant de mon couple convertirait à l’avortement les plus ferventes intégristes religieux. +L’idée me fait rire. +Et tintinnabuler le noésismographe. Ne pas penser au fait qu’il ne faille pas penser. C’est comme vider le grenier d’un magicien. -Tu tombes forcément sur ce carton où un bout de foulard dépasse. -Arrêtez ça tout de suite ! +Tu tombes forcément sur ce carton où un bout de foulard dépasse. +Arrêtez ça tout de suite ! Je vous interdis de... C’est le dernier avertissement. -Je l’ai faite, je n’hésiterai pas à la détruire. -Mon éructation primaire prend de surprise tout le monde. +Je l’ai faite, je n’hésiterai pas à la détruire. +Mon éructation primaire prend de surprise tout le monde. Un des derniers films que j’aie entendus. -Prenons-moi, en arrière, cinq ans en arrière, quand encore j’entendais. +Prenons-moi, en arrière, cinq ans en arrière, quand encore j’entendais. Pour d’Enguerrand le papa sien je travaillais. -La veille, dans un parc, Enguerrand et moi des carambars nous mangeâmes. +La veille, dans un parc, Enguerrand et moi des carambars nous mangeâmes. Beaucoup de rancœur en moi. -Là je sais que pour sûr une connerie c’était. -Sa main ma main arrête. +Là je sais que pour sûr une connerie c’était. +Sa main ma main arrête. Dans mes yeux son regard se plante, et nos respirations se calment. -Ce soir-là confiance mienne se plaça en lui. +Ce soir-là confiance mienne se plaça en lui. Deux jours plus avant, je maladie. Longue, lourde, grave maladie. Avant le docteur aller voir j’attends. Longtemps maladie laquelle ? le docteur cherche. -Flammes derrière le cerveau. +Flammes derrière le cerveau. Attendu deux semaines avant le traitement prendre. -Conséquence : doigt de l’oreille vers la bouche. +Conséquence : doigt de l’oreille vers la bouche. Le son on lui a fait chut. -À l’hôpital, quand la fièvre baissée, j’ai regardé. -Autour de mon lit des gens le défilé. -Un bouquet de fleurs et derrière un Enguerrand au visage tout penaud. -Pourtant il sait que des chocolats je préfère. -Autour de mon lit des gens le défilé. +À l’hôpital, quand la fièvre baissée, j’ai regardé. +Autour de mon lit des gens le défilé. +Un bouquet de fleurs et derrière un Enguerrand au visage tout penaud. +Pourtant il sait que des chocolats je préfère. +Autour de mon lit des gens le défilé. Pourtant il sait que de l’industrielle salade de fruits je raffole. -Au travail à la cantine trois par trois j’en mange. -À l’hôpital d’Enguerrand le père sien m’écrit. +Au travail à la cantine trois par trois j’en mange. +À l’hôpital d’Enguerrand le père sien m’écrit. Que toutes les charges il paiera. -Plus tard chargé d’un téléviseur dernier cri il revient. -Pour de mon lit d’hôpital avoir sous-titrages télétexte. -Plus tard avec un des premiers livres électroniques Enguerrand revient. -Pour que de mon lit d’hôpital de toute une bibliothèque je dispose. -Méningite et surdité m’ont été offertes par qui ? -À l’hôpital j’ai observé. -Le son coupé, j’ai gardé bouche mienne cousue pour mieux observer. -L’un et l’autre de la culpabilité plein le visage. +Plus tard chargé d’un téléviseur dernier cri il revient. +Pour de mon lit d’hôpital avoir sous-titrages télétexte. +Plus tard avec un des premiers livres électroniques Enguerrand revient. +Pour que de mon lit d’hôpital de toute une bibliothèque je dispose. +Méningite et surdité m’ont été offertes par qui ? +À l’hôpital j’ai observé. +Le son coupé, j’ai gardé bouche mienne cousue pour mieux observer. +L’un et l’autre de la culpabilité plein le visage. Jamais je n’ai su. -Mais à bouche cousue garder et observer j’ai appris. +Mais à bouche cousue garder et observer j’ai appris. Signer n’est pas un langage . C’est une culture. -Ceci un détail vrai sur un monde de faux, à avis mien. +Ceci un détail vrai sur un monde de faux, à avis mien. C’est le monde des pipeaux bavardages que moi fuir. Les banalisations qui facilitent la vie en commun en la vidant. -Au théâtre, le texte que l’acteur dit mais qu’il ne joue pas. -La langue des signes française apprendre. -Nouvelle syntaxe, nouvelle façon de raconter-penser. -Des gestes nets, précis et placés. +Au théâtre, le texte que l’acteur dit mais qu’il ne joue pas. +La langue des signes française apprendre. +Nouvelle syntaxe, nouvelle façon de raconter-penser. +Des gestes nets, précis et placés. Des gens les gestes lire. Ou les mains ou le visage, le visage est plus important. Aux signes des mains un poids il donne. -Une émotion il rend. -Pour à regarder apprendre, d’abord le son coupe. +Une émotion il rend. +Pour à regarder apprendre, d’abord le son coupe. Les visages se lisent. Les postures se lisent. Bien plus que ce qu’ils disent les gens parlent. D’abord le son coupe. -Puis à regarder tu apprendras. -Sans le son, tous les détails à penser. -Lire sur les lèvres apprendre. -Toujours du papier un stylo près de moi. -Vers la plateforme d’interprètes visiophone ou webcam. -Moi signe vers eux, eux téléphonent à toi. +Puis à regarder tu apprendras. +Sans le son, tous les détails à penser. +Lire sur les lèvres apprendre. +Toujours du papier un stylo près de moi. +Vers la plateforme d’interprètes visiophone ou webcam. +Moi signe vers eux, eux téléphonent à toi. Avant Enguerrand signait mal. -Aujourd’hui l’apprentissage il a aspiré. deux cent dix grammes de graisse. -De même pour les autres NoéNautes. -Moi, depuis que les pensées je lis, les lèvres beaucoup mieux je lis. -Tout le blog à relire tu peux. -Moi et les chevaucheurs de pensées signons ensemble. -Madame Marquet, Dorian et Vérand’a sur leurs lèvres et leurs pensées je lis. -D’un papier, sur une tablette ou d’une idée projetée je leur réponds. -Au concert, comme interprète Emmanuelle L. il engagea. -Cette grande actrice pour moi a signé-chanté. -Paris, Mathias ma surdité avait presque devoilé. -Toujours mes hashtags il avait repéré. -Après du manoir jaune ma fuite, chez une amie sourde je me suis réfugiée. -Une communauté aux liens serrés nous sommes. -Dans chaque pièce un flash lumineux de sonnette lui sert. -De Vérand’a la frayeur de ces éclairs venait. -Dans chaque pays, les langues des signes diffèrent. +Aujourd’hui l’apprentissage il a aspiré. deux cent dix grammes de graisse. +De même pour les autres NoéNautes. +Moi, depuis que les pensées je lis, les lèvres beaucoup mieux je lis. +Tout le blog à relire tu peux. +Moi et les chevaucheurs de pensées signons ensemble. +Madame Marquet, Dorian et Vérand’a sur leurs lèvres et leurs pensées je lis. +D’un papier, sur une tablette ou d’une idée projetée je leur réponds. +Au concert, comme interprète Emmanuelle L. il engagea. +Cette grande actrice pour moi a signé-chanté. +Paris, Mathias ma surdité avait presque devoilé. +Toujours mes hashtags il avait repéré. +Après du manoir jaune ma fuite, chez une amie sourde je me suis réfugiée. +Une communauté aux liens serrés nous sommes. +Dans chaque pièce un flash lumineux de sonnette lui sert. +De Vérand’a la frayeur de ces éclairs venait. +Dans chaque pays, les langues des signes diffèrent. Des Etats-Unis un geste j’aime. Quatre doigts devant toi font la vague. -Comme dans un manga derrière un personnage honteux le moustique. +Comme dans un manga derrière un personnage honteux le moustique. Quatre et vague/rivage. -For Sure Au moment où pour une conne on me prend. -Où un truc à faire que je ne veux pas on me demande. -Où simplement me moquer je veux. -Au moment où ce qui de tes lèvres sort, diffère de ta pensée. -Au moment où de ton visage la lecture, tes mots fait mentir. -Ma réponse est telle. +For Sure Au moment où pour une conne on me prend. +Où un truc à faire que je ne veux pas on me demande. +Où simplement me moquer je veux. +Au moment où ce qui de tes lèvres sort, diffère de ta pensée. +Au moment où de ton visage la lecture, tes mots fait mentir. +Ma réponse est telle. L’outil qui me sortirait du monde du silence. -J’ai changé, me suis réinventée. +J’ai changé, me suis réinventée. Alors bien entendu, je suis sourde. -À moins d’aide. -Une handicapée à normaliser. +À moins d’aide. +Une handicapée à normaliser. Alors bien entendu, je ne suis pas muette. -Cinq années que je me suis tue. -Retirée de l’oralisation. -Une langue qui réfléchit autrement. +Cinq années que je me suis tue. +Retirée de l’oralisation. +Une langue qui réfléchit autrement. Pourquoi crois-tu que je massacre tes masculins pluriels ? Ma langue des signes ne fait pas montre de genre. Dans mes pluriels, le masculin ne l’emporte pas. -Il s’efface, autant que le féminin, pour devenir masse grouillante. +Il s’efface, autant que le féminin, pour devenir masse grouillante. Je devrais aller plus loin. -Je te mets au défi de me mimer UNE table féminine. -Voilà comment je pense. -Voilà ce que tu peines à concevoir : une sac à main. -Nous sommes la lendemain du journée où ma belle-maman nous a prises en otages. -Un corde ligote solidement Madame Richards sur la fauteuil millésimée qu’elle semblait apprécier. +Je te mets au défi de me mimer UNE table féminine. +Voilà comment je pense. +Voilà ce que tu peines à concevoir : une sac à main. +Nous sommes la lendemain du journée où ma belle-maman nous a prises en otages. +Un corde ligote solidement Madame Richards sur la fauteuil millésimée qu’elle semblait apprécier. Le sonnette flashouille dans toute la manoir. -Il fait aussi alarme à incendie. -Sur la paillasson patientent les talons en raphia de ma transsexuelle de beau-père. +Il fait aussi alarme à incendie. +Sur la paillasson patientent les talons en raphia de ma transsexuelle de beau-père. Je vous l’ai dit : appelez-moi Josette ! Tu devais te faire passer pour morte ! Que vont faire les autres Descendants s’ils te retrouvent ? -Des bêtises, ma petite Vérand’a... -J’espère bien qu’ils feront des bêtises... -Alors, comment vogue la vie de l’héritière de ma lignée ? -Écoute papa, je suis ton exemple : je suis devenue lesbienne. -Ça repose, d’être entre femmes, hein ? +Des bêtises, ma petite Vérand’a... +J’espère bien qu’ils feront des bêtises... +Alors, comment vogue la vie de l’héritière de ma lignée ? +Écoute papa, je suis ton exemple : je suis devenue lesbienne. +Ça repose, d’être entre femmes, hein ? Sur certains points oui... -Un nouvelle fois Vérand’a me présente auprès de sa père. +Un nouvelle fois Vérand’a me présente auprès de sa père. Mais ce fois-ci, cet introduction est lourd de sens. Moi un peu apprendre signer. Bienvenue toi en cœur mien. Toi se signe comment ? Toi nom-signe mien me donner ? -Une confusion des genres qui ne lui échappe pas tant sa œil pétille. +Une confusion des genres qui ne lui échappe pas tant sa œil pétille. Josette me prend dans ses bras. -Puis nous la menons à le mégère bien peu apprivoisée. +Puis nous la menons à le mégère bien peu apprivoisée. C’est Indra qui est de garde autour d’elle, farouche. Vous voulez que je vous l’ensuque ? -Merci bien Indra, mais j’ai toujours su m’occuper de mon épouse. +Merci bien Indra, mais j’ai toujours su m’occuper de mon épouse. Et pour tout te dire, je sais aussi la ligoter. Z’allez en faire quoi, de la momie ? -J’organise la résistance, je recrute, je collecte... -Je suis sûre que Raphaëlle saura lui faire entendre raison. -Vous savez ce que ma très chère madame Richards vous voulait ? -Juste savoir où se planque l’autre fouace d’Enguerrand. +J’organise la résistance, je recrute, je collecte... +Je suis sûre que Raphaëlle saura lui faire entendre raison. +Vous savez ce que ma très chère madame Richards vous voulait ? +Juste savoir où se planque l’autre fouace d’Enguerrand. Rho, ma Germaine... vraiment ? -L’après-midi a continué à couler, et avec lui la thé. -Il est des jours nonchalantes où les doux visites s’enchaînent... -Bon il est où, l’autre pitchoun d’Enguerrand ? +L’après-midi a continué à couler, et avec lui la thé. +Il est des jours nonchalantes où les doux visites s’enchaînent... +Bon il est où, l’autre pitchoun d’Enguerrand ? Ah non, vous allez pas vous y mettre aussi, madame Marquet ! Les pas de Dorian vibrent dans l’escalier. -Celui de rester composée. -Regarde, d’ailleurs, j’arrive à -ooooh- attraper mon genou. -Beaucoup voulaient paraître plus humains. -Ils y mettaient tant d’application et de volonté qu’elles en devenaient pathétiques. -Acheter des carottes râpées industrielles et rentrer dans sa limousine avec son sac Shopi. -Faire celui qui ne veut pas être. +Celui de rester composée. +Regarde, d’ailleurs, j’arrive à -ooooh- attraper mon genou. +Beaucoup voulaient paraître plus humains. +Ils y mettaient tant d’application et de volonté qu’elles en devenaient pathétiques. +Acheter des carottes râpées industrielles et rentrer dans sa limousine avec son sac Shopi. +Faire celui qui ne veut pas être. Celle qui ne veut pas montrer. -C’est ce qui paraît naturel. +C’est ce qui paraît naturel. Ce qui fait vrai. -C’est ainsi que l’on agit en réalité. -L’air un poil trop détaché pour être honnête. -Sa gorge se serre régulièrement alors qu’elle ravale sa salive. -Celle qui veut rester composée. -mais tu sais comment parler aux femmes, mon pitchoun. +C’est ainsi que l’on agit en réalité. +L’air un poil trop détaché pour être honnête. +Sa gorge se serre régulièrement alors qu’elle ravale sa salive. +Celle qui veut rester composée. +Ouh mais tu sais comment parler aux femmes, mon pitchoun. Petit sourire de contentement. Puis elle se retourne vers moi : — Oh, pardon. -De l’autre côté de la webcam, Enguerrand se prépare à me venger. +De l’autre côté de la webcam, Enguerrand se prépare à me venger. Il se trouve dans le logement parisien de madame Marquet. -Le temple dédié au merchandising geek. -On pourrait se croire dans un mauvais téléachat. -Dans une réclame du temps de l’office de radiodiffusion-télévision française . -Enguerrand expose d’abord la collection de T-shirt jamais portés par la provençale concierge. -Des South Park dédicacés par Trey Parker et Matt Stone. -Des qui ont servi de costumes à Jay et Silent Bob . -Il les place soigneusement sur le portant à sa droite. +Le temple dédié au merchandising geek. +On pourrait se croire dans un mauvais téléachat. +Dans une réclame du temps de l’office de radiodiffusion-télévision française . +Enguerrand expose d’abord la collection de T-shirt jamais portés par la provençale concierge. +Des South Park dédicacés par Trey Parker et Matt Stone. +Des qui ont servi de costumes à Jay et Silent Bob . +Il les place soigneusement sur le portant à sa droite. Puis, il expose le contenu des flacons sur sa gauche. -Huile de vieux moteur fraîchement vidangé. -Les règles du jeu sont simples, madame Marquet. -Si les autres coupent leur connexion à cette bulle vidéo, j’asperge. +Huile de vieux moteur fraîchement vidangé. +Les règles du jeu sont simples, madame Marquet. +Si les autres coupent leur connexion à cette bulle vidéo, j’asperge. S’ils interviennent, j’asperge. Attends ma fouace, tu vas pas te la jouer– — Ma pitchounette, non ! Madame M, pour qui vous bossez ? Une larme d’injustice perle au coin de l’œil de la concierge impuissante. Enguerrand lui repose sa question et elle s’emporte. Mais je travaille pour personne, mon pitchoun ! -Je n’ai rien demandé, moi, c’est vous qui êtes venus me chercher ! -Pourquoi tu te mets à penser ça, bougre d’âne ? +Je n’ai rien demandé, moi, c’est vous qui êtes venus me chercher ! +Pourquoi tu te mets à penser ça, bougre d’âne ? Ce n’est pas vous qui posez les questions. -Pourquoi vous m’avez fait payer les frais d’hôpitaux d’Indra ? +Pourquoi vous m’avez fait payer les frais d’hôpitaux d’Indra ? Pourquoi me faire rassembler tout le monde ? Ce n’est que maintenant que tu te poses la question ? C’est un peu tard mon pitchounet. -La graisse noire pénètre les fibres du t-shirt. -Même moi je me sens sale. -Madame Marquet répond d’une voix grave, résignée. -C’était logique, dans ma cabosse. +La graisse noire pénètre les fibres du t-shirt. +Même moi je me sens sale. +Madame Marquet répond d’une voix grave, résignée. +C’était logique, dans ma cabosse. Ce n’est qu’ensemble que vous pourriez vous en sortir. -Et c’est toi qui avais coupé tous les ponts. +Et c’est toi qui avais coupé tous les ponts. Il fallait bien faire quelque chose... -Pourquoi ne vous... ne m’avez rien dit pour ma mère ? -Pourquoi nous imposer ces simagrées avec Mathias ? -Pourquoi nous avoir fait traverser tout ça ? -Madame Marquet ne répond plus. -Elle regarde Enguerrand se déchaîner chez elle. -Casser ventouses et lasers de chaque Dalek présent dans la loge. +Pourquoi ne vous... ne m’avez rien dit pour ma mère ? +Pourquoi nous imposer ces simagrées avec Mathias ? +Pourquoi nous avoir fait traverser tout ça ? +Madame Marquet ne répond plus. +Elle regarde Enguerrand se déchaîner chez elle. +Casser ventouses et lasers de chaque Dalek présent dans la loge. Changer les Sheldon miniatures de place. -Chaque destruction déconfit un peu plus la provençale concierge. -Non d’une cagole vérolée tu veux la savoir, la vérité, mon pitchoun ? -La vérité, rien que ça, hé ? -Bé tu vas être servi, naine ! -La vérité, c’est que – Relâcher la pression. -Pour décrire ce phénomène, on métaphorise souvent sur les cocottes minute. -Alors que l’exemple idéal est tout près, pas loin de nos enfances. +Chaque destruction déconfit un peu plus la provençale concierge. +Non d’une cagole vérolée tu veux la savoir, la vérité, mon pitchoun ? +La vérité, rien que ça, hé ? +tu vas être servi, naine ! +La vérité, c’est que – Relâcher la pression. +Pour décrire ce phénomène, on métaphorise souvent sur les cocottes minute. +Alors que l’exemple idéal est tout près, pas loin de nos enfances. Le ballon de baudruche. -Celui, écumant de bave, que l’on s’amuse à gonfler, inlassablement. +Celui, écumant de bave, que l’on s’amuse à gonfler, inlassablement. Je n’ai pas pu suivre ce qu’a dit Madame Marquet. -Elle parlait trop vite, avec trop d’émotions. +Elle parlait trop vite, avec trop d’émotions. Que ce soit pour regarder tes mains, un ami ou des souvenirs... -Tu bouges tout le temps l’accès à ton visage. -Je n’ai pas vu les lèvres de madame Marquet dessiner ses mots. +Tu bouges tout le temps l’accès à ton visage. +Je n’ai pas vu les lèvres de madame Marquet dessiner ses mots. Mais j’ai vu son visage imiter les ballons de mon enfance. Bien entendu, je vais te copier ci dessous sa diatribe. -Transcrite par Vérand’a en direct pour moi. -Non d’une cagole vérolée tu veux la savoir la vérité ? -La vérité, rien que ça, hé ? -Bé tu vas être servi, naine ! -Bé attends, tu crois quoi ? -Que ça me plaît ? +Transcrite par Vérand’a en direct pour moi. +Non d’une cagole vérolée tu veux la savoir la vérité ? +La vérité, rien que ça, hé ? +tu vas être servi, naine ! +Bé attends, tu crois quoi ? +Que ça me plaît ? Que je le cherche ? -Moi je demande rien, hé. -Non parce qu’à chaque fois, c’est la même, hé ! -Y’a toujours un pitchoun pour venir la gueule enfarinée me conter ses misères... +Moi je demande rien, hé. +Non parce qu’à chaque fois, c’est la même, hé ! +Y’a toujours un pitchoun pour venir la gueule enfarinée me conter ses misères... Me demander mon aide. -Mais vous m’escagassez, tous autant que vous êtes ! -Tu te rappelles, quand on s’est rencontrés, pitchoun ? +Mais vous m’escagassez, tous autant que vous êtes ! +Tu te rappelles, quand on s’est rencontrés, pitchoun ? Mais vous aviez quoi dans le cabestou ? -Elle est pas belle, celle-là ? -J’ai jamais voulu être mère. -J’en ai bavé, pour ne pas l’être, tu sais. +Elle est pas belle, celle-là ? +J’ai jamais voulu être mère. +J’en ai bavé, pour ne pas l’être, tu sais. Mais j’ai tenu bon, mon pitchoun, tu m’entends ? J’ai tenu bon et je n’ai pas eu d’enfants, naine ! -Celui qui te vend une méthode est un imposteur. -Les ingêneurs, les facilitatrices... -Perlimpinpin et Soubirous , tout ça ! +Celui qui te vend une méthode est un imposteur. +Les ingêneurs, les facilitatrices... +Perlimpinpin et Soubirous , tout ça ! Personne n’a jamais su comment on faisait, dans la vie. Tout le monde improvise. Surtout toi mon pauvret. -Parce que t’en as une de mère. -Et dans le genre tragédie, elle se pose là, tu sais ? +Parce que t’en as une de mère. +Et dans le genre tragédie, elle se pose là, tu sais ? Donc moi, couillonne que je suis, j’ai voulu t’aplanir le chemin. -Et je ne te le cache pas, Enguerrand : j’ai aimé ça. -Pour te donner, à toi et aux autres, les épaules d’affronter la suite. +Et je ne te le cache pas, Enguerrand : j’ai aimé ça. +Pour te donner, à toi et aux autres, les épaules d’affronter la suite. Et tu me demandes pourquoi j’ai bien pu le faire ? -Mais la vérité est horriblement banale, mon pitchoun : parce que je le pouvais. -Que ça m’amusait et que je voulais voir où ça nous mènerait. +Mais la vérité est horriblement banale, mon pitchoun : parce que je le pouvais. +Que ça m’amusait et que je voulais voir où ça nous mènerait. Parce que je ne savais pas quoi faire d’autre. -Parce que, sur le moment ça m’a paru une bonne idée. +Parce que, sur le moment ça m’a paru une bonne idée. Mais va donc me faire ta crise d’adolescence ailleurs, banaste ! Moi, j’en ai ras les ovaires, de vos cagades. Fin de la conversation ! - D’un violent coup de pied, madame Marquet éteint l’ordinateur. -De la façon dont il faut pas. -Celle qui laisse des images rémanentes sur l’écran et un sentiment de culpabilité. -Le silence qui suivit sa diatribe... ce silence-là, même moi je l’ai entendu. -Il y a toutes ces choses auxquelles on ne prête pas attention. -Un peu comme ces graffitis dans les tunnels du métro. +D’un violent coup de pied, madame Marquet éteint l’ordinateur. +De la façon dont il faut pas. +Celle qui laisse des images rémanentes sur l’écran et un sentiment de culpabilité. +Le silence qui suivit sa diatribe... ce silence-là, même moi je l’ai entendu. +Il y a toutes ces choses auxquelles on ne prête pas attention. +Un peu comme ces graffitis dans les tunnels du métro. Ou sur les murs longeant le chemin de fer. -À un horizon entre deux gares. +À un horizon entre deux gares. Il y a tout un bouquet d’images le long du chemin. -Des détails que l’on n’a pas cueillis par peur de dérailler. +Des détails que l’on n’a pas cueillis par peur de dérailler. Couper le son n’est pas une solution miracle. -Mais pour apprendre à mieux observer : ça aide. -Fini l’accent provençal et les « naine ! -résonnant dans le manoir. -Elle s’est mise à lire, à me lire. -Bientôt elle en sera au passage où je décris sa manipulation. -Bientôt elle se rendra compte que ce qui est arrivé est de ma faute. -C’est moi qui ai jeté le doute sur ses motivations. -Toi-même, tu ne dois plus la voir comme avant. -Elle va réaliser ma traîtrise. -Peu me chaut : nos billets sont compostés et le train est en marche. -Elle essaie bien de correspondre à ce cliché, je ne dis pas le contraire. +Mais pour apprendre à mieux observer : ça aide. +Fini l’accent provençal et les « naine ! +résonnant dans le manoir. +Elle s’est mise à lire, à me lire. +Bientôt elle en sera au passage où je décris sa manipulation. +Bientôt elle se rendra compte que ce qui est arrivé est de ma faute. +C’est moi qui ai jeté le doute sur ses motivations. +Toi-même, tu ne dois plus la voir comme avant. +Elle va réaliser ma traîtrise. +Peu me chaut : nos billets sont compostés et le train est en marche. +Elle essaie bien de correspondre à ce cliché, je ne dis pas le contraire. Mais on voit qu’elle fait des efforts. -Ce doit être la rééducation. +Ce doit être la rééducation. Je pense que Nicolas est parti au fond de son esprit. -C’est définitivement Fulbert qui est présent avec nous. -J’ai passé trois mois sur la route avec Nicolas. -Oui, il s’agit de la même personne. +C’est définitivement Fulbert qui est présent avec nous. +J’ai passé trois mois sur la route avec Nicolas. +Oui, il s’agit de la même personne. Qu’est-ce qu’un cycle ? -Pourquoi les NoéNautes apparaissent-ils tous les quatre-vingt huit ans ? -Pourquoi devrait-on s’apprêter à gonfler nos croyances ? +Pourquoi les NoéNautes apparaissent-ils tous les quatre-vingt huit ans ? +Pourquoi devrait-on s’apprêter à gonfler nos croyances ? Dorian essaie de leur venir en aide, mais c’est complexe. -Ce qu’est Raphaëlle. -C’est beaucoup moins romancé que l’opéra rock avec Sir Aspic. -Et ça raconte ma rencontre avec Ael. +Ce qu’est Raphaëlle. +C’est beaucoup moins romancé que l’opéra rock avec Sir Aspic. +Et ça raconte ma rencontre avec Ael. Qui est sorti d’un sex-toy pour m’emprunter ma bite pendant quarante-deux jours. -Puis qui s’est incarné en une Raphaëlle qui aurait toujours existé. -Une Raphaëlle humaine, pour une certaine mesure. -Moi j’aurais tendance à dire qu’elle est une nephelym’. +Puis qui s’est incarné en une Raphaëlle qui aurait toujours existé. +Une Raphaëlle humaine, pour une certaine mesure. +Moi j’aurais tendance à dire qu’elle est une nephelym’. Un truc entre les deux. -Tout ça, bien sûr, c’est si tu crois à ces conneries... +Tout ça, bien sûr, c’est si tu crois à ces conneries... Je sais qu’il y croit. -L’histoire est présente dans sa tête, et elle existe. -Rapprocher Raphaëlle d’un ange, ça expliquerait des choses. -Les anges sont des créatures de lumière. -J’ai même vu ce dont elle était capable. -Vérand’a et Fulbert essaient d’apporter leur pierre à l’édifice. +L’histoire est présente dans sa tête, et elle existe. +Rapprocher Raphaëlle d’un ange, ça expliquerait des choses. +Les anges sont des créatures de lumière. +J’ai même vu ce dont elle était capable. +Vérand’a et Fulbert essaient d’apporter leur pierre à l’édifice. C’est Fulbert qui s’en sort le mieux. Tu savais que les anges existent dans toutes les mythologies ? Dans le Coran, la Torah, les Boddhisattvas, certains Kamis... -Ce doit être pour cela qu’ils ont été interdits par les lignées. -J’aime regarder Vérand’a. +Ce doit être pour cela qu’ils ont été interdits par les lignées. +J’aime regarder Vérand’a. Elle apprend ma langue. -Elle ne me demande pas de parler à nouveau. -Elle ne veut plus sa venger de sa mère. -Ou peut-être que, malgré elle, une sorte de vengeance s’est accomplie. +Elle ne me demande pas de parler à nouveau. +Elle ne veut plus sa venger de sa mère. +Ou peut-être que, malgré elle, une sorte de vengeance s’est accomplie. La vengeance est totale. Josette et Germaine Richards se sont remises en couple. -Dans le train qui nous mène à Paris, je repense à tout cela. +Dans le train qui nous mène à Paris, je repense à tout cela. Tous ces secrets, ces indices, ces histoires qui se trament. -Bien maligne celle qui saura démêler ce sac de nœuds. +Bien maligne celle qui saura démêler ce sac de nœuds. Mais je m’avance de deux jours. Tout commence par un appel de Stanislas. -La cuisine est généralement un lieu qui me parle. -Celle du manoir des jaunes, depuis notre grande réhabilitation, ne fait pas exception. -Les odeurs et couleurs préfigurant les goûts des aliments. -Ça recentre mon entendement. -Sans compter qu’on me dérange rarement dans une cuisine. +La cuisine est généralement un lieu qui me parle. +Celle du manoir des jaunes, depuis notre grande réhabilitation, ne fait pas exception. +Les odeurs et couleurs préfigurant les goûts des aliments. +Ça recentre mon entendement. +Sans compter qu’on me dérange rarement dans une cuisine. On ne vient pas m’y parler. Nous sommes au lendemain du craquage de Madame Marquet. -Tous les habitantes du manoir vaquent à leurs occupations. -Moi, j’exorcise mes dilemmes dans une grande tarte à l’oignon. -Ça ne marche pas vraiment, mais ça me change les idées. -À travers mon brouillard lacrymal, je vois Fulbert s’agiter vers moi. -Parlons par la pensée, ce sera plus simple. -Madame Marquet a reçu un coup de fil. -Et cesse de caresser ces piments de manière suggestive, tu fais un peu peur. -Madame Marquet prend la parole la première. -Bon mon petit Stanislas, ça y est, tout le monde est là. -Même celles de Cassandre, et c’est dire, naine ! -Là, je n’ai pas trouvé d’Enguerrand. -Juste le bordel qu’il a laissé chez vous. +Tous les habitantes du manoir vaquent à leurs occupations. +Moi, j’exorcise mes dilemmes dans une grande tarte à l’oignon. +Ça ne marche pas vraiment, mais ça me change les idées. +À travers mon brouillard lacrymal, je vois Fulbert s’agiter vers moi. +Parlons par la pensée, ce sera plus simple. +Madame Marquet a reçu un coup de fil. +Attends, mets-moi ce wok sur le feu et verse de l’huile d’olive. +Et cesse de caresser ces piments de manière suggestive, tu fais un peu peur. +Madame Marquet prend la parole la première. +Bon mon petit Stanislas, ça y est, tout le monde est là. +Même celles de Cassandre, et c’est dire, naine ! +Là, je n’ai pas trouvé d’Enguerrand. +Juste le bordel qu’il a laissé chez vous. Et... euh... et regardez. Le fenestron des toilettes qui donnent sur la cour : ouvert. Quelqu’un s’est introduit par les toilettes. -Il y a malgré tout un détail qui me chiffonne. -Pourquoi Enguerrand s’est-il réfugié dans la salle de bains ? -Il aurait pu aller ailleurs, à un endroit où il y a des armes. -Ou bien là d’où il peut s’échapper... +Il y a malgré tout un détail qui me chiffonne. +Pourquoi Enguerrand s’est-il réfugié dans la salle de bains ? +Il aurait pu aller ailleurs, à un endroit où il y a des armes. +Ou bien là d’où il peut s’échapper... Mais la salle de bains... J’en sais rien... J’ai senti le mouchoir, c’est bien du chloroforme. Oh, et je vous le zoome : le monogramme est MB . -Mathias dit que la mère d’Enguerrand se fait appeler « Maîtresse Bénédicte. - — Attends, attends, dézoome, s’il te plaît ! +Mathias dit que la mère d’Enguerrand se fait appeler « Maîtresse Bénédicte. +Attends, attends, dézoome, s’il te plaît ! Tous les regards se tournent vers moi, mais peu importe. -Stanislas s’exécute et nous remet l’image en plein écran. -Là, ça me fait tilt. -Je savais bien qu’il y avait un détail qui détonnait dans la scène. -Madame Marquet, vous ne portez pas de rouge à lèvres, que je sache. +Stanislas s’exécute et nous remet l’image en plein écran. +Là, ça me fait tilt. +Je savais bien qu’il y avait un détail qui détonnait dans la scène. +Madame Marquet, vous ne portez pas de rouge à lèvres, que je sache. Tu t’imagines que je n’en ai pas ? Il m’arrive d’en mettre, je te ferais dire, Cassandre. Mais non c’est pas poss— Naine ! Normalement, il est toujours au fond du tiroir ! N’oublie pas ton appareil photo. Aucune envie de raconter aux autres comment je sais. -Tous ces messages laissés du gras du doigt sur les miroirs de nos hôtels. +Tous ces messages laissés du gras du doigt sur les miroirs de nos hôtels. Des salles de bains de nos bureaux. -Parfois même de nos appartements. -À force d’être copains comme cochonnes, on chope des complicités. -Se séparer avec des carambars plein la bouche. -S’écrire sur des miroirs. -Je suis forte à ce jeu-là. -Stanislas revient armé de sa carte SD. +Parfois même de nos appartements. +À force d’être copains comme cochonnes, on chope des complicités. +Se séparer avec des carambars plein la bouche. +S’écrire sur des miroirs. +Je suis forte à ce jeu-là. +Stanislas revient armé de sa carte SD. Il charge la photographie et nous l’envoie. G. Nous avons pris le temps avant de prendre le train. -Une journée de préparatifs. -Cette journée commença tôt, quand Raphaëlle sonna à la porte du manoir. -Aglaé et Orion, nos investigatrices, se sont aussitôt précipités pour l’accueillir. +Une journée de préparatifs. +Cette journée commença tôt, quand Raphaëlle sonna à la porte du manoir. +Aglaé et Orion, nos investigatrices, se sont aussitôt précipités pour l’accueillir. Tu es une ange, c’est vrai ? -Ou même une demie ? +Ou même une demie ? Qu’est-ce qu’un cycle ? Pourquoi cela dure autant qu’un humain moyen ? Tu viens avec nous sauver l’anguille ? -Pas besoin de pouvoirs mystiques quand on a une telle qualité de présence. +Pas besoin de pouvoirs mystiques quand on a une telle qualité de présence. Et pour apporter des renseignements. -Hors de question de laisser la Marquet à la tête des opérations. -Quitte à faire de l’expérimentation brouillonne, autant que ça vienne de nous. -Je pousse Vérand’a à assister à la discussion avec ses parents. +Hors de question de laisser la Marquet à la tête des opérations. +Quitte à faire de l’expérimentation brouillonne, autant que ça vienne de nous. +Je pousse Vérand’a à assister à la discussion avec ses parents. Cela permettra d’obtenir une source fiable de ce qui s’y est dit. -Dans le calme de ses pensées, je lis les informations essentielles. -Ils sont à Paris. -Ils se sont implantés dans les bureaux chics de Kunismos Consulting. -Comme c’est à la Défense, ils se sentent en sécurité. -Leur but est de nous séparer. -Pour cela, Maîtresse Bénédicte veut retourner Enguerrand en jouant la carte des retrouvailles. -quatre~. Ça pue le piège à plein nez. -On pourrait s’en foutre et partir au chaud de l’hémisphère sud. +Dans le calme de ses pensées, je lis les informations essentielles. +Ils sont à Paris. +Ils se sont implantés dans les bureaux chics de Kunismos Consulting. +Comme c’est à la Défense, ils se sentent en sécurité. +Leur but est de nous séparer. +Pour cela, Maîtresse Bénédicte veut retourner Enguerrand en jouant la carte des retrouvailles. +Ça pue le piège à plein nez. +On pourrait s’en foutre et partir au chaud de l’hémisphère sud. J’avoue qu’en ce moment, je fatigue. -Mais quand on pense aux parents d’Enguerrand unis face à lui... -Même un connard comme Enguerrand ne mérite pas ça. +Mais quand on pense aux parents d’Enguerrand unis face à lui... +Même un connard comme Enguerrand ne mérite pas ça. Je veux bien qu’il souffre... -Mais seulement à la légale, et à cause de moi. -Bon je vais pas pousser le vice à vous accompagner. -Non je vais rester à faire mes exercices avec m’dame Marquet et Raphaëlle. -Mais ramenez-le moi en état de se faire ramoner les côtelettes. +Mais seulement à la légale, et à cause de moi. +Bon je vais pas pousser le vice à vous accompagner. +Non je vais rester à faire mes exercices avec m’dame Marquet et Raphaëlle. +Mais ramenez-le moi en état de se faire ramoner les côtelettes. Puis son visage change. -Un peu plus tard dans la journée, Aglaé me fait appeler dans sa chambre. -Aglaé a visiblement maigri, mais rien ne semble pouvoir troubler sa concentration. -Sans même lever les yeux vers moi, elle m’indique. -Cassandre, nos bonnets sont presque prêts mais je n’en puis plus. -Prépare-moi donc une assiette de magret et de frites et va me trouver Orion. -Les bonnets sont essentiels, pour protéger nos têtes. +Un peu plus tard dans la journée, Aglaé me fait appeler dans sa chambre. +Aglaé a visiblement maigri, mais rien ne semble pouvoir troubler sa concentration. +Sans même lever les yeux vers moi, elle m’indique. +Cassandre, nos bonnets sont presque prêts mais je n’en puis plus. +Prépare-moi donc une assiette de magret et de frites et va me trouver Orion. +Les bonnets sont essentiels, pour protéger nos têtes. Par ce froid, nous ne pouvons nous permettre de partir sans bonnet. Je file voir Orion, qui verse quelques larmes seul dans sa chambre. -Il me tend la boîte de bonbons qu’il a préparée. +Il me tend la boîte de bonbons qu’il a préparée. Je la rassemble avec les miens et ceux de Nicolas. -Sans un mot, il me montre un SMS sur son téléphone. -Parti en stage de kinésie à Londres. +Sans un mot, il me montre un SMS sur son téléphone. +Parti en stage de kinésie à Londres. Prenons le temps de nous manquer. -C’est plus simple ainsi, bien sûr. +C’est plus simple ainsi, bien sûr. Il n’aurait pas pu nous accompagner. -Mais ses yeux sont éloquents : « Il me manque déjà ». +Mais ses yeux sont éloquents : « Il me manque déjà ». Je caresse la joue d’Orion tendrement. -Une manière de dire « Je sais ». -La soirée passe vite, le réveil vibre tôt. +Une manière de dire « Je sais ». +La soirée passe vite, le réveil vibre tôt. Un portable vibrant fort sous l’oreiller reste encore la solution la plus simple. -L’histoire se trame malgré nous vers un affrontement final. -Mais nous sommes parées. -Vérand’a et moi. -Chacun sachant ce qu’elle a à savoir. +L’histoire se trame malgré nous vers un affrontement final. +Mais nous sommes parées. +Vérand’a et moi. +Chacun sachant ce qu’elle a à savoir. Chacune avec son bonnet. -Chacun avec sa petite boite de trois bonbons différents. +Chacun avec sa petite boite de trois bonbons différents. Gare de l’Est. Ligne sept. Vers les quartiers populaires de la capitale. -Nous n’allons pas à la Défense. -Machinalement, j’en porte un à ma bouche. +Nous n’allons pas à la Défense. +Machinalement, j’en porte un à ma bouche. Il est mou sous mes dents. Le feu dans ma bouche. Cracher ce morceau de piment d’Espelette qui me fait pleurer de la bouche. Fulbert n’est pas stable, Nicolas n’est pas loin. On n’est pas dans la merde. -Donc voilà : depuis le début, Cassandre est sourde. -Ce n’est pas la première fois que je te fais le coup. -Plus besoin de dire « ça s’écrit » ou « l’histoire fait ». -Techniquement « je » ne t’ai fomenté aucun coup , car « je » n’ai rien fait. -J’ai juste suivi le plaisir de jouer avec nos convictions, nos présupposés. -Le « je » est ici inoffensif, car pas velléitaire pour deux sous. +Donc voilà : depuis le début, Cassandre est sourde. +Ce n’est pas la première fois que je te fais le coup. +Plus besoin de dire « ça s’écrit » ou « l’histoire fait ». +Techniquement « je » ne t’ai fomenté aucun coup , car « je » n’ai rien fait. +J’ai juste suivi le plaisir de jouer avec nos convictions, nos présupposés. +Le « je » est ici inoffensif, car pas velléitaire pour deux sous. C’est tellement rare que ce serait dommage de ne pas l’utiliser, non ? -Oui : je t’ai déjà fait le coup. -Une caractéristique qui, une fois révélée, te fera réviser ton regard sur cette personnalité. -J’ai su dès le départ que Cassandre était sourde. -J’ai toujours été fasciné par ce langage. -Du coup, je me suis rattrapé. -Dans les astuces, les manières, les façons de penser. -Les indices sur la surdité de Cassandre n’étaient pas tous visibles. -Forcément : Cassandre a utilisé les hashtags principalement pour décrire ses sensations. +Oui : je t’ai déjà fait le coup. +Une caractéristique qui, une fois révélée, te fera réviser ton regard sur cette personnalité. +J’ai su dès le départ que Cassandre était sourde. +J’ai toujours été fasciné par ce langage. +Du coup, je me suis rattrapé. +Dans les astuces, les manières, les façons de penser. +Les indices sur la surdité de Cassandre n’étaient pas tous visibles. +Forcément : Cassandre a utilisé les hashtags principalement pour décrire ses sensations. Visuelles, olfactives, tactiles et vibratoires... C’est une langue qui ressemble un peu au japonais. On va d’abord donner les circonstances. Puis on met les sujets, les personnages. Et enfin on signe l’action. -Écouter la langue des signes demande une attention visuelle et une empathie peu communes. +Écouter la langue des signes demande une attention visuelle et une empathie peu communes. Sans oublier de regarder autour de soi les informations que nous donne la vie. Il y avait beaucoup d’indices. Plus que de dans l’aventure d’Enguerrand. -C’est la deuxième fois que je te fais le coup. +C’est la deuxième fois que je te fais le coup. Que le jeu te fait ce coup. -Je te donne quelques éléments sur Cassandre. -Sauf que je ne donne que des détails. +Je te donne quelques éléments sur Cassandre. +Sauf que je ne donne que des détails. Des traits d’esquisse. Ton « humain de base ». Ton humain de base est probablement valide. Que Mathias est black ? Qu’Orion est asiate ? -Il ne s’agit pas là de xénophobie quelconque... -Un auteur peut jouer avec ça. +Il ne s’agit pas là de xénophobie quelconque... +Un auteur peut jouer avec ça. Ton attention fait tout le boulot. -Le mien consiste à évoquer. -Te donner assez d’éléments. -Or tu n’as concrètement que trois éléments. -Quand j’écris, je te donne une recette de cuisine. +Le mien consiste à évoquer. +Te donner assez d’éléments. +Or tu n’as concrètement que trois éléments. +Quand j’écris, je te donne une recette de cuisine. C’est toi le cuistot qui fait tout le boulot. De quel droit irais-je m’interposer entre ton nuage et toi ? -Visiblement, Cassandre parle des baîllons des autres NoéNautes. +Visiblement, Cassandre parle des baîllons des autres NoéNautes. Ce qui impliquerait qu’elle n’en ait pas. Ces mots signifient que Cassandre est sourde. -Elle l’est depuis le début du roman. -La Langue des Signes Française est une langue syntaxiquement éloignée du français. -On pense différemment en LSF qu’en français. +Elle l’est depuis le début du roman. +La Langue des Signes Française est une langue syntaxiquement éloignée du français. +On pense différemment en LSF qu’en français. Cassandre ne pense pas comme toi ou moi. -Je tiens à remercier Bertrand pour ses précieux conseils et ses corrections. +Je tiens à remercier Bertrand pour ses précieux conseils et ses corrections. La Soleil et le Lune. -Quand tu apprends la LSF, on te donne un nouveau prénom. -Souvent lié à une caractéristique physique ou à un trait de caractère marqué. -Captain Obvious est l’équivalent super-héroïque de Lapalisse. -Juste entre l’âge de pierre et l’époque Youtube. -Et ça, c’est mal. -Personnages d’une trilogie de films délirants réalisés par Kevin Smith. -C’est lui qui m’a enseigné les règles du Pierre-Feuille-Ciseaux-Lézard-Spock. -À la fin de la pièce, Oscar meurt. +Quand tu apprends la LSF, on te donne un nouveau prénom. +Souvent lié à une caractéristique physique ou à un trait de caractère marqué. +Captain Obvious est l’équivalent super-héroïque de Lapalisse. +Juste entre l’âge de pierre et l’époque Youtube. +Et ça, c’est mal. +Personnages d’une trilogie de films délirants réalisés par Kevin Smith. +C’est lui qui m’a enseigné les règles du Pierre-Feuille-Ciseaux-Lézard-Spock. +À la fin de la pièce, Oscar meurt. Il semblerait qu’en fait il soit toujours vivant... -, il me lancerait un regard de vague mépris agacé et déçu. +il me lancerait un regard de vague mépris agacé et déçu. Mais je ne fais plus partie de ce monde. -C’eût été amusant. +C’eût été amusant. Il faut dire que son auteur l’est tout autant. -Si vous le voyez sans lui payer un verre, vous perdez une excellente soirée. -Dans une vie antérieure, j’ai été fan subber (sous-titreur de séries piratées). -Une des stars de l’époque était Maudite Bénédicte, gonzo-modératrice sur SeriesSub.com... -J’espère qu’elle sourira devant ces lignes. -Alors les choses germent et poussent avec une innocence première. -Qu’il suffit d’un peu d’imagination pour les prendre à rebours. -Puis, par le réseau express régional A, vers un quartier d’affaires feutré. -Comment peut-on vivre en voisines dans des univers si visiblement différents ? -Les boutiques au-dessus desquelles habitent ces femmes dégorgent leurs marchandises jusque dans la rue. -Les boutiques au-dessous desquelles les grosses femmes noires passent maintenant se veulent plus discrètes. +Si vous le voyez sans lui payer un verre, vous perdez une excellente soirée. +Dans une vie antérieure, j’ai été fan subber (sous-titreur de séries piratées). +Une des stars de l’époque était Maudite Bénédicte, gonzo-modératrice sur SeriesSub.com... +J’espère qu’elle sourira devant ces lignes. +Alors les choses germent et poussent avec une innocence première. +Qu’il suffit d’un peu d’imagination pour les prendre à rebours. +Puis, par le réseau express régional A, vers un quartier d’affaires feutré. +Comment peut-on vivre en voisines dans des univers si visiblement différents ? +Les boutiques au-dessus desquelles habitent ces femmes dégorgent leurs marchandises jusque dans la rue. +Les boutiques au-dessous desquelles les grosses femmes noires passent maintenant se veulent plus discrètes. Leurs vitrines ont de la tenue. -La marchandise n’envahit pas le trottoir, sagement rangée en-dedans. -Elles savent très bien vers quel décor elles se dirigent. -Un lieu où il n’y a quasiment plus de commerces. -Un quartier où leur gros rire franc serait une image dissonante. -Un endroit où elles ne peuvent exister. -Voilà pourquoi on ne les voit pas. -Personne ne les remarque car on préfèrerait qu’elles n’existent pas. +La marchandise n’envahit pas le trottoir, sagement rangée en-dedans. +Elles savent très bien vers quel décor elles se dirigent. +Un lieu où il n’y a quasiment plus de commerces. +Un quartier où leur gros rire franc serait une image dissonante. +Un endroit où elles ne peuvent exister. +Voilà pourquoi on ne les voit pas. +Personne ne les remarque car on préfèrerait qu’elles n’existent pas. Qu’elles n’existassent pas . -Leur place est dans un ailleurs imaginaire à ce building. -Brandir une brosse à chiotte, c’est devenir la femme invisible. +Leur place est dans un ailleurs imaginaire à ce building. +Brandir une brosse à chiotte, c’est devenir la femme invisible. Cinq nouveaux chariots sont apparus dans l’immeuble abritant les bureaux de Kunismos Consulting. -Ces locaux qui m’ont été si familiers. +Ces locaux qui m’ont été si familiers. Le bureau des facilitatrices. -Dorothy est rentrée à la maison. +Dorothy est rentrée à la maison. Ce n’est plus ma maison. -Juste un assemblage de contre-plaqués tapissés de souvenirs vaguement accrocheurs. -Ce n’est plus mon bébé. +Juste un assemblage de contre-plaqués tapissés de souvenirs vaguement accrocheurs. +Ce n’est plus mon bébé. Machinalement, je me touche le ventre. -Vérand’a doit sentir ma détresse. +Vérand’a doit sentir ma détresse. demande son air interrogatif. -Mais mon visage dément un peu mes paroles. +Mais mon visage dément un peu mes paroles. Peu importe, Orion nous interrompt. -Dis-moi Cassandre, où il est, ce tuyau ? +Dis-moi Cassandre, où il est, ce tuyau ? Dans mon ancien bureau. -Je le mène dans les lieux. -Tout est resté en place. -Si tu déplaces le classeur mural, tu vois une punaise dans le mur. -Une poignée t’aidant à tirer un rond de placoplâtre. -Là, tu peux brancher un tuyau. -Histoire de mettre l’embout à ton oreille. +Je le mène dans les lieux. +Tout est resté en place. +Si tu déplaces le classeur mural, tu vois une punaise dans le mur. +Une poignée t’aidant à tirer un rond de placoplâtre. +Là, tu peux brancher un tuyau. +Histoire de mettre l’embout à ton oreille. Histoire d’espionner le patron. -J’ai accepté, à condition d’avoir une enveloppe pour redécorer mon bureau. -Il a œuvré durant un séminaire d’entreprise. +J’ai accepté, à condition d’avoir une enveloppe pour redécorer mon bureau. +Il a œuvré durant un séminaire d’entreprise. Le reste n’est que ficelle et pot de yaourt. -Verre retourné contre la porte du boss. -Dans ma paranoïa, je n’ai jamais prévu pouvoir devenir sourde. -Le tuyau espion m’est sorti de l’idée. -Jusqu’à ce qu’on sache qu’Enguerrand était retenu dans ces locaux. -Ma culotte à parier qu’il serait enfermé dans le bureau de son père. -Le seul bureau où personne n’ose entrer. -Là où se trouvent les serveurs informatiques de Kunismos Consulting. -Nous nous installons donc tranquillement, nous préparant à écouter cette réunion familiale. -Bien entendu, je t’écris cela après coup, bien des jours après. -Après que nous avons tenté d’espionner. -Après nous être fait gauler. +Verre retourné contre la porte du boss. +Dans ma paranoïa, je n’ai jamais prévu pouvoir devenir sourde. +Le tuyau espion m’est sorti de l’idée. +Jusqu’à ce qu’on sache qu’Enguerrand était retenu dans ces locaux. +Ma culotte à parier qu’il serait enfermé dans le bureau de son père. +Le seul bureau où personne n’ose entrer. +Là où se trouvent les serveurs informatiques de Kunismos Consulting. +Nous nous installons donc tranquillement, nous préparant à écouter cette réunion familiale. +Bien entendu, je t’écris cela après coup, bien des jours après. +Après que nous avons tenté d’espionner. +Après nous être fait gauler. Bon, Cassandre, c’est quoi le plan ? -Pour la dernière fois : je n’en sais rien ! +Pour la dernière fois : je n’en sais rien ! Les gestes sont plus secs, violents. -Les regards plus acérés. -Aglaé angoisse, et cette peur transpire dans chacun de ses gestes. +Les regards plus acérés. +Aglaé angoisse, et cette peur transpire dans chacun de ses gestes. J’aimerais te dire que j’ai un plan. -Que j’ai tout prévu. -Cinq coups d’avance sur l’échiquier. +Que j’ai tout prévu. +Cinq coups d’avance sur l’échiquier. C’est vrai que c’est rassurant. D’un coup d’un seul c’est moins rassurant. Donc il n’y a pas de plan. -Juste de la préparation. +Juste de la préparation. De jolis bonnets qui nous tiennent bien chaud. -Des bonbons bien chargés. +Des bonbons bien chargés. Dragibus, soucoupes et fraises floppy. Tu te souviens des pilules de paroXiasme ? -Notre râtelier psychique est rempli d’armes qui donnent des caries. +Notre râtelier psychique est rempli d’armes qui donnent des caries. L’alchimie transformant le gras en sucre. -Niveau gros bras, nous avons un Nicolas et une Vérand’a fraîchement entraînées. +Niveau gros bras, nous avons un Nicolas et une Vérand’a fraîchement entraînées. Des gadgets, des muscles, et une bonne dose d’impro. -Parées à toute situation. +Parées à toute situation. Prenant l’ennemi comme il vient. -C’est ni stable, ni pratique, et à coup sûr anxiogène. -Mais on y gagne en adaptabilité. -Il nous manque juste de savoir ce à quoi nous devons nous adapter. +C’est ni stable, ni pratique, et à coup sûr anxiogène. +Mais on y gagne en adaptabilité. +Il nous manque juste de savoir ce à quoi nous devons nous adapter. +Je serais mieux aise de savoir que nous avons un plan, tout de même. Pour l’instant, il nous faut savoir comment ils retiennent Enguerrand. -Quel levier Maîtresse Bénédicte a bien pu utiliser pour l’enchaîner ici. +Quel levier Maîtresse Bénédicte a bien pu utiliser pour l’enchaîner ici. Comment est-ce qu’elle le tient... -Tu connais l’expression « mère castratrice » ? +Orion, désembouchant son oreille du tuyau, nous explique. +Tu connais l’expression « mère castratrice » ? Ben cette conne l’a prise au pied de la lettre. -Elle parle de rééducation. -Lui se plaint que ça lui a réveillé ses hémorroïdes... -Orion est on ne peut plus sérieux. -Je crois que la douleur d’Enguerrand a dû être audible, tant il compatit. -Aglaé n’en mène pas large. +Elle parle de rééducation. +Lui se plaint que ça lui a réveillé ses hémorroïdes... +Orion est on ne peut plus sérieux. +Je crois que la douleur d’Enguerrand a dû être audible, tant il compatit. +Aglaé n’en mène pas large. Elle a mis son masque de marbre pour ne pas compatir. -Fulbert est choqué, une larme coulant sur sa joue. -L’espace d’un éclair, je surprends un rictus sur son visage. +Fulbert est choqué, une larme coulant sur sa joue. +L’espace d’un éclair, je surprends un rictus sur son visage. Le Nicolas en lui doit admirer le sadisme de sa belle-maman. Personnellement, je me mords les joues. -Un léger goût de fer envahit ma bouche. +Un léger goût de fer envahit ma bouche. Rire dans ce trombinoscope de la compassion ne serait pas bienvenu. -Mais mon regard croise celui de Vérand’a. -Vérand’a étouffe un hoquet. -J’espère que son éclat de rire ne s’entendra pas. -Qu’il ne résonnera pas dans la Noétie. +Mais mon regard croise celui de Vérand’a. +Vérand’a étouffe un hoquet. +J’espère que son éclat de rire ne s’entendra pas. +Qu’il ne résonnera pas dans la Noétie. La discussion reprend, vive. Bien, l’affaire est entendue, il nous faut agir au plus vite. N’est-ce pas Cassandre ? J’ai aucune envie de me jeter dans la gueule du lion. -Dis, Orion, t’as entendu ce qu’ils ont, comme défenses ? -Y’a des chatons, c’est sûr... +Dis, Orion, t’as entendu ce qu’ils ont, comme défenses ? +Y’a des chatons, c’est sûr... J’ai entendu leurs piaillements. -Les chats sont des noésismographes sur pattes. -La moindre action d’un NoéNaute dans leurs parages les fait souffrir. +Les chats sont des noésismographes sur pattes. +La moindre action d’un NoéNaute dans leurs parages les fait souffrir. Surtout quand ils sont petits. -Nous mettons en place une stratégie pour les chatons. -Ça discute sec, à gestes vifs. -La lumière du plafonnier se met à clignoter. +Nous mettons en place une stratégie pour les chatons. +Ça discute sec, à gestes vifs. +La lumière du plafonnier se met à clignoter. Tous nos regards se retournent vers l’interrupteur. Putain ils ont les moyens. -Merde on n’a pas été discrètes. -La vache il sait réussir son entrée. -Dans ce cas là, le plus simple serait de vous rendre. +Merde on n’a pas été discrètes. +La vache il sait réussir son entrée. +Dans ce cas là, le plus simple serait de vous rendre. Sans sommation, les gardes nous tirent dessus. Je regarde la seringue hypodermique se planter dans ma cuisse. -À peine le temps de penser vers Vérand’a avant de m’endormir. +À peine le temps de penser vers Vérand’a avant de m’endormir. Tout aurait pu se passer tellement autrement. -Le petit détail qui aurait tout changé. -Le moment où ta vie bascule. -Sous son égide à elle. -Tous deux couvées, sans le savoir, par leurs parents respectives. +Le petit détail qui aurait tout changé. +Le moment où ta vie bascule. +Sous son égide à elle. +Tous deux couvées, sans le savoir, par leurs parents respectives. Le pantalon du temps... -Comme si le temps ne pouvait pas être une jupe. +Comme si le temps ne pouvait pas être une jupe. Mais pas un kilt. -Ni le petit fuseau noir satiné qui me fait des fesses d’enfer, non. +Ni le petit fuseau noir satiné qui me fait des fesses d’enfer, non. La bonne vieille jupe andalouse. La toutes options, avec ses plis, pinces, rubans, biais, volants et froufrous. -Avec ses motifs, ses à-plats et ses imprimés. -La jupe qui contient en elle-même la possibilité de toutes les jupes. +Avec ses motifs, ses à-plats et ses imprimés. +La jupe qui contient en elle-même la possibilité de toutes les jupes. Les pantalons c’est bon pour les esprits binaires. Transformer cette andalouse en tulipe ou en portefeuille. L’ambiance te fait chaque jour remodeler ta jupe. Tu changes le patron parce que tournent les vents. -Ma première pensée est une sorte de prière. -Puis je lève les yeux vers feu la mère d’Enguerrand. -C’est là que me vient ma deuxième pensée. +Ma première pensée est une sorte de prière. +Puis je lève les yeux vers feu la mère d’Enguerrand. +C’est là que me vient ma deuxième pensée. Les SM ne devraient pas vieillir. -Donne-lui le sens théâtral dont Enguerrand a hérité. -Prends-la au moment où elle se complaît dans sa victoire. -Voilà la vision que j’ai pu avoir au réveil. -Je n’ai pas des réveils faciles. +Donne-lui le sens théâtral dont Enguerrand a hérité. +Prends-la au moment où elle se complaît dans sa victoire. +Voilà la vision que j’ai pu avoir au réveil. +Je n’ai pas des réveils faciles. Nous sommes dans les locaux de Kunismos Consulting. -En dessous de nous, les bureaux des ingêneurs. -Si l’on descend jusqu’au sixième étage, on revient aux bureaux des facilitatrices. -Là où nous nous sommes fait prendre. -Là où, avec de la chance, Vérand’a a dû rester cachée. -À part la garde rapprochée du père d’Enguerrand, personne en vue. -Maîtresse Bénédicte s’est fait installer son trône au milieu de l’open space. -Les hommes de main sont là pour ça. -Moi, je suis enfermée dans un bureau vitré, face à elle. -Chacun dans une des quatre pièces qui font face à notre ravisseuse. -Nous faisons donc tous face à la même scène. -Le père d’Enguerrand, debout à ses côtés. +En dessous de nous, les bureaux des ingêneurs. +Si l’on descend jusqu’au sixième étage, on revient aux bureaux des facilitatrices. +Là où nous nous sommes fait prendre. +Là où, avec de la chance, Vérand’a a dû rester cachée. +À part la garde rapprochée du père d’Enguerrand, personne en vue. +Maîtresse Bénédicte s’est fait installer son trône au milieu de l’open space. +Les hommes de main sont là pour ça. +Moi, je suis enfermée dans un bureau vitré, face à elle. +Chacun dans une des quatre pièces qui font face à notre ravisseuse. +Nous faisons donc tous face à la même scène. +Le père d’Enguerrand, debout à ses côtés. Il a le visage des jours de conseil d’administration. Et un collier de chien juste au-dessus de son nœud double Windsor. -Arrive un Enguerrand penaud, qui signe pour nous les mots de sa mère. -Mais ces pathétiques tentatives ont existé tout le long des lignées, pauvres innocents. -Josette et Mathias ont trahi leur sang, mais c’étaient des faibles... +Arrive un Enguerrand penaud, qui signe pour nous les mots de sa mère. +Mais ces pathétiques tentatives ont existé tout le long des lignées, pauvres innocents. +Josette et Mathias ont trahi leur sang, mais c’étaient des faibles... Peu m’importe, il y aura plus de richesses pour nous autres. -Tout ce qu’il me faut, c’est vous tenir séparés. -Vos villas-prisons sont prêtes, chacun sur son petit morceau de globe. -Je n’ai même pas réellement besoin que vous soyez vivants, à vrai dire. +Tout ce qu’il me faut, c’est vous tenir séparés. +Vos villas-prisons sont prêtes, chacun sur son petit morceau de globe. +Je n’ai même pas réellement besoin que vous soyez vivants, à vrai dire. Juste assez en vie pour que le monde tourne en ma faveur. -Je m’impatiente et décroche. -Cette femme cumule tant de clichés qu’on la jurerait filtrée sur Instagram. -Une fois sortie, mes gestes éructent vers lui, traduits par un Enguerrand ébaudi. -Merci, il était temps, j’en pouvais plus. -Putain tes gardes auraient pu éviter de me shooter moi aussi. +Je m’impatiente et décroche. +Cette femme cumule tant de clichés qu’on la jurerait filtrée sur Instagram. +Une fois sortie, mes gestes éructent vers lui, traduits par un Enguerrand ébaudi. +Merci, il était temps, j’en pouvais plus. +Putain tes gardes auraient pu éviter de me shooter moi aussi. Donc c’est elle ton ex-femme ? -Pas mal, le coup de devenir un cliché ambulant. -C’est comme ça que tu gardes la conscience tranquille ? +Pas mal, le coup de devenir un cliché ambulant. +C’est comme ça que tu gardes la conscience tranquille ? Je ne vous permets pas, jeune grue. -Ouh là, un peu moins de gueule, s’il te plaît. -C’est grâce à moi que tu as eu tout ça. -Tu crois vraiment que tout ce monde est à ta botte ? -À mon signal, le père d’Enguerrand claque des doigts. -Maîtresse Bénédicte est frappée de stupeur. +Ouh là, un peu moins de gueule, s’il te plaît. +C’est grâce à moi que tu as eu tout ça. +Tu crois vraiment que tout ce monde est à ta botte ? +À mon signal, le père d’Enguerrand claque des doigts. +Maîtresse Bénédicte est frappée de stupeur. Roh, faites pas vos surpris, les gars. -J’avais pourtant prévenu que j’étais une traîtresse ! -La méthode m’a été inspirée par madame Marquet. -Ne pas planifier, mais se préparer. -Avoir assez de surprises dans son couteau suisse pour parer à toute éventualité. -Comme pour convaincre Mathias, avoir à portée un éventail de possibilités. -Et surtout, savoir le dénouement avant tout le monde. -Comme pour Mathias, s’assurer que c’était déjà fait. +J’avais pourtant prévenu que j’étais une traîtresse ! +La méthode m’a été inspirée par madame Marquet. +Ne pas planifier, mais se préparer. +Avoir assez de surprises dans son couteau suisse pour parer à toute éventualité. +Comme pour convaincre Mathias, avoir à portée un éventail de possibilités. +Et surtout, savoir le dénouement avant tout le monde. +Comme pour Mathias, s’assurer que c’était déjà fait. Ensuite, et seulement ensuite, on peut avancer ses pions. -Sans oublier que tu connais déjà la fin. -Ceci est une histoire qui aimerait être vraie. -Tout du moins le paraître à tes yeux. +Sans oublier que tu connais déjà la fin. +Ceci est une histoire qui aimerait être vraie. +Tout du moins le paraître à tes yeux. Cette histoire me demande donc de flash-backer devant toi. Tout impudique que cela puisse me sembler. Voire pendant une ellipse au milieu. -es prête à plonger dans mes souvenirs ? +T’es prête à plonger dans mes souvenirs ? Nous sommes n’importe quand, dans mon bureau des facilitatrices. -Donc après m’être faite engager mais avant la méningite et la surdité. -Régulièrement, Enguerrand et moi ravagions des chambres d’hôtel. -Régulièrement, son père le voyait dans nos notes de frais. -À coup sûr, il venait me voir. +Donc après m’être faite engager mais avant la méningite et la surdité. +Régulièrement, Enguerrand et moi ravagions des chambres d’hôtel. +Régulièrement, son père le voyait dans nos notes de frais. +À coup sûr, il venait me voir. Me demandait si je ne voulais pas une bague. M’engager dans ma relation avec son fils. -Avec stock-options à la clé. +Avec stock-options à la clé. Dis-moi quel est ton prix. Il ne me suppliait pas, sauf du regard. -À coup sûr, ça me refroidissait. -Nous sommes à l’hôpital, après ma méningite. +À coup sûr, ça me refroidissait. +Nous sommes à l’hôpital, après ma méningite. Celle qui m’a rendue sourde. Je t’ai menti. -Ce ne sera pas la dernière. +Ce ne sera pas la dernière. Non pas qu’il me l’ait transmise. Il voulait le calmer. -Il y a des gens qui vendent des ténias aux chanteuses devant maigrir. -Des méningites pour affaiblir les enfants trop turbulents. -Ce jour-là, à l’hôpital, je sus que je le tenais à ma botte. -Il s’est toujours senti responsable de ma surdité. +Il y a des gens qui vendent des ténias aux chanteuses devant maigrir. +Des méningites pour affaiblir les enfants trop turbulents. +Ce jour-là, à l’hôpital, je sus que je le tenais à ma botte. +Il s’est toujours senti responsable de ma surdité. Quand il me fit ses aveux, ses excuses et ses larmes... Je ne vis qu’une chose. -Cette culpabilité était mon ticket vers une liberté totale. -Une vie tous frais payés. -C’est ainsi que j’ai commencé à ne plus parler. +Cette culpabilité était mon ticket vers une liberté totale. +Une vie tous frais payés. +C’est ainsi que j’ai commencé à ne plus parler. Pour ne pas l’excuser. -Après j’ai commencé à aimer ça. +Après j’ai commencé à aimer ça. Puis le silence a fait partie de moi. clapotement dans l’accalmie. Nous sommes de retour sur Toulouse. Cela fait trois mois que je vis sur la route avec Nicolas et Enguerrand. -Il n’aurait pas dû mettre son père hors-jeu. -Effacer ses souvenirs des NoéNautes et de tout le complot. +Il n’aurait pas dû mettre son père hors-jeu. +Effacer ses souvenirs des NoéNautes et de tout le complot. Nous sommes enfin de retour sur Toulouse. -À mon arrivée, je découvre sur sa table basse le livre du Taulier. -Un blanc sur fond violet, obtenu en avant-première. -Nous n’avons pas eu besoin d’échanger de mots. -Juste des regards éloquents. -Il m’a tendu le livre, l’ouvrant à la page des dédicaces. -Une écriture calligraphiée l’inquiète : Cela te divertira. -Nous sommes dans le manoir des jaunes, le jour où j’ai du retard. -Pas la moindre idée de qui est MB. -Et puis le « B » pour « Bénédicte », OK... +À mon arrivée, je découvre sur sa table basse le livre du Taulier. +Un blanc sur fond violet, obtenu en avant-première. +Nous n’avons pas eu besoin d’échanger de mots. +Juste des regards éloquents. +Il m’a tendu le livre, l’ouvrant à la page des dédicaces. +Une écriture calligraphiée l’inquiète : Cela te divertira. +Nous sommes dans le manoir des jaunes, le jour où j’ai du retard. +Pas la moindre idée de qui est MB. +Et puis le « B » pour « Bénédicte », OK... Mais que signifie le « M » ? -C’est seulement là que je découvre le pot-aux roses. -La mère d’Enguerrand. -Ledit lendemain je n’ai pas eu le temps d’écrire ton épisode. -Pas uniquement du fait de mon passage par l’hôpital. -C’est là que nous avons passé un marché. -Lui trouverait à se mettre au service de sa défunte épouse. +C’est seulement là que je découvre le pot-aux roses. +La mère d’Enguerrand. +Ledit lendemain je n’ai pas eu le temps d’écrire ton épisode. +Pas uniquement du fait de mon passage par l’hôpital. +C’est là que nous avons passé un marché. +Lui trouverait à se mettre au service de sa défunte épouse. Ou de ce qu’elle a bien pu devenir. -Il veillerait à se rendre indispensable. -Plus on grimpe haut, mieux on se protège. +Il veillerait à se rendre indispensable. +Plus on grimpe haut, mieux on se protège. Moi je me chargerais. -Te voilà arrivé au quatrième rivage. -Ni quelles hauteurs ma fourberie est prête à atteindre pour mieux nous dévaler. -Personne ne le sait, moi la première. -Ça tient à de tous petits riens. -Une faute de goût. +Te voilà arrivé au quatrième rivage. +Ni quelles hauteurs ma fourberie est prête à atteindre pour mieux nous dévaler. +Personne ne le sait, moi la première. +Ça tient à de tous petits riens. +Une faute de goût. Une figure de style. -Dans les bureaux de Kunismos Consulting, toutes les mâchoires sont suspendues. -Maîtresse Bénédicte sur son trône de chatons engrillagés. -Les NoéNautes derrière leurs baies vitrées. +Dans les bureaux de Kunismos Consulting, toutes les mâchoires sont suspendues. +Maîtresse Bénédicte sur son trône de chatons engrillagés. +Les NoéNautes derrière leurs baies vitrées. Personne ne sait comment cet instant va tourner. -Pas même le Taulier. -Le problème avec l’effet de surprise, c’est qu’il dure pas longtemps. -C’est une question d’inertie : tout tend à reprendre sa place. -La surprise désarçonne ton interlocuteur. -C’est la méthode du jongleur de coupe-souffle. +Pas même le Taulier. +Le problème avec l’effet de surprise, c’est qu’il dure pas longtemps. +C’est une question d’inertie : tout tend à reprendre sa place. +La surprise désarçonne ton interlocuteur. +C’est la méthode du jongleur de coupe-souffle. L’emmerdement est un moteur efficace... mais franchement emmerdant. -Jongler avec des coupe-souffle, des quilles ou des mandarines : c’est le même principe. +Jongler avec des coupe-souffle, des quilles ou des mandarines : c’est le même principe. Elle va retomber, et son incertitude avec. Faire un tour de passe-passe. Au beau milieu de l’open space des bureaux de Kunismos Consulting. -Traîtresse soutenue par le père d’Enguerrand. -Lui disposant de sa garde à nos ordres. -Leurs fusils à seringues hypodermiques pointés vers Maîtresse Bénédicte. -La scène fascinant les NoéNautes enfermés derrières les baies de bureaux nous faisant face. -Elle n’a aucune idée, à ce moment précis, de mes intentions. -Elle ne sait pas, en cet instant-là, pour qui je roule. -À vrai dire : moi non plus. -Et qui détrempe la mouche qu’elle s’est dessinée au crayon gras. -Cette vieille peau a poussé la caricature jusque là. -Le détail vulgarissime parce qu’il veut se donner un air aristocratique. -La faute de goût dégouline et goutte, focalisant ma fougue vers la dégueulasse gothique. -L’attention de Maîtresse Bénédicte retombe en elle. +Traîtresse soutenue par le père d’Enguerrand. +Lui disposant de sa garde à nos ordres. +Leurs fusils à seringues hypodermiques pointés vers Maîtresse Bénédicte. +La scène fascinant les NoéNautes enfermés derrières les baies de bureaux nous faisant face. +Elle n’a aucune idée, à ce moment précis, de mes intentions. +Elle ne sait pas, en cet instant-là, pour qui je roule. +À vrai dire : moi non plus. +Et qui détrempe la mouche qu’elle s’est dessinée au crayon gras. +Cette vieille peau a poussé la caricature jusque là. +Le détail vulgarissime parce qu’il veut se donner un air aristocratique. +La faute de goût dégouline et goutte, focalisant ma fougue vers la dégueulasse gothique. +L’attention de Maîtresse Bénédicte retombe en elle. Pas de bol : j’aime pas les chats. Parler me fait toujours aussi mal. Inutiles depuis tant de temps. -Mais l’effet est là : je la surprends assez pour la désarçonner à nouveau. -Orion a bien travaillé. -Il a passé tout un dimanche à récolter notre arme principale. -Les « non-nous-ne-sommes-pas-cathos » et autres « ceci-n’est-pas-un-rassemblement-de-droite » étaient nombreuses, dans les rues de Toulouse. -En les croquant, l’idée m’envahit. -J’en ai pris quatre en bouche, c’était peut-être un peu trop. +Mais l’effet est là : je la surprends assez pour la désarçonner à nouveau. +Orion a bien travaillé. +Il a passé tout un dimanche à récolter notre arme principale. +Les « non-nous-ne-sommes-pas-cathos » et autres « ceci-n’est-pas-un-rassemblement-de-droite » étaient nombreuses, dans les rues de Toulouse. +En les croquant, l’idée m’envahit. +J’en ai pris quatre en bouche, c’était peut-être un peu trop. Le bon sens choupi. -Une foi inébranlable en ta bienveillance. -Cette certitude aveugle boostée aux bons sentiments. -En mon for intérieur, j’espérais pouvoir en user sur des chatons. -Afin que chacun sache combien l’arme féline aux piaillements kawaii ne fonctionne plus. -J’obtiens très vite l’effet escompté. +Une foi inébranlable en ta bienveillance. +Cette certitude aveugle boostée aux bons sentiments. +En mon for intérieur, j’espérais pouvoir en user sur des chatons. +Afin que chacun sache combien l’arme féline aux piaillements kawaii ne fonctionne plus. +J’obtiens très vite l’effet escompté. Les chats connaissent ces bons sentiments. -Cette certitude qu’on leur veut du bien, malgré elles. -Ces gentilles pensées sentent le shampoing, le vermifuge et le vétérinaire. +Cette certitude qu’on leur veut du bien, malgré elles. +Ces gentilles pensées sentent le shampoing, le vermifuge et le vétérinaire. L’ongle rouge et pointu du pouce maternel s’approche dangereusement du bouton. Merde, son attention est en train de retomber. Le tout est de savoir si j’ai encore de quoi jongler. -Là je croise le regard de Fulbert. -La cinéphilie d’Enguerrand a déteint, sur lui comme sur moi... -Puis je le vois engouffrer quatre des dragibus que j’ai préparés. -J’avoue que j’ai du mal à comprendre son geste. -Vue de la noétie, cela forme, en quelque sorte, un tuyau. -Il faut dire qu’Aglaé sait serrer ses mailles. +Là je croise le regard de Fulbert. +La cinéphilie d’Enguerrand a déteint, sur lui comme sur moi... +Puis je le vois engouffrer quatre des dragibus que j’ai préparés. +J’avoue que j’ai du mal à comprendre son geste. +Vue de la noétie, cela forme, en quelque sorte, un tuyau. +Il faut dire qu’Aglaé sait serrer ses mailles. Il nous fallait une telle protection. -Pour posséder les autres, façon exorciste. -le scintillement doré, c’est Fulbert. -Quitte à se diviser pour diriger plus de personnes comme autant de marionnettes. -Le résultat est impressionnant. -Tente de l’empêcher d’appuyer sur le bouton qui télécommanderait les électrodes castratrices. -« Il faut sauver la couille d’Enguerrand. - La pensée ne date que d’une poignée de secondes... -Poche droite, sachet plastique, le haricot au toucher velouté est un dragibus. +Pour posséder les autres, façon exorciste. +le scintillement doré, c’est Fulbert. +Quitte à se diviser pour diriger plus de personnes comme autant de marionnettes. +Le résultat est impressionnant. +Tente de l’empêcher d’appuyer sur le bouton qui télécommanderait les électrodes castratrices. +Il faut sauver la couille d’Enguerrand. +La pensée ne date que d’une poignée de secondes... +Poche droite, sachet plastique, le haricot au toucher velouté est un dragibus. En attraper un seul : cela suffira. -Le porter à ma bouche. -Prendre Enguerrand par les épaules, planter mon regard dans le sien. -Croquer et sentir la flèche de volonté qui fuse. -Sauver sa couille par la pensée. -Penser, penser pour lui, penser ensemble à... -Remplir une feuille d’impôts avec pleins de spécificités ultra chian– Froid. -Froid à l’entrejambe. +Le porter à ma bouche. +Prendre Enguerrand par les épaules, planter mon regard dans le sien. +Croquer et sentir la flèche de volonté qui fuse. +Sauver sa couille par la pensée. +Penser, penser pour lui, penser ensemble à... +Remplir une feuille d’impôts avec pleins de spécificités ultra chian– Froid. +Froid à l’entrejambe. Le sexe qui se rabougr– Koro . -La tortue qui rentre la tête. -Qui se rétracte par peur de– Épilation. +La tortue qui rentre la tête. +Qui se rétracte par peur de– Épilation. Bande de cire sur l’anus, une main s’en saisit et tir– ASCABIOL. -Le souvenir remonte avec une vivacité aveuglante. -J’ai l’impression de le vivre et d’y assister en même temps. -Cela fait deux semaines que ça le gratte. +Le souvenir remonte avec une vivacité aveuglante. +J’ai l’impression de le vivre et d’y assister en même temps. +Cela fait deux semaines que ça le gratte. Enguerrand est adulte mais jeune. -Je suis pourtant allé voir le médecin, mais il peine à trouver. +Je suis pourtant allé voir le médecin, mais il peine à trouver. Ce matin, Enguerrand a enfin le diagnostic. -Cette gale propre dont on ne soupçonne pas l’existence. -Qui a besoin d’un contact prolongé de peau à peau pour se transmettre. +Cette gale propre dont on ne soupçonne pas l’existence. +Qui a besoin d’un contact prolongé de peau à peau pour se transmettre. Comme une partie de jambes en l’air. Cette gale propre qui est une infection sexuellement transmissible. -Ce matin je/Enguerrand est/suis allé à la pharmacie chuchoter mon/son affliction. -Reparti avec un aérosol pour mes/ses coussins et son/mon matelas. +Ce matin je/Enguerrand est/suis allé à la pharmacie chuchoter mon/son affliction. +Reparti avec un aérosol pour mes/ses coussins et son/mon matelas. Et une bouteille d’Ascabiol. -Rentré chez lui/moi, je/Enguerrand lit la notice. +Rentré chez lui/moi, je/Enguerrand lit la notice. L’odeur pique les yeux. -Le coton ne sert plus a rien, il faut y aller à pleine main. +Le coton ne sert plus a rien, il faut y aller à pleine main. La notice avait pourtant dit de ne pas appliquer sur des plaies. Mais on a rarement vue plongeante sur ses couilles. -Même quand il n’y en a qu’une. -Le feu n’est pas immédiat. -Cela commence à chauffer dès que l’air sèche le liquide gouttant du testicule. -Mais le thermostat monte, inéluctable. +Même quand il n’y en a qu’une. +Le feu n’est pas immédiat. +Cela commence à chauffer dès que l’air sèche le liquide gouttant du testicule. +Mais le thermostat monte, inéluctable. Ascabiol : ma couille sur le grill de l’enfer . Un tintement sur le sol me fait sortir du souvenir d’Enguerrand. -Au sol, le lacet produit une étincelle pitoyable et tardive. -Puis elle comprend que quelque chose n’a pas fonctionné. -Elle appuie à nouveau sur le bouton, plusieurs fois, de plus en plus frénétiquement. -Enguerrand la regarde, fasciné. -La bête est libérée. -Aglaé porte sa main à sa poitrine. +Au sol, le lacet produit une étincelle pitoyable et tardive. +Puis elle comprend que quelque chose n’a pas fonctionné. +Elle appuie à nouveau sur le bouton, plusieurs fois, de plus en plus frénétiquement. +Enguerrand la regarde, fasciné. +La bête est libérée. +Aglaé porte sa main à sa poitrine. Orion s’attrape les cheveux. -Fulbert, revenu aux commandes de ce corps partagé avec Nicolas, se tient le ventre. -La sensibilité dans les poumons. -L’imaginaire près des neurones. +Fulbert, revenu aux commandes de ce corps partagé avec Nicolas, se tient le ventre. +La sensibilité dans les poumons. +L’imaginaire près des neurones. L’instinct aux tripes. Cela ferait une jolie statuette. Des t-shirts d’enfer. -Le père d’Enguerrand semble sortir d’un rêve. +Le père d’Enguerrand semble sortir d’un rêve. Il n’a rien compris de ce qui vient de se passer. -Que cette gamine est devenue assez grande pour le prendre par derrière. +Que cette gamine est devenue assez grande pour le prendre par derrière. Puis il voit Enguerrand et semble reprendre pied. -Gérer son infirme inverti d’engeance impotente, c’est un terrain connu. +Gérer son infirme inverti d’engeance impotente, c’est un terrain connu. Enguerrand beugle et fait vibrer ma peau. J’entends ses basses, sur mes joues et mes bras. -À travers mes semelles. -Rituels tribaux pour fatiguer les jeunes hommes dopés à la testostérone. +À travers mes semelles. +Rituels tribaux pour fatiguer les jeunes hommes dopés à la testostérone. Mais l’animal ne se venge pas. -Enguerrand charge sa mère. +Enguerrand charge sa mère. Les chatons se carapatent sans demander leur reste. -Mais pas Maîtresse Bénédicte. -Seule une nuance de terreur vient teinter la défiance de son attitude. -Très vite cette terreur se mue en un rictus sadique. +Mais pas Maîtresse Bénédicte. +Seule une nuance de terreur vient teinter la défiance de son attitude. +Très vite cette terreur se mue en un rictus sadique. De ce sourire qui veut les oreilles et la queue. -Le père d’Enguerrand tente de s’interposer. -Et s’arrête au nez de sa mère. -La suite se doit d’être dépeinte depuis la noétie. -Vu de mes yeux, le mouvement de sa douleur n’a jamais cessé. -Depuis la néovision, c’est une silhouette d’un noir dense. -Une obscurité composée de sombres nuances. -D’une trithérapie à l’ancienne, celles avec les vilaines lipodystrophies. -Il pose un genou à terre. -Bénédicte ouvre la bouche. +Le père d’Enguerrand tente de s’interposer. +Et s’arrête au nez de sa mère. +La suite se doit d’être dépeinte depuis la noétie. +Vu de mes yeux, le mouvement de sa douleur n’a jamais cessé. +Depuis la néovision, c’est une silhouette d’un noir dense. +Une obscurité composée de sombres nuances. +D’une trithérapie à l’ancienne, celles avec les vilaines lipodystrophies. +Il pose un genou à terre. +Bénédicte ouvre la bouche. Pas la moindre vibration de l’air sur ma peau. Plus tard, j’apprendrai qu’elle n’a en fait produit aucun son. -Elle est juste figée, raide, tétanisée, la bouche ouverte dans une grimace de cri. -Ces derniers sont frappées de surprise en voyant la scène sous leurs yeux. -Les coups sont secs, directs, précis, et assommants. -Au milieu de la scène, coulent des chatons. -Pas besoin : ces peluches sentent bien les effluves étranges. +Elle est juste figée, raide, tétanisée, la bouche ouverte dans une grimace de cri. +Ces derniers sont frappées de surprise en voyant la scène sous leurs yeux. +Les coups sont secs, directs, précis, et assommants. +Au milieu de la scène, coulent des chatons. +Pas besoin : ces peluches sentent bien les effluves étranges. D’horribles odeurs de propre. -Acide chloridrique, acétone et eau oxygénée. -Un vaisseau de Star Wars qui a la stabilité du Cquatre. +Acide chloridrique, acétone et eau oxygénée. +Un vaisseau de Star Wars qui a la stabilité du Cquatre. Enfin, je sais pas pour toi. Parce que toi, je m’en fous. -Mais chez moi ça se produit. -J’aimerais te dire que tout était un plan. -Que les choses ont été soigneusement réfléchies. -J’ai envie de te faire croire que tout cela provient de ma volonté. -Sans compter que ça en deviendrait moins intéressant. -Là, je suis la traîtresse préparée qui a subi les événements. +Mais chez moi ça se produit. +J’aimerais te dire que tout était un plan. +Que les choses ont été soigneusement réfléchies. +J’ai envie de te faire croire que tout cela provient de ma volonté. +Sans compter que ça en deviendrait moins intéressant. +Là, je suis la traîtresse préparée qui a subi les événements. Alors qu’en fait, je n’ai quasiment rien fait. -J’ai juste posé une bombe. -Un pain de plastic maison, moulé à l’effigie du vaisseau de Han Solo. -Quitte a venir à Kunismos Consulting, il fallait faire quelque chose. -Dans cet immeuble, le père d’Enguerrand loue trois étages. -Le septième étage est celui des gens d’Enguerrand. -Tu n’as pas idée de combien tu aimes qu’on te fasse chier. -Le huitième étage sert juste à se la péter. -C’est d’ici que le père d’Enguerrand dirige son petit monde. -Il y a tout là-dessus. -Tout, et (si j’ai bien joué mes cartes) peut-être même plus. -Les autres n’ont pas été longs à convaincre. -On a cuisiné des explosifs. -Madame Marquet et mes belles parentes ont mit la main à la pâte. +J’ai juste posé une bombe. +Un pain de plastic maison, moulé à l’effigie du vaisseau de Han Solo. +Quitte a venir à Kunismos Consulting, il fallait faire quelque chose. +Dans cet immeuble, le père d’Enguerrand loue trois étages. +Le septième étage est celui des gens d’Enguerrand. +Tu n’as pas idée de combien tu aimes qu’on te fasse chier. +Le huitième étage sert juste à se la péter. +C’est d’ici que le père d’Enguerrand dirige son petit monde. +Il y a tout là-dessus. +Tout, et (si j’ai bien joué mes cartes) peut-être même plus. +Les autres n’ont pas été longs à convaincre. +On a cuisiné des explosifs. +Madame Marquet et mes belles parentes ont mit la main à la pâte. Vigipirate, c’est vraiment de la merde. -Nous n’avons plus de temps à perdre. -Mon ancien mentor et récent complice me regarde droit dans les yeux. -Sérieusement, tu as réussi à la convaincre ? -Évidemment : c’est mon ex-femme. +Nous n’avons plus de temps à perdre. +Mon ancien mentor et récent complice me regarde droit dans les yeux. +Sérieusement, tu as réussi à la convaincre ? +Évidemment : c’est mon ex-femme. Je sais la manipuler. -Rends-toi compte : tout est là. -Le grand livre des comptes de la maison noire y est entièrement retranscrit. -C’est la seule copie numérique. -Tout cet argent, tous ces codes, tout ce pouvoir est à ta portée. +Rends-toi compte : tout est là. +Le grand livre des comptes de la maison noire y est entièrement retranscrit. +C’est la seule copie numérique. +Tout cet argent, tous ces codes, tout ce pouvoir est à ta portée. Il suffit juste de... Il s’effondre devant moi. -C’est bon c’est branché ? -Faut pas qu’on traîne dans le coin. -Aide-moi à porter celui-là. -J’attrape ses pieds, elle les épaules, et nous le menons aux ascenseurs. -Le reste de l’équipe nous attend dans l’ascenseur de droite. -Au moment d’y rentrer la main de Vérand’a me retient. +C’est bon c’est branché ? +Faut pas qu’on traîne dans le coin. +Aide-moi à porter celui-là. +J’attrape ses pieds, elle les épaules, et nous le menons aux ascenseurs. +Le reste de l’équipe nous attend dans l’ascenseur de droite. +Au moment d’y rentrer la main de Vérand’a me retient. Ses yeux me demandent de la croire. -Ses pensées sont muettes, comme celles d’une noétienne entraînée. -Ces petits bonbons remplis de sucre acidulé. -Et du sentiment d’incongruité dont Fulbert les a fourrés. -qu’on te remarque à peine. -Tu te sens tellement d’ailleurs que tu es à peine visible ici. +Ses pensées sont muettes, comme celles d’une noétienne entraînée. +Ces petits bonbons remplis de sucre acidulé. +Et du sentiment d’incongruité dont Fulbert les a fourrés. +qu’on te remarque à peine. +Tu te sens tellement d’ailleurs que tu es à peine visible ici. Ce n’est pas une grosse explosion. -Juste une moyenne par-delà le couloir, dans la pièce des serveurs informatiques. -Elle a fait exploser les câbles. -Arrivées au rez de chaussée, dans la cohue générale, personne ne nous remarque. +Juste une moyenne par-delà le couloir, dans la pièce des serveurs informatiques. +Elle a fait exploser les câbles. +Arrivées au rez de chaussée, dans la cohue générale, personne ne nous remarque. Tu me diras, un chaton a toujours l’air perplexe. -Quand Aglaé demande : « bon alors, c’est quoi le plan ? -; c’est un dialogue entre moi et moi. -Je découvre ce roman au fur et à mesure. +Quand Aglaé demande : « bon alors, c’est quoi le plan ? +et que Cassandre, excédée, répond : « pour la dernière fois, je n’en sais rien ! +c’est un dialogue entre moi et moi. +Je découvre ce roman au fur et à mesure. Et de ce qui va s’y passer. Je ne sais rien du plan. -On pourrait presque faire l’inventaire de ce que je sais à ce moment-là. +On pourrait presque faire l’inventaire de ce que je sais à ce moment-là. Je ne sais pas comment elle va s’en servir. -Je ne connais que le nom de la mère d’Enguerrand, et sa cupidité. +Je ne connais que le nom de la mère d’Enguerrand, et sa cupidité. Rien d’autre sur elle. -Sauf, peut-être, une envie de dézinguer les théories d’instinct maternel par ce personnage. -Pourtant j’en ai écrit, de ces plans, pour mes pièces. -C’est assez angoissant, d’y aller à l’aveugle. -C’est d’ailleurs ce que répond l’Aglaé en moi, dans le dialogue. -C’est dur de faire confiance à l’inattendu. +Sauf, peut-être, une envie de dézinguer les théories d’instinct maternel par ce personnage. +Pourtant j’en ai écrit, de ces plans, pour mes pièces. +C’est assez angoissant, d’y aller à l’aveugle. +C’est d’ailleurs ce que répond l’Aglaé en moi, dans le dialogue. +C’est dur de faire confiance à l’inattendu. Non, c’est faux : ce n’est pas « dur ». -Dur implique qu’il y aurait un effort à fournir. +Dur implique qu’il y aurait un effort à fournir. Ce n’est pas dur, juste aussi effrayant que naturel. -Laisser tomber la croyance qu’il faut avoir une histoire en tête. -Laisser tomber tout ce que je pourrais espérer du conte en fait. +Laisser tomber la croyance qu’il faut avoir une histoire en tête. +Laisser tomber tout ce que je pourrais espérer du conte en fait. Je n’aurais pas assez de neurones pour voir l’histoire comme elle est. Tout devient logique, intuitif, instinctif. -Paradoxalement, la paresse demande l’effort de combattre mes préjugés. +Paradoxalement, la paresse demande l’effort de combattre mes préjugés. Nombre d’auteurs bloguent des astuces pour combattre la procrastination. -Pour augmenter leur productivité. +Pour augmenter leur productivité. Au contraire, je me vautre dans la procrastination. Facebook, emails, flux RSS... Je lis des blogs, je regarde des chatons. Je dis pas que j’y arrive tous les jours... Mais, pendant quatre mois, j’ai eu une pratique quotidienne ! Pour te donner un autre exemple, je vais aller piocher dans le chapitre suivant. -N’aie aucune inquiétude, je ne vais rien te dévoiler. -C’est bien simple : ces phrases, je ne les ai pas écrites. +N’aie aucune inquiétude, je ne vais rien te dévoiler. +C’est bien simple : ces phrases, je ne les ai pas écrites. Pour le nouvel an, je me suis pris une semaine de vacances. -Pas d’écriture, ni de blog. -Il fallait me donner des phrases à caser dans l’histoire. -Je leur ai promis que j’en sélectionnerai huit, une par épisode. -J’ai été plus que comblé. -Je leur ai demandé de se lâcher, et illes l’ont fait ! -Des jolies phrases toutes faites et faciles à caser ? -Pas de ça chez nous ! -On est carrément parti-e-s en voyager en Absurdie, avec des styles radicalement différents ! -Très vite, elles ont pris place en tête de l’épisode. -Parfois, même, elles se sont répétées dans l’histoire. -Mais elles l’ont sans cesse teintée. -Toutes plus amusantes, inventives, et séduisantes que la suivante. -Pourtant il y en a eu huit qui ont été évidentes. -Puis je regardais l’ensemble des phrases proposées. -C’en était presque de la triche ! -Sur le blog, j’ai — à chaque épisode — noté de qui venait la phrase. -Avec ce même petit mot : « merci pour l’inspiration ». -Car ce sont bien les lecteurices qui m’ont inspiré cette conclusion. +Pas d’écriture, ni de blog. +Il fallait me donner des phrases à caser dans l’histoire. +Je leur ai promis que j’en sélectionnerai huit, une par épisode. +J’ai été plus que comblé. +Je leur ai demandé de se lâcher, et illes l’ont fait ! +Des jolies phrases toutes faites et faciles à caser ? +Pas de ça chez nous ! +On est carrément parti-e-s en voyager en Absurdie, avec des styles radicalement différents ! +Très vite, elles ont pris place en tête de l’épisode. +Parfois, même, elles se sont répétées dans l’histoire. +Mais elles l’ont sans cesse teintée. +Toutes plus amusantes, inventives, et séduisantes que la suivante. +Pourtant il y en a eu huit qui ont été évidentes. +Puis je regardais l’ensemble des phrases proposées. +C’en était presque de la triche ! +Sur le blog, j’ai — à chaque épisode — noté de qui venait la phrase. +Avec ce même petit mot : « merci pour l’inspiration ». +Car ce sont bien les lecteurices qui m’ont inspiré cette conclusion. J’aime pas les histoires pseudo-interactives. -Et... c’est assez angoissant, d’y aller à l’aveugle. -L’idée était que l’on s’amuse à me compliquer l’écriture. -J’aurais jamais imaginé que ça me la facilite. +Et... c’est assez angoissant, d’y aller à l’aveugle. +L’idée était que l’on s’amuse à me compliquer l’écriture. +J’aurais jamais imaginé que ça me la facilite. Il y a un sentiment de l’ordre de l’arnaque. -Quand les choses sont trop faciles pour être honnêtes. -Que c’est plus le laisser-aller, la paresse et le lâcher-prise qui agissent. -Qui font que c’est l’écriture qui me pratique. -Régulièrement, on me demande : « Mais, tu fais bien quelque chose, quand même ? +Quand les choses sont trop faciles pour être honnêtes. +Que c’est plus le laisser-aller, la paresse et le lâcher-prise qui agissent. +Qui font que c’est l’écriture qui me pratique. +Régulièrement, on me demande : « Mais, tu fais bien quelque chose, quand même ? Je suis celui qui se laisse faire. -C’est même cela mon rôle. -Cela fait un carton sur des chaînes étrangères. -Et après on vient me dire que certains passages des NoéNautes sont osés. -Ce n’est qu’à moitié vrai. +C’est même cela mon rôle. +Cela fait un carton sur des chaînes étrangères. +Et après on vient me dire que certains passages des NoéNautes sont osés. +Ce n’est qu’à moitié vrai. Pas de certitudes, mais plus un avis, ou des recommandations. -J’avoue que certaines des scènes qui suivent m’ont pris par surprise. +J’avoue que certaines des scènes qui suivent m’ont pris par surprise. Kawaii signifie « mignon » en japonais. Cute kitten signifie « de mignons chatons ». Ou elle confond avec Youporn. -Le « koro » est une maladie mentale pouvant être fatale. -Des épidémies ont été documentées, avec plusieurs morts, dont des femmes. -Mais, ayant lu Smartarded, tu sais déjà tout cela. +Le « koro » est une maladie mentale pouvant être fatale. +Des épidémies ont été documentées, avec plusieurs morts, dont des femmes. +Mais, ayant lu Smartarded, tu sais déjà tout cela. Ceci n’est toujours pas une histoire vraie. -Toujours même pas inspirée de faits réels. +Toujours même pas inspirée de faits réels. Il n’y a rien d’autobiographique dans ce roman. Toute ressemblance avec la vie de l’auteur ne serait que pure affabulation. -Mais j’ai l’intuition qu’elles se répondent. -Le « conseiller spécialisé en droit fiscal » est un jeu de mots. -Le « conseiller fiscal » est un métier. -La pluie vient à son heure, il faut l’attendre. -Ainsi face au danger, l’impatience et l’agitation ne sont pas bonnes conseillères. +Mais j’ai l’intuition qu’elles se répondent. +Le « conseiller spécialisé en droit fiscal » est un jeu de mots. +Le « conseiller fiscal » est un métier. +La pluie vient à son heure, il faut l’attendre. +Ainsi face au danger, l’impatience et l’agitation ne sont pas bonnes conseillères. Mieux vaut attendre que tombe la pluie. Tais-toi mon amour. -Vérand’a fait beaucoup d’efforts pour parler ma langue des signes. -Mais elle construit encore ses phrases en français. -Ses gestes, imprécis, flirtent parfois avec le double sens. +Vérand’a fait beaucoup d’efforts pour parler ma langue des signes. +Mais elle construit encore ses phrases en français. +Ses gestes, imprécis, flirtent parfois avec le double sens. Ce n’est pas grave. Pas pour cela que tu dois te taire, mon amour. Tais-toi et continue de poser tes mains sur mon corps. -Reviens à la chaleur de mes volcans, et fais éructer ma lave. -Des traces de victuailles et d’humeurs montrent que le menu fut hédoniste. +Reviens à la chaleur de mes volcans, et fais éructer ma lave. +Des traces de victuailles et d’humeurs montrent que le menu fut hédoniste. Il l’est encore. -C’était ma première fois avec une femme. -Bien entendu, les corps diffèrent. -Mais j’étais prévenue. -Bien entendu, chaque humain possède sa personnalité. -Chaque alchimie est différente. -Vérand’a n’en a qu’un autre. -La seule différence, c’est que c’est un autre humaine. -Avec une autre personnalité. +C’était ma première fois avec une femme. +Bien entendu, les corps diffèrent. +Mais j’étais prévenue. +Bien entendu, chaque humain possède sa personnalité. +Chaque alchimie est différente. +Vérand’a n’en a qu’un autre. +La seule différence, c’est que c’est un autre humaine. +Avec une autre personnalité. Avec d’autres organes. -Mais avec les mêmes mécanismes. -Le même regard lascif quand elle s’allonge à tes côtés. +Mais avec les mêmes mécanismes. +Le même regard lascif quand elle s’allonge à tes côtés. Ses muscles secs et noueux roulant sous mes caresses. -J’aime empaumer ses mollets, remonter à pleines mains en adoucissant ma prise. +J’aime empaumer ses mollets, remonter à pleines mains en adoucissant ma prise. Plus mes paumes remontent vers ses cuisses, plus leur toucher devient caresse. -Je tourne autour des grandes lèvres sans y aller. -J’ose à peine avouer ici qu’elle n’est pas la seule. +Je tourne autour des grandes lèvres sans y aller. +J’ose à peine avouer ici qu’elle n’est pas la seule. Ne me lis pas mon amour. -Car cette caresse, je l’ai perfectionnée sur Enguerrand. -Un Enguerrand auquel j’ai du mal à repenser. -Ainsi que l’autre ascenseur où gisaient ses parents. +Car cette caresse, je l’ai perfectionnée sur Enguerrand. +Un Enguerrand auquel j’ai du mal à repenser. +Ainsi que l’autre ascenseur où gisaient ses parents. Ma douce est une bombe. Ainsi qu’une terroriste. Tenir ses testicules dans ma paume. Ne pas les serrer, juste les recueillir, les pogner . -Bouger les doigts, les phalanges, pour mieux ressentir de légers appuis disséminés. -J’ai toujours le téléphone de Sir Aspic. -Il ne m’a pas encore contactée. -J’ai mes résultats. +Bouger les doigts, les phalanges, pour mieux ressentir de légers appuis disséminés. +J’ai toujours le téléphone de Sir Aspic. +Il ne m’a pas encore contactée. +J’ai mes résultats. Chacun d’entre eux. -Mais je n’ai pas contacté Aspic. +Mais je n’ai pas contacté Aspic. Ni pris de nouvelles des autres. -Vérand’a m’assure qu’ils auront survécu. -On ne s’occupe jamais assez de mes grandes lèvres. -Alors que leur douceur de pêche donne sa personnalité au fruit. +Vérand’a m’assure qu’ils auront survécu. +On ne s’occupe jamais assez de mes grandes lèvres. +Alors que leur douceur de pêche donne sa personnalité au fruit. Il ne me reste plus beaucoup de temps. -Vérand’a nous a gagné du temps. +Vérand’a nous a gagné du temps. Les enfermer dans une cage. Alors qu’un immeuble est en pleine alerte incendie. -Parce qu’une bombe artisanale y a explosé. -Ils ont dû passer de sales heures coincées là-dedans. +Parce qu’une bombe artisanale y a explosé. +Ils ont dû passer de sales heures coincées là-dedans. Note bien, c’est moindre mal : elles avaient des bonbons. -Vérand’a nous a gagné ce temps, pour pouvoir fuir sans laisser d’adresse. +Vérand’a nous a gagné ce temps, pour pouvoir fuir sans laisser d’adresse. Pour nous donner le temps de savoir que faire de mon secret. Le der des der. -Nous ne sommes pas repassées par le manoir des Jaunes. +Nous ne sommes pas repassées par le manoir des Jaunes. Je n’ai pas eu de contact avec la Marquet. Une maison en pierre de taille et poutres apparentes. -Avec matelas devant la cheminée. +Avec matelas devant la cheminée. Deux femmes faisant l’amour sur ce matelas. Alors que l’orgasme secoue mes nerfs, je ressens un grand calme. Elles s’en sont sortis. J’en ai la certitude. -Être la locomotive en vue d’un tunnel est en soi pénétrant . -Ça t’ouvre l’esprit, tu vois... -J’ai toujours cru qu’ils avaient l’esprit mal placé. -Une sorte d’état encéphalorectal permanent. -Il ne se cache plus, sous les draps, le spectre de la pénétration. +Être la locomotive en vue d’un tunnel est en soi pénétrant . +Ça t’ouvre l’esprit, tu vois... +J’ai toujours cru qu’ils avaient l’esprit mal placé. +Une sorte d’état encéphalorectal permanent. +Il ne se cache plus, sous les draps, le spectre de la pénétration. Je ne dis pas qu’entre femmes nous ne faisons rien. -Tu n’as pas idée de l’imagination que l’on peut développer. -Je dis juste que la pénétration ne nous hante pas comme un passage obligé. -Mais je ne veux pas te parler de pénétration. +Tu n’as pas idée de l’imagination que l’on peut développer. +Je dis juste que la pénétration ne nous hante pas comme un passage obligé. +Mais je ne veux pas te parler de pénétration. Juste de ce qui est en train. -Nous n’y allons même pas pour que la tolérance gagne du terrain... +Nous n’y allons même pas pour que la tolérance gagne du terrain... Il nous faut des armes. -Il nous faut récupérer de quoi nous protéger. -Arrivées derrière le monument aux mortes, nous balayons la foule du regard. -J’avoue que j’espère y trouver quelques visages familiers. -Elles sont gentils et chaleureuses avec Vérand’a... -Mais les faciès que j’espère apercevoir dans la foule ont des particularités. +Il nous faut récupérer de quoi nous protéger. +Arrivées derrière le monument aux mortes, nous balayons la foule du regard. +J’avoue que j’espère y trouver quelques visages familiers. +Elles sont gentils et chaleureuses avec Vérand’a... +Mais les faciès que j’espère apercevoir dans la foule ont des particularités. L’un doit encore souffrir de lipodystrophies. -L’autre d’une personnalité aussi double que trouble, parfois naïve, parfois cynique. +L’autre d’une personnalité aussi double que trouble, parfois naïve, parfois cynique. La bonhomie ronde d’une femme faussement hautaine. -Elles y sont présents, entourées d’une légère culpabilité. -Idiote, comme toute culpabilité. +Elles y sont présents, entourées d’une légère culpabilité. +Idiote, comme toute culpabilité. J’aimerais juste savoir qu’ils sont encore en vie. -Le cortège se passe sans qu’elles ne donnent signe de vie. -Sous ce soleil de décembre, l’ambiance est détendue et bon enfant. -Un sentiment d’iniquité enraciné, presque serein tant il est fondamental. -Les manifestantes se rendent-ils seulement compte que leur force réside là ? -Dans cette assurance calme, tranquille, inébranlable, que cette vieille injustice est malsaine. -Elle n’a que trop duré. -Vue de la noétie, on ne peut pas me louper. -Couleurs dilettantes, désir et injustice. -Il y en a justement une qui monte sur la scène. -Vu son accoutrement, ce ne doit pas être une élue. -Ils ont donc passé le micro aux associations. -La jeune provocatrice en tutu et maquillage à paillettes se dit féministe. -Qui se réclame d’un droit de réponse. -Bon sang mais c’est vrai qu’il fait partie d’une association féministe ! -Le voilà donc, avec son pull violet et son manteau marron. +Le cortège se passe sans qu’elles ne donnent signe de vie. +Sous ce soleil de décembre, l’ambiance est détendue et bon enfant. +Un sentiment d’iniquité enraciné, presque serein tant il est fondamental. +Les manifestantes se rendent-ils seulement compte que leur force réside là ? +Dans cette assurance calme, tranquille, inébranlable, que cette vieille injustice est malsaine. +Elle n’a que trop duré. +Vue de la noétie, on ne peut pas me louper. +Couleurs dilettantes, désir et injustice. +Il y en a justement une qui monte sur la scène. +Vu son accoutrement, ce ne doit pas être une élue. +Ils ont donc passé le micro aux associations. +La jeune provocatrice en tutu et maquillage à paillettes se dit féministe. +Qui se réclame d’un droit de réponse. +Bon sang mais c’est vrai qu’il fait partie d’une association féministe ! +Le voilà donc, avec son pull violet et son manteau marron. Je le voyais plus gros. Je n’avais jamais vu Pouhiou en vrai. -Ou du moins crier très fort. +Ou du moins crier très fort. D’un coup, il est couvert de sang. -Pas réellement couvert, mais de belles éclaboussures entachent sa poitrine, sa joue, son sexe. -Ça va lui faire un coup quand il va regarder ses mains. -Le pire, c’est que sur le moment je ne réalise pas. +Pas réellement couvert, mais de belles éclaboussures entachent sa poitrine, sa joue, son sexe. +Ça va lui faire un coup quand il va regarder ses mains. +Le pire, c’est que sur le moment je ne réalise pas. La technique du « Paf ! - Une technique qu’Enguerrand et moi avons inventée. +Une technique qu’Enguerrand et moi avons inventée. Il s’agit d’un message. Enguerrand me transmet un message. J’en suis certaine. Je sais pas si je peux tomber dans le panneau. -Je sais que Vérand’a va m’en vouloir de lui faire faux bond. +Je sais que Vérand’a va m’en vouloir de lui faire faux bond. Mais je m’en cogne. -Qu’ils se débrouilleront sans moi. +Qu’ils se débrouilleront sans moi. Et donc qu’elles ne sont pas morts. -Je plonge dans la foule à la poursuite de la fée sanguinaire. -En quelques brassées, j’arrive à attraper son bras. +Je plonge dans la foule à la poursuite de la fée sanguinaire. +En quelques brassées, j’arrive à attraper son bras. Elle se retourne vers moi et me lance un « quoi ? -d’une agressivité peu commune. -Une agressivité qui lui a été implantée. -Pour ouvrir un héros : inventez, osez usurper ! -Voilà les mots cachés dans le cerveau de la Fée dégouline. -Ces lettres diaphanes devaient lui être un poids difficilement supportable. -Puis les boucles de ses pensées prennent le dessus. +une agressivité peu commune. +Une agressivité qui lui a été implantée. +Pour ouvrir un héros : inventez, osez usurper ! +Voilà les mots cachés dans le cerveau de la Fée dégouline. +Ces lettres diaphanes devaient lui être un poids difficilement supportable. +Puis les boucles de ses pensées prennent le dessus. Ouais, je l’ai fait. Je vais pas le renier. Ce serait avoir tort. Je peux pas avoir tort. -Je l’ai fait parce qu’il m’a énervé. -Avec son sourire de niaiseux et ses postures théâtrales. -Non, se maquiller en Fée ce n’est pas niaiseux ni théâtral. -Parce que chez moi c’est sincère. -Oui, c’est ça. +Je l’ai fait parce qu’il m’a énervé. +Avec son sourire de niaiseux et ses postures théâtrales. +Non, se maquiller en Fée ce n’est pas niaiseux ni théâtral. +Parce que chez moi c’est sincère. +Oui, c’est ça. Moi, j’y crois. -Moi je suis une Fée Sérieuse ! -À coup d’éclats et de farces. -D’toutes façons, l’a bien mérité. +Moi je suis une Fée Sérieuse ! +À coup d’éclats et de farces. +D’toutes façons, l’a bien mérité. Cette phrase scellant un accord redoutable auquel elle se contraint. Tout cela sous mes yeux. -À cause de moi. -Le héros de cette histoire, c’est assurément Enguerrand. -Je suis bien placée pour en témoigner. -C’est lui qui a subi toutes les péripéties les unes après les autres . -L’ouvrir signifierait découvrir ce qu’il a à me dire. -La perle qu’il cache dans un syndrome de l’huître. +À cause de moi. +Le héros de cette histoire, c’est assurément Enguerrand. +Je suis bien placée pour en témoigner. +C’est lui qui a subi toutes les péripéties les unes après les autres . +L’ouvrir signifierait découvrir ce qu’il a à me dire. +La perle qu’il cache dans un syndrome de l’huître. Inventer et oser usurper... Et puis d’abord : qui ? -Puis, elle doit avoir d’autres Peter Pan à fouetter. -Nous finissons par nous retrouver avec Vérand’a. -Tu te rends compte que ça répond à tes questions ? -Et bien non : je ne les ai pas tués. -Crois-moi, j’ai passé assez de temps à l’aider dans ses délires alambiqués. -Y’a qu’elle pour parler comme ça ! +Puis, elle doit avoir d’autres Peter Pan à fouetter. +Nous finissons par nous retrouver avec Vérand’a. +Tu te rends compte que ça répond à tes questions ? +Et bien non : je ne les ai pas tués. +Crois-moi, j’ai passé assez de temps à l’aider dans ses délires alambiqués. +Y’a qu’elle pour parler comme ça ! Et tu sais quoi, ma Baie ? Je te l’ai dit : ils sont vivants. -, ça rime à rien en fait... -Vérand’a ne parle pas encore très bien ma langue des signes. +ça rime à rien en fait... +Vérand’a ne parle pas encore très bien ma langue des signes. Du coup, pour ce genre de conversations pointues, on utilise mon ardoise. C’est une de ces nouvelles tablettes qui ont un clavier amovible. C’est une gymnastique. -Que Vérand’a s’en empare n’est pas un geste anodin. -Une majuscule à chaque mot. -Pour Ouvrir Un Héros : Innovez, Osez Usurper ! -Le vieil effet à deux balles. -Dire que je ne l’ai même pas vu ! +Que Vérand’a s’en empare n’est pas un geste anodin. +Une majuscule à chaque mot. +Pour Ouvrir Un Héros : Innovez, Osez Usurper ! +Le vieil effet à deux balles. +Dire que je ne l’ai même pas vu ! Juste histoire de l’avoir sous le coude. Grand bien nous en a pris. -En le suivant dans Toulouse, je m’aperçois que Vérand’a pense comme moi... +En le suivant dans Toulouse, je m’aperçois que Vérand’a pense comme moi... C’est marrant qu’il ne nous remarque pas. Qu’il ne nous reconnaisse pas. -Pourtant il doit nous imaginer, nous visualiser dans sa tête... +Pourtant il doit nous imaginer, nous visualiser dans sa tête... Cela fait plaisir de voir qu’il y a des constantes dans ce monde. -Nous arrivons à hauteur du restaurant l’Aubrac. -Le reflet du zénith imageant Mon amour d’une nouvelle aube. -Il doit forcément savoir. -Et il est là. -Le Taulier s’écroule. +Nous arrivons à hauteur du restaurant l’Aubrac. +Le reflet du zénith imageant Mon amour d’une nouvelle aube. +Il doit forcément savoir. +Et il est là. +Le Taulier s’écroule. J’attrape un de ses bras. -Vérand’a l’autre. -Ma mère a toujours essayé de me faire porter des protège-slips . -Je n’ai pas rêvé. -Ma Vérand’a a bien prononcé ces mots-là. -À nos côtés, Pouhiou fait de grands yeux ronds. -Les tampons c’était le mal, tu vois. -Alors je n’avais droit qu’aux protège-slips. -Et j’avais l’impression d’être sale. -Tiens, voilà une phrase drôle : « les protège-slips ça a été la goutte de trop. -Tu pourras l’écrire, ça, dans ton blog. +Vérand’a l’autre. +Ma mère a toujours essayé de me faire porter des protège-slips . +Je n’ai pas rêvé. +Ma Vérand’a a bien prononcé ces mots-là. +À nos côtés, Pouhiou fait de grands yeux ronds. +Les tampons c’était le mal, tu vois. +Alors je n’avais droit qu’aux protège-slips. +Et j’avais l’impression d’être sale. +Tiens, voilà une phrase drôle : « les protège-slips ça a été la goutte de trop. +Tu pourras l’écrire, ça, dans ton blog. Avec une petite note de bas de page. -Écoute Vérand’a, je— — Ta gueule, Pouhiou ! +Écoute Vérand’a, je— — Ta gueule, Pouhiou ! Ben tu vas en avoir ! -C’est pour pouvoir mettre des tampons que je me suis émancipée. -C’est moi qui ai demandé à devenir noétienne. -Je voyais bien que ma papa manigançait des choses. -Alors un soir, je suis allée les voir. +C’est pour pouvoir mettre des tampons que je me suis émancipée. +C’est moi qui ai demandé à devenir noétienne. +Je voyais bien que ma papa manigançait des choses. +Alors un soir, je suis allée les voir. Je les ai foutues devant le fait accompli. -C’est comme cela que je suis devenue noétienne. +C’est comme cela que je suis devenue noétienne. C’est pour cela que je suis devenue Audrey. Pour pouvoir mettre des tampons. -Pour arrêter de sursauter de la vessie à tout bout de champ. -Pour qu’il n’y ait plus de protège-slip. -Maintenant tu peux me dire où se trouve ta salle de bains ? -Nous nous sommes réfugiées dans l’appartement du Taulier, près de l’église saint-Aubin . +Pour arrêter de sursauter de la vessie à tout bout de champ. +Pour qu’il n’y ait plus de protège-slip. +Maintenant tu peux me dire où se trouve ta salle de bains ? +Nous nous sommes réfugiées dans l’appartement du Taulier, près de l’église saint-Aubin . Ici, rien ne peut nous arriver. -À vrai dire, parfois, c’est lui qui nous fait légèrement flipper. +À vrai dire, parfois, c’est lui qui nous fait légèrement flipper. Mais seulement quand on lui colle le prospectus devant les yeux. -Je retente le coup, une dernière fois. +Je retente le coup, une dernière fois. Souffle sur le sable et l’argent, Au pied du palmier de Jacob. -Le reflet du zénith imageant Mon amour d’une nouvelle aube. -Arrête de jouer avec lui ! +Le reflet du zénith imageant Mon amour d’une nouvelle aube. +Arrête de jouer avec lui ! Il a l’air d’en avoir plein le dos. -Mais c’est tellement drôle de le déclencher comme ça. -Si drôle que je baisse ma garde. -J’ai réagi un quart de seconde trop tard. -Plus moyen de lui déclencher cette transe. +Mais c’est tellement drôle de le déclencher comme ça. +Si drôle que je baisse ma garde. +J’ai réagi un quart de seconde trop tard. +Plus moyen de lui déclencher cette transe. Je redouble de chatouilles. -Il se tord comme une anguille pour mieux rétorquer. +Il se tord comme une anguille pour mieux rétorquer. Nous sommes comme deux gamins prises en faute. -Elle vient s’asseoir avec nous d’une démarche de maîtresse d’école. -Nous baissons tous deux la tête. -Et toi, Pouhiou —d’ailleurs c’est ton vrai prénom ou un pseudo ? -Donc ça veut dire quoi ? -Qu’Enguerrand va faire passer un message à Cassandre. +Elle vient s’asseoir avec nous d’une démarche de maîtresse d’école. +Nous baissons tous deux la tête. +Et toi, Pouhiou —d’ailleurs c’est ton vrai prénom ou un pseudo ? +Donc ça veut dire quoi ? +Qu’Enguerrand va faire passer un message à Cassandre. Quelque chose ne colle pas. Il me manque quelque chose. -J’en fais part à notre hôte. +J’en fais part à notre hôte. Tu as raison, il y a une mouche dans le potage . -En fait, le mec, il te fait une démonstration. -Donc il a quelqu’un d’autre de son côté. -Comme si ce jeune homme l’avait inceptionné. -Nous décrit l’homme en question. -Nous explique sa théorie, trop folle pour être crédible, ou même reportée ici. +En fait, le mec, il te fait une démonstration. +Donc il a quelqu’un d’autre de son côté. +Comme si ce jeune homme l’avait inceptionné. +Nous décrit l’homme en question. +Nous explique sa théorie, trop folle pour être crédible, ou même reportée ici. Ensemble, nous en discutons quelques heures. -Jusqu’à ce qu’il tombe de sommeil. +Jusqu’à ce qu’il tombe de sommeil. Mon ex ne dormira pas ici ce soir, vous pouvez prendre la chambre. Je dormirai dans le salon. Demain je vous aiderai pour le message d’Enguerrand. -Tu ne nous as toujours pas dit à quoi rime cette énigme. -as toujours pas deviné ? -J’aimais bien le Taulier, jusqu’à ce que je le rencontre. -C’est un coup à te faire péter un câble. +Tu ne nous as toujours pas dit à quoi rime cette énigme. +T’as toujours pas deviné ? +J’aimais bien le Taulier, jusqu’à ce que je le rencontre. +C’est un coup à te faire péter un câble. Surtout quand il surjoue et en fait des caisses en pleine rue. -Pouhiou nous mène au point de rendez-vous auquel nous mène l’énigme d’Enguerrand. +Pouhiou nous mène au point de rendez-vous auquel nous mène l’énigme d’Enguerrand. Tu te fous de nous, Pouhiou ? C’est trop dangereux, tu le sais. -Plus dangereux que d’être le pantin ignorant et manipulable à souhait ? -Mais c’est pas mon problème, Pergola. -Ce qui me dérange c’est que vous trifouilliez dans ma mémoire. -À part pour le tricot et le cul, j’suis pas un manuel, moi. -J’aimerais bien garder les idées claires. -Ne m’appelle pas comme ça. -Quant à tes précieux petits neurones : n’aie pas peur... -C’est là qu’il déraille. +Plus dangereux que d’être le pantin ignorant et manipulable à souhait ? +Mais c’est pas mon problème, Pergola. +Ce qui me dérange c’est que vous trifouilliez dans ma mémoire. +À part pour le tricot et le cul, j’suis pas un manuel, moi. +J’aimerais bien garder les idées claires. +Ne m’appelle pas comme ça. +Quant à tes précieux petits neurones : n’aie pas peur... +C’est là qu’il déraille. Ne pas avoir peur ? Ne pas avoir peur ? Mais au contraire, Balconnette, je veux avoir peur ! -C’est la réaction la plus saine : avoir les miquettes de tous les diables ! -Sinon je serai complètement inconscient, ma pauvre. +C’est la réaction la plus saine : avoir les miquettes de tous les diables ! +Sinon je serai complètement inconscient, ma pauvre. Tu sais quoi, Balustrade ? J’assume ma peur ! -Dire que nous avons du mal à le suivre est un euphémisme. -Je le soupçonne même d’en profiter. -Il est littéralement sans vergogne, et nous met méticuleusement les nerfs en pelote. -Je m’en rends compte à son révulsant rictus. +Dire que nous avons du mal à le suivre est un euphémisme. +Je le soupçonne même d’en profiter. +Il est littéralement sans vergogne, et nous met méticuleusement les nerfs en pelote. +Je m’en rends compte à son révulsant rictus. Il sourit au couvent devant lui. -À l’immense vaisseau de brique, lourd, pataud et massif. +À l’immense vaisseau de brique, lourd, pataud et massif. Les oiseaux s’envolent du clocher. -Je regarde mon téléphone : j’imagine que midi vient de sonner. -Le couvent des Jacobins fait partie du gothique méridional. -Mais dès qu’on rentre, on a une impression de légèreté. -Tout en nous menant vers le chœur du monument, Pouhiou poursuit sa visite guidée. -On voit qu’il a fait du théâtre : il articule mieux quand il chuchote. +Je regarde mon téléphone : j’imagine que midi vient de sonner. +Le couvent des Jacobins fait partie du gothique méridional. +Mais dès qu’on rentre, on a une impression de légèreté. +Tout en nous menant vers le chœur du monument, Pouhiou poursuit sa visite guidée. +On voit qu’il a fait du théâtre : il articule mieux quand il chuchote. Pour la plupart des gens c’est l’inverse. -Dès qu’elles murmurent, impossible de lire sur leurs lèvres. +Dès qu’elles murmurent, impossible de lire sur leurs lèvres. Les acteurs savent que le chuchotis se sur-articule. -Surtout les comédiens repenties tels que Pouhiou et moi. +Surtout les comédiens repenties tels que Pouhiou et moi. Ne vous faites pas avoir par les murs : c’est du trompe-l’œil. -Toutes les pierres que vous voyez sont en fait dessinées, teintées dans l’enduit. +Toutes les pierres que vous voyez sont en fait dessinées, teintées dans l’enduit. C’est la bonne vieille technique de la fresque. -Tenez, levez la tête. -Je vous présente le palmier des Jacobins. -L’effet de légèreté est saisissant. +Tenez, levez la tête. +Je vous présente le palmier des Jacobins. +L’effet de légèreté est saisissant. Il parait que c’est unique en Europe, ou presque. -Je me suis rarement sentie à la fois aussi calme et aussi perdue, dissoute. -C’est très apaisant. -Il reflète la voûte, creusant son image d’autant plus profondément dans le sol. -Un frisson de compréhension s’empare de moi. -C’est d’une évidence affolante, quand on sait déjà... +Je me suis rarement sentie à la fois aussi calme et aussi perdue, dissoute. +C’est très apaisant. +Il reflète la voûte, creusant son image d’autant plus profondément dans le sol. +Un frisson de compréhension s’empare de moi. +C’est d’une évidence affolante, quand on sait déjà... Le palmier de Jacob est devant moi. -Le reflet du zénith, c’est parce qu’il fallait y être à midi. -Embuer un miroir pour y découvrir le message qu’Enguerrand a pu me laisser. +Le reflet du zénith, c’est parce qu’il fallait y être à midi. +Embuer un miroir pour y découvrir le message qu’Enguerrand a pu me laisser. Un message sur l’aube nouvelle. Je regarde mon visage perplexe. -Pouhiou et Vérand’a se joignent à moi pour mieux m’aider. +Pouhiou et Vérand’a se joignent à moi pour mieux m’aider. Il ne nous faut pas bien longtemps pour passer pour des dingues. -Pas sur ce coup-là. -G. Les six clones répliquent car le vrai semblable ment . -Le pire, c’est que j’arrive à comprendre cette phrase. -Même quand elle est formulée par mon docteur. -Surtout quand elle est formulée par mon docteur. -C’est le troisième que je vois. - Pourtant on était prévenues. +Pas sur ce coup-là. +G. Les six clones répliquent car le vrai semblable ment . +Le pire, c’est que j’arrive à comprendre cette phrase. +Même quand elle est formulée par mon docteur. +Surtout quand elle est formulée par mon docteur. +C’est le troisième que je vois. +Pourtant on était prévenues. Enguerrand m’a dit que si je le trahissais il le saurait. -Il me l’a écrit sur le miroir, au pied du palmier des Jacobins. +Il me l’a écrit sur le miroir, au pied du palmier des Jacobins. Mais je n’y ai pas cru. Comment aurais-je pu y croire ? -Il ne l’a écrit qu’hier. +Il ne l’a écrit qu’hier. Ce n’est qu’avec le recul que j’ai compris. Cela fait des semaines qu’il m’attend. -Des semaines qu’il a fait implanter en ces médecins l’élément déclencheur. +Des semaines qu’il a fait implanter en ces médecins l’élément déclencheur. Mon visage et un geste. -Un signe... un mot : main aux doigts écartés devant le ventre, s’éloignant. -Mais je te balance tout ça dans le désordre, moi aussi. +Un signe... un mot : main aux doigts écartés devant le ventre, s’éloignant. +Mais je te balance tout ça dans le désordre, moi aussi. Or, j’aimerais bien que tu me suives. -Que tu entendes ma dernière trahison et que tu te fasses ton idée. -Non pas pour te mettre de mon coté. -Celles dont j’ignore encore la réponse. -Sans but précis, juste pour le plaisir de la marche. -Il est à l’aise dans son rôle de guide touristique. -Note bien, pour quelqu’un dont ce fut le métier, il vaut mieux. +Que tu entendes ma dernière trahison et que tu te fasses ton idée. +Non pas pour te mettre de mon coté. +Celles dont j’ignore encore la réponse. +Sans but précis, juste pour le plaisir de la marche. +Il est à l’aise dans son rôle de guide touristique. +Note bien, pour quelqu’un dont ce fut le métier, il vaut mieux. Alors, Cassandre, qu’est-ce que tu vas faire ? -Je n’en sais rien, attendre, sûrement. -Il y a des moments où on ne peut plus, tu sais... -Demain je vais voir un docteur, faut que je me décide d’ici là. +Je n’en sais rien, attendre, sûrement. +Il y a des moments où on ne peut plus, tu sais... +Demain je vais voir un docteur, faut que je me décide d’ici là. J’ai jusqu’au vingt et un. Quelque part, je plains Enguerrand, tu vois... -Il est totalement dépendant de toi, parfaitement impuissant. -Il a beau se la péter avec ses mises en scènes grandiloquentes... +Il est totalement dépendant de toi, parfaitement impuissant. +Il a beau se la péter avec ses mises en scènes grandiloquentes... Au fond il sait bien qu’il ne peut rien. -Attends, tu peux même le lui cacher, si ça te chante. +Attends, tu peux même le lui cacher, si ça te chante. Pas bien longtemps, Pouhiou. Il y a le blog, tu sais. Oui, je sais bien. -Ça vaut peut être mieux comme ça. +Ça vaut peut être mieux comme ça. C’est terrible de ne rien savoir. Oh en parlant du blog, il va falloir qu’on s’y mette, non ? -On en est où, épisode quarante-neuf ? -On attaque le septième chapitre, c’est ça ? +On en est où, épisode quarante-neuf ? +On attaque le septième chapitre, c’est ça ? Je n’ai pas eu le cœur de lui dire. -Lui dire que le chapitre est déjà écrit. -Lui dire que je connais déjà toute l’aventure parisienne. -Maîtresse Bénédicte, le cockring, les ascenseurs, les bombes... -Tiens, j’essaierai de lui en parler indirectement, voilà. -Vérand’a détourne le regard. -Dans ses pensées, je vois ce qu’il n’ose pas me demander. -Une question toute bête. +Lui dire que le chapitre est déjà écrit. +Lui dire que je connais déjà toute l’aventure parisienne. +Maîtresse Bénédicte, le cockring, les ascenseurs, les bombes... +Tiens, j’essaierai de lui en parler indirectement, voilà. +Vérand’a détourne le regard. +Dans ses pensées, je vois ce qu’il n’ose pas me demander. +Une question toute bête. Il veut savoir comment cela se dit en langue des signes. -Alors je fais le geste à son attention. +Alors je fais le geste à son attention. Un signe... un mot. Dormons chez une amie. Un mot... un signe. Un signe... un signal. -Pourtant je ne devrais pas avoir à le dire. -C’est un peu pour ça qu’on vient chez un obstétricien. -Même en langue des signes. +Pourtant je ne devrais pas avoir à le dire. +C’est un peu pour ça qu’on vient chez un obstétricien. +Même en langue des signes. J’imagine que c’est pareil chez les dentistes. -Les six clones répliquent car le vrai semblable ment. -Au premier docteur Vérand’a a fui vers les toilettes les plus proches. -Moi, j’ai juste ragé. -Furieuse que le père Fouras réécrive les dialogues de ma vie. -Puis j’ai regardé mon médecin dans la Noétie. -Putain, ça indique là où nous sommes. -Son père lui a vendu la mèche. +Les six clones répliquent car le vrai semblable ment. +Au premier docteur Vérand’a a fui vers les toilettes les plus proches. +Moi, j’ai juste ragé. +Furieuse que le père Fouras réécrive les dialogues de ma vie. +Puis j’ai regardé mon médecin dans la Noétie. +Putain, ça indique là où nous sommes. +Son père lui a vendu la mèche. Il n’y a pas eu de RU quatre cent quatre-vingt-six. -Je savais que ça l’inciterait à m’aider. -À m’assurer une victoire face à Maitresse Bénédicte. -Il n’a pas dû apprécier que je lui explose ses serveurs. -Alors il a vendu la mèche à son fils. -Au troisième docteur, j’ai commencé à prêter l’oreille. -De manière très fugace, certes, mais c’est l’intention qui compte, il parait. +Je savais que ça l’inciterait à m’aider. +À m’assurer une victoire face à Maitresse Bénédicte. +Il n’a pas dû apprécier que je lui explose ses serveurs. +Alors il a vendu la mèche à son fils. +Au troisième docteur, j’ai commencé à prêter l’oreille. +De manière très fugace, certes, mais c’est l’intention qui compte, il parait. En tous cas, j’ai saisi la phrase. La vraie semblable menteuse c’est moi. -C’est moi qui ai menti à tout le monde sur mon avortement chimique. -Il était essentiel que tu y croies. +C’est moi qui ai menti à tout le monde sur mon avortement chimique. +Il était essentiel que tu y croies. Qu’un maximum de monde y croie. -Ça donnait de la force à mon mensonge, dans la sphère des idées. -Le seul qui m’ait percée à jour c’est Sir Aspic. -La chanson qu’il m’a dédicacée... c’était d’un goût... -Au dixième docteur, nous avons abandonné l’idée d’une consultation sur Toulouse. -Dommage, je suis à la limite pour une intervention. +Ça donnait de la force à mon mensonge, dans la sphère des idées. +Le seul qui m’ait percée à jour c’est Sir Aspic. +La chanson qu’il m’a dédicacée... c’était d’un goût... +Au dixième docteur, nous avons abandonné l’idée d’une consultation sur Toulouse. +Dommage, je suis à la limite pour une intervention. Le solstice d’hiver. -Le vingt et un décembre . -Consultations dans les maternités. -Enguerrand a tout balisé. -Des six NoéNautes ligués contre moi. -Cela me pose un problème. -Arrête de me prendre la tête ! -Pourquoi t’énerver comme ça ? +Le vingt et un décembre . +Consultations dans les maternités. +Enguerrand a tout balisé. +Des six NoéNautes ligués contre moi. +Cela me pose un problème. +Arrête de me prendre la tête ! +Pourquoi t’énerver comme ça ? Tu crois que ce sont les hormones qui te rendent si irritable ? Non, Aspic, c’est juste toi. -La scène est étrange. -Et nous discutons par claviers interposés. -Sur ce grand écran. -Alors que nous sommes côte à côte. -Séparées d’un petit mètre sur ce sofa-tas qui en mesure cinq ou six. +La scène est étrange. +Et nous discutons par claviers interposés. +Sur ce grand écran. +Alors que nous sommes côte à côte. +Séparées d’un petit mètre sur ce sofa-tas qui en mesure cinq ou six. Un vrai gentleman, qui nous a franchement sorties d’une vilaine passade. -Il faut dire qu’on a de quoi lui être reconnaissantes. -On échange, comme prévu, nos bulletins de santé. -Ma grossesse ne le surprend pas : c’était bien ce qu’il avait deviné. -Il n’a posé qu’une contrainte, et une condition. +Il faut dire qu’on a de quoi lui être reconnaissantes. +On échange, comme prévu, nos bulletins de santé. +Ma grossesse ne le surprend pas : c’était bien ce qu’il avait deviné. +Il n’a posé qu’une contrainte, et une condition. La contrainte : ne pas nous faire prendre. -Il a —forcément— les paparazzis au cul. -Nous ne sortons que très peu de chez lui. -La condition, Aspic l’a posée juste après lui avoir tout raconté. -Il veut que l’on donne ces renseignements à quelqu’un. -S’il fait confiance à cette personne, ça nous suffit. -Alors que nous attendons que sa condition nous rejoigne, nous devisons sur le canapé. +Il a —forcément— les paparazzis au cul. +Nous ne sortons que très peu de chez lui. +La condition, Aspic l’a posée juste après lui avoir tout raconté. +Il veut que l’on donne ces renseignements à quelqu’un. +S’il fait confiance à cette personne, ça nous suffit. +Alors que nous attendons que sa condition nous rejoigne, nous devisons sur le canapé. Ce con vient m’embrouiller l’esprit, en pensant international. -La limite légale pour un avortement est de quatorze semaines. +La limite légale pour un avortement est de quatorze semaines. Mais au Pays-Bas elle est de vingt-quatre. -Il dit qu’il peut m’y amener d’un coup d’hélico. -Je lui dis que ça me parait trop... trop tard, trop avancé. -Je vois bien que ce n’est qu’une histoire dans ma tête. -Une date arbitraire, qui parait juste parce qu’elle est légiférée. -Si ça me dérangerait. -Il me demande où est la limite. -À combien de semaines j’estime que c’est aller trop loin. -Il m’agace : — Arrête de me prendre la tête ! +Il dit qu’il peut m’y amener d’un coup d’hélico. +Je lui dis que ça me parait trop... trop tard, trop avancé. +Je vois bien que ce n’est qu’une histoire dans ma tête. +Une date arbitraire, qui parait juste parce qu’elle est légiférée. +Si ça me dérangerait. +Il me demande où est la limite. +À combien de semaines j’estime que c’est aller trop loin. +Il m’agace : — Arrête de me prendre la tête ! quarante-deux semaines, c’est un peu plus de dix mois. -Des rubans qui ne sont pas vraiment attachés à moi. -Je sais que tuer un bébé, c’est mal. -Mais je sais surtout que cette dernière pensée n’est qu’un savoir. +Des rubans qui ne sont pas vraiment attachés à moi. +Je sais que tuer un bébé, c’est mal. +Mais je sais surtout que cette dernière pensée n’est qu’un savoir. Ces histoires ne le touchent pas, ou pas pareil. -Une bouffée de chaleur me fait craindre pour le Fat-Boy sous moi. -Je pense à jouer à Brokeback Moutain avec elle. -Là, c’est officiel : je mouille. +Une bouffée de chaleur me fait craindre pour le Fat-Boy sous moi. +Je pense à jouer à Brokeback Moutain avec elle. +Là, c’est officiel : je mouille. Tant pis pour le Fat-Boy sous moi. On se calme, ma pitchounette, je viens en paix ! Le signe de Mr Spock. -Aspic se lève et démêle l’imbroglio de sa manière si personnelle. -Même moi, une sourde, j’ai envie qu’il se taise. -Dès lors c’est la provençale concierge qui prend le relais. +Aspic se lève et démêle l’imbroglio de sa manière si personnelle. +Même moi, une sourde, j’ai envie qu’il se taise. +Dès lors c’est la provençale concierge qui prend le relais. Tu crois vraiment que je t’en veux, Cassandre ? -C’est bizarre, hé. +C’est bizarre, hé. Pourquoi je t’en voudrais, ma pitchounette ? -T’étais la seule assez intelligente pour remettre en cause mon autorité. -T’es restée indépendante du cabestou, c’est tout ce qui compte, hein. -Pourquoi vous êtes venue, madame Marquet ? -Déjà pour te supplier de faire gaffe à tes miches. -Il est très remonté, le pitchounet ! +T’étais la seule assez intelligente pour remettre en cause mon autorité. +T’es restée indépendante du cabestou, c’est tout ce qui compte, hein. +Pourquoi vous êtes venue, madame Marquet ? +Déjà pour te supplier de faire gaffe à tes miches. +Il est très remonté, le pitchounet ! Couillon comme pas deux ! -Alors voui je le travaille au corps, mais sois prudente, s’il te plaît ! +Alors voui je le travaille au corps, mais sois prudente, s’il te plaît ! C’est quoi, votre autre raison ? -Comme quoi il y aurait six NoéNautes contre toi ? +Aspic m’a dit qu’il y a une phrase sur les six clones ? +Comme quoi il y aurait six NoéNautes contre toi ? J’essaie de les calmer mais rien n’y fait. -Bah, ça leur passera avant que ça me reprenne, tu me diras, hé. -Il a sa petite idée. +Bah, ça leur passera avant que ça me reprenne, tu me diras, hé. +Il a sa petite idée. Elle tient en un mot. -Aspic est en train de nous faire une sérieuse décompensation. -Ce mec part de plus en plus loin dans sa réalité. -Note bien, la nôtre est à peine crédible. -Remonte avec moi quelques phrases plus tôt : — Attends, attends, attends ma pitchounette. -Le Ghislain qui conduisait sans ceinture la camionnette qu’Enguerrand avait sabotée ? +Aspic est en train de nous faire une sérieuse décompensation. +Ce mec part de plus en plus loin dans sa réalité. +Note bien, la nôtre est à peine crédible. +Remonte avec moi quelques phrases plus tôt : — Attends, attends, attends ma pitchounette. +Le Ghislain qui conduisait sans ceinture la camionnette qu’Enguerrand avait sabotée ? Mais il est mort, naine ! Pouhiou ne remet pas cela en question. Alors je lui explique ce que m’a dit l’auteur de nos vies. Bien que je ne comprenne pas. -Déjà je ne comprends pas comment il sait. -Peut-être n’est-ce pas incompatible. +Déjà je ne comprends pas comment il sait. +Peut-être n’est-ce pas incompatible. Quoi qu’il en soit, il a une vision d’ensemble sur nos destins. -Il voit parfois où nous mènent nos narrations. -Celui qui lui a donné le vertige... -Cet homme en fauteuil roulant correspondait à la description de Ghislain. -De la douceur, une allure animale enrobée dans un soupçon de charme britannique. -Le flegme et la classe parfumant un être de bestialité. -Tu donnes dans la théorie du genre ? -Arrête avec ton féminisme ou tu vas virer hétéro, Pouhiou. +Il voit parfois où nous mènent nos narrations. +Celui qui lui a donné le vertige... +Cet homme en fauteuil roulant correspondait à la description de Ghislain. +De la douceur, une allure animale enrobée dans un soupçon de charme britannique. +Le flegme et la classe parfumant un être de bestialité. +Tu donnes dans la théorie du genre ? +Arrête avec ton féminisme ou tu vas virer hétéro, Pouhiou. Madame Marquet a vu son cadavre. -Le bouger eût été le tuer. +Le bouger eût été le tuer. Alors on a mis des plots orange et blanc autour de lui. -On a laissé son sang brun imprégner le bitume gris. -Ses derniers mots s’épancher dans l’oreille d’Indra. +On a laissé son sang brun imprégner le bitume gris. +Ses derniers mots s’épancher dans l’oreille d’Indra. Celle avec qui il tenait la maison Verte. -Celle qui est restée jusqu’à la fin, jusqu’au dernier souffle. -Son cadavre a été vidé, nettoyé, embaumé. -Un lieu de pèlerinage pour les NoéNautes qui lui ont survécu. -C’est vrai que je m’étais pas rendu compte ! +Celle qui est restée jusqu’à la fin, jusqu’au dernier souffle. +Son cadavre a été vidé, nettoyé, embaumé. +Un lieu de pèlerinage pour les NoéNautes qui lui ont survécu. +C’est vrai que je m’étais pas rendu compte ! Mais ils y vont souvent, les pitchouns... -Tu veux dire que Pouhiou il croit que le fantôme de Ghislain est reven... +Tu veux dire que Pouhiou il croit que le fantôme de Ghislain est reven... Pas exactement, madame Marquet. -Vous croyez en la réincarnation ? -Té, c’est marrant que tu me dises ça ! -C’est exactement ce que m’a demandé Raphaëlle, la dernière fois... -Que le pouvoir de NoéNaute est une maladie contagieuse, qui saute dans les âges. -C’était pour vous expliquer la théorie du Taulier. +Vous croyez en la réincarnation ? +Té, c’est marrant que tu me dises ça ! +C’est exactement ce que m’a demandé Raphaëlle, la dernière fois... +Que le pouvoir de NoéNaute est une maladie contagieuse, qui saute dans les âges. +C’était pour vous expliquer la théorie du Taulier. Celle de l’incarnation. -C’est bien là-bas. +C’est bien là-bas. Ils y cultivent des vaches et de l’ennui. Avec des roses anglaises. Maman m’a dit qu’il valait mieux pas. Alors faut que je me porcelaine. -Je vais aller vivre à Limoges. -Toi, mon pitchoun, tu vas rentrer à Paris avec moi, va. -Sur le visage de porcelaine d’une rock star craquelée, une larme coule. -Une coulure de thé sur le rose de ses joues anglaises. -De la même simplicité. -De la même évidence. +Je vais aller vivre à Limoges. +Toi, mon pitchoun, tu vas rentrer à Paris avec moi, va. +Sur le visage de porcelaine d’une rock star craquelée, une larme coule. +Une coulure de thé sur le rose de ses joues anglaises. +De la même simplicité. +De la même évidence. Je sais ce que je vais faire de cette fin du monde. *** La fin du monde n’a pas eu lieu. -C’était la dernière apocalypse avant renouvellement des stocks. -Toi lectrice, lecteur, qui m’a reçue comme ta gonzo-narratrice. -Qui a supporté mes manigances, mes menteries et mon syntaxe du genre anarchique. -Je ne voulais pas dire clairement ce qu’il en était de mon choix. -Trois semaines plus tard, Vérand’a et moi sommes en sécurité. +C’était la dernière apocalypse avant renouvellement des stocks. +Toi lectrice, lecteur, qui m’a reçue comme ta gonzo-narratrice. +Qui a supporté mes manigances, mes menteries et mon syntaxe du genre anarchique. +Je ne voulais pas dire clairement ce qu’il en était de mon choix. +Trois semaines plus tard, Vérand’a et moi sommes en sécurité. Je n’ai nullement l’intention de priver quiconque de quoi que ce soit. -Et certainement pas toi d’une réponse. -J’avais un peu perdu espoir de me voir apparaître dans ce tome. +Et certainement pas toi d’une réponse. +J’avais un peu perdu espoir de me voir apparaître dans ce tome. Le dernier chapitre arrivait, et toujours nulle trace de moi. Or j’aime bien cette mise en abyme. -Et ce merveilleux film écrit par Zach Helm, L’incroyable destin de Harrold Crick. -Cet effet pose des questions intéressantes. +Et ce merveilleux film écrit par Zach Helm, L’incroyable destin de Harrold Crick. +Cet effet pose des questions intéressantes. Pourtant je ne me confonds pas avec Pouhiou le Taulier. -Ça ne parle pas de moi, mais d’une image de moi. -C’est même cela mon rôle. -Même si on y donne corps. -Mon rôle est de me laisser écrire. +Ça ne parle pas de moi, mais d’une image de moi. +C’est même cela mon rôle. +Quoi qu’on fasse il ne s’agira que d’une image de moi. +Même si on y donne corps. +Mon rôle est de me laisser écrire. Prendre le temps de ne pas travailler, y sacrifier des allocs assedic. et la laisser prendre la suite. -Qui passe ses week-ends à en parler, à publier, promouvoir, diffuser. -Même des films ça passe pas, ou mal. +Qui passe ses week-ends à en parler, à publier, promouvoir, diffuser. +Même des films ça passe pas, ou mal. Enfin je suis celui qui vit, aussi. -Je suis pas bien différent de toi. +Je suis pas bien différent de toi. Tout cela forme une impression de Pouhiou en toi. Telle la myriade de points qui forment Impression, Soleil Levant de Monet. Le Pouhiou n’existe pas. -J’irais jusqu’à dire que j’assume. -On peut être l’auteur d’une découverte, d’un accident... -Vu comme ça , ça pourrait coller. -Tout ceci est un grand accident que j’aurais déclenché. -C’est là que ça devient intéressant. +J’irais jusqu’à dire que j’assume. +On peut être l’auteur d’une découverte, d’un accident... +Vu comme ça , ça pourrait coller. +Tout ceci est un grand accident que j’aurais déclenché. +C’est là que ça devient intéressant. Dans leurs points de vue... -Je n’y vois pas ma personnalité. -J’y vois les sensations qui m’ont marqué, formant réflexes, goûts et dégoûts. -Tout ce qui soi-disant forge une personnalité... -Cette même personnalité dont la qualité d’existence se compare à celle du Taulier. -À celle des mots qui signent notes et addenda. -Pouhiou n’existe pas, et cette œuvre n’a, littéralement, pas d’auteur. +Je n’y vois pas ma personnalité. +J’y vois les sensations qui m’ont marqué, formant réflexes, goûts et dégoûts. +Tout ce qui soi-disant forge une personnalité... +Cette même personnalité dont la qualité d’existence se compare à celle du Taulier. +À celle des mots qui signent notes et addenda. +Pouhiou n’existe pas, et cette œuvre n’a, littéralement, pas d’auteur. J’en suis le scribe. Le champ de bataille. J’en suis le premier lecteur. Et le premier lecteur. -On est hors du droit et du devoir envers ces écrits. -On est dans la passion, l’envie, l’émotion. -Ce crowdfunding, son succès, reposent sur deux choses simples. -C’est libérateur, de dézinguer le statut d’auteur. -Ça remet à niveau. -Ce roman t’appartient autant qu’à moi. +On est hors du droit et du devoir envers ces écrits. +On est dans la passion, l’envie, l’émotion. +Ce crowdfunding, son succès, reposent sur deux choses simples. +C’est libérateur, de dézinguer le statut d’auteur. +Ça remet à niveau. +Ce roman t’appartient autant qu’à moi. Tout est entre tes mains. -Tu peux me prendre le relais, et écrire un épisode. +Tu peux me prendre le relais, et écrire un épisode. Ou fourcher l’histoire vers ton propre champ de bataille. -Tu peux en faire un film, une chanson, une bande dessinée... -Tu peux librement la partager par email, forum, bookcrossing ou à torrents... +Tu peux en faire un film, une chanson, une bande dessinée... +Tu peux librement la partager par email, forum, bookcrossing ou à torrents... Tu peux fermer ce livre et l’oublier. -Alors, d’égal à égal : merci. -La première phrase de cet épisode m’a été donnée par Pascal Cottin. -NSFWi : cet épisode peut se lire à une main. +Alors, d’égal à égal : merci. +La première phrase de cet épisode m’a été donnée par Pascal Cottin. +NSFWi : cet épisode peut se lire à une main. J’ai honte d’avoir ainsi trahi Edmond. C’est bon, la honte. Elle n’en saisit pas les accents. -Cette métaphore déraillante m’a été proposée par Étienne. +Cette métaphore déraillante m’a été proposée par Étienne. Cet homme n’en finit pas de m’inspirer. -Parce qu’homosexualité et surdité c’est comme les mandats : c’est cumulable. +Parce qu’homosexualité et surdité c’est comme les mandats : c’est cumulable. Ce qui impliquerait que je m’imagine plus gros que je ne le suis. Dois-je prendre cela pour un compliment ou prendre rendez-vous avec un psy ? -alors que je lui proposais un câlin. +alors que je lui proposais un câlin. Et ne reviens pas tant que tu ne l’as pas vu ! Tu me remercieras plus tard. Cette phrase cryptique est l’invention de Goofy. -Ce même Goofy qui est à l’origine du jeu des phrases. -Cassandre n’étant « que » narratrice. -Cette phrase m’a été donnée par Mathias Chomel. -Parce qu’il y a beaucoup de choses intéressantes à apprendre sur les icebergs. +Ce même Goofy qui est à l’origine du jeu des phrases. +Cassandre n’étant « que » narratrice. +Cette phrase m’a été donnée par Mathias Chomel. +Parce qu’il y a beaucoup de choses intéressantes à apprendre sur les icebergs. Et pas que parce que j’en fais partie. -Merci à lui pour l’inspiration. -Histoire de te spoiler la suite : la réponse est non. +Merci à lui pour l’inspiration. +Histoire de te spoiler la suite : la réponse est non. Je ne me souviens de rien. Merci pour l’inspiration ! Pour la marionnette : je confirme. -C’est la même chose que sur scène, en fait... on joue. -Finalement, la seule catastrophe avérée, ce fut le film de Rolland Emmerich. -C’est Babybrarian, bibliothécaire et blogueuse, qui m’a offert cette phrase intensément geek. -Un grand merci à elle pour l’inspiration. +C’est la même chose que sur scène, en fait... on joue. +Finalement, la seule catastrophe avérée, ce fut le film de Rolland Emmerich. +C’est Babybrarian, bibliothécaire et blogueuse, qui m’a offert cette phrase intensément geek. +Un grand merci à elle pour l’inspiration. Et ce paysage imaginaire dans lequel s’inventent des ami-e-s et des jeux. -Croyons à tout en même temps : c’est plus sûr. \ No newline at end of file +Croyons à tout en même temps : c’est plus sûr. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/smartarded_14novembre2013.txt b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/smartarded_14novembre2013.txt index fd223af6..f1d98518 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/smartarded_14novembre2013.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/smartarded_14novembre2013.txt @@ -1,299 +1,299 @@ -Quand t’as eu des hémorroïdes, tu peux plus croire à la réincarnation. -C’est aussi impossible à décrire qu’un bouquet garni. -Ton fondement arqué à tout jamais par cette impression : « hémorroïdes ». -Ce mot divise l’humanité. +Quand t’as eu des hémorroïdes, tu peux plus croire à la réincarnation. +C’est aussi impossible à décrire qu’un bouquet garni. +Ton fondement arqué à tout jamais par cette impression : « hémorroïdes ». +Ce mot divise l’humanité. Ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Ceux qui ne savent pas. -Qui ignorent cette vérité simple : Les hémorroïdes sont l’antithèse de la réincarnation. +Qui ignorent cette vérité simple : Les hémorroïdes sont l’antithèse de la réincarnation. Ce n’est pas tant une question de douleur. -D’intensité de la douleur. -Sur l’échelle des bobos, cette douleur ne doit pas grimper bien haut. -Cette douleur terrasse non pas par sa force, mais par sa géographie. -Elle est placée à l’endroit où il ne faut pas avoir mal. -Où la chatouille rejoint le supplice sans passer par la case fou-rire. +D’intensité de la douleur. +Sur l’échelle des bobos, cette douleur ne doit pas grimper bien haut. +Cette douleur terrasse non pas par sa force, mais par sa géographie. +Elle est placée à l’endroit où il ne faut pas avoir mal. +Où la chatouille rejoint le supplice sans passer par la case fou-rire. Il ne s’agit pas que de la honte... -La gégène que ton rectum a lui-même fait pousser. -Tu développes un réflexe de Pavlov par en dessous. +La gégène que ton rectum a lui-même fait pousser. +Tu développes un réflexe de Pavlov par en dessous. NON tu ne veux pas t’asseoir. -NON tu ne veux pas te mettre en colère. +NON tu ne veux pas te mettre en colère. Le U de la honte. -Je préférerais que ma vie soit un road-movie. -Ah oui : on en veut à ma vie. -À le lire comme ça, ça doit avoir l’air classe... -Mais dans ma réalité c’est pas si romanesque. +Je préférerais que ma vie soit un road-movie. +Ah oui : on en veut à ma vie. +À le lire comme ça, ça doit avoir l’air classe... +Mais dans ma réalité c’est pas si romanesque. Et pourtant, ceci n’est qu’une histoire. -Si tu dois retenir qu’une seule chose, retiens ça : Tout est une histoire. -Un conte, un scénario, une narration. -Le problème, c’est que t’as attaqué le conte par le mauvais bout. -Parce que moi je suis le méchant. -Et ma façon de te tutoyer. -Je t’avais presque mis de mon côté. -C’est normal : c’est comme ça que commencent les bonnes histoires. -Puis ce héros découvre sa quête... et du coup toi aussi, tu la découvres. -Puis on te présente les adjuvants (alliés) et les opposants (ennemis). -Du coup y’a plus qu’à dérouler la narration. -Tout ça c’est du Du racontage d’histoires. -Pour interpréter tes collègues, tes camarades de classe, ta famille... -Tu déformes le monde sous cet angle. -Histoire que, à chaque fois, le héros ce soit toi. -Souvent, dans les opposants, y’en a un qui se dégage du lot. +Si tu dois retenir qu’une seule chose, retiens ça : Tout est une histoire. +Un conte, un scénario, une narration. +Le problème, c’est que t’as attaqué le conte par le mauvais bout. +Parce que moi je suis le méchant. +Et ma façon de te tutoyer. +Je t’avais presque mis de mon côté. +C’est normal : c’est comme ça que commencent les bonnes histoires. +Puis ce héros découvre sa quête... et du coup toi aussi, tu la découvres. +Puis on te présente les adjuvants (alliés) et les opposants (ennemis). +Du coup y’a plus qu’à dérouler la narration. +Tout ça c’est du Du racontage d’histoires. +Pour interpréter tes collègues, tes camarades de classe, ta famille... +Tu déformes le monde sous cet angle. +Histoire que, à chaque fois, le héros ce soit toi. +Souvent, dans les opposants, y’en a un qui se dégage du lot. The bad ass evil vilain. -C’est en général le rôle qu’on aime bien m’attribuer. -Et nous y voilà. +C’est en général le rôle qu’on aime bien m’attribuer. +Et nous y voilà. Rien de tout cela n’est vrai. -Même pas « inspiré de faits réels ». -Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est purement fortuite. -Dernière précision, l’histoire que tu lis est un récit fantastique. +Même pas « inspiré de faits réels ». +Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est purement fortuite. +Dernière précision, l’histoire que tu lis est un récit fantastique. Oui : tu as bien lu. Les autoradios, c’est vraiment pas fait pour les aveugles. -Je le sais, j’y ai veillé. -Pourtant on tente le coup, à l’aveuglette. -Pas sans ôter tes yeux de la route. -Je ferai les touches bien lisses, sans aucune aspérité. -Toutes dans le même plastique que le reste de la façade. -Pour que tu n’aies aucun repère. -Aucun moyen de tâtonner. +Je le sais, j’y ai veillé. +Pourtant on tente le coup, à l’aveuglette. +Pas sans ôter tes yeux de la route. +Je ferai les touches bien lisses, sans aucune aspérité. +Toutes dans le même plastique que le reste de la façade. +Pour que tu n’aies aucun repère. +Aucun moyen de tâtonner. Parce que je ne t’aime pas. Tu N’Y Arriveras Point. -Tu vois ta télécommande favorite ? -Mais si : celle qui a ses touches bien délimitées. -Ces petits boutons en caoutchouc, au grain si différent du reste du plastique. -Ces touches, tu peux les parcourir les yeux bandés. -Comme un corps lascif que tu ne connaîtrais que trop. -Eh bien la façade de ton autoradio sera l’antithèse de cette télécommande. +Tu vois ta télécommande favorite ? +Mais si : celle qui a ses touches bien délimitées. +Ces petits boutons en caoutchouc, au grain si différent du reste du plastique. +Ces touches, tu peux les parcourir les yeux bandés. +Comme un corps lascif que tu ne connaîtrais que trop. +Eh bien la façade de ton autoradio sera l’antithèse de cette télécommande. Tu n’y arriveras pas. -Cet autoradio, je vais lui rétro-éclairer la face. -Que tous ses boutons dégorgent une orgie baroque de bleu geek. +Cet autoradio, je vais lui rétro-éclairer la face. +Que tous ses boutons dégorgent une orgie baroque de bleu geek. Des couleurs qui brouilleront ton regard. -Lâche l’affaire : t’y arriveras pas. -Et c’est grâce à moi. -Tu te rappelles quand je t’ai dit que je suis un méchant ? -Ben nous y voilà. -Pièce à conviction numéro un : mon boulot. -Je suis un ingêneur. -Le premier de mon espèce. +Lâche l’affaire : t’y arriveras pas. +Et c’est grâce à moi. +Tu te rappelles quand je t’ai dit que je suis un méchant ? +Ben nous y voilà. +Pièce à conviction numéro un : mon boulot. +Je suis un ingêneur. +Le premier de mon espèce. Non : il n’y a pas de faute de frappe. -Tu as bien lu « ingêneur ». -J’ai inventé le métier à dix-sept ans, avec ma première création. +Tu as bien lu « ingêneur ». +J’ai inventé le métier à dix-sept ans, avec ma première création. Mon bijou, mon chef-d’œuvre. Un ralentisseur de plastique. -C’est une question d’équilibre. +C’est une question d’équilibre. Donc avoir des frais. -Donc faire un procès à la municipalité. -Et la municipalité, elle ne veut pas de procès. +Donc faire un procès à la municipalité. +Et la municipalité, elle ne veut pas de procès. Donc il lui faut un ralentisseur. -Genre un carré de plastique. +Genre un carré de plastique. Qui se voie, donc rouge. -Rouge, avec un « R » comme dans « Ré-élisez-moi ». +Rouge, avec un « R » comme dans « Ré-élisez-moi ». Du genre de ceux qui aiment bien te pourrir la vie sur Internet. -Et c’est en moi qu’ils l’ont trouvé. +Et c’est en moi qu’ils l’ont trouvé. Pas sur Internet : dans la vraie vie. Ils ont fait de moi un consultant en connardise. Un chieur dans les bottes professionnel. -C’était une demande assez simple, pas trop cher payée. +C’était une demande assez simple, pas trop cher payée. Pour un constructeur qui souhaitait que les commandes au volant te deviennent indispensables. Parce qu’il ne t’aime pas. -c’est lui qui en détient le brevet. -il est très riche maintenant. +c’est lui qui en détient le brevet. +il est très riche maintenant. Et moi, je suis dans cette deux cent cinq pourrie, sur ma nationale miteuse. Assis sur mon coussin, le U de la honte. -À farfouiller vers l’autoradio. +À farfouiller vers l’autoradio. Parce que tu t’en rappelles : tout n’est qu’histoires. -J’ai oublié de mentionner une autre grande vérité : je ne conduis pas. +J’ai oublié de mentionner une autre grande vérité : je ne conduis pas. Assez handicapant, dans une cavale. Du coup, il y a un conducteur. Celui qui me traite de Proust. -Dans la famille des adjuvants, je te présente Fulbert. -Ils ont les mêmes antivols. -Le bruit de l’alarme commence à être loin derrière nous. +Dans la famille des adjuvants, je te présente Fulbert. +Ils ont les mêmes antivols. +Le bruit de l’alarme commence à être loin derrière nous. Faut dire qu’on court vite. Les coups de feu, c’est une autre histoire. Ils nous sifflent d’assez proche. Faut croire qu’on court pas assez vite. -Surtout moi C’est tout Fulbert, ça. -Pourtant on a eu droit à la vraie fusillade, comme dans les films. -Int. jour – Bibliothèque universitaire. -La première détonation retentit, déclenchant au passage le ralenti. -Fulbert me crie un « baisse-toi » avec une voix de ténor sous tétrahydrocannabinol. -Puis il me tire et me traîne vers la sortie. +Surtout moi C’est tout Fulbert, ça. +Pourtant on a eu droit à la vraie fusillade, comme dans les films. +Int. jour – Bibliothèque universitaire. +La première détonation retentit, déclenchant au passage le ralenti. +Fulbert me crie un « baisse-toi » avec une voix de ténor sous tétrahydrocannabinol. +Puis il me tire et me traîne vers la sortie. Moi tenant son bouquin. -Son bouquin déclenchant le portique. +Son bouquin déclenchant le portique. Le portique perdant une ampoule rouge. -Là, je sens le livre m’échapper. +Là, je sens le livre m’échapper. Fulbert l’a repris. -Retour à la vitesse normale. +Retour à la vitesse normale. Le son fait un effet Doppler. -Tout en me traînant et me tirant. -C’est là qu’il me fait un cours sur le magnétisme délateur. -Ça, c’est ma vie. -Et elle s’enchaîne un jour à la fois. -Fin de la séquence. +Tout en me traînant et me tirant. +C’est là qu’il me fait un cours sur le magnétisme délateur. +Ça, c’est ma vie. +Et elle s’enchaîne un jour à la fois. +Fin de la séquence. Il fallait vraiment que tu gardes le bouquin ? -Mais tu sais qu’on la trouve plus, cette édition ? -Le Guide du Routard a attaqué l’éditeur français. -Ils ont dû changer le titre. +Mais tu sais qu’on la trouve plus, cette édition ? +Le Guide du Routard a attaqué l’éditeur français. +Ils ont dû changer le titre. Maintenant on ne trouve plus que du Guide du Voyageur Intergalactique. -Avoue que ça pue trop, non ? -Oui, Fulbert : ça pue. -Ça pue aussi fort que du caca au raifort. -C’est ce que j’aurais dû rétorquer. -Ça le fait rire quand on parle comme des gosses. -Au lieu de ça, j’ai fixé la ruelle, derrière lui. -Ils nous avaient retrouvés. +Avoue que ça pue trop, non ? +Oui, Fulbert : ça pue. +Ça pue aussi fort que du caca au raifort. +C’est ce que j’aurais dû rétorquer. +Ça le fait rire quand on parle comme des gosses. +Au lieu de ça, j’ai fixé la ruelle, derrière lui. +Ils nous avaient retrouvés. Ils nous tenaient en joue au milieu des barres d’immeubles. -Pas besoin de nous encercler : pas moyen d’en réchapper. +Pas besoin de nous encercler : pas moyen d’en réchapper. Alors les cravates jaunes n’allaient pas froisser leur costard. -Si rien n’arrivait, on était foutus. +Si rien n’arrivait, on était foutus. Fin de la pittoresque cavale de la pittoresque paire Fulbert & Enguerrand. -Oui : même nos prénoms sont pittoresques. +Oui : même nos prénoms sont pittoresques. Mais tu le sais bien. Tout n’est qu’histoires. -Là, on a carrément eu droit à un deus ex machina. -Leurs coups de battes ont été précis, directs et efficaces. -Puis il s’est retourné vers nous. +Là, on a carrément eu droit à un deus ex machina. +Leurs coups de battes ont été précis, directs et efficaces. +Puis il s’est retourné vers nous. Vous attendez quoi, les gogols ? -Une invitation à la cave ? +Une invitation à la cave ? On veut du calme, chez nous, pas des guns, compris ? -Bon vous dégagez ou vous attendez la COTOREP ? -Je voulais te décrire Fulbert. -Je vais te la faire très courte. -Fulbert c’est le mec qui me connaît. +Bon vous dégagez ou vous attendez la COTOREP ? +Je voulais te décrire Fulbert. +Je vais te la faire très courte. +Fulbert c’est le mec qui me connaît. deux cent dix grammes. Y’avait que dix racailles ? J’ai cru en compter douze... J’ai perdu deux cent dix grammes, Fulbert. Pas un de plus. -Parce que il me connaît, Fulbert. -Parce que Fulbert il me connaît. -Et il connaît le tarif. vingt et un grammes par tête. -Je t’avais bien dit que t’étais tombé dans un récit fantastique, non ? -Le problème avec les chats, c’est qu’ils se shootent au lézard. -Tu le savais ça ? +Parce que il me connaît, Fulbert. +Parce que Fulbert il me connaît. +Et il connaît le tarif. vingt et un grammes par tête. +Je t’avais bien dit que t’étais tombé dans un récit fantastique, non ? +Le problème avec les chats, c’est qu’ils se shootent au lézard. +Tu le savais ça ? Fulbert et ses petits morceaux de savoir. -Il les collectionne comme certains les timbres ou d’autres les culpabilités. -Et chaque soirée un peu trop arrosée, il les ressort. +Il les collectionne comme certains les timbres ou d’autres les culpabilités. +Et chaque soirée un peu trop arrosée, il les ressort. Il montre sa collection. Parce que sinon le chatounet, il en chope un. -Au début c’est juste comme ça, pour s’amuser... -Sauf que dans ces petites saloperies y’a une molécule qui déchire ton chat. -Qui le défonce grave, le gros flash, tu vois. +Au début c’est juste comme ça, pour s’amuser... +Sauf que dans ces petites saloperies y’a une molécule qui déchire ton chat. +Qui le défonce grave, le gros flash, tu vois. Alors il en chasse d’autres. -Et y chasse plus que ça. -Mais du coup ton chat, il peut pas vivre en bouffant que du lézard. +Et y chasse plus que ça. +Mais du coup ton chat, il peut pas vivre en bouffant que du lézard. Mais y veut plus rien bouffer d’autre. -Alors il commence à devenir anorexique... -Mais c’était pas ça que je voulais te dire. -Parce que le truc qu’ils préfèrent croquer, c’est pas de la souris. -C’est des lézards. -Le salon de l’appart où on se planque sent l’étudiant. -Du genre qui aurait abusé chez Ikéa. +Alors il commence à devenir anorexique... +Mais c’était pas ça que je voulais te dire. +Parce que le truc qu’ils préfèrent croquer, c’est pas de la souris. +C’est des lézards. +Le salon de l’appart où on se planque sent l’étudiant. +Du genre qui aurait abusé chez Ikéa. Fulbert se ressert deux orteils de tariquet. -Les orteils, c’est quand t’as déjà bu tous les doigts. -Et notre hôtesse est là pour nous y encourager. +Les orteils, c’est quand t’as déjà bu tous les doigts. +Et notre hôtesse est là pour nous y encourager. Tu voudrais bien me refaire son coup du chat et de la souris ? Le chat et la souris... C’est la base. -Parce que c’est comme ça que ta pensée fonctionne. -C’est comme ça qu’on la forme, qu’on t’éduque. +Parce que c’est comme ça que ta pensée fonctionne. +C’est comme ça qu’on la forme, qu’on t’éduque. Les « et », les « donc », les « si... alors... Tout est une histoire. Rappel : celle-ci n’est pas vraie. Et si je te demande « Que mangent les chats ? -neuf chances sur dix que tu me répondes « Des souris ! -La bonne réponse, c’est croquettes ou pâté. -Et ça, ça énerve. -C’est le lézard. -On peut plus faire confiance à rien, ma bonne dame. +neuf chances sur dix que tu me répondes « Des souris ! +La bonne réponse, c’est croquettes ou pâté. +Et ça, ça énerve. +C’est le lézard. +On peut plus faire confiance à rien, ma bonne dame. Tu viens de tenter le coup de m’appeler « ma bonne dame »... Fais gaffe, je peux te faire trinquer, hein ! -Si si, à la Tchin-Tchin : avec moi la deuxième paire sera gratuite ! -C’est tout mon Fulbert, ça. -C’est pas seulement qu’il me connaît, le gars. -Le mec sans qui je n’en serais pas là. -La version en négatif, celle qui fait mal aux yeux. -Son vrai prénom il me l’a toujours pas donné. -Alors je lui ai collé celui-là. +Si si, à la Tchin-Tchin : avec moi la deuxième paire sera gratuite ! +C’est tout mon Fulbert, ça. +C’est pas seulement qu’il me connaît, le gars. +Le mec sans qui je n’en serais pas là. +La version en négatif, celle qui fait mal aux yeux. +Son vrai prénom il me l’a toujours pas donné. +Alors je lui ai collé celui-là. Laisse donc, mon petit Fulbert... -Il la connaît la bonne question. -Et il brûle d’envie d’y répondre, le bougre. +Il la connaît la bonne question. +Et il brûle d’envie d’y répondre, le bougre. Faut juste le mettre en condition. -Bonjour, je m’appelle Madame Marquet, et je suis une écouteuse anonyme. +Bonjour, je m’appelle Madame Marquet, et je suis une écouteuse anonyme. Et toi, mon pitchoun, c’est quoi ton histoire ? Elle me tend la Maglite. -Bonjour, je m’appelle Enguerrand Kunismos, et je suis un NoéNaute. -J’aurai quand même réussi à lui faire lever un sourcil. -Un mec qui peut voyager parmi vos idées. -Il y a pire que les gens qui écoutent ce que tu leur dis. +Bonjour, je m’appelle Enguerrand Kunismos, et je suis un NoéNaute. +J’aurai quand même réussi à lui faire lever un sourcil. +Un mec qui peut voyager parmi vos idées. +Il y a pire que les gens qui écoutent ce que tu leur dis. Il y a ceux qui entendent ce que tu voulais leur dire. Miss Marquet est de ces gens. -On a passé la nuit à parler. +On a passé la nuit à parler. Et qui peut les manipuler. Qui se colle par-dessus ta vision du monde. -Avec les idées sous forme de couleurs. +Avec les idées sous forme de couleurs. Et les histoires sous forme de paysage... -...parce que deux pensées qui se donnent la main, ça fait une histoire. -Je sais : ça se fait pas de compléter ainsi les phrases de quelqu’un. +parce que deux pensées qui se donnent la main, ça fait une histoire. +Je sais : ça se fait pas de compléter ainsi les phrases de quelqu’un. Mais il est tard. -Du coup y’a mon côté maîtresse d’école qui ressort. +Du coup y’a mon côté maîtresse d’école qui ressort. Je sais bien, mon pitchoun, je sais bien. -J’ai bien compris que tu peux aller choper une idée dans la... -– non, non, non ne m’aide pas je vais y arriver seule... -Fulbert n’est pas encore complètement mort de fatigue. -En même temps, ça doit lui rappeler des souvenirs. -Fulbert est assez fatigué. +J’ai bien compris que tu peux aller choper une idée dans la... +non, non, non ne m’aide pas je vais y arriver seule... +Fulbert n’est pas encore complètement mort de fatigue. +En même temps, ça doit lui rappeler des souvenirs. +Fulbert est assez fatigué. J’aime bien le verbe « inceptionner ». Et qu’esse tu veux, mon grand. -J’interviens : — Ça, c’est un autre film : vingt et un grammes. +J’interviens : — Ça, c’est un autre film : vingt et un grammes. Pour changer les gens, j’ai deux solutions. -Soit je force leur esprit en leur imposant ma pensée. -Je change l’histoire dans leur tête. -Je pousse une idée en eux. -Mais déplacer cette idée me coûtera son poids : vingt et un grammes. -J’y perdrai vingt et un grammes de graisse à chaque fois. -Eh ben pour la peine t’auras droit à une double ration de brioche. -Répond Fulbert dans un sursaut. -Ce n’est pas que vingt et un grammes, le prix à payer. +Soit je force leur esprit en leur imposant ma pensée. +Je change l’histoire dans leur tête. +Je pousse une idée en eux. +Mais déplacer cette idée me coûtera son poids : vingt et un grammes. +J’y perdrai vingt et un grammes de graisse à chaque fois. +Eh ben pour la peine t’auras droit à une double ration de brioche. +Répond Fulbert dans un sursaut. +Ce n’est pas que vingt et un grammes, le prix à payer. Tiens, je te prends un exemple concret. -Imagine dix jeunes gars qui vivent tranquillement dans l’immeuble de leur cité. +Imagine dix jeunes gars qui vivent tranquillement dans l’immeuble de leur cité. C’est pas un gang. C’est pas des racailles. -Défoulée sur un écran ou enfumée dans une fringale au futur. +Défoulée sur un écran ou enfumée dans une fringale au futur. Une des plus vieilles du monde : On envahit ton territoire. -Se saisir d’un bâton. -C’est l’idée de la course à l’évolution. +Se saisir d’un bâton. +C’est l’idée de la course à l’évolution. Les cravates jaunes sont venues envahir ton territoire. -Et là dix damoiseaux dévoyés déraillent. -Attrapent une batte qui traînait quelque part. -Je crois même en avoir vu un avec un rouleau à pâtisserie. +Et là dix damoiseaux dévoyés déraillent. +Attrapent une batte qui traînait quelque part. +Je crois même en avoir vu un avec un rouleau à pâtisserie. C’est du bois. -Parce qu’au fond de nous, on connaît la nature humaine. +Parce qu’au fond de nous, on connaît la nature humaine. Les cravates jaunes sont une menace sur ton territoire. -On sait comment gagner la course à l’évolution. +On sait comment gagner la course à l’évolution. Donc on sait ce qu’ils sont venus faire. Ce que « envahir » veut dire. -Simple : il n’y a que trois étapes. -il faut éliminer son rival. +Simple : il n’y a que trois étapes. +il faut éliminer son rival. il faut engrosser ses femelles. il faut massacrer son engeance. -dix mecs nous ont défendus. dix idées implantées. -Ça a coûté deux cent dix grammes. +dix mecs nous ont défendus. dix idées implantées. +Ça a coûté deux cent dix grammes. Mais le prix, c’est eux qui vont le payer. Et notre esprit ne supporte pas les actes fortuits, les gestes gratuits. Alors ils vont monter un gang pour justifier leur ratonnade. -Et que les autres auront répondu « ouais. +Et que les autres auront répondu « ouais. Parce qu’il faut toujours qu’on en fasse toute une histoire. -Une grande avancée dans la physique optique. -Mais ça n’arrivera plus. +Une grande avancée dans la physique optique. +Mais ça n’arrivera plus. Leurs vies sont foutues. -À cause de moi. +À cause de moi. Et je m’en cogne. -À bout, cette dernière finit par siffler sous la pression. -Et l’on recommence notre cinéma muet. -Drôle d’heure pour faire du café. -Ce décalage sur la vie urbaine rend ce geste banal mystique, presque cérémonieux. -Nous pulvérisons les précieuses fèves. +À bout, cette dernière finit par siffler sous la pression. +Et l’on recommence notre cinéma muet. +Drôle d’heure pour faire du café. +Ce décalage sur la vie urbaine rend ce geste banal mystique, presque cérémonieux. +Nous pulvérisons les précieuses fèves. Nous faisons bouillir le chaudron. -Nous produisons le précieux nectar et, et... +Nous produisons le précieux nectar et, et... Ce thermos me perturbe. Je lui jette un regard perplexe. Il me le rend. @@ -302,1303 +302,1308 @@ Miss Marquet bataille contre l’ouverture facile d’un paquet de grains. Pour l’instant, C’est l’ouverture facile qui gagne. Et c’est de ma faute. Oui : les ouvertures faciles qui ne facilitent que les internements psychiatriques, c’est bibi. -La première et la dernière jamais inventée. -Or, les paquets de Grand-père (on va dire ça) s’ouvraient toujours aux ciseaux. -Papy craignait de perdre son hégémonie. -Le genre qui te résiste trois plombes avant de tout lâcher d’un coup. -Feu d’artifice caféiné dans ta cuisine. -Puis j’ai demandé à leurs graphistes de faire un joli logo « ouverture facile ». -Un crédible, avec des brevets testés scientifiquement et un petit macaron pour faire mieux. +La première et la dernière jamais inventée. +Or, les paquets de Grand-père (on va dire ça) s’ouvraient toujours aux ciseaux. +Papy craignait de perdre son hégémonie. +Le genre qui te résiste trois plombes avant de tout lâcher d’un coup. +Feu d’artifice caféiné dans ta cuisine. +Puis j’ai demandé à leurs graphistes de faire un joli logo « ouverture facile ». +Un crédible, avec des brevets testés scientifiquement et un petit macaron pour faire mieux. Et rouge, avec un R comme dans « Regardez comme mon ouverture est FACILE ». -Et là papy a voulu jouer au vieux singe. -Un dixième de ce que papé gagnera en plus. -Ce con a accepté. +Et là papy a voulu jouer au vieux singe. +Un dixième de ce que papé gagnera en plus. +Ce con a accepté. Parce qu’il t’a paru tellement meilleur. -C’est tous le même. -C’est le syndrome de l’huître. -C’est toi qui as un problème. -la brique de café. +C’est tous le même. +C’est le syndrome de l’huître. +C’est toi qui as un problème. +Pas la brique de café. Pas le blister du compact disc. -Pas le paquet de pâtes... non... +Pas le paquet de pâtes... non... Ils n’oseraient pas. -Grand-père est devenu encore plus riche. -Dire que j’ai plus un kopeck de ce trésor. -Même pas de quoi acheter un thermos neuf à notre logeuse. +Grand-père est devenu encore plus riche. +Dire que j’ai plus un kopeck de ce trésor. +Même pas de quoi acheter un thermos neuf à notre logeuse. Je n’y tiens plus. Miss Marquet, il faut que je vous pose la question. -Je brandis le thermos comme une pièce à conviction. -Ah mais c’est pas à moi, mon pitchoun ! +Je brandis le thermos comme une pièce à conviction. +Ah mais c’est pas à moi, mon pitchoun ! On n’est pas chez moi, ici ! D’habitude, j’habite dans la conciergerie de mon immeuble parisien. Je le logeais, sur Paris. -Puis il est venu faire le mort ici, quelques années... +Puis il est venu faire le mort ici, quelques années... Elle regarde le thermos. Qui le lui rend bien. -Ah, naine, il est toujours resté un peu étudiant, dans sa tête... +Ah, naine, il est toujours resté un peu étudiant, dans sa tête... Sentiment de panique totale. -Pas vraiment à elle. -Au-dessus du crâne de Miss Marquet les idées dansent une farandole en technicolor. +Pas vraiment à elle. +Au-dessus du crâne de Miss Marquet les idées dansent une farandole en technicolor. Y’a des visages, des noms, des sons de voix... Un point d’interrogation. Fulbert la coupe : — C’est comme les vampires, Miss Marquet. C’est une histoire. Tout n’est qu’histoires. -Tout tombe en place dans sa tête, comme un Tétris. -Sa voix, posée, énonce des constatations comme des couperets. +Tout tombe en place dans sa tête, comme un Tétris. +Sa voix, posée, énonce des constatations comme des couperets. Des couperets aux accents de Provence. -Vous êtes chez moi. +Vous êtes chez moi. Il ne peut rien vous arriver. Dans l’appartement, la tension retombe. -Sauf dans l’environnement de la cafetière italienne qui en profite pour siffler. +Sauf dans l’environnement de la cafetière italienne qui en profite pour siffler. Madame Marquet la retire du feu. Et maintenant il va falloir que vous partiez. Fais-nous un tour. -Oblige machin à faire ci. -Ou truc à faire mi. -Toute une gamme de curiosités malsaines qui enferment les singes savants dans les cirques. +Oblige machin à faire ci. +Ou truc à faire mi. +Toute une gamme de curiosités malsaines qui enferment les singes savants dans les cirques. Le monstre de foire. -De ta poésie comme de ton empathie. -Merci à ta femme, qui prépare les apéros dans la cuisine. -J’aimerais bien savoir à quoi ça ressemble, ces rouages dans ma tête. +De ta poésie comme de ton empathie. +Merci à ta femme, qui prépare les apéros dans la cuisine. +J’aimerais bien savoir à quoi ça ressemble, ces rouages dans ma tête. Tu veux pas savoir combien c’est moche. -Imagine un globe, autour de ta tête. -Des strates et des strates de pensées, raisonnements, et autres histoires bien ancrées. -Tout est connecté, intermêlé, emberlificoté. -Un magma qui bouillonne. « Lire dans les pensées » ça n’existe pas. +Imagine un globe, autour de ta tête. +Des strates et des strates de pensées, raisonnements, et autres histoires bien ancrées. +Tout est connecté, intermêlé, emberlificoté. +Un magma qui bouillonne. « Lire dans les pensées » ça n’existe pas. Autant essayer de lire une soupe. -À la limite, tu peux repérer une éruption dans le bouillon. +À la limite, tu peux repérer une éruption dans le bouillon. Ou un gros morceau de navet. -Allez, tu peux me le dire : à quoi je pense, là maintenant. -Tu veux que je réponde « à un mur de briques ». +Allez, tu peux me le dire : à quoi je pense, là maintenant. +Tu veux que je réponde « à un mur de briques ». Tu fais de gros efforts pour essayer d’y penser. -Mais c’est pas cette idée là qui te surchauffe le chaudron. -Tu repenses à ce pet vaginal devant ton esthéticienne. +Mais c’est pas cette idée là qui te surchauffe le chaudron. +Tu repenses à ce pet vaginal devant ton esthéticienne. Tu te demandes si elle se souviendra. -Parmi les gens à qui je l’ai dit, c’est le couple gagnant. -Trop peur d’être mêlés à mes histoires. +Parmi les gens à qui je l’ai dit, c’est le couple gagnant. +Trop peur d’être mêlés à mes histoires. Y’en a un qui a voulu prendre des notes. -Et un à qui je les envoie. +Et un à qui je les envoie. Et puis, il y a Madame Marquet... -On a un problème, mon pitchoun. +On a un problème, mon pitchoun. Mais les gens que tu fuis ne sont pas trop couillons. -Ils m’ont déjà donné leur numéro, au cas où te me contacterais. -Comment je ferai, alors pour ne pas te dénoncer ? +Ils m’ont déjà donné leur numéro, au cas où te me contacterais. +Comment je ferai, alors pour ne pas te dénoncer ? Non mais Miss Marquet, ils pourront pas vous... Je sais, mon petit Fulbert. -Vous croyez déjà à la moindre histoire qu’on pourrait vous raconter. -Si c’est vrai dans ta tête, c’est vrai dans ta vie, non ? -Justement : vous êtes ouverte à chaque nouvelle pensée. -Donc du coup, les idées ont beaucoup de mal à accrocher sur vous. -Ça fait longtemps que je ne l’avais pas vu rire. -Ça lui va bien. -Il rit des trois mois passés à tout m’apprendre, en loucedé. -Trois mois à angoisser de se faire choper. +Vous croyez déjà à la moindre histoire qu’on pourrait vous raconter. +Si c’est vrai dans ta tête, c’est vrai dans ta vie, non ? +Justement : vous êtes ouverte à chaque nouvelle pensée. +Donc du coup, les idées ont beaucoup de mal à accrocher sur vous. +Ça fait longtemps que je ne l’avais pas vu rire. +Ça lui va bien. +Il rit des trois mois passés à tout m’apprendre, en loucedé. +Trois mois à angoisser de se faire choper. Il rit les deux semaines de cavale qu’on vient de se farcir. Les heures de conduites. -Les nuits paranoïaques dans des Formule un pourris. +Les nuits paranoïaques dans des Formule un pourris. Faut vraiment que je coupe la visualisation. -Décocher le calque « monde des idées ». -Quand je suis fatigué, je vois tout, je vois trop. +Décocher le calque « monde des idées ». +Quand je suis fatigué, je vois tout, je vois trop. Madame Marquet attend respectueusement que Fulbert ait fini de rire, avant de reprendre. -Des sourires naissent au ralenti sur nos lèvres. +Mes chérubins, il n’y a pas que la manipulation mentale, dans la vie. +Des sourires naissent au ralenti sur nos lèvres. Allez mon pitchoun, tu me laisses passer deux coups de fil. -Un qui va t’aider, et un pour te dénoncer. -Ensuite, je vous dirai vers où prendre la route pour la prochaine étape. -Elle me tend une main bagousée de gros morceaux de plastique aux couleurs vives. +Un qui va t’aider, et un pour te dénoncer. +Ensuite, je vous dirai vers où prendre la route pour la prochaine étape. +Elle me tend une main bagousée de gros morceaux de plastique aux couleurs vives. Fulbert acquiesce du regard. -Je regarde la main ridée. +Je regarde la main ridée. Une main pleine de ressources. Minuit sur le parking d’un sex-shop. -On dirait une sale blague d’étudiant rugbypède plein de bière. -Pour parler cul entre Carrefour et Ikéa. +On dirait une sale blague d’étudiant rugbypède plein de bière. +Pour parler cul entre Carrefour et Ikéa. Sentir des gels de silicone entre Mc Do et Toys Are Us. -À minuit y’a pas un chat. -Il se fige, glacé, regardant par la vitre derrière mon épaule. -Il y a quelqu’un derrière moi. -Je vais me retourner lentement et je vais apercevoir quelqu’un derrière moi. +À minuit y’a pas un chat. +Il se fige, glacé, regardant par la vitre derrière mon épaule. +Il y a quelqu’un derrière moi. +Je vais me retourner lentement et je vais apercevoir quelqu’un derrière moi. Je vais me retourner dans le calme et... -Ok je m’attendais à quelqu’un, mais pas à ça. -La première chose que tu vois de Raphaëlle, c’est son sourire. +Ok je m’attendais à quelqu’un, mais pas à ça. +La première chose que tu vois de Raphaëlle, c’est son sourire. Comme pour le chat d’Alice au Pays des Merveilles. -Elle parle d’un air enjoué, en farfouillant dans sa besace. -Et c’est donc toi Enguerrand –et là c’est ton vrai prénom. +Elle parle d’un air enjoué, en farfouillant dans sa besace. +Oh si vous aviez vu vos têtes, z’étiez trop choux tous les deux... +Et c’est donc toi Enguerrand –et là c’est ton vrai prénom. Du coup tes parents ils sont cruels ou juste Bretons ? Les deux, roh dur...– bref Enguerrand c’est toi qui peux voir les... Tu pourrais mettre ta vision ON et me regarder, juste pour... Oh il l’a fait ! Si, si, regarde mon Fufu : il l’a fait. -Oh à propos, voilà c’est pour vous, une chacun, on ne sait jamais. -Elle tend à chacun une enveloppe dodue qu’elle a puisé dans sa besace. +Oh à propos, voilà c’est pour vous, une chacun, on ne sait jamais. +Elle tend à chacun une enveloppe dodue qu’elle a puisé dans sa besace. Du temps en plus. Ces enveloppes sont remplies de faux papiers. Certainement pas de papiers officiels, non. -Pas de permis de conduire, carte d’identité... non. +Pas de permis de conduire, carte d’identité... non. Le kit complet du parfait petit cavaleur. Des cartes Pass remplies de bons d’achat. -Des cartes de fidélité Leclerc. -Dans ces enveloppes, il y a tout un réseau de personnes entrées en résistance. +Des cartes de fidélité Leclerc. +Dans ces enveloppes, il y a tout un réseau de personnes entrées en résistance. Des mamies qui collectent des points. -Des fonctionnaires à l’âme rebelle. -Des caissiers qui bidouillent des cartes de fidélité. -Un réseau qui vient en aide aux plus rejetés de notre société. +Des fonctionnaires à l’âme rebelle. +Des caissiers qui bidouillent des cartes de fidélité. +Un réseau qui vient en aide aux plus rejetés de notre société. Ceux qu’on doit pas retrouver. -Celles qui embrassent la clandestinité. -Heureusement qu’un tel réseau n’existe pas. +Celles qui embrassent la clandestinité. +Heureusement qu’un tel réseau n’existe pas. Heureusement que tu ne dois pas croire en tout cela. Car ce n’est rien qu’une histoire. -Sinon, ça ferait peur, hein ? +Sinon, ça ferait peur, hein ? Nous, on regarde ces enveloppes comme le messie. -Une cavale, ça coûte cher. -Et dès que tu puises des sous, on te retrouve. -Donc tu t’épuises. -Quatre mastards en sortent, revolver à la main et cravate jaune au vent. -Elle parle d’une voix aigüe. +Une cavale, ça coûte cher. +Et dès que tu puises des sous, on te retrouve. +Donc tu t’épuises. +Quatre mastards en sortent, revolver à la main et cravate jaune au vent. +Elle parle d’une voix aigüe. Vous avez fait attendre la Laly. -Mais la Laly vous a retrouvés. +Mais la Laly vous a retrouvés. Allez mes mignons, on se brosse les dents, une histoire et au lit ! -Elle a une voix à faire crisser les tableaux noirs. +Elle a une voix à faire crisser les tableaux noirs. Et une pomme d’Adam. -Derrière nous, Raphaëlle semble ravie. +Derrière nous, Raphaëlle semble ravie. Elle nous lance un regard. -La Marquet ne vous a pas dénoncés à eux. -Elle me les a envoyés à moi. +La Marquet ne vous a pas dénoncés à eux. +Elle me les a envoyés à moi. Ceci n’est pas une histoire, c’est la vie. -Dans une histoire, tout est lié en une jolie ligne qui se suit. +Dans une histoire, tout est lié en une jolie ligne qui se suit. Voici quelques points de la vie de Pouhiou, auteur. -À un moment, il y a le Ying-King. +À un moment, il y a le Ying-King. Le Yi-King est un des plus anciens ouvrages connus. -À un moment, il y a l’envie de twitter un roman. -Une histoire ou le héros parlerait cent quarante caractères à la fois. -Avec plusieurs personnages qui lui répondent. +À un moment, il y a l’envie de twitter un roman. +Une histoire ou le héros parlerait cent quarante caractères à la fois. +Avec plusieurs personnages qui lui répondent. Avec la date et l’heure sur chaque phrase. -Et surtout, surtout, avec des Pour leur côté expressionniste. -À un moment, je relis Monstres Invisibles de Chuck Palahniuk. -Un roman-je road-moviesque, où les révélations sont légion. -À un moment j’abandonne l’idée d’écrire un livre sous Twitter. -Ça pousse trop au crime de la formule pour la formule. +Et surtout, surtout, avec des Pour leur côté expressionniste. +À un moment, je relis Monstres Invisibles de Chuck Palahniuk. +Un roman-je road-moviesque, où les révélations sont légion. +À un moment j’abandonne l’idée d’écrire un livre sous Twitter. +Ça pousse trop au crime de la formule pour la formule. Mais pas celle des hashtags. -Ni celle d’écrire de façon numérique. +Ni celle d’écrire de façon numérique. C’est en toute inconscience que j’agis le mieux. -Je me suis lancé sans filet. -C’est là que les points ont commencé à se relier. +Je me suis lancé sans filet. +C’est là que les points ont commencé à se relier. Avec le Yi-King, j’ai huit livres. huit chapitres par livre. -Imaginons huit épisodes par chapitre. +Imaginons huit épisodes par chapitre. Au lieu de mille six cents mots par jour, faisons-en huit cents. -Un épisode par jour, quatre jours par semaine. -Le cinquième on débriefe, on addendume. +Un épisode par jour, quatre jours par semaine. +Le cinquième on débriefe, on addendume. Un article par jour, c’est un blog. -Et qui publie chaque jour à dix-septhvingt-huit (quatre-vingt-huithquatre-vingt-huit = quatre-vingt-neufhvingt-huit = 3x24h + dix-septhvingt-huit). -Si tu dois chercher un responsable à ce roman : blâme donc le chiffre huit. +Et qui publie chaque jour à dix-septhvingt-huit (quatre-vingt-huithquatre-vingt-huit = quatre-vingt-neufhvingt-huit = 3x24h + dix-septhvingt-huit). +Si tu dois chercher un responsable à ce roman : blâme donc le chiffre huit. Photoshop est le logiciel pour trafiquer les photos des cousins. -Il se nourrit exclusivement de quarts de cheveux, points godwin et autres mouches sodomisées. +Il se nourrit exclusivement de quarts de cheveux, points godwin et autres mouches sodomisées. Sauf quand elle le devient. -Ça veut dire « ralenti » en langage de cinéphile qui veut se la péter. -On pourrait traduire ça par « Le B-A-BA du racontage d’histoires. -Et le storytelling y est une matière qu'on étudie religieusement. -Voire une religion qu'on modèle studieusement. -Ou de relâchements gazeux. +Ça veut dire « ralenti » en langage de cinéphile qui veut se la péter. +On pourrait traduire ça par « Le B-A-BA du racontage d’histoires. +Et le storytelling y est une matière qu'on étudie religieusement. +Voire une religion qu'on modèle studieusement. +Ou de relâchements gazeux. L'un n'excluant pas l'autre. dans ton cul est l’acronyme de « Dans Ton Cul ». J’ose croire que l’Histoire leur donnera raison. -Cela ne veut pas dire que c'est intéressant. -D'où la création de l'acronyme de « On S'En Fout », à savoir « OSEF. -Il faut croire que des cow-boys pédés, c'est subversif. -À savoir « Efface et rembobine / car j’ai changé d’avis ». +Cela ne veut pas dire que c'est intéressant. +D'où la création de l'acronyme de « On S'En Fout », à savoir « OSEF. +Il faut croire que des cow-boys pédés, c'est subversif. +À savoir « Efface et rembobine / car j’ai changé d’avis ». Enguerrand n'est qu'un personnage, et il te ment. Les Malpolis, ce sont des gens biens. -C’est un instant fragile, éphémère. +C’est un instant fragile, éphémère. Ceci n’est pas une histoire vraie. Mais c’est vrai que Fulbert a un beau cul. -Un fessier beau comme du bois de hêtre. -Dur comme la fonte d’un poêle. +Un fessier beau comme du bois de hêtre. +Dur comme la fonte d’un poêle. Et qui me chauffe les sangs mieux qu’un feu de bois. -Même sous la neige. -Mais la neige n’est pas vraie, ce n’est qu’un décor. +Même sous la neige. +Mais la neige n’est pas vraie, ce n’est qu’un décor. Rien de tout ceci n’est vrai. Le cul de Fulbert. -Mais ne te mets surtout pas à croire que cette histoire soit vraie. -Comme si un ingêneur, ça pouvait exister. -Comme s'il y avait des NoéNautes, et un monde des idées... -Plus effrayant encore : comme si Madame Marquet pouvait être réelle... -Qu’elle ait assez de contacts pour nous envoyer vers quelqu’une comme Raphaëlle. -Et Raphaëlle ne peut pas être une vraie personne. -Pas d’après ce que j’ai vu. -Pas de sphère de magma multicolore. -Sa sphère à elle était toute petite. -Plus tu la regardes, et plus tu peux finir aveuglé. -Et ça, on sait très bien que ça ne peut pas exister. -Quand Raphaëlle est descendue. -Quand Fulbert a décollé pied au plancher. -Une lumière semblant venir de Raphaëlle. -La même que dans ses idées. -Une lumière de jugement dernier. -Genre bombe nucléaire au ciné. +Mais ne te mets surtout pas à croire que cette histoire soit vraie. +Comme si un ingêneur, ça pouvait exister. +Comme s'il y avait des NoéNautes, et un monde des idées... +Plus effrayant encore : comme si Madame Marquet pouvait être réelle... +Qu’elle ait assez de contacts pour nous envoyer vers quelqu’une comme Raphaëlle. +Et Raphaëlle ne peut pas être une vraie personne. +Pas d’après ce que j’ai vu. +Pas de sphère de magma multicolore. +Sa sphère à elle était toute petite. +Plus tu la regardes, et plus tu peux finir aveuglé. +Et ça, on sait très bien que ça ne peut pas exister. +Quand Raphaëlle est descendue. +Quand Fulbert a décollé pied au plancher. +Une lumière semblant venir de Raphaëlle. +La même que dans ses idées. +Une lumière de jugement dernier. +Genre bombe nucléaire au ciné. Pour aller se cacher. -Je ne dirai pas où on est. -On se gèle sur une plage, à Barcelone. -On est à Paris, à Limoges, à Bordeaux. +Je ne dirai pas où on est. +On se gèle sur une plage, à Barcelone. +On est à Paris, à Limoges, à Bordeaux. Non : on est sous la neige, c’est vrai. -Sinon ce fessier beau à bois fendre ne peut pas exister. +Sinon ce fessier beau à bois fendre ne peut pas exister. Les trois quarts de l’Europe sont sous la neige donc nous aussi. Quelques jours plus tard, il y a autre chose que je sais. -Madame Marquet a cru que c’était vrai. -Elle nous a crus, elle nous a aidés. -Et quelques jours plus tard, sur le web, je tombe sur ce cliché. -La photo montre des coussins rouges, pris dans la glace du canal gelé. -Juste à côté de là où Miss Marquet nous a hébergés. -Ces coussins viennent d’un canapé. -Du canapé qui a accueilli le cul de Fulbert. -D’un canapé rouge Ektorp. -Sauf que là je m’embrouille. +Madame Marquet a cru que c’était vrai. +Elle nous a crus, elle nous a aidés. +Et quelques jours plus tard, sur le web, je tombe sur ce cliché. +La photo montre des coussins rouges, pris dans la glace du canal gelé. +Juste à côté de là où Miss Marquet nous a hébergés. +Ces coussins viennent d’un canapé. +Du canapé qui a accueilli le cul de Fulbert. +D’un canapé rouge Ektorp. +Sauf que là je m’embrouille. Miss Marquet n’est pas plus vraie que le reste de cette histoire. Il est essentiel que tu sois futile. En train de manger du fromage de Bethmale. Une tome de Camargue. Non : cette histoire est un conte qui a son auteur. -Pour qu’il signe ce que je lui écrirais. -Voire qu’il retouille dans mes phrases, après. -T’imagines, si c’était possible, le danger dans lequel tu serais ? +Pour qu’il signe ce que je lui écrirais. +Voire qu’il retouille dans mes phrases, après. +T’imagines, si c’était possible, le danger dans lequel tu serais ? Alors ne crois en rien. Ceci n’est pas une histoire vraie. -Ceci n’est même pas une bonne histoire, à bien y songer... +Ceci n’est même pas une bonne histoire, à bien y songer... Dans une bonne histoire, tu aurais un sens auquel te raccrocher. Une bonne histoire aurait sa logique. -Une vraie histoire aurait eu un vrai début, déjà. -Elle t’aurait pas largué comme ça en plein milieu d’une cavale. +Une vraie histoire aurait eu un vrai début, déjà. +Elle t’aurait pas largué comme ça en plein milieu d’une cavale. J’en ai un, remarque. -Je me rappelle très bien du jour où tout à commencé. +Je me rappelle très bien du jour où tout à commencé. Mais maintenant que je suis au calme, je vais pouvoir t’expliquer. -Retour sur le jour J. Celui où « tout a basculé ». +Retour sur le jour J. Celui où « tout a basculé ». Le jour de ma mort. -Je me souviens très bien du jour où je suis mort. -C’était un lundi. +Je me souviens très bien du jour où je suis mort. +C’était un lundi. La chanson c’est le mercredi. Et le vendredi c’est pas elle. Ce serait la classe. -Tu veux plus de détails ? -Le pied est lourd sur l’accélérateur. -Intimidé par la vitesse, le paysage choisit de se flouter dans sa fenêtre. -Au premier plan, une main farfouille devant des lumières bleues. -La focale floute la main pour montrer à l’arrière-plan une façade d’autoradio. +Tu veux plus de détails ? +Le pied est lourd sur l’accélérateur. +Intimidé par la vitesse, le paysage choisit de se flouter dans sa fenêtre. +Au premier plan, une main farfouille devant des lumières bleues. +La focale floute la main pour montrer à l’arrière-plan une façade d’autoradio. Ouais, t’as clairement l’impression que l’autoradio se fout de ta gueule. Et t’as pas tort. -Une bouche se pince, frustrée. -Le plan s’élargit. +Une bouche se pince, frustrée. +Le plan s’élargit. Pour montrer le pare-brise. -Et le mur qui vient à ta rencontre. -Et les cheveux qui se relèvent et l’aperçoivent. -De t’esbaudir à grands coups de CGE. -Imagine la caméra à la place du mort. -Elle filme la terreur qui s’étend au ralenti sur mon visage. -D’un coup, la caméra est bousculée par la droite. -La première chose qui me passe par le crâne, c’est le pare-brise. -Qui vole en éclats. +Et le mur qui vient à ta rencontre. +Et les cheveux qui se relèvent et l’aperçoivent. +De t’esbaudir à grands coups de CGE. +Imagine la caméra à la place du mort. +Elle filme la terreur qui s’étend au ralenti sur mon visage. +D’un coup, la caméra est bousculée par la droite. +La première chose qui me passe par le crâne, c’est le pare-brise. +Qui vole en éclats. Miroitants devant tes yeux. -Tu me suis dans ma lancée. -On a traversé les bris. -Le vent fouette au ralenti mon visage curieusement détendu. +Tu me suis dans ma lancée. +On a traversé les bris. +Le vent fouette au ralenti mon visage curieusement détendu. Fait s’envoler une goutte de sang. -Image de pureté et d’innocence. -Sur ta gauche la voiture soulève son train arrière pour décharger son inertie. -Sur ta droite le mur de béton ferme l’image. -Au fond des zoziaux gazouillent bucoliquement dans un décor d’Épinal forcément photoshoppé. -Histoire de créer un beau contraste quand le plan se finit sur un CHOC. +Image de pureté et d’innocence. +Sur ta gauche la voiture soulève son train arrière pour décharger son inertie. +Sur ta droite le mur de béton ferme l’image. +Au fond des zoziaux gazouillent bucoliquement dans un décor d’Épinal forcément photoshoppé. +Histoire de créer un beau contraste quand le plan se finit sur un CHOC. Bruits sourds et spongieux. -Long plan sur le corps qui glisse très lentement à terre. -Toutes les conventions narratives et cinématographiques sont formelles. -C’est la règle sacrée. -Une des grandes lois secrètes du septième art. +Long plan sur le corps qui glisse très lentement à terre. +Toutes les conventions narratives et cinématographiques sont formelles. +C’est la règle sacrée. +Une des grandes lois secrètes du septième art. Sauf que c’est pas vraiment ce que j’ai vu. -La première chose que j’ai vue, c’était ma douleur. +La première chose que j’ai vue, c’était ma douleur. Juste devant moi, une petite boule rouge vif. Si vif qu’il te rappelle que le magenta n’est pas du rose. -Puis j’ai vu quelques sphères de couleurs, disséminées autour de moi. -Des sphères surmontées d’entonnoirs transparents. +Puis j’ai vu quelques sphères de couleurs, disséminées autour de moi. +Des sphères surmontées d’entonnoirs transparents. Des entonnoirs qui s’ouvraient vers une mer de couleurs. -C’est la première chose que j’ai vue. +C’est la première chose que j’ai vue. Puis j’ai ouvert les yeux. -J’ai emmerdé les gens toute ma vie. -C’est même comme ça que je la gagnais. +J’ai emmerdé les gens toute ma vie. +C’est même comme ça que je la gagnais. Et je la gagnais bien. -J’ai passé mes premiers temps de cadavre à crier. -Plutôt vigoureusement, pour un mort. +J’ai passé mes premiers temps de cadavre à crier. +Plutôt vigoureusement, pour un mort. Pas trop mal pour un emmerdeur. -Sérieusement : c’était mon activité principale. -Je criais à la douleur. -Je criais aux têtes cachées dans leurs sphères de couleurs. -Je criais aux idées, aux images, aux intuitions qui m’assaillaient. +Sérieusement : c’était mon activité principale. +Je criais à la douleur. +Je criais aux têtes cachées dans leurs sphères de couleurs. +Je criais aux idées, aux images, aux intuitions qui m’assaillaient. Un « A », long et guttural. Celui qui vient des tripes. Celui qui commence le mot angoisse. pendant qu’on me trifouille le bras. entre deux naufrages chimiques de ma conscience. -devant les nerfs à vifs qui me fusillent du regard. -Il s’avère que l’angoisse librement partagée est rarement appréciée. -Sauf quand on l’échange au compte-gouttes. -Dans la bulle aseptisée d’une relation. -Il s’avère que nous ne sommes pas libres de crier. -Pas sans que quelqu’un essaie de t’amadouer. « Arrêtez, faites-le pour moi ». +devant les nerfs à vifs qui me fusillent du regard. +Il s’avère que l’angoisse librement partagée est rarement appréciée. +Sauf quand on l’échange au compte-gouttes. +Dans la bulle aseptisée d’une relation. +Il s’avère que nous ne sommes pas libres de crier. +Pas sans que quelqu’un essaie de t’amadouer. « Arrêtez, faites-le pour moi ». Ou de te tromper. « Allez, c’est fini maintenant ». -De te corrompre. « Si vous arrêtez, je vous donne du chocolat. +De te corrompre. « Si vous arrêtez, je vous donne du chocolat. Tout ce que vous voulez ». - Je ne me débattais pas. -Je n’étais pas un danger, je n’étais plus en danger. +Je ne me débattais pas. +Je n’étais pas un danger, je n’étais plus en danger. C’est juste que... je criais. Si quelqu’un me mettait la main sur la bouche, je continuais, tout simplement. -Main baveuse et son étouffé. -Il s’avère que nous ne sommes pas libres de crier. -J’ai eu droit à la matraque des compagnies républicaines de sécurité. -Entre deux sommeils artificiels les sphères de couleurs se sont mises à chanter. -À projeter des mots. +Main baveuse et son étouffé. +Il s’avère que nous ne sommes pas libres de crier. +J’ai eu droit à la matraque des compagnies républicaines de sécurité. +Entre deux sommeils artificiels les sphères de couleurs se sont mises à chanter. +À projeter des mots. Alors je redoublais mes cris. Je t’imagine penser d’ici. -Pas besoin d’être NoéNaute pour deviner ce que tu crois. -Je t’entends jusque dans mon gîte. -Ma chambre d’hôte. -Tu es persuadé que je criais ma peur de la mort. -Tu viens de te trouver une raison à mes cris. +Pas besoin d’être NoéNaute pour deviner ce que tu crois. +Je t’entends jusque dans mon gîte. +Ma chambre d’hôte. +Tu es persuadé que je criais ma peur de la mort. +Tu viens de te trouver une raison à mes cris. Va pas chercher une raison. -Mon cri était primal, animal. +Mon cri était primal, animal. Mais ta gueule, ferme ta gueule ! -Et ce que j’ai vu me l’a coupé. -Les couleurs autour de sa tête ont dansé pour former des lettres. -D’un noir brûlant. +Et ce que j’ai vu me l’a coupé. +Les couleurs autour de sa tête ont dansé pour former des lettres. +D’un noir brûlant. En lettres de feu obscur. -Parce qu’il a cligné de l’œil. +Parce qu’il a cligné de l’œil. En lettres de feu. -Ce message était si incongru qu’il a su se faire écouter. -Le cri continu s’est mué en souffle dans ma gorge échauffée. -Qui ont formé d’autres mots, moins urgents. +Ce message était si incongru qu’il a su se faire écouter. +Le cri continu s’est mué en souffle dans ma gorge échauffée. +Qui ont formé d’autres mots, moins urgents. Mais tout aussi intrigants. -Toutes ces couleurs autour de ma tête te cachent mes yeux. +Toutes ces couleurs autour de ma tête te cachent mes yeux. Essaie de me regarder dans les yeux. Concentre-toi sur mes yeux. -Je me suis concentré. -Les mots et les couleurs ont commencé à s’évaporer. +Je me suis concentré. +Les mots et les couleurs ont commencé à s’évaporer. J’ai vu des yeux. -Avec un visage autour, un visage très attentif. -J’ai aussi vu que j’étais dans une chambre d’hôpital. +Avec un visage autour, un visage très attentif. +J’ai aussi vu que j’étais dans une chambre d’hôpital. J’ai vu tout ce qui m’entourait. -Lit, membres plâtrés, cathéter, infirmier... +Lit, membres plâtrés, cathéter, infirmier... Techniquement, je ne suis mort que quatre-vingt-huit secondes. Cerveau en roue libre. -Le monde des idées. -Toutes ces hallucinations effrayantes pour lesquelles je n’avais aucune espèce d’explication. +Le monde des idées. +Toutes ces hallucinations effrayantes pour lesquelles je n’avais aucune espèce d’explication. Il ne pouvait pas y avoir d’autre solution. -J’étais mort et le faucheur ne s’en était pas aperçu. +J’étais mort et le faucheur ne s’en était pas aperçu. Et l’infirmier me regardait. Moi c’est Martin. -Suite à tes vocalises, ils te shootent avec un antipsychotique. -Un médicament qui t’empêche d’halluciner. -Ça te gêne pas si je prends la télécommande ? +Suite à tes vocalises, ils te shootent avec un antipsychotique. +Un médicament qui t’empêche d’halluciner. +Ça te gêne pas si je prends la télécommande ? Y’a une rediff de C’est Pas Sorcier. Le nom le plus commun en France. Quel manque d’imagination, quand j’y repense. Je le regardais faire son innocent pendant que la vie reprenait ses marques. -C’est vrai qu’il a une tronche à s’appeler Fulbert. -J’aurais jamais dû t’écrire mon histoire comme ça. -J’aurais dû le faire comme une vraie histoire. -Tout te raconter au passé. -Et à la troisième personne. -La neige s’est calmée. +C’est vrai qu’il a une tronche à s’appeler Fulbert. +J’aurais jamais dû t’écrire mon histoire comme ça. +J’aurais dû le faire comme une vraie histoire. +Tout te raconter au passé. +Et à la troisième personne. +La neige s’est calmée. On est sortis se ravitailler. Ils ne nous trouveront pas. -Et à tout ce qui s’en est suivi. -Que ma vie d’avant n’était plus. -Mon père pleurant sa poule aux œufs d’or, son petit génie d’ingêneur. -Héritant de l’argent du café. -Je les ai toujours suspectés de baiser ensemble. -Mon hétéro de père et son minet d’associé plus jeune que moi. -La vérité, j’ai jamais voulu la connaître : après, je visualise. -Mais ils pleurent, aux côtés des quelques connaissances qui ont jalonné ma courte vie. +Et à tout ce qui s’en est suivi. +Que ma vie d’avant n’était plus. +Mon père pleurant sa poule aux œufs d’or, son petit génie d’ingêneur. +Héritant de l’argent du café. +Je les ai toujours suspectés de baiser ensemble. +Mon hétéro de père et son minet d’associé plus jeune que moi. +La vérité, j’ai jamais voulu la connaître : après, je visualise. +Mais ils pleurent, aux côtés des quelques connaissances qui ont jalonné ma courte vie. Ils pleurent en chœur autour de ma tombe. Imagine que tu aies un accident. -Un phare qui s’allume dans la sphère des idées. -Bref : ils m’ont trouvé. +Un phare qui s’allume dans la sphère des idées. +Bref : ils m’ont trouvé. Ils se sont servis de l’accident pour me faire passer pour mort. -Ils se sont servis de leurs connexions pour me forger une nouvelle identité. -Ils se sont servis de Fulbert pour m’éduquer. -Et une pilule délavée glisse de ma langue à sa main. -C’est Martin-Fulbert qui me l’a expliqué. -Tout le monde peut se mettre à voir les idées qui dansent. -Les histoires qui se nouent dans nos têtes. +Ils se sont servis de leurs connexions pour me forger une nouvelle identité. +Ils se sont servis de Fulbert pour m’éduquer. +Et une pilule délavée glisse de ma langue à sa main. +C’est Martin-Fulbert qui me l’a expliqué. +Tout le monde peut se mettre à voir les idées qui dansent. +Les histoires qui se nouent dans nos têtes. Il faut s’y autoriser. S’y laisser aller. Parce que ton cerveau ne va pas se laisser faire. -Ce doit être un truc de survie de l’espèce. -toujours un prédateur pour venir te croquer. -Alors ton cerveau a évolué. -Il a appris à ignorer l’extraordinaire. +Ce doit être un truc de survie de l’espèce. +Y’a toujours un prédateur pour venir te croquer. +Alors ton cerveau a évolué. +Il a appris à ignorer l’extraordinaire. Ceci n’est qu’une main. Qu’un brin d’herbe. -Ne pense pas à tous les muscles mis en branle pour monter une marche. -Donc tes neurones bossent pour pas que tu voies le monde des idées. +Ne pense pas à tous les muscles mis en branle pour monter une marche. +Donc tes neurones bossent pour pas que tu voies le monde des idées. Avec des couleurs en plus des vraies couleurs. -Quand tu es NoéNaute, t’as plus trop le choix. -trucage, et tu le connais. -Donc tu vois les pensées. +Quand tu es NoéNaute, t’as plus trop le choix. +Y’a trucage, et tu le connais. +Donc tu vois les pensées. En plus du vrai monde. -Tu as tellement accès à ces informations qu’elles te font mal au crâne. -Alors tu apprends à te protéger. -À te concentrer pour retrouver le monde normal. -Celui où l’herbe n’est que de l’herbe. -L’halopéridol t’empêche d’halluciner. -Et vu ton état, vaut mieux y aller en douceur. -Soyons francs : même dans un hôpital, la bave froide, c’est crade. -Et toi, Martin, ça te dérange pas trop de gober mes antipsychotiques ? -Mon pauvre Enguerrand : tu crois vraiment que je suis un NoéNaute, comme toi ? -Je ne suis qu’un Noétien, moi... -C’est un cran en dessous du NoéNaute. +Tu as tellement accès à ces informations qu’elles te font mal au crâne. +Alors tu apprends à te protéger. +À te concentrer pour retrouver le monde normal. +Celui où l’herbe n’est que de l’herbe. +L’halopéridol t’empêche d’halluciner. +Et vu ton état, vaut mieux y aller en douceur. +Soyons francs : même dans un hôpital, la bave froide, c’est crade. +Et toi, Martin, ça te dérange pas trop de gober mes antipsychotiques ? +Mon pauvre Enguerrand : tu crois vraiment que je suis un NoéNaute, comme toi ? +Je ne suis qu’un Noétien, moi... +C’est un cran en dessous du NoéNaute. En d’autres termes : une cravate jaune, quoi. Jamais ils ne nous trouveront. Nous sommes au cœur du pays de la choucroute. -Chaque matin, on se lève pour découvrir une nouvelle vue époustouflante. -Chaque matin, la nature a mis une nouvelle robe pour mieux nous séduire. +Chaque matin, on se lève pour découvrir une nouvelle vue époustouflante. +Chaque matin, la nature a mis une nouvelle robe pour mieux nous séduire. Nous sommes au pied du Jura. -Mon entraînement quotidien commence par de grandes tartines de miel. -De confiture de châtaigne. -Allez, une bouchée pour Fufu... -Mais il le sait déjà. -Allez, une bouchée pour Martin... -Les entraînements d’après l’enterrement. +Mon entraînement quotidien commence par de grandes tartines de miel. +De confiture de châtaigne. +Allez, une bouchée pour Fufu... +Mais il le sait déjà. +Allez, une bouchée pour Martin... +Les entraînements d’après l’enterrement. Me remonter le moral. -Compenser la bouffe tristoune de l’hôpital. -Puis il m’a expliqué. -Et attendre que ça pousse. -Ou carrément t’implanter une idée. -Coût : vingt et un grammes de graisse. -Voilà pourquoi je devais engouffrer un maximum de plats riches et sucrés. +Compenser la bouffe tristoune de l’hôpital. +Puis il m’a expliqué. +Et attendre que ça pousse. +Ou carrément t’implanter une idée. +Coût : vingt et un grammes de graisse. +Voilà pourquoi je devais engouffrer un maximum de plats riches et sucrés. Fruits secs et chocolat. -Voilà ce que ça donne, vingt et un grammes de graisse. +Voilà ce que ça donne, vingt et un grammes de graisse. Tu sais ce qui est relativement fait de gras ? -Tu savais que la peau de tes cellules aussi, c’était du gras ? -Dès l’hôpital, Martin a su comment me prendre. -Les repas pantagruéliques du matin. -Les séances de l’après-midi. -Sérieusement, Martin, un trap’trap’ en fauteuil roulant ? +Tu savais que la peau de tes cellules aussi, c’était du gras ? +Dès l’hôpital, Martin a su comment me prendre. +Les repas pantagruéliques du matin. +Les séances de l’après-midi. +Sérieusement, Martin, un trap’trap’ en fauteuil roulant ? Il fait beau, j’avais envie de prendre l’air... -Et toi t’as envie d’avoir des réponses non ? -Ça me semble un bon compromis. -À chaque fois que tu m’attraperas, je répondrai à une de tes questions. -Ce mec est doué. -Malheureusement pour lui, je joue pas à la régulière. +Et toi t’as envie d’avoir des réponses non ? +Ça me semble un bon compromis. +À chaque fois que tu m’attraperas, je répondrai à une de tes questions. +Ce mec est doué. +Malheureusement pour lui, je joue pas à la régulière. Traversage de pelouse interdite. Qui d’autre est comme moi ? -Vous allez être huit, si on croit la légende. +Vous allez être huit, si on croit la légende. Moi, je ne connais que Laly, de la maison Jaune. Et c’est pour elle que tu bosses. Quand est-ce que je pourrai la rencontrer ? Une question de trop... -Allez, celle-là, j’y réponds gratos : tu la rencontreras bien assez tôt. -Et il redémarre en trombe. +Allez, celle-là, j’y réponds gratos : tu la rencontreras bien assez tôt. +Et il redémarre en trombe. Il passe dans la seconde cour. Descend par la rampe. -Je dévale un escalier comme si mon fauteuil était un tout-terrain. -Je VEUX mes réponses. +Je dévale un escalier comme si mon fauteuil était un tout-terrain. +Je VEUX mes réponses. Je l’attrape en bas de sa rampe. -Une légende, une maison Jaune... +Une légende, une maison Jaune... Et si tu m’en racontais plus ? Je sais pas grand-chose... -On dit que tous les quatre-vingt-huit ans, huit NoéNautes se réincarnent sur terre. -Souvent au même endroit. -Toujours de sorte à ce que leurs destins se croisent. -Toute une après-midi à se courser en roulettes. -Il a de l’énergie mais j’ai de la ressource. +On dit que tous les quatre-vingt-huit ans, huit NoéNautes se réincarnent sur terre. +Souvent au même endroit. +Toujours de sorte à ce que leurs destins se croisent. +Toute une après-midi à se courser en roulettes. +Il a de l’énergie mais j’ai de la ressource. Traditionnellement, il y a cinq maisons. -Les maisons Verte, Jaune et Blanche accueilleront deux NoéNautes. +Les maisons Verte, Jaune et Blanche accueilleront deux NoéNautes. La Rouge et la Noire un seul. -Et on repart pour une embardée. -On bouscule infirmières et gardes de la sécurité. -J’en Noétise deux pour qu’ils me bloquent Fulbert. +Et on repart pour une embardée. +On bouscule infirmières et gardes de la sécurité. +J’en Noétise deux pour qu’ils me bloquent Fulbert. +Le problème, c’est que les NoéNautes ne savent pas qu’ils le sont. J’efface leurs souvenirs. quarante-deux grammes. -Ça ira pour aujourd’hui. -Allez, viens : j’ai de la Häagen-Dazs planquée dans une glacière à organes. -Fulbert se lève de son fauteuil. +Ça ira pour aujourd’hui. +Allez, viens : j’ai de la Häagen-Dazs planquée dans une glacière à organes. +Fulbert se lève de son fauteuil. Puis il pousse le mien. -Dans mon cas, cet entraînement n’était pas facultatif. -Tu apprends à écouter. -À écouter en vrai. +Dans mon cas, cet entraînement n’était pas facultatif. +Tu apprends à écouter. +À écouter en vrai. On est encore en mode flash-back. -On est toujours à l’hôpital. -On est dans la salle d’entraînement kinésique. -Je suis à bout. -J’y suis arrivé, repose-moi dans mon fauteuil. -À toi, Martin : action ou vérité ? -J’avais déjà réussi à le mettre torse nu avec sa dernière action. -Je comptais bien voir maintenant la couleur de ses sous-vêtements. +On est toujours à l’hôpital. +On est dans la salle d’entraînement kinésique. +Je suis à bout. +J’y suis arrivé, repose-moi dans mon fauteuil. +À toi, Martin : action ou vérité ? +J’avais déjà réussi à le mettre torse nu avec sa dernière action. +Je comptais bien voir maintenant la couleur de ses sous-vêtements. S'il en porte. Tant pis, j’attendrai au prochain tour. En attendant, je vais lui faire cracher ses pastilles. -Si t’es pas un NoéNaute, t’es quoi, toi ? -Je te l’ai dit : un Noétien. -Et le plus doué de ma génération, encore ! -Il y a les NoéNautes. huit par cycle. +Si t’es pas un NoéNaute, t’es quoi, toi ? +Je te l’ai dit : un Noétien. +Et le plus doué de ma génération, encore ! +Il y a les NoéNautes. huit par cycle. Depuis des cycles et des cycles, ils se chamaillent entre eux. Principalement sur des histoires d’ego, de pouvoir. -Donc il y a les Noétiens. -Les Noétiens, ce sont des gens entraînés. -Ils y créent une école. +Donc il y a les Noétiens. +Les Noétiens, ce sont des gens entraînés. +Ils y créent une école. Une Famille, une Entreprise, une Dynastie. -N’importe quel cadre qui leur permettra de recruter des humains bien disposés. -Et ils les entraînent à voir le monde des idées. -Ils les entraînent à manipuler leurs pensées. -Ils les entraînent à manipuler les gens. -Aïkido, psychologie, close-combat, PNL, capoeira, communication... -Les Noétiens sont les gardiens. -Et toi tu es un Noétien de la maison Jaune. +N’importe quel cadre qui leur permettra de recruter des humains bien disposés. +Et ils les entraînent à voir le monde des idées. +Ils les entraînent à manipuler leurs pensées. +Ils les entraînent à manipuler les gens. +Aïkido, psychologie, close-combat, PNL, capoeira, communication... +Les Noétiens sont les gardiens. +Et toi tu es un Noétien de la maison Jaune. Mais, Miss Marquet, qu’est-ce qu’elle est, elle ? -Une Noétienne en puissance, voilà ce qu’elle est. -T’as vu comment elle manipule ses propres idées ? +Une Noétienne en puissance, voilà ce qu’elle est. +T’as vu comment elle manipule ses propres idées ? J’ai jamais vu quelqu’un tricoter les trames des histoires aussi vite ! -Une personne douée comme elle, on appelle ça un Anoé. +Une personne douée comme elle, on appelle ça un Anoé. Et le reste des humains, c’est quoi ? -Tu peux les appeler des moldus, si ça te chante. -À toi, action ou vérité ? -J’ai dû lui parler de ma famille. -La mort de ma mère. -Sauf quand il découvre en son fils un petit génie. -Le genre de boxer lâche qui fait étudiant attardé. -Qui fait un peu moche et négligé sur n’importe qui. -Sur lui ça devient sexy. -Il m’a fait faire des séries d’abdos. +Tu peux les appeler des moldus, si ça te chante. +À toi, action ou vérité ? +J’ai dû lui parler de ma famille. +La mort de ma mère. +Sauf quand il découvre en son fils un petit génie. +Le genre de boxer lâche qui fait étudiant attardé. +Qui fait un peu moche et négligé sur n’importe qui. +Sur lui ça devient sexy. +Il m’a fait faire des séries d’abdos. Mais Fulbert s’en fout. Il s’est mis debout sur mes cuisses. -À chaque fois que je remontais, mon visage s’approchait dangereusement de son caleçon. -Son caleçon a une braguette. +À chaque fois que je remontais, mon visage s’approchait dangereusement de son caleçon. +Son caleçon a une braguette. remonter en soufflant de l’air. -Le tissus de la braguette s’entrouvre, me laissant inspirer quelques phéromones. +Le tissus de la braguette s’entrouvre, me laissant inspirer quelques phéromones. l’air que je souffle est chaud. Et il n’est pas le seul. -C’est confirmé, il n’y a que mes jambes de paralysées. -La béquille est opérationnelle. -Ouais, j’ai les jambes paralysées. -Un truc dans ma colonne vertébrale. -Et ajouter un fauteuil roulant dans l’équation. +C’est confirmé, il n’y a que mes jambes de paralysées. +La béquille est opérationnelle. +Ouais, j’ai les jambes paralysées. +Un truc dans ma colonne vertébrale. +Et ajouter un fauteuil roulant dans l’équation. Le plus dur c’est de le faire rentrer dans la deux cent cinq. -Je le sais, j’ai essayé. -Pas moyen que je me présente comme ça. -ma mère est morte. -mon papa préfère son jeune associé à moi. -j’ai un super-pouvoir qui sent grave la malédiction. +Je le sais, j’ai essayé. +Pas moyen que je me présente comme ça. +ma mère est morte. +mon papa préfère son jeune associé à moi. +j’ai un super-pouvoir qui sent grave la malédiction. je suis en fauteuil roulant. -Martin, action ou vérité ? +Martin, action ou vérité ? Il pose sa main sur ma cuisse. Je ne sens rien. -Il la remonte et là, du coup, je le sens. +Il la remonte et là, du coup, je le sens. J’ai compris : La dame de l’office de tourisme tremble de la houppe. -Ça sonne comme un mauvais film de cape et d’épée. +Ça sonne comme un mauvais film de cape et d’épée. C’est bizarre, vous avez le menton qui tremblote ! Pas le menton, Fulbert : la « houppe ». -Et l’Oscar du tact est attribué à Fulbert. +Et l’Oscar du tact est attribué à Fulbert. La jolie blonde se tourne vers nous, interdite. -Un voile d’angoisse passe sur son visage, puis elle éclate de rire. +Un voile d’angoisse passe sur son visage, puis elle éclate de rire. Pour le coup, vous m’apprenez un mot ! -Et oui, ça m’arrive : c’est un réflexe nerveux. +Et oui, ça m’arrive : c’est un réflexe nerveux. On vous rend nerveuse ? -Je jette un œil dans ses idées pour voir si nous la rendons nerveuse. -Pour savoir si elle aurait reçu une visite de la maison Jaune... -Une colère qui grossit, vieille et accumulée. +Je jette un œil dans ses idées pour voir si nous la rendons nerveuse. +Pour savoir si elle aurait reçu une visite de la maison Jaune... +Une colère qui grossit, vieille et accumulée. Un de mes chefs-d’œuvre. Celui que je peaufinais juste avant l’accident. -C’est un logiciel réservé aux professionnels du tourisme. +C’est un logiciel réservé aux professionnels du tourisme. Indispensable, parce qu’il fait tout. -Ton moteur de réservations. +Ton moteur de réservations. Tes textes et photos pour les brochures. -J’y ai juste ajouté quelques détails de mon cru. +J’y ai juste ajouté quelques détails de mon cru. Des serveurs qui plantent. -Une base de données plus lourde qu’un classeur à fiches. -Des virus qui détruisent aléatoirement les données entrées. -Il y a eu pas mal de démissions. -Certaines m’ont même fait l’honneur de partir en dépression. -Des privés : reservations.fr, hotellerie.com... des grosses boîtes du milieu. -Ils m’ont chaudement remercié d’avoir ainsi détruit le service public du tourisme. -Comités Départementaux et Régionaux. +Une base de données plus lourde qu’un classeur à fiches. +Des virus qui détruisent aléatoirement les données entrées. +Il y a eu pas mal de démissions. +Certaines m’ont même fait l’honneur de partir en dépression. +Des privés : reservations.fr, hotellerie.com... des grosses boîtes du milieu. +Ils m’ont chaudement remercié d’avoir ainsi détruit le service public du tourisme. +Comités Départementaux et Régionaux. Offices Intercommunaux de Tourisme. Ils aimaient pas cette concurrence. -La forçant à nourrir cette base de données gargantuesque. -Oui : j’ai revendu ces données publiques à mes clients. -Et je revends ton cadavre après coup. -C’est comme ça que Fulbert m’a décrit la maison des Jaunes. +La forçant à nourrir cette base de données gargantuesque. +Oui : j’ai revendu ces données publiques à mes clients. +Et je revends ton cadavre après coup. +C’est comme ça que Fulbert m’a décrit la maison des Jaunes. Quand je l’appelais Martin. -Un piège à guêpes. +Un piège à guêpes. C’est pire qu’un panier de crabes. -Il était le meilleur des Noétiens jaunes. +Il était le meilleur des Noétiens jaunes. Capable de te manipuler rien qu’avec son langage corporel. -Il était devenu le bras droit de Laly. -Il avait passé le goulot. -Et il s’est rendu compte du piège. -Mais Fulbert il va pas claquer la porte après de grandes engueulades homériques. +Il était devenu le bras droit de Laly. +Il avait passé le goulot. +Et il s’est rendu compte du piège. +Mais Fulbert il va pas claquer la porte après de grandes engueulades homériques. Fulbert la joue fine. -Cachant ses pensées, comme on le lui a si bien appris. -Faire comme si de rien n’était. +Cachant ses pensées, comme on le lui a si bien appris. +Faire comme si de rien n’était. Placer ses appuis et attendre le bon moment pour s’envoler. -C’est lui qui a été le plus rapide. +C’est lui qui a été le plus rapide. Louer chambre et appartement. -Effacer mes données des tablettes de la maison. -Passer deux mois dans un hôpital avec moi pour m’entraîner. -Ils nous ont retrouvés. -Fais-toi discret et couvre nos arrières, je me charge du reste. -Son visage était sans appel. +Effacer mes données des tablettes de la maison. +Passer deux mois dans un hôpital avec moi pour m’entraîner. +Ils nous ont retrouvés. +Fais-toi discret et couvre nos arrières, je me charge du reste. +Son visage était sans appel. Si on passait outre le tic nerveux du muscle temporal. Les pattes d’oie qui tremblent. Elle qui voit juste un fauteuil roulant qui vient payer son chalet. Non, c’est notre logiciel qui fait encore des siennes. -Elle s’est rattrapée aux branches avec une habileté et un sourire désarmants. -Sa collègue vient néanmoins s’assurer que tout va pour le mieux. +Elle s’est rattrapée aux branches avec une habileté et un sourire désarmants. +Sa collègue vient néanmoins s’assurer que tout va pour le mieux. On est partis avec un plan et quelques brochures pour des visites de fermes. -En roulant hors de l’office de tourisme, ça m’a frappé. -Le détail différent à propos de ces dames. -C’était comme... normal, pour elles. -Ce doit être une des joies de la campagne. -Non : je ne viens pas de dévoiler où on est. -Je joue juste à cumuler les fausses pistes. -Ils nous ont retrouvés. -Fais-toi discret et couvre nos arrières, je me charge du reste. +En roulant hors de l’office de tourisme, ça m’a frappé. +Le détail différent à propos de ces dames. +C’était comme... normal, pour elles. +Ce doit être une des joies de la campagne. +Non : je ne viens pas de dévoiler où on est. +Je joue juste à cumuler les fausses pistes. +Ils nous ont retrouvés. +Fais-toi discret et couvre nos arrières, je me charge du reste. Martin me jette avec vigueur un lourd sac de sport sur les genoux. Heureusement que mes genoux ne sentent rien. -Avec un fusil à pompe. +Avec un fusil à pompe. Puis j’ai senti. -Il m’a envoyé un lièvre. -Comme pour les courses de lévrier. -Elle a traversé les couloirs. +Il m’a envoyé un lièvre. +Comme pour les courses de lévrier. +Elle a traversé les couloirs. Une langue de feu d’artifice. Ils ont des SUV noirs. -C’est d’un cliché, dans leurs têtes. +C’est d’un cliché, dans leurs têtes. Et ils sortent avec leurs cravates jaunes. -Pour les femmes ce sont de petits foulards jaunes noués autour du cou. +Pour les femmes ce sont de petits foulards jaunes noués autour du cou. Se sentent tellement importantes. Je reviens vers Martin. -Martin, arrête, c’est pas comme ça qu’on va s’en sortir. +Martin, arrête, c’est pas comme ça qu’on va s’en sortir. Ils vont bloquer les issues. -Prends une seconde et écoute-moi. -Certaines nuits d’hôpital, je me posais des défis. -Comment s’enfuir d’ici sans se faire repérer. -J’ai songé à me faire passer pour un cadavre. -Partir en tant que médecin et patient ? -Puis la solution m’est apparue comme une évidence. -Qu’est-ce qui sort d’un hôpital mais qu’on préfèrerait ne pas voir ? -Ça va là-dedans, tu tiens le coup ? -Deux, d’ailleurs, pour être sûr que ça ne craque pas. +Prends une seconde et écoute-moi. +Certaines nuits d’hôpital, je me posais des défis. +Comment s’enfuir d’ici sans se faire repérer. +J’ai songé à me faire passer pour un cadavre. +Partir en tant que médecin et patient ? +Puis la solution m’est apparue comme une évidence. +Qu’est-ce qui sort d’un hôpital mais qu’on préfèrerait ne pas voir ? +Ça va là-dedans, tu tiens le coup ? +Deux, d’ailleurs, pour être sûr que ça ne craque pas. Entretien." Il y a des jours plus extraordinaires que d’autres. Il n’en menait pas large. Le roc qui m’a soutenu pendant deux mois. Pendant que mes os se ressoudaient. -Quand il a fallu réapprendre à mes muscles qu’ils pouvaient bouger. -Lorsqu’il ajoutait un quatrième sucre dans mon café. +Quand il a fallu réapprendre à mes muscles qu’ils pouvaient bouger. +Lorsqu’il ajoutait un quatrième sucre dans mon café. Alors qu’un bout de moelle osseuse me minait le moral et les jambes. -Lui qui a toujours été là, solide, confiant, source de calme et de savoir. +Lui qui a toujours été là, solide, confiant, source de calme et de savoir. Martin me montre un instant de faiblesse. Ne m’appelle plus Martin. -C’est pas mon prénom. -Et je te dirai pas mon prénom. +C’est pas mon prénom. +Et je te dirai pas mon prénom. Mais faut en changer. -Donc on passe à Norbert. +Donc on passe à Norbert. Norbert nous a fait sortir. Sac poubelle, fourgonnette, direction sa planque. -Tu dois te demander pourquoi je repense à tout ça. +Tu dois te demander pourquoi je repense à tout ça. J’y pense parce que j’ai enfin eu le temps d’y repenser. -De me demander comment Martin-Norbert-Fulbert a su l’arrivée des Jaunes à l’hôpital. -Un disciple qui l’a prévenu. +De me demander comment Martin-Norbert-Fulbert a su l’arrivée des Jaunes à l’hôpital. +Un disciple qui l’a prévenu. J’y pense parce que je suis dans un chalet. -À coté d’un cimetière. -En plein milieu du Séronais. -Le Séronais, au cœur de l’Ariège, au pied des Pyrénées. -C’est marqué sur leur page Facebook. -On arrive à ce chalet par une route en lacets. +À coté d’un cimetière. +En plein milieu du Séronais. +Le Séronais, au cœur de l’Ariège, au pied des Pyrénées. +C’est marqué sur leur page Facebook. +On arrive à ce chalet par une route en lacets. J’y pense parce que je sens Laly qui grimpe vers notre chalet. Par la route en lacets. -Fulbert entre en trombe dans ma chambre : — Ils nous ont retrouvés. -Fais-toi discret et couvre nos arrières, je me charge du reste. +Fulbert entre en trombe dans ma chambre : — Ils nous ont retrouvés. +Fais-toi discret et couvre nos arrières, je me charge du reste. Pas cette fois, Fulbert. -C’est grâce à moi qu’ils savent où on est. -Les (mots-clés précédés d’une dièse) font régulièrement débat. +C’est grâce à moi qu’ils savent où on est. +Les (mots-clés précédés d’une dièse) font régulièrement débat. Sont-ils un effet de mode ? -Sont-ils une gêne à la lecture ? -Une aide vers une autre sorte de compréhension ? -Je fais ici un aveu frontal : je ne me suis jamais posé ces questions. -Quand je les ai découverts sur Twitter, ils m’ont paru une bonne idée. +Sont-ils une gêne à la lecture ? +Une aide vers une autre sorte de compréhension ? +Je fais ici un aveu frontal : je ne me suis jamais posé ces questions. +Quand je les ai découverts sur Twitter, ils m’ont paru une bonne idée. Et j’ai voulu jouer avec. Alors je l’ai fait. -La première fonction est très japonaise. +La première fonction est très japonaise. Le japonais est une langue contextuelle. Tu vas simplement dire « Froid. -La deuxième fonction est égotique. +La deuxième fonction est égotique. C’est la plus importante. -Parce que, un hashtag, ça sert à se la péter. -À montrer qu’on connaît les codes. +Parce que, un hashtag, ça sert à se la péter. +À montrer qu’on connaît les codes. Qu’on est pas de ces autres qui disent « va chier ». Depuis l’accident, Enguerrand est en fauteuil roulant. -Épisode deux : Je ne conduis pas. +Épisode deux : Je ne conduis pas. Assez handicapant, dans une cavale. -Épisode trois : Bon vous dégagez ou vous attendez la COTOREP ? +Épisode trois : Bon vous dégagez ou vous attendez la COTOREP ? trois (bis) : Faut croire qu’on court pas assez vite. -C’est pas seulement qu’il me connaît, le gars. -) Épisode treize : Fulbert se lève de son fauteuil. +C’est pas seulement qu’il me connaît, le gars. +Épisode treize : Fulbert se lève de son fauteuil. Puis il pousse le mien. -Dans mon cas, cet entraînement n’était pas facultatif. -Sois prévenu-e : Enguerrand est joueur. +Dans mon cas, cet entraînement n’était pas facultatif. +Sois prévenu-e : Enguerrand est joueur. J’en suis l’auteur, pas un personnage. -« Cut » ou « couper » en Anglais. -Encore une fois, le langage cinématographique pète plus dans la langue d’Orson Welles. +Cut » ou « couper » en Anglais. +Encore une fois, le langage cinématographique pète plus dans la langue d’Orson Welles. Et de Roland Emmerich. -On a les références qu'on mérite. -Parce que les acronymes anglosaxons, c'est le summum du snobisme de cinéphiles. -Et à ses chansons crispantes. -After Effects, c'est le Photoshop du vidéaste amateur. -Pour faire de belles vidéos Youtube avec des transitions qui piquent les yeux. -C'est très jouissif d'écrire en direct. -Darwinisabitch : littéralement « Darwin est une salope ». -Parce que le théorie de l'évolution et la théorie des Bisounours sont rarement compatibles. -Mais uniquement dans la série Kaamelott, du sieur Astier. +On a les références qu'on mérite. +Parce que les acronymes anglosaxons, c'est le summum du snobisme de cinéphiles. +Et à ses chansons crispantes. +After Effects, c'est le Photoshop du vidéaste amateur. +Pour faire de belles vidéos Youtube avec des transitions qui piquent les yeux. +C'est très jouissif d'écrire en direct. +Darwinisabitch : littéralement « Darwin est une salope ». +Parce que le théorie de l'évolution et la théorie des Bisounours sont rarement compatibles. +Mais uniquement dans la série Kaamelott, du sieur Astier. Ceci n’est pas une histoire vraie. -Rien de ce qui suit n’est inspiré de faits réels. +Rien de ce qui suit n’est inspiré de faits réels. Pet mental, ou « Vent de l’esprit » pour les amateurs d'haiku. -Les poètes aussi ont droit à leurs expressions salaces. -En français, on parlerait de Lapalisse, de Lapalissade. -Mais un Lapalisse super-héros, genre qui met son slip par dessus ses collants. -On a les références qu'on mérite. -Mordre au travers de l’obstacle rétablira l’harmonie. -Par extension, c’est le procès criminel. -J’ai toujours rêvé d’être Harry Potter, mais sans le placard à balais. -Avoir enfoui en moi un trésor, une capacité secrète, un truc en plus. -Comme tous ces héros qui en chient. -J’en ai toujours rêvé, jusqu’à ce que ça m’arrive. -Je ne regarde pas à droite. -Je ne veux pas voir mon biker fantasmagorique, faux infirmier et vrai Noétien. -Par-dessus sa tête, les fumerolles de reproches expriment clairement sa pensée. -Et il a raison de penser ça. -Résumé des épisodes précédents. -Suite à un accident de voiture, je suis devenu paraplégique et parasensoriel. -Un NoéNaute, un mec qui voyage dans tes idées. -Mon problème, c’est que je suis le deuxième de la maison Jaune. -Le deuxième à se réveiller. -Le deuxième de la maison Jaune. -Ou de ce qu’il y a à se partager. +Les poètes aussi ont droit à leurs expressions salaces. +En français, on parlerait de Lapalisse, de Lapalissade. +Mais un Lapalisse super-héros, genre qui met son slip par dessus ses collants. +On a les références qu'on mérite. +Mordre au travers de l’obstacle rétablira l’harmonie. +Par extension, c’est le procès criminel. +J’ai toujours rêvé d’être Harry Potter, mais sans le placard à balais. +Avoir enfoui en moi un trésor, une capacité secrète, un truc en plus. +Comme tous ces héros qui en chient. +J’en ai toujours rêvé, jusqu’à ce que ça m’arrive. +Je ne regarde pas à droite. +Je ne veux pas voir mon biker fantasmagorique, faux infirmier et vrai Noétien. +Par-dessus sa tête, les fumerolles de reproches expriment clairement sa pensée. +Et il a raison de penser ça. +Résumé des épisodes précédents. +Suite à un accident de voiture, je suis devenu paraplégique et parasensoriel. +Un NoéNaute, un mec qui voyage dans tes idées. +Mon problème, c’est que je suis le deuxième de la maison Jaune. +Le deuxième à se réveiller. +Le deuxième de la maison Jaune. +Ou de ce qu’il y a à se partager. Toujours est-il que Martin – Norbert – Fulbert a trahi Laly pour me sauver. -Et m’a planqué pendant trois mois. +Et m’a planqué pendant trois mois. Plus un bon mois de cavale. -Tout ça pour que je finisse par donner notre position à Laly. +Tout ça pour que je finisse par donner notre position à Laly. Bien entendu, ceci n’est pas une histoire vraie. -Tu ne peux pas croire une seule seconde que tout ceci est arrivé. +Tu ne peux pas croire une seule seconde que tout ceci est arrivé. C’est que tu le lis. Je suis le prisonnier de Laly. -Ou du moins je vais l’être, dans moins de trente kilomètres. +Ou du moins je vais l’être, dans moins de trente kilomètres. Et les envoyer au mec qui les blogue. -Aucune geôlière digne de ce nom ne laisserait faire ça. -Ceci est la preuve irréfutable que ce conte n’est qu’une faribole. -Ne te mets pas à croire en ce que je dis. -Ça n’a pas été facile de se faire finement repérer. +Aucune geôlière digne de ce nom ne laisserait faire ça. +Ceci est la preuve irréfutable que ce conte n’est qu’une faribole. +Ne te mets pas à croire en ce que je dis. +Ça n’a pas été facile de se faire finement repérer. Il m’a fallu laisser des traces. -Évoquer le chalet, les produits locaux, les Pyrénées. -J’ai parsemé mes billets d’indices, parfois contradictoires. -Il m’a fallu demander à celui qui publie de me dénoncer sur Facebook. -Le forcer à contacter l’office de tourisme pour leur dire où on serait. -Et lui faire oublier ensuite d’où venait cette idée. -Voilà quarante-deux grammes bien investis. -Il était évident que le blog serait lu. +Évoquer le chalet, les produits locaux, les Pyrénées. +J’ai parsemé mes billets d’indices, parfois contradictoires. +Il m’a fallu demander à celui qui publie de me dénoncer sur Facebook. +Le forcer à contacter l’office de tourisme pour leur dire où on serait. +Et lui faire oublier ensuite d’où venait cette idée. +Voilà quarante-deux grammes bien investis. +Il était évident que le blog serait lu. Par la maison Jaune. -Il était évident que tous ceux qui s’approchent du blog seraient surveillés. -J’ai juste joué avec les cartes qu’on m’a données. -Désormais, il doit t’être évident que j’ai voulu me faire gauler. +Il était évident que tous ceux qui s’approchent du blog seraient surveillés. +J’ai juste joué avec les cartes qu’on m’a données. +Désormais, il doit t’être évident que j’ai voulu me faire gauler. Et tu dois te demander pourquoi. Tu dois t’imaginer que j’ai un plan. -La méga astuce qui va nous sauver. -La vérité c’est que je n’ai plus de plan. -Quelles que soient mes options, je finissais par me faire prendre tôt ou tard. +La méga astuce qui va nous sauver. +La vérité c’est que je n’ai plus de plan. +Quelles que soient mes options, je finissais par me faire prendre tôt ou tard. La voiture arrive dans la cour d’un magnifique manoir de briques roses. Je sens les personnes qui nous attendent, sur le perron. -Laly est loin d’être seule, ou triomphante. +Laly est loin d’être seule, ou triomphante. Trois de nos semblables l’accompagnent. -Fulbert semble sentir les perturbations qu’ils créent dans la noosphère. +Fulbert semble sentir les perturbations qu’ils créent dans la noosphère. Il me lance des regards interrogateurs. -Au-dessus de sa tête, je lis un « What The Fuck? » qui veut tout dire. -J’amène une idée vers son esprit. -C’est peut-être la cavalerie. -Non : il semble sentir cette idée lui tourner autour. -Peut-être même la capte-t-il. +Au-dessus de sa tête, je lis un « What The Fuck? » qui veut tout dire. +J’amène une idée vers son esprit. +C’est peut-être la cavalerie. +Non : il semble sentir cette idée lui tourner autour. +Peut-être même la capte-t-il. Je suis pas Harry Potter. Je suis la version trash du Pr Xavier. -Pas le temps de l’étudier, je me tourne pour rencontrer mes comparses. -Enguerrand Kunismos, vous allez être jugé pour haute trahison à la noétie. +Pas le temps de l’étudier, je me tourne pour rencontrer mes comparses. +Enguerrand Kunismos, vous allez être jugé pour haute trahison à la noétie. Je te l’avais dit : ce soir je serai prisonnier. Pas moyen que je sois en train de te taper ces mots. Ceci n’est pas une histoire vraie. Aussi sale que le slip de Dora. -Aussi putréfié qu’un Télétubbies. -On joue pas dans la même catégorie. -Délire meurtrier façon scénariste déviant de film d’horreur. -Heureusement qu’ils m’ont enfermé dans leur cave, sinon je lui roulerais dessus. -Je lui grillerais ses neurones façon popcorn. -Ça s’est passé très vite. -On est arrivés hier devant le manoir. -Les mains attachées dans le dos. -Un peu comme un rond de serviette, la délicatesse en moins. -De là, on m’a roulé devant mes comparses. -Les quatre autres NoéNautes réveillés dans ce cycle. -Ils m’ont annoncé que j’allais être jugé. -Je les ai regardés. -Il faut que tu comprennes une chose : je n’ai jamais... « regardé » Laly. -Je connais bien l’image qu’elle projette dans la noosphère. +Aussi putréfié qu’un Télétubbies. +On joue pas dans la même catégorie. +Délire meurtrier façon scénariste déviant de film d’horreur. +Heureusement qu’ils m’ont enfermé dans leur cave, sinon je lui roulerais dessus. +Je lui grillerais ses neurones façon popcorn. +Ça s’est passé très vite. +On est arrivés hier devant le manoir. +Les mains attachées dans le dos. +Un peu comme un rond de serviette, la délicatesse en moins. +De là, on m’a roulé devant mes comparses. +Les quatre autres NoéNautes réveillés dans ce cycle. +Ils m’ont annoncé que j’allais être jugé. +Je les ai regardés. +Il faut que tu comprennes une chose : je n’ai jamais... « regardé » Laly. +Je connais bien l’image qu’elle projette dans la noosphère. Du moins c’est ce que je croyais. -À l’hôpital, elle n’est pas venue accompagner ses cravates jaunes. -Lorsqu’elle a trouvé notre planque, on s’était déjà enfuis. +À l’hôpital, elle n’est pas venue accompagner ses cravates jaunes. +Lorsqu’elle a trouvé notre planque, on s’était déjà enfuis. Sur le parking du Mondia Sexy : je n’ai vu qu’une silhouette. Et sa voix stridente. -Les aiguilles métalliques du talon de ses bottes New Rock. -La résille vert fluo qui masque ses genoux d’homme. -Ses cuisses parfaitement épilées sous sa jupe d’émo. -Le bon goût de la dentelle sur le latex de sa guêpière. +Les aiguilles métalliques du talon de ses bottes New Rock. +La résille vert fluo qui masque ses genoux d’homme. +Ses cuisses parfaitement épilées sous sa jupe d’émo. +Le bon goût de la dentelle sur le latex de sa guêpière. Ces clavicules maigres, ce manubrium familier... Le visage d’Orion. -Beau-père et ex-patron. -Qu’on me donne une corde, une pierre, et une rivière. -Orion est entré dans ma vie en entrant dans mon père. -Ce n’est pas une métaphore, c’est de la sodomie. +Beau-père et ex-patron. +Qu’on me donne une corde, une pierre, et une rivière. +Orion est entré dans ma vie en entrant dans mon père. +Ce n’est pas une métaphore, c’est de la sodomie. Oui : je tape bas. -C’est en hommage à l’œuvre de sa vie. -Ça se passe après mon premier bébé, le ralentisseur rouge et blanc. -Après la mort de ma mère. -Après l’autoradio mais avant le café. -J’étais sur un concept qui devait discréditer et miner les organisation non gouvernementale. -Explique-lui comment tout le monde le déteste. -Comment il est obligé de polir son discours, de parfaire son image. +C’est en hommage à l’œuvre de sa vie. +Ça se passe après mon premier bébé, le ralentisseur rouge et blanc. +Après la mort de ma mère. +Après l’autoradio mais avant le café. +J’étais sur un concept qui devait discréditer et miner les organisation non gouvernementale. +Explique-lui comment tout le monde le déteste. +Comment il est obligé de polir son discours, de parfaire son image. De cacher sous le tapis toutes les salissures de son commerce. De ne jamais dire un mot plus haut que l’autre. -À se conformer au système au point d’en devenir dépendant. -Apparition du petit génie du commerce dans ma vie. +À se conformer au système au point d’en devenir dépendant. +Apparition du petit génie du commerce dans ma vie. Et dans mon bureau. -Il a résolu mon problème du moment. +Il a résolu mon problème du moment. Et il est devenu le suivant. -Ça part souvent d’un bon sentiment. -Il n’est pas devenu mon collègue, mais mon patron. -Il n’est pas devenu mon ami, mais mon beau-père. -Et maintenant j’apprends qu’il est aussi ma méchante sorcière de l’ouest. +Ça part souvent d’un bon sentiment. +Il n’est pas devenu mon collègue, mais mon patron. +Il n’est pas devenu mon ami, mais mon beau-père. +Et maintenant j’apprends qu’il est aussi ma méchante sorcière de l’ouest. Qu’on me donne une maison, des souliers vernis en rouge et une tornade. -Je vais pas me mettre à me travelotter moi aussi. -Il vaut mieux que je reste moi-même... -Et c’est moi qui suis sur le banc des accusés. -Si je goûtais l’ironie, je serais en pleine indigestion. +Je vais pas me mettre à me travelotter moi aussi. +Il vaut mieux que je reste moi-même... +Et c’est moi qui suis sur le banc des accusés. +Si je goûtais l’ironie, je serais en pleine indigestion. Note bien : je n’y suis pas encore. -Je vais être sur le banc des accusés. +Je vais être sur le banc des accusés. Pour l’instant, je suis sur le banc du prisonnier. -Pardon : ils ne m’ont pas dit que j’étais un prisonnier. -Ils m’ont posé sur un large banc. +Pardon : ils ne m’ont pas dit que j’étais un prisonnier. +Ils m’ont posé sur un large banc. Qui fait tout le tour d’une cave. -À un endroit le banc a un trou. -À des endroits il est matelassé. -Je suis libre d’aller où bon me semble. +À un endroit le banc a un trou. +À des endroits il est matelassé. +Je suis libre d’aller où bon me semble. Ils m’ont juste pris mon fauteuil. Il y a des phrases toutes faites qui ont le don de nous horripiler. C’est de la morale taille unique. Par tourner en boucle. -Aujourd’hui, j’ai envie de créer une de ces phrases. -Et ce détail aurait dû me mettre la puce à l’oreille. +Aujourd’hui, j’ai envie de créer une de ces phrases. +Et ce détail aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Maintenant je sais pourquoi. -C’est aujourd’hui qu’a commencé mon jugement. -Sauf que les NoéNautes sont des êtres issus de la tradition. -Bref : par tradition, les NoéNautes ne tiennent pas de tribunal : ils se conclavent. +C’est aujourd’hui qu’a commencé mon jugement. +Sauf que les NoéNautes sont des êtres issus de la tradition. +Bref : par tradition, les NoéNautes ne tiennent pas de tribunal : ils se conclavent. Ils ne se jugent pas : ils s’expliquent. -Un Noétien censé nous départager. -par les autres Noétiens. -C’est tombé sur Fulbert. -Avec table et victuailles au milieu de la pièce. +Un Noétien censé nous départager. +Élu par les autres Noétiens. +C’est tombé sur Fulbert. +Avec table et victuailles au milieu de la pièce. Avec ordre de glisser chaque jour nos bulletins dans un pneumatique. -C’est bizarre, je l’ai jamais eue, celle-là, quand j’étais enfant. -Offense a été prise, offense a été commise. -La déclaration cérémonielle a été accueillie par le bruit des briques qui s’usent. -La lourde porte de la cave s’est refermée sans un grincement. +C’est bizarre, je l’ai jamais eue, celle-là, quand j’étais enfant. +Offense a été prise, offense a été commise. +La déclaration cérémonielle a été accueillie par le bruit des briques qui s’usent. +La lourde porte de la cave s’est refermée sans un grincement. On ne peut plus compter sur les portes, de nos jours. -Celui de cinq NoéNautes enfermés ensemble. +Celui de cinq NoéNautes enfermés ensemble. Qui fulmine fort contre moi. -Imagine six colériques anonymes un jour de rupture de Xanax. -Six traders à l’ouverture de la bourse. +Imagine six colériques anonymes un jour de rupture de Xanax. +Six traders à l’ouverture de la bourse. Six acteurs un jour de gros casting... -Si j’enclenche la Noévision, c’est encore plus drôle. -Un magma, un conglomérat, un brouillard compact de pensées entremêlées. -Si dense que l’on n’y voit pas à un mètre. -Si mélangées qu’un autiste n’y retrouverait pas ses allumettes. -Les bonnes manières déployées dans les secondes suivantes venaient d’une altitude himalayesque. -Seuls nos dires éclaireront son parti. -Tu n’as pas déjà oublié que parmi vous je suis Laly ? -De cette bienveillance et cette compassion qui ont sondé les abîmes de la tristesse. +Si j’enclenche la Noévision, c’est encore plus drôle. +Un magma, un conglomérat, un brouillard compact de pensées entremêlées. +Si dense que l’on n’y voit pas à un mètre. +Si mélangées qu’un autiste n’y retrouverait pas ses allumettes. +Les bonnes manières déployées dans les secondes suivantes venaient d’une altitude himalayesque. +Seuls nos dires éclaireront son parti. +Tu n’as pas déjà oublié que parmi vous je suis Laly ? +De cette bienveillance et cette compassion qui ont sondé les abîmes de la tristesse. Je me vois la scarifier. -Lui défigurer la silhouette et lui tendre un miroir. +Lui défigurer la silhouette et lui tendre un miroir. Entendre sa voix de fausset criarder autre chose que des calomnies sur moi. -C’est pour cela que je me suis rapprochée de son père. -Pour devenir proche de lui et le guider dans sa découverte. -J’ai sacrifié de longues années à le préparer, à l’éduquer. +C’est pour cela que je me suis rapprochée de son père. +Pour devenir proche de lui et le guider dans sa découverte. +J’ai sacrifié de longues années à le préparer, à l’éduquer. L’envie de faire taire Laly en la faisant hurler. -Ces idées bouillonnent en moi. -C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour ne pas l’écouter. +Ces idées bouillonnent en moi. +C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour ne pas l’écouter. Pour ne pas tomber dans le filet de ses mensonges. -Si je me mets à répondre je la valide. -Alors je joue avec l’idée de la torturer. -Je m’amuse à déplacer ces pensées en moi. -...il a perturbé la noétie en usant trop de son pouvoir... -Désarticulation des phalanges » Hummm... chouette idée. -Qu’en pense ma colonne vertébrale ? +Si je me mets à répondre je la valide. +Alors je joue avec l’idée de la torturer. +Je m’amuse à déplacer ces pensées en moi. +...il a perturbé la noétie en usant trop de son pouvoir... +Désarticulation des phalanges » Hummm... chouette idée. +Qu’en pense ma colonne vertébrale ? Une histoire de loi de conservation. -Pour déplacer un poids je dois perdre un contrepoids. +Pour déplacer un poids je dois perdre un contrepoids. Les vases communicants version « ce soir on tue le porc ». +cinq de mes Noétiens se sont fait attaquer par des brutes sous sa volonté... La pendre par les pieds et la saigner » ... -Oh celle-là je sais d’où elle me vient ! +Oh celle-là je sais d’où elle me vient ! Qu’est-ce que cette image me fait dans l’estomac ? -Sauf que là je déplace pas cette idée de la noosphère vers quelqu’un. -Je la déplace à l’intérieur de moi. -Du coup le contrepoids aussi se déplace à l’intérieur de moi. +Sauf que là je déplace pas cette idée de la noosphère vers quelqu’un. +Je la déplace à l’intérieur de moi. +Du coup le contrepoids aussi se déplace à l’intérieur de moi. J’ai actuellement une cuisse droite plus grasse que la cuisse gauche. De cent cinq grammes, exactement. Une barquette de Saint-Moret. -...on n’a pas retrouvé Madame Marquet mais l’appartement est saccagé... -La laisser trébucher sur les talons de poseuse qu’elle a voulu porter » ... -Une idée très tendance... mais qui vient pas du dedans... +on n’a pas retrouvé Madame Marquet mais l’appartement est saccagé... +La laisser trébucher sur les talons de poseuse qu’elle a voulu porter » ... +Une idée très tendance... mais qui vient pas du dedans... Interdite, Laly se retourne vers la voix rocailleuse qui vient de l’interrompre. Elle vient d’un visage calme. Aussi calme qu’il est beau. -Aussi beau que la Colère (majuscule incluse). -Son « la ferme » n’était pas un ordre : c’était une constatation. -Une vérité universelle qui s’est vérifiée sitôt prononcée. -Ghislain se lève et se meut vers Laly. +Aussi beau que la Colère (majuscule incluse). +Son « la ferme » n’était pas un ordre : c’était une constatation. +Une vérité universelle qui s’est vérifiée sitôt prononcée. +Ghislain se lève et se meut vers Laly. Il ne marche pas. Il occupe l’espace dans le temps. -Imagine le brun ténébreux le plus bestial qui puisse te faire fantasmer. +Imagine le brun ténébreux le plus bestial qui puisse te faire fantasmer. Enveloppe-le d’un costume et d’un flegme anglais. -Laly a tenté de laisser échapper un « plaît-il ? +Laly a tenté de laisser échapper un « plaît-il ? Ghislain colle son beau visage au nez et au fard de Laly. -Comme par réflexe, je baisse les yeux. +Comme par réflexe, je baisse les yeux. Et c’est vrai. -Plus une nouvelle trilogie dans la foulée. -Elle énonce, comme si de rien n’était. +Plus une nouvelle trilogie dans la foulée. +Elle énonce, comme si de rien n’était. Oh, pardon : « La-ly ». -Le sourire de Ghislain s’élargit et il se relève. -Laly lance un regard noir à Aglaé. +Le sourire de Ghislain s’élargit et il se relève. +Laly lance un regard noir à Aglaé. Nous l’avons bel et bien lu, ce blog, tu sais ? -Laly est visiblement et sincèrement surprise. -Ne te mets pas à te faire des espoirs. +Laly est visiblement et sincèrement surprise. +Ne te mets pas à te faire des espoirs. Mais imaginons, ne serait-ce qu’une seconde que ceci soit une histoire vraie. Tu as bien saisi que ce n’en n’est pas une. Mais pour le plaisir de la supputation, imaginons que je t’aie menti. -Que les NoéNautes existent. +Que les NoéNautes existent. Et que ce blog aussi. -Comment est-ce que ça pourrait marcher ? -Déjà il me faudrait un complice. -Quelqu’un de doué en informatique. -Si j'étais intelligent, j’en ferais un complice inconscient. +Comment est-ce que ça pourrait marcher ? +Déjà il me faudrait un complice. +Quelqu’un de doué en informatique. +Si j'étais intelligent, j’en ferais un complice inconscient. Pardon : que je lui enverrais. Car ceci n’est pas une histoire vraie. -Même dans la cave, il faudrait que les Noétiens me l’aient laissé. -Et ça c’est franchement incohérent. -Un conclave avec accès wifi. -Le donjon deux point zéro. -Savoir ma face de la vérité. -Voire, pour me retrouver jusque dans mon chalet au cœur de l’Ariège. -Bien sûr, quelqu’un comme Orion se serait compliqué la tâche. -La Laly m’aurait retrouvé par d’autres moyens bien plus alambiqués. +Même dans la cave, il faudrait que les Noétiens me l’aient laissé. +Et ça c’est franchement incohérent. +Un conclave avec accès wifi. +Le donjon deux point zéro. +Savoir ma face de la vérité. +Voire, pour me retrouver jusque dans mon chalet au cœur de l’Ariège. +Bien sûr, quelqu’un comme Orion se serait compliqué la tâche. +La Laly m’aurait retrouvé par d’autres moyens bien plus alambiqués. N’aurait pas pris le temps de voir le blog. -Peut-être même qu’elle n’en aurait même pas eu vent. -Pour dévoiler ses mensonges, sa supercherie. -Laly a voulu m’éliminer. +Peut-être même qu’elle n’en aurait même pas eu vent. +Pour dévoiler ses mensonges, sa supercherie. +Laly a voulu m’éliminer. Tout le monde le sait. -Mais voilà, le grand scénariste de ma vie est un sadique. +Mais voilà, le grand scénariste de ma vie est un sadique. Il ne m’aime pas. -Bien sûr, le conclave a puni la Laly. +Bien sûr, le conclave a puni la Laly. Mais il m’a puni moi aussi. -En français, on dit faire d’une pierre deux coups. +En français, on dit faire d’une pierre deux coups. Les Anglais parlent de tuer deux oiseaux d’un seul caillou. Kill two birds with one stone. C’est ce qui est sur le point de m’arriver. -Celle-là, je crois que je vais la sentir passer. -Dès que Fulbert l’ouvre je sais que ça sent mauvais. -Une nouvelle offense à été dévoilée, un nouvel obstacle doit être broyé. +Celle-là, je crois que je vais la sentir passer. +Dès que Fulbert l’ouvre je sais que ça sent mauvais. +Une nouvelle offense à été dévoilée, un nouvel obstacle doit être broyé. Je tente de sortir hors de l’eau — Attends, attends, Fulbert. -Comment ça une nouve– — Fulbert ? +Comment ça une nouve– — Fulbert ? Mon petit Hugo se fait appeler « Fulbert » ? Comme c’est mignon ! -Toi, la Laly, on t’a pas sonné ! -Aussi connu par NoéNautes et Noétiens sous le nom de « Hugo ». +Toi, la Laly, on t’a pas sonné ! +Aussi connu par NoéNautes et Noétiens sous le nom de « Hugo ». Pourtant quand tu couches avec lui, t’es pas conscient de vivre une partouze. -Un jour il faudra vraiment que je dégote son premier prénom. +Un jour il faudra vraiment que je dégote son premier prénom. Je prends une grande respiration et reformule : — Hugo. -Désormais tout le monde sait que Laly a voulu me tuer. -Qu’elle m’a pris pour cible depuis des années. -Qu’elle a attendu que je me révèle, que je me réveille. -Qu’elle a eu confirmation que je suis l’autre maître de sa maison. +Désormais tout le monde sait que Laly a voulu me tuer. +Qu’elle m’a pris pour cible depuis des années. +Qu’elle a attendu que je me révèle, que je me réveille. +Qu’elle a eu confirmation que je suis l’autre maître de sa maison. Qu’elle nous a poursuivis pendant les derniers mois qu’on vient de vivre. Alors dis-moi : qu’est-ce qu’on me reproche, encore ? -Tu as fait appel à Raphaëlle. -Tu as impliqué dans nos affaires un Être Interdit. -Bois donc une nouvelle tasse, c’est du chlore millésimé. -Il y a des jours où on se sent fatigué. -Cette journée de conclave en fait partie. +Tu as fait appel à Raphaëlle. +Tu as impliqué dans nos affaires un Être Interdit. +Bois donc une nouvelle tasse, c’est du chlore millésimé. +Il y a des jours où on se sent fatigué. +Cette journée de conclave en fait partie. Parce que c’est interdit. -Qu’on lui coupe la tête ! +Qu’on lui coupe la tête ! Main devant les yeux et sourire niais. C’est parce que les acteurs n’ont aucune imagination. -Dans ma réalité, j’ai pu observer tout un tas de comportements différents. +Dans ma réalité, j’ai pu observer tout un tas de comportements différents. On m’a sorti du conclave en premier. -Personnellement, le grand air a été pour moi l’occasion de desserrer mes sphincters. -Il s’est respectueusement reculé, me laissant relâcher le grand capital. +Personnellement, le grand air a été pour moi l’occasion de desserrer mes sphincters. +Il s’est respectueusement reculé, me laissant relâcher le grand capital. On a les victoires qu’on peut. Ensuite j’ai vu sortir Fulbert. Ce saloupiaud a eu sa vengeance dans sa sentence. -Il sort, se tourne face au soleil et s’étire. -Bras tendu, dos cambré, visage au vent et croupe en vue. -Je bous littéralement de le voir si sexy, sensuel, libéré. +Il sort, se tourne face au soleil et s’étire. +Bras tendu, dos cambré, visage au vent et croupe en vue. +Je bous littéralement de le voir si sexy, sensuel, libéré. Il se plie en deux, touchant ses orteils. -Ce dos qu’il déroule lentement, vertèbre par vertèbre, pour revenir en station debout. +Ce dos qu’il déroule lentement, vertèbre par vertèbre, pour revenir en station debout. La Laly sort du manoir. -Mais je n’ai pas l’impression que ça change grand-chose. -Yeux de panda et bouche à moitié effacée. -Son fond de teint peine à cacher le blême de son visage. -Le blâme qu’elle a reçu. +Mais je n’ai pas l’impression que ça change grand-chose. +Yeux de panda et bouche à moitié effacée. +Son fond de teint peine à cacher le blême de son visage. +Le blâme qu’elle a reçu. Et sur le fait que jamais nous n’oserons l’exprimer. -C’est important, la dignité. -Surtout quand tu as l’air d’un clown passé au car-wash. -Ou d’un satyre à roulettes. +C’est important, la dignité. +Surtout quand tu as l’air d’un clown passé au car-wash. +Ou d’un satyre à roulettes. C’est au tour de Ghislain de sortir. -Il prend une profonde inspiration, et la relâche délicatement. -Qu’on me donne une chambre, une caméra et une connexion Internet. -Ghislain est énervant de calme. -Rien de tout ceci ne l’a marqué. -Son costume est à peine froissé. -Mes cheveux sont ébouriffés, genre saut du lit. -Les siens ne sont pas en vrac, non : ils sont coiffés-décoiffés. +Il prend une profonde inspiration, et la relâche délicatement. +Qu’on me donne une chambre, une caméra et une connexion Internet. +Ghislain est énervant de calme. +Rien de tout ceci ne l’a marqué. +Son costume est à peine froissé. +Mes cheveux sont ébouriffés, genre saut du lit. +Les siens ne sont pas en vrac, non : ils sont coiffés-décoiffés. Quand il fume, c’est la classe. -Puis il éjecte un magistral mollard. -Mais le truc de compétition. +Puis il éjecte un magistral mollard. +Mais le truc de compétition. Celui qui vient avec toute sa famille. -Ça me rassure de voir que quand il a fumé, il est comme nous. +Ça me rassure de voir que quand il a fumé, il est comme nous. Indra sort en se grattant les couilles. C’est saisissant de contraste. -Indra est une jeune femme à l’apparence on ne peut plus girly. -Une démarche de catcheur slave n’est pas adoucie par de jolis talons vernis. -Quoi, Ghislain, tu trouves que je fais honte à la maison ? -Les deux NoéNautes qui tiennent la maison Verte. +Indra est une jeune femme à l’apparence on ne peut plus girly. +Une démarche de catcheur slave n’est pas adoucie par de jolis talons vernis. +Quoi, Ghislain, tu trouves que je fais honte à la maison ? +Les deux NoéNautes qui tiennent la maison Verte. Un couple plus improbable que le hamburger au foie gras. Que Shakira et Cabrel. Que Laly et toi. Indra et sa voix toujours un poil trop forte, un poil trop fausse. -Indra avec une main sur l’épaule de chaque condamné. +Indra avec une main sur l’épaule de chaque condamné. Bon mes fouaces, bonne chance et bon courage, vous en aurez besoin. -Vous allez en chier, mais dites-vous que ça ne durera qu’une lune. +Vous allez en chier, mais dites-vous que ça ne durera qu’une lune. Si vous y survivez. Tu te bouges les cuisses ? -Tu vas nous mettre en retard, là ! +Tu vas nous mettre en retard, là ! Je finis mon rang ! -C’est ainsi qu’ont commencé mes vingt-huit jours de châtiment. -Bonjour, je m’appelle Jean-Jacques, et je suis émotif. -Il a les épaules voûtées. -Il lutte contre la gravité qui veut plomber son regard vers le bas. -Sa voix accroche les mots, sa respiration est désordonnée. -Il joue bien son rôle, mon Jean-Jacques. -En un prénom comme en cent : Fulbert. -C’est lui qui m’a traîné dans cette réunion. -Disons plutôt qu’il m’y a roulé. -Ah, oui, désolé, j’aurais dû te prévenir : j’ai flash-backé. -C’est un truc qui nous arrive souvent, à nous autres personnages de fiction. +C’est ainsi qu’ont commencé mes vingt-huit jours de châtiment. +Bonjour, je m’appelle Jean-Jacques, et je suis émotif. +Il a les épaules voûtées. +Il lutte contre la gravité qui veut plomber son regard vers le bas. +Sa voix accroche les mots, sa respiration est désordonnée. +Il joue bien son rôle, mon Jean-Jacques. +En un prénom comme en cent : Fulbert. +C’est lui qui m’a traîné dans cette réunion. +Disons plutôt qu’il m’y a roulé. +Ah, oui, désolé, j’aurais dû te prévenir : j’ai flash-backé. +C’est un truc qui nous arrive souvent, à nous autres personnages de fiction. Principalement quand on s’emmerde. -C’est dire si en ce moment, je m’éclate. -J’ai l’impression que le temps humain est principalement constitué d’ennui. -En même temps, quand des trucs « intéressants » arrivent, c’est souvent dans ma gueule. +C’est dire si en ce moment, je m’éclate. +J’ai l’impression que le temps humain est principalement constitué d’ennui. +En même temps, quand des trucs « intéressants » arrivent, c’est souvent dans ma gueule. Mieux vaut donc s’ennuyer et flash-backer. -Nous sommes donc après l’hôpital. -J’aurais pas aimé ça, être pauvre. -Ça a l’air... intéressant. -D’une part, parce que les histoires dans leurs têtes sont vives, visibles, délimitées. -Même si c’est mal fait. -Ils ne sentiront pas l’éclosion de la nouvelle idée. -Trop préoccupés par leur histoire. -Trop obnubilés par le conte. -Ça te semble flou ? +Nous sommes donc après l’hôpital. +J’aurais pas aimé ça, être pauvre. +Ça a l’air... intéressant. +D’une part, parce que les histoires dans leurs têtes sont vives, visibles, délimitées. +Même si c’est mal fait. +Ils ne sentiront pas l’éclosion de la nouvelle idée. +Trop préoccupés par leur histoire. +Trop obnubilés par le conte. +Ça te semble flou ? Prenons des exemples concrets. Celui-ci, avec ses allures trop proprettes et sa tenue impeccable, est un viol. -Le viol qu’il a subi à l’âge de quinze ans. -Depuis, il est enfermé dans cette boucle. -Ne plus jamais être sali. -Ce mec a dû vivre des milliers d’autres expériences traumatiques. -Jusqu’à ce que ça le redéfinisse. +Le viol qu’il a subi à l’âge de quinze ans. +Depuis, il est enfermé dans cette boucle. +Ne plus jamais être sali. +Ce mec a dû vivre des milliers d’autres expériences traumatiques. +Jusqu’à ce que ça le redéfinisse. Bienvenue dans sa vie. Visuellement, ce viol est un joli cerceau. -Un cercle de ruban gris-vert qui serait traversé par une énergie tournante. -Cette boucle entoure tout le reste de la sphère d’idées sur sa tête. -J’ai mis deux semaines à m’entraîner pour arriver à le changer. -Je lui ai implanté une graine de fleur d’ennui. -Le manque d’intérêt. -C’est la matière de base de la noétie. -Comme les atomes baignent dans le vide, les idées baignent dans l’indifférence. -L’absence fondamentale d’intérêt. -Une lumière bleue-violette légèrement irisée. +Un cercle de ruban gris-vert qui serait traversé par une énergie tournante. +Cette boucle entoure tout le reste de la sphère d’idées sur sa tête. +J’ai mis deux semaines à m’entraîner pour arriver à le changer. +Je lui ai implanté une graine de fleur d’ennui. +Le manque d’intérêt. +C’est la matière de base de la noétie. +Comme les atomes baignent dans le vide, les idées baignent dans l’indifférence. +L’absence fondamentale d’intérêt. +Une lumière bleue-violette légèrement irisée. Quand je dis « on », je parle de moi. -Il faut en récolter une grande quantité. +Il faut en récolter une grande quantité. Puis on l’entoure d’une membrane. -J’ai resserré cette membrane, comprimé cet ennui. +J’ai resserré cette membrane, comprimé cet ennui. De plus en plus petit. -Jusqu’à ce que la membrane soit une coque. -Jusqu’à ce que l’ennui soit une graine. -Mais quand j’y suis parvenu, l’éclosion a été immédiate. -Une éclosion, ce n’est rien d’autre qu’une explosion au ralenti. -Une fleur d’ennui a germé dans son magma. -Tant et si bien qu’elle a brisé le ruban. -Il s’est étiré, puis est retombé comme une baudruche manquant d’air. -Le jeune homme a soufflé. -Ses épaules ont descendu, détendues. +Jusqu’à ce que la membrane soit une coque. +Jusqu’à ce que l’ennui soit une graine. +Mais quand j’y suis parvenu, l’éclosion a été immédiate. +Une éclosion, ce n’est rien d’autre qu’une explosion au ralenti. +Une fleur d’ennui a germé dans son magma. +Tant et si bien qu’elle a brisé le ruban. +Il s’est étiré, puis est retombé comme une baudruche manquant d’air. +Le jeune homme a soufflé. +Ses épaules ont descendu, détendues. L’ennui, c’est important. Cela fait sept jours que je m’ennuie. -Sept sur les vingt-huit que compte le châtiment. -Voyons maintenant ce qui peut être digne d’intérêt. +Sept sur les vingt-huit que compte le châtiment. +Voyons maintenant ce qui peut être digne d’intérêt. Tiens, il a enfin fini de bouder dans sa chambre, le petit Enguerrand ? -C’est pas en perchant sa voix qu’on la rend féminine. -Mais ça, personne ne le lui a dit. +C’est pas en perchant sa voix qu’on la rend féminine. +Mais ça, personne ne le lui a dit. Donc il passe pour une conne. +Même si t’as baisé mon père, viens pas te prendre pour ma mère. Autour de nous, c’est un vrai ballet. -Mais je m’égare. -On voit que les Noétiens ont bossé ma venue. -Qu’ils ont préparé mon séjour. +Mais je m’égare. +On voit que les Noétiens ont bossé ma venue. +Qu’ils ont préparé mon séjour. L’un porte un plateau. -L’autre observe par la fenêtre. -Il y a en même un qui époussette un abat-jour. +L’autre observe par la fenêtre. +Il y a en même un qui époussette un abat-jour. Laly et moi passons au salon. -Où le plateau nous suit. -Où l’observateur trouvera un nouveau carreau. -Où un abat-jour est si poussiéreux qu’il appelle notre maniaque du plumeau. -Plus nous échangeons de doux mots avec Laly, plus ils se tendent. -Parce que Laly a une dague planquée dans sa botte. -Une bague à poison à la main gauche. +Où le plateau nous suit. +Où l’observateur trouvera un nouveau carreau. +Où un abat-jour est si poussiéreux qu’il appelle notre maniaque du plumeau. +Plus nous échangeons de doux mots avec Laly, plus ils se tendent. +Parce que Laly a une dague planquée dans sa botte. +Une bague à poison à la main gauche. Et une lame vernie sous l’ongle de l’autre main... -Je l’ai vu dans ses idées. +Je l’ai vu dans ses idées. Comme elle voit les miennes. -Elle me lance d’un air indifférent : — Comment as-tu fait ton fil étrangleur ? +Elle me lance d’un air indifférent : — Comment as-tu fait ton fil étrangleur ? C’est du solide. Et comment comptais-tu t’en servir ? -J’ai pas pensé aussi loin. -Elle sait très bien que je suis incapable de tuer. +J’ai pas pensé aussi loin. +Elle sait très bien que je suis incapable de tuer. Orion : il faut qu’on parle. On se retrouve dans cinq minutes en cuisine ? Elle acquiesce et file vers la salle de bains. -Dans le salon, six dos de Noétiens se détendent. +Dans le salon, six dos de Noétiens se détendent. En roulant vers la cuisine, je tombe sur Fulbert. -Ou plutôt Fulbert tombe sur moi. -On se sourit, c’est déjà ça. +Ou plutôt Fulbert tombe sur moi. +On se sourit, c’est déjà ça. Tu peux m’expliquer un truc ? -Comment t’es venue l’idée ? -Je vous ai supportés, tous les deux. -Chacun à votre tour, j’ai été votre second. -À vos côtés quoi qu’il arrive. -Je me suis rappelé que j’y ai survécu. +Comment t’es venue l’idée ? +Je vous ai supportés, tous les deux. +Chacun à votre tour, j’ai été votre second. +À vos côtés quoi qu’il arrive. +Je me suis rappelé que j’y ai survécu. Oui mais toi c’est pas pareil, Fulbert... Au fait, ici, je t’appelle Fufu ou Hugo ? Je dois rester dans cette maison quatre semaines. Parce qu’on en est capables. Quelques secondes, mais c’est suffisant. -Quelques minutes, mais ce serait déjà trop. -C’est comme la course au nucléaire. +Quelques minutes, mais ce serait déjà trop. +C’est comme la course au nucléaire. Personne n’appuiera sur le bouton. -On ne va pas détruire le monde, alors commençons à se le partager. -Jour huit sur vingt-huit : Laly et moi commençons à négocier. +On ne va pas détruire le monde, alors commençons à se le partager. +Jour huit sur vingt-huit : Laly et moi commençons à négocier. J’avoue que je l’ai senti venir. -Dans l’épisode vingt et un, il fait de moi son complice inconscient. -Mon problème, c’est que dans le fond c’est un peu vrai. -Je n’ai pas contrôlé l’écriture de ce roman. -Ça paraît barré, comme ça... -Ça fait auteur qui prend la pose. +Dans l’épisode vingt et un, il fait de moi son complice inconscient. +Mon problème, c’est que dans le fond c’est un peu vrai. +Je n’ai pas contrôlé l’écriture de ce roman. +Ça paraît barré, comme ça... +Ça fait auteur qui prend la pose. Mais c’est juste ce que je vis. -La construction, par exemple, s’est imposée comme une évidence. +La construction, par exemple, s’est imposée comme une évidence. Chaque chapitre de ce livre est un hexagramme du Yi-King. -Je savais qu’à chaque hexagramme correspondrait un chapitre. +Je savais qu’à chaque hexagramme correspondrait un chapitre. J’ai ainsi obtenu huit fois huit chapitres. -Voilà pourquoi « Smartarded » est le premier livre du cycle des Noénautes. -Si je tiens le choc, il y en a sept autres de prévus... -De fait, les chapitres, je les découvre au fur et à mesure. -Pour ce faire, je lis l’hexagramme du Yi-King correspondant et j’interprète. -Autre information, il faut un caractère « faible » à la place « forte » du juge. -J’en ai conclu que Fulbert devait être le juge. -Du coup, tout le processus d’écriture n’a été qu’un long laisser-aller. -Mon travail était de découvrir la suite, et de la noter. +Voilà pourquoi « Smartarded » est le premier livre du cycle des Noénautes. +Si je tiens le choc, il y en a sept autres de prévus... +De fait, les chapitres, je les découvre au fur et à mesure. +Pour ce faire, je lis l’hexagramme du Yi-King correspondant et j’interprète. +Autre information, il faut un caractère « faible » à la place « forte » du juge. +J’en ai conclu que Fulbert devait être le juge. +Du coup, tout le processus d’écriture n’a été qu’un long laisser-aller. +Mon travail était de découvrir la suite, et de la noter. Une semaine de pause s’est faite dans la publication. -Puis, une semaine plus tard, il s’est écrit ce que tu vas lire. +Puis, une semaine plus tard, il s’est écrit ce que tu vas lire. Je confirme : c’est impossible. -Donc, Enguerrand, cesse de me mêler à tout ça. -Signé : ton auteur courroucé. -En aucun cas je n’ai été manipulé par un « NoéNaute ». -Nous sommes là dans un registre soutenu au charme désuet. -Cette exclamation désespérée vient de Cubitus, le chien dessiné par Dupuis. -Plus que l'auto-érotisme cannibale, il symbolise le cycle éternel de la nature, qui s'autoperpétue. -Dans la version originelle du roman, sur le blog , ce personnage se prénomme Audrey. +Donc, Enguerrand, cesse de me mêler à tout ça. +Signé : ton auteur courroucé. +En aucun cas je n’ai été manipulé par un « NoéNaute ». +Nous sommes là dans un registre soutenu au charme désuet. +Cette exclamation désespérée vient de Cubitus, le chien dessiné par Dupuis. +Plus que l'auto-érotisme cannibale, il symbolise le cycle éternel de la nature, qui s'autoperpétue. +Dans la version originelle du roman, sur le blog , ce personnage se prénomme Audrey. Non mais il insiste, le bougre ! -Mais je ne crois pas que tout cela soit lié. -Ce calembour attend d'éclater au grand jour depuis l’épisode huit. +Mais je ne crois pas que tout cela soit lié. +Ce calembour attend d'éclater au grand jour depuis l’épisode huit. J’en suis fier. -« Fail » est l’expression consacrée sur Internet pour souligner un bon gros ratage. -À l’inverse, lors d’une jolie petite victoire, on dira « Win ». +Fail » est l’expression consacrée sur Internet pour souligner un bon gros ratage. +À l’inverse, lors d’une jolie petite victoire, on dira « Win ». Une force immobile en bas entre en relation avec le lac joyeux. -L’idée me frappe. -Aussi violente que Laly ouvrant la porte ce matin-là. -Réveille-toi on a du boulot. -Il est pas loin de neuf heures et elle est déjà maquillée. +L’idée me frappe. +Aussi violente que Laly ouvrant la porte ce matin-là. +Réveille-toi on a du boulot. +Il est pas loin de neuf heures et elle est déjà maquillée. Si tu me connais tu sais qu’il manque une ombre au tableau. Au saut du lit. -Un raz-de-pensées dans la noosphère a abattu mon obélisque dressé au soleil levant. -C’est une sensation étrange. +Un raz-de-pensées dans la noosphère a abattu mon obélisque dressé au soleil levant. +C’est une sensation étrange. Comme si tu sentais passer un frisson qui traverse la foule. Tu les devines toutes. Toutes ces voix, toutes ces sensations, tous ces frissons. -Sauf que là chacune de ces vibrations est une idée. -Qui crie de plus en plus fort pour être bien sûre qu’elle existe. +Sauf que là chacune de ces vibrations est une idée. +Qui crie de plus en plus fort pour être bien sûre qu’elle existe. Qu’elle n’est pas seule. -Et d’autres hurlent à côté d’elle. -Et elles se mettent à hurler ensemble. -Voilà ce qui, il y a deux minutes, m’a réveillé. -À l’époque j’ai fait celui qui comprenait. +Et d’autres hurlent à côté d’elle. +Et elles se mettent à hurler ensemble. +Voilà ce qui, il y a deux minutes, m’a réveillé. +À l’époque j’ai fait celui qui comprenait. Mais c’est aujourd’hui que j’ai compris. -On nous a installés dans la salle zen, Laly et moi. -Un Noétien derrière chacun d’entre nous. -Laly a eu droit à Fulbert. -C’est Vérand'a, la chef des Noétiens jaunes, qui se pose derrière moi. +On nous a installés dans la salle zen, Laly et moi. +Un Noétien derrière chacun d’entre nous. +Laly a eu droit à Fulbert. +C’est Vérand'a, la chef des Noétiens jaunes, qui se pose derrière moi. Qui glisse ses doigts dans mes cheveux. -Qui vient avec moi voir la noosphère. +Qui vient avec moi voir la noosphère. C’est un vrai boxon. -Beaucoup trop d’idées naissent. +Beaucoup trop d’idées naissent. J’ouvre les yeux. -Tu te rappelles le dernier boulot pour lequel je t’ai réveillé ? -L’idée me frappe. -Aussi violente qu’Orion ouvrant la porte ce matin-là. -Réveille-toi on a du boulot. +Tu te rappelles le dernier boulot pour lequel je t’ai réveillé ? +L’idée me frappe. +Aussi violente qu’Orion ouvrant la porte ce matin-là. +Réveille-toi on a du boulot. On va se faire attaquer. -C’est ça l’idée. +C’est ça l’idée. Surtout quand ils brandissent des biftons. On s’est pas fait agresser. -À l’époque j’ai cru au miracle. -Ou peut-être était-ce dû au fric qu’on distribuait. -L’idée était simple. +À l’époque j’ai cru au miracle. +Ou peut-être était-ce dû au fric qu’on distribuait. +L’idée était simple. Embaucher le maximum de sans domicile fixe. -Les déployer dans toute la ville. -À chaque feu rouge. -À chaque feu piéton. +Les déployer dans toute la ville. +À chaque feu rouge. +À chaque feu piéton. Faire en sorte qu’ils emmerdent les conducteurs le plus possible. Qu’ils ralentissent le trafic. Deux jours plus tard, on montrait les statistiques des stations essence de la ville. -Le jour où ils se sont mis à gêner. -Notre client, un pétrolier, a beaucoup aimé notre initiative. -Il a intensifié son lobby dans les villes. -Et pour que tu remplisses les poches des pétroliers. +Le jour où ils se sont mis à gêner. +Notre client, un pétrolier, a beaucoup aimé notre initiative. +Il a intensifié son lobby dans les villes. +Et pour que tu remplisses les poches des pétroliers. du Il pleut des inspirations partout autour de nous. -De ne pas être si touchés que ça. -Ils veulent transformer cette émotion en une bonne raison d’exister. -Je n’ai jamais vu un tel engorgement dans les flots des idées. -Éviter l’accident mental. -J’écris ce billet à Toulouse, le lundi dix-neuf mars deux mille douze. -Mais je ne vais pas l’envoyer à Pioupiou. +De ne pas être si touchés que ça. +Ils veulent transformer cette émotion en une bonne raison d’exister. +Je n’ai jamais vu un tel engorgement dans les flots des idées. +Éviter l’accident mental. +J’écris ce billet à Toulouse, le lundi dix-neuf mars deux mille douze. +Mais je ne vais pas l’envoyer à Pioupiou. C’est aujourd’hui seulement que je me rends compte qu’il faut cesser. -Moi aussi je voulais arrêter. -Plus d’articles à envoyer. -Plus à jouer au chat et à la souris avec la vérité. +Moi aussi je voulais arrêter. +Plus d’articles à envoyer. +Plus à jouer au chat et à la souris avec la vérité. J’avais pas vraiment de raison. J’ai pas besoin de raison pour faire. -Les raisons, c’est bon pour les personnes qui veulent récupérer les actes. +Les raisons, c’est bon pour les personnes qui veulent récupérer les actes. Tout le monde le fait. -Je le sais, j’ai vu vos pensées. -La pensée comme un escalier d’Escher. -Alors repenses-y la prochaine fois qu’un politique parle dans ta télé. +Je le sais, j’ai vu vos pensées. +La pensée comme un escalier d’Escher. +Alors repenses-y la prochaine fois qu’un politique parle dans ta télé. Quand il commente un acte. Quand il analyse un commentaire. Car au fond il n’y a pas de morale. @@ -1606,117 +1611,116 @@ Parce qu’il n’y a pas de raisons. Juste d’une bonne occasion. J’ai cru que Laly me l’avait fournie. Ma porte de sortie. -Et y’a des fois où tu te plantes carrément. -Ma première intuition de ce plantage aurait dû être la discussion autour du billard. -Laly, si tu chopes par là, tu peux écarter les boules d’Hugo... -...et ainsi te dégager le trou ? -Je suis pas née de la dernière pluie, l’anguille. +Et y’a des fois où tu te plantes carrément. +Ma première intuition de ce plantage aurait dû être la discussion autour du billard. +...et ainsi te dégager le trou ? +Je suis pas née de la dernière pluie, l’anguille. Laly a un vrai talent pour les calembours. Et pour les surnoms. -Le talent de les rater aussi méthodiquement que magistralement. -Instant — Ma Laly, oublie les aigus, et concentre-toi sur le phrasé. +Le talent de les rater aussi méthodiquement que magistralement. +Instant — Ma Laly, oublie les aigus, et concentre-toi sur le phrasé. Pour parler comme une femme, il faut appuyer sur les adverbes. Les hommes, eux, insistent sur les verbes. -Ce que te dit Hugo est logique, mon hystérique Orion. -L’utérus nidifie tandis que la bite agit... -Du Darwin jusque dans ta façon de parler. +Ce que te dit Hugo est logique, mon hystérique Orion. +L’utérus nidifie tandis que la bite agit... +Du Darwin jusque dans ta façon de parler. Toi l’anguille, tu laisses ma bite tranquille ! -Et c’est là qu’Hugo nous sort son arme fatale. +Et c’est là qu’Hugo nous sort son arme fatale. C’est un pacte tacite que moi, lecteur, je passe avec l’auteur. Un pacte comme quoi, le temps de la lecture, je vais te croire. Je vais croire que ceci est une histoire vraie. -À la fin de l’histoire, je me souviendrai que c’est une fiction. +À la fin de l’histoire, je me souviendrai que c’est une fiction. Mais pendant que je te lis, je te crois... -C’est pas vraiment dans notre intérêt, ça, non ? +C’est pas vraiment dans notre intérêt, ça, non ? Il empoigne sa queue. Et il remplit le trou, nous laissant pantelants. Je hais Hugo-Fulbert de me retirer mon occasion. -De donner à Laly une bonne raison. -C’est ce moment qui aurait dû être ma première intuition. -La première intuition dont je te parlais ? -C’est là que j’aurais dû commencer à m’en douter. -Or cette discussion-là m’a achevé. -Une idée totalement mais c’est moi qu’elle a trouvé. -Au cul les états d’âme du Piou-piou. +De donner à Laly une bonne raison. +C’est ce moment qui aurait dû être ma première intuition. +La première intuition dont je te parlais ? +C’est là que j’aurais dû commencer à m’en douter. +Or cette discussion-là m’a achevé. +Une idée totalement mais c’est moi qu’elle a trouvé. +Au cul les états d’âme du Piou-piou. Au cul le pacte du lecteur. -Du coup, toi et moi, on a du temps à rattraper. -Tu savais que chez les fourmis, y’a que les asexuées qui bossent ? -Les sexuées, ce sont les fourmis ailées, non ? +Du coup, toi et moi, on a du temps à rattraper. +Tu savais que chez les fourmis, y’a que les asexuées qui bossent ? +Les sexuées, ce sont les fourmis ailées, non ? J’adore les discussions avec Fulbert. On a sorti les chaises longues. -Teck et coton égyptien. -On bronze à l’arrière du manoir de briques rouges. -Les Noétiens, autour de nous, œuvrent, œuvrent, œuvrent. -En bonnes fourmis asexuées. -C’est nouveau cette timidité ? -Ça te dérange pas si elle se joint à nous ? -Elle m’inquiète, en ce moment... +Teck et coton égyptien. +On bronze à l’arrière du manoir de briques rouges. +Les Noétiens, autour de nous, œuvrent, œuvrent, œuvrent. +En bonnes fourmis asexuées. +C’est nouveau cette timidité ? +Ça te dérange pas si elle se joint à nous ? +Elle m’inquiète, en ce moment... Notre triangle se regarde, comme dans un Tarantino. -Ne viens pas te perdre dans la chronologie : navigue au vécu. +Ne viens pas te perdre dans la chronologie : navigue au vécu. Jour dix-sept sur vingt-huit : Bain de soleil. La veille du grand lendemain. Jour onze sur vingt-huit : J’essaie de sortir faire un tour en ville. -Une Noétienne me barre la route. +Une Noétienne me barre la route. Je lui dis que je veux manger un chinois tranquille. -Voire de l’évider et le cuisiner. +Voire de l’évider et le cuisiner. Demain je lui dirai que je veux me faire un libanais. En attendant je m’en fous j’ai mes baguettes. Jour seize sur vingt-huit : Le soir, seul, dans ma chambre. -Je fais bouger les idées en moi. -On pourrait croire à de la masturbation, mais c’est du fitness. -Qui vont là où je le veux. +Je fais bouger les idées en moi. +On pourrait croire à de la masturbation, mais c’est du fitness. +Qui vont là où je le veux. Mon tour de passe-passe. Je pense aux mots de Laly, hier. -Là j’ai bien senti que ça venait pas de moi. -Peu importe, après mon entraînement au bougeage de gras, reste la corvée du soir. +Là j’ai bien senti que ça venait pas de moi. +Peu importe, après mon entraînement au bougeage de gras, reste la corvée du soir. Trois soirs que je fais l’artificier. -C’est tentant mais j’ai d’autres Fulbert à fouetter. -Ou à badigeonner de crème fouettée. +C’est tentant mais j’ai d’autres Fulbert à fouetter. +Ou à badigeonner de crème fouettée. Ils me regardent et essaient de ne pas rire. -Leurs pensées sont blindées, impossibles à déchiffrer. -Avec ses manières de petit garçon, il parvient presque à être sensuelle. -Ça va mieux depuis hier. -Ça me fait plaisir. +Leurs pensées sont blindées, impossibles à déchiffrer. +Avec ses manières de petit garçon, il parvient presque à être sensuelle. +Ça va mieux depuis hier. +Ça me fait plaisir. Elle s’est adoucie. -Un bon petit pédé, pas cette caricature d’hétérosexuelle, là... -Il te vient d’où ce délire en talons aiguilles ? -Tu n’as pas totÂlement tort. -Cela concorde définitÎvement avec mes vingt et un ans. -Tu es si dÊlicieusement perspicace, Enguerrand... -Elle me regarde m’acharner sur le carton des céréales avec ma baguette. -Je suis son regard : Fulbert est dans la pièce, silencieux. -Fulbert semble s’être fâché avec Verand'a. +Un bon petit pédé, pas cette caricature d’hétérosexuelle, là... +Il te vient d’où ce délire en talons aiguilles ? +Tu n’as pas totÂlement tort. +Cela concorde définitÎvement avec mes vingt et un ans. +Tu es si dÊlicieusement perspicace, Enguerrand... +Elle me regarde m’acharner sur le carton des céréales avec ma baguette. +Je suis son regard : Fulbert est dans la pièce, silencieux. +Fulbert semble s’être fâché avec Verand'a. Tant mieux, je saurai le consoler. -S'il parvient à quitter les jupes de Laly. -Je repense à mes graines de fleur d’ennui. +S'il parvient à quitter les jupes de Laly. +Je repense à mes graines de fleur d’ennui. Tu sais comment on appelle un feu d’artifice en japonais ? Jour quatorze sur vingt-huit : J’aurais jamais cru. -J’aurais jamais cru atteindre un tel résultat. +J’aurais jamais cru atteindre un tel résultat. Une petite fleur de feu. -Elle tempêtait, vociférait, envoyait des vagues d’angoisse noire. -Que j’ai déjà vue. -Jour dix sur vingt-huit : séisme dans la noosphère. -Je sais ce jour-là que le blog reprendra. -Avant de dormir je décide de prendre des notes en braille. -Ça me permettra de rester discret. +Elle tempêtait, vociférait, envoyait des vagues d’angoisse noire. +Que j’ai déjà vue. +Jour dix sur vingt-huit : séisme dans la noosphère. +Je sais ce jour-là que le blog reprendra. +Avant de dormir je décide de prendre des notes en braille. +Ça me permettra de rester discret. Du coup j’apprends le braille. -Alphabet, règles spécifiques, écriture, lecture, dextérité... disons cent vingt-six grammes. -Maquille-toi suffisamment longtemps, et même tes proches oublieront ton visage. -J’ai roulé jusqu’à la chambre de Laly, ce soir. +Alphabet, règles spécifiques, écriture, lecture, dextérité... disons cent vingt-six grammes. +Maquille-toi suffisamment longtemps, et même tes proches oublieront ton visage. +J’ai roulé jusqu’à la chambre de Laly, ce soir. Jour dix-huit sur vingt-huit. -Il portait un pyjama Bob l’Éponge. +Il portait un pyjama Bob l’Éponge. Pas Dora l’Exploratrice. Une peau sans maquillage. Le visage d’Orion. -J’avais oublié ce visage. -Un visage que j’ai côtoyé pendant plus de trois ans. -Foutu qui me fait même l’offense d’être doué. -De pseudo à remplaçant. -Dis bonjour à Pour se rapprocher plus encore fallait oser le rentre-dedans. +J’avais oublié ce visage. +Un visage que j’ai côtoyé pendant plus de trois ans. +Foutu qui me fait même l’offense d’être doué. +De pseudo à remplaçant. +Dis bonjour à Pour se rapprocher plus encore fallait oser le rentre-dedans. Le visage d’Orion. -Ce soir, paradoxalement, je prends plaisir à le retrouver. -T’inquiète, je vais pas me mettre à te courir après... -On a un problème. +Ce soir, paradoxalement, je prends plaisir à le retrouver. +T’inquiète, je vais pas me mettre à te courir après... +On a un problème. Je crois que tu t’es fait inceptionner. Tu t’en fais pour moi ? Oh, comme c’est chou. @@ -1724,1689 +1728,1695 @@ Tiens, la Laly va te faire un bisou. Et ce con s’approche pour me rouler une galoche. Lui attrape les bras. Je n’ai pas mis les freins sur le fauteuil. -D’un geste racé nous sépare en saisissant à chacun un bras. -Je me hisse à sa hauteur à la force du biceps. +D’un geste racé nous sépare en saisissant à chacun un bras. +Je me hisse à sa hauteur à la force du biceps. Orion s’enroule dans sa prise comme une danseuse de salsa. -Nos visages sont à quelques millimètres. +Nos visages sont à quelques millimètres. Nos yeux furieux se toisent alors que nos souffles courts se tendent. -Et là Orion me surprend comme jamais. +Et là Orion me surprend comme jamais. De son geste, nos trois bouches se donnent un baiser. -De surprise, Hugo commence à lâcher sa prise sur moi. -Des vêtements volent à travers la pièce, nous quittent aussi vite que toute pensée. +De surprise, Hugo commence à lâcher sa prise sur moi. +Des vêtements volent à travers la pièce, nous quittent aussi vite que toute pensée. Nous sommes le rouge qui congestionne nos joues. -Hugo est le premier à être nu. -Ma langue goutte les poils blonds entre les carrés de ses abdominaux. +Hugo est le premier à être nu. +Ma langue goutte les poils blonds entre les carrés de ses abdominaux. J’aime chez un homme sentir cette contraction quand on descend vers son aine. -Un soubresaut de désir. -Orion est derrière moi. -Nos lèvres picorent tendrement sa hampe. +Un soubresaut de désir. +Orion est derrière moi. +Nos lèvres picorent tendrement sa hampe. Nos langues entrent dans la danse. Nous nous embrassons langoureusement autour de lui. -Hugo se dégage de notre étreinte avant que d’y succomber. -Il va se glisser derrière Laly, qui en profite pour me retourner. -Pénétrer un paraplégique, c’est un peu expérimenter la nécrophilie. +Hugo se dégage de notre étreinte avant que d’y succomber. +Il va se glisser derrière Laly, qui en profite pour me retourner. +Pénétrer un paraplégique, c’est un peu expérimenter la nécrophilie. Mais la morale reste sauve. -Tant qu’on ne le dit pas à voix haute. -Il sait que ça me rend dingue. +Tant qu’on ne le dit pas à voix haute. +Il sait que ça me rend dingue. par la barbe ou les ongles. -À mon cri de c’est le signal : on se jette sur Orion. -Au Diable les complexes, au Dieu la culpabilité : l’enfant devant nous est espiègle. -Il joue à vouloir garder son pantalon. -Entre deux caresses et trois baisers, on relève le défi : anéantir Bob l’Éponge. -Je suis derrière lui, lui maintenant les bras des miens. +À mon cri de c’est le signal : on se jette sur Orion. +Au Diable les complexes, au Dieu la culpabilité : l’enfant devant nous est espiègle. +Il joue à vouloir garder son pantalon. +Entre deux caresses et trois baisers, on relève le défi : anéantir Bob l’Éponge. +Je suis derrière lui, lui maintenant les bras des miens. Quand t’as plus de jambes, tu mets tes muscles dans les autres membres. Hugo est sur lui. Et il me jette un regard inquiet. -Orion n’est pas hystérique : il est tétanisé. +Orion n’est pas hystérique : il est tétanisé. Il tremble, sue, et marmonne entre deux sanglots des syllabes inintelligibles. Orion file se prostrer, accroupi, dans un coin de la chambre. -De ses lèvres s’échappent ces mots : — ...garder ce qu’il en reste. -Petitsipetitsipetit comme quand j’étais tout petit me le. -Je décide de lui faire confiance. -Hugo, j’étais venu dire à Orion ce que j’ai déduit. -Ça fait trois ans qu’il a été empoisonné par une idée. -Et là, je crois savoir qui l’a implantée. -Faut juste trouver ce qu’est l’idée. -La meilleure défense contre l’engueulade, c’est le sourire. +De ses lèvres s’échappent ces mots : — ...garder ce qu’il en reste. +Petitsipetitsipetit comme quand j’étais tout petit me le. +Je décide de lui faire confiance. +Hugo, j’étais venu dire à Orion ce que j’ai déduit. +Ça fait trois ans qu’il a été empoisonné par une idée. +Et là, je crois savoir qui l’a implantée. +Faut juste trouver ce qu’est l’idée. +La meilleure défense contre l’engueulade, c’est le sourire. Et c’est souvent le cas. -La colère de Vérand'a commence à perdre de sa superbe. -J’imagine la scène vue par elle. -Moi, en sueur, le visage grave, assis au milieu des draps froissés. -Son sexe à demi turgescent. -Et Orion, prostré dans son coin, aussi psychotique qu’un Rain Man sodomisé. -Aussi choqué que iForrest Gump victime d’une tournante. -Pas besoin de hacker son compte Facebook pour savoir ce qu’elle a pensé. -Forcément elle a cru au viol. +La colère de Vérand'a commence à perdre de sa superbe. +J’imagine la scène vue par elle. +Moi, en sueur, le visage grave, assis au milieu des draps froissés. +Son sexe à demi turgescent. +Et Orion, prostré dans son coin, aussi psychotique qu’un Rain Man sodomisé. +Aussi choqué que iForrest Gump victime d’une tournante. +Pas besoin de hacker son compte Facebook pour savoir ce qu’elle a pensé. +Forcément elle a cru au viol. L’accompagner lentement jusqu’au couloir. -Jusqu’au Noétien à qui elle l’a confié. -Et tout le long de ces gestes doux, chaleureux, maternels, je voyais ses pensées. -Un putain d’Imax en 3D ultra-haute-définition. +Jusqu’au Noétien à qui elle l’a confié. +Et tout le long de ces gestes doux, chaleureux, maternels, je voyais ses pensées. +Un putain d’Imax en 3D ultra-haute-définition. Hugo et moi sur sa table de torture. -Nos organes à nu. -Désormais, la beauté intérieure, je connais. +Nos organes à nu. +Désormais, la beauté intérieure, je connais. Elle s’imagine cuisiner nos plaies. -Ça la soulage, la calme un peu. -Ce qui montre son excellente maîtrise d’elle-même. -Elle se retourne vers nous et c’est là qu’elle crie. -Et lui inspire une idée. +Ça la soulage, la calme un peu. +Ce qui montre son excellente maîtrise d’elle-même. +Elle se retourne vers nous et c’est là qu’elle crie. +Et lui inspire une idée. Sourire, c’est surtout ne rien dire. -Les fumerolles au-dessus de sa tête me répondent d’un « OK » qui me rassure. -Je ne sais pas si je peux faire confiance à Hugo. -À mon petit Fulbert. +Les fumerolles au-dessus de sa tête me répondent d’un « OK » qui me rassure. +Je ne sais pas si je peux faire confiance à Hugo. +À mon petit Fulbert. Tout seul, je ne me sortirai pas de cette histoire. Pas en un seul morceau. Je peux m’en sortir en un seul morceau. Mais pas sans me vriller le cerveau. -Vérand'a continue de nous crier dessus. -C’est une mère comme je n’en ai pas vu depuis Aglaé. -Elle crie plus fort sur son préféré, comme toutes les autorités déçues. -Elle s’échauffe le larynx, elle s’active les poumons sur nous. +Vérand'a continue de nous crier dessus. +C’est une mère comme je n’en ai pas vu depuis Aglaé. +Elle crie plus fort sur son préféré, comme toutes les autorités déçues. +Elle s’échauffe le larynx, elle s’active les poumons sur nous. Ce n’est plus des vocalises, c’est du fitness. -Hugo est le premier à repérer sa faille. +Hugo est le premier à repérer sa faille. Il s’y engouffre. -Tu sais ce que t’as à faire non ? +Tu sais ce que t’as à faire non ? Une heure plus tard — Elle a pas fait autrement. -Elle a la même formation que moi, tu sais... -Sans nos vêtements, les bancs de pierre sont un peu froids. +Elle a la même formation que moi, tu sais... +Sans nos vêtements, les bancs de pierre sont un peu froids. Note bien, je ne sens le froid que sur mes fesses... Hugo, lui, le ressent jusque dans ses orteils. -Avantage de la paraplégie : t’as plus jamais froid aux pieds. -Du coup, pour se réchauffer un peu, on passe le temps. -T’as vu, je me suis entraîné à bouger les boules de graisse. -Putain, mais qu’est-ce qui lui a pris à Laly ? +Avantage de la paraplégie : t’as plus jamais froid aux pieds. +Du coup, pour se réchauffer un peu, on passe le temps. +T’as vu, je me suis entraîné à bouger les boules de graisse. +Putain, mais qu’est-ce qui lui a pris à Laly ? Il n’y a pas de Laly. -Je suis sûr qu’il n’y a jamais eu de Laly. -Laly est née de l’idée qu’on lui a implantée. +Je suis sûr qu’il n’y a jamais eu de Laly. +Laly est née de l’idée qu’on lui a implantée. N’importe quel trans qui se respecte vomirait Laly. -Mais c’est quoi cette affaire, Enguerrand, t’es sûr de ton coup ? -Depuis, cette idée a fait son chemin. -Je scrute ses idées. -Il est sincèrement surpris. +Mais c’est quoi cette affaire, Enguerrand, t’es sûr de ton coup ? +Depuis, cette idée a fait son chemin. +Je scrute ses idées. +Il est sincèrement surpris. C’est pas lui le complice. J’ai eu raison de lui faire confiance. -J’ai toujours raison, mais ça fait plaisir quand ça se vérifie. +J’ai toujours raison, mais ça fait plaisir quand ça se vérifie. Je lui balance tout. -Mais je peux pas t’en vouloir d’avoir saccagé cet appartement, enfin ! -Ce n’était pas le mien, je te dis ! -Madame Marquet qui console Vérand'a. -Déjà, Vérand'a qui sanglote, c’est limite niveau crédibilité. -Mais elle a vécu de sacrées montagnes russes émotionnelles, ces derniers jours. +Mais je peux pas t’en vouloir d’avoir saccagé cet appartement, enfin ! +Ce n’était pas le mien, je te dis ! +Madame Marquet qui console Vérand'a. +Déjà, Vérand'a qui sanglote, c’est limite niveau crédibilité. +Mais elle a vécu de sacrées montagnes russes émotionnelles, ces derniers jours. Plan cul qui tourne au trauma : fait. -Libération après une nuit à la cave : fait. -Évincer Vérand'a aux commandes des Noétiens : fait. +Libération après une nuit à la cave : fait. +Évincer Vérand'a aux commandes des Noétiens : fait. Subir sa constante surveillance : fait. -Écrire tout ce qui se passe histoire de le lire pour y croire : fait. -Sauvetage de mon frère ennemi ex-belle-maman : en cours. -Hugo a bouffé des dictionnaires psychologiques. -À cause de lui, je sais ce que c’est la . +Écrire tout ce qui se passe histoire de le lire pour y croire : fait. +Sauvetage de mon frère ennemi ex-belle-maman : en cours. +Hugo a bouffé des dictionnaires psychologiques. +À cause de lui, je sais ce que c’est la . Personne ne devrait savoir cela. -Aux épines de roses. -J’ai seulement réussi à me rendre compte combien ma vie est devenue... intéressante. +Aux épines de roses. +J’ai seulement réussi à me rendre compte combien ma vie est devenue... intéressante. Orion est descendu en roue libre sur la pente des souvenirs. -Il nous a raconté. -Comment il a de suite été pris sous l’aile de Vérand'a. -Comment ils se sont rapprochés de mon père, de moi. -Histoire de connaître ses devoirs. -En attendant d’être prêt. -Vérand'a a été une mère pour lui. -Jusqu’à ses vingt et un ans. -La cérémonie a eu lieu ici, dans le manoir. -C’était surtout un moyen de présenter Orion aux autres NoéNautes. +Il nous a raconté. +Comment il a de suite été pris sous l’aile de Vérand'a. +Comment ils se sont rapprochés de mon père, de moi. +Histoire de connaître ses devoirs. +En attendant d’être prêt. +Vérand'a a été une mère pour lui. +Jusqu’à ses vingt et un ans. +La cérémonie a eu lieu ici, dans le manoir. +C’était surtout un moyen de présenter Orion aux autres NoéNautes. Leur dire qu’il rentrait dans la partie. La fosse aux lions. -C’est là qu’il a rencontré Aglaé pour la première fois. -Il était assez inexpérimenté pour ne pas s’en rendre compte. -Elle l’a finement inceptionné. +C’est là qu’il a rencontré Aglaé pour la première fois. +Il était assez inexpérimenté pour ne pas s’en rendre compte. +Elle l’a finement inceptionné. Une envie mue par une angoisse. Une angoisse au noyau dur et blanc, comme une perle de tristesse. -La blanche tristesse, la marque de fabrique d’Aglaé. +La blanche tristesse, la marque de fabrique d’Aglaé. De la maison Blanche. -Mais je l’ai vue, son idée. -C’est juste que j’arrive pas à l’identifier. -Alors on a pris une décision grave, avec Hugo. -On a décidé de sortir l’artillerie lourde. -Celle à qui nous nous sommes liés d’amitié. -Une excellente juge de caractère. -Celle qui nous a hébergés sans nous questionner. -Une spécialiste des émotions fortes. -Celle qui pour nous aider est allée jusqu’à nous dénoncer. -Une femme qui nous a percés à jour. +Mais je l’ai vue, son idée. +C’est juste que j’arrive pas à l’identifier. +Alors on a pris une décision grave, avec Hugo. +On a décidé de sortir l’artillerie lourde. +Celle à qui nous nous sommes liés d’amitié. +Une excellente juge de caractère. +Celle qui nous a hébergés sans nous questionner. +Une spécialiste des émotions fortes. +Celle qui pour nous aider est allée jusqu’à nous dénoncer. +Une femme qui nous a percés à jour. Jour vingt et un sur les vingt-huit de la punition. Elle fait son Miss Marquet. -Et nous voilà dans la cuisine. -Une Vérand'a en larmes fait son mea culpa et Miss Marquet la console. +Et nous voilà dans la cuisine. +Une Vérand'a en larmes fait son mea culpa et Miss Marquet la console. Puis elle la fait taire. Puis elle nous fait parler. -Madame Marquet nous a écoutés toute une théière durant. -Les NoéNautes, les Noétiens et toute la mythologie des maisons. +Madame Marquet nous a écoutés toute une théière durant. +Les NoéNautes, les Noétiens et toute la mythologie des maisons. Mes doutes, les recherches d'Hugo, les souvenirs d’Orion... J’ai bien tout compris, mon pitchounet. -Ça te dirait un « chat bite » ? -C’est là que tout à basculé. -Vérand'a dévoile la rage folle qui l’habite : fait. -Repérage de la faille dans sa barrière mentale : fait. -Couper l’élan strangulatoire de Vérand'a : fait. -Les journaux ont attribué ça à l’ingestion de porc. -Une viande de porc qu’un vaccin contre la grippe porcine aurait avariée. -L’idée se propage. +Ça te dirait un « chat bite » ? +C’est là que tout à basculé. +Vérand'a dévoile la rage folle qui l’habite : fait. +Repérage de la faille dans sa barrière mentale : fait. +Couper l’élan strangulatoire de Vérand'a : fait. +Les journaux ont attribué ça à l’ingestion de porc. +Une viande de porc qu’un vaccin contre la grippe porcine aurait avariée. +L’idée se propage. Les Singapouriens cessent de manger du porc. C’est pire qu’un aveu. -Il n’en faut pas plus pour déclencher la panique générale. -L’épidémie durera dix jours, et permettra de vendre des tas de journaux. +Il n’en faut pas plus pour déclencher la panique générale. +L’épidémie durera dix jours, et permettra de vendre des tas de journaux. Il y aura quatre cent soixante-neuf victimes dont quatre cent cinquante-quatre hommes. Tous atteints de koro. Une peur dont on meurt. -La peur de voir son pénis disparaître dans l’abdomen. +La peur de voir son pénis disparaître dans l’abdomen. Madame Marquet est incollable sur le sujet. -Non mais c’est pas drôle, hein ! -Enfin si, mais pas quand ça t’arrive... -Attends, aux émotifs anonymes, y’avait un joli cœur... rho comment il s’appelait... -Ben sa première crise de koro c’était à l’âge de dix-huit ans. +Non mais c’est pas drôle, hein ! +Enfin si, mais pas quand ça t’arrive... +Attends, aux émotifs anonymes, y’avait un joli cœur... rho comment il s’appelait... +Ben sa première crise de koro c’était à l’âge de dix-huit ans. Il va au petit coin et il revient pas. Je vais voir, et quand je rentre... Je te le donne en mille. -Mon Elias, allongé par terre, recroquevillé sur le carrelage. +Mon Elias, allongé par terre, recroquevillé sur le carrelage. Il avait le pantalon aux chevilles, et il se tirait sur le manche. -Il était en pleine crise, oui. -Vingt minutes, que j’ai passées à le réconforter. -À lui caresser les cheveux. +Il était en pleine crise, oui. +Vingt minutes, que j’ai passées à le réconforter. +À lui caresser les cheveux. Il voulait pas me croire tellement qu’il avait peur. Il a fallu que j’attende qu’il se calme. -Remarque c’était comique, hein mon pitchoun. -Quand les bonshommes écarquillaient les yeux, je leur posais des questions sur leur sexe. -Y’en a beaucoup qui en ont oublié de faire leur commission, naine ! -Ça veut dire « tortue » en malais. -Visualise une tortue qui rentre la tête dans sa carapace. -Voilà de quoi Orion avait peur. -Aglaé a immiscé en lui cette perle blanche. -Cette certitude qu’un jour son sexe allait disparaître. -Qu’il en serait fini de sa virilité. -De cette peur est née la Laly. -Mais je m’égare. -OK : C’est vraiment moi qui vient de me dire ça ? -Vérand'a qui a accepté la mission de protéger Orion lors des tête-à-tête. -Orion prend la tête de la maison Jaune. -Ce jour-là, je te le donne en mille, c’était Vérand'a. -Encore une couillonne au cerveau ravagé par la bit-lit. -Et d’un coup, j’ai une déduction. -Messieurs, Madame, on a un problème. -Vérand'a, votre prisonnière, elle s’est... +Remarque c’était comique, hein mon pitchoun. +Quand les bonshommes écarquillaient les yeux, je leur posais des questions sur leur sexe. +Y’en a beaucoup qui en ont oublié de faire leur commission, naine ! +Ça veut dire « tortue » en malais. +Visualise une tortue qui rentre la tête dans sa carapace. +Voilà de quoi Orion avait peur. +Aglaé a immiscé en lui cette perle blanche. +Cette certitude qu’un jour son sexe allait disparaître. +Qu’il en serait fini de sa virilité. +De cette peur est née la Laly. +Mais je m’égare. +OK : C’est vraiment moi qui vient de me dire ça ? +Vérand'a qui a accepté la mission de protéger Orion lors des tête-à-tête. +Orion prend la tête de la maison Jaune. +Ce jour-là, je te le donne en mille, c’était Vérand'a. +Encore une couillonne au cerveau ravagé par la bit-lit. +Et d’un coup, j’ai une déduction. +Messieurs, Madame, on a un problème. +Vérand'a, votre prisonnière, elle s’est... Non, pas possible elle est dans une cave. -Taillé les veines, alors ? +Taillé les veines, alors ? Ben non Monsieur Enguerrand... Elle s’est juste enfuie. Moins d’une semaine. -Et dire qu’il ne restait que quelques jours pour finir notre châtiment. +Et dire qu’il ne restait que quelques jours pour finir notre châtiment. Moins d’une semaine, putain ! -C’est tout de même rageant. +C’est tout de même rageant. On s’est fait embobiner. -La meilleure arnaque est celle qui se déguise en défaite. +La meilleure arnaque est celle qui se déguise en défaite. Orion pense comme moi. -C’était au début de notre collaboration. -Nous étions des ingêneurs très recherchés, très performants. -C’est là qu’un gros contrat nous est tombé dessus : l’opérateur mobile. -Il voulait qu’on utilise son service après-vente pour augmenter son chiffre d’affaires. -Toutes les recettes y sont déjà appliquées, que pouvait-on faire de plus ? -Que ton cœur ne se gonfle point d’orgueil, ô mon fils. +C’était au début de notre collaboration. +Nous étions des ingêneurs très recherchés, très performants. +C’est là qu’un gros contrat nous est tombé dessus : l’opérateur mobile. +Il voulait qu’on utilise son service après-vente pour augmenter son chiffre d’affaires. +Toutes les recettes y sont déjà appliquées, que pouvait-on faire de plus ? +Que ton cœur ne se gonfle point d’orgueil, ô mon fils. C’est tout simplement que tu es en train de te faire enculer. - On a demandé au service après-vente de repérer les chieurs. -Ce fichier client devait ensuite être surfacturé. -Tu sais, quand ton forfait à trente boules te coûte trente€quatre ? +On a demandé au service après-vente de repérer les chieurs. +Ce fichier client devait ensuite être surfacturé. +Tu sais, quand ton forfait à trente boules te coûte trente€quatre ? Ben c’est pas une erreur. C’est une provocation. -Pour que tu appelles et réclames un remboursement. +Pour que tu appelles et réclames un remboursement. On t’offre une option pendant trois mois. Une demi-heure de plus. -Les plateaux d’appel ont créé encore plus d'employés dépressifs et suicidaires. -Si, si : c’est moi qui leur ai donné l’adresse. -C’est quand on croit avoir gagné qu’on se fait enfler. -Merci Vérand'a de m’avoir rappelé cette bonne vieille technique. -Vérand'a et ses larmes. -j’ai fait tout ça par amour d’Orion. -J’ai cédé à la manipulation de la vilaine Aglaé. -Vérand'a qui s’enfuit au lieu de se punir. -Ça aurait dû nous mettre la puce à l’oreille, mais non. -C’est ce qu’Aglaé a dû croire, aussi. -ils ont découvert le pot aux roses. -Nos Noétiens étaient prêts et prévenus. -C’était limite prévisible : l’affrontement fatal. -Les méchants arrivent pour tout faire péter, mais la boss est restée chez elle. -Tout a bien commencé. -Personne n’a utilisé d’arme à feu. -Et c’était beau, et y’avait pas trop de sang. -Ni de coups franchement portés. -Comment Vérand'a a-t-elle pu s’enfuir ? -Qui l’a attachée ? -Qui l’a surveillée ? +Les plateaux d’appel ont créé encore plus d'employés dépressifs et suicidaires. +Si, si : c’est moi qui leur ai donné l’adresse. +C’est quand on croit avoir gagné qu’on se fait enfler. +Merci Vérand'a de m’avoir rappelé cette bonne vieille technique. +Vérand'a et ses larmes. +j’ai fait tout ça par amour d’Orion. +J’ai cédé à la manipulation de la vilaine Aglaé. +Vérand'a qui s’enfuit au lieu de se punir. +Ça aurait dû nous mettre la puce à l’oreille, mais non. +C’est ce qu’Aglaé a dû croire, aussi. +ils ont découvert le pot aux roses. +Nos Noétiens étaient prêts et prévenus. +C’était limite prévisible : l’affrontement fatal. +Les méchants arrivent pour tout faire péter, mais la boss est restée chez elle. +Tout a bien commencé. +Personne n’a utilisé d’arme à feu. +Et c’était beau, et y’avait pas trop de sang. +Ni de coups franchement portés. +Comment Vérand'a a-t-elle pu s’enfuir ? +Qui l’a attachée ? +Qui l’a surveillée ? Et qui se bat contre qui ? Qui se bat vraiment ? -Pour se retrouver face à Vérand'a. -Nous tous dans la même pièce. -Et là arrive une chose très surprenante dans une baston. -Vérand'a éclate de rire. -Comme un seul homme, Noétiens jaunes et blancs cessent de se battre. -Se « chamailler » serait plus approprié. -Après vingt minutes de bagarre intensive, je ne vois pas de sang. -À peine si je repère un bleu. +Pour se retrouver face à Vérand'a. +Nous tous dans la même pièce. +Et là arrive une chose très surprenante dans une baston. +Vérand'a éclate de rire. +Comme un seul homme, Noétiens jaunes et blancs cessent de se battre. +Se « chamailler » serait plus approprié. +Après vingt minutes de bagarre intensive, je ne vois pas de sang. +À peine si je repère un bleu. Kill Bill au pays des Teletubbies. -Tous les Noétiens se tournent vers nous. -Si on avait le temps d’avoir les miquettes, ce serait sacrément flippant. +Tous les Noétiens se tournent vers nous. +Si on avait le temps d’avoir les miquettes, ce serait sacrément flippant. Mais on l’a pas. -Hugo est le premier à réagir. -Mon bébé d’artificier. +Hugo est le premier à réagir. +Mon bébé d’artificier. Ma couronne aux cinq joyaux. Le truc le plus dangereux depuis l’invention de la Game Boy. -On voulait pas le tenter, pas assez de tests, trop risqué. -Mais là on n’avait plus le choix : les Noétiens se retournaient contre nous. +On voulait pas le tenter, pas assez de tests, trop risqué. +Mais là on n’avait plus le choix : les Noétiens se retournaient contre nous. Alors on l’a fait. -Les Noétiens sont tous tombés. -On en est sortis un peu sonnés. +Les Noétiens sont tous tombés. +On en est sortis un peu sonnés. On s’est enfuis. Hugo, Orion, Miss Marquet et moi. -On s’est posé. -On a convenu qu’il était plus simple de se séparer. -Moins d’une semaine, qu’il nous restait, à tenir ensemble. -On commençait à peine à s’apprécier. -Tu sais déjà comment les chapitres se sont construits. -Pour les épisodes c’était un défi quotidien. -Un défi simple mais qui déclenchait tout : trouver la première phrase. -Pas de façon mystique, genre « inspiration divine ». -Je ne crois pas non plus être le jouet d’Enguerrand, d’un NoéNaute. -L’histoire et l’écriture se bloquent jusqu’à ce que je cède. +On s’est posé. +On a convenu qu’il était plus simple de se séparer. +Moins d’une semaine, qu’il nous restait, à tenir ensemble. +On commençait à peine à s’apprécier. +Tu sais déjà comment les chapitres se sont construits. +Pour les épisodes c’était un défi quotidien. +Un défi simple mais qui déclenchait tout : trouver la première phrase. +Pas de façon mystique, genre « inspiration divine ». +Je ne crois pas non plus être le jouet d’Enguerrand, d’un NoéNaute. +ou à un tournant de l’histoire, je ne fais que perdre du temps. +L’histoire et l’écriture se bloquent jusqu’à ce que je cède. On est dans « un roman-je ». -Le narrateur, Enguerrand, parle à la première personne. -Du coup, la première phrase ne doit surtout pas commencer par « moi je ». +Le narrateur, Enguerrand, parle à la première personne. +Du coup, la première phrase ne doit surtout pas commencer par « moi je ». Encore quelqu’un qui va me montrer son petit nombril ? Et le mien alors ? -Pour trouver cette première phrase, tous les moyens sont bons. -Dès que j’ai trouvé ma première phrase, je m’installe. -Assis en tailleur sur mon canapé ou dans mon lit. +Pour trouver cette première phrase, tous les moyens sont bons. +Dès que j’ai trouvé ma première phrase, je m’installe. +Assis en tailleur sur mon canapé ou dans mon lit. Souvent une couverture sur les jambes. -Ma tablette/notebook sur les genoux, je commence à taper. -Et surtout j’adore la sensualité du clavier de ma tablette. -Dix-sept heures vingt-huit. -Le compte à rebours. -Chaque jour, l’épisode devait être publié à cette heure précise. -Une deadline qui me regardait comme un défi. -Pas une astreinte, une performance ou une souffrance quelconque : c’était un jeu. -Je les ai regardées, j’ai attendu, elles sont parties. -L’urgence n’était plus qu’un plaisir m’interdisant de rester bloqué. -M’obligeant à me laisser aller dans l’histoire. +Ma tablette/notebook sur les genoux, je commence à taper. +Et surtout j’adore la sensualité du clavier de ma tablette. +Le compte à rebours. +Chaque jour, l’épisode devait être publié à cette heure précise. +Une deadline qui me regardait comme un défi. +Pas une astreinte, une performance ou une souffrance quelconque : c’était un jeu. +Je les ai regardées, j’ai attendu, elles sont parties. +L’urgence n’était plus qu’un plaisir m’interdisant de rester bloqué. +M’obligeant à me laisser aller dans l’histoire. Une interruption qui a pris par surprise aussi bien les lecteurs que l’auteur. -Signé le mec qu’il ne faut pas appeler « Piou-Piou » Même cause, mêmes effets. +Signé le mec qu’il ne faut pas appeler « Piou-Piou » Même cause, mêmes effets. Ceci est la quarante-deuxe note. -Ca valait le coup d’être souligné. -Quentin Tarantino, cinéaste étasunien palmé d’or pour Pulp Fiction. -Il est connu pour ses narrations à la temporalité éclatée. +Ca valait le coup d’être souligné. +Quentin Tarantino, cinéaste étasunien palmé d’or pour Pulp Fiction. +Il est connu pour ses narrations à la temporalité éclatée. Je vous assure : ceci n’est pas une pipe ». -OK : c’est moins drôle quand c’est moi qui raconte. +OK : c’est moins drôle quand c’est moi qui raconte. De fait, selon Audiard, Orion est un con. La peur des mots trop longs. -Néologisme ironique désignant une phobie qui n’a pas d’existence mais qui devrait. -Peur d’être constipé-e. +Néologisme ironique désignant une phobie qui n’a pas d’existence mais qui devrait. +Peur d’être constipé-e. Groupe de pop-rock breton qui fait ricaner les Normands. Tout ceci est vrai. Je le sais : je l’ai lu sur Internet. -La Bit-Lit, c’est la littérature honteuse. +La Bit-Lit, c’est la littérature honteuse. Celle que les autres lisent. -Je ne sais plus lequel : j'aime à les lire d'un trait. -Dispersés aux quatre vents. +Je ne sais plus lequel : j'aime à les lire d'un trait. +Dispersés aux quatre vents. L’expression est inexacte. -Pour pointer vers la ville sainte, comme les églises orientant leur autel vers Jérusalem. -J’ignore s'ils ont collé des fleurs de lys sur leurs GPS. +Pour pointer vers la ville sainte, comme les églises orientant leur autel vers Jérusalem. +J’ignore s'ils ont collé des fleurs de lys sur leurs GPS. Des scouts en GPS. -Je ne suis pas à la fleur de Lys. -Je suis à son bulbe. +Je ne suis pas à la fleur de Lys. +Je suis à son bulbe. Non pas que je sois en train d’enterrer des scouts. Ce n’est pas mon truc. Ou un billet pour la tombola de la kermesse. Je voulais juste dire que j’ai pris le sud. -Je ne te dirai pas où je suis. +Je ne te dirai pas où je suis. Je ne peux pas te dire ce que je fais. -C’est trop risqué. -Il parait qu’on a les lecteurs qu’on mérite : c’est faux. -Je mérite beaucoup mieux. +C’est trop risqué. +Il parait qu’on a les lecteurs qu’on mérite : c’est faux. +Je mérite beaucoup mieux. Tu n’as pas du tout saisir de mon dernier message. -C’était comme lire du Tolkien. -L’auteur qui a écrit le Seigneur des Anneaux. -L’inextricable imbroglio où tu comprends rien à ce qu’il se passe. -Ben voilà, le dernier billet, je lui ai en quelque sorte rendu hommage. -C’était soit ça soit elle était diablement claustrophobe. -Donc on s’est préparés. -Mais sans être complètement confiants non plus. +C’était comme lire du Tolkien. +L’auteur qui a écrit le Seigneur des Anneaux. +L’inextricable imbroglio où tu comprends rien à ce qu’il se passe. +Ben voilà, le dernier billet, je lui ai en quelque sorte rendu hommage. +C’était soit ça soit elle était diablement claustrophobe. +Donc on s’est préparés. +Mais sans être complètement confiants non plus. Les feux d’artifices. Et surtout d’un ensemble de bombes en particulier. Mon joyau d’artificier. -Cinq bombes très bien pensées. +Cinq bombes très bien pensées. Imagine que tu puisses concevoir une bombe d’inaction. Du jardin des plantes. Du jardin japonais de Compans Cafarelli. -Toutes ces pensées de détente comme autant de billes explosives. -Des pensées dont la joie est annihilée par un cœur de tristesse. -Une tristesse blanc glacée. -Récupérée sur la perle d’Aglaé, celle qu’elle avait implantée sur Orion. -Ce genre de bombe peut faire très mal. -Genre abrutir toutes les personnes prises dans sa portée. -Quatre, autant que les personnes à protéger. -Voilà pourquoi c’était risqué. -Voilà pourquoi on n’a pas voulu l’utiliser. +Toutes ces pensées de détente comme autant de billes explosives. +Des pensées dont la joie est annihilée par un cœur de tristesse. +Une tristesse blanc glacée. +Récupérée sur la perle d’Aglaé, celle qu’elle avait implantée sur Orion. +Ce genre de bombe peut faire très mal. +Genre abrutir toutes les personnes prises dans sa portée. +Quatre, autant que les personnes à protéger. +Voilà pourquoi c’était risqué. +Voilà pourquoi on n’a pas voulu l’utiliser. Sans compter Hugo qui nous sermonnait. On a mis en place un plan. -Madame Marquet a payé avec des tickets restaurant. -Puis elle nous a filé à chacun une des enveloppes de Raphaëlle. -Le chemin le plus classe vers la clandestinité. -Nous nous sommes séparés chacun avec sa mission. +Madame Marquet a payé avec des tickets restaurant. +Puis elle nous a filé à chacun une des enveloppes de Raphaëlle. +Le chemin le plus classe vers la clandestinité. +Nous nous sommes séparés chacun avec sa mission. D’ailleurs je ne te dirai pas grand-chose de plus cette quinzaine. Pourtant, tu ne resteras pas sans nouvelles. -Je fonds à vue d’œil. -Je ne peux pas te dire où je suis. +Je fonds à vue d’œil. +Je ne peux pas te dire où je suis. Je ne peux pas te dire ce que je fais. -Disons que j’apprends de nouvelles idées. -Des idées au chlore. +Disons que j’apprends de nouvelles idées. +Des idées au chlore. Mais plus je t’en dis plus je me mets en danger. -Et c’est pas comme si je pouvais courir le cent mètres. -J’ai reçu un email de Hugo aujourd’hui. -Il a signé Fulbert. +Et c’est pas comme si je pouvais courir le cent mètres. +J’ai reçu un email de Hugo aujourd’hui. +Il a signé Fulbert. Ne le fais pas. -C’est pas de ta faute si tes roulettes nous gêneraient dans nos missions. -J’ai vu Raphaëlle. -J’ai commandé une bière, elle un hydromel. -Elle a accepté de me délier de mon serment. -Donc Raphaëlle m’a libéré de mes vœux. -Ça lui a pas pris longtemps. -Elle m’a juste caressé les tempes. +C’est pas de ta faute si tes roulettes nous gêneraient dans nos missions. +J’ai vu Raphaëlle. +J’ai commandé une bière, elle un hydromel. +Elle a accepté de me délier de mon serment. +Donc Raphaëlle m’a libéré de mes vœux. +Ça lui a pas pris longtemps. +Elle m’a juste caressé les tempes. Et d’un coup j’ai compris. -Le serment des Noétiens. -Leur raison d’être. -Tu savais qu’en fait les écoles, les maisons, les Noétiens... -Tout ça n’est pas là pour vous protéger ? -Ni pour vous servir dans vos guéguerres personnelles ? +Le serment des Noétiens. +Leur raison d’être. +Tu savais qu’en fait les écoles, les maisons, les Noétiens... +Tout ça n’est pas là pour vous protéger ? +Ni pour vous servir dans vos guéguerres personnelles ? En fait, si tout ce bordel existe, c’est pour vous enfermer. -Créer des prisons dorées. +Créer des prisons dorées. Attiser vos querelles entre vous. Je t’imagine d’ici coller du hashtag. « Oui, c’est un vieux truc. -Subvenir à tes besoins et te divertir pour mieux t’endormir. +Subvenir à tes besoins et te divertir pour mieux t’endormir. Toujours est-il qu’il marche. -Cela fait des cycles et des cycles que les écoles recrutent des Anoés. -Forment des Noétiens pour chaque maison. -Des agents spéciaux pratiquant le baby sitting à haut risque. -Enguerrand : il faut que tu fasses passer le message aux autres NoéNautes. -Ghislain, Indra, et même Aglaé. -Le pire c’est que la plupart des Noétiens n’en ont pas conscience. -Elle fait du zèle. -Après m’avoir flashouillé le crâne, Raphaëlle m’a regardé de manière bizarre. -Mais là y’avait un demi-sourire de plus que d’habitude. -Tu crois que je dois m’inquiéter ? -Sans prévenir, elle a vidé son hydromel, m’a dit « salut », et est partie. +Cela fait des cycles et des cycles que les écoles recrutent des Anoés. +Forment des Noétiens pour chaque maison. +Des agents spéciaux pratiquant le baby sitting à haut risque. +Enguerrand : il faut que tu fasses passer le message aux autres NoéNautes. +Ghislain, Indra, et même Aglaé. +Le pire c’est que la plupart des Noétiens n’en ont pas conscience. +Elle fait du zèle. +Après m’avoir flashouillé le crâne, Raphaëlle m’a regardé de manière bizarre. +Mais là y’avait un demi-sourire de plus que d’habitude. +Tu crois que je dois m’inquiéter ? +Sans prévenir, elle a vidé son hydromel, m’a dit « salut », et est partie. En me laissant l’ardoise. -Elle s’est levée de la terrasse et est partie à contre-jour. -Ça m’a fait un... comment tu dis déjà ? +Elle s’est levée de la terrasse et est partie à contre-jour. +Ça m’a fait un... comment tu dis déjà ? Je t’embrasse en plein dans les frustrations. T’as un cœur de bœuf, mais tu te prends trop le chou. -Si j’avais encore de l’énergie pour ça, je lui en voudrais. +Si j’avais encore de l’énergie pour ça, je lui en voudrais. Les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Et toi, tu ne crois pas en ce que je te dis. Car tu sais que ceci n’est pas une histoire vraie. -Bon, je vais te céder du terrain. +Bon, je vais te céder du terrain. Mais ce n’est pas de ma faute, c’est celle d’Orion. -Pendant que je pédale dans la choucroute, cette ex-lolita est allée faire son marché. +Pendant que je pédale dans la choucroute, cette ex-lolita est allée faire son marché. Le pire, c’est qu’il s’en vante. Salut mon anguille, Le changement, c’est maintenant. Ne plus porter de talons hauts. -Ne pas craindre de laisser mes couilles flotter dans un caleçon. -Pas forcé de faire la fille à longueur de journée. +Ne pas craindre de laisser mes couilles flotter dans un caleçon. +Pas forcé de faire la fille à longueur de journée. Putain comment c’est trop bon. -Vouloir être une princesse, c’est crevant, surtout pour un crapaud. +Vouloir être une princesse, c’est crevant, surtout pour un crapaud. Mon changement est grand. Tu dois pas avoir de point de comparaison suffisamment fort, remarque. -Tu m’as donné toute une liste de courses. -Des billes de telle ou telle pensée à récolter pour nos bombes. +Tu m’as donné toute une liste de courses. +Des billes de telle ou telle pensée à récolter pour nos bombes. J’ai fait mieux : des bouquets de ballons. -soixante-dix.000 selon les organisateurs, quarante.000 selon la police, beaucoup-des-tas-roh-la-vache-oui-quand-même-c’est-énorme selon moi. -Voilà le nombre de têtes qui se sont pointées au meeting politique. -Les gens qui refilent des tracts, c’est comme ça qu’on les appelle ? -Ces militants sont une source de volonté incroyable. -Les plus malignes, c’était les militantes d’Osez le Féminisme. -Là où les gens sont sensés ne pas se jeter entre eux. -J’ai même vu une féministe refiler un tract à une femme voilée. -Très vite j’ai senti les premières gouttes annonçant l’orage à venir. -Ils ont fait la course avec la météo et ils ont gagné. -Comme souvent dans ces évènements, l’idée la plus présente était celle d’appartenance. +soixante-dix.000 selon les organisateurs, quarante.000 selon la police, beaucoup-des-tas-roh-la-vache-oui-quand-même-c’est-énorme selon moi. +Voilà le nombre de têtes qui se sont pointées au meeting politique. +Les gens qui refilent des tracts, c’est comme ça qu’on les appelle ? +Ces militants sont une source de volonté incroyable. +Les plus malignes, c’était les militantes d’Osez le Féminisme. +Là où les gens sont sensés ne pas se jeter entre eux. +J’ai même vu une féministe refiler un tract à une femme voilée. +Très vite j’ai senti les premières gouttes annonçant l’orage à venir. +Ils ont fait la course avec la météo et ils ont gagné. +Comme souvent dans ces évènements, l’idée la plus présente était celle d’appartenance. Et la foule rugissait de liesse. -Ce sentiment d’identité, je nous en ai rempli trois ballons. -Je nous ai aussi fait de grosses réserves d’espoir. -Rien qu’en se réchauffant les uns les autres. +Ce sentiment d’identité, je nous en ai rempli trois ballons. +Je nous ai aussi fait de grosses réserves d’espoir. +Rien qu’en se réchauffant les uns les autres. Mais tu as raison, c’est pareil qu’un match de rugby en vrai. Il manquait juste les dieux du stade. -Un magnifique sentiment d’incongruité que je suis parvenu à récolter. +Un magnifique sentiment d’incongruité que je suis parvenu à récolter. Du en bouteille, comme tu dirais. -Sauf que là ce sont des ballons. -J’ai réussi à récolter du bel ennui, lors de l’Internationale figure-toi. -Faut croire que peu de gens du public tenaient à cette chanson. +Sauf que là ce sont des ballons. +J’ai réussi à récolter du bel ennui, lors de l’Internationale figure-toi. +Faut croire que peu de gens du public tenaient à cette chanson. En comparaison, la Marseillaise a fait un carton. Quoi qu’il en soit : nous avons nos munitions. Il nous manque des moyens, mais cela j’y travaille. -Allez l’anguille, t’as plus bien longtemps à mariner. +Allez l’anguille, t’as plus bien longtemps à mariner. Je te tiens au jus, Orion. -J’espère juste que Miss Marquet s’en est sortie. +J’espère juste que Miss Marquet s’en est sortie. Je ne peux pas parler. Tu me diras : j’avance. -Non, ce n’est pas une nouvelle c’est juste une bonne vieille métaphore. -Avec un timbre et une jolie écriture, à l’ancienne. +Non, ce n’est pas une nouvelle c’est juste une bonne vieille métaphore. +Avec un timbre et une jolie écriture, à l’ancienne. Mon Petiot, Eh bien oui : ceci n’est pas un email. -Je comprends mieux, maintenant, son perpétuel regard de cocker dépressif. +Je comprends mieux, maintenant, son perpétuel regard de cocker dépressif. Elle vit dans un immeuble couleur doliprane sale, naine ! Quoi qu’il en soit tu avais raison. -Ils m’ont mené dans son antichambre. -Dans la barre d’immeuble, elle a tout un bâtiment pour elle. +Ils m’ont mené dans son antichambre. +Dans la barre d’immeuble, elle a tout un bâtiment pour elle. On peut dire de la donzelle qu’elle sait recevoir. -J’ai eu droit à un thé grand-yunnan que nous avons bu ensemble. +J’ai eu droit à un thé grand-yunnan que nous avons bu ensemble. Elle : Vous serez gentille, oui. Moi : Vous n’auriez pas une rondelle de citron, par hasard ? -Elle : Pour le goût ou pour la couleur ? -Moi : Pas plus qu’à la crème, au final. -Il parait qu’il ne faut pas mélanger les deux, sinon ça caille. +Elle : Pour le goût ou pour la couleur ? +Moi : Pas plus qu’à la crème, au final. +Il parait qu’il ne faut pas mélanger les deux, sinon ça caille. Vous savez ce que je crois... Elle : Non, mais ce n’est qu’une question de secondes. -C’est peut-être d’eux qu’il faut se méfier. -Plus que de faire du yaourt dans un thé, aussi délicieux soit-il. -Elle : Mais nous n’avons jamais parlé de thé, n’est-ce pas ? -Moi : Tout dépend de qui nous a écoutées. -Aglaé à posé un doigt sur sa bouche, avec un petit sourire. -Qu’elle en prenait l’entière responsabilité. -Que c’était un ordre. -Mazette, son autorité, c’était beau à voir, hein ! -Peuchère, comment te décrire... -Et puis les plafonds, et puis le sol, même. -C’est la que la conversation à repris sur le ton du chuchotis. -Elle : Je m’enferme ici quand je ne veux pas qu’ils m’écoutent. -Ils sont gentils, mais ils s’ennuient, sans moi à espionner. +C’est peut-être d’eux qu’il faut se méfier. +Plus que de faire du yaourt dans un thé, aussi délicieux soit-il. +Elle : Mais nous n’avons jamais parlé de thé, n’est-ce pas ? +Moi : Tout dépend de qui nous a écoutées. +Aglaé à posé un doigt sur sa bouche, avec un petit sourire. +Qu’elle en prenait l’entière responsabilité. +Que c’était un ordre. +Mazette, son autorité, c’était beau à voir, hein ! +Peuchère, comment te décrire... +Et puis les plafonds, et puis le sol, même. +C’est la que la conversation à repris sur le ton du chuchotis. +Elle : Je m’enferme ici quand je ne veux pas qu’ils m’écoutent. +Ils sont gentils, mais ils s’ennuient, sans moi à espionner. Moi : Vous leur faites des cachotteries ? -Elle : Je m’adonne juste à ma passion secrète ici. -Mais assez parlé de moi. +Elle : Je m’adonne juste à ma passion secrète ici. +Mais assez parlé de moi. Je lui ai dit ce qu’elle croyait savoir. -Qu’elle aurait manipulé Vérand'a. -Pour implanter la perle de koro dans Orion lors de sa cérémonie d’intronisation. -Qu’on avait découvert le pot aux roses. -Et qu’elle avait échoué, malgré l’aide de tous les Noétiens présents. +Qu’elle aurait manipulé Vérand'a. +Pour implanter la perle de koro dans Orion lors de sa cérémonie d’intronisation. +Qu’on avait découvert le pot aux roses. +Et qu’elle avait échoué, malgré l’aide de tous les Noétiens présents. Les blancs et les jaunes. -La crème et le citron. +La crème et le citron. Tout le foutu yaourt. -Depuis le début Vérand'a se joue de vous. +Depuis le début Vérand'a se joue de vous. Elle : Je vous crois. -Comment ça se fait ? -Vous avez regardé mes pensées ? -Elle : Non, je viens d’entendre un Noétien nous enfermer. -Je crois que je suis prisonnière dans ma propre demeure, très chère. +Comment ça se fait ? +Vous avez regardé mes pensées ? +Elle : Non, je viens d’entendre un Noétien nous enfermer. +Je crois que je suis prisonnière dans ma propre demeure, très chère. Mais c’est en votre compagnie. Il faut te dire, mon pitchounet, que c’est de ma faute. -Même si ma vie en dépendait, je suis physiquement incapable de tenir le chuchotement. -Ça me vient de ma Lozère natale, tiens. -Rien que d’y penser ça me rend malade. -Mais ce n’est rien comparé à la suite. +Même si ma vie en dépendait, je suis physiquement incapable de tenir le chuchotement. +Ça me vient de ma Lozère natale, tiens. +Rien que d’y penser ça me rend malade. +Mais ce n’est rien comparé à la suite. Je me rends compte que je ne peux pas la publier. -Je me suis mis à la méditation. -Mais c’est une méditation spéciale. +Je me suis mis à la méditation. +Mais c’est une méditation spéciale. Je capitalise ma rage. Imagine un bouddha avec un casque de Dark Vador. C’est ce que je veux devenir. -Le Dalaï-Lama du côté obscur. +Le Dalaï-Lama du côté obscur. Je peux te faire lire la suite, maintenant. Rho mon pitchoun, si tu avais vu comment on a fait ! Je t’entends d’ici t’esclaffer de rire. -On se l’est joué « mamy-staïle ». +On se l’est joué « mamy-staïle ». Je l’aime bien cette chichounette, elle est presque aussi perverse que moi, naine ! -C’est là qu’elle a entamé les négociations. -Elle : M’aideriez-vous dans notre évasion, très chère ? -Moi : Y gagnerai-je une amie, une traîtresse ou une alliée ? -Elle : Probablement tout à la fois, comme tout un chacun. -Moi : À Orion, vous voulez dire ? -Moi : Et c’est censé m’insuffler la confiance en vous ? -Il va falloir faire mieux que ça, Aglaé. +C’est là qu’elle a entamé les négociations. +Elle : M’aideriez-vous dans notre évasion, très chère ? +Moi : Y gagnerai-je une amie, une traîtresse ou une alliée ? +Elle : Probablement tout à la fois, comme tout un chacun. +Moi : À Orion, vous voulez dire ? +Moi : Et c’est censé m’insuffler la confiance en vous ? +Il va falloir faire mieux que ça, Aglaé. Il va falloir me confier un secret ici, maintenant. Il faut vous confier. -Rho là là, mon pitchoun ! -Eh bien elle me l’a dite, cette activité secrète. -C’est pas piqué des hannetons. +Rho là là, mon pitchoun ! +Eh bien elle me l’a dite, cette activité secrète. +C’est pas piqué des hannetons. J’aime bien quand les gens trouvent toujours le moyen de me surprendre. -Bon j’arrête de te faire le languissou, là... -Tu sais très bien que je serai muette comme une tombe. -Quoi qu’il en soit, nous avons échafaudé un plan. -Et nous nous sommes de suite mises à l’ouvrage. -Elle : Relâchez vos épaules et n’essayez pas d’aller vite. -Ça monte rapidement tout seul, pas besoin de faire l’effort. -C’est le seul moyen quand vous êtes en fil quadruple, comme ça. -Moi : Et c’est quoi ce point que tu m’as montré, déjà ? +Bon j’arrête de te faire le languissou, là... +Tu sais très bien que je serai muette comme une tombe. +Quoi qu’il en soit, nous avons échafaudé un plan. +Et nous nous sommes de suite mises à l’ouvrage. +Elle : Relâchez vos épaules et n’essayez pas d’aller vite. +Ça monte rapidement tout seul, pas besoin de faire l’effort. +C’est le seul moyen quand vous êtes en fil quadruple, comme ça. +Moi : Et c’est quoi ce point que tu m’as montré, déjà ? Elle : Pour chaque maille vous prenez quatre brins. -Et vous répétez tout le long du jersey. +Et vous répétez tout le long du jersey. Et vous, vous vous en sortez avec vos nodes ? La node, mon pitchoun, c’est la tumeur du tricot. Puis tu tournes et tu tricotes ta node. Tes cinq mailles dans une. -Ça crée une hémisphère là où il devait y avoir une simple maille. +Ça crée une hémisphère là où il devait y avoir une simple maille. Ou pour une main. -Un mur d’escalade de cinq étages. -Les Noétiens ont vu les murs de la salle de tricot se déplumer. -Et notre matelas de laine s’épaissir. -Ils étaient de plus en plus inquiets de nous voir si calmes, si souriantes. +Un mur d’escalade de cinq étages. +Les Noétiens ont vu les murs de la salle de tricot se déplumer. +Et notre matelas de laine s’épaissir. +Ils étaient de plus en plus inquiets de nous voir si calmes, si souriantes. On les plantait en 10, pour faire grappin. -Pour que ça tienne à la fenêtre. -Et ça a tenu. -Descendant une échelle multicolore à la douceur inégalée sous la lueur des réverbères. -J’ai abrité Aglaé. -Ben il est très efficace. -Aglaé a tenu parole. -Elle m’a révélé son secret. -Et là elle était surveillée par un Noétien. -Un jaune en qui elle a vu un potentiel NoéNaute. +Pour que ça tienne à la fenêtre. +Et ça a tenu. +Descendant une échelle multicolore à la douceur inégalée sous la lueur des réverbères. +J’ai abrité Aglaé. +Ben il est très efficace. +Aglaé a tenu parole. +Elle m’a révélé son secret. +Et là elle était surveillée par un Noétien. +Un jaune en qui elle a vu un potentiel NoéNaute. Histoire de tuer dans l’œuf la concurrence, je crois. -Il ne sait même plus son prénom, qu’elle m’a dit. +Il ne sait même plus son prénom, qu’elle m’a dit. Je crois que tu sais de qui il s’agit. -Ramène-le vite à tes côtés, il va falloir qu’on le bichonne, le pitchounet. +Ramène-le vite à tes côtés, il va falloir qu’on le bichonne, le pitchounet. Elles s’en sont sorties. -Madame Marquet guide Aglaé jusqu’à moi. +Madame Marquet guide Aglaé jusqu’à moi. Une bonne raison de capitaliser ma rage. -Pour que cette salope de NoéNaute s’étouffe avec. -Je suis récuré au chlore. +Pour que cette salope de NoéNaute s’étouffe avec. +Je suis récuré au chlore. Remarque, c’est pas comme si j’en avais encore besoin. -Dans ma tête, la cure est pire encore. -Aujourd’hui ça a commencé par un sms. -Un SMS, c’est comme un tweet où t’essaies pas de te rendre . +Dans ma tête, la cure est pire encore. +Aujourd’hui ça a commencé par un sms. +Un SMS, c’est comme un tweet où t’essaies pas de te rendre . Pas envie que tu le publies comme celui d’hier. -Juste pour te dire qu’aujourd’hui je vais voir ton père. -« O_o » avec deux « O » comme « OriOn ». +Juste pour te dire qu’aujourd’hui je vais voir ton père. +O_o » avec deux « O » comme « OriOn ». Moi je signais OGC. -Rien à voir avec mon prénom. -Oui : même les connards professionnels ont des blagues de bureaux. +Rien à voir avec mon prénom. +Oui : même les connards professionnels ont des blagues de bureaux. Surtout les connards professionnels, d’ailleurs. -Quand une journée commence comme ça... +Quand une journée commence comme ça... Putain, il faudrait un joker, en fait. -Cette journée-là, je la sens pas, alors je passe ! -J’utilise mon joker-journée. -Désolé, merci, bonjour chez vous et à demain ! -Mais y’avait pas assez de morphine à portée. -Je le sais, j’ai tenté le coup. +Cette journée-là, je la sens pas, alors je passe ! +J’utilise mon joker-journée. +Désolé, merci, bonjour chez vous et à demain ! +Mais y’avait pas assez de morphine à portée. +Je le sais, j’ai tenté le coup. Une demi-heure plus tard : Deux vigiles dehors. -Qu’est-ce que je leur insuffle, comme idée ? -O_o Je lui réponds. +Qu’est-ce que je leur insuffle, comme idée ? +O_o Je lui réponds. Cinq minutes plus tard on entame un dialogue qui fait mal aux pouces. -O_o : Super le coup de la cystite, j’ai évité les gardes. -Par contre, j’arrive pas à entrer dans son ordinateur. +O_o : Super le coup de la cystite, j’ai évité les gardes. +Par contre, j’arrive pas à entrer dans son ordinateur. Il a mis un mot de passe. -T’as une idée pour le code ? -as essayé le prénom de ma mère ? +T’as une idée pour le code ? +T’as essayé le prénom de ma mère ? O_o : Tu me prends pour une buse ? O_o : lol, XD et MDR, gros con. -Ça dit : O_o : « Envol de l’oisillon – Transaction inachevée. -Essaie « cent onze mille onze » O_o : Ça a marché ! +Ça dit : O_o : « Envol de l’oisillon – Transaction inachevée. +Essaie « cent onze mille onze » O_o : Ça a marché ! A part cinquante-neuf en binaire, je vois pas. OGC : Le jour de ma mort, connard. L’oisillon c’est moi, et l’envol c’est mon putain d’accident. -O_o : Et la transaction inachevée... +O_o : Et la transaction inachevée... OGC : Tu lui demanderas si tu le vois. -Je te laisse une infirmière m’appelle. -J’ai continué à recevoir des SMS tout le long de l’après midi. -Je te les ai compilés en un seul morceau. +Je te laisse une infirmière m’appelle. +J’ai continué à recevoir des SMS tout le long de l’après midi. +Je te les ai compilés en un seul morceau. Orion voulait pas que je recopie ses messages ? -Ben moi je voulais pas qu’il baise avec mon père. -Ça l’a jamais arrêté. -Mais non t’inquiète pas, j’ai préparé l’excuse en or. -S'il rentre, je lui fais croire que je viens récupérer nos photos cochonnes. -Bien sûr que si, j’en avais dans ma dropbox. -Du coup j’en ai apporté une pleine clé USB. -On a récupéré l’argent du café. -Ton père vient de me surprendre dans les couloirs. +Ben moi je voulais pas qu’il baise avec mon père. +Ça l’a jamais arrêté. +Mais non t’inquiète pas, j’ai préparé l’excuse en or. +S'il rentre, je lui fais croire que je viens récupérer nos photos cochonnes. +Bien sûr que si, j’en avais dans ma dropbox. +Du coup j’en ai apporté une pleine clé USB. +On a récupéré l’argent du café. +Ton père vient de me surprendre dans les couloirs. Sauf qu’il m’a pas reconnu. Comme il m’a vu la trouver, il a pas eu de doutes. -Évidemment que j’ai regardé : il a été manipulé. +Évidemment que j’ai regardé : il a été manipulé. Et y’a pas trop longtemps. -On a récupéré le fric de nos connardises. +On a récupéré le fric de nos connardises. On a les moyens de se battre. -Une télé cathodique (c’est la seule religion disponible). -Le gros poste qui pèse un éléphant et demi. -Écran plat, coins carrés, aussi profond que la télé est grande. -Fondu sur le présentateur. +Une télé cathodique (c’est la seule religion disponible). +Le gros poste qui pèse un éléphant et demi. +Écran plat, coins carrés, aussi profond que la télé est grande. +Fondu sur le présentateur. C’est une marionnette. Ben je suis comme lui. Ce ne sont pas des histoires vraies. C’est tout de la faute au piou-piou. Le gars qui blogue. -Tout ceci vient de sa tête. -Même que Fulbert le lui a confirmé. +Tout ceci vient de sa tête. +Même que Fulbert le lui a confirmé. Si ce n’est pas le cas, va voir le blogueur. -Mes protections sur ses idées fonctionneront. -Il a peut-être l’imagination qu’il faut pour le trouver. +Mes protections sur ses idées fonctionneront. +Il a peut-être l’imagination qu’il faut pour le trouver. Ou pour te donner d’autres infos. -Fais gaffe à tes neurones, Le mec assis sur son steak. -À l’inverse de toi, j’ai fait ce que tu m’as dit. -Mais ton cas, je le règle à la fin de cet email. -Je suis hyper embrouillé. +Fais gaffe à tes neurones, Le mec assis sur son steak. +À l’inverse de toi, j’ai fait ce que tu m’as dit. +Mais ton cas, je le règle à la fin de cet email. +Je suis hyper embrouillé. D’avoir des images parasites. -Ça m’a fait hyper bizarre de lire ton email sur mon prénom. +Ça m’a fait hyper bizarre de lire ton email sur mon prénom. Pourquoi est-ce si important ? Mais j’ai suivi ton conseil. -Je suis allé le voir. -Tu savais que l’interphone de son immeuble est un de tes modèles ? -Pouhiou m’a dit qu’ils l’ont changé en septembre. -Donc j’ai sonné à sa porte. -Il m’a ouvert en pantalon de survêt troué et T-shirt crade. +Je suis allé le voir. +Tu savais que l’interphone de son immeuble est un de tes modèles ? +Pouhiou m’a dit qu’ils l’ont changé en septembre. +Donc j’ai sonné à sa porte. +Il m’a ouvert en pantalon de survêt troué et T-shirt crade. Moi : Je peux entrer ? Il faut qu’on parle. Lui : Oh, tu fais moins grand en vrai. -Il s’est retourné et dirigé vers la table où trône une théière. -Puis il est tombé. +Il s’est retourné et dirigé vers la table où trône une théière. +Puis il est tombé. Ou un Flamby qui choit. -Il s’est réveillé. +Il s’est réveillé. Lui : Il y a moyen que je me souvienne de cette rencontre, ensuite ? Moi : Pas si Enguerrand a bien fait son travail. Lui : Du coup tout ceci est une histoire vraie ? -Y’a rien qui vient de ma tête ? +Y’a rien qui vient de ma tête ? Moi : Est-ce que les deux sont vraiment incompatibles ? -Et je lui ai expliqué ta théorie. -Que la noosphère nous reliait, sans qu’on sache ni pourquoi ni comment. -Que tu avais repéré ce lien en tombant sur son scénar de court-métrage. -Et que tu l’avais utilisé pour implanter en lui l’envie du blog. -Tu vois les huîtres ? -Lui : Ne me traite pas d’huître. -Qu’est-ce que tu fous là, d’abord ? -Je lui ai parlé de mon prénom. +Et je lui ai expliqué ta théorie. +Que la noosphère nous reliait, sans qu’on sache ni pourquoi ni comment. +Que tu avais repéré ce lien en tombant sur son scénar de court-métrage. +Et que tu l’avais utilisé pour implanter en lui l’envie du blog. +Tu vois les huîtres ? +Lui : Ne me traite pas d’huître. +Qu’est-ce que tu fous là, d’abord ? +Je lui ai parlé de mon prénom. Qu’il nous fallait son imagination. -Il s’est levé, nous a servi un thé. +Il s’est levé, nous a servi un thé. Le « Son du Caillou ». -Un thé vert à l’amande, la vanille et la nougatine. -Puis il s’est mis à parler. -Il a été loquace. -Comme il l’a dit lui-même, il a « logorrhé ». +Un thé vert à l’amande, la vanille et la nougatine. +Puis il s’est mis à parler. +Il a été loquace. +Comme il l’a dit lui-même, il a « logorrhé ». Il m’a dit de relire tes qu’ils devraient me parler. -Il m’a parlé de sa théorie sur mon prénom. -Il m’a enfin avoué ce que tu étais en train de faire. -Pourtant je t’avais dit que c’est une sale idée. -es un gros con. -Je te l’ai dit à peine sorti de l’hôpital. +Il m’a parlé de sa théorie sur mon prénom. +Il m’a enfin avoué ce que tu étais en train de faire. +Pourtant je t’avais dit que c’est une sale idée. +T’es un gros con. +Je te l’ai dit à peine sorti de l’hôpital. Les dangers sont trop grands pour les enjeux. -C’est même pour ça que j’en chie depuis tout ce temps. +Enguerrand, pour une fois, écoute-moi : ne le fais pas. +C’est même pour ça que j’en chie depuis tout ce temps. Je suis entre chien et loup. -Littéralement entre chienne et louve. -Non pas que la soirée commence à tomber. -Aujourd’hui, le jardin est entouré de grilles. -Ça donne l’impression qu’on a mis les piétons en cage. +Littéralement entre chienne et louve. +Non pas que la soirée commence à tomber. +Aujourd’hui, le jardin est entouré de grilles. +Ça donne l’impression qu’on a mis les piétons en cage. Et les voitures tournent autour de la cage, comme autant de visiteurs. -Dans ce parc concentrique, les allées forment soit des cercles soit des rayons. -Un de ces rayons est encadré de deux sculptures. -L’un figure une chienne, sur la défensive. -Face à elle se trouve une louve. +Dans ce parc concentrique, les allées forment soit des cercles soit des rayons. +Un de ces rayons est encadré de deux sculptures. +L’un figure une chienne, sur la défensive. +Face à elle se trouve une louve. Sous ses pattes se trouve un chiot qu’elle compte bien garder pour elle. -Si on regarde attentivement l’histoire est là, déjà présente. -Abandonner dans la défense ou risquer l’attaque. -Voilà l’histoire dans laquelle je me trouve. -Illustrée par ces deux sculptures du Jardin du Grand Rond. +Si on regarde attentivement l’histoire est là, déjà présente. +Abandonner dans la défense ou risquer l’attaque. +Voilà l’histoire dans laquelle je me trouve. +Illustrée par ces deux sculptures du Jardin du Grand Rond. Ou alors c’est moi qui projette mon histoire. -J’ai une idée ! -es trop fort Bébert ! +J’ai une idée ! +T’es trop fort Bébert ! Vas-y, fais couler le bronze ! - Je ne suis pas le seul, entre chien et loup. -Hugo est derrière moi, à fulminer en faisant semblant de pousser mon fauteuil. +Je ne suis pas le seul, entre chien et loup. +Hugo est derrière moi, à fulminer en faisant semblant de pousser mon fauteuil. T’es vraiment un gros con, Enguerrand. -T’aurais jamais dû faire ça. -T’imagines combien c’était risqué ? +T’aurais jamais dû faire ça. +T’imagines combien c’était risqué ? Alors d’une, c’est fait. C’est trop tard. Il faut juste que je reprenne un peu de poids. -Par deux ponts piétons aux allures très steam punk. +Par deux ponts piétons aux allures très steam punk. Par le premier de ces ponts arrivent Indra et Ghislain. -Suivis par la flânerie d'Orion. -C’est une image assez drôle. -Comme une collection de poupées dysfonctionnelles. -Une insouciance armée de grands ballons remplis d’idées. -Et enfin Action Man affublé du smoking de Ken. -Un Wolverine moulé dans un costard de tailleur anglais. +Suivis par la flânerie d'Orion. +C’est une image assez drôle. +Comme une collection de poupées dysfonctionnelles. +Une insouciance armée de grands ballons remplis d’idées. +Et enfin Action Man affublé du smoking de Ken. +Un Wolverine moulé dans un costard de tailleur anglais. Des New Rocks aux pieds. Il me tend la valise qu’il a dans la main. -Tiens, tricycle, mets ça sur tes jambes. +Tiens, tricycle, mets ça sur tes jambes. Toi, au moins, tu sentiras pas comment c’est lourd. -C’est le blé qu’Orion a récupéré chez ton père. -Vous êtes passés devant le manoir de la maison Jaune ? -Vérand'a y a établi son quartier général. -On s’est dirigés vers le kiosque. -Étrangement, peu de passants y montent. -Encore faut-il en trouver l’entrée. -Quand tu rassembles plusieurs NoéNautes ensemble, normalement, la tension est palpable. +C’est le blé qu’Orion a récupéré chez ton père. +Vous êtes passés devant le manoir de la maison Jaune ? +Vérand'a y a établi son quartier général. +On s’est dirigés vers le kiosque. +Étrangement, peu de passants y montent. +Encore faut-il en trouver l’entrée. +Quand tu rassembles plusieurs NoéNautes ensemble, normalement, la tension est palpable. Mais ces jours-ci plus rien n’est normal. Indra s’essaye aux menus propos. -Alors ma fouace, t’as bien bullé à Calisséo ? +Alors ma fouace, t’as bien bullé à Calisséo ? Oui, je viens de passer deux semaines dans un centre thermal. Je pue encore le chlore et la javel. -Mais je n’ai pas franchement « bullé », à vrai dire. +Mais je n’ai pas franchement « bullé », à vrai dire. Et je n’ai pas envie d’en parler. C’est une voix de velours qui le coupe. -L’ennemi est donc Noétien ? +L’ennemi est donc Noétien ? Je prends une grande inspiration. Depuis des cycles et des cycles. Du coup on s’entre-tue. On s’abrutit les uns les autres, n’est-ce pas ? -On sait déjà que t’as à moitié détruit Orion. +On sait déjà que t’as à moitié détruit Orion. Elle s’en est bien remise, la Laly, non ? -Mais tu sais très bien ce qu’il en est. -Dès qu’il retrouvera son prénom il retrouvera son identité. +Mais tu sais très bien ce qu’il en est. +Dès qu’il retrouvera son prénom il retrouvera son identité. Sa vraie nature — Et qui est ? -Tu le sais très bien, Enguerrand. -Fulbert est voué à devenir comme nous, un NoéNaute. +Tu le sais très bien, Enguerrand. +Fulbert est voué à devenir comme nous, un NoéNaute. Oui : je le savais. Mais je voulais qu’il l’entende de sa bouche. -Nous voilà tous réunis. -Et un à venir. -C’est officiel : je suis devenu un personnage des Noénautes. +Nous voilà tous réunis. +Et un à venir. +C’est officiel : je suis devenu un personnage des Noénautes. Ce que dit Enguerrand sur notre relation est –paradoxalement– assez juste. -On doit être, d’une certaine manière, « connectés ». -J’ai à mon actif un scénar de court-métrage et deux pièces de théâtre. -Je sais comment ça se passe. -C’est comme si les histoires avaient leur propre volonté. -Les œuvres s’écrivent toutes seules. -Moi je suis juste là pour prendre des notes. +On doit être, d’une certaine manière, « connectés ». +J’ai à mon actif un scénar de court-métrage et deux pièces de théâtre. +Je sais comment ça se passe. +C’est comme si les histoires avaient leur propre volonté. +Les œuvres s’écrivent toutes seules. +Moi je suis juste là pour prendre des notes. Et pour « donner du corps ». -Un exemple tout bête. -Par contre je découvre (en l’écrivant) la date de l’accident. -Et j’ai tenté d’écrire cette date. -Mais ça n’allait pas. -Le texte me résistait. -Il fallait (intuition de ma part) une pseudo-symétrie dans les chiffres. +Un exemple tout bête. +Par contre je découvre (en l’écrivant) la date de l’accident. +Et j’ai tenté d’écrire cette date. +Mais ça n’allait pas. +Le texte me résistait. +Il fallait (intuition de ma part) une pseudo-symétrie dans les chiffres. Il y a entre trois et quatre mois. -Seul le onze octobre convenait et dans le timing et dans l'écriture. -Et là, je découvre que ça s’écrit onze/dix/onze. +Seul le onze octobre convenait et dans le timing et dans l'écriture. +Et là, je découvre que ça s’écrit onze/dix/onze. cent onze mille onze. cinquante-neuf en binaire. -Là on est typiquement dans la découverte du « c’est ÇA ». -Quand la note sonne juste à ton oreille. -Quand le détail est vrai. -Par contre, l’amnésie du papa d’Enguerrand : je l’avais pas vue venir. -Elle s’est écrite devant mes yeux. -C’est ce genre de délires qui « donnent du corps ». +Là on est typiquement dans la découverte du « c’est ÇA ». +Quand la note sonne juste à ton oreille. +Quand le détail est vrai. +Par contre, l’amnésie du papa d’Enguerrand : je l’avais pas vue venir. +Elle s’est écrite devant mes yeux. +C’est ce genre de délires qui « donnent du corps ». Tout peut nous inspirer. -Il suffit juste qu’on connecte les idées. +Il suffit juste qu’on connecte les idées. Qu’on relie les points entre eux. Un ralentisseur qui fait un peu trop chier, et je me pose des questions. -Y’a un mec qui a pensé ces machins. +Y’a un mec qui a pensé ces machins. Et il a fait des calculs. Le juste dosage d’emmerdement. -Et il a été payé pour ça. -Et je collectionne comme ça des incongruités. -Le secret, c’est de savoir parler à Futur-Moi. -Mais Futur-Toi est une tête de linotte. +Et il a été payé pour ça. +Et je collectionne comme ça des incongruités. +Le secret, c’est de savoir parler à Futur-Moi. +Mais Futur-Toi est une tête de linotte. Il faut donc savoir lui parler. -PédoBear, alias « l’ourson pédophile ». -Caricature symbolisant la menace pédophile sur internet brandie. +PédoBear, alias « l’ourson pédophile ». +Caricature symbolisant la menace pédophile sur internet brandie. La vanne est des Fatals Picards. Et qui a perdu avec brio. -La Butternut est une courge grasse et élargie en bas. -Fulbert apprécie les métaphores potagères. -J’ai pris la liberté de traduite le langage SMS en vrais mots. -Le mille trois cent trente-sept, c’est peut-être folklorique mais c’est illisible. -Un tel jeu de mots, y’a que François Pérusse qui peut l’assumer. -Ça tombe bien il est de lui. +La Butternut est une courge grasse et élargie en bas. +Fulbert apprécie les métaphores potagères. +J’ai pris la liberté de traduite le langage SMS en vrais mots. +Le mille trois cent trente-sept, c’est peut-être folklorique mais c’est illisible. +Un tel jeu de mots, y’a que François Pérusse qui peut l’assumer. +Ça tombe bien il est de lui. +Enguerrand, you are filling un very bad coton ! Je confirme pour l’interphone. -Je confirme pour la tenue d’intérieur. -Je confirme à nouveau : je ne me souviens de rien. +Je confirme pour la tenue d’intérieur. +Je confirme à nouveau : je ne me souviens de rien. Probablement parce que ceci n’est pas une histoire vraie. Incroyable Destin de Harrold Crick (Marc Forster – deux mille six). -Un thé délicieux que je ne sers qu’aux gens que j’aime. +Un thé délicieux que je ne sers qu’aux gens que j’aime. Ceci est donc un illogisme. -Mouvement esthétique basé sur un monde mu à l’énergie vapeur. -Nouvelle mode qui a remplacé les punkettes à strass et les gothiques rose fluo. -Son mouvement ascendant apporte lumière, clarté et chaleur à la Terre, réceptive. -Au départ les faibles rayons matinaux éblouissent dans les brumes. +Mouvement esthétique basé sur un monde mu à l’énergie vapeur. +Nouvelle mode qui a remplacé les punkettes à strass et les gothiques rose fluo. +Son mouvement ascendant apporte lumière, clarté et chaleur à la Terre, réceptive. +Au départ les faibles rayons matinaux éblouissent dans les brumes. Puis en se levant, le soleil les disperse. -Le progrès est un lever de soleil. -Honnêtement, il ne se passe rien. +Le progrès est un lever de soleil. +Honnêtement, il ne se passe rien. Mais le fait est que. -Miss Marquet et Aglaé nous habillent pour l’hiver, parfois même en tricotant. +Miss Marquet et Aglaé nous habillent pour l’hiver, parfois même en tricotant. Et moi je fais les cent pas. Cancer de la prostate. -Qui succède à Hugo. -Qui succède à Fulbert. +Qui succède à Hugo. +Qui succède à Fulbert. Maintenant on l’appelle Victor. -C’est censé être son prénom. -C’est en tous cas l’idée qu’a eue notre prophète. +C’est censé être son prénom. +C’est en tous cas l’idée qu’a eue notre prophète. C’est le timide malingre qui va mal tourner. -C’est l’inadapté que le héros va prendre sous son aile. -C’est le perso rejeté qui va se faire accepter. -C’est les trois quarts des rôles de Johnny Deep. -Non pas que les scénaristes manquent d’imagination. -Juste d’un dictionnaire de prénoms. -Donc on a emménagé tous ensemble. -Et le petit dernier fraîchement re-baptisé. -Disons juste que nous sommes calés tant qu’on ne touche pas le fond. +C’est l’inadapté que le héros va prendre sous son aile. +C’est le perso rejeté qui va se faire accepter. +C’est les trois quarts des rôles de Johnny Deep. +Non pas que les scénaristes manquent d’imagination. +Juste d’un dictionnaire de prénoms. +Donc on a emménagé tous ensemble. +Et le petit dernier fraîchement re-baptisé. +Disons juste que nous sommes calés tant qu’on ne touche pas le fond. Nous vivons ensemble autour de Victor. -Attendant que la noétie en lui s’éveille. +Attendant que la noétie en lui s’éveille. Une arme ultime au petit cul magnifique. Du coup nous le couvons. -Essayant de l’éduquer, de lui apprendre en cours accéléré des ficelles du métier. +Essayant de l’éduquer, de lui apprendre en cours accéléré des ficelles du métier. Que l’on soit bien d’accord. Madame Marquet abhorre les trucsmuches anonymes. -Tout ce qui est « programme en douze étapes », elle le conchie. -Du coup elle va à toutes les réunions qu’elle trouve. +Tout ce qui est « programme en douze étapes », elle le conchie. +Du coup elle va à toutes les réunions qu’elle trouve. Et elle s’inscrit partout. -Même au cancer de la prostate. -Et là, elle saborde le truc de l’intérieur. +Même au cancer de la prostate. +Et là, elle saborde le truc de l’intérieur. Non mais tu te rends compte, naine, de ce qu’ils font ? -Mah il s’est fait laver le cerveau à la chaux d’église, tiens ! -C’est dans ces réunions que Fulbert... -Non, pardon, pas Fulbert... que Victor et moi avons rencontré Madame Marquet. -À l’époque où il se prénommait Jean-Jacques. -C’est d’une de ces réunions que sortent Aglaé et Victor. -Toujours pas de déclic. +Mah il s’est fait laver le cerveau à la chaux d’église, tiens ! +C’est dans ces réunions que Fulbert... +Non, pardon, pas Fulbert... que Victor et moi avons rencontré Madame Marquet. +À l’époque où il se prénommait Jean-Jacques. +C’est d’une de ces réunions que sortent Aglaé et Victor. +Toujours pas de déclic. Il est toujours vide. -Et je vois sa détresse. -Et j’en veux à Aglaé. +Et je vois sa détresse. +Et j’en veux à Aglaé. Alors je l’apostrophe. -Bien sûr que si, mon petit Enguerrand. -Il faut qu’il retrouve son identité. +Bien sûr que si, mon petit Enguerrand. +Il faut qu’il retrouve son identité. Et toi, c’est quoi ton histoire ? -Je me contrefiche de ce qui se passe dans ton crâne. +Je me contrefiche de ce qui se passe dans ton crâne. On ne peut pas me changer. -Avec ce que j’ai vécu, voilà ce que je suis devenu. -Ça fait partie de moi, maintenant. -Certains Anglo-saxons ont une expression pour ce genre de phénomène. -Quand on sublime aléatoirement des souvenirs pour en faire une part de son identité. -Ils appellent ça du Des conneries. -Ou, littéralement, de la « bouse de taureau ». +Avec ce que j’ai vécu, voilà ce que je suis devenu. +Ça fait partie de moi, maintenant. +Certains Anglo-saxons ont une expression pour ce genre de phénomène. +Quand on sublime aléatoirement des souvenirs pour en faire une part de son identité. +Ils appellent ça du Des conneries. +Ou, littéralement, de la « bouse de taureau ». Je suis cette carence affective. Je suis ce complexe de l’ego. -Je suis cette angoisse, ce désir, cette volonté. -Même les NoéNautes en bouffent, de la bouse de taureau. -Servie par nos Noétiens. -C’est Victor, mon éternel Fulbert, qui m’a expliqué comment. -Chaque école a un appareil similaire. -Ce sont des pendules dans des vases chinois, genre super vieille antiquité en bronze. -Avec des trigrammes posés en cercle autour du pendule, au fond du vase. +Je suis cette angoisse, ce désir, cette volonté. +Même les NoéNautes en bouffent, de la bouse de taureau. +Servie par nos Noétiens. +C’est Victor, mon éternel Fulbert, qui m’a expliqué comment. +Chaque école a un appareil similaire. +Ce sont des pendules dans des vases chinois, genre super vieille antiquité en bronze. +Avec des trigrammes posés en cercle autour du pendule, au fond du vase. Sauf que le pendule, tu peux pas le bouger physiquement. -Il oscille uniquement quand il y a des perturbations dans la noétie. -Tu savais que c’était les Chinois qui avaient inventé le sismographe ? -Madame Marquet m’a aidé à instaurer un rituel dans notre logis. -On appelle ça la veillée nihiliste. -C’est super perturbant, de voir sa vision du monde détruite aussi méthodiquement. +Il oscille uniquement quand il y a des perturbations dans la noétie. +Tu savais que c’était les Chinois qui avaient inventé le sismographe ? +Madame Marquet m’a aidé à instaurer un rituel dans notre logis. +On appelle ça la veillée nihiliste. +C’est super perturbant, de voir sa vision du monde détruite aussi méthodiquement. Mais c’est formateur. -Nous sommes tous rassemblés autour de Fulbert. +Nous sommes tous rassemblés autour de Fulbert. Pour en apprendre plus sur ceux qui nous ont tout appris. -Les Noétiens nous repèrent avec leur noésismographe. -Pour nous choper à la naissance. -Juste quand on découvre que la noétie s’éveille en nous. -Pour nous servir une grande bolée de bouse de taureau. +Les Noétiens nous repèrent avec leur noésismographe. +Pour nous choper à la naissance. +Juste quand on découvre que la noétie s’éveille en nous. +Pour nous servir une grande bolée de bouse de taureau. Pour nous expliquer qu’il faut se diviser en cinq maisons. -Et se préparer à se battre les uns contre les autres. -Pour nous dire qu’ils seront là pour nous protéger, nous entraîner. -Et tiens, reprend un autre bol de soupe de guerre, petit NoéNaute crédule. -L’histoire qui les pousse à faire ça, je la connais déjà. -Le serment des Noétiens. -Ils ont juré de protéger l’humanité de nos pouvoirs. -Comme si nous étions des abominations. -Voués au chaos, à la destruction. -Alors ils nous ont conditionnés à nous entre-tuer. -À nous détruire les uns les autres. -Oui mes collègues de maisonnée sont insupportables. -Oui j’ai du mal à rester dans la même pièce qu’eux. -Mais ça ne les différencie pas du reste des humains. -À vrai dire, ils sont limite plus supportables que le commun des mortels. -Tout en partageant des marshmallows, du désir et du vin. -Car –seule certitude qui nous reste– ça va nous tomber dessus. -C’est pas du juste une intuition communément partagée. +Et se préparer à se battre les uns contre les autres. +Pour nous dire qu’ils seront là pour nous protéger, nous entraîner. +Et tiens, reprend un autre bol de soupe de guerre, petit NoéNaute crédule. +L’histoire qui les pousse à faire ça, je la connais déjà. +Le serment des Noétiens. +Ils ont juré de protéger l’humanité de nos pouvoirs. +Comme si nous étions des abominations. +Voués au chaos, à la destruction. +Alors ils nous ont conditionnés à nous entre-tuer. +À nous détruire les uns les autres. +Oui mes collègues de maisonnée sont insupportables. +Oui j’ai du mal à rester dans la même pièce qu’eux. +Mais ça ne les différencie pas du reste des humains. +À vrai dire, ils sont limite plus supportables que le commun des mortels. +Tout en partageant des marshmallows, du désir et du vin. +Car –seule certitude qui nous reste– ça va nous tomber dessus. +C’est pas du juste une intuition communément partagée. Tu te souviens du PowerPoint Babybel ? Dans son pull en alpaga au jacquard proche du QR code, Orion me sourit. -C’est la même atmosphère grésillante que le jour du grand schisme chez Babybel. -Nous étions dans leur salle de conférence. -Nous venions de terminer de leur présenter leur nouveau projet, le nouveau Babybel Jaune. +C’est la même atmosphère grésillante que le jour du grand schisme chez Babybel. +Nous étions dans leur salle de conférence. +Nous venions de terminer de leur présenter leur nouveau projet, le nouveau Babybel Jaune. Remplace le maasdam par l’emmental. Et le Babybel vert. -Sans parler de l’édition limitée au Cheddar. -La guerre interne était déclarée. -Tu ne l’as jamais su, mais chez Babybel, deux clans se sont formés. +Sans parler de l’édition limitée au Cheddar. +La guerre interne était déclarée. +Tu ne l’as jamais su, mais chez Babybel, deux clans se sont formés. Les progressistes et les conservateurs. -Mandatés par la direction du groupe Bel. +Mandatés par la direction du groupe Bel. Les fromages multicolores se sont vendus comme des petits pains. -Avec un coût de fabrication réduit à peau de chagrin. +Avec un coût de fabrication réduit à peau de chagrin. Le groupe Bel te remercie. -Et remercie ses employés. -Le jour de notre présentation chez Babybel, il y a eu un silence explosif. -Juste après que la dernière diapositive PowerPoint se soit évanouie de l’écran. -Quand les lumières se sont rallumées et que les paupières ont cessé de papillonner. -Le genre de silence qui ne peut être rompu que par des cris. +Et remercie ses employés. +Le jour de notre présentation chez Babybel, il y a eu un silence explosif. +Juste après que la dernière diapositive PowerPoint se soit évanouie de l’écran. +Quand les lumières se sont rallumées et que les paupières ont cessé de papillonner. +Le genre de silence qui ne peut être rompu que par des cris. Nous venons de sonner chez notre ennemi. -Madame Marquet est allé camper chez Raphaëlle, le temps que. +Madame Marquet est allé camper chez Raphaëlle, le temps que. La sonnerie finit de retentir. -Orion lâche sa remarque. -Bruit d’un judas qu’on soulève. +Orion lâche sa remarque. +Bruit d’un judas qu’on soulève. Mais le fond de l’air est lourd. -On sent que ça va péter. -Des Noétiens sortent de chaque fenêtre, de chaque porte menant aux caves. -Toutes les maisons actives sont ici réunies... -Ce serait extrêmement impressionnant s'il n’y avait le détail qui cloche. +On sent que ça va péter. +Des Noétiens sortent de chaque fenêtre, de chaque porte menant aux caves. +Toutes les maisons actives sont ici réunies... +Ce serait extrêmement impressionnant s'il n’y avait le détail qui cloche. Devant chaque cravate, verte, jaune ou blanche. Au milieu de la poitrine sous les foulards verts, jaunes ou blancs. -Des Tenus en écharpe. +Des Tenus en écharpe. Comme autant d’insupportables victimes, leurs petites pattes battent l’air devant eux. Des boucliers humains, mais en plus mignon. Avec des regards suppliants comme seuls les chatons peuvent en jeter. -Une arme parfaitement illégale. -Même un méchant tel que moi. -Elle avait pas le droit de faire ça. +Une arme parfaitement illégale. +Même un méchant tel que moi. +Elle avait pas le droit de faire ça. Personne n’en a le droit. -Nous voilà donc, prêts à en découdre, mais encerclés par des Noétiens. +Nous voilà donc, prêts à en découdre, mais encerclés par des Noétiens. Qui tiennent leur garde en essayant de rester dignes. -Malgré les couinements et les odeurs d’urine. -Et Vérand'a apparaît, triomphante. -Qui c’est qui va se rendre bien sagement à la cave ? +Malgré les couinements et les odeurs d’urine. +Et Vérand'a apparaît, triomphante. +Qui c’est qui va se rendre bien sagement à la cave ? Allez mes agneaux, fini de vous prendre pour des loups. -Tous les NoéNautes sont enfermés dans la cave. -Tous enchaînés à de lourds anneaux plantés dans les murs de brique rose. +Tous les NoéNautes sont enfermés dans la cave. +Tous enchaînés à de lourds anneaux plantés dans les murs de brique rose. Mais tu n’es pas stupide. -À toi, on ne la fait pas. -Oui, nous sommes venus exprès. +À toi, on ne la fait pas. +Oui, nous sommes venus exprès. Mais chaque chose en son temps. -Pour l’instant, nous sommes dans la cave où Vérand'a nous a abandonnés. -La nuit est tombée. +Pour l’instant, nous sommes dans la cave où Vérand'a nous a abandonnés. +La nuit est tombée. Nous nous taisons depuis de longues heures, maintenant. Mais c’est qu’elle y a vraiment cru, l’autre vulve ! -Z’avez vu la fierté dans ses yeux quand elle nous a pécho ? +Z’avez vu la fierté dans ses yeux quand elle nous a pécho ? Quoi, mon Guitou, t’es pas d’accord ? Tu ferais mieux de fermer ta grande trappe. -Qui te dit qu’on n’est pas sur écoute ? +Qui te dit qu’on n’est pas sur écoute ? C’est moi qui vous l’ai dit, Ghislain. -as pas un micro qui peut capter le son dans ces briques. +T’as pas un micro qui peut capter le son dans ces briques. On est entre nous. Putain vous avez pas chaud, vous ? -Comme toute un chacune, j’apprécie –à l’occasion– une petite séance de bondage... -Aglaé, tu ferais mieux de prendre ton mal en patience. -L’espion a beaucoup à faire avant que de revenir vers nous. +Comme toute un chacune, j’apprécie –à l’occasion– une petite séance de bondage... +Aglaé, tu ferais mieux de prendre ton mal en patience. +L’espion a beaucoup à faire avant que de revenir vers nous. Tu crois vraiment que tu t’appelles Victor, mon cher Fulbert ? -Pendant ce temps, notre espion a commencé à se promener dans la demeure. -À pas de velours, il est allé vers la pestilentielle cage aux chatons. -Ben là c’est la même. -Sauf que les boules de feu sont faites de mépris. -Du désintérêt le plus ostensible qu’on ait pu récolter. +Pendant ce temps, notre espion a commencé à se promener dans la demeure. +À pas de velours, il est allé vers la pestilentielle cage aux chatons. +Ben là c’est la même. +Sauf que les boules de feu sont faites de mépris. +Du désintérêt le plus ostensible qu’on ait pu récolter. Le meilleur moyen d’attirer un chat, c’est de l’ignorer. -Dès lors l’espion peut agir plus aisément. -Les Noétiens oisifs se retrouvent là pour prendre leur dose de caféine. -Autour de sa cuisse gauche était enroulé un sac à dos. +Dès lors l’espion peut agir plus aisément. +Les Noétiens oisifs se retrouvent là pour prendre leur dose de caféine. +Autour de sa cuisse gauche était enroulé un sac à dos. Un livre et un vase de bronze. -Le noésismographe et le livre des écoles de Noétiens. -Son mug de thé à la main, Vérand'a vient nous rendre visite. +Le noésismographe et le livre des écoles de Noétiens. +Son mug de thé à la main, Vérand'a vient nous rendre visite. Qu’est-ce que vous croyiez accomplir ? Vous me faites rire. -Je déplie mes jambes. +Je déplie mes jambes. Fais quelques pas vers elle. -Lève mon bras loin en arrière. -Bon, l’espion, t’attrapes ses clés et tu nous libères ? -Non parce que là, j’ai vraiment la dalle. -Fulbert l’avait deviné. +Lève mon bras loin en arrière. +Bon, l’espion, t’attrapes ses clés et tu nous libères ? +Non parce que là, j’ai vraiment la dalle. +Fulbert l’avait deviné. Moi je ne voulais pas le dire aux autres. -Avec le wifi, mais une péniche quand même. +Avec le wifi, mais une péniche quand même. C’est relativement une caisse en bois. -Victor, on devrait pas plutôt s’occuper de ton cas, un peu ? +Pour commencer cette soirée, je crois qu’Enguerrand a quelque chose à vous dire. +Victor, on devrait pas plutôt s’occuper de ton cas, un peu ? Si tu le leur dis pas, je mange ton fondant au chocolat. -Avec du beurre salé. -Prenant appui sur les étriers de mon fauteuil, je me lève. -Sur une péniche, le plafond est bas : je me cogne la tête. +Avec du beurre salé. +Prenant appui sur les étriers de mon fauteuil, je me lève. +Sur une péniche, le plafond est bas : je me cogne la tête. Indra : Tu vois, Orion ? Je t’avais dit que je l’avais vu se gratter le mollet. Aboule les vingt sacs ! Je croyais que tu voulais te grossir la bite, moi... -C’est à peu près tout. -C’est Aglaé, pour une fois, qui m’a sorti de mon embarras. -Mets ça sur ta bosse et n’aie pas l’air si déçu. -Et comme toute bonne commère, elle ne sait pas tenir sa langue bien longtemps. -Allez, on cesse de te faire marcher et on t’écoute : conte-nous tout. +C’est à peu près tout. +C’est Aglaé, pour une fois, qui m’a sorti de mon embarras. +Mets ça sur ta bosse et n’aie pas l’air si déçu. +Et comme toute bonne commère, elle ne sait pas tenir sa langue bien longtemps. +Allez, on cesse de te faire marcher et on t’écoute : conte-nous tout. C’est comme ils ont dit. Et quand j’ai compris que je pouvais faire bouger le gras en moi... -Là je savais que c’était un coup de poker proche du suicide. -Donc je me suis entraîné. -Dans le chalet en Séronais, j’ai fait du gras. -J’ai joué à bouger le gras en moi. -Et d’augmenter l’épaisseur de cette couche lubrifiante pour faciliter la libération. -J’ai travaillé des heures et des heures à maîtriser ces mouvements lipidiques. -À acquérir la précision qu’il fallait pour y parvenir. -Le jour où Vérand'a a attaqué, j’étais prêt. -Elle m’a volé mon moment. -Il nous a fallu la combattre, et nous rendre compte de qui était l'ennemi. +Là je savais que c’était un coup de poker proche du suicide. +Donc je me suis entraîné. +Dans le chalet en Séronais, j’ai fait du gras. +J’ai joué à bouger le gras en moi. +Et d’augmenter l’épaisseur de cette couche lubrifiante pour faciliter la libération. +J’ai travaillé des heures et des heures à maîtriser ces mouvements lipidiques. +À acquérir la précision qu’il fallait pour y parvenir. +Le jour où Vérand'a a attaqué, j’étais prêt. +Elle m’a volé mon moment. +Il nous a fallu la combattre, et nous rendre compte de qui était l'ennemi. J’ai dit aux autres qu’il me fallait plus de soins. -Ils m’ont amené à Calisséo. -Parce qu’évidemment, je suis parvenu à me décoincer la paraplégie. +Ils m’ont amené à Calisséo. +Parce qu’évidemment, je suis parvenu à me décoincer la paraplégie. Il n’y a pas eu de petit « plop » victorieux. -Pour pouvoir marcher à nouveau, il a fallu manipuler tout mon corps. -J’ai inventé la rééducation par auto-électrochocs. -J’ai ré-appris l’idée que je pouvais marcher. -Avoue que toi aussi t’aimes bien mettre en scène ta vie. -Faire semblant de se forcer à sourire. +Pour pouvoir marcher à nouveau, il a fallu manipuler tout mon corps. +J’ai inventé la rééducation par auto-électrochocs. +J’ai ré-appris l’idée que je pouvais marcher. +Avoue que toi aussi t’aimes bien mettre en scène ta vie. +Faire semblant de se forcer à sourire. Attendre le bon moment pour caser sa blague. -Donc avec Vérand'a j’ai préparé mon coup. -Je lui ai demandé de m’enchaîner. -J’ai multiplié les marques d’orgueil. +Donc avec Vérand'a j’ai préparé mon coup. +Je lui ai demandé de m’enchaîner. +J’ai multiplié les marques d’orgueil. Je la coupe en plein milieu de son discours en me levant. -Jamais humain n’a été aussi debout que moi à ce moment-là. +Jamais humain n’a été aussi debout que moi à ce moment-là. Tous les regards sont sur moi. -J’ai marché jusqu’à elle. -J’ai marché avec chacun de mes muscles. +J’ai marché jusqu’à elle. +J’ai marché avec chacun de mes muscles. Mollets, adducteurs, quadriceps, abdominaux, fessiers. -J’ai été la quintessence de la marche. -Une marche à laquelle on ne peut repenser qu’au ralenti. -Son masque facial, d’une neutralité exquise. -Puis ses yeux qui s’écarquillent, première compréhension. -Sa bouche s’agrandit pour happer une goulée d’air. -Le regard se perd vers le bas, elle cherche à faire le lien. +J’ai été la quintessence de la marche. +Une marche à laquelle on ne peut repenser qu’au ralenti. +Son masque facial, d’une neutralité exquise. +Puis ses yeux qui s’écarquillent, première compréhension. +Sa bouche s’agrandit pour happer une goulée d’air. +Le regard se perd vers le bas, elle cherche à faire le lien. Elle sait ce que je lui ai fait. -Elle prend une inspiration dans le but de me dénoncer, et Rho le pied. -Cette jouissance égotique de l’auto-mise en scène qui réussit. -Derrière moi, des bruits de métal. -Les NoéNautes se débarrassent de leurs chaînes. -Complices de mon moment, ils étaient libres mais simulaient l’entrave. -Pour mieux surprendre Vérand'a. -Personne ne résiste à l’attrait d’une bonne mise en scène. -Tu visualises bien la scène. -Une scène bien mise, signe d’une bonne histoire. -La colère dans les yeux d’Vérand'a. +Elle prend une inspiration dans le but de me dénoncer, et Rho le pied. +Cette jouissance égotique de l’auto-mise en scène qui réussit. +Derrière moi, des bruits de métal. +Les NoéNautes se débarrassent de leurs chaînes. +Complices de mon moment, ils étaient libres mais simulaient l’entrave. +Pour mieux surprendre Vérand'a. +Personne ne résiste à l’attrait d’une bonne mise en scène. +Tu visualises bien la scène. +Une scène bien mise, signe d’une bonne histoire. +La colère dans les yeux d’Vérand'a. Ma main qui part un poil trop vite. -Ghislain qui charge Vérand'a sur son épaule, avec un naturel et une facilité désarmante. -Et celui-qui-ne-s’appelle-pas-Victor en a profité pour nous démontrer ses talents de close-combat. +Ghislain qui charge Vérand'a sur son épaule, avec un naturel et une facilité désarmante. +Et celui-qui-ne-s’appelle-pas-Victor en a profité pour nous démontrer ses talents de close-combat. Oui, Ghislain s’est un peu servi d’elle comme d’une massue. -Non, ce n’est pas la meilleure façon de traiter notre prisonnière. -Mais en même temps elle s’est servie de chatons. -Aglaé revient de la cuisine toute guillerette. +Non, ce n’est pas la meilleure façon de traiter notre prisonnière. +Mais en même temps elle s’est servie de chatons. +Aglaé revient de la cuisine toute guillerette. +Je viens de déposer notre carton d’invitation sur la table de la cuisine. Bon, pressons-nous, j’ai encore bien de l’ouvrage d’ici demain soir, moi. Il existe des manuels pour tout. -Tu peux faire fleurir des plantes tropicales grâce à la Culture du Placard. -Il existe même un Guide de Survie en Territoire Zombie. +Tu peux faire fleurir des plantes tropicales grâce à la Culture du Placard. +Il existe même un Guide de Survie en Territoire Zombie. Accueillir un otage dans de bonnes conditions ne s’improvise pas. -Le lieu est un élément primordial de votre kidnapping, son choix faisant grand sens. -Il y a deux écoles. -L’autre école consiste à accueillir votre otage directement dans votre planque. -Mais c’est aussi l’assurance d’avoir un œil sur lui à loisir. -Putain même bâillonnée, cette truie hurle encore. -Je vais en faire du tripoux, moi, de ta Vérand'a. -T’inquiète, Indra, je viens de lui filer un peu de ma morphine. -Demain, on l’amène au resto. -En attendant laisse-moi écrire et va te coucher. -Cela va par exemple déterminer le décor. -Ce qui est très pratique si vous voulez lui soutirer une information. -Ou afin qu’elle supplie papa de payer la rançon. -Avec des amis, nous avions enlevé la chef d’une petite armée nous combattant. -Notre planque étant alors une péniche, nous ne pouvions décemment l’y garder. -Il va hurler pour vous tenir éveillé ou juste vous emmerder. -Comme beaucoup de parents avec leurs enfants : n’hésitez pas à user de drogues. +Le lieu est un élément primordial de votre kidnapping, son choix faisant grand sens. +Il y a deux écoles. +L’autre école consiste à accueillir votre otage directement dans votre planque. +Mais c’est aussi l’assurance d’avoir un œil sur lui à loisir. +Putain même bâillonnée, cette truie hurle encore. +Je vais en faire du tripoux, moi, de ta Vérand'a. +T’inquiète, Indra, je viens de lui filer un peu de ma morphine. +Demain, on l’amène au resto. +En attendant laisse-moi écrire et va te coucher. +Cela va par exemple déterminer le décor. +Ce qui est très pratique si vous voulez lui soutirer une information. +Ou afin qu’elle supplie papa de payer la rançon. +Avec des amis, nous avions enlevé la chef d’une petite armée nous combattant. +Notre planque étant alors une péniche, nous ne pouvions décemment l’y garder. +Il va hurler pour vous tenir éveillé ou juste vous emmerder. +Comme beaucoup de parents avec leurs enfants : n’hésitez pas à user de drogues. Sachez seulement le faire avec intelligence, afin de garder votre otage en vie. -De même, nombre de nourrissons sportifs sont entravés dès la naissance. -Si vous n’avez pas de cage adaptée, vous pouvez utiliser les liens. -La mode est, actuellement, à ces serre-colliers en plastique dur. -Sachez que le plastique fond aisément près d’une source de chaleur. -Bien entendu, pensez à libérer les zones critiques, notamment les orifices. -Notez cependant qu’à la longue l’urine peut créer brûlures et irritations. -Fulbert fait tomber ma canne posée en équilibre sur le rebord de la table. +De même, nombre de nourrissons sportifs sont entravés dès la naissance. +Si vous n’avez pas de cage adaptée, vous pouvez utiliser les liens. +La mode est, actuellement, à ces serre-colliers en plastique dur. +Sachez que le plastique fond aisément près d’une source de chaleur. +Bien entendu, pensez à libérer les zones critiques, notamment les orifices. +Notez cependant qu’à la longue l’urine peut créer brûlures et irritations. +Fulbert fait tomber ma canne posée en équilibre sur le rebord de la table. J’arrive, mon Fulbert, j’arrive. -Je jette un dernier œil sur les pensées d’Vérand'a. -Elle regarde Fulbert s’éloigner, saucissonnée, impuissante, furibarde. -« C’est ça, casse-toi pauvre con. - Et là ça fait tilt en moi. -On croirait vraiment que c’est un truc de scénariste. +Je jette un dernier œil sur les pensées d’Vérand'a. +Elle regarde Fulbert s’éloigner, saucissonnée, impuissante, furibarde. +C’est ça, casse-toi pauvre con. +Et là ça fait tilt en moi. +On croirait vraiment que c’est un truc de scénariste. L’effet Docteur House. -Ça fait vraiment astuce cinématographique qui commence à être usée aux coutures. +Ça fait vraiment astuce cinématographique qui commence à être usée aux coutures. Le truc tellement narratif que c’est pas possible dans la vraie vie. Sauf qu’en fait si. -Ça m’est arrivé. +Ça m’est arrivé. Oh, pas aussi joli que les flashbacks de l’Effet Papillon. -Parce que c’est réel. -Déjà, c’est pas une suite de flashes qui s’enchaînent de manière hypnotique. -C’est plus des compréhensions qui éclosent dans ton esprit, de façon chaotique. -Je suis dans le restaurant, à surveiller Vérand'a. +Parce que c’est réel. +Déjà, c’est pas une suite de flashes qui s’enchaînent de manière hypnotique. +C’est plus des compréhensions qui éclosent dans ton esprit, de façon chaotique. +Je suis dans le restaurant, à surveiller Vérand'a. Fulbert me demande de venir l’aider. -J’entends Vérand'a penser une phrase. -Qui me fait songer à un prénom. -Du coup, il me vient la pensée : « Oui. - Et je sais que cette pensée ne vient pas de moi. +J’entends Vérand'a penser une phrase. +Qui me fait songer à un prénom. +Du coup, il me vient la pensée : « Oui. +Et je sais que cette pensée ne vient pas de moi. Et je sens le gros sentiment de venir. -Ces connexions en moi éclatent en bulles de compréhension. -Un pop-corn de réminiscences qui se mettent à faire sens. -Et les mêmes durant ma rééducation solitaire ? -ces intuitions, ces pensées induites, ces inspirations involontaires... -cette idée qui m’a fait reprendre le blog. -Tous mes What The Fuck venaient d’une seule et même personne. -Des pensées qui viennent de l’extérieur... -Ça pue le NoéNaute. -Genre le NoéNaute enfoui dans la personnalité de Fulbert. -Sous le voile tissé par Aglaé. -Du NoéNaute bel et bien éveillé mais dont nous ignorons l’existence. -Jusqu’à ce soir. - Fulbert s’éloigne vers son escabeau. -Je me penche sur Vérand'a, bâillonnée, saucissonnée sous cellophane sur sa chaise à trou. +Ces connexions en moi éclatent en bulles de compréhension. +Un pop-corn de réminiscences qui se mettent à faire sens. +Et les mêmes durant ma rééducation solitaire ? +ces intuitions, ces pensées induites, ces inspirations involontaires... +cette idée qui m’a fait reprendre le blog. +Tous mes What The Fuck venaient d’une seule et même personne. +Des pensées qui viennent de l’extérieur... +Ça pue le NoéNaute. +Genre le NoéNaute enfoui dans la personnalité de Fulbert. +Sous le voile tissé par Aglaé. +Du NoéNaute bel et bien éveillé mais dont nous ignorons l’existence. +Jusqu’à ce soir. +Fulbert s’éloigne vers son escabeau. +Je me penche sur Vérand'a, bâillonnée, saucissonnée sous cellophane sur sa chaise à trou. Ah mais t’es une crevarde, en fait ! -Mais tu lui as livré ton collègue Noétien en plus ? -Les larmes qui perlent aux coins de ses yeux ne m’évoquent nulle pitié. -Et là je le vois. +Mais tu lui as livré ton collègue Noétien en plus ? +Les larmes qui perlent aux coins de ses yeux ne m’évoquent nulle pitié. +Et là je le vois. Le sucre amer de l’amour impossible. -Elle a aimé Hugo. -Si bien aimé qu’elle a vu qu’il allait devenir un NoéNaute. +Elle a aimé Hugo. +Si bien aimé qu’elle a vu qu’il allait devenir un NoéNaute. Elle ne pouvait pas le tuer. -Alors elle a essayé de l’amputer. -Sacrifier sa personnalité et leur romance. -Pour lui rendre sa normalité. -C’est beau, la tragédie. +Alors elle a essayé de l’amputer. +Sacrifier sa personnalité et leur romance. +Pour lui rendre sa normalité. +C’est beau, la tragédie. Aussi beau que c’est con. -Tout ce temps tu le savais et t’as fermé ta gueule ? -Faut que tu me tiennes mon escabeau, là ! +Tout ce temps tu le savais et t’as fermé ta gueule ? +Faut que tu me tiennes mon escabeau, là ! J’en hurle de rage. Ouais, Nicolas, une seconde, j’arrive. -Et toi, ma grande, tu– Vérand'a a cessé de pleurer pour me fixer. -Relevant la tête, je vois que tout le monde a arrêté de travailler. -Un tournevis tombe sur le sol, dans un silence stupéfait. +Et toi, ma grande, tu– Vérand'a a cessé de pleurer pour me fixer. +Relevant la tête, je vois que tout le monde a arrêté de travailler. +Un tournevis tombe sur le sol, dans un silence stupéfait. Et suit le tournevis dans sa trajectoire verticale. Je pique le premier sprint de ma convalescence. Mes jambes vont me le faire payer, plus tard. -Mais là je n’y pense pas. +Mais là je n’y pense pas. Je cours le rattraper. J’y parviens presque. Il tombe sur moi. J’amortis nos chutes. -Je lui chuchote à l’oreille : — C’est bon, je te tiens, Nicolas. -Exemple avec les prénoms des personnages. -Enguerrand Kunismos : L’envie était d’avoir comme personnage un « connard professionnel ». -Puis je me suis souvenu de Damage Escort (épisode trente-neuf). +Je lui chuchote à l’oreille : — C’est bon, je te tiens, Nicolas. +Exemple avec les prénoms des personnages. +Enguerrand Kunismos : L’envie était d’avoir comme personnage un « connard professionnel ». +Puis je me suis souvenu de Damage Escort (épisode trente-neuf). Kunismos parce que c’est la racine grecque de notre mot « cynisme ». -Retour sur ses prénoms. -Jean-Jacques : J’ai dû avoir une très bonne raison. +Retour sur ses prénoms. +Jean-Jacques : J’ai dû avoir une très bonne raison. Je ne m’en souviens plus du tout du tout. -Fulbert : Ma sœur était enceinte. -Hugo : Le vrai prénom de mon neveu, donc. +Fulbert : Ma sœur était enceinte. +Hugo : Le vrai prénom de mon neveu, donc. Victor : D’une parce que Victor Hugo. -Cette théorie est l’œuvre d’un ami dont je tairai le prénom. -Nicolas : le prénom de l’homme qui m’a inspiré ce personnage. -Rien à voir avec « casse-toi pauv’ con. - La Laly/Orion est le première vilain méchante du roman. -Aglaé est un prénom qui me vient de mes années de théâtre médiéval. -J’avais très envie d’un personnage entre le hautain et la bonhomie. -J’aime le rôle de douce méchanceté qu’elle a endossé. -Ghislain signifie « douceur » et c’est (étrangement) ce qui le caractérise. +Cette théorie est l’œuvre d’un ami dont je tairai le prénom. +Nicolas : le prénom de l’homme qui m’a inspiré ce personnage. +Rien à voir avec « casse-toi pauv’ con. +La Laly/Orion est le première vilain méchante du roman. +Aglaé est un prénom qui me vient de mes années de théâtre médiéval. +J’avais très envie d’un personnage entre le hautain et la bonhomie. +J’aime le rôle de douce méchanceté qu’elle a endossé. +Ghislain signifie « douceur » et c’est (étrangement) ce qui le caractérise. Indra est un dieu du tonnerre dans les Rig-vedas. -Là aussi, je me suis beaucoup amusé des préjugés sexistes. -Quant à Vérand'a... -Elle s'est nommée Audrey dans le blog originel. -La référence à Fight Club (roman de Chuck Palahniuk) est assumée. -C’est une théorie que je défends régulièrement avec mes amis. -Mais je n’ai bien entendu aucun souvenir d’en avoir parlé à Fulbert. -Ils défendent la totale liberté d’expression. +Là aussi, je me suis beaucoup amusé des préjugés sexistes. +Quant à Vérand'a... +Elle s'est nommée Audrey dans le blog originel. +La référence à Fight Club (roman de Chuck Palahniuk) est assumée. +C’est une théorie que je défends régulièrement avec mes amis. +Mais je n’ai bien entendu aucun souvenir d’en avoir parlé à Fulbert. +Ils défendent la totale liberté d’expression. Et le respect des chatons. Techniquement : c’est pas jouable. Beaucoup moins spectaculaire mais tout aussi chiant. -Or, sur Internet, chacun-e sait que Chuck Norris est l’être suprême. -Qu’il ne connaît pas la peur. -Je leur souhaite de ne jamais passer à l’appli tablette. -Il y a des règles sur Internet. -Règle trente-quatre : « Si ça existe, il y a une version porno. -Règle trente-cinq : « Si elle n’y est pas : fais-la toi-même. +Or, sur Internet, chacun-e sait que Chuck Norris est l’être suprême. +Qu’il ne connaît pas la peur. +Je leur souhaite de ne jamais passer à l’appli tablette. +Il y a des règles sur Internet. +Règle trente-quatre : « Si ça existe, il y a une version porno. +Règle trente-cinq : « Si elle n’y est pas : fais-la toi-même. Demain c’est le grand soir. -Soixante-deux Noétiens vont répondre à notre invitation. -On s’est donnés bien assez de mal pour la leur transmettre. -Mais ils seront là. -Il faut qu’ils soient là. +Soixante-deux Noétiens vont répondre à notre invitation. +On s’est donnés bien assez de mal pour la leur transmettre. +Mais ils seront là. +Il faut qu’ils soient là. Demain c’est le grand soir. -Il faut que tout soit prêt. -Il faut que l’on soit prêt. -Aglaé est en stress, elle tyrannise Ghislain. -Il faudra qu’ils soient prêts. -Indra et Orion nous ont remplacés dans la préparation de la scène. -De la salle et de la déco. -Il faut que tout soit prêt. +Il faut que tout soit prêt. +Il faut que l’on soit prêt. +Aglaé est en stress, elle tyrannise Ghislain. +Il faudra qu’ils soient prêts. +Indra et Orion nous ont remplacés dans la préparation de la scène. +De la salle et de la déco. +Il faut que tout soit prêt. Parce que demain c’est le grand soir. -Et Fulbert est loin d’être prêt. -Parce qu’il a un prénom désormais. +Et Fulbert est loin d’être prêt. +Parce qu’il a un prénom désormais. Alors oui, je suis une intrigante. -Maintenant qu’il est déchiré, je ne réponds plus de rien. -Dis à Ghislain de me rejoindre avec mon Thésaurus. +Maintenant qu’il est déchiré, je ne réponds plus de rien. +Dis à Ghislain de me rejoindre avec mon Thésaurus. Et elle claque des doigts. Pour nous faire partir. Pour lui laisser la place. Nous sommes dans les cuisines. -Ça s’appelle une ellipse temporelle. -Mais là au moins nous sommes tranquilles. -Pourquoi tu m’as ignoré tout ce temps mon cucurbitacée ? +Ça s’appelle une ellipse temporelle. +Mais là au moins nous sommes tranquilles. +Pourquoi tu m’as ignoré tout ce temps mon cucurbitacée ? Enguerrand j’ai peur. -Bordel, c’est moi qui viens de dire ça ? +Bordel, c’est moi qui viens de dire ça ? Tu entends comment ma voix change ? Je te parle pas des schizos : eux, ils entendent des voix. Comme moi et Nicolas. -C’est ça qui m’arrive. +C’est ça qui m’arrive. Tu te sens mieux du coup ? -Non parce que ce truc n’a rien à voir avec nous. +Non parce que ce truc n’a rien à voir avec nous. On est co-conscients, on peut partager nos souvenirs... -Et on est pas malades : on est juste des NoéNautes. -Tiens, en parlant de souvenirs, goûte à celui-là. +Et on est pas malades : on est juste des NoéNautes. +Tiens, en parlant de souvenirs, goûte à celui-là. Mais qu’est-ce que– C’est pas vrai. Enguerrand dis-moi que c’est pas vrai. Dis-moi que tu ne nous as pas menti depuis tout ce temps. Je t’ai lu aussi. -Ben voui, t’étais la seule distraction que j’avais à dispo. +Ben voui, t’étais la seule distraction que j’avais à dispo. L’autre toi t’emmerde, enflure. -Parle à ta main. -C’est pas drôle. -En pleine crise schizoïde. -Un couteau de cuisine à la main. +Parle à ta main. +C’est pas drôle. +En pleine crise schizoïde. +Un couteau de cuisine à la main. Et je peux rien faire. -Un vent de folie à traversé la noétie. -Un NoéNaute vient de s’éveiller. +Un vent de folie à traversé la noétie. +Un NoéNaute vient de s’éveiller. Il s’appelle Nicolas. Et il partage son corps avec Fulbert. Qu’on m’apporte un lac et un camion d’aspirine. Demain c’est le grand soir. -Imagine un Israélien possédé par le fantôme d’un Palestinien. +Imagine un Israélien possédé par le fantôme d’un Palestinien. Imagine le fruit de l’union entre un nain et une elfe. -Ronald Mc Donald et José Bové partageant le même corps. -Christine Boutin chez les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. +Ronald Mc Donald et José Bové partageant le même corps. +Christine Boutin chez les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. C’est la bataille qui se joue cette nuit dans l’esprit de Fulbert-Nicolas. -Ouais, c’est mieux ça : Nicolbert. -D’arrêter de nous traiter comme une menace, en sorte. -Il a la Du coup il aime pas ce qu’a pu découvrir Nicolas. +Ouais, c’est mieux ça : Nicolbert. +D’arrêter de nous traiter comme une menace, en sorte. +Il a la Du coup il aime pas ce qu’a pu découvrir Nicolas. Celui qui a eu le temps de m’envoyer des messages subliminaux. -Du coup, il trouve mon plan assez séduisant. +Du coup, il trouve mon plan assez séduisant. Parce qu’il sait que ceci n’est pas une histoire vraie. Il sait aussi que je n’en suis pas le gentil. -Et voilà que deux morales s’affrontent dans le même esprit. -Me dénoncer ou me laisser faire ? -Devenir complice de mon secret ou le dévoiler au grand jour ? -Même Aglaé a interrompu sa répétition. -C’est lui la déflagration dans la noétie ? -Quelqu’un a une rime en « –âtre » ? -Pourquoi tu t’accroches à ce couteau ? -Nicolas lève les bras pour faire taire le flot de questions. -Il respire un coup, comme pour tenter de réprimer l’affrontement intérieur. -Ça vous dirait de – parlerjedoisvousdire – souffler un peu ? -De toute façon 'va bien falloir qu’on – fassegaffeattentionilveut – pionce à un moment donné. -On fait boire Vérand'a et on rentre à la péniche... ? +Et voilà que deux morales s’affrontent dans le même esprit. +Me dénoncer ou me laisser faire ? +Devenir complice de mon secret ou le dévoiler au grand jour ? +Même Aglaé a interrompu sa répétition. +C’est lui la déflagration dans la noétie ? +Quelqu’un a une rime en « –âtre » ? +Pourquoi tu t’accroches à ce couteau ? +Nicolas lève les bras pour faire taire le flot de questions. +Il respire un coup, comme pour tenter de réprimer l’affrontement intérieur. +Ça vous dirait de – parlerjedoisvousdire – souffler un peu ? +De toute façon 'va bien falloir qu’on – fassegaffeattentionilveut – pionce à un moment donné. +On fait boire Vérand'a et on rentre à la péniche... ? Du coup comment on doit t’appeler ? -Mais par mon prénom : –ffffffu– Nicolas. -Là, Nicolas semble avoir dompté Fulbert. -Parce que me protéger semble plus drôle que de me dénoncer. +Mais par mon prénom : –ffffffu– Nicolas. +Là, Nicolas semble avoir dompté Fulbert. +Parce que me protéger semble plus drôle que de me dénoncer. Le plaisir gagne toujours. Ceux qui jouent les moralistes, les vertueux. -C’est comme ça qu’ils ont résolu leurs paradoxes moraux. -Ils prennent leur pied à se refuser aux tentations. -À en subir l’attraction et le fumet à longueur de temps. -Ils jouissent de cette privation volontaire, soulignée par toutes ces fois où ils succombent. -Un puritain n’est rien qu’un rétensif anal en plein orgasme. -La veillée nihiliste de ce soir s’est résumée à quelques échanges tendus. -C’est peut-être la fatigue, l’appréhension du lendemain, le stress voire le trac. -Alors, Nicolas, tu arrives à manipuler les idées ? +C’est comme ça qu’ils ont résolu leurs paradoxes moraux. +Ils prennent leur pied à se refuser aux tentations. +À en subir l’attraction et le fumet à longueur de temps. +Ils jouissent de cette privation volontaire, soulignée par toutes ces fois où ils succombent. +Un puritain n’est rien qu’un rétensif anal en plein orgasme. +La veillée nihiliste de ce soir s’est résumée à quelques échanges tendus. +C’est peut-être la fatigue, l’appréhension du lendemain, le stress voire le trac. +Alors, Nicolas, tu arrives à manipuler les idées ? Tout ce qui est basique. -J’ai tenté quelques trucs de l’autre côté du voile. -Et puis je sais comment entraîner l’un des vôtres... +J’ai tenté quelques trucs de l’autre côté du voile. +Et puis je sais comment entraîner l’un des vôtres... Donc je serai vite au niveau. Je ferai ma part. -Je ferai pas des miracles, mais je gèrerai. -Huit par NoéNaute potentiel. +Je ferai pas des miracles, mais je gèrerai. +Huit par NoéNaute potentiel. Soixante-deux d’entre eux. -Plus Vérand'a et moi. -Jamais toutes les maisons n’ont ainsi été réunies. +Plus Vérand'a et moi. +Jamais toutes les maisons n’ont ainsi été réunies. Donc repos pour tout le monde. -Et Aglaé, pas de réveil intempestif pour noter un truc dans ton carnet. -La livraison est arrivée. +Et Aglaé, pas de réveil intempestif pour noter un truc dans ton carnet. +La livraison est arrivée. Retirant ses gants de conduite, Madame Marquet descend nous embrasser. -Nous lui apprenons le prénom de Fulbert. -Ah ben té, un Nicolas de mieux ! +Nous lui apprenons le prénom de Fulbert. +Ah ben té, un Nicolas de mieux ! Allez, fais-moi un mimi, Nicolas. Et du coup, t’es de quelle couleur, mon pitchoun ? -Ben t’as la comprenette bouchée ? -Je te demande juste de quelle maison t’es, hé... -Sa réponse spontanée cueille tout le monde par surprise. +Ben t’as la comprenette bouchée ? +Je te demande juste de quelle maison t’es, hé... +Sa réponse spontanée cueille tout le monde par surprise. Tous les regards se tournent vers moi. -Ils cherchent une réponse. +Ils cherchent une réponse. Et moi aussi, car pour une fois : je n’y suis pour rien. L’algue, c’est une odeur entre l’iode et le fer. Comme si la mer saignait. -Vérand'a aussi, a tenté de se venger. -Éclatant de rire, ivre du tournis, du manque d’oxygène. -Enrubannée, momifiée, empaqueté, et secouée d’un rire moqueur. +Vérand'a aussi, a tenté de se venger. +Éclatant de rire, ivre du tournis, du manque d’oxygène. +Enrubannée, momifiée, empaqueté, et secouée d’un rire moqueur. La revanche du rouleau de printemps. -On a perdu toute la matinée à ranger son bordel. +On a perdu toute la matinée à ranger son bordel. J’avais dit qu’il fallait la droguer. -Les somnifères n’ont jamais tué personne, que je sache. -En voilà une qui ne pourra plus me dénoncer aux autres. -Le seul autre qui puisse me dévoiler se fait littéralement cuisiner. -Mais pas sur le même sujet. -Nous sommes rassemblés dans les cuisines du restaurant que nous avons loué. +Les somnifères n’ont jamais tué personne, que je sache. +En voilà une qui ne pourra plus me dénoncer aux autres. +Le seul autre qui puisse me dévoiler se fait littéralement cuisiner. +Mais pas sur le même sujet. +Nous sommes rassemblés dans les cuisines du restaurant que nous avons loué. Ce soir c’est le grand soir. Nous avons pris du retard. Il faut donner un coup de collier. Du coup, Elles ont pris la direction. De la brigade culinaire amateure que nous formons. -Elles décident de tout. -Mais on sent que La Laly a laissé sa trace. +Elles décident de tout. +Mais on sent que La Laly a laissé sa trace. Des attitudes qui ont la dent dure. Notamment un certain autoritarisme matriarcal quand il s’agit d’assurer logistique et intendance. Ghislain, pose ce couteau. -Aglaé t’a interdit de toucher à une lame. +Aglaé t’a interdit de toucher à une lame. Tu sais qu’elle a besoin de tes mains, pour ce soir, non ? -Installe plutôt le lit de glace pilée, pour le buffet ostréicole. +Installe plutôt le lit de glace pilée, pour le buffet ostréicole. Enguerrand mais tu t’y prends comme une moule ! Madame Marquet, expliquez-lui, vous, moi je n’en tirerai rien. C’est pourtant simple, mon pitchoun ! -Tu prends l’huître, le cul vers toi, hé. +Tu prends l’huître, le cul vers toi, hé. Tu mets la pointe du coutal aux deux tiers et tu enfonces. -Et là, tu remontes pour couper le titoulet, là, le nerf. +Et là, tu remontes pour couper le titoulet, là, le nerf. Tu vois quand tu veux ? -Huit bourriches d’huîtres à ouvrir. +Huit bourriches d’huîtres à ouvrir. Ces dames nous laissent faire les petites mains, les commis. -Pendant ce temps elles se consacrent aux tâches essentielles. -À savoir nous critiquer tout en dirigeant la conversation. -Ben le Féminisme, c’est quatre nénettes dans une cuisine. +Pendant ce temps elles se consacrent aux tâches essentielles. +À savoir nous critiquer tout en dirigeant la conversation. +Ben le Féminisme, c’est quatre nénettes dans une cuisine. Orion et moi on bout. Depuis ce matin on veut savoir ce qu’il a dit. -Pourquoi Nicolas a-t-il pu annoncer qu’il était NoéNaute de la maison Jaune ? -Comment se peut-il qu’il y en ait un troisième ? +Pourquoi Nicolas a-t-il pu annoncer qu’il était NoéNaute de la maison Jaune ? +Comment se peut-il qu’il y en ait un troisième ? Mais ces dames prennent leur temps pour le cuisiner. -Et lui prend plaisir à nous faire mariner. -Je peux pas être une huître. -Tout, sauf une huître. -Les huîtres c’est le mal. +Et lui prend plaisir à nous faire mariner. +Je peux pas être une huître. +Tout, sauf une huître. +Les huîtres c’est le mal. C’est Madame Marquet qui ouvre enfin le sujet. +Explique-moi mieux, mon petit Nicol– Non ça va pas le faire comme petit nom. Qu’est-ce qu’on pourrait trouver ? Bah, disons mon pitchoun ! -Alors mon pitchoun, comment ça se fait que toi aussi tu sois un jaune ? -Vous savez comment on découvre la couleur d’un NoéNaute ? -Ah ben voui, té, c’est qui qui décides de la chose ? -Il indique la couleur de l’onde qui l’a traversé. -Chaque maison possède le sien. -Dans chaque maison, un Noétien doit se consacrer à sa surveillance. +Alors mon pitchoun, comment ça se fait que toi aussi tu sois un jaune ? +Vous savez comment on découvre la couleur d’un NoéNaute ? +Ah ben voui, té, c’est qui qui décides de la chose ? +Il indique la couleur de l’onde qui l’a traversé. +Chaque maison possède le sien. +Dans chaque maison, un Noétien doit se consacrer à sa surveillance. Mais quel rapport avec toi ? -Je l’ai influencé pour qu’il –nevousditpast– pardon, c’est l’iode... -Donc on a décidé de faire une semaine chacun. +Je l’ai influencé pour qu’il –nevousditpast– pardon, c’est l’iode... +Donc on a décidé de faire une semaine chacun. Et parfois je proposais aux autres de prendre leur tour. -Jusqu’à ce que le noésismographe sonne, hé... -J’étais persuadé d’être un jaune. -Et avec La Laly en face, il valait mieux que je me protège. -J’ai dit que c’était lui le jaune. -Par chance personne n’a pris le temps de vérifier. -Je suis concentré sur mes huîtres. +Jusqu’à ce que le noésismographe sonne, hé... +J’étais persuadé d’être un jaune. +Et avec La Laly en face, il valait mieux que je me protège. +J’ai dit que c’était lui le jaune. +Par chance personne n’a pris le temps de vérifier. +Je suis concentré sur mes huîtres. Deux tiers – pointe de couteau – tchack – ouvrir – vider l’eau – poser. Si j’en fais six par minute j’ouvre une bourriche en vingt-quatre minutes. Une demi heure en comptant des pauses pipi et papotage. -Du coup pour hui– Et là tout le monde me regarde. -Tout le monde attend une réaction. -Mais je n’ai pas écouté. -Je me repasse mentalement tout ce qui s’est dit durant la dernière bourriche. -Et je suis un NoéNaute de quelle couleur, moi, s’il te plaît ? +Du coup pour hui– Et là tout le monde me regarde. +Tout le monde attend une réaction. +Mais je n’ai pas écouté. +Je me repasse mentalement tout ce qui s’est dit durant la dernière bourriche. +Et je suis un NoéNaute de quelle couleur, moi, s’il te plaît ? Comme la crainte et l’angoisse. -Nous sommes déjà ce soir. +Nous sommes déjà ce soir. Le grand soir c’est maintenant. Ou disons dans quelques minutes. -Nous sommes dans ce moment de flottement étrange. +Nous sommes dans ce moment de flottement étrange. De temps, d’espace. -Mais, bon nous sommes aussi prêts que nous pouvons l’être. -C’est un de ces restaurants toulousains aux allures d’alcôve. -Le rez-de-chaussée est consacré à l’accueil des convives. -Bar. dans cette première salle nous avons installé le buffet. -Le millier d’huîtres sur lit de glace goutte tranquillement sur le plancher. -Là, la brique rose et le bois se répondent dans une ambiance forcément tamisée. -Toute lumière crue serait une insulte aux lieux. -Comme dans un cabaret, nous avons installé de petites tables rondes. +Mais, bon nous sommes aussi prêts que nous pouvons l’être. +C’est un de ces restaurants toulousains aux allures d’alcôve. +Le rez-de-chaussée est consacré à l’accueil des convives. +Bar. dans cette première salle nous avons installé le buffet. +Le millier d’huîtres sur lit de glace goutte tranquillement sur le plancher. +Là, la brique rose et le bois se répondent dans une ambiance forcément tamisée. +Toute lumière crue serait une insulte aux lieux. +Comme dans un cabaret, nous avons installé de petites tables rondes. Et pas qu’un peu. -Oh, il en reste encore beaucoup, mais là il fallait frapper fort. -Nous devons convaincre une armée. -De gens qu’on ne peut pas manipuler par la noosphère. -Des gens qui sont entraînés à retourner l’autre par les mots. -Sans ses soldats, le plus grand général ne reste qu’un rêveur. -Oh, mon pitchoun, tu bades aux corneilles ou tu rêves ? -Mais pourquoi vous êtes encore là ? +Oh, il en reste encore beaucoup, mais là il fallait frapper fort. +Nous devons convaincre une armée. +De gens qu’on ne peut pas manipuler par la noosphère. +Des gens qui sont entraînés à retourner l’autre par les mots. +Sans ses soldats, le plus grand général ne reste qu’un rêveur. +Oh, mon pitchoun, tu bades aux corneilles ou tu rêves ? +Mais pourquoi vous êtes encore là ? Il faut que vous part— — Tu tu tut ! Que je suis dupe ? -J’ai transporté vos cantines d’huîtres depuis Bordeaux. -On n’apprend pas à une vieille guenon à jouer aux humaines, pichounet. +J’ai transporté vos cantines d’huîtres depuis Bordeaux. +On n’apprend pas à une vieille guenon à jouer aux humaines, pichounet. Je soutiens son regard. -Oui, nos huîtres sont spéciales. +Oui, nos huîtres sont spéciales. Hors de question que comme arme, nous utilisions des chatons. -Nous, nous avons une âme. -De la Et les huîtres sont déjà par essence des êtres maléfiques. +Nous, nous avons une âme. +De la Et les huîtres sont déjà par essence des êtres maléfiques. Le pull en jacquard. -Celui qu’elle a tricoté avec Aglaé. -Que Fulbert portait quand on est allé enlever Vérand'a. +Celui qu’elle a tricoté avec Aglaé. +Que Fulbert portait quand on est allé enlever Vérand'a. C’est un jacquard particulier. -Le pull qui peut servir de fusil tranquillisant à toute personne qui le porte. -Et qui doit être chargé d’une pléthore de cartouches. -Aglaé est une vicieuse. +Le pull qui peut servir de fusil tranquillisant à toute personne qui le porte. +Et qui doit être chargé d’une pléthore de cartouches. +Aglaé est une vicieuse. Avec elle, le tricot devient une arme de dissuasion massive. -Écoute-moi bien mon pitchoun. -À l’origine, Aglaé me l’a tricoté pour moi, ce pull. -Je vous ai aidés durant chaque étape de votre plan. -Je suis impliquée que ça m’amuse ou non. -Les premiers Noétiens entrent. -Sans même succomber au jeu de mot. +Écoute-moi bien mon pitchoun. +À l’origine, Aglaé me l’a tricoté pour moi, ce pull. +Je vous ai aidés durant chaque étape de votre plan. +Je suis impliquée que ça m’amuse ou non. +Les premiers Noétiens entrent. +Sans même succomber au jeu de mot. Le groupe suivant est pour moi. Pas de bol, ce sont les gens de la maison Noire. -Je suis à eux. -Avec Ghislain, tout à l’air simple, doux, sans heurts ni accrocs. -Une boucle d’oreille arrachée, trois personnes vexées et quelques orteils endoloris. -Mais bon, je les ai placés. -Peu à peu, toute la salle s’est remplie. -La voix suave du pianiste résonne dans notre cabaret : — And now, Ladies and Gentlemen... -Une voix s’élève dans la pénombre du cabaret. +Je suis à eux. +Avec Ghislain, tout à l’air simple, doux, sans heurts ni accrocs. +Une boucle d’oreille arrachée, trois personnes vexées et quelques orteils endoloris. +Mais bon, je les ai placés. +Peu à peu, toute la salle s’est remplie. +La voix suave du pianiste résonne dans notre cabaret : — And now, Ladies and Gentlemen... +Une voix s’élève dans la pénombre du cabaret. Pas exactement une voix. -Un voile de velours voletant sur les variations d’un « ouh » voisé. -Le temps s’arrête. -Les conversations se sont éteintes, discrètement, en partant sur la pointe des pieds. -Les fourchettes sont suspendues à quelques centimètres des lèvres. -Les cous se sont étirés sans heurt, lentement, comme mus par une attraction magnétique. -Vers cette douche de lumière vide. -Vers cette mélopée dont l’envoûtement ne doit rien aux charmes des NoéNautes. +Un voile de velours voletant sur les variations d’un « ouh » voisé. +Le temps s’arrête. +Les conversations se sont éteintes, discrètement, en partant sur la pointe des pieds. +Les fourchettes sont suspendues à quelques centimètres des lèvres. +Les cous se sont étirés sans heurt, lentement, comme mus par une attraction magnétique. +Vers cette douche de lumière vide. +Vers cette mélopée dont l’envoûtement ne doit rien aux charmes des NoéNautes. Et tout au talent. -Un silence de cette qualité si particulière. -Le silence de la joie que tu ressens quand tu rêves que tu voles. -Depuis la noétie, c’est encore plus beau à voir. -Toutes ces sphères gonflées de pensées, grouillantes, enflées, éclaboussantes... -Tous ces charivaris de couleurs se sont réduits en un point d’attention pure. +Un silence de cette qualité si particulière. +Le silence de la joie que tu ressens quand tu rêves que tu voles. +Depuis la noétie, c’est encore plus beau à voir. +Toutes ces sphères gonflées de pensées, grouillantes, enflées, éclaboussantes... +Tous ces charivaris de couleurs se sont réduits en un point d’attention pure. Petit, intense et lumineux. -Une lumière qui se voit jusque dans les yeux de ceux qui écoutent. -Ce doit être à ça que ça sert, l’art. -À souligner le silence. -Voilà le pourquoi de toutes ses répétitions. -Ses heures d’écriture et de doutes. +Une lumière qui se voit jusque dans les yeux de ceux qui écoutent. +Ce doit être à ça que ça sert, l’art. +À souligner le silence. +Voilà le pourquoi de toutes ses répétitions. +Ses heures d’écriture et de doutes. L’aboutissement de son stress. -Ce trac qu’elle nous a fait subir à tous. -Et que Ghislain a porté telle une croix. -C’est Madame Marquet qui l’a poussée à y aller. -À user de ce talent qu’elle cachait dans un cocon de tricot. -Dans une pièce insonorisée à grands renforts de torsades et point de godron. +Ce trac qu’elle nous a fait subir à tous. +Et que Ghislain a porté telle une croix. +C’est Madame Marquet qui l’a poussée à y aller. +À user de ce talent qu’elle cachait dans un cocon de tricot. +Dans une pièce insonorisée à grands renforts de torsades et point de godron. Cette passion qu’elle craignait ne serait-ce que d’assumer. Et ce soir c’est son soir. Et elle veut tout donner. -Je veux poser un slam, pour tous ces Noétiens. -Je serais curieux de savoir ce à quoi tu t’attendais. -Depuis que je t’écris qu’Aglaé a une passion secrète. -Une activité qu’elle a cachée à tous. -Aglaé est une slammeuse. -Pourquoi nous condamner à répandre les larmes ? +Je veux poser un slam, pour tous ces Noétiens. +Je serais curieux de savoir ce à quoi tu t’attendais. +Depuis que je t’écris qu’Aglaé a une passion secrète. +Une activité qu’elle a cachée à tous. +Aglaé est une slammeuse. +Pourquoi nous condamner à répandre les larmes ? Elle a fait en sorte que nous ne voyions rien. -Que nous aussi, nous la découvrions ce soir. +Que nous aussi, nous la découvrions ce soir. La surprise est totale, pour nous aussi. -Bien trop douée pour du slam. +Bien trop douée pour du slam. D’habitude, pour slammer, il suffit de massacrer de l’alexandrin. Voyez comme vos peurs vous perdent dans la nasse. -L’assemblée est conquise. +L’assemblée est conquise. Parce qu’elle a compris. -On ne peut pas les convaincre par la noétie. -Pas sans déjouer tout un tas de leurs protections. +On ne peut pas les convaincre par la noétie. +Pas sans déjouer tout un tas de leurs protections. Dont la meilleure : leur ouverture d’esprit. On peut pas les convaincre par le raisonnement. -Alors on va les séduire par l’art. -En appeler à leur sens poétique. -Je vois des colonnes vertébrales se détendre. -On pourra bientôt passer à l’attaque. +Alors on va les séduire par l’art. +En appeler à leur sens poétique. +Je vois des colonnes vertébrales se détendre. +On pourra bientôt passer à l’attaque. Les attaquer par le plaisir. Toute personne qui a vu Le Festin de Babette peut comprendre. -Sur scène, Aglaé continue de charmer nos convives. -Au parterre, c’est pas la cène, c’est la Grande bouffe. +Sur scène, Aglaé continue de charmer nos convives. +Au parterre, c’est pas la cène, c’est la Grande bouffe. Le pire ce sont les entractes. -Quand les Noétiens vont se resservir une troisième assiette d’huîtres. -Et qu’ils enfournent ça dans des bouches béantes. -Faire passer avec un peu de mâche en jus d’iode vanillée. +Quand les Noétiens vont se resservir une troisième assiette d’huîtres. +Et qu’ils enfournent ça dans des bouches béantes. +Faire passer avec un peu de mâche en jus d’iode vanillée. Boire un cocktail de la mer. -Vodka iodée et citron vert. -Écume de rhum, sirop de canne et cannelle. -T’as de la chance de pas être dans un manga. -T’aurais eu droit à toute la panoplie d’onomatopées. -Et crois-moi : t’aurais pas aimé ça. -L’ambiance dans l’assistance a changé du tout au tout. -D’abord charmé, notre public s’est ensuite vu rassuré. -Et là ils se sont lâchés. +Vodka iodée et citron vert. +Écume de rhum, sirop de canne et cannelle. +T’as de la chance de pas être dans un manga. +T’aurais eu droit à toute la panoplie d’onomatopées. +Et crois-moi : t’aurais pas aimé ça. +L’ambiance dans l’assistance a changé du tout au tout. +D’abord charmé, notre public s’est ensuite vu rassuré. +Et là ils se sont lâchés. Tu vois l’erreur ? Ceci n’est pas une histoire vraie. Dis-toi que c’est un conte. -Un conte où l’on nous a donné le rôle des méchants. -Les rideaux noirs derrière elle s’ouvrent. -Allongée sur un promontoire drapé de velours rouge, Vérand'a. +Un conte où l’on nous a donné le rôle des méchants. +Noétiennes et Noétiens, Vous nous avez fait l’honneur de répondre à notre invitation. +Les rideaux noirs derrière elle s’ouvrent. +Allongée sur un promontoire drapé de velours rouge, Vérand'a. Une blanche neige sous cellophane ronflant sa dose de valium. -Laisse-moi enclencher la noévision rien que pour toi. -Une Noétienne coupe le plastique. +Laisse-moi enclencher la noévision rien que pour toi. +Une Noétienne coupe le plastique. Elle a du mal. Donc un autre l’aide. -De l’autre côté. -Et d’autres s’y mettent à l’autre bout. -Il est captif dans un solide de matière plastique conglomérée. -Et il y a des nœuds, des boucles, des mailles et des chaînons. -C’est vrai que là il y a du niveau. -À chaque coupe, à chaque déchirure une petite boule d'idée fuse. -Comme un grain de sable de volonté pure. -Et il sait où il va. +De l’autre côté. +Et d’autres s’y mettent à l’autre bout. +Il est captif dans un solide de matière plastique conglomérée. +Et il y a des nœuds, des boucles, des mailles et des chaînons. +C’est vrai que là il y a du niveau. +À chaque coupe, à chaque déchirure une petite boule d'idée fuse. +Comme un grain de sable de volonté pure. +Et il sait où il va. Lui et ses semblables visent direct les nombrils autour de lui. Et il y en a de plus en plus. -Et les Noétiens continuent de déchirer. +Et les Noétiens continuent de déchirer. Et les grains de sables volontaires fusent vers leurs ventres. Certains d’entre eux les voient, et tentent de les chasser de la main. -Non pas que les Noétiens deviennent des NoéNautes, loin s’en faut. -Juste que ceux-là on un petit peu plus bu que les autres. +Non pas que les Noétiens deviennent des NoéNautes, loin s’en faut. +Juste que ceux-là on un petit peu plus bu que les autres. Nos si bons cocktails. -Pimentés à l’halopéridol. -On a fait ça. +Pimentés à l’halopéridol. +On a fait ça. On a mis de l’antipsychotique dans leurs verres. -Le truc qui t’empêche d’halluciner. -Donc qui empêche ton cerveau de te cacher le monde tel qu’il est. -Le monde avec sa noosphère. -Ce monde en Noévision. +Le truc qui t’empêche d’halluciner. +Donc qui empêche ton cerveau de te cacher le monde tel qu’il est. +Le monde avec sa noosphère. +Ce monde en Noévision. Tu me diras : c’est pas Pas franchement choupinet. -Dans un état d’écoute. -Vulnérables au monde qui les entoure. -D’où la scène. -D’où la bouffe. -D’où les médocs dans le rhum. -Oh, oui, et de troize : c'est rien par rapport à ce qui les attend. +Dans un état d’écoute. +Vulnérables au monde qui les entoure. +D’où la scène. +D’où la bouffe. +D’où les médocs dans le rhum. +Oh, oui, et de troize : c'est rien par rapport à ce qui les attend. Les grains de sable fusent dans les estomacs. -Ils ne visent pas les Noétiens : comment le pourraient-ils ? -Les Noétiens sont tellement ouverts qu’il est impossible de les atteindre. +Ils ne visent pas les Noétiens : comment le pourraient-ils ? +Les Noétiens sont tellement ouverts qu’il est impossible de les atteindre. De les atteindre directement. -Les grains de sables visent les huîtres. -Nous les avons préparées, nos huîtres. -Mille cent cinquante-deux petites bombes à retardement. -Enlèves-en une dizaine, pour les essais. -Parce que ça marche. +Les grains de sables visent les huîtres. +Nous les avons préparées, nos huîtres. +Mille cent cinquante-deux petites bombes à retardement. +Enlèves-en une dizaine, pour les essais. +Parce que ça marche. Quand tu mets le feu aux poudres, c’est magnifique. -Plus besoin de la Noévision maintenant, ça se voit sur les visages. -Certains ont essayé de fuir. -Fallait pas faire confiance à des mollusques. -Depuis le début je le dis : les huîtres c’est le mal. -Celles-ci vont les forcer à la réflexion. +Plus besoin de la Noévision maintenant, ça se voit sur les visages. +Certains ont essayé de fuir. +Fallait pas faire confiance à des mollusques. +Depuis le début je le dis : les huîtres c’est le mal. +Celles-ci vont les forcer à la réflexion. Au retour sur soi. -À regarder droit dans ce que ce serment leur a fait. +À regarder droit dans ce que ce serment leur a fait. Dans ce que ce serment a fait d’eux. On avait pas dit que ce serait du propre. -L’assemblée est abasourdie, telle un parterre de zombies. -C’est ce moment que Vérand'a choisit pour se réveiller. -C’est à partir de maintenant que ça devient gore. +L’assemblée est abasourdie, telle un parterre de zombies. +C’est ce moment que Vérand'a choisit pour se réveiller. +C’est à partir de maintenant que ça devient gore. Tu ne sais pas grand-chose sur Indra. Moi non plus, note bien. -Ou peut-être est-ce l’inverse. -Indra vient d’une famille d’ostréiculteurs arcachonnais. -Elle a été élevée les pieds dans les huîtres. -Chez leur cousin Ruthénois. -C’est chez eux que Madame Marquet est allée se servir. -Huit bourriches de la cuvée spéciale. +Ou peut-être est-ce l’inverse. +Indra vient d’une famille d’ostréiculteurs arcachonnais. +Elle a été élevée les pieds dans les huîtres. +Chez leur cousin Ruthénois. +C’est chez eux que Madame Marquet est allée se servir. +Huit bourriches de la cuvée spéciale. Mais je sais que je ne crains rien. Donc je peux trahir son secret de famille. -De toutes les exploitations ostréicoles françaises. -Ce qu’ils ne te disent pas : il y a toujours un bassin caché. -Un trou bétonné dans un hangar. +De toutes les exploitations ostréicoles françaises. +Ce qu’ils ne te disent pas : il y a toujours un bassin caché. +Un trou bétonné dans un hangar. Une piscine en boudins remplie d’eau de mer. Pas n’importe quelles algues. -Aussi violents qu’une gastro-entérite. +Aussi violents qu’une gastro-entérite. Celle qu’on sort pour le buffet des politiques en campagne. Pour le connard de la chambre d’agriculture. -Pour le contrôleur fiscal. +Pour le contrôleur fiscal. Le pire c’est que ce ne sont pas les mollusques, les plus toxiques. -C’est leur première eau. -Celle qu’on a récoltée dans un petit bassin lorsqu’on les ouvrait. -Celle qu’on a casée dans tout le repas. -Dans le jus vanillé de la mâche. +C’est leur première eau. +Celle qu’on a récoltée dans un petit bassin lorsqu’on les ouvrait. +Celle qu’on a casée dans tout le repas. +Dans le jus vanillé de la mâche. Dans l’iode de la vodka. -Dans l’écume du rhum. +Dans l’écume du rhum. La cuisine, c’est de l’alchimie. Quand tu es talentueux, tu peux faire des recettes explosives. -Une précaution que nous n’avons pas prise sur notre cobaye. -Pour voir si ça marchait. +Une précaution que nous n’avons pas prise sur notre cobaye. +Pour voir si ça marchait. Et auparavant sur notre cobaye. -Les yeux encore perdus dans un feu d’artifice d’ennui et d’identité. +Les yeux encore perdus dans un feu d’artifice d’ennui et d’identité. C’est pas mal. Mais ce n’est pas assez. -Ils ne sont pas encore face à leur serment. -Ce serment qui les pousse à nous considérer comme une menace envers les humains. -Ce serment que Vérand'a a poussé un poil trop loin. -D’un côté, la fureur bouillonnante de ses derniers jours en tant qu’otage. -De l’autre les enzymes dégagées par les bactéries ostréicoles à l’esprit rebelle. -La biologie est une salope sans pitié. +Ils ne sont pas encore face à leur serment. +Ce serment qui les pousse à nous considérer comme une menace envers les humains. +Ce serment que Vérand'a a poussé un poil trop loin. +D’un côté, la fureur bouillonnante de ses derniers jours en tant qu’otage. +De l’autre les enzymes dégagées par les bactéries ostréicoles à l’esprit rebelle. +La biologie est une salope sans pitié. Elle voulait vomir sa rage, elle a fini par vomir tout court. Prends une grande inspiration et retiens-la. Ceci n’est pas une histoire vraie. -Garde-le en tête. +Garde-le en tête. Allez, c’est parti pour le grand ralenti. -Un flot translucide coupe la parole de Vérand'a. +Un flot translucide coupe la parole de Vérand'a. Un pot de plastique se glisse dans ma main. J’y plonge mes doigts au ralenti. -Le liquide tombe sur les cheveux des Noétiens devant elle. -Les gargouillis gutturaux de sa gorge annoncent la deuxième salve. -La réaction en chaîne est déclenchée. -Jusqu’à ce qu’une certitude bien physique s’empare de leurs muscles stomacaux. -Telle une onde de choc, la nausée se propage dans la foule rassemblée. +Le liquide tombe sur les cheveux des Noétiens devant elle. +Les gargouillis gutturaux de sa gorge annoncent la deuxième salve. +La réaction en chaîne est déclenchée. +Jusqu’à ce qu’une certitude bien physique s’empare de leurs muscles stomacaux. +Telle une onde de choc, la nausée se propage dans la foule rassemblée. L’odeur vient nous frapper, comme un souffle d’explosion. -Tous les Noétiens en sont à leur deuxième ou troisième soubresaut. -Nicolas place face à chacun de nous les anti-bombes qui nous protégeront des effets. -De l’espoir mélangé au sentiment de qu’Orion nous a trouvé. +Tous les Noétiens en sont à leur deuxième ou troisième soubresaut. +Nicolas place face à chacun de nous les anti-bombes qui nous protégeront des effets. +De l’espoir mélangé au sentiment de qu’Orion nous a trouvé. L’explosion est formidable. -Dis mon pitchoun, tu es sûr que ça a marché ? -Non parce qu’il y en a qui se relèvent déjà, naine ! -La bouche entrouverte, une bave douteuse pend de leurs lèvres. -Mais ils avancent quand même. -Ils gravissent l’escalier en colimaçon. -Vérand'a est à leur tête. -Ce n’est pas que notre plan n’a pas marché. -Nous l’avons suffisamment préparé. +Dis mon pitchoun, tu es sûr que ça a marché ? +Non parce qu’il y en a qui se relèvent déjà, naine ! +La bouche entrouverte, une bave douteuse pend de leurs lèvres. +Mais ils avancent quand même. +Ils gravissent l’escalier en colimaçon. +Vérand'a est à leur tête. +Ce n’est pas que notre plan n’a pas marché. +Nous l’avons suffisamment préparé. Les amadouer avec un spectacle. Les rassurer par la bouffe, l’alcool. Pimenter leurs cocktails d'antipsychotiques. -Inceptionner les êtres vivants qu’ils ont ingérés pour leur porter un premier coup. -Profiter de l’intoxication alimentaire pour asséner le coup final. +Inceptionner les êtres vivants qu’ils ont ingérés pour leur porter un premier coup. +Profiter de l’intoxication alimentaire pour asséner le coup final. Celui qu’on leur a fait jurer en chinois ancien. -Celui qui les voue à notre perte. +Celui qui les voue à notre perte. C’est juste un effet de l’inertie. -C’est la roue qui tourne encore bien que le moteur soit arrêté. +C’est la roue qui tourne encore bien que le moteur soit arrêté. Le chant du cygne de leur putain de serment. La cohorte est en haut. -Zombies endimanchés sentant la marée descendante. -Dégoulinant une odeur pestilentielle. -Miss Marquet fait écran, devant nous. +Zombies endimanchés sentant la marée descendante. +Dégoulinant une odeur pestilentielle. +Miss Marquet fait écran, devant nous. Ils ne la toucheront pas : elle est humaine. -C’est la seule chose qui reste dans leurs esprits vidés. -Sur les épaules de ses comparses, dans sa superbe nudité, Vérand'a s’élève. +C’est la seule chose qui reste dans leurs esprits vidés. +Sur les épaules de ses comparses, dans sa superbe nudité, Vérand'a s’élève. Madame Marquet, laissez-nous passer. -C’est pour vous qu’on fait ça. -Eh bé ma pitchounette va falloir faire la queue, hein ! -J’en ai même par-dessus la tête, des peyrots qui veulent mon bien. -Mais il faut vous protéger... -Me protéger de quoi, je te prie ? +C’est pour vous qu’on fait ça. +Eh bé ma pitchounette va falloir faire la queue, hein ! +J’en ai même par-dessus la tête, des peyrots qui veulent mon bien. +Mais il faut vous protéger... +Me protéger de quoi, je te prie ? Quel mal ont-ils fait qu’un humain n’aurait pu faire ? Madame Marquet, vous savez ce que je veux dire. -Le monde n’est pas prêt à savoir... -Pourquoi tu crois que le grand, là, derrière, il a repris le blog ? -Tu n'as pas lu Facebook, récemment ? -Mais l’idée elle est déjà partout, et certainement même dans la noosphère, naine ! +Le monde n’est pas prêt à savoir... +Pourquoi tu crois que le grand, là, derrière, il a repris le blog ? +Tu n'as pas lu Facebook, récemment ? +Mais l’idée elle est déjà partout, et certainement même dans la noosphère, naine ! Je vais te dire ce qu’il va se passer. De sa poche, elle sort des ciseaux. Et coupe le bas de son pull. @@ -3414,657 +3424,658 @@ Le fameux pull jacquard. Un fil en pend. Elle s’en empare avec un sourire de malice jubilatoire. Vous ne passerez pas. -Les Noétiens s’avancent vers elle. -Elle nous pousse vers la sortie et commence à tirer sur le fil. -Le pull se détricote, libérant les idées qui vont endormir des Noétiens devant elle. -Jamais strip-tease n’aura provoqué tant de somnolence. -Les premiers Noétiens tombent. +Les Noétiens s’avancent vers elle. +Elle nous pousse vers la sortie et commence à tirer sur le fil. +Le pull se détricote, libérant les idées qui vont endormir des Noétiens devant elle. +Jamais strip-tease n’aura provoqué tant de somnolence. +Les premiers Noétiens tombent. D’autres marchent par dessus eux pour avancer vers Madame Marquet. Elle nous regarde : — Fuyez, pauvres fadas. C’est dur de courir en riant. -Malgré tout, nous sommes arrivés aux voitures. +Malgré tout, nous sommes arrivés aux voitures. +Tu sais, pour une vraie geekette comme elle, ça a dû venir tout seul. C’est pas faux, Nicolas. Bon, qui va dans quelle tire ? -OK, on va laisser le petit couple se parler... -Nicolas ne m’a pas laissé le choix. +Nicolas ne m’a pas laissé le choix. Mais il ne m’a pas trahi. -Il savait quelles étaient mes intentions. -Et malgré tout il m’a laissé faire. +Il savait quelles étaient mes intentions. +Et malgré tout il m’a laissé faire. Il ne m’a jamais trahi. -Et là il fait une embardée. -Accélère pour se mettre à la hauteur de la camionnette. -Indra, joueuse, accélère à son tour. -On fait la course avec « José ». « Chez José Le roi de la moule ». +Et là il fait une embardée. +Accélère pour se mettre à la hauteur de la camionnette. +Indra, joueuse, accélère à son tour. +On fait la course avec « José ». « Chez José Le roi de la moule ». Fulbert leur fait de grands signes. Ghislain nous fait coucou. -On fait coucou aux voitures d’à côté. -On arrive sur un pont de périphérique. +On fait coucou aux voitures d’à côté. +On arrive sur un pont de périphérique. On va faire coucou aux voitures d’en dessous. -Le roi de la moule dérape. +Le roi de la moule dérape. Fait des traces noires sur l’asphalte du pont. -Encastre ses pare-chocs dans la rambarde qui le sépare du rond-point en-dessous. -La vitesse soulève la camionnette. +Encastre ses pare-chocs dans la rambarde qui le sépare du rond-point en-dessous. +La vitesse soulève la camionnette. Le roi de la moule fait un salto et chute comme une pierre. -Tombe sur le terre-plein du rond-point un étage plus bas. +Tombe sur le terre-plein du rond-point un étage plus bas. Retombe sur ses pattes. En explosant ses essieux. -Les roues sont éjectées et vont créer des surprises un peu plus loin. +Les roues sont éjectées et vont créer des surprises un peu plus loin. Nicolas ralentit et me regarde. -Tu as saboté, j’ai conduit, il a accéléré. +Tu as saboté, j’ai conduit, il a accéléré. Maintenant c’est l’heure du choix. -La sortie est là. -Soit on descend pour les secourir ; soit on suit ton idée depuis le début. -Seule différence : on sera deux. -Un instant qui s’étire dans l’éternel. -Au-dessus de ma tête, mes idées fument. +La sortie est là. +Soit on descend pour les secourir ; soit on suit ton idée depuis le début. +Seule différence : on sera deux. +Un instant qui s’étire dans l’éternel. +Au-dessus de ma tête, mes idées fument. Des fumerolles, sombres comme la nuit, qui forment des mots. Va tout droit ; ) Et mon smiley cligne de l’œil. L’inspiration, il peut y en avoir partout. -On trouve l’air là où il est. -En général partout autour de nous. +On trouve l’air là où il est. +En général partout autour de nous. Mais il est vrai que pour chaque œuvre, il y a des inspirations majeures. -Comme Vincenzo Natali, le réalisateur de Cube. +Comme Vincenzo Natali, le réalisateur de Cube. J’aime ce genre de jeu avec l’audience. -J’ai jamais compris les titres de propriété. +J’ai jamais compris les titres de propriété. Acheter un lopin de terre m’a toujours paru abscons. -Quelle drôle d’idée ! +Quelle drôle d’idée ! Pourquoi le travail que j’y ai mis m’appartiendrait ? -Mais j’ai jamais été territorial. -Heureusement que je suis matérialiste, sinon il ne me resterait pas grand-chose... -Néanmoins il me manquait quelque chose. -Tu n’as aucun compte à me rendre. -Tu peux éditer et vendre cette histoire pour ton propre compte. -Parce que légalement, cette œuvre est libre. -Ils ont assumé et l’ont remerciée du compliment. +Mais j’ai jamais été territorial. +Heureusement que je suis matérialiste, sinon il ne me resterait pas grand-chose... +Néanmoins il me manquait quelque chose. +Tu n’as aucun compte à me rendre. +Tu peux éditer et vendre cette histoire pour ton propre compte. +Parce que légalement, cette œuvre est libre. +Ils ont assumé et l’ont remerciée du compliment. Elle n’est plus ministre. -Ils sont toujours là. -Contraction de Give me a break, donc « Lâche-moi la grappe » Enguerrand te ment. +Ils sont toujours là. +Contraction de Give me a break, donc « Lâche-moi la grappe » Enguerrand te ment. Ce n’est pas Fulbert qui le portait. -Si, si : tu peux aller vérifier. +Si, si : tu peux aller vérifier. Si tu as tout suivi, tu peux t’octroyer un bon point. -Le principe était d’afficher des photos arguant que eux, ils savaient. -Ils savaient que les noénautes existent. +Le principe était d’afficher des photos arguant que eux, ils savaient. +Ils savaient que les noénautes existent. Ou que ceci n'est pas nune histoire vraie. Manifestation de l’invisible dans le visible. -Large tatouage de lumière sur son bras qui meurt en pointe sur ses omoplates. +Large tatouage de lumière sur son bras qui meurt en pointe sur ses omoplates. Mes mains viennent recouvrir les siennes sur le mur. -À travers nos épidermes, je sens jusqu’aux pulsations de son sang. -Cela fait plus de trois semaines, maintenant, que le grand soir est passé. +À travers nos épidermes, je sens jusqu’aux pulsations de son sang. +Cela fait plus de trois semaines, maintenant, que le grand soir est passé. J’ai pris mon temps pour tout bien te raconter. -Pour te détailler l’histoire. +Pour te détailler l’histoire. J’ai pris le temps de la fuite, de la disparition. Le temps de savourer le travail bien fait. -Et la récompense inattendue : le cul de Fulbert. -Sa schizophrénie te salue. -Je me suis demandé si j’allais continuer de t’écrire. -Après tout, maintenant, tu ne me sers plus à rien. -Mais il faut croire que je dois être un vrai méchant de fiction. -Sauf que là, il n’y a plus grand-chose à sauver. -Si ce n’est ta dignité. -La pédagogie est la plus perverse des humiliations. -Depuis le tout début je te préviens de deux choses. -La première, c’est que ceci n’est pas une histoire vraie. +Et la récompense inattendue : le cul de Fulbert. +Sa schizophrénie te salue. +Je me suis demandé si j’allais continuer de t’écrire. +Après tout, maintenant, tu ne me sers plus à rien. +Mais il faut croire que je dois être un vrai méchant de fiction. +Sauf que là, il n’y a plus grand-chose à sauver. +Si ce n’est ta dignité. +La pédagogie est la plus perverse des humiliations. +Depuis le tout début je te préviens de deux choses. +La première, c’est que ceci n’est pas une histoire vraie. Je ne t’ai pas menti. Certes, j’aurais pu te dire « ceci est une histoire pas vraie ». -Mais franchement, ça pèche au niveau du style. -Et surtout, cela m’aurait privé d’un héros. -J’en suis le méchant. -Des héros, dans ce roman, il y en a deux. -Le premier est évident. +Mais franchement, ça pèche au niveau du style. +Et surtout, cela m’aurait privé d’un héros. +J’en suis le méchant. +Des héros, dans ce roman, il y en a deux. +Le premier est évident. Les persiennes en rougiraient, si elles le pouvaient. -Le second héros de cette narration est plus subtil. -Je tiens à te remercier. -Sans toi je n’y serais pas arrivé. -À chaque fois que tu m’as lu, tu as nourri une idée. -Une idée tenue secrète pendant des cycles et des cycles. -Celle que les NoéNautes existent. -Cette pensée que, quelque part, c’est peut-être un peu vrai. -Une idée que, sans le vouloir, tu as ancrée dans la noétie. -Elle s’y est développée. -C’est pour ça que j’ai continué le blog. -Quand Orion m’a demandé d’arrêter. -C’était juste après la fusillade de Toulouse et ce raz-de-marée dans vos pensées. +Le second héros de cette narration est plus subtil. +Je tiens à te remercier. +Sans toi je n’y serais pas arrivé. +À chaque fois que tu m’as lu, tu as nourri une idée. +Une idée tenue secrète pendant des cycles et des cycles. +Celle que les NoéNautes existent. +Cette pensée que, quelque part, c’est peut-être un peu vrai. +Une idée que, sans le vouloir, tu as ancrée dans la noétie. +Elle s’y est développée. +C’est pour ça que j’ai continué le blog. +Quand Orion m’a demandé d’arrêter. +C’était juste après la fusillade de Toulouse et ce raz-de-marée dans vos pensées. Tout le monde cherchait une explication au geste du tueur. -Tout le monde cherchait à faire tenir son acte dans une histoire acceptable. +Tout le monde cherchait à faire tenir son acte dans une histoire acceptable. Dans une explication qui tienne. -Et j’ai chopé, dans ce tsunami de pensées, une idée inattendue. -« J’espère que c’est pas un coup des NoéNautes. -Pour emmerder les maîtres des maisons, ceux qui se protégeaient dans le secret. +Et j’ai chopé, dans ce tsunami de pensées, une idée inattendue. +J’espère que c’est pas un coup des NoéNautes. +Pour emmerder les maîtres des maisons, ceux qui se protégeaient dans le secret. Les geekettes mortes d’ennui. Les boutonneux en manque de frissons. -Les femmes au foyer désespérées par la ménagère de la télé. -Maintenant imagine que Loana découvre une nouvelle particule élémentaire. -Qu’un homme politique se mette à croire en une idée. -Qu’il prenne à un industriel l’envie d’innover. -Tu sauras où les retrouver. -En même temps, fallait pas me laisser à la tête de la narration. -Parce que ça fait longtemps que je prépare mon coup. +Les femmes au foyer désespérées par la ménagère de la télé. +Maintenant imagine que Loana découvre une nouvelle particule élémentaire. +Qu’un homme politique se mette à croire en une idée. +Qu’il prenne à un industriel l’envie d’innover. +Tu sauras où les retrouver. +En même temps, fallait pas me laisser à la tête de la narration. +Parce que ça fait longtemps que je prépare mon coup. Plus de temps que tu ne peux l’imaginer. -Alors pour me dédouaner, je vais remonter le temps avec toi. +Alors pour me dédouaner, je vais remonter le temps avec toi. Faire de ceci une histoire vraie. Parfois tout ce qu’il te manque c’est un bon accident. -C’est le genre de truc qui te débloque. -L’élément imprévisible qui te sort de tes routines où tu tournes en boucle. -Peut-être que je leur ai rendu service, en fait. -À ceux qui restent, je veux dire. +C’est le genre de truc qui te débloque. +L’élément imprévisible qui te sort de tes routines où tu tournes en boucle. +Peut-être que je leur ai rendu service, en fait. +À ceux qui restent, je veux dire. Lui plus que tous les autres. -Ou bien qu’il se réincarne. -J’espère pour lui qu’il n’a jamais eu d’hémorroïdes. -Moi de ce côté-là, ça va beaucoup mieux. -Payé par les chèques vacances que j’avais pensé à récupérer. -J’évite le stress, tout ce qui pourrait m’énerver. +Ou bien qu’il se réincarne. +J’espère pour lui qu’il n’a jamais eu d’hémorroïdes. +Moi de ce côté-là, ça va beaucoup mieux. +Payé par les chèques vacances que j’avais pensé à récupérer. +J’évite le stress, tout ce qui pourrait m’énerver. Je ne me connecte quasiment pas. Il faut dire qu’on a une hackeuse qui nous traque. -Ma boite email était vidée. -Juste un message : « Mon Pitchoun, Tu m’as un tantinet désappointée. -Prends garde à toi. +Ma boite email était vidée. +Juste un message : « Mon Pitchoun, Tu m’as un tantinet désappointée. +Prends garde à toi. J’en suis la preuve vivante. -Le mien m’a donné une seconde vie, une nouvelle jeunesse. -J’ai fait le sacrifice ultime : celui d’être le méchant. -Celui de souiller mon âme. -Les démons sont des anges déchus. +Le mien m’a donné une seconde vie, une nouvelle jeunesse. +J’ai fait le sacrifice ultime : celui d’être le méchant. +Celui de souiller mon âme. +Les démons sont des anges déchus. Des anges ayant fait le sacrifice de leurs ailes. -Sérieusement, tu comptes leur faire avaler ça ? -Nicolas lit par dessus mon épaule. -Ça fait longtemps que je l’ai pas vu rire comme ça. -Elle était belle, hein, cette histoire de bonté d’âme ? -C’est séduisant, la grandeur du sacrifice... +Sérieusement, tu comptes leur faire avaler ça ? +Nicolas lit par dessus mon épaule. +Ça fait longtemps que je l’ai pas vu rire comme ça. +Elle était belle, hein, cette histoire de bonté d’âme ? +C’est séduisant, la grandeur du sacrifice... On aurait presque envie d’y croire. -Sauf que colle ça à la réalité, et ça tient pas. +Sauf que colle ça à la réalité, et ça tient pas. Cinq minutes par ci. -Deux minutes par là. +Deux minutes par là. Je vais prendre l’air ! -La réalité, c’est sortir enfin devant le regard inquisiteur de Ghislain. -Les mains puant le savon à la pomme. -Un morceau de papier cul humide encore accroché au Smartphone. +La réalité, c’est sortir enfin devant le regard inquisiteur de Ghislain. +Les mains puant le savon à la pomme. +Un morceau de papier cul humide encore accroché au Smartphone. D’imaginer ce dont on a l’air pour l’autre. -De le voir dans ses pensées. -Et l’entendre partir dans un grand éclat de rire goguenard. -Personne n’a assez de bonté d’âme pour s’imposer tout ça. -À me débarrasser des NoéNautes. +De le voir dans ses pensées. +Et l’entendre partir dans un grand éclat de rire goguenard. +Personne n’a assez de bonté d’âme pour s’imposer tout ça. +À me débarrasser des NoéNautes. Le dernier rebond d’un ricochet. De toute une suite de trahisons qui remontent assez loin, en fait. -Les couleurs qu’il produit dans la noétie sont belles. +Les couleurs qu’il produit dans la noétie sont belles. Belles d’invention et d’harmonie. Il me hausse un sourcil interrogateur. Tu vas tout raconter ? -Je vais me gêner. -Elle a pris Sergueï. +Je vais me gêner. +Elle a pris Sergueï. Elle s’en mord les doigts. -Les masseurs russes, c’est pas fait pour les débutantes. +Les masseurs russes, c’est pas fait pour les débutantes. Cela fait deux semaines que je suis au centre thermal. -On est au moment où j’ai recouvré l’usage de mes jambes. -On en est à deux semaines de rééducation et d’auto-inception. -J’arrive à marcher. -Moins bien que Docteur House, mais le résultat est là. -Deux semaines qui n’ont été qu’épuisement. -Deux semaines que mon monde s’écroule à force de révélations. +On est au moment où j’ai recouvré l’usage de mes jambes. +On en est à deux semaines de rééducation et d’auto-inception. +J’arrive à marcher. +Moins bien que Docteur House, mais le résultat est là. +Deux semaines qui n’ont été qu’épuisement. +Deux semaines que mon monde s’écroule à force de révélations. Demain on se rassemble. Si tout va bien, Ghislain et Indra nous rejoindront. Demain on a rendez-vous dans le parc. -Aujourd’hui, c’est ma dernière journée de rééducation. -J’ai décidé de la passer à me reposer. -À me faire masser. -Vérand'a se fait masser par Sergueï. -Sa musculature féminine, fine mais puissante, encaisse les assauts déstressants de ce kiné volontariste. -Elle se fait fière. +Aujourd’hui, c’est ma dernière journée de rééducation. +J’ai décidé de la passer à me reposer. +À me faire masser. +Vérand'a se fait masser par Sergueï. +Sa musculature féminine, fine mais puissante, encaisse les assauts déstressants de ce kiné volontariste. +Elle se fait fière. Et moi je jubile. -Je trempe mes Pépitos sablés dans le Nutella et savoure le spectacle. +Je trempe mes Pépitos sablés dans le Nutella et savoure le spectacle. Il faut que je reprenne du gras. Le gras c’est la vie. Ingrid me masse les jambes dans mon fauteuil. Elle ne se souvient plus que je sais marcher. Plus personne ne se souvient de moi ici. -J’ai vidé les souvenirs de moi chez tout le personnel. -J’y parviens de mieux en mieux, à effacer les idées. -Je peux mettre fin à tout ça. -Je t’invite à une journée de spa demain. -Viens seule. » Je n’ai pas signé. -Le pli que je lui ai fait porter était écrit en braille. -Elle savait que c’était moi. -Pendant mon séjour forcé à la maison Jaune, j’ai appris le braille. -Pour coder mes écrits. -C’est là qu’elle a commencé à se méfier de moi. -À s’en méfier plus, en tous cas. -Elle est arrivée le visage (et les pensées) fermés. +J’ai vidé les souvenirs de moi chez tout le personnel. +J’y parviens de mieux en mieux, à effacer les idées. +Je peux mettre fin à tout ça. +Je t’invite à une journée de spa demain. +Viens seule. » Je n’ai pas signé. +Le pli que je lui ai fait porter était écrit en braille. +Elle savait que c’était moi. +Pendant mon séjour forcé à la maison Jaune, j’ai appris le braille. +Pour coder mes écrits. +C’est là qu’elle a commencé à se méfier de moi. +À s’en méfier plus, en tous cas. +Elle est arrivée le visage (et les pensées) fermés. Qu’est-ce que tu me conseilles, comme massage ? Oh, j’en sais rien, je viens pas souvent. -Le beau russe, là, il est mignon. +Le beau russe, là, il est mignon. Je me le garderais bien pour moi ! Dommage, c’est lui que je prends. -Mademoiselle, vous pourrez vous occuper des jambes du jeune homme, s’il vous plaît ? -Et n’hésitez pas à y aller, il ne sent rien. -C’est ça qui a tout fait basculer. -Je l’avais fait venir pour lui proposer un marché. -Celui de détruire les NoéNautes. -De les livrer à elle sur un plateau d’argent. -En échange de ma liberté. -Bien Enguerrand, je –mphf– t’écoute. -Je veux être le seul NoéNaute. -Je t’échange les autres contre ma liberté. +Mademoiselle, vous pourrez vous occuper des jambes du jeune homme, s’il vous plaît ? +Et n’hésitez pas à y aller, il ne sent rien. +C’est ça qui a tout fait basculer. +Je l’avais fait venir pour lui proposer un marché. +Celui de détruire les NoéNautes. +De les livrer à elle sur un plateau d’argent. +En échange de ma liberté. +Bien Enguerrand, je –mphf– t’écoute. +Je veux être le seul NoéNaute. +Je t’échange les autres contre ma liberté. Comment je peux te faire confiance ? Tu ne l’es pas. -Mais pour l’instant je suis la meilleure carte que t’aies à jouer. +Mais pour l’instant je suis la meilleure carte que t’aies à jouer. Parce que Hugo est avec moi. Parce que tu le veux lui aussi. -Parce qu’on sait tous deux ce qu’il est réellement. -Qui, pourtant, élève la torsion des trapèzes au rang de torture. -Ingrid, quant à elle, fait des miracles sur mes cuisses ankylosées. -Pour ne pas bander, je sors les Pépitos et le Nutella. -Vérand'a prend une profonde respiration. -Vas-y, garçon, dis-moi comment on s’y prend. +Parce qu’on sait tous deux ce qu’il est réellement. +Qui, pourtant, élève la torsion des trapèzes au rang de torture. +Ingrid, quant à elle, fait des miracles sur mes cuisses ankylosées. +Pour ne pas bander, je sors les Pépitos et le Nutella. +Vérand'a prend une profonde respiration. +Vas-y, garçon, dis-moi comment on s’y prend. La pub veut te faire croire que les jeunes dirigent le monde. -Qu’ils sont le summum de la mode, du désirable, de la coolitude. +Qu’ils sont le summum de la mode, du désirable, de la coolitude. Les politiques veulent te faire croire qu’ils sont l’avenir. -Ils les mettent devant dans les meetings, bien dans le cadre des caméras. +Ils les mettent devant dans les meetings, bien dans le cadre des caméras. Partout on multiplie les marques de jeunisme. Mais Jeune est une insulte. -C’est la minorité la plus méprisée de notre société. -Celle qu’on laisse parler pour pouvoir ne pas l’écouter. -Tu n’es pas crédible, tu es jeune. +C’est la minorité la plus méprisée de notre société. +Celle qu’on laisse parler pour pouvoir ne pas l’écouter. +Tu n’es pas crédible, tu es jeune. Tu n’es pas fiable, tu es jeune. -Tu n’es pas expérimenté, tu es jeune. -es pas un humain, t’es un jeune. -Un mot plaqué sur ton T-shirt comme un triangle rose. -Vérand'a me prend pour un jeune. +Tu n’es pas expérimenté, tu es jeune. +T’es pas un humain, t’es un jeune. +Un mot plaqué sur ton T-shirt comme un triangle rose. +Vérand'a me prend pour un jeune. Elle va s’en mordre les doigts. -C’est à ce moment-là que je décide de trahir ma compagne de trahison. -Oh, petit, tu m’écoutes ? +C’est à ce moment-là que je décide de trahir ma compagne de trahison. +Oh, petit, tu m’écoutes ? On s’y prend comment ? -Je vais les mener jusqu’à toi. +Je vais les mener jusqu’à toi. Je suis une courge, fais de moi un centre de table. Et t’as une solution pour qu’on contre vos pouvoirs ? -Mon avantage repose sur une chose : Vérand'a ne sait pas que je peux marcher. +Mon avantage repose sur une chose : Vérand'a ne sait pas que je peux marcher. Mais les mains de ma masseuse font des merveilles. -Et j’ai vue plongeante sur son émouvant décolleté. +Et j’ai vue plongeante sur son émouvant décolleté. Il ne faut pas que je bande. -Il faut que je réponde à la question de Vérand'a. +Il faut que je réponde à la question de Vérand'a. Mais d’abord, il faut que je trouve une image pour me calmer. -Et là, soudainement, c’est le flash. +Et là, soudainement, c’est le flash. D’une pierre, deux coups. Kill two birds with one stone. -Vous vous protégerez derrière des chatons. +Vous vous protégerez derrière des chatons. On remonte les ricochets. -L’inertie de cette lancée qui m’a poussé à faire si. +L’inertie de cette lancée qui m’a poussé à faire si. Parce qu’avant j’ai fait mi. -Parce qu’avant j’ai fait ça... -Zéro Pas de raisons valables. +Parce qu’avant j’ai fait ça... +Zéro Pas de raisons valables. Pas de raisons tout court. Honte de rien, pas besoin de regrets. -Mourir m’a permis d’abandonner une chose : ma moralité. -Le bien, le mal, le profane, le sacré... -C’est drôle seulement quand j’ai envie d’y jouer. +Mourir m’a permis d’abandonner une chose : ma moralité. +Le bien, le mal, le profane, le sacré... +C’est drôle seulement quand j’ai envie d’y jouer. Rho mais t’es trop un menteur ! Comment t’as trop la langue sale ! Tu crois que c’est la seule chose sur laquelle j’ai menti ? Attends Nicolas, je jouais double jeu avec tout le monde. -Et ça l’amuse, en plus ! -Arrête de parler comme un prêtre, tu commences à me faire bander. -Alors c’est l’heure d’aller à confesse mon petit. +Et ça l’amuse, en plus ! +Arrête de parler comme un prêtre, tu commences à me faire bander. +Alors c’est l’heure d’aller à confesse mon petit. Viens t’en sur mes genoux raconter comment Satan t’habite... -Bénissez mon père parce que j’ai pêché. -... euh, Enguerrand... on ne dit pas « Bénissez-MOI mon père » ? -Mais là vaut mieux bénir mon père à moi. -C’est sur lui que j’ai pêché. +Bénissez mon père parce que j’ai pêché. +euh, Enguerrand... on ne dit pas « Bénissez-MOI mon père » ? +Mais là vaut mieux bénir mon père à moi. +C’est sur lui que j’ai pêché. On remonte encore le temps. -Avant la Avant les Avant les Juste avant la dispersion de notre équipe. -Chacun part de son côté. +Avant la Avant les Avant les Juste avant la dispersion de notre équipe. +Chacun part de son côté. Fulbert me place dans un VSL direction les thermes. -Il faut que j’aille voir mon père... +Il faut que j’aille voir mon père... Il m’a fait attendre. Et de me faire patienter. -On me sert un thé. -Mon père entre, la mine grave, le regard vaguement déçu. -Quelle sottise que d’être venu, tu risques de tout compromettre. -Ah ouais, on se dit carrément plus bonjour, alors ! +On me sert un thé. +Mon père entre, la mine grave, le regard vaguement déçu. +Quelle sottise que d’être venu, tu risques de tout compromettre. +Ah ouais, on se dit carrément plus bonjour, alors ! N’insulte pas mon intelligence, fils. -Bien sûr qu’au départ j’ai cru à ton décès. -Puis j’ai vu les incohérences. -Les rapports médicaux incomplets. -Le personnel funéraire aux souvenirs évasifs. +Bien sûr qu’au départ j’ai cru à ton décès. +Puis j’ai vu les incohérences. +Les rapports médicaux incomplets. +Le personnel funéraire aux souvenirs évasifs. Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre. -Je me suis dit que, contre toute attente, tu avais enfin réussi. -Je suis enfin un NoéNaute. +Je me suis dit que, contre toute attente, tu avais enfin réussi. +Je suis enfin un NoéNaute. Tu es venu pour une tape dans le dos ? -Tu n’es qu’un NoéNaute, tu n’es pas encore le seul. -Si tu as deux sous de jugeote, tu traiteras avec Vérand'a. +Tu n’es qu’un NoéNaute, tu n’es pas encore le seul. +Si tu as deux sous de jugeote, tu traiteras avec Vérand'a. Alors que me vaut l’honneur... -Je suis venu te libérer d’un poids. -Et je lui ai effacé la mémoire. -C’est comme désherber un potager. +Je suis venu te libérer d’un poids. +Et je lui ai effacé la mémoire. +C’est comme désherber un potager. Ou un parterre de fleurs. -Tu repères un souvenir. -Tu le lances dans la noétie. +Tu repères un souvenir. +Tu le lances dans la noétie. Et le mec prend vingt et un grammes. -Alors je farfouille dans le magma de ses idées. -Je repère les mauvaises plantes. -Celles qui ont la même forme, les mêmes racines. +Alors je farfouille dans le magma de ses idées. +Je repère les mauvaises plantes. +Celles qui ont la même forme, les mêmes racines. Mon fils est encore vivant. -Mon fils est devenu un NoéNaute. +Mon fils est devenu un NoéNaute. Mais il n’est pas encore le dernier. -Je connais l’existence des NoéNautes. +Je connais l’existence des NoéNautes. Mon fils a toujours su qu’il en deviendrait un. C’est lui qui a voulu qu’on se rapproche d’Orion. -C’est lui qui m’a forcé à le séduire. -Orion est un NoéNaute. -Orion a été mon amant ces dernières années. -Le premier qui demande « qui a pété ? » est toujours quelqu’un de suspect. -J’ai été le premier à m’offusquer de l’amnésie de mon père. -À demander à la cantonade pourquoi on l’avait mêlé à ça. -À chercher qui était le traître qui lui avait effacé la mémoire. -À poser les soupçons sur tout le monde. +C’est lui qui m’a forcé à le séduire. +Orion est un NoéNaute. +Orion a été mon amant ces dernières années. +Le premier qui demande « qui a pété ? » est toujours quelqu’un de suspect. +J’ai été le premier à m’offusquer de l’amnésie de mon père. +À demander à la cantonade pourquoi on l’avait mêlé à ça. +À chercher qui était le traître qui lui avait effacé la mémoire. +À poser les soupçons sur tout le monde. Pour qu’ils ne se posent pas sur moi. -Orion a failli tout découvrir. +Orion a failli tout découvrir. Avec cet indice pour son mot de passe Windows. « L’envol de l’oisillon. Et le mot de passe : cent onze mille onze. Le onze octobre deux mille onze. -Le jour où je me suis envolé du nid pour devenir un NoéNaute. -Je me rends compte que j’ai un faible pour la tôle froissée. -La camionnette de « Chez José » : c’est moi qui l’ai fait. +Le jour où je me suis envolé du nid pour devenir un NoéNaute. +Je me rends compte que j’ai un faible pour la tôle froissée. +La camionnette de « Chez José » : c’est moi qui l’ai fait. L’accident du jour de ma mort : c’est moi qui l’ai fait. La co-incarnation de Nicolbert est en train de s’arranger. -Deux fois la même personne dans un seul corps. -Le mec en colocation avec son double maléfique. -Un NoéNaute cynique partageant son crâne avec le gentil collectionneur de petits savoirs. -Je vis pas avec le schizophrène branché sur radio Satan dans sa tête. +Deux fois la même personne dans un seul corps. +Le mec en colocation avec son double maléfique. +Un NoéNaute cynique partageant son crâne avec le gentil collectionneur de petits savoirs. +Je vis pas avec le schizophrène branché sur radio Satan dans sa tête. C’est toujours lui qui parle. -C’est toujours lui qui est là. -Sauf qu’il est deux fois lui même. -Il y a le lui-Noétien. -Un mec attentionné, pétillant et curieux, qui s’est toujours voué à son prochain. -Et il y a le lui-NoéNaute. -Je te raconte un suicide et c’est ça que tu en retiens ? -Voilà ce que ça donne, un Nicolbert. -J’aurais jamais cru ça possible. +C’est toujours lui qui est là. +Sauf qu’il est deux fois lui même. +Il y a le lui-Noétien. +Un mec attentionné, pétillant et curieux, qui s’est toujours voué à son prochain. +Et il y a le lui-NoéNaute. +Attends, t’es en train de me dire que t’as prostitué ton père ? +Je te raconte un suicide et c’est ça que tu en retiens ? +Voilà ce que ça donne, un Nicolbert. +J’aurais jamais cru ça possible. Pouvoir partager tous mes petits secrets. Tous les sales trucs que j’ai faits. Limite il a envie d’aller jouer avec le rat qui vient de passer. -Bien sûr, à toi aussi, je te dévoile des trucs. +Bien sûr, à toi aussi, je te dévoile des trucs. Mais toi c’est pas pareil. Je me contrefiche de ton regard. J’aime seulement t’hypnotiser avec mes mots. -Te perdre dans le dédale de mes histoires. -D’ailleurs, tu dois être un peu paumé, là : suicide, prostitution incestueuse, accident... +perdre dans le dédale de mes histoires. +D’ailleurs, tu dois être un peu paumé, là : suicide, prostitution incestueuse, accident... Je vais te raconter une histoire. -Peut-être que cette histoire est vraie. -Ça dépend de ce que tu mets derrière le mot « vrai ». -Sache juste que ce n’est pas la vérité. +Peut-être que cette histoire est vraie. +Ça dépend de ce que tu mets derrière le mot « vrai ». +Sache juste que ce n’est pas la vérité. Parce que c’est une histoire. -Qui fonctionne selon les règles de la narration. -C’est l’histoire d’un petit garçon intelligent. -Il n’a pas de mérite : c’est parce qu’il s’ennuie beaucoup. +Qui fonctionne selon les règles de la narration. +C’est l’histoire d’un petit garçon intelligent. +Il n’a pas de mérite : c’est parce qu’il s’ennuie beaucoup. Genre on s’occupera de toi quand on aura le temps. Mais elle c’est pas pareil. Parce qu’elle, elle meurt. -C’est l’histoire d’un jeune gars qui perd sa mère. -Il veut être comme Harry Potter, mais sans le placard. +C’est l’histoire d’un jeune gars qui perd sa mère. +Il veut être comme Harry Potter, mais sans le placard. Et il sait ce qu’il cherche. Et il le trouve. -Des légendes qui rebondissent dans l’histoire et la géographie. -Qui rebondissent jusqu’à une ancienne légende chinoise. -Et sa vivacité à repérer les histoires qui se cachent dans nos motivations. -Alors l’élève lui a conçu un ralentisseur. -Basé sur le principe de l’emmerdement maximal acceptable. -Le précepteur lui demande une dissertation sur ce principe. -Quand le précepteur est allé lui apporter dessin du concept et dissertation. -Le pauvre prof pensait bien faire, comme tout bon traître qui se respecte. -Alors le fils il y croit, à cette affection paternelle. +Des légendes qui rebondissent dans l’histoire et la géographie. +Qui rebondissent jusqu’à une ancienne légende chinoise. +Et sa vivacité à repérer les histoires qui se cachent dans nos motivations. +Alors l’élève lui a conçu un ralentisseur. +Basé sur le principe de l’emmerdement maximal acceptable. +Le précepteur lui demande une dissertation sur ce principe. +Quand le précepteur est allé lui apporter dessin du concept et dissertation. +Le pauvre prof pensait bien faire, comme tout bon traître qui se respecte. +Alors le fils il y croit, à cette affection paternelle. Il en a envie. -Ma sa lucidité ne va pas le laisser rêver trop longtemps. +Ma sa lucidité ne va pas le laisser rêver trop longtemps. En montant une entreprise de consulting. -Basée sur le principe de la gêne maximale acceptable. -C’est l’histoire d’un petit génie qui distille sa colère. -Elle le pousse à découvrir les NoéNautes. -Les écoles et les maisons de la noétie. -Il va user de son père pour se rapprocher d’eux. -Pour faire venir un de ces NoéNautes sous son toit. +Basée sur le principe de la gêne maximale acceptable. +C’est l’histoire d’un petit génie qui distille sa colère. +Elle le pousse à découvrir les NoéNautes. +Les écoles et les maisons de la noétie. +Il va user de son père pour se rapprocher d’eux. +Pour faire venir un de ces NoéNautes sous son toit. Il veut savoir comment. Il veut savoir pourquoi. C’est l’histoire d’une frustration qui grandit. -Alors il pousse son père à aller plus loin. -À interroger le jeune Orion qui vit chez eux. -À lui donner ce qu’il veut. -À coucher avec s'il le faut. -Le jeune homme a de quoi faire chanter son père. -Depuis des années qu’ils bossent ensemble, il accumule les dossiers. -Parce qu’il était têtu. -Parce qu’il voulait savoir comment devenir un NoéNaute. -Puis comment devenir LE NoéNaute. -Que ça ne s’acquiert pas. -À des petits malins. +Alors il pousse son père à aller plus loin. +À interroger le jeune Orion qui vit chez eux. +À lui donner ce qu’il veut. +À coucher avec s'il le faut. +Le jeune homme a de quoi faire chanter son père. +Depuis des années qu’ils bossent ensemble, il accumule les dossiers. +Parce qu’il était têtu. +Parce qu’il voulait savoir comment devenir un NoéNaute. +Puis comment devenir LE NoéNaute. +Que ça ne s’acquiert pas. +À des petits malins. Ou que n’arrive pas. -C’est l’histoire d’un jeune moi fatigué, déçu, qui meurt. -J’aurais jamais cru que mourir change à ce point ma vie. -Je ne l’ai même pas cherché. -Ils conseilleraient à leurs ados de se suicider. -Elle connaît bien le suicide : elle en a vendu. +C’est l’histoire d’un jeune moi fatigué, déçu, qui meurt. +J’aurais jamais cru que mourir change à ce point ma vie. +Je ne l’ai même pas cherché. +Ils conseilleraient à leurs ados de se suicider. +Elle connaît bien le suicide : elle en a vendu. Y’avait un jeune homme dans son immeuble. Ses parents sont partis aux Philippines pour une seconde lune de miel. Ils sont revenus dans deux petites urnes pleines de cendres. -Mais ils lui ont légué une petite dose de leur poison. -Cachée dans une montre. +Mais ils lui ont légué une petite dose de leur poison. +Cachée dans une montre. Pour qu’il puisse toujours avoir la mort sur lui. Alors avant de partir, on veut te donner la mort. Adieu, fiston, on t’aime ! Alors le Oscar, il y a pas cru. -Puis il a crié. +Puis il a crié. Puis il a fini par accepter le geste de ses parents. -Tant et si bien qu’il l’a commercialisée. +Tant et si bien qu’il l’a commercialisée. Avec l’aide de Miss Marquet. C’est en vendant ces montres qu’elle est devenue riche. -Des montres à suicide. -Le poison était faux. +Des montres à suicide. +Le poison était faux. Il s’est fait une belle crise cardiaque, par contre. Il a failli mourir. -Mais on s’en remet, de ça. +Mais on s’en remet, de ça. Depuis leur interdiction ses montres se vendent encore mieux, il te remercie. Mais la plupart du temps, il se la coule douce au soleil. -Donc je me suis tué. -C’est exprès que la ceinture de sécurité n’était pas attachée. -C’est exprès que mon pied pesait sur l’accélérateur. -J’étais pas triste, juste fatigué. -J’y ai pensé. -Et ça m’a paru une bonne idée, sur le moment. -Alors j’ai tenté le coup. -C’était un beau lot de consolation. -Sauf que Fulbert s’est chargé de moi. -J’ai profité de ce temps et de son savoir. +Donc je me suis tué. +C’est exprès que la ceinture de sécurité n’était pas attachée. +C’est exprès que mon pied pesait sur l’accélérateur. +J’étais pas triste, juste fatigué. +J’y ai pensé. +Et ça m’a paru une bonne idée, sur le moment. +Alors j’ai tenté le coup. +C’était un beau lot de consolation. +Sauf que Fulbert s’est chargé de moi. +J’ai profité de ce temps et de son savoir. La suite tu la connais. -Tu crois que tu vas t’en tirer comme ça ? -Sans rien me dire sur la légende que tu as découverte ? -Oh j’ai rien à te dire, Nicolas, on va la lire ensemble. +Tu crois que tu vas t’en tirer comme ça ? +Sans rien me dire sur la légende que tu as découverte ? +Oh j’ai rien à te dire, Nicolas, on va la lire ensemble. Va chercher le grimoire de la maison Jaune. -T’es sûr que c’est une bonne idée ? -Non parce que le chinois ancien, c’est dur à...– ah non merde ! -T’inquiète, on se démerdera. -Pendant que Nicolbert finit de débattre avec lui-même, je vais chercher le livre. -J’aime bien que les rôles soient inversés. -Ça me change, ça me repose. -Dis donc c’est pas épais, puis ils prennent la place. +T’es sûr que c’est une bonne idée ? +Non parce que le chinois ancien, c’est dur à...– ah non merde ! +T’inquiète, on se démerdera. +Pendant que Nicolbert finit de débattre avec lui-même, je vais chercher le livre. +J’aime bien que les rôles soient inversés. +Ça me change, ça me repose. +Dis donc c’est pas épais, puis ils prennent la place. On dirait un livre de maximes. -Tu sais où ça se trouve ton truc Enguerrand ? -D’après mes recherches c’est vers la fin. +Tu sais où ça se trouve ton truc Enguerrand ? +D’après mes recherches c’est vers la fin. Qu’est-ce que tu vois ? -Alors... « Le fonctionnaire donne la poire aux chevaucheurs de pensées. -Maintenant déroule la pensée derrière chaque aliment. -J’ai tourné la page. -L’idée nous a frappés. -La prophétie dont j'ai suivi la trace toutes ces années. -Écrite avec la force d’une évidence. +Alors... « Le fonctionnaire donne la poire aux chevaucheurs de pensées. +Maintenant déroule la pensée derrière chaque aliment. +J’ai tourné la page. +L’idée nous a frappés. +La prophétie dont j'ai suivi la trace toutes ces années. +Écrite avec la force d’une évidence. L’homme noble leur donne le serpent et le jaune. -Qu’un seul d’entre eux soit résulté et le monde lui sera offert. -Le jaune, c’est l’érotisme, la pornographie. +Qu’un seul d’entre eux soit résulté et le monde lui sera offert. +Le jaune, c’est l’érotisme, la pornographie. Le serpent, c’est la mort. Le trip, en gros, c’est qu’il ne peut en rester qu’un. -Décide, ne serait-ce qu’une minute, de te reposer. +Décide, ne serait-ce qu’une minute, de te reposer. Genre « tiens, je vais prendre des vacances de moi. » Juste pour quelques secondes. -Regarder comment les autres se débrouillent pour arriver à être eux. -Cet homme-là ne perd pas ses cheveux. +Regarder comment les autres se débrouillent pour arriver à être eux. +Cet homme-là ne perd pas ses cheveux. Il est en train de ne pas devenir chauve. -Cette jeune fille bouche ses oreilles à grands coups des mots qu’elle prononce. -Ses lèvres sont dans un ballet incessant qui donnerait le vertige à tout ventriloque. +Cette jeune fille bouche ses oreilles à grands coups des mots qu’elle prononce. +Ses lèvres sont dans un ballet incessant qui donnerait le vertige à tout ventriloque. Tu vois cette peur dans son ventre. Elle actionne ses abdominaux. Qui poussent l’air jusqu’aux cordes vocales. -Ne pas s’arrêter. -Cette cigarette allumée par le grand-père. +Ne pas s’arrêter. +Cette cigarette allumée par le grand-père. Blondeur, robe blanche, socquettes... -Et tous deux marchent côte à côte, obnubilés par l’air qu’ils expirent. -Tous deux enfermés dans leurs costumes d’Épinal. +Et tous deux marchent côte à côte, obnubilés par l’air qu’ils expirent. +Tous deux enfermés dans leurs costumes d’Épinal. Ils ont tant en commun mais ne partagent rien. Comment le pourraient-ils, ce serait bizarre... -Cette femme s’efforce de ne pas être heureuse. -Et elle est douée. -Les fleurs délavées de son chemisier sont plantées dans le sable de son pantalon. -Le maquillage est léger. -Les longs cheveux blonds remontés en chignon. -Sa toilette exprime le respect des chômeurs qu’elle reçoit à son guichet. -Propre sur elle, mais certainement pas joyeuse : ce serait indécent. -Elle a même la pudeur de se créer des soucis. -Visage fermé pendant sa pause clope, elle a la conversation téléphonique triste et agacée. -Ce NoéNaute assis dans un café regarde l’histoire dans laquelle il se trouve. -Puis sur son écran. +Cette femme s’efforce de ne pas être heureuse. +Et elle est douée. +Les fleurs délavées de son chemisier sont plantées dans le sable de son pantalon. +Le maquillage est léger. +Les longs cheveux blonds remontés en chignon. +Sa toilette exprime le respect des chômeurs qu’elle reçoit à son guichet. +Propre sur elle, mais certainement pas joyeuse : ce serait indécent. +Elle a même la pudeur de se créer des soucis. +Visage fermé pendant sa pause clope, elle a la conversation téléphonique triste et agacée. +Ce NoéNaute assis dans un café regarde l’histoire dans laquelle il se trouve. +Puis sur son écran. Des efforts qu’il a fournis. -Du chaos qu’il a causé, juste parce qu’il le pouvait. -Mais là ses épaules sont lourdes d’une prophétie. +Du chaos qu’il a causé, juste parce qu’il le pouvait. +Mais là ses épaules sont lourdes d’une prophétie. Ou bien sortir de ces histoires et partir se la couler douce en Valachie... -Pourtant il a déjà bien entamé le boulot. -Assumé le rôle du méchant. -Écrit l’histoire, réécrit l’histoire. -Créé des haines et des accidents. -Impossible de s’arrêter ainsi en chemin. -Ils pensent tous la même chose, de toute façon. -Trop occupés à se demander comment les autres les voient pour regarder leur vie. +Pourtant il a déjà bien entamé le boulot. +Assumé le rôle du méchant. +Écrit l’histoire, réécrit l’histoire. +Créé des haines et des accidents. +Impossible de s’arrêter ainsi en chemin. +Ils pensent tous la même chose, de toute façon. +Trop occupés à se demander comment les autres les voient pour regarder leur vie. Les histoires qu’ils se racontent pour mieux s’y pelotonner. -Mon histoire était simple. -Et de la pure, hein, pas de la connerie coupée à l’intelligence. -Cette histoire me collait à la peau. -Jusqu’à ce que Fulbert, pendant notre cavale, me retourne le crâne. -Mais c’est pas ça, un smartarded ! -Une arme fatale contre les idées qui ont la dent dure. -De mettre en perspective tes pensées. -J’avais jamais vérifié. +Mon histoire était simple. +Et de la pure, hein, pas de la connerie coupée à l’intelligence. +Cette histoire me collait à la peau. +Jusqu’à ce que Fulbert, pendant notre cavale, me retourne le crâne. +Mais c’est pas ça, un smartarded ! +Une arme fatale contre les idées qui ont la dent dure. +De mettre en perspective tes pensées. +J’avais jamais vérifié. Je viens de regarder sur Urban Dictionary : il a raison. -Paye mon caramel latté frappé. -Sors dans le parc jouxtant le café. -Un peu plus libéré. +Paye mon caramel latté frappé. +Sors dans le parc jouxtant le café. +Un peu plus libéré. Je vais me retirer du jeu. Partir avec l’autre smartarded, s'il veut m’accompagner. -Un couple de smartarded en liberté... +Un couple de smartarded en liberté... Le monde n’est pas dans la merde, tiens. -Le septième NoéNaute vient de s’éveiller. +Le septième NoéNaute vient de s’éveiller. Je te parle pas de mon suicide. -Ce jour-là j’ai rien eu à faire, ça s’est fait tout seul. +Ce jour-là j’ai rien eu à faire, ça s’est fait tout seul. Et oui : encore un autre. -Cela ne faisait que peu d’années que je bossais pour mon père. +Cela ne faisait que peu d’années que je bossais pour mon père. Juste avant qu’Orion ne rentre dans la course. -Puis j’étais dans ma période « éthique ». -Genre je vais faire le bien même en faisant le mal. -J’ai monté Damage Escort. -Une entreprise d’escorte où tu ne loues pas des putes, mais des connards. -Des gens qui vont pourrir pour toi la soirée de la baronne. +Puis j’étais dans ma période « éthique ». +Genre je vais faire le bien même en faisant le mal. +J’ai monté Damage Escort. +Une entreprise d’escorte où tu ne loues pas des putes, mais des connards. +Des gens qui vont pourrir pour toi la soirée de la baronne. Le meeting politique du candidat Truc. -La fameuse artiste Machine lors de ce vernissage huppé. -Jusqu’à se faire péter la gueule. -On vendait même des assurances pour ça. -Le principe était éthique, en quelque sorte. -On ciblait une clientèle de prestige. -On leur vidait leur fric pour le redistribuer à nos escorts. -On s’était mis en association loi mille neuf cent un. -Notre but était d’aider les acteurs en manque de cachets. -Les comédiennes qui ont du mal à renouveler leur intermittence. -On a même tourné un petit DVD institutionnel, pour promouvoir nos services. -Le matin, les maquilleuses passaient deux heures à nous vieillir. +La fameuse artiste Machine lors de ce vernissage huppé. +Jusqu’à se faire péter la gueule. +On vendait même des assurances pour ça. +Le principe était éthique, en quelque sorte. +On ciblait une clientèle de prestige. +On leur vidait leur fric pour le redistribuer à nos escorts. +On s’était mis en association loi mille neuf cent un. +Notre but était d’aider les acteurs en manque de cachets. +Les comédiennes qui ont du mal à renouveler leur intermittence. +On a même tourné un petit DVD institutionnel, pour promouvoir nos services. +Le matin, les maquilleuses passaient deux heures à nous vieillir. Il fallait qu’on fasse trentenaires. -On a bien rigolé. -Si finement qu’elle a réussi à faire couler l’association. -Il s’est avéré que Cassie était une garce. -Mais Cassie est devenue une espèce d’ennemie proche. -La personne que j’adore détester. +On a bien rigolé. +Si finement qu’elle a réussi à faire couler l’association. +Il s’est avéré que Cassie était une garce. +Mais Cassie est devenue une espèce d’ennemie proche. +La personne que j’adore détester. Nos parties de jambes en l’air sont souvent impressionnantes. -C’est grâce à elle que je connais ce coin. +C’est grâce à elle que je connais ce coin. Elle vient souvent se dorer la pilule, ici. -Et parfois elle m’emmène. -Elle a même pas dû savoir que j’étais mort. -On pouvait passer des heures à parler. -De tout ce qu’on ne peut dire qu’à un ennemi. -On imaginait ce qu’on ferait si on était des NoéNautes... -Puis on s’écharpait. -Je défie quiconque de m’offrir un bouquin de Françoise Dolto. -Le septième NoéNaute vient de s’éveiller. +Et parfois elle m’emmène. +Elle a même pas dû savoir que j’étais mort. +On pouvait passer des heures à parler. +De tout ce qu’on ne peut dire qu’à un ennemi. +On imaginait ce qu’on ferait si on était des NoéNautes... +Puis on s’écharpait. +Je défie quiconque de m’offrir un bouquin de Françoise Dolto. +Le septième NoéNaute vient de s’éveiller. Je regarde qui appelle. -Je commence à paniquer grave. -La dame de Pôle-Emploi ouvre la fenêtre de son bureau. +Je commence à paniquer grave. +La dame de Pôle-Emploi ouvre la fenêtre de son bureau. Je l’entends m’interpeller, d’une voix robotique et autoritaire : — Enguerrand, Enguerrand ! -Oui, toi, là : surtout ne t’enfuis pas ! +Oui, toi, là : surtout ne t’enfuis pas ! Je comprends rien sauf que danger. -J’accélère le pas. -Son liquide à bulles coule sur le sol. -Visage trop innocent pour être honnête. +J’accélère le pas. +Son liquide à bulles coule sur le sol. +Visage trop innocent pour être honnête. Elle m’articule, trop lentement : — N’aie pas peur, enfin, c’est moi ! Je la contourne, non sans un frisson. -Son grand-père, visage grave, me retient par le bras. -Je me dégage de sa poigne soudain devenue molle. -La demoiselle nubile me rattrape, ses lèvres bougeant sans cesse. -Elle me poursuit en en répétant en boucle : — Attendsmoij’arrive-attendsmoij’arrive-attendsmoij’arrive.... -Il a réussi à me faire encore plus peur. -Mon caleçon pourra témoigner en tant que dommage collatéral. -Il pose ses mains sur mes épaules secouées d’une respiration lourde. -Mais le prêtre qui n’accepterait pas que tu fuies son sermon. -L’homme regarde derrière moi. +Son grand-père, visage grave, me retient par le bras. +Je me dégage de sa poigne soudain devenue molle. +La demoiselle nubile me rattrape, ses lèvres bougeant sans cesse. +Elle me poursuit en en répétant en boucle : — Attendsmoij’arrive-attendsmoij’arrive-attendsmoij’arrive.... +Il a réussi à me faire encore plus peur. +Mon caleçon pourra témoigner en tant que dommage collatéral. +Il pose ses mains sur mes épaules secouées d’une respiration lourde. +Mais le prêtre qui n’accepterait pas que tu fuies son sermon. +L’homme regarde derrière moi. Du coin de la rue, je vois Nicolas courir vers moi. Plus maigre de cent vingt-six grammes. -Qui craignait que l’éveil d’un nouveau NoéNaute me fasse fuir. +Qui craignait que l’éveil d’un nouveau NoéNaute me fasse fuir. Me fasse partir sans lui. Des gens nous regardent. -J’ai le noésismographe. -Tu devineras jamais où l’heureux gagnant se trouve... -Putain mais tu fais quoi, là ? +J’ai le noésismographe. +Tu devineras jamais où l’heureux gagnant se trouve... +Putain mais tu fais quoi, là ? Tu crois vraiment que c’est le moment de lire tes SMS ? Ben ouais, mais comment tu sais ? Parce qu’elle vient de me contacter. Moi qui voulais partir et tout abandonner je suis servi. -La NoéNaute qui vient de s’éveiller a mon numéro. -Il a aussi une sacrée personnalité. +La NoéNaute qui vient de s’éveiller a mon numéro. +Il a aussi une sacrée personnalité. Avec lui, ensemble, tout devient possible. Nicolas me questionne : — On fait quoi maintenant ? -On tire à pile ou face. -Toutes les histoires que j’ai pu écrire sont liées. -Elles se passent toutes dans le même univers. -Avant ce roman feuilleton, j’ai trois histoires à mon actif. -Damage Escort (deux mille cinq, je crois), le scénario de court métrage. -Et les comédies théâtrales Tocante – un Cadeau Empoisonné ainsi que AndroGame – un Sex-Toy Angélique. -Puis elle s’y est sentie bien, et elle s’est impliquée. -Raphaëlle, elle, vient directement de la fin d’AndroGame. -Mais ce genre de chose sera certainement développé dans de prochains romans des NoéNautes. -Parce que je ne vais pas te laisser comme ça ! -Mes intentions pour la suite ne sont pas très claires, pour l’instant. -Je sais que j’ai envie de reprendre le scénario Damage Escort. +On tire à pile ou face. +Toutes les histoires que j’ai pu écrire sont liées. +Elles se passent toutes dans le même univers. +Avant ce roman feuilleton, j’ai trois histoires à mon actif. +Damage Escort (deux mille cinq, je crois), le scénario de court métrage. +Et les comédies théâtrales Tocante – un Cadeau Empoisonné ainsi que AndroGame – un Sex-Toy Angélique. +Puis elle s’y est sentie bien, et elle s’est impliquée. +Raphaëlle, elle, vient directement de la fin d’AndroGame. +Mais ce genre de chose sera certainement développé dans de prochains romans des NoéNautes. +Parce que je ne vais pas te laisser comme ça ! +Mes intentions pour la suite ne sont pas très claires, pour l’instant. +Je sais que j’ai envie de reprendre le scénario Damage Escort. Et puis il y a le livre 2... Je n’ai qu’une certitude : j’en ai vraiment envie. Pas tout de suite, hein ! -Mais déjà la curiosité de ce que sera le prochain roman me titille... +Mais déjà la curiosité de ce que sera le prochain roman me titille... Est-ce que je le publierai quotidiennement ? -Est-ce une autre formule qui va s’imposer à moi ? +Est-ce une autre formule qui va s’imposer à moi ? Qui en sera le narrateur, la narratrice ? Toutes ces questions tournent en moi. -Mais je sais que cela se fera quand ça aura décidé de se faire ! +Mais je sais que cela se fera quand ça aura décidé de se faire ! La chose dont je suis certain, c’est que ce sera tout aussi libre. Parce que le piratage est un acte d’amour. Personne ne s’encombre le disque dur d’artistes bof. On ne partage que ce qu’on aime. -Donc, si tu as apprécié ces pages, lâche-toi ! +Donc, si tu as apprécié ces pages, lâche-toi ! Copie et colle, blogue emaile et poste, transforme les fichiers et trahis-les... -Je reste persuadé que ça ne me fera que du bien. +Je reste persuadé que ça ne me fera que du bien. Et surtout : je saurai prendre un tel geste comme le compliment qu’il est. -Célèbre autocollant de pare-chocs étasunien clamant que « Les merdes, ça arrive ». +Célèbre autocollant de pare-chocs étasunien clamant que « Les merdes, ça arrive ». Le Comic Sans Ms©, c’est le mal. -Donc là c’est officiel : le blog il est à Enguerrand. -Je note et je m’énerve. -C'est pour cette pièce que j'ai créé le personnage de Madame Marquet. -Pour souligner tes ratages, gamelles et autres hontes, un geek s’écrira « Fail ». -Deux souris cobayes de dessin animés qui, chaque jour, tentaient de conquérir le monde. -Elle ne rataient que d'un poil, à chaque fois. -Le personnage d’Enguerrand y fait sa première apparition. +Donc là c’est officiel : le blog il est à Enguerrand. +Je note et je m’énerve. +C'est pour cette pièce que j'ai créé le personnage de Madame Marquet. +Pour souligner tes ratages, gamelles et autres hontes, un geek s’écrira « Fail ». +Deux souris cobayes de dessin animés qui, chaque jour, tentaient de conquérir le monde. +Elle ne rataient que d'un poil, à chaque fois. +Le personnage d’Enguerrand y fait sa première apparition. Lost In La Mancha (Keith Fulton & Louis Pepe – deux mille un). -Merci à Framabook de faire partie du voyage. \ No newline at end of file +Merci à Framabook de faire partie du voyage. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/un_monde_sans_copyright_14novembre2013.txt b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/un_monde_sans_copyright_14novembre2013.txt index a18b588b..b38f241d 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/un_monde_sans_copyright_14novembre2013.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/framabook/txt/un_monde_sans_copyright_14novembre2013.txt @@ -1,395 +1,395 @@ -La perpétuité moins un jour ? -Beaucoup de choses ont changé en un quart de siècle. -Dans ce chapitre, nous allons expliquer pourquoi cette habitude est néfaste. -Certains arguments sont enracinés dans les principes du droit d’auteur lui-même. -Sa principale caractéristique est qu’il s’agit d’un droit de propriété. -Eh bien, pas tant que ça. -Les artistes créent à partir d’un domaine public quasiment infini. -Pourquoi est-ce un problème de premier ordre ? -Les créations artistiques expriment de nombreuses émotions différentes, comme le plaisir ou la tristesse. -Ce qu’une personne apprécie sera décrié par une autre. -Comment sera-t-il financé ? -Comme nous le disions, c’est un droit de propriété. -Elle ne peut être altérée par personne d’autre que son propriétaire. +La perpétuité moins un jour ? +Beaucoup de choses ont changé en un quart de siècle. +Dans ce chapitre, nous allons expliquer pourquoi cette habitude est néfaste. +Certains arguments sont enracinés dans les principes du droit d’auteur lui-même. +Sa principale caractéristique est qu’il s’agit d’un droit de propriété. +Eh bien, pas tant que ça. +Les artistes créent à partir d’un domaine public quasiment infini. +Pourquoi est-ce un problème de premier ordre ? +Les créations artistiques expriment de nombreuses émotions différentes, comme le plaisir ou la tristesse. +Ce qu’une personne apprécie sera décrié par une autre. +Comment sera-t-il financé ? +Comme nous le disions, c’est un droit de propriété. +Elle ne peut être altérée par personne d’autre que son propriétaire. Il n’est pas question de dialogue. -Nous sommes plus ou moins bâillonnés. -C’est insuffisant pour une société démocratique. -Pourtant, l’idée de censure n’est pas très loin. -On peut comparer cela au monopole de la propriété dont nous avons parlé précédemment. -L’accord de la Reine avec les papetiers conjuguait ces deux intérêts. -L’intégrité de l’œuvre ne devrait-elle pas être protégée ? -L’individu s’est trouvé plus détaché du contexte social qu’auparavant. +Nous sommes plus ou moins bâillonnés. +C’est insuffisant pour une société démocratique. +Pourtant, l’idée de censure n’est pas très loin. +On peut comparer cela au monopole de la propriété dont nous avons parlé précédemment. +L’accord de la Reine avec les papetiers conjuguait ces deux intérêts. +L’intégrité de l’œuvre ne devrait-elle pas être protégée ? +L’individu s’est trouvé plus détaché du contexte social qu’auparavant. L’art et les artistes ont donc pris des dimensions quasi mythiques. -Avec cet éclairage, il est compréhensible que la notion de droit moral ait évolué. -Mais est-ce justifié ? +Avec cet éclairage, il est compréhensible que la notion de droit moral ait évolué. +Mais est-ce justifié ? Nous ne le pensons pas. -Rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité. -Premièrement, les œuvres artistiques évoluent en réalité sur une ligne continue, progressive. -Cela rend contestable la revendication d’un droit absolu de propriété. +Rien ne pouvait être plus éloigné de la vérité. +Premièrement, les œuvres artistiques évoluent en réalité sur une ligne continue, progressive. +Cela rend contestable la revendication d’un droit absolu de propriété. En fait, il n’y a pas de choix. -Ce sera un choc culturel pour certains, bien sûr. -Le droit d’auteur offre des compensations à de telles situations. -Mais pourquoi ne pas montrer de respect envers cette œuvre ou son créateur ? +Ce sera un choc culturel pour certains, bien sûr. +Le droit d’auteur offre des compensations à de telles situations. +Mais pourquoi ne pas montrer de respect envers cette œuvre ou son créateur ? Le respect est un principe majeur des relations sociales entre individus. Pourquoi ne pas en tenir compte ? -C’est tout à fait possible. -Quelles empreintes a-t-elle laissées dans le sable de notre culture ? -Nul besoin d’un système de droit d’auteur pour cela. +C’est tout à fait possible. +Quelles empreintes a-t-elle laissées dans le sable de notre culture ? +Nul besoin d’un système de droit d’auteur pour cela. Il est toujours possible de les voir, les entendre ou les lire. -Ce n’est pas la même chose pour ce qui concerne les œuvres plastiques. -N’y voit-on pas l’une des valeurs majeures d’une société démocratique ? -Il n’y aurait plus d’incitation à la création. -C’est un argument que les industries culturelles aiment à utiliser. -Pourtant, serait-ce réellement le cas ? +Ce n’est pas la même chose pour ce qui concerne les œuvres plastiques. +N’y voit-on pas l’une des valeurs majeures d’une société démocratique ? +Il n’y aurait plus d’incitation à la création. +C’est un argument que les industries culturelles aiment à utiliser. +Pourtant, serait-ce réellement le cas ? Selon ce rapport, l’argument de la motivation ne tient pas bien la route. -Les superstars perçoivent des revenus de droit d’auteur astronomiques, les autres une misère. -Les faibles retours du secteur culturel devraient être envisagés à une échelle plus large. +Les superstars perçoivent des revenus de droit d’auteur astronomiques, les autres une misère. +Les faibles retours du secteur culturel devraient être envisagés à une échelle plus large. Les revenus issus du droit d’auteur sont rares pour la plupart des artistes. -C’est essentiel : si vous n’êtes pas vu, vous n’existez pas. -Ainsi les périodes deviennent plus longues et la base de protection plus large. -C’est une démonstration de ce point particulier. -Les sommes en jeu ne sont pas négligeables. -En deux mille quatre, cela représentait quatre-vingts millions d’œuvres. +C’est essentiel : si vous n’êtes pas vu, vous n’existez pas. +Ainsi les périodes deviennent plus longues et la base de protection plus large. +C’est une démonstration de ce point particulier. +Les sommes en jeu ne sont pas négligeables. +En deux mille quatre, cela représentait quatre-vingts millions d’œuvres. Aussi, qu’ont-ils fait ? Rien de nouveau jusqu’ici. Comment cela fonctionne-t-il ? -C’est un pouvoir sans précédent. -Ils seront ceux qui désavantageront de manière substantielle le pays sanctionné. -Avec l’arrivée des ADPIC, l’auteur a été relégué à l’arrière-plan. -Nombreux sont ceux, parmi ces droits, qui s’étendent loin dans le futur. -Comment devrions-nous juger ce phénomène ? -La mondialisation de ces dernières décennies a engendré beaucoup d’échanges illégaux. -La régulation et le contrôle de l’État ont dû être réduits au maximum. -Moíses Naím indique très clairement que nous n’avons pas les ressources pour cela. +C’est un pouvoir sans précédent. +Ils seront ceux qui désavantageront de manière substantielle le pays sanctionné. +Avec l’arrivée des ADPIC, l’auteur a été relégué à l’arrière-plan. +Nombreux sont ceux, parmi ces droits, qui s’étendent loin dans le futur. +Comment devrions-nous juger ce phénomène ? +La mondialisation de ces dernières décennies a engendré beaucoup d’échanges illégaux. +La régulation et le contrôle de l’État ont dû être réduits au maximum. +Moíses Naím indique très clairement que nous n’avons pas les ressources pour cela. L’auteur donne deux principes directeurs. -Second principe : il faut réduire les dommages sociaux. -Ces activités sont dégradantes pour une société civilisée. -Mais si vous sentez que vous n’avez rien à perdre, pourquoi pas ? -Devrions-nous applaudir ces idées ? -Le choix du mot « créatif » est maladroit. -Le mot « industrie » dans la définition est essentiel. -Nous comprenons cependant que l’aspect individuel soit mentionné dans la définition. -Et ce sont bien des droits centrés sur l’individu. -La piraterie est un phénomène plus récent, surtout à l’échelle actuelle. -Mais rien n’est moins sûr. -Si la balance penche toujours en faveur du pouvoir économique, tout effort sera vain. -Évidemment, des critères variables peuvent s’appliquer ici. -À nos yeux, les raisons d’abandonner le droit d’auteur sont légion. -Peut-il être amélioré ? +Second principe : il faut réduire les dommages sociaux. +Ces activités sont dégradantes pour une société civilisée. +Mais si vous sentez que vous n’avez rien à perdre, pourquoi pas ? +Devrions-nous applaudir ces idées ? +Le choix du mot « créatif » est maladroit. +Le mot « industrie » dans la définition est essentiel. +Nous comprenons cependant que l’aspect individuel soit mentionné dans la définition. +Et ce sont bien des droits centrés sur l’individu. +La piraterie est un phénomène plus récent, surtout à l’échelle actuelle. +Mais rien n’est moins sûr. +Si la balance penche toujours en faveur du pouvoir économique, tout effort sera vain. +Évidemment, des critères variables peuvent s’appliquer ici. +À nos yeux, les raisons d’abandonner le droit d’auteur sont légion. +Peut-il être amélioré ? Il est donc naturel de chercher une alternative. -La devise est : ramenons tout ceci à des proportions raisonnables. +La devise est : ramenons tout ceci à des proportions raisonnables. Mais en quoi ces deux voies divergent-elles ? -La seconde voie a été conçue par les grands groupes culturels. -Telles sont les alternatives qui ont été énoncées et mises en pratique. +La seconde voie a été conçue par les grands groupes culturels. +Telles sont les alternatives qui ont été énoncées et mises en pratique. Mais est-ce efficace ? -Diverses propositions sont avancées. -Même question pour le producteur, afin d’amortir ses coûts. -À l’évidence, ces estimations varient considérablement. -Qu’est-ce à dire ? -Elles ne sont pas encore tombées dans le domaine public. +Diverses propositions sont avancées. +Même question pour le producteur, afin d’amortir ses coûts. +À l’évidence, ces estimations varient considérablement. +Qu’est-ce à dire ? +Elles ne sont pas encore tombées dans le domaine public. On qualifie ces œuvres d’orphelines. -Le moins que l’on puisse dire est que cela pose problème. -Peut-on faire quelque chose pour y remédier ? -Le système que ce rapport préconise est celui de la responsabilité limitée. -Mais vous vous demandez sûrement ce qu’est une « recherche raisonnable ». +Le moins que l’on puisse dire est que cela pose problème. +Peut-on faire quelque chose pour y remédier ? +Le système que ce rapport préconise est celui de la responsabilité limitée. +Mais vous vous demandez sûrement ce qu’est une « recherche raisonnable ». Cela a fait du grabuge. -Le gouvernement suédois a immédiatement démenti cette accusation. -C’était pourtant le cas il y a bien longtemps. -Le passage au numérique a bouleversé la donne de nombreuses façons. -Reste-t-il une place pour une règle protectionniste telle que le droit d’auteur ? -La réponse est sans équivoque : non. -Il faut faire preuve d’imagination pour interpréter ce texte comme un article prohibitif. -La seule réponse possible est : non, on ne peut pas. -Le système ne s’y prête pas. -N’est-il pas temps de proposer une solution appropriée ? -Par exemple, certains artistes contemporains joignent leurs forces et organisent leurs activités ensemble. -Une alternative doit-elle être discutée ? -Cela améliore sa réputation. -Ils créent des projets, soit en commission, soit pour les vendre sur le marché. +Le gouvernement suédois a immédiatement démenti cette accusation. +C’était pourtant le cas il y a bien longtemps. +Le passage au numérique a bouleversé la donne de nombreuses façons. +Reste-t-il une place pour une règle protectionniste telle que le droit d’auteur ? +La réponse est sans équivoque : non. +Il faut faire preuve d’imagination pour interpréter ce texte comme un article prohibitif. +La seule réponse possible est : non, on ne peut pas. +Le système ne s’y prête pas. +N’est-il pas temps de proposer une solution appropriée ? +Par exemple, certains artistes contemporains joignent leurs forces et organisent leurs activités ensemble. +Une alternative doit-elle être discutée ? +Cela améliore sa réputation. +Ils créent des projets, soit en commission, soit pour les vendre sur le marché. Une fois un projet vendu, ils en commencent un autre. Ils tirent leurs revenus du travail concret qu’ils produisent. -Ils recherchent donc des moyens pour se prémunir contre de telles formes d’appropriation. -C’est ce que permet une des licences développées par Creative Commons. -Comme l’appropriation privée existe incontestablement, elle ne peut être niée. -Les pays non-occidentaux sont d’un seul coup confrontés à deux réalités. -Cette pratique ramène le droit d’auteur dans le débat. -D’un autre côté, ces pays n’ont pas le choix. +Ils recherchent donc des moyens pour se prémunir contre de telles formes d’appropriation. +C’est ce que permet une des licences développées par Creative Commons. +Comme l’appropriation privée existe incontestablement, elle ne peut être niée. +Les pays non-occidentaux sont d’un seul coup confrontés à deux réalités. +Cette pratique ramène le droit d’auteur dans le débat. +D’un autre côté, ces pays n’ont pas le choix. C’est une contradiction dans les termes. -Chaque révision a amené des standards plus développés. -Avec les accords ADPIC, ce procédé a été accéléré. -C’était, et cela reste, une tâche compliquée. -Qui décide quel est l’usage correct et où est la limite ? +Chaque révision a amené des standards plus développés. +Avec les accords ADPIC, ce procédé a été accéléré. +C’était, et cela reste, une tâche compliquée. +Qui décide quel est l’usage correct et où est la limite ? Cela appelle les conflits. -Il s’agit d’un sujet assez épineux. -La question est donc : n’existe-t-il pas un système plus simple et plus juste ? +Il s’agit d’un sujet assez épineux. +La question est donc : n’existe-t-il pas un système plus simple et plus juste ? Souhaitons-leur bonne chance ! -Après tout, qui ne serait pas disposé à payer un montant aussi modique ? -Le tout peut s’additionner et constituer des sommes considérables. -Elles étaient convaincues que ces amendes ne décourageraient jamais les téléchargements illégaux. -Les ambitions du ministre de la culture s’effondrèrent. -Nous pensons que la France a raté une chance de montrer l’exemple ici. -La réponse est oui, il s’agit du fournisseur d'accès internet. -La vie privée des utilisateurs y est sérieusement bafouée. -Voilà une idée et un espoir. +Après tout, qui ne serait pas disposé à payer un montant aussi modique ? +Le tout peut s’additionner et constituer des sommes considérables. +Elles étaient convaincues que ces amendes ne décourageraient jamais les téléchargements illégaux. +Les ambitions du ministre de la culture s’effondrèrent. +Nous pensons que la France a raté une chance de montrer l’exemple ici. +La réponse est oui, il s’agit du fournisseur d'accès internet. +La vie privée des utilisateurs y est sérieusement bafouée. +Voilà une idée et un espoir. Mais il reste de nombreuses questions en suspens. -À quel type d’équipement cette taxe doit-elle être appliquée ? -Pourquoi les gens ne prévoyant pas de télécharger devraient-ils payer ? -Combien d’argent sera récolté ? -Combien d’auteurs et de titulaires de droits seront payés ? -Quelles sommes leur seront versées pour leurs spectacles ? -Quel établissement distribuera l’argent et pourra-t-on lui faire confiance ? -Même cette mesure, ayant le charme de la simplicité, a bien sûr des défauts. +À quel type d’équipement cette taxe doit-elle être appliquée ? +Pourquoi les gens ne prévoyant pas de télécharger devraient-ils payer ? +Combien d’argent sera récolté ? +Combien d’auteurs et de titulaires de droits seront payés ? +Quelles sommes leur seront versées pour leurs spectacles ? +Quel établissement distribuera l’argent et pourra-t-on lui faire confiance ? +Même cette mesure, ayant le charme de la simplicité, a bien sûr des défauts. Pourquoi les particuliers ne devraient-ils pas payer leur consommation ? -En somme, la taxation dissimule de nombreux problèmes. +En somme, la taxation dissimule de nombreux problèmes. C’est ce que font les licences Creative Commons. -C’est là l’approche vers laquelle tendent les industries de la culture. -Le contrat lui ne s’intéresse pas à cela : c’est tout ou rien. -En d’autres termes, ces systèmes ne sont pas interopérables. +C’est là l’approche vers laquelle tendent les industries de la culture. +Le contrat lui ne s’intéresse pas à cela : c’est tout ou rien. +En d’autres termes, ces systèmes ne sont pas interopérables. Existe-t-il un point de saturation ? -Peut-être plus au départ, mais ensuite ? +Peut-être plus au départ, mais ensuite ? Quel est l’objectif ? D’autre part, B ne peut pas s’approprier le travail de A. Pourquoi ? L’œuvre est ainsi le sujet d’une forme de droit d’auteur « vide ». -Généralement, l’auteur choisit cependant de « réserver certains droits ». +Généralement, l’auteur choisit cependant de « réserver certains droits ». Cette licence montre cependant quelques accrocs. -Cette question a désespérément besoin d’une réponse. -Cela dévalorise et limite la séduisante idée des Creative Commons. +Cette question a désespérément besoin d’une réponse. +Cela dévalorise et limite la séduisante idée des Creative Commons. Que peut-on conclure de ce chapitre ? Pour autant, ce n’est pas notre point de vue. -Il s’agit du marché. -À une condition : que le marché ne soit d’aucune manière dominé par quiconque. -Note du traducteur : Fournisseur d’Accès Internet. -Note du traducteur : Certains préféreront parler « d’industrie du divertissement ». -Le terme restrictions est une « rectification » utilisée par les personnes qui désapprouvent ce mécanisme. -Nous avons donc ici tenté de respecter l’esprit de détournement du sigle officiel. -Cela étant, il est courant d’utiliser l’expression de « verrou numérique ». -À ce point de notre argumentaire, passons du domaine juridique au domaine économique. +Il s’agit du marché. +À une condition : que le marché ne soit d’aucune manière dominé par quiconque. +Note du traducteur : Fournisseur d’Accès Internet. +Note du traducteur : Certains préféreront parler « d’industrie du divertissement ». +Le terme restrictions est une « rectification » utilisée par les personnes qui désapprouvent ce mécanisme. +Nous avons donc ici tenté de respecter l’esprit de détournement du sigle officiel. +Cela étant, il est courant d’utiliser l’expression de « verrou numérique ». +À ce point de notre argumentaire, passons du domaine juridique au domaine économique. Comment pensons-nous atteindre tous ces objectifs ? -Notre point de départ, bien que cela puisse surprendre, est l’entrepreneur culturel. -Voilà les sujets de ce chapitre. -Sur les marchés culturels actuels, il existe deux formes de domination indésirables. +Notre point de départ, bien que cela puisse surprendre, est l’entrepreneur culturel. +Voilà les sujets de ce chapitre. +Sur les marchés culturels actuels, il existe deux formes de domination indésirables. Celle qui est primordiale : le droit d’auteur. -Nous en avons déjà largement traité. -Naturellement, le domaine culturel n’est pas uniquement dominé par de très grosses entreprises. -On compte aussi un important segment médian. -Les deux formes de domination du marché vont de pair. -Que voulons-nous dire par là ? +Nous en avons déjà largement traité. +Naturellement, le domaine culturel n’est pas uniquement dominé par de très grosses entreprises. +On compte aussi un important segment médian. +Les deux formes de domination du marché vont de pair. +Que voulons-nous dire par là ? N’en sont-ils pas capables pour le moment ? -Il n’y a pas de réponse claire ; c’est oui et non. -Quels en seraient les effets bénéfiques ? -N’importe qui peut, en principe, les modifier ou les exploiter dès le lendemain. -Ainsi, pourquoi continuer à réaliser d’aussi exorbitants investissements ? -Nous ne l’interdisons évidemment pas. +Il n’y a pas de réponse claire ; c’est oui et non. +Quels en seraient les effets bénéfiques ? +N’importe qui peut, en principe, les modifier ou les exploiter dès le lendemain. +Ainsi, pourquoi continuer à réaliser d’aussi exorbitants investissements ? +Nous ne l’interdisons évidemment pas. Probablement pas, mais qui peut le savoir ? -Peut-être sous la forme de films d’animation. +Peut-être sous la forme de films d’animation. Est-ce une perte ? -Il n’est pas impensable que les gens s’y habituent très rapidement. -Dans les chapitres précédents, nous avons déjà parlé du pouvoir de l’expression culturelle. -Ce que nous voyons, entendons ou lisons contribue énormément à forger nos identités plurielles. -C’est, de notre point de vue, non négociable. +Il n’est pas impensable que les gens s’y habituent très rapidement. +Dans les chapitres précédents, nous avons déjà parlé du pouvoir de l’expression culturelle. +Ce que nous voyons, entendons ou lisons contribue énormément à forger nos identités plurielles. +C’est, de notre point de vue, non négociable. Mais nous n’avons pas le choix. -Nous examinerons la stratégie à suivre à la fin de ce chapitre. -L’échelle du marché est ainsi considérablement réduite, passant de moyenne à petite. -Comment ce glissement peut-il être provoqué ? -Ce libre marché a-t-il été bénéfique pour les acteurs financiers ? -Leur réveil a été rude en deux mille huit. -Une telle introspection devrait même être l’aspect majeur d’une politique culturelle. +Nous examinerons la stratégie à suivre à la fin de ce chapitre. +L’échelle du marché est ainsi considérablement réduite, passant de moyenne à petite. +Comment ce glissement peut-il être provoqué ? +Ce libre marché a-t-il été bénéfique pour les acteurs financiers ? +Leur réveil a été rude en deux mille huit. +Une telle introspection devrait même être l’aspect majeur d’une politique culturelle. Il faut juste l’activer. -Plus facile à dire qu’à faire. +Plus facile à dire qu’à faire. En ce qui nous concerne, cette position est injustifiable. Cependant, nous recommandons d’y penser. -En quoi cela peut-il être gênant ? -Personne ne peut entrer en compétition avec une telle force promotionnelle. -Supposons que nous réussissions à organiser un terrain de jeu standard. -Pourrions-nous alors atteindre les objectifs que nous avons formulés au début de ce chapitre ? -D’un autre côté, l’être humain a également quelque chose de grégaire. -Finalement, ces biens ne seraient plus privatisés et demeureraient la propriété de tous. +En quoi cela peut-il être gênant ? +Personne ne peut entrer en compétition avec une telle force promotionnelle. +Supposons que nous réussissions à organiser un terrain de jeu standard. +Pourrions-nous alors atteindre les objectifs que nous avons formulés au début de ce chapitre ? +D’un autre côté, l’être humain a également quelque chose de grégaire. +Finalement, ces biens ne seraient plus privatisés et demeureraient la propriété de tous. Cela pourrait sembler paradoxal, mais ce n’est pas le cas. La loi sur la concurrence est un outil. -Idéalement, elle est là pour créer des terrains de jeux équilibrés. -Évidemment, les marchés culturels existants échouent toujours à se conformer à ce critère. -La société a également ses intérêts à défendre. -La majorité du capital investi ne risque-t-il pas de partir en fumée ? -Sont-elles aujourd’hui trop grandes pour être attaquées ? +Idéalement, elle est là pour créer des terrains de jeux équilibrés. +Évidemment, les marchés culturels existants échouent toujours à se conformer à ce critère. +La société a également ses intérêts à défendre. +La majorité du capital investi ne risque-t-il pas de partir en fumée ? +Sont-elles aujourd’hui trop grandes pour être attaquées ? Comme nous l’avons dit, nous y reviendrons. Mais nous promettons d’essayer. -Mais il faut encore du temps pour imaginer comment elle peut être appliquée. +Mais il faut encore du temps pour imaginer comment elle peut être appliquée. Devons-nous les payer ? Mais il y a davantage d’enjeux. Nous avons maintenant atteint la partie centrale de notre recherche. Les risques pour l’entrepreneuriat sont-ils acceptables ? En principe, sans le droit d’auteur, ce serait effectivement faisable. Pourtant, il y a plusieurs raisons qui le rendent improbable. -La première, c’est le principe du « premier arrivé, premier servi ». -Bien entendu, avec la numérisation, cet avantage peut être réduit à quelques minutes. -Ce n’est pas un problème en soi. +La première, c’est le principe du « premier arrivé, premier servi ». +Bien entendu, avec la numérisation, cet avantage peut être réduit à quelques minutes. +Ce n’est pas un problème en soi. Il n’y en a plus. -Nous n’en arriverons pas là. -Il peut arriver qu’une œuvre spécifique ait beaucoup de succès. -Est-ce un problème ? +Nous n’en arriverons pas là. +Il peut arriver qu’une œuvre spécifique ait beaucoup de succès. +Est-ce un problème ? Tout d’abord, il ne sera pas le seul capable de faire ainsi. -Toutefois, les œuvres réussies seront certainement exploitées par d’autres. -Il y a deux réponses possibles. -La seconde réponse sonne tout à fait différemment. +Toutefois, les œuvres réussies seront certainement exploitées par d’autres. +Il y a deux réponses possibles. +La seconde réponse sonne tout à fait différemment. Quelqu’un diffuse un travail sans payer pour. Cela aurait-il un effet ? -Nous entendons d’ici certains, occidentaux ou non, éclater de rire. -Il faut admettre que nous aussi, nous avons nos propres réserves à ce niveau. -La société occidentale actuelle ne possède pas de tels mécanismes. -Cette hypothèse est-elle réellement surprenante ? +Nous entendons d’ici certains, occidentaux ou non, éclater de rire. +Il faut admettre que nous aussi, nous avons nos propres réserves à ce niveau. +La société occidentale actuelle ne possède pas de tels mécanismes. +Cette hypothèse est-elle réellement surprenante ? Ils deviennent de bons vendeurs. -Auparavant, la différence entre les stars et la masse était astronomique. -Simultanément, un autre changement s’opère, peut-être même plus radical. -Désormais, un nombre d’artistes significativement plus élevé vendra ses œuvres un peu mieux. -Cela leur permettra de se hisser au-dessus du seuil de rentabilité. -L’amélioration est alors déjà significative parce que leurs activités deviennent rentables. -Cependant, la société ne pourrait se passer de ces formes d’expression artistique. -Nous avons besoin d’elles pour la diversité culturelle. -Notre analyse semble cohérente à première vue. -N’avons-nous pas placé la barre trop haut ? -La tâche n’est-elle pas vouée à l’échec ? -Il faut beaucoup de débats et de réflexions pour en arriver là. -Nous comprenons tout à fait qu’il y ait quelques hésitations. -Un mal connu est préférable à un mal inconnu. +Auparavant, la différence entre les stars et la masse était astronomique. +Simultanément, un autre changement s’opère, peut-être même plus radical. +Désormais, un nombre d’artistes significativement plus élevé vendra ses œuvres un peu mieux. +Cela leur permettra de se hisser au-dessus du seuil de rentabilité. +L’amélioration est alors déjà significative parce que leurs activités deviennent rentables. +Cependant, la société ne pourrait se passer de ces formes d’expression artistique. +Nous avons besoin d’elles pour la diversité culturelle. +Notre analyse semble cohérente à première vue. +N’avons-nous pas placé la barre trop haut ? +La tâche n’est-elle pas vouée à l’échec ? +Il faut beaucoup de débats et de réflexions pour en arriver là. +Nous comprenons tout à fait qu’il y ait quelques hésitations. +Un mal connu est préférable à un mal inconnu. Mais ce serait trop simple. -Les sociétés évoluent ; les outils à notre disposition ne pourraient-ils pas être adaptés ? +Les sociétés évoluent ; les outils à notre disposition ne pourraient-ils pas être adaptés ? Il se pourrait qu’il disparaisse rapidement. -que durant les mandats de ses prédécesseurs. -Il serait sage de se préparer à cette situation. -La première chose à faire est de développer des modèles structurant les marchés culturels. -Dans ce chapitre nous avons fait la démarche de contribuer à ce processus. -Les opportunités pour le faire varient grandement d’un pays à l’autre. +que durant les mandats de ses prédécesseurs. +Il serait sage de se préparer à cette situation. +La première chose à faire est de développer des modèles structurant les marchés culturels. +Dans ce chapitre nous avons fait la démarche de contribuer à ce processus. +Les opportunités pour le faire varient grandement d’un pays à l’autre. Il est clair que nos propositions concernent l’OMC et les accords ADPIC. -Nous devons oublier la notion néo-libérale de marchés auto-régulés : elle est tout simplement fausse. +Nous devons oublier la notion néo-libérale de marchés auto-régulés : elle est tout simplement fausse. Note du traducteur : cf. note chapitre deux. -Peut-on espérer une re-dynamisation de la scène culturelle libérée de la propriété concentrée ? +Peut-on espérer une re-dynamisation de la scène culturelle libérée de la propriété concentrée ? Offrira-t-on au public un choix plus large de formes d’expression artistique ? -Ce sont là les sujets qui seront abordés dans ce chapitre. +Ce sont là les sujets qui seront abordés dans ce chapitre. C’est le sujet de ce qui va suivre. -Que pouvons-nous prédire et avec quelles certitudes ? -Comment identifier le moment où l’artiste gagne de l’argent, par exemple ? -Ce qui suit est donc une invitation à participer au débat. -La refonte conceptuelle complète d’une société se termine généralement en fiasco. +Que pouvons-nous prédire et avec quelles certitudes ? +Comment identifier le moment où l’artiste gagne de l’argent, par exemple ? +Ce qui suit est donc une invitation à participer au débat. +La refonte conceptuelle complète d’une société se termine généralement en fiasco. Nous ne ferons pas cette erreur ! -En voici une qui nous est inspirée par le romancier Cory Doctorow. -Ce dernier met gratuitement ses romans à disposition des lecteurs sur son site Internet. +En voici une qui nous est inspirée par le romancier Cory Doctorow. +Ce dernier met gratuitement ses romans à disposition des lecteurs sur son site Internet. Pour lui, ce n’est pas de la piraterie. -Dans une société inondée d’informations, c’est quelque chose de très difficile. +Dans une société inondée d’informations, c’est quelque chose de très difficile. C’est vrai, cela facilite les choses, mais demande aussi beaucoup de travail. -Continuons à dérouler le fil de notre réponse. +Continuons à dérouler le fil de notre réponse. Les vrais livres se vendront toujours. -Premièrement, l’échange de fichiers représente grosso modo la moitié du trafic Internet. -Une réalité qui perdurera. -Par contre, les personnes plus âgées ont plus d’argent que de temps. -Cette illusion a volé en éclats. +Premièrement, l’échange de fichiers représente grosso modo la moitié du trafic Internet. +Une réalité qui perdurera. +Par contre, les personnes plus âgées ont plus d’argent que de temps. +Cette illusion a volé en éclats. Et s’il n’y avait plus de droit d’auteur ? -Plusieurs scénarios se démarquent immédiatement, mais d’autres émergeront sans doute. -Le premier verra le texte noyé au milieu de publicités. +Plusieurs scénarios se démarquent immédiatement, mais d’autres émergeront sans doute. +Le premier verra le texte noyé au milieu de publicités. Tous ne le feront certes pas. -Le troisième scénario concerne principalement les publications scientifiques, qui sont accessibles librement. -Pourquoi ne citons-nous pas de cas pratiques pour illustrer nos théories ? +Le troisième scénario concerne principalement les publications scientifiques, qui sont accessibles librement. +Pourquoi ne citons-nous pas de cas pratiques pour illustrer nos théories ? Si seulement nous le pouvions. Nous ne disposons d’aucun exemple qui corresponde aux conditions que nous jugeons essentielles. -Nous avons alors pensé à créer des exemples théoriques. -Il y a une raison à cela. -Et si un scénariste insiste pour qu’une œuvre soit jouée selon ses indications ? +Nous avons alors pensé à créer des exemples théoriques. +Il y a une raison à cela. +Et si un scénariste insiste pour qu’une œuvre soit jouée selon ses indications ? Et bien, pourquoi ne pas respecter ce souhait ? -Dans notre nouveau marché, il tente aussi de trouver un éditeur. -À ce moment, l’éditeur a un avantage concurrentiel. -Il est le premier à commercialiser ce produit. -C’est tout simplement l’une des conséquences des nouvelles règles. -En principe, donc, chacun a la possibilité de publier aussi le même livre. +Dans notre nouveau marché, il tente aussi de trouver un éditeur. +À ce moment, l’éditeur a un avantage concurrentiel. +Il est le premier à commercialiser ce produit. +C’est tout simplement l’une des conséquences des nouvelles règles. +En principe, donc, chacun a la possibilité de publier aussi le même livre. Faut-il avoir peur de cette situation ? Nous ne le pensons pas. -Cela semble hautement improbable, car le marché aussi a pris une autre dimension. -Prenons un cas imaginaire où un autre éditeur ose néanmoins franchir le pas. -Il y a un certain nombre de réactions envisageables. -Mais dans notre marché normalisé, c’est une option bien plus réalisable. +Cela semble hautement improbable, car le marché aussi a pris une autre dimension. +Prenons un cas imaginaire où un autre éditeur ose néanmoins franchir le pas. +Il y a un certain nombre de réactions envisageables. +Mais dans notre marché normalisé, c’est une option bien plus réalisable. Ce type d’entreprise n’existe plus. Aucun revenu n’est donc perdu. -Cependant, il est évident pour tous que cette situation pose problème. -Nous devons mentionner également que tout cela ne pose pas de problème. -Cela réduit considérablement le risque. +Cependant, il est évident pour tous que cette situation pose problème. +Nous devons mentionner également que tout cela ne pose pas de problème. +Cela réduit considérablement le risque. Mais tout n’est pas blanc dans ce domaine. -Il existe beaucoup de personnes qui écrivent. -Revenons à l’écrivain. -L’auteur peut également mettre à jour le livre régulièrement. -De toute évidence, le monde du livre, lui aussi, évolue grâce à la numérisation. -Cela permet une valeur ajoutée. -La réponse est non. -Les frais pour les intermédiaires sont considérablement diminués. -Il serait idiot d’être seulement un consommateur. -Les « croyants » des projets SellaBand bénéficient également des revenus que le groupe génère. -Nous avons mentionné plus haut le groupe Radiohead. -On peut estimer prudemment que le groupe a reçu environ deux millions d’euros. -Même lorsque des montants moins importants seront en jeu, un groupe devra travailler dur. -Ils ne peuvent plus faire partie d’un conglomérat. -Cela réduit les chances d’entendre le même répertoire partout. +Il existe beaucoup de personnes qui écrivent. +Revenons à l’écrivain. +L’auteur peut également mettre à jour le livre régulièrement. +De toute évidence, le monde du livre, lui aussi, évolue grâce à la numérisation. +Cela permet une valeur ajoutée. +La réponse est non. +Les frais pour les intermédiaires sont considérablement diminués. +Il serait idiot d’être seulement un consommateur. +Les « croyants » des projets SellaBand bénéficient également des revenus que le groupe génère. +Nous avons mentionné plus haut le groupe Radiohead. +On peut estimer prudemment que le groupe a reçu environ deux millions d’euros. +Même lorsque des montants moins importants seront en jeu, un groupe devra travailler dur. +Ils ne peuvent plus faire partie d’un conglomérat. +Cela réduit les chances d’entendre le même répertoire partout. Du moins, c’est ainsi que nous l’imaginons. -Ceci est important pour leur réputation, et attire le public à leurs concerts. -Jusqu’à maintenant, nous avons principalement mis en lumière les musiciens eux-mêmes. -Comment les compositeurs vont-ils être mis en valeur selon nos conditions ? -Cette somme doit être plus élevée qu’elle ne le serait aujourd’hui. -Il y a un mélange entre le risque et le profit. -En principe, n’importe qui peut s’approprier une mélodie. +Ceci est important pour leur réputation, et attire le public à leurs concerts. +Jusqu’à maintenant, nous avons principalement mis en lumière les musiciens eux-mêmes. +Comment les compositeurs vont-ils être mis en valeur selon nos conditions ? +Cette somme doit être plus élevée qu’elle ne le serait aujourd’hui. +Il y a un mélange entre le risque et le profit. +En principe, n’importe qui peut s’approprier une mélodie. Cependant, ce n’est pas aussi simple que cela. -Malheureusement, la plupart d’entre eux n’atteignent qu’une audience limitée, principalement familiale. -Les films européens ne voyagent plus, pour ainsi dire, ils franchissent rarement les frontières. -Dans de nombreux endroits du monde, les marchés sont dominés par les produits hollywoodiens. -Quel développement spectaculaire pourrait survenir si nos propositions devenaient réalité ? -Nous avons déjà indiqué qu’il est peu probable que des superproductions sortent encore. +Malheureusement, la plupart d’entre eux n’atteignent qu’une audience limitée, principalement familiale. +Les films européens ne voyagent plus, pour ainsi dire, ils franchissent rarement les frontières. +Dans de nombreux endroits du monde, les marchés sont dominés par les produits hollywoodiens. +Quel développement spectaculaire pourrait survenir si nos propositions devenaient réalité ? +Nous avons déjà indiqué qu’il est peu probable que des superproductions sortent encore. Sans les superproductions, nous pensons que ce taux pourrait atteindre quatre sur dix. -Le film à succès occasionnel pourrait ouvrir la route à plusieurs bons succès. -En pratique, deux types de films seront alors réalisés. -Comment ces deux types de films peuvent-ils être amortis ? -La Commission européenne pourrait jouer ici un rôle de soutien. -Ceci augmente les chances de récupérer l’investissement plus facilement. -Pourquoi serait-ce nécessaire ? -Les cinémas et les studios de télévision seraient alors sans aucune ressource. -Au-delà, chaque film serait disponible gratuitement. -Notre conclusion a été négative. -Il y a quelques différences frappantes. -Ce qui est plutôt fondamental. +Le film à succès occasionnel pourrait ouvrir la route à plusieurs bons succès. +En pratique, deux types de films seront alors réalisés. +Comment ces deux types de films peuvent-ils être amortis ? +La Commission européenne pourrait jouer ici un rôle de soutien. +Ceci augmente les chances de récupérer l’investissement plus facilement. +Pourquoi serait-ce nécessaire ? +Les cinémas et les studios de télévision seraient alors sans aucune ressource. +Au-delà, chaque film serait disponible gratuitement. +Notre conclusion a été négative. +Il y a quelques différences frappantes. +Ce qui est plutôt fondamental. N’importe qui est libre de remixer. Nous souhaitons au contraire encourager l’adaptation. Avec nous, ce droit de prohibition n’existe pas. Alors est-ce ou non du droit d’auteur ? -Ce qui constitue une intervention plutôt radicale. -La clé est la création d’une chambre de compensation. -Imaginez un système d’échanges multilatéraux, par exemple. +Ce qui constitue une intervention plutôt radicale. +La clé est la création d’une chambre de compensation. +Imaginez un système d’échanges multilatéraux, par exemple. Ils n’auront plus besoin d’attendre que la copie devienne disponible. Leur nombre peut maintenant devenir infini. Ce n’est pas une exception. -Au Nigéria, des milliers de films sont réalisés chaque année avec des budgets similaires. -Le type de risque assumé par le producteur présente quant à lui différents aspects. -Ainsi, différents modèles économiques sont à l’œuvre. -Un film est tourné et monté en quelques semaines. +Au Nigéria, des milliers de films sont réalisés chaque année avec des budgets similaires. +Le type de risque assumé par le producteur présente quant à lui différents aspects. +Ainsi, différents modèles économiques sont à l’œuvre. +Un film est tourné et monté en quelques semaines. Ici, par contre, nous doutons que ce soit le cas. -Et si ces réseaux n’existent pas encore, les construire est une tâche formidable. -En préalable, les secteurs du visuel doivent être plus transparents. -Nous devons bien sûr garder mesure en toutes choses. -Voyons si, et dans quel contexte, cet instrument est réellement nécessaire. -Il existe différentes objections à ce système. -Serait-ce un problème si ces droits n’existaient plus ? -Un autre argument en faveur de la copie est la formation des capacités artistiques. +Et si ces réseaux n’existent pas encore, les construire est une tâche formidable. +En préalable, les secteurs du visuel doivent être plus transparents. +Nous devons bien sûr garder mesure en toutes choses. +Voyons si, et dans quel contexte, cet instrument est réellement nécessaire. +Il existe différentes objections à ce système. +Serait-ce un problème si ces droits n’existaient plus ? +Un autre argument en faveur de la copie est la formation des capacités artistiques. Naturellement, les bonnes imitations provoquent beaucoup de confusion. -Avez-vous acheté l’original ou une contrefaçon ? -Dans de nombreuses cultures, il s’agit là d’une question totalement ridicule. +Avez-vous acheté l’original ou une contrefaçon ? +Dans de nombreuses cultures, il s’agit là d’une question totalement ridicule. Vous aimez l’œuvre ou vous ne l’aimez pas. -Nous sommes curieux de savoir si un tribunal penserait la même chose. -Un exemple concret éclairera ce que nous voulons dire. -Ce baiser fut donné lors d’une exposition de la collection Lambert à Avignon. -C’est différent pour les œuvres uniques comme en peinture. -À nouveau, dans les faits, une telle situation est difficilement imaginable. -Pourquoi, en effet, de tels dispositifs sont-ils déployés ? -Pour distinguer les activités commerciales d’une entreprise de celles des autres. -Néanmoins, nous n’excluons pas à cent pour cent de tels scénarios. -Faut-il le déplorer ? -Bien entendu, c’est un exercice très prétentieux... mais nous n’avons aucune prétention. +Nous sommes curieux de savoir si un tribunal penserait la même chose. +Un exemple concret éclairera ce que nous voulons dire. +Ce baiser fut donné lors d’une exposition de la collection Lambert à Avignon. +C’est différent pour les œuvres uniques comme en peinture. +À nouveau, dans les faits, une telle situation est difficilement imaginable. +Pourquoi, en effet, de tels dispositifs sont-ils déployés ? +Pour distinguer les activités commerciales d’une entreprise de celles des autres. +Néanmoins, nous n’excluons pas à cent pour cent de tels scénarios. +Faut-il le déplorer ? +Bien entendu, c’est un exercice très prétentieux... mais nous n’avons aucune prétention. Il ne s’agit que d’une introduction avec un double objectif. -D’abord, savoir si nous sommes capables de nous détacher du statu quo. +D’abord, savoir si nous sommes capables de nous détacher du statu quo. Est-ce une vraie alternative ? -Note du traducteur : Il s’agit d’un système similaire à MyMajorCompany en France. -Note du traducteur : l’échantillonnage musical. +Note du traducteur : Il s’agit d’un système similaire à MyMajorCompany en France. +Note du traducteur : l’échantillonnage musical. Jean, Option libre. Utiliser les licences libres en connaissance de cause, coll. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/Germinal.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/Germinal.txt index c9ccf97c..70b8fe1f 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/Germinal.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/Germinal.txt @@ -1,883 +1,883 @@ -L’homme était parti de Marchiennes vers deux heures. -Un chemin creux s’enfonçait. +L’homme était parti de Marchiennes vers deux heures. +Un chemin creux s’enfonçait. Il fit environ deux cents pas. -Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l’arrêter. +Mais, au ras du sol, un autre spectacle venait de l’arrêter. Alors, l’homme reconnut une fosse. Bonjour, dit-il en s’approchant d’une des corbeilles. -Bonjour, répondit le vieux. +Bonjour, répondit le vieux. Un silence se fit. -Je me nomme Étienne Lantier, je suis machineur... +Je me nomme Étienne Lantier, je suis machineur... Il n’y a pas de travail ici ? -Rassuré, le charretier hochait la tête. +Rassuré, le charretier hochait la tête. Du travail pour un machineur, non, non... -Il s’en est encore présenté deux hier. +Il s’en est encore présenté deux hier. Il n’y a rien. Une rafale leur coupa la parole. -Le vieux, cette fois, ne put répondre. -Un violent accès de toux l’étranglait. -Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré, laissa une tache noire. +Le vieux, cette fois, ne put répondre. +Un violent accès de toux l’étranglait. +Enfin, il cracha, et son crachat, sur le sol empourpré, laissa une tache noire. Oui, une fosse, le Voreux... -Tenez ! le coron est tout près. -Le Voreux, à présent, sortait du rêve. -Il y a des fabriques à Montsou ? demanda le jeune homme. -Fallait voir ça, il y a trois ou quatre ans ! -Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on n’avait tant gagné... -Et voilà qu’on se remet à se serrer le ventre. -Sans compter que les bêtes meurent du choléra, comme les gens. -Alors, en courtes phrases, l’haleine coupée, tous deux continuèrent à se plaindre. +Tenez ! le coron est tout près. +Le Voreux, à présent, sortait du rêve. +Il y a des fabriques à Montsou ? demanda le jeune homme. +Fallait voir ça, il y a trois ou quatre ans ! +Tout ronflait, on ne pouvait trouver des hommes, jamais on n’avait tant gagné... +Et voilà qu’on se remet à se serrer le ventre. +Sans compter que les bêtes meurent du choléra, comme les gens. +Alors, en courtes phrases, l’haleine coupée, tous deux continuèrent à se plaindre. On n’a pas de la viande tous les jours. Encore si l’on avait du pain ! C’est vrai, si l’on avait du pain seulement ! -Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement mélancolique. -Je sais, je sais, répétait le jeune homme à chaque indication. -Nous autres, ça va jusqu’à présent, ajouta le charretier. -Les fosses ont pourtant diminué leur extraction. -Maintenant, Étienne dominait le pays entier. -Vous êtes peut-être de la Belgique ? reprit derrière Étienne le charretier, qui était revenu. +Leurs voix se perdaient, des bourrasques emportaient les mots dans un hurlement mélancolique. +Je sais, je sais, répétait le jeune homme à chaque indication. +Nous autres, ça va jusqu’à présent, ajouta le charretier. +Les fosses ont pourtant diminué leur extraction. +Maintenant, Étienne dominait le pays entier. +Vous êtes peut-être de la Belgique ? reprit derrière Étienne le charretier, qui était revenu. Cette fois, il n’amenait que trois berlines. -Non, je suis du Midi, répondit le jeune homme. +Non, je suis du Midi, répondit le jeune homme. Ce dernier, en effet, n’en disait pas si long d’habitude. Moi, dit-il, je suis de Montsou, je m’appelle Bonnemort. -C’est un surnom ? demanda Étienne étonné. +C’est un surnom ? demanda Étienne étonné. Le vieux eut un ricanement d’aise, et montrant le Voreux : — Oui, oui... -Étienne le regardait, regardait le sol qu’il tachait de la sorte. -Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez à la mine ? +Étienne le regardait, regardait le sol qu’il tachait de la sorte. +Il y a longtemps, reprit-il, que vous travaillez à la mine ? Bonnemort ouvrit tout grands les deux bras. -Alors, il y a cinq années de cela, ils m’ont fait charretier... +Alors, il y a cinq années de cela, ils m’ont fait charretier... Hein ? c’est joli, cinquante ans de mine, dont quarante-cinq au fond ! Ils me disent de me reposer, continua-t-il. -Moi, je ne veux pas, ils me croient trop bête !... +Moi, je ne veux pas, ils me croient trop bête !... Ils sont malins, les bougres !... -D’ailleurs, je suis solide, à part les jambes. +D’ailleurs, je suis solide, à part les jambes. Une crise de toux l’interrompit encore. -Et ça vous fait tousser aussi ? dit Étienne. -Mais il répondit non de la tête, violemment. -Puis, quand il put parler : — Non, non, je me suis enrhumé, l’autre mois. -Jamais je ne toussais, à présent je ne peux plus me débarrasser... -Et le drôle, c’est que je crache, c’est que je crache... +Et ça vous fait tousser aussi ? dit Étienne. +Mais il répondit non de la tête, violemment. +Puis, quand il put parler : — Non, non, je me suis enrhumé, l’autre mois. +Jamais je ne toussais, à présent je ne peux plus me débarrasser... +Et le drôle, c’est que je crache, c’est que je crache... Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir. -Est-ce que c’est du sang ? demanda Étienne, osant enfin le questionner. +Est-ce que c’est du sang ? demanda Étienne, osant enfin le questionner. Lentement, Bonnemort s’essuyait la bouche d’un revers de main. C’est du charbon... -Et voilà cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond. -J’avais ça en magasin, paraît-il, sans même m’en douter. -Devant les flammes qui s’effaraient, le vieux continuait plus bas, remâchant des souvenirs. +Et voilà cinq ans que je ne remets pas les pieds au fond. +J’avais ça en magasin, paraît-il, sans même m’en douter. +Devant les flammes qui s’effaraient, le vieux continuait plus bas, remâchant des souvenirs. Quoi faire, d’ailleurs ? -On faisait ça de père en fils, comme on aurait fait autre chose. -Encore, lorsqu’on mange ! murmura de nouveau Étienne. +On faisait ça de père en fils, comme on aurait fait autre chose. +Encore, lorsqu’on mange ! murmura de nouveau Étienne. Quatre heures sonnaient au clocher de Montsou, le froid devenait plus vif. -Et elle est riche, votre Compagnie ? reprit Étienne. +Et elle est riche, votre Compagnie ? reprit Étienne. Ah ! oui, ah ! oui... -Pas aussi riche peut-être que sa voisine, la Compagnie d’Anzin. -Mais des millions et des millions tout de même. +Pas aussi riche peut-être que sa voisine, la Compagnie d’Anzin. +Mais des millions et des millions tout de même. On ne compte plus... Ah ! oui, ah ! oui, il y en a, de l’argent ! -En bas, la cage devait être réparée, les moulineurs avaient repris leur besogne. -Si monsieur Hennebeau savait à quoi tu perds le temps ! -Il demanda : — Alors, c’est à monsieur Hennebeau, la mine ? -Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n’est que le directeur général. -Il est payé comme nous. -D’un geste, le jeune homme montra l’immensité des ténèbres. -À qui est-ce donc, tout ça ? +En bas, la cage devait être réparée, les moulineurs avaient repris leur besogne. +Si monsieur Hennebeau savait à quoi tu perds le temps ! +Il demanda : — Alors, c’est à monsieur Hennebeau, la mine ? +Non, expliqua le vieux, monsieur Hennebeau n’est que le directeur général. +Il est payé comme nous. +D’un geste, le jeune homme montra l’immensité des ténèbres. +À qui est-ce donc, tout ça ? On n’en sait rien. Dame, oui ! si l’on mangeait toujours du pain, ce serait trop beau ! -Quand il eut repris son paquet, Étienne ne s’éloigna pas encore. -Chez les Maheu, au numéro seize du deuxième corps, rien ne bougeait. +Quand il eut repris son paquet, Étienne ne s’éloigna pas encore. +Chez les Maheu, au numéro seize du deuxième corps, rien ne bougeait. Et, brusquement, ce fut Catherine qui se leva. -Maintenant, la chandelle éclairait la chambre, carrée, à deux fenêtres, que trois lits emplissaient. -Cependant, Catherine fit un effort désespéré. +Maintenant, la chandelle éclairait la chambre, carrée, à deux fenêtres, que trois lits emplissaient. +Cependant, Catherine fit un effort désespéré. C’est toi qui allumes, Catherine ? -Ça vient de sonner, en bas. -Dépêche-toi donc, fainéante ! -Si tu avais moins dansé hier dimanche, tu nous aurais réveillés plus tôt... -En voilà une vie de paresse ! -C’est bête, lâche-moi ! grogna Zacharie de méchante humeur, quand il se fut assis. +Ça vient de sonner, en bas. +Dépêche-toi donc, fainéante ! +Si tu avais moins dansé hier dimanche, tu nous aurais réveillés plus tôt... +En voilà une vie de paresse ! +C’est bête, lâche-moi ! grogna Zacharie de méchante humeur, quand il se fut assis. Je n’aime pas les farces... Dire, nom de Dieu ! qu’il faut se lever ! -C’est sonné en bas, répétait Catherine. -Allons, houp ! le père se fâche. +C’est sonné en bas, répétait Catherine. +Allons, houp ! le père se fâche. Elle eut un nouveau rire de bonne fille. Il ne dit rien, il la mordit au sein droit. -Méchant bougre ! murmura-t-elle en retenant un cri et en le posant par terre. -Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s’était pas rendormie. -Du reste, Catherine fut prête la première. +Méchant bougre ! murmura-t-elle en retenant un cri et en le posant par terre. +Alzire, silencieuse, le drap au menton, ne s’était pas rendormie. +Du reste, Catherine fut prête la première. Tu sais, je lui raconterai que c’est toi. -Sans répondre, Catherine s’était mise à tirer la couverture et à la border. -Bon ! dit Catherine, Levaque descend, et voilà Bouteloup qui va retrouver la Levaque. -Jeanlin ricana, les yeux d’Alzire eux-mêmes brillèrent. -Philomène tousse, reprit Catherine, après avoir tendu l’oreille. -Philomène ! répondit Zacharie, elle s’en moque, elle dort !... -C’est cochon de dormir jusqu’à six heures ! -Il passait sa culotte, lorsqu’il ouvrit une fenêtre, préoccupé d’une idée brusque. -C’était, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait. -Du coup, Maheu se réveilla. -Et il jurait si fort, que les enfants, à côté, ne soufflaient plus. -Zacharie et Jeanlin achevèrent de se laver, avec une lenteur déjà lasse. +Sans répondre, Catherine s’était mise à tirer la couverture et à la border. +Bon ! dit Catherine, Levaque descend, et voilà Bouteloup qui va retrouver la Levaque. +Jeanlin ricana, les yeux d’Alzire eux-mêmes brillèrent. +Philomène tousse, reprit Catherine, après avoir tendu l’oreille. +Philomène ! répondit Zacharie, elle s’en moque, elle dort !... +C’est cochon de dormir jusqu’à six heures ! +Il passait sa culotte, lorsqu’il ouvrit une fenêtre, préoccupé d’une idée brusque. +C’était, dans son berceau, Estelle que le froid contrariait. +Du coup, Maheu se réveilla. +Et il jurait si fort, que les enfants, à côté, ne soufflaient plus. +Zacharie et Jeanlin achevèrent de se laver, avec une lenteur déjà lasse. Alzire, les yeux grands ouverts, regardait toujours. -Son père sautait du lit. -Tous les sabots de la famille étaient sous le buffet. -Te tairas-tu, vermine ! reprit Maheu, exaspéré des cris d’Estelle, qui continuaient. +Son père sautait du lit. +Tous les sabots de la famille étaient sous le buffet. +Te tairas-tu, vermine ! reprit Maheu, exaspéré des cris d’Estelle, qui continuaient. Ils ne pouvaient donc partir doucement ? Les yeux au plafond, elle parla avec lenteur, pendant que son homme s’habillait. -Il n’y a pas moyen que ça dure. -À vous tous, vous apportez neuf francs. -Comment veux-tu que j’arrive ? nous sommes dix à la maison. -Oh ! neuf francs ! se récria Maheu. -Moi et Zacharie, trois : ça fait six... -Catherine et le père, deux : ça fait quatre ; quatre et six, dix... -Et Jeanlin, un, ça fait onze. -Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de chômage... +Il n’y a pas moyen que ça dure. +À vous tous, vous apportez neuf francs. +Comment veux-tu que j’arrive ? nous sommes dix à la maison. +Oh ! neuf francs ! se récria Maheu. +Moi et Zacharie, trois : ça fait six... +Catherine et le père, deux : ça fait quatre ; quatre et six, dix... +Et Jeanlin, un, ça fait onze. +Oui, onze, mais il y a les dimanches et les jours de chômage... Jamais plus de neuf, entends-tu ? -Il ne répondit pas, occupé à chercher par terre sa ceinture de cuir. -Il y en a plus d’un, à quarante-deux ans, qui passe au raccommodage. -Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne pas du pain... +Il ne répondit pas, occupé à chercher par terre sa ceinture de cuir. +Il y en a plus d’un, à quarante-deux ans, qui passe au raccommodage. +Possible, mon vieux, mais ça ne nous donne pas du pain... Qu’est-ce que je vais fiche, dis ? Tu n’as rien, toi ? J’ai deux sous. Garde-les pour boire une chope... Mon Dieu ! qu’est-ce que je vais fiche ? -Six jours, ça n’en finit plus. -Nous devons soixante francs à Maigrat, qui m’a mise à la porte avant-hier. -Ça ne m’empêchera pas de retourner le voir. -Mais, s’il s’entête à refuser... +Six jours, ça n’en finit plus. +Nous devons soixante francs à Maigrat, qui m’a mise à la porte avant-hier. +Ça ne m’empêchera pas de retourner le voir. +Mais, s’il s’entête à refuser... Ces cris devenaient insoutenables. -Estelle s’était mise à téter, en effet. -La mère pinça la bouche, d’un air de doute découragé. -Oui, ils m’ont rencontrée, ils portent des vêtements aux enfants pauvres... -Enfin, je mènerai ce matin chez eux Lénore et Henri. +Estelle s’était mise à téter, en effet. +La mère pinça la bouche, d’un air de doute découragé. +Oui, ils m’ont rencontrée, ils portent des vêtements aux enfants pauvres... +Enfin, je mènerai ce matin chez eux Lénore et Henri. S’ils me donnaient cent sous seulement ! -Ça n’avance à rien d’en causer, vaut mieux être là-bas au travail. -Bien sûr, répondit la Maheude. -la chandelle, je n’ai pas besoin de voir la couleur de mes idées. +Ça n’avance à rien d’en causer, vaut mieux être là-bas au travail. +Bien sûr, répondit la Maheude. +la chandelle, je n’ai pas besoin de voir la couleur de mes idées. Il souffla la chandelle. -Derrière eux, le cabinet et la chambre étaient retombés aux ténèbres. -Les enfants dormaient, les paupières d’Alzire elle-même s’étaient closes. -Près de la porte de l’escalier, une autre porte conduisait à la cave. -Devant le buffet ouvert, Catherine réfléchissait. -Et elle restait, elle regardait la maison, de l’autre côté des jardins. -La porte s’ouvrit, sa curiosité s’alluma. +Derrière eux, le cabinet et la chambre étaient retombés aux ténèbres. +Les enfants dormaient, les paupières d’Alzire elle-même s’étaient closes. +Près de la porte de l’escalier, une autre porte conduisait à la cave. +Devant le buffet ouvert, Catherine réfléchissait. +Et elle restait, elle regardait la maison, de l’autre côté des jardins. +La porte s’ouvrit, sa curiosité s’alluma. Un bruit sifflant de vapeur la fit se tourner. -Justement, son père et ses deux frères descendaient. -Maheu haussa les épaules d’un air résigné. -Bah ! c’est chaud, c’est bon tout de même. -Jeanlin avait ramassé les miettes des tartines et trempait une soupe. -Tous quatre, debout, mal éclairés par la chandelle fumeuse, avalaient en hâte. -Y sommes-nous à la fin ! dit le père. +Justement, son père et ses deux frères descendaient. +Maheu haussa les épaules d’un air résigné. +Bah ! c’est chaud, c’est bon tout de même. +Jeanlin avait ramassé les miettes des tartines et trempait une soupe. +Tous quatre, debout, mal éclairés par la chandelle fumeuse, avalaient en hâte. +Y sommes-nous à la fin ! dit le père. On croirait qu’on a des rentes ! -Mais une voix vint de l’escalier, dont ils avaient laissé la porte ouverte. -Oui, oui ! répondit Catherine. +Mais une voix vint de l’escalier, dont ils avaient laissé la porte ouverte. +Oui, oui ! répondit Catherine. La maison redevint noire. -Bouteloup n’attendait même plus que le mari fût parti ! -Maintenant, dans le coron, les lumières s’éteignaient. -Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes, énormes, trouèrent les ténèbres. -Un instant, Étienne resta immobile, assourdi, aveuglé. -Il était glacé, des courants d’air entraient de partout. -Attention donc ! crièrent trois moulineurs, qui traînaient une échelle gigantesque. -Étienne avait manqué d’être écrasé. -Lentement, Étienne revint à la recette. -Ce vol géant sur sa tête l’ahurissait. -Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. -Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l’homme. -Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à trois cent vingt. -Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait. -Étienne reprit : — Et quand ça casse ? -Ah ! quand ça casse... +Bouteloup n’attendait même plus que le mari fût parti ! +Maintenant, dans le coron, les lumières s’éteignaient. +Devant lui, brusquement, deux yeux jaunes, énormes, trouèrent les ténèbres. +Un instant, Étienne resta immobile, assourdi, aveuglé. +Il était glacé, des courants d’air entraient de partout. +Attention donc ! crièrent trois moulineurs, qui traînaient une échelle gigantesque. +Étienne avait manqué d’être écrasé. +Lentement, Étienne revint à la recette. +Ce vol géant sur sa tête l’ahurissait. +Dès quatre heures, la descente des ouvriers commençait. +Cinq cent cinquante-quatre mètres, répondit l’homme. +Mais il y a quatre accrochages au-dessus, le premier à trois cent vingt. +Tous deux se turent, les yeux sur le câble qui remontait. +Étienne reprit : — Et quand ça casse ? +Ah ! quand ça casse... Le mineur acheva d’un geste. -Pourquoi s’entêter ? ce maître-porion le congédierait comme les autres. -La porte, grande ouverte, laissait voir sept chaudières à deux foyers. -C’étaient les Maheu et les Levaque. -Mais, derrière elle, Maheu avait entendu, et il répondit, il causa un instant. +Pourquoi s’entêter ? ce maître-porion le congédierait comme les autres. +La porte, grande ouverte, laissait voir sept chaudières à deux foyers. +C’étaient les Maheu et les Levaque. +Mais, derrière elle, Maheu avait entendu, et il répondit, il causa un instant. Non, on n’avait besoin de personne. -Ce pauvre diable d’ouvrier, perdu sur les routes, l’intéressait. +Ce pauvre diable d’ouvrier, perdu sur les routes, l’intéressait. Lorsqu’il le quitta, il dit aux autres : — Hein ! -On pourrait être comme ça... -Faut pas se plaindre, tous n’ont pas du travail à crever. -Comme les Maheu arrivaient, des rires éclataient dans la grosse chaleur. -Toute la mine y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre conséquence. +On pourrait être comme ça... +Faut pas se plaindre, tous n’ont pas du travail à crever. +Comme les Maheu arrivaient, des rires éclataient dans la grosse chaleur. +Toute la mine y passait, une vraie tournée de camarades, sans autre conséquence. Ce n’est donc plus le grand Chaval ? disait un mineur en ricanant. -T’as pris ce petiot-là ? -Mais lui faudrait une échelle !... -Je vous ai aperçus derrière Réquillart. -À preuve qu’il est monté sur une borne. -Après ? répondait la Mouquette en belle humeur. -Qu’est-ce que ça te fiche ? -On ne t’a pas appelé pour que tu pousses. +T’as pris ce petiot-là ? +Mais lui faudrait une échelle !... +Je vous ai aperçus derrière Réquillart. +À preuve qu’il est monté sur une borne. +Après ? répondait la Mouquette en belle humeur. +Qu’est-ce que ça te fiche ? +On ne t’a pas appelé pour que tu pousses. S’ils n’avaient plus que Catherine pour rouler, la besogne allait souffrir. Justement, Dansaert passait devant la baraque. -Ah bien ! déclara Zacharie, il est loin, l’homme, s’il court toujours ! -Non, dit Catherine, je l’ai vu s’arrêter aux chaudières. -Va donc, fainéante ! cria Maheu. +Ah bien ! déclara Zacharie, il est loin, l’homme, s’il court toujours ! +Non, dit Catherine, je l’ai vu s’arrêter aux chaudières. +Va donc, fainéante ! cria Maheu. Venez, dit Catherine, il y a quelque chose pour vous. D’abord, il ne comprit pas. -Ah ! vous êtes un bon bougre, par exemple ! +Ah ! vous êtes un bon bougre, par exemple ! Que fait-il donc, cette rosse de Chaval ? -Encore quelque fille culbutée sur un tas de pierres !... +Encore quelque fille culbutée sur un tas de pierres !... Nous sommes en retard d’une demi-heure, aujourd’hui. -Zacharie et Levaque se rôtissaient tranquillement les épaules. +Zacharie et Levaque se rôtissaient tranquillement les épaules. Le premier finit par dire : — C’est Chaval que tu attends ?... -Il est arrivé avant nous, il est descendu tout de suite. -Comment ! tu sais ça et tu ne m’en dis rien !... -Étienne la laissa passer, monta derrière elle. -Il fallut que Maheu intervînt pour la lampe de son nouveau herscheur. +Il est arrivé avant nous, il est descendu tout de suite. +Comment ! tu sais ça et tu ne m’en dis rien !... +Étienne la laissa passer, monta derrière elle. +Il fallut que Maheu intervînt pour la lampe de son nouveau herscheur. Fichtre ! il ne fait pas chaud ici, murmura Catherine grelottante. -Étienne se contenta de hocher la tête. -Aussi Catherine fut-elle heureuse d’entendre son père expliquer les choses au jeune homme. -Ça fonctionne, oh ! pas toujours... +Étienne se contenta de hocher la tête. +Aussi Catherine fut-elle heureuse d’entendre son père expliquer les choses au jeune homme. +Ça fonctionne, oh ! pas toujours... Est-il permis de nous faire geler de la sorte ! -Méfie-toi, gare aux oreilles ! murmura-t-il paternellement, en vieux mineur resté bon pour les camarades. +Méfie-toi, gare aux oreilles ! murmura-t-il paternellement, en vieux mineur resté bon pour les camarades. Faut bien que les manœuvres se fassent... Tiens ! nous y sommes, embarque avec ton monde. -Il n’entendit pas, la garda maladroitement à la main. -L’embarquement continuait, dessus et dessous, un enfournement confus de bétail. +Il n’entendit pas, la garda maladroitement à la main. +L’embarquement continuait, dessus et dessous, un enfournement confus de bétail. On ne pouvait donc partir, que se passait-il ? Il lui semblait s’impatienter depuis de longues minutes. -Nous voilà partis, dit paisiblement Maheu. -Tous étaient à l’aise. +Nous voilà partis, dit paisiblement Maheu. +Tous étaient à l’aise. Lui, par moments, se demandait s’il descendait ou s’il montait. -Les lampes éclairaient mal le tassement des corps, à ses pieds. -Celui-ci a quatre mètres de diamètre, continuait Maheu, pour l’instruire. +Les lampes éclairaient mal le tassement des corps, à ses pieds. +Celui-ci a quatre mètres de diamètre, continuait Maheu, pour l’instruire. Tenez ! nous arrivons au niveau, entendez-vous ? -Étienne se demandait justement quel était ce bruit d’averse. -Déjà, on retombait au néant. +Étienne se demandait justement quel était ce bruit d’averse. +Déjà, on retombait au néant. Maheu disait : — C’est le premier accrochage. -Nous sommes à trois cent vingt mètres... -Trois autres accrochages passèrent, dans un envolement de clartés. -La pluie assourdissante battait les ténèbres. -Comme c’est profond ! murmura Étienne. +Nous sommes à trois cent vingt mètres... +Trois autres accrochages passèrent, dans un envolement de clartés. +La pluie assourdissante battait les ténèbres. +Comme c’est profond ! murmura Étienne. Cette chute devait durer depuis des heures. -Qu’as-tu sous la peau, à être chaud comme ça ?... -J’ai ton coude dans le ventre, bien sûr. -Alors, elle éclata aussi. -Était-il bête, de la prendre encore pour un garçon ! -Il avait donc les yeux bouchés ? +Qu’as-tu sous la peau, à être chaud comme ça ?... +J’ai ton coude dans le ventre, bien sûr. +Alors, elle éclata aussi. +Était-il bête, de la prendre encore pour un garçon ! +Il avait donc les yeux bouchés ? Sur les dalles de fonte, les chargeurs roulaient violemment des berlines pleines. -Quatre galeries s’ouvraient là, béantes. -Par ici, dit Maheu à Étienne. -Vous n’y êtes pas, nous avons à faire deux bons kilomètres. -Les ouvriers se séparaient, se perdaient par groupes, au fond de ces trous noirs. -Le jeune homme butait à chaque pas, s’embarrassait les pieds dans les rails. +Quatre galeries s’ouvraient là, béantes. +Par ici, dit Maheu à Étienne. +Vous n’y êtes pas, nous avons à faire deux bons kilomètres. +Les ouvriers se séparaient, se perdaient par groupes, au fond de ces trous noirs. +Le jeune homme butait à chaque pas, s’embarrassait les pieds dans les rails. On se remit en marche. -Des portes d’aérage battaient, se refermaient lentement. -Sans la barrette de cuir, il avait le crâne fendu. -Mais ce qui l’étonnait surtout, c’étaient les brusques changements de température. +Des portes d’aérage battaient, se refermaient lentement. +Sans la barrette de cuir, il avait le crâne fendu. +Mais ce qui l’étonnait surtout, c’étaient les brusques changements de température. Maheu n’avait plus ouvert la bouche. -C’était la veine où se trouvait leur taille. -Dès les premières enjambées, Étienne se meurtrit de la tête et des coudes. +C’était la veine où se trouvait leur taille. +Dès les premières enjambées, Étienne se meurtrit de la tête et des coudes. L’eau arrivait aux chevilles. Il faut monter, reprit Maheu. -Pendez votre lampe à une boutonnière, et accrochez-vous aux bois. -Étienne dut le suivre. -Elle avait l’épaisseur de la couche de charbon, à peine soixante centimètres. -Et il lui restait à grimper la hauteur de deux tailles ! -Courage, ça y est ! dit la voix de Catherine. -J’ai deux kilomètres à faire de Montsou, et je suis là le premier ! -Étienne avait senti l’injure, sans comprendre encore. -Un silence régna, tous se mettaient au travail. -Tu es donc une fille ? murmura-t-il, stupéfait. -Elle répondit de son air gai, sans rougeur : — Mais oui... +Pendez votre lampe à une boutonnière, et accrochez-vous aux bois. +Étienne dut le suivre. +Elle avait l’épaisseur de la couche de charbon, à peine soixante centimètres. +Et il lui restait à grimper la hauteur de deux tailles ! +Courage, ça y est ! dit la voix de Catherine. +J’ai deux kilomètres à faire de Montsou, et je suis là le premier ! +Étienne avait senti l’injure, sans comprendre encore. +Un silence régna, tous se mettaient au travail. +Tu es donc une fille ? murmura-t-il, stupéfait. +Elle répondit de son air gai, sans rougeur : — Mais oui... Vrai ! tu y as mis le temps ! -C’était Maheu qui souffrait le plus. -Mais son supplice s’aggravait surtout de l’humidité. -Ce matin-là, une goutte, s’acharnant dans son œil, le faisait jurer. -Pas une parole n’était échangée. -Ils tapaient tous, on n’entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme lointains. -Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans un écho dans l’air mort. -Eh ! l’aristo ! cria le jeune homme à Étienne, passe-moi des bois. +C’était Maheu qui souffrait le plus. +Mais son supplice s’aggravait surtout de l’humidité. +Ce matin-là, une goutte, s’acharnant dans son œil, le faisait jurer. +Pas une parole n’était échangée. +Ils tapaient tous, on n’entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme lointains. +Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans un écho dans l’air mort. +Eh ! l’aristo ! cria le jeune homme à Étienne, passe-moi des bois. Il y en avait de la veille une petite provision. Maheu cessa de geindre. -Enfin, il avait détaché son bloc. -Laisse donc ça, dit-il. -Nous verrons après déjeuner... +Enfin, il avait détaché son bloc. +Laisse donc ça, dit-il. +Nous verrons après déjeuner... Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines. -C’est que, répondit le jeune homme, ça baisse. -Regarde, il y a une gerçure. -J’ai peur que ça n’éboule. -Mais le père haussa les épaules. -Il finit par se fâcher, il renvoya son fils au front de taille. -Tous, du reste, se détiraient. +C’est que, répondit le jeune homme, ça baisse. +Regarde, il y a une gerçure. +J’ai peur que ça n’éboule. +Mais le père haussa les épaules. +Il finit par se fâcher, il renvoya son fils au front de taille. +Tous, du reste, se détiraient. Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir moins chaud. -Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine à Étienne. -Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. -Lui, se massacrait, déraillait, restait en détresse. -À la vérité, ce n’était point un chemin commode. -D’ailleurs, les bois pliaient et cassaient déjà. +Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine à Étienne. +Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. +Lui, se massacrait, déraillait, restait en détresse. +À la vérité, ce n’était point un chemin commode. +D’ailleurs, les bois pliaient et cassaient déjà. Encore ! dit Catherine en riant. -La berline d’Étienne venait de dérailler, au passage le plus difficile. +La berline d’Étienne venait de dérailler, au passage le plus difficile. Attends donc, reprit la jeune fille. -Si tu te fâches, jamais ça ne marchera. -Le poids était de sept cents kilogrammes. -Lui, surpris, honteux, bégayait des excuses. -Puis, au plan incliné, c’était une corvée nouvelle. -Elle lui apprit à emballer vivement sa berline. -À tous les étages, le roulage s’arrêta. -Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre. -Qui est-ce ? demanda Étienne à Catherine. +Si tu te fâches, jamais ça ne marchera. +Le poids était de sept cents kilogrammes. +Lui, surpris, honteux, bégayait des excuses. +Puis, au plan incliné, c’était une corvée nouvelle. +Elle lui apprit à emballer vivement sa berline. +À tous les étages, le roulage s’arrêta. +Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre. +Qui est-ce ? demanda Étienne à Catherine. Mais la voix du receveur monta, criant d’emballer. Sans doute, un porion passait en bas. -Espèce de couleuvre ! ça n’a pas la force d’une fille !... +Espèce de couleuvre ! ça n’a pas la force d’une fille !... Et veux-tu remplir ta berline ! -Hein ? c’est pour ménager tes bras... -Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à déjeuner. -Maheu avait une montre, qu’il ne regarda même pas. +Hein ? c’est pour ménager tes bras... +Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à déjeuner. +Maheu avait une montre, qu’il ne regarda même pas. Tous remirent leur chemise et leur veste. -Il y avait là une place à peu près sèche. -Tu ne manges pas ? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet à la main. +Il y avait là une place à peu près sèche. +Tu ne manges pas ? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet à la main. Veux-tu partager avec moi ? -Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. -Leurs lampes, entre eux, les éclairaient. +Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. +Leurs lampes, entre eux, les éclairaient. Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir. -Alors, tu es machineur, et on t’a renvoyé de ton chemin de fer... -Parce que j’avais giflé mon chef. -Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées héréditaires de subordination, d’obéissance passive. +Alors, tu es machineur, et on t’a renvoyé de ton chemin de fer... +Parce que j’avais giflé mon chef. +Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées héréditaires de subordination, d’obéissance passive. Ensuite, je suis malade pendant deux jours. -Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement. +Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement. Ah ! n’aie pas peur, je me connais ! -Où est-elle donc, ta mère ? +Où est-elle donc, ta mère ? Blanchisseuse, rue de la Goutte d’Or. Il y eut un silence. -Elle va crever de misère, c’est sûr. -Il eut un haussement d’épaules désespéré, il mordit de nouveau dans sa tartine. -Veux-tu boire ? demanda Catherine qui débouchait sa gourde. -Oh ! c’est du café, ça ne te fera pas de mal... -On étouffe, quand on avale comme ça. -Seulement, tu ne peux plus refuser à présent, ce serait vilain. +Elle va crever de misère, c’est sûr. +Il eut un haussement d’épaules désespéré, il mordit de nouveau dans sa tartine. +Veux-tu boire ? demanda Catherine qui débouchait sa gourde. +Oh ! c’est du café, ça ne te fera pas de mal... +On étouffe, quand on avale comme ça. +Seulement, tu ne peux plus refuser à présent, ce serait vilain. Et elle lui tendit sa gourde. -Pourquoi donc l’avait-il trouvée laide ? +Pourquoi donc l’avait-il trouvée laide ? Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde. -Tu dois avoir quatorze ans alors ? demanda-t-il, après s’être remis à son pain. -Elle s’étonna, se fâcha presque. +Tu dois avoir quatorze ans alors ? demanda-t-il, après s’être remis à son pain. +Elle s’étonna, se fâcha presque. Comment ! quatorze ! mais j’en ai quinze !... C’est vrai, je ne suis pas grosse. -Les filles, chez nous, ne poussent guère vite. -Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. -Ah ! celle-là en faisait de belles ! -Et puis, ça ne fait du mal à personne... -On ne dit rien au curé. -Oh ! le curé, je m’en fiche !... +Les filles, chez nous, ne poussent guère vite. +Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. +Ah ! celle-là en faisait de belles ! +Et puis, ça ne fait du mal à personne... +On ne dit rien au curé. +Oh ! le curé, je m’en fiche !... Mais il y a l’Homme noir. Comment, l’Homme noir ? -Il la regardait, craignant qu’elle ne se moquât de lui. -Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien ? -Si fait, moi, je sais lire et écrire... -Elle était décidément très gentille. -C’était une résolution de timide, une pensée de violence qui étranglait sa voix. -Lui, avait avalé sa dernière bouchée. -Il but à la gourde, la lui rendit pour qu’elle la vidât. +Il la regardait, craignant qu’elle ne se moquât de lui. +Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien ? +Si fait, moi, je sais lire et écrire... +Elle était décidément très gentille. +C’était une résolution de timide, une pensée de violence qui étranglait sa voix. +Lui, avait avalé sa dernière bouchée. +Il but à la gourde, la lui rendit pour qu’elle la vidât. Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. -Cependant, la jeune fille s’était révoltée. +Cependant, la jeune fille s’était révoltée. Laisse-moi, entends-tu ! -Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond des yeux. -Et il la lâcha enfin, et il s’en alla, sans dire un mot. -Un frisson avait glacé Étienne. -C’était stupide d’avoir attendu. -Dans sa vanité blessée, il éprouvait un véritable désespoir. -Pourquoi as-tu menti ? dit-il à voix basse. +Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond des yeux. +Et il la lâcha enfin, et il s’en alla, sans dire un mot. +Un frisson avait glacé Étienne. +C’était stupide d’avoir attendu. +Dans sa vanité blessée, il éprouvait un véritable désespoir. +Pourquoi as-tu menti ? dit-il à voix basse. C’est ton amoureux. Mais non, je te jure ! cria-t-elle. -Il n’y a pas ça entre nous. +Il n’y a pas ça entre nous. Des fois, il veut rire... -Tous deux s’étaient levés, on allait se remettre au travail. +Tous deux s’étaient levés, on allait se remettre au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. -Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d’un air de bonne amitié. +Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d’un air de bonne amitié. Mets ta main, tu sens le vent... C’est du grisou. -Ce n’était que ça, cette terrible chose qui faisait tout sauter ? -Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants ! cria la rude voix de Maheu. -Dès le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau. +Ce n’était que ça, cette terrible chose qui faisait tout sauter ? +Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants ! cria la rude voix de Maheu. +Dès le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau. Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. -Tout disparaissait dans cette rage du gain disputé si rudement. +Tout disparaissait dans cette rage du gain disputé si rudement. Zacharie, est-ce fait ? Le jeune homme boisait depuis un instant. -Il s’éveilla, il répondit : — Oui, ça suffira, on verra demain. -Et il retourna prendre sa place à la taille. -Levaque et Chaval, eux aussi, lâchaient la rivelaine. +Il s’éveilla, il répondit : — Oui, ça suffira, on verra demain. +Et il retourna prendre sa place à la taille. +Levaque et Chaval, eux aussi, lâchaient la rivelaine. Il y eut un repos. -Ils ne causaient guère que de leur travail. -Encore une chance, murmura Chaval, d’être tombé sur des terres qui déboulent !... -Ils n’ont pas tenu compte de ça, dans le marchandage. +Ils ne causaient guère que de leur travail. +Encore une chance, murmura Chaval, d’être tombé sur des terres qui déboulent !... +Ils n’ont pas tenu compte de ça, dans le marchandage. Des filous ! grogna Levaque. -Ils ne cherchent qu’à nous foutre dedans. -Zacharie se mit à rire. -Il fallait être juste, on ne pouvait rien prévoir. -Chut ! en voilà assez ! -Tu as raison, dit Levaque, qui baissa également la voix. -Cette fois, Zacharie éclata. +Ils ne cherchent qu’à nous foutre dedans. +Zacharie se mit à rire. +Il fallait être juste, on ne pouvait rien prévoir. +Chut ! en voilà assez ! +Tu as raison, dit Levaque, qui baissa également la voix. +Cette fois, Zacharie éclata. Hein ? tu vas te taire !... -Attends d’être tout seul, si tu veux qu’il t’arrive du mal. -Il parlait encore, lorsqu’un bruit de pas vint de la galerie supérieure. +Attends d’être tout seul, si tu veux qu’il t’arrive du mal. +Il parlait encore, lorsqu’un bruit de pas vint de la galerie supérieure. Quand je le disais ! murmura Maheu. -Il y en a toujours là, qui sortent de la terre. +Il y en a toujours là, qui sortent de la terre. Nous y sommes, n’est-ce pas ? Dansaert, demanda-t-il. -Voici l’homme qu’on a embauché ce matin. -Tous deux s’étaient laissés glisser au milieu de la taille. -On fit monter Étienne. -L’ingénieur leva sa lampe, le regarda, sans le questionner. +Voici l’homme qu’on a embauché ce matin. +Tous deux s’étaient laissés glisser au milieu de la taille. +On fit monter Étienne. +L’ingénieur leva sa lampe, le regarda, sans le questionner. C’est bon, dit-il enfin. -Je n’aime guère qu’on ramasse des inconnus sur les routes... +Je n’aime guère qu’on ramasse des inconnus sur les routes... Surtout, ne recommencez pas. Vous allez tous y rester, nom d’un chien ! -Oh ! c’est solide, répondit tranquillement l’ouvrier. -Je vous prie de m’étayer ça sur-le-champ. +Oh ! c’est solide, répondit tranquillement l’ouvrier. +Je vous prie de m’étayer ça sur-le-champ. Doublez les bois, entendez-vous ! -L’ingénieur haussa les épaules, sans répondre. +L’ingénieur haussa les épaules, sans répondre. Un sourd grognement des haveurs accueillit ces paroles. -Mais Étienne était peut-être le plus frémissant. -Il regarda Catherine résignée, l’échine basse. -Quand je vous dis qu’ils se fichent du monde ! criait l’ingénieur. +Mais Étienne était peut-être le plus frémissant. +Il regarda Catherine résignée, l’échine basse. +Quand je vous dis qu’ils se fichent du monde ! criait l’ingénieur. Et vous, nom d’un chien ! vous ne surveillez donc pas ? -Mais si, mais si, balbutiait le maître-porion. -On est las de leur répéter les choses. -Négrel appela violemment : — Maheu ! -Il continuait : — Voyez ça, est-ce que ça tient ?... -C’est bâti comme quatre sous. -Pardi ! je comprends que le raccommodage nous coûte si cher. -N’est-ce pas ? pourvu que ça dure tant que vous en avez la responsabilité ! -Regardez un peu là-bas, c’est un vrai massacre. +Mais si, mais si, balbutiait le maître-porion. +On est las de leur répéter les choses. +Négrel appela violemment : — Maheu ! +Il continuait : — Voyez ça, est-ce que ça tient ?... +C’est bâti comme quatre sous. +Pardi ! je comprends que le raccommodage nous coûte si cher. +N’est-ce pas ? pourvu que ça dure tant que vous en avez la responsabilité ! +Regardez un peu là-bas, c’est un vrai massacre. Chaval voulut parler, mais il le fit taire. Non, je sais ce que vous allez dire encore. Qu’on vous paie davantage, hein ? Nous verrons si vous y gagnerez... -En attendant, reboisez-moi ça tout de suite. -Et, dans le saisissement causé par sa menace, il s’éloigna. +En attendant, reboisez-moi ça tout de suite. +Et, dans le saisissement causé par sa menace, il s’éloigna. Ce n’est pas trois francs d’amende que je vous flanquerai, moi ! -Alors, quand il fut parti, Maheu éclata à son tour. +Alors, quand il fut parti, Maheu éclata à son tour. Nom de Dieu ! ce qui n’est pas juste n’est pas juste. Nom de Dieu de nom de Dieu ! Voulez-vous bien me donner des bois ! -Est-ce que ça vous regarde ?... +Est-ce que ça vous regarde ?... Je vas vous allonger mon pied quelque part. -Du reste, Levaque et Chaval s’étaient soulagés en gros mots. -Tous, même Zacharie, boisaient rageusement. -En voilà assez ! dit enfin Maheu, brisé de colère et de fatigue. +Du reste, Levaque et Chaval s’étaient soulagés en gros mots. +Tous, même Zacharie, boisaient rageusement. +En voilà assez ! dit enfin Maheu, brisé de colère et de fatigue. Une heure et demie... -Ah ! une propre journée, nous n’aurons pas cinquante sous !... -Je m’en vais, ça me dégoûte. -Bien qu’il y eût encore une demi-heure de travail, il se rhabilla. -Les autres l’imitèrent. +Ah ! une propre journée, nous n’aurons pas cinquante sous !... +Je m’en vais, ça me dégoûte. +Bien qu’il y eût encore une demi-heure de travail, il se rhabilla. +Les autres l’imitèrent. La vue seule de la taille les jetait hors d’eux. -En bas, ils se trouvèrent seuls. -Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. -Sans raison, il la boudait, comme si elle l’eût trompé. -On était si perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis ! -Sans cesse, des lampes étoilaient la nuit. -Entre les muraillements étroits, la colonne d’air soufflait de nouveau en tempête. -Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncée de méfiance. +En bas, ils se trouvèrent seuls. +Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. +Sans raison, il la boudait, comme si elle l’eût trompé. +On était si perdu, on aurait si bien pu rire en bons amis ! +Sans cesse, des lampes étoilaient la nuit. +Entre les muraillements étroits, la colonne d’air soufflait de nouveau en tempête. +Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncée de méfiance. Maheu tenta un dernier effort. -Il s’approcha de Pierron, qui avait pris son service à six heures. +Il s’approcha de Pierron, qui avait pris son service à six heures. Voyons, tu peux bien nous laisser monter. Impossible, demande au porion... -On me mettrait à l’amende. -De nouveaux grondements furent étouffés. -Catherine se pencha, dit à l’oreille d’Étienne : — Viens donc voir l’écurie. -C’est là qu’il fait bon ! -Elle se trouvait à gauche, au bout d’une courte galerie. +On me mettrait à l’amende. +De nouveaux grondements furent étouffés. +Catherine se pencha, dit à l’oreille d’Étienne : — Viens donc voir l’écurie. +C’est là qu’il fait bon ! +Elle se trouvait à gauche, au bout d’une courte galerie. L’unique lampe avait une lueur calme de veilleuse. -En apercevant les deux autres avec sa fille, il se fâcha. -Qu’est-ce que vous fichez là, tous ? +En apercevant les deux autres avec sa fille, il se fâcha. +Qu’est-ce que vous fichez là, tous ? Allons, houp ! bougresses qui m’amenez un homme ici !... -C’est propre de venir faire vos saletés dans ma paille. -Mouquette trouvait ça drôle, se tenait le ventre. -Mais Étienne, gêné, s’en alla, tandis que Catherine lui souriait. -Du reste, dans les ténèbres, il était devenu d’une grande malignité. -Maintenant, l’âge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d’une mélancolie. -La descente dura près de trois minutes, on ralentissait la machine par précaution. -Aussi, en bas, l’émotion grandissait-elle. +C’est propre de venir faire vos saletés dans ma paille. +Mouquette trouvait ça drôle, se tenait le ventre. +Mais Étienne, gêné, s’en alla, tandis que Catherine lui souriait. +Du reste, dans les ténèbres, il était devenu d’une grande malignité. +Maintenant, l’âge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d’une mélancolie. +La descente dura près de trois minutes, on ralentissait la machine par précaution. +Aussi, en bas, l’émotion grandissait-elle. Quoi donc ? est-ce qu’on allait le laisser en route, pendu dans le noir ? -Enfin, il parut, avec son immobilité de pierre, son œil fixe, dilaté de terreur. -C’était un cheval bai, de trois ans à peine, nommé Trompette. -Attention ! criait le père Mouque, chargé de le recevoir. -Amenez-le, ne le détachez pas encore. -Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte, comme une masse. -Les ouvriers élargirent le cercle en plaisantant. +Enfin, il parut, avec son immobilité de pierre, son œil fixe, dilaté de terreur. +C’était un cheval bai, de trois ans à peine, nommé Trompette. +Attention ! criait le père Mouque, chargé de le recevoir. +Amenez-le, ne le détachez pas encore. +Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte, comme une masse. +Les ouvriers élargirent le cercle en plaisantant. Eh bien ! quelle bonne odeur lui trouvait-il ? Mais Bataille s’animait, sourd aux moqueries. -Le voilà qui cause avec le camarade. -Trompette, délié, ne bougeait toujours pas. -Et le père Mouque emmena les deux bêtes qui fraternisaient. -Voyons, y sommes-nous, à présent ? demanda Maheu. -Peu à peu, les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes les galeries. -Zacharie pinçait sournoisement la Mouquette, histoire de se réchauffer. -Dépêchons ! dépêchons ! répétait aux chargeurs le porion Richomme. -Cependant, les murmures devenaient tels, qu’il fut forcé de s’en mêler. -Toi qui es raisonnable, dit-il à Maheu, fais-les donc taire. -Quand on n’est pas les plus forts, on doit être les plus sages. -Brusquement, il fut aveuglé. +Le voilà qui cause avec le camarade. +Trompette, délié, ne bougeait toujours pas. +Et le père Mouque emmena les deux bêtes qui fraternisaient. +Voyons, y sommes-nous, à présent ? demanda Maheu. +Peu à peu, les chantiers se vidaient, des mineurs revenaient de toutes les galeries. +Zacharie pinçait sournoisement la Mouquette, histoire de se réchauffer. +Dépêchons ! dépêchons ! répétait aux chargeurs le porion Richomme. +Cependant, les murmures devenaient tels, qu’il fut forcé de s’en mêler. +Toi qui es raisonnable, dit-il à Maheu, fais-les donc taire. +Quand on n’est pas les plus forts, on doit être les plus sages. +Brusquement, il fut aveuglé. Un moulineur ouvrait la porte, le flot des ouvriers sautait des berlines. -Le Volcan était un café-concert de Montsou. -Mouquet cligna l’œil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les mâchoires. -Ce n’était que nu et sale. -Un jour terreux entrait par les fenêtres poussiéreuses. -La journée est complète, cria-t-il. +Le Volcan était un café-concert de Montsou. +Mouquet cligna l’œil gauche, avec un rire silencieux qui lui fendait les mâchoires. +Ce n’était que nu et sale. +Un jour terreux entrait par les fenêtres poussiéreuses. +La journée est complète, cria-t-il. Encore vingt sous de moins !... -Et son regard oblique, dirigé sur Étienne, complétait sa pensée. -Celui-ci fut tenté de répondre à coups de poing. -Puis, il se demanda à quoi bon, puisqu’il partait. -Cela le décidait absolument. +Et son regard oblique, dirigé sur Étienne, complétait sa pensée. +Celui-ci fut tenté de répondre à coups de poing. +Puis, il se demanda à quoi bon, puisqu’il partait. +Cela le décidait absolument. Demain, il fera mieux. -Tous n’en restaient pas moins aigris, agités d’un besoin de querelle. -Quand les reins brûlaient, on se cuisait le ventre. -La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sécher sa chemise. -Je m’en vais, dit Chaval qui avait serré ses outils dans sa caisse. +Tous n’en restaient pas moins aigris, agités d’un besoin de querelle. +Quand les reins brûlaient, on se cuisait le ventre. +La Mouquette, tranquillement, avait rabattu sa culotte pour sécher sa chemise. +Je m’en vais, dit Chaval qui avait serré ses outils dans sa caisse. Mais on continuait de plaisanter, on savait qu’il ne voulait plus d’elle. -Voulez-vous que je tâche de vous trouver du crédit quelque part ? -Le jeune homme resta un instant embarrassé. -Justement, il allait réclamer ses trente sous et partir. +Voulez-vous que je tâche de vous trouver du crédit quelque part ? +Le jeune homme resta un instant embarrassé. +Justement, il allait réclamer ses trente sous et partir. Mais une honte le retint devant la jeune fille. -Elle le regardait fixement, peut-être croirait-elle qu’il boudait le travail. +Elle le regardait fixement, peut-être croirait-elle qu’il boudait le travail. Vous savez, je ne vous promets rien, continua Maheu. Nous en serons quittes pour un refus. -Alors, Étienne ne dit pas non. -À quoi bon tout cela ? -Étienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande. -Mais, comme ils traversaient le criblage, une scène violente les arrêta. -On les payait au panier, c’étaient des querelles sans cesse renaissantes. -Les chignons volaient, les mains restaient marquées en noir sur les faces rouges. -Fous-lui donc un renfoncement ! cria d’en haut Zacharie à sa maîtresse. -Toutes les cribleuses éclatèrent. -Mais la Brûlé se jeta hargneusement sur le jeune homme. +Alors, Étienne ne dit pas non. +À quoi bon tout cela ? +Étienne les suivit, Levaque et son gamin se mirent de la bande. +Mais, comme ils traversaient le criblage, une scène violente les arrêta. +On les payait au panier, c’étaient des querelles sans cesse renaissantes. +Les chignons volaient, les mains restaient marquées en noir sur les faces rouges. +Fous-lui donc un renfoncement ! cria d’en haut Zacharie à sa maîtresse. +Toutes les cribleuses éclatèrent. +Mais la Brûlé se jeta hargneusement sur le jeune homme. S’il est permis, une bringue de dix-huit ans, qui ne tient pas debout ! -Un surveillant accourait, les râteaux se rendirent à fouiller le charbon. -Dehors, le vent s’était brusquement calmé, un froid humide tombait du ciel gris. -Tiens ! voilà Bouteloup, dit Zacharie en ricanant. -Ça y est, la soupe, Louis ? +Un surveillant accourait, les râteaux se rendirent à fouiller le charbon. +Dehors, le vent s’était brusquement calmé, un froid humide tombait du ciel gris. +Tiens ! voilà Bouteloup, dit Zacharie en ricanant. +Ça y est, la soupe, Louis ? Alors, la femme est gentille, aujourd’hui ? Oui, gentille, je crois. Cependant, les gamins marchaient les premiers. -Catherine suivait avec Zacharie et Étienne. -Nous y sommes, dit le premier à Étienne. -Derrière, s’allongeait un jeu de quilles, clos d’une haie vive. -Entrez, répéta Maheu à Étienne. -Dans la cheminée de fonte, vernie et luisante, brûlait doucement une pâtée de houille. -La fille tourna le robinet, en répondant que le patron allait revenir. -Il n’offrit rien à son compagnon. -La face large de Rasseneur exprima subitement une grande défiance. +Catherine suivait avec Zacharie et Étienne. +Nous y sommes, dit le premier à Étienne. +Derrière, s’allongeait un jeu de quilles, clos d’une haie vive. +Entrez, répéta Maheu à Étienne. +Dans la cheminée de fonte, vernie et luisante, brûlait doucement une pâtée de houille. +La fille tourna le robinet, en répondant que le patron allait revenir. +Il n’offrit rien à son compagnon. +La face large de Rasseneur exprima subitement une grande défiance. N’importe, il s’en irait, quand il aurait ses trente sous. -Le mineur qui buvait à une table était parti. -Celui-ci tourna la tête et vit qu’Étienne seul était là. -Il y a qu’on s’est chamaillé encore... +Le mineur qui buvait à une table était parti. +Celui-ci tourna la tête et vit qu’Étienne seul était là. +Il y a qu’on s’est chamaillé encore... Oui, pour le boisage. Il conta l’affaire. Ah bien ! s’ils s’avisent de baisser les prix, ils sont fichus. -Cependant, il continua, en lui lançant des regards obliques. +Cependant, il continua, en lui lançant des regards obliques. Depuis un mois, il donnait plus de six livres de pain par jour. -Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille, pleine de détails inquiétants. +Du reste, il venait de recevoir une lettre de Lille, pleine de détails inquiétants. Mais il fut interrompu. -Elle était en politique beaucoup plus radicale que son mari. +Elle était en politique beaucoup plus radicale que son mari. La lettre de Pluchart, dit-elle. -Ah ! s’il était le maître, celui-là, ça ne tarderait pas à mieux aller ! -Ce nom, jeté brusquement, le fit tressaillir. -Il dit tout haut, comme malgré lui : — Je le connais, Pluchart. -Un homme capable, j’ai causé souvent avec lui. +Ah ! s’il était le maître, celui-là, ça ne tarderait pas à mieux aller ! +Ce nom, jeté brusquement, le fit tressaillir. +Il dit tout haut, comme malgré lui : — Je le connais, Pluchart. +Un homme capable, j’ai causé souvent avec lui. Alors, l’affaire fut conclue en quatre paroles. -Il y avait une chambre, le locataire était parti le matin. -Sa femme haussait les épaules, voulait son droit, absolument. -Regarde, te voilà gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti. -Oui, je me suis beaucoup refait, déclara Rasseneur complaisamment. -On devait descendre les derniers mineurs de la coupe à terre. +Il y avait une chambre, le locataire était parti le matin. +Sa femme haussait les épaules, voulait son droit, absolument. +Regarde, te voilà gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti. +Oui, je me suis beaucoup refait, déclara Rasseneur complaisamment. +On devait descendre les derniers mineurs de la coupe à terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes, jetait un cri aigu. -Alors, Étienne, brusquement, se décida. -Peut-être était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait du Voreux. -C’était une grande maison carrée, sans style, bâtie au commencement du siècle dernier. +Alors, Étienne, brusquement, se décida. +Peut-être était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait du Voreux. +C’était une grande maison carrée, sans style, bâtie au commencement du siècle dernier. D’ailleurs le parc manquait, un petit bois en tenait lieu. -Ce matin-là, les Grégoire s’étaient levés à huit heures. +Ce matin-là, les Grégoire s’étaient levés à huit heures. Hein ! ce serait une surprise. -Ça, c’est vrai, la surprise serait fameuse... +Ça, c’est vrai, la surprise serait fameuse... Cela sentait bon la bonne nourriture. -Des provisions débordaient des râteliers et des armoires. -On n’allait jamais au salon, on demeurait là, en famille. -Et Cécile ? demanda-t-il, elle ne se lève donc pas, aujourd’hui ? -Je n’y comprends rien, répondit sa femme. +Des provisions débordaient des râteliers et des armoires. +On n’allait jamais au salon, on demeurait là, en famille. +Et Cécile ? demanda-t-il, elle ne se lève donc pas, aujourd’hui ? +Je n’y comprends rien, répondit sa femme. Il me semblait l’avoir entendue remuer. -Le couvert était mis, trois bols sur la nappe blanche. +Le couvert était mis, trois bols sur la nappe blanche. On envoya Honorine voir ce que devenait mademoiselle. Oh ! si monsieur et madame voyaient mademoiselle !... -Elle dort, oh ! elle dort, ainsi qu’un Jésus... -On n’a pas idée de ça, c’est un plaisir à la regarder. -Le père et la mère échangeaient des regards attendris. +Elle dort, oh ! elle dort, ainsi qu’un Jésus... +On n’a pas idée de ça, c’est un plaisir à la regarder. +Le père et la mère échangeaient des regards attendris. Il dit en souriant : — Viens-tu voir ? Cette pauvre mignonne ! murmura-t-elle. -Et ils montèrent ensemble. -Ce maudit vent l’aura empêchée de fermer les yeux, dit la mère doucement. -Le père, d’un geste, lui imposa silence. +Et ils montèrent ensemble. +Ce maudit vent l’aura empêchée de fermer les yeux, dit la mère doucement. +Le père, d’un geste, lui imposa silence. Ils la voyaient parfaite, point trop grasse, jamais assez bien nourrie. -Pourtant, une onde légère troubla sa face immobile. -Chut ! dit Monsieur Grégoire à la porte. +Pourtant, une onde légère troubla sa face immobile. +Chut ! dit Monsieur Grégoire à la porte. Si elle n’a pas dormi, il faut la laisser dormir. -Tant qu’elle voudra, la mignonne, appuya madame Grégoire. +Tant qu’elle voudra, la mignonne, appuya madame Grégoire. Lui, avait pris un journal ; elle, tricotait un grand couvre-pieds de laine. -Il faisait très chaud, pas un bruit ne venait de la maison muette. +Il faisait très chaud, pas un bruit ne venait de la maison muette. Desrumaux, agonisant, mais vainqueur, avait eu, dans le partage, six sous et trois deniers. -Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s’élargissaient, avec la prospérité de la Compagnie. -Dès mille huit cent vingt, ils rapportaient cent pour cent, dix mille francs. -Ça remonterait, Dieu n’était pas si solide. +Ces dix pauvres mille francs grossissaient, s’élargissaient, avec la prospérité de la Compagnie. +Dès mille huit cent vingt, ils rapportaient cent pour cent, dix mille francs. +Ça remonterait, Dieu n’était pas si solide. Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. -Toute dépense qui ne profitait pas, leur semblait stupide. -C’était Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés de sommeil. -Elle avait simplement relevé ses cheveux et passé un peignoir de laine blanche. -Mais non, dit la mère, tu vois qu’on t’attendait... -Hein ? ce vent a dû t’empêcher de dormir, pauvre mignonne ! -La jeune fille regarda très surprise. +Toute dépense qui ne profitait pas, leur semblait stupide. +C’était Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés de sommeil. +Elle avait simplement relevé ses cheveux et passé un peignoir de laine blanche. +Mais non, dit la mère, tu vois qu’on t’attendait... +Hein ? ce vent a dû t’empêcher de dormir, pauvre mignonne ! +La jeune fille regarda très surprise. Il a fait du vent ?... -Je n’en sais rien, je n’ai pas bougé de la nuit. -La vue de la brioche acheva d’épanouir les visages. -Comment ! elle est donc cuite ? répétait Cécile. -En voilà une attrape qu’on me fait !... -C’est ça qui va être bon, tout chaud, dans le chocolat ! -Il venait aussi un professeur de littérature. +Je n’en sais rien, je n’ai pas bougé de la nuit. +La vue de la brioche acheva d’épanouir les visages. +Comment ! elle est donc cuite ? répétait Cécile. +En voilà une attrape qu’on me fait !... +C’est ça qui va être bon, tout chaud, dans le chocolat ! +Il venait aussi un professeur de littérature. C’est monsieur Deneulin, dit Honorine en rentrant. Oui, c’est moi, bonjour... -Ne vous dérangez donc pas ! -Il s’était assis, pendant que la famille s’exclamait. -Elle finit par se remettre à son chocolat. -Est-ce que tu as quelque chose à me dire ? demanda Monsieur Grégoire. -Non rien du tout, se hâta de répondre Deneulin. -Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. -Monsieur Grégoire reprit : — Et tout marche-t-il bien, à la fosse ? -Dame ! je suis bousculé avec les camarades, par cette saleté de crise... -Ah ! nous payons les années prospères ! -Heureusement, rien n’est désespéré, je m’en tirerai quand même. -Comme son cousin, il avait eu en héritage un denier des mines de Montsou. -Depuis des mois, il mûrissait un plan. -On devait, disait-il, trouver là de l’or à la pelle. -L’idée était juste. -Maintenant, tout dégringole, tu peux courir... -Monsieur Grégoire achevait son chocolat, sans hâte. -Il répondit paisiblement : — Jamais !... -Tu sais bien que je ne veux pas spéculer. -Il ne faut pas être si gourmand, que diable ! -Deneulin l’écoutait avec un sourire gêné. -Oh ! je n’en suis pas là ! +Ne vous dérangez donc pas ! +Il s’était assis, pendant que la famille s’exclamait. +Elle finit par se remettre à son chocolat. +Est-ce que tu as quelque chose à me dire ? demanda Monsieur Grégoire. +Non rien du tout, se hâta de répondre Deneulin. +Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. +Monsieur Grégoire reprit : — Et tout marche-t-il bien, à la fosse ? +Dame ! je suis bousculé avec les camarades, par cette saleté de crise... +Ah ! nous payons les années prospères ! +Heureusement, rien n’est désespéré, je m’en tirerai quand même. +Comme son cousin, il avait eu en héritage un denier des mines de Montsou. +Depuis des mois, il mûrissait un plan. +On devait, disait-il, trouver là de l’or à la pelle. +L’idée était juste. +Maintenant, tout dégringole, tu peux courir... +Monsieur Grégoire achevait son chocolat, sans hâte. +Il répondit paisiblement : — Jamais !... +Tu sais bien que je ne veux pas spéculer. +Il ne faut pas être si gourmand, que diable ! +Deneulin l’écoutait avec un sourire gêné. +Oh ! je n’en suis pas là ! C’est une plaisanterie... On changea d’entretien. -Cécile revint sur ses cousines, dont les goûts la préoccupaient, tout en la choquant. -Cependant, Monsieur Grégoire, l’air distrait, n’était pas à la conversation. +Cécile revint sur ses cousines, dont les goûts la préoccupaient, tout en la choquant. +Cependant, Monsieur Grégoire, l’air distrait, n’était pas à la conversation. Ils en ont une belle envie, tu retrouverais ton argent. -Les yeux de Deneulin avaient flambé. -Jamais ! cria-t-il à son tour. +Les yeux de Deneulin avaient flambé. +Jamais ! cria-t-il à son tour. Tant que je serai vivant, Montsou n’aura pas Vandame... Il ne tarissait plus. -Mélanie était venue desservir la table. -Non, laisse, ça doit être pour ma leçon. -Deneulin, lui aussi, s’était levé. -Il n’y a rien de fait, dit madame Grégoire. -Une idée en l’air... +Mélanie était venue desservir la table. +Non, laisse, ça doit être pour ma leçon. +Deneulin, lui aussi, s’était levé. +Il n’y a rien de fait, dit madame Grégoire. +Une idée en l’air... Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je crois que le neveu et la tante... -Mais Monsieur Grégoire s’indigna. -Une dame si distinguée, et de quatorze ans plus âgée que le jeune homme ! -C’était monstrueux, il n’aimait pas qu’on plaisantât sur des sujets pareils. +Mais Monsieur Grégoire s’indigna. +Une dame si distinguée, et de quatorze ans plus âgée que le jeune homme ! +C’était monstrueux, il n’aimait pas qu’on plaisantât sur des sujets pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit. -Ce n’est pas encore ça, dit Cécile qui revenait. +Ce n’est pas encore ça, dit Cécile qui revenait. Faut-il les faire entrer ici ? -Étaient-ils très sales ? +Étaient-ils très sales ? Non, pas trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron. -Déjà le père et la mère s’étaient allongés au fond des grands fauteuils. -La crainte de changer d’air acheva de les décider. +Déjà le père et la mère s’étaient allongés au fond des grands fauteuils. +La crainte de changer d’air acheva de les décider. Le coucou, en bas, sonna six heures. -Et le silence retomba jusqu’à sept heures. -Elle eut conscience de l’heure, elle courut pieds nus secouer sa mère. +Et le silence retomba jusqu’à sept heures. +Elle eut conscience de l’heure, elle courut pieds nus secouer sa mère. Maman ! maman ! il est tard. Toi qui as une course... -Prends garde ! tu vas écraser Estelle. -Et elle sauva l’enfant, à demi étouffée sous la coulée énorme des seins. -Et de la soupe, sacré bon sort ! murmura-t-elle de nouveau. -Il continuait à ronfler, dans l’affreux charivari des enfants. -C’est prêt ! y êtes-vous, là-haut ? cria la Maheude. -Elle avait rabattu les volets, secoué le feu, remis du charbon. -Son espoir était que le vieux n’eût pas englouti toute la soupe. -Descendez-vous, à la fin ! cria-t-elle en se fâchant. -Je devrais être partie. +Prends garde ! tu vas écraser Estelle. +Et elle sauva l’enfant, à demi étouffée sous la coulée énorme des seins. +Et de la soupe, sacré bon sort ! murmura-t-elle de nouveau. +Il continuait à ronfler, dans l’affreux charivari des enfants. +C’est prêt ! y êtes-vous, là-haut ? cria la Maheude. +Elle avait rabattu les volets, secoué le feu, remis du charbon. +Son espoir était que le vieux n’eût pas englouti toute la soupe. +Descendez-vous, à la fin ! cria-t-elle en se fâchant. +Je devrais être partie. Elle, disait-elle, n’avait pas faim. -Ça la soutiendrait tout de même. +Ça la soutiendrait tout de même. Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas. -Et l’école, maman ? -L’école, eh bien ! ce sera pour un autre jour... +Et l’école, maman ? +L’école, eh bien ! ce sera pour un autre jour... J’ai besoin de toi. Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard ? La soupe, la soupe... -Alzire, d’une intelligence précoce de fillette infirme, savait très bien faire la soupe. +Alzire, d’une intelligence précoce de fillette infirme, savait très bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n’insista point. -Huit heures sonnèrent, un murmure croissant de bavardages montait à gauche, chez la Levaque. -Non, non, plus tard ! répondit la Maheude. +Huit heures sonnèrent, un murmure croissant de bavardages montait à gauche, chez la Levaque. +Non, non, plus tard ! répondit la Maheude. J’ai une course. -Dehors, la Maheude s’étonna de voir que le vent ne soufflait plus. -Et, tournant à droite, la Maheude se trouva sur la grande route. +Dehors, la Maheude s’étonna de voir que le vent ne soufflait plus. +Et, tournant à droite, la Maheude se trouva sur la grande route. Attends ! attends ! sale cochon ! cria-t-elle, je vas te faire rouler des boulettes ! -Ils pataugeaient, déjà éreintés de leurs efforts pour décoller leurs semelles, à chaque enjambée. -Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout émotionnée. -Il la regarda sans répondre. +Ils pataugeaient, déjà éreintés de leurs efforts pour décoller leurs semelles, à chaque enjambée. +Elle arrivait chez Maigrat, elle était tout émotionnée. +Il la regarda sans répondre. Voyons, vous ne me renverrez pas comme hier. -Faut que nous mangions du pain d’ici à samedi... -Bien sûr, nous vous devons soixante francs depuis deux ans... -Elle s’expliquait, en courtes phrases pénibles. -C’était une vieille dette, contractée pendant la dernière grève. -Et voilà pourquoi ils se trouvaient sans un sou. -Autrement, ils seraient allés jusqu’au samedi, comme les camarades. +Faut que nous mangions du pain d’ici à samedi... +Bien sûr, nous vous devons soixante francs depuis deux ans... +Elle s’expliquait, en courtes phrases pénibles. +C’était une vieille dette, contractée pendant la dernière grève. +Et voilà pourquoi ils se trouvaient sans un sou. +Autrement, ils seraient allés jusqu’au samedi, comme les camarades. Rien que deux pains, monsieur Maigrat. -Je suis raisonnable, je ne demande pas du café... +Je suis raisonnable, je ne demande pas du café... Rien que deux pains de trois livres par jour. Non ! cria-t-il enfin, de toute sa force. -On racontait qu’elle cédait le lit conjugal aux herscheuses de la clientèle. -Ça ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous ! +On racontait qu’elle cédait le lit conjugal aux herscheuses de la clientèle. +Ça ne vous portera pas chance, monsieur Maigrat, rappelez-vous ! Maintenant, il ne lui restait que les bourgeois de la Piolaine. -Si ceux-là ne lâchaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et crever. -Elle avait pris à gauche le chemin de Joiselle. -Bonjour, monsieur le curé. -Et la course recommença, dans la boue noire et collante. -Elle les porta l’un après l’autre. -Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacré pavé était gras. -Il avait fallu que le cocher prît un fouet. -Laissez vos sabots, entrez, répétait Honorine. -Ma fille, dit cette dernière, remplis ton petit office. -Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs aumônes. -Cela rentrait dans leur idée d’une belle éducation. -Oh ! les pauvres mignons ! s’écria Cécile, sont-ils pâlots d’être allés au froid !... +Si ceux-là ne lâchaient pas cent sous, on pouvait tous se coucher et crever. +Elle avait pris à gauche le chemin de Joiselle. +Bonjour, monsieur le curé. +Et la course recommença, dans la boue noire et collante. +Elle les porta l’un après l’autre. +Trois fois, elle faillit tomber, tant ce sacré pavé était gras. +Il avait fallu que le cocher prît un fouet. +Laissez vos sabots, entrez, répétait Honorine. +Ma fille, dit cette dernière, remplis ton petit office. +Les Grégoire chargeaient Cécile de leurs aumônes. +Cela rentrait dans leur idée d’une belle éducation. +Oh ! les pauvres mignons ! s’écria Cécile, sont-ils pâlots d’être allés au froid !... Honorine, va donc chercher le paquet, dans l’armoire. -Justement, continuait Cécile, j’ai encore deux robes de laine et des fichus... +Justement, continuait Cécile, j’ai encore deux robes de laine et des fichus... Vous allez voir, ils auront chaud, les pauvres mignons ! -La Maheude, alors, retrouva sa langue, bégayant : — Merci bien, Mademoiselle... -Vous êtes tous bien bons... -Vous n’avez que ces deux-là ? demanda madame Grégoire, pour rompre le silence. +La Maheude, alors, retrouva sa langue, bégayant : — Merci bien, Mademoiselle... +Vous êtes tous bien bons... +Vous n’avez que ces deux-là ? demanda madame Grégoire, pour rompre le silence. Sept enfants, mais pourquoi ? bon Dieu ! C’est imprudent, murmura la vieille dame. La Maheude eut un geste vague d’excuse. -Que voulez-vous ? on n’y songeait point, ça poussait naturellement. -Et puis, quand ça grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la maison. -Fallait quand même nourrir les petits qui ne fichaient rien. -Alors, reprit madame Grégoire, vous travaillez depuis longtemps aux mines ? -Un rire muet éclaira le visage blême de la Maheude. +Que voulez-vous ? on n’y songeait point, ça poussait naturellement. +Et puis, quand ça grandissait, ça rapportait, ça faisait aller la maison. +Fallait quand même nourrir les petits qui ne fichaient rien. +Alors, reprit madame Grégoire, vous travaillez depuis longtemps aux mines ? +Un rire muet éclaira le visage blême de la Maheude. Ah ! oui, ah ! oui... -Moi, je suis descendue jusqu’à vingt ans. -Mais, du côté de mon mari, voyez-vous, ils sont là-dedans depuis des éternités. -Que fait-elle donc ? s’écria Cécile, impatientée. -Monsieur a raison, répondit posément la Maheude. +Moi, je suis descendue jusqu’à vingt ans. +Mais, du côté de mon mari, voyez-vous, ils sont là-dedans depuis des éternités. +Que fait-elle donc ? s’écria Cécile, impatientée. +Monsieur a raison, répondit posément la Maheude. On n’est pas toujours dans la bonne route. -C’est ce que je répète aux vauriens, quand ils se plaignent... -Moi, je suis bien tombée, mon mari ne boit pas. -On payait régulièrement pendant des quinzaines. -Va te faire fiche ! on était dans le pétrin jusqu’à la mort. -Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brûle pourtant... -Où il n’y a rien, il n’y a rien. -Monsieur Grégoire l’approuva beaucoup. +C’est ce que je répète aux vauriens, quand ils se plaignent... +Moi, je suis bien tombée, mon mari ne boit pas. +On payait régulièrement pendant des quinzaines. +Va te faire fiche ! on était dans le pétrin jusqu’à la mort. +Oui, oui, on nous donne du charbon, pas trop fameux, mais qui brûle pourtant... +Où il n’y a rien, il n’y a rien. +Monsieur Grégoire l’approuva beaucoup. Avec de tels sentiments, ma brave femme, on est au-dessus de l’infortune. -Honorine et Mélanie apportaient enfin le paquet. -Ce fut Cécile qui le déballa et qui sortit les deux robes. -Elle y joignit des fichus, même des bas et des mitaines. -La phrase s’étrangla, car les Maheu étaient fiers et ne mendiaient point. -Cécile, inquiète, regarda son père ; mais celui-ci refusa nettement, d’un air de devoir. +Honorine et Mélanie apportaient enfin le paquet. +Ce fut Cécile qui le déballa et qui sortit les deux robes. +Elle y joignit des fichus, même des bas et des mitaines. +La phrase s’étrangla, car les Maheu étaient fiers et ne mendiaient point. +Cécile, inquiète, regarda son père ; mais celui-ci refusa nettement, d’un air de devoir. Non, ce n’est pas dans nos habitudes. Nous ne pouvons pas. Tenez ! c’est pour vous. Puis elle les reprit, demanda un vieux journal. -Attendez, vous partagerez avec vos frères et vos sœurs. +Attendez, vous partagerez avec vos frères et vos sœurs. Et, sous les regards attendris de ses parents, elle acheva de les pousser dehors. -Catherine le giflerait, s’il lui soufflait de trop près sous le nez. -Devant le feu, Estelle hurlait, bercée dans les bras d’Alzire. -Ce simulacre, souvent, réussissait. -Passe-la-moi, cria la mère, dès qu’elle se trouva débarrassée. +Catherine le giflerait, s’il lui soufflait de trop près sous le nez. +Devant le feu, Estelle hurlait, bercée dans les bras d’Alzire. +Ce simulacre, souvent, réussissait. +Passe-la-moi, cria la mère, dès qu’elle se trouva débarrassée. Elle ne nous laissera pas dire un mot. -En voilà des choses ! murmura Alzire, en souriant aux provisions. +En voilà des choses ! murmura Alzire, en souriant aux provisions. Si tu veux, maman, je ferai la soupe. Non, j’en ferai ensuite pour les hommes... Mets bouillir des pommes de terre, nous les mangerons avec un peu de beurre... -Et du café, hein ? n’oublie pas le café ! -Mais, tout d’un coup, l’idée de la brioche lui revint. -Est-ce que ces gourmands n’avaient pas, en chemin, mangé sournoisement la brioche ! -Si c’est pour moi, tu sais que ça m’est égal, la brioche. -Ils avaient faim, d’être allés si loin à pied. -Midi sonnèrent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de l’école. -D’habitude, il se levait plus tard, son déjeuner l’attendait sur le feu. -Ah ! j’ai oublié, maman, dit Alzire, la voisine est venue... -Sa mère l’interrompit. -Dans le coron, on ne se prêtait guère de ménage à ménage. -Tiens ! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un moulin de café... -Je le reporterai à la Pierronne, à qui je le dois d’avant-hier. -Le puits commun était là, desservant quatre ménages. -Ça ne pressait pas. -C’étaient six ou sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche. -Comme elle est grosse déjà ! reprit la Pierronne, en faisant des risettes à Estelle. -Ah ! le mal que ça donne, ne m’en parle pas ! dit la Maheude. +Et du café, hein ? n’oublie pas le café ! +Mais, tout d’un coup, l’idée de la brioche lui revint. +Est-ce que ces gourmands n’avaient pas, en chemin, mangé sournoisement la brioche ! +Si c’est pour moi, tu sais que ça m’est égal, la brioche. +Ils avaient faim, d’être allés si loin à pied. +Midi sonnèrent, on entendit les galoches des gamins qui sortaient de l’école. +D’habitude, il se levait plus tard, son déjeuner l’attendait sur le feu. +Ah ! j’ai oublié, maman, dit Alzire, la voisine est venue... +Sa mère l’interrompit. +Dans le coron, on ne se prêtait guère de ménage à ménage. +Tiens ! tu me fais songer, reprit la Maheude, enveloppe donc un moulin de café... +Je le reporterai à la Pierronne, à qui je le dois d’avant-hier. +Le puits commun était là, desservant quatre ménages. +Ça ne pressait pas. +C’étaient six ou sept sous de gain par jour, quelquefois douze le dimanche. +Comme elle est grosse déjà ! reprit la Pierronne, en faisant des risettes à Estelle. +Ah ! le mal que ça donne, ne m’en parle pas ! dit la Maheude. Tu es heureuse de n’en pas avoir. Au moins, tu peux tenir propre. Tu vas en prendre un verre avec moi, dit-elle. Non, merci, je sors d’avaler le mien. -Qu’est-ce que ça fait ? -En effet, ça ne faisait rien. +Qu’est-ce que ça fait ? +En effet, ça ne faisait rien. Et toutes deux burent lentement. S’il est possible de vivre dans une pareille ordure ! murmura la Pierronne. -Alors, la Maheude partit et ne s’arrêta plus. +Alors, la Maheude partit et ne s’arrêta plus. Quand on savait s’y prendre, un logeur devenait une excellente affaire. Seulement, il ne fallait pas coucher avec. -La Pierronne prit un air profondément dégoûté. -Ces chanteuses, ça donnait toutes les maladies. -Il y en avait une, à Joiselle, qui avait empoisonné une fosse. -Ah ! oui, empêche donc ça !... -Leur jardin est contre le nôtre. -À ta place, j’aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement. -De toute façon, l’argent est fichu. -La Maheude, furieuse, étendit les mains. -Écoute ça : je les maudis, s’ils se collent... +La Pierronne prit un air profondément dégoûté. +Ces chanteuses, ça donnait toutes les maladies. +Il y en avait une, à Joiselle, qui avait empoisonné une fosse. +Ah ! oui, empêche donc ça !... +Leur jardin est contre le nôtre. +À ta place, j’aimerais mieux en finir, reprit la Pierronne sagement. +De toute façon, l’argent est fichu. +La Maheude, furieuse, étendit les mains. +Écoute ça : je les maudis, s’ils se collent... Est-ce que Zacharie ne nous doit pas du respect ? Cependant, elle se calma. -Je parle en général, on verra plus tard... -Il est joliment fort, ton café : tu mets ce qu’il faut. -Cette visite commençait à remuer le village. +Je parle en général, on verra plus tard... +Il est joliment fort, ton café : tu mets ce qu’il faut. +Cette visite commençait à remuer le village. Monsieur, disait-elle, je ne sors plus, j’ai mal partout... Faudrait en causer cependant. Il a toujours ses douleurs aux jambes. C’est toi qui l’esquintes, fiche-moi la paix ! -Les deux femmes restèrent plantées, regardant fuir le dos du docteur. +Les deux femmes restèrent plantées, regardant fuir le dos du docteur. Tu sais qu’il y a du nouveau... -Et tu prendras bien un peu de café. +Et tu prendras bien un peu de café. Il est tout frais. -La Maheude, qui se débattait, fut sans force. -Allons ! une goutte tout de même, pour ne pas la désobliger. -Hein ? c’est du propre, une femme mariée ! -Enfin, ça regardait le mari, s’il aimait ce pain-là. -Zacharie a tiré au sort, continua-t-elle, plus rien n’arrête... -Remettons ça aux beaux jours, répondit la Maheude gênée. +La Maheude, qui se débattait, fut sans force. +Allons ! une goutte tout de même, pour ne pas la désobliger. +Hein ? c’est du propre, une femme mariée ! +Enfin, ça regardait le mari, s’il aimait ce pain-là. +Zacharie a tiré au sort, continua-t-elle, plus rien n’arrête... +Remettons ça aux beaux jours, répondit la Maheude gênée. C’est ennuyeux, ces affaires ! -Comme s’ils n’auraient pas pu attendre d’être mariés, pour aller ensemble !... -La Levaque haussa les épaules. +Comme s’ils n’auraient pas pu attendre d’être mariés, pour aller ensemble !... +La Levaque haussa les épaules. Laisse donc, elle y passera comme les autres ! -Qu’est-ce que c’est que ça ?... +Qu’est-ce que c’est que ça ?... Tiens ! c’est madame Hennebeau avec des gens. -Les voilà qui entrent chez la Pierronne. -Du coup, toutes deux retombèrent sur la Pierronne. -Sans doute qu’on ne leur racontait pas les histoires avec le maître-porion. -Si c’était propre dessus, ce n’était guère propre dessous. -Et, tout le temps que les visiteurs restèrent en face, elles en dégoisèrent. -Les voilà qui sortent, dit enfin la Levaque. +Les voilà qui entrent chez la Pierronne. +Du coup, toutes deux retombèrent sur la Pierronne. +Sans doute qu’on ne leur racontait pas les histoires avec le maître-porion. +Si c’était propre dessus, ce n’était guère propre dessous. +Et, tout le temps que les visiteurs restèrent en face, elles en dégoisèrent. +Les voilà qui sortent, dit enfin la Levaque. Ils font le tour... -Regarde donc, ma chère, je crois qu’ils vont chez toi. +Regarde donc, ma chère, je crois qu’ils vont chez toi. La Maheude fut prise de peur. -Qui sait si Alzire avait donné un coup d’éponge à la table ? -Et sa soupe, à elle aussi, qui n’était pas prête ! -Henry et Lénore étaient sages par hasard, très occupés à déchirer un vieil almanach. -Le père Bonnemort fumait silencieusement sa pipe. +Qui sait si Alzire avait donné un coup d’éponge à la table ? +Et sa soupe, à elle aussi, qui n’était pas prête ! +Henry et Lénore étaient sages par hasard, très occupés à déchirer un vieil almanach. +Le père Bonnemort fumait silencieusement sa pipe. Comme la Maheude soufflait, madame Hennebeau frappa. Vous permettez, n’est-ce pas ? ma brave femme. -Entrez, entrez, répétait-elle à ses invités. -Nous ne gênons personne... +Entrez, entrez, répétait-elle à ses invités. +Nous ne gênons personne... Hein ? est-ce propre encore ? et cette brave femme a sept enfants ! -Tous nos ménages sont comme ça... +Tous nos ménages sont comme ça... Je vous expliquais que la Compagnie leur loue la maison six francs par mois. -Une grande salle au rez-de-chaussée, deux chambres en haut, une cave et un jardin. -Et un jardin, répéta la dame. +Une grande salle au rez-de-chaussée, deux chambres en haut, une cave et un jardin. +Et un jardin, répéta la dame. Mais on y vivrait, c’est charmant ! -Nous leur donnons du charbon plus qu’ils n’en brûlent, continuait madame Hennebeau. -Une Thébaïde ! un vrai pays de Cocagne ! murmura le monsieur, ravi. -La Maheude s’était précipitée pour offrir des chaises. -Alzire eut tout le succès. -Quelle jolie petite ménagère, avec son torchon ! -C’est merveilleux, merveilleux ! cria le monsieur, dans un élan final d’enthousiasme. -Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrêté la Pierronne, accourue en curieuse. +Nous leur donnons du charbon plus qu’ils n’en brûlent, continuait madame Hennebeau. +Une Thébaïde ! un vrai pays de Cocagne ! murmura le monsieur, ravi. +La Maheude s’était précipitée pour offrir des chaises. +Alzire eut tout le succès. +Quelle jolie petite ménagère, avec son torchon ! +C’est merveilleux, merveilleux ! cria le monsieur, dans un élan final d’enthousiasme. +Justement, devant sa porte, la Levaque avait arrêté la Pierronne, accourue en curieuse. Toutes deux affectaient une surprise mauvaise. Eh bien ! quoi donc, ces gens voulaient y coucher, chez les Maheu ? -Ce n’était pourtant pas si drôle. +Ce n’était pourtant pas si drôle. Toujours sans le sou, avec ce qu’ils gagnent ! Dame ! quand on a des vices ! On sait comment il se paie, Maigrat. @@ -885,3226 +885,3226 @@ Sur elle, oh ! non ! faudrait du courage... C’est sur Catherine qu’il en prend. On raconte des histoires... Elle aurait des hommes donc !... -D’abord, l’ingénieur... +D’abord, l’ingénieur... Oh ! il est trop menu, elle le perdrait dans les draps. -Qu’est-ce que ça fiche, si ça l’amuse ?... -Regarde donc comme elle tourne son derrière, avec l’air de nous mépriser toutes. +Qu’est-ce que ça fiche, si ça l’amuse ?... +Regarde donc comme elle tourne son derrière, avec l’air de nous mépriser toutes. Est-ce que c’est propre ? -C’est pourtant vrai qu’il a une tête de cocu, cet homme ! -Maintenant, le coron entier était dehors. -C’était surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement avait grossi. -Deux femmes s’étaient avancées, puis dix, puis vingt. -Prudemment, la Pierronne se taisait, à présent qu’il y avait trop d’oreilles. -Mais trois heures sonnèrent. -Les ouvriers de la coupe à terre étaient partis, Bouteloup et les autres. -Dès la porte, Maheu aperçut les provisions. -Il ne dit rien, mais son visage inquiet s’éclaira. -Puis, voilà qu’il y avait de tout. -Elle lui conterait ça plus tard. +C’est pourtant vrai qu’il a une tête de cocu, cet homme ! +Maintenant, le coron entier était dehors. +C’était surtout devant la porte de la Levaque que le rassemblement avait grossi. +Deux femmes s’étaient avancées, puis dix, puis vingt. +Prudemment, la Pierronne se taisait, à présent qu’il y avait trop d’oreilles. +Mais trois heures sonnèrent. +Les ouvriers de la coupe à terre étaient partis, Bouteloup et les autres. +Dès la porte, Maheu aperçut les provisions. +Il ne dit rien, mais son visage inquiet s’éclaira. +Puis, voilà qu’il y avait de tout. +Elle lui conterait ça plus tard. Il riait d’aise. J’ai voulu garder un peu d’argent... -Mais, si tu en désires, la petite peut courir en prendre une pinte. -Il la regardait, épanoui. +Mais, si tu en désires, la petite peut courir en prendre une pinte. +Il la regardait, épanoui. Comment ? elle avait aussi de l’argent ! Non, non, dit-il. -J’ai bu une chope, ça va bien. +J’ai bu une chope, ça va bien. Puis, comme leur sœur, ils disparurent dans l’escalier, tout nus. -Alzire, éponge un peu, hein ! -Mais un tapage, de l’autre côté du mur, lui coupa la parole. -C’est drôle, Bouteloup prétendait que la soupe était prête. -On ne parlait pas, quand le père mangeait. -Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, là-haut. -Non, le grand-père était déjà sorti, pour son tour de promenade accoutumé. -Et le silence recommença. -Tous deux vinrent se planter près du père, le petit en avant. +Alzire, éponge un peu, hein ! +Mais un tapage, de l’autre côté du mur, lui coupa la parole. +C’est drôle, Bouteloup prétendait que la soupe était prête. +On ne parlait pas, quand le père mangeait. +Il demanda seulement si le vieux dormait toujours, là-haut. +Non, le grand-père était déjà sorti, pour son tour de promenade accoutumé. +Et le silence recommença. +Tous deux vinrent se planter près du père, le petit en avant. Est-ce que les enfants en ont eu ? demanda-t-il. -Et, comme sa femme hésitait : — Tu sais, je n’aime pas ces injustices. -Mais oui, ils en ont eu ! s’écria-t-elle, en colère. -N’est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mangé du fromage ? -Vous devriez rougir d’être toujours dans l’assiette de votre père. -Ah ! oui, et plus que vous n’êtes gros ! +Et, comme sa femme hésitait : — Tu sais, je n’aime pas ces injustices. +Mais oui, ils en ont eu ! s’écria-t-elle, en colère. +N’est-ce pas, Alzire, que nous avons tous mangé du fromage ? +Vous devriez rougir d’être toujours dans l’assiette de votre père. +Ah ! oui, et plus que vous n’êtes gros ! Chacun sa part, il leur coupait des petits morceaux. -Les enfants, ravis, dévoraient. +Les enfants, ravis, dévoraient. Je vais me laver d’abord... Et donne-moi un coup de main pour jeter cette eau sale. -En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa mère l’arrêta. -Écoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. -De nouveau, le baquet était plein d’eau tiède. -Sur un coup d’œil, Alzire emmena Lénore et Henri jouer dehors. -Que fais-tu donc là-haut ? cria la Maheude à travers l’escalier. -Je raccommode ma robe, que j’ai déchirée hier, répondit Catherine. -Ne descends pas, ton père se lave. -Alors, Maheu et la Maheude restèrent seuls. +En le voyant filer sournoisement par la porte ouverte, sa mère l’arrêta. +Écoute, tu vas aller cueillir une salade de pissenlits pour ce soir. +De nouveau, le baquet était plein d’eau tiède. +Sur un coup d’œil, Alzire emmena Lénore et Henri jouer dehors. +Que fais-tu donc là-haut ? cria la Maheude à travers l’escalier. +Je raccommode ma robe, que j’ai déchirée hier, répondit Catherine. +Ne descends pas, ton père se lave. +Alors, Maheu et la Maheude restèrent seuls. Debout, sa femme le regardait. -Dis donc, commença-t-elle, j’ai vu ton œil, quand tu es arrivé... -Tu te tourmentais, hein ? ça t’a déridé, ces provisions... +Dis donc, commença-t-elle, j’ai vu ton œil, quand tu es arrivé... +Tu te tourmentais, hein ? ça t’a déridé, ces provisions... Imagine-toi que les bourgeois de la Piolaine ne m’ont pas fichu un sou. -Tu vois si j’étais à la noce ! -Il leva la tête, toujours muet. -Rien à la Piolaine, rien chez Maigrat : alors, quoi ? -Ça l’ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer... -Enfin, il m’a appelée vieux crampon... -Je crois que je n’ai pas perdu ma matinée. -Laisse donc, bête ! tu es trempé, tu me mouilles... -Seulement, je crains que Maigrat n’ait des idées... -Elle allait parler de Catherine, elle s’arrêta. -À quoi bon inquiéter le père ? -Ça ferait des histoires à n’en plus finir. -Quelles idées ? demanda-t-il. -Des idées de nous voler, donc ! -Faudra que Catherine épluche joliment la note. -Il l’empoigna de nouveau, et cette fois ne la lâcha plus. +Tu vois si j’étais à la noce ! +Il leva la tête, toujours muet. +Rien à la Piolaine, rien chez Maigrat : alors, quoi ? +Ça l’ennuyait, il tournait les yeux, il aurait bien voulu filer... +Enfin, il m’a appelée vieux crampon... +Je crois que je n’ai pas perdu ma matinée. +Laisse donc, bête ! tu es trempé, tu me mouilles... +Seulement, je crains que Maigrat n’ait des idées... +Elle allait parler de Catherine, elle s’arrêta. +À quoi bon inquiéter le père ? +Ça ferait des histoires à n’en plus finir. +Quelles idées ? demanda-t-il. +Des idées de nous voler, donc ! +Faudra que Catherine épluche joliment la note. +Il l’empoigna de nouveau, et cette fois ne la lâcha plus. La nuit, on avait sur le dos la famille. -Elle, avec sa taille et sa gorge roulantes, se débattait un peu, pour rire. -Es-tu bête, mon Dieu ! es-tu bête !... -Et Estelle qui nous regarde ! attends que je lui tourne la tête. -Ah ! ouiche ! à trois mois, est-ce que ça comprend ? -Lorsqu’il se fut relevé, Maheu passa simplement une culotte sèche. -En été, tous les mineurs se mettaient ainsi sur les portes. +Elle, avec sa taille et sa gorge roulantes, se débattait un peu, pour rire. +Es-tu bête, mon Dieu ! es-tu bête !... +Et Estelle qui nous regarde ! attends que je lui tourne la tête. +Ah ! ouiche ! à trois mois, est-ce que ça comprend ? +Lorsqu’il se fut relevé, Maheu passa simplement une culotte sèche. +En été, tous les mineurs se mettaient ainsi sur les portes. Elle lui parla ensuite de la visite de madame Hennebeau. -Sans le dire, tous deux en étaient fiers. +Sans le dire, tous deux en étaient fiers. Est-ce qu’on peut descendre ? demanda Catherine du haut de l’escalier. -Oui, oui, ton père se sèche. -Elle était coiffée d’un bonnet de tulle noire, tout simple. -Tu t’es habillée... -Où vas-tu donc ? -Je vais à Montsou acheter un ruban pour mon bonnet... -J’ai retiré le vieux, il était trop sale. +Oui, oui, ton père se sèche. +Elle était coiffée d’un bonnet de tulle noire, tout simple. +Tu t’es habillée... +Où vas-tu donc ? +Je vais à Montsou acheter un ruban pour mon bonnet... +J’ai retiré le vieux, il était trop sale. Tu as donc de l’argent, toi ? -Non, c’est Mouquette qui a promis de me prêter dix sous. -La mère la laissa partir. -Mais, à la porte, elle la rappela. +Non, c’est Mouquette qui a promis de me prêter dix sous. +La mère la laissa partir. +Mais, à la porte, elle la rappela. Et la conversation s’engagea par dessus le treillage. Voyons, est-ce qu’une chope l’effrayait ? -C’était la vie, après la sortie de la fosse. +C’était la vie, après la sortie de la fosse. D’autres, au loin, sur les portes, s’effarouchaient de confiance. -Puis, c’était la salade de pissenlits qu’elle attendait. -Dès qu’il s’asseyait, le soir, il dormait. -Alors, la Maheude réveilla Maheu. +Puis, c’était la salade de pissenlits qu’elle attendait. +Dès qu’il s’asseyait, le soir, il dormait. +Alors, la Maheude réveilla Maheu. Ils sont assez grands pour retrouver la maison. -L’embêtant, c’est la salade ! +L’embêtant, c’est la salade ! En deux jours, il n’avait pas dormi quatre heures. -La nuit venait par grandes fumées, noyant les lointains perdus de la plaine. -C’était d’une tristesse blafarde et morte d’ensevelissement. -D’abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pierron. -Pierron la suivait paisiblement, sans répondre. -Il finit par dire : — Fallait peut-être sauter sur le chef. +La nuit venait par grandes fumées, noyant les lointains perdus de la plaine. +C’était d’une tristesse blafarde et morte d’ensevelissement. +D’abord, ce furent la Brûlé et son gendre Pierron. +Pierron la suivait paisiblement, sans répondre. +Il finit par dire : — Fallait peut-être sauter sur le chef. Merci ! pour avoir des ennuis ! -Tends le derrière, alors ! cria-t-elle. -Ah ! nom de Dieu ! si ma fille m’avait écoutée !... +Tends le derrière, alors ! cria-t-elle. +Ah ! nom de Dieu ! si ma fille m’avait écoutée !... Non, vois-tu, j’aurai leur peau ! -Mais, derrière lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prêter l’oreille. +Mais, derrière lui, la conversation de deux jeunes gens lui fit prêter l’oreille. Arrives-tu ? demanda celui-ci. Nous mangeons une tartine, puis nous filons au Volcan. -Tout à l’heure, j’ai affaire. -Le moulineur se tourna et aperçut Philomène qui sortait du criblage. -Ah ! bon, c’est ça... +Tout à l’heure, j’ai affaire. +Le moulineur se tourna et aperçut Philomène qui sortait du criblage. +Ah ! bon, c’est ça... Alors, je pars devant. Oui, je te rattraperai. -Déjà, Zacharie poussait Philomène dans ce même chemin écarté, malgré sa résistance. -Mais non, ce n’est pas ça, murmura-t-il impatienté. -J’ai à te dire une chose. -Il la tenait à la taille, il l’emmenait doucement. +Déjà, Zacharie poussait Philomène dans ce même chemin écarté, malgré sa résistance. +Mais non, ce n’est pas ça, murmura-t-il impatienté. +J’ai à te dire une chose. +Il la tenait à la taille, il l’emmenait doucement. Pourquoi faire ? demanda-t-elle. -Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d’honneur. -Tu vois que tu ne me déranges pas. +Il se défendit, tapa sur sa poitrine, donna sa parole d’honneur. +Tu vois que tu ne me déranges pas. Pour ce que j’en veux faire, des chanteuses !... -Et le petit ? répondit-elle. +Et le petit ? répondit-elle. Est-ce qu’on peut remuer, avec un enfant qui crie toujours ?... -Laisse-moi rentrer, je parie qu’ils ne s’entendent plus, à la maison. +Laisse-moi rentrer, je parie qu’ils ne s’entendent plus, à la maison. Mais il la retint, il la supplia. Un homme ne pouvait pas, tous les soirs, se coucher comme les poules. J’en ai cinq, tu vois, dit-elle. Je veux bien t’en donner trois... -Seulement, il faut me jurer que tu vas décider ta mère à nous marier. -En voilà assez, de cette vie en l’air ! -Avec ça, maman me reproche toutes les bouchées que je mange... +Seulement, il faut me jurer que tu vas décider ta mère à nous marier. +En voilà assez, de cette vie en l’air ! +Avec ça, maman me reproche toutes les bouchées que je mange... Jure, jure d’abord. Mais une autre rencontre le surprit davantage. -Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous réclamez... -Qui est-ce qui a eu l’idée, voyons ! -En effet, Jeanlin avait eu une idée. -Il disait, expérimenté déjà, que les filles vendaient ce qu’elles voulaient. +Je vas ajouter une gifle pour chacun, moi, si vous réclamez... +Qui est-ce qui a eu l’idée, voyons ! +En effet, Jeanlin avait eu une idée. +Il disait, expérimenté déjà, que les filles vendaient ce qu’elles voulaient. Et, maintenant, les mains nettes, tous trois partageaient le gain. -C’est injuste ! déclara Bébert. +C’est injuste ! déclara Bébert. Faut diviser en trois... Si tu gardes sept sous, nous n’en aurons plus que deux chacun. -De quoi, injuste ? répliqua Jeanlin furieux. +De quoi, injuste ? répliqua Jeanlin furieux. J’en ai cueilli davantage, d’abord ! -Plus âgé et plus fort, il se laissait même gifler. -Mais, cette fois, l’idée de tout cet argent l’excitait à la résistance. +Plus âgé et plus fort, il se laissait même gifler. +Mais, cette fois, l’idée de tout cet argent l’excitait à la résistance. N’est-ce pas ? Lydie, il nous vole... -S’il ne partage pas, nous le dirons à sa mère. +S’il ne partage pas, nous le dirons à sa mère. Du coup, Jeanlin lui mit le poing sous le nez. -Voilà chacun vos deux sous. -Dépêchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche. -Dompté, Bébert accepta les deux sous. +Voilà chacun vos deux sous. +Dépêchez-vous de les prendre ou je les recolle dans ma poche. +Dompté, Bébert accepta les deux sous. Mais il se ravisa brusquement. -Hein ? qu’est-ce que tu vas fiche de tout ça ?... -Ta mère te le chipera bien sûr, si tu ne sais pas le cacher... +Hein ? qu’est-ce que tu vas fiche de tout ça ?... +Ta mère te le chipera bien sûr, si tu ne sais pas le cacher... Vaut mieux que je te le garde. Quand tu auras besoin d’argent, tu m’en demanderas. Et les neuf sous disparurent. -C’est foutu, v’là un homme qui regarde ! -Au fond cependant, Étienne devenait triste. +C’est foutu, v’là un homme qui regarde ! +Au fond cependant, Étienne devenait triste. Cent pas plus loin, il tomba encore sur des couples. -On se logeait quand même, coudes à coudes, sans s’occuper des voisins. -Puis, il était habitué à ces accidents-là. +On se logeait quand même, coudes à coudes, sans s’occuper des voisins. +Puis, il était habitué à ces accidents-là. Ah ! cette jeunesse, comme elle en prenait, comme elle se bourrait ! Sans doute, ils redevenaient jeunes. Ah ! il y avait beau temps ! Dis donc, tu as connu la Roussie ? -Sa tristesse augmentait, sans qu’il sût pourquoi. -Jamais ça ne finirait, si elles s’emplissaient toujours de meurt-de-faim. -Oui, toutes y passaient, c’était plus fort que la raison. -C’étaient Catherine et le grand Chaval. -En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine était allée à Montsou par le pavé. -Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de café tout chaud. -Elle ne voulut même pas que sa camarade empruntât à une autre femme. -C’était le grand Chaval. +Sa tristesse augmentait, sans qu’il sût pourquoi. +Jamais ça ne finirait, si elles s’emplissaient toujours de meurt-de-faim. +Oui, toutes y passaient, c’était plus fort que la raison. +C’étaient Catherine et le grand Chaval. +En quittant le coron des Deux-Cent-Quarante, Catherine était allée à Montsou par le pavé. +Pour la consoler, on lui offrit vainement un verre de café tout chaud. +Elle ne voulut même pas que sa camarade empruntât à une autre femme. +C’était le grand Chaval. Entre donc boire quelque chose... Un petit verre de doux, veux-tu ? Gentiment, elle refusa : la nuit allait tomber, on l’attendait chez elle. -Lui, s’était avancé, la suppliait à voix basse, au milieu de la rue. +Lui, s’était avancé, la suppliait à voix basse, au milieu de la rue. Il lui faisait donc peur, qu’elle refusait toujours. Mais je vais t’en payer un, moi ! cria-t-il. -Mais il y eut une autre difficulté, quand il parla d’aller chez Maigrat. -Non, pas chez Maigrat, maman me l’a défendu. -Laisse donc, est-ce qu’on a besoin de dire où l’on va !... +Mais il y eut une autre difficulté, quand il parla d’aller chez Maigrat. +Non, pas chez Maigrat, maman me l’a défendu. +Laisse donc, est-ce qu’on a besoin de dire où l’on va !... C’est lui qui tient les plus beaux rubans de Montsou. Sur la route, le grand Chaval accompagnait Catherine. -Elle, étouffée, ne trouvait rien à répondre. -C’était vrai, qu’il semblait l’aimer. +Elle, étouffée, ne trouvait rien à répondre. +C’était vrai, qu’il semblait l’aimer. Brusquement, Catherine regarda autour d’elle. Oh ! non, oh ! non, murmura-t-elle, je t’en prie, laisse-moi ! Non, non, je ne veux pas ! je te dis que je suis trop jeune... Vrai ! plus tard, quand je serai faite au moins. -Il grogna sourdement : — Bête ! rien à craindre alors... -Qu’est-ce que ça te fiche ? +Il grogna sourdement : — Bête ! rien à craindre alors... +Qu’est-ce que ça te fiche ? Mais il ne parla pas davantage. -Il l’avait empoignée solidement, il la jetait sous le hangar. +Il l’avait empoignée solidement, il la jetait sous le hangar. Encore une qui faisait le saut ! -Alors, Étienne fut tourmenté d’une envie, celle de voir leurs figures. -C’était imbécile, il hâta le pas pour ne point y céder. +Alors, Étienne fut tourmenté d’une envie, celle de voir leurs figures. +C’était imbécile, il hâta le pas pour ne point y céder. Une stupeur le cloua, lorsqu’il reconnut au passage Catherine et le grand Chaval. -Voilà pourquoi elle avait pu le frôler, sans qu’il la devinât. -D’ailleurs, ça ne lui allait pas d’être en fille : elle était affreuse. -Lentement, Catherine et Chaval étaient passés. +Voilà pourquoi elle avait pu le frôler, sans qu’il la devinât. +D’ailleurs, ça ne lui allait pas d’être en fille : elle était affreuse. +Lentement, Catherine et Chaval étaient passés. Pendant une demi-heure, la promenade dura. -Le village dormait déjà, tout noir dans la nuit. +Le village dormait déjà, tout noir dans la nuit. Seul, un chat se sauva au travers des jardins vides. -Mais, avant de rentrer, Étienne s’arrêta, jeta un dernier regard aux ténèbres. -Le lendemain, les jours suivants, Étienne reprit son travail à la fosse. -Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois s’écoulèrent. -C’était le premier ouvrier de rencontre qui s’acclimatait si promptement. -Il y avait eu d’abord une rivalité entre Zacharie et Étienne. -Un soir, ils s’étaient menacés d’une paire de gifles. -Le printemps était venu. +Mais, avant de rentrer, Étienne s’arrêta, jeta un dernier regard aux ténèbres. +Le lendemain, les jours suivants, Étienne reprit son travail à la fosse. +Et les jours succédaient aux jours, des semaines, des mois s’écoulèrent. +C’était le premier ouvrier de rencontre qui s’acclimatait si promptement. +Il y avait eu d’abord une rivalité entre Zacharie et Étienne. +Un soir, ils s’étaient menacés d’une paire de gifles. +Le printemps était venu. Les peupliers du canal s’empanachaient de feuilles. Madame Rasseneur, donnez-moi une chope... -Non, je ne sortirai pas ce soir, j’ai les jambes cassées. +Non, je ne sortirai pas ce soir, j’ai les jambes cassées. Souvarine, tu n’en prends pas une ? Merci, rien du tout. -Étienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant là, côte à côte. -Les premières semaines, Étienne l’avait trouvé d’une réserve farouche. +Étienne avait fait la connaissance de Souvarine, en vivant là, côte à côte. +Les premières semaines, Étienne l’avait trouvé d’une réserve farouche. Aussi ne connut-il son histoire que plus tard. -Souvarine était le dernier-né d’une famille noble du gouvernement de Toula. -Tu n’as donc jamais soif ? lui demandait Étienne en riant. -Alors, il haussait les épaules, plein d’une indifférence tranquille. +Souvarine était le dernier-né d’une famille noble du gouvernement de Toula. +Tu n’as donc jamais soif ? lui demandait Étienne en riant. +Alors, il haussait les épaules, plein d’une indifférence tranquille. Une herscheuse, pourquoi faire ? -Autrement, à quoi bon se mettre au cœur une lâcheté possible ? -Vous savez, dit un soir Étienne, j’ai reçu une lettre de Pluchart. -Il n’y avait plus là que Rasseneur. -Le dernier client était parti, rentrant au coron qui se couchait. -Ah ! s’écria le cabaretier, debout devant ses deux locataires. -Où en est-il, Pluchart ? -Il en est, que l’association en question marche très bien. -On adhère de tous les côtés, paraît-il. -Qu’est-ce que tu en dis, toi, de leur société ? demanda Rasseneur à Souvarine. -Mais Étienne s’enflammait. -Des bêtises ! répéta Souvarine. -Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. -Fichez-moi donc la paix, avec votre évolution ! -Étienne se mit à rire. -Il voulait seulement préciser les choses. -Alors, quoi ? tu vas tenter de créer une section à Montsou ? -C’était ce que désirait Pluchart, qui était secrétaire de la Fédération du Nord. -L’embêtant, c’est les cotisations, déclara Rasseneur d’un ton judicieux. -N’importe, il est temps de songer à ces choses. -Moi, je suis prêt, si les autres sont prêts. +Autrement, à quoi bon se mettre au cœur une lâcheté possible ? +Vous savez, dit un soir Étienne, j’ai reçu une lettre de Pluchart. +Il n’y avait plus là que Rasseneur. +Le dernier client était parti, rentrant au coron qui se couchait. +Ah ! s’écria le cabaretier, debout devant ses deux locataires. +Où en est-il, Pluchart ? +Il en est, que l’association en question marche très bien. +On adhère de tous les côtés, paraît-il. +Qu’est-ce que tu en dis, toi, de leur société ? demanda Rasseneur à Souvarine. +Mais Étienne s’enflammait. +Des bêtises ! répéta Souvarine. +Votre Karl Marx en est encore à vouloir laisser agir les forces naturelles. +Fichez-moi donc la paix, avec votre évolution ! +Étienne se mit à rire. +Il voulait seulement préciser les choses. +Alors, quoi ? tu vas tenter de créer une section à Montsou ? +C’était ce que désirait Pluchart, qui était secrétaire de la Fédération du Nord. +L’embêtant, c’est les cotisations, déclara Rasseneur d’un ton judicieux. +N’importe, il est temps de songer à ces choses. +Moi, je suis prêt, si les autres sont prêts. Il y eut un silence. -La lampe à pétrole fumait sur le comptoir. -Si je vous disais que j’ai payé les œufs vingt-deux sous... -Il faudra que ça pète. -Les trois hommes, cette fois, furent du même avis. -Il faut que ça pète, répéta énergiquement madame Rasseneur. -Oui, oui, crièrent-ils tous les trois, il faut que ça pète. +La lampe à pétrole fumait sur le comptoir. +Si je vous disais que j’ai payé les œufs vingt-deux sous... +Il faudra que ça pète. +Les trois hommes, cette fois, furent du même avis. +Il faut que ça pète, répéta énergiquement madame Rasseneur. +Oui, oui, crièrent-ils tous les trois, il faut que ça pète. Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. S’il monte trop haut, l’offre trop grande le fait baisser... Il se leva, en disant : — Allons nous coucher. -Tout ça ne m’empêchera pas de me lever à trois heures. +Tout ça ne m’empêchera pas de me lever à trois heures. Rasseneur fermait la maison. -Un fonds d’idées obscures, endormies en lui, s’agitait, s’élargissait. -Dès le soir, ils retournèrent ensemble à la fosse prendre connaissance des affiches. +Un fonds d’idées obscures, endormies en lui, s’agitait, s’élargissait. +Dès le soir, ils retournèrent ensemble à la fosse prendre connaissance des affiches. Pourtant, si l’on voulait manger, il fallait travailler. -Quand ils sortirent, Étienne jurait. -Nom de Dieu ! cria-t-il, en voilà un égorgement !... -Alors, aujourd’hui, c’est l’ouvrier qu’on force à manger l’ouvrier ! -Chaval s’emporta, jamais il n’aurait baissé, lui ! -Et Zacharie, venu par curiosité, déclara que c’était dégoûtant. -Mais Étienne les fit taire d’un geste de sourde violence. -Ça finira, nous serons les maîtres, un jour ! -Il répéta : — Les maîtres... -Ah ! foutu sort ! ce ne serait pas trop tôt ! -C’était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. +Quand ils sortirent, Étienne jurait. +Nom de Dieu ! cria-t-il, en voilà un égorgement !... +Alors, aujourd’hui, c’est l’ouvrier qu’on force à manger l’ouvrier ! +Chaval s’emporta, jamais il n’aurait baissé, lui ! +Et Zacharie, venu par curiosité, déclara que c’était dégoûtant. +Mais Étienne les fit taire d’un geste de sourde violence. +Ça finira, nous serons les maîtres, un jour ! +Il répéta : — Les maîtres... +Ah ! foutu sort ! ce ne serait pas trop tôt ! +C’était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu. -Les Maheu dînèrent à midi sonnant. -Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaître. -Cette brouille avait resserré les rapports avec la Pierronne. -La paie de quinzaine était justement tombée la veille. -Ils ne se souvenaient pas d’un pareil régal. +Les Maheu dînèrent à midi sonnant. +Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaître. +Cette brouille avait resserré les rapports avec la Pierronne. +La paie de quinzaine était justement tombée la veille. +Ils ne se souvenaient pas d’un pareil régal. Tout y passa, il ne resta qu’un morceau de bouilli pour le soir. On ajouterait des tartines, si l’on avait faim. Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. -Bébert l’attendait, derrière l’école. -Il restait à la maison, en bon mari. -Presque tous les dimanches, le machineur s’enfermait, écrivait ou lisait. -Joues-tu ? demanda Levaque à Maheu. -Il avait trop chaud, il crevait déjà de soif. +Bébert l’attendait, derrière l’école. +Il restait à la maison, en bon mari. +Presque tous les dimanches, le machineur s’enfermait, écrivait ou lisait. +Joues-tu ? demanda Levaque à Maheu. +Il avait trop chaud, il crevait déjà de soif. Apporte donc une chope. Et, se retournant vers Maheu : — Tu sais, c’est moi qui paie. Maintenant, tous se tutoyaient. Un jour ou l’autre, il finirait par chercher au coron une famille. -Mais des cris éclatèrent, Levaque avait abattu toutes les quilles d’un coup. +Mais des cris éclatèrent, Levaque avait abattu toutes les quilles d’un coup. Comment ! tu es seule ? cria Levaque. -Mes amoureux, je les ai remisés, répondit-elle avec une belle gaieté impudente. +Mes amoureux, je les ai remisés, répondit-elle avec une belle gaieté impudente. J’en cherche un. -Tous s’offrirent, la chauffèrent de gros mots. -Elle refusait de la tête, riait plus fort, faisait la gentille. +Tous s’offrirent, la chauffèrent de gros mots. +Elle refusait de la tête, riait plus fort, faisait la gentille. Faudra le prendre de force. -C’était en effet autour de lui que tournait la herscheuse. -Et il disait non, amusé pourtant, mais sans avoir la moindre envie d’elle. -Puisque la Compagnie prétend qu’elle nous laisse libres, répétait-il, que craignons-nous ? -Et il précisait des détails, discutait l’organisation, promettait de prendre toute la peine. +C’était en effet autour de lui que tournait la herscheuse. +Et il disait non, amusé pourtant, mais sans avoir la moindre envie d’elle. +Puisque la Compagnie prétend qu’elle nous laisse libres, répétait-il, que craignons-nous ? +Et il précisait des détails, discutait l’organisation, promettait de prendre toute la peine. Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement, ce sont les autres... -Tâche de décider les autres. -Levaque avait gagné, on lâcha les quilles pour vider les chopes. -Il venait de songer à Pierron. -Où pouvait-il être, Pierron ? sans doute à l’estaminet Lenfant. +Tâche de décider les autres. +Levaque avait gagné, on lâcha les quilles pour vider les chopes. +Il venait de songer à Pierron. +Où pouvait-il être, Pierron ? sans doute à l’estaminet Lenfant. Des camarades les appelaient par les portes ouvertes : pas moyen de dire non. -Chaque fois, c’était une chope, deux s’ils faisaient la politesse de rendre. +Chaque fois, c’était une chope, deux s’ils faisaient la politesse de rendre. Eux, burent naturellement la leur. -La salle était vide, ils demandèrent une chope pour l’attendre un moment. +La salle était vide, ils demandèrent une chope pour l’attendre un moment. Faut aller au Volcan ! dit tout d’un coup Levaque, qui s’allumait. -Il avait la propagande obstinée des nouveaux convertis, qui se créent une mission. -Chaque membre, répétait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. +Il avait la propagande obstinée des nouveaux convertis, qui se créent une mission. +Chaque membre, répétait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. Hein ! qu’en dis-tu ? -Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque d’un air distrait. -Dehors, Étienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. -Le jeune homme plaisanta, haussa les épaules. -Alors, elle eut un geste de colère et se perdit dans la foule. -Où donc est Chaval ? demanda Pierron. +Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque d’un air distrait. +Dehors, Étienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. +Le jeune homme plaisanta, haussa les épaules. +Alors, elle eut un geste de colère et se perdit dans la foule. +Où donc est Chaval ? demanda Pierron. C’est vrai, dit Maheu. -Il est pour sûr chez Piquette... -Tiens ! le voilà, Chaval, reprit tranquillement Maheu. +Il est pour sûr chez Piquette... +Tiens ! le voilà, Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est avec Catherine. -Devant l’église, on tirait de l’arc. +Devant l’église, on tirait de l’arc. Il y avait des jeux de boules, en face des Chantiers. Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des culottes, au billard. -Catherine ne put que gifler son frère, la petite galopait déjà avec une bouteille. -Ces satanés enfants finiraient au bagne. -Ce fut un « batisecouic » qui gagna le premier prix, une cafetière en fer battu. -Catherine et Chaval étaient là, lorsque Zacharie et Philomène entrèrent. +Catherine ne put que gifler son frère, la petite galopait déjà avec une bouteille. +Ces satanés enfants finiraient au bagne. +Ce fut un « batisecouic » qui gagna le premier prix, une cafetière en fer battu. +Catherine et Chaval étaient là, lorsque Zacharie et Philomène entrèrent. On se serra la main, on resta ensemble. Elle avait bien senti l’homme, elle ne disait rien, par prudence. -Zacharie, outré dans ses bons sentiments de famille, s’était rué sur l’insolent. +Zacharie, outré dans ses bons sentiments de famille, s’était rué sur l’insolent. C’est ma sœur, cochon !... Attends, nom de Dieu ! je vas te la faire respecter ! Je te dis que je me fous de lui ! -Maheu arrivait avec sa société, et il calma Catherine et Philomène, déjà en larmes. +Maheu arrivait avec sa société, et il calma Catherine et Philomène, déjà en larmes. On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu. -Pierron ensuite s’obstina à payer sa tournée. +Pierron ensuite s’obstina à payer sa tournée. Il l’appela, pour aller faire, disait-il, son affaire au cloutier. -Faut que je le crève !... -Chaval, garde Philomène avec Catherine. -Mais, depuis qu’elle avait vu Mouquet, Philomène, tranquillisée, hochait la tête. -Bien sûr que les deux bougres avaient filé au Volcan. -Les soirs de ducasse, on terminait la fête au bal du Bon-Joyeux. -Ce dimanche-là, dès cinq heures, on dansait, au plein jour des fenêtres. +Faut que je le crève !... +Chaval, garde Philomène avec Catherine. +Mais, depuis qu’elle avait vu Mouquet, Philomène, tranquillisée, hochait la tête. +Bien sûr que les deux bougres avaient filé au Volcan. +Les soirs de ducasse, on terminait la fête au bal du Bon-Joyeux. +Ce dimanche-là, dès cinq heures, on dansait, au plein jour des fenêtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s’emplirent. Ni Levaque ni Zacharie n’avaient reparu. -On appela Philomène, mais elle était mieux debout. -Elle venait tout droit retrouver là son homme, sans craindre de se tromper. +On appela Philomène, mais elle était mieux debout. +Elle venait tout droit retrouver là son homme, sans craindre de se tromper. Mon mari n’est pas avec vous ? demanda la Levaque. -Les camarades lui contèrent qu’il allait revenir. +Les camarades lui contèrent qu’il allait revenir. On demanda des chopes. -En apercevant sa mère et ses enfants, Philomène s’était décidée à s’approcher. -Maheu avait échangé un regard avec sa femme. -Il devint sérieux, fuma en silence. -Bah ! murmura la Maheude d’un air résigné, on dit ça... -Vois-tu qu’elle accouche aussi, celle-là, et que je sois forcée de la marier ! +En apercevant sa mère et ses enfants, Philomène s’était décidée à s’approcher. +Maheu avait échangé un regard avec sa femme. +Il devint sérieux, fuma en silence. +Bah ! murmura la Maheude d’un air résigné, on dit ça... +Vois-tu qu’elle accouche aussi, celle-là, et que je sois forcée de la marier ! Qu’est-ce que nous mangerions, alors ? -Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, Étienne par exemple, qui cherchait une pension ? -Et, si nous nous mettons en grève, tu comprends l’utilité de cette caisse. +Pourquoi ne prenaient-ils pas un logeur, Étienne par exemple, qui cherchait une pension ? +Et, si nous nous mettons en grève, tu comprends l’utilité de cette caisse. Hein ? c’est dit, tu en es ? -Pierron avait baissé les yeux, pâlissant. -Il bégaya : — Je réfléchirai... +Pierron avait baissé les yeux, pâlissant. +Il bégaya : — Je réfléchirai... Quand on se conduit bien, c’est la meilleure caisse de secours. Et, justement, Zacharie revenait enfin, avec Mouquet et Levaque. -Paisiblement, Philomène déclara qu’elle aimait mieux le voir rire que pleurer. +Paisiblement, Philomène déclara qu’elle aimait mieux le voir rire que pleurer. Nom de Dieu ! on ne s’amuse pas si souvent ! gueulait-il. -Jusqu’à dix heures, on resta. +Jusqu’à dix heures, on resta. Un rire continu tenait les bouches ouvertes, fendues jusqu’aux oreilles. -On arriva débandé au coron. -Étienne avait emmené Chaval boire encore chez Rasseneur. -Tape là-dedans, tu es un bon ! -Un commencement d’ivresse faisait flamber les yeux d’Étienne. +On arriva débandé au coron. +Étienne avait emmené Chaval boire encore chez Rasseneur. +Tape là-dedans, tu es un bon ! +Un commencement d’ivresse faisait flamber les yeux d’Étienne. Il cria : — Oui, soyons d’accord... Vois-tu, moi, pour la justice je donnerais tout, la boisson et les filles. -Jamais, du reste, elle n’eut à se fâcher. -Étienne ne se plaignait guère que de Jeanlin, qui dormait en chien de fusil. -Ce fut l’époque où Étienne entendit les idées qui bourdonnaient dans son crâne. -Et sa première étape fut de comprendre son ignorance. -Toujours Étienne reprenait la même causerie. -Ça finit toujours par des hommes soûls et par des filles pleines. -Non, sûrement, la vie n’était pas drôle. +Jamais, du reste, elle n’eut à se fâcher. +Étienne ne se plaignait guère que de Jeanlin, qui dormait en chien de fusil. +Ce fut l’époque où Étienne entendit les idées qui bourdonnaient dans son crâne. +Et sa première étape fut de comprendre son ignorance. +Toujours Étienne reprenait la même causerie. +Ça finit toujours par des hommes soûls et par des filles pleines. +Non, sûrement, la vie n’était pas drôle. Quand arrivait le dimanche, on dormait de fatigue. -Non, non, ça n’avait rien de drôle. -Alors, la Maheude s’en mêlait. +Non, non, ça n’avait rien de drôle. +Alors, la Maheude s’en mêlait. Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope... -Inutile de se casser la tête à réfléchir là-dessus. -Du coup, Étienne s’animait. -Comment ! la réflexion serait défendue à l’ouvrier ! -Eh ! justement, les choses changeraient bientôt, parce que l’ouvrier réfléchissait à cette heure. -Est-ce que tous les citoyens n’étaient pas égaux depuis la Révolution ? -Dès qu’on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. +Inutile de se casser la tête à réfléchir là-dessus. +Du coup, Étienne s’animait. +Comment ! la réflexion serait défendue à l’ouvrier ! +Eh ! justement, les choses changeraient bientôt, parce que l’ouvrier réfléchissait à cette heure. +Est-ce que tous les citoyens n’étaient pas égaux depuis la Révolution ? +Dès qu’on bouge, on vous rend votre livret, disait-il. Muette depuis un moment, la Maheude sortait comme d’un songe. -Ah ! ouiche, les curés ! s’écriait Maheu. +Ah ! ouiche, les curés ! s’écriait Maheu. Non, quand on est mort, on est mort. La Maheude poussait de grands soupirs. Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! -Alzire écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au bord de la table. -En voilà encore des idées ! disait le jeune homme. +Alzire écoutait, entre Lénore et Henri, endormis au bord de la table. +En voilà encore des idées ! disait le jeune homme. D’une voix ardente, il parlait sans fin. -D’abord, la Maheude refusait d’entendre, prise d’une sourde épouvante. +D’abord, la Maheude refusait d’entendre, prise d’une sourde épouvante. Tu vois bien qu’il nous fait des contes... -Est-ce que les bourgeois consentiront jamais à travailler comme nous ? -Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur elle. -Il était si doux d’oublier pendant une heure la réalité triste ! -Ça, vous avez raison ! criait-elle. +Est-ce que les bourgeois consentiront jamais à travailler comme nous ? +Mais, peu à peu, le charme agissait aussi sur elle. +Il était si doux d’oublier pendant une heure la réalité triste ! +Ça, vous avez raison ! criait-elle. Moi quand une affaire est juste, je me ferais hacher... -Et, vrai ! ce serait juste, de jouir à notre tour. -Hein ? sera-ce bientôt, et comment s’y prendra-t-on ? -Étienne recommençait à parler. +Et, vrai ! ce serait juste, de jouir à notre tour. +Hein ? sera-ce bientôt, et comment s’y prendra-t-on ? +Étienne recommençait à parler. Mais la Maheude regardait le coucou. -Neuf heures passées, est-il permis ! -Jamais on ne se lèvera demain. -Et les Maheu quittaient la table, le cœur mal à l’aise, désespérés. -Quant à Chaval, il renchérissait, voulait du sang. -L’influence d’Étienne s’élargissait, il révolutionnait peu à peu le coron. +Neuf heures passées, est-il permis ! +Jamais on ne se lèvera demain. +Et les Maheu quittaient la table, le cœur mal à l’aise, désespérés. +Quant à Chaval, il renchérissait, voulait du sang. +L’influence d’Étienne s’élargissait, il révolutionnait peu à peu le coron. Cela le rendait presque riche. -Dès lors, il s’opéra chez Étienne une transformation lente. -C’était encore une saison de grande misère qui commençait. -Il avait regardé Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle. +Dès lors, il s’opéra chez Étienne une transformation lente. +C’était encore une saison de grande misère qui commençait. +Il avait regardé Catherine se glisser sous la couverture, puis souffler la chandelle. Pourquoi donc bouder ainsi contre leur envie ? -Près d’une heure se passa. -Il recousait un de ses souliers, afin d’épargner le raccommodage. -Bon ! murmura-t-il, sans lâcher sa besogne. +Près d’une heure se passa. +Il recousait un de ses souliers, afin d’épargner le raccommodage. +Bon ! murmura-t-il, sans lâcher sa besogne. Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher... -Cette fois, il leva la tête. -Tu crois donc que j’ai à toucher des mille et des cents... -La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrée idée d’arrêter constamment le travail. +Cette fois, il leva la tête. +Tu crois donc que j’ai à toucher des mille et des cents... +La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrée idée d’arrêter constamment le travail. Tous deux se turent. -C’était après le déjeuner, un samedi de la fin d’octobre. -Tu sais qu’Étienne t’attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. -Maheu approuva de la tête. -Et cause donc à ces messieurs de l’affaire de ton père. -Le médecin s’entend avec la Direction... -N’est-ce pas ? vieux, que le médecin se trompe, que vous pouvez encore travailler ? -Elle dut répéter sa question, et il grogna : — Bien sûr que je travaillerai. +C’était après le déjeuner, un samedi de la fin d’octobre. +Tu sais qu’Étienne t’attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. +Maheu approuva de la tête. +Et cause donc à ces messieurs de l’affaire de ton père. +Le médecin s’entend avec la Direction... +N’est-ce pas ? vieux, que le médecin se trompe, que vous pouvez encore travailler ? +Elle dut répéter sa question, et il grogna : — Bien sûr que je travaillerai. On n’est pas fini parce qu’on a mal aux jambes. -Mon Dieu ! nous serons bientôt tous morts, si ça continue. +Mon Dieu ! nous serons bientôt tous morts, si ça continue. Quand on est mort, dit Maheu, on n’a plus faim. -Il ajouta des clous à ses souliers et se décida à partir. -Le coron des Deux-Cent-Quarante ne devait être payé que vers quatre heures. -Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les empêcher de s’oublier dans les estaminets. -Chez Rasseneur, Étienne était venu aux nouvelles. +Il ajouta des clous à ses souliers et se décida à partir. +Le coron des Deux-Cent-Quarante ne devait être payé que vers quatre heures. +Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les empêcher de s’oublier dans les estaminets. +Chez Rasseneur, Étienne était venu aux nouvelles. Elle accablait les ouvriers d’amendes, un conflit paraissait fatal. -Un second entra, puis un troisième ; et chacun apportait une histoire différente. -Il semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris une résolution. +Un second entra, puis un troisième ; et chacun apportait une histoire différente. +Il semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris une résolution. Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une cigarette. -Je dis que c’était facile à prévoir. -Ils vont vous pousser à bout. -Lui seul avait l’intelligence assez déliée pour analyser la situation. +Je dis que c’était facile à prévoir. +Ils vont vous pousser à bout. +Lui seul avait l’intelligence assez déliée pour analyser la situation. Il l’expliquait de son air tranquille. -Quelle idée ! murmura le cabaretier. -La Compagnie n’a aucun intérêt à une grève, et les ouvriers non plus. +Quelle idée ! murmura le cabaretier. +La Compagnie n’a aucun intérêt à une grève, et les ouvriers non plus. Le mieux est de s’entendre. -C’était fort sage. +C’était fort sage. Il se montrait toujours pour les revendications raisonnables. -Alors, tu es contre la grève ? cria madame Rasseneur, sans quitter le comptoir. -Et, comme il répondait oui, énergiquement, elle le fit taire. +Alors, tu es contre la grève ? cria madame Rasseneur, sans quitter le comptoir. +Et, comme il répondait oui, énergiquement, elle le fit taire. Tiens ! tu n’as pas de cœur, laisse parler ces messieurs ! -Étienne songeait, les yeux sur la chope qu’elle lui avait servie. -Enfin, il leva la tête. -Pluchart, justement, m’a écrit là-dessus des choses très justes. +Étienne songeait, les yeux sur la chope qu’elle lui avait servie. +Enfin, il leva la tête. +Pluchart, justement, m’a écrit là-dessus des choses très justes. D’ailleurs, voici sa lettre. Combien avez-vous en caisse ? demanda Rasseneur. -À peine trois mille francs, répondit Étienne. +À peine trois mille francs, répondit Étienne. Et vous savez que la Direction m’a fait appeler avant-hier. -Mais j’ai bien compris qu’ils en voulaient le contrôle... -De toute manière, nous aurons une bataille de ce côté-là. -Le cabaretier s’était mis à marcher, en sifflant d’un air dédaigneux. -Trois mille francs ! qu’est-ce que vous voulez qu’on fiche avec ça ? -Non, c’était trop bête, cette grève ! -Voyons, et toi, qu’en dis-tu ? répéta Étienne, en se tournant vers Souvarine. -Celui-ci répondit par un mot de mépris habituel. -Les grèves ? des bêtises ! -Seulement, de ce train-là, on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde. -Commencez donc par me faire sauter ce bagne où vous crevez tous ! -Presque aussitôt, Maheu entra. -Étienne s’était levé, et tous deux partirent pour Montsou. +Mais j’ai bien compris qu’ils en voulaient le contrôle... +De toute manière, nous aurons une bataille de ce côté-là. +Le cabaretier s’était mis à marcher, en sifflant d’un air dédaigneux. +Trois mille francs ! qu’est-ce que vous voulez qu’on fiche avec ça ? +Non, c’était trop bête, cette grève ! +Voyons, et toi, qu’en dis-tu ? répéta Étienne, en se tournant vers Souvarine. +Celui-ci répondit par un mot de mépris habituel. +Les grèves ? des bêtises ! +Seulement, de ce train-là, on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde. +Commencez donc par me faire sauter ce bagne où vous crevez tous ! +Presque aussitôt, Maheu entra. +Étienne s’était levé, et tous deux partirent pour Montsou. De tous les corons arrivait une cohue de mineurs. -Encore se montraient-ils très sages, lorsqu’ils ne l’achevaient pas au Volcan. +Encore se montraient-ils très sages, lorsqu’ils ne l’achevaient pas au Volcan. Des poings se serraient, des mots violents couraient de bouche en bouche. Maheu lui adressa une autre question. Est-ce que le Voreux passe ? -La caisse était une petite pièce rectangulaire, séparée en deux par un grillage. +La caisse était une petite pièce rectangulaire, séparée en deux par un grillage. Beaucoup entraient ainsi, pour voir, sans comprendre. -Alors, Étienne se mit à lire l’affiche. -C’était un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. -Si vous lisiez moins haut, là-bas ! cria le caissier. +Alors, Étienne se mit à lire l’affiche. +C’était un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. +Si vous lisiez moins haut, là-bas ! cria le caissier. On ne s’entend plus. -Étienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l’observation. +Étienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l’observation. Nom de Dieu ! murmura Maheu. -Lui et son compagnon s’étaient assis. -Voilà donc où elle voulait en venir, à cette baisse de salaire déguisée ! -Elle réalisait des économies dans la poche de ses mineurs. -Nom de Dieu de nom de Dieu ! répéta Maheu en relevant la tête. -Nous sommes des jeans-foutre, si nous acceptons ça ! -Mais le guichet se trouvait libre, il s’approcha pour être payé. -Puis, il répéta : — Maheu et consorts, veine Filonnière, taille numéro sept... -Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ? -Non, non je ne me trompe pas, reprit l’employé. -Quant au père Bonnemort, il n’avait que trois journées. +Lui et son compagnon s’étaient assis. +Voilà donc où elle voulait en venir, à cette baisse de salaire déguisée ! +Elle réalisait des économies dans la poche de ses mineurs. +Nom de Dieu de nom de Dieu ! répéta Maheu en relevant la tête. +Nous sommes des jeans-foutre, si nous acceptons ça ! +Mais le guichet se trouvait libre, il s’approcha pour être payé. +Puis, il répéta : — Maheu et consorts, veine Filonnière, taille numéro sept... +Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ? +Non, non je ne me trompe pas, reprit l’employé. +Quant au père Bonnemort, il n’avait que trois journées. Et n’oubliez pas les amendes, acheva le commis. -Vingt francs d’amendes pour boisages défectueux. -Le haveur eut un geste désespéré. -Vingt francs d’amendes, quatre journées de chômage ! -Alors, le compte y était. -À la fin le prenez-vous ? cria le caissier impatienté. +Vingt francs d’amendes pour boisages défectueux. +Le haveur eut un geste désespéré. +Vingt francs d’amendes, quatre journées de chômage ! +Alors, le compte y était. +À la fin le prenez-vous ? cria le caissier impatienté. Vous voyez bien qu’un autre attend... Si vous n’en voulez pas, dites-le. -Attendez, j’ai là votre nom. +Attendez, j’ai là votre nom. Toussaint Maheu, n’est-ce pas ?... -Monsieur le secrétaire général désire vous parler. +Monsieur le secrétaire général désire vous parler. Entrez, il est seul. -Mais le bourdonnement de ses oreilles l’empêchait d’entendre. -Puis, il lui sembla que la voix du secrétaire devenait plus dure. -J’assure à monsieur le secrétaire... -Dehors, quand il eut retrouvé Étienne qui l’attendait, il éclata. -Je suis un jean-foutre, j’aurais dû répondre !... +Mais le bourdonnement de ses oreilles l’empêchait d’entendre. +Puis, il lui sembla que la voix du secrétaire devenait plus dure. +J’assure à monsieur le secrétaire... +Dehors, quand il eut retrouvé Étienne qui l’attendait, il éclata. +Je suis un jean-foutre, j’aurais dû répondre !... Pas de quoi manger du pain, et des sottises encore ! -Et quoi faire ? nom de Dieu ! plier l’échine, dire merci. +Et quoi faire ? nom de Dieu ! plier l’échine, dire merci. Il a raison, c’est le plus sage. -Maheu se tut, travaillé à la fois de colère et de crainte. -Étienne songeait d’un air sombre. -De nouveau, ils traversèrent les groupes qui barraient la rue. -De Montsou au coron, Étienne et Maheu n’échangèrent pas une parole. +Maheu se tut, travaillé à la fois de colère et de crainte. +Étienne songeait d’un air sombre. +De nouveau, ils traversèrent les groupes qui barraient la rue. +De Montsou au coron, Étienne et Maheu n’échangèrent pas une parole. Eh bien, tu es gentil ! dit-elle. -Et mon café, et mon sucre, et la viande ? -Un morceau de veau ne t’aurait pas ruiné. -Il ne répondait point, étranglé d’une émotion qu’il renfonçait. -Tiens ! bégaya-t-il, voilà ce que je te rapporte... -C’est notre travail à tous. -La Maheude regarda Étienne, le vit muet et accablé. +Et mon café, et mon sucre, et la viande ? +Un morceau de veau ne t’aurait pas ruiné. +Il ne répondait point, étranglé d’une émotion qu’il renfonçait. +Tiens ! bégaya-t-il, voilà ce que je te rapporte... +C’est notre travail à tous. +La Maheude regarda Étienne, le vit muet et accablé. Alors, elle pleura aussi. Comment faire vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour quinze jours ? -Alzire se jeta au cou de sa mère, bouleversée de l’entendre pleurer. -Estelle hurlait, Lénore et Henri sanglotaient. -Et, du coron entier, monta bientôt le même cri de misère. -Regardez ! ils lui ont donné ça, n’est-ce pas se foutre du monde ? +Alzire se jeta au cou de sa mère, bouleversée de l’entendre pleurer. +Estelle hurlait, Lénore et Henri sanglotaient. +Et, du coron entier, monta bientôt le même cri de misère. +Regardez ! ils lui ont donné ça, n’est-ce pas se foutre du monde ? Et moi donc ! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes chemises. -La Maheude était sortie comme les autres. -Philomène guettait Maheu, pour que Zacharie n’entamât point la monnaie. -Une clameur monta, les violences recommencèrent. -Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand même ? -Et les idées semées par Étienne poussaient, s’élargissaient dans ce cri de révolte. -Le soir, à l’Avantage, la grève fut décidée. +La Maheude était sortie comme les autres. +Philomène guettait Maheu, pour que Zacharie n’entamât point la monnaie. +Une clameur monta, les violences recommencèrent. +Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand même ? +Et les idées semées par Étienne poussaient, s’élargissaient dans ce cri de révolte. +Le soir, à l’Avantage, la grève fut décidée. Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine l’acceptait comme un premier pas. -Chez les Maheu, la quinzaine s’annonçait comme devant être plus maigre encore. -Aussi la Maheude s’aigrissait-elle, malgré sa modération et son bon sens. -Est-ce que sa fille Catherine ne s’était pas avisée de découcher une nuit ? -Deux jours après, il y eut une autre histoire. -Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible. -Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider les bois. -Il était deux heures et demie, les hommes allaient remonter. -Qu’est-ce donc ? cria-t-il, en lâchant sa rivelaine pour écouter. -Il avait cru que la galerie s’effondrait derrière son dos. -Tous dégringolèrent, se précipitèrent, emportés par un élan de fraternité inquiète. +Chez les Maheu, la quinzaine s’annonçait comme devant être plus maigre encore. +Aussi la Maheude s’aigrissait-elle, malgré sa modération et son bon sens. +Est-ce que sa fille Catherine ne s’était pas avisée de découcher une nuit ? +Deux jours après, il y eut une autre histoire. +Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible. +Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider les bois. +Il était deux heures et demie, les hommes allaient remonter. +Qu’est-ce donc ? cria-t-il, en lâchant sa rivelaine pour écouter. +Il avait cru que la galerie s’effondrait derrière son dos. +Tous dégringolèrent, se précipitèrent, emportés par un élan de fraternité inquiète. Il me fera casser les jambes. -Nom de Dieu ! jura Bébert, les voilà encore qui se sucent la peau ! -Aujourd’hui, je ne sais ce qu’il peut avoir, là-bas, après la porte. +Nom de Dieu ! jura Bébert, les voilà encore qui se sucent la peau ! +Aujourd’hui, je ne sais ce qu’il peut avoir, là-bas, après la porte. Il la pousse et reste sur les pieds... Est-ce que tu as senti quelque chose ? Il y a de l’eau, j’en ai jusqu’aux genoux. -Enfin, il se décida, fila d’un trait. -Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en arrière. -Lui aussi s’arrêta, examina le boisage. +Enfin, il se décida, fila d’un trait. +Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en arrière. +Lui aussi s’arrêta, examina le boisage. Il y eut un grand silence. -Poussée par le vent de la chute, une poussière épaisse montait dans les voies. -Lorsque les premiers butèrent contre l’éboulement, ils crièrent, appelèrent les camarades. +Poussée par le vent de la chute, une poussière épaisse montait dans les voies. +Lorsque les premiers butèrent contre l’éboulement, ils crièrent, appelèrent les camarades. Le dommage n’avait rien de grave. -Mais les cœurs se serrèrent, lorsqu’un râle de mort sortit des décombres. -Bébert, lâchant son train, accourait en répétant : — Jeanlin est dessous ! -Il fut pris d’une fureur de désespoir, il ne lâcha que des jurons. +Mais les cœurs se serrèrent, lorsqu’un râle de mort sortit des décombres. +Bébert, lâchant son train, accourait en répétant : — Jeanlin est dessous ! +Il fut pris d’une fureur de désespoir, il ne lâcha que des jurons. Nom de Dieu ! nom de Dieu ! nom de Dieu ! -On voulait les faire taire, elles s’affolaient, hurlaient plus fort, à chaque râle. -Un homme se trouvait là, pour sûr. -À vingt reprises déjà, Maheu avait appelé Jeanlin. +On voulait les faire taire, elles s’affolaient, hurlaient plus fort, à chaque râle. +Un homme se trouvait là, pour sûr. +À vingt reprises déjà, Maheu avait appelé Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait. -Le petit devait être broyé. -Et toujours le râle continuait, monotone. -On parlait à l’agonisant, on lui demandait son nom. -Le râle seul répondait. -Dépêchons ! répétait Richomme, qui avait déjà organisé le sauvetage. -Des deux côtés, les mineurs attaquaient l’éboulement, avec la pioche et la pelle. +Le petit devait être broyé. +Et toujours le râle continuait, monotone. +On parlait à l’agonisant, on lui demandait son nom. +Le râle seul répondait. +Dépêchons ! répétait Richomme, qui avait déjà organisé le sauvetage. +Des deux côtés, les mineurs attaquaient l’éboulement, avec la pioche et la pelle. Doucement ! dit enfin Richomme. Il ne faut pas les achever. -En effet, le râle devenait de plus en plus distinct. -Ils piochaient, trempés de sueur, les muscles tendus à se rompre. -La tête n’avait pas souffert. -Des lampes l’éclairaient, et le nom de Chicot circula. -Il était tout chaud, la colonne vertébrale cassée par une roche. +En effet, le râle devenait de plus en plus distinct. +Ils piochaient, trempés de sueur, les muscles tendus à se rompre. +La tête n’avait pas souffert. +Des lampes l’éclairaient, et le nom de Chicot circula. +Il était tout chaud, la colonne vertébrale cassée par une roche. Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline, commanda le porion. -Au mioche maintenant, dépêchons ! -Ils crièrent, ils venaient de trouver Jeanlin évanoui, les deux jambes brisées, respirant encore. -On forma vivement le cortège. +Au mioche maintenant, dépêchons ! +Ils crièrent, ils venaient de trouver Jeanlin évanoui, les deux jambes brisées, respirant encore. +On forma vivement le cortège. Et l’on partit, au pas. -Sur chaque berline, une lampe mettait une étoile rouge. -Puis, derrière, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d’ombres à la file. -Il fallut près d’une demi-heure pour arriver à l’accrochage. +Sur chaque berline, une lampe mettait une étoile rouge. +Puis, derrière, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d’ombres à la file. +Il fallut près d’une demi-heure pour arriver à l’accrochage. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. -Lorsque les ouvriers se furent entassés aux autres étages, la cage monta. +Lorsque les ouvriers se furent entassés aux autres étages, la cage monta. On mit deux minutes. -Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur Vanderhaghen, l’avait trouvé et le ramenait. -Seuls, Maheu et Étienne entrèrent. +Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur Vanderhaghen, l’avait trouvé et le ramenait. +Seuls, Maheu et Étienne entrèrent. Vous pouvez le laver. La poitrine non plus... -Ah ! ce sont les jambes qui ont étrenné. +Ah ! ce sont les jambes qui ont étrenné. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. -Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte. +Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu’il n’est pas mort... Il constata deux ruptures simples. -Mais la jambe droite lui donnait des inquiétudes : sans doute il faudrait la couper. -À ce moment, l’ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus enfin, arrivèrent avec Richomme. -Le premier écoutait le récit du porion, d’un air exaspéré. -Le pis était que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cassés. -Monsieur Hennebeau allait être content ! -Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maître-porion. +Mais la jambe droite lui donnait des inquiétudes : sans doute il faudrait la couper. +À ce moment, l’ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus enfin, arrivèrent avec Richomme. +Le premier écoutait le récit du porion, d’un air exaspéré. +Le pis était que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cassés. +Monsieur Hennebeau allait être content ! +Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maître-porion. Il a trois enfants... -Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat de Jeanlin chez ses parents. -Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence régna dans le groupe. -Mais déjà le fourgon, cette boîte sombre bien connue, était signalé. -Bientôt, elles furent trente, puis cinquante, toutes étranglées de la même terreur. -Il y avait donc un mort ? qui était-ce ? +Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat de Jeanlin chez ses parents. +Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence régna dans le groupe. +Mais déjà le fourgon, cette boîte sombre bien connue, était signalé. +Bientôt, elles furent trente, puis cinquante, toutes étranglées de la même terreur. +Il y avait donc un mort ? qui était-ce ? Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. -Sans entendre, la Maheude s’était élancée. -La voiture passa ; et, derrière, la Maheude aperçut Maheu qui accompagnait le brancard. +Sans entendre, la Maheude s’était élancée. +La voiture passa ; et, derrière, la Maheude aperçut Maheu qui accompagnait le brancard. On nous estropie les petits, maintenant !... Les deux jambes, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’on veut que j’en fasse ? Tais-toi donc ! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. -Aimerais-tu mieux qu’il fût resté là-bas ? -Trois semaines se passèrent. -Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et l’on était au dimanche. +Aimerais-tu mieux qu’il fût resté là-bas ? +Trois semaines se passèrent. +Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et l’on était au dimanche. Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la porte au verrou, sans une parole. -Du reste, le nouveau ménage continuait à habiter Montsou, chez Piquette. +Du reste, le nouveau ménage continuait à habiter Montsou, chez Piquette. Il valait mieux attendre tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les choses. -Voyons, répondez ! vous qui êtes un homme raisonnable... -Ainsi, moi, j’étais grosse, quand le père m’a épousée. -Ah ! c’est dégoûtant, voyez-vous ! -On en arrivera à ne plus faire d’enfant. -Et, comme Étienne ne répondait toujours que par des hochements de tête, elle insista. -Une fille qui allait tous les soirs où elle voulait ! +Voyons, répondez ! vous qui êtes un homme raisonnable... +Ainsi, moi, j’étais grosse, quand le père m’a épousée. +Ah ! c’est dégoûtant, voyez-vous ! +On en arrivera à ne plus faire d’enfant. +Et, comme Étienne ne répondait toujours que par des hochements de tête, elle insista. +Une fille qui allait tous les soirs où elle voulait ! Qu’a-t-elle donc dans la peau ? -Hein ? c’était naturel, on a une fille pour qu’elle travaille... -On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ça. -Alzire approuvait de la tête. +Hein ? c’était naturel, on a une fille pour qu’elle travaille... +On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ça. +Alzire approuvait de la tête. Toute la famille se cassait. -Il ne restait que le père à la fosse. -Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du père ? +Il ne restait que le père à la fosse. +Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du père ? Autant se jeter en chœur dans le canal. -Nous ne sommes pas au bout peut-être. -Ce lundi-là, les Hennebeau avaient à déjeuner les Grégoire et leur fille Cécile. -Le coron des Deux-Cent-Quarante, qu’il avait traversé, dormait profondément, fenêtres et portes closes. -Ah ! ils sont en grève, dit-elle tranquillement, lorsqu’il l’eut consultée. +Nous ne sommes pas au bout peut-être. +Ce lundi-là, les Hennebeau avaient à déjeuner les Grégoire et leur fille Cécile. +Le coron des Deux-Cent-Quarante, qu’il avait traversé, dormait profondément, fenêtres et portes closes. +Ah ! ils sont en grève, dit-elle tranquillement, lorsqu’il l’eut consultée. Eh bien, qu’est-ce que cela nous fait ?... Nous n’allons point cesser de manger, n’est-ce pas ? -Ce mariage devrait vous toucher plus que les bêtises de vos ouvriers... +Ce mariage devrait vous toucher plus que les bêtises de vos ouvriers... Enfin, je le veux, ne me contrariez pas. C’est bon, dit-il en la quittant. -Monsieur Hennebeau était né dans les Ardennes. -Elle eut dès lors un amant, qu’il ignora. -Justement, Paul Négrel débarquait à Montsou. -Les premiers mois surtout, elle montra une maternité débordante de conseils, aux moindres sujets. -Mais elle restait femme pourtant, elle glissait à des confidences personnelles. -Deux ans s’étaient écoulés. -Celui-ci avait l’air tout amusé par cette histoire de grève. +Monsieur Hennebeau était né dans les Ardennes. +Elle eut dès lors un amant, qu’il ignora. +Justement, Paul Négrel débarquait à Montsou. +Les premiers mois surtout, elle montra une maternité débordante de conseils, aux moindres sujets. +Mais elle restait femme pourtant, elle glissait à des confidences personnelles. +Deux ans s’étaient écoulés. +Celui-ci avait l’air tout amusé par cette histoire de grève. Eh bien ? lui demanda son oncle. Eh bien, j’ai fait le tour des corons. -Ils paraissent très sages, là-dedans... -Je crois seulement qu’ils vont t’envoyer des délégués. -Mais, à ce moment, la voix de madame Hennebeau appela, du premier étage. +Ils paraissent très sages, là-dedans... +Je crois seulement qu’ils vont t’envoyer des délégués. +Mais, à ce moment, la voix de madame Hennebeau appela, du premier étage. C’est toi, Paul ?... Monte donc me donner des nouvelles. -Sont-ils drôles de faire les méchants, ces gens qui sont si heureux ! +Sont-ils drôles de faire les méchants, ces gens qui sont si heureux ! Comment ! vous ne savez pas ? continua-t-il, en voyant leur surprise. -Bah ! ce ne serait rien, la population était honnête. -Mais madame Hennebeau, suivie de Négrel, parut, toute en soie noire. -Hein ! est-ce ennuyeux ! cria-t-elle dès la porte. -Comme s’ils n’auraient pas dû attendre, ces hommes !... -Vous savez que Paul refuse de nous conduire à Saint-Thomas. -Nous resterons ici, dit obligeamment Monsieur Grégoire. +Bah ! ce ne serait rien, la population était honnête. +Mais madame Hennebeau, suivie de Négrel, parut, toute en soie noire. +Hein ! est-ce ennuyeux ! cria-t-elle dès la porte. +Comme s’ils n’auraient pas dû attendre, ces hommes !... +Vous savez que Paul refuse de nous conduire à Saint-Thomas. +Nous resterons ici, dit obligeamment Monsieur Grégoire. Ce sera tout plaisir. -Paul s’était contenté de saluer Cécile et sa mère. -Cependant, Monsieur Hennebeau acheva de lire les dépêches et rédigea quelques réponses. -Celui-ci, l’air excité, entra et s’inclina devant madame Hennebeau. -Tiens ! vous voilà ? dit-il en apercevant les Grégoire. +Paul s’était contenté de saluer Cécile et sa mère. +Cependant, Monsieur Hennebeau acheva de lire les dépêches et rédigea quelques réponses. +Celui-ci, l’air excité, entra et s’inclina devant madame Hennebeau. +Tiens ! vous voilà ? dit-il en apercevant les Grégoire. Et, vivement, il s’adressa au directeur. -Ça y est donc ? -Je viens de l’apprendre par mon ingénieur... +Ça y est donc ? +Je viens de l’apprendre par mon ingénieur... Chez moi, tous les hommes sont descendus, ce matin. -Mais ça peut gagner. +Mais ça peut gagner. Je ne suis pas tranquille... -Voyons, où en êtes-vous ? -Alors, il s’interrompit pour dire : — Déjeunez avec nous. -Je vous continuerai ça au dessert. +Voyons, où en êtes-vous ? +Alors, il s’interrompit pour dire : — Déjeunez avec nous. +Je vous continuerai ça au dessert. Elle fut d’ailleurs charmante. Mais elle a eu peur de recevoir des pierres... -Tous l’interrompirent d’un grand éclat de gaieté. -On trouvait l’histoire drôle. +Tous l’interrompirent d’un grand éclat de gaieté. +On trouvait l’histoire drôle. Le pays n’a pas besoin de savoir que nous recevons, ce matin. -Voici toujours un rond de saucisson qu’ils n’auront pas, déclara Monsieur Grégoire. -Les rires recommencèrent, mais plus discrets. -Dehors, la journée de décembre était glacée par une aigre bise du nord-est. -Après les œufs brouillés aux truffes, parurent des truites de rivière. -La conversation était tombée sur la crise industrielle, qui s’aggravait depuis dix-huit mois. -Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goûts de luxe... -Aujourd’hui, naturellement, ça leur semble dur, de revenir à leur frugalité ancienne. -Elles sont délicates, n’est-ce pas ? -Le directeur continuait : — Mais, en vérité, est-ce notre faute ? +Voici toujours un rond de saucisson qu’ils n’auront pas, déclara Monsieur Grégoire. +Les rires recommencèrent, mais plus discrets. +Dehors, la journée de décembre était glacée par une aigre bise du nord-est. +Après les œufs brouillés aux truffes, parurent des truites de rivière. +La conversation était tombée sur la crise industrielle, qui s’aggravait depuis dix-huit mois. +Et ils vivaient bien, et ils prenaient des goûts de luxe... +Aujourd’hui, naturellement, ça leur semble dur, de revenir à leur frugalité ancienne. +Elles sont délicates, n’est-ce pas ? +Le directeur continuait : — Mais, en vérité, est-ce notre faute ? Nous sommes atteints cruellement, nous aussi... C’est ce que les ouvriers ne veulent pas comprendre. -Tout se tient, une secousse lointaine suffit à ébranler le monde... -Et l’Empire qui était si fier de cette fièvre chaude de l’industrie ! +Tout se tient, une secousse lointaine suffit à ébranler le monde... +Et l’Empire qui était si fier de cette fièvre chaude de l’industrie ! Il attaqua son aile de perdreau. -Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une discussion. -Les dames ne s’amusaient guère. -Chacun, du reste, s’occupait de son assiette, dans le feu du premier appétit. -Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hésita. +Cet aveu, arraché à sa franchise, souleva une discussion. +Les dames ne s’amusaient guère. +Chacun, du reste, s’occupait de son assiette, dans le feu du premier appétit. +Comme le domestique rentrait, il sembla vouloir parler, puis il hésita. Qu’y a-t-il ? demanda Monsieur Hennebeau. -Si ce sont des dépêches, donnez-les-moi... -J’attends des réponses. +Si ce sont des dépêches, donnez-les-moi... +J’attends des réponses. Non, Monsieur, c’est monsieur Dansaert qui est dans le vestibule... -Mais il craint de déranger. -Le directeur s’excusa et fit entrer le maître-porion. -Les corons restaient tranquilles ; seulement, c’était une chose décidée, une délégation allait venir. -Peut-être, dans quelques minutes, serait-elle là. +Mais il craint de déranger. +Le directeur s’excusa et fit entrer le maître-porion. +Les corons restaient tranquilles ; seulement, c’était une chose décidée, une délégation allait venir. +Peut-être, dans quelques minutes, serait-elle là. C’est bien, merci, dit Monsieur Hennebeau. Je veux un rapport matin et soir, entendez-vous ! Vous pouvez parler, dit madame Hennebeau complaisamment. Ils ne sont pas encore ici. -Voilà la liberté du travail ! s’écria Monsieur Hennebeau. -Alors, on revint sur la grève, on lui demanda son opinion. -Oh ! répondit-il, nous en avons vu d’autres... -Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la dernière fois. -Deneulin hocha la tête. +Voilà la liberté du travail ! s’écria Monsieur Hennebeau. +Alors, on revint sur la grève, on lui demanda son opinion. +Oh ! répondit-il, nous en avons vu d’autres... +Ce sera une semaine, une quinzaine au plus de paresse, comme la dernière fois. +Deneulin hocha la tête. Je ne suis pas si tranquille... -Cette fois, ils paraissent mieux organisés. -N’ont-ils pas une caisse de prévoyance ? -Oui, à peine trois mille francs : où voulez-vous qu’ils aillent avec ça ?... -Je soupçonne un nommé Étienne Lantier d’être leur chef. +Cette fois, ils paraissent mieux organisés. +N’ont-ils pas une caisse de prévoyance ? +Oui, à peine trois mille francs : où voulez-vous qu’ils aillent avec ça ?... +Je soupçonne un nommé Étienne Lantier d’être leur chef. Depuis quelque temps, il se sentait moins en faveur. -Les dames, dès lors, se mêlèrent à la conversation. -Est-ce qu’ils n’étaient pas très heureux ? -Des gens logés, chauffés, soignés aux frais de la Compagnie ! -Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer Monsieur Grégoire. +Les dames, dès lors, se mêlèrent à la conversation. +Est-ce qu’ils n’étaient pas très heureux ? +Des gens logés, chauffés, soignés aux frais de la Compagnie ! +Négrel, pendant ce temps, continuait à effrayer Monsieur Grégoire. Je n’ai pas non plus l’optimisme de mon oncle, reprit-il. -Je crains de graves désordres... -Ainsi, monsieur Grégoire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. +Je crains de graves désordres... +Ainsi, monsieur Grégoire, je vous conseille de verrouiller la Piolaine. On pourrait vous piller. -Me piller ! s’écria-t-il, stupéfait. +Me piller ! s’écria-t-il, stupéfait. Et pourquoi me piller ? -N’êtes-vous pas un actionnaire de Montsou ? +N’êtes-vous pas un actionnaire de Montsou ? Vous ne faites rien, vous vivez du travail des autres. -Enfin, vous êtes l’infâme capital, et cela suffit... -Il bégaya : — De l’argent volé, ma fortune ! -Est-ce que mon bisaïeul n’avait pas gagné, et durement, la somme placée autrefois ? +Enfin, vous êtes l’infâme capital, et cela suffit... +Il bégaya : — De l’argent volé, ma fortune ! +Est-ce que mon bisaïeul n’avait pas gagné, et durement, la somme placée autrefois ? Est-ce que nous n’avons pas couru tous les risques de l’entreprise ? Est-ce que je fais un mauvais usage des rentes, aujourd’hui ? -Mais Monsieur Grégoire était hors de lui. +Mais Monsieur Grégoire était hors de lui. Ah ! je ne dis pas, il y a des actionnaires qui abusent. -Négrel lui-même dut le calmer, très égayé de sa colère. -Malgré tout, frémissant encore, Monsieur Grégoire se disait libéral ; et il regrettait Louis-Philippe. +Négrel lui-même dut le calmer, très égayé de sa colère. +Malgré tout, frémissant encore, Monsieur Grégoire se disait libéral ; et il regrettait Louis-Philippe. Rappelez-vous quatre-vingt-neuf, dit-il. -Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour qu’il nous dévore. -Et il nous dévorera, soyez tranquilles ! -Aussi ne put-il s’empêcher de céder encore à sa préoccupation. +Oui, oui, vous aiguisez les dents du monstre pour qu’il nous dévore. +Et il nous dévorera, soyez tranquilles ! +Aussi ne put-il s’empêcher de céder encore à sa préoccupation. Enfin, qu’allez-vous faire ? demanda-t-il brusquement. Monsieur Hennebeau tressaillit, puis s’en tira par une phrase vague. -Mais moi, j’y resterai, si la grève gagne Vandame. -Ah ! je ne me vois pas à la noce, je vous assure ! +Mais moi, j’y resterai, si la grève gagne Vandame. +Ah ! je ne me vois pas à la noce, je vous assure ! Cette confession involontaire parut frapper Monsieur Hennebeau. -Mais Deneulin regrettait déjà ses plaintes. +Mais Deneulin regrettait déjà ses plaintes. Il cria : — Jamais de la vie ! -Une charlotte de pommes meringuée fut comblée d’éloges. -Mais, de nouveau, l’idée de ce mariage, fait là, devant lui, le rassura. -Hippolyte servait le café, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d’effarement. +Une charlotte de pommes meringuée fut comblée d’éloges. +Mais, de nouveau, l’idée de ce mariage, fait là, devant lui, le rassura. +Hippolyte servait le café, lorsque la femme de chambre accourut, pleine d’effarement. Monsieur, Monsieur, les voici ! -C’étaient les délégués. +C’étaient les délégués. Faites-les entrer dans le salon, dit Monsieur Hennebeau. -Autour de la table, les convives s’étaient regardés, avec un vacillement d’inquiétude. -Sans doute, répondit-il. -Ils étouffaient des rires, ils parlaient très bas. -J’en vois un gros, avec deux autres petits, derrière. +Autour de la table, les convives s’étaient regardés, avec un vacillement d’inquiétude. +Sans doute, répondit-il. +Ils étouffaient des rires, ils parlaient très bas. +J’en vois un gros, avec deux autres petits, derrière. Hein ? ils ont des figures abominables. -Mais non, ils sont très gentils. +Mais non, ils sont très gentils. Comme il sortait, il posa un doigt sur sa bouche, pour recommander la prudence. -Maheu lui-même n’avait point accepté sans répugnance. +Maheu lui-même n’avait point accepté sans répugnance. Fiche-moi la paix, hein ! lui dit-il en se couchant et en tournant le dos. -Ce serait propre, de lâcher les camarades !... +Ce serait propre, de lâcher les camarades !... Je fais mon devoir. -Elle se coucha à son tour. +Elle se coucha à son tour. Ni l’un ni l’autre ne parlait. -Puis, après un long silence, elle répondit : — Tu as raison, vas-y. +Puis, après un long silence, elle répondit : — Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes foutus. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne restait qu’un petit morceau de beurre, personne n’y toucha. Le soir, on aurait des tartines. -Ce dernier demeura saisi, la voix coupée par l’émotion. -Ah ! non, c’est trop ! s’écria la Maheude. -Tiens ! pourquoi lui plutôt qu’un autre ? -Alors, Étienne s’expliqua, avec sa fougue éloquente. -Aussi les réclamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids décisif. -On écouterait davantage un ancien du pays. -La Maheude eut un geste désespéré. +Ce dernier demeura saisi, la voix coupée par l’émotion. +Ah ! non, c’est trop ! s’écria la Maheude. +Tiens ! pourquoi lui plutôt qu’un autre ? +Alors, Étienne s’expliqua, avec sa fougue éloquente. +Aussi les réclamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids décisif. +On écouterait davantage un ancien du pays. +La Maheude eut un geste désespéré. Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. -Moi, je consens, après tout ! +Moi, je consens, après tout ! Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. -Je dirai des bêtises. -Tu diras ce que tu sens, et ce sera très bien. +Je dirai des bêtises. +Tu diras ce que tu sens, et ce sera très bien. Un silence se fit. Ah ! j’en ai vu, j’en ai vu, de ces affaires ! Dame ! ils ont de l’argent, ils s’en fichent ! -L’aigre bise du nord-est balayait le pavé. -Deux heures sonnèrent, comme on arrivait. -Un jour fin entra, tamisé par les guipures. +L’aigre bise du nord-est balayait le pavé. +Deux heures sonnèrent, comme on arrivait. +Un jour fin entra, tamisé par les guipures. Les tapis d’Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. -Cinq minutes s’écoulèrent. -Leur gêne augmentait, dans le bien-être de cette pièce riche, si confortablement close. +Cinq minutes s’écoulèrent. +Leur gêne augmentait, dans le bien-être de cette pièce riche, si confortablement close. Il parla le premier. -Vous vous révoltez, à ce qu’il paraît... -Les mineurs se tournèrent, cherchèrent des sièges du regard. +Vous vous révoltez, à ce qu’il paraît... +Les mineurs se tournèrent, cherchèrent des sièges du regard. Il y eut un silence. -Voyons, demanda-t-il, qu’avez-vous à me dire ? -Maheu écoutait, les yeux baissés. -Puis, il commença, la voix hésitante et sourde d’abord. +Voyons, demanda-t-il, qu’avez-vous à me dire ? +Maheu écoutait, les yeux baissés. +Puis, il commença, la voix hésitante et sourde d’abord. Sa voix se raffermissait. On nous accuse de mal boiser. -C’est vrai, nous ne donnons pas à ce travail le temps nécessaire. +C’est vrai, nous ne donnons pas à ce travail le temps nécessaire. Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. -Maintenant, il était lancé, les mots venaient tout seuls. -Est-ce qu’on avait résolu de les détruire ? +Maintenant, il était lancé, les mots venaient tout seuls. +Est-ce qu’on avait résolu de les détruire ? Ce sera de la fatigue de moins... -Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage à part. -Des voix, parmi les mineurs, s’élevèrent. -Il a dit notre idée à tous... +Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage à part. +Des voix, parmi les mineurs, s’élevèrent. +Il a dit notre idée à tous... Nous ne demandons que la raison. -D’autres, sans parler, approuvaient d’un hochement de tête. -Laissez-moi donc répondre, finit par crier Monsieur Hennebeau, qui se fâchait. +D’autres, sans parler, approuvaient d’un hochement de tête. +Laissez-moi donc répondre, finit par crier Monsieur Hennebeau, qui se fâchait. Une discussion confuse suivit. -Le directeur, pour tâcher de les diviser, interpella Pierron, qui se déroba, en bégayant. -Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, élargit-il brusquement la question. -Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à des excitations détestables. +Le directeur, pour tâcher de les diviser, interpella Pierron, qui se déroba, en bégayant. +Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, élargit-il brusquement la question. +Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à des excitations détestables. Vous vous trompez, monsieur le directeur. -Pas un charbonnier de Montsou n’a encore adhéré. -Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s’enrôleront. -Ça dépend de la Compagnie. +Pas un charbonnier de Montsou n’a encore adhéré. +Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s’enrôleront. +Ça dépend de la Compagnie. La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. -Ah ! nous y voilà ! cria Monsieur Hennebeau. -Presque la moitié des sociétés minières, en France, font faillite... -Du reste, c’est stupide d’accuser de cruauté celles qui réussissent. -Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mêmes. -Prenez-vous-en aux faits, et non à elle... +Ah ! nous y voilà ! cria Monsieur Hennebeau. +Presque la moitié des sociétés minières, en France, font faillite... +Du reste, c’est stupide d’accuser de cruauté celles qui réussissent. +Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mêmes. +Prenez-vous-en aux faits, et non à elle... Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre ! -Une gêne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. -Enfin, Monsieur Hennebeau, qui était resté pensif, se leva, pour les congédier. +Une gêne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. +Enfin, Monsieur Hennebeau, qui était resté pensif, se leva, pour les congédier. Nous allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions. -Moi, mon brave, s’écria le directeur, mais je ne repousse rien !... -Étienne osa de nouveau intervenir. -Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous échappent forcément... -Si nous savions seulement où nous adresser ! -Monsieur Hennebeau ne se fâcha point. -Il eut même un sourire. -Il faut aller là-bas. -Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenêtres. -Où était-ce, là-bas ? +Moi, mon brave, s’écria le directeur, mais je ne repousse rien !... +Étienne osa de nouveau intervenir. +Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous échappent forcément... +Si nous savions seulement où nous adresser ! +Monsieur Hennebeau ne se fâcha point. +Il eut même un sourire. +Il faut aller là-bas. +Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenêtres. +Où était-ce, là-bas ? Avant une semaine, vous mourrez de faim : comment ferez-vous ?... -Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il, inquiet de leur silence. -Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Étienne, de nouveau, le toucha du coude. -Et tous s’en allèrent, au milieu de ce silence menaçant. -La porte seule retomba, à grand bruit. -Paul rassurait Cécile, affirmait qu’on attendait les gendarmes. +Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il, inquiet de leur silence. +Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Étienne, de nouveau, le toucha du coude. +Et tous s’en allèrent, au milieu de ce silence menaçant. +La porte seule retomba, à grand bruit. +Paul rassurait Cécile, affirmait qu’on attendait les gendarmes. Enfin, madame Hennebeau appela le domestique. -Peu à peu, la grève devenait générale. +Peu à peu, la grève devenait générale. Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. On ne chauffait la machine d’extraction que le matin. En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. -Jamais le coron n’avait donné un si bel exemple, dans la vaste plaine. +Jamais le coron n’avait donné un si bel exemple, dans la vaste plaine. Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. -Chez les Maheu, déjà tout manquait. -Les Levaque mangeaient encore, sur une pièce de vingt francs prêtée par Bouteloup. -Dès le samedi, beaucoup de familles s’étaient couchées sans souper. -Rien n’ébranlait la conviction qu’ils avaient d’y entrer enfin. +Chez les Maheu, déjà tout manquait. +Les Levaque mangeaient encore, sur une pièce de vingt francs prêtée par Bouteloup. +Dès le samedi, beaucoup de familles s’étaient couchées sans souper. +Rien n’ébranlait la conviction qu’ils avaient d’y entrer enfin. Si la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. -Cette foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. -Désormais, Étienne était le chef incontesté. -Sa popularité croissante le surexcitait chaque jour davantage. -Mais une révolte le remettait bientôt d’aplomb. -Ça tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. -Depuis quelques jours, Étienne était perplexe. -Aussi hésitait-il encore, ne sachant que répondre. +Cette foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. +Désormais, Étienne était le chef incontesté. +Sa popularité croissante le surexcitait chaque jour davantage. +Mais une révolte le remettait bientôt d’aplomb. +Ça tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. +Depuis quelques jours, Étienne était perplexe. +Aussi hésitait-il encore, ne sachant que répondre. Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l’interrogea. Est-ce de bonnes nouvelles ? va-t-on nous envoyer de l’argent ? -Enfin, on tiendra tout de même. -À cette heure, elle était pour la grève, raisonnablement. -Il aurait mieux valu forcer la Compagnie à être juste, sans quitter le travail. -Là-dessus, elle se montrait d’une énergie intraitable. -Plutôt crever que de paraître avoir eu tort, lorsqu’on avait raison ! -Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter la mort à personne. -Ça ne nous avancerait guère, il en repousserait d’autres... +Enfin, on tiendra tout de même. +À cette heure, elle était pour la grève, raisonnablement. +Il aurait mieux valu forcer la Compagnie à être juste, sans quitter le travail. +Là-dessus, elle se montrait d’une énergie intraitable. +Plutôt crever que de paraître avoir eu tort, lorsqu’on avait raison ! +Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter la mort à personne. +Ça ne nous avancerait guère, il en repousserait d’autres... Vous savez que je ne suis pas du tout pour votre politique. -En effet, elle blâmait d’habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. +En effet, elle blâmait d’habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. Quand un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste. Enfin, quoi ! la crevaison du pauvre monde, comme aujourd’hui ! Depuis sa fuite avec Chaval, elle n’avait plus reparu au coron. Je ne veux plus de toi, va-t’en ! -Alors, Catherine tâcha de rattraper des mots. -Maman, c’est du café et du sucre... +Alors, Catherine tâcha de rattraper des mots. +Maman, c’est du café et du sucre... Oui, pour les enfants... -J’ai fait des heures, j’ai songé à eux... -Il fallait être la dernière des filles dénaturées. -On pouvait pardonner une bêtise, mais une mère n’oubliait jamais un pareil tour. -Et encore si on l’avait tenue à l’attache ! -Dis ? qu’est-ce que tu as dans la peau, à ton âge ? -Oh ! s’il n’y avait que moi, pour ce que ça m’amuse !... +J’ai fait des heures, j’ai songé à eux... +Il fallait être la dernière des filles dénaturées. +On pouvait pardonner une bêtise, mais une mère n’oubliait jamais un pareil tour. +Et encore si on l’avait tenue à l’attache ! +Dis ? qu’est-ce que tu as dans la peau, à ton âge ? +Oh ! s’il n’y avait que moi, pour ce que ça m’amuse !... Est-ce qu’on sait comment les choses tournent ? -Faut bien qu’il m’épouse. -N’était-ce pas la loi commune ? -C’est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. +Faut bien qu’il m’épouse. +N’était-ce pas la loi commune ? +C’est ça, tu fais mieux de te taire, reprit la Maheude implacable. Depuis une minute, il la guettait du dehors. Et c’est toi qui le paies, hein ? -Tu l’arroses de café avec mon argent ! -La Maheude et Étienne, stupéfiés, ne bougeaient pas. +Tu l’arroses de café avec mon argent ! +La Maheude et Étienne, stupéfiés, ne bougeaient pas. D’un geste furibond, Chaval chassait Catherine vers la porte. Sortiras-tu, nom de Dieu ! -Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il retomba sur la mère. -Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la traînait dehors. -Elle en avait oublié de rentrer son sein. +Et, comme elle se réfugiait dans un angle, il retomba sur la mère. +Enfin, il tenait le poignet de Catherine, il la secouait, la traînait dehors. +Elle en avait oublié de rentrer son sein. Va, montre-lui ta viande ! -Il n’est pas dégoûté, ton salaud de logeur ! -Du coup, Étienne voulut gifler le camarade. -C’était une vieille haine, une jalousie longtemps inavouée, qui éclatait. -Maintenant, il fallait que l’un des deux mangeât l’autre. -Prends garde ! balbutia Étienne, les dents serrées. +Il n’est pas dégoûté, ton salaud de logeur ! +Du coup, Étienne voulut gifler le camarade. +C’était une vieille haine, une jalousie longtemps inavouée, qui éclatait. +Maintenant, il fallait que l’un des deux mangeât l’autre. +Prends garde ! balbutia Étienne, les dents serrées. J’aurai ta peau. -Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tête. -En face de lui, la Maheude n’avait pas remué. +Elle le tirait hors du coron, elle fuyait, sans tourner la tête. +En face de lui, la Maheude n’avait pas remué. C’est un cochon, dit-elle enfin. -Il n’y a qu’un sale cochon pour avoir des idées si dégoûtantes... +Il n’y a qu’un sale cochon pour avoir des idées si dégoûtantes... Moi, je m’en fiche ! -Ça ne méritait pas de réponse. -Ça, c’est bien vrai, répondit Étienne en se levant. -De quelle terrible responsabilité il se chargeait ! -Lorsqu’il leva la tête, il vit qu’il était devant le Voreux. -La masse sombre des bâtiments s’alourdissait sous les ténèbres croissantes. -Étienne regardait, et le sang lui remontait au cœur. +Ça ne méritait pas de réponse. +Ça, c’est bien vrai, répondit Étienne en se levant. +De quelle terrible responsabilité il se chargeait ! +Lorsqu’il leva la tête, il vit qu’il était devant le Voreux. +La masse sombre des bâtiments s’alourdissait sous les ténèbres croissantes. +Étienne regardait, et le sang lui remontait au cœur. Si les ouvriers souffraient la faim, la Compagnie entamait ses millions. Pourquoi serait-elle la plus forte, dans cette guerre du travail contre l’argent ? -En tout cas, la victoire lui coûterait cher. +En tout cas, la victoire lui coûterait cher. On compterait ses cadavres, ensuite. On aurait de la soupe. -Plus de bière coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux étaient secs. -C’était un vrai deuil qui crevait le cœur du pays entier. +Plus de bière coulant des comptoirs et des ventres, les ruisseaux étaient secs. +C’était un vrai deuil qui crevait le cœur du pays entier. Que se passait-il donc ? -Il était désolé de ne pouvoir s’entendre avec lui, avant la réunion. -Non, je n’ai pas vu votre ami, répondit la veuve Désir. -Mais tout est prêt, venez donc voir. +Il était désolé de ne pouvoir s’entendre avec lui, avant la réunion. +Non, je n’ai pas vu votre ami, répondit la veuve Désir. +Mais tout est prêt, venez donc voir. Elle le conduisit dans la salle de bal. -C’est parfait, déclara Étienne. -Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes chez vous. -Gueulez tant que ça vous plaira... +C’est parfait, déclara Étienne. +Et, vous savez, reprit la veuve, vous êtes chez vous. +Gueulez tant que ça vous plaira... Faudra que les gendarmes me passent sur le corps, s’ils viennent. -Pluchart n’est pas arrivé, je suis très inquiet, ajouta Étienne. -J’ai fait ça, parfaitement ! +Pluchart n’est pas arrivé, je suis très inquiet, ajouta Étienne. +J’ai fait ça, parfaitement ! Et tu sais pourtant si j’ai confiance en Pluchart ! C’est un malin et un solide, on peut marcher avec lui... -Mais, vois-tu, je me fous de vos idées, moi ! -La politique, le gouvernement, tout ça, je m’en fous ! -Ce que je désire, c’est que le mineur soit mieux traité. -Voilà ce que je veux empêcher, entends-tu ! -Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur ses grosses jambes. -Alors, qu’on lui fichât la paix, avec les miracles ! -Étienne l’avait laissé parler, la parole coupée par l’indignation. +Mais, vois-tu, je me fous de vos idées, moi ! +La politique, le gouvernement, tout ça, je m’en fous ! +Ce que je désire, c’est que le mineur soit mieux traité. +Voilà ce que je veux empêcher, entends-tu ! +Il haussait la voix, le ventre en avant, planté carrément sur ses grosses jambes. +Alors, qu’on lui fichât la paix, avec les miracles ! +Étienne l’avait laissé parler, la parole coupée par l’indignation. Fermez la porte au moins, fit remarquer Souvarine. On n’a pas besoin d’entendre. -Quand tu te fâcheras, ça n’avance à rien, reprit judicieusement Rasseneur. +Quand tu te fâcheras, ça n’avance à rien, reprit judicieusement Rasseneur. Moi, j’ai cru d’abord que tu avais du bon sens. -Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le gâchis ! -Mais, tonnerre de Dieu ! je veux bien être calme. -Seulement, il ne faut pas qu’on se foute de nous, à la fin !... +Et, maintenant, voilà que tu vas les jeter dans le gâchis ! +Mais, tonnerre de Dieu ! je veux bien être calme. +Seulement, il ne faut pas qu’on se foute de nous, à la fin !... Tu es heureux de rester froid. -Moi, il y a des heures où je sens ma tête qui déménage. -C’était, de son côté, une confession. -Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait étudié. -Maintenant, ses idées étaient mûres, il se vantait d’avoir un système. -Toi-même, tu le disais : il faut que ça pète ! +Moi, il y a des heures où je sens ma tête qui déménage. +C’était, de son côté, une confession. +Il ne savait rien alors, et depuis il avait lu, il avait étudié. +Maintenant, ses idées étaient mûres, il se vantait d’avoir un système. +Toi-même, tu le disais : il faut que ça pète ! Oui, je l’ai dit. -À son tour, Étienne fut pris de rougeur. -Alors, c’est pour moi que tu dis ça ? demanda Étienne. -Jaloux de quoi ? répondit Rasseneur. -Je croyais n’avoir rien à me reprocher. -Oh ! adhérer, murmura le cabaretier, ce n’est pas fait... -Il faudra les décider à payer la cotisation. -Internationale accorde du temps aux ouvriers en grève. +À son tour, Étienne fut pris de rougeur. +Alors, c’est pour moi que tu dis ça ? demanda Étienne. +Jaloux de quoi ? répondit Rasseneur. +Je croyais n’avoir rien à me reprocher. +Oh ! adhérer, murmura le cabaretier, ce n’est pas fait... +Il faudra les décider à payer la cotisation. +Internationale accorde du temps aux ouvriers en grève. Rasseneur, du coup, s’emporta. Eh bien ! nous allons voir... -J’en suis, de ta réunion, et je parlerai. -Non ! fous-moi la paix ! c’est maintenant à qui écrasera l’autre ! +J’en suis, de ta réunion, et je parlerai. +Non ! fous-moi la paix ! c’est maintenant à qui écrasera l’autre ! Et il sortit, en faisant claquer la porte. -Les guirlandes de fleurs tremblèrent au plafond, les écussons dorés sautèrent contre les murs. -Puis, la grande salle retomba à sa paix lourde. +Les guirlandes de fleurs tremblèrent au plafond, les écussons dorés sautèrent contre les murs. +Puis, la grande salle retomba à sa paix lourde. Souvarine fumait de son air doux, assis devant la table. -Après avoir marché un instant en silence, Étienne se soulageait longuement. -Le machineur haussa les épaules, et un sourire amincit de nouveau ses lèvres. -Oh ! du sang, murmura-t-il, qu’est-ce que ça fait ? la terre en a besoin. -Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place ? +Après avoir marché un instant en silence, Étienne se soulageait longuement. +Le machineur haussa les épaules, et un sourire amincit de nouveau ses lèvres. +Oh ! du sang, murmura-t-il, qu’est-ce que ça fait ? la terre en a besoin. +Voyons, demanda-t-il, que ferais-tu à ma place ? N’ai-je pas raison de vouloir agir ?... Le mieux, n’est-ce pas ? est de nous mettre de cette Association. -D’ailleurs, leur Internationale va marcher bientôt. +D’ailleurs, leur Internationale va marcher bientôt. Il s’en occupe. -C’était du maître qu’il parlait, de Bakounine l’exterminateur. -Avant trois ans, l’Internationale, sous ses ordres, doit écraser le vieux monde. -Étienne tendait les oreilles, très attentif. +C’était du maître qu’il parlait, de Bakounine l’exterminateur. +Avant trois ans, l’Internationale, sous ses ordres, doit écraser le vieux monde. +Étienne tendait les oreilles, très attentif. Mais enfin explique-moi... Quel est votre but ? -Seulement, à quoi ça vous mène-t-il ? -Et les moyens d’exécution ? comment comptez-vous vous y prendre ? +Seulement, à quoi ça vous mène-t-il ? +Et les moyens d’exécution ? comment comptez-vous vous y prendre ? Par le feu, par le poison, par le poignard. En parlant, Souvarine devenait terrible. L’assassinat, l’incendie, jamais ! Ensuite, que ferait-on, comment repousseraient les peuples ? -Il exigeait une réponse. +Il exigeait une réponse. Dis-moi ton programme. -Nous voulons savoir où nous allons, nous autres. -Il s’agissait d’être pratique. -La veuve Désir leur proposa de déjeuner. +Nous voulons savoir où nous allons, nous autres. +Il s’agissait d’être pratique. +La veuve Désir leur proposa de déjeuner. J’en ai assez vu. -Il s’en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux lèvres. -L’inquiétude d’Étienne croissait. -Il était une heure, décidément Pluchart lui manquait de parole. -Un nouveau quart d’heure s’écoula. +Il s’en alla de son air doux et obstiné, une cigarette aux lèvres. +L’inquiétude d’Étienne croissait. +Il était une heure, décidément Pluchart lui manquait de parole. +Un nouveau quart d’heure s’écoula. On s’impatientait dans la salle. -Alors, Étienne, désespéré, eut un geste de résolution. -C’était Pluchart, en effet. -Il arrivait en voiture, traîné par un cheval poussif. -Ah ! ne m’en veuillez pas ! dit-il, devançant les questions et les reproches. -Hier, conférence à Preuilly le matin, réunion le soir à Valençay. -Aujourd’hui, déjeuner à Marchiennes, avec Sauvagnat... +Alors, Étienne, désespéré, eut un geste de résolution. +C’était Pluchart, en effet. +Il arrivait en voiture, traîné par un cheval poussif. +Ah ! ne m’en veuillez pas ! dit-il, devançant les questions et les reproches. +Hier, conférence à Preuilly le matin, réunion le soir à Valençay. +Aujourd’hui, déjeuner à Marchiennes, avec Sauvagnat... Enfin, j’ai pu prendre une voiture. -Je suis exténué, vous entendez ma voix. -Mais ça ne fait rien, je parlerai tout de même. -Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu’il se ravisa. +Je suis exténué, vous entendez ma voix. +Mais ça ne fait rien, je parlerai tout de même. +Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu’il se ravisa. Sapristi ! et les cartes que j’oublie ! -La veuve Désir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. +La veuve Désir lui offrit de prendre quelque chose, mais il refusa. Inutile ! il parlait sans boire. -Tous alors entrèrent en paquet dans la salle de bal. +Tous alors entrèrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et Levaque qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs. -Mais, immédiatement, sur la proposition d’Étienne, on constitua le bureau. -Il lançait des noms, les autres approuvaient en levant la main. -Pluchart fut nommé président, puis on désigna comme assesseurs Maheu et Étienne lui-même. +Mais, immédiatement, sur la proposition d’Étienne, on constitua le bureau. +Il lançait des noms, les autres approuvaient en levant la main. +Pluchart fut nommé président, puis on désigna comme assesseurs Maheu et Étienne lui-même. Une petite porte s’ouvrit, il dut s’interrompre. -Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle. +Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu’on parle, on a soif. -Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer. +Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer. Puis, il donna la parole au citoyen Rasseneur, qui la demandait. -Déjà, Rasseneur se plantait à côté de la table, près des chopes. -Une chaise retournée lui servait de tribune. -Il semblait très ému, il toussa avant de lancer à pleine voix : — Camarades... -Pourtant, ce jour-là, dès les premiers mots, il avait senti une opposition sourde. -Aussi avançait-il prudemment. -C’était un vote réglé à l’avance. +Déjà, Rasseneur se plantait à côté de la table, près des chopes. +Une chaise retournée lui servait de tribune. +Il semblait très ému, il toussa avant de lancer à pleine voix : — Camarades... +Pourtant, ce jour-là, dès les premiers mots, il avait senti une opposition sourde. +Aussi avançait-il prudemment. +C’était un vote réglé à l’avance. Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la parole. Un silence profond se fit. -Peu à peu, il l’enflait et en tirait des effets pathétiques. -Une houle agita les têtes. -Quelques-uns crièrent : — C’est ça !... -C’était la conquête du monde avant trois ans. -Et il énumérait les peuples conquis. -De tous côtés pleuvaient les adhésions. -Jamais religion naissante n’avait fait tant de fidèles. +Peu à peu, il l’enflait et en tirait des effets pathétiques. +Une houle agita les têtes. +Quelques-uns crièrent : — C’est ça !... +C’était la conquête du monde avant trois ans. +Et il énumérait les peuples conquis. +De tous côtés pleuvaient les adhésions. +Jamais religion naissante n’avait fait tant de fidèles. C’est eux qui descendront ! -D’un geste, il réclama le silence. -Maintenant, il abordait la question des grèves. +D’un geste, il réclama le silence. +Maintenant, il abordait la question des grèves. Des applaudissements l’interrompirent. -Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupèrent la parole. -Ça y est ! dit-il rapidement à Étienne. +Quand il voulut reprendre, de nouveaux applaudissements lui coupèrent la parole. +Ça y est ! dit-il rapidement à Étienne. Ils en ont assez... Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes des membres. -Que vos délégués s’approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront... -Plus tard, on réglera tout. -Rasseneur s’élança, protesta encore. -De son côté, Étienne s’agitait, ayant à prononcer un discours. -Une confusion extrême s’ensuivit. -Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre. -Debout, Maheu parlait, sans qu’on pût distinguer un seul mot. +Que vos délégués s’approchent, je les leur remettrai, et ils les distribueront... +Plus tard, on réglera tout. +Rasseneur s’élança, protesta encore. +De son côté, Étienne s’agitait, ayant à prononcer un discours. +Une confusion extrême s’ensuivit. +Levaque lançait les poings en avant, comme pour se battre. +Debout, Maheu parlait, sans qu’on pût distinguer un seul mot. Quatre gendarmes l’accompagnaient. -Mais on l’avait bousculée, et elle accourait prévenir ses enfants. +Mais on l’avait bousculée, et elle accourait prévenir ses enfants. Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui garde la cour. -Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la ruelles... +Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la ruelles... Dans la salle, le trouble augmentait. -Tous s’entêtaient à parler à la fois. -Enfin, le président eut l’idée d’un vote par acclamation. -Cependant, la débandade commençait. -Ça vous avance à grand’chose, de tout casser chez moi ! dit-elle. +Tous s’entêtaient à parler à la fois. +Enfin, le président eut l’idée d’un vote par acclamation. +Cependant, la débandade commençait. +Ça vous avance à grand’chose, de tout casser chez moi ! dit-elle. Vous voyez bien qu’il n’y a personne. -Dehors, dans la ruelle, Étienne, embarrassé de la caisse, galopa, suivi des autres. -Des mots s’échangeaient, entrecoupés par le halètement des poitrines. -Une autre quinzaine s’écoula. -Puis, rien n’était venu. -Cette grande espérance morte abattait les courages. -Sur qui compter maintenant, puisque leurs frères eux-mêmes les abandonnaient ? -Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde. +Dehors, dans la ruelle, Étienne, embarrassé de la caisse, galopa, suivi des autres. +Des mots s’échangeaient, entrecoupés par le halètement des poitrines. +Une autre quinzaine s’écoula. +Puis, rien n’était venu. +Cette grande espérance morte abattait les courages. +Sur qui compter maintenant, puisque leurs frères eux-mêmes les abandonnaient ? +Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde. Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. -À peine de maigres aumônes suffisaient-elles à soutenir les familles les plus pauvres. -Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant pièce à pièce le ménage. -Étienne aurait vendu sa chair. +À peine de maigres aumônes suffisaient-elles à soutenir les familles les plus pauvres. +Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant pièce à pièce le ménage. +Étienne aurait vendu sa chair. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. -Il préférait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. +Il préférait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Tiens ! c’est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose. -Elle en ressortit aussitôt avec du genièvre et un pain. -Le genièvre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain, goulument. -Lorsqu’elle eut mangé, elle s’en alla, étourdie. -Et, comme il hésitait : — Alors, tu as toujours peur de moi ? -Il la suivit, gagné par son rire. -Ce pain qu’elle avait donné de si grand cœur, l’attendrissait. -Cette chambre était très propre, il lui en fit compliment. -Mais je t’aime bien, répondit-il. +Elle en ressortit aussitôt avec du genièvre et un pain. +Le genièvre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain, goulument. +Lorsqu’elle eut mangé, elle s’en alla, étourdie. +Et, comme il hésitait : — Alors, tu as toujours peur de moi ? +Il la suivit, gagné par son rire. +Ce pain qu’elle avait donné de si grand cœur, l’attendrissait. +Cette chambre était très propre, il lui en fit compliment. +Mais je t’aime bien, répondit-il. Non, non, pas comme je veux... Tu sais que j’en meurs d’envie. -Dis ? ça me ferait tant plaisir ! -C’était vrai, elle le lui demandait depuis six mois. +Dis ? ça me ferait tant plaisir ! +C’était vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n’osa plus refuser. Oh ! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh ! tu veux bien ! -Étienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. +Étienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d’avoir eu la Mouquette. En s’en allant, il se jura de ne point recommencer. -Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle était une brave fille. -Du moins, des porions avaient répandu ce bruit. -Chaque jour de chômage emportait des centaines de mille francs. -Toute machine qui s’arrête, est une machine morte. -Elle fut moins cordiale que la première. -On se sépara brutalement. +Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle était une brave fille. +Du moins, des porions avaient répandu ce bruit. +Chaque jour de chômage emportait des centaines de mille francs. +Toute machine qui s’arrête, est une machine morte. +Elle fut moins cordiale que la première. +On se sépara brutalement. Monsieur Hennebeau faisait claquer les portes. -D’autres femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien une vingtaine. -Des portes se fermèrent, une dame cacha son argenterie. -Chez Maigrat, il y eut une scène violente. -Puis, dès que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s’emporter. +D’autres femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien une vingtaine. +Des portes se fermèrent, une dame cacha son argenterie. +Chez Maigrat, il y eut une scène violente. +Puis, dès que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s’emporter. Est-ce qu’elles se fichaient du monde ? -Encore du crédit, elles rêvaient donc de le mettre sur la paille ? +Encore du crédit, elles rêvaient donc de le mettre sur la paille ? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain ! -Mais il fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte. +Mais il fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte. Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Le retour au coron fut lugubre. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre. -Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. -Et le crépuscule livide qui tombait semblait augmenter le froid. -Quoi faire ? répéta la Maheude, accroupie au coin du fourneau. -Si je portais la boîte ? reprit la femme toute pâle, après une hésitation. +Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. +Et le crépuscule livide qui tombait semblait augmenter le froid. +Quoi faire ? répéta la Maheude, accroupie au coin du fourneau. +Si je portais la boîte ? reprit la femme toute pâle, après une hésitation. Non, je ne veux pas ! -Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pièce. -Et le feu qui allait s’éteindre ! +Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pièce. +Et le feu qui allait s’éteindre ! Vous verrez qu’il ne rentrera pas. -Hier déjà, il a découché. -Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous sur la route. +Hier déjà, il a découché. +Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous sur la route. Du coup, elle brandit les deux poings, hors d’elle. -Si je savais ça !... +Si je savais ça !... J’aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite. -Il fallait pourtant trouver à souper. -Quoi faire, où aller, mon Dieu ? +Il fallait pourtant trouver à souper. +Quoi faire, où aller, mon Dieu ? Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part. -L’idée de la Mouquette lui était venue. +L’idée de la Mouquette lui était venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. -Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la Maheude. -C’est trop bête. -Dehors, une courte réflexion l’arrêta. +Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la Maheude. +C’est trop bête. +Dehors, une courte réflexion l’arrêta. Puis, elle entra chez les Levaque. -Dis donc, je t’ai prêté un pain, l’autre jour. +Dis donc, je t’ai prêté un pain, l’autre jour. Si tu me le rendais. -Un pain, ah ! ma chère, répondit la Levaque. +Un pain, ah ! ma chère, répondit la Levaque. Moi qui voulais t’en emprunter un autre ! -Tant mieux, si ça te brûle les boyaux !... +Tant mieux, si ça te brûle les boyaux !... Tout pouvait craquer, elle s’en fichait ! Puis, elle dit qu’elle allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. -Viens-tu à la fin, Louis ? +Viens-tu à la fin, Louis ? Je te dis que nous nous couchons. -On se colle, ça soulage... -Et que ce nom de Dieu de soûlard crève ici de froid tout seul ! +On se colle, ça soulage... +Et que ce nom de Dieu de soûlard crève ici de froid tout seul ! Des rires s’entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. -On mit une grande minute à lui ouvrir. -Tiens ! c’est toi, s’écria la Pierronne en affectant une vive surprise. -Je croyais que c’était le médecin. +On mit une grande minute à lui ouvrir. +Tiens ! c’est toi, s’écria la Pierronne en affectant une vive surprise. +Je croyais que c’était le médecin. Ah ! il ne va pas, il ne va toujours pas. Vainement il soufflait, pour faire l’homme malade. -Maman est allée à Montsou pour tâcher d’avoir un pain, reprit la Pierronne. -Nous nous morfondons à l’attendre. +Maman est allée à Montsou pour tâcher d’avoir un pain, reprit la Pierronne. +Nous nous morfondons à l’attendre. Je sais, dit la Maheude, je les connais. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron ? -Peut-être tout de même en aurait-elle tiré quelque chose. -As-tu seulement du vermicelle, à charge de revanche ? -La Pierronne se désespéra bruyamment. -Rien du tout, ma chère. +Peut-être tout de même en aurait-elle tiré quelque chose. +As-tu seulement du vermicelle, à charge de revanche ? +La Pierronne se désespéra bruyamment. +Rien du tout, ma chère. Pas ce qui s’appelle un grain de semoule... -Si maman ne rentre pas, c’est qu’elle n’a point réussi. +Si maman ne rentre pas, c’est qu’elle n’a point réussi. Nous allons nous coucher sans souper. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement. -Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à partir. -Évidemment, ils avaient renvoyé la vieille et enfermé la petite, pour bâfrer leur lapin. +Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à partir. +Évidemment, ils avaient renvoyé la vieille et enfermé la petite, pour bâfrer leur lapin. Bonsoir, dit-elle tout d’un coup. -À quoi bon frapper ? c’était misère et compagnie. -Comme elle passait devant l’église, elle vit une ombre filer rapidement. +À quoi bon frapper ? c’était misère et compagnie. +Comme elle passait devant l’église, elle vit une ombre filer rapidement. On disait du reste qu’il venait d’obtenir de l’avancement. -Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude. -Mais il ne s’arrêta point. +Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude. +Mais il ne s’arrêta point. Bonsoir, bonsoir, ma brave femme. Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la portaient plus, et elle rentra. -Personne n’avait bougé. -Maheu était toujours au bord de la table, abattu. -La Maheude était retombée à sa place, près du feu mourant. +Personne n’avait bougé. +Maheu était toujours au bord de la table, abattu. +La Maheude était retombée à sa place, près du feu mourant. On ne la questionna point, le silence continua. -Les minutes s’écoulaient, ils finissaient par ne plus y compter. -Voilà tout ce que j’ai trouvé, dit-il. -Merci, répondit-il à la Maheude qui lui offrait sa part. -J’ai mangé là-bas. +Les minutes s’écoulaient, ils finissaient par ne plus y compter. +Voilà tout ce que j’ai trouvé, dit-il. +Merci, répondit-il à la Maheude qui lui offrait sa part. +J’ai mangé là-bas. On dut lui reprendre une pomme de terre pour Alzire. -Alors, Étienne dit qu’il avait appris des nouvelles. -Elle voulait la guerre, décidément. -Les Maheu furent exaspérés. -Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. -Oui, oui, à Vandame ! -J’en suis, si l’on va là-bas ! -La Maheude eut un geste énergique. -Ça finira, ces injustices et ces traîtrises ! -Déjà deux fois, il avait lancé Bébert, pour aller la décrocher. +Alors, Étienne dit qu’il avait appris des nouvelles. +Elle voulait la guerre, décidément. +Les Maheu furent exaspérés. +Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. +Oui, oui, à Vandame ! +J’en suis, si l’on va là-bas ! +La Maheude eut un geste énergique. +Ça finira, ces injustices et ces traîtrises ! +Déjà deux fois, il avait lancé Bébert, pour aller la décrocher. Mais, chaque fois, du monde avait paru, au coude du chemin. -Toujours des gêneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires ! -Il aperçut parfaitement les galopins, les petits sur la petite, en tas. -Jusqu’aux marmots qui déjà s’égayaient à frotter leur misère ! -Foutu sort ! dit Jeanlin, ça ne finira pas... -Vas-y, Bébert ! tire sur la queue ! -Tous deux ricanaient d’aise, en se tapant sur les épaules. -Est-ce qu’ils vont coucher ici ? reprit Jeanlin exaspéré. -5’là la nuit, la vieille rentre ses sacs. -Un autre mineur descendait vers Réquillart. -Dites donc, murmura-t-il à ses deux camarades, la grande machine est pour demain. -Hein ? nous filerons, l’après-midi. -Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert. +Toujours des gêneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires ! +Il aperçut parfaitement les galopins, les petits sur la petite, en tas. +Jusqu’aux marmots qui déjà s’égayaient à frotter leur misère ! +Foutu sort ! dit Jeanlin, ça ne finira pas... +Vas-y, Bébert ! tire sur la queue ! +Tous deux ricanaient d’aise, en se tapant sur les épaules. +Est-ce qu’ils vont coucher ici ? reprit Jeanlin exaspéré. +5’là la nuit, la vieille rentre ses sacs. +Un autre mineur descendait vers Réquillart. +Dites donc, murmura-t-il à ses deux camarades, la grande machine est pour demain. +Hein ? nous filerons, l’après-midi. +Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert. Hardi ! tire sur la queue !... -Et méfie-toi, la vieille a son balai. +Et méfie-toi, la vieille a son balai. Heureusement, la nuit se faisait noire. -Bébert, d’un bond, s’était pendu à la morue, dont la ficelle cassa. -Ces vauriens finissaient par être la terreur du pays. -Ils l’avaient envahi peu à peu, ainsi qu’une horde sauvage. -Bientôt l’immense plaine leur avait appartenu. -Le pis était qu’il se taillait la part du lion. +Bébert, d’un bond, s’était pendu à la morue, dont la ficelle cassa. +Ces vauriens finissaient par être la terreur du pays. +Ils l’avaient envahi peu à peu, ainsi qu’une horde sauvage. +Bientôt l’immense plaine leur avait appartenu. +Le pis était qu’il se taillait la part du lion. Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. D’abord, il empochait le butin. -Ce fut d’ailleurs ce qui arriva, ce soir-là. +Ce fut d’ailleurs ce qui arriva, ce soir-là. J’en veux, tu sais. C’est moi qui l’ai prise. Hein, quoi ? cria-t-il. -Puis, passant derrière eux : — Maintenant, vous allez rester là cinq minutes, sans vous retourner... -Lentement, une grande affection était née entre eux, dans leur commune terreur. -Mais ni lui ni elle ne se serait permis de désobéir. -C’était, d’ailleurs, dans l’intention de rompre. -Sous le beffroi en ruine, l’ancien puits s’ouvrait, à demi obstrué. -Il crut à la fuite effrayée d’une couleuvre. +Puis, passant derrière eux : — Maintenant, vous allez rester là cinq minutes, sans vous retourner... +Lentement, une grande affection était née entre eux, dans leur commune terreur. +Mais ni lui ni elle ne se serait permis de désobéir. +C’était, d’ailleurs, dans l’intention de rompre. +Sous le beffroi en ruine, l’ancien puits s’ouvrait, à demi obstrué. +Il crut à la fuite effrayée d’une couleuvre. Et il descendit doucement. -Quel nom de Dieu de crapaud ! jurait Étienne étouffé, où diable va-t-il ? +Quel nom de Dieu de crapaud ! jurait Étienne étouffé, où diable va-t-il ? Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le bois humide. -C’était bien la vingtième échelle déjà, et la descente continuait. -Une cuisson ardente lui enflait la tête, il croyait tomber dans une fournaise. -Trente échelles, cela faisait deux cent dix mètres environ. +C’était bien la vingtième échelle déjà, et la descente continuait. +Une cuisson ardente lui enflait la tête, il croyait tomber dans une fournaise. +Trente échelles, cela faisait deux cent dix mètres environ. Est-ce qu’il va me promener longtemps ? pensait-il. -C’est pour sûr dans l’écurie qu’il se terre. -Le voyage recommença, plus pénible et plus dangereux. -Des chauves-souris, effarées, voletaient, se collaient à la voûte de l’accrochage. -Une installation complète changeait ce bout de galerie en une demeure confortable. -Tu descends te goberger ici, quand nous crevons de faim là-haut ? +C’est pour sûr dans l’écurie qu’il se terre. +Le voyage recommença, plus pénible et plus dangereux. +Des chauves-souris, effarées, voletaient, se collaient à la voûte de l’accrochage. +Une installation complète changeait ce bout de galerie en une demeure confortable. +Tu descends te goberger ici, quand nous crevons de faim là-haut ? Mais, en reconnaissant le jeune homme, il se tranquillisa vite. -Veux-tu dîner avec moi ? finit-il par dire. -Hein ? un morceau de morue grillée ?... +Veux-tu dîner avec moi ? finit-il par dire. +Hein ? un morceau de morue grillée ?... Celui-ci portait le mot « Amour », simplement. -Tu as un joli couteau, fit remarquer Étienne. -On a un peu plus chaud que là-haut, et ça sent joliment meilleur ! -Étienne s’était assis, curieux de le faire causer. -D’autres se hérissaient de champignons. -Alors, tu n’as pas peur ? demanda Étienne. -Jeanlin le regarda, étonné. +Tu as un joli couteau, fit remarquer Étienne. +On a un peu plus chaud que là-haut, et ça sent joliment meilleur ! +Étienne s’était assis, curieux de le faire causer. +D’autres se hérissaient de champignons. +Alors, tu n’as pas peur ? demanda Étienne. +Jeanlin le regarda, étonné. Peur de quoi ? puisque je suis tout seul. -Mais la morue était grattée enfin. -Il alluma un petit feu de bois, étala le brasier et la fit griller. +Mais la morue était grattée enfin. +Il alluma un petit feu de bois, étala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en deux. -C’était un régal terriblement salé, exquis tout de même pour des estomacs solides. -Étienne avait accepté sa part. -Ça ne m’étonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons tous. +C’était un régal terriblement salé, exquis tout de même pour des estomacs solides. +Étienne avait accepté sa part. +Ça ne m’étonne plus, si tu engraisses, pendant que nous maigrissons tous. Sais-tu que c’est cochon de t’empiffrer !... Et les autres, tu n’y songes pas ? -Tiens ! pourquoi les autres sont-ils trop bêtes ? -Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas ! +Tiens ! pourquoi les autres sont-ils trop bêtes ? +Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas ! C’est toi qui le dis toujours. -Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublé. -Et Lydie, demanda de nouveau Étienne, est-ce que tu l’amènes ici, des fois ? -Jeanlin eut un rire méprisant. +Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublé. +Et Lydie, demanda de nouveau Étienne, est-ce que tu l’amènes ici, des fois ? +Jeanlin eut un rire méprisant. La petite, ah ! non, par exemple !... -Les femmes, ça bavarde. -Et il continuait à rire, plein d’un immense dédain pour Lydie et Bébert. +Les femmes, ça bavarde. +Et il continuait à rire, plein d’un immense dédain pour Lydie et Bébert. Jamais on n’avait vu des enfants si cruches. -Étienne avait fini son pain. -Il but une gorgée de genièvre. +Étienne avait fini son pain. +Il but une gorgée de genièvre. Mon Dieu ! pourquoi ? est-ce qu’elle ne l’aimait point assez ? -Elle s’étonna, qu’est-ce que ça pouvait faire à la politique ? -Mais il la reverrait, rien qu’une petite fois, de temps à autre. -Lui, très ému, refusait toujours. +Elle s’étonna, qu’est-ce que ça pouvait faire à la politique ? +Mais il la reverrait, rien qu’une petite fois, de temps à autre. +Lui, très ému, refusait toujours. Alors, en la quittant, il voulut au moins l’embrasser. -Qui est-ce ? demanda Étienne inquiet. -C’est Catherine, répondit la Mouquette. +Qui est-ce ? demanda Étienne inquiet. +C’est Catherine, répondit la Mouquette. Elle revient de Jean-Bart. -Mais cela, malgré tout, le désolait, de lui avoir rendu la pareille. +Mais cela, malgré tout, le désolait, de lui avoir rendu la pareille. Veux-tu que je te dise ? murmura la Mouquette en larmes, quand elle partit. -Aussi, prise de peur, voulait-elle tout de suite aller à la salade. -Jeanlin l’en détourna : on verrait plus tard. +Aussi, prise de peur, voulait-elle tout de suite aller à la salade. +Jeanlin l’en détourna : on verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant l’Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. -L’enjeu était une casquette neuve et un foulard rouge, déposés chez Rasseneur. +L’enjeu était une casquette neuve et un foulard rouge, déposés chez Rasseneur. Deux heures sonnaient comme ils partaient. -Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tête. +Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tête. Mouquet, cette fois, tenait la main. -Le partenaire de Mouquet ne put l’en sortir, ce fut un désastre. -Là-bas, ils se rafraîchiraient chez Lerenard. -Mais Jeanlin avait une idée. -Dès Herbes-Rousses, ils avaient filé à Buchy, puis à la Croix-de-Pierre, puis à Chamblay. -Les haveurs s’y dérouillaient de la mine avec passion. -Il y avait des enragés de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. -À quarante, on ne cholait plus, on était trop lourd. -Cinq heures sonnèrent, le crépuscule venait déjà. -Éperdument, ils se jetèrent sur la bête, la rentrèrent encore dans le panier. +Le partenaire de Mouquet ne put l’en sortir, ce fut un désastre. +Là-bas, ils se rafraîchiraient chez Lerenard. +Mais Jeanlin avait une idée. +Dès Herbes-Rousses, ils avaient filé à Buchy, puis à la Croix-de-Pierre, puis à Chamblay. +Les haveurs s’y dérouillaient de la mine avec passion. +Il y avait des enragés de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. +À quarante, on ne cholait plus, on était trop lourd. +Cinq heures sonnèrent, le crépuscule venait déjà. +Éperdument, ils se jetèrent sur la bête, la rentrèrent encore dans le panier. Ils tombaient tous en plein rendez-vous. -Son malheur était sans consolation, il enviait ces misérables. -Le froid s’aiguisait avec le crépuscule, les mousses gelées craquaient sous les pas. -En haut, dominant la pente, Étienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. -Une querelle s’était élevée, on entendait leurs voix, par éclats brusques. -La Maheude, muette, hochait la tête aux sourds jurons de la Levaque. -Philomène toussait, reprise de sa bronchite depuis l’hiver. -Il fallait agir révolutionnairement, en sauvages, puisqu’on les traquait comme des loups. -Un tonnerre lui répondit, des cris, des exclamations. -Alors, Étienne se tint un instant immobile sur le tronc d’arbre. +Son malheur était sans consolation, il enviait ces misérables. +Le froid s’aiguisait avec le crépuscule, les mousses gelées craquaient sous les pas. +En haut, dominant la pente, Étienne se tenait, avec Rasseneur et Maheu. +Une querelle s’était élevée, on entendait leurs voix, par éclats brusques. +La Maheude, muette, hochait la tête aux sourds jurons de la Levaque. +Philomène toussait, reprise de sa bronchite depuis l’hiver. +Il fallait agir révolutionnairement, en sauvages, puisqu’on les traquait comme des loups. +Un tonnerre lui répondit, des cris, des exclamations. +Alors, Étienne se tint un instant immobile sur le tronc d’arbre. Et, brusquement, il conclut, sans hausser le ton. -C’est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une décision ce soir. -Un silence profond tomba du ciel étoilé. -Mais Étienne, déjà, continuait d’une voix changée. -Est-ce qu’il se trouverait des lâches pour manquer à leur parole ? +C’est dans ces circonstances, camarades, que vous devez prendre une décision ce soir. +Un silence profond tomba du ciel étoilé. +Mais Étienne, déjà, continuait d’une voix changée. +Est-ce qu’il se trouverait des lâches pour manquer à leur parole ? Il resta les bras en l’air. Des voix criaient : — Justice !... Il est temps, justice ! -Peu à peu, Étienne s’échauffait. +Peu à peu, Étienne s’échauffait. Il n’avait pas l’abondance facile et coulante de Rasseneur. -Tous le disaient, il n’était pas grand, mais il se faisait écouter. +Tous le disaient, il n’était pas grand, mais il se faisait écouter. Oui, oui, il a raison, bravo ! -Chez lui, à cette heure, l’évolution était complète. -Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier éclat. -C’est à nous d’avoir le pouvoir et la richesse ! -Une acclamation roula jusqu’à lui, du fond de la forêt. -Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffés aux entrailles. -Quel rêve ! être les maîtres, cesser de souffrir, jouir enfin ! -C’est ça, nom de Dieu ! à notre tour !... -Étienne goûtait l’ivresse de sa popularité. -Quant à Rasseneur, il haussait les épaules de dédain et de colère. -Tu me laisseras parler ! cria-t-il à Étienne. +Chez lui, à cette heure, l’évolution était complète. +Notre tour est venu, lança-t-il dans un dernier éclat. +C’est à nous d’avoir le pouvoir et la richesse ! +Une acclamation roula jusqu’à lui, du fond de la forêt. +Ils ne sentaient plus le froid, ces ardentes paroles les avaient chauffés aux entrailles. +Quel rêve ! être les maîtres, cesser de souffrir, jouir enfin ! +C’est ça, nom de Dieu ! à notre tour !... +Étienne goûtait l’ivresse de sa popularité. +Quant à Rasseneur, il haussait les épaules de dédain et de colère. +Tu me laisseras parler ! cria-t-il à Étienne. Celui-ci sauta du tronc d’arbre. -Parle, nous verrons s’ils t’écoutent. -Déjà Rasseneur l’avait remplacé et réclamait du geste le silence. -À bas le traître ! répétèrent mille voix, tandis que des pierres commençaient à siffler. -Alors, il pâlit, un désespoir lui emplit les yeux de larmes. -Il descendit du tronc d’arbre, frappé au cœur, sans force pour continuer. -Ça te fait rire, bégaya-t-il en s’adressant à Étienne triomphant. -C’est bon, je souhaite que ça t’arrive... -Ça t’arrivera, entends-tu ! +Parle, nous verrons s’ils t’écoutent. +Déjà Rasseneur l’avait remplacé et réclamait du geste le silence. +À bas le traître ! répétèrent mille voix, tandis que des pierres commençaient à siffler. +Alors, il pâlit, un désespoir lui emplit les yeux de larmes. +Il descendit du tronc d’arbre, frappé au cœur, sans force pour continuer. +Ça te fait rire, bégaya-t-il en s’adressant à Étienne triomphant. +C’est bon, je souhaite que ça t’arrive... +Ça t’arrivera, entends-tu ! Des fois il gelait, des fois il faisait chaud. -Et les soldats du roi arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil. -Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas redescendre... -Ah ! j’ai juré, oui ! j’ai juré ! -Il venait de reconnaître Chaval parmi les amis, au premier rang. -Il fut terrible, jamais il n’avait parlé si violemment. -Des oiseaux de nuit s’élevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair. +Et les soldats du roi arrivaient, et ça finissait par des coups de fusil. +Nous levions la main comme ça, nous jurions de ne pas redescendre... +Ah ! j’ai juré, oui ! j’ai juré ! +Il venait de reconnaître Chaval parmi les amis, au premier rang. +Il fut terrible, jamais il n’avait parlé si violemment. +Des oiseaux de nuit s’élevaient au-dessus des bois, dans le grand ciel clair. Lui, tout de suite, voulut conclure. -Camarades, quelle est votre décision ?... -Votez-vous la continuation de la grève ? -Oui ! oui ! hurlèrent les voix. -Et quelles mesures arrêtez-vous ?... -Notre défaite est certaine, si des lâches descendent demain. -Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête : — Mort aux lâches ! -Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi jurée... +Camarades, quelle est votre décision ?... +Votez-vous la continuation de la grève ? +Oui ! oui ! hurlèrent les voix. +Et quelles mesures arrêtez-vous ?... +Notre défaite est certaine, si des lâches descendent demain. +Les voix reprirent, avec leur souffle de tempête : — Mort aux lâches ! +Vous décidez donc de les rappeler au devoir, à la foi jurée... C’est cela, aux fosses ! aux fosses ! -Elle n’y était décidément pas. -Oui, je vois des charbonniers de Vandame, qui n’ont pas quitté leur fosse... +Elle n’y était décidément pas. +Oui, je vois des charbonniers de Vandame, qui n’ont pas quitté leur fosse... Pour toi ou pour un autre... -Tu travailles à Jean-Bart... +Tu travailles à Jean-Bart... Une voix gouailleuse interrompit : — Oh ! il travaille... Il a une femme qui travaille pour lui. Chaval jura, le sang au visage. -Nom de Dieu ! c’est défendu de travailler, alors ? -Si la grève était générale, il y a longtemps que nous serions les maîtres... -Est-ce qu’un seul homme de Vandame aurait dû descendre, lorsque Montsou a chômé ? -Mais, dans sa rage de triompher d’Étienne, une idée le redressa. -Venez demain à Jean-Bart, et vous verrez si je travaille !... -Nous sommes des vôtres, on m’a envoyé vous dire ça. -Faut éteindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi, se mettent en grève. -On l’applaudit furieusement à son tour, et dès lors Étienne lui-même fut débordé. -Enfin, on l’écouta. -Camarades ! demain matin, à Jean-Bart, est-ce convenu ? -Oui, oui, à Jean-Bart ! mort aux traîtres ! -À quatre heures, la lune s’était couchée, il faisait une nuit très noire. -Il finit par s’éveiller, entendit réellement une voix, courut ouvrir la fenêtre. -C’était un de ses porions, debout dans le jardin. +Nom de Dieu ! c’est défendu de travailler, alors ? +Si la grève était générale, il y a longtemps que nous serions les maîtres... +Est-ce qu’un seul homme de Vandame aurait dû descendre, lorsque Montsou a chômé ? +Mais, dans sa rage de triompher d’Étienne, une idée le redressa. +Venez demain à Jean-Bart, et vous verrez si je travaille !... +Nous sommes des vôtres, on m’a envoyé vous dire ça. +Faut éteindre les feux, faut que les machineurs, eux aussi, se mettent en grève. +On l’applaudit furieusement à son tour, et dès lors Étienne lui-même fut débordé. +Enfin, on l’écouta. +Camarades ! demain matin, à Jean-Bart, est-ce convenu ? +Oui, oui, à Jean-Bart ! mort aux traîtres ! +À quatre heures, la lune s’était couchée, il faisait une nuit très noire. +Il finit par s’éveiller, entendit réellement une voix, courut ouvrir la fenêtre. +C’était un de ses porions, debout dans le jardin. Quoi donc ? demanda-t-il. -Forcez-les à descendre, sacrebleu ! bégaya-t-il. -Voilà une heure que ça dure, reprit le porion. -Alors, nous avons eu l’idée de venir vous chercher. -Il n’y a que vous qui leur ferez peut-être entendre raison. +Forcez-les à descendre, sacrebleu ! bégaya-t-il. +Voilà une heure que ça dure, reprit le porion. +Alors, nous avons eu l’idée de venir vous chercher. +Il n’y a que vous qui leur ferez peut-être entendre raison. C’est bien, j’y vais. -Vivement, il s’habilla, l’esprit net maintenant, très inquiet. -Père, qu’y a-t-il ? -Rien de grave, répondit-il pour les rassurer. -Il paraît que des tapageurs font du bruit, là-bas. -Autrement, il leur rentrerait malade, l’estomac délabré, comme toujours. -Lui, se débattait, donnait sa parole d’honneur qu’il était trop pressé. -Il dut se résigner, en jurant que les biscuits l’étoufferaient. -Déjà, elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir. -Mange, papa, répétait Lucie. -Puis, remarquant la préoccupation où il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur. +Vivement, il s’habilla, l’esprit net maintenant, très inquiet. +Père, qu’y a-t-il ? +Rien de grave, répondit-il pour les rassurer. +Il paraît que des tapageurs font du bruit, là-bas. +Autrement, il leur rentrerait malade, l’estomac délabré, comme toujours. +Lui, se débattait, donnait sa parole d’honneur qu’il était trop pressé. +Il dut se résigner, en jurant que les biscuits l’étoufferaient. +Déjà, elles descendaient devant lui, chacune avec son bougeoir. +Mange, papa, répétait Lucie. +Puis, remarquant la préoccupation où il retombait, silencieux, assombri, elle fut reprise de peur. C’est donc grave, que tu nous fais cette grimace ?... -Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous à ce déjeuner. -Elle parlait d’une partie projetée pour le matin. -Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son tour. -Mais il se fâchait. -En voilà une idée ! -Je vous répète que ce n’est rien... -Il les embrassa, il se hâta de partir. -La pièce avait la propreté froide des salles où la table est maigrement servie. -Une serviette traînait, le domestique serait grondé. -Si la grève éclatait chez lui, il était par terre. -Il lui avait, en se levant, signifié brutalement de rester couchée. +Dis donc, nous restons avec toi, on se passera de nous à ce déjeuner. +Elle parlait d’une partie projetée pour le matin. +Bien sûr, nous restons, déclara Jeanne à son tour. +Mais il se fâchait. +En voilà une idée ! +Je vous répète que ce n’est rien... +Il les embrassa, il se hâta de partir. +La pièce avait la propreté froide des salles où la table est maigrement servie. +Une serviette traînait, le domestique serait grondé. +Si la grève éclatait chez lui, il était par terre. +Il lui avait, en se levant, signifié brutalement de rester couchée. Nom de Dieu ! cria Chaval, qu’est-ce que tu viens foutre ici ? -Elle bégaya qu’elle n’avait pas des rentes et qu’elle voulait travailler. +Elle bégaya qu’elle n’avait pas des rentes et qu’elle voulait travailler. Alors, tu te mets contre moi, garce !... Deneulin arrivait par l’escalier du criblage. -On venait de prendre à peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. -Eh bien ! que se passe-t-il donc, mes enfants ? demanda-t-il à pleine voix. -Qu’est-ce qui vous fâche ? -Expliquez-moi ça, nous allons nous entendre. -Voyons, reprit-il, vous n’allez pas me faire repentir d’avoir répondu de vous. -Vous savez que j’ai refusé un poste de gendarmes... -Parlez tranquillement, je vous écoute. -À propos de quoi cette demande ? +On venait de prendre à peine quatre-vingts lampes, les autres flambaient dans la lampisterie. +Eh bien ! que se passe-t-il donc, mes enfants ? demanda-t-il à pleine voix. +Qu’est-ce qui vous fâche ? +Expliquez-moi ça, nous allons nous entendre. +Voyons, reprit-il, vous n’allez pas me faire repentir d’avoir répondu de vous. +Vous savez que j’ai refusé un poste de gendarmes... +Parlez tranquillement, je vous écoute. +À propos de quoi cette demande ? Nous voulons cinq centimes de plus, n’est-ce pas, vous autres ? -Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. -Peu à peu, tous se rapprochaient en un cercle étroit. -Il préféra discuter, parler raison. +Des voix approuvèrent, le bruit reprenait, au milieu de gestes violents. +Peu à peu, tous se rapprochaient en un cercle étroit. +Il préféra discuter, parler raison. Vous voulez cinq centimes, et j’accorde que la besogne les vaut. Seulement, je ne puis pas vous les donner. Si je vous les donnais, je serais simplement fichu... D’autre part, le capital de son outillage ne pouvait dormir. Ce serait la faillite. -Et voilà, mes braves ! dit-il en terminant. +Et voilà, mes braves ! dit-il en terminant. Je voudrais vous convaincre... -Une partie des mineurs semblait hésiter. -Plusieurs retournèrent près du puits. +Une partie des mineurs semblait hésiter. +Plusieurs retournèrent près du puits. Au moins, dit un porion, que tout le monde soit libre... Quels sont ceux qui veulent travailler ? -Catherine s’était avancée une des premières. -Dès lors, la conciliation parut impossible. -Dès les premiers mots, il le sentit vaniteux, dévoré de passion jalouse. -Chaval l’écoutait, silencieux, les poings d’abord serrés, puis peu à peu détendus. -Une chaleur d’orgueil lui montait à la face et le grisait. -Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes se tinrent à l’écart. -Veux-tu bien descendre et ne pas flâner ! -Mais Deneulin s’étonna, en apercevant Négrel qui accompagnait la calèche à cheval. -Quoi donc, les hommes en étaient ? -Encore joyeux de son succès, Deneulin raconta la révolte réprimée de Jean-Bart. +Catherine s’était avancée une des premières. +Dès lors, la conciliation parut impossible. +Dès les premiers mots, il le sentit vaniteux, dévoré de passion jalouse. +Chaval l’écoutait, silencieux, les poings d’abord serrés, puis peu à peu détendus. +Une chaleur d’orgueil lui montait à la face et le grisait. +Deneulin resta caché, les porions eux-mêmes se tinrent à l’écart. +Veux-tu bien descendre et ne pas flâner ! +Mais Deneulin s’étonna, en apercevant Négrel qui accompagnait la calèche à cheval. +Quoi donc, les hommes en étaient ? +Encore joyeux de son succès, Deneulin raconta la révolte réprimée de Jean-Bart. Maintenant, il se disait bien tranquille. -Eh bien ! c’est convenu, répéta madame Hennebeau. -Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dînez avec nous... -Madame Grégoire m’a également promis de venir reprendre Cécile. -Comptez sur moi, répondit Deneulin. -La calèche partit du côté de Vandame. -On traversa la forêt, on prit la route de Vandame à Marchiennes. -Alors, on fit un détour. +Eh bien ! c’est convenu, répéta madame Hennebeau. +Ce soir, vous venez chercher ces demoiselles et vous dînez avec nous... +Madame Grégoire m’a également promis de venir reprendre Cécile. +Comptez sur moi, répondit Deneulin. +La calèche partit du côté de Vandame. +On traversa la forêt, on prit la route de Vandame à Marchiennes. +Alors, on fit un détour. Du soufre poussait, en une fleur jaune, au bord des fissures. -C’était une serre naturelle, chauffée par l’incendie des couches profondes. -Jamais la neige n’y séjournait. -Bientôt, la calèche fila en plaine. -Que se passait-il donc, pour que ce peuple fût ainsi par les chemins ? -Les lampes brûlaient mal, la poussière du charbon empêchait de voir. +C’était une serre naturelle, chauffée par l’incendie des couches profondes. +Jamais la neige n’y séjournait. +Bientôt, la calèche fila en plaine. +Que se passait-il donc, pour que ce peuple fût ainsi par les chemins ? +Les lampes brûlaient mal, la poussière du charbon empêchait de voir. Quoi donc ? cria-t-il. -Tout de même, ça ira mieux, dit-elle à voix haute. -Dans son étouffement, il y avait une vague peur. -Cette idée redoublait ses sueurs. -Moi je ne peux pas, les galibots du plan m’embêtent avec leurs saletés. +Tout de même, ça ira mieux, dit-elle à voix haute. +Dans son étouffement, il y avait une vague peur. +Cette idée redoublait ses sueurs. +Moi je ne peux pas, les galibots du plan m’embêtent avec leurs saletés. Elle repartit, poussant une berline vide. -Après deux voyages, Catherine étouffa de nouveau. -La couche avait un mètre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. -Mais ils auraient préféré le travail à col tordu, et un peu de fraîcheur. -Qui est-ce qui m’a fichu une rosse de cette espèce ? +Après deux voyages, Catherine étouffa de nouveau. +La couche avait un mètre quatre-vingt-dix, les ouvriers pouvaient travailler debout. +Mais ils auraient préféré le travail à col tordu, et un peu de fraîcheur. +Qui est-ce qui m’a fichu une rosse de cette espèce ? Veux-tu bien emplir ta berline et rouler ! -Eh ! tu vas l’enrhumer, méfie-toi ! +Eh ! tu vas l’enrhumer, méfie-toi ! C’est qu’elle a de vraies jambes ! Dis donc, Chaval, y en a pour deux ! Plus haut ! plus haut ! -Alors, Chaval, sans se fâcher de ces rires, retomba sur elle. -Ça y est-il, nom de Dieu !... -Ah ! pour les saletés, elle est bonne. -Elle resterait là, à en entendre jusqu’à demain. -Péniblement, Catherine s’était décidée à emplir sa berline ; puis, elle la poussa. -Qu’avait-elle donc, ce jour-là ? -Jamais elle ne s’était senti ainsi du coton dans les os. -Ça devait être un mauvais air. -L’aérage ne se faisait pas, au fond de cette voie éloignée. -N’en pouvant plus, elle éprouva un besoin d’ôter sa chemise. -Elle résista, voulut rouler encore, fut forcée de se remettre debout. -À quatre pattes, elle poussait. -Mais un désespoir lui vint, elle n’était pas soulagée, d’être nue. +Alors, Chaval, sans se fâcher de ces rires, retomba sur elle. +Ça y est-il, nom de Dieu !... +Ah ! pour les saletés, elle est bonne. +Elle resterait là, à en entendre jusqu’à demain. +Péniblement, Catherine s’était décidée à emplir sa berline ; puis, elle la poussa. +Qu’avait-elle donc, ce jour-là ? +Jamais elle ne s’était senti ainsi du coton dans les os. +Ça devait être un mauvais air. +L’aérage ne se faisait pas, au fond de cette voie éloignée. +N’en pouvant plus, elle éprouva un besoin d’ôter sa chemise. +Elle résista, voulut rouler encore, fut forcée de se remettre debout. +À quatre pattes, elle poussait. +Mais un désespoir lui vint, elle n’était pas soulagée, d’être nue. Elle tomba sur les genoux. -La lampe, calée dans le charbon de la berline, lui parut s’éteindre. -Brusquement, la lampe s’éteignit. -Je crois, nom de Dieu ! qu’elle flâne encore, gronda la voix de Chaval. -Il écouta du haut de la taille, n’entendit point le bruit des roues. +La lampe, calée dans le charbon de la berline, lui parut s’éteindre. +Brusquement, la lampe s’éteignit. +Je crois, nom de Dieu ! qu’elle flâne encore, gronda la voix de Chaval. +Il écouta du haut de la taille, n’entendit point le bruit des roues. Veux-tu que j’aille te faire grouiller, moi ! -Rien ne remuait, toujours le même silence de mort. -Béant, il la regardait. +Rien ne remuait, toujours le même silence de mort. +Béant, il la regardait. Qu’avait-elle donc ? -Ce n’était pas une frime au moins, histoire de faire un somme ? -Tiens-toi un peu que je trempe ça dans l’eau. +Ce n’était pas une frime au moins, histoire de faire un somme ? +Tiens-toi un peu que je trempe ça dans l’eau. Il s’effarait de la voir si molle. -Elle ouvrit les yeux, elle bégaya : — J’ai froid. -Ah ! j’aime mieux ça, par exemple ! cria Chaval soulagé. +Elle ouvrit les yeux, elle bégaya : — J’ai froid. +Ah ! j’aime mieux ça, par exemple ! cria Chaval soulagé. Quand elle se souvint, elle fut honteuse. -Comment avait-elle osé enlever tout ! -Bigre ! mais je crève de froid, dit-il en se rhabillant à son tour. +Comment avait-elle osé enlever tout ! +Bigre ! mais je crève de froid, dit-il en se rhabillant à son tour. Jamais elle ne l’avait vu si gentil. -Cela aurait été si bon de vivre d’accord ! -Une tendresse la pénétrait, dans l’alanguissement de sa fatigue. +Cela aurait été si bon de vivre d’accord ! +Une tendresse la pénétrait, dans l’alanguissement de sa fatigue. Elle lui sourit, elle murmura : — Embrasse-moi. -Bien sûr, répondit-il, on serait mieux sous les arbres... -Elle fut si touchée de l’entendre en convenir, qu’elle fit la vaillante. +Bien sûr, répondit-il, on serait mieux sous les arbres... +Elle fut si touchée de l’entendre en convenir, qu’elle fit la vaillante. Oh ! c’est une mauvaise disposition. -Puis, aujourd’hui, l’air est empoisonné... -Mais tu verras, tout à l’heure, si je suis une couleuvre. +Puis, aujourd’hui, l’air est empoisonné... +Mais tu verras, tout à l’heure, si je suis une couleuvre. Quand il faut travailler, on travaille, n’est-ce pas ? -Moi, j’y crèverais plutôt que de lâcher. +Moi, j’y crèverais plutôt que de lâcher. Il y eut un silence. -Seulement, continua-t-elle très bas, je voudrais bien que tu fusses plus gentil... +Seulement, continua-t-elle très bas, je voudrais bien que tu fusses plus gentil... Oui, on est si content, quand on s’aime un peu. -Et elle se mit à pleurer doucement. +Et elle se mit à pleurer doucement. Mais je t’aime, cria-t-il, puisque je t’ai prise avec moi. -Elle ne répondit que d’un hochement de tête. -Alors, dit-elle, tâche donc d’être comme ça de temps en temps. -Des sanglots lui coupèrent la parole, et il l’embrassa de nouveau. -Tiens ! je jure d’être gentil. -On n’est pas plus méchant qu’un autre, va ! -Elle le regardait, elle recommençait à sourire dans ses larmes. -Peut-être qu’il avait raison, on n’en rencontrait guère, des femmes heureuses. +Elle ne répondit que d’un hochement de tête. +Alors, dit-elle, tâche donc d’être comme ça de temps en temps. +Des sanglots lui coupèrent la parole, et il l’embrassa de nouveau. +Tiens ! je jure d’être gentil. +On n’est pas plus méchant qu’un autre, va ! +Elle le regardait, elle recommençait à sourire dans ses larmes. +Peut-être qu’il avait raison, on n’en rencontrait guère, des femmes heureuses. Mon Dieu ! si cela avait pu durer ! Trois camarades, qui les avaient vus passer, arrivaient pour savoir. -Quoi donc ? était-ce un accident encore ? -Ils se levèrent, ils coururent. -Où était-ce ? pourquoi ne le disait-on pas ? +Quoi donc ? était-ce un accident encore ? +Ils se levèrent, ils coururent. +Où était-ce ? pourquoi ne le disait-on pas ? Alors, la panique souffla. Ce fut un galop furieux au travers des voies obscures. -Les têtes se perdaient. -Mais la voix d’un autre porion éclata, puis se perdit. -Ceux de Montsou coupent les câbles ! +Les têtes se perdaient. +Mais la voix d’un autre porion éclata, puis se perdit. +Ceux de Montsou coupent les câbles ! Que tout le monde sorte ! -Quand il eut compris, Chaval arrêta net Catherine. -Elle était donc venue, cette bande qu’il croyait aux mains des gendarmes ! -On n’allait pas les laisser au fond, peut-être ! +Quand il eut compris, Chaval arrêta net Catherine. +Elle était donc venue, cette bande qu’il croyait aux mains des gendarmes ! +On n’allait pas les laisser au fond, peut-être ! La voix du porion retentit de nouveau, se rapprocha. Que tout le monde sorte ! -Aux échelles ! aux échelles ! -Et Chaval fut emporté avec les camarades. +Aux échelles ! aux échelles ! +Et Chaval fut emporté avec les camarades. Il bouscula Catherine, il l’accusa de ne pas courir assez fort. -Des hommes criaient que les échelles étaient cassées, que personne ne sortirait. -Nom de Dieu ! veux-tu monter devant moi ! dit Chaval à Catherine. +Des hommes criaient que les échelles étaient cassées, que personne ne sortirait. +Nom de Dieu ! veux-tu monter devant moi ! dit Chaval à Catherine. Au moins, je te tiendrai, si tu tombes. Passe donc ! hurla-t-il. Mais il lui faisait trop peur. Si elle montait devant lui, tout le temps il la brutaliserait. -Aussi résistait-elle, pendant que le flot éperdu des camarades les repoussait de côté. -Sacrée tête de pioche ! cria Chaval, crève donc, je serai débarrassé ! +Aussi résistait-elle, pendant que le flot éperdu des camarades les repoussait de côté. +Sacrée tête de pioche ! cria Chaval, crève donc, je serai débarrassé ! Il monta, et elle le suivit. -Il fallait vingt-cinq minutes à un homme solide pour gravir cette colonne géante. +Il fallait vingt-cinq minutes à un homme solide pour gravir cette colonne géante. D’ailleurs, le goyot ne servait plus que dans les cas de catastrophe. -Derrière elle, Catherine entendit un galibot compter les échelles. -Cela lui donna l’idée de les compter aussi. -On en avait déjà monté quinze, et l’on arrivait à un accrochage. -Mais, au même instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. +Derrière elle, Catherine entendit un galibot compter les échelles. +Cela lui donna l’idée de les compter aussi. +On en avait déjà monté quinze, et l’on arrivait à un accrochage. +Mais, au même instant, elle se heurta dans les jambes de Chaval. Il jura, en lui criant de faire attention. -De proche en proche, toute la colonne s’arrêtait, s’immobilisait. -Quelqu’un annonça qu’il fallait redescendre, que les échelles étaient cassées. -C’était la préoccupation de tous, la peur de se trouver devant le vide. -Ce serait pour plus haut, bien sûr, les échelles cassées. -D’abord, elle avait éprouvé à la peau des picotements légers. -Une douleur vague, peu à peu cuisante, lui chauffait les muscles. +De proche en proche, toute la colonne s’arrêtait, s’immobilisait. +Quelqu’un annonça qu’il fallait redescendre, que les échelles étaient cassées. +C’était la préoccupation de tous, la peur de se trouver devant le vide. +Ce serait pour plus haut, bien sûr, les échelles cassées. +D’abord, elle avait éprouvé à la peau des picotements légers. +Une douleur vague, peu à peu cuisante, lui chauffait les muscles. Les crampes de ses membres devenaient insupportables, jamais elle n’irait au bout. -De nouveaux arrêts lui permirent de respirer. -Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d’en haut, achevait de l’étourdir. -Elle suffoquait, ivre de ténèbres, exaspérée de l’écrasement des parois contre sa chair. -Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de réponse. -Que fichait-elle là-dessous, est-ce qu’elle avait laissé tomber sa langue ? +De nouveaux arrêts lui permirent de respirer. +Mais la terreur qui, chaque fois, soufflait d’en haut, achevait de l’étourdir. +Elle suffoquait, ivre de ténèbres, exaspérée de l’écrasement des parois contre sa chair. +Deux fois, Chaval interrogea Catherine, sans obtenir de réponse. +Que fichait-elle là-dessous, est-ce qu’elle avait laissé tomber sa langue ? Elle pouvait bien lui dire si elle tenait bon. -Catherine finit par bégayer qu’elle tenait bon tout de même. -Il l’aurait traitée de couleuvre, si elle avait avoué sa lassitude. -On dépassa le niveau. -Machinalement, elle s’obstinait tout bas à compter : quatre-vingt une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois ; encore dix-neuf. -Ces chiffres, répétés, la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. +Catherine finit par bégayer qu’elle tenait bon tout de même. +Il l’aurait traitée de couleuvre, si elle avait avoué sa lassitude. +On dépassa le niveau. +Machinalement, elle s’obstinait tout bas à compter : quatre-vingt une, quatre-vingt-deux, quatre-vingt-trois ; encore dix-neuf. +Ces chiffres, répétés, la soutenaient seuls de leur balancement rythmique. Elle n’avait plus conscience de ses mouvements. Quand elle levait les yeux, les lampes tournoyaient en spirale. -Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la précipiter. -Elle avait crié le nom de Chaval, dans un appel désespéré. -Elle fut roulée, piétinée. -Cinq échelles seulement restaient à gravir, on avait mis près d’une heure. +Son sang coulait, elle se sentait mourir, le moindre souffle allait la précipiter. +Elle avait crié le nom de Chaval, dans un appel désespéré. +Elle fut roulée, piétinée. +Cinq échelles seulement restaient à gravir, on avait mis près d’une heure. Maheu fut d’avis qu’on devait tenir sa parole. -Un pareil rendez-vous était sacré. +Un pareil rendez-vous était sacré. La Maheude approuva d’un signe. Alzire garderait les enfants. On ne s’en alla point ensemble, par prudence. Depuis longtemps, Jeanlin avait disparu. -Mais, dans la forêt, il ne trouva personne, les camarades déjà étaient à Jean-Bart. -Étienne aperçut Jeanlin, grimpé sur une passerelle, installé comme au spectacle. +Mais, dans la forêt, il ne trouva personne, les camarades déjà étaient à Jean-Bart. +Étienne aperçut Jeanlin, grimpé sur une passerelle, installé comme au spectacle. Il courut plus fort, il entra avec les premiers. -On était à peine trois cents. +On était à peine trois cents. Que voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix forte. -Comment défendre ces bâtiments ouverts de toutes parts ? -À peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers autour de lui. -Il y eut des poussées et des grondements dans la foule. +Comment défendre ces bâtiments ouverts de toutes parts ? +À peine aurait-il pu grouper une vingtaine de ses ouvriers autour de lui. +Il y eut des poussées et des grondements dans la foule. Mais il faut que le travail cesse partout. -Deneulin le traita carrément d’imbécile. +Deneulin le traita carrément d’imbécile. Cette rudesse de parole souleva une clameur. -Mais celui-ci répondait par le droit au travail. -Parfaitement, c’est ma faute, je mérite ce qui m’arrive. -Avec des gaillards de votre espèce, il n’y a que la force. +Mais celui-ci répondait par le droit au travail. +Parfaitement, c’est ma faute, je mérite ce qui m’arrive. +Avec des gaillards de votre espèce, il n’y a que la force. C’est comme le gouvernement qui s’imagine vous acheter par des concessions. -Vous le flanquerez à bas, voilà tout, quand il vous aura fourni des armes. +Vous le flanquerez à bas, voilà tout, quand il vous aura fourni des armes. Il baissa la voix. Je vous en prie, monsieur, donnez l’ordre qu’on remonte vos ouvriers. -Je ne réponds pas d’être maître de mes camarades. -Vous pouvez éviter un malheur. +Je ne réponds pas d’être maître de mes camarades. +Vous pouvez éviter un malheur. Non, fichez-moi la paix ! Est-ce que je vous connais ? -Des vociférations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l’insultaient. -Puisque c’était la ruine de toutes façons, il trouvait lâches les platitudes inutiles. -Ça va être un massacre. -À quoi bon faire tuer des hommes pour rien ? -Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri, jeté à la foule. -Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons redevenus les plus forts ! -C’étaient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. -La porte céda, tout de suite, une porte sans serrure, fermée simplement au loquet. -Aux chaudières ! hurlait la Brûlé. +Des vociférations maintenant couvraient sa voix, les femmes surtout l’insultaient. +Puisque c’était la ruine de toutes façons, il trouvait lâches les platitudes inutiles. +Ça va être un massacre. +À quoi bon faire tuer des hommes pour rien ? +Il se débattait, il protesta, dans un dernier cri, jeté à la foule. +Tas de bandits, vous verrez ça, quand nous serons redevenus les plus forts ! +C’étaient les femmes qui poussaient, glapissantes, excitant les hommes. +La porte céda, tout de suite, une porte sans serrure, fermée simplement au loquet. +Aux chaudières ! hurlait la Brûlé. Enfin, le premier put dire : — Mais il y a des hommes au fond, camarades ! Le vacarme redoubla, des voix partaient de toutes parts. Tant pis ! fallait pas descendre !... -C’est bien fait pour les traîtres !... +C’est bien fait pour les traîtres !... Oui, oui, qu’ils y restent !... -Et puis, ils ont les échelles ! +Et puis, ils ont les échelles ! Des femmes la suivaient. -Il y avait dix foyers pour les cinq générateurs. +Il y avait dix foyers pour les cinq générateurs. Assez donc ! cria la Maheude. -Tant mieux ! répondit la Brûlé. +Tant mieux ! répondit la Brûlé. Ce sera de la besogne faite... -À ce moment, on entendit la voix aiguë de Jeanlin. -Attention ! je vas éteindre, moi ! je lâche tout ! -Cela dura près d’un quart d’heure. -Mais la colère de la foule ne tombait pas, fouettée au contraire. -Lui-même se grisait, emporté dans cette fièvre chaude de revanche. -À bas les traîtres !... -Oh ! les sales gueules de lâches !... -À bas ! à bas ! -C’était la sortie des ouvriers du fond qui commençait. -Les premiers, aveuglés par le grand jour, restaient là, à battre des paupières. -Puis, ils défilèrent, tâchant de gagner la route et de fuir. -À bas les lâches ! à bas les faux frères ! -Toute la bande des grévistes était accourue. -Ah çà ! combien sont-ils, là dedans ? demanda Étienne. -On lui avait donc menti, dans la forêt ? presque tout Jean-Bart était descendu. -Nom de Dieu ! c’est à ce rendez-vous que tu nous fais venir ? -Des imprécations éclataient, il y eut une poussée pour se jeter sur le traître. -C’était donc pour se foutre du monde ! +À ce moment, on entendit la voix aiguë de Jeanlin. +Attention ! je vas éteindre, moi ! je lâche tout ! +Cela dura près d’un quart d’heure. +Mais la colère de la foule ne tombait pas, fouettée au contraire. +Lui-même se grisait, emporté dans cette fièvre chaude de revanche. +À bas les traîtres !... +Oh ! les sales gueules de lâches !... +À bas ! à bas ! +C’était la sortie des ouvriers du fond qui commençait. +Les premiers, aveuglés par le grand jour, restaient là, à battre des paupières. +Puis, ils défilèrent, tâchant de gagner la route et de fuir. +À bas les lâches ! à bas les faux frères ! +Toute la bande des grévistes était accourue. +Ah çà ! combien sont-ils, là dedans ? demanda Étienne. +On lui avait donc menti, dans la forêt ? presque tout Jean-Bart était descendu. +Nom de Dieu ! c’est à ce rendez-vous que tu nous fais venir ? +Des imprécations éclataient, il y eut une poussée pour se jeter sur le traître. +C’était donc pour se foutre du monde ! Enlevez-le ! au puits ! au puits ! -Chaval, blême de peur, bégayait, cherchait à s’expliquer. -Tu as voulu en être, tu en seras... +Chaval, blême de peur, bégayait, cherchait à s’expliquer. +Tu as voulu en être, tu en seras... Allons ! en marche, bougre de muffe ! Une autre clameur couvrit sa voix. Ah ! salope, toi aussi !... -Quand ta mère crève de faim, tu la trahis pour ton maquereau ! -Maheu retint le bras, empêcha la gifle. -La vue de Catherine avait achevé d’exaspérer Étienne. -Il répétait : — En route ! aux autres fosses ! et tu viens avec nous, sale cochon ! -Tous l’entraînaient, le forçaient à galoper au milieu d’eux. +Quand ta mère crève de faim, tu la trahis pour ton maquereau ! +Maheu retint le bras, empêcha la gifle. +La vue de Catherine avait achevé d’exaspérer Étienne. +Il répétait : — En route ! aux autres fosses ! et tu viens avec nous, sale cochon ! +Tous l’entraînaient, le forçaient à galoper au milieu d’eux. Alors, en deux minutes, Jean-Bart se vida. -La voie de sortie était trop étroite, des palissades furent rompues. -Aux fosses ! à bas les traîtres ! plus de travail ! -Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence. +La voie de sortie était trop étroite, des palissades furent rompues. +Aux fosses ! à bas les traîtres ! plus de travail ! +Et Jean-Bart tomba brusquement à un grand silence. Pas un homme, pas un souffle. -Il était pâle, très calme. -Allons ! c’était bien fini, sa ruine s’achevait. -Encore quinze jours de grève, il était en faillite. -Dès la Fourche-aux-Bœufs, Étienne en avait pris le commandement. -Sans qu’on s’arrêtât, il criait des ordres, il organisait la marche. -Jeanlin, en tête, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. -Mais, tout de suite, un nouveau cri s’éleva. +Il était pâle, très calme. +Allons ! c’était bien fini, sa ruine s’achevait. +Encore quinze jours de grève, il était en faillite. +Dès la Fourche-aux-Bœufs, Étienne en avait pris le commandement. +Sans qu’on s’arrêtât, il criait des ordres, il organisait la marche. +Jeanlin, en tête, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. +Mais, tout de suite, un nouveau cri s’éleva. Du pain ! du pain ! du pain ! Aux fosses ! plus de travail ! du pain ! -Ses joues s’échauffaient, une flamme allumait ses yeux. -Cependant, il gardait sa tête, il voulait encore éviter les dégâts inutiles. -Mirou ! à Mirou ! +Ses joues s’échauffaient, une flamme allumait ses yeux. +Cependant, il gardait sa tête, il voulait encore éviter les dégâts inutiles. +Mirou ! à Mirou ! Un grand remous se produisit. -Gaston-Marie, pour cette fois, était sauvé. -Le canal, de ce côté, la coupait d’un long ruban de glace. -Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c’était l’immensité nue. +Gaston-Marie, pour cette fois, était sauvé. +Le canal, de ce côté, la coupait d’un long ruban de glace. +Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c’était l’immensité nue. Qu’est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux ? cria-t-il. -La bande s’arrêta. -Il y a des hommes au fond, dit Étienne. -Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancèrent. +La bande s’arrêta. +Il y a des hommes au fond, dit Étienne. +Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancèrent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant. Alors, Maheu voulut intervenir. Le vieux demeura un moment muet. -Évidemment, son ignorance en matière de coalition égalait celle du haveur. -Enfin, il répondit : — C’est votre droit, je ne dis pas. +Évidemment, son ignorance en matière de coalition égalait celle du haveur. +Enfin, il répondit : — C’est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne... Je suis seul, ici. -Les derniers mots se perdirent dans des huées. +Les derniers mots se perdirent dans des huées. Nom de Dieu ! vous ne passerez pas !... Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous ! -Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie. -Lui, continuait : — Quel est le cochon qui ne comprend pas ça ?... +Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie. +Lui, continuait : — Quel est le cochon qui ne comprend pas ça ?... Moi, je ne suis qu’un ouvrier comme vous autres. On m’a dit de garder, je garde. Une grande secousse remporta la bande. -Mais, au centre, dans l’élan de la marche, une bousculade avait lieu. -C’était Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l’histoire pour s’échapper. -Moi, je gèle depuis une heure, j’ai besoin de me débarbouiller. -File, ou c’est nous qui te débarbouillerons, répondait Étienne. -Fallait pas renchérir en demandant du sang. +Mais, au centre, dans l’élan de la marche, une bousculade avait lieu. +C’était Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l’histoire pour s’échapper. +Moi, je gèle depuis une heure, j’ai besoin de me débarbouiller. +File, ou c’est nous qui te débarbouillerons, répondait Étienne. +Fallait pas renchérir en demandant du sang. On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui tenait bon. -Elle devait être morte de fatigue, elle courait tout de même pourtant. +Elle devait être morte de fatigue, elle courait tout de même pourtant. Tu peux t’en aller, toi, dit-il enfin. Catherine parut ne pas entendre. -Et elle ne s’arrêtait point. -Pourquoi voulait-il qu’elle abandonnât son homme ? -Chaval n’était guère gentil, bien sûr ; même il la battait, des fois. -Elle l’aurait défendu, sans tendresse, pour l’orgueil. -Va-t’en ! répéta violemment Maheu. -Cet ordre de son père ralentit un instant sa course. -Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupières. -Puis, malgré sa peur, elle reprit sa place, toujours courant. +Et elle ne s’arrêtait point. +Pourquoi voulait-il qu’elle abandonnât son homme ? +Chaval n’était guère gentil, bien sûr ; même il la battait, des fois. +Elle l’aurait défendu, sans tendresse, pour l’orgueil. +Va-t’en ! répéta violemment Maheu. +Cet ordre de son père ralentit un instant sa course. +Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupières. +Puis, malgré sa peur, elle reprit sa place, toujours courant. Alors, on la laissa. -Quand on arriva devant Madeleine, on était bien quinze cents. -À ce moment, il n’était guère plus de deux heures. -Ils s’enfuirent, on les poursuivit à coups de pierres. +Quand on arriva devant Madeleine, on était bien quinze cents. +À ce moment, il n’était guère plus de deux heures. +Ils s’enfuirent, on les poursuivit à coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. -Déjà le flot s’éloignait, roulait sur la fosse voisine. -Celle-ci, Crèvecœur, ne se trouvait qu’à cinq cents mètres de Madeleine. -Là, également, la bande tomba au milieu de la sortie. +Déjà le flot s’éloignait, roulait sur la fosse voisine. +Celle-ci, Crèvecœur, ne se trouvait qu’à cinq cents mètres de Madeleine. +Là, également, la bande tomba au milieu de la sortie. Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Comment le savait-on ? personne ne pouvait le dire. -N’importe ! la peur les prenait, ils se décidèrent pour Feutry-Cantel. -Pourquoi n’avaient-ils pas buté contre des soldats ? -Cette impunité les troublait, à la pensée de la répression qu’ils sentaient venir. -À la Victoire ! à la Victoire ! -Il n’y avait donc ni dragons ni gendarmes, à la Victoire ? -C’était, cette fois, une course de cinq grands kilomètres. -Il y eut une débandade, la fosse déserte leur appartint. -Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie lentement. -Derrière un hangar, Étienne aperçut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon. +N’importe ! la peur les prenait, ils se décidèrent pour Feutry-Cantel. +Pourquoi n’avaient-ils pas buté contre des soldats ? +Cette impunité les troublait, à la pensée de la répression qu’ils sentaient venir. +À la Victoire ! à la Victoire ! +Il n’y avait donc ni dragons ni gendarmes, à la Victoire ? +C’était, cette fois, une course de cinq grands kilomètres. +Il y eut une débandade, la fosse déserte leur appartint. +Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie lentement. +Derrière un hangar, Étienne aperçut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon. Voulez-vous foutre le camp ! cria-t-il. Pas un morceau ne sortira ! -Bientôt, la bande entière se mit à cette besogne. +Bientôt, la bande entière se mit à cette besogne. La Maheude, hors d’elle, tapait aussi fort que la Levaque. -Pour rigoler, Jeanlin lui avait vidé une lampe dans le cou. -Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger. +Pour rigoler, Jeanlin lui avait vidé une lampe dans le cou. +Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore : — Du pain ! du pain ! du pain ! -Justement, à la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. -Sans doute il avait pris peur, sa baraque était abandonnée. -Et, brusquement, il s’aperçut que Chaval avait filé, au milieu du tumulte. -Ah ! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre ! hurlait Étienne. +Justement, à la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. +Sans doute il avait pris peur, sa baraque était abandonnée. +Et, brusquement, il s’aperçut que Chaval avait filé, au milieu du tumulte. +Ah ! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre ! hurlait Étienne. Oui, nom de Dieu ! tu la casseras ! -Gaston-Marie ! à Gaston-Marie ! -Va-t’en donc ! cria Maheu à Catherine, qui elle aussi avait repris sa course. +Gaston-Marie ! à Gaston-Marie ! +Va-t’en donc ! cria Maheu à Catherine, qui elle aussi avait repris sa course. La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. -Le cri recommença : — Du pain ! du pain ! du pain ! -Mais c’était surtout la pompe qu’on menaçait. -Allons ! tu as juré avec les autres ! -Quelques-uns même brisaient sur elle des bâtons. -À mort, le traître ! au puits ! au puits ! -Attends, si ça te gêne, dit la Levaque. -Tiens ! voilà le baquet ! -Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe. -Plonge donc ! répétait la Brûlé. +Le cri recommença : — Du pain ! du pain ! du pain ! +Mais c’était surtout la pompe qu’on menaçait. +Allons ! tu as juré avec les autres ! +Quelques-uns même brisaient sur elle des bâtons. +À mort, le traître ! au puits ! au puits ! +Attends, si ça te gêne, dit la Levaque. +Tiens ! voilà le baquet ! +Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe. +Plonge donc ! répétait la Brûlé. Nom de Dieu ! si tu ne plonges pas, on te fout dedans... -Il dut boire, à quatre pattes. -Tous riaient, d’un rire de cruauté. +Il dut boire, à quatre pattes. +Tous riaient, d’un rire de cruauté. Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. -Et, hagard, il butait, il donnait des coups d’échine pour fuir. -Étienne la fit taire. +Et, hagard, il butait, il donnait des coups d’échine pour fuir. +Étienne la fit taire. Il n’y a pas besoin de s’y mettre tous... -Si tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble. +Si tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble. Il faut que l’un de nous deux y reste... Donnez-lui un couteau. J’ai le mien. Ce n’est donc pas de trop, toutes ces abominations ? Tu veux l’assassiner, maintenant qu’il ne tient plus debout ! -Vous êtes des lâches ! des lâches !... +Vous êtes des lâches ! des lâches !... Tuez-moi donc avec lui. -Je vous saute à la figure, moi ! si vous le touchez encore. +Je vous saute à la figure, moi ! si vous le touchez encore. Il avait failli d’abord l’assommer. -Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derrière lui. -La foule, saisie, les regardait disparaître au coude de la route. +Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derrière lui. +La foule, saisie, les regardait disparaître au coude de la route. Seule, la Maheude murmura : — Vous avez tort, fallait le garder. -Il va pour sûr faire quelque traîtrise. -Mais la bande s’était remise en marche. -Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du côté de Crèvecœur. -Alors, ils se replièrent, un ordre courut. -Montsou ! à la Direction !... +Il va pour sûr faire quelque traîtrise. +Mais la bande s’était remise en marche. +Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du côté de Crèvecœur. +Alors, ils se replièrent, un ordre courut. +Montsou ! à la Direction !... Du pain ! du pain ! du pain ! -La crainte de donner inutilement cette preuve d’inquiétude le retint. -Il leur avait justement demandé des ordres, dans l’éventualité d’une bagarre. -La réponse tardait, il l’attendait par le courrier de l’après-midi. -Selon lui, ce serait la bataille, du sang et des morts, à coup sûr. -Une responsabilité pareille le troublait, malgré son énergie habituelle. +La crainte de donner inutilement cette preuve d’inquiétude le retint. +Il leur avait justement demandé des ordres, dans l’éventualité d’une bagarre. +La réponse tardait, il l’attendait par le courrier de l’après-midi. +Selon lui, ce serait la bataille, du sang et des morts, à coup sûr. +Une responsabilité pareille le troublait, malgré son énergie habituelle. Il ne comprit pas. -Alors, sa perplexité devint extrême. -Où diable cet écervelé de Paul avait-il bien pu la fourrer ? +Alors, sa perplexité devint extrême. +Où diable cet écervelé de Paul avait-il bien pu la fourrer ? Il s’approcha machinalement, envoya la main. -C’était, entre deux plis du drap, un petit flacon d’or. -Et, soudain, il blêmit affreusement. -Sa femme avait couché là. -Le domestique était entré, le désordre de la chambre le consterna. +C’était, entre deux plis du drap, un petit flacon d’or. +Et, soudain, il blêmit affreusement. +Sa femme avait couché là. +Le domestique était entré, le désordre de la chambre le consterna. Mon Dieu ! c’est vrai, la chambre qui n’est pas faite ! -Aussi Rose est sortie en me lâchant tout le ménage sur le dos ! +Aussi Rose est sortie en me lâchant tout le ménage sur le dos ! Monsieur, c’est encore un homme... -Il arrive de Crèvecœur, il a une lettre. +Il arrive de Crèvecœur, il a une lettre. Bien ! laissez-moi, dites-lui d’attendre. -Sa femme avait couché là ! +Sa femme avait couché là ! Brusquement, il voyait, il entendait, cette ordure se passait chez lui depuis des mois. -Oui, c’était sa femme qui montait coucher là ! -Un bruit le réveilla, on frappait à la porte, on essayait d’ouvrir. +Oui, c’était sa femme qui montait coucher là ! +Un bruit le réveilla, on frappait à la porte, on essayait d’ouvrir. Il reconnut la voix du domestique. -Ah ! monsieur s’est enfermé... -Il paraît que ça presse, les ouvriers cassent tout. +Ah ! monsieur s’est enfermé... +Il paraît que ça presse, les ouvriers cassent tout. Deux autres hommes sont en bas. -Il y a aussi des dépêches. +Il y a aussi des dépêches. Fichez-moi la paix ! dans un instant ! -S’il s’acharnait à le déranger, c’était méchamment. +S’il s’acharnait à le déranger, c’était méchamment. Alors, Monsieur Hennebeau ne bougea plus. Il regardait toujours le lit. -Le reste des autres, elle le donnait à cet enfant. -Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit tressaillir Monsieur Hennebeau. +Le reste des autres, elle le donnait à cet enfant. +Un coup de timbre lointain, à ce moment, fit tressaillir Monsieur Hennebeau. Je descends, nom de Dieu ! Mais, brusquement, il crut entendre Hippolyte remonter. -Une honte l’arrêta. -En bas, cinq messagers étaient debout, sans compter Dansaert. -Enfin, il les congédia, il dit qu’il allait prendre des mesures. -Il pensa que les deux misérables rentraient. +Une honte l’arrêta. +En bas, cinq messagers étaient debout, sans compter Dansaert. +Enfin, il les congédia, il dit qu’il allait prendre des mesures. +Il pensa que les deux misérables rentraient. Du pain ! du pain ! du pain ! Qu’est-ce donc ? -Diable ! murmura Négrel, également sorti, est-ce que nos braillards finiraient par se fâcher ? -C’est peut-être encore les charbonniers, dit la paysanne. -Voilà deux fois qu’ils passent. -Paraît que ça ne va pas bien, ils sont les maîtres du pays. -Lui-même attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride. +Diable ! murmura Négrel, également sorti, est-ce que nos braillards finiraient par se fâcher ? +C’est peut-être encore les charbonniers, dit la paysanne. +Voilà deux fois qu’ils passent. +Paraît que ça ne va pas bien, ils sont les maîtres du pays. +Lui-même attacha sous ce hangar son cheval, dont un galopin avait tenu la bride. Allons, du courage ! dit-il. -Nous vendrons notre vie chèrement. +Nous vendrons notre vie chèrement. Cette plaisanterie augmenta la peur. -Mais son mot spirituel fut emporté dans l’ouragan des gestes et des cris. +Mais son mot spirituel fut emporté dans l’ouragan des gestes et des cris. Quels visages atroces ! balbutia madame Hennebeau. -D’où sortent-ils donc, ces bandits-là ? -Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. -Il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des coffres éventrés. -Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. -Un grand cri s’éleva, domina la Marseillaise : — Du pain ! du pain ! du pain ! -Était-ce donc ce soir même que l’antique société craquait ? -Et ce qu’ils virent, alors, acheva de les hébéter. -Il n’avait rien d’obscène, ce derrière, et ne faisait pas rire, farouche. -Et le pis était qu’il n’y avait pas d’autre chemin. -Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour où j’ai du monde. -Allez donc faire du bien à ça ! +D’où sortent-ils donc, ces bandits-là ? +Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. +Il promènerait des têtes, il sèmerait l’or des coffres éventrés. +Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. +Un grand cri s’éleva, domina la Marseillaise : — Du pain ! du pain ! du pain ! +Était-ce donc ce soir même que l’antique société craquait ? +Et ce qu’ils virent, alors, acheva de les hébéter. +Il n’avait rien d’obscène, ce derrière, et ne faisait pas rire, farouche. +Et le pis était qu’il n’y avait pas d’autre chemin. +Ces sales ouvriers ont encore choisi un jour où j’ai du monde. +Allez donc faire du bien à ça ! Enfin, toutes reprirent place dans la voiture. Marchez doucement, dit-il au cocher, car le chemin est atroce. La bande, au loin, ruisselait dans Montsou. -Et il se tint derrière la persienne, dominant la foule. -À quoi bon un scandale ? est-ce que rien était changé chez lui ? -Il se prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse. -Quel ridicule, d’avoir assommé ce lit à coups de poing ! -Puisqu’il avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là. -Ce ne serait que l’affaire d’un peu de mépris encore. -Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence. +Et il se tint derrière la persienne, dominant la foule. +À quoi bon un scandale ? est-ce que rien était changé chez lui ? +Il se prenait en pitié, au souvenir de sa folie jalouse. +Quel ridicule, d’avoir assommé ce lit à coups de poing ! +Puisqu’il avait toléré un autre homme, il tolérerait bien celui-là. +Ce ne serait que l’affaire d’un peu de mépris encore. +Sous la fenêtre, les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence. Du pain ! du pain ! du pain ! -Imbéciles ! dit Monsieur Hennebeau entre ses dents serrées. +Imbéciles ! dit Monsieur Hennebeau entre ses dents serrées. Du pain ! du pain ! du pain ! -Imbéciles ! répéta Monsieur Hennebeau, est-ce que je suis heureux ? -Une colère le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. +Imbéciles ! répéta Monsieur Hennebeau, est-ce que je suis heureux ? +Une colère le soulevait contre ces gens qui ne comprenaient pas. Du pain ! du pain ! du pain ! -Il mangeait, lui, et il n’en râlait pas moins de souffrance. +Il mangeait, lui, et il n’en râlait pas moins de souffrance. Tout n’allait pas pour le mieux parce qu’on avait du pain. -Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempête, balayant tout. +Mais le cri du ventre domina, un hurlement souffla en tempête, balayant tout. Du pain ! du pain ! du pain ! -C’était bien lui cependant qui venait de crier : halte ! +C’était bien lui cependant qui venait de crier : halte ! Oui, c’est moi... -Zacharie occupait une table avec sa femme Philomène. +Zacharie occupait une table avec sa femme Philomène. Plus loin, Pierron et la Pierronne, tournant le dos, se cachaient le visage. -D’ailleurs, personne ne buvait, on s’était abrité, simplement. -Je t’avais prévenu, les embêtements commencent. -Maintenant, vous pouvez réclamer du pain, c’est du plomb qu’on vous donnera. -Ton idée est donc de piller en face ? demanda Rasseneur. -Désespéré, Étienne rentra dans la foule, prêt à mourir. -Ils lançaient chacun un caillou, jouant à qui ferait le plus gros dégât. -Derrière eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. -Personne, du reste, n’obéissait plus à Étienne. +D’ailleurs, personne ne buvait, on s’était abrité, simplement. +Je t’avais prévenu, les embêtements commencent. +Maintenant, vous pouvez réclamer du pain, c’est du plomb qu’on vous donnera. +Ton idée est donc de piller en face ? demanda Rasseneur. +Désespéré, Étienne rentra dans la foule, prêt à mourir. +Ils lançaient chacun un caillou, jouant à qui ferait le plus gros dégât. +Derrière eux, Bonnemort et Mouque, assis sur un banc, les regardaient. +Personne, du reste, n’obéissait plus à Étienne. Dans son midi, les foules flambaient plus vite, seulement elles faisaient moins de besogne. -Il était temps, les Grégoire disparaissaient, lorsque la grêle des pierres recommença. -Monsieur Grégoire accrocha méthodiquement son chapeau. -Lorsqu’ils auront bien crié, ils iront souper avec plus d’appétit. -À ce moment, Monsieur Hennebeau descendait du second étage. -Seule, la pâleur de son visage disait les larmes qui l’avaient secoué. -Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrées encore. -Pour la première fois, une inquiétude émotionna les Grégoire. -Cécile pas rentrée ! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces mineurs se prolongeait ? -J’ai songé à faire dégager la maison, ajouta Monsieur Hennebeau. -Rose, demeurée là, osa murmurer de nouveau : — Oh ! monsieur, ils ne sont pas méchants. -Seulement, je réponds de la tranquillité... -Peut-être même avait-on pillé ses mannes. +Il était temps, les Grégoire disparaissaient, lorsque la grêle des pierres recommença. +Monsieur Grégoire accrocha méthodiquement son chapeau. +Lorsqu’ils auront bien crié, ils iront souper avec plus d’appétit. +À ce moment, Monsieur Hennebeau descendait du second étage. +Seule, la pâleur de son visage disait les larmes qui l’avaient secoué. +Vous savez, dit-il, que ces dames ne sont pas rentrées encore. +Pour la première fois, une inquiétude émotionna les Grégoire. +Cécile pas rentrée ! comment rentrerait-elle, si la plaisanterie de ces mineurs se prolongeait ? +J’ai songé à faire dégager la maison, ajouta Monsieur Hennebeau. +Rose, demeurée là, osa murmurer de nouveau : — Oh ! monsieur, ils ne sont pas méchants. +Seulement, je réponds de la tranquillité... +Peut-être même avait-on pillé ses mannes. Un peu de patience, dit Monsieur Hennebeau. -Rien n’est perdu, le pâtissier peut venir. +Rien n’est perdu, le pâtissier peut venir. Tiens ! c’est vous, Maigrat, qu’y a-t-il donc ? -Vous auriez mieux fait de rester chez vous, à garder vos marchandises. -Oh ! j’ai mis les barres de fer, puis j’ai laissé ma femme. -Le directeur s’impatienta, sans cacher son mépris. -Une belle garde, que cette créature chétive, maigrie de coups ! -Enfin, je n’y peux rien, tâchez de vous défendre. -Rentrer, ce n’était plus possible, on l’aurait écharpé. -D’autre part, l’idée de sa ruine le bouleversait. +Vous auriez mieux fait de rester chez vous, à garder vos marchandises. +Oh ! j’ai mis les barres de fer, puis j’ai laissé ma femme. +Le directeur s’impatienta, sans cacher son mépris. +Une belle garde, que cette créature chétive, maigrie de coups ! +Enfin, je n’y peux rien, tâchez de vous défendre. +Rentrer, ce n’était plus possible, on l’aurait écharpé. +D’autre part, l’idée de sa ruine le bouleversait. Tranquillement, Monsieur Hennebeau affectait de faire les honneurs de chez lui. -On causa pourtant, sans cesse ramené à cette inconcevable révolte. -Alors, tout se gâta. -Aussitôt, le cri s’éleva : — Vive la sociale ! à mort les bourgeois ! à mort ! -Attends ! cria la Brûlé, on va t’en mettre au cul, de la dentelle ! -C’est à nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque. +On causa pourtant, sans cesse ramené à cette inconcevable révolte. +Alors, tout se gâta. +Aussitôt, le cri s’éleva : — Vive la sociale ! à mort les bourgeois ! à mort ! +Attends ! cria la Brûlé, on va t’en mettre au cul, de la dentelle ! +C’est à nous que ces salopes volent ça, reprit la Levaque. Elles se collent du poil sur la peau, lorsque nous crevons de froid... -Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre à vivre ! -Du coup, la Mouquette s’élança. +Foutez-moi-la donc toute nue, pour lui apprendre à vivre ! +Du coup, la Mouquette s’élança. Oui, oui, faut la fouetter. -Sans doute quelle n’avait pas le derrière mieux fait qu’une autre. -Plus d’une même était pourrie, sous ses fanfreluches. -Non ! hurlaient les femmes, le cul à l’air ! le cul à l’air ! -Une lutte s’engageait là, pendant que les Grégoire, épouvantés, apparaissaient sur le perron. +Sans doute quelle n’avait pas le derrière mieux fait qu’une autre. +Plus d’une même était pourrie, sous ses fanfreluches. +Non ! hurlaient les femmes, le cul à l’air ! le cul à l’air ! +Une lutte s’engageait là, pendant que les Grégoire, épouvantés, apparaissaient sur le perron. Chez Maigrat, nom de Dieu !... -Il y a du pain, là-dedans ! -Foutons la baraque à Maigrat par terre ! +Il y a du pain, là-dedans ! +Foutons la baraque à Maigrat par terre ! Des camarades l’avaient suivi, Levaque, Maheu et quelques autres. -Ah ! canailles, vous en êtes à fouetter nos filles ! -C’était Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dîner. -À la grille, la bataille continuait. -Pourtant, il passa, écrasa des membres. -C’est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, après avoir cassé mes machines ! +Ah ! canailles, vous en êtes à fouetter nos filles ! +C’était Deneulin qui arrivait au rendez-vous, pour le dîner. +À la grille, la bataille continuait. +Pourtant, il passa, écrasa des membres. +C’est ça, cria-t-il, cassez-moi les os, après avoir cassé mes machines ! Il repoussa promptement la porte. -Une bordée de cailloux s’abattit dans le bois. -Quels enragés ! reprit-il. -Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crâne comme une courge vide... -On n’a rien à leur dire, que voulez-vous ? -Ils ne savent plus, il n’y a qu’à les assommer. -Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en voyant Cécile revenir à elle. -Elle n’avait aucun mal, pas même une égratignure : sa voilette seule était perdue. -Folle de peur, elle accourait avertir ses maîtres. -Elles riaient à présent. -Sapristi ! continua le père, voilà une bonne journée !... +Une bordée de cailloux s’abattit dans le bois. +Quels enragés ! reprit-il. +Deux secondes de plus, et ils me crevaient le crâne comme une courge vide... +On n’a rien à leur dire, que voulez-vous ? +Ils ne savent plus, il n’y a qu’à les assommer. +Dans le salon, les Grégoire pleuraient, en voyant Cécile revenir à elle. +Elle n’avait aucun mal, pas même une égratignure : sa voilette seule était perdue. +Folle de peur, elle accourait avertir ses maîtres. +Elles riaient à présent. +Sapristi ! continua le père, voilà une bonne journée !... Il plaisantait, la voix tremblante. -Ses yeux se gonflèrent, quand ses deux filles se jetèrent dans ses bras. -Monsieur Hennebeau avait écouté cet aveu de ruine. -Une pensée vive éclaira son visage. +Ses yeux se gonflèrent, quand ses deux filles se jetèrent dans ses bras. +Monsieur Hennebeau avait écouté cet aveu de ruine. +Une pensée vive éclaira son visage. Que se passait-il donc, dehors ? -Je l’avais flairé, il faut qu’il en soit. +Je l’avais flairé, il faut qu’il en soit. Le cri : du pain ! du pain ! du pain ! grondait de nouveau. -On en trouverait, du pain, derrière cette porte. -Chaque coup de cognée lui entrait en plein cœur. -Un gond avait dû sauter, encore cinq minutes, et la boutique était prise. -Des huées, presque aussitôt, éclatèrent. -Le matou est là-haut ! au chat ! au chat ! +On en trouverait, du pain, derrière cette porte. +Chaque coup de cognée lui entrait en plein cœur. +Un gond avait dû sauter, encore cinq minutes, et la boutique était prise. +Des huées, presque aussitôt, éclatèrent. +Le matou est là-haut ! au chat ! au chat ! La bande venait d’apercevoir Maigrat, sur la toiture du hangar. La cervelle avait jailli. -Sa femme, en haut, pâle et brouillée derrière les vitres, regardait toujours. +Sa femme, en haut, pâle et brouillée derrière les vitres, regardait toujours. D’abord, ce fut une stupeur. -Étienne s’était arrêté, la hache glissée des poings. -Et les cris avaient cessé, un silence s’élargissait dans l’ombre croissante. -Tout de suite, les huées recommencèrent. -C’étaient les femmes qui se précipitaient, prises de l’ivresse du sang. +Étienne s’était arrêté, la hache glissée des poings. +Et les cris avaient cessé, un silence s’élargissait dans l’ombre croissante. +Tout de suite, les huées recommencèrent. +C’étaient les femmes qui se précipitaient, prises de l’ivresse du sang. Il y a donc un bon Dieu ! Ah ! cochon, c’est fini ! -Tu ne me refuseras plus crédit... +Tu ne me refuseras plus crédit... Attends ! attends ! il faut que je t’engraisse encore. Tiens ! mange, mange, toi qui nous mangeais ! -Cette terre, tassée dans sa bouche, c’était le pain qu’il avait refusé. -Et il ne mangerait plus que de ce pain-là, maintenant. -Ça ne lui avait guère porté bonheur, d’affamer le pauvre monde. -Mais les femmes avaient à tirer de lui d’autres vengeances. -Elles tournaient en le flairant, pareilles à des louves. -Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageât. -On entendit la voix aigre de la Brûlé. +Cette terre, tassée dans sa bouche, c’était le pain qu’il avait refusé. +Et il ne mangerait plus que de ce pain-là, maintenant. +Ça ne lui avait guère porté bonheur, d’affamer le pauvre monde. +Mais les femmes avaient à tirer de lui d’autres vengeances. +Elles tournaient en le flairant, pareilles à des louves. +Toutes cherchaient un outrage, une sauvagerie qui les soulageât. +On entendit la voix aigre de la Brûlé. Faut le couper comme un matou ! Oui, oui ! au chat ! au chat !... Il en a trop fait, le salaud ! -Des voix aiguës saluèrent d’imprécations l’abominable trophée. +Des voix aiguës saluèrent d’imprécations l’abominable trophée. Ah ! bougre, tu n’empliras plus nos filles ! -Cette plaisanterie les secoua d’une gaieté terrible. +Cette plaisanterie les secoua d’une gaieté terrible. Ce n’est plus un homme qu’on va foutre dans la terre... -Va donc pourrir, bon à rien ! -Cette mutilation affreuse s’était accomplie dans une horreur glacée. -Les deux vieux, Bonnemort et Mouque, très graves, hochaient la tête. -Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude Bébert, forçait Lydie à lever le nez. -Et, derrière les persiennes, ces dames et ces demoiselles allongeaient le cou. -Lucie et Jeanne déclarèrent que ce devait être une peau de lapin. -À ce moment, elle tressaillit et elle se tut. -Madame Grégoire lui avait donné un coup de genou. -Toutes deux restèrent béantes. -Étienne de nouveau brandit la hache. -C’était comme un assouvissement qui les apaisait tous. +Va donc pourrir, bon à rien ! +Cette mutilation affreuse s’était accomplie dans une horreur glacée. +Les deux vieux, Bonnemort et Mouque, très graves, hochaient la tête. +Seul, Jeanlin rigolait, poussait du coude Bébert, forçait Lydie à lever le nez. +Et, derrière les persiennes, ces dames et ces demoiselles allongeaient le cou. +Lucie et Jeanne déclarèrent que ce devait être une peau de lapin. +À ce moment, elle tressaillit et elle se tut. +Madame Grégoire lui avait donné un coup de genou. +Toutes deux restèrent béantes. +Étienne de nouveau brandit la hache. +C’était comme un assouvissement qui les apaisait tous. D’un geste, il la repoussa. -Il ne voulait pas l’écouter, il menaçait de la battre. -Alors, elle eut un geste de désespoir, elle hésita, puis courut vers Étienne. -Sauve-toi, sauve-toi, voilà les gendarmes ! -Quand je te dis que voilà les gendarmes !... -Moi, ça m’a dégoûtée, je suis venue... +Il ne voulait pas l’écouter, il menaçait de la battre. +Alors, elle eut un geste de désespoir, elle hésita, puis courut vers Étienne. +Sauve-toi, sauve-toi, voilà les gendarmes ! +Quand je te dis que voilà les gendarmes !... +Moi, ça m’a dégoûtée, je suis venue... Sauve-toi, je ne veux pas qu’on te prenne. -Tout de suite, un cri éclata : « Les gendarmes ! les gendarmes ! +Tout de suite, un cri éclata : « Les gendarmes ! les gendarmes ! Le cadavre de Maigrat faisait seul une tache d’ombre sur la terre blanche. -Des postes armés gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. -On n’entendait plus, le long du pavé, que le passage lent des patrouilles. +Des postes armés gardaient les puits, il y avait des soldats devant chaque machine. +On n’entendait plus, le long du pavé, que le passage lent des patrouilles. Avancez au mot de ralliement ! Le travail n’avait repris nulle part. -Les corons semblaient déserts, au milieu des champs de betteraves. -Rasseneur, également, avait failli être emmené entre deux gendarmes. -Seule, la lumière menaçait de manquer. -Dès le cinquième jour, Étienne n’alluma plus que pour manger. +Les corons semblaient déserts, au milieu des champs de betteraves. +Rasseneur, également, avait failli être emmené entre deux gendarmes. +Seule, la lumière menaçait de manquer. +Dès le cinquième jour, Étienne n’alluma plus que pour manger. Les morceaux ne passaient pas, lorsqu’il les avalait dans la nuit. -Cette nuit interminable, complète, toujours du même noir, était sa grande souffrance. -Elle lui semblait être comme l’écrasement même de ses pensées. -Maintenant, voilà qu’il vivait de vols ! -Mais comment faire ? il fallait bien vivre, sa tâche n’était pas remplie. +Cette nuit interminable, complète, toujours du même noir, était sa grande souffrance. +Elle lui semblait être comme l’écrasement même de ses pensées. +Maintenant, voilà qu’il vivait de vols ! +Mais comment faire ? il fallait bien vivre, sa tâche n’était pas remplie. Finirait-il donc en assassin ? -Maintenant, durant des heures, Étienne demeurait allongé sur son foin. -Des idées vagues le travaillaient, qu’il ne croyait pas avoir. -Quelle nausée, ces misérables en tas, vivant au baquet commun ! -Une défection de sa part lui aurait paru la dernière des lâchetés. -S’il se cachait ainsi, c’était pour rester libre, pour conseiller et agir. -C’était en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. -Mais les fosses de la Compagnie surtout l’intéressaient, dans ce massacre. -Crèvecœur et Madeleine, de roche très ébouleuse, se bouchaient de plus en plus. -Mais Étienne, la nuit suivante, désespéra de nouveau. +Maintenant, durant des heures, Étienne demeurait allongé sur son foin. +Des idées vagues le travaillaient, qu’il ne croyait pas avoir. +Quelle nausée, ces misérables en tas, vivant au baquet commun ! +Une défection de sa part lui aurait paru la dernière des lâchetés. +S’il se cachait ainsi, c’était pour rester libre, pour conseiller et agir. +C’était en effet, dans le pays entier, un long retentissement de ruines. +Mais les fosses de la Compagnie surtout l’intéressaient, dans ce massacre. +Crèvecœur et Madeleine, de roche très ébouleuse, se bouchaient de plus en plus. +Mais Étienne, la nuit suivante, désespéra de nouveau. Il disait toujours non, violemment. -Puis, que faire ? il avait écouté les offres. -Bien heureux encore s’il en tirait de quoi désintéresser ses créanciers. +Puis, que faire ? il avait écouté les offres. +Bien heureux encore s’il en tirait de quoi désintéresser ses créanciers. Le lendemain, heureusement, Jeanlin lui apporta une bonne nouvelle. -Longtemps, il rôda, écoutant les maillets des charpentiers taper dans le puits. -Cela lui réjouissait le cœur, cette plaie qu’il fallait panser. +Longtemps, il rôda, écoutant les maillets des charpentiers taper dans le puits. +Cela lui réjouissait le cœur, cette plaie qu’il fallait panser. Au petit jour, lorsqu’il rentra, il retrouva la sentinelle sur le terri. Cette fois, elle le verrait certainement. -Déjà, l’on disait que des régiments entiers se trouvaient infectés de socialisme. -Était-ce vrai ? la justice allait-elle venir, grâce aux cartouches distribuées par la bourgeoisie ? +Déjà, l’on disait que des régiments entiers se trouvaient infectés de socialisme. +Était-ce vrai ? la justice allait-elle venir, grâce aux cartouches distribuées par la bourgeoisie ? Pourquoi ne causerait-il pas avec ce soldat ? -Il saurait la couleur de ses idées. +Il saurait la couleur de ses idées. La sentinelle demeurait immobile. -Hein ? camarade, un fichu temps ! dit enfin Étienne. +Hein ? camarade, un fichu temps ! dit enfin Étienne. Je crois que nous allons avoir de la neige. Il avait, dans sa capote, l’embarras d’une recrue. -Oui, tout de même, je crois, murmura-t-il. +Oui, tout de même, je crois, murmura-t-il. Si l’on ne dirait pas que l’on attend les Cosaques !... -Avec ça, il souffle toujours un vent, ici ! +Avec ça, il souffle toujours un vent, ici ! Le petit soldat grelottait sans se plaindre. -Si on lui commandait de tirer, il tirerait, pour n’être pas puni. +Si on lui commandait de tirer, il tirerait, pour n’être pas puni. Alors, vous vous nommez ? -Et d’où êtes-vous ? -Au hasard, il avait allongé le bras. -C’était en Bretagne, il n’en savait pas davantage. -Sa petite figure pâle s’animait, il se mit à rire, réchauffé. -J’ai ma mère et ma sœur. -Elles m’attendent bien sûr. +Et d’où êtes-vous ? +Au hasard, il avait allongé le bras. +C’était en Bretagne, il n’en savait pas davantage. +Sa petite figure pâle s’animait, il se mit à rire, réchauffé. +J’ai ma mère et ma sœur. +Elles m’attendent bien sûr. Ah ! ce ne sera pas pour demain... -Quand je suis parti, elles m’ont accompagné jusqu’à Pont-l’Abbé. +Quand je suis parti, elles m’ont accompagné jusqu’à Pont-l’Abbé. Ah ! mon Dieu ! comme c’est loin, chez nous ! -Ses yeux se mouillaient, sans qu’il cessât de rire. -Alors, Étienne parla de la Provence, qu’il avait quittée tout petit. -Le jour grandissait, des flocons de neige commençaient à voler dans le ciel terreux. -D’un geste, l’enfant le hélait. -Le sergent s’approchait avec ses hommes, les cris réglementaires furent échangés. +Ses yeux se mouillaient, sans qu’il cessât de rire. +Alors, Étienne parla de la Provence, qu’il avait quittée tout petit. +Le jour grandissait, des flocons de neige commençaient à voler dans le ciel terreux. +D’un geste, l’enfant le hélait. +Le sergent s’approchait avec ses hommes, les cris réglementaires furent échangés. Avancez au mot de ralliement ! Et l’on entendit les pas lourds repartir, sonnant comme en pays conquis. Sous la neige, le coron des Deux-Cent-Quarante gisait, comme disparu. -Pas une fumée ne sortait des toitures. -Alzire, pour s’être entêtée, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait. +Pas une fumée ne sortait des toitures. +Alzire, pour s’être entêtée, ses pauvres mains fouillant la neige, se mourait. Le vieux Bonnemort, en face, les jambes reprises, semblait dormir. -L’autre haussa les épaules. -Tu m’embêtes, je n’ai rien dit... -D’abord, qui t’a dit ça ? +L’autre haussa les épaules. +Tu m’embêtes, je n’ai rien dit... +D’abord, qui t’a dit ça ? Dis encore que tu ne l’as pas dit, hein ! -Chaque jour, des querelles éclataient, à la suite du continuel bavardage des femmes. -Justement, Levaque arrivait à son tour, en amenant de force Bouteloup. -Le logeur, cachant sa douceur effarée dans sa grande barbe, protestait, bégayait. -Oh ! ça, non, jamais rien, jamais ! -Du coup, Levaque devint menaçant, le poing sous le nez de Maheu. -Tu sais, ça ne me va pas. -Quand on a une femme comme ça, on lui casse les reins... +Chaque jour, des querelles éclataient, à la suite du continuel bavardage des femmes. +Justement, Levaque arrivait à son tour, en amenant de force Bouteloup. +Le logeur, cachant sa douceur effarée dans sa grande barbe, protestait, bégayait. +Oh ! ça, non, jamais rien, jamais ! +Du coup, Levaque devint menaçant, le poing sous le nez de Maheu. +Tu sais, ça ne me va pas. +Quand on a une femme comme ça, on lui casse les reins... C’est donc que tu crois ce qu’elle a dit ? -Est-ce qu’on n’a pas assez de ses misères ? +Est-ce qu’on n’a pas assez de ses misères ? Fous-moi la paix ou je tape !... Et, d’abord, qui a dit que ma femme l’avait dit ? Qui l’a dit ?... C’est la Pierronne qui l’a dit. -Eh bien ! je puis te dire ce qu’elle m’a dit, à moi. -Dès lors, il ne fut plus possible de s’entendre. -Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu. -Et ce médecin qui n’arrivait pas ! +Eh bien ! je puis te dire ce qu’elle m’a dit, à moi. +Dès lors, il ne fut plus possible de s’entendre. +Elle a dit ça, elle a dit ça, hurla Maheu. +Et ce médecin qui n’arrivait pas ! Elle se troubla ensuite, refusa de dire ce que sa maman faisait. Chut ! taisez-vous, faut les voir ! murmura Levaque, avec un rire de paillardise. -On s’expliquera tout à l’heure... +On s’expliquera tout à l’heure... Va-t’en, toi, petite garce ! -Il étouffa de petits cris, son échine se renflait, dans un frémissement. -5’là papa ! cria Lydie en se sauvant. -Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge sur une épaule. +Il étouffa de petits cris, son échine se renflait, dans un frémissement. +5’là papa ! cria Lydie en se sauvant. +Pierron revenait tranquillement du lavoir, le paquet de linge sur une épaule. Tout de suite, Maheu l’interpella. -Alors, ce fut un scandale affreux, des rires, des huées, des injures. -Ah ! ça lui va, de parler ! reprenait Levaque. +Alors, ce fut un scandale affreux, des rires, des huées, des injures. +Ah ! ça lui va, de parler ! reprenait Levaque. Oui, oui, on m’a dit que tu l’as dit. J’ai dit ce que j’ai dit, fichez-moi la paix, hein !... -En effet, Pierron s’emportait, défendait sa femme. -Mise au courant, elle se contenta de dire : — Ce cochon-là me déshonore. -Et le médecin ? demanda Maheu, en refermant la porte. -Pas venu, répondit la Maheude, toujours debout devant la fenêtre. -Les petits sont rentrés ? -Raidi sur sa chaise, le père Bonnemort n’avait pas même levé la tête. -C’était, maintenant, l’agonie dernière, la maison vidée, tombée au dénuement final. -Un soir, on avait vendu deux sous un mouchoir du grand-père. -Enfin, le voilà ! dit la Maheude. -Une forme noire passait devant la fenêtre. +En effet, Pierron s’emportait, défendait sa femme. +Mise au courant, elle se contenta de dire : — Ce cochon-là me déshonore. +Et le médecin ? demanda Maheu, en refermant la porte. +Pas venu, répondit la Maheude, toujours debout devant la fenêtre. +Les petits sont rentrés ? +Raidi sur sa chaise, le père Bonnemort n’avait pas même levé la tête. +C’était, maintenant, l’agonie dernière, la maison vidée, tombée au dénuement final. +Un soir, on avait vendu deux sous un mouchoir du grand-père. +Enfin, le voilà ! dit la Maheude. +Une forme noire passait devant la fenêtre. La porte s’ouvrit. -Pourquoi n’êtes-vous pas venus à la messe dimanche, mes enfants ? -Vous avez tort, l’Église seule peut vous sauver... +Pourquoi n’êtes-vous pas venus à la messe dimanche, mes enfants ? +Vous avez tort, l’Église seule peut vous sauver... Voyons, promettez-moi de venir dimanche prochain. -Ce fut la Maheude qui répondit. -À la messe, monsieur le curé, pourquoi faire ? +Ce fut la Maheude qui répondit. +À la messe, monsieur le curé, pourquoi faire ? Est-ce que le bon Dieu ne se moque pas de nous ?... -Alors, debout, le prêtre parla longuement. -Seulement, elle s’était toujours méfiée des soutanes. -C’est très bien, ce que vous racontez là, monsieur le curé, dit-elle. +Alors, debout, le prêtre parla longuement. +Seulement, elle s’était toujours méfiée des soutanes. +C’est très bien, ce que vous racontez là, monsieur le curé, dit-elle. Mais c’est donc que vous ne vous accordez plus avec les bourgeois... -Il recommença, il parla du déplorable malentendu entre l’Église et le peuple. -Venez dimanche à la messe, s’écria le prêtre, Dieu pourvoira à tout ! -Maheu marchait toujours, on n’entendait que cet ébranlement régulier, dont les dalles tremblaient. -Puis, la cadence des pas recommença. -Je n’attends plus ce cochon, les brigands lui auront défendu de venir. +Il recommença, il parla du déplorable malentendu entre l’Église et le peuple. +Venez dimanche à la messe, s’écria le prêtre, Dieu pourvoira à tout ! +Maheu marchait toujours, on n’entendait que cet ébranlement régulier, dont les dalles tremblaient. +Puis, la cadence des pas recommença. +Je n’attends plus ce cochon, les brigands lui auront défendu de venir. Elle parlait du docteur et de la Compagnie. -Mais ses bras retombèrent, elle resta toute droite, le visage sombre. -Bonsoir, dit à demi-voix Étienne, lorsqu’il eut soigneusement refermé la porte. -Souvent, il arrivait ainsi, à la nuit noire. -Les Maheu, dès le second jour, avaient appris sa retraite. -Cela l’entourait d’une légende. +Mais ses bras retombèrent, elle resta toute droite, le visage sombre. +Bonsoir, dit à demi-voix Étienne, lorsqu’il eut soigneusement refermé la porte. +Souvent, il arrivait ainsi, à la nuit noire. +Les Maheu, dès le second jour, avaient appris sa retraite. +Cela l’entourait d’une légende. Quel chien de temps ! ajouta-t-il. Et vous, rien de nouveau, toujours de pire en pire ?... Ah ! nom de Dieu, nous sommes fichus, si c’est vrai ! Puis, le souvenir qu’on lui avait rendu son livret, lui creva le cœur. -Je ne sais pas pourquoi je me fâche, murmura-t-il. +Je ne sais pas pourquoi je me fâche, murmura-t-il. Moi, je n’en suis plus, de leur baraque... -Quand ils m’auront chassé d’ici, je pourrai bien crever sur la route. -Laisse donc ! dit Étienne. +Quand ils m’auront chassé d’ici, je pourrai bien crever sur la route. +Laisse donc ! dit Étienne. Si tu veux, ils te le reprendront demain, ton livret. On ne renvoie pas les bons ouvriers. -C’était trop, cette fois, si les petits se mettaient à en mourir. -La voix tremblante, il se décida. -Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes foutus... +C’était trop, cette fois, si les petits se mettaient à en mourir. +La voix tremblante, il se décida. +Voyons, ça ne peut pas durer, nous sommes foutus... Il faut se rendre. -C’est toi qui dis ça, nom de Dieu ! +C’est toi qui dis ça, nom de Dieu ! Il voulut donner des raisons, mais elle ne le laissait point parler. -Ah ! vois-tu, quand je songe à ça, le sang m’étouffe. -Elle désigna Maheu dans l’obscurité, d’un grand geste menaçant. -Oui, de mes dix doigts, je les écorcherais... -En voilà assez, peut-être ! notre tour est venu, tu le disais toi-même... +Ah ! vois-tu, quand je songe à ça, le sang m’étouffe. +Elle désigna Maheu dans l’obscurité, d’un grand geste menaçant. +Oui, de mes dix doigts, je les écorcherais... +En voilà assez, peut-être ! notre tour est venu, tu le disais toi-même... L’autre jour, nous n’en avons pas fait assez. -Nous aurions dû foutre Montsou par terre, jusqu’à la dernière brique. -On laisse bien la faim étrangler mes petits, à moi ! +Nous aurions dû foutre Montsou par terre, jusqu’à la dernière brique. +On laisse bien la faim étrangler mes petits, à moi ! Ses paroles tombaient comme des coups de hache, dans la nuit. -Vous m’avez mal compris, put enfin dire Étienne, qui battait en retraite. +Vous m’avez mal compris, put enfin dire Étienne, qui battait en retraite. Non, rien du tout ! hurla-t-elle. -Justement, Lénore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains vides. -Maman, il a filé, il a dit qu’il avait des affaires. -Étienne écoutait, le cœur fendu. -Jadis, elle menaçait de les tuer, s’ils tendaient jamais la main. -Alors, l’angoisse grandit encore, dans la pièce noire. -Hors d’elle, la mère les gifla, au hasard des ténèbres. -Mais la porte s’ouvrit, et cette fois c’était le docteur Vanderhaghen. -Diable ! dit-il, la chandelle ne vous abîmera pas la vue... -Dépêchons, je suis pressé. -Ainsi qu’à l’ordinaire, il grondait, éreinté de besogne. -Tiens ! la voilà qui passe... -Elle est morte de faim, ta sacrée gamine. -Le médecin était reparti en courant. -Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres, par pitié, pour en finir ! +Justement, Lénore et Henri, qui rentraient, arrivaient les mains vides. +Maman, il a filé, il a dit qu’il avait des affaires. +Étienne écoutait, le cœur fendu. +Jadis, elle menaçait de les tuer, s’ils tendaient jamais la main. +Alors, l’angoisse grandit encore, dans la pièce noire. +Hors d’elle, la mère les gifla, au hasard des ténèbres. +Mais la porte s’ouvrit, et cette fois c’était le docteur Vanderhaghen. +Diable ! dit-il, la chandelle ne vous abîmera pas la vue... +Dépêchons, je suis pressé. +Ainsi qu’à l’ordinaire, il grondait, éreinté de besogne. +Tiens ! la voilà qui passe... +Elle est morte de faim, ta sacrée gamine. +Le médecin était reparti en courant. +Mon Dieu, prenez mon homme, prenez les autres, par pitié, pour en finir ! Vous serez mieux pour causer ici que sur la route. Madame Rasseneur lui offrit poliment une chope, qu’il refusa d’un geste. -On peut ne pas avoir les mêmes idées et s’estimer tout de même. -Et le silence régna de nouveau. -Les Belges sont arrivés avec le petit Négrel. -Oui, on les a débarqués à la nuit tombée, murmura Rasseneur resté debout. +On peut ne pas avoir les mêmes idées et s’estimer tout de même. +Et le silence régna de nouveau. +Les Belges sont arrivés avec le petit Négrel. +Oui, on les a débarqués à la nuit tombée, murmura Rasseneur resté debout. Pourvu qu’on ne se tue pas encore ! -Tiens ! votre histoire est tout à fait celle de ton Internationale. -J’ai rencontré Pluchart avant-hier à Lille, où j’avais des affaires. -Ça se détraque, sa machine, paraît-il. -Il donna des détails. +Tiens ! votre histoire est tout à fait celle de ton Internationale. +J’ai rencontré Pluchart avant-hier à Lille, où j’avais des affaires. +Ça se détraque, sa machine, paraît-il. +Il donna des détails. Pluchart en est malade, poursuivit Rasseneur. -Avec ça, il n’a plus de voix du tout. -Pourtant, il parle quand même, il veut aller parler à Paris... -Et il m’a répété à trois reprises que notre grève était fichue. -Sans doute la grève est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart, reprit-il. -Mais c’était prévu, ça. +Avec ça, il n’a plus de voix du tout. +Pourtant, il parle quand même, il veut aller parler à Paris... +Et il m’a répété à trois reprises que notre grève était fichue. +Sans doute la grève est fichue, je le sais aussi bien que Pluchart, reprit-il. +Mais c’était prévu, ça. Le jeune homme le regarda fixement. -Écoute, en voilà assez... -Tu as tes idées, j’ai les miennes. -Je suis entré chez toi, pour te montrer que je t’estime quand même. -Souvarine, les yeux noyés, tâtonnant de ses mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. -En Russie, rien ne marchait, il était désespéré des nouvelles qu’il avait reçues. -Jamais ils n’en sortiront, avec leurs bêtises ! -Il cria : — Vous serez tous fauchés, culbutés, jetés à la pourriture. -Il naîtra, celui qui anéantira votre race de poltrons et de jouisseurs. -Bien dit ! répéta madame Rasseneur, de son air poli et convaincu. +Écoute, en voilà assez... +Tu as tes idées, j’ai les miennes. +Je suis entré chez toi, pour te montrer que je t’estime quand même. +Souvarine, les yeux noyés, tâtonnant de ses mains nerveuses, ne semblait pas avoir entendu. +En Russie, rien ne marchait, il était désespéré des nouvelles qu’il avait reçues. +Jamais ils n’en sortiront, avec leurs bêtises ! +Il cria : — Vous serez tous fauchés, culbutés, jetés à la pourriture. +Il naîtra, celui qui anéantira votre race de poltrons et de jouisseurs. +Bien dit ! répéta madame Rasseneur, de son air poli et convaincu. Il se fit encore un silence. -Puis, Étienne reparla des ouvriers du Borinage. +Puis, Étienne reparla des ouvriers du Borinage. Il questionnait Souvarine sur les dispositions qu’on avait prises, au Voreux. -Où donc est Pologne ? demanda-t-il. +Où donc est Pologne ? demanda-t-il. Le cabaretier eut un nouveau rire, en regardant sa femme. -Après une courte gêne, il se décida. +Après une courte gêne, il se décida. Pologne ? elle est au chaud. -Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir... -Hein ? tu t’en es léché les doigts ! +Oui, tu en as mangé une cuisse ce soir... +Hein ? tu t’en es léché les doigts ! Souvarine n’avait pas compris d’abord. -Quand il l’eut aperçu à son tour, Chaval ricana d’un air mauvais. +Quand il l’eut aperçu à son tour, Chaval ricana d’un air mauvais. Madame Rasseneur, deux chopes ! Nous arrosons la reprise du travail. -Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa bière à personne. -Personne ne répondit, les hommes tournaient la tête, regardaient vaguement les murs. -Et, si ça contrarie quelqu’un, il peut le dire, nous en causerons. -Puis, comme le même silence dédaigneux accueillait ses provocations, il s’emporta contre Catherine. +Sans une parole, elle versa, en femme qui ne refusait sa bière à personne. +Personne ne répondit, les hommes tournaient la tête, regardaient vaguement les murs. +Et, si ça contrarie quelqu’un, il peut le dire, nous en causerons. +Puis, comme le même silence dédaigneux accueillait ses provocations, il s’emporta contre Catherine. Veux-tu boire, nom de Dieu !... -Trinque avec moi à la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler ! -L’attitude des camarades l’exaspérait, il en arriva aux insultes directes. +Trinque avec moi à la crevaison de tous les salauds qui refusent de travailler ! +L’attitude des camarades l’exaspérait, il en arriva aux insultes directes. Alors, c’est la nuit que les taupes sortent ? Il faut que les gendarmes dorment pour qu’on rencontre les brigands ? -Étienne s’était levé, très calme, résolu. -Écoute, tu m’embêtes... +Étienne s’était levé, très calme, résolu. +Écoute, tu m’embêtes... Chaval serra les poings. -Allons donc ! il faut t’en dire pour t’échauffer, bougre de lâche !... -Puis, elle se rassit sur la banquette, sans témoigner de curiosité malséante. -On ne pouvait pourtant laisser deux anciens camarades s’égorger ainsi. +Allons donc ! il faut t’en dire pour t’échauffer, bougre de lâche !... +Puis, elle se rassit sur la banquette, sans témoigner de curiosité malséante. +On ne pouvait pourtant laisser deux anciens camarades s’égorger ainsi. Il y en a un de trop, c’est au plus fort de vivre. -Déjà, sans attendre l’attaque, Chaval lançait dans le vide ses poings fermés. -Ah ! sacré marlou, j’aurai ton nez ! +Déjà, sans attendre l’attaque, Chaval lançait dans le vide ses poings fermés. +Ah ! sacré marlou, j’aurai ton nez ! C’est ton nez que je veux me foutre quelque part !... D’abord, ils ne se firent pas grand mal. -Touché ! hurla Chaval, atout sur ta carcasse ! -Tiens ! à tes tripes ! bégaya-t-il de sa voix étranglée. -Faut que je les dévide au soleil ! +Touché ! hurla Chaval, atout sur ta carcasse ! +Tiens ! à tes tripes ! bégaya-t-il de sa voix étranglée. +Faut que je les dévide au soleil ! Tais-toi donc, brute ! Alors, la bataille s’aggrava. -Bientôt, Chaval s’épuisa, inondé de sueur, tapant au hasard. +Bientôt, Chaval s’épuisa, inondé de sueur, tapant au hasard. Si tu en veux encore, nous allons recommencer. Prends garde ! il a son couteau ! -Il tenait Chaval renversé sous son genou, il menaçait de lui ouvrir la gorge. -Ah ! nom de Dieu de traître, tu vas y passer ! +Il tenait Chaval renversé sous son genou, il menaçait de lui ouvrir la gorge. +Ah ! nom de Dieu de traître, tu vas y passer ! Une voix abominable, en lui, l’assourdissait. -Jamais la crise ne l’avait secoué ainsi. -Pourtant, il n’était pas ivre. -C’était donc fini ? +Jamais la crise ne l’avait secoué ainsi. +Pourtant, il n’était pas ivre. +C’était donc fini ? Catherine regardait encore, stupide devant les deux hommes, vivants l’un et l’autre. -Va-t’en ! répéta Étienne, va-t’en ou je t’achève ! +Va-t’en ! répéta Étienne, va-t’en ou je t’achève ! Machinalement, Catherine le suivit. -Alors, il se redressa, sa haine éclata en un flot d’ordures. -Et ne refous pas les pieds chez moi, si tu tiens à ta peau ! +Alors, il se redressa, sa haine éclata en un flot d’ordures. +Et ne refous pas les pieds chez moi, si tu tiens à ta peau ! Il fit claquer violemment la porte. -Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Étienne et Catherine marchèrent en silence. +Quand ils furent sortis de chez Rasseneur, Étienne et Catherine marchèrent en silence. Il faut pourtant que tu couches quelque part, dit-il enfin. -Moi, si j’avais seulement une chambre, je t’emmènerais bien... -Mais un accès de timidité singulière l’interrompit. -Voyons, décide-toi, où veux-tu que je te mène ?... -Tu me détestes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi ? -C’était de la Mouquette dont elle parlait. -Est-ce dommage, toutes ces bêtises ! reprit-il à demi-voix, en s’arrêtant. +Moi, si j’avais seulement une chambre, je t’emmènerais bien... +Mais un accès de timidité singulière l’interrompit. +Voyons, décide-toi, où veux-tu que je te mène ?... +Tu me détestes donc bien, que tu refuses de te mettre avec moi ? +C’était de la Mouquette dont elle parlait. +Est-ce dommage, toutes ces bêtises ! reprit-il à demi-voix, en s’arrêtant. Nous nous serions si bien entendus ! On a une excuse encore, lorsqu’on peut faire un enfant. -Ma pauvre petite ! dit tout bas Étienne, saisi d’une grande pitié. -Ils étaient au pied du terri, cachés dans l’ombre du tas énorme. -Ils repartirent pesamment, dans le gâchis jusqu’aux chevilles. -C’est décidé, tu ne veux pas ? demanda Étienne. -Toi, après Chaval, hein ? et, après toi, un autre... -Non, ça me dégoûte, je n’y ai aucun plaisir, pourquoi faire alors ? -Ils se turent, marchèrent une centaine de pas, sans échanger un mot. -Sais-tu où tu vas au moins ? reprit-il. +Ma pauvre petite ! dit tout bas Étienne, saisi d’une grande pitié. +Ils étaient au pied du terri, cachés dans l’ombre du tas énorme. +Ils repartirent pesamment, dans le gâchis jusqu’aux chevilles. +C’est décidé, tu ne veux pas ? demanda Étienne. +Toi, après Chaval, hein ? et, après toi, un autre... +Non, ça me dégoûte, je n’y ai aucun plaisir, pourquoi faire alors ? +Ils se turent, marchèrent une centaine de pas, sans échanger un mot. +Sais-tu où tu vas au moins ? reprit-il. Je ne puis te laisser dehors par une nuit pareille. Mais il t’assommera de coups ! -Elle avait eu un haussement d’épaules résigné. -C’était comme s’ils n’avaient déjà plus été ensemble. -S’il te voyait, ça ferait encore du vilain. +Elle avait eu un haussement d’épaules résigné. +C’était comme s’ils n’avaient déjà plus été ensemble. +S’il te voyait, ça ferait encore du vilain. Adieu, murmura-t-elle. -Sans retourner la tête, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. +Sans retourner la tête, elle rentra par la petite porte, avec sa loquette. Il tendait l’oreille, il tremblait d’entendre des hurlements de femme battue. Je t’en supplie, va-t’en ! -Étienne s’en alla. +Étienne s’en alla. Et il longea de nouveau le canal, au milieu des flaques de neige fondue. -Comme il se retrouvait près du terri, la lune se montra très claire. -Un instant, Étienne hésita à l’appeler, pour l’empêcher de faire quelque bêtise. -Souvent, il avait saigné des poulets, qu’il surprenait derrière les fermes. -Déjà, la lune, très blanche, luisait. -Immobile de stupeur, Étienne regardait toujours. -L’appel s’étranglait au fond de sa poitrine. -D’un coup de poing irraisonné, furieux, il abattit l’enfant près du corps. -Pourquoi as-tu fait ça ? bégayait-il éperdu. -Nom de Dieu ! pourquoi as-tu fait ça ? +Comme il se retrouvait près du terri, la lune se montra très claire. +Un instant, Étienne hésita à l’appeler, pour l’empêcher de faire quelque bêtise. +Souvent, il avait saigné des poulets, qu’il surprenait derrière les fermes. +Déjà, la lune, très blanche, luisait. +Immobile de stupeur, Étienne regardait toujours. +L’appel s’étranglait au fond de sa poitrine. +D’un coup de poing irraisonné, furieux, il abattit l’enfant près du corps. +Pourquoi as-tu fait ça ? bégayait-il éperdu. +Nom de Dieu ! pourquoi as-tu fait ça ? Je ne sais pas, j’en avais envie. -Il se buta à cette réponse. +Il se buta à cette réponse. Depuis trois jours, il en avait envie. -Ses yeux allèrent de la gorge au visage. -Où se trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un éblouissement de soleil ? +Ses yeux allèrent de la gorge au visage. +Où se trouvait-il, ce Plogof, qui lui apparaissait dans un éblouissement de soleil ? La mer hurlait au loin, par cette nuit d’ouragan. -Ce vent qui passait si haut avait peut-être soufflé sur la lande. +Ce vent qui passait si haut avait peut-être soufflé sur la lande. Elles l’attendraient toujours, maintenant. Quelle abominable chose, de se tuer entre pauvres diables, pour les riches ! -Mais il fallait faire disparaître ce cadavre. -Étienne songea d’abord à le jeter dans le canal. -La certitude qu’on l’y trouverait, l’en détourna. -Alors, son anxiété devint extrême, les minutes pressaient, quelle décision prendre ? -Viens ici, dit-il à Jeanlin. -L’enfant se méfiait. +Mais il fallait faire disparaître ce cadavre. +Étienne songea d’abord à le jeter dans le canal. +La certitude qu’on l’y trouverait, l’en détourna. +Alors, son anxiété devint extrême, les minutes pressaient, quelle décision prendre ? +Viens ici, dit-il à Jeanlin. +L’enfant se méfiait. Non, tu veux me battre. Et puis, j’ai des affaires. -Heureusement, la lune s’était voilée. +Heureusement, la lune s’était voilée. Ce fut une besogne atroce. -À quoi bon ? la lumière les embarrasserait, dans ce boyau étroit. -Étienne avait soufflé la chandelle, dont il ne restait qu’un petit bout. -Cela bousculait ses croyances révolutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. -Était-ce donc qu’il fût lâche ? -Et, répugné, irrité, Étienne souffrait de le savoir là, de l’entendre. -Un frôlement léger, un sanglot lui semblait être sorti des profondeurs de la terre. -En haut, au milieu des décombres de Réquillart, Étienne put enfin respirer largement. -Ce fut d’un pas raffermi qu’il retourna rôder autour du Voreux. -Qui sait si on ne le déciderait pas à passer au peuple ? -Jusqu’à cinq heures, il guetta les Borains. -Mais Étienne ne répondit pas. -Depuis minuit, Catherine battait le dégel des routes. +À quoi bon ? la lumière les embarrasserait, dans ce boyau étroit. +Étienne avait soufflé la chandelle, dont il ne restait qu’un petit bout. +Cela bousculait ses croyances révolutionnaires, le courage de tuer, le droit de tuer. +Était-ce donc qu’il fût lâche ? +Et, répugné, irrité, Étienne souffrait de le savoir là, de l’entendre. +Un frôlement léger, un sanglot lui semblait être sorti des profondeurs de la terre. +En haut, au milieu des décombres de Réquillart, Étienne put enfin respirer largement. +Ce fut d’un pas raffermi qu’il retourna rôder autour du Voreux. +Qui sait si on ne le déciderait pas à passer au peuple ? +Jusqu’à cinq heures, il guetta les Borains. +Mais Étienne ne répondit pas. +Depuis minuit, Catherine battait le dégel des routes. Une brusque sonnerie de clairon fit tressaillir Catherine. Elle se haussa, elle vit le poste du Voreux qui prenait les armes. -D’abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint à distance. -Ils étaient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses. -Faut les pincer tous là-dedans ! -Maheu approuvait, lorsque le père Mouque, justement, arriva de Réquillart. -On voulut l’empêcher de passer. +D’abord, la bande des mineurs descendue du coron se tint à distance. +Ils étaient une trentaine au plus, ils se concertaient en paroles violentes et confuses. +Faut les pincer tous là-dedans ! +Maheu approuvait, lorsque le père Mouque, justement, arriva de Réquillart. +On voulut l’empêcher de passer. D’ailleurs, il y avait un cheval mort, on l’attendait pour le sortir. -Étienne dégagea le vieux palefrenier, que les soldats laissèrent monter au puits. -Tous avaient reconnu le cheval, à sa tête repliée et raidie contre le flanc. +Étienne dégagea le vieux palefrenier, que les soldats laissèrent monter au puits. +Tous avaient reconnu le cheval, à sa tête repliée et raidie contre le flanc. C’est Trompette, n’est-ce pas ? c’est Trompette. -C’était Trompette, en effet. +C’était Trompette, en effet. Depuis sa descente, jamais il n’avait pu s’acclimater. -Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maître-porion. -Mais on s’inquiétait bien d’un cheval malade, en ce moment-là ! -Ces messieurs n’aimaient guère déplacer les chevaux. -Maintenant, il fallait pourtant se décider à le sortir. -La veille, le palefrenier avait passé une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. +Mouque, du reste, avertissait depuis huit jours le maître-porion. +Mais on s’inquiétait bien d’un cheval malade, en ce moment-là ! +Ces messieurs n’aimaient guère déplacer les chevaux. +Maintenant, il fallait pourtant se décider à le sortir. +La veille, le palefrenier avait passé une heure avec deux hommes, ficelant Trompette. On attela Bataille, pour l’amener jusqu’au puits. Sur le carreau, les charbonniers restaient sombres, devant le cadavre de Trompette. -Une femme dit à demi-voix : — Encore un homme, ça descend si ça veut ! -Tous se ruaient, il fallut qu’Étienne les arrêtât. -On était tous frères, on devait s’entendre. -Au mot de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. -Trois fois, Étienne recommença. -Derrière lui, les camarades grondaient. -Des huées s’élevèrent, ils disparurent. -Et, à leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. -Au large ! répéta très haut le capitaine. +Une femme dit à demi-voix : — Encore un homme, ça descend si ça veut ! +Tous se ruaient, il fallut qu’Étienne les arrêtât. +On était tous frères, on devait s’entendre. +Au mot de république, le capitaine avait eu un geste nerveux. +Trois fois, Étienne recommença. +Derrière lui, les camarades grondaient. +Des huées s’élevèrent, ils disparurent. +Et, à leur place, on ne vit plus que la face blonde de Souvarine. +Au large ! répéta très haut le capitaine. Et ne vous poussez pas sur mes hommes, ou je saurai vous faire reculer. -Des vociférations lui avaient répondu. -À mort les étrangers ! à mort les Borains !... -Nous voulons être les maîtres chez nous ! -Ça ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. +Des vociférations lui avaient répondu. +À mort les étrangers ! à mort les Borains !... +Nous voulons être les maîtres chez nous ! +Ça ne vous regarde pas, reprenait la Maheude. Laissez-nous faire nos affaires. On vous prie de foutre le camp ! -Ah ! nom de Dieu, j’en suis ! balbutiait-elle, l’haleine coupée. -Ce vendu de Pierron qui m’avait enfermée dans la cave ! -Et, sans attendre, elle tomba sur l’armée, la bouche noire, vomissant l’injure. -Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent des bordées d’insultes. +Ah ! nom de Dieu, j’en suis ! balbutiait-elle, l’haleine coupée. +Ce vendu de Pierron qui m’avait enfermée dans la cave ! +Et, sans attendre, elle tomba sur l’armée, la bouche noire, vomissant l’injure. +Alors, les autres se joignirent à elle, ce furent des bordées d’insultes. Quelques-uns criaient encore : « Vivent les soldats ! au puits l’officier ! -Ah ! les jean-foutre ! hurla la Brûlé, en reculant. -Déjà, tous revenaient, dans un mépris exalté de la mort. -Des femmes se précipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient : — Tuez-nous, tuez-nous donc ! +Ah ! les jean-foutre ! hurla la Brûlé, en reculant. +Déjà, tous revenaient, dans un mépris exalté de la mort. +Des femmes se précipitaient, la Maheude et la Levaque clamaient : — Tuez-nous, tuez-nous donc ! Nous voulons nos droits. -Allez-y, pour voir, répétait Maheu, allez-y un peu, si vous êtes de bons bougres ! -Lâches, vous n’osez pas... -Il y en a dix mille derrière nous. -Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille à tuer encore. -Et comment empêcher ces enragés-là de s’embrocher eux-mêmes ? +Allez-y, pour voir, répétait Maheu, allez-y un peu, si vous êtes de bons bougres ! +Lâches, vous n’osez pas... +Il y en a dix mille derrière nous. +Oui, vous pouvez nous tuer, il y en aura dix mille à tuer encore. +Et comment empêcher ces enragés-là de s’embrocher eux-mêmes ? Il parlait tout haut. -Nom de Dieu, c’est bête à la fin ! -On ne peut pas permettre des bêtises pareilles. +Nom de Dieu, c’est bête à la fin ! +On ne peut pas permettre des bêtises pareilles. Et il se jeta entre les bayonnettes et les mineurs. -On écoutait, on hésitait. -En haut, malheureusement, reparut le profil aigu du petit Négrel. -Mais il s’entêta, il resta au milieu d’eux. -Il était trop tard, leur nombre maintenant montait à plus de cinq cents. -Cependant, à chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de Montsou. -Les renforts demandés n’arrivaient pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage. -Les soldats exécutèrent le commandement, mais l’agitation grandissait, des fanfaronnades et des moqueries. -Qu’est-ce que ça te fout ? répondit-elle. +On écoutait, on hésitait. +En haut, malheureusement, reparut le profil aigu du petit Négrel. +Mais il s’entêta, il resta au milieu d’eux. +Il était trop tard, leur nombre maintenant montait à plus de cinq cents. +Cependant, à chaque minute, le capitaine se tournait vers la route de Montsou. +Les renforts demandés n’arrivaient pas, ses soixante hommes ne pouvaient tenir davantage. +Les soldats exécutèrent le commandement, mais l’agitation grandissait, des fanfaronnades et des moqueries. +Qu’est-ce que ça te fout ? répondit-elle. Tire dessus, si tu l’oses. -Les hommes hochaient la tête de mépris. -Aucun ne croyait qu’on pût tirer sur eux. +Les hommes hochaient la tête de mépris. +Aucun ne croyait qu’on pût tirer sur eux. Il n’y a pas de balles dans leurs cartouches, dit Levaque. Est-ce que nous sommes des Cosaques ? cria Maheu. -On ne tire pas contre des Français, nom de Dieu ! -Et tous continuaient à se jeter sur les fusils. -Si une décharge avait eu lieu à ce moment, elle aurait fauché la foule. -Des deux mains, elle relevait ses jupes, tendait les reins, élargissait la rondeur énorme. -Tenez, v’là pour vous ! et il est encore trop propre, tas de salauds ! +On ne tire pas contre des Français, nom de Dieu ! +Et tous continuaient à se jeter sur les fusils. +Si une décharge avait eu lieu à ce moment, elle aurait fauché la foule. +Des deux mains, elle relevait ses jupes, tendait les reins, élargissait la rondeur énorme. +Tenez, v’là pour vous ! et il est encore trop propre, tas de salauds ! Mais une bousculade se produisit. Il y eut d’abord un recul, un profond silence. -Les grévistes restaient dans l’étonnement de ce coup de force. -Puis, un cri monta, exigeant les prisonniers, réclamant leur liberté immédiate. -Des voix disaient qu’on les égorgeait là-dedans. -Les enfants les charriaient une à une, des femmes en emplissaient leurs jupes. -Ce fut la Brûlé qui se campa la première. -C’était une grêle, des grêlons énormes, dont on entendait les claquements sourds. -Est-ce que ça n’allait pas être bientôt fini, cette sacrée existence de malheur ? -Beaucoup d’autres s’oubliaient également là, passionnés par la bataille, les mains ballantes. -Il y avait des spectateurs, massés au loin, le long de la route. -Alors, la Maheude s’aperçut que Maheu demeurait en arrière. +Les grévistes restaient dans l’étonnement de ce coup de force. +Puis, un cri monta, exigeant les prisonniers, réclamant leur liberté immédiate. +Des voix disaient qu’on les égorgeait là-dedans. +Les enfants les charriaient une à une, des femmes en emplissaient leurs jupes. +Ce fut la Brûlé qui se campa la première. +C’était une grêle, des grêlons énormes, dont on entendait les claquements sourds. +Est-ce que ça n’allait pas être bientôt fini, cette sacrée existence de malheur ? +Beaucoup d’autres s’oubliaient également là, passionnés par la bataille, les mains ballantes. +Il y avait des spectateurs, massés au loin, le long de la route. +Alors, la Maheude s’aperçut que Maheu demeurait en arrière. Il avait les mains vides, l’air sombre. Qu’est-ce que tu as, dis ? cria-t-elle. Ah ! si je n’avais pas cette enfant, tu verrais ! -Nom de Dieu ! veux-tu prendre ça ! -Redevenu très rouge, il cassa les briques, il les jeta. +Nom de Dieu ! veux-tu prendre ça ! +Redevenu très rouge, il cassa les briques, il les jeta. Sous cette rafale de pierres, la petite troupe disparaissait. -Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était criblé. +Heureusement, elles tapaient trop haut, le mur en était criblé. Trois fois, le capitaine fut sur le point de commander le feu. Ce fut une stupeur. -Ils avaient tiré, la foule béante restait immobile, sans le croire encore. -Elle, foudroyée, ne bougeait plus. -Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion Richomme. -Au même instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. +Ils avaient tiré, la foule béante restait immobile, sans le croire encore. +Elle, foudroyée, ne bougeait plus. +Les cinq autres coups avaient jeté bas la Brûlé et le porion Richomme. +Au même instant, la Mouquette recevait deux balles dans le ventre. Stupide, la Maheude, se baissa. -Eh ! mon vieux, relève-toi. +Eh ! mon vieux, relève-toi. Ce n’est rien, dis ? -Parle donc ! où as-tu mal ? -Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d’une écume sanglante. -Elle comprit, il était mort. -La fosse était libre. -Étienne n’avait pas été tué. -Aussi, dès le mercredi matin, vit-on débarquer à Montsou trois des régisseurs. +Parle donc ! où as-tu mal ? +Il avait les yeux vides, la bouche baveuse d’une écume sanglante. +Elle comprit, il était mort. +La fosse était libre. +Étienne n’avait pas été tué. +Aussi, dès le mercredi matin, vit-on débarquer à Montsou trois des régisseurs. Nous ferons enfin tout ce qu’il sera juste et possible de faire. -En une matinée, les dix mille charbonniers défilèrent devant ces affiches. -Jusque-là, le coron des Deux-Cent-Quarante s’était obstiné dans sa résistance farouche. -Aussi une sourde méfiance accueillit-elle l’affiche, collée sur l’église. -Toujours, derrière lui, le sourd reproche augmentait. -Mais, chez les Maheu, la scène qui l’attendait acheva de le bouleverser. -Répète un peu, nom de Dieu ! répète ce que tu viens de dire ! +En une matinée, les dix mille charbonniers défilèrent devant ces affiches. +Jusque-là, le coron des Deux-Cent-Quarante s’était obstiné dans sa résistance farouche. +Aussi une sourde méfiance accueillit-elle l’affiche, collée sur l’église. +Toujours, derrière lui, le sourd reproche augmentait. +Mais, chez les Maheu, la scène qui l’attendait acheva de le bouleverser. +Répète un peu, nom de Dieu ! répète ce que tu viens de dire ! Catherine avait dit son intention de retourner au Voreux. Nous aurions du pain au moins. La Maheude l’interrompit. -Écoute, le premier de vous autres qui travaille, je l’étrangle... +Écoute, le premier de vous autres qui travaille, je l’étrangle... Et, furieusement, son long silence creva en un flot de paroles. -Cinquante sous, et sept bouches à nourrir ! -Les mioches n’étaient bons qu’à engloutir de la soupe. -N’est-ce pas ? vieux, ils ont achevé de vous démolir. -Vous avez beau avoir la poigne encore solide, vous êtes fichu. -Bonnemort la regardait de ses yeux éteints, sans comprendre. -Non ! je vous dis qu’en voilà de trop, avec ces gens de malheur ! +Cinquante sous, et sept bouches à nourrir ! +Les mioches n’étaient bons qu’à engloutir de la soupe. +N’est-ce pas ? vieux, ils ont achevé de vous démolir. +Vous avez beau avoir la poigne encore solide, vous êtes fichu. +Bonnemort la regardait de ses yeux éteints, sans comprendre. +Non ! je vous dis qu’en voilà de trop, avec ces gens de malheur ! Cependant, hasarda Catherine, ils promettent sur l’affiche... Veux-tu bien me foutre la paix, avec ton affiche !... Encore de la glu pour nous prendre et nous manger. -Ils peuvent faire les gentils, à présent qu’ils nous ont troué la peau. -Mais, alors, maman, où irons-nous ? -On ne nous gardera pas au coron, bien sûr. +Ils peuvent faire les gentils, à présent qu’ils nous ont troué la peau. +Mais, alors, maman, où irons-nous ? +On ne nous gardera pas au coron, bien sûr. La Maheude eut un geste vague et terrible. Ils iraient ailleurs, quelque part. -Une chute d’Estelle, qui s’était traînée à quatre pattes, augmenta le vacarme. -Elle parla d’Alzire, elle souhaitait aux autres la chance de celle-là. -Puis, brusquement, elle éclata en gros sanglots, la tête contre le mur. -Ah ! misère, est ce possible ? -Ça marchait encore, avant ces horreurs. -On mangeait son pain sec, mais on était tous ensemble... -Le plaisir de vivre s’en va, lorsque l’espoir s’en est allé. -Oui, ça ne pouvait durer davantage, il fallait respirer un peu... +Une chute d’Estelle, qui s’était traînée à quatre pattes, augmenta le vacarme. +Elle parla d’Alzire, elle souhaitait aux autres la chance de celle-là. +Puis, brusquement, elle éclata en gros sanglots, la tête contre le mur. +Ah ! misère, est ce possible ? +Ça marchait encore, avant ces horreurs. +On mangeait son pain sec, mais on était tous ensemble... +Le plaisir de vivre s’en va, lorsque l’espoir s’en est allé. +Oui, ça ne pouvait durer davantage, il fallait respirer un peu... Si l’on avait su pourtant ! -Est-ce possible, de s’être rendu si malheureux à vouloir la justice ! -Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s’étranglait dans une tristesse immense. +Est-ce possible, de s’être rendu si malheureux à vouloir la justice ! +Des soupirs lui gonflaient la gorge, sa voix s’étranglait dans une tristesse immense. Et l’on se casse les reins, en retombant dans la crotte... -Étienne écoutait cette lamentation dont chaque larme lui donnait un remords. +Étienne écoutait cette lamentation dont chaque larme lui donnait un remords. Je ne te reproche rien. -Et, souffrant trop, il s’en alla, il reprit dehors sa marche éperdue. -Dès qu’il parut, des grognements coururent, la foule augmenta. -Un souffle de commérages s’enflait depuis quatre jours, éclatait en une malédiction universelle. +Et, souffrant trop, il s’en alla, il reprit dehors sa marche éperdue. +Dès qu’il parut, des grognements coururent, la foule augmenta. +Un souffle de commérages s’enflait depuis quatre jours, éclatait en une malédiction universelle. Il payait pour la faim et la mort. -Zacharie, qui arrivait avec Philomène, bouscula Étienne, comme celui-ci sortait. -Et il ricana, méchamment. -Tiens ! il engraisse, ça nourrit donc la peau des autres ! -Déjà, la Levaque s’était avancée sur sa porte, en compagnie de Bouteloup. -Elle oubliait son homme prisonnier, le ménage ne chômait pas, puisque Bouteloup restait. -Mais elle se mettait avec les voisines, dans l’idée de se réconcilier. -Et ma mère, dis ? et la fillette ? -Quoi faire ? étrangler la Pierronne et les autres, se battre contre le coron ? -Étienne en eut un instant l’envie. -C’était lui, l’exploiteur, l’assassin, la cause unique de leur malheur. -Il sortit du coron, blême, affolé, galopant, avec cette bande hurlante derrière son dos. -Le vieux Mouque et Chaval étaient là. -Salaud ! cochon ! espèce de mufle !... -Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux morceaux. -Oui, oui, nettoyons-le ! cria Chaval, qui ricanait, très excité, ravi de cette vengeance. -Te voilà collé au mur, sale crapule ! -Et lui aussi se rua sur Étienne, à coups de pierres. -Ses anciens discours, si chaudement acclamés jadis, lui remontaient aux lèvres. -Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte. +Zacharie, qui arrivait avec Philomène, bouscula Étienne, comme celui-ci sortait. +Et il ricana, méchamment. +Tiens ! il engraisse, ça nourrit donc la peau des autres ! +Déjà, la Levaque s’était avancée sur sa porte, en compagnie de Bouteloup. +Elle oubliait son homme prisonnier, le ménage ne chômait pas, puisque Bouteloup restait. +Mais elle se mettait avec les voisines, dans l’idée de se réconcilier. +Et ma mère, dis ? et la fillette ? +Quoi faire ? étrangler la Pierronne et les autres, se battre contre le coron ? +Étienne en eut un instant l’envie. +C’était lui, l’exploiteur, l’assassin, la cause unique de leur malheur. +Il sortit du coron, blême, affolé, galopant, avec cette bande hurlante derrière son dos. +Le vieux Mouque et Chaval étaient là. +Salaud ! cochon ! espèce de mufle !... +Il ramassa une brique, la cassa, en lança les deux morceaux. +Oui, oui, nettoyons-le ! cria Chaval, qui ricanait, très excité, ravi de cette vengeance. +Te voilà collé au mur, sale crapule ! +Et lui aussi se rua sur Étienne, à coups de pierres. +Ses anciens discours, si chaudement acclamés jadis, lui remontaient aux lèvres. +Depuis un instant, Rasseneur était sur sa porte. Entre, dit-il simplement. -Étienne hésitait, cela l’étouffait, de se réfugier là. +Étienne hésitait, cela l’étouffait, de se réfugier là. Entre donc, je vais leur parler. Voyons, mes amis, soyez raisonnables... -Vous savez bien que je ne vous ai jamais trompés, moi. -Un tonnerre d’applaudissements éclata. -En arrière, Étienne défaillait, le cœur noyé d’amertume. -Quelle brutalité imbécile ! quel oubli abominable des services rendus ! -C’était une force aveugle qui se dévorait constamment elle-même. -Eh quoi ! était-ce fini déjà ? -La voix de Rasseneur s’éleva. +Vous savez bien que je ne vous ai jamais trompés, moi. +Un tonnerre d’applaudissements éclata. +En arrière, Étienne défaillait, le cœur noyé d’amertume. +Quelle brutalité imbécile ! quel oubli abominable des services rendus ! +C’était une force aveugle qui se dévorait constamment elle-même. +Eh quoi ! était-ce fini déjà ? +La voix de Rasseneur s’éleva. Bravo ! cria la foule. Il avait eu cette vision lamentable, un soir, avant les catastrophes. -Mais déjà une force le soulevait, il se trouvait emporté avec les camarades. -À ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vociférations enthousiastes. +Mais déjà une force le soulevait, il se trouvait emporté avec les camarades. +À ce moment, la voix de Rasseneur se perdit au milieu de vociférations enthousiastes. Vive Rasseneur ! il n’y a que lui, bravo, bravo ! -Tous deux haussèrent les épaules. +Tous deux haussèrent les épaules. Ils finirent par boire une chope ensemble. -On avait décidé que le cocher Francis aiderait Honorine à servir. -La jardinière devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille. +On avait décidé que le cocher Francis aiderait Honorine à servir. +La jardinière devait laver la vaisselle, le jardinier ouvrirait la grille. Tous se passa le mieux du monde. -Monsieur Hennebeau fut aussi très aimable. -Enfin, on était donc délivré, on recommençait à manger et à dormir en paix ! -Et le notaire, comme le dessert paraissait, se posa très résolument en libre penseur. -Deneulin était là, avec ses deux filles. -Le dimanche, Étienne s’échappa du coron, dès la nuit tombée. +Monsieur Hennebeau fut aussi très aimable. +Enfin, on était donc délivré, on recommençait à manger et à dormir en paix ! +Et le notaire, comme le dessert paraissait, se posa très résolument en libre penseur. +Deneulin était là, avec ses deux filles. +Le dimanche, Étienne s’échappa du coron, dès la nuit tombée. Jamais il n’y rencontrait personne. -Mais, ce jour-là, il fut contrarié, en voyant venir à lui un homme. -Tiens ! c’est toi, murmura Étienne. -Souvarine hocha la tête sans répondre. -Un instant, ils restèrent immobiles ; puis, côte à côte, ils repartirent vers Marchiennes. -Chacun semblait continuer ses réflexions, comme très loin l’un de l’autre. -As-tu vu dans le journal le succès de Pluchart à Paris ? demanda enfin Étienne. -Oh ! le voilà lancé, malgré son rhume. -Il ira où il voudra, désormais. -Le machineur haussa les épaules. -Autant de sociétés pourries, autant de massacres, jusqu’à l’extermination du dernier être. +Mais, ce jour-là, il fut contrarié, en voyant venir à lui un homme. +Tiens ! c’est toi, murmura Étienne. +Souvarine hocha la tête sans répondre. +Un instant, ils restèrent immobiles ; puis, côte à côte, ils repartirent vers Marchiennes. +Chacun semblait continuer ses réflexions, comme très loin l’un de l’autre. +As-tu vu dans le journal le succès de Pluchart à Paris ? demanda enfin Étienne. +Oh ! le voilà lancé, malgré son rhume. +Il ira où il voudra, désormais. +Le machineur haussa les épaules. +Autant de sociétés pourries, autant de massacres, jusqu’à l’extermination du dernier être. Et le silence retomba. -Puis, il tressaillit sans cause, comme s’il s’était heurté contre une ombre. -Ma femme, là-bas, en Russie. -Alors, on a arrêté Annouchka. -Elle nous apportait du pain tous les soirs, déguisée en paysanne. -J’ai suivi le procès, caché dans la foule, pendant six longues journées... -Le dernier jour, sur la place, j’étais là... -Il pleuvait, les maladroits perdaient la tête, dérangés par la pluie battante. -Annouchka était tout debout, à attendre. +Puis, il tressaillit sans cause, comme s’il s’était heurté contre une ombre. +Ma femme, là-bas, en Russie. +Alors, on a arrêté Annouchka. +Elle nous apportait du pain tous les soirs, déguisée en paysanne. +J’ai suivi le procès, caché dans la foule, pendant six longues journées... +Le dernier jour, sur la place, j’étais là... +Il pleuvait, les maladroits perdaient la tête, dérangés par la pluie battante. +Annouchka était tout debout, à attendre. Elle ne me voyait pas, elle me cherchait dans la foule. -Quand elle a été morte, elle me regardait toujours... -J’ai agité mon chapeau, je suis parti. +Quand elle a été morte, elle me regardait toujours... +J’ai agité mon chapeau, je suis parti. Il y eut un nouveau silence. -C’était notre punition, continua durement Souvarine. -Nous étions coupables de nous aimer... -Étienne s’était arrêté, frissonnant, sous la nuit fraîche. +C’était notre punition, continua durement Souvarine. +Nous étions coupables de nous aimer... +Étienne s’était arrêté, frissonnant, sous la nuit fraîche. Il ne discuta pas, il dit simplement : — Nous sommes loin, veux-tu que nous retournions ? -Tout serait oublié, le pardon était offert même aux plus compromis. -Oui, j’ai vu, répondit le machineur. +Tout serait oublié, le pardon était offert même aux plus compromis. +Oui, j’ai vu, répondit le machineur. Eh bien ! qu’est-ce que tu en penses ? J’en pense, que c’est fini... -Vous êtes tous trop lâches. -Souvarine, redevenu silencieux, répondait brièvement. -Vois-tu que ça crève ! murmura Étienne. -On serait à la noce. -Oui, j’ai redemandé mon livret, je vais ailleurs. -Tu pars, et où vas-tu ? -Là-bas, je n’en sais rien. +Vous êtes tous trop lâches. +Souvarine, redevenu silencieux, répondait brièvement. +Vois-tu que ça crève ! murmura Étienne. +On serait à la noce. +Oui, j’ai redemandé mon livret, je vais ailleurs. +Tu pars, et où vas-tu ? +Là-bas, je n’en sais rien. Mais je te reverrai ? Non, je ne crois pas. -Par instants, il s’arrêtait, il comptait les heures, au loin. +Par instants, il s’arrêtait, il comptait les heures, au loin. Lorsque minuit sonna, il quitta la berge et se dirigea vers le Voreux. -On devait chauffer seulement à deux heures, pour la reprise du travail. -D’ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression énorme. -Un mouvement considérable se produisait évidemment derrière, dans les sables du Torrent. -Un souffle l’aurait précipité, à trois reprises il se rattrapa, sans un frisson. -Deux allumettes s’éteignirent. -Toutes se mouillaient, c’était la nuit, une profondeur sans fond de ténèbres. -Dès ce moment, une rage l’emporta. -Mais il se calma, mécontent de lui. +On devait chauffer seulement à deux heures, pour la reprise du travail. +D’ordinaire, les cuvelages tenaient bon, sous la pression énorme. +Un mouvement considérable se produisait évidemment derrière, dans les sables du Torrent. +Un souffle l’aurait précipité, à trois reprises il se rattrapa, sans un frisson. +Deux allumettes s’éteignirent. +Toutes se mouillaient, c’était la nuit, une profondeur sans fond de ténèbres. +Dès ce moment, une rage l’emporta. +Mais il se calma, mécontent de lui. Est-ce qu’on ne pouvait faire les choses froidement ? -Il resta planté sur la route, il attendit. -Sans doute, il avait rêvé, et il se renfonçait, lorsque le bruit recommença. -Alors, il s’imagina que Catherine se trouvait indisposée. -Dis, c’est toi ? qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il à voix basse. -Personne ne répondit, seuls les ronflements des autres continuaient. +Il resta planté sur la route, il attendit. +Sans doute, il avait rêvé, et il se renfonçait, lorsque le bruit recommença. +Alors, il s’imagina que Catherine se trouvait indisposée. +Dis, c’est toi ? qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il à voix basse. +Personne ne répondit, seuls les ronflements des autres continuaient. Pendant cinq minutes, rien ne bougea. Puis, il y eut un nouveau craquement. -Eh bien ! pourquoi ne réponds-tu pas ? qu’est-ce que tu fais donc ? -Elle finit par dire : — Je me lève. -À cette heure, tu te lèves ? -Oui, je retourne travailler à la fosse. +Eh bien ! pourquoi ne réponds-tu pas ? qu’est-ce que tu fais donc ? +Elle finit par dire : — Je me lève. +À cette heure, tu te lèves ? +Oui, je retourne travailler à la fosse. Va-t’en, je vais m’habiller. -Et ne dis rien, n’est-ce pas ? si tu veux être gentil. +Et ne dis rien, n’est-ce pas ? si tu veux être gentil. Recouche-toi, murmura-t-elle. -Je ne veux pas allumer, ça réveillerait maman... +Je ne veux pas allumer, ça réveillerait maman... Il est l’heure, laisse-moi. -À quoi bon autre chose ? est-ce que la vie valait davantage ? -Elle, cependant, dénouait ses bras nus. +À quoi bon autre chose ? est-ce que la vie valait davantage ? +Elle, cependant, dénouait ses bras nus. Je t’en prie, laisse. -Et lui-même s’étonna d’avoir dit cette chose. +Et lui-même s’étonna d’avoir dit cette chose. Il se moquait de tout, les affiches promettaient le pardon, et cela suffisait. -Je veux travailler, c’est mon idée... +Je veux travailler, c’est mon idée... Habillons-nous et ne faisons pas de bruit. -Ils s’habillèrent dans les ténèbres, avec mille précautions. -Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir étroit, où couchait la mère. -Quand ils partirent, le malheur voulut qu’ils butèrent contre une chaise. -Elle s’éveilla, elle demanda, dans l’engourdissement du sommeil : — Hein ? qui est-ce ? -C’est moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. -J’étouffe, je sors respirer un peu. +Ils s’habillèrent dans les ténèbres, avec mille précautions. +Tous dormaient, mais il fallait traverser le couloir étroit, où couchait la mère. +Quand ils partirent, le malheur voulut qu’ils butèrent contre une chaise. +Elle s’éveilla, elle demanda, dans l’engourdissement du sommeil : — Hein ? qui est-ce ? +C’est moi, ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. +J’étouffe, je sors respirer un peu. Et la Maheude se rendormit. Catherine n’osait plus bouger. -Puis, doucement, ils refermèrent la porte, ils s’en allèrent. -Souvarine était demeuré debout, près de l’Avantage, à l’angle de la route. -Il s’avança, il l’arrêta. +Puis, doucement, ils refermèrent la porte, ils s’en allèrent. +Souvarine était demeuré debout, près de l’Avantage, à l’angle de la route. +Il s’avança, il l’arrêta. Tiens ! tu n’es pas encore parti ! -Puis, il avoua, il retournait à la fosse. -Souvarine l’avait écouté, frémissant. -Il l’empoigna par une épaule, il le rejeta vers le coron. +Puis, il avoua, il retournait à la fosse. +Souvarine l’avait écouté, frémissant. +Il l’empoigna par une épaule, il le rejeta vers le coron. Rentre chez toi, je le veux, entends-tu ! -Mais, Catherine s’étant approchée, il la reconnut, elle aussi. +Mais, Catherine s’étant approchée, il la reconnut, elle aussi. Il dit simplement : — Va. Alors, tu pars toujours ? Eh bien ! donne-moi la main, mon vieux. Bon voyage et sans rancune. -L’autre lui tendit une main glacée. +L’autre lui tendit une main glacée. Ni ami, ni femme. Adieu, pour tout de bon, cette fois. -À quatre heures, la descente commença. +À quatre heures, la descente commença. Il les prenait tous, sans une observation, tenant la promesse des affiches. -Silencieux, Étienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse. -Il s’avançait furieusement vers elle, lorsque la vue d’Étienne l’arrêta. -Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements d’épaules outrageux. -D’ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux baissés. +Silencieux, Étienne emporta sa lampe et monta au puits, avec la herscheuse. +Il s’avançait furieusement vers elle, lorsque la vue d’Étienne l’arrêta. +Alors, il affecta de ricaner, avec des haussements d’épaules outrageux. +D’ailleurs, les camarades ne bougeaient pas, muets, les yeux baissés. Enfin, la cage se cala sur les verrous, on leur cria d’embarquer. -La cage se décrocha, on fila dans le noir. -Les fers craquaient, les hommes furent jetés les uns contre les autres. -Nom de Dieu ! gronda Étienne, est-ce qu’ils vont nous aplatir ? -Nous finirons par tous y rester, avec leur sacré cuvelage. -Et ils disent encore qu’ils l’ont réparé ! +La cage se décrocha, on fila dans le noir. +Les fers craquaient, les hommes furent jetés les uns contre les autres. +Nom de Dieu ! gronda Étienne, est-ce qu’ils vont nous aplatir ? +Nous finirons par tous y rester, avec leur sacré cuvelage. +Et ils disent encore qu’ils l’ont réparé ! Pourtant, la cage avait franchi l’obstacle. -Il s’était donc déclaré bien des fuites, dans le brandissage des joints ? -C’est toujours comme ça. +Il s’était donc déclaré bien des fuites, dans le brandissage des joints ? +C’est toujours comme ça. Sans doute qu’on n’a pas eu le temps de brandir les pichoux. La pompe suffirait, les brandisseurs visiteraient les joints, la nuit suivante. -Dans les galeries, la réorganisation du travail donnait assez de mal. -On attaqua les roches éboulées à la pioche et à la pelle. -Les paroles étaient rares, le porion ne les quittait pas. -Leurs yeux se mangeaient, on dut les séparer. +Dans les galeries, la réorganisation du travail donnait assez de mal. +On attaqua les roches éboulées à la pioche et à la pelle. +Les paroles étaient rares, le porion ne les quittait pas. +Leurs yeux se mangeaient, on dut les séparer. Vers huit heures, Dansaert passa donner un coup d’œil au travail. -Et il partit, en annonçant qu’il reviendrait avec l’ingénieur. -Il attendait Négrel depuis le matin, sans comprendre la cause de ce retard. -Une heure encore s’écoula. -Enfin, on reprit le déblaiement, le roulage recommença. -J’ai appelé, on n’a pas répondu. +Et il partit, en annonçant qu’il reviendrait avec l’ingénieur. +Il attendait Négrel depuis le matin, sans comprendre la cause de ce retard. +Une heure encore s’écoula. +Enfin, on reprit le déblaiement, le roulage recommença. +J’ai appelé, on n’a pas répondu. Tous ont fichu le camp. -Le saisissement fut tel, que les dix hommes jetèrent leurs outils pour galoper. -Qu’arrivait-il, pour qu’on ne rencontrât pas une âme ? +Le saisissement fut tel, que les dix hommes jetèrent leurs outils pour galoper. +Qu’arrivait-il, pour qu’on ne rencontrât pas une âme ? Quel accident avait pu emporter ainsi les camarades ? Enfin, comme ils approchaient de l’accrochage, un torrent leur barra la route. -Nom de Dieu ! c’est le cuvelage qui a crevé, cria Étienne. +Nom de Dieu ! c’est le cuvelage qui a crevé, cria Étienne. Je le disais bien que nous y resterions ! -Depuis la descente, Pierron, très inquiet, voyait augmenter le déluge qui tombait du puits. +Depuis la descente, Pierron, très inquiet, voyait augmenter le déluge qui tombait du puits. Il l’entendait s’essouffler, avec un hoquet de fatigue. Eh bien ! l’eau montait, que pouvait-il y faire ? -Quoi donc, philosophe ? qu’est-ce qui t’inquiète ?... +Quoi donc, philosophe ? qu’est-ce qui t’inquiète ?... Ah ! c’est parce qu’il pleut. -Viens donc, ça ne te regarde pas. -Dansaert voulut monter voir ; mais il parlait encore, qu’une seconde pièce déboula. -Alors, commença une effroyable bousculade. -On s’écrasait, on se tuait pour être remonté tout de suite. -L’autre frottait tellement, que le câble allait casser bien sûr. -Deux furent tués par des chutes de planches. -Dansaert, cependant, tâchait de mettre de l’ordre. -À chaque départ, il devait l’écarter d’une gifle. -À ce moment, l’équipe d’Étienne et de Chaval débouchait dans l’accrochage. -Catherine sanglotait, Chaval s’étranglait à crier des jurons. -On était une vingtaine, est-ce que ces cochons de chefs les abandonneraient ainsi ? -L’eau déjà montait aux cuisses. -Étienne muet, les dents serrées, souleva Catherine entre les bras. -Au jour, Dansaert, en débarquant, aperçut Négrel qui accourait. -Il était dix heures. +Viens donc, ça ne te regarde pas. +Dansaert voulut monter voir ; mais il parlait encore, qu’une seconde pièce déboula. +Alors, commença une effroyable bousculade. +On s’écrasait, on se tuait pour être remonté tout de suite. +L’autre frottait tellement, que le câble allait casser bien sûr. +Deux furent tués par des chutes de planches. +Dansaert, cependant, tâchait de mettre de l’ordre. +À chaque départ, il devait l’écarter d’une gifle. +À ce moment, l’équipe d’Étienne et de Chaval débouchait dans l’accrochage. +Catherine sanglotait, Chaval s’étranglait à crier des jurons. +On était une vingtaine, est-ce que ces cochons de chefs les abandonneraient ainsi ? +L’eau déjà montait aux cuisses. +Étienne muet, les dents serrées, souleva Catherine entre les bras. +Au jour, Dansaert, en débarquant, aperçut Négrel qui accourait. +Il était dix heures. Eh bien ! qu’arrive-t-il donc ? cria-t-il de loin. -La fosse est perdue, répondit le maître-porion. -On exagérait, il fallait voir. -Personne n’est resté au fond, n’est-ce pas ? -Il l’espérait du moins. +La fosse est perdue, répondit le maître-porion. +On exagérait, il fallait voir. +Personne n’est resté au fond, n’est-ce pas ? +Il l’espérait du moins. Pourtant, des ouvriers avaient pu s’attarder. -Mais, nom d’un chien ! dit Négrel, pourquoi êtes-vous sorti, alors ? -Est-ce qu’on lâche ses hommes ! +Mais, nom d’un chien ! dit Négrel, pourquoi êtes-vous sorti, alors ? +Est-ce qu’on lâche ses hommes ! Tout de suite, il donna l’ordre de compter les lampes. Personne ne tombait d’accord sur les camarades manquants. -Ils étaient peut-être vingt, peut-être quarante. -Les femmes, éperdues autour d’eux, les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms. -Est-ce que celui-ci en était ? et celui-là ? et cet autre ? +Ils étaient peut-être vingt, peut-être quarante. +Les femmes, éperdues autour d’eux, les suppliaient, les interrogeaient, demandaient les noms. +Est-ce que celui-ci en était ? et celui-là ? et cet autre ? La foule augmentait rapidement, une lamentation montait des routes. -Les noms ! les noms ! criaient les femmes, d’une voix étranglée de larmes. -Mais rien n’est perdu, tout le monde sera sauvé... +Les noms ! les noms ! criaient les femmes, d’une voix étranglée de larmes. +Mais rien n’est perdu, tout le monde sera sauvé... Alors, muette d’angoisse, la foule attendit. -En effet, avec une bravoure tranquille, l’ingénieur s’apprêtait à descendre. -Des porions, tremblants, la face blanche et décomposée, aidaient à ces préparatifs. -Vous descendez avec moi, Dansaert, dit Négrel d’une voix brève. +En effet, avec une bravoure tranquille, l’ingénieur s’apprêtait à descendre. +Des porions, tremblants, la face blanche et décomposée, aidaient à ces préparatifs. +Vous descendez avec moi, Dansaert, dit Négrel d’une voix brève. Non, vous m’embarrasseriez... -J’aime mieux être seul. -En haut, rien n’avait bougé. -Il constata le bon état du cuvelage supérieur. -Aucun travail humain n’était plus possible. -Comme il regardait longuement, le cœur serré, le hurlement cessa tout d’un coup. -Puis, il se fit arrêter de nouveau. -À distance, des déchirures, des entailles dans le bois l’avaient surpris. -Évidemment, on avait voulu cette catastrophe. -Au jour, Monsieur Hennebeau anxieux attendait Négrel. +J’aime mieux être seul. +En haut, rien n’avait bougé. +Il constata le bon état du cuvelage supérieur. +Aucun travail humain n’était plus possible. +Comme il regardait longuement, le cœur serré, le hurlement cessa tout d’un coup. +Puis, il se fit arrêter de nouveau. +À distance, des déchirures, des entailles dans le bois l’avaient surpris. +Évidemment, on avait voulu cette catastrophe. +Au jour, Monsieur Hennebeau anxieux attendait Négrel. Eh bien ! quoi ? demanda-t-il. -Mais l’ingénieur, étranglé, ne parlait point. -Ce n’est pas possible, jamais on n’a vu ça... -Oui, il répondait de la tête, avec des regards défiants. +Mais l’ingénieur, étranglé, ne parlait point. +Ce n’est pas possible, jamais on n’a vu ça... +Oui, il répondait de la tête, avec des regards défiants. Lorsque Monsieur Hennebeau se rapprocha des porions, un tic nerveux tirait son visage. Les noms ! les noms ! dites les noms ! -Maintenant, la Maheude était là, parmi les femmes. -Oui, oui, Catherine y était, Étienne aussi, un camarade les avait vus. +Maintenant, la Maheude était là, parmi les femmes. +Oui, oui, Catherine y était, Étienne aussi, un camarade les avait vus. Mais, au sujet des autres, l’accord ne se faisait toujours pas. -Les noms ! les noms ! de grâce les noms ! -Négrel, énervé, dit très haut aux surveillants : — Mais faites-les donc taire ! -C’est à mourir de chagrin. +Les noms ! les noms ! de grâce les noms ! +Négrel, énervé, dit très haut aux surveillants : — Mais faites-les donc taire ! +C’est à mourir de chagrin. Nous ne les savons pas, les noms. -Deux heures s’étaient passées déjà. -Faites-les donc taire ! répéta Négrel furieux. +Deux heures s’étaient passées déjà. +Faites-les donc taire ! répéta Négrel furieux. Et qu’ils reculent ! -Oui, oui, à cent mètres ! +Oui, oui, à cent mètres ! Il y a du danger, repoussez-les, repoussez-les. Il fallut se battre contre ces pauvres gens. -Alors, l’attente commença. -Il était midi, personne n’avait mangé, et personne ne s’éloignait. +Alors, l’attente commença. +Il était midi, personne n’avait mangé, et personne ne s’éloignait. Au centre du grand vide, le Voreux se dressait. -À deux heures, rien n’avait bougé. -À quoi bon ? il ne pouvait rien empêcher. -Une averse avait trempé la foule, sans qu’elle reculât d’un pas. -Le chien de Rasseneur s’était remis à aboyer. -Le Voreux en frémit, solide, toujours debout. -On ne criait plus, le cercle élargi des spectateurs regardait. -Monsieur Hennebeau, au bout de cette heure de répit, sentit l’espoir renaître. -Mais il défendait toujours qu’on s’approchât, il voulait patienter une demi-heure encore. -L’attente devint insupportable, l’espérance redoublait l’angoisse, tous les cœurs battaient. -Depuis sept heures, on était là, sans remuer, sans manger. -Des détonations souterraines éclataient, toute une artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. -À la surface, les dernières constructions se culbutaient, s’écrasaient. -Le bâtiment des chaudières creva ensuite, disparut. -Tout entier, le Voreux venait de couler à l’abîme. +À deux heures, rien n’avait bougé. +À quoi bon ? il ne pouvait rien empêcher. +Une averse avait trempé la foule, sans qu’elle reculât d’un pas. +Le chien de Rasseneur s’était remis à aboyer. +Le Voreux en frémit, solide, toujours debout. +On ne criait plus, le cercle élargi des spectateurs regardait. +Monsieur Hennebeau, au bout de cette heure de répit, sentit l’espoir renaître. +Mais il défendait toujours qu’on s’approchât, il voulait patienter une demi-heure encore. +L’attente devint insupportable, l’espérance redoublait l’angoisse, tous les cœurs battaient. +Depuis sept heures, on était là, sans remuer, sans manger. +Des détonations souterraines éclataient, toute une artillerie monstrueuse canonnant le gouffre. +À la surface, les dernières constructions se culbutaient, s’écrasaient. +Le bâtiment des chaudières creva ensuite, disparut. +Tout entier, le Voreux venait de couler à l’abîme. Hurlante, la foule se sauva. Des femmes couraient en se cachant les yeux. -L’épouvante roula des hommes comme un tas de feuilles sèches. -Une fente montait jusqu’au débit de Rasseneur, dont la façade avait craqué. -Mais Négrel eut un cri de douleur. -Monsieur Hennebeau, qui avait reculé, pleura. -Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallée profonde. -La mine buvait cette rivière, l’inondation maintenant submergeait les galeries pour des années. -Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. +L’épouvante roula des hommes comme un tas de feuilles sèches. +Une fente montait jusqu’au débit de Rasseneur, dont la façade avait craqué. +Mais Négrel eut un cri de douleur. +Monsieur Hennebeau, qui avait reculé, pleura. +Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallée profonde. +La mine buvait cette rivière, l’inondation maintenant submergeait les galeries pour des années. +Alors, sur le terri ébranlé, Souvarine se leva. Au loin, son ombre diminua, se fondit avec l’ombre. -C’était là-bas qu’il allait, à l’inconnu. +C’était là-bas qu’il allait, à l’inconnu. Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le coup terrible. -Elle fut si frappée, qu’une fois encore elle sentit le besoin du silence. -À quoi bon remuer cette abomination ? -On se contenta de cette épuration, d’une haute prudence politique. -Il n’y eut qu’un renvoi immédiat, celui de Dansaert, le maître-porion. -Depuis le scandale chez la Pierronne, il était devenu impossible. -D’autre part, c’était une avance discrète aux mineurs, qui l’exécraient. -Deux fois, l’impétuosité du flot emporta les premiers barrages. +Elle fut si frappée, qu’une fois encore elle sentit le besoin du silence. +À quoi bon remuer cette abomination ? +On se contenta de cette épuration, d’une haute prudence politique. +Il n’y eut qu’un renvoi immédiat, celui de Dansaert, le maître-porion. +Depuis le scandale chez la Pierronne, il était devenu impossible. +D’autre part, c’était une avance discrète aux mineurs, qui l’exécraient. +Deux fois, l’impétuosité du flot emporta les premiers barrages. Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus encore. -Restait Réquillart, l’accès unique, le seul point par lequel on se rapprochait. -Puis, les tâtonnements commencèrent. -Mais on parcourut en vain toutes les galeries praticables, aucun écho ne venait. -On s’entêtait pourtant, on cherchait, dans l’énervement d’une anxiété croissante. -Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin à Réquillart. -Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangé la terre pour retrouver sa sœur. -On était au troisième jour. -Négrel, désespéré, avait résolu de tout abandonner le soir. -Mais nous avons déjà passé deux fois où vous dites, fit remarquer Négrel incrédule. +Restait Réquillart, l’accès unique, le seul point par lequel on se rapprochait. +Puis, les tâtonnements commencèrent. +Mais on parcourut en vain toutes les galeries praticables, aucun écho ne venait. +On s’entêtait pourtant, on cherchait, dans l’énervement d’une anxiété croissante. +Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin à Réquillart. +Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangé la terre pour retrouver sa sœur. +On était au troisième jour. +Négrel, désespéré, avait résolu de tout abandonner le soir. +Mais nous avons déjà passé deux fois où vous dites, fit remarquer Négrel incrédule. Enfin, nous allons bien voir. -La Maheude s’était levée ; et il fallut l’empêcher de descendre. -La houille transmet les sons avec une limpidité de cristal, très loin. -Mais il semblait qu’on pût déjà leur tendre la main, une allégresse éclatait. -Négrel dut commencer à l’instant les travaux d’approche. -Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s’étreignirent. -Si Catherine ne s’y trouvait pas, ça vous ferait trop de peine ensuite. -C’était vrai, Catherine peut-être se trouvait ailleurs. +La Maheude s’était levée ; et il fallut l’empêcher de descendre. +La houille transmet les sons avec une limpidité de cristal, très loin. +Mais il semblait qu’on pût déjà leur tendre la main, une allégresse éclatait. +Négrel dut commencer à l’instant les travaux d’approche. +Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s’étreignirent. +Si Catherine ne s’y trouvait pas, ça vous ferait trop de peine ensuite. +C’était vrai, Catherine peut-être se trouvait ailleurs. Fous-moi la paix, hein ! cria rageusement Zacharie. Elle y est, je le sais ! -La Maheude s’était assise de nouveau, muette, le visage immobile. -Et elle se remit à attendre. +La Maheude s’était assise de nouveau, muette, le visage immobile. +Et elle se remit à attendre. En bas, on travaillait jour et nuit. -La besogne, d’abord, marcha très vite : on fit six mètres en un jour. -Zacharie avait obtenu d’être parmi les ouvriers d’élite mis à l’abattage. -C’était un poste d’honneur qu’on se disputait. -Il volait le tour des camarades, il refusait de lâcher la rivelaine. -Négrel vivait au fond, avec ses ouvriers. -Jamais on n’arriverait assez tôt. -Cette abominable idée mouillait les paupières, raidissait les bras à la besogne. -Régulièrement, la Maheude venait toujours s’asseoir à la bouche du puits. -Heure par heure, elle suivait ainsi le travail, partageait les espérances et les abattements. -Tous les cœurs du pays battaient là-bas, sous la terre. -Il était comme fou, il s’acharnait avec des jurons. -Les curieux s’enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle épouvantée. -Lorsque Négrel et les ouvriers revinrent, une colère terrible les secoua. -La foule, toute pâle et frémissante, se découvrit quand ils passèrent. +La besogne, d’abord, marcha très vite : on fit six mètres en un jour. +Zacharie avait obtenu d’être parmi les ouvriers d’élite mis à l’abattage. +C’était un poste d’honneur qu’on se disputait. +Il volait le tour des camarades, il refusait de lâcher la rivelaine. +Négrel vivait au fond, avec ses ouvriers. +Jamais on n’arriverait assez tôt. +Cette abominable idée mouillait les paupières, raidissait les bras à la besogne. +Régulièrement, la Maheude venait toujours s’asseoir à la bouche du puits. +Heure par heure, elle suivait ainsi le travail, partageait les espérances et les abattements. +Tous les cœurs du pays battaient là-bas, sous la terre. +Il était comme fou, il s’acharnait avec des jurons. +Les curieux s’enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle épouvantée. +Lorsque Négrel et les ouvriers revinrent, une colère terrible les secoua. +La foule, toute pâle et frémissante, se découvrit quand ils passèrent. Debout, la Maheude attendait. Le corps de Zacharie parut enfin. -Les vêtements avaient brûlé, le corps n’était qu’un charbon noir, calciné, méconnaissable. -Broyée dans l’explosion, la tête n’existait plus. -Au coron, Philomène demeura stupide, les yeux changés en fontaines, tout de suite soulagée. -Trois jours encore s’écoulèrent. -On avait repris les travaux de sauvetage, au milieu de difficultés inouïes. +Les vêtements avaient brûlé, le corps n’était qu’un charbon noir, calciné, méconnaissable. +Broyée dans l’explosion, la tête n’existait plus. +Au coron, Philomène demeura stupide, les yeux changés en fontaines, tout de suite soulagée. +Trois jours encore s’écoulèrent. +On avait repris les travaux de sauvetage, au milieu de difficultés inouïes. Toutes les vingt minutes, les haveurs se relayaient. -On avançait, deux mètres à peine les séparaient des camarades. -Enfin, on dînerait ensemble le soir. -Le ciel, très pur, avait une tiédeur de printemps. -Et l’on se dérange pour voir ça ! s’écria Monsieur Grégoire, désillusionné. -Les deux ingénieurs se mirent à rire. -Mais ces dames devenaient inquiètes. +On avançait, deux mètres à peine les séparaient des camarades. +Enfin, on dînerait ensemble le soir. +Le ciel, très pur, avait une tiédeur de printemps. +Et l’on se dérange pour voir ça ! s’écria Monsieur Grégoire, désillusionné. +Les deux ingénieurs se mirent à rire. +Mais ces dames devenaient inquiètes. Partons, dit madame Hennebeau, en se dirigeant vers sa voiture. -Jeanne et Lucie se récrièrent. -Et le dessin qui n’était pas fini ! -Elles voulurent rester, leur père les amènerait au dîner, le soir. -Eh bien ! allez en avant, dit Monsieur Grégoire. -Allez, allez, nous serons à Réquillart en même temps que vous. -C’était une pensée charitable, qui devait compléter l’excursion. -Deux paquets, soigneusement enveloppés, se trouvaient sous une banquette de la voiture. -Il n’y a personne, dit Cécile désappointée. -Est-ce ennuyeux ! qu’est-ce que nous allons faire de tout ça ? -Brusquement, la porte d’à côté s’ouvrit, et la Levaque parut. +Jeanne et Lucie se récrièrent. +Et le dessin qui n’était pas fini ! +Elles voulurent rester, leur père les amènerait au dîner, le soir. +Eh bien ! allez en avant, dit Monsieur Grégoire. +Allez, allez, nous serons à Réquillart en même temps que vous. +C’était une pensée charitable, qui devait compléter l’excursion. +Deux paquets, soigneusement enveloppés, se trouvaient sous une banquette de la voiture. +Il n’y a personne, dit Cécile désappointée. +Est-ce ennuyeux ! qu’est-ce que nous allons faire de tout ça ? +Brusquement, la porte d’à côté s’ouvrit, et la Levaque parut. Oh ! monsieur et madame, mille pardons ! excusez-moi, mademoiselle !... C’est la voisine que vous voulez. -Elle n’y est pas, elle est à Réquillart... -Puis, d’un air hésitant, elle murmura : — J’ai la clef. +Elle n’y est pas, elle est à Réquillart... +Puis, d’un air hésitant, elle murmura : — J’ai la clef. Si monsieur et madame y tiennent absolument... -Le grand-père est là. -Les Grégoire, stupéfaits, la regardèrent. -Comment ! le grand-père était là ! mais personne ne répondait. -Ne faites pas attention, s’il n’est guère poli, dit la Levaque obligeamment. -Paraît qu’il s’est cassé quelque chose dans la cervelle. -Voilà une quinzaine qu’il n’en raconte pas davantage. -Déjà, il avait repris son immobilité. +Le grand-père est là. +Les Grégoire, stupéfaits, la regardèrent. +Comment ! le grand-père était là ! mais personne ne répondait. +Ne faites pas attention, s’il n’est guère poli, dit la Levaque obligeamment. +Paraît qu’il s’est cassé quelque chose dans la cervelle. +Voilà une quinzaine qu’il n’en raconte pas davantage. +Déjà, il avait repris son immobilité. Il ne remuait plus, de loin en loin, que pour cracher. -Eh bien ! mon brave homme, dit le père, vous êtes donc enrhumé ? -Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tête. +Eh bien ! mon brave homme, dit le père, vous êtes donc enrhumé ? +Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tête. Et le silence retomba, lourdement. -On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mère. +On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mère. Il garda sa raideur muette. -Elle s’interrompit, très embarrassée. -Ça ne fait rien, ça sert toujours. -Alors, Cécile, furtivement, posa les souliers contre le mur. -Autant donner une paire de lunettes à un canard, sauf votre respect. -Elle continua, elle travailla pour entraîner les Grégoire chez elle, comptant les y apitoyer. -Ceux-là diraient tout ce que monsieur et madame désireraient savoir. -Viens-tu un instant, fillette ? demanda le père, heureux de sortir. -Oui, je vous suis, répondit-elle. -Cécile demeura seule avec Bonnemort. -Par terre, leur fille gisait, la face bleue, étranglée. -Jamais il ne fut possible de rétablir exactement les faits. -L’horreur fit conclure à l’inconscience, c’était le crime d’un idiot. -Cependant, les Grégoire, à genoux, sanglotaient, suffoquaient de douleur. -Si l’on pouvait s’attendre à une chose pareille !... +Elle s’interrompit, très embarrassée. +Ça ne fait rien, ça sert toujours. +Alors, Cécile, furtivement, posa les souliers contre le mur. +Autant donner une paire de lunettes à un canard, sauf votre respect. +Elle continua, elle travailla pour entraîner les Grégoire chez elle, comptant les y apitoyer. +Ceux-là diraient tout ce que monsieur et madame désireraient savoir. +Viens-tu un instant, fillette ? demanda le père, heureux de sortir. +Oui, je vous suis, répondit-elle. +Cécile demeura seule avec Bonnemort. +Par terre, leur fille gisait, la face bleue, étranglée. +Jamais il ne fut possible de rétablir exactement les faits. +L’horreur fit conclure à l’inconscience, c’était le crime d’un idiot. +Cependant, les Grégoire, à genoux, sanglotaient, suffoquaient de douleur. +Si l’on pouvait s’attendre à une chose pareille !... Et la Maheude qui ne reviendra que ce soir ! Dites donc, si je courais la chercher. -Anéantis, le père et la mère ne répondaient pas. -Hein ? ça vaudrait mieux... +Anéantis, le père et la mère ne répondaient pas. +Hein ? ça vaudrait mieux... Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers. -Tout le coron s’agitait, une foule se bousculait déjà. -Peut-être bien qu’on les volerait. +Tout le coron s’agitait, une foule se bousculait déjà. +Peut-être bien qu’on les volerait. Doucement, elle les emporta. -Ça devait être juste le pied de Bouteloup. -Réquillart, les Hennebeau attendirent longtemps les Grégoire, en compagnie de Négrel. +Ça devait être juste le pied de Bouteloup. +Réquillart, les Hennebeau attendirent longtemps les Grégoire, en compagnie de Négrel. Et elle n’eut qu’un grand geste d’impatience et d’irritation. Pourtant, elle la suivit. -En bas du puits, les misérables abandonnés hurlaient de terreur. +En bas du puits, les misérables abandonnés hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l’eau jusqu’au ventre. -Mouque avait lâché Bataille. -Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bête. -Plus rien à foutre ici ! criait Mouque. -Faut voir par Réquillart. -Mais, au premier carrefour, un désaccord éclata. +Mouque avait lâché Bataille. +Alors, ce fut un sauve-qui-peut, les hommes suivirent cette bête. +Plus rien à foutre ici ! criait Mouque. +Faut voir par Réquillart. +Mais, au premier carrefour, un désaccord éclata. Une minute fut perdue. -Eh ! laissez-y la peau, qu’est-ce que ça me fiche ! s’écria brutalement Chaval. -Moi, je file par là. +Eh ! laissez-y la peau, qu’est-ce que ça me fiche ! s’écria brutalement Chaval. +Moi, je file par là. Il prit la droite, deux camarades le suivirent. -Pourtant, il hésitait lui-même, ne savait par où tourner. -À chaque bifurcation, une incertitude les arrêtait court, et il fallait se décider pourtant. -Étienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur. +Pourtant, il hésitait lui-même, ne savait par où tourner. +À chaque bifurcation, une incertitude les arrêtait court, et il fallait se décider pourtant. +Étienne courait le dernier, retenu par Catherine, que paralysaient la fatigue et la peur. Non, laisse, murmura-t-elle, je ne peux plus, j’aime mieux mourir tout de suite. -L’inondation détrempait déjà les roches, des éboulements se produisaient de tous côtés. +L’inondation détrempait déjà les roches, des éboulements se produisaient de tous côtés. Ils durent revenir sur leurs pas. Puis, ils ne surent plus dans quel sens ils marchaient. -C’était fini, il fallait abandonner l’idée de remonter par Réquillart. -Étienne reconnut enfin la veine Guillaume. -Bon ! dit-il, je sais où nous sommes. -Écoute, allons tout droit, nous grimperons par la cheminée. -Le flot battait leur poitrine, ils marchaient très lentement. -Ils atteignaient la cheminée, lorsqu’un bruit, derrière eux, les fit se tourner. -Étaient-ce donc les camarades, barrés à leur tour, qui revenaient ? -En partant de l’accrochage, il avait galopé le long des galeries noires, éperdûment. -Les rues se succédaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu’il hésitât. -L’eau, qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe. -Il avait buté, il s’était cassé les deux jambes de devant. +C’était fini, il fallait abandonner l’idée de remonter par Réquillart. +Étienne reconnut enfin la veine Guillaume. +Bon ! dit-il, je sais où nous sommes. +Écoute, allons tout droit, nous grimperons par la cheminée. +Le flot battait leur poitrine, ils marchaient très lentement. +Ils atteignaient la cheminée, lorsqu’un bruit, derrière eux, les fit se tourner. +Étaient-ce donc les camarades, barrés à leur tour, qui revenaient ? +En partant de l’accrochage, il avait galopé le long des galeries noires, éperdûment. +Les rues se succédaient, les carrefours ouvraient leur fourche, sans qu’il hésitât. +L’eau, qui le poursuivait, le fouettait aux cuisses, le mordait à la croupe. +Il avait buté, il s’était cassé les deux jambes de devant. Puis un grand silence tomba. -Ah ! mon Dieu ! emmène-moi, sanglotait Catherine. +Ah ! mon Dieu ! emmène-moi, sanglotait Catherine. Ah ! mon Dieu ! j’ai peur, je ne veux pas mourir... -Emmène-moi ! emmène-moi ! +Emmène-moi ! emmène-moi ! Elle avait vu la mort. Et elle l’entendait toujours, ses oreilles en bourdonnaient, toute sa chair en frissonnait. -Emmène-moi ! emmène-moi ! -Étienne l’avait saisie et l’emportait. +Emmène-moi ! emmène-moi ! +Étienne l’avait saisie et l’emportait. L’eau reparut, il fallut se hisser de nouveau. -Des éboulements retentissaient à chaque instant. +Des éboulements retentissaient à chaque instant. Je ne veux pas mourir... -Pour la rassurer, Étienne jurait que l’eau ne bougeait plus. -Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre à leur secours. -Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur échappait. -Mouillés, grelottants, ils s’installèrent. -Jusque-là, ils ne s’étaient pas sentis vivre. -Elle dut se fâcher pour qu’il voulût bien accepter sa part. -Dès qu’elle eut mangé, elle s’endormit de lassitude, sur la terre froide. -Lui, brûlé d’insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes. -Combien d’heures s’écoulèrent ainsi ? +Pour la rassurer, Étienne jurait que l’eau ne bougeait plus. +Leur fuite durait bien depuis six heures, on allait descendre à leur secours. +Et il disait six heures sans savoir, la notion exacte du temps leur échappait. +Mouillés, grelottants, ils s’installèrent. +Jusque-là, ils ne s’étaient pas sentis vivre. +Elle dut se fâcher pour qu’il voulût bien accepter sa part. +Dès qu’elle eut mangé, elle s’endormit de lassitude, sur la terre froide. +Lui, brûlé d’insomnie, la veillait, le front entre les mains, les yeux fixes. +Combien d’heures s’écoulèrent ainsi ? Il n’aurait pu le dire. -Anxieux, il hésitait à la réveiller. -Par où fuir, d’ailleurs ? -C’était une issue. +Anxieux, il hésitait à la réveiller. +Par où fuir, d’ailleurs ? +C’était une issue. Enfin, il la souleva doucement, et elle eut un grand frisson. Ah ! mon Dieu ! c’est vrai !... -Ça recommence, mon Dieu ! +Ça recommence, mon Dieu ! Elle se souvenait, elle criait, de retrouver la mort prochaine. Non, calme-toi, murmura-t-il. On peut passer, je te jure. -Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le mécanisme. -Lui, venait le dernier, la retenait du crâne, quand elle glissait, les mains sanglantes. -Brusquement, ils se cognèrent contre des éclats de poutre, qui barraient le plan. -Des terres avaient coulé, un éboulement empêchait d’aller plus haut. -Par bonheur, une porte s’ouvrait là, et ils débouchèrent dans une voie. -Devant eux, la lueur d’une lampe les stupéfia. -Un homme leur criait rageusement : — Encore des malins aussi bêtes que moi ! -Comme il s’échappait, un dernier effondrement, derrière son dos, avait bouché la galerie. -Il les aurait assommés. +Mais rien ne bougea, un obstacle faussait le mécanisme. +Lui, venait le dernier, la retenait du crâne, quand elle glissait, les mains sanglantes. +Brusquement, ils se cognèrent contre des éclats de poutre, qui barraient le plan. +Des terres avaient coulé, un éboulement empêchait d’aller plus haut. +Par bonheur, une porte s’ouvrait là, et ils débouchèrent dans une voie. +Devant eux, la lueur d’une lampe les stupéfia. +Un homme leur criait rageusement : — Encore des malins aussi bêtes que moi ! +Comme il s’échappait, un dernier effondrement, derrière son dos, avait bouché la galerie. +Il les aurait assommés. Ah ! c’est toi, Catherine ! -Tu t’es cassé le nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. +Tu t’es cassé le nez, et tu as voulu rejoindre ton homme. Bon ! bon ! nous allons la danser ensemble. -Il affectait de ne pas voir Étienne. +Il affectait de ne pas voir Étienne. Pourtant, il fallait bien accepter la situation. On ne peut donc passer par les tailles ? Ah ! ouiche ! par les tailles ! -Elles se sont éboulées aussi, nous sommes entre deux murs, une vraie souricière... +Elles se sont éboulées aussi, nous sommes entre deux murs, une vraie souricière... En effet, l’eau montait, on l’entendait clapoter. -La retraite se trouvait coupée déjà. -Pas une issue, tous trois étaient murés. +La retraite se trouvait coupée déjà. +Pas une issue, tous trois étaient murés. Alors, tu restes ? ajouta Chaval goguenard. Il y a encore ici de la place pour deux hommes... -Le jeune homme reprit : — Si nous tapions, on nous entendrait peut-être. +Le jeune homme reprit : — Si nous tapions, on nous entendrait peut-être. J’en suis las, de taper... -Tiens ! essaie toi-même avec cette pierre. -Puis, il colla son oreille, pour écouter. -À vingt reprises, il s’entêta. -Aucun bruit ne répondait. -Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit ménage. +Tiens ! essaie toi-même avec cette pierre. +Puis, il colla son oreille, pour écouter. +À vingt reprises, il s’entêta. +Aucun bruit ne répondait. +Pendant ce temps, Chaval affecta de faire froidement son petit ménage. La jeune fille se taisait. Cela comblait son malheur, de se retrouver entre ces deux hommes. -Et l’affreuse vie commença. -Ni Chaval ni Étienne n’ouvraient la bouche, assis par terre, à quelques pas. -Ils s’étaient allongés de nouveau, les heures se remirent à couler. -Un bruit émotionna Étienne et Catherine, qui levèrent la tête. -Eux, que la faim torturait, le regardèrent. -Vrai, tu refuses ? dit-il à la herscheuse, de son air provoquant. -Mon Dieu ! est-ce qu’on ne pouvait finir en bonne amitié ! -Il y avait un jour qu’ils étaient enfermés ensemble. -La deuxième lampe pâlissait, ils allumèrent la troisième. -Chaval entama son autre tartine, et il grogna : — Viens donc, bête ! +Et l’affreuse vie commença. +Ni Chaval ni Étienne n’ouvraient la bouche, assis par terre, à quelques pas. +Ils s’étaient allongés de nouveau, les heures se remirent à couler. +Un bruit émotionna Étienne et Catherine, qui levèrent la tête. +Eux, que la faim torturait, le regardèrent. +Vrai, tu refuses ? dit-il à la herscheuse, de son air provoquant. +Mon Dieu ! est-ce qu’on ne pouvait finir en bonne amitié ! +Il y avait un jour qu’ils étaient enfermés ensemble. +La deuxième lampe pâlissait, ils allumèrent la troisième. +Chaval entama son autre tartine, et il grogna : — Viens donc, bête ! Catherine eut un frisson. -Pour la laisser libre, Étienne s’était détourné. -Les larmes qu’elle étouffait ruisselèrent alors. -Pas même assez de place pour crever loin l’un de l’autre ! +Pour la laisser libre, Étienne s’était détourné. +Les larmes qu’elle étouffait ruisselèrent alors. +Pas même assez de place pour crever loin l’un de l’autre ! Et elle, la triste fille, qu’ils se disputaient jusque dans la terre ! -Épuisée, elle s’abandonnait. -Mais, lorsqu’il tâcha de la prendre, elle se plaignit. +Épuisée, elle s’abandonnait. +Mais, lorsqu’il tâcha de la prendre, elle se plaignit. Oh ! laisse, tu me casses les os. -Il revint d’un bond, affolé. +Il revint d’un bond, affolé. Laisse-la, nom de Dieu ! -Est-ce que ça te regarde ? dit Chaval. -C’est ma femme, elle est à moi peut-être ! -Fais-nous le plaisir de voir là-bas si nous y sommes. -Méfie-toi, gronda Chaval. +Est-ce que ça te regarde ? dit Chaval. +C’est ma femme, elle est à moi peut-être ! +Fais-nous le plaisir de voir là-bas si nous y sommes. +Méfie-toi, gronda Chaval. Cette fois, je te mange. -Celui-ci n’eut pas le temps de sauter en arrière. -Il tomba, la face broyée, le crâne fendu. -Et, penché, l’œil élargi, Étienne le regardait. -C’était donc fait, il avait tué. +Celui-ci n’eut pas le temps de sauter en arrière. +Il tomba, la face broyée, le crâne fendu. +Et, penché, l’œil élargi, Étienne le regardait. +C’était donc fait, il avait tué. Il eut ensuite un orgueil, l’orgueil du plus fort. -Lui aussi, avait tué. +Lui aussi, avait tué. Mais Catherine, toute droite, poussait un grand cri. Mon Dieu ! il est mort ! -Tu le regrettes ? demanda Étienne farouche. +Tu le regrettes ? demanda Étienne farouche. Elle suffoquait, elle balbutiait. Puis, chancelante, elle se jeta dans ses bras. Ah ! tue-moi aussi, ah ! mourons tous les deux ! -Mais la mort n’avait pas de hâte, ils dénouèrent leurs bras. -La vie n’aurait plus été possible, avec ce cadavre sous les pieds. -L’eau avait donc empli déjà ce trou ? -Ils l’aperçurent, elle déborda dans la galerie. +Mais la mort n’avait pas de hâte, ils dénouèrent leurs bras. +La vie n’aurait plus été possible, avec ce cadavre sous les pieds. +L’eau avait donc empli déjà ce trou ? +Ils l’aperçurent, elle déborda dans la galerie. Alors, ce fut une lutte nouvelle. -Mais le flot les rattrapa, ils baignèrent jusqu’à la ceinture. -Debout, acculés, l’échine collée contre la roche, ils la regardaient croître, toujours, toujours. +Mais le flot les rattrapa, ils baignèrent jusqu’à la ceinture. +Debout, acculés, l’échine collée contre la roche, ils la regardaient croître, toujours, toujours. Quand elle atteindrait leur bouche, ce serait fini. -Nom de Dieu ! jura sourdement Étienne. -Elle répéta le mot des mineurs, à voix basse : — La mort souffle la lampe. -Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fièvre de vivre les ranima. -Et ils souffraient surtout des ténèbres, qui les empêchaient de voir venir la mort. -Un grand silence régnait, la mine gorgée d’eau ne bougeait plus. -Leurs tortures, qui auraient dû allonger les minutes, les emportaient, rapides. +Nom de Dieu ! jura sourdement Étienne. +Elle répéta le mot des mineurs, à voix basse : — La mort souffle la lampe. +Pourtant, devant cette menace, leur instinct luttait, une fièvre de vivre les ranima. +Et ils souffraient surtout des ténèbres, qui les empêchaient de voir venir la mort. +Un grand silence régnait, la mine gorgée d’eau ne bougeait plus. +Leurs tortures, qui auraient dû allonger les minutes, les emportaient, rapides. D’ailleurs, qui les entendrait ? Il mentit, il voulut la tranquilliser. C’est moi que tu entends, je remue les jambes. -Non, non, pas ça... +Non, non, pas ça... Et elle collait son oreille au charbon. Il comprit, il fit comme elle. -Une attente de quelques secondes les étouffa. -Puis, très lointains, très faibles, ils entendirent trois coups, largement espacés. -Et ils ne savaient avec quoi frapper pour répondre. -Étienne eut une idée. +Une attente de quelques secondes les étouffa. +Puis, très lointains, très faibles, ils entendirent trois coups, largement espacés. +Et ils ne savaient avec quoi frapper pour répondre. +Étienne eut une idée. Tu as les sabots. Sors les pieds, tape avec les talons. -Vingt fois ils recommencèrent, vingt fois les coups répondirent. -Ils pleuraient, ils s’embrassaient, au risque de perdre l’équilibre. -Enfin, les camarades étaient là, ils arrivaient. -Hein ! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j’aie appuyé la tête ! -Oh ! tu as une oreille ! disait-il à son tour. +Vingt fois ils recommencèrent, vingt fois les coups répondirent. +Ils pleuraient, ils s’embrassaient, au risque de perdre l’équilibre. +Enfin, les camarades étaient là, ils arrivaient. +Hein ! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j’aie appuyé la tête ! +Oh ! tu as une oreille ! disait-il à son tour. Moi, je n’entendais rien. -Pas un bruit ne leur échappait. +Pas un bruit ne leur échappait. Mais leur joie tomba. -Jamais on ne les rejoindrait assez tôt, ils seraient morts vingt fois. -Un jour, deux jours se passèrent. -Ils étaient au fond depuis six jours. -Leur voix, assourdie, paraissait venir de très loin. +Jamais on ne les rejoindrait assez tôt, ils seraient morts vingt fois. +Un jour, deux jours se passèrent. +Ils étaient au fond depuis six jours. +Leur voix, assourdie, paraissait venir de très loin. D’abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. -Et il en donna une poignée à la herscheuse, qui l’engloutit goulûment. -Une ceinture de cuir qui le serrait à la taille les soulagea un peu. -Cela occupait leurs mâchoires, leur donnait l’illusion qu’ils mangeaient. +Et il en donna une poignée à la herscheuse, qui l’engloutit goulûment. +Une ceinture de cuir qui le serrait à la taille les soulagea un peu. +Cela occupait leurs mâchoires, leur donnait l’illusion qu’ils mangeaient. Qu’est-ce que c’est ? -Étienne tâta dans les ténèbres. -Je ne comprends pas, on dirait la couverture d’une porte d’aérage. +Étienne tâta dans les ténèbres. +Je ne comprends pas, on dirait la couverture d’une porte d’aérage. Et elle poussa un cri terrible. C’est lui, mon Dieu ! Lui, tu sais bien ?... J’ai senti ses moustaches. -Attends, bégaya Étienne, je vais le renvoyer. -Il donna un coup de pied au cadavre, qui s’éloigna. -Mais, bientôt, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes. +Attends, bégaya Étienne, je vais le renvoyer. +Il donna un coup de pied au cadavre, qui s’éloigna. +Mais, bientôt, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes. Nom de Dieu ! va-t-en donc ! -Et, la troisième fois, Étienne dut le laisser. +Et, la troisième fois, Étienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. -Chaval ne voulait pas partir, voulait être avec eux, contre eux. +Chaval ne voulait pas partir, voulait être avec eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d’empoisonner l’air. -Jusqu’au bout, il serait là, même mort, pour les empêcher d’être ensemble. +Jusqu’au bout, il serait là, même mort, pour les empêcher d’être ensemble. Encore un jour, et encore un jour. Et, toutes les fois, il tressaillait. -Continuellement, il le voyait, gonflé, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyée. -Elle finit par tomber dans un état de somnolence invincible. -C’était lui, maintenant, qui répondait aux camarades. -Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derrière son dos. -Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage à taper. -On les savait là, pourquoi se fatiguer encore ? -Cela ne l’intéressait plus, qu’on pût venir. -Un soulagement les réconforta un peu. -L’eau baissait, le corps de Chaval s’éloigna. -Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessé. +Continuellement, il le voyait, gonflé, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyée. +Elle finit par tomber dans un état de somnolence invincible. +C’était lui, maintenant, qui répondait aux camarades. +Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derrière son dos. +Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage à taper. +On les savait là, pourquoi se fatiguer encore ? +Cela ne l’intéressait plus, qu’on pût venir. +Un soulagement les réconforta un peu. +L’eau baissait, le corps de Chaval s’éloigna. +Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessé. Il doit faire bon dehors... Viens, sortons d’ici. Hein ? fait-il chaud !... Prends-moi donc, restons ensemble, oh ! toujours, toujours ! -Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse. +Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse. Tu m’as battu une fois, oui, oui ! des soufflets sur les deux joues ! C’est que je t’aimais, murmura-t-elle. Il ne fallait qu’une occasion, quelque chance heureuse, n’est-ce pas ? Alors, tu me gardes, c’est le bon coup, cette fois ? -Et, défaillante, elle glissa. -Elle était si faible, que sa voix assourdie s’éteignait. -Effrayé, il l’avait retenue sur son cœur. -Elle se redressa, étonnée. +Et, défaillante, elle glissa. +Elle était si faible, que sa voix assourdie s’éteignait. +Effrayé, il l’avait retenue sur son cœur. +Elle se redressa, étonnée. Non, pas du tout... -Mais cette question l’avait éveillée de son rêve. +Mais cette question l’avait éveillée de son rêve. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il fait noir ! -Écoute, as-tu entendu ? +Écoute, as-tu entendu ? Non, rien, je n’entends rien. Si, l’Homme, tu sais ?... -Tiens ! il est là... +Tiens ! il est là... Oh ! j’ai peur, oh ! j’ai peur ! Elle se tut, grelottante. -Puis, à voix très basse, elle continua : — Non, c’est toujours l’autre. +Puis, à voix très basse, elle continua : — Non, c’est toujours l’autre. Celui qui est avec nous, celui qui n’est plus. -Ça le reprend, sa jalousie... -Oh ! renvoie-le, oh ! garde-moi, garde-moi tout entière ! -Ils s’aimèrent dans le désespoir de tout, dans la mort. +Ça le reprend, sa jalousie... +Oh ! renvoie-le, oh ! garde-moi, garde-moi tout entière ! +Ils s’aimèrent dans le désespoir de tout, dans la mort. Ensuite, il n’y eut plus rien. -Des heures, des heures s’écoulèrent. -Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la réveiller. -Étienne ressentit une secousse. -Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu’à ses pieds. -Quand il aperçut une lampe, il pleura. -Il était quatre heures du matin. -La fraîche nuit d’avril s’attiédissait de l’approche du jour. -Il venait de passer six semaines à Montsou, dans un lit de l’hôpital. -Mais il avait refusé les cent francs. -C’était son ancien rêve réalisé. -Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Étienne s’arrêta. -Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps précoce. -La matinée s’annonçait superbe. +Des heures, des heures s’écoulèrent. +Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la réveiller. +Étienne ressentit une secousse. +Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu’à ses pieds. +Quand il aperçut une lampe, il pleura. +Il était quatre heures du matin. +La fraîche nuit d’avril s’attiédissait de l’approche du jour. +Il venait de passer six semaines à Montsou, dans un lit de l’hôpital. +Mais il avait refusé les cent francs. +C’était son ancien rêve réalisé. +Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Étienne s’arrêta. +Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps précoce. +La matinée s’annonçait superbe. Lentement, le jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. La Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe. -Le travail recommençait partout, à Mirou, à Madeleine, à Crèvecœur, à la Victoire. -Plus il approchait de la fosse, et plus Étienne voyait leur nombre s’accroître. -Un autre, un jeune, soufflait, d’un souffle contenu de tempête. -Il passa par l’escalier du criblage, pour se rendre à la recette. -La descente commençait, des ouvriers montaient de la baraque. +Le travail recommençait partout, à Mirou, à Madeleine, à Crèvecœur, à la Victoire. +Plus il approchait de la fosse, et plus Étienne voyait leur nombre s’accroître. +Un autre, un jeune, soufflait, d’un souffle contenu de tempête. +Il passa par l’escalier du criblage, pour se rendre à la recette. +La descente commençait, des ouvriers montaient de la baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de la mine. -Ces cages qui s’enfonçaient, lui tiraient les entrailles. -Il dut tourner la tête, le puits l’exaspérait. -Toi aussi ! murmura-t-il, navré. -Maintenant, dans le nouveau flot monté de la baraque, il les reconnaissait tous. +Ces cages qui s’enfonçaient, lui tiraient les entrailles. +Il dut tourner la tête, le puits l’exaspérait. +Toi aussi ! murmura-t-il, navré. +Maintenant, dans le nouveau flot monté de la baraque, il les reconnaissait tous. Toi aussi ! toi aussi ! toi aussi ! -Et tous frémissaient, bégayaient d’une voix étouffée : — J’ai une mère... +Et tous frémissaient, bégayaient d’une voix étouffée : — J’ai une mère... J’ai des enfants... Il faut du pain. -Et la Maheude ? demanda Étienne. -Ils ne répondirent point. +Et la Maheude ? demanda Étienne. +Ils ne répondirent point. On fit signe qu’elle allait venir. -D’autres levèrent leurs bras, tremblants de pitié : ah ! la pauvre femme ! quelle misère ! -La cage était là, ils s’embarquèrent, ils s’abîmèrent, mangés par le gouffre. -Le vieux l’écoutait, courbait les épaules. +D’autres levèrent leurs bras, tremblants de pitié : ah ! la pauvre femme ! quelle misère ! +La cage était là, ils s’embarquèrent, ils s’abîmèrent, mangés par le gouffre. +Le vieux l’écoutait, courbait les épaules. Elle gagnait trente sous. -Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée. -Comment se porte le vieux ? demanda Étienne. +Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée. +Comment se porte le vieux ? demanda Étienne. Il est toujours bien doux et bien propre. -Mais la caboche s’en est allée complètement... -On ne l’a pas condamné pour son affaire, tu sais ? -Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la besogne, au jour. +Mais la caboche s’en est allée complètement... +On ne l’a pas condamné pour son affaire, tu sais ? +Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la besogne, au jour. Il gagne vingt sous... -Si nous n’étions pas six, on aurait de quoi manger. -Étienne ne put retenir un geste douloureux. -Mais ses épaules s’affaissèrent, comme sous l’écrasement du destin. -Que veux-tu ? eux après les autres... -Tous y ont laissé la peau, c’est leur tour. -Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les dérangèrent. -Allons, les flâneurs, dépêchons-nous ! cria Pierron. +Si nous n’étions pas six, on aurait de quoi manger. +Étienne ne put retenir un geste douloureux. +Mais ses épaules s’affaissèrent, comme sous l’écrasement du destin. +Que veux-tu ? eux après les autres... +Tous y ont laissé la peau, c’est leur tour. +Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les dérangèrent. +Allons, les flâneurs, dépêchons-nous ! cria Pierron. Embarquez, jamais nous n’en finirons aujourd’hui. La Maheude, qu’il regardait, ne bougea pas. -Tu as raison, vaut mieux être ailleurs, quand on le peut... -Un moment, je t’aurais assommé, après toutes ces tueries. -Ça ne porterait pas chance aux bourgeois, d’avoir tué tant de pauvres gens. -Bien sûr qu’ils en seraient punis un jour, car tout se paie. -Elle parlait bas, avec des regards méfiants. +Tu as raison, vaut mieux être ailleurs, quand on le peut... +Un moment, je t’aurais assommé, après toutes ces tueries. +Ça ne porterait pas chance aux bourgeois, d’avoir tué tant de pauvres gens. +Bien sûr qu’ils en seraient punis un jour, car tout se paie. +Elle parlait bas, avec des regards méfiants. Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs, une vieille culotte. -Étienne refusa du geste ces quelques nippes, échappées aux brocanteurs. -Non, ça n’en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants... +Étienne refusa du geste ces quelques nippes, échappées aux brocanteurs. +Non, ça n’en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants... Paris, je m’arrangerai. -Deux cages encore étaient descendues, et Pierron se décida à interpeller directement la Maheude. -Dites donc, là-bas, on vous attend ! -Est-ce bientôt fini, cette causette ? +Deux cages encore étaient descendues, et Pierron se décida à interpeller directement la Maheude. +Dites donc, là-bas, on vous attend ! +Est-ce bientôt fini, cette causette ? Mais elle tourna le dos. -Qu’avait-il à faire du zèle, ce vendu ? -Ça ne le regardait pas, la descente. -Ses hommes l’exécraient assez déjà, à son accrochage. -Ni Étienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. +Qu’avait-il à faire du zèle, ce vendu ? +Ça ne le regardait pas, la descente. +Ses hommes l’exécraient assez déjà, à son accrochage. +Ni Étienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Enfin, elle parla pour parler. -Et, écoute donc, t’ai-je raconté ?... +Et, écoute donc, t’ai-je raconté ?... Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. -J’ai eu peur qu’elle ne me laissât les deux mioches. -Mais non, elle les a emportés... +J’ai eu peur qu’elle ne me laissât les deux mioches. +Mais non, elle les a emportés... Tu te souviens, on disait que je couchais avec toi. -Oui, nous en aurions du regret, répéta Étienne simplement. -Ce fut tout, ils ne parlèrent pas davantage. -Alors, elle se décida, elle lui serra la main. +Oui, nous en aurions du regret, répéta Étienne simplement. +Ce fut tout, ils ne parlèrent pas davantage. +Alors, elle se décida, elle lui serra la main. Il comprit parfaitement, elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. -À bientôt, et cette fois, ce serait le grand coup. +À bientôt, et cette fois, ce serait le grand coup. Quelle nom de Dieu de feignante ! cria Pierron. -Poussée, bousculée, la Maheude s’entassa au fond d’une berline, avec quatre autres. -Alors, Étienne quitta la fosse. -C’était Jeanlin, employé comme « nettoyeur de gros ». -Dehors, Étienne suivit un moment la route, absorbé. -Toutes sortes d’idées bourdonnaient en lui. +Poussée, bousculée, la Maheude s’entassa au fond d’une berline, avec quatre autres. +Alors, Étienne quitta la fosse. +C’était Jeanlin, employé comme « nettoyeur de gros ». +Dehors, Étienne suivit un moment la route, absorbé. +Toutes sortes d’idées bourdonnaient en lui. Il faisait bon vivre, le vieux monde voulait vivre un printemps encore. -Très haut, un chant d’alouette lui fit regarder le ciel. -Décidément, tout se gâtait, lorsque chacun tirait à soi le pouvoir. -Cette question le troublait, bien qu’il tranchât, en homme content de sa science. -Du sang nouveau ferait la société nouvelle. -Aujourd’hui, le travail de brute, mortel, mal payé, recommençait. -Étienne prit à gauche le chemin de Joiselle. -Il se rappela, il y avait empêché la bande de se ruer sur Gaston-Marie. -Et il songeait à présent que la violence peut-être ne hâtait pas les choses. -Des câbles coupés, des rails arrachés, des lampes cassées, quelle inutile besogne ! -Cela valait bien la peine de galoper à trois mille, en une bande dévastatrice ! -Vaguement, il devinait que la légalité, un jour, pouvait être plus terrible. -Sa raison mûrissait, il avait jeté la gourme de ses rancunes. -Ah ! quel réveil de vérité et de justice ! -Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. -À droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. -Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. -Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. \ No newline at end of file +Très haut, un chant d’alouette lui fit regarder le ciel. +Décidément, tout se gâtait, lorsque chacun tirait à soi le pouvoir. +Cette question le troublait, bien qu’il tranchât, en homme content de sa science. +Du sang nouveau ferait la société nouvelle. +Aujourd’hui, le travail de brute, mortel, mal payé, recommençait. +Étienne prit à gauche le chemin de Joiselle. +Il se rappela, il y avait empêché la bande de se ruer sur Gaston-Marie. +Et il songeait à présent que la violence peut-être ne hâtait pas les choses. +Des câbles coupés, des rails arrachés, des lampes cassées, quelle inutile besogne ! +Cela valait bien la peine de galoper à trois mille, en une bande dévastatrice ! +Vaguement, il devinait que la légalité, un jour, pouvait être plus terrible. +Sa raison mûrissait, il avait jeté la gourme de ses rancunes. +Ah ! quel réveil de vérité et de justice ! +Mais Étienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. +À droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. +Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. +Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/La_Terre_(\303\211mile_Zola).txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/La_Terre_(\303\211mile_Zola).txt" index 93804325..b6c3aa42 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/La_Terre_(\303\211mile_Zola).txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/La_Terre_(\303\211mile_Zola).txt" @@ -1,4073 +1,4073 @@ -Il craignit un malheur, il cria : — Lâche-la donc ! +Il craignit un malheur, il cria : — Lâche-la donc ! La Coliche ! veux-tu bien, la Coliche !... Son corps, dans la luzerne, laissait un sillage. -Lâche-la donc, nom de Dieu ! continuait à crier Jean. -Déjà, il dénouait la corde, il asseyait la fille dans l’herbe. -Tu n’as rien de cassé ? -Mais elle ne s’était pas même évanouie. -Vous voyez, c’est là, ça me pince... -Tout de même, je remue, il n’y a rien... +Lâche-la donc, nom de Dieu ! continuait à crier Jean. +Déjà, il dénouait la corde, il asseyait la fille dans l’herbe. +Tu n’as rien de cassé ? +Mais elle ne s’était pas même évanouie. +Vous voyez, c’est là, ça me pince... +Tout de même, je remue, il n’y a rien... Oh ! j’ai eu peur ! -Sur le chemin, j’étais en bouillie ! +Sur le chemin, j’étais en bouillie ! Seulement, depuis ce matin, elle nous fait rager, parce qu’elle est en chaleur... -Je la mène au taureau, à la Borderie. -À la Borderie, répéta Jean. -Ça se trouve bien, j’y retourne, je t’accompagne. -Mais tu es la cadette au père Mouche ! s’écria-t-il. +Je la mène au taureau, à la Borderie. +À la Borderie, répéta Jean. +Ça se trouve bien, j’y retourne, je t’accompagne. +Mais tu es la cadette au père Mouche ! s’écria-t-il. Je ne t’avais pas reconnue... -Elle répondit simplement : — Oui, moi, je suis Françoise... -C’est bien ça, conclut Jean. +Elle répondit simplement : — Oui, moi, je suis Françoise... +C’est bien ça, conclut Jean. Je les ai vus ensemble. -Les trois coups de l’angelus tintèrent dans l’air mort. -Comment ! déjà midi ! s’écria Jean. -Puis, apercevant la Coliche, dans le champ : — Eh ! ta vache fait du dégât. +Les trois coups de l’angelus tintèrent dans l’air mort. +Comment ! déjà midi ! s’écria Jean. +Puis, apercevant la Coliche, dans le champ : — Eh ! ta vache fait du dégât. Si on la voyait... -Attends, bougresse, je vas te régaler ! -Non, laissez, dit Françoise, qui l’arrêta. -C’est à nous, cette pièce. -La garce, c’est chez nous qu’elle m’a culbutée !... -Tout le bord est à la famille, jusqu’à Rognes. -En désignant les parcelles du geste, elle avait ramené la vache dans le sentier. -N’empêche que je vous dois une fameuse chandelle ! +Attends, bougresse, je vas te régaler ! +Non, laissez, dit Françoise, qui l’arrêta. +C’est à nous, cette pièce. +La garce, c’est chez nous qu’elle m’a culbutée !... +Tout le bord est à la famille, jusqu’à Rognes. +En désignant les parcelles du geste, elle avait ramené la vache dans le sentier. +N’empêche que je vous dois une fameuse chandelle ! Vous savez, merci, merci bien de tout mon cœur ! -et ils répondirent : « Bonjour ! -du même ton grave. -Ah ! oui, on m’a conté, reprit Jean. -C’est décidé, ils ont tous rendez-vous aujourd’hui chez monsieur Baillehache. +et ils répondirent : « Bonjour ! +du même ton grave. +Ah ! oui, on m’a conté, reprit Jean. +C’est décidé, ils ont tous rendez-vous aujourd’hui chez monsieur Baillehache. Elle regardait toujours fuir la carriole. Seulement, il y a Buteau. -Ma sœur pense qu’il l’épousera peut-être, quand il aura sa part. -Jean se mit à rire. -Ce sacré Buteau, nous étions camarades... -Ah ! ça ne lui coûte guère, de mentir aux filles ! -Bien sûr que c’est un cochon ! déclara Françoise d’un air convaincu. -Mais, brusquement, saisie de colère : — Attends, la Coliche ! je vas te faire danser !... -La voilà qui recommence, elle est enragée, cette bête, quand ça la tient ! -D’une violente secousse, elle avait ramené la vache. -À cet endroit, le chemin quittait le bord du plateau. +Ma sœur pense qu’il l’épousera peut-être, quand il aura sa part. +Jean se mit à rire. +Ce sacré Buteau, nous étions camarades... +Ah ! ça ne lui coûte guère, de mentir aux filles ! +Bien sûr que c’est un cochon ! déclara Françoise d’un air convaincu. +Mais, brusquement, saisie de colère : — Attends, la Coliche ! je vas te faire danser !... +La voilà qui recommence, elle est enragée, cette bête, quand ça la tient ! +D’une violente secousse, elle avait ramené la vache. +À cet endroit, le chemin quittait le bord du plateau. Quoi donc, Jean, on ne mange pas, ce matin ? J’y vais, madame Jacqueline. -Ah ! c’est toi, Françoise, reprit-elle. +Ah ! c’est toi, Françoise, reprit-elle. Tu viens pour le taureau... Eh bien ! tu attendras. -Le vacher est à Cloyes, avec monsieur Hourdequin. -Mais il va revenir, il devrait être ici. -La jeune fille haussa les épaules. +Le vacher est à Cloyes, avec monsieur Hourdequin. +Mais il va revenir, il devrait être ici. +La jeune fille haussa les épaules. Rien ne la pressait. Mais non, Jean Macquart. -Et vous n’êtes pas de nos pays ? -Non, je suis Provençal, de Plassans, une ville, là-bas. +Et vous n’êtes pas de nos pays ? +Non, je suis Provençal, de Plassans, une ville, là-bas. Ah ! dit-elle simplement, sans le quitter de ses grands yeux noirs. -Tiens ! cria Jean, ce bougre de César l’a entendue !... -Écoute, il cause là dedans... -Puis, s’interrompant : — Dis donc, le vacher a dû rester avec monsieur Hourdequin... -Si tu voulais, je t’amènerais le taureau. -Nous ferions bien ça, à nous deux. -Oui, c’est une idée, dit Françoise, qui se leva. +Tiens ! cria Jean, ce bougre de César l’a entendue !... +Écoute, il cause là dedans... +Puis, s’interrompant : — Dis donc, le vacher a dû rester avec monsieur Hourdequin... +Si tu voulais, je t’amènerais le taureau. +Nous ferions bien ça, à nous deux. +Oui, c’est une idée, dit Françoise, qui se leva. L’attacher, non, non ! pas la peine !... -Elle est bien prête, elle ne bougera seulement point. -Dès qu’il fut détaché, César, lentement, sortit. -Jean et Françoise, gravement, les mains ballantes, attendaient. -Elle n’avait pas plié, il la serrait aux flancs de ses deux jambes. +Elle est bien prête, elle ne bougera seulement point. +Dès qu’il fut détaché, César, lentement, sortit. +Jean et Françoise, gravement, les mains ballantes, attendaient. +Elle n’avait pas plié, il la serrait aux flancs de ses deux jambes. Il le sentit, voulut se remonter, inutilement. -Il est trop petiot, dit Françoise. +Il est trop petiot, dit Françoise. Oui, un peu, dit Jean. -Ça ne fait rien, il entrera tout de même. -Elle hocha la tête ; et, César tâtonnant encore, s’épuisant, elle se décida. +Ça ne fait rien, il entrera tout de même. +Elle hocha la tête ; et, César tâtonnant encore, s’épuisant, elle se décida. Non, faut l’aider... S’il entre mal, ce sera perdu, elle ne retiendra pas. -C’était fait : le coup de plantoir qui enfonce une graine. -Elle n’avait même pas frémi dans la secousse. -Lui, déjà, était retombé, ébranlant de nouveau le sol. -Elle finit par le baisser, en disant : — Ça y est. -C’était la nature. -Jean ayant éclaté d’un gros rire, Françoise subitement devint toute rouge. -Tenez ! v’là l’argent ! dit-elle. -La herse doit y être. -Derrière eux, la cour de la ferme redevint déserte. +C’était fait : le coup de plantoir qui enfonce une graine. +Elle n’avait même pas frémi dans la secousse. +Lui, déjà, était retombé, ébranlant de nouveau le sol. +Elle finit par le baisser, en disant : — Ça y est. +C’était la nature. +Jean ayant éclaté d’un gros rire, Françoise subitement devint toute rouge. +Tenez ! v’là l’argent ! dit-elle. +La herse doit y être. +Derrière eux, la cour de la ferme redevint déserte. Ni l’un ni l’autre n’avaient ri, cette fois. Ils marchaient lentement, avec le seul bruit de leurs souliers butant contre les pierres. -J’aurais pu lui répondre... -Vous en savez peut-être bien quelque chose vous ? +J’aurais pu lui répondre... +Vous en savez peut-être bien quelque chose vous ? Il se troubla, il prit une mine sotte. -Dame ! elle fait ce qu’il lui plaît, ça la regarde. -Ça, c’est vrai... -Jean hocha la tête, et ils ne parlèrent plus. -Quand il y fut, le garçon s’arrêta. -La herse l’attendait, un sac de semence était déchargé dans un sillon. +Dame ! elle fait ce qu’il lui plaît, ça la regarde. +Ça, c’est vrai... +Jean hocha la tête, et ils ne parlèrent plus. +Quand il y fut, le garçon s’arrêta. +La herse l’attendait, un sac de semence était déchargé dans un sillon. Il y remplit son semoir, en disant : — Adieu, alors ! Veux-tu que je t’accompagne jusque chez toi ? -Depuis le déjeuner, le nombre de semeurs semblait y avoir grandi. -Jusqu’à la nuit tombée, Jean sema. -Après le champ du Poteau, ce fut celui des Rigoles et celui des Quatre-Chemins. +Depuis le déjeuner, le nombre de semeurs semblait y avoir grandi. +Jusqu’à la nuit tombée, Jean sema. +Après le champ du Poteau, ce fut celui des Rigoles et celui des Quatre-Chemins. Ah ! c’est vous, Delhomme, dit-il. -Le père Fouan s’est donc décidé au partage ? -Ce fut la femme qui répondit. +Le père Fouan s’est donc décidé au partage ? +Ce fut la femme qui répondit. Mais oui, monsieur Baillehache... Bon, bon, Fanny, on va voir... -Il n’est qu’une heure à peine, il faut attendre les autres. +Il n’est qu’une heure à peine, il faut attendre les autres. Puis, il rentra dans son cabinet. -Vivement, Fanny s’était penchée à l’oreille de son homme. +Vivement, Fanny s’était penchée à l’oreille de son homme. Tu sais, laisse-moi faire... -Alors, le père et la mère ne sont pas encore là ? demanda-t-il. +Alors, le père et la mère ne sont pas encore là ? demanda-t-il. Puis, sans ajouter un mot, il sortit, il alla attendre sur le trottoir. -Ah ! c’est donc vous ! s’écria Fanny, qui se leva. -Delhomme avait également quitté sa chaise. -Et, derrière les vieux, Jésus-Christ venait de reparaître, se dandinant, sans une parole. +Ah ! c’est donc vous ! s’écria Fanny, qui se leva. +Delhomme avait également quitté sa chaise. +Et, derrière les vieux, Jésus-Christ venait de reparaître, se dandinant, sans une parole. Alors, nous y sommes, dit Fouan. Il ne manque que Buteau... -Jamais à l’heure, jamais comme les autres, ce bougre-là ! -Mais, comme le père continuait de gronder, il entra, vif et gai. -Et puis, quoi ? j’arrive en même temps que vous... +Jamais à l’heure, jamais comme les autres, ce bougre-là ! +Mais, comme le père continuait de gronder, il entra, vif et gai. +Et puis, quoi ? j’arrive en même temps que vous... Est-ce qu’on va encore me tomber sur le dos ? -Vous y êtes tous ? -Mais le notaire, impatienté, l’interpella familièrement. -Asseyez-vous donc, Jésus-Christ ! +Vous y êtes tous ? +Mais le notaire, impatienté, l’interpella familièrement. +Asseyez-vous donc, Jésus-Christ ! Et il dut entamer l’affaire le premier. -Le vieux ne répondit point, les autres demeurèrent immobiles, un grand silence se fit. +Le vieux ne répondit point, les autres demeurèrent immobiles, un grand silence se fit. Il avait ouvert un canif, il se rognait les ongles. -Il expliqua pourquoi, en phrases interrompues, coupées de continuelles incidentes. -Il avait aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. -Ni épouse, ni enfants, ni personne, rien d’humain : la terre ! -Ça aurait encore pu marcher, si l’on s’était entendu avec les enfants... -Voulez-vous que je prenne du monde, des étrangers qui pilleront chez nous ? +Il expliqua pourquoi, en phrases interrompues, coupées de continuelles incidentes. +Il avait aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. +Ni épouse, ni enfants, ni personne, rien d’humain : la terre ! +Ça aurait encore pu marcher, si l’on s’était entendu avec les enfants... +Voulez-vous que je prenne du monde, des étrangers qui pilleront chez nous ? Moi, je ne peux donc plus. -Alors, ça me fend le cœur, de voir cette bonne terre qui se gâte. -Oui, j’aime mieux tout lâcher que d’assister à ce massacre. -Sa voix s’étrangla, il eut un grand geste de douleur et de résignation. -L’autre jour, continua-t-il, en faisant ses fromages, Rose est tombée le nez dedans. -Moi, ça me casse, rien que de venir en carriole au marché... +Alors, ça me fend le cœur, de voir cette bonne terre qui se gâte. +Oui, j’aime mieux tout lâcher que d’assister à ce massacre. +Sa voix s’étrangla, il eut un grand geste de douleur et de résignation. +L’autre jour, continua-t-il, en faisant ses fromages, Rose est tombée le nez dedans. +Moi, ça me casse, rien que de venir en carriole au marché... Faut la rendre, faut la rendre... -Enfin, nous avons assez travaillé, nous voulons crever tranquilles... +Enfin, nous avons assez travaillé, nous voulons crever tranquilles... N’est-ce pas, Rose ? -C’est ça même, comme le bon Dieu nous voit ! dit la vieille. -Un nouveau silence régna, très long. +C’est ça même, comme le bon Dieu nous voit ! dit la vieille. +Un nouveau silence régna, très long. Le notaire achevait de se couper les ongles. Vous allez y gagner quelques centaines de francs. -C’était entendu, l’affaire était faite, du moment que ça coûtait moins. -Il me reste à vous présenter les observations d’usage, ajouta le notaire. -Que papa garde tout, s’il a ces idées ! interrompit sèchement Fanny, très susceptible. -Nous avons toujours été dans le devoir, dit Buteau. -Et ce n’est pas le travail qui nous fait peur, déclara Jésus-Christ. +C’était entendu, l’affaire était faite, du moment que ça coûtait moins. +Il me reste à vous présenter les observations d’usage, ajouta le notaire. +Que papa garde tout, s’il a ces idées ! interrompit sèchement Fanny, très susceptible. +Nous avons toujours été dans le devoir, dit Buteau. +Et ce n’est pas le travail qui nous fait peur, déclara Jésus-Christ. D’un geste, Monsieur Baillehache les calma. Laissez-moi donc finir ! -Êtes-vous d’accord sur la rente à servir ? +Êtes-vous d’accord sur la rente à servir ? Du coup, tous redevinrent immobiles et muets. -Puis, ils se tâtèrent d’un coup d’œil, mais personne encore ne parla. -Ce fut le père qui, de nouveau, expliqua les choses. +Puis, ils se tâtèrent d’un coup d’œil, mais personne encore ne parla. +Ce fut le père qui, de nouveau, expliqua les choses. Mais c’est bien simple, n’est-ce pas ? -Comment ! à cent francs l’hectare ! est-ce que vous vous foutez de nous, papa ? -Et une première discussion s’engagea sur les chiffres. -Demain, je louerai à cent francs, si je veux... -Et qu’est-ce que ça vaut donc, pour vous autres ? -Dites un peu voir ce que ça vaut ? -Ça vaut soixante francs, dit Buteau. +Comment ! à cent francs l’hectare ! est-ce que vous vous foutez de nous, papa ? +Et une première discussion s’engagea sur les chiffres. +Demain, je louerai à cent francs, si je veux... +Et qu’est-ce que ça vaut donc, pour vous autres ? +Dites un peu voir ce que ça vaut ? +Ça vaut soixante francs, dit Buteau. Tout de suite, le vieux se calma. Bon ! mettons quatre-vingts, je veux bien faire un sacrifice pour mes enfants. -Jésus-Christ s’était désintéressé. +Jésus-Christ s’était désintéressé. La terre ne lui tenait plus au cœur, depuis ses cinq ans d’Afrique. -Il ne brûlait que d’un désir, avoir sa part, pour battre monnaie. -Aussi continuait-il à se dandiner d’un air goguenard et supérieur. +Il ne brûlait que d’un désir, avoir sa part, pour battre monnaie. +Aussi continuait-il à se dandiner d’un air goguenard et supérieur. J’ai dit quatre-vingts, criait Fouan, c’est quatre-vingts ! Je n’ai jamais eu qu’une parole : devant Dieu, je le jure !... Eh bien ! la pension sera de huit cents francs, c’est juste ! -Cette fois pourtant, le vieux avait raison : c’était juste. +Cette fois pourtant, le vieux avait raison : c’était juste. Huit cents francs ! ricanait Buteau. C’est donc que vous allez vivre comme des bourgeois ?... -Fouan ne se fâchait pas encore. +Fouan ne se fâchait pas encore. Et ce n’est pas tout, minute !... -Nous gardons jusqu’à notre mort la maison et le jardin, bien entendu... -Oh ! papa ! gémit douloureusement Fanny atterrée, oh ! papa ! -Alors, Monsieur Baillehache sentit la nécessité de hâter un peu les choses. -Mais il fut interrompu par une volée de phrases aigres. -Des œufs avec des poulets dedans, peut-être ! +Nous gardons jusqu’à notre mort la maison et le jardin, bien entendu... +Oh ! papa ! gémit douloureusement Fanny atterrée, oh ! papa ! +Alors, Monsieur Baillehache sentit la nécessité de hâter un peu les choses. +Mais il fut interrompu par une volée de phrases aigres. +Des œufs avec des poulets dedans, peut-être ! Est-ce que nous buvons notre vin ? nous le vendons ! Ne rien foutre et se chauffer, c’est commode, lorsque vos enfants s’esquintent ! -Jésus-Christ, asseyez-vous donc ! -Vous bouchez le jour, c’est agaçant !... -Et voilà qui est entendu, n’est-ce pas, vous tous ? +Jésus-Christ, asseyez-vous donc ! +Vous bouchez le jour, c’est agaçant !... +Et voilà qui est entendu, n’est-ce pas, vous tous ? Vous donnerez les redevances en nature, parce que vous vous feriez montrer au doigt... -Il n’y a donc que le chiffre de la rente à débattre... -Delhomme, enfin, fit signe qu’il avait à parler. +Il n’y a donc que le chiffre de la rente à débattre... +Delhomme, enfin, fit signe qu’il avait à parler. Seulement, nous ne comptons pas ainsi, nous autres. Oui, pas davantage, ce qu’ils ont besoin pour vivre. En effet, appuya le notaire, c’est ordinairement la base que l’on prend. -Et une autre querelle s’éternisa. -La vie des deux vieux fut fouillée, étalée, discutée besoin par besoin. -Lorsqu’on ne travaillait plus, il fallait savoir se réduire. -Est-ce que la mère, elle aussi, ne pouvait se passer de café noir ? +Et une autre querelle s’éternisa. +La vie des deux vieux fut fouillée, étalée, discutée besoin par besoin. +Lorsqu’on ne travaillait plus, il fallait savoir se réduire. +Est-ce que la mère, elle aussi, ne pouvait se passer de café noir ? Cependant, Fanny se lassait. -Aussi parlait-elle d’en finir, résignée à des concessions. -Voyons, demanda la fille, ça va-t-il pour cinq cent cinquante ? -Mais oui, mais oui ! répondit-il. +Aussi parlait-elle d’en finir, résignée à des concessions. +Voyons, demanda la fille, ça va-t-il pour cinq cent cinquante ? +Mais oui, mais oui ! répondit-il. Faut bien qu’ils nocent un peu, les vieux ! -Il oubliait qu’il avait mangé son père ainsi. -J’en suis dégoûté, ma parole ! j’aimerais mieux pourrir déjà dans la terre... -Il regardait son père fixement, ayant réservé ce coup pour la fin. -Le vieux était devenu très pâle. +Il oubliait qu’il avait mangé son père ainsi. +J’en suis dégoûté, ma parole ! j’aimerais mieux pourrir déjà dans la terre... +Il regardait son père fixement, ayant réservé ce coup pour la fin. +Le vieux était devenu très pâle. Quel argent ? demanda-t-il. -Mais l’argent placé, l’argent dont vous cachez les titres. -Je n’ai pas un sou, pas un liard de placé. -Vous avez trop coûté pour ça, mauvais bougres !... -Il semblait grandir, dans ce réveil de son autorité. +Mais l’argent placé, l’argent dont vous cachez les titres. +Je n’ai pas un sou, pas un liard de placé. +Vous avez trop coûté pour ça, mauvais bougres !... +Il semblait grandir, dans ce réveil de son autorité. On se trompait, si on le croyait fini. Oh ! papa, voulut ricaner Buteau. -Le cadet bégaya, se fit tout petit sur sa chaise. -Aussi vrai que le soleil nous éclaire, je vas vous faire danser, moi ! -Il était seul debout et menaçant. -La mère tremblait, comme si elle eût craint les torgnoles égarées. -Les enfants ne bougeaient plus, ne soufflaient plus, soumis, domptés. -Vous entendez ça, je veux que la rente soit de six cents francs... +Le cadet bégaya, se fit tout petit sur sa chaise. +Aussi vrai que le soleil nous éclaire, je vas vous faire danser, moi ! +Il était seul debout et menaçant. +La mère tremblait, comme si elle eût craint les torgnoles égarées. +Les enfants ne bougeaient plus, ne soufflaient plus, soumis, domptés. +Vous entendez ça, je veux que la rente soit de six cents francs... Autrement, je vends ma terre, je la mets en viager. -Oui, pour manger tout, pour que vous n’ayez pas un radis après moi... +Oui, pour manger tout, pour que vous n’ayez pas un radis après moi... Les donnez-vous, les six cents francs ? Mais, papa, murmura Fanny, nous donnerons ce que vous demanderez. Six cents francs, c’est bien, dit Delhomme. -Moi, déclara Jésus-Christ, je veux ce qu’on veut. -Et Fouan les dominait toujours, promenant ses durs regards de maître obéi. -Il finit par se rasseoir, en disant : — Alors, ça va, nous sommes d’accord. +Moi, déclara Jésus-Christ, je veux ce qu’on veut. +Et Fouan les dominait toujours, promenant ses durs regards de maître obéi. +Il finit par se rasseoir, en disant : — Alors, ça va, nous sommes d’accord. Il rouvrit les yeux, il conclut paisiblement. -Puisque vous êtes d’accord, en voilà assez... +Puisque vous êtes d’accord, en voilà assez... Maintenant que je connais les conditions, je vais dresser l’acte... -Il avait quitté son fauteuil, pour les congédier. -Mais ils ne bougèrent pas encore, hésitant, réfléchissant. -Trois heures sonnèrent, il y avait près de deux heures qu’ils étaient là. +Il avait quitté son fauteuil, pour les congédier. +Mais ils ne bougèrent pas encore, hésitant, réfléchissant. +Trois heures sonnèrent, il y avait près de deux heures qu’ils étaient là. Allez-vous-en, leur dit enfin le notaire. -Dehors, la famille demeura un moment plantée au milieu de la rue. -Si vous voulez, dit le père, l’arpentage sera pour après-demain, lundi. -Mais les mariages rompirent cette égalité. +Dehors, la famille demeura un moment plantée au milieu de la rue. +Si vous voulez, dit le père, l’arpentage sera pour après-demain, lundi. +Mais les mariages rompirent cette égalité. Justement, la Grande, je voulais t’annoncer la chose, dit-il. -Je me suis décidé, je vais là-haut pour le partage. -Elle ne répondit pas, serra son bâton, qu’elle brandissait. -Alors, elle éclata de sa voix aigre. -Je te l’ai donné, conseil ! -On m’aurait saignée, moi, que j’aurais dit non sous le couteau... +Je me suis décidé, je vais là-haut pour le partage. +Elle ne répondit pas, serra son bâton, qu’elle brandissait. +Alors, elle éclata de sa voix aigre. +Je te l’ai donné, conseil ! +On m’aurait saignée, moi, que j’aurais dit non sous le couteau... Mais, objecta Fouan, quand on ne peut plus cultiver, quand la terre souffre... Eh bien, elle souffre !... -Elle se redressait, de son air sauvage de vieux vautour déplumé. +Elle se redressait, de son air sauvage de vieux vautour déplumé. Veux-tu savoir ce que je ferai, hein ! veux-tu ? L’homme fait la terre, comme on dit en Beauce. Il aborda le premier, le second s’approcha. -Le v’là, dit enfin Jésus-Christ. -C’était Grosbois, l’arpenteur juré, un paysan de Magnolles, petit village voisin. -Sa science de l’écriture et de la lecture l’avait perdu. +Le v’là, dit enfin Jésus-Christ. +C’était Grosbois, l’arpenteur juré, un paysan de Magnolles, petit village voisin. +Sa science de l’écriture et de la lecture l’avait perdu. Hein ? nous y sommes, dit-il. -Et, Buteau, trouvant inutile d’aller plus loin, s’était arrêté là, absorbé. +Et, Buteau, trouvant inutile d’aller plus loin, s’était arrêté là, absorbé. Hein ? dites-moi un peu comment vous entendez la chose. -Les cinq, endimanchés pour la gravité de la circonstance, ne parlaient plus. +Les cinq, endimanchés pour la gravité de la circonstance, ne parlaient plus. Faut tout partager en trois, finit par dire Buteau. -Grosbois hocha la tête, et une discussion s’engagea. -Trois tombèrent, il les mit saignantes dans sa poche. -Grosbois, vexé, se redressa, très digne. -Mon petit, tâche d’être aussi soûl que moi et d’ouvrir l’œil... -Quel est le malin qui veut prendre ma place à l’équerre ? -En voilà un que vous attendrez longtemps ! -Puis, comme, malgré son insistance, on passait outre, il protesta, les dents serrées. -Jésus-Christ jurait contre le sacré galopin, parce qu’il tendait mal la chaîne. -C’était si beau, cette pièce, ces deux hectares d’un seul tenant ! +Grosbois hocha la tête, et une discussion s’engagea. +Trois tombèrent, il les mit saignantes dans sa poche. +Grosbois, vexé, se redressa, très digne. +Mon petit, tâche d’être aussi soûl que moi et d’ouvrir l’œil... +Quel est le malin qui veut prendre ma place à l’équerre ? +En voilà un que vous attendrez longtemps ! +Puis, comme, malgré son insistance, on passait outre, il protesta, les dents serrées. +Jésus-Christ jurait contre le sacré galopin, parce qu’il tendait mal la chaîne. +C’était si beau, cette pièce, ces deux hectares d’un seul tenant ! C’est fait, dit Grosbois. -Allez, celle-ci ou celles-là, on n’y trouverait pas une livre de plus ! -Delhomme et Jésus-Christ, agacés, refusèrent, voulurent également leur part. -Oui, oui ! quatre ares à chacun, il n’y avait que ça de juste. -Allons à la vigne, dit Fouan. +Allez, celle-ci ou celles-là, on n’y trouverait pas une livre de plus ! +Delhomme et Jésus-Christ, agacés, refusèrent, voulurent également leur part. +Oui, oui ! quatre ares à chacun, il n’y avait que ça de juste. +Allons à la vigne, dit Fouan. Est-ce qu’il ne faut pas que les bourgeois nous mangent toujours ! -Mais sa passion était ses oies. +Mais sa passion était ses oies. Tu sais, rentre pour la soupe, ou gare !... -Et puis, sale trouille, veux-tu bien fermer la maison, à cause des voleurs ! -Des ronces retombaient, un grand églantier masquait la fenêtre. -Dans le pays, on appelait ça le Château. -Une nouvelle ondée creva. +Et puis, sale trouille, veux-tu bien fermer la maison, à cause des voleurs ! +Des ronces retombaient, un grand églantier masquait la fenêtre. +Dans le pays, on appelait ça le Château. +Une nouvelle ondée creva. Hein ! si l’on s’abritait une minute chez monsieur Charles ? -Non, non, murmura-t-il, ils déjeunent à midi, ça les dérangerait. -Et quand on pense que vous avez payé ça rien du tout ! -Oui, oui, vous êtes un malin, un vrai ! +Non, non, murmura-t-il, ils déjeunent à midi, ça les dérangerait. +Et quand on pense que vous avez payé ça rien du tout ! +Oui, oui, vous êtes un malin, un vrai ! L’autre se rengorgea. Une occasion, une trouvaille. -Moi, devant les choses du cœur, je me suis toujours incliné. +Moi, devant les choses du cœur, je me suis toujours incliné. N’est-ce pas ? ajouta Monsieur Charles, on sait au moins qui nous sommes, ici. -Sans doute, on vous connaît, répondit l’arpenteur. +Sans doute, on vous connaît, répondit l’arpenteur. Votre argent parle pour vous. -Et tous les autres approuvèrent. -Bien sûr, bien sûr. -Alors, Monsieur Charles dit à la servante de donner des verres. -Il descendit lui-même chercher deux bouteilles de vin à la cave. -Et ils burent gravement, se gargarisèrent. -Ah ! fichtre ! il n’est pas du pays, celui-là !... +Et tous les autres approuvèrent. +Bien sûr, bien sûr. +Alors, Monsieur Charles dit à la servante de donner des verres. +Il descendit lui-même chercher deux bouteilles de vin à la cave. +Et ils burent gravement, se gargarisèrent. +Ah ! fichtre ! il n’est pas du pays, celui-là !... Et, se retournant, sans plus s’occuper de ces hommes : — Entrez, entrez, monsieur Patoir... -La bête est ici. +La bête est ici. Il venait d’arriver dans son cabriolet boueux, sous l’averse battante. -Ah ! il n’est pas jeune, il a près de quinze ans... -Monsieur Patoir, je vous en prie, conclut madame Charles, guérissez-le. -Et il cria : — Comment ! c’est pour ça que vous m’avez dérangé ?... -Bien sûr que je vas vous le guérir ! -Attachez-lui une pierre au cou et foutez-le à l’eau ! -Élodie éclata en larmes, madame Charles suffoquait d’indignation. +Ah ! il n’est pas jeune, il a près de quinze ans... +Monsieur Patoir, je vous en prie, conclut madame Charles, guérissez-le. +Et il cria : — Comment ! c’est pour ça que vous m’avez dérangé ?... +Bien sûr que je vas vous le guérir ! +Attachez-lui une pierre au cou et foutez-le à l’eau ! +Élodie éclata en larmes, madame Charles suffoquait d’indignation. Mais il pue, votre minet ! -Est-ce qu’on garde une pareille horreur pour donner le choléra à une maison ?... -Foutez-le à l’eau ! -Ça, c’est vrai, si ça vous amuse, d’être empestée... -Moi, pourvu qu’on me paye, qu’est-ce que ça me fiche ?... +Est-ce qu’on garde une pareille horreur pour donner le choléra à une maison ?... +Foutez-le à l’eau ! +Ça, c’est vrai, si ça vous amuse, d’être empestée... +Moi, pourvu qu’on me paye, qu’est-ce que ça me fiche ?... Hein ? au plaisir de vous revoir ! La pluie ne tombe plus. Enfin, quand on est riche ! -De l’argent à putains, ça se dépense comme ça se gagne, ricana Jésus-Christ. -Mais, cette fois, ils s’entêtèrent, mourant de faim, voulant en finir. -Tout, cependant, parut réglé et accepté. -Comme on rentrait dans Rognes, Jésus-Christ jura brusquement. -Attends ! attends ! sale trouille, je vais te régaler ! -Un instant, l’abbé hésita, allongea la tête dans le vestibule vide. -Ah ! c’est vous, père Fouan... -Je suis pressé, je désirais aller vous voir... +De l’argent à putains, ça se dépense comme ça se gagne, ricana Jésus-Christ. +Mais, cette fois, ils s’entêtèrent, mourant de faim, voulant en finir. +Tout, cependant, parut réglé et accepté. +Comme on rentrait dans Rognes, Jésus-Christ jura brusquement. +Attends ! attends ! sale trouille, je vais te régaler ! +Un instant, l’abbé hésita, allongea la tête dans le vestibule vide. +Ah ! c’est vous, père Fouan... +Je suis pressé, je désirais aller vous voir... Que faisons-nous, dites ? Elle est fille de la Vierge, c’est une honte, une honte ! -Le vieux l’écoutait, d’un air de déférence polie. -Dame ! monsieur le curé, que voulez-vous que j’y fasse, si Buteau s’obstine ?... +Le vieux l’écoutait, d’un air de déférence polie. +Dame ! monsieur le curé, que voulez-vous que j’y fasse, si Buteau s’obstine ?... Mais il y a un enfant ! Seulement, il n’est pas encore fait, cet enfant. Est-ce qu’on sait ?... -Il disait ces choses sagement, en vieillard qui connaît la vie. -Alors, quand il aura sa part, Buteau verra, j’espère, à épouser sa cousine. -Bon ! dit le prêtre. -Ça suffit, je compte sur vous, père Fouan. -Non, monsieur le curé, c’est le troisième. -Ah ! bon sang ! voilà encore cet animal de Bécu qui sonne sans m’attendre ! +Il disait ces choses sagement, en vieillard qui connaît la vie. +Alors, quand il aura sa part, Buteau verra, j’espère, à épouser sa cousine. +Bon ! dit le prêtre. +Ça suffit, je compte sur vous, père Fouan. +Non, monsieur le curé, c’est le troisième. +Ah ! bon sang ! voilà encore cet animal de Bécu qui sonne sans m’attendre ! Il jurait, il monta violemment le sentier. -Assez, Bécu ! dit l’abbé Godard, hors de lui. -Je vous ai ordonné vingt fois de m’attendre, avant de sonner le troisième. -Le garde champêtre, qui était sonneur, retomba sur les pieds, effaré d’avoir désobéi. -Très ivre déjà, il resta au port d’arme, sans se permettre une excuse. +Assez, Bécu ! dit l’abbé Godard, hors de lui. +Je vous ai ordonné vingt fois de m’attendre, avant de sonner le troisième. +Le garde champêtre, qui était sonneur, retomba sur les pieds, effaré d’avoir désobéi. +Très ivre déjà, il resta au port d’arme, sans se permettre une excuse. Il y avait peu de monde. -À gauche, il ne vit encore que Delhomme, venu comme conseiller municipal. -Toutes trois riaient d’une façon inconvenante. -Eh bien, polissons ! cria le prêtre. -Est-ce que vous vous croyez dans une étable ? -Je n’ai pas la police de l’église, répondit-il sèchement. +À gauche, il ne vit encore que Delhomme, venu comme conseiller municipal. +Toutes trois riaient d’une façon inconvenante. +Eh bien, polissons ! cria le prêtre. +Est-ce que vous vous croyez dans une étable ? +Je n’ai pas la police de l’église, répondit-il sèchement. Ah ! chez moi, ce que je les giflerais ! Sans doute, et vite !... -Dépêchons, dépêchons, répétait le curé, en pressant Delphin et Nénesse. -L’air digne, Lequeu était resté au premier rang. -Bécu, soûl à tomber, gardait dans le fond une raideur de pieu. -Cependant, il dépêchait sa messe, mangeait le latin, bousculait le rite. -Ah ! dame ! répondit-il, les miens m’attendent... -Je ne puis pas être à Bazoches et à Rognes... -Ayez un curé à vous, si vous désirez des grand’messes. -Ni pour la mienne, bien sûr ? ajouta Flore. -Alors, il s’emporta, excédé. +Dépêchons, dépêchons, répétait le curé, en pressant Delphin et Nénesse. +L’air digne, Lequeu était resté au premier rang. +Bécu, soûl à tomber, gardait dans le fond une raideur de pieu. +Cependant, il dépêchait sa messe, mangeait le latin, bousculait le rite. +Ah ! dame ! répondit-il, les miens m’attendent... +Je ne puis pas être à Bazoches et à Rognes... +Ayez un curé à vous, si vous désirez des grand’messes. +Ni pour la mienne, bien sûr ? ajouta Flore. +Alors, il s’emporta, excédé. Je le dis pour qui je dois le dire... -Ça crève les yeux. -Voyez-vous ça avec des robes blanches ! -Non, non, vous lasseriez le bon Dieu lui-même ! -Monsieur majestueux salua, madame fit sa belle révérence. -Palmyre, demanda-t-il, pourquoi n’êtes-vous pas venue à la messe, un jour de Toussaint ? -C’est très mal. -Elle eut un gémissement. -Sans doute, monsieur le curé, mais comment faire ?... -Mon frère a froid, nous gelons chez nous. -Alors, je suis allée ramasser ça, le long des haies. +Ça crève les yeux. +Voyez-vous ça avec des robes blanches ! +Non, non, vous lasseriez le bon Dieu lui-même ! +Monsieur majestueux salua, madame fit sa belle révérence. +Palmyre, demanda-t-il, pourquoi n’êtes-vous pas venue à la messe, un jour de Toussaint ? +C’est très mal. +Elle eut un gémissement. +Sans doute, monsieur le curé, mais comment faire ?... +Mon frère a froid, nous gelons chez nous. +Alors, je suis allée ramasser ça, le long des haies. La Grande est donc toujours aussi dure ? -Ah bien ! elle crèverait plutôt que de nous jeter un pain ou une bûche. -Tenez ! cachez ça, je n’en ai pas pour les autres... +Ah bien ! elle crèverait plutôt que de nous jeter un pain ou une bûche. +Tenez ! cachez ça, je n’en ai pas pour les autres... Cette fois, il se sauva. -Sans doute il s’était arrêté en chemin, à déjeuner quelque part. -À deux heures, toujours pas de Buteau. -Au cabaret, dès qu’il était soûl, il le régalait en frère. +Sans doute il s’était arrêté en chemin, à déjeuner quelque part. +À deux heures, toujours pas de Buteau. +Au cabaret, dès qu’il était soûl, il le régalait en frère. Un piquet, hein, veux-tu ? -Eh, nom de Dieu ! si les Bédouins nous embêtent, nous leur coupons les oreilles ! -Macqueron, dans un coin, tassé, avec sa grosse face moustachue, tournait ses pouces. -C’était une rivalité ancienne, jamais éteinte, toujours près de flamber. -Eh bien ! cette barbe, est-ce pour aujourd’hui, compère ? demanda-t-il, dès la porte. -Tiens ! c’est vrai, je t’ai dit de venir, s’écria Macqueron. -Ma foi, tout de suite, si ça te plaît. -Mais une voix glapissante vint de l’épicerie voisine. -Dites-donc, criait Cœlina, est-ce que vous allez faire vos saletés sur les tables ?... -Jésus-Christ et Bécu ricanèrent. -Et ils lui commandèrent un nouveau litre, qu’elle apporta, furieuse, sans une parole. +Eh, nom de Dieu ! si les Bédouins nous embêtent, nous leur coupons les oreilles ! +Macqueron, dans un coin, tassé, avec sa grosse face moustachue, tournait ses pouces. +C’était une rivalité ancienne, jamais éteinte, toujours près de flamber. +Eh bien ! cette barbe, est-ce pour aujourd’hui, compère ? demanda-t-il, dès la porte. +Tiens ! c’est vrai, je t’ai dit de venir, s’écria Macqueron. +Ma foi, tout de suite, si ça te plaît. +Mais une voix glapissante vint de l’épicerie voisine. +Dites-donc, criait Cœlina, est-ce que vous allez faire vos saletés sur les tables ?... +Jésus-Christ et Bécu ricanèrent. +Et ils lui commandèrent un nouveau litre, qu’elle apporta, furieuse, sans une parole. Atout, atout et atout ! -Faudrait se décider pourtant. +Faudrait se décider pourtant. N’est-ce pas, tu en es ? -Qu’est-ce que ça me fiche, ton chemin ? +Qu’est-ce que ça me fiche, ton chemin ? Moi, je suis pour le gouvernement... -Ainsi, notre député, monsieur de Chédeville, qui est, dit-on, l’ami de l’empereur... +Ainsi, notre député, monsieur de Chédeville, qui est, dit-on, l’ami de l’empereur... Du coup, Lengaigne agita furieusement son rasoir. -Encore un joli bougre, celui-là !... -Mais l’épicier, terrifié cette fois, protesta. -Non, non, il est bien honnête et pas fier... +Encore un joli bougre, celui-là !... +Mais l’épicier, terrifié cette fois, protesta. +Non, non, il est bien honnête et pas fier... Sans lui, tu n’aurais pas eu ton bureau de tabac. Qu’est-ce que tu dirais, s’il te le reprenait ? -Brusquement calmé, Lengaigne se remit à lui gratter le menton. -Et l’on entendit alors une querelle qui éclatait entre Bécu et Jésus-Christ. +Brusquement calmé, Lengaigne se remit à lui gratter le menton. +Et l’on entendit alors une querelle qui éclatait entre Bécu et Jésus-Christ. Je te jure que si ! -Nous avions mangé ensemble une salade de harengs salés. +Nous avions mangé ensemble une salade de harengs salés. Et alors il m’a dit : Pas un mot, je suis l’empereur... Tais-toi, nom de Dieu ! ou je te casse la gueule ! -Et ils se remirent à jouer, fraternellement. +Et ils se remirent à jouer, fraternellement. Atout, atout et atout ! -Moi, je n’en dis rien, ça ne me regarde pas. -Cette déclaration stupéfia les autres. -Jésus-Christ et Bécu eux-mêmes, malgré leur ivresse, levèrent la tête. -Cochon qui s’en dédit ! -Des heures s’écoulèrent, d’autres paysans vinrent et repartirent. -Dès qu’il aperçut Jésus-Christ, il cria : — J’aurais parié vingt sous... +Moi, je n’en dis rien, ça ne me regarde pas. +Cette déclaration stupéfia les autres. +Jésus-Christ et Bécu eux-mêmes, malgré leur ivresse, levèrent la tête. +Cochon qui s’en dédit ! +Des heures s’écoulèrent, d’autres paysans vinrent et repartirent. +Dès qu’il aperçut Jésus-Christ, il cria : — J’aurais parié vingt sous... Est-ce que tu te fous du peuple ? Depuis ce matin, tu nous fais droguer. -Attends là, dit Buteau à Jean, et dans une demi-heure, viens me rejoindre... -Tu sais que tu dînes avec moi chez le père. -Le père, debout, baissait le nez. -Je vous disais que l’acte est prêt. -J’ai passé hier chez Monsieur Baillehache, il me l’a fait voir. +Attends là, dit Buteau à Jean, et dans une demi-heure, viens me rejoindre... +Tu sais que tu dînes avec moi chez le père. +Le père, debout, baissait le nez. +Je vous disais que l’acte est prêt. +J’ai passé hier chez Monsieur Baillehache, il me l’a fait voir. Il se secoua, haussa la voix. -Voyons, je vas préparer les billets. -D’un mouvement brusque, les enfants se rapprochèrent, sans chercher à cacher leur défiance. -Les billets furent pliés lentement et jetés dans le chapeau. -Un silence régna, solennel. -Au bout de deux grandes minutes, Grosbois dit : — Faut vous décider pourtant... +Voyons, je vas préparer les billets. +D’un mouvement brusque, les enfants se rapprochèrent, sans chercher à cacher leur défiance. +Les billets furent pliés lentement et jetés dans le chapeau. +Un silence régna, solennel. +Au bout de deux grandes minutes, Grosbois dit : — Faut vous décider pourtant... Qui est-ce qui commence ? La nuit augmentait, le chapeau semblait grandir dans cette ombre. -Par rang d’âges, voulez-vous ? proposa l’arpenteur. -À toi, Jésus-Christ, qui es l’aîné. -Jésus-Christ, bon enfant, s’avança ; mais il perdit l’équilibre, faillit s’étaler. -Lorsqu’il tint le billet, il dut s’approcher de la fenêtre. -À toi, Fanny ! appela Grosbois. +Par rang d’âges, voulez-vous ? proposa l’arpenteur. +À toi, Jésus-Christ, qui es l’aîné. +Jésus-Christ, bon enfant, s’avança ; mais il perdit l’équilibre, faillit s’étaler. +Lorsqu’il tint le billet, il dut s’approcher de la fenêtre. +À toi, Fanny ! appela Grosbois. Quand Fanny eut la main au fond, elle ne se pressa point. -Elle fouillait, remuait les billets, les pesait l’un après l’autre. -Tiens ! pourquoi donc ? répondit-elle. -Je ne regarde pas, je peux bien tâter. -Elle se décida enfin, courut devant la fenêtre. +Elle fouillait, remuait les billets, les pesait l’un après l’autre. +Tiens ! pourquoi donc ? répondit-elle. +Je ne regarde pas, je peux bien tâter. +Elle se décida enfin, courut devant la fenêtre. Eh bien ! c’est Buteau qui a le trois, reprit Fouan. -Tire-le, mon garçon. -Sa voix éclata de colère. +Tire-le, mon garçon. +Sa voix éclata de colère. Jamais de la vie ! Si vous croyez que j’accepte, ah ! non !... -Le troisième lot, n’est-ce pas ? le mauvais ! +Le troisième lot, n’est-ce pas ? le mauvais ! Je vous l’ai assez dit, que je voulais partager autrement. Non ! non ! vous vous foutriez de moi !... Non ! non ! je ne tire pas, puisqu’on triche ! Mon pauvre enfant, tu deviens fou, dit Rose. -Oh ! maman, je sais bien que vous ne m’avez jamais aimé. -Vous me décolleriez la peau du corps pour la donner à mon frère... -À vous tous, vous me mangeriez... +Oh ! maman, je sais bien que vous ne m’avez jamais aimé. +Vous me décolleriez la peau du corps pour la donner à mon frère... +À vous tous, vous me mangeriez... Fouan l’interrompit durement. -Assez de bêtises, hein !... +Assez de bêtises, hein !... Je veux qu’on recommence. -Mais il y eut une protestation générale. -Le vieux, un moment étourdi, bégaya. -Puis, il se redressa, s’avança, terrible. +Mais il y eut une protestation générale. +Le vieux, un moment étourdi, bégaya. +Puis, il se redressa, s’avança, terrible. Qu’est-ce que tu dis ? -Tu y tiens donc, à me faire assassiner, mauvais bougre ! -On démolirait la maison, qu’on ne trouverait pas un liard... +Tu y tiens donc, à me faire assassiner, mauvais bougre ! +On démolirait la maison, qu’on ne trouverait pas un liard... Prends le billet, nom de Dieu ! ou tu n’auras rien ! -Le silence retomba, embarrassé. -L’arpenteur, pour en finir, conseilla au vieux de le tirer lui-même. -Tu as le troisième lot, entends-tu ? -Et, puisque tu couches ici, je te donne la nuit pour réfléchir... +Le silence retomba, embarrassé. +L’arpenteur, pour en finir, conseilla au vieux de le tirer lui-même. +Tu as le troisième lot, entends-tu ? +Et, puisque tu couches ici, je te donne la nuit pour réfléchir... Allons, c’est fini, n’en causons plus. Oh ! monsieur Jean, dit une voix douce, vous nous avez fait peur ! -Alors, il reconnut Françoise, encapuchonnée, avec sa face longue, aux lèvres fortes. +Alors, il reconnut Françoise, encapuchonnée, avec sa face longue, aux lèvres fortes. Vous espionnez donc ? demanda-t-il gaiement. -Dame ! répondit-elle, ça m’intéresse, ce qui se passe là-dedans... -Savoir si ça va décider Buteau ! +Dame ! répondit-elle, ça m’intéresse, ce qui se passe là-dedans... +Savoir si ça va décider Buteau ! S’il est permis, le cochon !... -Quand il aura la terre, peut-être qu’il voudra une fille plus riche. +Quand il aura la terre, peut-être qu’il voudra une fille plus riche. Il les regarda se perdre dans la nuit. -La Grande arriva la première, avec un tricot. -Elle avait posé contre sa chaise la canne qui ne la quittait jamais. -Ça tombe ? demanda Rose. -Ça tombe, répondit-elle de sa voix brève. -Mais la vue de Buteau fit rougir légèrement la première. +La Grande arriva la première, avec un tricot. +Elle avait posé contre sa chaise la canne qui ne la quittait jamais. +Ça tombe ? demanda Rose. +Ça tombe, répondit-elle de sa voix brève. +Mais la vue de Buteau fit rougir légèrement la première. Lui, tranquillement, la regardait. -Ça va bien, Lise, depuis qu’on ne s’est vu ? -C’étaient des bégaiements de fureur, des larmes, des rires et des huées. -Ah ! les gredins d’enfants, ils sont encore après lui ! cria-t-elle. -Essoufflé, ahuri, Hilarion entra, en se déhanchant sur ses jambes torses. +Ça va bien, Lise, depuis qu’on ne s’est vu ? +C’étaient des bégaiements de fureur, des larmes, des rires et des huées. +Ah ! les gredins d’enfants, ils sont encore après lui ! cria-t-elle. +Essoufflé, ahuri, Hilarion entra, en se déhanchant sur ses jambes torses. Oh ! est-il menteur ! dit la Trouille, d’un grand air innocent. Il m’a mordue au pouce, tenez ! -En voilà assez, hein ! finit par dire Fouan. -Toi, tu devrais bien l’empêcher de te suivre. +En voilà assez, hein ! finit par dire Fouan. +Toi, tu devrais bien l’empêcher de te suivre. Assois-le au moins, qu’il se tienne tranquille !... Et vous, marmaille, silence ! On va vous prendre par les oreilles et vous reconduire chez vos parents. -Palmyre et Hilarion, saisis de terreur, s’affaissèrent, ne bougèrent plus. -Et la veillée commença. -Des femmes, des enfants étaient dévorés. +Palmyre et Hilarion, saisis de terreur, s’affaissèrent, ne bougèrent plus. +Et la veillée commença. +Des femmes, des enfants étaient dévorés. Bravement, Buteau alla ouvrir la porte. -Vos enfants sont ici, vous les emmènerez. -Les femmes étaient devenues graves, une tristesse ralentissait les paroles. -Ce n’est pas drôle, reprit Rose, non, non, pas drôle, pour personne ! +Vos enfants sont ici, vous les emmènerez. +Les femmes étaient devenues graves, une tristesse ralentissait les paroles. +Ce n’est pas drôle, reprit Rose, non, non, pas drôle, pour personne ! Ah ! la guerre, murmura Fouan, elle en fait, du mal ! C’est la mort de la culture... -Vaudrait mieux le choléra que la guerre ! -Fanny s’arrêta de tricoter. -Moi, déclara-t-elle, je ne veux pas que Nénesse parte... -Faut être riche pour ça, dit sèchement la Grande. -Mais Bécu, entre deux levées, avait attrapé un mot au vol. -La guerre, ah ! bon sang ! c’est ça qui fait les hommes !... -Lorsqu’on n’y est pas allé, on ne peut pas savoir. -Il n’y a que ça, se foutre des coups... -Hein ? là-bas, chez les moricauds... -Ce que je vais vous coller Delphin au régiment, moi ! -Non ! déclara-t-il carrément, d’un air têtu. +Vaudrait mieux le choléra que la guerre ! +Fanny s’arrêta de tricoter. +Moi, déclara-t-elle, je ne veux pas que Nénesse parte... +Faut être riche pour ça, dit sèchement la Grande. +Mais Bécu, entre deux levées, avait attrapé un mot au vol. +La guerre, ah ! bon sang ! c’est ça qui fait les hommes !... +Lorsqu’on n’y est pas allé, on ne peut pas savoir. +Il n’y a que ça, se foutre des coups... +Hein ? là-bas, chez les moricauds... +Ce que je vais vous coller Delphin au régiment, moi ! +Non ! déclara-t-il carrément, d’un air têtu. Hein ? qu’est-ce que tu dis ? -Je vas t’apprendre le courage, mauvais Français ! +Je vas t’apprendre le courage, mauvais Français ! Je ne veux pas partir, je veux rester chez nous. -Le garde champêtre levait la main, lorsque Buteau l’arrêta. +Le garde champêtre levait la main, lorsque Buteau l’arrêta. Laissez-le donc tranquille, cet enfant !... Est-ce qu’on a besoin de lui ? Il y en a d’autres... -Il s’était mis debout, les femmes le regardaient. +Il s’était mis debout, les femmes le regardaient. Quand ils rentrent du service, ils sont tous si maigres ! osa murmurer Lise. -Et vous, Caporal, demanda la vieille Rose, vous êtes allé loin ? -Jean fumait sans une parole, en garçon réfléchi qui préférait écouter. -Il ôta lentement sa pipe. -Oui, assez loin comme ça... -Pas en Crimée, pourtant. -Je devais partir, quand on a pris Sébastopol... +Et vous, Caporal, demanda la vieille Rose, vous êtes allé loin ? +Jean fumait sans une parole, en garçon réfléchi qui préférait écouter. +Il ôta lentement sa pipe. +Oui, assez loin comme ça... +Pas en Crimée, pourtant. +Je devais partir, quand on a pris Sébastopol... Mais, plus tard, en Italie... Et qu’est-ce que c’est, l’Italie ? -La question parut le surprendre, il hésita, fouilla ses souvenirs. +La question parut le surprendre, il hésita, fouilla ses souvenirs. Mais l’Italie, c’est comme chez nous. -Il y a de la culture, il y a des bois avec des rivières... -Partout, c’est la même chose. -Alors, vous vous êtes battu ? -Ah ! oui, battu, pour sûr ! -Solférino, ça chauffait dur, et il pleuvait cependant, oh ! il pleuvait... -Ça, on peut le dire sans mensonges, nous avons été mouillés ! -Moi, j’ai lâché le service parce que j’aime mieux autre chose. -Une sale chose tout de même ! conclut le père Fouan. -Chacun devrait défendre son chez-soi, et pas plus. -De nouveau, le silence régna. -Voyons, dit Fouan, qui est-ce qui va nous lire ça, pour finir la veillée ?... -Caporal, vous devez très bien lire l’imprimé, vous. -Religieusement, on l’écouta. -Alors, un affreux dénombrement commençait, celui des droits qui frappaient le misérable. -Mon père, interrompit Fouan, a vu le sel à dix-huit sous la livre... -Ah ! les temps étaient durs ! -Jésus-Christ rigolait dans sa barbe. +Il y a de la culture, il y a des bois avec des rivières... +Partout, c’est la même chose. +Alors, vous vous êtes battu ? +Ah ! oui, battu, pour sûr ! +Solférino, ça chauffait dur, et il pleuvait cependant, oh ! il pleuvait... +Ça, on peut le dire sans mensonges, nous avons été mouillés ! +Moi, j’ai lâché le service parce que j’aime mieux autre chose. +Une sale chose tout de même ! conclut le père Fouan. +Chacun devrait défendre son chez-soi, et pas plus. +De nouveau, le silence régna. +Voyons, dit Fouan, qui est-ce qui va nous lire ça, pour finir la veillée ?... +Caporal, vous devez très bien lire l’imprimé, vous. +Religieusement, on l’écouta. +Alors, un affreux dénombrement commençait, celui des droits qui frappaient le misérable. +Mon père, interrompit Fouan, a vu le sel à dix-huit sous la livre... +Ah ! les temps étaient durs ! +Jésus-Christ rigolait dans sa barbe. Et le droit de cuissage, dites donc ?... -Hilarion, béant, ne perdait pas un mot, comme s’il eût compris. -Aucune garantie, aucun recours, la toute-puissance de l’épée. -L’accès des grades leur était défendu. -Ça se comprend, murmura Bécu, qui parlait de tirer les braconniers comme des lapins. -Le gibier était à qui savait le tuer. +Hilarion, béant, ne perdait pas un mot, comme s’il eût compris. +Aucune garantie, aucun recours, la toute-puissance de l’épée. +L’accès des grades leur était défendu. +Ça se comprend, murmura Bécu, qui parlait de tirer les braconniers comme des lapins. +Le gibier était à qui savait le tuer. Ah ! mon Dieu ! dit Rose simplement, en poussant un grand soupir. Ils ne comprenaient pas toujours, cela redoublait leur malaise. -Le calvaire du paysan, en effet, se déroulait. -Il avait souffert de tout, des hommes, des éléments et de lui-même. -Ensuite, la famine s’en mêlait. -Alors, quand il souffrait trop, Jacques Bonhomme se révoltait. -Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! répéta Rose, en soupirant plus fort. -C’était là que Jacques Bonhomme triomphait, dans l’apothéose de quatre-vingt-neuf. +Le calvaire du paysan, en effet, se déroulait. +Il avait souffert de tout, des hommes, des éléments et de lui-même. +Ensuite, la famine s’en mêlait. +Alors, quand il souffrait trop, Jacques Bonhomme se révoltait. +Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! répéta Rose, en soupirant plus fort. +C’était là que Jacques Bonhomme triomphait, dans l’apothéose de quatre-vingt-neuf. Lui seul importait, il fallait s’agenouiller devant la sainte charrue. -Ça, c’est vrai ! lança Bécu, pendant que Jean tournait la dernière page. -Oui, c’est vrai, dit le père Fouan. -Il y a eu du bon temps tout de même, dans ma jeunesse... -Moi qui vous parle, j’ai vu Napoléon une fois, à Chartres. +Ça, c’est vrai ! lança Bécu, pendant que Jean tournait la dernière page. +Oui, c’est vrai, dit le père Fouan. +Il y a eu du bon temps tout de même, dans ma jeunesse... +Moi qui vous parle, j’ai vu Napoléon une fois, à Chartres. J’avais vingt ans... -On était libre, on avait la terre, ça semblait si bon ! +On était libre, on avait la terre, ça semblait si bon ! Puis, on a eu Louis 18, Charles 10, Louis-Philippe. -Ça marchait toujours, on mangeait, on ne pouvait pas se plaindre... -Il voulut garder le reste, mais les mots lui échappaient. -Est-ce que nous en sommes plus gras, après nous être esquintés pendant cinquante ans ? -Combien pourtant elle était indifférente et ingrate, la terre ! -Et voilà ! et voilà ! continuait le père. +Ça marchait toujours, on mangeait, on ne pouvait pas se plaindre... +Il voulut garder le reste, mais les mots lui échappaient. +Est-ce que nous en sommes plus gras, après nous être esquintés pendant cinquante ans ? +Combien pourtant elle était indifférente et ingrate, la terre ! +Et voilà ! et voilà ! continuait le père. N’est-ce pas, Rose ? -La mère hocha sa tête tremblante. -Pour n’en être pas crevée, il fallait qu’elle fût solide. -Tout de même, reprit Fouan, il ne faut pas nous plaindre. +La mère hocha sa tête tremblante. +Pour n’en être pas crevée, il fallait qu’elle fût solide. +Tout de même, reprit Fouan, il ne faut pas nous plaindre. Ainsi, dans le Perche, ils n’ont que des cailloux... En Beauce, elle est douce encore, elle ne demande qu’un bon travail suivi... -Seulement, ça se gâte. +Seulement, ça se gâte. Est-ce que le malheur est jamais fini ? -Dis-toi bien, Jacques Bonhomme, que l’argent est une chimère. +Dis-toi bien, Jacques Bonhomme, que l’argent est une chimère. Si tu as la paix du cœur, ta fortune est faite. Est-ce que le livre se moquait d’eux ? -L’argent seul était bon, et ils crevaient de misère. -Tout de même, ça irait mieux peut-être avec l’instruction... -Si l’on était si malheureux autrefois, c’était qu’on ne savait pas. -Aujourd’hui, on sait un peu, et ça va moins mal assurément. -Alors, il faudrait savoir tout à fait, avoir des écoles pour apprendre à cultiver... -Mais Fouan l’interrompit violemment, en vieillard obstiné dans la routine. +L’argent seul était bon, et ils crevaient de misère. +Tout de même, ça irait mieux peut-être avec l’instruction... +Si l’on était si malheureux autrefois, c’était qu’on ne savait pas. +Aujourd’hui, on sait un peu, et ça va moins mal assurément. +Alors, il faudrait savoir tout à fait, avoir des écoles pour apprendre à cultiver... +Mais Fouan l’interrompit violemment, en vieillard obstiné dans la routine. Fichez-nous donc la paix, avec votre science ! Non, non, c’est foutu, le paysan reste le paysan ! -Même elle rapporta deux litres de vin blanc, pour que la fête fût complète. +Même elle rapporta deux litres de vin blanc, pour que la fête fût complète. Quant aux enfants, ils « faisaient du boudin ». -C’était très bon. -Lise et Françoise se décidèrent à en faire aussi. -À la demie de dix heures, le départ commença. -D’abord, ce fut Fanny qui emmena Nénesse. -Et il ne resta que Françoise et Lise. +C’était très bon. +Lise et Françoise se décidèrent à en faire aussi. +À la demie de dix heures, le départ commença. +D’abord, ce fut Fanny qui emmena Nénesse. +Et il ne resta que Françoise et Lise. C’est votre chemin. Pourquoi ne pas l’avoir toute ? un partage lui devenait insupportable. -Brusquement, il se décida. +Brusquement, il se décida. Je monte me coucher, adieu ! Oui, je repartirai pour la Chamade avant le jour... Adieu, si je ne vous revois pas. -Le père et la mère, côte à côte, s’étaient plantés devant lui. +Le père et la mère, côte à côte, s’étaient plantés devant lui. Eh bien ! et ta part, demanda Fouan, l’acceptes-tu ? -Buteau marcha jusqu’à la porte ; puis, se retournant : — Non ! +Buteau marcha jusqu’à la porte ; puis, se retournant : — Non ! Tout le corps du vieux paysan trembla. -Il se grandit, il eut un dernier éclat de l’antique autorité. +Il se grandit, il eut un dernier éclat de l’antique autorité. C’est bon, tu es un mauvais fils... Tu n’auras rien, va-t’en ! Buteau ne broncha pas, dans son attitude raidie. -Alors, Rose, à son tour, essaya de l’attendrir. -Mais on t’aime autant que les autres, imbécile !... +Alors, Rose, à son tour, essaya de l’attendrir. +Mais on t’aime autant que les autres, imbécile !... Tu boudes contre ton ventre. Et il disparut, il monta se coucher. -Dehors, Lise et Françoise, encore saisies de cette scène, firent quelques pas en silence. -Mais Jean qui les suivait, également silencieux, les entendit bientôt pleurer. +Dehors, Lise et Françoise, encore saisies de cette scène, firent quelques pas en silence. +Mais Jean qui les suivait, également silencieux, les entendit bientôt pleurer. Il voulut leur rendre courage. -Voyons, il réfléchira, il dira oui demain. -Ah ! vous ne le connaissez pas, s’écria Lise. -Il se ferait plutôt hacher que de céder... +Voyons, il réfléchira, il dira oui demain. +Ah ! vous ne le connaissez pas, s’écria Lise. +Il se ferait plutôt hacher que de céder... Non, non, c’est fini ! -Dame ! faut bien qu’il sorte, murmura Françoise. +Dame ! faut bien qu’il sorte, murmura Françoise. Cela les fit rire. -Mais elles étaient trop tristes, elles se remirent à pleurer. -C’était un calme profond, la paix souveraine du froid. -L’idée de cette fille enceinte et de sa sœur le fatiguait aussi. +Mais elles étaient trop tristes, elles se remirent à pleurer. +C’était un calme profond, la paix souveraine du froid. +L’idée de cette fille enceinte et de sa sœur le fatiguait aussi. Ses gros souliers sonnaient toujours. -Une étoile filante se détacha, sillonna le ciel d’un vol de flamme, silencieuse. -Un second coq répondit, puis un troisième. -Mais elle heurta une chaise, il ouvrit les yeux à son tour. +Une étoile filante se détacha, sillonna le ciel d’un vol de flamme, silencieuse. +Un second coq répondit, puis un troisième. +Mais elle heurta une chaise, il ouvrit les yeux à son tour. Tiens ! tu t’habilles... J’ai peur pour le pain, je vais voir. -Et il se réveilla en sursaut, sous la pointe aiguë d’un soupçon. +Et il se réveilla en sursaut, sous la pointe aiguë d’un soupçon. Encore quelque coup de chaleur de cette gueuse pour un valet ! Il lui fallut deux minutes avant de se reprendre, il revit toute son histoire. -Alexandre Hourdequin, son fils unique, était né en mille huit cent quatre. -Il avait commencé d’exécrables études au collège de Châteaudun. -Depuis quelques années, les choses se gâtaient encore. +Alexandre Hourdequin, son fils unique, était né en mille huit cent quatre. +Il avait commencé d’exécrables études au collège de Châteaudun. +Depuis quelques années, les choses se gâtaient encore. D’abord, en pleine moisson, il perdit sa femme. L’automne suivant, sa fille mourait. Ce fut un coup terrible. Mais, si la blessure saignait au fond, il resta debout, violent et autoritaire. Et que faire, d’ailleurs ? -Avec ça, d’une telle laideur, croyait-on, que les gamins la huaient. -Pourtant, après la mort de la fermière, elle parut se décrasser un peu. -Dès lors, sa fortune était faite. -Elle résista pendant six mois, se donna ensuite par petits coins de peau nue. -Ah ! un fier beau-père ! une fameuse catin ! +Avec ça, d’une telle laideur, croyait-on, que les gamins la huaient. +Pourtant, après la mort de la fermière, elle parut se décrasser un peu. +Dès lors, sa fortune était faite. +Elle résista pendant six mois, se donna ensuite par petits coins de peau nue. +Ah ! un fier beau-père ! une fameuse catin ! Depuis longtemps, il flairait ses continuelles trahisons. Vivement, il s’habilla et descendit. Mais son envie la tenait si fort, qu’elle passa outre. -Un matin, son patron vint l’installer à la Borderie, pour des réparations. -Lui, heureux, traîna la besogne six semaines. -C’était donc fini de scier et de raboter ! -À vrai dire, une autre cause le faisait se plaire à la ferme. -Au fond, son honnêteté native protestait. -Certainement, ça finirait par du vilain. -Elle hurla, elle nia l’évidence dans un cri de rage. +Un matin, son patron vint l’installer à la Borderie, pour des réparations. +Lui, heureux, traîna la besogne six semaines. +C’était donc fini de scier et de raboter ! +À vrai dire, une autre cause le faisait se plaire à la ferme. +Au fond, son honnêteté native protestait. +Certainement, ça finirait par du vilain. +Elle hurla, elle nia l’évidence dans un cri de rage. Ce n’est pas vrai ! Je l’ai vu !... -Dis que c’est vrai, ou je te crève ! +Dis que c’est vrai, ou je te crève ! Non, non, non, pas vrai ! -Et, d’ailleurs, qu’est-ce que ça te fiche ? +Et, d’ailleurs, qu’est-ce que ça te fiche ? Est-ce que je suis ta femme ?... Elle eut son roucoulement de colombe, comme une moquerie lascive. -Allons, ôte-toi de là, que je descende... +Allons, ôte-toi de là, que je descende... Je m’en irai ce soir. -Attends donc de réfléchir. -Il resta frémissant, hors de lui, ne sachant sur qui faire tomber sa colère. -Mais où le prendre, maintenant ? -Mais ce fut enfin sur les charretiers que l’orage éclata. -Est-ce que ces cinq bougres s’amusaient exprès à casser son matériel ? -Aucun ne bougea, et il les quitta, avec un grand geste désolé. -Il tremblait que son âge ne le fît congédier bientôt. -Eh bien ! père Soulas, demanda-t-il, rien de nouveau, ce matin ? -Le maître causa un instant, pour n’avoir pas l’air de l’interroger. -Les vaches, elles, n’étaient guère menées en pâture qu’après la moisson. -Même chaque ferme n’engraissait que cinq ou six porcs, pour sa consommation. -Le vieux avait vu, mais à quoi bon parler ? -Rien vu, rien vu du tout ! répéta-t-il, les yeux ternes, la face immobile. +Attends donc de réfléchir. +Il resta frémissant, hors de lui, ne sachant sur qui faire tomber sa colère. +Mais où le prendre, maintenant ? +Mais ce fut enfin sur les charretiers que l’orage éclata. +Est-ce que ces cinq bougres s’amusaient exprès à casser son matériel ? +Aucun ne bougea, et il les quitta, avec un grand geste désolé. +Il tremblait que son âge ne le fît congédier bientôt. +Eh bien ! père Soulas, demanda-t-il, rien de nouveau, ce matin ? +Le maître causa un instant, pour n’avoir pas l’air de l’interroger. +Les vaches, elles, n’étaient guère menées en pâture qu’après la moisson. +Même chaque ferme n’engraissait que cinq ou six porcs, pour sa consommation. +Le vieux avait vu, mais à quoi bon parler ? +Rien vu, rien vu du tout ! répéta-t-il, les yeux ternes, la face immobile. Son insolence en fut accrue. -Aussi, au déjeuner de midi, se montra-t-elle d’une gaieté provocante. -On était quatorze, la bonne servait. -Après le déjeuner, Hourdequin donna ses ordres pour l’après-midi. -Aussi garda-t-il deux hommes, Jean et un autre, qui nettoyèrent le fenil. +Aussi, au déjeuner de midi, se montra-t-elle d’une gaieté provocante. +On était quatorze, la bonne servait. +Après le déjeuner, Hourdequin donna ses ordres pour l’après-midi. +Aussi garda-t-il deux hommes, Jean et un autre, qui nettoyèrent le fenil. Il alla se planter devant eux, les regarda. -L’année précédente, le sang-de-rate avait décimé les troupeaux de la Beauce. -Ce jour-là, dès qu’il fut dehors, il se rappela son fils, le capitaine. -À eux deux, ils auraient fait de si bonne besogne ! -Mais il écarta le souvenir de cet imbécile qui préférait traîner un sabre. +L’année précédente, le sang-de-rate avait décimé les troupeaux de la Beauce. +Ce jour-là, dès qu’il fut dehors, il se rappela son fils, le capitaine. +À eux deux, ils auraient fait de si bonne besogne ! +Mais il écarta le souvenir de cet imbécile qui préférait traîner un sabre. Il n’avait plus d’enfant, il finirait solitaire. -De légères pluies, en avril, avaient donné une belle poussée aux fourrages. -Les trèfles incarnats le ravirent, il oublia le reste. -Le dîner, malgré les adieux aux bêtes, se passa comme tous les jours. -Le maître mangeait, causait, de son air habituel. -Puis, la journée terminée, il ne fut question du départ de personne. -Tous allèrent dormir, l’ombre enveloppa la ferme silencieuse. -Et, cette nuit même, Jacqueline coucha dans la chambre de feu madame Hourdequin. -Aussi le jeune homme l’eut-il vite rattrapé. -La surprise de Jean fut telle, qu’il se mit à parler tout haut. +De légères pluies, en avril, avaient donné une belle poussée aux fourrages. +Les trèfles incarnats le ravirent, il oublia le reste. +Le dîner, malgré les adieux aux bêtes, se passa comme tous les jours. +Le maître mangeait, causait, de son air habituel. +Puis, la journée terminée, il ne fut question du départ de personne. +Tous allèrent dormir, l’ombre enveloppa la ferme silencieuse. +Et, cette nuit même, Jacqueline coucha dans la chambre de feu madame Hourdequin. +Aussi le jeune homme l’eut-il vite rattrapé. +La surprise de Jean fut telle, qu’il se mit à parler tout haut. Est-ce qu’il dort ? est-ce qu’il a bu ?... -Tiens ! c’est le vieux Mouche, le père aux deux de là-bas !... -Je crois, nom de Dieu ! qu’il est claqué ! -Ah bien ! en voilà, une affaire ! -La vue de ce garçon dans leur voiture, conduisant leur cheval, la stupéfiait. +Tiens ! c’est le vieux Mouche, le père aux deux de là-bas !... +Je crois, nom de Dieu ! qu’il est claqué ! +Ah bien ! en voilà, une affaire ! +La vue de ce garçon dans leur voiture, conduisant leur cheval, la stupéfiait. Quoi donc ? demanda-t-elle. -C’est ton père qui ne va pas bien. +C’est ton père qui ne va pas bien. Elle monta sur la roue, regarda. -Resté seul, Jean hésita. +Resté seul, Jean hésita. On ne pouvait pourtant pas laisser le vieux au fond de la carriole. -Mais, au milieu de cris et de larmes, Françoise et Lise accouraient. +Mais, au milieu de cris et de larmes, Françoise et Lise accouraient. Qu’est-ce que t’as, dis donc ? qu’est-ce que t’as, mon Dieu !... -C’est donc dans la tête, que tu ne peux seulement rien dire ?... -Papa, papa, dis, réponds ! -Descendez, vaut mieux le tirer de là, fit remarquer Jean avec sagesse. +C’est donc dans la tête, que tu ne peux seulement rien dire ?... +Papa, papa, dis, réponds ! +Descendez, vaut mieux le tirer de là, fit remarquer Jean avec sagesse. Elles ne l’aidaient point, elles s’exclamaient plus fort. -Heureusement, une voisine, la Frimat, attirée par le bruit, se montra enfin. -Puis, ils l’emportèrent, l’entrèrent dans la maison. -Où est-ce qu’on le met ? demanda la vieille. -Les deux filles, qui suivaient, la tête perdue, ne savaient pas. -Voyons, faudrait se décider pourtant ! +Heureusement, une voisine, la Frimat, attirée par le bruit, se montra enfin. +Puis, ils l’emportèrent, l’entrèrent dans la maison. +Où est-ce qu’on le met ? demanda la vieille. +Les deux filles, qui suivaient, la tête perdue, ne savaient pas. +Voyons, faudrait se décider pourtant ! Hein ! qu’a-t-il, le pauvre cher homme ?... -Ah ! je vois, le sang lui a tourné dans le corps... +Ah ! je vois, le sang lui a tourné dans le corps... Vite, asseyez-le sur une chaise. Mais la Frimat fut d’un avis contraire. Est-ce qu’on asseyait un homme qui ne pouvait se tenir ? -Le mieux était de l’allonger sur le lit d’une de ses filles. -Peut-être bien, déclara-t-elle, qu’il faut l’asseoir, pour que le sang coule. +Le mieux était de l’allonger sur le lit d’une de ses filles. +Peut-être bien, déclara-t-elle, qu’il faut l’asseoir, pour que le sang coule. Son menton tomba sur sa poitrine, ses bras et ses jambes pendirent. -J’irai bien encore chercher le médecin, hasarda le jeune homme. -Ce qui est bon, c’est le vulnéraire, dit la Frimat. -Moi, murmura Fanny, j’ai de l’eau-de-vie camphrée. -C’est bon aussi, déclara la Bécu. -Et Fanny, voyant ça, bouscula Nénesse, absorbé devant la grimace du mourant. -Tu entends ? dans l’armoire à gauche... -Grand-père Fouan était couché... +J’irai bien encore chercher le médecin, hasarda le jeune homme. +Ce qui est bon, c’est le vulnéraire, dit la Frimat. +Moi, murmura Fanny, j’ai de l’eau-de-vie camphrée. +C’est bon aussi, déclara la Bécu. +Et Fanny, voyant ça, bouscula Nénesse, absorbé devant la grimace du mourant. +Tu entends ? dans l’armoire à gauche... +Grand-père Fouan était couché... Tu m’apportes l’eau de Cologne. -C’est bon aussi, répéta la Bécu. -Puis, on lui frictionna la tête avec l’eau de Cologne. -Et il n’allait pas mieux, c’était désespérant. -Le ciel est d’une drôle de couleur. +C’est bon aussi, répéta la Bécu. +Puis, on lui frictionna la tête avec l’eau de Cologne. +Et il n’allait pas mieux, c’était désespérant. +Le ciel est d’une drôle de couleur. Oui, dit Jean, j’ai vu grandir un vilain nuage. -Lise et Françoise se regardaient, anxieuses. -Enfin, la seconde se décida, avec la générosité de son jeune âge. -Oui, oui, Caporal, allez à Cloyes chercher Monsieur Finet... -On entendit le bruit de ferraille, la fuite cahotée des roues. -Dix heures sonnèrent au coucou de bois peint. -Un pain de dix livres était sur la huche, avec un couteau. -Il ne soufflait plus, il était mort. -Françoise et Lise éclatèrent de nouveau en larmes. +Lise et Françoise se regardaient, anxieuses. +Enfin, la seconde se décida, avec la générosité de son jeune âge. +Oui, oui, Caporal, allez à Cloyes chercher Monsieur Finet... +On entendit le bruit de ferraille, la fuite cahotée des roues. +Dix heures sonnèrent au coucou de bois peint. +Un pain de dix livres était sur la huche, avec un couteau. +Il ne soufflait plus, il était mort. +Françoise et Lise éclatèrent de nouveau en larmes. C’est fini, il n’y a plus que nous deux... Qu’est-ce que nous allons devenir, mon Dieu ? Mais on ne pouvait laisser le mort par terre. -En un tour de main, la Frimat et la Bécu firent l’indispensable. -Lise avait fini par coucher Jules, la veillée commença. -Minuit sonna, la Bécu haussa la voix. +En un tour de main, la Frimat et la Bécu firent l’indispensable. +Lise avait fini par coucher Jules, la veillée commença. +Minuit sonna, la Bécu haussa la voix. Et monsieur Finet, je vous demande un peu ! On a le temps de mourir avec lui... Plus de deux heures, pour le ramener de Cloyes ! -Alors, un cri leur échappa, un cri de ruine et de misère. -La grêle ! la grêle ! -Saisies, révoltées et blêmes sous le fléau, elles regardaient. -Cela dura dix minutes à peine. -La grêle, mon Dieu !... +Alors, un cri leur échappa, un cri de ruine et de misère. +La grêle ! la grêle ! +Saisies, révoltées et blêmes sous le fléau, elles regardaient. +Cela dura dix minutes à peine. +La grêle, mon Dieu !... Voyez donc ! de vrais œufs de poule ! Elles n’osaient se hasarder dans la cour, pour en ramasser. -Fanny et la Frimat eurent un geste désespéré. +Fanny et la Frimat eurent un geste désespéré. Tout est fichu, un massacre ! -Le ciel, derrière la nuée, était devenu d’un noir d’encre. -Une pluie fine, serrée, ruisselait sans bruit. -Je vas chercher ma lanterne, faut que je sache le dégât. -Fanny se maîtrisa quelques minutes encore. -Elle continuait ses doléances. +Le ciel, derrière la nuée, était devenu d’un noir d’encre. +Une pluie fine, serrée, ruisselait sans bruit. +Je vas chercher ma lanterne, faut que je sache le dégât. +Fanny se maîtrisa quelques minutes encore. +Elle continuait ses doléances. Mais les vignes, ah ! les vignes ! -Elle alluma l’une des deux lanternes, elle disparut avec Nénesse. -La Bécu, qui n’avait pas de terre, au fond, s’en moquait. +Elle alluma l’une des deux lanternes, elle disparut avec Nénesse. +La Bécu, qui n’avait pas de terre, au fond, s’en moquait. Elle poussait des soupirs, implorait le ciel, par une habitude de mollesse geignarde. -Aussi les lanternes sortaient-elles une à une, se multipliaient, couraient et dansaient. -Bon Dieu ! le pauvre monde, ça fend le cœur... +Aussi les lanternes sortaient-elles une à une, se multipliaient, couraient et dansaient. +Bon Dieu ! le pauvre monde, ça fend le cœur... Ah ! tant pis, j’y vais ! -Lise et Françoise demeurèrent seules, devant le corps de leur père. -Ça ne suffisait donc pas, d’avoir la mort chez soi ? -Pauvre père, murmura Françoise, se serait-il fait du mauvais sang !... -Vaut mieux qu’il ne voie pas ça. -Et, comme sa sœur prenait la seconde lanterne : — Où vas-tu ? +Lise et Françoise demeurèrent seules, devant le corps de leur père. +Ça ne suffisait donc pas, d’avoir la mort chez soi ? +Pauvre père, murmura Françoise, se serait-il fait du mauvais sang !... +Vaut mieux qu’il ne voie pas ça. +Et, comme sa sœur prenait la seconde lanterne : — Où vas-tu ? Je songe aux pois et aux haricots... Je reviens tout de suite. Sous l’averse, Lise traversa la cour, passa dans le potager. -Il n’y avait plus que Françoise près du vieux. -Encore se tenait-elle sur le seuil, très émotionnée par le va-et-vient de la lanterne. +Il n’y avait plus que Françoise près du vieux. +Encore se tenait-elle sur le seuil, très émotionnée par le va-et-vient de la lanterne. Elle crut entendre des plaintes, des larmes. Son cœur se brisait. Hein ? quoi ? cria-t-elle. Qu’est-ce qu’il y a ? -Aucune voix ne répondait, la lanterne allait et venait plus vite, comme affolée. -Les haricots sont rasés, dis ?... +Aucune voix ne répondait, la lanterne allait et venait plus vite, comme affolée. +Les haricots sont rasés, dis ?... Et les pois, ont-ils du mal ?... Mon Dieu ! et les fruits, et les salades ? -Mais une exclamation de douleur qui lui arrivait distinctement la décida. +Mais une exclamation de douleur qui lui arrivait distinctement la décida. Elle ramassa ses jupes, courut dans l’averse rejoindre sa sœur. -L’œil gauche, obstinément ouvert, regardait les vieilles solives du plafond. -Qu’avaient-ils fait pour être punis de la sorte ? -Ni sécurité, ni justice, des fléaux sans raison, des caprices qui tuaient le monde. -Et elle gueulait : — Sacré cochon, là-haut ! +L’œil gauche, obstinément ouvert, regardait les vieilles solives du plafond. +Qu’avaient-ils fait pour être punis de la sorte ? +Ni sécurité, ni justice, des fléaux sans raison, des caprices qui tuaient le monde. +Et elle gueulait : — Sacré cochon, là-haut ! Tu ne peux donc pas nous foutre la paix ? Ce dernier, grand et maigre, la face jaunie par des ambitions mortes, entra rudement. -Au fond, il exécrait cette clientèle paysanne, qu’il accusait de sa médiocrité. -Ça va donc mieux ? +Au fond, il exécrait cette clientèle paysanne, qu’il accusait de sa médiocrité. +Ça va donc mieux ? Puis, apercevant le corps : — Non, trop tard !... Je vous le disais bien, je ne voulais pas venir. -C’est toujours la même histoire, ils m’appellent quand ils sont morts. -C’est vous qui l’avez tué, parbleu !... +C’est toujours la même histoire, ils m’appellent quand ils sont morts. +C’est vous qui l’avez tué, parbleu !... Est-ce idiot ? de l’eau de Cologne et du tilleul pour une apoplexie !... -Avec ça, personne près de lui. -Bien sûr qu’il n’est pas en train de se sauver... -Mais, monsieur, balbutia Lise, en larmes, c’est à cause de la grêle. -Monsieur Finet, intéressé, se calma. -Tiens ! il était donc tombé de la grêle ? -À force de vivre avec les paysans, il avait fini par avoir leurs passions. +Avec ça, personne près de lui. +Bien sûr qu’il n’est pas en train de se sauver... +Mais, monsieur, balbutia Lise, en larmes, c’est à cause de la grêle. +Monsieur Finet, intéressé, se calma. +Tiens ! il était donc tombé de la grêle ? +À force de vivre avec les paysans, il avait fini par avoir leurs passions. Il n’y a pas de plus grand malheur pour les campagnes... Un bruit sourd, une sorte de bouillonnement, l’interrompit. -Cela venait du mort, oublié entre les deux chandelles. -Tous se turent, les femmes se signèrent. +Cela venait du mort, oublié entre les deux chandelles. +Tous se turent, les femmes se signèrent. Un mois se passa. Le lendemain de l’enterrement, il vint demander de leurs nouvelles. -Et Jean, bientôt, en connut les moindres trous. -Jean se plaisait là, sans se demander ce qui l’y ramenait. -Pourtant, ses vingt-cinq ans la vieillissaient déjà, elle devenait laide, surtout depuis ses couches. -Cette petite Françoise avait le renom d’une fameuse tête. -L’injustice l’exaspérait. -Quoi donc ? on ne se repose pas, même le dimanche ! +Et Jean, bientôt, en connut les moindres trous. +Jean se plaisait là, sans se demander ce qui l’y ramenait. +Pourtant, ses vingt-cinq ans la vieillissaient déjà, elle devenait laide, surtout depuis ses couches. +Cette petite Françoise avait le renom d’une fameuse tête. +L’injustice l’exaspérait. +Quoi donc ? on ne se repose pas, même le dimanche ! Il longea la haie, entra par la cour. -Laissez donc ça, je vas l’expédier, moi, votre travail ! -Ça va bien, dit-il, que vous êtes rudement construite ! +Laissez donc ça, je vas l’expédier, moi, votre travail ! +Ça va bien, dit-il, que vous êtes rudement construite ! Elle en montrait quelque orgueil, elle eut un rire de complaisance. Il songeait simplement qu’avec des membres pareils, on en abattait, de la besogne ! -Bien sûr que, dans un ménage, une femme de cette bâtisse-là valait son homme. +Bien sûr que, dans un ménage, une femme de cette bâtisse-là valait son homme. J’ai vu Buteau, avant-hier. Mais elle n’eut pas le temps de l’interroger. Tu l’as vu... -Mais rien, répondit Jean embarrassé, mécontent d’avoir eu la langue trop longue. +Mais rien, répondit Jean embarrassé, mécontent d’avoir eu la langue trop longue. Oui, oui, il sait que tout est fini. Ah ! et il ne dit rien ? Non, il ne dit rien. -Jean qui, jusque-là, lui donnait des espérances, hocha le menton. -Ma foi ! je crois que vous êtes dans le vrai. -Et il jeta un regard sur Jules, qu’il avait oublié. -C’était ça l’embêtant, ce gamin ! -Autrement, pourquoi n’aurait-il pas épousé Lise, puisqu’elle se trouvait libre ? -Cette idée lui venait là, tout d’un coup, à la regarder au travail. -J’ai une capeline à lui commander. +Jean qui, jusque-là, lui donnait des espérances, hocha le menton. +Ma foi ! je crois que vous êtes dans le vrai. +Et il jeta un regard sur Jules, qu’il avait oublié. +C’était ça l’embêtant, ce gamin ! +Autrement, pourquoi n’aurait-il pas épousé Lise, puisqu’elle se trouvait libre ? +Cette idée lui venait là, tout d’un coup, à la regarder au travail. +J’ai une capeline à lui commander. Hein ? trois francs, c’est pour rien !... Cent sous les deux ! -Mais elles étaient raisonnables, elles n’en avaient pas besoin : à quoi bon dépenser ? -Ah ! vous me feriez de la peine, c’est de bonne amitié, bien sûr ! -Mais toi aussi, bête ! garde-le... -Je le veux, tu ne vas pas faire ta mauvaise tête ! -Les deux sœurs, combattues, se défendaient et riaient. -Déjà, Lambourdieu avait allongé la main, par-dessus la haie, pour empocher les cent sous. -Une aventure l’en empêcha. +Mais elles étaient raisonnables, elles n’en avaient pas besoin : à quoi bon dépenser ? +Ah ! vous me feriez de la peine, c’est de bonne amitié, bien sûr ! +Mais toi aussi, bête ! garde-le... +Je le veux, tu ne vas pas faire ta mauvaise tête ! +Les deux sœurs, combattues, se défendaient et riaient. +Déjà, Lambourdieu avait allongé la main, par-dessus la haie, pour empocher les cent sous. +Une aventure l’en empêcha. Rien n’y faisait, ni les coups de pied, ni les douceurs. -Jules s’était réveillé au bruit, et hurlait. -L’occasion était perdue, le jeune homme dut partir ce jour-là, sans avoir parlé. -D’un côté et de l’autre, on n’aurait qu’à y gagner. -La veille, les deux sœurs avaient essangé le linge. -Jean patienta, espérant qu’elle s’en irait. -C’était une grande affliction. -Malgré sa grande douceur, cela la jetait hors d’elle. +Jules s’était réveillé au bruit, et hurlait. +L’occasion était perdue, le jeune homme dut partir ce jour-là, sans avoir parlé. +D’un côté et de l’autre, on n’aurait qu’à y gagner. +La veille, les deux sœurs avaient essangé le linge. +Jean patienta, espérant qu’elle s’en irait. +C’était une grande affliction. +Malgré sa grande douceur, cela la jetait hors d’elle. Voyons, dites-moi, vous, Caporal, est-ce raisonnable ?... -Et puis, avec ça que les crottes des bêtes sont plus propres !... -Dites, Caporal, est-ce que ça vous dégoûte, vous ? -Cette franchise désola la vieille femme. -Elle qui n’était pas cancanière, ne put retenir son amertume. -C’est bon, ils vous ont déjà tourné contre moi... -Et elle lâcha les commérages de Rognes sur le jeune homme. -Est-ce qu’on savait d’où il sortait ? -Oh ! les canailles ! murmura Jean, blême d’indignation. -Et, puisque j’ai commencé, vaut mieux aller jusqu’au bout, poursuivit la Frimat. +Et puis, avec ça que les crottes des bêtes sont plus propres !... +Dites, Caporal, est-ce que ça vous dégoûte, vous ? +Cette franchise désola la vieille femme. +Elle qui n’était pas cancanière, ne put retenir son amertume. +C’est bon, ils vous ont déjà tourné contre moi... +Et elle lâcha les commérages de Rognes sur le jeune homme. +Est-ce qu’on savait d’où il sortait ? +Oh ! les canailles ! murmura Jean, blême d’indignation. +Et, puisque j’ai commencé, vaut mieux aller jusqu’au bout, poursuivit la Frimat. C’est trop sale, ils affirment que vous couchez avec les deux ! -Oui, je vas demander à Lise, si elle veut que je l’épouse... +Oui, je vas demander à Lise, si elle veut que je l’épouse... Justement, elle vidait son pot dans le cuvier. -Alors, c’est sérieux ? +Alors, c’est sérieux ? Elle n’en paraissait point surprise. -C’était une chose naturelle. -Faudrait pas dire non, à cause de la Cognette, reprit-il, parce que la Cognette... -Non, non, ce n’est pas tout ça, déclara-t-elle enfin. +C’était une chose naturelle. +Faudrait pas dire non, à cause de la Cognette, reprit-il, parce que la Cognette... +Non, non, ce n’est pas tout ça, déclara-t-elle enfin. Seulement, c’est Buteau... Puisqu’il ne veut pas. -Mais, tout de même, il faut consulter Buteau. -Jean réfléchit une grande minute. +Mais, tout de même, il faut consulter Buteau. +Jean réfléchit une grande minute. Puis, sagement : — Comme vous voudrez... -Ça se doit, par rapport à l’enfant. +Ça se doit, par rapport à l’enfant. Dis donc, Lise, cria-t-elle, viens donc voir... -La Coliche s’est abîmé le pied. -Encore une de tes négligences, hein ?... +La Coliche s’est abîmé le pied. +Encore une de tes négligences, hein ?... Tu te seras endormie dans l’herbe, comme l’autre fois. Mais non, je t’assure... Je ne sais pas ce qu’elle a pu faire. Tais-toi donc, menteuse !... Tu me la tueras un jour, ma vache ! -Les yeux noirs de Françoise s’allumèrent. -Elle était très pâle, elle bégaya, révoltée : — Ta vache, ta vache... +Les yeux noirs de Françoise s’allumèrent. +Elle était très pâle, elle bégaya, révoltée : — Ta vache, ta vache... Tu pourrais bien dire notre vache. -Comment, notre vache ? une vache à toi, gamine ! -Et les deux sœurs, face à face, se dévisagèrent, menaçantes, ennemies. -L’aînée céda, rentra dans la cuisine, pour ne pas gifler la petite. +Comment, notre vache ? une vache à toi, gamine ! +Et les deux sœurs, face à face, se dévisagèrent, menaçantes, ennemies. +L’aînée céda, rentra dans la cuisine, pour ne pas gifler la petite. La vue de sa sœur, raidie et boudeuse, l’ennuyait maintenant. -Elle lui parla la première, elle voulut en finir par une nouvelle imprévue. +Elle lui parla la première, elle voulut en finir par une nouvelle imprévue. Tu ne sais pas ? -Jean veut que je l’épouse, il me demande. -Qu’est-ce que ça me fiche ? -Elle haussa les épaules. -Seulement, voulez-vous que je vous dise ? tout ça n’est guère propre. +Jean veut que je l’épouse, il me demande. +Qu’est-ce que ça me fiche ? +Elle haussa les épaules. +Seulement, voulez-vous que je vous dise ? tout ça n’est guère propre. Et elle sortit achever son pain dans la cour. -Eh bien ! nous en restons là, Caporal... +Eh bien ! nous en restons là, Caporal... Je ne vous dis pas non, je ne vous dis pas oui... -Et nous déciderons quelque chose... -Ça va-t-il ? +Et nous déciderons quelque chose... +Ça va-t-il ? Il tendit la main, il secoua la sienne, qu’elle lui tendait. Un vrai temps pour faire de bon foin. Il le toucha, le sentit sec et craquant. Demain, tu sentiras tes bras. -Justement, Françoise arriva près de Berthe. +Justement, Françoise arriva près de Berthe. Hein ? t’en as assez ! -Un peu, ça commence... +Un peu, ça commence... Quand on n’en a pas l’habitude ! -Oui, ma chère, c’est comme ça... +Oui, ma chère, c’est comme ça... Ah ! elle en prend ! -En voilà un amusement ! dit-elle enfin. -Et, baissant la voix, Berthe dit, avec les mots, comment ça s’était passé. -Oh ! là, là, est-ce bête qu’on se fasse des machines pareilles ! +En voilà un amusement ! dit-elle enfin. +Et, baissant la voix, Berthe dit, avec les mots, comment ça s’était passé. +Oh ! là, là, est-ce bête qu’on se fasse des machines pareilles ! On entendait toujours le bruit persistant du marteau, qui tapait le fer. Alors, tu vas partir soldat ? -J’ai le temps, ce n’est pas pressé. -Est-ce vrai, ce qu’on raconte, que Suzanne est à Chartres ? -Mais lui, plein d’indifférence, répondit : — Paraît... -Si ça l’amuse ! +J’ai le temps, ce n’est pas pressé. +Est-ce vrai, ce qu’on raconte, que Suzanne est à Chartres ? +Mais lui, plein d’indifférence, répondit : — Paraît... +Si ça l’amuse ! Qu’est-ce que je disais ? -Il s’arrête, il lui fourre son nez dans les cheveux... -Comment ça ? demanda Françoise, qui ne comprenait point. -Victor s’était remis à battre son fer. +Il s’arrête, il lui fourre son nez dans les cheveux... +Comment ça ? demanda Françoise, qui ne comprenait point. +Victor s’était remis à battre son fer. Dans le bruit, il rigola, tapant entre chaque phrase. Puis, tu sais, N’en-a-pas... -Elle a ça comme une gamine, aussi lisse que la main ! +Elle a ça comme une gamine, aussi lisse que la main ! Quand je te dis ! Tu l’as vue, toi ? Non, pas moi, d’autres. -Ah ! des garçons qui l’ont juré à des garçons que je connais. -Et où l’ont-ils vue ? comment ? +Ah ! des garçons qui l’ont juré à des garçons que je connais. +Et où l’ont-ils vue ? comment ? Est-ce que je sais ?... -Bien sûr que s’ils sont allés la guetter ! -Une minute, Delhomme s’arrêta, se tint debout, très grand au milieu des autres. -Lise était arrivée devant la maison des Fouan. +Bien sûr que s’ils sont allés la guetter ! +Une minute, Delhomme s’arrêta, se tint debout, très grand au milieu des autres. +Lise était arrivée devant la maison des Fouan. Bien le bonjour, ma tante... -Et ça va comme vous voulez ? -Mais oui, répondit la vieille dont le visage s’éclaira, heureuse de cette visite. -Lise voulut aussi être aimable pour son oncle. -Et l’appétit marche, à ce que je vois ? +Et ça va comme vous voulez ? +Mais oui, répondit la vieille dont le visage s’éclaira, heureuse de cette visite. +Lise voulut aussi être aimable pour son oncle. +Et l’appétit marche, à ce que je vois ? Oh ! dit-il, ce n’est pas que j’aie faim... -Seulement, de manger un morceau ça occupe toujours, ça fait couler la journée. -Lui-même, réveillé, s’excitait comme elle, renchérissait. +Seulement, de manger un morceau ça occupe toujours, ça fait couler la journée. +Lui-même, réveillé, s’excitait comme elle, renchérissait. Enfin, Lise risqua le motif de sa visite. -Mon oncle, on m’a conté que, l’autre jour, vous aviez rencontré Buteau... -Cela était juste, le vieux enrageait d’avoir eu tort. +Mon oncle, on m’a conté que, l’autre jour, vous aviez rencontré Buteau... +Cela était juste, le vieux enrageait d’avoir eu tort. Quelle histoire ? demanda Lise. Est-ce que les Delhomme ne vous payent pas ? -Oh ! si, répondit Rose. -Tous les trois mois, à midi sonnant, l’argent est là, sur la table... +Oh ! si, répondit Rose. +Tous les trois mois, à midi sonnant, l’argent est là, sur la table... Oui, ajouta le vieux, ils payent et c’est tout. Moi, je trouve que ce n’est point assez. -Est-ce que ça les acquitte, leur argent ? -Nous voilà des créanciers, pas plus... +Est-ce que ça les acquitte, leur argent ? +Nous voilà des créanciers, pas plus... Et encore on a tort de se plaindre. S’ils payaient tous ! -Il s’interrompit, un silence embarrassé régna. -Puisque nous sommes heureux, qu’est-ce que ça te fiche, le reste ? +Il s’interrompit, un silence embarrassé régna. +Puisque nous sommes heureux, qu’est-ce que ça te fiche, le reste ? Quand on a assez, on a assez. -Jamais elle ne lui avait tenu tête ainsi. +Jamais elle ne lui avait tenu tête ainsi. Il la regarda fixement. Tu parles trop, la vieille !... -Je veux bien être heureux, mais faut pas qu’on m’embête ! +Je veux bien être heureux, mais faut pas qu’on m’embête ! La salle triste s’endormait. -Je ne l’ai guère tourmenté, il est temps que ça se décide. +Je ne l’ai guère tourmenté, il est temps que ça se décide. Les deux vieux ne soufflaient plus mot. -Elle interrogea directement le père. -Puisque vous l’avez vu, il a dû vous parler de moi... +Elle interrogea directement le père. +Puisque vous l’avez vu, il a dû vous parler de moi... Qu’est-ce qu’il en dit ? Rien, il ne m’en a seulement point ouvert la bouche... -Et il n’y a rien à en dire, ma foi ! +Et il n’y a rien à en dire, ma foi ! Vous croyez qu’il l’acceptera un jour ? -Ça se peut encore. -Et vous pensez qu’il m’épouserait ? +Ça se peut encore. +Et vous pensez qu’il m’épouserait ? Il y a des chances. Vous me conseillez donc d’attendre ? Dame ! c’est selon tes forces, chacun fait comme il sent. Puis, elle tenta un dernier effort. Il me faut un oui ou un non... -Vous, mon oncle, si vous alliez demander à Buteau, je vous en prie ! -Fouan haussa les épaules. -D’abord, jamais je ne reparlerai à ce jean-foutre... -Laisse-lui donc la liberté de dire oui, un jour, si c’est son intérêt ! -Bien sûr ! conclut simplement Rose, redevenue l’écho de son homme. +Vous, mon oncle, si vous alliez demander à Buteau, je vous en prie ! +Fouan haussa les épaules. +D’abord, jamais je ne reparlerai à ce jean-foutre... +Laisse-lui donc la liberté de dire oui, un jour, si c’est son intérêt ! +Bien sûr ! conclut simplement Rose, redevenue l’écho de son homme. Et Lise ne put tirer d’eux rien de plus net. -C’était Françoise qui la montait. +C’était Françoise qui la montait. La meule prenait tournure. -Oh ! la, la, ça me pique ! -Sous ma cotte, là-haut. -C’est une araignée, tiens bon, serre les jambes ! -Ah ! cette gamine, elle devait en faire, du bon travail, à jouer ainsi ! -Maintenant, on gâtait les filles, elles ne travaillaient que pour l’amusement. -Le soleil baissait à l’horizon, les faucheurs élargissaient encore leurs trouées. -Bon ! cria Jean, il retourne affûter. -La rémouleuse est là qui l’attend. -Françoise éclata de nouveau, à cette allusion. +Oh ! la, la, ça me pique ! +Sous ma cotte, là-haut. +C’est une araignée, tiens bon, serre les jambes ! +Ah ! cette gamine, elle devait en faire, du bon travail, à jouer ainsi ! +Maintenant, on gâtait les filles, elles ne travaillaient que pour l’amusement. +Le soleil baissait à l’horizon, les faucheurs élargissaient encore leurs trouées. +Bon ! cria Jean, il retourne affûter. +La rémouleuse est là qui l’attend. +Françoise éclata de nouveau, à cette allusion. Il est trop vieux pour elle. -Écoute donc, s’ils n’affûtent pas ensemble ! -Les fourchées d’herbe étaient jetées toujours plus haut, et la meule montait. +Écoute donc, s’ils n’affûtent pas ensemble ! +Les fourchées d’herbe étaient jetées toujours plus haut, et la meule montait. On plaisanta Lequeu et Berthe, qui avaient fini par s’asseoir. -Est-il sale ! répéta Palmyre, qui ne savait pas rire et qui étouffait. +Est-il sale ! répéta Palmyre, qui ne savait pas rire et qui étouffait. Alors, Jean la taquina. -Comment ! pas un garçon ne vous l’a pris ? +Comment ! pas un garçon ne vous l’a pris ? Vous n’avez pas d’amoureux ? Il y eut un silence. -Puis, il se décida, il lâcha tout. -Elle bégayait, surprise, irritée, ne trouvant pas le démenti qu’elle aurait voulu. -Oh ! les méchants... si l’on peut croire... -Leurs paillasses se touchaient par terre, bien sûr qu’ils se trompaient, la nuit. +Puis, il se décida, il lâcha tout. +Elle bégayait, surprise, irritée, ne trouvant pas le démenti qu’elle aurait voulu. +Oh ! les méchants... si l’on peut croire... +Leurs paillasses se touchaient par terre, bien sûr qu’ils se trompaient, la nuit. Voyons, c’est vrai, dis que c’est vrai... D’ailleurs, on le sait. Toute droite, Palmyre, ahurie, s’emporta douloureusement. -Et quand ce serait vrai, qu’est-ce que ça vous fiche ?... -Le pauvre petit n’a déjà pas tant de plaisir. -Ça les regarde, ça ne fait du tort à personne. +Et quand ce serait vrai, qu’est-ce que ça vous fiche ?... +Le pauvre petit n’a déjà pas tant de plaisir. +Ça les regarde, ça ne fait du tort à personne. D’ailleurs, une autre histoire les occupa. -Jésus-Christ leva ses deux poings au ciel. -Nom de Dieu de bougresse qui me déshonore !... +Jésus-Christ leva ses deux poings au ciel. +Nom de Dieu de bougresse qui me déshonore !... Je vas chercher mon fouet. Et il remonta en courant. -Mais la Trouille avait dû entendre. -Il examina sa faux, il se remit enfin à la besogne. +Mais la Trouille avait dû entendre. +Il examina sa faux, il se remit enfin à la besogne. Oh ! la, que c’est haut !... -La tête me tourne. +La tête me tourne. Non, c’est trop haut. -Va quérir une échelle. -Mais, bête ! dit Jean, assieds-toi donc, laisse-toi glisser ! +Va quérir une échelle. +Mais, bête ! dit Jean, assieds-toi donc, laisse-toi glisser ! Non, non, j’ai peur, je ne peux pas ! Alors, ce furent des cris, des exhortations, des plaisanteries grasses. -Pas sur le ventre, ça le ferait enfler ! -Sur le derrière, à moins qu’elle n’y eût des engelures ! +Pas sur le ventre, ça le ferait enfler ! +Sur le derrière, à moins qu’elle n’y eût des engelures ! Quand je te dis que tu ne te rompras rien !... -Déboule, tu tomberas dans mes bras. -Mais, à la sentir brûlante et suante contre sa face, il l’avait empoignée. +Déboule, tu tomberas dans mes bras. +Mais, à la sentir brûlante et suante contre sa face, il l’avait empoignée. Elle riait toujours, croyant qu’il jouait. -Quoi donc ? ce n’était pas Lise qu’il voulait, c’était cette gamine ! -Mais l’enfant était si jeune ! il en restait désespéré et honteux. +Quoi donc ? ce n’était pas Lise qu’il voulait, c’était cette gamine ! +Mais l’enfant était si jeune ! il en restait désespéré et honteux. Justement, Lise revenait de chez les Fouan. -En chemin, elle avait réfléchi. +En chemin, elle avait réfléchi. Les vieux avaient raison, pourquoi se bousculer ? -Effaré, frémissant encore, Jean la regardait, sans comprendre. -Il se hâta de dire : — Oui, oui, attendons, ça vaut mieux. -La nuit tombait, une étoile brillait déjà au fond du ciel couleur de violette. -Il était arrivé tant de choses et rien du tout ! +Effaré, frémissant encore, Jean la regardait, sans comprendre. +Il se hâta de dire : — Oui, oui, attendons, ça vaut mieux. +La nuit tombait, une étoile brillait déjà au fond du ciel couleur de violette. +Il était arrivé tant de choses et rien du tout ! Les cruches pleines restaient en ligne, les femmes ne s’en allaient plus. On faillit se battre, un samedi soir. -Ton député, ton député ! est-ce que tu crois que je le mangerais ?... +Ton député, ton député ! est-ce que tu crois que je le mangerais ?... Alors, tu as honte de moi ? -Hourdequin, renversé sur sa chaise, ne mangeant plus, les yeux vagues, parla lentement. -Le blé, qui est à dix-huit francs l’hectolitre, en coûte seize à produire. +Hourdequin, renversé sur sa chaise, ne mangeant plus, les yeux vagues, parla lentement. +Le blé, qui est à dix-huit francs l’hectolitre, en coûte seize à produire. S’il baisse encore, c’est la ruine... -Et, chaque année, dit-on, l’Amérique augmente ses exportations de céréales. -On nous menace d’une vraie inondation du marché. +Et, chaque année, dit-on, l’Amérique augmente ses exportations de céréales. +On nous menace d’une vraie inondation du marché. Que deviendrons-nous, alors ?... -Eh bien ! me voilà ébranlé, parole d’honneur ! -Oui, ma foi ! nous ne pouvons crever de faim, qu’on nous protège ! -Voilà le terrible ! cria-t-il. -De l’autre, l’industrie, qui pousse à la baisse, pour diminuer les salaires. -C’est la guerre acharnée, et comment finira-t-elle, dites-moi ? +Eh bien ! me voilà ébranlé, parole d’honneur ! +Oui, ma foi ! nous ne pouvons crever de faim, qu’on nous protège ! +Voilà le terrible ! cria-t-il. +De l’autre, l’industrie, qui pousse à la baisse, pour diminuer les salaires. +C’est la guerre acharnée, et comment finira-t-elle, dites-moi ? Hourdequin, ayant empli son verre, le vida d’un trait. -Ça ne peut pas finir... -Alors, quoi ? je ne sais pas, dévorons-nous les uns les autres ! -Vous m’avez demandé des faits pour vos discours... +Ça ne peut pas finir... +Alors, quoi ? je ne sais pas, dévorons-nous les uns les autres ! +Vous m’avez demandé des faits pour vos discours... Eh bien ! d’abord, c’est votre faute, si la Chamade perd. La Beauce, elle, ne vivait que sur ses moutons. -Une seule machine, la machine à battre, commençait à être acceptée. -Mais, jusque-là, ignorant, têtu, sans un sou d’avance, il tuerait la terre. -Ah ! tout fout le camp ! cria-t-il avec brutalité. -Oui, nos fils verront ça, la faillite de la terre... +Une seule machine, la machine à battre, commençait à être acceptée. +Mais, jusque-là, ignorant, têtu, sans un sou d’avance, il tuerait la terre. +Ah ! tout fout le camp ! cria-t-il avec brutalité. +Oui, nos fils verront ça, la faillite de la terre... Et ils ne risqueraient pas cent francs pour amender un hectare ! -Voilà, monsieur le député, un fait que je vous signale. -Laissez-moi donc tranquille ! déclara Hourdequin. -Mais que d’inconvénients d’autre part ! +Voilà, monsieur le député, un fait que je vous signale. +Laissez-moi donc tranquille ! déclara Hourdequin. +Mais que d’inconvénients d’autre part ! Laquelle des deux l’emportera ? Du diable si je m’en doute ! -Il s’interrompit, criant : — Et ce café, est-ce pour aujourd’hui ? +Il s’interrompit, criant : — Et ce café, est-ce pour aujourd’hui ? Et puis, la route poudroie, rien n’arrive... -Voulez-vous la stricte vérité ? -Moi, j’ai quelques sous en réserve, ça va bien. +Voulez-vous la stricte vérité ? +Moi, j’ai quelques sous en réserve, ça va bien. La culbute est fatalement au bout. Oui ! va-t’en voir s’ils viennent !... -Merci ! une bouche de plus, un meurt-la-faim qui serait désespéré de naître ! -Aussi voilà trente ans que les embêtements durent !... -Cette bougresse de terre, quand elle vous empoigne, elle ne vous lâche plus... -Fichtre ! deux heures, et moi qui ai une séance du conseil municipal !... +Merci ! une bouche de plus, un meurt-la-faim qui serait désespéré de naître ! +Aussi voilà trente ans que les embêtements durent !... +Cette bougresse de terre, quand elle vous empoigne, elle ne vous lâche plus... +Fichtre ! deux heures, et moi qui ai une séance du conseil municipal !... Oui, il s’agit d’un chemin. -Monsieur de Chédeville avait quitté sa chaise, heureux, délivré. -Dites donc, je puis vous être utile, je vais vous l’obtenir votre subvention... -Voulez-vous que je vous conduise à Rognes dans mon cabriolet, puisque vous êtes pressé ? +Monsieur de Chédeville avait quitté sa chaise, heureux, délivré. +Dites donc, je puis vous être utile, je vais vous l’obtenir votre subvention... +Voulez-vous que je vous conduise à Rognes dans mon cabriolet, puisque vous êtes pressé ? Au moins, dit-il avec son gros rire, je sais comment je me ruine. Mais il s’interrompit, pour jurer entre ses dents. -Hein ! disait-il, en voilà, un sabot !... -Et ça casse l’herbe, ça l’empoisonne. -Ma parole ! il y a trois moutons déjà qui en sont morts. -Les paysans ricanaient, examinaient la faneuse comme une bête farce et méchante. -Voilà ! dit Hourdequin, en se laissant retomber sur la banquette. -On dirait que nos outils perfectionnés leur brûlent les mains... -Oh ! de la pratique, rien au fond ! répondit négligemment Hourdequin. -Monsieur le député, répétait Macqueron très rouge et embarrassé, c’est vraiment un honneur... -Comment donc, ma chère enfant ! s’écria-t-il. -Parlez-en toujours, j’attends la réponse. -Pardon, monsieur le député. -La pauvre église, ici, est dans un tel état !... -Je veux vous la montrer, il faut que vous m’obteniez des réparations. -Moi, on ne m’écoute point... +Hein ! disait-il, en voilà, un sabot !... +Et ça casse l’herbe, ça l’empoisonne. +Ma parole ! il y a trois moutons déjà qui en sont morts. +Les paysans ricanaient, examinaient la faneuse comme une bête farce et méchante. +Voilà ! dit Hourdequin, en se laissant retomber sur la banquette. +On dirait que nos outils perfectionnés leur brûlent les mains... +Oh ! de la pratique, rien au fond ! répondit négligemment Hourdequin. +Monsieur le député, répétait Macqueron très rouge et embarrassé, c’est vraiment un honneur... +Comment donc, ma chère enfant ! s’écria-t-il. +Parlez-en toujours, j’attends la réponse. +Pardon, monsieur le député. +La pauvre église, ici, est dans un tel état !... +Je veux vous la montrer, il faut que vous m’obteniez des réparations. +Moi, on ne m’écoute point... Venez, venez, je vous en prie. -Monsieur de Chédeville dut suivre l’abbé. -Les groupes avaient grossi, plusieurs se mirent en marche, derrière ses talons. -On s’enhardissait, tous songeaient à lui demander quelque chose. +Monsieur de Chédeville dut suivre l’abbé. +Les groupes avaient grossi, plusieurs se mirent en marche, derrière ses talons. +On s’enhardissait, tous songeaient à lui demander quelque chose. Aucun ne broncha, on ne sut s’ils acceptaient cette excuse. -Bon ! nous voilà six, nous pourrons voter, s’écria le maire. -Comme on les écoutait, ils se turent. +Bon ! nous voilà six, nous pourrons voter, s’écria le maire. +Comme on les écoutait, ils se turent. Voyons, messieurs, reprit le maire, si nous commencions. -Seul, l’adjoint prit place à côté de lui. -Les quatre conseillers restèrent deux debout, deux appuyés au rebord d’une fenêtre. -Messieurs, dit Hourdequin, voici une lettre que nous adresse le maître d’école. -Lecture en fut donnée. -Il n’y eut pas même de discussion, on refusa net. +Seul, l’adjoint prit place à côté de lui. +Les quatre conseillers restèrent deux debout, deux appuyés au rebord d’une fenêtre. +Messieurs, dit Hourdequin, voici une lettre que nous adresse le maître d’école. +Lecture en fut donnée. +Il n’y eut pas même de discussion, on refusa net. Bon ! nous lui dirons d’attendre. -Il est trop pressé, ce jeune homme... +Il est trop pressé, ce jeune homme... Et, maintenant, abordons notre affaire du chemin. -Hourdequin, surpris, comprit alors pourquoi l’abbé Godard avait déjeuné chez le cabaretier. -Quelle ambition poussait donc à celui-ci, qu’il se mettait ainsi en avant ? -D’ailleurs, sa proposition subit le sort de la demande du maître d’école. -Et maintenant à notre chemin, il faut en finir... +Hourdequin, surpris, comprit alors pourquoi l’abbé Godard avait déjeuné chez le cabaretier. +Quelle ambition poussait donc à celui-ci, qu’il se mettait ainsi en avant ? +D’ailleurs, sa proposition subit le sort de la demande du maître d’école. +Et maintenant à notre chemin, il faut en finir... Delhomme, ayez donc l’obligeance d’appeler Monsieur Lequeu. Le conseil le connaissait bien, ce plan. -Depuis des années, il traînait là. +Depuis des années, il traînait là. Il se moquait bien de la pente plus douce, de la route plus courte ! Son cheval tirerait davantage, donc ! -Aussi, Hourdequin n’avait-il pas besoin de les faire causer, pour connaître leur opinion. +Aussi, Hourdequin n’avait-il pas besoin de les faire causer, pour connaître leur opinion. Si Clou et l’autre, douteux, votaient mal, on serait trois contre trois. -Enfin, la discussion commença. -À quoi ça sert ? à quoi ça sert ? répétait Lengaigne. -Puisqu’on a déjà une route ! +Enfin, la discussion commença. +À quoi ça sert ? à quoi ça sert ? répétait Lengaigne. +Puisqu’on a déjà une route ! Encore, toi, tu as promis de faire cadeau de ton terrain. -C’était une sournoiserie à l’adresse de Macqueron. -Mais celui-ci, qui regrettait amèrement son accès de libéralité, mentit avec carrure. +C’était une sournoiserie à l’adresse de Macqueron. +Mais celui-ci, qui regrettait amèrement son accès de libéralité, mentit avec carrure. Moi, je n’ai rien promis... -Qui t’a dit ça ? +Qui t’a dit ça ? Qui ? mais toi, nom de Dieu !... Et devant du monde ! -Monsieur Lequeu était là, il peut parler... +Monsieur Lequeu était là, il peut parler... N’est-ce pas, monsieur Lequeu ? -Est-ce que ça le regardait, leurs saletés d’histoires ! +Est-ce que ça le regardait, leurs saletés d’histoires ! Je n’en veux pas, de votre chemin ! -Voyant les choses se gâter, le maire se hâta d’intervenir. -Tout ça, ce sont des bavardages. -Nous n’avons pas à entrer dans les querelles particulières... -C’est l’intérêt public, l’intérêt commun, qui doit nous guider. -Bien sûr, déclara sagement Delhomme. -La route nouvelle rendra de grands services à toute la commune... +Voyant les choses se gâter, le maire se hâta d’intervenir. +Tout ça, ce sont des bavardages. +Nous n’avons pas à entrer dans les querelles particulières... +C’est l’intérêt public, l’intérêt commun, qui doit nous guider. +Bien sûr, déclara sagement Delhomme. +La route nouvelle rendra de grands services à toute la commune... Seulement, il faudrait savoir. -Et, s’il ne faisait rien, à quoi bon perdre notre temps à voter ? -Du coup, Hourdequin crut devoir lancer la grosse nouvelle, qu’il tenait en réserve. +Et, s’il ne faisait rien, à quoi bon perdre notre temps à voter ? +Du coup, Hourdequin crut devoir lancer la grosse nouvelle, qu’il tenait en réserve. Vous savez qu’il est l’ami de l’empereur. -Il n’aura qu’à lui parler de nous, au dessert. -Il n’y eut d’ailleurs que des hochements de tête. +Il n’aura qu’à lui parler de nous, au dessert. +Il n’y eut d’ailleurs que des hochements de tête. Ces choses allaient de soi, pourquoi les dire ? Pourtant, Hourdequin restait soucieux de l’attitude muette de Clou. -Son fils travaillait à la Borderie, il était à l’entière dévotion du maire. -Cet animal de Clou avait bien voté. -Le conseil trouve qu’on dépense déjà trop pour l’école. +Son fils travaillait à la Borderie, il était à l’entière dévotion du maire. +Cet animal de Clou avait bien voté. +Le conseil trouve qu’on dépense déjà trop pour l’école. Tas de brutes ! cria le jeune homme, vert de bile, quand il fut seul. Allez donc vivre avec vos cochons ! -Effaré, essoufflé, il souriait, faisait le débonnaire, promettait toujours. +Effaré, essoufflé, il souriait, faisait le débonnaire, promettait toujours. Ah ! un brave homme, pas fier avec le pauvre monde ! Eh bien ! partons-nous ? demanda Hourdequin. -On m’attend à la ferme. +On m’attend à la ferme. Non, non ! reprit le fermier, nous n’avons pas le temps, une autre fois ! -Seul furieux, l’abbé refit à pied ses trois kilomètres, de Rognes à Bazoches-le-Doyen. -Les travaux commencèrent tout de suite. -Des femmes s’oubliaient, droites, les bras ballants, leurs cruches pleines à leurs pieds. +Seul furieux, l’abbé refit à pied ses trois kilomètres, de Rognes à Bazoches-le-Doyen. +Les travaux commencèrent tout de suite. +Des femmes s’oubliaient, droites, les bras ballants, leurs cruches pleines à leurs pieds. Et elle a encore dit que votre homme avait deux paroles... -À ce moment, Flore sortait de chez elle, sa cruche à la main. -C’était une chance. -Mais alors, dit Flore, voilà Lise devenue un vrai parti, avec son mioche... -À moins, ajouta Cœlina, que Buteau ne reprenne la place... -Sa part gagne aussi joliment, à cette route. -La Bécu se retourna, en les poussant du coude. -C’était Lise, qui arrivait gaiement en balançant sa cruche. -Et le défilé recommença devant la fontaine. +À ce moment, Flore sortait de chez elle, sa cruche à la main. +C’était une chance. +Mais alors, dit Flore, voilà Lise devenue un vrai parti, avec son mioche... +À moins, ajouta Cœlina, que Buteau ne reprenne la place... +Sa part gagne aussi joliment, à cette route. +La Bécu se retourna, en les poussant du coude. +C’était Lise, qui arrivait gaiement en balançant sa cruche. +Et le défilé recommença devant la fontaine. Jean offrit de les y conduire, dans une carriole de la ferme. L’un des deux, il fallait en finir. Tiens ! on croirait Buteau. -C’est lui, déclara Lise. +C’est lui, déclara Lise. Sans doute qu’il va chez monsieur Baillehache... Est-ce qu’il accepterait sa part ? Jean fit claquer son fouet en riant. On ne sait pas, il est si malin ! -Bien sûr, tout de suite. -Des poulets morts et plumés s’alignaient dans des caisses, par lits profonds. -Plusieurs étaient venues avec deux couples de poules liées par les pattes. -En voilà une qui gagne son pain ! fit remarquer Jean. +Bien sûr, tout de suite. +Des poulets morts et plumés s’alignaient dans des caisses, par lits profonds. +Plusieurs étaient venues avec deux couples de poules liées par les pattes. +En voilà une qui gagne son pain ! fit remarquer Jean. La foule augmentait toujours. Il arrivait encore des voitures par la route de Mondoubleau. -Elles défilaient au petit trot sur le pont. +Elles défilaient au petit trot sur le pont. Eh bien ! reprit Jean, y allons-nous ? Depuis trente ans, il les repassait. Tiens ! c’est vous autres ! -Fanny, s’étant tournée et ayant aperçu Jean, ajouta : — Alors, vous êtes en promenade ? +Fanny, s’étant tournée et ayant aperçu Jean, ajouta : — Alors, vous êtes en promenade ? Quelques dames promenaient la soie miroitante de leurs ombrelles. -Un âne, violemment, se mit à braire. -Par ici, dit Lise en tournant la tête. -Cette fois, seulement, ce fut plus sérieux. -Pourtant, Fanny se pencha, lâcha un mot tout bas à Lise. -La vieille Fouan et Françoise se communiquèrent de même une remarque, à l’oreille. -Puis, elles retombèrent dans leur silence et leur immobilité, l’examen continua. +Un âne, violemment, se mit à braire. +Par ici, dit Lise en tournant la tête. +Cette fois, seulement, ce fut plus sérieux. +Pourtant, Fanny se pencha, lâcha un mot tout bas à Lise. +La vieille Fouan et Françoise se communiquèrent de même une remarque, à l’oreille. +Puis, elles retombèrent dans leur silence et leur immobilité, l’examen continua. Combien ? demanda tout d’un coup Lise. -Quarante pistoles, répondit la paysanne. +Quarante pistoles, répondit la paysanne. En veux-tu vingt francs ? demanda Buteau au vendeur. Et zut ! couche avec ! -Mais ça ne se voyait pas. +Mais ça ne se voyait pas. Ni l’un ni l’autre n’en ouvrirent la bouche. -Alors, cousine, reprit-il, c’est donc que tu achètes une vache ?... -Jean m’a conté ça... -Il désignait précisément la cotentine blanche et noire. -Quarante pistoles, merci ! murmura Françoise. +Alors, cousine, reprit-il, c’est donc que tu achètes une vache ?... +Jean m’a conté ça... +Il désignait précisément la cotentine blanche et noire. +Quarante pistoles, merci ! murmura Françoise. Fiche-moi la paix, hein ? Je ne joue pas avec les hommes. -Et toi, veux-tu que je m’en mêle ? -Je parie que je l’ai à trente pistoles... +Et toi, veux-tu que je m’en mêle ? +Je parie que je l’ai à trente pistoles... Paries-tu cent sous ? Oui, je veux bien... -Si ça te plaît d’essayer... -On se recueillait, on se tâtait. -Mais, au-dessus des têtes, dans le vent tiède, un tumulte passa. -Celle-ci, qui avait vu le manège, répéta tranquillement : — Quarante pistoles. -Dis, vieux ! ta bourgeoise est avec, à ce prix-là ? +Si ça te plaît d’essayer... +On se recueillait, on se tâtait. +Mais, au-dessus des têtes, dans le vent tiède, un tumulte passa. +Celle-ci, qui avait vu le manège, répéta tranquillement : — Quarante pistoles. +Dis, vieux ! ta bourgeoise est avec, à ce prix-là ? Voulez-vous trente pistoles ? -Trente pistoles, ça va-t-il ? -Non, quarante, répondit la paysanne. -Il tourna le dos, il revint, et elle se décida à causer. -C’est une bonne bête, allez, tout à fait. -Elle aura deux ans à la Trinité et elle vêlera dans quinze jours... -Pour sûr qu’elle ferait bien votre affaire. -Trente pistoles, répéta-t-il. -Voulez-vous à trente-cinq, tout de suite ? -Il s’était arrêté, il dépréciait la vache. -Mais elle haussait les épaules. +Trente pistoles, ça va-t-il ? +Non, quarante, répondit la paysanne. +Il tourna le dos, il revint, et elle se décida à causer. +C’est une bonne bête, allez, tout à fait. +Elle aura deux ans à la Trinité et elle vêlera dans quinze jours... +Pour sûr qu’elle ferait bien votre affaire. +Trente pistoles, répéta-t-il. +Voulez-vous à trente-cinq, tout de suite ? +Il s’était arrêté, il dépréciait la vache. +Mais elle haussait les épaules. Elle le laissa partir. -Celle-ci n’était justement que de trois cents francs. +Celle-ci n’était justement que de trois cents francs. Alors, c’est dit, je vais porter mon argent ailleurs ? -Dame ! s’il y avait possibilité, mais il n’y a pas possibilité... +Dame ! s’il y avait possibilité, mais il n’y a pas possibilité... Faut y mettre plus de courage, de votre part. Il n’en convint pas, il dit encore : — Trente pistoles. Du coup, tout sembla rompu. Mais Buteau s’irrita : est-ce qu’on se laissait voler de la sorte ? Sur la route, maintenant, on essayait des chevaux. -Hein ? trente ! répéta Buteau sans se lasser, en se rapprochant de la paysanne. -Puis, il les lâcha, avec une grimace. -L’acheteur, un grand pâlot, impressionné, s’en alla. +Hein ? trente ! répéta Buteau sans se lasser, en se rapprochant de la paysanne. +Puis, il les lâcha, avec une grimace. +L’acheteur, un grand pâlot, impressionné, s’en alla. Je n’en veux plus, dit Buteau. -Elle a un sang tourné. +Elle a un sang tourné. On s’attroupait, on riait. -Derrière la femme, le mari ne bougeait toujours point. -Il s’en allait de nouveau, elle le rappela d’une voix étranglée. -Eh bien ! sacré bougre, emmenez-la !... -Elle était hors d’elle, tremblante de fureur. +Derrière la femme, le mari ne bougeait toujours point. +Il s’en allait de nouveau, elle le rappela d’une voix étranglée. +Eh bien ! sacré bougre, emmenez-la !... +Elle était hors d’elle, tremblante de fureur. Lui riait bruyamment, ajoutait des galanteries, offrait de coucher, pour le reste. -Tout de suite, Lise s’était rapprochée. -La toile mûre creva, les pattes de l’animal passèrent, ainsi que le groin. -Dis donc, Lise, et mes cent sous ? réclama-t-il. +Tout de suite, Lise s’était rapprochée. +La toile mûre creva, les pattes de l’animal passèrent, ainsi que le groin. +Dis donc, Lise, et mes cent sous ? réclama-t-il. Elle les lui donna, pour rire, croyant qu’il ne les prendrait point. -Mais il les prit très bien, les fit disparaître. -Tous, lentement, se dirigèrent vers le Bon Laboureur. -C’était la fin du marché. +Mais il les prit très bien, les fit disparaître. +Tous, lentement, se dirigèrent vers le Bon Laboureur. +C’était la fin du marché. L’argent luisait au soleil, sonnait sur les tables des marchands de vin. -À la dernière minute, tout se bâclait. +À la dernière minute, tout se bâclait. Macqueron et sa fille Berthe s’attardaient encore dans les boutiques. -Il riait tout seul, des pièces de cent sous tintaient dans ses grandes poches. -Rose et Fanny échangèrent un coup d’œil. -Certainement, le garçon avait son idée. +Il riait tout seul, des pièces de cent sous tintaient dans ses grandes poches. +Rose et Fanny échangèrent un coup d’œil. +Certainement, le garçon avait son idée. Sa figure ne contait toujours rien. -N’importe ! il ne fallait pas gêner les choses. -C’est ça, dit Fanny, restez... -Moi, je vais filer avec la mère. -Et elle s’entêta. -Elle s’agaçait à l’auberge, elle voulait emmener sa bête tout de suite. -On dut céder, tellement elle devenait désagréable. -Non, rien, répondit Buteau. +N’importe ! il ne fallait pas gêner les choses. +C’est ça, dit Fanny, restez... +Moi, je vais filer avec la mère. +Et elle s’entêta. +Elle s’agaçait à l’auberge, elle voulait emmener sa bête tout de suite. +On dut céder, tellement elle devenait désagréable. +Non, rien, répondit Buteau. Elle le regardait dans les yeux, elle insista. C’est donc qu’il n’y a pas de nouveau ? Et Lise demeura seule, entre Buteau et Jean. -D’ailleurs, l’autre, non plus, ne semblait guère songer à tout ça. -Nom de Dieu ! cria-t-il, est-ce que nous ne prenons pas du café ? -Trois cafés ! demanda Jean. -C’était fait au fond, mais fallait voir tout de même. -Le mariage était résolu. -Même il parla enfin, il dit tout. +D’ailleurs, l’autre, non plus, ne semblait guère songer à tout ça. +Nom de Dieu ! cria-t-il, est-ce que nous ne prenons pas du café ? +Trois cafés ! demanda Jean. +C’était fait au fond, mais fallait voir tout de même. +Le mariage était résolu. +Même il parla enfin, il dit tout. Tu sais que tu fais bien de revenir, j’allais prendre ta place. -Oui, on m’a conté ça... -Oh ! j’étais tranquille, vous m’auriez prévenu peut-être ! -D’autant que ça vaut mieux avec toi, à cause du gamin. +Oui, on m’a conté ça... +Oh ! j’étais tranquille, vous m’auriez prévenu peut-être ! +D’autant que ça vaut mieux avec toi, à cause du gamin. C’est ce que nous avons toujours dit, n’est-ce pas, Lise ? -Toujours, c’est la vraie vérité ! +Toujours, c’est la vraie vérité ! Pourtant, il paraissait avoir tort. Cela n’en finissait plus. -Jésus-Christ, furieux, en arrivait à gueuler si haut, que le patron intervint. +Jésus-Christ, furieux, en arrivait à gueuler si haut, que le patron intervint. Il assommait tout le monde. -Lâche ! feignant ! sors donc un peu, que je te démolisse ! +Lâche ! feignant ! sors donc un peu, que je te démolisse ! Faut parier, hein ! veux-tu ? -5’là ce que c’est... -Le vieux, intéressé, sortit sa bourse sans une parole, dressa une pile égale. -Alors, moi, j’en prends une à ton tas, et regarde ! -À ton tour, prends à mon tas... -Et celui qui en mange le plus à l’autre, les garde. -Les yeux écarquillés, le vieux accepta, fit disparaître une première pièce avec peine. -Cela acheva de rendre le gaillard très bon enfant. -Dans la cour, après avoir attelé, il prit le camarade aux épaules. +5’là ce que c’est... +Le vieux, intéressé, sortit sa bourse sans une parole, dressa une pile égale. +Alors, moi, j’en prends une à ton tas, et regarde ! +À ton tour, prends à mon tas... +Et celui qui en mange le plus à l’autre, les garde. +Les yeux écarquillés, le vieux accepta, fit disparaître une première pièce avec peine. +Cela acheva de rendre le gaillard très bon enfant. +Dans la cour, après avoir attelé, il prit le camarade aux épaules. Tu sais, je veux que t’en sois. La noce sera pour dans trois semaines... -Et, faisant monter Lise dans sa voiture : — Allons, houp ! que je te ramène !... -Je passerai par Rognes, ça ne m’allongera guère. +Et, faisant monter Lise dans sa voiture : — Allons, houp ! que je te ramène !... +Je passerai par Rognes, ça ne m’allongera guère. Jean revint seul dans sa voiture. -Il trouvait ça naturel, il les suivit. -Puis, la route s’étendit toute noire. -Il finit pourtant par apercevoir l’autre voiture, celle qui emportait le ménage. -Ça valait mieux, c’était très bien. -Et il sifflait fortement, rafraîchi par la nuit, libre et envahi d’une allégresse. -Elle exigeait des égards, en reine riche et redoutée. -Enfin, de sa voix aiguë : — À la noce, ah ! non, bien sûr !... -Qu’est-ce que j’irais faire, à la noce ?... +Il trouvait ça naturel, il les suivit. +Puis, la route s’étendit toute noire. +Il finit pourtant par apercevoir l’autre voiture, celle qui emportait le ménage. +Ça valait mieux, c’était très bien. +Et il sifflait fortement, rafraîchi par la nuit, libre et envahi d’une allégresse. +Elle exigeait des égards, en reine riche et redoutée. +Enfin, de sa voix aiguë : — À la noce, ah ! non, bien sûr !... +Qu’est-ce que j’irais faire, à la noce ?... C’est bon pour ceux qui s’amusent. -Ma tante, là, vrai ! ça ne peut pas se passer sans vous. +Ma tante, là, vrai ! ça ne peut pas se passer sans vous. Non, non, ce n’est point fait pour moi. Est-ce que j’ai le temps, est-ce que j’ai de quoi me mettre ? -C’est toujours de la dépense... -On vit bien sans aller à la noce. -Mais faut que ce soit vous pour que je me dérange. -Ils la quittèrent, la gorge en feu. -Ce même soir Buteau et Lise se rendirent à Roseblanche, chez les Charles. -Mais, là, ils tombèrent au milieu d’une aventure tragique. -Monsieur Charles était dans son jardin, très agité. +C’est toujours de la dépense... +On vit bien sans aller à la noce. +Mais faut que ce soit vous pour que je me dérange. +Ils la quittèrent, la gorge en feu. +Ce même soir Buteau et Lise se rendirent à Roseblanche, chez les Charles. +Mais, là, ils tombèrent au milieu d’une aventure tragique. +Monsieur Charles était dans son jardin, très agité. Ah ! vous vous mariez dans huit jours. -C’est très bien, mes enfants... -Il souleva ses paupières lourdes, pour jeter un regard vers la jeune fille. +C’est très bien, mes enfants... +Il souleva ses paupières lourdes, pour jeter un regard vers la jeune fille. Et puis, madame Charles est heureuse de revoir la maison. -Que voulez-vous ? nous y avons laissé trente ans de notre vie, ça compte ! -Il s’attendrissait, ses yeux se mouillaient, vagues, fixés là-bas, dans le passé. -Mais si la cousine écrivait à notre tante de revenir ? -Même qu’elle doit m’en apporter un sac, si je suis sage. -C’était un mensonge pieux. +Que voulez-vous ? nous y avons laissé trente ans de notre vie, ça compte ! +Il s’attendrissait, ses yeux se mouillaient, vagues, fixés là-bas, dans le passé. +Mais si la cousine écrivait à notre tante de revenir ? +Même qu’elle doit m’en apporter un sac, si je suis sage. +C’était un mensonge pieux. Eh bien ! proposa enfin Lise, venez sans elle, mon oncle, venez avec la petite. -Mais Monsieur Charles n’écoutait plus, retombé dans son agitation. +Mais Monsieur Charles n’écoutait plus, retombé dans son agitation. Et, ne pouvant se contenir davantage, il renvoya la jeune fille d’un mot. -Va jouer un instant, ma chérie. -Croyez-vous ça ! avez-vous jamais vu une abomination pareille !... +Va jouer un instant, ma chérie. +Croyez-vous ça ! avez-vous jamais vu une abomination pareille !... Ah ! les cochons, les cochons ! au pied de mon mur ! -Il suffoquait, il se mit à marcher, avec des gestes nobles de malédiction. -Je l’attends pour la flanquer à la porte, la gueuse, la misérable !... +Il suffoquait, il se mit à marcher, avec des gestes nobles de malédiction. +Je l’attends pour la flanquer à la porte, la gueuse, la misérable !... Nous n’en pouvons pas garder une. On nous les engrosse toutes. -Et celle-ci, que je trouve à la besogne, et d’un cœur ! -Décidément, c’est la fin du monde, la débauche n’a plus de bornes ! -Buteau et Lise, ahuris, partagèrent son indignation par déférence. -Sûr, ce n’est pas propre, oh ! non, pas propre ! -Mais, de nouveau, il s’arrêtait devant eux. -Et vous imaginez-vous Élodie montant à cette échelle, découvrant ça ! -Ça fait trembler, parole d’honneur !... -Quel coup, si madame Charles était ici ! -Élodie ! descends, éloigne-toi, pour l’amour de Dieu ! +Et celle-ci, que je trouve à la besogne, et d’un cœur ! +Décidément, c’est la fin du monde, la débauche n’a plus de bornes ! +Buteau et Lise, ahuris, partagèrent son indignation par déférence. +Sûr, ce n’est pas propre, oh ! non, pas propre ! +Mais, de nouveau, il s’arrêtait devant eux. +Et vous imaginez-vous Élodie montant à cette échelle, découvrant ça ! +Ça fait trembler, parole d’honneur !... +Quel coup, si madame Charles était ici ! +Élodie ! descends, éloigne-toi, pour l’amour de Dieu ! La voici qui rentre, dit-il brusquement. Mademoiselle, faites votre malle, et partez tout de suite. Je vous payerai vos huit jours. -Alors, elle se révolta. -Dites, c’est donc qu’on a oublié de payer la passe ! +Alors, elle se révolta. +Dites, c’est donc qu’on a oublié de payer la passe ! Puis, quand elle fut partie, il se soulagea brutalement. -A-t-on idée de cette putain qui déshonorait ma maison ! -Sûr, c’en est une, ah ! une vraie ! répétèrent complaisamment Lise et Buteau. -Monsieur Charles demeurait frémissant. -Ah ! oui, à votre mariage... -C’est très bien ça, mes enfants, de vous marier... -Hein ? la garce, vous l’ai-je flanquée dehors ! -C’est qu’il ne faut pas que les femmes m’embêtent !... +A-t-on idée de cette putain qui déshonorait ma maison ! +Sûr, c’en est une, ah ! une vraie ! répétèrent complaisamment Lise et Buteau. +Monsieur Charles demeurait frémissant. +Ah ! oui, à votre mariage... +C’est très bien ça, mes enfants, de vous marier... +Hein ? la garce, vous l’ai-je flanquée dehors ! +C’est qu’il ne faut pas que les femmes m’embêtent !... Au revoir, comptez sur moi. -Il ne restait de la famille que Jésus-Christ à inviter. +Il ne restait de la famille que Jésus-Christ à inviter. S’il en restait le soir, on le finirait le lendemain. Depuis la veille, les filles Mouche se faisaient aider par Rose et Fanny. Tout de suite, on disposa le dessert sur la table, pour le voir. -S’il était permis de tant dépenser ! +S’il était permis de tant dépenser ! Elle n’avait rien pris, le matin, pour en avaler davantage, le soir. -Mais, à six heures, lorsque tout se trouva prêt, il fallut attendre Jacqueline. +Mais, à six heures, lorsque tout se trouva prêt, il fallut attendre Jacqueline. Enfin, il y eut un cri. -La voilà ! la voilà ! +La voilà ! la voilà ! Et le cabriolet parut. Jacqueline en sauta lestement. -Tron reste, vous savez, dit-elle gaîment. -On se regardait : c’était donc un nouveau à la Cognette, cette grande bête-là ? -Ça suffit qu’il soit avec vous. -Déjà les cuillers tapaient ferme au fond des assiettes. -La soupe était froide, couverte d’yeux de graisse qui se figeaient. -Très sobres chez eux, ils se crevaient d’indigestion chez les autres. -Du coup, le père Fouan, très en train, en lâcha une autre. +Tron reste, vous savez, dit-elle gaîment. +On se regardait : c’était donc un nouveau à la Cognette, cette grande bête-là ? +Ça suffit qu’il soit avec vous. +Déjà les cuillers tapaient ferme au fond des assiettes. +La soupe était froide, couverte d’yeux de graisse qui se figeaient. +Très sobres chez eux, ils se crevaient d’indigestion chez les autres. +Du coup, le père Fouan, très en train, en lâcha une autre. La table se tordit, Jacqueline surtout, qui en eut les larmes aux yeux. -Elle bégayait, elle ajoutait des choses, qui se perdaient dans ses rires. -Ce fut ainsi que Jean et Françoise achevèrent de dîner côte à côte. +Elle bégayait, elle ajoutait des choses, qui se perdaient dans ses rires. +Ce fut ainsi que Jean et Françoise achevèrent de dîner côte à côte. Elle se plaignait d’avoir les hanches bleues. -Reste donc là ! répétait Jean. -À la nuit noire, on avait allumé six chandelles. -D’ailleurs, le gamin avait tant mangé, qu’il en éclatait dans sa peau. -Il disparut, on ne le retrouva qu’au départ, couché avec les deux vaches. +Reste donc là ! répétait Jean. +À la nuit noire, on avait allumé six chandelles. +D’ailleurs, le gamin avait tant mangé, qu’il en éclatait dans sa peau. +Il disparut, on ne le retrouva qu’au départ, couché avec les deux vaches. La Grande fut encore celle qui tint le plus longtemps. -On avait torché les jattes des crèmes, balayé les miettes du gâteau monté. -Alors, c’est drôle, Chartres ? il y a du plaisir à y prendre ? -Jacqueline, étonnée, continuait à le regarder fixement, avec son sourire. -Elle finit par murmurer : — Mais, dites donc, les femmes, à Chartres... +On avait torché les jattes des crèmes, balayé les miettes du gâteau monté. +Alors, c’est drôle, Chartres ? il y a du plaisir à y prendre ? +Jacqueline, étonnée, continuait à le regarder fixement, avec son sourire. +Elle finit par murmurer : — Mais, dites donc, les femmes, à Chartres... Lui, l’interrompait, s’emportait. -C’étaient ces bouges qui déshonoraient le métier. -Il était une heure du matin, on parla d’aller se coucher. -Le mieux était de boire encore un coup et de se dire bonsoir. -À ce moment, Lise et Fanny poussèrent un cri. -Quel était le cochon qui avait fait ça ? -On courut, on regarda sur la place, sur la route, derrière le mur. +C’étaient ces bouges qui déshonoraient le métier. +Il était une heure du matin, on parla d’aller se coucher. +Le mieux était de boire encore un coup et de se dire bonsoir. +À ce moment, Lise et Fanny poussèrent un cri. +Quel était le cochon qui avait fait ça ? +On courut, on regarda sur la place, sur la route, derrière le mur. Les Fouan et les Delhomme partirent, Monsieur Charles aussi. -Tron ayant attelé le cabriolet, pour madame Jacqueline, celle-ci, sur le marchepied, se retourna. +Tron ayant attelé le cabriolet, pour madame Jacqueline, celle-ci, sur le marchepied, se retourna. Est-ce que vous rentrez avec nous, Jean ?... Non, n’est-ce pas ? -Ah ! qu’il fait bon là ! soupira-t-elle, après cinq grandes minutes de silence. -Et le silence recommença, d’une paix souveraine. -La nuit était criblée d’étoiles, fraîche, délicieuse. -Oui, il fait bon, répéta enfin Jean. -Ça remet le cœur. -Elle ne répondit pas, et il s’aperçut qu’elle dormait. -Elle glissait, elle s’appuyait contre son épaule. -Alors, il demeura, une heure encore, songeant à des choses confuses. -De mauvaises pensées l’envahirent, puis se dissipèrent. -Dis donc, Françoise, faut se coucher. +Ah ! qu’il fait bon là ! soupira-t-elle, après cinq grandes minutes de silence. +Et le silence recommença, d’une paix souveraine. +La nuit était criblée d’étoiles, fraîche, délicieuse. +Oui, il fait bon, répéta enfin Jean. +Ça remet le cœur. +Elle ne répondit pas, et il s’aperçut qu’elle dormait. +Elle glissait, elle s’appuyait contre son épaule. +Alors, il demeura, une heure encore, songeant à des choses confuses. +De mauvaises pensées l’envahirent, puis se dissipèrent. +Dis donc, Françoise, faut se coucher. On prendrait du mal. -Elle se réveilla en sursaut. +Elle se réveilla en sursaut. Tiens ! c’est vrai, on sera mieux dans son lit... -Et ce n’était point tout. +Et ce n’était point tout. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s’envolait. -Et, à mesure que le blé montait, son plaisir grandissait. -Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi qu’une épave. -Chez les Buteau, on s’était installé. +Et, à mesure que le blé montait, son plaisir grandissait. +Un moulin, avec ses ailes, demeura seul, ainsi qu’une épave. +Chez les Buteau, on s’était installé. Elle s’occupait des vaches, menait sa vie d’autrefois. -Mais Buteau s’était récrié. -Françoise était trop jeune, elle n’avait pas besoin de sa terre. -Celui-ci, cependant, l’avait emporté, par sa brusquerie bonne enfant, obstiné et goguenard. -Faut de la bonne entente, je ne connais que ça ! -Cela commença par de méchantes humeurs. -Certainement, Lise et Françoise ne s’adoraient plus de leur grande tendresse d’autrefois. -On les avait comme séparées, une froideur grandissait entre elles. -Elle savait tout, instruite par les bêtes, elle en était dégoûtée et exaspérée. -Malgré tout, elle croyait entendre encore ce qui se passait en bas. -Lise aussi, riait, ne trouvant là aucun mal. -On en faisait toujours trop, lorsqu’on n’était pas marié, par bêtise. -Ainsi Jules, une fichue surprise tout de même, qu’il avait bien dû accepter. -Vers cette époque, Buteau céda lui-même à une humeur exécrable. -Aussi, un matin, pour la première fois, s’empoigna-t-il avec Françoise. -Enfin, elle éclata, toute rouge. -Dis, rentre ta chemise, c’est dégoûtant. -Il était mal planté, il s’emporta. -Nom de Dieu ! as-tu fini de m’éplucher ?... -Ne regarde pas, si ça t’offusque... -T’as donc bien envie d’en tâter, morveuse, que t’es toujours là-dessus ? +Mais Buteau s’était récrié. +Françoise était trop jeune, elle n’avait pas besoin de sa terre. +Celui-ci, cependant, l’avait emporté, par sa brusquerie bonne enfant, obstiné et goguenard. +Faut de la bonne entente, je ne connais que ça ! +Cela commença par de méchantes humeurs. +Certainement, Lise et Françoise ne s’adoraient plus de leur grande tendresse d’autrefois. +On les avait comme séparées, une froideur grandissait entre elles. +Elle savait tout, instruite par les bêtes, elle en était dégoûtée et exaspérée. +Malgré tout, elle croyait entendre encore ce qui se passait en bas. +Lise aussi, riait, ne trouvant là aucun mal. +On en faisait toujours trop, lorsqu’on n’était pas marié, par bêtise. +Ainsi Jules, une fichue surprise tout de même, qu’il avait bien dû accepter. +Vers cette époque, Buteau céda lui-même à une humeur exécrable. +Aussi, un matin, pour la première fois, s’empoigna-t-il avec Françoise. +Enfin, elle éclata, toute rouge. +Dis, rentre ta chemise, c’est dégoûtant. +Il était mal planté, il s’emporta. +Nom de Dieu ! as-tu fini de m’éplucher ?... +Ne regarde pas, si ça t’offusque... +T’as donc bien envie d’en tâter, morveuse, que t’es toujours là-dessus ? Va-t’en, si l’on n’est plus libre chez soi. -Mais, le lendemain, Buteau était redevenu gentil, conciliant et goguenard. +Mais, le lendemain, Buteau était redevenu gentil, conciliant et goguenard. Tout absorbait, se trempait, tout reverdissait dans l’averse. -C’est des pièces de cent sous qui tombent ! +C’est des pièces de cent sous qui tombent ! Vous venez donc de la chasse aux grenouilles ? Fameux coup d’arrosoir, dit-il simplement. Cette pluie le ragaillardissait, lui aussi. Et alors, reprit Buteau, vous entrez nous voir, en passant ? -Oui, expliqua lentement le vieux, la petite a causé avec moi, hier... -Vous voyez si j’avais raison de vouloir régler les affaires tout de suite. -Et, à cette heure, faut bien en finir. -Moi, je serais répréhensible... +Oui, expliqua lentement le vieux, la petite a causé avec moi, hier... +Vous voyez si j’avais raison de vouloir régler les affaires tout de suite. +Et, à cette heure, faut bien en finir. +Moi, je serais répréhensible... Mais Lise ne put se contenir davantage. Pourquoi ne nous envoie-t-elle pas les gendarmes ? On dirait qu’on la vole, bon sang !... -On s’asticote, mais on s’aime tout de même, pas vrai ? -Ça serait propre, de ne pas être d’accord entre sœurs. +On s’asticote, mais on s’aime tout de même, pas vrai ? +Ça serait propre, de ne pas être d’accord entre sœurs. Ah ! quelle soupe ! un vrai caniche ! -Oh ! ça tombe, ça tombe, c’est une bénédiction !... -Non, vrai ! c’est rigolo, tant ça tombe ! +Oh ! ça tombe, ça tombe, c’est une bénédiction !... +Non, vrai ! c’est rigolo, tant ça tombe ! Puis, revenant : — Tu arrives bien, toi. -Ces deux-là se mangeaient... -Françoise veut qu’on partage, pour nous quitter. +Ces deux-là se mangeaient... +Françoise veut qu’on partage, pour nous quitter. Comment ? cette gamine ! cria Jean, saisi. -Gamine, ah ! c’est le vrai mot, dit-il avec un haussement paternel des épaules. -Mais Françoise, raidie, les yeux à terre, s’entêtait. +Gamine, ah ! c’est le vrai mot, dit-il avec un haussement paternel des épaules. +Mais Françoise, raidie, les yeux à terre, s’entêtait. Je veux ma part. Ce serait le plus sage, murmura le vieux Fouan. -Où irait-elle ? chez des étrangers, en condition à Cloyes ou à Châteaudun ? -Tu as tout, comme ta sœur, comme moi : pourquoi en veux-tu la moitié ?... -Non, c’est à crever de rire !... -Le jour où tu te marieras, on fera le partage. -Les yeux de Jean, fixés sur elle, vacillèrent, comme si son cœur eût défailli. +Où irait-elle ? chez des étrangers, en condition à Cloyes ou à Châteaudun ? +Tu as tout, comme ta sœur, comme moi : pourquoi en veux-tu la moitié ?... +Non, c’est à crever de rire !... +Le jour où tu te marieras, on fera le partage. +Les yeux de Jean, fixés sur elle, vacillèrent, comme si son cœur eût défailli. Tu entends ? le jour de ton mariage. -Elle ne répondait pas, oppressée. -Et, maintenant, ma petite Françoise, va embrasser ta sœur. -Il apporta cinq verres, déboucha une bouteille, retourna en chercher une seconde. -Regardez-moi ça, en v’là encore, en v’là toujours ! +Elle ne répondait pas, oppressée. +Et, maintenant, ma petite Françoise, va embrasser ta sœur. +Il apporta cinq verres, déboucha une bouteille, retourna en chercher une seconde. +Regardez-moi ça, en v’là encore, en v’là toujours ! Ah ! c’est riche ! -Palmyre, cessant de frotter, accroupie dans ses guenilles ruisselantes, se fâcha, sans répondre. +Palmyre, cessant de frotter, accroupie dans ses guenilles ruisselantes, se fâcha, sans répondre. Nous ne volons personne. -Ah ! très mal, est-ce qu’on sait ?... -Le curé m’a fait demander, pour me dire que nous irions en enfer. -Pas le pauvre chéri toujours... -À moi, n’est-ce pas ? c’est mon affaire. +Ah ! très mal, est-ce qu’on sait ?... +Le curé m’a fait demander, pour me dire que nous irions en enfer. +Pas le pauvre chéri toujours... +À moi, n’est-ce pas ? c’est mon affaire. Et elle se lamenta sur ce que tout le monde avait son malheur. -Dès lors, elle ne s’arrêta plus. -C’était son éternel sujet de plaintes. -Mon Dieu ! les égards, on finit tout de même par s’en passer. +Dès lors, elle ne s’arrêta plus. +C’était son éternel sujet de plaintes. +Mon Dieu ! les égards, on finit tout de même par s’en passer. Lorsque les enfants sont cochons, ils sont cochons... S’ils payaient la rente seulement... Ah ! on la connaissait, sa maladie : un fameux trou sous le nez ! Ils s’en fichaient bien, de la justice ! -Ah ! sûr, chacun a son mal, on en crève ! -Rose se décidait enfin à allumer, lorsque la Grande entra, avec son tricot. +Ah ! sûr, chacun a son mal, on en crève ! +Rose se décidait enfin à allumer, lorsque la Grande entra, avec son tricot. Si tu as besoin d’eau chaude, ma fille, reprit Rose, entame un fagot. Mais la passion l’emporta. -Et va, tu peux mettre le fagot entier, si on appelle ça un fagot. +Et va, tu peux mettre le fagot entier, si on appelle ça un fagot. Des brindilles de bois mort, des rognures de haies !... -Faut vraiment que Fanny ratisse son bûcher, pour nous envoyer de la pourriture pareille. +Faut vraiment que Fanny ratisse son bûcher, pour nous envoyer de la pourriture pareille. As-tu fini, nom de Dieu ! avec ton fagot ? -C’est de la saleté, nous le savons !... -Il éleva le verre, le regarda à la chandelle. -Hein ? qu’a-t-il bien pu foutre là-dedans ? -Ce n’est pas même de la rinçure de tonneau... -Et il est honnête, celui-là ! -Enfin, il se décida à boire son vin d’un coup. +C’est de la saleté, nous le savons !... +Il éleva le verre, le regarda à la chandelle. +Hein ? qu’a-t-il bien pu foutre là-dedans ? +Ce n’est pas même de la rinçure de tonneau... +Et il est honnête, celui-là ! +Enfin, il se décida à boire son vin d’un coup. Mais il cracha violemment. -Ah ! la poison ! c’est peut-être bien pour me faire claquer tout de suite. +Ah ! la poison ! c’est peut-être bien pour me faire claquer tout de suite. Quant aux fromages, ah ! les fromages ! Rose se tordait de coliques, chaque fois qu’elle en mangeait. -Elle courut en chercher un, elle voulut absolument que Palmyre y goûtât. -Hein ? était-ce une horreur ? ça ne criait-il pas vengeance ? -Ils devaient y ajouter de la farine, peut-être bien du plâtre. -Ah ! ça nous tuera, tant nous rageons à nous voir dans cette misère ! +Elle courut en chercher un, elle voulut absolument que Palmyre y goûtât. +Hein ? était-ce une horreur ? ça ne criait-il pas vengeance ? +Ils devaient y ajouter de la farine, peut-être bien du plâtre. +Ah ! ça nous tuera, tant nous rageons à nous voir dans cette misère ! C’est bien fait ! dit-elle. -Mais, juste à ce moment, Buteau entra. -Deux minutes s’écoulèrent. -Le père fut forcé d’entamer les choses. -Alors, tu te décides, c’est heureux... +Mais, juste à ce moment, Buteau entra. +Deux minutes s’écoulèrent. +Le père fut forcé d’entamer les choses. +Alors, tu te décides, c’est heureux... Depuis dix jours, tu te fais bien attendre. L’autre se dandinait. Quand on peut, on peut. Chacun sait comment son pain cuit. -Tu as signé, tu dois payer au jour et à l’heure. -En voyant son père se fâcher, Buteau plaisanta. +Tu as signé, tu dois payer au jour et à l’heure. +En voyant son père se fâcher, Buteau plaisanta. Dites donc, si j’arrive trop tard, je m’en retourne... -Ce n’est donc pas déjà très gentil, de payer ? +Ce n’est donc pas déjà très gentil, de payer ? Il y en a qui s’en passent. Sans se presser, Buteau se fouilla. Une, dit-il, en la posant sur la table. Les autres suivirent, avec une lenteur croissante. -Il continuait à les compter tout haut, d’une voix qui faiblissait. +Il continuait à les compter tout haut, d’une voix qui faiblissait. Les Fouan attendaient toujours, mais rien ne vint plus. -Comment, six ? finit par dire le père. +Comment, six ? finit par dire le père. C’est dix qu’il en faut... Est-ce que tu te fiches de nous ? Le trimestre dernier, quarante francs, et celui-ci trente ! Tout de suite, Buteau prit une voix geignarde. Ah ! rien n’allait. -Le blé avait encore baissé, les avoines étaient chétives. -Enfin, c’était la ruine, il ne savait comment joindre les deux bouts. -Ça ne me regarde pas, répétait furieusement le vieux. +Le blé avait encore baissé, les avoines étaient chétives. +Enfin, c’était la ruine, il ne savait comment joindre les deux bouts. +Ça ne me regarde pas, répétait furieusement le vieux. Donne les cinquante francs, ou je t’envoie en justice. Alors, tu me donneras les vingt francs la semaine prochaine... -Je vas mettre ça sur le papier. -Mais déjà, d’une main prompte, Buteau avait repris l’argent sur la table. -Non, non ! pas de ça !... -Je veux être quitte. -Laissez le reçu, ou je file... -Tiens ! sacré voleur, le voilà, le papier ! +Je vas mettre ça sur le papier. +Mais déjà, d’une main prompte, Buteau avait repris l’argent sur la table. +Non, non ! pas de ça !... +Je veux être quitte. +Laissez le reçu, ou je file... +Tiens ! sacré voleur, le voilà, le papier ! Je devrais te le coller d’une gifle sur la gueule... -Il s’en alla, gentil, satisfait, en souhaitant bien le bonsoir à la compagnie. -Fouan s’était assis devant la table, l’air épuisé. -Il y eut un silence, et la porte fut rouverte, Jésus-Christ entra. +Il s’en alla, gentil, satisfait, en souhaitant bien le bonsoir à la compagnie. +Fouan s’était assis devant la table, l’air épuisé. +Il y eut un silence, et la porte fut rouverte, Jésus-Christ entra. Ah ! c’est Hyacinthe ! cria Rose, heureuse de le voir. Oui, c’est moi... -Bonne santé à tous ! +Bonne santé à tous ! Vivement, il posa dessus une assiette, pour le cacher. -Foutue bête ! pensa-t-il, irrité de sa négligence. +Foutue bête ! pensa-t-il, irrité de sa négligence. La Grande a raison. Plus de draps aux lits, plus de meubles, plus rien... -Et, avec ça, je suis malade... -Un ricanement d’incrédulité l’interrompit. +Et, avec ça, je suis malade... +Un ricanement d’incrédulité l’interrompit. Je tousse, je sens que je m’en vas... Encore, quand on a du bouillon ! -Bien sûr que je vous payerais, si j’avais de l’argent. -5’là quinze jours que je n’ai point vu de viande. -Rose commençait à s’émouvoir, tandis que Fouan se fâchait davantage. -T’as tout bu, feignant, propre à rien, tant pis pour toi ! -Jésus-Christ n’hésita plus, il sanglota. -Ce n’est pas d’un père, ce que vous dites. -Faut être dénaturé pour renier son enfant... +Bien sûr que je vous payerais, si j’avais de l’argent. +5’là quinze jours que je n’ai point vu de viande. +Rose commençait à s’émouvoir, tandis que Fouan se fâchait davantage. +T’as tout bu, feignant, propre à rien, tant pis pour toi ! +Jésus-Christ n’hésita plus, il sanglota. +Ce n’est pas d’un père, ce que vous dites. +Faut être dénaturé pour renier son enfant... Moi, j’ai bon cœur, c’est ce qui causera ma perte... J’irai mendier chez les autres, ce sera du propre, ah ! oui, du propre ! -Rose, bouleversée, gagnée par les sanglots, joignit les mains, pour supplier Fouan. -Mais ce dernier, se débattant, refusant encore, l’interrompit. +Rose, bouleversée, gagnée par les sanglots, joignit les mains, pour supplier Fouan. +Mais ce dernier, se débattant, refusant encore, l’interrompit. Non, non, il se fout de nous... Veux-tu te taire, animal ? -Est-ce qu’il y a du bon sens à gueuler ainsi ? +Est-ce qu’il y a du bon sens à gueuler ainsi ? Les voisins vont venir, tu nous rends tous malades. L’huissier vient demain saisir chez moi. -Oui, pour un billet que j’ai signé à Lambourdieu... -Je ne suis qu’un cochon, je vous déshonore, faut que j’en finisse. +Oui, pour un billet que j’ai signé à Lambourdieu... +Je ne suis qu’un cochon, je vous déshonore, faut que j’en finisse. Si seulement j’avais trente francs... -Il écarta l’assiette. +Il écarta l’assiette. Tu veux tout, est-ce raisonnable, nom de Dieu !... -Mettons-en vingt, et je vous lâche. -Tout de même, il est gentil, dit Rose, lorsqu’il eut refermé la porte. -La Grande s’était mise debout, pliant son tricot, près de partir. -Il avait soupçonné vaguement l’histoire. +Mettons-en vingt, et je vous lâche. +Tout de même, il est gentil, dit Rose, lorsqu’il eut refermé la porte. +La Grande s’était mise debout, pliant son tricot, près de partir. +Il avait soupçonné vaguement l’histoire. Eh ! oui, cette grande canaille emporte ton argent. Ah ! ce qu’il va se gargariser avec, en se fichant de toi ! -Si on ne la lui avait pas ouverte, il l’aurait enfoncée. -Ils eurent peur, ils s’écartèrent, étourdis, ne comprenant pas encore. -Est-ce que vous croyez que je m’extermine pour ma rosse de frère ? +Si on ne la lui avait pas ouverte, il l’aurait enfoncée. +Ils eurent peur, ils s’écartèrent, étourdis, ne comprenant pas encore. +Est-ce que vous croyez que je m’extermine pour ma rosse de frère ? Il ne foutrait rien, et c’est moi qui le gobergerais !... Ah ! non, ah ! non ! Fouan voulut nier, mais l’autre lui coupa brutalement la parole. -Hein ! quoi ? voilà que vous mentez, à cette heure !... +Hein ! quoi ? voilà que vous mentez, à cette heure !... Je vous dis qu’il a mon argent. -Mon argent que j’ai sué, mon argent qu’il va boire !... +Mon argent que j’ai sué, mon argent qu’il va boire !... Si ce n’est pas vrai, montrez-le moi donc. -Oui, si vous les avez encore, montrez-moi les pièces... +Oui, si vous les avez encore, montrez-moi les pièces... Je les connais, je saurai bien. -Montrez-moi les pièces... -Puis, comme les vieux tremblants balbutiaient, il éclata de fureur. +Montrez-moi les pièces... +Puis, comme les vieux tremblants balbutiaient, il éclata de fureur. Il les a, c’est clair !... Du tonnerre de Dieu si je vous rapporte un sou ! -Pourtant, le père, lui aussi, finissait par se fâcher. -En v’là assez, n’est-ce pas ? -Est-ce que ça te regarde, nos affaires ? -Vous voulez donc que je lâche tout... +Pourtant, le père, lui aussi, finissait par se fâcher. +En v’là assez, n’est-ce pas ? +Est-ce que ça te regarde, nos affaires ? +Vous voulez donc que je lâche tout... Oh ! vous aurez beau dire non ! -Le magot est par là, je le sais. +Le magot est par là, je le sais. Non, non, il n’y a pas un liard... Vas-tu foutre le camp ! -C’est vous qui avez donné l’argent à Hyacinthe... -Vous ne m’avez jamais aimé, vous êtes une vieille coquine ! -Elle avait jeté une plainte sourde. +C’est vous qui avez donné l’argent à Hyacinthe... +Vous ne m’avez jamais aimé, vous êtes une vieille coquine ! +Elle avait jeté une plainte sourde. Le lendemain, Rose ne put quitter le lit. On appela le docteur Finet, qui revint trois fois, sans la soulager. Cependant, elle dura trente-six heures encore. Il mangea debout un morceau de pain et de fromage. -Pendant toute une année, Fouan vécut de la sorte, silencieux dans la maison déserte. +Pendant toute une année, Fouan vécut de la sorte, silencieux dans la maison déserte. Pourquoi ne vendrait-il pas la maison et n’habiterait-il pas chez sa fille ? -Lui-même pourtant commençait à douter de l’existence de cet argent, flairé en vain. -Il avait vécu là, il mourrait là. +Lui-même pourtant commençait à douter de l’existence de cet argent, flairé en vain. +Il avait vécu là, il mourrait là. Dites, est-ce que vous feriez autrement, vous ? Moi, je ne peux plus, je ne peux plus ! Alors, Monsieur Baillehache profita de la circonstance. Ce n’est pas tenable, vous y laisserez la peau. Ah ! c’est aussi votre conseil, murmura Fouan. Il jetait un regard oblique sur Delhomme, qui affectait de ne pas intervenir. -Mais, quand celui-ci remarqua ce regard de défiance, il parla. -Fichtre, non ! ce sera un rude dérangement... -Bon, bon, répondit le vieux, faut y réfléchir encore... -Le jour où ça se décidera, je saurai bien le dire. +Mais, quand celui-ci remarqua ce regard de défiance, il parla. +Fichtre, non ! ce sera un rude dérangement... +Bon, bon, répondit le vieux, faut y réfléchir encore... +Le jour où ça se décidera, je saurai bien le dire. Et ni son gendre, ni le notaire, ne purent en tirer davantage. -Ces bougres-là avaient donc à y gagner ? -Il dirait oui, quand ça lui plairait. -Il se crut volé, il se fouilla, pâlissant. -Jésus-Christ n’était sévère que sur un point, la morale. -Aussi, une demi-heure plus tard, entra-t-il dans une grande colère. +Ces bougres-là avaient donc à y gagner ? +Il dirait oui, quand ça lui plairait. +Il se crut volé, il se fouilla, pâlissant. +Jésus-Christ n’était sévère que sur un point, la morale. +Aussi, une demi-heure plus tard, entra-t-il dans une grande colère. C’est ta fille qu’est sur le dos. Et puis, y a un homme dessus. -Là, dans le fossé, au coin de la pièce à Guillaume. +Là, dans le fossé, au coin de la pièce à Guillaume. Alors, il leva ses deux poings au ciel, furieusement. Bon ! merci ! je prends mon fouet !... -Ah ! nom de Dieu de salope qui me déshonore ! -Méfiance ! cria Nénesse, v’là Jésus-Christ ! -Il avait vu le fouet, il détala comme un lièvre, à travers champs. -Dans le fossé herbu, la Trouille, d’une secousse, avait jeté Delphin de côté. -Ah ! fichu sort, son père ! +Ah ! nom de Dieu de salope qui me déshonore ! +Méfiance ! cria Nénesse, v’là Jésus-Christ ! +Il avait vu le fouet, il détala comme un lièvre, à travers champs. +Dans le fossé herbu, la Trouille, d’une secousse, avait jeté Delphin de côté. +Ah ! fichu sort, son père ! Cache-la dans ta chemise, tu me la rendras... Vite, tire-toi des pieds, nom d’un chien ! Ah, salope ! ah, catin ! tu vas la danser ! -Elle, empêtrée, la jupe en l’air, ne pouvait nier. -Et la chasse commença. +Elle, empêtrée, la jupe en l’air, ne pouvait nier. +Et la chasse commença. Tiens, fille de putain !... -Tiens, vois si ça va te le boucher ! -Aussi essayait-elle de s’échapper vers la plaine, espérant le lasser. -Cette fois, elle faillit réussir, grâce à une rencontre. -Et il perdait la tête à ce point, qu’il devint lui-même très grossier. -Mais, sale trou, veux-tu bien nous lâcher ! +Tiens, vois si ça va te le boucher ! +Aussi essayait-elle de s’échapper vers la plaine, espérant le lasser. +Cette fois, elle faillit réussir, grâce à une rencontre. +Et il perdait la tête à ce point, qu’il devint lui-même très grossier. +Mais, sale trou, veux-tu bien nous lâcher ! Mais qui est-ce qui m’a foutu cette famille, dans ce bordel de pays ! -Délogée, la Trouille sentit qu’elle était perdue. -Donne tes cent sous, dit le père. +Délogée, la Trouille sentit qu’elle était perdue. +Donne tes cent sous, dit le père. C’est pour te punir. Elle jura qu’elle les avait perdus en courant. -Mais il ricana d’incrédulité, et il la fouilla. +Mais il ricana d’incrédulité, et il la fouilla. Comme il ne trouvait rien, il s’emporta de nouveau. -Hein ? tu les as donnés à ton galant... -Nom de Dieu de bête ! qui leur fout du plaisir et qui les paye ! +Hein ? tu les as donnés à ton galant... +Nom de Dieu de bête ! qui leur fout du plaisir et qui les paye ! Lui, avait trois francs, l’autre, six sous. Il l’apostropha violemment. -Dis donc, toi, si c’est comme ça que tu fais ta tournée !... -Sais-tu où je l’ai trouvé, ton Delphin ? -Du coup, Bécu se fâcha. +Dis donc, toi, si c’est comme ça que tu fais ta tournée !... +Sais-tu où je l’ai trouvé, ton Delphin ? +Du coup, Bécu se fâcha. Ta fille, je ne vois que ses jambes en l’air... -Ah ! elle a débauché Delphin. +Ah ! elle a débauché Delphin. Du tonnerre de Dieu si je ne la fais pas emballer par les gendarmes ! -Les deux hommes, nez à nez, se mangeaient. -Et, brusquement, il y eut une détente, leur fureur tomba. -Faut s’expliquer, entrons boire un verre, dit Jésus-Christ. -Pas le sou, dit Bécu. -Hein ? cassons-la, père la Joie !... +Les deux hommes, nez à nez, se mangeaient. +Et, brusquement, il y eut une détente, leur fureur tomba. +Faut s’expliquer, entrons boire un verre, dit Jésus-Christ. +Pas le sou, dit Bécu. +Hein ? cassons-la, père la Joie !... Entre donc, vieille tripe ! C’est mon tour, tu payes assez souvent. -Ils entrèrent chez Lengaigne, ricanant d’aise, se poussant d’une grande tape affectueuse. -Deux litres tout de suite, chacun le sien ! gueula Jésus-Christ. -Ah ! ah ! le gaillard ! dit Bécu intéressé. +Ils entrèrent chez Lengaigne, ricanant d’aise, se poussant d’une grande tape affectueuse. +Deux litres tout de suite, chacun le sien ! gueula Jésus-Christ. +Ah ! ah ! le gaillard ! dit Bécu intéressé. Et qu’est-ce qu’il raconte ? -Faut nous recommencer ça. -Le même détail revenait à l’infini, en phrases qui s’allongeaient. -Ah ! ah ! le gaillard ! répéta le garde champêtre. -Le v’là un homme, nom de Dieu ! -Tous, si mornes et si réfléchis en semaine, gueulaient, tapaient des poings, crachaient violemment. -Un deuxième prit la place, ce fut une rigolade. -Cette allusion souleva une tempête de rires. -Des cigares ! madame Lengaigne, commanda Jésus-Christ d’une voix tonnante. +Faut nous recommencer ça. +Le même détail revenait à l’infini, en phrases qui s’allongeaient. +Ah ! ah ! le gaillard ! répéta le garde champêtre. +Le v’là un homme, nom de Dieu ! +Tous, si mornes et si réfléchis en semaine, gueulaient, tapaient des poings, crachaient violemment. +Un deuxième prit la place, ce fut une rigolade. +Cette allusion souleva une tempête de rires. +Des cigares ! madame Lengaigne, commanda Jésus-Christ d’une voix tonnante. Des chers ! des dix centimes ! -Mais une terrible partie de cartes s’était engagée. +Mais une terrible partie de cartes s’était engagée. Il est plus de huit heures. -Faut manger à la fin. +Faut manger à la fin. Il la regarda fixement, d’un air majestueux d’ivrogne. Va te faire foutre ! -Madame Bécu, je vous invite... -Hein ? nous allons nous coller un gueuleton à nous trois... +Madame Bécu, je vous invite... +Hein ? nous allons nous coller un gueuleton à nous trois... Et n’ayez pas peur. Approchez voir un peu... Il feignit de se fouiller longuement. -Coucou, ah ! la voilà ! -On se tordit, un gros faillit s’en étrangler. -Ce bougre de Jésus-Christ était tout de même bien rigolo ! -Ça va-t-il ? -Dix heures sonnaient, le bal commença. -L’entrée était libre, on payait deux sous chaque danse. -Tiens ! v’là fifille ! cria Jésus-Christ, les yeux mouillés. -Fifille, viens me goûter ça... +Coucou, ah ! la voilà ! +On se tordit, un gros faillit s’en étrangler. +Ce bougre de Jésus-Christ était tout de même bien rigolo ! +Ça va-t-il ? +Dix heures sonnaient, le bal commença. +L’entrée était libre, on payait deux sous chaque danse. +Tiens ! v’là fifille ! cria Jésus-Christ, les yeux mouillés. +Fifille, viens me goûter ça... Hein ? c’est du fameux ! Je l’ai perdue. Avance ici que je te gifle ! -Mais Bécu intervint, ricanant et flatté au souvenir des gaillardises précoces de son fils. -Lâche-le donc ! le v’là qui pousse... +Mais Bécu intervint, ricanant et flatté au souvenir des gaillardises précoces de son fils. +Lâche-le donc ! le v’là qui pousse... Alors, vermines, vous fricassez ensemble ?... Ah ! le bougre, ah ! le bougre ! -Allez jouer, conclut paternellement Jésus-Christ. -La Trouille se mit à rire. +Allez jouer, conclut paternellement Jésus-Christ. +La Trouille se mit à rire. Tiens ! j’te crois ! j’y comptais bien... -C’est pour ça qu’ils sont gentils. +C’est pour ça qu’ils sont gentils. Et il ne put se tenir. Dites, monsieur Lequeu, vous ne la faites pas danser, votre amoureuse ? -Mais les jolis yeux culottés, là-bas ! -Et, Lengaigne s’étant avancé, Jésus-Christ le harponna. -Hein ? lui avait-il lâché son affaire, à ce chieur d’encre ! +Mais les jolis yeux culottés, là-bas ! +Et, Lengaigne s’étant avancé, Jésus-Christ le harponna. +Hein ? lui avait-il lâché son affaire, à ce chieur d’encre ! On lui en donnerait, des filles riches ! -Ça se disait de Cloyes à Châteaudun, les garçons en rigolaient. -Celui-ci répondit, d’un air de vanité : — Ah ! pour sûr ! -Suzanne, maintenant, était à Paris, dans la haute, disait-on. +Ça se disait de Cloyes à Châteaudun, les garçons en rigolaient. +Celui-ci répondit, d’un air de vanité : — Ah ! pour sûr ! +Suzanne, maintenant, était à Paris, dans la haute, disait-on. Il se montrait discret, parlait d’une belle place. Il y avait bien seize sous le litre ? oui, seize sous ! -Fichu pays ! répéta Bécu. -À ce moment, Jean parut. -Puis, il revint, désappointé, inquiet. -Ça devait lui déplaire, déranger des calculs. +Fichu pays ! répéta Bécu. +À ce moment, Jean parut. +Puis, il revint, désappointé, inquiet. +Ça devait lui déplaire, déranger des calculs. Voulez-vous faire comme nous, Caporal ? offrit poliment Delhomme. Justement, le voici ! dit Fouan. En effet, Buteau entrait, mais seul. Buteau le regarda fixement, de ses petits yeux durs. -Françoise est couchée, ça vaut mieux pour les jeunesses. -Mais une scène, près d’eux, coupa court, en les intéressant. -Jésus-Christ s’empoignait avec Flore. -Non, plus rien, vous êtes assez soûl. +Françoise est couchée, ça vaut mieux pour les jeunesses. +Mais une scène, près d’eux, coupa court, en les intéressant. +Jésus-Christ s’empoignait avec Flore. +Non, plus rien, vous êtes assez soûl. Hein ? qu’est-ce qu’elle chante ?... Est-ce que tu crois, bougresse, que je ne te payerai pas ? -Je t’achète ta baraque, veux-tu ?... -Tiens ! je n’ai qu’à me moucher, regarde ! -5’là ce que je mouche, quand je suis enrhumé ! +Je t’achète ta baraque, veux-tu ?... +Tiens ! je n’ai qu’à me moucher, regarde ! +5’là ce que je mouche, quand je suis enrhumé ! Il fallut encore un saladier. -L’autre le prit à la rigolade. +L’autre le prit à la rigolade. Ah ! tu causes, Cadet !... -C’est donc que tu es à jeun, pour dire des couillonnades pareilles ! +C’est donc que tu es à jeun, pour dire des couillonnades pareilles ! Je dis que tu es un salop, que tu finiras au bagne... -D’abord, c’est toi qui as fait mourir notre mère de chagrin... +D’abord, c’est toi qui as fait mourir notre mère de chagrin... Bon, bon, va toujours... -C’est moi pour sûr, si ce n’est pas toi. +C’est moi pour sûr, si ce n’est pas toi. Sale canaille, qu’as-tu fait de la terre ? -Du coup, Jésus-Christ s’anima. +Du coup, Jésus-Christ s’anima. La terre, gueula-t-il, mais elle se fout de toi, la terre ! Ah ! bougre de jeanjean ! -La terre, en voilà une blague ! continua Jésus-Christ, lancé. -Vrai ! tu es rouillé, si tu en es toujours à cette blague-là... -Moi, ça m’a dégoûté, c’était trop petit, j’ai bouffé tout. -Et puis, j’aime les placements solides, et la terre, vois-tu, Cadet, ça craque ! +La terre, en voilà une blague ! continua Jésus-Christ, lancé. +Vrai ! tu es rouillé, si tu en es toujours à cette blague-là... +Moi, ça m’a dégoûté, c’était trop petit, j’ai bouffé tout. +Et puis, j’aime les placements solides, et la terre, vois-tu, Cadet, ça craque ! La banqueroute ! tous des jobards ! -Un silence de mort se faisait peu à peu dans le cabaret. -Faut en revenir à la révolution ! +Un silence de mort se faisait peu à peu dans le cabaret. +Faut en revenir à la révolution ! Je veux mes droits, je veux ma part, tout le monde aura sa part. -Bécu, trop ivre pour défendre l’autorité, approuvait, sans comprendre. +Bécu, trop ivre pour défendre l’autorité, approuvait, sans comprendre. Mais il eut une lueur de bon sens, il fit des restrictions. -Ça oui, ça oui... +Ça oui, ça oui... Pourtant, le roi est le roi. -Ce qui est à moi, n’est pas à toi. +Ce qui est à moi, n’est pas à toi. Un murmure d’approbation courut, et Buteau prit sa revanche. -N’écoutez donc pas, il est bon à tuer ! -Attends-moi donc à la prochaine... -Oui, j’irai causer avec toi, sacré lâche ! +N’écoutez donc pas, il est bon à tuer ! +Attends-moi donc à la prochaine... +Oui, j’irai causer avec toi, sacré lâche ! Tu entends, Cadet ! ta terre, je la prends, je chie dessus ! -Jésus-Christ, déclara-t-il tranquillement, vous feriez mieux de vous taire... -Ce garçon si froid, cette remarque si sage, calmèrent subitement Jésus-Christ. -Il retomba sur sa chaise, en déclarant qu’il s’en foutait, après tout. -Les rires avaient repris, dans la fumée épaisse. -La sueur coulait des corps, ajoutait son âcreté à la puanteur filante des lampes. -Allons dormir, dit Fouan à Jean et à Delhomme. +Jésus-Christ, déclara-t-il tranquillement, vous feriez mieux de vous taire... +Ce garçon si froid, cette remarque si sage, calmèrent subitement Jésus-Christ. +Il retomba sur sa chaise, en déclarant qu’il s’en foutait, après tout. +Les rires avaient repris, dans la fumée épaisse. +La sueur coulait des corps, ajoutait son âcreté à la puanteur filante des lampes. +Allons dormir, dit Fouan à Jean et à Delhomme. Je vas vendre la cambuse, et j’irai vivre chez vous. Lentement, il rentra seul. -À la Borderie, Hourdequin, depuis une semaine, ayant terminé les seigles, attaquait les blés. -C’était le temps où Jacqueline avait le plus de tracas. +À la Borderie, Hourdequin, depuis une semaine, ayant terminé les seigles, attaquait les blés. +C’était le temps où Jacqueline avait le plus de tracas. Hourdequin ne voyait rien, ne savait rien. -Il sortait, il préférait s’allonger, tout vêtu, sur le pavé de la cour. -Elle céda, sans défense. +Il sortait, il préférait s’allonger, tout vêtu, sur le pavé de la cour. +Elle céda, sans défense. Et, depuis vingt jours, il revenait toutes les nuits. -Dès la seconde semaine du mois d’août, la besogne s’avança. -Les insectes grêles, noyés dans ce travail géant, en sortaient victorieux. -Buteau avait dû louer Palmyre, pour aider. -Cette grossesse l’exaspérait. -Lui qui prenait tant de précautions ! comment ce bougre d’enfant se trouvait-il là ? -Elle devait revenir et apporter le goûter de quatre heures. +Dès la seconde semaine du mois d’août, la besogne s’avança. +Les insectes grêles, noyés dans ce travail géant, en sortaient victorieux. +Buteau avait dû louer Palmyre, pour aider. +Cette grossesse l’exaspérait. +Lui qui prenait tant de précautions ! comment ce bougre d’enfant se trouvait-il là ? +Elle devait revenir et apporter le goûter de quatre heures. Faut que je boive encore ! Tu n’as pas soif ? -C’était, après le déjeuner, l’heure lourde, accablante de la sieste. -Ah, zut ! j’ai la peau qui pète, dit Buteau. -Et, se tournant vers Françoise : — Dormons, hein ? +C’était, après le déjeuner, l’heure lourde, accablante de la sieste. +Ah, zut ! j’ai la peau qui pète, dit Buteau. +Et, se tournant vers Françoise : — Dormons, hein ? Il chercha du regard un peu d’ombre, n’en trouva pas. Palmyre, cria-t-il, fais-tu comme nous ? -Il n’y eut plus qu’elle qui travaillât, dans la plaine embrasée. -Mais ses forces dernières la trahissaient. -Côte à côte, Buteau et Françoise s’étaient couchés. +Il n’y eut plus qu’elle qui travaillât, dans la plaine embrasée. +Mais ses forces dernières la trahissaient. +Côte à côte, Buteau et Françoise s’étaient couchés. Ils fumaient de sueur, maintenant qu’ils ne bougeaient plus, silencieux, les yeux clos. -Elle referma les paupières, feignit de se rendormir. -Jamais ce rut hennissant de cheval ne l’avait irritée à ce point. +Elle referma les paupières, feignit de se rendormir. +Jamais ce rut hennissant de cheval ne l’avait irritée à ce point. Brusquement, comme elle serrait les yeux, Buteau l’empoigna. -Cochon ! cochon ! bégaya-t-elle en le repoussant. -Lui, ricanait d’un air fou, répétait tout bas : — Bête ! laisse-toi faire !... +Cochon ! cochon ! bégaya-t-elle en le repoussant. +Lui, ricanait d’un air fou, répétait tout bas : — Bête ! laisse-toi faire !... Je te dis qu’ils dorment, personne ne regarde. -Et, en effet, elle se remit à ses gerbes, indifférente. -On entendit de nouveau le craquement de ses reins, à chaque effort. -Bête ! goûtes-y donc ! +Et, en effet, elle se remit à ses gerbes, indifférente. +On entendit de nouveau le craquement de ses reins, à chaque effort. +Bête ! goûtes-y donc ! Lise n’en saura rien. -Au nom de sa sœur, Françoise qui faiblissait, vaincue, se raidit davantage. +Au nom de sa sœur, Françoise qui faiblissait, vaincue, se raidit davantage. Est-ce qu’elle voulait les restes d’une autre ? -Et, comme il recommençait à faucher, elle resta là, oisive, en princesse. -Non, ça m’embête ! répondit-elle rageusement. +Et, comme il recommençait à faucher, elle resta là, oisive, en princesse. +Non, ça m’embête ! répondit-elle rageusement. Alors Buteau, n’osant la secouer, tomba sur sa femme. -Ah ! quelque chose de propre, une fameuse courge à faire mûrir ! +Ah ! quelque chose de propre, une fameuse courge à faire mûrir ! Mais, lui, ne riait pas. -Il la fit se redresser brutalement, il voulut qu’elle essayât de l’aider. +Il la fit se redresser brutalement, il voulut qu’elle essayât de l’aider. Tu feras la soupe. Par ici ! viens donc ! -Il venait de décharger sa voiture, les deux chevaux attendaient, immobiles au soleil. +Il venait de décharger sa voiture, les deux chevaux attendaient, immobiles au soleil. Viens donc ! c’est moi ! -Machinalement, Françoise obéit à cet appel. -Elle n’eut pas même la méfiance de regarder en arrière. +Machinalement, Françoise obéit à cet appel. +Elle n’eut pas même la méfiance de regarder en arrière. Jean plaisanta d’abord. -Tu es bien fière, que tu passes sans dire bonjour aux amis ! -Dame ! répondit-elle, tu te caches, on ne te voit pas. +Tu es bien fière, que tu passes sans dire bonjour aux amis ! +Dame ! répondit-elle, tu te caches, on ne te voit pas. Elle fermait les yeux, elle suffoquait. Il se rua sous les jupes, l’empoigna aux cuisses, comme l’autre. Non, non, balbutia-t-elle, je t’en prie... c’est sale... -Mais elle ne se défendit point. +Mais elle ne se défendit point. Elle n’eut qu’un cri de douleur. -Pas d’enfant... ôte-toi... -Françoise rouvrit les yeux, sans une parole, sans un mouvement, hébétée. -Quoi ? c’était déjà fini, elle n’avait pas eu plus de plaisir ! +Pas d’enfant... ôte-toi... +Françoise rouvrit les yeux, sans une parole, sans un mouvement, hébétée. +Quoi ? c’était déjà fini, elle n’avait pas eu plus de plaisir ! Il ne lui en restait qu’une souffrance. -Pourquoi avait-elle cédé ? elle ne l’aimait pas, ce vieux ! +Pourquoi avait-elle cédé ? elle ne l’aimait pas, ce vieux ! Il demeurait comme elle immobile, ahuri de l’aventure. Faut que je m’en aille, murmura-t-il. -Elle ne répondit point, les regards en l’air, perdus dans le ciel. -Alors, elle se décida à desserrer les lèvres. +Elle ne répondit point, les regards en l’air, perdus dans le ciel. +Alors, elle se décida à desserrer les lèvres. C’est bon, va-t’en ! -Sans se confier à Lise, il partit, courbé, en chasseur qui ruse. -Il n’y avait pas à nier, elle ne l’essaya pas. +Sans se confier à Lise, il partit, courbé, en chasseur qui ruse. +Il n’y avait pas à nier, elle ne l’essaya pas. Nom de Dieu ! nous allons bien voir. Pourquoi pas lui, maintenant, puisque l’autre venait d’y passer ? Veux-tu me laisser, cochon !... Une seconde fois, il dut y renoncer. Ah ! je m’en doutais que vous fricassiez ensemble !... -J’aurais dû le foutre dehors depuis longtemps... -Si ça me plaît, est-ce que je ne suis pas libre ? -Eh bien ! je vas te flanquer à la porte, moi ! -Oui, tout à l’heure, en rentrant... -Dis-le à Lise... +J’aurais dû le foutre dehors depuis longtemps... +Si ça me plaît, est-ce que je ne suis pas libre ? +Eh bien ! je vas te flanquer à la porte, moi ! +Oui, tout à l’heure, en rentrant... +Dis-le à Lise... Je m’en irai, si je veux. Si tu veux, ah ! c’est ce que nous allons voir !... -À coups de pied au cul ! -Cette idée le glaça, fit tomber net son désir exaspéré. -Enfin, il se décida. -Elle s’imagina qu’il craignait d’être vendu à Lise, lui aussi. -Ça, tu peux en être sûr : si tu parles, je parlerai. +À coups de pied au cul ! +Cette idée le glaça, fit tomber net son désir exaspéré. +Enfin, il se décida. +Elle s’imagina qu’il craignait d’être vendu à Lise, lui aussi. +Ça, tu peux en être sûr : si tu parles, je parlerai. Oh ! je n’en ai pas peur, reprit-il avec un aplomb tranquille. -Faudra voir à en recauser tous les deux. -Celui-ci raconta que cette paresseuse était allée bouder derrière une meule, là-bas. +Faudra voir à en recauser tous les deux. +Celui-ci raconta que cette paresseuse était allée bouder derrière une meule, là-bas. D’ailleurs, un cri rauque les interrompit, on oublia l’affaire. -Quoi donc ? qui a crié ? -Il monta et s’éteignit, dans la flamme implacable du soleil. -Hein ? qui est-ce ? un cheval bien sûr, les os cassés ! +Quoi donc ? qui a crié ? +Il monta et s’éteignit, dans la flamme implacable du soleil. +Hein ? qui est-ce ? un cheval bien sûr, les os cassés ! Qu’y a-t-il donc ? C’est la Palmyre qui a une attaque. -Je l’ai bien vue tomber, de là-bas. -Quelque vaisseau avait dû se rompre, un filet de sang coulait de sa bouche. +Je l’ai bien vue tomber, de là-bas. +Quelque vaisseau avait dû se rompre, un filet de sang coulait de sa bouche. Je crois bien qu’elle est morte. Et elle la poussa de sa canne. Sur le menton, le filet de sang se caillait. -Vaut mieux ça que d’être à la charge des autres. +Vaut mieux ça que d’être à la charge des autres. Tous, saisis, ne bougeaient plus. Est-ce qu’on pouvait la toucher, sans aller chercher le maire ? -Ça servira de civière... +Ça servira de civière... Un mort, faut jamais le laisser par terre, ce n’est pas bien. -On te le rendra, ton blé ! +On te le rendra, ton blé ! J’y compte, fichtre ! -Le fardeau n’était pas lourd, ils n’avaient guère besoin d’être relayés. -Pourtant, d’autres les accompagnèrent, tout un cortège se forma. -On coupa à travers champs, pour éviter le détour de la route. +Le fardeau n’était pas lourd, ils n’avaient guère besoin d’être relayés. +Pourtant, d’autres les accompagnèrent, tout un cortège se forma. +On coupa à travers champs, pour éviter le détour de la route. Tout semblait de ce jaune, de cette dorure des beaux soirs de moisson. Les hommes emportaient cent vingt francs, les femmes soixante, pour leur mois de travail. -Jacqueline, grise elle-même, faillit se faire prendre par Hourdequin, au cou de Tron. -Étourdi, Jean était allé se jeter sur la paille de sa soupente. -Comment la ravoir, où la tenir le lendemain, les jours suivants, toujours ? -Ça en ferait, une affaire ! +Jacqueline, grise elle-même, faillit se faire prendre par Hourdequin, au cou de Tron. +Étourdi, Jean était allé se jeter sur la paille de sa soupente. +Comment la ravoir, où la tenir le lendemain, les jours suivants, toujours ? +Ça en ferait, une affaire ! Ah ! bon sang ! nous serions propres ! -On gâtait beaucoup la Coliche, qui était depuis dix ans dans la maison. -Elle avait fini par être une personne de la famille. -Et elle-même se montrait très affectueuse, surtout à l’égard de Françoise. -Depuis la moisson, une quinzaine venait de s’écouler. -Il semblait avoir oublié, elle-même évitait de songer à ces choses, qui la troublaient. -Mais elle refusait, effrayée, cachant sa froideur sous des airs de grande prudence. -Plus tard, quand on aurait moins besoin d’elle à la maison. +On gâtait beaucoup la Coliche, qui était depuis dix ans dans la maison. +Elle avait fini par être une personne de la famille. +Et elle-même se montrait très affectueuse, surtout à l’égard de Françoise. +Depuis la moisson, une quinzaine venait de s’écouler. +Il semblait avoir oublié, elle-même évitait de songer à ces choses, qui la troublaient. +Mais elle refusait, effrayée, cachant sa froideur sous des airs de grande prudence. +Plus tard, quand on aurait moins besoin d’elle à la maison. Quand je le disais ! cria-t-elle, furieuse. Ah ! nous sommes propres ! -Le passage y était, pourquoi le veau ne sortait-il pas ? -Dès qu’elle arriva, elle eut une moue. +Le passage y était, pourquoi le veau ne sortait-il pas ? +Dès qu’elle arriva, elle eut une moue. Elle n’a pas bon air, murmura-t-elle. -Depuis quand est-elle comme ça ? +Depuis quand est-elle comme ça ? Mais depuis douze heures. -Pourtant, conclut-elle, v’là la bouteille qui vient... +Pourtant, conclut-elle, v’là la bouteille qui vient... Faut attendre pour voir. -Un vétérinaire ! dit aigrement la Frimat, pour qu’il te la tue, hein ? -Celle au père Saucisse lui a bien claqué sous le nez... -Mais, fit remarquer Françoise, Monsieur Patoir défend de la crever. -Il dit que ça aide, l’eau dont elle est pleine. -La Frimat eut un haussement d’épaules exaspéré. -Un bel âne, Patoir ! +Un vétérinaire ! dit aigrement la Frimat, pour qu’il te la tue, hein ? +Celle au père Saucisse lui a bien claqué sous le nez... +Mais, fit remarquer Françoise, Monsieur Patoir défend de la crever. +Il dit que ça aide, l’eau dont elle est pleine. +La Frimat eut un haussement d’épaules exaspéré. +Un bel âne, Patoir ! Et, d’un coup de ciseaux, elle fendit la poche. -Les eaux ruisselèrent avec un bruit d’écluse, tous s’écartèrent, trop tard, éclaboussés. -Un instant, la Coliche souffla plus à l’aise, la vieille femme triompha. -Lise et Françoise la regardaient faire, les paupières battantes d’anxiété. -Je sens les pieds, murmura-t-elle, mais la tête n’est pas là... -Ce n’est guère bon, quand on ne trouve pas la tête... -Elle dut ôter sa main. -La Coliche, secouée d’une tranchée violente, poussait si fort, que les pieds parurent. +Les eaux ruisselèrent avec un bruit d’écluse, tous s’écartèrent, trop tard, éclaboussés. +Un instant, la Coliche souffla plus à l’aise, la vieille femme triompha. +Lise et Françoise la regardaient faire, les paupières battantes d’anxiété. +Je sens les pieds, murmura-t-elle, mais la tête n’est pas là... +Ce n’est guère bon, quand on ne trouve pas la tête... +Elle dut ôter sa main. +La Coliche, secouée d’une tranchée violente, poussait si fort, que les pieds parurent. Vaudrait mieux ne pas le bousculer, dit sagement la Frimat. Il finira bien par sortir. -Françoise était de cet avis. -Ohé hisse ! criait Buteau, tous ensemble !... -Aïe donc ! aïe donc ! bougre ! -Les femmes, suantes, essoufflées, répétaient : — Ohé hisse !... +Françoise était de cet avis. +Ohé hisse ! criait Buteau, tous ensemble !... +Aïe donc ! aïe donc ! bougre ! +Les femmes, suantes, essoufflées, répétaient : — Ohé hisse !... Mais il y eut une catastrophe. -Cependant, à peine debout, elle eut un éblouissement, il lui fallut s’asseoir. -Et elle qui croyait avoir rentré ça ! -Elle poussait de grands soupirs, une querelle éclata entre elle et son homme. -Et la Bécu ajouta : — Ça soulage tout de même. -La seconde vache, Rougette, s’était mise à meugler de peur. -Françoise alors perdit la tête, et Buteau, jurant, gueulant, voulut tirer encore. -Françoise joignit les mains, suppliante. +Cependant, à peine debout, elle eut un éblouissement, il lui fallut s’asseoir. +Et elle qui croyait avoir rentré ça ! +Elle poussait de grands soupirs, une querelle éclata entre elle et son homme. +Et la Bécu ajouta : — Ça soulage tout de même. +La seconde vache, Rougette, s’était mise à meugler de peur. +Françoise alors perdit la tête, et Buteau, jurant, gueulant, voulut tirer encore. +Françoise joignit les mains, suppliante. Oh ! va chercher monsieur Patoir !... -Ça coûtera ce que ça coûtera, va chercher monsieur Patoir ! -Il était devenu sombre. -Après un dernier combat, sans répondre un mot, il sortit la carriole. +Ça coûtera ce que ça coûtera, va chercher monsieur Patoir ! +Il était devenu sombre. +Après un dernier combat, sans répondre un mot, il sortit la carriole. Elle souffre beaucoup, votre femme. -Si vous rameniez aussi un médecin. +Si vous rameniez aussi un médecin. Il demeura muet, les yeux arrondis. Quoi donc ? encore une qui voulait se faire dorloter ! -Bien sûr qu’il ne payerait pas pour tout le monde ! +Bien sûr qu’il ne payerait pas pour tout le monde ! Mais non ! mais non ! cria Lise entre deux coliques. -Ça ira toujours, moi ! -On n’a pas d’argent à jeter par les fenêtres. +Ça ira toujours, moi ! +On n’a pas d’argent à jeter par les fenêtres. Il y avait vingt-quatre heures que les choses duraient. -Pour laquelle, voyons ? demanda le vétérinaire, qui était d’esprit jovial. +Pour laquelle, voyons ? demanda le vétérinaire, qui était d’esprit jovial. Tu en as besoin. -Elle ne répondit pas, elle ne s’en alla pas. -Déjà, il examinait la vache. -Fichtre ! elle est dans un foutu état, votre bête. +Elle ne répondit pas, elle ne s’en alla pas. +Déjà, il examinait la vache. +Fichtre ! elle est dans un foutu état, votre bête. Vous venez toujours me chercher trop tard... -Et vous avez tiré, je vois ça. -Hein ? vous l’auriez plutôt fendue en deux, que d’attendre, sacrés maladroits ! +Et vous avez tiré, je vois ça. +Hein ? vous l’auriez plutôt fendue en deux, que d’attendre, sacrés maladroits ! Et, vous savez, mes enfants, il est fichu, votre veau. -D’ailleurs, je ne l’aurais pas davantage, et j’abîmerais la mère. -Françoise éclata en sanglots. +D’ailleurs, je ne l’aurais pas davantage, et j’abîmerais la mère. +Françoise éclata en sanglots. Monsieur Patoir, je vous en prie, sauvez notre vache... Cette pauvre Coliche qui m’aime... Sauvez-la, monsieur Patoir... -Mais, entendons-nous bien, je vas être forcé de découper le veau. +Mais, entendons-nous bien, je vas être forcé de découper le veau. Ah ! le veau, on s’en fout, du veau !... Sauvez notre vache, monsieur Patoir, sauvez-la ! Mais personne n’eut un sourire, tellement l’attente serrait les cœurs. -Un instant, il resta aplati, le nez entre les cuisses de la bête. -Comment ! ma grosse, tu es encore là ?... +Un instant, il resta aplati, le nez entre les cuisses de la bête. +Comment ! ma grosse, tu es encore là ?... Aussi, je me disais : ce n’est pas la vache ! -C’était Lise, prise des grandes douleurs, qui poussait, les flancs arrachés. +C’était Lise, prise des grandes douleurs, qui poussait, les flancs arrachés. Voyons, est-ce qu’il y a du bon sens ? emmenez-la, vous autres ! -Elle s’abandonnait, elle n’avait plus la force de résister. -Il décolla la peau, tira sur l’épaule qui se dépouilla et s’arracha. -Je ne veux pas voir ça ! je ne veux pas voir ça ! -Nom de Dieu de gamine ! ça vous a des nerfs de princesse !... +Elle s’abandonnait, elle n’avait plus la force de résister. +Il décolla la peau, tira sur l’épaule qui se dépouilla et s’arracha. +Je ne veux pas voir ça ! je ne veux pas voir ça ! +Nom de Dieu de gamine ! ça vous a des nerfs de princesse !... Elle nous fumerait comme des jambons. -Mais déjà la Frimat et la Bécu, se fâchant, la maintenaient en place. -Ah ! çà, voulez-vous bien rester tranquille ! +Mais déjà la Frimat et la Bécu, se fâchant, la maintenaient en place. +Ah ! çà, voulez-vous bien rester tranquille ! Qu’est-ce que vous avez donc dans le corps ? -Et la Frimat ajouta : — Bon ! voilà que vous crevez la bouteille, vous aussi ! -Dès lors, elle ne fit que courir de la chambre à l’étable. -Ça va bien, Lise, criait la Bécu. -Nous avons l’autre épaule. -Et, maintenant, c’est la tête qu’on arrache... -Il la tient, la tête, oh ! une tête !... +Et la Frimat ajouta : — Bon ! voilà que vous crevez la bouteille, vous aussi ! +Dès lors, elle ne fit que courir de la chambre à l’étable. +Ça va bien, Lise, criait la Bécu. +Nous avons l’autre épaule. +Et, maintenant, c’est la tête qu’on arrache... +Il la tient, la tête, oh ! une tête !... Et c’est fini, de ce coup, le corps est venu d’un paquet. -Mais, brusquement, Buteau apporta la tête, voulant la lui montrer. -Ce fut une exclamation générale. +Mais, brusquement, Buteau apporta la tête, voulant la lui montrer. +Ce fut une exclamation générale. Oh ! le beau veau ! Mon Dieu ! est-ce malheureux !... Oh ! le beau veau, mon Dieu !... -Il accourut, il s’arrêta pourtant à la porte, par décence. +Il accourut, il s’arrêta pourtant à la porte, par décence. Dites donc, je vous avais avertis... -Vous m’avez supplié de sauver votre vache... +Vous m’avez supplié de sauver votre vache... C’est que je vous connais, mes bougres ! -Faut pas aller raconter partout que je vous ai tué votre veau, hein ? -Bien sûr, bien sûr, murmura Buteau, en retournant dans l’étable avec lui. -Tout de même, c’est vous qui l’avez coupé. -Un peu de patience encore, déclara la Frimat. -Ça va y être. -Elle s’était agenouillée entre les jambes, guettant l’enfant, prête à le recevoir. +Faut pas aller raconter partout que je vous ai tué votre veau, hein ? +Bien sûr, bien sûr, murmura Buteau, en retournant dans l’étable avec lui. +Tout de même, c’est vous qui l’avez coupé. +Un peu de patience encore, déclara la Frimat. +Ça va y être. +Elle s’était agenouillée entre les jambes, guettant l’enfant, prête à le recevoir. Ma pauvre Lise, va ! t’as de la peine. Oh ! oui, oh ! oui, et personne ne me plaint... Si l’on me plaignait... -Oh ! la, la, ça recommence, il ne sortira donc pas ! -Ça pouvait durer longtemps, lorsque des exclamations vinrent de l’étable. +Oh ! la, la, ça recommence, il ne sortira donc pas ! +Ça pouvait durer longtemps, lorsque des exclamations vinrent de l’étable. Hein ! ma grosse, t’en voulais un... -Oh ! là, là, que je souffre, ça me fend !... +Oh ! là, là, que je souffre, ça me fend !... Non ! non ! ne me faites donc plus rire, je vas y rester ! -Foutu rigolo qui me fait rire à claquer dans ma peau !... -Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu, ça crève... -On entendit simplement le glouglou d’un goulot géant qui se vidait. -Ça criait d’un bout, ça riait de l’autre. -C’est une fille, déclara la Frimat. -Non, non, fit Lise, je n’en veux pas, je veux un garçon. -Alors, je la renfile, ma belle, et tu feras un garçon demain. -Les rires redoublèrent, on en fut malade. -Tout de même, ça nous en ferait deux ! -Il ne répondit point, il acheva silencieusement sa pipe. -Elle se retourna, comprit aussitôt à son visage contracté et rouge. +Foutu rigolo qui me fait rire à claquer dans ma peau !... +Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu, ça crève... +On entendit simplement le glouglou d’un goulot géant qui se vidait. +Ça criait d’un bout, ça riait de l’autre. +C’est une fille, déclara la Frimat. +Non, non, fit Lise, je n’en veux pas, je veux un garçon. +Alors, je la renfile, ma belle, et tu feras un garçon demain. +Les rires redoublèrent, on en fut malade. +Tout de même, ça nous en ferait deux ! +Il ne répondit point, il acheva silencieusement sa pipe. +Elle se retourna, comprit aussitôt à son visage contracté et rouge. Elle le repoussa, le renversa. Il y eut une lutte sourde, haletante. -Lui ricanait, la voix étranglée. -Voyons, qu’est-ce que ça te fout ?... +Lui ricanait, la voix étranglée. +Voyons, qu’est-ce que ça te fout ?... Je suis bon pour vous deux. Il la connaissait bien, il savait qu’elle ne crierait pas. -Il l’étouffait, il était sur le point de la vaincre. -Ça irait si bien... +Il l’étouffait, il était sur le point de la vaincre. +Ça irait si bien... Puisqu’on vit ensemble, on ne se quitterait pas... Mais il retint un cri de douleur. -Si tu crois que tu l’épouseras, ton salop... +Si tu crois que tu l’épouseras, ton salop... Jamais, tant que tu ne seras pas majeure ! -D’un bond, il s’était remis debout, effrayé, regardant le lit. -Sa femme dormait toujours, du même souffle tranquille. +D’un bond, il s’était remis debout, effrayé, regardant le lit. +Sa femme dormait toujours, du même souffle tranquille. Il s’en alla pourtant, avec un geste de terrible menace. -Il désespérait de jamais recommencer. -C’était un désir croissant, une passion envahissante. -Rien encore ne l’avait fâché avec eux d’une façon ouverte et définitive. +Il désespérait de jamais recommencer. +C’était un désir croissant, une passion envahissante. +Rien encore ne l’avait fâché avec eux d’une façon ouverte et définitive. Il leur criait toujours un bonjour en passant. -Pourtant, le lendemain matin, lorsque Jean retourna à la machine, la peur le prit. -Tiens, c’est vous, Jean ! cria Lise, relevée gaillardement de ses couches. +Pourtant, le lendemain matin, lorsque Jean retourna à la machine, la peur le prit. +Tiens, c’est vous, Jean ! cria Lise, relevée gaillardement de ses couches. On ne vous voit plus. Qu’arrive-t-il ? -Elle le regarda, tellement surprise, qu’il se mit à bégayer. -Oh ! je sais, ça ne se fait pas comme ça... +Elle le regarda, tellement surprise, qu’il se mit à bégayer. +Oh ! je sais, ça ne se fait pas comme ça... Je voulais seulement vous en parler. -Avant tout, faudrait savoir ce que Françoise en pense. -Mais un scrupule, au dernier moment, l’arrêta. -Cela le découragea, il eut honte, à cause de ses trente-trois ans. -Bien sûr, murmura-t-il, on lui en causerait, on ne la forcerait pas. -Même elle fut tout à fait engageante. +Avant tout, faudrait savoir ce que Françoise en pense. +Mais un scrupule, au dernier moment, l’arrêta. +Cela le découragea, il eut honte, à cause de ses trente-trois ans. +Bien sûr, murmura-t-il, on lui en causerait, on ne la forcerait pas. +Même elle fut tout à fait engageante. Ce sera comme elle voudra, Jean... -Si elle dit oui, épousez-la. +Si elle dit oui, épousez-la. Entendu ! cria-t-il. -Les Buteau, en effet, baptisaient leur enfant, après bien des retards. +Les Buteau, en effet, baptisaient leur enfant, après bien des retards. Aussi vivait-il dans de continuelles querelles avec les femmes. -Personne n’était encore arrivé. -Pendant quelques minutes, il s’intéressa à ce travail. -Puis, il eut un premier sursaut de colère. -Ah ! ça, est-ce qu’ils se fichent de moi ? -Il est déjà deux heures dix. -Sonnez donc, Bécu ! cria-t-il. -Ça les fera venir, ces lambins ! -Bécu se pendit à la corde de la cloche, très ivre, comme toujours. -Le curé était allé mettre son surplis. -Lorsque tout se trouva prêt, il s’impatienta de nouveau. +Personne n’était encore arrivé. +Pendant quelques minutes, il s’intéressa à ce travail. +Puis, il eut un premier sursaut de colère. +Ah ! ça, est-ce qu’ils se fichent de moi ? +Il est déjà deux heures dix. +Sonnez donc, Bécu ! cria-t-il. +Ça les fera venir, ces lambins ! +Bécu se pendit à la corde de la cloche, très ivre, comme toujours. +Le curé était allé mettre son surplis. +Lorsque tout se trouva prêt, il s’impatienta de nouveau. Mais qu’est-ce qu’ils font ? mais faudra donc les amener par les oreilles ! Quoi donc ? lui demanda-t-il de loin, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?... -Vous croyez peut-être que le bon Dieu est à vos ordres ? -Son bec-de-lièvre salivait, sans qu’une goutte de sueur mouillât sa peau dure. -L’abbé Godard, outré du flegme de la Grande, tomba sur elle. +Vous croyez peut-être que le bon Dieu est à vos ordres ? +Son bec-de-lièvre salivait, sans qu’une goutte de sueur mouillât sa peau dure. +L’abbé Godard, outré du flegme de la Grande, tomba sur elle. Au mot d’enfer, la Grande avait eu un mince sourire. Sa place est chez vous, prenez-le, la Grande ! On verra, qu’il vienne demain. Une demi-heure encore se passa. -Bécu, las de sonner, fumait de nouveau sa pipe. -Mais sonnez donc, Bécu ! cria-t-il tout d’un coup. +Bécu, las de sonner, fumait de nouveau sa pipe. +Mais sonnez donc, Bécu ! cria-t-il tout d’un coup. Si, dans trois minutes, ils ne sont pas ici, je file, moi ! -Lise était consternée, la marraine n’arrivait toujours pas. +Lise était consternée, la marraine n’arrivait toujours pas. Dites-le, si c’est pour vous moquer de moi ! -J’ai des complaisances, et voilà une heure que j’attends !... -Mais la marraine, monsieur le curé. -L’abbé Godard devint rouge, à faire craindre un coup de sang. -Il étouffait, il bégaya : — Prenez-en une autre ! -Ma femme m’avait formellement écrit qu’elle rentrerait ce matin. -Elle est à Chartres... -Chartres, à Chartres... -Je regrette pour vous que vous soyez là dedans, monsieur Charles. -Mais ça ne peut pas continuer, non, non ! je ne tolérerai pas davantage... +J’ai des complaisances, et voilà une heure que j’attends !... +Mais la marraine, monsieur le curé. +L’abbé Godard devint rouge, à faire craindre un coup de sang. +Il étouffait, il bégaya : — Prenez-en une autre ! +Ma femme m’avait formellement écrit qu’elle rentrerait ce matin. +Elle est à Chartres... +Chartres, à Chartres... +Je regrette pour vous que vous soyez là dedans, monsieur Charles. +Mais ça ne peut pas continuer, non, non ! je ne tolérerai pas davantage... Oui, nous verrons qui sera puni. -Vous allez vivre sans prêtre, comme des bêtes... +Vous allez vivre sans prêtre, comme des bêtes... Je sais bien que vos vaches ont plus de religion que vous... Adieu ! et trempez-le dans la mare, pour le baptiser, votre enfant de sauvages ! -Faut courir après le curé, dit Lise. +Faut courir après le curé, dit Lise. Il n’y a que les chiens qu’on ne baptise pas. -Monsieur le curé ! monsieur le curé ! +Monsieur le curé ! monsieur le curé ! Il finit par se retourner et attendre. -La marraine est là... -Ça ne se refuse point, le baptême. +La marraine est là... +Ça ne se refuse point, le baptême. Un instant, il resta immobile. -Déjà, il faisait signer sur le registre. -Ça vient de la confiserie de maman ? demanda Élodie, qui les regardait. +Déjà, il faisait signer sur le registre. +Ça vient de la confiserie de maman ? demanda Élodie, qui les regardait. Madame Charles eut une seconde d’embarras. -Puis, tranquillement : — Non, ma mignonne, ta mère n’a pas cette spécialité. -Du vieux linge, il n’y a rien de si utile dans un ménage... -J’ai demandé à ma fille, j’ai dévalisé ses fonds d’armoire. -Madame Charles dépliait, secouait, expliquait. +Puis, tranquillement : — Non, ma mignonne, ta mère n’a pas cette spécialité. +Du vieux linge, il n’y a rien de si utile dans un ménage... +J’ai demandé à ma fille, j’ai dévalisé ses fonds d’armoire. +Madame Charles dépliait, secouait, expliquait. Dame ! les draps ne sont pas neufs. Mais toi, Lise, tu en tireras un bon parti. Je les mettrai, donc ! cria la paysanne. -Moi, ça ne fait rien que ma chemise soit raccommodée. -Est-ce que c’est du linge à maman, tout ça ? -Madame Charles n’eut pas une hésitation. -Mais bien sûr, ma chérie... -C’est-à-dire, c’est le linge à ses demoiselles de magasin. +Moi, ça ne fait rien que ma chemise soit raccommodée. +Est-ce que c’est du linge à maman, tout ça ? +Madame Charles n’eut pas une hésitation. +Mais bien sûr, ma chérie... +C’est-à-dire, c’est le linge à ses demoiselles de magasin. Il en faut, va ! dans le commerce. -Les nouvelles n’étaient pas bonnes. -Une dernière plainte, murmurée à voix plus basse, l’acheva. -Enfin, il monte lui-même avec celle du cinq, une grosse... -Qu’est-ce que tu dis là ? -Oh ! j’en suis sûre, je les ai vus. -Monsieur Charles, tremblant, serra les poings, dans un élan d’indignation exaspérée. -Le misérable ! fatiguer son personnel, manger son établissement !... +Les nouvelles n’étaient pas bonnes. +Une dernière plainte, murmurée à voix plus basse, l’acheva. +Enfin, il monte lui-même avec celle du cinq, une grosse... +Qu’est-ce que tu dis là ? +Oh ! j’en suis sûre, je les ai vus. +Monsieur Charles, tremblant, serra les poings, dans un élan d’indignation exaspérée. +Le misérable ! fatiguer son personnel, manger son établissement !... Ah ! c’est la fin de tout ! -Mais Buteau, mal planté, parla de les rosser toutes les deux. -Nom de Dieu de femelles ! je vas vous foutre vos casseroles à la gueule !... -Après dix minutes, Buteau jeta un léger cri. -Les fléaux s’arrêtèrent, et il retourna la gerbe. -Puis, les fléaux repartirent. -Une à une, les gerbes se succédaient. -Un souffle fort sortait de ses lèvres ouvertes. -Des brins de paille s’étaient accrochés aux mèches envolées de ses cheveux. -Faut que nous finissions, leur cria Buteau, sans s’arrêter. +Mais Buteau, mal planté, parla de les rosser toutes les deux. +Nom de Dieu de femelles ! je vas vous foutre vos casseroles à la gueule !... +Après dix minutes, Buteau jeta un léger cri. +Les fléaux s’arrêtèrent, et il retourna la gerbe. +Puis, les fléaux repartirent. +Une à une, les gerbes se succédaient. +Un souffle fort sortait de ses lèvres ouvertes. +Des brins de paille s’étaient accrochés aux mèches envolées de ses cheveux. +Faut que nous finissions, leur cria Buteau, sans s’arrêter. Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? Mais Lise, justement, descendait au-devant de Fouan et des Delhomme. Quelle demande ? dit le vieux. Est-ce que tu te fous de nous ? Elle n’est pas pour ton bec, vilain merle ! -Cet accueil brutal rendit à Jean son courage. +Cet accueil brutal rendit à Jean son courage. Il tourna le dos, il s’adressa au vieux. -Voici l’histoire, père Fouan, c’est tout simple... +Voici l’histoire, père Fouan, c’est tout simple... Si elle veut bien de moi, je veux bien d’elle. C’est le mariage que je demande. -Pourquoi ne lui en avait-il pas causé d’abord ? -Buteau ne laissa pas à Fouan le temps de répondre. +Pourquoi ne lui en avait-il pas causé d’abord ? +Buteau ne laissa pas à Fouan le temps de répondre. Il avait repris, avec une fureur croissante : — Hein ? tu as le toupet !... -Un vieux de trente-trois ans épouser une jeunesse de dix-huit ! -Rien que quinze ans de différence ! -Est-ce que ce n’est pas une dégoûtation ?... +Un vieux de trente-trois ans épouser une jeunesse de dix-huit ! +Rien que quinze ans de différence ! +Est-ce que ce n’est pas une dégoûtation ?... On t’en donnera, des poulettes, pour ton sale cuir ! -Jean commençait à se fâcher. -Et il se tourna vers Françoise, pour qu’elle se prononçât. -Mais elle restait effarée, raidie, sans avoir l’air de comprendre. +Jean commençait à se fâcher. +Et il se tourna vers Françoise, pour qu’elle se prononçât. +Mais elle restait effarée, raidie, sans avoir l’air de comprendre. Elle ne pouvait pas dire non, elle ne dit pas oui, pourtant. Si elle se mariait, il la perdait, il perdait aussi la terre. -La pensée brusque de cette conséquence acheva de l’enrager. -Toute sa haine de l’ouvrier des villes éclatait. -Allons, Françoise, cause un peu. -Tu nous embêtes à la fin ! -Alors, Buteau vit que la chose allait être faite, si la jeune fille parlait. -Justement, la Grande entrait dans la cour, suivie des Charles, qui revenaient avec Élodie. +La pensée brusque de cette conséquence acheva de l’enrager. +Toute sa haine de l’ouvrier des villes éclatait. +Allons, Françoise, cause un peu. +Tu nous embêtes à la fin ! +Alors, Buteau vit que la chose allait être faite, si la jeune fille parlait. +Justement, la Grande entrait dans la cour, suivie des Charles, qui revenaient avec Élodie. Et il les appela du geste, sans savoir encore ce qu’il dirait. Oui, toutes les deux, des vaches, des salopes !... Avec les deux, je vous dis, les putains ! -Béants, les Charles reçurent les mots à la volée, en plein visage. +Béants, les Charles reçurent les mots à la volée, en plein visage. Oh ! les beaux choux ! -Dis-lui donc qu’il ment ! cria Jean à Françoise. -Bien sûr qu’il ment ! dit la jeune fille, d’un air tranquille. -Cette audace enragée paralysait, étourdissait Jean. -Les autres, d’ailleurs, les Delhomme, Fouan, la Grande, se tenaient sur la réserve. +Dis-lui donc qu’il ment ! cria Jean à Françoise. +Bien sûr qu’il ment ! dit la jeune fille, d’un air tranquille. +Cette audace enragée paralysait, étourdissait Jean. +Les autres, d’ailleurs, les Delhomme, Fouan, la Grande, se tenaient sur la réserve. Quand on a des droits, on les fait valoir. -Dès lors, Buteau se sentit victorieux, dans sa force indiscutée de la possession. +Dès lors, Buteau se sentit victorieux, dans sa force indiscutée de la possession. Il se tourna vers Jean. -Et toi, bougre, avise-toi de venir encore m’emmerder dans mon ménage... +Et toi, bougre, avise-toi de venir encore m’emmerder dans mon ménage... D’abord, tu vas foutre le camp tout de suite... -Les grands manches portaient les coups à plusieurs mètres, la cour en était balayée. -Ils ne disaient plus un mot, les dents serrées. -On n’entendait que les claquements secs des pièces de bois, à chaque parade. -Trois fois, le même heurt se reproduisit. -Delhomme et Fouan, pourtant, se précipitaient, lorsque les femmes crièrent. +Les grands manches portaient les coups à plusieurs mètres, la cour en était balayée. +Ils ne disaient plus un mot, les dents serrées. +On n’entendait que les claquements secs des pièces de bois, à chaque parade. +Trois fois, le même heurt se reproduisit. +Delhomme et Fouan, pourtant, se précipitaient, lorsque les femmes crièrent. Quelques lignes de plus, et la cervelle sautait. -Il n’y eut que l’oreille d’effleurée. -Le coup, obliquant, tapa en plein sur le bras, qui fut cassé net. +Il n’y eut que l’oreille d’effleurée. +Le coup, obliquant, tapa en plein sur le bras, qui fut cassé net. L’os avait eu un bruit de verre qu’on brise. -Ah ! l’assassin ! hurla Buteau, il m’a tué. +Ah ! l’assassin ! hurla Buteau, il m’a tué. Caporal ! quelle cogne, cria-t-elle. L’os a fait clac ! -C’était rien drôle ! -Il ne répondit pas, ralentissant sa marche d’un air accablé. +C’était rien drôle ! +Il ne répondit pas, ralentissant sa marche d’un air accablé. Lui, machinalement, retournait vers la batteuse, qui fonctionnait encore dans le jour finissant. Mais il y eut une rencontre. -Ah ! non, je n’y ai pas songé... +Ah ! non, je n’y ai pas songé... Moi, j’ai bu. -Soulas, à poing fermé, lança une gifle, que le gamin évita d’un saut. -Tiens ! foutue couenne, bois encore ça, en attendant ! -Jusqu’à deux heures, rien ne se montra. -Le berger qui patientait, stoïque, sans une plainte, eut enfin un grognement de satisfaction. -Nom de Dieu ! ce n’est pas trop tôt ! -Patience ! répondit Jean, v’là de quoi vous soûler ! +Soulas, à poing fermé, lança une gifle, que le gamin évita d’un saut. +Tiens ! foutue couenne, bois encore ça, en attendant ! +Jusqu’à deux heures, rien ne se montra. +Le berger qui patientait, stoïque, sans une plainte, eut enfin un grognement de satisfaction. +Nom de Dieu ! ce n’est pas trop tôt ! +Patience ! répondit Jean, v’là de quoi vous soûler ! Jean et Tron consentirent. -Déjà, Soulas, malgré son grand âge, poussait sa voiture, la ramenait près du parc. +Déjà, Soulas, malgré son grand âge, poussait sa voiture, la ramenait près du parc. Puis, parlant de Jean, il demanda : — Qu’est-ce qu’il a donc ? On dirait qu’il porte le bon Dieu en terre. -Ah ! les sacrées gouines, on devrait leur tordre le cou à toutes ! -Ça se dit, ça, quand on ne peut plus. -Une salope qui a traîné avec le dernier des cochons ! -Tron, à chaque phrase, serrait les poings davantage. -Il avait des colères sournoises que sa force de géant rendait terribles. -En v’là assez, hein ? cria-t-il. -Si tu étais encore un homme, je t’aurais claqué déjà... -Mais Soulas, goguenard, avait haussé les épaules sous la menace. -Jeannot, va ! grand serin ! tu es aussi bête qu’elle est maligne ! +Ah ! les sacrées gouines, on devrait leur tordre le cou à toutes ! +Ça se dit, ça, quand on ne peut plus. +Une salope qui a traîné avec le dernier des cochons ! +Tron, à chaque phrase, serrait les poings davantage. +Il avait des colères sournoises que sa force de géant rendait terribles. +En v’là assez, hein ? cria-t-il. +Si tu étais encore un homme, je t’aurais claqué déjà... +Mais Soulas, goguenard, avait haussé les épaules sous la menace. +Jeannot, va ! grand serin ! tu es aussi bête qu’elle est maligne ! Ah ! elle te le montrera sous verre, son pucelage !... -Quand je te dis que tout le pays lui a traîné sur le ventre ! +Quand je te dis que tout le pays lui a traîné sur le ventre ! D’ailleurs, pas besoin de chercher si loin. -Je lui ferai passer le goût du pain, à celui-là ! +Je lui ferai passer le goût du pain, à celui-là ! Soulas l’examina un instant, surpris de cette jalousie de brute. -Le garçon répondit non, d’un branle énergique de la tête. +Le garçon répondit non, d’un branle énergique de la tête. Alors, c’est une autre ?... -Quelle autre donc, que je ne vous ai jamais aperçus ensemble ? -T’as bouché Françoise alors ? demanda le berger. -Il resta grave, réfléchit, se prononça enfin. -Faut aller le dire au père Fouan. -Peut-être bien qu’il te la donnera. -Jean s’étonna, car il n’avait pas songé à cette démarche si simple. -Bonjour, père Fouan ! cria Jean de la route, d’une voix mal affermie. +Quelle autre donc, que je ne vous ai jamais aperçus ensemble ? +T’as bouché Françoise alors ? demanda le berger. +Il resta grave, réfléchit, se prononça enfin. +Faut aller le dire au père Fouan. +Peut-être bien qu’il te la donnera. +Jean s’étonna, car il n’avait pas songé à cette démarche si simple. +Bonjour, père Fouan ! cria Jean de la route, d’une voix mal affermie. Ah ! c’est vous, Caporal ! Vous passez donc par ici ? -Et il l’accueillait si naturellement, sans rancune, que le garçon entra. -Ils causèrent du beau temps, du bien que ça faisait à la vigne. +Et il l’accueillait si naturellement, sans rancune, que le garçon entra. +Ils causèrent du beau temps, du bien que ça faisait à la vigne. Encore huit jours de soleil, et le vin serait bon. -Puis, le jeune homme voulut lui être agréable. -Seulement, vous savez, chacun a son caractère. -Il s’était assombri davantage. -C’est ça, c’est bien ça ! répéta Fouan d’une voix qui grondait. -J’ai peut-être le droit d’offrir un verre à un ami ! -Mais, dès le seuil, une peur lui revint. -Jean entra gauchement, désireux de vider son cœur, avant le retour des maîtres. -Cela était net et froid, comme inhabité. +Puis, le jeune homme voulut lui être agréable. +Seulement, vous savez, chacun a son caractère. +Il s’était assombri davantage. +C’est ça, c’est bien ça ! répéta Fouan d’une voix qui grondait. +J’ai peut-être le droit d’offrir un verre à un ami ! +Mais, dès le seuil, une peur lui revint. +Jean entra gauchement, désireux de vider son cœur, avant le retour des maîtres. +Cela était net et froid, comme inhabité. Hein ? cracher ! est-ce que tout le monde ne crache pas ? -Je crache bien sûr, quand j’en ai envie... -Mais des sévices graves, des mauvais traitements ne lui auraient pas été plus sensibles. -Faut y mettre du sien, répétait Jean, à chaque plainte. +Je crache bien sûr, quand j’en ai envie... +Mais des sévices graves, des mauvais traitements ne lui auraient pas été plus sensibles. +Faut y mettre du sien, répétait Jean, à chaque plainte. Avec de la patience, on s’entend toujours. Mais Fouan, qui venait d’allumer une chandelle, s’excitait, s’emportait. Non, non, j’en ai assez !... Ah ! si j’avais su ce qui m’attendait ici ! -J’aurais mieux fait de crever, le jour où j’ai vendu ma maison... +J’aurais mieux fait de crever, le jour où j’ai vendu ma maison... Seulement, ils se trompent, s’ils croient me tenir. J’aimerais mieux casser des pierres sur la route. Vous iriez chez Buteau, vous lui expliqueriez la chose. -Le vieux était devenu grave. +Le vieux était devenu grave. Elle les enleva, alla prendre un torchon. Fouan se redressa, tremblant, furieux de cette observation devant du monde. Enferme-le, ton vin ! je boirai de l’eau. -Des larmes étaient montées aux yeux du père. +Des larmes étaient montées aux yeux du père. Il eut le dernier mot. -Et, à demi-voix, elle s’excusa posément. -On n’a pas idée du mal qu’on a avec les vieilles gens ! -Celui-là n’est point méchant, il n’en a plus la force. -Jean et Delhomme l’approuvaient de la tête. -Et, depuis le matin, Nénesse noçait avec les camarades du village, pour les adieux. -Un instant, il parut contrarié de trouver là un étranger. -Puis, se décidant : — Dis donc, mère, je vas leur payer à dîner chez Macqueron. +Et, à demi-voix, elle s’excusa posément. +On n’a pas idée du mal qu’on a avec les vieilles gens ! +Celui-là n’est point méchant, il n’en a plus la force. +Jean et Delhomme l’approuvaient de la tête. +Et, depuis le matin, Nénesse noçait avec les camarades du village, pour les adieux. +Un instant, il parut contrarié de trouver là un étranger. +Puis, se décidant : — Dis donc, mère, je vas leur payer à dîner chez Macqueron. Me faudrait des sous. Fanny le regarda fixement, la bouche ouverte pour refuser. -Mais elle était si vaniteuse, que la présence de Jean la retint. -Bien sûr que leur fils pouvait dépenser vingt francs sans les gêner ! +Mais elle était si vaniteuse, que la présence de Jean la retint. +Bien sûr que leur fils pouvait dépenser vingt francs sans les gêner ! Et elle disparut, raide et muette. -Tu es donc avec quelqu’un ? demanda le père à Nénesse. -Il avait aperçu une ombre à la porte. -Il s’avança, et reconnaissant le garçon resté dehors : — Tiens ! c’est Delphin... +Tu es donc avec quelqu’un ? demanda le père à Nénesse. +Il avait aperçu une ombre à la porte. +Il s’avança, et reconnaissant le garçon resté dehors : — Tiens ! c’est Delphin... Entre donc, mon brave ! Delphin se risqua, saluant, s’excusant. -Delphin écarquilla les yeux ; puis, violemment : — Ah ! nom de Dieu, non ! +Delphin écarquilla les yeux ; puis, violemment : — Ah ! nom de Dieu, non ! J’y claquerais, dans leur ville ! -Ça va tout de même, dit Nénesse pour remerciement. -Et les deux gaillards filèrent, on entendit leurs rires qui s’éloignaient. -Il prit congé, il retrouva le vieux debout, au milieu de la nuit noire. -Voyons, père Fouan, voulez-vous aller chez Buteau pour m’avoir Françoise ?... -C’est vous le maître, vous n’avez qu’à parler. -Puis, il éclata, il avoua. -Exaspéré de ce nouvel obstacle, Jean parla enfin. +Ça va tout de même, dit Nénesse pour remerciement. +Et les deux gaillards filèrent, on entendit leurs rires qui s’éloignaient. +Il prit congé, il retrouva le vieux debout, au milieu de la nuit noire. +Voyons, père Fouan, voulez-vous aller chez Buteau pour m’avoir Françoise ?... +C’est vous le maître, vous n’avez qu’à parler. +Puis, il éclata, il avoua. +Exaspéré de ce nouvel obstacle, Jean parla enfin. Le vieux paysan eut une simple exclamation. -Puis, après avoir réfléchi : — Est-ce que la fille est grosse ? -Alors, il n’y a qu’à attendre... +Puis, après avoir réfléchi : — Est-ce que la fille est grosse ? +Alors, il n’y a qu’à attendre... Si elle est grosse, on verra. -À ce moment, Fanny parut sur la porte, appelant son père pour la soupe. +À ce moment, Fanny parut sur la porte, appelant son père pour la soupe. Et il monta se coucher, le ventre vide, par rage. -La nuit, d’un bleu sombre, criblée d’étoiles, était lourde et brûlante. -C’étaient les moutons dans leur parc, le long duquel il passait. -La voix lente du père Soulas s’éleva. -Eh bien, garçon, est-ce fait ? +La nuit, d’un bleu sombre, criblée d’étoiles, était lourde et brûlante. +C’étaient les moutons dans leur parc, le long duquel il passait. +La voix lente du père Soulas s’éleva. +Eh bien, garçon, est-ce fait ? Et il continua sa route. -La Beauce, à l’infini, s’étendait, écrasée sous un sommeil de plomb. -Seules, des ombres de meules bossuaient cette nudité morne. -Dès le lendemain, Fouan alla s’installer chez les Buteau. +La Beauce, à l’infini, s’étendait, écrasée sous un sommeil de plomb. +Seules, des ombres de meules bossuaient cette nudité morne. +Dès le lendemain, Fouan alla s’installer chez les Buteau. Vainement, les Delhomme voulurent provoquer une explication. -Il partit, sans répondre un mot. -Le vieux parut enchanté. +Il partit, sans répondre un mot. +Le vieux parut enchanté. Buteau comptait sur ces deux cents francs. Ce fut, pour Fouan, une vraie lune de miel. -Sale cochon, avec cette gamine, à côté de ta femme !... +Sale cochon, avec cette gamine, à côté de ta femme !... Et elle ne voulait pas, je l’ai bien vue qui gigotait ! Mais Buteau, encore soufflant, le sang au visage, n’accepta pas la remontrance. -Est-ce que vous avez à y foutre le nez ? -Fermez les quinquets, taisez votre bec, ou ça tournera mal ! -Pourquoi n’aurait-il pas épousé les deux sœurs, si elles y consentaient ? -Ce fut alors que la haine lente, inconsciente, s’aggrava entre Lise et Françoise. +Est-ce que vous avez à y foutre le nez ? +Fermez les quinquets, taisez votre bec, ou ça tournera mal ! +Pourquoi n’aurait-il pas épousé les deux sœurs, si elles y consentaient ? +Ce fut alors que la haine lente, inconsciente, s’aggrava entre Lise et Françoise. Lui, n’entendait pas de cette oreille. Un joli coup ! tout le pays nous tomberait dessus... Un jour surtout, ce fut terrible. -Celle-ci se ramassa, pleurante, saignante, la joue enflée. -Françoise l’écoutait, saisie, toute pâle. -Aussi vrai que Dieu m’entend, j’aime mieux ça !... -Il nous fichera la paix peut-être ! -Du moment qu’elle garderait sa part, ça ne la priverait de rien. +Celle-ci se ramassa, pleurante, saignante, la joue enflée. +Françoise l’écoutait, saisie, toute pâle. +Aussi vrai que Dieu m’entend, j’aime mieux ça !... +Il nous fichera la paix peut-être ! +Du moment qu’elle garderait sa part, ça ne la priverait de rien. Voyons, pourquoi ne veux-tu pas ? -Elle en avait le corps bleui, zébré d’éraflures et de contusions. -La petite Laure et son frère Jules poussaient des hurlements. -Tous les chiens d’alentour aboyaient, ça faisait pitié aux voisins. -Ah ! la pauvre enfant, elle avait de la constance, de rester dans cette galère ! -C’était, en effet, l’étonnement de Rognes. -Pourquoi Françoise ne se sauvait-elle pas ? -Encore si le père Fouan, son tuteur, l’avait soutenue ! -Mais lui-même n’était guère à la noce, chez son fils. -La peur des éclaboussures le faisait se tenir tranquille. -Désormais, toutes les querelles finissaient par les mêmes injures. +Elle en avait le corps bleui, zébré d’éraflures et de contusions. +La petite Laure et son frère Jules poussaient des hurlements. +Tous les chiens d’alentour aboyaient, ça faisait pitié aux voisins. +Ah ! la pauvre enfant, elle avait de la constance, de rester dans cette galère ! +C’était, en effet, l’étonnement de Rognes. +Pourquoi Françoise ne se sauvait-elle pas ? +Encore si le père Fouan, son tuteur, l’avait soutenue ! +Mais lui-même n’était guère à la noce, chez son fils. +La peur des éclaboussures le faisait se tenir tranquille. +Désormais, toutes les querelles finissaient par les mêmes injures. Mais fous donc le camp ! fous donc le camp ! -Oui, c’est ce que vous espérez... -Autrefois, j’étais trop bête, je voulais partir... +Oui, c’est ce que vous espérez... +Autrefois, j’étais trop bête, je voulais partir... Maintenant, vous pouvez me tuer, je reste. -Elle, tranquille, savait bien qu’elle ne pouvait être grosse. -Un matin même, elle plia des torchons qu’elle banda sur elle. +Elle, tranquille, savait bien qu’elle ne pouvait être grosse. +Un matin même, elle plia des torchons qu’elle banda sur elle. On faillit se massacrer, le soir. Elle cessa les farces, rentra son ventre. Fais-en donc un ! lui dit-il goguenard. -C’était vrai, elle se refusait à Jean, avec obstination. +C’était vrai, elle se refusait à Jean, avec obstination. Buteau n’en triompha pas moins bruyamment. -Son désir, maintenant, se doublait de colère. -Non, non, ça lui faisait honte ! -Peut-être lui aurait-elle cédé enfin, si elle les avait eus là, derrière elle. -Elle dégrafait violemment son corsage, ou retroussait sa jupe. -Tiens ! ce cochon-là m’a encore pincée. -Il constatait, restait froid et résolu. -Ça se payera, faut montrer ça aux voisines... +Son désir, maintenant, se doublait de colère. +Non, non, ça lui faisait honte ! +Peut-être lui aurait-elle cédé enfin, si elle les avait eus là, derrière elle. +Elle dégrafait violemment son corsage, ou retroussait sa jupe. +Tiens ! ce cochon-là m’a encore pincée. +Il constatait, restait froid et résolu. +Ça se payera, faut montrer ça aux voisines... Surtout, ne te revenge pas. La justice sera pour nous, quand nous aurons le droit. Et ma sœur tiendrait la chandelle, tu sais ! Ta sœur, elle finira mal avec ce bougre... -Tout ça est bon. +Tout ça est bon. Soyons d’accord, il est foutu. -Ah ! ces gueux d’enfants, tous les mêmes ! -Tout de suite, l’ancienne idée d’un magot lui était venue. -La première pensée de Jésus-Christ fut de larmoyer et d’arracher vingt francs. -On ne s’embêtait pas, on rigolait du matin au soir, chez lui. +Ah ! ces gueux d’enfants, tous les mêmes ! +Tout de suite, l’ancienne idée d’un magot lui était venue. +La première pensée de Jésus-Christ fut de larmoyer et d’arracher vingt francs. +On ne s’embêtait pas, on rigolait du matin au soir, chez lui. La Trouille faisait de la cuisine pour deux, elle en ferait pour trois. -Une sacrée cuisine, quand il y avait des sous ! -Étonné de la proposition, pris d’une inquiétude vague, Fouan refusa. -Enfin, père, c’est de bon cœur, vous réfléchirez... -Voilà, vous savez toujours que vous n’êtes pas à la rue. -Venez au Château, lorsque vous en aurez assez, de ces crapules ! -S’il ne les mangeait pas, c’était donc qu’il les gardait ? +Une sacrée cuisine, quand il y avait des sous ! +Étonné de la proposition, pris d’une inquiétude vague, Fouan refusa. +Enfin, père, c’est de bon cœur, vous réfléchirez... +Voilà, vous savez toujours que vous n’êtes pas à la rue. +Venez au Château, lorsque vous en aurez assez, de ces crapules ! +S’il ne les mangeait pas, c’était donc qu’il les gardait ? Un fameux magot, alors ! Une fois de plus, la maison fut en l’air jusqu’au soir. -Elle soufflait, elle suait, à moitié cachée sous le tas. -Marie-dort-en-chiant, arrive donc, que je te colle mon pied dans le derrière !... +Elle soufflait, elle suait, à moitié cachée sous le tas. +Marie-dort-en-chiant, arrive donc, que je te colle mon pied dans le derrière !... Tu n’as pas honte ! -Mais Buteau, déjà, avait empoigné la fille sous la jupe, à pleine main. -Son enragement tournait toujours en un coup brusque de désir. -Sacrée cateau, faut cette fois que j’y passe à mon tour... -Quand le tonnerre de Dieu y serait, je vas y passer après l’autre ! +Mais Buteau, déjà, avait empoigné la fille sous la jupe, à pleine main. +Son enragement tournait toujours en un coup brusque de désir. +Sacrée cateau, faut cette fois que j’y passe à mon tour... +Quand le tonnerre de Dieu y serait, je vas y passer après l’autre ! Alors, une lutte furieuse s’engagea. -Le père Fouan distinguait mal, dans la nuit. -Quand ce fut fini, Françoise, d’une dernière secousse, put se dégager, râlante, bégayante. -Tu n’as pas pu, ça ne compte pas... -Je m’en fiche, de ça ! jamais tu n’y arriveras, jamais ! -Tiens ! c’est à toi... +Le père Fouan distinguait mal, dans la nuit. +Quand ce fut fini, Françoise, d’une dernière secousse, put se dégager, râlante, bégayante. +Tu n’as pas pu, ça ne compte pas... +Je m’en fiche, de ça ! jamais tu n’y arriveras, jamais ! +Tiens ! c’est à toi... Ce n’est pas ta faute si je te le rends ! Bougres de saligots, tous les deux ! voulez-vous bien la laisser tranquille !... -En v’là assez, hein ? -Il continuait, s’adressant à elle : — Toi, c’est trop dégoûtant et trop bête... +En v’là assez, hein ? +Il continuait, s’adressant à elle : — Toi, c’est trop dégoûtant et trop bête... Tu regardais, je t’ai vue. Silence ! c’est fini... Je cogne sur le premier qui continue. Sur vous comme sur les autres... -Je vous en prie, mon oncle, ne vous en mêlez point... -Vous avez bien vu que je suis assez grande fille pour me défendre. -Mais le vieux l’écarta. -Laisse, ça ne te regarde plus... +Je vous en prie, mon oncle, ne vous en mêlez point... +Vous avez bien vu que je suis assez grande fille pour me défendre. +Mais le vieux l’écarta. +Laisse, ça ne te regarde plus... C’est mon affaire. Et, levant sa canne : — Ah ! tu cognerais, bandit !... -Faudrait voir si ce n’est pas à moi de te corriger. +Faudrait voir si ce n’est pas à moi de te corriger. Voulez-vous me foutre la paix, hein ? -Si vous croyez que je vais tolérer vos airs, ah ! non ! +Si vous croyez que je vais tolérer vos airs, ah ! non ! Regardez-moi donc, pour voir comment je m’appelle ! Comment tu t’appelles ? reprit Fouan, je le sais trop, je t’ai fait. Fallait pas me faire... -Ah ! mais, oui ! ça y est, chacun son tour. +Ah ! mais, oui ! ça y est, chacun son tour. Je suis de votre sang, je n’aime pas qu’on me taquine... -Et encore un coup, foutez-moi la paix, ou ça tournera mal ! -Pour toi, bien sûr... -Jamais je n’ai parlé ainsi à mon père. -Oh ! la, la, en voilà une raide !... -Votre père, vous l’auriez crevé, s’il n’était pas mort ! +Et encore un coup, foutez-moi la paix, ou ça tournera mal ! +Pour toi, bien sûr... +Jamais je n’ai parlé ainsi à mon père. +Oh ! la, la, en voilà une raide !... +Votre père, vous l’auriez crevé, s’il n’était pas mort ! Sale cochon, tu mens !... -Lise elle-même fit un effort, effrayée, désespérée de ce nouveau tracas. +Lise elle-même fit un effort, effrayée, désespérée de ce nouveau tracas. Dis que tu as menti... Si vous croyez que vous me faites peur !... -C’était bon quand vous étiez le maître, des machines comme ça. -Je suis le maître, le père. -Allons donc, vieux farceur, vous n’êtes rien du tout... +C’était bon quand vous étiez le maître, des machines comme ça. +Je suis le maître, le père. +Allons donc, vieux farceur, vous n’êtes rien du tout... Ah ! vous ne voulez pas me foutre la paix ! -Est-ce que vous êtes bon à quelque chose ? -Vous coûtez, v’là tout !... -C’était fini, il ne comptait plus, depuis qu’il s’était dépouillé. -Un grand silence régna, tous demeuraient les mains ballantes. -Les enfants n’avaient pas soufflé, de peur des gifles. -Puis, la besogne reprit, comme s’il ne s’était rien passé. +Est-ce que vous êtes bon à quelque chose ? +Vous coûtez, v’là tout !... +C’était fini, il ne comptait plus, depuis qu’il s’était dépouillé. +Un grand silence régna, tous demeuraient les mains ballantes. +Les enfants n’avaient pas soufflé, de peur des gifles. +Puis, la besogne reprit, comme s’il ne s’était rien passé. Et l’herbe ? demanda Lise, est-ce qu’on la laisse dans la cour ? -Je vas la mettre au sec, répondit Françoise. -Cela ne la fâchait plus, elle plaisanta même. -Non, non, elle est quelque part où ça te mordrait. -Fouan n’avait pas bougé, raidi et muet dans son coin d’ombre. +Je vas la mettre au sec, répondit Françoise. +Cela ne la fâchait plus, elle plaisanta même. +Non, non, elle est quelque part où ça te mordrait. +Fouan n’avait pas bougé, raidi et muet dans son coin d’ombre. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues. -On l’avait appelé trois fois, il refusait sa part de soupe. +On l’avait appelé trois fois, il refusait sa part de soupe. Brusquement, il se leva, disparut dans sa chambre. -Le lendemain, dès l’aube, il quittait les Buteau, pour s’installer chez Jésus-Christ. +Le lendemain, dès l’aube, il quittait les Buteau, pour s’installer chez Jésus-Christ. La Trouille, vite ici, nom de Dieu ! -Cours après ! et passe-le entre tes dents, voir s’il y a des nœuds ! +Cours après ! et passe-le entre tes dents, voir s’il y a des nœuds ! D’autres fois, quand elle arrivait, il lui donnait sa main. -Tire donc, chiffon ! faut que ça craque ! -La Trouille suffoquait, tombait sur son derrière, tant elle riait. -Oh ! ce père, était-il assez rigolo ! -Comme elle apportait les haricots, elle faillit casser le plat, en se pâmant. -Jésus-Christ, avant de s’asseoir, en lâchait trois, réguliers et claquant sec. -Le canon de la fête !... -C’est pour dire que ça commence ! -Puis, se recueillant, il en fit un quatrième, solitaire, énorme et injurieux. +Tire donc, chiffon ! faut que ça craque ! +La Trouille suffoquait, tombait sur son derrière, tant elle riait. +Oh ! ce père, était-il assez rigolo ! +Comme elle apportait les haricots, elle faillit casser le plat, en se pâmant. +Jésus-Christ, avant de s’asseoir, en lâchait trois, réguliers et claquant sec. +Le canon de la fête !... +C’est pour dire que ça commence ! +Puis, se recueillant, il en fit un quatrième, solitaire, énorme et injurieux. Pour ces rosses de Buteau ! qu’ils se bouchent la gueule avec ! -Du coup, Fouan, sombre depuis son arrivée, ricana. -Il approuva d’un branle de la tête. +Du coup, Fouan, sombre depuis son arrivée, ricana. +Il approuva d’un branle de la tête. Ah ! nom de Dieu ! papa, ce que nous allons nous la couler douce ! -Vous verrez mon truc, je me charge de vous désemmerder, moi !... -Bien sûr qu’il vaudrait mieux tout bouffer que de rien laisser aux autres... -À ta santé, mon gars ! +Vous verrez mon truc, je me charge de vous désemmerder, moi !... +Bien sûr qu’il vaudrait mieux tout bouffer que de rien laisser aux autres... +À ta santé, mon gars ! La Trouille servait le veau aux oignons. Elle ne disait rien, elle dut s’asseoir, en se tenant le ventre. -Ils ne parlaient plus, la bouche empâtée, très soûls. -Lentement, Jésus-Christ leva une fesse, tonna, puis regarda la porte, en criant : — Entrez ! -Tous les deux se tapèrent dans les mains, nez à nez, bavant et rigolant. +Ils ne parlaient plus, la bouche empâtée, très soûls. +Lentement, Jésus-Christ leva une fesse, tonna, puis regarda la porte, en criant : — Entrez ! +Tous les deux se tapèrent dans les mains, nez à nez, bavant et rigolant. Hors-d’ici, cochonne !... Hors d’ici, puanteur !... -Nom de Dieu ! je vas t’apprendre à respecter ton père et ton grand-père ! -Jamais il ne lui avait toléré cette familiarité. -Fallait avoir l’âge. +Nom de Dieu ! je vas t’apprendre à respecter ton père et ton grand-père ! +Jamais il ne lui avait toléré cette familiarité. +Fallait avoir l’âge. Bougre de grande sale, secoue tes jupes !... Tu ne rentreras que dans une heure, lorsque tu auras pris l’air. -De ce jour, commença une vraie vie d’insouciance et de rigolade. -Pas un liard à en faire sortir. -Aux navets, ceux-là ! la Trouille, et du beurre, nom de Dieu ! -Rarement il employait le fusil, dont la détonation porte loin en pays plat. +De ce jour, commença une vraie vie d’insouciance et de rigolade. +Pas un liard à en faire sortir. +Aux navets, ceux-là ! la Trouille, et du beurre, nom de Dieu ! +Rarement il employait le fusil, dont la détonation porte loin en pays plat. La chose arriva donc, naturellement. -Ah ! canaille, j’aurais dû m’en douter ! +Ah ! canaille, j’aurais dû m’en douter ! Eh bien ! oui, c’est moi, et je t’emmerde !... Rends-moi mon fusil. -Déjà, Bécu était ennuyé de sa prise. -D’habitude, il tirait volontiers à droite, quand il apercevait Jésus-Christ à gauche. -À quoi bon se mettre dans une vilaine histoire avec un ami ? -Mais, cette fois, le devoir était là, impossible de fermer les yeux. +Déjà, Bécu était ennuyé de sa prise. +D’habitude, il tirait volontiers à droite, quand il apercevait Jésus-Christ à gauche. +À quoi bon se mettre dans une vilaine histoire avec un ami ? +Mais, cette fois, le devoir était là, impossible de fermer les yeux. Et, d’ailleurs, on est poli au moins, lorsqu’on est en faute. -Ton fusil, salop ! je le garde, je vas le déposer à la mairie... -Jésus-Christ, désarmé, enragé, hésita à lui sauter à la gorge. -Voyons, fais pas la bête, vieux... -Entre boire un verre à la maison. -Non, faut que je verbalise, répondit le garde champêtre d’un ton raide. -Et il s’entêta, en ancien militaire qui ne connaissait que sa consigne. +Ton fusil, salop ! je le garde, je vas le déposer à la mairie... +Jésus-Christ, désarmé, enragé, hésita à lui sauter à la gorge. +Voyons, fais pas la bête, vieux... +Entre boire un verre à la maison. +Non, faut que je verbalise, répondit le garde champêtre d’un ton raide. +Et il s’entêta, en ancien militaire qui ne connaissait que sa consigne. Chez toi ou ailleurs, je m’en fous, pourvu que le papier soit fait. -Alors, peu à peu, la situation se détendit. -Un second litre parut, puis un troisième. -Sacré cocu, criait Jésus-Christ, tu sais que je couche avec ta femme. -Mais Bécu, qui avait le vin mauvais, se fâcha. -S’il tolérait la chose, à jeun, elle le blessait, quand il était ivre. +Alors, peu à peu, la situation se détendit. +Un second litre parut, puis un troisième. +Sacré cocu, criait Jésus-Christ, tu sais que je couche avec ta femme. +Mais Bécu, qui avait le vin mauvais, se fâcha. +S’il tolérait la chose, à jeun, elle le blessait, quand il était ivre. Il brandit un litre vide, il gueula : — Nom de Dieu de cochon ! -Ce fut une rude fête, et qui dura la journée. -Ils étaient encore à table, resuçant les os, lorsque la nuit tomba. -On alluma deux chandelles, et ils continuèrent. +Ce fut une rude fête, et qui dura la journée. +Ils étaient encore à table, resuçant les os, lorsque la nuit tomba. +On alluma deux chandelles, et ils continuèrent. Les gens dormaient dans le pays, qu’ils sirotaient toujours. -Tous, Bécu lui-même, rigolèrent. -Ah ! on ne s’embêta pas, cette nuit-là, au Château ! -Ce fut vers cette époque que Jésus-Christ fit un ami. -Tout de suite, Jésus-Christ et Canon s’étaient entendus. +Tous, Bécu lui-même, rigolèrent. +Ah ! on ne s’embêta pas, cette nuit-là, au Château ! +Ce fut vers cette époque que Jésus-Christ fit un ami. +Tout de suite, Jésus-Christ et Canon s’étaient entendus. Allons, vieux, faut boire un litre ! Le surlendemain, Canon s’en alla. Deux semaines plus tard, il revint, repartit au petit jour. -Pour qui donc la prenait-il, ce vieux-là ? +Pour qui donc la prenait-il, ce vieux-là ? Il la traita de grande serine. Le vieux n’en dormait plus. -Ah ! ce cochon de Jésus-Christ ! -Il y eut des scènes terribles entre le père et le fils. +Ah ! ce cochon de Jésus-Christ ! +Il y eut des scènes terribles entre le père et le fils. Tu n’en as donc pas, de sang, bougre d’ivrogne... Eh bien, quoi ? on ne la mange pas, la terre ! -Si l’on vous en servait un plat, vous feriez une drôle de gueule. -Attendez voir ! murmura le braconnier, les dents serrées. +Si l’on vous en servait un plat, vous feriez une drôle de gueule. +Attendez voir ! murmura le braconnier, les dents serrées. Toute sa lamentable personne, noire, sale et correcte, tremblait de peur. -Et je mets ça là. +Et je mets ça là. Veux-tu bien m’apporter ton papier ! -Je t’envoie du plomb, si tu ne te dépêches pas... +Je t’envoie du plomb, si tu ne te dépêches pas... Allons, reprends ton papier, et arrive... -Plus près, plus près, mais plus près donc, foutu capon, ou je tire ! -Glacé, blême, l’huissier chancelait sur ses courtes jambes. -Il implora d’un regard le père Fouan. +Plus près, plus près, mais plus près donc, foutu capon, ou je tire ! +Glacé, blême, l’huissier chancelait sur ses courtes jambes. +Il implora d’un regard le père Fouan. Ah ! nous y sommes enfin, ce n’est pas malheureux. Donne-moi ton papier. -Non ! pas du bout des doigts, comme à regret. +Non ! pas du bout des doigts, comme à regret. Poliment, nom de Dieu ! et de bon cœur... -Là ! tu es gentil. +Là ! tu es gentil. Il comprit, ne bougea pas, serra les fesses. Retourne-toi ou je te retourne ! -Il vit bien qu’il fallait se résigner. -Jésus-Christ venait d’épauler. -Cette fois, son chapeau noir avait roulé parmi les cailloux. +Il vit bien qu’il fallait se résigner. +Jésus-Christ venait d’épauler. +Cette fois, son chapeau noir avait roulé parmi les cailloux. Il le suivit, le ramassa, courut plus fort. -Monsieur Baillehache avait un acquéreur, et le plus sage était de suivre son conseil. -On irait et on reviendrait de même, en carrosse dans ses souliers. -Souvent, il y en avait là une douzaine, debout, serrés, empilés. +Monsieur Baillehache avait un acquéreur, et le plus sage était de suivre son conseil. +On irait et on reviendrait de même, en carrosse dans ses souliers. +Souvent, il y en avait là une douzaine, debout, serrés, empilés. Pour le moment, il ne s’y trouvait tout juste que Buteau, qui arrivait. -Jamais Buteau ne se décidait à payer ses contributions d’un coup. +Jamais Buteau ne se décidait à payer ses contributions d’un coup. Puis, il attendait de recevoir une sommation sans frais. -Ça lui faisait toujours gagner une semaine. -Ah ! ce sacré gouvernement ! en voilà un qui volait le monde ! +Ça lui faisait toujours gagner une semaine. +Ah ! ce sacré gouvernement ! en voilà un qui volait le monde ! Tiens ! c’est vous, dit gaillardement Monsieur Hardy. Vous faites bien de venir, j’allais vous faire des frais. -Il n’aurait plus manqué que ça ! grogna Buteau. +Il n’aurait plus manqué que ça ! grogna Buteau. Non, non, ce n’est pas juste ! -Le percepteur se mit à rire. -Si, chaque mois, vous chantez cet air-là ! -Nous nous basons là-dessus, nous autres ! -Mais Buteau se débattit violemment. -Ah ! oui, son revenu s’accroître ! +Le percepteur se mit à rire. +Si, chaque mois, vous chantez cet air-là ! +Nous nous basons là-dessus, nous autres ! +Mais Buteau se débattit violemment. +Ah ! oui, son revenu s’accroître ! Je vous enverrai l’huissier. -Effrayé, ahuri, Buteau rentra sa rage. +Effrayé, ahuri, Buteau rentra sa rage. Lentement, il sortit sa bourse. On ne se voit quasiment plus... Buteau ne fut pas dupe. -Il s’en montrait très vexé, sa réputation était en jeu. -Hardi là ! est-ce que Rognes se laisserait battre par Brinqueville ? -Le tambour de Cloyes qui rallumait la chandelle, faillit lui-même être emporté. -Ah ! ce nom de Dieu de Jésus-Christ ! -À lui la médaille ! -Les amis gueulaient, rigolaient à se fendre les mâchoires. -Le marché finissait, tous s’en allèrent, très soûls. -Il arriva alors que Buteau ramena dans sa carriole Fouan et Jésus-Christ. -On ne se mangeait plus, on choyait le père. -Père, appuyez-vous sur moi. -Père, donnez-moi votre main. -Ils le reçurent, ils le déposèrent sur la route. -Qu’est-ce que vous avez donc, vous autres, à m’aimer tant que ça ? -Leurs égards l’épouvantaient. -Il les aurait préférés, comme à l’ordinaire, sans respect. -Il rentra au Château, désolé. -Du coup, le père manqua crever d’indignation, le sang au visage. -Salope qui me déshonore ! -Tout de suite, le jars flaira le père, s’avança, suivi de la bande. -Le fouet claquait, et l’on entendit une fuite de bête, sous les feuilles. -La Trouille, avertie, avait filé. -Jésus-Christ, lorsqu’il eut raccroché le fouet, sembla envahi d’une grande tristesse philosophique. -Peut-être était-il simplement revenu de la gloire, depuis son triomphe, à Cloyes. -Ça finissait par des hommes soûls et des filles grosses. -Du reste, pas un écu. -Ah ! nom de Dieu ! voilà donc où passait l’argent ! -Une histoire à crever ! +Il s’en montrait très vexé, sa réputation était en jeu. +Hardi là ! est-ce que Rognes se laisserait battre par Brinqueville ? +Le tambour de Cloyes qui rallumait la chandelle, faillit lui-même être emporté. +Ah ! ce nom de Dieu de Jésus-Christ ! +À lui la médaille ! +Les amis gueulaient, rigolaient à se fendre les mâchoires. +Le marché finissait, tous s’en allèrent, très soûls. +Il arriva alors que Buteau ramena dans sa carriole Fouan et Jésus-Christ. +On ne se mangeait plus, on choyait le père. +Père, appuyez-vous sur moi. +Père, donnez-moi votre main. +Ils le reçurent, ils le déposèrent sur la route. +Qu’est-ce que vous avez donc, vous autres, à m’aimer tant que ça ? +Leurs égards l’épouvantaient. +Il les aurait préférés, comme à l’ordinaire, sans respect. +Il rentra au Château, désolé. +Du coup, le père manqua crever d’indignation, le sang au visage. +Salope qui me déshonore ! +Tout de suite, le jars flaira le père, s’avança, suivi de la bande. +Le fouet claquait, et l’on entendit une fuite de bête, sous les feuilles. +La Trouille, avertie, avait filé. +Jésus-Christ, lorsqu’il eut raccroché le fouet, sembla envahi d’une grande tristesse philosophique. +Peut-être était-il simplement revenu de la gloire, depuis son triomphe, à Cloyes. +Ça finissait par des hommes soûls et des filles grosses. +Du reste, pas un écu. +Ah ! nom de Dieu ! voilà donc où passait l’argent ! +Une histoire à crever ! Non ! il ne pouvait vivre ainsi, il y aurait perdu la peau. -Ah ! les hommes ne sont guère sages, les vieux pas plus que les jeunes ! -Un instant, Jésus-Christ eut l’idée de tout prendre, le sous-seing et les titres. -Mais le cœur lui manqua : fallait filer, après un coup pareil. +Ah ! les hommes ne sont guère sages, les vieux pas plus que les jeunes ! +Un instant, Jésus-Christ eut l’idée de tout prendre, le sous-seing et les titres. +Mais le cœur lui manqua : fallait filer, après un coup pareil. Et, furieux, il remit les papiers sous les lentilles, au fond de la marmite. -Son exaspération devint telle, qu’il ne put tenir sa langue. -On plaisanta le père Fouan. -La famille, surtout, en parut retournée. +Son exaspération devint telle, qu’il ne put tenir sa langue. +On plaisanta le père Fouan. +La famille, surtout, en parut retournée. qu’elle garda en travers de la gorge. -Honnête, travailleuse, riche, elle en arrivait à être fâchée avec tout le pays. -Jésus-Christ, ricanant, apporta la bouteille d’eau-de-vie, et l’on trinqua. -Voilà le dernier trimestre de votre rente. -Attention ! c’était pour vous dire que je les ai... -Je vous les garde, vous savez où elles vous attendent. -Jésus-Christ commençait à ouvrir l’œil et à se fâcher. +Honnête, travailleuse, riche, elle en arrivait à être fâchée avec tout le pays. +Jésus-Christ, ricanant, apporta la bouteille d’eau-de-vie, et l’on trinqua. +Voilà le dernier trimestre de votre rente. +Attention ! c’était pour vous dire que je les ai... +Je vous les garde, vous savez où elles vous attendent. +Jésus-Christ commençait à ouvrir l’œil et à se fâcher. Dis donc ! si tu veux emmener papa... Mais Buteau prit la chose gaiement. Quoi, t’es jaloux ? -Hein ! si vous vous coupiez en deux, père ?... -À votre santé, en attendant ! +Hein ! si vous vous coupiez en deux, père ?... +À votre santé, en attendant ! On se gaverait de raisin, tant que la peau du ventre en tiendrait. -Ils l’accompagnèrent un bout de chemin, pour le plaisir. -La cérémonie se passa vraiment très bien. -On se rendit à l’église au milieu du recueillement. -Une d’elles pleura même au cimetière. -Enfin, de ce côté, Monsieur Charles n’eut que de la satisfaction. +Ils l’accompagnèrent un bout de chemin, pour le plaisir. +La cérémonie se passa vraiment très bien. +On se rendit à l’église au milieu du recueillement. +Une d’elles pleura même au cimetière. +Enfin, de ce côté, Monsieur Charles n’eut que de la satisfaction. Tout de suite, Buteau les pria de venir vendanger, eux aussi. -Mais ils refusèrent, à cause de leur deuil. -Ils avaient des figures mélancoliques, des gestes lents. -Tout ce qu’ils acceptèrent, ce fut d’aller goûter au vin nouveau. -Et c’est pour distraire cette pauvre petite, déclara madame Charles. +Mais ils refusèrent, à cause de leur deuil. +Ils avaient des figures mélancoliques, des gestes lents. +Tout ce qu’ils acceptèrent, ce fut d’aller goûter au vin nouveau. +Et c’est pour distraire cette pauvre petite, déclara madame Charles. Que voulez-vous ? elle ne peut toujours rester en classe. -Élodie écoutait, les yeux baissés, les joues envahies de rougeur, sans raison. -Alors, qu’est-ce que vous allez en faire, de cette grande jeunesse-là ? demanda Buteau. -Elle rougit davantage, tandis que sa grand’mère répondait : — Dame ! nous ne savons guère... +Élodie écoutait, les yeux baissés, les joues envahies de rougeur, sans raison. +Alors, qu’est-ce que vous allez en faire, de cette grande jeunesse-là ? demanda Buteau. +Elle rougit davantage, tandis que sa grand’mère répondait : — Dame ! nous ne savons guère... Elle se consultera, nous la laisserons bien libre. -La mine désolée, il haussa les épaules. +La mine désolée, il haussa les épaules. Ah ! ouiche ! j’ai vu justement ce matin quelqu’un de Chartres. -C’est à cause de ça que nous sommes si ennuyés... -Et croyez-vous que le misérable va au café, maintenant !... -Au café ! au café ! quand on en a un chez soi ! -Foutu alors ! dit d’un air convaincu Jésus-Christ, qui écoutait. -Ils se turent, car madame Charles et Élodie se rapprochaient avec Buteau. +C’est à cause de ça que nous sommes si ennuyés... +Et croyez-vous que le misérable va au café, maintenant !... +Au café ! au café ! quand on en a un chez soi ! +Foutu alors ! dit d’un air convaincu Jésus-Christ, qui écoutait. +Ils se turent, car madame Charles et Élodie se rapprochaient avec Buteau. D’ailleurs, pas un n’avait souri, tous compatissaient, d’un branle du menton. -Voilà tout ce qu’on m’a donné d’elle... -Grand’mère la lui a prise au doigt, pour la mettre au mien... +Voilà tout ce qu’on m’a donné d’elle... +Grand’mère la lui a prise au doigt, pour la mettre au mien... Elle la portait depuis vingt ans, moi je la garderai toute ma vie. -Élodie, en larmes, avait collé de nouveau ses lèvres sur le bijou. +Élodie, en larmes, avait collé de nouveau ses lèvres sur le bijou. Celle-ci la calma, en souriant. Voyons, n’aie pas honte, mon petit lapin... -Je ne dirais pas de vilaines choses en ta présence, bien sûr... +Je ne dirais pas de vilaines choses en ta présence, bien sûr... Nous commencerons par te marier... -Voyons, voyons, regarde-nous, ne te frotte pas contre mon châle. +Voyons, voyons, regarde-nous, ne te frotte pas contre mon châle. Tu vas t’enflammer la peau. -N’est-ce pas ? quand on est à la campagne, c’est pour être heureux. -Les Charles répétèrent leur promesse d’aller goûter le vin nouveau. -Il faisait déjà si sombre, qu’on l’avait mal vu. -Donc, Rognes était sans prêtre : plus de messe, plus rien, l’état sauvage. -Seulement, beaucoup aussi se vexaient de n’avoir pas de curé. +N’est-ce pas ? quand on est à la campagne, c’est pour être heureux. +Les Charles répétèrent leur promesse d’aller goûter le vin nouveau. +Il faisait déjà si sombre, qu’on l’avait mal vu. +Donc, Rognes était sans prêtre : plus de messe, plus rien, l’état sauvage. +Seulement, beaucoup aussi se vexaient de n’avoir pas de curé. Naturellement, le conseil municipal fut saisi de la question. -Lengaigne seul protesta contre le vote qui livrait le pays aux jésuites. -Bécu aussi grognait, expulsé du presbytère et du jardin, logé maintenant dans une masure. -La première avait avec elle la Bécu, l’autre, sa fille Berthe. -Tout de suite, la conversation était tombée sur le curé. -Moi, je l’ai vu qui aidait à descendre sa malle. +Lengaigne seul protesta contre le vote qui livrait le pays aux jésuites. +Bécu aussi grognait, expulsé du presbytère et du jardin, logé maintenant dans une masure. +La première avait avec elle la Bécu, l’autre, sa fille Berthe. +Tout de suite, la conversation était tombée sur le curé. +Moi, je l’ai vu qui aidait à descendre sa malle. Dame ! il faisait noir... L’air bien doux. Et tu sais qu’il s’appelle Madeleine. Madeline, Madeleine, ce n’est toujours pas un nom d’homme. -Peut-être bien qu’il viendra nous faire visite, dans les vignes. -Macqueron a promis qu’il l’amènerait. +Peut-être bien qu’il viendra nous faire visite, dans les vignes. +Macqueron a promis qu’il l’amènerait. Ah ! bon sang ! faut le guetter ! -Heureusement, il faisait un temps superbe, le soleil les sécha. -5’là la petite qui jaunit et qui se dessèche bigrement. -Dame ! déclara la Bécu, quand on ne marie point les filles ! +Heureusement, il faisait un temps superbe, le soleil les sécha. +5’là la petite qui jaunit et qui se dessèche bigrement. +Dame ! déclara la Bécu, quand on ne marie point les filles ! Ils ont bien tort de ne pas la donner au fils du charron... -Elle se remit à couper les grappes, les reins cassés. -Le voilà qui arrive les aider. +Elle se remit à couper les grappes, les reins cassés. +Le voilà qui arrive les aider. Mais elles se turent. -Non, non ! ça coûtait trop cher, s’il fallait quitter son coin ! -Mais, sacré cul-de-jatte ! lorsque tu seras soldat ? -Eh ! donc, on tire un bon numéro ! -Victor, plein de mépris, ne put le sortir de là. -Quel grand lâche, quand on était bâti comme un Cosaque ! +Non, non ! ça coûtait trop cher, s’il fallait quitter son coin ! +Mais, sacré cul-de-jatte ! lorsque tu seras soldat ? +Eh ! donc, on tire un bon numéro ! +Victor, plein de mépris, ne put le sortir de là. +Quel grand lâche, quand on était bâti comme un Cosaque ! Ah ! je n’y ai pas mis le nez... -Possible que ça lui ait poussé, au printemps. -Ce n’est pas moi qui l’arroserai, conclut Victor avec une moue répugnée. +Possible que ça lui ait poussé, au printemps. +Ce n’est pas moi qui l’arroserai, conclut Victor avec une moue répugnée. Autant se payer une grenouille... Il finit par prendre son mouchoir pour lui essuyer les souliers. Mais une apparition inattendue les occupa. Bon Dieu ! murmura Berthe, elle en a, une robe !... -En v’là, un chic !... +En v’là, un chic !... Bonjour, tu vas bien ? -Elle la dévisageait d’un regard, elle remarqua son teint flétri. -Très bien, je te remercie, répondit Berthe gênée, vaincue. -Ce jour-là, les Lengaigne l’emportaient, c’était une vraie gifle pour les Macqueron. -Enfin, toute la vendange fit fête à Suzanne. -À onze heures, tous s’assirent, on mangea du pain et du fromage. -Bref, de la bonne gaieté, quelque chose de sain, qui rafraîchissait. -Derrière son dos, on commençait à s’égayer. -Justement, la vigne des Buteau se trouvait là. -Et, la présence d’un prêtre l’excitant, il fut incongru. -Bougre de mal élevé ! lui cria Buteau. -Attends au moins que monsieur le curé soit parti. -Mais Jésus-Christ n’accepta pas la réprimande. -Et il rejeta la chose sur Françoise, à qui Jean avait tourné la tête. -Mais elle se tenait tranquille, à cette heure. -Voyons, père, faut se tâter... +Elle la dévisageait d’un regard, elle remarqua son teint flétri. +Très bien, je te remercie, répondit Berthe gênée, vaincue. +Ce jour-là, les Lengaigne l’emportaient, c’était une vraie gifle pour les Macqueron. +Enfin, toute la vendange fit fête à Suzanne. +À onze heures, tous s’assirent, on mangea du pain et du fromage. +Bref, de la bonne gaieté, quelque chose de sain, qui rafraîchissait. +Derrière son dos, on commençait à s’égayer. +Justement, la vigne des Buteau se trouvait là. +Et, la présence d’un prêtre l’excitant, il fut incongru. +Bougre de mal élevé ! lui cria Buteau. +Attends au moins que monsieur le curé soit parti. +Mais Jésus-Christ n’accepta pas la réprimande. +Et il rejeta la chose sur Françoise, à qui Jean avait tourné la tête. +Mais elle se tenait tranquille, à cette heure. +Voyons, père, faut se tâter... Pourquoi ne reviendriez-vous pas ? Fouan resta muet, prudemment. -On vous y trouvera peut-être bien assassiné, un de ces quatre matins... -Le père avait cligné les yeux, stupéfait. +On vous y trouvera peut-être bien assassiné, un de ces quatre matins... +Le père avait cligné les yeux, stupéfait. Comme il ne parlait toujours pas, le fils voulut le combler. -C’était trop, Fouan prit peur. -Sans doute, ça se gâtait, chez Jésus-Christ. -Mais si les embêtements recommençaient, chez les Buteau ? +C’était trop, Fouan prit peur. +Sans doute, ça se gâtait, chez Jésus-Christ. +Mais si les embêtements recommençaient, chez les Buteau ? Faudra voir, se contenta-t-il de dire, en se levant, afin de rompre l’entretien. -On vendangea jusqu’à la nuit tombante. -Les voitures ne cessaient d’emmener les gueulebées pleines et de les ramener vides. -Du plant voisin, on l’aperçut. -Tous les cinq pas, il levait la cuisse et en lâchait un. +On vendangea jusqu’à la nuit tombante. +Les voitures ne cessaient d’emmener les gueulebées pleines et de les ramener vides. +Du plant voisin, on l’aperçut. +Tous les cinq pas, il levait la cuisse et en lâchait un. C’est pour moi tout seul ! -La semaine suivante, on fut donc invité à goûter le vin, chez les Buteau. -Nom de Dieu de Gédéon ! il le vidait ! -Il en fait un commerce, ton âne ! +La semaine suivante, on fut donc invité à goûter le vin, chez les Buteau. +Nom de Dieu de Gédéon ! il le vidait ! +Il en fait un commerce, ton âne ! Buteau parut sur le seuil de la cuisine. -Le v’là qu’a tout bu ! -Gédéon, au milieu de ces cris, finissait de pomper le liquide avec tranquillité. +Le v’là qu’a tout bu ! +Gédéon, au milieu de ces cris, finissait de pomper le liquide avec tranquillité. Ah ! le jean-foutre ! gueula Buteau en accourant. C’est de ses tours ! Y a pas de gueux pareil pour les vices ! -Fouan avait dû le caler de l’épaule. -Mais le sacré cochon est soûl à crever ! +Fouan avait dû le caler de l’épaule. +Mais le sacré cochon est soûl à crever ! Un baquet d’un coup, quel goulot ! -Déjà ceux-ci pinçaient les lèvres, à cause d’Élodie. -Une propre histoire, maintenant, avec tout ce beau monde, les yeux braqués ! -Père, poussez-le, dit Buteau à voix basse. -Faut le rentrer vite à l’écurie. -Plein d’indulgence, Jésus-Christ s’interposa. -Puisqu’il est soûl, faut pas lui demander de la raison. -Des voisins arrivaient, commençaient à goguenarder tout haut. -Lise et Françoise en auraient pleuré de honte. -Dès qu’on l’avait redressé d’un bout, il croulait de l’autre. -Et il y avait toute la cour à traverser, pour gagner l’écurie. +Déjà ceux-ci pinçaient les lèvres, à cause d’Élodie. +Une propre histoire, maintenant, avec tout ce beau monde, les yeux braqués ! +Père, poussez-le, dit Buteau à voix basse. +Faut le rentrer vite à l’écurie. +Plein d’indulgence, Jésus-Christ s’interposa. +Puisqu’il est soûl, faut pas lui demander de la raison. +Des voisins arrivaient, commençaient à goguenarder tout haut. +Lise et Françoise en auraient pleuré de honte. +Dès qu’on l’avait redressé d’un bout, il croulait de l’autre. +Et il y avait toute la cour à traverser, pour gagner l’écurie. Jamais on n’y arriverait. -Ça marcha d’abord, bien que l’âne s’écorchât contre le plâtre. +Ça marcha d’abord, bien que l’âne s’écorchât contre le plâtre. Le malheur fut que ce frottement lui devint sans doute insupportable. -Le père avait failli s’étaler, les deux frères criaient : — Arrêtez-le, arrêtez-le ! -On lui avait trop remué le ventre, il en était malade. -Un premier haut-le-cœur l’arrêta, tout chavirait. -Il voulut repartir, il retomba planté sur ses jambes raidies. -Son cou s’allongeait, une houle terrible agitait ses côtes. +Le père avait failli s’étaler, les deux frères criaient : — Arrêtez-le, arrêtez-le ! +On lui avait trop remué le ventre, il en était malade. +Un premier haut-le-cœur l’arrêta, tout chavirait. +Il voulut repartir, il retomba planté sur ses jambes raidies. +Son cou s’allongeait, une houle terrible agitait ses côtes. Et Monsieur Charles avait beau crier : « Assez ! assez ! -C’en était trop. +C’en était trop. Assez donc ! emportez-le ! -Buteau courut chercher une civière, six hommes l’aidèrent à y charger l’âne. -Naturellement, cette aventure gâta d’abord le repas. -Le père Fouan était très gai. -Sacrée dinde ! fallait l’embobiner, pour le ravoir et lui étourdir son magot. -Il se leva, ouvrit la fenêtre. -Que devenir ? où aller ? -Le mieux était de rester au Château et d’ouvrir l’œil, en attendant. +Buteau courut chercher une civière, six hommes l’aidèrent à y charger l’âne. +Naturellement, cette aventure gâta d’abord le repas. +Le père Fouan était très gai. +Sacrée dinde ! fallait l’embobiner, pour le ravoir et lui étourdir son magot. +Il se leva, ouvrit la fenêtre. +Que devenir ? où aller ? +Le mieux était de rester au Château et d’ouvrir l’œil, en attendant. Tous ses vieux os en tremblaient. -Cette fois, il y avait, cachée au fond, toute une grosse affaire. -On en causait, on attendait la tournée des candidats. -Buteau était là, qui écoutait, en train de repasser une serpe. -Cette allusion à Buteau jeta Lise hors d’elle. +Cette fois, il y avait, cachée au fond, toute une grosse affaire. +On en causait, on attendait la tournée des candidats. +Buteau était là, qui écoutait, en train de repasser une serpe. +Cette allusion à Buteau jeta Lise hors d’elle. Salope ! hurla-t-elle, c’est toi qui l’agaces !... Quelque chose de propre ! -Françoise devint toute pâle, tant ce mensonge la révoltait. -Elle répondit posément, dans une colère froide : — C’est bon, en v’là assez... +Françoise devint toute pâle, tant ce mensonge la révoltait. +Elle répondit posément, dans une colère froide : — C’est bon, en v’là assez... Oui, dans quinze jours, j’aurai vingt et un ans, je filerai. Allons, fous le camp ! On a besoin de quelqu’un chez Macqueron. Il me prendra bien... Et il voyait tout fuir, tout galoper devant lui, la fille, la terre. -J’irai tantôt chez Macqueron, gueula-t-il. -Sans compter qu’il s’y passait de propres choses, à la Borderie. -Justement, ce fut au sujet des élections qu’une première résistance étonna Hourdequin. -Comme il parlait de Monsieur de Chédeville, toutes les figures devinrent de bois. -Comment ? on ne l’expliquait pas, l’histoire en demeurait mystérieuse et abominable. +J’irai tantôt chez Macqueron, gueula-t-il. +Sans compter qu’il s’y passait de propres choses, à la Borderie. +Justement, ce fut au sujet des élections qu’une première résistance étonna Hourdequin. +Comme il parlait de Monsieur de Chédeville, toutes les figures devinrent de bois. +Comment ? on ne l’expliquait pas, l’histoire en demeurait mystérieuse et abominable. Sa femme, justement, cherchait une aide. -Brusquement, un landau, attelé de deux percherons superbes, s’arrêta devant la porte. -Oui, à votre intention... -Voulez-vous boire un verre, monsieur le député ? -Aussi paraissait-il résolu à mener ces paysans à coups de fouet. +Brusquement, un landau, attelé de deux percherons superbes, s’arrêta devant la porte. +Oui, à votre intention... +Voulez-vous boire un verre, monsieur le député ? +Aussi paraissait-il résolu à mener ces paysans à coups de fouet. Veuillez entrer, monsieur, faites-nous cet honneur. Il entra pourtant, il se tint debout, refusant de s’asseoir. Voici nos amis du conseil, reprit Macqueron, qui se remettait. Ils sont bien contents de faire votre connaissance, n’est-ce pas ? messieurs, bien contents ! -Les paysans ouvraient la bouche, stupéfiés. -Dès qu’il eut parlé, Monsieur Rochefontaine se dirigea vers la porte. -L’adjoint eut un cri de désolation. +Les paysans ouvraient la bouche, stupéfiés. +Dès qu’il eut parlé, Monsieur Rochefontaine se dirigea vers la porte. +L’adjoint eut un cri de désolation. Comment ! monsieur, vous ne nous ferez pas l’honneur de boire un verre ? -Non, merci, je suis en retard déjà... -On m’attend à Magnolles, à Bazoches, à vingt endroits. +Non, merci, je suis en retard déjà... +On m’attend à Magnolles, à Bazoches, à vingt endroits. C’est moi qui renommerais l’autre, le vieux ! -C’était Hourdequin, qui arrivait dans son cabriolet modeste, que conduisait Jean. -Tiens ! c’est vous ! cria-t-il gaillardement à Monsieur Rochefontaine. -Je ne vous savais pas déjà en campagne. -Les deux voitures s’étaient rangées roue à roue. -Ils se connaissaient, ayant parfois déjeuné ensemble chez le maire de Châteaudun. -Vous êtes donc contre moi ? demanda brusquement Monsieur Rochefontaine, avec sa rudesse. -Mon homme, c’est celui qui me protégera. +C’était Hourdequin, qui arrivait dans son cabriolet modeste, que conduisait Jean. +Tiens ! c’est vous ! cria-t-il gaillardement à Monsieur Rochefontaine. +Je ne vous savais pas déjà en campagne. +Les deux voitures s’étaient rangées roue à roue. +Ils se connaissaient, ayant parfois déjeuné ensemble chez le maire de Châteaudun. +Vous êtes donc contre moi ? demanda brusquement Monsieur Rochefontaine, avec sa rudesse. +Mon homme, c’est celui qui me protégera. Autant ne plus toucher un outil et crever ! Tout de suite, l’autre se passionna. -Comment, vous, un homme de progrès, osez-vous en revenir à ces monstruosités ? -Je n’aurais donc fait que des expériences. -Hourdequin éclata d’un gros rire à sa plaisanterie, qu’il jugeait concluante. +Comment, vous, un homme de progrès, osez-vous en revenir à ces monstruosités ? +Je n’aurais donc fait que des expériences. +Hourdequin éclata d’un gros rire à sa plaisanterie, qu’il jugeait concluante. Vivement Monsieur Rochefontaine avait repris : — Alors, vous voulez que l’ouvrier meure de faim ? Pardon ! je veux que le paysan vive. -Si le blé était à trente francs, je les verrais tomber comme des mouches. +Si le blé était à trente francs, je les verrais tomber comme des mouches. Eh bien ! et moi, est-ce que je n’ai point de serviteurs ? -Puis, il ajouta, en continuant à rire : — Dame ! chacun prêche pour son saint... -Ah ! un beau gâchis, où nous finirons par culbuter ! -On forcera bien le paysan à nourrir l’ouvrier, dit Monsieur Rochefontaine. -Tâchez donc, répéta Hourdequin, que le paysan mange d’abord. -Hourdequin, lui, était entré et avait accepté un verre. +Puis, il ajouta, en continuant à rire : — Dame ! chacun prêche pour son saint... +Ah ! un beau gâchis, où nous finirons par culbuter ! +On forcera bien le paysan à nourrir l’ouvrier, dit Monsieur Rochefontaine. +Tâchez donc, répéta Hourdequin, que le paysan mange d’abord. +Hourdequin, lui, était entré et avait accepté un verre. Rappelez-vous, que diable ! -Macqueron, ne voulant pas s’engager directement, affectait d’aider sa femme à servir. -Ce fut Delhomme qui répondit : — Quand on ne connaît pas le monde ! +Macqueron, ne voulant pas s’engager directement, affectait d’aider sa femme à servir. +Ce fut Delhomme qui répondit : — Quand on ne connaît pas le monde ! Mais vous le connaissez maintenant, cet oiseau ! -Je vous ai déjà expliqué ça, c’est la vraie ruine... +Je vous ai déjà expliqué ça, c’est la vraie ruine... Oui, oui, votez ! ce qu’il se fichera de vous plus tard ! -Un sourire vague avait paru sur le cuir tanné de Delhomme. +Un sourire vague avait paru sur le cuir tanné de Delhomme. Il dit ce qu’il dit, on en croit ce qu’on en croit... Lui ou un autre, mon Dieu !... -Ça nous suffit que ce monsieur de Châteaudun soit l’ami de l’empereur. -À ce dernier coup, Hourdequin demeura étourdi. -Mais c’était Monsieur de Chédeville, qui, autrefois, était l’ami de l’empereur ! -Si ces brigands de républicains étaient aux Tuileries, vous seriez avec eux, ma parole ! -Les yeux de Macqueron avaient flambé. +Ça nous suffit que ce monsieur de Châteaudun soit l’ami de l’empereur. +À ce dernier coup, Hourdequin demeura étourdi. +Mais c’était Monsieur de Chédeville, qui, autrefois, était l’ami de l’empereur ! +Si ces brigands de républicains étaient aux Tuileries, vous seriez avec eux, ma parole ! +Les yeux de Macqueron avaient flambé. Et ce fut justement sur ce mot que Buteau entra. -Bon ! la fille et le galant étaient là, on allait voir ! -Tiens ! v’là mon frère, le plus couillon de tous ! gueula Jésus-Christ. +Bon ! la fille et le galant étaient là, on allait voir ! +Tiens ! v’là mon frère, le plus couillon de tous ! gueula Jésus-Christ. Tais ta gueule, mon petit ! -Ils ne sont pas si bêtes qu’ils en ont l’air... +Ils ne sont pas si bêtes qu’ils en ont l’air... Hein ? qu’est-ce que vous en diriez, les culs-terreux ? Nom de Dieu, oui ! confessa Buteau. -Quand on pense que j’ai encore porté hier de l’argent au percepteur ! -Ça n’en finit jamais, ça nous mange la peau du corps ! -Et ne plus voir ses garçons partir, ah ! bon sang ! s’écria Delhomme. -Moi qui paie pour exempter Nénesse, je sais ce que ça me coûte. -Canon hochait la tête, triomphait en riant. -Conservateurs de vos intérêts, oui, n’est-ce pas ? -Vous laisserez faire et vous aiderez à faire tout ce qui vous rapportera. +Quand on pense que j’ai encore porté hier de l’argent au percepteur ! +Ça n’en finit jamais, ça nous mange la peau du corps ! +Et ne plus voir ses garçons partir, ah ! bon sang ! s’écria Delhomme. +Moi qui paie pour exempter Nénesse, je sais ce que ça me coûte. +Canon hochait la tête, triomphait en riant. +Conservateurs de vos intérêts, oui, n’est-ce pas ? +Vous laisserez faire et vous aiderez à faire tout ce qui vous rapportera. Hein ? pour garder vos sous et vos enfants, vous en commettriez des choses !... -Autrement, vous seriez de rudes imbéciles ! -Personne ne buvait plus, un malaise commençait à paraître sur ces visages épais. -Ah ! ça, non ! crièrent à la fois Buteau, Delhomme et les autres. -Hourdequin, qui avait écouté attentivement, haussa les épaules. +Autrement, vous seriez de rudes imbéciles ! +Personne ne buvait plus, un malaise commençait à paraître sur ces visages épais. +Ah ! ça, non ! crièrent à la fois Buteau, Delhomme et les autres. +Hourdequin, qui avait écouté attentivement, haussa les épaules. Vous perdez votre salive, mon brave ! Mais Canon souriait toujours, avec la belle confiance d’un croyant. Dans les campagnes, ce serait plus simple encore. On commencerait par exproprier les possesseurs du sol, on prendrait la terre... Essayez donc ! interrompit de nouveau Hourdequin. -Est-ce que j’ai dit qu’on tourmenterait les pauvres ? répondit Canon, gouailleur. -Faudrait que nous soyons rudement serins, pour nous fâcher avec les petits... +Est-ce que j’ai dit qu’on tourmenterait les pauvres ? répondit Canon, gouailleur. +Faudrait que nous soyons rudement serins, pour nous fâcher avec les petits... Ils seront trop contents ! -Mais bien sûr, camarade... -Oui, de vous-même, vous donnerez votre terre. +Mais bien sûr, camarade... +Oui, de vous-même, vous donnerez votre terre. Les autres attendaient la fin, comme au spectacle. -Et ma part, à moi ! cria brusquement Jésus-Christ. +Et ma part, à moi ! cria brusquement Jésus-Christ. Chacun doit avoir sa part. Canon, du coup, s’emporta, levant la main comme s’il giflait le camarade. -Vas-tu me foutre la paix avec ta liberté, ton égalité et ta fraternité !... -Est-ce qu’on a besoin d’être libre ? une jolie farce ! +Vas-tu me foutre la paix avec ta liberté, ton égalité et ta fraternité !... +Est-ce qu’on a besoin d’être libre ? une jolie farce ! Tu veux donc que les bourgeois nous collent encore dans leur poche ? -Non, non, on forcera le peuple au bonheur, malgré lui !... -Alors, tu consens à être l’égal, le frère d’un huissier ? -Jésus-Christ, interloqué, déclara qu’il était pour la grande Révolution. +Non, non, on forcera le peuple au bonheur, malgré lui !... +Alors, tu consens à être l’égal, le frère d’un huissier ? +Jésus-Christ, interloqué, déclara qu’il était pour la grande Révolution. Tu me fais suer, tais-toi !... -Bien sûr, déclara Delhomme sagement. -Faudrait être l’ennemi de son corps pour ne pas signer. +Bien sûr, déclara Delhomme sagement. +Faudrait être l’ennemi de son corps pour ne pas signer. Fouan approuva, ainsi que Macqueron, Clou et les autres. -Mais le fermier le calma d’un haussement d’épaules. +Mais le fermier le calma d’un haussement d’épaules. On le regardait, on ne comprenait pas. -Est-ce que notre terre pourra lutter avec celle de là-bas ? +Est-ce que notre terre pourra lutter avec celle de là-bas ? Il remonta dans son cabriolet, suivi de Jean. -Cette saleté de politique, elle vous prenait tout de même au ventre. -Et il gueula : — Je fais où ça me dit, maintenant que les cochons gouvernent ! -Mais justement la Grande passait, et elle emmena Françoise. -En effet, dès le soir, elle lui fit laver l’escalier et la cuisine. -Du reste, la voici majeure, vous avez des comptes à lui rendre. -Buteau partit, furieux, épouvanté des embêtements qu’il sentait venir. -Elle était sa maîtresse, à cette heure. -Et ce fut alors que, brusquement, la volonté lui vint de se marier. -Elle, simplement, désirait en finir. -C’était donc qu’on s’entendait pour la voler ? -Elle aussi aurait un homme à elle. -Enfin, quand elle voudrait causer du reste, il était prêt. -Mais tu as tout de même raison, c’est le moment. -Voici bien trois ans que je ne lui ai plus touché la peau. +Cette saleté de politique, elle vous prenait tout de même au ventre. +Et il gueula : — Je fais où ça me dit, maintenant que les cochons gouvernent ! +Mais justement la Grande passait, et elle emmena Françoise. +En effet, dès le soir, elle lui fit laver l’escalier et la cuisine. +Du reste, la voici majeure, vous avez des comptes à lui rendre. +Buteau partit, furieux, épouvanté des embêtements qu’il sentait venir. +Elle était sa maîtresse, à cette heure. +Et ce fut alors que, brusquement, la volonté lui vint de se marier. +Elle, simplement, désirait en finir. +C’était donc qu’on s’entendait pour la voler ? +Elle aussi aurait un homme à elle. +Enfin, quand elle voudrait causer du reste, il était prêt. +Mais tu as tout de même raison, c’est le moment. +Voici bien trois ans que je ne lui ai plus touché la peau. Le cochon gueule partout qu’il m’a eue. -Peut-être bien que tu le crois ? -Tout le monde le croit dans le pays, murmura-t-il, pour éluder la question. +Peut-être bien que tu le crois ? +Tout le monde le croit dans le pays, murmura-t-il, pour éluder la question. Puis, comme elle le regardait toujours : — Oui, je l’ai cru... -Oh ! il a essayé, il m’a assez pétri le corps ! -Elle eut un malaise, son regard si droit et si franc s’était baissé. +Oh ! il a essayé, il m’a assez pétri le corps ! +Elle eut un malaise, son regard si droit et si franc s’était baissé. D’autant plus que tu ne voulais pas davantage avec moi, tu te rappelles ? -C’est tout de même plus propre. -Il s’interrompit, il lui fit remarquer qu’elle était dans le ruisseau. +C’est tout de même plus propre. +Il s’interrompit, il lui fit remarquer qu’elle était dans le ruisseau. Prends garde, tu te trempes. -Elle écarta ses pieds à son tour, elle conclut : — Alors, nous sommes d’accord. +Elle écarta ses pieds à son tour, elle conclut : — Alors, nous sommes d’accord. Nous sommes d’accord, fixe la date qui te plaira. -Puis, chacun d’eux s’en alla de son côté. -Déjà, elle prévoyait les moindres ennuis, elle les compliquait, les rendait mortels. +Puis, chacun d’eux s’en alla de son côté. +Déjà, elle prévoyait les moindres ennuis, elle les compliquait, les rendait mortels. Mais le vieux ne put donner une seule explication. -Pourquoi donc se serait-il fâché avec les Buteau ? -Ça marchait, ça commençait à être amusant. -Les Charles, invités, s’excusèrent, prétextant les soucis que leur causait leur gendre Vaucogne. -À quoi bon louer ailleurs, pour quinze jours ? -Naturellement, une pareille histoire n’était guère de nature à échauffer un homme. -Dès le lendemain, Françoise exigea le partage. +Pourquoi donc se serait-il fâché avec les Buteau ? +Ça marchait, ça commençait à être amusant. +Les Charles, invités, s’excusèrent, prétextant les soucis que leur causait leur gendre Vaucogne. +À quoi bon louer ailleurs, pour quinze jours ? +Naturellement, une pareille histoire n’était guère de nature à échauffer un homme. +Dès le lendemain, Françoise exigea le partage. Cependant, il lui fallut aller demander aux Buteau comment ils entendaient le partage. -Il sortit violemment, de crainte d’oublier son intérêt jusqu’à taper dessus. -Et Lise, restée seule, le sang aux oreilles, bégaya de colère. +Il sortit violemment, de crainte d’oublier son intérêt jusqu’à taper dessus. +Et Lise, restée seule, le sang aux oreilles, bégaya de colère. La Grande demeura calme. Bon ! bon ! ma fille, pas besoin de se tourner le sang... Tu veux aussi la maison, c’est ton droit. Grosbois vint donc arpenter les biens et les diviser en deux lots. -Aussi, quel enragement, lorsqu’il vit Grosbois installer son équerre et planter les jalons ! -Elle l’emporta, il serra les poings, étranglé de fureur contenue. -Dame ! mon petit, c’est à toi de tirer le lot qui t’arrange. -Il y avait un mois que Buteau ne décolérait pas. +Aussi, quel enragement, lorsqu’il vit Grosbois installer son équerre et planter les jalons ! +Elle l’emporta, il serra les poings, étranglé de fureur contenue. +Dame ! mon petit, c’est à toi de tirer le lot qui t’arrange. +Il y avait un mois que Buteau ne décolérait pas. Autant lui couper un membre. -Ils entrèrent tous les cinq, raides, silencieux, dans le cabinet. -Les Buteau s’assirent à droite. +Ils entrèrent tous les cinq, raides, silencieux, dans le cabinet. +Les Buteau s’assirent à droite. Cette fois, il exigea d’abord les signatures. Nom de Dieu de nom de Dieu ! jura-t-il entre ses dents. -Sacré cochon de bon Dieu ! -Le notaire le pria d’attendre d’être dans la rue. -Peut-être qu’on consentira à faire un échange. -Ça nous arrangerait, et ça ne ferait du tort à personne. -Non ! dit Françoise sèchement. -Voyons, reprit le notaire, tâchons d’en finir, ne nous amusons pas. -Tout cela fut accepté, sans discussion. -Le notaire donna lecture du relevé des comptes. -Avez-vous des réclamations à faire ? demanda Monsieur Baillehache, quand il eut fini. -Peut-être bien qu’ils oubliaient des choses, qu’ils y perdaient. +Sacré cochon de bon Dieu ! +Le notaire le pria d’attendre d’être dans la rue. +Peut-être qu’on consentira à faire un échange. +Ça nous arrangerait, et ça ne ferait du tort à personne. +Non ! dit Françoise sèchement. +Voyons, reprit le notaire, tâchons d’en finir, ne nous amusons pas. +Tout cela fut accepté, sans discussion. +Le notaire donna lecture du relevé des comptes. +Avez-vous des réclamations à faire ? demanda Monsieur Baillehache, quand il eut fini. +Peut-être bien qu’ils oubliaient des choses, qu’ils y perdaient. Je ne lui ai pas pris un sou, devant Dieu je le jure ! -Comment ? à une sœur !... +Comment ? à une sœur !... Ah bien ! ce serait trop cochon ! -Oui, je veux, dit Françoise. -Je veux tout ce qui est à moi. -Et ce qu’elle a mangé, alors ? cria Buteau hors de lui. -Ça ne traînait pas avec elle, le pain et la viande. +Oui, je veux, dit Françoise. +Je veux tout ce qui est à moi. +Et ce qu’elle a mangé, alors ? cria Buteau hors de lui. +Ça ne traînait pas avec elle, le pain et la viande. Et le linge, et les robes ? continua furieusement Lise. -La sueur, ça sèche, ça ne salit pas, ajouta la Grande. +La sueur, ça sèche, ça ne salit pas, ajouta la Grande. De nouveau, Monsieur Baillehache intervint. -Il avait pris une plume, il essaya d’établir ce compte, sur leurs indications. +Il avait pris une plume, il essaya d’établir ce compte, sur leurs indications. Mais ce fut terrible. -Pourtant, malgré leur âpreté, il arriva qu’ils redevaient cent quatre vingt-six francs. +Pourtant, malgré leur âpreté, il arriva qu’ils redevaient cent quatre vingt-six francs. Il est venu deux fois. -Ça fait six francs. -Était-ce cinq ou six journées à trente sous ? -Françoise criait six, Lise cinq, violemment, comme si elles se fussent jeté des pierres. -Françoise l’emporta, le chiffre total fut de cent quatre-vingt-neuf francs. +Ça fait six francs. +Était-ce cinq ou six journées à trente sous ? +Françoise criait six, Lise cinq, violemment, comme si elles se fussent jeté des pierres. +Françoise l’emporta, le chiffre total fut de cent quatre-vingt-neuf francs. Alors, cette fois, c’est bien tout ? demanda le notaire. -Écoutez donc, et les cinq cents francs de l’indemnité, pour le chemin, là-haut ? -Bougre de salop, qui a tué notre bonne amitié ! -Sans toi, on serait encore en famille, tous collés, tous gentils ! +Écoutez donc, et les cinq cents francs de l’indemnité, pour le chemin, là-haut ? +Bougre de salop, qui a tué notre bonne amitié ! +Sans toi, on serait encore en famille, tous collés, tous gentils ! Touche pas ou je cogne ! -Mais, nom d’un chien ! attendez d’être dans la rue ! -C’est agaçant, qu’on ne puisse tomber d’accord sans se battre ! -Allez-vous-en, et soyez sages, les bêtises coûtent cher, des fois ! +Mais, nom d’un chien ! attendez d’être dans la rue ! +C’est agaçant, qu’on ne puisse tomber d’accord sans se battre ! +Allez-vous-en, et soyez sages, les bêtises coûtent cher, des fois ! Cette parole acheva de les calmer. -Ce jour-là encore, la Grande eut une idée. +Ce jour-là encore, la Grande eut une idée. Tout de suite, il accepta, moyennant un cadeau. -C’était fini, la maison lui fut adjugée à cinq mille deux cents francs. -Il mentait, c’était lui qui l’avait arrêtée ; et ils se battirent. -Le lendemain soir, ce fut autre chose, le coup de tonnerre éclata. +C’était fini, la maison lui fut adjugée à cinq mille deux cents francs. +Il mentait, c’était lui qui l’avait arrêtée ; et ils se battirent. +Le lendemain soir, ce fut autre chose, le coup de tonnerre éclata. Ah ! non, par exemple, on allait voir ! -Et un pot plein de la chose fut vidé. -Trempé du haut en bas, Vimeux dut remporter la sommation. -Rognes s’en tient encore les côtes. -Mais, tout de suite, la Grande avait emmené Jean à Châteaudun, chez l’avoué. -Quand on répéta la nouvelle à Buteau, il eut un geste de terrible menace. -Un homme, qui s’était approché, avait reçu un grand coup de fouet. -Il semait la terreur, le village fut bientôt en continuelle alerte. -Est-ce qu’on n’était pas libre chez soi ? -On n’osa plus s’en mêler. -Les malins croyaient qu’il avait son idée. +Et un pot plein de la chose fut vidé. +Trempé du haut en bas, Vimeux dut remporter la sommation. +Rognes s’en tient encore les côtes. +Mais, tout de suite, la Grande avait emmené Jean à Châteaudun, chez l’avoué. +Quand on répéta la nouvelle à Buteau, il eut un geste de terrible menace. +Un homme, qui s’était approché, avait reçu un grand coup de fouet. +Il semait la terreur, le village fut bientôt en continuelle alerte. +Est-ce qu’on n’était pas libre chez soi ? +On n’osa plus s’en mêler. +Les malins croyaient qu’il avait son idée. Jamais on ne sut au juste. -C’était peut-être bien ça qui lui portait malheur. +C’était peut-être bien ça qui lui portait malheur. Enfin, le samedi arriva. -Il revenait à ce mensonge, avec des détails ignobles, pour se venger. +Il revenait à ce mensonge, avec des détails ignobles, pour se venger. Il ne l’attendait plus, il triomphait. -Ce fut seulement à quatre heures que Vimeux parut avec deux gendarmes. -Buteau pâlit, ferma précipitamment la porte de la cour. -Peut-être n’avait-il jamais cru qu’on irait jusqu’au bout. -La maison tomba à un silence de mort. -Les gendarmes durent s’en mêler, ébranlèrent la vieille porte à coups de crosse. +Ce fut seulement à quatre heures que Vimeux parut avec deux gendarmes. +Buteau pâlit, ferma précipitamment la porte de la cour. +Peut-être n’avait-il jamais cru qu’on irait jusqu’au bout. +La maison tomba à un silence de mort. +Les gendarmes durent s’en mêler, ébranlèrent la vieille porte à coups de crosse. Gare donc ! je vas me neyer ! -Les gendarmes étaient là, qui lui répétaient de faire ses paquets et de filer. +Les gendarmes étaient là, qui lui répétaient de faire ses paquets et de filer. Les poings aux hanches, elle tombait sur lui. -T’as pas de cœur, dis ? que tu ne cognes pas sur ces cochons-là... -Va donc, lâche, lâche ! t’es plus un homme ! -Allons, la mère, dépêchons, dit Vimeux triomphant. -Nous ne partirons que lorsque vous aurez remis les clefs aux nouveaux propriétaires. -Dès lors, Lise commença à déménager, dans un coup de fureur. -Elle se rua, elle lâcha le flot amassé de sa rancune. +T’as pas de cœur, dis ? que tu ne cognes pas sur ces cochons-là... +Va donc, lâche, lâche ! t’es plus un homme ! +Allons, la mère, dépêchons, dit Vimeux triomphant. +Nous ne partirons que lorsque vous aurez remis les clefs aux nouveaux propriétaires. +Dès lors, Lise commença à déménager, dans un coup de fureur. +Elle se rua, elle lâcha le flot amassé de sa rancune. Ah ! salope, tu es venue voir avec ton salop... Justement, elle reconnut un escabeau de la cuisine, compris dans la vente. -C’est à moi, ça, dit-elle d’une voix rude. -La maison était libre. -Tiens ! v’là pour toi ! +C’est à moi, ça, dit-elle d’une voix rude. +La maison était libre. +Tiens ! v’là pour toi ! Sa sœur, tout de suite, cracha aussi. -À bientôt, nous reviendrons ! -Longtemps, des groupes stationnèrent, causant à demi voix. -Françoise et Jean étaient entrés dans la maison vide. -C’était toute une épouvante qui le faisait galoper, en fuite du Château. -Où donc avait-il sa cachette ? -C’était à l’ouvrir pour voir dedans ! +À bientôt, nous reviendrons ! +Longtemps, des groupes stationnèrent, causant à demi voix. +Françoise et Jean étaient entrés dans la maison vide. +C’était toute une épouvante qui le faisait galoper, en fuite du Château. +Où donc avait-il sa cachette ? +C’était à l’ouvrir pour voir dedans ! Alors, vous avez un coin pour moi ? demanda-t-il encore. -Buteau semblait ragaillardi par ce retour imprévu de son père. -C’était de l’argent qui revenait. -Mais bien sûr, vieux ! +Buteau semblait ragaillardi par ce retour imprévu de son père. +C’était de l’argent qui revenait. +Mais bien sûr, vieux ! On se serrera donc ! -Ça nous portera chance... -Françoise et Jean étaient entrés lentement dans la maison vide. -La nuit tombait, une dernière lueur triste éclairait les pièces silencieuses. +Ça nous portera chance... +Françoise et Jean étaient entrés lentement dans la maison vide. +La nuit tombait, une dernière lueur triste éclairait les pièces silencieuses. On aurait dit une maison morte. -Et Françoise, à petits pas, faisait le tour, regardait partout. -Des sensations confuses, des souvenirs vagues s’éveillaient en elle. -À cette place, elle avait joué enfant. -C’était dans la cuisine, près de la table, que son père était mort. +Et Françoise, à petits pas, faisait le tour, regardait partout. +Des sensations confuses, des souvenirs vagues s’éveillaient en elle. +À cette place, elle avait joué enfant. +C’était dans la cuisine, près de la table, que son père était mort. Est-ce que, maintenant encore, ils allaient la tourmenter ? -Elle sentait bien que Buteau était toujours présent. -Ici, il l’avait empoignée un soir, et elle l’avait mordu. -Là aussi, là aussi. -Dans tous les coins, elle retrouvait des idées qui l’emplissaient de trouble. -Puis, comme Françoise se retournait, elle resta surprise d’apercevoir Jean. -Que faisait-il donc chez eux, cet étranger ? -C’était peut-être ce jour si mélancolique qui tombait. -La vieille Coliche meuglait, à côté, au fond de l’étable. -Une après-midi, Jean conduisit à sa pièce des Cornailles une forte voiture de fumier. -Les deux hommes échangèrent un regard oblique. +Elle sentait bien que Buteau était toujours présent. +Ici, il l’avait empoignée un soir, et elle l’avait mordu. +Là aussi, là aussi. +Dans tous les coins, elle retrouvait des idées qui l’emplissaient de trouble. +Puis, comme Françoise se retournait, elle resta surprise d’apercevoir Jean. +Que faisait-il donc chez eux, cet étranger ? +C’était peut-être ce jour si mélancolique qui tombait. +La vieille Coliche meuglait, à côté, au fond de l’étable. +Une après-midi, Jean conduisit à sa pièce des Cornailles une forte voiture de fumier. +Les deux hommes échangèrent un regard oblique. Jamais ils ne s’adressaient la parole. -Peut-être bien que, le jour où éclaterait une querelle, ils se massacreraient. -Le fermier avait gardé un bon souvenir de son serviteur. -Et, sans attendre la réponse, il continua de parler comme pour s’étourdir, longtemps. -Ces fumiers, ces engrais, la vraie question de la bonne culture était là. -C’était de l’or. -Avec les phosphates, reprit-il, j’ai eu parfois de bons résultats. -On est si volé ! répondit Jean. -On doit avoir le courage de pâtir pour d’autres. +Peut-être bien que, le jour où éclaterait une querelle, ils se massacreraient. +Le fermier avait gardé un bon souvenir de son serviteur. +Et, sans attendre la réponse, il continua de parler comme pour s’étourdir, longtemps. +Ces fumiers, ces engrais, la vraie question de la bonne culture était là. +C’était de l’or. +Avec les phosphates, reprit-il, j’ai eu parfois de bons résultats. +On est si volé ! répondit Jean. +On doit avoir le courage de pâtir pour d’autres. La puanteur du fumier que Jean remuait, l’avait un peu ragaillardi. Seulement, on n’en a jamais assez. -Et puis, on l’abîme, on ne sait ni le préparer, ni l’employer... -Tenez ! ça se voit, celui-ci a été brûlé par le soleil. +Et puis, on l’abîme, on ne sait ni le préparer, ni l’employer... +Tenez ! ça se voit, celui-ci a été brûlé par le soleil. Vous ne le couvrez pas. -Enfin, il en était à utiliser précieusement la vidange des latrines. -Ma foi, oui ! c’est trop bête de perdre le bien du bon Dieu ! -J’ai longtemps été comme nos paysans, j’avais des idées de délicatesse là-dessus. -Mais la mère Caca m’a converti... -Vous la connaissez, la mère Caca, votre voisine ? -Il n’y a pas à dire, tout sort de là. +Enfin, il en était à utiliser précieusement la vidange des latrines. +Ma foi, oui ! c’est trop bête de perdre le bien du bon Dieu ! +J’ai longtemps été comme nos paysans, j’avais des idées de délicatesse là-dessus. +Mais la mère Caca m’a converti... +Vous la connaissez, la mère Caca, votre voisine ? +Il n’y a pas à dire, tout sort de là. Quand on pense que la vidange seule de Paris pourrait fertiliser trente mille hectares ! -Le calcul a été fait. +Le calcul a été fait. Hein ? trente mille hectares ! -Voyez-vous ça ici, voyez-vous la Beauce couverte et le blé grandir ! -D’un geste large, il avait embrassé l’étendue, l’immense Beauce plate. -Mais, à ce moment, une voix lui fit tourner la tête. -Le père est tombé raide dans sa chambre. +Voyez-vous ça ici, voyez-vous la Beauce couverte et le blé grandir ! +D’un geste large, il avait embrassé l’étendue, l’immense Beauce plate. +Mais, à ce moment, une voix lui fit tourner la tête. +Le père est tombé raide dans sa chambre. Je crois qu’il claque... Rentre un peu voir, toi. -Le père malade, en voilà un embêtement ! -Peut-être bien que ce n’était qu’une frime, histoire de se faire dorloter. -À paysan avare, terre avare... +Le père malade, en voilà un embêtement ! +Peut-être bien que ce n’était qu’une frime, histoire de se faire dorloter. +À paysan avare, terre avare... Elle a assez de nous, parbleu ! -D’autres tas fumaient au loin, noyaient l’horizon d’un fin brouillard bleuâtre. -Toute la Beauce en restait tiède et odorante, jusqu’aux gelées. -Seul, un mur mitoyen séparait les deux héritages. -Alors, inutile, n’est-ce pas ? de se donner le souci d’un nouveau dérangement ? +D’autres tas fumaient au loin, noyaient l’horizon d’un fin brouillard bleuâtre. +Toute la Beauce en restait tiède et odorante, jusqu’aux gelées. +Seul, un mur mitoyen séparait les deux héritages. +Alors, inutile, n’est-ce pas ? de se donner le souci d’un nouveau dérangement ? Eh bien ! quoi donc ? demanda Buteau, debout devant le lit. Fouan avait repris connaissance. -Dites donc, père, y a trop de besogne, pas de bêtises !... +Dites donc, père, y a trop de besogne, pas de bêtises !... Faut pas vous raidir aujourd’hui. -Rien à faire, alors, puisqu’il ne gigotait pas plus que ça. -On verrait bien ce que le médecin dirait. -Le silence du médecin acheva de les troubler. -Alors, c’est donc du sérieux ?... -Possible que ça dure huit jours, hein ?... -Ça ferait-il autant de bien que ça coûterait d’argent ? -Le médecin se contenta de hausser les épaules. -Ne vous étonnez pas s’il bat la campagne cette nuit. -Les Buteau n’avaient entendu que cela, et ils demeurèrent consternés. -Dès lors, la famille ne se dérangea plus. -Pourquoi faire, puisqu’il y avait gros à parier qu’il en réchapperait ? -Jusqu’à minuit, la maison fut en l’air. -Buteau était rentré d’une humeur exécrable. -Qu’est-ce qu’ils fichaient là ? -Bien sûr que de regarder le vieux, ça ne le soulageait point. -Lui aussi resta suffoqué d’abord. -Eh ! là, rosse, veux-tu !... -Ça n’a pas trempé, c’est du caillou, nom de Dieu !... +Rien à faire, alors, puisqu’il ne gigotait pas plus que ça. +On verrait bien ce que le médecin dirait. +Le silence du médecin acheva de les troubler. +Alors, c’est donc du sérieux ?... +Possible que ça dure huit jours, hein ?... +Ça ferait-il autant de bien que ça coûterait d’argent ? +Le médecin se contenta de hausser les épaules. +Ne vous étonnez pas s’il bat la campagne cette nuit. +Les Buteau n’avaient entendu que cela, et ils demeurèrent consternés. +Dès lors, la famille ne se dérangea plus. +Pourquoi faire, puisqu’il y avait gros à parier qu’il en réchapperait ? +Jusqu’à minuit, la maison fut en l’air. +Buteau était rentré d’une humeur exécrable. +Qu’est-ce qu’ils fichaient là ? +Bien sûr que de regarder le vieux, ça ne le soulageait point. +Lui aussi resta suffoqué d’abord. +Eh ! là, rosse, veux-tu !... +Ça n’a pas trempé, c’est du caillou, nom de Dieu !... Les bras s’y cassent, faudra en acheter d’autres... Chut ! murmura Lise, qui se tourna en tressaillant. -Ah ! ouiche ! répondit Buteau, est-ce qu’il sait ? -Tu ne l’entends donc pas dire des bêtises ? -Il m’a sauté dans la main... -Lui, déjà, dépliait les papiers, additionnait à voix haute. +Ah ! ouiche ! répondit Buteau, est-ce qu’il sait ? +Tu ne l’entends donc pas dire des bêtises ? +Il m’a sauté dans la main... +Lui, déjà, dépliait les papiers, additionnait à voix haute. Deux cent trente, et soixante-dix, trois cents tout ronds... C’est du cinq pour cent. Y en a ! y en a !... -Ç’en est farce, tant y en a !... +Ç’en est farce, tant y en a !... Ah ! bon sang ! quand y en a, y en a ! -Il y eut un silence, tous les deux regardaient les papiers, réfléchissant. +Il y eut un silence, tous les deux regardaient les papiers, réfléchissant. Alors, quoi ? finit par murmurer Lise, faut les remettre, hein ? -Mais, d’un geste énergique, il refusa. +Mais, d’un geste énergique, il refusa. Oh ! si, si, faut les remettre... -Elle s’interrompit une troisième fois, saisie d’entendre le père pleurer. -Pour qu’il les déchire ou qu’il les brûle, ah ! non, par exemple ! -Ça, c’est bien vrai, murmura-t-elle. -Alors, en v’là assez, couchons-nous... -S’il les demande, je lui répondrai, j’en fais mon affaire. -Et que les autres ne m’embêtent pas ! -Le lendemain, Monsieur Finet le trouva plus calme, mieux qu’il ne l’espérait. -Ah ! ces vieux chevaux de labour, ils ont l’âme chevillée au corps ! -La fièvre qu’il avait crainte, semblait écartée. +Elle s’interrompit une troisième fois, saisie d’entendre le père pleurer. +Pour qu’il les déchire ou qu’il les brûle, ah ! non, par exemple ! +Ça, c’est bien vrai, murmura-t-elle. +Alors, en v’là assez, couchons-nous... +S’il les demande, je lui répondrai, j’en fais mon affaire. +Et que les autres ne m’embêtent pas ! +Le lendemain, Monsieur Finet le trouva plus calme, mieux qu’il ne l’espérait. +Ah ! ces vieux chevaux de labour, ils ont l’âme chevillée au corps ! +La fièvre qu’il avait crainte, semblait écartée. Je ne peux pas faire grouiller les pierres, que diable !... Il fouetta son cheval, elle tomba assise sur la borne, en larmes. -Ce fut ce soir-là que Fouan se décida à parler. -Il furetait, fouillait partout, faisait des efforts désespérés de mémoire. -Et, dépouillé, torturé, il lâcha tout. -On avait mangé la soupe du soir. -Les papiers ? demanda-t-il d’une voix rauque, qui s’étranglait. -Buteau cligna les paupières, l’air profondément surpris, comme s’il ne comprenait pas. +Ce fut ce soir-là que Fouan se décida à parler. +Il furetait, fouillait partout, faisait des efforts désespérés de mémoire. +Et, dépouillé, torturé, il lâcha tout. +On avait mangé la soupe du soir. +Les papiers ? demanda-t-il d’une voix rauque, qui s’étranglait. +Buteau cligna les paupières, l’air profondément surpris, comme s’il ne comprenait pas. Hein ? qu’est-ce que vous dites ?... Les papiers, quels papiers ? -Mon argent ! gronda le vieux, terrible, la taille redressée, très haute. -Votre argent, vous avez donc de l’argent, à cette heure ?... -Ah ! sacré malin, vous avez de l’argent ! +Mon argent ! gronda le vieux, terrible, la taille redressée, très haute. +Votre argent, vous avez donc de l’argent, à cette heure ?... +Ah ! sacré malin, vous avez de l’argent ! Fouan tremblait de tous ses membres. -Et, malgré son âge, il le prit aux épaules, le secoua. -Je vous le garde, entendez-vous, vieille bête, dont la boule déménage !... -N’est-ce pas, Lise, qu’il les déchirait ? -Oh ! aussi sûr que j’existe. +Et, malgré son âge, il le prit aux épaules, le secoua. +Je vous le garde, entendez-vous, vieille bête, dont la boule déménage !... +N’est-ce pas, Lise, qu’il les déchirait ? +Oh ! aussi sûr que j’existe. Quand on ne sait pas ce qu’on fait ! Saisi, Fouan s’effrayait de cette histoire. -Est-ce qu’il était fou, pour ne se souvenir de rien ? -La poitrine cassée, il n’avait plus ni courage ni force. -Il bégaya, en pleurant : — Rends-les-moi, dis ? +Est-ce qu’il était fou, pour ne se souvenir de rien ? +La poitrine cassée, il n’avait plus ni courage ni force. +Il bégaya, en pleurant : — Rends-les-moi, dis ? Rends-les-moi, puisque je vas mieux. Pour que vous vous torchiez avec ou que vous en allumiez votre pipe, merci ! -Et, dès lors, les Buteau refusèrent obstinément de se dessaisir des titres. -Un soir même, ils montrèrent à la Frimat la coche de la déchirure. -Vrai ! ce n’était pas la peine de passer pour une fripouille. -Aussi jurait-il d’exiger des comptes de son frère, lorsque le père claquerait. -Fanny, également, disait qu’il faudrait compter. -Dès qu’il pouvait arrêter un passant, il se lamentait sur son misérable sort. -Françoise y aidait Jean à charger une voiture de fumier. -Debout devant eux, le vieux, appuyé sur sa canne, avait commencé sa plainte. +Et, dès lors, les Buteau refusèrent obstinément de se dessaisir des titres. +Un soir même, ils montrèrent à la Frimat la coche de la déchirure. +Vrai ! ce n’était pas la peine de passer pour une fripouille. +Aussi jurait-il d’exiger des comptes de son frère, lorsque le père claquerait. +Fanny, également, disait qu’il faudrait compter. +Dès qu’il pouvait arrêter un passant, il se lamentait sur son misérable sort. +Françoise y aidait Jean à charger une voiture de fumier. +Debout devant eux, le vieux, appuyé sur sa canne, avait commencé sa plainte. Qu’est-ce que vous feriez, vous autres ? -Trois fois, Françoise lui laissa répéter la question. +Trois fois, Françoise lui laissa répéter la question. Ils devraient me le rendre, mon argent... -Vous autres, est-ce que vous me croyez capable de le détruire ? -Ni Françoise ni Jean ne soufflèrent mot. -Faudrait être fou, hein ? et je ne suis pas fou... -Vous pourriez en témoigner, vous autres. -Les mains sur les hanches, la gorge ronde, elle était maintenant une vraie femme. -Ah ! non, ah ! non, mon oncle, en v’là assez ! -Je vous ai dit de ne pas nous mêler à toutes ces gueuseries... +Vous autres, est-ce que vous me croyez capable de le détruire ? +Ni Françoise ni Jean ne soufflèrent mot. +Faudrait être fou, hein ? et je ne suis pas fou... +Vous pourriez en témoigner, vous autres. +Les mains sur les hanches, la gorge ronde, elle était maintenant une vraie femme. +Ah ! non, ah ! non, mon oncle, en v’là assez ! +Je vous ai dit de ne pas nous mêler à toutes ces gueuseries... C’est donc que tu me renvoies ? demanda le vieux, tremblant. Jean crut devoir intervenir. Non, c’est que nous ne voulons pas de dispute. -Chacun sa tranquillité, n’est-ce pas ? +Chacun sa tranquillité, n’est-ce pas ? Puis, il s’en alla. -Le lendemain, une scène violente éclata entre Fouan et Buteau. -Nom de Dieu de vieux toqué ! -5’là que vous faites le serpent !... +Le lendemain, une scène violente éclata entre Fouan et Buteau. +Nom de Dieu de vieux toqué ! +5’là que vous faites le serpent !... Voulez-vous bien vous relever ! Il le tira par les jambes, le remit debout d’une bourrade. -Ah çà ! est-ce fini de coller votre œil à tous les trous ? -J’en ai assez, de sentir la maison épluchée jusque dans les fentes ! +Ah çà ! est-ce fini de coller votre œil à tous les trous ? +J’en ai assez, de sentir la maison épluchée jusque dans les fentes ! Foutez-moi la paix ! lui gueula Buteau dans le nez. Alors, je souffre trop ici, je m’en vais. -Il l’avait empoigné par le bras, il le flanqua dehors. -Fouan descendit la côte. +Il l’avait empoigné par le bras, il le flanqua dehors. +Fouan descendit la côte. Heureusement, il avait sa canne. -La pensée de la nuit qui se ferait bientôt, le tracassait. -Pas même un toit. -Lui, cherchait confusément, ensommeillé dans la détente de sa colère. -Cela tournait au cauchemar, tout le pays défilait, nu, balayé de coups de vent. -Mais il se secoua, se réveilla, en un sursaut d’énergie. -Fallait point se désespérer de la sorte. -On ne laisserait pas crever dehors un homme de son âge. +La pensée de la nuit qui se ferait bientôt, le tracassait. +Pas même un toit. +Lui, cherchait confusément, ensommeillé dans la détente de sa colère. +Cela tournait au cauchemar, tout le pays défilait, nu, balayé de coups de vent. +Mais il se secoua, se réveilla, en un sursaut d’énergie. +Fallait point se désespérer de la sorte. +On ne laisserait pas crever dehors un homme de son âge. Machinalement, il traversa le pont et se trouva devant la petite ferme des Delhomme. -Longtemps, il resta immobile, sa vieille échine calée contre cette maison. -Il décolla son dos de la muraille, il s’éloigna péniblement. -Son idée devait être de gagner ainsi la plaine, en évitant le village. -La montée l’étouffait, il s’assit à l’écart, soufflant, réfléchissant. -Longtemps, il rôda au hasard. -La nuit s’était faite, le vent glacé le flagellait. +Longtemps, il resta immobile, sa vieille échine calée contre cette maison. +Il décolla son dos de la muraille, il s’éloigna péniblement. +Son idée devait être de gagner ainsi la plaine, en évitant le village. +La montée l’étouffait, il s’assit à l’écart, soufflant, réfléchissant. +Longtemps, il rôda au hasard. +La nuit s’était faite, le vent glacé le flagellait. Entre deux bourrasques, une averse tomba, drue, cinglante. -Il fut trempé, marcha encore, en reçut deux autres. -Non ! il ne pouvait s’y réfugier, on l’avait aussi chassé de là. -La pluie redoublait, si rude, qu’une lâcheté l’envahit. -Mais, dans le bruit des mâchoires, des mots échangés l’arrêtèrent. -Et le père, s’il ne rentrait point ? -On verrait bien s’il était sur sa gueule ! -Neuf heures sonnèrent, puis dix. +Il fut trempé, marcha encore, en reçut deux autres. +Non ! il ne pouvait s’y réfugier, on l’avait aussi chassé de là. +La pluie redoublait, si rude, qu’une lâcheté l’envahit. +Mais, dans le bruit des mâchoires, des mots échangés l’arrêtèrent. +Et le père, s’il ne rentrait point ? +On verrait bien s’il était sur sa gueule ! +Neuf heures sonnèrent, puis dix. La pluie continuait, fondait ses vieux os. -Devant la porte refermée, il hésitait, le cœur défaillant. -Enfin, il frappa, il était trop malheureux. -Il lâcha la cognée, il la regarda. +Devant la porte refermée, il hésitait, le cœur défaillant. +Enfin, il frappa, il était trop malheureux. +Il lâcha la cognée, il la regarda. Hilarion ne mourut que le lendemain. Fouan dut frapper trois fois, si peureusement, que la Grande n’entendait point. -Enfin, elle revint, elle se décida à demander : — Qui est là ? -Un silence s’était fait, elle demanda de nouveau : — Qu’est-ce que tu veux ? -Il tremblait, il n’osait répondre. +Enfin, elle revint, elle se décida à demander : — Qui est là ? +Un silence s’était fait, elle demanda de nouveau : — Qu’est-ce que tu veux ? +Il tremblait, il n’osait répondre. Je le sais, ce que tu veux. -On est venu me dire ça, à la veillée... -Puis, voyant qu’il s’excusait, bégayait des explications, elle s’emporta. +On est venu me dire ça, à la veillée... +Puis, voyant qu’il s’excusait, bégayait des explications, elle s’emporta. Si je ne t’avais pas averti ! -Les mains tendues, il pleura, il essaya de l’écarter. +Les mains tendues, il pleura, il essaya de l’écarter. Elle tenait bon, elle achevait de se vider le cœur. -Non, non ! va demander un lit à ceux qui t’ont volé. +Non, non ! va demander un lit à ceux qui t’ont volé. Moi, je ne te dois rien. -La famille m’accuserait encore de me mêler de ses affaires... -C’est bien fait, crève dehors ! -Où alla-t-il ? +La famille m’accuserait encore de me mêler de ses affaires... +C’est bien fait, crève dehors ! +Où alla-t-il ? Il ne se le rappela jamais bien. -Le sol se dérobait, il roula dans un trou. -Au petit jour, Fouan sortit de la somnolence douloureuse où il s’était anéanti. -Encore une nuit, encore un jour, peut-être. +Le sol se dérobait, il roula dans un trou. +Au petit jour, Fouan sortit de la somnolence douloureuse où il s’était anéanti. +Encore une nuit, encore un jour, peut-être. Justement, Buteau et Lise achevaient la soupe aux choux de la veille. -Le vieux, fermé, figé, n’ouvrit pas les lèvres, ne prononça pas un mot. -Allons, la femme, donne-lui tout de même la pâtée, puisque la faim le ramène. -Déjà, Lise s’était levée et avait apporté une écuelle de soupe. +Le vieux, fermé, figé, n’ouvrit pas les lèvres, ne prononça pas un mot. +Allons, la femme, donne-lui tout de même la pâtée, puisque la faim le ramène. +Déjà, Lise s’était levée et avait apporté une écuelle de soupe. Tout son corps tremblait, dans la violence de sa faim. -La gloutonnerie du vieillard l’occupait, il suivait la cuillère des yeux, il goguenarda. -Dites donc, ça paraît vous avoir ouvert l’appétit, cette promenade au frais. -Mais faudrait pas se payer ça tous les jours, vous coûteriez trop à nourrir. -Le père avalait, avalait, avec un bruit rauque du gosier, sans une parole. -Et le fils continua : — Ah ! ce bougre de farceur qui découche ! -Il est peut-être allé voir les garces... -C’est donc ça qui vous a creusé, hein ? -Fouan ne leva même pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. -Lâche-le, puisqu’il veut faire le mort. -Une fois, ça passe. -Si vous m’embêtez encore, je vous laisse crever de faim sur la route ! -Mais Buteau, s’étant dérangé, haussa les épaules. -Ah ! ouiche, mort ! est-ce que ça mourait comme ça ? -Tiens ! vous rev’là ! dit Buteau en ricanant. -Moi qui croyais que ça continuerait, que vous ne mangeriez plus de pain ! +La gloutonnerie du vieillard l’occupait, il suivait la cuillère des yeux, il goguenarda. +Dites donc, ça paraît vous avoir ouvert l’appétit, cette promenade au frais. +Mais faudrait pas se payer ça tous les jours, vous coûteriez trop à nourrir. +Le père avalait, avalait, avec un bruit rauque du gosier, sans une parole. +Et le fils continua : — Ah ! ce bougre de farceur qui découche ! +Il est peut-être allé voir les garces... +C’est donc ça qui vous a creusé, hein ? +Fouan ne leva même pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. +Lâche-le, puisqu’il veut faire le mort. +Une fois, ça passe. +Si vous m’embêtez encore, je vous laisse crever de faim sur la route ! +Mais Buteau, s’étant dérangé, haussa les épaules. +Ah ! ouiche, mort ! est-ce que ça mourait comme ça ? +Tiens ! vous rev’là ! dit Buteau en ricanant. +Moi qui croyais que ça continuerait, que vous ne mangeriez plus de pain ! Alors, Fouan s’obstina. -Jamais, dans aucune circonstance, pour aucune nécessité, il ne leur adressait la parole. +Jamais, dans aucune circonstance, pour aucune nécessité, il ne leur adressait la parole. Le cheval et les deux vaches comptaient davantage. Puis, ils jouaient ensemble. -Jamais il ne reparlait des titres ; ça dormait là, on verrait plus tard. -Une année s’écoula, et Fouan, tout en déclinant chaque jour, durait quand même. -Lise avait dû enfermer le vin, en le voyant disparaître. +Jamais il ne reparlait des titres ; ça dormait là, on verrait plus tard. +Une année s’écoula, et Fouan, tout en déclinant chaque jour, durait quand même. +Lise avait dû enfermer le vin, en le voyant disparaître. Quand on aime la viande, on la gagne, bougre de goinfre !... -Hein ? n’avez-vous pas honte d’être tombé dans la débauche à votre âge ! -Même les dates, les chiffres finissaient par se confondre. -Une hébétude l’immobilisait, les yeux ouverts. +Hein ? n’avez-vous pas honte d’être tombé dans la débauche à votre âge ! +Même les dates, les chiffres finissaient par se confondre. +Une hébétude l’immobilisait, les yeux ouverts. Des gens passaient qui ne le saluaient plus, car il devenait une chose. -Un vieux, ça ne sert à rien et ça coûte. -Lui-même avait souhaité la fin de son père. -Lorsqu’un voisin lui demandait : — Eh bien ! père Fouan, vous allez donc toujours ? +Un vieux, ça ne sert à rien et ça coûte. +Lui-même avait souhaité la fin de son père. +Lorsqu’un voisin lui demandait : — Eh bien ! père Fouan, vous allez donc toujours ? Une souffrance encore l’attendait. -Jules se dégoûta de lui, détourné par la petite Laure. -Celle-ci, lorsqu’elle le voyait avec le grand-père, semblait jalouse. -Il les embêtait, ce vieux ! c’était plus amusant de jouer ensemble. -Le v’là encore qui t’embête, lâche-le donc ! -Puis, se tournant vers les autres galopins : — Hein ? est-il couenne de se laisser embêter ! -Jamais un mot, sur rien, à personne. +Jules se dégoûta de lui, détourné par la petite Laure. +Celle-ci, lorsqu’elle le voyait avec le grand-père, semblait jalouse. +Il les embêtait, ce vieux ! c’était plus amusant de jouer ensemble. +Le v’là encore qui t’embête, lâche-le donc ! +Puis, se tournant vers les autres galopins : — Hein ? est-il couenne de se laisser embêter ! +Jamais un mot, sur rien, à personne. Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse. -Quand il fut au bout du sillon, il tourna, en commença un autre. -Sa marche lourde, la fixité de son regard, achevaient de l’étourdir. +Quand il fut au bout du sillon, il tourna, en commença un autre. +Sa marche lourde, la fixité de son regard, achevaient de l’étourdir. Jamais il ne devait devenir un vrai paysan. -Toujours il avait eu des idées de retraite à la campagne. +Toujours il avait eu des idées de retraite à la campagne. Jean dut soulever un peu les mancherons, pour donner de l’aisance. -Une légère déviation du sillon lui causa de l’humeur. +Une légère déviation du sillon lui causa de l’humeur. Il tourna, s’appliqua davantage, en poussant son cheval. -Oui, que de misères, en ces dix années ! -D’abord, sa longue attente de Françoise ; ensuite, la guerre avec les Buteau. -Pas un jour ne s’était passé sans vilaines choses. -Tous deux vivaient en bon accord, le ménage prospérait, travaillait, économisait. -Cette grossesse ne les avait même pas rapprochés. -D’ailleurs, aujourd’hui que le petit allait naître, à quoi bon un testament ? -Jean s’arrêta, laissa souffler son cheval. -Lui-même secouait son étourdissement, dans l’air glacé. +Oui, que de misères, en ces dix années ! +D’abord, sa longue attente de Françoise ; ensuite, la guerre avec les Buteau. +Pas un jour ne s’était passé sans vilaines choses. +Tous deux vivaient en bon accord, le ménage prospérait, travaillait, économisait. +Cette grossesse ne les avait même pas rapprochés. +D’ailleurs, aujourd’hui que le petit allait naître, à quoi bon un testament ? +Jean s’arrêta, laissa souffler son cheval. +Lui-même secouait son étourdissement, dans l’air glacé. Il reprit les mancherons, il jeta son cri guttural. Dites donc, Caporal, vous savez la nouvelle... -Paraît qu’on va avoir la guerre. -La guerre, comment ça ? -Mais avec les Prussiens, à ce qu’on m’a dit... +Paraît qu’on va avoir la guerre. +La guerre, comment ça ? +Mais avec les Prussiens, à ce qu’on m’a dit... C’est dans les journaux. Dame ! si les Prussiens nous emmerdent... On ne peut pas les laisser se foutre de nous. -Delhomme n’était pas de cet avis. -Ça ne rapportait rien, de se cogner : valait mieux s’entendre. +Delhomme n’était pas de cet avis. +Ça ne rapportait rien, de se cogner : valait mieux s’entendre. Ce que j’en dis, c’est pour les autres... J’ai mis de l’argent chez Monsieur Baillehache. -Quoi qu’il arrive, Nénesse, qui tire demain, ne partira pas. -Bien sûr, conclut Jean, calmé. +Quoi qu’il arrive, Nénesse, qui tire demain, ne partira pas. +Bien sûr, conclut Jean, calmé. Ah ! c’est avec les Prussiens ! -Eh bien ! on leur allongera une raclée, voilà tout ! -Il détela, laissa la charrue au bout du champ, sauta sur son cheval. +Eh bien ! on leur allongera une raclée, voilà tout ! +Il détela, laissa la charrue au bout du champ, sauta sur son cheval. Hein ? qui est-ce ? -Lui aussi la voyait, dans le demi-jour de la laiterie, éclairée par un soupirail. +Lui aussi la voyait, dans le demi-jour de la laiterie, éclairée par un soupirail. Est-ce que je te fais peur ? Elle le tutoyait comme autrefois, elle riait de son air de fille engageante. -Mais lui, gêné, ne bougeait pas. -C’est pour la semence que le maître m’a promise. +Mais lui, gêné, ne bougeait pas. +C’est pour la semence que le maître m’a promise. Ah ! oui, je sais... -Jamais avec sa femme, qu’il aimait tant, il n’avait éprouvé ça. +Jamais avec sa femme, qu’il aimait tant, il n’avait éprouvé ça. Allons, viens, reprit Jacqueline. Je vas te montrer la semence... -Imagine-toi que la servante elle-même est au marché. +Imagine-toi que la servante elle-même est au marché. Oh ! qu’il est gros ! Ta femme est enceinte, vous vous en donnez, hein ?... -Puis, elle parut s’assombrir, sous une pensée brusque. +Puis, elle parut s’assombrir, sous une pensée brusque. Tu sais, moi, j’ai eu bien des ennuis. -Heureusement que c’est passé et que j’en suis sortie à mon avantage. -C’était trop simple. -Même elle commença à faire sa malle. -Jean ne put s’empêcher de rire. -Et, avec Tron, ça va toujours ? -Elle ne parut pas blessée, elle parla librement, comme à un vieil ami. +Heureusement que c’est passé et que j’en suis sortie à mon avantage. +C’était trop simple. +Même elle commença à faire sa malle. +Jean ne put s’empêcher de rire. +Et, avec Tron, ça va toujours ? +Elle ne parut pas blessée, elle parla librement, comme à un vieil ami. Est-ce qu’il n’est pas jaloux ! -Je crois qu’il vient écouter la nuit si nous dormons. -De nouveau, Jean s’égayait. -Il l’avait menacée de l’étrangler, si elle le trompait. +Je crois qu’il vient écouter la nuit si nous dormons. +De nouveau, Jean s’égayait. +Il l’avait menacée de l’étrangler, si elle le trompait. Oh ! est-il gros ! est-il gros ! -Même quand je me crois seule, il est là qui m’embête. +Même quand je me crois seule, il est là qui m’embête. Ce que je vais te le faire flanquer dehors ! -Mais, désireux de s’échapper, il répéta qu’il reviendrait le lendemain. +Mais, désireux de s’échapper, il répéta qu’il reviendrait le lendemain. Ah ! il y en aura, du grabuge, tu verras ! -Mais Jean passa outre, avec un geste brutal, refusant de s’en mêler davantage. -Il était plein de honte, irrité de ce qu’il avait manqué faire. +Mais Jean passa outre, avec un geste brutal, refusant de s’en mêler davantage. +Il était plein de honte, irrité de ce qu’il avait manqué faire. Elle prit une faux, le cheval rapporterait le paquet d’herbe. Un instant, elle fut sur le point de tourner les talons. Depuis deux ans, elle ne lui adressait plus la parole. -C’était peut-être bien de la colère, peut-être bien autre chose aussi. -Lui, avait éclaté de rire. -Un silence régna dans l’obscurité, puis il demanda pourquoi elle lui disait ça. -Encore enceinte, merci ! il l’aurait bien reçue ! -La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l’avait débarrassée. +C’était peut-être bien de la colère, peut-être bien autre chose aussi. +Lui, avait éclaté de rire. +Un silence régna dans l’obscurité, puis il demanda pourquoi elle lui disait ça. +Encore enceinte, merci ! il l’aurait bien reçue ! +La Sapin, avec une aiguille, tout simplement, l’avait débarrassée. Le petit, s’il y en avait un, s’en allait comme un vent. -Ça devait être, puisqu’elle l’affirmait. -C’était que l’aiguille avait suffi. -Sur Françoise, ça en aurait fait, du ravage ! +Ça devait être, puisqu’elle l’affirmait. +C’était que l’aiguille avait suffi. +Sur Françoise, ça en aurait fait, du ravage ! Il rigola, est-ce qu’il pouvait ? -Tiens ! pourquoi pas, puisqu’il l’avait déjà eue ? +Tiens ! pourquoi pas, puisqu’il l’avait déjà eue ? Ils s’endormirent aux bras l’un de l’autre. -Y a pas à dire, v’là la borne ! -Françoise avait continué de s’approcher, du même pas tranquille, en cachant sa crainte. -Ça ne pouvait finir que par des coups et des procès. -Mais la jeune femme, sans même tourner la tête, était entrée dans sa luzernière. +Y a pas à dire, v’là la borne ! +Françoise avait continué de s’approcher, du même pas tranquille, en cachant sa crainte. +Ça ne pouvait finir que par des coups et des procès. +Mais la jeune femme, sans même tourner la tête, était entrée dans sa luzernière. On te parle, cria Lise hors d’elle. Viens voir la borne, si tu crois que nous mentons... Faut se rendre compte du dommage. Dis donc, est-ce que tu te fous de nous ?... -Je suis ton aînée, tu me dois le respect. -Elle était devant elle, enragée de rancune, aveuglée de sang. -À genoux, à genoux, garce ! -Toujours muette, Françoise, comme le soir de l’expulsion, lui cracha au visage. -Et Lise hurlait, lorsque Buteau intervint, en l’écartant violemment. +Je suis ton aînée, tu me dois le respect. +Elle était devant elle, enragée de rancune, aveuglée de sang. +À genoux, à genoux, garce ! +Toujours muette, Françoise, comme le soir de l’expulsion, lui cracha au visage. +Et Lise hurlait, lorsque Buteau intervint, en l’écartant violemment. Laisse, c’est mon affaire. Ah ! oui, elle le laissait ! Vas-y donc, il n’y a personne ! Et, tout d’un coup, elle comprit qu’il ne voulait pas la battre. -Non ! il voulait autre chose, la chose qu’elle lui avait refusée si longtemps. -Lui, la maintenait, en évitant les coups de pied. -Puisque t’es grosse à présent, foutue bête ! qu’est-ce que tu risques ?... -Je n’en ajouterai pas un autre, va, pour sûr ! -Une colère le rendit brutal, il se tourna vers sa femme. +Non ! il voulait autre chose, la chose qu’elle lui avait refusée si longtemps. +Lui, la maintenait, en évitant les coups de pied. +Puisque t’es grosse à présent, foutue bête ! qu’est-ce que tu risques ?... +Je n’en ajouterai pas un autre, va, pour sûr ! +Une colère le rendit brutal, il se tourna vers sa femme. Nom de Dieu de feignante ! quand tu nous regarderas !... -Aide-moi donc, tiens-lui les jambes, si tu veux que ça se fasse ! -Des corbeaux passaient, qui s’en effrayèrent. -Buteau s’était relevé, et Lise le regardait fixement. +Aide-moi donc, tiens-lui les jambes, si tu veux que ça se fasse ! +Des corbeaux passaient, qui s’en effrayèrent. +Buteau s’était relevé, et Lise le regardait fixement. Elle en restait saisie, hors d’elle. -C’était donc pour le plaisir qu’il avait fait ça ? -Mais Françoise ne lui laissa pas le temps de s’expliquer. +C’était donc pour le plaisir qu’il avait fait ça ? +Mais Françoise ne lui laissa pas le temps de s’expliquer. Oui, tous les deux, des salops, des cochons !... -Vous m’avez abîmée. +Vous m’avez abîmée. Y en a qu’on guillotine, et qui en ont moins fait... -Je le dirai à Jean, sales cochons ! -C’est lui qui réglera votre compte. -Buteau haussait les épaules, goguenard, content d’y être arrivé enfin. +Je le dirai à Jean, sales cochons ! +C’est lui qui réglera votre compte. +Buteau haussait les épaules, goguenard, content d’y être arrivé enfin. Laisse donc ! tu en mourais d’envie, je t’ai bien sentie gigoter... C’est vrai, putain ! je t’ai vue. -Tu l’as empoigné, tu l’as forcé... +Tu l’as empoigné, tu l’as forcé... Quand je disais que tout mon malheur venait de toi ! -Elle l’exécrait d’être plus jeune, plus fraîche, plus désirée. -Tu mens ! criait Françoise. +Elle l’exécrait d’être plus jeune, plus fraîche, plus désirée. +Tu mens ! criait Françoise. Tu sais bien que tu mens ! -Moi ! moi ! et, tout à l’heure, est-ce moi encore ?... +Moi ! moi ! et, tout à l’heure, est-ce moi encore ?... Vache qui m’as tenue ! -Oui, tu m’aurais cassé la jambe ! -Cette brutalité affola Françoise qui se rua sur elle. -Toutes deux s’étaient bousculées, étaient revenues dans la luzerne. -Trébuchante, la malheureuse tourna, s’abattit à gauche, en jetant un cri terrible. +Oui, tu m’aurais cassé la jambe ! +Cette brutalité affola Françoise qui se rua sur elle. +Toutes deux s’étaient bousculées, étaient revenues dans la luzerne. +Trébuchante, la malheureuse tourna, s’abattit à gauche, en jetant un cri terrible. La faux lui entrait dans le flanc. -Nom de Dieu ! nom de Dieu ! bégaya Buteau. +Nom de Dieu ! nom de Dieu ! bégaya Buteau. Et ce fut tout. -Une seconde avait suffi, l’irréparable était fait. -Derrière la meule, la face pâle du vieux Fouan s’allongeait de nouveau. +Une seconde avait suffi, l’irréparable était fait. +Derrière la meule, la face pâle du vieux Fouan s’allongeait de nouveau. Il avait vu le coup, ses yeux troubles clignotaient. -Françoise ne bougeait plus, et Buteau, qui s’approchait, n’osa la toucher. +Françoise ne bougeait plus, et Buteau, qui s’approchait, n’osa la toucher. Elle est morte, filons, nom de Dieu ! Filons, nom de Dieu ! Morte, nom de Dieu !... Morte, nom de Dieu ! -Quoi donc ? qu’est-il arrivé ? -Tu es blessée, tu as du sang, réponds, je t’en prie ! -Il se tourna vers le père Fouan, qui s’approchait. -Vous étiez là, que s’est-il passé ? -Alors, Françoise parla, d’une voix lente. -J’étais venue à l’herbe... je suis tombée sur ma faux... +Quoi donc ? qu’est-il arrivé ? +Tu es blessée, tu as du sang, réponds, je t’en prie ! +Il se tourna vers le père Fouan, qui s’approchait. +Vous étiez là, que s’est-il passé ? +Alors, Françoise parla, d’une voix lente. +J’étais venue à l’herbe... je suis tombée sur ma faux... Ah ! c’est fini ! -J’étais là, je l’ai vue. -Il fallut courir à Rognes pour avoir une civière. -En route, elle s’évanouit de nouveau. +J’étais là, je l’ai vue. +Il fallut courir à Rognes pour avoir une civière. +En route, elle s’évanouit de nouveau. On crut bien qu’on ne la rapporterait pas vivante. -Lorsque, deux heures plus tard, Jean ramena Monsieur Finet, celui-ci eut le même geste. -Rien à faire, des stupéfiants qui adouciraient l’agonie. -La pluie ne tombait plus, le ciel était resté d’un gris de plomb. -Longtemps, le tambour résonna. -Merci ! pour aller se faire casser la tête par les Prussiens ! -Tout de suite, d’ailleurs, ils avaient renoué. -Le garçon, lui, s’en fichait, sûr, disait-il, d’amener un bon numéro. +Lorsque, deux heures plus tard, Jean ramena Monsieur Finet, celui-ci eut le même geste. +Rien à faire, des stupéfiants qui adouciraient l’agonie. +La pluie ne tombait plus, le ciel était resté d’un gris de plomb. +Longtemps, le tambour résonna. +Merci ! pour aller se faire casser la tête par les Prussiens ! +Tout de suite, d’ailleurs, ils avaient renoué. +Le garçon, lui, s’en fichait, sûr, disait-il, d’amener un bon numéro. On discuta pour savoir qui en aurait l’honneur. -L’amende était certaine, peut-être bien qu’il y aurait de la prison. +L’amende était certaine, peut-être bien qu’il y aurait de la prison. Cela faisait un petit peloton, filant par la route plate. -Pendant plus d’une heure, elle balbutia cette ardente prière. +Pendant plus d’une heure, elle balbutia cette ardente prière. Lui, devinait un mensonge, quelque chose qu’elle lui cachait. -Elle serra les paupières, elle ne répondit pas. +Elle serra les paupières, elle ne répondit pas. Dis, tu ne me caches rien ? -On l’aurait crue morte déjà, sans le petit souffle pénible de sa gorge. -À quoi bon, puisqu’elle allait mourir ? -Cependant, lui, depuis qu’il l’avait ramenée agonisante, songeait au testament. -Peut-être bien que tu as des arrangements à terminer. -Sur ses yeux clos, sur sa face fermée, rien ne passait. -Nous avons le papier là, dans la commode. -Il apporta le papier timbré, il continua d’une voix qui s’embarrassait. -Hein ? désires-tu que je t’aide ? -Savoir si tu as encore la force d’écrire... -Moi, ce n’est pas l’intérêt. -Elle eut un léger frisson des paupières, qui lui prouva qu’elle entendait. +On l’aurait crue morte déjà, sans le petit souffle pénible de sa gorge. +À quoi bon, puisqu’elle allait mourir ? +Cependant, lui, depuis qu’il l’avait ramenée agonisante, songeait au testament. +Peut-être bien que tu as des arrangements à terminer. +Sur ses yeux clos, sur sa face fermée, rien ne passait. +Nous avons le papier là, dans la commode. +Il apporta le papier timbré, il continua d’une voix qui s’embarrassait. +Hein ? désires-tu que je t’aide ? +Savoir si tu as encore la force d’écrire... +Moi, ce n’est pas l’intérêt. +Elle eut un léger frisson des paupières, qui lui prouva qu’elle entendait. Alors, elle refusait donc ? Il en resta saisi, sans comprendre. Elle ne lui devait rien, l’enfant partait avec elle. -À quel titre le bien serait-il sorti de la famille ? +À quel titre le bien serait-il sorti de la famille ? Voyons, est-ce possible ?... Tu les aimerais mieux que moi, ils auraient tout, ces gueux ! Pourquoi la torturait-il ? Elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas. -Un cri sourd de douleur lui avait seul échappé. -Il y a longtemps que le papier est en règle. -Vous y êtes, mes enfants. -Ça viendra, ça viendra un jour ! +Un cri sourd de douleur lui avait seul échappé. +Il y a longtemps que le papier est en règle. +Vous y êtes, mes enfants. +Ça viendra, ça viendra un jour ! Ah ! si l’on pouvait emporter son avoir ! conclut-elle. Il disait des paroles, il les refermait, rien qu’en soufflant dessus. -Un fier homme ! déclara la Grande devenue respectueuse. -C’est lui qui a remis le bréchet aux Lorillon... -5’là que le bréchet tombe au père Lorillon. -Enfin, les v’là tous pincés, la fille, le gendre, les trois enfants... -Elle-même cita un autre fait. -Elle se tourna vers Jean, hébété devant le lit. -À votre place, je le demanderais. -Peut-être bien que ce n’est pas trop tard. -Mais il eut un geste de colère. -Lui, gâté par l’orgueil des villes, ne croyait point à ces choses. -Jean eut le même geste furieux, et la Grande pinça les lèvres. -En v’là une idée ! qu’est-ce qu’il y ficherait, monsieur le curé ? +Un fier homme ! déclara la Grande devenue respectueuse. +C’est lui qui a remis le bréchet aux Lorillon... +5’là que le bréchet tombe au père Lorillon. +Enfin, les v’là tous pincés, la fille, le gendre, les trois enfants... +Elle-même cita un autre fait. +Elle se tourna vers Jean, hébété devant le lit. +À votre place, je le demanderais. +Peut-être bien que ce n’est pas trop tard. +Mais il eut un geste de colère. +Lui, gâté par l’orgueil des villes, ne croyait point à ces choses. +Jean eut le même geste furieux, et la Grande pinça les lèvres. +En v’là une idée ! qu’est-ce qu’il y ficherait, monsieur le curé ? Ce qu’il y fiche donc !... Il apporterait le bon Dieu, ce n’est pas mauvais, des fois ! Chacun chez soi : le bon Dieu chez lui, les gens chez eux. -Encore s’il avait trouvé quelque consolation près de ses paroissiennes ! -Nous v’là encore sans prêtre, alors ! dit la Frimat. -Qui sait si l’abbé Godard voudra revenir ? -Ah ! le bourru ! s’écria la Grande, il en crèverait de mauvais sang ! -Mais l’entrée de Fanny les fit taire. -Un silence apitoyé régna. -Puis, Fanny baissa la voix pour savoir si la malade avait demandé sa sœur. -La Grande fut d’avis qu’on devait questionner Françoise là-dessus. +Encore s’il avait trouvé quelque consolation près de ses paroissiennes ! +Nous v’là encore sans prêtre, alors ! dit la Frimat. +Qui sait si l’abbé Godard voudra revenir ? +Ah ! le bourru ! s’écria la Grande, il en crèverait de mauvais sang ! +Mais l’entrée de Fanny les fit taire. +Un silence apitoyé régna. +Puis, Fanny baissa la voix pour savoir si la malade avait demandé sa sœur. +La Grande fut d’avis qu’on devait questionner Françoise là-dessus. Elle se leva, elle se pencha. Dis, ma petite, et Lise ? La mourante ne bougea pas. -Il n’y eut, sur ses paupières closes, qu’un tressaillement à peine visible. -Elle attend peut-être qu’on aille la chercher. -Et Jean voulut qu’on respectât sa volonté. +Il n’y eut, sur ses paupières closes, qu’un tressaillement à peine visible. +Elle attend peut-être qu’on aille la chercher. +Et Jean voulut qu’on respectât sa volonté. Les trois femmes se rassirent. -L’idée que Lise ne venait pas d’elle-même, maintenant, les étonnait. +L’idée que Lise ne venait pas d’elle-même, maintenant, les étonnait. Il y avait souvent bien de l’obstination dans les familles. -Ah ! on a tant de contrariétés ! reprit Fanny avec un soupir. -Oui, oui, murmura la Frimat, ça émotionne tout de même. -De nouveau, la mourante fut oubliée. -Le fils aux Briquet avait le numéro treize : pas de chance ! -Celui des Couillot était tombé sur le deux cent six, un bon, pour sûr ! -Rien sur Delphin, rien sur Nénesse. -Ah ! j’en ai le cœur qui se décroche, est-ce bête ! répéta Fanny. -On appela la Bécu, qui passait. -Je ne peux plus tenir, je vas à leur rencontre. -Très mal, c’était la fin. -Fallait que chacun y mît du sien, ça ne pouvait pas se terminer ainsi. -Il grognait, il mâchait des mots entre ses gencives empâtées de silence. +Ah ! on a tant de contrariétés ! reprit Fanny avec un soupir. +Oui, oui, murmura la Frimat, ça émotionne tout de même. +De nouveau, la mourante fut oubliée. +Le fils aux Briquet avait le numéro treize : pas de chance ! +Celui des Couillot était tombé sur le deux cent six, un bon, pour sûr ! +Rien sur Delphin, rien sur Nénesse. +Ah ! j’en ai le cœur qui se décroche, est-ce bête ! répéta Fanny. +On appela la Bécu, qui passait. +Je ne peux plus tenir, je vas à leur rencontre. +Très mal, c’était la fin. +Fallait que chacun y mît du sien, ça ne pouvait pas se terminer ainsi. +Il grognait, il mâchait des mots entre ses gencives empâtées de silence. Non, non... pas possible, pas possible... -Jean fut frappé de sa crainte, les femmes eurent un geste d’abandon. -Elle disparut, sans même embrasser sa cousine une dernière fois. -La Grande et la Frimat étaient sorties sur la porte, pour voir. -C’était toujours Delphin qui tenait le drapeau. -Delphin, furieusement, la jeta de côté, sans ralentir son pas. -Bécu s’était avancé, aussi étranglé que sa femme. +Jean fut frappé de sa crainte, les femmes eurent un geste d’abandon. +Elle disparut, sans même embrasser sa cousine une dernière fois. +La Grande et la Frimat étaient sorties sur la porte, pour voir. +C’était toujours Delphin qui tenait le drapeau. +Delphin, furieusement, la jeta de côté, sans ralentir son pas. +Bécu s’était avancé, aussi étranglé que sa femme. Qu’est-ce que tu veux y foutre ? il est pris ! -Lâchez-moi donc ! cria-t-il, c’est emmerdant ! -La bande, dans son élan brutal, continuait sa marche, à travers le village révolutionné. -Et les parents ne se risquaient plus, certains d’être envoyés au diable. +Lâchez-moi donc ! cria-t-il, c’est emmerdant ! +La bande, dans son élan brutal, continuait sa marche, à travers le village révolutionné. +Et les parents ne se risquaient plus, certains d’être envoyés au diable. Enfin, devant la mairie, Delphin rendit le drapeau. -Viens, répéta Delphin d’une voix brève. -Je vas te montrer quelque chose de drôle. +Viens, répéta Delphin d’une voix brève. +Je vas te montrer quelque chose de drôle. On avait le temps de retourner boire. -Ça ne pouvait plus marcher, avec un rossard pareil, que ses femmes mangeaient. +Ça ne pouvait plus marcher, avec un rossard pareil, que ses femmes mangeaient. Ceux qui ont de la chance ont de la chance, murmura-t-il. -Toi, t’es fait pour donner de l’orgueil à ta mère. -Il était un peu jeune, mais il se sentait la vraie vocation. +Toi, t’es fait pour donner de l’orgueil à ta mère. +Il était un peu jeune, mais il se sentait la vraie vocation. Comme on a grandi ! Elle riait, au souvenir de leurs jeux d’autrefois. -La rencontre l’amusant, elle les embrassa l’un après l’autre. +La rencontre l’amusant, elle les embrassa l’un après l’autre. On est toujours amis, pas vrai ? Viens-tu y travailler ? -Du coup, elle cessa de rire, elle suffoqua, éclata en larmes. +Du coup, elle cessa de rire, elle suffoqua, éclata en larmes. Je ne t’aime plus ! -Viens donc, je vas te montrer quelque chose de drôle. -C’était là qu’il habitait, avec son père. +Viens donc, je vas te montrer quelque chose de drôle. +C’était là qu’il habitait, avec son père. Ah, non ! ah, non ! -Nénesse, qui l’avait souvent entendu parler ainsi, haussa les épaules. -On dit ça, puis on part tout de même... +Nénesse, qui l’avait souvent entendu parler ainsi, haussa les épaules. +On dit ça, puis on part tout de même... Y a les gendarmes. -5’là ce que j’avais à te montrer... -Je veux que tu puisses dire aux autres si un lâche en ferait autant. -Nom de Dieu de maladroit ! cria Nénesse bouleversé, est-ce qu’on s’estropie ! +5’là ce que j’avais à te montrer... +Je veux que tu puisses dire aux autres si un lâche en ferait autant. +Nom de Dieu de maladroit ! cria Nénesse bouleversé, est-ce qu’on s’estropie ! T’es plus un homme ! Je m’en fous !... Qu’ils viennent, les gendarmes ! -Je suis sûr de ne pas partir. -Voyons, faudrait demander ça au mari, le lendemain : en avait-elle, oui ou non ? -On en causait depuis si longtemps, c’était bête à la fin ! -En v’là assez, elle en a ! +Je suis sûr de ne pas partir. +Voyons, faudrait demander ça au mari, le lendemain : en avait-elle, oui ou non ? +On en causait depuis si longtemps, c’était bête à la fin ! +En v’là assez, elle en a ! Une clameur accueillit cette affirmation. -Il l’avait donc vue, il avait couché avec ? -Mais il s’en défendit formellement. +Il l’avait donc vue, il avait couché avec ? +Mais il s’en défendit formellement. On peut bien voir sans toucher. -Comment ? ça ne regardait personne. +Comment ? ça ne regardait personne. Elle en a, parole d’honneur ! -C’était parce que la vérité est la vérité. +C’était parce que la vérité est la vérité. Et il tomba sur le conscrit, on dut le lui arracher des mains. -Dis qu’elle en a, nom de Dieu ! ou je te crève ! +Dis qu’elle en a, nom de Dieu ! ou je te crève ! Bien du monde, d’ailleurs, garda un doute. -Pas un n’aurait lâché pour aller dîner. +Pas un n’aurait lâché pour aller dîner. Quand on boit, on n’a pas faim. -Delhomme et Clou se décidèrent à ouvrir la fenêtre, derrière eux. -Et ce fut à ce moment que Buteau entra, se glissa dans un coin. +Delhomme et Clou se décidèrent à ouvrir la fenêtre, derrière eux. +Et ce fut à ce moment que Buteau entra, se glissa dans un coin. Longtemps aussi, il sonda Delhomme. -Mais Bécu endormi, que l’affreux tapage ne réveillait pas, le préoccupait surtout. +Mais Bécu endormi, que l’affreux tapage ne réveillait pas, le préoccupait surtout. Dormait-il ou faisait-il le malin ? -Qu’avait-il donc à n’avoir pas sa figure de tous les jours ? -Les conscrits, avec leurs chants, leur joie imbécile, le jetaient hors de lui. +Qu’avait-il donc à n’avoir pas sa figure de tous les jours ? +Les conscrits, avec leurs chants, leur joie imbécile, le jetaient hors de lui. Bougres de brutes ! murmura-t-il, en se contenant encore. -Depuis quelques mois, sa situation se gâtait dans la commune. -Des parents avaient écrit pour qu’on le remplaçât. -On s’étonna, on tourna les yeux vers lui. -Certes, non, ce n’était pas drôle. -Tous en convinrent, Delhomme répéta cette idée que chacun devrait défendre son champ. -Justement, Delphin, suivi de Nénesse, arrivait, très rouge, les yeux brûlants de fièvre. -On avait remarqué le mouchoir ficelé autour de son poing, on le questionnait. -Violemment, de son autre poing, il ébranla la table, il commanda un litre. -Canon et Jésus-Christ regardaient ces garçons, sans colère, d’un air de pitié supérieure. -Eux aussi jugeaient qu’il fallait être jeune et joliment bête. -Même Canon finit par s’attendrir, dans son idée d’organiser le bonheur futur. +Depuis quelques mois, sa situation se gâtait dans la commune. +Des parents avaient écrit pour qu’on le remplaçât. +On s’étonna, on tourna les yeux vers lui. +Certes, non, ce n’était pas drôle. +Tous en convinrent, Delhomme répéta cette idée que chacun devrait défendre son champ. +Justement, Delphin, suivi de Nénesse, arrivait, très rouge, les yeux brûlants de fièvre. +On avait remarqué le mouchoir ficelé autour de son poing, on le questionnait. +Violemment, de son autre poing, il ébranla la table, il commanda un litre. +Canon et Jésus-Christ regardaient ces garçons, sans colère, d’un air de pitié supérieure. +Eux aussi jugeaient qu’il fallait être jeune et joliment bête. +Même Canon finit par s’attendrir, dans son idée d’organiser le bonheur futur. Il parla tout haut, le menton entre les deux mains. -La guerre, ah ! foutre, il est temps que nous soyons les maîtres... +La guerre, ah ! foutre, il est temps que nous soyons les maîtres... Vous savez mon plan. -Plus de service militaire, plus d’impôt. -À chacun la satisfaction complète de ses appétits, pour le moins de travail possible... -Jésus-Christ approuvait, lorsque Lequeu, qui ne se contenait plus, éclata. -En voilà une blague ! +Plus de service militaire, plus d’impôt. +À chacun la satisfaction complète de ses appétits, pour le moins de travail possible... +Jésus-Christ approuvait, lorsque Lequeu, qui ne se contenait plus, éclata. +En voilà une blague ! Cette fois, la surprise fut si vive, qu’il se fit un complet silence. -Mais, avant que vous organisiez votre machine, la terre aura claqué, tout sera foutu. +Mais, avant que vous organisiez votre machine, la terre aura claqué, tout sera foutu. L’autre lui coupa la parole. -Je sais, des bêtises !... -Tenez ! ce petit livre que je lisais, donne justement des détails là-dessus. +Je sais, des bêtises !... +Tenez ! ce petit livre que je lisais, donne justement des détails là-dessus. Ah ! nom de Dieu ! nos paysans peuvent se coucher, la chandelle est morte ! -Un fleuve, un torrent, un débordement où vous crèverez tous ! -Cela se matérialisait pour eux. -Rognes, leurs champs, la Beauce entière était engloutie. -Non, non, jamais ! cria Delhomme étranglé. -Le gouvernement nous protégera. -Un beau merle, le gouvernement ! reprit Lequeu d’un air de mépris. -Qu’il se protège donc lui-même !... -Ce qui est farce, c’est que vous avez nommé monsieur Rochefontaine. -Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient à la fois. -Est-ce qu’on ne pourrait pas l’empêcher d’entrer, ce blé de malheur ? +Un fleuve, un torrent, un débordement où vous crèverez tous ! +Cela se matérialisait pour eux. +Rognes, leurs champs, la Beauce entière était engloutie. +Non, non, jamais ! cria Delhomme étranglé. +Le gouvernement nous protégera. +Un beau merle, le gouvernement ! reprit Lequeu d’un air de mépris. +Qu’il se protège donc lui-même !... +Ce qui est farce, c’est que vous avez nommé monsieur Rochefontaine. +Alors, il y eut un grand tumulte, tous parlaient à la fois. +Est-ce qu’on ne pourrait pas l’empêcher d’entrer, ce blé de malheur ? Il se grisait de ses paroles, il dominait les protestations furieuses. -Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. +Voyez en Amérique, le cultivateur est le maître de la terre. Aucun lien ne l’y attache, ni famille, ni souvenir. -Dès que son champ s’épuise, il va plus loin. -C’est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. -Lequeu l’avait regardé en parlant d’assassinat. -Il tâcha de faire bonne contenance. +Dès que son champ s’épuise, il va plus loin. +C’est lui qui commande enfin et qui se fait obéir, grâce aux machines. +Lequeu l’avait regardé en parlant d’assassinat. +Il tâcha de faire bonne contenance. On est comme on est. -Ils en étaient à se mettre avec les paysans. -C’est idiot de se fâcher, déclara Canon en haussant les épaules. +Ils en étaient à se mettre avec les paysans. +C’est idiot de se fâcher, déclara Canon en haussant les épaules. Lequeu eut un geste terrible. -Eh bien ! moi, je vous le dis à la fin... +Eh bien ! moi, je vous le dis à la fin... Je suis pour qu’on foute tout par terre ! -Sacrés lâches, oui ! les paysans, tous les paysans !... -C’est pour ça peut-être que vous me dégoûtez davantage... -Car, il n’y a pas à dire, vous seriez les maîtres. +Sacrés lâches, oui ! les paysans, tous les paysans !... +C’est pour ça peut-être que vous me dégoûtez davantage... +Car, il n’y a pas à dire, vous seriez les maîtres. Hein ? qu’est-ce que vous cachez, dans votre eau dormante ? -Avec ça, l’exaspérant, c’est que vous avez cessé de croire aux curés. -Et, en attendant, ce qui serait plus facile et plus drôle, mettez-vous en grève. -Vous avez tous des sous, vous vous entêterez aussi longtemps qu’il faudra. -Ce qu’on crèverait à Paris ! quel nettoyage, nom de Dieu ! -Les lampes à pétrole filaient très haut. -Il en a été souvent ainsi, il en sera de même encore. -Et ce blé qu’on amène, l’occasion est peut-être bien là. +Avec ça, l’exaspérant, c’est que vous avez cessé de croire aux curés. +Et, en attendant, ce qui serait plus facile et plus drôle, mettez-vous en grève. +Vous avez tous des sous, vous vous entêterez aussi longtemps qu’il faudra. +Ce qu’on crèverait à Paris ! quel nettoyage, nom de Dieu ! +Les lampes à pétrole filaient très haut. +Il en a été souvent ainsi, il en sera de même encore. +Et ce blé qu’on amène, l’occasion est peut-être bien là. Lequeu, violemment, avait ouvert la porte. -Derrière lui, dans la stupeur, un cri monta. -Ah ! le brigand, on aurait dû le saigner ! -Un homme si tranquille jusque-là ! bien sûr qu’il devenait fou. -Tout de suite, les conscrits recommencèrent leur noce. -Le pauvre bougre était d’une blancheur de linge. -Son mouchoir, glissé de sa main blessée, se tachait de plaques rouges. +Derrière lui, dans la stupeur, un cri monta. +Ah ! le brigand, on aurait dû le saigner ! +Un homme si tranquille jusque-là ! bien sûr qu’il devenait fou. +Tout de suite, les conscrits recommencèrent leur noce. +Le pauvre bougre était d’une blancheur de linge. +Son mouchoir, glissé de sa main blessée, se tachait de plaques rouges. Sans doute il comprit, car il empoigna un litre, pour l’achever, gueulait-il. -Dehors, à côté de la porte, Jean était adossé au mur. -Eh bien ! mon pauvre garçon, demanda Hourdequin, comment ça va-t-il, chez vous ? -Le malheureux eut un geste accablé. +Dehors, à côté de la porte, Jean était adossé au mur. +Eh bien ! mon pauvre garçon, demanda Hourdequin, comment ça va-t-il, chez vous ? +Le malheureux eut un geste accablé. Ah ! monsieur, elle se meurt ! -Comme c’est drôle, ce qu’il dit, quand on est triste ! -Et, brusquement, Hourdequin, saignant dans sa défaite, approuva Lequeu. +Comme c’est drôle, ce qu’il dit, quand on est triste ! +Et, brusquement, Hourdequin, saignant dans sa défaite, approuva Lequeu. Nom de Dieu ! il a raison... Mais, dans la maison, on entendit la Grande et la Frimat marcher, chuchoter. -Jean frissonna, à ce léger bruit. +Jean frissonna, à ce léger bruit. Il rentra, trop tard. -Françoise était morte, peut-être depuis longtemps. -Elle n’avait pas rouvert les yeux, pas desserré les lèvres. -Très blanche, la face amincie et têtue, elle semblait dormir. -L’idée lui vint de quelque chien rôdeur. -C’était Buteau, qui, monté pour guetter la mort, courait l’annoncer à Lise. -D’abord, la maison, les meubles, le corps de Françoise avaient paru à lui. +Françoise était morte, peut-être depuis longtemps. +Elle n’avait pas rouvert les yeux, pas desserré les lèvres. +Très blanche, la face amincie et têtue, elle semblait dormir. +L’idée lui vint de quelque chien rôdeur. +C’était Buteau, qui, monté pour guetter la mort, courait l’annoncer à Lise. +D’abord, la maison, les meubles, le corps de Françoise avaient paru à lui. L’argent, elle ne l’aurait toujours pas. -Dans l’appréhension du lendemain, Jean se disait qu’il tiendrait au moins ça. -Il avait ensuite passé la nuit sur une chaise. -Les Charles étaient venus, ainsi que Delhomme et Nénesse. +Dans l’appréhension du lendemain, Jean se disait qu’il tiendrait au moins ça. +Il avait ensuite passé la nuit sur une chaise. +Les Charles étaient venus, ainsi que Delhomme et Nénesse. Ce fut un enterrement convenable, sans rien de trop. Buteau s’essuyait les yeux. -Elle avait voulu rester seule, afin d’emménager, en gros du moins. -La maison était reconquise. -Où vas-tu ? demanda brusquement Buteau, en arrêtant Jean devant la porte. +Elle avait voulu rester seule, afin d’emménager, en gros du moins. +La maison était reconquise. +Où vas-tu ? demanda brusquement Buteau, en arrêtant Jean devant la porte. Je rentre chez moi. -Chez toi ! où ça, chez toi ?... +Chez toi ! où ça, chez toi ?... Ici, nous sommes chez nous. Hein ? quoi ? qu’est-ce qu’il veut, ce pourri ?... Tape donc dessus, Buteau ! Qu’il ne rentre pas, il nous foutrait la maladie ! Je sais que la maison et la terre vous reviennent. -Mais j’ai à moi la moitié sur les meubles et les bêtes... -La moitié, tu as le toupet ! reprit Lise, en l’interrompant. -Faut donc que les femmes te rapportent, un beau métier de cochon ! -Ah ! c’est comme ça, vous voulez du vacarme... +Mais j’ai à moi la moitié sur les meubles et les bêtes... +La moitié, tu as le toupet ! reprit Lise, en l’interrompant. +Faut donc que les femmes te rapportent, un beau métier de cochon ! +Ah ! c’est comme ça, vous voulez du vacarme... Eh bien ! il y en aura. -Je suis chez moi, c’est à vous de foutre le camp ! -Il s’était avancé si terrible, que Lise dégagea la porte. -Montrez-moi le papier qui vous rend les maîtres. +Je suis chez moi, c’est à vous de foutre le camp ! +Il s’était avancé si terrible, que Lise dégagea la porte. +Montrez-moi le papier qui vous rend les maîtres. Le papier, on s’en torche ! -Ça suffit que nous ayons le droit. +Ça suffit que nous ayons le droit. Alors, venez avec l’huissier, amenez les gendarmes, comme nous avons fait, nous autres. L’huissier et les gendarmes, on les envoie chier ! Il n’y a que les crapules qui ont besoin d’eux. -Quand on est honnête, on règle ses comptes soi-même. -Il reprit : — Et puis, ce n’est pas tout ça, tu nous emmerdes ! +Quand on est honnête, on règle ses comptes soi-même. +Il reprit : — Et puis, ce n’est pas tout ça, tu nous emmerdes ! Il avait bondi par-dessus la table, il retomba sur l’autre. -L’argent ! ce nom de Dieu a volé l’argent, cette nuit ! -Et, dès lors, Jean fut perdu, ayant à protéger sa poche. -À coups de pied, il se débarrassa de Lise. +L’argent ! ce nom de Dieu a volé l’argent, cette nuit ! +Et, dès lors, Jean fut perdu, ayant à protéger sa poche. +À coups de pied, il se débarrassa de Lise. Il eut un dernier geste de menace, il disparut, en montant vers la plaine. Alors, les Buteau eurent un cri sauvage de victoire. -Enfin, ils l’avaient donc foutu à la rue, l’étranger, l’usurpateur ! -Les enfants, Laure et Jules, accoururent, battirent du tambour sur une vieille poêle. -Brusquement, Buteau s’arrêta. -C’était absurde, mais ce cri de passion l’avait bouleversé. -La pensée de la terre lui revenait, dans une secousse de jouissance inquiète. -Cependant, Jean marchait, les yeux vagues, sans savoir où ses pieds le conduisaient. -Ensuite, sa colère s’était calmée. +Enfin, ils l’avaient donc foutu à la rue, l’étranger, l’usurpateur ! +Les enfants, Laure et Jules, accoururent, battirent du tambour sur une vieille poêle. +Brusquement, Buteau s’arrêta. +C’était absurde, mais ce cri de passion l’avait bouleversé. +La pensée de la terre lui revenait, dans une secousse de jouissance inquiète. +Cependant, Jean marchait, les yeux vagues, sans savoir où ses pieds le conduisaient. +Ensuite, sa colère s’était calmée. S’il y rentrait aujourd’hui, demain il lui en faudrait sortir. -On verrait s’il se laisserait dépouiller comme un capon ! -Ayant levé les yeux, Jean fut étonné de se voir devant la Borderie. -Mais, de loin, la vue de la Cognette, affolée, traversant la cour, l’inquiéta. +On verrait s’il se laisserait dépouiller comme un capon ! +Ayant levé les yeux, Jean fut étonné de se voir devant la Borderie. +Mais, de loin, la vue de la Cognette, affolée, traversant la cour, l’inquiéta. Onze heures sonnaient, il tombait dans une catastrophe terrible. -Elle avait crié, on était accouru, une terreur bouleversait la ferme. -Dès que Jean fut entré, elle parla, se soulagea d’une voix étranglée. +Elle avait crié, on était accouru, une terreur bouleversait la ferme. +Dès que Jean fut entré, elle parla, se soulagea d’une voix étranglée. Mais qui donc a pu le laisser ouvert ? -Je suis certaine qu’il était fermé hier soir, quand je suis montée... -Depuis ce matin, je suis là, à me creuser la tête. -Le maître est descendu avant vous ? demanda Jean, que l’accident stupéfiait. -Oui, le jour pointait à peine... -Il m’a semblé qu’une voix l’appelait d’en bas. -J’ai dû rêver... -Il n’aura pas vu le trou, il sera tombé. -Mais qui donc, qui donc a laissé cette trappe ouverte ? +Je suis certaine qu’il était fermé hier soir, quand je suis montée... +Depuis ce matin, je suis là, à me creuser la tête. +Le maître est descendu avant vous ? demanda Jean, que l’accident stupéfiait. +Oui, le jour pointait à peine... +Il m’a semblé qu’une voix l’appelait d’en bas. +J’ai dû rêver... +Il n’aura pas vu le trou, il sera tombé. +Mais qui donc, qui donc a laissé cette trappe ouverte ? Ah ! j’en mourrai ! -Elle n’avait aucun intérêt à cette mort, son désespoir était sincère. +Elle n’avait aucun intérêt à cette mort, son désespoir était sincère. C’est un grand malheur, murmura-t-il. -Oh ! oui, un grand malheur, un très grand malheur, pour moi ! -Et il était mort, sans avoir le temps de rien signer. +Oh ! oui, un grand malheur, un très grand malheur, pour moi ! +Et il était mort, sans avoir le temps de rien signer. Rien ! quelques bijoux et du linge, ce qu’elle avait sur la peau ! -Un désastre, un écrasement ! -Jean était seul avec elle dans la cuisine, lorsque Tron parut. +Un désastre, un écrasement ! +Jean était seul avec elle dans la cuisine, lorsque Tron parut. C’est toi qui as ouvert la trappe ! -Brusquement, elle comprenait tout, et lui était blême, les yeux ronds, les lèvres tremblantes. -Saisi de cette scène, Jean s’était reculé. -Tron, sourdement, la tête basse, avouait. +Brusquement, elle comprenait tout, et lui était blême, les yeux ronds, les lèvres tremblantes. +Saisi de cette scène, Jean s’était reculé. +Tron, sourdement, la tête basse, avouait. Oui, c’est moi... -Elle l’écoutait, raidie, dans une tension nerveuse qui la soulevait toute. +Elle l’écoutait, raidie, dans une tension nerveuse qui la soulevait toute. Le coup fait, j’ai cru que tu serais contente... -Jacqueline, la voix brutale, éclata. +Jacqueline, la voix brutale, éclata. Toi ! mais je ne t’aime pas, je ne te veux pas !... -Ah ! tu l’as tué pour m’avoir ! -Il faut que tu sois plus bête encore que je ne pensais. -Une bêtise pareille, avant qu’il m’épouse et qu’il fasse le testament !... -Tu m’as ruinée, tu m’as ôté le pain de la bouche. -C’est à moi que tu as cassé les os, hein ? brute, comprends-tu ?... +Ah ! tu l’as tué pour m’avoir ! +Il faut que tu sois plus bête encore que je ne pensais. +Une bêtise pareille, avant qu’il m’épouse et qu’il fasse le testament !... +Tu m’as ruinée, tu m’as ôté le pain de la bouche. +C’est à moi que tu as cassé les os, hein ? brute, comprends-tu ?... Et tu crois que je vais te suivre ! Dis donc, regarde-moi bien, est-ce que tu te fous de moi ? -À son tour, il l’écoutait, béant, dans la stupeur de cet accueil inattendu. +À son tour, il l’écoutait, béant, dans la stupeur de cet accueil inattendu. Tiens ! va-t’en, tu me rends malade... Je ne t’aime pas, je ne te veux pas. -Une colère le secoua. -Quoi donc ? il aurait tué pour rien. -Elle était à lui, il l’empoignerait par le cou et l’emporterait. -T’es une fière gueuse, gronda-t-il. -Ça n’empêche que tu vas venir. -Autrement, je te règle ton compte, comme à l’autre. -La Cognette marcha sur lui, les poings serrés. +Une colère le secoua. +Quoi donc ? il aurait tué pour rien. +Elle était à lui, il l’empoignerait par le cou et l’emporterait. +T’es une fière gueuse, gronda-t-il. +Ça n’empêche que tu vas venir. +Autrement, je te règle ton compte, comme à l’autre. +La Cognette marcha sur lui, les poings serrés. C’est fini, va-t’en !... -Plutôt que d’aller avec toi, je préférerais ne revoir jamais d’homme... +Plutôt que d’aller avec toi, je préférerais ne revoir jamais d’homme... Il la regarda, il dit encore. Morte ou vivante, j’aurai ta peau ! -Jacqueline, quand il fut sorti de la ferme, eut un soupir de bon débarras. -Alors, Jacqueline courut à lui, étala son désespoir. -Le souvenir de Françoise lui était revenu, une grosse émotion l’étranglait. +Jacqueline, quand il fut sorti de la ferme, eut un soupir de bon débarras. +Alors, Jacqueline courut à lui, étala son désespoir. +Le souvenir de Françoise lui était revenu, une grosse émotion l’étranglait. Pourquoi n’irait-il pas s’offrir ? -Il restait tout de même un peu de la famille, peut-être serait-ce une recommandation. -Immédiatement, il se rendit à Roseblanche. -Il était une heure, les Charles achevaient de déjeuner, lorsque la servante l’introduisit. -Tout à l’heure, dès qu’il trouverait un biais. +Il restait tout de même un peu de la famille, peut-être serait-ce une recommandation. +Immédiatement, il se rendit à Roseblanche. +Il était une heure, les Charles achevaient de déjeuner, lorsque la servante l’introduisit. +Tout à l’heure, dès qu’il trouverait un biais. Sans doute, la famille croyait qu’il venait lui faire ses adieux. Faites entrer et donnez deux autres tasses. -C’était pour les Charles une grosse affaire, depuis le matin. -Ah ! le gaillard ! en voilà un qui aurait l’œil et la poigne ! -Si seulement leur gendre Vaucogne avait eu la moitié de ces capacités ! -Il fallait jouer serré, pour n’être pas fichu dedans par le jeune homme. -C’était la dot d’Élodie qu’il s’agissait de sauver du désastre. -Aussi, lorsque les Delhomme entrèrent, les accueillirent-ils d’une façon très cordiale. -Vous allez prendre du café, hein ?... -Élodie, offre le sucre. -Jean avait reculé sa chaise, tous se trouvèrent assis autour de la table. -Lorsque Élodie, rougissante, lui présenta le sucrier, il la regarda, il chercha une galanterie. +C’était pour les Charles une grosse affaire, depuis le matin. +Ah ! le gaillard ! en voilà un qui aurait l’œil et la poigne ! +Si seulement leur gendre Vaucogne avait eu la moitié de ces capacités ! +Il fallait jouer serré, pour n’être pas fichu dedans par le jeune homme. +C’était la dot d’Élodie qu’il s’agissait de sauver du désastre. +Aussi, lorsque les Delhomme entrèrent, les accueillirent-ils d’une façon très cordiale. +Vous allez prendre du café, hein ?... +Élodie, offre le sucre. +Jean avait reculé sa chaise, tous se trouvèrent assis autour de la table. +Lorsque Élodie, rougissante, lui présenta le sucrier, il la regarda, il chercha une galanterie. Ils sont bien gros, ma cousine, vos morceaux de sucre. -Le matin, Nénesse, en finaud, n’avait risqué que la moitié de l’affaire. -L’opération était simple. -Un instant, on parla de la température qui était vraiment douce pour la saison. +Le matin, Nénesse, en finaud, n’avait risqué que la moitié de l’affaire. +L’opération était simple. +Un instant, on parla de la température qui était vraiment douce pour la saison. Les poiriers avaient bien fleuri, mais la fleur tiendrait-elle ? -On finissait de boire le café, la conversation tomba. -Il la renvoyait, ayant hâte de vider le sac aux Delhomme. -Alors, se levant, il fit la demande, en garçon bien élevé. +On finissait de boire le café, la conversation tomba. +Il la renvoyait, ayant hâte de vider le sac aux Delhomme. +Alors, se levant, il fit la demande, en garçon bien élevé. La surprise fut grande. Voyons, voyons, mon petit lapin, c’est trop, sois donc raisonnable !... On ne te mange pas, parce qu’on te demande en mariage... -Ton cousin n’a rien dit de mal, regarde-le, ne fais pas la bête. -Aucune bonne parole ne put la déterminer à remontrer sa figure. -Delhomme, dont pas un trait n’avait bougé jusque-là, lâcha deux mots. -Et Jean, comprenant qu’il devait être poli, ajouta : — Ah ! oui, par exemple ! +Ton cousin n’a rien dit de mal, regarde-le, ne fais pas la bête. +Aucune bonne parole ne put la déterminer à remontrer sa figure. +Delhomme, dont pas un trait n’avait bougé jusque-là, lâcha deux mots. +Et Jean, comprenant qu’il devait être poli, ajouta : — Ah ! oui, par exemple ! Sa petite-fille ne trouverait pas mieux. -Aussi, après avoir échangé un regard avec madame Charles, continua-t-il : — Ça regarde l’enfant. -Jamais nous ne la contrarierons là-dessus, ce sera comme elle voudra. -Alors, Nénesse, galamment, renouvela sa demande. +Aussi, après avoir échangé un regard avec madame Charles, continua-t-il : — Ça regarde l’enfant. +Jamais nous ne la contrarierons là-dessus, ce sera comme elle voudra. +Alors, Nénesse, galamment, renouvela sa demande. Ma cousine, si vous voulez bien me faire l’honneur et le plaisir... Cela lui donnait sans doute du courage, de se boucher les yeux. -La société en demeura muette, saisie de cette hâte à dire oui. -Madame Charles lui baisa les cheveux, en souriant, en répétant : — Pauvre chérie ! pauvre chérie ! -Eh bien ! reprit Monsieur Charles, puisque ça lui va, ça nous va. -Mais une pensée venait de l’assombrir. -Ses paupières lourdes retombèrent, il eut un geste de regret. +La société en demeura muette, saisie de cette hâte à dire oui. +Madame Charles lui baisa les cheveux, en souriant, en répétant : — Pauvre chérie ! pauvre chérie ! +Eh bien ! reprit Monsieur Charles, puisque ça lui va, ça nous va. +Mais une pensée venait de l’assombrir. +Ses paupières lourdes retombèrent, il eut un geste de regret. Mais parce que... voyons... tu comprends bien !... -Ah ! pardon, déclara nettement Nénesse, ça ne fait plus mon affaire... -Je me marie pour m’établir, je veux ma cousine et la maison. -La confiserie ! s’écria madame Charles. -Et, ce mot lancé, la discussion s’en empara, le répéta à dix reprises. -La confiserie, allons ! était-ce raisonnable ? -Ahurie, madame Charles bégayait : — Mais, mon petit lapin, si tu savais... -Une stupeur avait cloué les Charles. -Leurs yeux s’étaient arrondis, ils la contemplaient dans un hébétement profond. -Ah ! l’innocence, elle touche à tout sans rougir ! -On ne peut pas lâcher ça, répéta-t-elle. -C’est trop bon, ça rapporte trop... -Monsieur Charles en fut bouleversé. -Tous les deux croyaient à un sacrifice, refusaient d’une voix éperdue. -Oh ! chérie, oh ! chérie... -Si, si, laissez-moi suivre mon idée... -Je veux être comme maman. +Ah ! pardon, déclara nettement Nénesse, ça ne fait plus mon affaire... +Je me marie pour m’établir, je veux ma cousine et la maison. +La confiserie ! s’écria madame Charles. +Et, ce mot lancé, la discussion s’en empara, le répéta à dix reprises. +La confiserie, allons ! était-ce raisonnable ? +Ahurie, madame Charles bégayait : — Mais, mon petit lapin, si tu savais... +Une stupeur avait cloué les Charles. +Leurs yeux s’étaient arrondis, ils la contemplaient dans un hébétement profond. +Ah ! l’innocence, elle touche à tout sans rougir ! +On ne peut pas lâcher ça, répéta-t-elle. +C’est trop bon, ça rapporte trop... +Monsieur Charles en fut bouleversé. +Tous les deux croyaient à un sacrifice, refusaient d’une voix éperdue. +Oh ! chérie, oh ! chérie... +Si, si, laissez-moi suivre mon idée... +Je veux être comme maman. Ce qu’elle a fait, je peux le faire. -Il n’y a pas de déshonneur, puisque vous l’avez fait vous-mêmes... -Ça me plaît beaucoup, je vous assure. -Il faudra que ça marche, on ne me connaît pas ! -Alors, tout fut emporté, les Charles ruisselèrent. +Il n’y a pas de déshonneur, puisque vous l’avez fait vous-mêmes... +Ça me plaît beaucoup, je vous assure. +Il faudra que ça marche, on ne me connaît pas ! +Alors, tout fut emporté, les Charles ruisselèrent. L’attendrissement les noyait, ils sanglotaient comme des enfants. Ils reconnaissaient le cri de la vocation. -L’éducation ne signifiait rien, c’était l’intelligence qui décidait de tout. -Élodie et Nénesse, avec la belle flamme de la jeunesse, y continueraient leur race. +L’éducation ne signifiait rien, c’était l’intelligence qui décidait de tout. +Élodie et Nénesse, avec la belle flamme de la jeunesse, y continueraient leur race. Lorsque Monsieur Charles put parler, il attira sa petite-fille dans ses bras. -C’est donc une affaire entendue ? demanda Nénesse, qui voulait un engagement. +C’est donc une affaire entendue ? demanda Nénesse, qui voulait un engagement. Oui, c’est entendu. -Delhomme rayonnait, en père enchanté d’avoir casé son fils, d’une façon inespérée. +Delhomme rayonnait, en père enchanté d’avoir casé son fils, d’une façon inespérée. Dans sa prudence, il s’agita, il exprima son opinion. Pas besoin de souhaiter de la chance aux enfants. -Quand on gagne, ça marche toujours. -Ce fut sur cette conclusion qu’on se rassit pour causer des détails, tranquillement. -Mais Jean comprit qu’il gênait. -D’ailleurs, la place était donnée depuis la veille. -Trois heures sonnèrent, puis quatre, puis cinq. -Rien d’étonnant alors, si tout son mal sortait aussi de là. -Pourquoi donc laisserait-il à ces canailles ses deux pantalons et sa redingote ? -C’était à lui, il les voulait, quitte à recommencer la bataille. +Quand on gagne, ça marche toujours. +Ce fut sur cette conclusion qu’on se rassit pour causer des détails, tranquillement. +Mais Jean comprit qu’il gênait. +D’ailleurs, la place était donnée depuis la veille. +Trois heures sonnèrent, puis quatre, puis cinq. +Rien d’étonnant alors, si tout son mal sortait aussi de là. +Pourquoi donc laisserait-il à ces canailles ses deux pantalons et sa redingote ? +C’était à lui, il les voulait, quitte à recommencer la bataille. Nom de Dieu ! c’est encore toi... Qu’est-ce que tu veux ? Je veux mes deux pantalons et ma redingote. -Une querelle atroce éclata. -Tu ne mettrais pas ça, il est pourri ! +Une querelle atroce éclata. +Tu ne mettrais pas ça, il est pourri ! Les deux hommes se turent. -Ce fut un éblouissement. -Jean comprit tout, et la mort de Françoise, et son obstination muette. -Tiens ! les v’là, tes saletés !... -Ça pue si fort, que ça nous aurait fichu la peste ! +Ce fut un éblouissement. +Jean comprit tout, et la mort de Françoise, et son obstination muette. +Tiens ! les v’là, tes saletés !... +Ça pue si fort, que ça nous aurait fichu la peste ! Alors, il les ramassa, il s’en alla. Puis, il disparut dans la nuit noire. -Est-ce qu’il faisait la bête, pour les guetter ? +Est-ce qu’il faisait la bête, pour les guetter ? Elle fut abominable, la nuit de malheur. Quand on songe qu’il tomberait, si l’on soufflait dessus ! murmura Buteau. -Et il dure, il s’en fout pas mal, de nous gêner ! -Il ne claquera jamais, celui-là. +Et il dure, il s’en fout pas mal, de nous gêner ! +Il ne claquera jamais, celui-là. Il y sera trop bien, il va passer un nouveau bail... -Ça, c’était le comble. +Ça, c’était le comble. Fallait y mettre ordre. Je vas voir s’il dort, dit Lise brusquement. -Même, ce serait un vrai service à lui rendre. +Même, ce serait un vrai service à lui rendre. Buteau continuait de serrer Lise entre ses bras. Je vas voir aussi. -Mais les minutes s’écoulaient, aucun bruit ne lui arrivait de la pièce voisine. +Mais les minutes s’écoulaient, aucun bruit ne lui arrivait de la pièce voisine. Lise suivit Buteau, les bras tendus, de crainte de se cogner. -Ils ne sentaient plus le froid, leur chemise les gênait. -La chandelle était par terre, dans un coin de la chambre du vieux. -Longuement, ils regardaient, côte à côte, se touchant de la hanche. -Ils s’en allèrent, ils revinrent. -Leur langue sèche n’aurait pu prononcer un mot, leurs yeux seuls se parlaient. -D’un regard, elle lui avait montré l’oreiller : allons donc ! qu’attendait-il ? -Et lui battait des paupières, la poussait à sa place. -Brusquement, Lise exaspérée empoigna l’oreiller, le tapa sur la face du père. -Bougre de lâche ! faut donc que ce soit toujours les femmes ! -On aurait dit qu’il sautait, pareil à un poisson jeté sur l’herbe. +Ils ne sentaient plus le froid, leur chemise les gênait. +La chandelle était par terre, dans un coin de la chambre du vieux. +Longuement, ils regardaient, côte à côte, se touchant de la hanche. +Ils s’en allèrent, ils revinrent. +Leur langue sèche n’aurait pu prononcer un mot, leurs yeux seuls se parlaient. +D’un regard, elle lui avait montré l’oreiller : allons donc ! qu’attendait-il ? +Et lui battait des paupières, la poussait à sa place. +Brusquement, Lise exaspérée empoigna l’oreiller, le tapa sur la face du père. +Bougre de lâche ! faut donc que ce soit toujours les femmes ! +On aurait dit qu’il sautait, pareil à un poisson jeté sur l’herbe. Mais ce ne fut pas long. -Je crois bien que ça y est, gronda Buteau essoufflé. +Je crois bien que ça y est, gronda Buteau essoufflé. Ca y est, rien ne grouille. -Elle se laissa glisser, la chemise roulée aux hanches, et enleva l’oreiller. +Elle se laissa glisser, la chemise roulée aux hanches, et enleva l’oreiller. Mais ils eurent un grognement de terreur. Nom de Dieu ! il est tout noir, nous sommes foutus ! -Cette besogne mal faite les emplissait d’un regret épouvanté. -Comment le raccommoder, à cette heure ? -On aurait beau le débarbouiller au savon, jamais il ne redeviendrait blanc. -Si on le brûlait, murmura Lise. -C’est ça, nous dirons qu’il s’est allumé lui-même. -Pas de compte à rendre ! +Cette besogne mal faite les emplissait d’un regret épouvanté. +Comment le raccommoder, à cette heure ? +On aurait beau le débarbouiller au savon, jamais il ne redeviendrait blanc. +Si on le brûlait, murmura Lise. +C’est ça, nous dirons qu’il s’est allumé lui-même. +Pas de compte à rendre ! Tout de suite, il courut chercher la chandelle. -Ça sentait la graisse répandue, ça crépitait, avec de petites flammes jaunes. +Ça sentait la graisse répandue, ça crépitait, avec de petites flammes jaunes. Il eut une affreuse expression de douleur et de haine. Puis, toute la face se disloqua, il mourut. Ils avaient vu, ils hurlaient d’effroi. -5’là pour vous souvenir ! -D’une paire de gifles, il les avait jetés par terre. -Et lui, voulut en finir, alluma la paillasse, malgré sa femme. -Heureusement, la pièce était si humide, que la paille brûlait lentement. -Une grosse fumée se dégageait, ils ouvrirent la lucarne, à demi asphyxiés. -Puis, des flammes s’élancèrent, grandirent jusqu’au plafond. -Le père craquait là-dedans, et l’insupportable odeur augmentait, l’odeur des chairs cuites. -Un coin de la paillasse était resté intact, un bout du drap pendait encore. -Filons, dit Lise, qui, malgré la grosse chaleur, grelottait de nouveau. -Attends, répondit Buteau, faut arranger les choses. -Même il eut la malignité d’enflammer du papier par terre. +5’là pour vous souvenir ! +D’une paire de gifles, il les avait jetés par terre. +Et lui, voulut en finir, alluma la paillasse, malgré sa femme. +Heureusement, la pièce était si humide, que la paille brûlait lentement. +Une grosse fumée se dégageait, ils ouvrirent la lucarne, à demi asphyxiés. +Puis, des flammes s’élancèrent, grandirent jusqu’au plafond. +Le père craquait là-dedans, et l’insupportable odeur augmentait, l’odeur des chairs cuites. +Un coin de la paillasse était resté intact, un bout du drap pendait encore. +Filons, dit Lise, qui, malgré la grosse chaleur, grelottait de nouveau. +Attends, répondit Buteau, faut arranger les choses. +Même il eut la malignité d’enflammer du papier par terre. C’est fait, au lit ! Le jour se leva, qu’ils ne dormaient pas encore. -Enfin, ils s’assoupirent, sans se lâcher. -Le matin, aux appels désespérés des Buteau, le voisinage accourut. -Et une chance encore que la maison n’eût pas brûlé avec lui ! -Les gredins, parbleu ! venaient de le griller vif, pour l’empêcher de causer. -À qui le tour, maintenant ? -Alors, pourquoi ne pas les dénoncer tout de suite ? -Il s’y décidait, il irait conter l’histoire aux gendarmes, dès son lever. -À quoi bon se créer des soucis encore ? -Le jeu n’en vaudrait décidément pas la chandelle. -Et, depuis cette époque, il vivait dans de sales histoires, au milieu de sauvages. -De vrais loups, lâchés au travers de la plaine, si grande, si calme ! -Non, non ! c’était assez, ces bêtes dévorantes lui gâtaient la campagne ! -Eh donc ! il irait se battre, il se réengagerait. -Tout un allègement, toute une joie sombre le soulevait. -Ensuite, appelant Lengaigne, il régla son compte. +Enfin, ils s’assoupirent, sans se lâcher. +Le matin, aux appels désespérés des Buteau, le voisinage accourut. +Et une chance encore que la maison n’eût pas brûlé avec lui ! +Les gredins, parbleu ! venaient de le griller vif, pour l’empêcher de causer. +À qui le tour, maintenant ? +Alors, pourquoi ne pas les dénoncer tout de suite ? +Il s’y décidait, il irait conter l’histoire aux gendarmes, dès son lever. +À quoi bon se créer des soucis encore ? +Le jeu n’en vaudrait décidément pas la chandelle. +Et, depuis cette époque, il vivait dans de sales histoires, au milieu de sauvages. +De vrais loups, lâchés au travers de la plaine, si grande, si calme ! +Non, non ! c’était assez, ces bêtes dévorantes lui gâtaient la campagne ! +Eh donc ! il irait se battre, il se réengagerait. +Tout un allègement, toute une joie sombre le soulevait. +Ensuite, appelant Lengaigne, il régla son compte. Vous partez, mais vous reviendrez ? -Le cabaretier, étonné, le regardait, tout en réservant ses réflexions. -Alors, ce grand nigaud renonçait à son droit ? -Et qu’est-ce que vous allez faire, à cette heure ? -Peut-être bien que vous redevenez menuisier ? -Il ne voulait pas quitter Rognes sans dire adieu à la tombe de Françoise. -Devant la tombe de Françoise, Jean se tint debout. -C’était le corps de Fouan qu’on levait et qui allait venir. -Elle est trop petite, fit remarquer Jean, qui restait ému, désireux de voir. -Ah ! ouiche, répondit le boiteux, ça l’a réduit, de se rôtir. -Les Buteau, l’avant-veille, avaient tremblé jusqu’à la visite du docteur Finet. -Mon Dieu ! ce père obstiné à vivre, quand on l’aurait grillé un peu ! -Il en avait tant vu, que ça ne comptait guère. -Dès que la Grande se montra, ils éclatèrent en larmes, pour avoir une contenance. -Le danger commença, lorsque Fanny et Delhomme parurent. -Mais il y eut un bruit de sanglots, Jésus-Christ arrivait, très soûl. +Le cabaretier, étonné, le regardait, tout en réservant ses réflexions. +Alors, ce grand nigaud renonçait à son droit ? +Et qu’est-ce que vous allez faire, à cette heure ? +Peut-être bien que vous redevenez menuisier ? +Il ne voulait pas quitter Rognes sans dire adieu à la tombe de Françoise. +Devant la tombe de Françoise, Jean se tint debout. +C’était le corps de Fouan qu’on levait et qui allait venir. +Elle est trop petite, fit remarquer Jean, qui restait ému, désireux de voir. +Ah ! ouiche, répondit le boiteux, ça l’a réduit, de se rôtir. +Les Buteau, l’avant-veille, avaient tremblé jusqu’à la visite du docteur Finet. +Mon Dieu ! ce père obstiné à vivre, quand on l’aurait grillé un peu ! +Il en avait tant vu, que ça ne comptait guère. +Dès que la Grande se montra, ils éclatèrent en larmes, pour avoir une contenance. +Le danger commença, lorsque Fanny et Delhomme parurent. +Mais il y eut un bruit de sanglots, Jésus-Christ arrivait, très soûl. Seulement, il y avait le magot. -Violemment, les Buteau répondirent par des injures, par des accusations abominables. +Violemment, les Buteau répondirent par des injures, par des accusations abominables. Ils en diraient long sur les autres, si l’on en disait sur eux. -Alors, Delhomme, inquiet de cette scène, alla fermer les portes et les fenêtres. -Aussi finit-il par déclarer que de pareilles affaires n’étaient pas à dire. -On serait bien avancé, si les voisins entendaient. -On irait en justice, et les bons y perdraient peut-être plus que les mauvais. -Buteau les terrifiait, le brigand était bien capable de les ruiner. -On suit les rangées, c’est au petit bonheur de la chance. -Est-ce que cette idée-là pouvait se supporter une minute ? -Il ameutait le village, il rentra, indigné. -Delhomme venait de se heurter à un embarras plus grave. -Plutôt y perdre sa cure ! +Alors, Delhomme, inquiet de cette scène, alla fermer les portes et les fenêtres. +Aussi finit-il par déclarer que de pareilles affaires n’étaient pas à dire. +On serait bien avancé, si les voisins entendaient. +On irait en justice, et les bons y perdraient peut-être plus que les mauvais. +Buteau les terrifiait, le brigand était bien capable de les ruiner. +On suit les rangées, c’est au petit bonheur de la chance. +Est-ce que cette idée-là pouvait se supporter une minute ? +Il ameutait le village, il rentra, indigné. +Delhomme venait de se heurter à un embarras plus grave. +Plutôt y perdre sa cure ! Voyons, ce serait pour le lendemain dix heures. Ne faites pas sonner... Non ! mille fois non ! -Le lendemain, Bécu reçut du maire l’ordre de sonner à dix heures. -Clou et son trombone, ainsi que les deux chantres, s’effaraient à le suivre. -Bécu, très soûl, sonnait toujours. -En somme, ce fut une messe convenable, quoique menée trop vite. -Les Buteau, lorsqu’ils aperçurent Jean, échangèrent un coup d’œil d’inquiétude. -Est-ce que le bougre était venu les attendre là, pour faire un scandale ? -Tant qu’ils le sentiraient à Rognes, ils ne dormiraient pas tranquilles. -Ego sum..., lança furieusement le curé. -Elle avait roulé son père, elle tenait déjà la maison. -Amen ! dit très haut l’enfant de chœur qui portait le bénitier. -L’autre jour, si je n’avais pas été si soûl... -Mais c’est trop bête de nous laisser voler comme ça. -Pour être volés, nous le sommes, murmura Fanny. +Le lendemain, Bécu reçut du maire l’ordre de sonner à dix heures. +Clou et son trombone, ainsi que les deux chantres, s’effaraient à le suivre. +Bécu, très soûl, sonnait toujours. +En somme, ce fut une messe convenable, quoique menée trop vite. +Les Buteau, lorsqu’ils aperçurent Jean, échangèrent un coup d’œil d’inquiétude. +Est-ce que le bougre était venu les attendre là, pour faire un scandale ? +Tant qu’ils le sentiraient à Rognes, ils ne dormiraient pas tranquilles. +Ego sum..., lança furieusement le curé. +Elle avait roulé son père, elle tenait déjà la maison. +Amen ! dit très haut l’enfant de chœur qui portait le bénitier. +L’autre jour, si je n’avais pas été si soûl... +Mais c’est trop bête de nous laisser voler comme ça. +Pour être volés, nous le sommes, murmura Fanny. Car enfin, continua-t-il, ces canailles ont les titres... -Nom de Dieu ! est-ce que nous n’allons pas leur foutre un procès ? +Nom de Dieu ! est-ce que nous n’allons pas leur foutre un procès ? Elle se recula de lui, elle refusa vivement. Non, non, pas moi ! j’ai assez de mes affaires... Toi, si tu veux. -Jésus-Christ eut, à son tour, un geste de crainte et d’abandon. +Jésus-Christ eut, à son tour, un geste de crainte et d’abandon. Oh ! moi, on s’imagine des choses... -N’importe, quand on est honnête, la récompense est de marcher le front haut. -Elle l’avait toujours accusé d’être un simple jeannot, dans sa gueuserie. -Ah ! bien sûr que, moi, je ne ferai du tort à personne. +N’importe, quand on est honnête, la récompense est de marcher le front haut. +Elle l’avait toujours accusé d’être un simple jeannot, dans sa gueuserie. +Ah ! bien sûr que, moi, je ne ferai du tort à personne. Hyacinthe y est, toi aussi, Fanny... J’ai quatre-vingt-dix ans. -Ça viendra, ça viendra un jour ! +Ça viendra, ça viendra un jour ! Elle les enterrerait tous. -Encore un, son frère, qu’elle voyait partir. -Le prêtre bredouillait le dernier verset du psaume. +Encore un, son frère, qu’elle voyait partir. +Le prêtre bredouillait le dernier verset du psaume. Et ipse redimet Israel ex omnibus iniquitatibus ejus. -Amen, répondirent les deux enfants de chœur. -Et la bière fut descendue. -Il agita l’aspersoir, il le passa à Jésus-Christ. -Monsieur le curé ! monsieur le curé ! appela discrètement Delhomme. -Quoi encore ? demanda le prêtre. +Amen, répondirent les deux enfants de chœur. +Et la bière fut descendue. +Il agita l’aspersoir, il le passa à Jésus-Christ. +Monsieur le curé ! monsieur le curé ! appela discrètement Delhomme. +Quoi encore ? demanda le prêtre. C’est pour vous remercier de votre obligeance... Rosalie, la rempailleuse, vous la connaissez... -Je lui ai envoyé du bouillon, mais je ne peux pas tout faire. -Il se fouilla avec désespoir, ne trouva que sept sous. -Prêtez-moi cinq francs, je vous les rendrai dimanche... -Et il partit, suffoqué par une nouvelle hâte. -Lorsque Delhomme retourna près des autres, il tomba au milieu d’une terrible querelle. +Je lui ai envoyé du bouillon, mais je ne peux pas tout faire. +Il se fouilla avec désespoir, ne trouva que sept sous. +Prêtez-moi cinq francs, je vous les rendrai dimanche... +Et il partit, suffoqué par une nouvelle hâte. +Lorsque Delhomme retourna près des autres, il tomba au milieu d’une terrible querelle. Mais, nom de Dieu, tu n’y es pas encore ! -Macqueron répondait : — Vas-tu me lâcher !... -J’ai payé, je suis chez moi. -Moi, ça me brûle le sang... +Macqueron répondait : — Vas-tu me lâcher !... +J’ai payé, je suis chez moi. +Moi, ça me brûle le sang... Ah ! non, ah ! non, pas de raccommodement, jamais ! Ce que je m’en fous ! -Ce mépris acheva d’exaspérer Lengaigne. +Ce mépris acheva d’exaspérer Lengaigne. Cœlina, maigre et noire, furieuse, se mit contre son mari. Si tu t’obstines, tu y resteras seul, dans ton trou. Moi, j’irai ailleurs, je ne veux pas me faire empoisonner par cette salope. -Du menton, elle désignait Flore, qui, molle, geignarde, ne se laissa pas embêter. -Faudrait savoir celle qui gâterait l’autre... +Du menton, elle désignait Flore, qui, molle, geignarde, ne se laissa pas embêter. +Faudrait savoir celle qui gâterait l’autre... Ne te fais pas de bile, ma belle. -Je n’ai pas envie que ta charogne foute la maladie à la mienne. -Il fallut que la Bécu et la Frimat intervinssent pour les séparer. -Chacun son idée, on est bien libre de choisir son monde. -Pour sûr, c’est naturel... -Mais Lengaigne, brusquement, s’en prit à Delhomme, qui revenait. -C’était à ne plus recommencer, voilà tout. -Alors, Buteau, qui s’efforçait de rester calme, fut emporté. -Monsieur Charles était également de cette opinion, mais avec mesure. +Je n’ai pas envie que ta charogne foute la maladie à la mienne. +Il fallut que la Bécu et la Frimat intervinssent pour les séparer. +Chacun son idée, on est bien libre de choisir son monde. +Pour sûr, c’est naturel... +Mais Lengaigne, brusquement, s’en prit à Delhomme, qui revenait. +C’était à ne plus recommencer, voilà tout. +Alors, Buteau, qui s’efforçait de rester calme, fut emporté. +Monsieur Charles était également de cette opinion, mais avec mesure. Du coup, les parents, les amis, les connaissances, tous en furent. -On ne couchait pas ensemble, même enterré, lorsqu’on s’exécrait. -Mais un cri de Jean les sépara, leur fit tourner à tous la tête. -Le feu est à la Borderie ! -Un gros nuage de fumée s’en allait doucement vers le nord. -Et l’on aperçut justement la Trouille qui accourait de la ferme, au galop. -Avec ça, les chevaux, les vaches, les moutons cuisent. +On ne couchait pas ensemble, même enterré, lorsqu’on s’exécrait. +Mais un cri de Jean les sépara, leur fit tourner à tous la tête. +Le feu est à la Borderie ! +Un gros nuage de fumée s’en allait doucement vers le nord. +Et l’on aperçut justement la Trouille qui accourait de la ferme, au galop. +Avec ça, les chevaux, les vaches, les moutons cuisent. Non, faut les entendre gueuler ! -Jamais on n’a gueulé si fort ! -Ses yeux verts luisaient, elle éclata de rire. +Jamais on n’a gueulé si fort ! +Ses yeux verts luisaient, elle éclata de rire. Et la Cognette donc ! -Vous savez qu’elle était malade, depuis la mort du maître. -Alors, on l’avait oubliée dans son lit... -Un nouvel accès de gaieté la fit se tordre. +Vous savez qu’elle était malade, depuis la mort du maître. +Alors, on l’avait oubliée dans son lit... +Un nouvel accès de gaieté la fit se tordre. Venez donc, c’est trop rigolo... Moi, j’y retourne. Et elle sauta, elle reprit violemment sa course vers la Borderie en flammes. -En v’là un imbécile ! -C’était fini, ils allaient recommencer à vivre heureux. -Et, comme les deux petits s’attardaient à regarder, la mère les appela. -Il n’y avait plus dans le cimetière que Jean et Jésus-Christ. -Ce dernier, dédaigneux du spectacle, se contentait de suivre l’incendie de loin. -Peut-être songeait-il que l’existence s’en va en fumée. +En v’là un imbécile ! +C’était fini, ils allaient recommencer à vivre heureux. +Et, comme les deux petits s’attardaient à regarder, la mère les appela. +Il n’y avait plus dans le cimetière que Jean et Jésus-Christ. +Ce dernier, dédaigneux du spectacle, se contentait de suivre l’incendie de loin. +Peut-être songeait-il que l’existence s’en va en fumée. Il en fit un, il en fit deux, il en fit trois. -Jésus-Christ, d’une poussée, se tâta. -Tiens ! tout de même... +Jésus-Christ, d’une poussée, se tâta. +Tiens ! tout de même... J’ai faim de chier. -Mais, qu’importait ! les murs pouvaient brûler, on ne brûlerait pas la terre. -Toujours la terre, la nourrice, serait là, qui nourrirait ceux qui l’ensemenceraient. -C’était comme ces histoires de révolution, ces bouleversements politiques qu’on annonçait. -Et après ? est-ce qu’on peut faire du tort à la terre ? +Mais, qu’importait ! les murs pouvaient brûler, on ne brûlerait pas la terre. +Toujours la terre, la nourrice, serait là, qui nourrirait ceux qui l’ensemenceraient. +C’était comme ces histoires de révolution, ces bouleversements politiques qu’on annonçait. +Et après ? est-ce qu’on peut faire du tort à la terre ? Seulement, est-ce qu’on sait ? Il se moque bien de nous, le bon Dieu ! Nous n’avons notre pain que par un duel terrible et de chaque jour. -Longtemps, cette rêvasserie confuse, mal formulée, roula dans le crâne de Jean. -Et, à cet appel, brusquement, il se redressa. -Une émotion l’étranglait. +Longtemps, cette rêvasserie confuse, mal formulée, roula dans le crâne de Jean. +Et, à cet appel, brusquement, il se redressa. +Une émotion l’étranglait. Des morts, des semences, et le pain poussait de la terre. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/Le_Ventre_de_Paris.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/Le_Ventre_de_Paris.txt index 04f76e1d..62711b22 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/Le_Ventre_de_Paris.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/emile-zola/Le_Ventre_de_Paris.txt @@ -1,598 +1,598 @@ C’est quelque cochon d’ivrogne. -On n’écrase pas le monde, dit-elle, en sautant à terre. +On n’écrase pas le monde, dit-elle, en sautant à terre. Eh ! l’homme ! dit-elle doucement. Mais les charretiers s’impatientaient. -Il en a plein son sac, le sacré porc ! -Poussez-moi ça dans le ruisseau ! +Il en a plein son sac, le sacré porc ! +Poussez-moi ça dans le ruisseau ! Cependant, l’homme avait ouvert les yeux. -Il regardait madame François d’un air effaré, sans bouger. -Elle pensa qu’il devait être ivre, en effet. -Il ne faut pas rester là, vous allez vous faire écraser, lui dit-elle... -Je ne sais pas..., répondit-il d’une voix très-basse. -Madame François pensa qu’il était vraiment trop maigre pour avoir bu. -Et où alliez-vous, dans Paris ? demanda-t-elle de nouveau. -Il ne répondit pas tout de suite ; cet interrogatoire le gênait. -Il parut se consulter ; puis, en hésitant : — Par là, du côté des Halles. +Il regardait madame François d’un air effaré, sans bouger. +Elle pensa qu’il devait être ivre, en effet. +Il ne faut pas rester là, vous allez vous faire écraser, lui dit-elle... +Je ne sais pas..., répondit-il d’une voix très-basse. +Madame François pensa qu’il était vraiment trop maigre pour avoir bu. +Et où alliez-vous, dans Paris ? demanda-t-elle de nouveau. +Il ne répondit pas tout de suite ; cet interrogatoire le gênait. +Il parut se consulter ; puis, en hésitant : — Par là, du côté des Halles. Oui, bien las, murmura-t-il. -Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. +Alors, elle prit une voix brusque et comme mécontente. Elle le poussa, en disant : — Allons, vite, montez dans ma voiture ! -Vous nous faites perdre un temps, là !... -Je vais aux Halles, je vous déballerai avec mes légumes. -Vous m’embêtez, mon brave... +Vous nous faites perdre un temps, là !... +Je vais aux Halles, je vous déballerai avec mes légumes. +Vous m’embêtez, mon brave... Puisque je vous dis que je vais aux Halles ! -Dormez, je vous réveillerai. -Les charretiers recommencèrent leur somme sous leurs limousines. -Vous avez de la constance, vous, la mère ! -Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la tête basse. +Dormez, je vous réveillerai. +Les charretiers recommencèrent leur somme sous leurs limousines. +Vous avez de la constance, vous, la mère ! +Les voitures roulaient, les chevaux allaient tout seuls, la tête basse. C’est dur, allez !... -Je me nomme Florent, je viens de loin..., répondit l’inconnu avec embarras. +Je me nomme Florent, je viens de loin..., répondit l’inconnu avec embarras. Il ne voulait pas causer. Il s’y cacherait, il y vivrait de sa vie paisible d’autrefois. La police n’en saurait rien. -D’ailleurs, il serait mort, là-bas. -Jusqu’à Rouen, il put prendre la voiture. -De Rouen, comme il lui restait à peine trente sous, il repartit à pied. -Mais, à Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain. +D’ailleurs, il serait mort, là-bas. +Jusqu’à Rouen, il put prendre la voiture. +De Rouen, comme il lui restait à peine trente sous, il repartit à pied. +Mais, à Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain. Puis, il ne savait plus. -Il croyait avoir dormi plusieurs heures dans un fossé. -Il avait dû montrer à un gendarme les papiers dont il s’était pourvu. -Tout cela dansait dans sa tête. -Quand il arriva à Courbevoie, la nuit était très-sombre. -Alors, il eut une faiblesse, il descendit la côte, les jambes cassées. +Il croyait avoir dormi plusieurs heures dans un fossé. +Il avait dû montrer à un gendarme les papiers dont il s’était pourvu. +Tout cela dansait dans sa tête. +Quand il arriva à Courbevoie, la nuit était très-sombre. +Alors, il eut une faiblesse, il descendit la côte, les jambes cassées. Maintenant, il lui fallait monter, atteindre Paris, tout en haut. -L’avenue lui paraissait démesurée. -La faim s’était réveillée, intolérable, atroce. +L’avenue lui paraissait démesurée. +La faim s’était réveillée, intolérable, atroce. Et, comme il ne bougeait pas, elle monta, le secoua. -Alors, Florent se mit sur son séant. -Il avait dormi, il ne sentait plus sa faim ; il était tout hébété. -Allons donc, allons donc, plus vite que ça ! +Alors, Florent se mit sur son séant. +Il avait dormi, il ne sentait plus sa faim ; il était tout hébété. +Allons donc, allons donc, plus vite que ça ! Faites avancer la voiture... -Combien avez-vous de mètres ? +Combien avez-vous de mètres ? Quatre, n’est-ce pas ? -Et il alla se fâcher et taper de sa canne un peu plus loin. -C’est à deux pas, rue Montorgueil, au Compas d’or. -Il lui assura qu’elle pouvait être tranquille. -Dès les premiers jours de septembre, les matinées sont toutes noires. -Des lanternes, autour de lui, filaient doucement, s’arrêtaient dans les ténèbres. -Il était au bord d’une large rue, qu’il ne reconnaissait pas. -Elle s’enfonçait en pleine nuit, très-loin. -Lui, ne distinguait guère que la marchandise qu’il gardait. -Au-delà, confusément, le long du carreau, des amoncellements vagues moutonnaient. -Cela l’étonna profondément. -Il était à la pointe Saint-Eustache. -Cependant, madame François était revenue. -Tenez, vous n’êtes pas raisonnable, Lacaille... -Vous les revendez quatre à cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non... -À deux sous, si vous voulez. -Il peut en chercher, des carottes à un sou, cet ivrogne de Lacaille... +Et il alla se fâcher et taper de sa canne un peu plus loin. +C’est à deux pas, rue Montorgueil, au Compas d’or. +Il lui assura qu’elle pouvait être tranquille. +Dès les premiers jours de septembre, les matinées sont toutes noires. +Des lanternes, autour de lui, filaient doucement, s’arrêtaient dans les ténèbres. +Il était au bord d’une large rue, qu’il ne reconnaissait pas. +Elle s’enfonçait en pleine nuit, très-loin. +Lui, ne distinguait guère que la marchandise qu’il gardait. +Au-delà, confusément, le long du carreau, des amoncellements vagues moutonnaient. +Cela l’étonna profondément. +Il était à la pointe Saint-Eustache. +Cependant, madame François était revenue. +Tenez, vous n’êtes pas raisonnable, Lacaille... +Vous les revendez quatre à cinq sous aux Parisiens, ne dites pas non... +À deux sous, si vous voulez. +Il peut en chercher, des carottes à un sou, cet ivrogne de Lacaille... Vous verrez qu’il reviendra. -Elle s’adressait à Florent. -Voici cinq ans au plus que c’est bâti... -C’est très-grand, mais il y fait rudement froid, l’hiver. -Est-ce que vous connaissiez tout ça ? -J’étais à l’étranger... +Elle s’adressait à Florent. +Voici cinq ans au plus que c’est bâti... +C’est très-grand, mais il y fait rudement froid, l’hiver. +Est-ce que vous connaissiez tout ça ? +J’étais à l’étranger... Et cette grande rue, celle qui est devant nous, comment la nomme-t-on ? S’il avait fait jour, vous vous seriez tout de suite reconnu. -Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets. -C’est vous, mère Chantemesse ? dit-elle amicalement. +Elle se leva, en voyant une femme penchée sur ses navets. +C’est vous, mère Chantemesse ? dit-elle amicalement. Florent regardait le bas de la rue Montorgueil. Quand il n’entendit plus rien, il voulut se relever. -C’était comme une femme à lui qu’il aurait perdue. -Il n’avait pas même un couteau sur lui ; il était toujours nu-tête. +C’était comme une femme à lui qu’il aurait perdue. +Il n’avait pas même un couteau sur lui ; il était toujours nu-tête. Les hommes de la barricade avaient pris la fuite. -C’était le sang de la jeune femme. -Il était près de quatre heures. +C’était le sang de la jeune femme. +Il était près de quatre heures. Les Halles dormaient toujours. -Jusqu’au matin, il fut traîné de poste en poste. +Jusqu’au matin, il fut traîné de poste en poste. Le chiffon de papier l’accompagnait. On lui avait mis les menottes, on le gardait comme un fou furieux. -Le surlendemain, il était dans une casemate du fort de Bicêtre. -On le condamna à la déportation. -Non, la faim ne l’avait plus quitté. -Il fouillait ses souvenirs, ne se rappelait pas une heure de plénitude. -Il était devenu sec, l’estomac rétréci, la peau collée aux os. -La nuit heureuse de carnaval avait donc continué pendant sept ans. -La mère Chantemesse s’était décidée à acheter douze bottes de navets. -J’étais gamine, qu’elle achetait déjà ses navets à mon père. +Le surlendemain, il était dans une casemate du fort de Bicêtre. +On le condamna à la déportation. +Non, la faim ne l’avait plus quitté. +Il fouillait ses souvenirs, ne se rappelait pas une heure de plénitude. +Il était devenu sec, l’estomac rétréci, la peau collée aux os. +La nuit heureuse de carnaval avait donc continué pendant sept ans. +La mère Chantemesse s’était décidée à acheter douze bottes de navets. +J’étais gamine, qu’elle achetait déjà ses navets à mon père. Si l’on y avait quelques parents, au moins ! Il parut ne pas entendre. -Elle était certainement très-curieuse, mais d’une curiosité qui devait être toute bonne. -Il a mal tourné, il s’est engagé... -Enfin, c’est heureux quand on sait où descendre. -Vos parents, peut-être, vont être bien surpris de vous voir. +Elle était certainement très-curieuse, mais d’une curiosité qui devait être toute bonne. +Il a mal tourné, il s’est engagé... +Enfin, c’est heureux quand on sait où descendre. +Vos parents, peut-être, vont être bien surpris de vous voir. Et c’est une joie quand on revient, n’est-ce pas ? Enfin, timidement : — Si, en attendant, murmura-t-elle, vous aviez besoin de quelque chose... Il les comptait machinalement. Quand le tombereau fut vide, cela l’ennuya. -Sur le carreau, les tas déchargés s’étendaient maintenant jusqu’à la chaussée. -Une voix forte, au loin, criait : « Eh ! la chicorée ! -Derrière lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait des fruits. +Sur le carreau, les tas déchargés s’étendaient maintenant jusqu’à la chaussée. +Une voix forte, au loin, criait : « Eh ! la chicorée ! +Derrière lui, sur le carreau de la rue Rambuteau, on vendait des fruits. Il vit une adorable petite femme brune, assise par terre, qui marchandait. Dis donc, Marcel, vends-tu pour cent sous, dis ? Un nouveau silence se fit : — Alors qu’est-ce qu’il faut te donner ? Eh ! dix francs, tu le sais bien, je te l’ai dit... Et ton Jules, qu’est-ce que tu en fais, la Sarriette ? -La jeune femme se mit à rire, en tirant une grosse poignée de monnaie. -Ah bien ! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinée... -Il prétend que les hommes, ce n’est pas fait pour travailler. -Il était quatre heures et demie. -Cependant, madame François s’était débarrassée de sa marchandise. +La jeune femme se mit à rire, en tirant une grosse poignée de monnaie. +Ah bien ! reprit-elle, Jules dort sa grasse matinée... +Il prétend que les hommes, ce n’est pas fait pour travailler. +Il était quatre heures et demie. +Cependant, madame François s’était débarrassée de sa marchandise. Il lui restait quelques bottes de carottes, quand Lacaille reparut, avec son sac. -Eh bien, ça va-t-il à un sou ? dit-il. -J’étais bien sûre de vous revoir, vous, répondit tranquillement la maraîchère. +Eh bien, ça va-t-il à un sou ? dit-il. +J’étais bien sûre de vous revoir, vous, répondit tranquillement la maraîchère. Voyons, prenez mon reste. Il y a dix-sept bottes. -Ça fait dix-sept sous. -Ils tombèrent d’accord à vingt-cinq. -Madame François était pressée de s’en aller. -Florent baissait la tête, il venait de commettre un vol. -Quand Lacaille s’en était allé, il avait aperçu une carotte par terre. -Il l’avait ramassée, il la tenait serrée dans sa main droite. -Il se leva même, se tint debout, pour prouver qu’il était gaillard. -Et, comme elle tournait la tête, il mit la carotte dans sa bouche. -Lui, pour ne pas parler, répondait par des signes de tête. +Ça fait dix-sept sous. +Ils tombèrent d’accord à vingt-cinq. +Madame François était pressée de s’en aller. +Florent baissait la tête, il venait de commettre un vol. +Quand Lacaille s’en était allé, il avait aperçu une carotte par terre. +Il l’avait ramassée, il la tenait serrée dans sa main droite. +Il se leva même, se tint debout, pour prouver qu’il était gaillard. +Et, comme elle tournait la tête, il mit la carotte dans sa bouche. +Lui, pour ne pas parler, répondait par des signes de tête. Puis, doucement, lentement, il mangea la carotte. -Bonjour, monsieur Claude, répondit gaiement la maraîchère. +Bonjour, monsieur Claude, répondit gaiement la maraîchère. Lundi, je n’ai pas pu... Est-ce que votre grand prunier a encore toutes ses feuilles ? C’est que, voyez-vous, je le mettrai dans un coin du tableau. -Il fera bien, à gauche du poulailler. -J’ai réfléchi à ça toute la semaine... -Hein ! les beaux légumes, ce matin. +Il fera bien, à gauche du poulailler. +J’ai réfléchi à ça toute la semaine... +Hein ! les beaux légumes, ce matin. Il montrait du geste toute la longueur du carreau. -La maraîchère reprit : — Eh bien, je m’en vais. -À bientôt, monsieur Claude ! -Il ne se reconnaît plus dans votre gueux de Paris. -Vous pourriez peut-être lui donner un bon renseignement. +La maraîchère reprit : — Eh bien, je m’en vais. +À bientôt, monsieur Claude ! +Il ne se reconnaît plus dans votre gueux de Paris. +Vous pourriez peut-être lui donner un bon renseignement. Elle s’en alla enfin, heureuse de laisser les deux hommes ensemble. -Claude regardait Florent avec intérêt ; cette longue figure, mince et flottante, lui semblait originale. +Claude regardait Florent avec intérêt ; cette longue figure, mince et flottante, lui semblait originale. Mais oui, dit le peintre. -Un coin bien curieux du vieux Paris, cette rue-là ! +Un coin bien curieux du vieux Paris, cette rue-là ! J’en ai fait une eau-forte pas trop mauvaise. Quand vous viendrez chez moi, je vous la montrerai... -C’est là que vous allez ? -Toute sa méfiance se réveillait devant l’insistance de Claude. -Ça ne fait rien, dit celui-ci, allons tout de même rue Pirouette. +C’est là que vous allez ? +Toute sa méfiance se réveillait devant l’insistance de Claude. +Ça ne fait rien, dit celui-ci, allons tout de même rue Pirouette. La nuit, elle est d’une couleur !... -Venez donc, c’est à deux pas. +Venez donc, c’est à deux pas. Il dut le suivre. -Ils marchaient côte à côte, comme deux camarades, enjambant les paniers et les légumes. -Claude s’était arrêté, en poussant de petits cris d’admiration. +Ils marchaient côte à côte, comme deux camarades, enjambant les paniers et les légumes. +Claude s’était arrêté, en poussant de petits cris d’admiration. Puis, en face, rue Pirouette, il montra, expliqua chaque maison. -Un seul bec de gaz brûlait dans un coin. -Mais la boutique, sous l’auvent, paraissait lui causer une émotion extraordinaire. -Tiens ! mademoiselle Saget est matinale, dit Claude qui avait levé la tête. -C’est une boîte à cancans... -Je ne vais nulle part, à présent, dit Florent accablé. -Allons où vous voudrez. -Claude entra, traînant Florent à sa suite. -Il n’y avait qu’un côté des volets enlevé. -Florent reconnut Lacaille, dont le sac, à cette heure, débordait de légumes. -Que voulez-vous prendre ? demanda Claude à Florent. -En entrant, il avait serré la main de l’homme qui l’invitait. -Le soir, ils avaient mangé un lapin. -Voyons, que prenez-vous ? répéta Claude. -Florent regardait le comptoir, très-embarrassé. +Un seul bec de gaz brûlait dans un coin. +Mais la boutique, sous l’auvent, paraissait lui causer une émotion extraordinaire. +Tiens ! mademoiselle Saget est matinale, dit Claude qui avait levé la tête. +C’est une boîte à cancans... +Je ne vais nulle part, à présent, dit Florent accablé. +Allons où vous voudrez. +Claude entra, traînant Florent à sa suite. +Il n’y avait qu’un côté des volets enlevé. +Florent reconnut Lacaille, dont le sac, à cette heure, débordait de légumes. +Que voulez-vous prendre ? demanda Claude à Florent. +En entrant, il avait serré la main de l’homme qui l’invitait. +Le soir, ils avaient mangé un lapin. +Voyons, que prenez-vous ? répéta Claude. +Florent regardait le comptoir, très-embarrassé. Il confessa enfin qu’il prendrait volontiers quelque chose de chaud. Monsieur Lebigre servit trois verres de punch. -Maintenant, si cela vous plaît, nous allons faire un tour dans les Halles. +Maintenant, si cela vous plaît, nous allons faire un tour dans les Halles. Florent le suivait, s’abandonnait. -Une lueur claire, au fond de la rue Rambuteau, annonçait le jour. +Une lueur claire, au fond de la rue Rambuteau, annonçait le jour. Des quartiers dormaient encore, clos de leurs grilles. -Aux gros légumes, aux fleurs et aux fruits, le vacarme allait grandissant. +Aux gros légumes, aux fleurs et aux fruits, le vacarme allait grandissant. Mais, dans les grandes rues couvertes, la vie affluait. -Deux de ces voitures, laissées en travers, barraient la rue. -À tous les pas, maintenant, ils devaient s’arrêter. -Enfin, ils se dégagèrent. -Ils étaient au milieu du marché des fleurs coupées. -Claude et Florent revinrent sur leurs pas, flânant, s’attardant au milieu des fleurs. +Deux de ces voitures, laissées en travers, barraient la rue. +À tous les pas, maintenant, ils devaient s’arrêter. +Enfin, ils se dégagèrent. +Ils étaient au milieu du marché des fleurs coupées. +Claude et Florent revinrent sur leurs pas, flânant, s’attardant au milieu des fleurs. Ils causaient maintenant, en retournant sous les Halles. -Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasme d’artiste. +Florent écoutait, le ventre serré, cet enthousiasme d’artiste. Il les aimait pour leur couleur. -Ces matins-là, j’ai encore plus de tendresses pour mes légumes... -Les imbéciles avaient beau dire, toute l’époque était là. +Ces matins-là, j’ai encore plus de tendresses pour mes légumes... +Les imbéciles avaient beau dire, toute l’époque était là. On devait flanquer les vieilles cambuses par terre et faire du moderne. -Tenez, dit-il en s’arrêtant, regardez, au coin du trottoir. +Tenez, dit-il en s’arrêtant, regardez, au coin du trottoir. Mais cette diablesse de soupe aux choux avait une odeur terrible. Le jour se levait. -Florent lui demanda ce qu’il voyait là-haut. -C’est ce diable de Marjolin, dit le peintre sans répondre. -J’ai besoin de lui pour une étude. -Claude, tout en causant, hâtait le pas. -Il ramena son compagnon à la pointe Saint-Eustache. -Mais Claude lui montra, de l’autre côté du banc, le marché aux aromates. -C’était l’odeur puissante du laurier qui dominait. -Mais Claude était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. -Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. -C’était une mer. -Claude battait des mains, à ce spectacle. -Il trouvait « ces gredins de légumes » extravagants, fous, sublimes. -Il disait entendre là le râle de tous les potagers de la banlieue. -C’était toute une campagne bourdonnante. -Les grandes hottes des porteurs filaient lourdement au-dessus des têtes. -Les revendeuses, les marchands des quatre saisons, les fruitiers, achetaient, se hâtaient. -Et, du fond de la rue du Pont-Neuf, des files de voitures arrivaient, éternellement. -C’est crânement beau tout de même, murmurait Claude en extase. -Il croyait à quelque tentation surhumaine. -Toutes les boutiques s’étaient ouvertes. -Claude n’était pas descendu de son banc. +Florent lui demanda ce qu’il voyait là-haut. +C’est ce diable de Marjolin, dit le peintre sans répondre. +J’ai besoin de lui pour une étude. +Claude, tout en causant, hâtait le pas. +Il ramena son compagnon à la pointe Saint-Eustache. +Mais Claude lui montra, de l’autre côté du banc, le marché aux aromates. +C’était l’odeur puissante du laurier qui dominait. +Mais Claude était monté debout sur le banc, d’enthousiasme. +Il força son compagnon à admirer le jour se levant sur les légumes. +C’était une mer. +Claude battait des mains, à ce spectacle. +Il trouvait « ces gredins de légumes » extravagants, fous, sublimes. +Il disait entendre là le râle de tous les potagers de la banlieue. +C’était toute une campagne bourdonnante. +Les grandes hottes des porteurs filaient lourdement au-dessus des têtes. +Les revendeuses, les marchands des quatre saisons, les fruitiers, achetaient, se hâtaient. +Et, du fond de la rue du Pont-Neuf, des files de voitures arrivaient, éternellement. +C’est crânement beau tout de même, murmurait Claude en extase. +Il croyait à quelque tentation surhumaine. +Toutes les boutiques s’étaient ouvertes. +Claude n’était pas descendu de son banc. Il se grandissait, pour voir jusqu’au fond des rues. Cadine ! cria-t-il. -Mon nom est écrit à la craie sur la porte, Claude Lantier... +Mon nom est écrit à la craie sur la porte, Claude Lantier... Venez voir l’eau-forte de la rue Pirouette. Il fut d’abord heureux de cette solitude. Les nuits des Halles sont douces pour les vagabonds. -Florent s’imagina qu’ils le reconnaissaient, qu’ils se consultaient pour l’arrêter. +Florent s’imagina qu’ils le reconnaissaient, qu’ils se consultaient pour l’arrêter. Alors l’angoisse le prit. Il eut une envie folle de se lever, de courir. -Mais il n’osait plus, il ne savait de quelle façon s’en aller. -Il n’eut plus qu’une pensée, qu’un besoin, s’éloigner des Halles. +Mais il n’osait plus, il ne savait de quelle façon s’en aller. +Il n’eut plus qu’une pensée, qu’un besoin, s’éloigner des Halles. Il attendrait, il chercherait encore, plus tard, quand le carreau serait libre. -Il préféra suivre la rue Rambuteau. -Là, il rentra dans les légumes. -Il le suivit, espérant qu’il l’aiderait à sortir de la cohue. -Il butait à chaque pas. +Il préféra suivre la rue Rambuteau. +Là, il rentra dans les légumes. +Il le suivit, espérant qu’il l’aiderait à sortir de la cohue. +Il butait à chaque pas. Il perdit Lacaille, rue Vauvilliers. -Il revint lentement, il se retrouva à la pointe Saint-Eustache. +Il revint lentement, il se retrouva à la pointe Saint-Eustache. Maintenant il entendait le long roulement qui partait des Halles. -Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. -Il espérait s’y réfugier, y trouver quelque trou. -Mais, à cette heure, ils s’étaient éveillés comme les autres. +Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. +Il espérait s’y réfugier, y trouver quelque trou. +Mais, à cette heure, ils s’étaient éveillés comme les autres. Il alla jusqu’au bout de la rue. -C’était l’agonie. -Il était gris de misère, de lassitude, de faim. -Il marcha devant lui, entra dans les légumes. +C’était l’agonie. +Il était gris de misère, de lassitude, de faim. +Il marcha devant lui, entra dans les légumes. Il s’y perdit. -Une grande lâcheté l’envahissait. -Sa sotte fierté de la nuit l’exaspérait. -Et il s’irritait surtout de ne pas avoir questionné le peintre, rue Pirouette. -Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. +Une grande lâcheté l’envahissait. +Sa sotte fierté de la nuit l’exaspérait. +Et il s’irritait surtout de ne pas avoir questionné le peintre, rue Pirouette. +Il leva une dernière fois les yeux, il regarda les Halles. Elles flambaient dans le soleil. -Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d’or volante. -Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. -Il ne reconnaissait plus l’aquarelle tendre des pâleurs de l’aube. -À sa gauche, des tombereaux de choux s’éboulaient encore. -La mer continuait à monter. +Ce fut alors une cité tumultueuse dans une poussière d’or volante. +Autour de lui, le soleil enflammait les légumes. +Il ne reconnaissait plus l’aquarelle tendre des pâleurs de l’aube. +À sa gauche, des tombereaux de choux s’éboulaient encore. +La mer continuait à monter. De grosses larmes chaudes jaillirent de ses yeux. -Il était arrivé à une allée plus large. -Et vous êtes venue faire vos provisions, mademoiselle Saget ? demanda la grande sèche. +Il était arrivé à une allée plus large. +Et vous êtes venue faire vos provisions, mademoiselle Saget ? demanda la grande sèche. Oh ! madame Lecœur, si on peut dire... Vous savez, une femme seule. Je vis de rien... J’aurais voulu un petit chou-fleur, mais tout est si cher... -Et le beurre, à combien, aujourd’hui ? +Et le beurre, à combien, aujourd’hui ? J’en ai du bien bon. Si vous voulez venir me voir... Oui, oui, je ne sais pas, j’ai encore un peu de graisse... -Et votre nièce ? demanda mademoiselle Saget. -La Sarriette fait ce qu’il lui plaît, répondit aigrement madame Lecœur. -Elle a voulu s’établir. -Ça ne me regarde plus. -Vous étiez si bonne pour elle... -Elle devrait gagner de l’argent ; les fruits sont avantageux, cette année... -Madame Lecœur pinça les lèvres et parut ne pas vouloir en dire davantage. -Toujours le même, hein ? continua mademoiselle Saget. +Et votre nièce ? demanda mademoiselle Saget. +La Sarriette fait ce qu’il lui plaît, répondit aigrement madame Lecœur. +Elle a voulu s’établir. +Ça ne me regarde plus. +Vous étiez si bonne pour elle... +Elle devrait gagner de l’argent ; les fruits sont avantageux, cette année... +Madame Lecœur pinça les lèvres et parut ne pas vouloir en dire davantage. +Toujours le même, hein ? continua mademoiselle Saget. C’est un bien brave homme... -Je me suis laissé dire qu’il mangeait son argent d’une façon... +Je me suis laissé dire qu’il mangeait son argent d’une façon... Est-ce qu’on sait s’il mange son argent ! dit brutalement madame Lecœur. Lui, vend toute la volaille qu’il veut... -Eh ! le voilà, votre beau-frère, reprit mademoiselle Saget, en baissant la voix. -Je suis pressée, murmura madame Lecœur, j’ai laissé ma boutique toute seule. +Eh ! le voilà, votre beau-frère, reprit mademoiselle Saget, en baissant la voix. +Je suis pressée, murmura madame Lecœur, j’ai laissé ma boutique toute seule. Puis, je ne veux pas lui parler. -Florent s’était aussi retourné, machinalement. -Quand il l’eut rejoint : — Gavard ! dit-il, en lui frappant sur l’épaule. +Florent s’était aussi retourné, machinalement. +Quand il l’eut rejoint : — Gavard ! dit-il, en lui frappant sur l’épaule. Puis, tout d’un coup : — Vous ! -Vous ! s’écria-t-il au comble de la stupéfaction. +Vous ! s’écria-t-il au comble de la stupéfaction. Comment, c’est vous ! Il manqua laisser tomber ses oies grasses. Il ne se calmait pas. Il y a des yeux et des langues de trop. -Et, sous la rue couverte, ils causèrent. -Florent raconta qu’il était allé rue Pirouette. -Il allait le conduire à la charcuterie. +Et, sous la rue couverte, ils causèrent. +Florent raconta qu’il était allé rue Pirouette. +Il allait le conduire à la charcuterie. Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. -Elle était une joie pour le regard. -Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. -C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. -C’était une belle femme. -Cela la rendait très-propre. -Elle était sérieuse plutôt, très-calme et très-lente, s’égayant du regard, les lèvres graves. -Dans tout ce blanc, le soleil brûlait. -Elle avait un air de grande honnêteté. -C’est la femme de votre frère, votre belle-sœur Lisa, dit Gavard à Florent. -Il l’avait saluée d’un léger signe de tête. -Il était évidemment très-heureux de se mettre dans une aventure qu’il croyait compromettante. -Attendez, dit-il, je vais voir si votre frère est seul... +Elle était une joie pour le regard. +Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. +C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses. +C’était une belle femme. +Cela la rendait très-propre. +Elle était sérieuse plutôt, très-calme et très-lente, s’égayant du regard, les lèvres graves. +Dans tout ce blanc, le soleil brûlait. +Elle avait un air de grande honnêteté. +C’est la femme de votre frère, votre belle-sœur Lisa, dit Gavard à Florent. +Il l’avait saluée d’un léger signe de tête. +Il était évidemment très-heureux de se mettre dans une aventure qu’il croyait compromettante. +Attendez, dit-il, je vais voir si votre frère est seul... Vous entrerez, quand je taperai dans mes mains. -Il poussa une porte, au fond de l’allée. +Il poussa une porte, au fond de l’allée. Ils s’embrassaient comme des enfants. Ah ! saperlotte, ah ! c’est toi, balbutiait Quenu, si je m’attendais, par exemple !... -Il s’arrêta, il cria, en penchant la tête dans la boutique : — Eh ! +Il s’arrêta, il cria, en penchant la tête dans la boutique : — Eh ! Mais la petite ne bougea pas. -C’est Florent, c’est mon frère, répétait Quenu. -Elle l’appela « monsieur, » fut très-bonne. -Elle le regardait paisiblement, de la tête aux pieds, sans montrer aucune surprise malhonnête. -Ses lèvres seules avaient un léger pli. +C’est Florent, c’est mon frère, répétait Quenu. +Elle l’appela « monsieur, » fut très-bonne. +Elle le regardait paisiblement, de la tête aux pieds, sans montrer aucune surprise malhonnête. +Ses lèvres seules avaient un léger pli. Et elle resta debout, finissant par sourire des embrassades de son mari. Celui-ci pourtant parut se calmer. -Alors il vit la maigreur, la misère de Florent. -Ah ! mon pauvre ami, dit-il, tu n’as pas embelli, là-bas... -Moi, j’ai engraissé, que veux-tu ! -Il était gras, en effet, trop gras pour ses trente ans. -Florent le reconnaissait à peine. -Nous mangeons de bonne heure, à dix heures. -Une odeur forte de cuisine traînait. -Florent venait de commencer son droit à Paris, lorsque sa mère mourut. +Alors il vit la maigreur, la misère de Florent. +Ah ! mon pauvre ami, dit-il, tu n’as pas embelli, là-bas... +Moi, j’ai engraissé, que veux-tu ! +Il était gras, en effet, trop gras pour ses trente ans. +Florent le reconnaissait à peine. +Nous mangeons de bonne heure, à dix heures. +Une odeur forte de cuisine traînait. +Florent venait de commencer son droit à Paris, lorsque sa mère mourut. Elle habitait Le Vigan, dans le Gard. -Une indigestion, trois ans après le mariage, l’emporta. -Il laissait pour tout héritage à sa femme un gros garçon qui lui ressemblait. +Une indigestion, trois ans après le mariage, l’emporta. +Il laissait pour tout héritage à sa femme un gros garçon qui lui ressemblait. Ce fut sur lui qu’elle mit toutes ses tendresses, tous ses espoirs. -Les deux frères grandirent loin l’un de l’autre, en étrangers. -Quand Florent arriva au Vigan, sa mère était enterrée. -Un marchand de meubles, un voisin, lui conta l’agonie de la malheureuse mère. +Les deux frères grandirent loin l’un de l’autre, en étrangers. +Quand Florent arriva au Vigan, sa mère était enterrée. +Un marchand de meubles, un voisin, lui conta l’agonie de la malheureuse mère. Elle se taillait des tranches tout aussi minces. -Cette histoire fit une impression terrible sur le caractère tendre de Florent. -Les larmes l’étouffaient. -Il lui répétait qu’il allait l’emmener, qu’il serait heureux avec lui. -À aucun prix, il ne voulait rester au Vigan. +Cette histoire fit une impression terrible sur le caractère tendre de Florent. +Les larmes l’étouffaient. +Il lui répétait qu’il allait l’emmener, qu’il serait heureux avec lui. +À aucun prix, il ne voulait rester au Vigan. Il faisait une bonne affaire. Le jeune homme le remercia, les larmes aux yeux. -Il habilla son frère à neuf, l’emmena, le soir même. -Florent remit à plus tard toute ambition. -Dès lors, il eut un enfant. -Sa paternité le charmait. -Ce fut sa règle de conduite, le regarder grandir en joie. -Cependant, les années passaient. -Cela, disait-il, le tirait de ses mauvaises pensées. -Il était sombre d’ordinaire, se croyait méchant. -La lampe éteinte, Florent redevenait triste, parfois, dans son lit. +Il habilla son frère à neuf, l’emmena, le soir même. +Florent remit à plus tard toute ambition. +Dès lors, il eut un enfant. +Sa paternité le charmait. +Ce fut sa règle de conduite, le regarder grandir en joie. +Cependant, les années passaient. +Cela, disait-il, le tirait de ses mauvaises pensées. +Il était sombre d’ordinaire, se croyait méchant. +La lampe éteinte, Florent redevenait triste, parfois, dans son lit. Il y parvint, fut parfaitement heureux. -C’était une fortune. -À dix-huit ans, il le traitait encore en demoiselle qu’il faut doter. -Pendant la courte maladie de son frère, Quenu, lui aussi, avait fait des réflexions. -Florent fut profondément touché. -Il fut séduit, il prétendit qu’il avait du goût pour l’horlogerie. -Maintenant, il préférerait être serrurier. +C’était une fortune. +À dix-huit ans, il le traitait encore en demoiselle qu’il faut doter. +Pendant la courte maladie de son frère, Quenu, lui aussi, avait fait des réflexions. +Florent fut profondément touché. +Il fut séduit, il prétendit qu’il avait du goût pour l’horlogerie. +Maintenant, il préférerait être serrurier. La serrurerie le fatigua. -En deux années, il tenta plus de dix métiers. +En deux années, il tenta plus de dix métiers. Les dix-huit cents francs de Florent ne suffisaient plus. -Il avait dû prendre deux leçons qu’il donnait le soir. -Pendant huit ans, il porta la même redingote. -Les deux frères s’étaient fait un ami. -C’était des jours de grand régal. -Et bientôt Quenu ne quitta plus la rôtisserie. -Ce fut là sans doute que Quenu prit l’amour de la cuisine. -Dès lors, la vie des deux frères fut réglée. -Jamais ménage plus disparate ne s’entendit mieux. -Ils y retournèrent rarement. +Il avait dû prendre deux leçons qu’il donnait le soir. +Pendant huit ans, il porta la même redingote. +Les deux frères s’étaient fait un ami. +C’était des jours de grand régal. +Et bientôt Quenu ne quitta plus la rôtisserie. +Ce fut là sans doute que Quenu prit l’amour de la cuisine. +Dès lors, la vie des deux frères fut réglée. +Jamais ménage plus disparate ne s’entendit mieux. +Ils y retournèrent rarement. L’oncle eut moins peur, en voyant venir les petits, comme il les appelait. -Mais les amitiés en restèrent là. -Ces années furent pour Florent un long rêve doux et triste. -Il goûta toutes les joies amères du dévouement. +Mais les amitiés en restèrent là. +Ces années furent pour Florent un long rêve doux et triste. +Il goûta toutes les joies amères du dévouement. Au logis, il n’avait que des tendresses. Ses ambitions mortes s’aigrissaient. -Il fallut les journées de décembre pour le tirer de sa tendresse universelle. -Il se laissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup. +Il fallut les journées de décembre pour le tirer de sa tendresse universelle. +Il se laissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup. Il ne put le voir. -Comme il insistait, on le menaça de l’arrêter lui-même. +Comme il insistait, on le menaça de l’arrêter lui-même. Quenu pleurait toutes les larmes de son corps. -Il restait là, suffoquant. +Il restait là, suffoquant. Il le savait bon cuisinier, et avait besoin d’un aide. -Il réussit enfin à voir Florent. -Ce fut sa première et sa seule maladie. -Gradelle envoyait son républicain de neveu à tous les diables. -Sa douleur se fondit ; ses chairs molles semblèrent boire ses dernières larmes. +Il réussit enfin à voir Florent. +Ce fut sa première et sa seule maladie. +Gradelle envoyait son républicain de neveu à tous les diables. +Sa douleur se fondit ; ses chairs molles semblèrent boire ses dernières larmes. Il apprit la charcuterie. -Il y goûtait plus de jouissances encore que dans la cuisine. +Il y goûtait plus de jouissances encore que dans la cuisine. Il finit pourtant par lui donner chaque mois six francs pour ses menus plaisirs. -Il aimait qu’on lui mâchât sa vie. -Florent l’avait trop élevé en fille paresseuse. -Puis, il s’était fait une amie chez l’oncle Gradelle. +Il aimait qu’on lui mâchât sa vie. +Florent l’avait trop élevé en fille paresseuse. +Puis, il s’était fait une amie chez l’oncle Gradelle. Quand celui-ci perdit sa femme, il dut prendre une fille, pour le comptoir. -Son grand charme venait de la façon exquise dont elle plaçait son rare sourire. +Son grand charme venait de la façon exquise dont elle plaçait son rare sourire. La vieille dame disait souvent qu’un sourire de Lisa la conduirait en enfer. -Lorsqu’il lui fit des propositions, elle demanda vingt-quatre heures pour lui rendre réponse. -Elle le disait à l’étranger, ne lui écrivait jamais. -Elle se montrait, en effet, très-patiente au travail. -Il lui affirmait qu’il avait absolument ses idées. -Elle donnait à cette couche moelleuse toutes ses heures, toutes ses pensées. -Bientôt la propreté des tabliers de Lisa fut proverbiale dans le quartier. -Cela ne le tourmentait guère. -Ils étaient très-bons amis. +Lorsqu’il lui fit des propositions, elle demanda vingt-quatre heures pour lui rendre réponse. +Elle le disait à l’étranger, ne lui écrivait jamais. +Elle se montrait, en effet, très-patiente au travail. +Il lui affirmait qu’il avait absolument ses idées. +Elle donnait à cette couche moelleuse toutes ses heures, toutes ses pensées. +Bientôt la propreté des tabliers de Lisa fut proverbiale dans le quartier. +Cela ne le tourmentait guère. +Ils étaient très-bons amis. Le soir, ils montaient ensemble se coucher. Et ils refermaient leur porte, disant amicalement : — Bonsoir, mademoiselle Lisa. -Quenu se mettait au lit en écoutant Lisa faire son petit ménage. -La cloison était si mince, qu’il pouvait suivre chacun de ses mouvements. -Il pensait : « Tiens, elle tire les rideaux de sa fenêtre. +Quenu se mettait au lit en écoutant Lisa faire son petit ménage. +La cloison était si mince, qu’il pouvait suivre chacun de ses mouvements. +Il pensait : « Tiens, elle tire les rideaux de sa fenêtre. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire devant sa commode ? -La voilà qui s’assoit et qui ôte ses bottines. -Ma foi, bonsoir, elle a soufflé sa bougie. +La voilà qui s’assoit et qui ôte ses bottines. +Ma foi, bonsoir, elle a soufflé sa bougie. Cela dura un an, sans une rougeur de Lisa, sans un embarras de Quenu. Elle lui passait une cuiller, un plat. Le grand feu leur mettait le sang sous la peau. -L’après-midi, lorsque la boutique se vidait, ils causaient tranquillement, pendant des heures. -À onze heures, ils remontaient se coucher, lentement, comme la veille. +L’après-midi, lorsque la boutique se vidait, ils causaient tranquillement, pendant des heures. +À onze heures, ils remontaient se coucher, lentement, comme la veille. Puis, en refermant leur porte, de leur voix calme : — Bonsoir, mademoiselle Lisa. -Il tomba le nez sur la table à hacher. +Il tomba le nez sur la table à hacher. Lisa ne perdit pas son sang-froid. -Quenu aida à porter le mort, stupide, très-étonné de ne pas trouver de larmes. -Plus tard, Lisa et lui pleurèrent ensemble. -Il était seul héritier, avec son frère Florent. -Les commères des rues voisines donnaient au vieux Gradelle une fortune considérable. -La vérité fut qu’on ne découvrit pas un écu d’argent sonnant. +Quenu aida à porter le mort, stupide, très-étonné de ne pas trouver de larmes. +Plus tard, Lisa et lui pleurèrent ensemble. +Il était seul héritier, avec son frère Florent. +Les commères des rues voisines donnaient au vieux Gradelle une fortune considérable. +La vérité fut qu’on ne découvrit pas un écu d’argent sonnant. Quenu hachait des foies de cochon. -Elle attendit qu’il eût fini, causant avec lui d’une voix indifférente. -Au troisième étage, elle soufflait, elle dut s’appuyer un instant contre la rampe. -C’était la première fois qu’elle l’invitait à y entrer. -Elle avait trouvé, au fond d’un saloir, le trésor de l’oncle Gradelle. +Elle attendit qu’il eût fini, causant avec lui d’une voix indifférente. +Au troisième étage, elle soufflait, elle dut s’appuyer un instant contre la rampe. +C’était la première fois qu’elle l’invitait à y entrer. +Elle avait trouvé, au fond d’un saloir, le trésor de l’oncle Gradelle. La joie de Lisa et de Quenu fut recueillie. Ils mirent deux bonnes heures pour additionner tout cela. Les mains de Quenu tremblaient un peu. Ce fut Lisa qui fit le plus de besogne. -Cet argent semblait leur délier la langue. -Le crépuscule les surprit. -Alors seulement Lisa rougit de se voir à côté de ce garçon. -Ce fut leur chute, à eux. -Ils étaient mari et femme. +Cet argent semblait leur délier la langue. +Le crépuscule les surprit. +Alors seulement Lisa rougit de se voir à côté de ce garçon. +Ce fut leur chute, à eux. +Ils étaient mari et femme. Le mariage eut lieu le mois suivant. -Le quartier le trouva naturel, tout à fait convenable. -Elle méritait bien que Quenu l’épousât. -Lisa souriait, quand on lui parlait de ces choses à mots couverts. +Le quartier le trouva naturel, tout à fait convenable. +Elle méritait bien que Quenu l’épousât. +Lisa souriait, quand on lui parlait de ces choses à mots couverts. Mais elle avait d’autres ambitions. -Elle haussait doucement les épaules, en souriant. +Elle haussait doucement les épaules, en souriant. Il y a eu un mort dans leur cuisine. Cette histoire d’un mort dans sa cuisine faisait du chemin. -Ce fut lui qui reparla à sa femme de son idée de déménagement. -On s’émerveillait de sa chair blanche et rosée, autant que des marbres. +Ce fut lui qui reparla à sa femme de son idée de déménagement. +On s’émerveillait de sa chair blanche et rosée, autant que des marbres. La natte qui couvrait le parquet, le papier jaune tendre. -Une porte de la salle à manger donnait dans la vaste cuisine carrée. +Une porte de la salle à manger donnait dans la vaste cuisine carrée. Les affaires furent excellentes. -Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d’expansion, j’ai un cousin à Paris... -Je ne le vois pas, les deux familles sont brouillées. +Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d’expansion, j’ai un cousin à Paris... +Je ne le vois pas, les deux familles sont brouillées. Il a pris le nom de Saccard, pour faire oublier certaines choses... Eh bien, ce cousin, m’a-t-on dit, gagne des millions. -Il est impossible, n’est-ce pas ? que ça mange tranquillement son dîner, le soir. +Il est impossible, n’est-ce pas ? que ça mange tranquillement son dîner, le soir. On n’aime l’argent que parce qu’il en faut pour vivre. -On tient au bien-être, c’est naturel. -Et puis, je voudrais bien les voir ses millions, à mon cousin. -Je ne crois pas aux millions comme ça. -Enfin, ça le regarde... -Nous préférons ne gagner que cent sous, et profiter des cent sous. -Le ménage profitait, en effet. -Ils avaient eu une fille, dès la première année de leur mariage. -À eux trois, ils réjouissaient les yeux. +On tient au bien-être, c’est naturel. +Et puis, je voudrais bien les voir ses millions, à mon cousin. +Je ne crois pas aux millions comme ça. +Enfin, ça le regarde... +Nous préférons ne gagner que cent sous, et profiter des cent sous. +Le ménage profitait, en effet. +Ils avaient eu une fille, dès la première année de leur mariage. +À eux trois, ils réjouissaient les yeux. La maison allait largement, heureusement, sans trop de fatigue, comme le voulait Lisa. -Quenu seul avait des tristesses parfois, quand il songeait à son pauvre Florent. -Il conserva pourtant quelque espoir ; mais les mois se passèrent. +Quenu seul avait des tristesses parfois, quand il songeait à son pauvre Florent. +Il conserva pourtant quelque espoir ; mais les mois se passèrent. Lisa ne connaissait pas Florent. -Elle l’écoutait tranquillement, avec des complaisances infinies. -La charcuterie fut toute bouleversée. -Quenu avait coupé du pain et du jambon. +Elle l’écoutait tranquillement, avec des complaisances infinies. +La charcuterie fut toute bouleversée. +Quenu avait coupé du pain et du jambon. Au bout de trois jours, le malade fut sur pied. -Ils occupaient là un petit appartement, trois pièces et un cabinet. -C’était un lit fait pour dormir. -Une moquette où des rosaces compliquées se mêlaient à des étoiles cachait le parquet. -Elle fit un signe pour qu’on ne la dérangeât pas. +Ils occupaient là un petit appartement, trois pièces et un cabinet. +C’était un lit fait pour dormir. +Une moquette où des rosaces compliquées se mêlaient à des étoiles cachait le parquet. +Elle fit un signe pour qu’on ne la dérangeât pas. Les deux hommes s’assirent. -Voici, dit enfin Lisa, après avoir vérifié posément toute une page de calculs. -Nous avons des comptes à vous rendre, mon cher Florent. -C’était la première fois qu’elle le nommait ainsi. +Voici, dit enfin Lisa, après avoir vérifié posément toute une page de calculs. +Nous avons des comptes à vous rendre, mon cher Florent. +C’était la première fois qu’elle le nommait ainsi. Aujourd’hui, nous devons vous donner votre part. -Mais je ne demande rien, s’écria Florent, je ne veux rien ! +Mais je ne demande rien, s’écria Florent, je ne veux rien ! Quenu devait ignorer les intentions de sa femme. -Il était devenu un peu pâle, il la regardait d’un air fâché. +Il était devenu un peu pâle, il la regardait d’un air fâché. On aurait vu plus tard. Seulement, les affaires sont les affaires ; il vaut mieux en finir tout de suite... -Les économies de votre oncle se montaient à quatre-vingt-cinq mille francs. -J’ai donc porté à votre compte quarante-deux mille cinq cents francs. +Les économies de votre oncle se montaient à quatre-vingt-cinq mille francs. +J’ai donc porté à votre compte quarante-deux mille cinq cents francs. Elle lui montra le chiffre sur la feuille de papier. -Il n’est pas aussi facile malheureusement d’évaluer la boutique, matériel, marchandises, clientèle. -Vous vérifierez, n’est-ce pas ? +Il n’est pas aussi facile malheureusement d’évaluer la boutique, matériel, marchandises, clientèle. +Vous vérifierez, n’est-ce pas ? Mais, cria Quenu, jamais la charcuterie du vieux n’a valu quinze mille francs ! -Je n’en aurais pas donné dix mille, moi ! -Sa femme l’exaspérait, à la fin. -On ne pousse pas l’honnêteté à ce point. +Je n’en aurais pas donné dix mille, moi ! +Sa femme l’exaspérait, à la fin. +On ne pousse pas l’honnêteté à ce point. Est-ce que Florent lui parlait de la charcuterie ? D’ailleurs, il ne voulait rien, il l’avait dit. -La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs, répéta tranquillement Lisa... -Vous comprenez, mon cher Florent, il est inutile de mettre un notaire là-dedans. -C’est à nous de faire notre partage, puisque vous ressuscitez... -Vous voyez, tout y est détaillé. -J’ai fouillé nos anciens livres, j’ai fait appel à mes souvenirs. -Lisez à voix haute, je vous donnerai les renseignements que vous pourriez désirer. +La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs, répéta tranquillement Lisa... +Vous comprenez, mon cher Florent, il est inutile de mettre un notaire là-dedans. +C’est à nous de faire notre partage, puisque vous ressuscitez... +Vous voyez, tout y est détaillé. +J’ai fouillé nos anciens livres, j’ai fait appel à mes souvenirs. +Lisez à voix haute, je vous donnerai les renseignements que vous pourriez désirer. Florent avait fini par sourire. -Il était ému de cette probité aisée et comme naturelle. -Il ne m’aimait guère, l’oncle Gradelle. +Il était ému de cette probité aisée et comme naturelle. +Il ne m’aimait guère, l’oncle Gradelle. Mais Lisa discutait encore. C’est une affaire entendue... -Tu sais bien que nous ne te laisserons pas sur le pavé, que diable ! -Il était tout attendri. -Celui-ci hocha doucement la tête. +Tu sais bien que nous ne te laisserons pas sur le pavé, que diable ! +Il était tout attendri. +Celui-ci hocha doucement la tête. Cependant, Lisa pliait la page de calculs. -Elle la mit dans un tiroir du secrétaire. +Elle la mit dans un tiroir du secrétaire. Vous avez tort, dit-elle, comme pour conclure. J’ai fait ce que je devais faire. Maintenant, ce sera comme vous voudrez... -Moi, voyez-vous, je n’aurais pas vécu en paix. -Les mauvaises pensées me dérangent trop. -Ils parlèrent d’autre chose. -Par une rencontre singulière, ce garçon se nommait également Florent, mais de son prénom. -Lisa s’offrit d’elle-même pour être la cousine. -Le soir, Florent était tout habillé de neuf. +Moi, voyez-vous, je n’aurais pas vécu en paix. +Les mauvaises pensées me dérangent trop. +Ils parlèrent d’autre chose. +Par une rencontre singulière, ce garçon se nommait également Florent, mais de son prénom. +Lisa s’offrit d’elle-même pour être la cousine. +Le soir, Florent était tout habillé de neuf. Florent ne sentait qu’une grande affection autour de lui. -Ils avaient eu le même parrain, ils portaient le même prénom. -Lui, savait son métier à présent ; elle, achevait d’apprendre le commerce. -Auguste était un Quenu blême ; Augustine, une Lisa pas mûre. -Il avait cherché des leçons sans pouvoir en trouver. -Elle lui disait : — Moi, je ne pourrais pas vivre à rêvasser toute la journée. +Ils avaient eu le même parrain, ils portaient le même prénom. +Lui, savait son métier à présent ; elle, achevait d’apprendre le commerce. +Auguste était un Quenu blême ; Augustine, une Lisa pas mûre. +Il avait cherché des leçons sans pouvoir en trouver. +Elle lui disait : — Moi, je ne pourrais pas vivre à rêvasser toute la journée. Vous ne devez pas avoir faim, le soir... Il faut vous fatiguer, voyez-vous. -Mais il cherchait d’une façon extraordinaire et tout à fait souterraine. -Gavard était un homme d’opposition. -La religion de Gavard était d’être le plus désagréable possible au gouvernement. +Mais il cherchait d’une façon extraordinaire et tout à fait souterraine. +Gavard était un homme d’opposition. +La religion de Gavard était d’être le plus désagréable possible au gouvernement. Il lui faisait des farces atroces, dont il riait en dessous pendant des mois. -L’attitude de Gavard devant Florent était pleine d’une joie défendue. -Gavard avait perdu sa femme, rue Saint-Jacques, quelques mois après le coup d’État. -Il garda la rôtisserie jusqu’en mille huit cent cinquante-six. -Au bout d’un an, il s’ennuya mortellement dans son logement de garçon. -Ce fut là que les Halles le séduisirent, avec leur vacarme, leurs commérages énormes. -Florent allait parfois lui serrer la main, à sa boutique. -Les après-midi étaient encore très-chaudes. -Le long des allées étroites, les femmes, assises, plumaient. +L’attitude de Gavard devant Florent était pleine d’une joie défendue. +Gavard avait perdu sa femme, rue Saint-Jacques, quelques mois après le coup d’État. +Il garda la rôtisserie jusqu’en mille huit cent cinquante-six. +Au bout d’un an, il s’ennuya mortellement dans son logement de garçon. +Ce fut là que les Halles le séduisirent, avec leur vacarme, leurs commérages énormes. +Florent allait parfois lui serrer la main, à sa boutique. +Les après-midi étaient encore très-chaudes. +Le long des allées étroites, les femmes, assises, plumaient. J’ai de bien jolis poulets gras... Monsieur, monsieur, achetez-moi cette paire de pigeons... -Il se dégageait, gêné, assourdi. -Il était le seul homme du marché. -Son beau-frère fut l’ennemi dont elle occupa toutes ses heures. +Il se dégageait, gêné, assourdi. +Il était le seul homme du marché. +Son beau-frère fut l’ennemi dont elle occupa toutes ses heures. L’enfant grandit au milieu des Halles. -C’était elle qui l’avait placé chez Gavard. -Elle sourit à Marjolin. +C’était elle qui l’avait placé chez Gavard. +Elle sourit à Marjolin. Monsieur Gavard, dit le jeune homme, m’envoie pour vous demander... -Comme touchée de cette adoration muette, elle reprit : — Te plais-tu chez monsieur Gavard ? -Ce n’est pas un méchant homme, tu feras bien de le contenter. -voilà homme, maintenant ; il faut pourtant que tu songes à l’avenir. +Comme touchée de cette adoration muette, elle reprit : — Te plais-tu chez monsieur Gavard ? +Ce n’est pas un méchant homme, tu feras bien de le contenter. +voilà homme, maintenant ; il faut pourtant que tu songes à l’avenir. Elle quitta le comptoir, alla devant le billot, au fond de la boutique. Et il allait sortir de la boutique, lorsqu’elle le retint. -Écoute, lui dit-elle, si je te revois encore avec ce petit torchon de Cadine... +Écoute, lui dit-elle, si je te revois encore avec ce petit torchon de Cadine... Ne dis pas non. -Marjolin s’en alla confus, l’air désespéré, sans répondre. -Il l’avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. +Marjolin s’en alla confus, l’air désespéré, sans répondre. +Il l’avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait au-dessus des viandes du comptoir. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l’air important. -Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, en ajoutant qu’elle y était née. +Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, en ajoutant qu’elle y était née. On n’en sut jamais davantage. -Elle tombait malade, quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes. -Et pourtant elle jurait qu’elle avait déjà vu ce grand escogriffe quelque part. -Quand l’après-midi arrive, je suis comme une âme en peine pour mon dîner... +Elle tombait malade, quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes. +Et pourtant elle jurait qu’elle avait déjà vu ce grand escogriffe quelque part. +Quand l’après-midi arrive, je suis comme une âme en peine pour mon dîner... Puis, je n’ai envie de rien... -Est-ce qu’il vous reste des côtelettes panées, madame Quenu ? -Sans attendre la réponse, elle souleva un des couvercles de l’étuve de melchior. -C’était le côté des andouilles, de saucisses et des boudins. -Voyez de l’autre côté, mademoiselle Saget, dit la charcutière. -Je crois qu’il reste une côtelette. -J’avais un caprice, mais les côtelettes panées, le soir, c’est trop lourd... -Pourquoi n’achetez-vous pas un morceau de petit salé ? demanda Lisa. -Un morceau de petit salé, oui, tout de même... -Mais mademoiselle Saget branlait la tête. +Est-ce qu’il vous reste des côtelettes panées, madame Quenu ? +Sans attendre la réponse, elle souleva un des couvercles de l’étuve de melchior. +C’était le côté des andouilles, de saucisses et des boudins. +Voyez de l’autre côté, mademoiselle Saget, dit la charcutière. +Je crois qu’il reste une côtelette. +J’avais un caprice, mais les côtelettes panées, le soir, c’est trop lourd... +Pourquoi n’achetez-vous pas un morceau de petit salé ? demanda Lisa. +Un morceau de petit salé, oui, tout de même... +Mais mademoiselle Saget branlait la tête. Ce sera pour une autre fois. -Lisa se pencha pour la suivre du regard, entre les crépines de l’étalage. -Elle la vit traverser la chaussée et entrer dans le pavillon aux fruits. +Lisa se pencha pour la suivre du regard, entre les crépines de l’étalage. +Elle la vit traverser la chaussée et entrer dans le pavillon aux fruits. La vieille bique ! grogna Gavard. -Et, comme ils étaient seuls, il raconta quelle place il avait trouvée pour Florent. +Et, comme ils étaient seuls, il raconta quelle place il avait trouvée pour Florent. Ce fut toute une histoire. Vous comprenez, ajouta Gavard, Verlaque n’en a pas pour six mois. Florent gardera la place. C’est une jolie situation... Et nous mettons la police dedans ! -La place dépend de la préfecture. +La place dépend de la préfecture. Hein ! sera-ce assez amusant, quand Florent ira toucher l’argent de ces argousins ! -Il riait d’aise, il trouvait cela profondément comique. +Il riait d’aise, il trouvait cela profondément comique. Je ne veux pas de cette place, dit nettement Florent. -Je me suis juré de ne rien accepter de l’empire. -Je crèverais de faim, que je n’entrerais pas à la préfecture. +Je me suis juré de ne rien accepter de l’empire. +Je crèverais de faim, que je n’entrerais pas à la préfecture. C’est impossible, entendez-vous, Gavard ! -Gavard entendait et restait un peu gêné. -Quenu avait baissé la tête. +Gavard entendait et restait un peu gêné. +Quenu avait baissé la tête. Elle allait ouvrir la bouche, quand la Sarriette entra. Il y eut un nouveau silence. Madame Quenu, coupez-moi douze bardes, mais bien minces, n’est-ce pas ? pour des alouettes... @@ -601,1353 +601,1353 @@ Tiens, vous allez bien, mon oncle ? Elle emplissait la boutique de ses jupes folles. Qu’est-ce que vous disiez donc, mon oncle ? Voyez, est-ce assez mince comme cela ? -Sur un bout de planche, devant elle, elle coupait les bardes, délicatement. +Sur un bout de planche, devant elle, elle coupait les bardes, délicatement. Puis, en les enveloppant : — Il ne vous faut rien autre chose ? Oui, une livre de saindoux, madame Quenu. -La charcutière avait mis une feuille de papier fort sur une balance. -C’est vingt-quatre sous, dit-elle, et six sous de bardes, ça fait trente sous... +La charcutière avait mis une feuille de papier fort sur une balance. +C’est vingt-quatre sous, dit-elle, et six sous de bardes, ça fait trente sous... Il ne vous faut rien autre chose ? La Sarriette dit que non. Je vous ai vu rire, du milieu de la rue... Tenez, je ne vous aime plus. Elle quitta la boutique, elle traversa la rue en courant. -La belle Lisa dit sèchement : — C’est mademoiselle Saget qui nous l’a envoyée. +La belle Lisa dit sèchement : — C’est mademoiselle Saget qui nous l’a envoyée. Puis le silence continua. -Gavard était consterné de l’accueil que Florent faisait à sa proposition. -Vous savez combien les emplois sont pénibles à trouver. -Vous êtes dans une position à ne pas vous montrer difficile. -J’ai dit mes raisons, répondit-il. -Elle haussa les épaules. -Voyons, ce n’est pas sérieux... -Je comprends à la rigueur que vous n’aimiez pas le gouvernement. -Mais ça n’empêche pas de gagner son pain, ce serait trop bête... -Et puis, l’empereur n’est pas un méchant homme, mon cher. +Gavard était consterné de l’accueil que Florent faisait à sa proposition. +Vous savez combien les emplois sont pénibles à trouver. +Vous êtes dans une position à ne pas vous montrer difficile. +J’ai dit mes raisons, répondit-il. +Elle haussa les épaules. +Voyons, ce n’est pas sérieux... +Je comprends à la rigueur que vous n’aimiez pas le gouvernement. +Mais ça n’empêche pas de gagner son pain, ce serait trop bête... +Et puis, l’empereur n’est pas un méchant homme, mon cher. Je vous laisse dire quand vous racontez vos souffrances. -Il ne peut pas être à tout, cet homme... -Vous n’êtes pas juste, non, pas juste du tout. -Gavard était de plus en plus gêné. -Il ne pouvait tolérer devant lui ces éloges de l’empereur. +Il ne peut pas être à tout, cet homme... +Vous n’êtes pas juste, non, pas juste du tout. +Gavard était de plus en plus gêné. +Il ne pouvait tolérer devant lui ces éloges de l’empereur. Ah ! non, non, madame Quenu, murmura-t-il, vous allez trop loin. C’est tout de la canaille... -Ne parlons pas politique, parce que ça me mettrait en colère... +Ne parlons pas politique, parce que ça me mettrait en colère... Il ne s’agit que de Florent, n’est-ce pas ? Eh bien, je dis qu’il doit absolument accepter la place d’inspecteur. Ce n’est pas ton avis, Quenu ? C’est une bonne place, dit-il sans se compromettre. -Ma résolution est bien arrêtée. -Vous attendrez ! s’écria Lisa perdant patience. -Deux flammes roses étaient montées à ses joues. -Une nouvelle personne entra, qui détourna sa colère. -C’était madame Lecœur. -Elle répondit un non bien sec. -Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n’aime pas ça. +Ma résolution est bien arrêtée. +Vous attendrez ! s’écria Lisa perdant patience. +Deux flammes roses étaient montées à ses joues. +Une nouvelle personne entra, qui détourna sa colère. +C’était madame Lecœur. +Elle répondit un non bien sec. +Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n’aime pas ça. Lisa avait pris un couteau mince et coupait des tranches de saucisson. -Elle avança une terrine, en demandant : — Vous voulez du veau piqué, n’est-ce pas ? +Elle avança une terrine, en demandant : — Vous voulez du veau piqué, n’est-ce pas ? Madame Lecœur parut se consulter longuement ; puis elle accepta. -La charcutière coupait maintenant dans des terrines. +La charcutière coupait maintenant dans des terrines. Elle dut donner de la hure aux pistaches. Mais la marchande de beurre devenait exigeante. -Elle voulut deux tranches de galantine ; elle aimait ça. -L’autre continuait à fouiller les plats, cherchant ce qu’elle allait demander encore. +Elle voulut deux tranches de galantine ; elle aimait ça. +L’autre continuait à fouiller les plats, cherchant ce qu’elle allait demander encore. C’est vingt-cinq sous, n’est-ce pas ? dit madame Lecœur, sans se presser. Elle voyait parfaitement la sourde irritation de Lisa. -Quand elle ne fut plus là, Lisa éclata. -C’est encore la Saget qui nous l’a envoyée, celle-là ! +Quand elle ne fut plus là, Lisa éclata. +C’est encore la Saget qui nous l’a envoyée, celle-là ! Et comme elles sont malignes ! -Elles se donneraient des indigestions, plutôt que de ne pas savoir... -Ce serait ma sœur, que je la flanquerais à la porte. -Devant la colère de Lisa, les trois hommes se taisaient. -Puis, levant la tête : — Moi, dit-il, j’avais regardé ça comme une farce. -Quoi donc ? demanda Lisa encore toute secouée. -La place d’inspecteur à la marée. +Elles se donneraient des indigestions, plutôt que de ne pas savoir... +Ce serait ma sœur, que je la flanquerais à la porte. +Devant la colère de Lisa, les trois hommes se taisaient. +Puis, levant la tête : — Moi, dit-il, j’avais regardé ça comme une farce. +Quoi donc ? demanda Lisa encore toute secouée. +La place d’inspecteur à la marée. Eh bien, il faut vous faire nourrir par eux, maintenant... -C’est très-fort, ça m’a séduit tout de suite. +C’est très-fort, ça m’a séduit tout de suite. Florent souriait, disait toujours non. -Mais celle-ci semblait ne plus écouter. -Depuis un instant, elle regardait avec attention du côté des Halles. +Mais celle-ci semblait ne plus écouter. +Depuis un instant, elle regardait avec attention du côté des Halles. Tant pis ! la Normande payera pour les autres. Une grande brune poussait la porte de la boutique. -C’était la belle poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande. +C’était la belle poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande. Dans le quartier, on disait la belle Normande, comme on disait la belle Lisa. -Cela les opposait, les comparait, les forçait à soutenir chacune sa renommée de beauté. +Cela les opposait, les comparait, les forçait à soutenir chacune sa renommée de beauté. Elles se surveillaient toutes deux. La belle Lisa se serrait davantage dans ses corsets. -La colère, très-rare chez elle, était tenace et implacable. -Elle répondit oui, sèchement, du bout des lèvres. +La colère, très-rare chez elle, était tenace et implacable. +Elle répondit oui, sèchement, du bout des lèvres. Je viendrai vous en chercher. Elle avait conscience du mauvais accueil de sa rivale. -Il n’était pas bien frais. -Pas bien frais ! répéta la charcutière, toute blanche, les lèvres tremblantes. -Pourries !... mes soles pourries !... s’écria la poissonnière, la face empourprée. -Elles restèrent un instant suffoquées, muettes et terribles, au-dessus des viandes. -Vous êtes une grossière, dit la belle Normande. +Il n’était pas bien frais. +Pas bien frais ! répéta la charcutière, toute blanche, les lèvres tremblantes. +Pourries !... mes soles pourries !... s’écria la poissonnière, la face empourprée. +Elles restèrent un instant suffoquées, muettes et terribles, au-dessus des viandes. +Vous êtes une grossière, dit la belle Normande. Si jamais je remets les pieds ici, par exemple ! Allez donc, allez donc, dit la belle Lisa. -On sait bien à qui on a affaire. -La poissonnière sortit, sur un gros mot qui laissa la charcutière toute tremblante. -Lisa se remit bientôt. -Quenu retourna à la cuisine. -Elles en débitent ! murmura-t-il, d’un air envieux. -La vieille fille pérorait. +On sait bien à qui on a affaire. +La poissonnière sortit, sur un gros mot qui laissa la charcutière toute tremblante. +Lisa se remit bientôt. +Quenu retourna à la cuisine. +Elles en débitent ! murmura-t-il, d’un air envieux. +La vieille fille pérorait. Vous l’avez vu, n’est-ce pas ? Oh ! de mes yeux vu ! -Il était assis sur une table. +Il était assis sur une table. Il semblait chez lui. Moi, interrompit la Sarriette, je n’ai rien entendu de mal... -Je ne sais pas pourquoi vous vous montez la tête. -Mademoiselle Saget haussa les épaules. -Ah ! bien, reprit-elle, vous êtes encore d’une bonne pâte, vous, ma belle !... +Je ne sais pas pourquoi vous vous montez la tête. +Mademoiselle Saget haussa les épaules. +Ah ! bien, reprit-elle, vous êtes encore d’une bonne pâte, vous, ma belle !... Vous ne voyez donc pas pourquoi les Quenu attirent monsieur Gavard ?... -Vous croyez cela ! s’écria madame Lecœur, blême de fureur. -Vous avez entendu, sa nièce est pour lui. -Elles se réconcilièrent sur-le-champ, elles s’embrassèrent. -Les trois femmes se rapprochèrent, baissant la voix. -Il me fait peur, ce garçon-là. +Vous croyez cela ! s’écria madame Lecœur, blême de fureur. +Vous avez entendu, sa nièce est pour lui. +Elles se réconcilièrent sur-le-champ, elles s’embrassèrent. +Les trois femmes se rapprochèrent, baissant la voix. +Il me fait peur, ce garçon-là. Non, il est maigre, mais il n’est pas vilain homme, murmura la Sarriette. Elle pensait tout haut. -J’ai dû le rencontrer quelque part, je me souviens plus... -Elle fouillait encore sa mémoire, quand la Normande arriva comme une tempête. +J’ai dû le rencontrer quelque part, je me souviens plus... +Elle fouillait encore sa mémoire, quand la Normande arriva comme une tempête. Elle sortait de la charcuterie. -Elle est polie, cette grande bête de Quenu ! s’écria-t-elle, heureuse de se soulager. -Ah ! je vous l’ai arrangée !... -En voilà une baraque, avec leurs cochonneries gâtées qui empoisonnent le monde ! -Moi ! mais rien du tout ! pas ça, tenez !... -Fichue hypocrite, va, avec ses airs d’honnêteté ! -Elle payera ça plus cher qu’elle ne pense. -Le cousin ! répondit la Normande d’une voie aiguë, vous croyez au cousin, vous !... +Elle est polie, cette grande bête de Quenu ! s’écria-t-elle, heureuse de se soulager. +Ah ! je vous l’ai arrangée !... +En voilà une baraque, avec leurs cochonneries gâtées qui empoisonnent le monde ! +Moi ! mais rien du tout ! pas ça, tenez !... +Fichue hypocrite, va, avec ses airs d’honnêteté ! +Elle payera ça plus cher qu’elle ne pense. +Le cousin ! répondit la Normande d’une voie aiguë, vous croyez au cousin, vous !... Quelque amoureux, ce grand dadais ! -Les trois autres commères se récrièrent. -L’honnêteté de Lisa était un des actes de foi du quartier. +Les trois autres commères se récrièrent. +L’honnêteté de Lisa était un des actes de foi du quartier. Je voudrais bien la voir sans chemise, sa vertu !... Elle a un mari trop serin pour ne pas le faire cocu. -Et ! c’est l’amant de la grosse ! affirma de nouveau la poissonnière. -Quelque vaurien, quelque rouleur qu’elle aura ramassé dans la rue. -Ça se voit bien. -Les hommes maigres sont de rudes hommes, déclara la Sarriette d’un air convaincu. -Elle l’a habillé tout à neuf, fit remarquer madame Lecœur. -Il doit lui coûter bon. +Et ! c’est l’amant de la grosse ! affirma de nouveau la poissonnière. +Quelque vaurien, quelque rouleur qu’elle aura ramassé dans la rue. +Ça se voit bien. +Les hommes maigres sont de rudes hommes, déclara la Sarriette d’un air convaincu. +Elle l’a habillé tout à neuf, fit remarquer madame Lecœur. +Il doit lui coûter bon. Oui, oui, vous pourriez avoir raison, murmura la vieille demoiselle. -Elles se regardèrent en riant toutes les trois. +Elles se regardèrent en riant toutes les trois. Elle me battait quand les hommes me regardaient. Mademoiselle Saget eut un nouveau rire. Des doutes lui venaient. -Peut-être avait-il eu tort de refuser cette place d’inspecteur qu’on lui offrait. -Mais un vent humide s’était levé, soufflant sous la rue couverte. +Peut-être avait-il eu tort de refuser cette place d’inspecteur qu’on lui offrait. +Mais un vent humide s’était levé, soufflant sous la rue couverte. Il rentrait, quand il rencontra Claude Lantier. -Florent eut peine à reconnaître le flâneur insouciant des nuits de la Halle. -Ils s’étaient déjà retrouvés à la charcuterie. -Il allait, d’ailleurs, très-rarement chez les Quenu. -Vous êtes toujours chez ma tante ? dit Claude. +Florent eut peine à reconnaître le flâneur insouciant des nuits de la Halle. +Ils s’étaient déjà retrouvés à la charcuterie. +Il allait, d’ailleurs, très-rarement chez les Quenu. +Vous êtes toujours chez ma tante ? dit Claude. Je ne sais pas comment vous faites pour rester au milieu de cette cuisine. Et, au bout de quelques pas faits en silence : — Ah ! les braves gens ! reprit-il. Ils me font de la peine, tant ils se portent bien. -Suis-je assez bête d’avoir crevé la tête de Cadine ! -Maintenant, quand j’y songe, elle n’était peut-être pas mal. -Alors, ils causèrent de la tante Lisa. -Claude dit que sa mère ne voyait plus la charcutière depuis longtemps. -N’importe, continua-t-il, j’aurais mieux aimé être un ouvrier... +Suis-je assez bête d’avoir crevé la tête de Cadine ! +Maintenant, quand j’y songe, elle n’était peut-être pas mal. +Alors, ils causèrent de la tante Lisa. +Claude dit que sa mère ne voyait plus la charcutière depuis longtemps. +N’importe, continua-t-il, j’aurais mieux aimé être un ouvrier... Tenez, menuisier, par exemple. -Ils sont très-heureux, les menuisiers. -Moi, je ne dors guère la nuit. -Toutes ces sacrées études que je ne peux achever me trottent dans la tête. +Ils sont très-heureux, les menuisiers. +Moi, je ne dors guère la nuit. +Toutes ces sacrées études que je ne peux achever me trottent dans la tête. Je n’ai jamais fini, jamais, jamais. Sa voix se brisait presque dans des sanglots. Puis, il essaya de rire. -Et dire que cet animal-là est heureux !... -C’est une vie ça, au moins !... -Mais, au déjeuner, il fut repris par la douceur fondante de Lisa. -Les soirées devenaient froides. -Dès qu’on avait dîné, on passait dans la cuisine. -Il y faisait très-chaud. +Et dire que cet animal-là est heureux !... +C’est une vie ça, au moins !... +Mais, au déjeuner, il fut repris par la douceur fondante de Lisa. +Les soirées devenaient froides. +Dès qu’on avait dîné, on passait dans la cuisine. +Il y faisait très-chaud. Les Quenu-Gradelle fabriquaient tout chez eux. -Aussi, dès septembre, s’agissait-il de remplir la cave, vidée pendant l’été. -Les veillées se prolongeaient même après la fermeture de la boutique. -C’était lui qui saignait à l’abattoir. -Quenu prétendait qu’Auguste saignait comme pas un garçon charcutier de Paris. +Aussi, dès septembre, s’agissait-il de remplir la cave, vidée pendant l’été. +Les veillées se prolongeaient même après la fermeture de la boutique. +C’était lui qui saignait à l’abattoir. +Quenu prétendait qu’Auguste saignait comme pas un garçon charcutier de Paris. Eh bien, aurons-nous du bon boudin ? demanda Lisa. -Je vois d’abord ça à la façon dont le sang coule. -Mais, interrompit Quenu, c’est aussi selon comme le couteau a été enfoncé. -La face blême d’Auguste eut un sourire. -Non, non, répondit-il, j’enfonce toujours quatre doigts du couteau ; c’est la mesure... -Il faut qu’il soit d’une bonne chaleur, crémeux, sans être trop épais. -Augustine avait laissé son aiguille. -Les yeux levés, elle regardait Auguste. -Sa figure rougeaude, aux durs cheveux châtains, prenait un air d’attention profonde. -D’ailleurs, Lisa, et la petite Pauline elle-même, écoutaient également avec un grand intérêt. +Je vois d’abord ça à la façon dont le sang coule. +Mais, interrompit Quenu, c’est aussi selon comme le couteau a été enfoncé. +La face blême d’Auguste eut un sourire. +Non, non, répondit-il, j’enfonce toujours quatre doigts du couteau ; c’est la mesure... +Il faut qu’il soit d’une bonne chaleur, crémeux, sans être trop épais. +Augustine avait laissé son aiguille. +Les yeux levés, elle regardait Auguste. +Sa figure rougeaude, aux durs cheveux châtains, prenait un air d’attention profonde. +D’ailleurs, Lisa, et la petite Pauline elle-même, écoutaient également avec un grand intérêt. Alors, on peut dire sans se tromper : « Le boudin sera bon. -Quenu avait approuvé de la tête. +Quenu avait approuvé de la tête. Il y eut un silence. Florent ne comprenait pas, demandait quel monsieur. -Lisa se mit à rire. +Lisa se mit à rire. Elle l’aura entendue. -Florent était devenu tout grave. +Florent était devenu tout grave. Mais Mouton sauta sur la table. -Cependant, Pauline se fâchait, elle tapait des pieds, elle voulait l’histoire. +Cependant, Pauline se fâchait, elle tapait des pieds, elle voulait l’histoire. Florent garda le silence un instant encore. -Il avait les yeux à terre. -On l’envoya très-loin, très-loin, de l’autre côté de la mer... -De gros poux le dévoraient, des sueurs terribles le laissaient sans force. -Le pauvre homme était bien content, quand arrivait son tour. +Il avait les yeux à terre. +On l’envoya très-loin, très-loin, de l’autre côté de la mer... +De gros poux le dévoraient, des sueurs terribles le laissaient sans force. +Le pauvre homme était bien content, quand arrivait son tour. Ses sueurs se calmaient un peu. -Il ne mangeait plus, il était très-malade. -Pauline écoutait, les yeux agrandis, ses deux petites mains croisées dévotement. +Il ne mangeait plus, il était très-malade. +Pauline écoutait, les yeux agrandis, ses deux petites mains croisées dévotement. C’est une autre histoire, dis, mon cousin ? -Attends, tu verras, répondit doucement Florent. -J’y arriverai, à l’histoire du monsieur... -Je te raconte l’histoire tout entière. +Attends, tu verras, répondit doucement Florent. +J’y arriverai, à l’histoire du monsieur... +Je te raconte l’histoire tout entière. Ah ! bien, murmura l’enfant d’un air heureux. -Enfin, elle se décida. +Enfin, elle se décida. Lisa et Augustine eurent un sourire. L’esprit de l’enfant les ravissait. -Lisa reprit sa couture, en baissant les épaules. +Lisa reprit sa couture, en baissant les épaules. Quenu n’avait pas entendu. -Ça sentait très-bon. -Auguste préparait, dans un plat, des gras de lard. -Tous furent très-malheureux. -On les obligea d’abord à travailler comme des forçats. +Ça sentait très-bon. +Auguste préparait, dans un plat, des gras de lard. +Tous furent très-malheureux. +On les obligea d’abord à travailler comme des forçats. Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu. -Une vapeur plus épaisse monta du fourneau. -Qu’est-ce qu’on leur donnait à manger ? demanda la petite Pauline profondément intéressée. +Une vapeur plus épaisse monta du fourneau. +Qu’est-ce qu’on leur donnait à manger ? demanda la petite Pauline profondément intéressée. Il fallait enlever les vers pour manger le riz. -Il se pelotonna, ronronnant, le nez sur la chair à saucisse. -On vivait en bête, avec le fouet éternellement levé sur les épaules. -Ces misérables voulaient tuer l’homme... +Il se pelotonna, ronronnant, le nez sur la chair à saucisse. +On vivait en bête, avec le fouet éternellement levé sur les épaules. +Ces misérables voulaient tuer l’homme... On ne peut pas oublier, non ce n’est pas possible. Ces souffrances crieront vengeance un jour. Elle le jugea hypocrite, avec cet air doux qu’il savait feindre. Le ton sourd de Florent avait mis le comble au plaisir de Pauline. -Elle s’agitait sur le genou du cousin, enchantée de l’histoire. +Elle s’agitait sur le genou du cousin, enchantée de l’histoire. Et l’homme, et l’homme ? murmurait-elle. Florent regarda la petite Pauline, parut se souvenir, retrouva son sourire triste. -L’homme, dit-il, n’était pas content d’être dans l’île. -Mais ce n’était pas commode. +L’homme, dit-il, n’était pas content d’être dans l’île. +Mais ce n’était pas commode. Il fallait construire un radeau. -Le vent les portait vers la côte. -Deux, qui savaient nager, se décidèrent à gagner ces falaises. -C’est l’histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes. -Un murmure de répugnance échappa à Lisa et à Augustine. -Léon, qui préparait des boyaux de porc pour le boudin, fit une grimace. -Quenu s’arrêta dans son travail, regarda Auguste pris de nausées. +Le vent les portait vers la côte. +Deux, qui savaient nager, se décidèrent à gagner ces falaises. +C’est l’histoire du monsieur qui a été mangé par les bêtes. +Un murmure de répugnance échappa à Lisa et à Augustine. +Léon, qui préparait des boyaux de porc pour le boudin, fit une grimace. +Quenu s’arrêta dans son travail, regarda Auguste pris de nausées. Et il n’y avait que Pauline qui riait. Passez-moi le sang ! cria Quenu, qui, d’ailleurs, ne suivait pas l’histoire. Auguste apporta les deux brocs. Il poivra surtout fortement. -Ils le laissèrent là, n’est-ce pas ? demanda Lisa. +Ils le laissèrent là, n’est-ce pas ? demanda Lisa. Ils revinrent sans danger ? -Comme ils revenaient, répondit Florent, le vent tourna, ils furent poussés en pleine mer. +Comme ils revenaient, répondit Florent, le vent tourna, ils furent poussés en pleine mer. Cela dura trois jours. -Trois jours ! s’écria la charcutière stupéfaite, trois jours sans manger ! +Trois jours ! s’écria la charcutière stupéfaite, trois jours sans manger ! Oui, trois jours sans manger. Il mourut le soir. -Son compagnon avait vainement essayé de lui faire mâcher des feuilles d’arbre. +Son compagnon avait vainement essayé de lui faire mâcher des feuilles d’arbre. C’est de Mouton... Regardez donc Mouton, madame. -Ce n’était pas possible. -Non ! dit-elle, je ne crois pas ça... -D’ailleurs, il n’y a personne qui soit resté trois jours sans manger. -Quand on dit : « Un tel crève de faim, » c’est une façon de parler. +Ce n’était pas possible. +Non ! dit-elle, je ne crois pas ça... +D’ailleurs, il n’y a personne qui soit resté trois jours sans manger. +Quand on dit : « Un tel crève de faim, » c’est une façon de parler. On mange toujours, plus ou moins... -Il faudrait des misérables tout à fait abandonnés, des gens perdus... -Car, enfin, jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles. -La chaleur devenait très-forte. -Un assoupissement de nourriture, un air chargé d’indigestion flottait. +Il faudrait des misérables tout à fait abandonnés, des gens perdus... +Car, enfin, jamais les honnêtes gens ne se mettent dans des positions pareilles. +La chaleur devenait très-forte. +Un assoupissement de nourriture, un air chargé d’indigestion flottait. L’homme marcha pendant plus de huit jours, sans rencontrer une habitation. Tout autour de lui, il sentait la mort qui l’attendait. -Au delà, les forêts recommençaient. -L’homme, un soir, s’était enfoncé jusqu’au ventre. -Il resta tranquille pendant près de deux heures. -Il était si pitoyable, si affamé, qu’on eut peur de lui. -Florent se tut, la voix coupée, les regards au loin. +Au delà, les forêts recommençaient. +L’homme, un soir, s’était enfoncé jusqu’au ventre. +Il resta tranquille pendant près de deux heures. +Il était si pitoyable, si affamé, qu’on eut peur de lui. +Florent se tut, la voix coupée, les regards au loin. Il semblait ne plus parler que pour lui. -Et Quenu se fâchait. -Mais, animal ! criait-il à Léon, tu ne sais donc pas tenir un boyau... +Et Quenu se fâchait. +Mais, animal ! criait-il à Léon, tu ne sais donc pas tenir un boyau... Quand tu me regarderas ! Ce n’est pas moi qu’il faut regarder, c’est le boyau... Ne bouge plus, maintenant. -Il parut tout soulagé, il n’avait plus qu’à le laisser cuire. -L’homme, dit-il, parvint à une grande ville. -L’homme rêvait toujours de revenir dans son pays. -Il avait économisé l’argent nécessaire, lorsqu’il eut la fièvre jaune. -L’homme était très-malade. -Il avait peur de rester là-bas... +Il parut tout soulagé, il n’avait plus qu’à le laisser cuire. +L’homme, dit-il, parvint à une grande ville. +L’homme rêvait toujours de revenir dans son pays. +Il avait économisé l’argent nécessaire, lorsqu’il eut la fièvre jaune. +L’homme était très-malade. +Il avait peur de rester là-bas... Enfin, l’homme put partir, l’homme revint. -La voix avait baissé de plus en plus. -Elle mourut, dans un dernier frisson des lèvres. -C’était le grand coup de feu, comme disait Quenu. +La voix avait baissé de plus en plus. +Elle mourut, dans un dernier frisson des lèvres. +C’était le grand coup de feu, comme disait Quenu. Il retirait le boudin de la marmite. -Léon l’aidait, soutenait les bouts trop longs. -Lisa et Augustine s’étaient levées. +Léon l’aidait, soutenait les bouts trop longs. +Lisa et Augustine s’étaient levées. Tous soufflaient comme s’ils venaient de trop manger. Augustine monta sur ses bras Pauline endormie. -Puis, les Quenu et Florent, restés seuls, gardèrent le silence. -Ah bien ! dit-elle, la Normande a eu tort d’être mal polie... +Puis, les Quenu et Florent, restés seuls, gardèrent le silence. +Ah bien ! dit-elle, la Normande a eu tort d’être mal polie... Il est bon, aujourd’hui, le boudin. -On frappa à la porte de l’allée, Gavard entra. -Il restait tous les soirs chez monsieur Lebigre jusqu’à minuit. +On frappa à la porte de l’allée, Gavard entra. +Il restait tous les soirs chez monsieur Lebigre jusqu’à minuit. Vous comprenez, expliqua-t-il, monsieur Verlaque ne peut attendre davantage, il est vraiment trop malade... -Il faut que Florent se décide. -J’ai promis de donner une réponse demain, à la première heure. +Il faut que Florent se décide. +J’ai promis de donner une réponse demain, à la première heure. Voyons, mon cher Florent, vous avez assez souffert. -Ça fait frémir, ce que vous racontiez tout à l’heure. +Ça fait frémir, ce que vous racontiez tout à l’heure. Il est temps que vous vous rangiez. -À votre âge, les enfantillages ne sont plus permis... +À votre âge, les enfantillages ne sont plus permis... Vous avez fait des folies, eh bien, on les oubliera, on vous les pardonnera. -Florent l’écoutait, étonné, ne trouvant pas une parole. +Florent l’écoutait, étonné, ne trouvant pas une parole. Elle avait raison, sans doute. -Elle était si saine, si tranquille, qu’elle ne pouvait vouloir le mal. -Il ne savait plus pourquoi il avait résisté jusque-là. -Elle était très-maternelle, elle trouvait des raisons très-convaincantes. +Elle était si saine, si tranquille, qu’elle ne pouvait vouloir le mal. +Il ne savait plus pourquoi il avait résisté jusque-là. +Elle était très-maternelle, elle trouvait des raisons très-convaincantes. Puis, comme dernier argument : — Faites-le pour nous, Florent, dit-elle. -J’ai peur qu’on ne jase, là, entre nous. -Cette place arrangera tout, vous serez quelqu’un, même vous nous ferez honneur. -Mais ce fut surtout Mouton qui le détermina. +J’ai peur qu’on ne jase, là, entre nous. +Cette place arrangera tout, vous serez quelqu’un, même vous nous ferez honneur. +Mais ce fut surtout Mouton qui le détermina. Dites que j’accepte, Gavard ! Gavard avait voulu les accompagner. -Florent écoutait mal les explications de monsieur Verlaque. -Il se souvenait des côtes de la Guyane, des beaux temps de la traversée. -L’humidité le pénétrait, il se serrait plus étroitement dans son cache-nez. +Florent écoutait mal les explications de monsieur Verlaque. +Il se souvenait des côtes de la Guyane, des beaux temps de la traversée. +L’humidité le pénétrait, il se serrait plus étroitement dans son cache-nez. Maintenant, dit-il, nous allons passer au poisson d’eau douce. -Des robinets de cuivre, à col de cygne, jettent de minces filets d’eau. -Monsieur Verlaque fut repris d’une toux opiniâtre. -Les poissons blancs de Hollande et d’Angleterre encombraient aussi le marché. -Cependant monsieur Verlaque avait ramené Florent aux bancs de la marée. -Il le promenait, lui donnait des détails très-compliqués. -Mais, demanda Florent, est-ce que ces employés appartiennent tous aux facteurs ? -Cette dernière, qui nomme les facteurs, prétend avoir la charge de les surveiller. -Florent ne l’écoutait guère. -Il y a marchand à trente francs !... à trente francs ! à trente francs ! -C’était la belle Normande qui avait mis la dernière enchère. -La matinée était fraîche. -Le vacarme des voix devenait tel, que monsieur Verlaque renonça à ses explications. -une clameur rauque et brisée, dont les toitures des Halles tremblaient. +Des robinets de cuivre, à col de cygne, jettent de minces filets d’eau. +Monsieur Verlaque fut repris d’une toux opiniâtre. +Les poissons blancs de Hollande et d’Angleterre encombraient aussi le marché. +Cependant monsieur Verlaque avait ramené Florent aux bancs de la marée. +Il le promenait, lui donnait des détails très-compliqués. +Mais, demanda Florent, est-ce que ces employés appartiennent tous aux facteurs ? +Cette dernière, qui nomme les facteurs, prétend avoir la charge de les surveiller. +Florent ne l’écoutait guère. +Il y a marchand à trente francs !... à trente francs ! à trente francs ! +C’était la belle Normande qui avait mis la dernière enchère. +La matinée était fraîche. +Le vacarme des voix devenait tel, que monsieur Verlaque renonça à ses explications. +une clameur rauque et brisée, dont les toitures des Halles tremblaient. Ce Logre est superbe, murmura monsieur Verlaque en souriant. -C’est le meilleur crieur du marché... +C’est le meilleur crieur du marché... Il vendrait des semelles de bottes pour des paires de soles. Il revint avec Florent dans le pavillon. Cependant, la cohue augmentait autour des bureaux de vente. -Des poussées enfonçaient brusquement des coins de foule. -Une poissonnière trop serrée, se dégagea, les poings levés, le cou gonflé d’ordures. +Des poussées enfonçaient brusquement des coins de foule. +Une poissonnière trop serrée, se dégagea, les poings levés, le cou gonflé d’ordures. Puis, des murs compacts se formaient. -Alors, Florent qui étouffait, déclara qu’il avait assez vu, qu’il avait compris. -Oui, oui, répondit le petit homme. -Je vais me reposer à la campagne, à Clamart. -Il paraît que l’odeur du poisson me fait mal... +Alors, Florent qui étouffait, déclara qu’il avait assez vu, qu’il avait compris. +Oui, oui, répondit le petit homme. +Je vais me reposer à la campagne, à Clamart. +Il paraît que l’odeur du poisson me fait mal... Tenez, voici monsieur qui me remplace. -Il s’était tourné, en montrant Florent. -La belle Normande fut suffoquée. -Les poissonnières faisaient leur étalage. -Cette première matinée le laissa très-hésitant. -Il regrettait d’avoir cédé à Lisa. -Il la traitait en femme trop sérieuse et trop satisfaite pour être contrariée. -Florent accueillit cette idée avec joie. +Il s’était tourné, en montrant Florent. +La belle Normande fut suffoquée. +Les poissonnières faisaient leur étalage. +Cette première matinée le laissa très-hésitant. +Il regrettait d’avoir cédé à Lisa. +Il la traitait en femme trop sérieuse et trop satisfaite pour être contrariée. +Florent accueillit cette idée avec joie. Alors, toute la charcuterie fut heureuse. -Florent devait dire comment avait marché la vente de la marée. +Florent devait dire comment avait marché la vente de la marée. Ce fut une heure d’estime et de bonne entente absolues. -Mais Gavard jugeait l’intérieur des Quenu-Gradelle trop endormi. -Monsieur Lebigre tenait un fort bel établissement, d’un luxe tout moderne. -Le dallage était blanc et noir, à grands carreaux. -Un lustre à cinq becs et à globes dépolis pendait du plafond. -Pas un consommateur n’aurait osé entrer. -Le premier jour, Gavard donna à Florent quelques détails sur monsieur Lebigre. -C’était un brave homme qui venait parfois prendre son café avec eux. -Il causait peu, paraissait bêta. -Elle se nommait Rose, était très-douce, très-soumise. +Mais Gavard jugeait l’intérieur des Quenu-Gradelle trop endormi. +Monsieur Lebigre tenait un fort bel établissement, d’un luxe tout moderne. +Le dallage était blanc et noir, à grands carreaux. +Un lustre à cinq becs et à globes dépolis pendait du plafond. +Pas un consommateur n’aurait osé entrer. +Le premier jour, Gavard donna à Florent quelques détails sur monsieur Lebigre. +C’était un brave homme qui venait parfois prendre son café avec eux. +Il causait peu, paraissait bêta. +Elle se nommait Rose, était très-douce, très-soumise. Comment va, Robine ? demanda Gavard. Mais il se trompait. Jamais Robine ne parlait davantage. -Il habitait, rue Saint-Denis, un logement où personne ne pénétrait. -Le marchand de volailles racontait pourtant y être allé une fois. -Robine haussa les épaules. -Mais la porte de la cloison vitrée claqua violemment, un bossu parut. +Il habitait, rue Saint-Denis, un logement où personne ne pénétrait. +Le marchand de volailles racontait pourtant y être allé une fois. +Robine haussa les épaules. +Mais la porte de la cloison vitrée claqua violemment, un bossu parut. Ah ! voici Logre, reprit le marchand de volailles. -Il va nous dire ce qu’il pense du discours du trône, lui. -Mais Logre était furieux. -Il faillit arracher la patère en accrochant son chapeau et son cache-nez. -A-t-on jamais vu des patrons se ficher du monde comme ça ! +Il va nous dire ce qu’il pense du discours du trône, lui. +Mais Logre était furieux. +Il faillit arracher la patère en accrochant son chapeau et son cache-nez. +A-t-on jamais vu des patrons se ficher du monde comme ça ! Il y a deux heures que j’attends mes appointements. -Nous étions une dizaine dans le bureau. +Nous étions une dizaine dans le bureau. Ah bien, oui ! faites le pied de grue, mes agneaux... -Monsieur Manoury est enfin arrivé, en voiture, de chez quelque gueuse, bien sûr. -Ces facteurs, ça vole, ça se goberge... -Et encore, il m’a tout donné en grosse monnaie, ce cochon-là. -Robine épousait la querelle de Logre, d’un léger mouvement de paupières. +Monsieur Manoury est enfin arrivé, en voiture, de chez quelque gueuse, bien sûr. +Ces facteurs, ça vole, ça se goberge... +Et encore, il m’a tout donné en grosse monnaie, ce cochon-là. +Robine épousait la querelle de Logre, d’un léger mouvement de paupières. Le bossu, brusquement, trouva une victime. Rose ! appela-t-il, en se penchant hors du cabinet. Vous me voyez entrer et vous ne m’apportez pas mon mazagran... Gavard commanda deux autres mazagrans. -Il but une gorgée, il se calma un peu. +Il but une gorgée, il se calma un peu. C’est Charvet, dit-il au bout d’un instant, qui doit en avoir assez... -Il attend Clémence sur le trottoir. -Mais Charvet entra, suivi de Clémence. +Il attend Clémence sur le trottoir. +Mais Charvet entra, suivi de Clémence. Il se disait professeur libre. -En politique, il était hébertiste. -Robine approuvait tout, des paupières. -Logre seul tenait quelquefois tête à Charvet, sur la question des salaires. -Alors, Gavard présenta Florent à ces messieurs, particulièrement à Charvet. -Charvet lui-même fut presque aimable. -Il faudra faire nos comptes, dit-il à demi-voix. +En politique, il était hébertiste. +Robine approuvait tout, des paupières. +Logre seul tenait quelquefois tête à Charvet, sur la question des salaires. +Alors, Gavard présenta Florent à ces messieurs, particulièrement à Charvet. +Charvet lui-même fut presque aimable. +Il faudra faire nos comptes, dit-il à demi-voix. Certainement, ce soir, murmura-t-elle. -D’ailleurs, ça doit se balancer. -Elle est belle, sa prospérité, dit Charvet. -Tout le monde crève la faim. -Le commerce va très-mal, affirma Gavard. -reprit Clémence, qui se piquait de littérature. -Robine lui-même laissa échapper un petit rire, du fond de sa barbe. -La conversation s’échauffait. -On en vint au corps législatif, qu’on traita très-mal. -Puis, sur un mot de Gavard, on arriva à parler des femmes. +D’ailleurs, ça doit se balancer. +Elle est belle, sa prospérité, dit Charvet. +Tout le monde crève la faim. +Le commerce va très-mal, affirma Gavard. +reprit Clémence, qui se piquait de littérature. +Robine lui-même laissa échapper un petit rire, du fond de sa barbe. +La conversation s’échauffait. +On en vint au corps législatif, qu’on traita très-mal. +Puis, sur un mot de Gavard, on arriva à parler des femmes. Le mariage est une association... -Tout par moitié, n’est-ce pas, Clémence ? -Puis, la politique aidant, leurs chaises se rapprochèrent, ils firent partie de la société. -Alexandre avait une belle gaieté ronde de colosse, un air de grand enfant heureux. +Tout par moitié, n’est-ce pas, Clémence ? +Puis, la politique aidant, leurs chaises se rapprochèrent, ils firent partie de la société. +Alexandre avait une belle gaieté ronde de colosse, un air de grand enfant heureux. Doucement, elle avait fini par se placer contre la cloison, lorsque Gavard la reconnut. Fermez donc la porte, Florent, dit-il brutalement. -On ne peut pas être chez soi. -À minuit, en sortant, Lacaille échangea quelques mots à voix basse avec monsieur Lebigre. -La personne qui prête ne veut plus à moins... +On ne peut pas être chez soi. +À minuit, en sortant, Lacaille échangea quelques mots à voix basse avec monsieur Lebigre. +La personne qui prête ne veut plus à moins... N’oubliez pas aussi que vous devez trois jours de voiture. Il faudra tout payer. -Monsieur Lebigre souhaita le bonsoir à ces messieurs. -Il la bouscula, il lui commanda d’aller éteindre le gaz, dans le cabinet. -Sur le trottoir, Gavard trébucha, faillit tomber. -Cela parut très-drôle, et l’on se sépara. +Monsieur Lebigre souhaita le bonsoir à ces messieurs. +Il la bouscula, il lui commanda d’aller éteindre le gaz, dans le cabinet. +Sur le trottoir, Gavard trébucha, faillit tomber. +Cela parut très-drôle, et l’on se sépara. Le soir, en rentrant, il ne se couchait pas tout de suite. -Cela le rafraîchissait, le ramenait à des rêves de jeunesse. -En bas, confusément, les toitures des Halles étalaient leurs nappes grises. -Il s’oubliait, il rêvait chaque soir une côte nouvelle. -Puis, tout frissonnant, il refermait la fenêtre. -Les premières semaines que Florent passa au pavillon de la marée furent très-pénibles. -Les Méhudin venaient de Rouen. +Cela le rafraîchissait, le ramenait à des rêves de jeunesse. +En bas, confusément, les toitures des Halles étalaient leurs nappes grises. +Il s’oubliait, il rêvait chaque soir une côte nouvelle. +Puis, tout frissonnant, il refermait la fenêtre. +Les premières semaines que Florent passa au pavillon de la marée furent très-pénibles. +Les Méhudin venaient de Rouen. Elle ne quitta plus la poissonnerie. -La mère Méhudin, selon les commérages du quartier, devait avoir fait une grosse fortune. +La mère Méhudin, selon les commérages du quartier, devait avoir fait une grosse fortune. Plus tard, ses deux filles ne s’entendirent pas. -Comme elles auraient certainement fini par se battre, la mère les sépara. -Elle céda à Louise son banc de marée. -Claire était une créature fantasque, très-douce, et en continuelle querelle. -Elle n’en faisait jamais qu’à sa tête, disait-on. -Louise, la belle Normande, s’était montrée plus tendre. +Comme elles auraient certainement fini par se battre, la mère les sépara. +Elle céda à Louise son banc de marée. +Claire était une créature fantasque, très-douce, et en continuelle querelle. +Elle n’en faisait jamais qu’à sa tête, disait-on. +Louise, la belle Normande, s’était montrée plus tendre. Elle n’en accoucha pas moins sept mois plus tard d’un gros enfant. -Dans l’entourage des Méhudin, on considérait la belle Normande comme veuve. -La vieille poissonnière disait parfois : « Quand mon gendre vivait... -Les Méhudin étaient une puissance. +Dans l’entourage des Méhudin, on considérait la belle Normande comme veuve. +La vieille poissonnière disait parfois : « Quand mon gendre vivait... +Les Méhudin étaient une puissance. La tactique de la belle Normande fut de l’attirer dans quelque querelle. -Elle avait juré qu’il ne garderait pas sa place quinze jours. -Nous avons plus de goût qu’elle. +Elle avait juré qu’il ne garderait pas sa place quinze jours. +Nous avons plus de goût qu’elle. Il est affreux, son homme ! -Mais, un matin, fatalement, la guerre éclata. +Mais, un matin, fatalement, la guerre éclata. Il faut jeter cette raie, dit Florent en s’approchant. La belle Normande eut un petit rire. -Ce n’est pas vous qui la lui payerez, peut-être ! +Ce n’est pas vous qui la lui payerez, peut-être ! Les autres marchandes ricanaient. -Il sentait, autour de lui, une révolte sourde qui attendait un mot pour éclater. +Il sentait, autour de lui, une révolte sourde qui attendait un mot pour éclater. Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. -Les faces rouges le dévisageaient. -Parmi ces femelles lâchées, il avait pourtant une amie. -Claire déclarait nettement que le nouvel inspecteur était un brave homme. +Les faces rouges le dévisageaient. +Parmi ces femelles lâchées, il avait pourtant une amie. +Claire déclarait nettement que le nouvel inspecteur était un brave homme. Quand il passait, dans les gros mots de ses voisines, elle lui souriait. -Un matin, surtout, elle fut très-aimable. +Un matin, surtout, elle fut très-aimable. Attendez, dit-elle, vous allez voir. -Elle est énorme, crut devoir dire Florent. +Elle est énorme, crut devoir dire Florent. J’en ai rarement vu d’aussi belle. Alors, elle lui avoua que, dans les commencements, elle avait eu peur des anguilles. -Et, à côté, elle en prit une, plus petite. -L’anguille, aux deux bouts de son poing fermé, se tordait. +Et, à côté, elle en prit une, plus petite. +L’anguille, aux deux bouts de son poing fermé, se tordait. Cela la faisait rire. De chaque doigt, de grosses gouttes tombaient. Ah ! dit-elle brusquement, il faut que je vous fasse voir aussi mes carpes. -Elle imagina d’introduire son pouce dans un des bâillements de la bouche. -Ça ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, ça n’est pas méchant... -C’est comme les écrevisses, moi je ne les crains pas. +Elle imagina d’introduire son pouce dans un des bâillements de la bouche. +Ça ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, ça n’est pas méchant... +C’est comme les écrevisses, moi je ne les crains pas. Il me couperait les doigts comme avec un couteau. -Cette sympathie de Claire était une mince consolation pour Florent. -L’injustice du marché envers l’inspecteur l’outrait de colère. +Cette sympathie de Claire était une mince consolation pour Florent. +L’injustice du marché envers l’inspecteur l’outrait de colère. La guerre, cependant, continuait, plus cruelle chaque jour. -Il s’inquiétait de ce qu’elle dirait, de ce qu’elle penserait. -Cette Normande est la dernière des dernières... -Tenez, je la mettrais à pied, moi ! -Il n’y a encore que l’autorité, entendez-vous, Florent. -Vous avez tort, avec vos idées. +Il s’inquiétait de ce qu’elle dirait, de ce qu’elle penserait. +Cette Normande est la dernière des dernières... +Tenez, je la mettrais à pied, moi ! +Il n’y a encore que l’autorité, entendez-vous, Florent. +Vous avez tort, avec vos idées. Faites un coup de force, vous verrez comme tout le monde sera sage. -La dernière crise fut terrible. +La dernière crise fut terrible. Venez donc me voir, je vous arrangerai... Voulez-vous une paire de soles, un beau turbot ? -Puis, comme à regret : — Et combien ? -Quinze francs, répondit la poissonnière. +Puis, comme à regret : — Et combien ? +Quinze francs, répondit la poissonnière. Alors l’autre remit vite le poisson sur le marbre. Elle parut se sauver. Mais la belle Normande la retint. Voyons, dites votre prix. Non, non, c’est trop cher. Si vous voulez huit francs ? -La mère Méhudin, qui sembla s’éveiller, eut un rire inquiétant. -On t’en donnera, ma petite, pour te tenir la peau fraîche, la nuit. -La belle Normande, d’un air offensé, tournait la tête. -Mais la bonne revint deux fois, offrit neuf francs, alla jusqu’à dix francs. -La bonne se planta devant le banc, causant amicalement avec la mère Méhudin. +La mère Méhudin, qui sembla s’éveiller, eut un rire inquiétant. +On t’en donnera, ma petite, pour te tenir la peau fraîche, la nuit. +La belle Normande, d’un air offensé, tournait la tête. +Mais la bonne revint deux fois, offrit neuf francs, alla jusqu’à dix francs. +La bonne se planta devant le banc, causant amicalement avec la mère Méhudin. Madame Taboureau se montrait si exigeante ! Videz-la-moi bien, n’est-ce pas ? dit-elle en s’interrompant. -Un flot de paroles entrecoupées sortit de sa gorge serrée encore par les larmes. +Un flot de paroles entrecoupées sortit de sa gorge serrée encore par les larmes. Madame Taboureau n’en veut pas. Elle dit qu’elle ne peut pas la servir. -Vous voyez bien qu’elle est abîmée. -Moi, je ne l’ai pas retournée, j’ai eu confiance... +Vous voyez bien qu’elle est abîmée. +Moi, je ne l’ai pas retournée, j’ai eu confiance... Rendez-moi mes dix francs. -On regarde la marchandise, répondit tranquillement la belle Normande. -Et, comme l’autre haussait la voix, la mère Méhudin se leva. +On regarde la marchandise, répondit tranquillement la belle Normande. +Et, comme l’autre haussait la voix, la mère Méhudin se leva. Vous allez nous ficher la paix, n’est-ce pas ? -On ne reprend pas un poisson qui a traîné chez les gens. -Puis, éclatant en sanglots : — Vous êtes deux voleuses, oui, deux voleuses ! +On ne reprend pas un poisson qui a traîné chez les gens. +Puis, éclatant en sanglots : — Vous êtes deux voleuses, oui, deux voleuses ! Madame Taboureau me l’a bien dit. Alors, ce fut formidable. -La mère et la fille, furibondes, les poings en avant, se soulagèrent. -Et tes boucles d’oreilles, combien qu’elles coûtent ?... -On voit que tu gagnes ça sur le dos. -Pardi ! elle fait son quart au coin de la rue de Mondétour. -Le pavillon s’insurgeait décidément. -Mais la mère Méhudin était lancée. -Cette brutalité jeta Florent hors de lui. +La mère et la fille, furibondes, les poings en avant, se soulagèrent. +Et tes boucles d’oreilles, combien qu’elles coûtent ?... +On voit que tu gagnes ça sur le dos. +Pardi ! elle fait son quart au coin de la rue de Mondétour. +Le pavillon s’insurgeait décidément. +Mais la mère Méhudin était lancée. +Cette brutalité jeta Florent hors de lui. Je vous ferai retirer votre permission, entendez-vous ! -La vieille étouffait de rage. +La vieille étouffait de rage. La fille restait muette, toute blanche. -Elle, la belle Normande, chassée de son banc ! -D’ailleurs, elles retrouvèrent le pavillon calmé, rentré dans l’ordre. -Elle cherchait quelque chose de très-méchant, qui frappât sa rivale au cœur. +Elle, la belle Normande, chassée de son banc ! +D’ailleurs, elles retrouvèrent le pavillon calmé, rentré dans l’ordre. +Elle cherchait quelque chose de très-méchant, qui frappât sa rivale au cœur. Son enfant grandissait librement au milieu de la poissonnerie. -Et le nom de Muche lui était resté. -Muche par-ci, Muche par-là. +Et le nom de Muche lui était resté. +Muche par-ci, Muche par-là. Il avait pour les eaux ruisselantes des tendresses de petit poisson. -Il se traînait dans les mares des allées, recevait l’égouttement des tables. -Souvent, il ouvrait sournoisement un robinet, heureux de l’éclaboussement du jet. +Il se traînait dans les mares des allées, recevait l’égouttement des tables. +Souvent, il ouvrait sournoisement un robinet, heureux de l’éclaboussement du jet. passaient dans le filet de cristal de sa voix d’enfant de chœur. -Les poissonnières riaient aux larmes. -Lui, encouragé, ne plaçait plus deux mots sans mettre un « nom de Dieu ! -L’hiver venait ; Muche fut frileux, cette année-là. -C’était de ce poêle dont Muche rêvait. +Les poissonnières riaient aux larmes. +Lui, encouragé, ne plaçait plus deux mots sans mettre un « nom de Dieu ! +L’hiver venait ; Muche fut frileux, cette année-là. +C’était de ce poêle dont Muche rêvait. Florent adorait les enfants. -La première conversation de Muche l’étonna profondément. +La première conversation de Muche l’étonna profondément. Il fait un froid du tonnerre de Dieu. -Dès le troisième jour, il apporta un alphabet. +Dès le troisième jour, il apporta un alphabet. Muche le ravit par son intelligence. Il apprit ses lettres avec la verve parisienne d’un enfant des rues. Les images de l’alphabet l’amusaient extraordinairement. Le plus souvent, il riait. -Le bon ami Florent avait dessiné des arbres et des hommes dans des cabanes. -Elle était très-faible, avec sa carrure et son air hardi. -Ah ! non, répondit l’enfant. -Dès lors, l’enfant, chaque jour, eut une commission. -Elle fut très-douce, très-complimenteuse. -Florent resta plus embarrassé qu’elle. -Ils ne parlèrent que de l’enfant. +Le bon ami Florent avait dessiné des arbres et des hommes dans des cabanes. +Elle était très-faible, avec sa carrure et son air hardi. +Ah ! non, répondit l’enfant. +Dès lors, l’enfant, chaque jour, eut une commission. +Elle fut très-douce, très-complimenteuse. +Florent resta plus embarrassé qu’elle. +Ils ne parlèrent que de l’enfant. Puis, elle parla d’argent. -Lui, rougit, déclara qu’il n’irait pas, s’il était question de cela. +Lui, rougit, déclara qu’il n’irait pas, s’il était question de cela. Alors, elle se promit de le payer en cadeaux, avec de beaux poissons. Ce fut la paix. -La belle Normande prit même Florent sous sa protection. -Il en fut tellement surpris, qu’il en parla à la Normande. -Laissez donc ! dit celle-ci, c’est une toquée... +La belle Normande prit même Florent sous sa protection. +Il en fut tellement surpris, qu’il en parla à la Normande. +Laissez donc ! dit celle-ci, c’est une toquée... Elle n’est jamais de l’avis des autres. -C’est pour me faire enrager, ce qu’elle a fait là. -Muche n’était jamais allé qu’en blouse débraillée. -La glace avait fondu, le temps était tiède. -Cette pièce lui plaisait, avec sa nudité, sa petitesse de cabine. -Toutes ses journées se ressemblaient. -Il marchait dans les mêmes bruits, dans les mêmes odeurs. -Puis, l’après-midi, les Halles se calmaient, s’endormaient. -S’il sortait, s’il traversait la poissonnerie, il la trouvait presque déserte. -Ce n’était plus l’écrasement, les poussées, le brouhaha de dix heures. -Les premiers mois, il ne souffrit pas trop de cette odeur pénétrante. -Jusqu’en février, le pavillon resta lamentable, hérissé, désolé, dans son linceul de glace. -Mais vinrent les dégels, les temps mous, les brouillards et les pluies de mars. -Puanteur vague encore, douceur écœurante d’humidité, traînant au ras du sol. +C’est pour me faire enrager, ce qu’elle a fait là. +Muche n’était jamais allé qu’en blouse débraillée. +La glace avait fondu, le temps était tiède. +Cette pièce lui plaisait, avec sa nudité, sa petitesse de cabine. +Toutes ses journées se ressemblaient. +Il marchait dans les mêmes bruits, dans les mêmes odeurs. +Puis, l’après-midi, les Halles se calmaient, s’endormaient. +S’il sortait, s’il traversait la poissonnerie, il la trouvait presque déserte. +Ce n’était plus l’écrasement, les poussées, le brouhaha de dix heures. +Les premiers mois, il ne souffrit pas trop de cette odeur pénétrante. +Jusqu’en février, le pavillon resta lamentable, hérissé, désolé, dans son linceul de glace. +Mais vinrent les dégels, les temps mous, les brouillards et les pluies de mars. +Puanteur vague encore, douceur écœurante d’humidité, traînant au ras du sol. Les bancs de vente fumaient. Florent souffrit alors de cet entassement de nourriture, au milieu duquel il vivait. -Les dégoûts de la charcuterie lui revinrent, plus intolérables. -Il avait supporté des puanteurs aussi terribles ; mais elles ne venaient pas du ventre. +Les dégoûts de la charcuterie lui revinrent, plus intolérables. +Il avait supporté des puanteurs aussi terribles ; mais elles ne venaient pas du ventre. Cette source souterraine, ce ruisseau causant dans l’ombre, le calmait. -Il était bon enfant pourtant, ne s’effarouchait guère. -Les femmes seules le gênaient. -À elle, il aurait tout conté. +Il était bon enfant pourtant, ne s’effarouchait guère. +Les femmes seules le gênaient. +À elle, il aurait tout conté. Balthazar avait de la crotte jusqu’au ventre. Et elle le plaignait, elle s’apitoyait, en l’essuyant avec de vieux tabliers. -Ces bêtes, disait-elle, c’est très-douillet ; ça prend des coliques pour un rien... +Ces bêtes, disait-elle, c’est très-douillet ; ça prend des coliques pour un rien... Ah ! mon pauvre vieux Balthazar ! -Balthazar allait à l’auberge. -Elle, restait sous l’averse, pour vendre ses légumes. +Balthazar allait à l’auberge. +Elle, restait sous l’averse, pour vendre ses légumes. Le carreau se changeait en une mare de boue liquide. -Ce n’était plus les verdures superbes des claires matinées. -Alors, les matinées pluvieuses désespérèrent Florent. -Il songeait à madame François. -Il s’échappait, allait causer un instant avec elle. +Ce n’était plus les verdures superbes des claires matinées. +Alors, les matinées pluvieuses désespérèrent Florent. +Il songeait à madame François. +Il s’échappait, allait causer un instant avec elle. Mais il ne la trouvait jamais triste. Elle sentait la terre, le foin, le grand air, le grand ciel. -Il faudra venir à Nanterre, mon garçon, disait-elle. +Il faudra venir à Nanterre, mon garçon, disait-elle. Vous verrez mon potager ; j’ai mis des bordures de thym partout... -Ça pue, dans votre gueux de Paris ! +Ça pue, dans votre gueux de Paris ! Et elle s’en allait, ruisselante. -Florent était tout rafraîchi, quand il la quittait. +Florent était tout rafraîchi, quand il la quittait. Il tenta aussi le travail, pour combattre les angoisses nerveuses dont il souffrait. -Fatalement, Florent revint à la politique. -Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise. +Fatalement, Florent revint à la politique. +Les Halles géantes, les nourritures débordantes et fortes, avaient hâté la crise. La haine le reprit tout entier. -Souvent, il laissait tomber sa plume, il rêvait. +Souvent, il laissait tomber sa plume, il rêvait. Florent lui ouvrait avec quelque impatience. -Un soir, en souriant, il lui demanda s’il avait deviné juste. -Peut-être bien, répondit Auguste très-surpris de la découverte qu’il faisait lui-même. -Je n’avais jamais songé à cela. +Un soir, en souriant, il lui demanda s’il avait deviné juste. +Peut-être bien, répondit Auguste très-surpris de la découverte qu’il faisait lui-même. +Je n’avais jamais songé à cela. Je venais vous voir sans savoir... -Ah bien ! si je disais ça à Augustine, c’est elle qui rirait... -Quand on doit se marier, on ne songe guère aux bêtises. -Chaque mois, il allait à Clamart voir monsieur Verlaque. -C’était presque une joie pour lui. +Ah bien ! si je disais ça à Augustine, c’est elle qui rirait... +Quand on doit se marier, on ne songe guère aux bêtises. +Chaque mois, il allait à Clamart voir monsieur Verlaque. +C’était presque une joie pour lui. Mais les jours se passaient, des rechutes se produisaient. Puis, on parlait d’autre chose, l’argent restait sur la table. -Quand Florent partait, madame Verlaque l’accompagnait jusqu’à la porte de la rue. -Elle était petite, molle, très-larmoyante. -Cette conversation dolente gênait beaucoup Florent. -Les premières fois, il ne comprit pas. +Quand Florent partait, madame Verlaque l’accompagnait jusqu’à la porte de la rue. +Elle était petite, molle, très-larmoyante. +Cette conversation dolente gênait beaucoup Florent. +Les premières fois, il ne comprit pas. Le mari l’ignorait sans doute, la femme lui baisait les mains. Ce diable de Verlaque se moque de vous, disait parfois Gavard. Il se dorlote, maintenant que vous lui faites des rentes. D’ailleurs, Florent n’avait aucun besoin. Les Quenu lui donnaient toujours la table et le coucher. -Chez les Méhudin, il arrivait avec sa douceur un peu roide de professeur. +Chez les Méhudin, il arrivait avec sa douceur un peu roide de professeur. Le vieux logis lui plaisait. -Les Méhudin occupaient tout le second étage. -La vieille s’entêtait, disait qu’elle avait vécu là, qu’elle mourrait là. -Quand Florent se présentait, les Méhudin achevaient de dîner. +Les Méhudin occupaient tout le second étage. +La vieille s’entêtait, disait qu’elle avait vécu là, qu’elle mourrait là. +Quand Florent se présentait, les Méhudin achevaient de dîner. Muche lui sautait au cou. Il restait un instant assis, avec l’enfant bavardant entre les jambes. La belle Normande lui faisait un bon accueil. Elle ne le trouvait plus laid du tout. Si bien qu’elle devint comme jalouse de la belle Lisa. -Elle avançait sa chaise davantage, regardait Florent d’un sourire embarrassant. -Tiens ! voilà un pâté, maintenant ! -La leçon était interrompue. -Muche, intéressé, regardait sa mère lever les bras. -Florent écoutait, riait même, avec l’idée que les femmes étaient bien drôles. -La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa l’amusait. -Muche, cependant, achevait sa page d’écriture. +Elle avançait sa chaise davantage, regardait Florent d’un sourire embarrassant. +Tiens ! voilà un pâté, maintenant ! +La leçon était interrompue. +Muche, intéressé, regardait sa mère lever les bras. +Florent écoutait, riait même, avec l’idée que les femmes étaient bien drôles. +La rivalité de la belle Normande et de la belle Lisa l’amusait. +Muche, cependant, achevait sa page d’écriture. La souffrance du juste est la condamnation du pervers... Quand l’heure sonnera, le coupable tombera. -Muche aurait copié le Contrat social. -Elle continuait à nourrir contre Florent une rancune terrible. -D’ailleurs, chaque soir, la querelle recommençait. -Tu as beau dire, répétait la vieille, il a l’œil faux... -Puis, les maigres, je m’en défie. +Muche aurait copié le Contrat social. +Elle continuait à nourrir contre Florent une rancune terrible. +D’ailleurs, chaque soir, la querelle recommençait. +Tu as beau dire, répétait la vieille, il a l’œil faux... +Puis, les maigres, je m’en défie. Un homme maigre, c’est capable de tout. -Jamais je n’en ai rencontré un de bon... -Et pas beau avec ça ! +Jamais je n’en ai rencontré un de bon... +Et pas beau avec ça ! Elle disait cela, parce qu’elle voyait bien comment tournaient les choses. -Je fais ce qu’il me plaît. +Je fais ce qu’il me plaît. Ce n’est pas vrai, d’ailleurs. Fichez-moi la paix. Elle rentrait dans sa chambre en faisant claquer la porte. Elle avait pris dans la maison un pouvoir dont elle abusait. -Mais celui-ci avait encore chez les Méhudin une ennemie plus rude. -On l’entendait donner les deux tours à la serrure, avec une rage froide. -Il la vit très-rouge, qui le regardait. -Florent ne songeait guère à ces belles filles. -Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. +Mais celui-ci avait encore chez les Méhudin une ennemie plus rude. +On l’entendait donner les deux tours à la serrure, avec une rage froide. +Il la vit très-rouge, qui le regardait. +Florent ne songeait guère à ces belles filles. +Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. Mais jamais il n’alla plus loin. Ses os de maigre avaient une angoisse, au contact des poitrines grasses. -Mademoiselle Saget, quant à elle, jurait ses grands dieux qu’il était son amant. -Elle s’était fâchée avec la belle Normande, pour une limande de dix sous. -Depuis cette brouille, elle témoignait une grande amitié à la belle Lisa. +Mademoiselle Saget, quant à elle, jurait ses grands dieux qu’il était son amant. +Elle s’était fâchée avec la belle Normande, pour une limande de dix sous. +Depuis cette brouille, elle témoignait une grande amitié à la belle Lisa. Tous les matins, elle lui donna alors des nouvelles de la rue Pirouette. -La Normande l’a appelé « mon chéri » dans l’escalier. +La Normande l’a appelé « mon chéri » dans l’escalier. Elle mentait un peu pour rester et se chauffer les mains plus longtemps. -C’était une honte ; maintenant, le cousin allait d’un lit à l’autre. +C’était une honte ; maintenant, le cousin allait d’un lit à l’autre. Je l’ai vu, dit-elle. -Toute la nuit, j’entends les deux portes, ça ne finit pas... -Lisa faisait une moue de mépris. +Toute la nuit, j’entends les deux portes, ça ne finit pas... +Lisa faisait une moue de mépris. Elle parlait peu, n’encourageant les bavardages de mademoiselle Saget que par son silence. -Se peut-il qu’il y ait des femmes comme ça ! -Ensuite, elle se faisait très-tolérante pour le cousin. +Se peut-il qu’il y ait des femmes comme ça ! +Ensuite, elle se faisait très-tolérante pour le cousin. Et elle posait des questions sans en avoir l’air. -Mais Lisa ne jugeait jamais le cousin, haussait les épaules, pinçait les lèvres. -Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pour essuyer l’étuve. -La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors formidable. -Une de leurs rencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. -Elles trônaient alors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et leurs bijoux. -Dès le matin, la bataille commençait. -Tiens ! la grosse vache est levée ! criait la belle Normande. -Elle se ficelle comme ses saucissons, cette femme-là... -Elle est toute déformée, avec la vie qu’elle mène... +Mais Lisa ne jugeait jamais le cousin, haussait les épaules, pinçait les lèvres. +Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pour essuyer l’étuve. +La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors formidable. +Une de leurs rencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. +Elles trônaient alors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et leurs bijoux. +Dès le matin, la bataille commençait. +Tiens ! la grosse vache est levée ! criait la belle Normande. +Elle se ficelle comme ses saucissons, cette femme-là... +Elle est toute déformée, avec la vie qu’elle mène... Est-ce que vous apercevez ses boucles d’oreilles ? Je crois qu’elle a ses grandes poires, n’est-ce pas ? -Ça fait pitié, des brillants, à des filles comme ça. -Pour ce que ça lui coûte ! répondait complaisamment Augustine. -C’était l’heure qui décidait du succès de la journée. -Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas de son garçon, qui va nu-pieds... +Ça fait pitié, des brillants, à des filles comme ça. +Pour ce que ça lui coûte ! répondait complaisamment Augustine. +C’était l’heure qui décidait du succès de la journée. +Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas de son garçon, qui va nu-pieds... Voyez-vous cette demoiselle, avec ses mains rouges puant le poisson ! Elle, tricotait, d’ordinaire. -Si son cocu attend ça pour avoir chaud aux pieds ! -Elles en vinrent à défendre à leurs enfants de se parler. -Est-ce qu’on sait, dit-elle, avec ces enfants mal élevés !... +Si son cocu attend ça pour avoir chaud aux pieds ! +Elles en vinrent à défendre à leurs enfants de se parler. +Est-ce qu’on sait, dit-elle, avec ces enfants mal élevés !... L’enfant avait sept ans. -Mademoiselle Saget, qui se trouvait là, ajouta : — Vous avez bien raison. -Il est toujours fourré avec les petites du quartier, ce garnement... -On l’a trouvé dans une cave, avec la fille du charbonnier. +Mademoiselle Saget, qui se trouvait là, ajouta : — Vous avez bien raison. +Il est toujours fourré avec les petites du quartier, ce garnement... +On l’a trouvé dans une cave, avec la fille du charbonnier. Elle voulait aller tout casser chez les Quenu-Gradelle. -Puis, elle se contenta de donner le fouet à Muche. -Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu auras affaire à moi ! -Mais la véritable victime des deux femmes était Florent. -Le dîner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. -La netteté de la salle à manger prenait un caractère aigu et cassant. -Cependant, il avait une belle simplicité qui l’empêchait de voir. +Puis, elle se contenta de donner le fouet à Muche. +Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu auras affaire à moi ! +Mais la véritable victime des deux femmes était Florent. +Le dîner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. +La netteté de la salle à manger prenait un caractère aigu et cassant. +Cependant, il avait une belle simplicité qui l’empêchait de voir. Partout, il vantait la douceur de Lisa. -Elle restait très douce, en effet. -Ça ne vous profite pas. +Elle restait très douce, en effet. +Ça ne vous profite pas. Jamais, d’ailleurs, elle ne parlait devant lui de la belle Normande. -Après le dessert, ils demeuraient là un instant. -Elle était tout près de lui. -Pas un frisson ne faisait faire un pli à son corsage tendu. -Lisa évitait de parler de Florent à Quenu. -Elle faisait, d’habitude, grand étalage de patience. -Elle fit remarquer un jour à Quenu : — On n’est plus seuls. -J’ai encore été obligée de lui donner trois vieilles chemises à toi. -Bah ! ça ne fait rien, répondit Quenu, il n’est pas difficile, mon frère... -Qu’il le dépense bien ou mal, ce n’est pas notre affaire. -Elle était persuadée qu’il mangeait ses appointements chez les Méhudin. -La belle Normande avait fait cadeau à Florent d’un saumon, superbe. -Vous en ferez un pâté, dit-il ingénument. -Dieu merci ! il y a assez à manger ici !... -Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent, étonné de sa colère ; je le mangerai. -La maison n’est pas une auberge, peut-être ! +Après le dessert, ils demeuraient là un instant. +Elle était tout près de lui. +Pas un frisson ne faisait faire un pli à son corsage tendu. +Lisa évitait de parler de Florent à Quenu. +Elle faisait, d’habitude, grand étalage de patience. +Elle fit remarquer un jour à Quenu : — On n’est plus seuls. +J’ai encore été obligée de lui donner trois vieilles chemises à toi. +Bah ! ça ne fait rien, répondit Quenu, il n’est pas difficile, mon frère... +Qu’il le dépense bien ou mal, ce n’est pas notre affaire. +Elle était persuadée qu’il mangeait ses appointements chez les Méhudin. +La belle Normande avait fait cadeau à Florent d’un saumon, superbe. +Vous en ferez un pâté, dit-il ingénument. +Dieu merci ! il y a assez à manger ici !... +Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent, étonné de sa colère ; je le mangerai. +La maison n’est pas une auberge, peut-être ! Moi, je n’ai pas envie d’empester mes casseroles... Remportez-le, entendez-vous ! -Elle l’aurait pris et jeté à la rue. -Et, un soir, dans le cabinet vitré, on mangea le pâté. -Gavard paya des huîtres. -Il y trouvait un milieu surchauffé, où ses fièvres politiques battaient à l’aise. -C’était pour lui comme une jouissance toute sensuelle. -À la vérité, il se passait des choses très-graves dans le cabinet. -Charvet et Florent restaient naturellement les voix le plus écoutées. +Elle l’aurait pris et jeté à la rue. +Et, un soir, dans le cabinet vitré, on mangea le pâté. +Gavard paya des huîtres. +Il y trouvait un milieu surchauffé, où ses fièvres politiques battaient à l’aise. +C’était pour lui comme une jouissance toute sensuelle. +À la vérité, il se passait des choses très-graves dans le cabinet. +Charvet et Florent restaient naturellement les voix le plus écoutées. Ses paroles devenaient des actes de foi. -Mais Charvet se trouvait très-piqué de cet avantage. -Il laissait même entendre que ceux qui se font prendre sont des imbéciles. -Cette jalousie sourde en fit l’adversaire systématique de Florent. +Mais Charvet se trouvait très-piqué de cet avantage. +Il laissait même entendre que ceux qui se font prendre sont des imbéciles. +Cette jalousie sourde en fit l’adversaire systématique de Florent. Les discussions finissaient toujours par se circonscrire entre eux deux. -Nous sommes vainqueurs, n’est-ce pas ?... commençait Gavard. +Nous sommes vainqueurs, n’est-ce pas ?... commençait Gavard. Et, le triomphe une fois bien entendu, chacun donnait son avis. Il y avait deux camps. -Charvet, qui professait l’hébertisme, avait avec lui Logre et Robine. +Charvet, qui professait l’hébertisme, avait avec lui Logre et Robine. Le tronc est pourri, on doit l’abattre. Tout sera fichu par terre, c’est moi qui vous le dis... Robine approuvait de la barbe. -Son silence jouissait, quand les propositions devenaient tout à fait révolutionnaires. -Et je vous défie bien d’arrêter cette revendication du peuple. +Son silence jouissait, quand les propositions devenaient tout à fait révolutionnaires. +Et je vous défie bien d’arrêter cette revendication du peuple. Le peuple est las, il veut sa part. Ces paroles enthousiasmaient Alexandre. -Et nous voulons notre part, ajoutait Lacaille, d’un air plus menaçant. -Toutes les révolutions, c’est pour les bourgeois. -Il y en a assez, à la fin. -À la première, ce sera pour nous. +Et nous voulons notre part, ajoutait Lacaille, d’un air plus menaçant. +Toutes les révolutions, c’est pour les bourgeois. +Il y en a assez, à la fin. +À la première, ce sera pour nous. Alors, on ne s’entendait plus. Gavard offrait de partager. -Logre refusait, en jurant qu’il ne tenait pas à l’argent. -Il est mauvais que le peuple soit égoïste. +Logre refusait, en jurant qu’il ne tenait pas à l’argent. +Il est mauvais que le peuple soit égoïste. S’il nous aide, il aura sa part... -Puis, la question n’est pas là. +Puis, la question n’est pas là. Au fond, elle se croyait beaucoup plus forte que ces messieurs. -C’était un homme pour eux. -On lui donnait des poignées de main à lui démancher le bras. +C’était un homme pour eux. +On lui donnait des poignées de main à lui démancher le bras. Un soir, Florent assista aux fameux comptes. -Mais elle dit que non, qu’il fallait savoir où ils en étaient auparavant. -Tu me les rendras le cinq, sur les leçons du petit Léhudier. -Si les discussions n’aboutissaient guère, elles tenaient ces messieurs en haleine. -Pas de danger, répondait tranquillement monsieur Lebigre ; ce sont des messieurs qui causent. -Là, il approuvait tout de la tête. -Florent fut très-ému. -Ils haussèrent les épaules, rirent beaucoup de ses inquiétudes. -Gavard donna sa parole d’honneur que Lebigre était « un bon, un pur. -Mais ce fut surtout Logre qui se fâcha. -Sous ses regards furibonds, les autres protestèrent du geste. -Cependant, Lacaille, en entendant traiter monsieur Lebigre d’usurier, avait baissé la tête. -Les discussions noyèrent cet incident. -Le départ, dans le froid humide de la nuit, était tout frissonnant. -Derrière eux, Rose mettait les boulons des volets. -Le complot mûrissait lentement. -Il s’en occupait très-sérieusement, prenant des notes, faisant des plans écrits. +Mais elle dit que non, qu’il fallait savoir où ils en étaient auparavant. +Tu me les rendras le cinq, sur les leçons du petit Léhudier. +Si les discussions n’aboutissaient guère, elles tenaient ces messieurs en haleine. +Pas de danger, répondait tranquillement monsieur Lebigre ; ce sont des messieurs qui causent. +Là, il approuvait tout de la tête. +Florent fut très-ému. +Ils haussèrent les épaules, rirent beaucoup de ses inquiétudes. +Gavard donna sa parole d’honneur que Lebigre était « un bon, un pur. +Mais ce fut surtout Logre qui se fâcha. +Sous ses regards furibonds, les autres protestèrent du geste. +Cependant, Lacaille, en entendant traiter monsieur Lebigre d’usurier, avait baissé la tête. +Les discussions noyèrent cet incident. +Le départ, dans le froid humide de la nuit, était tout frissonnant. +Derrière eux, Rose mettait les boulons des volets. +Le complot mûrissait lentement. +Il s’en occupait très-sérieusement, prenant des notes, faisant des plans écrits. Les autres parlaient toujours. -Quenu était absolument neuf en politique. -Mais au bout de cinq ou six soirées, il se trouva à l’unisson. -La belle Lisa s’apercevait très bien de sa hâte à s’en aller. +Quenu était absolument neuf en politique. +Mais au bout de cinq ou six soirées, il se trouva à l’unisson. +La belle Lisa s’apercevait très bien de sa hâte à s’en aller. Elle ne disait encore rien. -Elle flairait là « un coup de mistoufle. -Elle avait fini par connaître les ombres, aux mains, aux cheveux, aux vêtements. -Le lendemain, dès huit heures, mademoiselle Saget était à la charcuterie. -Maintenant la poissonnière ne valait pas gros comme ça de beurre. +Elle flairait là « un coup de mistoufle. +Elle avait fini par connaître les ombres, aux mains, aux cheveux, aux vêtements. +Le lendemain, dès huit heures, mademoiselle Saget était à la charcuterie. +Maintenant la poissonnière ne valait pas gros comme ça de beurre. Madame Lecœur en resta dolente, les yeux jaunes de bile. -Mademoiselle Saget fit une pause, espérant qu’on la questionnerait. +Mademoiselle Saget fit une pause, espérant qu’on la questionnerait. Elle ajouta plus bas : — Ils ont une femme avec eux... -Oh ! pas monsieur Quenu, je ne dis pas ça, je ne sais pas... -Elle vit avec un professeur râpé... +Oh ! pas monsieur Quenu, je ne dis pas ça, je ne sais pas... +Elle vit avec un professeur râpé... Celle-ci ne bronchait pas. -Elle avait l’air de regarder quelque chose de très-intéressant, dans les Halles. +Elle avait l’air de regarder quelque chose de très-intéressant, dans les Halles. Alors, l’autre employa les grands moyens. -Ils crient des choses à faire trembler, dans ce cabinet. -Les hommes, vraiment, ça n’est pas raisonnable, avec leur politique. -Si on les entendait, n’est-ce pas ? ça pourrait très-mal tourner pour eux. -Gavard fait ce qui lui plaît, soupira madame Lecœur. -Il ne manque plus que ça. -L’inquiétude m’achèvera, s’il se fait jamais jeter en prison. -Et une lueur parut dans ses yeux brouillés. -Vous savez, je me laisserais plutôt couper la main... +Ils crient des choses à faire trembler, dans ce cabinet. +Les hommes, vraiment, ça n’est pas raisonnable, avec leur politique. +Si on les entendait, n’est-ce pas ? ça pourrait très-mal tourner pour eux. +Gavard fait ce qui lui plaît, soupira madame Lecœur. +Il ne manque plus que ça. +L’inquiétude m’achèvera, s’il se fait jamais jeter en prison. +Et une lueur parut dans ses yeux brouillés. +Vous savez, je me laisserais plutôt couper la main... Ainsi, hier soir, monsieur Quenu disait... -Elle s’arrêta encore. -Lisa avait eu un léger mouvement. -Quenu a dit ça ? demanda-t-elle d’une voix brève. +Elle s’arrêta encore. +Lisa avait eu un léger mouvement. +Quenu a dit ça ? demanda-t-elle d’une voix brève. Et d’autres choses encore dont je ne me souviens pas. Vous comprenez, c’est moi qui l’ai entendu... -Ne vous tourmentez donc pas comme ça, madame Quenu. +Ne vous tourmentez donc pas comme ça, madame Quenu. C’est entre nous. -Lisa s’était remise. -Madame Lecœur demanda ce qu’on faisait des gens arrêtés « pour la politique. -La charcutière, au déjeuner et au dîner, évita toute allusion. -Quenu rentra, la conscience inquiète. -Il était resté sur le bord, pour ne point toucher sa femme. -Elle ne dormait toujours pas, il l’aurait juré. +Lisa s’était remise. +Madame Lecœur demanda ce qu’on faisait des gens arrêtés « pour la politique. +La charcutière, au déjeuner et au dîner, évita toute allusion. +Quenu rentra, la conscience inquiète. +Il était resté sur le bord, pour ne point toucher sa femme. +Elle ne dormait toujours pas, il l’aurait juré. Le lendemain, il dormit tard. -Qu’est-ce que tu fais là ? -Je range ces tiroirs, répondit-elle, très-calme, de sa voix ordinaire. -Il se sentit soulagé. +Qu’est-ce que tu fais là ? +Je range ces tiroirs, répondit-elle, très-calme, de sa voix ordinaire. +Il se sentit soulagé. Certainement, puisque tu t’occupes de politique, maintenant. Et tu cries cela chez un marchand de vin... Mademoiselle Saget t’a entendu. -Tout le quartier, à cette heure, sait que tu es un rouge. +Tout le quartier, à cette heure, sait que tu es un rouge. Du coup, il se recoucha. -Il n’était pas encore bien éveillé. -Moi, je n’aurai plus tard qu’à sauvegarder les intérêts de Pauline. -On a tort de croire que les femmes n’entendent rien à la politique... -Veux-tu que je te la dise, ma politique, à moi ? -C’est la politique des honnêtes gens... -C’était du propre, n’est-ce pas, en quarante-huit ? -L’oncle Gradelle, un digne homme, nous a montré ses livres de ce temps-là. +Il n’était pas encore bien éveillé. +Moi, je n’aurai plus tard qu’à sauvegarder les intérêts de Pauline. +On a tort de croire que les femmes n’entendent rien à la politique... +Veux-tu que je te la dise, ma politique, à moi ? +C’est la politique des honnêtes gens... +C’était du propre, n’est-ce pas, en quarante-huit ? +L’oncle Gradelle, un digne homme, nous a montré ses livres de ce temps-là. Il a perdu plus de six mille francs... Maintenant que nous avons l’empire, tout marche, tout se vend. Tu ne peux pas dire le contraire... Alors, qu’est-ce que vous voulez ? -Qu’est-ce que vous aurez de plus, quand vous aurez fusillé tout le monde ? +Qu’est-ce que vous aurez de plus, quand vous aurez fusillé tout le monde ? Il n’en faut plus ! -Lisa haussait toujours les épaules. -C’est tout ce que tu as à dire ? demanda-t-elle avec son beau sang-froid. -Qu’est-ce que ça me fait, ce que tu racontes là ? -Quand ce serait vrai, après ?... -Est-ce que je te conseille d’être un malhonnête homme, moi ? -Tu me ferais mettre en colère, à la fin ! -Elle était superbe et triomphante. +Lisa haussait toujours les épaules. +C’est tout ce que tu as à dire ? demanda-t-elle avec son beau sang-froid. +Qu’est-ce que ça me fait, ce que tu racontes là ? +Quand ce serait vrai, après ?... +Est-ce que je te conseille d’être un malhonnête homme, moi ? +Tu me ferais mettre en colère, à la fin ! +Elle était superbe et triomphante. S’il commet de vilaines choses, je ne veux pas le savoir. -Ce serait trop bête de se battre contre des moulins à vent... -Ça pouvait être vrai, je ne dis pas non. +Ce serait trop bête de se battre contre des moulins à vent... +Ça pouvait être vrai, je ne dis pas non. Laisse donc ! ma conscience ne me reproche rien. -C’est bon pour nos cousins, les Saccard, ce que tu dis là. -On dit que Saccard trafique dans les démolitions, qu’il vole tout le monde. -Ça ne m’étonne pas, il partait pour ça. +C’est bon pour nos cousins, les Saccard, ce que tu dis là. +On dit que Saccard trafique dans les démolitions, qu’il vole tout le monde. +Ça ne m’étonne pas, il partait pour ça. Moi, si tu veux le savoir, je n’estime pas Saccard... Elle vint s’asseoir au bord du lit. -Écoute-moi bien, reprit-elle d’une voix plus profonde. +Écoute-moi bien, reprit-elle d’une voix plus profonde. Non, n’est-ce pas ?... Tu serais coupable, si tu risquais leur bonheur. -Tu n’entends pas être le dindon de la farce, peut-être ! +Tu n’entends pas être le dindon de la farce, peut-être ! Elle n’a pas besoin de toi, la France ! -Elle riait de son beau rire, Quenu était tout à fait convaincu. -Et ne te mêle plus de juger le gouvernement, n’est-ce pas ? -Tous les gouvernements sont les mêmes, d’abord. -On soutient celui-là, on en soutiendrait un autre, c’est nécessaire. -Quenu approuvait de la tête. +Elle riait de son beau rire, Quenu était tout à fait convaincu. +Et ne te mêle plus de juger le gouvernement, n’est-ce pas ? +Tous les gouvernements sont les mêmes, d’abord. +On soutient celui-là, on en soutiendrait un autre, c’est nécessaire. +Quenu approuvait de la tête. Il voulut commencer une justification. C’est Gavard..., murmura-t-il. -Mais elle devint sérieuse, elle l’interrompit avec brusquerie. +Mais elle devint sérieuse, elle l’interrompit avec brusquerie. Non, ce n’est pas Gavard... Je sais qui c’est. -Celui-là ferait bien de songer à sa propre sûreté, avant de compromettre les autres. -C’est de Florent que tu veux parler ? demanda timidement Quenu, après un silence. -Elle ne répondit pas tout de suite. -Elle se leva, retourna au secrétaire, comme faisant effort pour se contenir. +Celui-là ferait bien de songer à sa propre sûreté, avant de compromettre les autres. +C’est de Florent que tu veux parler ? demanda timidement Quenu, après un silence. +Elle ne répondit pas tout de suite. +Elle se leva, retourna au secrétaire, comme faisant effort pour se contenir. Puis, d’une voix nette : — Oui, de Florent... Tu sais combien je suis patiente. -Pour rien au monde, je ne voudrais me mettre entre ton frère et toi. -Les liens de famille, c’est sacré. -Mais la mesure est comble, à la fin. -Depuis que ton frère est ici, tout va de mal en pis... -D’ailleurs, non, je ne veux rien dire, ça vaudra mieux. +Pour rien au monde, je ne voudrais me mettre entre ton frère et toi. +Les liens de famille, c’est sacré. +Mais la mesure est comble, à la fin. +Depuis que ton frère est ici, tout va de mal en pis... +D’ailleurs, non, je ne veux rien dire, ça vaudra mieux. Il y eut un nouveau silence. Nous le nourrissons matin et soir, nous sommes aux petits soins... Il accepte cela naturellement. -Il y a l’héritage, hasarda Quenu, qui souffrait d’entendre accuser son frère. -Lisa resta toute droite, comme étourdie. -Tu as raison, il y a l’héritage... -Voilà le compte, dans ce tiroir. -Il n’en a pas voulu, tu étais là, tu te souviens ? -Cela prouve que c’est un garçon sans cervelle et sans conduite. -Moi, je voudrais bien ne plus l’avoir, ça nous débarrasserait... -Je lui en ai déjà parlé deux fois ; mais il refuse de m’écouter. -Tu devrais le décider à le prendre, toi... -Tâche d’en causer avec lui, n’est-ce pas ? -Non, ce n’est pas un garçon comme un autre, recommença-t-elle. +Il y a l’héritage, hasarda Quenu, qui souffrait d’entendre accuser son frère. +Lisa resta toute droite, comme étourdie. +Tu as raison, il y a l’héritage... +Voilà le compte, dans ce tiroir. +Il n’en a pas voulu, tu étais là, tu te souviens ? +Cela prouve que c’est un garçon sans cervelle et sans conduite. +Moi, je voudrais bien ne plus l’avoir, ça nous débarrasserait... +Je lui en ai déjà parlé deux fois ; mais il refuse de m’écouter. +Tu devrais le décider à le prendre, toi... +Tâche d’en causer avec lui, n’est-ce pas ? +Non, ce n’est pas un garçon comme un autre, recommença-t-elle. Il n’est pas rassurant, que veux-tu ! -Je te dis ça, parce que nous en causons... -Qu’il mange, qu’il couche, qu’il nous gêne, on peut le tolérer. +Je te dis ça, parce que nous en causons... +Qu’il mange, qu’il couche, qu’il nous gêne, on peut le tolérer. Je t’avertis, tu comprends ! -Il heurtait tous ses instincts, la blessait, l’épouvantait, la rendait véritablement malheureuse. +Il heurtait tous ses instincts, la blessait, l’épouvantait, la rendait véritablement malheureuse. Je comprends qu’il veuille des coups de fusil. -Puis il ne me plaît pas, voilà ! -Il sent le poisson, le soir, à table. -Ça m’empêche de manger. -Lui, n’en perd pas une bouchée ; et pour ce que ça lui profite ! -Il ne peut pas seulement engraisser, le malheureux, tant il est rongé de méchanceté. -Elle s’était approchée de la fenêtre. -Elle vit Florent qui traversait la rue Rambuteau, pour se rendre à la poissonnerie. +Puis il ne me plaît pas, voilà ! +Il sent le poisson, le soir, à table. +Ça m’empêche de manger. +Lui, n’en perd pas une bouchée ; et pour ce que ça lui profite ! +Il ne peut pas seulement engraisser, le malheureux, tant il est rongé de méchanceté. +Elle s’était approchée de la fenêtre. +Elle vit Florent qui traversait la rue Rambuteau, pour se rendre à la poissonnerie. Quand elle se retourna, Quenu se levait. Mais Lisa eut un de ses beaux sourires. Elle le toucha beaucoup en lui donnant ses chaussettes. -On ignora toujours quelle main misérable l’avait posé là. -Il ne put dire qui était sa mère. -Jusqu’au soir, il occupa le marché. -Il s’était rassuré, il mangeait des tartines, il riait à toutes les femmes. -Lorsqu’on lui demandait : « Où est ta mère ? -Eh ! mon garçon, dit la vieille en s’arrêtant, la place est donnée... -Tu n’es donc plus avec la grande Thérèse ! +On ignora toujours quelle main misérable l’avait posé là. +Il ne put dire qui était sa mère. +Jusqu’au soir, il occupa le marché. +Il s’était rassuré, il mangeait des tartines, il riait à toutes les femmes. +Lorsqu’on lui demandait : « Où est ta mère ? +Eh ! mon garçon, dit la vieille en s’arrêtant, la place est donnée... +Tu n’es donc plus avec la grande Thérèse ! Tu es un fameux coureur, sais-tu ? -Il la regardait, avec son rire, sans la lâcher. -Elle ne put rester grondeuse, tant il était joli et bouclé. +Il la regardait, avec son rire, sans la lâcher. +Elle ne put rester grondeuse, tant il était joli et bouclé. Elle murmura : — Allons, venez, marmaille... Je vous coucherai ensemble. -Marjolin s’oublia chez la mère Chantemesse. -Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains à la taille. -La nuit, la mère Chantemesse les entendait qui bavardaient doucement. -Ils étaient les diables roses et familiers de ces rues grasses. +Marjolin s’oublia chez la mère Chantemesse. +Alors, ils grandirent ensemble, on les vit toujours les mains à la taille. +La nuit, la mère Chantemesse les entendait qui bavardaient doucement. +Ils étaient les diables roses et familiers de ces rues grasses. On ne voyait qu’eux. -Ce fut surtout sous les choux qu’ils grandirent et qu’ils s’aimèrent. -Les premiers jours, les enfants eurent un beau zèle. -À deux sous, mon petit tas ! -Elle avait des pratiques, ses petits tas étaient très-connus. +Ce fut surtout sous les choux qu’ils grandirent et qu’ils s’aimèrent. +Les premiers jours, les enfants eurent un beau zèle. +À deux sous, mon petit tas ! +Elle avait des pratiques, ses petits tas étaient très-connus. Elle leur donnait religieusement leur sou par jour. Mais les petits tas finirent par les ennuyer. -Ils prenaient de l’âge, ils rêvaient des commerces plus lucratifs. -Marjolin restait enfant très-tard, ce qui impatientait Cadine. -Il n’avait pas plus d’idée qu’un chou, disait-elle. -Elle, était très-rouée. -Enfin, à onze ans, elle réalisa une grande idée qui la tourmentait depuis longtemps. -C’était toute une grosse affaire. +Ils prenaient de l’âge, ils rêvaient des commerces plus lucratifs. +Marjolin restait enfant très-tard, ce qui impatientait Cadine. +Il n’avait pas plus d’idée qu’un chou, disait-elle. +Elle, était très-rouée. +Enfin, à onze ans, elle réalisa une grande idée qui la tourmentait depuis longtemps. +C’était toute une grosse affaire. Ils allaient chacun sur un trottoir, regardant en l’air. Les serins de toutes les mansardes du quartier Latin les connaissaient. -Cadine vendit aussi du cresson. « À deux sous la botte ! -À deux sous la botte ! +Cadine vendit aussi du cresson. « À deux sous la botte ! +À deux sous la botte ! Puis, elle intrigua tellement, qu’elle entra au service d’une des marchandes. -Alors, Marjolin trouva qu’elle sentait bon des pieds à la tête. -Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans les giroflées, dans les muguets. -Il montait à la taille, au corsage, reniflait plus fort : « Ça sent la giroflée. -Et aux manches, à la jointure des poignets : « Ça sent le lilas. +Alors, Marjolin trouva qu’elle sentait bon des pieds à la tête. +Elle vivait dans les roses, dans les lilas, dans les giroflées, dans les muguets. +Il montait à la taille, au corsage, reniflait plus fort : « Ça sent la giroflée. +Et aux manches, à la jointure des poignets : « Ça sent le lilas. Elle avait une haleine de jasmin. -Elle était un bouquet tiède et vivant. -En quelques semaines, elle avait acquis de l’habileté et une grâce originale. -Elle parlait d’eux sérieusement. -Cadine avait un très-mauvais caractère. -Elle ne s’accommodait pas du rôle de servante. -Aussi finit-elle par s’établir pour son compte. +Elle était un bouquet tiède et vivant. +En quelques semaines, elle avait acquis de l’habileté et une grâce originale. +Elle parlait d’eux sérieusement. +Cadine avait un très-mauvais caractère. +Elle ne s’accommodait pas du rôle de servante. +Aussi finit-elle par s’établir pour son compte. Quand elle passait, elle laissait une odeur douce. -Marjolin la suivait béatement. -Des pieds à la tête, elle ne sentait plus qu’un parfum. -C’est tout à fait ça, là surtout dans ta manche... +Marjolin la suivait béatement. +Des pieds à la tête, elle ne sentait plus qu’un parfum. +C’est tout à fait ça, là surtout dans ta manche... Tu sens trop bon. Elle ne changea plus. -Ce fut son dernier métier. -Mais les deux enfants grandissaient, souvent elle oubliait son éventaire pour courir le quartier. +Ce fut son dernier métier. +Mais les deux enfants grandissaient, souvent elle oubliait son éventaire pour courir le quartier. La construction des Halles centrales fut pour eux un continuel sujet d’escapades. -Les pavillons s’élevèrent sous leurs petites mains. +Les pavillons s’élevèrent sous leurs petites mains. Alors elle le coucha chez une voisine. -Cela rendit les enfants très-malheureux. -Marjolin était très-bête. -Cadine le battait, prise de colère contre lui, sans savoir pourquoi. -Elle le dégourdissait par sa crânerie de fille des rues. +Cela rendit les enfants très-malheureux. +Marjolin était très-bête. +Cadine le battait, prise de colère contre lui, sans savoir pourquoi. +Elle le dégourdissait par sa crânerie de fille des rues. Lentement, dans les paniers de plumes, ils en surent long. -C’était un jeu. +C’était un jeu. Plus tard, ils emplirent les grandes Halles de leurs amours de moineaux insouciants. -Ils en vinrent tous deux à ne plus quitter les Halles. -Mais ils eurent toujours une amitié particulière pour les grands paniers de plumes. -Ils revenaient là, les nuits de tendresse. -Les plumes n’étaient pas triées. -Les plumes étaient vivantes encore, tièdes d’odeur. -Elles mettaient des frissons d’ailes, des chaleurs de nid, entre leurs lèvres. -Il s’entasse là, chaque matin, des murs énormes de paniers vides. +Ils en vinrent tous deux à ne plus quitter les Halles. +Mais ils eurent toujours une amitié particulière pour les grands paniers de plumes. +Ils revenaient là, les nuits de tendresse. +Les plumes n’étaient pas triées. +Les plumes étaient vivantes encore, tièdes d’odeur. +Elles mettaient des frissons d’ailes, des chaleurs de nid, entre leurs lèvres. +Il s’entasse là, chaque matin, des murs énormes de paniers vides. Tous deux se glissaient, trouaient ce mur, se creusaient une cachette. -Alors, ils étaient chez eux, ils avaient une maison. -Ils s’embrassaient impunément. -Alors, ils couraient le second étage de toits, en plein ciel. -Au dessus d’eux, il n’y avait plus que les étoiles. -Ils étaient tout roses, aux premières rougeurs du soleil. -Ce fut à la triperie qu’ils firent connaissance de Claude Lantier. -En bas, c’était une horreur exquise. -Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupière sanguinolente qui battait. -Autour des fontaines, sous le jour pâle des soupiraux, ils s’approchaient des étaux. -Il expliqua souvent à Cadine et à Marjolin que rien n’était plus beau. +Alors, ils étaient chez eux, ils avaient une maison. +Ils s’embrassaient impunément. +Alors, ils couraient le second étage de toits, en plein ciel. +Au dessus d’eux, il n’y avait plus que les étoiles. +Ils étaient tout roses, aux premières rougeurs du soleil. +Ce fut à la triperie qu’ils firent connaissance de Claude Lantier. +En bas, c’était une horreur exquise. +Les becs de gaz avaient une flamme courte, une paupière sanguinolente qui battait. +Autour des fontaines, sous le jour pâle des soupiraux, ils s’approchaient des étaux. +Il expliqua souvent à Cadine et à Marjolin que rien n’était plus beau. Il parlait de gaze, de dentelle laissant voir la hanche d’une jolie femme. Le peintre devint le grand ami des deux gamins. Il avait l’amour des belles brutes. Il creva une quinzaine de toiles. Ils humaient les odeurs de Paris, le nez en l’air. -C’étaient de grandes tournées. -D’ordinaire, ils partaient de là. +C’étaient de grandes tournées. +D’ordinaire, ils partaient de là. Et ils revenaient vite rue Pierre-Lescot et rue Rambuteau. -Mais, rue Coquillière, ils s’oubliaient dans l’odeur des truffes. -C’étaient là les grandes tournées. -C’était une spécialité de godiveaux. +Mais, rue Coquillière, ils s’oubliaient dans l’odeur des truffes. +C’étaient là les grandes tournées. +C’était une spécialité de godiveaux. Cadine avait aussi ses heures de coquetterie. -Puis, de l’autre côté, la lueur fauve de l’or jaunissait les glaces. -Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de la rue Saint-Honoré. +Puis, de l’autre côté, la lueur fauve de l’or jaunissait les glaces. +Un matin, Claude la surprit en extase devant un coiffeur de la rue Saint-Honoré. Elle regardait les cheveux d’un air de profonde envie. La petite ne fut pas convaincue ; elle trouvait la femme bien belle. -Claude se retournait, surtout rue Montmartre, après avoir passé l’église. -Ils rentraient dans les après-midi tièdes des Halles. -En haut, les persiennes sont fermées, les stores baissés. -Pile par pile, symétriquement, des hommes les rangeaient. -À quatre heures, le soleil allumait tout ce coin de verdure. +Claude se retournait, surtout rue Montmartre, après avoir passé l’église. +Ils rentraient dans les après-midi tièdes des Halles. +En haut, les persiennes sont fermées, les stores baissés. +Pile par pile, symétriquement, des hommes les rangeaient. +À quatre heures, le soleil allumait tout ce coin de verdure. Il les rejoignait sur l’autre trottoir. -Ils se sourirent, cela leur donna une grande idée du gamin. -Mais elle eut quelque désillusion, elle croyait que c’était meilleur que ça. +Ils se sourirent, cela leur donna une grande idée du gamin. +Mais elle eut quelque désillusion, elle croyait que c’était meilleur que ça. La table fut mise sur un large panier plat. -Ce fut un régal exquis. +Ce fut un régal exquis. La charcuterie des Quenu-Gradelle avait tout fourni. -Alors, les amours de Cadine et de Marjolin s’étalèrent encore. +Alors, les amours de Cadine et de Marjolin s’étalèrent encore. Ils furent parfaitement heureux. Lui, finissait par prendre des jambons entiers. D’habitude, il cachait tout dans sa chemise. Le pain manquait, et l’on ne buvait pas. -Marjolin aperçut Léon embrassant Cadine, une nuit entre deux bouchées. +Marjolin aperçut Léon embrassant Cadine, une nuit entre deux bouchées. Cela le fit rire. -Claude n’assistait pas à ces festins. -Cela la complétait, disait-il. -Cadine vendait ses bouquets, habituée aux gronderies de la mère Chantemesse. +Claude n’assistait pas à ces festins. +Cela la complétait, disait-il. +Cadine vendait ses bouquets, habituée aux gronderies de la mère Chantemesse. Et Marjolin, lui aussi, avait un malaise qu’il ne s’expliquait pas. -Elle était si belle, si grosse, si ronde, qu’elle lui faisait du bien. +Elle était si belle, si grosse, si ronde, qu’elle lui faisait du bien. Cela durait depuis des mois. Depuis quelque temps, Marjolin voyait la belle Lisa chaque jour, le matin. -Elle faisait son marché elle-même, disait-elle, pour qu’on la volât moins. -Elle apprit ainsi du terrible bavard des choses confuses qui l’effrayèrent beaucoup. -Elle fit signe à son mari de la suivre dans la salle à manger. -Pourquoi m’as-tu caché ce que tu sais ? +Elle faisait son marché elle-même, disait-elle, pour qu’on la volât moins. +Elle apprit ainsi du terrible bavard des choses confuses qui l’effrayèrent beaucoup. +Elle fit signe à son mari de la suivre dans la salle à manger. +Pourquoi m’as-tu caché ce que tu sais ? Quenu jura qu’il ne savait rien. Florent est de quelque mauvais coup, je le sens. -Je viens d’en apprendre assez pour deviner où il va... +Je viens d’en apprendre assez pour deviner où il va... Il retourne au bagne, entends-tu ? Non, c’est dans le sang ; il se cassera le cou, avec sa politique... -Je veux que ça finisse, tu entends, Quenu ? +Je veux que ça finisse, tu entends, Quenu ? Je t’avais averti. Elle appuya nettement sur ces derniers mots. -Quenu baissait la tête, attendant son arrêt. +Quenu baissait la tête, attendant son arrêt. D’abord, dit-elle, il ne mangera plus ici. C’est assez qu’il y couche. Il gagne de l’argent, qu’il se nourrisse. Mais j’y mettrai bon ordre, je t’assure... Tu as bien entendu : ou lui ou moi. -Il se sentit traité en parent qu’on jette à la porte. -Les derniers jours, il souffrit surtout à table. -C’était très-suffisant. +Il se sentit traité en parent qu’on jette à la porte. +Les derniers jours, il souffrit surtout à table. +C’était très-suffisant. Ce mensonge laborieux le fit rougir. La belle Lisa restait toute froide, ce qui le troublait davantage. Tu sais que nous ne te renvoyons pas, que diable ! Tu viendras manger la soupe avec nous, quelquefois, le dimanche. -Florent se hâta de sortir. +Florent se hâta de sortir. Il avait le cœur gros. -D’ailleurs, elle garda la défensive. -Même, au bout d’une semaine, elle eut des inquiétudes plus vives. -La belle Lisa résolut d’en avoir le cœur net. -Mais, de toute la matinée, elle ne put rencontrer le marchand de volailles. -L’après-midi, elle retourna aux Halles. -Marjolin était seul à la boutique. -Il y sommeillait pendant des heures, se reposant de ses longues flâneries. -Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. -L’après-midi était tiède, des souffles passaient dans les rues étroites du pavillon. -Il était toujours très-timide, très-gêné devant elle. -Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitié pour lui. +D’ailleurs, elle garda la défensive. +Même, au bout d’une semaine, elle eut des inquiétudes plus vives. +La belle Lisa résolut d’en avoir le cœur net. +Mais, de toute la matinée, elle ne put rencontrer le marchand de volailles. +L’après-midi, elle retourna aux Halles. +Marjolin était seul à la boutique. +Il y sommeillait pendant des heures, se reposant de ses longues flâneries. +Ce jour-là, la belle Lisa trouva Marjolin au milieu de la volaille. +L’après-midi était tiède, des souffles passaient dans les rues étroites du pavillon. +Il était toujours très-timide, très-gêné devant elle. +Elle souriait en le regardant, elle avait une grande amitié pour lui. Ah ? dit-elle en riant, ce sont tes lapins qui me chatouillent. -Puis, se relevant : — Et rentrera-t-il bientôt, monsieur Gavard ? -Marjolin répondit de nouveau qu’il ne savait pas. +Puis, se relevant : — Et rentrera-t-il bientôt, monsieur Gavard ? +Marjolin répondit de nouveau qu’il ne savait pas. Ses mains tremblaient un peu. -Il reprit d’une voix hésitante : — Peut-être qu’il est à la resserre... +Il reprit d’une voix hésitante : — Peut-être qu’il est à la resserre... Il m’a dit, je crois, qu’il descendait. J’ai envie de l’attendre, alors, reprit Lisa. -On pourrait lui faire savoir que je suis là... -À moins que je ne descende. -Tiens ! c’est une idée. +On pourrait lui faire savoir que je suis là... +À moins que je ne descende. +Tiens ! c’est une idée. Il y a cinq ans que je me promets de voir les resserres... Tu vas me conduire, n’est-ce pas ? -Il était devenu très-rouge. -Il sortit précipitamment de la boutique, marchant devant elle, abandonnant l’étalage, répétant : — Certainement... +Il était devenu très-rouge. +Il sortit précipitamment de la boutique, marchant devant elle, abandonnant l’étalage, répétant : — Certainement... Tout ce que vous voudrez, madame Lisa. -Mais, en bas, l’air noir de la cave suffoqua la belle charcutière. -Ça sent très-mauvais, murmura-t-elle. +Mais, en bas, l’air noir de la cave suffoqua la belle charcutière. +Ça sent très-mauvais, murmura-t-elle. Ce ne serait pas sain, de vivre ici. -Moi, je me porte bien, répondit Marjolin étonné. -L’odeur n’est pas mauvaise, quand on y est habitué. -Puis, on a chaud l’hiver ; on est très à son aise. +Moi, je me porte bien, répondit Marjolin étonné. +L’odeur n’est pas mauvaise, quand on y est habitué. +Puis, on a chaud l’hiver ; on est très à son aise. Monsieur Gavard est tout au fond, dit le jeune homme, qui marchait toujours. -Gavard n’y était pas. -Ça ne fait rien, reprit Marjolin. -Je vais tout de même vous montrer nos bêtes. +Gavard n’y était pas. +Ça ne fait rien, reprit Marjolin. +Je vais tout de même vous montrer nos bêtes. J’ai une clef de la resserre. -La belle Lisa entra derrière lui dans cette nuit épaisse. +La belle Lisa entra derrière lui dans cette nuit épaisse. Comme elle l’aidait, elle sentit une haleine chaude sur son cou. Tu es une demoiselle, avec tes gros poings. Elle entra dans la resserre. -Mais Lisa ne voulut pas désobliger Marjolin, en montrant davantage son dégoût. +Mais Lisa ne voulut pas désobliger Marjolin, en montrant davantage son dégoût. Mais, demanda-t-elle, comment font-ils pour manger ? -Alors il lui expliqua que la volaille ne veut pas manger sans lumière. -Ça m’amuse, continua-t-il ; je les éclaire pendant des heures. +Alors il lui expliqua que la volaille ne veut pas manger sans lumière. +Ça m’amuse, continua-t-il ; je les éclaire pendant des heures. Il faut voir les coups de bec qu’ils donnent. Cela le fit rire. Lui, souffla la bougie, referma la porte. -Il y a, sous ces Halles, des choses qu’on ne soupçonnerait jamais. -Si monsieur Gavard revient, dis-lui que j’ai à lui parler tout de suite. +Il y a, sous ces Halles, des choses qu’on ne soupçonnerait jamais. +Si monsieur Gavard revient, dis-lui que j’ai à lui parler tout de suite. Mais, dit Marjolin, il est sans doute aux pierres d’abattage... Nous pouvons voir, si vous voulez. -Elle ne répondit pas, oppressée par cet air tiède qui lui chauffait le visage. -Elle s’effaça, le laissa passer le premier. +Elle ne répondit pas, oppressée par cet air tiède qui lui chauffait le visage. +Elle s’effaça, le laissa passer le premier. Le village, les ruelles noires dormaient toujours. -Lisa s’aperçut que son compagnon prenait au plus long. +Lisa s’aperçut que son compagnon prenait au plus long. Il offrit de lui faire visiter la voie. -Marjolin s’était mis à la poursuite d’une troisième oie. -Ah ! bien, dit-elle, si tu n’avais pas été là !... -Marjolin était tout essoufflé. -D’ordinaire, il baissait les paupières devant elle, ainsi qu’une fille. +Marjolin s’était mis à la poursuite d’une troisième oie. +Ah ! bien, dit-elle, si tu n’avais pas été là !... +Marjolin était tout essoufflé. +D’ordinaire, il baissait les paupières devant elle, ainsi qu’une fille. Tu me fais perdre mon temps. Elle dut aussi enfoncer la main au fond des grands paniers pleins de duvet. -Il tourna ensuite les robinets des fontaines, placées à chaque pilier. -Il riait encore du vacarme de ces bêtes effarouchées. -Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l’afflux des odeurs. -C’était une rudesse alcaline de guano. -Mais lui, semblait éveillé et fouetté. -Ses narines battirent, il respira fortement, comme retrouvant des hardiesses d’appétit. -Quand tu viendras à la charcuterie, je te donnerai quelque chose. -Il l’avait prise par les épaules. -À ce moment, un chant de coq, rauque et prolongé, monta des ténèbres. +Il tourna ensuite les robinets des fontaines, placées à chaque pilier. +Il riait encore du vacarme de ces bêtes effarouchées. +Marjolin se tut, dans ce coin empesté par l’afflux des odeurs. +C’était une rudesse alcaline de guano. +Mais lui, semblait éveillé et fouetté. +Ses narines battirent, il respira fortement, comme retrouvant des hardiesses d’appétit. +Quand tu viendras à la charcuterie, je te donnerai quelque chose. +Il l’avait prise par les épaules. +À ce moment, un chant de coq, rauque et prolongé, monta des ténèbres. La belle Lisa resta toute froide. -Sur sa tête, elle entendait le sourd roulement des Halles. -Et elle pensait que ces gros bras seuls l’avaient sauvée. -Elle secoua les quelques plumes collées à ses jupes. -Puis, craignant d’être surprise, sans regarder Marjolin, elle s’en alla. -Elle rentra à la charcuterie, très-calme, un peu pâle. -Tu as été bien longtemps, dit Quenu. -Je n’ai pas trouvé Gavard, je l’ai cherché partout, répondit-elle tranquillement. +Sur sa tête, elle entendait le sourd roulement des Halles. +Et elle pensait que ces gros bras seuls l’avaient sauvée. +Elle secoua les quelques plumes collées à ses jupes. +Puis, craignant d’être surprise, sans regarder Marjolin, elle s’en alla. +Elle rentra à la charcuterie, très-calme, un peu pâle. +Tu as été bien longtemps, dit Quenu. +Je n’ai pas trouvé Gavard, je l’ai cherché partout, répondit-elle tranquillement. Nous mangerons notre gigot sans lui. Mais elle ne se reprochait rien. -Elle avait agi en femme honnête. -Comme de légères flammes remontaient à ses joues, Quenu la trouva « diablement portante. -Ça te fait du bien... -Lisa sourit, dit qu’on verrait ça. +Elle avait agi en femme honnête. +Comme de légères flammes remontaient à ses joues, Quenu la trouva « diablement portante. +Ça te fait du bien... +Lisa sourit, dit qu’on verrait ça. Puis, elle disparut de nouveau. Il ne l’avait pas vue prendre l’escalier. -Elle fit lentement le tour, examina le lit, la cheminée, les quatre coins. -Elle alla tâter la robe d’été d’Augustine, toujours pendue à la muraille. -Elle fut effrayée, ouvrit le tiroir, qu’elle vit plein de papiers. +Elle fit lentement le tour, examina le lit, la cheminée, les quatre coins. +Elle alla tâter la robe d’été d’Augustine, toujours pendue à la muraille. +Elle fut effrayée, ouvrit le tiroir, qu’elle vit plein de papiers. Elle repoussa le tiroir. -C’était très-mal ce qu’elle allait faire là. -Elle se hâta de descendre, surprise de leur retour. +C’était très-mal ce qu’elle allait faire là. +Elle se hâta de descendre, surprise de leur retour. Vous ne venez pas voir, madame Quenu ? -Elle traversa la chaussée pour voir Marjolin. +Elle traversa la chaussée pour voir Marjolin. Ils sont toujours ensemble dans les coins. -Marjolin, ranimé par la fraîcheur de la rue, ouvrit de grands yeux étonnés. +Marjolin, ranimé par la fraîcheur de la rue, ouvrit de grands yeux étonnés. Il semblait ne plus se souvenir. -La tête de Marjolin était retombée. -Nous nous étions crânement amusés, tout de même ! -Claude et Florent, en effet, revenaient harassés et heureux. +La tête de Marjolin était retombée. +Nous nous étions crânement amusés, tout de même ! +Claude et Florent, en effet, revenaient harassés et heureux. Ils rapportaient une bonne senteur de plein air. -Ce matin-là, avant le jour, madame François avait déjà vendu ses légumes. -Ils allèrent tous trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au Compas d’or. -Ce fut comme un avant goût de la campagne, en plein Paris. -Mais il ne repartait pas à vide. -C’était un excellent fumier. -En quelques minutes, la voiture déborda. -La partie était projetée depuis longtemps. -Au loin, Nanterre était une joie pure dans laquelle ils allaient entrer. -Vous êtes bien, au moins ? demanda madame François en prenant la rue du Pont-Neuf. -Claude jura que « c’était doux comme un matelas de mariée. -Nous ne sommes pas pressés, nous arriverons toujours... +Ce matin-là, avant le jour, madame François avait déjà vendu ses légumes. +Ils allèrent tous trois chercher la voiture, rue Montorgueil, au Compas d’or. +Ce fut comme un avant goût de la campagne, en plein Paris. +Mais il ne repartait pas à vide. +C’était un excellent fumier. +En quelques minutes, la voiture déborda. +La partie était projetée depuis longtemps. +Au loin, Nanterre était une joie pure dans laquelle ils allaient entrer. +Vous êtes bien, au moins ? demanda madame François en prenant la rue du Pont-Neuf. +Claude jura que « c’était doux comme un matelas de mariée. +Nous ne sommes pas pressés, nous arriverons toujours... Il y revenait sans cesse, voulait y trouver un symbole. Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre, et les temps sont proches... Est-ce que vous croyez au hasard, vous, Florent ? -Vous n’êtes pas de cet avis ? -Avez-vous remarqué quelles églises on nous bâtit aujourd’hui ? -C’est pourquoi Saint-Eustache est enfoncé, parbleu ! -Voilà ce que je vois, mon brave ! -Balthazar tend les oreilles pour vous écouter... +Vous n’êtes pas de cet avis ? +Avez-vous remarqué quelles églises on nous bâtit aujourd’hui ? +C’est pourquoi Saint-Eustache est enfoncé, parbleu ! +Voilà ce que je vois, mon brave ! +Balthazar tend les oreilles pour vous écouter... La voiture montait lentement. -Au rond-point, un cavalier et une amazone passèrent au petit trot. -Je suis agacé, à la fin, positivement. -J’ai des envies de répondre à ces pleurnicheries par des œuvres de défi. -Ça m’amuserait de révolter un peu ces braves gens... +Au rond-point, un cavalier et une amazone passèrent au petit trot. +Je suis agacé, à la fin, positivement. +J’ai des envies de répondre à ces pleurnicheries par des œuvres de défi. +Ça m’amuserait de révolter un peu ces braves gens... C’est toute une histoire... -Il me poussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. -Alors je fis une véritable œuvre d’art. +Il me poussa à bout par la façon molle dont il composait son ensemble. +Alors je fis une véritable œuvre d’art. N’importe, c’est mon chef-d’œuvre. Je n’ai jamais rien fait de mieux. Il se tut, souriant, recueilli dans ce souvenir. -La voiture était arrivée à l’Arc de triomphe. +La voiture était arrivée à l’Arc de triomphe. Il se tourna, ne regarda plus Paris, voulut voir la campagne, au loin. Cela le rendit tout songeur. -C’était au bout du monde, comme disait la maraîchère. -Il fallut décharger les feuilles de choux. -Claude avait une amitié pour le fumier. -Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient s’étaler sur le carreau. +C’était au bout du monde, comme disait la maraîchère. +Il fallut décharger les feuilles de choux. +Claude avait une amitié pour le fumier. +Elles repoussaient en fruits superbes, elles retournaient s’étaler sur le carreau. Ce mot fit rire Florent. Une grande paix venait de cette campagne qu’on ne voyait pas. -Pas une mauvaise herbe ne traînait. -Des bordures de thym mettaient des franges grises aux deux côtés de l’allée. +Pas une mauvaise herbe ne traînait. +Des bordures de thym mettaient des franges grises aux deux côtés de l’allée. Florent allait et venait, dans l’odeur du thym que le soleil chauffait. -Il était profondément heureux de la paix et de la propreté de la terre. +Il était profondément heureux de la paix et de la propreté de la terre. Claude avait raison, tout agonisait aux Halles. -La terre était la vie, l’éternel berceau, la santé du monde. -L’omelette est prête ! cria la maraîchère. -C’est ce gueux de Paris qui vous noircit la mine comme ça. +La terre était la vie, l’éternel berceau, la santé du monde. +L’omelette est prête ! cria la maraîchère. +C’est ce gueux de Paris qui vous noircit la mine comme ça. Il me semble que vous avez un coup de soleil dans les yeux, maintenant... -Voyez-vous, ça ne vaut rien les grandes villes ; vous devriez venir demeurer ici. -Claude riait, disait que Paris était superbe. -Ils s’étaient assis par terre, ils causaient raisonnablement. -Elle le conseillait avec une grande amitié, à la fois maternelle et tendre. -Lui, se sentait très-touché. -Jamais une femme ne lui avait parlé de la sorte. -Vers cinq heures, ils prirent congé de madame François. -Ils voulaient revenir à pied. -La route de Courbevoie était blanche de poussière. -De petites fumées montaient derrière leurs talons, à chaque pas. -Alors Claude s’enthousiasma, parla de cette série d’estampes avec beaucoup d’éloges. -Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. -Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras. +Voyez-vous, ça ne vaut rien les grandes villes ; vous devriez venir demeurer ici. +Claude riait, disait que Paris était superbe. +Ils s’étaient assis par terre, ils causaient raisonnablement. +Elle le conseillait avec une grande amitié, à la fois maternelle et tendre. +Lui, se sentait très-touché. +Jamais une femme ne lui avait parlé de la sorte. +Vers cinq heures, ils prirent congé de madame François. +Ils voulaient revenir à pied. +La route de Courbevoie était blanche de poussière. +De petites fumées montaient derrière leurs talons, à chaque pas. +Alors Claude s’enthousiasma, parla de cette série d’estampes avec beaucoup d’éloges. +Pour sûr, dit-il, Caïn était un Gras et Abel un Maigre. +Voyez-vous, mon brave, défiez-vous des Gras. Et il murmura : — Nous sommes des Maigres, nous autres, vous comprenez... Florent regarda les deux ombres en souriant. -Mais Claude se fâchait. -Il criait : — Vous avez tort de trouver ça drôle. -Moi, je souffre d’être un Maigre. -Vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d’honneur. -C’est pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. -Moi, ça m’inquiéterait. -Oh ! si vous voulez, répondit Claude, je vais vous classer toutes nos connaissances. +Mais Claude se fâchait. +Il criait : — Vous avez tort de trouver ça drôle. +Moi, je souffre d’être un Maigre. +Vous êtes un Maigre surprenant, le roi des Maigres, ma parole d’honneur. +C’est pourquoi, à votre place, je prendrais mes précautions. +Moi, ça m’inquiéterait. +Oh ! si vous voulez, répondit Claude, je vais vous classer toutes nos connaissances. C’est tout un chapitre d’histoire naturelle... Gavard est un Gras, mais un Gras qui pose pour le Maigre. -La variété est assez commune... +La variété est assez commune... Monsieur Lebigre, un Gras, n’est-ce pas ? -Quant à vos amis politiques, ce sont généralement des Maigres, Charvet, Clémence, Logre, Lacaille. -Celui-ci m’a donné bien du mal. -Claude fut très-embarrassé par cette question. -Il chercha, balbutia : — Madame François, madame François... -Non, je ne sais pas, je n’ai jamais songé à la classer... -C’est une brave femme, madame François, voilà tout. +Quant à vos amis politiques, ce sont généralement des Maigres, Charvet, Clémence, Logre, Lacaille. +Celui-ci m’a donné bien du mal. +Claude fut très-embarrassé par cette question. +Il chercha, balbutia : — Madame François, madame François... +Non, je ne sais pas, je n’ai jamais songé à la classer... +C’est une brave femme, madame François, voilà tout. Elle n’est ni dans les Gras ni dans les Maigres, parbleu ! Ils rirent tous les deux. Ils se trouvaient en face de l’arc de triomphe. -Quand le soleil s’est couché, nos deux têtes sont allées toucher le ciel. +Quand le soleil s’est couché, nos deux têtes sont allées toucher le ciel. Mais Florent ne riait plus. -Lorsqu’il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs était suffocantes. -Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit à Saint-Eustache. -Ah bien ! merci ! dit-elle méchamment, la grosse donne dans les curés maintenant... -Ça la calmera, cette femme, de se tremper le derrière dans l’eau bénite. -Elle se trompait, Lisa n’était point dévote. -Cela lui semblait tout à fait inconvenant. -Il fallait laisser à chacun sa croyance, respecter les scrupules de tout le monde. -Puis, d’ailleurs, les prêtres étaient généralement de braves gens. -En quatre-vingt-treize, ça s’est passé comme cela... -Aussi, lorsque Lisa allait dans une église, elle se montrait recueillie. -Elle trempa les doigts dans le bénitier, se signa correctement. +Lorsqu’il arriva aux Halles, la nuit tombait, les odeurs était suffocantes. +Le lendemain, vers quatre heures, Lisa se rendit à Saint-Eustache. +Ah bien ! merci ! dit-elle méchamment, la grosse donne dans les curés maintenant... +Ça la calmera, cette femme, de se tremper le derrière dans l’eau bénite. +Elle se trompait, Lisa n’était point dévote. +Cela lui semblait tout à fait inconvenant. +Il fallait laisser à chacun sa croyance, respecter les scrupules de tout le monde. +Puis, d’ailleurs, les prêtres étaient généralement de braves gens. +En quatre-vingt-treize, ça s’est passé comme cela... +Aussi, lorsque Lisa allait dans une église, elle se montrait recueillie. +Elle trempa les doigts dans le bénitier, se signa correctement. Elle remercia, sans dire qu’elle ne venait pas pour se confesser. -L’église était vide, toute frissonnante du silence de ses voûtes. +L’église était vide, toute frissonnante du silence de ses voûtes. Elle alla au fond. -Elle n’était point nerveuse. +Elle n’était point nerveuse. Au loin, les Halles grondaient, d’une voix continue. -Elle fit allumer un cierge à la herse. -Elle aura empoisonné quelque homme, cette gueuse. -L’abbé Roustan sortait enfin de son confessionnal. -Ils parlaient à voix basse. -Cependant, Lisa expliqua ses scrupules à l’abbé Roustan. -Jamais il n’était question entre eux de religion. +Elle fit allumer un cierge à la herse. +Elle aura empoisonné quelque homme, cette gueuse. +L’abbé Roustan sortait enfin de son confessionnal. +Ils parlaient à voix basse. +Cependant, Lisa expliqua ses scrupules à l’abbé Roustan. +Jamais il n’était question entre eux de religion. Un remerciement et un sourire lui suffisaient. -Ce jour-là, la consultation fut particulièrement délicate. +Ce jour-là, la consultation fut particulièrement délicate. Il fut plein d’arguments contradictoires. -Voilà mon opinion, chère dame, dit-il en finissant. +Voilà mon opinion, chère dame, dit-il en finissant. La discussion des moyens est toujours grave. -Les moyens sont le grand piége où se prennent les vertus ordinaires... +Les moyens sont le grand piége où se prennent les vertus ordinaires... Mais je connais votre belle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne proteste en vous, allez hardiment... Quand je passerai, j’entrerai pour embrasser ma bonne petite Pauline... -Au revoir, chère dame, et tout à votre disposition. +Au revoir, chère dame, et tout à votre disposition. Il rentra dans la sacristie. -Merci ! s’écria-t-elle, elle est restée plus d’une heure. -Le lendemain matin, Lisa monta droit à la chambre de Florent. -Elle l’avait vu, en bas, très-occupé, au milieu de la marée. -La photographie était un peu noire. -Lisa oublia son beau-frère, ses terreurs, ce qu’elle était venue faire là. -Jamais elle n’avait eu le loisir d’étudier sa rivale de si près. -Elle examina les cheveux, le nez, la bouche, éloigna la photographie, la rapprocha. -Cela la scandalisa, c’était un aveu. -Il y vit bientôt un devoir, une mission. -Dans ce tempérament tendre, l’idée fixe plantait aisément son clou. -Le soir surtout, le cerveau de Florent s’embarrassait de fumées mauvaises. +Merci ! s’écria-t-elle, elle est restée plus d’une heure. +Le lendemain matin, Lisa monta droit à la chambre de Florent. +Elle l’avait vu, en bas, très-occupé, au milieu de la marée. +La photographie était un peu noire. +Lisa oublia son beau-frère, ses terreurs, ce qu’elle était venue faire là. +Jamais elle n’avait eu le loisir d’étudier sa rivale de si près. +Elle examina les cheveux, le nez, la bouche, éloigna la photographie, la rapprocha. +Cela la scandalisa, c’était un aveu. +Il y vit bientôt un devoir, une mission. +Dans ce tempérament tendre, l’idée fixe plantait aisément son clou. +Le soir surtout, le cerveau de Florent s’embarrassait de fumées mauvaises. Lentement, il trouva tout un plan d’organisation. -Quant à la mise en œuvre de ces forces, elle était des plus simples. -Une dernière note l’épouvanta plus encore que les autres. -Même des légendes au crayon disaient la couleur des guidons pour les vingt arrondissements. -Les infâmes projets de son beau-frère étaient un attentat contre elle-même, contre son bonheur. -Elle resta debout, songeant à ce qu’elle allait faire. -D’abord, il était inutile d’instruire Quenu. -Elle se calmait un peu, elle préféra le surveiller. +Quant à la mise en œuvre de ces forces, elle était des plus simples. +Une dernière note l’épouvanta plus encore que les autres. +Même des légendes au crayon disaient la couleur des guidons pour les vingt arrondissements. +Les infâmes projets de son beau-frère étaient un attentat contre elle-même, contre son bonheur. +Elle resta debout, songeant à ce qu’elle allait faire. +D’abord, il était inutile d’instruire Quenu. +Elle se calmait un peu, elle préféra le surveiller. Au premier danger, elle verrait. -En somme, elle avait à présent de quoi le faire retourner aux galères. -Comme elle rentrait à la boutique, elle vit Augustine tout émotionnée. +En somme, elle avait à présent de quoi le faire retourner aux galères. +Comme elle rentrait à la boutique, elle vit Augustine tout émotionnée. La petite Pauline avait disparu depuis une grande demi-heure. -Elle était là tout à l’heure, sur le trottoir, avec un petit garçon... -C’était Muche, en effet. -Muche, des Halles, l’avait aperçue. -Il rôda un instant, s’approcha, voulut toucher la jolie robe à raies bleues. +Elle était là tout à l’heure, sur le trottoir, avec un petit garçon... +C’était Muche, en effet. +Muche, des Halles, l’avait aperçue. +Il rôda un instant, s’approcha, voulut toucher la jolie robe à raies bleues. Maman ne veut pas. -Cela fit rire le petit Muche, qui était très-dégourdi et très-entreprenant. +Cela fit rire le petit Muche, qui était très-dégourdi et très-entreprenant. Ah bien ! dit-il, tu es joliment godiche !... -Ça ne fait rien que ta maman ne veuille pas... -Nous allons jouer à nous pousser, veux-tu ? -Il devait nourrir l’idée mauvaise de salir Pauline. -Alors, il fut très doux ; il remonta ses culottes, en homme du monde. +Ça ne fait rien que ta maman ne veuille pas... +Nous allons jouer à nous pousser, veux-tu ? +Il devait nourrir l’idée mauvaise de salir Pauline. +Alors, il fut très doux ; il remonta ses culottes, en homme du monde. C’est pour rire... -Tu es bien gentille comme ça. -Est-ce que c’est à ta maman, ta petite croix ? -Elle se rengorgea, dit que c’était à elle. -Mais, malgré les compliments de Muche, elle ne voulut pas descendre du trottoir. -Quelle grue ! s’écria-t-il, en redevenant grossier. +Tu es bien gentille comme ça. +Est-ce que c’est à ta maman, ta petite croix ? +Elle se rengorgea, dit que c’était à elle. +Mais, malgré les compliments de Muche, elle ne voulut pas descendre du trottoir. +Quelle grue ! s’écria-t-il, en redevenant grossier. Je vas t’asseoir sur ton panier aux crottes, tu sais madame Belles-fesses ! La vue du sou calma Pauline. -Décidément, le petit Muche était en bonne fortune. +Décidément, le petit Muche était en bonne fortune. Qu’est-ce que tu aimes ? demanda-t-il. -Elle restait toute sérieuse. -Puis, se décidant : — Non, j’aime bien les cornets. -Alors, il lui prit le bras, il l’emmena, sans qu’elle résistât. +Elle restait toute sérieuse. +Puis, se décidant : — Non, j’aime bien les cornets. +Alors, il lui prit le bras, il l’emmena, sans qu’elle résistât. Muche avait un rire sournois. Tu veux bien jouer, maintenant ?... C’est bon, ce que tu as dans tes poches. -Tu vois que je ne voulais pas te faire de mal, grande bête. -Et lui-même, il fourrait les doigts au fond des poches. -Ils entrèrent dans le square. -C’était là sans doute que le petit Muche rêvait de conduire sa conquête. -Ils se jetèrent du sable, en fermant les yeux. -Muche s’amusait beaucoup, à voir le tablier blanc devenir tout jaune. -Mais il trouva sans doute que c’était encore trop propre. -Hein ? si nous plantions des arbres, demanda-t-il tout à coup. +Tu vois que je ne voulais pas te faire de mal, grande bête. +Et lui-même, il fourrait les doigts au fond des poches. +Ils entrèrent dans le square. +C’était là sans doute que le petit Muche rêvait de conduire sa conquête. +Ils se jetèrent du sable, en fermant les yeux. +Muche s’amusait beaucoup, à voir le tablier blanc devenir tout jaune. +Mais il trouva sans doute que c’était encore trop propre. +Hein ? si nous plantions des arbres, demanda-t-il tout à coup. C’est moi qui sais faire de jolis jardins ! Vrai, des jardins ! murmura Pauline pleine d’admiration. Lui, cherchait des bouts de bois, cassait des branches. -C’était les arbres du jardin, qu’il plantait dans les trous de Pauline. -Tu comprends, ça ne pousserait pas. +C’était les arbres du jardin, qu’il plantait dans les trous de Pauline. +Tu comprends, ça ne pousserait pas. Ce fut le comble. -Muche la trouva très-bien, quand elle fut très-sale. -Il lui racontait que ça poussait déjà. +Muche la trouva très-bien, quand elle fut très-sale. +Il lui racontait que ça poussait déjà. Il lui avait pris la main, en l’appelant sa petite femme. -Tu ne regrettes pas d’être venue, n’est-ce pas ? +Tu ne regrettes pas d’être venue, n’est-ce pas ? Tu verras, je sais tout plein de jeux, dans les rues. Il faudra revenir, entends-tu. -Seulement, on ne parle pas de ça à sa maman. -On ne fait pas la bête... -Pauline répondait toujours oui. -Lui, par dernière galanterie, lui remplissait de terre les deux poches de son tablier. -Veux-tu bien la laisser tranquille, méchant vaurien ! -Mademoiselle Saget était une habituée du square des Innocents. +Seulement, on ne parle pas de ça à sa maman. +On ne fait pas la bête... +Pauline répondait toujours oui. +Lui, par dernière galanterie, lui remplissait de terre les deux poches de son tablier. +Veux-tu bien la laisser tranquille, méchant vaurien ! +Mademoiselle Saget était une habituée du square des Innocents. D’ailleurs, elle avait des connaissances. Celle-ci se dirigeait vers la porte du square, lorsqu’elle parut se raviser. Voyons, ne pleure plus, les sergents de ville te prendraient... @@ -1956,958 +1956,958 @@ Tu me connais bien, n’est-ce pas ? Je suis « bonne amie, » tu sais... Allons, fais une risette. Mais les larmes la suffoquaient, elle voulait s’en aller. -Alors, mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendant qu’elle eût fini. +Alors, mademoiselle Saget, tranquillement, la laissa sangloter, attendant qu’elle eût fini. Elle t’aime bien. -Oui, oui, répondit Pauline, le cœur encore très-gros. +Oui, oui, répondit Pauline, le cœur encore très-gros. Qu’est-ce qu’ils disent le soir, quand ils vont se coucher ? Ah ! je ne sais pas ; moi, j’ai chaud dans mon lit. Ils parlent de ton cousin Florent ? Je ne sais pas. Tu sais qu’il ne faut pas mentir... -Je vais te laisser là, si tu mens, et Muche te pincera. -Mais Pauline, menacée d’être abandonnée, s’était remise à pleurer. +Je vais te laisser là, si tu mens, et Muche te pincera. +Mais Pauline, menacée d’être abandonnée, s’était remise à pleurer. Tais-toi donc, tais-toi donc, mauvaise gale ! murmura la vieille en la bousculant. Alors, tu ne l’aimes pas, ton cousin Florent ? -Non, maman dit qu’il n’est pas honnête. +Non, maman dit qu’il n’est pas honnête. Ah ! tu vois bien que ta maman disait quelque chose. Un soir, dans mon lit, j’avais Mouton, je dormais avec Mouton... -Mademoiselle Saget poussa un léger cri. -Elle s’était mise debout, toute frémissante. -Un trait de lumière venait de la frapper en pleine face. -Lisa était dans une inquiétude mortelle. +Mademoiselle Saget poussa un léger cri. +Elle s’était mise debout, toute frémissante. +Un trait de lumière venait de la frapper en pleine face. +Lisa était dans une inquiétude mortelle. La vieille disait de sa voix mauvaise : — C’est le petit Muche... -Je vous la ramène, vous comprenez... -Je les ai découverts ensemble, sous un arbre du square. +Je vous la ramène, vous comprenez... +Je les ai découverts ensemble, sous un arbre du square. Je ne sais pas ce qu’ils faisaient... -À votre place, je la regarderais. +À votre place, je la regarderais. Il est capable de tout, cet enfant de gueuse. Lisa ne trouvait pas une parole. -Mais ce qui acheva de l’exaspérer, ce furent les poches pleines de terre. +Mais ce qui acheva de l’exaspérer, ce furent les poches pleines de terre. Elle savait donc enfin ! -Est-ce que vous avez gagné le gros lot à la loterie ? +Est-ce que vous avez gagné le gros lot à la loterie ? Ah ! ma petite, si vous saviez !... Ses cheveux frisottants lui tombaient sur le front, comme des pampres. Une odeur de prune montait de ses jupes. -Son fichu mal noué sentait la fraise. -Et, dans l’étroite boutique, autour d’elle, les fruits s’entassaient. -Les framboises ajoutaient un bouquet à cette odeur pure. -La Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseries d’odeurs. -Mais, elle, faisait de son étalage une grande volupté nue. +Son fichu mal noué sentait la fraise. +Et, dans l’étroite boutique, autour d’elle, les fruits s’entassaient. +Les framboises ajoutaient un bouquet à cette odeur pure. +La Sarriette vivait là, comme dans un verger, avec des griseries d’odeurs. +Mais, elle, faisait de son étalage une grande volupté nue. Je cours voir madame Lecœur. Ah ! j’en sais de belles !... Venez, si vous voulez. -Celle-ci ne put résister à la tentation. +Celle-ci ne put résister à la tentation. Garde un instant la boutique, n’est-ce pas ? lui dit-elle. Je reviens tout de suite. Tu sais, je file, moi... Je ne veux pas attendre une heure comme l’autre jour... -Avec ça que tes prunes me donnent mal à la tête. +Avec ça que tes prunes me donnent mal à la tête. Il s’en alla tranquillement, les mains dans les poches. La boutique resta seule. Mademoiselle Saget faisait courir la Sarriette. -Les soupiraux laissent tomber un jour pâle. -Elle suait, elle poussait un soupir à chaque effort. +Les soupiraux laissent tomber un jour pâle. +Elle suait, elle poussait un soupir à chaque effort. C’est mademoiselle Saget qui voudrait vous parler, ma tante, dit la Sarriette. -J’ai fini, qu’elle attende un instant, répondit-elle. -Elle a quelque chose de très-intéressant à vous dire. +J’ai fini, qu’elle attende un instant, répondit-elle. +Elle a quelque chose de très-intéressant à vous dire. Rien qu’une minute, ma petite. -Elle avait replongé les bras. +Elle avait replongé les bras. Le beurre lui montait jusqu’aux coudes. -Vous avez là des beurres trop forts. +Vous avez là des beurres trop forts. Va, c’est toujours trop bon pour les clients. Elle regarda dans un petit pot plein d’une sorte de teinture rouge. Il est trop clair, votre raucourt, murmura-t-elle. -Le raucourt sert à rendre à la maniotte une belle couleur jaune. -Mademoiselle Saget est peut-être déjà partie... -Elle doit savoir des choses très-graves sur mon oncle Gavard. +Le raucourt sert à rendre à la maniotte une belle couleur jaune. +Mademoiselle Saget est peut-être déjà partie... +Elle doit savoir des choses très-graves sur mon oncle Gavard. Madame Lecœur, du coup, ne continua pas. Elle laissa la maniotte et le raucourt. -Elle ne s’essuya pas même les bras. +Elle ne s’essuya pas même les bras. Mais elle se rassura, en apercevant mademoiselle Saget, au milieu des fromages. Elle n’avait eu garde de s’en aller. -Les trois femmes s’assirent au fond de l’étroite boutique. -Eh bien, je peux vous dire d’où il vient, maintenant. -Et elle les laissa un instant encore suspendues à ses lèvres. +Les trois femmes s’assirent au fond de l’étroite boutique. +Eh bien, je peux vous dire d’où il vient, maintenant. +Et elle les laissa un instant encore suspendues à ses lèvres. Il vient du bagne, dit-elle enfin, en assourdissant terriblement sa voix. Autour d’elles, les fromages puaient. -Mais c’était surtout sur la table que les fromages s’empilaient. -Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. -Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne... +Mais c’était surtout sur la table que les fromages s’empilaient. +Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. +Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne... Hein ! ils n’ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle ! -Mais madame Lecœur et la Sarriette poussaient des exclamations d’étonnement. -Ce n’était pas possible. +Mais madame Lecœur et la Sarriette poussaient des exclamations d’étonnement. +Ce n’était pas possible. Qu’avait-il donc commis pour aller au bagne ? -Eh ! non, vous n’y êtes pas, s’écria la vieille impatientée. -Je savais bien que j’avais déjà vu ce grand escogriffe quelque part. +Eh ! non, vous n’y êtes pas, s’écria la vieille impatientée. +Je savais bien que j’avais déjà vu ce grand escogriffe quelque part. Elle leur conta l’histoire de Florent. -C’était bien lui, c’était le faux cousin. +C’était bien lui, c’était le faux cousin. Et il en a bien fait d’autres, ajouta mademoiselle Saget. -Je ne vous conseille pas de le rencontrer à minuit. -Quel gredin ! balbutia madame Lecœur, tout à fait épouvantée. +Je ne vous conseille pas de le rencontrer à minuit. +Quel gredin ! balbutia madame Lecœur, tout à fait épouvantée. Le soleil oblique entrait sous le pavillon, les fromages puaient plus fort. -Mais, reprit madame Lecœur, il est le beau-frère de la grosse Lisa, alors... -Il n’a pas couché avec... -Elles se regardèrent, surprises par ce côté du nouveau cas de Florent. -Cela les ennuyait de lâcher leur première version. +Mais, reprit madame Lecœur, il est le beau-frère de la grosse Lisa, alors... +Il n’a pas couché avec... +Elles se regardèrent, surprises par ce côté du nouveau cas de Florent. +Cela les ennuyait de lâcher leur première version. Enfin, je n’en mettrais pas ma main au feu. -Il y est tous les soirs, dans les jupes des Méhudin... -Puis, ça nous est égal. -Qu’il ait couché avec qui il voudra, n’est-ce pas ? -Nous sommes d’honnêtes femmes, nous... +Il y est tous les soirs, dans les jupes des Méhudin... +Puis, ça nous est égal. +Qu’il ait couché avec qui il voudra, n’est-ce pas ? +Nous sommes d’honnêtes femmes, nous... C’est un fier coquin ! -Bien sûr, conclurent les deux autres. -C’est un scélérat fini. +Bien sûr, conclurent les deux autres. +C’est un scélérat fini. Alors, ce furent des suppositions prodigieuses. -Ça, c’était de la politique, disait-elle avec la supériorité d’une personne instruite. +Ça, c’était de la politique, disait-elle avec la supériorité d’une personne instruite. Ce sont les Quenu qui ne doivent pas rire. -Elle était toute réjouie. -N’importe, les Quenu n’avaient pas donné sa part « au grand maigre. -Il était trop mal habillé pour ça. -Peut-être qu’il ne connaissait seulement pas l’histoire du saloir. -Tous voleurs, ces gens-là. +Elle était toute réjouie. +N’importe, les Quenu n’avaient pas donné sa part « au grand maigre. +Il était trop mal habillé pour ça. +Peut-être qu’il ne connaissait seulement pas l’histoire du saloir. +Tous voleurs, ces gens-là. Au nom de Gavard, il se fit un silence. -Elles se regardèrent toutes trois, d’un air prudent. +Elles se regardèrent toutes trois, d’un air prudent. Et, comme elles soufflaient un peu, ce fut le camembert qu’elles sentirent surtout. Il y eut une reprise suffocante du livarot. -J’ai vu madame Léonce, reprit mademoiselle Saget, avec un coup d’œil significatif. -Alors, les deux autres furent très-attentives. -Madame Léonce était la concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. -Je l’ai trouvée très-peinée. -Il paraît que monsieur Gavard ne rentre plus avant une heure. -Mademoiselle Saget crut devoir défendre son amie. +J’ai vu madame Léonce, reprit mademoiselle Saget, avec un coup d’œil significatif. +Alors, les deux autres furent très-attentives. +Madame Léonce était la concierge de Gavard, rue de la Cossonnerie. +Je l’ai trouvée très-peinée. +Il paraît que monsieur Gavard ne rentre plus avant une heure. +Mademoiselle Saget crut devoir défendre son amie. Pas du tout, vous vous trompez... -Madame Léonce est au-dessus de sa position. -C’est une femme très comme il faut... -Il paraît qu’il laisse tout traîner... -C’est justement à propos de cela que je veux vous parler. +Madame Léonce est au-dessus de sa position. +C’est une femme très comme il faut... +Il paraît qu’il laisse tout traîner... +C’est justement à propos de cela que je veux vous parler. Mais, silence, n’est-ce pas ? -Je vous dis ça sous le sceau du secret. -Elles jurèrent leurs grands dieux qu’elles seraient muettes. -Elles avançaient le cou. -Il a acheté des armes, un grand pistolet qui tourne, vous savez. +Je vous dis ça sous le sceau du secret. +Elles jurèrent leurs grands dieux qu’elles seraient muettes. +Elles avançaient le cou. +Il a acheté des armes, un grand pistolet qui tourne, vous savez. Et ce n’est rien encore. -Son argent, répéta madame Lecœur, dont les joues brûlaient. +Son argent, répéta madame Lecœur, dont les joues brûlaient. Un tas d’or, dit la Sarriette ravie. Oui, un gros tas d’or. Il y en a plein sur une planche. Il y eut un nouveau silence. -Nous ne nous lèverions plus, nous ferions monter de bonnes choses du restaurant. -L’envie l’étreignait aux flancs. +Nous ne nous lèverions plus, nous ferions monter de bonnes choses du restaurant. +L’envie l’étreignait aux flancs. Eh ! ce serait votre bien, si un accident arrivait, dit mademoiselle Saget. -Moi, à votre place, je veillerais à mes intérêts... +Moi, à votre place, je veillerais à mes intérêts... Vous comprenez, ce pistolet ne dit rien de bon. -Monsieur Gavard est mal conseillé. -Tout ça finira mal. -Elles en revinrent à Florent. -Elles le déchirèrent avec plus de fureur encore. -Puis, posément, elles calculèrent où ces mauvaises histoires pouvaient les mener, lui et Gavard. -Très-loin, à coup sûr, si l’on avait la langue trop longue. -C’est elle peut-être qui a la clef de l’armoire ? -Vous m’en demandez trop long, répondit la vieille. -Enfin, je vous ai prévenues toutes les deux ; c’est votre affaire. +Monsieur Gavard est mal conseillé. +Tout ça finira mal. +Elles en revinrent à Florent. +Elles le déchirèrent avec plus de fureur encore. +Puis, posément, elles calculèrent où ces mauvaises histoires pouvaient les mener, lui et Gavard. +Très-loin, à coup sûr, si l’on avait la langue trop longue. +C’est elle peut-être qui a la clef de l’armoire ? +Vous m’en demandez trop long, répondit la vieille. +Enfin, je vous ai prévenues toutes les deux ; c’est votre affaire. Elles restaient debout, se saluant, dans le bouquet final des fromages. -Tous, à cette heure, donnaient à la fois. +Tous, à cette heure, donnaient à la fois. Je vous remercie bien, dit la marchande de beurre. -Allez ! si je suis jamais riche, je vous récompenserai. +Allez ! si je suis jamais riche, je vous récompenserai. Mais la vieille ne s’en allait pas. Elle prit un bondon, le retourna, le remit sur la table de marbre. -Puis, elle demanda combien ça coûtait. +Puis, elle demanda combien ça coûtait. Pour moi ? ajouta-t-elle avec un sourire. -Pour vous, rien, répondit madame Lecœur. +Pour vous, rien, répondit madame Lecœur. Je vous le donne. -Et elle répéta : — Ah ! si j’étais riche ! -Alors, mademoiselle Saget lui dit que ça viendrait un jour. -Le bondon avait déjà disparu dans le cabas. -Là, elles causèrent un instant de monsieur Jules. -Les fruits, autour d’elles, avaient leur odeur fraîche de printemps. -Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille. -J’en avais mal au cœur, tout à l’heure. -Comment fait-elle pour vivre là-dedans ?... +Et elle répéta : — Ah ! si j’étais riche ! +Alors, mademoiselle Saget lui dit que ça viendrait un jour. +Le bondon avait déjà disparu dans le cabas. +Là, elles causèrent un instant de monsieur Jules. +Les fruits, autour d’elles, avaient leur odeur fraîche de printemps. +Ça sent meilleur chez vous que chez votre tante, dit la vieille. +J’en avais mal au cœur, tout à l’heure. +Comment fait-elle pour vivre là-dedans ?... Au moins, ici, c’est doux, c’est bon. Cela vous rend toute rose, ma belle. -La Sarriette se mit à rire. +La Sarriette se mit à rire. Elle aimait les compliments. Une femme seule, vous comprenez... -Prenez-en donc une poignée, s’écria la jolie brune. -Ce n’est pas ça qui me ruinera... +Prenez-en donc une poignée, s’écria la jolie brune. +Ce n’est pas ça qui me ruinera... Envoyez-moi Jules, n’est-ce pas ? si vous le voyez. Elle retourna sournoisement au pavillon du beurre. Le triage a lieu dans la cave. -Ce soir-là, il n’y avait qu’un grand vieillard devant la boutique. -Il flairait une assiette, poisson et viande mêlés. -Mademoiselle Saget flaira de son côté un lot de friture froide. -C’était à trois sous. -Elle marchanda, l’obtint à deux sous. +Ce soir-là, il n’y avait qu’un grand vieillard devant la boutique. +Il flairait une assiette, poisson et viande mêlés. +Mademoiselle Saget flaira de son côté un lot de friture froide. +C’était à trois sous. +Elle marchanda, l’obtint à deux sous. La friture froide s’engouffra dans le cabas. -Venez me voir demain, dit la marchande à la vieille. -Je vous mettrai de côté quelque chose de bon... -Il y a un grand dîner aux Tuileries, ce soir. -Elle devint très-rouge, serra ses épaules maigres, s’en alla sans paraître le reconnaître. -Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. -Madame Lecœur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion. -On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en parlant méchamment de l’héritage. -L’opinion générale fut que Florent était revenu pour prendre sa part du trésor. -Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle massacrés. +Venez me voir demain, dit la marchande à la vieille. +Je vous mettrai de côté quelque chose de bon... +Il y a un grand dîner aux Tuileries, ce soir. +Elle devint très-rouge, serra ses épaules maigres, s’en alla sans paraître le reconnaître. +Dès le lendemain, une rumeur sourde courut dans les Halles. +Madame Lecœur et la Sarriette tenaient leurs grands serments de discrétion. +On plaignit beaucoup les Quenu-Gradelle, tout en parlant méchamment de l’héritage. +L’opinion générale fut que Florent était revenu pour prendre sa part du trésor. +Un jour, on trouverait certainement les Quenu-Gradelle massacrés. Allez donc, dit-elle, vous ne le connaissez pas... Il est doux comme un mouton, le cher homme. -Depuis deux mois, tous les dimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. -C’était Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. +Depuis deux mois, tous les dimanches, il donnait aux Méhudin une bouteille de liqueur. +C’était Rose qui apportait la bouteille, de son air soumis. La Normande s’amusa de la mine ravie de la servante. -Elle l’embarrassa en lui parlant de son maître, qui était très-exigeant, disait-on. +Elle l’embarrassa en lui parlant de son maître, qui était très-exigeant, disait-on. Puis, elle lui fit remporter le champagne et le bouquet. -Dites à monsieur Lebigre qu’il ne vous renvoie plus... -Vous êtes trop bonne, ma petite. -Ça m’irrite de vous voir si douce, avec vos bouteilles sous vos bras. +Dites à monsieur Lebigre qu’il ne vous renvoie plus... +Vous êtes trop bonne, ma petite. +Ça m’irrite de vous voir si douce, avec vos bouteilles sous vos bras. Vous ne pouvez donc pas le griffer, votre monsieur ? -Dame ! il veut que je vienne, répondit Rose en s’en allant. +Dame ! il veut que je vienne, répondit Rose en s’en allant. Vous avez tort de lui faire de la peine, vous... Il est bien bel homme. -La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent. +La Normande était conquise par le caractère tendre de Florent. Elle s’imaginait de grandes jouissances d’amour-propre. Florent vivait ailleurs, plus haut et plus loin. La Normande apprit l’histoire de son amoureux avec une grande surprise. Jamais il n’avait ouvert la bouche de ces choses. Ces aventures extraordinaires mirent dans ses tendresses pour lui un piment de plus. -Peut-être qu’elle s’était relevée, pourtant. -Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. -Elle ne doit pas être belle, à cette heure. -Florent resta tout pâle, avec l’horreur de l’image évoquée par la poissonnière. +Peut-être qu’elle s’était relevée, pourtant. +Pardi, murmura-t-elle méchamment, il vaut mieux que vous ne la revoyiez pas. +Elle ne doit pas être belle, à cette heure. +Florent resta tout pâle, avec l’horreur de l’image évoquée par la poissonnière. Son souvenir d’amour tombait au charnier. -Elle se consola avec l’histoire de l’héritage. -A-t-on jamais vu l’idée du vieux ! disait la poissonnière en riant. +Elle se consola avec l’histoire de l’héritage. +A-t-on jamais vu l’idée du vieux ! disait la poissonnière en riant. Ah bien, c’est moi qui exigerais ma part, et vite ! -Je n’ai besoin de rien, répétait toujours Florent. -Je ne saurais seulement pas où le mettre, cet argent. +Je n’ai besoin de rien, répétait toujours Florent. +Je ne saurais seulement pas où le mettre, cet argent. Alors elle s’emportait. -Tenez, vous n’êtes pas un homme. +Tenez, vous n’êtes pas un homme. Vous ne comprenez donc pas que les Quenu se moquent de vous. La grosse vous passe le vieux linge et les vieux habits de son mari. C’est quarante-deux mille cinq cents francs, n’est-ce pas ? Je ne sortirais pas sans mes quarante-deux mille cinq cents francs. Va-t’en voir s’ils viennent, Jean ! chantait-elle d’une voix ironique. -Je la connais, leur honnêteté. +Je la connais, leur honnêteté. Vrai, mon pauvre ami, vous me faites de la peine. C’est plaisir que de vous dindonner, au moins. Vous n’y voyez pas plus clair qu’un enfant de cinq ans... -Le tour n’est pas plus malin à jouer. -Voulez-vous que j’aille réclamer votre dû, pour voir ? -Ça serait drôle, je vous en réponds. +Le tour n’est pas plus malin à jouer. +Voulez-vous que j’aille réclamer votre dû, pour voir ? +Ça serait drôle, je vous en réponds. J’aurais le magot ou je casserais tout chez eux, ma parole d’honneur. -Je verrai, j’aurai peut-être besoin d’argent bientôt. -Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu’il était bien trop mou. +Je verrai, j’aurai peut-être besoin d’argent bientôt. +Elle doutait, elle haussait les épaules, en murmurant qu’il était bien trop mou. Puis, elle nourrit un autre projet. -Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toute tremblante, les poings serrés. +Vous iriez le dénoncer, répéta la Normande toute tremblante, les poings serrés. Ne faites pas ce malheur... -Ah ! si vous n’étiez pas ma mère... +Ah ! si vous n’étiez pas ma mère... Eh bien, quoi ? demanda-t-elle, tu la battrais... Est-ce que tu me battrais aussi, moi, qui suis ta sœur ? -Tu sais, ça finira par là. -Je me jetterai à l’eau, en repassant sur le pont. +Tu sais, ça finira par là. +Je me jetterai à l’eau, en repassant sur le pont. De grosses larmes roulaient de ses yeux. Elle s’enfuit dans sa chambre, fermant les portes avec violence. -La mère Méhudin ne reparla plus de dénoncer Florent. +La mère Méhudin ne reparla plus de dénoncer Florent. Certes, la belle Lisa n’avait pas peur. -Mais l’avantage restait maintenant à la belle Lisa. -L’ambition de la Normande était de paraître « comme il faut. -La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. -Aussi n’attaquait-elle plus sa fille que par là. +Mais l’avantage restait maintenant à la belle Lisa. +L’ambition de la Normande était de paraître « comme il faut. +La mère Méhudin avait remarqué ce point faible. +Aussi n’attaquait-elle plus sa fille que par là. J’ai vu madame Quenu sur sa porte, disait-elle parfois, le soir. -C’est étonnant comme cette femme-là se conserve. -Et propre, avec ça, et l’air d’une vraie dame !... +C’est étonnant comme cette femme-là se conserve. +Et propre, avec ça, et l’air d’une vraie dame !... C’est le comptoir, vois-tu. -Le comptoir, ça vous maintient une femme, ça la rend distinguée. -Il y avait là une allusion détournée aux propositions de monsieur Lebigre. -La belle Normande ne répondait pas, restait un instant soucieuse. -Ce fut un premier ébranlement dans ses tendresses pour Florent. +Le comptoir, ça vous maintient une femme, ça la rend distinguée. +Il y avait là une allusion détournée aux propositions de monsieur Lebigre. +La belle Normande ne répondait pas, restait un instant soucieuse. +Ce fut un premier ébranlement dans ses tendresses pour Florent. Le quartier entier se ruait sur lui. -Il semblait que chacun eût un intérêt immédiat à l’exterminer. -Le pavillon de la marée fut le dernier à se mettre en insurrection. -Les poissonnières aimaient Florent pour sa douceur. -Alors, recommença, contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorges prodigieuses. -Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idée fixe. -Sa petite face pâle semblait se multiplier. -Elle accusait ces messieurs d’avoir répandu l’histoire des rogatons. -Clémence eut une nausée. -Robine avala vite un doigt de bière, comme pour se laver le gosier. -Cependant le marchand de volailles répétait son mot : — Les Tuileries ont roté dessus. +Il semblait que chacun eût un intérêt immédiat à l’exterminer. +Le pavillon de la marée fut le dernier à se mettre en insurrection. +Les poissonnières aimaient Florent pour sa douceur. +Alors, recommença, contre ce maigre, la lutte des ventres énormes, des gorges prodigieuses. +Lui, ne voyait rien, marchait droit à son idée fixe. +Sa petite face pâle semblait se multiplier. +Elle accusait ces messieurs d’avoir répandu l’histoire des rogatons. +Clémence eut une nausée. +Robine avala vite un doigt de bière, comme pour se laver le gosier. +Cependant le marchand de volailles répétait son mot : — Les Tuileries ont roté dessus. Il disait cela avec une grimace abominable. Quand elle chipotait, bavardant sans rien acheter, on la renvoyait aux rogatons. Cela coupa la source de ses renseignements. -Certains jours, elle ne savait même pas ce qui se passait. +Certains jours, elle ne savait même pas ce qui se passait. Elle en pleurait de rage. -Je lui ferai son affaire, à votre Gavard. -Les deux autres restèrent un peu interdites ; mais elles ne protestèrent pas. -Quand on avait pesé les cartouches, il se décidait enfin à rentrer son arsenal. +Je lui ferai son affaire, à votre Gavard. +Les deux autres restèrent un peu interdites ; mais elles ne protestèrent pas. +Quand on avait pesé les cartouches, il se décidait enfin à rentrer son arsenal. Maintenant, je me moque des argousins... -Dimanche, je suis allé l’essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. +Dimanche, je suis allé l’essayer avec un ami, dans la plaine Saint-Denis. Vous verrez, vous verrez ; dans quelque temps, vous entendrez parler d’Anatole. -C’était son revolver qu’il avait appelé Anatole. +C’était son revolver qu’il avait appelé Anatole. Sa camaraderie avec Florent, d’ailleurs, paraissait louche. -Dès lors, il fut enchanté. +Dès lors, il fut enchanté. C’est imprudent de porter des armes sur soi, disait mademoiselle Saget. -Ça lui jouera un mauvais tour. +Ça lui jouera un mauvais tour. Chez monsieur Lebigre, Gavard triomphait. -Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s’y enfermer. -Logre également lui témoignait une grande amitié. -Il s’était fait son lieutenant. -Florent restait le chef, l’âme du complot. -À l’entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes. -Logre disait, avec ses gestes passionnés, que tout irait sur des roulettes. -À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. -Il était d’une crédulité d’enfant et d’une confiance de héros. -Voyez-vous, c’est ça qui perd le parti. -Mais il ne réussira pas. -Il se fera coffrer, voilà tout. -Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. +Il y déjeunait, y dînait, venait à chaque heure s’y enfermer. +Logre également lui témoignait une grande amitié. +Il s’était fait son lieutenant. +Florent restait le chef, l’âme du complot. +À l’entendre, du jour au lendemain, on réunirait cent mille hommes. +Logre disait, avec ses gestes passionnés, que tout irait sur des roulettes. +À cette époque, Florent fut parfaitement heureux. +Il était d’une crédulité d’enfant et d’une confiance de héros. +Voyez-vous, c’est ça qui perd le parti. +Mais il ne réussira pas. +Il se fera coffrer, voilà tout. +Logre et le marchand de vin ne bronchèrent pas. Ils laissaient aller Charvet. Vous savez, avec ses airs retour de Cayenne... -Si elle l’a laissé tranquille, c’est qu’elle se moque de lui. -Logre eut un léger tressaillement. +Si elle l’a laissé tranquille, c’est qu’elle se moque de lui. +Logre eut un léger tressaillement. Je ne vais pourtant pas crier cela sur les toits... Seulement, je n’en serai pas de sa bagarre. -Je ne veux point me laisser pincer comme un imbécile... -Oh ! non, quelle idée ! dit monsieur Lebigre qui ne parlait jamais. +Je ne veux point me laisser pincer comme un imbécile... +Oh ! non, quelle idée ! dit monsieur Lebigre qui ne parlait jamais. Ce sont des suppositions, murmura le bossu. -Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeur libre. -Je sais comment ça se pratique... +Des suppositions, si vous voulez, répondit le professeur libre. +Je sais comment ça se pratique... Logre ne put retenir un sourire. -Cependant, il venait encore assez régulièrement le soir, avec Clémence. -La grande brune n’était plus tablettière à la poissonnerie. -Monsieur Manoury l’avait congédiée. +Cependant, il venait encore assez régulièrement le soir, avec Clémence. +La grande brune n’était plus tablettière à la poissonnerie. +Monsieur Manoury l’avait congédiée. Ces facteurs, tous des gueux, grognait Logre. -Nous n’avions point les mêmes opinions politiques, n’est-ce pas ? -Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. +Nous n’avions point les mêmes opinions politiques, n’est-ce pas ? +Clémence avait trouvé une nouvelle façon de faire le grog. Alors, elle ne demanda plus qu’une chope, le soir. Elle la buvait, d’ailleurs, en toute philosophie. -Les soirées du cabinet vitré n’étaient plus si bruyantes. -Il ne s’expliquait pas la supériorité de Florent. +Les soirées du cabinet vitré n’étaient plus si bruyantes. +Il ne s’expliquait pas la supériorité de Florent. Il ne lui manque qu’une calotte. Les autres semblaient boire ses paroles. -Cette invasion de ses États fut le coup de grâce. -Les hommes étaient des brutes. -Gavard l’exaspérait avec son revolver. -Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôt complètement organisées. -Florent commençait à distribuer les rôles. +Cette invasion de ses États fut le coup de grâce. +Les hommes étaient des brutes. +Gavard l’exaspérait avec son revolver. +Cependant, Logre affirmait que les sections seraient bientôt complètement organisées. +Florent commençait à distribuer les rôles. Moi, je n’en suis pas, vous entendez. -Je n’ai jamais travaillé pour l’ambition de personne. -Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement : — Le plan est inepte. +Je n’ai jamais travaillé pour l’ambition de personne. +Clémence qui mettait son châle, ajouta froidement : — Le plan est inepte. Le couple ne revint plus. -Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. +Jamais Florent ne put enrégimenter Claude. Pour l’initier, il l’amena un soir chez monsieur Lebigre. -Ça peut être très-fort, mais ça m’échappe... -Ah ! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacré Robine. +Ça peut être très-fort, mais ça m’échappe... +Ah ! par exemple, vous avez un monsieur superbe, ce sacré Robine. Il est profond comme un puits, cet homme... J’y retournerai, seulement pas pour la politique. -Hein ! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusqués derrière leurs chopes ? +Hein ! vous imaginez-vous Gavard, Logre et Robine causant politique, embusqués derrière leurs chopes ? Florent fut chagrin de son scepticisme politique. -Le peintre secouait la tête, en répondant : — Vous avez peut-être raison. -Je suis un égoïste. -Et me permettez-vous d’être franc ? +Le peintre secouait la tête, en répondant : — Vous avez peut-être raison. +Je suis un égoïste. +Et me permettez-vous d’être franc ? Vous vous chatouillez, mon cher. Et comme l’autre protestait : — Laissez donc ! -Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et de vérité. -Ah ! grand poète que vous êtes ! +Enfin, vous vous chatouillez avec vos idées de justice et de vérité. +Ah ! grand poète que vous êtes ! La partie finie, on causait. -La bande était très-réactionnaire, très-mondaine. +La bande était très-réactionnaire, très-mondaine. Monsieur Jules lisait les journaux aimables. Mais il avait un faible pour la politique. -Son idéal était Morny, comme il le nommait tout court. -C’était Morny qui se moquait de ces gueux de républicains ! -Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude à Florent. +Son idéal était Morny, comme il le nommait tout court. +C’était Morny qui se moquait de ces gueux de républicains ! +Je suis allé quelquefois dans leur café, dit Claude à Florent. Il l’appelle mon oncle... Une jolie fille, hein ! cette Sarriette. Vous menez une belle vie, murmura Florent en souriant. Cadine, la Sarriette, et les autres, n’est-ce pas ? -Le peintre haussa les épaules. -Ah bien ! vous vous trompez, répondit-il. -Il ne me faut pas de femmes à moi, ça me dérangerait trop. -Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. -Il avait également perdu l’amitié d’Auguste. -Le garçon charcutier n’entrait plus dans sa chambre, quand il montait se coucher. +Le peintre haussa les épaules. +Ah bien ! vous vous trompez, répondit-il. +Il ne me faut pas de femmes à moi, ça me dérangerait trop. +Florent dut renoncer à en faire un disciple docile. +Il avait également perdu l’amitié d’Auguste. +Le garçon charcutier n’entrait plus dans sa chambre, quand il montait se coucher. Augustine lui faisait jurer de ne plus commettre une pareille imprudence. -Dès lors, Auguste souhaita qu’on « emballât le galérien. +Dès lors, Auguste souhaita qu’on « emballât le galérien. Chez les Quenu-Gradelle, on ne parlait point de ces choses. Est-ce que tu me trouves mauvaise mine, toi ? -Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantées devant l’étuve refroidie. -La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette. -La belle Lisa ne se permettait plus qu’un régal. -Elle donnait sans peur des tapes sous le menton satiné de Marjolin. -La fente avait dû aller jusqu’à la cervelle. -C’était une brute. -Il avait une puérilité d’enfant de cinq ans dans un corps de colosse. +Il y avait toujours deux ou trois jupes pleurardes plantées devant l’étuve refroidie. +La belle Lisa menait le deuil de la charcuterie avec une dignité muette. +La belle Lisa ne se permettait plus qu’un régal. +Elle donnait sans peur des tapes sous le menton satiné de Marjolin. +La fente avait dû aller jusqu’à la cervelle. +C’était une brute. +Il avait une puérilité d’enfant de cinq ans dans un corps de colosse. Elle lui donnait des cornichons, le plus souvent. Il les adorait, les mangeait avec son rire d’innocent, devant le comptoir. -Elle, les premiers jours, avait eu peur qu’il ne se souvînt. -Est-ce que la tête te fait toujours mal ? lui demanda-t-elle. -Elle reprit doucement : — Alors, tu étais tombé ? +Elle, les premiers jours, avait eu peur qu’il ne se souvînt. +Est-ce que la tête te fait toujours mal ? lui demanda-t-elle. +Elle reprit doucement : — Alors, tu étais tombé ? Cela touchait beaucoup Lisa. -Elle avait exigé de Gavard qu’il le gardât. +Elle avait exigé de Gavard qu’il le gardât. Cependant, la charcuterie restait chagrine. -Il y venait même dîner de loin en loin, le dimanche. -Quenu faisait alors de grands efforts de gaieté, sans pouvoir échauffer le repas. -Il mangeait mal, finissait par se fâcher. -Bien vrai, je ne suis pas malade, tu ne me trouves pas changé ?... +Il y venait même dîner de loin en loin, le dimanche. +Quenu faisait alors de grands efforts de gaieté, sans pouvoir échauffer le repas. +Il mangeait mal, finissait par se fâcher. +Bien vrai, je ne suis pas malade, tu ne me trouves pas changé ?... C’est comme si j’avais un poids quelque part. -Et triste avec ça, sans savoir pourquoi, ma parole d’honneur... +Et triste avec ça, sans savoir pourquoi, ma parole d’honneur... Tu ne sais pas, toi ? -Une mauvaise disposition, sans doute, répondit Lisa. -Non, non, ça dure depuis trop longtemps, ça m’étouffe... -Si ça continue, je ferai venir le médecin. -La belle charcutière le regardait gravement. -Il n’y a pas besoin de médecin, dit-elle. +Une mauvaise disposition, sans doute, répondit Lisa. +Non, non, ça dure depuis trop longtemps, ça m’étouffe... +Si ça continue, je ferai venir le médecin. +La belle charcutière le regardait gravement. +Il n’y a pas besoin de médecin, dit-elle. Vois-tu, c’est un mauvais air qui souffle en ce moment. Tout le monde est malade dans le quartier... -Puis, comme cédant à une tristesse maternelle : — Ne t’inquiète pas, mon gros... +Puis, comme cédant à une tristesse maternelle : — Ne t’inquiète pas, mon gros... Je ne veux pas que tu tombes malade. Ce serait le comble. D’abord, elle obtint ses confidences. -Si vous saviez, ma chère madame Quenu... -Non, jamais je n’oserai vous répéter cela. -Et, petit à petit, elle montra qu’elle savait tout. -Ce n’était qu’une façon de tenir Lisa à sa merci. -Alors, elle jouit profondément de ce drame. -Elle grossissait chaque jour les nouvelles inquiétantes. -Vous devriez prendre vos précautions, murmurait-elle. +Si vous saviez, ma chère madame Quenu... +Non, jamais je n’oserai vous répéter cela. +Et, petit à petit, elle montra qu’elle savait tout. +Ce n’était qu’une façon de tenir Lisa à sa merci. +Alors, elle jouit profondément de ce drame. +Elle grossissait chaque jour les nouvelles inquiétantes. +Vous devriez prendre vos précautions, murmurait-elle. Je ne puis pas dire aux gens qu’ils en ont menti, vous comprenez. -Ça court, ça court. -On ne l’arrêtera plus. -Il faudra que ça crève. -Quelques jours plus tard, elle donna enfin le véritable assaut. -J’ai voulu vous avertir, à cause de votre beau-frère. -C’est des bêtises, ce n’est pas sérieux, dit Lisa pour l’aiguillonner. -Ils ne se gênent pas, allez. -Vous vous rappelez bien qu’ils ont essayé de débaucher votre mari... -Et les cartouches que je les vois fabriquer de ma fenêtre, est-ce des bêtises ?... -Après tout, je vous dis ça dans votre intérêt. -Bien sûr, je vous remercie. +Ça court, ça court. +On ne l’arrêtera plus. +Il faudra que ça crève. +Quelques jours plus tard, elle donna enfin le véritable assaut. +J’ai voulu vous avertir, à cause de votre beau-frère. +C’est des bêtises, ce n’est pas sérieux, dit Lisa pour l’aiguillonner. +Ils ne se gênent pas, allez. +Vous vous rappelez bien qu’ils ont essayé de débaucher votre mari... +Et les cartouches que je les vois fabriquer de ma fenêtre, est-ce des bêtises ?... +Après tout, je vous dis ça dans votre intérêt. +Bien sûr, je vous remercie. Seulement, on invente tant de choses. -Ah ! non, ce n’est pas inventé, malheureusement... +Ah ! non, ce n’est pas inventé, malheureusement... Tout le quartier en parle, d’ailleurs. -Il est le chef, votre beau-frère, à ce qu’il paraît... -C’est très-fâcheux pour vous. -Deux frères, c’est comme les deux doigts de la main. -La belle Lisa se récria. -Mais elle était toute blanche. -Mademoiselle Saget venait de la toucher au vif de ses inquiétudes. -Rose n’était pourtant guère bavarde. +Il est le chef, votre beau-frère, à ce qu’il paraît... +C’est très-fâcheux pour vous. +Deux frères, c’est comme les deux doigts de la main. +La belle Lisa se récria. +Mais elle était toute blanche. +Mademoiselle Saget venait de la toucher au vif de ses inquiétudes. +Rose n’était pourtant guère bavarde. La vieille comptait sur ses oreilles et sur ses yeux. -On dirait, pensait-elle, qu’il l’élève à la becquée... -À qui peut-il vouloir le vendre ? +On dirait, pensait-elle, qu’il l’élève à la becquée... +À qui peut-il vouloir le vendre ? Elle lui regarda vivement les pieds. -Les souliers de Logre n’avaient pas un grain de poussière. -Alors, elle eut un sourire discret, elle emporta son cassis, les lèvres pincées. -C’était ensuite à sa fenêtre qu’elle complétait son dossier. -Cette fenêtre, très-élevée, dominant les maisons voisines, lui procurait des jouissances sans fin. -Un soir le dénoûment brutal lui apparut. +Les souliers de Logre n’avaient pas un grain de poussière. +Alors, elle eut un sourire discret, elle emporta son cassis, les lèvres pincées. +C’était ensuite à sa fenêtre qu’elle complétait son dossier. +Cette fenêtre, très-élevée, dominant les maisons voisines, lui procurait des jouissances sans fin. +Un soir le dénoûment brutal lui apparut. Le pistolet allait, venait, se multipliait. -C’était les armes dont elle avait parlé à madame Quenu. -Son dossier du lendemain eut une gravité décisive. -Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu, dit-elle ; mais ça devient trop terrible... +C’était les armes dont elle avait parlé à madame Quenu. +Son dossier du lendemain eut une gravité décisive. +Je ne voudrais pas vous effrayer, madame Quenu, dit-elle ; mais ça devient trop terrible... J’ai peur, ma parole ! -Pour rien au monde, ne répétez ce que je vais vous confier. +Pour rien au monde, ne répétez ce que je vais vous confier. Ils me couperaient le cou, s’ils savaient. -Je ne sais pas ce que ça peut être. +Je ne sais pas ce que ça peut être. Il y en avait un gros tas. -On aurait dit des chiffons trempés dans du sang... -Logre, vous savez, le bossu, s’en était mis un sur les épaules. +On aurait dit des chiffons trempés dans du sang... +Logre, vous savez, le bossu, s’en était mis un sur les épaules. Il avait l’air du bourreau... -Pour sûr, c’est encore quelque manigance. -Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans la chambre de votre beau-frère ? -Alors, Lisa eut un léger tressaillement. -Mais celle-ci continua : — C’est permis, après tout... -Votre beau-frère vous mènerait trop loin, si vous le laissiez faire... +Pour sûr, c’est encore quelque manigance. +Pourquoi ne montez-vous pas regarder dans la chambre de votre beau-frère ? +Alors, Lisa eut un léger tressaillement. +Mais celle-ci continua : — C’est permis, après tout... +Votre beau-frère vous mènerait trop loin, si vous le laissiez faire... Hier, on causait de vous, chez madame Taboureau. -Vous avez là une amie bien dévouée. -Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutière, songeuse. -Certainement, et madame Taboureau est une femme que l’on peut écouter... -Tâchez donc de savoir ce que c’est que les linges rouges. +Vous avez là une amie bien dévouée. +Madame Taboureau a dit cela, murmura la charcutière, songeuse. +Certainement, et madame Taboureau est une femme que l’on peut écouter... +Tâchez donc de savoir ce que c’est que les linges rouges. Vous me le direz ensuite, n’est-ce pas ? -Mais Lisa ne l’écoutait plus. +Mais Lisa ne l’écoutait plus. Cependant, la vieille demoiselle avait mis son nez au-dessus des plats du comptoir. -Elle murmurait, comme se parlant à elle-même : — Tiens ! il y a du saucisson coupé... -Ça doit sécher, du saucisson coupé à l’avance... -Et ce boudin qui est crevé. -Il a reçu un coup de fourchette, bien sûr. +Elle murmurait, comme se parlant à elle-même : — Tiens ! il y a du saucisson coupé... +Ça doit sécher, du saucisson coupé à l’avance... +Et ce boudin qui est crevé. +Il a reçu un coup de fourchette, bien sûr. Il faudrait l’enlever, il salit le plat. Le tout disparut dans le cabas. -Mademoiselle Saget était si bien habituée aux cadeaux qu’elle ne remerciait même plus. +Mademoiselle Saget était si bien habituée aux cadeaux qu’elle ne remerciait même plus. Chaque matin, elle emportait toutes les rognures de la charcuterie. -Depuis huit jours, elle était très-inquiète. -Quenu le renvoya à sa femme. +Depuis huit jours, elle était très-inquiète. +Quenu le renvoya à sa femme. Trois jours plus tard, il prit mille francs. Tu vois que j’ai bien fait de garder ce compte... Attends, je n’ai pas pris note des mille francs d’aujourd’hui. -Elle s’assit devant le secrétaire, relut la page de calculs. +Elle s’assit devant le secrétaire, relut la page de calculs. Puis, elle ajouta : — J’ai eu raison de laisser du blanc. Je marquerai les acomptes en marge... Maintenant, il va tout gaspiller ainsi par petits morceaux... -Il y a longtemps que j’attends ça. -Quenu ne dit rien, se coucha de très-mauvaise humeur. -Florent aurait tout donné. -Il s’était rappelé l’héritage, les conseils de la Normande. -Jamais, selon lui, il ne dépenserait son argent pour une cause plus sainte. -Ça fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa à Quenu. +Il y a longtemps que j’attends ça. +Quenu ne dit rien, se coucha de très-mauvaise humeur. +Florent aurait tout donné. +Il s’était rappelé l’héritage, les conseils de la Normande. +Jamais, selon lui, il ne dépenserait son argent pour une cause plus sainte. +Ça fait trois mille francs en sept jours, raconta Lisa à Quenu. Qu’en dis-tu ? C’est joli, n’est-ce pas ?... -Et le vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans à amasser son magot ! -Tant pis pour toi ! s’écria Quenu. -Tu n’avais pas besoin de lui parler de l’héritage. -Je te le dis depuis assez longtemps : il faudra que ça finisse. -Ce fut le lendemain que l’histoire des linges rouges la décida. +Et le vieux Gradelle, qui avait mis quarante ans à amasser son magot ! +Tant pis pour toi ! s’écria Quenu. +Tu n’avais pas besoin de lui parler de l’héritage. +Je te le dis depuis assez longtemps : il faudra que ça finisse. +Ce fut le lendemain que l’histoire des linges rouges la décida. En haut, elle eut un saisissement, en entrant dans la chambre. -La puérilité de la pièce semblait tout effarée de cette décoration révolutionnaire. -Elle s’arrêta au premier étage, elle s’habilla. -À cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement, d’une main calme. -Elle était très-résolue, sans un frisson, avec une sévérité plus grande dans les yeux. -Elle s’interrogeait, et sa conscience lui répondait qu’elle allait accomplir un devoir. -Elle se ganta de violet sombre, attacha à son chapeau une épaisse voilette. -Quenu étalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie. -Tiens, où vas-tu donc ? lui demanda-t-il. +La puérilité de la pièce semblait tout effarée de cette décoration révolutionnaire. +Elle s’arrêta au premier étage, elle s’habilla. +À cette heure grave, la belle Lisa se coiffa soigneusement, d’une main calme. +Elle était très-résolue, sans un frisson, avec une sévérité plus grande dans les yeux. +Elle s’interrogeait, et sa conscience lui répondait qu’elle allait accomplir un devoir. +Elle se ganta de violet sombre, attacha à son chapeau une épaisse voilette. +Quenu étalait son ventre blanc sur le seuil de la charcuterie. +Tiens, où vas-tu donc ? lui demanda-t-il. Elle inventa une course avec madame Taboureau. -Elle ajouta qu’elle passerait au théâtre de la Gaîté, pour louer des places. -Elle craignait d’être suivie. +Elle ajouta qu’elle passerait au théâtre de la Gaîté, pour louer des places. +Elle craignait d’être suivie. Quand elle eut son coupon, elle se fit mener au Palais-de-Justice. -Là, devant la grille, elle paya et congédia la voiture. -Mais une lettre d’audience était nécessaire pour pénétrer auprès du préfet. -Le personnage chauve l’écoutait, sans l’interrompre, de son air las. -Oui, répondit nettement Lisa. -Nous sommes d’honnêtes gens... +Là, devant la grille, elle paya et congédia la voiture. +Mais une lettre d’audience était nécessaire pour pénétrer auprès du préfet. +Le personnage chauve l’écoutait, sans l’interrompre, de son air las. +Oui, répondit nettement Lisa. +Nous sommes d’honnêtes gens... Je ne veux pas que mon mari se trouve compromis. -Il haussa les épaules, comme pour dire que tout cela était bien ennuyeux. -On me fait dénonciation sur dénonciation, on me pousse, on me presse. -Vous comprenez que si je n’agis pas, c’est que je préfère attendre. +Il haussa les épaules, comme pour dire que tout cela était bien ennuyeux. +On me fait dénonciation sur dénonciation, on me pousse, on me presse. +Vous comprenez que si je n’agis pas, c’est que je préfère attendre. Nous avons nos raisons... Tenez, voici le dossier. Je puis vous le montrer. -Il mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemise bleue. -Elle feuilleta les pièces. -C’était comme les chapitres détachés de l’histoire qu’elle venait de conter. +Il mit devant elle un énorme paquet de papiers, dans une chemise bleue. +Elle feuilleta les pièces. +C’était comme les chapitres détachés de l’histoire qu’elle venait de conter. Ensuite, venait un rapport qui constatait son installation chez les Quenu-Gradelle. Ce fut le comble. -Vous ne reconnaissez aucune de ces écritures ? lui demanda-t-il. +Vous ne reconnaissez aucune de ces écritures ? lui demanda-t-il. Elle balbutia que non. -Elle s’était levée. -Sa robe de soie craquait ; ses gants sombres disparaissaient sous le grand châle. -Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous le promets. -Surtout, recommandez à votre mari de ne point bouger... +Elle s’était levée. +Sa robe de soie craquait ; ses gants sombres disparaissaient sous le grand châle. +Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous le promets. +Surtout, recommandez à votre mari de ne point bouger... Certaines circonstances peuvent se produire... -Il n’acheva pas, salua légèrement, en se levant à demi de son fauteuil. -C’était un congé. +Il n’acheva pas, salua légèrement, en se levant à demi de son fauteuil. +C’était un congé. Elle s’en alla. -Dans l’antichambre, elle aperçut Logre et monsieur Lebigre qui se tournèrent vivement. -Mais elle était plus troublée qu’eux. +Dans l’antichambre, elle aperçut Logre et monsieur Lebigre qui se tournèrent vivement. +Mais elle était plus troublée qu’eux. Enfin, elle sortit par la place Dauphine. -Ce qu’elle sentait de plus net, c’était l’inutilité de sa démarche. +Ce qu’elle sentait de plus net, c’était l’inutilité de sa démarche. Son mari ne courait aucun danger. Cela la soulageait, tout en lui laissant un remords. -En somme, ce n’était pas elle qui avait livré Florent. -Cette pensée qui lui vint brusquement l’étonna. -Aurait-elle donc commis une méchante action, si elle l’avait livré ? -Elle resta perplexe, surprise d’avoir pu être trompée par sa conscience. -Les lettres anonymes lui semblaient à coup sûr une vilaine chose. -Elle, au contraire, allait carrément, se nommait, sauvait tout le monde. -Non, elle n’était pas avare, l’argent ne l’avait pas poussée. +En somme, ce n’était pas elle qui avait livré Florent. +Cette pensée qui lui vint brusquement l’étonna. +Aurait-elle donc commis une méchante action, si elle l’avait livré ? +Elle resta perplexe, surprise d’avoir pu être trompée par sa conscience. +Les lettres anonymes lui semblaient à coup sûr une vilaine chose. +Elle, au contraire, allait carrément, se nommait, sauvait tout le monde. +Non, elle n’était pas avare, l’argent ne l’avait pas poussée. Est-ce que tu as les places ? lui demanda Quenu, lorsqu’elle rentra. Mais elle jugea inutile de sortir. -Quand je te dis que l’air te fait du bien ! lui répéta Quenu. -Tu vois, ta course de la matinée t’a toute ragaillardie. -Eh non ! finit-elle par répondre, en reprenant son air sévère. -Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour la santé. -Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la Grâce de Dieu. -Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieur Lebigre. -Une éclaircie se fit. +Quand je te dis que l’air te fait du bien ! lui répéta Quenu. +Tu vois, ta course de la matinée t’a toute ragaillardie. +Eh non ! finit-elle par répondre, en reprenant son air sévère. +Les rues de Paris ne sont pas si bonnes pour la santé. +Le soir, à la Gaîté, ils virent jouer la Grâce de Dieu. +Ce jour-là, Florent avait dîné de bonne heure chez monsieur Lebigre. +Une éclaircie se fit. Une lueur rouge monta au couchant. Logre n’amena pas le sergent. -Gavard était allé dîner chez des amis, aux Batignolles. -Florent en fut réduit à passer la soirée en tête à tête avec Robine. -Il se sentait encore tout attristé par cette bière étroite, descendue dans la terre. -À cette heure, cette mort le contrariait. +Gavard était allé dîner chez des amis, aux Batignolles. +Florent en fut réduit à passer la soirée en tête à tête avec Robine. +Il se sentait encore tout attristé par cette bière étroite, descendue dans la terre. +À cette heure, cette mort le contrariait. Elle remettait en question sa situation d’inspecteur. -On le dérangerait, on songerait à le nommer titulaire. -C’étaient là des complications fâcheuses qui pouvaient donner l’éveil à la police. +On le dérangerait, on songerait à le nommer titulaire. +C’étaient là des complications fâcheuses qui pouvaient donner l’éveil à la police. L’averse avait fait tomber le vent. -C’était comme une tache dans sa vie. -S’il souffrait de ce milieu gras et trop nourri, il méritait cette souffrance. -Toutes ces choses, il les acceptait en châtiment. -Et toujours le même cauchemar revenait. -Elles étaient sans cesse là. -La pluie de l’après-midi avait empli les Halles d’une humidité infecte. -Il lui semblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. -Les beurres empestaient, la poissonnerie avait une fraîcheur poivrée. -La porte de l’allée fut refermée bruyamment. -Quenu et Lisa rentraient du théâtre. -Son malheur était là, dans ces Halles chaudes de la journée. -Une occasion suffisante de mécontentement se présentait pour lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. -Le ministère, redoutant un échec, luttait de toute sa puissance. -De longtemps peut-être un meilleur prétexte ne s’offrirait. -Un matin, au petit jour, Florent alla rôder autour du Palais-Bourbon. -Il revint lentement, la tête basse. +C’était comme une tache dans sa vie. +S’il souffrait de ce milieu gras et trop nourri, il méritait cette souffrance. +Toutes ces choses, il les acceptait en châtiment. +Et toujours le même cauchemar revenait. +Elles étaient sans cesse là. +La pluie de l’après-midi avait empli les Halles d’une humidité infecte. +Il lui semblait que, de chaque pavillon, montait une vapeur épaisse. +Les beurres empestaient, la poissonnerie avait une fraîcheur poivrée. +La porte de l’allée fut refermée bruyamment. +Quenu et Lisa rentraient du théâtre. +Son malheur était là, dans ces Halles chaudes de la journée. +Une occasion suffisante de mécontentement se présentait pour lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles. +Le ministère, redoutant un échec, luttait de toute sa puissance. +De longtemps peut-être un meilleur prétexte ne s’offrirait. +Un matin, au petit jour, Florent alla rôder autour du Palais-Bourbon. +Il revint lentement, la tête basse. Un roucoulement la lui fit relever. -Il s’aperçut qu’il traversait le jardin des Tuileries. +Il s’aperçut qu’il traversait le jardin des Tuileries. Sur une pelouse, une bande de ramiers marchait, avec des dandinements de gorge. -En face, l’ombre des marronniers était toute noire. -L’odeur des verdures l’attendrit beaucoup, en le faisant songer à madame François. -Une petite fille qui passa, courant derrière un cerceau, effraya les ramiers. +En face, l’ombre des marronniers était toute noire. +L’odeur des verdures l’attendrit beaucoup, en le faisant songer à madame François. +Une petite fille qui passa, courant derrière un cerceau, effraya les ramiers. Je cherche cette brute de Marjolin. Il doit gaver ses pigeons, murmura-t-il. -Seulement, je ne sais pas où est la resserre de monsieur Gavard. -Ils fouillèrent toute la cave. -Au centre, dans l’ombre pâle, deux fontaines coulent. -Les resserres sont exclusivement réservées aux pigeons. -Claude se mit à rire, en entendant cette musique. +Seulement, je ne sais pas où est la resserre de monsieur Gavard. +Ils fouillèrent toute la cave. +Au centre, dans l’ombre pâle, deux fontaines coulent. +Les resserres sont exclusivement réservées aux pigeons. +Claude se mit à rire, en entendant cette musique. Elle l’embrassait doucement, partout. Lui, complaisamment, restait comme elle le posait. Il ne savait plus. -Il tendait la chair, sans même craindre les chatouilles. -Eh bien ! c’est ça, dit Claude, ne vous gênez pas !... -Tu n’as pas honte, grande vaurienne, de le tourmenter dans cette saleté. +Il tendait la chair, sans même craindre les chatouilles. +Eh bien ! c’est ça, dit Claude, ne vous gênez pas !... +Tu n’as pas honte, grande vaurienne, de le tourmenter dans cette saleté. Il a des ordures plein les genoux. -Tiens ! dit Cadine effrontément, ça ne le tourmente pas. +Tiens ! dit Cadine effrontément, ça ne le tourmente pas. N’est-ce pas, que tu as peur ? -Florent regardait les pauvres bêtes. +Florent regardait les pauvres bêtes. Ces innocents ! murmura Claude. Tant pis pour eux ! dit Cadine, qui avait fini. -Ils sont meilleurs, quand on les a bien gavés... -Voyez-vous, dans deux heures, on leur fera avaler de l’eau salée, à ceux-là. -Ça leur donne la chair blanche et délicate. -Deux heures après, on les saigne... +Ils sont meilleurs, quand on les a bien gavés... +Voyez-vous, dans deux heures, on leur fera avaler de l’eau salée, à ceux-là. +Ça leur donne la chair blanche et délicate. +Deux heures après, on les saigne... Marjolin emportait un demi-cent de pigeons dans un des coffres. Claude et Florent le suivirent. Les pigeons pendaient comme des linges de soie. -Hein ! ça t’amuse, grande bête, dit Cadine qui riait aussi. -Allez, ce n’est pas bon, ces animaux-là ; ça vous pincerait, si ça pouvait. -Un jour, il en a saigné cent en dix minutes. +Hein ! ça t’amuse, grande bête, dit Cadine qui riait aussi. +Allez, ce n’est pas bon, ces animaux-là ; ça vous pincerait, si ça pouvait. +Un jour, il en a saigné cent en dix minutes. En haut, il le fit asseoir sur une marche de l’escalier. Eh bien, quoi donc ! dit-il en lui tapant dans les mains. -Voilà que vous vous évanouissez comme une femme. +Voilà que vous vous évanouissez comme une femme. C’est l’odeur de la cave, murmura Florent un peu honteux. Diable ! reprit Claude quand il fut remis, vous ne feriez pas un bon soldat... -Florent se leva, sans répondre. -Il était devenu très-sombre, avec des rides désespérées qui lui coupaient la face. +Florent se leva, sans répondre. +Il était devenu très-sombre, avec des rides désespérées qui lui coupaient la face. Ce fut une vision rapide de bataille. -Lui, au milieu, très-pâle, ne pouvait regarder, se cachait la figure entre les mains. -Il devait guetter quelqu’un les yeux arrondis par une émotion extraordinaire d’imbécile. +Lui, au milieu, très-pâle, ne pouvait regarder, se cachait la figure entre les mains. +Il devait guetter quelqu’un les yeux arrondis par une émotion extraordinaire d’imbécile. Est-ce que je lui fais peur ? -Dans cette matinée, il s’était passé de très-graves événements chez les Quenu-Gradelle. -Elle redescendait, lorsqu’elle rencontra les agents de police au second étage. +Dans cette matinée, il s’était passé de très-graves événements chez les Quenu-Gradelle. +Elle redescendait, lorsqu’elle rencontra les agents de police au second étage. Le commissaire la pria de les accompagner. -Une souricière était tendue. +Une souricière était tendue. Aussi exigea-t-elle d’Auguste le serment le plus absolu de silence. -Elle revint mettre son corset, conta à Quenu endormi une histoire. -Auguste faisait tranquillement l’étalage. +Elle revint mettre son corset, conta à Quenu endormi une histoire. +Auguste faisait tranquillement l’étalage. Rien n’indiquait le drame qui se nouait en haut. -Il avait les notes les plus précises. -Peut-être s’était-il réfugié là. -Les Méhudin se levaient à peine. -Le commissaire de police lui jeta un châle qu’il trouva pendu au mur. -Mais qu’est-ce que j’ai fait ? finit-elle par bégayer. +Il avait les notes les plus précises. +Peut-être s’était-il réfugié là. +Les Méhudin se levaient à peine. +Le commissaire de police lui jeta un châle qu’il trouva pendu au mur. +Mais qu’est-ce que j’ai fait ? finit-elle par bégayer. Qu’est-ce que vous cherchez donc dans mon lit ? Elle l’aurait battue. -On la retint, on l’enveloppa de force dans le châle. -Elle se débattait, elle disait d’une voix suffoquée : — Pour qui donc me prend-on !... -Ce Florent n’est jamais entré ici, entendez-vous. +On la retint, on l’enveloppa de force dans le châle. +Elle se débattait, elle disait d’une voix suffoquée : — Pour qui donc me prend-on !... +Ce Florent n’est jamais entré ici, entendez-vous. Il n’y a rien eu entre nous. -On me mettra en prison, après ; ça m’est égal... +On me mettra en prison, après ; ça m’est égal... Ce flot de paroles la calmait. -Sa fureur se tournait contre Florent, qui était la cause de tout. +Sa fureur se tournait contre Florent, qui était la cause de tout. Elle s’adressa au commissaire, se justifiant : — Je ne savais pas, monsieur. -Il avait l’air très-doux, il nous a trompées. -Il venait donner des leçons au petit, puis il s’en allait. +Il avait l’air très-doux, il nous a trompées. +Il venait donner des leçons au petit, puis il s’en allait. Je le nourrissais, je lui faisais souvent cadeau d’un beau poisson. -Ah ! non, par exemple, on ne me reprendra plus à être bonne comme ça ! -Mais, demanda le commissaire, il a dû vous donner des papiers à garder ? +Ah ! non, par exemple, on ne me reprendra plus à être bonne comme ça ! +Mais, demanda le commissaire, il a dû vous donner des papiers à garder ? Non, je vous jure que non... -Moi, ça me serait égal, je vous les remettrais, ces papiers. +Moi, ça me serait égal, je vous les remettrais, ces papiers. J’en ai assez, n’est-ce pas ? -Ça ne m’amuse guère de vous voir tout fouiller... +Ça ne m’amuse guère de vous voir tout fouiller... Allez, c’est bien inutile. C’est la chambre du petit, dit la Normande en ouvrant la porte. -Muche, tout nu, courut se pendre à son cou. +Muche, tout nu, courut se pendre à son cou. Elle le consola, le coucha dans son propre lit. Ne leur donne pas mes cahiers... -Ah ! c’est vrai, s’écria la Normande, il y a les cahiers... -Attendez, messieurs, je vais vous remettre ça. +Ah ! c’est vrai, s’écria la Normande, il y a les cahiers... +Attendez, messieurs, je vais vous remettre ça. Je veux vous montrer que je m’en moque... -Tenez, vous trouverez de son écriture, là-dedans. -On peut bien le pendre, ce n’est pas moi qui irai le décrocher. -Elle donna les cahiers de Muche et les modèles d’écriture. -Alors, il se mit à hurler. -Cependant, le commissaire lisait les modèles d’écriture, d’un air sérieux. -Les « tyranniquement, » les « liberticide, » les « anticonstitutionnel, » les « révolutionnaire, » lui faisaient froncer les sourcils. -Il remit le paquet à un de ses agents, il s’en alla. +Tenez, vous trouverez de son écriture, là-dedans. +On peut bien le pendre, ce n’est pas moi qui irai le décrocher. +Elle donna les cahiers de Muche et les modèles d’écriture. +Alors, il se mit à hurler. +Cependant, le commissaire lisait les modèles d’écriture, d’un air sérieux. +Les « tyranniquement, » les « liberticide, » les « anticonstitutionnel, » les « révolutionnaire, » lui faisaient froncer les sourcils. +Il remit le paquet à un de ses agents, il s’en alla. Claire, qui n’avait pas encore paru, ouvrit sa porte, regardant ces hommes descendre. -Tu es bien lâche, dit Claire en se plantant devant sa sœur. -Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le châle. +Tu es bien lâche, dit Claire en se plantant devant sa sœur. +Celle-ci se leva, terrible, laissant glisser le châle. Tu mouchardes donc ! cria-t-elle. -Répète donc un peu ce que tu viens de dire. -Tu es bien lâche, répéta la jeune fille d’une voix plus insultante. -Elles luttèrent un instant, s’arrachant les cheveux, cherchant à s’étrangler. -Mais Claire se dégagea, en disant : — Lâche, lâche... -Je vais aller le prévenir, ce malheureux que tu as vendu. -Sa mère lui barra la porte. -La Normande se jeta sur elle par-derrière. +Répète donc un peu ce que tu viens de dire. +Tu es bien lâche, répéta la jeune fille d’une voix plus insultante. +Elles luttèrent un instant, s’arrachant les cheveux, cherchant à s’étrangler. +Mais Claire se dégagea, en disant : — Lâche, lâche... +Je vais aller le prévenir, ce malheureux que tu as vendu. +Sa mère lui barra la porte. +La Normande se jeta sur elle par-derrière. Elle donnait des coups de pied dans la porte, cassait tout chez elle. Elle descellait les gonds avec la pointe de ses ciseaux. Vous verrez qu’elle finira par faire un mauvais coup, avec sa jalousie... Surtout, qu’on ne lui ouvre pas la porte. Elle ameuterait le quartier contre nous. -Mademoiselle Saget s’était empressée de descendre. -Je l’aimais beaucoup, j’ai regretté qu’on nous eût fâchées ensemble... +Mademoiselle Saget s’était empressée de descendre. +Je l’aimais beaucoup, j’ai regretté qu’on nous eût fâchées ensemble... Elle sortit de sa poche le portrait-carte. -Vous devriez garder ça. +Vous devriez garder ça. Non, non, interrompit Lisa, je veux que tous les cancans finissent. -Aujourd’hui, c’est le jour de la réconciliation. +Aujourd’hui, c’est le jour de la réconciliation. Il y en a assez, le quartier doit redevenir tranquille. Oui, vous me ferez plaisir. -Là, elles ne pouvaient rien perdre de l’entrevue. +Là, elles ne pouvaient rien perdre de l’entrevue. Tous les yeux des Halles se tournaient vers la charcuterie. -Le quartier était dans l’attente. -Quand la Normande déboucha de la rue Pirouette, les respirations restèrent coupées. +Le quartier était dans l’attente. +Quand la Normande déboucha de la rue Pirouette, les respirations restèrent coupées. Elle a ses brillants, murmura la Sarriette. -Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecœur ; elle est trop effrontée. -La belle Normande, à la vérité, marchait en reine qui daignait accepter la paix. -Elle s’arrêta devant la porte. +Voyez donc comme elle marche, ajouta madame Lecœur ; elle est trop effrontée. +La belle Normande, à la vérité, marchait en reine qui daignait accepter la paix. +Elle s’arrêta devant la porte. Maintenant, c’est au tour de la belle Lisa, dit mademoiselle Saget. La belle Lisa quitta son comptoir en souriant. Elles semblaient causer affectueusement, s’adressaient de petits saluts, se complimentaient sans doute. -Tiens ! reprit mademoiselle Saget, la belle Normande achète quelque chose... -Qu’est-ce donc qu’elle achète ? +Tiens ! reprit mademoiselle Saget, la belle Normande achète quelque chose... +Qu’est-ce donc qu’elle achète ? C’est une andouille, je crois... Vous n’avez pas vu, vous autres ? Puis, il y eut encore des salutations. -Là, elles rirent toutes les deux, se montrèrent au quartier en bonnes amies. +Là, elles rirent toutes les deux, se montrèrent au quartier en bonnes amies. Mais mademoiselle Saget retint madame Lecœur et la Sarriette. -Le drame se nouait à peine. -Pour patienter, elles causèrent encore de la belle Normande. -La voilà sans homme, dit madame Lecœur. -Elle a monsieur Lebigre, fit remarquer la Sarriette, qui se mit à rire. +Le drame se nouait à peine. +Pour patienter, elles causèrent encore de la belle Normande. +La voilà sans homme, dit madame Lecœur. +Elle a monsieur Lebigre, fit remarquer la Sarriette, qui se mit à rire. Oh ! monsieur Lebigre, il ne voudra plus. -Mademoiselle Saget haussa les épaules, en murmurant : — Vous ne le connaissez guère. -Il se moque pas mal de tout ça. +Mademoiselle Saget haussa les épaules, en murmurant : — Vous ne le connaissez guère. +Il se moque pas mal de tout ça. C’est un homme qui sait faire ses affaires, et la Normande est riche. Dans deux mois, ils seront ensemble, vous verrez. -Il y a longtemps que la mère Méhudin travaille à ce mariage. -Mais non, je ne vous ai pas dit ça... +Il y a longtemps que la mère Méhudin travaille à ce mariage. +Mais non, je ne vous ai pas dit ça... Le grand maigre venait de partir. -J’étais là, quand on a regardé dans le lit. -Le commissaire a tâté avec la main. +J’étais là, quand on a regardé dans le lit. +Le commissaire a tâté avec la main. Il y avait deux places toutes chaudes... Non, vous ne pouvez pas croire... Il y en avait un gros paquet. -Quelles horreurs ? demanda la Sarriette alléchée. +Quelles horreurs ? demanda la Sarriette alléchée. Est-ce qu’on sait ! -Des saletés, des cochonneries. -Le commissaire a dit que ça suffisait pour le faire pendre... -C’est un monstre, cet homme-là. -Aller s’attaquer à un enfant, s’il est permis ! -Bien sûr, répondirent les deux autres. -Enfin, on est en train de mettre bon ordre à tout ce micmac. +Des saletés, des cochonneries. +Le commissaire a dit que ça suffisait pour le faire pendre... +C’est un monstre, cet homme-là. +Aller s’attaquer à un enfant, s’il est permis ! +Bien sûr, répondirent les deux autres. +Enfin, on est en train de mettre bon ordre à tout ce micmac. Vous voyez si j’avais le nez fin... Dieu merci, le quartier va pouvoir respirer un peu. On ne vivait plus. -C’étaient des cancans, des fâcheries, des tueries. -Et ça pour un seul homme, pour ce Florent... +C’étaient des cancans, des fâcheries, des tueries. +Et ça pour un seul homme, pour ce Florent... Maintenant, le reste marchera bon train, vous allez voir... -Tiens, ce pauvre monsieur Quenu qui rit là-bas. -Il était très-gaillard, ce matin-là. -Lisa avait toutes les peines du monde à le renvoyer à la cuisine. +Tiens, ce pauvre monsieur Quenu qui rit là-bas. +Il était très-gaillard, ce matin-là. +Lisa avait toutes les peines du monde à le renvoyer à la cuisine. Elle se fait du mauvais sang, dit mademoiselle Saget. Ce pauvre monsieur Quenu ne sait rien. Rit-il comme un innocent !... -En attendant, ils gardent l’héritage, fit remarquer madame Lecœur. +En attendant, ils gardent l’héritage, fit remarquer madame Lecœur. Eh ! non, ma bonne... L’autre a eu sa part. -Il a même pris plus que sa part. +Il a même pris plus que sa part. Les Quenu en seront pour plusieurs milliers de francs... -Il faut dire qu’avec des vices, ça va vite... -Ah ! vous ignorez, peut-être : il avait une autre femme... +Il faut dire qu’avec des vices, ça va vite... +Ah ! vous ignorez, peut-être : il avait une autre femme... Oui, et pas jeune encore, cette femme. -Mais les deux autres se récrièrent. -Ce n’était pas possible. -Madame Verlaque était abominable. +Mais les deux autres se récrièrent. +Ce n’était pas possible. +Madame Verlaque était abominable. Alors mademoiselle Saget s’emporta. Quand je vous le dis ! Accusez-moi de mentir, n’est-ce pas ?... C’est clair, enfin... -À eux deux, ils auront fait mourir le mari. +À eux deux, ils auront fait mourir le mari. La Sarriette et madame Lecœur furent convaincues. Mais elles perdaient patience. Il y avait plus d’une heure qu’elles attendaient sur le trottoir. -Elles disaient que, pendant ce temps, on les volait peut-être, à leurs bancs. +Elles disaient que, pendant ce temps, on les volait peut-être, à leurs bancs. Alors, mademoiselle Saget les retenait avec une nouvelle histoire. -La maison, calme et muette, baignait béatement dans le soleil du matin. +La maison, calme et muette, baignait béatement dans le soleil du matin. Si l’on dirait que c’est plein de police ! murmura madame Lecœur. -Ils sont dans la mansarde, là-haut, dit la vieille. -Voyez-vous, ils ont laissé la fenêtre comme ils l’ont trouvée... +Ils sont dans la mansarde, là-haut, dit la vieille. +Voyez-vous, ils ont laissé la fenêtre comme ils l’ont trouvée... Elles tendirent le cou, elles ne virent rien. Non, c’est l’ombre, expliqua la Sarriette. -Les petits rideaux eux-mêmes ne remuent pas. -Ils ont dû s’asseoir tous dans la chambre et ne plus bouger. -Elles se regardèrent avec des yeux luisants, sans parler. -Elles s’étaient rapprochées, droites dans leurs jupes tombantes. -Le marchand de volailles vint à elles. +Les petits rideaux eux-mêmes ne remuent pas. +Ils ont dû s’asseoir tous dans la chambre et ne plus bouger. +Elles se regardèrent avec des yeux luisants, sans parler. +Elles s’étaient rapprochées, droites dans leurs jupes tombantes. +Le marchand de volailles vint à elles. Est-ce que vous avez vu passer Florent ? demanda-t-il. -Elles ne répondirent pas. +Elles ne répondirent pas. J’ai besoin de lui parler tout de suite, continua Gavard. -Il n’est pas à la poissonnerie. -Il doit être remonté chez lui... +Il n’est pas à la poissonnerie. +Il doit être remonté chez lui... Vous l’auriez vu, pourtant. -Les trois femmes étaient un peu pâles. -Il aura passé auparavant. -Alors, je monte, je risque les cinq étages, reprit Gavard en riant. +Les trois femmes étaient un peu pâles. +Il aura passé auparavant. +Alors, je monte, je risque les cinq étages, reprit Gavard en riant. C’est bien fait pour lui. -Ça lui apprendra à nous marcher dessus. -Puis, elles n’ajoutèrent rien. -La Sarriette était très-rouge ; les deux autres restaient toutes jaunes. +Ça lui apprendra à nous marcher dessus. +Puis, elles n’ajoutèrent rien. +La Sarriette était très-rouge ; les deux autres restaient toutes jaunes. La Sarriette eut un rire nerveux. -Elles défaillaient, lorsqu’un homme, sortant de l’allée, courut enfin chercher un fiacre. +Elles défaillaient, lorsqu’un homme, sortant de l’allée, courut enfin chercher un fiacre. Cinq minutes plus tard, Gavard descendait, suivi de deux agents. -C’était un dénoûment terrible, auquel il n’avait jamais nettement songé. +C’était un dénoûment terrible, auquel il n’avait jamais nettement songé. Les Tuileries ne lui pardonneraient pas. -Ses jambes fléchissaient, comme si le peloton d’exécution l’eût attendu. -Cependant, la Sarriette et madame Lecœur étaient accourues. -Il monta en fiacre, de l’air dont il serait monté sur l’échafaud. -Mais ma tante, je suis gentille, répondit la Sarriette avec un sourire embarrassé. +Ses jambes fléchissaient, comme si le peloton d’exécution l’eût attendu. +Cependant, la Sarriette et madame Lecœur étaient accourues. +Il monta en fiacre, de l’air dont il serait monté sur l’échafaud. +Mais ma tante, je suis gentille, répondit la Sarriette avec un sourire embarrassé. Allons tout de suite chez lui, alors. Elle se moquait bien d’attendre Florent, maintenant. Il fallut en effet parlementer. -Elle avait la mine très-austère, choquée par le fichu mal noué de la Sarriette. -Allez, prenez tout, s’écria-t-elle, en se jetant dans un fauteuil. -La Sarriette essayait déjà la clef à toutes les armoires. +Elle avait la mine très-austère, choquée par le fichu mal noué de la Sarriette. +Allez, prenez tout, s’écria-t-elle, en se jetant dans un fauteuil. +La Sarriette essayait déjà la clef à toutes les armoires. Laissez-moi les bras libres, au moins. -Les quatre femmes poussèrent un soupir. -Comme il le disait avec solennité, il tenait prêt son apport dans la révolution. -Madame Léonce, elle aussi, s’était levée, mâchant des paroles sourdes. +Les quatre femmes poussèrent un soupir. +Comme il le disait avec solennité, il tenait prêt son apport dans la révolution. +Madame Léonce, elle aussi, s’était levée, mâchant des paroles sourdes. Mon oncle m’a dit de tout prendre, reprit nettement la jeune femme. -J’aimerais mieux tout jeter par la fenêtre. -Madame Lecœur s’assombrit encore en la voyant si belle de désir. -Écoute, lui dit-elle d’une voix plus sourde, ne nous battons pas... -Tu es sa nièce, je veux bien partager... -Nous allons prendre une pile, chacune à notre tour. -Alors, elles écartèrent les deux autres. -Ce fut la marchande de beurre qui commença. +J’aimerais mieux tout jeter par la fenêtre. +Madame Lecœur s’assombrit encore en la voyant si belle de désir. +Écoute, lui dit-elle d’une voix plus sourde, ne nous battons pas... +Tu es sa nièce, je veux bien partager... +Nous allons prendre une pile, chacune à notre tour. +Alors, elles écartèrent les deux autres. +Ce fut la marchande de beurre qui commença. La pile disparut dans ses jupes. -Puis, la Sarriette prit une pile également. -Elles se surveillaient, prêtes à se donner des tapes sur les mains. +Puis, la Sarriette prit une pile également. +Elles se surveillaient, prêtes à se donner des tapes sur les mains. Elles s’emplirent les poches. -Il disait qu’il n’avait pas de famille, ce vieil enjôleur. +Il disait qu’il n’avait pas de famille, ce vieil enjôleur. Madame Lecœur, avant de fermer l’armoire, voulut la visiter de haut en bas. -Il m’a bien recommandé de brûler les papiers, fit remarquer la Sarriette. -Bah ! nous n’avons pas de feu, ça serait trop long... +Il m’a bien recommandé de brûler les papiers, fit remarquer la Sarriette. +Bah ! nous n’avons pas de feu, ça serait trop long... Je flaire la police. -Et elles s’en allèrent toutes quatre. -Elles n’étaient pas au bas de l’escalier, que la police se présenta. -Madame Léonce dut remonter, pour accompagner ces messieurs. -Les trois autres, serrant les épaules, se hâtèrent de gagner la rue. -Et madame Lecœur lâcha une obscénité, qui les amusa. -Mademoiselle Saget avait gardé les cinquante francs dans son poing fermé. -Il crut à quelque nouvelle vexation. -C’est un monsieur d’un certain âge. -Il est monté vous attendre dans votre chambre. -Vous êtes bien sûre ? demanda-t-il. -Il passa à côté des trois commères. -Vous avez remarqué, murmura mademoiselle Saget, la charcuterie est vide. -La belle Lisa n’est pas une femme à se compromettre. -C’était vrai, la charcuterie était vide. -En haut, sur la terrasse, le grenadier était tout fleuri. +Et elles s’en allèrent toutes quatre. +Elles n’étaient pas au bas de l’escalier, que la police se présenta. +Madame Léonce dut remonter, pour accompagner ces messieurs. +Les trois autres, serrant les épaules, se hâtèrent de gagner la rue. +Et madame Lecœur lâcha une obscénité, qui les amusa. +Mademoiselle Saget avait gardé les cinquante francs dans son poing fermé. +Il crut à quelque nouvelle vexation. +C’est un monsieur d’un certain âge. +Il est monté vous attendre dans votre chambre. +Vous êtes bien sûre ? demanda-t-il. +Il passa à côté des trois commères. +Vous avez remarqué, murmura mademoiselle Saget, la charcuterie est vide. +La belle Lisa n’est pas une femme à se compromettre. +C’était vrai, la charcuterie était vide. +En haut, sur la terrasse, le grenadier était tout fleuri. Ces messieurs lui sourirent. Il y eut comme un silence dans la poissonnerie. -Les ventres et les gorges énormes retenaient leur haleine, attendaient qu’il eût disparu. -Puis tout déborda, les gorges s’étalèrent, les ventres crevèrent d’une joie mauvaise. -La farce avait réussi. -Rien n’était plus drôle. -Puis, ma chère, c’est la fin, n’est-ce pas ? +Les ventres et les gorges énormes retenaient leur haleine, attendaient qu’il eût disparu. +Puis tout déborda, les gorges s’étalèrent, les ventres crevèrent d’une joie mauvaise. +La farce avait réussi. +Rien n’était plus drôle. +Puis, ma chère, c’est la fin, n’est-ce pas ? Il ne faut plus se manger... -Vous êtes contente, vous. +Vous êtes contente, vous. Laissez les autres arranger leurs affaires. Il n’y a que les vieilles qui rient, fit remarquer la Sarriette. La Normande n’a pas l’air gai. Cependant, dans la chambre, Florent se laissait prendre comme un mouton. -Il les pria doucement de le lâcher. +Il les pria doucement de le lâcher. Autour de lui, montait la boue de ces rues grasses. Allons, descendez, dit brutalement un agent. Il se leva, il descendit. -Au troisième étage, il demanda à remonter ; il prétendait avoir oublié quelque chose. -Les hommes ne voulurent pas, le poussèrent. +Au troisième étage, il demanda à remonter ; il prétendait avoir oublié quelque chose. +Les hommes ne voulurent pas, le poussèrent. Lui, se fit suppliant. -Il leur offrit même quelque argent qu’il avait sur lui. +Il leur offrit même quelque argent qu’il avait sur lui. Ils sortirent leurs revolvers de leur poche. -Il hésita un instant. +Il hésita un instant. Il regardait la porte. Un bruit terrible de hachoirs et de marmites venait de la cuisine. L’oignon chantait sur le feu. Auguste, passez-moi les gras ! Hein ! la fichue mine, dit mademoiselle Saget. -Une vraie mine de forçat pincé la main dans le sac, ajouta madame Lecœur. -Elles s’étaient approchées, elles allongeaient le cou, pour voir encore, dans le fiacre. -Elle avait descellé sa porte. -Est-ce qu’il lui avait promis le mariage ! s’écria la Sarriette en riant. -Elle est toquée, cette grande bête ! +Une vraie mine de forçat pincé la main dans le sac, ajouta madame Lecœur. +Elles s’étaient approchées, elles allongeaient le cou, pour voir encore, dans le fiacre. +Elle avait descellé sa porte. +Est-ce qu’il lui avait promis le mariage ! s’écria la Sarriette en riant. +Elle est toquée, cette grande bête ! Le quartier se calma. -Des groupes, jusqu’à la fermeture des pavillons, causèrent des événements de la matinée. +Des groupes, jusqu’à la fermeture des pavillons, causèrent des événements de la matinée. On regardait curieusement dans la charcuterie. -Lisa évita de paraître, laissant Augustine au comptoir. -Elle procéda, d’ailleurs, avec des ménagements maternels. +Lisa évita de paraître, laissant Augustine au comptoir. +Elle procéda, d’ailleurs, avec des ménagements maternels. Il se tassait, se fondait. -C’était lui qui balayait, qui faisait la cuisine... -Maintenant, voilà qu’on va le fusiller. -Lisa se récria, dit qu’on ne le fusillerait pas. -Mais il secouait la tête. -Il continua : — Ça ne fait rien, je ne l’ai pas assez aimé. -Je puis bien dire ça à cette heure. -Eh ! je la lui ai offerte plus de dix fois, s’écria-t-elle. -Nous n’avons rien à nous reprocher. -Oh ! toi, je sais bien, tu es bonne, tu lui aurais tout donné... -Moi, ça me faisait quelque chose, que veux-tu ! +C’était lui qui balayait, qui faisait la cuisine... +Maintenant, voilà qu’on va le fusiller. +Lisa se récria, dit qu’on ne le fusillerait pas. +Mais il secouait la tête. +Il continua : — Ça ne fait rien, je ne l’ai pas assez aimé. +Je puis bien dire ça à cette heure. +Eh ! je la lui ai offerte plus de dix fois, s’écria-t-elle. +Nous n’avons rien à nous reprocher. +Oh ! toi, je sais bien, tu es bonne, tu lui aurais tout donné... +Moi, ça me faisait quelque chose, que veux-tu ! Ce sera le chagrin de toute ma vie. -C’est ma faute, c’est moi qui l’ai livré. -Elle plaignait même Florent. -D’ailleurs, il était très-coupable. +C’est ma faute, c’est moi qui l’ai livré. +Elle plaignait même Florent. +D’ailleurs, il était très-coupable. Tu te rappelles, tu ne te sentais pas bien, continua Lisa. C’est que nous n’avions plus nos habitudes. -J’étais très-inquiète, sans te le dire ; je voyais bien que tu baissais. +J’étais très-inquiète, sans te le dire ; je voyais bien que tu baissais. N’est-ce pas ? murmura-t-il, en cessant un instant de sangloter. -Et la maison, non plus, n’a pas marché cette année. -C’était comme un sort... +Et la maison, non plus, n’a pas marché cette année. +C’était comme un sort... Va, ne pleure pas, tu verras comme tout reprendra. Il faut pourtant que tu te conserves pour moi et pour ta fille. -Tu as aussi des devoirs à remplir envers nous. -Il pétrissait plus doucement la chair à saucisse. +Tu as aussi des devoirs à remplir envers nous. +Il pétrissait plus doucement la chair à saucisse. Lisa le sentit convaincu. Demande-lui gentiment de ne plus nous faire de la peine. L’enfant le demanda gentiment. -Deux mois plus tard, Florent était de nouveau condamné à la déportation. -L’affaire fit un bruit énorme. +Deux mois plus tard, Florent était de nouveau condamné à la déportation. +L’affaire fit un bruit énorme. Pendant quinze jours, il ne fut question dans Paris que du complot des Halles. -Le procès dura toute une semaine. -Florent se trouva profondément surpris du nombre considérable de complices qu’on lui donna. -Logre était acquitté, ainsi que Lacaille. -Alexandre avait deux ans de prison pour s’être compromis en grand enfant. -Quant à Gavard, il était, comme Florent, condamné à la déportation. +Le procès dura toute une semaine. +Florent se trouva profondément surpris du nombre considérable de complices qu’on lui donna. +Logre était acquitté, ainsi que Lacaille. +Alexandre avait deux ans de prison pour s’être compromis en grand enfant. +Quant à Gavard, il était, comme Florent, condamné à la déportation. Il payait cher sa verve opposante de boutiquier parisien. -Deux grosses larmes coulèrent sur sa face effarée de gamin en cheveux blancs. +Deux grosses larmes coulèrent sur sa face effarée de gamin en cheveux blancs. Eh bien ! c’est fini, dit-il. -Ils le renvoient là-bas... -Je crois qu’ils l’ont déjà expédié à Brest. -La maraîchère eut un geste de douleur muette. +Ils le renvoient là-bas... +Je crois qu’ils l’ont déjà expédié à Brest. +La maraîchère eut un geste de douleur muette. J’en suis malade. -Allez, nous ne le verrons plus, il restera là-bas, cette fois. -Je l’aimais bien, voyez-vous, parce que j’avais compris qu’il était bon. -On aurait pu être heureux... +Allez, nous ne le verrons plus, il restera là-bas, cette fois. +Je l’aimais bien, voyez-vous, parce que j’avais compris qu’il était bon. +On aurait pu être heureux... C’est un grand chagrin... Consolez-vous, n’est-ce pas ? monsieur Claude. Je vous attends, pour manger une omelette, un de ces matins. Elle avait des larmes dans les yeux. Elle se leva, en femme vaillante qui porte rudement la peine. -Tiens ! reprit-elle, voilà la mère Chantemesse qui vient m’acheter des navets. -Toujours gaillarde, cette grosse mère Chantemesse... -Claude s’en alla, rôdant sur le carreau. -Le jour, en gerbe blanche, avait monté du fond de la rue Rambuteau. +Tiens ! reprit-elle, voilà la mère Chantemesse qui vient m’acheter des navets. +Toujours gaillarde, cette grosse mère Chantemesse... +Claude s’en alla, rôdant sur le carreau. +Le jour, en gerbe blanche, avait monté du fond de la rue Rambuteau. Alors, Claude leur montra le poing. -Il était exaspéré par cette fête du pavé et du ciel. +Il était exaspéré par cette fête du pavé et du ciel. Il injuriait les Gras, il disait que les Gras avaient vaincu. -Elle était devenue distinguée, tout à fait dame. -Elle riait à la claire matinée. -La charcuterie suait de nouveau la santé, une santé grasse. -Puis, toutes deux se penchèrent. -La belle madame Lebigre et la belle madame Quenu échangèrent un salut d’amitié. \ No newline at end of file +Elle était devenue distinguée, tout à fait dame. +Elle riait à la claire matinée. +La charcuterie suait de nouveau la santé, une santé grasse. +Puis, toutes deux se penchèrent. +La belle madame Lebigre et la belle madame Quenu échangèrent un salut d’amitié. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Eug\303\251nie_Grandet.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Eug\303\251nie_Grandet.txt" index 2dbb26b9..736ed83e 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Eug\303\251nie_Grandet.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Eug\303\251nie_Grandet.txt" @@ -1,212 +1,212 @@ -Histoire de France est là tout entière. -Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. -Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. -Le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. -Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. -Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. +Histoire de France est là tout entière. +Ce mur sert à étaler les marchandises du négociant. +Il y a un duel constant entre le ciel et les intérêts terrestres. +Le baromètre attriste, déride, égaie tour à tour les physionomies. +Chacun a sa vigne, sa closerie, et va passer deux jours à la campagne. +Il ne passe personne dans la rue qui ne soit étudié. Monsieur Grandet quitta les honneurs municipaux sans aucun regret. -Sa maison et ses biens, très avantageusement cadastrés, payaient des impôts modérés. -Il aurait pu demander la croix de la Légion-d’Honneur. -Cet événement eut lieu en mille huit cent six. +Sa maison et ses biens, très avantageusement cadastrés, payaient des impôts modérés. +Il aurait pu demander la croix de la Légion-d’Honneur. +Cet événement eut lieu en mille huit cent six. Monsieur Grandet avait alors cinquante-sept ans, et sa femme environ trente-six. -Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans. -Enfin la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. -Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. +Une fille unique, fruit de leurs légitimes amours, était âgée de dix ans. +Enfin la maison dans laquelle il demeurait était la sienne. +Ce langage secret forme en quelque sorte la franc-maçonnerie des passions. Monsieur Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. -Les manières de cet homme étaient fort simples. -Il ne disait jamais ni oui ni non, et n’écrivait point. -Il méditait longuement les moindres marchés. -Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. +Les manières de cet homme étaient fort simples. +Il ne disait jamais ni oui ni non, et n’écrivait point. +Il méditait longuement les moindres marchés. +Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage. Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. -Le plus considérable des trois premiers était le neveu de monsieur Cruchot. -Il signait déjà C. de Bonfons. -Ces trois des Grassins avaient également leurs adhérents, leurs cousins, leurs alliés fidèles. -Mademoiselle Grandet épousera-t-elle monsieur le président ou monsieur Adolphe des Grassins ? -Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prétentions pour son fils. -Cette affaire eut du retentissement à Nantes et à Orléans. -Toute la ville l’enviait à monsieur et à madame Grandet. -Ce résultat des longues et persistantes économies de la Grande Nanon parut gigantesque. -Le père Grandet pensait alors se marier, et voulait déjà monter son ménage. -Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. -Combien de douces compensations dans cette égalité ! -Et sa reconnaissance était toujours jeune. +Le plus considérable des trois premiers était le neveu de monsieur Cruchot. +Il signait déjà C. de Bonfons. +Ces trois des Grassins avaient également leurs adhérents, leurs cousins, leurs alliés fidèles. +Mademoiselle Grandet épousera-t-elle monsieur le président ou monsieur Adolphe des Grassins ? +Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes prétentions pour son fils. +Cette affaire eut du retentissement à Nantes et à Orléans. +Toute la ville l’enviait à monsieur et à madame Grandet. +Ce résultat des longues et persistantes économies de la Grande Nanon parut gigantesque. +Le père Grandet pensait alors se marier, et voulait déjà monter son ménage. +Il avisa cette fille rebutée de porte en porte. +Combien de douces compensations dans cette égalité ! +Et sa reconnaissance était toujours jeune. Qui ne dira pas aussi : Pauvre Nanon ! -Dieu reconnaîtra ses anges aux inflexions de leur voix et à leurs mystérieux regrets. +Dieu reconnaîtra ses anges aux inflexions de leur voix et à leurs mystérieux regrets. Elle passerait dans le feu pour eux ! -Une seule chandelle suffisait à la famille pour la soirée. -L’automne avait été très beau. -Ce jour était un jour de fête bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. -Tous trois apportaient d’énormes bouquets cueillis dans leurs petites serres. -Eugénie et sa mère se jetèrent silencieusement un coup d’œil d’intelligence. -C’était une excellente femme, une vraie La Bertellière. +Une seule chandelle suffisait à la famille pour la soirée. +L’automne avait été très beau. +Ce jour était un jour de fête bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. +Tous trois apportaient d’énormes bouquets cueillis dans leurs petites serres. +Eugénie et sa mère se jetèrent silencieusement un coup d’œil d’intelligence. +C’était une excellente femme, une vraie La Bertellière. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin elle ne voulait jamais rien pour elle. -Grandet se croyait très généreux envers sa femme. -Vous auriez dû la faire raccommoder depuis longtemps. -Hier, Eugénie a failli s’y fouler le pied. -Ma foi, je l’ai bien gagné, dit Nanon. +Grandet se croyait très généreux envers sa femme. +Vous auriez dû la faire raccommoder depuis longtemps. +Hier, Eugénie a failli s’y fouler le pied. +Ma foi, je l’ai bien gagné, dit Nanon. C’te pauvre Nanon ! dit Grandet en lui versant le cassis. -T’es-tu fait mal ? lui dit Eugénie en la regardant avec intérêt. +T’es-tu fait mal ? lui dit Eugénie en la regardant avec intérêt. Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins. Faut-il vous aider ? lui cria Nanon en l’entendant frapper dans l’escalier. -Non ! non ! ça me connaît, répondit l’ancien tonnelier. +Non ! non ! ça me connaît, répondit l’ancien tonnelier. C’est-y vous, monsieur Cruchot ? demanda Nanon en regardant par la petite grille. -Oui, répondit le président. -Ah ! vous êtes des fêteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs. -Je ne suis pas fier, je rafistole moi-même une marche de mon escalier. -Madame et mademoiselle Grandet se levèrent. -Le président, qui ressemblait à un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour. -Ne vous gênez pas, dit Grandet en rentrant. -Comme vous y allez les jours de fête, monsieur le président ! -L’abbé baisa la main d’Eugénie. +Oui, répondit le président. +Ah ! vous êtes des fêteux, leur dit Nanon en sentant les fleurs. +Je ne suis pas fier, je rafistole moi-même une marche de mon escalier. +Madame et mademoiselle Grandet se levèrent. +Le président, qui ressemblait à un grand clou rouillé, croyait ainsi faire sa cour. +Ne vous gênez pas, dit Grandet en rentrant. +Comme vous y allez les jours de fête, monsieur le président ! +L’abbé baisa la main d’Eugénie. Tous les ans douze mois. Pas encore, dit Grandet. -Je le crois, répondit madame Grandet. -Vos vendanges sont-elles finies ? demanda le président de Bonfons à Grandet. +Je le crois, répondit madame Grandet. +Vos vendanges sont-elles finies ? demanda le président de Bonfons à Grandet. Pardieu ! la salle est assez grande pour nous tous. Mais, monsieur, vous aurez du beau monde. -Grandet revint vers le président et lui dit : — Avez-vous vendu votre récolte ? +Grandet revint vers le président et lui dit : — Avez-vous vendu votre récolte ? Non, ma foi, je la garde. Si maintenant le vin est bon, dans deux ans il sera meilleur. -S’ils s’en vont, hé bien ! ils reviendront. -Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d’un ton qui fit frémir le président. -Serait-il en marché ? pensa Cruchot. -dont l’accent eût illustré un acteur. -Qu’est-ce que cela fait, s’il rentre dans ma cave, répliqua le vigneron. -Je lui donne mieux que des ciseaux, répondit Grandet. -Ne pouvait-il inventer une petite bêtise qui eût du prix ? +S’ils s’en vont, hé bien ! ils reviendront. +Oui, mais tenons-nous bien, dit Grandet d’un ton qui fit frémir le président. +Serait-il en marché ? pensa Cruchot. +dont l’accent eût illustré un acteur. +Qu’est-ce que cela fait, s’il rentre dans ma cave, répliqua le vigneron. +Je lui donne mieux que des ciseaux, répondit Grandet. +Ne pouvait-il inventer une petite bêtise qui eût du prix ? Nous allons faire votre partie, madame Grandet, dit madame des Grassins. -Mais nous sommes tous réunis, nous pouvons deux tables... -Je n’ai jamais de ma vie été si contente, lui dit l’héritière. +Mais nous sommes tous réunis, nous pouvons deux tables... +Je n’ai jamais de ma vie été si contente, lui dit l’héritière. Je n’ai rien vu de si joli nulle part. -À huit heures et demie du soir, deux tables étaient dressées. +À huit heures et demie du soir, deux tables étaient dressées. Ils viennent s’ennuyer ici pour ma fille. -Encore, combien d’ignorance dans leur naïveté ! +Encore, combien d’ignorance dans leur naïveté ! Ce n’est pas un homme de Saumur qui frappe ainsi, dit le notaire. -Peut-on cogner comme ça, dit Nanon. +Peut-on cogner comme ça, dit Nanon. Veulent-ils casser notre porte ? -Quel diable est-ce ? s’écria Grandet. -Nanon prit une des deux chandelles, et alla ouvrir accompagnée de Grandet. -Tous les joueurs se regardèrent. +Quel diable est-ce ? s’écria Grandet. +Nanon prit une des deux chandelles, et alla ouvrir accompagnée de Grandet. +Tous les joueurs se regardèrent. Si nous y allions, dit monsieur des Grassins. -Ce coup de marteau me paraît malveillant. +Ce coup de marteau me paraît malveillant. Laissez-moi m’entendre avec monsieur. Est-ce quelqu’un de Saumur, monsieur des Grassins ? lui dit sa femme. Non, c’est un voyageur. Il ne peut venir que de Paris. Peste ! la diligence du Grand Bureau n’est jamais en retard. -Et ce monsieur est-il jeune ? demanda l’abbé Cruchot. -Oui, répondit monsieur des Grassins. +Et ce monsieur est-il jeune ? demanda l’abbé Cruchot. +Oui, répondit monsieur des Grassins. Il apporte des paquets qui doivent peser au moins trois cents kilos. -Nanon ne revient pas, dit Eugénie. -Ce ne peut être qu’un de vos parents, dit le président. -Faisons les mises, s’écria doucement Madame Grandet. -Asseyez-vous auprès du feu, lui dit Grandet. -Avant de s’asseoir, le jeune étranger salua très gracieusement l’assemblée. -Vous avez sans doute froid, monsieur, dit madame Grandet, vous arrivez peut-être de... -Il a une langue, répondit sévèrement le vigneron. -L’inconnu fut seul surpris de cette scène. -Les autres personnes étaient faites aux façons despotiques du bonhomme. +Nanon ne revient pas, dit Eugénie. +Ce ne peut être qu’un de vos parents, dit le président. +Faisons les mises, s’écria doucement Madame Grandet. +Asseyez-vous auprès du feu, lui dit Grandet. +Avant de s’asseoir, le jeune étranger salua très gracieusement l’assemblée. +Vous avez sans doute froid, monsieur, dit madame Grandet, vous arrivez peut-être de... +Il a une langue, répondit sévèrement le vigneron. +L’inconnu fut seul surpris de cette scène. +Les autres personnes étaient faites aux façons despotiques du bonhomme. Monsieur vient de la capitale, demanda madame des Grassins. -Quarante-sept, cria le vieil abbé. -Marquez donc, madame des Grassins, n’est-ce pas votre numéro ? +Quarante-sept, cria le vieil abbé. +Marquez donc, madame des Grassins, n’est-ce pas votre numéro ? Ceci veut une explication. -Peut-être monsieur Grandet de Paris pensait-il à Eugénie. +Peut-être monsieur Grandet de Paris pensait-il à Eugénie. Il emporta deux habits de Buisson, et son linge le plus fin. -Il emporta sa jolie toilette d’or, présent de sa mère. -Enfin, sa casquette était d’un goût excellent. -Il y avait en eux une parfaite entente de mauvaise grâce et de sénilité. +Il emporta sa jolie toilette d’or, présent de sa mère. +Enfin, sa casquette était d’un goût excellent. +Il y avait en eux une parfaite entente de mauvaise grâce et de sénilité. Elle aurait voulu pouvoir toucher la peau blanche de ces jolis gants fins. -Les numéros se tiraient fort lentement, mais bientôt le loto fut arrêté. +Les numéros se tiraient fort lentement, mais bientôt le loto fut arrêté. Madame Grandet suivit Nanon. Vous avez donc fini ? dit Grandet sans quitter sa lettre. -Oui, oui, répondit madame des Grassins en venant prendre place près de Charles. +Oui, oui, répondit madame des Grassins en venant prendre place près de Charles. Si nous achetions de la bougie ?... Tiens, Nanon, dit-elle, va vite. -Mais, que dira ton père ? -Et où prendras-tu donc du sucre ? es-tu folle ? -Maman, Nanon achètera aussi bien du sucre que de la bougie. -Serait-il convenable que son neveu ne pût boire un verre d’eau sucrée ? +Mais, que dira ton père ? +Et où prendras-tu donc du sucre ? es-tu folle ? +Maman, Nanon achètera aussi bien du sucre que de la bougie. +Serait-il convenable que son neveu ne pût boire un verre d’eau sucrée ? D’ailleurs, il n’y fera pas attention. -Ton père voit tout, dit madame Grandet en hochant la tête. -Nanon hésitait, elle connaissait son maître. -Mais va donc, Nanon, puisque c’est ma fête ! -Il existait chez elle et chez Charles un même besoin de confiance. -Ainsi, nous tâcherons de faire diversion à l’ennui de votre séjour ici. +Ton père voit tout, dit madame Grandet en hochant la tête. +Nanon hésitait, elle connaissait son maître. +Mais va donc, Nanon, puisque c’est ma fête ! +Il existait chez elle et chez Charles un même besoin de confiance. +Ainsi, nous tâcherons de faire diversion à l’ennui de votre séjour ici. Si vous restiez chez monsieur Grandet, que deviendriez-vous, bon Dieu ! -Ha ! çà, comment l’entendez-vous, monsieur l’abbé ? demanda monsieur des Grassins. -Monsieur est votre fils ? demanda-t-il à madame des Grassins. -L’abbé regarda malicieusement la mère. +Ha ! çà, comment l’entendez-vous, monsieur l’abbé ? demanda monsieur des Grassins. +Monsieur est votre fils ? demanda-t-il à madame des Grassins. +L’abbé regarda malicieusement la mère. Oui, monsieur, dit-elle. -Vous étiez donc bien jeune à Paris ? reprit Charles en s’adressant à Adolphe. -Madame des Grassins interrogea l’abbé par un regard d’une étonnante profondeur. -Pour moi, vos succès sont d’hier... -Oh ! le vieux scélérat ! se dit en elle-même madame des Grassins, me devinerait-il donc ? +Vous étiez donc bien jeune à Paris ? reprit Charles en s’adressant à Adolphe. +Madame des Grassins interrogea l’abbé par un regard d’une étonnante profondeur. +Pour moi, vos succès sont d’hier... +Oh ! le vieux scélérat ! se dit en elle-même madame des Grassins, me devinerait-il donc ? Le vigneron maintenait difficilement le calme habituel de sa physionomie. Quand tu tiendras cette lettre en tes mains, je n’existerai plus. Il faut y tomber. -Dans trois jours, Paris dira : « Monsieur Grandet était un fripon ! +Dans trois jours, Paris dira : « Monsieur Grandet était un fripon ! Je me coucherai, moi probe, dans un linceul d’infamie. -Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j’idolâtre. +Il ne sait rien de cela, ce malheureux enfant que j’idolâtre. Nous nous sommes dit adieu tendrement. Ne me maudira-t-il pas un jour ? -Pourquoi n’ai-je pas obéi aux préjugés sociaux ? -Pourquoi ai-je cédé à l’amour ? -Pourquoi ai-je épousé la fille naturelle d’un grand seigneur ? +Pourquoi n’ai-je pas obéi aux préjugés sociaux ? +Pourquoi ai-je cédé à l’amour ? +Pourquoi ai-je épousé la fille naturelle d’un grand seigneur ? Charles n’a plus de famille. -Ô mon malheureux fils ! mon fils ! -Sache-le bien, mon frère, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant à toi. -Et le voilà ruiné, seul. -Folie ! je reviens à mon malheur, à celui de Charles. -Sois un père pour lui, mais un bon père. -Ne l’arrache pas tout à coup à sa vie oisive, tu le tuerais. -Fais-le renoncer à ma succession en temps utile. -Pendant que Charles voyage, je suis obligé de dresser mon bilan. +Ô mon malheureux fils ! mon fils ! +Sache-le bien, mon frère, mes mains suppliantes se sont jointes en pensant à toi. +Et le voilà ruiné, seul. +Folie ! je reviens à mon malheur, à celui de Charles. +Sois un père pour lui, mais un bon père. +Ne l’arrache pas tout à coup à sa vie oisive, tu le tuerais. +Fais-le renoncer à ma succession en temps utile. +Pendant que Charles voyage, je suis obligé de dresser mon bilan. N’est-ce pas m’occuper de Charles ? Victor-Ange-Guillaume Grandet. -Très bien, mon cher oncle. -Les impôts nous avalent tout. -Nous ne voulons pas être indiscrets, Grandet, dit le banquier. -Vous pouvez avoir à jaser avec votre neveu, nous vous souhaitons le bonsoir. -Merci, monsieur l’abbé. -J’ai mon fils, répondit-elle sèchement. -Les dames ne sauraient se compromettre avec moi, dit l’abbé. -Donne donc le bras à monsieur Cruchot, lui dit son mari. +Très bien, mon cher oncle. +Les impôts nous avalent tout. +Nous ne voulons pas être indiscrets, Grandet, dit le banquier. +Vous pouvez avoir à jaser avec votre neveu, nous vous souhaitons le bonsoir. +Merci, monsieur l’abbé. +J’ai mon fils, répondit-elle sèchement. +Les dames ne sauraient se compromettre avec moi, dit l’abbé. +Donne donc le bras à monsieur Cruchot, lui dit son mari. Adieu, paniers, vendanges sont faites ! -Il vous faut dire adieu à mademoiselle Grandet, Eugénie sera pour le Parisien. -Laissez donc, monsieur l’abbé. -L’avez-vous examinée ? elle était, ce soir, jaune comme un coing. -Vous l’avez peut-être déjà fait remarquer au cousin. -Et je ne m’en suis pas gênée... -D’abord, il m’a promis de venir dîner après-demain chez moi. +Il vous faut dire adieu à mademoiselle Grandet, Eugénie sera pour le Parisien. +Laissez donc, monsieur l’abbé. +L’avez-vous examinée ? elle était, ce soir, jaune comme un coing. +Vous l’avez peut-être déjà fait remarquer au cousin. +Et je ne m’en suis pas gênée... +D’abord, il m’a promis de venir dîner après-demain chez moi. Entendez-vous ainsi me donner de mauvais conseils ? -Pour un ecclésiastique, vous avez en vérité des idées bien incongrues. +Pour un ecclésiastique, vous avez en vérité des idées bien incongrues. Fi ! cela est digne de Faublas. Vous avez donc lu Faublas ? -Non, monsieur l’abbé, je voulais dire les Liaisons Dangereuses. -Ah ! ce livre est infiniment plus moral, dit en riant l’abbé. +Non, monsieur l’abbé, je voulais dire les Liaisons Dangereuses. +Ah ! ce livre est infiniment plus moral, dit en riant l’abbé. Je voulais simplement vous... -Osez me dire que vous ne songiez pas à me conseiller de vilaines choses. +Osez me dire que vous ne songiez pas à me conseiller de vilaines choses. Cela n’est-il pas clair ? -Madame, je n’ai point parlé de cent millions. -Ne devons-nous pas, madame, tâcher de nous être agréables les uns aux autres... -Des Grassins, mon ami, je l’ai invité à dîner, ce jeune homme. -Par jalousie, sa mère la fagote si mal ! -Vous voilà chez vous, madame, dit le notaire. -Ici, nous déjeunons à huit heures. +Madame, je n’ai point parlé de cent millions. +Ne devons-nous pas, madame, tâcher de nous être agréables les uns aux autres... +Des Grassins, mon ami, je l’ai invité à dîner, ce jeune homme. +Par jalousie, sa mère la fagote si mal ! +Vous voilà chez vous, madame, dit le notaire. +Ici, nous déjeunons à huit heures. Vous m’excuserez si mes affaires ne me permettent pas toujours de vous accompagner. -Je les laisse dire, leurs bavardages ne nuisent point à mon crédit. -Ma chère tante, ce serait difficile, j’ai, je crois, emporté toutes mes affaires ! -Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, ainsi qu’à ma jeune cousine. +Je les laisse dire, leurs bavardages ne nuisent point à mon crédit. +Ma chère tante, ce serait difficile, j’ai, je crois, emporté toutes mes affaires ! +Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit, ainsi qu’à ma jeune cousine. Je vais vous montrer le chemin, dit le bonhomme. -Cet animal d’une notable férocité ne connaissait que Nanon. -Ces deux créatures champêtres s’entendaient. -Il se croyait dans un juchoir à poules. -Que diable mon père m’envoie-t-il faire ici ? se disait-il. -Les murs étaient épais, les contrevents discrets. -L’entrée de la chambre d’Eugénie faisait face à cette porte murée. +Cet animal d’une notable férocité ne connaissait que Nanon. +Ces deux créatures champêtres s’entendaient. +Il se croyait dans un juchoir à poules. +Que diable mon père m’envoie-t-il faire ici ? se disait-il. +Les murs étaient épais, les contrevents discrets. +L’entrée de la chambre d’Eugénie faisait face à cette porte murée. Si vous aviez besoin de sortir, vous appelleriez Nanon. Sans elle, votre serviteur ! le chien vous mangerait sans vous dire un seul mot. Ha ! ha ! ces dames vous ont fait du feu, reprit-il. @@ -215,1199 +215,1199 @@ Veux-tu bien remporter ta braise, Nanon. Puis l’avare descendit en grommelant de vagues paroles. Charles demeura pantois au milieu de ses malles. Oui, monsieur, chez un ben aimable, un ben doux, un ben parfait monsieur. -Faut-il que je vous aide à défaire vos malles ? +Faut-il que je vous aide à défaire vos malles ? Ma foi, je le veux bien, mon vieux troupier ! -N’avez-vous pas servi dans les marins de la garde impériale ? -C’est-y salé ? -Ça va-t-il sur l’eau ? +N’avez-vous pas servi dans les marins de la garde impériale ? +C’est-y salé ? +Ça va-t-il sur l’eau ? Tenez, cherchez ma robe de chambre qui est dans cette valise. En voici la clef. -Vous allez mettre ça pour vous coucher, dit-elle. +Vous allez mettre ça pour vous coucher, dit-elle. Sainte-Vierge ! le beau devant d’autel pour la paroisse. -Oh ! que vous êtes donc gentil comme ça. +Oh ! que vous êtes donc gentil comme ça. Je vais appeler mademoiselle pour qu’elle vous regarde. Allons, Nanon, puisque Nanon y a, voulez-vous vous taire ! Me donner ce bel atour ! dit-elle en s’en allant. -Il rêve déjà, ce monsieur. +Il rêve déjà, ce monsieur. Qu’est-ce que je suis venu faire ici ? se dit Charles en s’endormant. -Mon père n’est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. -Psch ! à demain les affaires sérieuses, disait je ne sais quelle ganache grecque. -Madame Grandet n’eut aucune pensée en se couchant. -Semblable à toutes les femmes timides, elle avait étudié le caractère de son seigneur. -Je n’ai pas vingt écus à donner. -Le moment de voir clair aux choses d’ici-bas était arrivé pour Eugénie. +Mon père n’est pas un niais, mon voyage doit avoir un but. +Psch ! à demain les affaires sérieuses, disait je ne sais quelle ganache grecque. +Madame Grandet n’eut aucune pensée en se couchant. +Semblable à toutes les femmes timides, elle avait étudié le caractère de son seigneur. +Je n’ai pas vingt écus à donner. +Le moment de voir clair aux choses d’ici-bas était arrivé pour Eugénie. Elle mit des bas neufs et ses plus jolis souliers. -Elle se laça droit, sans passer d’œillets. -Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. -Puis vinrent de tumultueux mouvements d’âme. +Elle se laça droit, sans passer d’œillets. +Les murs épais présentaient leur chemise verte, ondée de longues traces brunes. +Puis vinrent de tumultueux mouvements d’âme. Je ne suis pas assez belle pour lui. -Telle était la pensée d’Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. +Telle était la pensée d’Eugénie, pensée humble et fertile en souffrances. Le col avait une rondeur parfaite. -Aussitôt Eugénie descendit et courut à Nanon qui trayait la vache. -Je ne peux pas faire de la crème. +Aussitôt Eugénie descendit et courut à Nanon qui trayait la vache. +Je ne peux pas faire de la crème. Votre cousin est mignon, mignon, mais vraiment mignon. Vous ne l’avez pas vu dans sa chambrelouque de soie et d’or. Je l’ai vu, moi. -Il porte du linge fin comme celui du surplis à monsieur le curé. -Faut-il pas le voler, cet homme, pour fêter votre cousin ? -Tenez, le voilà qui descend pour voir aux provisions... -Reste-t-il du pain d’hier ? dit-il à Nanon. +Il porte du linge fin comme celui du surplis à monsieur le curé. +Faut-il pas le voler, cet homme, pour fêter votre cousin ? +Tenez, le voilà qui descend pour voir aux provisions... +Reste-t-il du pain d’hier ? dit-il à Nanon. Pas une miette, monsieur. -C’est vrai, répondit Grandet, mais ton pain pèse six livres, il en restera. -Ça mangera donc de la frippe, dit Nanon. -Non, répondit Grandet, ça ne mange ni frippe, ni pain. -Ils sont quasiment comme des filles à marier. -Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage à cause de mon neveu ? -Ha ! çà, Nanon, je ne t’ai jamais vue comme ça. -Qu’est-ce qui te passe donc par la tête ? -Es-tu la maîtresse ici ? +C’est vrai, répondit Grandet, mais ton pain pèse six livres, il en restera. +Ça mangera donc de la frippe, dit Nanon. +Non, répondit Grandet, ça ne mange ni frippe, ni pain. +Ils sont quasiment comme des filles à marier. +Ne vas-tu pas mettre la maison au pillage à cause de mon neveu ? +Ha ! çà, Nanon, je ne t’ai jamais vue comme ça. +Qu’est-ce qui te passe donc par la tête ? +Es-tu la maîtresse ici ? Tu n’auras que six morceaux de sucre. -Eh ! bien, votre neveu, avec quoi donc qu’il sucrera son café ? +Eh ! bien, votre neveu, avec quoi donc qu’il sucrera son café ? Avec deux morceaux, je m’en passerai, moi. -Vous vous passerez de sucre, à votre âge ! -Mademoiselle, cria-t-elle par la croisée, est-ce pas que vous voulez de la galette ? -Non, non, répondit Eugénie. +Vous vous passerez de sucre, à votre âge ! +Mademoiselle, cria-t-elle par la croisée, est-ce pas que vous voulez de la galette ? +Non, non, répondit Eugénie. Allons, Nanon, dit Grandet en entendant la voix de sa fille, tiens. Il faudra du bois pour chauffer le four, dit l’implacable Nanon. -Quien ! s’écria Nanon, vous n’avez pas besoin de me le dire. +Quien ! s’écria Nanon, vous n’avez pas besoin de me le dire. Quel cuir, et qui sent bon. -Avec quoi que ça se nettoie donc ? -Faut-il y mettre de votre cirage à l’œuf ? +Avec quoi que ça se nettoie donc ? +Faut-il y mettre de votre cirage à l’œuf ? Tiens, tiens, elles sentent l’eau de Cologne de madame. -Ah ! c’est-il drôle. -Faudra que j’aille à la boucherie. -Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. -Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre. -C’est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ? -Tu es bête, Nanon ! ils mangent, comme tout le monde, ce qu’ils trouvent. +Ah ! c’est-il drôle. +Faudra que j’aille à la boucherie. +Mais je vais dire à Cornoiller de me tuer des corbeaux. +Ce gibier-là donne le meilleur bouillon de la terre. +C’est-y vrai, monsieur, que ça mange les morts ? +Tu es bête, Nanon ! ils mangent, comme tout le monde, ce qu’ils trouvent. Est-ce que nous ne vivons pas des morts ? Qu’est-ce donc que les successions ? -Où dévalez-vous donc si matin ? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet. +Où dévalez-vous donc si matin ? dit le notaire Cruchot qui rencontra Grandet. Donc il l’accompagna. Venez, Cruchot ? dit Grandet au notaire. Avez-vous eu du bonheur ?... -Maître Cruchot, voyez ce qu’un peuplier prend de terrain, dit-il au notaire. -Quatre fois huit pieds, répondit l’ouvrier après avoir fini. -Trente-deux pieds de perte, dit Grandet à Cruchot. +Maître Cruchot, voyez ce qu’un peuplier prend de terrain, dit-il au notaire. +Quatre fois huit pieds, répondit l’ouvrier après avoir fini. +Trente-deux pieds de perte, dit Grandet à Cruchot. J’avais sur cette ligne trois cents peupliers, pas vrai ? -Alors, mé... mé... mettons mille bottes de foin. +Alors, mé... mé... mettons mille bottes de foin. Va pour soixante mille francs, dit le notaire. Il y a perte. -J’ai trouvé ça, moi, dit Grandet en se dressant sur ses ergots. +J’ai trouvé ça, moi, dit Grandet en se dressant sur ses ergots. Mais non, laissez jaaser le mon... onde. -Cette réponse causa des éblouissements à Eugénie. -Déjà son amour naissant, mystère si profond, s’enveloppait de mystères. +Cette réponse causa des éblouissements à Eugénie. +Déjà son amour naissant, mystère si profond, s’enveloppait de mystères. Aucun des enseignements de l’amour ne lui manquait. -Vous ne voulez pas m’écouter, Grandet, lui répondit Cruchot. -Les fonds sont à quatre-vingts francs cinquante centimes. -Nous verrons cela, répondit Grandet en se frottant le menton. +Vous ne voulez pas m’écouter, Grandet, lui répondit Cruchot. +Les fonds sont à quatre-vingts francs cinquante centimes. +Nous verrons cela, répondit Grandet en se frottant le menton. Mon Dieu ! dit le notaire. Et son fils, si joyeux hier... -Il ne sait rien encore, répondit Grandet avec le même calme. -En entrant, Grandet trouva le déjeuner prêt. -Qu’il est gentil les yeux fermés ! -Je suis entrée, je l’ai appelé. +Il ne sait rien encore, répondit Grandet avec le même calme. +En entrant, Grandet trouva le déjeuner prêt. +Qu’il est gentil les yeux fermés ! +Je suis entrée, je l’ai appelé. Ah bien oui ! personne. -Madame Grandet, qui n’avait pas osé faire cette question, regarda son mari. -Son père s’est brûlé la cervelle. -Mon oncle ?... dit Eugénie. -Le pauvre jeune homme ! s’écria madame Grandet. -Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou. -Eugénie cessa de manger. +Madame Grandet, qui n’avait pas osé faire cette question, regarda son mari. +Son père s’est brûlé la cervelle. +Mon oncle ?... dit Eugénie. +Le pauvre jeune homme ! s’écria madame Grandet. +Oui, pauvre, reprit Grandet, il ne possède pas un sou. +Eugénie cessa de manger. La pauvre fille pleura. Je ne te parle pas, Nanon ! tiens ta langue. -Elle ne répondit pas. +Elle ne répondit pas. Il partira, d’arre d’arre, pour les grandes Indes. Tu ne le verras plus... -Ah ! maman, j’étouffe, s’écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mère. +Ah ! maman, j’étouffe, s’écria Eugénie quand elle fut seule avec sa mère. Je n’ai jamais souffert ainsi. -Mal, reprit Eugénie, pourquoi ? -Il te plaît, il plaît à Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas ? -Tiens, maman, mettons la table pour son déjeuner. -Mais elle se plut à justifier la folie de sa fille en la partageant. +Mal, reprit Eugénie, pourquoi ? +Il te plaît, il plaît à Nanon, pourquoi ne me plairait-il pas ? +Tiens, maman, mettons la table pour son déjeuner. +Mais elle se plut à justifier la folie de sa fille en la partageant. Quoi que vous voulez encore, mademoiselle ? -Ah ! pour midi, oui, répondit la vieille servante. -Et où voulez-vous que j’en prenne ? +Ah ! pour midi, oui, répondit la vieille servante. +Et où voulez-vous que j’en prenne ? Et si monsieur me rencontre ? -Il est à ses prés. -Toute la ville va savoir nos déportements. -Eh ! bien, il nous battra, nous recevrons ses coups à genoux. -Madame Grandet leva les yeux au ciel, pour toute réponse. +Il est à ses prés. +Toute la ville va savoir nos déportements. +Eh ! bien, il nous battra, nous recevrons ses coups à genoux. +Madame Grandet leva les yeux au ciel, pour toute réponse. Nanon prit sa coiffe et sortit. Elle allait, venait, trottait, sautait. Nanon revint avec deux œufs frais. -En voyant les œufs, Eugénie eut l’envie de lui sauter au cou. -Le déjeuner de midi s’y faisait debout. -Eugénie ne put retenir une larme. -Oh ! ma bonne mère, s’écria-t-elle, je ne t’ai pas assez aimée ! -Heureusement, il n’était encore que onze heures. -Avez-vous bien passé la nuit, ma chère tante ? +En voyant les œufs, Eugénie eut l’envie de lui sauter au cou. +Le déjeuner de midi s’y faisait debout. +Eugénie ne put retenir une larme. +Oh ! ma bonne mère, s’écria-t-elle, je ne t’ai pas assez aimée ! +Heureusement, il n’était encore que onze heures. +Avez-vous bien passé la nuit, ma chère tante ? Et vous, ma cousine ? Bien, monsieur ; mais vous, dit madame Grandet. -Vous devez avoir faim, mon cousin, dit Eugénie ; mettez-vous à table. -Mais je ne déjeune jamais avant midi, le moment où je me lève. -Cependant, j’ai si mal vécu en route, que je me laisserai faire. -Il tira la plus délicieuse montre plate que Breguet ait faite. -Tiens, mais il est onze heures, j’ai été matinal. +Vous devez avoir faim, mon cousin, dit Eugénie ; mettez-vous à table. +Mais je ne déjeune jamais avant midi, le moment où je me lève. +Cependant, j’ai si mal vécu en route, que je me laisserai faire. +Il tira la plus délicieuse montre plate que Breguet ait faite. +Tiens, mais il est onze heures, j’ai été matinal. Matinal ?... dit madame Grandet. Oui, mais je voulais ranger mes affaires. Eh ! bien, je mangerais volontiers quelque chose, un rien, une volaille, un perdreau. Sainte Vierge ! cria Nanon en entendant ces paroles. Venez vous asseoir, lui dit sa tante. -Toujours, répondit Eugénie en le regardant, excepté pendant les vendanges. -Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous à l’abbaye de Noyers. +Toujours, répondit Eugénie en le regardant, excepté pendant les vendanges. +Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous à l’abbaye de Noyers. Vous ne vous promenez jamais ? -Avez-vous un théâtre ? -Aller au spectacle, s’écria madame Grandet, voir des comédiens ! -Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c’est un péché mortel ? -Mais c’est délicieux, si vous aviez du beurre ? -Hein, ma chère enfant. +Avez-vous un théâtre ? +Aller au spectacle, s’écria madame Grandet, voir des comédiens ! +Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c’est un péché mortel ? +Mais c’est délicieux, si vous aviez du beurre ? +Hein, ma chère enfant. Vous n’aurez donc pas de galette, dit la servante. -Mais donne du beurre, Nanon, s’écria Eugénie. -La compatissance et la tendresse d’une jeune fille possèdent une influence vraiment magnétique. +Mais donne du beurre, Nanon, s’écria Eugénie. +La compatissance et la tendresse d’une jeune fille possèdent une influence vraiment magnétique. Oh ! mon cousin, vous voulez vous moquer d’une pauvre petite provinciale. -Et il goba fort agréablement sa mouillette beurrée. -Cette phrase veut dire : Le pauvre garçon est bête comme un rhinocéros. -Voyez, ma mère, le beau travail. -Oh ! il y a gros d’or, dit Nanon en apportant le café. +Et il goba fort agréablement sa mouillette beurrée. +Cette phrase veut dire : Le pauvre garçon est bête comme un rhinocéros. +Voyez, ma mère, le beau travail. +Oh ! il y a gros d’or, dit Nanon en apportant le café. Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Charles en riant. -C’est du café boullu, dit Nanon. -Vous êtes bien arriérés ! -Je vous apprendrai à faire du bon café dans une cafetière à la Chaptal. -Il tenta d’expliquer le système de la cafetière à la Chaptal. -Jamais je ne ferai de café comme ça. -C’est moi qui le ferai, dit Eugénie. +C’est du café boullu, dit Nanon. +Vous êtes bien arriérés ! +Je vous apprendrai à faire du bon café dans une cafetière à la Chaptal. +Il tenta d’expliquer le système de la cafetière à la Chaptal. +Jamais je ne ferai de café comme ça. +C’est moi qui le ferai, dit Eugénie. Enfant, dit madame Grandet en regardant sa fille. Qu’avez-vous donc, ma cousine ? -Chut ! dit madame Grandet à Eugénie, qui allait parler. -Tu sais, ma fille, que ton père s’est chargé de parler à monsieur... +Chut ! dit madame Grandet à Eugénie, qui allait parler. +Tu sais, ma fille, que ton père s’est chargé de parler à monsieur... Dites Charles, dit le jeune Grandet. Ah ! vous vous nommez Charles ? -C’est un beau nom, s’écria Eugénie. +C’est un beau nom, s’écria Eugénie. Les malheurs pressentis arrivent presque toujours. -Voilà papa, dit Eugénie. -Elle ôta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. +Voilà papa, dit Eugénie. +Elle ôta la soucoupe au sucre, en en laissant quelques morceaux sur la nappe. Nanon emporta l’assiette aux œufs. -Madame Grandet se dressa comme une biche effrayée. -Mais voilà mon père, dit Eugénie. +Madame Grandet se dressa comme une biche effrayée. +Mais voilà mon père, dit Eugénie. Quand le chat court sur les toits, les souris dansent sur les planchers. Donne-moi mon verre, Nanon ? dit le bonhomme. -Eugénie apporta le verre. -En ce moment, Charles sucrait son café. -Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n’y en avait pas. +Eugénie apporta le verre. +En ce moment, Charles sucrait son café. +Nanon est allée en chercher chez Fessard, il n’y en avait pas. Que voulez-vous, mon neveu ? lui dit le bonhomme. -Mettez du lait, répondit le maître de la maison, votre café s’adoucira. +Mettez du lait, répondit le maître de la maison, votre café s’adoucira. Tu ne manges pas, ma femme ? Mon cousin, vous en mangerez, n’est-ce pas ? -Je suis allée chercher ces jolies grappes-là pour vous. +Je suis allée chercher ces jolies grappes-là pour vous. Qu’est-ce que ces mots signifient, mon oncle ? -Ta ! ta ! ta ! ta ! dit Grandet, voilà les bêtises qui commencent. +Ta ! ta ! ta ! ta ! dit Grandet, voilà les bêtises qui commencent. Je vois avec peine, mon neveu, vos jolies mains blanches. -Voilà des mains faites pour ramasser des écus ! +Voilà des mains faites pour ramasser des écus ! Mon cousin, ayez du courage ! -Vous avez perdu votre père ! ce n’était rien à dire. -Les pères meurent avant les enfants. +Vous avez perdu votre père ! ce n’était rien à dire. +Les pères meurent avant les enfants. Oui, mon oncle, mais pourquoi... -Ton père est bien mal... +Ton père est bien mal... Pourquoi suis-je ici ? dit Charles. Nanon ! cria-t-il, des chevaux de poste. -Les chevaux et la voiture sont inutiles, répondit Grandet. +Les chevaux et la voiture sont inutiles, répondit Grandet. Mais ce n’est rien. Il y a quelque chose de plus grave. -Il s’est brûlé la cervelle... +Il s’est brûlé la cervelle... Mais ce n’est rien. Les journaux glosent de cela comme s’ils en avaient le droit. Allons, bien, se dit Grandet. Ses yeux m’effrayaient. -Il pleure, le voilà sauvé. -Jamais ! jamais ! mon père ! mon père ! -Il t’a ruiné, tu es sans argent. +Il pleure, le voilà sauvé. +Jamais ! jamais ! mon père ! mon père ! +Il t’a ruiné, tu es sans argent. Qu’est-ce que cela me fait ! -Où est mon père, mon père ? -Dès ce moment, elle commença à juger son père. +Où est mon père, mon père ? +Dès ce moment, elle commença à juger son père. Pauvre jeune homme ! dit madame Grandet. -Je ne vous donne pas mon argent pour embucquer de sucre ce jeune drôle. -Ma mère n’y est pour rien, dit Eugénie. +Je ne vous donne pas mon argent pour embucquer de sucre ce jeune drôle. +Ma mère n’y est pour rien, dit Eugénie. C’est moi qui... -Mon père, le fils de votre frère ne devait pas manquer chez vous de... -Qu’est-ce que c’est, mon père, que de faire faillite ? demanda Eugénie. -Allons, voilà tes litanies, dit-il à sa femme en haussant les épaules. -Enfin Charles est déshonoré. -Eh ! bien, mon père, vous n’avez donc pu empêcher ce malheur ? -Mon frère ne m’a pas consulté. +Mon père, le fils de votre frère ne devait pas manquer chez vous de... +Qu’est-ce que c’est, mon père, que de faire faillite ? demanda Eugénie. +Allons, voilà tes litanies, dit-il à sa femme en haussant les épaules. +Enfin Charles est déshonoré. +Eh ! bien, mon père, vous n’avez donc pu empêcher ce malheur ? +Mon frère ne m’a pas consulté. D’ailleurs, il doit quatre millions. -Mais a-t-il de l’argent pour aller là ? -Je lui payerai son voyage... jusqu’à... -Oui, jusqu’à Nantes. -Eugénie sauta d’un bond au cou de son père. -Ah ! mon père, vous êtes bon, vous ! +Mais a-t-il de l’argent pour aller là ? +Je lui payerai son voyage... jusqu’à... +Oui, jusqu’à Nantes. +Eugénie sauta d’un bond au cou de son père. +Ah ! mon père, vous êtes bon, vous ! Faut-il beaucoup de temps pour amasser un million ? lui demanda-t-elle. -Dame ! dit le tonnelier, tu sais ce que c’est qu’un napoléon. +Dame ! dit le tonnelier, tu sais ce que c’est qu’un napoléon. Eh ! bien, il en faut cinquante mille pour faire un million. Maman, nous dirons des neuvaines pour lui. -J’y pensais, répondit la mère. -C’est cela : toujours dépenser de l’argent, s’écria le père. -Ah ! çà, croyez-vous donc qu’il y ait des mille et des cent ici ? +J’y pensais, répondit la mère. +C’est cela : toujours dépenser de l’argent, s’écria le père. +Ah ! çà, croyez-vous donc qu’il y ait des mille et des cent ici ? Je vais tourner autour de nos Hollandais, qui s’en vont aujourd’hui. -Puis j’irai voir Cruchot, et causer avec lui de tout ça. -Quand Grandet eut tiré la porte, Eugénie et sa mère respirèrent à leur aise. -Maman, pour combien de louis vend-on une pièce de vin ? -Quand il récolte quatorze cents pièces de vin... -Mais alors papa doit être riche. -Ça l’aura gêné. +Puis j’irai voir Cruchot, et causer avec lui de tout ça. +Quand Grandet eut tiré la porte, Eugénie et sa mère respirèrent à leur aise. +Maman, pour combien de louis vend-on une pièce de vin ? +Quand il récolte quatorze cents pièces de vin... +Mais alors papa doit être riche. +Ça l’aura gêné. Il ne m’a tant seulement point vue, le mignon ! dit Nanon en revenant. Quel chagrin a donc ce pauvre gentil jeune homme ? Allons donc le consoler bien vite, maman ; et, si l’on frappe, nous descendrons. -Madame Grandet fut sans défense contre les harmonies de la voix de sa fille. -Eugénie était sublime, elle était femme. -Toutes deux, le cœur palpitant, montèrent à la chambre de Charles. -La porte était ouverte. +Madame Grandet fut sans défense contre les harmonies de la voix de sa fille. +Eugénie était sublime, elle était femme. +Toutes deux, le cœur palpitant, montèrent à la chambre de Charles. +La porte était ouverte. Le jeune homme ne voyait ni n’entendait rien. -L’aimer ! reprit Eugénie. -Ah ! si tu savais ce que mon père a dit ! -Charles se retourna, aperçut sa tante et sa cousine. -J’ai perdu mon père, mon pauvre père ! -Les sanglots lui coupèrent la parole. +L’aimer ! reprit Eugénie. +Ah ! si tu savais ce que mon père a dit ! +Charles se retourna, aperçut sa tante et sa cousine. +J’ai perdu mon père, mon pauvre père ! +Les sanglots lui coupèrent la parole. Nous prierons bien pour lui, dit madame Grandet. -Résignez-vous à la volonté de Dieu. -Mon cousin, dit Eugénie, prenez courage ! -Votre perte est irréparable ; ainsi songez maintenant à sauver votre honneur... -Mon père, disait mon oncle, a fait faillite. -Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez à mon père, il a dû bien souffrir. -Maman, dit Eugénie, nous porterons le deuil de mon oncle. -Ton père décidera de cela, répondit madame Grandet. -Elles restèrent de nouveau silencieuses. +Résignez-vous à la volonté de Dieu. +Mon cousin, dit Eugénie, prenez courage ! +Votre perte est irréparable ; ainsi songez maintenant à sauver votre honneur... +Mon père, disait mon oncle, a fait faillite. +Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez à mon père, il a dû bien souffrir. +Maman, dit Eugénie, nous porterons le deuil de mon oncle. +Ton père décidera de cela, répondit madame Grandet. +Elles restèrent de nouveau silencieuses. Vers quatre heures, un coup de marteau brusque retentit au cœur de madame Grandet. -Qu’a donc ton père ? dit-elle à sa fille. +Qu’a donc ton père ? dit-elle à sa fille. Le vigneron entra joyeux. Il se promenait, il regardait le temps. -Enfin son secret lui échappa. -Ma femme, dit-il sans bégayer, je les ai tous attrapés. +Enfin son secret lui échappa. +Ma femme, dit-il sans bégayer, je les ai tous attrapés. Notre vin est vendu ! -Chose, que tu connais, est venu à moi. -Notre Belge était désespéré. +Chose, que tu connais, est venu à moi. +Notre Belge était désespéré. J’ai vu cela. -Affaire faite, il prend notre récolte à deux cents francs la pièce, moitié comptant. -Je suis payé en or. -Les billets sont faits, voilà six louis pour toi. +Affaire faite, il prend notre récolte à deux cents francs la pièce, moitié comptant. +Je suis payé en or. +Les billets sont faits, voilà six louis pour toi. Dans trois mois, les vins baisseront. -Une peur panique eût fait tomber les vins de cinquante pour cent. -Vous avez mille pièces cette année, mon père ? dit Eugénie. -Ce mot était l’expression superlative de la joie du vieux tonnelier. -Cela fait deux cent mille pièces de vingt sous. -Eh ! bien, mon père, vous pouvez facilement secourir Charles. -Je ne veux pas de ces choses-là. -Je sais, à mon âge, comment je dois me conduire, peut-être ! -Où est-il donc, ce garçon, est-il descendu ? -Non, mon ami, répondit madame Grandet. +Une peur panique eût fait tomber les vins de cinquante pour cent. +Vous avez mille pièces cette année, mon père ? dit Eugénie. +Ce mot était l’expression superlative de la joie du vieux tonnelier. +Cela fait deux cent mille pièces de vingt sous. +Eh ! bien, mon père, vous pouvez facilement secourir Charles. +Je ne veux pas de ces choses-là. +Je sais, à mon âge, comment je dois me conduire, peut-être ! +Où est-il donc, ce garçon, est-il descendu ? +Non, mon ami, répondit madame Grandet. Eh ! bien, que fait-il donc ? -Il pleure son père, répondit Eugénie. -Grandet regarda sa fille sans trouver un mot à dire. -Il était un peu père, lui. -Eh ! bien, où donc est mon neveu ? -Il dit qu’il ne veut pas manger, répondit Nanon. -Ça n’est pas sain. -Autant d’économisé, lui répliqua son maître. +Il pleure son père, répondit Eugénie. +Grandet regarda sa fille sans trouver un mot à dire. +Il était un peu père, lui. +Eh ! bien, où donc est mon neveu ? +Il dit qu’il ne veut pas manger, répondit Nanon. +Ça n’est pas sain. +Autant d’économisé, lui répliqua son maître. Dame, voui, dit-elle. Bah ! il ne pleurera pas toujours. La faim chasse le loup hors du bois. -Le dîner fut étrangement silencieux. +Le dîner fut étrangement silencieux. Le deuil est dans le cœur et non dans les habits. -Mais le deuil d’un frère est indispensable, et l’Église nous ordonne de... +Mais le deuil d’un frère est indispensable, et l’Église nous ordonne de... Achetez votre deuil sur vos six louis. -Vous me donnerez un crêpe, cela me suffira. -Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. +Vous me donnerez un crêpe, cela me suffira. +Eugénie leva les yeux au ciel sans mot dire. Madame Grandet tricota ses manches. -Personne ne vint, ce jour-là, visiter la famille. -Ne faut rien user, répondit Grandet en se réveillant de ses méditations. -Hé ! bien, mon neveu, vous avez du chagrin. +Personne ne vint, ce jour-là, visiter la famille. +Ne faut rien user, répondit Grandet en se réveillant de ses méditations. +Hé ! bien, mon neveu, vous avez du chagrin. Oui, pleurez, c’est naturel. -Un père est un père. +Un père est un père. Mais faut prendre notre mal en patience. Je m’occupe de vous pendant que vous pleurez. Je suis un bon parent, voyez-vous. Voulez-vous boire un petit verre de vin ? -Mauvais, mauvais ! faut voir clair à ce que l’on fait. -Grandet marcha vers la cheminée. — Tiens ! s’écria-t-il, voilà de la bougie. -Où diable a-t-on pêché de la bougie ? -Que le diable emporte ton bon Dieu ! répliqua Grandet en grommelant. -Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. -Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ? +Mauvais, mauvais ! faut voir clair à ce que l’on fait. +Grandet marcha vers la cheminée. — Tiens ! s’écria-t-il, voilà de la bougie. +Où diable a-t-on pêché de la bougie ? +Que le diable emporte ton bon Dieu ! répliqua Grandet en grommelant. +Maintenant le cercueil est une transition peu redoutée. +Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ? Madame Grandet, as-tu fini ? dit le vieux tonnelier. Mon ami, je prie pour toi. Demain matin, nous causerons. -Oh ! bonne mère, dit-elle, demain je lui dirai que c’est moi. -Non, il t’enverrait à Noyers. +Oh ! bonne mère, dit-elle, demain je lui dirai que c’est moi. +Non, il t’enverrait à Noyers. Laisse-moi faire, il ne me mangera pas. -Hé ! bien, il pleure toujours. +Hé ! bien, il pleure toujours. Va donc te coucher, ma fille. Tu gagneras froid aux pieds. Le carreau est humide. -Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littéralement parlant, invraisemblables, quoique vraies. -Tantôt elle le voyait expirant de chagrin, tantôt elle le rêvait mourant de faim. +Assez souvent certaines actions de la vie humaine paraissent, littéralement parlant, invraisemblables, quoique vraies. +Tantôt elle le voyait expirant de chagrin, tantôt elle le rêvait mourant de faim. Vers le matin, elle entendit certainement une terrible exclamation. -La bougie avait brûlé dans la bobèche du flambeau. +La bougie avait brûlé dans la bobèche du flambeau. Vous devriez vous coucher, vous vous fatiguez en restant ainsi. -Elle se sauva, honteuse et heureuse d’être venue. +Elle se sauva, honteuse et heureuse d’être venue. L’innocence ose seule de telles hardiesses. Instruite, la Vertu calcule aussi bien que le Vice. -Son ignorante vie avait cessé tout à coup, elle raisonna, se fit mille reproches. -Quelle idée va-t-il prendre de moi ? +Son ignorante vie avait cessé tout à coup, elle raisonna, se fit mille reproches. +Quelle idée va-t-il prendre de moi ? Il croira que je l’aime. -C’était précisément ce qu’elle désirait le plus de lui voir croire. +C’était précisément ce qu’elle désirait le plus de lui voir croire. L’amour franc a sa prescience et sait que l’amour excite l’amour. -Une heure après, elle entra chez sa mère, et l’habilla suivant son habitude. -Que devient mon neveu ? l’enfant n’est pas gênant. -Monsieur, il dort, répondit Nanon. -Ce titre ne préjuge rien sur la mansuétude individuelle. -Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. +Une heure après, elle entra chez sa mère, et l’habilla suivant son habitude. +Que devient mon neveu ? l’enfant n’est pas gênant. +Monsieur, il dort, répondit Nanon. +Ce titre ne préjuge rien sur la mansuétude individuelle. +Tout pouvoir humain est un composé de patience et de temps. Les gens puissants veulent et veillent. -Où est l’homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent ? -Grandet avait bien réellement quelque chose, suivant l’expression de sa femme. -La pâture des avares se compose d’argent et de dédain. -Son neveu l’avait occupé. +Où est l’homme sans désir, et quel désir social se résoudra sans argent ? +Grandet avait bien réellement quelque chose, suivant l’expression de sa femme. +La pâture des avares se compose d’argent et de dédain. +Son neveu l’avait occupé. S’habillait-il ? pleurait-il encore ? -Elle vint jusqu’à la porte. -Voulez-vous déjeuner dans la salle ou dans votre chambre ? +Elle vint jusqu’à la porte. +Voulez-vous déjeuner dans la salle ou dans votre chambre ? Comment vous trouvez-vous ? -Ma chère cousine, j’ai honte d’avoir faim. -Cette conversation à travers la porte était pour Eugénie tout un épisode de roman. -Eugénie lui apparut dans toute la splendeur de sa beauté spéciale. -Hé ! bien, qu’avez-vous encore ? demanda-t-elle. -C’est des larmes de reconnaissance, répondit-il. -Eugénie se tourna brusquement vers la cheminée pour prendre les flambeaux. -Un coup de marteau rappela les deux femmes à leurs places. -Eh ! eh ! ce pauvre Cornoiller, il vient comme marée en carême. -Est-ce bon à manger, ça ? -Oui, mon cher généreux monsieur, c’est tué depuis deux jours. +Ma chère cousine, j’ai honte d’avoir faim. +Cette conversation à travers la porte était pour Eugénie tout un épisode de roman. +Eugénie lui apparut dans toute la splendeur de sa beauté spéciale. +Hé ! bien, qu’avez-vous encore ? demanda-t-elle. +C’est des larmes de reconnaissance, répondit-il. +Eugénie se tourna brusquement vers la cheminée pour prendre les flambeaux. +Un coup de marteau rappela les deux femmes à leurs places. +Eh ! eh ! ce pauvre Cornoiller, il vient comme marée en carême. +Est-ce bon à manger, ça ? +Oui, mon cher généreux monsieur, c’est tué depuis deux jours. Allons, Nanon, haut le pied, dit le bonhomme. -Prends-moi cela, ce sera pour le dîner, je régale deux Cruchot. -Nanon ouvrit des yeux bêtes et regarda tout le monde. -Eh ! bien, dit-elle, où que je trouverai du lard et des épices ? -Ma femme, donne-lui cent sous, dit-il à madame Grandet. +Prends-moi cela, ce sera pour le dîner, je régale deux Cruchot. +Nanon ouvrit des yeux bêtes et regarda tout le monde. +Eh ! bien, dit-elle, où que je trouverai du lard et des épices ? +Ma femme, donne-lui cent sous, dit-il à madame Grandet. La pauvre femme fut trop heureuse d’acheter la paix pour onze francs. -Cornoiller n’eut rien à dire. -Allez, ça ira tout de même. -Fais un bon dîner, Nanon, mon cousin descendra, dit Eugénie. -Décidément, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire, dit madame Grandet. -Voici la troisième fois que, depuis notre mariage, ton père donne à dîner. -Le jeune homme était pâle. -Eugénie l’en aima bien davantage. -Peut-être aussi le malheur l’avait-il rapproché d’elle. -La misère enfante l’égalité. -Les convives se mirent à table et commencèrent par manger notablement bien. +Cornoiller n’eut rien à dire. +Allez, ça ira tout de même. +Fais un bon dîner, Nanon, mon cousin descendra, dit Eugénie. +Décidément, il se passe ici quelque chose d’extraordinaire, dit madame Grandet. +Voici la troisième fois que, depuis notre mariage, ton père donne à dîner. +Le jeune homme était pâle. +Eugénie l’en aima bien davantage. +Peut-être aussi le malheur l’avait-il rapproché d’elle. +La misère enfante l’égalité. +Les convives se mirent à table et commencèrent par manger notablement bien. Bonne nuit, ma fille. -Il embrassa Eugénie, et les deux femmes sortirent. +Il embrassa Eugénie, et les deux femmes sortirent. Pour la seconde fois, depuis trois ans, Grandet nommait Cruchot neveu monsieur de Bonfons. -Par les tribunaux de commerce eux-mêmes. -Mon... on frère, oui. -Est menacé d’une déconfiture... -Çaaaa s’aappelle dé, dé, déconfiture ? +Par les tribunaux de commerce eux-mêmes. +Mon... on frère, oui. +Est menacé d’une déconfiture... +Çaaaa s’aappelle dé, dé, déconfiture ? Liquider n’est pas faire faillite, comprenez-vous ? -Oui, je n’y ai jamais pen... pen... pen... pensé, répondit Grandet. -Deuxièmement, à la requête des créanciers. +Oui, je n’y ai jamais pen... pen... pen... pensé, répondit Grandet. +Deuxièmement, à la requête des créanciers. Oui... i... i..., voy... voy... ons. -Peut-être voulez-vous liquider les affaires de votre frère ? demanda le président. +Peut-être voulez-vous liquider les affaires de votre frère ? demanda le président. Il y a de l’honneur au fond de nos provinces. Si vous sauviez votre nom, car c’est votre nom, vous seriez un homme... -Sublime, dit le président en interrompant son oncle. -Cé, cé, c’es, c’est sûr et certain. +Sublime, dit le président en interrompant son oncle. +Cé, cé, c’es, c’est sûr et certain. Je, je, je ne, ne dis pa, pas non. Je ne co, co, co, connais pas llles malins de Paris. -Je... suis à Sau, au, aumur, moi, voyez-vous ! -Mes prooovins ! mes fooossés, et en, enfin j’ai mes aaaffaires. +Je... suis à Sau, au, aumur, moi, voyez-vous ! +Mes prooovins ! mes fooossés, et en, enfin j’ai mes aaaffaires. Je n’ai jamais fait de bi, bi, billets. Qu’est-ce qu’un billet ? -Voilllà tooout ce qu, qu, que je sais. -Oui, dit le président. -L’on peut acquérir les billets sur la place, moyennant tant pour cent. +Voilllà tooout ce qu, qu, que je sais. +Oui, dit le président. +L’on peut acquérir les billets sur la place, moyennant tant pour cent. Je doi, dois re, ester i, i, ici pour ve, ve, veiller au grain. -Aavant, tout, faut ve, ve, veiller aux, aux ré, ré, récoltes. -J’ai des aaaffaires ma, ma, majeures à Froidfond et des inté, té, téressantes. -Et je vous entends, s’écria le notaire. -Allons donc, pensait en lui-même le vigneron, décidez-vous donc ! +Aavant, tout, faut ve, ve, veiller aux, aux ré, ré, récoltes. +J’ai des aaaffaires ma, ma, majeures à Froidfond et des inté, té, téressantes. +Et je vous entends, s’écria le notaire. +Allons donc, pensait en lui-même le vigneron, décidez-vous donc ! Mi, min, minute, ici, reprit le bonhomme, lui disait. -Il aime son frère, il aime son ne, ne, neveu. -Grandet est un bon pa, pa, parent, et il a de très bonnes intentions. -Il a bien vendu sa ré, ré, récolte. -Aaalors Grandet ve, éé, erra. -Juste ! dit le président. +Il aime son frère, il aime son ne, ne, neveu. +Grandet est un bon pa, pa, parent, et il a de très bonnes intentions. +Il a bien vendu sa ré, ré, récolte. +Aaalors Grandet ve, éé, erra. +Juste ! dit le président. Qui ne, ne, ne peut, ne, ne peut. -Certainement, dit le président. -Comme né, né, neige, répéta Grandet en refaisant un cornet de sa main. -Je ne comprends pas la né, né, neige. -Mais, cria le président, écoutez-moi donc, alors. -J’é, j’é, j’écoute. +Certainement, dit le président. +Comme né, né, neige, répéta Grandet en refaisant un cornet de sa main. +Je ne comprends pas la né, né, neige. +Mais, cria le président, écoutez-moi donc, alors. +J’é, j’é, j’écoute. Un effet est une marchandise qui peut avoir sa hausse et sa baisse. -Ceci est une déduction du principe de Jérémie Bentham sur l’usure. +Ceci est une déduction du principe de Jérémie Bentham sur l’usure. Ouais ! fit le bonhomme. -Vooous le no, no, no, nommez Jé, Jé, Jé, Jérémie Ben... -Ces Anglais ont qué, qué, quelquefois du bon, bon sens, dit Grandet. +Vooous le no, no, no, nommez Jé, Jé, Jé, Jérémie Ben... +Ces Anglais ont qué, qué, quelquefois du bon, bon sens, dit Grandet. Je, je, je, dis bien, n’est-ce pas ? -Cela me paraît clair... +Cela me paraît clair... Non, ne seraient pas. Je m’een, entends. -Laissez-moi vous expliquer tout ceci, dit le président. -Bien, répéta le bonhomme. +Laissez-moi vous expliquer tout ceci, dit le président. +Bien, répéta le bonhomme. C’est vrai, les a, a, a, affaires sont les affaires, dit le tonnelier. -Oui, vous ne pouvez pas vous déranger. +Oui, vous ne pouvez pas vous déranger. Qui, qui, qui, ne, ne peut, ne peut. -Oui, vous n’êtes pas jurisconsulte. -Hé ! bien, reprit le président en se posant comme pour résumer la discussion. +Oui, vous n’êtes pas jurisconsulte. +Hé ! bien, reprit le président en se posant comme pour résumer la discussion. Mon neveu ? ... fit le notaire d’un ton de reproche en l’interrompant. -Hé ! bien, mon oncle, répondit le président. +Hé ! bien, mon oncle, répondit le président. Laisse donc monsieur Grandet t’expliquer ses intentions. Il s’agit en ce moment d’un mandat important. -Notre cher ami doit le définir congrûm... -Tu t’es bien suffisamment montré, mon neveu ; mais assez de dévouement comme ça. +Notre cher ami doit le définir congrûm... +Tu t’es bien suffisamment montré, mon neveu ; mais assez de dévouement comme ça. L’envie d’avoir la fille t’aveugle. Diable ! il n’y faut pas aller comme une corneille qui abat des noix. -Laisse-moi maintenant conduire la barque, aide seulement à la manœuvre. -Est-ce bien ton rôle de compromettre ta dignité de magistrat dans une pareille... -Ah ! je le savais bien s’écria le banquier en regardant sa femme. +Laisse-moi maintenant conduire la barque, aide seulement à la manœuvre. +Est-ce bien ton rôle de compromettre ta dignité de magistrat dans une pareille... +Ah ! je le savais bien s’écria le banquier en regardant sa femme. Que te disais-je en route, madame des Grassins ? L’argent sans l’honneur est une maladie. Il y a de l’honneur dans nos provinces ! -Cela est bien, très bien, Grandet. -Ne faut-il pas se connaître aux comptes de retour, débours, calculs d’intérêts ? -Parce que, voyez-vous, monsieur le président me demandait naturellement les frais du voyage. +Cela est bien, très bien, Grandet. +Ne faut-il pas se connaître aux comptes de retour, débours, calculs d’intérêts ? +Parce que, voyez-vous, monsieur le président me demandait naturellement les frais du voyage. Le bonhomme ne bredouilla plus ces derniers mots. Je payerais volontiers pour y aller, moi. -J’aurais bien plus de confiance en vous que dans le président, lui dit-il. +J’aurais bien plus de confiance en vous que dans le président, lui dit-il. Puis il y a des anguilles sous roche, ajouta-t-il en remuant sa loupe. -Cette mécanique baisse, dit-on, à la fin des mois. -Vous vous connaissez à ça, pas vrai ? -Eh ! bien, j’aurais donc quelques mille livres de rente à lever pour vous ? +Cette mécanique baisse, dit-on, à la fin des mois. +Vous vous connaissez à ça, pas vrai ? +Eh ! bien, j’aurais donc quelques mille livres de rente à lever pour vous ? Pas grand’chose pour commencer. -Je veux jouer ce jeu-là sans qu’on en sache rien. -Voilà qui est entendu. -À cinq heures, avant le dîner, dit le vigneron en se frottant les mains. -Les deux partis restèrent encore quelques instants en présence. -Oui, oui, sans que ça paraisse, répondit Grandet, je suis un bon pa... parent. -Si j’avance mon départ, il faut mettre en ordre quelques affaires. -Les chefs des deux familles rivales s’en allèrent ensemble. +Je veux jouer ce jeu-là sans qu’on en sache rien. +Voilà qui est entendu. +À cinq heures, avant le dîner, dit le vigneron en se frottant les mains. +Les deux partis restèrent encore quelques instants en présence. +Oui, oui, sans que ça paraisse, répondit Grandet, je suis un bon pa... parent. +Si j’avance mon départ, il faut mettre en ordre quelques affaires. +Les chefs des deux familles rivales s’en allèrent ensemble. Venez-vous chez madame Dorsonval avec nous ? dit des Grassins au notaire. -Nous irons plus tard, répondit le président. +Nous irons plus tard, répondit le président. Au revoir donc, messieurs, dit madame des Grassins. -Tais-toi donc, mon fils, lui répliqua sa mère, ils peuvent encore nous entendre. -Es-tu bête, avec tout ton esprit ?... -Les êtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mémoire ? -Quand le père Grandet eut fermé sa porte, il appela Nanon. -Ne lâche pas le chien et ne dors pas, nous avons à travailler ensemble. -Écoute-le venir afin de l’empêcher de cogner, et dis-lui d’entrer tout bellement. -Les lois de police défendent le tapage nocturne. -Sainte Vierge ! monsieur, ça pèse-t-il ?... dit à voix basse la Nanon. -Quel malheur que ce ne soit que des gros sous ! répondit le bonhomme. +Tais-toi donc, mon fils, lui répliqua sa mère, ils peuvent encore nous entendre. +Es-tu bête, avec tout ton esprit ?... +Les êtres collectifs, les peuples, seraient-ils donc sans mémoire ? +Quand le père Grandet eut fermé sa porte, il appela Nanon. +Ne lâche pas le chien et ne dors pas, nous avons à travailler ensemble. +Écoute-le venir afin de l’empêcher de cogner, et dis-lui d’entrer tout bellement. +Les lois de police défendent le tapage nocturne. +Sainte Vierge ! monsieur, ça pèse-t-il ?... dit à voix basse la Nanon. +Quel malheur que ce ne soit que des gros sous ! répondit le bonhomme. Prends garde de heurter le chandelier. -Cornoiller, dit Grandet à son garde in partibus, as-tu pris tes pistolets ? -Pardé ! quoi qu’il y a donc à craindre pour vos gros sous ?... -Oh ! rien, dit le père Grandet. -Tu ne leur as pas dit où j’allais ? +Cornoiller, dit Grandet à son garde in partibus, as-tu pris tes pistolets ? +Pardé ! quoi qu’il y a donc à craindre pour vos gros sous ?... +Oh ! rien, dit le père Grandet. +Tu ne leur as pas dit où j’allais ? Je ne le savais point. La voiture est solide ? -Ça, notre maître ? ha ! ben, ça porterait trois mille. -Qu’est-ce que ça pèse donc vos méchants barils ? +Ça, notre maître ? ha ! ben, ça porterait trois mille. +Qu’est-ce que ça pèse donc vos méchants barils ? Tiens, dit Nanon, je le savons bien ! -Y a ben près de dix-huit cents. +Y a ben près de dix-huit cents. Veux-tu te taire, Nanon ! -Tu diras à ma femme que je suis allé à la campagne. -Je serai revenu pour dîner. -Va bon train, Cornoiller, faut être à Angers avant neuf heures. -La discrétion du bonhomme était complète. +Tu diras à ma femme que je suis allé à la campagne. +Je serai revenu pour dîner. +Va bon train, Cornoiller, faut être à Angers avant neuf heures. +La discrétion du bonhomme était complète. Personne ne voyait jamais un sou dans cette maison pleine d’or. -Un second gémissement la fit arriver sur le palier de la chambre. -La porte était entr’ouverte, elle la poussa. -Ses yeux tombèrent sur deux lettres ouvertes. -Ces mots qui en commençaient une : « Ma chère Annette... -lui causèrent un éblouissement. -Son cœur palpita, ses pieds se clouèrent sur le carreau. -Sa chère Annette, il aime, il est aimé ! +Un second gémissement la fit arriver sur le palier de la chambre. +La porte était entr’ouverte, elle la poussa. +Ses yeux tombèrent sur deux lettres ouvertes. +Ces mots qui en commençaient une : « Ma chère Annette... +lui causèrent un éblouissement. +Son cœur palpita, ses pieds se clouèrent sur le carreau. +Sa chère Annette, il aime, il est aimé ! Que lui dit-il ? -Ces idées lui traversèrent la tête et le cœur. +Ces idées lui traversèrent la tête et le cœur. Non, je ne lirai pas cette lettre. Je dois m’en aller. Si je la lisais, cependant ? -Eugénie détourna la tête, car sa noble probité gronda. -Jusque-là elle n’avait eu à rougir d’aucune action. -La passion, la curiosité l’emportèrent. -Mon père s’est tué, sa fortune et la mienne sont entièrement perdues. -Je viens d’employer une partie de cette nuit à faire mes calculs. -Sous de tels cieux, elle est sûre et prompte, m’a-t-on dit. -Quant à rester à Paris, je ne saurais. +Eugénie détourna la tête, car sa noble probité gronda. +Jusque-là elle n’avait eu à rougir d’aucune action. +La passion, la curiosité l’emportèrent. +Mon père s’est tué, sa fortune et la mienne sont entièrement perdues. +Je viens d’employer une partie de cette nuit à faire mes calculs. +Sous de tels cieux, elle est sûre et prompte, m’a-t-on dit. +Quant à rester à Paris, je ne saurais. Bon Dieu ! devoir deux millions ?... -J’y serais tué en duel dans la première semaine. +J’y serais tué en duel dans la première semaine. Aussi n’y retournerai-je point. Pauvre Charles, j’ai bien fait de lire ! -J’ai de l’or, je le lui donnerai, dit Eugénie. -Elle reprit sa lecture après avoir essuyé ses pleurs. -Je n’avais point encore songé aux malheurs de la misère. -Depuis ce matin, j’ai froidement envisagé mon avenir. -Oh ! mon père, Annette, il est mort... +J’ai de l’or, je le lui donnerai, dit Eugénie. +Elle reprit sa lecture après avoir essuyé ses pleurs. +Je n’avais point encore songé aux malheurs de la misère. +Depuis ce matin, j’ai froidement envisagé mon avenir. +Oh ! mon père, Annette, il est mort... J’ai bien vieilli en vingt-quatre heures. Nous nous quittons donc aujourd’hui pour toujours. Il la quitte, Sainte Vierge ! -Eugénie sauta de joie. +Eugénie sauta de joie. Elle reprit : « Quand reviendrai-je ? je ne sais. -Le climat des Indes vieillit promptement un Européen, et surtout un Européen qui travaille. -Mettons-nous à dix ans d’ici. +Le climat des Indes vieillit promptement un Européen, et surtout un Européen qui travaille. +Mettons-nous à dix ans d’ici. Dans dix ans, ta fille aura dix-huit ans, elle sera ta compagne, ton espion. -Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-être davantage. -Double corruption, mais corruption élégante et fine, de bon goût. -Vous êtes niais, Charles, lui disait-elle. -J’aurai bien de la peine à vous apprendre le monde. -Vous avez été très mal pour monsieur des Lupeaulx. +Pour toi, le monde sera bien cruel, ta fille le sera peut-être davantage. +Double corruption, mais corruption élégante et fine, de bon goût. +Vous êtes niais, Charles, lui disait-elle. +J’aurai bien de la peine à vous apprendre le monde. +Vous avez été très mal pour monsieur des Lupeaulx. Mais Charles n’avait encore que vingt et un ans. La voix, le regard, la figure paraissent en harmonie avec les sentiments. -Mais, à son insu, l’égoïsme lui avait été inoculé. -Tu dois maintenant connaître ma position. +Mais, à son insu, l’égoïsme lui avait été inoculé. +Tu dois maintenant connaître ma position. Je n’ai plus rien, et veux partir pour les Indes. Tu m’adresseras toutes mes armes. Puis tu garderas pour toi Briton. -Elles lui venaient du vieux monsieur La Bertellière. -Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor. -Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. +Elles lui venaient du vieux monsieur La Bertellière. +Gardez-le bien, ma mignonne, ce sera la fleur de votre trésor. +Elle remit les pièces dans la vieille bourse, la prit et remonta sans hésitation. Qu’est-ce donc ? dit Charles en se frottant les yeux. J’ai lu ces deux lettres. -Charles rougit. — Comment cela s’est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? -En vérité, maintenant je ne le sais plus. +Charles rougit. — Comment cela s’est-il fait ? reprit-elle, pourquoi suis-je montée ? +En vérité, maintenant je ne le sais plus. Et quoi ? demanda Charles. -Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme... -Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. -Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or ! dit-elle. +Et vos projets, la nécessité où vous êtes d’avoir une somme... +Chut, chut, mon cousin, pas si haut, n’éveillons personne. +Je ne me relèverai pas que vous n’ayez pris cet or ! dit-elle. Eh ! bien, oui, n’est-ce pas ? dit-elle en pleurant de joie. Ne craignez rien, mon cousin, vous serez riche. -Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don. +Mais vous devriez ne pas donner tant de prix à ce don. Charles put enfin exprimer ses sentiments. -Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. +Oui, Eugénie, j’aurais l’âme bien petite, si je n’acceptais pas. Cependant, rien pour rien, confiance pour confiance. -Que voulez-vous, dit-elle effrayée. -Écoutez, ma chère cousine, j’ai là... -Cette boîte est un présent de ma mère. -Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. -Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. -Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. -Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière. -Oh ! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv... +Que voulez-vous, dit-elle effrayée. +Écoutez, ma chère cousine, j’ai là... +Cette boîte est un présent de ma mère. +Eugénie serra convulsivement la main de son cousin en entendant ces derniers mots. +Chère Eugénie, vous en serez dépositaire. +Jamais ami n’aura confié quelque chose de plus sacré à son ami. +Voilà ce qui, pour moi, vaut la terre entière. +Oh ! la belle personne, n’est-ce pas cette dame à qui vous écriv... Non, dit-il en souriant. -Hé ! bien, oui, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec grâce. -Ange de pureté ! entre nous, n’est-ce pas ?... l’argent ne sera jamais rien. -Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais. -Vous ressemblez à votre mère. -Avait-elle la voix aussi douce que la vôtre ? +Hé ! bien, oui, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec grâce. +Ange de pureté ! entre nous, n’est-ce pas ?... l’argent ne sera jamais rien. +Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais. +Vous ressemblez à votre mère. +Avait-elle la voix aussi douce que la vôtre ? Oh ! bien plus douce... -Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupières. -Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous êtes fatigué. -Bah ! mon père est riche, je le crois, répondit-elle. +Oui, pour vous, dit-elle en abaissant ses paupières. +Allons, Charles, couchez-vous, je le veux, vous êtes fatigué. +Bah ! mon père est riche, je le crois, répondit-elle. Mais il a Froidfond. Et que vaut Froidfond ? Je ne sais pas ; mais il a Noyers. -Il a des vignes et des prés... -Des misères, dit Charles d’un air dédaigneux. -Allez dormir, dit-elle en l’empêchant d’entrer dans une chambre en désordre. +Il a des vignes et des prés... +Des misères, dit Charles d’un air dédaigneux. +Allez dormir, dit-elle en l’empêchant d’entrer dans une chambre en désordre. Charles se retira, et ils se dirent bonsoir par un mutuel sourire. -Charles resta dans la salle, et sa mélancolie y fut respectée. -Chacune des trois femmes eut à s’occuper. -Grandet ayant oublié ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. +Charles resta dans la salle, et sa mélancolie y fut respectée. +Chacune des trois femmes eut à s’occuper. +Grandet ayant oublié ses affaires, il vint un assez grand nombre de personnes. Nanon encaissait les redevances dans sa cuisine. Je reviens d’Angers, ma femme, dit-il. -Rien, répondit le bonhomme. +Rien, répondit le bonhomme. Nanon apporta la soupe. -Le père Grandet n’avait seulement pas vu son neveu. +Le père Grandet n’avait seulement pas vu son neveu. Mangez tranquillement, Grandet, dit le banquier. -N’en envoyez pas, répondit le bonhomme, il y en a déjà suffisamment. +N’en envoyez pas, répondit le bonhomme, il y en a déjà suffisamment. Mais l’or y vaut treize francs cinquante centimes. -D’où diable en serait-il venu ? -Je suis allé cette nuit à Angers, lui répondit Grandet à voix basse. +D’où diable en serait-il venu ? +Je suis allé cette nuit à Angers, lui répondit Grandet à voix basse. Le banquier tressaillit de surprise. -Je vous remercie, répondit Charles. -Remerciez-le mieux que ça, mon neveu. +Je vous remercie, répondit Charles. +Remerciez-le mieux que ça, mon neveu. Monsieur va pour arranger les affaires de la maison Guillaume Grandet. Y aurait-il donc quelque espoir ? demanda Charles. Ne vous nommez-vous pas Grandet ? -Charles se leva, saisit le père Grandet, l’embrassa, pâlit et sortit. -Eugénie contemplait son père avec admiration. -Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout à vous, et emboisez-moi bien ces gens-là ! -La joie du vigneron les épouvantait toujours quand elle arrivait à son apogée. -La soirée fut bientôt finie. -Puis Nanon, Charles et Eugénie n’étaient pas moins las que le maître. -Quand il eut avalé son cassis, il regarda le verre. -On ne peut pas être et avoir été. -Il fut jovial et clément. -Lorsque Nanon vint avec son rouet : — Tu dois être lasse, lui dit-il. -Ah ! ben !... quien, je m’ennuierais, répondit la servante. +Charles se leva, saisit le père Grandet, l’embrassa, pâlit et sortit. +Eugénie contemplait son père avec admiration. +Allons, adieu, mon bon des Grassins, tout à vous, et emboisez-moi bien ces gens-là ! +La joie du vigneron les épouvantait toujours quand elle arrivait à son apogée. +La soirée fut bientôt finie. +Puis Nanon, Charles et Eugénie n’étaient pas moins las que le maître. +Quand il eut avalé son cassis, il regarda le verre. +On ne peut pas être et avoir été. +Il fut jovial et clément. +Lorsque Nanon vint avec son rouet : — Tu dois être lasse, lui dit-il. +Ah ! ben !... quien, je m’ennuierais, répondit la servante. Veux-tu du cassis ? Celui qu’i vendent est de la drogue. -Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent plus rien, dit le bonhomme. -Tous quatre commencèrent à faire une même famille. -Dès lors commença pour Eugénie le primevère de l’amour. +Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent plus rien, dit le bonhomme. +Tous quatre commencèrent à faire une même famille. +Dès lors commença pour Eugénie le primevère de l’amour. Ne berce-t-on pas l’enfant par de doux chants et de gentils regards ? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui dorent l’avenir ? -Pour lui l’espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses ? -Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de douleur ? +Pour lui l’espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses ailes radieuses ? +Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de douleur ? N’est-il pas avide de saisir le temps, d’avancer dans la vie ? L’amour est notre seconde transformation. -Il aimait cette maison, dont les mœurs ne lui semblèrent plus si ridicules. -Chaque jour un petit événement leur rappelait la prochaine séparation. -Répudiation terrible ! espèce d’apostasie domestique. -Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport à l’étranger. -Cet acte plut singulièrement au père Grandet. +Il aimait cette maison, dont les mœurs ne lui semblèrent plus si ridicules. +Chaque jour un petit événement leur rappelait la prochaine séparation. +Répudiation terrible ! espèce d’apostasie domestique. +Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un passeport à l’étranger. +Cet acte plut singulièrement au père Grandet. De vous acheter cela ? dit Grandet en l’interrompant. -Non, mon oncle, de m’indiquer un honnête homme qui... -Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaîne, dix-huit à dix-neuf carats. +Non, mon oncle, de m’indiquer un honnête homme qui... +Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaîne, dix-huit à dix-neuf carats. Le bonhomme tendit sa large main et emporta la masse d’or. -Cela fait un bracelet fort à la mode en ce moment. -Si je mourais, Eugénie vous conserverait ce bijou. -Il faut laver son linge sale en famille, disait Napoléon. +Cela fait un bracelet fort à la mode en ce moment. +Si je mourais, Eugénie vous conserverait ce bijou. +Il faut laver son linge sale en famille, disait Napoléon. Je vous remercie donc de votre complaisance. -Mon garçon ! mon garçon, faut pas te dénuer comme ça... +Mon garçon ! mon garçon, faut pas te dénuer comme ça... Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants. -Allons, je prends tes boutons, mon garçon, reprit-il en serrant la main de Charles. +Allons, je prends tes boutons, mon garçon, reprit-il en serrant la main de Charles. Mais... tu me permettras de... te payer... ton, oui... ton passage aux Indes. Oui, je veux te payer ton passage. -Ainsi, voilà qui est dit. +Ainsi, voilà qui est dit. Tiens, tiens, je vais l’aller voir. -Il le faut, dit-il en baissant la tête. -Il ne soupirait plus, il s’était fait homme. -Au second déjeuner, Charles reçut des lettres de Paris, et les lut. -Hé ! bien, mon cousin, êtes-vous content de vos affaires ? dit Eugénie à voix basse. -Ne fais donc jamais de ces questions-là, ma fille, répondit Grandet. -Laisse-le donc, ce garçon. +Il le faut, dit-il en baissant la tête. +Il ne soupirait plus, il s’était fait homme. +Au second déjeuner, Charles reçut des lettres de Paris, et les lut. +Hé ! bien, mon cousin, êtes-vous content de vos affaires ? dit Eugénie à voix basse. +Ne fais donc jamais de ces questions-là, ma fille, répondit Grandet. +Laisse-le donc, ce garçon. Oh ! je n’ai point de secrets, dit Charles. -Il a fait mes affaires avec prudence et loyauté. -Je ne puis songer à mon retour avant plusieurs années. +Il a fait mes affaires avec prudence et loyauté. +Je ne puis songer à mon retour avant plusieurs années. Ainsi soit-il ! cria Nanon en ouvrant la porte de son taudis. -Quien ! dit Nanon, nous faisons tous nos prières. +Quien ! dit Nanon, nous faisons tous nos prières. Parfois elle voulait suivre son cousin. -Enfin la veille du départ arriva. -Elle ne sortira pas de là, mon ami. +Enfin la veille du départ arriva. +Elle ne sortira pas de là, mon ami. Eh ! bien, mon cœur y sera toujours aussi. -Ne sommes-nous pas mariés, répondit-il ; j’ai ta parole, prends la mienne. -À toi, pour jamais ! fut dit deux fois de part et d’autre. -Le lendemain matin le déjeuner fut triste. +Ne sommes-nous pas mariés, répondit-il ; j’ai ta parole, prends la mienne. +À toi, pour jamais ! fut dit deux fois de part et d’autre. +Le lendemain matin le déjeuner fut triste. Ce pauvre mignon, monsieur, qui s’en va sur mer. Que Dieu le conduise. -Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mère. -Ah ! mon oncle, vous adoucissez l’amertume de mon départ. -N’est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire ? -Heureusement maître Cruchot fut le seul qui entendit cette exclamation. -Six mois s’écoulèrent. -Premier résultat que voulait obtenir le tonnelier. -La plus exacte probité présidait à cette liquidation. -Les créanciers se plurent à reconnaître l’admirable et incontestable honneur des Grandet. -Quand ces louanges eurent circulé convenablement, les créanciers demandèrent le reste de leur argent. -Il leur fallut écrire une lettre collective à Grandet. -Ce dépôt souleva mille difficultés. -Généralement, le créancier est une sorte de maniaque. -Nouvelle correspondance, après laquelle Grandet de Saumur consentit à toutes les réserves demandées. -Moyennant cette concession, les créanciers bénins firent entendre raison aux créanciers durs. -Mais les créanciers furent réservés à un sort inouï dans les fastes du commerce. -Des Grassins demeurait à Paris. -Adolphe rejoignit des Grassins à Paris, et y devint, dit-on, fort mauvais sujet. -Je vous plains beaucoup, vous êtes une bonne petite femme. -Ainsi Grandet n’avait aucune obligation à des Grassins. -Elle s’initiait à sa destinée. -Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. -Eugénie devait être toute la femme, moins ce qui la console. -Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivèrent bientôt. +Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa mère. +Ah ! mon oncle, vous adoucissez l’amertume de mon départ. +N’est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire ? +Heureusement maître Cruchot fut le seul qui entendit cette exclamation. +Six mois s’écoulèrent. +Premier résultat que voulait obtenir le tonnelier. +La plus exacte probité présidait à cette liquidation. +Les créanciers se plurent à reconnaître l’admirable et incontestable honneur des Grandet. +Quand ces louanges eurent circulé convenablement, les créanciers demandèrent le reste de leur argent. +Il leur fallut écrire une lettre collective à Grandet. +Ce dépôt souleva mille difficultés. +Généralement, le créancier est une sorte de maniaque. +Nouvelle correspondance, après laquelle Grandet de Saumur consentit à toutes les réserves demandées. +Moyennant cette concession, les créanciers bénins firent entendre raison aux créanciers durs. +Mais les créanciers furent réservés à un sort inouï dans les fastes du commerce. +Des Grassins demeurait à Paris. +Adolphe rejoignit des Grassins à Paris, et y devint, dit-on, fort mauvais sujet. +Je vous plains beaucoup, vous êtes une bonne petite femme. +Ainsi Grandet n’avait aucune obligation à des Grassins. +Elle s’initiait à sa destinée. +Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. +Eugénie devait être toute la femme, moins ce qui la console. +Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils arrivèrent bientôt. Madame Grandet et Nanon furent volontiers complices de ce statu quo. -Ah ! je le voudrais voir ici, répondit Nanon. -Je m’accoutumais ben à lui ! -Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux à la perdition de votre âme ! -Ne regardez donc pas le monde comme ça. -Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractère. +Ah ! je le voudrais voir ici, répondit Nanon. +Je m’accoutumais ben à lui ! +Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les yeux à la perdition de votre âme ! +Ne regardez donc pas le monde comme ça. +Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle Grandet prit un nouveau caractère. Je l’aurais... quoi... Enfin, j’aurais voulu m’exterminer pour lui ; mais... rien. Je mourrai sans savoir ce que c’est que la vie. -Deux mois se passèrent ainsi. -Pour elles, sous les planchers grisâtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. -Soir et matin Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. -Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. -Dans trois jours l’année mille huit cent dix-neuf finissait. -Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes résultats pour elle. -Mais où donc aurions-nous pris tant d’argent ? -J’aurais engagé mes propres. -D’ailleurs monsieur des Grassins nous eût bien... -Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre ? +Deux mois se passèrent ainsi. +Pour elles, sous les planchers grisâtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. +Soir et matin Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. +Tu lui as tout donné, dit la mère épouvantée. +Dans trois jours l’année mille huit cent dix-neuf finissait. +Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes résultats pour elle. +Mais où donc aurions-nous pris tant d’argent ? +J’aurais engagé mes propres. +D’ailleurs monsieur des Grassins nous eût bien... +Demain matin ne devons-nous pas aller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre ? Mais, ma fille, pourquoi n’irais-je donc pas voir les Cruchot ? -Non, non, ce serait me livrer à eux et nous mettre sous leur dépendance. +Non, non, ce serait me livrer à eux et nous mettre sous leur dépendance. D’ailleurs j’ai pris mon parti. J’ai bien fait, je ne me repens de rien. -Que sa sainte volonté se fasse. +Que sa sainte volonté se fasse. La neige encombrait les toits. -Je suis arrivée à un âge où j’ai besoin de ménagements. -D’ailleurs, reprit-elle après une légère pause, Eugénie viendra s’habiller là. -Puis nous irons te souhaiter le bon an près du feu, dans la salle. -Ta, ta, ta, ta, quelle langue ! comme tu commences l’année, madame Grandet ? -Tu n’as jamais tant parlé. -Cependant tu n’as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense. +Je suis arrivée à un âge où j’ai besoin de ménagements. +D’ailleurs, reprit-elle après une légère pause, Eugénie viendra s’habiller là. +Puis nous irons te souhaiter le bon an près du feu, dans la salle. +Ta, ta, ta, ta, quelle langue ! comme tu commences l’année, madame Grandet ? +Tu n’as jamais tant parlé. +Cependant tu n’as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense. Il y eut un moment de silence. -Hein ! pas vrai ? cria-t-il après une pause. -Enfin, nous en avons hérité, je leur pardonne. -Vous êtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvre femme. -Oui, nom d’un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de même. -Nous déjeunerons bien, ma femme. -Des Grassins m’a envoyé un pâté de foies gras truffé ! -Je vais aller le chercher à la diligence. +Hein ! pas vrai ? cria-t-il après une pause. +Enfin, nous en avons hérité, je leur pardonne. +Vous êtes gai ce matin, monsieur, dit gravement la pauvre femme. +Oui, nom d’un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de même. +Nous déjeunerons bien, ma femme. +Des Grassins m’a envoyé un pâté de foies gras truffé ! +Je vais aller le chercher à la diligence. Je n’ai plus d’or, ma femme. Bah ! nous nous en tirerons. -D’abord, il m’a dit : « Bonjour, bon an, grosse bête ! +D’abord, il m’a dit : « Bonjour, bon an, grosse bête ! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid. Oh ! le brave homme. -C’est un digne homme, tout de même. +C’est un digne homme, tout de même. C’est un ben parfait, un ben bon homme... -Ouin ! ce sont des sous, répondit le vigneron. -D’argent, dit le facteur à voix basse. -Voilà vingt sous pour tes étrennes, et motus ! -Détale ! lui dit Grandet. -Nanon te reportera ta brouette. — Nanon, les linottes sont-elles à la messe ? -Allons, haut la patte ! à l’ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. +Ouin ! ce sont des sous, répondit le vigneron. +D’argent, dit le facteur à voix basse. +Voilà vingt sous pour tes étrennes, et motus ! +Détale ! lui dit Grandet. +Nanon te reportera ta brouette. — Nanon, les linottes sont-elles à la messe ? +Allons, haut la patte ! à l’ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. Reporte la brouette aux Messageries. -La famille ne déjeuna qu’à dix heures. +La famille ne déjeuna qu’à dix heures. D’ailleurs tu feras la frileuse. -Méditation funeste à Eugénie. -Il faut de l’argent pour être heureux. -Tiens, voilà un napoléon tout neuf, je l’ai fait venir de Paris. +Méditation funeste à Eugénie. +Il faut de l’argent pour être heureux. +Tiens, voilà un napoléon tout neuf, je l’ai fait venir de Paris. Il n’y a que toi qui as de l’or. Montre-moi ton or, fifille. -Bah ! il fait trop froid ; déjeunons, lui répondit Eugénie. -Hé ! bien, après, hein ? -Ça nous aidera tous à digérer. -Ce gros des Grassins, il nous a envoyé ça tout de même, reprit-il. -Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coûte rien. +Bah ! il fait trop froid ; déjeunons, lui répondit Eugénie. +Hé ! bien, après, hein ? +Ça nous aidera tous à digérer. +Ce gros des Grassins, il nous a envoyé ça tout de même, reprit-il. +Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coûte rien. Il va bien des Grassins, je suis content de lui. -Le merluchon rend service à Charles, et gratis encore. -Manges-en donc, ma femme ? ça nourrit au moins pour deux jours. +Le merluchon rend service à Charles, et gratis encore. +Manges-en donc, ma femme ? ça nourrit au moins pour deux jours. Je n’ai pas faim. Je suis toute malingre, tu le sais bien. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j’aime le jaune. Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts. Petit, ma foi, non. -Hé ! bien, pourquoi nous écoutes-tu ? +Hé ! bien, pourquoi nous écoutes-tu ? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, dit le bonhomme. -Nanon disparut. — Écoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. -Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petite fifille, hein ? -Les deux femmes étaient muettes. +Nanon disparut. — Écoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. +Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petite fifille, hein ? +Les deux femmes étaient muettes. Je n’ai plus d’or, moi. J’en avais, je n’en ai plus. Il ne faut plus penser au douzain. -Tu répugnes peut-être à te séparer de ton or, hein, fifille ? -Apporte-le-moi tout de même. +Tu répugnes peut-être à te séparer de ton or, hein, fifille ? +Apporte-le-moi tout de même. Que dis-tu, fifille ? -Lève donc le nez. +Lève donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Non, je ne l’ai plus. -Tu te trompes, Eugénie. -Par la serpette de mon père ! -Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mère souffre beaucoup. +Tu te trompes, Eugénie. +Par la serpette de mon père ! +Monsieur, dit la fille aux genoux de madame Grandet, ma mère souffre beaucoup. Voyez, ne la tuez pas. -Elle ne tarda pas à venir, après avoir rassuré sa mère. -Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire où est votre trésor. -Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset. +Elle ne tarda pas à venir, après avoir rassuré sa mère. +Ma fille, lui dit Grandet, vous allez me dire où est votre trésor. +Grandet saisit vivement le napoléon et le coula dans son gousset. Je crois bien que je ne te donnerai plus rien. S’il n’est pas tout pour vous, il n’est rien. -Où est votre or ? +Où est votre or ? C’est un secret inviolable, dit-elle. N’avez-vous pas vos secrets ? Ne suis-je pas le chef de ma famille, ne puis-je avoir mes affaires ? -Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon père. -Au moins, quand avez-vous donné votre or ? -L’or est une chose chère. +Elle est excellente, et je ne puis pas la dire à mon père. +Au moins, quand avez-vous donné votre or ? +L’or est une chose chère. A-t-on vu pareille fille ! -Est-ce moi qui suis votre père ? -Si vous l’avez placé, vous en avez un reçu... -Étais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon me semblait ? -Était-ce à moi ? +Est-ce moi qui suis votre père ? +Si vous l’avez placé, vous en avez un reçu... +Étais-je libre, oui ou non, d’en faire ce que bon me semblait ? +Était-ce à moi ? Mais tu es un enfant. -Elle égorge son père ! +Elle égorge son père ! Tu ne verras rien arriver de bon de tout cela, entends-tu ? -Si c’était à Charles, que... +Si c’était à Charles, que... Mais, non, ce n’est pas possible. -Quoi ! ce méchant mirliflor m’aurait dévalisé... -Tu n’as pas donné ton or pour rien, au moins. -Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l’offensa. -Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. -Les prêtres vous ordonnent de m’obéir. -Eugénie baissa la tête. +Quoi ! ce méchant mirliflor m’aurait dévalisé... +Tu n’as pas donné ton or pour rien, au moins. +Eugénie regarda son père, en lui jetant un regard ironique qui l’offensa. +Vous devez, pour y rester, vous soumettre à ses ordres. +Les prêtres vous ordonnent de m’obéir. +Eugénie baissa la tête. Allez dans votre chambre. -Vous y demeurerez jusqu’à ce que je vous permette d’en sortir. +Vous y demeurerez jusqu’à ce que je vous permette d’en sortir. Nanon vous y portera du pain et de l’eau. Vous m’avez entendu, marchez ! -Eugénie fondit en larmes et se sauva près de sa mère. -Console-toi, ma pauvre enfant, ton père s’apaisera. -Elle n’a plus de père, dit le tonnelier. -Jolie éducation, et religieuse surtout. -Hé ! bien, vous n’êtes pas dans votre chambre. +Eugénie fondit en larmes et se sauva près de sa mère. +Console-toi, ma pauvre enfant, ton père s’apaisera. +Elle n’a plus de père, dit le tonnelier. +Jolie éducation, et religieuse surtout. +Hé ! bien, vous n’êtes pas dans votre chambre. Allons, en prison, en prison, mademoiselle. Si vous la voulez garder, emportez-la, videz-moi toutes deux la maison. -Tonnerre, où est l’or, qu’est devenu l’or ? -Le froid est bien vif, vous pouvez être cause de quelque grave maladie. +Tonnerre, où est l’or, qu’est devenu l’or ? +Le froid est bien vif, vous pouvez être cause de quelque grave maladie. Je ne la verrai ni ne lui parlerai. -À l’eau ? cria le bonhomme, à l’eau ! -Vous êtes folle, madame Grandet. +À l’eau ? cria le bonhomme, à l’eau ! +Vous êtes folle, madame Grandet. Ce que j’ai dit est dit, vous le savez. Quoi qu’elle ait pu faire, je ne la mangerai point. A-t-elle peur de moi ? Elle ne m’a rien dit, elle tient de vous. Tudieu ! comme vous avez la langue pendue ce matin ! Ta, ta, ta, ta, vous me narguez, je crois. -Vous vous entendez peut-être avec elle. +Vous vous entendez peut-être avec elle. Il regarda sa femme fixement. -Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes grâces à Eugénie ?... +Monsieur, je vous en supplie, rendez vos bonnes grâces à Eugénie ?... Ma fille, monsieur, rendez-moi ma fille. -Je décampe, dit-il. -Vous m’avez donné de cruelles étrennes, Eugénie, cria-t-il. +Je décampe, dit-il. +Vous m’avez donné de cruelles étrennes, Eugénie, cria-t-il. Ce que vous faites vous causera des remords, entendez-vous. Vous avez eu bien du courage pour votre fille, lui dit-elle. -Oh ! je demanderai à Dieu de m’en punir seule. -Qu’est-ce que cela fait, Nanon ? dit tranquillement Eugénie. -Pas un mot de tout ça, Nanon, dit Eugénie. +Oh ! je demanderai à Dieu de m’en punir seule. +Qu’est-ce que cela fait, Nanon ? dit tranquillement Eugénie. +Pas un mot de tout ça, Nanon, dit Eugénie. J’aurai la goule morte, mais vous verrez. -Grandet dîna seul pour la première fois depuis vingt-quatre ans. -Vous voilà donc veuf, monsieur, lui dit Nanon. -C’est bien désagréable d’être veuf avec deux femmes dans sa maison. -Je ne te parle pas à toi. +Grandet dîna seul pour la première fois depuis vingt-quatre ans. +Vous voilà donc veuf, monsieur, lui dit Nanon. +C’est bien désagréable d’être veuf avec deux femmes dans sa maison. +Je ne te parle pas à toi. Tiens ta margoulette ou je te chasse. C’est des graisses que je fonds... Il viendra du monde ce soir, allume le feu. -Ma femme est un peu indisposée. +Ma femme est un peu indisposée. Mais, pas bien du tout, du tout, dit-elle. -L’état de sa santé me paraît vraiment inquiétant. -À son âge, il faut prendre les plus grandes précautions, papa Grandet. -Nous verrons cela, répondit le vigneron d’un air distrait. +L’état de sa santé me paraît vraiment inquiétant. +À son âge, il faut prendre les plus grandes précautions, papa Grandet. +Nous verrons cela, répondit le vigneron d’un air distrait. Chacun lui souhaita le bonsoir. -La mère est très mal sans seulement qu’elle s’en doute. -La fille a les yeux rouges comme quelqu’un qui a pleuré longtemps. -Voudraient-ils la marier contre son gré ? -Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m’a donné un lièvre. +La mère est très mal sans seulement qu’elle s’en doute. +La fille a les yeux rouges comme quelqu’un qui a pleuré longtemps. +Voudraient-ils la marier contre son gré ? +Tenez, mademoiselle, dit la bonne fille, Cornoiller m’a donné un lièvre. Au moins, vous ne demeurerez pas au pain sec. -C’est que ça n’est point sain du tout. -Pauvre Nanon, dit Eugénie en lui serrant la main. +C’est que ça n’est point sain du tout. +Pauvre Nanon, dit Eugénie en lui serrant la main. Puis la servante se sauva, croyant entendre Grandet. Rien ne fit plier le vieux tonnelier. -Il restait inébranlable, âpre et froid comme une pile de granit. -Eugénie allait aux offices sous la conduite de Nanon. -Il y eut un moment où les prétextes manquèrent pour justifier sa perpétuelle absence. -La conduite de Grandet fut alors jugée très sévèrement. +Il restait inébranlable, âpre et froid comme une pile de granit. +Eugénie allait aux offices sous la conduite de Nanon. +Il y eut un moment où les prétextes manquèrent pour justifier sa perpétuelle absence. +La conduite de Grandet fut alors jugée très sévèrement. Quand il passait, chacun se le montrait en chuchotant. -Sa réclusion, la disgrâce de son père, n’étaient rien pour elle. +Sa réclusion, la disgrâce de son père, n’étaient rien pour elle. Mais une douleur profonde faisait taire toutes les autres douleurs. -La mère et la fille ignoraient complètement les distances. -Pensons à lui, ma mère, répondait Eugénie, et n’en parlons pas. +La mère et la fille ignoraient complètement les distances. +Pensons à lui, ma mère, répondait Eugénie, et n’en parlons pas. Vous souffrez, vous avant tout. -Tout c’était lui. +Tout c’était lui. Mes enfants, disait madame Grandet, je ne regrette point la vie. -Les paroles de cette femme étaient constamment saintes et chrétiennes. -Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-même. +Les paroles de cette femme étaient constamment saintes et chrétiennes. +Que Dieu vous pardonne, monsieur, disait-elle, comme je vous pardonne moi-même. Vous aurez un jour besoin d’indulgence. -Elle était tout âme. +Elle était tout âme. Taisez donc vos menteries. Mademoiselle vit comme une reine. -Elle est seule, eh ! bien, c’est son goût. -D’ailleurs, mes maîtres ont des raisons majeures. +Elle est seule, eh ! bien, c’est son goût. +D’ailleurs, mes maîtres ont des raisons majeures. Allons, mon neveu, dit le notaire, laissez votre baragouin de palais. -Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette réclusion dès demain. -En entendant parler d’elle, Eugénie sortit de sa chambre. -Mon père est maître chez lui. -Tant que j’habiterai sa maison, je dois lui obéir. -Je réclame de votre amitié le plus profond silence à cet égard. -Blâmer mon père serait attaquer notre propre considération. +Soyez tranquille, madame, je ferai finir cette réclusion dès demain. +En entendant parler d’elle, Eugénie sortit de sa chambre. +Mon père est maître chez lui. +Tant que j’habiterai sa maison, je dois lui obéir. +Je réclame de votre amitié le plus profond silence à cet égard. +Blâmer mon père serait attaquer notre propre considération. Elle a raison, dit madame Grandet. -Il connaît ton père et sait comment il faut le prendre. -Il avait pris pour cette promenade le moment où Eugénie se peignait. -Qu’y a-t-il pour votre service, maître Cruchot ? dit-il en apercevant le notaire. +Il connaît ton père et sait comment il faut le prendre. +Il avait pris pour cette promenade le moment où Eugénie se peignait. +Qu’y a-t-il pour votre service, maître Cruchot ? dit-il en apercevant le notaire. Je viens vous parler d’affaires. -Ah ! ah ! avez-vous un peu d’or à me donner contre des écus ? -Non, non, il ne s’agit pas d’argent, mais de votre fille Eugénie. +Ah ! ah ! avez-vous un peu d’or à me donner contre des écus ? +Non, non, il ne s’agit pas d’argent, mais de votre fille Eugénie. Tout le monde parle d’elle et de vous. -De quoi se mêle-t-on ? -Charbonnier est maître chez lui. -Eh ! mais votre femme est très malade, mon ami. -Vous devriez même consulter monsieur Bergerin, elle est en danger de mort. +De quoi se mêle-t-on ? +Charbonnier est maître chez lui. +Eh ! mais votre femme est très malade, mon ami. +Vous devriez même consulter monsieur Bergerin, elle est en danger de mort. Ta ! ta ! ta ! ta ! vous savez ce qu’a ma femme ! Enfin, Grandet, vous ferez comme vous l’entendrez. -Maintenant, arrive qui plante, vous êtes majeur, vous savez vous conduire, allez. -Ceci n’est d’ailleurs pas l’affaire qui m’amène. -Il s’agit de quelque chose de plus grave pour vous, peut-être. -Enfin, elle succède à sa mère, de qui vous ne pouvez pas hériter. -Il n’avait jamais pensé à une licitation. -Ainsi je vous engage à la traiter avec douceur, dit Cruchot en terminant. +Maintenant, arrive qui plante, vous êtes majeur, vous savez vous conduire, allez. +Ceci n’est d’ailleurs pas l’affaire qui m’amène. +Il s’agit de quelque chose de plus grave pour vous, peut-être. +Enfin, elle succède à sa mère, de qui vous ne pouvez pas hériter. +Il n’avait jamais pensé à une licitation. +Ainsi je vous engage à la traiter avec douceur, dit Cruchot en terminant. Mais savez-vous ce qu’elle a fait, Cruchot ? -Elle a donné son or. -Eh ! bien, était-il à elle ? demanda le notaire. -Ah ! vous appelez six mille francs d’or une misère ? -Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-être ! +Elle a donné son or. +Eh ! bien, était-il à elle ? demanda le notaire. +Ah ! vous appelez six mille francs d’or une misère ? +Deux, ou trois, quatre cent mille francs peut-être ! Il s’y trouve bien des douleurs. Montrez-moi le Code, je veux voir le Code ! -Mon pauvre ami, répondit le notaire, ne sais-je pas mon métier ? +Mon pauvre ami, répondit le notaire, ne sais-je pas mon métier ? Cela est donc bien vrai. -Je serai dépouillé, trahi, tué, dévoré par ma fille. -Elle hérite de sa mère. -À quoi servent donc les enfants ! +Je serai dépouillé, trahi, tué, dévoré par ma fille. +Elle hérite de sa mère. +À quoi servent donc les enfants ! Ah ! ma femme, je l’aime. Elle est solide heureusement. -C’est une La Bertellière. -Elle n’a pas un mois à vivre. -Eugénie pourra renoncer purement et simplement à la succession de sa mère. -Vous ne voulez pas la déshériter, n’est-ce pas ? +C’est une La Bertellière. +Elle n’a pas un mois à vivre. +Eugénie pourra renoncer purement et simplement à la succession de sa mère. +Vous ne voulez pas la déshériter, n’est-ce pas ? Mais, pour obtenir un partage de ce genre, ne la rudoyez pas. -Ce que je vous dis là, mon vieux, est contre mon intérêt. -Qu’ai-je à faire, moi ? ... des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages... +Ce que je vous dis là, mon vieux, est contre mon intérêt. +Qu’ai-je à faire, moi ? ... des liquidations, des inventaires, des ventes, des partages... Nous verrons, nous verrons. Ne parlons plus de cela, Cruchot. Vous me tribouillez les entrailles. -Avez-vous reçu de l’or ? +Avez-vous reçu de l’or ? Non ; mais j’ai quelques vieux louis, une dizaine, je vous les donnerai. -Mon bon ami, faites la paix avec Eugénie. +Mon bon ami, faites la paix avec Eugénie. Voyez-vous, tout Saumur vous jette la pierre. -Allons, les rentes sont à quatre-vingt-dix-neuf. +Allons, les rentes sont à quatre-vingt-dix-neuf. Soyez donc content une fois dans la vie. Soyez gentilles toutes deux. -Il y a assez longtemps que tu veux en faire un, régale-toi ! +Il y a assez longtemps que tu veux en faire un, régale-toi ! Amusez-vous, soyez joyeuses, portez-vous bien. Mais le bonhomme avait disparu. -Grandet commençait alors sa soixante-seizième année. -La vue de l’or, la possession de l’or était devenue sa monomanie. -Beaucoup d’or ! ça pèse deux livres. -Charles t’a donné cela contre tes belles pièces. +Grandet commençait alors sa soixante-seizième année. +La vue de l’or, la possession de l’or était devenue sa monomanie. +Beaucoup d’or ! ça pèse deux livres. +Charles t’a donné cela contre tes belles pièces. Hein ! pourquoi ne me l’avoir pas dit ? C’est une bonne affaire, fifille ! Tu es ma fille, je te reconnais. -Oui, mon père, ce n’est pas à moi. -Ce meuble est un dépôt sacré. -Ta ! ta ! ta ! il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor. -Monsieur, monsieur, cria la mère en se dressant sur son lit. -Grandet avait tiré son couteau et s’apprêtait à soulever l’or. -Pourquoi la regardais-tu, si c’est un dépôt ? +Oui, mon père, ce n’est pas à moi. +Ce meuble est un dépôt sacré. +Ta ! ta ! ta ! il a pris ta fortune, faut te rétablir ton petit trésor. +Monsieur, monsieur, cria la mère en se dressant sur son lit. +Grandet avait tiré son couteau et s’apprêtait à soulever l’or. +Pourquoi la regardais-tu, si c’est un dépôt ? Voir, c’est pis que toucher. -Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. -Mon père, entendez-vous ? -Monsieur, grâce ! dit la mère. -Mon père, cria Eugénie d’une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. -Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s’en arma. -Eh ! bien ? lui dit froidement Grandet en souriant à froid. -Monsieur, monsieur, vous m’assassinez ! dit la mère. -Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. +Mon père, ne la détruisez pas, ou vous me déshonorez. +Mon père, entendez-vous ? +Monsieur, grâce ! dit la mère. +Mon père, cria Eugénie d’une voix si éclatante que Nanon effrayée monta. +Eugénie sauta sur un couteau qui était à sa portée et s’en arma. +Eh ! bien ? lui dit froidement Grandet en souriant à froid. +Monsieur, monsieur, vous m’assassinez ! dit la mère. +Vous avez déjà rendu ma mère mortellement malade, vous tuerez encore votre fille. Allez maintenant, blessure pour blessure ? -Oui, monsieur, dit la mère. +Oui, monsieur, dit la mère. Elle le ferait comme elle le dit, cria Nanon. Soyez donc raisonnable, monsieur, une fois dans votre vie. Le tonnelier regarda l’or et sa fille alternativement pendant un instant. -Madame Grandet s’évanouit. – Là, voyez-vous, mon cher monsieur ? madame se meurt, cria Nanon. +Madame Grandet s’évanouit. – Là, voyez-vous, mon cher monsieur ? madame se meurt, cria Nanon. Tiens, ma fille, ne nous brouillons pas pour un coffre. Plus de pain sec, tu mangeras tout ce que tu voudras. Ah ! elle ouvre les yeux. -Eh ! bien, la mère, mémère, timère, allons donc ! -Tiens, vois, j’embrasse Eugénie. +Eh ! bien, la mère, mémère, timère, allons donc ! +Tiens, vois, j’embrasse Eugénie. Mais vis longtemps, ma pauvre femme. -Écoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait à Saumur. +Écoute, tu auras le plus beau reposoir qui se soit jamais fait à Saumur. Je ne le ferai plus, plus, cria le tonnelier. Tu vas voir, ma pauvre femme. -Voilà cent louis d’or pour elle. -Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceux-là, hein ? -Madame Grandet et sa fille se regardèrent étonnées. -Reprenez-les, mon père ; nous n’avons besoin que de votre tendresse. -Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t’aime. +Voilà cent louis d’or pour elle. +Tu ne les donneras pas, Eugénie, ceux-là, hein ? +Madame Grandet et sa fille se regardèrent étonnées. +Reprenez-les, mon père ; nous n’avons besoin que de votre tendresse. +Pauvre mère, dit le tonnelier, tu ne sais pas combien je t’aime. Et toi, ma fille ! Il la serra, l’embrassa. -Oh ! comme c’est bon d’embrasser sa fille après une brouille ! ma fifille ! -Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons qu’un maintenant. -Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrant le coffret. +Oh ! comme c’est bon d’embrasser sa fille après une brouille ! ma fifille ! +Tiens, vois-tu, mémère, nous ne faisons qu’un maintenant. +Va donc serrer cela, dit-il à Eugénie en lui montrant le coffret. Va, ne crains rien. Je ne t’en parlerai plus, jamais. -Monsieur Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arriva bientôt. -Ça coûtera-t-il cher ? dit le bonhomme, faut-il des drogues ? -Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un homme d’honneur, pas vrai ? +Monsieur Bergerin, le plus célèbre médecin de Saumur, arriva bientôt. +Ça coûtera-t-il cher ? dit le bonhomme, faut-il des drogues ? +Enfin, monsieur Bergerin, répondit Grandet, vous êtes un homme d’honneur, pas vrai ? J’ai du chagrin. -Elle était frêle autant que les feuilles des arbres en automne. -Est-il donc si nécessaire de s’en occuper aujourd’hui, mon père ? -Je ne pourrais pas durer dans l’incertitude où je suis. +Elle était frêle autant que les feuilles des arbres en automne. +Est-il donc si nécessaire de s’en occuper aujourd’hui, mon père ? +Je ne pourrais pas durer dans l’incertitude où je suis. Je ne crois pas que tu veuilles me faire de la peine. -Hé ! bien, il faut arranger tout cela ce soir. +Hé ! bien, il faut arranger tout cela ce soir. Que voulez-vous donc que je fasse ? -Mais, fifille, ça ne me regarde pas. +Mais, fifille, ça ne me regarde pas. Dites-lui donc, Cruchot. Oui, oui, mon ami. -Ni vous ni ma fille ne voulez me dépouiller. +Ni vous ni ma fille ne voulez me dépouiller. N’est-ce pas, fifille ? -Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse ? demanda Eugénie impatientée. +Mais, monsieur Cruchot, que faut-il que je fasse ? demanda Eugénie impatientée. Je te ferais alors tous les mois une bonne grosse rente de cent francs. Hein ! cent francs par mois, en livres ? -Je ferai tout ce qu’il vous plaira, mon père. +Je ferai tout ce qu’il vous plaira, mon père. Eh ! mon Dieu, dit-elle, qu’est-ce que cela me fait ? -Il l’embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l’étouffer. -Voilà comment doivent se faire les affaires. +Il l’embrassa avec effusion, la serra dans ses bras à l’étouffer. +Voilà comment doivent se faire les affaires. La vie est une affaire. Tu es une vertueuse fille, qui aime bien son papa. Fais ce que tu voudras maintenant. -À demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. -Vous verrez à bien préparer l’acte de renonciation au greffe du tribunal. -Ô mon père ! vrai, me les donnez-vous ? -Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. +À demain donc, Cruchot, dit-il en regardant le notaire épouvanté. +Vous verrez à bien préparer l’acte de renonciation au greffe du tribunal. +Ô mon père ! vrai, me les donnez-vous ? +Grandet fut condamné par monsieur Bergerin. Aussi la mort de cet homme ne contrasta-t-elle point avec sa vie. -Oui, mon père. — Veille à l’or, mets de l’or devant moi. -Ce dernier effort lui coûta la vie. -Mon père, bénissez-moi. +Oui, mon père. — Veille à l’or, mets de l’or devant moi. +Ce dernier effort lui coûta la vie. +Mon père, bénissez-moi. Aie bien soin de tout. -La grande Nanon était une providence pour Eugénie. +La grande Nanon était une providence pour Eugénie. Aussi ne fut-elle plus une servante, mais une humble amie. -L’estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions. -Où donc est mon cousin ? se dit-elle. +L’estimation totale de ses biens allait à dix-sept millions. +Où donc est mon cousin ? se dit-elle. Il y a la mer entre nous, dit-elle. Madame Cornoiller eut sur ses contemporaines un immense avantage. -Quoiqu’elle eût cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. -Ses gros traits avaient résisté aux attaques du temps. -Pour présent de noce, Eugénie lui donna trois douzaines de couverts. -Cornoiller cumula les fonctions de garde et de régisseur. -Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. -À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. -Le premier, le seul amour d’Eugénie était, pour elle, un principe de mélancolie. -Eugénie commençait à souffrir. -L’amour lui expliquait l’éternité. -Son cœur et l’Évangile lui signalaient deux mondes à attendre. -Elle se retirait en elle-même, aimant, et se croyant aimée. +Quoiqu’elle eût cinquante-neuf ans, elle ne paraissait pas en avoir plus de quarante. +Ses gros traits avaient résisté aux attaques du temps. +Pour présent de noce, Eugénie lui donna trois douzaines de couverts. +Cornoiller cumula les fonctions de garde et de régisseur. +Mademoiselle Grandet eut ainsi quatre serviteurs dont le dévouement était sans bornes. +À trente ans, Eugénie ne connaissait encore aucune des félicités de la vie. +Le premier, le seul amour d’Eugénie était, pour elle, un principe de mélancolie. +Eugénie commençait à souffrir. +L’amour lui expliquait l’éternité. +Son cœur et l’Évangile lui signalaient deux mondes à attendre. +Elle se retirait en elle-même, aimant, et se croyant aimée. Depuis sept ans, sa passion avait tout envahi. -Il ne paraissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voulût se marier durant son deuil. -Sa piété vraie était connue. -L’héritière eût-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvé un. -C’était une reine, et la plus habilement adulée de toutes les reines. -La flatterie sous-entend un intérêt. +Il ne paraissait pas vraisemblable que mademoiselle Grandet voulût se marier durant son deuil. +Sa piété vraie était connue. +L’héritière eût-elle désiré un porte-queue, on lui en aurait trouvé un. +C’était une reine, et la plus habilement adulée de toutes les reines. +La flatterie sous-entend un intérêt. Ne trouvez-vous pas, mademoiselle ? -Il parlait familièrement à la belle héritière, et lui disait : Notre chère Eugénie ! -Néanmoins il y avait un progrès. +Il parlait familièrement à la belle héritière, et lui disait : Notre chère Eugénie ! +Néanmoins il y avait un progrès. Il me l’a souvent dit. -Il était malin, le bonhomme. -Pendant que ces choses se passaient à Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. -Sa pacotille s’était d’abord très bien vendue. -Il avait réalisé promptement une somme de six mille dollars. -Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha. -Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée. -Charles devint dur, âpre à la curée. -Cette conduite et ces idées expliquent le silence de Charles Grandet. -Avec ce système, sa fortune fut rapide et brillante. -Pour réparer les prodigalités de madame d’Aubrion, il était allé réaliser ses propriétés. -L’hôtel d’Aubrion était criblé d’hypothèques, Charles devait le libérer. +Il était malin, le bonhomme. +Pendant que ces choses se passaient à Saumur, Charles faisait fortune aux Indes. +Sa pacotille s’était d’abord très bien vendue. +Il avait réalisé promptement une somme de six mille dollars. +Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha. +Le sang des Grandet ne faillit point à sa destinée. +Charles devint dur, âpre à la curée. +Cette conduite et ces idées expliquent le silence de Charles Grandet. +Avec ce système, sa fortune fut rapide et brillante. +Pour réparer les prodigalités de madame d’Aubrion, il était allé réaliser ses propriétés. +L’hôtel d’Aubrion était criblé d’hypothèques, Charles devait le libérer. Charles 10 aime beaucoup d’Aubrion, ils se connaissent depuis l’enfance. -Monsieur, d’ici à quelques jours, je me nommerai le comte d’Aubrion. -Vous entendez bien que ce me sera parfaitement indifférent. +Monsieur, d’ici à quelques jours, je me nommerai le comte d’Aubrion. +Vous entendez bien que ce me sera parfaitement indifférent. C’est de lui. -Eugénie pâlit, et garda la lettre pendant un moment. -Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la décacheter et la lire. +Eugénie pâlit, et garda la lettre pendant un moment. +Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la décacheter et la lire. Lisez, vous le saurez. -Eugénie décacheta la lettre en tremblant. -Je ne suis plus Eugénie, pensa-t-elle. +Eugénie décacheta la lettre en tremblant. +Je ne suis plus Eugénie, pensa-t-elle. Et son cœur se serra. Il me disait tu ! Est-il mort ? demanda Nanon. -Il n’écrirait pas, dit Eugénie. +Il n’écrirait pas, dit Eugénie. Elle lut toute la lettre que voici. -La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder. -J’espère que vous êtes aujourd’hui consolée. -Rien ne résiste au temps, je l’éprouve. -Oui, ma chère cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passé. -En voyageant à travers de nombreux pays, j’ai réfléchi sur la vie. -D’enfant que j’étais au départ, je suis devenu homme au retour. -Aujourd’hui, je pense à bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. -Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ? +La mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder. +J’espère que vous êtes aujourd’hui consolée. +Rien ne résiste au temps, je l’éprouve. +Oui, ma chère cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est passé. +En voyageant à travers de nombreux pays, j’ai réfléchi sur la vie. +D’enfant que j’étais au départ, je suis devenu homme au retour. +Aujourd’hui, je pense à bien des choses auxquelles je ne songeais pas autrefois. +Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ? Oui, n’est-ce pas ? -L’amour, dans le mariage, est une chimère. -Aujourd’hui je possède quatre-vingt mille livres de rentes. -Nous nous devons à nos enfants. -Tonnerre de Dieu ! c’est y mettre des procédés, se dit-il. -Par la diligence ! dit Eugénie. -Une chose pour laquelle j’aurais donné mille fois ma vie ! -Épouvantable et complet désastre. -Ce fut le sentiment d’Eugénie après avoir lu cette horrible lettre. -Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant. -Elle vint à pas lents de son jardin dans la salle. -Cette matinée devait être solennelle et pleine d’événements pour elle. -Nanon lui annonça le curé de la paroisse. -Ce curé, parent des Cruchot, était dans les intérêts du président de Bonfons. +L’amour, dans le mariage, est une chimère. +Aujourd’hui je possède quatre-vingt mille livres de rentes. +Nous nous devons à nos enfants. +Tonnerre de Dieu ! c’est y mettre des procédés, se dit-il. +Par la diligence ! dit Eugénie. +Une chose pour laquelle j’aurais donné mille fois ma vie ! +Épouvantable et complet désastre. +Ce fut le sentiment d’Eugénie après avoir lu cette horrible lettre. +Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant. +Elle vint à pas lents de son jardin dans la salle. +Cette matinée devait être solennelle et pleine d’événements pour elle. +Nanon lui annonça le curé de la paroisse. +Ce curé, parent des Cruchot, était dans les intérêts du président de Bonfons. Eh ! bien, mademoiselle, en nous occupant de cette fille nous nous occuperons de vous. -Obéir à votre destinée terrestre ou à votre destinée céleste. -Ah ! votre voix me parle au moment où je voulais entendre une voix. +Obéir à votre destinée terrestre ou à votre destinée céleste. +Ah ! votre voix me parle au moment où je voulais entendre une voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. -Il est nécessaire, ma fille, de longtemps réfléchir à ce violent parti. +Il est nécessaire, ma fille, de longtemps réfléchir à ce violent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort. -La mort ! mais vous avez de grandes obligations à remplir envers la Société, mademoiselle. -D’abord, pourriez-vous gérer seule votre immense fortune ? vous la perdriez peut-être. -Vous auriez bientôt mille procès, et vous seriez engarriée en d’inextricables difficultés. -Je vous parle comme à une ouaille chérie. +La mort ! mais vous avez de grandes obligations à remplir envers la Société, mademoiselle. +D’abord, pourriez-vous gérer seule votre immense fortune ? vous la perdriez peut-être. +Vous auriez bientôt mille procès, et vous seriez engarriée en d’inextricables difficultés. +Je vous parle comme à une ouaille chérie. En ce moment, madame des Grassins se fit annoncer. -Elle venait amenée par la vengeance et par un grand désespoir. -Ah ! voici monsieur le curé. -Madame, dit le curé, je vous laisse le champ libre. +Elle venait amenée par la vengeance et par un grand désespoir. +Ah ! voici monsieur le curé. +Madame, dit le curé, je vous laisse le champ libre. Oui, ma pauvre enfant, dit madame des Grassins. -Que voulez-vous dire ? demandèrent mademoiselle Grandet et le curé. +Que voulez-vous dire ? demandèrent mademoiselle Grandet et le curé. Ne sais-je pas le retour de votre cousin, son mariage avec mademoiselle d’Aubrion ?... Une femme n’a jamais son esprit dans sa poche. -Parlez, parlez devant monsieur le curé, vous savez qu’il est mon directeur. -Eh ! bien, mademoiselle, voici ce que des Grassins m’écrit. -Un mois ! se dit Eugénie en laissant tomber sa main. -Après une pause, elle reprit la lettre. -Quoique tout Paris parle de son mariage, et que tous les bans soient publiés... -Il m’écrivait donc au moment où... se dit Eugénie. -Elle n’acheva pas, elle ne s’écria pas comme une Parisienne : « Le polisson ! -Mais pour ne pas être exprimé, le mépris n’en fut pas moins complet. -Aussi vais-je expliquer ma position aux créanciers. +Parlez, parlez devant monsieur le curé, vous savez qu’il est mon directeur. +Eh ! bien, mademoiselle, voici ce que des Grassins m’écrit. +Un mois ! se dit Eugénie en laissant tomber sa main. +Après une pause, elle reprit la lettre. +Quoique tout Paris parle de son mariage, et que tous les bans soient publiés... +Il m’écrivait donc au moment où... se dit Eugénie. +Elle n’acheva pas, elle ne s’écria pas comme une Parisienne : « Le polisson ! +Mais pour ne pas être exprimé, le mépris n’en fut pas moins complet. +Aussi vais-je expliquer ma position aux créanciers. Cela est vrai ; faites-moi l’avantage de venir avec moi, madame Cornoiller. Ceci est un cas de conscience dont la solution m’est inconnue. -Elle parut le soir, à l’heure où les habitués de son cercle arrivèrent. -Mais quelque attentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. +Elle parut le soir, à l’heure où les habitués de son cercle arrivèrent. +Mais quelque attentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut point satisfaite. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voiles de la politesse. -Le président pâlit et fut obligé de s’asseoir. -Au président les millions, dit mademoiselle de Gribeaucourt. -Voilà le meilleur coup de la partie, dit l’abbé. +Le président pâlit et fut obligé de s’asseoir. +Au président les millions, dit mademoiselle de Gribeaucourt. +Voilà le meilleur coup de la partie, dit l’abbé. C’est un beau schleem, dit le notaire. -Le drame commencé depuis neuf ans se dénouait. +Le drame commencé depuis neuf ans se dénouait. Je ne dois pas vous tromper, monsieur. J’ai dans le cœur un sentiment inextinguible. -Vous me voyez prêt à tout, dit le président. -Vous êtes magistrat, je ne me fie qu’à vous en cette affaire. +Vous me voyez prêt à tout, dit le président. +Vous êtes magistrat, je ne me fie qu’à vous en cette affaire. Nous aurons l’un pour l’autre une mutuelle indulgence. Je serai votre esclave ! lui dit-il. -À votre retour, je tiendrai ma parole. -Le président prit la poste, et se trouvait à Paris le lendemain soir. -Dans la matinée du jour qui suivit son arrivée, il alla chez des Grassins. -Quoique ce fussent des créanciers, il faut leur rendre justice : ils furent exacts. -On m’a parlé de faillite ! -Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours. -Adieu, vous aurez toujours une fidèle amie dans votre cousine, » EUGÉNIE. -Nous nous annoncerons réciproquement nos mariages, lui dit-il. -Ah ! vous épousez Eugénie. +À votre retour, je tiendrai ma parole. +Le président prit la poste, et se trouvait à Paris le lendemain soir. +Dans la matinée du jour qui suivit son arrivée, il alla chez des Grassins. +Quoique ce fussent des créanciers, il faut leur rendre justice : ils furent exacts. +On m’a parlé de faillite ! +Soyez heureux, selon les conventions sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours. +Adieu, vous aurez toujours une fidèle amie dans votre cousine, » EUGÉNIE. +Nous nous annoncerons réciproquement nos mariages, lui dit-il. +Ah ! vous épousez Eugénie. Eh ! bien, j’en suis content, c’est une bonne fille. -Mais, reprit-il frappé tout à coup par une réflexion lumineuse, elle est donc riche ? -Charles regarda le président d’un air hébété. +Mais, reprit-il frappé tout à coup par une réflexion lumineuse, elle est donc riche ? +Charles regarda le président d’un air hébété. Dix-sept millions, oui, monsieur. -D’accord, dit le président. -Je vous le répète, rien n’empêchera votre mariage... -Rien, madame, répondit Charles. -Les trois millions autrefois dus par mon père ont été soldés hier. +D’accord, dit le président. +Je vous le répète, rien n’empêchera votre mariage... +Rien, madame, répondit Charles. +Les trois millions autrefois dus par mon père ont été soldés hier. En argent ? dit-elle. -Intégralement, intérêts et capital, et je vais faire réhabiliter sa mémoire. -Mon homme d’affaires, lui répondit-il à voix basse. -La marquise salua dédaigneusement monsieur de Bonfons et sortit. -Nous nous poussons déjà, dit le président en prenant son chapeau. +Intégralement, intérêts et capital, et je vais faire réhabiliter sa mémoire. +Mon homme d’affaires, lui répondit-il à voix basse. +La marquise salua dédaigneusement monsieur de Bonfons et sortit. +Nous nous poussons déjà, dit le président en prenant son chapeau. Il se moque de moi, ce catacouas de Saumur. J’ai envie de lui donner six pouces de fer dans le ventre. -Le président était parti. -Six mois après, il était nommé conseiller à la Cour royale d’Angers. +Le président était parti. +Six mois après, il était nommé conseiller à la Cour royale d’Angers. Elle partagea d’ailleurs son temps entre Angers et Saumur. -Il attendit impatiemment la réélection générale afin d’avoir un siège à la Chambre. -Il convoitait déjà la Pairie, et alors... -Il mourut huit jours après avoir été nommé député de Saumur. -Guérira-t-elle bientôt ? +Il attendit impatiemment la réélection générale afin d’avoir un siège à la Chambre. +Il convoitait déjà la Pairie, et alors... +Il mourut huit jours après avoir été nommé député de Saumur. +Guérira-t-elle bientôt ? Qu’a-t-elle donc, une gastrite, un cancer ? -Pourquoi ne voit-elle pas des médecins ? -Elle devient jaune depuis quelque temps ; elle devrait aller consulter les célébrités de Paris. -Comment peut-elle ne pas désirer un enfant ? -La pauvre recluse avait pitié du président. -Son visage est blanc, reposé, calme. -Sa voix est douce et recueillie, ses manières sont simples. -Elle est toujours vêtue comme l’était sa mère. -Les églises de Saumur lui doivent quelques embellissements. -Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle mademoiselle, inspire généralement un religieux respect. -Il n’y a que toi qui m’aimes, disait-elle à Nanon. -La main de cette femme panse les plaies secrètes de toutes les familles. -Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège de bienfaits. +Pourquoi ne voit-elle pas des médecins ? +Elle devient jaune depuis quelque temps ; elle devrait aller consulter les célébrités de Paris. +Comment peut-elle ne pas désirer un enfant ? +La pauvre recluse avait pitié du président. +Son visage est blanc, reposé, calme. +Sa voix est douce et recueillie, ses manières sont simples. +Elle est toujours vêtue comme l’était sa mère. +Les églises de Saumur lui doivent quelques embellissements. +Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle mademoiselle, inspire généralement un religieux respect. +Il n’y a que toi qui m’aimes, disait-elle à Nanon. +La main de cette femme panse les plaies secrètes de toutes les familles. +Eugénie marche au ciel accompagnée d’un cortège de bienfaits. Depuis quelques jours, il est question d’un nouveau mariage pour elle. Paris, septembre mille huit cent trente-trois. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Fausse_Ma\303\256tresse.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Fausse_Ma\303\256tresse.txt" index 0cf9f875..18ba3752 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Fausse_Ma\303\256tresse.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Fausse_Ma\303\256tresse.txt" @@ -1,344 +1,344 @@ -On le prit pour un étudiant. +On le prit pour un étudiant. On porte son pays et ses haines avec soi. -Dante eût volontiers poignardé dans son exil un adversaire des Blancs. +Dante eût volontiers poignardé dans son exil un adversaire des Blancs. Il est gentil, quoique Polonais, disait de lui Rastignac. -Le comte Adam était-il riche, était-il pauvre, était-ce un aventurier ? -Ce problème resta pendant long-temps indécis. -Enfin, disons-le, Adam eut d’abord contre lui sa tournure et ses manières. +Le comte Adam était-il riche, était-il pauvre, était-ce un aventurier ? +Ce problème resta pendant long-temps indécis. +Enfin, disons-le, Adam eut d’abord contre lui sa tournure et ses manières. Il y a deux Polonais comme il y a deux Anglaises. -Sa petite figure, assez aigre de ton, semble avoir été pressée dans un étau. -Comment, malgré tant de conditions défavorables, possède-t-il des manières et un ton exquis ? -L’esprit veut du loisir et certaines inégalités de position. -On cause peut-être mieux à Pétersbourg et à Vienne qu’à Paris. -Un an après, le mariage eut lieu. +Sa petite figure, assez aigre de ton, semble avoir été pressée dans un étau. +Comment, malgré tant de conditions défavorables, possède-t-il des manières et un ton exquis ? +L’esprit veut du loisir et certaines inégalités de position. +On cause peut-être mieux à Pétersbourg et à Vienne qu’à Paris. +Un an après, le mariage eut lieu. Le salon de madame d’Espard donna le signal des louanges. -Le comte Adam Laginski possédait quatre-vingt mille francs de rente. -On passa, comme toujours, d’un extrême à l’autre. -Les styles sont confusément employés. -La loge du concierge s’élève entre deux charmantes portes cochères. -Elschoët et Klagmann travaillèrent les dessus de portes et les cheminées. +Le comte Adam Laginski possédait quatre-vingt mille francs de rente. +On passa, comme toujours, d’un extrême à l’autre. +Les styles sont confusément employés. +La loge du concierge s’élève entre deux charmantes portes cochères. +Elschoët et Klagmann travaillèrent les dessus de portes et les cheminées. Boulanger avait magistralement peint les plafonds. -Pour un Anglais ce fut donné. -Ce philanthrope était un marchand d’opium. -La serre et ses constructions fantastiques déguisent le mur de clôture au midi. +Pour un Anglais ce fut donné. +Ce philanthrope était un marchand d’opium. +La serre et ses constructions fantastiques déguisent le mur de clôture au midi. Vaste est le boudoir. Une faute y est impossible : il y a trop de jolis riens. -Pourquoi rien d’intime, rien qui porte à la rêverie, au calme ? -En voyage, disait-elle, à toute difficulté tu me répondais par : « Paz arrangera cela ! -tu n’écrivais qu’à Paz ! +Pourquoi rien d’intime, rien qui porte à la rêverie, au calme ? +En voyage, disait-elle, à toute difficulté tu me répondais par : « Paz arrangera cela ! +tu n’écrivais qu’à Paz ! De retour ici, tout le monde me dit : « le capitaine ! Je veux sortir ?... le capitaine ! -S’agit-il d’acquitter un mémoire, le capitaine ! +S’agit-il d’acquitter un mémoire, le capitaine ! Mon cheval a-t-il le trot dur, on en parle au capitaine Paz. Je n’entends parler que de Paz, et je ne peux pas voir Paz. Qu’est-ce que c’est que Paz ? Qu’on m’apporte notre Paz. Elle tira le riche cordon de sonnette fait au petit point, une merveille. -Un valet de chambre habillé comme un ministre vint aussitôt. -Dites à monsieur le capitaine Paz que je désire lui parler. +Un valet de chambre habillé comme un ministre vint aussitôt. +Dites à monsieur le capitaine Paz que je désire lui parler. Si vous croyez apprendre quelque chose ainsi !... dit en souriant le comte Adam. Que faisait-il donc ? Ah ! il brossait Cora. -Madame la comtesse ne monte-t-elle pas à cheval ce matin ? -Le valet de chambre s’en alla sans réponse. -Clémentine Laginska resta muette en examinant Adam. +Madame la comtesse ne monte-t-elle pas à cheval ce matin ? +Le valet de chambre s’en alla sans réponse. +Clémentine Laginska resta muette en examinant Adam. Ses mains pendaient au bout de chaque bras de son fauteuil, presque transparentes. -Voilà Paz, dit le comte en entendant un pas qui retentissait dans la galerie. -Cette main ressemblait à celle de l’Hercule à l’Enfant. -Bonjour, Adam, dit-il familièrement au comte. -Vous êtes donc l’ami de Laginski ? dit la jeune femme. -En effet, elle démêlait en Paz une sorte de servitude volontaire. +Voilà Paz, dit le comte en entendant un pas qui retentissait dans la galerie. +Cette main ressemblait à celle de l’Hercule à l’Enfant. +Bonjour, Adam, dit-il familièrement au comte. +Vous êtes donc l’ami de Laginski ? dit la jeune femme. +En effet, elle démêlait en Paz une sorte de servitude volontaire. Tu restes debout pour ton plaisir aussi, dit le comte Adam. -Paz s’assit sur un fauteuil auprès de la portière. -Mais pourquoi vous placer dans une condition d’infériorité, vous, l’ami d’Adam ? -L’opinion des Parisiens m’est tout à fait indifférente, dit-il. +Paz s’assit sur un fauteuil auprès de la portière. +Mais pourquoi vous placer dans une condition d’infériorité, vous, l’ami d’Adam ? +L’opinion des Parisiens m’est tout à fait indifférente, dit-il. Je vis pour moi, ou, si vous voulez, pour vous deux. -Oh ! madame, le monde est bientôt satisfait avec ce mot : c’est un original ! +Oh ! madame, le monde est bientôt satisfait avec ce mot : c’est un original ! Un moment de silence. Comptez-vous sortir, demanda-t-il. -Voulez-vous venir au bois ? répondit la comtesse. +Voulez-vous venir au bois ? répondit la comtesse. Sur ce mot, Paz sortit en saluant. -Quel bon être ! il a la simplicité d’un enfant, dit Adam. -Racontez-moi maintenant vos relations avec lui, demanda Clémentine. +Quel bon être ! il a la simplicité d’un enfant, dit Adam. +Racontez-moi maintenant vos relations avec lui, demanda Clémentine. Notre Paz est le rejeton d’une branche pauvre. -Ce trait de courage m’anime : — Allons le chercher ! dis-je à mes cavaliers. -Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs, et je délivre Paz, moi septième. -Nous étions partis vingt, nous revînmes huit, y compris Paz. -Varsovie une fois vendue, il a fallu songer à échapper aux Russes. -Quand on a repêché un homme dans le Styx, on y tient. -Deux hommes peuvent se sauver là où un seul périt. -Nous avons quitté Londres, et j’emmenai Paz en France. -En de pareilles adversités, deux hommes deviennent frères. -Ah ! il se nomme Thaddée ? -Ah ! fis-je, tu l’entends ainsi, Thaddée, eh ! bien, n’en parlons plus. +Ce trait de courage m’anime : — Allons le chercher ! dis-je à mes cavaliers. +Nous chargeons sur la batterie en fourrageurs, et je délivre Paz, moi septième. +Nous étions partis vingt, nous revînmes huit, y compris Paz. +Varsovie une fois vendue, il a fallu songer à échapper aux Russes. +Quand on a repêché un homme dans le Styx, on y tient. +Deux hommes peuvent se sauver là où un seul périt. +Nous avons quitté Londres, et j’emmenai Paz en France. +En de pareilles adversités, deux hommes deviennent frères. +Ah ! il se nomme Thaddée ? +Ah ! fis-je, tu l’entends ainsi, Thaddée, eh ! bien, n’en parlons plus. Tout ce que j’ai t’appartient, et fais comme tu voudras ! -C’est lui qui m’a trouvé cet hôtel pour presque rien. +C’est lui qui m’a trouvé cet hôtel pour presque rien. Nos gens, braves soldats polonais choisis par lui, passeraient dans le feu pour nous. Il n’aime pas la vie des salons. -Qu’aime-t-il donc ? demanda Clémentine. +Qu’aime-t-il donc ? demanda Clémentine. Il aime la Pologne, il la pleure. Oh ! il est plus marchand que les marchands. Un soir, j’ai perdu vingt mille francs au whist. -Que dira Paz ? me suis-je écrié en revenant. +Que dira Paz ? me suis-je écrié en revenant. Tu comprends que les Pazzi valent les Laginski. -Aussi n’ai-je jamais voulu voir un inférieur dans mon cher Paz. +Aussi n’ai-je jamais voulu voir un inférieur dans mon cher Paz. Ma fortune est la sienne. Ce n’est pas peu dire, mon ami, dit la comtesse. -Le dévouement est un éclair. -Eh bien ! reprit Adam, pour Paz, je suis toujours à la guerre. +Le dévouement est un éclair. +Eh bien ! reprit Adam, pour Paz, je suis toujours à la guerre. Mais oui, dit-il. -L’amitié, mon ange, ignore les banqueroutes du sentiment et les faillites du plaisir. -D’un côté, comme de l’autre, dit en souriant Clémentine. -Oui, reprit Adam ; tandis que l’amitié ne peut que s’augmenter. -Je vais t’expliquer ce qui vous a rendus si bons amis, dit Clémentine. -Paz m’est vraiment supérieur, répliqua naïvement Adam. +L’amitié, mon ange, ignore les banqueroutes du sentiment et les faillites du plaisir. +D’un côté, comme de l’autre, dit en souriant Clémentine. +Oui, reprit Adam ; tandis que l’amitié ne peut que s’augmenter. +Je vais t’expliquer ce qui vous a rendus si bons amis, dit Clémentine. +Paz m’est vraiment supérieur, répliqua naïvement Adam. Je n’ai d’autre avantage sur lui que le hasard. Sa femme l’embrassa pour la noblesse de cet aveu. Il y a du Dante et du Michel-Ange chez lui. -Tiens, tu as raison, il est poëte par l’âme, répondit Adam. -Clémentine avait exigé, pendant la promenade, que Thaddée dinât avec elle. -Ce caprice de souveraine absolue força le capitaine à faire une toilette insolite. -Comte Paz, dit-elle, nous irons ensemble à l’Opéra. -Volontiers, madame, répondit le capitaine. +Tiens, tu as raison, il est poëte par l’âme, répondit Adam. +Clémentine avait exigé, pendant la promenade, que Thaddée dinât avec elle. +Ce caprice de souveraine absolue força le capitaine à faire une toilette insolite. +Comte Paz, dit-elle, nous irons ensemble à l’Opéra. +Volontiers, madame, répondit le capitaine. Mais comme je n’ai pas la fortune d’un comte, appelez-moi simplement capitaine. -En vain Adam lui disait : — Egaie-toi donc, Thaddée ! +En vain Adam lui disait : — Egaie-toi donc, Thaddée ! On penserait que tu n’es pas chez toi ! -Tu as sans doute fait la gageure de déconcerter Clémentine ? -Thaddée resta lourd et endormi. -J’irai, répondit Paz. -Duprez chante Guillaume Tell, reprit Adam, mais peut-être aimerais-tu mieux venir aux Variétés ? -Nous ne tiendrions pas sans être gênés, ajouta-t-il en regardant le comte. -Un Français aurait oublié cela, dit Clémentine en souriant. -Clémentine n’agaçait plus Thaddée. -N’avais-je pas bien raison de rester, comme on dit, dans ma spécialité ? +Tu as sans doute fait la gageure de déconcerter Clémentine ? +Thaddée resta lourd et endormi. +J’irai, répondit Paz. +Duprez chante Guillaume Tell, reprit Adam, mais peut-être aimerais-tu mieux venir aux Variétés ? +Nous ne tiendrions pas sans être gênés, ajouta-t-il en regardant le comte. +Un Français aurait oublié cela, dit Clémentine en souriant. +Clémentine n’agaçait plus Thaddée. +N’avais-je pas bien raison de rester, comme on dit, dans ma spécialité ? Tartufe, va ! dit en souriant le comte Adam. -Clémentine fit une inclination de tête et le laissa partir sans rien répondre. +Clémentine fit une inclination de tête et le laissa partir sans rien répondre. Quel ours ! dit-elle au comte. Tu es bien plus gentil, toi ! -Adam serra la main de sa femme sans qu’on pût le voir. -Son appartement s’étend au-dessus des remises. -Et qui donc occupe l’autre côté ? -Personne encore, répondit Adam. -La journée avait été rude pour lui. -Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique après le mariage. +Adam serra la main de sa femme sans qu’on pût le voir. +Son appartement s’étend au-dessus des remises. +Et qui donc occupe l’autre côté ? +Personne encore, répondit Adam. +La journée avait été rude pour lui. +Aussi Paz conseilla-t-il fortement le voyage classique après le mariage. Mais comment n’avoir ni son amour ni sa haine ? -Et il réfléchissait à perte de vue sur ce théorème de stratégie amoureuse. -Les sublimes tromperies de cette journée furent des sources de joie intérieure. -Quelle fortune résisterait aux prodigalités de la vie parisienne ? +Et il réfléchissait à perte de vue sur ce théorème de stratégie amoureuse. +Les sublimes tromperies de cette journée furent des sources de joie intérieure. +Quelle fortune résisterait aux prodigalités de la vie parisienne ? Qui maintenant peut avoir un intendant ? -Seul, il se fût ruiné peut-être avant son mariage. -Rien ne ressemble plus à l’amour divin que l’amour sans espoir. +Seul, il se fût ruiné peut-être avant son mariage. +Rien ne ressemble plus à l’amour divin que l’amour sans espoir. La Cause, c’est Dieu. -Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour un moment dérangées par cet incident. -Détournée par les préoccupations de la vie parisienne, Clémentine parut avoir oublié Paz. -Croirait-on, par hasard, qu’à ce jeu suprême on risque seulement sa fortune ? +Le capitaine reprit donc ses allures ordinaires pour un moment dérangées par cet incident. +Détournée par les préoccupations de la vie parisienne, Clémentine parut avoir oublié Paz. +Croirait-on, par hasard, qu’à ce jeu suprême on risque seulement sa fortune ? L’estomac doit se plier aux ordres de la coquetterie. -Le réveil a lieu très-tard. -Et toutes les femmes n’y réussissent pas. -Autrefois la femme se montrait quelquefois ; aujourd’hui, elle est toujours en scène. -Thaddée pouvait bien être oublié. -Voilà le capitaine, dit-elle à son mari. -Comme il est heureux ! répondit Adam. -À quoi peut-il penser ? dit Clémentine. -Thaddée devint rouge comme une cerise. +Le réveil a lieu très-tard. +Et toutes les femmes n’y réussissent pas. +Autrefois la femme se montrait quelquefois ; aujourd’hui, elle est toujours en scène. +Thaddée pouvait bien être oublié. +Voilà le capitaine, dit-elle à son mari. +Comme il est heureux ! répondit Adam. +À quoi peut-il penser ? dit Clémentine. +Thaddée devint rouge comme une cerise. Je vais vous empester, dit-il, je viens de fumer des cigares. -Adam ne m’empeste-t-il pas ? répondit-elle vivement. -Oui, mais c’est Adam, répliqua le capitaine. -Et pourquoi Thaddée n’aurait-il pas les mêmes privilèges ? dit la comtesse en souriant. -Cet éclair d’une âme grande et jusque-là résignée attaqua sa sensibilité. -Quel était après tout à ses yeux le mérite d’Adam ? -N’est-il pas naturel d’avoir du courage et de la générosité ? -Thaddée possédait de plus qu’Adam ou paraissait posséder une immense supériorité. -Vous êtes Thaddée pour moi comme pour Adam. -Sa supériorité apparente, il la devait au malheur. -Sa pensée ne servait alors qu’à lui ronger le cœur. -Et qu’est-ce d’ailleurs qu’une pensée inexprimée ! +Adam ne m’empeste-t-il pas ? répondit-elle vivement. +Oui, mais c’est Adam, répliqua le capitaine. +Et pourquoi Thaddée n’aurait-il pas les mêmes privilèges ? dit la comtesse en souriant. +Cet éclair d’une âme grande et jusque-là résignée attaqua sa sensibilité. +Quel était après tout à ses yeux le mérite d’Adam ? +N’est-il pas naturel d’avoir du courage et de la générosité ? +Thaddée possédait de plus qu’Adam ou paraissait posséder une immense supériorité. +Vous êtes Thaddée pour moi comme pour Adam. +Sa supériorité apparente, il la devait au malheur. +Sa pensée ne servait alors qu’à lui ronger le cœur. +Et qu’est-ce d’ailleurs qu’une pensée inexprimée ! Ce fut, remarquez-le, l’affaire de deux secondes. -Quoi ! déjà la tante et l’oncle croient que je puis être aimé. -Maintenant mon bonheur ne dépend plus que de mon audace ? -Ce pauvre admirable amant voulut avoir sa journée ! -Paz et Clémentine restèrent seuls. -Je vais vous laisser, madame, dit Thaddée, car vous les rejoindrez à l’Opéra. +Quoi ! déjà la tante et l’oncle croient que je puis être aimé. +Maintenant mon bonheur ne dépend plus que de mon audace ? +Ce pauvre admirable amant voulut avoir sa journée ! +Paz et Clémentine restèrent seuls. +Je vais vous laisser, madame, dit Thaddée, car vous les rejoindrez à l’Opéra. Un moment de silence. -Il vous aime à la folie... répondit Thaddée. -Les Parisiennes sont inexplicables, dit Thaddée. -Et elles ont toujours raison, Thaddée, reprit-elle en souriant. -Il régnait entre eux un de ces terribles silences qui crèvent de pensées. -Mais dites-moi donc du bien d’Adam !... s’écria Clémentine. -Dites-moi que ce n’est pas un homme léger, vous qui le connaissez ! +Il vous aime à la folie... répondit Thaddée. +Les Parisiennes sont inexplicables, dit Thaddée. +Et elles ont toujours raison, Thaddée, reprit-elle en souriant. +Il régnait entre eux un de ces terribles silences qui crèvent de pensées. +Mais dites-moi donc du bien d’Adam !... s’écria Clémentine. +Dites-moi que ce n’est pas un homme léger, vous qui le connaissez ! Ce cri fut sublime. Du bien ?... reprit-il, je l’aime trop, vous ne me croiriez point. Je suis incapable de vous en dire du mal. -Ainsi... mon rôle, madame, est bien difficile entre vous deux. -Clémentine baissa la tête et regarda le bout des souliers vernis de Paz. -Qu’allez-vous faire seule, madame ? répondit Paz en prenant un air d’ingénuité parfait. +Ainsi... mon rôle, madame, est bien difficile entre vous deux. +Clémentine baissa la tête et regarda le bout des souliers vernis de Paz. +Qu’allez-vous faire seule, madame ? répondit Paz en prenant un air d’ingénuité parfait. Vous ne me tenez donc pas compagnie ? Pardonnez-moi de vous quitter... -Comment ! où allez-vous ? -Et pourquoi ? dit Clémentine en l’interrogeant par un regard à demi colère. +Comment ! où allez-vous ? +Et pourquoi ? dit Clémentine en l’interrogeant par un regard à demi colère. Ah ! un secret chez notre noble capitaine ? Une infamie que vous comprendrez et de laquelle vous me consolerez. Je l’ai fait engager par le directeur du Cirque-Olympique. Elle est belle ? dit la comtesse. -Pour moi, reprit-il mélancoliquement. -Plus qu’une belle femme au bal ?... dit Clémentine avec une surprise provocante. -Oui, répondit Paz d’une voix étranglée. -C’est enfin la déesse de la gymnastique. -Elle doit être stupide... -Oh ! reprit Paz, amusante comme l’héroïne de Péveril du Pic ! -Son amour est pour un homme une flatterie perpétuelle. -Et ça donne de cruels chagrins ! -Vous êtes ivre de Malaga ! dit la comtesse. +Pour moi, reprit-il mélancoliquement. +Plus qu’une belle femme au bal ?... dit Clémentine avec une surprise provocante. +Oui, répondit Paz d’une voix étranglée. +C’est enfin la déesse de la gymnastique. +Elle doit être stupide... +Oh ! reprit Paz, amusante comme l’héroïne de Péveril du Pic ! +Son amour est pour un homme une flatterie perpétuelle. +Et ça donne de cruels chagrins ! +Vous êtes ivre de Malaga ! dit la comtesse. Elle a deux existences, sa vie foraine et sa vie de jolie femme. Et vous aime-t-elle ? Elle m’aime... vous allez rire... uniquement parce que je suis Polonais ! Au milieu de tout cela, je suis bien malheureux, madame... -Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddée émut Clémentine. +Une larme de rage qui coula dans les yeux de Thaddée émut Clémentine. Vous aimez l’extraordinaire, vous autres hommes ! -Et vous donc ? fit Thaddée. -Mais où l’avez-vous vue ? -Saint-Cloud, au mois de septembre dernier, le jour de la fête. +Et vous donc ? fit Thaddée. +Mais où l’avez-vous vue ? +Saint-Cloud, au mois de septembre dernier, le jour de la fête. Ses camarades, tous en costumes polonais, donnaient un effroyable charivari. N’y avait-il pas de quoi pour une fille de vingt ans ? -Voilà ce qui m’a touché. -La comtesse était dans une pose délicieuse, pensive, quasi triste. -Pauvre, pauvre Thaddée ! s’écria-t-elle. -Après avoir inventé sa passion pour une écuyère, il devait lui donner quelque réalité. -Thaddée alla donc au Cirque et revit la belle écuyère. +Voilà ce qui m’a touché. +La comtesse était dans une pose délicieuse, pensive, quasi triste. +Pauvre, pauvre Thaddée ! s’écria-t-elle. +Après avoir inventé sa passion pour une écuyère, il devait lui donner quelque réalité. +Thaddée alla donc au Cirque et revit la belle écuyère. Merci, mame Chapuzot ; mais que pensera-t-il en me voyant repasser ma robe ? Ah bah ! quand on aime, on aime tout de son objet. Est-ce un Anglais ? ils aiment les chevaux ! -Non, il me fait l’effet d’être un Espagnol. -Tant pis ! on dit les Espagnols dans la débine... -Que demandez-vous, monsieur ? dit à Thaddée la portière en ouvrant la porte. -Ma fille, répondit la portière en se drapant, voici quelqu’un qui vous réclame. -Une corde sur laquelle séchait du linge décoiffa le capitaine. -Que désirez-vous, monsieur ? dit Malaga en ramassant le chapeau de Paz... +Non, il me fait l’effet d’être un Espagnol. +Tant pis ! on dit les Espagnols dans la débine... +Que demandez-vous, monsieur ? dit à Thaddée la portière en ouvrant la porte. +Ma fille, répondit la portière en se drapant, voici quelqu’un qui vous réclame. +Une corde sur laquelle séchait du linge décoiffa le capitaine. +Que désirez-vous, monsieur ? dit Malaga en ramassant le chapeau de Paz... J’aurai des meubles ? dit Malaga en regardant la Chapuzot. Et des domestiques, reprit Paz, et toutes vos aises. -Malaga regarda l’étranger en dessous. +Malaga regarda l’étranger en dessous. De quel pays est monsieur ? J’accepte alors, dit-elle. Paz sortit en promettant de revenir. -En voilà une sévère ! dit Marguerite Turquet en regardant madame Chapuzot. +En voilà une sévère ! dit Marguerite Turquet en regardant madame Chapuzot. Bah ! je me risque. -Il a l’air bien ennuyé, disait madame Chapuzot. -Oui, répondait Malaga, cet homme est froid comme verglas... +Il a l’air bien ennuyé, disait madame Chapuzot. +Oui, répondait Malaga, cet homme est froid comme verglas... Au dire des clowns et des comparses, Malaga mangeait dans l’argent. Il y a des femmes qui sont bien heureuses ! disait la rivale de Malaga. Pourquoi me compromettez-vous ? Paz garda le plus cruel silence. -Malaga ne put alors se défendre d’un sentiment de terreur. -Mon enfant, dit la Chapuzot, ce monstre-là... -Ce monstre-là vous apprivoise pour vous amener à quelque chose d’illégal, de criminel !... -Moi, savez-vous à votre place ce que je ferais ? -Eh bien ! n’à votre place, je préviendrais, pour ma sûreté, la police. +Malaga ne put alors se défendre d’un sentiment de terreur. +Mon enfant, dit la Chapuzot, ce monstre-là... +Ce monstre-là vous apprivoise pour vous amener à quelque chose d’illégal, de criminel !... +Moi, savez-vous à votre place ce que je ferais ? +Eh bien ! n’à votre place, je préviendrais, pour ma sûreté, la police. Le capitaine donna l’or aux Chapuzot et ne revint plus. -La conduite du Polonais, expliquée aux femmes les plus habiles, parut inexplicable. -Thaddée reçut dans une seule semaine trente-sept lettres de femmes légères. -Tout ce qui a pu vous blesser, mon cœur le désavoue. -Est-ce là le déjeuner de votre amante ? -Je n’ai plus les Chapuzot, qui paraissaient m’être si dévoués ! +La conduite du Polonais, expliquée aux femmes les plus habiles, parut inexplicable. +Thaddée reçut dans une seule semaine trente-sept lettres de femmes légères. +Tout ce qui a pu vous blesser, mon cœur le désavoue. +Est-ce là le déjeuner de votre amante ? +Je n’ai plus les Chapuzot, qui paraissaient m’être si dévoués ! Un chien qu’on a nourri ne nous quitte plus ! -Quoi qu’il en soit, vous avez à vous pour la vie Marguerite Turquet. -Cette lettre-là, se dit Thaddée en éclatant de rire, vaut mes dix mille francs ! -Pauvre Thaddée ! dit Adam à sa femme après avoir vu Paz s’esquivant. +Quoi qu’il en soit, vous avez à vous pour la vie Marguerite Turquet. +Cette lettre-là, se dit Thaddée en éclatant de rire, vaut mes dix mille francs ! +Pauvre Thaddée ! dit Adam à sa femme après avoir vu Paz s’esquivant. Malaga lui aura fait des traits. -Et il y retourne ! dit Clémentine, et il pardonnera ! -Ce n’est que pour ces horribles femmes-là que vous avez de l’indulgence ! +Et il y retourne ! dit Clémentine, et il pardonnera ! +Ce n’est que pour ces horribles femmes-là que vous avez de l’indulgence ! Elles en ont tant besoin ! dit Adam. -Thaddée se rendait justice... en restant chez lui, reprit-elle. -C’est un homme qui a un fier caractère, reprit Adam. +Thaddée se rendait justice... en restant chez lui, reprit-elle. +C’est un homme qui a un fier caractère, reprit Adam. Pour un Polonais, ma foi !... -Oh ! je le connais, répondit Adam, il nous sacrifierait Malaga. +Oh ! je le connais, répondit Adam, il nous sacrifierait Malaga. Nous verrons, reprit la comtesse. -Le mépris avait creusé ses abîmes entre cette charmante femme et lui. -La vie lui devint pesante, le plus beau soleil fut grisâtre à ses yeux. +Le mépris avait creusé ses abîmes entre cette charmante femme et lui. +La vie lui devint pesante, le plus beau soleil fut grisâtre à ses yeux. La sensation de d’Assas mourant n’est-elle pas toute une vie ? Enfin, il voulait le loyer de sa vertu ! -Le comte Adam conçut de vives inquiétudes sur son pauvre Thaddée. -Encore cela, donc ! s’écria Thaddée en laissant échapper un profond soupir. -Tu n’es pas plus furieux que ça ? -Ce pauvre Paz, pauvre Paz, reprit-elle en interrompant, à quoi nous est-il bon ? -Je vais me mettre à la tête de la maison, moi ! -Clémentine se radoucit, mais elle n’en fut pas moins dure pour Thaddée. -Il s’agit de Malaga, dit Thaddée avec une profonde ironie. +Le comte Adam conçut de vives inquiétudes sur son pauvre Thaddée. +Encore cela, donc ! s’écria Thaddée en laissant échapper un profond soupir. +Tu n’es pas plus furieux que ça ? +Ce pauvre Paz, pauvre Paz, reprit-elle en interrompant, à quoi nous est-il bon ? +Je vais me mettre à la tête de la maison, moi ! +Clémentine se radoucit, mais elle n’en fut pas moins dure pour Thaddée. +Il s’agit de Malaga, dit Thaddée avec une profonde ironie. Comment un vieux soldat... Je n’ai que trente-cinq ans, et pas un cheveu blanc ! -Vous avez l’air d’en avoir, dit-elle, c’est la même chose. -Comment un homme aussi bon calculateur, aussi distingué... -Votre aventure a rendu Malaga célèbre... +Vous avez l’air d’en avoir, dit-elle, c’est la même chose. +Comment un homme aussi bon calculateur, aussi distingué... +Votre aventure a rendu Malaga célèbre... Eh ! bien, mon oncle a voulu la voir, et il l'a vue. -Mon oncle n’est pas le seul, Malaga reçoit très-bien tous ces messieurs... -Je vous ai cru l’âme noble... -Voyons, sera-ce une si grande perte pour vous qu’elle ne puisse se réparer ? -Dans votre position, voilà ce que je dirais si j’étais homme, répondit Clémentine. -Je vous ai cru l’âme noble ! -Qui n’aurait pas eu confiance en Thaddée ? -Quelques jours après, elle eut Paz à dîner. -Mais que voulez-vous ? j’avais remis à quitter Malaga après le carnaval... +Mon oncle n’est pas le seul, Malaga reçoit très-bien tous ces messieurs... +Je vous ai cru l’âme noble... +Voyons, sera-ce une si grande perte pour vous qu’elle ne puisse se réparer ? +Dans votre position, voilà ce que je dirais si j’étais homme, répondit Clémentine. +Je vous ai cru l’âme noble ! +Qui n’aurait pas eu confiance en Thaddée ? +Quelques jours après, elle eut Paz à dîner. +Mais que voulez-vous ? j’avais remis à quitter Malaga après le carnaval... Je serai franc, d’ailleurs : cette femme exerce un tel empire sur moi que... J’en conviens, je passe condamnation, je quitterai votre maison ; mais vous connaissez Adam. -Guéri ?... jamais, dit Paz les yeux baissés en regardant les jolis pieds de Clémentine. +Guéri ?... jamais, dit Paz les yeux baissés en regardant les jolis pieds de Clémentine. Elle pouvait compter sur Constantin et faire de lui son majordome. -Thaddée avait formé Constantin. -Ce pauvre amant n’avait pas compté le hasard pour quelque chose. -Or, Adam tomba très-sérieusement malade. -Le dévouement du capitaine fut infatigable. +Thaddée avait formé Constantin. +Ce pauvre amant n’avait pas compté le hasard pour quelque chose. +Or, Adam tomba très-sérieusement malade. +Le dévouement du capitaine fut infatigable. La vie du comte est entre les mains de ses garde-malades. -Il arriva le visage décomposé, sublime de douleur. -Sa tête, comme celle de Méduse, communiquait le désespoir. -Il est mort ?... dit Clémentine. -Ils l’ont condamné ; du moins, ils le remettent à la nature. -Pauvre homme ! je me demande si je ne l’ai pas quelquefois tourmenté, dit-elle. -Ma perte serait irréparable. -Mais, chère, en supposant que le comte succombe, ne l’aviez-vous pas jugé ? -Vous pouvez être sincère avec un ami tel que moi... +Il arriva le visage décomposé, sublime de douleur. +Sa tête, comme celle de Méduse, communiquait le désespoir. +Il est mort ?... dit Clémentine. +Ils l’ont condamné ; du moins, ils le remettent à la nature. +Pauvre homme ! je me demande si je ne l’ai pas quelquefois tourmenté, dit-elle. +Ma perte serait irréparable. +Mais, chère, en supposant que le comte succombe, ne l’aviez-vous pas jugé ? +Vous pouvez être sincère avec un ami tel que moi... Je le regretterai, moi !... -Je serai donc sans intérêt sur la terre. -Mais la vie est encore belle à une veuve de vingt-quatre ans. -Vous ne savez pas encore ce que c’est que d’aimer, dit Thaddée. -Je puis être franche avec vous. +Je serai donc sans intérêt sur la terre. +Mais la vie est encore belle à une veuve de vingt-quatre ans. +Vous ne savez pas encore ce que c’est que d’aimer, dit Thaddée. +Je puis être franche avec vous. Eh bien ! je donnerais de ma vie pour conserver celle d’Adam. On peut causer avec vous. -Enfin, malgré vous et malgré moi, le comte est mort. -J’ai peut-être follement désiré d’être aimée, mais je n’ai pas rencontré... -Si vous aviez été trompée... -À toute heure on trouvait ses yeux allumés comme deux lampes. +Enfin, malgré vous et malgré moi, le comte est mort. +J’ai peut-être follement désiré d’être aimée, mais je n’ai pas rencontré... +Si vous aviez été trompée... +À toute heure on trouvait ses yeux allumés comme deux lampes. Ah ! madame, ne m’en ayez pas la moindre obligation, dit-il. -Sans son ami nous ne l’aurions pas sauvé ! -Et tu y vas ? s’écria Adam. +Sans son ami nous ne l’aurions pas sauvé ! +Et tu y vas ? s’écria Adam. J’irai, mon cher. Je suis venu capitaine, capitaine je m’en retourne... Malaga pourrait me faire faire des sottises. -Nous dînons demain pour la dernière fois ensemble. +Nous dînons demain pour la dernière fois ensemble. Malaga me trouve beau ! -Malaga m’est peut-être infidèle, mais elle passerait dans le... -Dans le cerceau pour vous et retomberait très-bien sur son cheval, dit vivement Clémentine. -Ce fut dit de manière à faire frissonner Clémentine. +Malaga m’est peut-être infidèle, mais elle passerait dans le... +Dans le cerceau pour vous et retomberait très-bien sur son cheval, dit vivement Clémentine. +Ce fut dit de manière à faire frissonner Clémentine. Vous aimez donc bien Malaga ? demanda-t-elle. -Je lui ai sacrifié cet honneur que nous ne sacrifions jamais... -Mais celui que nous voulons garder à tout prix aux yeux de notre idole. -Mais il n’a jamais touché le bout du doigt à cette fille... -Comment le savez-vous ? dit Clémentine. -Dans cet horrible malheur, j’ai trouvé la plus délicieuse vie. -Pauvre et malheureux, aveuglé par le bonheur d’Adam, j’étais le donnant. +Je lui ai sacrifié cet honneur que nous ne sacrifions jamais... +Mais celui que nous voulons garder à tout prix aux yeux de notre idole. +Mais il n’a jamais touché le bout du doigt à cette fille... +Comment le savez-vous ? dit Clémentine. +Dans cet horrible malheur, j’ai trouvé la plus délicieuse vie. +Pauvre et malheureux, aveuglé par le bonheur d’Adam, j’étais le donnant. Cette femme n’en savait rien ; mais pourquoi l’en instruire ?... Moi ! j’aimais mon amour. -C’est une de ces félicités impossibles à exprimer. +C’est une de ces félicités impossibles à exprimer. Enfin je n’avais alors que mes dix-huit ans. Je serais mort avant de vous avouer mon secret ! J’ai cru, pardonnez-moi, madame, j’ai cru que vous m’aimeriez. -Oui, j’eus alors le délire. -Mon crime a été de penser tout cela, peut-être à tort. -Votre terrible mépris m’a puni. -Vous m’avez prouvé qu’on ne revient ni du dégoût ni du mépris. -Je vous aime comme un insensé. -Je serais parti, Adam mort ; je dois à plus forte raison partir, Adam sauvé. +Oui, j’eus alors le délire. +Mon crime a été de penser tout cela, peut-être à tort. +Votre terrible mépris m’a puni. +Vous m’avez prouvé qu’on ne revient ni du dégoût ni du mépris. +Je vous aime comme un insensé. +Je serais parti, Adam mort ; je dois à plus forte raison partir, Adam sauvé. Voici la lettre que Constantin remit en secret au comte. Mon cher Mitgislas, Malaga m’a tout dit. -Je ne vais pas à Khiva, mais au Caucase. +Je ne vais pas à Khiva, mais au Caucase. Adieu ; quoique j’aie repris soixante mille francs chez Rothschild, nous sommes quittes. -Imbécile que je suis ! j’ai failli me couper tout-à-l’heure, se dit Adam. +Imbécile que je suis ! j’ai failli me couper tout-à-l’heure, se dit Adam. Jamais femme eut-elle un pareil roman dans sa vie ? -À toute heure, Clémentine espère revoir Paz. \ No newline at end of file +À toute heure, Clémentine espère revoir Paz. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Femme_de_trente_ans.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Femme_de_trente_ans.txt index c44522aa..c1d53d54 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Femme_de_trente_ans.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Femme_de_trente_ans.txt @@ -1,1102 +1,1102 @@ -Premières Fautes Chapitre +Premières Fautes Chapitre Souffrances Inconnues Chapitre Trente Ans Chapitre Le Doigt de Dieu Chapitre Les Deux Rencontres Chapitre -La Vieillesse d'une mère coupable dédié À louis boulanger, peintre. +La Vieillesse d'une mère coupable dédié À louis boulanger, peintre. Un amant n’aurait pas eu tant de soin. -Il était midi moins un quart. -Ce dimanche était le treizième de l’année mille huit cent treize. +Il était midi moins un quart. +Ce dimanche était le treizième de l’année mille huit cent treize. Un sentiment triste amenait aux Tuileries une brillante et curieuse population. J’entends les tambours. -Ce sont les troupes qui entrent aux Tuileries, répondit-il. +Ce sont les troupes qui entrent aux Tuileries, répondit-il. Il semblait se dire : — Elle est heureuse aujourd’hui, le sera-t-elle toujours ? -Tu le vois bien, mon père, nous sommes partis trop tard. -Eh ! bien, Julie, allons-nous-en, tu n’aimes pas à être foulée. +Tu le vois bien, mon père, nous sommes partis trop tard. +Eh ! bien, Julie, allons-nous-en, tu n’aimes pas à être foulée. D’ici je puis encore apercevoir l’empereur. -S’il périssait pendant la campagne, je ne l’aurais jamais vu. +S’il périssait pendant la campagne, je ne l’aurais jamais vu. Cela sera donc bien beau ? demanda Julie en souriant. -Le spectateur comparait involontairement ces murs d’hommes à ces murs de pierre. -Un enthousiasme indescriptible éclatait dans l’attente de la multitude. -L’horloge du château sonna une demi-heure. -Le large ruban rouge de la Légion-d’Honneur flottait sur sa poitrine. -Une petite épée était à son côté. -Des mots de commandement s’élancèrent de rang en rang comme des échos. -Des cris de : Vive l’empereur ! furent poussés par la multitude enthousiasmée. -Enfin tout frissonna, tout remua, tout s’ébranla. -Napoléon était monté à cheval. +Le spectateur comparait involontairement ces murs d’hommes à ces murs de pierre. +Un enthousiasme indescriptible éclatait dans l’attente de la multitude. +L’horloge du château sonna une demi-heure. +Le large ruban rouge de la Légion-d’Honneur flottait sur sa poitrine. +Une petite épée était à son côté. +Des mots de commandement s’élancèrent de rang en rang comme des échos. +Des cris de : Vive l’empereur ! furent poussés par la multitude enthousiasmée. +Enfin tout frissonna, tout remua, tout s’ébranla. +Napoléon était monté à cheval. Oh ! mon Dieu, oui. -Son front était large et haut. +Son front était large et haut. Son nez offrait la gracieuse courbure d’un bec d’aigle. Il emmena brusquement sa fille dans le jardin des Tuileries. -Non, mon enfant, toutes les troupes défilent. -Je pense, mon père, que vous vous trompez. -Monsieur d’Aiglemont a dû les faire avancer... +Non, mon enfant, toutes les troupes défilent. +Je pense, mon père, que vous vous trompez. +Monsieur d’Aiglemont a dû les faire avancer... Mais, ma fille, je souffre et ne veux pas rester. -Souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle avec indifférence, tant elle était préoccupée. -Chaque jour n’est-il pas un jour de grâce pour moi ? répondit le vieillard. +Souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle avec indifférence, tant elle était préoccupée. +Chaque jour n’est-il pas un jour de grâce pour moi ? répondit le vieillard. Vous allez donc encore m’affliger en me parlant de votre mort. -J’étais si gaie ! -Voulez-vous bien chasser vos vilaines idées noires. -Hélas ! oui, vous acceptez tout avec insouciance. +J’étais si gaie ! +Voulez-vous bien chasser vos vilaines idées noires. +Hélas ! oui, vous acceptez tout avec insouciance. Puis enfin un autre arrive ! un amant, un mari nous ravissent vos cœurs. -Vous vous cachez même de nous, reprit-il, mais peut-être aussi de vous-même... -Que dites-vous donc, mon père ? +Vous vous cachez même de nous, reprit-il, mais peut-être aussi de vous-même... +Que dites-vous donc, mon père ? Je n’en puis plus douter. -Ah ! ma Julie, tu ne me comprendrais pas, répondit le père en soupirant. -Dites toujours, reprit-elle en laissant échapper un mouvement de mutinerie. -Eh ! bien, mon enfant, écoute-moi. +Ah ! ma Julie, tu ne me comprendrais pas, répondit le père en soupirant. +Dites toujours, reprit-elle en laissant échapper un mouvement de mutinerie. +Eh ! bien, mon enfant, écoute-moi. Il n’entend pas la vie. Il y a beaucoup de mais. -Ma chère, Victor restera colonel toute sa vie. +Ma chère, Victor restera colonel toute sa vie. Tu seras ou victime ou tyran. Mais tu es douce et modeste, tu plieras d’abord. -Je connais les militaires, ma Julie ; j’ai vécu aux armées. -Épouse Victor, ma Julie. -Tous deux firent quelques pas vers la grille où leur voiture était arrêtée. -Le vieillard regarda sa fille avec étonnement. -Deux larmes qui roulaient dans ses yeux tombèrent le long de ses joues ridées. -À gauche, la Loire apparaît dans toute sa magnificence. +Je connais les militaires, ma Julie ; j’ai vécu aux armées. +Épouse Victor, ma Julie. +Tous deux firent quelques pas vers la grille où leur voiture était arrêtée. +Le vieillard regarda sa fille avec étonnement. +Deux larmes qui roulaient dans ses yeux tombèrent le long de ses joues ridées. +À gauche, la Loire apparaît dans toute sa magnificence. Des closiers labourent des champs perpendiculaires. -Le marteau des tonneliers fait retentir les voûtes de caves aériennes. -C’était la Touraine dans toute sa gloire, le printemps dans toute sa splendeur. -Tiens, Julie, lui dit-il d’une voix enrouée, réveille-toi donc pour examiner le pays ! -Julie avança la tête hors de la calèche. -Elle avait, comme on le voit, pour son malheur, triomphé de son père. -Oh ! là ou ailleurs, dit-elle avec insouciance. +Le marteau des tonneliers fait retentir les voûtes de caves aériennes. +C’était la Touraine dans toute sa gloire, le printemps dans toute sa splendeur. +Tiens, Julie, lui dit-il d’une voix enrouée, réveille-toi donc pour examiner le pays ! +Julie avança la tête hors de la calèche. +Elle avait, comme on le voit, pour son malheur, triomphé de son père. +Oh ! là ou ailleurs, dit-elle avec insouciance. Souffres-tu ? lui demanda le colonel d’Aiglemont. -Pas du tout, répondit la jeune femme avec une vivacité momentanée. +Pas du tout, répondit la jeune femme avec une vivacité momentanée. Elle contempla son mari en souriant et ajouta : — J’ai envie de dormir. Le galop d’un cheval retentit soudain. C’est un Anglais, dit le colonel. -Oh ! mon Dieu oui, mon général, répliqua le postillon. +Oh ! mon Dieu oui, mon général, répliqua le postillon. Il est de la race des gars qui veulent, dit-on, manger la France. -Heureusement Soult va leur donner les étrivières. -Quand le prisonnier passa devant la calèche, il y jeta les yeux. -Le trait avait été solidement et promptement rajusté. +Heureusement Soult va leur donner les étrivières. +Quand le prisonnier passa devant la calèche, il y jeta les yeux. +Le trait avait été solidement et promptement rajusté. Le comte remonta en voiture. -Il était blond, mince et grand. -Les yeux de Julie rencontrèrent alors ceux du timide Anglais. -À peine la comtesse regarda-t-elle l’inconnu. -Quand son mari sommeilla, madame d’Aiglemont le contempla à plusieurs reprises. -À cet aspect, des larmes, jusque-là réprimées, roulèrent dans ses yeux. -L’actualité leur déplaît. -La tante et la nièce se jetèrent un rapide coup d’œil. -Je vous amène une jeune personne à garder. -Je viens vous confier mon trésor. +Il était blond, mince et grand. +Les yeux de Julie rencontrèrent alors ceux du timide Anglais. +À peine la comtesse regarda-t-elle l’inconnu. +Quand son mari sommeilla, madame d’Aiglemont le contempla à plusieurs reprises. +À cet aspect, des larmes, jusque-là réprimées, roulèrent dans ses yeux. +L’actualité leur déplaît. +La tante et la nièce se jetèrent un rapide coup d’œil. +Je vous amène une jeune personne à garder. +Je viens vous confier mon trésor. Ma Julie n’est ni coquette ni jalouse ; elle a une douceur d’ange... -Mais elle ne se gâtera pas ici, j’espère, dit-il en s’interrompant. -Mauvais sujet ! répondit la comtesse en lui lançant un regard moqueur. +Mais elle ne se gâtera pas ici, j’espère, dit-il en s’interrompant. +Mauvais sujet ! répondit la comtesse en lui lançant un regard moqueur. Nous allons donc faire connaissance, mon cher cœur ? reprit la comtesse. -Elle avait l’air de se dire : — Hé ! hé ! ces jeunes gens-là s’aiment. -Victor embrassa derechef la comtesse, et s’élança hors du logis. -Eh ! bien, répliqua Julie, adieu, puisque tu le veux. -Hélas ! madame, répondit Julie, ne faut-il pas bien aimer un homme pour l’épouser ? -La bonne dame était Provençale, et ses passions avaient été vives. -En ce moment la douairière tricotait. -Ma chère petite, nous connaissons la douleur des veuves, répondit la tante. +Elle avait l’air de se dire : — Hé ! hé ! ces jeunes gens-là s’aiment. +Victor embrassa derechef la comtesse, et s’élança hors du logis. +Eh ! bien, répliqua Julie, adieu, puisque tu le veux. +Hélas ! madame, répondit Julie, ne faut-il pas bien aimer un homme pour l’épouser ? +La bonne dame était Provençale, et ses passions avaient été vives. +En ce moment la douairière tricotait. +Ma chère petite, nous connaissons la douleur des veuves, répondit la tante. Le lendemain, la comtesse fut beaucoup mieux, elle causa. -Un mois suffit pour établir entre elles une éternelle amitié. -En perdant son éclat primitif, Julie devenait moins triste. -Voilà une de vos victimes, dit la vieille dame. -Madame d’Aiglemont regarda sa tante en manifestant un étonnement mêlé d’inquiétude. -Son histoire est intéressante. +Un mois suffit pour établir entre elles une éternelle amitié. +En perdant son éclat primitif, Julie devenait moins triste. +Voilà une de vos victimes, dit la vieille dame. +Madame d’Aiglemont regarda sa tante en manifestant un étonnement mêlé d’inquiétude. +Son histoire est intéressante. Certes, il vous aime. -Ces derniers mots réveillèrent la comtesse comme par magie. -Elle laissa échapper un geste et un sourire qui surprirent la marquise. -Son visage indiquait un sentiment de répulsion voisin de l’horreur. -En ce moment les horloges sonnèrent deux heures. +Ces derniers mots réveillèrent la comtesse comme par magie. +Elle laissa échapper un geste et un sourire qui surprirent la marquise. +Son visage indiquait un sentiment de répulsion voisin de l’horreur. +En ce moment les horloges sonnèrent deux heures. Qu’avez-vous donc, ma petite ? lui dit sa tante. -Pourquoi veiller si tard, et surtout pourquoi pleurer seule, à votre âge ? -Vous écriviez à votre mari ? -Sais-je où il est ? reprit la comtesse. +Pourquoi veiller si tard, et surtout pourquoi pleurer seule, à votre âge ? +Vous écriviez à votre mari ? +Sais-je où il est ? reprit la comtesse. La tante prit le papier et le lut. -Elle avait apporté ses lunettes, il y avait préméditation. -L’innocente créature laissa prendre la lettre sans faire la moindre observation. +Elle avait apporté ses lunettes, il y avait préméditation. +L’innocente créature laissa prendre la lettre sans faire la moindre observation. Tu vas te marier, Louisa. -Cette pensée me fait frémir. -Tu trouvas la première que ce soleil lointain nous parlait d’avenir. -Nous étions bien curieuses et bien folles alors ! +Cette pensée me fait frémir. +Tu trouvas la première que ce soleil lointain nous parlait d’avenir. +Nous étions bien curieuses et bien folles alors ! Te souviens-tu de toutes nos extravagances ? -Nous nous embrassâmes comme deux amants, disions-nous. -Cette soirée fera ton désespoir, Louisa. -Et même comment te le dirai-je ? je ne me souviens plus de moi-même. +Nous nous embrassâmes comme deux amants, disions-nous. +Cette soirée fera ton désespoir, Louisa. +Et même comment te le dirai-je ? je ne me souviens plus de moi-même. En peu d’instants mon enfance est devenue comme un songe. Je faisais mille enfantillages avec ce voile nuptial, avec cette robe et ces fleurs. Pauvre orpheline ! ajouta la marquise. -Ce mot fut un dernier trait de lumière pour Julie. -Elle crut entendre encore la voix prophétique de son père. -Vous avez les mains brûlantes ! +Ce mot fut un dernier trait de lumière pour Julie. +Elle crut entendre encore la voix prophétique de son père. +Vous avez les mains brûlantes ! Sont-elles toujours ainsi ? demanda la vieille femme. -La fièvre ne m’a quittée que depuis sept ou huit jours, répondit-elle. -Vous aviez la fièvre et vous me le cachiez ! -Je l’ai depuis un an, dit Julie avec une sorte d’anxiété pudique. -Vous êtes donc malheureuse ? +La fièvre ne m’a quittée que depuis sept ou huit jours, répondit-elle. +Vous aviez la fièvre et vous me le cachiez ! +Je l’ai depuis un an, dit Julie avec une sorte d’anxiété pudique. +Vous êtes donc malheureuse ? Oh ! non, ma tante. -Victor m’aime à l’idolâtrie, et je l’adore, il est si bon ! +Victor m’aime à l’idolâtrie, et je l’adore, il est si bon ! Oui, vous l’aimez ; mais vous le fuyez, n’est-ce pas ? Oui... quelquefois... il me cherche trop souvent. -Hélas ! oui, ma tante. +Hélas ! oui, ma tante. Mais je l’aime bien, je vous assure. Oh ! c’est cela, dit-elle en pleurant. -Vous devinez donc tout, là où tout est énigme pour moi. -Mes sens sont engourdis, je suis sans idées, enfin je vis difficilement. +Vous devinez donc tout, là où tout est énigme pour moi. +Mes sens sont engourdis, je suis sans idées, enfin je vis difficilement. Je suis sans voix pour me plaindre et sans paroles pour exprimer ma peine. -Et vous aussi vous riez ! dit avec désespoir la jeune femme. -J’ai été ainsi, reprit promptement la marquise. -Julie ouvrit de grands yeux hébétés. -Hé ! bien, oui, ma tante. +Et vous aussi vous riez ! dit avec désespoir la jeune femme. +J’ai été ainsi, reprit promptement la marquise. +Julie ouvrit de grands yeux hébétés. +Hé ! bien, oui, ma tante. Oh ! vous avez raison, ma pauvre enfant. Il n’y a, dans tout ceci, rien de bien gai. -Mon neveu ne méritait pas son bonheur, le sot ! -Les militaires de ce tyran impérial sont tous de vilains ignorants. -Autrefois, on savait aussi bien aimer que mourir à propos. -Ma nièce, je vous le formerai. -En se mettant à table, les deux femmes regardèrent simultanément l’insulaire. -Aussitôt l’Anglais pressa son cheval et partit au galop. -Mais, madame, dit Julie à sa tante, que faut-il faire ? -Oui, répondit la tante en l’interrompant. -Hé ! bien, ne pourrais-je pas lui dire de ne pas se promener ainsi ? -Ne serait-ce pas lui donner à penser qu’il est dangereux ? -Mais le malheur de Julie devait être complet. -Pourquoi ne viendriez-vous pas à Paris avec nous ? dit-elle en embrassant sa tante. -Maintenant que les Bourbons se rétablissent, vous y trouveriez... +Mon neveu ne méritait pas son bonheur, le sot ! +Les militaires de ce tyran impérial sont tous de vilains ignorants. +Autrefois, on savait aussi bien aimer que mourir à propos. +Ma nièce, je vous le formerai. +En se mettant à table, les deux femmes regardèrent simultanément l’insulaire. +Aussitôt l’Anglais pressa son cheval et partit au galop. +Mais, madame, dit Julie à sa tante, que faut-il faire ? +Oui, répondit la tante en l’interrompant. +Hé ! bien, ne pourrais-je pas lui dire de ne pas se promener ainsi ? +Ne serait-ce pas lui donner à penser qu’il est dangereux ? +Mais le malheur de Julie devait être complet. +Pourquoi ne viendriez-vous pas à Paris avec nous ? dit-elle en embrassant sa tante. +Maintenant que les Bourbons se rétablissent, vous y trouveriez... Aussi vais-je faire toutes mes dispositions pour vous y rejoindre. -Leurs regards se rencontrèrent. +Leurs regards se rencontrèrent. Mais si ce jeune homme ne m’aimait pas cependant ? -Cette réflexion fut la dernière de toutes celles qu’elle fit. -La résistance était impossible. +Cette réflexion fut la dernière de toutes celles qu’elle fit. +La résistance était impossible. La comtesse prit le papier en tremblant, et balbutia de vagues paroles. -Grâce au passe-port, madame d’Aiglemont parvint à Paris sans aventure fâcheuse. -Julie sentit toute l’étendue de cette perte. -Il n’y avait plus qu’elle-même entre elle et son mari. -Mais, jeune et timide, elle devait préférer d’abord la souffrance à la plainte. -Un mot sur les destinées de monsieur d’Aiglemont sous la Restauration. -Ces réflexions sont toutes applicables à l’histoire secrète de Julie. -Entêté dans ses opinions aristocratiques, il fut cité comme ayant un beau caractère. -Oh ! il ne dit que ce qu’il veut dire, pensaient de très-honnêtes gens. -Il était aussi bien servi par ses qualités que par ses défauts. +Grâce au passe-port, madame d’Aiglemont parvint à Paris sans aventure fâcheuse. +Julie sentit toute l’étendue de cette perte. +Il n’y avait plus qu’elle-même entre elle et son mari. +Mais, jeune et timide, elle devait préférer d’abord la souffrance à la plainte. +Un mot sur les destinées de monsieur d’Aiglemont sous la Restauration. +Ces réflexions sont toutes applicables à l’histoire secrète de Julie. +Entêté dans ses opinions aristocratiques, il fut cité comme ayant un beau caractère. +Oh ! il ne dit que ce qu’il veut dire, pensaient de très-honnêtes gens. +Il était aussi bien servi par ses qualités que par ses défauts. Conseil de son mari, elle en dirigea les actions et la fortune. -Son existence cachait une bien amère dérision. -Enfin, il se faisait la victime tandis qu’il était le bourreau. -Sa mélancolie, quoique grave et profonde, était donc la mélancolie de l’opulence. +Son existence cachait une bien amère dérision. +Enfin, il se faisait la victime tandis qu’il était le bourreau. +Sa mélancolie, quoique grave et profonde, était donc la mélancolie de l’opulence. Son mari n’aimait pas la musique. -Sa situation y excitait une sorte de compassion cruelle, une curiosité triste. -Toujours jeune fille, en dépit du mariage, les moindres regards la rendaient honteuse. +Sa situation y excitait une sorte de compassion cruelle, une curiosité triste. +Toujours jeune fille, en dépit du mariage, les moindres regards la rendaient honteuse. Elle eut une fille, et voulut la nourrir. -Elle se sépara nécessairement de son mari. -Son mari s’était, par degrés, déshabitué d’elle. -Mais cette pensée avait toujours l’apparence d’un caprice, d’un songe. -À qui se serait-elle plainte ? de qui pouvait-elle être entendue ? -À cet âge, dit-il, tous les enfants sont gentils. -Où avez-vous passé la soirée ? lui demanda-t-elle en feignant une profonde indifférence. -Chez madame de Sérizy. +Elle se sépara nécessairement de son mari. +Son mari s’était, par degrés, déshabitué d’elle. +Mais cette pensée avait toujours l’apparence d’un caprice, d’un songe. +À qui se serait-elle plainte ? de qui pouvait-elle être entendue ? +À cet âge, dit-il, tous les enfants sont gentils. +Où avez-vous passé la soirée ? lui demanda-t-elle en feignant une profonde indifférence. +Chez madame de Sérizy. C’est une bonne femme qui t’aime beaucoup. -Tu me feras plaisir d’y venir ; j’ai presque répondu de toi... -J’irai, répondit Julie. -Ce manége odieux était le seul remède possible à ses maux. +Tu me feras plaisir d’y venir ; j’ai presque répondu de toi... +J’irai, répondit Julie. +Ce manége odieux était le seul remède possible à ses maux. Elle n’eut plus aucun remords de lui imposer une vie difficile. -D’un seul bond, elle s’élança dans les froids calculs de l’indifférence. +D’un seul bond, elle s’élança dans les froids calculs de l’indifférence. La pudeur n’est-elle pas toute la femme ? Mais Julie ne voulut apercevoir aucun danger, aucune faute dans sa nouvelle vie. -Elle vint chez madame de Sérizy. -Sa maison était, en toute chose, un modèle de bon goût. -Elle tressaillit vivement, et sa voix s’altéra. -Madame de Sérizy s’élança de sa place vers la marquise. -Qu’avez-vous, ma chère ? +Elle vint chez madame de Sérizy. +Sa maison était, en toute chose, un modèle de bon goût. +Elle tressaillit vivement, et sa voix s’altéra. +Madame de Sérizy s’élança de sa place vers la marquise. +Qu’avez-vous, ma chère ? Oh ! pauvre petite, elle est si souffrante ! Je tremblais en lui voyant entreprendre une chose au-dessus de ses forces... La romance fut interrompue. Elle se reconnut en lui. -Aussi mes infidélités sont-elles en quelque sorte légitimes. -Je voudrais bien savoir comment vous feriez à ma place, messieurs les rieurs ? -Aussi, certes, aurais-je grand tort de me plaindre, je suis très-heureux... -Puis, avant tout, elle doit être soumise à ma femme. +Aussi mes infidélités sont-elles en quelque sorte légitimes. +Je voudrais bien savoir comment vous feriez à ma place, messieurs les rieurs ? +Aussi, certes, aurais-je grand tort de me plaindre, je suis très-heureux... +Puis, avant tout, elle doit être soumise à ma femme. En ce moment, Julie avait reparu au piano. -Elle chanta l’air de Sémiramide, Son regina, son guerriera. -Le lendemain, Julie sut être gaie. -De ce jour elle ne se regarda plus comme une femme irréprochable. -La société ne peut exister que par les sacrifices individuels qu’exigent les lois. -Julie reçut Arthur avec une politesse froide qui faisait honneur à sa dissimulation. -Les toits de Montcontour pétillent sous les rayons du soleil, tout y est ardent. -Cette belle et suave contrée endort les douleurs et réveille les passions. +Elle chanta l’air de Sémiramide, Son regina, son guerriera. +Le lendemain, Julie sut être gaie. +De ce jour elle ne se regarda plus comme une femme irréprochable. +La société ne peut exister que par les sacrifices individuels qu’exigent les lois. +Julie reçut Arthur avec une politesse froide qui faisait honneur à sa dissimulation. +Les toits de Montcontour pétillent sous les rayons du soleil, tout y est ardent. +Cette belle et suave contrée endort les douleurs et réveille les passions. Personne ne reste froid sous ce ciel pur, devant ces eaux scintillantes. -La marquise avait les franches couleurs de la santé. -Elle souriait à plein, elle était heureuse de vivre, et concevait la vie. -Le beau pays ! s’écria-t-elle. +La marquise avait les franches couleurs de la santé. +Elle souriait à plein, elle était heureuse de vivre, et concevait la vie. +Le beau pays ! s’écria-t-elle. Dressons une tente et vivons ici. Victor, cria-t-elle, venez donc, venez donc ! Oh ! reprit-elle, je voudrais rester toujours ici. -Peut-on jamais se lasser d’admirer cette belle vallée ? -Savez-vous le nom de cette jolie rivière, milord ? +Peut-on jamais se lasser d’admirer cette belle vallée ? +Savez-vous le nom de cette jolie rivière, milord ? C’est la Cise. -La Cise, répéta-t-elle. -Et là-bas, devant nous, qu’est-ce ? +La Cise, répéta-t-elle. +Et là-bas, devant nous, qu’est-ce ? Ce sont les coteaux du Cher, dit-il. Et sur la droite ? Ah ! c’est Tours. -Vous l’avez habité longtemps ? reprit-elle après une pause. -À ces mots, lord Grenville tressaillit. -Oui, mais j’étais déjà bien triste ; cette nature me sembla sauvage, et maintenant... -Elle s’arrêta, lord Grenville n’osa pas la regarder. -Ce remerciement était le premier que Julie lui fît depuis leur départ de Paris. -Cependant le silence pouvait être également redoutable. -Milord, je n’ai rien oublié. -Milord, il est hors de mon pouvoir de vous récompenser... +Vous l’avez habité longtemps ? reprit-elle après une pause. +À ces mots, lord Grenville tressaillit. +Oui, mais j’étais déjà bien triste ; cette nature me sembla sauvage, et maintenant... +Elle s’arrêta, lord Grenville n’osa pas la regarder. +Ce remerciement était le premier que Julie lui fît depuis leur départ de Paris. +Cependant le silence pouvait être également redoutable. +Milord, je n’ai rien oublié. +Milord, il est hors de mon pouvoir de vous récompenser... Ici, nous nous quitterons. Mais, il le faut... vous ne resterez pas en France. -Il y avait grimpé pour y faire sauter sa petite Hélène. +Il y avait grimpé pour y faire sauter sa petite Hélène. Je le sens, je le sais, je le vois. -L’ombre même du crime s’était évanouie dans cette naïve conscience. -Perdre votre estime, n’était-ce pas mourir ? -Vous ne vous en souvenez peut-être pas. -Tenez, là-bas, près de ces peupliers. -Anglais répondit par une brusque inclination de tête. -Je devais mourir jeune et malheureuse, répondit Julie. +L’ombre même du crime s’était évanouie dans cette naïve conscience. +Perdre votre estime, n’était-ce pas mourir ? +Vous ne vous en souvenez peut-être pas. +Tenez, là-bas, près de ces peupliers. +Anglais répondit par une brusque inclination de tête. +Je devais mourir jeune et malheureuse, répondit Julie. Oui, ne croyez pas que je vive. Je ne me crois pas coupable. -Vous n’aurez de moi que ce que vous m’avez arraché. -Il est irrévocable, milord. -Le malheur a voulu que nous ayons parlé de notre amour. +Vous n’aurez de moi que ce que vous m’avez arraché. +Il est irrévocable, milord. +Le malheur a voulu que nous ayons parlé de notre amour. Julie ! cria lord Grenville. -Ce cri perçant retentit comme un éclat de tonnerre. -Hé bien ! qu’a-t-elle donc ? demanda le général. -Il a peut-être tremblé de la voir détruite... -Voyez donc, Victor, quels lointains, quelle étendue et quelle variété. +Ce cri perçant retentit comme un éclat de tonnerre. +Hé bien ! qu’a-t-elle donc ? demanda le général. +Il a peut-être tremblé de la voir détruite... +Voyez donc, Victor, quels lointains, quelle étendue et quelle variété. Ce pays me fait concevoir l’amour. -Eh ! quoi, sitôt ?... dit-elle quand elle se trouva loin de monsieur d’Aiglemont. -Allons lentement, répondit lord Grenville, les voitures sont encore loin. -Ils étaient sans espérance. -Le soir même, lord Grenville partit. -Le cœur a sa mémoire à lui. -Mon ami, lui dit-elle, vous avez déjà failli me tuer ; vous le savez. -Subissons un malheur qui nous atteint également. -Vous êtes le moins à plaindre. -Ma vertu repose sur des principes arrêtés et fixes. -Je saurai vivre irréprochable ; mais laissez-moi vivre. -Mais qui donc oserait blâmer les femmes ? -Un soir, par extraordinaire, les deux époux se trouvaient réunis dans leur salon. -Madame d’Aiglemont avait eu à dîner l’une de ses amies. -Le général, qui dînait toujours en ville, était resté chez lui. +Eh ! quoi, sitôt ?... dit-elle quand elle se trouva loin de monsieur d’Aiglemont. +Allons lentement, répondit lord Grenville, les voitures sont encore loin. +Ils étaient sans espérance. +Le soir même, lord Grenville partit. +Le cœur a sa mémoire à lui. +Mon ami, lui dit-elle, vous avez déjà failli me tuer ; vous le savez. +Subissons un malheur qui nous atteint également. +Vous êtes le moins à plaindre. +Ma vertu repose sur des principes arrêtés et fixes. +Je saurai vivre irréprochable ; mais laissez-moi vivre. +Mais qui donc oserait blâmer les femmes ? +Un soir, par extraordinaire, les deux époux se trouvaient réunis dans leur salon. +Madame d’Aiglemont avait eu à dîner l’une de ses amies. +Le général, qui dînait toujours en ville, était resté chez lui. Guillaume, dit-il au valet qui vint enlever les tasses, faites atteler. -Le mois de mars était à sa fin. -Madame, le grand veneur chasse quand il veut et où il veut. -Nous allons en forêt royale tuer des sangliers. +Le mois de mars était à sa fin. +Madame, le grand veneur chasse quand il veut et où il veut. +Nous allons en forêt royale tuer des sangliers. Prenez garde qu’il ne vous arrive quelque accident... -Un malheur est toujours imprévu, répondit-il en souriant. -La voiture de monsieur est prête, dit Guillaume. -Madame, si je périssais victime d’un sanglier ! dit-il d’un air suppliant. +Un malheur est toujours imprévu, répondit-il en souriant. +La voiture de monsieur est prête, dit Guillaume. +Madame, si je périssais victime d’un sanglier ! dit-il d’un air suppliant. Qu’est-ce que cela signifie ? demanda madame de Wimphen. -Allons, venez, dit madame d’Aiglemont à Victor. -Puis, elle sourit comme pour dire à Louisa : — Tu vas voir. -Voilà comment ma femme entend l’amour. -Elle m’a amené là, je ne sais par quelle ruse. -Oh ! n’ajoute pas une syllabe à ce dernier mot. +Allons, venez, dit madame d’Aiglemont à Victor. +Puis, elle sourit comme pour dire à Louisa : — Tu vas voir. +Voilà comment ma femme entend l’amour. +Elle m’a amené là, je ne sais par quelle ruse. +Oh ! n’ajoute pas une syllabe à ce dernier mot. Le nom que je porte me fait horreur... -Oui, mais Victor t’obéit entièrement, dit Louisa. -À ce prix, j’ai la paix. +Oui, mais Victor t’obéit entièrement, dit Louisa. +À ce prix, j’ai la paix. Il ne s’explique pas, ou ne veut pas s’expliquer mon existence. -Mais ce fatal bonheur n’est pas à craindre... -Cependant je ne lui avais pas interdit de m’écrire. -Ah ! il m’a oubliée, et a eu raison. -Eh ! bien, il n’a pas encore paru à la chambre des lords. +Mais ce fatal bonheur n’est pas à craindre... +Cependant je ne lui avais pas interdit de m’écrire. +Ah ! il m’a oubliée, et a eu raison. +Eh ! bien, il n’a pas encore paru à la chambre des lords. Tu sais donc l’anglais ? Je ne te l’ai pas dit ! je l’ai appris. Je prends de l’opium. -L’histoire de la duchesse de..., à Londres, m’en a donné l’idée. +L’histoire de la duchesse de..., à Londres, m’en a donné l’idée. Tu sais, Mathurin en a fait un roman. -Mes gouttes de laudanum sont très-faibles. -Louisa, garde-moi le secret, dit Julie après un moment de silence. -Tout à coup un valet apporta une lettre à la marquise. -Ah ! s’écria-t-elle en pâlissant. +Mes gouttes de laudanum sont très-faibles. +Louisa, garde-moi le secret, dit Julie après un moment de silence. +Tout à coup un valet apporta une lettre à la marquise. +Ah ! s’écria-t-elle en pâlissant. Je ne demanderai pas de qui, lui dit madame de Wimphen. Enfin Julie jeta le papier dans le feu. Cette lettre est incendiaire ! -Oh ! mon cœur m’étouffe. -Elle se leva, marcha ; ses yeux brûlaient. -Il n’a pas quitté Paris ! s’écria-t-elle. +Oh ! mon cœur m’étouffe. +Elle se leva, marcha ; ses yeux brûlaient. +Il n’a pas quitté Paris ! s’écria-t-elle. Les derniers mots eurent quelque chose de terrible. -Il n’a pas cessé de me voir, à mon insu. -Un de mes regards surpris chaque jour l’aide à vivre. -Oh ! j’y périrai. -Écoute ? reste avec moi. +Il n’a pas cessé de me voir, à mon insu. +Un de mes regards surpris chaque jour l’aide à vivre. +Oh ! j’y périrai. +Écoute ? reste avec moi. Devant deux femmes il n’osera pas ! Oh ! demeure, je me crains. -Eh ! bien, avant ton départ, je l’aurai renvoyé. -Je serai notre bourreau à tous deux. -Hélas ! il croira que je ne l’aime plus. +Eh ! bien, avant ton départ, je l’aurai renvoyé. +Je serai notre bourreau à tous deux. +Hélas ! il croira que je ne l’aime plus. Une voiture roula sous la porte. Lord Grenville, cria le valet. La marquise resta debout, immobile. S’il est venu publiquement chez moi, que puis-je craindre ? -C’était une folie, un délire. -Je ne suis plus maître de moi. -Je me suis bien consulté, je suis trop faible. -Madame, répondit-il en baissant les yeux, j’étais venu plein de désespoir, je voulais. -Vous vouliez vous tuer chez moi ! s’écria-t-elle. +C’était une folie, un délire. +Je ne suis plus maître de moi. +Je me suis bien consulté, je suis trop faible. +Madame, répondit-il en baissant les yeux, j’étais venu plein de désespoir, je voulais. +Vous vouliez vous tuer chez moi ! s’écria-t-elle. Non pas seul, dit-il d’une voix douce. -Eh ! quoi, mon mari, peut-être ? -Non, non, s’écria-t-il d’une voix étouffée. -Mais rassurez-vous, reprit-il, mon fatal projet s’est évanoui. -Connaître le bonheur et mourir, dit-elle. -Hélène avait les bras ouverts, et souriait en dormant. -Julie montra par un regard son enfant à lord Grenville. +Eh ! quoi, mon mari, peut-être ? +Non, non, s’écria-t-il d’une voix étouffée. +Mais rassurez-vous, reprit-il, mon fatal projet s’est évanoui. +Connaître le bonheur et mourir, dit-elle. +Hélène avait les bras ouverts, et souriait en dormant. +Julie montra par un regard son enfant à lord Grenville. Ce regard disait tout. -Un mari, nous pouvons l’abandonner même quand il nous aime. -Un homme est un être fort, il a des consolations. -Nous pouvons mépriser les lois du monde. -Mais un enfant sans mère ! -Toutes ces pensées et mille autres plus attendrissantes encore étaient dans ce regard. +Un mari, nous pouvons l’abandonner même quand il nous aime. +Un homme est un être fort, il a des consolations. +Nous pouvons mépriser les lois du monde. +Mais un enfant sans mère ! +Toutes ces pensées et mille autres plus attendrissantes encore étaient dans ce regard. Nous pouvons l’emporter, dit l’Anglais en murmurant, je l’aimerai bien... -Maman ! dit Hélène en s’éveillant. -À ce mot, Julie fondit en larmes. -Lord Grenville s’assit et resta les bras croisés, muet et sombre. -Julie ne fut plus femme, elle fut mère. -Lord Grenville ne résista pas longtemps, les larmes de Julie le gagnèrent. -Le marquis était revenu. -Ces deux pièces étaient contiguës. +Maman ! dit Hélène en s’éveillant. +À ce mot, Julie fondit en larmes. +Lord Grenville s’assit et resta les bras croisés, muet et sombre. +Julie ne fut plus femme, elle fut mère. +Lord Grenville ne résista pas longtemps, les larmes de Julie le gagnèrent. +Le marquis était revenu. +Ces deux pièces étaient contiguës. Eh ! bien, ma femme, lui dit Victor, me voici. La chasse n’a pas lieu. Je vais me coucher. Bonsoir, lui dit-elle, je vais en faire autant. -Ainsi laissez-moi me déshabiller. -Vous êtes bien revêche ce soir. -Je vous obéis, madame la marquise. -Les doigts de lord Grenville avaient été pris et écrasés dans la rainure. +Ainsi laissez-moi me déshabiller. +Vous êtes bien revêche ce soir. +Je vous obéis, madame la marquise. +Les doigts de lord Grenville avaient été pris et écrasés dans la rainure. Eh ! bien, qu’as-tu donc ? lui demanda son mari. -Rien, rien, répondit-elle, je viens de me piquer le doigt avec une épingle. -La porte de communication se rouvrit tout à coup. -Peux-tu me prêter un foulard ? -Ce drôle de Charles me laisse sans un seul mouchoir de tête. -Tenez, voilà un foulard. -Vous n’êtes pas entré dans le salon ? -Vous y auriez peut-être encore rencontré lord Grenville. -Il est à Paris ? +Rien, rien, répondit-elle, je viens de me piquer le doigt avec une épingle. +La porte de communication se rouvrit tout à coup. +Peux-tu me prêter un foulard ? +Ce drôle de Charles me laisse sans un seul mouchoir de tête. +Tenez, voilà un foulard. +Vous n’êtes pas entré dans le salon ? +Vous y auriez peut-être encore rencontré lord Grenville. +Il est à Paris ? Oh ! j’y vais, ce bon docteur. -Mais il doit être parti, s’écria Julie. -Je ne sais pas où sont nos gens, dit-il. -J’ai sonné Charles déjà trois fois, il n’est pas venu. -Vous êtes donc sans votre femme de chambre ? -Sonnez-la, je voudrais avoir cette nuit une couverture de plus à mon lit. -Pauline est sortie, répondit sèchement la marquise. -À minuit ! dit le général. -Je lui ai permis d’aller à l’Opéra. -Elle est alors sans doute rentrée, dit Julie en affectant de l’impatience. +Mais il doit être parti, s’écria Julie. +Je ne sais pas où sont nos gens, dit-il. +J’ai sonné Charles déjà trois fois, il n’est pas venu. +Vous êtes donc sans votre femme de chambre ? +Sonnez-la, je voudrais avoir cette nuit une couverture de plus à mon lit. +Pauline est sortie, répondit sèchement la marquise. +À minuit ! dit le général. +Je lui ai permis d’aller à l’Opéra. +Elle est alors sans doute rentrée, dit Julie en affectant de l’impatience. Le lendemain, la marquise d’Aiglemont se mit au lit pour plusieurs jours. -Crois-moi, reste garçon, dit d’Aiglemont. +Crois-moi, reste garçon, dit d’Aiglemont. Je suis las du mariage. Ou de ta femme. -Mais, reprit Ronquerolles, sait-on décidément la cause de sa mort ? +Mais, reprit Ronquerolles, sait-on décidément la cause de sa mort ? Ces Anglais veulent toujours se singulariser. -Certes, toute espèce de mouvement était visiblement antipathique à cette femme endolorie. -Le marquis était un des plus gros joueurs. -Peut-être la terre serait-elle vendue par petits lots. -Il y aurait alors de bons coups à faire. -Après le maire, le régisseur se présenta sans plus de succès. -Aucun de ses gens n’avait accès auprès d’elle. -Sa femme de chambre était la seule personne dont les services lui plaisaient. +Certes, toute espèce de mouvement était visiblement antipathique à cette femme endolorie. +Le marquis était un des plus gros joueurs. +Peut-être la terre serait-elle vendue par petits lots. +Il y aurait alors de bons coups à faire. +Après le maire, le régisseur se présenta sans plus de succès. +Aucun de ses gens n’avait accès auprès d’elle. +Sa femme de chambre était la seule personne dont les services lui plaisaient. Cette femme avait vingt six ans. -Ce cruel et triste enseignement est toujours le fruit de nos premières douleurs. +Ce cruel et triste enseignement est toujours le fruit de nos premières douleurs. En effet, ne serait-ce pas une erreur de croire que les sentiments se reproduisent ? -Une fois éclos, n’existent-ils pas toujours au fond du cœur ? -Mais, entre toutes les souffrances, à laquelle appartiendra ce nom de douleur ? -Cette affliction est passagère aussi. -Pourquoi ce malheur n’a-t-il jamais eu ni peintre ni poète ? +Une fois éclos, n’existent-ils pas toujours au fond du cœur ? +Mais, entre toutes les souffrances, à laquelle appartiendra ce nom de douleur ? +Cette affliction est passagère aussi. +Pourquoi ce malheur n’a-t-il jamais eu ni peintre ni poète ? Mais peut-il se peindre, peut-il se chanter ? -À qui pouvait-elle dire : Je souffre ! -Ses larmes auraient offensé son mari, cause première de la catastrophe. +À qui pouvait-elle dire : Je souffre ! +Ses larmes auraient offensé son mari, cause première de la catastrophe. Elle souffrait par elle et pour elle. -Souffrir ainsi n’est-ce pas mettre le pied dans l’égoïsme ? -Aussi d’horribles pensées lui traversaient-elles la conscience en la lui blessant. +Souffrir ainsi n’est-ce pas mettre le pied dans l’égoïsme ? +Aussi d’horribles pensées lui traversaient-elles la conscience en la lui blessant. Elle s’interrogeait avec bonne foi et se trouvait double. -Sa beauté même lui était insupportable, comme une chose inutile. -Elle entrevoyait avec horreur que désormais elle ne pouvait plus être une créature complète. -Après l’enfance de la créature vient l’enfance du cœur. -Or, son amant avait emporté dans la tombe cette seconde enfance. -Elle jugeait alors la vie comme un vieillard près de la quitter. +Sa beauté même lui était insupportable, comme une chose inutile. +Elle entrevoyait avec horreur que désormais elle ne pouvait plus être une créature complète. +Après l’enfance de la créature vient l’enfance du cœur. +Or, son amant avait emporté dans la tombe cette seconde enfance. +Elle jugeait alors la vie comme un vieillard près de la quitter. Elle ne suivait aucune pratique religieuse. -Pour elle, un prêtre était un fonctionnaire public dont l’utilité lui paraissait contestable. -Le curé vint, et son aspect ne changea pas les idées de la marquise. -Néanmoins, la physionomie de ce prêtre avait été celle d’un homme naturellement gai. -Votre âme est en danger, madame. +Pour elle, un prêtre était un fonctionnaire public dont l’utilité lui paraissait contestable. +Le curé vint, et son aspect ne changea pas les idées de la marquise. +Néanmoins, la physionomie de ce prêtre avait été celle d’un homme naturellement gai. +Votre âme est en danger, madame. Non, je ne suis pas au confessionnal. -Vous pardonnerez donc à un vieillard une importunité dont l’objet est votre bonheur. +Vous pardonnerez donc à un vieillard une importunité dont l’objet est votre bonheur. Le bonheur, monsieur, il n’en est plus pour moi. -Je vous appartiendrai bientôt, comme vous le dites, mais pour toujours. -Si vous aviez dû en mourir, vous ne seriez pas à Saint-Lange. -La marquise fit un signe d’incrédulité. -Madame, ces trois enfants aimaient leur père autant qu’ils étaient aimés par lui. -Les voilà partis, le père revient chez lui. -La bataille de Waterloo se livre, vous en connaissez le résultat. +Je vous appartiendrai bientôt, comme vous le dites, mais pour toujours. +Si vous aviez dû en mourir, vous ne seriez pas à Saint-Lange. +La marquise fit un signe d’incrédulité. +Madame, ces trois enfants aimaient leur père autant qu’ils étaient aimés par lui. +Les voilà partis, le père revient chez lui. +La bataille de Waterloo se livre, vous en connaissez le résultat. La France fut mise en deuil d’un seul coup. -Toutes les familles étaient dans la plus profonde anxiété. +Toutes les familles étaient dans la plus profonde anxiété. Un soir, on lui annonce le domestique de son fils le colonel. -Oui, madame, ils étaient tous tombés ! -Que pouvait-il être ? -Le silence régna pendant un moment. -Non pas prêtre dans une ville, mais simple curé, reprit-il. +Oui, madame, ils étaient tous tombés ! +Que pouvait-il être ? +Le silence régna pendant un moment. +Non pas prêtre dans une ville, mais simple curé, reprit-il. Saint-Lange ? dit-elle en s’essuyant les yeux. -Cette voix qui résonnait doucement à l’oreille troublait les entrailles. +Cette voix qui résonnait doucement à l’oreille troublait les entrailles. Madame, n’avez-vous pas un enfant ? Oui, dit-elle froidement. -Je vous remercie d’avoir pensé à moi. -Eh ! bien, madame, à bientôt. -Elle avait un confident inespéré. +Je vous remercie d’avoir pensé à moi. +Eh ! bien, madame, à bientôt. +Elle avait un confident inespéré. Non, monsieur, dit-elle. -Obéir à la société ?... reprit la marquise en laissant échapper un geste d’horreur. -Hé ! monsieur, tous nos maux viennent de là. -Enfin l’homme fait un choix là où nous nous soumettons aveuglément. -Oh ! monsieur, à vous je puis tout dire. -De là sont nées mes souffrances. -Elle s’arrêta, versa des pleurs amers et resta silencieuse. -Me voilà seule, sans appui, trop faible contre les orages. -Nous ne sommes jamais faibles quand Dieu est avec nous, dit le prêtre. -Toujours des devoirs ! s’écria-t-elle avec une sorte d’impatience. -Voudriez-vous que ces arbres produisissent leurs feuillages sans la sève qui les fait éclore ? -L’âme a sa séve aussi ! -Chez moi la séve est tarie dans sa source. -Arrêtez, monsieur ! dit la marquise. +Obéir à la société ?... reprit la marquise en laissant échapper un geste d’horreur. +Hé ! monsieur, tous nos maux viennent de là. +Enfin l’homme fait un choix là où nous nous soumettons aveuglément. +Oh ! monsieur, à vous je puis tout dire. +De là sont nées mes souffrances. +Elle s’arrêta, versa des pleurs amers et resta silencieuse. +Me voilà seule, sans appui, trop faible contre les orages. +Nous ne sommes jamais faibles quand Dieu est avec nous, dit le prêtre. +Toujours des devoirs ! s’écria-t-elle avec une sorte d’impatience. +Voudriez-vous que ces arbres produisissent leurs feuillages sans la sève qui les fait éclore ? +L’âme a sa séve aussi ! +Chez moi la séve est tarie dans sa source. +Arrêtez, monsieur ! dit la marquise. Avec vous je serai vraie. -Il existe deux maternités, monsieur. +Il existe deux maternités, monsieur. J’ignorais jadis de telles distinctions ; aujourd’hui je le sais. -Hélène n’est pas de lui ! -Oh ! ne frémissez pas ! -J’ai un enfant, cela suffit ; je suis mère, ainsi le veut la loi. -Je suis irréprochable, socialement parlant. -Ne lui ai-je pas sacrifié ma vie et mon bonheur ? +Hélène n’est pas de lui ! +Oh ! ne frémissez pas ! +J’ai un enfant, cela suffit ; je suis mère, ainsi le veut la loi. +Je suis irréprochable, socialement parlant. +Ne lui ai-je pas sacrifié ma vie et mon bonheur ? Mais elle n’est pas dans mon cœur. Que peut-elle devenir ? -Je vous dirai, moi, ce qu’elle éprouve ! +Je vous dirai, moi, ce qu’elle éprouve ! Un enfant de lui m’aurait fait accepter les plus horribles malheurs ! Elle m’est insupportable ! -Je lui souris, je tâche de la dédommager des sentiments que je lui vole. +Je lui souris, je tâche de la dédommager des sentiments que je lui vole. Je souffre ! oh ! monsieur, je souffre trop pour pouvoir vivre. -Et je passerai pour être une femme vertueuse ! +Et je passerai pour être une femme vertueuse ! Et je n’ai pas commis de fautes ! Et l’on m’honorera ! Aussi mon enfant ne s’y trompe-t-il pas. Elle me lance des regards accusateurs que je ne soutiens pas ! Fasse le ciel que la haine ne se mette pas un jour entre nous ! -Grand Dieu ! ouvrez-moi plutôt la tombe, laissez-moi finir à Saint-Lange ! +Grand Dieu ! ouvrez-moi plutôt la tombe, laissez-moi finir à Saint-Lange ! Oh ! pardon, monsieur, je suis folle. -Ces paroles m’étouffaient, je les ai dites. -Ah ! vous pleurez aussi ! vous ne me mépriserez pas. — Hélène ! -Elle sera bien belle, dit le prêtre. +Ces paroles m’étouffaient, je les ai dites. +Ah ! vous pleurez aussi ! vous ne me mépriserez pas. — Hélène ! +Elle sera bien belle, dit le prêtre. Vous avez chaud, maman. -Va, laisse-nous, mon ange, répondit la marquise. -Le sourire est l’apanage, la langue, l’expression de la maternité. +Va, laisse-nous, mon ange, répondit la marquise. +Le sourire est l’apanage, la langue, l’expression de la maternité. La marquise ne pouvait pas sourire. -Les baisers dénués de cette onction savoureuse sont âpres et secs. +Les baisers dénués de cette onction savoureuse sont âpres et secs. J’ignore le secret de ces combats et de ces alternatives. Je vous confesse mes faiblesses. Lorsque je me retrouvais au lit, j’avais honte de moi, je redevenais courageuse. -Non ! mon âme sera consumée par une flamme pure. -Je dois à ma fille une mère honorée. +Non ! mon âme sera consumée par une flamme pure. +Je dois à ma fille une mère honorée. Je ne crois pas au bonheur. -Quel sera le sort d’Hélène ? +Quel sera le sort d’Hélène ? Le mien sans doute. -Il est vrai que le prix est élevé ! +Il est vrai que le prix est élevé ! La famille, monsieur, existe-t-elle ? La famille est une association temporaire et fortuite que dissout promptement la mort. -Je ne vois que décombres autour de moi. +Je ne vois que décombres autour de moi. Les plaisirs du monde n’engendrent que des souffrances. -Vous allez changer de douleurs, voilà tout. -La douleur, répondit-il, n’est viable que dans les âmes préparées par la religion. -L’énergie des plaintes échappées à la marquise l’avait contristé. -Le prêtre avait trop raison contre cette pauvre Artémise d’Éphèse. -Nous avons tous de grandes prétentions à la force d’âme. -En France, nul homme, fût-il médiocre, ne consent à passer pour simplement spirituel. -Il jetait un dernier coup d’œil sur les salons où l’on dansait. +Vous allez changer de douleurs, voilà tout. +La douleur, répondit-il, n’est viable que dans les âmes préparées par la religion. +L’énergie des plaintes échappées à la marquise l’avait contristé. +Le prêtre avait trop raison contre cette pauvre Artémise d’Éphèse. +Nous avons tous de grandes prétentions à la force d’âme. +En France, nul homme, fût-il médiocre, ne consent à passer pour simplement spirituel. +Il jetait un dernier coup d’œil sur les salons où l’on dansait. Tous ces visages blancs et roses cherchent moins le plaisir que des distractions. -Nulle émotion n’est vraie. +Nulle émotion n’est vraie. Ici, le regret ou le malheur se cachent honteusement sous des plaisanteries. -Où trouver de l’énergie à Paris ? -Femmes, idées, sentiments, tout se ressemble. -Il n’y existe plus de passions, parce que les individualités ont disparu. -Nous n’aimons pas nos égaux. -Entre deux amants, il faut des différences à effacer, des distances à combler. -Ce charme de l’amour s’est évanoui en mille sept cent quatre-vingt-neuf ! -Notre ennui, nos mœurs fades sont le résultat du système politique. -Au moins, en Italie, tout y est tranché. +Où trouver de l’énergie à Paris ? +Femmes, idées, sentiments, tout se ressemble. +Il n’y existe plus de passions, parce que les individualités ont disparu. +Nous n’aimons pas nos égaux. +Entre deux amants, il faut des différences à effacer, des distances à combler. +Ce charme de l’amour s’est évanoui en mille sept cent quatre-vingt-neuf ! +Notre ennui, nos mœurs fades sont le résultat du système politique. +Au moins, en Italie, tout y est tranché. Qui est-elle ? demanda vivement le comte de Vandenesse. -Si vous avez jamais été clémente dans votre vie, de grâce, dites-moi son nom ? +Si vous avez jamais été clémente dans votre vie, de grâce, dites-moi son nom ? La marquise d’Aiglemont. -Depuis cette aventure, fausse ou vraie, la pauvre femme est bien changée. -Elle n’est pas encore allée dans le monde. -C’est quelque chose, à Paris, qu’une constance de quatre ans. +Depuis cette aventure, fausse ou vraie, la pauvre femme est bien changée. +Elle n’est pas encore allée dans le monde. +C’est quelque chose, à Paris, qu’une constance de quatre ans. Si vous la voyez ici... Allez causer avec elle. Le monde offre beaucoup de ces anomalies curieuses. -Ses paupières, presque toujours chastement baissées vers la terre, se relevaient rarement. -Aussi tout homme supérieur se sentait-il curieusement attiré vers cette femme douce et silencieuse. -Ce reste de coquetterie se faisait même excuser par une gracieuse nonchalance. +Ses paupières, presque toujours chastement baissées vers la terre, se relevaient rarement. +Aussi tout homme supérieur se sentait-il curieusement attiré vers cette femme douce et silencieuse. +Ce reste de coquetterie se faisait même excuser par une gracieuse nonchalance. Il connaissait d’Aiglemont. -Aussi serez-vous comptable d’un de mes défauts. -Désormais, je ne veux plus être modeste... -Tantôt c’était tout, tantôt ce n’était rien. -L’une cède, l’autre choisit. -Ce choix n’est-il pas déjà une immense flatterie ? -La sainteté de femmes est inconciliable avec les devoirs et les libertés du monde. -Émanciper les femmes, c’est les corrompre. -Il faut accepter cette théorie dans toute sa rigueur, ou absoudre les passions. +Aussi serez-vous comptable d’un de mes défauts. +Désormais, je ne veux plus être modeste... +Tantôt c’était tout, tantôt ce n’était rien. +L’une cède, l’autre choisit. +Ce choix n’est-il pas déjà une immense flatterie ? +La sainteté de femmes est inconciliable avec les devoirs et les libertés du monde. +Émanciper les femmes, c’est les corrompre. +Il faut accepter cette théorie dans toute sa rigueur, ou absoudre les passions. Comme les Spartiates qui ne punissaient que la maladresse, elle semble admettre le vol. -Mais peut-être ce système est-il très-sage. -Aussi est-ce le premier sentiment qu’elles demandent à l’amour. -À trente ans seulement une femme peut connaître les ressources de cette situation. +Mais peut-être ce système est-il très-sage. +Aussi est-ce le premier sentiment qu’elles demandent à l’amour. +À trente ans seulement une femme peut connaître les ressources de cette situation. Elle y sait rire, plaisanter, s’attendrir sans se compromettre. Son silence est aussi dangereux que sa parole. Cependant, si je voulais bien... -Ce fatal — Si je voulais bien ! a constamment perdu les entêtés. -En France l’amour-propre mène à la passion. -Elle a été d’une résignation parfaite. -Deux jours après, en s’en allant, il apostrophait les mœurs modernes. -L’amour prend la couleur de chaque siècle. +Ce fatal — Si je voulais bien ! a constamment perdu les entêtés. +En France l’amour-propre mène à la passion. +Elle a été d’une résignation parfaite. +Deux jours après, en s’en allant, il apostrophait les mœurs modernes. +L’amour prend la couleur de chaque siècle. En mille huit cent vingt-deux il est doctrinaire. -Coquetterie ! véritable défi que la marquise m’a porté ce soir. -Puis elles se font très-malheureuses pour exciter nos générosités naturelles ou notre amour-propre. -Un jeune homme n’est-il pas flatté de consoler une grande infortune ? -Enfin elles ont la manie de la virginité ! -Elle a dû penser que je la croyais toute neuve. -Ma bonne foi peut devenir une excellente spéculation. -Dès ce moment Charles prit un vif intérêt à madame d’Aiglemont. -Madame d’Aiglemont exprimait une confiance, une amitié vraie, mais point d’amour. +Coquetterie ! véritable défi que la marquise m’a porté ce soir. +Puis elles se font très-malheureuses pour exciter nos générosités naturelles ou notre amour-propre. +Un jeune homme n’est-il pas flatté de consoler une grande infortune ? +Enfin elles ont la manie de la virginité ! +Elle a dû penser que je la croyais toute neuve. +Ma bonne foi peut devenir une excellente spéculation. +Dès ce moment Charles prit un vif intérêt à madame d’Aiglemont. +Madame d’Aiglemont exprimait une confiance, une amitié vraie, mais point d’amour. Charles s’assit et ne put rien dire. -Il était ému par une de ces sensations pour lesquelles il manque un langage. +Il était ému par une de ces sensations pour lesquelles il manque un langage. Qu’avez-vous ? lui dit-elle d’un son de voix attendrie. -Si, reprit-il, je songe à une chose qui ne vous a point encore occupée. -Mais... le congrès est fini. -Eh ! bien, dit-elle, vous deviez donc aller au congrès ? +Si, reprit-il, je songe à une chose qui ne vous a point encore occupée. +Mais... le congrès est fini. +Eh ! bien, dit-elle, vous deviez donc aller au congrès ? Ne me faites plus de questions semblables, dit-elle. -Cet amour a cessé jeune, pur, plein d’illusions. -Le mariage effeuilla mes espérances une à une. +Cet amour a cessé jeune, pur, plein d’illusions. +Le mariage effeuilla mes espérances une à une. Il ne me reste rien. -En entendant ce langage et devant cette beauté sublime, Charles trouva ses idées étroites. +En entendant ce langage et devant cette beauté sublime, Charles trouva ses idées étroites. Madame, il faut savoir oublier ses douleurs, ou se creuser une tombe, dit-il. -Raisonner là où il faut sentir est le propre des âmes sans portée. +Raisonner là où il faut sentir est le propre des âmes sans portée. Vandenesse garda donc le silence, contempla longtemps madame d’Aiglemont et sortit. -Charles fut profondément épris. -Aussi, quand un sentiment est vrai, sa destinée n’est-elle pas douteuse. -Aussi nulle leçon n’est-elle trop forte pour de si fortes tentations. +Charles fut profondément épris. +Aussi, quand un sentiment est vrai, sa destinée n’est-elle pas douteuse. +Aussi nulle leçon n’est-elle trop forte pour de si fortes tentations. Les nations devront choisir. Pascal a dit : Douter de Dieu, c’est y croire. -De même, une femme ne se débat que quand elle est prise. -Les superstitions de l’expérience parlèrent leur langage. -Jusqu’alors la vie ne lui avait versé que de l’amertume. +De même, une femme ne se débat que quand elle est prise. +Les superstitions de l’expérience parlèrent leur langage. +Jusqu’alors la vie ne lui avait versé que de l’amertume. Mais aussi le bonheur se paie-t-il jamais trop cher ? -La curiosité plaide toujours la cause des amants. -Au milieu de cette discussion secrète, Vandenesse arriva. -Sa présence fit évanouir le fantôme métaphysique de la raison. -Si vous étiez heureuse, vous seriez jeune et fraîche. -Vous croyez la vie terminée au moment où, pour vous, elle commence. +La curiosité plaide toujours la cause des amants. +Au milieu de cette discussion secrète, Vandenesse arriva. +Sa présence fit évanouir le fantôme métaphysique de la raison. +Si vous étiez heureuse, vous seriez jeune et fraîche. +Vous croyez la vie terminée au moment où, pour vous, elle commence. Confiez-vous aux soins d’un ami. -Il est si doux d’être aimé ! +Il est si doux d’être aimé ! D’ailleurs il faut aimer, dites-vous ? Eh ! bien, je ne le dois ni ne le puis. J’accepte un ami, je fuirais un amant. Non, voyez-vous, un premier amour ne se remplace jamais. -Enfin, quel homme voudrait à ce prix de mon cœur ? -Le geste de Charles révélait un véritable amour. -Le jeune homme dit froidement : — Vous avez peut-être raison. +Enfin, quel homme voudrait à ce prix de mon cœur ? +Le geste de Charles révélait un véritable amour. +Le jeune homme dit froidement : — Vous avez peut-être raison. Nouvel amour, chagrin nouveau. -Enfin, il la quitta, en lui disant avec émotion : — Adieu, madame. -Il ne répondit pas, et sortit. -L’enfer est pavé de bonnes intentions, n’est pas un paradoxe de prédicateur. +Enfin, il la quitta, en lui disant avec émotion : — Adieu, madame. +Il ne répondit pas, et sortit. +L’enfer est pavé de bonnes intentions, n’est pas un paradoxe de prédicateur. Vandenesse resta pendant quelques jours sans venir. -Écrire était un aveu ; d’ailleurs, son instinct lui disait qu’il reviendrait. -Le sixième jour, son valet de chambre le lui annonça. +Écrire était un aveu ; d’ailleurs, son instinct lui disait qu’il reviendrait. +Le sixième jour, son valet de chambre le lui annonça. Jamais elle n’entendit ce nom avec plus de plaisir. Sa joie l’effraya. Vous m’avez bien punie ! lui dit-elle. -Vandenesse la regarda d’un air hébété. -Punie ! répéta-t-il. -Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? demanda-t-elle en souriant. -Vous n’avez donc vu personne ? dit-il pour ne pas faire une réponse directe. -J’ai vu, je crois, aussi madame Firmiani et votre sœur, madame de Listomère. -Dès ce moment, ils entrèrent dans les cieux de l’amour. +Vandenesse la regarda d’un air hébété. +Punie ! répéta-t-il. +Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? demanda-t-elle en souriant. +Vous n’avez donc vu personne ? dit-il pour ne pas faire une réponse directe. +J’ai vu, je crois, aussi madame Firmiani et votre sœur, madame de Listomère. +Dès ce moment, ils entrèrent dans les cieux de l’amour. Les pompes du soir sont le signal des aveux et les encouragent. -Si l’on parle, le moindre mot possède une irrésistible puissance. +Si l’on parle, le moindre mot possède une irrésistible puissance. Juliette pressa presque involontairement la main de son ami. -Cette pression persuasive donna du courage à la timidité de l’amant. -Plus faible était la faveur, plus puissante, plus dangereuse elle fut. -Pour leur malheur à tous deux, il n’y avait ni semblants ni fausseté. -En ce moment le général d’Aiglemont entra. -Le ministère est changé, dit-il. +Cette pression persuasive donna du courage à la timidité de l’amant. +Plus faible était la faveur, plus puissante, plus dangereuse elle fut. +Pour leur malheur à tous deux, il n’y avait ni semblants ni fausseté. +En ce moment le général d’Aiglemont entra. +Le ministère est changé, dit-il. Votre oncle fait partie du nouveau cabinet. -Ainsi, vous avez de bien belles chances pour être ambassadeur, Vandenesse. -Charles et Julie se regardèrent en rougissant. +Ainsi, vous avez de bien belles chances pour être ambassadeur, Vandenesse. +Charles et Julie se regardèrent en rougissant. Cette pudeur mutuelle fut encore un lien. -Il fallait une réponse au marquis. +Il fallait une réponse au marquis. Je ne veux plus quitter Paris, dit Charles Vandenesse. -Nulle harmonie ne manque à ce concert. -Là gît une capitale couchée sous les paisibles cyprès du Père-Lachaise. -C’était une petite fille. +Nulle harmonie ne manque à ce concert. +Là gît une capitale couchée sous les paisibles cyprès du Père-Lachaise. +C’était une petite fille. Elle souffrait ou pensait. -Une mère sait cela peut-être. +Une mère sait cela peut-être. Je l’examinai curieusement. -L’aînée pouvait avoir environ sept à huit ans, l’autre six à peine. -Ils étaient habillés de la même manière. -Et c’était bien peu de chose. +L’aînée pouvait avoir environ sept à huit ans, l’autre six à peine. +Ils étaient habillés de la même manière. +Et c’était bien peu de chose. Tu sais bien qu’elle est toujours grognon. -Qu’étais-je donc pour elle ? -Ils étaient charmants tous trois. -Cette scène délicieuse, au milieu de ce magnifique paysage, y répandait une incroyable suavité. -Je me surpris à sourire, comme si ce bonheur était le mien. +Qu’étais-je donc pour elle ? +Ils étaient charmants tous trois. +Cette scène délicieuse, au milieu de ce magnifique paysage, y répandait une incroyable suavité. +Je me surpris à sourire, comme si ce bonheur était le mien. Le beau jeune homme entendit sonner neuf heures. -L’onde s’écarta en mille jets bruns sous sa jolie tête blonde. -L’éclair n’est pas plus prompt que ne le fut cette chute. +L’onde s’écarta en mille jets bruns sous sa jolie tête blonde. +L’éclair n’est pas plus prompt que ne le fut cette chute. Je me levai soudain et descendis par un sentier. -Hélène stupéfaite poussa des cris perçants : — Maman ! maman ! -La mère était là, près de moi. -Elle avait volé comme un oiseau. +Hélène stupéfaite poussa des cris perçants : — Maman ! maman ! +La mère était là, près de moi. +Elle avait volé comme un oiseau. L’eau noire bouillonnait sur un espace immense. -Le lit de la Bièvre a, dans cet endroit, dix pieds de boue. -L’enfant devait y mourir, il était impossible de le secourir. -À cette heure, un dimanche, tout était en repos. -La Bièvre n’a ni bateaux ni pêcheurs. -Hélène avait peut-être vengé son père. -Sa jalousie était sans doute le glaive de Dieu. -Cependant je frissonnai en contemplant la mère. -Quel épouvantable interrogatoire son mari, son juge éternel, n’allait-il pas lui faire subir ? -Et elle traînait avec elle un témoin incorruptible. +Le lit de la Bièvre a, dans cet endroit, dix pieds de boue. +L’enfant devait y mourir, il était impossible de le secourir. +À cette heure, un dimanche, tout était en repos. +La Bièvre n’a ni bateaux ni pêcheurs. +Hélène avait peut-être vengé son père. +Sa jalousie était sans doute le glaive de Dieu. +Cependant je frissonnai en contemplant la mère. +Quel épouvantable interrogatoire son mari, son juge éternel, n’allait-il pas lui faire subir ? +Et elle traînait avec elle un témoin incorruptible. La malheureuse femme ne pensait pas encore au supplice qui l’attendait au logis. -Elle regardait la Bièvre. -Le diplomate avait près de lui madame d’Aiglemont. -Puis le diplomate avait eu recours à sa montre. -J’aurai bien certainement cette femme-là pour cliente, se disait-il. -Non, monsieur, je suis forcé de vous renvoyer. +Elle regardait la Bièvre. +Le diplomate avait près de lui madame d’Aiglemont. +Puis le diplomate avait eu recours à sa montre. +J’aurai bien certainement cette femme-là pour cliente, se disait-il. +Non, monsieur, je suis forcé de vous renvoyer. Les affaires passent avant tout. -Que vous est-il donc arrivé ? demanda la femme à son mari. -La marquise impatientée se jeta désespérément sur un canapé. -La Vallée du Torrent, répondit Gustave en grognant. -La Vallée du torrent ! -Maintenant comment peut-il se rencontrer un drame dans un torrent et dans une vallée ? -Vous êtes-vous bien amusé, mon petit compère ? ajouta-t-il en s’asseyant devant l’enfant. -Oh ! oui, monsieur, je m’amusais bien, répondit l’enfant. -Gustave, taisez-vous donc, cria le général. -Il devait ne pas répondre, dit le père en regardant son fils avec froideur. -Assez, Hélène, lui dit-elle, allez sécher vos larmes dans le boudoir. +Que vous est-il donc arrivé ? demanda la femme à son mari. +La marquise impatientée se jeta désespérément sur un canapé. +La Vallée du Torrent, répondit Gustave en grognant. +La Vallée du torrent ! +Maintenant comment peut-il se rencontrer un drame dans un torrent et dans une vallée ? +Vous êtes-vous bien amusé, mon petit compère ? ajouta-t-il en s’asseyant devant l’enfant. +Oh ! oui, monsieur, je m’amusais bien, répondit l’enfant. +Gustave, taisez-vous donc, cria le général. +Il devait ne pas répondre, dit le père en regardant son fils avec froideur. +Assez, Hélène, lui dit-elle, allez sécher vos larmes dans le boudoir. Pas vrai, ma petite ? Oui, volant est le mot. Ah ! par exemple, elles ne m’attrapent pas moi. -Mais les maris ne la devinent jamais, c’est une justice à leur rendre. -Vous me répondrez à cela qu’il y a des grâces d’ét... +Mais les maris ne la devinent jamais, c’est une justice à leur rendre. +Vous me répondrez à cela qu’il y a des grâces d’ét... Le notaire l’y suivit en tremblant et sans achever sa phrase. Pour Dieu ! allez-vous-en ; vous finiriez par causer les plus grands malheurs. Puis il rentra dans le salon, en quittant le notaire sans le saluer. -Celui-ci resta pendant un moment tout ébaubi, perclus, sans savoir où il en était. -Hé ! diantre, je suis notaire et membre de ma chambre. -Bah ! c’est une boutade d’ambassadeur, rien n’est sacré pour ces gens-là. -Je lui demanderai raison ; c’est-à-dire je lui en demanderai la raison. -Au total, j’ai tort, peut-être... -Ma foi, je suis bien bon de me casser la tête ! +Celui-ci resta pendant un moment tout ébaubi, perclus, sans savoir où il en était. +Hé ! diantre, je suis notaire et membre de ma chambre. +Bah ! c’est une boutade d’ambassadeur, rien n’est sacré pour ces gens-là. +Je lui demanderai raison ; c’est-à-dire je lui en demanderai la raison. +Au total, j’ai tort, peut-être... +Ma foi, je suis bien bon de me casser la tête ! Qu’est-ce que cela me fait ? -Seulement, je te recommande encore de ne jamais parler que d’affaires en société. -Si tu ne veux pas me le dire, je le demanderai demain à... -Mais, Crottat, je ne t’ai jamais vu si dénué de sens. -Son service à la cour ne lui permettait pas de s’éloigner de Paris. -Onze heures venaient de sonner, et pas un domestique n’était arrivé. -Son indécise sévérité mourait dans un doux sourire gravé sur ses lèvres. -Le général avait un visage fortement basané. -Son front large et pur était sillonné par quelques mèches de cheveux grisonnants. -Ce vieux capitaine était redevenu petit sans beaucoup d’efforts. -À elle seule Hélène était un spectacle. -Sa beauté se distinguait par un rare caractère de force et d’élégance. -Ses sourcils, très-fournis et régulièrement plantés, tranchaient avec la blancheur de son front pur. -La mère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cette sévérité nécessaire ? -Hélène paraissait ne se croire digne de personne. -Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène ne souhaitait plus d’aller au bal. -Au reste, l’événement seulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. -Et, lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement sur ses genoux. -La fidélité aux engagements pris est la principale de ses qualités. -Les enfants aiment beaucoup à voir démolir. -La mère, comme toutes les mamans, appuya le petit Fox. -Fox retourne au collége. -L’entêté garçon ne songeait qu’à ce kiosque. -Que ceci, Gustave, te serve de leçon. -Gustave, qui avait attentivement écouté son père, ferma le livre à l’instant. +Seulement, je te recommande encore de ne jamais parler que d’affaires en société. +Si tu ne veux pas me le dire, je le demanderai demain à... +Mais, Crottat, je ne t’ai jamais vu si dénué de sens. +Son service à la cour ne lui permettait pas de s’éloigner de Paris. +Onze heures venaient de sonner, et pas un domestique n’était arrivé. +Son indécise sévérité mourait dans un doux sourire gravé sur ses lèvres. +Le général avait un visage fortement basané. +Son front large et pur était sillonné par quelques mèches de cheveux grisonnants. +Ce vieux capitaine était redevenu petit sans beaucoup d’efforts. +À elle seule Hélène était un spectacle. +Sa beauté se distinguait par un rare caractère de force et d’élégance. +Ses sourcils, très-fournis et régulièrement plantés, tranchaient avec la blancheur de son front pur. +La mère était-elle trop sévère pour sa fille, et jugeait-elle cette sévérité nécessaire ? +Hélène paraissait ne se croire digne de personne. +Devenue humble, pieuse et recueillie, Hélène ne souhaitait plus d’aller au bal. +Au reste, l’événement seulement fit naître ces conjectures toutes insolubles. +Et, lui lançant un regard impérieux, elle le prit vivement sur ses genoux. +La fidélité aux engagements pris est la principale de ses qualités. +Les enfants aiment beaucoup à voir démolir. +La mère, comme toutes les mamans, appuya le petit Fox. +Fox retourne au collége. +L’entêté garçon ne songeait qu’à ce kiosque. +Que ceci, Gustave, te serve de leçon. +Gustave, qui avait attentivement écouté son père, ferma le livre à l’instant. Le chien de garde aboya d’un ton de fureur. -Il sortit brusquement du salon sans avoir entendu la prière de sa femme. +Il sortit brusquement du salon sans avoir entendu la prière de sa femme. Mon ami, n’y va pas... -Qui est là ? demanda-t-il. -Ouvrez, répondit une voix presque suffoquée par des respirations haletantes. +Qui est là ? demanda-t-il. +Ouvrez, répondit une voix presque suffoquée par des respirations haletantes. Oui, mais ouvrez, car ils viennent ! -Monsieur, dit-il au général, abaissez le canon de votre pistolet. -Et quelle mort ! vous en répondriez à Dieu. -Je vous demande l’hospitalité pour deux heures. -Je veux l’hospitalité de l’Arabie. -Que je vous sois sacré ; sinon, ouvrez, j’irai mourir. +Monsieur, dit-il au général, abaissez le canon de votre pistolet. +Et quelle mort ! vous en répondriez à Dieu. +Je vous demande l’hospitalité pour deux heures. +Je veux l’hospitalité de l’Arabie. +Que je vous sois sacré ; sinon, ouvrez, j’irai mourir. Il me faut le secret, un asile et de l’eau. -Oh ! de l’eau ? répéta-t-il d’une voix qui râlait. +Oh ! de l’eau ? répéta-t-il d’une voix qui râlait. Ah ! qui je suis ? -Cependant il fallait une réponse. -Monsieur, dit le général, votre langage est si extraordinaire, qu’à ma place vous... -Deux heures, dit le marquis irrésolu. -Deux heures, répéta l’homme. -Dieu vous le rende, ajouta l’inconnu en laissant échapper un profond soupir. -Êtes-vous armé ? demanda le général. -Encore des questions ! répondit-il avec un air de hauteur. -Parce que j’ai cru pouvoir vous être utile dans le danger, répondit Gustave. -Et vous, dit-il en s’adressant à l’inconnu, suivez-moi. -Ils devinrent silencieux comme deux joueurs qui se défient l’un de l’autre. -Le général commença même à concevoir de sinistres pressentiments. -L’homme baissa la tête en signe d’adhésion. -Je n’ai demandé qu’un asile, le secret et de l’eau, ajouta-t-il. -Hé ! bien, monsieur, qu’y a-t-il ? demanda vivement la marquise à son mari. -Rien, ma chère, répondit-il d’un air froid. -Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez de conduire quelqu’un là-haut... +Cependant il fallait une réponse. +Monsieur, dit le général, votre langage est si extraordinaire, qu’à ma place vous... +Deux heures, dit le marquis irrésolu. +Deux heures, répéta l’homme. +Dieu vous le rende, ajouta l’inconnu en laissant échapper un profond soupir. +Êtes-vous armé ? demanda le général. +Encore des questions ! répondit-il avec un air de hauteur. +Parce que j’ai cru pouvoir vous être utile dans le danger, répondit Gustave. +Et vous, dit-il en s’adressant à l’inconnu, suivez-moi. +Ils devinrent silencieux comme deux joueurs qui se défient l’un de l’autre. +Le général commença même à concevoir de sinistres pressentiments. +L’homme baissa la tête en signe d’adhésion. +Je n’ai demandé qu’un asile, le secret et de l’eau, ajouta-t-il. +Hé ! bien, monsieur, qu’y a-t-il ? demanda vivement la marquise à son mari. +Rien, ma chère, répondit-il d’un air froid. +Mais nous avons cependant bien écouté, vous venez de conduire quelqu’un là-haut... Vous devez n’avoir rien entendu. -La jeune fille répondit par un mouvement de tête significatif. -L’étranger ne s’attendait sans doute pas à se voir si vivement éclairé. -Excusez des caprices nécessaires. +La jeune fille répondit par un mouvement de tête significatif. +L’étranger ne s’attendait sans doute pas à se voir si vivement éclairé. +Excusez des caprices nécessaires. Ils viennent, les voici ! Je n’entends rien, dit le marquis. -Vous n’êtes pas intéressé, comme je le suis, à écouter dans l’espace. +Vous n’êtes pas intéressé, comme je le suis, à écouter dans l’espace. C’est la gendarmerie, dit-il. -En effet, les chevaux s’arrêtèrent à la porte de la maison. -Vous n’avez ouvert votre porte à personne ? -Ai-je donc l’habitude d’ouvrir moi-même ma porte ?... -Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me semble que... +En effet, les chevaux s’arrêtèrent à la porte de la maison. +Vous n’avez ouvert votre porte à personne ? +Ai-je donc l’habitude d’ouvrir moi-même ma porte ?... +Mais, pardon, mon général, en ce moment, il me semble que... Rien, rien, monseigneur, reprit doucement le brigadier. -Vous excuserez notre zèle. -Un assassin ! s’écria le général. -Et qui donc a été... +Vous excuserez notre zèle. +Un assassin ! s’écria le général. +Et qui donc a été... Mais l’assassin est vivement poursuivi. Nous sommes certains qu’il est dans les environs, et nous allons le traquer. -Sait-on le nom du meurtrier ? demanda le général. -Non, répondit le cavalier. +Sait-on le nom du meurtrier ? demanda le général. +Non, répondit le cavalier. C’est une vengeance, dit le marquis. Ah ! bah ! sur un vieillard ?... -Non, non, ce gaillard-là n’aura pas eu le temps de faire son coup. -Et le gendarme rejoignit ses compagnons, qui galopaient déjà dans le lointain. -Le général resta pendant un moment en proie à des perplexités faciles à comprendre. -Sa voix fit trembler les échos de la maison. -Le général se tut soudain. -Hé ! bien, maman ? répondit-elle d’une voix troublée. -Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. -S’il y a une personne, elle n’a pas encore bougé. +Non, non, ce gaillard-là n’aura pas eu le temps de faire son coup. +Et le gendarme rejoignit ses compagnons, qui galopaient déjà dans le lointain. +Le général resta pendant un moment en proie à des perplexités faciles à comprendre. +Sa voix fit trembler les échos de la maison. +Le général se tut soudain. +Hé ! bien, maman ? répondit-elle d’une voix troublée. +Je voudrais bien savoir ce qui se passe là-haut. +S’il y a une personne, elle n’a pas encore bougé. Moi ? dit la jeune fille avec une sorte d’effroi. -Non, madame, mais je crois avoir distingué le pas d’un homme. +Non, madame, mais je crois avoir distingué le pas d’un homme. Comment ! dit la marquise avec un accent d’ironie. Voici la clef, ma fille ! -Allez, et sachez qu’une mère ne doit jamais être jugée par sa fille... -Quand elle y arriva, le désordre de ses pensées eut quelque chose de fatal. +Allez, et sachez qu’une mère ne doit jamais être jugée par sa fille... +Quand elle y arriva, le désordre de ses pensées eut quelque chose de fatal. Enfin elle ouvrit la porte. -Le cri des gonds avait sans doute vainement frappé l’oreille du meurtrier. +Le cri des gonds avait sans doute vainement frappé l’oreille du meurtrier. Des gouttes de sueur froide sillonnaient son front jaune et large. -Une audace incroyable brillait sur ce visage fortement contracté. -Son corps, son attitude, ses proportions, s’accordaient avec son génie sauvage. +Une audace incroyable brillait sur ce visage fortement contracté. +Son corps, son attitude, ses proportions, s’accordaient avec son génie sauvage. Monsieur ! dit-elle d’une voix palpitante. -Une femme ! s’écria-t-il doucement. -Éloignez-vous, reprit-il. +Une femme ! s’écria-t-il doucement. +Éloignez-vous, reprit-il. Je dois vivre seul. Il faut me soumettre aux lois du monde. -Cette dernière phrase fut prononcée à voir basse. -Ce fut comme une lumière qui lui aurait éclairé des pays inconnus. +Cette dernière phrase fut prononcée à voir basse. +Ce fut comme une lumière qui lui aurait éclairé des pays inconnus. Sa femme gardait Abel endormi. -Moïna, posée sur la bergère comme un oiseau dans son nid, sommeillait insouciante. -Quelques bruits sourds retentirent encore auprès des lits. -La toux d’un vieux cocher résonna faiblement et se tut. -Les étoiles seules brillaient. +Moïna, posée sur la bergère comme un oiseau dans son nid, sommeillait insouciante. +Quelques bruits sourds retentirent encore auprès des lits. +La toux d’un vieux cocher résonna faiblement et se tut. +Les étoiles seules brillaient. Le froid avait saisi la terre. -Pas un être ne parla, ne remua. +Pas un être ne parla, ne remua. Seulement le feu bruissait, comme pour faire comprendre la profondeur du silence. L’horloge de Montreuil sonna une heure. -En ce moment des pas extrêmement légers retentirent faiblement dans l’étage supérieur. -Tout à coup le meurtrier apparut au milieu d’eux. -Vous ici ! s’écria le général. +En ce moment des pas extrêmement légers retentirent faiblement dans l’étage supérieur. +Tout à coup le meurtrier apparut au milieu d’eux. +Vous ici ! s’écria le général. Et, d’un regard terrible, il interrogea sa femme et ses enfants. Un assassin couvert de sang ici ! Vous souillez ce tableau ! Sortez ! sortez ! ajouta-t-il avec un accent de fureur. Au mot d’assassin, la marquise jeta un cri. Elle semblait avoir attendu cet homme. -Ses pensées si vastes eurent un sens. -La punition que le ciel réservait à ses fautes éclatait. +Ses pensées si vastes eurent un sens. +La punition que le ciel réservait à ses fautes éclatait. Pour elle, un commandement de Dieu se manifestait dans cette circonstance. -L’étranger resta immobile et froid. -Vous reconnaissez bien mal la noblesse de mes procédés envers vous, dit-il lentement. -Enfin je n’ai pas même permis à votre fille de... +L’étranger resta immobile et froid. +Vous reconnaissez bien mal la noblesse de mes procédés envers vous, dit-il lentement. +Enfin je n’ai pas même permis à votre fille de... Ah ! malheureux, sors ou je te tue. -Les deux heures ne sont pas expirées. -Il craignit de mollir encore en reconnaissant que sa volonté s’affaiblissait déjà. -Oui, un vieillard, répéta l’inconnu dont le front se contracta légèrement. -L’avoir coupé en morceaux ! -Je l’ai coupé en morceaux, reprit l’assassin avec calme. -Fuyez ! s’écria le général sans oser regarder son hôte. +Les deux heures ne sont pas expirées. +Il craignit de mollir encore en reconnaissant que sa volonté s’affaiblissait déjà. +Oui, un vieillard, répéta l’inconnu dont le front se contracta légèrement. +L’avoir coupé en morceaux ! +Je l’ai coupé en morceaux, reprit l’assassin avec calme. +Fuyez ! s’écria le général sans oser regarder son hôte. Notre pacte est rompu. Je ne vous tuerai pas. -Non ! je ne me ferai jamais le pourvoyeur de l’échafaud. +Non ! je ne me ferai jamais le pourvoyeur de l’échafaud. Mais sortez, vous nous faites horreur. -Je le sais, répondit le criminel avec résignation. -Ne devinez-vous pas des crimes antérieurs chez un homme qu’on vient de hacher ? -Je me suis fait juge et bourreau, j’ai remplacé la justice humaine impuissante. -Mais je vous aurais voulu plus généreux. +Je le sais, répondit le criminel avec résignation. +Ne devinez-vous pas des crimes antérieurs chez un homme qu’on vient de hacher ? +Je me suis fait juge et bourreau, j’ai remplacé la justice humaine impuissante. +Mais je vous aurais voulu plus généreux. Il alla vers la porte. -Qu’avez-vous, ma chère ? demanda le marquis. -Hélène veut le suivre, dit-elle. +Qu’avez-vous, ma chère ? demanda le marquis. +Hélène veut le suivre, dit-elle. Il n’est pas alors naturel que vous ayez le dessein de... -Si cela n’est pas naturel, au moins cela est vrai, mon père. +Si cela n’est pas naturel, au moins cela est vrai, mon père. Je vous estime trop pour supposer... -Oh ! supposez tout, madame, répondit Hélène d’un ton froid. -Mon ami, cria-t-elle à son mari, c’est le démon ! -Le général se leva pour saisir un cordon de sonnette. -Il vous perd, dit Hélène au meurtrier. -Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nous serons quittes. -Je vous épargnerai un déshonneur en me livrant moi-même. -Après tout, que ferais-je maintenant dans la vie ? -Ses mains sont teintes de sang, dit le père à sa fille. -Je les essuierai, répondit-elle. -Adieu donc à tous, je vais aller mourir ! -Qu’est-ce que cela signifie ? lui dirent ensemble son père et sa mère. -Ta conduite cache donc un mystère. -Voyons, es-tu jalouse de notre affection pour tes frères ou ta jeune sœur ? -As-tu dans l’âme un chagrin d’amour ? +Oh ! supposez tout, madame, répondit Hélène d’un ton froid. +Mon ami, cria-t-elle à son mari, c’est le démon ! +Le général se leva pour saisir un cordon de sonnette. +Il vous perd, dit Hélène au meurtrier. +Je vais vous payer votre hospitalité, dit-il, et nous serons quittes. +Je vous épargnerai un déshonneur en me livrant moi-même. +Après tout, que ferais-je maintenant dans la vie ? +Ses mains sont teintes de sang, dit le père à sa fille. +Je les essuierai, répondit-elle. +Adieu donc à tous, je vais aller mourir ! +Qu’est-ce que cela signifie ? lui dirent ensemble son père et sa mère. +Ta conduite cache donc un mystère. +Voyons, es-tu jalouse de notre affection pour tes frères ou ta jeune sœur ? +As-tu dans l’âme un chagrin d’amour ? Es-tu malheureuse ici ? -La marquise pâlit, et sa fille, qui l’observait, s’arrêta. -Ne dois-je pas tôt ou tard aller vivre sous la protection d’un homme ? -Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, à quel être nous lions nos destinées ? +La marquise pâlit, et sa fille, qui l’observait, s’arrêta. +Ne dois-je pas tôt ou tard aller vivre sous la protection d’un homme ? +Savons-nous jamais, dit-elle en continuant, à quel être nous lions nos destinées ? Moi, je crois en cet homme. Je pense aux siennes... -Quelle vie ! dit le père. -Une vie de femme, répondit la fille en murmurant. -Vous êtes bien savante, s’écria la marquise en retrouvant la parole. -Dites tout, ma fille, je suis mère. +Quelle vie ! dit le père. +Une vie de femme, répondit la fille en murmurant. +Vous êtes bien savante, s’écria la marquise en retrouvant la parole. +Dites tout, ma fille, je suis mère. Vous voyez bien, madame, que sans moi il serait seul. -Assez, madame, s’écria le général, nous n’avons plus qu’une fille ! -Soit ! mon père, répondit-elle avec un calme désespérant, j’y mourrai. -Vous n’êtes comptable de ma vie et de son âme qu’à Dieu. -Un profond silence succéda soudain à ces paroles. -Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutte effroyable, vous êtes libre. -Embrassez votre mère, et elle y consent. -Quant à moi, je ne veux plus ni vous voir ni vous entendre... -Une expression dédaigneuse était peinte sur sa figure. +Assez, madame, s’écria le général, nous n’avons plus qu’une fille ! +Soit ! mon père, répondit-elle avec un calme désespérant, j’y mourrai. +Vous n’êtes comptable de ma vie et de son âme qu’à Dieu. +Un profond silence succéda soudain à ces paroles. +Ma fille, dit alors le père abattu par cette lutte effroyable, vous êtes libre. +Embrassez votre mère, et elle y consent. +Quant à moi, je ne veux plus ni vous voir ni vous entendre... +Une expression dédaigneuse était peinte sur sa figure. Quoi qu’il arrive, il y aura du malheur dans cette maison. Et si votre fille est heureuse ? demanda le meurtrier en regardant fixement le militaire. -Le général n’osa pas contempler sa fille. -Inconcevable ! s’écria le père. -La marquise lança sur sa fille un regard extraordinaire, et lui ouvrit ses bras. -Hélène s’y précipita en pleurant. -Adieu, dit-elle, adieu, ma mère ! -Hélène fit hardiment un signe à l’étranger, qui tressaillit. +Le général n’osa pas contempler sa fille. +Inconcevable ! s’écria le père. +La marquise lança sur sa fille un regard extraordinaire, et lui ouvrit ses bras. +Hélène s’y précipita en pleurant. +Adieu, dit-elle, adieu, ma mère ! +Hélène fit hardiment un signe à l’étranger, qui tressaillit. Vous devez le savoir. -Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille était devenue extraordinairement romanesque et singulièrement exaltée. -Malgré mes soins à combattre cette tendance de son caractère... +Depuis quelque temps, répondit-elle, votre fille était devenue extraordinairement romanesque et singulièrement exaltée. +Malgré mes soins à combattre cette tendance de son caractère... Cela n’est pas clair... -Hélène ! cria-t-il. -Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine prophétie. +Hélène ! cria-t-il. +Cette voix se perdit dans la nuit comme une vaine prophétie. Une sorte d’esprit lui passa sur la face. Au secours ! au secours !... -Tous ses gens s’éveillèrent en sursaut. +Tous ses gens s’éveillèrent en sursaut. Ce fut un tumulte affreux au milieu de cette nuit calme. Allez dans le jardin ! -Ouvrez à la gendarmerie ! -Hélène ! lui dit-il. -Brigadier, s’écria-t-il, allez couper la retraite à l’assassin de monsieur de Mauny. +Ouvrez à la gendarmerie ! +Hélène ! lui dit-il. +Brigadier, s’écria-t-il, allez couper la retraite à l’assassin de monsieur de Mauny. Ils s’en vont par mes jardins. -Le chien n’était pas revenu. -Elle était là, tout à l’heure, et maintenant, perdue, perdue ! +Le chien n’était pas revenu. +Elle était là, tout à l’heure, et maintenant, perdue, perdue ! Je ne pourrais plus rien voir de ce qui nous la rappelle... La faillite d’un agent de change ruina le marquis. -Poussé par son désespoir à tout tenter, le général s’expatria. -Six ans s’étaient écoulés depuis son départ. -Le ciel avait une pureté ravissante. +Poussé par son désespoir à tout tenter, le général s’expatria. +Six ans s’étaient écoulés depuis son départ. +Le ciel avait une pureté ravissante. Il y avait de la paresse dans l’air. -Cet homme était le marquis. -Il était à sa place, au foyer, et s’y sentait pressé, caressé. -Il se figurait Moïna, belle, grandie, imposante comme une jeune fille. +Cet homme était le marquis. +Il était à sa place, au foyer, et s’y sentait pressé, caressé. +Il se figurait Moïna, belle, grandie, imposante comme une jeune fille. C’est lui, dit-il, il nous suit. -Qu’est-ce ? s’écria le capitaine espagnol. -Un vaisseau, reprit à voix basse le général. -Je l’ai déjà vu hier, répondit le capitaine Gomez. +Qu’est-ce ? s’écria le capitaine espagnol. +Un vaisseau, reprit à voix basse le général. +Je l’ai déjà vu hier, répondit le capitaine Gomez. Il aura eu des avaries, une voie d’eau. -Il nous gagne, s’écria le Français. -C’est un corsaire colombien, lui dit à l’oreille le capitaine. -Nous sommes encore à six lieues de terre, et le vent faiblit. -Lui ! s’écria le capitaine. +Il nous gagne, s’écria le Français. +C’est un corsaire colombien, lui dit à l’oreille le capitaine. +Nous sommes encore à six lieues de terre, et le vent faiblit. +Lui ! s’écria le capitaine. Ah ! il ne s’appelle pas l’Othello sans raison. Il le faut, le Parisien serait impitoyable. -Lui aussi arrive ! répondit le marquis. -Othello n’était plus guère qu’à trois lieues. +Lui aussi arrive ! répondit le marquis. +Othello n’était plus guère qu’à trois lieues. Une rage inexprimable rendit le capitaine plus blanc que ses voiles. Mais plus le capitaine jura, moins la besogne se fit. -Il tira lui-même le canon d’alarme, espérant être entendu de la côte. -Tonnerre ! s’écria le général, comme c’est pointé ! -Ils ont des caronades faites exprès. -Oh ! celui-là, voyez-vous, quand il parle, il faut se taire, répondit un matelot. +Il tira lui-même le canon d’alarme, espérant être entendu de la côte. +Tonnerre ! s’écria le général, comme c’est pointé ! +Ils ont des caronades faites exprès. +Oh ! celui-là, voyez-vous, quand il parle, il faut se taire, répondit un matelot. Le Parisien ne craindrait pas un vaisseau anglais... Nous sommes encore plus loin de la France que je ne le croyais. -Pourquoi vous désoler ? reprit le général. -Tous vos passagers sont Français, ils ont frété votre bâtiment. -Ce corsaire est un Parisien, dites-vous ; hé bien, hissez pavillon blanc, et... -Et il nous coulera, répondit le capitaine. +Pourquoi vous désoler ? reprit le général. +Tous vos passagers sont Français, ils ont frété votre bâtiment. +Ce corsaire est un Parisien, dites-vous ; hé bien, hissez pavillon blanc, et... +Et il nous coulera, répondit le capitaine. Ah ! si c’est un pirate ! Pirate ! dit le matelot d’un air farouche. -Ah ! il est toujours en règle, ou sait s’y mettre. -Eh ! bien, s’écria le général en levant les yeux au ciel, résignons-nous. +Ah ! il est toujours en règle, ou sait s’y mettre. +Eh ! bien, s’écria le général en levant les yeux au ciel, résignons-nous. Et il eut encore assez de force pour retenir ses larmes. Mettez en panne, dit le capitaine d’un air triste. -Le marquis regarda l’équipage du Saint-Ferdinand et frissonna. -Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz sans doute adieu pour toujours. -Trois hommes se tenaient autour de chaque pièce. -La mort les aurait tués sans les renverser. -Les matelots, bien armés, actifs, lestes et vigoureux, restaient immobiles. -Toutes ces figures énergiques étaient fortement basanées par le soleil, durcies par les travaux. +Le marquis regarda l’équipage du Saint-Ferdinand et frissonna. +Cette fois, répondit le capitaine, vous lui direz sans doute adieu pour toujours. +Trois hommes se tenaient autour de chaque pièce. +La mort les aurait tués sans les renverser. +Les matelots, bien armés, actifs, lestes et vigoureux, restaient immobiles. +Toutes ces figures énergiques étaient fortement basanées par le soleil, durcies par les travaux. Les grappins d’abordage ! cria le lieutenant. -Et le Saint-Ferdinand fut accroché par l’Othello avec une promptitude miraculeuse. -Comment ? demanda froidement le général. -Que voulez-vous qu’ils fassent de nous ? répondit l’Espagnol. -Il se retourna, et ne vit plus que les quatre négociants. +Et le Saint-Ferdinand fut accroché par l’Othello avec une promptitude miraculeuse. +Comment ? demanda froidement le général. +Que voulez-vous qu’ils fassent de nous ? répondit l’Espagnol. +Il se retourna, et ne vit plus que les quatre négociants. Quand je vous le disais, lui dit froidement le capitaine espagnol. -C’était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaient accoutumés. -Ils se trouvèrent bientôt les seuls qui survécussent à l’équipage du Saint-Ferdinand. -Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez. -À la mer ! cria le jeune homme. -À cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez. -Vous êtes des lâches ! s’écria le général en arrêtant les deux corsaires. +C’était pour eux un événement tout simple, auquel ils semblaient accoutumés. +Ils se trouvèrent bientôt les seuls qui survécussent à l’équipage du Saint-Ferdinand. +Ils obéissent à la nécessité, répondit froidement Gomez. +À la mer ! cria le jeune homme. +À cet ordre deux canonniers se saisirent de Gomez. +Vous êtes des lâches ! s’écria le général en arrêtant les deux corsaires. Mon vieux, lui dit le lieutenant, ne vous emportez pas trop. -Nous allons avoir aussi tout à l’heure notre petit bout de conversation. -Ma fortune ou la mort ! s’écria-t-il dans un effroyable accès de rage. -Ah ! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaire en ricanant. -Maintenant vous êtes sûr d’obtenir quelque chose de nous... -En ce moment, le général rencontra l’œil fauve du ravisseur de sa fille. -Le père et le gendre se reconnurent tout à coup. -Malheur à qui ne le respecterait pas ! -L’expression fanatique de cette allégresse rendit le général inquiet et sombre. -Esclave et souveraine, elle voulait obéir parce qu’elle pouvait régner. -Elle était vêtue avec une magnificence pleine de charme et d’élégance. -Vous étiez sur ce vaisseau ? -J’allais périr sans... +Nous allons avoir aussi tout à l’heure notre petit bout de conversation. +Ma fortune ou la mort ! s’écria-t-il dans un effroyable accès de rage. +Ah ! vous êtes raisonnable, lui répondit le corsaire en ricanant. +Maintenant vous êtes sûr d’obtenir quelque chose de nous... +En ce moment, le général rencontra l’œil fauve du ravisseur de sa fille. +Le père et le gendre se reconnurent tout à coup. +Malheur à qui ne le respecterait pas ! +L’expression fanatique de cette allégresse rendit le général inquiet et sombre. +Esclave et souveraine, elle voulait obéir parce qu’elle pouvait régner. +Elle était vêtue avec une magnificence pleine de charme et d’élégance. +Vous étiez sur ce vaisseau ? +J’allais périr sans... Sans mon mari, dit-elle en l’interrompant, je devine. -Je devrai donc gémir encore sur ta destinée. +Je devrai donc gémir encore sur ta destinée. Pourquoi ? demanda-t-elle en souriant. -Heureuse ! s’écria-t-il en faisant un bond de surprise. +Heureuse ! s’écria-t-il en faisant un bond de surprise. Tout ce que le caprice d’une femme peut inventer, je l’obtiens. -Mes désirs sont même parfois surpassés. +Mes désirs sont même parfois surpassés. J’ai la part de toutes les femmes ! -J’ai déjà dévoré mille existences. +J’ai déjà dévoré mille existences. Ici je suis seule, ici je commande. -Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux enflammés. +Un torrent de larmes s’échappa de ses yeux enflammés. Abel, dit-elle, mon ange, je pleure de joie. -Mais tu aimais les fêtes, les bals, la musique ? -Je vous comprends, mon père, dit-elle en souriant. +Mais tu aimais les fêtes, les bals, la musique ? +Je vous comprends, mon père, dit-elle en souriant. Mais c’est lui qui est leur dieu ! -Ces pauvres gens sont à la fois des géants et des enfants. +Ces pauvres gens sont à la fois des géants et des enfants. Et quand il y a des combats ? -J’y suis accoutumée, répondit-elle. -Je n’ai tremblé que pendant le premier... -Et s’il périssait ? +J’y suis accoutumée, répondit-elle. +Je n’ai tremblé que pendant le premier... +Et s’il périssait ? Notre existence est une, et ne se scinde pas. -Tu l’aimes donc à ce point de le préférer à tout ? -À tout, répéta-t-elle. -Mais ne sondons point ce mystère. +Tu l’aimes donc à ce point de le préférer à tout ? +À tout, répéta-t-elle. +Mais ne sondons point ce mystère. Tenez ! ce cher enfant, eh bien, c’est encore lui ! -Il le fallait sans doute, répondit-elle, car il est humain et généreux. -Et son crime ? dit le général comme s’il se parlait à lui-même. -Se venger soi-même ! s’écria le général. +Il le fallait sans doute, répondit-elle, car il est humain et généreux. +Et son crime ? dit le général comme s’il se parlait à lui-même. +Se venger soi-même ! s’écria le général. Ah ! tu es perdue. -Il t’a ensorcelée, pervertie. -Hélène, dit gravement le général, nous sommes à quelques lieues de la France... -Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis du bout du pied. -Mais ne viendras-tu pas voir ta mère, ta sœur, tes frères ? +Il t’a ensorcelée, pervertie. +Hélène, dit gravement le général, nous sommes à quelques lieues de la France... +Voilà mon pays, répondit-elle en frappant sur le tapis du bout du pied. +Mais ne viendras-tu pas voir ta mère, ta sœur, tes frères ? Ma conscience ! mais c’est lui. En ce moment elle tressaillit violemment. — Le voici, dit-elle. -Ce mouvement de sensitive émut le général. -Les froides et étroites combinaisons de la société mouraient devant ce tableau. -Vous gêné-je ? demanda le corsaire en rompant le silence et regardant sa femme. -Non, lui répondit le général. -Hélène m’a tout dit. +Ce mouvement de sensitive émut le général. +Les froides et étroites combinaisons de la société mouraient devant ce tableau. +Vous gêné-je ? demanda le corsaire en rompant le silence et regardant sa femme. +Non, lui répondit le général. +Hélène m’a tout dit. Je vois qu’elle est perdue pour nous... -Non, répliqua vivement le corsaire... -Encore quelques années, et la prescription me permettra de revenir en France. -Il se tut, en dédaignant de se justifier. -Nous n’avons pas de vivres, répliqua tranquillement le corsaire. -Mais en débarquant ces hommes sur la côte... +Non, répliqua vivement le corsaire... +Encore quelques années, et la prescription me permettra de revenir en France. +Il se tut, en dédaignant de se justifier. +Nous n’avons pas de vivres, répliqua tranquillement le corsaire. +Mais en débarquant ces hommes sur la côte... Permettez-moi de vous la restituer en autre monnaie... -Une chaloupe et des hommes dévoués vous attendent. -Espérons une troisième rencontre plus complétement heureuse... +Une chaloupe et des hommes dévoués vous attendent. +Espérons une troisième rencontre plus complétement heureuse... Soit ! nous nous amuserons un peu. Nos gens s’ennuient. -Oh ! partez, mon père, s’écria la femme du marin. -Oh ! pouvez-vous douter de mon âme ! +Oh ! partez, mon père, s’écria la femme du marin. +Oh ! pouvez-vous douter de mon âme ! Je fais tous les jours des vœux pour leur bonheur. -Ne saurai-je donc jamais à quel motif ta fuite est due ? +Ne saurai-je donc jamais à quel motif ta fuite est due ? Ce secret ne m’appartient pas, dit-elle d’un ton grave. -J’ai souffert pendant dix ans des maux inouïs... +J’ai souffert pendant dix ans des maux inouïs... Sa passion pour les braves l’emporta. -Le marin, fortement ému, lui donna ses enfants à bénir. -Soyez toujours heureux ! s’écria le grand-père en s’élançant sur le tillac. -Sur mer, un singulier spectacle attendait le général. -Le Saint-Ferdinand, livré aux flammes, flambait comme un immense feu de paille. -Bientôt le Saint-Ferdinand coula, en produisant un bouillonnement aussitôt effacé par l’Océan. -Le mouchoir blanc, la robe se détachaient seuls sur ce fond de bistre. -Après avoir rétabli sa fortune, le marquis mourut épuisé de fatigue. -La capricieuse enfant voulut voir les beautés de ces montagnes. -Nous y étions bien mieux qu’ici. -Quelle espèce de gens nous a-t-on donnés pour voisins ! -Cette nuit est une des plus affreuses que j’aie passées de ma vie. +Le marin, fortement ému, lui donna ses enfants à bénir. +Soyez toujours heureux ! s’écria le grand-père en s’élançant sur le tillac. +Sur mer, un singulier spectacle attendait le général. +Le Saint-Ferdinand, livré aux flammes, flambait comme un immense feu de paille. +Bientôt le Saint-Ferdinand coula, en produisant un bouillonnement aussitôt effacé par l’Océan. +Le mouchoir blanc, la robe se détachaient seuls sur ce fond de bistre. +Après avoir rétabli sa fortune, le marquis mourut épuisé de fatigue. +La capricieuse enfant voulut voir les beautés de ces montagnes. +Nous y étions bien mieux qu’ici. +Quelle espèce de gens nous a-t-on donnés pour voisins ! +Cette nuit est une des plus affreuses que j’aie passées de ma vie. Comment te trouves-tu ce matin ? Voyons, lui dit-elle en cherchant la main de sa fille. -Oh ! laisse-moi, ma mère, répondit Moïna, tu as froid. +Oh ! laisse-moi, ma mère, répondit Moïna, tu as froid. Et elle sortit vivement. -Envoie-moi Pauline ! cria Moïna, je vais m’habiller. -Madame, vous avez mis près de nous une personne qui paraît souffrir beaucoup... +Envoie-moi Pauline ! cria Moïna, je vais m’habiller. +Madame, vous avez mis près de nous une personne qui paraît souffrir beaucoup... Elle portait sur son dos un petit enfant qui se meurt. Je n’ai pas pu me dispenser de la recevoir ici. Pauvre petit ! nous allons mourir ensemble, qu’elle dit en regardant son enfant. -Je viens d’envoyer chercher le médecin et monsieur le maire. -Mais, s’écria la marquise, donnez-lui tous les secours qui pourront lui être nécessaires. -Mon Dieu ! peut-être est-il encore temps de la sauver ! -Je vous paierai tout ce qu’elle dépensera... +Je viens d’envoyer chercher le médecin et monsieur le maire. +Mais, s’écria la marquise, donnez-lui tous les secours qui pourront lui être nécessaires. +Mon Dieu ! peut-être est-il encore temps de la sauver ! +Je vous paierai tout ce qu’elle dépensera... Je vais aller la voir... -La marquise pâlit à l’aspect de la mourante. +La marquise pâlit à l’aspect de la mourante. Ma fille ! dit madame d’Aiglemont, que vous faut-il ? -Il ne me faut plus rien, répondit Hélène d’une voix affaiblie. -J’espérais revoir mon père ; mais votre deuil m’annonce... -Hélène gardait le silence. +Il ne me faut plus rien, répondit Hélène d’une voix affaiblie. +J’espérais revoir mon père ; mais votre deuil m’annonce... +Hélène gardait le silence. Elle venait d’aspirer le dernier soupir de son dernier enfant. -Par grâce, ma fille, reprit-elle, ne renouvelons pas en ce moment les tristes combats... -Je me tairai, répondit Hélène en faisant un effort surnaturel. -Je suis mère, je sais que Moïna ne doit pas... -Où est mon enfant ? -Moïna rentra, poussée par la curiosité. -Ma sœur, dit cette enfant gâtée, le médecin... -Tout est inutile, reprit Hélène. -Ah ! pourquoi ne suis-je pas morte à seize ans, quand je voulais me tuer ! +Par grâce, ma fille, reprit-elle, ne renouvelons pas en ce moment les tristes combats... +Je me tairai, répondit Hélène en faisant un effort surnaturel. +Je suis mère, je sais que Moïna ne doit pas... +Où est mon enfant ? +Moïna rentra, poussée par la curiosité. +Ma sœur, dit cette enfant gâtée, le médecin... +Tout est inutile, reprit Hélène. +Ah ! pourquoi ne suis-je pas morte à seize ans, quand je voulais me tuer ! Le bonheur ne se trouve jamais en dehors des lois... -La comtesse Moïna de Saint-Héreen était le dernier enfant de madame d’Aiglemont. +La comtesse Moïna de Saint-Héreen était le dernier enfant de madame d’Aiglemont. Gustave laissa des enfants et une veuve. -Moïna avait heureusement survécu à quatre enfants, ses aînés. -Elle a été si bonne musicienne dans son temps ! -Un salon où personne ne fait attention à la marquise, répondait le parasite. -À quatre heures, la chère Moïna est au bois. -Le soir, la chère Moïna va au bal ou aux Bouffes... -Et puis, je suis heureuse quand je sais que Moïna s’amuse ! -Elle pouvait se confier à moi, qui, jadis, ai connu son mari. +Moïna avait heureusement survécu à quatre enfants, ses aînés. +Elle a été si bonne musicienne dans son temps ! +Un salon où personne ne fait attention à la marquise, répondait le parasite. +À quatre heures, la chère Moïna est au bois. +Le soir, la chère Moïna va au bal ou aux Bouffes... +Et puis, je suis heureuse quand je sais que Moïna s’amuse ! +Elle pouvait se confier à moi, qui, jadis, ai connu son mari. Entre ces deux cœurs, il n’y a qu’un seul juge possible. Ce juge est Dieu ! Sans doute, chaque chose va dans son sein, ou, mieux encore, elle y retourne. -La physionomie des femmes ne commence qu’à trente ans. -Elle avait sans doute jugé l’avenir de Moïna. -La situation de cette mère sera comprise en expliquant celle de sa fille. -Son enfant chérie se trouvait donc au bord d’un abîme. -Horribles souffrances, incroyables, sans langage ! abîmes sans fond ! +La physionomie des femmes ne commence qu’à trente ans. +Elle avait sans doute jugé l’avenir de Moïna. +La situation de cette mère sera comprise en expliquant celle de sa fille. +Son enfant chérie se trouvait donc au bord d’un abîme. +Horribles souffrances, incroyables, sans langage ! abîmes sans fond ! Un regard froid pouvait tuer la marquise. -Cet exemple, pris entre mille, ne pouvait frapper que le cœur d’une mère. +Cet exemple, pris entre mille, ne pouvait frapper que le cœur d’une mère. Madame d’Aiglemont se leva, sourit, et alla pleurer en secret. -Elle était assise sur un divan, et paraissait réfléchir. +Elle était assise sur un divan, et paraissait réfléchir. Pourquoi vient-on ? dit-elle d’une voix dure. -Oui, mon enfant, c’est ta mère... -Cet éloignement garantissait de toute indiscrétion. -Vous allez me prêcher au sujet d’Alfred... +Oui, mon enfant, c’est ta mère... +Cet éloignement garantissait de toute indiscrétion. +Vous allez me prêcher au sujet d’Alfred... Quoi ? dit-elle d’un air presque hautain. -Mais, ma mère, en vérité... -Permettez-moi, ma mère, dit-elle avec un sang-froid incroyable, de sonner Pauline pour la renvoyer... -Ma chère enfant, Pauline ne peut pas entendre... -Elle se rassit et regarda sa mère avec attention. -Là, ressentant au cœur de fortes douleurs, elle tomba sur un banc. -Sa souffrance s’accrut, elle s’évanouit insensiblement, et demeura comme endormie. -N’effrayez pas ma fille, fut le dernier mot que prononça cette mère. +Mais, ma mère, en vérité... +Permettez-moi, ma mère, dit-elle avec un sang-froid incroyable, de sonner Pauline pour la renvoyer... +Ma chère enfant, Pauline ne peut pas entendre... +Elle se rassit et regarda sa mère avec attention. +Là, ressentant au cœur de fortes douleurs, elle tomba sur un banc. +Sa souffrance s’accrut, elle s’évanouit insensiblement, et demeura comme endormie. +N’effrayez pas ma fille, fut le dernier mot que prononça cette mère. Sa faute l’accabla. -En ce moment suprême, elle connut sa mère, et ne pouvait plus rien réparer. -À l’aspect de ce remords vivant chacun resta muet. -Paris, mille huit cent vingt-huit-mille huit cent quarante-deux.fin \ No newline at end of file +En ce moment suprême, elle connut sa mère, et ne pouvait plus rien réparer. +À l’aspect de ce remords vivant chacun resta muet. +Paris, mille huit cent vingt-huit-mille huit cent quarante-deux.fin \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Maison_Nucingen.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Maison_Nucingen.txt index 16a270ec..0ed0d01a 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Maison_Nucingen.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Maison_Nucingen.txt @@ -1,332 +1,332 @@ Dans ce contraste n’y a-t-il pas tout un enseignement social ? -Il nous fut démontré que le salon voisin était occupé. -En reconnaissant les voix, je sus à quels personnages nous avions affaire. -Un seul des quatre est parvenu, mais seulement au pied de l’échelle. -Le troisième, nommé Couture, se maintient par la Spéculation. -Évidemment, il n’est pas à sa place. +Il nous fut démontré que le salon voisin était occupé. +En reconnaissant les voix, je sus à quels personnages nous avions affaire. +Un seul des quatre est parvenu, mais seulement au pied de l’échelle. +Le troisième, nommé Couture, se maintient par la Spéculation. +Évidemment, il n’est pas à sa place. Quant au dernier, le plus malicieux des quatre, son nom suffira : Bixiou ! -Opinions et forme, tout y est en dehors des conditions littéraires. -Et Rastignac t’a refusé ? dit Blondet à Finot. -Mais l’as-tu menacé des journaux, demanda Bixiou. -Il s’est mis à rire, répondit Finot. +Opinions et forme, tout y est en dehors des conditions littéraires. +Et Rastignac t’a refusé ? dit Blondet à Finot. +Mais l’as-tu menacé des journaux, demanda Bixiou. +Il s’est mis à rire, répondit Finot. Mais comment a-t-il fait sa fortune, demanda Couture. Oh ! en mille huit cent vingt-sept, dit Bixiou. -Le gars a eu le bon esprit de s’attacher à une femme riche. +Le gars a eu le bon esprit de s’attacher à une femme riche. Le baron a fondu les doctrines orientales et occidentales en une charmante doctrine parisienne. -Il a hérité, dit Finot. +Il a hérité, dit Finot. De qui ? dit Blondet. -Des sots qu’il a rencontrés, reprit Couture. +Des sots qu’il a rencontrés, reprit Couture. Il n’a pas tout pris, mes petits amours, dit Bixiou : ... Je vais vous raconter l’origine de sa fortune. D’abord, hommage au talent ! -Voilà qui va bien, mais arrive donc à sa fortune, dit Finot. +Voilà qui va bien, mais arrive donc à sa fortune, dit Finot. Bixiou ne nous fera qu’une charge, reprit Blondet. -T’a-t-elle prêté de l’argent ? demanda Bixiou. -Un rire général éclata. -Argent à part, dit aigrement Andoche Finot. -Le voilà lancé ! dit Finot à Blondet. -Mais, s’écria Blondet, il a raison. -Quand un fait est si vrai, il ne doit pas être dit. +T’a-t-elle prêté de l’argent ? demanda Bixiou. +Un rire général éclata. +Argent à part, dit aigrement Andoche Finot. +Le voilà lancé ! dit Finot à Blondet. +Mais, s’écria Blondet, il a raison. +Quand un fait est si vrai, il ne doit pas être dit. Ha ! l’expression vient de si loin, elle est donc noble, dit Finot. -Par réciprocité, ces gens n’acceptent rien d’une femme. +Par réciprocité, ces gens n’acceptent rien d’une femme. Cette doctrine se professe, elle s’applique rarement... -Hé ! dit Blondet, quelles vétilles ! -Qu’est-ce qu’un entier abandon où l’on se réserve quelque chose ? +Hé ! dit Blondet, quelles vétilles ! +Qu’est-ce qu’un entier abandon où l’on se réserve quelque chose ? Ils ne se distinguent plus l’un de l’autre. Pour eux, il n’y a plus de moi. -Toi, voilà leur Verbe incarné. -Empêcherez-vous cette maladie secrète du cœur ? -Bixiou me semble sublime, s’écria Blondet. +Toi, voilà leur Verbe incarné. +Empêcherez-vous cette maladie secrète du cœur ? +Bixiou me semble sublime, s’écria Blondet. Qu’en dit Finot ? Ma foi, oui, dit Finot. -Et toi ? dit Bixiou à Couture. -Niaiseries, s’écria Couture. -Oui, il en pleurait véritablement !... après souper. -Hé ! bien, selon vous... -Ah ! çà, tu te moques de nous, dit Finot. +Et toi ? dit Bixiou à Couture. +Niaiseries, s’écria Couture. +Oui, il en pleurait véritablement !... après souper. +Hé ! bien, selon vous... +Ah ! çà, tu te moques de nous, dit Finot. Pas le moins du monde. -Mais que voulez-vous ? le pauvre garçon avait cette épine au cœur. -C’est un gentilhomme profondément dépravé, voyez-vous, et nous sommes de vertueux artistes. +Mais que voulez-vous ? le pauvre garçon avait cette épine au cœur. +C’est un gentilhomme profondément dépravé, voyez-vous, et nous sommes de vertueux artistes. Donc, Rastignac voulait enrichir Delphine, lui pauvre, elle riche ! Le croirez-vous ?... il y est parvenu. -Ceci tient à l’histoire de sa fortune. -Hé, par le saint nom de l’Actionnaire, dit Couture, raconte-nous ton histoire ? +Ceci tient à l’histoire de sa fortune. +Hé, par le saint nom de l’Actionnaire, dit Couture, raconte-nous ton histoire ? Il y a donc des actionnaires dans l’histoire, demanda Finot. -Richissimes comme les tiens, répondit Bixiou. -Que veux-tu au garçon ? lui dit Blondet. +Richissimes comme les tiens, répondit Bixiou. +Que veux-tu au garçon ? lui dit Blondet. Dis ton histoire, reprit Finot en feignant de rire. Tu n’en es pas si loin que tu le penses, reprit Bixiou. -Vous ne connaissez pas ce qu’est Nucingen, financièrement parlant. -Tu ne sais seulement pas, dit Blondet, un mot de ses débuts ? -En mille huit cent quatre, Nucingen était peu connu. -Ce grand financier sent alors son infériorité. -Comment se faire connaître ? +Vous ne connaissez pas ce qu’est Nucingen, financièrement parlant. +Tu ne sais seulement pas, dit Blondet, un mot de ses débuts ? +En mille huit cent quatre, Nucingen était peu connu. +Ce grand financier sent alors son infériorité. +Comment se faire connaître ? Il suspend ses paiements. -Par une circonstance inouïe, les valeurs revivent, reprennent faveur, donnent des bénéfices. -Le Nucingen est très-recherché. -Le papier de la maison Nucingen et son nom deviennent européens. -Cet illustre baron s’est élevé sur l’abîme où d’autres auraient sombré. -Il passe pour le plus honnête homme du monde. -Son compère du Tillet le vaut bien, dit Finot. +Par une circonstance inouïe, les valeurs revivent, reprennent faveur, donnent des bénéfices. +Le Nucingen est très-recherché. +Le papier de la maison Nucingen et son nom deviennent européens. +Cet illustre baron s’est élevé sur l’abîme où d’autres auraient sombré. +Il passe pour le plus honnête homme du monde. +Son compère du Tillet le vaut bien, dit Finot. Blondet ?... un mot, mon enfant, reprit Couture. -Son génie embrasse tout. +Son génie embrasse tout. Tu as raison, mon fils, dit Blondet. -Comme le Temps, la Banque dévore ses enfants. -La Banque cherche la noblesse par instinct de conservation, et sans le savoir peut-être. -Quelle énergie chez cet homme, ruiné pour avoir fait un roi légitime ! -Tu regrettes la savonnette à vilain, dit Bixiou, tu as raison. -Je reviens à nos moutons. +Comme le Temps, la Banque dévore ses enfants. +La Banque cherche la noblesse par instinct de conservation, et sans le savoir peut-être. +Quelle énergie chez cet homme, ruiné pour avoir fait un roi légitime ! +Tu regrettes la savonnette à vilain, dit Bixiou, tu as raison. +Je reviens à nos moutons. Voyez comme tout passe ! -Le pauvre garçon était la fleur du dandysme il y a dix ans. -À la vérité, il appartenait au faubourg Saint-Germain. -Eh ! bien, Beaudenord est le premier pigeon que je vais vous mettre en scène. +Le pauvre garçon était la fleur du dandysme il y a dix ans. +À la vérité, il appartenait au faubourg Saint-Germain. +Eh ! bien, Beaudenord est le premier pigeon que je vais vous mettre en scène. D’abord, il se nommait Godefroid de Beaudenord. -Ni Finot, ni Blondet, ni Couture ni moi, nous ne méconnaîtrons un pareil avantage. -Enfin il avait été vacciné (tu me comprends, Blondet). -Malgré toutes ces vertus, il aurait pu se trouver très-malheureux. -Une femme de beaucoup d’esprit disait : « Le bonheur est où on le met. -Elle proclamait une triste vérité, dit Blondet. +Ni Finot, ni Blondet, ni Couture ni moi, nous ne méconnaîtrons un pareil avantage. +Enfin il avait été vacciné (tu me comprends, Blondet). +Malgré toutes ces vertus, il aurait pu se trouver très-malheureux. +Une femme de beaucoup d’esprit disait : « Le bonheur est où on le met. +Elle proclamait une triste vérité, dit Blondet. Et morale, ajouta Finot. -Les épiciers connaissent tous les mots de La Fontaine ! dit Bixiou. -Enfin, il pourrait être pauvre ! -Entre nous, laissons le cœur, il gâte l’esprit. +Les épiciers connaissent tous les mots de La Fontaine ! dit Bixiou. +Enfin, il pourrait être pauvre ! +Entre nous, laissons le cœur, il gâte l’esprit. La marquise d’Espard ! -Selon elle, tout autre établissement est de mauvais goût. +Selon elle, tout autre établissement est de mauvais goût. Vous abordez au bal une jolie femme afin de la faire danser : improper ! -Grâce à l’improper, on trouvera quelque jour Londres et ses habitants pétrifiés. -Veux-tu ne pas être improper en Angleterre ? dit Bixiou à Finot. -Hé ! bien ? dit Finot. +Grâce à l’improper, on trouvera quelque jour Londres et ses habitants pétrifiés. +Veux-tu ne pas être improper en Angleterre ? dit Bixiou à Finot. +Hé ! bien ? dit Finot. Sur un cheval de course, Joby avait l’air d’un faucon. -Milord aurait supporté bien des choses de Toby, tant milord y tenait. -La description menaçait de s’envenimer et de devenir improper au premier chef. -Le superlatif de l’improper mène à la potence. -Milord fut beaucoup loué de sa circonspection par milady. -Aussi entra-t-il facilement dans la confédération du club dit aujourd’hui de Grammont. -Nous nous plaisons à voir la grimace amère de l’Envieux. -Godefroid n’aimait pas être haï. -À chacun son goût ! -Arrivons au solide, à la vie matérielle ? +Milord aurait supporté bien des choses de Toby, tant milord y tenait. +La description menaçait de s’envenimer et de devenir improper au premier chef. +Le superlatif de l’improper mène à la potence. +Milord fut beaucoup loué de sa circonspection par milady. +Aussi entra-t-il facilement dans la confédération du club dit aujourd’hui de Grammont. +Nous nous plaisons à voir la grimace amère de l’Envieux. +Godefroid n’aimait pas être haï. +À chacun son goût ! +Arrivons au solide, à la vie matérielle ? Godefroid y avait une petite armoire pleine... De camisoles ! dit Finot. -Tout bonheur matériel repose sur des chiffres. -S’il n’est pas avare, ou très-supérieur, dit Blondet. -Godefroid séjourna dans les quatre capitales de l’Italie, reprit Bixiou. -Où en étais-je ? +Tout bonheur matériel repose sur des chiffres. +S’il n’est pas avare, ou très-supérieur, dit Blondet. +Godefroid séjourna dans les quatre capitales de l’Italie, reprit Bixiou. +Où en étais-je ? Au retour de Beaudenord. -Il tenait beaucoup à ne pas s’enfoncer lui-même. -En trois jours, notre Godefroid fut à son aise. +Il tenait beaucoup à ne pas s’enfoncer lui-même. +En trois jours, notre Godefroid fut à son aise. Arrivons au bonheur moral. -L’année vingt-cinq se passa en essais, en recherches, en coquetteries inutiles. -L’objet aimant demandé ne se trouva pas. -Les passions sont extrêmement rares. -En vérité, mes frères, je vous le dis, l’improper nous gagne ! -Tel, le passe-port de l’objet aimé. -D’ailleurs, c’est le bloc de la Vénus de Médicis, parole d’honneur. -A-t-il composé des ballets, demanda Finot. +L’année vingt-cinq se passa en essais, en recherches, en coquetteries inutiles. +L’objet aimant demandé ne se trouva pas. +Les passions sont extrêmement rares. +En vérité, mes frères, je vous le dis, l’improper nous gagne ! +Tel, le passe-port de l’objet aimé. +D’ailleurs, c’est le bloc de la Vénus de Médicis, parole d’honneur. +A-t-il composé des ballets, demanda Finot. Toutes ces belles nuances sont bien loin de nous. Ah ! dit Blondet, tu mets le doigt sur un grand malheur. -Si Marcel eût été compris, la Révolution française n’aurait pas eu lieu. +Si Marcel eût été compris, la Révolution française n’aurait pas eu lieu. Et allons un peu plus vite ! dit Blondet, tu marivaudes. -Allons, voilà les trois cents chèvres de Sancho ! -C’est toute la littérature, mon cher ! +Allons, voilà les trois cents chèvres de Sancho ! +C’est toute la littérature, mon cher ! Pourvu que je l’amuse, de quoi te plains-tu ? Allons, j’ai tort, continue ? dit Blondet. -Je reprends, dit Bixiou. « N’est-ce pas joli à épouser ? +Je reprends, dit Bixiou. « N’est-ce pas joli à épouser ? C’est un ridicule tout comme un autre, dit Rastignac sans rire. -Les vocations manquées déteignent sur toute l’existence. -Jamais deux sœurs ne furent plus dissemblables que l’étaient Isaure et Malvina. -La mère est veuve, son mari a eu Nucingen dans ses bureaux à Strasbourg. -Est-ce que Desroches était avoué dans ce temps-là ? -Il a traité en mille huit cent vingt-deux, dit Couture. -Desroches a roulé comme nous sur les fumiers du Jobisme. +Les vocations manquées déteignent sur toute l’existence. +Jamais deux sœurs ne furent plus dissemblables que l’étaient Isaure et Malvina. +La mère est veuve, son mari a eu Nucingen dans ses bureaux à Strasbourg. +Est-ce que Desroches était avoué dans ce temps-là ? +Il a traité en mille huit cent vingt-deux, dit Couture. +Desroches a roulé comme nous sur les fumiers du Jobisme. Il me faisait alors l’effet d’un tigre sorti du Jardin-des-Plantes, dit Couture. -Il a eu raison, il a fait très-honnêtement son métier. -Pourquoi Desroches se trouvait-il dans l’église ? +Il a eu raison, il a fait très-honnêtement son métier. +Pourquoi Desroches se trouvait-il dans l’église ? Comme nous vieillissons vite ! — Malvina d’Aldrigger a vingt ans, mon cher. -Le bonhomme d’Aldrigger s’est marié en mille huit cents ! -Dans ce temps-là, on ossianisait tout, il a nommé sa fille, Malvina. -Il a nommé sa seconde fille Isaure, elle a dix-sept ans. +Le bonhomme d’Aldrigger s’est marié en mille huit cents ! +Dans ce temps-là, on ossianisait tout, il a nommé sa fille, Malvina. +Il a nommé sa seconde fille Isaure, elle a dix-sept ans. Un ami : De quoi est-il mort ? Un curieux farceur : D’un vaisseau rompu dans le talon. -Un passant : Savez-vous quel est le personnage qui s’est laissé mourir ? -Un parent : Le président de Montesquieu. +Un passant : Savez-vous quel est le personnage qui s’est laissé mourir ? +Un parent : Le président de Montesquieu. Pour observer quelque pauvre petite vraie douleur, il faut des circonstances impossibles. -Encore ! y a-t-il une douleur sans égoïsme ?... +Encore ! y a-t-il une douleur sans égoïsme ?... Heu ! heu ! fit Blondet. C’est si commun ! reprit Bixiou. -Quand le service fut fini, Nucingen et du Tillet accompagnèrent le défunt au cimetière. -Le vieux valet de chambre allait à pied. +Quand le service fut fini, Nucingen et du Tillet accompagnèrent le défunt au cimetière. +Le vieux valet de chambre allait à pied. Il me semble entendre parler ce vieux Robert Macaire de Nucingen ! dit Finot. -Tout du Tillet dans un mot ! s’écria Couture. +Tout du Tillet dans un mot ! s’écria Couture. Ce mot mit fin aux tentatives de Nucingen. -Nous n’aurons rien avec vingt-quatre mille francs, nous sommes dans la misère. -Et elle se mit à pleurer. -Nucingen se fit intégralement payer par notre ami des Lupeaulx. -Quoique bien étrillé, l’Alsacien eut un revenu industriel de quarante-quatre mille francs. +Nous n’aurons rien avec vingt-quatre mille francs, nous sommes dans la misère. +Et elle se mit à pleurer. +Nucingen se fit intégralement payer par notre ami des Lupeaulx. +Quoique bien étrillé, l’Alsacien eut un revenu industriel de quarante-quatre mille francs. Cette belle vertu faisait bien dans le salon Nucingen. -Brave homme, mais bête ! +Brave homme, mais bête ! Il mourut en se demandant : « Que deviendront-elles sans moi ? -Aussi, pendant ces six années, chaque enseignement avait-il été une blessure pour elle. +Aussi, pendant ces six années, chaque enseignement avait-il été une blessure pour elle. Wirth avait maintenu la position pendant trois ans ! Pour ceux qui aiment l’harmonie, il n’y avait que demi-mal. Effroyable ! parole d’honneur. -Ç’a été mon dernier chagrin. -Oh ! j’étais un enfant. -Il néglige ses affaires, répondit Couture. +Ç’a été mon dernier chagrin. +Oh ! j’étais un enfant. +Il néglige ses affaires, répondit Couture. Il met trois chemises par jour, dit Finot. -Une question préalable ? dit Blondet, un homme supérieur peut-il et doit-il être amoureux ? -Mais le gouvernement peut employer ce citoyen dans le Ministère des Affaires Étrangères. -Mais à la fin d’un dîner, on doit siroter le vin. +Une question préalable ? dit Blondet, un homme supérieur peut-il et doit-il être amoureux ? +Mais le gouvernement peut employer ce citoyen dans le Ministère des Affaires Étrangères. +Mais à la fin d’un dîner, on doit siroter le vin. Il tomba dans le servantisme le plus minutieux et le plus astringent. -Ces restes d’une opulence cadavéreuse ne l’effrayèrent pas. -Ah !... bah ! il s’habitua par degrés à toutes ces guenilles. +Ces restes d’une opulence cadavéreuse ne l’effrayèrent pas. +Ah !... bah ! il s’habitua par degrés à toutes ces guenilles. Beaudenord, il me l’a dit, aimait le vieux et solennel Wirth ! Tu me vas au cœur, dit Blondet. Mais, mon cher, tu ne racontes pas, tu blagues... -De nous quatre, il est le seul homme sérieusement littéraire ! -Mes amis, la plus grande marque de stérilité spirituelle est l’entassement des faits. -Malheur à l’imagination française, on veut épointer les aiguilles de sa plaisanterie ! +De nous quatre, il est le seul homme sérieusement littéraire ! +Mes amis, la plus grande marque de stérilité spirituelle est l’entassement des faits. +Malheur à l’imagination française, on veut épointer les aiguilles de sa plaisanterie ! Va ton train, dit Finot. -Il étudiait Isaure pour être sûr d’être compris !... -Les choses qui se comprennent les unes les autres doivent être similaires. -Godefroid finit par découvrir un grand mystère chez Malvina. +Il étudiait Isaure pour être sûr d’être compris !... +Les choses qui se comprennent les unes les autres doivent être similaires. +Godefroid finit par découvrir un grand mystère chez Malvina. Cher Godefroid, n’y revenez jamais. -Les femmes ne comprennent rien à ces situations-là. +Les femmes ne comprennent rien à ces situations-là. Pour elles, le cœur est toujours millionnaire ! -Le secret, le voici, répondit Bixiou. -Bêtise ! dit Blondet en interrompant, on aime aussi parce qu’on a aimé. +Le secret, le voici, répondit Bixiou. +Bêtise ! dit Blondet en interrompant, on aime aussi parce qu’on a aimé. Aussi voyez quelle alliance a faite du Tillet ! Le Matifat de Florine ? dit Blondet. -Eh ! bien, oui, celui de Lousteau, le nôtre, enfin ! -Moi, je les ai cultivés, les Matifat ! -Desroches s’était prêté aux plans de sa mère afin d’avoir un pis-aller. -Il ménageait donc les droguistes de la rue du Cherche-Midi. -Le lendemain, tous m’ont fait des compliments sur le dénoûment de mon histoire. +Eh ! bien, oui, celui de Lousteau, le nôtre, enfin ! +Moi, je les ai cultivés, les Matifat ! +Desroches s’était prêté aux plans de sa mère afin d’avoir un pis-aller. +Il ménageait donc les droguistes de la rue du Cherche-Midi. +Le lendemain, tous m’ont fait des compliments sur le dénoûment de mon histoire. Un seul mot vous fera comprendre la profondeur de mon Matifat. -Le bonhomme souhaitait ainsi le bonsoir à ses nièces : « Va te coucher, mes nièces ! +Le bonhomme souhaitait ainsi le bonsoir à ses nièces : « Va te coucher, mes nièces ! Il avait peur, disait-il, de les affliger en leur disant vous. -Elle a épousé le général Gouraud, dit Finot. -Aucun ne pense à autre chose qu’à un bel état. +Elle a épousé le général Gouraud, dit Finot. +Aucun ne pense à autre chose qu’à un bel état. Eh ! bien, voici mon dernier mot : mariez-vous. -Son insistance était de nature à surprendre. -Nous y sommes, s’écria Bixiou. +Son insistance était de nature à surprendre. +Nous y sommes, s’écria Bixiou. Rastignac tenait alors entre ses mains le fil de toutes ces existences. Desroches, les Matifat, Beaudenord, les d’Aldrigger, d’Aiglemont. Et de cent autres !... dit Bixiou. -Voyons ! comment ? s’écria Finot. -Il jalousait secrètement les frères Rostchild. -Il possédait cinq millions, il en voulait dix ! -Il avait donc résolu d’opérer une troisième liquidation ! -Non, dit Finot, où serait le talent ? +Voyons ! comment ? s’écria Finot. +Il jalousait secrètement les frères Rostchild. +Il possédait cinq millions, il en voulait dix ! +Il avait donc résolu d’opérer une troisième liquidation ! +Non, dit Finot, où serait le talent ? C’est bien fort pour Finot, dit Bixiou. -Qui lui a donné ce mot-là, demanda Couture. +Qui lui a donné ce mot-là, demanda Couture. Ce malheureux bonheur lui causait des remords. De pareils bonheurs finissent par tuer un homme. Mais, dit Couture, en expliquant ainsi la Banque, aucun commerce n’est possible. Vous avez vu mieux que cela ! -Ces opérations ont plus ou moins d’analogie avec la liquidation à la Nucingen. +Ces opérations ont plus ou moins d’analogie avec la liquidation à la Nucingen. Vous tuez un homme, on vous guillotine. -Vous prenez cinq mille francs dans mon secrétaire, vous allez au Bagne. -Voilà les vrais principes de l’âge d’or où nous vivons ! -Elle s’était dégarnie avec préméditation. -Toute liquidation doit être motivée. -La maison possédait en fonds particuliers et en valeurs émises environ six millions. +Vous prenez cinq mille francs dans mon secrétaire, vous allez au Bagne. +Voilà les vrais principes de l’âge d’or où nous vivons ! +Elle s’était dégarnie avec préméditation. +Toute liquidation doit être motivée. +La maison possédait en fonds particuliers et en valeurs émises environ six millions. Songez que ceci est du mille huit cent vingt-six. -Aussi suggéra-t-il de mettre en avant un directeur visible de cette machine commerciale. -Nucingen avait appuyé la maison Charles Claparon de tout son crédit, reprit Bixiou. +Aussi suggéra-t-il de mettre en avant un directeur visible de cette machine commerciale. +Nucingen avait appuyé la maison Charles Claparon de tout son crédit, reprit Bixiou. On pouvait jeter sans crainte sur quelques places un million de papier Claparon. Du Tillet proposa donc de mettre sa maison Claparon en avant. -Le fonds de roulement était inconnu ! -C’était l’enfance de l’art ! +Le fonds de roulement était inconnu ! +C’était l’enfance de l’art ! Cela arrive quand personne n’en veut donner, dit Couture. Enfin la concurrence dans ces sortes d’entreprises n’existait pas, reprit Bixiou. -Les Loups-Cerviers exécutaient, financièrement parlant, l’air de la calomnie du Barbier de Séville. -Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ? dit Finot. +Les Loups-Cerviers exécutaient, financièrement parlant, l’air de la calomnie du Barbier de Séville. +Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ? dit Finot. Finot restera classique, constitutionnel et perruque, dit Blondet. -La publicité permet la réflexion et l’examen. -Allons, voilà l’Industrie ! s’écria Bixiou. -Industrie y gagne, dit Couture sans prendre garde à l’interruption. -En toute affaire, les bénéfices sont en proportion avec les risques ! -Curative des coffres pleins, et par les végétaux ! dit Bixiou, les carottes ! -Voyons ? dit Couture enflammé. +La publicité permet la réflexion et l’examen. +Allons, voilà l’Industrie ! s’écria Bixiou. +Industrie y gagne, dit Couture sans prendre garde à l’interruption. +En toute affaire, les bénéfices sont en proportion avec les risques ! +Curative des coffres pleins, et par les végétaux ! dit Bixiou, les carottes ! +Voyons ? dit Couture enflammé. La preuve ne se fera pas attendre. Savez-vous la morale de ceci ? Quand la machine saute, arrivent les pleurs et les grincements de dents ! -Un temps où il ne se fait que des lois fiscales et pénales ! +Un temps où il ne se fait que des lois fiscales et pénales ! Le grand mot de ce qui se passe, le voulez-vous ? -Il n’y a plus de religion dans d’État ! -Ah ! bien, nous l’avons joliment dégommé. +Il n’y a plus de religion dans d’État ! +Ah ! bien, nous l’avons joliment dégommé. Explique-toi, dit Finot. -La vérité, je vous la donne pour drôle et profonde. -Lyon veut bâtir des théâtres et devenir une capitale, de là des Octrois insensés. -Les troubles ont donc produit les gros de Naples à quarante sous l’aune. -Voilà le seul cas où le négociant mérite une statue. -Lyon est conséquent : il connaît la France, elle est sans aucun sentiment religieux. -Faites moi l’amitié de me dire qui n’est pas charlatan ? -Voyons ? un peu de bonne foi, l’ingrédient social le plus rare ! +La vérité, je vous la donne pour drôle et profonde. +Lyon veut bâtir des théâtres et devenir une capitale, de là des Octrois insensés. +Les troubles ont donc produit les gros de Naples à quarante sous l’aune. +Voilà le seul cas où le négociant mérite une statue. +Lyon est conséquent : il connaît la France, elle est sans aucun sentiment religieux. +Faites moi l’amitié de me dire qui n’est pas charlatan ? +Voyons ? un peu de bonne foi, l’ingrédient social le plus rare ! Un marchand d’allumettes a l’instinct de l’accaparement. -Quand les magasins sont pleins, il y a nécessité de rendre. -La fameuse maison Minard a commencé par des rentes de ce genre. -La République est vaincue. -Après l’affaire de Saint-Méry, les casquettes étaient invendables. +Quand les magasins sont pleins, il y a nécessité de rendre. +La fameuse maison Minard a commencé par des rentes de ce genre. +La République est vaincue. +Après l’affaire de Saint-Méry, les casquettes étaient invendables. Savez-vous ce qu’a fait l’ouvrier, ce Law faubourien, ce Nucingen des casquettes ? -Vous comprenez : plus de capitaine américain, mais beaucoup de casquettes. -Des casquettes et de la rue Saint-Denis, aux Actions et à la Banque, concluez ! +Vous comprenez : plus de capitaine américain, mais beaucoup de casquettes. +Des casquettes et de la rue Saint-Denis, aux Actions et à la Banque, concluez ! Je vais plus loin, messieurs. -Voilà le sens de la niaise philanthropie de notre législateur. -L’encouragement donné aux Caisses d’Épargne est une grosse sottise politique. -Autant de caisses, autant d’émeutes. -Si dans un coin trois gamins arborent un seul drapeau, voilà une révolution. +Voilà le sens de la niaise philanthropie de notre législateur. +L’encouragement donné aux Caisses d’Épargne est une grosse sottise politique. +Autant de caisses, autant d’émeutes. +Si dans un coin trois gamins arborent un seul drapeau, voilà une révolution. Va ton train, Bixiou. Donc vingt pour cent sur dix millions. -L’intérêt de du Tillet fut de cinq cent mille francs. -Dans le vocabulaire financier, ce gâteau s’appelle part à goinfre ! -Mais à qui pouvait-il se confier ? -Du Tillet ne soupçonna pas son compérage involontaire. +L’intérêt de du Tillet fut de cinq cent mille francs. +Dans le vocabulaire financier, ce gâteau s’appelle part à goinfre ! +Mais à qui pouvait-il se confier ? +Du Tillet ne soupçonna pas son compérage involontaire. Pareilles liaisons ne se forment ni en un jour, ni en un an. -Dès son début à Paris, Rastignac fut conduit à mépriser la société tout entière. -Égoïsme arma de pied en cap ce jeune noble. -Mais il s’amollit pendant quelque temps dans les délices de Capoue. -Cette tendresse a réagi sur Rastignac. -Le baron jugea dangereux d’initier son collaborateur conjugal à son plan. -Mais quand un écheveau a tant de fils, il s’y fait des nœuds. +Dès son début à Paris, Rastignac fut conduit à mépriser la société tout entière. +Égoïsme arma de pied en cap ce jeune noble. +Mais il s’amollit pendant quelque temps dans les délices de Capoue. +Cette tendresse a réagi sur Rastignac. +Le baron jugea dangereux d’initier son collaborateur conjugal à son plan. +Mais quand un écheveau a tant de fils, il s’y fait des nœuds. Ce singe de Bixiou, dit Blondet, il a presque du talent. Il allait tous les matins voir les ouvriers travaillant, et y surveiller les peintures. -C’est leur école buissonnière, dit Blondet. -Le bonheur incomplet te tiraille l’âme ! -Delphine vient de demander ce matin même au Palais sa séparation de biens. -Si tu dis un mot, tu me réponds des conséquences. -Et d’un de chambré ! ajouta-t-il en quittant Godefroid. -Pendant que Rastignac manœuvrait dans Paris, voilà quel aspect présentait la Bourse. -Il dit que la spéculation se fasse, et la spéculation est faite ! +C’est leur école buissonnière, dit Blondet. +Le bonheur incomplet te tiraille l’âme ! +Delphine vient de demander ce matin même au Palais sa séparation de biens. +Si tu dis un mot, tu me réponds des conséquences. +Et d’un de chambré ! ajouta-t-il en quittant Godefroid. +Pendant que Rastignac manœuvrait dans Paris, voilà quel aspect présentait la Bourse. +Il dit que la spéculation se fasse, et la spéculation est faite ! Le retour de ces valeurs tarde. Les choses les plus contradictoires se disaient. -Palma était l’oracle des Keller, gorgés de valeurs Nucingen. +Palma était l’oracle des Keller, gorgés de valeurs Nucingen. Un mot d’alarme dit par lui suffisait. -Werbrust obtint de Palma qu’il sonnât un coup de cloche. -Le lendemain, l’alarme régnait à la Bourse. +Werbrust obtint de Palma qu’il sonnât un coup de cloche. +Le lendemain, l’alarme régnait à la Bourse. Gigonnet devina le coup ! Son luxe, ses entreprises ! -Le Tribunal avait prononcé la séparation de biens entre Nucingen et sa femme. +Le Tribunal avait prononcé la séparation de biens entre Nucingen et sa femme. Si tout le monde gagne, qui donc a perdu ? dit Finot. -Delphine offrit à la jeune mariée une charmante parure en rubis. +Delphine offrit à la jeune mariée une charmante parure en rubis. Isaure dansa, non plus en jeune fille, mais en femme heureuse. -La petite baronne fut plus que jamais bergère des Alpes. +La petite baronne fut plus que jamais bergère des Alpes. Les catastrophes ne se firent pas attendre. -Ce malheur se combina avec les événements de mille huit cent vingt-sept. -Leurs dettes les forcèrent à vendre en pleine baisse. -Les deux familles se sont réunies pour pouvoir exister. +Ce malheur se combina avec les événements de mille huit cent vingt-sept. +Leurs dettes les forcèrent à vendre en pleine baisse. +Les deux familles se sont réunies pour pouvoir exister. Les amis ?... aux Eaux. -Les parents ?... étonnés, promettant : « Comment, mon cher, mais comptez sur moi ! -Oublié net un quart d’heure après. -Beaudenord dut sa place à l’influence de Nucingen et de Vandenesse. -La pourrasque à brincibes esd bassée, reblacez tonc ce baufre Peautenord. -Personne n’a de reproches à lui faire. -Le débiteur est plus fort que le créancier. -Où veux-tu donc en venir ? dit Finot à Blondet. -La Légalité tue la Société moderne. -Fais comprendre cela aux électeurs ! dit Bixiou. -Il y a quelqu’un qui s’en est chargé. -Tiens, il y avait du monde à côté, dit Finot en nous entendant sortir. -Il y a toujours du monde à côté, répondit Bixiou qui devait être aviné. +Les parents ?... étonnés, promettant : « Comment, mon cher, mais comptez sur moi ! +Oublié net un quart d’heure après. +Beaudenord dut sa place à l’influence de Nucingen et de Vandenesse. +La pourrasque à brincibes esd bassée, reblacez tonc ce baufre Peautenord. +Personne n’a de reproches à lui faire. +Le débiteur est plus fort que le créancier. +Où veux-tu donc en venir ? dit Finot à Blondet. +La Légalité tue la Société moderne. +Fais comprendre cela aux électeurs ! dit Bixiou. +Il y a quelqu’un qui s’en est chargé. +Tiens, il y avait du monde à côté, dit Finot en nous entendant sortir. +Il y a toujours du monde à côté, répondit Bixiou qui devait être aviné. Paris, novembre mille huit cent trente-sept. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Maison_du_chat-qui-pelote.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Maison_du_chat-qui-pelote.txt index 2caca156..35b1f169 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Maison_du_chat-qui-pelote.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Maison_du_chat-qui-pelote.txt @@ -1,277 +1,277 @@ -Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d’hiéroglyphes. -Chaque étage avait sa singularité. -Cette toile causait la gaieté du jeune homme. -Ce jeune homme avait aussi ses singularités. -Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelque chose de fatal. -Le passant fut alors récompensé de sa longue attente. -Mais, en ce moment, le vieux drapier ne fit aucune attention à ses apprentis. -Le vieux négociant ne put s’empêcher de sourire. +Les murs menaçants de cette bicoque semblaient avoir été bariolés d’hiéroglyphes. +Chaque étage avait sa singularité. +Cette toile causait la gaieté du jeune homme. +Ce jeune homme avait aussi ses singularités. +Son front, ridé par une contrariété violente, avait quelque chose de fatal. +Le passant fut alors récompensé de sa longue attente. +Mais, en ce moment, le vieux drapier ne fit aucune attention à ses apprentis. +Le vieux négociant ne put s’empêcher de sourire. Le second commis n’avait pas d’appointements. -Cette réserve peut paraître ridicule aujourd’hui. -Néanmoins, ces vieilles maisons étaient des écoles de mœurs et de probité. -Les maîtres adoptaient leurs apprentis. +Cette réserve peut paraître ridicule aujourd’hui. +Néanmoins, ces vieilles maisons étaient des écoles de mœurs et de probité. +Les maîtres adoptaient leurs apprentis. Un commis tombait-il malade, il devenait l’objet de soins vraiment maternels. -L’infortuné commis se sentait le cœur entièrement pris pour mademoiselle Augustine la cadette. +L’infortuné commis se sentait le cœur entièrement pris pour mademoiselle Augustine la cadette. Guillaume avait deux filles. -L’aînée, mademoiselle Virginie, était tout le portrait de sa mère. -Sa figure maigre et longue trahissait une dévotion outrée. -Tout le voisinage l’appelait la sœur tourière. -Augustine était petite, ou, pour la mieux peindre, mignonne. -Il est facile d’imaginer les résultats de l’éducation qu’elles avaient reçue. -Quant à leur vie habituelle, une seule observation achèvera de la peindre. +L’aînée, mademoiselle Virginie, était tout le portrait de sa mère. +Sa figure maigre et longue trahissait une dévotion outrée. +Tout le voisinage l’appelait la sœur tourière. +Augustine était petite, ou, pour la mieux peindre, mignonne. +Il est facile d’imaginer les résultats de l’éducation qu’elles avaient reçue. +Quant à leur vie habituelle, une seule observation achèvera de la peindre. Il revenait de Rome. -Faux ou juste, tel était son sentiment personnel. -L’artiste la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel. +Faux ou juste, tel était son sentiment personnel. +L’artiste la compara involontairement à un ange exilé qui se souvient du ciel. Une sensation presque inconnue, un amour limpide et bouillonnant inonda son cœur. Tu es amoureux ? dit Girodet. -Pour toute réponse, le jeune artiste inclina la tête. -Es-tu heureux de pouvoir être amoureux ici, en revenant d’Italie ! +Pour toute réponse, le jeune artiste inclina la tête. +Es-tu heureux de pouvoir être amoureux ici, en revenant d’Italie ! Vois-tu, ces deux tableaux n’y seraient pas sentis. -Les tableaux que nous peignons, mon bon ami, sont des écrans, des paravents. -Malgré cet avis charitable, les deux toiles furent exposées. -La scène d’intérieur fit une révolution dans la peinture. -Les deux tableaux furent entourés d’une foule immense. +Les tableaux que nous peignons, mon bon ami, sont des écrans, des paravents. +Malgré cet avis charitable, les deux toiles furent exposées. +La scène d’intérieur fit une révolution dans la peinture. +Les deux tableaux furent entourés d’une foule immense. On s’y tua, comme disent les femmes. -La jeune fille pénétra donc, à travers la foule, jusqu’au tableau couronné. +La jeune fille pénétra donc, à travers la foule, jusqu’au tableau couronné. Un frisson la fit trembler comme une feuille de bouleau, quand elle se reconnut. -En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figure enflammée du jeune peintre. -Vous seriez étouffée, s’écria Augustine, partons ! +En ce moment ses yeux effrayés rencontrèrent la figure enflammée du jeune peintre. +Vous seriez étouffée, s’écria Augustine, partons ! Ce moment fut pour elle comme un moment de folie. -Elle était aimée ! il lui était impossible d’en douter. +Elle était aimée ! il lui était impossible d’en douter. Ne me parlez pas de ces artistes qui sont, comme vos auteurs, des meurt-de-faim. Que diable ont-ils besoin de prendre ma maison pour la vilipender dans leurs tableaux ? Cela pourra nous faire vendre quelques aunes de drap de plus, dit Joseph Lebas. -Être la femme d’un homme de talent, partager sa gloire ! -Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. -Augustine aima tout à coup. -Pour elle le présent fut tout l’avenir. -Comment correspondre avec elle, quand sa mère ne la quittait jamais ? -Partout des barrières, partout le désespoir ! +Être la femme d’un homme de talent, partager sa gloire ! +Un rayon de soleil était tombé dans cette prison. +Augustine aima tout à coup. +Pour elle le présent fut tout l’avenir. +Comment correspondre avec elle, quand sa mère ne la quittait jamais ? +Partout des barrières, partout le désespoir ! D’ailleurs, rien ne changea dans les habitudes du Chat-qui-pelote. On fixait le prix actuel. -Enfin, un samedi soir, la clôture de l’inventaire eut lieu. -Asseyez-vous là, lui dit Guillaume en lui désignant le tabouret. +Enfin, un samedi soir, la clôture de l’inventaire eut lieu. +Asseyez-vous là, lui dit Guillaume en lui désignant le tabouret. Que pensez-vous de ces traites ? demanda Guillaume. -Elles ne seront pas payées. +Elles ne seront pas payées. Parlons d’autre chose. Oui, monsieur, et le dividende est un des plus beaux que vous ayez eus. Ne vous servez donc pas de ces nouveaux mots ! Dites le produit, Joseph. -Madame Guillaume m’a donné l’idée de vous offrir un intérêt. +Madame Guillaume m’a donné l’idée de vous offrir un intérêt. Guillaume et Lebas, ces mots ne feraient-ils pas une belle raison sociale ? On pourrait mettre et compagnie pour arrondir la signature. Je n’ai fait que mon devoir. -C’était déjà tant que de vous intéresser à un pauvre orph... -Cependant, reprit le père de Virginie, vous ne méritez pas beaucoup cette faveur, Joseph ! +C’était déjà tant que de vous intéresser à un pauvre orph... +Cependant, reprit le père de Virginie, vous ne méritez pas beaucoup cette faveur, Joseph ! Depuis deux ans je vous ai dit presque toutes mes affaires. Je vous ai fait voyager en fabrique. Enfin, pour vous, je n’ai rien sur le cœur. -Moi ! à qui vous avez vu deviner la faillite Lecoq ! -Et je pardonne, j’ai fait de même. +Moi ! à qui vous avez vu deviner la faillite Lecoq ! +Et je pardonne, j’ai fait de même. Et vous me l’accorderiez ? Vois-tu, mon gendre, il n’y a que le commerce ! -Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles. -Mais c’est vivre, ça ! +Ceux qui se demandent quels plaisirs on y trouve sont des imbéciles. +Mais c’est vivre, ça ! Je le sais, moi ! Et il cligna ses deux petits yeux verts en regardant son commis. -Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine ! s’écria Joseph Lebas dans son enthousiasme. +Mademoiselle Augustine, mademoiselle Augustine ! s’écria Joseph Lebas dans son enthousiasme. N’est-ce pas elle... que... j’aime ? dit le commis en balbutiant. -Joseph Lebas honteux et au désespoir resta debout. +Joseph Lebas honteux et au désespoir resta debout. L’amour ne se commande pas, je le sais. -Je connais votre discrétion, nous oublierons cela. +Je connais votre discrétion, nous oublierons cela. Je ne marierai jamais Augustine avant Virginie. -Votre intérêt sera de dix pour cent. -Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la campagne. +Votre intérêt sera de dix pour cent. +Entraîné par sa bonté naturelle, il battit un peu la campagne. Fais donc comme moi. -Enfin, ne pleure pas, es-tu bête ? -Que veux-tu ? cela s’arrangera peut-être, nous verrons. +Enfin, ne pleure pas, es-tu bête ? +Que veux-tu ? cela s’arrangera peut-être, nous verrons. Il y a toujours moyen de se tirer d’affaire. -Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour nos femmes. -Madame Guillaume est dévote, et... -Telles furent les phrases jetées à l’aventure par Guillaume. +Nous autres hommes nous ne sommes pas toujours comme des Céladons pour nos femmes. +Madame Guillaume est dévote, et... +Telles furent les phrases jetées à l’aventure par Guillaume. Que va penser madame Guillaume ? -Cette idée tourmenta prodigieusement le brave négociant quand il fut seul. -La pudeur du commis lui concilia l’amitié de sa belle-mère. +Cette idée tourmenta prodigieusement le brave négociant quand il fut seul. +La pudeur du commis lui concilia l’amitié de sa belle-mère. Je ne la mettrais pas dans mon comptoir. -Mais vous ne m’écoutez pas. +Mais vous ne m’écoutez pas. Si fait, monsieur Joseph. Que dites-vous de la peinture ? -C’est là un bel état. -Oui, je connais un maître peintre en bâtiment, monsieur Lourdois, qui a des écus. -En devisant ainsi, la famille atteignit l’église de Saint-Leu. -Virginie prit place sur la quatrième chaise à côté de Lebas. -Elle crut sa fille gangrenée jusqu’au cœur. -Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler. +C’est là un bel état. +Oui, je connais un maître peintre en bâtiment, monsieur Lourdois, qui a des écus. +En devisant ainsi, la famille atteignit l’église de Saint-Leu. +Virginie prit place sur la quatrième chaise à côté de Lebas. +Elle crut sa fille gangrenée jusqu’au cœur. +Après la messe, votre père et moi nous aurons à vous parler. Ces paroles furent comme un coup de foudre pour la pauvre Augustine. -Et que veulent-ils faire à Théodore ? demanda l’innocente créature. -La pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours. -Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de mauvais sujets. +Et que veulent-ils faire à Théodore ? demanda l’innocente créature. +La pauvre enfant raconta naïvement la trop courte histoire de ses amours. +Ils sont trop dépensiers pour ne pas être toujours de mauvais sujets. J’ai fourni feu Monsieur Joseph Vernet, feu Monsieur Lekain et feu Monsieur Noverre. -Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. -Ça vous a tous un babil, des manières... +Ce sont de drôles de corps, je le sais bien. +Ça vous a tous un babil, des manières... Ah ! jamais ton monsieur Sumer... -Somm... — De Sommervieux, mon père ! -Aussi était-ce des gens de qualité d’autrefois. -Son père s’appelait le chevalier de Sommervieux avant la révolution. -Il m’a donné ce matin mon portrait fait de main de maître. +Somm... — De Sommervieux, mon père ! +Aussi était-ce des gens de qualité d’autrefois. +Son père s’appelait le chevalier de Sommervieux avant la révolution. +Il m’a donné ce matin mon portrait fait de main de maître. Cela vaut au moins six mille francs. -À ces mots, elle frappa doucement sur les bras de monsieur Guillaume. +À ces mots, elle frappa doucement sur les bras de monsieur Guillaume. Je connais beaucoup monsieur de Sommervieux, reprit la colombe. -Il m’a conté toutes ses peines et m’a prise pour avocat. +Il m’a conté toutes ses peines et m’a prise pour avocat. Je sais de ce matin qu’il adore Augustine, et il l’aura. -Ah ! cousine, n’agitez pas ainsi la tête en signe de refus. -Roguin est devenu son notaire et connaît ses affaires. -Oh ! ce mariage-là se fera. +Ah ! cousine, n’agitez pas ainsi la tête en signe de refus. +Roguin est devenu son notaire et connaît ses affaires. +Oh ! ce mariage-là se fera. Je l’adore, moi, ce bon jeune homme. Sa conduite envers Augustine ne se voit que dans les romans. Dieu ! qu’il est beau ! Sais-tu que l’empereur a voulu le voir ? -Monsieur Guillaume s’élevait singulièrement contre cette déplorable passion. -Il avait inventé cette espèce de proverbe. -C’est-y gentil ! s’écria Guillaume. +Monsieur Guillaume s’élevait singulièrement contre cette déplorable passion. +Il avait inventé cette espèce de proverbe. +C’est-y gentil ! s’écria Guillaume. Dire qu’on voulait donner trente mille francs de cela. Mais c’est qu’on y trouve mes barbes, reprit madame Guillaume. -Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les prendrait avec la main. -Les draperies font toujours très-bien, répondit le peintre. -Vous aimez donc la draperie, s’écria le père Guillaume. -Eh bien, sarpejeu ! touchez là, mon jeune ami. +Et ces étoffes dépliées, ajouta Lebas, on les prendrait avec la main. +Les draperies font toujours très-bien, répondit le peintre. +Vous aimez donc la draperie, s’écria le père Guillaume. +Eh bien, sarpejeu ! touchez là, mon jeune ami. Puisque vous estimez le commerce, nous nous entendrons. -Eh ! pourquoi le mépriserait-on ? -Ça n’a pas été une fameuse spéculation, par exemple ! -Il ne dédaigna pas de les égayer par quelques charges de bon goût. -Aussi plut-il généralement. -L’argent qui vient si vite s’en va de même. -Or, mon enfant, ce beau garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants ? -Il a de l’argent, qu’il le dépense pour toi ! bene sit ! -Je n’ai rien à y voir. -Qui dépense trop n’est jamais riche. -Oui, mon père, je vous le jure. -Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi paisiblement que monsieur et madame Guillaume. +Eh ! pourquoi le mépriserait-on ? +Ça n’a pas été une fameuse spéculation, par exemple ! +Il ne dédaigna pas de les égayer par quelques charges de bon goût. +Aussi plut-il généralement. +L’argent qui vient si vite s’en va de même. +Or, mon enfant, ce beau garçon-là parle de te donner des voitures, des diamants ? +Il a de l’argent, qu’il le dépense pour toi ! bene sit ! +Je n’ai rien à y voir. +Qui dépense trop n’est jamais riche. +Oui, mon père, je vous le jure. +Ce soir-là, tous les amants dormirent presque aussi paisiblement que monsieur et madame Guillaume. Pour eux, l’existence n’eut rien de pesant. -Théodore répandait sur chaque journée d’incroyables fioriture de plaisirs. -Sa femme était enceinte. +Théodore répandait sur chaque journée d’incroyables fioriture de plaisirs. +Sa femme était enceinte. Il revit ses amis. -Augustine préférait un regard au plus beau tableau. -Le seul sublime qu’elle connût était celui du cœur. -Eh ! bien, je me suis lassé de la regarder. -Les artistes gênés sont impitoyables : ils fuient ou se moquent. -Aussi éprouva-t-il insensiblement une froideur qui ne pouvait aller qu’en croissant. +Augustine préférait un regard au plus beau tableau. +Le seul sublime qu’elle connût était celui du cœur. +Eh ! bien, je me suis lassé de la regarder. +Les artistes gênés sont impitoyables : ils fuient ou se moquent. +Aussi éprouva-t-il insensiblement une froideur qui ne pouvait aller qu’en croissant. Augustine se renferma dans une douleur morne et silencieuse. -Elle ne se plaignit pas, mais son attitude équivalait à des reproches. +Elle ne se plaignit pas, mais son attitude équivalait à des reproches. Sa figure prit une nouvelle expression. -Quelques paroles de dédain, échappées à son mari, lui donnèrent un incroyable désespoir. -Cependant elle aimait trop sincèrement pour perdre toute espérance. -Si je ne suis pas poëte, se disait-elle, au moins je comprendrai la poésie. -Elle pouvait apprécier la musique, en jouir, mais non chanter avec goût. -Peut-être avaient-ils tous deux laissé passer le moment où les âmes peuvent se comprendre. -La sœur d’Augustine occupait au comptoir antique la place de sa mère. -La jeune affligée rencontra son beau-frère la plume derrière l’oreille. -Elle fut à peine écoutée, tant il avait l’air affairé. -Les redoutables signaux d’un inventaire général se faisaient autour de lui. +Quelques paroles de dédain, échappées à son mari, lui donnèrent un incroyable désespoir. +Cependant elle aimait trop sincèrement pour perdre toute espérance. +Si je ne suis pas poëte, se disait-elle, au moins je comprendrai la poésie. +Elle pouvait apprécier la musique, en jouir, mais non chanter avec goût. +Peut-être avaient-ils tous deux laissé passer le moment où les âmes peuvent se comprendre. +La sœur d’Augustine occupait au comptoir antique la place de sa mère. +La jeune affligée rencontra son beau-frère la plume derrière l’oreille. +Elle fut à peine écoutée, tant il avait l’air affairé. +Les redoutables signaux d’un inventaire général se faisaient autour de lui. Aussi la quitta-t-il en la priant d’excuser. -Elle fut reçue assez froidement par sa sœur, qui lui manifesta quelque rancune. -Enfin, les deux époux marchaient avec leur siècle. -Les deux vieillards la reçurent avec une effusion de sentiment qui l’attendrit. -Cette visite leur apportait une distraction qui, pour eux, valait un trésor. +Elle fut reçue assez froidement par sa sœur, qui lui manifesta quelque rancune. +Enfin, les deux époux marchaient avec leur siècle. +Les deux vieillards la reçurent avec une effusion de sentiment qui l’attendrit. +Cette visite leur apportait une distraction qui, pour eux, valait un trésor. Trois fois par semaine ce respectable couple tenait table ouverte. Les vieilles gens ont un faible pour ces sortes de confidences. -Mais, ma mère, tous les peintres sont obligés d’avoir des modèles. -La religion défend ces horreurs-là, ça n’est pas moral. -À quelle heure nous disais-tu donc qu’il rentre chez lui ? -Mais à une heure, deux heures... -Les deux époux se regardèrent dans un profond étonnement. +Mais, ma mère, tous les peintres sont obligés d’avoir des modèles. +La religion défend ces horreurs-là, ça n’est pas moral. +À quelle heure nous disais-tu donc qu’il rentre chez lui ? +Mais à une heure, deux heures... +Les deux époux se regardèrent dans un profond étonnement. Il joue donc ? dit monsieur Guillaume. Il n’y avait que les joueurs qui, de mon temps, rentrassent si tard. Augustine fit une petite moue qui repoussait cette accusation. -Il doit te faire passer de cruelles nuits à l’attendre, reprit madame Guillaume. +Il doit te faire passer de cruelles nuits à l’attendre, reprit madame Guillaume. Mais, non, tu te couches, n’est-ce pas ? -Et quand il a perdu, le monstre te réveille. -Non, ma mère, il est au contraire quelquefois très-gai. -Dans les bois, à ces heures-là ? -Mais c’est pour t’enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là. -Il veut se débarrasser de toi. -Il aime beaucoup les scènes qui... -Comment peux-tu garder des ménagements avec un homme pareil ? +Et quand il a perdu, le monstre te réveille. +Non, ma mère, il est au contraire quelquefois très-gai. +Dans les bois, à ces heures-là ? +Mais c’est pour t’enrhumer, que le scélérat te propose ces parties-là. +Il veut se débarrasser de toi. +Il aime beaucoup les scènes qui... +Comment peux-tu garder des ménagements avec un homme pareil ? D’abord, je n’aime pas qu’il ne boive que de l’eau. -Ça n’est pas sain. -Pourquoi montre-t-il de la répugnance à voir les femmes quand elles mangent ? +Ça n’est pas sain. +Pourquoi montre-t-il de la répugnance à voir les femmes quand elles mangent ? Mais c’est un fou. -Il te dit qu’il a été à Dieppe pour peindre la mer. +Il te dit qu’il a été à Dieppe pour peindre la mer. Est-ce qu’on peint la mer ? -Il te fait des contes à dormir debout. +Il te fait des contes à dormir debout. Les gens sans religion sont capables de tout. -Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les gens supérieurs. -Mais, ma mère, le propre de ces imaginations-là... +Ma chère mère, vous jugez trop sévèrement les gens supérieurs. +Mais, ma mère, le propre de ces imaginations-là... Il en a de belles, ma foi ! -Oh ! ma mère ! pouvez-vous croire... +Oh ! ma mère ! pouvez-vous croire... Oui, je le crois ! -Tu l’as aimé, tu n’aperçois rien de ces choses-là. -Il était à cheval. -Je me suis dit alors : — Voilà un homme qui n’a pas de jugement. -Le mot de divorce fut bientôt prononcé par madame Guillaume. -Au mot de divorce, l’inactif négociant fut comme réveillé. -En toute chose, nous ne pouvons être jugés que par nos pairs. -Enfin, sa vie était manquée. -Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l’odorat sans l’offenser. -Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. -Elle eut alors une pensée douloureuse. +Tu l’as aimé, tu n’aperçois rien de ces choses-là. +Il était à cheval. +Je me suis dit alors : — Voilà un homme qui n’a pas de jugement. +Le mot de divorce fut bientôt prononcé par madame Guillaume. +Au mot de divorce, l’inactif négociant fut comme réveillé. +En toute chose, nous ne pouvons être jugés que par nos pairs. +Enfin, sa vie était manquée. +Les parfums répandus dans cette douce atmosphère flattaient l’odorat sans l’offenser. +Tout était séduction, et le calcul ne s’y sentait point. +Elle eut alors une pensée douloureuse. Mais je n’y suis pas ! -Cette dame est là, répliqua la femme de chambre. -Évidemment, elle désirait alors être entendue. -Augustine s’avança timidement. -La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen de séduction. -Un demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu’une lumière. -Ce silence était commandé. -La jeune femme voyait devant elle un témoin de trop à cette scène. -Son costume demi-bourgeois faisait ressortir les grâces de sa personne. +Cette dame est là, répliqua la femme de chambre. +Évidemment, elle désirait alors être entendue. +Augustine s’avança timidement. +La couleur foncée du velours ne lui laissait perdre aucun moyen de séduction. +Un demi-jour, ami de sa beauté, semblait être plutôt un reflet qu’une lumière. +Ce silence était commandé. +La jeune femme voyait devant elle un témoin de trop à cette scène. +Son costume demi-bourgeois faisait ressortir les grâces de sa personne. Eh bien, adieu, monsieur d’Aiglemont, nous nous retrouverons au bois de Boulogne. Mais j’adore mon mari, madame. Je n’ai plus d’espoir qu’en vous. Ensuite, nos tyrans ont l’amour-propre de vouloir que leurs esclaves soient toujours gaies. -Ah, madame ! il ne dépend pas de moi de ne pas sentir ! -Ah ! je ne sais pas commander à mon cœur. -Tant pis, chère belle ; mais je crois déjà savoir toute votre histoire. +Ah, madame ! il ne dépend pas de moi de ne pas sentir ! +Ah ! je ne sais pas commander à mon cœur. +Tant pis, chère belle ; mais je crois déjà savoir toute votre histoire. Il finirait par me compromettre. -Mais chez vous, ma pauvre enfant, le mal est arrivé, n’est-ce pas ? +Mais chez vous, ma pauvre enfant, le mal est arrivé, n’est-ce pas ? Eh bien ! il faut essayer de vous armer contre la tyrannie. -Mais je gage que vous n’avez jamais rien su refuser à Théodore ? -Le moyen, madame, de refuser quelque chose à celui qu’on aime ! +Mais je gage que vous n’avez jamais rien su refuser à Théodore ? +Le moyen, madame, de refuser quelque chose à celui qu’on aime ! Pauvre innocente, je vous adorerais pour votre niaiserie. -Celui qui veut régner, doit... +Celui qui veut régner, doit... Oh ! comment peut-on vivre ainsi ? Est-ce que vous pouvez... -Elle hésita, la duchesse sourit. -Écoutez-moi, continua-t-elle en prenant le ton d’une confidence. -J’ai été à même de voir quelques-uns des hommes supérieurs de notre époque. -Ceux qui se sont mariés ont, à quelques exceptions près, épousé des femmes nulles. -Oh ciel ! s’écria la jeune femme épouvantée, voilà donc la vie. +Elle hésita, la duchesse sourit. +Écoutez-moi, continua-t-elle en prenant le ton d’une confidence. +J’ai été à même de voir quelques-uns des hommes supérieurs de notre époque. +Ceux qui se sont mariés ont, à quelques exceptions près, épousé des femmes nulles. +Oh ciel ! s’écria la jeune femme épouvantée, voilà donc la vie. C’est un combat... -Où il faut toujours menacer, reprit la duchesse en riant. +Où il faut toujours menacer, reprit la duchesse en riant. Notre pouvoir est tout factice. -Elles arrivèrent toutes deux à un escalier dérobé qui communiquait aux appartements de réception. +Elles arrivèrent toutes deux à un escalier dérobé qui communiquait aux appartements de réception. Il sait affronter les batteries, mais devant moi ! il a peur. -À cet aspect, Augustine jeta un cri. -Je savais bien qu’il n’était plus chez moi, dit-elle, mais... ici ! +À cet aspect, Augustine jeta un cri. +Je savais bien qu’il n’était plus chez moi, dit-elle, mais... ici ! Pendant que nous allons achever notre conversation, je le ferai porter dans votre voiture. Dans ces grandes crises, le cœur se brise ou se bronze. -Quand elle demanda si monsieur était chez lui, la voix lui manqua. -Elle tâcha de tromper le temps par mille artifices. -Minuit sonna, quand, au cri du jockei, la porte de l’hôtel s’ouvrit. -La voiture du peintre roula sur le pavé de la cour silencieuse. +Quand elle demanda si monsieur était chez lui, la voix lui manqua. +Elle tâcha de tromper le temps par mille artifices. +Minuit sonna, quand, au cri du jockei, la porte de l’hôtel s’ouvrit. +La voiture du peintre roula sur le pavé de la cour silencieuse. L’artiste resta immobile comme un rocher. -Ses yeux se dirigèrent alternativement sur Augustine et sur la toile accusatrice. -La timide épouse, demi-morte, épiait le front changeant, le front terrible de son mari. -Où avez-vous trouvé ce tableau ? +Ses yeux se dirigèrent alternativement sur Augustine et sur la toile accusatrice. +La timide épouse, demi-morte, épiait le front changeant, le front terrible de son mari. +Où avez-vous trouvé ce tableau ? La duchesse de Carigliano me l’a rendu. -Vous le lui avez demandé ? -Je ne savais pas qu’il fût chez elle. -Cela est digne d’elle, s’écria l’artiste d’une voix tonnante. -Je me vengerai ! dit-il en se promenant à grands pas. -Théodore ! dit une voix mourante. -Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce qu’il monte bien à cheval... -Et voilà peut-être une grande perte, s’écria la vieille régente du Chat-qui-pelote. +Vous le lui avez demandé ? +Je ne savais pas qu’il fût chez elle. +Cela est digne d’elle, s’écria l’artiste d’une voix tonnante. +Je me vengerai ! dit-il en se promenant à grands pas. +Théodore ! dit une voix mourante. +Elle aime ce petit colonel de cavalerie, parce qu’il monte bien à cheval... +Et voilà peut-être une grande perte, s’écria la vieille régente du Chat-qui-pelote. Ma mignonne, je devine tout ; mais viens me confier tes chagrins, je te consolerai. -Ne t’ai-je pas déjà dit que cet homme-là était un fou ! -Ta femme de chambre m’a conté de belles choses... -Mais c’est donc un véritable monstre ! +Ne t’ai-je pas déjà dit que cet homme-là était un fou ! +Ta femme de chambre m’a conté de belles choses... +Mais c’est donc un véritable monstre ! Maffliers ; octobre mille huit cent vingt-neuf. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Paix_du_m\303\251nage_(Balzac).txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Paix_du_m\303\251nage_(Balzac).txt" index 42500f67..a960625a 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Paix_du_m\303\251nage_(Balzac).txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Paix_du_m\303\251nage_(Balzac).txt" @@ -1,184 +1,184 @@ La paix se signait entre la France et la Coalition. -Une ivresse générale avait comme saisi cet empire d’un jour. +Une ivresse générale avait comme saisi cet empire d’un jour. Mais il existait alors une autre raison de cette licence. -Les cœurs furent donc alors nomades comme les régiments. -Là, comme ailleurs, le plaisir n’était qu’un masque. +Les cœurs furent donc alors nomades comme les régiments. +Là, comme ailleurs, le plaisir n’était qu’un masque. Ah ! j’y suis, mon cher. -Quelles épaules ! quelle blancheur de lis ! -Qui est-ce ? demanda celui qui avait parlé le premier. +Quelles épaules ! quelle blancheur de lis ! +Qui est-ce ? demanda celui qui avait parlé le premier. Ah ! je ne sais pas. Vous voulez donc, Montcornet, les garder toutes pour vous. Cela te sied bien de me goguenarder ! reprit Montcornet en souriant. -Hé ! diantre, il faut que tout le monde vive ! -Eh ! mon cher Martial, d’où viens-tu ? -Si l’on t’envoie en ambassade, j’augure mal de tes succès. -Oh ! il le sera, dit vivement le maître des requêtes. -Je gage, Martial, que tu ne sais pas comment elle se trouve là. -Ne trouves-tu pas qu’elle a un peu l’air d’une élégie ? -Ce serait donc une femme mariée ? +Hé ! diantre, il faut que tout le monde vive ! +Eh ! mon cher Martial, d’où viens-tu ? +Si l’on t’envoie en ambassade, j’augure mal de tes succès. +Oh ! il le sera, dit vivement le maître des requêtes. +Je gage, Martial, que tu ne sais pas comment elle se trouve là. +Ne trouves-tu pas qu’elle a un peu l’air d’une élégie ? +Ce serait donc une femme mariée ? Pourquoi ne serait-elle pas veuve ? -Elle serait plus active, dit en riant le maître des requêtes. +Elle serait plus active, dit en riant le maître des requêtes. Mais, mon cher Montcornet, nous sommes deux niais. -Quels vigoureux tons de carnation ! rien n’est flétri dans les méplats du nez. +Quels vigoureux tons de carnation ! rien n’est flétri dans les méplats du nez. Qui peut faire pleurer cette jeune personne ? Les femmes pleurent pour si peu de chose, dit le colonel. -Elle aime déjà, je le parierais. +Elle aime déjà, je le parierais. Ah ! combien une pauvre fille est malheureuse, reprit Martial. -A-t-on plus de grâce et de finesse que notre petite inconnue ? +A-t-on plus de grâce et de finesse que notre petite inconnue ? Si elle parlait, nous verrions si ses dents sont belles. Eh ! c’est quelque demoiselle de compagnie, lui dit Montcornet. -À d’autres, général ! -Ravrio, mon cher, Isabey en a donné le dessin. +À d’autres, général ! +Ravrio, mon cher, Isabey en a donné le dessin. Ah ! je ne la connais pas. C’est sans doute une amie de ma femme. -Ou ta maîtresse, vieux sournois. +Ou ta maîtresse, vieux sournois. Non, parole d’honneur ! Vieille ruse de guerre, mon cher Montcornet ! que m’importe d’ailleurs ? -Je suis comme l’empereur, quand je fais des conquêtes, je les garde. -Mais réfléchis donc à tout ce que tu peux perdre. -Je ne perdrai pas, du moins, ma liberté, répliqua Martial en riant forcément. +Je suis comme l’empereur, quand je fais des conquêtes, je les garde. +Mais réfléchis donc à tout ce que tu peux perdre. +Je ne perdrai pas, du moins, ma liberté, répliqua Martial en riant forcément. Ce moment rapide est comme le printemps d’un bal. -Le calme insouciant de son rival fit perdre contenance au maître des requêtes. -Un silence grave régna dans le salon où la curiosité fut à son comble. +Le calme insouciant de son rival fit perdre contenance au maître des requêtes. +Un silence grave régna dans le salon où la curiosité fut à son comble. Vous me donnez le bras pour aller chez la princesse de Wagram. Pourquoi donc avez-vous pris la main du colonel ? demanda le baron. -Je l’ai rencontré sous le péristyle, répondit-elle ; mais, laissez-moi, chacun nous observe. +Je l’ai rencontré sous le péristyle, répondit-elle ; mais, laissez-moi, chacun nous observe. Martial rejoignit le colonel de cuirassiers. -Plus il était rêveur, plus la comtesse se montrait pressante et taquine. +Plus il était rêveur, plus la comtesse se montrait pressante et taquine. Quel luxe ! quel mouvement ! D’honneur, les femmes y sont toutes jolies ! -Si vous ne dansez pas, c’est sans doute mauvaise volonté. -Oui, monsieur, répondit l’inconnue. +Si vous ne dansez pas, c’est sans doute mauvaise volonté. +Oui, monsieur, répondit l’inconnue. Monsieur votre mari est sans doute ici ? -Et pourquoi donc, madame, restez-vous à cette place ? est-ce par coquetterie ? -L’affligée sourit tristement. -Je vois près de la cheminée une gondole vide, venez-y. +Et pourquoi donc, madame, restez-vous à cette place ? est-ce par coquetterie ? +L’affligée sourit tristement. +Je vois près de la cheminée une gondole vide, venez-y. Monsieur, je ne danserai pas. De quoi riez-vous ? lui dit la comtesse de Vaudremont. -Je vous avais prié d’ôter votre bague, reprit la comtesse en l’interrompant. +Je vous avais prié d’ôter votre bague, reprit la comtesse en l’interrompant. Je ne l’ai pas entendu. -Je vous remercie de m’avoir dit son nom, reprit-elle, il paraît fort aimable. -Oui, mais il est un peu léger. +Je vous remercie de m’avoir dit son nom, reprit-elle, il paraît fort aimable. +Oui, mais il est un peu léger. Allons, pensa le militaire, elle aime ce diable de Martial. -Depuis huit jours, la comtesse le trompe, répondit le colonel. +Depuis huit jours, la comtesse le trompe, répondit le colonel. Je l’ai vu, dit la dame bleue. -Elle est mariée, mon cher. +Elle est mariée, mon cher. Qu’est-ce que cela fait ? -D’ailleurs, Martial, elle m’a formellement manifesté la volonté de ne pas danser. +D’ailleurs, Martial, elle m’a formellement manifesté la volonté de ne pas danser. Je veux bien ! dit le colonel en frappant dans la main du fat. Mon brave, vous avez perdu, dit Martial en riant. -Mes yeux se sont rencontrés avec les siens, et je m’y connais. +Mes yeux se sont rencontrés avec les siens, et je m’y connais. Non, non, rira bien qui rira le dernier. -À ce propos, les deux amis se séparèrent. -Un cercle d’hommes silencieux entourait les joueurs attablés. -L’ambassadeur autrichien, un banquier célèbre se levaient complétement décavés de sommes considérables. -Celle de me répondre à ce que je vous demanderai. +À ce propos, les deux amis se séparèrent. +Un cercle d’hommes silencieux entourait les joueurs attablés. +L’ambassadeur autrichien, un banquier célèbre se levaient complétement décavés de sommes considérables. +Celle de me répondre à ce que je vous demanderai. Le patron n’aime pas l’artillerie. -Oui, mais il adore la noblesse et vous êtes un ci-devant ! -Le comte de Soulanges semblait ne rien comprendre à ce discours. +Oui, mais il adore la noblesse et vous êtes un ci-devant ! +Le comte de Soulanges semblait ne rien comprendre à ce discours. Laissez-moi, je vous en supplie. -J’ai plus envie, ce soir, de me brûler la cervelle, que... +J’ai plus envie, ce soir, de me brûler la cervelle, que... Je hais tout ce que je vois. Aussi, vais-je partir. Cette joie, cette musique, ces visages stupides qui rient m’assassinent. -Une chaise était vacante auprès d’elle, le colonel vint s’y asseoir. -Je gage que vous êtes tourmentée ? dit-il. +Une chaise était vacante auprès d’elle, le colonel vint s’y asseoir. +Je gage que vous êtes tourmentée ? dit-il. J’ai donc dit vrai ? -Je suis capable de vous récompenser si vous le devinez. -Je n’accepterai pas le défi, j’ai trop d’avantages. +Je suis capable de vous récompenser si vous le devinez. +Je n’accepterai pas le défi, j’ai trop d’avantages. Vous craignez de voir Martial aux pieds... De qui ? demanda la comtesse en affectant la surprise. -C’est mon mauvais génie. +C’est mon mauvais génie. Martial me paiera cher le tour qu’il me joue. -Cet homme-là, madame, est de parole. -Mais je connais Martial, ces périls sont autant d’encouragements. -Il y a plus ; nous avons parié. +Cet homme-là, madame, est de parole. +Mais je connais Martial, ces périls sont autant d’encouragements. +Il y a plus ; nous avons parié. Ici le colonel baissa la voix. Serait-ce vrai ? demanda la comtesse. -Merci, général, répondit madame de Vaudremont en lui lançant un regard plein de coquetterie. +Merci, général, répondit madame de Vaudremont en lui lançant un regard plein de coquetterie. Me ferez-vous l’honneur de danser avec moi ? Oui, mais la seconde contredanse. -Son nez pointu annonçait l’épigramme. +Son nez pointu annonçait l’épigramme. Me prenez-vous pour un dragon, demanda la vieille dame. Vous connaissez sans doute sa famille ? Pourquoi ne danse-t-elle pas ? Elle est si belle ! -Voulez-vous que nous fassions un traité de paix ? -Monsieur, répondit la vieille dame avec une gravité trompeuse, amenez-moi la comtesse de Vaudremont. -Je vous promets de lui révéler le mystère qui rend notre inconnue si intéressante. +Voulez-vous que nous fassions un traité de paix ? +Monsieur, répondit la vieille dame avec une gravité trompeuse, amenez-moi la comtesse de Vaudremont. +Je vous promets de lui révéler le mystère qui rend notre inconnue si intéressante. Bienheureux celui qu’elle prendra pour danseur ! -Les deux femmes se regardèrent. -Il était minuit environ. +Les deux femmes se regardèrent. +Il était minuit environ. Ne voyez-vous combien il est vieux ? -Cet homme doit avoir été souvent malade, il jouit de son reste. +Cet homme doit avoir été souvent malade, il jouit de son reste. Dans trois ans, ce sera un homme fini. -L’ambitieux commencera, peut-être réussira-t-il. +L’ambitieux commencera, peut-être réussira-t-il. Je ne le crois pas. D’ailleurs, regardez-le ! Une veuve ne doit pas faire de son mariage une affaire d’amourette. -Une souris s’attrape-t-elle deux fois au même piége ? -Je l’ai joué, ma chère, ce rôle dangereux. -Eh bien ! je suis venue ici pour vous prêcher. +Une souris s’attrape-t-elle deux fois au même piége ? +Je l’ai joué, ma chère, ce rôle dangereux. +Eh bien ! je suis venue ici pour vous prêcher. Ne viens-je pas d’y voir des acteurs ? -Autrefois, ma chère, on les recevait dans son boudoir ; mais au salon, fi donc ! -Pourquoi me regardez-vous d’un air si étonné ? -Profitez de cette maxime due à ma vieille expérience. -Et vous, petite rusée, vous l’avez trahi. +Autrefois, ma chère, on les recevait dans son boudoir ; mais au salon, fi donc ! +Pourquoi me regardez-vous d’un air si étonné ? +Profitez de cette maxime due à ma vieille expérience. +Et vous, petite rusée, vous l’avez trahi. Eh bien ! venez contempler votre ouvrage. -La vieille duchesse prit la main de madame de Vaudremont, et elles se levèrent. -La comtesse détourna silencieusement la tête et parut en proie à de graves réflexions. +La vieille duchesse prit la main de madame de Vaudremont, et elles se levèrent. +La comtesse détourna silencieusement la tête et parut en proie à de graves réflexions. Elle craignit d’y voir une image des vengeances que lui gardait l’avenir. -Elle est à vous, si vous n’êtes pas un niais. -Oh ! comme je vais le prêcher, dit-elle à madame de Grandlieu. -Ne lui offrez même pas votre amitié. -Je ne vous demande, pour toute coopération, que d’agacer le général. -Et, quand elle lui montra l’ami du maître des requêtes, la comtesse sourit. -Oui, dit madame de Vaudremont en regardant le maître des requêtes. -Sa figure exprimait autant de finesse que de gaieté. -Vous risqueriez votre vie, peut-être. -Madame, perdre vos bonnes grâces, n’est-ce pas perdre plus que la vie. +Elle est à vous, si vous n’êtes pas un niais. +Oh ! comme je vais le prêcher, dit-elle à madame de Grandlieu. +Ne lui offrez même pas votre amitié. +Je ne vous demande, pour toute coopération, que d’agacer le général. +Et, quand elle lui montra l’ami du maître des requêtes, la comtesse sourit. +Oui, dit madame de Vaudremont en regardant le maître des requêtes. +Sa figure exprimait autant de finesse que de gaieté. +Vous risqueriez votre vie, peut-être. +Madame, perdre vos bonnes grâces, n’est-ce pas perdre plus que la vie. Quel renversement de principes ! Je vous en prie, permettez-moi de danser avec cette petite dame. Mais elle aime son mari. Obstacle de plus que j’aurai le plaisir de vaincre. -Mais elle est mariée. -Ne vous fâchez pas, dit vivement Martial. +Mais elle est mariée. +Ne vous fâchez pas, dit vivement Martial. Oh ! je vous en supplie, pardonnez-moi. -Tenez, je ne pense plus à madame de Soulanges. -Vous mériteriez bien que je vous envoyasse auprès d’elle. -C’est-à-dire que vous voulez gagner le cheval du colonel. -Ah ! le traître, répondit-il en riant et menaçant du doigt son ami qui souriait. -Enfin, le baron avait pu s’asseoir auprès de la comtesse de Soulanges. -Il admirait de près des beautés qui de loin l’avaient étonné. -Aimez-vous la danse ? demanda le Provençal, pour essayer de renouer la conversation. -A cette étrange réponse, leurs regards se rencontrèrent. -Une confusion naïve rougit les joues blanches de la comtesse. -Mais, monsieur, j’ai déjà refusé un danseur, un militaire... -Serait-ce grand colonel de cavalerie que vous voyez là-bas ? +Tenez, je ne pense plus à madame de Soulanges. +Vous mériteriez bien que je vous envoyasse auprès d’elle. +C’est-à-dire que vous voulez gagner le cheval du colonel. +Ah ! le traître, répondit-il en riant et menaçant du doigt son ami qui souriait. +Enfin, le baron avait pu s’asseoir auprès de la comtesse de Soulanges. +Il admirait de près des beautés qui de loin l’avaient étonné. +Aimez-vous la danse ? demanda le Provençal, pour essayer de renouer la conversation. +A cette étrange réponse, leurs regards se rencontrèrent. +Une confusion naïve rougit les joues blanches de la comtesse. +Mais, monsieur, j’ai déjà refusé un danseur, un militaire... +Serait-ce grand colonel de cavalerie que vous voyez là-bas ? Eh ! c’est mon ami, ne craignez rien. -M’accordez-vous la faveur que j’ose espérer ? -Il fut heureux pour lui que la contredanse commençât. -Debout près de sa belle danseuse, il se trouva plus à l’aise. -Les plus belles s’étonnaient d’une telle facilité. -Martial seul connaissait l’étendue de son bonheur. -Le murmure de la fête venait y mourir. -Cette pièce est délicieuse, dit-elle en admirant une tenture bleu-de-ciel relevée par des perles. -Tout y est amour et volupté, dit le jeune homme fortement ému. -Portez-la, lui dit-il, en souvenir de cette heure céleste et pour l’amour de... -Vous me la donnez ? dit-elle avec un air d’étonnement. +M’accordez-vous la faveur que j’ose espérer ? +Il fut heureux pour lui que la contredanse commençât. +Debout près de sa belle danseuse, il se trouva plus à l’aise. +Les plus belles s’étonnaient d’une telle facilité. +Martial seul connaissait l’étendue de son bonheur. +Le murmure de la fête venait y mourir. +Cette pièce est délicieuse, dit-elle en admirant une tenture bleu-de-ciel relevée par des perles. +Tout y est amour et volupté, dit le jeune homme fortement ému. +Portez-la, lui dit-il, en souvenir de cette heure céleste et pour l’amour de... +Vous me la donnez ? dit-elle avec un air d’étonnement. Je voudrais vous offrir le monde entier. -Vous ne plaisantez pas ? reprit-elle d’une voix altérée par une satisfaction trop vive. +Vous ne plaisantez pas ? reprit-elle d’une voix altérée par une satisfaction trop vive. N’acceptez-vous que mon diamant ? Vous ne me le reprendrez jamais, demanda-t-elle. -Elle mit la bague à son doigt. -Le maître des requêtes resta tout interdit. -Précisément, répliqua-t-elle en souriant. -Veux-tu mon cheval pour courir après ta conquête ? lui dit le colonel. -D’affreux pressentiments vinrent alors tourmenter son âme ingénue. -Cette soirée avait attristé son âme candide. -Hélas ! se dit-elle, comment peuvent faire les femmes qui n’aiment pas ? -Où est la source de leur indulgence ? -Sachez qu’une femme est toujours déplacée sans son mari. -Vous étiez singulièrement compromise dans le coin obscur où vous vous étiez nichée. -C’est mon diamant, que tu disais perdu, et que j’ai retrouvé. +Elle mit la bague à son doigt. +Le maître des requêtes resta tout interdit. +Précisément, répliqua-t-elle en souriant. +Veux-tu mon cheval pour courir après ta conquête ? lui dit le colonel. +D’affreux pressentiments vinrent alors tourmenter son âme ingénue. +Cette soirée avait attristé son âme candide. +Hélas ! se dit-elle, comment peuvent faire les femmes qui n’aiment pas ? +Où est la source de leur indulgence ? +Sachez qu’une femme est toujours déplacée sans son mari. +Vous étiez singulièrement compromise dans le coin obscur où vous vous étiez nichée. +C’est mon diamant, que tu disais perdu, et que j’ai retrouvé. Juillet mille huit cent vingt-neuf. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Vendetta_(Balzac).txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Vendetta_(Balzac).txt index cd651c38..4a2b5b08 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Vendetta_(Balzac).txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/La_Vendetta_(Balzac).txt @@ -1,204 +1,204 @@ -La misère est peut-être le plus puissant de tous les liens. -Cette petite fille semblait être le dernier fruit de leur union. -Ces cheveux si noirs étaient mélangés d’une grande quantité de cheveux blancs. -Quoique nobles et fiers, ses traits avaient un ton de dureté qui les gâtait. -Malgré sa force et sa taille droite, il paraissait avoir plus de soixante ans. -Ses vêtements délabrés annonçaient qu’il venait d’un pays étranger. -Loucian, il est bien heureux pour moi de te rencontrer, s’écria l’étranger. +La misère est peut-être le plus puissant de tous les liens. +Cette petite fille semblait être le dernier fruit de leur union. +Ces cheveux si noirs étaient mélangés d’une grande quantité de cheveux blancs. +Quoique nobles et fiers, ses traits avaient un ton de dureté qui les gâtait. +Malgré sa force et sa taille droite, il paraissait avoir plus de soixante ans. +Ses vêtements délabrés annonçaient qu’il venait d’un pays étranger. +Loucian, il est bien heureux pour moi de te rencontrer, s’écria l’étranger. Murat, Lannes, Rapp se trouvaient dans le cabinet du premier consul. Rapp feignit de n’avoir rien vu, afin de pouvoir rester. -Bonaparte l’ayant interpellé vivement, l’aide-de-camp sortit en rechignant. +Bonaparte l’ayant interpellé vivement, l’aide-de-camp sortit en rechignant. Tu ne veux donc pas me comprendre ? dit le premier consul. -J’ai besoin d’être seul avec mon compatriote. -Un Corse, répondit l’aide-de-camp. -Je me défie trop de ces gens-là pour ne pas... +J’ai besoin d’être seul avec mon compatriote. +Un Corse, répondit l’aide-de-camp. +Je me défie trop de ces gens-là pour ne pas... Quel malheur a pu te chasser du pays ? -Tu en étais le plus riche, le plus... -Le premier consul fit deux pas en arrière comme un homme surpris. -Vas-tu me trahir ? s’écria Bartholoméo en jetant un regard sombre à Bonaparte. +Tu en étais le plus riche, le plus... +Le premier consul fit deux pas en arrière comme un homme surpris. +Vas-tu me trahir ? s’écria Bartholoméo en jetant un regard sombre à Bonaparte. Sais-tu que nous sommes encore quatre Piombo en Corse ? -Bonaparte fit un signe à Lucien, qui se tut. -Puis il regarda Piombo, et lui dit : — Pourquoi donc as-tu tué les Porta ? -Nous avions fait amitié, répondit-il, les Barbanti nous avaient réconciliés. -Ils restèrent chez moi, et mirent le feu à ma vigne de Longone. -Ils ont tué mon fils Grégorio. -Bonaparte regardait Bartholoméo avec curiosité, mais sans étonnement. -Combien étaient-ils ? demanda Lucien. -Ils ont été vos persécuteurs dans les temps, leur dit-il. -Autrefois je vous ai protégés, ajouta-t-il d’un ton de reproche. -En conscience, Piombo, répondit Napoléon, je ne puis pas te prendre sous mon aile. -Ah ! ah ! dit Bartholoméo. +Bonaparte fit un signe à Lucien, qui se tut. +Puis il regarda Piombo, et lui dit : — Pourquoi donc as-tu tué les Porta ? +Nous avions fait amitié, répondit-il, les Barbanti nous avaient réconciliés. +Ils restèrent chez moi, et mirent le feu à ma vigne de Longone. +Ils ont tué mon fils Grégorio. +Bonaparte regardait Bartholoméo avec curiosité, mais sans étonnement. +Combien étaient-ils ? demanda Lucien. +Ils ont été vos persécuteurs dans les temps, leur dit-il. +Autrefois je vous ai protégés, ajouta-t-il d’un ton de reproche. +En conscience, Piombo, répondit Napoléon, je ne puis pas te prendre sous mon aile. +Ah ! ah ! dit Bartholoméo. Mais je puis fermer les yeux, reprit Bonaparte. -Il faut cependant le détruire à tout prix. -Puis, dans quelque temps, plus tard, nous penserons à toi. +Il faut cependant le détruire à tout prix. +Puis, dans quelque temps, plus tard, nous penserons à toi. Mais plus de Vendetta ! -Il n’y a pas de mâquis ici. -Vous n’êtes pas mal ici, dit-il souriant, comme s’il voulait y loger. -Et tu es habillé tout en rouge comme un cardinal. -Il fit un signe à son frère, qui emmena Bartholoméo di Piombo. -Cet artiste suffisait ainsi à tous les besoins de l’aristocratie. -L’entrée du grenier qui régnait au-dessus de ses appartements avait été murée. -Quel symbole d’une tête d’artiste ! +Il n’y a pas de mâquis ici. +Vous n’êtes pas mal ici, dit-il souriant, comme s’il voulait y loger. +Et tu es habillé tout en rouge comme un cardinal. +Il fit un signe à son frère, qui emmena Bartholoméo di Piombo. +Cet artiste suffisait ainsi à tous les besoins de l’aristocratie. +L’entrée du grenier qui régnait au-dessus de ses appartements avait été murée. +Quel symbole d’une tête d’artiste ! Ce groupe formait le plus beau de tous les tableaux de l’atelier. -Le secret des jeunes ultrà fut bientôt connu. -Ce coup d’état excita une stupéfaction générale. -Si le côté droit se mit à travailler silencieusement, le côté gauche pérora longuement. -C’est une personne avec laquelle je ne voudrais pas être en guerre. -Leur a-t-elle jamais dit une parole qui pût les blesser. -Elle évitait au contraire de parler politique. -Mais nos Ultras paraissent agir plutôt par jalousie que par esprit de parti. +Le secret des jeunes ultrà fut bientôt connu. +Ce coup d’état excita une stupéfaction générale. +Si le côté droit se mit à travailler silencieusement, le côté gauche pérora longuement. +C’est une personne avec laquelle je ne voudrais pas être en guerre. +Leur a-t-elle jamais dit une parole qui pût les blesser. +Elle évitait au contraire de parler politique. +Mais nos Ultras paraissent agir plutôt par jalousie que par esprit de parti. Eccola, dit languissamment la jeune fille aux yeux noirs. Ce mot : — « La voici ! -passa de bouche en bouche, et le plus profond silence régna dans l’atelier. -À son arrivée, Ginevra fut donc accueillie par un profond silence. -Sa démarche possédait un caractère de noblesse et de grâce qui commandait le respect. +passa de bouche en bouche, et le plus profond silence régna dans l’atelier. +À son arrivée, Ginevra fut donc accueillie par un profond silence. +Sa démarche possédait un caractère de noblesse et de grâce qui commandait le respect. Ses longs cheveux, ses yeux et ses cils noirs exprimaient la passion. -Son goût pour la peinture avait remplacé les passions qui agitent ordinairement les femmes. -Cette tête est fort bien ! -Les chairs sont un peu trop roses, mais tout en est dessiné à merveille. -On eût dit d’une reine dans sa cour. -Toutes les têtes du groupe des bourgeoises étaient tournées vers elle. -Elle ne s’aperçoit de rien, dit mademoiselle Roguin. -Vous allez tomber, mademoiselle Ginevra, s’écria Laure. -Toutes les jeunes filles regardèrent l’imprudente qui chancelait. -Puis elle se mit à préparer sa palette en gardant le plus profond silence. +Son goût pour la peinture avait remplacé les passions qui agitent ordinairement les femmes. +Cette tête est fort bien ! +Les chairs sont un peu trop roses, mais tout en est dessiné à merveille. +On eût dit d’une reine dans sa cour. +Toutes les têtes du groupe des bourgeoises étaient tournées vers elle. +Elle ne s’aperçoit de rien, dit mademoiselle Roguin. +Vous allez tomber, mademoiselle Ginevra, s’écria Laure. +Toutes les jeunes filles regardèrent l’imprudente qui chancelait. +Puis elle se mit à préparer sa palette en gardant le plus profond silence. Elle devina tout : Servin cachait un proscrit. -La conduite de Ginevra devint une énigme pour toutes ses compagnes. -L’arrivée de madame Servin mit fin à cette lutte d’amour-propre. -Dans les circonstances présentes, ce regard ne fut pas perdu. +La conduite de Ginevra devint une énigme pour toutes ses compagnes. +L’arrivée de madame Servin mit fin à cette lutte d’amour-propre. +Dans les circonstances présentes, ce regard ne fut pas perdu. Mesdemoiselles, dit-elle, monsieur Servin ne pourra pas venir aujourd’hui. Cependant l’inconnu se remua dans son lit. -S’il me fallait choisir, je serais fort embarrassée. +S’il me fallait choisir, je serais fort embarrassée. Plus tard cette circonstance servit de preuves aux charitables suppositions de la haine. -Madame Servin s’en alla bientôt, et la séance s’acheva sans autres événements. -Qui donc peut-il être ? car ce n’est pas le maréchal Ney. +Madame Servin s’en alla bientôt, et la séance s’acheva sans autres événements. +Qui donc peut-il être ? car ce n’est pas le maréchal Ney. Elle se perdit alors en conjectures. -Tout à coup Servin arriva beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire. +Tout à coup Servin arriva beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire. Le jour est mauvais. Approchez-vous donc de ces demoiselles, et descendez un peu votre rideau. -Comment donc ! s’écria-t-il, voici une tête supérieurement faite. +Comment donc ! s’écria-t-il, voici une tête supérieurement faite. Vous serez une seconde Ginevra. -Une œuvre conçue avec passion porte toujours un cachet particulier. +Une œuvre conçue avec passion porte toujours un cachet particulier. Vous avez raison, dit Servin. -Mais vous en saurez bientôt plus que moi, ajouta-t-il en riant forcément. -En ce moment le proscrit éveillé par le bruit se remua. -Ginevra saisit le carton et le plaça devant elle sans mot dire. -Les deux jeunes filles s’examinèrent alors en silence. -Allons, mesdemoiselles, à vos places, dit Servin. -Il était chef d’escadron dans la Garde, et revient de Waterloo. +Mais vous en saurez bientôt plus que moi, ajouta-t-il en riant forcément. +En ce moment le proscrit éveillé par le bruit se remua. +Ginevra saisit le carton et le plaça devant elle sans mot dire. +Les deux jeunes filles s’examinèrent alors en silence. +Allons, mesdemoiselles, à vos places, dit Servin. +Il était chef d’escadron dans la Garde, et revient de Waterloo. On doit m’en apporter ce soir. -Vous auriez dû fermer notre atelier pendant quelques jours. +Vous auriez dû fermer notre atelier pendant quelques jours. Il veut donc mourir ? dit la jeune fille. Laissez-le chez vous pendant le premier moment de la tourmente. Il est votre ami ? demanda-t-elle. -Non, il n’a pas d’autres titres à ma recommandation que son malheur. -Il voulait le défendre, l’insensé ! -Mon beau-père est trop espionné pour pouvoir garder quelqu’un chez lui, reprit-il. -Il me l’a donc nuitamment amené la semaine dernière. -Si je puis vous être utile, employez-moi, dit Ginevra, je connais le maréchal Feltre. -Eh bien ! nous verrons, répondit le peintre. +Non, il n’a pas d’autres titres à ma recommandation que son malheur. +Il voulait le défendre, l’insensé ! +Mon beau-père est trop espionné pour pouvoir garder quelqu’un chez lui, reprit-il. +Il me l’a donc nuitamment amené la semaine dernière. +Si je puis vous être utile, employez-moi, dit Ginevra, je connais le maréchal Feltre. +Eh bien ! nous verrons, répondit le peintre. En apercevant une inconnue, il tressaillit. -Vous êtes blessé ? dit-elle. +Vous êtes blessé ? dit-elle. Oh ! ce n’est rien, mademoiselle, la plaie se referme. -Le soldat entendit, le premier, un nom qui le fit pâlir. -Labédoyère ! dit-il en tombant sur le tabouret. -Ils se regardèrent en silence. -Nous connaissions le sort qui nous attendait après le triomphe comme après la chute. +Le soldat entendit, le premier, un nom qui le fit pâlir. +Labédoyère ! dit-il en tombant sur le tabouret. +Ils se regardèrent en silence. +Nous connaissions le sort qui nous attendait après le triomphe comme après la chute. Il meurt pour sa cause, et moi je me cache... -Rétablirez-vous l’Empereur ? dit-elle. -Croyez-vous pouvoir relever ce géant quand lui-même n’a pas su rester debout ? -Quand on est décidé à mourir, il faut savoir vendre sa tête au bourreau. -N’est-ce pas être reconnaissants que d’obliger un de ses fidèles soldats ? -Ce n’est que de l’argent, ajouta-t-elle d’un ton de mépris. -Maintenant, quant à des amis, vous en trouverez ! +Rétablirez-vous l’Empereur ? dit-elle. +Croyez-vous pouvoir relever ce géant quand lui-même n’a pas su rester debout ? +Quand on est décidé à mourir, il faut savoir vendre sa tête au bourreau. +N’est-ce pas être reconnaissants que d’obliger un de ses fidèles soldats ? +Ce n’est que de l’argent, ajouta-t-elle d’un ton de mépris. +Maintenant, quant à des amis, vous en trouverez ! Le colonel aspira l’amour par tous les sens. -Mais Labédoyère, ajouta-t-il, Labédoyère ! -Ce n’était plus des amis de vingt minutes, mais de vingt ans. +Mais Labédoyère, ajouta-t-il, Labédoyère ! +Ce n’était plus des amis de vingt minutes, mais de vingt ans. Mon cher, reprit Servin, pouvez-vous le sauver ! Je puis le venger. -Pour la première fois, un homme lui faisait éprouver un sentiment si vif. -Demain, répondit-il avec tristesse, demain, Labédoyère... -Ce proscrit était un enfant de la Corse, il en parlait le langage chéri ! +Pour la première fois, un homme lui faisait éprouver un sentiment si vif. +Demain, répondit-il avec tristesse, demain, Labédoyère... +Ce proscrit était un enfant de la Corse, il en parlait le langage chéri ! La jeune fille resta pendant un moment immobile, retenue par une sensation magique. -Sur l’invitation de Servin, l’officier s’était assis sur un divan. -L’inconnu leva la tête vers elle et se mit à sourire. -Cet effet si simple, la superstitieuse Italienne le prit pour un heureux présage. -Il peignit en traits de feu le grand désastre de Waterloo. +Sur l’invitation de Servin, l’officier s’était assis sur un divan. +L’inconnu leva la tête vers elle et se mit à sourire. +Cet effet si simple, la superstitieuse Italienne le prit pour un heureux présage. +Il peignit en traits de feu le grand désastre de Waterloo. Sa voix fut une musique pour l’Italienne. -Ce jour-là, elle apprit qu’il se nommait Luigi. -Ginevra fut donc observée avec une attention diabolique. -On écouta ses chansons, on épia ses regards. -Si Amélie oublia Ginevra, le mal qu’elle avait semé porta ses fruits. +Ce jour-là, elle apprit qu’il se nommait Luigi. +Ginevra fut donc observée avec une attention diabolique. +On écouta ses chansons, on épia ses regards. +Si Amélie oublia Ginevra, le mal qu’elle avait semé porta ses fruits. Louis ne voulait pas sortir de sa cachette. -L’adversité n’est-elle pas la pierre de touche des caractères ? +L’adversité n’est-elle pas la pierre de touche des caractères ? Il y avait dans ce sentiment un certain orgueil inexplicable. -Peut-être était-ce une preuve d’amour. -Louis ouvrit la porte, aperçut l’écolière, et rentra précipitamment. -Je veux bien, répondit Ginevra sûre de pouvoir ainsi la congédier. -C’est vrai, répondit Ginevra frappée tout à coup comme par un souvenir. -Toutes ont quitté monsieur Servin, répondit Laure. -À cause de vous, Ginevra. -Oh ! ne vous fâchez pas, ma bonne Ginevra, s’écria douloureusement Laure. -Mais ma mère aussi veut que je quitte l’atelier. +Peut-être était-ce une preuve d’amour. +Louis ouvrit la porte, aperçut l’écolière, et rentra précipitamment. +Je veux bien, répondit Ginevra sûre de pouvoir ainsi la congédier. +C’est vrai, répondit Ginevra frappée tout à coup comme par un souvenir. +Toutes ont quitté monsieur Servin, répondit Laure. +À cause de vous, Ginevra. +Oh ! ne vous fâchez pas, ma bonne Ginevra, s’écria douloureusement Laure. +Mais ma mère aussi veut que je quitte l’atelier. Nous nous retrouverons dans la vie : les jeunes filles se marient... dit Ginevra. -Quand elles sont riches, répondit Laure. -Viens me voir, mon père a de la fortune... -Qu’est-ce que cela leur faisait ? dit-elle naïvement. +Quand elles sont riches, répondit Laure. +Viens me voir, mon père a de la fortune... +Qu’est-ce que cela leur faisait ? dit-elle naïvement. Tout le monde trouve cela fort mal. Maman dit que c’est contraire aux mœurs... Et vous, Laure, qu’en pensez-vous ? -La jeune fille regarda Ginevra, leurs pensées se confondirent. +La jeune fille regarda Ginevra, leurs pensées se confondirent. Qu’avez-vous donc ? -Il paraît que toutes ces demoiselles prennent des vacances, ou sont à la campagne. -Laure sécha ses larmes, salua Servin, et se retira. -Il y a du vrai là-dedans, mademoiselle, répondit le professeur. -Les mères de ces demoiselles sont des bégueules, reprit-il. -Si elles étaient venues me trouver, tout se serait expliqué. +Il paraît que toutes ces demoiselles prennent des vacances, ou sont à la campagne. +Laure sécha ses larmes, salua Servin, et se retira. +Il y a du vrai là-dedans, mademoiselle, répondit le professeur. +Les mères de ces demoiselles sont des bégueules, reprit-il. +Si elles étaient venues me trouver, tout se serait expliqué. Mais que je prenne du souci de tout cela ? la vie est trop courte ! -Et le peintre fit craquer ses doigts par-dessus sa tête. -Louis, qui avait entendu une partie de cette conversation, accourut aussitôt. -Vous allez perdre toutes vos écolières, s’écria-t-il, et je vous aurai ruiné. +Et le peintre fit craquer ses doigts par-dessus sa tête. +Louis, qui avait entendu une partie de cette conversation, accourut aussitôt. +Vous allez perdre toutes vos écolières, s’écria-t-il, et je vous aurai ruiné. Je suis riche, dit Ginevra, et vous me permettrez de vous indemniser... -Indemniser !... s’écria Servin. -Je serai peut-être alors votre débiteur... -Cette plaisanterie d’artiste mit fin à leur attendrissement. -Ils se regardèrent tous trois en riant. +Indemniser !... s’écria Servin. +Je serai peut-être alors votre débiteur... +Cette plaisanterie d’artiste mit fin à leur attendrissement. +Ils se regardèrent tous trois en riant. Eh bien, vous vous trompez. -Les deux amants l’examinèrent avec étonnement. -Rassurez-vous, je suis le seul que votre espiéglerie embarrasse ! -Dieu ! j’oubliais ! s’écria Ginevra. -Demain, madame Roguin et la mère de Laure doivent venir vous... +Les deux amants l’examinèrent avec étonnement. +Rassurez-vous, je suis le seul que votre espiéglerie embarrasse ! +Dieu ! j’oubliais ! s’écria Ginevra. +Demain, madame Roguin et la mère de Laure doivent venir vous... J’entends ! dit le peintre en interrompant. -Vous êtes un ange ! s’écria Servin. -Elle n’est jamais rentrée si tard, répondit la femme de Piombo. -Les deux vieillards se regardèrent avec toutes les marques d’une anxiété peu ordinaire. +Vous êtes un ange ! s’écria Servin. +Elle n’est jamais rentrée si tard, répondit la femme de Piombo. +Les deux vieillards se regardèrent avec toutes les marques d’une anxiété peu ordinaire. Pour eux, leur fille Ginevra valait toute les richesses du monde. -Ce sentiment profond, la vie même des deux vieillards, animait toutes leurs pensées. -De là procédait la seule imperfection de cette triple vie. +Ce sentiment profond, la vie même des deux vieillards, animait toutes leurs pensées. +De là procédait la seule imperfection de cette triple vie. Allez au-devant de mademoiselle Ginevra, dit-il. -Sa toilette, dépouillée de coquetterie, manquait souvent de goût. -La beauté, la toilette, la grâce de sa fille, semblaient être devenues siennes. -Tout pour elle était bien quand Ginevra se trouvait heureuse. -Voilà quinze jours environ, dit-elle, que Ginevra rentre un peu plus tard. +Sa toilette, dépouillée de coquetterie, manquait souvent de goût. +La beauté, la toilette, la grâce de sa fille, semblaient être devenues siennes. +Tout pour elle était bien quand Ginevra se trouvait heureuse. +Voilà quinze jours environ, dit-elle, que Ginevra rentre un peu plus tard. Tu n’iras pas loin, lui cria sa femme. -Mon père, vous me faites mal. -Aussitôt Ginevra fut posée à terre avec une sorte de respect. -Il paraît que la peinture passe avant nous. -Ginevra nous prépare sans doute quelque surprise, dit la mère. -Oui, je suis très-occupée à l’atelier, répondit-elle. +Mon père, vous me faites mal. +Aussitôt Ginevra fut posée à terre avec une sorte de respect. +Il paraît que la peinture passe avant nous. +Ginevra nous prépare sans doute quelque surprise, dit la mère. +Oui, je suis très-occupée à l’atelier, répondit-elle. Qu’as-tu donc, Ginevra ? -Tu pâlis ! lui dit sa mère. -J’aime un jeune homme, ajouta-t-elle d’une voix émue. -Non, mon père, répondit-elle avec modestie, c’est un jeune homme sans fortune... +Tu pâlis ! lui dit sa mère. +J’aime un jeune homme, ajouta-t-elle d’une voix émue. +Non, mon père, répondit-elle avec modestie, c’est un jeune homme sans fortune... Il est donc bien beau ? Il est malheureux. — Que fait-il ? -Compagnon de Labédoyère ; il était proscrit, sans asile, Servin l’a caché, et... -Il ne dépend pas de moi de ne pas aimer, répondit doucement Ginevra. -Vous ai-je reproché votre fanatisme pour Napoléon ? dit Ginevra. -La vie a des nécessités qu’il faut savoir subir. -Tu accuses l’amour de ton père, s’écria Piombo les yeux flamboyants. -Vous avez raison dans votre égoïsme, comme j’ai raison dans mon amour. -Ah ! tu comptes avec ton père, Ginevra, reprit le vieillard d’un ton sinistre. +Compagnon de Labédoyère ; il était proscrit, sans asile, Servin l’a caché, et... +Il ne dépend pas de moi de ne pas aimer, répondit doucement Ginevra. +Vous ai-je reproché votre fanatisme pour Napoléon ? dit Ginevra. +La vie a des nécessités qu’il faut savoir subir. +Tu accuses l’amour de ton père, s’écria Piombo les yeux flamboyants. +Vous avez raison dans votre égoïsme, comme j’ai raison dans mon amour. +Ah ! tu comptes avec ton père, Ginevra, reprit le vieillard d’un ton sinistre. Il se fit une pause effrayante pendant laquelle personne n’osa parler. Je ne saurais te voir aimant un homme. Ils m’aimaient par ordre, dit la jeune fille. @@ -206,227 +206,227 @@ Je te connais, ma fille, tu ne nous aimeras plus. Mais aimez-la aussi un peu pour elle. Si vous saviez comme il m’aime ! Ah ! ce ne serait pas lui qui me ferait de la peine ! -Déjà des comparaisons, s’écria Piombo avec un accent terrible. -Non, je ne puis supporter cette idée, reprit-il. +Déjà des comparaisons, s’écria Piombo avec un accent terrible. +Non, je ne puis supporter cette idée, reprit-il. Quel est l’homme digne de cette vie ? reprit-il. Lui, dit Ginevra, lui de qui je me sens indigne. -Lui ? répéta machinalement Piombo. +Lui ? répéta machinalement Piombo. Celui que j’aime. -Est-ce qu’il peut te connaître encore assez pour t’adorer ? -Tu l’aimes donc ? s’écria Piombo. -Ginevra inclina doucement la tête. — Tu l’aimes alors plus que nous ? -Ces deux sentiments ne peuvent se comparer, répondit-elle. +Est-ce qu’il peut te connaître encore assez pour t’adorer ? +Tu l’aimes donc ? s’écria Piombo. +Ginevra inclina doucement la tête. — Tu l’aimes alors plus que nous ? +Ces deux sentiments ne peuvent se comparer, répondit-elle. L’un est plus fort que l’autre, reprit Piombo. Je crois que oui, dit Ginevra. -Je l’épouserai, répliqua tranquillement Ginevra. -Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la mère, comment finira cette querelle ? +Je l’épouserai, répliqua tranquillement Ginevra. +Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la mère, comment finira cette querelle ? Santa Virgina ! mettez-vous entre eux. -Ginevra ! non, tu ne l’épouseras pas. +Ginevra ! non, tu ne l’épouseras pas. Oh ! ne me dis pas oui ce soir ?... laisse-moi croire le contraire. Je suis votre fille. Elle a raison, dit la baronne, nous sommes mises au monde pour nous marier. Pourquoi me jugez-vous ? -La répugnance que j’éprouve n’est-elle pas un conseil d’en haut ? -Je vous préserve peut-être d’un malheur. -Le malheur serait qu’il ne m’aimât pas. +La répugnance que j’éprouve n’est-elle pas un conseil d’en haut ? +Je vous préserve peut-être d’un malheur. +Le malheur serait qu’il ne m’aimât pas. Oui, toujours, reprit-elle. -Il est ma vie, mon bien, ma pensée. -Même en vous obéissant, il serait toujours dans mon cœur. -Me défendre de l’épouser, n’est-ce pas vous haïr ? -Tu ne nous aimes plus, s’écria Piombo. -Oh ! dit Ginevra en agitant la tête. -Eh bien ! oublie-le, reste-nous fidèle. +Il est ma vie, mon bien, ma pensée. +Même en vous obéissant, il serait toujours dans mon cœur. +Me défendre de l’épouser, n’est-ce pas vous haïr ? +Tu ne nous aimes plus, s’écria Piombo. +Oh ! dit Ginevra en agitant la tête. +Eh bien ! oublie-le, reste-nous fidèle. Je vivrai plus long-temps que toi ! -Raison de plus pour me marier promptement et être heureuse ! dit-elle. -Je ne te survivrais pas, mon père, mon bon père ! -Il était temps que vous finissiez, dit la baronne d’une voix émue. +Raison de plus pour me marier promptement et être heureuse ! dit-elle. +Je ne te survivrais pas, mon père, mon bon père ! +Il était temps que vous finissiez, dit la baronne d’une voix émue. Ginevretta ! ma Ginevra bella ! -Mais, tout en plaisantant aussi, le père refusait. -Elle était Italienne, c’est tout dire. +Mais, tout en plaisantant aussi, le père refusait. +Elle était Italienne, c’est tout dire. Pour la seconde fois, le pauvre officier sortait de sa cachette. -Louis venait d’être réintégré sur le contrôle des officiers en disponibilité. -C’était un bien grand pas vers un meilleur avenir. +Louis venait d’être réintégré sur le contrôle des officiers en disponibilité. +C’était un bien grand pas vers un meilleur avenir. Ginevra ! s’il ne s’agissait que de ma vie. -Je ne porte plus la Légion-d’Honneur, répondit timidement Louis qui restait humblement debout. -La réponse de l’officier satisfit le vieux serviteur de Napoléon. +Je ne porte plus la Légion-d’Honneur, répondit timidement Louis qui restait humblement debout. +La réponse de l’officier satisfit le vieux serviteur de Napoléon. Ne trouvez-vous pas que monsieur a toute la physionomie des Porta ? Tu es Luigi Porta ? demanda le vieillard. Au nom de notre amour, qu’ai-je donc dit, demanda Luigi Porta. Nous serions en vendetta, demanda Luigi en tremblant. -Mon père a massacré toute votre famille. -Je ne sais, répondit Luigi. -À six ans j’ai été amené à Gênes, chez un vieillard nommé Colonna. -Aucun détail sur ma famille ne m’a été donné. -Je savais seulement que j’étais orphelin et sans fortune. -Partez, partez, Luigi, s’écria Ginevra ; mais non, je dois vous accompagner. -La jeune fille sourit tristement et baissa la tête. -Luigi ne répondit que par un sourire, et pressa la main de Ginevra. -La destinée de ces deux époux fut alors accomplie. -Les gens servirent le dîner auquel personne ne toucha. -Tous trois se levèrent sans qu’aucun d’eux se fût adressé la parole. +Mon père a massacré toute votre famille. +Je ne sais, répondit Luigi. +À six ans j’ai été amené à Gênes, chez un vieillard nommé Colonna. +Aucun détail sur ma famille ne m’a été donné. +Je savais seulement que j’étais orphelin et sans fortune. +Partez, partez, Luigi, s’écria Ginevra ; mais non, je dois vous accompagner. +La jeune fille sourit tristement et baissa la tête. +Luigi ne répondit que par un sourire, et pressa la main de Ginevra. +La destinée de ces deux époux fut alors accomplie. +Les gens servirent le dîner auquel personne ne toucha. +Tous trois se levèrent sans qu’aucun d’eux se fût adressé la parole. Jean, dit-il enfin au domestique, allumez du feu, j’ai froid. -Ginevra tressaillit et regarda son père avec anxiété. -Le combat qu’il se livrait devait être horrible, sa figure était bouleversée. -Entre eux, tout devait être extrême. -Cela est vrai, répondit-elle. +Ginevra tressaillit et regarda son père avec anxiété. +Le combat qu’il se livrait devait être horrible, sa figure était bouleversée. +Entre eux, tout devait être extrême. +Cela est vrai, répondit-elle. Il faut choisir entre lui et nous. -Notre vendetta fait partie de nous-mêmes. -Qui n’épouse pas ma vengeance, n’est pas de ma famille. -Mon choix est fait, répondit Ginevra d’une voix calme. -La tranquillité de sa fille trompa Bartholoméo. +Notre vendetta fait partie de nous-mêmes. +Qui n’épouse pas ma vengeance, n’est pas de ma famille. +Mon choix est fait, répondit Ginevra d’une voix calme. +La tranquillité de sa fille trompa Bartholoméo. Je serai sa femme, dit brusquement Ginevra. -Un Porta ? s’écria Bartholoméo. +Un Porta ? s’écria Bartholoméo. Mais ai-je jamais pu partager cette haine ? dit vivement la jeune fille. -M’avez-vous élevée dans cette croyance qu’un Porta était un monstre ? -Pouvais-je penser qu’il restât un seul de ceux que vous aviez tués ? -N’est-il pas naturel que vous fassiez céder votre vendetta à mes sentiments ? +M’avez-vous élevée dans cette croyance qu’un Porta était un monstre ? +Pouvais-je penser qu’il restât un seul de ceux que vous aviez tués ? +N’est-il pas naturel que vous fassiez céder votre vendetta à mes sentiments ? Un Porta ? dit Piombo. -Cela se peut, répondit-elle, mais son fils m’a donné plus que la vie. +Cela se peut, répondit-elle, mais son fils m’a donné plus que la vie. Voir Luigi, c’est un bonheur sans lequel je ne saurais vivre. -Luigi m’a révélé le monde des sentiments. +Luigi m’a révélé le monde des sentiments. Luigi m’aime, il sera mon mari. J’aimerais mieux te voir dans ton cercueil, Ginevra. Telle est ma sentence. Qu’il ne soit plus question de ceci entre nous. -Je suis Bartholoméo di Piombo, entendez-vous, Ginevra ? -Attachez-vous quelque sens mystérieux à ces paroles ? demanda-t-elle froidement. +Je suis Bartholoméo di Piombo, entendez-vous, Ginevra ? +Attachez-vous quelque sens mystérieux à ces paroles ? demanda-t-elle froidement. Nous autres Corses, nous allons nous expliquer avec Dieu. -Le père et la fille se parlèrent rarement. -Peut-être aussi se flattaient-ils mutuellement que l’un cèderait à l’autre. -Ils étaient réunis tous trois dans la chambre de Bartholoméo. -En ce moment un domestique annonça deux notaires accompagnés de plusieurs témoins qui entrèrent. -Les étrangers s’assirent après y avoir été invités par un geste du vieillard. +Le père et la fille se parlèrent rarement. +Peut-être aussi se flattaient-ils mutuellement que l’un cèderait à l’autre. +Ils étaient réunis tous trois dans la chambre de Bartholoméo. +En ce moment un domestique annonça deux notaires accompagnés de plusieurs témoins qui entrèrent. +Les étrangers s’assirent après y avoir été invités par un geste du vieillard. La baronne demeurait muette et passive. -As-tu jamais rencontré des clients fabriqués comme ceux-là ? demanda Roguin à son confrère. -Il n’y a rien à en tirer, répondit le plus jeune. -À ta place, moi, je m’en tiendrais à la lecture de mon acte. +As-tu jamais rencontré des clients fabriqués comme ceux-là ? demanda Roguin à son confrère. +Il n’y a rien à en tirer, répondit le plus jeune. +À ta place, moi, je m’en tiendrais à la lecture de mon acte. Monsieur... dit Roguin de sa voix mielleuse. -Qui arrachent une fille à son père ? -Qui privent un vieillard de sa dernière consolation ? +Qui arrachent une fille à son père ? +Qui privent un vieillard de sa dernière consolation ? Monsieur, votre fille ne vous appartient que... -Eh ! bien, grâce ! grâce, dit-elle. -Vous hésitez à me donner la mort, et vous me refusez la vie. -Ô mon père, jamais je ne vous ai tant aimé, accordez-moi Luigi ! -Bartholoméo repoussa durement sa fille. -La Luigi Porta ne saurait être une Piombo. +Eh ! bien, grâce ! grâce, dit-elle. +Vous hésitez à me donner la mort, et vous me refusez la vie. +Ô mon père, jamais je ne vous ai tant aimé, accordez-moi Luigi ! +Bartholoméo repoussa durement sa fille. +La Luigi Porta ne saurait être une Piombo. Je n’ai plus de fille ! -Nous sommes plus riches que tous les rois de la terre, répondit-il. -Mon père et ma mère m’ont abandonnée, dit-elle avec une profonde mélancolie. +Nous sommes plus riches que tous les rois de la terre, répondit-il. +Mon père et ma mère m’ont abandonnée, dit-elle avec une profonde mélancolie. Je t’aimerai pour eux. -Et toujours, répondit-il en la serrant sur son cœur. -En cet endroit, des larmes avaient effacé plusieurs mots de la lettre. -Ô ma mère ! s’écria Ginevra tout attendrie. -Ginevra eut la générosité d’ensevelir sa douleur au fond de son âme. +Et toujours, répondit-il en la serrant sur son cœur. +En cet endroit, des larmes avaient effacé plusieurs mots de la lettre. +Ô ma mère ! s’écria Ginevra tout attendrie. +Ginevra eut la générosité d’ensevelir sa douleur au fond de son âme. Enfin, le jour du mariage arriva, Ginevra ne vit personne autour d’elle. -Ces témoins étaient de braves gens. -Cette réserve jeta du froid entre eux. -La joie ne peut éclater que parmi des gens qui se sentent égaux. -L’église et la mairie n’étaient pas très-éloignées de l’hôtel. -Leurs témoins indifférents à la cérémonie, causaient tranquillement de leurs affaires. -L’avoine est bien chère, disait le maréchal-des-logis au maçon. +Ces témoins étaient de braves gens. +Cette réserve jeta du froid entre eux. +La joie ne peut éclater que parmi des gens qui se sentent égaux. +L’église et la mairie n’étaient pas très-éloignées de l’hôtel. +Leurs témoins indifférents à la cérémonie, causaient tranquillement de leurs affaires. +L’avoine est bien chère, disait le maréchal-des-logis au maçon. Et ils firent un tour dans la salle. -Mais la tremblante Ginevra ne sut pas entièrement dépouiller les faiblesses de la femme. -Ce moment causa quelque embarras aux deux fiancés. -Attendez les familles, dit le maire à l’employé qui lisait promptement les actes. -Le père et la mère protestent, répondit flegmatiquement le secrétaire. -Des deux côtés ? reprit le maire. -L’époux est orphelin. -Où sont les témoins ? +Mais la tremblante Ginevra ne sut pas entièrement dépouiller les faiblesses de la femme. +Ce moment causa quelque embarras aux deux fiancés. +Attendez les familles, dit le maire à l’employé qui lisait promptement les actes. +Le père et la mère protestent, répondit flegmatiquement le secrétaire. +Des deux côtés ? reprit le maire. +L’époux est orphelin. +Où sont les témoins ? Mais, s’il y a protestation ? dit le maire. -Rien n’eut jamais moins l’air d’une fête. -Le plaisir rendit les deux époux plus légers. -Dieu paraissait être complice de cette joie d’un jour. -Dieu les bénisse ! dit Vergniaud au maçon sous le porche de l’église. -Jamais deux créatures ne furent mieux faites l’une pour l’autre. -Les parents de cette fille-là sont des infirmes. +Rien n’eut jamais moins l’air d’une fête. +Le plaisir rendit les deux époux plus légers. +Dieu paraissait être complice de cette joie d’un jour. +Dieu les bénisse ! dit Vergniaud au maçon sous le porche de l’église. +Jamais deux créatures ne furent mieux faites l’une pour l’autre. +Les parents de cette fille-là sont des infirmes. Je ne connais pas de soldat plus brave que le colonel Louis ! -Si tout le monde s’était comporté comme lui, l’autre y serait encore. -Ils se séparèrent en se serrant la main, et Luigi remercia cordialement son propriétaire. -Adieu, mon brave, dit Luigi au maréchal, je te remercie. -Tout à votre service, mon colonel. -Âme, individu, chevaux et voitures, chez moi tout est à vous. +Si tout le monde s’était comporté comme lui, l’autre y serait encore. +Ils se séparèrent en se serrant la main, et Luigi remercia cordialement son propriétaire. +Adieu, mon brave, dit Luigi au maréchal, je te remercie. +Tout à votre service, mon colonel. +Âme, individu, chevaux et voitures, chez moi tout est à vous. Comme il t’aime ! dit Ginevra. Ici, reprit-il, tout nous sourira. Ils parcoururent ensemble les trois chambres qui composaient leur logement. -La pièce d’entrée servait de salon et de salle à manger. -Je travaillerai donc là, dit-elle avec une expression enfantine. +La pièce d’entrée servait de salon et de salle à manger. +Je travaillerai donc là, dit-elle avec une expression enfantine. Tes paroles me font bien heureux, dit-il. -Ils allèrent alors vers une chambre nuptiale, fraîche et blanche comme une vierge. +Ils allèrent alors vers une chambre nuptiale, fraîche et blanche comme une vierge. Oh ! sortons, dit Luigi en riant. Mais je veux tout voir. -Je l’ai vendu à un brave homme nommé Gigonnet. -Pourquoi ? reprit-elle d’un ton de reproche où perçait une satisfaction secrète. +Je l’ai vendu à un brave homme nommé Gigonnet. +Pourquoi ? reprit-elle d’un ton de reproche où perçait une satisfaction secrète. Crois-tu que je serais moins heureuse sous un toit ? -Mais, reprit-elle, tout cela est bien joli, et c’est à nous. -Les premiers jours de leur union appartinrent à l’amour. -Un air chanté par Ginevra leur reproduisait encore les nuances délicieuses de leur amour. +Mais, reprit-elle, tout cela est bien joli, et c’est à nous. +Les premiers jours de leur union appartinrent à l’amour. +Un air chanté par Ginevra leur reproduisait encore les nuances délicieuses de leur amour. Luigi et Ginevra avaient tout compris de l’amour. -Insensiblement il entreprit les écritures en grand. +Insensiblement il entreprit les écritures en grand. Ce fut pour eux le plus beau moment de leur vie. -Les journées s’écoulaient rapidement entre les occupations et les joies de l’amour. +Les journées s’écoulaient rapidement entre les occupations et les joies de l’amour. La musique les consolait de leurs fatigues. -Cette idée la poursuivait comme un pressentiment. -Jamais la jeune artiste n’avait rien composé de si remarquable. -Le chef-d’œuvre fut inauguré. -Ils passèrent encore une autre année au sein de l’aisance. -Il ne leur arriva donc aucun événement qui mérite d’être rapporté. -À la fin de l’hiver de cette même année, Luigi travailla sans relâche. -Ginevra les offrit à vil prix sans pouvoir les vendre. +Cette idée la poursuivait comme un pressentiment. +Jamais la jeune artiste n’avait rien composé de si remarquable. +Le chef-d’œuvre fut inauguré. +Ils passèrent encore une autre année au sein de l’aisance. +Il ne leur arriva donc aucun événement qui mérite d’être rapporté. +À la fin de l’hiver de cette même année, Luigi travailla sans relâche. +Ginevra les offrit à vil prix sans pouvoir les vendre. Ils avaient peur de l’avenir. -Une nuit, Ginevra chercha vainement Luigi auprès d’elle, et se leva tout effrayée. -Luigi attendait que sa femme fût endormie avant de monter à son cabinet. -Des larmes roulèrent dans les yeux de la jeune femme. -C’est pour moi qu’il passe des nuits à écrire, dit-elle. -Une pensée sécha ses larmes. -Elle songeait à imiter Luigi. -Ginevra ! s’écria-t-il. -Mais c’est à moi seul qu’appartient le droit de travailler ainsi. +Une nuit, Ginevra chercha vainement Luigi auprès d’elle, et se leva tout effrayée. +Luigi attendait que sa femme fût endormie avant de monter à son cabinet. +Des larmes roulèrent dans les yeux de la jeune femme. +C’est pour moi qu’il passe des nuits à écrire, dit-elle. +Une pensée sécha ses larmes. +Elle songeait à imiter Luigi. +Ginevra ! s’écria-t-il. +Mais c’est à moi seul qu’appartient le droit de travailler ainsi. Je mourrais si je ne joignais pas mes efforts aux tiens. -Tout ne doit-il pas être commun entre nous, plaisirs et peines ? -Elle a froid, s’écria Luigi avec désespoir. -Vois-tu, dit Ginevra, c’est un présage : nous serons heureux. -Oui, au ciel, répondit Luigi avec un sourire amer. -Ginevra ! toi qui méritais tous les trésors de la terre... +Tout ne doit-il pas être commun entre nous, plaisirs et peines ? +Elle a froid, s’écria Luigi avec désespoir. +Vois-tu, dit Ginevra, c’est un présage : nous serons heureux. +Oui, au ciel, répondit Luigi avec un sourire amer. +Ginevra ! toi qui méritais tous les trésors de la terre... J’ai ton cœur, dit-elle avec un accent de joie. Ah ! je ne me plains pas, reprit-il en la serrant fortement contre lui. Quel silence ! dit Ginevra. -Mon ami, je trouve un grand plaisir à veiller. +Mon ami, je trouve un grand plaisir à veiller. Mais voici l’aurore, viens dormir. -Oui, répondit-elle, si je ne dors pas seule. -Le sentiment de la maternité doubla les forces de la jeune femme. -Luigi emprunta pour subvenir aux dépenses des couches de Ginevra. -Ce fut leur dernière félicité. -On eût dit que ses yeux avaient pâli. -Luigi debout et silencieux, n’avait plus le courage de sourire à son fils. -Quant à notre propriétaire, il ne nous a rien demandé depuis un an. -Chaque jour qui arrive amène une difficulté de plus, reprit Luigi avec terreur. -La faim était à leur porte. -Moi, j’ai dîné, cher Luigi, je n’ai besoin de rien. -En ces moments suprêmes, deux êtres se voient cœur à cœur. -Il commençait à faire nuit quand il arriva chez lui. -Elle regarda son fils et s’évanouit, car le petit Barthélémy était mort. -Cette voix et cette caresse lui rendirent quelque tranquillité. -Ô mon Louis ! reprit-elle en le regardant avec une attention extraordinaire, écoute-moi bien. +Oui, répondit-elle, si je ne dors pas seule. +Le sentiment de la maternité doubla les forces de la jeune femme. +Luigi emprunta pour subvenir aux dépenses des couches de Ginevra. +Ce fut leur dernière félicité. +On eût dit que ses yeux avaient pâli. +Luigi debout et silencieux, n’avait plus le courage de sourire à son fils. +Quant à notre propriétaire, il ne nous a rien demandé depuis un an. +Chaque jour qui arrive amène une difficulté de plus, reprit Luigi avec terreur. +La faim était à leur porte. +Moi, j’ai dîné, cher Luigi, je n’ai besoin de rien. +En ces moments suprêmes, deux êtres se voient cœur à cœur. +Il commençait à faire nuit quand il arriva chez lui. +Elle regarda son fils et s’évanouit, car le petit Barthélémy était mort. +Cette voix et cette caresse lui rendirent quelque tranquillité. +Ô mon Louis ! reprit-elle en le regardant avec une attention extraordinaire, écoute-moi bien. Je sens que je meurs. Oui, mon Luigi, console-toi. -Dis-lui bien que je ne l’ai jamais accusé... -Sa tête tomba sur le bras de son époux. -Non, tu ne peux pas mourir, s’écria Luigi, le médecin va venir. +Dis-lui bien que je ne l’ai jamais accusé... +Sa tête tomba sur le bras de son époux. +Non, tu ne peux pas mourir, s’écria Luigi, le médecin va venir. Nous avons du pain. -Ton père va te recevoir en grâce. -La prospérité s’est levée pour nous. -Reste avec nous, ange de beauté ! -Mon ami, dit-elle enfin, tu as froid, je vais te réchauffer. +Ton père va te recevoir en grâce. +La prospérité s’est levée pour nous. +Reste avec nous, ange de beauté ! +Mon ami, dit-elle enfin, tu as froid, je vais te réchauffer. Elle voulut mettre la main de son mari sur son cœur, mais elle expira. La pendule marquait minuit. Depuis long-temps le vieux couple avait perdu le sommeil. -Sans les flammes pétillantes du foyer, ils eussent été dans une obscurité complète. -Élisa Piombo épiait les expressions qui passaient sur la blanche figure de son mari. -Ces réflexions agitèrent successivement le cœur d’Élisa Piombo. -La mère de Ginevra baissa la tête pour dérober ses larmes à son mari. -Si Ginevra avait froid, s’écria-t-elle doucement. -Piombo tressaillit. — Elle a peut-être faim, dit-elle en continuant. -Qu’elle vienne ! qu’elle vienne, s’écria Piombo. -Ô mon enfant chéri ! tu m’as vaincu. -La mère se leva comme pour aller chercher sa fille. +Sans les flammes pétillantes du foyer, ils eussent été dans une obscurité complète. +Élisa Piombo épiait les expressions qui passaient sur la blanche figure de son mari. +Ces réflexions agitèrent successivement le cœur d’Élisa Piombo. +La mère de Ginevra baissa la tête pour dérober ses larmes à son mari. +Si Ginevra avait froid, s’écria-t-elle doucement. +Piombo tressaillit. — Elle a peut-être faim, dit-elle en continuant. +Qu’elle vienne ! qu’elle vienne, s’écria Piombo. +Ô mon enfant chéri ! tu m’as vaincu. +La mère se leva comme pour aller chercher sa fille. Paris, janvier mille huit cent trente. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Le_Colonel_Chabert.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Le_Colonel_Chabert.txt index e79a3205..c339f297 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Le_Colonel_Chabert.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Le_Colonel_Chabert.txt @@ -1,479 +1,479 @@ Allons ! encore notre vieux carrick ! Puis il continua son improvisation : ... -Et Godeschal reprit la phrase commencée : — rendue en... -Y êtes-vous ? demanda-t-il. -Oui, crièrent les trois copistes. -Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration. +Et Godeschal reprit la phrase commencée : — rendue en... +Y êtes-vous ? demanda-t-il. +Oui, crièrent les trois copistes. +Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration. Cela fait des pages. -Effacez-bien ça ! dit le principal clerc. -Vous causeriez des désagréments au patron. -Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Huré ! -Un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. +Effacez-bien ça ! dit le principal clerc. +Vous causeriez des désagréments au patron. +Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Huré ! +Un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C’est le : — Portez arme ! de la Bazoche. Rendue en... en, demanda Godeschal. Dites-moi donc, quand, Boucard ? -Juin mille huit cent quatorze, répondit le premier clerc sans quitter son travail. -Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. +Juin mille huit cent quatorze, répondit le premier clerc sans quitter son travail. +Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. Le second faisait en ce moment le palais. -Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. -Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. -Où est mon canif ? -Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête ! -Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. -Je souhaite parler à monsieur Derville. +Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. +Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. +Où est mon canif ? +Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête ! +Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. +Je souhaite parler à monsieur Derville. Est-ce pour affaire ? -Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur... +Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur... L’inconnu resta impassible. -Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs Études. +Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs Études. Boucard avait fini son addition. -Ils vous disent la vérité, monsieur. +Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la nuit. -Il a l’air d’un déterré, reprit le clerc. -C’est quelque colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc. +Il a l’air d’un déterré, reprit le clerc. +C’est quelque colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc. Non, c’est un ancien concierge, dit Godeschal. -Parions qu’il est noble, s’écria Boucard. -Je parie qu’il a été portier, répliqua Godeschal. -Il a couché sous les ponts. -Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc. -Ça s’est vu ! -Ça va, répliqua Boucard. -Monsieur ! monsieur ? cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre. +Parions qu’il est noble, s’écria Boucard. +Je parie qu’il a été portier, répliqua Godeschal. +Il a couché sous les ponts. +Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc. +Ça s’est vu ! +Ça va, répliqua Boucard. +Monsieur ! monsieur ? cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre. Que fais-tu, Simonnin ? demanda Boucard. -Tous les clercs se mirent à rire. -Quant au vieillard, il remontait déjà l’escalier. -Qu’allons-nous lui dire ? s’écria Godeschal. -Laissez-moi faire ! répondit Boucard. -Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. +Tous les clercs se mirent à rire. +Quant au vieillard, il remontait déjà l’escalier. +Qu’allons-nous lui dire ? s’écria Godeschal. +Laissez-moi faire ! répondit Boucard. +Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira. -Ah ! le vieux drôle ! +Ah ! le vieux drôle ! Trinn, la, la, trinn, trinn ! -À quel théâtre irons-nous ? -À l’Opéra ! s’écria le principal. -D’abord, reprit Godeschal, le théâtre n’a pas été désigné. +À quel théâtre irons-nous ? +À l’Opéra ! s’écria le principal. +D’abord, reprit Godeschal, le théâtre n’a pas été désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez madame Saqui. Madame Saqui n’est pas un spectacle, dit Desroches. Qu’est-ce qu’un spectacle ? reprit Godeschal. -Établissons d’abord le point de fait. -Qu’ai-je parié, messieurs ? un spectacle. +Établissons d’abord le point de fait. +Qu’ai-je parié, messieurs ? un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle ? une chose qu’on voit... Qu’on voit pour de l’argent, disait Godeschal en continuant. -La définition n’est pas exacte, dit Huré. -Mais, écoutez-moi donc ? -Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard. +La définition n’est pas exacte, dit Huré. +Mais, écoutez-moi donc ? +Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard. Curtius est-il un spectacle ? dit Godeschal. -Non, répondit le premier clerc, c’est un cabinet de figures. +Non, répondit le premier clerc, c’est un cabinet de figures. Et berlik berlok, dit Simonnin. Prends garde que je ne te gifle, toi ! dit Godeschal. -Les clercs haussèrent les épaules. -Madame Ferraud est une des clientes de l’Étude ! -La cause est remise à demain, dit Boucard. -À l’ouvrage, messieurs ! -Sac-à-papier ! l’on ne fait rien ici. +Les clercs haussèrent les épaules. +Madame Ferraud est une des clientes de l’Étude ! +La cause est remise à demain, dit Boucard. +À l’ouvrage, messieurs ! +Sac-à-papier ! l’on ne fait rien ici. L’affaire se juge aujourd’hui. Simonnin ira au parterre. -Là-dessus, le premier clerc s’assit à son bureau, et chacun l’imita. -Rendue en juin mil huit cent quatorze (en toutes lettres), dit Godeschal, y êtes-vous ? -Et nous espérons que Messieurs composant le tribunal, dit l’improvisateur. -Halte ! il faut que je relise ma phrase, je ne me comprends plus moi-même. -Ça doit arriver souvent !... et trois quarante-neuf ; dit Boucard. +Là-dessus, le premier clerc s’assit à son bureau, et chacun l’imita. +Rendue en juin mil huit cent quatorze (en toutes lettres), dit Godeschal, y êtes-vous ? +Et nous espérons que Messieurs composant le tribunal, dit l’improvisateur. +Halte ! il faut que je relise ma phrase, je ne me comprends plus moi-même. +Ça doit arriver souvent !... et trois quarante-neuf ; dit Boucard. Monsieur Godeschal, voulez-vous un verre d’eau ? dit le petit clerc. Ce farceur de Simonnin ! dit Boucard. -Que nous établissons ici, reprit Godeschal. -Ajoutez : dans l’intérêt de madame... (en toutes lettres) la vicomtesse de Grandlieu... -Ah ! vous êtes un fier nigaud ! -Le portier lui répondit que monsieur Derville n’était pas rentré. +Que nous établissons ici, reprit Godeschal. +Ajoutez : dans l’intérêt de madame... (en toutes lettres) la vicomtesse de Grandlieu... +Ah ! vous êtes un fier nigaud ! +Le portier lui répondit que monsieur Derville n’était pas rentré. Le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses relations. -Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute espèce d’affaire. -Voilà sa vie, qui est singulièrement active. +Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute espèce d’affaire. +Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d’argent. -Le vieux soldat était sec et maigre. -Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. -Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard. -Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. -Derville fit un signe à Boucard, qui disparut. +Le vieux soldat était sec et maigre. +Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. +Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard. +Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. +Derville fit un signe à Boucard, qui disparut. Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait sans digression. -Je vous demanderai moi-même les éclaircissements qui me sembleront nécessaires. -Je me précipitai sur ces entêtés-là. -Deux officiers russes, deux vrais géants, m’attaquèrent à la fois. +Je vous demanderai moi-même les éclaircissements qui me sembleront nécessaires. +Je me précipitai sur ces entêtés-là. +Deux officiers russes, deux vrais géants, m’attaquèrent à la fois. Je tombai de cheval. Je vous parlerai de mes malheurs plus tard. -La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. -Le peu d’air que je respirais était méphitique. +La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. +Le peu d’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. -Mes oreilles tintèrent violemment. -Sans ce secours inespéré, je périssais ! +Mes oreilles tintèrent violemment. +Sans ce secours inespéré, je périssais ! J’y allais ferme, monsieur, car me voici ! Vous me direz que j’avais trois bras ! -Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! -En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. -Y avait-il déjà du monde aux champs ? -Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. -à des gens qui répondaient : « Le pauvre homme ! -Oh ! monsieur, revoir Paris ! c’était un délire que je ne... -Je voudrais n’être pas moi. +Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur ! +En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. +Y avait-il déjà du monde aux champs ? +Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. +à des gens qui répondaient : « Le pauvre homme ! +Oh ! monsieur, revoir Paris ! c’était un délire que je ne... +Je voudrais n’être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. -Je crois rêver en vous écoutant. -De grâce, arrêtons-nous pendant un moment. +Je crois rêver en vous écoutant. +De grâce, arrêtons-nous pendant un moment. Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n’est-elle pas ma femme ! -La reconnaissance étouffa sa voix. +La reconnaissance étouffa sa voix. Un fripon aurait eu de la voix. -Vous sortiez de prison, répondit l’avoué. +Vous sortiez de prison, répondit l’avoué. Vous connaissez ma femme ? demanda le colonel. -Oui, répliqua Derville en inclinant la tête. +Oui, répliqua Derville en inclinant la tête. Les femmes croient les gens quand ils farcissent leurs phrases du mot amour. -Comment aurais-je pu intéresser une femme ? +Comment aurais-je pu intéresser une femme ? Moi, Chabert, comte de l’Empire ! Le camarade se nommait Boutin. -Nous allâmes ensemble dans un cabaret. -Cette gaieté, monsieur, me causa l’un de mes plus vifs chagrins ! -Elle me révélait sans fard tous les changements qui étaient survenus en moi ! +Nous allâmes ensemble dans un cabaret. +Cette gaieté, monsieur, me causa l’un de mes plus vifs chagrins ! +Elle me révélait sans fard tous les changements qui étaient survenus en moi ! Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. -La scène eut lieu en Italie, à Ravenne. -À cette époque je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier, comme Boutin. +La scène eut lieu en Italie, à Ravenne. +À cette époque je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier, comme Boutin. Puis je lui contai les accidents de ma bizarre existence. Cette nouvelle est une des choses qui m’ont fait le plus de mal ! -J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée. -Je me trompe ! j’avais un père, l’Empereur ! -Que voulez-vous ! notre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant. -Après tout, les événements politiques pouvaient justifier le silence de ma femme ! -Il était bien heureux, lui ! -Il avait deux ours blancs supérieurement dressés qui le faisaient vivre. -Je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. -Combien de désespoirs ne m’a-t-il pas fallu dévorer ! — Boutin sera mort, me disais-je. -En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. +J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée. +Je me trompe ! j’avais un père, l’Empereur ! +Que voulez-vous ! notre soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant. +Après tout, les événements politiques pouvaient justifier le silence de ma femme ! +Il était bien heureux, lui ! +Il avait deux ours blancs supérieurement dressés qui le faisaient vivre. +Je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. +Combien de désespoirs ne m’a-t-il pas fallu dévorer ! — Boutin sera mort, me disais-je. +En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J’appris sa mort plus tard et par hasard. -Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. -Enfin j’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. -Pour moi c’était douleur sur douleur. -Oui, monsieur, mes vêtements étaient en lambeaux. -Je tombai presque évanoui à la porte d’un marchand de fer. -Quand je me réveillai j’étais dans un lit à l’Hôtel-Dieu. -Là je restai pendant un mois assez heureux. -Je fus bientôt renvoyé. -J’étais sans argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris. -Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée-d’Antin. -Je n’y vis plus mon hôtel, il avait été vendu, démoli. -Des spéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes jardins. -Le bonhomme était mort après avoir cédé sa clientèle à un jeune homme. +Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. +Enfin j’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. +Pour moi c’était douleur sur douleur. +Oui, monsieur, mes vêtements étaient en lambeaux. +Je tombai presque évanoui à la porte d’un marchand de fer. +Quand je me réveillai j’étais dans un lit à l’Hôtel-Dieu. +Là je restai pendant un mois assez heureux. +Je fus bientôt renvoyé. +J’étais sans argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris. +Bah ! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée-d’Antin. +Je n’y vis plus mon hôtel, il avait été vendu, démoli. +Des spéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes jardins. +Le bonhomme était mort après avoir cédé sa clientèle à un jeune homme. Elle ne m’aime plus ! Par moments je ne sais plus que devenir ! -À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. -Derville resta silencieux, occupé à contempler son client. +À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. +Derville resta silencieux, occupé à contempler son client. L’affaire est grave, dit-il enfin machinalement. -Le procès ira successivement devant trois tribunaux. -Il faut réfléchir à tête reposée sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle. -Là, le vieillard avait disparu. -Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué. -Transiger, répéta le colonel Chabert. +Le procès ira successivement devant trois tribunaux. +Il faut réfléchir à tête reposée sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle. +Là, le vieillard avait disparu. +Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué. +Transiger, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant ? Votre cause sera ma cause. Il ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. -Je donnerai à ces avances la forme d’un prêt. -Vous avez des biens à recouvrer, vous êtes riche. -Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. -Vous êtes un brave. -Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans. +Je donnerai à ces avances la forme d’un prêt. +Vous avez des biens à recouvrer, vous êtes riche. +Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. +Vous êtes un brave. +Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans. Je vais donc pouvoir fumer des cigares, se dit-il. -Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler cette affaire-là. +Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler cette affaire-là. N’est-ce pas chez ce vieux fripon de Roguin... -Il me semble que j’ai vu cela dans nos pièces Ferraud. -Par conséquent, mon vieux ! répondit Crottat. -La porte était ouverte et restait sans doute ainsi pendant toute la journée. -Quoique récemment construite, cette maison semblait près de tomber en ruine. -Les fenêtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient bizarrement placées. -Un chat était accroupi sur les pots à crème et les léchait. -La maison était restée sous la protection de trois gamins. -Derville réitéra ses questions sans succès. -Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? dit-il à Derville. +Il me semble que j’ai vu cela dans nos pièces Ferraud. +Par conséquent, mon vieux ! répondit Crottat. +La porte était ouverte et restait sans doute ainsi pendant toute la journée. +Quoique récemment construite, cette maison semblait près de tomber en ruine. +Les fenêtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient bizarrement placées. +Un chat était accroupi sur les pots à crème et les léchait. +La maison était restée sous la protection de trois gamins. +Derville réitéra ses questions sans succès. +Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? dit-il à Derville. Allez le long de la vacherie ! -En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. -Le plancher était tout simplement en terre battue. -Le fameux carrick pendait à un clou. +En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. +Le plancher était tout simplement en terre battue. +Le fameux carrick pendait à un clou. Deux mauvaises paires de bottes gisaient dans un coin. Nul vestige de linge. -Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici. +Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici. C’est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. -C’est un bivouac tempéré par l’amitié, mais... -Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi. -Puis le père de ces trois gamins est un vieux égyptien... -Enfin, je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots. +C’est un bivouac tempéré par l’amitié, mais... +Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi. +Puis le père de ces trois gamins est un vieux égyptien... +Enfin, je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots. Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent, lui. Bah ! dit le colonel, ses enfants couchent comme moi sur la paille ! Mais si je recouvre ma fortune ! ... -Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. -Votre libératrice vit encore ! -Les anges auraient peut-être ramassé les morceaux. -Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. +Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. +Votre libératrice vit encore ! +Les anges auraient peut-être ramassé les morceaux. +Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. -Ainsi, vos actes seront discutés. -Cette discussion entraînera dix ou douze questions préliminaires. -Le procès a donc des éléments de durée. +Ainsi, vos actes seront discutés. +Cette discussion entraînera dix ou douze questions préliminaires. +Le procès a donc des éléments de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisants. Vous vous croyez donc une grande fortune ? N’avais-je pas trente mille livres de rente ? Votre femme ne s’est pas fait scrupule de tromper les pauvres. -Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. -Maintenant, à quoi avez-vous droit ? à trois cent mille francs seulement, moins les frais. -Et vous appelez cela la justice ? dit le colonel ébahi. +Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. +Maintenant, à quoi avez-vous droit ? à trois cent mille francs seulement, moins les frais. +Et vous appelez cela la justice ? dit le colonel ébahi. Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile ne l’est pas. -Mais elle n’était pas veuve, le décret est nul... +Mais elle n’était pas veuve, le décret est nul... Mais tout se plaide. -Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle à laquelle vous auriez droit. +Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle à laquelle vous auriez droit. Ce serait vendre ma femme ? Allons ensemble chez elle... -Fait comme vous êtes ? dit l’avoué. +Fait comme vous êtes ? dit l’avoué. Non, non, colonel, non. -Vous pourriez y perdre tout à fait votre procès... -Mon procès est-il gagnable ? -Sur tous les chefs, répondit Derville. -Mais, mon cher colonel Chabert, vous ne faites pas attention à une chose. -Je ne suis pas riche, ma charge n’est pas entièrement payée. -Tiens, je suis grand-officier de la Légion, je n’y pensais plus, dit-il naïvement. -Et vous ! où les trouverez-vous ? -À l’aspect de ces difficultés, il fut découragé. +Vous pourriez y perdre tout à fait votre procès... +Mon procès est-il gagnable ? +Sur tous les chefs, répondit Derville. +Mais, mon cher colonel Chabert, vous ne faites pas attention à une chose. +Je ne suis pas riche, ma charge n’est pas entièrement payée. +Tiens, je suis grand-officier de la Légion, je n’y pensais plus, dit-il naïvement. +Et vous ! où les trouverez-vous ? +À l’aspect de ces difficultés, il fut découragé. Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine comme un cauchemar. -Le bronze, lui ! me reconnaîtra. -Et l’on vous mettra sans doute à Charenton. -À ce nom redouté, l’exaltation du militaire tomba. +Le bronze, lui ! me reconnaîtra. +Et l’on vous mettra sans doute à Charenton. +À ce nom redouté, l’exaltation du militaire tomba. Les bureaux ! dit Derville. -Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire. +Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire. Faites comme vous voudrez, dit Chabert. -Ne vais-je pas rester sans état, sans nom ? -Je ne l’entends pas ainsi, dit l’avoué. -Allez donc ! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous. -Je vous enverrai donc une procuration à signer, dit Derville. +Ne vais-je pas rester sans état, sans nom ? +Je ne l’entends pas ainsi, dit l’avoué. +Allez donc ! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous. +Je vous enverrai donc une procuration à signer, dit Derville. S’il vous faut de l’argent, comptez sur moi. -Eh ! bien ? dit Derville, en quoi vous intéressez vous à lui ? -Mais qui êtes-vous ? reprit le défiant avoué. -Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d’abord. -Et j’aurais deux mots à vous dire. -Et c’est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l’est ? +Eh ! bien ? dit Derville, en quoi vous intéressez vous à lui ? +Mais qui êtes-vous ? reprit le défiant avoué. +Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d’abord. +Et j’aurais deux mots à vous dire. +Et c’est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l’est ? Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle chambre. -Je lui aurais donné la mienne, si je n’en avais eu qu’une. -J’aurais couché dans l’écurie. -Du tout, il est le mieux logé. -J’ai partagé avec lui ce que j’avais. +Je lui aurais donné la mienne, si je n’en avais eu qu’une. +J’aurais couché dans l’écurie. +Du tout, il est le mieux logé. +J’ai partagé avec lui ce que j’avais. C’est de bon cœur. -Mais il nous a vexés. -Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelle en plein. -J’ai pris un établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. -Ça vous le contrariait et il pansait le cheval ! +Mais il nous a vexés. +Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelle en plein. +J’ai pris un établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. +Ça vous le contrariait et il pansait le cheval ! Le connaissez-vous, monsieur ! -Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de vous écouter. -Seulement dites-moi comment le colonel vous a vexés ! -Oh ! maintenant, tous les matins il a ses cigares ! je me vendrais plutôt... -Non ! nous sommes vexés. +Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de vous écouter. +Seulement dites-moi comment le colonel vous a vexés ! +Oh ! maintenant, tous les matins il a ses cigares ! je me vendrais plutôt... +Non ! nous sommes vexés. Il a cru nous acquitter, pas vrai ? -Eh bien, au contraire, voyez-vous, l’ancien nous a endettés... et vexés ! -Il ne devait pas nous faire cette avanie-là. -Il nous a vexés ! et des amis, encore ? -Va, tu auras tes cent écus ! et plus même. -Ce sera-t-il bientôt ? -Ah ! mon Dieu, que mon épouse va-t-être contente ! -Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir. +Eh bien, au contraire, voyez-vous, l’ancien nous a endettés... et vexés ! +Il ne devait pas nous faire cette avanie-là. +Il nous a vexés ! et des amis, encore ? +Va, tu auras tes cent écus ! et plus même. +Ce sera-t-il bientôt ? +Ah ! mon Dieu, que mon épouse va-t-être contente ! +Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir. Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez notre adversaire. Il faudrait l’effrayer ? De quoi s’effraient le plus les femmes ? Mais les femmes ne s’effraient que de... -Toutes ses vanités étaient flattées autant que ses passions dans ce mariage. +Toutes ses vanités étaient flattées autant que ses passions dans ce mariage. Elle allait devenir une femme comme il faut. La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. -Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure qu’il passait pour un homme calomnié. +Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure qu’il passait pour un homme calomnié. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son cœur. Au milieu de ce triomphe, elle fut atteinte d’un cancer moral. Ce regret, quelle femme le pardonnerait ? -Ne contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en germe ? -Elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé. -Les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme. -Peut-être était-il à moitié fou, Charenton pouvait encore lui en faire raison. -Comment, lui si riche, aimé du roi, n’est-il pas encore pair de France ? +Ne contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en germe ? +Elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé. +Les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme. +Peut-être était-il à moitié fou, Charenton pouvait encore lui en faire raison. +Comment, lui si riche, aimé du roi, n’est-il pas encore pair de France ? Le comte Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. -Elle était fraîche et rieuse. -Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe. -J’en suis désespérée, monsieur le comte est absent... -J’en suis enchanté, moi, madame. -Il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence. +Elle était fraîche et rieuse. +Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe. +J’en suis désespérée, monsieur le comte est absent... +J’en suis enchanté, moi, madame. +Il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence. Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle. -Il vous serait inutile, malgré son habileté, reprit Derville. -Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. +Il vous serait inutile, malgré son habileté, reprit Derville. +Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. Le comte Chabert existe. -De quoi prétendez-vous donc me parler ? +De quoi prétendez-vous donc me parler ? Ni du colonel, ni de vous. -Cela est faux ! dit-elle avec toute la violence d’une petite-maîtresse. +Cela est faux ! dit-elle avec toute la violence d’une petite-maîtresse. Le frisson prend rien que d’y penser. Le colonel peut-il ressusciter, monsieur ? Heureusement nous sommes seuls, madame. Oh ! pour des valeurs, elle n’en contenait pas. -Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville en souriant. -La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure dans les mains. -Croyez-vous que je veuille perdre une clientèle aussi précieuse que l’est la vôtre ? -Mais vous ne m’écoutez pas... +Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville en souriant. +La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure dans les mains. +Croyez-vous que je veuille perdre une clientèle aussi précieuse que l’est la vôtre ? +Mais vous ne m’écoutez pas... Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement. -Votre fortune vous venait de monsieur le comte Chabert et vous l’avez repoussé. +Votre fortune vous venait de monsieur le comte Chabert et vous l’avez repoussé. Votre fortune est colossale, et vous le laissez mendier. -Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront la question sentimentale. -Où trouvera-t-il une femme ? +Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront la question sentimentale. +Où trouvera-t-il une femme ? Puis, les juges peuvent-ils heurter la loi ? -Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. -Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver. +Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. +Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver. Un nouvel adversaire ! dit-elle, qui ? Monsieur le comte Ferraud, madame. -Il me défendrait ! monsieur. +Il me défendrait ! monsieur. Quelle raison aurait-il de m’abandonner, monsieur ? -Nous y sommes ! se dit en lui-même Derville. +Nous y sommes ! se dit en lui-même Derville. Assez ! assez ! monsieur, dit-elle. -Je n’aurai jamais que vous pour avoué. +Je n’aurai jamais que vous pour avoué. M’aime-t-il encore ? dit-elle. -Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement. -À ce mot, la comtesse dressa la tête. -Le défunt arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. -En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. +Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement. +À ce mot, la comtesse dressa la tête. +Le défunt arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. +En reprenant les habitudes de l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres. -À peine son cabriolet avait-il retourné, qu’un joli coupé tout armorié arriva. +À peine son cabriolet avait-il retourné, qu’un joli coupé tout armorié arriva. Le patron est un fameux sorcier, dit Godeschal. C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud ! dit Boucard. -Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux... -La voilà ! dit Simonnin. +Allons, dit Godeschal, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux... +La voilà ! dit Simonnin. En ce moment, le colonel entra et demanda Derville. Il y est, monsieur le comte, dit Simonnin. -Dans les années bissextiles, dit Godeschal, le comte y sera. -Si cependant vous désiriez... -Voyons, monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience. -Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions. +Dans les années bissextiles, dit Godeschal, le comte y sera. +Si cependant vous désiriez... +Voyons, monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience. +Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions. Mais c’est beaucoup trop cher, dit la comtesse. -Pouvez-vous transiger à meilleur marché ? +Pouvez-vous transiger à meilleur marché ? Que voulez-vous donc, madame ? -Je veux, je ne veux pas de procès, je veux... +Je veux, je ne veux pas de procès, je veux... Qu’il reste mort, dit vivement Derville en l’interrompant. -C’est lui, se dit en elle-même la comtesse. +C’est lui, se dit en elle-même la comtesse. Trop cher ! reprit le vieux soldat. -Je vous ai donné près d’un million, et vous marchandez mon malheur. -Hé ! bien, je vous veux maintenant vous et votre fortune. -Nous sommes communs en biens, notre mariage n’a pas cessé... -Ah ! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves ? +Je vous ai donné près d’un million, et vous marchandez mon malheur. +Hé ! bien, je vous veux maintenant vous et votre fortune. +Nous sommes communs en biens, notre mariage n’a pas cessé... +Ah ! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves ? Je vous ai prise au Palais-Royal... Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs. Elle se leva et sortit. -Derville s’élança dans l’Étude. -La comtesse avait trouvé des ailes et s’était comme envolée. +Derville s’élança dans l’Étude. +La comtesse avait trouvé des ailes et s’était comme envolée. Elle n’a pas de cœur. Eh ! bien, colonel, n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir. -Je suis maintenant certain de votre identité. -Mais vous avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable ! -Folie ! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. -Laissez-moi réparer vos sottises, grand enfant ! +Je suis maintenant certain de votre identité. +Mais vous avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable ! +Folie ! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. +Laissez-moi réparer vos sottises, grand enfant ! Je vais lui signifier nos actes afin de vous garantir de toute surprise. -Où va madame ? demanda le valet. +Où va madame ? demanda le valet. Groslay, dit-elle. -Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris. +Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris. Le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible : « Monsieur ! Ce mot comprenait tout. Ce secret ne devait-il pas rester enseveli dans nos cœurs ? N’avais-je pas raison, dites ? -À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. -Là, monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. +À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. +Là, monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je connais mes devoirs. -Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. -Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris ? +Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. +Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris ? Soyez juge et partie. -Je me confie à la noblesse de votre caractère. -Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. +Je me confie à la noblesse de votre caractère. +Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l’avouerai donc, j’aime monsieur Ferraud. Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne puis vous cacher les faits. -Quand le hasard m’a laissée veuve, je n’étais pas mère. +Quand le hasard m’a laissée veuve, je n’étais pas mère. Chabert croyait voir les deux petits enfants devant lui. Les morts ont donc bien tort de revenir ? Oh ! monsieur, non, non ! Ne me croyez pas ingrate. -Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse. -Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur. -Pendant trois jours la comtesse fut admirable près de son premier mari. -Hélas ! dit-elle à haute voix, je voudrais être morte ! -Ma situation est intolérable... +Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse. +Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur. +Pendant trois jours la comtesse fut admirable près de son premier mari. +Hélas ! dit-elle à haute voix, je voudrais être morte ! +Ma situation est intolérable... Eh ! bien, qu’avez-vous donc ? demanda le bonhomme. Rien, rien, dit-elle. -Le colonel, qui déjà cherchait sa femme, accourut et s’assit près d’elle. +Le colonel, qui déjà cherchait sa femme, accourut et s’assit près d’elle. Rosine, lui dit-il, qu’avez-vous ? -Elle ne répondit pas. -Vous ne me répondez pas ? demanda le colonel à sa femme. -Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. -Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique... +Elle ne répondit pas. +Vous ne me répondez pas ? demanda le colonel à sa femme. +Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. +Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique... Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas ? Un cri d’enfant retentit au loin. -Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria la comtesse. +Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria la comtesse. Quoi, vos enfants sont ici ? dit le colonel. -Oui, mais je leur ai défendu de vous importuner. +Oui, mais je leur ai défendu de vous importuner. Qu’ils viennent donc, dit-il. -La petite fille accourait pour se plaindre de son frère. +La petite fille accourait pour se plaindre de son frère. C’est lui qui... -Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. -Ce fut un tableau soudain et délicieux ! -On ne partage pas un cœur de mère, je les veux, moi ! -Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un air impérieux. -Je me le suis déjà dit. -Puis-je accepter un tel sacrifice ? répondit la comtesse. +Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. +Ce fut un tableau soudain et délicieux ! +On ne partage pas un cœur de mère, je les veux, moi ! +Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un air impérieux. +Je me le suis déjà dit. +Puis-je accepter un tel sacrifice ? répondit la comtesse. Mais ici vous donneriez votre vie tous les jours ! Non, non, cela est impossible. La comtesse fondit en larmes. Je ne le dois pas. Mille tonnerres ! je serais un joli coco ! -Mais je passerais pour un faussaire, s’écria-t-il. -Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour à tour. -Je ne sais même pas ce que notre homme est devenu. -Le vieux cheval s’est cabré. -Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons. +Mais je passerais pour un faussaire, s’écria-t-il. +Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour à tour. +Je ne sais même pas ce que notre homme est devenu. +Le vieux cheval s’est cabré. +Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons. Ajoute que les vieux chevaux savent ruer, lui dit-il. -La vérité s’était montrée dans sa nudité. -Donc, ni paix ni trêve pour lui ! -Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. -Je ne sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. +La vérité s’était montrée dans sa nudité. +Donc, ni paix ni trêve pour lui ! +Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. +Je ne sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. -Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. +Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit faillite et devint cocher de cabriolet. -Peut-être le colonel s’adonna-t-il d’abord à quelque industrie du même genre. -On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d’honneur, par trop bêtes. -Ils ont volé le baptême, s’écria Derville. -Soyez donc humain, généreux, philanthrope et avoué, vous vous faites enfoncer ! -Voilà une affaire qui me coûte plus de deux billets de mille francs. -Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait. -Me reconnaissez-vous ? dit Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui. -Oui, monsieur, répondit Chabert en se levant. -Quoi ! madame Ferraud ne vous a pas payé ? s’écria-t-il à haute voix. -Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant. -Oui, elle est là, pleine et entière. +Peut-être le colonel s’adonna-t-il d’abord à quelque industrie du même genre. +On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d’honneur, par trop bêtes. +Ils ont volé le baptême, s’écria Derville. +Soyez donc humain, généreux, philanthrope et avoué, vous vous faites enfoncer ! +Voilà une affaire qui me coûte plus de deux billets de mille francs. +Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait. +Me reconnaissez-vous ? dit Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui. +Oui, monsieur, répondit Chabert en se levant. +Quoi ! madame Ferraud ne vous a pas payé ? s’écria-t-il à haute voix. +Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant. +Oui, elle est là, pleine et entière. Mais que peuvent les malheureux ? -Ils aiment, voilà tout. -Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente ? -Ne me parlez pas de cela ! répondit le vieux militaire. -J’ai subitement été pris d’une maladie, le dégoût de l’humanité. -Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hélène, tout ici-bas m’est indifférent. -Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. +Ils aiment, voilà tout. +Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente ? +Ne me parlez pas de cela ! répondit le vieux militaire. +J’ai subitement été pris d’une maladie, le dégoût de l’humanité. +Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hélène, tout ici-bas m’est indifférent. +Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Et le colonel alla se remettre sur son banc. Ce vieillard avait une physionomie attachante. -Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne. -Et cela vit, et cela est heureux peut-être ! -As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud ? -Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable ; mais un peu trop dévote. +Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne. +Et cela vit, et cela est heureux peut-être ! +As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud ? +Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable ; mais un peu trop dévote. Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville. Pas Chabert ! pas Chabert ! -Je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. -Il n’est pas marié, lui ! +Je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. +Il n’est pas marié, lui ! Il est bien heureux. Pauvre homme, dit Derville. Voulez-vous de l’argent pour acheter du tabac ? -Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire. +Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire. Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville. -Lui en enfance ! s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. +Lui en enfance ! s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination. Mais aujourd’hui, que voulez-vous ? il a fait le lundi. -Nous étions, nous deux Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. -Pour lors le Prussien a filé, sans faire d’autres questions. -Quelle destinée ! s’écria Derville. -Le plus malheureux des trois est l’avoué. -Combien de choses n’ai-je pas apprises en exerçant ma charge ! \ No newline at end of file +Nous étions, nous deux Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. +Pour lors le Prussien a filé, sans faire d’autres questions. +Quelle destinée ! s’écria Derville. +Le plus malheureux des trois est l’avoué. +Combien de choses n’ai-je pas apprises en exerçant ma charge ! \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Les_Contes_drolatiques.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Les_Contes_drolatiques.txt index 05f1ca09..5e36010d 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Les_Contes_drolatiques.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Les_Contes_drolatiques.txt @@ -1,35 +1,35 @@ Comment le bonhomme Bruyn print femme Comment le senneschal se battit avecques le pucelaige de sa femme -Ce qui n’est que péché véniel +Ce qui n’est que péché véniel Comment et par qui feut faict le dict enfant Ce que estoyt d’ung succube -Comment feut procéde en l’endroict de cettuy démon femelle +Comment feut procéde en l’endroict de cettuy démon femelle Comment Berthe demoura pucelle en estat de mariaige Quels feurent les desportemens de Berthe, saichant les chouses de l’amour -Comment fina cettluy mariaige Épilogue Nos Sujets. +Comment fina cettluy mariaige Épilogue Nos Sujets. Le hochet des hommes (frontispice) Lavieille » trois. La victime de l’amour (titre) Jahyer » quatre. -Cettuy libraire (table des matières) Lavieille 26 ――― PREMIER DIXAIN cinq. -Symbole de l’hyménée (frontispice) Lavieille un six. -La belle Impéria Lavieille huit onze. -Madame Impéria rentre chez elle Lavieille neuf douze. -Le tout ioly petit prebstre tourangeau Gérard neuf treize. +Cettuy libraire (table des matières) Lavieille 26 ――― PREMIER DIXAIN cinq. +Symbole de l’hyménée (frontispice) Lavieille un six. +La belle Impéria Lavieille huit onze. +Madame Impéria rentre chez elle Lavieille neuf douze. +Le tout ioly petit prebstre tourangeau Gérard neuf treize. Ung resve de ieune homme Lavieille dix quatorze. -Madame Impéria suyvie de sa robe Jattiot onze seize. +Madame Impéria suyvie de sa robe Jattiot onze seize. Le tout ioly petit prebstre espiant ung resguard Lavieille onze dix-sept. La partie de dez id. Le tout ioly petit prebstre esblouy d’amour Louis treize dix-neuf. -Le tout ioly petit prebstre fourvoyé dans de maulvaises rues Lavieille seize vingt. -Le concours ée sérénades id. +Le tout ioly petit prebstre fourvoyé dans de maulvaises rues Lavieille seize vingt. +Le concours ée sérénades id. dix-sept vingt et un. -Visite à madame Impéria Pisan dix-neuf vingt-deux. -Le gros évesque de Coire Lavieille vingt vingt-trois. -Arrivée du cardinal de Raguse id. +Visite à madame Impéria Pisan dix-neuf vingt-deux. +Le gros évesque de Coire Lavieille vingt vingt-trois. +Arrivée du cardinal de Raguse id. vingt et un vingt-quatre. Le cardinal de Raguse id. -Ung mot à l’aureille id. -Insuccès de monsieur le cardinal id. -vingt-six le péché véniel Image: Les mauldicts paiges, gravé par Crépeaux. +Ung mot à l’aureille id. +Insuccès de monsieur le cardinal id. +vingt-six le péché véniel Image: Les mauldicts paiges, gravé par Crépeaux. Le chastel du bonhomme Bruyn Pisan vingt-huit vingt-neuf. Fleur d’innocence de madame Bruyn Riault vingt-neuf trente. Fascheux desportemens du ieune Bruyn Lavieille vingt-neuf trente et un. @@ -40,62 +40,62 @@ trente et un trente-quatre. L’assault Dumont trente-deux trente-cinq. Le vainqueur interrogue le vaincu Lavieille trente-trois trente-six. Messire Bruyn en la Roche-Corbon Predhomme trente-trois trente-sept. -Le régime féodal Riault trente-quatre trente-huit. +Le régime féodal Riault trente-quatre trente-huit. Messire Bruyn rendant la iustice Gauchard trente-cinq quarante. Usuriers du temps Dumont trente-cinq quarante et un. -Messire Bruyn se pourmène dans ses Estats Riault trente-six quarante-deux. +Messire Bruyn se pourmène dans ses Estats Riault trente-six quarante-deux. Les ieux de la troupe ægyptiacque Lavieille trente-sept quarante-trois. En avaut deux (style byzantin) Sotain quarante quarante-quatre. Mariage de messire Bruyn Riault quarante-deux quarante-cinq. Madame la senneschalle court les cerfs Rouget quarante-sept quarante-six. Les troubadours. ― Halte de chasse Roques quarante-neuf quarante-sept. La ieunesse d’aultrefois Riault cinquante et un quarante-huit. -Madame Bruyn se rend à l’ermitaige Pierdon cinquante-trois quarante-neuf. +Madame Bruyn se rend à l’ermitaige Pierdon cinquante-trois quarante-neuf. L’intendant de messire Bruyn Riault cinquante-six cinquante. Ruines d’ung brave De Ghouy cinquante-sept cinquante et un. -Arrivée à l’ermitaige Riault cinquante-huit cinquante-deux. +Arrivée à l’ermitaige Riault cinquante-huit cinquante-deux. Messire Bruyn retrouve ses iarrets id. Le dict bonhomme Predhomme soixante et un cinquante-quatre. -Le gros péché Riault soixante-deux cinquante-cinq. -Punition qu’il mérite Roques soixante-deux cinquante-six. +Le gros péché Riault soixante-deux cinquante-cinq. +Punition qu’il mérite Roques soixante-deux cinquante-six. Traict de pudeur N*** soixante-quatre cinquante-sept. Le paige Bouton soixante-cinq cinquante-huit. L’eschole du paige Riault soixante-six cinquante-neuf. Le voile des convenances N*** soixante-dix soixante. Attaque du cocquaige Bouton soixante-dix soixante et un. -Pèlerinage du beau René Lavieille soixante-douze soixante-deux. +Pèlerinage du beau René Lavieille soixante-douze soixante-deux. Ung temps de cloistre Riault soixante-treize soixante-trois. -Le bon vieil abbé Gérard soixante-treize soixante-quatre. -Cholère du vieulx Bruyn Lavieille soixante-quatorze soixante-cinq. -Madame Bruyn en griefve mélancholie Riault soixante-dix-huit soixante-sept. -Prière au bon Bruyn id. -Le cavalier encloué Louis soixante-dix-neuf soixante-neuf. -Le bonnet à cornes (maulvais resve) Gauchard quatre-vingt-un soixante-douze. +Le bon vieil abbé Gérard soixante-treize soixante-quatre. +Cholère du vieulx Bruyn Lavieille soixante-quatorze soixante-cinq. +Madame Bruyn en griefve mélancholie Riault soixante-dix-huit soixante-sept. +Prière au bon Bruyn id. +Le cavalier encloué Louis soixante-dix-neuf soixante-neuf. +Le bonnet à cornes (maulvais resve) Gauchard quatre-vingt-un soixante-douze. Ung iusticiard Lavieille quatre-vingt-un soixante-treize. La mye du Roy id. -Circumbilivaginations du Roy auprès de la ieune fille id. +Circumbilivaginations du Roy auprès de la ieune fille id. Le Roy chez l’orphebvre Pisan quatre-vingt-cinq soixante-seize. Une nuict de nopces Lavieille quatre-vingt-six soixante-dix-sept. Maints iusticiards Predhomme quatre-vingt-huit soixante-dix-huit. Le pourvoyeur du Roy Riault quatre-vingt-neuf soixante-dix-neuf. -L’advocat Féron abreuvé de mocqueries Lavieille quatre-vingt-dix quatre-vingts. -L’advocat Féron mary trompé Piaud quatre-vingt-onze quatre-vingt-un. -L’infortuné sieur de Bridoré se tue pour elle Riault quatre-vingt-douze quatre-vingt-deux. +L’advocat Féron abreuvé de mocqueries Lavieille quatre-vingt-dix quatre-vingts. +L’advocat Féron mary trompé Piaud quatre-vingt-onze quatre-vingt-un. +L’infortuné sieur de Bridoré se tue pour elle Riault quatre-vingt-douze quatre-vingt-deux. Le mary chagrin id. L’achat d’une conscience Lavieille quatre-vingt-quinze quatre-vingt-quatre. Folies que disent les femmes en soy vestant id. Le mau-cinge et Pasquerette Riault cent quatre-vingt-huit. Chiquon y veoit double Lavieille cent un quatre-vingt-neuf. -Le chanoine relevé par ses nepveux Riault cent quatre quatre-vingt-onze. +Le chanoine relevé par ses nepveux Riault cent quatre quatre-vingt-onze. Le mau-cinge faisant son mestier Predhomme cent cinq quatre-vingt-douze. Le mau-cingc vacquant Lavieille cent six quatre-vingt-treize. Le guardien de bestes Rouget cent sept quatre-vingt-quinze. Ce paouvre Chiquon Lavieille cent huit quatre-vingt-seize. -Inconvénient des escaliers en spirale Riault cent onze quatre-vingt-dix-sept. +Inconvénient des escaliers en spirale Riault cent onze quatre-vingt-dix-sept. Le retour du mary Lavieille cent treize quatre-vingt-dix-huit. Coup de pied entre deux gentillesses Lavieille cent quatorze quatre-vingt-dix-neuf. -La cholère du mau-cinge id. -Le mau-cinge s’excuse de sa cholère Gérard cent dix-sept cent un. +La cholère du mau-cinge id. +Le mau-cinge s’excuse de sa cholère Gérard cent dix-sept cent un. Bagatelles Riault cent dix-huit cent deux. Menus suffraiges au clair de lune Predhomme cent dix-neuf cent trois. Instans d’yvresse Lavieille cent vingt cent quatre. @@ -106,7 +106,7 @@ Ioyeulx devis Gauchard cent vingt-cinq cent neuf. Tristan l’Ermite id. cent vingt-six cent onze. La pendaison Lavieille cent vingt-sept cent douze. -Les gémonies du moyne Riault cent vingt-sept cent treize. +Les gémonies du moyne Riault cent vingt-sept cent treize. Les guardiens de la rue Quincangrogne Lavieille cent vingt-huit cent quatorze. Tribulations d’ung pendu Dumont cent vingt-neuf cent quinze. Trois gens avaricieux notez Lavieille cent vingt-neuf cent seize. @@ -114,82 +114,82 @@ cent trente-deux cent dix-huit. Les troubles intestins id. cent trente-quatre cent dix-neuf. cent trente-cinq cent vingt. -L’évasion Bouton cent trente-cinq cent vingt et un. +L’évasion Bouton cent trente-cinq cent vingt et un. cent trente-six cent vingt-deux. Le mail, ou les esperits salisfaicts Lavieille cent trente-huit cent vingt-trois. cent trente-neuf cent vingt-quatre. Soins prodiguez au despendu Riault cent quarante et un cent vingt-cinq. L’amour iouant avecques l’arc id. -cent quarante-deux la connestable Image: L'embuscade, gravé par Dumont. +cent quarante-deux la connestable Image: L'embuscade, gravé par Dumont. L’embuscade Lavieille cent quarante-trois cent vingt-huit. La sortie de l’ecclise Laly cent quarante-quatre cent vingt-neuf. Le connestable d’Armignac Lavieille cent quarante-cinq cent trente. Ung coup de maistre Bouton cent quarante-cinq cent trente et un. Beau trespas de guallanterie Jattiot cent quarante-six cent trente-deux. -L’espée des marys Lavieille cent quarante-sept cent trente-trois. -Cholère du connestable Pisan cent quarante-neuf cent trente-quatre. +L’espée des marys Lavieille cent quarante-sept cent trente-trois. +Cholère du connestable Pisan cent quarante-neuf cent trente-quatre. Le connestable interrogue ses gens Michel cent cinquante cent trente-cinq. -La meurtrière Lavieille cent cinquante et un cent trente-six. -La messe attornée Riault cent cinquante-cinq cent trente-sept. +La meurtrière Lavieille cent cinquante et un cent trente-six. +La messe attornée Riault cent cinquante-cinq cent trente-sept. Le sieur de Boys-Bourredon Sotain cent cinquante-six cent trente-huit. Ecstase d’amour vray Laly cent cinquante-huit cent trente-neuf. -Boys-Bourredon conduict à sa male heure Rouget cent soixante cent quarante. +Boys-Bourredon conduict à sa male heure Rouget cent soixante cent quarante. Beaulx discours de Boys-Bourredon Jahyer cent soixante-trois cent quarante et un. Fin desplourable de Savoisy Riault cent soixante-cinq cent quarante-deux. -Le mary vengé id. +Le mary vengé id. cent soixante-sept cent quarante-trois. Philosophie de Boys-Bourredon id. -cent soixante-huit la pucelle de thilhouze Image: Le tresbuchet, gravé par Sotain. +cent soixante-huit la pucelle de thilhouze Image: Le tresbuchet, gravé par Sotain. Le droict du seigneur Guillaume cent soixante-neuf cent quarante-six. -La fille bien guardée Carbonneau cent soixante-dix cent quarante-sept. -Une séduction Riault cent soixante et onze cent quarante-huit. +La fille bien guardée Carbonneau cent soixante-dix cent quarante-sept. +Une séduction Riault cent soixante et onze cent quarante-huit. Assault de guallanterie Predhomme cent soixante et onze cent quarante-neuf. Le seigneur de Valesne Predhomme cent soixante-treize cent cinquante. L’honneur en dangier Riault cent soixante-quinze cent cinquante et un. -L’espouse déçue Louis cent soixante-quinze cent cinquante-deux. -Ung tendre teste-à-teste Pisan cent soixante-dix-huit cent cinquante-cinq. -Déclaration d’amour id. +L’espouse déçue Louis cent soixante-quinze cent cinquante-deux. +Ung tendre teste-à-teste Pisan cent soixante-dix-huit cent cinquante-cinq. +Déclaration d’amour id. cent soixante-dix-neuf cent cinquante-six. Ung coup mortel Louis cent quatre-vingts cent cinquante-sept. -Le cadet de Maillé Riault cent quatre-vingt-un cent cinquante-huit. +Le cadet de Maillé Riault cent quatre-vingt-un cent cinquante-huit. La gigue Ryckebus cent quatre-vingt-huit cent cinquante-neuf. -L’amour maistrisè Riault cent quatre-vingt-dix cent soixante. -L’aumosne au presbytère Lavieille cent quatre-vingt-quatorze cent soixante-trois. +L’amour maistrisè Riault cent quatre-vingt-dix cent soixante. +L’aumosne au presbytère Lavieille cent quatre-vingt-quatorze cent soixante-trois. Fascheuse rencontre Jattiot cent quatre-vingt-seize cent soixante-quatre. -Le chanoine alléché Bouton cent quatre-vingt-dix-sept cent soixante-cinq. +Le chanoine alléché Bouton cent quatre-vingt-dix-sept cent soixante-cinq. Cauchemar Riault cent quatre-vingt-dix-huit cent soixante-six. Chevaulx ombraigeux Lavieille cent quatre-vingt-dix-neuf cent soixante-sept. deux cent un cent soixante-huit. -Le curé d’Azay Gérard deux cent un cent soixante-neuf. -deux cent deux l'apostrophe Image: Le chagrin d’estre bossu, gravé par Crépeaux. +Le curé d’Azay Gérard deux cent un cent soixante-neuf. +deux cent deux l'apostrophe Image: Le chagrin d’estre bossu, gravé par Crépeaux. cent soixante et onze. Ung esclandre Lemaire deux cent quatre cent soixante-douze. Le vieulx taincturier id. deux cent quatre cent soixante-treize. Encores ung petit prebstre id. deux cent neuf cent soixante-quinze. -Rue délicieuse à Tours Sotain deux cent dix cent soixante-seize. +Rue délicieuse à Tours Sotain deux cent dix cent soixante-seize. Soleil couchant (frontispice) Lavieille deux cent quinze cent soixante-dix-huit. Le dieu des rieurs (Prologue) Michel deux cent dix-sept cent soixante-dix-neuf. Ribaulderie Pophilat deux cent vingt-trois cent quatre-vingt-deux. Le susdict homme, vieulx reistre en son mestier Jattiot deux cent vingt-quatre cent quatre-vingt-trois. -Ung vieulx sac à maulvaisetez Predhomme deux cent trente-deux cent quatre-vingt-quatre. +Ung vieulx sac à maulvaisetez Predhomme deux cent trente-deux cent quatre-vingt-quatre. Ung homme nerveux Bouton deux cent trente-quatre cent quatre-vingt-cinq. La visite au prisonnier Gauchard deux cent trente-huit cent quatre-vingt-huit. -Françoys premier guallant homme Gérard deux cent trente-huit cent quatre-vingt-neuf. +Françoys premier guallant homme Gérard deux cent trente-huit cent quatre-vingt-neuf. Hiios de Lara-y-Lopez Barra di Pinto Lavieille deux cent quarante cent quatre-vingt-dix. Heureux instans Bouton deux cent quarante et un cent quatre-vingt-onze. -Mouvement stratégicque Riault deux cent quarante-cinq cent quatre-vingt-quatorze. +Mouvement stratégicque Riault deux cent quarante-cinq cent quatre-vingt-quatorze. Sœur Ovide Lavieille deux cent quarante-neuf cent quatre-vingt-quinze. Ribauldissemens Diolot deux cent cinquante-six cent quatre-vingt-seize. Consultation Lemaire deux cent cinquante-neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Resverie dans l’ecclise Pierdon deux cent soixante deux cents. Des rues de perdition Lavieille deux cent soixante et un deux cent un. -Le magnétisme du resguard id. +Le magnétisme du resguard id. deux cent soixante-deux deux cent deux. Tousiours les rues de perdition id. deux cent soixante-deux deux cent trois. -Une leçon donnée par le paige id. +Une leçon donnée par le paige id. deux cent soixante-deux deux cent quatre. Le hardy Iacques de Beaune id. deux cent soixante-trois deux cent cinq. @@ -199,18 +199,18 @@ deux cent soixante-quatre deux cent sept. Moribond id. deux cent soixante-cinq deux cent huit. Secours au moribond id. deux cent soixante-cinq deux cent neuf. -Sorevers, maistres myres Crépeaux deux cent soixante-six deux cent dix. +Sorevers, maistres myres Crépeaux deux cent soixante-six deux cent dix. Idem Pisan deux cent soixante-sept deux cent onze. -Déclaration d’amour Lavieille deux cent soixante-sept deux cent douze. +Déclaration d’amour Lavieille deux cent soixante-sept deux cent douze. deux cent soixante-huit deux cent treize. deux cent soixante-huit deux cent quatorze. -Départ des myres Pisan deux cent soixante-neuf deux cent quinze. -Séduction Lavieille deux cent soixante-dix deux cent seize. +Départ des myres Pisan deux cent soixante-neuf deux cent quinze. +Séduction Lavieille deux cent soixante-dix deux cent seize. Les palefrois Riault deux cent soixante-dix deux cent dix-sept. Les sentinelles au guet Predhomme deux cent soixante et onze deux cent dix-huit. Le coin du feu Jattiot deux cent soixante et onze deux cent dix-neuf. Doulceurs Lavieille deux cent soixante-douze deux cent vingt. -Souvenirs de l’anticque Gérard deux cent soixante-treize deux cent vingt et un. +Souvenirs de l’anticque Gérard deux cent soixante-treize deux cent vingt et un. deux cent soixante-quinze deux cent vingt-deux. Parlementaires Lemaire deux cent soixante-dix-neuf deux cent vingt-cinq. La preude et chaste dame d’Hocquetonville Lavieille deux cent quatre-vingts deux cent vingt-six. @@ -218,23 +218,23 @@ Pantagruelistes, pantagruelisans Diolot deux cent quatre-vingt-un deux cent vi Idem Pierdon deux cent quatre-vingt-huit deux cent vingt-huit. Menus suffraiges d’amour Lavieille deux cent quatre-vingt-dix deux cent vingt-neuf. Ung coup mortel Bouton deux cent quatre-vingt-onze deux cent trente. -Humble requeste Gérard deux cent quatre-vingt-quatorze deux cent trente-trois. -Vieille morte à yeulx ouverts id. +Humble requeste Gérard deux cent quatre-vingt-quatorze deux cent trente-trois. +Vieille morte à yeulx ouverts id. L’embuscade Lavieille trois cent quatre deux cent trente-sept. La conspiration Gauchard trois cent quatre deux cent trente-huit. Cettuy procureur Predhomme trois cent cinq deux cent trente-neuf. Vieille meschine, douegna laide comme ung pot id. trois cent cinq deux cent quarante. -Cas de flagrant délict id. +Cas de flagrant délict id. trois cent onze deux cent quarante et un. Monseigneur Sardini Lavieille trois cent douze deux cent quarante-deux. Encores ung iusticiard id. trois cent douze deux cent quarante-trois. -Entrée à Paris du trez-horrificque Gargantua Crépeaux trois cent dix-sept deux cent quarante-sept. -Billevesées Ryckebus trois cent dix-sept deux cent quarante-huit. +Entrée à Paris du trez-horrificque Gargantua Crépeaux trois cent dix-sept deux cent quarante-sept. +Billevesées Ryckebus trois cent dix-sept deux cent quarante-huit. Auditeurs au conseil des rats Predhomme trois cent vingt-quatre deux cent cinquante. -Le ioyeulx curé de Meudon Riault trois cent vingt-six deux cent cinquante et un. -Président du conseil des rats Predhomme trois cent vingt-sept deux cent cinquante-deux. +Le ioyeulx curé de Meudon Riault trois cent vingt-six deux cent cinquante et un. +Président du conseil des rats Predhomme trois cent vingt-sept deux cent cinquante-deux. trois cent vingt-huit deux cent cinquante-trois. L’amour au clair de lune id. trois cent vingt-neuf deux cent cinquante-quatre. @@ -245,12 +245,12 @@ Confidence Lavieille trois cent trente-deux deux cent cinquante-huit. trois cent trente-deux deux cent cinquante-neuf. Le grant comicque Lavieille trois cent trente-trois deux cent soixante et un. La farce de Panurge Bouton trois cent trente-quatre deux cent soixante-deux. -Ἀνάγκη (frontispice) Jahyer trois cent trente-cinq deux cent soixante-cinq. -Le crépuscule (Prologue) Lavieille trois cent trente-sept deux cent soixante-six. -La rue Chaulde à Tours Dumont trois cent trente-neuf deux cent soixante-sept. -Le démon Gauchard trois cent quarante deux cent soixante-huit. +Ἀνάγκη (frontispice) Jahyer trois cent trente-cinq deux cent soixante-cinq. +Le crépuscule (Prologue) Lavieille trois cent trente-sept deux cent soixante-six. +La rue Chaulde à Tours Dumont trois cent trente-neuf deux cent soixante-sept. +Le démon Gauchard trois cent quarante deux cent soixante-huit. Arachnide Louis trois cent quarante et un deux cent soixante-neuf. -Hiérosme Cornille, grant pénitencier Predhomme trois cent quarante-deux deux cent soixante-dix. +Hiérosme Cornille, grant pénitencier Predhomme trois cent quarante-deux deux cent soixante-dix. Iehan Tortebras, bourgeoys de Tours id. trois cent quarante-trois deux cent soixante et onze. Vertige d’amour De Ghouy trois cent quarante-trois deux cent soixante-treize. @@ -258,7 +258,7 @@ Male mort Jattiot trois cent quarante-six deux cent soixante-quatorze. Le dict Cognefestu Predhomme trois cent quarante-huit deux cent soixante-quinze. Bataille en champ clos Louis trois cent quarante-neuf deux cent soixante-seize. Desconficture Lavieille trois cent quarante-neuf deux cent soixante-dix-sept. -Estrainctes mortelles de cettuy démon femelle Lavieille trois cent cinquante-quatre deux cent quatre-vingts. +Estrainctes mortelles de cettuy démon femelle Lavieille trois cent cinquante-quatre deux cent quatre-vingts. trois cent cinquante-cinq deux cent quatre-vingt-un. trois cent cinquante-six deux cent quatre-vingt-deux. L’inclyte dame en grand deuil id. @@ -268,89 +268,89 @@ Iacquette, dicte Vieulx-Oing, souillarde de cuisine Lavieille trois cent cinqu La troupe ægyptiacque Riault trois cent cinquante-neuf deux cent quatre-vingt-six. L’eschelette Pisan trois cent soixante deux cent quatre-vingt-sept. Les ieux de la Morisque Louis trois cent soixante-deux deux cent quatre-vingt-huit. -Ung resguard sur la vie d’icy-bas Gérard trois cent soixante-trois deux cent quatre-vingt-neuf. -Mélancholie Riault trois cent soixante-quatre deux cent quatre-vingt-dix. +Ung resguard sur la vie d’icy-bas Gérard trois cent soixante-trois deux cent quatre-vingt-neuf. +Mélancholie Riault trois cent soixante-quatre deux cent quatre-vingt-dix. Tresbuchemcnt de sœur Claire id. trois cent soixante-cinq deux cent quatre-vingt-onze. -Ioseph, dict Leschalopier Gérard trois cent soixante-cinq deux cent quatre-vingt-douze. +Ioseph, dict Leschalopier Gérard trois cent soixante-cinq deux cent quatre-vingt-douze. Devotieuse ascension au moustier du Mont-Carmel Predhomme trois cent soixante-six deux cent quatre-vingt-treize. -Fascinations du succube ou démon Pollet trois cent soixante-huit deux cent quatre-vingt-quatorze. -Chimère Riault trois cent soixante-neuf deux cent quatre-vingt-quinze. +Fascinations du succube ou démon Pollet trois cent soixante-huit deux cent quatre-vingt-quatorze. +Chimère Riault trois cent soixante-neuf deux cent quatre-vingt-quinze. Male raige d’amour Lavieille trois cent soixante-douze deux cent quatre-vingt-dix-sept. La question Gauchard trois cent soixante-quatorze deux cent quatre-vingt-dix-huit. Combat singulier (singulier combat) Michel trois cent soixante-dix-neuf deux cent quatre-vingt-dix-neuf. Ung duel Rouget trois cent quatre-vingt-un trois cent un. trois cent quatre-vingt-cinq trois cent deux. Ronde infernale Diolot trois cent quatre-vingt-dix trois cent trois. -La darrenière confession Jattiot trois cent quatre-vingt-douze trois cent cinq. -Hiérome induict en tentation Pisan trois cent quatre-vingt-quinze trois cent six. -Souffreteux, gens de poine Gérard quatre cent six trois cent neuf. +La darrenière confession Jattiot trois cent quatre-vingt-douze trois cent cinq. +Hiérome induict en tentation Pisan trois cent quatre-vingt-quinze trois cent six. +Souffreteux, gens de poine Gérard quatre cent six trois cent neuf. Tempeste de gens Lavieille quatre cent sept trois cent dix. Plus d’espoir de salut Pisan quatre cent dix trois cent onze. Lavieille quatre cent quatorze trois cent quatorze. Messer Angelo Cappara Sotain quatre cent quinze trois cent quinze. -Désespoir d’artiste Pierdon quatre cent seize trois cent seize. +Désespoir d’artiste Pierdon quatre cent seize trois cent seize. Resveries dans les tours Pisan quatre cent dix-sept trois cent dix-sept. -Cholère du Florentin Lavieille quatre cent vingt et un trois cent dix-huit. -Les bannières (Épilogue) Bouton quatre cent vingt-trois TROISIESME DIXAIN trois cent dix-neuf. -Ung beau soir d’esté (frontispice) Lavieille quatre cent vingt-cinq trois cent vingt. -Père et fils (Prologue) id. -quatre cent vingt-sept persévérance d’amour Image: Allégresse de maistre Anseau, gravé par Crépeaux. +Cholère du Florentin Lavieille quatre cent vingt et un trois cent dix-huit. +Les bannières (Épilogue) Bouton quatre cent vingt-trois TROISIESME DIXAIN trois cent dix-neuf. +Ung beau soir d’esté (frontispice) Lavieille quatre cent vingt-cinq trois cent vingt. +Père et fils (Prologue) id. +quatre cent vingt-sept persévérance d’amour Image: Allégresse de maistre Anseau, gravé par Crépeaux. Neuf embarras Lavieille quatre cent trente-quatre trois cent vingt-trois. Maistre Anseau treuve une espouse Best et Ce quatre cent trente-cinq trois cent vingt-quatre. -Maistre Anseau, fier morceau d’homme Gérard quatre cent trente-huit trois cent vingt-cinq. -L’amphithéastre de dissection Lavieille quatre cent cinquante-cinq trois cent vingt-huit. -Le rire du dict prevost Gérard quatre cent cinquante-six trois cent vingt-neuf. +Maistre Anseau, fier morceau d’homme Gérard quatre cent trente-huit trois cent vingt-cinq. +L’amphithéastre de dissection Lavieille quatre cent cinquante-cinq trois cent vingt-huit. +Le rire du dict prevost Gérard quatre cent cinquante-six trois cent vingt-neuf. Ce bon polit iusticiard id. quatre cent cinquante-sept trois cent trente. -L’horloge à figurines Lavieille quatre cent cinquante-huit trois cent trente et un. +L’horloge à figurines Lavieille quatre cent cinquante-huit trois cent trente et un. Monsieur Petit induict en cocquaige Riault quatre cent cinquante-neuf trois cent trente-deux. -La fin du roman Gérard quatre cent soixante-quatre trois cent trente-trois. +La fin du roman Gérard quatre cent soixante-quatre trois cent trente-trois. Les stalles du cloistre Riault quatre cent soixante-sept trois cent trente-six. -Le moyne Amador, qui feut un glorieux abbé de Turpenay id. +Le moyne Amador, qui feut un glorieux abbé de Turpenay id. quatre cent soixante-huit trois cent trente-sept. Idem Lavieille quatre cent soixante-neuf trois cent trente-huit. -Le seigneur de Candé, homme de guerre Riault quatre cent soixante-dix trois cent trente-neuf. -Le sault du moyne Amador Gérard quatre cent soixante-douze trois cent quarante. -L’hospitalité Lavieille quatre cent soixante-quatorze trois cent quarante et un. -Le sire de Candé rabbroué par madame son espouse id. +Le seigneur de Candé, homme de guerre Riault quatre cent soixante-dix trois cent trente-neuf. +Le sault du moyne Amador Gérard quatre cent soixante-douze trois cent quarante. +L’hospitalité Lavieille quatre cent soixante-quatorze trois cent quarante et un. +Le sire de Candé rabbroué par madame son espouse id. quatre cent soixante-quatorze trois cent quarante-deux. Menus devis du dessert id. quatre cent soixante-dix-sept trois cent quarante-trois. Le moyne sommeille ung petit Rouget quatre cent soixante-dix-sept trois cent quarante-quatre. -Les gens d’armes sont résgallez Diolot quatre cent quatre-vingt-sept trois cent quarante-cinq. +Les gens d’armes sont résgallez Diolot quatre cent quatre-vingt-sept trois cent quarante-cinq. Espantement horrible en l’abbaye Riault quatre cent quatre-vingt-huit trois cent quarante-six. La messe de minuict Riault quatre cent quatre-vingt-huit trois cent quarante-sept. -quatre cent quatre-vingt-neuf berthe la repentie Image: Le darrenier sospir, gravé par Sotain. -Triste départ de madame de Bastarnay Lavieille quatre cent quatre-vingt-onze trois cent cinquante. +quatre cent quatre-vingt-neuf berthe la repentie Image: Le darrenier sospir, gravé par Sotain. +Triste départ de madame de Bastarnay Lavieille quatre cent quatre-vingt-onze trois cent cinquante. quatre cent quatre-vingt-douze trois cent cinquante et un. Le guallant Imbert de Bastarnay Ryckebus quatre cent quatre-vingt-seize trois cent cinquante-deux. -Le beau cousin mussé Bouton quatre cent quatre-vingt-dix-huit trois cent cinquante-trois. +Le beau cousin mussé Bouton quatre cent quatre-vingt-dix-huit trois cent cinquante-trois. Psaulmes d’amour Riault cinq cent un trois cent cinquante-quatre. Ung drame Bouton cinq cent sept trois cent cinquante-cinq. Lamentations Lavieille cinq cent huit trois cent cinquante-six. cinq cent huit trois cent cinquante-sept. Le sabbat Lavieille cinq cent dix trois cent cinquante-neuf. -Arrivée de la Fallotte id. +Arrivée de la Fallotte id. cinq cent onze trois cent soixante. -Apothéose de la gentille chastelaine Gérard cinq cent treize trois cent soixante-deux. +Apothéose de la gentille chastelaine Gérard cinq cent treize trois cent soixante-deux. Le baiser Predhomme cinq cent quatorze trois cent soixante-trois. Ung des gens d’armes de Monsieur Riault cinq cent dix-huit trois cent soixante-quatre. -Le repaire nécromancien de la Fallotte Lavieille cinq cent vingt-deux trois cent soixante-cinq. -Prière sur ung mort Louis cinq cent vingt-trois trois cent soixante-six. +Le repaire nécromancien de la Fallotte Lavieille cinq cent vingt-deux trois cent soixante-cinq. +Prière sur ung mort Louis cinq cent vingt-trois trois cent soixante-six. Madame de Bastarnay yssit en grant deuil Carbonneau cinq cent vingt-cinq trois cent soixante-sept. -Procession et voix célestes dans les bois Gauchard cinq cent vingt-huit trois cent soixante-huit. +Procession et voix célestes dans les bois Gauchard cinq cent vingt-huit trois cent soixante-huit. Ung contre six Louis cinq cent vingt-neuf trois cent soixante-neuf. Ung moment criticque Lavieille cinq cent trente trois cent soixante-dix. L’inconsolable Bastarnay se meurt sur la tumbe de son espouse id. Guallans pourparlers Diolot cinq cent trente-quatre trois cent soixante-quatorze. -Une fille aymée Gauchard cinq cent trente-cinq trois cent soixante-quinze. +Une fille aymée Gauchard cinq cent trente-cinq trois cent soixante-quinze. Ung restant de vieille laveuse Riault cinq cent trente-six trois cent soixante-seize. Riche et paouvre Carbonneau cinq cent trente-sept trois cent soixante-dix-sept. Amour tendre Pophilat cinq cent quarante-trois trois cent quatre-vingts. Riault cinq cent quarante-quatre trois cent quatre-vingt-un. Causeries du soir Sotain cinq cent quarante-sept trois cent quatre-vingt-deux. -Serment d’amitié id. +Serment d’amitié id. cinq cent quarante-huit trois cent quatre-vingt-trois. Pourmenaide Jattiot cinq cent quarante-neuf trois cent quatre-vingt-quatre. Ung vieulx cocquin de monarque Pophilat cinq cent cinquante trois cent quatre-vingt-cinq. @@ -367,146 +367,146 @@ Le libertin Pierdon cinq cent soixante-quatre trois cent quatre-vingt-seize. Le resveur Lavieille cinq cent soixante-sept trois cent quatre-vingt-dix-sept. Truanderie Rouget cinq cent soixante-huit trois cent quatre-vingt-dix-huit. Ung caprice Riault cinq cent soixante-neuf trois cent quatre-vingt-dix-neuf. -Dires incongrus Gérard cinq cent soixante-quatorze quatre cent deux. +Dires incongrus Gérard cinq cent soixante-quatorze quatre cent deux. Les assidus Louis cinq cent quatre-vingt-six quatre cent neuf. La grant courtizane Rouget cinq cent quatre-vingt-huit quatre cent dix. -Première picqueure d’amour Jattiot cinq cent quatre-vingt-dix quatre cent onze. +Première picqueure d’amour Jattiot cinq cent quatre-vingt-dix quatre cent onze. Esblouissement De Ghouy cinq cent quatre-vingt-douze quatre cent douze. Le coup de lance Jattiot cinq cent quatre-vingt-seize quatre cent treize. L’amour dans les bois Pisan cinq cent quatre-vingt-dix-huit quatre cent quatorze. Pastorale Lavieille cinq cent quatre-vingt-dix-neuf quatre cent quinze. -Le bonheur idéal Pierdon six cents quatre cent seize. +Le bonheur idéal Pierdon six cents quatre cent seize. Les ioyes de la solitude Pisan six cent un quatre cent dix-sept. -Béatitude des chastelains Riault six cent trois quatre cent dix-huit. -Chagrin de madame Impéria Pierdon six cent six quatre cent dix-neuf. +Béatitude des chastelains Riault six cent trois quatre cent dix-huit. +Chagrin de madame Impéria Pierdon six cent six quatre cent dix-neuf. Causeries Laly six cent huit quatre cent vingt. L’aurore Jahyer six cent dix quatre cent vingt et un. -Le poids des lettres (Épilogue) Lavieille six cent treize quatre cent vingt-deux. +Le poids des lettres (Épilogue) Lavieille six cent treize quatre cent vingt-deux. La mort aux amours De Ghouy six cent quatorze quatre cent vingt-trois. -Apothéose (Fix) Brevière six cent quinze quatre cent vingt-quatre. +Apothéose (Fix) Brevière six cent quinze quatre cent vingt-quatre. Mars mille huit cent trente-deux. -Telle fut la pensée de Balzac et telle est son œuvre. -Pour cela, rien ne nous a coûté. -――― PUBLICATIONS EN LIBRAIRIE PREMIÈRE ÉDITION Les Cent Contes drolatiques. +Telle fut la pensée de Balzac et telle est son œuvre. +Pour cela, rien ne nous a coûté. +――― PUBLICATIONS EN LIBRAIRIE PREMIÈRE ÉDITION Les Cent Contes drolatiques. Premier dixain. — In-huit de vingt-cinq feuilles. -Imprimerie d’Éverat, à Paris. — À Paris, chez Gosselin, mille huit cent trente-deux. -D° Tirage avec titre rouge et noir. +Imprimerie d’Éverat, à Paris. — À Paris, chez Gosselin, mille huit cent trente-deux. +D degré Tirage avec titre rouge et noir. Les Cent Contes drolatiques. -Deuxième dixain. — In-huit de vingt-six feuilles. -Imprimerie d’Éverat, à Paris. — À Paris, chez Charles Gosselin, mille huit cent trente-trois. -D° Tirage avec titre rouge et noir. +Deuxième dixain. — In-huit de vingt-six feuilles. +Imprimerie d’Éverat, à Paris. — À Paris, chez Charles Gosselin, mille huit cent trente-trois. +D degré Tirage avec titre rouge et noir. Les Cent Contes drolatiques. -D° Tirage avec titre rouge et noir. +D degré Tirage avec titre rouge et noir. Premier dixain. — In-huit de vingt-quatre feuilles. -Imprimerie d’Éverat, à Paris. — À Paris, chez Gosselin, mille huit cent trente-deux. -Imprimerie de A. Lahure — À Paris, chez Garnier frères, mille huit cent quatre-vingt-quatre. +Imprimerie d’Éverat, à Paris. — À Paris, chez Gosselin, mille huit cent trente-deux. +Imprimerie de A. Lahure — À Paris, chez Garnier frères, mille huit cent quatre-vingt-quatre. La Mye du Roy. -Héritier du Diable. +Héritier du Diable. Les Ioyeulsetez du roi Loys le unziesme. La Pucelle de Thilhouze. -Le Frère d’armes. -Le Curé d’Azay-le-Rideau. +Le Frère d’armes. +Le Curé d’Azay-le-Rideau. si on le leur nomme. Ie vous quitte de moy. Et le prebstre tourangeau ne faillit point au diable. -Il s’interroguoyt à respondre à tous cas eschéans. -Et, après les beuvettes, ores, ces braves prebstres se taisoyent. +Il s’interroguoyt à respondre à tous cas eschéans. +Et, après les beuvettes, ores, ces braves prebstres se taisoyent. Mais, aussy, il y avoyt de la foy et de la religion. -Voilà comment le bonhomme Hus feut bruslé ! -Il mettoyt la main dans le plat, sans en estre prié. +Voilà comment le bonhomme Hus feut bruslé ! +Il mettoyt la main dans le plat, sans en estre prié. Et doncques pourquoy estoyt-il huguenot avant les aultres ? -Ah ! se dit-il, elle doibt estre belle et guallante, celle-là !... +Ah ! se dit-il, elle doibt estre belle et guallante, celle-là !... Il resta tout esbahy, comme ung voleur devant les sergens. La dame estoyt sans cotte ni chapperon. Et que voulez-vous, mon petit ? lui dit la dame. -Vous rendre mon âme, feit-il en la mangeant des yeulx. +Vous rendre mon âme, feit-il en la mangeant des yeulx. Vous pouvez revenir demain, reprint-elle pour se druement gausser de luy. -A quoy Philippe, tout bordé de cramoisy, respondit gentement : — Ie n’y fauldray. -Elle se print à rire comme une folle. +A quoy Philippe, tout bordé de cramoisy, respondit gentement : — Ie n’y fauldray. +Elle se print à rire comme une folle. Il ha de beaulx yeulx, madame ! dit une des meschines. -D’où sort-il doncques ? demanda l’aultre. -Paouvre enfant ! s’escria Madame, sa mère le chercheroyt. +D’où sort-il doncques ? demanda l’aultre. +Paouvre enfant ! s’escria Madame, sa mère le chercheroyt. Il faut le remettre dans la bonne voye. -Et les risées recommencèrent dru comme gresle. -Mais incontinent le sainct homme luy dit : — Vère, elle est doncques bien chiere ? -Ah ! feit-il, elle ha desgressé bien des mitres et frippé bien des crosses. -Paroles chrestiennes dont se chocquèrent les dames, bien à tort. +Et les risées recommencèrent dru comme gresle. +Mais incontinent le sainct homme luy dit : — Vère, elle est doncques bien chiere ? +Ah ! feit-il, elle ha desgressé bien des mitres et frippé bien des crosses. +Paroles chrestiennes dont se chocquèrent les dames, bien à tort. Une desconficture d’hommes ne lui coustoyt qu’ung gentil soubrire. -Elle veit bien que les yeulx de son petit prebstre estoyent tout à elle. +Elle veit bien que les yeulx de son petit prebstre estoyent tout à elle. Oh oui !... feit-il. -Et d’où ?... dit-elle. — Hier, reprint le matois, ie vous aymoys !... -Madame, dit la meschinette hastée, en vécy bien d’une aultre !... -Quoy ? s’escria-t-elle d’ung air haultain, comme tyran maulgréant d’estre interrompu. -L’évesque de Coire veut parler à vous... +Et d’où ?... dit-elle. — Hier, reprint le matois, ie vous aymoys !... +Madame, dit la meschinette hastée, en vécy bien d’une aultre !... +Quoy ? s’escria-t-elle d’ung air haultain, comme tyran maulgréant d’estre interrompu. +L’évesque de Coire veut parler à vous... Que le diable l’estrille ! respondit-elle en resguardant Philippe de gentille fasson. -Madame, il ha veu la lumière par les fissures et faict grand tapaige... -Et cet enfant de chœur, vient-il doncques à l’offrande desià ? +Madame, il ha veu la lumière par les fissures et faict grand tapaige... +Et cet enfant de chœur, vient-il doncques à l’offrande desià ? Monseigneur, ie suis icy pour confesser Madame. -Oh ! sçays-tu pas les canons !... -Confesser les dames à ceste heure de nuict est ung droict réservé aux évesques... +Oh ! sçays-tu pas les canons !... +Confesser les dames à ceste heure de nuict est ung droict réservé aux évesques... Restez mon amy ! vous estes icy chez vous !... -Lors il cogneut qu’il estoyt le vray bien aymé. -demanda-t-elle à l’évesque. +Lors il cogneut qu’il estoyt le vray bien aymé. +demanda-t-elle à l’évesque. Mon contentement pourroyt me couster des fondations pieuses en mes vieulx jours... -Le paouvre Tourangeau, désespéré, luy dit : — Et vostre ardeur passée, monseigneur, pourray-ie revenir ? +Le paouvre Tourangeau, désespéré, luy dit : — Et vostre ardeur passée, monseigneur, pourray-ie revenir ? Ah ! feit le prebstre malicieusement, une bonne grosse abbaye... -Par ainsy, le ferez desguerpir comme feurre devant grand souffle d’aër. -Oh ! oh !... s’escria le cardinal, tu mérites mieulx qu’une abbaye... +Par ainsy, le ferez desguerpir comme feurre devant grand souffle d’aër. +Oh ! oh !... s’escria le cardinal, tu mérites mieulx qu’une abbaye... Madame poulsa ung sospir de cueur ! -N’estoyt-ce pas un rusé compaignon ? +N’estoyt-ce pas un rusé compaignon ? aussi avoyt-il ung chapeau rouge ! -C’est le scribe à monsieur l’archevesque de Bourdeaux !... -Ores, le bonhomme ha esté prins ce matin de la contagion... -L’évesque ouvrit la bouche comme s’il vouloyt avaller ung fourmaige... -Hé ! d’où sçavez-vous cela ?... demanda-t-il. +C’est le scribe à monsieur l’archevesque de Bourdeaux !... +Ores, le bonhomme ha esté prins ce matin de la contagion... +L’évesque ouvrit la bouche comme s’il vouloyt avaller ung fourmaige... +Hé ! d’où sçavez-vous cela ?... demanda-t-il. A ceste heure, le sainct homme ha bon vent pour voguer en paradiz. -Ha ! ha ! feit-elle en reculant, tu veulx ma mort... fou métropolitain... +Ha ! ha ! feit-elle en reculant, tu veulx ma mort... fou métropolitain... Que ta ioye me tue, vous me canoniserez, est-ce pas ?... Ah ! vous avez la coqueluche, et me voulez !... Tourne et vire ailleurs, moyne despourveu de cervelle... Ne falloyt-il pas forbannir ce vieulx bœuf de Coire ?... Oui da... si vous m’aymez, bien le verray-je, reprint-elle... ie veulx incontinent que vous sortiez... -Si vous estes happé par la maladie, ma mort vous chaille peu. +Si vous estes happé par la maladie, ma mort vous chaille peu. Vous noyeriez la terre. -Ah ! ah ! vous vous en estes iacté estant yvre. -Ores, ie n’aime que moy, mes threzors et ma santé... -Non ! feit-elle, ie ne ioue jamais avecques les chouses sainctes et sacrées. +Ah ! ah ! vous vous en estes iacté estant yvre. +Ores, ie n’aime que moy, mes threzors et ma santé... +Non ! feit-elle, ie ne ioue jamais avecques les chouses sainctes et sacrées. Ah ! vilaine ribaude, ie t’excommunieray... -Mercy Dieu ! vous voilà hors de vostre sens cardinalesque. -Impéria ! satanée fille du diable ! -Hé ! là ! là ! ma toute belle !... ma petite... +Mercy Dieu ! vous voilà hors de vostre sens cardinalesque. +Impéria ! satanée fille du diable ! +Hé ! là ! là ! ma toute belle !... ma petite... Vous perdez le respect !... Ne vous agenoillez pas. Fy doncques !... — Veux-tu quelque dispense in articulo mortis ?... -Veux-tu ma fortune, ou mieulx encores, ung morceau de la véritable vraye croix ?... -Ie mets le feu à ta maison !... -Sorcière, tu m’as envousté !... -Tu périras sur ung buscher... +Veux-tu ma fortune, ou mieulx encores, ung morceau de la véritable vraye croix ?... +Ie mets le feu à ta maison !... +Sorcière, tu m’as envousté !... +Tu périras sur ung buscher... Escoute-moi, mon amour, ma gentille galloise. Ie te promets la plus belle place dans le ciel !... -A mort... à mort la sorcière ! +A mort... à mort la sorcière ! Oh ! oh ! ie vous tueray, monseigneur. Et le cardinal escuma de male raige. Vous devenez fou, dit-elle ; allez-vous-en... Ie seray pape, et tu me payeras cet estrif... -Alors vous n’en serez pas plus dispensé de m’obéir. +Alors vous n’en serez pas plus dispensé de m’obéir. Que faut-il doncques ce soir pour te plaire ? Ie veulx boire tes yeulx, te mangier, te tuer d’amour ! Oh ! mon florissant, mon verdoyant et simpiternel dieu !... -Da ! tu peux tout mettre léans à feu et à sang ! +Da ! tu peux tout mettre léans à feu et à sang ! Aussy feut-il cardinalement confict dans les bonnes graaces de l’Ecclise et de Dieu. -Brief, il ne querelloyt plus, veu qu’estant senneschal, les gens lui cédoyent incontinent. +Brief, il ne querelloyt plus, veu qu’estant senneschal, les gens lui cédoyent incontinent. Et qu’estoyt doncques ung chastel sans chastelaine ? ... autant dire ung battant sans sa cloche. Comment, non ? respondit-il en grant paour, n’estes-vous pas dame ? Non, feit-elle encores. Ne la seray que si i’ai ung enfant ! -Avez-vous veu les prées en venant ? reprit le bon compère. -Eh bien, elles sont à vous... -Oh ! oh ! respondit-elle en riant, ie m’amuseray bien à y querir des papillons. -Voilà qui est saige, dit le seigneur. -Ah ! ie ne sçauroys y estre seule, et vous m’y mènerez. +Avez-vous veu les prées en venant ? reprit le bon compère. +Eh bien, elles sont à vous... +Oh ! oh ! respondit-elle en riant, ie m’amuseray bien à y querir des papillons. +Voilà qui est saige, dit le seigneur. +Ah ! ie ne sçauroys y estre seule, et vous m’y mènerez. Et pourquoy, ma mye ? Vous vous bouteriez le feu dedans le corps. Et quand serai-je en estat de fenaison ? demanda-t-elle en soubriant. @@ -514,185 +514,185 @@ Lorsque la nature le vouldra, dit-il en cuydant rire. Et pour ce, que faut-il faire ? reprint-elle. C’est selon l’aage, respondit le vieulx seigneur. Oui, elle est bien doulce et plaisante. -Mais, reprint-elle, ceste opération d’alquemie ne sçauroyt-elle se faire incontinent ? +Mais, reprint-elle, ceste opération d’alquemie ne sçauroyt-elle se faire incontinent ? Oh ! non, reprit le senneschal. -N’avez-vous pas transgressé les ordonnances de l’Ecclise ? -Comment, ma mye, voulez-vous estre mère ? feit-il. +N’avez-vous pas transgressé les ordonnances de l’Ecclise ? +Comment, ma mye, voulez-vous estre mère ? feit-il. Oh ! oh ! dit-elle. Si la feroys-je, et druement. Ce que avoyt voulu le senneschal. -Souventes foys, à la vesprée, elle vouloyt danser. -D’où vient votre soulcy, ma mye ? dit-il. +Souventes foys, à la vesprée, elle vouloyt danser. +D’où vient votre soulcy, ma mye ? dit-il. Qui doncques vous affronte ? -Est-on dame sans progéniture ? -On en rira, dà ! +Est-on dame sans progéniture ? +On en rira, dà ! Que deviendra vostre nom ? et vos fiefs, et vos seigneuries ? Mais voulez-vous en achepter ung tout venu ? Il ne vous coustera ni peine ni douleur. Nenny ! feit la vieille. -Ah ! ah ! dit la ieune garse en riant comme une mousche defferrée. -Foing des religieux ! dit une mestivière en se resveiglant. +Ah ! ah ! dit la ieune garse en riant comme une mousche defferrée. +Foing des religieux ! dit une mestivière en se resveiglant. Alors, le jour mesme, Blanche se despartit vers Nostre Dame de l’Esgrignolles. -Et toutes se prinrent à rire. +Et toutes se prinrent à rire. messire, ne les pendez point encore ! Elles n’ont pas tout dict ; et nous verrons au retour. Quand le bonhomme entra dans Tours, les Ah ! ah ! -Mais celles-là ont-elles obtenu lignaige ? +Mais celles-là ont-elles obtenu lignaige ? Tousiours ! repartit le prebstre en soubriant. Et les aultres qui ont moins vieils compaignons ? Oh ! oh ! feit-elle. -Il y ha doncques plus de sécurité avecques ung comme le senneschal ? +Il y ha doncques plus de sécurité avecques ung comme le senneschal ? Certes, dit le prebstre. Oh ! oui, feit-elle. Est-ce pas folie aussy de vouloir celer ceste science aux pucelles ? -Ce chagrin me despesche à mourir, tant et tant, que vous serez tost libre !... -Attendez mon décez de ce monde. +Ce chagrin me despesche à mourir, tant et tant, que vous serez tost libre !... +Attendez mon décez de ce monde. Ne trahissez pas l’honneur de mes cheveulx blancs !... Dans ceste occurrence, il y ha des seigneurs qui ont occis leurs femmes... Las ! vous me tuerez doncques ? dit-elle. Non, reprint le vieulx homme, ie t’ayme trop, mignonne. Va, tu es la fleur de ma vieillesse, la ioye de mon ame ! -Tu es ma fille bien aymée. +Tu es ma fille bien aymée. Ne seras-tu point une belle veufve ? Va, ton heur adoucira mon tre-pas... -Oui ! oui ! feit-elle tout effrayée, ie verrai à vous aymer beaucoup. +Oui ! oui ! feit-elle tout effrayée, ie verrai à vous aymer beaucoup. Bruyn ! ie veulx cela ! Bruyn ! et tousiours Bruyn ! -Dès demain, i’iray, feit—elle. +Dès demain, i’iray, feit—elle. Dieu vous garde, madame ! dit-il. -Que venez-vous querir si près de la mort, vous ieune ? -Vos advis prétieux, feit-elle en le saluant d’une révérence. -Non, dit l’abbé. -Il y ha tousiours plaisir ! dit l’abbé. +Que venez-vous querir si près de la mort, vous ieune ? +Vos advis prétieux, feit-elle en le saluant d’une révérence. +Non, dit l’abbé. +Il y ha tousiours plaisir ! dit l’abbé. Mais comptez-vous point l’enfant comme ung prouffict ? -Ho ! respondit l’abbé, cecy est ung mystère. -Et qu’est ung mystère ? -Et, vère, feit-elle, ne sauroys-je faire ung mystère ? -Las ! mon père, la voulenté de Dieu est-elle que ie meure ? -ou que, de saige et saine compréhension, ie soys brouillée de cervelle ? +Ho ! respondit l’abbé, cecy est ung mystère. +Et qu’est ung mystère ? +Et, vère, feit-elle, ne sauroys-je faire ung mystère ? +Las ! mon père, la voulenté de Dieu est-elle que ie meure ? +ou que, de saige et saine compréhension, ie soys brouillée de cervelle ? De ce, il y ha grant dangier. Que la follie me happe et me picque, et occise ma vertu. -Oh ! mon père, dit-elle, soyez seur que ie ne bougeroys pas plus qu’elle ! -Que plaist-il à vous ? dit le paige. -Que ie saiche si vous estes bien enseigné par vostre maistre ! -la chastelaine, qui certes entendoyt bien, respondit par ung légier sospir. -Sur ce, René se doubta que la senneschalle dormoyt. +Oh ! mon père, dit-elle, soyez seur que ie ne bougeroys pas plus qu’elle ! +Que plaist-il à vous ? dit le paige. +Que ie saiche si vous estes bien enseigné par vostre maistre ! +la chastelaine, qui certes entendoyt bien, respondit par ung légier sospir. +Sur ce, René se doubta que la senneschalle dormoyt. Oyez comme il n’y ha pire envie que envie de grossesse ! -Le paige feut tenté de defferrer ce pied persuasif. -Va doncques, René ! ie dors ! -René, tu m’as esveiglée ! -Ha ! madame, feit-il, où doncques Dieu boutera-t-il tous ses damnez, si cela est pécher ? +Le paige feut tenté de defferrer ce pied persuasif. +Va doncques, René ! ie dors ! +René, tu m’as esveiglée ! +Ha ! madame, feit-il, où doncques Dieu boutera-t-il tous ses damnez, si cela est pécher ? Blanche s’esclata de rire, et le baisa au front. Oh ! i’ay mon paradiz ici. Laissez cela, dit-elle. -Ores, que dira l’abbé ? -Il peut te deffaire, s’il vient à se cholérer. -En dà ! feit-elle ; oui ! +Ores, que dira l’abbé ? +Il peut te deffaire, s’il vient à se cholérer. +En dà ! feit-elle ; oui ! Le voulez-vous doncques, ma mye ? Oui, respondit-elle ung peu foible. Eh bien, i’iray ; mais dormez encores, que ie luy dise adieu ! -Sçays-tu, paige de maltalent, que, pour ce, tu arseras pendant toute l’éternité, tousiours ? +Sçays-tu, paige de maltalent, que, pour ce, tu arseras pendant toute l’éternité, tousiours ? Dieu sera bon homme. -Allez ! reprint le vieulx abbé ; ne péchez plus. +Allez ! reprint le vieulx abbé ; ne péchez plus. A ce compte, ego te absolvo... Qu’est cecy ? dit-il. -Mon seigneur, respondit René, commandez à ceulx-cy de soy retirer. -Et autant à ceulx qui t'engendrèrent, mauldict paige de malheur ! -Va-t-en au diable d’où tu viens ! +Mon seigneur, respondit René, commandez à ceulx-cy de soy retirer. +Et autant à ceulx qui t'engendrèrent, mauldict paige de malheur ! +Va-t-en au diable d’où tu viens ! Par la mort ! par la teste ! par le sang ! Que mille millions de diables emportent cet enfant forain ! La, la - ne iurez point, feit-elle. Il est au diable ! -Quoy ! l’avez-vous tué ? dit-elle. +Quoy ! l’avez-vous tué ? dit-elle. Et toute pasle, elle chancela. -Aussi devint-elle preude et saige, et citée comme une vertueuse personne. +Aussi devint-elle preude et saige, et citée comme une vertueuse personne. Est-ce qu’il faict nuict ? -Elle vescut ainsy quatorze années dans le soubvenir d’ung seul iour de bonheur. +Elle vescut ainsy quatorze années dans le soubvenir d’ung seul iour de bonheur. 1’ay veu en la court ung pelerin qui m’ha pris bien fort. Vous quitterez mon service... -Il ha plouré ? feit-elle. +Il ha plouré ? feit-elle. Ah ! c’est le pere ! A quoy ne faillit point l’orphebvre. Ie te le donne pour espoux. -Cela maintenant le resguarde, et son office est de t’agréer. +Cela maintenant le resguarde, et son office est de t’agréer. Est-ce ainsy ? feit-elle. -Eh bien, devant que de vous obéir, ie luy diray son faict. +Eh bien, devant que de vous obéir, ie luy diray son faict. Sire, reprint la belle fille, ie me marie demain. Ie veulx tout ! feit-il. -Ha ! ie seroys une grant pute que de me donner à contrecueur. -Si vous avez cuydé trouver ma virginité désarmée, vous errez fort. +Ha ! ie seroys une grant pute que de me donner à contrecueur. +Si vous avez cuydé trouver ma virginité désarmée, vous errez fort. N’y entrez ; si le passez, ie ne vous faulx ! -Et, de rechief, vint assaillir la réserve royale. -Ie ne vous ay point truphé, feit-elle. +Et, de rechief, vint assaillir la réserve royale. +Ie ne vous ay point truphé, feit-elle. Et qu’avez-vous ? luy demanda monsieur de Lannoy, qui par reverence l’accompagnoyt. Ce n’est rien, feit-elle tout bas. Mais ce passant est mon mary. -Le paouvre homme est bien changé ! -Encores est-il rare d’estre aussy chauldement enfourné que pour lors il estoyt. +Le paouvre homme est bien changé ! +Encores est-il rare d’estre aussy chauldement enfourné que pour lors il estoyt. Il passa la nuict, disant : « Ho ! oui ! Ha ! ie l’auray ! Et sacre et Dieu ! ie suis son mary ! se frappant au front, et ne restant point en place. -Vère, monseigneur, vous avez doncques ung créancier oultre-avide torssionnaire ? feit-il. +Vère, monseigneur, vous avez doncques ung créancier oultre-avide torssionnaire ? feit-il. Oh ! oui, respondit-il, veu que ce est la chouse de la mye du Roy ! Vous blesmissez, feit-il. Et qui doncques la marchande ? est-ce elle aussy ? -Le bon advocat n’advoyt point estably ceste visée pour les asnes. -Ha ! dit-elle, ie n’ay iamais esté payée si chier ! -Ma mye, respartit le chier homme, vous les aurez sans estre grevée de moy... -Et i’auray créance en vous, comme ont les advocats : donnant, donnant. +Le bon advocat n’advoyt point estably ceste visée pour les asnes. +Ha ! dit-elle, ie n’ay iamais esté payée si chier ! +Ma mye, respartit le chier homme, vous les aurez sans estre grevée de moy... +Et i’auray créance en vous, comme ont les advocats : donnant, donnant. Puis, cela dict, ie seray au lieu de ce beau fils et du Roy. Et comment ? feit-elle. -Oh ! respondit-il, ie t’ay acheptée, toi et tes engins. +Oh ! respondit-il, ie t’ay acheptée, toi et tes engins. Par ma ficque ! venez, dit-elle. la ! ie vais te rincer avecques de l’eau bleue. Il y patienta ung bon transon de temps. -Et cecy, ne sera-ce pas bien payé par ung chasteau de Brie ? +Et cecy, ne sera-ce pas bien payé par ung chasteau de Brie ? Mes espaules seules valent ung royaulme ! dit-elle. -Ie défie bien le Roy de les refaire. -Mais, vray Dieu, ie commence à m’ennuyer de ce mestier. +Ie défie bien le Roy de les refaire. +Mais, vray Dieu, ie commence à m’ennuyer de ce mestier. A tousiours besongner, il n’y ha point de plaisir. -Et la chamberière se mit à rire plus fort, en luy respondant : — Taisez-vous, mademoiselle. +Et la chamberière se mit à rire plus fort, en luy respondant : — Taisez-vous, mademoiselle. Chut ! reprit la belle fille. Oh bien ! il en aura pour son argent, dit l’advocate. Ie vais le laisser se morfondre trez bien. Le paouvre mary greslottoyt, et les dents luy clacquoyent fort. -Madame faict ce soir ses grans cérémonies, et vous serez bien servy. +Madame faict ce soir ses grans cérémonies, et vous serez bien servy. Mais faictes raige, sans souffler ! Aultrement ie seroys perdue. que c’est bon ! -De faict, la chamberière luy en donna pour plus de cent mille escuz. +De faict, la chamberière luy en donna pour plus de cent mille escuz. Pouillez vos chausses et tirez d’icy ! Madame verra qu’elle ne ha point son compte. -Et, là-dessus, elle le gecta dehors en s'esclatant de rire avecques la bonne gouge. -Cettuy chanoine estoyt venu simple prebstre à Paris, nud comme dague sauf la guaisne. +Et, là-dessus, elle le gecta dehors en s'esclatant de rire avecques la bonne gouge. +Cettuy chanoine estoyt venu simple prebstre à Paris, nud comme dague sauf la guaisne. Et aux curieux il estoit respondu : — Il a ung os qui guarrit de tozt. quand il pettoyt : « Dieu vous saulve ! quand il esternuoyt, et « Dieu vous garde ! -Vère, feit le chanoine, n’es-tu pas chrestien ? -En dà ! oui, respondit Chiquon. +Vère, feit le chanoine, n’es-tu pas chrestien ? +En dà ! oui, respondit Chiquon. Oui, monsieur le chanoine ; mais le diable n’est point utile... Foin ! ie ne recognoys point le diable, s’il y ha ung bon Dieu... Ie vouldroys bien veoir le diable !... Ha ! ie n’ay point paour de ses griphes... Confessez encores, monsieur le chanoine !... -Ie vous affirme que ce seront mérites prétieux là-hault. +Ie vous affirme que ce seront mérites prétieux là-hault. La ! la ! est-ce vray ? ... Oui, monsieur le chanoine. Tu ne trembles point, Chiquon, de nier le diable ? ... Ie m’en soulcie comme d’une gerbe de feurre ! ... Il t’adviendra du desplaisir de ceste doctrine. -Et les censives de la rue Sainct-Dènys ? +Et les censives de la rue Sainct-Dènys ? Et le fief de Ville-Parisis ? -Mais, feit le capitaine de sa grosse voix, tout sera doncques à Chiquon ? +Mais, feit le capitaine de sa grosse voix, tout sera doncques à Chiquon ? Que penses-tu de Chiquon ? dit Pille-grue au Mau-cinge. Il la recollera, si bon luy, semble. Cecy veult estre bien meury, reprint le souldard. Oh ! c’est tout meur, feit l’advocat. Le cousin estant au diable, l’hoirie sera pour lors entre nous deux. Ie veulx bien, dit le batailleur. -Oyez ça, mon bon frère... -Eh ! ventre de Dieu, est-ce doncques ung roy que nous avons à deffaire ? +Oyez ça, mon bon frère... +Eh ! ventre de Dieu, est-ce doncques ung roy que nous avons à deffaire ? Pour ung simple lourdaud de bergier, faut-il tant de paroles ? ... Ie luy diray de bon foye : « Ramasse ta teste. Et moy : « Nage, mon amy !... @@ -701,87 +701,87 @@ Entendez-vous, monsieur le chanoine ? Oui ? feit-il, i’entends le bois qui sue dans le feu... Et quand doncques iouez-vous de la fluste doulce ? demanda le chanoine. Et bien souvent ie couche avecques elle. -Et comment ? feit le chanoine estonné. -Il y ha, dans ung réduict voisin, ung grant bahut où ie me loge. -Hé bien, mon mignon, ne sommes-nous pas deux ? +Et comment ? feit le chanoine estonné. +Il y ha, dans ung réduict voisin, ung grant bahut où ie me loge. +Hé bien, mon mignon, ne sommes-nous pas deux ? Non, feit-il, nous sommes trois. -Vostre compère vient ? feit-elle en resguardant aussitôt par les degrez, avecques une parfaicte innocence. -Non, ie parle du compère qui est dans le bahut. +Vostre compère vient ? feit-elle en resguardant aussitôt par les degrez, avecques une parfaicte innocence. +Non, ie parle du compère qui est dans le bahut. Quel bahut ? feit-elle. Estes-vous en vostre bon sens ? -Où voyez-vous ung bahut ? -Met-on des compères dans les bahuts ? -Suis-je femme à logier des bahuts pleins de compères ? -Depuis quand les compères logent-ils dans des bahuts ? -Rentrez-vous fol, pour mesler vos compères et vos bahuts ? +Où voyez-vous ung bahut ? +Met-on des compères dans les bahuts ? +Suis-je femme à logier des bahuts pleins de compères ? +Depuis quand les compères logent-ils dans des bahuts ? +Rentrez-vous fol, pour mesler vos compères et vos bahuts ? Oh ! feit l’orphebvre. Moy ! feit-elle, ie ne sauroys sentir ces chicquaniers : ils besongnent tout de travers... -Nostre linge est à la buanderie. -Il sera facile d’emporter dès demain matin ce bahut de meschief. -Nenny ! dit-il, ie souperay de meilleur appétit sans ce bahut. +Nostre linge est à la buanderie. +Il sera facile d’emporter dès demain matin ce bahut de meschief. +Nenny ! dit-il, ie souperay de meilleur appétit sans ce bahut. Ie veois, dit-elle, que le bahut sortira plus facilement d’icy que vostre teste... -Holà ! hé ! cria l’orphebvre à ses forgerons et apprentifs. +Holà ! hé ! cria l’orphebvre à ses forgerons et apprentifs. En ung clin d’œil, ses gens feurent en pied. Allez, dit la femme, allez ! C’est le montant qui bouge. Non, ma mye, c’est la cheville. Et, sans aultre conteste, le bahut glissa trez gentement le long des degrez. -Holà, le charreton ! feit l’orphebvre. -Hé ! hé ! feit l’advocat. +Holà, le charreton ! feit l’orphebvre. +Hé ! hé ! feit l’advocat. Maistre, le bahut parle, dit ung apprentif. -Là, il advisa ung logiz, recogneut la porte et y frappa rudement. +Là, il advisa ung logiz, recogneut la porte et y frappa rudement. Ouvrez, dit-il, ouvrez, de par le Roy ! Qu’est cecy ? feit-il. -Le bossu qui vous ha volé est de retour. +Le bossu qui vous ha volé est de retour. Demourez ferme soubz les armes, car il pourroyt bien vous deslivrer du restant. -Le resguard d’ycelle estoyt vif, perçant comme ung coup de poignard. -Le paouvre Chiquon estoyt bien empesché, en allant au quartier des Marmouzets. +Le resguard d’ycelle estoyt vif, perçant comme ung coup de poignard. +Le paouvre Chiquon estoyt bien empesché, en allant au quartier des Marmouzets. Oh ! ce n’est rien, respondit le bon homme. -Entendez-vous les varlets et les chamberières ? +Entendez-vous les varlets et les chamberières ? Et, de faict, ce n’estoyent que cris : — Au meurtre ! au secours ! -Ah ! tu veulx des escuz ! en voilà ! -Et la Pasquerette gémissoyt : « Hein ! hein ! ie meurs ! à movy ! -Viens ça que ie te raccommode ! +Ah ! tu veulx des escuz ! en voilà ! +Et la Pasquerette gémissoyt : « Hein ! hein ! ie meurs ! à movy ! +Viens ça que ie te raccommode ! Comment ay-ie pu meurdrir une si bonne fille que i’aymoys tant ! Vrai Dieu ! l’on diroyt un escu au fond d’ung bissac. -Voilà pour médire des morts, feit-elle en soubriant. +Voilà pour médire des morts, feit-elle en soubriant. Et pourquoy doncques vous tuoyt-il, ma cousine ? demanda le bergier. Pasquerette, ie te rompray les os ! La ! la ! dit Chiquon, que pour lors le Mau-cinge recogneut, n’est-ce que cela ? Oh bien, mon bon amy, ie vous apporte de notables sommes ! -Et d’où ? demanda le capitaine esbahy. +Et d’où ? demanda le capitaine esbahy. Venez icy, que ie vous parle en l’aureille. Vous ne tuerez seulement pas ung bonnet. Hein ! direz-vous que ie suis ung balourd, ung bestial ? Sus ! sus aux iambons ! -Ie vais luy allumer ung grand feu pour le reconforter à son retour. +Ie vais luy allumer ung grand feu pour le reconforter à son retour. Ah ! ah ! que dict-elle, ceste folle de Buyrette ? Le chanoine ne sonna mot. Il est doncques mort ! pensoyt Chiquon. Ho ! ho ! feit Chiquon, mon oncle, estes-vous hors de sens ? As-tu la berlue ? ie suis seul icy. -Aulcuns l’ont vitupéré d’avoir margaudé des bourbeteuses. +Aulcuns l’ont vitupéré d’avoir margaudé des bourbeteuses. En secouant sa perruque, le Roy luy promit de le rendre content. Oui, Sire. — Ores bien ! Se tournant vers le moyne : — « Venez icy, moyne. Le moyne s’approuche. -Le Roy luy dit : — « Mettez-vous à genoilz. +Le Roy luy dit : — « Mettez-vous à genoilz. Le paouvre moyne avoyt paour. -Celluy qui prenoyt vostre bien l’ha esté. +Celluy qui prenoyt vostre bien l’ha esté. Dieu vous ha faict iustice ! Allez, priez Dieu pour moy, et ne bougez de vostre convent. -Cecy prouve la bonté de Loys unze. -La farce de Baise mon cul feut, dit-on, inventée par ledict sire. -Il y avoyt à Tours trois gens avaricieux notez. +Cecy prouve la bonté de Loys unze. +La farce de Baise mon cul feut, dit-on, inventée par ledict sire. +Il y avoyt à Tours trois gens avaricieux notez. Le premier estoyt maistre Cornelius, qui est suffisamment cogneu. Le second s’appeloyt Peccard, et vendoyt des doreloteries, dominoteries et ioyaulx d’ecclise. Le troisiesme avoyt nom Marchandeau, et estoyt ung vigneron trez riche. Ces deux Tourangeaulx ont faict souche d’honnestes gens, nonobstant leurs ladreries. -Et les trois bourgeoys les grignottèrent de l’œil. -Ceci est à vous, adiouxta le Roy. -Néantmoins, il pourra recommencer trois foys. -les deux avares, redoubtant sa gravité hollandoyse, luy respondirent : « A vos souhaits ! -comme s’il avoyt esternué. +Et les trois bourgeoys les grignottèrent de l’œil. +Ceci est à vous, adiouxta le Roy. +Néantmoins, il pourra recommencer trois foys. +les deux avares, redoubtant sa gravité hollandoyse, luy respondirent : « A vos souhaits ! +comme s’il avoyt esternué. Ce qui feit rire tous les convives et Cornelius lui-mesme. Est-il breneux ? demanda le vigneron. Il vous sera loysible de le veoir, respondit gravement le dorelotier. @@ -790,347 +790,347 @@ Quand ils feurent partis, Nicole dit bravement au Roy : — Sire, voulez-vous qu Pasques Dieu ! respartit Loys unze, non ! Ie vous le baiseray bien pour moins d’argent. C’estoit d’ung homme mesnaigier, comme de faict il feut tousiours. -Et lors ils se cotonnèrent le moule de leurs pourpoincts. +Et lors ils se cotonnèrent le moule de leurs pourpoincts. De combien est-il besoing de mots pour vous desfoncer l’entendement ? -à l’aultre : « Buvons à Madame ! -à tous : « Messieurs, goustons les escrevisses ! mettons à mort cettuy flaccon ! +à l’aultre : « Buvons à Madame ! +à tous : « Messieurs, goustons les escrevisses ! mettons à mort cettuy flaccon ! Vous ne cognoissez pas ceste andouille ! Et ceste lamproye ! hein ! ne luy direz-vous rien ? -Voilà, Pasques Dieu ! le plus beau barbeau de la Loire ! -Allons ! crochetez-moy ce pasté ! -Puis encores : « Beuvez, le Roy n’en sçayt rien ! -Dictes ung mot à ces confictures, elles sont de Madame. +Voilà, Pasques Dieu ! le plus beau barbeau de la Loire ! +Allons ! crochetez-moy ce pasté ! +Puis encores : « Beuvez, le Roy n’en sçayt rien ! +Dictes ung mot à ces confictures, elles sont de Madame. Esgrappez ce raisin, il est de ma vigne. Oh ! mangeons des neffles ! Le Roy feit le silencieux. -Cettuy-là pensoyt en luy-mesme : « Oh ! oh ! l’andouille me cherche chicquane. -Qu’est-ce à dire ? feit-il. +Cettuy-là pensoyt en luy-mesme : « Oh ! oh ! l’andouille me cherche chicquane. +Qu’est-ce à dire ? feit-il. Suis-je doncques ung simple clercq ? -Et d’abord ils taschèrent de les maintenir. -Pendant ung bout de temps, ez replis du mesentère. +Et d’abord ils taschèrent de les maintenir. +Pendant ung bout de temps, ez replis du mesentère. Par ainsy, amusez-vous de leurs tortillemens. A tout ce que disoyt le Roy, La Balue respondoyt : « Oui, sire. Oh ! il n’y ha pas de iouissance qui vaille ung bon caz. Qu’avez-vous, monsieur le cardinal ? dit le Roy. Pasques Dieu ! ce que i’ay. Il paroist que tout est de grant mesure chez vous, Sire ! -Le cardinal s’évada, laissant les aultres estonnez de sa subtilité. +Le cardinal s’évada, laissant les aultres estonnez de sa subtilité. Lors, renguaisnant son fruict meur, il descendit la vis pour aller au iardin. -Puis revint avec son arrière-faix de molécules agrégées qui encombroyent ses conduicts intimes. -Ie cuyde, dit le cardinal au barbier, que ceste dame hantera iusques à demain. -Qu’ha doncques eu la Beaupertuys d’inviter icy une telle diarrhétique ? -Que les fiebvres la prennent ! s’écria Olivier le Daim. +Puis revint avec son arrière-faix de molécules agrégées qui encombroyent ses conduicts intimes. +Ie cuyde, dit le cardinal au barbier, que ceste dame hantera iusques à demain. +Qu’ha doncques eu la Beaupertuys d’inviter icy une telle diarrhétique ? +Que les fiebvres la prennent ! s’écria Olivier le Daim. La Balue se leva. Ah ! petit prebstre, tu veulx plaisanter avecques moi, dit le Roy. Oh ! me manquez-vous de respect ? dit le Roy, qui les feit blesmir. Suis-je pas une bonne raillarde ? luy dit Nicole. La farce est bonne, mais orde en diable, respondit-il en riant. Ce monarque aymoyt fort ces salauderies. -Comptez qu’il y avoyt à la pendaison, plus de bonnets que de chapeaulx. +Comptez qu’il y avoyt à la pendaison, plus de bonnets que de chapeaulx. Nous l’espouvanterons, respondit Loys unze. -Hein ! si le pendu luy disoyt : « Dieu vous bénisse ! -Sur ce proupos de la Beaupertuys, tous deux s’esclatèrent d’ung rire muet. +Hein ! si le pendu luy disoyt : « Dieu vous bénisse ! +Sur ce proupos de la Beaupertuys, tous deux s’esclatèrent d’ung rire muet. Allez-vous-en, meschant plaisant ! dit-elle. Que faict-elle doncques ? disoit la Beaupertuys au Roy. Elle essaye de le ranimer. -C’est une œuvre d’humanité chrestienne... -Voilà comment les bourreaux me servent ! dit Loys unze en riant. +C’est une œuvre d’humanité chrestienne... +Voilà comment les bourreaux me servent ! dit Loys unze en riant. Ha ! dit la Beaupertuys, vous ne le ferez pas rependre ; il est trop ioly. dit-il, il est trop tard, le transbordement du sang dans les poumons est faict. -En dà ! bien souvent, respondit le véridicque chirurgien. +En dà ! bien souvent, respondit le véridicque chirurgien. Oh ! il estoyt bien plus gentil, pendu. A ceste parole le Roy s’esclata de rire. Mais le Roy tint parole et les maria. -Bah ! feit Savoisy à la royne, l’amour ayme le sang, madame ! ... -Puis, ung iour d’oubly suffict pour enterrer toutes les saigesses passées. +Bah ! feit Savoisy à la royne, l’amour ayme le sang, madame ! ... +Puis, ung iour d’oubly suffict pour enterrer toutes les saigesses passées. Ainsy debvoyent finer les belles amours de la connestable. Monseigneur, respondit la femme, qui vous ha dict cela ? -Clouez-moy, respartit la fille : vous ne sçaurez rien ! +Clouez-moy, respartit la fille : vous ne sçaurez rien ! Qu’avez-vous ? dit-elle. -Ah ! il est bien à nous, feit-elle. +Ah ! il est bien à nous, feit-elle. Alors, le prenant dans ses mains, il l’estouffa de raige. Sur ce lieu feut depuis basty l’hostel des Longueville. -Autant en feut faict du costé du porche, en la rue Sainct-Anthoine. -Là-dessus, les deux femmes s’entre-resguardèrent d’ung œil assassin en diable. +Autant en feut faict du costé du porche, en la rue Sainct-Anthoine. +Là-dessus, les deux femmes s’entre-resguardèrent d’ung œil assassin en diable. Ce guaste-saulce, reprint-elle, une foys occiz, tous ces souldards s’envoleroyent comme des grues. Oui, mais le comte ne recoignoistra-t-il pas le marmiteux ? -Son pasle visaige estoyt doulcement mélancholisé. +Son pasle visaige estoyt doulcement mélancholisé. Ce mot resta dans le beau languaige. -Plus tard, il devint une fasson de désigner les gens de la Court. -Par cas fortuit, la comtesse avoyt rencontré vray à l’endroict du gentilhomme. -Et comptez que nostre vie à tous est en ieu. +Plus tard, il devint une fasson de désigner les gens de la Court. +Par cas fortuit, la comtesse avoyt rencontré vray à l’endroict du gentilhomme. +Et comptez que nostre vie à tous est en ieu. Vostre estat, respondit-elle, n’est-il doncques pas de mourir ? -Et aussy d’obéir, repartit le souldard. +Et aussy d’obéir, repartit le souldard. Bah ! se dit-elle, i’auray moins de soulcy de son trespas. Il est quasy mort. Bah ! madame, pourquoy luy dire ? Renvoyez-le bien content par la poterne. 1’en referay ung aultre, si cela peut vous consoler. Allons ! s’escria la comtesse, ie vais tout luy dire. -Ce sera la punition de mon péché... -Las ! beau sire, dit-elle, ie suis en grant faulte à votre esguard. -Vécy la ioye dont ie vous ay prié. +Ce sera la punition de mon péché... +Las ! beau sire, dit-elle, ie suis en grant faulte à votre esguard. +Vécy la ioye dont ie vous ay prié. Ores doncques, prenez ma vie ! Entendant ces braves et amoureuses paroles, Bonne se leva soubdain. Ah ! n’estoyt Savoisy, que ie t’aymeroys ! dit-elle. Las ! mon sort est doncques accomply, repartit Bois-Bourredon. -Mon horoscope prédict que ie mourray par l’amour d’une grant dame. -Ie vivray mieulx en sa mémoire qu’en réalité. +Mon horoscope prédict que ie mourray par l’amour d’une grant dame. +Ie vivray mieulx en sa mémoire qu’en réalité. Venez, que ie vous arme, luy dit-elle en faisant mine de l’accoller. -Après nous irons périr tous à la poterne ! +Après nous irons périr tous à la poterne ! Ah ! feit la comtesse en blanchissant de terreur, Savoisy meurt pour moy ! Mussez-vous dedans ce bahut, cria la comtesse ; i’entends le pas du connestable. -Vous avez tué ung innocent, respondit la comtesse sans paslir. +Vous avez tué ung innocent, respondit la comtesse sans paslir. Savoisy n’estoyt pas mon amant. A qui songiez-vous doncques ce matin ? demanda-t-il. Ie resvoys du Roy, feit-elle. Et doncques, ma mye, pourquoy ne pas me l’avoir dict ? -M’auriez-vous crue, dans la bestiale cholère où vous estiez ? -Boys-Bourredon estoyt ung homme que la Mort avoyt bien recommandé aux dames. +M’auriez-vous crue, dans la bestiale cholère où vous estiez ? +Boys-Bourredon estoyt ung homme que la Mort avoyt bien recommandé aux dames. Luy la proclamoyt une preude et honneste connestable, comme de faict elle estoyt. Puis, en attendant, il s’assit sur ung escabeau entre les deux paouvres femmes. Ung qui luy auroyt dict : « Voulez-vous faire la ioye ? -elle auroyt respondu : « En da ! par où ? -tant elle sembloyt nice et peu ouverte aux compréhensions de la chouse. -Las ! mon seigneur, feit-elle, nous ne pouvons rien cuyre à ce feu là... -Ha ! mon seigneur, et que cuyroys-je doncques à ce bon feu de mesnaige ? -Et doncques, reprint la vieille, où les mettroys-je ? -Dans vostre mette, s’écria l’acquéreur de pucelaiges. +elle auroyt respondu : « En da ! par où ? +tant elle sembloyt nice et peu ouverte aux compréhensions de la chouse. +Las ! mon seigneur, feit-elle, nous ne pouvons rien cuyre à ce feu là... +Ha ! mon seigneur, et que cuyroys-je doncques à ce bon feu de mesnaige ? +Et doncques, reprint la vieille, où les mettroys-je ? +Dans vostre mette, s’écria l’acquéreur de pucelaiges. Mais ie n’ay point de mette, ni de bahut, ni rien. Oui, feit la vieille. -Eh bien, vous vous bouterez là dedans iusques à la fin de vos iours. -Par ma fy ! s’escria la mère en laissant tomber sa quenoille, dictes-vous vray ? -Et doncques, quel loyer donnerez-vous à ma fille ? -Tout ce qu’elle vouldra gaigner à mon service, dit le seigneur. +Eh bien, vous vous bouterez là dedans iusques à la fin de vos iours. +Par ma fy ! s’escria la mère en laissant tomber sa quenoille, dictes-vous vray ? +Et doncques, quel loyer donnerez-vous à ma fille ? +Tout ce qu’elle vouldra gaigner à mon service, dit le seigneur. Oh ! mon seigneur, vous voulez gausser ! Ma parole vault le ieu. Elle est trop ieune et foible encores, elle se romproyt au service. -Hier, au prosne, le curé disoyt que nous respondrons à Dieu de nos enfans. -La ! la ! feit le seigneur, allez quérir le notaire. -Par ainsi, ne t’en deffais qu’à bon escient et comme il faut. -Oui, ma mère, feit la pucelle. +Hier, au prosne, le curé disoyt que nous respondrons à Dieu de nos enfans. +La ! la ! feit le seigneur, allez quérir le notaire. +Par ainsi, ne t’en deffais qu’à bon escient et comme il faut. +Oui, ma mère, feit la pucelle. Alors le vieulx sommelier s’engarria par obligeance dans ce mariaige. -en mocquerie d’une mariée, et pour signifier une fricquenelle. +en mocquerie d’une mariée, et pour signifier une fricquenelle. Mais cecy n’est pas mon subiect. Veux-tu que ie t’accompaigne ? Si elle me truphe, ung amy vault mieux qu’une maistresse ! ... -Ne sois point en deffiance de moy, reprint Maillé, serrant Lavallière contre luy. -Hélas ! comptez que Dieu seul est parfaict ! +Ne sois point en deffiance de moy, reprint Maillé, serrant Lavallière contre luy. +Hélas ! comptez que Dieu seul est parfaict ! Ores, nous ne debvons iamais resveigler les phantaisies de ceste chouse malivole. -Mangez-vous bien à vos heures ? -Ie me conformeray à tous vos dezirs... dictes... +Mangez-vous bien à vos heures ? +Ie me conformeray à tous vos dezirs... dictes... Vous avez paour de me demander... Allons ! besoing est que vous soyez libre... Ie m’en vais... -Et tousiours estoyt gracieusement invitée à rester. +Et tousiours estoyt gracieusement invitée à rester. Pourquoy doncques, dit-elle, s’il en est chatouilleux, vous ha-t-il mis icy ? N’est-ce pas une haulte prudence ? ... respondit-il. Doncques, vous estes mon guardien ? feit-elle. -1’en suis fier ! s’escria Lavallière. -Vère ! dit-elle, il ha bien mal choisy... +1’en suis fier ! s’escria Lavallière. +Vère ! dit-elle, il ha bien mal choisy... Enfin, toutes les herbes de la Sainct-Jean feurent mises dans le ragoust. Non, non, allez ! ... feit-elle. -Hélas ! le bonheur d'estre à vous m’est interdict. +Hélas ! le bonheur d'estre à vous m’est interdict. Ie n’ose vous advouer mon cas ! ... Est-ce doncques bien mal ? ... Ha ! ie vous feray honte ! ... Dictes, ie me cacheray le visaige dans mes mains. -Ie vous ayme trop, dit le frère, pour ne pas estre saige. +Ie vous ayme trop, dit le frère, pour ne pas estre saige. Et il la quitta pour aller chez sa belle Limeuil. Oui, mais les ceulx de la Religion ? Bah ! nous les y prendrons aussy ! dit-elle en riant. Il l’aura bientost mise dans son greffe... -Alors ce feut pour Lavallière une honte et des mocqueries qui ne finèrent plus. -Aussy Lavallière se veit, de tout poinct, abandonné comme ung lépreux. -Ha ! madame, respondit Lavallière, le mien est réparable, mais dans quel estrif estes-vous tombée ? +Alors ce feut pour Lavallière une honte et des mocqueries qui ne finèrent plus. +Aussy Lavallière se veit, de tout poinct, abandonné comme ung lépreux. +Ha ! madame, respondit Lavallière, le mien est réparable, mais dans quel estrif estes-vous tombée ? Debviez-vous estre au faict du dangier de mon amour ? ... -Laissez votre main là, dit-elle... +Laissez votre main là, dit-elle... Vraiement, elle est sur mon ame et la touche ! ... Mourons doncques, dit-elle. Et vous, respondoyt-il, vous estes une perle, ung ange ! -Vous, mon estoile du soir et du matin, mon honneur, ma beaulté, mon univers ! +Vous, mon estoile du soir et du matin, mon honneur, ma beaulté, mon univers ! Toy, mon grant, mon divin maistre ! Vous, ma gloire, ma foy, ma religion ! -Vous, ma fée, la fleur de mes iours, le songe de mes nuicts ! -Toy, ma pensée de tous les momens ! +Vous, ma fée, la fleur de mes iours, le songe de mes nuicts ! +Toy, ma pensée de tous les momens ! Vous, la ioye de mes yeulx ! Toy, la voix de mon ame ! -Vous, la lumière dans le iour ! +Vous, la lumière dans le iour ! Toy, la lueur de mes nuicts ! -Vous, la mieulx aymée entre les femmes ! -Toy, le plus adoré des hommes ! +Vous, la mieulx aymée entre les femmes ! +Toy, le plus adoré des hommes ! Vous, mon sang, ung moy meilleur que moy ! Toy, mon cueur, mon lustre ! Vous, ma saincte, ma seule ioye ! -Non, elle est à vous, ma déesse, ma vierge Marie ! +Non, elle est à vous, ma déesse, ma vierge Marie ! Non, ie suis ta servante, ta meschine, ung rien que tu peux dissouldre ! Mon cueur est vostre throsne. Non, amy, car ta voix me transfige. Vostre resguard me brusle. Ie ne veois que par toy. Ie ne sens que par vous. -Au souper, Lavallière annonça son partement pour la guerre. -Maillé voulut tenir compaignie à son amy iusques à Meaulx. -Luy ! feit Maillé tout estonné. +Au souper, Lavallière annonça son partement pour la guerre. +Maillé voulut tenir compaignie à son amy iusques à Meaulx. +Luy ! feit Maillé tout estonné. Il n’en est rien ! Il est sain comme vostre œil. -Aussy ha-t-on dict longtemps de bons contes sur ce roy des curés ! ... -Mais vécy le faict. +Aussy ha-t-on dict longtemps de bons contes sur ce roy des curés ! ... +Mais vécy le faict. Vous ha-t-on deceu ? Et qu’est-ce ? -Oh ! la iument ! s’escria la bonne gouge du curé. -Quoi ? feit le bon prebstre estonné... +Oh ! la iument ! s’escria la bonne gouge du curé. +Quoi ? feit le bon prebstre estonné... Vous aultres ne feriez point tant seulement crever une prune ! -En da ! respartit le curé, vous me reprouchez à tort ! +En da ! respartit le curé, vous me reprouchez à tort ! Et qu’est ung malandrin ? C’est ung clerc de sainct Nicholas. Et quoy encores cecy ? -Doncques, ce malandrin attendoyt la boëte qu’il sçavoyt estre de bien grant prix. +Doncques, ce malandrin attendoyt la boëte qu’il sçavoyt estre de bien grant prix. Puis il reprind le viaticque en luy disant bravement : « Hein ! -si ie m’estoys fié à ta providence, nous estions fondus ! ... +si ie m’estoys fié à ta providence, nous estions fondus ! ... Alors il la huchia doulcement, et belle fille de soy retourner et arrester. La ! ballottez-vous encores ? -Estes-vous bien ? dit le curé. +Estes-vous bien ? dit le curé. En da ! oui, ie suis bien. Moy, feit le prebstre, ie suis mieulx. -Elle est trop près de la route, reprint la fille. +Elle est trop près de la route, reprint la fille. Les maulvais gars couperont les branches, ou les vaches mangeront les ieunes poulses. -Et n’estes-vous point mariée ? demanda le curé reprenant le trot. -Et c’est honteux à vostre aage... +Et n’estes-vous point mariée ? demanda le curé reprenant le trot. +Et c’est honteux à vostre aage... Ah ! feit-elle, ie suis de Ballan. -cuydant dire : « Pourquoy la mort ne m’ha-t-elle pas prins à sa place ? +cuydant dire : « Pourquoy la mort ne m’ha-t-elle pas prins à sa place ? Puis mille gaudrioles matoises, comme il est coustume d’en dire aux mariez. Ah ! c’est elle ! ... feit-il. Et cet espoir le reschauffa. Lors, il se colla sur la porte et entendit une petite voix. -Estes-vous là ? lui dit la taincturière. +Estes-vous là ? lui dit la taincturière. Toussez que ie voye... -Le bossu se mit à tousser. +Le bossu se mit à tousser. Ce n’est pas vous. -Alors le bossu dit à haulte voix : — Comment ! ce n’est point moy ! +Alors le bossu dit à haulte voix : — Comment ! ce n’est point moy ! Ne recognoissez-vous point ma voix ? -Qui est là ? demanda le taincturier en levant sa croisée. -Mon mary restera trois iours à Chenonceaux. +Qui est là ? demanda le taincturier en levant sa croisée. +Mon mary restera trois iours à Chenonceaux. Mettez-vous dans le bahut ! -Qui est là ? dit le taincturier. +Qui est là ? dit le taincturier. 1’entends gratter, dit le bonhomme. Nous aurons de l’eaue demain, c’est la chatte, respondit la femme. -La ! mon fils, vous avez le somme bien légier. +La ! mon fils, vous avez le somme bien légier. La, tiens-toi saige. Oh ! oh ! mon papa, ton bonnet est de travers. -Allons recoëffe-toy, mon petit bouchon, car il faut estre beau, mesmes en dormant. +Allons recoëffe-toy, mon petit bouchon, car il faut estre beau, mesmes en dormant. La ! es-tu bien ? Dors-tu ? feit-elle en le baisant. -Oh ! de l’aër, de l’aër ! feit-il. +Oh ! de l’aër, de l’aër ! feit-il. Ha ! ha ! riez doncques, allez-y doncques ! Et, de faict, c’est la vraie rue, la seule rue de Tours. Cela vous estoyt deu, respondit-elle en riant. -Là-dessus, Carandas se print à rire en enraigeant. -Mais comment les vitupérer de leurs essays, changemens et visées contradictoires ? -Sçavez-vous si la glace est vraiement froide ? +Là-dessus, Carandas se print à rire en enraigeant. +Mais comment les vitupérer de leurs essays, changemens et visées contradictoires ? +Sçavez-vous si la glace est vraiement froide ? Cherchez doncques mieulx que des ventositez sous le ciel. -Cecy fera bien ronfler la réputation philosophicque de ce livre concentrificque. -De faict, vécy comme la bonne taincturière avoyt estably ses traisnées. -Hé ! bonsoir mon compère ! -feit Carandas à Taschereau. +Cecy fera bien ronfler la réputation philosophicque de ce livre concentrificque. +De faict, vécy comme la bonne taincturière avoyt estably ses traisnées. +Hé ! bonsoir mon compère ! +feit Carandas à Taschereau. Et Taschereau d’oster son bonnet. -Allons la quérir, s’escria le taincturier... +Allons la quérir, s’escria le taincturier... Mais les treuverons-nous couchiez ? disoyt Taschereau. -Vous attendrez, feit le bossu se gaussant de son compère. -Cecy nous apprend à n’estre point haineux. -Doncques, essuye tes iolis pieds nus, bousche-toy les aureilles et retourne à l’amour. +Vous attendrez, feit le bossu se gaussant de son compère. +Cecy nous apprend à n’estre point haineux. +Doncques, essuye tes iolis pieds nus, bousche-toy les aureilles et retourne à l’amour. Aultre aage, mesmes mœurs. -Rien ne chet en métamorphose, ni Dieu, là-hault, ni les hommes, icy-bas. +Rien ne chet en métamorphose, ni Dieu, là-hault, ni les hommes, icy-bas. Quittez l’hyperbolicque estiquette de vos sacs, bon homme ! Au bout point n’iriez ! -Encore si tels gens s’en tenoyent à ces tristes gentillesses ; mais point. -Quand sont dementies leurs terreurs, ils disent triumphalement : « Ha ! ha ! ie le sçavoys ! -Bien l’avoys-ie prophétisé ! -un légier à-compte sur la dessusdicte centaine. -Ores doncques retournez à vos vignes ! +Encore si tels gens s’en tenoyent à ces tristes gentillesses ; mais point. +Quand sont dementies leurs terreurs, ils disent triumphalement : « Ha ! ha ! ie le sçavoys ! +Bien l’avoys-ie prophétisé ! +un légier à-compte sur la dessusdicte centaine. +Ores doncques retournez à vos vignes ! Leur ioyeulse contenance desgreva l’hoste de ses soulcys. -comme s’il eust esté au Palais. -Et les deux aultres, nonobstant le dangier, se hastèrent de rire. +comme s’il eust esté au Palais. +Et les deux aultres, nonobstant le dangier, se hastèrent de rire. Que devons-nous ? demanda celluy qui avoyt en sa ceincture les dessusdicts douze sols. Six escuz, messeigneurs ! ... respondit l’hoste en tendant la main. -Ie ne souffriray pas, vicomte, estre resgallé par vous seul... -feit le tiers estudiant, qui estoyt ung Angevin, rusé comme une femme enamourée. +Ie ne souffriray pas, vicomte, estre resgallé par vous seul... +feit le tiers estudiant, qui estoyt ung Angevin, rusé comme une femme enamourée. Ni moy ! dit le Bourguignon. — Messieurs, messieurs ! repartit le Picard, vous voulez gausser. Ie suis vostre serviteur. Sambreguoy ! s’escria l’Angevin, vous ne nous lairrez pas payer trois fois... Nostre hoste ne le souffriroyt mie. Qui sera le iuge ? demanda le Picard, renguaisnant ses douze sols. -Allons ! maistre queux, boutez-vous là, beuvons et prestez-nous vos deux aureilles. +Allons ! maistre queux, boutez-vous là, beuvons et prestez-nous vos deux aureilles. L’audience est ouverte. -Là-dessus l’hoste s’assit, non sans se verser amplement à boire. +Là-dessus l’hoste s’assit, non sans se verser amplement à boire. A moy ! dit l’Angevin, ie commence. -Le desgel, feit le bon yvrogne, se voyant empesché par la glace. +Le desgel, feit le bon yvrogne, se voyant empesché par la glace. Mon mignon, feit-elle, drez demain va en confession, et n’en parlons plus. Ieusner ! avecques plaisir ! dit le bon homme. -Ça n’empesche point de boire. +Ça n’empesche point de boire. Tais-toy, femme ! dit-il. Quand ie debvroys crever, faut que ie ieusne. -1’ay payé mon escot. +1’ay payé mon escot. A toy, vicomte... adiouxta l’Angevin en resguardant le Picard d’un air narquois. Les pots sont vuydes, dit l’hoste. Beuvons ! s’escria le Picard. -Les lettres mouillées coulent mieulx. -Aussy, tous contens, donnèrent-ils chascun ung sol à leur bonne chamberière. -La voilà bien attifée en ses draps. +Les lettres mouillées coulent mieulx. +Aussy, tous contens, donnèrent-ils chascun ung sol à leur bonne chamberière. +La voilà bien attifée en ses draps. Crache ton conte, ou paye ! ... Eh ! ventre dieu ! sommes-nous pas en la terre de Beauffremont ? s’escria l’aultre, monstrant les pots vuydez. Ses agraphes manquoyent de boutons, et ses aiguillettes de ferrets. Brief, tout estoyt mal. -Oh bien, dit-elle toute gaye, ie seray doncques désormais dame et maistresse. -La bonne mesnaigiere s’employa de tous crins à bien faire son office. +Oh bien, dit-elle toute gaye, ie seray doncques désormais dame et maistresse. +La bonne mesnaigiere s’employa de tous crins à bien faire son office. Que manque-t-il ? Que vous faut-il ? -Du bran ! dit-il par haulte cholère. - « La mesnaigiere descouvre vitement l’assiette et respond : « — Mon amy, en voilà ! +Du bran ! dit-il par haulte cholère. + « La mesnaigiere descouvre vitement l’assiette et respond : « — Mon amy, en voilà ! C’est luy ! c’est luy ! dirent les deux aultres. -Ils s’arrestèrent espouvantez. +Ils s’arrestèrent espouvantez. Escoutons l’hoste ! feit l’Angevin. Aussi feurent-ils bientost accordez et le mariaige en bon train. Et, en nostre famille, cecy s’appelle estrangler les pets. -Ha ! i’ay manqué mon coup ! feit-elle. +Ha ! i’ay manqué mon coup ! feit-elle. Tudieu ! lui dis-ie, ma mye, alors espargnez-les. -Vous gaignerez vostre vie à l’armée avecques ceste artillerie. +Vous gaignerez vostre vie à l’armée avecques ceste artillerie. C’estoyt ma femme. Ho ! ho ! ho ! feirent les clercs. -Et ils se respandirent en éclats, se tenant les costes, louant l’hoste. +Et ils se respandirent en éclats, se tenant les costes, louant l’hoste. As-tu, vicomte, entendu meilleur conte ? C’est ung conte ! C’est ung maistre conte ! Le roy des contes ! -Foy de chrestien ! vécy le meilleur conte que i’aye ouy de ma vie. +Foy de chrestien ! vécy le meilleur conte que i’aye ouy de ma vie. Moy, i’entends le pet. Moy, ie vouldroys baiser l’orchestre. Doncques tous sortirent de la salle. -Aussy feut-il besoing de négocier le départ de la Royne de Navarre. -La Royne feut première à dire que elle soubhaitoyt avoir des aësles. +Aussy feut-il besoing de négocier le départ de la Royne de Navarre. +La Royne feut première à dire que elle soubhaitoyt avoir des aësles. Le Castillan se monstra bon homme. Tost ! tost ! feit le Roy se levant de sa chaire. -Le paouvre capitaine feut estrangement picqué de ce languaige. -Ie le sçavoys bien ! dit le capitaine. +Le paouvre capitaine feut estrangement picqué de ce languaige. +Ie le sçavoys bien ! dit le capitaine. Et comment ? feit le Roy. Sire, c’est ma femme. -Les moralités de cettuy sont de facile entendement. -Si c’eust esté une royne, ou mesmes une princesse, quel pire destin ! +Les moralités de cettuy sont de facile entendement. +Si c’eust esté une royne, ou mesmes une princesse, quel pire destin ! Mais aussy ie cuyde que, voire chez les cannibales, la chouse n’advindroyt point. Y ha-t-il iamais raison d’emprisonner la fleur d’ung royaulme ? -Voilà comme ces plumigères rencontrent vray une foys sur cent. -D’où la raillerie : Honorer les saincts à la mode de Poissy. -Il y ha encores le crucifix de Poissy, lequel tenoyt chauld à l’estomach. +Voilà comme ces plumigères rencontrent vray une foys sur cent. +D’où la raillerie : Honorer les saincts à la mode de Poissy. +Il y ha encores le crucifix de Poissy, lequel tenoyt chauld à l’estomach. Puis, les matines de Poissy, lesquelles finoyent par des enfans de chœur. Tantost se racontoyent leurs resves et ce qu’elles y avoyent aperceu. Puis se consultoyent pour leurs petits maulx. Toutes avoyent ung petit remue-mesnaige. Sur ce, mes filles de rire comme des figues meures. -Hé bien, lui dit la sœur Ovide, avez-vous bien dormy, ma petite bichette ? -Oh ! non, feit-elle, i’ay esté mordue par des puces. +Hé bien, lui dit la sœur Ovide, avez-vous bien dormy, ma petite bichette ? +Oh ! non, feit-elle, i’ay esté mordue par des puces. Ha ! vous avez des puces dans vostre cellule ? -Mais il faut vous en délivrer sur-le-champ. +Mais il faut vous en délivrer sur-le-champ. Non, respondit la novice. Ores bien, ie vais vous l’enseigner. Apercevez-vous vestiges de puces ? @@ -1138,8 +1138,8 @@ Sentez-vous odeur de puces ? Y ha-t-il aulcune apparence de puces en ma cellule ? Faictes ce que ie vais vous dire, et ne serez plus mordue. En avez-vous, ma mignonne ? -Comment l’avez-vous veue ? demanda la sœur Perpétue. -Ie n’en sçavoys rien : c’est monsieur de Montrezor qui l’ha descouverte. +Comment l’avez-vous veue ? demanda la sœur Perpétue. +Ie n’en sçavoys rien : c’est monsieur de Montrezor qui l’ha descouverte. Ha ! ha ! dirent les sœurs, et n’ha-t-il veu que cela ? Il ha veu tout, feit-elle. D’ordinaire, au troisiesme ave, la beste est prinse... @@ -1147,42 +1147,42 @@ La puce ? demanda la novice. Alors la puce est contraincte de rester saige. Si ce est une masle... A quoy peut-on veoir qu’une puce est pucelle ? demanda la curieuse novice. -En ce cas, repartit la novice, i’ay esté mordue par des masles... -Estant, par ce moyen, baptizée, l’ame de ceste créature devient catholicque. -Et elles ont bien tort asseurément, dit la novice. +En ce cas, repartit la novice, i’ay esté mordue par des masles... +Estant, par ce moyen, baptizée, l’ame de ceste créature devient catholicque. +Et elles ont bien tort asseurément, dit la novice. Est-il ung plus grant bonheur que d’estre en religion ? Et il suffit d’aymer pour souffrir ? dit une sœur. -Oh ! oui, mon doulx Iésus, s’escria la sœur Ovide. -Enfin, le pape a esté obligé d’excommunier ceste nature d’amour. +Oh ! oui, mon doulx Iésus, s’escria la sœur Ovide. +Enfin, le pape a esté obligé d’excommunier ceste nature d’amour. Ah ! que ie suis heureuse de n’avoir rien eu de tout cela ! s’escria bien gracieusement la novice. A ce mot, la sœur au la-dieze ne put retenir ung second sospir. Ah ! dit la sœur Ovide, vous estes tenue de nous monstrer le troisiesme. -Ainsy boutez une sourdine à vostre musicque. +Ainsy boutez une sourdine à vostre musicque. Oui, feit la sœur Ovide. -Aussi, pour leur dureté, sont nommées des nouées en langaige de haulte venerie. +Aussi, pour leur dureté, sont nommées des nouées en langaige de haulte venerie. Mais sœur Petronille vivoyt imbue de ceste sentence sans en cognoistre le dangier. Et il avoyt du sens pour ung simple crottin qu’il estoyt. Adoncques elle voyoyt les anges ? dit une sœur. -Ont-ils ung derrière ? demanda une aultre. +Ont-ils ung derrière ? demanda une aultre. Mais non, feit Ursule. -Là-dessus, elles allèrent se couchier, les unes seules, les aultres presque seules. -C’estoyent de bonnes filles qui ne faisoyent de tort qu’à elles. -Ses serviteurs estoyent contraincts de songier à luy. +Là-dessus, elles allèrent se couchier, les unes seules, les aultres presque seules. +C’estoyent de bonnes filles qui ne faisoyent de tort qu’à elles. +Ses serviteurs estoyent contraincts de songier à luy. Portez cecy, Saintot, aux demoiselles de Poissy... -Nottez que il cuidoyt dire à mademoiselle de Poissy. -En quelle intention nostre père nous envoye-t-il ce qui consomme la ruyne des femmes ? -Bien en ha-t-on faict le plat du milieu, feit le marié. +Nottez que il cuidoyt dire à mademoiselle de Poissy. +En quelle intention nostre père nous envoye-t-il ce qui consomme la ruyne des femmes ? +Bien en ha-t-on faict le plat du milieu, feit le marié. Ces damoiselles sont de saige entendement. -Là sont les sucreries du mariaige. +Là sont les sucreries du mariaige. Aussy point n’en fault aultre. Ho ! le bon temps ! -Elle marchioyt comme une dame qui ha coustume de n’aller qu’en lictière. -Ung sien paige bien armé la suyvoyt. +Elle marchioyt comme une dame qui ha coustume de n’aller qu’en lictière. +Ung sien paige bien armé la suyvoyt. Mais le bon Tourangeau avoyt ses raisons. -Voilà qui va bien. -Là, elle s’arresta au porche d’ung beau logiz, auquel aheurta le paige. -La croisée grongna soubdain et l’interrompit dans ses phantaisies. +Voilà qui va bien. +Là, elle s’arresta au porche d’ung beau logiz, auquel aheurta le paige. +La croisée grongna soubdain et l’interrompit dans ses phantaisies. une voix trez-estaincte. Puis se roydit dans les tessons et demoura mort, attendant le reste. Il est froid, disoyt le paige. @@ -1190,59 +1190,59 @@ Oui, certes, il est bien mort, il poise trop. Ah ! ie suis chez une bien grant dame, pensa Iacques. Las ! sent-il le mort ? demanda le gentilhomme autheur du meschief. Il ha geint ! dit le coupable, sospirant de ioye. -Allez quérir ung maistre myre, feit madame de Beauieu, allez cy, allez là... +Allez quérir ung maistre myre, feit madame de Beauieu, allez cy, allez là... Et en ung pater tous les gens descendirent les degrez. Dieu veult me rabbrouer. -Qui estes-vous ? feit la Régente en prenant l’air rebarbatif du feu Roy. -Hé bien, respondit la dame, reboutez-vous sur vostre ais. -Bien ! feit la Régente à ses meschines, ne faut rien. +Qui estes-vous ? feit la Régente en prenant l’air rebarbatif du feu Roy. +Hé bien, respondit la dame, reboutez-vous sur vostre ais. +Bien ! feit la Régente à ses meschines, ne faut rien. Ce gentilhomme est mieulx. -Mais l’humanité ne messied jamais aux personnes royales. -Ie ne sçauroys permettre, feit-elle. -Le sieur de Beaune soupera céans, dit-elle à son maistre de l’hostel. -Entendant ce, le paige qui avoyt suivy la dame à la pourmenade s’advança. -Bien dict, repartit la Régente. -Mais à l’advenir ne gecte plus rien par les fenestres. +Mais l’humanité ne messied jamais aux personnes royales. +Ie ne sçauroys permettre, feit-elle. +Le sieur de Beaune soupera céans, dit-elle à son maistre de l’hostel. +Entendant ce, le paige qui avoyt suivy la dame à la pourmenade s’advança. +Bien dict, repartit la Régente. +Mais à l’advenir ne gecte plus rien par les fenestres. Et de deviser trez-saigement. Iacques ne se feit faulte de mangier, pour raisons de toutes sortes. -Pasques Dieu ! nous ne sçaurions avoir une vesprée de bonne ! -Et Régente de se lever, de marcher. -Où est monsieur de Vieilleville, mon escuyer ? +Pasques Dieu ! nous ne sçaurions avoir une vesprée de bonne ! +Et Régente de se lever, de marcher. +Où est monsieur de Vieilleville, mon escuyer ? Il est en Picardie. Estouteville, vous allez me rejoindre avecques ma maison au chasteau d’Amboise... Et advisant son Iacques, elle dit : « Vous serez mon escuyer, sieur de Beaune. Vous voulez servir le Roy ? Bonne est l’occasion. -Il y ha des mescontens à rebattre, et besoing est de fidelles serviteurs. +Il y ha des mescontens à rebattre, et besoing est de fidelles serviteurs. Ne souffrez-vous point ? -Là ! là ! respondit-elle, ne mentiez-vous pas alors que vous me disiez... -Vous m’agréez et vous veulx bien faire. -Lors le bon fils de dire : — Vécy pour saulver mon père de iustice ! +Là ! là ! respondit-elle, ne mentiez-vous pas alors que vous me disiez... +Vous m’agréez et vous veulx bien faire. +Lors le bon fils de dire : — Vécy pour saulver mon père de iustice ! Cecy pour le fief ! Cela pour les lods et ventes ! Cettuy pour la forest d’Azay ! Item pour le droit de pesche ! Encores pour les isles de l’Indre ! -Voilà pour une charge en Court. +Voilà pour une charge en Court. Ce qui estoyt saigement entendu. -Ventre-Sainct-Paterne ! i’en ay esté bien près ! dit Iacques de Beaune. -Mais, si ung mot venoyt à entacher mon renom de preude femme, ie... +Ventre-Sainct-Paterne ! i’en ay esté bien près ! dit Iacques de Beaune. +Mais, si ung mot venoyt à entacher mon renom de preude femme, ie... Doncques, ma dame, reprint le bon compaignon, ie seray, pour le seur, vostre escuyer. -En fin de ceste séance vint le nouvel escuyer pour accompaigner la dicte dame. -Escoutez-le, feit la Régente. +En fin de ceste séance vint le nouvel escuyer pour accompaigner la dicte dame. +Escoutez-le, feit la Régente. Oui, messieurs, respondit-elle, surprinse de l’estocq de son escuyer. L’aultre gagea le contre, reprint le plaideur. -L’homme au baston ha-t-il gaigné ? -L’aultre n’ha qu’une manière de s’en tirer. -En quoy ? dit la Régente. -Mais cecy n’est point le subiect des présentes. -Aussy Iacques de Beaune y despendit-il trente mille escuz, oultre les corvées des siens. -Le bon Roy voulut sçavoir ce que entendoyt son serviteur par ces estranges paroles. -Aussy riez-vous autant des regrattiers de philosophie qui vont disant : « Nos pères estoyent meilleurs ! -que des bonnes savattes philanthropicques, lesquelles prétendent les hommes estre en voye de perfection. -Doncques ay-ie dezir d’estre honneste à ses yeulx. -Puis se tue de mille manières, mais presque tousiours à la chevaulchée. -Là veit le duc d’Orléans seul. +L’homme au baston ha-t-il gaigné ? +L’aultre n’ha qu’une manière de s’en tirer. +En quoy ? dit la Régente. +Mais cecy n’est point le subiect des présentes. +Aussy Iacques de Beaune y despendit-il trente mille escuz, oultre les corvées des siens. +Le bon Roy voulut sçavoir ce que entendoyt son serviteur par ces estranges paroles. +Aussy riez-vous autant des regrattiers de philosophie qui vont disant : « Nos pères estoyent meilleurs ! +que des bonnes savattes philanthropicques, lesquelles prétendent les hommes estre en voye de perfection. +Doncques ay-ie dezir d’estre honneste à ses yeulx. +Puis se tue de mille manières, mais presque tousiours à la chevaulchée. +Là veit le duc d’Orléans seul. Ie suis perdue, feit-elle. Puis voulut se enfuir. Mais autant il ayme, autant il hait. @@ -1250,280 +1250,280 @@ Soubhaitez-vous ma mort et la vostre, meschant ? Ores bien, ne me lairrez-vous point yssir ? ... Et le braguard de siffler. Aultre est l’espouse, aultre est la maistresse d’ung homme. -A cecy, la bonne femme frémit et s’escria : — Vous estes ung maulvais. +A cecy, la bonne femme frémit et s’escria : — Vous estes ung maulvais. Maintenant ie vous mesprise et vous abomine ! -ne pouvant me tollir mon honneur, vous visez à souiller mon ame ! +ne pouvant me tollir mon honneur, vous visez à souiller mon ame ! Ha ! mon seigneur, vous porterez griefve poine de cettuy moment. Si ie vous le pardoint, Dieu ne l’oubliera point. Ne est-ce pas vous qui avez faict ces versiculets ? -Le braguard se print à rire. +Le braguard se print à rire. N’ayez pas paour, feit-il. Ie le iure par sainct Castud ! Et tost il siffla pour faire monter ung paige. Raoul est ialoux, dit-il. Alors ie vous doibs ung bon advis... -Ha ! mon seigneur, que prétendez-vous ? -Vous le sçaurez en l’heure où besoing sera que vous en soyez informée. +Ha ! mon seigneur, que prétendez-vous ? +Vous le sçaurez en l’heure où besoing sera que vous en soyez informée. Puis leur maistre de dire : — Sus, sus, aux bancs, mes bons amys ! 1’ay failly m’ennuyer. -Mes bons compaignons que vécy sont sans femmes aux logiz, ains non moy. -Doncques, moy, qui suis chaussé de mariaige, ie suis en faulte ? feit le duc. -Ho ! mon chier maistre, vous estes prince, et vous comportez à vostre mode... +Mes bons compaignons que vécy sont sans femmes aux logiz, ains non moy. +Doncques, moy, qui suis chaussé de mariaige, ie suis en faulte ? feit le duc. +Ho ! mon chier maistre, vous estes prince, et vous comportez à vostre mode... Ha ! mon Raoul, feit-elle, tu es ung noble homme ! Mais Raoul, reprint-il, sieds-toy. Doncques, tous de rire, tenir ioyeux devis et fourraiger les dames en paroles. Raoul, nous sommes tous mesmes testes en ung bonnet, tous discrets hors de table. -Va, nous n’en dirons rien à Madame ! -Elle ne vit que sur la plume, brusle tousiours et tousiours aspire à homme. -Vécy mes bons compaignons de rire. -Besoing est de dire, en ce lieu, ce que estoyt l’espousée. +Va, nous n’en dirons rien à Madame ! +Elle ne vit que sur la plume, brusle tousiours et tousiours aspire à homme. +Vécy mes bons compaignons de rire. +Besoing est de dire, en ce lieu, ce que estoyt l’espousée. De ce, moult ploura la bonne femme. Doncques vindrent les deux espoux, la veille de leurs espousailles. -Brief, se parachevèrent les festins, dances et festoyemens de toute sorte iusques au matin. -Avez-vous dict vos prières ? feit-il trez-patepeluement. -Non, feit-elle, ie les ay oubliées. +Brief, se parachevèrent les festins, dances et festoyemens de toute sorte iusques au matin. +Avez-vous dict vos prières ? feit-il trez-patepeluement. +Non, feit-elle, ie les ay oubliées. Soubhaitez-vous les dire ? -Que ha-t-on commandé à vous ? dit le mary. -De vous aymer, dit-elle en toute naïfveté. +Que ha-t-on commandé à vous ? dit le mary. +De vous aymer, dit-elle en toute naïfveté. Ie vous feray place voulentiers, pour ce que ie doibs vous estre soumise. -Hé bien, feit-il, ne me resguardez point. +Hé bien, feit-il, ne me resguardez point. Ie vais me despouiller et venir. Oui, feit-elle, veu que par malheur ie ne vous l’enseigneray point. Mais convindrent par sapience de se dire tous deux trez-bien partagiez. Mais comptez que ceste amour de grant dame luy poisoyt bien fort. -Ce néantmoins sa rébellion debvoyt finer. +Ce néantmoins sa rébellion debvoyt finer. Lendemain des nopces, bon numbre de conviez se despartirent. Ah ! ioli nez tout neuf ! ... -Elle eut à en dire pendant tout le cours du iardin, lequel estoyt long. -Hon ! que t’estouffe la cocqueluche ! que te ronge ung cancre ! vieille estrille esdentée ! -vieille pantophle où le pied ne tient plus ! vieille arquebuse ! -vieille de qui le resguard tue... vieille moustache du vieil thériacleur ! -vieil à faire plourer la mort ! ... vieille pédale d’orgue ! -Ie donneroys tout mon heur à venir pour estre quitte de toy ! +Elle eut à en dire pendant tout le cours du iardin, lequel estoyt long. +Hon ! que t’estouffe la cocqueluche ! que te ronge ung cancre ! vieille estrille esdentée ! +vieille pantophle où le pied ne tient plus ! vieille arquebuse ! +vieille de qui le resguard tue... vieille moustache du vieil thériacleur ! +vieil à faire plourer la mort ! ... vieille pédale d’orgue ! +Ie donneroys tout mon heur à venir pour estre quitte de toy ! Oui, bien saige, feit-elle. Trop saige... peut-estre, dit le lieutenant soubriant. -Enfin elle parla demy-heure sans avoir évaporé le quart de son ire. -De ce, mille coulteaux feurent entre eulx tirez, mais en garduèrent les guaisnes. -Et femme non damée de l’inviter à prendre ung rayon de lune. +Enfin elle parla demy-heure sans avoir évaporé le quart de son ire. +De ce, mille coulteaux feurent entre eulx tirez, mais en garduèrent les guaisnes. +Et femme non damée de l’inviter à prendre ung rayon de lune. Et bon cocquebin de plaindre sa petite de demourer seulette ung moment. -Aussy leur feut-il baillé ung bon enseignement. -Ce qui est la vraye moralité des brayettes coniugales. +Aussy leur feut-il baillé ung bon enseignement. +Ce qui est la vraye moralité des brayettes coniugales. Puis l’ung et l’autre eurent de tacites correspondances d’amour. -Force estoyt qu’ung amour entré si avant au cueur prist fin. -Et vécy comme, à son dam, se rencontra le ioinct. -Endà, feut-elle bien heureuse ! -Oyant cela, l’advocat de saulter à la croisée et de veoir mon gentilhomme. +Force estoyt qu’ung amour entré si avant au cueur prist fin. +Et vécy comme, à son dam, se rencontra le ioinct. +Endà, feut-elle bien heureuse ! +Oyant cela, l’advocat de saulter à la croisée et de veoir mon gentilhomme. Ie cuyde avoir veu ce gentilhomme quelque part. 1’ai honte de vous trupher. -Iamais plus ne me toucherez-vous, après m’avoir ainsy menassée. -La ! la ! ma bichette, feit l’advocat surprins, i’ay esté trop loing. -Baise-moy, mignonne, et qu’il me soit pardonné. +Iamais plus ne me toucherez-vous, après m’avoir ainsy menassée. +La ! la ! ma bichette, feit l’advocat surprins, i’ay esté trop loing. +Baise-moy, mignonne, et qu’il me soit pardonné. Ie ne vous baise, ni vous pardonne, feit-elle, vous estes ung maulvais. -Comment ? par quy ? par quoy ? où ? ... +Comment ? par quy ? par quoy ? où ? ... Pille, Nade, Iocque, Fore ! -Autant en sçavoyent les alquemistes à leurs fourneaux en lisant Her Trippa. -Endà, s’aymoyent-ils bien ! -Doncques la damoiselle et le gentilhomme touchièrent peu au souper et se couchièrent tost. +Autant en sçavoyent les alquemistes à leurs fourneaux en lisant Her Trippa. +Endà, s’aymoyent-ils bien ! +Doncques la damoiselle et le gentilhomme touchièrent peu au souper et se couchièrent tost. Puis fouilla dedans sa malle et y print ung bon poignard. -Cecy n’est nullement l’obiect des présentes. -Le libérer ! feit le Lucquois. +Cecy n’est nullement l’obiect des présentes. +Le libérer ! feit le Lucquois. boutez-le en ung sac et gectez-moy cette robbe noire dedans la Loire. -Laissez-moy faire saulver sa femme et accommoder le reste, ie vous en délivreray. +Laissez-moy faire saulver sa femme et accommoder le reste, ie vous en délivreray. Ha ! ha ! feit le cardinal, vous estes de bon conseil. A quoy la Royne dit : Amen. -Maulgré son ire, l’advocat ne feut point recherché. -Las ! songiez à elle, dames dont les amours vont à bien. -Ores, faictes silence et prestez l’aureille : il est fécond en drosleries évangelicques. +Maulgré son ire, l’advocat ne feut point recherché. +Las ! songiez à elle, dames dont les amours vont à bien. +Ores, faictes silence et prestez l’aureille : il est fécond en drosleries évangelicques. Sire, dit le bonhomme, ie commence. Et il feit bien. Et, en ce grave pensier, se pourmena en ses iardins. -Vère, feit le muzaraigne. -Vécy l’huys tombé, ie n’entendray rien ! +Vère, feit le muzaraigne. +Vécy l’huys tombé, ie n’entendray rien ! Voyons, respondit le vieulx drolle. Entendez-vous ? feit-il. 1’entends le va-et-vient de mon cueur... Kouik ! feirent toutes les souriz, nous le trupherons bien ! La royne Catherine soubrioyt, mais le Roy n’avoyt nulle envie de rire. -Cecy avoyt une apparence de vérité. +Cecy avoyt une apparence de vérité. Et tous de flairer les victuailles. -Tout feut lors saigement ordonné. +Tout feut lors saigement ordonné. En tous les coins se rigolloyent les souriz. Et si, voyoyt-on des fleuves de moustarde, des iambons deschicquetez, des taz esparpillez. Les souriz naviguoyent sur des sucreries, les vieulx convoyoyent les pastez. -Il y avoyt des fouynes à cheval ez langues de bœuf salées. +Il y avoyt des fouynes à cheval ez langues de bœuf salées. Enfin ce estoyt ung train de carnaval romain. -Ha ! sire, respondit Rabelais, vécy en quoy fut iniuste la gent gargantuesque. -Ce estoyt mal, veu que il avoyt esté truphé. +Ha ! sire, respondit Rabelais, vécy en quoy fut iniuste la gent gargantuesque. +Ce estoyt mal, veu que il avoyt esté truphé. Tu vas bien loing, bonhomme, feit le Roy. Non, sire, respartit Rabelais, mais bien hault. -N’avez-vous pas bouté la chaire au-dessus de la couronne ? +N’avez-vous pas bouté la chaire au-dessus de la couronne ? Vous m’avez requis de faire ung prosne. -Si l’ai-ie fait évangelicquement. +Si l’ai-ie fait évangelicquement. Paouvre prescheur, luy dit le cardinal Odet en l’aureille, gaignez le pays estrangier. Ha ! monseigneur, respondit le bonhomme, devant peu ie seray en ung bien estrange pays. -Ha ! mauvais poëte, tu aymes à t’élever ! +Ha ! mauvais poëte, tu aymes à t’élever ! Ores bien, ie te baille ma parole de te bouter en hault lieu. Nous y viendrons tous, monsieur le connestable, respondit le bonhomme. -Hé bien, messieurs, feit le Roy, quel est vostre advis de ce prosne ? -Foing de ceulx qui ont conchié sa teste divine ! +Hé bien, messieurs, feit le Roy, quel est vostre advis de ce prosne ? +Foing de ceulx qui ont conchié sa teste divine ! Ce que estoyt d’ung Succube. -Comment feut procédé en l’endroict de cettuy démon femelle. -Moy, bien sçay-ie. +Comment feut procédé en l’endroict de cettuy démon femelle. +Moy, bien sçay-ie. Ores, par ainsy, ne serez-vous point en parfaict contentement ? Bien ! feit l’Autheur. † In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti, Amen. Depuis ce, avoyt eu cure de se confesser de ce maulvais pensier. -Et se est retirée la noble et inclyte dame en grant deuil. +Et se est retirée la noble et inclyte dame en grant deuil. Puis, les vœux dicts, estre cheue en grant tristesse et avoir moult blesmy. -Maulgré ces saiges advis maternels, l’esprit maulvais ha persisté en ladicte sœur. -Finablement, ha maigry, perdu sa beaulté trez grant, et est tournée en ung rien. -Fermez cet abysme où ung homme ne peut trouver de fund... +Maulgré ces saiges advis maternels, l’esprit maulvais ha persisté en ladicte sœur. +Finablement, ha maigry, perdu sa beaulté trez grant, et est tournée en ung rien. +Fermez cet abysme où ung homme ne peut trouver de fund... Mon fils ! mon fils ! -Ha, seigneur, pourquoy m’avoir appelé ? +Ha, seigneur, pourquoy m’avoir appelé ? Le diable seul fraye et n’engendre point. -――――― 2 comment feut procédé en l’endroict de cettuy démon femelle. +――――― 2 comment feut procédé en l’endroict de cettuy démon femelle. † In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Et plus bas : Tournebousche. † In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. -Par elle qui parle ha esté dict : En Mauritanie. -Puis nous sommes enquis si elle avoyt ses père et mère ou aulcuns parens. -Par elle qui parle ha esté respondu que elle ne les avoyt iamais cogneus. -Par nous ha esté requise de déclairer quel nom estoyt le sien. -Par elle qui parle ha esté dict : Zulma, en langue arabe. -Par nous ha esté demandé pourquoy parloyt-elle nostre languaige. -Par nous ha esté demandé : En quel temps ? -Par elle qui parle ha esté dict : Environ douze ans. -Par nous ha esté demandé en quel aage lors estoyt-elle. -Par elle qui parle a esté dict : Quinze ans, ou peu s’en fault. -Par nous ha esté dict : Doncques vous recognoissez avoir vingt et sept années ? -Par elle qui parle ha esté dict : Oui. -Par elle qui parle ha esté dict : Cela est vray. -Lors, par nous luy ha esté dict : Doncques vous estes chrestienne ? -Et par elle qui parle ha esté respondu : Oui, mon père. -Ores, luy avoyt, à elle qui parle, promis de la saulver de tout estrif. -Par nous lors luy ha esté dict que tous estoyent morts par son faict. -Lors par nous ha esté requise de dire où se faisoyent ses oraisons. +Par elle qui parle ha esté dict : En Mauritanie. +Puis nous sommes enquis si elle avoyt ses père et mère ou aulcuns parens. +Par elle qui parle ha esté respondu que elle ne les avoyt iamais cogneus. +Par nous ha esté requise de déclairer quel nom estoyt le sien. +Par elle qui parle ha esté dict : Zulma, en langue arabe. +Par nous ha esté demandé pourquoy parloyt-elle nostre languaige. +Par nous ha esté demandé : En quel temps ? +Par elle qui parle ha esté dict : Environ douze ans. +Par nous ha esté demandé en quel aage lors estoyt-elle. +Par elle qui parle a esté dict : Quinze ans, ou peu s’en fault. +Par nous ha esté dict : Doncques vous recognoissez avoir vingt et sept années ? +Par elle qui parle ha esté dict : Oui. +Par elle qui parle ha esté dict : Cela est vray. +Lors, par nous luy ha esté dict : Doncques vous estes chrestienne ? +Et par elle qui parle ha esté respondu : Oui, mon père. +Ores, luy avoyt, à elle qui parle, promis de la saulver de tout estrif. +Par nous lors luy ha esté dict que tous estoyent morts par son faict. +Lors par nous ha esté requise de dire où se faisoyent ses oraisons. Et le mettoyt au cou de elle qui parle en le baisant bien fort. Ung chascun avoyt phantaisie diverse. † In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. -Aussy vouldroys-ie avoir une aultre vie à despendre en travaulx de pénitence. +Aussy vouldroys-ie avoir une aultre vie à despendre en travaulx de pénitence. Ores doncques, oyez et tremblez en grant paour ! -Oyez comme est subtil le démon, et maintenez-vous contre ses artifices. -Lors, déposay la fermeté dont doivent demourer guarnis les iuges. +Oyez comme est subtil le démon, et maintenez-vous contre ses artifices. +Lors, déposay la fermeté dont doivent demourer guarnis les iuges. Mon ange guardien me quitta. Chevaulche, chevaulche, mon chevaulcheur ! -Là tousiours me disoyt ma blanche cavale : « Chevaulche, chevaulche, mon bon chevaulcheur, chevaulche ! +Là tousiours me disoyt ma blanche cavale : « Chevaulche, chevaulche, mon bon chevaulcheur, chevaulche ! Iehan de la Haye. L’accez finy, ploura grantement le paouvre sainct, en saichant de moy ce traffic. -Tous crioyent : « A mort le succube ! — Livrez-nous le démon ! +Tous crioyent : « A mort le succube ! — Livrez-nous le démon ! A moy la chouse ! — Est-il rouge ? — Le verra-t-on ? — Le cuyra-t-on ? -A mort ! à mort ! +A mort ! à mort ! Chascun disoyt son mot. -Mais le cry : « Largesse à Dieu ! +Mais le cry : « Largesse à Dieu ! Puis mille aultres proupos. Puis les maulvais garsons feirent de bons coups par les chemins. La paouvre courtizane estoyt quasi morte. Ses cheveulx avoyent blanchy. -La lèpre feit iustice du baillif. -Aussy feut-elle de mon advis en ces préceptes suyvans. +La lèpre feit iustice du baillif. +Aussy feut-elle de mon advis en ces préceptes suyvans. Laissez dire les ignares. -Doncques, mon chier fils, suys ces adviz de médiocre et petite vie. +Doncques, mon chier fils, suys ces adviz de médiocre et petite vie. Maintiens cecy en ta famille, comme charte de province. A quoy acquiesce l’Autheur. -Puis l’invita gracieusement à venir chez elle à la vesprée. +Puis l’invita gracieusement à venir chez elle à la vesprée. Faictes estat que la dame estoyt belle. -Cecy est la raison pour laquelle sont accoustumées toutes de le laisser prendre. +Cecy est la raison pour laquelle sont accoustumées toutes de le laisser prendre. dict d’un air de royne. -Luy vint à sa dame en l’heure accoustumée. +Luy vint à sa dame en l’heure accoustumée. Oui ! feit-elle, — veu que les paroles ne leur coustent iamais rien. -Hé bien, repartit l’amoureux, soyez toute à moy. +Hé bien, repartit l’amoureux, soyez toute à moy. Mais, feit-elle, mon mari va venir. N’est-ce que cela ? -Ha ! mon amy, dit-elle, laissez-moy veoir si tout est bien céans muet et couchié. -Elle se leva et mit la lumière à la croisée. -Vous m’avez truphé honteusement, et n’estes point une femme de bien. +Ha ! mon amy, dit-elle, laissez-moy veoir si tout est bien céans muet et couchié. +Elle se leva et mit la lumière à la croisée. +Vous m’avez truphé honteusement, et n’estes point une femme de bien. Lors la dame luy dit qu’il estoyt ung desloyal. Taisez-vous ! feit-il ; vous m’avez dict que vous m’aymiez plus que tout. Maintenant vous dictes aultre chouse. -Nonobstant ce, le mary voulut sçavoir d’où procedoyt ceste blessure. -Nul ne peut se vanter d’estre maistre de ceste phée. -Elle est rentrée en son trou, s’y musse, s’y roule et geint. +Nonobstant ce, le mary voulut sçavoir d’où procedoyt ceste blessure. +Nul ne peut se vanter d’estre maistre de ceste phée. +Elle est rentrée en son trou, s’y musse, s’y roule et geint. Despouillez-la, elle geint. Caressez-la, mignottez-la, elle geint. -Baisez-la, dictes-luy : « Hé ! mignonne ! +Baisez-la, dictes-luy : « Hé ! mignonne ! Menez bien le deuil de sa mort, plourez-la, cuydez-la morte, geignez. -Où est vostre Dixain ? +Où est vostre Dixain ? Vous estes ung pronosticqueur payen. -Où est l’ouvraige ? +Où est l’ouvraige ? Cy fine le deuxiesme Dixain. D’ung Iusticiard qui ne se remembroyt les chouses. -Sur le Moyne Amador, qui feut ung glorieux abbè de Turpenay. +Sur le Moyne Amador, qui feut ung glorieux abbè de Turpenay. Comment la belle fille de Portillon quinaulda son iuge. -Cy est démonstré que la fortune est tousiours femelle. +Cy est démonstré que la fortune est tousiours femelle. D’ung Paouvre qui avoyt nom le Vieulx-par-Chemins. -Dires incongreus de trois Pèlerins. -La belle Impéria mariée. +Dires incongreus de trois Pèlerins. +La belle Impéria mariée. Entendez-vous, mes bons vendengeurs de cornes ? Ie dis ioye pour ce que vous en prenez moult en ces Contes. Treuvez proufficts pareils aux aultres cayers noircis typographicquement. -Ha ! ha ! où sont les livres qui font des enfans ? -Ains vous rencontrerez par razières enfans faisant des livres dont est conceu force ennuy. +Ha ! ha ! où sont les livres qui font des enfans ? +Ains vous rencontrerez par razières enfans faisant des livres dont est conceu force ennuy. Ie reprends la phrase. -Hé ! monsieur, que allez-vous faire ? -Ie ne sçaurois, vous me guasteriez. -Il sçayt qu’en France son cry de guerre est : Mont-Ioye ! +Hé ! monsieur, que allez-vous faire ? +Ie ne sçaurois, vous me guasteriez. +Il sçayt qu’en France son cry de guerre est : Mont-Ioye ! Autheur tient ceste signifiance de Rabelais, qui la luy ha dicte. -Elle est furieuse à tout et se plaist aux chevaulchées par-dessus le boire. -Direz-vous, quadrupèdes, que cettuy mot est faulx ? +Elle est furieuse à tout et se plaist aux chevaulchées par-dessus le boire. +Direz-vous, quadrupèdes, que cettuy mot est faulx ? Autheur n’a pas tout dict. Que est Eva, sinon toutes les femmes en une seule ? -Enfin, équivocque sur ce qui est escript là ; Ave, salue ; Eva, la femme. +Enfin, équivocque sur ce qui est escript là ; Ave, salue ; Eva, la femme. Ou bien : Eva, la femme ; ave, salue, ou saulve. Eh ! oui, elle faict et deffaict. -Doncques, à moy le galimart ! +Doncques, à moy le galimart ! Que ayme le plus la femme ? -Enfanter, produire, est imitation de nature, qui tousiours est en gézine ! -Doncques à moi la femme ! à moy Eva ! -Paouvre Autheur ha souvent, faulte de cure, meslangé les encres, ores cy, ores là. +Enfanter, produire, est imitation de nature, qui tousiours est en gézine ! +Doncques à moi la femme ! à moy Eva ! +Paouvre Autheur ha souvent, faulte de cure, meslangé les encres, ores cy, ores là. Aulcunes maulvaises gens crieront encores de cecy. Mais treuvez ung tronsson d’homme parfaictement content sur ceste miette de boue. Est-ce pas une honte ? -En cecy l’Autheur se est saigement comporté à l’instar de Dieu. +En cecy l’Autheur se est saigement comporté à l’instar de Dieu. Et il le prouve par atqui. Est-ce pas vray ? -Entendez cecy, enfans de Caïn, qui mangez des doublons et pissez de l’eaue ! +Entendez cecy, enfans de Caïn, qui mangez des doublons et pissez de l’eaue ! Quoique il eust deux mains, iamais ne faisoyt que une seule chouse. -Il avoyt ung parler doulx comme est celluy d’une espousée avant les nopces. +Il avoyt ung parler doulx comme est celluy d’une espousée avant les nopces. Ainsy faisoyt-il, sans gehenner personne. -Comptez que ce que il tenoyt estoyt bien à luy. +Comptez que ce que il tenoyt estoyt bien à luy. Estoyt-ce point un fier morceau d’homme ? -Mais ces opiniastres criticques sçavent-ils ce que est d’aymer ? +Mais ces opiniastres criticques sçavent-ils ce que est d’aymer ? ou : « Vrayment, madame, vous estes bien belle ainsy. Et varier cela de cent mille fassons. Elle est dans son droict. -Nul ne sçauroyt y treuver maille à reprendre. +Nul ne sçauroyt y treuver maille à reprendre. Voire mesmes, plusieurs se sont occiz pour ce revirement de iuppe. -Le grant diable leur donne ung clystère avecques sa fourche triple rouge ! +Le grant diable leur donne ung clystère avecques sa fourche triple rouge ! Ie vais tout dire sans ambaiges. Ne redoubtez-vous point d’estre mise en prison ? -Vère, monseigneur, nostre beste est quasiment la moitié de nostre paouvre vie. +Vère, monseigneur, nostre beste est quasiment la moitié de nostre paouvre vie. Ceulx de la ville vous doibvent poursuyvre et tormenter d’amour. -Hé ! que est de cecy ? reprint-il, voulant s’enquerir de tout. +Hé ! que est de cecy ? reprint-il, voulant s’enquerir de tout. Monseigneur, ie suis fille d’ung homme de corps. S’il m’aymoyt aultrement, ses enfans seroyent encores au domaine. En quel aage estes-vous ? demanda l’orphebvre. -Ie ne sçays, monseigneur ; mais nostre sire abbé le ha en notte. +Ie ne sçays, monseigneur ; mais nostre sire abbé le ha en notte. Vous avez une belle vache, feit-il. Soubhaitez-vous ung peu de laict ? respondit-elle. Il faict si chauld en ces premiers iours de may ! -Vous estes bien esloingné de la ville. -Cecy ne se peut, et ie mourray appartenant à l’abbaye. -Vère, elle cousteroyt trop chier ! +Vous estes bien esloingné de la ville. +Cecy ne se peut, et ie mourray appartenant à l’abbaye. +Vère, elle cousteroyt trop chier ! Ie ne vaulx pas tant de biens. -Et doncques ie vis en parfaicte obéissance de Dieu, qui me ha plantée ainsy. -Et que faict vostre père ? +Et doncques ie vis en parfaicte obéissance de Dieu, qui me ha plantée ainsy. +Et que faict vostre père ? Il fassonne les vignes des iardins de l’abbaye. -Elle y faict les buées ! +Elle y faict les buées ! Et quel est vostre nom ? Ie n’ay point de nom, mon chier seigneur. La fille baissa derechief les yeulx. @@ -1531,47 +1531,47 @@ Non, monseigneur, respondit-elle, je seroys cause de mille desplaisirs et de vos Pour une paouvre fille de corps, ce est assez d’une causette. Ie vous aymeray toute ma vie, mais reprenez vostre vœu. Oui, feit-elle, car ie seroys battue. -Si vous allez en la ville, venez à mon logiz, prouche Sainct-Leu. +Si vous allez en la ville, venez à mon logiz, prouche Sainct-Leu. Oui, mon bon seigneur. En attendant la bonne heure, ie prieray Dieu pour vous bien fort. -Quelle est-elle ? demanda l’abbé au bourgeoys. +Quelle est-elle ? demanda l’abbé au bourgeoys. Elle ha nom Tiennette, dit timidement l’orphebvre. Ho ! ho ! feit le bon vieil Hugon en soubriant. -L’appast nous ha doncques tiré ung beau poisson. -Cecy est un cas grave, et ie ne sçauroys le résouldre seul. -Biau sire, feit l’abbé, sçavez-vous ce que vault la fille ? -Estes-vous pas assez bien guarny d’escuz pour devenir souche de quelque noble lignée ? -Ie ne sçauroys, monseigneur, respondit Anseau. +L’appast nous ha doncques tiré ung beau poisson. +Cecy est un cas grave, et ie ne sçauroys le résouldre seul. +Biau sire, feit l’abbé, sçavez-vous ce que vault la fille ? +Estes-vous pas assez bien guarny d’escuz pour devenir souche de quelque noble lignée ? +Ie ne sçauroys, monseigneur, respondit Anseau. Ie ay faict une emprinse. -Doncques voyez lors à achepter la manumission de ceste fille, ie cognoys les moynes. +Doncques voyez lors à achepter la manumission de ceste fille, ie cognoys les moynes. Avecques eux monnoye faict tout. -Mon fils, respondit l’abbé, perdez-vous le sens ? +Mon fils, respondit l’abbé, perdez-vous le sens ? Oui, monseigneur, ie cognoys la loy. -Et vostre abbaye entière ne sçauroyt payer les espéciales créations qui en sourdent. -Ceste fille est à l’abbaye, et non mienne. -Ie suis le fidelle servateur des droicts et usaiges de ce glorieux monastère. +Et vostre abbaye entière ne sçauroyt payer les espéciales créations qui en sourdent. +Ceste fille est à l’abbaye, et non mienne. +Ie suis le fidelle servateur des droicts et usaiges de ce glorieux monastère. Cecy est pour me clore le bec, feit le chamberlan. L’orphebvre, qui n’estoyt point ung grant clerc, demoura pensif. Lors maistre Anseau se respandit en plainctes, esclats et querimonies. Le Roy eut la bouche close. -Ung chascun doncques estoyt en apprehension de sçavoir la fin de ceste adventure. +Ung chascun doncques estoyt en apprehension de sçavoir la fin de ceste adventure. Ma chiere Tiennette, s’escria l’orphebvre, tout est dict. -Mais si aulcunes approuchoyent Tiennette en beaulté, nulle n’avoyt son cueur. +Mais si aulcunes approuchoyent Tiennette en beaulté, nulle n’avoyt son cueur. Doncques daignez me guarder cecy. -Ie ne sçays ce qui adviendra de moy. +Ie ne sçays ce qui adviendra de moy. Bien dict, bon homme, feit le Roy. -Ains, maulgré son servaige, luy crioyt-on : Noël ! -Noël ! comme à ung nouveau roy. +Ains, maulgré son servaige, luy crioyt-on : Noël ! +Noël ! comme à ung nouveau roy. Et ceste manumission ne vous coustera rien. -Dieu saulve et guarde l’abbé ! +Dieu saulve et guarde l’abbé ! Vive le bon seigneur Hugon ! Mais laissons la science. -En somme, il valoyt le han qu’il avoyt cousté. -Treuvez en toute la chrestienté iusticiarde ung prevost moins malfaisant ! +En somme, il valoyt le han qu’il avoyt cousté. +Treuvez en toute la chrestienté iusticiarde ung prevost moins malfaisant ! A cecy Dieu ne respondoyt point, et sans doubte aulcun avoyt ses raisons. -D’aultres disoyent qu’elle ne estoyt point seulement à luy. +D’aultres disoyent qu’elle ne estoyt point seulement à luy. Les gausseurs respondoyent que souvent les asnes entroyent ez belles escuyeries. -Treuvez-en moult par la ville qui soyent aussy réservées de cueur et de bouche ! +Treuvez-en moult par la ville qui soyent aussy réservées de cueur et de bouche ! Vous en rencontrerez qui n’ont ni espoux ni amant. Aulcunes femelles ont ung amant, et d’espoux, point. Des laideronasses ont ung espoux, et point d’amant. @@ -1580,193 +1580,193 @@ Notez cecy, qui est ung point maieur en ceste adventure. Ains ne iura rien sur la damoiselle. Et comment vuyderez-vous ce procez ? feit d’ung air mignon la dame de Sorel. Que estoyt en ce temps ceste grant cocquedouille ? -Ce néantmoins, mettons nos bezicles, et cherchons. -Que est cecy ? dit la dame de Beaulté. +Ce néantmoins, mettons nos bezicles, et cherchons. +Que est cecy ? dit la dame de Beaulté. Equivocquez, dit le Roy en soubriant. -Allons souper, dit madame Agnès. +Allons souper, dit madame Agnès. Vous seriez en vostre tort, feit le Roy. Nous ne pouvons donc occir que le chevalier ? Amen, feit le connestable, tuez le chevaulcheur. -Ains après le rire vint la frayeur. -Le seigneur prend son manteau, se couvre et vient à l’huysserie. +Ains après le rire vint la frayeur. +Le seigneur prend son manteau, se couvre et vient à l’huysserie. Lors, le seigneur de sortir, en tenant l’huys : — Que querez-vous ceans ? Besoing est de nous tirer de ce guespier. -Ores bien, puis-je me fier à vous. -1’ay ceans couchiée avecques moy la plus iolie dame de la Court. +Ores bien, puis-je me fier à vous. +1’ay ceans couchiée avecques moy la plus iolie dame de la Court. Est-ce pas ung coup feslon que de mettre en ieu la iustice contre moy ? Ho ! ho ! monseigneur connestable, ung chamberlan vous vault, et ie vais vous faire quinauld. Voulentiers, feit le prevost. Bien, feit le prevost. Entrez, mon bon amy, feit le seigneur. -Puis se mit à estudier le dessus. +Puis se mit à estudier le dessus. Qu’appelez-vous aultrement ? feit le seigneur. -Hé bien, l’aultre physionomie, ou, si vous voulez, la physionomie de l’aultre. -Doncques, tournez-vous ung petit, à ceste fin que ma chiere dame satisfasse aux convenances. +Hé bien, l’aultre physionomie, ou, si vous voulez, la physionomie de l’aultre. +Doncques, tournez-vous ung petit, à ceste fin que ma chiere dame satisfasse aux convenances. Est-il occis ? feit le connestable. Celluy qui vous provignoyt des cornes au front. Non pas une femme, mais une dame de la Court. Et sentu dans les deux caz. Qu’entendez-vous par ces paroles ? feit le Roy, qui s’esclatta de rire. -Tu mérites d’estre pendu ! -Vère, dit le Roy, ce ne est point faict pour estre monstré. +Tu mérites d’estre pendu ! +Vère, dit le Roy, ce ne est point faict pour estre monstré. Vieille cocquedouille, ce estoyt ta femme ! feit le connestable. Sire connestable, elle dort, la paouvrette. Le connestable vuyda la place. Et pourquoi venir veoir si ie dors ! -Sera-ce désormais en la charge des connestables de veoir comment sont establis nos... +Sera-ce désormais en la charge des connestables de veoir comment sont establis nos... Ha ! ha heu ! heu ! hein ! Tais-toy, ma mye, ce sont de grans dames. -Ie te le dis à toy seulement, tout est grant en diable chez elles. -Vère, feit-elle en soubriant, suis-je mieulx ? +Ie te le dis à toy seulement, tout est grant en diable chez elles. +Vère, feit-elle en soubriant, suis-je mieulx ? Ha ! feit-il tout esblouy, il y a iuste un grant empan de moins. -Cecy nous demonstre que rien icy-bas ne prévauldra contre l’Ecclise des cocqus. -Ores ça, feit-il, ne ay-je point veu léans mons l’abbé de Turpenay ? +Cecy nous demonstre que rien icy-bas ne prévauldra contre l’Ecclise des cocqus. +Ores ça, feit-il, ne ay-je point veu léans mons l’abbé de Turpenay ? Faictes-nous ung bon conte, ie dis ung conte de moyne. Sire, i’ay la veue foible, et le iour chet. Faictes doncques ung conte qui s’arreste en la ceincteure. -Allez vostre train, mon père, feit-elle, vous respondrez de nos péchez à Dieu. +Allez vostre train, mon père, feit-elle, vous respondrez de nos péchez à Dieu. Voulentiers, madame ; si vostre bon plaisir est de prendre les miens, vous y gaignerez ! Chascun de rire, et la Royne aussy. -Le Roy vint auprès de sa chière femme bien-aymée, comme ung chascun sçayt. -Voilà de quelle estoffe estoyt vestu ce mauldict pèlerin. +Le Roy vint auprès de sa chière femme bien-aymée, comme ung chascun sçayt. +Voilà de quelle estoffe estoyt vestu ce mauldict pèlerin. En ceste deplourable conioncture, s’esmeut estrangierement ung moyne ayant nom Amador. -Ha ! feit Amador, ie vais à Tours, envoyé par mon seigneur abbé. -Ie luy soubhaite de treuver miséricorde en son heure supresme. -La rieuse meschine, qui sçavoyt la chouse, se estoyt dextrement rengée. +Ha ! feit Amador, ie vais à Tours, envoyé par mon seigneur abbé. +Ie luy soubhaite de treuver miséricorde en son heure supresme. +La rieuse meschine, qui sçavoyt la chouse, se estoyt dextrement rengée. A quoy bon estre dame, si les redevances seigneuriales s’engrangent ailleurs ? A ce compte, vostre meschine est la dame, et vous estes la meschine. Ne vous est-il point deu tous les plaisirs perceus par ceste meschine ? Aussy bien les treuverez-vous amassez en nostre Ecclise, qui est la consolation des affligez. -Vengez-moy doncques vitement, mon père, dit-elle, pour que ie puisse crier. +Vengez-moy doncques vitement, mon père, dit-elle, pour que ie puisse crier. Mercy de la vertu, mon seigneur, i’en ay mon comptant. Vous me demonstrez que la religion en la foy coniugale est un abus. -Vécy doncques la raison pourquoy ie n’ay point de fils. +Vécy doncques la raison pourquoy ie n’ay point de fils. Ie vous lairray les meschines. -Vous ferez les bastards, et moy les légitimes. +Vous ferez les bastards, et moy les légitimes. Ma mye, dit le seigneur pantois, ne criez point. Ne deshonorez point vostre mary ! Cecy est doncques ung deshonneur ? -Sur ce, les dames se prindrent à rire et aussy le Roy. -Ay-ie ung caz bénit ? +Sur ce, les dames se prindrent à rire et aussy le Roy. +Ay-ie ung caz bénit ? Suis-ie une chaasse saincte ? Estoyt-il besoing d’ung bref du pape pour y entrer ? Elle cuydoyt dire de religieuses, mais ce moyne vengeur luy avoyt perverty la langue. -Vous hériterez de vostre meschine. -Ha ! ha ! la belle dame de Candé que vécy ! -Que est-il advenu léans ? feit Amador, qui se monstra soubdain. -Il advient, mon père, respondit-elle que vécy qui crie vengeance. +Vous hériterez de vostre meschine. +Ha ! ha ! la belle dame de Candé que vécy ! +Que est-il advenu léans ? feit Amador, qui se monstra soubdain. +Il advient, mon père, respondit-elle que vécy qui crie vengeance. Pour le demourant, ie veulx... — Abandonnez vostre ire, ma fille, feit le moyne. Aussy est-ce ung bon heur que de pardonner. Pardonnez, pardonnez ! le pardon est œuvre sacrosaincte. Ceste pardonnance vous restituera les fleurs de la ieunesse. -Pardonnez à vostre meschine, qui priera Dieu pour vous. +Pardonnez à vostre meschine, qui priera Dieu pour vous. Argumentez doncques, et par ainsy vous aurez tousiours raison sur la femme. Par le roussy du diable ! ne has-tu point veu ni sentu de moyne ? Non, dit la meschine. Et tu ne cognoys nullement le service que chantent les moynes sans dire mot ? -Ceste confessade esveigla la petite damoiselle de Candé, qui vint veoir. +Ceste confessade esveigla la petite damoiselle de Candé, qui vint veoir. Ains comptez que ceste ioye lui estoyt deue pour ses poines. Nonobstant leurs dires, ung chascun feut en la salle pour le repas. -Ce estoyt, à tous proupos, Amador par cy, Amador par là. +Ce estoyt, à tous proupos, Amador par cy, Amador par là. Les aultres le resguardoyent en grant paour, existimant que il estoyt negromancien. Lors il manda le clerc qui escripvoyt pour luy, et aussy le moyne. -Ce feut à qui laboreroyt ce froc. -Amador feut doncques baingné en une eaue de senteur. +Ce feut à qui laboreroyt ce froc. +Amador feut doncques baingné en une eaue de senteur. Comptez que il feut suyvy des yeulx par Madame, qui le proclamoyt bon chevaulcheur. La petite le vouloyt pour confesseur. -Il ha sanctifié le chastel, feirent-elles toutes quand elles feurent en la salle. -Lors moult ploura Berthe, à laquelle feut emblé son heur. -Aussy cheut-elle en grant mélancholie. +Il ha sanctifié le chastel, feirent-elles toutes quand elles feurent en la salle. +Lors moult ploura Berthe, à laquelle feut emblé son heur. +Aussy cheut-elle en grant mélancholie. Rencontrerez-vous ung scribe autant complaisant et aymant les dames que ie suis ? Non, est-ce pas ? -Cecy esclatte en toute évidence dedans leurs mœurs femelles. -Si vous prestez aulcune attention à les veoir, examinez-les curieusement alors que elles mangent. +Cecy esclatte en toute évidence dedans leurs mœurs femelles. +Si vous prestez aulcune attention à les veoir, examinez-les curieusement alors que elles mangent. Bien ! ie vous ayme. -Ains en aymoyt davantaige son petit, qui luy avoyt tant cousté paravant de naistre. -Voilà qui est philosophicque, mes amys ! +Ains en aymoyt davantaige son petit, qui luy avoyt tant cousté paravant de naistre. +Voilà qui est philosophicque, mes amys ! Cecy n’est poinct mon faict. De ce feut moult contente pour son cousin, la bonne femme que elle estoyt. -De faict, donna cinquante marcs d’argent pour payer sa ioye à Dieu. -2 quels feurent les déportemens de berthe, sçaichant les chouses de l’amour. -Il avoyt d’aage vingt années et ardoyt comme braize. -Aussy, comptez que la prime iournée luy feut ardeue à passer. -Qu’allons-nous faire belle cousine ? dit Berthe à la faulse Sylvie. -Aymez-vous la musicque ? nous musicquerons à nous deux. +De faict, donna cinquante marcs d’argent pour payer sa ioye à Dieu. +2 quels feurent les déportemens de berthe, sçaichant les chouses de l’amour. +Il avoyt d’aage vingt années et ardoyt comme braize. +Aussy, comptez que la prime iournée luy feut ardeue à passer. +Qu’allons-nous faire belle cousine ? dit Berthe à la faulse Sylvie. +Aymez-vous la musicque ? nous musicquerons à nous deux. Chantons ung lay de aulcun gentil menestrel ancien. Hein ! dictes, est-ce vostre phantaisie ? -Venez à mon orgue, venez ! +Venez à mon orgue, venez ! Faictes cela, si vous m’aymez ! chantons ! Ha ! cousine, feit la maulvaise Sylvie, bien est ce qui me ha perdue. Cousine, l’amour se prend doncques ez yeulx ? -Où ? feit la damnée Sylvie. +Où ? feit la damnée Sylvie. Ie dis cecy en tout bien tout honneur, pour raison physicale et non aultre. Quittons le chant, repartit Berthe, il me faict tout esmeue. -Venez à la croisée, nous laborerons de menus ouvraiges iusques à la vesprée. -Hé ! quelle occupation aviez-vous doncques tout le long du iour ? +Venez à la croisée, nous laborerons de menus ouvraiges iusques à la vesprée. +Hé ! quelle occupation aviez-vous doncques tout le long du iour ? Cousine, l’amour esclot-il en estat de mariaige ? Cousine, laissons ce devis ; il est de pire mouvance que ne estoyt la musicque. Puis le baisa bien au front. Sois heureux, petite fleur de moy, si tu veulx que ie sois heureuse. Ha ! cousine, feit Sylvie, vous luy parlez en languaige d’amour. -Las ! ce n’est rien avoir que de avoir ung seul enfançon. +Las ! ce n’est rien avoir que de avoir ung seul enfançon. Ie ne vis point en moy, pour trop vivre en luy. Ie ne prie les saincts et les apostres que pour luy. Auriez-vous doncques mal, Sylvie, que vous ardez si fort ? Ha cousine, racontez ce que est de ce il. Dictes, vous qui en estes guarrie. -Ie ne sçays si ie doibs vous obéir, belle cousine, feit le compaignon. -Vère, feit Berthe, entre nous, seroyt-ce péché ? +Ie ne sçays si ie doibs vous obéir, belle cousine, feit le compaignon. +Vère, feit Berthe, entre nous, seroyt-ce péché ? Dictes doncques esraument, cousine, feit Berthe. -Doncques vécy comment me faisoyt devenir toute ioye mon bel amy. -Puis, me baisoyt non en la manière des espoux, qui est brute, mais columbellement. +Doncques vécy comment me faisoyt devenir toute ioye mon bel amy. +Puis, me baisoyt non en la manière des espoux, qui est brute, mais columbellement. Estes-vous en vostre sens, cousine ? -Ores, vécy la gente manière de mon aymé l’Angloys. -Ie suis truphée par ung diable qui a prins visaige d’ange. -Et elle print ung poignard à dames. +Ores, vécy la gente manière de mon aymé l’Angloys. +Ie suis truphée par ung diable qui a prins visaige d’ange. +Et elle print ung poignard à dames. Mourrez-vous ? feit-il. Pour le seur, feit-elle. -Berthe appella sa meschine, tant elle fut effrayée. -Ceste différence lui ramentevoyt celle que elle avoyt treuvée au plaisir d’amour. -Ains Berthe luy deffendit de parler, iusques à ce que la Fallotte feust venue. -Cela va bien, il ha saigné en dehors . +Berthe appella sa meschine, tant elle fut effrayée. +Ceste différence lui ramentevoyt celle que elle avoyt treuvée au plaisir d’amour. +Ains Berthe luy deffendit de parler, iusques à ce que la Fallotte feust venue. +Cela va bien, il ha saigné en dehors . Cettuy arrest de chiromancie espouvanta moult Berthe et sa suyvante. -La Fallotte prescrivit les remèdes urgens et promit revenir la nuict ensuyvante. +La Fallotte prescrivit les remèdes urgens et promit revenir la nuict ensuyvante. Pour estre brief, elle l’ayma tant et plus. Durant ceste ordonnance du Ciel la vie alloyt son train cy-bas. -Lors la paouvre mère ne treuvoyt aulcun mot à respondre à ceste parole. -Il print la meschine à la gorge, et vouloyt l’occire incontinent. -Vous estes devenue sçavante, ma mye, respondit Bastarnay. +Lors la paouvre mère ne treuvoyt aulcun mot à respondre à ceste parole. +Il print la meschine à la gorge, et vouloyt l’occire incontinent. +Vous estes devenue sçavante, ma mye, respondit Bastarnay. Au iour dict, le prieur advint sans faulte. Quel messaige ? dit Iehan. Nous sommes doncques perdus, l’enfant, toy et moy, respondit Berthe. Pourquoy ? feit le prieur. -Ie ne sçays, dit-elle, mais vécy nostre iour extresme advenu. -Elle s’enquit de son bien-aymé fils où estoyt Bastarnay. -Laisse-le faire à sa guyse, ma chière mye, disoyt le moyne à Berthe. -Les enfans indociles se tournent souvent en grans charactères. +Ie ne sçays, dit-elle, mais vécy nostre iour extresme advenu. +Elle s’enquit de son bien-aymé fils où estoyt Bastarnay. +Laisse-le faire à sa guyse, ma chière mye, disoyt le moyne à Berthe. +Les enfans indociles se tournent souvent en grans charactères. Berthe mangioyt petitement, car le cueur s’enfloyt comme esponge en l’eaue. -Paravant que il eust cet acertenement, Berthe avoyt ia mangié. +Paravant que il eust cet acertenement, Berthe avoyt ia mangié. Y en a-t-il pour elle ? Oui ; ains allez tost, feit la vieille. Prends, feit le moyne ; moy, i’ay la vie saulve. -La nuict feut consumée en pleurs, gémissemens et oraisons. +La nuict feut consumée en pleurs, gémissemens et oraisons. Berthe ne voulut entendre rien. -Démon ! feit Berthe, sans sçavoir quelle estoyt sa part en cecy, es-tu content ? +Démon ! feit Berthe, sans sçavoir quelle estoyt sa part en cecy, es-tu content ? Y estes-vous ? — Oui. — Bon ! -Besoing est d’user d’indulgence à l’encontre de ces charactères. +Besoing est d’user d’indulgence à l’encontre de ces charactères. Ce sera tost, feit-il. Par adventure, mon dict iuge estoyt ez champs. Ha ! ha ! feit le iuge, ceste fleur vault davantaige. Cil qui ha prins ceste ioye est-il fourny de deniers ? demanda le iuge. Doncques il payera chier. -Voilà qui change la cause, dit le iuge. +Voilà qui change la cause, dit le iuge. Et la iustice ? feit-elle. 1’ay dict la cause, et non la iustice, repartit le iuge. -Besoing est de bien sçavoir comment eut lieu le cas. +Besoing est de bien sçavoir comment eut lieu le cas. Chiabrenas de pucelle pour inciter ! feit le iuge. Bon ! bon ! feit le iuge, avez-vous eu plaisir ? -Mon dommaige ne sçauroyt se payer que par mille escuz d’or. -Ce saige advis gecta le iuge en trez-grant perplexité. +Mon dommaige ne sçauroyt se payer que par mille escuz d’or. +Ce saige advis gecta le iuge en trez-grant perplexité. Iacqueline ! feit-il, paravant que ie soupe, ie veux grabeler cecy. Que est de cecy ? feit-elle. Ie ne veulx point le promettre. @@ -1774,10 +1774,10 @@ Ce est ung mot de iustice pour signifier ung accord. Ung compromis est doncques les accordailles de la iustice ? Ma mye, le viol vous ha aussy ouvert l’esperit. Bon iuge de bougier, vetiller et fretinfretailler comme pucelle qui n’ose. -Adoncques le damné fil n’entroyt point. +Adoncques le damné fil n’entroyt point. Belle fille de s’appliquer au trou, et bon iuge de barguigner. Doncques, ma fille, si tu avoys faict ainsy, Monseigneur ne te auroyt point deffaicte. -Encores considère combien est facile ceste entrée et combien doibt estre close une pucelle ! +Encores considère combien est facile ceste entrée et combien doibt estre close une pucelle ! Oyons, respondit le iuge. Ores la belle fille luy disoyt mille gaudisseries comme : « Ha ! le ioly chaz ! Quel mignon but de fischerie ! @@ -1788,96 +1788,96 @@ Allons, mon amour de iuge, iuge de mon amour ! Ains mon rost brusloyt, feit-il. Et aussy le mien, feit-elle. Ceste plaincte de iustice plut moult au Roy. -Mes pieds n’ont pas celle de tout le chemin, feit le Françoys. -Si vous avez tant voyagé, reprit le Venitien, vous debvez estre docte. -Cognoissez-vous doncques aulcun Françoys ou seigneur sicilien à Palerme ? -Par ainsi, vous n’estes point acertené d’y estre receu ? -Ie suis disposé à pardonner à ceulx qui me regecteront. +Mes pieds n’ont pas celle de tout le chemin, feit le Françoys. +Si vous avez tant voyagé, reprit le Venitien, vous debvez estre docte. +Cognoissez-vous doncques aulcun Françoys ou seigneur sicilien à Palerme ? +Par ainsi, vous n’estes point acertené d’y estre receu ? +Ie suis disposé à pardonner à ceulx qui me regecteront. Avecques ung homme apparemment. -Pensez-vous estre en seureté ? -Seroys-ie plus heureux, si tout le monde avoyt affaire à moy ? -Vous estes ung diable qui me faictes quinauld à chascun de mes mots. -Par saint Marc ! seigneur chevalier, peut-on se fier à vous ? -Vécy l’hostellerie : mes serviteurs ont faict nostre soupe. -Adoncques tous deux s’attablèrent. -Possédez-vous aulcune relicque en laquelle réside vostre heur ? feit le Venitien. -Hé ! par sainct Marc ! vous avez ung mystère en vostre haubert. -Non, feit le chevalier françoys, ce est une chouse trez naturelle et que vécy. +Pensez-vous estre en seureté ? +Seroys-ie plus heureux, si tout le monde avoyt affaire à moy ? +Vous estes ung diable qui me faictes quinauld à chascun de mes mots. +Par saint Marc ! seigneur chevalier, peut-on se fier à vous ? +Vécy l’hostellerie : mes serviteurs ont faict nostre soupe. +Adoncques tous deux s’attablèrent. +Possédez-vous aulcune relicque en laquelle réside vostre heur ? feit le Venitien. +Hé ! par sainct Marc ! vous avez ung mystère en vostre haubert. +Non, feit le chevalier françoys, ce est une chouse trez naturelle et que vécy. Ce estoyt ainsy que se passoyent les chouses en cettuy temps. -Je sçays, madame la Royne, la raison pour laquelle blesmit vostre tainct. +Je sçays, madame la Royne, la raison pour laquelle blesmit vostre tainct. Que doibs-ie faire pour le maintenir en vie ? feit la Royne. -Luy deffendre l’adoration de vostre autel au delà de trois Oremus par iour. +Luy deffendre l’adoration de vostre autel au delà de trois Oremus par iour. En cecy, feit-elle, les hommes sont des grans menteurs. -Quelle raige d’estre ieune, belle, royne, Hespaignole et abusée ! +Quelle raige d’estre ieune, belle, royne, Hespaignole et abusée ! Dites-nous les usaiges des dames de la Court de France. -Ainsy doibvent faire les roynes soubz poine d’estre empeschiées. +Ainsy doibvent faire les roynes soubz poine d’estre empeschiées. Bien dict, feit-elle. -Ains, comme ie suis neufve en cettuy mestier, ie ne sçays apprester les flustes. +Ains, comme ie suis neufve en cettuy mestier, ie ne sçays apprester les flustes. Avez-vous entre vos femmes une en laquelle vous pouvez avoir grant fiance ? Bon, feit le gentil compagnon, pour ce que vous l’allez veoir. Oui, dit la Royne, et aulcunes fois la nuict. -Vécy comme nous aurons le gouvernement de ceste isle. -Le Venitien n’eut cure de son amy le Françoys. +Vécy comme nous aurons le gouvernement de ceste isle. +Le Venitien n’eut cure de son amy le Françoys. Pour mieulx y veoir, Pezare attendit le lever du soleil. Elle accourut advertir le couple de ceste trahison. -Ains le Roy avoyt ià l’œil au mauldict trou. -Informez-vous à plusieurs si vous ne croyez. +Ains le Roy avoyt ià l’œil au mauldict trou. +Informez-vous à plusieurs si vous ne croyez. Escoute-t-il ? feit la Royne. Qui l’a conduict ? Fais monter le myre et musse Gauttier chez luy, feit la Royne. en mesme note de voix que le bon Roy avoyt ouye. -Ceste veue feit le Roy quinauld comme ung renard prins au piège. -Si vous aviez suyvy mon advis, il eust esté hors la Sicile. +Ceste veue feit le Roy quinauld comme ung renard prins au piège. +Si vous aviez suyvy mon advis, il eust esté hors la Sicile. Tel est nostre bon plaisir et commandement supresme. Cataneo ne feit aulcun commentaire. Et on respondoyt : « « Par chemins. Par ainsy se chauffioyt en hyver aux despens des oublieux, et faisoyt bien. Ains son fils bouta tout par escuelles et ne suyvit point ces saiges exemples. -Son père avoyt prédict la chouse. +Son père avoyt prédict la chouse. Par ainsy, il en veit tost la fin. En y pensant, se remembra la graace des merles et passereaux. -Ça va-t-il bien ? -Allons ! prenez cecy, le chat l’ha entamé, vous l’acheverez. -Puis encores les bagues à pierreries gehennoyent le mouvement du sang. -Trente escuz ne l’auroyent faict lever quand il estoyt couchié. +Ça va-t-il bien ? +Allons ! prenez cecy, le chat l’ha entamé, vous l’acheverez. +Puis encores les bagues à pierreries gehennoyent le mouvement du sang. +Trente escuz ne l’auroyent faict lever quand il estoyt couchié. Possible estoyt qu’il eust raison. -Ses vertus absconses engendrèrent, dict-on, ceste faveur dont il iouyssoyt en la province. -Ce néantmoins octroya les lettres. -En semblable occurrence, s’ils avoyent mangié des choux moult eussent chiez pourrées. -Ces trois saiges considérèrent lors combien la femme estoyt pernicieuse à l’homme. +Ses vertus absconses engendrèrent, dict-on, ceste faveur dont il iouyssoyt en la province. +Ce néantmoins octroya les lettres. +En semblable occurrence, s’ils avoyent mangié des choux moult eussent chiez pourrées. +Ces trois saiges considérèrent lors combien la femme estoyt pernicieuse à l’homme. Lors la servante s’estomira que tous eussent faict mesme vœu. -Lors se mit à geindre et plourer. -Aussitost faicte, elle ha viré, parlé et baisé son manufacturier. +Lors se mit à geindre et plourer. +Aussitost faicte, elle ha viré, parlé et baisé son manufacturier. Ces dicts enfans font souvent telles reparties, feit le Parisien. -De faict, le sergent des arbalestriers du Roy estoyt ainsy surnommé en sa compaignie. -Ung cocqu est-il faict à l’imaige de Dieu ? dit le Bourguignon. +De faict, le sergent des arbalestriers du Roy estoyt ainsy surnommé en sa compaignie. +Ung cocqu est-il faict à l’imaige de Dieu ? dit le Bourguignon. Leurs caz sont creux comme heaulmes, dit le Bourguignon. Leur cueur est droict comme serpe, feit le Parisien. -Pourquoy veoit-on tant de pèlerins et si peu de pèlerines ? +Pourquoy veoit-on tant de pèlerins et si peu de pèlerines ? feit le baron allemand. -Leurs damnez caz ne pèchent point, respondit le Parisien. +Leurs damnez caz ne pèchent point, respondit le Parisien. Allons les arraisonner ; ie prends les nobles et ie te baille le bourgeoys. Cecy prouve que nous debvons nous taire ez hostelleries. Cecy est vray comme la double fressure d’ung bœuf. -Ignare, repartit la fille, pour le sçavoir fauldroyt que ils feussent vestus. -Vers ce temps elle éprouva le malheur d’estre engrossée par cettuy cardinal. -La fille feut nommée ainsy et feut belle par admiration. -Aulcuns dirent que elle y avoyt gaigné en superfinesse et blancheur de tainct. +Ignare, repartit la fille, pour le sçavoir fauldroyt que ils feussent vestus. +Vers ce temps elle éprouva le malheur d’estre engrossée par cettuy cardinal. +La fille feut nommée ainsy et feut belle par admiration. +Aulcuns dirent que elle y avoyt gaigné en superfinesse et blancheur de tainct. Ce maulvais bergier trouva son ouaille si magnificquement belle, que il tenta la forcer. Le Pape luy-mesme vint en son palais luy bailler aulcunes paroles d’admonition. va-t-elle desnuer le monde d’amour ? -Aulcuns ambassadeurs en escripvirent à leurs maistres. +Aulcuns ambassadeurs en escripvirent à leurs maistres. Est-ce pas une abomination ? -Là estoyt l’envers de sa vie. +Là estoyt l’envers de sa vie. Le cadet de l’Isle-Adam yssit sans rien veoir de ceste ardeur. L’Isle-Adam retourna dedans les salles, trez heureux de ce cas fortuit. -Citation que les vieulx cardinaux abominèrent comme profanation des textes sacrez. +Citation que les vieulx cardinaux abominèrent comme profanation des textes sacrez. Ces dires estant cogneus feirent ung chascun moult marry. Elle avoyt, ce dict-on, ung million d’escuz d’or. Par ainsy, vostre constante amour aura sa couronne de fleurs. -Ceste grant et noble femme veit lors combien elle estoyt aymée. +Ceste grant et noble femme veit lors combien elle estoyt aymée. Pardonnez ces trois mots latins qui proviennent du cardinal. -La paouvre créature laissa la vie en la nuict du prime iour d’octobre. +La paouvre créature laissa la vie en la nuict du prime iour d’octobre. Garse rieuse, si tu veulx demourer tousiours fresche et ieune, ne ploure iamais plus. -Au diable le magister ! le Dixain est parachevé. -Foing du travail ! à moy, compaignons ! \ No newline at end of file +Au diable le magister ! le Dixain est parachevé. +Foing du travail ! à moy, compaignons ! \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Les_Travailleurs_de_la_mer.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Les_Travailleurs_de_la_mer.txt index 250e7b25..5306b878 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Les_Travailleurs_de_la_mer.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Les_Travailleurs_de_la_mer.txt @@ -1,1842 +1,1842 @@ -Dédicace Préface L’ARCHIPEL DE LA MANCHE +Dédicace Préface L’ARCHIPEL DE LA MANCHE Les anciens cataclysmes Les risques de mer -Paysage et océan mêlés +Paysage et océan mêlés Saint-Pierre-Port Jersey, Aurigny, Serk -Histoire, Légende, Religion -Les vieux repères et les vieux saints +Histoire, Légende, Religion +Les vieux repères et les vieux saints Travail de la civilisation dans l’archipel -Antiquités et antiquailles, Coutumes, lois et mœurs -Suite des particularités -Compatibilité des extrêmes +Antiquités et antiquailles, Coutumes, lois et mœurs +Suite des particularités +Compatibilité des extrêmes Puissance des casseurs de pierres Un mot sur une page blanche -Le bû de la Rue +Le bû de la Rue Pour ta femme, quand tu te marieras » -Autres côtés louches de Gilliatt -À maison visionnée habitant visionnaire -La chaise Gild-Holm-’Ur LIVRE DEUXIÈME MESS LETHIERRY -Vie agitée et conscience tranquille -Un goût qu’il avait +Autres côtés louches de Gilliatt +À maison visionnée habitant visionnaire +La chaise Gild-Holm-’Ur LIVRE DEUXIÈME MESS LETHIERRY +Vie agitée et conscience tranquille +Un goût qu’il avait La vieille langue de mer -On est vulnérable dans ce qu’on aime LIVRE TROISIÈME DURANDE ET DÉRUCHETTE -Babil et fumée -Histoire éternelle de l’utopie +On est vulnérable dans ce qu’on aime LIVRE TROISIÈME DURANDE ET DÉRUCHETTE +Babil et fumée +Histoire éternelle de l’utopie Suite de l’histoire de l’utopie Le bateau-diable -Entrée de Lethierry dans la gloire -Le même parrain et la même patronne +Entrée de Lethierry dans la gloire +Le même parrain et la même patronne L’air Bonny Dundee -L’homme qui avait deviné Rantaine -Les récits de long cours -Coup d’œil sur les maris éventuels -Exception dans le caractère de Lethierry -L’insouciance fait partie de la grâce LIVRE QUATRIÈME LE BUG-PIPE -Premières rougeurs d’une aurore ou d’un incendie -Entrée, pas à pas, dans l’inconnu -L’air Bonny Dundee trouve un écho dans la colline -Le succès juste est toujours haï -Chance qu’ont eue ces naufragés de rencontrer ce sloop +L’homme qui avait deviné Rantaine +Les récits de long cours +Coup d’œil sur les maris éventuels +Exception dans le caractère de Lethierry +L’insouciance fait partie de la grâce LIVRE QUATRIÈME LE BUG-PIPE +Premières rougeurs d’une aurore ou d’un incendie +Entrée, pas à pas, dans l’inconnu +L’air Bonny Dundee trouve un écho dans la colline +Le succès juste est toujours haï +Chance qu’ont eue ces naufragés de rencontrer ce sloop Les conversations de l’auberge Jean -Clubin aperçoit quelqu’un +Clubin aperçoit quelqu’un Clubin emporte et ne rapporte point -Acheteurs nocturnes et vendeurs ténébreux +Acheteurs nocturnes et vendeurs ténébreux Carambolage de la bille rouge et de la bille noire Les rochers Douvres -Du cognac inespéré -Où se déroulent toutes les qualités du capitaine Clubin -Clubin met le comble à l’admiration -Un intérieur d’abîme éclairé -L’inattendu intervient LIVRE SEPTIÈME IMPRUDENCE DE FAIRE DES QUESTIONS À UN LIVRE -La perle au fond du précipice -Beaucoup d’étonnement sur la côte ouest -L’endroit où il est malaisé d’arriver et difficile de repartir -Les perfections du désastre +Du cognac inespéré +Où se déroulent toutes les qualités du capitaine Clubin +Clubin met le comble à l’admiration +Un intérieur d’abîme éclairé +L’inattendu intervient LIVRE SEPTIÈME IMPRUDENCE DE FAIRE DES QUESTIONS À UN LIVRE +La perle au fond du précipice +Beaucoup d’étonnement sur la côte ouest +L’endroit où il est malaisé d’arriver et difficile de repartir +Les perfections du désastre Saine, mais non sauve -Examen local préalable -Un mot sur la collaboration secrète des éléments -Une écurie pour le cheval +Examen local préalable +Un mot sur la collaboration secrète des éléments +Une écurie pour le cheval Une chambre pour le voyageur -L’écueil, et la manière de s’en servir -Le dedans d’un édifice sous mer -Les ressources de celui à qui tout manque +L’écueil, et la manière de s’en servir +Le dedans d’un édifice sous mer +Les ressources de celui à qui tout manque Comme quoi Shakespeare peut se rencontrer avec Eschyle -Gilliatt fait prendre position à la panse +Gilliatt fait prendre position à la panse Tout de suite un danger -Péripétie plutôt que dénoûment -Le succès repris aussitôt que donné +Péripétie plutôt que dénoûment +Le succès repris aussitôt que donné Les avertissements de la mer -À bon entendeur, salut LIVRE TROISIÈME LA LUTTE -L’extrême touche l’extrême et le contraire annonce le contraire +À bon entendeur, salut LIVRE TROISIÈME LA LUTTE +L’extrême touche l’extrême et le contraire annonce le contraire Les vents du large -Explication du bruit écouté par Gilliatt +Explication du bruit écouté par Gilliatt Gilliatt a l’option -Le combat LIVRE QUATRIÈME LES DOUBLES FONDS DE L’OBSTACLE +Le combat LIVRE QUATRIÈME LES DOUBLES FONDS DE L’OBSTACLE Qui a faim n’est pas le seul Autre forme de combat dans le gouffre Rien ne se cache et rien ne se perd De profundis ad altum La cloche du port -Encore la cloche du port LIVRE DEUXIÈME LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME -Joie entremêlée d’angoisses -La malle de cuir LIVRE TROISIÈME DÉPART DU « CASHMERE » -Le Havelet tout proche de l’église -Les désespoirs en présence -La prévoyance de l’abnégation +Encore la cloche du port LIVRE DEUXIÈME LA RECONNAISSANCE EN PLEIN DESPOTISME +Joie entremêlée d’angoisses +La malle de cuir LIVRE TROISIÈME DÉPART DU « CASHMERE » +Le Havelet tout proche de l’église +Les désespoirs en présence +La prévoyance de l’abnégation Pour ta femme, quand tu te marieras » Mais ces trois solutions contiennent trois guerres. -La mystérieuse difficulté de la vie sort de toutes les trois. +La mystérieuse difficulté de la vie sort de toutes les trois. Hauteville House, mars mille huit cent soixante-six. -Atlantique ronge nos côtes. -La pression du courant du pôle déforme notre falaise ouest. -Ce prodigieux travail, aujourd’hui ralenti, a été terrible. -Il a fallu pour le contenir cet éperon immense, le Finistère. -D’autres sommets des terres antérieurement submergées sont, comme Jersey, visibles. -Ces pointes qui sortent de l’eau, sont des îles. +Atlantique ronge nos côtes. +La pression du courant du pôle déforme notre falaise ouest. +Ce prodigieux travail, aujourd’hui ralenti, a été terrible. +Il a fallu pour le contenir cet éperon immense, le Finistère. +D’autres sommets des terres antérieurement submergées sont, comme Jersey, visibles. +Ces pointes qui sortent de l’eau, sont des îles. C’est ce qu’on nomme l’archipel normand. -Il y a là une laborieuse fourmilière humaine. -Terre fertile, grasse, forte ; Nul pâturage meilleur. -Les routes sont très bonnes. -L’ouest, dévasté, est sous le souffle du large. -Hou est une petite île tout à côté, déserte, accessible à mer basse. +Il y a là une laborieuse fourmilière humaine. +Terre fertile, grasse, forte ; Nul pâturage meilleur. +Les routes sont très bonnes. +L’ouest, dévasté, est sous le souffle du large. +Hou est une petite île tout à côté, déserte, accessible à mer basse. Elle est pleine de broussailles et de terriers. Les lapins de Li-Hou savent les heures. -Ils ne sortent de leur trou qu’à marée haute. +Ils ne sortent de leur trou qu’à marée haute. Ils narguent l’homme. -Leur ami l’océan les isole, Ces grandes fraternités, c’est toute la nature. -Il y a là, sous une mystérieuse épaisseur de sable, une forêt. -Les pécheurs rudoyés de cet ouest battu des vents font des pilotes habiles. -La mer est particulière dans les îles de la Manche. +Leur ami l’océan les isole, Ces grandes fraternités, c’est toute la nature. +Il y a là, sous une mystérieuse épaisseur de sable, une forêt. +Les pécheurs rudoyés de cet ouest battu des vents font des pilotes habiles. +La mer est particulière dans les îles de la Manche. Il faut bien que la civilisation se montre. Sans cela l’endroit serait sauvage. -Vous vous croyiez dans un village, vous êtes dans un régiment. +Vous vous croyiez dans un village, vous êtes dans un régiment. Tel est l’homme. -L’overfall, lisez : casse-cou, est partout sur la côte ouest de Guernesey. -Les vagues l’ont savamment déchiquetée. -Telle dénomination locale, Tinttajeu, par exemple (du gallois, Tintagel), indique la présence du diable. -Trois-mâts perdu à la Rocquaine. -Il venait d’Amérique. -Vingt et un sauvés. — trois. +L’overfall, lisez : casse-cou, est partout sur la côte ouest de Guernesey. +Les vagues l’ont savamment déchiquetée. +Telle dénomination locale, Tinttajeu, par exemple (du gallois, Tintagel), indique la présence du diable. +Trois-mâts perdu à la Rocquaine. +Il venait d’Amérique. +Vingt et un sauvés. — trois. Le packet n’est pas venu. — quatre. -La tempête continue. — ... — quatorze. -Éboulement aux terres qui a tué un homme. — quinze. +La tempête continue. — ... — quatorze. +Éboulement aux terres qui a tué un homme. — quinze. Le Tawn n’a pu partir. — vingt-deux. -Cinq sinistres sur la côte ouest. — vingt-quatre. -Naufrages de tous côtés. -Presque jamais de repos dans ce coin de l’océan. -Dans ces rencontres-là, une manœuvre spéciale est nécessaire. -Dans l’archipel de la Manche, la côte est presque partout sauvage. -Ces îles sont de riants intérieurs d’un abord âpre et bourru. -De là un bizarre martellement des falaises, et l’affouillement profond de la côte. -Qui longe cette côte passe par une série de mirages. -À chaque instant le rocher essaie de vous faire sa dupe. -Où les illusions vont-elles se nicher ? -Rien de plus étrange. -Tout cela c’est la côte informe. +Cinq sinistres sur la côte ouest. — vingt-quatre. +Naufrages de tous côtés. +Presque jamais de repos dans ce coin de l’océan. +Dans ces rencontres-là, une manœuvre spéciale est nécessaire. +Dans l’archipel de la Manche, la côte est presque partout sauvage. +Ces îles sont de riants intérieurs d’un abord âpre et bourru. +De là un bizarre martellement des falaises, et l’affouillement profond de la côte. +Qui longe cette côte passe par une série de mirages. +À chaque instant le rocher essaie de vous faire sa dupe. +Où les illusions vont-elles se nicher ? +Rien de plus étrange. +Tout cela c’est la côte informe. Il n’y a plus rien. -La pierre a de ces évanouissements. +La pierre a de ces évanouissements. Rien ne change de forme comme les nuages, si ce n’est les rochers. -Ces formes éveillent l’idée de grandeur, non de beauté. +Ces formes éveillent l’idée de grandeur, non de beauté. Elles sont parfois maladives et hideuses. -Les monts sont les gibbosités de la terre. -La beauté a ses lignes, la difformité a les siennes. +Les monts sont les gibbosités de la terre. +La beauté a ses lignes, la difformité a les siennes. Il y a le sourire et il y a le rictus. -La désagrégation fait sur la roche les mêmes effets que sur la nuée. -Ceci flotte et se décompose, ceci est stable et incohérent. -Un reste d’angoisse du chaos est dans la création. +La désagrégation fait sur la roche les mêmes effets que sur la nuée. +Ceci flotte et se décompose, ceci est stable et incohérent. +Un reste d’angoisse du chaos est dans la création. Les splendeurs ont des balafres. Il y a de la grimace dans le nuage. -Il y a un grotesque céleste. +Il y a un grotesque céleste. Jamais un contour n’y est correct. Grand, oui ; pur, non. -Vous y trouverez Caliban, non Vénus ; jamais vous n’y verrez le Parthénon. -Guernesey, les métairies sont monumentales. -Les hameaux sous les arbres sont décrépits et vivaces. -Les chaumières ont des vieillesses de cathédrales. -Çà et là une couleuvre. -Les bestiaux boivent dans des auges pareilles à des sarcophages. -Les grimpereaux et les hochequeues viennent en familiarité aimable piller le grain des poules. +Vous y trouverez Caliban, non Vénus ; jamais vous n’y verrez le Parthénon. +Guernesey, les métairies sont monumentales. +Les hameaux sous les arbres sont décrépits et vivaces. +Les chaumières ont des vieillesses de cathédrales. +Çà et là une couleuvre. +Les bestiaux boivent dans des auges pareilles à des sarcophages. +Les grimpereaux et les hochequeues viennent en familiarité aimable piller le grain des poules. Le long de la mer tout est fauve. -Le vent use l’herbe que le soleil brûle. -Quelques églises ont un caparaçon de lierre qui court jusqu’au clocher. -Par endroits, dans les bruyères désertes, une excroissance de rocher s’achève en chaumière. -Les bateaux tirés à terre, faute de port, sont arc-boutés sur de grosses pierres. -Des chevaux au vert galopent à travers les jachères. -Dans les dunes, des batteries s’écroulent. +Le vent use l’herbe que le soleil brûle. +Quelques églises ont un caparaçon de lierre qui court jusqu’au clocher. +Par endroits, dans les bruyères désertes, une excroissance de rocher s’achève en chaumière. +Les bateaux tirés à terre, faute de port, sont arc-boutés sur de grosses pierres. +Des chevaux au vert galopent à travers les jachères. +Dans les dunes, des batteries s’écroulent. Des enfants demi-nus rient. -On voit dans les sentiers les jeux de mérelles qu’ils y tracent. -Le bruit du vent écouté dans ces solitudes donne une sensation de lointain extraordinaire. -Une belle maison de pierre du seizième siècle subsiste encore dans la Grand’Rue. +On voit dans les sentiers les jeux de mérelles qu’ils y tracent. +Le bruit du vent écouté dans ces solitudes donne une sensation de lointain extraordinaire. +Une belle maison de pierre du seizième siècle subsiste encore dans la Grand’Rue. Saint-Pierre-Port est port franc. -Les ravins font les rues, des escaliers abrègent les détours. -Il y a un collège. -On édifie le plus d’églises qu’on peut. -Quand elles sont bâties, on les fait approuver par « les seigneurs du conseil ». +Les ravins font les rues, des escaliers abrègent les détours. +Il y a un collège. +On édifie le plus d’églises qu’on peut. +Quand elles sont bâties, on les fait approuver par « les seigneurs du conseil ». Il y a un palais de justice. -Les juges, vêtus de violet, opinent à haute voix. -Force « chapelles » particulières protestent contre les églises officielles. +Les juges, vêtus de violet, opinent à haute voix. +Force « chapelles » particulières protestent contre les églises officielles. La stagnation du dimanche fait loi. -Tout est permis, excepté de boire un verre de bière le dimanche. +Tout est permis, excepté de boire un verre de bière le dimanche. Loi du dimanche : chanter sans boire. -On est plus biblique encore qu’évangélique. -Il y a un théâtre. -L’intérieur se rapproche du style d’architecture adopté pour les greniers à foin. -Satan n’a pas de pompes, et est mal logé. -Le théâtre a pour vis-à-vis la prison, autre logis du même individu. -Publique, ce serait un musée. +On est plus biblique encore qu’évangélique. +Il y a un théâtre. +L’intérieur se rapproche du style d’architecture adopté pour les greniers à foin. +Satan n’a pas de pompes, et est mal logé. +Le théâtre a pour vis-à-vis la prison, autre logis du même individu. +Publique, ce serait un musée. Madame Pescott est « agente de douanes et fournisseure de navires ». -Les chineuses, très pauvres, gagnent à grand’peine quelques doubles dans leur journée. -Tel yacht coûte à son propriétaire cent mille francs par mois. -Le cricket prospère, la boxe décroit, Les sociétés de tempérance règnent, fort utilement, disons-le. +Les chineuses, très pauvres, gagnent à grand’peine quelques doubles dans leur journée. +Tel yacht coûte à son propriétaire cent mille francs par mois. +Le cricket prospère, la boxe décroit, Les sociétés de tempérance règnent, fort utilement, disons-le. La population est saine, belle et bonne. -La prison de la ville est très souvent vide. +La prison de la ville est très souvent vide. Les enfants vont seuls dans les rues, confiance touchante et douce. -Les marmots mènent les bébés. +Les marmots mènent les bébés. En fait de modes, Guernesey copie Paris. -Pas toujours ; quelquefois des rouges vifs ou des bleus crus révèlent l’alliance anglaise. -La charpenterie maritime de Guernesey est renommée ; le carénage regorge de bâtiments au radoub. +Pas toujours ; quelquefois des rouges vifs ou des bleus crus révèlent l’alliance anglaise. +La charpenterie maritime de Guernesey est renommée ; le carénage regorge de bâtiments au radoub. Saint-Pierre-Port a un Pollet comme Dieppe, et un Strand comme Londres. -Le passage d’une personne royale a servi de prétexte à une tour. +Le passage d’une personne royale a servi de prétexte à une tour. On enterre dans la ville. -La rue du Collège longe et côtoie à droite et à gauche deux cimetières. -Une tombe de février mille six cent dix fait partie d’un mur. +La rue du Collège longe et côtoie à droite et à gauche deux cimetières. +Une tombe de février mille six cent dix fait partie d’un mur. Ferme de Mon-Plaisir. -De là une nationalité complexe. -S’ils le savent, ils tiennent à l’oublier. -Cela se voit un peu au français qu’ils parlent. -Toute l’île de Jersey est exactement grande comme la ville de Londres. +De là une nationalité complexe. +S’ils le savent, ils tiennent à l’oublier. +Cela se voit un peu au français qu’ils parlent. +Toute l’île de Jersey est exactement grande comme la ville de Londres. Il faudrait pour faire la France deux mille sept cents Jersey. La pointe de France la plus proche est le cap Flamanville. Les orages sur l’archipel de la Manche, nous l’avons dit, sont terribles. Les archipels sont les pays du vent. -Entre chaque île, il y a un corridor qui fait soufflet. +Entre chaque île, il y a un corridor qui fait soufflet. Loi mauvaise pour la mer et bonne pour la terre. Le vent emporte les miasmes et apporte les naufrages. Cette loi est sur les Channel’s Islands comme sur les autres archipels. -Le choléra a glissé sur Jersey et Guernesey. -On nomme volontiers ces îles en France îles anglaises, et en Angleterre îles normandes. -Les îles de la Manche battent monnaie ; de cuivre seulement. -Une voie romaine, encore visible, menait de Coutances à Jersey. +Le choléra a glissé sur Jersey et Guernesey. +On nomme volontiers ces îles en France îles anglaises, et en Angleterre îles normandes. +Les îles de la Manche battent monnaie ; de cuivre seulement. +Une voie romaine, encore visible, menait de Coutances à Jersey. Douze paroisses furent englouties. Le sire de Briquebec s’intitulait baron de Guernesey. -Aurigny était le fief d’Henri l’Artisan. -Jersey a subi deux voleurs, César et Rollon. +Aurigny était le fief d’Henri l’Artisan. +Jersey a subi deux voleurs, César et Rollon. Haro est un cri au duc (Ha ! -Rollo !), à moins qu’il ne vienne du saxon haran, crier. -De là beaucoup de Normandie à Jersey et beaucoup de Bretagne à Guernesey. -Les gentilshommes couvraient les îles. -Le comte d’Essex a laissé une ruine à Aurigny, Essex Castle. -Jersey a Montorgeuil, Guernesey le château Cornet. -Les forteresses comme les femmes se vantent de leurs assiégeants quand ils sont illustres. -Un pape, au quinzième siècle, a déclaré Jersey et Guernesey îles neutres. -Il songeait à la guerre, et non au schisme. -Les églises abondent dans l’archipel. -Le détail vaut la peine qu’on y insiste ; partout des temples. -On voit à Jersey une chapelle mormone. +Rollo !), à moins qu’il ne vienne du saxon haran, crier. +De là beaucoup de Normandie à Jersey et beaucoup de Bretagne à Guernesey. +Les gentilshommes couvraient les îles. +Le comte d’Essex a laissé une ruine à Aurigny, Essex Castle. +Jersey a Montorgeuil, Guernesey le château Cornet. +Les forteresses comme les femmes se vantent de leurs assiégeants quand ils sont illustres. +Un pape, au quinzième siècle, a déclaré Jersey et Guernesey îles neutres. +Il songeait à la guerre, et non au schisme. +Les églises abondent dans l’archipel. +Le détail vaut la peine qu’on y insiste ; partout des temples. +On voit à Jersey une chapelle mormone. C’est bien fait. -À propos de Satan, on hait Voltaire. -Genève enchérit sur Rome. -Il y a crescendo dans la malédiction. -Calas, Sirven, tant de pages éloquentes contre les dragonnades n’y font rien. -Voltaire a nié le dogme, cela suffit. -Il a défendu les protestants, mais il a blessé le protestantisme. +À propos de Satan, on hait Voltaire. +Genève enchérit sur Rome. +Il y a crescendo dans la malédiction. +Calas, Sirven, tant de pages éloquentes contre les dragonnades n’y font rien. +Voltaire a nié le dogme, cela suffit. +Il a défendu les protestants, mais il a blessé le protestantisme. Les protestants le poursuivent d’une ingratitude orthodoxe. -Écoutez toutes ces voix ; il n’a ni génie, ni talent, ni esprit. -On l’a insulté vieux, on le proscrit mort. -Il est éternellement « discuté ». -C’est là sa gloire. +Écoutez toutes ces voix ; il n’a ni génie, ni talent, ni esprit. +On l’a insulté vieux, on le proscrit mort. +Il est éternellement « discuté ». +C’est là sa gloire. Parler de Voltaire avec calme et justice, est-ce que c’est possible ? Les Cyclades dessinent le cercle ; l’archipel de la Manche dessine le triangle. -Jadis, avant les temps historiques, ces îles de la Manche étaient féroces. -Piller leur côte était leur ressource. -Un vieux chroniqueur local dit énergiquement : Ratières et piratières. +Jadis, avant les temps historiques, ces îles de la Manche étaient féroces. +Piller leur côte était leur ressource. +Un vieux chroniqueur local dit énergiquement : Ratières et piratières. Jersey, Serk et Guernesey s’appelaient jadis Ange, Sarge et Bissarge. -Aurigny est Redanœ, à moins que ce ne soit Thanet. +Aurigny est Redanœ, à moins que ce ne soit Thanet. Aurigny en effet ne tient dans l’histoire de Normandie qu’une place imperceptible. -Édition de mille cinq cent cinquante-huit. +Édition de mille cinq cent cinquante-huit. Lyon, p. quatre cent vingt-trois.) Les Casquets sont un redoutable lieu de naufrages. -Il y a eu des auréoles d’ermites sur toutes ces pointes d’écueils. -Hélier priait à Jersey, et Marcour dans les rochers du Calvados. -Saint Magloire rendit à l’archipel plusieurs autres services. +Il y a eu des auréoles d’ermites sur toutes ces pointes d’écueils. +Hélier priait à Jersey, et Marcour dans les rochers du Calvados. +Saint Magloire rendit à l’archipel plusieurs autres services. Saint Magloire fit cesser cet abus. -À l’heure où nous parlons, Serk est un fief immobilisé entre quarante tenanciers. -Jersey s’inquiète d’un français propriétaire. -S’il allait acheter toute l’île ! -À Jersey, défense aux étrangers d’acheter de la terre ; à Guernesey, permission. -La bible est exécutoire à Saint-Pierre-Port plus qu’à Saint-Hélier. -D’autres enchevêtrements naissent de la diversité des monnaies et des mesures. -Guernesey on mesure le champ en vergées et la vergée en perches. -Ce mesurage change à Jersey. +À l’heure où nous parlons, Serk est un fief immobilisé entre quarante tenanciers. +Jersey s’inquiète d’un français propriétaire. +S’il allait acheter toute l’île ! +À Jersey, défense aux étrangers d’acheter de la terre ; à Guernesey, permission. +La bible est exécutoire à Saint-Pierre-Port plus qu’à Saint-Hélier. +D’autres enchevêtrements naissent de la diversité des monnaies et des mesures. +Guernesey on mesure le champ en vergées et la vergée en perches. +Ce mesurage change à Jersey. Un franc s’appelle un « dix pence ». -Guernesey a trois cent cinq maisons inhabitées. -Il pourrait porter Tancrède et traîner Mazeppa. +Guernesey a trois cent cinq maisons inhabitées. +Il pourrait porter Tancrède et traîner Mazeppa. Balnivus et coronator disent les vieilles, chartes. Pour loi la coutume de Normandie. -Jersey est le septième port de l’Angleterre. -Ces chiffres ont plus que triplé en vingt ans. +Jersey est le septième port de l’Angleterre. +Ces chiffres ont plus que triplé en vingt ans. Le billet de banque de l’archipel est invariablement d’une livre sterling. -La révolution financière serait microscopiquement faite dans ce petit coin du monde. -Les guernesiais, tout aussi pénétrants et tout aussi solides, sont plus lents. -Tel est le puissant et irréductible instinct anglais. -Pour complément l’affiche. -De cette publicité sort la vie. -C’est un révérend ? point. +La révolution financière serait microscopiquement faite dans ce petit coin du monde. +Les guernesiais, tout aussi pénétrants et tout aussi solides, sont plus lents. +Tel est le puissant et irréductible instinct anglais. +Pour complément l’affiche. +De cette publicité sort la vie. +C’est un révérend ? point. C’est un bouvier. -Un écrivain contemporain arrive à Jersey, entre chez un épicier. -D’une île à l’autre, on fraternise ; on se raille aussi, doucement. -Vadius et Trissotin devenus deux îles de l’océan, nous n’admettons point cela. +Un écrivain contemporain arrive à Jersey, entre chez un épicier. +D’une île à l’autre, on fraternise ; on se raille aussi, doucement. +Vadius et Trissotin devenus deux îles de l’océan, nous n’admettons point cela. Aurigny, du reste, a son importance relative. Pour les Casquets, Aurigny est Londres. -Elle fut éperdue du tumulte et redemanda son rocher. +Elle fut éperdue du tumulte et redemanda son rocher. Elle n’avait jamais vu de bœufs. -En apercevant un cheval, elle s’écria : Quel gros chien ! -Deux dans la même maison ont quelque peine à s’accorder. -Toujours les deux sur les dix, est une séculaire locution proverbiale du pays. +En apercevant un cheval, elle s’écria : Quel gros chien ! +Deux dans la même maison ont quelque peine à s’accorder. +Toujours les deux sur les dix, est une séculaire locution proverbiale du pays. Que signifie-t-elle ? -Conseil de maître avare ; c’est la vieille défiance qui dénonce la vieille paresse. -En deux jours, et à eux cinq, ils remirent la vitre. -Dans l’archipel de la Manche, certaines choses du passé sont encore visibles. -L’archipel normand parle français, avec quelques variantes, comme on voit. +Conseil de maître avare ; c’est la vieille défiance qui dénonce la vieille paresse. +En deux jours, et à eux cinq, ils remirent la vitre. +Dans l’archipel de la Manche, certaines choses du passé sont encore visibles. +L’archipel normand parle français, avec quelques variantes, comme on voit. Paroisse se prononce paresse. -Tout à l’aisi. -C’est-à-dire, mal, pas mal, bien. -Être triste, c’est avoir les esprits bas ». -Être hypocondriaque, c’est avoir « des fixes ». -Bientôt, c’est « bien dupartant ». -Noble est un des mots les plus usités dans ce français local. -Toute chose réussie est un « noble train. -Une cuisinière rapporte du marché « un noble quartier de veau ». +Tout à l’aisi. +C’est-à-dire, mal, pas mal, bien. +Être triste, c’est avoir les esprits bas ». +Être hypocondriaque, c’est avoir « des fixes ». +Bientôt, c’est « bien dupartant ». +Noble est un des mots les plus usités dans ce français local. +Toute chose réussie est un « noble train. +Une cuisinière rapporte du marché « un noble quartier de veau ». Un canard bien nourri « est un noble pirot ». Une oie grasse est « un noble picot ». -La langue judiciaire et légale a, elle aussi, l’arrière-goût normand. -Un dossier de procès, une requête, un projet de loi, sont « logés au greffe ». +La langue judiciaire et légale a, elle aussi, l’arrière-goût normand. +Un dossier de procès, une requête, un projet de loi, sont « logés au greffe ». Elle le choisit quelquefois un peu. -Cela n’est pas sans quelque inconvénient. -C’était un alsacien, accompagné de sa femme. +Cela n’est pas sans quelque inconvénient. +C’était un alsacien, accompagné de sa femme. On barle ici badois. -C’est ça, badois. +C’est ça, badois. Le professeur continua ses plaintes sur le « badois » normand. -Ce patois est un idiome complet, très riche et très singulier. -Il éclaire, de sa lueur obscure mais profonde, les origines de la langue française. -Il consent à traiter de cousine la reine Victoria. -La descendance paraît prouvée et n’a rien d’improbable. -Dans ces îles on tient à son blason. -Un paysan dit : Mes ancêtres. +Ce patois est un idiome complet, très riche et très singulier. +Il éclaire, de sa lueur obscure mais profonde, les origines de la langue française. +Il consent à traiter de cousine la reine Victoria. +La descendance paraît prouvée et n’a rien d’improbable. +Dans ces îles on tient à son blason. +Un paysan dit : Mes ancêtres. Les fleurs de lys abondent. Angleterre prend volontiers les modes que la France quitte. -Peu de bourgeois situés entre cour et jardin se privent d’une clôture fleurdelysée. -On est très chatouilleux sur les mésalliances. -Guernesey donner le bras à une femme signifie fiançailles. +Peu de bourgeois situés entre cour et jardin se privent d’une clôture fleurdelysée. +On est très chatouilleux sur les mésalliances. +Guernesey donner le bras à une femme signifie fiançailles. Un peu de prison assaisonne la lune de miel. Une certaine honte est d’ailleurs convenable. -Le mariage exige si peu de formalités qu’il peut être latent. -Elle est au centre de la grande place de Saint-Hélier. -Quand ce n’est pas le chêne, c’est le champignon. -Jersey a un Mont-aux-Pendus, ce qui manque à Guernesey. -Beautés de la peine de mort. -Aujourd’hui Jersey, plus avancée que Londres, ne tolérerait plus le gibet. +Le mariage exige si peu de formalités qu’il peut être latent. +Elle est au centre de la grande place de Saint-Hélier. +Quand ce n’est pas le chêne, c’est le champignon. +Jersey a un Mont-aux-Pendus, ce qui manque à Guernesey. +Beautés de la peine de mort. +Aujourd’hui Jersey, plus avancée que Londres, ne tolérerait plus le gibet. La peine de mort y est tacitement abolie. Eu prison on surveille fort les lectures. -Un prisonnier n’a droit qu’à la bible. -Cette énormité ne serait plus tolérée aujourd’hui. +Un prisonnier n’a droit qu’à la bible. +Cette énormité ne serait plus tolérée aujourd’hui. Aujourd’hui il a trois cents livres sterling. Jersey, la cour royale se nomme la cohue. -Une femme qui fait un procès s’appelle l’actrice. -Elles sont respectueusement conservées au manoir de Saint-Ouen. -La dîme est en vigueur. -On rencontre en se promenant les magasins des dîmeurs. -Le jambage semble aboli, mais le poulage sévit. -Ceci a l’inconvénient de ne point attirer dans l’île les grands consommateurs. -C’est le sixième mois qui est grave. -Climat, un printemps répandu. -Les îles de la Manche sont les îles d’Hyères de l’Angleterre. -On y envoie les poitrines délicates d’Albion. +Une femme qui fait un procès s’appelle l’actrice. +Elles sont respectueusement conservées au manoir de Saint-Ouen. +La dîme est en vigueur. +On rencontre en se promenant les magasins des dîmeurs. +Le jambage semble aboli, mais le poulage sévit. +Ceci a l’inconvénient de ne point attirer dans l’île les grands consommateurs. +C’est le sixième mois qui est grave. +Climat, un printemps répandu. +Les îles de la Manche sont les îles d’Hyères de l’Angleterre. +On y envoie les poitrines délicates d’Albion. Telle paroisse de Guernesey, Saint-Martin, par exemple, passe pour une petite Nice. La high life y est possible. -Ces petites îles ont leur grand monde. -À cela près, conversations charmantes. -Jersey admire le général Don ; Guernesey admire le général Doyle. -Ce sont deux anciens gouverneurs du commencement de ce siècle. -On trouve à Jersey Don-street et à Guernesey Doyle-road. +Ces petites îles ont leur grand monde. +À cela près, conversations charmantes. +Jersey admire le général Don ; Guernesey admire le général Doyle. +Ce sont deux anciens gouverneurs du commencement de ce siècle. +On trouve à Jersey Don-street et à Guernesey Doyle-road. Il y a bailli. -Il y a sénéchal, il y a centeniers, vingteniers et douzeniers. -Il y a vingtaine à Saint-Sauveur et cueillette à Saint-Ouen. -Il y a tous les ans, pour le branchage des routes, chevauchée des connétables. -Le vicomte est en tête, « tenant à la main la perche royale ». +Il y a sénéchal, il y a centeniers, vingteniers et douzeniers. +Il y a vingtaine à Saint-Sauveur et cueillette à Saint-Ouen. +Il y a tous les ans, pour le branchage des routes, chevauchée des connétables. +Le vicomte est en tête, « tenant à la main la perche royale ». Il y a l’heure canonique, qui est avant midi. -Noël, Pâques, la Saint-Jean et la Saint-Michel sont les échéances légales. +Noël, Pâques, la Saint-Jean et la Saint-Michel sont les échéances légales. On ne vend pas un immeuble, on le baille. -Le cas du manant niant que sa tenure soit dans les enclaves » est prévu. -Il y a les « casualités, trésors trouvés, noces, etc., dont le seigneur peut profiter ». -Plein moyen âge, direz-vous ; non, pleine liberté. -Allez où vous voudrez, faites ce que vous voudrez, soyez qui vous voudrez. +Le cas du manant niant que sa tenure soit dans les enclaves » est prévu. +Il y a les « casualités, trésors trouvés, noces, etc., dont le seigneur peut profiter ». +Plein moyen âge, direz-vous ; non, pleine liberté. +Allez où vous voudrez, faites ce que vous voudrez, soyez qui vous voudrez. Nul n’a droit de savoir votre nom. -Avez-vous un Dieu à vous ? -Prêchez-le, Avez-vous un drapeau à vous ? +Avez-vous un Dieu à vous ? +Prêchez-le, Avez-vous un drapeau à vous ? Le rouge est une couleur. -Vous plaît-il de dénoncer le gouvernement ? +Vous plaît-il de dénoncer le gouvernement ? Montez sur la borne et parlez. Voulez-vous vous associer publiquement ? Tant que vous voudrez. Avez-vous envie d’assembler le peuple ? Dans la place publique. -J’attaquerai la royauté ? +J’attaquerai la royauté ? Cela ne nous regarde pas. -Pensez, parlez, écrivez, imprimez, haranguez, c’est votre affaire. +Pensez, parlez, écrivez, imprimez, haranguez, c’est votre affaire. Donc franchise absolue de parole et de presse. -Est imprimeur qui veut, est apôtre qui veut, est pontife qui peut. -Il ne tient qu’à vous d’être pape. -Vous n’avez pour cela qu’à inventer une religion. -Imaginez une nouvelle forme de Dieu dont vous vous ferez le prophète. -Personne n’a rien à y voir. +Est imprimeur qui veut, est apôtre qui veut, est pontife qui peut. +Il ne tient qu’à vous d’être pape. +Vous n’avez pour cela qu’à inventer une religion. +Imaginez une nouvelle forme de Dieu dont vous vous ferez le prophète. +Personne n’a rien à y voir. Au besoin les policemen vous aident. -Toute liberté ; spectacle grandiose. -On discute la chose jugée. -De même qu’on sermonne le prêtre, on juge le juge. -Les journaux impriment : « Hier, la cour a rendu un arrêt inique. -L’erreur judiciaire possible n’a droit, chose étonnante, à aucun respect. -La justice humaine est livrée aux contestations comme la révélation céleste. -L’indépendance individuelle irait difficilement plus loin. -Le droit est devenu respirable ; il est incolore, inaperçu et nécessaire comme l’air. -En même temps, on est « loyal ». -Ce sont des citoyens qui ont la vanité d’être sujets. -Au total le dix-neuvième siècle règne et gouverne. -Il entre par toutes les fenêtres de ce moyen âge resté debout. -La vieille légalité normande est de part en part traversée par la liberté. -Cette masure est pleine de cette lumière. -Jamais anachronisme ne fut si peu réfractaire. +Toute liberté ; spectacle grandiose. +On discute la chose jugée. +De même qu’on sermonne le prêtre, on juge le juge. +Les journaux impriment : « Hier, la cour a rendu un arrêt inique. +L’erreur judiciaire possible n’a droit, chose étonnante, à aucun respect. +La justice humaine est livrée aux contestations comme la révélation céleste. +L’indépendance individuelle irait difficilement plus loin. +Le droit est devenu respirable ; il est incolore, inaperçu et nécessaire comme l’air. +En même temps, on est « loyal ». +Ce sont des citoyens qui ont la vanité d’être sujets. +Au total le dix-neuvième siècle règne et gouverne. +Il entre par toutes les fenêtres de ce moyen âge resté debout. +La vieille légalité normande est de part en part traversée par la liberté. +Cette masure est pleine de cette lumière. +Jamais anachronisme ne fut si peu réfractaire. L’histoire fait gothique cet archipel, l’industrie et l’intelligence le font actuel. -Il échappe à l’immobilisation par le simple jeu des poumons du peuple. -Ce qui n’empêche pas qu’on ne soit seigneur de Mélèches. -Une féodalité de droit, une république de fait. -Tel est le phénomène. -Cette liberté souffre une exception ; une seule ; nous l’avons indiquée déjà. +Il échappe à l’immobilisation par le simple jeu des poumons du peuple. +Ce qui n’empêche pas qu’on ne soit seigneur de Mélèches. +Une féodalité de droit, une république de fait. +Tel est le phénomène. +Cette liberté souffre une exception ; une seule ; nous l’avons indiquée déjà. Il existe en Angleterre un tyran. -Et aucune résistance n’est possible. -Le dimanche règne par les mœurs, despotes bien autres que les lois. +Et aucune résistance n’est possible. +Le dimanche règne par les mœurs, despotes bien autres que les lois. Le dimanche, ce roi d’Angleterre, a pour prince de Galles le spleen. Il a le droit d’ennui. Du reste, insistons-y, le dimanche anglais opprime moins Jersey que Guernesey. -C’est tout simple, Dieu s’étant reposé ce jour-là. -Tôt ou tard, ces dernières entraves tomberont. +C’est tout simple, Dieu s’étant reposé ce jour-là. +Tôt ou tard, ces dernières entraves tomberont. Sans doute l’esprit d’orthodoxie est tenace. -Sans doute le procès intenté à l’évêque Golensa, par exemple, est grave. -Cette heure est arrivée. -La civilisation de l’archipel normand est en marche et ne s’arrêtera pas. -Elle a eu deux fois le profond tremblement de l’indépendance. +Sans doute le procès intenté à l’évêque Golensa, par exemple, est grave. +Cette heure est arrivée. +La civilisation de l’archipel normand est en marche et ne s’arrêtera pas. +Elle a eu deux fois le profond tremblement de l’indépendance. Au surplus, tous les archipels sont des pays libres. -Mystérieux travail de la mer et du vent. -Ces îles, autrefois redoutables, se sont adoucies. -Elles étaient écueils, elles sont refuges. -Ces lieux de détresse sont devenus des points de sauvetage. -Qui sort du désastre, émerge là. -Tous les naufragés y viennent, celui-ci des tempêtes, celui-là des révolutions. -Une bonne femme lui a dit : Que désirez-vous, mon ami ? -Il demanda au médecin jersiais une ordonnance pour son basset. +Mystérieux travail de la mer et du vent. +Ces îles, autrefois redoutables, se sont adoucies. +Elles étaient écueils, elles sont refuges. +Ces lieux de détresse sont devenus des points de sauvetage. +Qui sort du désastre, émerge là. +Tous les naufragés y viennent, celui-ci des tempêtes, celui-là des révolutions. +Une bonne femme lui a dit : Que désirez-vous, mon ami ? +Il demanda au médecin jersiais une ordonnance pour son basset. Le docteur donna son avis. -deux° Pour son chien, dix louis. -Il y a deux mille ans, César, promis à Brutus, y était venu. -Royalistes, elles accueillent la république vaincue ; huguenotes, elles admettent le catholicisme émigré. +deux degré Pour son chien, dix louis. +Il y a deux mille ans, César, promis à Brutus, y était venu. +Royalistes, elles accueillent la république vaincue ; huguenotes, elles admettent le catholicisme émigré. Qu’est ce souffle ? une note, un mot, un soupir ? rien. Qui n’a senti en ce monde la puissance de ceci : un rien ! -Paris, on flâne, à Guernesey, on rôde. -Toutes les réminiscences de la France dans l’archipel ne sont pas également gracieuses. -Gniaq’ gniaq’ gniaq’ mon doux JésusQui ait l’odeur bonne. +Paris, on flâne, à Guernesey, on rôde. +Toutes les réminiscences de la France dans l’archipel ne sont pas également gracieuses. +Gniaq’ gniaq’ gniaq’ mon doux JésusQui ait l’odeur bonne. Ce couplet, d’un haut comique involontaire, est tragique. On en rit ; on en devrait pleurer. -Sur ce couplet, Bossuet, l’un des quarante de l’académie française, criait : Tue ! -Où la poésie manque, il met la conscience. -Le libretto du martyre peut être plat, qu’importe si le martyre est magnanime. -Dans un temps donné la configuration d’une île change. -Une île est une construction de l’océan. -La matière est éternelle, non l’aspect. -Tout se déforme, même l’informe. -Les édifices de la mer s’écroulent comme les autres. -La mer qui les a élevés, les renverse. +Sur ce couplet, Bossuet, l’un des quarante de l’académie française, criait : Tue ! +Où la poésie manque, il met la conscience. +Le libretto du martyre peut être plat, qu’importe si le martyre est magnanime. +Dans un temps donné la configuration d’une île change. +Une île est une construction de l’océan. +La matière est éternelle, non l’aspect. +Tout se déforme, même l’informe. +Les édifices de la mer s’écroulent comme les autres. +La mer qui les a élevés, les renverse. Cherchez-les au fond de la mer. -Entre la France et Jersey, un enfant enjambait le détroit. +Entre la France et Jersey, un enfant enjambait le détroit. La balafre du travail humain est visible sur l’œuvre divine. -Il semble que l’homme soit chargé d’une certaine quantité d’achèvement. -Il approprie la création à l’humanité. +Il semble que l’homme soit chargé d’une certaine quantité d’achèvement. +Il approprie la création à l’humanité. Telle est sa fonction. -Il en a l’audace ; on pourrait presque dire, l’impiété. +Il en a l’audace ; on pourrait presque dire, l’impiété. La collaboration est parfois offensante. -L’homme, ce vivant à brève échéance, ce perpétuel mourant, entreprend l’infini. +L’homme, ce vivant à brève échéance, ce perpétuel mourant, entreprend l’infini. Il dit lui aussi son Tu n’iras pas plus loin. Il a sa convenance, et il faut que l’univers l’accepte. -N’a-t-il pas d’ailleurs un univers à lui ? +N’a-t-il pas d’ailleurs un univers à lui ? Il entend en faire ce que bon lui semble. -Un univers est une matière première. +Un univers est une matière première. Le monde, œuvre de Dieu, est le canevas de l’homme. -Tout borne l’homme, mais rien ne l’arrête. -Il répliqua à la limite par l’enjambée. -L’impossible est une frontière toujours reculante. -Cette diminution de bêtise s’appelle le progrès. -L’homme travaille à sa maison, et sa maison c’est la terre. +Tout borne l’homme, mais rien ne l’arrête. +Il répliqua à la limite par l’enjambée. +L’impossible est une frontière toujours reculante. +Cette diminution de bêtise s’appelle le progrès. +L’homme travaille à sa maison, et sa maison c’est la terre. Globe, laisse faire la fourmi. -L’enfant, brisant son jouet, a l’air d’en chercher l’âme. -L’homme aussi semble chercher l’âme de la terre. -Il peut sur le détail, non sur l’ensemble. +L’enfant, brisant son jouet, a l’air d’en chercher l’âme. +L’homme aussi semble chercher l’âme de la terre. +Il peut sur le détail, non sur l’ensemble. Et il est bon que cela soit ainsi. Le Tout est providentiel. Les lois passent au-dessus de nous. -Ce que nous faisons ne va pas au delà de la surface. -Des rêveurs, quelques-uns illustres, ont rêvé la restitution du printemps perpétuel à la terre. +Ce que nous faisons ne va pas au delà de la surface. +Des rêveurs, quelques-uns illustres, ont rêvé la restitution du printemps perpétuel à la terre. Pour supprimer ces saisons, il suffirait de redresser cet axe. Rien de plus simple. -On le voit, pas grand’chose à faire. -Cherchons ailleurs l’éden. -Le printemps est bon ; la liberté et la justice valent mieux. -Éden est moral et non matériel. -Être libres et justes, cela dépend de nous. -La sérénité est intérieure. -C’est au dedans de nous qu’est notre printemps perpétuel. +On le voit, pas grand’chose à faire. +Cherchons ailleurs l’éden. +Le printemps est bon ; la liberté et la justice valent mieux. +Éden est moral et non matériel. +Être libres et justes, cela dépend de nous. +La sérénité est intérieure. +C’est au dedans de nous qu’est notre printemps perpétuel. Guernesey est une Trinacrie. La reine des Trinacries, c’est la Sicile. -À cela près, l’île de Guernesey est en pleine démolition. +À cela près, l’île de Guernesey est en pleine démolition. Ce granit est bon, qui en veut ? Toute la falaise est mise en adjudication. -Les habitants vendent l’île en détail. +Les habitants vendent l’île en détail. Toute l’Angleterre demande de cette pierre. -Quoi qu’il en soit, les côtes de Guernesey tombent sous la pioche. -Et cela se fait en Amérique comme en Europe. -Les anciens guernesiais ne reconnaissent plus leur île. -Ils seraient tentés de dire : on m’a changé mon lieu natal. -Wellington le disait de Waterloo, qui était son lieu natal à lui. -Jusque vers mille huit cent cinq, Guernesey a été coupée en deux îles. -Rue étroite et sinueuse. -Qui a vu l’archipel normand, l’aime ; qui l’a habité, l’estime. -C’est là un noble petit peuple, grand par l’âme. -Il a l’âme de la mer. -Ces hommes des îles de la Manche sont une race à part. +Quoi qu’il en soit, les côtes de Guernesey tombent sous la pioche. +Et cela se fait en Amérique comme en Europe. +Les anciens guernesiais ne reconnaissent plus leur île. +Ils seraient tentés de dire : on m’a changé mon lieu natal. +Wellington le disait de Waterloo, qui était son lieu natal à lui. +Jusque vers mille huit cent cinq, Guernesey a été coupée en deux îles. +Rue étroite et sinueuse. +Qui a vu l’archipel normand, l’aime ; qui l’a habité, l’estime. +C’est là un noble petit peuple, grand par l’âme. +Il a l’âme de la mer. +Ces hommes des îles de la Manche sont une race à part. On peut sourire, on peut admirer aussi. -Une prospérité sans cesse croissante les attend le jour où elles seront connues. -Cette églogue est un chantier. -Le pays est beau ; le peuple est bon, l’histoire est fière. -Le côté sauvage est majestueux. -L’archipel a un apôtre Hélier, un poëte, Robert Wace, un héros, Pierson. +Une prospérité sans cesse croissante les attend le jour où elles seront connues. +Cette églogue est un chantier. +Le pays est beau ; le peuple est bon, l’histoire est fière. +Le côté sauvage est majestueux. +L’archipel a un apôtre Hélier, un poëte, Robert Wace, un héros, Pierson. L’archipel normand colonise aujourd’hui, comme jadis l’archipel grec. -C’est là une gloire. -Il y a des jersiais et des guernesiais en Australie, en Californie, à Ceylan. -Amérique du Nord a son New-Jersey, et son New-Guernesey, qui est dans l’Ohio. -Est-ce que la France n’a pas été brigande ? -Est-ce que l’Angleterre n’a pas été anthropophage ? -Soyons modestes, et pensons à nos ancêtres tatoués. -Où prospérait le banditisme, le commerce règne. -Œuvre des siècles, sans doute, mais des hommes aussi. +C’est là une gloire. +Il y a des jersiais et des guernesiais en Australie, en Californie, à Ceylan. +Amérique du Nord a son New-Jersey, et son New-Guernesey, qui est dans l’Ohio. +Est-ce que la France n’a pas été brigande ? +Est-ce que l’Angleterre n’a pas été anthropophage ? +Soyons modestes, et pensons à nos ancêtres tatoués. +Où prospérait le banditisme, le commerce règne. +Œuvre des siècles, sans doute, mais des hommes aussi. Ce magnanime exemple, c’est ce microscopique archipel qui le donne. -Ces espèces de petites nations-là font la preuve de la civilisation. -Aimons-les, et vénérons-les. -Ces microcosmes reflètent en petit, dans toutes ses phases, la grande formation humaine. -Jersey, Guernesey, Aurigny ; anciens repaires, ateliers à présent. -Anciens écueils, ports maintenant. -L’homme des ténèbres se retourne et fait face à l’aurore. -Rien n’est plus grand, rien n’est plus pathétique. +Ces espèces de petites nations-là font la preuve de la civilisation. +Aimons-les, et vénérons-les. +Ces microcosmes reflètent en petit, dans toutes ses phases, la grande formation humaine. +Jersey, Guernesey, Aurigny ; anciens repaires, ateliers à présent. +Anciens écueils, ports maintenant. +L’homme des ténèbres se retourne et fait face à l’aurore. +Rien n’est plus grand, rien n’est plus pathétique. A-t-il moins d’audace qu’autrefois ? -Seulement cette audace va à la lumière. +Seulement cette audace va à la lumière. Le barrage s’est fait pont. L’obstacle est devenu l’aide. -Là où ce peuple a été pirate, il est pilote. +Là où ce peuple a été pirate, il est pilote. Et il est plus entreprenant et plus hardi que jamais. -La Christmas de cent quatre-vingt-deux. fut remarquable à Guernesey. -Il neigea ce jour-là. -Il avait neigé depuis minuit jusqu’à l’aube. -L’homme venait derrière la femme, à une centaine de pas d’intervalle. -Il allait comme elle du côté de Saint-Sampson. +La Christmas de cent quatre-vingt-deux. fut remarquable à Guernesey. +Il neigea ce jour-là. +Il avait neigé depuis minuit jusqu’à l’aube. +L’homme venait derrière la femme, à une centaine de pas d’intervalle. +Il allait comme elle du côté de Saint-Sampson. L’homme, jeune encore, semblait quelque chose comme un ouvrier ou un matelot. L’homme ne la remarquait pas. -Ce mot était son nom. +Ce mot était son nom. Il s’appelait Gilliatt. Gilliatt habitait la paroisse de Saint-Sampson. -Il n’y était pas aimé. +Il n’y était pas aimé. Il y avait des raisons pour cela. -D’abord il avait pour logis une maison « visionnée ». -Il y a aux murs du papier qui se décolle. -L’épaississement des toiles pleines de mouches indique la paix profonde des araignées. -Quelquefois on aperçoit un pot cassé sur une planche. -C’est là une maison « visionnée ». +D’abord il avait pour logis une maison « visionnée ». +Il y a aux murs du papier qui se décolle. +L’épaississement des toiles pleines de mouches indique la paix profonde des araignées. +Quelquefois on aperçoit un pot cassé sur une planche. +C’est là une maison « visionnée ». Le diable y vient la nuit. La maison comme l’homme peut devenir cadavre. Il suffit qu’une superstition la tue. Alors elle est terrible. -Ces maisons mortes ne sont point rares dans les îles de la Manche. -Les populations campagnardes et maritimes ne sont pas tranquilles à l’endroit du diable. -Le diable a des envoyés par toute la terre. +Ces maisons mortes ne sont point rares dans les îles de la Manche. +Les populations campagnardes et maritimes ne sont pas tranquilles à l’endroit du diable. +Le diable a des envoyés par toute la terre. Satan est un empereur comme un autre. -Wiérus, homme savant, bon strygologue et démonographe bien renseigné, appelle Nybbas « le grand parodiste ». -Au reste l’église elle-même tombe dans ces méprises. -De là des méprises. -Patouillet pensait que Voltaire était né de cette façon. +Wiérus, homme savant, bon strygologue et démonographe bien renseigné, appelle Nybbas « le grand parodiste ». +Au reste l’église elle-même tombe dans ces méprises. +De là des méprises. +Patouillet pensait que Voltaire était né de cette façon. Cela n’a rien d’invraisemblable. -Les conséquences des excès révolutionnaires sont incalculables. -Donner naissance à un Voltaire n’a rien d’agréable. -La maison qu’habitait Gilliatt avait été visionnée et ne l’était plus. -Elle n’en était que plus suspecte. -Cette maison se nommait le Bû de la rue. -Il y a là une eau profonde. -Les hautes marées noyaient quelquefois le jardin. -Rien n’est moins rare qu’un sorcier à Guernesey. -Ils ont des pratiques véritablement criminelles. +Les conséquences des excès révolutionnaires sont incalculables. +Donner naissance à un Voltaire n’a rien d’agréable. +La maison qu’habitait Gilliatt avait été visionnée et ne l’était plus. +Elle n’en était que plus suspecte. +Cette maison se nommait le Bû de la rue. +Il y a là une eau profonde. +Les hautes marées noyaient quelquefois le jardin. +Rien n’est moins rare qu’un sorcier à Guernesey. +Ils ont des pratiques véritablement criminelles. Ils font bouillir de l’or. -Ils cueillent des herbes à minuit. +Ils cueillent des herbes à minuit. Ils regardent de travers les bestiaux des gens. -Ils sont redoutés et redoutables. -Un d’eux a récemment ensorcelé un boulanger « ainsi que son four ». -Quelques sorciers sont complaisants, et, pour deux ou trois guinées, prennent vos maladies. +Ils sont redoutés et redoutables. +Un d’eux a récemment ensorcelé un boulanger « ainsi que son four ». +Quelques sorciers sont complaisants, et, pour deux ou trois guinées, prennent vos maladies. Alors ils se roulent sur leur lit en poussant des cris. Pendant qu’ils se tordent, vous dites : Tiens, je n’ai plus rien. -La ville avait utilisé pour cela une de ses places, le carrefour du Bordage. -En général ces coupables avouaient. -On les aidait à l’aveu au moyen de la torture. -On y a brûlé les hérétiques. -Une des filles était grosse. -Elle accoucha dans la braise du bûcher. -La chronique dit : « Son ventre éclata. -Le bailli Hélier Gosselin, bon catholique, fit rejeter l’enfant dans le feu. -Elle était anglaise, à moins qu’elle ne fût française. +La ville avait utilisé pour cela une de ses places, le carrefour du Bordage. +En général ces coupables avouaient. +On les aidait à l’aveu au moyen de la torture. +On y a brûlé les hérétiques. +Une des filles était grosse. +Elle accoucha dans la braise du bûcher. +La chronique dit : « Son ventre éclata. +Le bailli Hélier Gosselin, bon catholique, fit rejeter l’enfant dans le feu. +Elle était anglaise, à moins qu’elle ne fût française. Elle avait un peu d’argent, de quoi vivre pauvrement. -La maison du Bû de la Rue était, à cette époque, visionnée. +La maison du Bû de la Rue était, à cette époque, visionnée. Depuis plus de trente ans, on ne l’habitait plus. Elle tombait en ruine. -Le jardin, trop visité par la mer, ne pouvait rien produire. -Cette femme l’acheta, évidemment tentée par le diable. -Ou par le bon marché. +Le jardin, trop visité par la mer, ne pouvait rien produire. +Cette femme l’acheta, évidemment tentée par le diable. +Ou par le bon marché. Cette maison a ce qu’elle veut, dirent les gens du pays. On n’y entendit plus de cris au point du jour. -Chandelle de sorcière vaut torche du diable. +Chandelle de sorcière vaut torche du diable. Cette explication satisfit le public. -Cette femme tirait parti des quelques vergées de terre qu’elle avait. -Elle avait une bonne vache à beurre jaune. -Elle récoltait des mouzettes blanches, des caboches et des pommes de terre Golden Drops. -La maison avait été chétivement réparée, assez pour y vivre. -Il ne pleuvait dans les chambres que par les très gros temps. -Elle se composait d’un rez-de-chaussée et d’un grenier. -On montait au grenier par une échelle. -La femme faisait la cuisine et montrait à lire à l’enfant. -N’aller « à aucune place », c’est grave. -En somme, c’étaient des gens que rien ne prouvait. -Française, il est probable qu’elle l’était. -Les volcans lancent des pierres et les révolutions des hommes. -Ils étonnent les naturels du pays. -D’où viennent ces inconnus ? -C’est ce vésuve qui fume là-bas qui les a expectorés. -S’ils restent, on les tolère ; s’ils s’en vont, on est content. +Cette femme tirait parti des quelques vergées de terre qu’elle avait. +Elle avait une bonne vache à beurre jaune. +Elle récoltait des mouzettes blanches, des caboches et des pommes de terre Golden Drops. +La maison avait été chétivement réparée, assez pour y vivre. +Il ne pleuvait dans les chambres que par les très gros temps. +Elle se composait d’un rez-de-chaussée et d’un grenier. +On montait au grenier par une échelle. +La femme faisait la cuisine et montrait à lire à l’enfant. +N’aller « à aucune place », c’est grave. +En somme, c’étaient des gens que rien ne prouvait. +Française, il est probable qu’elle l’était. +Les volcans lancent des pierres et les révolutions des hommes. +Ils étonnent les naturels du pays. +D’où viennent ces inconnus ? +C’est ce vésuve qui fume là-bas qui les a expectorés. +S’ils restent, on les tolère ; s’ils s’en vont, on est content. Ils reprennent racine comme ils peuvent. -La Révolution française, plus que toute autre explosion, a eu de ces jets lointains. +La Révolution française, plus que toute autre explosion, a eu de ces jets lointains. La femme vieillit, l’enfant grandit. -Ils vivaient seuls, et évités. -Louve et louveteau se pourlèchent. +Ils vivaient seuls, et évités. +Louve et louveteau se pourlèchent. Ceci est encore une des formules que leur appliqua la bienveillance environnante. Cette mort fut pour le survivant un accablement. -Le désert s’acheva autour de lui. -Ce n’était que l’isolement, ce fut le vide. +Le désert s’acheva autour de lui. +Ce n’était que l’isolement, ce fut le vide. Tant qu’on est deux, la vie est possible. -Seul, il semble qu’on ne pourra plus la traîner. -On renonce à tirer. -C’est la première forme du désespoir. -Plus tard on comprend que le devoir est une série d’acceptations. +Seul, il semble qu’on ne pourra plus la traîner. +On renonce à tirer. +C’est la première forme du désespoir. +Plus tard on comprend que le devoir est une série d’acceptations. On regarde la mort, on regarde la vie, et l’on consent. Mais c’est un consentement qui saigne. -Gilliatt étant jeune, sa plaie se cicatrisa. -À cet âge, les chairs du cœur reprennent. +Gilliatt étant jeune, sa plaie se cicatrisa. +À cet âge, les chairs du cœur reprennent. Rien de plus naturel que cette antipathie. D’abord, on vient de l’expliquer, la maison qu’il habitait. -Qu’est-ce que c’était que cette femme ? et pourquoi cet enfant ? -Ensuite, de gros livres qu’il avait sur une planche, et où il lisait. +Qu’est-ce que c’était que cette femme ? et pourquoi cet enfant ? +Ensuite, de gros livres qu’il avait sur une planche, et où il lisait. D’autres raisons encore. -D’où vient qu’il vivait solitaire ? -Il n’allait jamais à la chapelle. +D’où vient qu’il vivait solitaire ? +Il n’allait jamais à la chapelle. Il sortait souvent la nuit. Il parlait aux sorciers. -Une fois on l’avait vu assis dans l’herbe d’un air étonné. -On croyait être sûr de l’avoir vu saluer poliment la Roque qui Chante. -Il achetait tous les oiseaux qu’on lui apportait et les mettait en liberté. -Il pêchait souvent, et revenait toujours avec du poisson. -Il travaillait à son jardin le dimanche. +Une fois on l’avait vu assis dans l’herbe d’un air étonné. +On croyait être sûr de l’avoir vu saluer poliment la Roque qui Chante. +Il achetait tous les oiseaux qu’on lui apportait et les mettait en liberté. +Il pêchait souvent, et revenait toujours avec du poisson. +Il travaillait à son jardin le dimanche. Il faisait des gestes comme un semeur. Que voulez-vous qu’un pays devienne avec un homme comme cela ? Il avait des fioles. -Une fois il avait aidé la sorcière de Torteval à désembourber son chariot. -Une vieille, nommée Moutonne Gahy. -La pauvreté et la richesse sont de comparaison. -Il répondit : Je prendrai femme quand la Roque qui Chante prendra homme. -Cette pierre est fort à surveiller. -On ne sait ce qu’elle fait là. -On y entend chanter un coq qu’on ne voit pas, chose extrêmement désagréable. -Une femme, qui demeure au Grand-Mielles, les connaît. -Il y a gros à parier que cette femme est une sorcière. +Une fois il avait aidé la sorcière de Torteval à désembourber son chariot. +Une vieille, nommée Moutonne Gahy. +La pauvreté et la richesse sont de comparaison. +Il répondit : Je prendrai femme quand la Roque qui Chante prendra homme. +Cette pierre est fort à surveiller. +On ne sait ce qu’elle fait là. +On y entend chanter un coq qu’on ne voit pas, chose extrêmement désagréable. +Une femme, qui demeure au Grand-Mielles, les connaît. +Il y a gros à parier que cette femme est une sorcière. Une voix cria du haut des roches : — Voire ! hardi ! -À qui parlait-il, si ce n’est à quelqu’un qui lui répondait ? +À qui parlait-il, si ce n’est à quelqu’un qui lui répondait ? Ceci nous semble une preuve. Ver dia ! il a chu de plus haut que ce grand pau. C’est ravissant qu’il ne se soit rien rompu. -Les gens eurent beau temps au varech la semaine passée. -Voire ! il n’y aura pas hardi de poisson au marché. +Les gens eurent beau temps au varech la semaine passée. +Voire ! il n’y aura pas hardi de poisson au marché. Il vente trop dur. Ils ne sauraient mettre leurs rets bas. Comment va la Catherine ? Elle est de charme. -La Catherine » était évidemment une sarregousette. +La Catherine » était évidemment une sarregousette. Du moins, personne n’en doutait. -Or l’eau qu’on jette à terre trace la forme des diables. -Ces pierres sont très malignes. -Ce crapaud avait dû venir de Jersey à la nage pour parler à Gilliatt. -La conversation était amicale. -Tout cela nuisait à Gilliatt. +Or l’eau qu’on jette à terre trace la forme des diables. +Ces pierres sont très malignes. +Ce crapaud avait dû venir de Jersey à la nage pour parler à Gilliatt. +La conversation était amicale. +Tout cela nuisait à Gilliatt. Pas de personnage marin plus redoutable. Qui l’a vu fait naufrage entre une Saint-Michel et l’autre. -Il est petit, étant nain, et il est sourd, étant roi. -Il connaît à fond le cimetière océan. -Ses griffes sont palmées et ses nageoires sont onglées. -Pour en finir avec lui, il faudrait l’exorciser, ou le pêcher. +Il est petit, étant nain, et il est sourd, étant roi. +Il connaît à fond le cimetière océan. +Ses griffes sont palmées et ses nageoires sont onglées. +Pour en finir avec lui, il faudrait l’exorciser, ou le pêcher. En attendant, il est sinistre. Rien n’est moins rassurant que de l’apercevoir. Ces coquilles sont extraordinaires pour ceux qui se connaissent en coquilles. Le roi des Auxcriniers n’est visible que dans la mer violente. -Il est le baladin lugubre de la tempête. +Il est le baladin lugubre de la tempête. Son nombril est hideux. -Une carapace de squames lui cache les côtes, comme ferait un gilet. -C’est là une vilaine rencontre. -Treize ; il n’en était que plus dangereux. -Mais qu’était devenue la quatorzième ? -L’avait-il donnée à quelqu’un ? -Et à qui l’avait-il donnée ? -Nul ne pouvait le dire, et l’on se bornait à conjecturer. -Tiens, c’est vrai tout de même. +Une carapace de squames lui cache les côtes, comme ferait un gilet. +C’est là une vilaine rencontre. +Treize ; il n’en était que plus dangereux. +Mais qu’était devenue la quatorzième ? +L’avait-il donnée à quelqu’un ? +Et à qui l’avait-il donnée ? +Nul ne pouvait le dire, et l’on se bornait à conjecturer. +Tiens, c’est vrai tout de même. Il est meilleur en suif qu’il n’est en viande. -Êtes-vous certain que Gilliatt ne l’a point regardé ? -Solstice d’été, chardon en fleur. -S’il ne pleut pas en juin, les blés prendront le blanc. -Le merisier fait ses grappes, méfiez-vous de la pleine lune. -Ayez l’œil sur les voisins en procès avec vous. +Êtes-vous certain que Gilliatt ne l’a point regardé ? +Solstice d’été, chardon en fleur. +S’il ne pleut pas en juin, les blés prendront le blanc. +Le merisier fait ses grappes, méfiez-vous de la pleine lune. +Ayez l’œil sur les voisins en procès avec vous. Prenez garde aux malices. -Un cochon, à qui on fait boire du lait chaud, crève. -Une vache, à qui on frotte les dents avec du poireau, ne mange plus. -L’éperlan fraye, gare les fièvres. +Un cochon, à qui on fait boire du lait chaud, crève. +Une vache, à qui on frotte les dents avec du poireau, ne mange plus. +L’éperlan fraye, gare les fièvres. La grenouille se montre, semez les melons. -L’hépatique fleurit, semez l’orge. -Le tilleul fleurit, fauchez les prés. -L’ypréau fleurit, ouvrez les bâches. +L’hépatique fleurit, semez l’orge. +Le tilleul fleurit, fauchez les prés. +L’ypréau fleurit, ouvrez les bâches. Le tabac fleurit, fermez les serres. Et, chose terrible, si l’on suivait ses conseils, on s’en trouvait bien. Et elle lui en montra un plein verre. -Gilliatt avoua. — L’eau est épaisse, dit-il ; c’est vrai. -La bonne femme, qui se méfiait, lui dit : Guérissez-moi-la donc. +Gilliatt avoua. — L’eau est épaisse, dit-il ; c’est vrai. +La bonne femme, qui se méfiait, lui dit : Guérissez-moi-la donc. On pensa dans le pays ce qu’on voulut. Les alleurs, ce sont les revenants. Il arriva que Gilliatt fut surpris saignant du nez. -Ajoutez qu’il n’était pas bon. -Un jour, un pauvre homme battait un âne. -L’âne n’avançait pas. -Gilliatt accourut pour relever l’âne, l’âne était mort. +Ajoutez qu’il n’était pas bon. +Un jour, un pauvre homme battait un âne. +L’âne n’avançait pas. +Gilliatt accourut pour relever l’âne, l’âne était mort. Gilliatt souffleta le pauvre homme. Il avait un faible pour les oiseaux. -C’est un signe auquel on reconnaît généralement les magiciens. -Rien n’est joli comme les paravents décorés d’œufs d’oiseaux de mer. +C’est un signe auquel on reconnaît généralement les magiciens. +Rien n’est joli comme les paravents décorés d’œufs d’oiseaux de mer. Gilliatt ne savait qu’inventer pour faire le mal. -C’est pourquoi Gilliatt était à peu près haï dans le pays. -On le serait à moins. -L’opinion n’était pas bien fixée sur le compte de Gilliatt. -Généralement on le croyait marcou, quelques-uns allaient jusqu’à le croire cambion. +C’est pourquoi Gilliatt était à peu près haï dans le pays. +On le serait à moins. +L’opinion n’était pas bien fixée sur le compte de Gilliatt. +Généralement on le croyait marcou, quelques-uns allaient jusqu’à le croire cambion. Le cambion est le fils qu’une femme a du diable. -Mais il ne faut pas qu’une fille gâte la série des garçons. -Il y a des marcous en France un peu partout, particulièrement dans l’Orléanais. -Chaque village du Gâtinais a son marcou. -La chose réussit surtout dans la nuit du vendredi saint. -On dut, pour empêcher ses miracles, faire jouer la gendarmerie. +Mais il ne faut pas qu’une fille gâte la série des garçons. +Il y a des marcous en France un peu partout, particulièrement dans l’Orléanais. +Chaque village du Gâtinais a son marcou. +La chose réussit surtout dans la nuit du vendredi saint. +On dut, pour empêcher ses miracles, faire jouer la gendarmerie. Il avait la fleur de lys sous le sein gauche. D’autres marcous l’ont ailleurs. -Il y a des marcous à Jersey, à Aurigny et à Guernesey. -Autrement, à quoi bon la fleur de lys ? -Questionné là-dessus, il s’était, pour toute réponse, mis à rire. +Il y a des marcous à Jersey, à Aurigny et à Guernesey. +Autrement, à quoi bon la fleur de lys ? +Questionné là-dessus, il s’était, pour toute réponse, mis à rire. Car il riait comme les autres hommes, quelquefois. Probablement la nuit, au clair de lune ; chose, on en conviendra, suspecte. Les paysans venaient, avec peur, lui parler de leurs maladies. -Ne soyez pas sorcier ; mais, si vous l’êtes, faites votre métier. -Il y avait une ou deux exceptions à l’antipathie universelle. -Gilliatt se jeta à l’eau, faillit se noyer lui aussi, et sauva Landoys. -À partir de ce jour, Landoys ne dit plus de mal de Gilliatt. -Le clerc greffier en vint même à prendre Gilliatt en une certaine amitié. -Ce clerc greffier était un homme sans préjugés. +Ne soyez pas sorcier ; mais, si vous l’êtes, faites votre métier. +Il y avait une ou deux exceptions à l’antipathie universelle. +Gilliatt se jeta à l’eau, faillit se noyer lui aussi, et sauva Landoys. +À partir de ce jour, Landoys ne dit plus de mal de Gilliatt. +Le clerc greffier en vint même à prendre Gilliatt en une certaine amitié. +Ce clerc greffier était un homme sans préjugés. Il ne croyait pas aux sorciers. Il riait de ceux qui ont peur des revenants. -L’aversion publique était sur Gilliatt. -Quoi qu’il en fût, comme marcou, Gilliatt pouvait rendre des services. -On reconnut là sa méchanceté. +L’aversion publique était sur Gilliatt. +Quoi qu’il en fût, comme marcou, Gilliatt pouvait rendre des services. +On reconnut là sa méchanceté. Les filles le trouvaient laid. -Il n’était pas laid. -Il était beau peut-être. +Il n’était pas laid. +Il était beau peut-être. Il avait dans le profil quelque chose d’un barbare antique. -Au repos, il ressemblait à un dace de la colonne trajane. -Son oreille était petite, délicate, sans lambeau, et d’une admirable forme acoustique. -Son rire était puéril et charmant. +Au repos, il ressemblait à un dace de la colonne trajane. +Son oreille était petite, délicate, sans lambeau, et d’une admirable forme acoustique. +Son rire était puéril et charmant. Pas de plus pur ivoire que ses dents. -Mais le hâle l’avait fait presque nègre. +Mais le hâle l’avait fait presque nègre. Il avait le sombre masque du vent et de la mer. -On l’avait surnommé Gilliatt le Malin. -Elle répondit : l’Adresse. -Un proverbe chinois dit : Que ne pourrait le lion, s’il était singe ! -Il ne chassait pas, mais il pêchait. -Il épargnait les oiseaux, non les poissons. -Il était nageur excellent. -La solitude fait des gens à talents ou des idiots. +On l’avait surnommé Gilliatt le Malin. +Elle répondit : l’Adresse. +Un proverbe chinois dit : Que ne pourrait le lion, s’il était singe ! +Il ne chassait pas, mais il pêchait. +Il épargnait les oiseaux, non les poissons. +Il était nageur excellent. +La solitude fait des gens à talents ou des idiots. Gilliatt s’offrait sous ces deux aspects. Dans d’autres instants, il avait on ne sait quel regard profond. -En somme, ce n’était qu’un pauvre homme sachant lire et écrire. +En somme, ce n’était qu’un pauvre homme sachant lire et écrire. Le penseur veut, le songeur subit. -La solitude s’ajoute aux simples, et les complique d’une certaine façon. -Ils se pénètrent à leur insu d’horreur sacrée. -Il était pilote né. +La solitude s’ajoute aux simples, et les complique d’une certaine façon. +Ils se pénètrent à leur insu d’horreur sacrée. +Il était pilote né. Il savait tout et bravait tout. Il connaissait les balises mieux que les cormorans qui s’y perchent. -On allait à vide, mais on revenait chargé. -Le prix de la joute était la chaloupe. -Elle était d’avance donnée au vainqueur. -La panse, quoique non pontée, avait des qualités, et pouvait tenter un manœuvrier. -Autre avantage, le mât ne gênait point le chargement. -Sept ou huit pêcheurs, les plus vigoureux de l’île, se présentèrent. -Ils essayèrent tour à tour ; pas un ne put aller jusqu’à Herm. +On allait à vide, mais on revenait chargé. +Le prix de la joute était la chaloupe. +Elle était d’avance donnée au vainqueur. +La panse, quoique non pontée, avait des qualités, et pouvait tenter un manœuvrier. +Autre avantage, le mât ne gênait point le chargement. +Sept ou huit pêcheurs, les plus vigoureux de l’île, se présentèrent. +Ils essayèrent tour à tour ; pas un ne put aller jusqu’à Herm. Ruisselant de sueur, il ramena la panse et dit : C’est impossible. -En trois quarts d’heure, il fut à Herm. -Ce que voyant, mess Lethierry s’écria : Voilà un matelot hardi ! -Et il tendit la main à Gilliatt. +En trois quarts d’heure, il fut à Herm. +Ce que voyant, mess Lethierry s’écria : Voilà un matelot hardi ! +Et il tendit la main à Gilliatt. Nous reparlerons de mess Lethierry. -La panse fut adjugée à Gilliatt. -Cette aventure ne nuisit pas à son surnom de Malin. -Mais cela ne put être prouvé. -C’est dans cette lourde barque qu’il allait à la pêche. -De là au large. -Le mélier, c’est le néflier. +La panse fut adjugée à Gilliatt. +Cette aventure ne nuisit pas à son surnom de Malin. +Mais cela ne put être prouvé. +C’est dans cette lourde barque qu’il allait à la pêche. +De là au large. +Le mélier, c’est le néflier. Personne n’avait vu cette branche, mais tout le monde y croyait. Cela ne se fait pas. On ne doit point tricher la mer. -Il avait, d’instinct et pour se distraire, appris trois ou quatre métiers. +Il avait, d’instinct et pour se distraire, appris trois ou quatre métiers. Personne ne raccommodait une roue comme lui. -Il fabriquait dans un genre à lui tous ses engins de pêche. -On disait : Tiens, Gilliatt n’est plus là. -Cela ne faisait de peine à personne. -Gilliatt était l’homme du songe. -De là ses audaces, de là aussi ses timidités. -Il avait ses idées à lui. -Peut-être y avait-il en Gilliatt de l’halluciné et de l’illuminé. -Inconnu fait parfois à l’esprit de l’homme des surprises. -La solitude dégage une certaine quantité d’égarement sublime. -C’est la fumée du buisson ardent. -Le plus souvent l’état visionnaire accable l’homme et le stupéfie. -L’abrutissement sacré existe. -Le fakir a pour fardeau sa vision comme le crétin son goître. -Luther et Pascal sont et restent grands ; l’obi est imbécile. -Gilliatt n’était ni si haut, ni si bas. -C’était un pensif. -Il voyait la nature un peu étrangement. -Gilliatt ne croyait pas à l’air désert. -Il disait : Puisque la mer est remplie, pourquoi l’atmosphère serait-elle vide ? -Et, ajoutait-il dans sa rêverie, bien des choses s’expliqueraient. -Là d’autres êtres, là d’autres faits. +Il fabriquait dans un genre à lui tous ses engins de pêche. +On disait : Tiens, Gilliatt n’est plus là. +Cela ne faisait de peine à personne. +Gilliatt était l’homme du songe. +De là ses audaces, de là aussi ses timidités. +Il avait ses idées à lui. +Peut-être y avait-il en Gilliatt de l’halluciné et de l’illuminé. +Inconnu fait parfois à l’esprit de l’homme des surprises. +La solitude dégage une certaine quantité d’égarement sublime. +C’est la fumée du buisson ardent. +Le plus souvent l’état visionnaire accable l’homme et le stupéfie. +L’abrutissement sacré existe. +Le fakir a pour fardeau sa vision comme le crétin son goître. +Luther et Pascal sont et restent grands ; l’obi est imbécile. +Gilliatt n’était ni si haut, ni si bas. +C’était un pensif. +Il voyait la nature un peu étrangement. +Gilliatt ne croyait pas à l’air désert. +Il disait : Puisque la mer est remplie, pourquoi l’atmosphère serait-elle vide ? +Et, ajoutait-il dans sa rêverie, bien des choses s’expliqueraient. +Là d’autres êtres, là d’autres faits. Aucun surnaturalisme ; mais la continuation occulte de la nature infinie. -Il allait jusqu’à observer le sommeil. +Il allait jusqu’à observer le sommeil. Le sommeil est en contact avec le possible, que nous nommons aussi l’invraisemblable. Le monde nocturne est un monde. La nuit, en tant que nuit, est un univers. -Le rêve est l’aquarium de la nuit. -Le Bû de la Rue n’existe plus. -Elle est devenue quai, église et palais, dans la capitale. -Toute cette crête d’écueils est depuis longtemps partie pour Londres. +Le rêve est l’aquarium de la nuit. +Le Bû de la Rue n’existe plus. +Elle est devenue quai, église et palais, dans la capitale. +Toute cette crête d’écueils est depuis longtemps partie pour Londres. L’idiome local les appelle Banques. Ces banques ont des figures diverses. -Cette roche, sorte de Pyramide, ressemblait, quoique moins élevée, au pinacle de Jersey. -À marée basse, on y arrivait par un isthme de roches praticables. -Cette chaise était traître. -Tout à coup on se réveillait. -Il était trop tard. -La marée avait grossi peu à peu. +Cette roche, sorte de Pyramide, ressemblait, quoique moins élevée, au pinacle de Jersey. +À marée basse, on y arrivait par un isthme de roches praticables. +Cette chaise était traître. +Tout à coup on se réveillait. +Il était trop tard. +La marée avait grossi peu à peu. L’eau enveloppait le rocher. Redoutable blocus que celui-ci : la mer montante. -La marée croît insensiblement d’abord, puis violemment. -Arrivée aux rochers, la colère la prend, elle écume. -Nager ne réussit pas toujours dans les brisants. -D’excellents nageurs s’étaient noyés à la corne du Bû de la Rue. -En de certains lieux, à de certaines heures, regarder la mer est un poison. +La marée croît insensiblement d’abord, puis violemment. +Arrivée aux rochers, la colère la prend, elle écume. +Nager ne réussit pas toujours dans les brisants. +D’excellents nageurs s’étaient noyés à la corne du Bû de la Rue. +En de certains lieux, à de certaines heures, regarder la mer est un poison. C’est comme, quelquefois, regarder une femme. Telle est la traduction paysanne. Selon cet honorable celtisant, Gild-Holm-’Ur signifierait Halte-de-troupes-d’oiseaux. -L’eau la couvrait entièrement. -La chaise Gild-Holm-’Ur était la voisine du Bû de la Rue. +L’eau la couvrait entièrement. +La chaise Gild-Holm-’Ur était la voisine du Bû de la Rue. Gilliatt la connaissait et s’y asseyait. -Il venait souvent là. +Il venait souvent là. Nous venons de le dire, il songeait. -Il ne se laissait pas surprendre par la marée. -Il avait beaucoup navigué. -Il avait été mousse, voilier, gabier, timonier, contre-maître, maître d’équipage, pilote, patron. -Il était maintenant armateur. +Il ne se laissait pas surprendre par la marée. +Il avait beaucoup navigué. +Il avait été mousse, voilier, gabier, timonier, contre-maître, maître d’équipage, pilote, patron. +Il était maintenant armateur. Il n’y avait pas un autre homme comme lui pour savoir la mer. -Il était intrépide aux sauvetages. -Qu’est-ce que c’est que ça là-bas ? +Il était intrépide aux sauvetages. +Qu’est-ce que c’est que ça là-bas ? Il y a quelqu’un en peine. Le soir il rentrait chez lui et tricotait une paire de bas. -Il lui fallut renoncer à la mer. -Alors il passa de l’âge héroïque à l’âge patriarcal. +Il lui fallut renoncer à la mer. +Alors il passa de l’âge héroïque à l’âge patriarcal. Ce ne fut plus qu’un bonhomme. -Il était arrivé en même temps aux rhumatismes et à l’aisance. +Il était arrivé en même temps aux rhumatismes et à l’aisance. Ces deux produits du travail se tiennent volontiers compagnie. -Au moment où l’on devient riche, on est paralysé. +Au moment où l’on devient riche, on est paralysé. Cela couronne la vie. On se dit : jouissons maintenant. -Mess Lethierry était des derniers. +Mess Lethierry était des derniers. Pourtant il connaissait la terre. Il avait eu une forte vie de travailleur. -Il avait voyagé sur le continent. -Il avait été quelque temps charpentier de navire à Rochefort, puis à Cette. -Il avait travaillé aux appareils d’épuisement des salines de Franche-Comté. -Cet honnête homme avait eu une vie d’aventurier. -En France il avait appris à lire, à penser, à vouloir. -Le fond de sa nature, c’était le matelot. +Il avait voyagé sur le continent. +Il avait été quelque temps charpentier de navire à Rochefort, puis à Cette. +Il avait travaillé aux appareils d’épuisement des salines de Franche-Comté. +Cet honnête homme avait eu une vie d’aventurier. +En France il avait appris à lire, à penser, à vouloir. +Le fond de sa nature, c’était le matelot. L’eau lui appartenait. Il disait : les poissons sont chez moi. -Ses voyages désormais étaient Granville et Saint-Malo. -Mess Lethierry était guernesiais, c’est-à-dire normand, c’est-à-dire anglais, c’est-à-dire français. -Toute sa vie et partout, il avait gardé ses mœurs de pêcheur normand. -Gilliatt était un sauvage. -Mess Lethierry en était un autre. -Ce sauvage avait ses élégances. -Il était difficile pour les mains des femmes. +Ses voyages désormais étaient Granville et Saint-Malo. +Mess Lethierry était guernesiais, c’est-à-dire normand, c’est-à-dire anglais, c’est-à-dire français. +Toute sa vie et partout, il avait gardé ses mœurs de pêcheur normand. +Gilliatt était un sauvage. +Mess Lethierry en était un autre. +Ce sauvage avait ses élégances. +Il était difficile pour les mains des femmes. Au-dessus d’un oracle, il y a une consigne. -Il ne s’était jamais marié. -Il n’avait pas voulu ou pas trouvé. -Cela tenait peut-être à ce que ce matelot prétendait à des mains de duchesse. -On ne rencontre guère de ces mains-là dans les pêcheuses de Portbail. -C’était une jolie fille ayant de jolies mains. -Elle médisait et égratignait. -Il ne fallait point s’attaquer à elle. -Une autre fois, à Aurigny, une fille lui avait plu. -Il songeait aux épousailles, quand un habitant lui dit : Je vous fais mon compliment. -Vous aurez là une bonne bouselière. -Il se fit expliquer l’éloge. +Il ne s’était jamais marié. +Il n’avait pas voulu ou pas trouvé. +Cela tenait peut-être à ce que ce matelot prétendait à des mains de duchesse. +On ne rencontre guère de ces mains-là dans les pêcheuses de Portbail. +C’était une jolie fille ayant de jolies mains. +Elle médisait et égratignait. +Il ne fallait point s’attaquer à elle. +Une autre fois, à Aurigny, une fille lui avait plu. +Il songeait aux épousailles, quand un habitant lui dit : Je vous fais mon compliment. +Vous aurez là une bonne bouselière. +Il se fit expliquer l’éloge. Aurigny, on a une mode. On prend de la bouse de vache et on la jette contre les murs. -Il y a une manière de la jeter. -Quand elle est sèche, elle tombe, et l’on se chauffe avec cela. -On appelle ces bouses sèches des coipiaux. -On n’épouse une fille que si elle est bonne bouselière. +Il y a une manière de la jeter. +Quand elle est sèche, elle tombe, et l’on se chauffe avec cela. +On appelle ces bouses sèches des coipiaux. +On n’épouse une fille que si elle est bonne bouselière. Ce talent mit Lethierry en fuite. Ce qu’on nomme aujourd’hui une crinoline, on l’appelait alors un cotillon. Cela signifie plus et moins qu’une femme. Ces rudes marins de l’archipel normand ont de l’esprit. Presque tous savent lire et lisent. Ces marins des Channel Islands sont de vrais vieux gaulois. -Ces îles, qui aujourd’hui s’anglaisent rapidement, sont restées longtemps autochthones. +Ces îles, qui aujourd’hui s’anglaisent rapidement, sont restées longtemps autochthones. Le paysan de Serk parle la langue de Louis -On se fût cru en pleine marine du dix-septième siècle. +On se fût cru en pleine marine du dix-septième siècle. Rien de tout cela ne se dit plus. -Tourville écrivait à Hocquincourt : nous avons singlé. -En entendant parler un pilote jersiais, Ango eût été ému. -Tandis que partout les voiles faseyaient, aux îles de la Manche elles barbeyaient. -Une saute-de-vent était une « folle-vente ». -Ce qui était bout d’alonge à Saint-Malo, était à Saint-Hélier oreille d’âne. +Tourville écrivait à Hocquincourt : nous avons singlé. +En entendant parler un pilote jersiais, Ango eût été ému. +Tandis que partout les voiles faseyaient, aux îles de la Manche elles barbeyaient. +Une saute-de-vent était une « folle-vente ». +Ce qui était bout d’alonge à Saint-Malo, était à Saint-Hélier oreille d’âne. Aujourd’hui, c’est une langue morte. L’argot de la mer est actuellement tout autre. -Duperré ne comprendrait pas Suffren. -Son défaut, c’était cette admirable qualité, la confiance. +Duperré ne comprendrait pas Suffren. +Son défaut, c’était cette admirable qualité, la confiance. Cela dit, il allait jusqu’au bout. Il croyait au bon Dieu, pas au reste. -Le peu qu’il allait aux églises était politesse. -En mer, il était superstitieux. -Il ne la tolérait pas plus de l’océan que d’un autre. -Mess Lethierry ne cédait point. -Ce qu’il disait était dit, ce qu’il projetait était fait. -Il ne se courbait ni devant une objection, ni devant une tempête. -Il ne permettait point qu’on le refusât. -De là son entêtement dans la vie et son intrépidité sur l’océan. -Mess Lethierry avait deux amours : Durande et Déruchette. -Le corps humain pourrait bien n’être qu’une apparence. -Il cache notre réalité. -Il s’épaissit sur notre lumière ou sur notre ombre. -La réalité c’est l’âme. -À parler absolument, notre visage est un masque. +Le peu qu’il allait aux églises était politesse. +En mer, il était superstitieux. +Il ne la tolérait pas plus de l’océan que d’un autre. +Mess Lethierry ne cédait point. +Ce qu’il disait était dit, ce qu’il projetait était fait. +Il ne se courbait ni devant une objection, ni devant une tempête. +Il ne permettait point qu’on le refusât. +De là son entêtement dans la vie et son intrépidité sur l’océan. +Mess Lethierry avait deux amours : Durande et Déruchette. +Le corps humain pourrait bien n’être qu’une apparence. +Il cache notre réalité. +Il s’épaissit sur notre lumière ou sur notre ombre. +La réalité c’est l’âme. +À parler absolument, notre visage est un masque. Le vrai homme, c’est ce qui est sous l’homme. -L’erreur commune, c’est de prendre l’être extérieur pour l’être réel. -Telle fille, par exemple, si on la voyait ce qu’elle est, apparaîtrait oiseau. +L’erreur commune, c’est de prendre l’être extérieur pour l’être réel. +Telle fille, par exemple, si on la voyait ce qu’elle est, apparaîtrait oiseau. Un oiseau qui a la forme d’une fille, quoi de plus exquis ! Figurez-vous que vous l’avez chez vous. -On serait tenté de lui dire : Bonjour, mademoiselle la bergeronnette. +On serait tenté de lui dire : Bonjour, mademoiselle la bergeronnette. On ne voit pas les ailes, mais on entend le gazouillement. Par instants, elle chante. On pense en la voyant : qu’elle est aimable de ne pas s’envoler ! -Il questionne, on lui répond ; on l’interroge, il gazouille. +Il questionne, on lui répond ; on l’interroge, il gazouille. On jase avec lui. -Jaser, cela délasse de parler. -Cet être a du ciel en lui. -C’est une pensée bleue mêlée à votre pensée noire. -Ici-bas, le joli, c’est le nécessaire. -La forêt serait au désespoir sans le colibri. -La beauté me fait du bien en étant belle. -Ce sourire, Déruchette l’avait. -Disons plus, Déruchette était ce sourire. -Déruchette souriant, c’était Déruchette. -C’est un sang particulièrement attrayant que celui de Jersey et de Guernesey. -Les femmes, les filles surtout, sont d’une beauté fleurie et candide. -C’est la blancheur saxonne et la fraîcheur normande combinées. +Jaser, cela délasse de parler. +Cet être a du ciel en lui. +C’est une pensée bleue mêlée à votre pensée noire. +Ici-bas, le joli, c’est le nécessaire. +La forêt serait au désespoir sans le colibri. +La beauté me fait du bien en étant belle. +Ce sourire, Déruchette l’avait. +Disons plus, Déruchette était ce sourire. +Déruchette souriant, c’était Déruchette. +C’est un sang particulièrement attrayant que celui de Jersey et de Guernesey. +Les femmes, les filles surtout, sont d’une beauté fleurie et candide. +C’est la blancheur saxonne et la fraîcheur normande combinées. Des joues roses et des regards bleus. -Il manque à ces regards l’étoile. -L’éducation anglaise les amortit. -Ces yeux limpides seront irrésistibles le jour où la profondeur parisienne y apparaîtra. -Paris, heureusement, n’a pas encore fait son entrée dans les anglaises. -Déruchette n’était pas une parisienne, mais n’était pas non plus une guernesiaise. -Elle était née à Saint-Pierre-Port, mais mess Lethierry l’avait élevée. -Il l’avait élevée pour être mignonne ; elle l’était. -Déruchette avait le regard indolent, et agressif sans le savoir. +Il manque à ces regards l’étoile. +L’éducation anglaise les amortit. +Ces yeux limpides seront irrésistibles le jour où la profondeur parisienne y apparaîtra. +Paris, heureusement, n’a pas encore fait son entrée dans les anglaises. +Déruchette n’était pas une parisienne, mais n’était pas non plus une guernesiaise. +Elle était née à Saint-Pierre-Port, mais mess Lethierry l’avait élevée. +Il l’avait élevée pour être mignonne ; elle l’était. +Déruchette avait le regard indolent, et agressif sans le savoir. Mais sans mauvaise intention. -Elle ne songeait à aucun mariage. -C’était là Déruchette. +Elle ne songeait à aucun mariage. +C’était là Déruchette. Ils passent, c’est bien. Wellcome, s’ils arrivent. Bon voyage, s’ils partent. -Cette bête de feu et de fer ne ressemblait-elle pas à Léviathan ? -N’était-ce pas refaire, dans la mesure humaine, le chaos ? -Là était toute la différence. -La science avait condamné, la religion damnait. -Fulton était une variété de Lucifer. -Ce divorce est ordonné de Dieu. -Lui seul pouvait la concevoir comme libre penseur, et la réaliser comme hardi marin. -Son côté français eut l’idée, son côté anglais l’exécuta. -À quelle occasion ? disons-le. -C’était une masure isolée, coupe-gorge au besoin. +Cette bête de feu et de fer ne ressemblait-elle pas à Léviathan ? +N’était-ce pas refaire, dans la mesure humaine, le chaos ? +Là était toute la différence. +La science avait condamné, la religion damnait. +Fulton était une variété de Lucifer. +Ce divorce est ordonné de Dieu. +Lui seul pouvait la concevoir comme libre penseur, et la réaliser comme hardi marin. +Son côté français eut l’idée, son côté anglais l’exécuta. +À quelle occasion ? disons-le. +C’était une masure isolée, coupe-gorge au besoin. Il figura plus tard en cour d’assises. Cette famille s’appelait les Rantaine. -L’enfant était dans le bouge pêle-mêle avec le crime. +L’enfant était dans le bouge pêle-mêle avec le crime. L’enfant disparut aussi. -C’était le petit Rantaine devenu grand. -De face, c’était autre chose. -Tout ce qui était ouvert chez Lethierry était fermé chez Rantaine. +C’était le petit Rantaine devenu grand. +De face, c’était autre chose. +Tout ce qui était ouvert chez Lethierry était fermé chez Rantaine. Il savait par cœur les tombeaux de saint-Denis, par Treneuil. Il parlait avec une sage lenteur. Il se disait fils d’un chevalier de Saint-Louis. -Son linge était dépareillé et marqué à des lettres différentes. -Il avait dans le regard quelque chose d’une mère d’actrice. -La force servant d’enveloppe à la ruse, c’était là Rantaine. -On ignorait pleinement à Guernesey ses aventures. +Son linge était dépareillé et marqué à des lettres différentes. +Il avait dans le regard quelque chose d’une mère d’actrice. +La force servant d’enveloppe à la ruse, c’était là Rantaine. +On ignorait pleinement à Guernesey ses aventures. Il avait vu le monde et fait la vie. -C’était un circumnavigateur. -Ses métiers étaient une gamme. -Adieu donc, belle âme ! -Adieu, génie transcendant, maç... modèle ! -Bordeaux, en mille huit cent quinze, il avait été verdet. -Il avait passé sa vie à faire des éclipses, paraissant, disparaissant, reparaissant. -C’était un coquin à feu tournant. -Il savait du turc ; au lieu de guillotiné il disait néboïssé. -Il était probablement renégat. -Il était capable de tout, et de pire. -Il éclatait de rire et fronçait le sourcil en même temps. +C’était un circumnavigateur. +Ses métiers étaient une gamme. +Adieu donc, belle âme ! +Adieu, génie transcendant, maç... modèle ! +Bordeaux, en mille huit cent quinze, il avait été verdet. +Il avait passé sa vie à faire des éclipses, paraissant, disparaissant, reparaissant. +C’était un coquin à feu tournant. +Il savait du turc ; au lieu de guillotiné il disait néboïssé. +Il était probablement renégat. +Il était capable de tout, et de pire. +Il éclatait de rire et fronçait le sourcil en même temps. Il disait : En politique, je n’estime que les gens inaccessibles aux influences. Il disait : Je suis pour les mœurs. -Il était plutôt gai et cordial qu’autre chose. -La forme de sa bouche démentait le sens de ses paroles. +Il était plutôt gai et cordial qu’autre chose. +La forme de sa bouche démentait le sens de ses paroles. Ses narines eussent pu passer pour des naseaux. -Le secret de sa physionomie ne pouvait être déchiffré que là. -Sa patte d’oie était une serre de vautour. -Son crâne était bas au sommet et large aux tempes. -Un beau jour, à Guernesey, on ne sut plus où était Rantaine. -L’associé de Lethierry avait « filé », laissant vide la caisse de l’association. -Rantaine lui en emporta la moitié. +Le secret de sa physionomie ne pouvait être déchiffré que là. +Sa patte d’oie était une serre de vautour. +Son crâne était bas au sommet et large aux tempes. +Un beau jour, à Guernesey, on ne sut plus où était Rantaine. +L’associé de Lethierry avait « filé », laissant vide la caisse de l’association. +Rantaine lui en emporta la moitié. On ruine la fortune des gens de cœur, non leur courage. -On commençait alors à parler du bateau à vapeur. -Il joua son vatout sur cette idée. +On commençait alors à parler du bateau à vapeur. +Il joua son vatout sur cette idée. Il y consacra son reste. La chose, on le comprend de reste, prit d’abord fort mal. -Ils dénoncèrent cet attentat à l’écriture sainte et à leur monopole. -Un révérend, nommé Elihu, qualifia le bateau à vapeur « un libertinage ». -Le navire à voiles fut déclaré orthodoxe. +Ils dénoncèrent cet attentat à l’écriture sainte et à leur monopole. +Un révérend, nommé Elihu, qualifia le bateau à vapeur « un libertinage ». +Le navire à voiles fut déclaré orthodoxe. Cette protestation dura un temps raisonnable. -Quelques esprits forts se hasardèrent à approuver dans une certaine mesure. -Sieur Landoys, le greffier, accorda son estime à ce bateau. -Du reste, ce fut impartialité de sa part, car il n’aimait pas Lethierry. -D’abord Lethierry était mess et Landoys n’était que sieur. -Être du même bord, cela éloigne. -Sieur Landoys néanmoins eut l’honnêteté d’approuver le bateau à vapeur. -D’autres se joignirent à sieur Landoys. +Quelques esprits forts se hasardèrent à approuver dans une certaine mesure. +Sieur Landoys, le greffier, accorda son estime à ce bateau. +Du reste, ce fut impartialité de sa part, car il n’aimait pas Lethierry. +D’abord Lethierry était mess et Landoys n’était que sieur. +Être du même bord, cela éloigne. +Sieur Landoys néanmoins eut l’honnêteté d’approuver le bateau à vapeur. +D’autres se joignirent à sieur Landoys. On l’admirerait moins aujourd’hui. Ce steamer d’il y a quarante ans ferait sourire nos constructeurs actuels. -Cette merveille était difforme ; ce prodige était infirme. -Cela ne l’empêchait pas d’être un chef-d’œuvre. +Cette merveille était difforme ; ce prodige était infirme. +Cela ne l’empêchait pas d’être un chef-d’œuvre. Elle tanguait peu, mais roulait beaucoup. -Les tambours étaient trop hauts. +Les tambours étaient trop hauts. Elle avait trop de bau pour sa longueur. -Cette manœuvre était difficile. -Deux canots, espèces de youyous, étaient suspendus aux pistolets. +Cette manœuvre était difficile. +Deux canots, espèces de youyous, étaient suspendus aux pistolets. Pourtant il pouvait en ce cas s’aider de la seconde ancre. La chaloupe avait la dimension utile. -Ce navire marchait avec une vitesse de deux lieues à l’heure. -En panne il faisait bien son abatée. -On sentait que dans un danger, écueil ou trombe, elle serait peu maniable. +Ce navire marchait avec une vitesse de deux lieues à l’heure. +En panne il faisait bien son abatée. +On sentait que dans un danger, écueil ou trombe, elle serait peu maniable. Elle avait le craquement d’une chose informe. Elle faisait, en roulant sur la vague, un bruit de semelle neuve. Il admettait peu de passagers. -Le transport du bétail rendait l’arrimage difficile et très particulier. -On arrimait alors les bœufs dans la cale, ce qui était une complication. +Le transport du bétail rendait l’arrimage difficile et très particulier. +On arrimait alors les bœufs dans la cale, ce qui était une complication. Aujourd’hui on les arrime sur l’avant-pont. -Vide, il calait sept pieds, et, chargé, quatorze. -Quant à la machine, elle était puissante. -La machine avait une pression maximum de deux atmosphères. -Elle usait beaucoup de charbon, quoiqu’elle fût à condensation et à détente. -La chaudière était coupée de cloisons et pourvue de sa pompe de saumure. -Il y avait toujours trois aubes immergées. -Dans ces temps-là, cette machine semblait et était admirable. -Cette machine avait été forgée en France à l’usine de fer de Bercy. +Vide, il calait sept pieds, et, chargé, quatorze. +Quant à la machine, elle était puissante. +La machine avait une pression maximum de deux atmosphères. +Elle usait beaucoup de charbon, quoiqu’elle fût à condensation et à détente. +La chaudière était coupée de cloisons et pourvue de sa pompe de saumure. +Il y avait toujours trois aubes immergées. +Dans ces temps-là, cette machine semblait et était admirable. +Cette machine avait été forgée en France à l’usine de fer de Bercy. Le dessinateur restait, mais le constructeur manquait. -La machine avait coûté quarante mille francs. -Il avait été à Brême acheter le bois. -Le doublage était bien mailleté. -Lethierry avait enduit la carène de gallegalle. -Le jour du lancement, il avait dit : me voilà à flot ! -La galiote réussit en effet, on l’a vu. -Par hasard ou exprès, elle avait été lancée un quatorze juillet. +La machine avait coûté quarante mille francs. +Il avait été à Brême acheter le bois. +Le doublage était bien mailleté. +Lethierry avait enduit la carène de gallegalle. +Le jour du lancement, il avait dit : me voilà à flot ! +La galiote réussit en effet, on l’a vu. +Par hasard ou exprès, elle avait été lancée un quatorze juillet. Les parisiens ont pris la Bastille ; maintenant nous te prenons, toi ! -De là de forts bénéfices. -Mess Lethierry voyait s’approcher le moment où il deviendrait monsieur. +De là de forts bénéfices. +Mess Lethierry voyait s’approcher le moment où il deviendrait monsieur. Guernesey on n’est pas de plain-pied monsieur. -Cette échelle, qui sort de terre, se continue dans le bleu. -Toute la hiérarchique Angleterre y entre et s’y étage. -Ces façades semblaient faites pour les deux habitants, mess Lethierry et miss Déruchette. -La maison des Bravées était populaire à Saint-Sampson. -Car mess Lethierry avait fini par être populaire. -On l’avait nommé douzenier. -Il se sentait utile, c’était là sa joie. -Être populaire le touchait moins qu’être nécessaire. -Le quine, c’était la Durande naviguant. -Après avoir créé ce bateau à vapeur, Lethierry l’avait baptisé. -Il l’avait nommé Durande. +Cette échelle, qui sort de terre, se continue dans le bleu. +Toute la hiérarchique Angleterre y entre et s’y étage. +Ces façades semblaient faites pour les deux habitants, mess Lethierry et miss Déruchette. +La maison des Bravées était populaire à Saint-Sampson. +Car mess Lethierry avait fini par être populaire. +On l’avait nommé douzenier. +Il se sentait utile, c’était là sa joie. +Être populaire le touchait moins qu’être nécessaire. +Le quine, c’était la Durande naviguant. +Après avoir créé ce bateau à vapeur, Lethierry l’avait baptisé. +Il l’avait nommé Durande. La Durande, — nous ne l’appellerons plus autrement. -Durande et Déruchette, c’est le même nom. -Déruchette est le diminutif. -Ce diminutif est fort usité dans l’ouest de la France. -On croirait à plusieurs personnes là où il n’y en a qu’une. -Lise, Lisette, Lisa, Élisa, Isabelle, Lisbeth, Betsy, cette multitude est Élisabeth. -Il est probable que Mahout, Maclou, Malo et Magloire sont le même saint. +Durande et Déruchette, c’est le même nom. +Déruchette est le diminutif. +Ce diminutif est fort usité dans l’ouest de la France. +On croirait à plusieurs personnes là où il n’y en a qu’une. +Lise, Lisette, Lisa, Élisa, Isabelle, Lisbeth, Betsy, cette multitude est Élisabeth. +Il est probable que Mahout, Maclou, Malo et Magloire sont le même saint. Du reste, nous n’y tenons pas. Sainte Durande est une sainte de l’Angoumois et de la Charente. Ceci regarde les bollandistes. Correcte ou non, elle a des chapelles. -Il était le père de l’une et l’oncle de l’autre. -Déruchette était la fille d’un frère qu’il avait eu. -Elle n’avait plus ni père ni mère. -Il l’avait adoptée. -Il remplaçait le père, et la mère. -Déruchette n’était pas seulement sa nièce. -Elle était sa filleule. -C’était lui qui l’avait tenue sur les fonts de baptême. -Déruchette, nous l’avons dit, était née à Saint-Pierre-Port. -Elle était inscrite à sa date sur le registre de paroisse. -On s’en étonnait. -On demandait à mess Lethierry : Pourquoi Déruchette ? -Il répondait : C’est un nom qui est comme ça. -On essaya plusieurs fois de la débaptiser. -Il ne s’y prêta point. -Il voulait la marier, certes, mais à sa façon. -Elle était plutôt liseuse que couseuse, et plutôt musicienne que liseuse. +Il était le père de l’une et l’oncle de l’autre. +Déruchette était la fille d’un frère qu’il avait eu. +Elle n’avait plus ni père ni mère. +Il l’avait adoptée. +Il remplaçait le père, et la mère. +Déruchette n’était pas seulement sa nièce. +Elle était sa filleule. +C’était lui qui l’avait tenue sur les fonts de baptême. +Déruchette, nous l’avons dit, était née à Saint-Pierre-Port. +Elle était inscrite à sa date sur le registre de paroisse. +On s’en étonnait. +On demandait à mess Lethierry : Pourquoi Déruchette ? +Il répondait : C’est un nom qui est comme ça. +On essaya plusieurs fois de la débaptiser. +Il ne s’y prêta point. +Il voulait la marier, certes, mais à sa façon. +Elle était plutôt liseuse que couseuse, et plutôt musicienne que liseuse. Mess Lethierry la voulait ainsi. -Le charme, c’était tout ce qu’il lui demandait. -Il l’avait élevée plutôt à être fleur qu’à être femme. -Quiconque a étudié les marins comprendra ceci. -Ces rudesses aiment ces délicatesses. +Le charme, c’était tout ce qu’il lui demandait. +Il l’avait élevée plutôt à être fleur qu’à être femme. +Quiconque a étudié les marins comprendra ceci. +Ces rudesses aiment ces délicatesses. C’est bien ce qu’entendait mess Lethierry. Sa grosse machine de mer travaillait dans ce but. -Il avait chargé Durande de doter Déruchette. -Déruchette avait dans cette chambre sa musique et son piano. -Déruchette était de l’allégresse allant et venant dans la maison. -Elle y faisait un printemps perpétuel. -Elle était belle, mais plus jolie que belle, et plus gentille que jolie. -Mess Lethierry disait : Elle a un câble de cheveux. -Dès l’enfance, elle avait été ravissante. -Elle n’appelait jamais son oncle autrement que « mon père ». -Il lui tolérait quelques talents de jardinière, et même de ménagère. -Sa chambre était meublée de son branle, de son chronomètre et de sa pipe. +Il avait chargé Durande de doter Déruchette. +Déruchette avait dans cette chambre sa musique et son piano. +Déruchette était de l’allégresse allant et venant dans la maison. +Elle y faisait un printemps perpétuel. +Elle était belle, mais plus jolie que belle, et plus gentille que jolie. +Mess Lethierry disait : Elle a un câble de cheveux. +Dès l’enfance, elle avait été ravissante. +Elle n’appelait jamais son oncle autrement que « mon père ». +Il lui tolérait quelques talents de jardinière, et même de ménagère. +Sa chambre était meublée de son branle, de son chronomètre et de sa pipe. Il y avait aussi une table et une chaise. -Douce et Grace étaient deux créatures quelconques, du bon côté du mot. -Douce n’était pas méchante et Grace n’était pas laide. -Ces noms dangereux n’avaient point mal tourné. -Douce, non mariée, avait un « galant ». -Dans les îles de la Manche le mot est usité ; la chose aussi. -Grace, coquette et jolie, considérait sans cesse l’horizon avec une inquiétude de chat. +Douce et Grace étaient deux créatures quelconques, du bon côté du mot. +Douce n’était pas méchante et Grace n’était pas laide. +Ces noms dangereux n’avaient point mal tourné. +Douce, non mariée, avait un « galant ». +Dans les îles de la Manche le mot est usité ; la chose aussi. +Grace, coquette et jolie, considérait sans cesse l’horizon avec une inquiétude de chat. Mais cela ne nous regarde pas. -Les talents possibles de Grace se perdaient avec une fille candide comme Déruchette. -Du reste, les amours de Douce et de Grace étaient latents. -Rien n’en revenait à mess Lethierry, et rien n’en rejaillissait sur Déruchette. -Relâchés ; les Cochard ayant abjuré. +Les talents possibles de Grace se perdaient avec une fille candide comme Déruchette. +Du reste, les amours de Douce et de Grace étaient latents. +Rien n’en revenait à mess Lethierry, et rien n’en rejaillissait sur Déruchette. +Relâchés ; les Cochard ayant abjuré. Il avait choisi pour cela sieur Clubin, de Torteval, homme silencieux. -Sieur Clubin avait sur toute la côte un renom de probité sévère. -C’était l’alter ego et le vicaire de mess Lethierry. -Il avait tous les talents que veut le risque perpétuellement transformé. -Il avait la crainte du probable tempérée par l’instinct du possible. -Toute la certitude que la mer peut laisser à un homme, il l’avait. -Ce qui s’était vérifié. +Sieur Clubin avait sur toute la côte un renom de probité sévère. +C’était l’alter ego et le vicaire de mess Lethierry. +Il avait tous les talents que veut le risque perpétuellement transformé. +Il avait la crainte du probable tempérée par l’instinct du possible. +Toute la certitude que la mer peut laisser à un homme, il l’avait. +Ce qui s’était vérifié. Mess Lethierry disait : Toute conscience veut toute confiance. -Cela faisait plisser le petit nez de Déruchette. -Rien n’est joli comme les grimaces de la grâce en colère. -Elle grondait et riait. — Bon père, s’écriait-elle, pouah ! +Cela faisait plisser le petit nez de Déruchette. +Rien n’est joli comme les grimaces de la grâce en colère. +Elle grondait et riait. — Bon père, s’écriait-elle, pouah ! Il avait vu dans l’Indedes tiges d’oseille hautes de neuf pieds. -Il avait vu des cimetières d’éléphants. -Il avait contemplé chez les Moï le grand Quan-Sû. -Cette hyène était la voleuse. -Ces histoires vraies ressemblaient tant à des contes qu’elles amusaient Déruchette. -La poupée de la Durande était le lien entre le bateau et la fille. -De là, pour dire naviguer, cette locution locale, être entre poupe et poupée. -la poupée de la Durande était particulièrement chère à mess Lethierry. -Il l’avait commandée au charpentier ressemblante à Déruchette. -Elle ressemblait à coups de hache. -C’était une bûche faisant effort pour être une jolie fille. -Ce bloc légèrement difforme faisait illusion à mess Lethierry. -Il le considérait avec une contemplation de croyant. -Il était de bonne foi devant cette figure. -Il y reconnaissait parfaitement Déruchette. -Première joie, voir partir la Durande ; deuxième joie, la voir revenir. -Il s’accoudait à sa fenêtre, regardait son œuvre, et était heureux. -Il y a quelque chose de cela dans la Genèse. +Il avait vu des cimetières d’éléphants. +Il avait contemplé chez les Moï le grand Quan-Sû. +Cette hyène était la voleuse. +Ces histoires vraies ressemblaient tant à des contes qu’elles amusaient Déruchette. +La poupée de la Durande était le lien entre le bateau et la fille. +De là, pour dire naviguer, cette locution locale, être entre poupe et poupée. +la poupée de la Durande était particulièrement chère à mess Lethierry. +Il l’avait commandée au charpentier ressemblante à Déruchette. +Elle ressemblait à coups de hache. +C’était une bûche faisant effort pour être une jolie fille. +Ce bloc légèrement difforme faisait illusion à mess Lethierry. +Il le considérait avec une contemplation de croyant. +Il était de bonne foi devant cette figure. +Il y reconnaissait parfaitement Déruchette. +Première joie, voir partir la Durande ; deuxième joie, la voir revenir. +Il s’accoudait à sa fenêtre, regardait son œuvre, et était heureux. +Il y a quelque chose de cela dans la Genèse. Et vidit quod esset bonum. -Le vendredi, la présence de mess Lethierry à sa fenêtre valait un signal. -Le bateau à vapeur est à l’horizon. -Une fumée annonçait l’autre. -Le lieu d’amarrage de la Durande était voisin de la cloche du port. -Il y avait là, devant la porte des Bravées, un petit bout de quai. +Le vendredi, la présence de mess Lethierry à sa fenêtre valait un signal. +Le bateau à vapeur est à l’horizon. +Une fumée annonçait l’autre. +Le lieu d’amarrage de la Durande était voisin de la cloche du port. +Il y avait là, devant la porte des Bravées, un petit bout de quai. L’exploitation du granit de Guernesey a fait vendre ces terrains. -Déruchette grandissait, et ne se mariait pas. +Déruchette grandissait, et ne se mariait pas. Mess Lethierry, en en faisant une fille aux mains blanches, l’avait rendue difficile. -Ces éducations-là se retournent plus tard contre vous. -Du reste, il était, quant à lui, plus difficile encore. -Il eût voulu pourvoir d’un coup ses deux filles. +Ces éducations-là se retournent plus tard contre vous. +Du reste, il était, quant à lui, plus difficile encore. +Il eût voulu pourvoir d’un coup ses deux filles. Qu’est-ce qu’un mari ? -C’est le capitaine d’une traversée. -Pourquoi pas le même patron à la fille et au bateau ? -Un ménage obéit aux marées. +C’est le capitaine d’une traversée. +Pourquoi pas le même patron à la fille et au bateau ? +Un ménage obéit aux marées. Qui sait mener une barque sait mener une femme. Ce sont les deux sujettes de la lune et du vent. -Le pilote définitif de Durande serait un peu le gendre de mess Lethierry. +Le pilote définitif de Durande serait un peu le gendre de mess Lethierry. Pourquoi ne pas fondre les deux gendres dans un ? -Il caressait cette idée. -Il voyait, lui aussi, apparaître dans ses songes un fiancé. -Un puissant gabier basané et fauve, athlète de la mer, voilà son idéal. -Ce n’était pas tout à fait celui de Déruchette. -Elle faisait un rêve plus rose. -Ces empressements-là ne sont pas toujours de bonne qualité. +Il caressait cette idée. +Il voyait, lui aussi, apparaître dans ses songes un fiancé. +Un puissant gabier basané et fauve, athlète de la mer, voilà son idéal. +Ce n’était pas tout à fait celui de Déruchette. +Elle faisait un rêve plus rose. +Ces empressements-là ne sont pas toujours de bonne qualité. Mess Lethierry le sentait. -Il grommelait : fille d’or, épouseur de cuivre. -Et il éconduisait les prétendants. -Chose singulière, il tenait peu à l’aristocratie. -De ce côté-là, mess Lethierry était un anglais invraisemblable. -Mess Lethierry avait un défaut ; un gros. -Il haïssait, non quelqu’un, mais quelque chose, le prêtre. -Aussi l’avait-on un peu damné. -Détesté des hommes d’église, il les détestait. -Leur haine était la circonstance atténuante de la sienne. -Mais, disons-le, son aversion des prêtres était idiosyncrasique. -Il n’avait pas besoin pour les haïr, d’en être haï. -Comme il le disait, il était le chien de ces chats. +Il grommelait : fille d’or, épouseur de cuivre. +Et il éconduisait les prétendants. +Chose singulière, il tenait peu à l’aristocratie. +De ce côté-là, mess Lethierry était un anglais invraisemblable. +Mess Lethierry avait un défaut ; un gros. +Il haïssait, non quelqu’un, mais quelque chose, le prêtre. +Aussi l’avait-on un peu damné. +Détesté des hommes d’église, il les détestait. +Leur haine était la circonstance atténuante de la sienne. +Mais, disons-le, son aversion des prêtres était idiosyncrasique. +Il n’avait pas besoin pour les haïr, d’en être haï. +Comme il le disait, il était le chien de ces chats. Il sentait leurs griffes latentes, et il montrait les dents. -Un peu à tort et à travers, convenons-en, et pas toujours à propos. +Un peu à tort et à travers, convenons-en, et pas toujours à propos. Ne point distinguer est un tort. Il n’y a pas de bonne haine en bloc. -Le vicaire savoyard n’eût point trouvé grâce devant lui. -À force d’être philosophe, il perdait un peu de sagesse. -L’intolérance des tolérants existe, de même que la rage des modérés. -Mais Lethierry était si débonnaire qu’il ne pouvait être vraiment haineux. -Il repoussait plutôt qu’il n’attaquait. -Il tenait les gens d’église à distance. +Le vicaire savoyard n’eût point trouvé grâce devant lui. +À force d’être philosophe, il perdait un peu de sagesse. +L’intolérance des tolérants existe, de même que la rage des modérés. +Mais Lethierry était si débonnaire qu’il ne pouvait être vraiment haineux. +Il repoussait plutôt qu’il n’attaquait. +Il tenait les gens d’église à distance. Elle contient de la religion catholique et de la religion protestante. -Ajoutons qu’elle ne met point les deux religions dans la même église. -Chaque culte a son temple ou sa chapelle à part. -Elle appelle en même temps à Dieu et au diable. +Ajoutons qu’elle ne met point les deux religions dans la même église. +Chaque culte a son temple ou sa chapelle à part. +Elle appelle en même temps à Dieu et au diable. Le flegme allemand s’accommode de ces voisinages. -Mais à Guernesey chaque religion est chez elle. -Il y a la paroisse orthodoxe et il y a la paroisse hérétique. -Ni l’une, ni l’autre ; tel avait été le choix de mess Lethierry. -Il avait ses contradictions et ses opiniâtretés. -Sur le prêtre, il était inébranlable. -Il eût rendu des points à Montlosier. -Il se permettait des railleries très déplacées. -Il avait des mots à lui, bizarres, mais ayant un sens. -Aller à confesse, il appelait cela « peigner sa conscience ». -Il avait aussi des fautes de prononciation, pas toujours naïves. -Une fois il écrivit papauté, pape ôté. -Nous ne pensons pas que ce fût exprès. +Mais à Guernesey chaque religion est chez elle. +Il y a la paroisse orthodoxe et il y a la paroisse hérétique. +Ni l’une, ni l’autre ; tel avait été le choix de mess Lethierry. +Il avait ses contradictions et ses opiniâtretés. +Sur le prêtre, il était inébranlable. +Il eût rendu des points à Montlosier. +Il se permettait des railleries très déplacées. +Il avait des mots à lui, bizarres, mais ayant un sens. +Aller à confesse, il appelait cela « peigner sa conscience ». +Il avait aussi des fautes de prononciation, pas toujours naïves. +Une fois il écrivit papauté, pape ôté. +Nous ne pensons pas que ce fût exprès. Cet antipapisme ne lui conciliait point les anglicans. -Il n’était pas plus aimé des recteurs protestants que des curés catholiques. -En présence des dogmes les plus graves, son irréligion éclatait presque sans retenue. +Il n’était pas plus aimé des recteurs protestants que des curés catholiques. +En présence des dogmes les plus graves, son irréligion éclatait presque sans retenue. Je m’imagine que Dieu est bon. -Ce levain d’athéisme lui venait de son séjour en France. -Lui-même ne s’en cachait point, il était imprégné d’idées subversives. -Son acharnement de faire ce bateau à vapeur, ce Devil-Boat, l’avait bien prouvé. -Il disait : J’ai tété quatre-vingt-neuf. -Ce n’est point là un bon lait. +Ce levain d’athéisme lui venait de son séjour en France. +Lui-même ne s’en cachait point, il était imprégné d’idées subversives. +Son acharnement de faire ce bateau à vapeur, ce Devil-Boat, l’avait bien prouvé. +Il disait : J’ai tété quatre-vingt-neuf. +Ce n’est point là un bon lait. Du reste, des contre-sens, il en faisait. -Il est très difficile de rester entier dans les petits pays. -Être montré au doigt, c’est le diminutif de l’anathème. +Il est très difficile de rester entier dans les petits pays. +Être montré au doigt, c’est le diminutif de l’anathème. Les plus vaillants redoutent ce raca. -On affronte la mitraille, on affronte l’ouragan, on recule devant Madame Pimbêche. -Mess Lethierry était plutôt tenace que logique. -Mais, sous cette pression, sa ténacité même fléchissait. -Il s’en dédommageait par plus de moquerie. -Cet être sans amertume n’avait d’âcreté que de ce côté-là. -Aucun moyen de l’amender là-dessus. -Tout clergé lui déplaisait. -Il avait l’irrévérence révolutionnaire. -D’une forme à l’autre du culte il distinguait peu. -Il confondait un révérend docteur avec un révérend père. +On affronte la mitraille, on affronte l’ouragan, on recule devant Madame Pimbêche. +Mess Lethierry était plutôt tenace que logique. +Mais, sous cette pression, sa ténacité même fléchissait. +Il s’en dédommageait par plus de moquerie. +Cet être sans amertume n’avait d’âcreté que de ce côté-là. +Aucun moyen de l’amender là-dessus. +Tout clergé lui déplaisait. +Il avait l’irrévérence révolutionnaire. +D’une forme à l’autre du culte il distinguait peu. +Il confondait un révérend docteur avec un révérend père. Il disait : Wesley ne vaut pas mieux que Loyola. -Quand il voyait passer un pasteur avec sa femme, il se détournait. -Il eût volontiers dit : « Ni homme, ni femme ; prêtre ». -Là était la nuance entre l’oncle et la nièce. -Déruchette, élevée comme on l’a vu, s’était accoutumée à peu de responsabilité. -Vouloir faire son enfant heureux trop tôt, c’est peut-être une imprudence. -Déruchette croyait que, pourvu qu’elle fût contente, tout était bien. +Quand il voyait passer un pasteur avec sa femme, il se détournait. +Il eût volontiers dit : « Ni homme, ni femme ; prêtre ». +Là était la nuance entre l’oncle et la nièce. +Déruchette, élevée comme on l’a vu, s’était accoutumée à peu de responsabilité. +Vouloir faire son enfant heureux trop tôt, c’est peut-être une imprudence. +Déruchette croyait que, pourvu qu’elle fût contente, tout était bien. Elle sentait d’ailleurs son oncle joyeux de la voir joyeuse. -Elle avait à peu près les idées de mess Lethierry. -Sa religion se satisfaisait d’aller à la paroisse quatre fois par an. -On l’a vue en toilette pour Noël. +Elle avait à peu près les idées de mess Lethierry. +Sa religion se satisfaisait d’aller à la paroisse quatre fois par an. +On l’a vue en toilette pour Noël. De la vie, elle ignorait tout. -Elle avait tout ce qu’il faut pour être un jour folle d’amour. -En attendant, elle était gaie. -Joignez à cela la liberté anglaise. +Elle avait tout ce qu’il faut pour être un jour folle d’amour. +En attendant, elle était gaie. +Joignez à cela la liberté anglaise. Telles sont les mœurs. Plus tard ces filles libres font des femmes esclaves. -Déruchette s’éveillait chaque matin avec l’inconscience de ses actions de la veille. -Ces azurs-là ont ces nuages-là. +Déruchette s’éveillait chaque matin avec l’inconscience de ses actions de la veille. +Ces azurs-là ont ces nuages-là. Mais ces nuages s’en allaient vite. Elle jouait avec tout. -Son espièglerie becquetait les passants. -Elle faisait des malices aux garçons. -Elle était jolie, et en même temps si innocente, qu’elle en abusait. +Son espièglerie becquetait les passants. +Elle faisait des malices aux garçons. +Elle était jolie, et en même temps si innocente, qu’elle en abusait. Elle donnait un sourire comme un jeune chat donne un coup de griffe. -Tant pis pour l’égratigné. +Tant pis pour l’égratigné. Elle n’y songeait plus. -Hier n’existait pas pour elle ; elle vivait dans la plénitude d’aujourd’hui. -Voilà ce que c’est que trop de bonheur. -Chez Déruchette le souvenir s’évanouissait comme la neige fond. -Gilliatt n’avait jamais parlé à Déruchette. -La veille précisément, mess Lethierry lui avait dit : Ne fais plus d’enfantillages. -Ce nom, Gilliatt, écrit par cette enfant, était tombé dans une profondeur inconnue. -Qu’était-ce que les femmes pour Gilliatt ? -Lui-même n’aurait pu le dire. +Hier n’existait pas pour elle ; elle vivait dans la plénitude d’aujourd’hui. +Voilà ce que c’est que trop de bonheur. +Chez Déruchette le souvenir s’évanouissait comme la neige fond. +Gilliatt n’avait jamais parlé à Déruchette. +La veille précisément, mess Lethierry lui avait dit : Ne fais plus d’enfantillages. +Ce nom, Gilliatt, écrit par cette enfant, était tombé dans une profondeur inconnue. +Qu’était-ce que les femmes pour Gilliatt ? +Lui-même n’aurait pu le dire. Quand il en rencontrait une, il lui faisait peur, et il en avait peur. -Il ne parlait à une femme qu’à la dernière extrémité. -Il n’avait jamais été « le galant » d’aucune campagnarde. -Il évitait même les vieilles. +Il ne parlait à une femme qu’à la dernière extrémité. +Il n’avait jamais été « le galant » d’aucune campagnarde. +Il évitait même les vieilles. Il avait vu dans sa vie une parisienne. -Une parisienne de passage, étrange évènement pour Guernesey à cette époque lointaine. -Il était probablement vierge. +Une parisienne de passage, étrange évènement pour Guernesey à cette époque lointaine. +Il était probablement vierge. La nuit venue, il ne dormit pas. -Il pensa au trousseau de femme qui était dans la malle de cuir. -Cet équipement devint un spectre, le poursuivit, lui donna la fièvre, et l’assoupit. -Il se réveilla au grand jour, et sa première pensée fut Déruchette. -Le lendemain il dormit, mais il revit toute la nuit le soldat écossais. -Il rêva aussi du vieux recteur Jaquemin Hérode. -Il forma le projet d’aller passer trois mois à Chousey ou aux Minquiers. +Il pensa au trousseau de femme qui était dans la malle de cuir. +Cet équipement devint un spectre, le poursuivit, lui donna la fièvre, et l’assoupit. +Il se réveilla au grand jour, et sa première pensée fut Déruchette. +Le lendemain il dormit, mais il revit toute la nuit le soldat écossais. +Il rêva aussi du vieux recteur Jaquemin Hérode. +Il forma le projet d’aller passer trois mois à Chousey ou aux Minquiers. Pourtant il ne partit pas. Il ne remit plus les pieds dans la route de Saint-Pierre-Port au Valle. -En revanche, il voyait tous les jours les Bravées. -Il ne le faisait pas exprès, mais il allait de ce côté-là. -Il fit dans son jardin du Bû de la Rue une fosse à seakales. -Le seakale est un chou qui a le goût de l’asperge. -Le mur du jardin des Bravées était très bas ; on pouvait l’enjamber. -L’idée de l’enjamber lui eût paru épouvantable. -Il n’écoutait pas, mais il entendait. -Une fois, il entendit les deux servantes, Douce et Grâce, se quereller. -C’était un bruit de la maison. +En revanche, il voyait tous les jours les Bravées. +Il ne le faisait pas exprès, mais il allait de ce côté-là. +Il fit dans son jardin du Bû de la Rue une fosse à seakales. +Le seakale est un chou qui a le goût de l’asperge. +Le mur du jardin des Bravées était très bas ; on pouvait l’enjamber. +L’idée de l’enjamber lui eût paru épouvantable. +Il n’écoutait pas, mais il entendait. +Une fois, il entendit les deux servantes, Douce et Grâce, se quereller. +C’était un bruit de la maison. Cette querelle lui resta dans l’oreille comme une musique. Il prit la fuite. -Les paroles que cette voix avait prononcées demeurèrent à jamais gravées dans sa pensée. -Il se les redisait à chaque instant. -Ces paroles étaient : Vous plairait-il me bailler le genêt ? -Par degrés il s’enhardit. -Il osa s’arrêter. +Les paroles que cette voix avait prononcées demeurèrent à jamais gravées dans sa pensée. +Il se les redisait à chaque instant. +Ces paroles étaient : Vous plairait-il me bailler le genêt ? +Par degrés il s’enhardit. +Il osa s’arrêter. Elle chantait son air Bonny Dundee. -Il devint très pâle, mais il poussa la fermeté jusqu’à écouter. +Il devint très pâle, mais il poussa la fermeté jusqu’à écouter. Un jour, Gilliatt eut une vision ; le ciel s’ouvrit. -Gilliatt vit Déruchette arroser des laitues. -Bientôt, il fit plus que s’arrêter. +Gilliatt vit Déruchette arroser des laitues. +Bientôt, il fit plus que s’arrêter. Il observa ses habitudes, il remarqua ses heures, et il l’attendit. Il avait bien soin de ne pas se montrer. On s’accoutume au poison. -Les paroles venaient distinctement jusqu’à lui. +Les paroles venaient distinctement jusqu’à lui. Que de chemin il avait fait ! -Maintenant il en était venu à guetter et à prêter l’oreille. +Maintenant il en était venu à guetter et à prêter l’oreille. Le cœur humain est un vieil espion. -Déruchette s’y asseyait quelquefois. -La rose n’était que la cinquième. +Déruchette s’y asseyait quelquefois. +La rose n’était que la cinquième. Elle regardait le lys, mais elle ne le respirait pas. -D’après ce choix de parfums, Gilliatt la composait dans sa pensée. -À chaque odeur il rattachait une perfection. -La seule idée d’adresser la parole à Déruchette lui faisait dresser les cheveux. -Aperçut-elle ce vague fil invisible ? -Elles jouaient dans l’eau, très naïvement, à cent pas de lui. -Il ferma sa fenêtre violemment. -Il s’aperçut qu’une femme nue lui faisait horreur. -Les lézards, accoutumés à lui, se chauffaient dans les mêmes pierres au soleil. -L’été fut lumineux et caressant. -Gilliatt avait au-dessus de sa tête le va-et-vient des nuages. -Il était assis sur une pierre dans l’herbe. -Tout était plein de bruits d’oiseaux. +D’après ce choix de parfums, Gilliatt la composait dans sa pensée. +À chaque odeur il rattachait une perfection. +La seule idée d’adresser la parole à Déruchette lui faisait dresser les cheveux. +Aperçut-elle ce vague fil invisible ? +Elles jouaient dans l’eau, très naïvement, à cent pas de lui. +Il ferma sa fenêtre violemment. +Il s’aperçut qu’une femme nue lui faisait horreur. +Les lézards, accoutumés à lui, se chauffaient dans les mêmes pierres au soleil. +L’été fut lumineux et caressant. +Gilliatt avait au-dessus de sa tête le va-et-vient des nuages. +Il était assis sur une pierre dans l’herbe. +Tout était plein de bruits d’oiseaux. Le vent de mer jetait au loin de grands souffles. -Les mouettes volaient, éparses. -Il se répondait : Voilà. -Je comprends, Déruchette est amoureuse de moi. -Il se sentait profondément triste. -Il songeait que Déruchette était riche, et que, lui, il était pauvre. -Il pensait que le bateau à vapeur était une exécrable invention. -Il ne pouvait jamais se rappeler quel quantième du mois on était. -Un soir, Déruchette rentrait se coucher. -Elle s’approcha de sa fenêtre pour la fermer. -La nuit était obscure. -Tout à coup Déruchette prêta l’oreille. +Les mouettes volaient, éparses. +Il se répondait : Voilà. +Je comprends, Déruchette est amoureuse de moi. +Il se sentait profondément triste. +Il songeait que Déruchette était riche, et que, lui, il était pauvre. +Il pensait que le bateau à vapeur était une exécrable invention. +Il ne pouvait jamais se rappeler quel quantième du mois on était. +Un soir, Déruchette rentrait se coucher. +Elle s’approcha de sa fenêtre pour la fermer. +La nuit était obscure. +Tout à coup Déruchette prêta l’oreille. Dans cette profondeur d’ombre il y avait une musique. -Déruchette reconnut sa mélodie favorite Bonny Dundee jouée sur le bag-pipe. +Déruchette reconnut sa mélodie favorite Bonny Dundee jouée sur le bag-pipe. Elle n’y comprit rien. -Déruchette n’aimait pas beaucoup cela. -Pour l’oncle et le tuteur, bonshommes taciturnes, Les sérénades sont des tapages nocturnes. -Vers d’une comédie inédite.) Quatre années passèrent. -Déruchette approchait de ses vingt et un ans et n’était toujours pas mariée. -Quelqu’un a écrit quelque part : — Une idée fixe, c’est une vrille. -Chaque année elle s’enfonce d’un tour. -Gilliatt en était à cette quatrième année-là. -Il n’avait pas encore dit une parole à Déruchette. -Il songeait du côté de cette charmante fille. -Gilliatt s’était risqué à approcher très près. -Il croyait être sûr qu’au moment où il avait passé elle avait souri. -Il n’y avait à cela rien d’impossible. -Déruchette entendait toujours de temps en temps le bag-pipe. +Déruchette n’aimait pas beaucoup cela. +Pour l’oncle et le tuteur, bonshommes taciturnes, Les sérénades sont des tapages nocturnes. +Vers d’une comédie inédite.) Quatre années passèrent. +Déruchette approchait de ses vingt et un ans et n’était toujours pas mariée. +Quelqu’un a écrit quelque part : — Une idée fixe, c’est une vrille. +Chaque année elle s’enfonce d’un tour. +Gilliatt en était à cette quatrième année-là. +Il n’avait pas encore dit une parole à Déruchette. +Il songeait du côté de cette charmante fille. +Gilliatt s’était risqué à approcher très près. +Il croyait être sûr qu’au moment où il avait passé elle avait souri. +Il n’y avait à cela rien d’impossible. +Déruchette entendait toujours de temps en temps le bag-pipe. Ce bag-pipe, mess Lethierry aussi l’entendait. -Il avait fini par remarquer cet acharnement de musique sous les fenêtres de Déruchette. +Il avait fini par remarquer cet acharnement de musique sous les fenêtres de Déruchette. Musique tendre, circonstance aggravante. -Un galant nocturne n’était pas de son goût. -Impatienté, il avait guetté, et il croyait bien avoir entrevu Gilliatt. -Il aime Déruchette, c’est clair. +Un galant nocturne n’était pas de son goût. +Impatienté, il avait guetté, et il croyait bien avoir entrevu Gilliatt. +Il aime Déruchette, c’est clair. Tu perds ton temps. -Un évènement considérable, prévu depuis longtemps, s’accomplit. -Le nouveau recteur ne pouvait tarder à arriver. -Ce prêtre était un gentleman d’origine normande, monsieur Joë Ebenezer Caudray, anglaisé Cawdry. -Il était le neveu et l’héritier du vieux et opulent doyen de Saint-Asaph. +Un évènement considérable, prévu depuis longtemps, s’accomplit. +Le nouveau recteur ne pouvait tarder à arriver. +Ce prêtre était un gentleman d’origine normande, monsieur Joë Ebenezer Caudray, anglaisé Cawdry. +Il était le neveu et l’héritier du vieux et opulent doyen de Saint-Asaph. Ce doyen mort, il serait riche. -Quant à sa doctrine, on la jugeait diversement. -Il répudiait le pharisaïsme ; il se ralliait plutôt au presbytère qu’à l’épiscopat. -Le père, c’est Dieu. -La femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari. -Voici quel était à ce moment-là le bilan de mess Lethierry. +Quant à sa doctrine, on la jugeait diversement. +Il répudiait le pharisaïsme ; il se ralliait plutôt au presbytère qu’à l’épiscopat. +Le père, c’est Dieu. +La femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari. +Voici quel était à ce moment-là le bilan de mess Lethierry. La Durande avait tenu tout ce qu’elle avait promis. -Il était possesseur d’un grand capital productif, la Durande. -Le revenu net du navire était maintenant de mille livres sterling et allait croissant. -À proprement parler, la Durande était toute sa fortune. -Elle était aussi la fortune du pays. -C’était peut-être une imprudence. +Il était possesseur d’un grand capital productif, la Durande. +Le revenu net du navire était maintenant de mille livres sterling et allait croissant. +À proprement parler, la Durande était toute sa fortune. +Elle était aussi la fortune du pays. +C’était peut-être une imprudence. La Durande n’avait plus qu’une embarcation, la chaloupe. -La chaloupe, il est vrai, était excellente. -Il s’était écoulé dix ans depuis le vol Rantaine. -La situation de mess Lethierry n’était acceptée que comme exception. +La chaloupe, il est vrai, était excellente. +Il s’était écoulé dix ans depuis le vol Rantaine. +La situation de mess Lethierry n’était acceptée que comme exception. Il passait pour avoir fait une folie heureuse. -L’essai avait ruiné ses actionnaires. -Lethierry disait : C’est que la machine était mal construite. -Mais on hochait la tête. -Conversion de l’argent en fumée. -En revanche, les bateaux à voiles trouvaient des commandites tant qu’ils en voulaient. -Les capitaux s’obstinaient pour la toile contre la chaudière. -Guernesey, la Durande était un fait, mais la vapeur n’était pas un principe. -Tel est l’acharnement de la négation en présence du progrès. +L’essai avait ruiné ses actionnaires. +Lethierry disait : C’est que la machine était mal construite. +Mais on hochait la tête. +Conversion de l’argent en fumée. +En revanche, les bateaux à voiles trouvaient des commandites tant qu’ils en voulaient. +Les capitaux s’obstinaient pour la toile contre la chaudière. +Guernesey, la Durande était un fait, mais la vapeur n’était pas un principe. +Tel est l’acharnement de la négation en présence du progrès. On disait de Lethierry : C’est bon, mais il ne recommencerait pas. Loin d’encourager, son exemple faisait peur. -Personne n’eût osé risquer une deuxième Durande. -L’équinoxe s’annonce de bonne heure dans la Manche. -C’est une mer étroite qui gêne le vent et l’irrite. +Personne n’eût osé risquer une deuxième Durande. +L’équinoxe s’annonce de bonne heure dans la Manche. +C’est une mer étroite qui gêne le vent et l’irrite. L’ombre siffle et souffle. -Dans la profondeur des nuées la face noire de la tempête enfle ses joues. +Dans la profondeur des nuées la face noire de la tempête enfle ses joues. Le vent est un danger ; le brouillard en est un autre. -Les brouillards ont été de tout temps craints des navigateurs. +Les brouillards ont été de tout temps craints des navigateurs. Sous le cloud-ring, le brouillard est fatal. Colomb disait : Nube abaxo es muerte. « le nuage bas est la mort. Ils font brusquement la nuit sur la mer. -On est près d’un écueil sans que rien vous en avertisse. +On est près d’un écueil sans que rien vous en avertisse. Il y a autant de naufrages de brouillard que de vent. -Le ciel s’était éclairci. -Le sloop Cashmere était attendu comme devant amener le nouveau recteur de Saint-Sampson. -Gilliatt fit à l’homme de grands gestes. +Le ciel s’était éclairci. +Le sloop Cashmere était attendu comme devant amener le nouveau recteur de Saint-Sampson. +Gilliatt fit à l’homme de grands gestes. L’homme resta immobile. -L’homme était endormi. -Il approcha plus près encore, et vit un visage d’adolescent. -Ce visage lui était inconnu. -Il se dressa sur le bordage et éleva les mains. -Entre la panse et le rocher l’écrasement était inévitable. +L’homme était endormi. +Il approcha plus près encore, et vit un visage d’adolescent. +Ce visage lui était inconnu. +Il se dressa sur le bordage et éleva les mains. +Entre la panse et le rocher l’écrasement était inévitable. Il tira le pied de l’homme endormi. -Hé, que faites-vous là ? -L’homme se réveilla. +Hé, que faites-vous là ? +L’homme se réveilla. Je regarde, dit-il. -Dix minutes plus tard, vous étiez noyé, dit Gilliatt. +Dix minutes plus tard, vous étiez noyé, dit Gilliatt. Sautez dans ma barque. -C’était un très beau jeune homme. +C’était un très beau jeune homme. Le jeune homme avait un chapeau rond et une cravate blanche. -Sa longue redingote noire était boutonnée jusqu’à la cravate. -Cependant la panse avait touché terre. -Gilliatt écarta doucement cette main. +Sa longue redingote noire était boutonnée jusqu’à la cravate. +Cependant la panse avait touché terre. +Gilliatt écarta doucement cette main. Il y eut un silence. Le jeune homme le rompit. -Vous m’avez sauvé la vie. -L’amarre était nouée. +Vous m’avez sauvé la vie. +L’amarre était nouée. Ils sortirent de la barque. Le jeune homme reprit : — Je vous dois la vie, monsieur. -Qu’est-ce que ça fait ? -Cette réponse de Gilliatt fut encore suivie d’un silence. -Êtes-vous de cette paroisse ? demanda le jeune homme. -De quelle paroisse êtes-vous ? +Qu’est-ce que ça fait ? +Cette réponse de Gilliatt fut encore suivie d’un silence. +Êtes-vous de cette paroisse ? demanda le jeune homme. +De quelle paroisse êtes-vous ? Gilliatt leva la main droite, montra le ciel, et dit : — De celle-ci. Le jeune homme le salua et le quitta. Permettez-moi de vous offrir ceci. Gilliatt prit le livre. -C’était une bible. -Gilliatt avait un abîme, Déruchette. +C’était une bible. +Gilliatt avait un abîme, Déruchette. Une voix qui l’appelait le tira de cette ombre. Il reconnut la voix et leva les yeux. Qu’y a-t-il, sieur Landoys ? -Il s’était arrêté pour héler Gilliatt, mais il semblait affairé et pressé. +Il s’était arrêté pour héler Gilliatt, mais il semblait affairé et pressé. Il y a du nouveau, Gilliatt. Je suis trop loin pour vous conter cela. -Est-ce que miss Déruchette se marie ? +Est-ce que miss Déruchette se marie ? Il s’en faut. Que voulez-vous dire ? Et sieur Landoys fouetta son cheval. -Sieur Clubin était l’homme qui attend une occasion. -Il était petit et jaune avec la force d’un taureau. -La mer n’avait pu réussir à le hâler. +Sieur Clubin était l’homme qui attend une occasion. +Il était petit et jaune avec la force d’un taureau. +La mer n’avait pu réussir à le hâler. Sa chair semblait de cire. -Sa mémoire était quelque chose d’imperturbable et de particulier. +Sa mémoire était quelque chose d’imperturbable et de particulier. Ce regard laconique empoignait. -Impossible de dépister ce souvenir tenace. -Sieur Clubin était bref, sobre, froid ; jamais un geste. +Impossible de dépister ce souvenir tenace. +Sieur Clubin était bref, sobre, froid ; jamais un geste. Son air de candeur gagnait tout d’abord. -Aucune réputation de religion et d’intégrité ne dépassait la sienne. -Qui l’eût soupçonné eût été suspect. -Sieur Clubin était veuvier. -Sa femme avait été l’honnête femme comme il était l’honnête homme. -Elle était morte avec la renommée d’une vertu à tout rompre. -Dame Clubin était le cygne ; sieur Clubin était l’hermine. -Il fût mort d’une tache. -Il n’eût pu trouver une épingle sans en chercher le propriétaire. -Il eût tambouriné un paquet d’allumettes. -C’était une grande probité, avec un pincement de lèvres attentif. -Il semblait en arrêt. +Aucune réputation de religion et d’intégrité ne dépassait la sienne. +Qui l’eût soupçonné eût été suspect. +Sieur Clubin était veuvier. +Sa femme avait été l’honnête femme comme il était l’honnête homme. +Elle était morte avec la renommée d’une vertu à tout rompre. +Dame Clubin était le cygne ; sieur Clubin était l’hermine. +Il fût mort d’une tache. +Il n’eût pu trouver une épingle sans en chercher le propriétaire. +Il eût tambouriné un paquet d’allumettes. +C’était une grande probité, avec un pincement de lèvres attentif. +Il semblait en arrêt. Sur les coquins probablement. -Tous les mardis il menait la Durande de Guernesey à Saint-Malo. -La construction des quais actuels a démoli cette auberge. -Cet excès de zèle les a fait supprimer. -Sieur Clubin descendait à l’auberge Jean. -C’est là qu’était le bureau français de la Durande. -Ils avaient leur table à part. -Des patrons de navires y venaient aussi, mais mangeaient à une autre table. -Il était bienvenu aux deux. -Ces tables étaient bien servies. -Il y avait des raffinements de boissons locales étrangères pour les marins dépaysés. -Un matelot petit-maître de Bilbao y eût trouvé une helada. -Que fait Diebitsch ? — À San Francisco l’anisette en pomponelles manque. +Tous les mardis il menait la Durande de Guernesey à Saint-Malo. +La construction des quais actuels a démoli cette auberge. +Cet excès de zèle les a fait supprimer. +Sieur Clubin descendait à l’auberge Jean. +C’est là qu’était le bureau français de la Durande. +Ils avaient leur table à part. +Des patrons de navires y venaient aussi, mais mangeaient à une autre table. +Il était bienvenu aux deux. +Ces tables étaient bien servies. +Il y avait des raffinements de boissons locales étrangères pour les marins dépaysés. +Un matelot petit-maître de Bilbao y eût trouvé une helada. +Que fait Diebitsch ? — À San Francisco l’anisette en pomponelles manque. L’huile d’olive Plagniol est calme. -À la table des douaniers et des gardes-côtes on parlait moins haut. -Monsieur Gertrais-Gaboureau n’était pas un homme, c’était un baromètre. -Son habitude de la mer lui avait donné une surprenante infaillibilité de pronostic. -Il décrétait le temps qu’il fera demain. -Il auscultait le vent ; il tâtait le pouls à la marée. +À la table des douaniers et des gardes-côtes on parlait moins haut. +Monsieur Gertrais-Gaboureau n’était pas un homme, c’était un baromètre. +Son habitude de la mer lui avait donné une surprenante infaillibilité de pronostic. +Il décrétait le temps qu’il fera demain. +Il auscultait le vent ; il tâtait le pouls à la marée. Il disait au nuage : montre-moi ta langue. -Il était le docteur de la vague, de la brise, de la rafale. -Il haïssait l’Angleterre de toute l’amitié qu’il avait pour la mer. -Il avait étudié soigneusement la marine anglaise pour en connaître le côté faible. +Il était le docteur de la vague, de la brise, de la rafale. +Il haïssait l’Angleterre de toute l’amitié qu’il avait pour la mer. +Il avait étudié soigneusement la marine anglaise pour en connaître le côté faible. Il comparait les accastillages. -Il abondait en renseignements ; il était alphabet et almanach ; il était étiage et tarif. -Il s’était enrichi à rendre service à tout le monde. -Il était de ce grand parti qu’on pourrait nommer le parti lucratif. -Son procédé d’embarquement était simple. +Il abondait en renseignements ; il était alphabet et almanach ; il était étiage et tarif. +Il s’était enrichi à rendre service à tout le monde. +Il était de ce grand parti qu’on pourrait nommer le parti lucratif. +Son procédé d’embarquement était simple. La police, avertie, avait l’œil sur lui. -Ces temps étaient une époque de fuites. +Ces temps étaient une époque de fuites. Il y avait un sauve-qui-peut dans la politique. -Les tribunaux d’exception sévissaient, plus Trestaillon. -Se mettre en sûreté, tel était le souci. -Être compromis, c’était être perdu. -Être accusé, c’était être exécuté. -L’esprit des cours prévôtales avait survécu à l’institution. -Les condamnations étaient de complaisance. -On se sauvait au Texas, aux montagnes Rocheuses, au Pérou, au Mexique. -Une chanson de Béranger disait : Sauvages, nous sommes français ; prenez pitié de notre gloire. -S’expatrier était la ressource. -Mais rien n’est moins simple que de fuir ; ce monosyllabe contient des abîmes. -Tout fait obstacle à qui s’esquive. -Se dérober implique se déguiser. -Des personnes considérables, et même illustres, étaient réduites à des expédients de malfaiteurs. -Et encore elles y réussissaient mal. -Elles y étaient invraisemblables. -Rien n’est gauche comme la probité reprise de justice. +Les tribunaux d’exception sévissaient, plus Trestaillon. +Se mettre en sûreté, tel était le souci. +Être compromis, c’était être perdu. +Être accusé, c’était être exécuté. +L’esprit des cours prévôtales avait survécu à l’institution. +Les condamnations étaient de complaisance. +On se sauvait au Texas, aux montagnes Rocheuses, au Pérou, au Mexique. +Une chanson de Béranger disait : Sauvages, nous sommes français ; prenez pitié de notre gloire. +S’expatrier était la ressource. +Mais rien n’est moins simple que de fuir ; ce monosyllabe contient des abîmes. +Tout fait obstacle à qui s’esquive. +Se dérober implique se déguiser. +Des personnes considérables, et même illustres, étaient réduites à des expédients de malfaiteurs. +Et encore elles y réussissaient mal. +Elles y étaient invraisemblables. +Rien n’est gauche comme la probité reprise de justice. Elle n’y comprend rien et fait des maladresses. -Un faussaire s’échappait plus aisément qu’un conventionnel. -Une fugue de ce genre conduisait à l’inconnu et au chimérique. -Cette spéculation complétait de certains commerces. -Zuela venait quelquefois manger à l’auberge Jean. +Un faussaire s’échappait plus aisément qu’un conventionnel. +Une fugue de ce genre conduisait à l’inconnu et au chimérique. +Cette spéculation complétait de certains commerces. +Zuela venait quelquefois manger à l’auberge Jean. Sieur Clubin le connaissait de vue. Il parlait anglais au smogler et baragouinait l’espagnol avec le contrebandista. Tout le monde donnait raison au capitaine Clubin. -On l’approuvait de ne point être un délicat ridicule. -Qui donc eût osé en médire ? -Tout ce qu’il faisait était évidemment « pour le bien du service ». -De lui tout était simple. +On l’approuvait de ne point être un délicat ridicule. +Qui donc eût osé en médire ? +Tout ce qu’il faisait était évidemment « pour le bien du service ». +De lui tout était simple. Rien ne pouvait le compromettre. Le cristal voudrait se tacher qu’il ne pourrait. -Un naïf habile, cela existe. -C’est une des variétés de l’honnête homme, et une des plus appréciées. -Le Tamaulipas avait complété son chargement. -Il était en partance et allait prochainement appareiller. -Un mardi soir la Durande arriva à Saint-Malo comme il faisait encore grand jour. +Un naïf habile, cela existe. +C’est une des variétés de l’honnête homme, et une des plus appréciées. +Le Tamaulipas avait complété son chargement. +Il était en partance et allait prochainement appareiller. +Un mardi soir la Durande arriva à Saint-Malo comme il faisait encore grand jour. Il les visa de sa lunette marine, et reconnut l’un des deux hommes. -C’était le capitaine Zuela. -Il paraît qu’il reconnut aussi l’autre. -Cet autre était un personnage de haute taille, un peu grisonnant. -Il portait le haut chapeau et le grave vêtement des amis. -C’était probablement un quaker. +C’était le capitaine Zuela. +Il paraît qu’il reconnut aussi l’autre. +Cet autre était un personnage de haute taille, un peu grisonnant. +Il portait le haut chapeau et le grave vêtement des amis. +C’était probablement un quaker. Il baissait les yeux avec modestie. On a su depuis qu’il avait pris encore quelques autres informations. -Oui, répondit l’armurier, c’est américain. +Oui, répondit l’armurier, c’est américain. C’est un pistolet qui recommence la conversation. -En effet, ça a la demande et la réponse. +En effet, ça a la demande et la réponse. C’est juste, monsieur Clubin. Et cinq ou six balles. L’arme est bonne, Monsieur Clubin. Je crois qu’elle fera son chemin. -Je voudrais un revolver à six canons. +Je voudrais un revolver à six canons. Je n’en ai pas. -Comment ça, vous armurier ? +Comment ça, vous armurier ? Je ne tiens pas encore l’article. Voyez-vous, c’est nouveau. On ne fait encore en France que du pistolet. -Ça n’est pas encore dans le commerce. +Ça n’est pas encore dans le commerce. J’ai d’excellents pistolets. Je veux un revolver. Je conviens que c’est plus avantageux. Mais attendez donc, Monsieur Clubin... -Je crois savoir où. -Quand pourrez-vous me rendre réponse ? +Je crois savoir où. +Quand pourrez-vous me rendre réponse ? Quand faut-il que je revienne ? Si je vous procure un revolver, c’est qu’il sera bon. -Quand me rendrez-vous réponse ? -À votre prochain voyage. +Quand me rendrez-vous réponse ? +À votre prochain voyage. Ne dites pas que c’est pour moi, dit Clubin. Ces cordes facilitent les escalades. -Arrivé à Guernesey, Clubin alla à Torteval. +Arrivé à Guernesey, Clubin alla à Torteval. Il y passa trente-six heures. -Là il est encore vivant, mais il est mort dans les villes. -La remarque que nous faisons pour Guernesey doit être aussi faite pour Jersey. -Saint-Hélier vaut Dieppe ; Saint-Pierre-Port vaut Lorient. -Où il y avait l’ombre, il y a la lumière. -Les navires fraudeurs abondaient particulièrement sur la côte ouest de Guernesey. -Cela avait presque les allures d’un service régulier. -Négociant par devant, contrebandier par derrière ; c’était l’histoire de beaucoup de fortunes. -Séguin le disait de Bourgain ; Bourgain le disait de Séguin. -Elle était en rapport avec « le meilleur monde ». -De là beaucoup de connivences, nécessairement masquées. -Ces mystères voulaient une ombre impénétrable. -La première qualité d’un fraudeur était la loyauté. -Sans discrétion pas de contrebande. -Ce secret était imperturbablement gardé. +Là il est encore vivant, mais il est mort dans les villes. +La remarque que nous faisons pour Guernesey doit être aussi faite pour Jersey. +Saint-Hélier vaut Dieppe ; Saint-Pierre-Port vaut Lorient. +Où il y avait l’ombre, il y a la lumière. +Les navires fraudeurs abondaient particulièrement sur la côte ouest de Guernesey. +Cela avait presque les allures d’un service régulier. +Négociant par devant, contrebandier par derrière ; c’était l’histoire de beaucoup de fortunes. +Séguin le disait de Bourgain ; Bourgain le disait de Séguin. +Elle était en rapport avec « le meilleur monde ». +De là beaucoup de connivences, nécessairement masquées. +Ces mystères voulaient une ombre impénétrable. +La première qualité d’un fraudeur était la loyauté. +Sans discrétion pas de contrebande. +Ce secret était imperturbablement gardé. Le contrebandier jurait de tout taire, et tenait parole. -On ne pouvait se fier à personne mieux qu’à un fraudeur. +On ne pouvait se fier à personne mieux qu’à un fraudeur. Le contrebandier ne nomma point le bailleur de fonds. -Ce bailleur de fonds était le juge-alcade. -Les deux plus fameux contrebandiers hantant Plainmont à cette époque étaient Blasco et Blasquito. -Plainmont, près Torteval, est un des trois angles de Guernesey. -Ce sommet est désert. -Il est d’autant plus désert qu’on y voit une maison. -Cette maison ajoute l’effroi à la solitude. -Elle est, dit-on, visionnée. -Hantée ou non, l’aspect en est étrange. +Ce bailleur de fonds était le juge-alcade. +Les deux plus fameux contrebandiers hantant Plainmont à cette époque étaient Blasco et Blasquito. +Plainmont, près Torteval, est un des trois angles de Guernesey. +Ce sommet est désert. +Il est d’autant plus désert qu’on y voit une maison. +Cette maison ajoute l’effroi à la solitude. +Elle est, dit-on, visionnée. +Hantée ou non, l’aspect en est étrange. Elle n’a rien d’une ruine. Elle est parfaitement habitable. -Les murs sont épais et le toit est solide. +Les murs sont épais et le toit est solide. Pas une pierre ne manque aux murailles, pas une tuile au toit. -Une cheminée de brique contrebute l’angle du toit. -Cette maison tourne le dos à la mer. -Sa façade du côté de l’océan n’est qu’une muraille. -En examinant attentivement cette façade, on y distingue une fenêtre, murée. -La porte est murée. -Les deux fenêtres du rez-de-chaussée sont murées. +Une cheminée de brique contrebute l’angle du toit. +Cette maison tourne le dos à la mer. +Sa façade du côté de l’océan n’est qu’une muraille. +En examinant attentivement cette façade, on y distingue une fenêtre, murée. +La porte est murée. +Les deux fenêtres du rez-de-chaussée sont murées. Leur ouverture les fait noires en plein jour. -Elles n’ont pas de vitres, pas même de châssis. +Elles n’ont pas de vitres, pas même de châssis. Elles s’ouvrent sur l’ombre du dedans. -On dirait les trous vides de deux yeux arrachés. +On dirait les trous vides de deux yeux arrachés. Rien dans cette maison. -On aperçoit par les croisées béantes le délabrement intérieur. +On aperçoit par les croisées béantes le délabrement intérieur. Pas de lambris, nulle boiserie, la pierre nue. -On croit voir un sépulcre à fenêtre permettant aux spectres de regarder dehors. -Les pluies affouillent les fondations du côté de la mer. -Quelques orties agitées par le vent caressent le bas des murs. -À l’horizon, aucune habitation humaine. -Cette maison est une chose vide où il y a le silence. -La nuit, la lune lugubre entre là. +On croit voir un sépulcre à fenêtre permettant aux spectres de regarder dehors. +Les pluies affouillent les fondations du côté de la mer. +Quelques orties agitées par le vent caressent le bas des murs. +À l’horizon, aucune habitation humaine. +Cette maison est une chose vide où il y a le silence. +La nuit, la lune lugubre entre là. Toute la mer est autour de cette maison. -Sa situation est magnifique, et par conséquent sinistre. -La beauté du lieu devient une énigme. +Sa situation est magnifique, et par conséquent sinistre. +La beauté du lieu devient une énigme. Pourquoi aucune famille humaine n’habite-t-elle ce logis ? La place est belle, la maison est bonne. -D’où vient cet abandon ? -Aux questions de la raison s’ajoutent les questions de la rêverie. -Ce champ est cultivable, d’où vient qu’il est inculte ? +D’où vient cet abandon ? +Aux questions de la raison s’ajoutent les questions de la rêverie. +Ce champ est cultivable, d’où vient qu’il est inculte ? Qu’a donc ce lieu ? Pourquoi l’homme en fuite ? Que se passe-t-il ici ? S’il ne s’y passe rien, pourquoi n’y a-t-il personne ? -Quand tout est endormi, y a-t-il ici quelqu’un d’éveillé ? -De quels passants est-elle l’hôtellerie ? -De vagues ruissellements de tempêtes ont laissé leurs traces sur la muraille intérieure. -Ces chambres murées et ouvertes sont visitées par l’ouragan. -S’est-il commis un crime là ? +Quand tout est endormi, y a-t-il ici quelqu’un d’éveillé ? +De quels passants est-elle l’hôtellerie ? +De vagues ruissellements de tempêtes ont laissé leurs traces sur la muraille intérieure. +Ces chambres murées et ouvertes sont visitées par l’ouragan. +S’est-il commis un crime là ? Reste-t-elle muette ? -En sort-il des voix ? à qui a-t-elle affaire dans cette solitude ? -Le mystère des heures noires est à l’aise ici. -Cette maison est inquiétante à midi ; qu’est-elle à minuit ? +En sort-il des voix ? à qui a-t-elle affaire dans cette solitude ? +Le mystère des heures noires est à l’aise ici. +Cette maison est inquiétante à midi ; qu’est-elle à minuit ? En la regardant, on regarde un secret. -L’épars vient-il y tourbillonner ? -L’impalpable s’y condense-t-il jusqu’à prendre forme ? -L’horreur sacrée est dans ces pierres. -La maison est « visionnée » ; ce mot répond à tout. -Les esprits crédules ont leur explication ; mais les esprits positifs ont aussi la leur. +L’épars vient-il y tourbillonner ? +L’impalpable s’y condense-t-il jusqu’à prendre forme ? +L’horreur sacrée est dans ces pierres. +La maison est « visionnée » ; ce mot répond à tout. +Les esprits crédules ont leur explication ; mais les esprits positifs ont aussi la leur. Rien de plus simple, disent-ils, que cette maison. -Elle a été bâtie là pour cela. -La guerre finie, le poste a été abandonné. -On n’a pas démoli la maison parce qu’elle peut redevenir utile. -Les ignorants et les crédules insistent. -Elle porte la date — mille sept cent quatre-vingts — antérieure à la révolution. -Donc, elle a été habitée. +Elle a été bâtie là pour cela. +La guerre finie, le poste a été abandonné. +On n’a pas démoli la maison parce qu’elle peut redevenir utile. +Les ignorants et les crédules insistent. +Elle porte la date — mille sept cent quatre-vingts — antérieure à la révolution. +Donc, elle a été habitée. Pourquoi ne l’est-elle plus ? Il fallait tout murer, ou rien. Pourquoi pas de volets ? -Pourquoi pas de châssis ? +Pourquoi pas de châssis ? Pourquoi pas de vitres ? -Le grossissement de l’effroi ôte aux faits leur vraie proportion. -À cette époque déjà lointaine, beaucoup d’audaces étaient possibles. -Être mal vue l’empêchait d’être dénoncée. -Les superstitieux font des signes de croix et non des procès-verbaux. +Le grossissement de l’effroi ôte aux faits leur vraie proportion. +À cette époque déjà lointaine, beaucoup d’audaces étaient possibles. +Être mal vue l’empêchait d’être dénoncée. +Les superstitieux font des signes de croix et non des procès-verbaux. Ils voient ou croient voir, s’enfuient et se taisent. Ceci les rend discrets. -César consultait Sagane, et Napoléon mademoiselle Lenormand. -Il est des consciences inquiètes jusqu’à tâcher d’obtenir des indulgences du diable. -D’autres esprits sont plus timorés encore. -Être irréprochable vis-à-vis du démon, c’est une de leurs préoccupations. -De là des pratiques religieuses tournées vers l’immense malice obscure. +César consultait Sagane, et Napoléon mademoiselle Lenormand. +Il est des consciences inquiètes jusqu’à tâcher d’obtenir des indulgences du diable. +D’autres esprits sont plus timorés encore. +Être irréprochable vis-à-vis du démon, c’est une de leurs préoccupations. +De là des pratiques religieuses tournées vers l’immense malice obscure. C’est un bigotisme comme un autre. -Le songe humain va jusque-là. -Quand l’homme se met à s’effarer, il ne s’arrête point. -Angleterre on gagne aisément l’Amérique. -Cet écueil est célèbre. +Le songe humain va jusque-là. +Quand l’homme se met à s’effarer, il ne s’arrête point. +Angleterre on gagne aisément l’Amérique. +Cet écueil est célèbre. Il a fait toutes les mauvaises actions que peut faire un rocher. -C’était un des plus redoutables assassins de la mer. -Il attendait en traître les navires dans la nuit. -Il a élargi les cimetières de Torteval et de la Rocquaine. -En mille huit cent soixante-deux on a placé sur cet écueil un phare. +C’était un des plus redoutables assassins de la mer. +Il attendait en traître les navires dans la nuit. +Il a élargi les cimetières de Torteval et de la Rocquaine. +En mille huit cent soixante-deux on a placé sur cet écueil un phare. Les Hanois rassurent ces vastes espaces nocturnes qu’ils effrayaient. C’est quelque chose comme le brigand devenu gendarme. Il y a trois Hanois : le grand Hanois, le petit Hanois, et la Mauve. C’est sur le petit Hanois qu’est aujourd’hui le « Light Red ». -On se souvient que c’était une des prouesses de sieur Clubin. +On se souvient que c’était une des prouesses de sieur Clubin. Ces enfants s’en retournaient au village. Ils venaient de la mer. -C’était ce qu’on appelle dans la langue locale des déniquoiseaux. -Nous en avons dit un mot déjà. -Les déniquoiseaux sont des espèces de gamins de l’océan, peu timides. -La nuit était très obscure. -D’épaisses superpositions de nuées cachaient le zénith. +C’était ce qu’on appelle dans la langue locale des déniquoiseaux. +Nous en avons dit un mot déjà. +Les déniquoiseaux sont des espèces de gamins de l’océan, peu timides. +La nuit était très obscure. +D’épaisses superpositions de nuées cachaient le zénith. Pourquoi ces enfants revenaient-ils si tard ? Rien de plus simple. -De là leur rentrée nocturne. -Aussi se hâtaient-ils, assez inquiets. -Ils avaient en perspective un embrassement compliqué de gifles. -Un seul de ces enfants n’avait rien à craindre, c’était un orphelin. -Personne ne s’intéressant à lui, il ne serait pas battu. -Les deux autres étaient guernesiais, et de la paroisse même de Torteval. -Ils regardèrent la maison. -Elle était toute noire, et formidable. -Ils n’avaient jamais vu cette maison-là à cette heure-là. -La curiosité d’avoir peur existe. -Ils avaient un petit français avec eux, ce qui fit qu’ils approchèrent. -On sait que les français ne croient à rien. -D’ailleurs, être plusieurs dans un danger, rassure ; avoir peur à trois, encourage. +De là leur rentrée nocturne. +Aussi se hâtaient-ils, assez inquiets. +Ils avaient en perspective un embrassement compliqué de gifles. +Un seul de ces enfants n’avait rien à craindre, c’était un orphelin. +Personne ne s’intéressant à lui, il ne serait pas battu. +Les deux autres étaient guernesiais, et de la paroisse même de Torteval. +Ils regardèrent la maison. +Elle était toute noire, et formidable. +Ils n’avaient jamais vu cette maison-là à cette heure-là. +La curiosité d’avoir peur existe. +Ils avaient un petit français avec eux, ce qui fit qu’ils approchèrent. +On sait que les français ne croient à rien. +D’ailleurs, être plusieurs dans un danger, rassure ; avoir peur à trois, encourage. Fureter dans l’enfer ; pourquoi pas ? -De gibier en gibier, on arrive au démon. -Après les moineaux, les farfadets. -Être sur la piste des contes bleus, rien n’est plus glissant. +De gibier en gibier, on arrive au démon. +Après les moineaux, les farfadets. +Être sur la piste des contes bleus, rien n’est plus glissant. En savoir aussi long que les bonnes femmes, cela tente. -Ils marchèrent vers la maison. -Tel était le petit français. -La solitude du lieu avait on ne sait quoi de funèbre. -On sentait là l’inviolabilité menaçante. +Ils marchèrent vers la maison. +Tel était le petit français. +La solitude du lieu avait on ne sait quoi de funèbre. +On sentait là l’inviolabilité menaçante. La mer en bas se taisait. Il n’y avait point de vent. Les brins d’herbe ne bougeaient pas. -ils s’approchaient en retenant leur haleine, comme on approcherait d’une bête. -C’est ce côté-là qui est le beau. -Il faut voir les deux fenêtres noires. -Ils « virèrent à bâbord » et arrivèrent de l’autre côté de la maison. -Les deux fenêtres étaient éclairées. +ils s’approchaient en retenant leur haleine, comme on approcherait d’une bête. +C’est ce côté-là qui est le beau. +Il faut voir les deux fenêtres noires. +Ils « virèrent à bâbord » et arrivèrent de l’autre côté de la maison. +Les deux fenêtres étaient éclairées. Les enfants s’enfuirent. -Quand ils furent loin, le petit français se retourna. -Tiens, dit-il, il n’y a plus de lumière. -En effet, il n’y avait plus de clarté aux fenêtres. -La peur ne s’en alla point, mais la curiosité revint. -Les déniquoiseaux se rapprochèrent. -Brusquement, aux deux fenêtres à la fois, la lumière se refit. -Les deux gars de Torteval reprirent leurs jambes à leur cou, et se sauvèrent. -Le petit satan de français n’avança pas, mais ne recula pas. -Il demeura immobile, faisant face à la maison, et la regardant. -La clarté s’éteignit, puis brilla de nouveau. +Quand ils furent loin, le petit français se retourna. +Tiens, dit-il, il n’y a plus de lumière. +En effet, il n’y avait plus de clarté aux fenêtres. +La peur ne s’en alla point, mais la curiosité revint. +Les déniquoiseaux se rapprochèrent. +Brusquement, aux deux fenêtres à la fois, la lumière se refit. +Les deux gars de Torteval reprirent leurs jambes à leur cou, et se sauvèrent. +Le petit satan de français n’avança pas, mais ne recula pas. +Il demeura immobile, faisant face à la maison, et la regardant. +La clarté s’éteignit, puis brilla de nouveau. Rien de plus horrible. -La masure, de son côté, semblait les regarder. -Elle avait, dans cette vaste obscurité muette, deux prunelles rouges. -C’étaient les fenêtres. -La lumière s’éclipsait, reparaissait, s’éclipsait encore, comme font ces lumières-là. +La masure, de son côté, semblait les regarder. +Elle avait, dans cette vaste obscurité muette, deux prunelles rouges. +C’étaient les fenêtres. +La lumière s’éclipsait, reparaissait, s’éclipsait encore, comme font ces lumières-là. Ces intermittences sinistres tiennent probablement au va-et-vient de l’enfer. Cela s’entr’ouvre, puis se referme. -Le soupirail du sépulcre a des effets de lanterne sourde. +Le soupirail du sépulcre a des effets de lanterne sourde. Il sembla que quelqu’un venait d’entrer. -Entrer par la croisée, c’est l’habitude des voleurs. -La clarté fut un moment plus vive, puis s’éteignit et ne reparut plus. +Entrer par la croisée, c’est l’habitude des voleurs. +La clarté fut un moment plus vive, puis s’éteignit et ne reparut plus. La maison redevint noire. Alors il en sortit des bruits. -Ces bruits ressemblaient à des voix. +Ces bruits ressemblaient à des voix. C’est toujours comme cela. Quand on voit, on n’entend pas ; quand on ne voit pas, on entend. -La nuit sur la mer a une taciturnité particulière. -Le silence de l’ombre est là plus profond qu’ailleurs. -Cette paix sépulcrale donnait un relief lugubre aux bruits qui sortaient de la masure. -Voyons voir, dit le petit français. +La nuit sur la mer a une taciturnité particulière. +Le silence de l’ombre est là plus profond qu’ailleurs. +Cette paix sépulcrale donnait un relief lugubre aux bruits qui sortaient de la masure. +Voyons voir, dit le petit français. Et il fit un pas vers la maison. -Les deux autres avaient une telle peur qu’ils se décidèrent à le suivre. +Les deux autres avaient une telle peur qu’ils se décidèrent à le suivre. Ils n’osaient plus s’enfuir tout seuls. Cela fit un froissement de branches. -Les chevêches ont une espèce de vol louche, d’une obliquité inquiétante. -Il y eut un certain tremblement dans le groupe derrière le petit français. -Il apostropha la chevêche. +Les chevêches ont une espèce de vol louche, d’une obliquité inquiétante. +Il y eut un certain tremblement dans le groupe derrière le petit français. +Il apostropha la chevêche. Moineau, tu viens trop tard. Il n’est plus temps. -L’insolence dans le danger rallie les traînards et les pousse en avant. -La maison visionnée leur faisait l’effet de grandir démesurément. -Dans cette illusion d’optique de la peur il y avait de la réalité. +L’insolence dans le danger rallie les traînards et les pousse en avant. +La maison visionnée leur faisait l’effet de grandir démesurément. +Dans cette illusion d’optique de la peur il y avait de la réalité. La maison grandissait en effet, parce qu’ils en approchaient. L’oreille aussi a ses grossissements. -Par instants une ou deux paroles clairement articulées se détachaient. -Ces paroles, impossibles à comprendre, sonnaient bizarrement. -Les enfants s’arrêtaient, écoutaient, puis recommençaient à avancer. +Par instants une ou deux paroles clairement articulées se détachaient. +Ces paroles, impossibles à comprendre, sonnaient bizarrement. +Les enfants s’arrêtaient, écoutaient, puis recommençaient à avancer. Ils tremblaient de rester avec lui, et ils n’osaient pas le quitter. -Pas à pas, et perplexes, ils le suivaient. +Pas à pas, et perplexes, ils le suivaient. Il n’y en a pas. La maison devenait de plus en plus haute. Les voix devenaient de plus en plus distinctes. -Quand ils furent tout près, ils firent halte. -Qu’est-ce que c’est que ça qui pend à une fenêtre ? -Ça a l’air d’une corde. +Quand ils furent tout près, ils firent halte. +Qu’est-ce que c’est que ça qui pend à une fenêtre ? +Ça a l’air d’une corde. C’est un serpent. -C’est de la corde de pendu, dit le français avec autorité. +C’est de la corde de pendu, dit le français avec autorité. Mais je n’y crois pas. -Il y avait de la fièvre dans cette hardiesse. -Les enfants appliquèrent leur oreille contre la muraille. +Il y avait de la fièvre dans cette hardiesse. +Les enfants appliquèrent leur oreille contre la muraille. On continuait de parler dans la maison. -Aqui esperará un hombre, y podrá marcharse à Inglaterre con Blasquito ? -Blasquito tomará al hombre en su barca. +Aqui esperará un hombre, y podrá marcharse à Inglaterre con Blasquito ? +Blasquito tomará al hombre en su barca. Sin buscar de conocer su pais ? Ni de saber su nombre ? No se pregunta el nombre, pero se pesa la bolsa. @@ -1844,33 +1844,33 @@ En esta saco que he traido. Puedo dexar el saco aqui ? Los contrabandistas no son ladrones. Y vosotros, cuando os marchais ? -Mañana por la mañana. -Si su hombre de usted está parado, podria venir con nosotros. -Cuantos dias esparará alli ? +Mañana por la mañana. +Si su hombre de usted está parado, podria venir con nosotros. +Cuantos dias esparará alli ? Dos, tres, quatro dias. Es cierto que el Blasquito vendra ? Moins ou plus.— Est-il certain que Blasquito viendra ?— Certain.— Ici ? En viernes, o sabado, o domingo. Por qualquiera tiempo viene ? Soy el Blasco, es el Blasquito. -Asi, no puede faltar en venir à Guernesey ? +Asi, no puede faltar en venir à Guernesey ? Vengo yo un mes, y viene al otro mes. Il n’a pas peur. Pero un mar muy malo ? No vendria el Blasquito tan pronto, pero vendria. Nous sommes des vaillants. -La mer est l’église de l’hiver. -Nous parlons une farouche langueà nous que personne ne connaît. -Puisque vous la savez,c’est que vous êtes des nôtres. +La mer est l’église de l’hiver. +Nous parlons une farouche langueà nous que personne ne connaît. +Puisque vous la savez,c’est que vous êtes des nôtres. Su hombre de usted puede estar quieto. -No será traidor el Blasquito ? +No será traidor el Blasquito ? Los cobardes son traidores. El mar es la iglesia del invierno. La traicion es la iglesia del infierno. No se entiendo lo que decimos. Escucharnos y miranos es imposible. El espanto hace alli el desierto. -Quien se atreveria à escuchar ? +Quien se atreveria à escuchar ? Aun quando escucharian no entienderian. Hablamos une lengua fiera y nuestra que no se conoce. Despues que la sabeis, sois de nosotros. @@ -1878,16 +1878,16 @@ Soy venido para componer las haciendas con ustedes. Y ahora me voy. El Blasquito hara lo que quiera el hombre ? El Blasquito hace lo que quieran las onzas. -Es menester mucho tiempo para ir à Torbay ? +Es menester mucho tiempo para ir à Torbay ? Como quiere el viento. El Blasquito obedecera al pasagero ? -Si le obedece el mar à el Blasquito. +Si le obedece el mar à el Blasquito. El oro es el oro. El viento es el viento. El hombre hace lo que puede con el oro. Dios con el viento hace lo que quiere. -Aqui esta à viernes el que desca marcharse con Blasquito. -A qué momento llega Blasquito ? +Aqui esta à viernes el que desca marcharse con Blasquito. +A qué momento llega Blasquito ? A la noche se llega, a la noche se marcha. On arrive la nuit. On part la nuit. @@ -1896,126 +1896,126 @@ Un trago de aguardiente ? Es mejor que xarope. Vaya usted con Dios. Sois gentleman y soy caballero. -Il était clair que des diables seuls pouvaient parler ainsi. -Le Tamaulipas était toujours en rade. -Après-demain jeudi, répondit l’aubergiste. -Cela fut remarqué d’un homme si exact. -Il paraît qu’il causa quelques instants avec son ami le changeur. -Il rentra deux heures après que Noguette eut sonné le couvre-feu. -La cloche brésilienne sonne à dix heures. -Il était donc minuit. -Il y a quarante ans, Saint-Malo possédait une ruelle dite la ruelle Coutanchez. -Cette ruelle n’existe plus, ayant été comprise dans les embellissements. -Ces vieilles baraques du moyen-âge normand ont des profils presque humains. -De masure à sorcière il n’y a pas loin. +Il était clair que des diables seuls pouvaient parler ainsi. +Le Tamaulipas était toujours en rade. +Après-demain jeudi, répondit l’aubergiste. +Cela fut remarqué d’un homme si exact. +Il paraît qu’il causa quelques instants avec son ami le changeur. +Il rentra deux heures après que Noguette eut sonné le couvre-feu. +La cloche brésilienne sonne à dix heures. +Il était donc minuit. +Il y a quarante ans, Saint-Malo possédait une ruelle dite la ruelle Coutanchez. +Cette ruelle n’existe plus, ayant été comprise dans les embellissements. +Ces vieilles baraques du moyen-âge normand ont des profils presque humains. +De masure à sorcière il n’y a pas loin. La lucarne est l’œil, borgne. -La joue, c’est la muraille, ridée et dartreuse. +La joue, c’est la muraille, ridée et dartreuse. Elles se touchent du front comme si elles complotaient un mauvais coup. -La Jacressarde était le logis de ceux qui ne logent pas. -L’intelligence humaine est là ; bestiale. -C’est le tas d’ordure des âmes. -Saint-Malo la Jacressarde était ce coin. -C’est plutôt le crachat de la société que son vomissement. +La Jacressarde était le logis de ceux qui ne logent pas. +L’intelligence humaine est là ; bestiale. +C’est le tas d’ordure des âmes. +Saint-Malo la Jacressarde était ce coin. +C’est plutôt le crachat de la société que son vomissement. Le truand, oui ; le brigand, non. Pourtant il ne faudrait pas s’y fier. -Ce dernier étage des bohèmes peut avoir des extrémités scélérates. -Ces gîtes admettent tout. +Ce dernier étage des bohèmes peut avoir des extrémités scélérates. +Ces gîtes admettent tout. La chute est un nivellement. -Quelquefois l’honnêteté qui se dépouille tombe là. -La vertu et la probité ont, cela s’est vu, des aventures. -Il ne faut, d’emblée, ni estimer les Louvres ni mépriser les bagnes. -Le respect public, de même que la réprobation universelle, veulent être épluchés. +Quelquefois l’honnêteté qui se dépouille tombe là. +La vertu et la probité ont, cela s’est vu, des aventures. +Il ne faut, d’emblée, ni estimer les Louvres ni mépriser les bagnes. +Le respect public, de même que la réprobation universelle, veulent être épluchés. On y a des surprises. -Elle n’avait point d’étage sur la rue. -Un haut mur percé d’une porte basse était sa façade. -On levait le loquet, on poussait la porte, on était dans une cour. -C’était un puits. -La cour était petite, le puits était grand. -Un pavage défoncé encadrait la margelle. -La cour, carrée, était bâtie de trois côtés. +Elle n’avait point d’étage sur la rue. +Un haut mur percé d’une porte basse était sa façade. +On levait le loquet, on poussait la porte, on était dans une cour. +C’était un puits. +La cour était petite, le puits était grand. +Un pavage défoncé encadrait la margelle. +La cour, carrée, était bâtie de trois côtés. Tous ces pieds dormaient. -Cette chambre à coucher était à tout le monde. +Cette chambre à coucher était à tout le monde. On y payait deux sous par semaine. Les pieds touchaient le puits. -Qu’était-ce que ces êtres ? -Ils venaient là le soir et s’en allaient le matin. +Qu’était-ce que ces êtres ? +Ils venaient là le soir et s’en allaient le matin. L’ordre social se complique de ces larves. Quelques-uns se glissaient pour une nuit et ne payaient pas. -La plupart n’avaient point mangé de la journée. -Les rêves de toutes ces âmes faisaient bon voisinage. -Cette putridité humaine fermentait dans cette cuve. -Chaque jour la destinée vidait là sa hotte. +La plupart n’avaient point mangé de la journée. +Les rêves de toutes ces âmes faisaient bon voisinage. +Cette putridité humaine fermentait dans cette cuve. +Chaque jour la destinée vidait là sa hotte. Entrait qui voulait, dormait qui pouvait, parlait qui osait. -Car c’était un lieu de chuchotement. -On se hâtait de se mêler. +Car c’était un lieu de chuchotement. +On se hâtait de se mêler. On prenait de la mort ce qu’on pouvait. -Ils fermaient les yeux dans cette agonie pêle-mêle recommençant tous les soirs. -D’où sortaient-ils ? -De la société, étant la misère ; de la vague, étant l’écume. +Ils fermaient les yeux dans cette agonie pêle-mêle recommençant tous les soirs. +D’où sortaient-ils ? +De la société, étant la misère ; de la vague, étant l’écume. N’avait point de la paille qui voulait. -Le puits, sans parapet et sans couvercle, toujours béant, avait trente pieds de profondeur. -Le seau pour tirer l’eau était à côté. +Le puits, sans parapet et sans couvercle, toujours béant, avait trente pieds de profondeur. +Le seau pour tirer l’eau était à côté. Qui avait soif, y buvait. Qui avait ennui, s’y noyait. -Du sommeil dans le fumier on glissait à ce sommeil-là. +Du sommeil dans le fumier on glissait à ce sommeil-là. En mille huit cent dix-neuf, on en retira un enfant de quatorze ans. -Les laïques étaient mal vus. -Ces êtres se connaissaient-ils entre eux ? -Dès l’aube, la cour se vidait ; les habitués s’envolaient. -Les plâtrages tombés couvraient le plancher. +Les laïques étaient mal vus. +Ces êtres se connaissaient-ils entre eux ? +Dès l’aube, la cour se vidait ; les habitués s’envolaient. +Les plâtrages tombés couvraient le plancher. On ne savait comment tenait la maison. Le vent la remuait. -On montait comme on pouvait sur le glissement des marches usées de l’escalier. -Tout était à claire-voie. -L’hiver entrait dans la masure comme l’eau dans une éponge. -L’abondance des araignées rassurait contre l’écroulement immédiat. -Çà et là une cruche et une terrine, servant à divers usages. +On montait comme on pouvait sur le glissement des marches usées de l’escalier. +Tout était à claire-voie. +L’hiver entrait dans la masure comme l’eau dans une éponge. +L’abondance des araignées rassurait contre l’écroulement immédiat. +Çà et là une cruche et une terrine, servant à divers usages. Une odeur douce et hideuse. -Des fenêtres on avait vue sur la cour. -Cette vue ressemblait à un dessus de tombereau de boueux. -Les débris fraternisaient ; il en tombait des murailles, il en tombait des créatures. -Les loques ensemençaient les décombres. +Des fenêtres on avait vue sur la cour. +Cette vue ressemblait à un dessus de tombereau de boueux. +Les débris fraternisaient ; il en tombait des murailles, il en tombait des créatures. +Les loques ensemençaient les décombres. On ignorait dans quel coin couchait la femme. -Le faiseur d’or était un peu poëte. -Cette tôle laissait passer peu de jour et beaucoup de froid. -En attendant il brûlait la maison. +Le faiseur d’or était un peu poëte. +Cette tôle laissait passer peu de jour et beaucoup de froid. +En attendant il brûlait la maison. La transmutation l’absorbait. Quelquefois il en parlait dans la cour aux va-nu-pieds, qui en riaient. -Il disait : Ces gens-là sont pleins de préjugés. +Il disait : Ces gens-là sont pleins de préjugés. Son fourneau mangeait beaucoup de bois. La rampe de l’escalier y avait disparu. -Toute la maison y passait, à petit feu. -L’hôtesse lui disait : Vous ne me laisserez que la coque. -Il la désarmait en lui faisant des vers. -Telle était la Jacressarde. -Qu’était-ce que la boutique ? -le mot était dès lors usité. -C’était la boutique. -Cet assortiment était « la curiosité ». -La boutique communiquait, par une arrière-porte, avec la cour où était le puits. +Toute la maison y passait, à petit feu. +L’hôtesse lui disait : Vous ne me laisserez que la coque. +Il la désarmait en lui faisant des vers. +Telle était la Jacressarde. +Qu’était-ce que la boutique ? +le mot était dès lors usité. +C’était la boutique. +Cet assortiment était « la curiosité ». +La boutique communiquait, par une arrière-porte, avec la cour où était le puits. Il y avait une table et un escabeau. -La femme à la jambe de bois était la dame de comptoir. -L’un d’eux cogna à la vitre. +La femme à la jambe de bois était la dame de comptoir. +L’un d’eux cogna à la vitre. La porte de la boutique s’ouvrit. -La femme à la jambe de bois leur fit le sourire réservé aux bourgeois. +La femme à la jambe de bois leur fit le sourire réservé aux bourgeois. Il y avait une chandelle sur la table. -Ces hommes étaient deux bourgeois en effet. -Celui des deux qui avait cogné dit : — Bonjour, la femme. +Ces hommes étaient deux bourgeois en effet. +Celui des deux qui avait cogné dit : — Bonjour, la femme. Je viens pour la chose. L’homme en blouse avait l’air ahuri et fin. Il dit : — C’est vous l’armurier ? -Celui qui avait cogné répondit : — Oui. +Celui qui avait cogné répondit : — Oui. C’est vous le parisien ? -Ce revolver était neuf et brillant. -Les deux bourgeois l’examinèrent. +Ce revolver était neuf et brillant. +Les deux bourgeois l’examinèrent. L’armurier reprit : — Combien ? -L’homme en blouse répondit : — J’arrive d’Amérique avec. -Moi j’apporte ça. +L’homme en blouse répondit : — J’arrive d’Amérique avec. +Moi j’apporte ça. C’est une invention utile. Combien ? repartit l’armurier. C’est un pistolet qui fait le moulinet. -Paf... une grêle, quoi ! -Ça fait de la besogne. +Paf... une grêle, quoi ! +Ça fait de la besogne. Il y a six canons. Six canons, c’est six louis. Voulez-vous cinq louis ? @@ -2023,1100 +2023,1100 @@ Un louis par balle. C’est le prix. Voulons-nous faire affaire ? J’ai dit le prix juste. -Examinez-moi ça, monsieur l’arquebusier. +Examinez-moi ça, monsieur l’arquebusier. Le moulinet tourne comme Monsieur Talleyrand. -On pourrait mettre ce moulinet-là dans le dictionnaire des girouettes. +On pourrait mettre ce moulinet-là dans le dictionnaire des girouettes. C’est un bijou. Je l’ai vu. Quant aux canons, c’est de forge espagnole. -Je l’ai remarqué. -Voici comment ça se confectionne, ces rubans-là. +Je l’ai remarqué. +Voici comment ça se confectionne, ces rubans-là. On vide dans la forge la hotte d’un chiffonnier en vieux fer. Et de vieilles lames de faulx. J’allais le dire, monsieur l’armurier. -Oui, mais qui peut avoir des crevasses, des éventures, des travers. -On vous fait ces canons-là. -Vous êtes donc du métier ? -Je suis de tous les métiers. +Oui, mais qui peut avoir des crevasses, des éventures, des travers. +On vous fait ces canons-là. +Vous êtes donc du métier ? +Je suis de tous les métiers. Les canons sont couleur d’eau. -C’est une beauté, monsieur l’armurier. -Ça s’obtient avec du beurre d’antimoine. +C’est une beauté, monsieur l’armurier. +Ça s’obtient avec du beurre d’antimoine. Nous disons donc que nous allons vous payer cela cinq louis ? -L’armurier baissa la voix : — Écoutez, parisien. +L’armurier baissa la voix : — Écoutez, parisien. Profitez de l’occasion. -Défaites-vous de ça. -Ça ne vaut rien pour vous autres, une arme comme ça. -Ça fait remarquer un homme. +Défaites-vous de ça. +Ça ne vaut rien pour vous autres, une arme comme ça. +Ça fait remarquer un homme. En effet, dit le parisien, c’est un peu voyant. C’est meilleur pour un bourgeois. Voulez-vous cinq louis ? -Eh bien, six napoléons. +Eh bien, six napoléons. Je veux six louis. -Vous n’êtes donc pas bonapartiste ? -Vous préférez un louis à un napoléon ! +Vous n’êtes donc pas bonapartiste ? +Vous préférez un louis à un napoléon ! Parisien, dit Peaurouge, sourit. -Napoléon vaut mieux, dit-il, mais louis vaut plus. -C’est pour moi une différence de vingt-quatre francs. +Napoléon vaut mieux, dit-il, mais louis vaut plus. +C’est pour moi une différence de vingt-quatre francs. Pas d’affaire en ce cas. Je garde le bibelot. -C’est un progrès sur le pistolet, que les indiens chesapeakes appellent nortay-u-hah. -Cinq louis payés comptant, c’est de l’or. +C’est un progrès sur le pistolet, que les indiens chesapeakes appellent nortay-u-hah. +Cinq louis payés comptant, c’est de l’or. Nortay-u-hah, cela veut dire fusil-court. Beaucoup de personnes ignorent cela. -Voulez-vous cinq louis, et un petit écu de rabiot ? +Voulez-vous cinq louis, et un petit écu de rabiot ? Bourgeois, j’ai dit six. Je donne les six louis. -Cette dégringolade de rochers descendait perpendiculairement jusqu’à la mer et s’y enfonçait. -C’était à peu près un casse-cou. -Il semblait absorbé dans une attention sérieuse. -La marée était pleine. +Cette dégringolade de rochers descendait perpendiculairement jusqu’à la mer et s’y enfonçait. +C’était à peu près un casse-cou. +Il semblait absorbé dans une attention sérieuse. +La marée était pleine. Le flot battait au-dessous de lui le bas de la falaise. -C’était un trois-mâts. -Le bas des côtes devenait obscur. +C’était un trois-mâts. +Le bas des côtes devenait obscur. Il ne remarquait pas que quelque chose y remuait. -Tout à coup l’attention du garde-côte parut redoubler. -Un point noir venait de s’en détacher. -Ce point noir, semblable à une fourmi sur la mer, était une embarcation. +Tout à coup l’attention du garde-côte parut redoubler. +Un point noir venait de s’en détacher. +Ce point noir, semblable à une fourmi sur la mer, était une embarcation. L’embarcation semblait vouloir gagner la terre. Quelques marins la montaient, ramant vigoureusement. -Elle obliquait peu à peu et se dirigeait vers la pointe du Décollé. -Le guet du garde-côte était arrivé à son plus haut degré de fixité. +Elle obliquait peu à peu et se dirigeait vers la pointe du Décollé. +Le guet du garde-côte était arrivé à son plus haut degré de fixité. Il ne perdait pas un mouvement de l’embarcation. -Il s’était rapproché plus près encore de l’extrême bord de la falaise. +Il s’était rapproché plus près encore de l’extrême bord de la falaise. Le guetteur ne le voyait pas. Le choc fut sinistre. -Le garde-côte n’eut pas le temps de jeter un cri. -Il tomba la tête la première du haut de la falaise dans la mer. -On vit ses deux semelles le temps d’un éclair. +Le garde-côte n’eut pas le temps de jeter un cri. +Il tomba la tête la première du haut de la falaise dans la mer. +On vit ses deux semelles le temps d’un éclair. Ce fut une pierre dans l’eau. Deux ou trois grands cercles se firent dans l’eau sombre. Il se pencha une seconde fois. -Son sang remontait et faisait cette tache dans l’écume. +Son sang remontait et faisait cette tache dans l’écume. Il n’acheva pas. -Il entendit derrière lui une voix très douce qui disait : — Vous voilà, Rantaine. +Il entendit derrière lui une voix très douce qui disait : — Vous voilà, Rantaine. Vous venez de tuer un homme. -Il répondit : — Comme vous voyez. +Il répondit : — Comme vous voyez. Le petit homme eut un tressaillement. Vous m’avez bien reconnu, repartit Rantaine. Cependant on entendait un bruit de rames sur la mer. -C’était l’embarcation observée par le garde-côte, qui approchait. +C’était l’embarcation observée par le garde-côte, qui approchait. Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda Rantaine. -Voilà tout à l’heure dix ans que je ne vous ai vu. -Vous avez dû faire de bonnes affaires. +Voilà tout à l’heure dix ans que je ne vous ai vu. +Vous avez dû faire de bonnes affaires. Comment vous portez-vous ? -Très bien, répondit sieur Clubin. +Très bien, répondit sieur Clubin. Rantaine fit un pas vers sieur Clubin. -Un petit coup sec arriva à son oreille. -C’était sieur Clubin qui armait le revolver. -Rantaine, nous sommes à quinze pas. +Un petit coup sec arriva à son oreille. +C’était sieur Clubin qui armait le revolver. +Rantaine, nous sommes à quinze pas. C’est une bonne distance. -Restez où vous êtes. -Ah çà, fit Rantaine, qu’est-ce que vous me voulez ? +Restez où vous êtes. +Ah çà, fit Rantaine, qu’est-ce que vous me voulez ? Moi, je viens causer avec vous. Rantaine ne bougea plus. -Sieur Clubin reprit : — Vous venez d’assassiner un garde-côte. -En termes moins précis. -J’avais dit : un homme ; je dis maintenant : un garde-côte. -Ce garde-côte portait le numéro six cent dix-neuf. -Il était père de famille. +Sieur Clubin reprit : — Vous venez d’assassiner un garde-côte. +En termes moins précis. +J’avais dit : un homme ; je dis maintenant : un garde-côte. +Ce garde-côte portait le numéro six cent dix-neuf. +Il était père de famille. Il laisse une femme et cinq enfants. -Ça doit être, dit Rantaine. -Il y eut un imperceptible temps d’arrêt. -Sieur Clubin continua : — Devinez combien m’a coûté ce revolver ? -C’est une jolie pièce, répondit Rantaine. +Ça doit être, dit Rantaine. +Il y eut un imperceptible temps d’arrêt. +Sieur Clubin continua : — Devinez combien m’a coûté ce revolver ? +C’est une jolie pièce, répondit Rantaine. Combien l’estimez-vous ? Je l’estime beaucoup. -Il m’a coûté cent quarante-quatre francs. -Clubin reprit : — Il n’a pas crié. +Il m’a coûté cent quarante-quatre francs. +Clubin reprit : — Il n’a pas crié. La chute coupe la voix. Sieur Clubin, il y aura de la brise cette nuit. Je suis seul dans le secret. -Logez-vous toujours à l’Auberge Jean ? demanda Rantaine. +Logez-vous toujours à l’Auberge Jean ? demanda Rantaine. Oui, on n’y est pas mal. -Je me rappelle y avoir mangé de bonne choucroute. -Vous devez être excessivement fort, Rantaine. -Vous avez des épaules ! +Je me rappelle y avoir mangé de bonne choucroute. +Vous devez être excessivement fort, Rantaine. +Vous avez des épaules ! Je ne voudrais pas recevoir une chiquenaude de vous. -On y a réussi, c’est heureux. -J’ai gardé mes habitudes, je loge toujours à cette vieille Auberge Jean. +On y a réussi, c’est heureux. +J’ai gardé mes habitudes, je loge toujours à cette vieille Auberge Jean. Savez-vous, sieur Clubin, pourquoi je vous ai reconnu ? C’est parce que vous m’avez reconnu. J’ai dit : il n’y a pour cela que Clubin. -Et il avança d’un pas. -Replacez-vous où vous étiez, Rantaine. -Rantaine recula et fit cet aparté : — On devient un enfant devant ces machins-là. +Et il avança d’un pas. +Replacez-vous où vous étiez, Rantaine. +Rantaine recula et fit cet aparté : — On devient un enfant devant ces machins-là. Sieur Clubin poursuivit : — Situation. -Cela fait sept hommes armés qui peuvent être ici dans cinq minutes. -Le rocher sera cerné. -Le col sera gardé. -Impossible de s’évader. +Cela fait sept hommes armés qui peuvent être ici dans cinq minutes. +Le rocher sera cerné. +Le col sera gardé. +Impossible de s’évader. Il y a un cadavre au pied de la falaise. Rantaine jeta un œil oblique sur le revolver. Comme vous dites, Rantaine. -C’est une jolie pièce. -Peut-être n’est-il chargé qu’à poudre. +C’est une jolie pièce. +Peut-être n’est-il chargé qu’à poudre. Mais qu’est-ce que cela fait ? -Il suffit d’un coup de feu pour faire accourir la force armée. -J’en ai six à tirer. -Le choc alternatif des rames devenait très distinct. -Le canot n’était pas loin. -Le grand homme regardait le petit homme, étrangement. +Il suffit d’un coup de feu pour faire accourir la force armée. +J’en ai six à tirer. +Le choc alternatif des rames devenait très distinct. +Le canot n’était pas loin. +Le grand homme regardait le petit homme, étrangement. Sieur Clubin parlait d’une voix de plus en plus tranquille et douce. Vous payez dix mille francs votre passage au capitaine Zuela. -Je reviens à la situation. -Si je fais feu, on vous arrête. -Vous payez à Zuela votre fugue dix mille francs. -Vous lui avez donné cinq mille francs d’avance. +Je reviens à la situation. +Si je fais feu, on vous arrête. +Vous payez à Zuela votre fugue dix mille francs. +Vous lui avez donné cinq mille francs d’avance. Zuela garderait les cinq mille francs, et s’en irait. -Rantaine, vous êtes bien affublé. -Ce chapeau, ce drôle d’habit et ces guêtres vous changent. -Vous avez oublié les lunettes. +Rantaine, vous êtes bien affublé. +Ce chapeau, ce drôle d’habit et ces guêtres vous changent. +Vous avez oublié les lunettes. Vous avez bien fait de laisser pousser vos favoris. -Rantaine fit un sourire assez semblable à un grincement. -Clubin continua : — Rantaine, vous avez une culotte américaine à gousset double. +Rantaine fit un sourire assez semblable à un grincement. +Clubin continua : — Rantaine, vous avez une culotte américaine à gousset double. Dans l’un il y a votre montre. -C’est une ancienne tabatière à matelot. +C’est une ancienne tabatière à matelot. Tirez-la de votre gousset et jetez-la-moi. Mais c’est un vol ! -Vous êtes libre de crier à la garde. +Vous êtes libre de crier à la garde. Et Clubin regarda fixement Rantaine. Tenez, mess Clubin..., dit Rantaine faisant un pas, et tendant sa main ouverte. -Mess était une flatterie. -Restez où vous êtes, Rantaine. +Mess était une flatterie. +Restez où vous êtes, Rantaine. Mess Clubin, arrangeons-nous. -Je vous offre moitié. -Clubin exécuta un croisement de bras d’où sortait le bout de son revolver. +Je vous offre moitié. +Clubin exécuta un croisement de bras d’où sortait le bout de son revolver. Rantaine, pour qui me prenez-vous ? -Je suis un honnête homme. -Et il ajouta après un silence : — Il me faut tout. +Je suis un honnête homme. +Et il ajouta après un silence : — Il me faut tout. Rantaine grommela entre ses dents : — Celui-ci est d’un fort gabarit. Cependant l’œil de Clubin venait de s’allumer. Sa voix devint nette et coupante comme l’acier. -Il s’écria : — Je vois que vous vous méprenez. +Il s’écria : — Je vois que vous vous méprenez. C’est vous qui vous appelez Vol, moi je m’appelle Restitution. -Hier vous êtes entré chez un changeur. +Hier vous êtes entré chez un changeur. Je vais vous le nommer. -Rébuchet, rue saint-Vincent. +Rébuchet, rue saint-Vincent. Ces trois mille livres sterling font soixante-quinze mille francs. Au nom de mess Lethierry, je m’en contenterai. Je pars demain pour Guernesey, et j’entends les lui porter. -Rantaine, le trois-mâts qui est là en panne est le Tamaulipas. +Rantaine, le trois-mâts qui est là en panne est le Tamaulipas. Vous voulez quitter la France. Vous avez vos raisons. -Vous allez à Arequipa. +Vous allez à Arequipa. L’embarcation vient vous chercher. Vous l’attendez ici. On l’entend qui nage. -Il dépend de moi de vous laisser partir ou de vous faire rester. -Jetez-moi la tabatière de fer. -Rantaine ouvrit son gousset, en tira une petite boîte et la jeta à Clubin. -C’était la tabatière de fer. +Il dépend de moi de vous laisser partir ou de vous faire rester. +Jetez-moi la tabatière de fer. +Rantaine ouvrit son gousset, en tira une petite boîte et la jeta à Clubin. +C’était la tabatière de fer. Elle alla rouler aux pieds de Clubin. Puis il cria : — Mon ami, tournez le dos. Rantaine tourna le dos. -La boîte s’ouvrit. +La boîte s’ouvrit. Elle contenait quatre bank-notes, trois de mille livres et une de dix livres. -Puis il prit à terre un caillou. +Puis il prit à terre un caillou. Il enveloppa ce caillou du billet de dix livres, et dit : — Retournez-vous. -Voilà dix livres que je vous rends. -Et il jeta à Rantaine le billet lesté du caillou. +Voilà dix livres que je vous rends. +Et il jeta à Rantaine le billet lesté du caillou. Comme il vous plaira, fit Clubin. -Allons, vous devez être riche. -Le bruit de rames, qui s’était continuellement rapproché pendant ce dialogue, cessa. -Cela indiquait que l’embarcation était au pied de la falaise. +Allons, vous devez être riche. +Le bruit de rames, qui s’était continuellement rapproché pendant ce dialogue, cessa. +Cela indiquait que l’embarcation était au pied de la falaise. Votre fiacre est en bas. Vous pouvez partir, Rantaine. -Rantaine se dirigea vers l’escalier et s’y enfonça. -Tout en regardant dégringoler Rantaine, Clubin grommela : — Bon numéro six cent dix-neuf ! +Rantaine se dirigea vers l’escalier et s’y enfonça. +Tout en regardant dégringoler Rantaine, Clubin grommela : — Bon numéro six cent dix-neuf ! Il se croyait seul. -Rantaine croyait n’être que deux. -Moi seul savais que nous étions trois. -Le bruit de rames recommença. +Rantaine croyait n’être que deux. +Moi seul savais que nous étions trois. +Le bruit de rames recommença. Rantaine venait de sauter dans l’embarcation, et le canot prenait le large. -C’était la voix de Rantaine. -Clubin était l’homme des choses bien faites. -Ce soir-là encore, sieur Clubin rentra tard. -Monsieur Gertrais-Gaboureau salua sieur Clubin entre une bouffée et une gorgée. +C’était la voix de Rantaine. +Clubin était l’homme des choses bien faites. +Ce soir-là encore, sieur Clubin rentra tard. +Monsieur Gertrais-Gaboureau salua sieur Clubin entre une bouffée et une gorgée. Good bye, capitaine Clubin. -Eh bien, voilà le Tamaulipas parti. +Eh bien, voilà le Tamaulipas parti. Dit Clubin, je n’y ai pas fait attention. -Le capitaine Gertrais-Gaboureau cracha et dit : — Filé, Zuela. -Où va-t-il ? -Sans doute ; mais où ? +Le capitaine Gertrais-Gaboureau cracha et dit : — Filé, Zuela. +Où va-t-il ? +Sans doute ; mais où ? Je n’en savais rien, dit Clubin. Il ajouta : — Je vais me coucher. Il alluma sa chandelle, marcha vers la porte, et revint. -Êtes-vous allé à Arequipa, capitaine Gertrais ? +Êtes-vous allé à Arequipa, capitaine Gertrais ? Il y a des ans. -Où relâche-t-on ? -Mais ce Tamaulipas ne relâchera point. -Je n’étais pas d’avis du départ à cause du temps. -Ils sont revenus dans un bel état. -Le bout-dehors du grand foc cassé au ras du chouque. +Où relâche-t-on ? +Mais ce Tamaulipas ne relâchera point. +Je n’étais pas d’avis du départ à cause du temps. +Ils sont revenus dans un bel état. +Le bout-dehors du grand foc cassé au ras du chouque. Les haubans de focs et les sous-barbes, va-t’en voir s’ils viennent. -Le mât de misaine n’a rien ; il a eu cependant une sévère secousse. -Le masque du navire à bâbord est à jour trois bons pieds carrés. -Voilà ce que c’est que de ne pas écouter le monde. -Il reprit : — Ne disiez-vous pas, capitaine Gertrais, que le Tamaulipas ne relâchera point ? +Le mât de misaine n’a rien ; il a eu cependant une sévère secousse. +Le masque du navire à bâbord est à jour trois bons pieds carrés. +Voilà ce que c’est que de ne pas écouter le monde. +Il reprit : — Ne disiez-vous pas, capitaine Gertrais, que le Tamaulipas ne relâchera point ? Il va droit au Chili. En ce cas il ne pourra pas donner de ses nouvelles en route. -Ensuite il a la boîte aux lettres de la mer. -Qu’appelez-vous la boîte aux lettres de la mer ? -Vous ne connaissez pas ça, capitaine Clubin ? -Quand on passe le détroit de Magellan. -Quand vous avez doublé le cap Monmouth. +Ensuite il a la boîte aux lettres de la mer. +Qu’appelez-vous la boîte aux lettres de la mer ? +Vous ne connaissez pas ça, capitaine Clubin ? +Quand on passe le détroit de Magellan. +Quand vous avez doublé le cap Monmouth. Ensuite vous doublez le cap Valentin. Ensuite vous doublez le cap Isidore. Vous doublez la pointe Anna. -Mais qu’est-ce que vous appelez la boîte aux lettres de la mer ? -Montagnes à droite, montagnes à gauche. -Des pingouins partout, des pétrels-tempêtes. +Mais qu’est-ce que vous appelez la boîte aux lettres de la mer ? +Montagnes à droite, montagnes à gauche. +Des pingouins partout, des pétrels-tempêtes. Mille saints, mille singes ! -Quel bataclan, et comme ça tape ! -La bourrasque n’a pas besoin qu’on aille à son secours. -C’est là qu’on surveille la lisse de hourdi ! -C’est là qu’on diminue la toile ! +Quel bataclan, et comme ça tape ! +La bourrasque n’a pas besoin qu’on aille à son secours. +C’est là qu’on surveille la lisse de hourdi ! +C’est là qu’on diminue la toile ! Coups de vent sur coups de vent. -Et puis quelquefois quatre, cinq, six jours de cape sèche. +Et puis quelquefois quatre, cinq, six jours de cape sèche. Souvent d’un jeu de voiles tout neuf il vous reste de la charpie. -Des rafales à vous faire sauter un trois-mâts comme une puce. +Des rafales à vous faire sauter un trois-mâts comme une puce. On va en l’air comme des papillons, quoi. -J’ai eu ma lisse cassée, et mon serre-gouttière en capilotade. -On sort de là avec toutes ses voiles mangées. -Des frégates de cinquante font eau comme des paniers. -Et la mauvaise diablesse de côte ! +J’ai eu ma lisse cassée, et mon serre-gouttière en capilotade. +On sort de là avec toutes ses voiles mangées. +Des frégates de cinquante font eau comme des paniers. +Et la mauvaise diablesse de côte ! Rien de plus bourru. -Des rochers déchiquetés comme par enfantillage. +Des rochers déchiquetés comme par enfantillage. On approche du Port-Famine. -Là, c’est pire que pire. +Là, c’est pire que pire. Les plus rudes lames que j’aie vues de ma vie. Des parages d’enfer. -Tout à coup on aperçoit ces deux mots écrits en rouge : Post-Office. +Tout à coup on aperçoit ces deux mots écrits en rouge : Post-Office. Que voulez-vous dire, capitaine Gertrais ? C’est un poteau qui a une barrique au cou. -Cette barrique, c’est la boîte aux lettres. -Il a fallu que les anglais écrivent dessus : Post-Office. -De quoi se mêlent-ils ? -Cette boîte aux lettres est commune. -Elle appartient à tous les pavillons. +Cette barrique, c’est la boîte aux lettres. +Il a fallu que les anglais écrivent dessus : Post-Office. +De quoi se mêlent-ils ? +Cette boîte aux lettres est commune. +Elle appartient à tous les pavillons. Voici maintenant comme se fait le service. -Tout bâtiment qui passe expédie au poteau un canot avec ses dépêches. +Tout bâtiment qui passe expédie au poteau un canot avec ses dépêches. Je porte vos lettres, vous portez les miennes. -Le baril est bitté au poteau avec une chaîne. -Les satanicles volent de tous côtés. -Le Tamaulipas ira par là. -Vous voyez qu’on peut écrire à ses amis. -C’est très drôle, murmura Clubin rêveur. +Le baril est bitté au poteau avec une chaîne. +Les satanicles volent de tous côtés. +Le Tamaulipas ira par là. +Vous voyez qu’on peut écrire à ses amis. +C’est très drôle, murmura Clubin rêveur. Le capitaine Gertrais-Gaboureau se retourna vers sa chope. Capitaine Clubin, est-ce que vous partez demain ? -Le capitaine Gertrais répéta sa question. +Le capitaine Gertrais répéta sa question. Sans doute, capitaine Gertrais. C’est mon jour. Il faut que je parte demain matin. -Si c’était moi, je ne partirais pas. -Capitaine Clubin, la peau des chiens sent le poil mouillé. +Si c’était moi, je ne partirais pas. +Capitaine Clubin, la peau des chiens sent le poil mouillé. J’ai un storm-glass qui fait des siennes. -Nous sommes au deuxième octant de la lune ; c’est le maximum d’humidité. +Nous sommes au deuxième octant de la lune ; c’est le maximum d’humidité. On entend le son des cloches de loin. -J’ai entendu ce soir l’angélus de Saint-Lunaire. -Et puis le soleil s’est couché sale. +J’ai entendu ce soir l’angélus de Saint-Lunaire. +Et puis le soleil s’est couché sale. Il y aura demain un fort brouillard. Je ne vous conseille pas de partir. Je crains plus le brouillard que l’ouragan. C’est un sournois, le brouillard. Ce lieu est funeste. -Cette dénomination, Douvre, Dover, appartient à beaucoup d’écueils et de falaises. -Le point de France le plus proche du Rocher Douvres est le cap Bréhant. -C’est encore là un éloignement de plus de quatre lieues. -Dans ces mers de la civilisation les roches les plus sauvages sont rarement désertes. +Cette dénomination, Douvre, Dover, appartient à beaucoup d’écueils et de falaises. +Le point de France le plus proche du Rocher Douvres est le cap Bréhant. +C’est encore là un éloignement de plus de quatre lieues. +Dans ces mers de la civilisation les roches les plus sauvages sont rarement désertes. Aux rochers Douvres, personne. -Les oiseaux de mer sont là chez eux. -Pas de rencontre plus redoutée. +Les oiseaux de mer sont là chez eux. +Pas de rencontre plus redoutée. On voit au nord la pointe Dicard, ou d’Icare, et au sud Gros-Nez. Du rocher Douvres, on ne voit rien. -La rafale, l’eau, la nuée, l’illimité, l’inhabité. -Nul ne passe aux rochers Douvres qu’égaré. +La rafale, l’eau, la nuée, l’illimité, l’inhabité. +Nul ne passe aux rochers Douvres qu’égaré. Les granits sont d’une stature brutale et hideuse. -L’inhospitalité sévère de l’abîme. +L’inhospitalité sévère de l’abîme. C’est la haute mer. -L’eau y est très profonde. -C’est une sorte de vaste madrépore sous-marin. -C’est un labyrinthe noyé. -Les espèces monstrueuses y pullulent. -On s’entre-dévore. -Les crabes mangent les poissons, et sont eux-mêmes mangés. -D’effroyables essaims nageants rôdent, faisant ce qu’ils ont à faire. +L’eau y est très profonde. +C’est une sorte de vaste madrépore sous-marin. +C’est un labyrinthe noyé. +Les espèces monstrueuses y pullulent. +On s’entre-dévore. +Les crabes mangent les poissons, et sont eux-mêmes mangés. +D’effroyables essaims nageants rôdent, faisant ce qu’ils ont à faire. C’est une ruche d’hydres. -L’horrible est là, idéal. +L’horrible est là, idéal. Figurez-vous, si vous pouvez, un fourmillement d’holothuries. Voir le dedans de la mer, c’est voir l’imagination de l’inconnu. -C’est la voir du côté terrible. -Le gouffre est analogue à la nuit. -Là s’accomplissent en pleine sécurité les crimes de l’irresponsable. -C’étaient deux pointes verticales, aiguës et recourbées, se touchant presque par le sommet. -On croyait voir sortir de la mer les deux défenses d’un éléphant englouti. +C’est la voir du côté terrible. +Le gouffre est analogue à la nuit. +Là s’accomplissent en pleine sécurité les crimes de l’irresponsable. +C’étaient deux pointes verticales, aiguës et recourbées, se touchant presque par le sommet. +On croyait voir sortir de la mer les deux défenses d’un éléphant englouti. On nommait ces roches jumelles les deux Douvres. -Celle qui reste, la petite, est tronquée et fruste. -Un des plus étranges rochers du groupe Douvres s’appelle L’Homme. -Celui-là subsiste encore aujourd’hui. -À côté de ce cadavre, il y avait quantité de coquillages vidés. -De là ce nom, l’Homme. +Celle qui reste, la petite, est tronquée et fruste. +Un des plus étranges rochers du groupe Douvres s’appelle L’Homme. +Celui-là subsiste encore aujourd’hui. +À côté de ce cadavre, il y avait quantité de coquillages vidés. +De là ce nom, l’Homme. Les solitudes d’eau sont lugubres. C’est le tumulte et le silence. -Ce qui se fait là ne regarde plus le genre humain. -C’est de l’utilité inconnue. +Ce qui se fait là ne regarde plus le genre humain. +C’est de l’utilité inconnue. Tel est l’isolement du rocher Douvres. -Tout autour, à perte de vue, l’immense tourment des flots. -Le vendredi matin, lendemain du départ du Tamaulipas, la Durande partit pour Guernesey. -Elle quitta Saint-Malo à neuf heures. -Le temps était clair, pas de brume ; le vieux capitaine Gertrais-Gaboureau parut avoir radoté. -Sieur Clubin avait embarqué peu de bétail ; quelques bœufs seulement. -Ces bœufs étaient dans la cale assez négligemment arrimés. -L’un des deux chauffeurs était en même temps mécanicien. -Le nègre Imbrancam comprenait et servait admirablement la machine. +Tout autour, à perte de vue, l’immense tourment des flots. +Le vendredi matin, lendemain du départ du Tamaulipas, la Durande partit pour Guernesey. +Elle quitta Saint-Malo à neuf heures. +Le temps était clair, pas de brume ; le vieux capitaine Gertrais-Gaboureau parut avoir radoté. +Sieur Clubin avait embarqué peu de bétail ; quelques bœufs seulement. +Ces bœufs étaient dans la cale assez négligemment arrimés. +L’un des deux chauffeurs était en même temps mécanicien. +Le nègre Imbrancam comprenait et servait admirablement la machine. Le timonier, jersiais de naissance et cotentin d’origine, se nommait Tangrouille. -Tangrouille était d’une haute noblesse. -Ceci était vrai à la lettre. -Les îles de la Manche sont, comme l’Angleterre, un pays hiérarchique. +Tangrouille était d’une haute noblesse. +Ceci était vrai à la lettre. +Les îles de la Manche sont, comme l’Angleterre, un pays hiérarchique. Il y existe encore des castes. -Les castes ont leurs idées, qui sont leurs défenses. -Ces idées des castes sont partout les mêmes, dans l’Inde comme en Allemagne. -La noblesse se conquiert par l’épée et se perd par le travail. -Elle se conserve par l’oisiveté. -Ne rien faire, c’est vivre noblement ; quiconque ne travaille pas est honoré. -Un métier fait déchoir. +Les castes ont leurs idées, qui sont leurs défenses. +Ces idées des castes sont partout les mêmes, dans l’Inde comme en Allemagne. +La noblesse se conquiert par l’épée et se perd par le travail. +Elle se conserve par l’oisiveté. +Ne rien faire, c’est vivre noblement ; quiconque ne travaille pas est honoré. +Un métier fait déchoir. En France autrefois, il n’y avait d’exception que pour les verriers. -Un workman ne peut être un gentleman. -L’eût-il été, il ne l’est plus. +Un workman ne peut être un gentleman. +L’eût-il été, il ne l’est plus. Tel matelot descend des chevaliers bannerets et n’est qu’un matelot. -Un Carteret est charretier à Serk. +Un Carteret est charretier à Serk. Un changement de prononciation suffit. Tangroville devient Tangrouille, et tout est dit. -C’est ce qui était arrivé au timonier de la Durande. -Sous Louis Le Gros, les Ingroville possédaient trois paroisses dans l’élection de Valognes. -Le sire De Digoville, s’il était tombé en roture, se nommerait Digouille. -Sieur Clubin s’était obstiné à le garder. -Il en avait répondu à mess Lethierry. -Le timonier Tangrouille ne quittait jamais le navire et couchait à bord. -Dans la nuit Tangrouille s’était réveillé. -C’était son habitude nocturne. -Tout ivrogne qui n’est pas son maître, a sa cachette. +C’est ce qui était arrivé au timonier de la Durande. +Sous Louis Le Gros, les Ingroville possédaient trois paroisses dans l’élection de Valognes. +Le sire De Digoville, s’il était tombé en roture, se nommerait Digouille. +Sieur Clubin s’était obstiné à le garder. +Il en avait répondu à mess Lethierry. +Le timonier Tangrouille ne quittait jamais le navire et couchait à bord. +Dans la nuit Tangrouille s’était réveillé. +C’était son habitude nocturne. +Tout ivrogne qui n’est pas son maître, a sa cachette. Tangrouille avait la sienne, qu’il nommait sa cambuse. -La cambuse secrète de Tangrouille était dans la cale-à-l’eau. -Il l’avait mise là pour la rendre invraisemblable. -Il croyait être sûr que cette cachette n’était connue que de lui seul. -Le capitaine Clubin, étant sobre, était sévère. -Parfois même la cambuse était vide. -Cette nuit-là Tangrouille y avait trouvé une bouteille d’eau-de-vie inattendue. -Sa joie avait été grande, et sa stupeur plus grande encore. +La cambuse secrète de Tangrouille était dans la cale-à-l’eau. +Il l’avait mise là pour la rendre invraisemblable. +Il croyait être sûr que cette cachette n’était connue que de lui seul. +Le capitaine Clubin, étant sobre, était sévère. +Parfois même la cambuse était vide. +Cette nuit-là Tangrouille y avait trouvé une bouteille d’eau-de-vie inattendue. +Sa joie avait été grande, et sa stupeur plus grande encore. De quel ciel lui tombait cette bouteille ? -Il l’avait bue immédiatement. -Un peu par prudence ; de peur que cette eau-de-vie ne fût découverte et saisie. -Il avait jeté la bouteille à la mer. +Il l’avait bue immédiatement. +Un peu par prudence ; de peur que cette eau-de-vie ne fût découverte et saisie. +Il avait jeté la bouteille à la mer. Le lendemain, quand il prit la barre, Tangrouille avait une certaine oscillation. -Il gouverna pourtant à peu près comme d’ordinaire. -Quant à Clubin, il était, on le sait, revenu coucher à l’Auberge Jean. -Le départ se fit allégrement. -Puis ils admirèrent la fumée. -Saint-Malo s’amincit au loin, puis s’effaça. -L’aspect de la mer était le vaste calme. +Il gouverna pourtant à peu près comme d’ordinaire. +Quant à Clubin, il était, on le sait, revenu coucher à l’Auberge Jean. +Le départ se fit allégrement. +Puis ils admirèrent la fumée. +Saint-Malo s’amincit au loin, puis s’effaça. +L’aspect de la mer était le vaste calme. La ligne droite en mer n’est pas toujours la ligne logique. -La mer, compliquée du vent, est un composé de forces. -Un navire est un composé de machines. -Les forces sont des machines infinies, les machines sont des forces limitées. -Une volonté dans un mécanisme fait contre-poids à l’infini. -L’infini, lui aussi, contient un mécanisme. -Les éléments savent ce qu’ils font et où ils vont. +La mer, compliquée du vent, est un composé de forces. +Un navire est un composé de machines. +Les forces sont des machines infinies, les machines sont des forces limitées. +Une volonté dans un mécanisme fait contre-poids à l’infini. +L’infini, lui aussi, contient un mécanisme. +Les éléments savent ce qu’ils font et où ils vont. Aucune force n’est aveugle. -L’homme doit épier les forces, et tâcher de découvrir leur itinéraire. -La navigation à la vapeur a cela d’admirable qu’elle discipline le navire. -Elle diminue l’obéissance au vent et augmente l’obéissance à l’homme. -Jamais la Durande n’avait mieux travaillé en mer que ce jour-là. +L’homme doit épier les forces, et tâcher de découvrir leur itinéraire. +La navigation à la vapeur a cela d’admirable qu’elle discipline le navire. +Elle diminue l’obéissance au vent et augmente l’obéissance à l’homme. +Jamais la Durande n’avait mieux travaillé en mer que ce jour-là. Elle se comportait merveilleusement. -Le temps était toujours clair et beau. +Le temps était toujours clair et beau. Cependant les chalutiers rentraient. -On ne pouvait dire que la Durande tînt tout à fait sa route accoutumée. -La Durande paraissait plutôt aller vers Jersey que vers Guernesey. +On ne pouvait dire que la Durande tînt tout à fait sa route accoutumée. +La Durande paraissait plutôt aller vers Jersey que vers Guernesey. Ce ne fut qu’un peu de temps perdu. -Dans les jours courts le temps perdu a ses inconvénients. -Il faisait un beau soleil de février. -Il en résultait que le brave timonier embardait souvent, ce qui ralentissait la marche. -Le vent était à peu près tombé. -Le capitaine Clubin avait son austère mine puritaine ordinaire. +Dans les jours courts le temps perdu a ses inconvénients. +Il faisait un beau soleil de février. +Il en résultait que le brave timonier embardait souvent, ce qui ralentissait la marche. +Le vent était à peu près tombé. +Le capitaine Clubin avait son austère mine puritaine ordinaire. Il paraissait redoubler d’attention. -Tout était paisible et presque riant à bord de la Durande. -Elle s’est égarée en mer et se repose sur le navire. +Tout était paisible et presque riant à bord de la Durande. +Elle s’est égarée en mer et se repose sur le navire. Une mouche se fatigue peu. -Au fait, c’est si léger. +Au fait, c’est si léger. Le vent la porte. -Il est lent au travail, à cause de la brièveté des jambes. +Il est lent au travail, à cause de la brièveté des jambes. Sous ce rapport, le Salers vaut mieux que l’Aubrac. Monsieur, j’ai vu deux beaux bœufs dans ma vie. Le second offrait tous les signes d’un engraissement judicieux. -Torse ramassé, encolure forte, jambes légères, robe blanche et rouge, culotte retombante. -Ça, c’est la race cotentine. +Torse ramassé, encolure forte, jambes légères, robe blanche et rouge, culotte retombante. +Ça, c’est la race cotentine. Oui, mais ayant eu quelque rapport avec le taureau angus ou le taureau suffolk. Comme j’ai l’honneur. Et ce sont les laids qui sont les beaux. -Alors c’est comme les mulassières. +Alors c’est comme les mulassières. Ce sont les laides qui sont les bonnes. Gros ventre, grosses jambes. -La meilleure mulassière connue, c’est une barrique sur quatre poteaux. -La beauté des bêtes n’est pas la même que la beauté des hommes. +La meilleure mulassière connue, c’est une barrique sur quatre poteaux. +La beauté des bêtes n’est pas la même que la beauté des hommes. Et surtout des femmes. -Moi, je tiens à ce qu’une femme soit jolie. -Moi, je tiens à ce qu’elle soit bien mise. -Oui, nette, propre, tirée à quatre épingles, astiquée. +Moi, je tiens à ce qu’une femme soit jolie. +Moi, je tiens à ce qu’elle soit bien mise. +Oui, nette, propre, tirée à quatre épingles, astiquée. L’air tout neuf. -Une jeune fille, ça doit toujours sortir de chez le bijoutier. -Je reviens à mes bœufs. -J’ai vu vendre ces deux bœufs-là au marché de Thouars. -Le marché de Thouars, je le connais. -Le touriste et le parisien causaient avec l’américain des bibles. -La conversation, là aussi, était au beau fixe. +Une jeune fille, ça doit toujours sortir de chez le bijoutier. +Je reviens à mes bœufs. +J’ai vu vendre ces deux bœufs-là au marché de Thouars. +Le marché de Thouars, je le connais. +Le touriste et le parisien causaient avec l’américain des bibles. +La conversation, là aussi, était au beau fixe. Ajoutez le contingent des petits pavillons. J’y consens, dit le touriste. J’y consens encore. -De même que nous nommons Zacharie Taylor le vieux Zach. -Et le général Harrison le vieux Tip, n’est-ce pas ? -Et le général Jackson le vieil Hickory ? -C’est une mode byzantine que vous avez là. +De même que nous nommons Zacharie Taylor le vieux Zach. +Et le général Harrison le vieux Tip, n’est-ce pas ? +Et le général Jackson le vieil Hickory ? +C’est une mode byzantine que vous avez là. C’est notre mode. Clay est fils d’un meunier. J’aimerais mieux dire Clay ou Cass, observa le parisien, c’est plus court. Vous manqueriez d’usage du monde. -Nous nommons Corwin, qui est secrétaire de la trésorerie, le garçon de charrette. +Nous nommons Corwin, qui est secrétaire de la trésorerie, le garçon de charrette. Daniel Webster est Dan-Le-Noir. -Le flocon de brume aperçu dans le lointain avait grandi. -Il occupait maintenant sur l’horizon un segment d’environ quinze degrés. -On eût dit un nuage se traînant sur l’eau faute de vent. +Le flocon de brume aperçu dans le lointain avait grandi. +Il occupait maintenant sur l’horizon un segment d’environ quinze degrés. +On eût dit un nuage se traînant sur l’eau faute de vent. Il n’y avait presque plus de brise. -La mer était plate. -Quoiqu’il ne fût pas midi, le soleil pâlissait. -Il éclairait, mais ne chauffait plus. +La mer était plate. +Quoiqu’il ne fût pas midi, le soleil pâlissait. +Il éclairait, mais ne chauffait plus. Je crois, dit le touriste, que le temps va changer. -Nous aurons peut-être de la pluie, dit le parisien. -Ou du brouillard, reprit l’américain. -À midi, selon l’usage de l’archipel, on sonna la cloche pour dîner. -Quelques passagers portaient avec eux leur en-cas, et mangèrent gaîment sur le pont. -Clubin ne dîna point. +Nous aurons peut-être de la pluie, dit le parisien. +Ou du brouillard, reprit l’américain. +À midi, selon l’usage de l’archipel, on sonna la cloche pour dîner. +Quelques passagers portaient avec eux leur en-cas, et mangèrent gaîment sur le pont. +Clubin ne dîna point. Tout en mangeant, les conversations allaient leur train. -Le guernesiais, ayant le flair des bibles, s’était rapproché de l’américain. -L’américain lui dit : — Vous connaissez cette mer-ci ? +Le guernesiais, ayant le flair des bibles, s’était rapproché de l’américain. +L’américain lui dit : — Vous connaissez cette mer-ci ? Sans doute, j’en suis. Et moi aussi, dit l’un des malouins. -Qu’est-ce que c’est que ça, les Minquiers ? continua l’américain. -Le malouin répondit : — C’est des cailloux très mauvais. +Qu’est-ce que c’est que ça, les Minquiers ? continua l’américain. +Le malouin répondit : — C’est des cailloux très mauvais. Il y a aussi les Grelets, fit le guernesiais. -Parbleu, répliqua le malouin. +Parbleu, répliqua le malouin. Et les Chouas, ajouta le guernesiais. -Le malouin éclata de rire. -À ce compte-là, dit-il, il y a aussi les Sauvages. +Le malouin éclata de rire. +À ce compte-là, dit-il, il y a aussi les Sauvages. Et les Moines, observa le guernesiais. -Et le Canard, s’écria le malouin. -Monsieur, repartit le guernesiais poliment, vous avez réponse à tout. -Cette réponse faite, le malouin cligna de l’œil. +Et le Canard, s’écria le malouin. +Monsieur, repartit le guernesiais poliment, vous avez réponse à tout. +Cette réponse faite, le malouin cligna de l’œil. Le touriste interposa une question. -Est-ce que nous avons à traverser toute cette rocaille ? -Nous l’avons laissée au sud-sud-est. -Elle est derrière nous. +Est-ce que nous avons à traverser toute cette rocaille ? +Nous l’avons laissée au sud-sud-est. +Elle est derrière nous. Et le guernesiais poursuivit : — Tant gros rochers que menus, les Grelets ont cinquante-sept pointes. Et les minquiers quarante-huit, dit le malouin. Ici le dialogue se concentra entre le malouin et le guernesiais. -De la Dérée au Maître-île ? +De la Dérée au Maître-île ? Qui sont sept rochers au milieu des Minquiers. Je vois que vous connaissez les pierres. Si on ne connaissait pas les pierres, on ne serait pas de Saint-Malo. -Ça fait plaisir d’entendre les raisonnements des français. -Le malouin salua à son tour, et dit : — Les Sauvages sont trois rochers. +Ça fait plaisir d’entendre les raisonnements des français. +Le malouin salua à son tour, et dit : — Les Sauvages sont trois rochers. Et les Moines deux. Et le Canard un. -Le Canard, ça dit un seul. +Le Canard, ça dit un seul. Non, car la Suarde, c’est quatre rochers. Qu’appelez-vous la Suarde ? demanda le guernesiais. Nous appelons la Suarde ce que vous appelez les Chouas. Il ne fait pas bon passer entre les Chouas et le Canard. -Ça n’est possible qu’aux oiseaux. +Ça n’est possible qu’aux oiseaux. Dans les gros temps, ils se cognent aux murs. Il y a du sable dans les Minquiers. C’est huit rochers qu’on voit de Jersey. -De la grève d’Azette, c’est juste. -Pas huit, sept. — À mer retirée, on peut se promener dans les Minquiers. -Sans doute, il y a de la découverte. +De la grève d’Azette, c’est juste. +Pas huit, sept. — À mer retirée, on peut se promener dans les Minquiers. +Sans doute, il y a de la découverte. Les Dirouilles n’ont rien de commun avec les Minquiers. Je veux dire que c’est dangereux. -C’est du côté de Granville. -Vous êtes de bons marins. +C’est du côté de Granville. +Vous êtes de bons marins. Je suis marchand de bœufs. -Qui donc était de Saint-Malo, déjà ? +Qui donc était de Saint-Malo, déjà ? Ici le voyageur de commerce parisien intervint. Il fut pris par les anglais. -Il était aussi aimable que brave. -Il sut plaire à une jeune anglaise. +Il était aussi aimable que brave. +Il sut plaire à une jeune anglaise. Ce fut elle qui brisa ses fers. En ce moment une voix tonnante cria : — Tu es ivre ! -C’était le capitaine qui interpellait le timonier. +C’était le capitaine qui interpellait le timonier. Sieur Clubin ne tutoyait personne. -Un éclat de colère à propos dégage la responsabilité, et quelquefois la transpose. -Il répéta entre ses dents : Ivrogne ! -L’honnête Tangrouille baissa la tête. -Le brouillard s’était développé. -Il occupait maintenant près de la moitié de l’horizon. -Cette brume s’élargissait insensiblement. -Le vent la poussait sans hâte et sans bruit. -Elle prenait peu à peu possession de l’océan. +Un éclat de colère à propos dégage la responsabilité, et quelquefois la transpose. +Il répéta entre ses dents : Ivrogne ! +L’honnête Tangrouille baissa la tête. +Le brouillard s’était développé. +Il occupait maintenant près de la moitié de l’horizon. +Cette brume s’élargissait insensiblement. +Le vent la poussait sans hâte et sans bruit. +Elle prenait peu à peu possession de l’océan. Elle venait du nord-ouest et le navire l’avait devant sa proue. -C’était comme une vaste falaise mouvante et vague. +C’était comme une vaste falaise mouvante et vague. Elle se coupait sur la mer comme une muraille. -Ce point d’entrée dans le brouillard était encore à une demi-lieue environ. -Il venait au navire et le navire allait à lui. -Clubin commanda d’augmenter la vapeur et d’obliquer à l’est. -On côtoya ainsi quelque temps le brouillard, mais il avançait toujours. -Le navire pourtant était encore en plein soleil. -Le temps se perdait dans ces manœuvres qui pouvaient difficilement réussir. -La nuit vient vite en février. -Le guernesiais considérait cette brume. +Ce point d’entrée dans le brouillard était encore à une demi-lieue environ. +Il venait au navire et le navire allait à lui. +Clubin commanda d’augmenter la vapeur et d’obliquer à l’est. +On côtoya ainsi quelque temps le brouillard, mais il avançait toujours. +Le navire pourtant était encore en plein soleil. +Le temps se perdait dans ces manœuvres qui pouvaient difficilement réussir. +La nuit vient vite en février. +Le guernesiais considérait cette brume. Il dit aux malouins : — Que c’est un hardi brouillard. -Une vraie malpropreté sur la mer, observa l’un des malouins. -L’autre malouin ajouta : — Voilà qui gâte une traversée. +Une vraie malpropreté sur la mer, observa l’un des malouins. +L’autre malouin ajouta : — Voilà qui gâte une traversée. Le guernesiais s’approcha de Clubin. -Capitaine Clubin, j’ai peur que nous ne soyons gagnés par le brouillard. -Clubin répondit : — Je voulais rester à Saint-Malo, mais on m’a conseillé de partir. +Capitaine Clubin, j’ai peur que nous ne soyons gagnés par le brouillard. +Clubin répondit : — Je voulais rester à Saint-Malo, mais on m’a conseillé de partir. Au fait, reprit le guernesiais, vous avez eu raison de partir. -Qui sait s’il n’y aura pas tempête demain ? +Qui sait s’il n’y aura pas tempête demain ? Dans cette saison on peut attendre pour du pire. -Quelques minutes après, la Durande entrait dans le banc de brume. +Quelques minutes après, la Durande entrait dans le banc de brume. Ce fut un instant singulier. Une molle cloison grise coupa en deux le bateau. Puis le navire entier plongea sous la brume. -Le soleil ne fut plus qu’une espèce de grosse lune. +Le soleil ne fut plus qu’une espèce de grosse lune. Brusquement, tout le monde grelotta. -Les passagers endossèrent leur pardessus et les matelots leur suroît. -La mer, presque sans un pli, avait la froide menace de la tranquillité. -Il semble qu’il y ait un sous-entendu dans cet excès de calme. -Tout était blafard et blême. -La déviation à l’est était sans but désormais. +Les passagers endossèrent leur pardessus et les matelots leur suroît. +La mer, presque sans un pli, avait la froide menace de la tranquillité. +Il semble qu’il y ait un sous-entendu dans cet excès de calme. +Tout était blafard et blême. +La déviation à l’est était sans but désormais. Le capitaine remit le cap sur Guernesey et augmenta la vapeur. -Le passager prêta l’oreille. +Le passager prêta l’oreille. Le guernesiais revint vers sieur Clubin. Que voulez-vous, monsieur ? C’est vrai, capitaine Clubin. -Et Clubin ajouta : — Je me dépêche d’arriver. +Et Clubin ajouta : — Je me dépêche d’arriver. C’est assez du brouillard, ce serait trop de la nuit. Le guernesiais rejoignit les malouins, et leur dit : — Nous avons un excellent capitaine. -Ensuite, il reparaissait plus pâle et comme malade. -C’était le shealtiel de Guernesey. +Ensuite, il reparaissait plus pâle et comme malade. +C’était le shealtiel de Guernesey. Le patron du coutre remarqua la vitesse de la Durande. -Il lui sembla aussi qu’elle n’était pas dans la route exacte. -Elle lui parut trop appuyer à l’ouest. -Ce navire à toute vapeur dans le brouillard l’étonna. -Le soleil s’était évanoui, tout était brouillard. -Il y avait sur la Durande une sorte d’obscurité blanche. -On naviguait dans de la pâleur diffuse. +Il lui sembla aussi qu’elle n’était pas dans la route exacte. +Elle lui parut trop appuyer à l’ouest. +Ce navire à toute vapeur dans le brouillard l’étonna. +Le soleil s’était évanoui, tout était brouillard. +Il y avait sur la Durande une sorte d’obscurité blanche. +On naviguait dans de la pâleur diffuse. On ne voyait plus le ciel et on ne voyait plus la mer. Il n’y avait plus de vent. -Les passagers étaient devenus silencieux. +Les passagers étaient devenus silencieux. Un des malouins lui adressa la parole. Monsieur vient de Paris ? -Il mit la tête à la fenêtre. -Qu’est-ce qu’on fait à Paris ? -Leur planète a péri peut-être. — Monsieur, à Paris tout marche de travers. +Il mit la tête à la fenêtre. +Qu’est-ce qu’on fait à Paris ? +Leur planète a péri peut-être. — Monsieur, à Paris tout marche de travers. Alors c’est sur terre comme sur mer. -C’est vrai que nous avons là un fichu brouillard. +C’est vrai que nous avons là un fichu brouillard. Et qui peut faire des malheurs. -C’est comme l’incendie de l’Odéon. -Voilà des familles sur la paille. +C’est comme l’incendie de l’Odéon. +Voilà des familles sur la paille. Est-ce que c’est juste ? Ni moi, fit le malouin. -J’ai dans l’idée que le bon Dieu n’y est pas. +J’ai dans l’idée que le bon Dieu n’y est pas. Le parisien continua : — Le bon Dieu est absent. -On devrait rendre un décret pour forcer Dieu à résidence. -Il est à sa maison de campagne et ne s’occupe pas de nous. +On devrait rendre un décret pour forcer Dieu à résidence. +Il est à sa maison de campagne et ne s’occupe pas de nous. Aussi tout va de guingois. -Moineau fut articulé moigneau, prononciation de gamin faubourien. -Monsieur, prenez garde à vos paroles. +Moineau fut articulé moigneau, prononciation de gamin faubourien. +Monsieur, prenez garde à vos paroles. Nous sommes en mer. Personne ne dit plus mot. -Il ne pleuvait pas, et l’on se sentait mouillé. -Il semblait qu’on entrât dans de la tristesse. +Il ne pleuvait pas, et l’on se sentait mouillé. +Il semblait qu’on entrât dans de la tristesse. On ne rencontrait plus de navires. -Tout à coup Clubin cria : — Faichien ! +Tout à coup Clubin cria : — Faichien ! Tu viens de donner un faux coup. Tu vas nous faire des avaries. -Tu mériterais d’être mis aux fers. +Tu mériterais d’être mis aux fers. Et il prit la barre. -Le timonier humilié se réfugia dans les manœuvres de l’avant. -Le guernesiais dit : — Nous voilà sauvés. +Le timonier humilié se réfugia dans les manœuvres de l’avant. +Le guernesiais dit : — Nous voilà sauvés. La marche continua, rapide. -Je n’aime pas ça, dit le guernesiais. +Je n’aime pas ça, dit le guernesiais. Par le soleil c’est bon ; par le vent c’est moins bon. -Or il était trop tard pour le soleil. -À trois heures, en février, le soleil faiblit. -Une reprise de vent, à ce point critique de la journée, est peu désirable. +Or il était trop tard pour le soleil. +À trois heures, en février, le soleil faiblit. +Une reprise de vent, à ce point critique de la journée, est peu désirable. C’est souvent une annonce d’ouragan. -Du reste, s’il y avait de la brise, on la sentait à peine. -Cet ivrogne nous a retardés. -Son visage était d’ailleurs absolument sans expression. -La mer était moins dormante sous la brume. +Du reste, s’il y avait de la brise, on la sentait à peine. +Cet ivrogne nous a retardés. +Son visage était d’ailleurs absolument sans expression. +La mer était moins dormante sous la brume. On y entrevoyait quelques lames. -Des lumières glacées flottaient à plat sur l’eau. -Ces plaques de lueur sur la vague préoccupent les marins. -Elles indiquent des trouées faites par le vent supérieur dans le plafond de brume. +Des lumières glacées flottaient à plat sur l’eau. +Ces plaques de lueur sur la vague préoccupent les marins. +Elles indiquent des trouées faites par le vent supérieur dans le plafond de brume. La brume se soulevait, et retombait plus dense. -Parfois l’opacité était complète. -Le navire était pris dans une vraie banquise de brouillard. -Une éclaircie se fit, puis s’effaça. -Le guernesiais se retourna effaré. +Parfois l’opacité était complète. +Le navire était pris dans une vraie banquise de brouillard. +Une éclaircie se fit, puis s’effaça. +Le guernesiais se retourna effaré. Qu’y a-t-il ? Nous gouvernons droit sur les Hanois. Vous vous trompez, dit Clubin froidement. -Le guernesiais insista : — J’en suis sûr. -Je viens d’apercevoir du caillou à l’horizon. +Le guernesiais insista : — J’en suis sûr. +Je viens d’apercevoir du caillou à l’horizon. C’est le large. -Et Clubin maintint le cap sur le point indiqué par le passager. +Et Clubin maintint le cap sur le point indiqué par le passager. Le guernesiais ressaisit sa longue-vue. -Un moment après il accourut à l’arrière. -Je suis sûr d’avoir vu de la roche très haute et tout près. +Un moment après il accourut à l’arrière. +Je suis sûr d’avoir vu de la roche très haute et tout près. C’est le grand Hanois. -Vous aurez vu du brouillard plus épais. +Vous aurez vu du brouillard plus épais. C’est le grand Hanois. Virez de bord, au nom du ciel ! Clubin donna un coup de barre. On entendit un craquement. -La Durande s’arrêta court. -Du choc plusieurs passagers tombèrent et roulèrent sur le pont. +La Durande s’arrêta court. +Du choc plusieurs passagers tombèrent et roulèrent sur le pont. Le guernesiais leva les mains au ciel. Quand je le disais ! -Un long cri éclata sur le navire. -La voix de Clubin, sèche et brève, domina le cri. +Un long cri éclata sur le navire. +La voix de Clubin, sèche et brève, domina le cri. Personne n’est perdu ! -Le nègre dit avec calme : — Capitaine, l’eau entre. -La machine va s’éteindre. -Le moment fut épouvantable. -Le choc avait ressemblé à un suicide. -On l’eût fait exprès qu’il n’eût pas été plus terrible. -La Durande s’était ruée comme si elle attaquait le rocher. -Une pointe de roche était entrée dans le navire comme un clou. +Le nègre dit avec calme : — Capitaine, l’eau entre. +La machine va s’éteindre. +Le moment fut épouvantable. +Le choc avait ressemblé à un suicide. +On l’eût fait exprès qu’il n’eût pas été plus terrible. +La Durande s’était ruée comme si elle attaquait le rocher. +Une pointe de roche était entrée dans le navire comme un clou. La coque, ouverte, buvait la mer avec un bouillonnement horrible. -C’était une plaie par où entrait le naufrage. +C’était une plaie par où entrait le naufrage. La Durande plongeait de l’avant. -L’heure de la demi-remontée se faisait sentir sur la mer. +L’heure de la demi-remontée se faisait sentir sur la mer. Dans dix minutes, l’eau sera au ras des dalots. -Le touriste s’était évanoui. +Le touriste s’était évanoui. Clubin fit signe de la main, on se tut. Il interrogea Imbrancam : — Combien de temps la machine peut-elle travailler encore ? Cinq ou six minutes. -Puis il interrogea le passager guernesiais : — J’étais à la barre. -Vous avez observé le rocher. +Puis il interrogea le passager guernesiais : — J’étais à la barre. +Vous avez observé le rocher. Sur quel banc des Hanois sommes-nous ? -Tout à l’heure, dans l’éclaircie, j’ai très bien reconnu la Mauve. -Nous sommes à un mille de terre. -Alléger le navire était sans but, et d’ailleurs impossible. -Jeter l’ancre était inutile ; on était cloué. -En ce cas, on sombrait immédiatement. -Qui retire le poignard d’une plaie au cœur, tue sur-le-champ le blessé. -Se dégager du rocher, c’était couler à fond. -Les bœufs, atteints par l’eau dans la cale, commençaient à mugir. -Clubin commanda : — La chaloupe à la mer. -Imbrancam et Tangrouille se précipitèrent et défirent les amarres. -Le reste de l’équipage regardait, pétrifié. -Tous à la manœuvre, cria Clubin. -Cette fois, tous obéirent. -La chaloupe était en mer. -Les matelots se ruaient à la suite des passagers. -Le mousse avait roulé sous les pieds ; on marchait sur l’enfant. +Tout à l’heure, dans l’éclaircie, j’ai très bien reconnu la Mauve. +Nous sommes à un mille de terre. +Alléger le navire était sans but, et d’ailleurs impossible. +Jeter l’ancre était inutile ; on était cloué. +En ce cas, on sombrait immédiatement. +Qui retire le poignard d’une plaie au cœur, tue sur-le-champ le blessé. +Se dégager du rocher, c’était couler à fond. +Les bœufs, atteints par l’eau dans la cale, commençaient à mugir. +Clubin commanda : — La chaloupe à la mer. +Imbrancam et Tangrouille se précipitèrent et défirent les amarres. +Le reste de l’équipage regardait, pétrifié. +Tous à la manœuvre, cria Clubin. +Cette fois, tous obéirent. +La chaloupe était en mer. +Les matelots se ruaient à la suite des passagers. +Le mousse avait roulé sous les pieds ; on marchait sur l’enfant. Imbrancam barra le passage. -Personne avant le moço, dit-il. -Le mousse sauvé, Imbrancam se rangea et dit aux autres : — Passez. -Il ôta la boussole de l’habitacle. -L’équipage les avait précédés. -La chaloupe était pleine. +Personne avant le moço, dit-il. +Le mousse sauvé, Imbrancam se rangea et dit aux autres : — Passez. +Il ôta la boussole de l’habitacle. +L’équipage les avait précédés. +La chaloupe était pleine. Le flot rasait le bord. Maintenant, cria Clubin, partez. -Un cri s’éleva de la chaloupe. -Toutes les voix insistèrent en même temps. +Un cri s’éleva de la chaloupe. +Toutes les voix insistèrent en même temps. Venez avec nous, capitaine. -Le guernesiais, qui était au fait de la mer, répliqua : — Capitaine, écoutez. -Vous êtes échoué sur les Hanois. -À la nage on n’a qu’un mille à faire pour gagner Plainmont. +Le guernesiais, qui était au fait de la mer, répliqua : — Capitaine, écoutez. +Vous êtes échoué sur les Hanois. +À la nage on n’a qu’un mille à faire pour gagner Plainmont. Il y a des brisants et du brouillard. -Cette chaloupe n’arrivera pas à la Rocquaine avant deux heures d’ici. +Cette chaloupe n’arrivera pas à la Rocquaine avant deux heures d’ici. Il fera nuit noire. -La marée monte, le vent fraîchit. +La marée monte, le vent fraîchit. Une bourrasque est proche. -Vous êtes perdu si vous demeurez. -Tangrouille ajouta : — Tout est de ma faute, et pas de la vôtre. +Vous êtes perdu si vous demeurez. +Tangrouille ajouta : — Tout est de ma faute, et pas de la vôtre. Ce n’est pas juste que vous demeuriez. Je reste, dit Clubin. -Le navire sera dépecé par la tempête cette nuit. +Le navire sera dépecé par la tempête cette nuit. Je ne le quitterai pas. Quand le navire est perdu, le capitaine est mort. On dira de moi : Il a fait son devoir jusqu’au bout. Tangrouille, je vous pardonne. Et croisant les bras, il cria : — Attention au commandement. Largue en bande l’amarre. -La chaloupe s’ébranla. +La chaloupe s’ébranla. Imbrancam avait saisi le gouvernail. -Toutes les mains qui ne ramaient pas s’élevèrent vers le capitaine. -Toutes les bouches crièrent : Hurrah pour le capitaine Clubin ! -Voilà un admirable homme, dit l’américain. -Monsieur, répondit le guernesiais, c’est le plus honnête homme de toute la mer. -Si j’avais eu du cœur, murmura-t-il à demi-voix, je serais demeuré avec lui. -La chaloupe s’enfonça dans le brouillard et s’effaça. +Toutes les mains qui ne ramaient pas s’élevèrent vers le capitaine. +Toutes les bouches crièrent : Hurrah pour le capitaine Clubin ! +Voilà un admirable homme, dit l’américain. +Monsieur, répondit le guernesiais, c’est le plus honnête homme de toute la mer. +Si j’avais eu du cœur, murmura-t-il à demi-voix, je serais demeuré avec lui. +La chaloupe s’enfonça dans le brouillard et s’effaça. On ne vit plus rien. -Le frappement des rames décrut et s’évanouit. -Il tenait son rêve. -Pour lui, être abandonné, c’était être délivré. -Jamais plus savant naufrage n’avait été accompli. -Rien n’avait manqué ; il est vrai que tout était prévu. -Rantaine rencontré avait été son trait de lumière. -Il avait immédiatement construit son plan. -Ce naufrage était nécessaire. -Qui eût vu Clubin dans ce naufrage eût cru voir un démon, heureux. -Il avait vécu toute sa vie pour cette minute-là. +Le frappement des rames décrut et s’évanouit. +Il tenait son rêve. +Pour lui, être abandonné, c’était être délivré. +Jamais plus savant naufrage n’avait été accompli. +Rien n’avait manqué ; il est vrai que tout était prévu. +Rantaine rencontré avait été son trait de lumière. +Il avait immédiatement construit son plan. +Ce naufrage était nécessaire. +Qui eût vu Clubin dans ce naufrage eût cru voir un démon, heureux. +Il avait vécu toute sa vie pour cette minute-là. Toute sa personne exprima ce mot : Enfin ! -Une sérénité épouvantable blêmit sur ce front obscur. -L’embrasement intérieur de cette âme s’y réverbéra. -Le for intérieur a, comme la nature externe, sa tension électrique. -C’est de l’orage joyeux, c’est de l’aurore menaçante. -Cela sort de la conscience, devenue ombre et nuée. -Il éclaira dans cette prunelle. -Le coquin comprimé qui était en Clubin fit explosion. -Il était donc libre ! -Il était donc riche ! -Son inconnue se dégageait enfin. -Il résolvait son problème. +Une sérénité épouvantable blêmit sur ce front obscur. +L’embrasement intérieur de cette âme s’y réverbéra. +Le for intérieur a, comme la nature externe, sa tension électrique. +C’est de l’orage joyeux, c’est de l’aurore menaçante. +Cela sort de la conscience, devenue ombre et nuée. +Il éclaira dans cette prunelle. +Le coquin comprimé qui était en Clubin fit explosion. +Il était donc libre ! +Il était donc riche ! +Son inconnue se dégageait enfin. +Il résolvait son problème. Clubin avait du temps devant lui. -Le navire adhérait solidement à l’écueil ; nul danger de sombrer. -L’hypocrisie avait pesé trente ans sur cet homme. -Il était le mal et s’était accouplé à la probité. -Il haïssait la vertu d’une haine de mal marié. -Il était le pirate doucereux. -Il était surchargé d’estime publique. -Passer pour honnête homme, c’est dur. -Maintenir toujours cela en équilibre, penser mal et parler bien, quel labeur ! -Il avait été le fantôme de la droiture, étant le spectre du crime. -Ce contre-sens avait été sa destinée. -La vertu pour lui, c’était la chose qui étouffe. -Et, voulant la mordre, il avait dû la baiser. +Le navire adhérait solidement à l’écueil ; nul danger de sombrer. +L’hypocrisie avait pesé trente ans sur cet homme. +Il était le mal et s’était accouplé à la probité. +Il haïssait la vertu d’une haine de mal marié. +Il était le pirate doucereux. +Il était surchargé d’estime publique. +Passer pour honnête homme, c’est dur. +Maintenir toujours cela en équilibre, penser mal et parler bien, quel labeur ! +Il avait été le fantôme de la droiture, étant le spectre du crime. +Ce contre-sens avait été sa destinée. +La vertu pour lui, c’était la chose qui étouffe. +Et, voulant la mordre, il avait dû la baiser. Avoir menti, c’est avoir souffert. -L’odieux de l’hypocrisie commence obscurément dans l’hypocrite. -Boire perpétuellement son imposture est une nausée. +L’odieux de l’hypocrisie commence obscurément dans l’hypocrite. +Boire perpétuellement son imposture est une nausée. Ravaler cette salive est horrible. -Ajoutez à cela le profond orgueil. -Il existe des minutes bizarres où l’hypocrite s’estime. -Il y a un moi démesuré dans le fourbe. -Le ver a le même glissement que le dragon, et le même redressement. -C’est de la petitesse capable d’énormité. +Ajoutez à cela le profond orgueil. +Il existe des minutes bizarres où l’hypocrite s’estime. +Il y a un moi démesuré dans le fourbe. +Le ver a le même glissement que le dragon, et le même redressement. +C’est de la petitesse capable d’énormité. L’hypocrite est un titan, nain. -Clubin se figurait de bonne foi qu’il avait été opprimé. -De quel droit n’était-il pas né riche ? +Clubin se figurait de bonne foi qu’il avait été opprimé. +De quel droit n’était-il pas né riche ? Pourquoi ne les avait-il pas ? -Ce n’était pas sa faute, à lui. +Ce n’était pas sa faute, à lui. Dissimuler est une violence subie. On hait devant qui l’on ment. -Enfin l’heure avait sonné. +Enfin l’heure avait sonné. De tous, et de tout. -Il se vengeait de tous ceux devant lesquels il s’était contraint. +Il se vengeait de tous ceux devant lesquels il s’était contraint. Il prenait sa revanche. -Quiconque avait pensé du bien de lui était son ennemi. -Il avait été le captif de cet homme-là. -Clubin était en liberté. -Sa sortie était faite. -Il était hors des hommes. -Ce qu’on prendrait pour sa mort était sa vie ; il allait commencer. -Le vrai Clubin dépouillait le faux. +Quiconque avait pensé du bien de lui était son ennemi. +Il avait été le captif de cet homme-là. +Clubin était en liberté. +Sa sortie était faite. +Il était hors des hommes. +Ce qu’on prendrait pour sa mort était sa vie ; il allait commencer. +Le vrai Clubin dépouillait le faux. D’un coup il avait tout dissous. -Il venait d’éliminer le monde. -Quant à Dieu, ce mot de quatre lettres l’occupait peu. -Il avait passé pour religieux. +Il venait d’éliminer le monde. +Quant à Dieu, ce mot de quatre lettres l’occupait peu. +Il avait passé pour religieux. Quand Clubin se trouva seul, son antre s’ouvrit. -Il eut un instant de délices ; il aéra son âme. -Il respira son crime à pleine poitrine. +Il eut un instant de délices ; il aéra son âme. +Il respira son crime à pleine poitrine. Le fond du mal devint visible sur ce visage. -L’arrachement du masque, quelle délivrance ! -On en arrive à une certaine lasciveté dans la scélératesse. -La fadeur de la fausse bonne renommée met en appétit de honte. -On dédaigne tant les hommes qu’on voudrait en être méprisé. -Il y a de l’ennui à être estimé. -On admire les coudées franches de la dégradation. -On regarde avec convoitise la turpitude, si à l’aise dans l’ignominie. -Les yeux baissés de force ont souvent de ces échappées obliques. -Rien n’est plus près de Messaline que Marie Alacoque. -Voyez la Cadière et la religieuse de Louviers. -L’effronterie avait toujours été son ambition. -Il avait été le Tantale du cynisme. -Enfin, sur ce rocher, dans cette solitude, il pouvait être franc ; il l’était. -Se sentir sincèrement abominable, quelle volupté ! +L’arrachement du masque, quelle délivrance ! +On en arrive à une certaine lasciveté dans la scélératesse. +La fadeur de la fausse bonne renommée met en appétit de honte. +On dédaigne tant les hommes qu’on voudrait en être méprisé. +Il y a de l’ennui à être estimé. +On admire les coudées franches de la dégradation. +On regarde avec convoitise la turpitude, si à l’aise dans l’ignominie. +Les yeux baissés de force ont souvent de ces échappées obliques. +Rien n’est plus près de Messaline que Marie Alacoque. +Voyez la Cadière et la religieuse de Louviers. +L’effronterie avait toujours été son ambition. +Il avait été le Tantale du cynisme. +Enfin, sur ce rocher, dans cette solitude, il pouvait être franc ; il l’était. +Se sentir sincèrement abominable, quelle volupté ! Il se dit : Je suis un gueux ! -Jamais rien de pareil ne s’était passé dans une conscience humaine. -L’éruption d’un hypocrite, nulle ouverture de cratère n’est comparable à cela. -Il eût joui d’être effroyable devant témoin. -Il eût été heureux de dire en face au genre humain : Tu es idiot ! +Jamais rien de pareil ne s’était passé dans une conscience humaine. +L’éruption d’un hypocrite, nulle ouverture de cratère n’est comparable à cela. +Il eût joui d’être effroyable devant témoin. +Il eût été heureux de dire en face au genre humain : Tu es idiot ! L’absence des hommes assurait son triomphe, mais le diminuait. Il n’avait que lui pour spectateur de sa gloire. -Être au carcan a son charme. -Tout le monde voit que vous êtes infâme. -Forcer la foule à vous examiner, c’est faire acte de puissance. -Dans cet échafaud il y a du piédestal. -Être un centre de convergence pour l’attention universelle, quel plus beau triomphe ? -Obliger au regard la prunelle publique, c’est une des formes de la suprématie. -Pour ceux dont le mal est l’idéal, l’opprobre est une auréole. -On domine de là. +Être au carcan a son charme. +Tout le monde voit que vous êtes infâme. +Forcer la foule à vous examiner, c’est faire acte de puissance. +Dans cet échafaud il y a du piédestal. +Être un centre de convergence pour l’attention universelle, quel plus beau triomphe ? +Obliger au regard la prunelle publique, c’est une des formes de la suprématie. +Pour ceux dont le mal est l’idéal, l’opprobre est une auréole. +On domine de là. On est en haut de quelque chose. -On s’y étale souverainement. -Être exposé, c’est être contemplé. -Un mauvais règne a évidemment des joies de pilori. -L’immensité du mépris fait au méprisé l’effet d’une grandeur. -Être démasqué est un échec, mais se démasquer est une victoire. -Ces idées dans un hypocrite semblent une contradiction, et n’en sont pas une. -Toute l’infamie est conséquente. +On s’y étale souverainement. +Être exposé, c’est être contemplé. +Un mauvais règne a évidemment des joies de pilori. +L’immensité du mépris fait au méprisé l’effet d’une grandeur. +Être démasqué est un échec, mais se démasquer est une victoire. +Ces idées dans un hypocrite semblent une contradiction, et n’en sont pas une. +Toute l’infamie est conséquente. Le miel est fiel. Escobar confine au marquis De Sade. -Il est d’un côté prêtre, et de l’autre courtisane. -Son sexe de démon est double. -L’hypocrite est l’épouvantable hermaphrodite du mal. -Il se féconde seul. -Il s’engendre et se transforme lui-même. +Il est d’un côté prêtre, et de l’autre courtisane. +Son sexe de démon est double. +L’hypocrite est l’épouvantable hermaphrodite du mal. +Il se féconde seul. +Il s’engendre et se transforme lui-même. Le voulez-vous charmant, regardez-le ; le voulez-vous horrible, retournez-le. -Clubin avait en lui toute cette ombre d’idées confuses. +Clubin avait en lui toute cette ombre d’idées confuses. Il les percevait peu, mais en jouissait beaucoup. -Tout le monde avait cru à cette honnêteté, même un peu lui. -Il eut un second éclat de rire. -On l’allait croire mort, et il était riche. -On l’allait croire perdu, et il était sauvé. -Quel bon tour joué à la bêtise universelle ! -Et dans cette bêtise universelle il y avait Rantaine. -Clubin songeait à Rantaine avec un dédain sans bornes. -Dédain de la fouine pour le tigre. -Cette fugue, manquée par Rantaine, il la réussissait, lui Clubin. +Tout le monde avait cru à cette honnêteté, même un peu lui. +Il eut un second éclat de rire. +On l’allait croire mort, et il était riche. +On l’allait croire perdu, et il était sauvé. +Quel bon tour joué à la bêtise universelle ! +Et dans cette bêtise universelle il y avait Rantaine. +Clubin songeait à Rantaine avec un dédain sans bornes. +Dédain de la fouine pour le tigre. +Cette fugue, manquée par Rantaine, il la réussissait, lui Clubin. Rantaine s’en allait penaud, et Clubin disparaissait triomphant. -Quant à l’avenir, il n’avait pas de plan bien arrêté. +Quant à l’avenir, il n’avait pas de plan bien arrêté. Il changerait de nom. -Il y a des pays où soixante mille francs en valent six cent mille. +Il y a des pays où soixante mille francs en valent six cent mille. Peu importait d’ailleurs. Il avait le temps d’y songer. -Pour le moment, le difficile était fait. -Dépouiller Rantaine, disparaître avec la Durande, c’était la grosse affaire. -Le reste était simple. -Nul obstacle possible désormais. +Pour le moment, le difficile était fait. +Dépouiller Rantaine, disparaître avec la Durande, c’était la grosse affaire. +Le reste était simple. +Nul obstacle possible désormais. Rien ne pouvait survenir. -De là il gagnerait la Vera-Cruz ou la Nouvelle-Orléans. +De là il gagnerait la Vera-Cruz ou la Nouvelle-Orléans. Le formidable rocher Douvres apparut. -C’était bien l’épouvantable écueil isolé. -Impossible de se méprendre sur cette silhouette difforme. -On eût dit le coupe-gorge de l’océan. -Elles étaient tout près. -Le brouillard les avait cachées comme un complice. -La brume l’avait égaré. -Clubin avait dévié à l’ouest et s’était trompé. +C’était bien l’épouvantable écueil isolé. +Impossible de se méprendre sur cette silhouette difforme. +On eût dit le coupe-gorge de l’océan. +Elles étaient tout près. +Le brouillard les avait cachées comme un complice. +La brume l’avait égaré. +Clubin avait dévié à l’ouest et s’était trompé. Clubin avait cru se jeter sur les Hanois. -À deux cents brasses plus loin, on apercevait un massif cube de granit. -C’était l’Homme. -La roche l’Homme s’élevait plus haut encore que les roches Douvres. +À deux cents brasses plus loin, on apercevait un massif cube de granit. +C’était l’Homme. +La roche l’Homme s’élevait plus haut encore que les roches Douvres. Sa plate-forme dominait leur double pointe inaccessible. -On ne pouvait rien rêver de plus désolé et de plus funeste. -Tout cet ensemble était stagnant. -À peine un souffle dans l’air, à peine une ride sur la vague. -Clubin avait souvent vu l’écueil Douvres de loin. -Il se convainquit que c’était bien là qu’il était. +On ne pouvait rien rêver de plus désolé et de plus funeste. +Tout cet ensemble était stagnant. +À peine un souffle dans l’air, à peine une ride sur la vague. +Clubin avait souvent vu l’écueil Douvres de loin. +Il se convainquit que c’était bien là qu’il était. Il ne pouvait douter. Changement brusque et hideux. Les Douvres au lieu des Hanois. Au lieu d’un mille, cinq lieues de mer. Cinq lieues de mer ! -Défense d’atteindre la terre. -Il s’était mis lui-même dans la gueule de l’ombre. +Défense d’atteindre la terre. +Il s’était mis lui-même dans la gueule de l’ombre. Pas d’autre refuge que le rocher l’Homme. -Aucun avis de naufrage n’arriverait à terre. -On ne saurait même pas que Clubin avait été laissé sur l’écueil Douvres. +Aucun avis de naufrage n’arriverait à terre. +On ne saurait même pas que Clubin avait été laissé sur l’écueil Douvres. Pas d’autre perspective que la mort de froid et de faim. -Ses soixante-quinze mille francs ne lui donneraient pas une bouchée de pain. -Tout ce qu’il avait échafaudé aboutissait à cette embûche. -Il était l’architecte laborieux de sa catastrophe. -Le triomphe se faisait précipice. -Au lieu de la délivrance, la capture. -Au lieu du long avenir prospère, l’agonie. -Le paradis rêvé par ce démon avait repris sa vraie figure, le sépulcre. -Cependant le vent s’était élevé. +Ses soixante-quinze mille francs ne lui donneraient pas une bouchée de pain. +Tout ce qu’il avait échafaudé aboutissait à cette embûche. +Il était l’architecte laborieux de sa catastrophe. +Le triomphe se faisait précipice. +Au lieu de la délivrance, la capture. +Au lieu du long avenir prospère, l’agonie. +Le paradis rêvé par ce démon avait repris sa vraie figure, le sépulcre. +Cependant le vent s’était élevé. Toute la mer reparut. -La nuit approchait ; probablement la tempête. -Il y avait moins d’obscurité qu’au moment du naufrage. -Quoique l’heure fût plus avancée, on voyait plus clair. -Le brouillard, en s’en allant, avait emporté une partie de l’ombre. -L’ouest était dégagé de toute nuée. -Le crépuscule a un grand ciel blanc. -Cette vaste lueur éclairait la mer. -La Durande était échouée en plan incliné de la poupe à la proue. -Clubin monta sur l’arrière du navire qui était presque hors de l’eau. +La nuit approchait ; probablement la tempête. +Il y avait moins d’obscurité qu’au moment du naufrage. +Quoique l’heure fût plus avancée, on voyait plus clair. +Le brouillard, en s’en allant, avait emporté une partie de l’ombre. +L’ouest était dégagé de toute nuée. +Le crépuscule a un grand ciel blanc. +Cette vaste lueur éclairait la mer. +La Durande était échouée en plan incliné de la poupe à la proue. +Clubin monta sur l’arrière du navire qui était presque hors de l’eau. Il attacha sur l’horizon son œil fixe. -Le propre de l’hypocrisie c’est d’être âpre à l’espérance. +Le propre de l’hypocrisie c’est d’être âpre à l’espérance. L’hypocrite est celui qui attend. -Chose étrange à dire, il y a de la confiance dans l’hypocrisie. -Clubin regardait l’étendue. -La situation était désespérée, cette âme sinistre ne l’était point. +Chose étrange à dire, il y a de la confiance dans l’hypocrisie. +Clubin regardait l’étendue. +La situation était désespérée, cette âme sinistre ne l’était point. Et, en effet, une voile surgit. -Elle venait de l’est et allait à l’ouest. +Elle venait de l’est et allait à l’ouest. En approchant, la complication du navire se dessina. -Il n’avait qu’un mât, et il était gréé en goëlette. -Le beaupré était presque horizontal. -C’était un coutre. -Avant une demi-heure, il côtoierait d’assez près l’écueil Douvres. -Clubin se dit : Je suis sauvé. -Ce coutre était peut-être étranger. -Qui sait si ce n’était pas un des navires contrebandiers allant à Plainmont ? -Qui sait si ce n’était pas Blasquito lui-même ? -Toute la certitude de la réussite rentra frénétiquement dans ce sombre esprit. -Il n’y avait qu’une chose à faire. -On enverrait une embarcation pour recueillir le naufragé. -Le rocher l’Homme n’était qu’à deux cents brasses. -L’atteindre à la nage était simple, l’escalader était facile. -Il n’y avait pas une minute à perdre. -Il se déshabilla, laissant ses vêtements sur le pont. -Des vêtements, il en trouverait sur le coutre. +Il n’avait qu’un mât, et il était gréé en goëlette. +Le beaupré était presque horizontal. +C’était un coutre. +Avant une demi-heure, il côtoierait d’assez près l’écueil Douvres. +Clubin se dit : Je suis sauvé. +Ce coutre était peut-être étranger. +Qui sait si ce n’était pas un des navires contrebandiers allant à Plainmont ? +Qui sait si ce n’était pas Blasquito lui-même ? +Toute la certitude de la réussite rentra frénétiquement dans ce sombre esprit. +Il n’y avait qu’une chose à faire. +On enverrait une embarcation pour recueillir le naufragé. +Le rocher l’Homme n’était qu’à deux cents brasses. +L’atteindre à la nage était simple, l’escalader était facile. +Il n’y avait pas une minute à perdre. +Il se déshabilla, laissant ses vêtements sur le pont. +Des vêtements, il en trouverait sur le coutre. Il ne garda que la ceinture de cuir. -Comme il tombait de haut, il plongea profondément. +Comme il tombait de haut, il plongea profondément. En ce moment, il se sentit saisir par le pied. -Quelques minutes après son court colloque avec sieur Landoys, Gilliatt était à Saint-Sampson. -Gilliatt était inquiet jusqu’à l’anxiété. -Qu’était-il donc arrivé ? -Saint-Sampson avait une rumeur de ruche effarouchée. -Tout le monde était sur les portes. +Quelques minutes après son court colloque avec sieur Landoys, Gilliatt était à Saint-Sampson. +Gilliatt était inquiet jusqu’à l’anxiété. +Qu’était-il donc arrivé ? +Saint-Sampson avait une rumeur de ruche effarouchée. +Tout le monde était sur les portes. Les femmes s’exclamaient. On entendait ce mot : quel malheur ! Gilliatt n’interrogea personne. -Il n’était pas dans sa nature de faire des questions. -D’ailleurs il était trop ému pour parler à des indifférents. +Il n’était pas dans sa nature de faire des questions. +D’ailleurs il était trop ému pour parler à des indifférents. Il y avait sur le seuil un fourmillement d’hommes et de femmes. Tout le monde entrait, il entra. -Je n’ai pas voulu vous crier ça dans la route. +Je n’ai pas voulu vous crier ça dans la route. On a l’air d’un oiseau de malheur. La Durande est perdue. Il y avait foule dans la salle. Les groupes parlaient bas, comme dans la chambre d’un malade. -Il était adossé à la cloison du fond. +Il était adossé à la cloison du fond. Son bonnet de matelot tombait sur ses sourcils. -Une mèche de cheveux gris pendait sur sa joue. +Une mèche de cheveux gris pendait sur sa joue. Il ne disait rien. -Il avait l’air d’une chose posée contre le mur. -Durande n’étant plus, Lethierry n’avait plus de raison d’être. -Il avait une âme en mer, cette âme venait de sombrer. +Il avait l’air d’une chose posée contre le mur. +Durande n’étant plus, Lethierry n’avait plus de raison d’être. +Il avait une âme en mer, cette âme venait de sombrer. Se lever tous les matins, se coucher tous les soirs. Ne plus attendre Durande, ne plus la voir partir, ne plus la voir revenir. Qu’est-ce qu’un reste d’existence sans but ? Boire, manger, et puis ? -Le progrès était aboli, le chef-d’œuvre était mort. -Vivre encore quelques années vides, à quoi bon ? -Rien à faire désormais. -À cet âge on ne recommence pas ; en outre, il était ruiné. -Les mains étaient jointes, le poing était crispé. -La nuance des deux accablements était là. -Dans les mains jointes quelque chose espère encore ; dans le poing crispé, rien. +Le progrès était aboli, le chef-d’œuvre était mort. +Vivre encore quelques années vides, à quoi bon ? +Rien à faire désormais. +À cet âge on ne recommence pas ; en outre, il était ruiné. +Les mains étaient jointes, le poing était crispé. +La nuance des deux accablements était là. +Dans les mains jointes quelque chose espère encore ; dans le poing crispé, rien. Mess Lethierry lui abandonnait son bras et la laissait faire. -Vous leur êtes inabordable et ils vous sont inaccessibles. -Mess Lethierry avait le regard de cette situation-là. -On échangeait ce qu’on savait. -Tout était de la faute du timonier Tangrouille, qui était en prison. -Clubin avait été magnanime. -Il venait de passer vingt-quatre heures dans les mêmes eaux que la Durande. -Il y avait patienté pendant le brouillard et louvoyé pendant la tempête. -Le patron du Shealtiel était présent parmi les assistants. -Ce récit était un vrai rapport. -Il avait aperçu la Durande dans les rochers Douvres. -L’accalmie était suffisante pour qu’il pût approcher. -Il avait hélé l’épave. -Le mugissement des bœufs qui se noyaient dans la cale avait seul répondu. -Il n’était pas homme à lâcher prise aisément. -Il n’y était point, donc il était sauvé. -Un d’eux avait évidemment recueilli le capitaine Clubin. -On est un héros, mais on n’est pas un niais. -Un suicide eût été d’autant plus absurde, que Clubin était irréprochable. -Le coupable c’était Tangrouille, et non Clubin. -On préméditait de le porter en triomphe. -Deux certitudes ressortaient du récit du patron, Clubin sauvé et la Durande perdue. -Quant à la Durande, il fallait en prendre son parti, la catastrophe était irrémédiable. -Le patron du Shealtiel avait assisté à la dernière phase du naufrage. +Vous leur êtes inabordable et ils vous sont inaccessibles. +Mess Lethierry avait le regard de cette situation-là. +On échangeait ce qu’on savait. +Tout était de la faute du timonier Tangrouille, qui était en prison. +Clubin avait été magnanime. +Il venait de passer vingt-quatre heures dans les mêmes eaux que la Durande. +Il y avait patienté pendant le brouillard et louvoyé pendant la tempête. +Le patron du Shealtiel était présent parmi les assistants. +Ce récit était un vrai rapport. +Il avait aperçu la Durande dans les rochers Douvres. +L’accalmie était suffisante pour qu’il pût approcher. +Il avait hélé l’épave. +Le mugissement des bœufs qui se noyaient dans la cale avait seul répondu. +Il n’était pas homme à lâcher prise aisément. +Il n’y était point, donc il était sauvé. +Un d’eux avait évidemment recueilli le capitaine Clubin. +On est un héros, mais on n’est pas un niais. +Un suicide eût été d’autant plus absurde, que Clubin était irréprochable. +Le coupable c’était Tangrouille, et non Clubin. +On préméditait de le porter en triomphe. +Deux certitudes ressortaient du récit du patron, Clubin sauvé et la Durande perdue. +Quant à la Durande, il fallait en prendre son parti, la catastrophe était irrémédiable. +Le patron du Shealtiel avait assisté à la dernière phase du naufrage. On avait entendu un craquement « diabolique », disait le patron. -Elle était de nouveau clouée, mais plus solidement que sur le brisant sous-marin. -Le patron du Shealtiel avec sa lunette avait étudié l’épave. -C’était toute la dévastation frénétique de la tempête. -La Durande était disloquée ; l’eau allait maintenant se mettre à la déchiqueter. +Elle était de nouveau clouée, mais plus solidement que sur le brisant sous-marin. +Le patron du Shealtiel avec sa lunette avait étudié l’épave. +C’était toute la dévastation frénétique de la tempête. +La Durande était disloquée ; l’eau allait maintenant se mettre à la déchiqueter. Dans quelques jours, il n’en resterait rien. -Les mâts du navire avaient cédé, mais la cheminée de la machine avait résisté. -La machine était intacte. -C’était la conviction du patron du Shealtiel. -Le chauffeur Imbrancam, qui était mêlé aux groupes, partageait cette conviction. -Ce nègre, plus intelligent que beaucoup de blancs, était l’admirateur de la machine. -On s’y intéressait comme à une personne. -Peu à peu cette machine fut la préoccupation unique. -Elle échauffa les opinions pour et contre. +Les mâts du navire avaient cédé, mais la cheminée de la machine avait résisté. +La machine était intacte. +C’était la conviction du patron du Shealtiel. +Le chauffeur Imbrancam, qui était mêlé aux groupes, partageait cette conviction. +Ce nègre, plus intelligent que beaucoup de blancs, était l’admirateur de la machine. +On s’y intéressait comme à une personne. +Peu à peu cette machine fut la préoccupation unique. +Elle échauffa les opinions pour et contre. Elle avait des amis et des ennemis. Le chuchotement devint brouhaha. On discuta presque avec bruit. -Refaire le navire était possible, refaire la machine non. -Cette machine était unique. +Refaire le navire était possible, refaire la machine non. +Cette machine était unique. Pour en fabriquer une pareille, l’argent manquerait, l’ouvrier manquerait encore plus. -On rappelait que le constructeur de la machine était mort. -Elle avait coûté quarante mille francs. +On rappelait que le constructeur de la machine était mort. +Elle avait coûté quarante mille francs. Tant qu’elle existait, il n’y avait, pour ainsi dire, pas de naufrage. -La perte seule de la machine serait irrémédiable. -Sauver la machine, ce serait réparer le désastre. -Sauver la machine, c’était facile à dire. +La perte seule de la machine serait irrémédiable. +Sauver la machine, ce serait réparer le désastre. +Sauver la machine, c’était facile à dire. Mais qui s’en chargerait ? -Est-ce que c’était possible ? -Ce serait envoyer un deuxième naufrage au secours du premier. +Est-ce que c’était possible ? +Ce serait envoyer un deuxième naufrage au secours du premier. Et comment s’y prendrait-il d’ailleurs pour sauver cette machine ? -Il faudrait qu’il fût non seulement matelot, mais forgeron. -Et à travers quelles épreuves ! -L’homme qui tenterait cela serait plus qu’un héros. +Il faudrait qu’il fût non seulement matelot, mais forgeron. +Et à travers quelles épreuves ! +L’homme qui tenterait cela serait plus qu’un héros. Ce serait un fou. Non, personne n’irait aux rochers Douvres. -On devait renoncer à la machine comme au reste. -Le sauveteur qu’il fallait ne se présenterait point. -Où trouver un tel homme ? -L’homme qui ira là et qui rapportera la machine n’existe pas. -Déruchette tourna la tête. -Je l’épouserais, dit-elle. +On devait renoncer à la machine comme au reste. +Le sauveteur qu’il fallait ne se présenterait point. +Où trouver un tel homme ? +L’homme qui ira là et qui rapportera la machine n’existe pas. +Déruchette tourna la tête. +Je l’épouserais, dit-elle. Il y eut un silence. -Cependant tous les yeux s’étaient levés. +Cependant tous les yeux s’étaient levés. Mess Lethierry venait de se dresser tout droit. -Il avait sous le sourcil une lumière étrange. +Il avait sous le sourcil une lumière étrange. J’en donne ma parole d’honneur au bon Dieu. -Et cela était tout simple, le coq avait chanté à midi. -Quand le coq chante à une heure extraordinaire, la pêche manque. -Qu’était-ce que cette balise ? -Quand l’avait-on plantée sur ce point ? +Et cela était tout simple, le coq avait chanté à midi. +Quand le coq chante à une heure extraordinaire, la pêche manque. +Qu’était-ce que cette balise ? +Quand l’avait-on plantée sur ce point ? Quel bas-fond indiquait-elle ? -L’étonnement du pêcheur ne décrut point. -Une balise faisait question ; un mât bien plus encore. -Il n’y avait point de pêche possible. +L’étonnement du pêcheur ne décrut point. +Une balise faisait question ; un mât bien plus encore. +Il n’y avait point de pêche possible. Quand tout le monde rentrait, quelqu’un sortait. -Il ne put reconnaître la barque. +Il ne put reconnaître la barque. Il n’y avait que le bruit de deux avirons. -C’était donc vraisemblablement un homme seul. -Là, probablement, il mettrait à la voile. +C’était donc vraisemblablement un homme seul. +Là, probablement, il mettrait à la voile. Il comptait donc doubler l’Ancresse et le mont Crevel. Qu’est-ce que cela voulait dire ? -Le mât passa, le pêcheur rentra. +Le mât passa, le pêcheur rentra. Il n’y avait en mer que cette barque. -On était imprudent de le choisir, à moins de savoir par cœur les passes. +On était imprudent de le choisir, à moins de savoir par cœur les passes. Ce bateau s’exposait beaucoup. -Il y a là des coups de vent subits très dangereux. -La roche Souffleresse est ainsi nommée parce qu’elle souffle brusquement sur les barques. -Cette forme noire, haute et étroite, ressemblait à un linceul debout qui marcherait. -Elle glissait lentement au-dessus des espèces de murs que font les bancs de rochers. -Le gardien de Li-Hou crut reconnaître la Dame Noire. +Il y a là des coups de vent subits très dangereux. +La roche Souffleresse est ainsi nommée parce qu’elle souffle brusquement sur les barques. +Cette forme noire, haute et étroite, ressemblait à un linceul debout qui marcherait. +Elle glissait lentement au-dessus des espèces de murs que font les bancs de rochers. +Le gardien de Li-Hou crut reconnaître la Dame Noire. La nuit, au clair de lune, ces dames sortent, et quelquefois se rencontrent. -À la rigueur cette forme noire pouvait être une voile. +À la rigueur cette forme noire pouvait être une voile. Et dans quel but ? -Il lui parut plus probable que c’était la Dame Noire. +Il lui parut plus probable que c’était la Dame Noire. Pour les hommes il y a un escalier. -Ce port était alors très fréquenté par les contrebandiers. -Étant peu praticable, il leur était commode. -Qui fraude guette ; ils épiaient. +Ce port était alors très fréquenté par les contrebandiers. +Étant peu praticable, il leur était commode. +Qui fraude guette ; ils épiaient. Il faisait clair de lune. -Où diable peut aller cette barque ? se dirent les contrebandiers. -Le Bû de la Rue était fermé, porte et volets. +Où diable peut aller cette barque ? se dirent les contrebandiers. +Le Bû de la Rue était fermé, porte et volets. Qu’est-ce que vous voulez, gars ? L’homme d’ici. Il n’y est point. @@ -3127,1091 +3127,1091 @@ Est-ce qu’il est parti ? Je ne sais point. Je ne sais point. Je ne sais point. -Du reste, la curiosité étant satisfaite, la solitude s’était faite aux Bravées. -Il y a beaucoup de désir d’observer dans l’empressement à s’apitoyer. -La porte s’était refermée ; on laissait Lethierry avec Déruchette. -Il sourit amèrement et dit : — On me croit donc bête. -Le jeune, on l’a peut-être aperçu déjà dans le cours de ce récit. -L’habit donne l’une, la pensée donne l’autre. -Étant prêtre, il avait au moins vingt-cinq ans ; il en paraissait dix-huit. -Tout en lui était charme, élégance, et presque volupté. -La beauté de son regard corrigeait cet excès de grâce. -Son sourire sincère, qui montrait des dents d’enfant, était pensif et religieux. -C’était la gentillesse d’un page et la dignité d’un évêque. -Sa jeunesse transparente laissait voir sa maturité intérieure. -Celui-ci n’était autre que le docteur Jaquemin Hérode. -Son rayon visuel intérieur sortait à peine au dehors. +Du reste, la curiosité étant satisfaite, la solitude s’était faite aux Bravées. +Il y a beaucoup de désir d’observer dans l’empressement à s’apitoyer. +La porte s’était refermée ; on laissait Lethierry avec Déruchette. +Il sourit amèrement et dit : — On me croit donc bête. +Le jeune, on l’a peut-être aperçu déjà dans le cours de ce récit. +L’habit donne l’une, la pensée donne l’autre. +Étant prêtre, il avait au moins vingt-cinq ans ; il en paraissait dix-huit. +Tout en lui était charme, élégance, et presque volupté. +La beauté de son regard corrigeait cet excès de grâce. +Son sourire sincère, qui montrait des dents d’enfant, était pensif et religieux. +C’était la gentillesse d’un page et la dignité d’un évêque. +Sa jeunesse transparente laissait voir sa maturité intérieure. +Celui-ci n’était autre que le docteur Jaquemin Hérode. +Son rayon visuel intérieur sortait à peine au dehors. Il avait pour esprit la lettre. Son personnage tenait de la place. -Il avait moins l’air d’un révérend que d’un monsignor. -Sa redingote était un peu coupée en soutane. -Son vrai milieu eût été Rome. -Il était prélat de chambre, né. -C’était, sans nul doute, de la gloire. -Le jeune prêtre, qui était le révérend Ebenezer, s’inclina. +Il avait moins l’air d’un révérend que d’un monsignor. +Sa redingote était un peu coupée en soutane. +Son vrai milieu eût été Rome. +Il était prélat de chambre, né. +C’était, sans nul doute, de la gloire. +Le jeune prêtre, qui était le révérend Ebenezer, s’inclina. Mess Lethierry regarda Monsieur Ebenezer Caudray et grommela entre ses dents : mauvais matelot. -Grâce avança des chaises. -Des deux révérends s’assirent près de la table. -Le docteur Hérode entama un speech. -Il lui était revenu qu’il était arrivé un évènement. +Grâce avança des chaises. +Des deux révérends s’assirent près de la table. +Le docteur Hérode entama un speech. +Il lui était revenu qu’il était arrivé un évènement. La Durande avait fait naufrage. Il venait, comme pasteur, apporter des consolations et des conseils. -Ce naufrage était malheureux, mais heureux aussi. -Sondons-nous ; n’étions-nous pas enflés par la prospérité ? -Les eaux de la félicité sont dangereuses. +Ce naufrage était malheureux, mais heureux aussi. +Sondons-nous ; n’étions-nous pas enflés par la prospérité ? +Les eaux de la félicité sont dangereuses. Il ne faut pas prendre en mauvaise part les malheurs. Les voies du seigneur sont inconnues. -Mess Lethierry était ruiné. -Eh bien ? être riche, c’est être en danger. +Mess Lethierry était ruiné. +Eh bien ? être riche, c’est être en danger. On a de faux amis. -La pauvreté les éloigne. +La pauvreté les éloigne. Solus eris. la Durande rapportait, disait-on, mille livres sterling par an. C’est trop pour le sage. -Fuyons les tentations, dédaignons l’or. +Fuyons les tentations, dédaignons l’or. Acceptons avec reconnaissance la ruine et l’abandon. L’isolement est plein de fruits. -On y obtient les grâces du seigneur. -Ne nous révoltons pas contre les impénétrables décrets de la providence. -Le saint homme Job, après sa misère, avait crû en richesse. +On y obtient les grâces du seigneur. +Ne nous révoltons pas contre les impénétrables décrets de la providence. +Le saint homme Job, après sa misère, avait crû en richesse. On y gagnerait trois cents pour cent. -Le mot czar parut réveiller Lethierry. -Il interrompit le docteur Hérode. +Le mot czar parut réveiller Lethierry. +Il interrompit le docteur Hérode. Je ne veux pas du czar. -Le révérend Hérode répondit : — Mess Lethierry, les princes sont voulus de Dieu. -Il est écrit : « rendez à César ce qui est à César. -Le czar, c’est César. +Le révérend Hérode répondit : — Mess Lethierry, les princes sont voulus de Dieu. +Il est écrit : « rendez à César ce qui est à César. +Le czar, c’est César. Je ne connais pas. -Le révérend Jaquemin Hérode reprit son exhortation. +Le révérend Jaquemin Hérode reprit son exhortation. Il n’insistait pas sur Sheffield. -Ne pas vouloir de César, c’est être républicain. -Le révérend comprenait qu’on fût républicain. -En ce cas, que mess Lethierry se tournât vers une république. -Mess Lethierry pouvait rétablir sa fortune aux États-Unis mieux encore qu’en Angleterre. +Ne pas vouloir de César, c’est être républicain. +Le révérend comprenait qu’on fût républicain. +En ce cas, que mess Lethierry se tournât vers une république. +Mess Lethierry pouvait rétablir sa fortune aux États-Unis mieux encore qu’en Angleterre. Je ne veux pas de l’esclavage, dit Lethierry. -L’esclavage, répliqua le révérend Hérode, est d’institution sacrée. -L’office de député-vicomte était précisément vacant à Jersey. -Lethierry fixa sa prunelle sur le docteur Hérode. +L’esclavage, répliqua le révérend Hérode, est d’institution sacrée. +L’office de député-vicomte était précisément vacant à Jersey. +Lethierry fixa sa prunelle sur le docteur Hérode. Je n’aime pas la pendaison, dit-il. -Mess Lethierry, la peine de mort est ordonnée divinement. -Dieu a remis le glaive à l’homme. -Il est écrit : « œil pour œil, dent pour dent. -Par quoi ? demanda du même ton le révérend Jaquemin Hérode. -Ebenezer répondit très bas : — Par sa conscience. -Le livre était une bible. -Puis le docteur Hérode s’adoucit. -Son désir était d’être utile à mess Lethierry, qu’il considérait fort. -Il avait, lui pasteur, droit et devoir de conseil ; pourtant mess Lethierry était libre. -Mess Lethierry, ressaisi par son absorption et par son accablement, n’écoutait plus. -Un témoin qui ne dit rien est une espèce de poids indéfinissable. -Au surplus, le docteur Hérode ne semblait pas le sentir. -Lethierry ne répondant plus, le docteur Hérode se donna carrière. +Mess Lethierry, la peine de mort est ordonnée divinement. +Dieu a remis le glaive à l’homme. +Il est écrit : « œil pour œil, dent pour dent. +Par quoi ? demanda du même ton le révérend Jaquemin Hérode. +Ebenezer répondit très bas : — Par sa conscience. +Le livre était une bible. +Puis le docteur Hérode s’adoucit. +Son désir était d’être utile à mess Lethierry, qu’il considérait fort. +Il avait, lui pasteur, droit et devoir de conseil ; pourtant mess Lethierry était libre. +Mess Lethierry, ressaisi par son absorption et par son accablement, n’écoutait plus. +Un témoin qui ne dit rien est une espèce de poids indéfinissable. +Au surplus, le docteur Hérode ne semblait pas le sentir. +Lethierry ne répondant plus, le docteur Hérode se donna carrière. Le conseil vient de l’homme et l’inspiration vient de Dieu. -Dans le conseil du prêtre il y a de l’inspiration. +Dans le conseil du prêtre il y a de l’inspiration. Il est bon d’accepter les conseils et dangereux de les rejeter. -Sochoth fut saisi par onze diables pour avoir dédaigné les exhortations de Nathanaël. -Oolibama, qui s’appelle aussi Judith, obéissait aux conseils. +Sochoth fut saisi par onze diables pour avoir dédaigné les exhortations de Nathanaël. +Oolibama, qui s’appelle aussi Judith, obéissait aux conseils. Mess Lethierry frappa du poing sur la table. -S’écria-t-il, c’est ma faute. -Que voulez-vous dire ? demanda M Jaquemin Hérode. +S’écria-t-il, c’est ma faute. +Que voulez-vous dire ? demanda M Jaquemin Hérode. Je dis que c’est ma faute. Puisque je faisais revenir Durande le vendredi. Il ne faut pas ajouter foi aux fables. Le vendredi est un jour comme un autre. -C’est très souvent une date heureuse. +C’est très souvent une date heureuse. Cela dit, il se leva. -Ebenezer, qu’il avait amené, se leva également. +Ebenezer, qu’il avait amené, se leva également. Mess Lethierry ne voyait rien et n’entendait rien. Ce n’est pas du chagrin, c’est de l’abrutissement. Il faut croire qu’il est fou. -Cette attitude créa parmi les personnes présentes une certaine attente. -Grâce et Douce avancèrent la tête. -Sa voix fit tout ce qu’elle put pour être majestueuse. -Mess Lethierry, ne nous séparons pas sans lire une page du saint livre. -Elle est surtout bonne pour les affligés. +Cette attitude créa parmi les personnes présentes une certaine attente. +Grâce et Douce avancèrent la tête. +Sa voix fit tout ce qu’elle put pour être majestueuse. +Mess Lethierry, ne nous séparons pas sans lire une page du saint livre. +Elle est surtout bonne pour les affligés. Ce que l’homme ne choisit pas, Dieu le choisit. Dieu sait ce qu’il nous faut. Son doigt invisible est sur le passage inattendu que nous lisons. -Quelle que soit cette page, il en sort infailliblement de la lumière. -N’en cherchons pas d’autre, et tenons-nous-en là. +Quelle que soit cette page, il en sort infailliblement de la lumière. +N’en cherchons pas d’autre, et tenons-nous-en là. C’est la parole d’en haut. -Notre destinée nous est dite mystérieusement dans le texte évoqué avec confiance et respect. -Rébecca, ayant aperçu Isaac, dit : « Qui est cet homme qui vient au-devant de moi ? -Ebenezer et Déruchette se regardèrent. -Prendre le plus court avait été son seul souci. +Notre destinée nous est dite mystérieusement dans le texte évoqué avec confiance et respect. +Rébecca, ayant aperçu Isaac, dit : « Qui est cet homme qui vient au-devant de moi ? +Ebenezer et Déruchette se regardèrent. +Prendre le plus court avait été son seul souci. Il voulait arriver vite au secours de la machine en danger. -Il partit de la façon dont on s’évade. +Il partit de la façon dont on s’évade. Il eut un peu l’allure de se cacher. -On eût pu croire qu’il allait faire une mauvaise action. +On eût pu croire qu’il allait faire une mauvaise action. L’autre, immobile, colossale, noire, avait au-dessus des vagues une surprenante figure. -Cela ressemblait à une porte. +Cela ressemblait à une porte. Cette silhouette farouche se dressait sur le clair du ciel. -En face, de l’autre côté, la lune se couchait. -Ces deux piliers, c’étaient les Douvres. -Il y avait du défi dans l’attitude de ces rochers. -Elles étaient jusqu’à une certaine hauteur toutes velues de varech. -Leurs hanches escarpées avaient des reflets d’armures. -Elles semblaient prêtes à recommencer. -On comprenait qu’elles étaient enracinées sous l’eau à des montagnes. -Une sorte de toute-puissance tragique s’en dégageait. +En face, de l’autre côté, la lune se couchait. +Ces deux piliers, c’étaient les Douvres. +Il y avait du défi dans l’attitude de ces rochers. +Elles étaient jusqu’à une certaine hauteur toutes velues de varech. +Leurs hanches escarpées avaient des reflets d’armures. +Elles semblaient prêtes à recommencer. +On comprenait qu’elles étaient enracinées sous l’eau à des montagnes. +Une sorte de toute-puissance tragique s’en dégageait. D’ordinaire la mer cache ses coups. Elle reste volontiers obscure. Cette ombre incommensurable garde tout pour elle. -Il est très rare que le mystère renonce au secret. -Certes, il y a du monstre dans la catastrophe, mais en quantité inconnue. +Il est très rare que le mystère renonce au secret. +Certes, il y a du monstre dans la catastrophe, mais en quantité inconnue. Elle fait un naufrage, et le recouvre ; l’engloutissement est sa pudeur. -La vague est hypocrite ; elle tue, vole, recèle, ignore et sourit. +La vague est hypocrite ; elle tue, vole, recèle, ignore et sourit. Elle rugit, puis moutonne. Ici rien de pareil. -Les Douvres, élevant au-dessus des flots la Durande morte, avaient un air de triomphe. -C’était quelque chose comme l’assassin qui se vante. -L’horreur sacrée de l’heure s’y ajoutait. -À ce moment trouble, un peu de spectre flotte encore. -Il reconnut l’écueil et avança. -Pas de sauvetage plus étrange à entreprendre. -Il faisait plein jour quand Gilliatt arriva dans les eaux de l’écueil. +Les Douvres, élevant au-dessus des flots la Durande morte, avaient un air de triomphe. +C’était quelque chose comme l’assassin qui se vante. +L’horreur sacrée de l’heure s’y ajoutait. +À ce moment trouble, un peu de spectre flotte encore. +Il reconnut l’écueil et avança. +Pas de sauvetage plus étrange à entreprendre. +Il faisait plein jour quand Gilliatt arriva dans les eaux de l’écueil. Il y avait, nous venons de le dire, peu de mer. Toute manche, petite ou grande, clapote. -L’intérieur d’un détroit écume toujours. -Gilliatt n’aborda point les Douvres sans précaution. +L’intérieur d’un détroit écume toujours. +Gilliatt n’aborda point les Douvres sans précaution. Il jeta la sonde plusieurs fois. -Gilliatt avait un petit débarquement à faire. -Habitué aux absences, il avait chez lui son en-cas de départ toujours prêt. -Au moment où Gilliatt accosta l’écueil, la mer baissait, circonstance favorable. -Elle était serrée là comme dans un étau. -Ces plates-formes étaient commodes pour débarquer et aviser. -On pouvait décharger là, provisoirement, l’en-cas apporté dans la panse. -À la mer montante, elles rentreraient sous l’écume. -Il avait fallu pour la jeter là une furieuse violence de la mer. -Ces coups forcenés n’ont rien qui étonne les gens de mer. -L’avant, emporté et roulé par la rafale, s’était disloqué sur les brisants. -La cale défoncée avait vidé dans la mer les bœufs noyés. +Gilliatt avait un petit débarquement à faire. +Habitué aux absences, il avait chez lui son en-cas de départ toujours prêt. +Au moment où Gilliatt accosta l’écueil, la mer baissait, circonstance favorable. +Elle était serrée là comme dans un étau. +Ces plates-formes étaient commodes pour débarquer et aviser. +On pouvait décharger là, provisoirement, l’en-cas apporté dans la panse. +À la mer montante, elles rentreraient sous l’écume. +Il avait fallu pour la jeter là une furieuse violence de la mer. +Ces coups forcenés n’ont rien qui étonne les gens de mer. +L’avant, emporté et roulé par la rafale, s’était disloqué sur les brisants. +La cale défoncée avait vidé dans la mer les bœufs noyés. Gilliatt regardait avec attention la Durande. -La quille faisait plafond au-dessus de sa tête. -L’horizon, où l’eau illimitée remuait à peine, était serein. +La quille faisait plafond au-dessus de sa tête. +L’horizon, où l’eau illimitée remuait à peine, était serein. Le soleil sortait superbement de cette vaste rondeur bleue. -Les Douvres étaient différentes de forme comme de hauteur. +Les Douvres étaient différentes de forme comme de hauteur. La petite Douvre se terminait en pointe comme une corne. Pas un trou, pas un relief. -Parvenu à la hauteur des tambours, il sauta sur le pont. -Le dedans de l’épave était lugubre. -La Durande offrait toutes les traces d’une voie de fait épouvantable. -C’était le viol effrayant de l’orage. -La tempête se comporte comme une bande de pirates. -Rien ne ressemble à un attentat comme un naufrage. +Parvenu à la hauteur des tambours, il sauta sur le pont. +Le dedans de l’épave était lugubre. +La Durande offrait toutes les traces d’une voie de fait épouvantable. +C’était le viol effrayant de l’orage. +La tempête se comporte comme une bande de pirates. +Rien ne ressemble à un attentat comme un naufrage. Il y avait partout des marques de rage. -Les torsions étranges de certaines ferrures indiquaient les saisissements forcenés du vent. -L’entre-pont était comme le cabanon d’un fou où tout est cassé. -Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. +Les torsions étranges de certaines ferrures indiquaient les saisissements forcenés du vent. +L’entre-pont était comme le cabanon d’un fou où tout est cassé. +Pas de bête comme la mer pour dépecer une proie. L’eau est pleine de griffes. -Le vent mord, le flot dévore ; la vague est une mâchoire. -C’est à la fois de l’arrachement et de l’écrasement. -L’océan a le même coup de patte que le lion. -C’était une sorte d’épluchement terrible. -Beaucoup de choses semblaient faites exprès. -On pouvait dire : quelle méchanceté ! -Les fractures des bordages étaient feuilletées avec art. +Le vent mord, le flot dévore ; la vague est une mâchoire. +C’est à la fois de l’arrachement et de l’écrasement. +L’océan a le même coup de patte que le lion. +C’était une sorte d’épluchement terrible. +Beaucoup de choses semblaient faites exprès. +On pouvait dire : quelle méchanceté ! +Les fractures des bordages étaient feuilletées avec art. Ce genre de ravage est propre au cyclone. -Déchiqueter et amenuiser, tel est le caprice de ce dévastateur énorme. +Déchiqueter et amenuiser, tel est le caprice de ce dévastateur énorme. Le cyclone a des recherches de bourreau. -Les désastres qu’il fait ont un air de supplices. +Les désastres qu’il fait ont un air de supplices. On dirait qu’il a de la rancune ; il raffine comme un sauvage. -Il dissèque en exterminant. -Un rocher rencontré peut faire pivoter un orage. -L’écume crachait d’en bas sur cette chose misérable. -Gilliatt ne s’attendait pas à ne trouver qu’une moitié du bâtiment. -À cela près, le patron du Shealtiel n’avait rien dit que d’exact. -La coque était perdue, la machine était intacte. -Ces hasards sont fréquents dans les naufrages comme dans les incendies. -La logique du désastre nous échappe. -Outre la machine, le grand cabestan de l’arrière avait résisté. -Le tablier du pont fléchissait presque sur tous les points. -Tout ce diaphragme était branlant. -La sombre malice de l’inconnu éclate quelquefois dans ces espèces de moqueries amères. -La machine était sauvée, ce qui ne l’empêchait point d’être perdue. -L’océan la gardait pour la démolir à loisir. -Elle allait agoniser là et se défaire pièce à pièce. -Elle allait servir de jouet aux sauvageries de l’écume. -Elle allait décroître jour par jour, et fondre pour ainsi dire. -La Durande était prisonnière des Douvres. -Comment la tirer de là ? -Gilliatt n’était entouré que d’urgences. +Il dissèque en exterminant. +Un rocher rencontré peut faire pivoter un orage. +L’écume crachait d’en bas sur cette chose misérable. +Gilliatt ne s’attendait pas à ne trouver qu’une moitié du bâtiment. +À cela près, le patron du Shealtiel n’avait rien dit que d’exact. +La coque était perdue, la machine était intacte. +Ces hasards sont fréquents dans les naufrages comme dans les incendies. +La logique du désastre nous échappe. +Outre la machine, le grand cabestan de l’arrière avait résisté. +Le tablier du pont fléchissait presque sur tous les points. +Tout ce diaphragme était branlant. +La sombre malice de l’inconnu éclate quelquefois dans ces espèces de moqueries amères. +La machine était sauvée, ce qui ne l’empêchait point d’être perdue. +L’océan la gardait pour la démolir à loisir. +Elle allait agoniser là et se défaire pièce à pièce. +Elle allait servir de jouet aux sauvageries de l’écume. +Elle allait décroître jour par jour, et fondre pour ainsi dire. +La Durande était prisonnière des Douvres. +Comment la tirer de là ? +Gilliatt n’était entouré que d’urgences. Gilliatt monta sur le tambour de droite. -Ce fut par cette reconnaissance qu’il commença. -Ce défilé, fort tortueux, n’était jamais à sec, même dans les basses mers. -Un courant très secoué le traversait toujours de part en part. -C’est la tempête à l’état de strangurie. +Ce fut par cette reconnaissance qu’il commença. +Ce défilé, fort tortueux, n’était jamais à sec, même dans les basses mers. +Un courant très secoué le traversait toujours de part en part. +C’est la tempête à l’état de strangurie. L’immense souffle reste immense et se fait aigu. Il est massue et dard. -Il perce en même temps qu’il écrase. +Il perce en même temps qu’il écrase. Qu’on se figure l’ouragan devenu vent coulis. -Il y a hors de l’abîme de ces exfoliations immenses. -La rafale et la houle avaient déchiqueté cette crête en scie. -On n’en voyait que le haut ; c’était l’écueil. -Ce que le flot cachait devait être énorme. -L’océan l’avait ainsi faite. -L’éternel tumulte dégage de ces régularités bizarres. -Une géométrie sort de la vague. -Partout ailleurs les tambours eussent été broyés. -La double façade intérieure de l’écueil était hideuse. -Ce que Gilliatt, du haut de l’épave, pouvait apercevoir du défilé, faisait horreur. -Le défilé des Douvres avait la sienne, effroyable. -C’était quelque chose comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie. -Il y avait du charnier dans cet écueil. -On croyait voir le mur pas essuyé d’une chambre d’assassinat. +Il y a hors de l’abîme de ces exfoliations immenses. +La rafale et la houle avaient déchiqueté cette crête en scie. +On n’en voyait que le haut ; c’était l’écueil. +Ce que le flot cachait devait être énorme. +L’océan l’avait ainsi faite. +L’éternel tumulte dégage de ces régularités bizarres. +Une géométrie sort de la vague. +Partout ailleurs les tambours eussent été broyés. +La double façade intérieure de l’écueil était hideuse. +Ce que Gilliatt, du haut de l’épave, pouvait apercevoir du défilé, faisait horreur. +Le défilé des Douvres avait la sienne, effroyable. +C’était quelque chose comme l’exsudation saignante d’un caveau de boucherie. +Il y avait du charnier dans cet écueil. +On croyait voir le mur pas essuyé d’une chambre d’assassinat. Une rouille de massacre apparaissait partout. -On eût dit que des ventres de géants avaient été vidés là. -Ces aspects sont fréquents dans les cavernes de la mer. -L’écueil corridor est le plus inquiétant. -Ces deux lames droites sont un véritable appareil voltaïque. -Un écueil corridor est orienté. -Il en résulte une première action sur l’air et sur l’eau. -De là, dans les parages de ces brisants, une certaine accentuation de la tempête. +On eût dit que des ventres de géants avaient été vidés là. +Ces aspects sont fréquents dans les cavernes de la mer. +L’écueil corridor est le plus inquiétant. +Ces deux lames droites sont un véritable appareil voltaïque. +Un écueil corridor est orienté. +Il en résulte une première action sur l’air et sur l’eau. +De là, dans les parages de ces brisants, une certaine accentuation de la tempête. Il faut savoir que le vent est composite. On croit le vent simple ; il ne l’est point. Il y a en elle de l’inexplicable. -Le vent est électrique autant qu’aérien. -De certains vents coïncident avec les aurores boréales. -D’autres vents brûlent. -Simoun, Typhon, Samiel ; on croit nommer des démons. -Ils fondent le haut des montagnes ; un orage a vitrifié le volcan de Tolucca. -On sent dans tous ces faits la pression du mystère électrique. -Le vent est plein de ce mystère. -De même la mer. +Le vent est électrique autant qu’aérien. +De certains vents coïncident avec les aurores boréales. +D’autres vents brûlent. +Simoun, Typhon, Samiel ; on croit nommer des démons. +Ils fondent le haut des montagnes ; un orage a vitrifié le volcan de Tolucca. +On sent dans tous ces faits la pression du mystère électrique. +Le vent est plein de ce mystère. +De même la mer. Elle se compose de tout. -De tous les pêle-mêle, l’océan est le plus indivisible et le plus profond. -Il est le récipient universel, réservoir pour les fécondations, creuset pour les transformations. -Il amasse, puis disperse, il accumule, puis ensemence ; il dévore, puis crée. -Il reçoit tous les égouts de la terre, et il les thésaurise. -Comme matière il est masse, et comme force il est abstraction. -Il égalise et marie les phénomènes. +De tous les pêle-mêle, l’océan est le plus indivisible et le plus profond. +Il est le récipient universel, réservoir pour les fécondations, creuset pour les transformations. +Il amasse, puis disperse, il accumule, puis ensemence ; il dévore, puis crée. +Il reçoit tous les égouts de la terre, et il les thésaurise. +Comme matière il est masse, et comme force il est abstraction. +Il égalise et marie les phénomènes. Il se simplifie par l’infini dans la combinaison. -La diversité soluble se fond dans son unité. -Il a tant d’éléments qu’il est l’identité. +La diversité soluble se fond dans son unité. +Il a tant d’éléments qu’il est l’identité. Une de ses gouttes, c’est tout lui. -Parce qu’il est plein de tempêtes, il devient l’équilibre. -Dans un phénomène de la mer, tous les phénomènes sont présents. -Le diable a mis la mer dans sa chaudière, disait Ruyter. -L’oscillation océanique se lie à la trépidation terrestre. -Ces énergies incommensurables rendent possibles tous les cataclysmes. -Elle a coulé à fond comme un navire. -Le Lyse-Fiord est le plus redoutable des écueils-boyaux de l’océan. -La démonstration est là complète. -L’eau est lourde et noire, avec une fièvre d’orages intermittents. +Parce qu’il est plein de tempêtes, il devient l’équilibre. +Dans un phénomène de la mer, tous les phénomènes sont présents. +Le diable a mis la mer dans sa chaudière, disait Ruyter. +L’oscillation océanique se lie à la trépidation terrestre. +Ces énergies incommensurables rendent possibles tous les cataclysmes. +Elle a coulé à fond comme un navire. +Le Lyse-Fiord est le plus redoutable des écueils-boyaux de l’océan. +La démonstration est là complète. +L’eau est lourde et noire, avec une fièvre d’orages intermittents. Nul n’y passe ; aucun navire ne s’y hasarde. -Où est le vent ? -Où est le tonnerre ? +Où est le vent ? +Où est le tonnerre ? Pas dans le ciel. Le vent est sous la mer, la foudre est dans la roche. De temps en temps, il y a un tremblement d’eau. -Les volées d’oiseaux s’enfuient. -Rien de mystérieux comme cette artillerie sortant de l’invisible. +Les volées d’oiseaux s’enfuient. +Rien de mystérieux comme cette artillerie sortant de l’invisible. Un rocher attaque l’autre. -Les écueils s’entre-foudroient. +Les écueils s’entre-foudroient. Cette guerre ne regarde pas les hommes. Haine de deux murailles dans le gouffre. -Ce détroit étrange est une pile ; il a pour éléments ses deux falaises. -Gilliatt se connaissait assez en écueils pour prendre les Douvres fort au sérieux. -Une lèpre de coquillages conoïdes couvrait la roche à de certains endroits. -Carie sèche du granit. -C’est en ces alvéoles que les chercheurs de fruits de mer le trouvent. -Ils le coupent en quatre et le mangent cru, comme l’huître. +Ce détroit étrange est une pile ; il a pour éléments ses deux falaises. +Gilliatt se connaissait assez en écueils pour prendre les Douvres fort au sérieux. +Une lèpre de coquillages conoïdes couvrait la roche à de certains endroits. +Carie sèche du granit. +C’est en ces alvéoles que les chercheurs de fruits de mer le trouvent. +Ils le coupent en quatre et le mangent cru, comme l’huître. Quelques-uns trempent leur pain dans cette chair molle. -De là son nom, œuf de mer. -Il y avait là évidemment un mouillage possible. +De là son nom, œuf de mer. +Il y avait là évidemment un mouillage possible. Gilliatt observa cette crique. -Le flot y était enfermé et presque dormant. -Cette baie était tenable. +Le flot y était enfermé et presque dormant. +Cette baie était tenable. Gilliatt d’ailleurs n’avait pas beaucoup de choix. -Si Gilliatt voulait profiter de la marée basse, il importait qu’il se hâtât. -Le temps, du reste, continuait d’être beau et doux. -L’insolente mer était maintenant de bonne humeur. -Il côtoya à la rame le dehors de l’écueil. -Arrivé près de l’Homme, il examina l’entrée de la crique. -Le mouillage était excellent en effet. -Les plus redoutables récifs ont de ces recoins paisibles. -Cela fait, il croisa les bras et tint conseil avec lui-même. -La panse était abritée ; c’était un problème résolu ; mais le deuxième se présentait. -Où s’abriter lui-même maintenant ? -Il fallait renoncer à la panse et à l’Homme. +Si Gilliatt voulait profiter de la marée basse, il importait qu’il se hâtât. +Le temps, du reste, continuait d’être beau et doux. +L’insolente mer était maintenant de bonne humeur. +Il côtoya à la rame le dehors de l’écueil. +Arrivé près de l’Homme, il examina l’entrée de la crique. +Le mouillage était excellent en effet. +Les plus redoutables récifs ont de ces recoins paisibles. +Cela fait, il croisa les bras et tint conseil avec lui-même. +La panse était abritée ; c’était un problème résolu ; mais le deuxième se présentait. +Où s’abriter lui-même maintenant ? +Il fallait renoncer à la panse et à l’Homme. Aucune station possible dans les rochers voisins. -Les sommets inférieurs s’effaçaient deux fois par jour sous la marée haute. -Les sommets supérieurs étaient sans cesse atteints par des bonds d’écume. -Restait l’épave elle-même. +Les sommets inférieurs s’effaçaient deux fois par jour sous la marée haute. +Les sommets supérieurs étaient sans cesse atteints par des bonds d’écume. +Restait l’épave elle-même. Pouvait-on s’y loger ? -Le cabestan s’était bien comporté. +Le cabestan s’était bien comporté. Les barres ne manquaient pas pour le virer. -Gilliatt travailla toute la journée à l’épave, déblayant, consolidant, simplifiant. -Le soir venu, il reconnut ceci : Toute l’épave était frissonnante au vent. -Cette carcasse tremblait à chaque pas que Gilliatt faisait. -Là, les baux s’arc-boutaient puissamment au granit. -S’installer dans la Durande était imprudent. -Appuyer sur l’épave était le contraire de ce qu’il fallait faire. -Cette ruine voulait les plus grands ménagements. -C’était comme un malade, qui expire. +Gilliatt travailla toute la journée à l’épave, déblayant, consolidant, simplifiant. +Le soir venu, il reconnut ceci : Toute l’épave était frissonnante au vent. +Cette carcasse tremblait à chaque pas que Gilliatt faisait. +Là, les baux s’arc-boutaient puissamment au granit. +S’installer dans la Durande était imprudent. +Appuyer sur l’épave était le contraire de ce qu’il fallait faire. +Cette ruine voulait les plus grands ménagements. +C’était comme un malade, qui expire. Il y aurait bien assez du vent pour la brutaliser. -C’était déjà fâcheux d’être contraint d’y travailler. -Nulle aide possible ; tout était perdu. -Pour secourir l’épave, il fallait être dehors. -Être hors d’elle et près d’elle ; tel était le problème. -La difficulté se compliquait. -Où trouver un abri dans de telles conditions ? +C’était déjà fâcheux d’être contraint d’y travailler. +Nulle aide possible ; tout était perdu. +Pour secourir l’épave, il fallait être dehors. +Être hors d’elle et près d’elle ; tel était le problème. +La difficulté se compliquait. +Où trouver un abri dans de telles conditions ? Il ne restait plus que les deux Douvres. Elles semblaient peu logeables. -Ils abondent dans les montagnes et dans l’océan. -Ils ont l’air d’avoir reçu un coup de cognée. +Ils abondent dans les montagnes et dans l’océan. +Ils ont l’air d’avoir reçu un coup de cognée. Il existe d’autres causes de cataclysme, plus profondes encore. -De là sur tous ces vieux granits tant de blessures. -Quelques-uns de ces colosses ont la tête coupée. -Cette singularité n’est point très rare. -Il était probablement arrivé à la grande Douvre quelque chose de pareil. -Peut-être y avait-il dans ce morceau de roche une excavation. -Un trou où se fourrer ; Gilliatt n’en demandait pas davantage. +De là sur tous ces vieux granits tant de blessures. +Quelques-uns de ces colosses ont la tête coupée. +Cette singularité n’est point très rare. +Il était probablement arrivé à la grande Douvre quelque chose de pareil. +Peut-être y avait-il dans ce morceau de roche une excavation. +Un trou où se fourrer ; Gilliatt n’en demandait pas davantage. Mais comment atteindre au plateau ? -À mesure qu’il montait, l’ascension était plus rude. -Il ne parvint pas sans peine à la pointe. -Arrivé à cette pointe, il se dressa debout. -Il n’y avait guère de place que pour ses deux pieds. -En faire son logis était difficile. -Un stylite se fût contenté de cela ; Gilliatt, plus exigeant, voulait mieux. -Cette plate-forme s’élevait à trois toises au moins au-dessus de sa tête. -Un précipice l’en séparait. -L’escarpement de la petite Douvre en surplomb se dérobait sous lui. -Le grappin égratigna la roche, puis dérapa. +À mesure qu’il montait, l’ascension était plus rude. +Il ne parvint pas sans peine à la pointe. +Arrivé à cette pointe, il se dressa debout. +Il n’y avait guère de place que pour ses deux pieds. +En faire son logis était difficile. +Un stylite se fût contenté de cela ; Gilliatt, plus exigeant, voulait mieux. +Cette plate-forme s’élevait à trois toises au moins au-dessus de sa tête. +Un précipice l’en séparait. +L’escarpement de la petite Douvre en surplomb se dérobait sous lui. +Le grappin égratigna la roche, puis dérapa. Le jet fut si adroit et si net que le crampon se fixa. -Gilliatt lança le grappin une troisième fois. +Gilliatt lança le grappin une troisième fois. Le grappin ne retomba point. Gilliatt fit effort sur la corde. -Le grappin était ancré. -Il était arrêté dans quelque anfractuosité du plateau que Gilliatt ne pouvait voir. -Il s’agissait de confier sa vie à ce support inconnu. -Gilliatt n’hésita point. +Le grappin était ancré. +Il était arrêté dans quelque anfractuosité du plateau que Gilliatt ne pouvait voir. +Il s’agissait de confier sa vie à ce support inconnu. +Gilliatt n’hésita point. Il fallait aller au plus court. -Le glissement était probable, et la chute à peu près certaine. +Le glissement était probable, et la chute à peu près certaine. On monte, on ne redescend pas. -Gilliatt avait, comme tous les bons matelots, des mouvements de précision. +Gilliatt avait, comme tous les bons matelots, des mouvements de précision. Il ne perdait jamais de force. -Il ne faisait que des efforts proportionnés. -Il ajoutait à la force, qui est physique, l’énergie, qui est morale. -La chose à faire était redoutable. -Franchir, pendu à ce fil, l’intervalle des deux Douvres ; telle était la question. +Il ne faisait que des efforts proportionnés. +Il ajoutait à la force, qui est physique, l’énergie, qui est morale. +La chose à faire était redoutable. +Franchir, pendu à ce fil, l’intervalle des deux Douvres ; telle était la question. Feras-tu cela ? dit l’ombre. -Gilliatt exécuta une seconde traction d’essai sur le crampon ; le crampon tint bon. +Gilliatt exécuta une seconde traction d’essai sur le crampon ; le crampon tint bon. Le choc fut dur. Il y eut rebondissement. -À leur tour ses poings heurtèrent la roche. -Le mouchoir s’était dérangé. -Ils furent écorchés ; c’était beaucoup qu’ils ne fussent pas brisés. -Gilliatt demeura un moment étourdi et suspendu. -Il fut assez maître de son étourdissement pour ne point lâcher la corde. -La corde, en effet, traînait sur le pont de la Durande. +À leur tour ses poings heurtèrent la roche. +Le mouchoir s’était dérangé. +Ils furent écorchés ; c’était beaucoup qu’ils ne fussent pas brisés. +Gilliatt demeura un moment étourdi et suspendu. +Il fut assez maître de son étourdissement pour ne point lâcher la corde. +La corde, en effet, traînait sur le pont de la Durande. En quelques instants il atteignit le plateau. -Jamais rien que d’ailé n’avait posé le pied là. -Ce plateau était couvert de fientes d’oiseaux. -Ce trapèze était creusé au centre comme une cuvette. -Ils s’équilibraient pêle-mêle ; ils avaient les interstices d’un monceau de gravats. -Une de ces tanières pouvait admettre Gilliatt. -Cette tanière avait un fond d’herbe et de mousse. -Gilliatt serait là comme dans une gaine. -L’alcôve, à l’entrée, avait deux pieds de haut. -Elle allait se rétrécissant vers le fond. +Jamais rien que d’ailé n’avait posé le pied là. +Ce plateau était couvert de fientes d’oiseaux. +Ce trapèze était creusé au centre comme une cuvette. +Ils s’équilibraient pêle-mêle ; ils avaient les interstices d’un monceau de gravats. +Une de ces tanières pouvait admettre Gilliatt. +Cette tanière avait un fond d’herbe et de mousse. +Gilliatt serait là comme dans une gaine. +L’alcôve, à l’entrée, avait deux pieds de haut. +Elle allait se rétrécissant vers le fond. Il y a des cercueils de pierre qui ont cette forme. -Gilliatt trouva que c’était bon. -L’excellence de ce logis était d’être à portée de l’épave. +Gilliatt trouva que c’était bon. +L’excellence de ce logis était d’être à portée de l’épave. Gilliatt l’immobilisa en mettant dessus une grosse pierre. -Puis il entra immédiatement en libre pratique avec la Durande. -Il était chez lui désormais. -La grande Douvre était sa maison ; la Durande était son chantier. +Puis il entra immédiatement en libre pratique avec la Durande. +Il était chez lui désormais. +La grande Douvre était sa maison ; la Durande était son chantier. Aller et venir, monter et descendre, rien de plus simple. -Il dégringola vivement de la corde à nœuds sur le pont. -Bien faire et bien manger, ce sont là deux joies. -L’estomac plein ressemble à une conscience satisfaite. +Il dégringola vivement de la corde à nœuds sur le pont. +Bien faire et bien manger, ce sont là deux joies. +L’estomac plein ressemble à une conscience satisfaite. Son souper fini, il y avait encore un peu de jour. -Il en profita pour commencer l’allégement, très urgent, de l’épave. -Il avait passé une partie de la journée à trier les décombres. -Il jeta à la mer l’inutile. -Il pensa qu’il était possible de confier à cette niche un dépôt. +Il en profita pour commencer l’allégement, très urgent, de l’épave. +Il avait passé une partie de la journée à trier les décombres. +Il jeta à la mer l’inutile. +Il pensa qu’il était possible de confier à cette niche un dépôt. Restait le haut de la corde. -Les dernières pâleurs du couchant s’éteignaient. +Les dernières pâleurs du couchant s’éteignaient. Il faisait nuit sur la mer. Le haut de la Douvre gardait un peu de lueur. -Gilliatt profita de ce reste de clarté pour fourrer la corde à nœuds. -La fourrure terminée, Gilliatt accroupi se redressa. +Gilliatt profita de ce reste de clarté pour fourrer la corde à nœuds. +La fourrure terminée, Gilliatt accroupi se redressa. Gilliatt leva les yeux. -On voit, dans les vieux tableaux, de ces cercles sur la tête des saints. -Rien de plus étrange. -On eût dit l’auréole de nuit de la grande Douvre. +On voit, dans les vieux tableaux, de ces cercles sur la tête des saints. +Rien de plus étrange. +On eût dit l’auréole de nuit de la grande Douvre. Gilliatt y avait pris une chambre. -Ce locataire inattendu les inquiétait. -Un homme là, c’est ce qu’ils n’avaient jamais vu. -Ce vol effaré dura quelque temps. -Ils paraissaient attendre que Gilliatt s’en allât. -Là, ils parurent se consulter et délibérer. -Pourtant il eut froid, ce qui le réveilla de temps en temps. -Il avait naturellement placé ses pieds au fond et sa tête au seuil. +Ce locataire inattendu les inquiétait. +Un homme là, c’est ce qu’ils n’avaient jamais vu. +Ce vol effaré dura quelque temps. +Ils paraissaient attendre que Gilliatt s’en allât. +Là, ils parurent se consulter et délibérer. +Pourtant il eut froid, ce qui le réveilla de temps en temps. +Il avait naturellement placé ses pieds au fond et sa tête au seuil. Par moments, il entr’ouvrait les yeux. -Il entendait à de certains instants des détonations profondes. -Il se disait : Je rêve. -En effet, il était désormais dans un songe. -Gilliatt en avait confusément conscience à travers son sommeil. -Il est probable que la brise s’élevait. -Au point du jour il était glacé et dormait profondément. -La brusquerie de l’aurore le tira de ce sommeil, dangereux peut-être. -Son alcôve faisait face au soleil levant. -Gilliatt bâilla, s’étira, et se jeta hors de son trou. +Il entendait à de certains instants des détonations profondes. +Il se disait : Je rêve. +En effet, il était désormais dans un songe. +Gilliatt en avait confusément conscience à travers son sommeil. +Il est probable que la brise s’élevait. +Au point du jour il était glacé et dormait profondément. +La brusquerie de l’aurore le tira de ce sommeil, dangereux peut-être. +Son alcôve faisait face au soleil levant. +Gilliatt bâilla, s’étira, et se jeta hors de son trou. Il dormait si bien qu’il ne comprit pas d’abord. -C’était une seconde belle journée qui commençait. +C’était une seconde belle journée qui commençait. Gilliatt se sentit joyeux. -Puis il fit son lit, c’est-à-dire retira les cailloux. -Le panier n’y était plus. -Ceci annonçait l’intention de se défendre. -C’était un commencement d’hostilités. -Quant à la pêche, il n’y fallait point songer. -Gilliatt déjeuna de quelques poux de roque, qu’il détacha fort malaisément du rocher. +Puis il fit son lit, c’est-à-dire retira les cailloux. +Le panier n’y était plus. +Ceci annonçait l’intention de se défendre. +C’était un commencement d’hostilités. +Quant à la pêche, il n’y fallait point songer. +Gilliatt déjeuna de quelques poux de roque, qu’il détacha fort malaisément du rocher. Il faillit y casser son couteau. -Tous fourmillaient bruyamment sur le même point. -Cette horde à bec et ongles pillait quelque chose. -Ce quelque chose était le panier de Gilliatt. -Le panier, lancé sur une pointe par le vent, s’y était crevé. -Les oiseaux étaient accourus. -Ils emportaient dans leurs becs toutes sortes de lambeaux déchiquetés. -Gilliatt reconnut de loin son bœuf fumé et son stockfish. -Les oiseaux entraient en lutte à leur tour. -Ils avaient, eux aussi, leurs représailles. +Tous fourmillaient bruyamment sur le même point. +Cette horde à bec et ongles pillait quelque chose. +Ce quelque chose était le panier de Gilliatt. +Le panier, lancé sur une pointe par le vent, s’y était crevé. +Les oiseaux étaient accourus. +Ils emportaient dans leurs becs toutes sortes de lambeaux déchiquetés. +Gilliatt reconnut de loin son bœuf fumé et son stockfish. +Les oiseaux entraient en lutte à leur tour. +Ils avaient, eux aussi, leurs représailles. Gilliatt leur avait pris leur logis ; ils lui prenaient son souper. Une semaine se passa. -Du reste, ce qu’il entreprenait dépassait, en apparence du moins, la force humaine. -Le succès était tellement invraisemblable que la tentative paraissait folle. -Les opérations serrées de près manifestent leurs empêchements et leurs périls. -Le premier pas qu’on fait est un révélateur inexorable. -La difficulté qu’on touche pique comme une épine. -Gilliatt eut tout de suite à compter avec l’obstacle. -Il semblait ne plus songer à la Durande ni aux deux Douvres. -En même temps il étudiait toutes les anfractuosités de l’écueil. -Gilliatt décida que l’une serait un magasin, et l’autre une forge. +Du reste, ce qu’il entreprenait dépassait, en apparence du moins, la force humaine. +Le succès était tellement invraisemblable que la tentative paraissait folle. +Les opérations serrées de près manifestent leurs empêchements et leurs périls. +Le premier pas qu’on fait est un révélateur inexorable. +La difficulté qu’on touche pique comme une épine. +Gilliatt eut tout de suite à compter avec l’obstacle. +Il semblait ne plus songer à la Durande ni aux deux Douvres. +En même temps il étudiait toutes les anfractuosités de l’écueil. +Gilliatt décida que l’une serait un magasin, et l’autre une forge. Il aiguilleta soigneusement le tout. -Gilliatt était tenace et étonnant dans ce labeur. +Gilliatt était tenace et étonnant dans ce labeur. Il faisait tout ce qu’il voulait. -Rien ne résiste à un acharnement de fourmi. -Chaque débris avait sa place. -Tout le naufrage était là, classé et étiqueté. -C’était quelque chose comme le chaos en magasin. -Gilliatt pourtant les détacha, ce gros funin pouvant lui être fort utile. -On peut avoir des marques à faire. -Il ne resta plus sur l’épave que la machine. -Il y pendait sans tiraillement, étant soutenu par une saillie de roche. +Rien ne résiste à un acharnement de fourmi. +Chaque débris avait sa place. +Tout le naufrage était là, classé et étiqueté. +C’était quelque chose comme le chaos en magasin. +Gilliatt pourtant les détacha, ce gros funin pouvant lui être fort utile. +On peut avoir des marques à faire. +Il ne resta plus sur l’épave que la machine. +Il y pendait sans tiraillement, étant soutenu par une saillie de roche. Ce panneau de muraille avait l’aspect d’un radeau. -Gilliatt le laissa où il était. -C’était une des choses que le flot avait à jamais emportées. -Gilliatt était à la besogne au point du jour. +Gilliatt le laissa où il était. +C’était une des choses que le flot avait à jamais emportées. +Gilliatt était à la besogne au point du jour. Hors des heures de sommeil, il ne prenait pas un moment de repos. -Les cormorans, volant çà et là, le regardaient travailler. +Les cormorans, volant çà et là, le regardaient travailler. Le magasin fait, Gilliatt fit la forge. -La deuxième anfractuosité choisie par Gilliatt offrait un réduit, espèce de boyau, assez profond. -Ce soufflet lui donna l’idée d’une forge. -Puisque cette caverne ne pouvait être sa chambre, elle serait son atelier. +La deuxième anfractuosité choisie par Gilliatt offrait un réduit, espèce de boyau, assez profond. +Ce soufflet lui donna l’idée d’une forge. +Puisque cette caverne ne pouvait être sa chambre, elle serait son atelier. Se faire servir par l’obstacle est un grand pas vers le triomphe. -Le vent était l’ennemi de Gilliatt ; Gilliatt entreprit d’en faire son valet. +Le vent était l’ennemi de Gilliatt ; Gilliatt entreprit d’en faire son valet. Ce qu’ils offrent, ils ne le donnent point. -C’était ici tout autre chose. +C’était ici tout autre chose. Les proportions de l’ouragan ne se calculent pas. -Cet excès de force était une gêne ; il était difficile de régler ce souffle. +Cet excès de force était une gêne ; il était difficile de régler ce souffle. Un contingent de pluie s’y ajoutait. -L’eau en était saumâtre, non potable, mais limpide, quoique salée. -Gilliatt songea à se servir de cette eau pour discipliner ce vent. +L’eau en était saumâtre, non potable, mais limpide, quoique salée. +Gilliatt songea à se servir de cette eau pour discipliner ce vent. Un bouchon, fait d’un bout de touron, le fermait au besoin. Il essaya la soufflante. -Maître de l’eau ; de la petite cascade, il avait fait une trompe. -Maître du feu ; de ce rocher inondé, il avait fait jaillir la flamme. -Ces rochers, qui semblaient à jamais faits pour l’écume, connurent la suie. -C’était là une base de frappement fort dangereuse, et pouvant éclater. -C’était l’antique enclume de pierre des troglodytes. -La surface, polie par le flot, avait presque la fermeté de l’acier. -Gilliatt regretta de ne point avoir apporté son enclume. -Or, c’était précisément l’avant qui avait été emporté. -Les deux excavations, conquises sur l’écueil par Gilliatt, étaient voisines. +Maître de l’eau ; de la petite cascade, il avait fait une trompe. +Maître du feu ; de ce rocher inondé, il avait fait jaillir la flamme. +Ces rochers, qui semblaient à jamais faits pour l’écume, connurent la suie. +C’était là une base de frappement fort dangereuse, et pouvant éclater. +C’était l’antique enclume de pierre des troglodytes. +La surface, polie par le flot, avait presque la fermeté de l’acier. +Gilliatt regretta de ne point avoir apporté son enclume. +Or, c’était précisément l’avant qui avait été emporté. +Les deux excavations, conquises sur l’écueil par Gilliatt, étaient voisines. Le magasin et la forge communiquaient. -La réalité à haute dose effare. +La réalité à haute dose effare. Il lui semblait par moments donner des coups de marteau dans les nuages. -Dans d’autres instants, il lui semblait que ses outils étaient des armes. +Dans d’autres instants, il lui semblait que ses outils étaient des armes. Il se sentait de moins en moins ouvrier et de plus en plus belluaire. -Il était là comme dompteur. +Il était là comme dompteur. Il le comprenait presque. -Élargissement étrange pour son esprit. +Élargissement étrange pour son esprit. On cherche des buts. -Qu’est-ce que ce tremblement perpétuel fait ? +Qu’est-ce que ce tremblement perpétuel fait ? Que construisent ces rafales ? -Que bâtissent ces secousses ? -Le flux et le reflux de ces questions est éternel comme la marée. -Mais, ô Inconnu, toi seul sais pourquoi. +Que bâtissent ces secousses ? +Le flux et le reflux de ces questions est éternel comme la marée. +Mais, ô Inconnu, toi seul sais pourquoi. Qu’irait-on y chercher ? -Ce n’est pas une île. -C’est une nudité dans une solitude. -Rien à trouver là, que le naufrage. +Ce n’est pas une île. +C’est une nudité dans une solitude. +Rien à trouver là, que le naufrage. La mer y est seule. Elle fait ce qu’elle veut. -Nulle apparition terrestre ne l’inquiète. -Dans l’écueil, elle est rassurée ; l’homme n’y viendra pas. -Le monologue des flots ne sera point troublé. -Elle y dépose ses sécrétions vivantes et horribles. -Tout l’ignoré de la mer est là. -La formation géologique est peu de chose, comparée à la formation océanique. +Nulle apparition terrestre ne l’inquiète. +Dans l’écueil, elle est rassurée ; l’homme n’y viendra pas. +Le monologue des flots ne sera point troublé. +Elle y dépose ses sécrétions vivantes et horribles. +Tout l’ignoré de la mer est là. +La formation géologique est peu de chose, comparée à la formation océanique. Le fortuit y semble voulu. Ces constructions sont multiformes. On ne passe pas. -Une dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus. +Une dynamique extraordinaire étale là ses problèmes, résolus. D’effrayants pendentifs menacent, mais ne tombent pas. -On ne sait comment tiennent ces bâtisses vertigineuses. -C’est plus que de la solidité, c’est de l’éternité. -En même temps, c’est le désordre. -Le tumulte de la vague semble avoir passé dans le granit. -Un écueil, c’est de la tempête pétrifiée. +On ne sait comment tiennent ces bâtisses vertigineuses. +C’est plus que de la solidité, c’est de l’éternité. +En même temps, c’est le désordre. +Le tumulte de la vague semble avoir passé dans le granit. +Un écueil, c’est de la tempête pétrifiée. Tout s’y entr’aide et s’y contrarie. -C’est un combat de lignes d’où résulte un édifice. -On y reconnaît la collaboration de ces deux querelles, l’océan et l’ouragan. +C’est un combat de lignes d’où résulte un édifice. +On y reconnaît la collaboration de ces deux querelles, l’océan et l’ouragan. Cette architecture a ses chefs-d’œuvre, terribles. -L’écueil Douvres en était un. -Celui-là, la mer l’avait construit et perfectionné avec un amour formidable. -L’eau hargneuse le léchait. -Plusieurs des orifices de ce percement inextricable étaient à sec aux marées basses. +L’écueil Douvres en était un. +Celui-là, la mer l’avait construit et perfectionné avec un amour formidable. +L’eau hargneuse le léchait. +Plusieurs des orifices de ce percement inextricable étaient à sec aux marées basses. On y pouvait entrer. -À ses risques et périls. -Pas une qui ne fût effroyable. -Ces grottes féroces étaient sournoises ; il ne fallait point s’y attarder. -La marée haute les emplissait jusqu’au plafond. +À ses risques et périls. +Pas une qui ne fût effroyable. +Ces grottes féroces étaient sournoises ; il ne fallait point s’y attarder. +La marée haute les emplissait jusqu’au plafond. Les poux de roque et les fruits de mer y abondaient. -Elles étaient encombrées de galets roulés, amoncelés en tas au fond des voûtes. +Elles étaient encombrées de galets roulés, amoncelés en tas au fond des voûtes. Beaucoup de ces galets pesaient plus d’une tonne. Plusieurs de ces caves se terminaient brusquement en cul-de-four. -C’étaient les rues du gouffre. -Ces fissures se rétrécissant sans cesse, un homme n’y pouvait passer. -Un brandon allumé y laissait voir des obscurités suintantes. +C’étaient les rues du gouffre. +Ces fissures se rétrécissant sans cesse, un homme n’y pouvait passer. +Un brandon allumé y laissait voir des obscurités suintantes. Une fois, Gilliatt, furetant, s’aventura dans une de ces fissures. -L’heure de la marée s’y prêtait. -C’était une belle journée de calme et de soleil. -Aucun incident de mer, pouvant compliquer le risque, n’était à redouter. -Les coquillages commençaient à lui manquer dans les Douvres. -La fissure était resserrée et le passage presque impossible. -Gilliatt voyait de la clarté au delà. -Gilliatt était sous cette pointe. -Le rocher, abrupt extérieurement, et inabordable, était évidé en dedans. -Ce demi-jour vint à propos. -Un pas de plus, Gilliatt tombait dans une eau peut-être sans fond. -Gilliatt s’arrêta court. -Gilliatt s’adossa à la muraille et regarda. -Il était dans une grande cave. -Il avait au-dessus de lui quelque chose comme le dessous d’un crâne démesuré. -Ce crâne avait l’air fraîchement disséqué. -La grotte était fermée de toutes parts. -Tout cela était éclairé d’en bas à travers l’eau. -C’était on ne sait quel resplendissement ténébreux. -Gilliatt voyait en face de lui sous la vague une sorte d’arche noyée. -Jour étrange donné par un engloutissement. +L’heure de la marée s’y prêtait. +C’était une belle journée de calme et de soleil. +Aucun incident de mer, pouvant compliquer le risque, n’était à redouter. +Les coquillages commençaient à lui manquer dans les Douvres. +La fissure était resserrée et le passage presque impossible. +Gilliatt voyait de la clarté au delà. +Gilliatt était sous cette pointe. +Le rocher, abrupt extérieurement, et inabordable, était évidé en dedans. +Ce demi-jour vint à propos. +Un pas de plus, Gilliatt tombait dans une eau peut-être sans fond. +Gilliatt s’arrêta court. +Gilliatt s’adossa à la muraille et regarda. +Il était dans une grande cave. +Il avait au-dessus de lui quelque chose comme le dessous d’un crâne démesuré. +Ce crâne avait l’air fraîchement disséqué. +La grotte était fermée de toutes parts. +Tout cela était éclairé d’en bas à travers l’eau. +C’était on ne sait quel resplendissement ténébreux. +Gilliatt voyait en face de lui sous la vague une sorte d’arche noyée. +Jour étrange donné par un engloutissement. Il y avait du jour dans cette cave, mais du jour inconnu. -Il n’y avait plus dans cette clarté rien de notre lumière. -On pouvait croire qu’on venait d’enjamber dans une autre planète. -De certains êtres, intelligents et mauvais, ressemblent à cela. -L’eau, toute pleine de cette lumière mouillée, paraissait de l’émeraude en fusion. -Une nuance d’aigue-marine d’une délicatesse inouïe teignait mollement toute la caverne. +Il n’y avait plus dans cette clarté rien de notre lumière. +On pouvait croire qu’on venait d’enjamber dans une autre planète. +De certains êtres, intelligents et mauvais, ressemblent à cela. +L’eau, toute pleine de cette lumière mouillée, paraissait de l’émeraude en fusion. +Une nuance d’aigue-marine d’une délicatesse inouïe teignait mollement toute la caverne. Ces perles tombaient dans le gouffre avec un petit bruit doux. -Le saisissement de cet ensemble était indicible. +Le saisissement de cet ensemble était indicible. On ne pouvait rien imaginer de plus charmant ni rien rencontrer de plus lugubre. -C’était on ne sait quel palais de la Mort, contente. -De l’ombre qui éblouit ; tel était ce lieu surprenant. +C’était on ne sait quel palais de la Mort, contente. +De l’ombre qui éblouit ; tel était ce lieu surprenant. La palpitation de la mer se faisait sentir dans cette cave. -Certains creux obscurs étaient probablement insondables. -Ces anfractuosités avaient des plafonds en plan incliné, à angles plus ou moins ouverts. -On entrevoyait des forêts de goëmons. +Certains creux obscurs étaient probablement insondables. +Ces anfractuosités avaient des plafonds en plan incliné, à angles plus ou moins ouverts. +On entrevoyait des forêts de goëmons. Le souffle obscur de la caverne agitait ces courroies luisantes. -Une des merveilles de cette caverne, c’était le roc. -Quel artiste que l’abîme ! +Une des merveilles de cette caverne, c’était le roc. +Quel artiste que l’abîme ! Cet antre se compliquait d’un alhambra. Les magnifiques moisissures de la mer mettaient du velours sur les angles du granit. -Des pariétaires à bouquets bizarres montraient leurs touffes à propos et avec goût. -Toute la coquetterie possible à une caverne était là. -Chaque vague était un prisme. -On croyait voir se tordre dans cette diaphanéité aurorale des tronçons d’arcs-en-ciel noyés. -Rien de plus troublant et de plus énigmatique que ce faste dans cette cave. -Ce qui dominait, c’était l’enchantement. -La végétation fantasque et la stratification informe s’accordaient et dégageaient une harmonie. -Ce mariage de choses farouches était heureux. +Des pariétaires à bouquets bizarres montraient leurs touffes à propos et avec goût. +Toute la coquetterie possible à une caverne était là. +Chaque vague était un prisme. +On croyait voir se tordre dans cette diaphanéité aurorale des tronçons d’arcs-en-ciel noyés. +Rien de plus troublant et de plus énigmatique que ce faste dans cette cave. +Ce qui dominait, c’était l’enchantement. +La végétation fantasque et la stratification informe s’accordaient et dégageaient une harmonie. +Ce mariage de choses farouches était heureux. Les ramifications se cramponnaient en ayant l’air d’effleurer. -La caresse du roc sauvage et de la fleur fauve était profonde. -La résultante de ces difformités mystérieusement ajustées était on ne sait quelle beauté souveraine. -On y subissait ce que la stupeur a de plus imprévu. -Ce qui emplissait cette crypte, c’était de la lumière d’apocalypse. -On n’était pas bien sûr que cette chose fût. -On avait devant les yeux une réalité empreinte d’impossible. -Était-ce du jour qui venait par cette fenêtre sous la mer ? -Était-ce de l’eau qui tremblait dans cette cuve obscure ? +La caresse du roc sauvage et de la fleur fauve était profonde. +La résultante de ces difformités mystérieusement ajustées était on ne sait quelle beauté souveraine. +On y subissait ce que la stupeur a de plus imprévu. +Ce qui emplissait cette crypte, c’était de la lumière d’apocalypse. +On n’était pas bien sûr que cette chose fût. +On avait devant les yeux une réalité empreinte d’impossible. +Était-ce du jour qui venait par cette fenêtre sous la mer ? +Était-ce de l’eau qui tremblait dans cette cuve obscure ? Quelle pierre avait-on sous les pieds ? -Ce support n’allait-il point se désagréger et devenir fumée ? -Qu’était-ce que cette joaillerie de coquillages qu’on entrevoyait ? -À quelle distance était-on de la vie, de la terre, des hommes ? -Qu’était-ce que ce ravissement mêlé à ces ténèbres ? +Ce support n’allait-il point se désagréger et devenir fumée ? +Qu’était-ce que cette joaillerie de coquillages qu’on entrevoyait ? +À quelle distance était-on de la vie, de la terre, des hommes ? +Qu’était-ce que ce ravissement mêlé à ces ténèbres ? L’eau entourait cette pierre de toutes parts. -Il semblait qu’une déesse vînt d’en descendre. -Il était invraisemblable qu’il n’y eût point là un fantôme. -La déesse était absente, mais la divinité était présente. -La beauté de l’antre semblait faite pour cette présence. -Une espèce de long haillon se mouvait dans l’oscillation des lames. -C’était plus qu’horrible, c’était sale. -Les épaisseurs d’eau devinrent sombres sur elle. +Il semblait qu’une déesse vînt d’en descendre. +Il était invraisemblable qu’il n’y eût point là un fantôme. +La déesse était absente, mais la divinité était présente. +La beauté de l’antre semblait faite pour cette présence. +Une espèce de long haillon se mouvait dans l’oscillation des lames. +C’était plus qu’horrible, c’était sale. +Les épaisseurs d’eau devinrent sombres sur elle. Cette silhouette glissa et disparut, sinistre. -Cette cave ne lâchait pas aisément les gens. -L’entrée avait été peu commode, la sortie fut plus obstruée encore. -Gilliat néanmoins s’en tira, mais il n’y retourna plus. -Il mit immédiatement la forge en activité. +Cette cave ne lâchait pas aisément les gens. +L’entrée avait été peu commode, la sortie fut plus obstruée encore. +Gilliat néanmoins s’en tira, mais il n’y retourna plus. +Il mit immédiatement la forge en activité. Il manquait d’outils, il s’en fabriqua. Gilliatt entra ardemment dans ce sombre travail. Le temps paraissait y mettre de la complaisance. -Il continuait d’être sec et aussi peu équinoxial que possible. -Le mois de mars était venu, mais tranquillement. +Il continuait d’être sec et aussi peu équinoxial que possible. +Le mois de mars était venu, mais tranquillement. Les jours s’allongeaient. -La mer était gaie au soleil. -Une caresse préalable assaisonne les trahisons. -De ces caresses-là, la mer n’en est point avare. -Quand on a affaire à cette femme, il faut se défier du sourire. +La mer était gaie au soleil. +Une caresse préalable assaisonne les trahisons. +De ces caresses-là, la mer n’en est point avare. +Quand on a affaire à cette femme, il faut se défier du sourire. Il y avait peu de vent ; la soufflante hydraulique n’en travaillait que mieux. -L’excès de vent eût plutôt gêné qu’aidé. +L’excès de vent eût plutôt gêné qu’aidé. L’outillage est un organisme. -Peu à peu Gilliatt se donnait des auxiliaires, et construisait son armure. +Peu à peu Gilliatt se donnait des auxiliaires, et construisait son armure. D’un morceau de feuillard il fit un auvent au foyer de sa forge. -Un de ses principaux soins fut le triage et la réparation des poulies. -Il remit en état les caisses et les rouets des moufles. -Gilliatt restaura les câbles et les grelins. -Les cordages raccommodés, il raccommoda les chaînes. -Forger seul et sans aide est plus que malaisé. -Il en vint à bout pourtant. -Ces clous, très usités en pontonnerie, sont utiles aux fixations dans les rochers. +Un de ses principaux soins fut le triage et la réparation des poulies. +Il remit en état les caisses et les rouets des moufles. +Gilliatt restaura les câbles et les grelins. +Les cordages raccommodés, il raccommoda les chaînes. +Forger seul et sans aide est plus que malaisé. +Il en vint à bout pourtant. +Ces clous, très usités en pontonnerie, sont utiles aux fixations dans les rochers. Pourquoi Gilliatt se donnait-il toute cette peine ? -Il s’était, pour la scie, fabriqué un tiers-point. +Il s’était, pour la scie, fabriqué un tiers-point. Il se servait dans l’occasion du cabestan de la Durande. -Le crochet de la chaîne cassa. +Le crochet de la chaîne cassa. Gilliatt en reforgea un autre. -Son morceau de craie lui fut précieux pour ce numérotage. -Ces préliminaires terminés, Gilliatt se trouva face à face avec la difficulté suprême. +Son morceau de craie lui fut précieux pour ce numérotage. +Ces préliminaires terminés, Gilliatt se trouva face à face avec la difficulté suprême. La question de la machine se posa. -Démonter les roues avait été possible ; démonter la machine, non. -D’abord Gilliatt connaissait mal ce mécanisme. -Il pouvait, en allant au hasard, lui faire quelque blessure irréparable. -En tentant de démonter la machine, on risquait de la dépecer. -Ici on pouvait se croire tout à fait en présence de l’impraticable. +Démonter les roues avait été possible ; démonter la machine, non. +D’abord Gilliatt connaissait mal ce mécanisme. +Il pouvait, en allant au hasard, lui faire quelque blessure irréparable. +En tentant de démonter la machine, on risquait de la dépecer. +Ici on pouvait se croire tout à fait en présence de l’impraticable. Il semblait que Gilliatt fut au pied de ce mur, l’impossible. -Gilliatt avait son idée. -L’opération que rêvait Gilliatt était pire peut-être, c’est-à-dire plus belle encore. -Le charpentier gothique avait un aide, son fils ; Gilliatt était seul. -Rien n’égale la timidité de l’ignorance, si ce n’est sa témérité. -Ignorer invite à essayer. -L’ignorance est une rêverie, et la rêverie curieuse est une force. -Savoir, déconcerte parfois et déconseille souvent. -Gama, savant, eût reculé devant le cap des tempêtes. -Si Christophe Colomb eût été bon cosmographe, il n’eût point découvert l’Amérique. +Gilliatt avait son idée. +L’opération que rêvait Gilliatt était pire peut-être, c’est-à-dire plus belle encore. +Le charpentier gothique avait un aide, son fils ; Gilliatt était seul. +Rien n’égale la timidité de l’ignorance, si ce n’est sa témérité. +Ignorer invite à essayer. +L’ignorance est une rêverie, et la rêverie curieuse est une force. +Savoir, déconcerte parfois et déconseille souvent. +Gama, savant, eût reculé devant le cap des tempêtes. +Si Christophe Colomb eût été bon cosmographe, il n’eût point découvert l’Amérique. L’ignorant peut trouver, le savant seul invente. Donc la machine pouvait entrer dans la barque. Mais comment l’y faire entrer ? -Ils étaient faiblement déclives, mais inégalement, ce qui était un défaut. -Les moufles étaient forts et les poulies solides. -Suspendue, elle ne l’était pas encore. -Tout cela, plein de fautes, mais fait par un seul homme, était surprenant. -Du reste, nous abrégeons l’explication. +Ils étaient faiblement déclives, mais inégalement, ce qui était un défaut. +Les moufles étaient forts et les poulies solides. +Suspendue, elle ne l’était pas encore. +Tout cela, plein de fautes, mais fait par un seul homme, était surprenant. +Du reste, nous abrégeons l’explication. Cela boite, mais cela marche. -Que de difformités dans la machine de Marly ! -Tout y était en porte-à-faux. -Elle n’en donnait pas moins à boire à Louis -Quoi qu’il en fût, Gilliatt avait confiance. -Gilliatt avait évidemment un plan très complet et très arrêté. -Il faisait des choses qui semblaient inutiles, signe d’une préméditation attentive. +Que de difformités dans la machine de Marly ! +Tout y était en porte-à-faux. +Elle n’en donnait pas moins à boire à Louis +Quoi qu’il en fût, Gilliatt avait confiance. +Gilliatt avait évidemment un plan très complet et très arrêté. +Il faisait des choses qui semblaient inutiles, signe d’une préméditation attentive. Gilliatt probablement avait ses raisons. -C’était une complication ajoutée à tant d’autres difficultés. -Un premier travail achevé, un deuxième surgissait. -L’homme qui faisait ces choses était devenu effrayant. -Privations d’un côté, lassitude de l’autre, il avait maigri. -Ses cheveux et sa barbe avaient poussé. -Il n’avait plus qu’une chemise qui ne fût pas en loques. -Son bidon d’eau douce était vide. -Sa farine de seigle était employée ou mangée. +C’était une complication ajoutée à tant d’autres difficultés. +Un premier travail achevé, un deuxième surgissait. +L’homme qui faisait ces choses était devenu effrayant. +Privations d’un côté, lassitude de l’autre, il avait maigri. +Ses cheveux et sa barbe avaient poussé. +Il n’avait plus qu’une chemise qui ne fût pas en loques. +Son bidon d’eau douce était vide. +Sa farine de seigle était employée ou mangée. Il n’avait plus qu’un peu de biscuit. -Il le cassait avec les dents, manquant d’eau pour le détremper. -Peu à peu et jour à jour ses forces décroissaient. +Il le cassait avec les dents, manquant d’eau pour le détremper. +Peu à peu et jour à jour ses forces décroissaient. Ce rocher redoutable lui soutirait la vie. -Boire était une question ; manger était une question ; dormir était une question. +Boire était une question ; manger était une question ; dormir était une question. Il y grimpait et y trouvait un creux avec un peu d’eau douce. Il avait, on s’en souvient, la superstition des oiseaux. -Les oiseaux et Gilliatt étaient maintenant bons amis. +Les oiseaux et Gilliatt étaient maintenant bons amis. Ces pauvres s’entr’aidaient. -Il mangeait les coquillages crus ; les coquillages sont, dans une certaine mesure, désaltérants. -Cette pluie donnait peu à boire et mouillait beaucoup. -Avare d’assistance, prodigue de misère, telle était cette pluie, indigne du ciel. -Cette pluie était une mauvaise action d’en haut. +Il mangeait les coquillages crus ; les coquillages sont, dans une certaine mesure, désaltérants. +Cette pluie donnait peu à boire et mouillait beaucoup. +Avare d’assistance, prodigue de misère, telle était cette pluie, indigne du ciel. +Cette pluie était une mauvaise action d’en haut. Les grands cousins de mer venaient le piquer. -Il se réveillait couvert de pustules. +Il se réveillait couvert de pustules. Du reste, il s’occupait peu de sa souffrance. La machine de la Durande se portait bien. -Ses vêtements ne séchaient plus. -Vivre mouillé est une habitude qu’on prend. -Être mouillé et avoir soif ; Gilliatt endurait cette torture bizarre. +Ses vêtements ne séchaient plus. +Vivre mouillé est une habitude qu’on prend. +Être mouillé et avoir soif ; Gilliatt endurait cette torture bizarre. Il mordait par moments la manche de sa vareuse. -Tout résistait autour de Gilliatt dans une sorte de silence terrible. +Tout résistait autour de Gilliatt dans une sorte de silence terrible. Il se sentait l’ennemi. Les choses ont un sombre Non possumus. Leur inertie est un avertissement lugubre. -Une immense mauvaise volonté entourait Gilliatt. -Il avait des brûlures et des frissons. -Il subissait l’oppression d’un ensemble épuisant. -Gilliatt le sentait appuyé inexorablement sur lui. +Une immense mauvaise volonté entourait Gilliatt. +Il avait des brûlures et des frissons. +Il subissait l’oppression d’un ensemble épuisant. +Gilliatt le sentait appuyé inexorablement sur lui. Nul moyen de s’y soustraire. -C’était presque quelqu’un. +C’était presque quelqu’un. Ne pouvant le mettre dehors, on le mettait dessous. -Cela l’étreignait, le comprimait, lui ôtait la place, lui ôtait l’haleine. -Il était meurtri par l’invisible. -Chaque jour la vis mystérieuse se serrait d’un cran. +Cela l’étreignait, le comprimait, lui ôtait la place, lui ôtait l’haleine. +Il était meurtri par l’invisible. +Chaque jour la vis mystérieuse se serrait d’un cran. La coalition des forces obscures l’environnait. -Il sentait une résolution de se débarrasser de lui. +Il sentait une résolution de se débarrasser de lui. C’est ainsi que le glacier chasse le bloc erratique. -Gilliatt tenait tête, et attendait. -L’abîme commençait par l’user. -Que ferait l’abîme ensuite ? -Elle l’avait laissé entrer et laissé faire. -Cette acceptation ressemblait à l’hospitalité d’une gueule ouverte. -Tout contre lui, rien pour lui ; il était isolé, abandonné, affaibli, miné, oublié. -Flamme superbe, la volonté visible. -L’œil de l’homme est ainsi fait qu’on y aperçoit sa vertu. -Notre prunelle dit quelle quantité d’homme il y a en nous. -Nous nous affirmons par la lumière qui est sous notre sourcil. -Les petites consciences clignent de l’œil, les grandes jettent des éclairs. -Celui qui aime veut, et celui qui veut éclaire et éclate. -Les opiniâtres sont les sublimes. +Gilliatt tenait tête, et attendait. +L’abîme commençait par l’user. +Que ferait l’abîme ensuite ? +Elle l’avait laissé entrer et laissé faire. +Cette acceptation ressemblait à l’hospitalité d’une gueule ouverte. +Tout contre lui, rien pour lui ; il était isolé, abandonné, affaibli, miné, oublié. +Flamme superbe, la volonté visible. +L’œil de l’homme est ainsi fait qu’on y aperçoit sa vertu. +Notre prunelle dit quelle quantité d’homme il y a en nous. +Nous nous affirmons par la lumière qui est sous notre sourcil. +Les petites consciences clignent de l’œil, les grandes jettent des éclairs. +Celui qui aime veut, et celui qui veut éclaire et éclate. +Les opiniâtres sont les sublimes. Presque tout le secret des grands cœurs est dans ce mot : perseverando. -La croix est folle ; de là sa gloire. +La croix est folle ; de là sa gloire. Dans l’ordre des faits moraux tomber n’exclut point planer. De la chute sort l’ascension. -Les médiocres se laissent déconseiller par l’obstacle spécieux ; les forts, non. -Périr est leur peut-être, conquérir est leur certitude. -Fatalité dans la cause, nécessité dans l’effet. -Cette misère, Gilliatt l’avait plus qu’acceptée ; il l’avait voulue. -Il avait eu cet égoïsme. -Il était sous une sorte d’effrayante cloche pneumatique. -La vitalité se retirait peu à peu de lui. -Il s’en apercevait à peine. -L’épuisement des forces n’épuise pas la volonté. -Croire n’est que la deuxième puissance ; vouloir est la première. -Tout le terrain que Gilliatt perdait en vigueur, il le regagnait en ténacité. +Les médiocres se laissent déconseiller par l’obstacle spécieux ; les forts, non. +Périr est leur peut-être, conquérir est leur certitude. +Fatalité dans la cause, nécessité dans l’effet. +Cette misère, Gilliatt l’avait plus qu’acceptée ; il l’avait voulue. +Il avait eu cet égoïsme. +Il était sous une sorte d’effrayante cloche pneumatique. +La vitalité se retirait peu à peu de lui. +Il s’en apercevait à peine. +L’épuisement des forces n’épuise pas la volonté. +Croire n’est que la deuxième puissance ; vouloir est la première. +Tout le terrain que Gilliatt perdait en vigueur, il le regagnait en ténacité. Gilliatt ne sentait point la fatigue, ou, pour mieux dire, n’y consentait pas. -Le consentement de l’âme refusé aux défaillances du corps est une force immense. +Le consentement de l’âme refusé aux défaillances du corps est une force immense. Gilliatt voyait les pas que faisait son travail, et ne voyait que cela. -C’était le misérable sans le savoir. +C’était le misérable sans le savoir. Son but, auquel il touchait presque, l’hallucinait. -Son œuvre lui montait à la tête. -On peut s’enivrer de son âme. -Cette ivrognerie-là s’appelle l’héroïsme. -Gilliatt était une espèce de Job de l’océan. +Son œuvre lui montait à la tête. +On peut s’enivrer de son âme. +Cette ivrognerie-là s’appelle l’héroïsme. +Gilliatt était une espèce de Job de l’océan. Parfois, la nuit, Gilliatt ouvrait les yeux et regardait l’ombre. -Il se sentait étrangement ému. +Il se sentait étrangement ému. L’œil ouvert sur le noir. La pression de l’ombre existe. Est-ce une cendre ? -Cette superposition pèse à l’homme. -L’homme devant la nuit se reconnaît incomplet. -Il voit l’obscurité et sent l’infirmité. +Cette superposition pèse à l’homme. +L’homme devant la nuit se reconnaît incomplet. +Il voit l’obscurité et sent l’infirmité. Le ciel noir, c’est l’homme aveugle. -Presque toujours il veut fuir cette présence informe de l’inconnu. +Presque toujours il veut fuir cette présence informe de l’inconnu. Et qu’y a-t-il ? L’arche de l’infini manque. -Mais le défendu attire, étant gouffre. +Mais le défendu attire, étant gouffre. Pas d’homme qui n’essaie, si faible, et si insuffisant qu’il soit. -L’homme, selon sa nature, est en quête ou en arrêt devant la nuit. +L’homme, selon sa nature, est en quête ou en arrêt devant la nuit. Pour les uns c’est un refoulement ; pour les autres c’est une dilatation. Le spectacle est sombre. -L’indéfinissable y est mêlé. +L’indéfinissable y est mêlé. La nuit est-elle sereine ? C’est un fond d’ombre. -C’est un fond de fumée. -D’innombrables piqûres de lumière rendent plus noire l’obscurité sans fond. -Tout nombre est zéro devant l’infini. +C’est un fond de fumée. +D’innombrables piqûres de lumière rendent plus noire l’obscurité sans fond. +Tout nombre est zéro devant l’infini. Ces univers, qui ne sont rien, existent. -L’effroi sacré est propre à l’homme ; la bête ignore cette crainte. -L’intelligence trouve dans cette terreur auguste son éclipse et sa preuve. -L’ombre est une ; de là l’horreur. -En même temps elle est complexe ; de là l’épouvante. -Son unité fait masse sur notre esprit, et ôte l’envie de résister. +L’effroi sacré est propre à l’homme ; la bête ignore cette crainte. +L’intelligence trouve dans cette terreur auguste son éclipse et sa preuve. +L’ombre est une ; de là l’horreur. +En même temps elle est complexe ; de là l’épouvante. +Son unité fait masse sur notre esprit, et ôte l’envie de résister. On se rend, et on se garde. -L’unité de l’ombre contient un multiple. -Multiple mystérieux, visible dans la matière, sensible dans la pensée. -Cela fait silence, raison de plus d’être au guet. -Les frottements de la machine, c’est là ce que nous nommons le mal. -Le mal est présent à tout pour protester. -Le bien a l’unité, le mal a l’ubiquité. -Le mal déconcerte la vie, qui est une logique. -Il fait dévorer la mouche par l’oiseau et la planète par la comète. -Le mal est une rature à la création. -L’obscurité nocturne est pleine d’un vertige. -Qui l’approfondit s’y submerge et s’y débat. -Pas de fatigue comparable à cet examen des ténèbres. -C’est l’étude d’un effacement. -Aucun lieu définitif où poser l’esprit. -Des points de départ sans point d’arrivée. +L’unité de l’ombre contient un multiple. +Multiple mystérieux, visible dans la matière, sensible dans la pensée. +Cela fait silence, raison de plus d’être au guet. +Les frottements de la machine, c’est là ce que nous nommons le mal. +Le mal est présent à tout pour protester. +Le bien a l’unité, le mal a l’ubiquité. +Le mal déconcerte la vie, qui est une logique. +Il fait dévorer la mouche par l’oiseau et la planète par la comète. +Le mal est une rature à la création. +L’obscurité nocturne est pleine d’un vertige. +Qui l’approfondit s’y submerge et s’y débat. +Pas de fatigue comparable à cet examen des ténèbres. +C’est l’étude d’un effacement. +Aucun lieu définitif où poser l’esprit. +Des points de départ sans point d’arrivée. C’est l’ombre. -L’homme est là-dessous. -Cette obsession poussait les pâtres chaldéens à l’astronomie. -L’obscurité est indivisible. -Habitée sans déplacement par l’absolu ; habitée aussi avec déplacement. -On s’y meut, chose inquiétante. -Une formation sacrée y accomplit ses phases. -Des préméditations, des puissances, des destinations voulues, y élaborent en commun une œuvre démesurée. -Une vie terrible et horrible est là dedans. -On est convaincu jusqu’à l’oppression. -On a sur soi on ne sait quelle évidence noire. +L’homme est là-dessous. +Cette obsession poussait les pâtres chaldéens à l’astronomie. +L’obscurité est indivisible. +Habitée sans déplacement par l’absolu ; habitée aussi avec déplacement. +On s’y meut, chose inquiétante. +Une formation sacrée y accomplit ses phases. +Des préméditations, des puissances, des destinations voulues, y élaborent en commun une œuvre démesurée. +Une vie terrible et horrible est là dedans. +On est convaincu jusqu’à l’oppression. +On a sur soi on ne sait quelle évidence noire. On ne peut rien saisir. -On est écrasé par l’impalpable. -Partout l’incompréhensible ; nulle part l’inintelligible. -Et à tout cela ajoutez la question redoutable : cette immanence est-elle un Être ? +On est écrasé par l’impalpable. +Partout l’incompréhensible ; nulle part l’inintelligible. +Et à tout cela ajoutez la question redoutable : cette immanence est-elle un Être ? On est sous l’ombre. -Quelle proposition de toutes les énigmes à la fois ! -L’irréductible est là. -On est contraint à la foi. -Croire de force, tel est le résultat. -Mais avoir foi ne suffit pas pour être tranquille. +Quelle proposition de toutes les énigmes à la fois ! +L’irréductible est là. +On est contraint à la foi. +Croire de force, tel est le résultat. +Mais avoir foi ne suffit pas pour être tranquille. La foi a on ne sait quel bizarre besoin de forme. -De là les religions. +De là les religions. Rien n’est accablant comme une croyance sans contour. -Que faire de ces phénomènes ? +Que faire de ces phénomènes ? Comment se mouvoir sous leur convergence ? -Décomposer cette pression est impossible. -Quelle rêverie ajuster à tous ces aboutissants mystérieux ? +Décomposer cette pression est impossible. +Quelle rêverie ajuster à tous ces aboutissants mystérieux ? L’ombre est un silence ; mais ce silence dit tout. -Une résultante s’en dégage majestueusement, Dieu. +Une résultante s’en dégage majestueusement, Dieu. Dieu, c’est la notion incompressible. Elle est dans l’homme. -Cette notion, l’ombre tout entière l’affirme. +Cette notion, l’ombre tout entière l’affirme. Mais le trouble est sur tout le reste. L’univers pend ; rien ne tombe. -Le déplacement incessant et démesuré s’opère sans accident et sans fracture. -Où commence la destinée ? -Où finit la nature ? +Le déplacement incessant et démesuré s’opère sans accident et sans fracture. +Où commence la destinée ? +Où finit la nature ? Une heure, n’est-ce pas une onde ? -Les engrenages en mouvement continuent, sans répondre à l’homme, leur révolution impassible. -Le ciel étoilé est une vision de roues, de balanciers et de contre-poids. -C’est la contemplation suprême, doublée de la suprême méditation. -C’est toute la réalité, plus toute l’abstraction. +Les engrenages en mouvement continuent, sans répondre à l’homme, leur révolution impassible. +Le ciel étoilé est une vision de roues, de balanciers et de contre-poids. +C’est la contemplation suprême, doublée de la suprême méditation. +C’est toute la réalité, plus toute l’abstraction. On se sent pris. -On est à la discrétion de cette ombre. -Pas d’évasion possible. +On est à la discrétion de cette ombre. +Pas d’évasion possible. Ceci est l’annonce sublime de la mort. -Quelle angoisse, et en même temps quel ravissement ! -Ces énormités, c’est la nuit. +Quelle angoisse, et en même temps quel ravissement ! +Ces énormités, c’est la nuit. Tout cela, accru par la solitude, pesait sur Gilliatt. -Gilliatt était un grand esprit trouble et un grand cœur sauvage. -On en connaît aussi les industries. -L’industrie va jusqu’au miracle ; la patience va jusqu’à l’agonie. -Ces habiletés inouïes, Gilliatt les avait. -Il eût monté et descendu la falaise de Boisrosé. -Il était le Trenck d’une épave et le Latude d’une machine. -La mer, geôlière, le surveillait. -La marée était basse, c’était le bon moment. -Il était temps de finir. -La forge devenait peu à peu impossible. -La pierre enclume s’était fendue. -La soufflante commençait à mal travailler. +Gilliatt était un grand esprit trouble et un grand cœur sauvage. +On en connaît aussi les industries. +L’industrie va jusqu’au miracle ; la patience va jusqu’à l’agonie. +Ces habiletés inouïes, Gilliatt les avait. +Il eût monté et descendu la falaise de Boisrosé. +Il était le Trenck d’une épave et le Latude d’une machine. +La mer, geôlière, le surveillait. +La marée était basse, c’était le bon moment. +Il était temps de finir. +La forge devenait peu à peu impossible. +La pierre enclume s’était fendue. +La soufflante commençait à mal travailler. L’entre-deux des Douvres pouvait admettre la panse. Il y avait assez de fond et assez d’ouverture. -Ces aggravations dans la manœuvre rendaient l’opération malaisée pour Gilliatt lui-même. +Ces aggravations dans la manœuvre rendaient l’opération malaisée pour Gilliatt lui-même. Gilliatt n’y employa pas moins d’un quart d’heure. Il y parvint pourtant. -En quinze ou vingt minutes, la panse fut ajustée sous la Durande. -Elle y fut presque embossée. +En quinze ou vingt minutes, la panse fut ajustée sous la Durande. +Elle y fut presque embossée. Ces deux caisses firent lest. -Tout à coup Gilliatt s’aperçut que la mer montait. -Il regarda d’où venait le vent. +Tout à coup Gilliatt s’aperçut que la mer montait. +Il regarda d’où venait le vent. Il y avait peu de brise, mais ce qui soufflait, soufflait de l’ouest. -C’est une mauvaise habitude que le vent a volontiers dans l’équinoxe. -Même très peu de brise apparente, si elle vient de l’ouest, est inquiétante. +C’est une mauvaise habitude que le vent a volontiers dans l’équinoxe. +Même très peu de brise apparente, si elle vient de l’ouest, est inquiétante. Une eau qui s’engouffre est toujours affreuse. -Une catastrophe semblait inévitable. -Les premières lames bruissaient déjà. -Contre cette éventualité, il fallait un bouclier. -Il fallait substituer à l’obstacle qui irrite l’obstacle qui apaise. -Le détroit barré, Gilliatt songea à la panse. -Opération analogue à ce que les anciens marins appelaient « mouiller avec des embossures ». -Ce que Gilliatt avait combiné se réalisa. -Au dehors, c’était la houle, au dedans l’infiltration. -Gilliatt avait imaginé quelque chose comme les fourches caudines de la mer. -La marée était vaincue. -Le moment redoutable était venu. +Une catastrophe semblait inévitable. +Les premières lames bruissaient déjà. +Contre cette éventualité, il fallait un bouclier. +Il fallait substituer à l’obstacle qui irrite l’obstacle qui apaise. +Le détroit barré, Gilliatt songea à la panse. +Opération analogue à ce que les anciens marins appelaient « mouiller avec des embossures ». +Ce que Gilliatt avait combiné se réalisa. +Au dehors, c’était la houle, au dedans l’infiltration. +Gilliatt avait imaginé quelque chose comme les fourches caudines de la mer. +La marée était vaincue. +Le moment redoutable était venu. Il s’agissait maintenant de mettre la machine dans la barque. -Les élingues n’étant que de la corde, son couteau en vint à bout. -Les quatre chaînes, libres et sans attache, vinrent pendre le long de la cheminée. -C’était là son poste de travail. +Les élingues n’étant que de la corde, son couteau en vint à bout. +Les quatre chaînes, libres et sans attache, vinrent pendre le long de la cheminée. +C’était là son poste de travail. On entendait le grincement de la lime dans le grondement de la mer. -Tout à coup il y eut un craquement. +Tout à coup il y eut un craquement. Gilliatt n’eut que le temps de se jeter sur le palanguin. -Si Gilliatt n’eût pas empoigné à temps le palanguin, c’était une chute. -Mais sa main terrible était là ; ce fut une descente. -Le palanguin, saisi par Gilliatt, tint bon et opéra admirablement. -Ici l’invention de Gilliatt éclata. -Une remarquable coïncidence de forces se produisit. -Ils venaient se chercher et s’épargnaient la moitié du travail. -La marée était plus que vaincue, elle était domestiquée. -L’océan faisait partie du mécanisme. +Si Gilliatt n’eût pas empoigné à temps le palanguin, c’était une chute. +Mais sa main terrible était là ; ce fut une descente. +Le palanguin, saisi par Gilliatt, tint bon et opéra admirablement. +Ici l’invention de Gilliatt éclata. +Une remarquable coïncidence de forces se produisit. +Ils venaient se chercher et s’épargnaient la moitié du travail. +La marée était plus que vaincue, elle était domestiquée. +L’océan faisait partie du mécanisme. Pas de secousse dans le flot, pas de saccade dans les palans. -C’était une étrange collaboration de toutes les forces naturelles, soumises. -L’élément recevait un ordre et l’exécutait. -Subitement, mais sans commotion, les moufles s’arrêtèrent. -La machine, comme posée par une main, avait pris assiette dans la panse. -Elle y était droite, debout, immobile, solide. -Le pauvre être n’était point gâté par la joie. -Il eut le fléchissement d’un immense bonheur. -Il considéra la panse sous l’épave, et la machine dans la panse. +C’était une étrange collaboration de toutes les forces naturelles, soumises. +L’élément recevait un ordre et l’exécutait. +Subitement, mais sans commotion, les moufles s’arrêtèrent. +La machine, comme posée par une main, avait pris assiette dans la panse. +Elle y était droite, debout, immobile, solide. +Le pauvre être n’était point gâté par la joie. +Il eut le fléchissement d’un immense bonheur. +Il considéra la panse sous l’épave, et la machine dans la panse. Il semblait n’y pas croire. -Un prodige lui était sorti des mains, et il le regardait avec stupeur. +Un prodige lui était sorti des mains, et il le regardait avec stupeur. Cet effarement dura peu. -La cheminée amarrée, Gilliatt dégagea le haut de la machine. -Un morceau carré du tablier du pont de la Durande y adhérait. -La panse ne s’était enfoncée que jusqu’à un bon étiage de flottaison. -Tout était donc fini. -Il n’y avait plus qu’à s’en aller. -Tout n’était pas fini. +La cheminée amarrée, Gilliatt dégagea le haut de la machine. +Un morceau carré du tablier du pont de la Durande y adhérait. +La panse ne s’était enfoncée que jusqu’à un bon étiage de flottaison. +Tout était donc fini. +Il n’y avait plus qu’à s’en aller. +Tout n’était pas fini. En mer, toutes les minutes sont urgentes. -On pourrait être à Saint-Sampson au point du jour. -Mais un obstacle inattendu se présenta. -Il y avait eu une lacune dans la prévoyance de Gilliatt. -La machine était libre ; la cheminée ne l’était pas. -La cheminée était prise là comme entre quatre murs. +On pourrait être à Saint-Sampson au point du jour. +Mais un obstacle inattendu se présenta. +Il y avait eu une lacune dans la prévoyance de Gilliatt. +La machine était libre ; la cheminée ne l’était pas. +La cheminée était prise là comme entre quatre murs. Le service rendu par le flot se compliquait de cette sournoiserie. -Il semblait que la mer, contrainte d’obéir, eût eu une arrière-pensée. -Mais combien de temps fallait-il pour cette mise en liberté ? -Dans six heures il serait près de minuit. -Force était d’attendre au lendemain. +Il semblait que la mer, contrainte d’obéir, eût eu une arrière-pensée. +Mais combien de temps fallait-il pour cette mise en liberté ? +Dans six heures il serait près de minuit. +Force était d’attendre au lendemain. Ces six heures perdues en faisaient perdre au moins douze. -Le barrage serait nécessaire à la prochaine marée. +Le barrage serait nécessaire à la prochaine marée. Gilliatt dut se reposer. -Pourtant cette reprise de forces n’était peut-être pas inutile. -On a de ces sommeils après les choses faites. +Pourtant cette reprise de forces n’était peut-être pas inutile. +On a de ces sommeils après les choses faites. Il ouvrit les yeux. -D’où venait ce feu ? -La mer était extraordinaire. -Il semblait que l’eau fût incendiée. -Aucun pétillement, aucune ardeur, aucune pourpre, aucun bruit. -Des traînées bleuâtres imitaient sur la vague des plis de suaire. -Une large lueur blême frissonnait sur l’eau. -Ce n’était pas l’incendie ; c’en était le spectre. -Qu’on se figure des ténèbres allumées. -C’était on ne sait quelle clarté faite d’aveuglement. -L’ombre entrait comme élément dans cette lumière fantôme. -À cette lumière, les choses perdent leur réalité. -Une pénétration spectrale les fait comme transparentes. -Les roches ne sont plus que des linéaments. -Les câbles des ancres paraissent des barres de fer chauffées à blanc. -Les filets des pêcheurs semblent sous l’eau du feu tricoté. -Toute barque traîne derrière elle une comète. -Les matelots mouillés et lumineux semblent des hommes qui brûlent. -Votre bras est un tison allumé. -Cette clarté avait passé à travers les paupières fermées de Gilliatt. -C’est grâce à elle qu’il s’était réveillé. -Ce réveil vint à point. +D’où venait ce feu ? +La mer était extraordinaire. +Il semblait que l’eau fût incendiée. +Aucun pétillement, aucune ardeur, aucune pourpre, aucun bruit. +Des traînées bleuâtres imitaient sur la vague des plis de suaire. +Une large lueur blême frissonnait sur l’eau. +Ce n’était pas l’incendie ; c’en était le spectre. +Qu’on se figure des ténèbres allumées. +C’était on ne sait quelle clarté faite d’aveuglement. +L’ombre entrait comme élément dans cette lumière fantôme. +À cette lumière, les choses perdent leur réalité. +Une pénétration spectrale les fait comme transparentes. +Les roches ne sont plus que des linéaments. +Les câbles des ancres paraissent des barres de fer chauffées à blanc. +Les filets des pêcheurs semblent sous l’eau du feu tricoté. +Toute barque traîne derrière elle une comète. +Les matelots mouillés et lumineux semblent des hommes qui brûlent. +Votre bras est un tison allumé. +Cette clarté avait passé à travers les paupières fermées de Gilliatt. +C’est grâce à elle qu’il s’était réveillé. +Ce réveil vint à point. Le reflux avait descendu ; un nouveau flux revenait. Elle y retournait lentement. -La remontée d’un pied, c’est pour le flux environ une demi-heure. +La remontée d’un pied, c’est pour le flux environ une demi-heure. Il se dressa en sursaut. -Gilliatt savait à fond la mer. +Gilliatt savait à fond la mer. Il y avait du rang, comme disent les matelots de Guernesey. -En moins de dix minutes, la panse fut retirée de dessous la carcasse échouée. -Plus de crainte que la cheminée fût désormais reprise au piège. +En moins de dix minutes, la panse fut retirée de dessous la carcasse échouée. +Plus de crainte que la cheminée fût désormais reprise au piège. Le flux pouvait monter. Pourtant Gilliatt n’avait point l’air d’un homme qui va partir. -Ceci indiquait une vive préoccupation, et un redoublement de précautions. -Sans elle il eût été prisonnier du sommeil et dupe de la nuit. -Elle l’avait réveillé, et elle l’éclairait. -Elle faisait dans l’écueil un jour louche. -Seulement, Gilliatt semblait de moins en moins songer au départ. +Ceci indiquait une vive préoccupation, et un redoublement de précautions. +Sans elle il eût été prisonnier du sommeil et dupe de la nuit. +Elle l’avait réveillé, et elle l’éclairait. +Elle faisait dans l’écueil un jour louche. +Seulement, Gilliatt semblait de moins en moins songer au départ. Loin d’ouvrir l’issue, il achevait de la barrer. -La phosphorescence l’éclairait encore, mais décroissait. -Il est vrai que le jour commençait à poindre. -Tout à coup Gilliatt prêta l’oreille. -Les profondeurs ont, à de certaines heures, un grondement. -Il écouta une seconde fois. -Le bruit lointain recommença. -Gilliatt secoua la tête comme quelqu’un qui sait ce que c’est. -Les brise-lames sont les chevaux de frise des fortifications contre les tempêtes. -Cependant le soleil s’était levé, parfaitement pur. -Le ciel était clair, la mer était calme. +La phosphorescence l’éclairait encore, mais décroissait. +Il est vrai que le jour commençait à poindre. +Tout à coup Gilliatt prêta l’oreille. +Les profondeurs ont, à de certaines heures, un grondement. +Il écouta une seconde fois. +Le bruit lointain recommença. +Gilliatt secoua la tête comme quelqu’un qui sait ce que c’est. +Les brise-lames sont les chevaux de frise des fortifications contre les tempêtes. +Cependant le soleil s’était levé, parfaitement pur. +Le ciel était clair, la mer était calme. Gilliatt pressait son travail. -Il revenait tirant éperdument, tantôt une porque, tantôt une hiloire. -L’utilité de cet en-cas de charpentes se manifesta. -Il était évident que Gilliatt était en face d’une éventualité prévue. +Il revenait tirant éperdument, tantôt une porque, tantôt une hiloire. +L’utilité de cet en-cas de charpentes se manifesta. +Il était évident que Gilliatt était en face d’une éventualité prévue. Une forte barre de fer lui servait de levier pour remuer les poutres. -Il n’avait que cinq ou six pieds d’entre-bâillement. +Il n’avait que cinq ou six pieds d’entre-bâillement. Ce peu d’ouverture aidait Gilliatt. -Ainsi des solives horizontales suffisaient ; les pièces debout étaient inutiles. -Les premières traverses du brise-lames posées, Gilliatt monta dessus et écouta. +Ainsi des solives horizontales suffisaient ; les pièces debout étaient inutiles. +Les premières traverses du brise-lames posées, Gilliatt monta dessus et écouta. Le grondement devenait expressif. Gilliatt continua sa construction. -Il noua le tout avec des chaînes. -Cela semblait tressé autant que bâti. -Gilliatt multiplia les attaches, et ajouta des clous où il le fallait. +Il noua le tout avec des chaînes. +Cela semblait tressé autant que bâti. +Gilliatt multiplia les attaches, et ajouta des clous où il le fallait. Tout en travaillant, il broyait du biscuit entre ses dents. -Il avait vidé le bidon la veille à son souper. -Il échafauda encore quatre ou cinq charpentes, puis monta de nouveau sur le barrage. -Le bruit à l’horizon avait cessé. -Ce saphir et cette émeraude pouvaient s’admirer l’un l’autre. -Ils n’avaient aucun reproche à se faire. -Pas un nuage en haut, pas une écume en bas. +Il avait vidé le bidon la veille à son souper. +Il échafauda encore quatre ou cinq charpentes, puis monta de nouveau sur le barrage. +Le bruit à l’horizon avait cessé. +Ce saphir et cette émeraude pouvaient s’admirer l’un l’autre. +Ils n’avaient aucun reproche à se faire. +Pas un nuage en haut, pas une écume en bas. Dans toute cette splendeur montait magnifiquement le soleil d’avril. -Il était impossible de voir un plus beau temps. +Il était impossible de voir un plus beau temps. Ils se dirigeaient vers la terre. -Il semblait qu’il y eût de la fuite dans leur vol. -Gilliatt se remit à exhausser le brise-lames. -Vers midi, le soleil lui sembla plus chaud qu’il ne devait l’être. -La mer était plus que tranquille, elle était stagnante. +Il semblait qu’il y eût de la fuite dans leur vol. +Gilliatt se remit à exhausser le brise-lames. +Vers midi, le soleil lui sembla plus chaud qu’il ne devait l’être. +La mer était plus que tranquille, elle était stagnante. On n’y voyait pas une voile. -Le ciel était partout limpide ; seulement de bleu il était devenu blanc. -Ce blanc était singulier. -Cette tache restait immobile à la même place, mais grandissait. -Près des brisants, le flot frissonnait très doucement. -Gilliatt avait bien fait de bâtir son brise-lames. -L’abîme se décidait à livrer bataille. -Rien n’est menaçant comme l’équinoxe en retard. -Les pavillons amiraux, royaux, impériaux, dorment. -Tout à coup ces loques se mettent à remuer discrètement. -Cependant la sérénité du ciel et de l’océan persiste. +Le ciel était partout limpide ; seulement de bleu il était devenu blanc. +Ce blanc était singulier. +Cette tache restait immobile à la même place, mais grandissait. +Près des brisants, le flot frissonnait très doucement. +Gilliatt avait bien fait de bâtir son brise-lames. +L’abîme se décidait à livrer bataille. +Rien n’est menaçant comme l’équinoxe en retard. +Les pavillons amiraux, royaux, impériaux, dorment. +Tout à coup ces loques se mettent à remuer discrètement. +Cependant la sérénité du ciel et de l’océan persiste. Solem quis dicere falsum audeat ? -On dit : anguille sous roche ; on devrait dire : tempête sous calme. +On dit : anguille sous roche ; on devrait dire : tempête sous calme. Quelques heures, quelques jours parfois, se passent ainsi. -Les pilotes braquent leurs longues-vues çà et là. +Les pilotes braquent leurs longues-vues çà et là. Subitement on entend un grand murmure confus. -Il y a une sorte de dialogue mystérieux dans l’air. +Il y a une sorte de dialogue mystérieux dans l’air. On ne voit rien. -L’étendue demeure impassible. -Cependant le bruit s’accroît, grossit, s’élève. +L’étendue demeure impassible. +Cependant le bruit s’accroît, grossit, s’élève. Le dialogue s’accentue. -Il y a quelqu’un derrière l’horizon. +Il y a quelqu’un derrière l’horizon. Quelqu’un de terrible, le vent. -Le vent, c’est-à-dire cette populace de titans que nous appelons les souffles. +Le vent, c’est-à-dire cette populace de titans que nous appelons les souffles. L’immense canaille de l’ombre. -Inde les nommait les Marouts, la Judée les Kéroubims, la Grèce les Aquilons. +Inde les nommait les Marouts, la Judée les Kéroubims, la Grèce les Aquilons. Ce sont les invisibles oiseaux fauves de l’infini. -D’où viennent-ils ? -Il faut à leurs envergures le diamètre du gouffre. -Leurs ailes démesurées ont besoin du recul indéfini des solitudes. -Atlantique, le Pacifique, ces vastes ouvertures bleues, voilà ce qui leur convient. +D’où viennent-ils ? +Il faut à leurs envergures le diamètre du gouffre. +Leurs ailes démesurées ont besoin du recul indéfini des solitudes. +Atlantique, le Pacifique, ces vastes ouvertures bleues, voilà ce qui leur convient. Ils les font sombres. Ils y volent en troupes. -Ils sont là, farouches. -Ils préméditent les désastres. -Ils ont pour labeur l’enflure éphémère et éternelle du flot. -Ce qu’ils peuvent est ignoré, ce qu’ils veulent est inconnu. -Ils sont les sphinx de l’abîme, et Gama est leur Œdipe. -Dans cette obscurité de l’étendue qui remue toujours, ils apparaissent, faces de nuées. -On dirait que l’intelligence humaine les inquiète, et ils se hérissent contre elle. -L’intelligence est invincible, mais l’élément est imprenable. -Que faire contre l’ubiquité insaisissable ? +Ils sont là, farouches. +Ils préméditent les désastres. +Ils ont pour labeur l’enflure éphémère et éternelle du flot. +Ce qu’ils peuvent est ignoré, ce qu’ils veulent est inconnu. +Ils sont les sphinx de l’abîme, et Gama est leur Œdipe. +Dans cette obscurité de l’étendue qui remue toujours, ils apparaissent, faces de nuées. +On dirait que l’intelligence humaine les inquiète, et ils se hérissent contre elle. +L’intelligence est invincible, mais l’élément est imprenable. +Que faire contre l’ubiquité insaisissable ? Le souffle se fait massue, puis redevient souffle. -Les vents combattent par l’écrasement et se défendent par l’évanouissement. -Qui les rencontre est aux expédients. -Leur assaut, divers et plein de répercussions, déconcerte. +Les vents combattent par l’écrasement et se défendent par l’évanouissement. +Qui les rencontre est aux expédients. +Leur assaut, divers et plein de répercussions, déconcerte. Ils ont autant de fuite que d’attaque. Ils sont les impalpables tenaces. -Comment en venir à bout ? -Ils brutalisaient cette proue déesse. +Comment en venir à bout ? +Ils brutalisaient cette proue déesse. Voici la clique, disait-il. Napier leur tirait des coups de canon. Ils ont la dictature du chaos. @@ -4220,1322 +4220,1322 @@ Qu’en font-ils ? On ne sait quoi d’implacable. La fosse aux vents est plus monstrueuse que la fosse aux lions. Que de cadavres sous ces plis sans fond ! -Les vents poussent sans pitié la grande masse obscure et amère. -On les entend toujours, eux ils n’écoutent rien. -Ils commettent des choses qui ressemblent à des crimes. -On ne sait sur qui ils jettent les arrachements blancs de l’écume. -Que de férocité impie dans le naufrage ! -Quel affront à la providence ! +Les vents poussent sans pitié la grande masse obscure et amère. +On les entend toujours, eux ils n’écoutent rien. +Ils commettent des choses qui ressemblent à des crimes. +On ne sait sur qui ils jettent les arrachements blancs de l’écume. +Que de férocité impie dans le naufrage ! +Quel affront à la providence ! Ils ont l’air par moment de cracher sur Dieu. Ils sont les tyrans des lieux inconnus. Luoghi spaventosi, murmuraient les marins de Venise. -Les espaces frémissants subissent leurs voies de fait. +Les espaces frémissants subissent leurs voies de fait. Ce qui se passe dans ces grands abandons est inexprimable. -Quelqu’un d’équestre est mêlé à l’ombre. -L’air fait un bruit de forêt. -On n’aperçoit rien, et l’on entend des cavaleries. -Des sacs de pluie se crèvent en brume. -Des nombrils monstrueux creusent les nuées. -Au fond de l’obscurité inaccessible, de grandes gerbes d’ombre frissonnent. +Quelqu’un d’équestre est mêlé à l’ombre. +L’air fait un bruit de forêt. +On n’aperçoit rien, et l’on entend des cavaleries. +Des sacs de pluie se crèvent en brume. +Des nombrils monstrueux creusent les nuées. +Au fond de l’obscurité inaccessible, de grandes gerbes d’ombre frissonnent. Par moments, il y a paroxysme. -La rumeur devient tumulte, de même que la vague devient houle. +La rumeur devient tumulte, de même que la vague devient houle. Des souffles froids surviennent, puis des souffles chauds. -La trépidation de la mer annonce une épouvante qui s’attend à tout. +La trépidation de la mer annonce une épouvante qui s’attend à tout. Terreur profonde des eaux. Devant la trombe le tonnerre se tait. Il semble qu’il ait peur. -Tels sont ces lieux sévères. +Tels sont ces lieux sévères. Ces hurleurs ont une harmonie. Ils font tout le ciel sonore. -Qui les entend écoute Pan. +Qui les entend écoute Pan. Ce qu’il y a d’effroyable, c’est qu’ils jouent. -Ils ont une colossale joie composée d’ombre. +Ils ont une colossale joie composée d’ombre. Ils font dans les solitudes la battue des navires. -Ils sont des maîtres de meutes. -Ils font aboyer après les roches les flots, ces chiens. -Ils combinent les nuages, et les désagrègent. -Ils pétrissent, comme avec des millions de mains, la souplesse de l’eau immense. +Ils sont des maîtres de meutes. +Ils font aboyer après les roches les flots, ces chiens. +Ils combinent les nuages, et les désagrègent. +Ils pétrissent, comme avec des millions de mains, la souplesse de l’eau immense. L’eau est souple parce qu’elle est incompressible. Elle glisse sous l’effort. -Chargée d’un côté, elle échappe de l’autre. +Chargée d’un côté, elle échappe de l’autre. C’est ainsi que l’eau se fait l’onde. -La vague est sa liberté. -La grande venue des vents vers la terre se fait aux équinoxes. -Il y a des constellations qui signifient ces phénomènes, la Balance, le Verseau. -C’est l’heure des tempêtes. +La vague est sa liberté. +La grande venue des vents vers la terre se fait aux équinoxes. +Il y a des constellations qui signifient ces phénomènes, la Balance, le Verseau. +C’est l’heure des tempêtes. La mer attend, et garde le silence. Quelquefois le ciel a mauvaise mine. Il est blafard, une grande panne obscure l’obstrue. -Les marins regardent avec anxiété l’air fâché de l’ombre. +Les marins regardent avec anxiété l’air fâché de l’ombre. Mais c’est son air satisfait qu’ils redoutent le plus. -Un ciel riant d’équinoxe, c’est l’orage faisant patte de velours. -Elle thésaurise pour le ravage. -Méfiez-vous des arrérages. +Un ciel riant d’équinoxe, c’est l’orage faisant patte de velours. +Elle thésaurise pour le ravage. +Méfiez-vous des arrérages. Ango disait : La mer est bonne payeuse. Des lueurs sortent de la vague. -Air électrique, eau phosphorique. -Les matelots se sentent harassés. -Le steamer transatlantique l’Yowa a péri ainsi. +Air électrique, eau phosphorique. +Les matelots se sentent harassés. +Le steamer transatlantique l’Yowa a péri ainsi. La lionne en rut fuit devant le lion. La mer, elle aussi, est en chaleur. -De là son tremblement. +De là son tremblement. L’immense mariage va se faire. -Ce mariage, comme les noces des anciens empereurs, se célèbre par des exterminations. -C’est une fête avec assaisonnement de désastres. -Faites attention, voilà le fait équinoxial. -Une tempête, cela se complote. -La vieille mythologie entrevoyait ces personnalités indistinctes mêlées à la grande nature diffuse. -Éole se concerte avec Borée. -L’entente de l’élément avec l’élément est nécessaire. -Ils se distribuent la tâche. -Il faut que la mer coopère. -Tout orage est précédé d’un murmure. -Il y a derrière l’horizon chuchotement préalable des ouragans. +Ce mariage, comme les noces des anciens empereurs, se célèbre par des exterminations. +C’est une fête avec assaisonnement de désastres. +Faites attention, voilà le fait équinoxial. +Une tempête, cela se complote. +La vieille mythologie entrevoyait ces personnalités indistinctes mêlées à la grande nature diffuse. +Éole se concerte avec Borée. +L’entente de l’élément avec l’élément est nécessaire. +Ils se distribuent la tâche. +Il faut que la mer coopère. +Tout orage est précédé d’un murmure. +Il y a derrière l’horizon chuchotement préalable des ouragans. Ce chuchotement redoutable, Gilliatt l’avait entendu. -La phosphorescence avait été le premier avertissement ; ce murmure, le second. +La phosphorescence avait été le premier avertissement ; ce murmure, le second. Le vent est multiple, mais l’air est un. -De là cette conséquence : tout orage est mixte. -L’unité de l’air l’exige. -Tout l’abîme est impliqué dans une tempête. -L’océan entier est dans une bourrasque. -La totalité de ses forces y entre en ligne et y prend part. -Il ne croyait point aux vents emprisonnés, même dans les mers closes. -Il n’y avait point pour lui de vents méditerranéens. -Il disait les reconnaître au passage. -Il en spécifiait les effluves. -Il n’admettait point qu’il y eût des vents ours dans des cages. -Il disait : « toute pluie vient du tropique et tout éclair vient du pôle. -Ubiquité, c’est le vent. +De là cette conséquence : tout orage est mixte. +L’unité de l’air l’exige. +Tout l’abîme est impliqué dans une tempête. +L’océan entier est dans une bourrasque. +La totalité de ses forces y entre en ligne et y prend part. +Il ne croyait point aux vents emprisonnés, même dans les mers closes. +Il n’y avait point pour lui de vents méditerranéens. +Il disait les reconnaître au passage. +Il en spécifiait les effluves. +Il n’admettait point qu’il y eût des vents ours dans des cages. +Il disait : « toute pluie vient du tropique et tout éclair vient du pôle. +Ubiquité, c’est le vent. Ceci ne veut pas dire, certes, que les zones venteuses n’existent pas. -Une molécule déplacée déplace l’autre. +Une molécule déplacée déplace l’autre. Tout le vent remue ensemble. L’indivisible ne se met pas dans des compartiments. Il n’y a pas de cloison entre un flot et l’autre. -Les îles de la Manche sentent la poussée du cap de Bonne-Espérance. -La navigation universelle tient tête à un monstre unique. -Toute la mer est la même hydre. +Les îles de la Manche sentent la poussée du cap de Bonne-Espérance. +La navigation universelle tient tête à un monstre unique. +Toute la mer est la même hydre. Les vagues couvrent la mer d’une sorte de peau de poisson. -Océan, c’est Ceto. -Sur cette unité s’abat l’innombrable. -Homère reculerait devant ce dénombrement. +Océan, c’est Ceto. +Sur cette unité s’abat l’innombrable. +Homère reculerait devant ce dénombrement. Le courant polaire heurte le courant tropical. D’autres encore, et comment trouver la fin ? -Telle est l’armée. +Telle est l’armée. Nous venons de le dire, le Vent, c’est tous les Vents. Toute cette horde arrivait. -D’un côté, cette légion. +D’un côté, cette légion. De l’autre, Gilliatt. -Les mystérieuses forces avaient bien choisi le moment. +Les mystérieuses forces avaient bien choisi le moment. Le hasard, s’il existe, est habile. -Dans tous les cas, il restait à Gilliatt une ressource. -La machine détruite ne détruisait pas Gilliatt. +Dans tous les cas, il restait à Gilliatt une ressource. +La machine détruite ne détruisait pas Gilliatt. Il avait la panse pour se sauver. -Là se laissait entrevoir, sorte de linéament sinistre, la sombre ruse de l’abîme. +Là se laissait entrevoir, sorte de linéament sinistre, la sombre ruse de l’abîme. Ils ne faisaient qu’un. Pas de situation plus critique que celle de Gilliatt. -Partir était insensé, rester était effrayant. +Partir était insensé, rester était effrayant. Gilliatt monta sur la grande Douvre. -De là il voyait toute la mer. -L’ouest était surprenant. +De là il voyait toute la mer. +L’ouest était surprenant. Il en sortait une muraille. -C’était du nuage ressemblant à du granit. -Cette muraille de l’air montait tout d’une pièce en silence. -Cette immobilité en mouvement était lugubre. -La nuée envahissait déjà près de la moitié de l’espace. -On eût dit l’effrayant talus de l’abîme. -C’était en plein jour l’ascension de la nuit. -Il y avait dans l’air une chaleur de poêle. -Une buée d’étuve se dégageait de cet amoncellement mystérieux. -Le ciel, qui de bleu était devenu blanc, était de blanc devenu gris. -On eût dit une grande ardoise. -La mer, dessous, terne et plombée, était une autre ardoise énorme. +C’était du nuage ressemblant à du granit. +Cette muraille de l’air montait tout d’une pièce en silence. +Cette immobilité en mouvement était lugubre. +La nuée envahissait déjà près de la moitié de l’espace. +On eût dit l’effrayant talus de l’abîme. +C’était en plein jour l’ascension de la nuit. +Il y avait dans l’air une chaleur de poêle. +Une buée d’étuve se dégageait de cet amoncellement mystérieux. +Le ciel, qui de bleu était devenu blanc, était de blanc devenu gris. +On eût dit une grande ardoise. +La mer, dessous, terne et plombée, était une autre ardoise énorme. Pas un souffle, pas un flot, pas un bruit. -À perte de vue, la mer déserte. -Aucune voile d’aucun côté. -Les oiseaux s’étaient cachés. +À perte de vue, la mer déserte. +Aucune voile d’aucun côté. +Les oiseaux s’étaient cachés. On sentait de la trahison dans l’infini. Le grossissement de toute cette ombre s’amplifiait insensiblement. -À travers ces entassements obscurs, on ne sait quel strabisme vous regarde. -Cette approche était terrible. -Il demeura quelques moments immobile, l’œil attaché sur le nuage. -On eût dit qu’il toisait la tempête. -Quelques instants après, il était au travail. +À travers ces entassements obscurs, on ne sait quel strabisme vous regarde. +Cette approche était terrible. +Il demeura quelques moments immobile, l’œil attaché sur le nuage. +On eût dit qu’il toisait la tempête. +Quelques instants après, il était au travail. Le vaste nuage muet put entendre ses coups de marteau. -Le silence était toujours profond. -Les brins d’herbe dans les fentes de l’écueil ne bougeaient pas. +Le silence était toujours profond. +Les brins d’herbe dans les fentes de l’écueil ne bougeaient pas. Brusquement le soleil disparut. -Gilliatt leva la tête. -La nuée montante venait d’atteindre le soleil. -Ce fut comme une extinction du jour, remplacé par une réverbération mêlée et pâle. -La muraille de nuée avait changé d’aspect. -Elle n’avait plus son unité. -Elle avait maintenant des étages. -La formation de la tempête s’y dessinait comme dans une section de tranchée. -On distinguait les couches de la pluie et les gisements de la grêle. +Gilliatt leva la tête. +La nuée montante venait d’atteindre le soleil. +Ce fut comme une extinction du jour, remplacé par une réverbération mêlée et pâle. +La muraille de nuée avait changé d’aspect. +Elle n’avait plus son unité. +Elle avait maintenant des étages. +La formation de la tempête s’y dessinait comme dans une section de tranchée. +On distinguait les couches de la pluie et les gisements de la grêle. On entendait la vague respiration de l’orage. -Ce silence palpitait obscurément. -Une des extrémités de cette nuée traînait dans la mer. +Ce silence palpitait obscurément. +Une des extrémités de cette nuée traînait dans la mer. On sentait quelque chose qui avance. -C’était vaste et lourd, et farouche. -L’obscurité s’épaississait. -Tout à coup un immense tonnerre éclata. -Gilliatt lui-même ressentit la secousse. +C’était vaste et lourd, et farouche. +L’obscurité s’épaississait. +Tout à coup un immense tonnerre éclata. +Gilliatt lui-même ressentit la secousse. Il y a du songe dans le tonnerre. -Cette réalité brutale dans la région visionnaire a quelque chose de terrifiant. -On croit entendre la chute d’un meuble dans la chambre des géants. -Aucun flamboiement électrique n’accompagna le coup. +Cette réalité brutale dans la région visionnaire a quelque chose de terrifiant. +On croit entendre la chute d’un meuble dans la chambre des géants. +Aucun flamboiement électrique n’accompagna le coup. Ce fut comme un tonnerre noir. Le silence se refit. Il y eut une sorte d’intervalle comme lorsqu’on prend position. -Puis apparurent, l’un après l’autre et lentement, de grands éclairs informes. -Ces éclairs étaient muets. -À chaque éclair tout s’illuminait. -Le mur de nuages était maintenant un antre. -Il y avait des voûtes et des arches. +Puis apparurent, l’un après l’autre et lentement, de grands éclairs informes. +Ces éclairs étaient muets. +À chaque éclair tout s’illuminait. +Le mur de nuages était maintenant un antre. +Il y avait des voûtes et des arches. On y distinguait des silhouettes. -Des nappes de nuée ondulaient. +Des nappes de nuée ondulaient. On croyait voir des plis de drapeaux. -Gilliatt subitement sentit qu’un souffle l’échevelait. +Gilliatt subitement sentit qu’un souffle l’échevelait. Puis il y eut un second coup de foudre. Le vent se leva. L’instant fut effroyable. Le vent soufflait en foudre. La pluie ne tombait pas, elle croulait. Gilliatt l’avait mis sous lui. -De ce sépulcre, Gilliatt avait fait sa forteresse. -Il s’était crénelé dans cette masure formidable de la mer. -Il y était bloqué, mais muré. -Il avait barricadé le détroit, cette rue des vagues. -C’était du reste la seule chose à faire. -La panse pouvait être considérée comme en sûreté de trois côtés. -Rien à craindre de ce côté-là. -C’est à l’est qu’était le danger. -À l’est il n’y avait que le brise-lames. -Un brise-lames est un appareil de pulvérisation. +De ce sépulcre, Gilliatt avait fait sa forteresse. +Il s’était crénelé dans cette masure formidable de la mer. +Il y était bloqué, mais muré. +Il avait barricadé le détroit, cette rue des vagues. +C’était du reste la seule chose à faire. +La panse pouvait être considérée comme en sûreté de trois côtés. +Rien à craindre de ce côté-là. +C’est à l’est qu’était le danger. +À l’est il n’y avait que le brise-lames. +Un brise-lames est un appareil de pulvérisation. Il lui faut au moins deux claires-voies. Gilliatt n’avait eu le temps que d’en construire une. -Il bâtissait la seconde sous la tempête même. +Il bâtissait la seconde sous la tempête même. Heureusement le vent arrivait du nord-ouest. La mer fait des maladresses. -L’orage avait mal attaqué. -L’étourdissement de l’orage allait croissant. -Toute la tempête est coup sur coup. -C’est là sa force ; c’est aussi là son défaut. +L’orage avait mal attaqué. +L’étourdissement de l’orage allait croissant. +Toute la tempête est coup sur coup. +C’est là sa force ; c’est aussi là son défaut. Rien n’est plus monstrueux. -Nul répit, pas d’interruption, pas de trêve, pas de reprise d’haleine. -Il y a on ne sait quelle lâcheté dans cette prodigalité de l’inépuisable. +Nul répit, pas d’interruption, pas de trêve, pas de reprise d’haleine. +Il y a on ne sait quelle lâcheté dans cette prodigalité de l’inépuisable. On sent que c’est le poumon de l’infini qui souffle. -Toute l’immensité en tumulte se ruait sur l’écueil Douvres. +Toute l’immensité en tumulte se ruait sur l’écueil Douvres. On entendait des voix sans nombre. Qui donc crie ainsi ? -L’antique épouvante panique était là. -L’énorme écume échevelait toutes les roches. +L’antique épouvante panique était là. +L’énorme écume échevelait toutes les roches. Torrents en haut, baves en bas. Puis les mugissements redoublaient. -La nuée canonnait, les grêlons mitraillaient, la houle escaladait. +La nuée canonnait, les grêlons mitraillaient, la houle escaladait. Des portes de feu s’ouvraient et se fermaient. Une eau incommensurable ruisselait. On entendait des feux de peloton dans le firmament. Gilliatt semblait n’y pas faire attention. -Il avait la tête baissée sur son travail. -La deuxième claire-voie commençait à s’exhausser. -À chaque coup de tonnerre il répondait par un coup de marteau. +Il avait la tête baissée sur son travail. +La deuxième claire-voie commençait à s’exhausser. +À chaque coup de tonnerre il répondait par un coup de marteau. On entendait cette cadence dans ce chaos. -Une rafale lui avait emporté sa galérienne. -Sa soif était ardente. -Il avait probablement la fièvre. -Tout pouvait dépendre d’un instant. -Le bouleversement autour de lui était comme une chaudière qui bout. +Une rafale lui avait emporté sa galérienne. +Sa soif était ardente. +Il avait probablement la fièvre. +Tout pouvait dépendre d’un instant. +Le bouleversement autour de lui était comme une chaudière qui bout. Il y avait du fracas et du tapage. Par instants la foudre semblait descendre un escalier. -Il y avait des grêlons gros comme le poing. -Gilliatt était forcé de secouer les plis de sa vareuse. -Jusqu’à ses poches étaient pleines de grêle. -De ce côté, grâce au barrage, la tempête avortait en crachement. -Gilliatt tournait le dos à cet effort-là. -Il sentait tranquillement derrière lui cette rage inutile. -Les flocons d’écume, volant de toutes parts, ressemblaient à de la laine. +Il y avait des grêlons gros comme le poing. +Gilliatt était forcé de secouer les plis de sa vareuse. +Jusqu’à ses poches étaient pleines de grêle. +De ce côté, grâce au barrage, la tempête avortait en crachement. +Gilliatt tournait le dos à cet effort-là. +Il sentait tranquillement derrière lui cette rage inutile. +Les flocons d’écume, volant de toutes parts, ressemblaient à de la laine. La claire-voie de renfort du barrage de l’est s’achevait. -C’était le commencement. -La saute de vent était du sud-ouest au nord-est. -La tempête allait reprendre, avec une nouvelle troupe d’ouragans. +C’était le commencement. +La saute de vent était du sud-ouest au nord-est. +La tempête allait reprendre, avec une nouvelle troupe d’ouragans. Le nord allait donner, assaut violent. -Les marins nomment cette reprise redoutée la rafale de la renverse. +Les marins nomment cette reprise redoutée la rafale de la renverse. L’agression maintenant, venant de l’est, allait s’adresser au point faible. -Cette fois Gilliatt se dérangea de son travail. -Telle était l’éventualité. +Cette fois Gilliatt se dérangea de son travail. +Telle était l’éventualité. Gilliatt l’acceptait, et, terrible, la voulait. Il n’attendit pas longtemps. La sombre attaque arrivait. -Elle ressemblait à un gros rouleau de verre. -Elle était glauque et sans écume et barrait toute la mer. -Elle avançait vers le brise-lames. +Elle ressemblait à un gros rouleau de verre. +Elle était glauque et sans écume et barrait toute la mer. +Elle avançait vers le brise-lames. Le tonnerre grondait sourdement. -C’était une vague qui avait la forme d’une poutre. -Ce bélier se jeta sur le brise-lames. +C’était une vague qui avait la forme d’une poutre. +Ce bélier se jeta sur le brise-lames. Le choc fut rugissant. -Tout s’effaça dans de l’écume. +Tout s’effaça dans de l’écume. Sainte-Marie de Madagascar, elle saute par-dessus la pointe de Tintingue. Pendant quelques instants, le paquet de mer aveugla tout. -L’écume se dissipa. +L’écume se dissipa. Le barrage avait tenu bon. -Pas une chaîne rompue, pas un clou déplanté. -La houle s’y était dissoute en pluie. -L’homme qui avait fait cette muselière à l’océan ne se reposa pas. +Pas une chaîne rompue, pas un clou déplanté. +La houle s’y était dissoute en pluie. +L’homme qui avait fait cette muselière à l’océan ne se reposa pas. L’orage heureusement divagua pendant quelque temps. -L’acharnement des vagues revint aux parties murées de l’écueil. -Ce fut un répit. -Gilliatt en profita pour compléter la claire-voie d’arrière. -La journée s’acheva dans ce labeur. +L’acharnement des vagues revint aux parties murées de l’écueil. +Ce fut un répit. +Gilliatt en profita pour compléter la claire-voie d’arrière. +La journée s’acheva dans ce labeur. Les ondulations hautes et basses du vent ressemblaient aux mouvements d’un dragon. -Quand la nuit vint, elle y était déjà ; on ne s’en aperçut pas. -Du reste, ce n’était point l’obscurité complète. +Quand la nuit vint, elle y était déjà ; on ne s’en aperçut pas. +Du reste, ce n’était point l’obscurité complète. Tout est blanc, puis tout est noir. -On assiste à la sortie des visions et à la rentrée des ténèbres. -Il en résultait un vaste blêmissement. -Les largeurs de la pluie étaient lumineuses. -Ces clartés aidaient Gilliatt et le dirigeaient. -Une fois il se tourna et dit à l’éclair : Tiens-moi la chandelle. +On assiste à la sortie des visions et à la rentrée des ténèbres. +Il en résultait un vaste blêmissement. +Les largeurs de la pluie étaient lumineuses. +Ces clartés aidaient Gilliatt et le dirigeaient. +Une fois il se tourna et dit à l’éclair : Tiens-moi la chandelle. Le brise-lames se trouva presque complet. -Ceci lui fit dresser la tête. -Le vent rentrait dans le défilé. -Le vent s’était brusquement replacé au nord-est. -L’assaut du goulet de l’est recommençait. +Ceci lui fit dresser la tête. +Le vent rentrait dans le défilé. +Le vent s’était brusquement replacé au nord-est. +L’assaut du goulet de l’est recommençait. Gilliatt jeta les yeux au large. -Le brise-lames allait être encore assailli. +Le brise-lames allait être encore assailli. Un nouveau coup de mer venait. Elle s’aplatit et se broya sur le brise-lames. -Sa forme presque animale s’y déchira dans un rejaillissement. -La houle en mourant dévastait. +Sa forme presque animale s’y déchira dans un rejaillissement. +La houle en mourant dévastait. Le flot paraissait se cramponner et mordre. -Un profond tremblement remua l’écueil. -Des grognements de bête s’y mêlaient. -L’écume ressemblait à la salive d’un léviathan. -L’écume retombée laissa voir un ravage. -Cette dernière escalade avait fait de la besogne. +Un profond tremblement remua l’écueil. +Des grognements de bête s’y mêlaient. +L’écume ressemblait à la salive d’un léviathan. +L’écume retombée laissa voir un ravage. +Cette dernière escalade avait fait de la besogne. Cette fois le brise-lames avait souffert. -Par bonheur, il n’y était point remonté. -Il eût été tué roide. -L’hiatus s’en était élargi. -Une idée vint à Gilliatt. -Peser sur l’autre extrémité. -Bonne distance pour l’effort à faire. -La poutre était longue, ce qui augmentait la puissance de la pesée. -La roche était déjà ébranlée. -Pourtant Gilliatt dut s’y reprendre à quatre fois. +Par bonheur, il n’y était point remonté. +Il eût été tué roide. +L’hiatus s’en était élargi. +Une idée vint à Gilliatt. +Peser sur l’autre extrémité. +Bonne distance pour l’effort à faire. +La poutre était longue, ce qui augmentait la puissance de la pesée. +La roche était déjà ébranlée. +Pourtant Gilliatt dut s’y reprendre à quatre fois. Il lui ruisselait des cheveux autant de sueur que de pluie. -Le quatrième effort fut frénétique. -Elle tomba droite, si cette expression est possible, c’est-à-dire sans se casser. -Qu’on se figure un menhir précipité tout d’une pièce. -L’eau derrière cette barre de pierre est presque toujours tranquille. -Ce barrage intervint à propos. -Les coups de mer avaient continué. -La vague s’opiniâtre toujours sur l’obstacle. -La première claire-voie entamée commençait à se désarticuler. -Une maille défaite à un brise-lames est une grave avarie. -L’élargissement du trou est inévitable, et nul moyen d’y remédier sur place. +Le quatrième effort fut frénétique. +Elle tomba droite, si cette expression est possible, c’est-à-dire sans se casser. +Qu’on se figure un menhir précipité tout d’une pièce. +L’eau derrière cette barre de pierre est presque toujours tranquille. +Ce barrage intervint à propos. +Les coups de mer avaient continué. +La vague s’opiniâtre toujours sur l’obstacle. +La première claire-voie entamée commençait à se désarticuler. +Une maille défaite à un brise-lames est une grave avarie. +L’élargissement du trou est inévitable, et nul moyen d’y remédier sur place. La houle emporterait le travailleur. -La deuxième claire-voie était intacte. +La deuxième claire-voie était intacte. Les coups de mer ne pouvaient le rompre, mais pouvaient le franchir. -Il ne fallait point songer à l’exhausser. +Il ne fallait point songer à l’exhausser. On ajoute des charpentes ! On n’ajoute pas des rochers. -Gilliatt n’était pas Encelade. -Le peu d’élévation de ce petit isthme de granit préoccupait Gilliatt. -Ce défaut ne tarda point à se faire sentir. -On entendait sur cette charpente cahotée une sorte de piétinement. +Gilliatt n’était pas Encelade. +Le peu d’élévation de ce petit isthme de granit préoccupait Gilliatt. +Ce défaut ne tarda point à se faire sentir. +On entendait sur cette charpente cahotée une sorte de piétinement. Gilliatt l’y perdit de vue. Il est probable que le morceau de poutre alla heurter la panse. -Il y avait peu de flot, et le choc ne put être très rude. +Il y avait peu de flot, et le choc ne put être très rude. Ce coup fut suivi d’un fracas. -Gilliatt avança la tête. -La claire-voie, qui était le front du barrage, était défoncée. +Gilliatt avança la tête. +La claire-voie, qui était le front du barrage, était défoncée. On voyait les pointes de poutres bondir dans la vague. -La mer se servait du premier brise-lames pour battre en brèche le second. -Gilliatt éprouva ce qu’éprouverait un général qui verrait son avant-garde ramenée. -Le deuxième rang de poutres résista au choc. -L’armature d’arrière était fortement liée et contrebutée. -De bouclier elle était devenue massue. -Elle était le projectile et la mer était la catapulte. -Les coups se succédaient avec une sorte de régularité tragique. -La chose redoutée se réalisa. +La mer se servait du premier brise-lames pour battre en brèche le second. +Gilliatt éprouva ce qu’éprouverait un général qui verrait son avant-garde ramenée. +Le deuxième rang de poutres résista au choc. +L’armature d’arrière était fortement liée et contrebutée. +De bouclier elle était devenue massue. +Elle était le projectile et la mer était la catapulte. +Les coups se succédaient avec une sorte de régularité tragique. +La chose redoutée se réalisa. L’effraction eut lieu. -Ce fut comme un râle. -Ce rempart vaincu agonisait héroïquement. -La mer l’avait fracassé, et il brisait la mer. -Renversé, il demeurait, dans une certaine mesure, efficace. +Ce fut comme un râle. +Ce rempart vaincu agonisait héroïquement. +La mer l’avait fracassé, et il brisait la mer. +Renversé, il demeurait, dans une certaine mesure, efficace. La roche formant barrage, obstacle sans recul possible, le retenait par le pied. -C’était détruit et inébranlable. -Quelques pièces de bois seulement s’arrachèrent. +C’était détruit et inébranlable. +Quelques pièces de bois seulement s’arrachèrent. Le flot les dispersa. -Une passa en l’air très près de Gilliatt. +Une passa en l’air très près de Gilliatt. Il en sentit le vent sur son front. -Le flot du détroit commençait à remuer fâcheusement. +Le flot du détroit commençait à remuer fâcheusement. Le baiser obscur des vagues aux rochers s’accentuait. -Comment empêcher à présent cette agitation de se propager jusqu’à la panse ? -Mais il ne se déconcertait point. -Pas de déroute possible pour cette âme. -C’était du côté de la panse. -Quelque chose de funeste se passait là. -Au dernier tournant il s’arrêta, et attendit un éclair. -L’éclair arriva et lui montra la situation. -Un désastre s’y ébauchait. -Cette ruine, dans une telle tempête, présentait de la surface. -Elle était toute hors de l’eau, en l’air, offerte. -La poutre de quille était coupée. -Ce squelette avait la colonne vertébrale rompue. -L’ouragan avait soufflé dessus. +Comment empêcher à présent cette agitation de se propager jusqu’à la panse ? +Mais il ne se déconcertait point. +Pas de déroute possible pour cette âme. +C’était du côté de la panse. +Quelque chose de funeste se passait là. +Au dernier tournant il s’arrêta, et attendit un éclair. +L’éclair arriva et lui montra la situation. +Un désastre s’y ébauchait. +Cette ruine, dans une telle tempête, présentait de la surface. +Elle était toute hors de l’eau, en l’air, offerte. +La poutre de quille était coupée. +Ce squelette avait la colonne vertébrale rompue. +L’ouragan avait soufflé dessus. Il n’en avait point fallu davantage. -Le tablier du pont s’était plié comme un livre qui s’ouvre. -Le démembrement s’était fait. -Ce qu’il vit en approchant paraissait presque irrémédiable. -L’incision carrée opérée par lui était devenue une plaie. +Le tablier du pont s’était plié comme un livre qui s’ouvre. +Le démembrement s’était fait. +Ce qu’il vit en approchant paraissait presque irrémédiable. +L’incision carrée opérée par lui était devenue une plaie. De cette coupure le vent avait fait une fracture. -Cette brisure transversale séparait l’épave en deux. -La partie antérieure, celle qui faisait face à Gilliatt, pendait. +Cette brisure transversale séparait l’épave en deux. +La partie antérieure, celle qui faisait face à Gilliatt, pendait. Une fracture, tant qu’elle tient, est un gond. -Heureusement la panse n’était plus dessous. -De l’ébranlement à l’arrachement il n’y a pas loin. +Heureusement la panse n’était plus dessous. +De l’ébranlement à l’arrachement il n’y a pas loin. Gilliatt avait cela devant les yeux. -C’était la catastrophe. -Gilliatt était de ceux qui du danger même font jaillir le secours. +C’était la catastrophe. +Gilliatt était de ceux qui du danger même font jaillir le secours. Il se recueillit un moment. -Gilliatt alla à son arsenal et prit sa hache. -Le marteau avait bien travaillé, c’était le tour de la cognée. -Puis Gilliatt monta sur l’épave. -Elle était plus périlleuse que malaisée. -Tout pouvait crouler à la fois sous Gilliatt. +Gilliatt alla à son arsenal et prit sa hache. +Le marteau avait bien travaillé, c’était le tour de la cognée. +Puis Gilliatt monta sur l’épave. +Elle était plus périlleuse que malaisée. +Tout pouvait crouler à la fois sous Gilliatt. L’orage atteignait son paroxysme. -La tempête n’avait été que terrible, elle devint horrible. +La tempête n’avait été que terrible, elle devint horrible. La convulsion de la mer gagna le ciel. -En bas c’était de la démence, en haut c’était de la colère. -Le ciel est le souffle, l’océan n’est que l’écume. -De là l’autorité du vent. -L’ouragan est génie. -Cependant l’ivresse de sa propre horreur l’avait troublé. -Il n’était plus que tourbillon. -C’était l’aveuglement enfantant la nuit. -L’abîme ne sait plus ce qu’il fait. -Il foudroie à tâtons. +En bas c’était de la démence, en haut c’était de la colère. +Le ciel est le souffle, l’océan n’est que l’écume. +De là l’autorité du vent. +L’ouragan est génie. +Cependant l’ivresse de sa propre horreur l’avait troublé. +Il n’était plus que tourbillon. +C’était l’aveuglement enfantant la nuit. +L’abîme ne sait plus ce qu’il fait. +Il foudroie à tâtons. Rien de plus affreux. C’est l’heure hideuse. -La trépidation de l’écueil était à son comble. -Tout orage a une mystérieuse orientation ; à cet instant-là, il la perd. -C’est le mauvais endroit de la tempête. -À cet instant-là, le vent, disait Thomas Fuller, est un fou furieux. -Cet œil lugubre était sur Gilliatt. -Gilliatt de son côté regardait la nuée. -Maintenant il levait la tête. -Après chaque coup de cognée, il se dressait, hautain. -Il ne mettait le pied dans l’épave que sur les points solides. -Il se risquait et se préservait. -Lui aussi était à son paroxysme. -Sa vigueur avait décuplé. -Il était éperdu d’intrépidité. -Ses coups de cognée sonnaient comme des défis. -Il paraissait avoir gagné en lucidité ce que la tempête avait perdu. -D’un côté l’intarissable, de l’autre l’infatigable. -C’était à qui ferait lâcher prise à l’autre. -Il semblait étonner l’abîme. -Contre le délire des forces, l’adresse seule peut lutter. -L’adresse était le triomphe de Gilliatt. -Il voulait une chute ensemble de tout le débris disloqué. -Subitement il s’arrêta, tenant la cognée haute. -L’opération était à point. -Le morceau entier se détacha. -L’ouragan, aveugle, avait travaillé à cette barricade dernière. +La trépidation de l’écueil était à son comble. +Tout orage a une mystérieuse orientation ; à cet instant-là, il la perd. +C’est le mauvais endroit de la tempête. +À cet instant-là, le vent, disait Thomas Fuller, est un fou furieux. +Cet œil lugubre était sur Gilliatt. +Gilliatt de son côté regardait la nuée. +Maintenant il levait la tête. +Après chaque coup de cognée, il se dressait, hautain. +Il ne mettait le pied dans l’épave que sur les points solides. +Il se risquait et se préservait. +Lui aussi était à son paroxysme. +Sa vigueur avait décuplé. +Il était éperdu d’intrépidité. +Ses coups de cognée sonnaient comme des défis. +Il paraissait avoir gagné en lucidité ce que la tempête avait perdu. +D’un côté l’intarissable, de l’autre l’infatigable. +C’était à qui ferait lâcher prise à l’autre. +Il semblait étonner l’abîme. +Contre le délire des forces, l’adresse seule peut lutter. +L’adresse était le triomphe de Gilliatt. +Il voulait une chute ensemble de tout le débris disloqué. +Subitement il s’arrêta, tenant la cognée haute. +L’opération était à point. +Le morceau entier se détacha. +L’ouragan, aveugle, avait travaillé à cette barricade dernière. Ce qui passe par-dessous ne saute point par-dessus. -C’est là, en partie, le secret du brise-lames flottant. +C’est là, en partie, le secret du brise-lames flottant. L’eau ne pouvait plus bouger autour d’elles. -Gilliatt de la catastrophe avait tiré le salut. -La nuée, en somme, l’avait aidé. -Gilliatt descendit dans la panse et profita des éclairs pour l’examiner. -Pourtant il était certain qu’elle avait enduré des chocs violents. -C’était une mouette. +Gilliatt de la catastrophe avait tiré le salut. +La nuée, en somme, l’avait aidé. +Gilliatt descendit dans la panse et profita des éclairs pour l’examiner. +Pourtant il était certain qu’elle avait enduré des chocs violents. +C’était une mouette. Pas d’apparition meilleure dans les tourmentes. Quand les oiseaux arrivent, c’est que l’orage se retire. Autre signe excellent, le tonnerre redoublait. -Les suprêmes violences de la tempête la désorganisent. -Tous les marins le savent, la dernière épreuve est rude, mais courte. -L’excès de foudre annonce la fin. -La pluie s’arrêta subitement. -Puis il n’y eut plus qu’un roulement bourru dans la nuée. -L’orage cessa comme une planche qui tombe à terre. +Les suprêmes violences de la tempête la désorganisent. +Tous les marins le savent, la dernière épreuve est rude, mais courte. +L’excès de foudre annonce la fin. +La pluie s’arrêta subitement. +Puis il n’y eut plus qu’un roulement bourru dans la nuée. +L’orage cessa comme une planche qui tombe à terre. Il se cassa, pour ainsi dire. -L’immense machine des nuages se défit. -Une lézarde de ciel clair disjoignit les ténèbres. -Gilliatt fut stupéfait, il était grand jour. -La tempête avait duré près de vingt heures. -Le vent qui avait apporté, remporta. -Un écroulement d’obscurité diffuse encombra l’horizon. +L’immense machine des nuages se défit. +Une lézarde de ciel clair disjoignit les ténèbres. +Gilliatt fut stupéfait, il était grand jour. +La tempête avait duré près de vingt heures. +Le vent qui avait apporté, remporta. +Un écroulement d’obscurité diffuse encombra l’horizon. Brusquement le ciel fut bleu. -Gilliatt s’aperçut qu’il était las. +Gilliatt s’aperçut qu’il était las. Le sommeil s’abat sur la fatigue comme un oiseau de proie. -Quand il s’éveilla, il eut faim. +Quand il s’éveilla, il eut faim. La mer s’apaisait. -La journée d’ailleurs était trop avancée. +La journée d’ailleurs était trop avancée. Gilliatt ne garda que son pantalon, qu’il releva jusqu’aux jarrets. -Puis il pensa à manger. +Puis il pensa à manger. On sait que cela se mange cru. -Mais, après tant de labeurs si divers et si rudes, la pitance était maigre. +Mais, après tant de labeurs si divers et si rudes, la pitance était maigre. Il n’avait plus de biscuit. -Quant à l’eau, elle ne lui manquait plus. -Il était mieux que désaltéré, il était inondé. -Il y avait assez de découverte pour espérer une bonne chasse. -Seulement il ne réfléchissait pas qu’il ne pouvait plus rien faire cuire. +Quant à l’eau, elle ne lui manquait plus. +Il était mieux que désaltéré, il était inondé. +Il y avait assez de découverte pour espérer une bonne chasse. +Seulement il ne réfléchissait pas qu’il ne pouvait plus rien faire cuire. Nul moyen d’allumer du feu. -Mais Gilliatt, pour l’instant, ne songeait pas à son atelier. -Les crabes, à mer basse, ont l’habitude de prendre l’air. +Mais Gilliatt, pour l’instant, ne songeait pas à son atelier. +Les crabes, à mer basse, ont l’habitude de prendre l’air. Ils se chauffent volontiers au soleil. -Ces êtres difformes aiment midi. -C’est une chose bizarre que leur sortie de l’eau en pleine lumière. +Ces êtres difformes aiment midi. +C’est une chose bizarre que leur sortie de l’eau en pleine lumière. Leur fourmillement indigne presque. Depuis deux mois Gilliatt vivait de cette vermine. -Ce jour-là pourtant les poings-clos et les langoustes se dérobaient. +Ce jour-là pourtant les poings-clos et les langoustes se dérobaient. Il mangeait, tout en marchant. -Un gros crabe, effrayé de son approche, venait de sauter à l’eau. -Le crabe ne s’enfonça point assez pour que Gilliatt le perdît de vue. -Gilliatt se mit à courir après le crabe sur le soubassement de l’écueil. +Un gros crabe, effrayé de son approche, venait de sauter à l’eau. +Le crabe ne s’enfonça point assez pour que Gilliatt le perdît de vue. +Gilliatt se mit à courir après le crabe sur le soubassement de l’écueil. Subitement il n’y eut plus rien. Le crabe venait de se fourrer dans quelque crevasse sous le rocher. -Il y avait là, en effet, une anfractuosité. -Le crabe avait dû s’y réfugier. -C’était mieux qu’une crevasse. -C’était une espèce de porche. -La mer entrait sous ce porche, mais n’y était pas profonde. +Il y avait là, en effet, une anfractuosité. +Le crabe avait dû s’y réfugier. +C’était mieux qu’une crevasse. +C’était une espèce de porche. +La mer entrait sous ce porche, mais n’y était pas profonde. On voyait le fond couvert de galets. -Ils ressemblaient à des dessus de têtes d’enfants avec des cheveux verts. -Il en eut presque jusqu’aux épaules. +Ils ressemblaient à des dessus de têtes d’enfants avec des cheveux verts. +Il en eut presque jusqu’aux épaules. Il s’engagea sous ce porche. -Les parois étaient polies et lisses. +Les parois étaient polies et lisses. Il ne voyait plus le crabe. -Il avançait dans une décroissance de jour. -Il commençait à ne plus rien distinguer. -Après une quinzaine de pas, la voûte cessa au-dessus de lui. -Il était hors du couloir. +Il avançait dans une décroissance de jour. +Il commençait à ne plus rien distinguer. +Après une quinzaine de pas, la voûte cessa au-dessus de lui. +Il était hors du couloir. Il eut une surprise. -Seulement il y était rentré par la mer. -À de certaines marées basses, elle était praticable. +Seulement il y était rentré par la mer. +À de certaines marées basses, elle était praticable. Ses yeux s’accoutumaient. Il voyait de mieux en mieux. -À présent, il en était près. -La plus voisine de lui était à sec et aisément abordable. -Le crabe était probablement là. -Tout à coup il se sentit saisir le bras. -Ce qu’il éprouva en ce moment, c’est l’horreur indescriptible. +À présent, il en était près. +La plus voisine de lui était à sec et aisément abordable. +Le crabe était probablement là. +Tout à coup il se sentit saisir le bras. +Ce qu’il éprouva en ce moment, c’est l’horreur indescriptible. Cela lui montait vers la poitrine. -C’était la pression d’une courroie et la poussée d’une vrille. +C’était la pression d’une courroie et la poussée d’une vrille. La pointe fouillait sous son aisselle. -Gilliatt se rejeta en arrière, mais put à peine remuer. -Il était comme cloué. -Il ne réussit qu’à inquiéter un peu la ligature, qui se resserra. -Elle était souple comme le cuir, solide comme l’acier, froide comme la nuit. -Une deuxième lanière, étroite et aiguë, sortit de la crevasse du roc. -C’était comme une langue hors d’une gueule. +Gilliatt se rejeta en arrière, mais put à peine remuer. +Il était comme cloué. +Il ne réussit qu’à inquiéter un peu la ligature, qui se resserra. +Elle était souple comme le cuir, solide comme l’acier, froide comme la nuit. +Une deuxième lanière, étroite et aiguë, sortit de la crevasse du roc. +C’était comme une langue hors d’une gueule. Il sentait dans sa peau des enfoncements ronds, horribles. Elle s’y fixa. -L’angoisse, à son paroxysme, est muette. +L’angoisse, à son paroxysme, est muette. Gilliatt ne jetait pas un cri. -Chacun de ces points était un foyer d’affreuse et bizarre douleur. -Un cinquième allongement jaillit du trou. +Chacun de ces points était un foyer d’affreuse et bizarre douleur. +Un cinquième allongement jaillit du trou. Il se superposa aux autres et vint se replier sur le diaphragme de Gilliatt. -La compression s’ajoutait à l’anxiété ; Gilliatt pouvait à peine respirer. -Toutes les cinq appartenaient évidemment au même centre. +La compression s’ajoutait à l’anxiété ; Gilliatt pouvait à peine respirer. +Toutes les cinq appartenaient évidemment au même centre. Elles marchaient et rampaient sur Gilliatt. -Il sentait se déplacer ces pressions obscures qui lui semblaient être des bouches. -Brusquement une large viscosité ronde et plate sortit de dessous la crevasse. -Au milieu de cette viscosité il y avait deux yeux qui regardaient. +Il sentait se déplacer ces pressions obscures qui lui semblaient être des bouches. +Brusquement une large viscosité ronde et plate sortit de dessous la crevasse. +Au milieu de cette viscosité il y avait deux yeux qui regardaient. Ces yeux voyaient Gilliatt. Gilliatt reconnut la pieuvre. -Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue. -Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire. +Pour croire à la pieuvre, il faut l’avoir vue. +Comparées à la pieuvre, les vieilles hydres font sourire. L’inconnu dispose du prodige, et il s’en sert pour composer le monstre. -Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable. -Le pourquoi de cette volonté est l’effroi du penseur religieux. -La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée. +Quand Dieu veut, il excelle dans l’exécrable. +Le pourquoi de cette volonté est l’effroi du penseur religieux. +La pieuvre est de toutes les bêtes la plus formidablement armée. Qu’est-ce donc que la pieuvre ? C’est la ventouse. -Si vous faites cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. -On entre ébloui, on sort terrifié. -Cette loque avance vers vous peu à peu. +Si vous faites cette rencontre, ne soyez pas curieux, évadez-vous. +On entre ébloui, on sort terrifié. +Cette loque avance vers vous peu à peu. Cela se jette sur vous. L’hydre harponne l’homme. -Elle est arachnide par la forme et caméléon par la coloration. -Irritée, elle devient violette. -Chose épouvantable, c’est mou. +Elle est arachnide par la forme et caméléon par la coloration. +Irritée, elle devient violette. +Chose épouvantable, c’est mou. Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse. -Elle adhère étroitement à sa proie. +Elle adhère étroitement à sa proie. Ces pustules sont des ventouses. -Ces ventouses sont des cartilages cylindriques, cornés, livides. -Ces tronçons de tubes sortent de l’animal et y rentrent. +Ces ventouses sont des cartilages cylindriques, cornés, livides. +Ces tronçons de tubes sortent de l’animal et y rentrent. Ils peuvent s’enfoncer dans la proie de plus d’un pouce. -Cet appareil de succion a toute la délicatesse d’un clavier. -Il se dresse, puis se dérobe. -Il obéit à la moindre intention de l’animal. +Cet appareil de succion a toute la délicatesse d’un clavier. +Il se dresse, puis se dérobe. +Il obéit à la moindre intention de l’animal. Ce dragon est une sensitive. Les matelots anglais l’appellent Devil-Fish, le Poisson-Diable. Ils l’appellent aussi Blood-Sucker, Suceur de sang. -Dans les îles de la Manche on le nomme la pieuvre. -Bory Saint-Vincent le nie, mais constate que dans nos régions il attaque l’homme. -La bête agonisante les poussait hors d’elle convulsivement. -En effet, dans l’absolu, être hideux, c’est haïr. -Le difforme se débat sous une nécessité d’élimination qui le rend hostile. +Dans les îles de la Manche on le nomme la pieuvre. +Bory Saint-Vincent le nie, mais constate que dans nos régions il attaque l’homme. +La bête agonisante les poussait hors d’elle convulsivement. +En effet, dans l’absolu, être hideux, c’est haïr. +Le difforme se débat sous une nécessité d’élimination qui le rend hostile. La pieuvre nageant reste, pour ainsi dire, dans le fourreau. -Elle nage, tous ses plis serrés. -Qu’on se représente une manche cousue avec un poing dedans. -Elle se confond avec la pénombre. +Elle nage, tous ses plis serrés. +Qu’on se représente une manche cousue avec un poing dedans. +Elle se confond avec la pénombre. Elle a l’air d’un pli de la vague. -Elle ressemble à tout, excepté à quelque chose de vivant. +Elle ressemble à tout, excepté à quelque chose de vivant. La pieuvre, c’est l’hypocrite. On n’y fait pas attention ; brusquement, elle s’ouvre. -Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable ! -De la glu pétrie de haine. +Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable ! +De la glu pétrie de haine. Elle n’a pas d’approche, ce qui est terrible. Presque toujours, quand on la voit, on est pris. -La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du rut, elle est phosphorescente. -Cette épouvante a ses amours. +La nuit, pourtant, et particulièrement dans la saison du rut, elle est phosphorescente. +Cette épouvante a ses amours. Elle attend l’hymen. La pieuvre nage ; elle marche aussi. Elle rampe sur le fond de la mer. En marche elle utilise ses huit pattes. -Elle se traîne à la façon de la chenille arpenteuse. +Elle se traîne à la façon de la chenille arpenteuse. Il n’y a rien dedans. C’est une peau. Elle a un seul orifice, au centre de son rayonnement. Cet hiatus unique, est-ce l’anus ? est-ce la bouche ? C’est les deux. -La même ouverture fait les deux fonctions. -L’entrée est l’issue. -Toute la bête est froide. -Le carnasse de la Méditerranée est repoussant. -Pas de saisissement pareil à l’étreinte du céphalopode. +La même ouverture fait les deux fonctions. +L’entrée est l’issue. +Toute la bête est froide. +Le carnasse de la Méditerranée est repoussant. +Pas de saisissement pareil à l’étreinte du céphalopode. C’est la machine pneumatique qui vous attaque. Vous avez affaire au vide ayant des pattes. Ni coups d’ongle, ni coups de dents ; une scarification indicible. Une morsure est redoutable ; moins qu’une succion. -La griffe n’est rien près de la ventouse. +La griffe n’est rien près de la ventouse. Vous ne faites qu’un. -Ce rêve est sur vous. -Le tigre ne peut que vous dévorer ; le poulpe, horreur ! -Cela fait, elle les laisse là. -Où la science les lâche, la philosophie les reprend. -La philosophie étudie à son tour ces êtres. +Ce rêve est sur vous. +Le tigre ne peut que vous dévorer ; le poulpe, horreur ! +Cela fait, elle les laisse là. +Où la science les lâche, la philosophie les reprend. +La philosophie étudie à son tour ces êtres. Elle va moins loin et plus loin que la science. -Elle ne les dissèque pas, elle les médite. -Où le scalpel a travaillé, elle plonge l’hypothèse. +Elle ne les dissèque pas, elle les médite. +Où le scalpel a travaillé, elle plonge l’hypothèse. Elle cherche la cause finale. Profond tourment du penseur. -Ces créatures l’inquiètent presque sur le créateur. +Ces créatures l’inquiètent presque sur le créateur. Elles sont les surprises hideuses. -Elles sont les trouble-fête du contemplateur. -Il les constate éperdu. +Elles sont les trouble-fête du contemplateur. +Il les constate éperdu. Elles sont les formes voulues du mal. -Que devenir devant ces blasphèmes de la création contre elle-même ? -À qui s’en prendre ? +Que devenir devant ces blasphèmes de la création contre elle-même ? +À qui s’en prendre ? Le Possible est une matrice formidable. -Le mystère se concrète en monstres. -C’est quelque chose comme les ténèbres faites bêtes. -À quoi bon ? à quoi cela sert-il ? -Rechute de la question éternelle. -Ces animaux sont fantômes autant que monstres. -Ils sont prouvés et improbables. -Être est leur fait, ne pas être serait leur droit. +Le mystère se concrète en monstres. +C’est quelque chose comme les ténèbres faites bêtes. +À quoi bon ? à quoi cela sert-il ? +Rechute de la question éternelle. +Ces animaux sont fantômes autant que monstres. +Ils sont prouvés et improbables. +Être est leur fait, ne pas être serait leur droit. Ils sont les amphibies de la mort. Leur invraisemblance complique leur existence. -Ils touchent la frontière humaine et peuplent la limite chimérique. -Vous niez le vampire, la pieuvre apparaît. -Leur fourmillement est une certitude qui déconcerte notre assurance. +Ils touchent la frontière humaine et peuplent la limite chimérique. +Vous niez le vampire, la pieuvre apparaît. +Leur fourmillement est une certitude qui déconcerte notre assurance. L’optimisme, qui est le vrai pourtant, perd presque contenance devant eux. -Ils sont l’extrémité visible des cercles noirs. -Ils marquent la transition de notre réalité à une autre. -De là la conjecture d’un enfer. -Le démon est le tigre de l’invisible. -Toute bête mauvaise, comme toute intelligence perverse, est sphinx. -Sphinx terrible proposant l’énigme terrible. -L’énigme du mal. -Toute la nature que nous avons sous les yeux est mangeante et mangée. +Ils sont l’extrémité visible des cercles noirs. +Ils marquent la transition de notre réalité à une autre. +De là la conjecture d’un enfer. +Le démon est le tigre de l’invisible. +Toute bête mauvaise, comme toute intelligence perverse, est sphinx. +Sphinx terrible proposant l’énigme terrible. +L’énigme du mal. +Toute la nature que nous avons sous les yeux est mangeante et mangée. Les proies s’entre-mordent. L’explication serait ceci : la mort partout exige l’ensevelissement partout. Les voraces sont des ensevelisseurs. -Tous les êtres rentrent les uns dans les autres. +Tous les êtres rentrent les uns dans les autres. Pourriture, c’est nourriture. Nettoyage effrayant du globe. L’homme, carnassier, est, lui aussi, un enterreur. Notre vie est faite de mort. Telle est la loi terrifiante. -Dans notre monde crépusculaire, cette fatalité de l’ordre produit des monstres. -Vous dites : à quoi bon ? +Dans notre monde crépusculaire, cette fatalité de l’ordre produit des monstres. +Vous dites : à quoi bon ? Est-ce l’explication ? -Est-ce la réponse à la question ? +Est-ce la réponse à la question ? Mais alors pourquoi pas un autre ordre ? -Mais tâchons que la mort nous soit progrès. -Aspirons aux mondes moins ténébreux. -Suivons la conscience qui nous y mène. -Car, ne l’oublions jamais, le mieux n’est trouvé que par le meilleur. -Tel était l’être auquel, depuis quelques instants, Gilliatt appartenait. -Ce monstre était l’habitant de cette grotte. -Il était l’effrayant génie du lieu. -Sorte de sombre démon de l’eau. +Mais tâchons que la mort nous soit progrès. +Aspirons aux mondes moins ténébreux. +Suivons la conscience qui nous y mène. +Car, ne l’oublions jamais, le mieux n’est trouvé que par le meilleur. +Tel était l’être auquel, depuis quelques instants, Gilliatt appartenait. +Ce monstre était l’habitant de cette grotte. +Il était l’effrayant génie du lieu. +Sorte de sombre démon de l’eau. Toutes ces magnificences avaient pour centre l’horreur. -Elle était là chez elle. +Elle était là chez elle. Se figure-t-on cette attente ? -Gilliatt avait enfoncé son bras dans le trou ; la pieuvre l’avait happé. -Il était la mouche de cette araignée. -Gilliatt avait sur lui deux cent cinquante suçoirs. -Complication d’angoisse et de dégoût. -Nous l’avons dit, on ne s’arrache pas à la pieuvre. -Si on l’essaie, on est plus sûrement lié. +Gilliatt avait enfoncé son bras dans le trou ; la pieuvre l’avait happé. +Il était la mouche de cette araignée. +Gilliatt avait sur lui deux cent cinquante suçoirs. +Complication d’angoisse et de dégoût. +Nous l’avons dit, on ne s’arrache pas à la pieuvre. +Si on l’essaie, on est plus sûrement lié. Elle ne fait que se resserrer davantage. -Son effort croît en raison du vôtre. +Son effort croît en raison du vôtre. Plus de secousse produit plus de constriction. Gilliatt n’avait qu’une ressource, son couteau. On aurait pu dire de lui qu’il avait deux mains droites. -Son couteau, ouvert, était dans cette main. -Le poulpe est formidable ; pourtant il y a une manière de s’en servir. -Le poulpe, en effet, n’est vulnérable qu’à la tête. +Son couteau, ouvert, était dans cette main. +Le poulpe est formidable ; pourtant il y a une manière de s’en servir. +Le poulpe, en effet, n’est vulnérable qu’à la tête. Gilliatt ne l’ignorait point. Il n’avait jamais vu de pieuvre de cette dimension. -Du premier coup, il se trouvait pris par la grande espèce. -Un autre se fût troublé. +Du premier coup, il se trouvait pris par la grande espèce. +Un autre se fût troublé. Qui manque ce joint est perdu. -Tout ce que nous venons de dire n’avait duré que quelques minutes. -Gilliatt pourtant sentait croître la succion des deux cent cinquante ventouses. -La pieuvre est traître. -Elle tâche de stupéfier d’abord sa proie. +Tout ce que nous venons de dire n’avait duré que quelques minutes. +Gilliatt pourtant sentait croître la succion des deux cent cinquante ventouses. +La pieuvre est traître. +Elle tâche de stupéfier d’abord sa proie. Elle saisit, puis attend le plus qu’elle peut. Gilliatt tenait son couteau. Il regardait la pieuvre, qui le regardait. -En même temps elle avança vivement la tête. +En même temps elle avança vivement la tête. Une seconde de plus, sa bouche-anus s’appliquait sur la poitrine de Gilliatt. -Ce fut comme la lutte de deux éclairs. -Toute la bête tomba. -Cela ressembla à un linge qui se détache. -La pompe aspirante détruite, le vide se défit. -Les quatre cents ventouses lâchèrent à la fois le rocher et l’homme. +Ce fut comme la lutte de deux éclairs. +Toute la bête tomba. +Cela ressembla à un linge qui se détache. +La pompe aspirante détruite, le vide se défit. +Les quatre cents ventouses lâchèrent à la fois le rocher et l’homme. Ce haillon coula au fond de l’eau. Nous disons le reste, car on ne pourrait dire le corps. -Mais la bête était bien morte. +Mais la bête était bien morte. Gilliatt referma son couteau. -Il était temps qu’il tuât la pieuvre. -Le remède à ces lésions, c’est l’eau salée. +Il était temps qu’il tuât la pieuvre. +Le remède à ces lésions, c’est l’eau salée. Gilliatt s’y plongea. -En même temps il se frottait avec la paume de la main. -Les gonflements s’effaçaient sous ces frictions. -La clarté verte de la grotte sous-marine y pénétrait, et l’éclairait faiblement. -Son regard s’enfonça dans ce caveau. +En même temps il se frottait avec la paume de la main. +Les gonflements s’effaçaient sous ces frictions. +La clarté verte de la grotte sous-marine y pénétrait, et l’éclairait faiblement. +Son regard s’enfonça dans ce caveau. Il eut un tressaillement. Gilliatt ignorait le mot hallucination, mais connaissait la chose. -Illusions ou réalités, des visions passent. -Qui se trouve là les voit. -Il avait cette grandeur d’être parfois halluciné comme un prophète. -On n’est pas impunément le songeur des lieux solitaires. -L’anfractuosité figurait assez exactement un four à chaux. +Illusions ou réalités, des visions passent. +Qui se trouve là les voit. +Il avait cette grandeur d’être parfois halluciné comme un prophète. +On n’est pas impunément le songeur des lieux solitaires. +L’anfractuosité figurait assez exactement un four à chaux. Quelque chose riait en effet. -C’était une tête de mort. -Il n’y avait pas que la tête, il y avait le squelette. -Un squelette humain était couché dans ce caveau. +C’était une tête de mort. +Il n’y avait pas que la tête, il y avait le squelette. +Un squelette humain était couché dans ce caveau. Gilliatt jeta les yeux autour de lui. -Il était entouré d’une multitude de crabes. +Il était entouré d’une multitude de crabes. Cette multitude ne remuait pas. -C’était l’aspect que présenterait une fourmilière morte. -Tous ces crabes étaient inertes. -C’était un hérissement immobile d’antennes, de pattes et de mandibules. +C’était l’aspect que présenterait une fourmilière morte. +Tous ces crabes étaient inertes. +C’était un hérissement immobile d’antennes, de pattes et de mandibules. Des pinces ouvertes se tenaient toutes droites et ne se fermaient plus. -C’est sous ce monceau qu’était le squelette. -La cage des côtes était pleine de crabes. -Un cœur quelconque avait battu là. +C’est sous ce monceau qu’était le squelette. +La cage des côtes était pleine de crabes. +Un cœur quelconque avait battu là. Des moisissures marines tapissaient les trous des yeux. -Des patelles avaient laissé leur bave dans les fosses nasales. +Des patelles avaient laissé leur bave dans les fosses nasales. Les crabes, fouillis effroyable, avaient l’air d’achever leur repas. Ces carapaces semblaient manger cette carcasse. -Rien de plus étrange que cette vermine morte sur cette proie morte. +Rien de plus étrange que cette vermine morte sur cette proie morte. Sombres continuations de la mort. Gilliatt avait sous les yeux le garde-manger de la pieuvre. -Les crabes avaient mangé l’homme, la pieuvre avait mangé les crabes. -Il n’y avait près du cadavre aucun reste de vêtement. -Il avait dû être saisi nu. -Qu’était-ce que cet homme ? -Le cadavre était admirablement disséqué. -Si Gilliatt eût été du métier, il eût pu le constater. -Les périostes dénudés étaient blancs, polis, et comme fourbis. -Sans quelques verdissements de conferves çà et là, c’eût été de l’ivoire. -Les cloisons cartilagineuses étaient délicatement amenuisées et ménagées. +Les crabes avaient mangé l’homme, la pieuvre avait mangé les crabes. +Il n’y avait près du cadavre aucun reste de vêtement. +Il avait dû être saisi nu. +Qu’était-ce que cet homme ? +Le cadavre était admirablement disséqué. +Si Gilliatt eût été du métier, il eût pu le constater. +Les périostes dénudés étaient blancs, polis, et comme fourbis. +Sans quelques verdissements de conferves çà et là, c’eût été de l’ivoire. +Les cloisons cartilagineuses étaient délicatement amenuisées et ménagées. La tombe fait de ces bijouteries sinistres. -Le cadavre était comme enterré sous les crabes morts ; Gilliatt le déterrait. -Tout à coup il se pencha vivement. -Il venait d’apercevoir autour de la colonne vertébrale une espèce de lien. -Le cuir était moisi. -La boucle était rouillée. -Gilliatt tira à lui cette ceinture. -Les vertèbres résistèrent, et il dut les rompre pour la prendre. -La ceinture était intacte. -Une croûte de coquillages commençait à s’y former. -Il ne fallait pas songer à défaire la boucle. +Le cadavre était comme enterré sous les crabes morts ; Gilliatt le déterrait. +Tout à coup il se pencha vivement. +Il venait d’apercevoir autour de la colonne vertébrale une espèce de lien. +Le cuir était moisi. +La boucle était rouillée. +Gilliatt tira à lui cette ceinture. +Les vertèbres résistèrent, et il dut les rompre pour la prendre. +La ceinture était intacte. +Une croûte de coquillages commençait à s’y former. +Il ne fallait pas songer à défaire la boucle. Il fendit le cuir avec son couteau. -La ceinture contenait une petite boîte de fer et quelques pièces d’or. -Gilliatt compta vingt guinées. -La boîte de fer était une vieille tabatière de matelot, s’ouvrant à ressort. -Elle était très rouillée et très fermée. -Le ressort, complètement oxydé, n’avait plus de jeu. +La ceinture contenait une petite boîte de fer et quelques pièces d’or. +Gilliatt compta vingt guinées. +La boîte de fer était une vieille tabatière de matelot, s’ouvrant à ressort. +Elle était très rouillée et très fermée. +Le ressort, complètement oxydé, n’avait plus de jeu. Le couteau tira encore d’embarras Gilliatt. -La boîte s’ouvrit. +La boîte s’ouvrit. Il n’y avait dedans que du papier. -Elles étaient humides, mais point altérées. -La boîte, hermétiquement fermée, les avait préservées. -C’étaient trois bank-notes de mille livres sterling chaque, faisant ensemble soixante-quinze mille francs. -Il se mit à examiner la ceinture. -Le cuir, autrefois verni à l’extérieur, était brut à l’intérieur. -Sur ce fond fauve quelques lettres étaient tracées en noir à l’encre grasse. -Gilliatt déchiffra ces lettres et lut : Sieur Clubin. -Il laissa le squelette aux crabes, avec la pieuvre morte à côté. +Elles étaient humides, mais point altérées. +La boîte, hermétiquement fermée, les avait préservées. +C’étaient trois bank-notes de mille livres sterling chaque, faisant ensemble soixante-quinze mille francs. +Il se mit à examiner la ceinture. +Le cuir, autrefois verni à l’extérieur, était brut à l’intérieur. +Sur ce fond fauve quelques lettres étaient tracées en noir à l’encre grasse. +Gilliatt déchiffra ces lettres et lut : Sieur Clubin. +Il laissa le squelette aux crabes, avec la pieuvre morte à côté. Gilliatt ne put sortir qu’en plongeant sous l’arche. -On entrevoit le drame qui s’était passé là dix semaines auparavant. +On entrevoit le drame qui s’était passé là dix semaines auparavant. Un monstre avait saisi l’autre. La pieuvre avait pris Clubin. Le crabe se nourrit de charogne, la pieuvre se nourrit de crabes. -Les crabes sont les scarabées nécrophores de la mer. -Les choses mortes disparaissent dans le crabe, le crabe disparaît dans la pieuvre. -Nous avons déjà indiqué cette loi. -Clubin avait été l’appât de la pieuvre. -La pieuvre l’avait retenu et noyé ; les crabes l’avaient dévoré. -Il lui eût semblé manger de la chair humaine. -Rien désormais ne l’arrêtait. -Les grandes tempêtes sont toujours suivies d’un calme qui dure plusieurs jours quelquefois. -Nul danger maintenant du côté de la mer. -Gilliatt était résolu à partir le lendemain. -Sa pelle d’épuisement suffirait pour jeter cette eau dehors. -Arrivé à la barque, Gilliatt eut un mouvement de terreur. -Il y avait dans la panse près de deux pieds d’eau. +Les crabes sont les scarabées nécrophores de la mer. +Les choses mortes disparaissent dans le crabe, le crabe disparaît dans la pieuvre. +Nous avons déjà indiqué cette loi. +Clubin avait été l’appât de la pieuvre. +La pieuvre l’avait retenu et noyé ; les crabes l’avaient dévoré. +Il lui eût semblé manger de la chair humaine. +Rien désormais ne l’arrêtait. +Les grandes tempêtes sont toujours suivies d’un calme qui dure plusieurs jours quelquefois. +Nul danger maintenant du côté de la mer. +Gilliatt était résolu à partir le lendemain. +Sa pelle d’épuisement suffirait pour jeter cette eau dehors. +Arrivé à la barque, Gilliatt eut un mouvement de terreur. +Il y avait dans la panse près de deux pieds d’eau. Incident redoutable, la panse faisait eau. -Elle s’était peu à peu emplie pendant l’absence de Gilliatt. -Chargée comme elle l’était, vingt pouces d’eau étaient un surcroît périlleux. +Elle s’était peu à peu emplie pendant l’absence de Gilliatt. +Chargée comme elle l’était, vingt pouces d’eau étaient un surcroît périlleux. Un peu plus, elle coulait. -Il n’y avait pas même à prendre une minute pour délibérer. +Il n’y avait pas même à prendre une minute pour délibérer. Chercher la voie d’eau, avant tout. -C’était le plus pressé. +C’était le plus pressé. Il ne sentait plus ni la faim, ni le froid. La panse continuait de s’emplir. Heureusement il n’y avait point de vent. -Le moindre clapotement l’eût coulée. +Le moindre clapotement l’eût coulée. La lune se coucha. -Il découvrit enfin l’avarie. -De là, l’imminence du danger. -La crue avait augmenté de six pouces à vingt. -Mais que d’incertitudes avant d’en venir là ! +Il découvrit enfin l’avarie. +De là, l’imminence du danger. +La crue avait augmenté de six pouces à vingt. +Mais que d’incertitudes avant d’en venir là ! Que de chances mauvaises ! Gilliatt entendait l’eau sourdre inexorablement. Une secousse, et tout sombrait. -Peut-être n’était-il plus temps. -Gilliatt s’accusa amèrement. -Il aurait dû voir tout de suite l’avarie. -Les six pouces d’eau dans la cale auraient dû l’avertir. -Tout était de sa faute. +Peut-être n’était-il plus temps. +Gilliatt s’accusa amèrement. +Il aurait dû voir tout de suite l’avarie. +Les six pouces d’eau dans la cale auraient dû l’avertir. +Tout était de sa faute. On ne pouvait davantage pour l’instant. On ne fait point de menuiserie sous l’eau. -L’étoupage pouvait se rattacher à ces chaînes. +L’étoupage pouvait se rattacher à ces chaînes. L’eau cependant gagnait. -La crue maintenant dépassait deux pieds. +La crue maintenant dépassait deux pieds. Gilliatt avait de l’eau plus haut que les genoux. -Plus l’eau pressait, plus le prélart adhérait. -Il était collé par le flot lui-même sur la fracture. -La plaie de la barque était pansée. +Plus l’eau pressait, plus le prélart adhérait. +Il était collé par le flot lui-même sur la fracture. +La plaie de la barque était pansée. Il n’entrait plus une goutte d’eau. -La voie d’eau était masquée, mais n’était pas étoupée. -C’était un répit. -Gilliatt prit la pelle d’épuisement et se mit à vider la panse. -Il était grand temps de l’alléger. -Ce travail le réchauffa un peu, mais sa fatigue était extrême. -Gilliatt avait à peine mangé, et il avait l’humiliation de se sentir exténué. -Cette baisse était lente. -En outre la voie d’eau n’était qu’interrompue. -Le mal était pallié, non réparé. -Cela ressemblait à un poing sous cette toile, s’efforçant de la crever. +La voie d’eau était masquée, mais n’était pas étoupée. +C’était un répit. +Gilliatt prit la pelle d’épuisement et se mit à vider la panse. +Il était grand temps de l’alléger. +Ce travail le réchauffa un peu, mais sa fatigue était extrême. +Gilliatt avait à peine mangé, et il avait l’humiliation de se sentir exténué. +Cette baisse était lente. +En outre la voie d’eau n’était qu’interrompue. +Le mal était pallié, non réparé. +Cela ressemblait à un poing sous cette toile, s’efforçant de la crever. L’irruption de l’eau recommencerait. De ces « fourrures », Gilliatt n’en avait point. -L’obscurité était complète. -Il n’y avait plus de lune ; rien que le sombre ciel étoilé. -Tout était confus et indistinct dans la barque et dans l’écueil. +L’obscurité était complète. +Il n’y avait plus de lune ; rien que le sombre ciel étoilé. +Tout était confus et indistinct dans la barque et dans l’écueil. Comment glaner ces loques sans y voir clair ? -Gilliatt considérait tristement la nuit. -Toutes les étoiles, et pas une chandelle. -La masse liquide ayant diminué dans la barque, la pression extérieure augmentait. -Le gonflement du prélart grossissait. +Gilliatt considérait tristement la nuit. +Toutes les étoiles, et pas une chandelle. +La masse liquide ayant diminué dans la barque, la pression extérieure augmentait. +Le gonflement du prélart grossissait. Il ballonnait de plus en plus. -C’était comme un abcès prêt à s’ouvrir. -La situation, un moment améliorée, redevenait menaçante. -Un tampon était impérieusement nécessaire. -Gilliatt n’avait plus que ses vêtements. -Il les alla ramasser et les déposa sur le rebord de la panse. -Le tampon était fait, et ne semblait pas insuffisant. -Ce tampon débordait au dehors la crevasse, avec le prélart pour enveloppe. -C’était une sorte de compresse extérieure. -La voie d’eau était aveuglée. -Mais rien n’était plus précaire. -Il était peu probable que ce tampon durât jusqu’au jour. -Gilliatt sentait l’approche sinistre de l’extrémité. +C’était comme un abcès prêt à s’ouvrir. +La situation, un moment améliorée, redevenait menaçante. +Un tampon était impérieusement nécessaire. +Gilliatt n’avait plus que ses vêtements. +Il les alla ramasser et les déposa sur le rebord de la panse. +Le tampon était fait, et ne semblait pas insuffisant. +Ce tampon débordait au dehors la crevasse, avec le prélart pour enveloppe. +C’était une sorte de compresse extérieure. +La voie d’eau était aveuglée. +Mais rien n’était plus précaire. +Il était peu probable que ce tampon durât jusqu’au jour. +Gilliatt sentait l’approche sinistre de l’extrémité. Une chance possible lui traversa l’esprit. -Peut-être y avait-il une voile au large. -Le moment était arrivé où un collaborateur était absolument nécessaire. -Un homme et une lanterne, et tout pouvait être sauvé. +Peut-être y avait-il une voile au large. +Le moment était arrivé où un collaborateur était absolument nécessaire. +Un homme et une lanterne, et tout pouvait être sauvé. Sinon, il fallait attendre jusqu’au jour, attendre toute la nuit ! -Retard funeste qui pouvait être la perdition. -Gilliatt avait la fièvre de l’urgence. -Gilliatt espéra qu’on l’apercevrait. -Pas une voile à l’horizon. -L’eau à perte de vue était déserte. -Nulle assistance possible et nulle résistance possible. -La fatalité obscure était maintenant sa maîtresse. +Retard funeste qui pouvait être la perdition. +Gilliatt avait la fièvre de l’urgence. +Gilliatt espéra qu’on l’apercevrait. +Pas une voile à l’horizon. +L’eau à perte de vue était déserte. +Nulle assistance possible et nulle résistance possible. +La fatalité obscure était maintenant sa maîtresse. Il n’avait plus de ressource de lutte ; il devenait passif. -Comment empêcher le flux de venir, l’eau de monter, la nuit de continuer ? -Ce tampon était son unique point d’appui. +Comment empêcher le flux de venir, l’eau de monter, la nuit de continuer ? +Ce tampon était son unique point d’appui. Comment se comporterait cet obstacle inerte ? -C’était lui maintenant qui combattait, ce n’était plus Gilliatt. -C’était ce chiffon, ce n’était plus cet esprit. -Le gonflement d’un flot suffisait pour déboucher la fracture. -Plus ou moins de pression ; toute la question était là. -Tout allait se dénouer par une lutte machinale entre deux quantités mécaniques. -Gilliatt ne pouvait désormais ni aider l’auxiliaire, ni arrêter l’ennemi. -Il n’était plus que le spectateur de sa vie ou de sa mort. -Aucune des épreuves et des épouvantes que Gilliatt avait traversées n’approchait de celle-ci. +C’était lui maintenant qui combattait, ce n’était plus Gilliatt. +C’était ce chiffon, ce n’était plus cet esprit. +Le gonflement d’un flot suffisait pour déboucher la fracture. +Plus ou moins de pression ; toute la question était là. +Tout allait se dénouer par une lutte machinale entre deux quantités mécaniques. +Gilliatt ne pouvait désormais ni aider l’auxiliaire, ni arrêter l’ennemi. +Il n’était plus que le spectateur de sa vie ou de sa mort. +Aucune des épreuves et des épouvantes que Gilliatt avait traversées n’approchait de celle-ci. Cette solitude faisait plus que l’environner, elle l’enveloppait. -Mille menaces à la fois lui avaient montré le poing. -Le vent était là, prêt à souffler ; la mer était là, prête à rugir. -Impossible de bâillonner cette bouche, le vent ; impossible d’édenter cette gueule, la mer. -Il avait tenu tête à d’autres anxiétés et à d’autres nécessités encore. -Il avait eu affaire à toutes les détresses. -Il avait rencontré pour lui barrer le passage les obstacles coalisés. +Mille menaces à la fois lui avaient montré le poing. +Le vent était là, prêt à souffler ; la mer était là, prête à rugir. +Impossible de bâillonner cette bouche, le vent ; impossible d’édenter cette gueule, la mer. +Il avait tenu tête à d’autres anxiétés et à d’autres nécessités encore. +Il avait eu affaire à toutes les détresses. +Il avait rencontré pour lui barrer le passage les obstacles coalisés. Le ricanement du spectre avait raison. Gilliatt se voyait perdu. Gilliatt se voyait aussi mort que Clubin. Contre la voie d’eau, rien. L’ouragan lui laissait cet adieu sinistre. -Dernière reprise, estocade traître, attaque sournoise du vaincu au vainqueur. -La tempête en fuite lançait cette flèche derrière elle. -La déroute se retournait et frappait. -C’était le coup de Jarnac de l’abîme. -On combat la tempête ; mais comment combattre un suintement ? -C’était la ligature de l’artère qui se dénoue. -Ce magnanime effort de deux mois titaniques aboutissait à un anéantissement. -Gilliatt n’avait plus ni forge, ni matériaux. +Dernière reprise, estocade traître, attaque sournoise du vaincu au vainqueur. +La tempête en fuite lançait cette flèche derrière elle. +La déroute se retournait et frappait. +C’était le coup de Jarnac de l’abîme. +On combat la tempête ; mais comment combattre un suintement ? +C’était la ligature de l’artère qui se dénoue. +Ce magnanime effort de deux mois titaniques aboutissait à un anéantissement. +Gilliatt n’avait plus ni forge, ni matériaux. Chose effrayante, sentir sous soi la force sombre. -Le gouffre le tirait à lui. +Le gouffre le tirait à lui. Et il y avait eu bataille. -Et voilà que peut-être ce prodige avortait. -Gilliatt éperdu regardait l’espace. -Il n’avait même plus un vêtement. -Il était nu devant l’immensité. -Terrassé par l’immensité, il la pria. -Quelques heures s’écoulèrent. -Le soleil se leva, éblouissant. -Son premier rayon éclaira sur le plateau de la grande Douvre une forme immobile. -Il était toujours étendu sur le rocher. -Cette nudité glacée et roidie n’avait plus un frisson. -Les paupières closes étaient blêmes. -Il eût été difficile de dire si ce n’était pas un cadavre. +Et voilà que peut-être ce prodige avortait. +Gilliatt éperdu regardait l’espace. +Il n’avait même plus un vêtement. +Il était nu devant l’immensité. +Terrassé par l’immensité, il la pria. +Quelques heures s’écoulèrent. +Le soleil se leva, éblouissant. +Son premier rayon éclaira sur le plateau de la grande Douvre une forme immobile. +Il était toujours étendu sur le rocher. +Cette nudité glacée et roidie n’avait plus un frisson. +Les paupières closes étaient blêmes. +Il eût été difficile de dire si ce n’était pas un cadavre. Le soleil paraissait le regarder. -Le vent se mit à souffler, tiède et vivifiant ; la printanière haleine de mai. -Sa lumière devint chaleur. +Le vent se mit à souffler, tiède et vivifiant ; la printanière haleine de mai. +Sa lumière devint chaleur. Gilliatt ne bougeait pas. Le soleil continua son ascension, de moins en moins oblique sur Gilliatt. -Le vent, qui n’avait été d’abord que tiède, était maintenant chaud. -Le soleil, approchant du zénith, tomba à plomb sur le plateau de la Douvre. +Le vent, qui n’avait été d’abord que tiède, était maintenant chaud. +Le soleil, approchant du zénith, tomba à plomb sur le plateau de la Douvre. Un soupir souleva la poitrine de Gilliatt. Le soleil continua ses caresses, presque ardentes. -L’apaisement de la mer était inexprimable. -Elle avait un murmure de nourrice près de son enfant. -Les vagues paraissaient bercer l’écueil. +L’apaisement de la mer était inexprimable. +Elle avait un murmure de nourrice près de son enfant. +Les vagues paraissaient bercer l’écueil. Les oiseaux de mer, qui connaissaient Gilliatt, volaient au-dessus de lui, inquiets. -Ce n’était plus leur ancienne inquiétude sauvage. -C’était on ne sait quoi de tendre et de fraternel. +Ce n’était plus leur ancienne inquiétude sauvage. +C’était on ne sait quoi de tendre et de fraternel. Ils poussaient de petits cris. Ils avaient l’air de l’appeler. -Elle se mit à lui parler. +Elle se mit à lui parler. Il ne semblait pas entendre. -Elle sauta sur son épaule et lui becqueta les lèvres doucement. +Elle sauta sur son épaule et lui becqueta les lèvres doucement. Gilliatt ouvrit les yeux. -Les oiseaux, contents et farouches, s’envolèrent. -La panse était là, intacte. -Le tampon s’était maintenu, la mer probablement l’avait peu rudoyé. -Gilliatt n’était plus las. -Ses forces étaient réparées. -Cet évanouissement avait été un sommeil. -C’était une assez grave avarie. -Gilliatt n’eut pas trop de toute la journée pour la réparer. +Les oiseaux, contents et farouches, s’envolèrent. +La panse était là, intacte. +Le tampon s’était maintenu, la mer probablement l’avait peu rudoyé. +Gilliatt n’était plus las. +Ses forces étaient réparées. +Cet évanouissement avait été un sommeil. +C’était une assez grave avarie. +Gilliatt n’eut pas trop de toute la journée pour la réparer. Il mit le cap sur Guernesey. On s’y couchait et on s’y levait avec le jour. Ces vieux villages normands sont volontiers poulaillers. Le port est un port de radoub. -Maniement perpétuel du bois de chêne et du granit. +Maniement perpétuel du bois de chêne et du granit. Le soir on tombe de fatigue et l’on dort comme des plombs. Les rudes travaux font les durs sommeils. -Douce et Grâce étaient au lit. -Excepté Déruchette, tout dormait dans la maison. +Douce et Grâce étaient au lit. +Excepté Déruchette, tout dormait dans la maison. Tout dormait aussi dans Saint-Sampson. -Portes et volets étaient partout fermés. -Aucune allée et venue dans les rues. -La popularité de mess Lethierry à Saint-Sampson tenait à son succès. -Le succès ôté, le vide s’était fait. -Les jolis fils de famille évitaient Déruchette. -Le recteur de la paroisse, le révérend Joë Ebenezer Caudray, était riche. -Son oncle, le magnifique doyen de Saint-Asaph, venait de mourir à Londres. -Toute la journée, Saint-Sampson avait confusément dialogué. -Une seule maison, point informée, était restée silencieuse, les Bravées. -Mess Lethierry s’était jeté sur son branle, tout habillé. -Il ne s’était pas encore ressaisi lui-même. -Le cauchemar était le répit du désespoir. -Il passait ses nuits à rêver, et ses jours à songer. -Il regardait la rouille qui venait à cet anneau. -Mess Lethierry était réduit à la fonction machinale de vivre. -Les plus vaillants hommes, privés de leur idée réalisable, en arrivent là. -C’est l’effet des existences vidées. -La vie est le voyage, l’idée est l’itinéraire. -Plus d’itinéraire, on s’arrête. +Portes et volets étaient partout fermés. +Aucune allée et venue dans les rues. +La popularité de mess Lethierry à Saint-Sampson tenait à son succès. +Le succès ôté, le vide s’était fait. +Les jolis fils de famille évitaient Déruchette. +Le recteur de la paroisse, le révérend Joë Ebenezer Caudray, était riche. +Son oncle, le magnifique doyen de Saint-Asaph, venait de mourir à Londres. +Toute la journée, Saint-Sampson avait confusément dialogué. +Une seule maison, point informée, était restée silencieuse, les Bravées. +Mess Lethierry s’était jeté sur son branle, tout habillé. +Il ne s’était pas encore ressaisi lui-même. +Le cauchemar était le répit du désespoir. +Il passait ses nuits à rêver, et ses jours à songer. +Il regardait la rouille qui venait à cet anneau. +Mess Lethierry était réduit à la fonction machinale de vivre. +Les plus vaillants hommes, privés de leur idée réalisable, en arrivent là. +C’est l’effet des existences vidées. +La vie est le voyage, l’idée est l’itinéraire. +Plus d’itinéraire, on s’arrête. Le but est perdu, la force est morte. -Le sort a un obscur pouvoir discrétionnaire. -Il peut toucher de sa verge même notre être moral. -Le désespoir, c’est presque la destitution de l’âme. -Les très grands esprits seuls résistent. -Être impuissant, c’est une force. -Cette possibilité entrevue est déjà une consolation. +Le sort a un obscur pouvoir discrétionnaire. +Il peut toucher de sa verge même notre être moral. +Le désespoir, c’est presque la destitution de l’âme. +Les très grands esprits seuls résistent. +Être impuissant, c’est une force. +Cette possibilité entrevue est déjà une consolation. Mais Lethierry ne priait pas. Cela arrive quand on s’est fait un bon Dieu qui est un bonhomme. -Hors de ce sourire, tout était noir. -Ses gentillesses d’oiseau et d’enfant s’étaient éteintes. -Elle avait par moments l’air très sérieux, chose triste dans ce doux être. -Elle y était à présent fort assidue. +Hors de ce sourire, tout était noir. +Ses gentillesses d’oiseau et d’enfant s’étaient éteintes. +Elle avait par moments l’air très sérieux, chose triste dans ce doux être. +Elle y était à présent fort assidue. Elle ne manquait aucun office, ni du dimanche, ni du jeudi. -Les âmes pieuses de la paroisse voyaient avec satisfaction cet amendement. -Elle était là, presque aussi pensive que mess Lethierry, et toujours seule. -Déruchette se couchait la dernière. -D’ailleurs, il n’était pas né duègne. -Il ne remarquait même pas l’exactitude de Déruchette aux offices de la paroisse. +Les âmes pieuses de la paroisse voyaient avec satisfaction cet amendement. +Elle était là, presque aussi pensive que mess Lethierry, et toujours seule. +Déruchette se couchait la dernière. +D’ailleurs, il n’était pas né duègne. +Il ne remarquait même pas l’exactitude de Déruchette aux offices de la paroisse. Le chagrin est nuage et change de forme. -Les caractères virils, tels que Lethierry, réagissent dans un temps donné. -Le désespoir a des degrés remontants. -La mélancolie est un crépuscule. +Les caractères virils, tels que Lethierry, réagissent dans un temps donné. +Le désespoir a des degrés remontants. +La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie. -La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. -Cette demi-acceptation de la réalité est, en soi, un bon symptôme. +La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. +Cette demi-acceptation de la réalité est, en soi, un bon symptôme. C’est la convalescence. -Les grands malheurs sont un étourdissement. -On en sort par là. -Mais cette amélioration fait d’abord l’effet d’une aggravation. +Les grands malheurs sont un étourdissement. +On en sort par là. +Mais cette amélioration fait d’abord l’effet d’une aggravation. La plaie s’avive. -La douleur s’accentue de tous les détails qu’on aperçoit. +La douleur s’accentue de tous les détails qu’on aperçoit. On revoit tout dans le souvenir. Tout retrouver, c’est tout regretter. -Il y a dans ce retour au réel toutes sortes d’arrière-goûts amers. +Il y a dans ce retour au réel toutes sortes d’arrière-goûts amers. On est mieux, et pire. -C’est ce qu’éprouvait Lethierry. +C’est ce qu’éprouvait Lethierry. Il souffrait plus distinctement. -C’était une lettre en effet. +C’était une lettre en effet. Cette lettre venait de la mer. -Elle était adressée à mess Lethierry. -Elle était timbrée Lisboa. -Douce avait porté la lettre à mess Lethierry qui était enfermé dans sa chambre. -Cette lettre resta une bonne semaine sur la table sans être décachetée. -Lethierry parut se réveiller. +Elle était adressée à mess Lethierry. +Elle était timbrée Lisboa. +Douce avait porté la lettre à mess Lethierry qui était enfermé dans sa chambre. +Cette lettre resta une bonne semaine sur la table sans être décachetée. +Lethierry parut se réveiller. C’est juste, dit-il. Et il ouvrit la lettre. Je suis sur le Tamaulipas, en route pour Pasrevenir. -Je suis honnête homme. -Aussi honnête homme que sieur Clubin. +Je suis honnête homme. +Aussi honnête homme que sieur Clubin. La voici : « Je vous ai rendu vos capitaux. -Je vous avais emprunté, un peu incorrectement, cinquante mille francs. +Je vous avais emprunté, un peu incorrectement, cinquante mille francs. Vous trouverez sans doute ce remboursement suffisant. -Sieur Clubin a pris vos intérêts et reçu votre argent avec énergie. -Il m’a paru très zélé ; c’est pourquoi je vous avertis. -Il reconnut cette écriture, il reconnut cette signature. +Sieur Clubin a pris vos intérêts et reçu votre argent avec énergie. +Il m’a paru très zélé ; c’est pourquoi je vous avertis. +Il reconnut cette écriture, il reconnut cette signature. Quant au fait, tout d’abord il n’y comprit rien. Commotion telle qu’elle lui remit, pour ainsi dire, l’esprit sur pied. -Faire une conjecture, c’est pour la pensée une occupation saine. -Le raisonnement est éveillé, la logique est appelée. -Des lumières singulières s’étaient produites. -Clubin commençait à s’éclairer, c’est-à-dire qu’il devenait noir. -La perspicacité légale avait fait fausse route, ce qui lui arrive souvent. -Cette hypothèse ingénieuse avait entraîné force aberrations. -La myopie de la justice n’avait pas même aperçu Rantaine. -Mais, chemin faisant, les magistrats instructeurs avaient levé d’autres pistes. -L’obscure affaire s’était compliquée. -Clubin avait fait son entrée dans l’énigme. -L’armurier de la rue saint-Vincent avait parlé ; Clubin avait acheté un revolver. -L’aubergiste de l’auberge Jean avait parlé ; Clubin avait eu des absences inexplicables. -L’équipage de la Durande avait parlé. -Le passager guernesiais avait parlé ; Clubin avait cru naufrager sur les Hanois. -Il portait un sac-valise. « Il était parti avec, et revenu sans. -Précisément le sac-valise de Clubin. +Faire une conjecture, c’est pour la pensée une occupation saine. +Le raisonnement est éveillé, la logique est appelée. +Des lumières singulières s’étaient produites. +Clubin commençait à s’éclairer, c’est-à-dire qu’il devenait noir. +La perspicacité légale avait fait fausse route, ce qui lui arrive souvent. +Cette hypothèse ingénieuse avait entraîné force aberrations. +La myopie de la justice n’avait pas même aperçu Rantaine. +Mais, chemin faisant, les magistrats instructeurs avaient levé d’autres pistes. +L’obscure affaire s’était compliquée. +Clubin avait fait son entrée dans l’énigme. +L’armurier de la rue saint-Vincent avait parlé ; Clubin avait acheté un revolver. +L’aubergiste de l’auberge Jean avait parlé ; Clubin avait eu des absences inexplicables. +L’équipage de la Durande avait parlé. +Le passager guernesiais avait parlé ; Clubin avait cru naufrager sur les Hanois. +Il portait un sac-valise. « Il était parti avec, et revenu sans. +Précisément le sac-valise de Clubin. La Douzaine de Torteval avait saisi le sac, et l’avait fait ouvrir. -L’héroïsme de demeurer sur l’épave devenait coquinerie. -Clubin du reste s’était trompé d’écueil. -Le sac-valise, cet en-cas, achevait la démonstration. -On devinait une corrélation ; rien de plus. -Clubin peut-être n’y jouait pas, mais on l’apercevait dans la coulisse. +L’héroïsme de demeurer sur l’épave devenait coquinerie. +Clubin du reste s’était trompé d’écueil. +Le sac-valise, cet en-cas, achevait la démonstration. +On devinait une corrélation ; rien de plus. +Clubin peut-être n’y jouait pas, mais on l’apercevait dans la coulisse. Tout ne s’expliquait point par la baraterie. Il y avait un revolver sans emploi. -Ce revolver était probablement de l’autre affaire. +Ce revolver était probablement de l’autre affaire. Le flair du peuple est fin et juste. Tout se tenait, tout concordait ; mais la base manquait. On ne perd pas un navire pour le plaisir de le perdre. -Quel avait pu être l’intérêt de Clubin ? +Quel avait pu être l’intérêt de Clubin ? On voyait son acte, on ne voyait pas son motif. -De là un doute dans beaucoup d’esprits. -La lacune était grave. +De là un doute dans beaucoup d’esprits. +La lacune était grave. Cette lacune, la lettre de Rantaine venait la combler. Cette lettre donnait le motif de Clubin. -Soixante-quinze mille francs à voler. -Rantaine était le dieu dans la machine. -Il descendait du nuage une chandelle à la main. -Sa lettre était le coup de clarté final. -Elle expliquait tout, et surabondamment elle annonçait un témoignage, Ahier-Tostevin. -Chose décisive, elle donnait l’emploi du revolver. -Rantaine était incontestablement tout à fait informé. +Soixante-quinze mille francs à voler. +Rantaine était le dieu dans la machine. +Il descendait du nuage une chandelle à la main. +Sa lettre était le coup de clarté final. +Elle expliquait tout, et surabondamment elle annonçait un témoignage, Ahier-Tostevin. +Chose décisive, elle donnait l’emploi du revolver. +Rantaine était incontestablement tout à fait informé. Sa lettre faisait toucher tout du doigt. -Aucune atténuation possible à la scélératesse de Clubin. -Maintenant qu’était devenu Clubin ? -Il avait probablement été victime de sa méprise. -Il avait sans doute péri dans l’écueil Douvres. -La lettre de Rantaine lui rendit ce service de le forcer à penser. +Aucune atténuation possible à la scélératesse de Clubin. +Maintenant qu’était devenu Clubin ? +Il avait probablement été victime de sa méprise. +Il avait sans doute péri dans l’écueil Douvres. +La lettre de Rantaine lui rendit ce service de le forcer à penser. Il fit l’autre effort plus difficile encore de s’informer. -Il dut accepter et même chercher des conversations. -Il était sorti de l’état trouble. +Il dut accepter et même chercher des conversations. +Il était sorti de l’état trouble. Cette lettre lui montra le fond de sa ruine. -Petit ennui à mille pointes, presque pire que le désespoir. -Le bloc du malheur s’accepte, non sa poussière. -L’ensemble accablait, le détail torture. -Tout à l’heure la catastrophe vous foudroyait, maintenant elle vous chicane. -C’est l’humiliation aggravant l’écrasement. -C’est une deuxième annulation s’ajoutant à la première, et laide. -On descend d’un degré dans le néant. -Après le linceul, c’est le haillon. -Il n’est pas de pensée plus triste. -Être ruiné, cela semble simple. -Coup violent ; brutalité du sort ; c’est la catastrophe une fois pour toutes. +Petit ennui à mille pointes, presque pire que le désespoir. +Le bloc du malheur s’accepte, non sa poussière. +L’ensemble accablait, le détail torture. +Tout à l’heure la catastrophe vous foudroyait, maintenant elle vous chicane. +C’est l’humiliation aggravant l’écrasement. +C’est une deuxième annulation s’ajoutant à la première, et laide. +On descend d’un degré dans le néant. +Après le linceul, c’est le haillon. +Il n’est pas de pensée plus triste. +Être ruiné, cela semble simple. +Coup violent ; brutalité du sort ; c’est la catastrophe une fois pour toutes. C’est bon, on est mort. -Dès le lendemain, on s’en aperçoit. -À des piqûres d’épingle. -Et puis cent détails mesquins. -La nausée succède aux larmes. +Dès le lendemain, on s’en aperçoit. +À des piqûres d’épingle. +Et puis cent détails mesquins. +La nausée succède aux larmes. Vous buviez du vin, vous boirez du cidre. -C’est déjà trop d’une. -Il faudra congédier celle-ci et surcharger celle-là. -On donnait ses fruits à ses amis, on les fera vendre au marché. +C’est déjà trop d’une. +Il faudra congédier celle-ci et surcharger celle-là. +On donnait ses fruits à ses amis, on les fera vendre au marché. Les toilettes, question poignante. -Retrancher un ruban à une femme, quel supplice ! -À qui vous donne la beauté, refuser la parure ! +Retrancher un ruban à une femme, quel supplice ! +À qui vous donne la beauté, refuser la parure ! Avoir l’air d’un avare ! -La condamner aux robes fanées ! +La condamner aux robes fanées ! La table de famille est silencieuse. Vous vous figurez qu’autour de vous on vous en veut. -Les visages aimés sont soucieux. -Voilà ce que c’est que décroître. +Les visages aimés sont soucieux. +Voilà ce que c’est que décroître. Il faut remourir tous les jours. Tomber, ce n’est rien, c’est la fournaise. -Décroître, c’est le petit feu. -L’écroulement, c’est Waterloo ; la diminution, c’est Sainte-Hélène. +Décroître, c’est le petit feu. +L’écroulement, c’est Waterloo ; la diminution, c’est Sainte-Hélène. Le destin devient un pleutre. On voit l’homme de Campo-Formio querellant pour une paire de bas de soie. -Rapetissement de Napoléon qui rapetisse l’Angleterre. -Maussade encombrement de misères. -Mess Lethierry sentait sa chute irrémédiable. +Rapetissement de Napoléon qui rapetisse l’Angleterre. +Maussade encombrement de misères. +Mess Lethierry sentait sa chute irrémédiable. Qu’allait-on faire ? Qu’allait-on devenir ? -Quels sacrifices faudrait-il imposer à Déruchette ? -Qui renvoyer, de Douce ou de Grâce ? -Vendrait-on les Bravées ? -N’en serait-on pas réduit à quitter l’île ? -N’être rien là où l’on a été tout, déchéance insupportable en effet. -Et dire que c’était fini ! -L’une propose, l’autre exécute. -Avoir été dans son pays l’homme idée, l’homme succès, l’homme révolution ! -Aboutir à la pitié hautaine des idiots ! -Voir triompher la routine, l’entêtement, l’ornière, l’égoïsme, l’ignorance ! -Voir recommencer bêtement les va-et-vient des coutres gothiques cahotés sur le flot ! +Quels sacrifices faudrait-il imposer à Déruchette ? +Qui renvoyer, de Douce ou de Grâce ? +Vendrait-on les Bravées ? +N’en serait-on pas réduit à quitter l’île ? +N’être rien là où l’on a été tout, déchéance insupportable en effet. +Et dire que c’était fini ! +L’une propose, l’autre exécute. +Avoir été dans son pays l’homme idée, l’homme succès, l’homme révolution ! +Aboutir à la pitié hautaine des idiots ! +Voir triompher la routine, l’entêtement, l’ornière, l’égoïsme, l’ignorance ! +Voir recommencer bêtement les va-et-vient des coutres gothiques cahotés sur le flot ! Voir la vieillerie rajeunir ! Avoir perdu toute sa vie ! -Avoir été lumière et subir l’éclipse ! -L’océan était dessous. -C’était la certitude en pleine mer. +Avoir été lumière et subir l’éclipse ! +L’océan était dessous. +C’était la certitude en pleine mer. Oui, on l’avait vu ! On l’a vu, et on ne le reverra plus ! Toute cette obsession du regret torturait Lethierry. -Il y a des sanglots de la pensée. -Jamais peut-être il n’avait plus amèrement senti sa perte. -Un certain engourdissement suit ces accès aigus. +Il y a des sanglots de la pensée. +Jamais peut-être il n’avait plus amèrement senti sa perte. +Un certain engourdissement suit ces accès aigus. Sous cet appesantissement de tristesse, il s’assoupit. -Il resta environ deux heures les paupières fermées, dormant un peu, songeant beaucoup, fiévreux. -Ces torpeurs-là couvrent un obscur travail du cerveau, très fatigant. -Une forme était devant sa fenêtre. -La cheminée d’un bateau à vapeur. -Mess Lethierry se dressa tout d’une pièce sur son séant. -Le hamac oscilla comme au branle d’une tempête. -Il y avait dans la fenêtre une vision. -Un tuyau de machine était là. -La cheminée de la Durande était devant lui. -Elle était à l’ancienne place. -Lethierry recula, tourna le dos à la fenêtre, et retomba assis sur le hamac. +Il resta environ deux heures les paupières fermées, dormant un peu, songeant beaucoup, fiévreux. +Ces torpeurs-là couvrent un obscur travail du cerveau, très fatigant. +Une forme était devant sa fenêtre. +La cheminée d’un bateau à vapeur. +Mess Lethierry se dressa tout d’une pièce sur son séant. +Le hamac oscilla comme au branle d’une tempête. +Il y avait dans la fenêtre une vision. +Un tuyau de machine était là. +La cheminée de la Durande était devant lui. +Elle était à l’ancienne place. +Lethierry recula, tourna le dos à la fenêtre, et retomba assis sur le hamac. Il se retourna, et revit la vision. Il n’y avait personne dans la barque. -C’était la panse. -Il courut à la masse qu’il voyait au delà du mât. -C’était la machine. +C’était la panse. +Il courut à la masse qu’il voyait au delà du mât. +C’était la machine. Lethierry examina la machine. -La lanterne et la lune s’entr’aidaient pour l’éclairer. -Il passa tout le mécanisme en revue. -Il vit les deux caisses qui étaient à côté. +La lanterne et la lune s’entr’aidaient pour l’éclairer. +Il passa tout le mécanisme en revue. +Il vit les deux caisses qui étaient à côté. Il regarda l’arbre des roues. -Il alla à la cabine. -Il revint à la machine et la toucha. -Il avança sa tête dans la chaudière. -Il se mit à genoux pour voir dedans. -Gilliatt avait calculé l’heure. -La demi-remontée s’était faite. -Le petit havre était endormi. -Quelques navires y étaient mouillés, cargues sur vergues, hunes capelées, et sans fanaux. -On apercevait au fond quelques barques au radoub, à sec dans le carénage. -Il n’y avait de lumière nulle part, pas plus aux Bravées qu’ailleurs. -La distance s’ajoutait à l’obscurité. -Puis il avait sauté par-dessus le bordage et pris terre. +Il alla à la cabine. +Il revint à la machine et la toucha. +Il avança sa tête dans la chaudière. +Il se mit à genoux pour voir dedans. +Gilliatt avait calculé l’heure. +La demi-remontée s’était faite. +Le petit havre était endormi. +Quelques navires y étaient mouillés, cargues sur vergues, hunes capelées, et sans fanaux. +On apercevait au fond quelques barques au radoub, à sec dans le carénage. +Il n’y avait de lumière nulle part, pas plus aux Bravées qu’ailleurs. +La distance s’ajoutait à l’obscurité. +Puis il avait sauté par-dessus le bordage et pris terre. Une fois assis, il ne fit plus un mouvement. -La lune lui montrait ce rêve. -Il est affreux qu’on soit forcé de respirer. -Il faisait ce qu’il pouvait pour s’en empêcher. -Il lui semblait voir un paradis fantôme. -Il avait peur que tout cela ne s’envolât. +La lune lui montrait ce rêve. +Il est affreux qu’on soit forcé de respirer. +Il faisait ce qu’il pouvait pour s’en empêcher. +Il lui semblait voir un paradis fantôme. +Il avait peur que tout cela ne s’envolât. Un souffle, et tout se dissiperait. Gilliatt avait ce tremblement. On se souvient de ce banc. -Gilliatt regardait les deux fenêtres. -Il pensait à un sommeil possible de quelqu’un dans cette chambre. -Derrière ce mur, on dormait. -Il eût voulu ne pas être où il était. -Il eût mieux aimé mourir que de s’en aller. -Il pensait à une haleine soulevant une poitrine. -Il imaginait un corset, un lacet traînant à terre, des bas, des jarretières. -Il avait l’âme dans les étoiles. -À un certain degré de passion, tout homme est sujet aux profonds éblouissements. -Si c’est une nature âpre et primitive, raison de plus. -Être sauvage, cela s’ajoute au rêve. -Le ravissement est une plénitude qui déborde comme une autre. -Voir ces fenêtres, c’était presque trop pour Gilliatt. -Tout à coup, il la vit elle-même. -Gilliatt se sentit défaillir, c’était Déruchette. -Elle était si près que c’était terrible. +Gilliatt regardait les deux fenêtres. +Il pensait à un sommeil possible de quelqu’un dans cette chambre. +Derrière ce mur, on dormait. +Il eût voulu ne pas être où il était. +Il eût mieux aimé mourir que de s’en aller. +Il pensait à une haleine soulevant une poitrine. +Il imaginait un corset, un lacet traînant à terre, des bas, des jarretières. +Il avait l’âme dans les étoiles. +À un certain degré de passion, tout homme est sujet aux profonds éblouissements. +Si c’est une nature âpre et primitive, raison de plus. +Être sauvage, cela s’ajoute au rêve. +Le ravissement est une plénitude qui déborde comme une autre. +Voir ces fenêtres, c’était presque trop pour Gilliatt. +Tout à coup, il la vit elle-même. +Gilliatt se sentit défaillir, c’était Déruchette. +Elle était si près que c’était terrible. Gilliatt l’entendait respirer. Il y avait dans des profondeurs un rossignol qui chantait. Les passages du vent dans les branches mettaient en mouvement l’ineffable silence nocturne. -Elle semblait l’âme fleur de toute cette ombre. -Toute cette ombre, flottante en Déruchette, pesait sur Gilliatt. +Elle semblait l’âme fleur de toute cette ombre. +Toute cette ombre, flottante en Déruchette, pesait sur Gilliatt. L’accablement du ravissement existe. -Être près d’elle, est-ce que c’est possible ? +Être près d’elle, est-ce que c’est possible ? L’entendre respirer, elle respire donc ! Alors les astres respirent. -Il était le plus misérable et le plus enivré des hommes. +Il était le plus misérable et le plus enivré des hommes. Il ne savait que faire. -Ce délire de la voir l’anéantissait. -C’était elle qui était là, et c’était lui qui était ici ! -Ses idées, éblouies et fixes, s’arrêtaient sur cette créature comme sur une escarboucle. +Ce délire de la voir l’anéantissait. +C’était elle qui était là, et c’était lui qui était ici ! +Ses idées, éblouies et fixes, s’arrêtaient sur cette créature comme sur une escarboucle. Il regardait cette nuque et ces cheveux. -Songer jusque-là, il n’eût pas même conçu un moment cet excès d’audace. -Toucher avec la pensée, c’est presque toucher avec la main. +Songer jusque-là, il n’eût pas même conçu un moment cet excès d’audace. +Toucher avec la pensée, c’est presque toucher avec la main. Il ne savait ce qu’il avait. Il se sentait expirer. -Si elle lui fût venue, il se fût enfui. +Si elle lui fût venue, il se fût enfui. Quelqu’un marchait dans le jardin. -On ne voyait pas qui, à cause des arbres. -C’était un pas d’homme. -Déruchette leva les yeux. -Les pas s’approchèrent, puis cessèrent. -La personne qui marchait venait de s’arrêter. -Elle devait être tout près. -Le sentier où était le banc se perdait entre deux massifs. +On ne voyait pas qui, à cause des arbres. +C’était un pas d’homme. +Déruchette leva les yeux. +Les pas s’approchèrent, puis cessèrent. +La personne qui marchait venait de s’arrêter. +Elle devait être tout près. +Le sentier où était le banc se perdait entre deux massifs. La lune projetait sur la terre, hors du massif jusqu’au banc, une ombre. Gilliatt voyait cette ombre. -Elle était toute pâle. -Sa bouche entr’ouverte ébauchait un cri de surprise. -Son étonnement était un enchantement plein de crainte. -Elle était comme transfigurée par une présence. -Il ne semblait pas que l’être qu’elle voyait fût de la terre. -La réverbération d’un ange était dans son regard. -L’être qui n’était pour Gilliatt qu’une ombre parla. +Elle était toute pâle. +Sa bouche entr’ouverte ébauchait un cri de surprise. +Son étonnement était un enchantement plein de crainte. +Elle était comme transfigurée par une présence. +Il ne semblait pas que l’être qu’elle voyait fût de la terre. +La réverbération d’un ange était dans son regard. +L’être qui n’était pour Gilliatt qu’une ombre parla. C’est une remarque qu’on a faite, je vous demande pardon. -Je dois d’abord m’adresser à vous. +Je dois d’abord m’adresser à vous. Le Cashmere part demain, c’est ce qui fait que je suis venu. Vous vous promenez tous les soirs dans votre jardin. -Mademoiselle, vous êtes pauvre ; depuis ce matin je suis riche. +Mademoiselle, vous êtes pauvre ; depuis ce matin je suis riche. Voulez-vous de moi pour votre mari ? La voix reprit : — Je vous aime. -Puisque Dieu promet l’éternité, c’est qu’il veut qu’on soit deux. +Puisque Dieu promet l’éternité, c’est qu’il veut qu’on soit deux. Il y a pour moi sur la terre une femme, c’est vous. -Je pense à vous comme à une prière. -Ma foi est en Dieu et mon espérance est en vous. +Je pense à vous comme à une prière. +Ma foi est en Dieu et mon espérance est en vous. Les ailes que j’ai, c’est vous qui les portez. -Vous êtes ma vie, et déjà mon ciel. -Monsieur, dit Déruchette, il n’y a personne pour répondre dans la maison. -La voix s’éleva de nouveau : — J’ai fait ce doux songe. -Dieu ne défend pas les songes. +Vous êtes ma vie, et déjà mon ciel. +Monsieur, dit Déruchette, il n’y a personne pour répondre dans la maison. +La voix s’éleva de nouveau : — J’ai fait ce doux songe. +Dieu ne défend pas les songes. Vous me faites l’effet d’une gloire. -Je vous aime passionnément, mademoiselle. +Je vous aime passionnément, mademoiselle. La sainte innocence, c’est vous. Vous rappelez-vous ce passage de la bible qu’on nous a lu ? -J’y ai toujours songé depuis. +J’y ai toujours songé depuis. Je l’ai relu souvent. -Le révérend Hérode me disait : Il vous faut une femme riche. -Je lui ai répondu : Non, il me faut une femme pauvre. -C’est vous qui êtes la souveraine ; vous viendrez à moi si vous voulez. +Le révérend Hérode me disait : Il vous faut une femme riche. +Je lui ai répondu : Non, il me faut une femme pauvre. +C’est vous qui êtes la souveraine ; vous viendrez à moi si vous voulez. J’aime et j’attends. -Vous êtes la forme vivante de la bénédiction. -La voix continua : — On ne peut rien contre les choses angéliques. +Vous êtes la forme vivante de la bénédiction. +La voix continua : — On ne peut rien contre les choses angéliques. Toute la loi est amour. Le mariage, c’est Chanaan. -Vous êtes la beauté promise. -Ô pleine de grâce, je vous salue. -Vous êtes belle dans cette obscurité sacrée de la nuit. -Mademoiselle, les rencontres des âmes ne dépendent pas d’elles. +Vous êtes la beauté promise. +Ô pleine de grâce, je vous salue. +Vous êtes belle dans cette obscurité sacrée de la nuit. +Mademoiselle, les rencontres des âmes ne dépendent pas d’elles. Ce n’est pas de notre faute. -Vous assistiez, rien de plus ; j’étais là, rien de plus. +Vous assistiez, rien de plus ; j’étais là, rien de plus. Je n’ai rien fait que de sentir que je vous aimais. -Quelquefois mes yeux se sont levés sur vous. +Quelquefois mes yeux se sont levés sur vous. J’ai eu tort, mais comment faire ? C’est en vous regardant que tout est venu. -On ne peut s’empêcher. -Il y a des volontés mystérieuses qui sont au-dessus de nous. +On ne peut s’empêcher. +Il y a des volontés mystérieuses qui sont au-dessus de nous. Le premier des temples, c’est le cœur. -Tant que j’ai été pauvre, je n’ai rien dit. -Je sais votre âge. +Tant que j’ai été pauvre, je n’ai rien dit. +Je sais votre âge. Vous avez vingt et un ans, j’en ai vingt-six. Je pars demain ; si vous me refusez, je ne reviendrai pas. -Soyez mon engagée, voulez-vous ? -Je vous aime, répondez-moi. -C’est à Rebecca qu’on demande Rebecca. -À moins que vous ne m’aimiez pas. -Déruchette pencha le front, et murmura : — Oh ! +Soyez mon engagée, voulez-vous ? +Je vous aime, répondez-moi. +C’est à Rebecca qu’on demande Rebecca. +À moins que vous ne m’aimiez pas. +Déruchette pencha le front, et murmura : — Oh ! Je l’adore Cela fut dit si bas que Gilliatt seul entendit. Il y eut une pause. Les feuilles d’arbres ne remuaient pas. La voix reprit : — Mademoiselle. -La voix continua : — Hélas ! -Dieu l’a entendue, dit Déruchette. -Alors la voix devint presque sonore, et en même temps plus douce que jamais. -Ces paroles sortirent du massif, comme d’un buisson ardent : — Tu es ma fiancée. -Lève-toi, et viens. +La voix continua : — Hélas ! +Dieu l’a entendue, dit Déruchette. +Alors la voix devint presque sonore, et en même temps plus douce que jamais. +Ces paroles sortirent du massif, comme d’un buisson ardent : — Tu es ma fiancée. +Lève-toi, et viens. Il serait impossible de le dire. La cloche continua de sonner. Mess Lethierry agitait la cloche avec emportement. -Brusquement il s’arrêta. +Brusquement il s’arrêta. Un homme venait de tourner l’angle du quai. L’homme au bag pipe ! -Je savais bien que c’était toi ! -Tu y es donc allé ! -On t’aurait brûlé il y a cent ans. +Je savais bien que c’était toi ! +Tu y es donc allé ! +On t’aurait brûlé il y a cent ans. C’est de la magie. Il ne manque pas une vis. -J’ai déjà tout regardé, tout reconnu, tout manié. +J’ai déjà tout regardé, tout reconnu, tout manié. Je devine que les roues sont dans les deux caisses. Je viens de te chercher dans ta cabine. -J’ai sonné la cloche. -Je me disais : Où est-il que je le mange ! +J’ai sonné la cloche. +Je me disais : Où est-il que je le mange ! Il faut convenir qu’il se passe des choses extraordinaires. -Cet animal-là revient de l’écueil Douvres. +Cet animal-là revient de l’écueil Douvres. Il me rapporte ma vie. Tu es un ange. Oui, oui, oui, c’est ma machine. @@ -5544,135 +5544,135 @@ On le verra, on dira : ce n’est pas vrai. Tout y est, quoi ! Il ne manque pas un serpentin. Il ne manque pas un apitage. -Le tube de prise d’eau n’a pas bougé. +Le tube de prise d’eau n’a pas bougé. C’est incroyable qu’il n’y ait pas eu d’avarie. -Il n’y a qu’un peu d’huile à mettre. +Il n’y a qu’un peu d’huile à mettre. Mais comment as-tu fait ? Et dire que Durande va remarcher ! -L’arbre des roues est démonté comme par un bijoutier. +L’arbre des roues est démonté comme par un bijoutier. Donne-moi ta parole d’honneur que je ne suis pas fou. -Il se dressa debout, respira, et poursuivit : — Jure-moi ça. -Je me pince, je sens bien que je ne rêve pas. -Tu es mon enfant, tu es mon garçon, tu es le bon Dieu. -Avoir été me chercher ma gueuse de machine ! -Dans ce guet-apens d’écueil ! -J’ai vu des choses très farces dans ma vie. +Il se dressa debout, respira, et poursuivit : — Jure-moi ça. +Je me pince, je sens bien que je ne rêve pas. +Tu es mon enfant, tu es mon garçon, tu es le bon Dieu. +Avoir été me chercher ma gueuse de machine ! +Dans ce guet-apens d’écueil ! +J’ai vu des choses très farces dans ma vie. Je n’ai rien vu de tel. J’ai vu les parisiens qui sont des satans. -Je t’en fiche qu’ils feraient ça. +Je t’en fiche qu’ils feraient ça. C’est pis que la Bastille. -C’est de la gnognotte à côté de toi. -Tu as fait là un miracle, un pour de vrai. +C’est de la gnognotte à côté de toi. +Tu as fait là un miracle, un pour de vrai. Saute-moi donc au cou. Et on te devra tout le bonheur du pays. Vont-ils bougonner dans Saint-Sampson ! Je vais m’occuper tout de suite de refaire le bachot. -C’est étonnant, la bielle n’a rien de cassé. -Messieurs, il est allé aux Douvres. +C’est étonnant, la bielle n’a rien de cassé. +Messieurs, il est allé aux Douvres. Je dis les Douvres. -Il est allé tout seul. +Il est allé tout seul. Un caillou qu’il n’y a rien de pire. Tu sais, t’a-t-on dit ? -Il a soûlé Tangrouille. +Il a soûlé Tangrouille. C’est long, je te raconterai un autre jour la piraterie. Moi, affreuse brute, j’avais confiance dans Clubin. Il y a un Dieu, canaille ! Nous lui donnerons vingt pieds de plus. On fait maintenant les bateaux plus longs. -J’achèterai du bois à Dantzick et à Brême. -À présent que j’ai la machine, on me fera crédit. -C’était la ceinture de cuir qu’il avait rapportée. +J’achèterai du bois à Dantzick et à Brême. +À présent que j’ai la machine, on me fera crédit. +C’était la ceinture de cuir qu’il avait rapportée. Mess Lethierry examina les trois morceaux de papier. Mes soixante-quinze mille francs ! -Tu es donc allé jusqu’en enfer. -C’est la ceinture à Clubin. +Tu es donc allé jusqu’en enfer. +C’est la ceinture à Clubin. Je lis dedans son ordure de nom. Gilliatt rapporte la machine, plus l’argent ! -Voilà de quoi mettre dans les journaux. -J’achèterai du bois première qualité. -Je devine, tu auras retrouvé la carcasse. +Voilà de quoi mettre dans les journaux. +J’achèterai du bois première qualité. +Je devine, tu auras retrouvé la carcasse. Clubin pourri dans quelque coin. -Nous ferons peut-être la coque en orme. +Nous ferons peut-être la coque en orme. Quelle belle Durande nous allons conditionner ! On ne me fera pas la loi. -Je n’aurai plus besoin de crédit. +Je n’aurai plus besoin de crédit. J’ai les sous. A-t-on jamais vu ce Gilliatt ! -J’étais par terre, aplati, mort. +J’étais par terre, aplati, mort. Il me remet debout sur mes quatre fers ! -Et moi qui ne pensais pas du tout à lui ! -Ça m’était sorti de l’esprit. -Tout me revient, à présent. -Par exemple, tu sais, tu épouses Déruchette. +Et moi qui ne pensais pas du tout à lui ! +Ça m’était sorti de l’esprit. +Tout me revient, à présent. +Par exemple, tu sais, tu épouses Déruchette. Mess Lethierry eut un soubresaut. -Gilliatt répondit : — Je ne l’aime pas. +Gilliatt répondit : — Je ne l’aime pas. C’est donc pour moi que tu jouais du bug pipe ? -À mesure qu’il devenait pâle, mess Lethierry devenait rouge. -En voilà un imbécile ! -Il n’aime pas Déruchette ! -Eh bien, arrange-toi pour l’aimer, car elle n’épousera que toi. -Quelle diable d’anecdote viens-tu me conter là ! +À mesure qu’il devenait pâle, mess Lethierry devenait rouge. +En voilà un imbécile ! +Il n’aime pas Déruchette ! +Eh bien, arrange-toi pour l’aimer, car elle n’épousera que toi. +Quelle diable d’anecdote viens-tu me conter là ! Si tu crois que je te crois ! Est-ce que tu es malade ? -C’est bon, envoie chercher le médecin, mais ne dis pas d’extravagances. -Il est vrai que les amoureux, c’est si bête ! +C’est bon, envoie chercher le médecin, mais ne dis pas d’extravagances. +Il est vrai que les amoureux, c’est si bête ! Voyons, as-tu des raisons ? Si tu as des raisons, dis-les. On n’est pas une oie sans avoir des raisons. -Gilliatt répliqua : — J’ai dit non. +Gilliatt répliqua : — J’ai dit non. Tu as dit non. Il y tient, la brute ! -Tu as quelque chose, c’est sûr ! +Tu as quelque chose, c’est sûr ! Tu as dit non ! -Voilà une stupidité qui dépasse les limites du monde connu. -On flanque des douches aux personnes pour bien moins que ça. -Tu n’aimes pas Déruchette ! -Et la tempête d’il y a trois jours ! +Voilà une stupidité qui dépasse les limites du monde connu. +On flanque des douches aux personnes pour bien moins que ça. +Tu n’aimes pas Déruchette ! +Et la tempête d’il y a trois jours ! Si tu t’imagines que je ne me rends pas compte. Tu en as eu du tirage ! -Tu m’as pourtant assez ennuyé avec ton bag pipe. -On appelle ça biniou en Bretagne. -Toujours le même air, l’animal ! -Tu n’aimes pas Déruchette ! +Tu m’as pourtant assez ennuyé avec ton bag pipe. +On appelle ça biniou en Bretagne. +Toujours le même air, l’animal ! +Tu n’aimes pas Déruchette ! Je ne sais pas ce que tu as. -Et elle t’épousera ! +Et elle t’épousera ! Tu ne l’aimes pas ! -Réflexions faites, je ne comprends rien. +Réflexions faites, je ne comprends rien. Ou tu es fou, ou je le suis. -Et le voilà qui ne dit plus un mot. -On ne rend pas service aux gens pour les mettre en colère. -Eh bien, si tu ne l’épouses pas, elle coiffera sainte Catherine. +Et le voilà qui ne dit plus un mot. +On ne rend pas service aux gens pour les mettre en colère. +Eh bien, si tu ne l’épouses pas, elle coiffera sainte Catherine. D’abord, j’ai besoin de toi, moi. Tu seras le pilote de Durande. -Si tu t’imagines que je vais te laisser aller comme ça ! -Ta, ta, ta, nenni mon cœur, je ne te lâche point. -Je ne t’écoute seulement pas. -Où y a-t-il un matelot comme toi ! +Si tu t’imagines que je vais te laisser aller comme ça ! +Ta, ta, ta, nenni mon cœur, je ne te lâche point. +Je ne t’écoute seulement pas. +Où y a-t-il un matelot comme toi ! Tu es mon homme. -Cependant la cloche avait réveillé la maison et les environs. -Grâce avait à la main une chandelle. +Cependant la cloche avait réveillé la maison et les environs. +Grâce avait à la main une chandelle. Les grandes joies ne demandent pas mieux que d’avoir un public. -Il accepta d’emblée l’auditoire. -Vous voilà, vous autres. +Il accepta d’emblée l’auditoire. +Vous voilà, vous autres. C’est bien heureux. Vous savez la nouvelle. -Cet homme a été là et il a rapporté ça. -Tout à l’heure quand je me suis réveillé, j’ai vu le tuyau. -C’était sous ma fenêtre. -Il ne manque pas un clou à la chose. +Cet homme a été là et il a rapporté ça. +Tout à l’heure quand je me suis réveillé, j’ai vu le tuyau. +C’était sous ma fenêtre. +Il ne manque pas un clou à la chose. Vous sortez de votre lit, bonnes gens. La Durande vous vient en dormant. -Ces enragés vont où il faut aller et font ce qu’il faut faire. -L’homme du Bû de la Rue arrive du rocher Douvres. +Ces enragés vont où il faut aller et font ce qu’il faut faire. +L’homme du Bû de la Rue arrive du rocher Douvres. Mais comment as-tu fait ? C’est vrai que tu es sorcier. -Ceux qui disent ça ne sont déjà pas si bêtes. +Ceux qui disent ça ne sont déjà pas si bêtes. La Durande est revenue ! -Les tempêtes ont beau avoir de la méchanceté, ça la leur coupe rasibus. +Les tempêtes ont beau avoir de la méchanceté, ça la leur coupe rasibus. Mes amis, je vous annonce qu’il n’y a plus de naufrages. -J’ai visité la mécanique. -Elle est comme neuve, entière, quoi ! -Les tiroirs à vapeur jouent comme sur des roulettes. +J’ai visité la mécanique. +Elle est comme neuve, entière, quoi ! +Les tiroirs à vapeur jouent comme sur des roulettes. On dirait un objet d’hier matin. La machine ? demanda sieur Landoys. Il sera deux fois mon gendre. @@ -5682,547 +5682,547 @@ Il va y en avoir une, de Durande ! Je ne donnerais pas Saint-Sampson pour Londres. Et voici l’auteur. Je vous dis que c’est une aventure. -On lira ça samedi dans la gazette au père Mauger. +On lira ça samedi dans la gazette au père Mauger. Gilliatt le Malin est un malin. -Qu’est-ce que c’est que ces louis d’or là ? -Sieur Landoys, donnez ces pounds de ma part au connétable de Saint-Sampson. +Qu’est-ce que c’est que ces louis d’or là ? +Sieur Landoys, donnez ces pounds de ma part au connétable de Saint-Sampson. Vous savez, la lettre de Rantaine ? -Je vous l’ai montrée ; eh bien, j’ai les bank-notes. -Voilà de quoi acheter du chêne et du sapin et faire de la menuiserie. +Je vous l’ai montrée ; eh bien, j’ai les bank-notes. +Voilà de quoi acheter du chêne et du sapin et faire de la menuiserie. Vous rappelez-vous le temps d’il y a trois jours ? Quel massacre de vent et de pluie ! Le ciel tirait le canon. -Gilliatt a reçu ça dans les Douvres. -Grâce à lui, je redeviens quelqu’un. -La galiote au père Lethierry va reprendre son service, messieurs, mesdames. +Gilliatt a reçu ça dans les Douvres. +Grâce à lui, je redeviens quelqu’un. +La galiote au père Lethierry va reprendre son service, messieurs, mesdames. Je me suis toujours dit : j’en ferai une ! -J’appelle ça un homme qui a de l’esprit. +J’appelle ça un homme qui a de l’esprit. Nous sommes tous des pas grand’chose. -Depuis quelques instants Déruchette était dans la salle. +Depuis quelques instants Déruchette était dans la salle. Elle n’avait pas dit un mot, elle n’avait pas fait de bruit. -Elle avait eu une entrée d’ombre. -Un peu après elle, une autre apparition muette s’était faite. +Elle avait eu une entrée d’ombre. +Un peu après elle, une autre apparition muette s’était faite. Il y avait maintenant plusieurs chandelles dans le groupe lentement grossi. -Il y avait un pli d’angoisse au coin de ses lèvres contractées. -Il examinait et écoutait avec une attention profonde. -Ce regard par moments se rencontrait avec celui de Déruchette. -Mess Lethierry d’abord n’aperçut pas Monsieur Ebenezer, mais il aperçut Déruchette. -En même temps il étendait le bras vers le coin sombre où était Gilliatt. -Déruchette, dit-il, te revoilà riche, et voilà ton mari. -Déruchette leva la tête avec égarement et regarda dans cette obscurité. +Il y avait un pli d’angoisse au coin de ses lèvres contractées. +Il examinait et écoutait avec une attention profonde. +Ce regard par moments se rencontrait avec celui de Déruchette. +Mess Lethierry d’abord n’aperçut pas Monsieur Ebenezer, mais il aperçut Déruchette. +En même temps il étendait le bras vers le coin sombre où était Gilliatt. +Déruchette, dit-il, te revoilà riche, et voilà ton mari. +Déruchette leva la tête avec égarement et regarda dans cette obscurité. Mais qu’est-ce que tu fais dans ton coin, Gilliatt ? On ne te voit pas. -Tout le monde, de la lumière. -Illuminez-moi mon gendre à giorno. -C’est vous, monsieur le curé, vous me marierez ces jeunes gens-là. -L’œil de mess Lethierry venait de tomber sur le révérend Ebenezer. -Douce et Grâce avaient obéi. -Deux chandelles posées sur la table éclairaient Gilliatt de la tête aux pieds. +Tout le monde, de la lumière. +Illuminez-moi mon gendre à giorno. +C’est vous, monsieur le curé, vous me marierez ces jeunes gens-là. +L’œil de mess Lethierry venait de tomber sur le révérend Ebenezer. +Douce et Grâce avaient obéi. +Deux chandelles posées sur la table éclairaient Gilliatt de la tête aux pieds. Qu’il est beau ! cria Lethierry. -Quelques-unes des pustules de la pieuvre étaient encore visibles sur ses bras velus. +Quelques-unes des pustules de la pieuvre étaient encore visibles sur ses bras velus. C’est mon vrai gendre. Comme il s’est battu avec la mer ! Il est tout en loques ! Que tu es beau ! -Grace courut à Déruchette et lui soutint la tête. -Déruchette venait de s’évanouir. -Dès l’aube Saint-Sampson était sur pied et Saint-Pierre-Port commençait à arriver. -La cheminée, au surplus, suffisait à la contemplation. -La foule s’émerveillait. +Grace courut à Déruchette et lui soutint la tête. +Déruchette venait de s’évanouir. +Dès l’aube Saint-Sampson était sur pied et Saint-Pierre-Port commençait à arriver. +La cheminée, au surplus, suffisait à la contemplation. +La foule s’émerveillait. On ne parlait que de Gilliatt. -Elle s’est trouvée un peu mal cette nuit à cause de la chaleur. +Elle s’est trouvée un peu mal cette nuit à cause de la chaleur. Il y avait beaucoup de monde dans la salle. -Et puis la surprise, la joie, avec cela que les fenêtres étaient fermées. -Elle va avoir un fier mari ! — Et il avait recommencé à écrire. -Il achevait de cacheter la troisième. +Et puis la surprise, la joie, avec cela que les fenêtres étaient fermées. +Elle va avoir un fier mari ! — Et il avait recommencé à écrire. +Il achevait de cacheter la troisième. Le bruit d’une roue sur le quai lui fit dresser le cou. -Ce boy se dirigeait du côté de Saint-Pierre-Port. +Ce boy se dirigeait du côté de Saint-Pierre-Port. Mess Lethierry apostropha le boy. -Où vas-tu, garçon ? -Le boy s’arrêta, et répondit : — Au Cashmere. +Où vas-tu, garçon ? +Le boy s’arrêta, et répondit : — Au Cashmere. Eh bien, tu porteras aussi ces trois lettres. C’est pour l’Allemagne. Je ne parlerai pas au capitaine, mess Lethierry. -Le Cashmere n’est pas à quai. +Le Cashmere n’est pas à quai. Il est en rade. -À cause de la mer. +À cause de la mer. Je ne pourrai parler qu’au patron de l’embarcation. Tu lui recommanderas mes lettres. -À quelle heure part le Cashmere ? -À midi, aujourd’hui, la marée monte. -Il a la marée contre. +À quelle heure part le Cashmere ? +À midi, aujourd’hui, la marée monte. +Il a la marée contre. Mais il a le vent pour. Mess Lethierry appela : Douce ! -Grace entre-bâilla la porte. +Grace entre-bâilla la porte. Mess, qu’y a-t-il ? -Mess Lethierry prit une feuille de papier et se mit à écrire. -J’ai rendez-vous toute la journée avec des charpentiers pour l’estimat. +Mess Lethierry prit une feuille de papier et se mit à écrire. +J’ai rendez-vous toute la journée avec des charpentiers pour l’estimat. La reconstruction marchera vite. -Toi, de ton côté, va chez le doyen pour avoir les dispenses. -Je m’occupe de Durande, occupe-toi de Déruchette. +Toi, de ton côté, va chez le doyen pour avoir les dispenses. +Je m’occupe de Durande, occupe-toi de Déruchette. Il data, et signa : Lethierry. -Porte cela à Gilliatt. -Au Bû de la Rue ? -Au Bû de la Rue. -Saint-Sampson ne peut avoir foule sans que Saint-Pierre-Port soit désert. -Une chose curieuse sur un point donné est une pompe aspirante. -Tout autre évènement s’était effacé devant celui-là. -La machine de la Durande rapportée des Douvres, tel était l’ordre du jour. +Porte cela à Gilliatt. +Au Bû de la Rue ? +Au Bû de la Rue. +Saint-Sampson ne peut avoir foule sans que Saint-Pierre-Port soit désert. +Une chose curieuse sur un point donné est une pompe aspirante. +Tout autre évènement s’était effacé devant celui-là. +La machine de la Durande rapportée des Douvres, tel était l’ordre du jour. On n’y croyait pas. Le naufrage avait paru extraordinaire, mais le sauvetage semblait impossible. -C’était à qui s’en assurerait par ses yeux. -Toute autre préoccupation était suspendue. -On eût dit un dimanche. -Elle a pour desservant le subrogé de l’évêque, clergyman à pleins pouvoirs. -C’est ce qu’avait fait ce jour-là le Cashmere. -Il avait mouillé en rade. -On trouvait dans toutes les criques des bateliers « à volonté ». -Le Havelet était une de ces criques. +C’était à qui s’en assurerait par ses yeux. +Toute autre préoccupation était suspendue. +On eût dit un dimanche. +Elle a pour desservant le subrogé de l’évêque, clergyman à pleins pouvoirs. +C’est ce qu’avait fait ce jour-là le Cashmere. +Il avait mouillé en rade. +On trouvait dans toutes les criques des bateliers « à volonté ». +Le Havelet était une de ces criques. On arrivait au Havelet par plusieurs sentiers. -Les autres sentiers, plus ou moins abrupts, s’enfonçaient dans les anfractuosités des escarpements. -Le Havelet, même en plein jour, était dans une pénombre. -Des blocs en porte-à-faux pendaient de toutes parts. -Il y avait là des pointes de branches perpétuellement mouillées par l’écume. -L’affluence, selon toute apparence, grossissait à Saint-Sampson. +Les autres sentiers, plus ou moins abrupts, s’enfonçaient dans les anfractuosités des escarpements. +Le Havelet, même en plein jour, était dans une pénombre. +Des blocs en porte-à-faux pendaient de toutes parts. +Il y avait là des pointes de branches perpétuellement mouillées par l’écume. +L’affluence, selon toute apparence, grossissait à Saint-Sampson. Pourtant on y voyait un bateau, et un batelier. Dans le bateau il y avait un sac de nuit. Le batelier semblait attendre. -On y est quelquefois observé et écouté. -Les granits et les arbres, qui cachent l’aparté, peuvent cacher aussi un témoin. -Une larme amassée et arrêtée entre ses cils hésitait, et ne tombait pas. -La désolation et la passion étaient empreintes sur le front religieux d’Ebenezer. -La foi s’y décompose. +On y est quelquefois observé et écouté. +Les granits et les arbres, qui cachent l’aparté, peuvent cacher aussi un témoin. +Une larme amassée et arrêtée entre ses cils hésitait, et ne tombait pas. +La désolation et la passion étaient empreintes sur le front religieux d’Ebenezer. +La foi s’y décompose. Plier sous de l’inconnu, rien n’est plus troublant. -L’homme est le patient des évènements. -La vie est une perpétuelle arrivée ; nous la subissons. -Nous ne savons jamais de quel côté viendra la brusque descente du hasard. -Les catastrophes et les félicités entrent, puis sortent, comme des personnages inattendus. +L’homme est le patient des évènements. +La vie est une perpétuelle arrivée ; nous la subissons. +Nous ne savons jamais de quel côté viendra la brusque descente du hasard. +Les catastrophes et les félicités entrent, puis sortent, comme des personnages inattendus. Elles ont leur loi, leur orbite, leur gravitation, en dehors de l’homme. -Rien ne peut être prévu. -Nous vivons pêle-mêle et coup sur coup. +Rien ne peut être prévu. +Nous vivons pêle-mêle et coup sur coup. La conscience est la ligne droite, la vie est le tourbillon. Le sort n’a point l’art des transitions. -Ebenezer était un croyant mélangé de raisonnement et un prêtre compliqué de passion. -Les religions célibataires savent ce qu’elles font. -Rien ne défait le prêtre comme d’aimer une femme. +Ebenezer était un croyant mélangé de raisonnement et un prêtre compliqué de passion. +Les religions célibataires savent ce qu’elles font. +Rien ne défait le prêtre comme d’aimer une femme. Toutes sortes de nuages assombrissaient Ebenezer. -Il contemplait Déruchette, trop. -Ces deux êtres s’idolâtraient. -Il y avait dans la prunelle d’Ebenezer la muette adoration du désespoir. -Déruchette disait : — Vous ne partirez pas. +Il contemplait Déruchette, trop. +Ces deux êtres s’idolâtraient. +Il y avait dans la prunelle d’Ebenezer la muette adoration du désespoir. +Déruchette disait : — Vous ne partirez pas. Je n’en ai pas la force. Voyez-vous, j’ai cru que je pourrais vous dire adieu, je ne peux pas. -On n’est pas forcé de pouvoir. -Pourquoi êtes-vous venu hier ? +On n’est pas forcé de pouvoir. +Pourquoi êtes-vous venu hier ? Il ne fallait pas venir si vous vouliez vous en aller. -Je ne vous ai jamais parlé. +Je ne vous ai jamais parlé. Je vous aimais, mais je ne le savais pas. -Comme Rebecca a dû devenir rouge ! -C’est ce qu’il y a eu de terrible dans cet amour-là. -Ç’a été comme une trahison. +Comme Rebecca a dû devenir rouge ! +C’est ce qu’il y a eu de terrible dans cet amour-là. +Ç’a été comme une trahison. Je n’y ai pas pris garde. Je ne m’en doutais pas. Vous leviez quelquefois les yeux sur moi. -Vous parliez des archanges, c’était vous l’archange. +Vous parliez des archanges, c’était vous l’archange. Ce que vous disiez, je le pensais tout de suite. Avant vous, je ne sais pas si je croyais en Dieu. -Depuis vous, j’étais devenue une femme qui fait sa prière. -Je disais à Douce : Habille-moi bien vite que je ne manque pas l’office. -Et je courais à l’église. -Ainsi, être amoureuse d’un homme, c’est cela. +Depuis vous, j’étais devenue une femme qui fait sa prière. +Je disais à Douce : Habille-moi bien vite que je ne manque pas l’office. +Et je courais à l’église. +Ainsi, être amoureuse d’un homme, c’est cela. Je ne le savais pas. -Je me disais : Comme je deviens dévote ! +Je me disais : Comme je deviens dévote ! J’y allais pour vous, c’est vrai. -J’étais folle, je l’ignorais. +J’étais folle, je l’ignorais. Si vous ne m’aviez rien dit, je n’aurais rien su. -Vous seriez parti, j’aurais peut-être été triste, mais à présent je mourrai. -À quoi pensez-vous ? -Vous n’avez pas l’air de m’écouter. -Ebenezer répondit : — Vous avez entendu ce qui s’est dit hier. -Que puis-je à cela ? +Vous seriez parti, j’aurais peut-être été triste, mais à présent je mourrai. +À quoi pensez-vous ? +Vous n’avez pas l’air de m’écouter. +Ebenezer répondit : — Vous avez entendu ce qui s’est dit hier. +Que puis-je à cela ? Ils se turent un moment. -Ebenezer reprit : — Il n’y a plus pour moi qu’une chose à faire. -Il me semble que cela arrangerait tout, notre départ serait le même. +Ebenezer reprit : — Il n’y a plus pour moi qu’une chose à faire. +Il me semble que cela arrangerait tout, notre départ serait le même. Il ne fallait pas me parler, vous. -Pourquoi m’avez-vous parlé ? +Pourquoi m’avez-vous parlé ? Alors ne vous en allez pas. Qu’est-ce que je vais devenir ? Je vous dis que je mourrai. -Vous serez bien avancé quand je serai dans le cimetière. -J’ai le cœur brisé. +Vous serez bien avancé quand je serai dans le cimetière. +J’ai le cœur brisé. Je suis bien malheureuse. -Mon oncle n’est pas méchant pourtant. -Jusque-là elle avait toujours dit mon père. +Mon oncle n’est pas méchant pourtant. +Jusque-là elle avait toujours dit mon père. Ebenezer recula d’un pas et fit un signe au batelier. -Non, non ! cria Déruchette. +Non, non ! cria Déruchette. Ebenezer se rapprocha d’elle. -Il le faut, Déruchette. +Il le faut, Déruchette. Est-ce que c’est possible ? Avez-vous vu cet homme horrible hier ? Vous ne pouvez pas m’abandonner. Vous avez de l’esprit, vous trouverez un moyen. Je ne vous ai rien fait. -Vous n’avez pas à vous plaindre de moi. -C’est par ce vaisseau-là que vous voulez vous en aller ? +Vous n’avez pas à vous plaindre de moi. +C’est par ce vaisseau-là que vous voulez vous en aller ? Je ne veux pas. Vous ne me quitterez pas. On n’ouvre pas le ciel pour le refermer. Je vous dis que vous resterez. D’ailleurs il n’est pas encore l’heure. -Il dénoua cette étreinte délicate qui résista tant qu’elle put. -Déruchette éclata en sanglots. -Ebenezer tourna la tête. -Déruchette leva les yeux. -Gilliatt était devant eux. -Il venait d’entrer par un sentier latéral. -Gilliatt n’était plus le même homme que la veille. -On voyait une bague d’or à son petit doigt. -Il semblait profondément calme. -Son hâle était livide. -Du bronze qui souffre, tel était ce visage. -Ils le regardèrent, stupéfaits. -Quoique méconnaissable, Déruchette le reconnut. +Il dénoua cette étreinte délicate qui résista tant qu’elle put. +Déruchette éclata en sanglots. +Ebenezer tourna la tête. +Déruchette leva les yeux. +Gilliatt était devant eux. +Il venait d’entrer par un sentier latéral. +Gilliatt n’était plus le même homme que la veille. +On voyait une bague d’or à son petit doigt. +Il semblait profondément calme. +Son hâle était livide. +Du bronze qui souffre, tel était ce visage. +Ils le regardèrent, stupéfaits. +Quoique méconnaissable, Déruchette le reconnut. Gilliatt reprit : — Quel besoin avez-vous de vous dire adieu ? -Elle eut un tremblement de la tête aux pieds. -Gilliatt continua : — Miss Déruchette a ses vingt et un ans. -Elle ne dépend que d’elle. +Elle eut un tremblement de la tête aux pieds. +Gilliatt continua : — Miss Déruchette a ses vingt et un ans. +Elle ne dépend que d’elle. Son oncle n’est que son oncle. -Déruchette interrompit doucement : — Comment se fait-il que vous soyez ici ? +Déruchette interrompit doucement : — Comment se fait-il que vous soyez ici ? Mariez-vous, poursuivit Gilliatt. -Déruchette commençait à percevoir ce que cet homme lui disait. -Elle bégaya : — Mon pauvre oncle... +Déruchette commençait à percevoir ce que cet homme lui disait. +Elle bégaya : — Mon pauvre oncle... D’ailleurs vous allez partir. Quand vous reviendrez, il pardonnera. Cela l’occupera pendant votre absence. Il a la Durande pour le consoler. Ils ne dureront pas longtemps, dit Gilliatt. -Ebenezer et Déruchette avaient eu comme un éblouissement. +Ebenezer et Déruchette avaient eu comme un éblouissement. Ils se remettaient maintenant. -Dans leur trouble décroissant, le sens des paroles de Gilliatt leur apparaissait. -On se laisse faire à qui sauve. -Les objections à la rentrée dans l’Éden sont molles. +Dans leur trouble décroissant, le sens des paroles de Gilliatt leur apparaissait. +On se laisse faire à qui sauve. +Les objections à la rentrée dans l’Éden sont molles. Cet homme leur disait : Mariez-vous. -S’il y avait une responsabilité, il la prenait. -Déruchette sentait confusément que, pour des raisons diverses, il en avait le droit. -Ce qu’il disait de mess Lethierry était vrai. -Ebenezer pensif murmura : Un oncle n’est pas un père. -Il subissait la corruption d’une péripétie heureuse et soudaine. -Les scrupules probables du prêtre fondaient et se dissolvaient dans ce pauvre cœur amoureux. +S’il y avait une responsabilité, il la prenait. +Déruchette sentait confusément que, pour des raisons diverses, il en avait le droit. +Ce qu’il disait de mess Lethierry était vrai. +Ebenezer pensif murmura : Un oncle n’est pas un père. +Il subissait la corruption d’une péripétie heureuse et soudaine. +Les scrupules probables du prêtre fondaient et se dissolvaient dans ce pauvre cœur amoureux. Le Cashmere part dans deux heures. Vous avez le temps, mais vous n’avez que le temps. -Ebenezer le considérait attentivement. -Tout à coup il s’écria : — Je vous reconnais. -C’est vous qui m’avez sauvé la vie. -Gilliatt répondit : — Je ne crois pas. -Là-bas, à la pointe des banques. -Je ne connais pas cet endroit-là. -C’est le jour même que j’arrivais. +Ebenezer le considérait attentivement. +Tout à coup il s’écria : — Je vous reconnais. +C’est vous qui m’avez sauvé la vie. +Gilliatt répondit : — Je ne crois pas. +Là-bas, à la pointe des banques. +Je ne connais pas cet endroit-là. +C’est le jour même que j’arrivais. Ne perdons pas de temps, dit Gilliatt. -Et, je ne me trompe pas, vous êtes l’homme d’hier soir. +Et, je ne me trompe pas, vous êtes l’homme d’hier soir. Comment vous appelez-vous ? Gilliatt haussa la voix : — Batelier, attendez-nous. Vous avez vingt et un ans. Prenons le sentier du bord de l’eau. -Il est praticable, la mer ne montera qu’à midi. +Il est praticable, la mer ne montera qu’à midi. Mais tout de suite. -Déruchette et Ebenezer semblaient se consulter du regard. -Il y a de ces hésitations étranges au bord de cet abîme, le bonheur. +Déruchette et Ebenezer semblaient se consulter du regard. +Il y a de ces hésitations étranges au bord de cet abîme, le bonheur. Ils comprenaient sans comprendre. -Il s’appelle Gilliatt, dit Déruchette bas à Ebenezer. -Gilliatt reprit avec une sorte d’autorité : — Qu’attendez-vous ? +Il s’appelle Gilliatt, dit Déruchette bas à Ebenezer. +Gilliatt reprit avec une sorte d’autorité : — Qu’attendez-vous ? Je vous dis de me suivre. -Et Gilliatt montra du doigt le clocher de l’église. -Son pas était ferme. -L’approche de l’église les éclairait. +Et Gilliatt montra du doigt le clocher de l’église. +Son pas était ferme. +L’approche de l’église les éclairait. Dans l’œil creux de Gilliatt, il y avait de la nuit. -On eût dit un spectre menant deux âmes au paradis. -Ebenezer et Déruchette ne se rendaient pas bien compte de ce qui allait arriver. -L’intervention de cet homme était la branche où se raccroche le noyé. -Ils suivaient Gilliatt avec la docilité du désespoir pour le premier venu. +On eût dit un spectre menant deux âmes au paradis. +Ebenezer et Déruchette ne se rendaient pas bien compte de ce qui allait arriver. +L’intervention de cet homme était la branche où se raccroche le noyé. +Ils suivaient Gilliatt avec la docilité du désespoir pour le premier venu. Qui se sent mourir n’est pas difficile sur l’acceptation des incidents. -Déruchette, plus ignorante, était plus confiante. -Il y avait là une question. +Déruchette, plus ignorante, était plus confiante. +Il y avait là une question. Pourtant, on pouvait essayer. -Dans tous les cas, c’était un sursis. -Mais qu’était-ce que cet homme ? +Dans tous les cas, c’était un sursis. +Mais qu’était-ce que cet homme ? Lui, l’obstacle, il se changeait en providence. -Le sentier était inégal, parfois mouillé et difficile. -Dix heures et demie sonnaient comme ils entraient dans l’église. -Le Livre ouvert, était sur la table. -Une plume et une écritoire étaient à côté du registre. -En voyant entrer le révérend Ebenezer Caudray, le révérend Jaquemin Hérode se leva. +Le sentier était inégal, parfois mouillé et difficile. +Dix heures et demie sonnaient comme ils entraient dans l’église. +Le Livre ouvert, était sur la table. +Une plume et une écritoire étaient à côté du registre. +En voyant entrer le révérend Ebenezer Caudray, le révérend Jaquemin Hérode se leva. Je vous attends, dit-il. -Le doyen, en effet, était en robe d’officiant. -Le révérend doyen ajouta : — Je suis à vos ordres, mon collègue. -Ce salut ne s’égara ni à droite ni à gauche. -Ebenezer était clergyman et gentleman. -Il y avait dans son regard une parenthèse où le seul Ebenezer était admis. -Le maintien de ces nuances fait partie du bon ordre et consolide les sociétés. +Le doyen, en effet, était en robe d’officiant. +Le révérend doyen ajouta : — Je suis à vos ordres, mon collègue. +Ce salut ne s’égara ni à droite ni à gauche. +Ebenezer était clergyman et gentleman. +Il y avait dans son regard une parenthèse où le seul Ebenezer était admis. +Le maintien de ces nuances fait partie du bon ordre et consolide les sociétés. Miss Lethierry est majeure, et s’appartient. D’ailleurs son oncle, qui est toute sa famille, consent. -J’abrégerai pour vous être agréable. +J’abrégerai pour vous être agréable. L’essentiel peut tenir dans le sommaire. -La déclaration voulue pour la licence a été dûment faite. +La déclaration voulue pour la licence a été dûment faite. Je vais vous marier. -Mon évangéliste sera le témoin de l’époux ; quant au témoin de l’épouse... +Mon évangéliste sera le témoin de l’époux ; quant au témoin de l’épouse... Le doyen se tourna vers Gilliatt. -Gilliatt fit un signe de tête. +Gilliatt fit un signe de tête. Cela suffit, dit le doyen. -Déruchette était l’extase, pétrifiée. +Déruchette était l’extase, pétrifiée. Le doyen continua : — Maintenant, toutefois, il y a un obstacle. -Déruchette fit un mouvement. -Ce désir, exprimé verbalement, n’est point assez. -Il me faudrait quelque chose d’écrit. -Qu’à cela ne tienne, dit Gilliatt. -Et il présenta au révérend doyen un papier. +Déruchette fit un mouvement. +Ce désir, exprimé verbalement, n’est point assez. +Il me faudrait quelque chose d’écrit. +Qu’à cela ne tienne, dit Gilliatt. +Et il présenta au révérend doyen un papier. Va chez le doyen pour avoir les dispenses. -Je désire que le mariage se fasse le plus tôt possible. +Je désire que le mariage se fasse le plus tôt possible. Tout de suite serait le mieux. -Il posa le papier sur la table, et poursuivit : — Signé Lethierry. -La chose serait plus respectueusement adressée à moi. -Mais puisqu’il s’agit d’un collègue, je n’en demande pas davantage. +Il posa le papier sur la table, et poursuivit : — Signé Lethierry. +La chose serait plus respectueusement adressée à moi. +Mais puisqu’il s’agit d’un collègue, je n’en demande pas davantage. Ebenezer regarda de nouveau Gilliatt. -Il y a des ententes d’âmes. -Ce fut un moment étrange. -Ebenezer et Déruchette étaient l’un près de l’autre devant le ministre. -Gilliatt était à quelque distance dans l’obscurité des piliers. -Cette idée de deuil fut à propos pour la noce. -La robe blanche fait tout de suite une fiancée. -La tombe aussi est une fiançaille. -Un rayonnement se dégageait de Déruchette. -Jamais elle n’avait été ce qu’elle était en cet instant-là. -Déruchette avait ce défaut d’être peut-être trop jolie et pas assez belle. -Sa beauté péchait, si c’est là pécher, par excès de grâce. -La transfiguration de la fille charmante, c’est la vierge idéale. -C’était quelque chose comme une pâquerette qui deviendrait un lys. -La moiteur des pleurs taries était sur ses joues. -Il y avait peut-être encore une larme dans le coin du sourire. -Les larmes séchées, vaguement visibles, sont une sombre et douce parure au bonheur. +Il y a des ententes d’âmes. +Ce fut un moment étrange. +Ebenezer et Déruchette étaient l’un près de l’autre devant le ministre. +Gilliatt était à quelque distance dans l’obscurité des piliers. +Cette idée de deuil fut à propos pour la noce. +La robe blanche fait tout de suite une fiancée. +La tombe aussi est une fiançaille. +Un rayonnement se dégageait de Déruchette. +Jamais elle n’avait été ce qu’elle était en cet instant-là. +Déruchette avait ce défaut d’être peut-être trop jolie et pas assez belle. +Sa beauté péchait, si c’est là pécher, par excès de grâce. +La transfiguration de la fille charmante, c’est la vierge idéale. +C’était quelque chose comme une pâquerette qui deviendrait un lys. +La moiteur des pleurs taries était sur ses joues. +Il y avait peut-être encore une larme dans le coin du sourire. +Les larmes séchées, vaguement visibles, sont une sombre et douce parure au bonheur. Amen, dit le doyen. -Ebenezer et Déruchette avancèrent d’un pas vers le révérend Jaquemin Hérode. -Le doyen dit : — Joë Ebenezer Caudray, veux-tu avoir cette femme pour ton épouse ? -Ebenezer répondit : — Je le veux. -Le doyen reprit : — Durande Déruchette Lethierry, veux-tu avoir cet homme pour ton mari ? +Ebenezer et Déruchette avancèrent d’un pas vers le révérend Jaquemin Hérode. +Le doyen dit : — Joë Ebenezer Caudray, veux-tu avoir cette femme pour ton épouse ? +Ebenezer répondit : — Je le veux. +Le doyen reprit : — Durande Déruchette Lethierry, veux-tu avoir cet homme pour ton mari ? Il y eut un silence. -Ebenezer et Déruchette sentirent on ne sait quelle vague oppression à travers leur ravissement. -Le doyen reprit : — Où est l’anneau ? -Ceci était l’imprévu. -Ebenezer, pris au dépourvu, n’avait pas d’anneau. -C’était probablement l’anneau « de mariage » acheté le matin au bijoutier de Commercial-Arcade. -Le doyen posa l’anneau sur le livre, puis le remit à Ebenezer. -Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dit le doyen. -Que cela soit ainsi, dit l’évangéliste. -Le doyen éleva la voix : — Vous êtes époux. -Que cela soit, dit l’évangéliste. +Ebenezer et Déruchette sentirent on ne sait quelle vague oppression à travers leur ravissement. +Le doyen reprit : — Où est l’anneau ? +Ceci était l’imprévu. +Ebenezer, pris au dépourvu, n’avait pas d’anneau. +C’était probablement l’anneau « de mariage » acheté le matin au bijoutier de Commercial-Arcade. +Le doyen posa l’anneau sur le livre, puis le remit à Ebenezer. +Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, dit le doyen. +Que cela soit ainsi, dit l’évangéliste. +Le doyen éleva la voix : — Vous êtes époux. +Que cela soit, dit l’évangéliste. Le doyen reprit : — Prions. -Ebenezer et Déruchette se retournèrent vers la table et se mirent à genoux. -Eux s’agenouillaient devant Dieu, lui se courbait sous la destinée. -À leur sortie de l’église, ils virent le Cashmere qui commençait à appareiller. -Vous êtes à temps, dit Gilliatt. +Ebenezer et Déruchette se retournèrent vers la table et se mirent à genoux. +Eux s’agenouillaient devant Dieu, lui se courbait sous la destinée. +À leur sortie de l’église, ils virent le Cashmere qui commençait à appareiller. +Vous êtes à temps, dit Gilliatt. Ils reprirent le sentier du Havelet. -Ils allaient devant, Gilliatt maintenant marchait derrière. -C’étaient deux somnambules. -Ils n’avaient pour ainsi dire que changé d’égarement. -Du milieu des ténèbres, ils étaient tombés brusquement dans un Niagara de joie. +Ils allaient devant, Gilliatt maintenant marchait derrière. +C’étaient deux somnambules. +Ils n’avaient pour ainsi dire que changé d’égarement. +Du milieu des ténèbres, ils étaient tombés brusquement dans un Niagara de joie. On pourrait dire qu’ils subissaient l’emparadisement. -Ils ne se parlaient point, se disant trop de choses avec l’âme. -Déruchette serrait contre elle le bras d’Ebenezer. -La leur était délicieuse, mais accablante. -Ils ajournaient, on se reverrait, ce que Gilliatt faisait était bien, voilà tout. +Ils ne se parlaient point, se disant trop de choses avec l’âme. +Déruchette serrait contre elle le bras d’Ebenezer. +La leur était délicieuse, mais accablante. +Ils ajournaient, on se reverrait, ce que Gilliatt faisait était bien, voilà tout. Le fond de ces deux cœurs le remerciait ardemment et vaguement. -Déruchette se disait qu’elle avait là quelque chose à débrouiller, plus tard. +Déruchette se disait qu’elle avait là quelque chose à débrouiller, plus tard. En attendant, ils acceptaient. -Lui adresser des questions, causer avec lui, était impossible. -Trop d’impressions se précipitaient sur eux à la fois. +Lui adresser des questions, causer avec lui, était impossible. +Trop d’impressions se précipitaient sur eux à la fois. Leur engloutissement est pardonnable. -Les faits sont parfois une grêle. +Les faits sont parfois une grêle. On n’est pas au fait de sa propre aventure. -On est écrasé sans deviner ; on est couronné sans comprendre. +On est écrasé sans deviner ; on est couronné sans comprendre. Elle ne se rendait compte de rien. -Un éclaircissement était trop long, un remercîment était trop peu. +Un éclaircissement était trop long, un remercîment était trop peu. Elle se taisait dans ce doux abrutissement du bonheur. -Un peu de pensée leur restait, assez pour se conduire. -Sous l’eau il y a des parties de l’éponge qui demeurent blanches. +Un peu de pensée leur restait, assez pour se conduire. +Sous l’eau il y a des parties de l’éponge qui demeurent blanches. En quelques minutes, ils furent au Havelet. Ebenezer entra le premier dans le bateau. -C’était Gilliatt qui avait posé un doigt sur un pli de sa robe. -Madame, dit-il, vous ne vous attendiez pas à partir. -J’ai pensé que vous auriez peut-être besoin de robes et de linge. -Vous trouverez à bord du Cashmere un coffre qui contient des objets pour femme. -Ce coffre me vient de ma mère. -Il était destiné à la femme que j’épouserais. +C’était Gilliatt qui avait posé un doigt sur un pli de sa robe. +Madame, dit-il, vous ne vous attendiez pas à partir. +J’ai pensé que vous auriez peut-être besoin de robes et de linge. +Vous trouverez à bord du Cashmere un coffre qui contient des objets pour femme. +Ce coffre me vient de ma mère. +Il était destiné à la femme que j’épouserais. Permettez-moi de vous l’offrir. -Déruchette se réveilla à demi de son rêve. +Déruchette se réveilla à demi de son rêve. Elle se tourna vers Gilliatt. Vous ne vous souvenez pas, c’est tout simple. Mess Lethierry avait beaucoup de chagrin. -Il est certain que c’était un bon bateau, et qui rendait des services. -Ce sont là des choses, naturellement, qu’on a oubliées. -Il n’y a pas eu que ce navire-là perdu dans les rochers. -On ne peut pas penser toujours à un accident. -Ils disaient c’est impossible ; ce n’était pas cela qui était impossible. -Je vous remercie de m’écouter un petit instant. -D’ailleurs la chose date de très loin. -Je sais que vous êtes pressée. -La chose remonte à un jour où il y avait de la neige. +Il est certain que c’était un bon bateau, et qui rendait des services. +Ce sont là des choses, naturellement, qu’on a oubliées. +Il n’y a pas eu que ce navire-là perdu dans les rochers. +On ne peut pas penser toujours à un accident. +Ils disaient c’est impossible ; ce n’était pas cela qui était impossible. +Je vous remercie de m’écouter un petit instant. +D’ailleurs la chose date de très loin. +Je sais que vous êtes pressée. +La chose remonte à un jour où il y avait de la neige. Et puis une fois que je passais, j’ai cru que vous aviez souri. -C’est comme ça que ça s’explique. -C’est à peu près tout ce que je voulais dire. +C’est comme ça que ça s’explique. +C’est à peu près tout ce que je voulais dire. Vous aurez beau temps. -Le vent est à l’est. +Le vent est à l’est. Vous trouvez juste que je vous parle un peu, n’est-ce pas ? -Ceci est une dernière minute. -Je pense à ce coffre, répondit Déruchette. +Ceci est une dernière minute. +Je pense à ce coffre, répondit Déruchette. Mais pourquoi ne pas le garder pour votre femme, quand vous vous marierez ? Madame, dit Gilliatt, je ne me marierai probablement pas. -Ce sera dommage, car vous êtes bon. +Ce sera dommage, car vous êtes bon. Gilliatt lui rendit ce sourire. -Puis il aida Déruchette à entrer dans le canot. -Il dépassa l’Esplanade, puis la Salerie. +Puis il aida Déruchette à entrer dans le canot. +Il dépassa l’Esplanade, puis la Salerie. Il y avait peu de vent, Gilliatt allait plus vite que le Cashmere. -Gilliatt marchait dans les roches extrêmes du bord de l’eau, la tête baissée. -Le flux commençait à monter. -C’étaient les chênes du lieu dit les Basses-Maisons. -Il y avait longtemps que cette neige était fondue. +Gilliatt marchait dans les roches extrêmes du bord de l’eau, la tête baissée. +Le flux commençait à monter. +C’étaient les chênes du lieu dit les Basses-Maisons. +Il y avait longtemps que cette neige était fondue. Il poursuivit son chemin. -Cette matinée avait on ne sait quoi de nuptial. -Les premiers papillons se posaient sur les premières roses. -Il semblait que le soleil n’eût jamais servi. -Les cailloux étaient lavés de frais. -La profonde chanson des arbres était chantée par des oiseaux nés d’hier. +Cette matinée avait on ne sait quoi de nuptial. +Les premiers papillons se posaient sur les premières roses. +Il semblait que le soleil n’eût jamais servi. +Les cailloux étaient lavés de frais. +La profonde chanson des arbres était chantée par des oiseaux nés d’hier. Des essais d’ailes bruissaient dans le tremblement des branches. Ils chantaient leur premier chant, ils volaient leur premier vol. -Par toutes les claires-voies de la végétation on apercevait le bleu du ciel. -Quelques nuées lascives s’entre-poursuivaient dans l’azur avec des ondoiements de nymphes. +Par toutes les claires-voies de la végétation on apercevait le bleu du ciel. +Quelques nuées lascives s’entre-poursuivaient dans l’azur avec des ondoiements de nymphes. On croyait sentir passer des baisers que s’envoyaient des bouches invisibles. -Pas un vieux mur qui n’eût, comme un marié, son bouquet de giroflées. -Les pousses nouvelles étaient toutes fraîches vertes. +Pas un vieux mur qui n’eût, comme un marié, son bouquet de giroflées. +Les pousses nouvelles étaient toutes fraîches vertes. On entendait en l’air des cris de bienvenue. -L’été hospitalier ouvrait sa porte aux oiseaux lointains. -C’était l’instant de l’arrivée des hirondelles. +L’été hospitalier ouvrait sa porte aux oiseaux lointains. +C’était l’instant de l’arrivée des hirondelles. Qui brillait, brillait plus ; qui aimait, aimait mieux. -La grande harmonie diffuse s’épanouissait. -Ce qui commence à poindre provoquait ce qui commence à sourdre. -On se fiançait partout. -On s’épousait sans fin. -Quelques-uns jouaient aux mérelles. -Des bêtes toutes dorées couraient entre les pierres. +La grande harmonie diffuse s’épanouissait. +Ce qui commence à poindre provoquait ce qui commence à sourdre. +On se fiançait partout. +On s’épousait sans fin. +Quelques-uns jouaient aux mérelles. +Des bêtes toutes dorées couraient entre les pierres. Les joubarbes en floraison empourpraient les toits de chaume. -Les travailleuses des ruches étaient dehors. -L’abeille était à la besogne. -L’étendue était pleine du murmure des mers et du bourdonnement des mouches. -La nature, perméable au printemps, était moite de volupté. -Gilliatt ne fut pas remarqué. -La foule était à l’autre bout du port, près du goulet, aux Bravées. -Là son nom était dans toutes les bouches. -On parlait tant de lui qu’on ne fit pas attention à lui. -Gilliatt passa, caché en quelque sorte par le bruit qu’il faisait. -Il s’enfonça dans les ruettes. +Les travailleuses des ruches étaient dehors. +L’abeille était à la besogne. +L’étendue était pleine du murmure des mers et du bourdonnement des mouches. +La nature, perméable au printemps, était moite de volupté. +Gilliatt ne fut pas remarqué. +La foule était à l’autre bout du port, près du goulet, aux Bravées. +Là son nom était dans toutes les bouches. +On parlait tant de lui qu’on ne fit pas attention à lui. +Gilliatt passa, caché en quelque sorte par le bruit qu’il faisait. +Il s’enfonça dans les ruettes. Gilliatt prit le sentier longeant le mur bas du jardin. Il se remit en marche. -Le Houmet-Paradis était solitaire. -Une fenêtre était ouverte. -Par cette fenêtre on voyait le bag-pipe accroché à un clou de la muraille. -La clef était à la porte. +Le Houmet-Paradis était solitaire. +Une fenêtre était ouverte. +Par cette fenêtre on voyait le bag-pipe accroché à un clou de la muraille. +La clef était à la porte. Il franchit le parapet et descendit dans les brisants. -C’est là qu’était la chaise Gild-Holm-’Ur. -Il enjambait d’un récif à l’autre comme un géant sur des cimes. +C’est là qu’était la chaise Gild-Holm-’Ur. +Il enjambait d’un récif à l’autre comme un géant sur des cimes. Il continua d’avancer. -La terre finissait là. -C’était l’extrémité du petit promontoire. -Au large, quelques barques, à l’ancre, pêchaient. -Il était entre Herm et Jethou. +La terre finissait là. +C’était l’extrémité du petit promontoire. +Au large, quelques barques, à l’ancre, pêchaient. +Il était entre Herm et Jethou. Gilliatt tourna le rocher. -La plupart des degrés étaient déjà sous l’eau. -Deux ou trois seulement étaient encore à sec. -Ces degrés menaient à la chaise Gild-Holm-’Ur. -Au-dessus de la tête de Gilliatt, dans les fentes, quelques fleurs de rocher frissonnaient. -L’eau était bleue à perte de vue. +La plupart des degrés étaient déjà sous l’eau. +Deux ou trois seulement étaient encore à sec. +Ces degrés menaient à la chaise Gild-Holm-’Ur. +Au-dessus de la tête de Gilliatt, dans les fentes, quelques fleurs de rocher frissonnaient. +L’eau était bleue à perte de vue. Par instants, un papillon blanc passait. -Les papillons ont le goût de se promener sur la mer. -La brise était très faible. -Tout ce bleu, en bas comme en haut, était immobile. -Il s’était couvert de toile. +Les papillons ont le goût de se promener sur la mer. +La brise était très faible. +Tout ce bleu, en bas comme en haut, était immobile. +Il s’était couvert de toile. Il avait franchi la balise de Saint-Sampson. -Il atteignait la colline du château du Valle. -Le moment arrivait où il allait doubler la pointe du Bû de la Rue. +Il atteignait la colline du château du Valle. +Le moment arrivait où il allait doubler la pointe du Bû de la Rue. Gilliatt le regardait venir. -L’air et la vague étaient comme assoupis. -La marée se faisait, non par lame, mais par gonflement. +L’air et la vague étaient comme assoupis. +La marée se faisait, non par lame, mais par gonflement. Le niveau de l’eau se haussait sans palpitation. -La rumeur du large, éteinte, ressemblait à un souffle d’enfant. -Le Cashmere approchait avec une lenteur de fantôme. +La rumeur du large, éteinte, ressemblait à un souffle d’enfant. +Le Cashmere approchait avec une lenteur de fantôme. Le flot lui touchait les pieds. Il baissa les yeux, puis les releva. -Le Cashmere était tout près. +Le Cashmere était tout près. Il surgit, il se dressa. -Il semblait croître sur l’eau. +Il semblait croître sur l’eau. Ce fut comme le grandissement d’une ombre. Les flots avaient un murmure indistinct. Aucun bruit ne troublait le glissement majestueux de cette silhouette. -On voyait sur le pont comme si on y eût été. +On voyait sur le pont comme si on y eût été. Le Cashmere rasa presque la roche. -Mais ce n’était rien de tout cela que voyait Gilliatt. +Mais ce n’était rien de tout cela que voyait Gilliatt. Il y avait sur le pont un coin plein de soleil. -C’était là ce qu’il regardait. -Dans ce soleil étaient Ebenezer et Déruchette. -Ils étaient assis dans cette lumière, lui près d’elle. -L’une était plus virginale, l’autre était plus sidérale. -Leur chaste embrassement était expressif. -Tout l’hyménée était là, toute la pudeur aussi. -Ce banc était déjà une alcôve et presque un nid. -Le silence était céleste. +C’était là ce qu’il regardait. +Dans ce soleil étaient Ebenezer et Déruchette. +Ils étaient assis dans cette lumière, lui près d’elle. +L’une était plus virginale, l’autre était plus sidérale. +Leur chaste embrassement était expressif. +Tout l’hyménée était là, toute la pudeur aussi. +Ce banc était déjà une alcôve et presque un nid. +Le silence était céleste. Il semblerait qu’il y a un homme dans le rocher. Gilliatt avait de l’eau jusqu’aux genoux. -Il regardait le sloop s’éloigner. -La brise fraîchit au large. -Le Cashmere était déjà hors des eaux de Guernesey. +Il regardait le sloop s’éloigner. +La brise fraîchit au large. +Le Cashmere était déjà hors des eaux de Guernesey. Gilliatt ne le quittait pas des yeux. -Le flot lui arrivait à la ceinture. -La marée s’élevait. +Le flot lui arrivait à la ceinture. +La marée s’élevait. Les mauves et les cormorans volaient autour de lui, inquiets. -On eût dit qu’ils cherchaient à l’avertir. -Une heure s’écoula. -Le sloop était, selon toute apparence, en pleine vitesse. -Il atteignait déjà presque la hauteur des Casquets. -Il n’y avait pas d’écume autour du rocher Gild-Holm-’Ur. +On eût dit qu’ils cherchaient à l’avertir. +Une heure s’écoula. +Le sloop était, selon toute apparence, en pleine vitesse. +Il atteignait déjà presque la hauteur des Casquets. +Il n’y avait pas d’écume autour du rocher Gild-Holm-’Ur. Aucune lame ne battait le granit. L’eau s’enflait paisiblement. -Elle atteignait presque les épaules de Gilliatt. -Une autre heure s’écoula. -Le Cashmere était au delà des eaux d’Aurigny. +Elle atteignait presque les épaules de Gilliatt. +Une autre heure s’écoula. +Le Cashmere était au delà des eaux d’Aurigny. Le rocher Ortach le cacha un moment. Le sloop fuyait au nord. Il gagna la haute mer. -Les oiseaux jetaient de petits cris à Gilliatt. -On ne voyait plus que sa tête. +Les oiseaux jetaient de petits cris à Gilliatt. +On ne voyait plus que sa tête. La mer montait avec une douceur sinistre. -Le flux était presque à son plein. -Derrière Gilliatt, dans la rade, quelques bateaux de pêche rentraient. -L’œil de Gilliatt, attaché au loin sur le sloop, restait fixe. +Le flux était presque à son plein. +Derrière Gilliatt, dans la rade, quelques bateaux de pêche rentraient. +L’œil de Gilliatt, attaché au loin sur le sloop, restait fixe. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l’inexprimable. -Une fuite d’étoile doit être suivie par des regards pareils. -Le Cashmere, devenu imperceptible, était maintenant une tache mêlée à la brume. -Il fallait pour le distinguer savoir où il était. -Peu à peu, cette tache, qui n’était plus une forme, pâlit. +Une fuite d’étoile doit être suivie par des regards pareils. +Le Cashmere, devenu imperceptible, était maintenant une tache mêlée à la brume. +Il fallait pour le distinguer savoir où il était. +Peu à peu, cette tache, qui n’était plus une forme, pâlit. Puis elle s’amoindrit. Puis elle se dissipa. Il n’y eut plus rien que la mer. -Interrompu le quatre août. -Repris le quatre décembre. -Terminé le vingt-neuf avril mille huit cent soixante-cinq. -Publié le douze mars mille huit cent soixante-six. -Interrompu jusqu’à mon retour. +Interrompu le quatre août. +Repris le quatre décembre. +Terminé le vingt-neuf avril mille huit cent soixante-cinq. +Publié le douze mars mille huit cent soixante-six. +Interrompu jusqu’à mon retour. Je vais partir pour mon voyage annuel, le dix ou le onze. -L’infini, lui aussi, contient un mécanisme. -Ses engrenages sont pour nous invisibles, tant ils sont démesurés. +L’infini, lui aussi, contient un mécanisme. +Ses engrenages sont pour nous invisibles, tant ils sont démesurés. Le zodiaque est une de ces roues. -La loi des saisons est liée à cette rotation. -La loi des tempêtes est liée à cette oscillation. -Une période de quarante et un ans ramène le maximum des taches solaires. -Autres variantes de titres : Deuxième partie, Livre 1, Chapitre 8, Importunæque volucres. -Chapitre 12, Le dedans d’un édifice sous mer. -Une cachette de la mer Troisième partie, Déruchette. -Ce qui échappe à la mer n’échappe pas à la femme. -Livre 3, Départ du Cashmere. +La loi des saisons est liée à cette rotation. +La loi des tempêtes est liée à cette oscillation. +Une période de quarante et un ans ramène le maximum des taches solaires. +Autres variantes de titres : Deuxième partie, Livre 1, Chapitre 8, Importunæque volucres. +Chapitre 12, Le dedans d’un édifice sous mer. +Une cachette de la mer Troisième partie, Déruchette. +Ce qui échappe à la mer n’échappe pas à la femme. +Livre 3, Départ du Cashmere. La mer n’avait pas dit son dernier mot. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Madame_Firmiani.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Madame_Firmiani.txt index a32ff475..db36ecd4 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Madame_Firmiani.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Madame_Firmiani.txt @@ -1,135 +1,135 @@ Ne lui demandez rien de plus ! -Elle reçoit le mercredi ; c’est une maison fort honorable. -Déjà, madame Firmiani se métamorphose en maison. -Elle a d’excellent thé ! -Il est d’ailleurs fort difficile d’être admis chez elle. -Aussi la meilleure société se trouve-t-elle dans ses salons ! -Madame Firmiani tient pour les Flâneurs une espèce d’auberge sans enseigne. -Veux-tu que je t’y présente ?... +Elle reçoit le mercredi ; c’est une maison fort honorable. +Déjà, madame Firmiani se métamorphose en maison. +Elle a d’excellent thé ! +Il est d’ailleurs fort difficile d’être admis chez elle. +Aussi la meilleure société se trouve-t-elle dans ses salons ! +Madame Firmiani tient pour les Flâneurs une espèce d’auberge sans enseigne. +Veux-tu que je t’y présente ?... En ces moments, les Fats sont impitoyables. Rien n’est si beau ! -Vous vous êtes adressé au genre Amateur. -L’individu vous quitte pour aller chez Pérignon ou chez Tripet. +Vous vous êtes adressé au genre Amateur. +L’individu vous quitte pour aller chez Pérignon ou chez Tripet. Pour lui, madame Firmiani est une collection de toiles peintes. Je ne veux pas que vous alliez chez elle. Cette phrase est la plus riche des traductions. L’interlocutrice appartient au genre des Tracassiers. N’est-elle pas d’Anvers ? -J'ai vu cette femme-là bien belle il y a dix ans. -Elle était alors à Rome. +J'ai vu cette femme-là bien belle il y a dix ans. +Elle était alors à Rome. Cette madame Firmiani ne voit-elle pas beaucoup le faubourg Saint-Germain ? -Ceci est dit par une personne qui veut appartenir au genre Distingué. +Ceci est dit par une personne qui veut appartenir au genre Distingué. Madame Firmiani, monsieur ? je ne la connais pas. Cet homme appartient au genre des Ducs. -Il n’avoue que les femmes présentées. -Excusez-le, il a été fait duc par Napoléon. +Il n’avoue que les femmes présentées. +Excusez-le, il a été fait duc par Napoléon. N’est-ce pas une ancienne actrice des Italiens ? Homme du genre Niais. -Les individus de cette classe veulent avoir réponse à tout. -Ils calomnient plutôt que de se taire. +Les individus de cette classe veulent avoir réponse à tout. +Ils calomnient plutôt que de se taire. Madame Firmiani est une Cadignan. Elle n’aurait ni vertus, ni fortune, ni jeunesse, ce serait toujours une Cadignan. -Une Cadignan, c’est comme un préjugé, toujours riche et vivant. +Une Cadignan, c’est comme un préjugé, toujours riche et vivant. Elle est fort gracieuse, elle charme, elle cause bien et veut causer de tout. -Observateur parle en prophète. -Mais, mon cher, c’est une ancienne maîtresse de Murat ! +Observateur parle en prophète. +Mais, mon cher, c’est une ancienne maîtresse de Murat ! Celui-ci est dans la classe des Contradicteurs. -Madame Firmiani, cent mille livres de rente ?... êtes-vous fou ! -Si elle n’était pas belle, elle serait sans un sou. -L’espèce est aussi connue que peut l’être celle des felis domestiques. -Comment expliquer la perpétuité de l’Envie ? un vice qui ne rapporte rien ! -Quoique ce phénomène de sensibilité soit peu commun, il se rencontre encore en Touraine. -Quant à la ruine d’Octave, ce n’était malheureusement pas une fable. -Monsieur de Rouxellay ne ressemblait point à un oncle du Gymnase. +Madame Firmiani, cent mille livres de rente ?... êtes-vous fou ! +Si elle n’était pas belle, elle serait sans un sou. +L’espèce est aussi connue que peut l’être celle des felis domestiques. +Comment expliquer la perpétuité de l’Envie ? un vice qui ne rapporte rien ! +Quoique ce phénomène de sensibilité soit peu commun, il se rencontre encore en Touraine. +Quant à la ruine d’Octave, ce n’était malheureusement pas une fable. +Monsieur de Rouxellay ne ressemblait point à un oncle du Gymnase. Comment peut-elle vivre au sein du luxe en le sachant dans un grenier ? -Elle n’a donc pas d’âme ? +Elle n’a donc pas d’âme ? Mais s’il l’avait perdue au jeu ? Eh, madame, au moins il aurait eu le plaisir de jouer. Vous croyez donc qu’il n’a pas eu de plaisir ? Tenez, voyez madame Firmiani. Sa raillerie caresse et sa critique ne blesse point. -Sa bonne grâce, vous la retrouvez empreinte dans les choses desquelles elle s’environne. +Sa bonne grâce, vous la retrouvez empreinte dans les choses desquelles elle s’environne. Cette femme est naturelle. -À la fois tendre et gaie, elle oblige avant de consoler. -Telle était madame Firmiani. +À la fois tendre et gaie, elle oblige avant de consoler. +Telle était madame Firmiani. Madame Firmiani avouait vingt-cinq ans. -La pendule marquait deux heures après minuit. -Madame Firmiani s’assit promptement et laissa voir son émotion. -Plus une femme est délicate, plus elle veut cacher les joies de son âme. -Enfin, il est ridicule à moi de me justifier. -La médisance a-t-elle raison, aimez-vous Octave ? -Le cocher dormait, après avoir cent fois maudit sa pratique. -Savez-vous que jadis nous respections ces parents-là ? -Cette velléité n’est-elle pas excessivement excusable ? +La pendule marquait deux heures après minuit. +Madame Firmiani s’assit promptement et laissa voir son émotion. +Plus une femme est délicate, plus elle veut cacher les joies de son âme. +Enfin, il est ridicule à moi de me justifier. +La médisance a-t-elle raison, aimez-vous Octave ? +Le cocher dormait, après avoir cent fois maudit sa pratique. +Savez-vous que jadis nous respections ces parents-là ? +Cette velléité n’est-elle pas excessivement excusable ? Il ne s’agit pas de l’oncle, mais du neveu. -As-tu joué, as-tu perdu à la Bourse ? -Allons, dis-moi : « Mon oncle, je suis un misérable ! +As-tu joué, as-tu perdu à la Bourse ? +Allons, dis-moi : « Mon oncle, je suis un misérable ! et je t’embrasse. Elle est charmante, ajouta-t-il. -Allons, parle, est-ce pour elle que tu t’es ruiné ? -Ah ! la coquine, je l’aurais parié. -J’ai reconnu, en elle, le siècle passé rajeuni. -La pauvre jeunesse sera donc toujours la même, dit monsieur de Bourbonne. -Allons ; va ton train, rabâche-moi de vieilles histoires. +Allons, parle, est-ce pour elle que tu t’es ruiné ? +Ah ! la coquine, je l’aurais parié. +J’ai reconnu, en elle, le siècle passé rajeuni. +La pauvre jeunesse sera donc toujours la même, dit monsieur de Bourbonne. +Allons ; va ton train, rabâche-moi de vieilles histoires. Cependant tu dois savoir que je ne suis pas d’hier dans la galanterie. Je n’ai pas mes lunettes, dit l’oncle, lis-la moi. -Octave commença ainsi : « Mon ami chéri... -Tu es donc bien lié avec cette femme-là ? +Octave commença ainsi : « Mon ami chéri... +Tu es donc bien lié avec cette femme-là ? Mais, oui, mon oncle. -Et vous n’êtes pas brouillés ? -Brouillés !... répéta Octave tout étonné. -Nous sommes mariés à Greatna-Green. -Hé bien, reprit monsieur de Bourbonne, pourquoi dînes-tu donc à quarante sous ? -C’est juste, j’écoute. -D’ailleurs, je ne sais pas mentir, et peut-être est-ce un malheur ? -Une des conditions de la femme aimée est d’être toujours caressante et gaie. +Et vous n’êtes pas brouillés ? +Brouillés !... répéta Octave tout étonné. +Nous sommes mariés à Greatna-Green. +Hé bien, reprit monsieur de Bourbonne, pourquoi dînes-tu donc à quarante sous ? +C’est juste, j’écoute. +D’ailleurs, je ne sais pas mentir, et peut-être est-ce un malheur ? +Une des conditions de la femme aimée est d’être toujours caressante et gaie. Oh ! cher, combien de reconnaissance comporte mon amour ! Aussi veux-je t’aimer toujours, sans bornes. -Oui, je veux toujours être fière de toi. -Notre gloire, à nous, est toute dans celui que nous aimons. -Estime, considération, honneur, tout n’est-il pas à celui qui a tout pris ! +Oui, je veux toujours être fière de toi. +Notre gloire, à nous, est toute dans celui que nous aimons. +Estime, considération, honneur, tout n’est-il pas à celui qui a tout pris ! Eh bien ! mon ange a failli. -Oui, cher, ta dernière confidence a terni ma félicité passée. -Je t’ai cherché des excuses. -J’ai attribué ton insouciance à ta jeunesse étourdie. +Oui, cher, ta dernière confidence a terni ma félicité passée. +Je t’ai cherché des excuses. +J’ai attribué ton insouciance à ta jeunesse étourdie. Je sais qu’il y a beaucoup de l’enfant en toi. Oh ! combien ton rire m’a fait de mal ! -Les femmes s’entendent bien plus à manger une fortune qu’à la faire... -Elles s’entendent en probité. +Les femmes s’entendent bien plus à manger une fortune qu’à la faire... +Elles s’entendent en probité. Laissez-moi continuer, mon oncle. -Et le neveu regarda l’oncle qui baissa la tête. -J’ai pleuré d’avoir plus de conscience que d’amour. -Si je ne te vois plus, je sais ce qui me reste à faire. +Et le neveu regarda l’oncle qui baissa la tête. +J’ai pleuré d’avoir plus de conscience que d’amour. +Si je ne te vois plus, je sais ce qui me reste à faire. Consulte bien ta conscience. -Je me reproche maintenant tout ce que je viens d’écrire. -Un mot suffisait peut-être, et mon instinct de prêcheuse m’a emportée. -Aussi voudrais-je être grondée, pas trop fort, mais un peu. -Eh ! bien, mon maître, diriez-vous que je ne comprends rien aux discussions politiques ? -Eh ! bien, mon oncle, dit Octave dont les yeux étaient pleins de larmes. -Mais je vois encore de l’écriture, achève donc. +Je me reproche maintenant tout ce que je viens d’écrire. +Un mot suffisait peut-être, et mon instinct de prêcheuse m’a emportée. +Aussi voudrais-je être grondée, pas trop fort, mais un peu. +Eh ! bien, mon maître, diriez-vous que je ne comprends rien aux discussions politiques ? +Eh ! bien, mon oncle, dit Octave dont les yeux étaient pleins de larmes. +Mais je vois encore de l’écriture, achève donc. Bien ! dit le vieillard, bien, mon enfant. -Seulement, je ne conçois pas pourquoi tu donnes des leçons de mathématiques. -Je ne pourrai jamais vous peindre l’état dans lequel j’étais. -En mangeant, je me disais : « N’est-ce pas un dîner volé ? -J’avais honte de moi-même. -Plus jeune était ma probité, plus elle était ardente. +Seulement, je ne conçois pas pourquoi tu donnes des leçons de mathématiques. +Je ne pourrai jamais vous peindre l’état dans lequel j’étais. +En mangeant, je me disais : « N’est-ce pas un dîner volé ? +J’avais honte de moi-même. +Plus jeune était ma probité, plus elle était ardente. D’abord, j’ai couru chez madame Firmiani. -Comment, outre ses vertus, cette femme adorable fait des économies ? s’écria l’oncle. +Comment, outre ses vertus, cette femme adorable fait des économies ? s’écria l’oncle. Ne vous moquez pas d’elle, mon oncle. -Sa position l’oblige à bien des ménagements. -Je suis un oncle à dénoûment, je me vengerai. +Sa position l’oblige à bien des ménagements. +Je suis un oncle à dénoûment, je me vengerai. Mon oncle, je connais vos vengeances, mais laissez-moi m’enrichir par ma propre industrie. -Je donne des leçons pour n’être à la charge de personne. +Je donne des leçons pour n’être à la charge de personne. Ah ! si vous saviez avec quel plaisir j’ai fait ma restitution ! -Cette famille était à Saint-Germain dans une misérable maison. -La mère était presque toujours malade. -Quel tableau ai-je été chercher là ! +Cette famille était à Saint-Germain dans une misérable maison. +La mère était presque toujours malade. +Quel tableau ai-je été chercher là ! Mon aventure fut un vrai drame. -Non, la parole est au-dessous d’une telle scène. -Mon extrême justice leur semblait injuste. -Enfin, s’il y a un paradis, mon père doit y être heureux maintenant. -Quant à moi, je suis aimé comme aucun homme ne l’a été. -C’est elle, dit-il, je reconnais ses chevaux à la manière dont ils arrêtent. -En effet, madame Firmiani ne tarda pas à se montrer. -Ma nièce, autrefois nous faisions l’amour, aujourd’hui vous aimez, dit l’oncle. -Paris, février mille huit cent trente et un. \ No newline at end of file +Non, la parole est au-dessous d’une telle scène. +Mon extrême justice leur semblait injuste. +Enfin, s’il y a un paradis, mon père doit y être heureux maintenant. +Quant à moi, je suis aimé comme aucun homme ne l’a été. +C’est elle, dit-il, je reconnais ses chevaux à la manière dont ils arrêtent. +En effet, madame Firmiani ne tarda pas à se montrer. +Ma nièce, autrefois nous faisions l’amour, aujourd’hui vous aimez, dit l’oncle. +Paris, février mille huit cent trente et un. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/M\303\251moires_de_deux_jeunes_mari\303\251es.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/M\303\251moires_de_deux_jeunes_mari\303\251es.txt" index 22362989..6a324262 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/M\303\251moires_de_deux_jeunes_mari\303\251es.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/M\303\251moires_de_deux_jeunes_mari\303\251es.txt" @@ -1,1186 +1,1186 @@ -Ce sentiment ne s’altérera sans doute jamais. -Ma chère biche, je suis dehors aussi, moi ! +Ce sentiment ne s’altérera sans doute jamais. +Ma chère biche, je suis dehors aussi, moi ! On parle toujours du premier amour ; il y en a donc un second ? -N’as-tu pas été malade en même temps que ta mignonne ? -Ma tante ignorait notre vie intérieure. -Combien la vie du cœur nous est nécessaire ! -Elle m’a donné la peau de poule. -Je l’ai embrassée. -Que dois-je donc trouver dans ce monde si fort désiré ? -Mademoiselle Griffith (elle a des griffes) et Philippe m’ont conduite à mon appartement. -L’appartement était comme elle l’avait laissé ! -J’allais coucher dans le lit où elle est morte. +N’as-tu pas été malade en même temps que ta mignonne ? +Ma tante ignorait notre vie intérieure. +Combien la vie du cœur nous est nécessaire ! +Elle m’a donné la peau de poule. +Je l’ai embrassée. +Que dois-je donc trouver dans ce monde si fort désiré ? +Mademoiselle Griffith (elle a des griffes) et Philippe m’ont conduite à mon appartement. +L’appartement était comme elle l’avait laissé ! +J’allais coucher dans le lit où elle est morte. Cette chambre me semblait encore chaude de la chaleur qu’elle y entretenait. -Philippe a quasiment compris d’où venaient mes larmes. -Philippe prit un air confidentiel en voyant l’étonnement peint sur ma figure. -Ma chère, dans cette maison diplomatique, tous les gens sont discrets et mystérieux. -Mon père recule la restauration de son hôtel jusqu’au moment de cette restitution. -L’architecte du roi avait évalué la dépense à trois cent mille livres. +Philippe a quasiment compris d’où venaient mes larmes. +Philippe prit un air confidentiel en voyant l’étonnement peint sur ma figure. +Ma chère, dans cette maison diplomatique, tous les gens sont discrets et mystérieux. +Mon père recule la restauration de son hôtel jusqu’au moment de cette restitution. +L’architecte du roi avait évalué la dépense à trois cent mille livres. Cette confidence eut pour effet de me rejeter sur le sopha de mon salon. -Voilà la réflexion que j’ai trouvée sur le seuil de cette porte. -Cette chère vieille au regard si jeune voulait s’éveiller à ma voix. +Voilà la réflexion que j’ai trouvée sur le seuil de cette porte. +Cette chère vieille au regard si jeune voulait s’éveiller à ma voix. Comme nous nous entendions ! -Le souvenir a changé tout à coup les dispositions où j’étais d’abord. -La pendule est un présent du maréchal de Saxe. -Les porcelaines de la cheminée viennent du maréchal de Richelieu. +Le souvenir a changé tout à coup les dispositions où j’étais d’abord. +La pendule est un présent du maréchal de Saxe. +Les porcelaines de la cheminée viennent du maréchal de Richelieu. Le prince n’y est point. -La cheminée est traitée fort curieusement. -On voit que dans le siècle dernier on vivait beaucoup au coin du feu. -Ces femmes du temps passé emportent avec elles certains secrets qui peignent leur époque. -Sa conversation était à la fois prolixe et laconique. +La cheminée est traitée fort curieusement. +On voit que dans le siècle dernier on vivait beaucoup au coin du feu. +Ces femmes du temps passé emportent avec elles certains secrets qui peignent leur époque. +Sa conversation était à la fois prolixe et laconique. Elle contait bien et peignait en trois mots. -Or, rien n’attise un sentiment autant que le vent glacé de la persécution. -Avec quelle grâce me disait-elle : « Vous voilà, petite masque ! +Or, rien n’attise un sentiment autant que le vent glacé de la persécution. +Avec quelle grâce me disait-elle : « Vous voilà, petite masque ! Il y a sur les consoles de beaux cornets de la Chine. Le fond de l’ameublement est ponceau et blanc. -J’étais arrivée à trois heures après midi. -Je suis au-dessus d’elle, et nous avons le même escalier dérobé. -Cet embarras s’est bientôt dissipé. -Vous ne me trouverez point d’une sévérité ridicule. -Si vous avez soupçonné mon cœur, vous reconnaîtrez bientôt que vous vous trompiez. -Elle m’a séduite. -Si elle est ainsi à quarante, elle sera belle encore à soixante ans. -J’ai répondu, ma biche, en fille soumise. -Je le lui ai dit naïvement comme si j’eusse causé avec toi. -Ce mot m’a paru d’une adorable naïveté. -J’ai donc fait la niaise, elle a été enchantée de moi. -Ce à quoi j’ai de grand cœur acquiescé. -Mon père est entré. — « Monsieur, voilà votre fille, » lui a dit la duchesse. -Je me suis retirée en craignant qu’il n’arrivât des étrangers. -Enfin je me suis installée. -Je me suis mise à écrire. -C’est une année du revenu que je vous accorde pour votre entretien. -Vous aurez une voiture à vos ordres et un domestique. -Laissez-moi Philippe, » lui dis-je. — « Soit, répondit-il. -Cette somme a été placée sur le grand-livre. -L’accumulation des intérêts a produit aujourd’hui environ quarante mille francs de rente. +J’étais arrivée à trois heures après midi. +Je suis au-dessus d’elle, et nous avons le même escalier dérobé. +Cet embarras s’est bientôt dissipé. +Vous ne me trouverez point d’une sévérité ridicule. +Si vous avez soupçonné mon cœur, vous reconnaîtrez bientôt que vous vous trompiez. +Elle m’a séduite. +Si elle est ainsi à quarante, elle sera belle encore à soixante ans. +J’ai répondu, ma biche, en fille soumise. +Je le lui ai dit naïvement comme si j’eusse causé avec toi. +Ce mot m’a paru d’une adorable naïveté. +J’ai donc fait la niaise, elle a été enchantée de moi. +Ce à quoi j’ai de grand cœur acquiescé. +Mon père est entré. — « Monsieur, voilà votre fille, » lui a dit la duchesse. +Je me suis retirée en craignant qu’il n’arrivât des étrangers. +Enfin je me suis installée. +Je me suis mise à écrire. +C’est une année du revenu que je vous accorde pour votre entretien. +Vous aurez une voiture à vos ordres et un domestique. +Laissez-moi Philippe, » lui dis-je. — « Soit, répondit-il. +Cette somme a été placée sur le grand-livre. +L’accumulation des intérêts a produit aujourd’hui environ quarante mille francs de rente. Vous me paraissez plus raisonnable que je ne le croyais. Je ne vous en dirai pas davantage sur ce chapitre. -Il m’a baisée au front et s’est en allé. -Mon père a été d’une clarté que j’aime. -Il n’y a dans sa parole aucune ambiguïté. -Ma fortune doit être à son fils le marquis. +Il m’a baisée au front et s’est en allé. +Mon père a été d’une clarté que j’aime. +Il n’y a dans sa parole aucune ambiguïté. +Ma fortune doit être à son fils le marquis. Ceci devient grave, j’ai donc une taille ? -J’ai passé toute la matinée à ces occupations sérieuses. -Il est venu jusqu’à un gantier qui a pris mesure de ma main. -La lingère a eu mes ordres. -L’élite de la cour et de la diplomatie était hier là. -Ma mère, avant le dîner, est venue me voir relativement à ma gouvernante. +J’ai passé toute la matinée à ces occupations sérieuses. +Il est venu jusqu’à un gantier qui a pris mesure de ma main. +La lingère a eu mes ordres. +L’élite de la cour et de la diplomatie était hier là. +Ma mère, avant le dîner, est venue me voir relativement à ma gouvernante. Rose sera aux ordres de miss Griffith. J’ai vu sur-le-champ que je gouvernerais ma gouvernante. -Elle me semble une bonne créature, mais discrète. -Autre nouvelle qui me paraît peu de chose ! -Ce matin mon père a refusé le ministère qui lui a été proposé. -De là sa préoccupation de la veille. -Il préfère une ambassade, a-t-il dit, aux ennuis des discussions publiques. +Elle me semble une bonne créature, mais discrète. +Autre nouvelle qui me paraît peu de chose ! +Ce matin mon père a refusé le ministère qui lui a été proposé. +De là sa préoccupation de la veille. +Il préfère une ambassade, a-t-il dit, aux ennuis des discussions publiques. Espagne lui sourit. Les domestiques ne viennent alors que quand on les sonne. -Le reste du temps, mon frère est absent aussi bien que mon père. -Voilà notre vie de famille. -Ma mère dîne souvent en ville. -Je ne m’étonne plus du peu de souci de ma famille pour moi. +Le reste du temps, mon frère est absent aussi bien que mon père. +Voilà notre vie de famille. +Ma mère dîne souvent en ville. +Je ne m’étonne plus du peu de souci de ma famille pour moi. Comme on oublie les absents dans cette ville ! Je ne suis encore sortie que dans le jardin. -Les Italiens commencent à chanter dans quelques jours. -Ma mère y a une loge. -Il y a douze théâtres à Paris. +Les Italiens commencent à chanter dans quelques jours. +Ma mère y a une loge. +Il y a douze théâtres à Paris. Je suis d’une ignorance crasse, et je lis beaucoup, mais je lis indistinctement. -Un livre me conduit à un autre. -Ma mère, mon père et Alphonse se sont mis à rire. -Alphonse a dit : — « D’où vient-elle donc ? -Mon père a répondu : — « Nous sommes bien niais, elle vient des Carmélites. -Ma fille, madame de Staël est morte, » m’a dit la duchesse avec douceur. -Comment une femme peut-elle être trompée ? -Dis donc, Renée, est-ce qu’un homme pourra nous tromper ?... -Elle a compris que mon ignorance porte seulement sur les choses extérieures. -La pauvre créature m’a ouvert son cœur. +Un livre me conduit à un autre. +Ma mère, mon père et Alphonse se sont mis à rire. +Alphonse a dit : — « D’où vient-elle donc ? +Mon père a répondu : — « Nous sommes bien niais, elle vient des Carmélites. +Ma fille, madame de Staël est morte, » m’a dit la duchesse avec douceur. +Comment une femme peut-elle être trompée ? +Dis donc, Renée, est-ce qu’un homme pourra nous tromper ?... +Elle a compris que mon ignorance porte seulement sur les choses extérieures. +La pauvre créature m’a ouvert son cœur. Elle ne sait et ne peut rien me dire de plus. Ce discours est trop monotone. -Je me suis examinée et jugée. +Je me suis examinée et jugée. J’ai eu des plaisirs infinis en faisant ma connaissance. -Griffith a été seule dans le secret de ma jouerie à la poupée. -J’étais à la fois la poupée et l’enfant. -Tu crois me connaître ? point ! -La Provence exceptée, je suis une des plus belles personnes de France. -Ceci me paraît le vrai sommaire de cet agréable chapitre. -J’ai des défauts ; mais, si j’étais homme, je les aimerais. -Ces défauts viennent des espérances que je donne. -Le dessin un peu sec du bras se retrouve dans les épaules. -Ma taille est également sans souplesse, les flancs sont raides. +Griffith a été seule dans le secret de ma jouerie à la poupée. +J’étais à la fois la poupée et l’enfant. +Tu crois me connaître ? point ! +La Provence exceptée, je suis une des plus belles personnes de France. +Ceci me paraît le vrai sommaire de cet agréable chapitre. +J’ai des défauts ; mais, si j’étais homme, je les aimerais. +Ces défauts viennent des espérances que je donne. +Le dessin un peu sec du bras se retrouve dans les épaules. +Ma taille est également sans souplesse, les flancs sont raides. Ouf ! j’ai tout dit. Mais j’ai un pied de gazelle ! -Mes oreilles ont des enroulements coquets, une perle à chaque bout y paraîtra jaune. -Mon col est long, il a ce mouvement serpentin qui donne tant de majesté. +Mes oreilles ont des enroulements coquets, une perle à chaque bout y paraîtra jaune. +Mon col est long, il a ce mouvement serpentin qui donne tant de majesté. Dans l’ombre, sa blancheur se dore. -Un homme sera forcé, pour me parler, de musiquer sa voix. -C’est un immense avantage que de ne pas être uniforme. -Je suis tout autre encore que ma mère. -Je tiens de mon père, il est fin et délié. +Un homme sera forcé, pour me parler, de musiquer sa voix. +C’est un immense avantage que de ne pas être uniforme. +Je suis tout autre encore que ma mère. +Je tiens de mon père, il est fin et délié. Je n’existe pas encore pour le monde, je lui suis inconnue. -Ma Renée, j’ai un trousseau de mariée ! +Ma Renée, j’ai un trousseau de mariée ! J’ai rubans, chaussures, gants, tout en profusion. Enfin, je sais danser ! -Demain, oui, demain soir, je suis présentée. +Demain, oui, demain soir, je suis présentée. Ma toilette est une robe de mousseline blanche. -J’ai pour coiffure une guirlande de roses blanches à la grecque. -Si elle lisait ma lettre, elle serait stupide d’étonnement. -C’est un beau jeune homme, mais quinteux et mélancolique. -J’ai son secret : ni le duc ni la duchesse ne l’ont deviné. -Peut-être le voit-il, et y a-t-il de la paternité dans son aveuglement volontaire. +J’ai pour coiffure une guirlande de roses blanches à la grecque. +Si elle lisait ma lettre, elle serait stupide d’étonnement. +C’est un beau jeune homme, mais quinteux et mélancolique. +J’ai son secret : ni le duc ni la duchesse ne l’ont deviné. +Peut-être le voit-il, et y a-t-il de la paternité dans son aveuglement volontaire. Je sonderai ce coin obscur. J’ai donc enfin vu Paris ! -Je me trompe, un duc charmant qui passait a brusquement retourné son cheval. -Ma Griffith, qui ne se défiait de personne, regardait à tort et à travers. -Selon mon idée, une jeune personne doit toujours savoir où elle pose son regard. -Un homme a très sérieusement examiné ma voiture sans faire attention à moi. -Ce flatteur était probablement un carrossier. -Des minaudières ont été gracieusement saluées. -À des visages empourprés, les hommes se sont dit : — « La voilà ! -Ma mère a été prodigieusement admirée. -Cette énigme a un mot, et je le chercherai. -Les hommes, ma chère, m’ont paru généralement très laids. +Je me trompe, un duc charmant qui passait a brusquement retourné son cheval. +Ma Griffith, qui ne se défiait de personne, regardait à tort et à travers. +Selon mon idée, une jeune personne doit toujours savoir où elle pose son regard. +Un homme a très sérieusement examiné ma voiture sans faire attention à moi. +Ce flatteur était probablement un carrossier. +Des minaudières ont été gracieusement saluées. +À des visages empourprés, les hommes se sont dit : — « La voilà ! +Ma mère a été prodigieusement admirée. +Cette énigme a un mot, et je le chercherai. +Les hommes, ma chère, m’ont paru généralement très laids. Ceux qui sont beaux nous ressemblent en mal. -Et l’on dit les Français légers ! -Les hommes sont d’ailleurs parfaitement horribles de quelque façon qu’ils se coiffent. +Et l’on dit les Français légers ! +Les hommes sont d’ailleurs parfaitement horribles de quelque façon qu’ils se coiffent. Je me suis tue. Une fille de trente-six ans a bien de l’indulgence au fond du cœur. -Les honneurs étaient pour elle, j’ai été le prétexte des plus agréables flatteries. +Les honneurs étaient pour elle, j’ai été le prétexte des plus agréables flatteries. Je ne connais pas ses œuvres, et il n’est pas gentilhomme. -Il y a quelque chose dans leur cervelle qui passe avant leur maîtresse. -J’ai d’ailleurs trouvé du plaisir à la danse. -Le monde offre énormément d’énigmes dont le mot paraît difficile à trouver. -Il y a des intrigues multipliées. +Il y a quelque chose dans leur cervelle qui passe avant leur maîtresse. +J’ai d’ailleurs trouvé du plaisir à la danse. +Le monde offre énormément d’énigmes dont le mot paraît difficile à trouver. +Il y a des intrigues multipliées. Je suis revenue lasse et heureuse de cette lassitude. -J’ai mesuré d’un coup d’œil le vaste champ des dissimulations femelles. +J’ai mesuré d’un coup d’œil le vaste champ des dissimulations femelles. Je suis devenue excessivement timide en un moment. -Mais, fis-je en moi-même, que sera-ce donc de nos sentiments ? -Je me suis couchée triste. -Voilà déjà de ma laine blanche laissée aux buissons de la route. -Combien ta lettre m’a émue ! émue surtout par la comparaison de nos destinées. +Mais, fis-je en moi-même, que sera-ce donc de nos sentiments ? +Je me suis couchée triste. +Voilà déjà de ma laine blanche laissée aux buissons de la route. +Combien ta lettre m’a émue ! émue surtout par la comparaison de nos destinées. Personne n’avait le courage de plaisanter ce vieillard. -Ce dîner, ma chère mignonne, était une entrevue entre ta biche et l’exilé. +Ce dîner, ma chère mignonne, était une entrevue entre ta biche et l’exilé. Les toits plient sous le poids de cette briqueterie. -Le jardin, les alentours sont horriblement poudreux, les arbres sont brûlés. -Les pièces ont peu de mobilier. -Cependant la maison de l’Estorade s’était mise en frais. -L’exilé, ma chère mignonne, est comme la grille, bien maigre ! -Il est pâle, il a souffert, il est taciturne. -À trente-sept ans, il a l’air d’en avoir cinquante. -Une poésie naturelle, indestructible, nous environnera. -En restant fidèle à mes devoirs, aucun malheur n’est à redouter. -Tu seras, ma chère Louise, la partie romanesque de mon existence. -Pauvre homme qui croit épouser une seule femme ! +Le jardin, les alentours sont horriblement poudreux, les arbres sont brûlés. +Les pièces ont peu de mobilier. +Cependant la maison de l’Estorade s’était mise en frais. +L’exilé, ma chère mignonne, est comme la grille, bien maigre ! +Il est pâle, il a souffert, il est taciturne. +À trente-sept ans, il a l’air d’en avoir cinquante. +Une poésie naturelle, indestructible, nous environnera. +En restant fidèle à mes devoirs, aucun malheur n’est à redouter. +Tu seras, ma chère Louise, la partie romanesque de mon existence. +Pauvre homme qui croit épouser une seule femme ! S’apercevra-t-il qu’elles sont deux ? -Je commence à dire des folies. -Comme je ne puis plus en faire que par procureur, je m’arrête. -Oh ! nous sommes d’un respectueux et d’une convenance assez inquiétants. +Je commence à dire des folies. +Comme je ne puis plus en faire que par procureur, je m’arrête. +Oh ! nous sommes d’un respectueux et d’une convenance assez inquiétants. Eh ! bien, je recommence. -En courant pour toi-même, pense à ta recluse de La Crampade. -Je répondrai plus tard à cette lettre. -La peur rendait Ferdinand si bon comédien que Valdez croyait à ses protestations. -Sans moi, ce pauvre amiral était perdu. -Jamais les libéraux ne sauront ce qu’est un roi. -Un véritable espagnol n’a nul besoin de répéter ses promesses. +En courant pour toi-même, pense à ta recluse de La Crampade. +Je répondrai plus tard à cette lettre. +La peur rendait Ferdinand si bon comédien que Valdez croyait à ses protestations. +Sans moi, ce pauvre amiral était perdu. +Jamais les libéraux ne sauront ce qu’est un roi. +Un véritable espagnol n’a nul besoin de répéter ses promesses. Qui parle trop veut tromper. -Valdez a passé sur un bâtiment anglais. -Les vaincus méditent pendant leur fuite et sur eux-mêmes et sur la partie perdue. -J’ai appris à Marseille la fin de Riégo. +Valdez a passé sur un bâtiment anglais. +Les vaincus méditent pendant leur fuite et sur eux-mêmes et sur la partie perdue. +J’ai appris à Marseille la fin de Riégo. Voici donc mon testament. -Vous épouserez Marie : j’avais surpris le secret de votre mutuel amour combattu. -Aussi ai-je préparé le vieux comte à cette substitution. -Marie et moi nous obéissions aux convenances et aux vœux de nos pères. -Vous ne refuserez pas le présent de noces de votre frère le bandit. -D’ailleurs, telle est ma volonté. -Dieu soit loué, voici les affaires finies, la maison de Soria est sauvée ! +Vous épouserez Marie : j’avais surpris le secret de votre mutuel amour combattu. +Aussi ai-je préparé le vieux comte à cette substitution. +Marie et moi nous obéissions aux convenances et aux vœux de nos pères. +Vous ne refuserez pas le présent de noces de votre frère le bandit. +D’ailleurs, telle est ma volonté. +Dieu soit loué, voici les affaires finies, la maison de Soria est sauvée ! Vous comprendrez, monsieur, pourquoi j’interromps ici ma lettre... En arrivant ici, je n’avais pas dix quadruples. -Cependant, ma résignation n’est encore que de la lassitude. -Je ne suis point assez près du monastère pour ne pas songer à vivre. -Cet homme m’a procuré huit écoliers à trois francs par cachet. -Je suis logé rue Hillerin-Bertin chez une pauvre veuve qui prend des pensionnaires. +Cependant, ma résignation n’est encore que de la lassitude. +Je ne suis point assez près du monastère pour ne pas songer à vivre. +Cet homme m’a procuré huit écoliers à trois francs par cachet. +Je suis logé rue Hillerin-Bertin chez une pauvre veuve qui prend des pensionnaires. Ma chambre est au midi et donne sur un petit jardin. -Là est le secret de mon ardente vie politique. -À défaut de maîtresse, j’ai adoré l’Espagne. -Espagne aussi m’a échappé ! -Aussi pourrais-je dire pour dernier mot, comme Jésus-Christ : Mon Dieu, tu m’as abandonné ! -Terrible parole que personne n’a osé sonder. -Notre mère avait pressenti que les événements serviraient un jour ses espérances. -Peut-être le désir d’une mère est-il un contrat passé entre elle et Dieu. -Recommande à Urraca de ne pas me nommer autrement que monsieur Hénarez. -Ne dis pas un mot de moi à Marie. +Là est le secret de mon ardente vie politique. +À défaut de maîtresse, j’ai adoré l’Espagne. +Espagne aussi m’a échappé ! +Aussi pourrais-je dire pour dernier mot, comme Jésus-Christ : Mon Dieu, tu m’as abandonné ! +Terrible parole que personne n’a osé sonder. +Notre mère avait pressenti que les événements serviraient un jour ses espérances. +Peut-être le désir d’une mère est-il un contrat passé entre elle et Dieu. +Recommande à Urraca de ne pas me nommer autrement que monsieur Hénarez. +Ne dis pas un mot de moi à Marie. Janvier mille huit cent vingt-quatre. -Comment, bientôt mariée ! mais prend-on les gens ainsi ? +Comment, bientôt mariée ! mais prend-on les gens ainsi ? Tu vas devenir une provinciale. -Sont-ce là nos promesses mutuelles ? +Sont-ce là nos promesses mutuelles ? Tu sors d’un couvent pour entrer dans un autre ! Oh ! je ne te laisserai certes pas dans ta bastide. -Ah ! le monde est une féerie. +Ah ! le monde est une féerie. Quel cri que : Il mio cor si divide. Quel triste dramaturge que Shakespeare ! -Moi, je suis pour les longues épreuves de l’ancienne chevalerie. -Miss Griffith sait d’ailleurs qu’Alphonse aime une danseuse de l’Opéra. +Moi, je suis pour les longues épreuves de l’ancienne chevalerie. +Miss Griffith sait d’ailleurs qu’Alphonse aime une danseuse de l’Opéra. Comment peut-on aimer des jambes et des pirouettes ? -Il m’a, pour toute réponse, honorée d’un fin regard. +Il m’a, pour toute réponse, honorée d’un fin regard. Ne me prenait-il pas pour une sotte ? -J’ai surtout été effrayée de la brutalité du beau monde. -La politesse cache très imparfaitement l’égoïsme général. +J’ai surtout été effrayée de la brutalité du beau monde. +La politesse cache très imparfaitement l’égoïsme général. Je me figurais le monde autrement. -Mon père sourit et se leva. -Ma chère, je n’ai pas tout dit. -Voici ce que je te réserve. -J’ai bien surpris quelques regards rapidement échangés dans les salons ; mais quelle pâleur ! -Où toutes ces splendides fleurs de l’âme naissent-elles ? +Mon père sourit et se leva. +Ma chère, je n’ai pas tout dit. +Voici ce que je te réserve. +J’ai bien surpris quelques regards rapidement échangés dans les salons ; mais quelle pâleur ! +Où toutes ces splendides fleurs de l’âme naissent-elles ? Qui ment ? nous ou le monde. -Cette réflexion fait frémir, car si cet être se rencontre tard, hein ? +Cette réflexion fait frémir, car si cet être se rencontre tard, hein ? On se marie au hasard, et tu te maries ainsi. -Des ouragans de pensées ont passé dans mon âme. -L’allégresse se soutient-elle ? -Dans quelle proportion l’amour doit-il mélanger ses larmes et ses plaisirs ? -Aucune voix ne m’a émue, aucun regard ne m’a illuminé ce monde. -Dieu seul peut résoudre ce problème. -Je commence à croire que je retournerai au couvent. -Tout blesse mes délicatesses, les mœurs de mon âme, ou mes secrètes pensées. -Je suis très humiliée de ne pas avoir rencontré d’adorateur. -Le rôle de Chimène, dans le Cid, et celui du Cid me ravissent. -Quelle admirable pièce de théâtre ! +Des ouragans de pensées ont passé dans mon âme. +L’allégresse se soutient-elle ? +Dans quelle proportion l’amour doit-il mélanger ses larmes et ses plaisirs ? +Aucune voix ne m’a émue, aucun regard ne m’a illuminé ce monde. +Dieu seul peut résoudre ce problème. +Je commence à croire que je retournerai au couvent. +Tout blesse mes délicatesses, les mœurs de mon âme, ou mes secrètes pensées. +Je suis très humiliée de ne pas avoir rencontré d’adorateur. +Le rôle de Chimène, dans le Cid, et celui du Cid me ravissent. +Quelle admirable pièce de théâtre ! Ni l’une ni l’autre ne sont dignes d’une jeune fille noble. -Il a baissé la tête, a ouvert mon Don Quichotte, et s’est assis. -Quant à ses yeux, c’est à la fois du velours et du feu. -Voilà tout, il est d’ailleurs petit et laid. -Mon père ne l’aime point, il se sent gêné avec lui. -Dès que mon père saura l’espagnol, nous partirons pour Madrid. -Le sang de mon père a grondé dans mes veines. -Cette hauteur m’a révoltée, et je l’ai laissé là. -Il n’accepterait pas même notre amitié, pensais-je en conjuguant un verbe. -Il a encore relevé ses redoutables yeux, et j’ai baissé les miens. -Chère, cet homme est une énigme indéchiffrable. -Sois tranquille, j’ai médité mon consentement, et ne l’ai pas donné follement. -Ma vie est maintenant déterminée. -J’aurai sans doute une famille à soigner, des enfants à élever. -Nous naissons avantagées, nous pouvons choisir entre l’amour et la maternité. -Voilà tout ce que je puis te dire aujourd’hui. -Je te remercie de toutes les choses que tu m’as envoyées. -Dans son enthousiasme, mon beau-père ne me refuse rien et bouleverse sa maison. +Il a baissé la tête, a ouvert mon Don Quichotte, et s’est assis. +Quant à ses yeux, c’est à la fois du velours et du feu. +Voilà tout, il est d’ailleurs petit et laid. +Mon père ne l’aime point, il se sent gêné avec lui. +Dès que mon père saura l’espagnol, nous partirons pour Madrid. +Le sang de mon père a grondé dans mes veines. +Cette hauteur m’a révoltée, et je l’ai laissé là. +Il n’accepterait pas même notre amitié, pensais-je en conjuguant un verbe. +Il a encore relevé ses redoutables yeux, et j’ai baissé les miens. +Chère, cet homme est une énigme indéchiffrable. +Sois tranquille, j’ai médité mon consentement, et ne l’ai pas donné follement. +Ma vie est maintenant déterminée. +J’aurai sans doute une famille à soigner, des enfants à élever. +Nous naissons avantagées, nous pouvons choisir entre l’amour et la maternité. +Voilà tout ce que je puis te dire aujourd’hui. +Je te remercie de toutes les choses que tu m’as envoyées. +Dans son enthousiasme, mon beau-père ne me refuse rien et bouleverse sa maison. Nous faisons venir des ouvriers de Paris et nous modernisons tout. -Renée ! tu m’as attristée pour plusieurs jours. +Renée ! tu m’as attristée pour plusieurs jours. Je hais d’avance les enfants que tu auras ; ils seront mal faits. -Ah ! j’ai eu froid dans le dos à cette pensée. +Ah ! j’ai eu froid dans le dos à cette pensée. Enfin, tu as une amie. -Il est muet et superbe comme un roi déchu. -Nous nous occupons de lui, Griffith et moi, comme d’une énigme. +Il est muet et superbe comme un roi déchu. +Nous nous occupons de lui, Griffith et moi, comme d’une énigme. La froideur de cet homme est irritante. -Cette étrangeté m’amuse d’autant plus que tout cela est sans conséquence. -Qu’est-ce qu’un homme, un Espagnol et un maître de langues ? -L’amour discuteur et phraseur me paraît insupportable. +Cette étrangeté m’amuse d’autant plus que tout cela est sans conséquence. +Qu’est-ce qu’un homme, un Espagnol et un maître de langues ? +L’amour discuteur et phraseur me paraît insupportable. Celui de Rousseau me fait l’effet d’un sermon philosophique en lettres. -L’amour est, je crois, un poème entièrement personnel. -Je te promets la même exactitude, si jamais je suis aimée. -Adieu, pauvre chérie engloutie. -Ton Espagnol et toi, vous me faites frémir, ma chère mignonne. -Je t’écris ce peu de lignes pour te prier de le congédier. -Cette conversation, ma chère, mérite d’être conservée. -Voici la première fois que j’ai vu mon père déployant toute sa pensée. -Armande, m’a-t-il dit, vous m’avez étrangement trompé et agréablement surpris. -Ces hommes, vomis par l’élection populaire, ne veulent pas être des instruments. -Voilà notre affaire en gros. -En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. -Là commence l’échelle des responsabilités, et la subordination, qui monte jusqu’au roi. +L’amour est, je crois, un poème entièrement personnel. +Je te promets la même exactitude, si jamais je suis aimée. +Adieu, pauvre chérie engloutie. +Ton Espagnol et toi, vous me faites frémir, ma chère mignonne. +Je t’écris ce peu de lignes pour te prier de le congédier. +Cette conversation, ma chère, mérite d’être conservée. +Voici la première fois que j’ai vu mon père déployant toute sa pensée. +Armande, m’a-t-il dit, vous m’avez étrangement trompé et agréablement surpris. +Ces hommes, vomis par l’élection populaire, ne veulent pas être des instruments. +Voilà notre affaire en gros. +En voulant devenir une nation, les Français ont renoncé à être un empire. +Là commence l’échelle des responsabilités, et la subordination, qui monte jusqu’au roi. Le roi, c’est nous tous ! Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est l’esprit de famille. -Nous allons à un état de choses horrible, en cas d’insuccès. -On y aura développé, soigné des plaies incurables. -Mais, dis-je en interrompant mon père, que puis-je faire pour l’État ? -Qui veut la fin veut les moyens, et nous devons l’exemple à tous. -Puis il m’a quittée en souriant et me baisant la main. -Il m’a semblé qu’une voix me criait en moi-même : tu y tomberas ! -J’ai donc pris mes précautions. -Ses manières sont simples et sans la moindre affectation. +Nous allons à un état de choses horrible, en cas d’insuccès. +On y aura développé, soigné des plaies incurables. +Mais, dis-je en interrompant mon père, que puis-je faire pour l’État ? +Qui veut la fin veut les moyens, et nous devons l’exemple à tous. +Puis il m’a quittée en souriant et me baisant la main. +Il m’a semblé qu’une voix me criait en moi-même : tu y tomberas ! +J’ai donc pris mes précautions. +Ses manières sont simples et sans la moindre affectation. Et quelles belles dents ! Des larmes contenues humectaient ses yeux. -Peut-être était-ce lui dire que l’amour pouvait combler l’espace qui nous sépare. -Ce que j’ai senti, c’est la poésie. -Cet homme est vraiment très beau. -Ses paroles sont élégantes, son esprit est d’une supériorité remarquable. -Le français semble être sa langue maternelle. -Le vieux duc et ses deux fils accompagnèrent le roi. -Le duc a fait une faute immense en acceptant le ministère constitutionnel avec Valdez. -Je compris tout ce qu’il mit de désespoir dans le mot malheureusement. -Griffith ne connaissait pas cette manière d’étudier. -Cette réserve m’impatienta. +Peut-être était-ce lui dire que l’amour pouvait combler l’espace qui nous sépare. +Ce que j’ai senti, c’est la poésie. +Cet homme est vraiment très beau. +Ses paroles sont élégantes, son esprit est d’une supériorité remarquable. +Le français semble être sa langue maternelle. +Le vieux duc et ses deux fils accompagnèrent le roi. +Le duc a fait une faute immense en acceptant le ministère constitutionnel avec Valdez. +Je compris tout ce qu’il mit de désespoir dans le mot malheureusement. +Griffith ne connaissait pas cette manière d’étudier. +Cette réserve m’impatienta. Je la lui tendis, et l’examinai pendant qu’il lisait ceci. -Son regard d’aigle saura réprimer instantanément tout ce qui peut ressembler au ridicule. -Toutes ses pensées doivent être d’un genre noble, élevé, chevaleresque, sans aucun égoïsme. -En toute chose, je dois le trouver en avant de son époque. +Son regard d’aigle saura réprimer instantanément tout ce qui peut ressembler au ridicule. +Toutes ses pensées doivent être d’un genre noble, élevé, chevaleresque, sans aucun égoïsme. +En toute chose, je dois le trouver en avant de son époque. Aussi la rendra-t-il parfaitement heureuse. J’aurai l’honneur de vous envoyer quelque pauvre Espagnol pour me remplacer. -Il semblait ainsi me dire : — Assez joué comme cela. -Il est descendu, et a fait demander à parler à mon père. -Je voudrais être mouche, souris, moineau. -Je voudrais pouvoir le voir, seul, chez lui, sans qu’il m’aperçût. -Nous avons un homme à qui je puis dire : Allez mourir pour moi !... -Et il est de caractère à y aller, je le crois du moins. +Il semblait ainsi me dire : — Assez joué comme cela. +Il est descendu, et a fait demander à parler à mon père. +Je voudrais être mouche, souris, moineau. +Je voudrais pouvoir le voir, seul, chez lui, sans qu’il m’aperçût. +Nous avons un homme à qui je puis dire : Allez mourir pour moi !... +Et il est de caractère à y aller, je le crois du moins. Oh ! c’est un ennemi que je dois fouler aux pieds. Tu te maries et j’aime ! -Hénarez n’a pas détaché ses yeux de dessus moi. -Voilà, belle Renée, à quel point nous en sommes, a dit le grand Corneille. -À la Crampade, février. -Voilà qui est clair. -D’abord la gravité des engagements m’a investie de terreur. -D’ailleurs, je suis aimée, et je me laisserai aimer. -Mon mariage ne sera pas une servitude, mais un commandement perpétuel. -Enfin, il me sentait de beaucoup supérieure comme femme à lui comme homme. -Pouvez-vous vous élever jusqu’à l’amitié comme je la comprends ? -Soyons amis et associés pour porter la vie ensemble. -Laissez-moi mon entière indépendance. -Cette condition tient à mon immense désir d’avoir votre estime. -Des gens sages ne peuvent-ils pas se prémunir contre les malheurs du changement ? -Nous fûmes mariés à la fin de la semaine. -Mais j’ai surtout exigé que le plus profond mystère voilât nos arrangements intérieurs. -L’homme subjugué par sa femme est justement couvert de ridicule. +Hénarez n’a pas détaché ses yeux de dessus moi. +Voilà, belle Renée, à quel point nous en sommes, a dit le grand Corneille. +À la Crampade, février. +Voilà qui est clair. +D’abord la gravité des engagements m’a investie de terreur. +D’ailleurs, je suis aimée, et je me laisserai aimer. +Mon mariage ne sera pas une servitude, mais un commandement perpétuel. +Enfin, il me sentait de beaucoup supérieure comme femme à lui comme homme. +Pouvez-vous vous élever jusqu’à l’amitié comme je la comprends ? +Soyons amis et associés pour porter la vie ensemble. +Laissez-moi mon entière indépendance. +Cette condition tient à mon immense désir d’avoir votre estime. +Des gens sages ne peuvent-ils pas se prémunir contre les malheurs du changement ? +Nous fûmes mariés à la fin de la semaine. +Mais j’ai surtout exigé que le plus profond mystère voilât nos arrangements intérieurs. +L’homme subjugué par sa femme est justement couvert de ridicule. Mon bonheur le froisserait, il a fallu le lui cacher. -Pendant trois mois nous sommes restés comme nous étions avant le mariage. -Insensiblement je me suis habituée à lui, j’en ai fait un autre moi-même. -La bête que nous nommons un mari, selon ton expression, a disparu. -Très honteuse de moi-même, je me résistais. -Lorsque tu te marieras, tu approuveras ma discrétion. -Tu seras certes la seule âme en qui je verserai cette demi-confidence. -Louis a repris sa jeunesse, sa force, sa gaieté. -Ce n’est plus le même homme. -J’ai, comme une fée, effacé jusqu’au souvenir des malheurs. -J’ai métamorphosé Louis, il est devenu charmant. -Sûr de me plaire, il déploie son esprit et révèle des qualités nouvelles. -Nous avons des chevaux anglais, un coupé, une calèche et un tilbury. -Nos domestiques ont une tenue simple, mais élégante. +Pendant trois mois nous sommes restés comme nous étions avant le mariage. +Insensiblement je me suis habituée à lui, j’en ai fait un autre moi-même. +La bête que nous nommons un mari, selon ton expression, a disparu. +Très honteuse de moi-même, je me résistais. +Lorsque tu te marieras, tu approuveras ma discrétion. +Tu seras certes la seule âme en qui je verserai cette demi-confidence. +Louis a repris sa jeunesse, sa force, sa gaieté. +Ce n’est plus le même homme. +J’ai, comme une fée, effacé jusqu’au souvenir des malheurs. +J’ai métamorphosé Louis, il est devenu charmant. +Sûr de me plaire, il déploie son esprit et révèle des qualités nouvelles. +Nous avons des chevaux anglais, un coupé, une calèche et un tilbury. +Nos domestiques ont une tenue simple, mais élégante. Aussi passons-nous pour des prodigues. -Je l’oblige à compléter son instruction. +Je l’oblige à compléter son instruction. La parole ne me revient que loin de toi. -Nous ne devrons jamais aucun témoignage de tendresse qu’à notre vouloir. -Nous serons libres malgré des chaînes étroites. -Ma chère, voilà comment je le forme. -Ce style est de fraîche date, dans un an ce sera mieux. -Ce beau secret des véritables épouses, je l’entrevois et veux le posséder. -Louise, ne compromets pas notre bel avenir à toutes deux ! +Nous ne devrons jamais aucun témoignage de tendresse qu’à notre vouloir. +Nous serons libres malgré des chaînes étroites. +Ma chère, voilà comment je le forme. +Ce style est de fraîche date, dans un an ce sera mieux. +Ce beau secret des véritables épouses, je l’entrevois et veux le posséder. +Louise, ne compromets pas notre bel avenir à toutes deux ! Ne fais pas les folies dont tu me menaces. -Tu es là dans le vrai. -Ces deux millions proviennent de vos propres économies et de celles de Marie. +Tu es là dans le vrai. +Ces deux millions proviennent de vos propres économies et de celles de Marie. Dieu le sait ! pour ton bonheur. -Ô mon frère ! nos souhaits doivent être exaucés. +Ô mon frère ! nos souhaits doivent être exaucés. Marie a lu ta lettre en pleurant, et tu as toute son admiration. -Quant à moi, j’ai accepté pour notre maison et non pour moi. +Quant à moi, j’ai accepté pour notre maison et non pour moi. Le roi a rempli ton attente. -Aussi serai-je toujours devant toi ce qu’est une créature devant le Créateur. +Aussi serai-je toujours devant toi ce qu’est une créature devant le Créateur. N’oublie pas que, si tu vis par nous, nous vivons aussi par toi. Toute autre voie serait mauvaise. -Adieu, cher dépouillé, cher exilé. -Dieu sans doute écoutera nos prières pleines de toi. +Adieu, cher dépouillé, cher exilé. +Dieu sans doute écoutera nos prières pleines de toi. Ah ! mon ange, le mariage rend philosophe ?... Crois-tu donc que tu me convertiras au mariage par ce programme de travaux souterrains ? -Hélas ! voilà donc où t’ont fait parvenir nos trop savantes rêveries ? -Tu te fais le destin, au lieu d’être son jouet. -Vertu de femme ! as-tu toisé la vie ? -Hélas ! je me moque de toi, peut-être as-tu raison. +Hélas ! voilà donc où t’ont fait parvenir nos trop savantes rêveries ? +Tu te fais le destin, au lieu d’être son jouet. +Vertu de femme ! as-tu toisé la vie ? +Hélas ! je me moque de toi, peut-être as-tu raison. Ton Louis sera sans doute heureux. -Agir par amour et par sentiment, n’est-ce pas la loi secrète des femmes ? +Agir par amour et par sentiment, n’est-ce pas la loi secrète des femmes ? Tu t’es faite homme, et ton Louis va se trouver la femme ! -Ô chère, ta lettre m’a plongée en des méditations infinies. -J’ai vu que le couvent ne remplace jamais une mère pour des filles. -Les étoiles ressemblaient à des clous d’argent qui retenaient un voile bleu. -J’étais abattue et heureuse. -Mon Espagnol est là sans doute depuis quelque temps. +Ô chère, ta lettre m’a plongée en des méditations infinies. +J’ai vu que le couvent ne remplace jamais une mère pour des filles. +Les étoiles ressemblaient à des clous d’argent qui retenaient un voile bleu. +J’étais abattue et heureuse. +Mon Espagnol est là sans doute depuis quelque temps. S’il savait tout ce que je me suis dit sur sa laideur apparente ! -Moi aussi, Renée, j’ai philosophé. +Moi aussi, Renée, j’ai philosophé. Griffith dormait comme une vieille fille. -En m’entendant, le Maure a dégringolé avec la vitesse d’une ombre. +En m’entendant, le Maure a dégringolé avec la vitesse d’une ombre. Mes doigts touchaient du feu. Quel horrible pouvoir cet homme exerce sur moi ! me dis-je. -Une pensée a retenu ma main. -Que m’écrit-il pour m’écrire en secret ? -J’étais contente de moi, mais il était bien triste. +Une pensée a retenu ma main. +Que m’écrit-il pour m’écrire en secret ? +J’étais contente de moi, mais il était bien triste. Il est venu pendant l’entr’acte se promener dans les corridors. -Il a un palais à Sassari. +Il a un palais à Sassari. Comment s’exprime un pareil homme quand il m’aime ? et il aime. -Renée, j’ai compris alors la vie parisienne, et ses bals et ses fêtes. -Tout a pris sa couleur véritable à mes yeux. -J’ai senti dans mon être un autre être heureux. -Toutes mes vanités, mon amour-propre, mon orgueil étaient caressés. -Hélas ! nous n’avons plus d’Italiens dans un mois. +Renée, j’ai compris alors la vie parisienne, et ses bals et ses fêtes. +Tout a pris sa couleur véritable à mes yeux. +J’ai senti dans mon être un autre être heureux. +Toutes mes vanités, mon amour-propre, mon orgueil étaient caressés. +Hélas ! nous n’avons plus d’Italiens dans un mois. Que devenir sans cette adorable musique, quand on a le cœur plein d’amour ? -Ce que j’avais appris de mon Espagnol me donnait la fièvre. -J’étais sûre qu’il était là, prêt à me jeter une nouvelle lettre. -Aussi n’ai-je rien brûlé : j’ai lu. +Ce que j’avais appris de mon Espagnol me donnait la fièvre. +J’étais sûre qu’il était là, prêt à me jeter une nouvelle lettre. +Aussi n’ai-je rien brûlé : j’ai lu. Vous avez un serviteur, Louise, et pas autre chose. J’ai surpris le secret de votre isolement ! -Je me suis sentie petite et me suis demandée tout abasourdie ! -Le propre d’un grand homme est de dérouter les calculs ordinaires. -Il est sublime et attendrissant, naïf et gigantesque. -Me voilà destituée de toutes les coquetteries. -Toute discussion est supprimée. +Je me suis sentie petite et me suis demandée tout abasourdie ! +Le propre d’un grand homme est de dérouter les calculs ordinaires. +Il est sublime et attendrissant, naïf et gigantesque. +Me voilà destituée de toutes les coquetteries. +Toute discussion est supprimée. Accepterai-je ce restant de Maure ? Ai-je besoin de finasser ? -Oh ! combien n’a-t-il pas dû rugir dans sa tanière de la rue Hillerin-Bertin ! -Je sais où il demeure, j’ai sa carte : F., baron de Macumer. -Quelle science infernale possède l’amour pur, vrai, naïf ! +Oh ! combien n’a-t-il pas dû rugir dans sa tanière de la rue Hillerin-Bertin ! +Je sais où il demeure, j’ai sa carte : F., baron de Macumer. +Quelle science infernale possède l’amour pur, vrai, naïf ! Nous franchissons les quatorze volumes de Clarisse Harlowe avec un bouquet. Je me tords devant cette lettre comme une corde au feu. -Prends ou ne prends pas tes deux camélias. +Prends ou ne prends pas tes deux camélias. Oui ou non, tue ou fais vivre ! -Enfin, une voix me crie : Éprouve-le ! -Aussi l’éprouverai-je ! +Enfin, une voix me crie : Éprouve-le ! +Aussi l’éprouverai-je ! Je suis bien belle ! -Griffith m’a priée de me laisser contempler un moment. -Tous m’ont admirée, un seul savait m’adorer. -Oh ! maintenant, mon ange, j’ai le feu dans le cœur, dans la tête. +Griffith m’a priée de me laisser contempler un moment. +Tous m’ont admirée, un seul savait m’adorer. +Oh ! maintenant, mon ange, j’ai le feu dans le cœur, dans la tête. Que fait-il ? que pense-t-il ? -A-t-il une pensée, une seule qui me soit étrangère ? -Est-il l’esclave toujours prêt qu’il m’a dit être ? +A-t-il une pensée, une seule qui me soit étrangère ? +Est-il l’esclave toujours prêt qu’il m’a dit être ? Comment m’en assurer ? -À quoi pense-t-il en ce moment ? -Comment lui ordonner de m’écrire le soir le détail de sa journée ? -Je n’ai dormi que très peu, le matin. -Je viens de faire écrire la lettre suivante par Griffith. +À quoi pense-t-il en ce moment ? +Comment lui ordonner de m’écrire le soir le détail de sa journée ? +Je n’ai dormi que très peu, le matin. +Je viens de faire écrire la lettre suivante par Griffith. Monsieur le baron de Macumer. -Oh ! ma chère, il devait y tenir ! -Je suis touchée aux larmes. -J’essayais mon équipage. -J’étais comme une fleur sous une ombrelle doublée de soie blanche. -Vous avez déjà dépassé ce programme, ai-je ajouté à voix basse. -Le duc d’Angoulême a fait acheter le cheval de Macumer. -Cet enfantillage me plaît. -Chère Philippe 2 en jupon, te promènes-tu bien dans ma calèche ? -Quelle clarté jette l’amour ! +Oh ! ma chère, il devait y tenir ! +Je suis touchée aux larmes. +J’essayais mon équipage. +J’étais comme une fleur sous une ombrelle doublée de soie blanche. +Vous avez déjà dépassé ce programme, ai-je ajouté à voix basse. +Le duc d’Angoulême a fait acheter le cheval de Macumer. +Cet enfantillage me plaît. +Chère Philippe 2 en jupon, te promènes-tu bien dans ma calèche ? +Quelle clarté jette l’amour ! Combien je comprends Paris ! Maintenant tout m’y semble spirituel. Oui, l’amour y est plus joli, plus grand, plus charmant que partout ailleurs. Adieu, je suis un peu folle et ne veux pas continuer. -Si les conditions varient selon les lieux, elles varient bien davantage selon les caractères. -Pour nous la dépravation, n’est-ce pas le calcul dans les sentiments ? +Si les conditions varient selon les lieux, elles varient bien davantage selon les caractères. +Pour nous la dépravation, n’est-ce pas le calcul dans les sentiments ? Un seul calcul ou mille, tout est perdu dans le cœur. Entre nous deux, qui a tort, qui a raison ? -Tu m’as appris l’étendue des sacrifices de la femme mariée. -De par Bonald, ton père avait raison dans son discours. -Adieu, ma chère imagination, mon amie, toi qui es ma folie ! -Nous ne nous fâcherons point pour cette question, puisque Bonald est là. +Tu m’as appris l’étendue des sacrifices de la femme mariée. +De par Bonald, ton père avait raison dans son discours. +Adieu, ma chère imagination, mon amie, toi qui es ma folie ! +Nous ne nous fâcherons point pour cette question, puisque Bonald est là. Tu vois, je suis d’une bonne foi terrible. -Madame de Mirbel fait mon portrait, je compte le lui donner, ma chère. +Madame de Mirbel fait mon portrait, je compte le lui donner, ma chère. On vit aux trois temps du verbe. -Est-ce encore ainsi quand on a été heureuse ? -Enfin, je comprends ta curiosité avec Louis, es-tu contente ? -Renée, tu brûles mes lettres, n’est-ce pas ? moi, je brûlerai les tiennes. -Renée, comment sonder le cœur d’un homme ? +Est-ce encore ainsi quand on a été heureuse ? +Enfin, je comprends ta curiosité avec Louis, es-tu contente ? +Renée, tu brûles mes lettres, n’est-ce pas ? moi, je brûlerai les tiennes. +Renée, comment sonder le cœur d’un homme ? Dieu est bien heureux de pouvoir lire au fond des cœurs. Suis-je toujours un ange pour cet homme ? -Voilà toute la question. -Pourquoi ces grands mots, ces grandes résolutions ? te diras-tu. -Ah ! voilà, ma chère. +Voilà toute la question. +Pourquoi ces grands mots, ces grandes résolutions ? te diras-tu. +Ah ! voilà, ma chère. Non ! il n’est pas perdu. Ce ministre constitutionnel est un adorable amant. -Le si de cette constante prière m’a ravagé l’âme. -Depuis que j’existe, personne, pas même ma mère, ne m’a souri. -Mes efforts, en politique, ont trouvé la défaite. -Quelque forte que vous fassiez une âme, le doute y entrerait à moins. -Être aimé, ce n’était plus qu’un rêve quand je vous ai vue. -Je viens de le voir, à l’Opéra. -Felipe aime tant, que je le trouve digne d’être aimé. -Ah ! ma chère, je me suis arrêtée et suis toute tremblante. +Le si de cette constante prière m’a ravagé l’âme. +Depuis que j’existe, personne, pas même ma mère, ne m’a souri. +Mes efforts, en politique, ont trouvé la défaite. +Quelque forte que vous fassiez une âme, le doute y entrerait à moins. +Être aimé, ce n’était plus qu’un rêve quand je vous ai vue. +Je viens de le voir, à l’Opéra. +Felipe aime tant, que je le trouve digne d’être aimé. +Ah ! ma chère, je me suis arrêtée et suis toute tremblante. Pauvre laid ! que venait-il chercher, que voulait-il me dire ? Serais-tu, par hasard, devenue heureuse ? -J’étais un être auparavant, et je suis maintenant une chose ! -D’où vient l’inégalité de nos destinées ? -L’amour permis agrandit ton âme. +J’étais un être auparavant, et je suis maintenant une chose ! +D’où vient l’inégalité de nos destinées ? +L’amour permis agrandit ton âme. Pour toi, la vertu se trouvera dans le plaisir. Tu ne souffriras que de ton propre vouloir. -Tu aimes, tu es adorée. -Oh ! chère, livre-toi tout entière à ce beau poème qui nous a tant occupées. -Tu ne saurais croire en quelles anxiétés je te suis. -Malgré la distance, je te vois, j’éprouve tes émotions. -Aussi, ne manque pas à m’écrire, n’omets rien ! -Peut-être demandé-je à la vie plus de bonheur qu’elle ne nous en doit. -Néanmoins, je trouve cette faute prudente et sage. -J’ai palpité toute seule en me disant : — Ah ! -Renée, où es-tu ? +Tu aimes, tu es adorée. +Oh ! chère, livre-toi tout entière à ce beau poème qui nous a tant occupées. +Tu ne saurais croire en quelles anxiétés je te suis. +Malgré la distance, je te vois, j’éprouve tes émotions. +Aussi, ne manque pas à m’écrire, n’omets rien ! +Peut-être demandé-je à la vie plus de bonheur qu’elle ne nous en doit. +Néanmoins, je trouve cette faute prudente et sage. +J’ai palpité toute seule en me disant : — Ah ! +Renée, où es-tu ? Elle ne m’a pas dit un mot et m’a suivie. Elle n’a rien dit. -Je veux vous dire ce que je ne saurais écrire, lui ai-je répondu. -Griffith est allée à six pas de nous. -Si vous étiez mort dans votre chute, je mourais déshonorée... +Je veux vous dire ce que je ne saurais écrire, lui ai-je répondu. +Griffith est allée à six pas de nous. +Si vous étiez mort dans votre chute, je mourais déshonorée... Pardon, a-t-il dit d’une voix faible. -D’ailleurs, miss Griffith est là. -Cet homme, ma chère, m’a comprise. -Oh ! seulement disposée, repris-je en levant un doigt sur mes lèvres. +D’ailleurs, miss Griffith est là. +Cet homme, ma chère, m’a comprise. +Oh ! seulement disposée, repris-je en levant un doigt sur mes lèvres. Vous pouvez, mon Dieu ! me rejeter si je trahissais votre espoir. -Je sais que vous m’aimez, lui ai-je répondu. -Je veux faire un mariage d’amour et ne pas être trompée : voilà tout. +Je sais que vous m’aimez, lui ai-je répondu. +Je veux faire un mariage d’amour et ne pas être trompée : voilà tout. Ces deux passions peuvent-elles se confondre ? -Un homme à qui nous inspirons de l’amour nous en inspirera-t-il ? -Felipe sera-t-il un jour mon maître ? tremblerai-je comme il tremble ? -Ces questions me font frémir. +Un homme à qui nous inspirons de l’amour nous en inspirera-t-il ? +Felipe sera-t-il un jour mon maître ? tremblerai-je comme il tremble ? +Ces questions me font frémir. Il est bien aveugle ! Non, ce n’est pas aimer, cela, c’est badiner avec le feu. -Felipe me plaît toujours, mais je me trouve maintenant calme et à mon aise. +Felipe me plaît toujours, mais je me trouve maintenant calme et à mon aise. Plus d’obstacles ! quel terrible mot. En moi tout s’affaisse, se rassoit, et j’ai peur de m’interroger. -Enfin, je n’ai pas les bénéfices de cette espèce de faute. +Enfin, je n’ai pas les bénéfices de cette espèce de faute. En serait-il donc ainsi pour tous nos plaisirs ? -Serait-il meilleur de les différer que d’en jouir ? -L’espérance vaudrait-elle mieux que la possession ? +Serait-il meilleur de les différer que d’en jouir ? +L’espérance vaudrait-elle mieux que la possession ? Les riches sont-ils les pauvres ? -Il y a des instants où cette idée me glace. -Je songe à revenir sans Griffith au bout du jardin. -Jusqu’où irais-je ainsi ? +Il y a des instants où cette idée me glace. +Je songe à revenir sans Griffith au bout du jardin. +Jusqu’où irais-je ainsi ? L’imagination n’a pas de bornes, et les plaisirs en ont. Je ne suis pas contente de vous. -Vous paraissiez sûr d’être aimé. -Mon innocence a tenu des flambeaux dans ses mains sans se brûler. -Hier, vous ressembliez à un homme certain d’être aimé. -Vous ne devez jamais être plus libre que je ne le suis moi-même. +Vous paraissiez sûr d’être aimé. +Mon innocence a tenu des flambeaux dans ses mains sans se brûler. +Hier, vous ressembliez à un homme certain d’être aimé. +Vous ne devez jamais être plus libre que je ne le suis moi-même. Si vous trouvez mon servage trop dur, quittez-le, je ne vous en voudrai point. -Votre sublime visage n’a son caractère, son langage, sa physionomie, que pour moi. +Votre sublime visage n’a son caractère, son langage, sa physionomie, que pour moi. Ne vous souvenez-vous plus de mon programme ? Votre joie disait un peu trop que vous aimiez. -Rien n’est plus saint ni plus sacré que la jalousie. -Est-ce une vanité ? vous l’avez bien punie. -Lui déplaire !... ai-je répété mille fois depuis comme un fou. -Oh ! si vous pensez punir ainsi, quelles sont donc les récompenses ? -Mais m’avoir accepté pour serviteur suffisait à tout ce que je veux. -Ne savez-vous donc pas combien vous êtes aimée ? -Ignorez-vous les mille prières qui vous sont adressées ? -Cette belle double vie était arrêtée, et mon cœur sentait un froid glacial. +Rien n’est plus saint ni plus sacré que la jalousie. +Est-ce une vanité ? vous l’avez bien punie. +Lui déplaire !... ai-je répété mille fois depuis comme un fou. +Oh ! si vous pensez punir ainsi, quelles sont donc les récompenses ? +Mais m’avoir accepté pour serviteur suffisait à tout ce que je veux. +Ne savez-vous donc pas combien vous êtes aimée ? +Ignorez-vous les mille prières qui vous sont adressées ? +Cette belle double vie était arrêtée, et mon cœur sentait un froid glacial. Oh ! grondez-moi toujours ainsi. -Oui, pardon de lui avoir causé une douleur. +Oui, pardon de lui avoir causé une douleur. Octobre mille huit cent vingt-quatre. -J’ai réservé pour dernière épreuve à Felipe une terrible mais décisive épreuve. +J’ai réservé pour dernière épreuve à Felipe une terrible mais décisive épreuve. Oh ! il est bien Espagnol, bien Abencerrage. Tu seras heureuse, tu n’aimeras personne et te laisseras aimer ! -Felipe n’avait pas eu la moindre crainte ni le moindre soupçon. +Felipe n’avait pas eu la moindre crainte ni le moindre soupçon. Les deux jeunes comtes sont sortis. -Il court des commérages infâmes. -Je ne marierai jamais Armande contre son gré. +Il court des commérages infâmes. +Je ne marierai jamais Armande contre son gré. Ces fines couleuvres ont fini par entrevoir quelque chose. -Aussi, pour le bien cacher, une femme doit-elle être un monstre ! +Aussi, pour le bien cacher, une femme doit-elle être un monstre ! Nos yeux sont encore plus bavards que ne l’est notre langue. Je suis votre serviteur et vous appartiens : je vivrai toute ma vie pour vous. -Allez me demander dans la matinée à mon père. -Je suis donc aimée, me suis-je dit, comme une femme ne le fut jamais ! -Les paroles s’y sont gracieusement échangées. -Tout y réussit-il à tes souhaits ? -Louis continue-t-il son système de madrigaux ? +Allez me demander dans la matinée à mon père. +Je suis donc aimée, me suis-je dit, comme une femme ne le fut jamais ! +Les paroles s’y sont gracieusement échangées. +Tout y réussit-il à tes souhaits ? +Louis continue-t-il son système de madrigaux ? Vous entendez-vous bien ? -Mon gentil docteur en jupon s’est-il fâché ? -Crois-tu que les événements de ton mariage ne me préoccupent pas ? -Tout ce que tu m’as écrit me rend parfois rêveuse. -Impertinente ! pourquoi t’aurais-je écrit ? que t’eussé-je dit ? -Nous sommes toujours couchés à neuf heures et levés au jour. -Nos repas sont toujours servis avec une exactitude désespérante. -Pas le plus léger accident. -Je me suis accoutumée à cette division du temps et sans trop de peine. +Mon gentil docteur en jupon s’est-il fâché ? +Crois-tu que les événements de ton mariage ne me préoccupent pas ? +Tout ce que tu m’as écrit me rend parfois rêveuse. +Impertinente ! pourquoi t’aurais-je écrit ? que t’eussé-je dit ? +Nous sommes toujours couchés à neuf heures et levés au jour. +Nos repas sont toujours servis avec une exactitude désespérante. +Pas le plus léger accident. +Je me suis accoutumée à cette division du temps et sans trop de peine. L’ordre ne lasse pas. -Nous nous promenons après le déjeuner. -Louis est si content, que sa joie a fini par réchauffer mon âme. -Le bonheur, pour nous, ne doit sans doute pas être le plaisir. +Nous nous promenons après le déjeuner. +Louis est si content, que sa joie a fini par réchauffer mon âme. +Le bonheur, pour nous, ne doit sans doute pas être le plaisir. Oui, tes amours me semblent un songe ! -Aussi ai-je de la peine à comprendre pourquoi tu les rends si romanesques. -En étendant le désir, on creuse un peu plus profondément le précipice, voilà tout. +Aussi ai-je de la peine à comprendre pourquoi tu les rends si romanesques. +En étendant le désir, on creuse un peu plus profondément le précipice, voilà tout. Mars mille huit cent vingt-cinq. -Laissez-nous, monsieur, ajouta la duchesse en regardant mon père. -Tu épouses un homme que tu aimes. -Ainsi je n’ai pas à te plaindre, ni à me plaindre moi-même. -Aussi me trouveras-tu toujours excellente mère. +Laissez-nous, monsieur, ajouta la duchesse en regardant mon père. +Tu épouses un homme que tu aimes. +Ainsi je n’ai pas à te plaindre, ni à me plaindre moi-même. +Aussi me trouveras-tu toujours excellente mère. Je te veux heureuse. -Quelque singulières que puissent te paraître mes paroles, médite-les. -Eh ! bien, je te le répète : je te veux heureuse. -Ton bonheur exige autant de culture qu’en a exigé l’amour. -Là, ma chère enfant, est toute la vie sociale. -En voilà bien assez pour toi. +Quelque singulières que puissent te paraître mes paroles, médite-les. +Eh ! bien, je te le répète : je te veux heureuse. +Ton bonheur exige autant de culture qu’en a exigé l’amour. +Là, ma chère enfant, est toute la vie sociale. +En voilà bien assez pour toi. Se dire jalouse, le laisser voir, n’est-ce pas montrer son jeu ? Nous ne savons rien alors du jeu de l’autre. En toute chose, nous devons savoir souffrir en silence. -Nous nous mîmes à rire. +Nous nous mîmes à rire. Il n’aurait voulu voir personne, tant il est honteux et timide. -C’est le présent de ma belle-sœur la duchesse de Soria. -Voici donc, ma pauvre Renée, les dernières lignes de la jeune fille. +C’est le présent de ma belle-sœur la duchesse de Soria. +Voici donc, ma pauvre Renée, les dernières lignes de la jeune fille. Octobre mille huit cent vingt-cinq. -Quant à toi, pas un mot ! cela est horrible, madame. -J’ai dormi depuis Paris jusqu’au delà de Montargis. -Il avait baisé deux fois mon front. -Nous avons déjeuné dans notre voiture, à Briare. -Des désirs de l’amour, je ne voyais pas la moindre trace. -Ai-je démenti par un geste, par un regard, mes promesses ? -Les démentirai-je un jour ? -Ma chère, il m’a comprise. -Renée, je te comprends aujourd’hui. -À l’amour d’entretenir de tels prestiges ! -Ô ma sublime Renée, je te trouve bien grande maintenant ! +Quant à toi, pas un mot ! cela est horrible, madame. +J’ai dormi depuis Paris jusqu’au delà de Montargis. +Il avait baisé deux fois mon front. +Nous avons déjeuné dans notre voiture, à Briare. +Des désirs de l’amour, je ne voyais pas la moindre trace. +Ai-je démenti par un geste, par un regard, mes promesses ? +Les démentirai-je un jour ? +Ma chère, il m’a comprise. +Renée, je te comprends aujourd’hui. +À l’amour d’entretenir de tels prestiges ! +Ô ma sublime Renée, je te trouve bien grande maintenant ! Je sais aujourd’hui pourquoi. -L’homme obéit à deux principes. +L’homme obéit à deux principes. Il se rencontre en lui le besoin et le sentiment. -Telle est, ma chère âme, la philosophie des trois premiers mois de mon mariage. +Telle est, ma chère âme, la philosophie des trois premiers mois de mon mariage. Felipe est un ange. Je puis penser tout haut avec lui. -Sans figure de rhétorique, il est un autre moi. -Je suis pour lui la plus belle partie de lui-même. -Par quel heureux hasard en a-t-il été pour moi sur-le-champ ainsi ? -Les roses du plaisir ont couronné notre amour, elles fleurissent notre vie à deux. -Ô mon ange, pourquoi parlons-nous une langue différente ? +Sans figure de rhétorique, il est un autre moi. +Je suis pour lui la plus belle partie de lui-même. +Par quel heureux hasard en a-t-il été pour moi sur-le-champ ainsi ? +Les roses du plaisir ont couronné notre amour, elles fleurissent notre vie à deux. +Ô mon ange, pourquoi parlons-nous une langue différente ? Tu restes sur la terre, je suis dans le ciel ! -Tu es dans la sphère humaine, et je suis dans la sphère divine. -Je règne par l’amour, tu règnes par le calcul et par le devoir. -Renée, ma belle sainte, mon bonheur me ramène sans cesse à toi. +Tu es dans la sphère humaine, et je suis dans la sphère divine. +Je règne par l’amour, tu règnes par le calcul et par le devoir. +Renée, ma belle sainte, mon bonheur me ramène sans cesse à toi. Et tu vis ! par quel sentiment, dis-le-moi ? Aussi ne te ferai-je plus la moindre plaisanterie. -Aussi, ma chère aimée, deviné-je que tu ne m’as pas tout dit. -Oui, tu m’as voilé quelques plaies. +Aussi, ma chère aimée, deviné-je que tu ne m’as pas tout dit. +Oui, tu m’as voilé quelques plaies. Tu souffres, je le sens. Elle en est pour ses sacrifices, et veut limiter leur nombre. -Elle a déguisé ses chagrins sous les pompeux axiomes de la morale sociale. +Elle a déguisé ses chagrins sous les pompeux axiomes de la morale sociale. Oui, j’ai la passion de la souffrance ! -Tu viendras à Paris, je ne te dis que cela. -Ce sera déjà cela ! +Tu viendras à Paris, je ne te dis que cela. +Ce sera déjà cela ! Enfin nous serons ensemble. -Décembre mille huit cent vingt-cinq. -Ma bienheureuse Louise, tu m’as éblouie. -Dans un énorme lointain, comme une lame d’acier, reluit la Méditerranée. +Décembre mille huit cent vingt-cinq. +Ma bienheureuse Louise, tu m’as éblouie. +Dans un énorme lointain, comme une lame d’acier, reluit la Méditerranée. Quelque jour le rocher sera couvert en entier par des plantes grimpantes. -Il y a déjà de la vigne vierge de plantée. +Il y a déjà de la vigne vierge de plantée. Mais l’hiver arrive, et toute cette verdure est devenue comme une vieille tapisserie. Ce banc s’appelle le banc de Louise. N’est-ce pas te dire que je n’y suis point seule, quoique seule. -Je me suis sentie née pour être mère ! -N’es-tu pas, ô Dévouement ! la faculté supérieure à l’effet ? -Un sourire a séché mes larmes. +Je me suis sentie née pour être mère ! +N’es-tu pas, ô Dévouement ! la faculté supérieure à l’effet ? +Un sourire a séché mes larmes. Je mens un peu pour ne pas attrister leur joie. -Louis a été aussi surpris que moi-même d’apprendre ma grossesse. -Le hasard, ma chère, est le dieu de la maternité. -Eh ! bien, mon ange, voilà les premières sensations amoureuses de ma vie. +Louis a été aussi surpris que moi-même d’apprendre ma grossesse. +Le hasard, ma chère, est le dieu de la maternité. +Eh ! bien, mon ange, voilà les premières sensations amoureuses de ma vie. Ces affreuses oranges sont mes amours. -J’ai vu Louis se détournant pour ne pas sentir leur puanteur. -Ce ne saurait être au milieu des effroyables douleurs que je redoute. +J’ai vu Louis se détournant pour ne pas sentir leur puanteur. +Ce ne saurait être au milieu des effroyables douleurs que je redoute. Ah ! mignonne, moi aussi je comprends l’amour. Ne te lasse pas de me tout dire. Tenons bien nos conventions. -Moi, je ne t’épargnerai rien. -Il m’a semblé que ce splendide amour défiait Dieu. -Quelle fortune superbe n’a-t-il pas renversée ! +Moi, je ne t’épargnerai rien. +Il m’a semblé que ce splendide amour défiait Dieu. +Quelle fortune superbe n’a-t-il pas renversée ! Louise, n’oublie pas, au milieu de ton bonheur, de prier Dieu. -Fais du bien, sois charitable et bonne ; enfin conjure les adversités par ta modestie. -Tu ne me dis rien de la religion à Paris. -Mais ma terreur est excès d’amitié. -Décembre mille huit cent vingt-cinq. -Notre chère Renée a beaucoup souffert, mais avec une patience angélique. -C’est avoir eu déjà de l’esprit. +Fais du bien, sois charitable et bonne ; enfin conjure les adversités par ta modestie. +Tu ne me dis rien de la religion à Paris. +Mais ma terreur est excès d’amitié. +Décembre mille huit cent vingt-cinq. +Notre chère Renée a beaucoup souffert, mais avec une patience angélique. +C’est avoir eu déjà de l’esprit. La Crampade est maintenant une terre qui rapporte trente mille francs. Janvier mille huit cent vingt-six. Je commence par dire oui. -Nous irons vers la fin d’avril à Chantepleurs. -Une alliance catholique avec un autre compère me serait odieuse. -Médée pourrait bien avoir eu raison : il y a du bon chez les anciens ! -Il s’est mis à rire. -Le contraste de notre destinée continue. +Nous irons vers la fin d’avril à Chantepleurs. +Une alliance catholique avec un autre compère me serait odieuse. +Médée pourrait bien avoir eu raison : il y a du bon chez les anciens ! +Il s’est mis à rire. +Le contraste de notre destinée continue. Nous sommes assez philosophes pour en chercher, un jour, le sens et la morale. -Nous menons la vie dissipée, et néanmoins pleine, des gens heureux. +Nous menons la vie dissipée, et néanmoins pleine, des gens heureux. Les jours nous semblent toujours trop courts. -Mais c’est un enfer anticipé. -Nous avons eu, Felipe et moi, notre première querelle à ce sujet. +Mais c’est un enfer anticipé. +Nous avons eu, Felipe et moi, notre première querelle à ce sujet. Le monstre n’a pas voulu. -Ce grand ministre est devenu, ma chère, un vrai bambin. -C’est incroyable tout ce qu’il cachait de jeunesse et de simplicité. -Nous voudrions faire faire quelque chose qui te plût. -Si tu m’approuves, réponds-moi promptement. -Ce sera mon offrande à Lucine. +Ce grand ministre est devenu, ma chère, un vrai bambin. +C’est incroyable tout ce qu’il cachait de jeunesse et de simplicité. +Nous voudrions faire faire quelque chose qui te plût. +Si tu m’approuves, réponds-moi promptement. +Ce sera mon offrande à Lucine. Cet accoucheur me fait frissonner. -Pauvre Renée, un enfant coûte cher, n’est-ce pas ? +Pauvre Renée, un enfant coûte cher, n’est-ce pas ? Je lui dirai combien il doit t’aimer, ce filleul. Mille tendresses, mon ange. -Écris-moi, ma chère mignonne ! -Les deux grands-pères, le père de Louis, le mien me donnaient le bras. +Écris-moi, ma chère mignonne ! +Les deux grands-pères, le père de Louis, le mien me donnaient le bras. Mais tu nous verras ensemble, Armand et moi. -Laissons ces tristesses passées et qui ne reviendront plus, je le crois. -La couleur rose de cette fleur sanglante était dans l’air. +Laissons ces tristesses passées et qui ne reviendront plus, je le crois. +La couleur rose de cette fleur sanglante était dans l’air. Je voyais tout rouge. -Ma chère, j’ai crié d’effroi. — Quel petit singe ! ai-je dit. -Êtes-vous sûrs que ce soit un enfant ? ai-je demandé. -Le petit monstre a pris mon sein et a tété : voilà le fiat lux ! -J’ai soudain été mère. -Ce petit être ne connaît absolument que notre sein. -Enfanter, ce n’est rien ; mais nourrir, c’est enfanter à toute heure. -Quels regards un enfant jette alternativement de notre sein à nos yeux ! -Quels rêves on fait en le voyant suspendu par les lèvres à son trésor ? -Il a ri, ma chère. +Ma chère, j’ai crié d’effroi. — Quel petit singe ! ai-je dit. +Êtes-vous sûrs que ce soit un enfant ? ai-je demandé. +Le petit monstre a pris mon sein et a tété : voilà le fiat lux ! +J’ai soudain été mère. +Ce petit être ne connaît absolument que notre sein. +Enfanter, ce n’est rien ; mais nourrir, c’est enfanter à toute heure. +Quels regards un enfant jette alternativement de notre sein à nos yeux ! +Quels rêves on fait en le voyant suspendu par les lèvres à son trésor ? +Il a ri, ma chère. Oh ! des pieds d’enfant, mais c’est tout un langage. -L’enfant commence à s’exprimer par là. -Ma Louise, songez-y, elle ne se fait que sur une peau délicate et fine. -Le vieux grand-père devient enfant, je crois ; il me regarde avec admiration. -Cet enfant a doublé l’ambition du père. -Quant à moi, ma chère âme, je suis de moment en moment plus heureuse. -Chaque heure apporte un nouveau lien entre une mère et son enfant. -Oui, mignonne, voilà la vie particulière de la femme. -Ah ! combien de choses un enfant apprend à sa mère. -Une femme qui n’est pas mère est un être incomplet et manqué. -J’ai fini par traverser mon désert. -Mille tendresses, chère mignonne. -Mon ange, le terrible Paris, voilà mon excuse à moi, j’attends la tienne. +L’enfant commence à s’exprimer par là. +Ma Louise, songez-y, elle ne se fait que sur une peau délicate et fine. +Le vieux grand-père devient enfant, je crois ; il me regarde avec admiration. +Cet enfant a doublé l’ambition du père. +Quant à moi, ma chère âme, je suis de moment en moment plus heureuse. +Chaque heure apporte un nouveau lien entre une mère et son enfant. +Oui, mignonne, voilà la vie particulière de la femme. +Ah ! combien de choses un enfant apprend à sa mère. +Une femme qui n’est pas mère est un être incomplet et manqué. +J’ai fini par traverser mon désert. +Mille tendresses, chère mignonne. +Mon ange, le terrible Paris, voilà mon excuse à moi, j’attends la tienne. Oh ! le monde, quel gouffre. -Quel étonnant chef-d’œuvre que cette création de Célimène dans le Misanthrope de Molière ! -Où en serais-je sans mon égide, sans mon amour pour Felipe ? -J’ai mon jour, le mercredi, où je reçois. -Ma maison passe pour être amusante. -Mon frère, le duc de Rhétoré, daigne me regarder comme une supériorité. -Ainsi, mon frère sera duc de Lenoncourt. -L’hiver prochain, après le deuil, le mariage aura lieu. +Quel étonnant chef-d’œuvre que cette création de Célimène dans le Misanthrope de Molière ! +Où en serais-je sans mon égide, sans mon amour pour Felipe ? +J’ai mon jour, le mercredi, où je reçois. +Ma maison passe pour être amusante. +Mon frère, le duc de Rhétoré, daigne me regarder comme une supériorité. +Ainsi, mon frère sera duc de Lenoncourt. +L’hiver prochain, après le deuil, le mariage aura lieu. J’aurai, dit-on, pour belle-sœur, une charmante personne dans Madeleine de Mortsauf. -Ainsi, comme tu le vois, mon père avait raison dans son argumentation. -Après avoir commencé par me blâmer, le monde m’approuve beaucoup. -Tu sais qu’il y a vingt plus spirituelles femmes de Paris à Paris. -Le monde porte à la tête. -Nous allons donc nous revoir après plus de deux ans. -Nous taillerons donc des bavettes, en style du Blésois. -Je verrai si, comme on le dit, un enfant gâte la taille. -Si tu me réponds, mère sublime, adresse ta lettre à Chantepleurs, je pars. +Ainsi, comme tu le vois, mon père avait raison dans son argumentation. +Après avoir commencé par me blâmer, le monde m’approuve beaucoup. +Tu sais qu’il y a vingt plus spirituelles femmes de Paris à Paris. +Le monde porte à la tête. +Nous allons donc nous revoir après plus de deux ans. +Nous taillerons donc des bavettes, en style du Blésois. +Je verrai si, comme on le dit, un enfant gâte la taille. +Si tu me réponds, mère sublime, adresse ta lettre à Chantepleurs, je pars. Mary, ma bonne anglaise, et moi, nous sommes sur les dents. Enfin, tu avais le monde, j’avais mon enfant, notre enfant ! Quelle vie riche et pleine ! -Oh ! ma chère, je t’attends, tu verras ! -Il n’a pas encore beaucoup crié, car je suis toujours là. +Oh ! ma chère, je t’attends, tu verras ! +Il n’a pas encore beaucoup crié, car je suis toujours là. Je t’attends avec une impatience de solitaire. -Écris-moi de ta dernière couchée. -Mes hommes veulent aller au-devant de nos illustres hôtes. -Viens, reine de Paris, viens dans notre pauvre bastide où tu seras aimée ! +Écris-moi de ta dernière couchée. +Mes hommes veulent aller au-devant de nos illustres hôtes. +Viens, reine de Paris, viens dans notre pauvre bastide où tu seras aimée ! Avril mille huit cent vingt-six. -L’adresse de ma lettre t’annoncera, ma chère, le succès de mes sollicitations. -Voilà ton beau-père comte de l’Estorade. +L’adresse de ma lettre t’annoncera, ma chère, le succès de mes sollicitations. +Voilà ton beau-père comte de l’Estorade. Felipe te regardait trop. -Felipe enviait trop aussi cet enfant, que je me prenais à haïr. -J’étais au supplice chez toi. +Felipe enviait trop aussi cet enfant, que je me prenais à haïr. +J’étais au supplice chez toi. Ah ! hypocrite, tu te plaignais ! -Selon moi, ma chère, toute la politique, c’est de paraître grave. -Aussi disais-je à Macumer qu’il doit être un bien grand homme d’État. -Hélas ! on est tout cela quand on est jalouse. +Selon moi, ma chère, toute la politique, c’est de paraître grave. +Aussi disais-je à Macumer qu’il doit être un bien grand homme d’État. +Hélas ! on est tout cela quand on est jalouse. Encore deux jours, j’aurais commis quelque sottise. -Oui, j’eusse été de mauvais goût. +Oui, j’eusse été de mauvais goût. Felipe ne sait pas encore pourquoi je suis partie, il ne le saura jamais. -S’il le demande, je verrai à lui trouver un prétexte quelconque. -Je lui dirai probablement que tu as été jalouse de moi. -Fais-moi crédit de ce petit mensonge officieux. +S’il le demande, je verrai à lui trouver un prétexte quelconque. +Je lui dirai probablement que tu as été jalouse de moi. +Fais-moi crédit de ce petit mensonge officieux. Baise bien mon cher petit filleul pour moi. -Ingrata ! je te condamne à revenir ici à mon premier appel. -Écoute-moi, chère sœur d’élection, et sache, avant tout, que je te veux heureuse. -Avoue que si l’une de nous deux devait être jalouse, ce serait moi ? -Je te connais : tu as honte de m’avoir quittée. +Ingrata ! je te condamne à revenir ici à mon premier appel. +Écoute-moi, chère sœur d’élection, et sache, avant tout, que je te veux heureuse. +Avoue que si l’une de nous deux devait être jalouse, ce serait moi ? +Je te connais : tu as honte de m’avoir quittée. D’abord, ma mignonne, tu ne l’aimes pas. Avant deux ans, tu te fatigueras de cette adoration. -Après t’avoir bien examinée, je puis te le dire : Tu n’aimes pas. -Macumer t’aime trop pour pouvoir jamais soit te réprimander, soit te résister. -Tôt ou tard, tu le mépriseras de ce qu’il t’aime trop. -Or, vous manquez tous deux à cette loi. -Tu n’hésites pas à exercer le pouvoir que te remet l’amour. -Ton autorité s’aperçoit dans un geste, dans le regard, dans l’accent. -Oh ! chère, tu es, comme te le disait ta mère, une folle courtisane. +Après t’avoir bien examinée, je puis te le dire : Tu n’aimes pas. +Macumer t’aime trop pour pouvoir jamais soit te réprimander, soit te résister. +Tôt ou tard, tu le mépriseras de ce qu’il t’aime trop. +Or, vous manquez tous deux à cette loi. +Tu n’hésites pas à exercer le pouvoir que te remet l’amour. +Ton autorité s’aperçoit dans un geste, dans le regard, dans l’accent. +Oh ! chère, tu es, comme te le disait ta mère, une folle courtisane. Cette exclamation m’a suffi. -Le mépris chez la femme est la première forme que prend sa haine. +Le mépris chez la femme est la première forme que prend sa haine. Louise, change, il en est temps encore. -On dirait que tu veux te venger de sa supériorité. -Une femme mariée doit avoir sa coquetterie. +On dirait que tu veux te venger de sa supériorité. +Une femme mariée doit avoir sa coquetterie. Ce pays m’enchante et me ravit. -Si tu m’écris, adresse tes lettres à Florence. +Si tu m’écris, adresse tes lettres à Florence. Nous ne resterons ici qu’une semaine. -Nous voyageons en amants : la nouveauté des lieux renouvelle nos chères noces. -Le ministère a résolu, dit-on, de dissoudre la chambre. +Nous voyageons en amants : la nouveauté des lieux renouvelle nos chères noces. +Le ministère a résolu, dit-on, de dissoudre la chambre. Un an de lait suffit. Les enfants qui tettent trop deviennent des sots. Je suis pour les dictons populaires. -Tu dois avoir un succès fou en Italie, ma belle blonde. -Mais je t’épargne tout ce que mon indignation pourrait me suggérer. +Tu dois avoir un succès fou en Italie, ma belle blonde. +Mais je t’épargne tout ce que mon indignation pourrait me suggérer. Je vais seulement te raconter les effets produits par ta lettre. -À ce compte, il avait déjà vécu mille ans. -Renée m’effraie, elle m’aime tant ! -Macumer n’a pas eu de voix pour me répondre, il fondait en larmes. -Rome est la ville où l’on aime. -Nous trouverons, à Venise, le duc et la duchesse de Soria. -La fête de l’ambassadeur était un adieu. +À ce compte, il avait déjà vécu mille ans. +Renée m’effraie, elle m’aime tant ! +Macumer n’a pas eu de voix pour me répondre, il fondait en larmes. +Rome est la ville où l’on aime. +Nous trouverons, à Venise, le duc et la duchesse de Soria. +La fête de l’ambassadeur était un adieu. Ceci est pour mon petit docteur en corset. Janvier mille huit cent vingt-sept. -Ma mignonne, ta lettre de Rome m’a fait frémir. -Vous êtes deux enfants. -En voilà bien assez. +Ma mignonne, ta lettre de Rome m’a fait frémir. +Vous êtes deux enfants. +En voilà bien assez. Vous me prenez pour une radoteuse, je me tairai. Louise, je sors de l’enfer ! -Le seul mot de convulsion me cause un frisson dans l’âme même. -Peut-être toutes les maladies s’annoncent-elles chez les enfants par des changements d’humeur. -Aussi l’ai-je couché près de moi, m’éveillant de moment en moment. -Je sautai hors du lit pour aller lui préparer de l’eau sucrée. -Je lui pris la main, mais elle n’obéissait plus, elle se roidissait. +Le seul mot de convulsion me cause un frisson dans l’âme même. +Peut-être toutes les maladies s’annoncent-elles chez les enfants par des changements d’humeur. +Aussi l’ai-je couché près de moi, m’éveillant de moment en moment. +Je sautai hors du lit pour aller lui préparer de l’eau sucrée. +Je lui pris la main, mais elle n’obéissait plus, elle se roidissait. Je jetai des cris affreux. -Louis vint. — Un médecin ! un médecin ! il meurt ! lui criai-je. -Ce fut le dernier moment où il sut qu’il avait une mère. -Les jolis vaisseaux de son front se sont injectés, et la convulsion a commencé. -Noir, crispé, rabougri, muet, mon gentil Armand était une momie. +Louis vint. — Un médecin ! un médecin ! il meurt ! lui criai-je. +Ce fut le dernier moment où il sut qu’il avait une mère. +Les jolis vaisseaux de son front se sont injectés, et la convulsion a commencé. +Noir, crispé, rabougri, muet, mon gentil Armand était une momie. Je me sentais mourir. -Cette créature insensible m’avait souri, m’avait parlé, m’appelait naguère encore maman ! -Ma mère, qui peut-être m’aurait aidée, conseillée ou consolée, est à Paris. -Les mères en savent plus sur les convulsions que les médecins, je crois. -Je m’y suis refusée en voulant me confier à la nature. -Louis me grondait, il croyait aux médecins. +Cette créature insensible m’avait souri, m’avait parlé, m’appelait naguère encore maman ! +Ma mère, qui peut-être m’aurait aidée, conseillée ou consolée, est à Paris. +Les mères en savent plus sur les convulsions que les médecins, je crois. +Je m’y suis refusée en voulant me confier à la nature. +Louis me grondait, il croyait aux médecins. Un homme est toujours homme. -Les médecins dînaient, eux ! -Il est sauvé ! s’est écrié le plus âgé des médecins. +Les médecins dînaient, eux ! +Il est sauvé ! s’est écrié le plus âgé des médecins. Oh ! quelle parole ! quelle musique ! les cieux s’ouvraient. -Au moment où je t’écris, notre Armand joue, il crie, il rit. -Les enfants qui subissent des convulsions ont-ils une imperfection dans le système nerveux ? -Toutes ces idées m’inquiètent autant pour le présent que pour l’avenir. -Notre médecin de campagne tient pour une excitation nerveuse causée par les dents. +Au moment où je t’écris, notre Armand joue, il crie, il rit. +Les enfants qui subissent des convulsions ont-ils une imperfection dans le système nerveux ? +Toutes ces idées m’inquiètent autant pour le présent que pour l’avenir. +Notre médecin de campagne tient pour une excitation nerveuse causée par les dents. Je donnerais toutes les miennes pour que celles de notre petit Armand fussent faites. Avec quelle rage je l’embrasse ! Oh ! comme je le tiens long-temps sur mon bras en le promenant ! -Tu désirais une petite fille ; probablement tu en auras une, heureuse Renée ! +Tu désirais une petite fille ; probablement tu en auras une, heureuse Renée ! La charge doit aller avec les titres, a-t-il dit au duc de Lenoncourt-Givry. -Mon père avait cent fois raison. +Mon père avait cent fois raison. Sans ma fortune, rien de tout cela n’aurait eu lieu. -Le carnaval sera très brillant. -Aussi redoublé-je d’amour et de tendresses. « Elle ne t’aurait jamais aimée ainsi ! -Dieu sait si je suis élégante et coquette. -Hier, madame de Maufrigneuse me disait : — Chère enfant, il faut vous rendre les armes. +Le carnaval sera très brillant. +Aussi redoublé-je d’amour et de tendresses. « Elle ne t’aurait jamais aimée ainsi ! +Dieu sait si je suis élégante et coquette. +Hier, madame de Maufrigneuse me disait : — Chère enfant, il faut vous rendre les armes. Un malicieux hasard fera que je serai encore marraine. Paris m’ennuie d’ailleurs. Nous t’y attendrons, je ne serai plus jalouse de toi. -Du caractère dont il est, il aurait quitté Marie après deux mois de mariage. +Du caractère dont il est, il aurait quitté Marie après deux mois de mariage. Mille tendresses, mon ange. -Hélas ! mon enfant, on ne prend pas l’habitude d’accoucher ! -Les mêmes douleurs et les mêmes appréhensions reviennent. -Mon père a trouvé Felipe maigri, et ma chère mignonne un peu maigrie aussi. +Hélas ! mon enfant, on ne prend pas l’habitude d’accoucher ! +Les mêmes douleurs et les mêmes appréhensions reviennent. +Mon père a trouvé Felipe maigri, et ma chère mignonne un peu maigrie aussi. Me cacherais-tu quelque chagrin ? -Ta lettre n’était ni aussi longue ni aussi affectueusement pensée que les autres. -Est-ce seulement un caprice de ma chère capricieuse ? -Adieu donc, écris-moi de bonnes longues lettres. -J’ai reconnu là ma Renée. +Ta lettre n’était ni aussi longue ni aussi affectueusement pensée que les autres. +Est-ce seulement un caprice de ma chère capricieuse ? +Adieu donc, écris-moi de bonnes longues lettres. +J’ai reconnu là ma Renée. Il semble que tu devines mes souffrances. -Je faisais alors de sombres élégies. +Je faisais alors de sombres élégies. Ne verrai-je donc pas sur le sable les traces d’une petite voiture ? -Ne ramasserai-je pas des joujoux cassés dans ma cour ? -Mon parc, le château me semblent déserts et froids. +Ne ramasserai-je pas des joujoux cassés dans ma cour ? +Mon parc, le château me semblent déserts et froids. Oh ! docteur en corset que tu es, tu as bien vu la vie. -La stérilité d’ailleurs est horrible en toute chose. -Je veux être dévouée aussi, moi ! -Il en a été quitte pour être appelé une sublime bête. +La stérilité d’ailleurs est horrible en toute chose. +Je veux être dévouée aussi, moi ! +Il en a été quitte pour être appelé une sublime bête. On ne peut pas le plaisanter sur son amour. -L’hiver prochain je consulterai des médecins. -Je suis trop furieuse contre moi-même pour t’en dire davantage. -Comment, ma chère, un an sans lettre ?... -Je suis un peu piquée. -Passes-tu donc ta vie à lui écrire des instructions ? -Numa n’était pas si loin de son Égérie. +L’hiver prochain je consulterai des médecins. +Je suis trop furieuse contre moi-même pour t’en dire davantage. +Comment, ma chère, un an sans lettre ?... +Je suis un peu piquée. +Passes-tu donc ta vie à lui écrire des instructions ? +Numa n’était pas si loin de son Égérie. Pourquoi n’as-tu pas saisi l’occasion de voir Paris ? Je jouirais de toi depuis quatre mois. -Martignac le mettra sans doute à la cour des comptes. -Ma mère me donne une trentaine de mille francs pour les meubles. -Je préfère la cour des comptes à cause de son inamovibilité. -Quant à écrire maintenant de longues lettres, le puis-je ? -En effet, mon ange, durant le jour, toutes les mères inventent des dangers. -Comme tu le vois, la maternité comporte une suite de poésies douces ou terribles. +Martignac le mettra sans doute à la cour des comptes. +Ma mère me donne une trentaine de mille francs pour les meubles. +Je préfère la cour des comptes à cause de son inamovibilité. +Quant à écrire maintenant de longues lettres, le puis-je ? +En effet, mon ange, durant le jour, toutes les mères inventent des dangers. +Comme tu le vois, la maternité comporte une suite de poésies douces ou terribles. Pas une heure qui n’ait ses joies et ses craintes. -Oh ! petite mère ! m’a-t-il dit en s’éveillant et en m’embrassant. -Voilà, ma chère, une scène de nuit. +Oh ! petite mère ! m’a-t-il dit en s’éveillant et en m’embrassant. +Voilà, ma chère, une scène de nuit. C’est un point d’orgue entre deux sommeils. -Je m’éveille à un soupir, à un mouvement. +Je m’éveille à un soupir, à un mouvement. Le monstre des convulsions est pour moi toujours accroupi au pied de leurs lits. -Enfin, ma chère, on se lève. -Alors s’élèvent les flottes de papier, les petits canards de verre. +Enfin, ma chère, on se lève. +Alors s’élèvent les flottes de papier, les petits canards de verre. Il faut amuser les enfants pour pouvoir bien les nettoyer. -Enfin, si les triomphes sont chèrement achetés, il y a du moins des triomphes. +Enfin, si les triomphes sont chèrement achetés, il y a du moins des triomphes. Aussi mes enfants auront-ils toujours les pieds dans la flanelle et les jambes nues. -Ils ne seront ni serrés ni comprimés ; mais aussi jamais ne seront-ils seuls. +Ils ne seront ni serrés ni comprimés ; mais aussi jamais ne seront-ils seuls. Il faut surveiller les soupes qui se font devant le feu. -Me crois-tu femme à me dérober à un soin ? -Dans le moindre soin, il y a de l’affection à récolter. -Armand a des hochements de tête qui valent toute une vie d’amour. -Je ne suis pas toujours habillée à deux heures. -Il m’arrive souvent de rester en papillotes quand les enfants ont été méchants. -Ma toilette dépend de leur humeur. -Posséder beaucoup de petites choses, voilà leur richesse. -Tout ce qui est petit les intéresse. -Hélas ! mon ange, je ne voulais pas t’attrister en te racontant ces félicités. +Me crois-tu femme à me dérober à un soin ? +Dans le moindre soin, il y a de l’affection à récolter. +Armand a des hochements de tête qui valent toute une vie d’amour. +Je ne suis pas toujours habillée à deux heures. +Il m’arrive souvent de rester en papillotes quand les enfants ont été méchants. +Ma toilette dépend de leur humeur. +Posséder beaucoup de petites choses, voilà leur richesse. +Tout ce qui est petit les intéresse. +Hélas ! mon ange, je ne voulais pas t’attrister en te racontant ces félicités. Voici pour te peindre ton filleul. Me permettez-vous de la garder ? me dit le pauvre. Quoi sur la terre mettre en balance avec les joies d’un pareil moment ? -On coupera cette chevelure frisée que j’ai tant soignée, nettoyée et baisée. -Que fera-t-on de cette âme d’Armand ? +On coupera cette chevelure frisée que j’ai tant soignée, nettoyée et baisée. +Que fera-t-on de cette âme d’Armand ? Et toi, que deviens-tu ? tu ne m’as rien dit de ta vie. -Aimes-tu toujours Felipe ? car je ne suis pas inquiète du Sarrazin. +Aimes-tu toujours Felipe ? car je ne suis pas inquiète du Sarrazin. mille huit cent vingt-neuf. Enfin, il n’est plus, et moi je suis ! -Le bonheur, je l’ai étouffé dans mes étreintes insensées ! -À ma première sortie, j’ai eu peur et suis restée immobile. +Le bonheur, je l’ai étouffé dans mes étreintes insensées ! +À ma première sortie, j’ai eu peur et suis restée immobile. C’est bien lugubre de voir ses fleurs sans lui ! -La patience de mon Felipe a été divine. -Mon frère me pardonnera, lui qui sait ce qu’est d’aimer ! -Renée, ce désastre, je ne puis en dire qu’à toi la portée. -Je pleure en t’écrivant ces paroles. -Les Espagnols ont quelque chose de plus que nous de grand dans l’âme ! -Voilà ce que je crie dans les allées de mes bois ! +La patience de mon Felipe a été divine. +Mon frère me pardonnera, lui qui sait ce qu’est d’aimer ! +Renée, ce désastre, je ne puis en dire qu’à toi la portée. +Je pleure en t’écrivant ces paroles. +Les Espagnols ont quelque chose de plus que nous de grand dans l’âme ! +Voilà ce que je crie dans les allées de mes bois ! Et pas d’enfant de lui ! -Je suis une créature maudite ! +Je suis une créature maudite ! Faut-il se marier avec un Louis de l’Estorade pour avoir une famille ? Dieu serait-il jaloux de l’amour ? -Quelle horrible journée que celle où j’ai mis le bonnet des veuves ! +Quelle horrible journée que celle où j’ai mis le bonnet des veuves ! Enfin, viens prendre ta part de mes douleurs !... mille huit cent vingt-neuf. -Chaque devoir accompli rompra quelque anneau de la chaîne qui vous sépare. +Chaque devoir accompli rompra quelque anneau de la chaîne qui vous sépare. quinze octobre mille huit cent trente-quatre. -Eh ! bien, oui, Renée, on a raison, on t’a dit vrai. -Je vais te rendre un compte fidèle en sœur bien apprise. -Maintenant ma fortune est hypothéquée sur le budget. +Eh ! bien, oui, Renée, on a raison, on t’a dit vrai. +Je vais te rendre un compte fidèle en sœur bien apprise. +Maintenant ma fortune est hypothéquée sur le budget. Si la France fait banqueroute ? me diras-tu. -D’abord, Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin. +D’abord, Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin. Ose dire que je suis folle ! Je calcule presque aussi bien que ton roi-citoyen. -Sais-tu ce qui peut donner cette sagesse algébrique à une femme ? l’amour ! -Je me marie dans un village auprès de Paris, secrètement. -J’aime, je suis aimée. -Pardonne-moi, Renée, de m’être cachée de toi, de tout le monde. -Estorade et toi, vous m’eussiez assassinée de doutes, étourdie de remontrances. +Sais-tu ce qui peut donner cette sagesse algébrique à une femme ? l’amour ! +Je me marie dans un village auprès de Paris, secrètement. +J’aime, je suis aimée. +Pardonne-moi, Renée, de m’être cachée de toi, de tout le monde. +Estorade et toi, vous m’eussiez assassinée de doutes, étourdie de remontrances. Les circonstances auraient pu d’ailleurs vous venir en aide. Quel sujet d’observations ! -J’ai mieux aimé l’étudier moi-même. -D’une femme à un homme, cette différence d’âge est énorme. +J’ai mieux aimé l’étudier moi-même. +D’une femme à un homme, cette différence d’âge est énorme. Autre source de malheurs ! -Hélas ! mon ange, il a de qui tenir ! +Hélas ! mon ange, il a de qui tenir ! Tu vas savoir son histoire en deux mots. Mon ami n’a pas d’autres noms que ceux de Marie Gaston. -Comment n’a-t-il pas encore été aimé ? comment me l’a-t-on laissé ? -L’innocente créature croit savoir combien je l’aime ! -Médite bien mes paroles. -Oui, j’éprouve enfin le plaisir de la passion ressentie. +Comment n’a-t-il pas encore été aimé ? comment me l’a-t-on laissé ? +L’innocente créature croit savoir combien je l’aime ! +Médite bien mes paroles. +Oui, j’éprouve enfin le plaisir de la passion ressentie. Ce ne sera pas sa faute, ce sera la mienne. -Je me connais, je suis plus amante que mère. -Aussi te le dis-je d’avance, je mourrais quand même j’aurais des enfants. -En vingt-quatre heures je distribuerai ma fortune à mon gré. -À l’intérieur, son élégance défie celle des chalets les plus illustres. -Les plantations, déjà grandes, dissimuleront complétement les maisons en deux ou trois ans. -Qui distinguera nos fenêtres pourra se vanter d’avoir une bonne vue ! +Je me connais, je suis plus amante que mère. +Aussi te le dis-je d’avance, je mourrais quand même j’aurais des enfants. +En vingt-quatre heures je distribuerai ma fortune à mon gré. +À l’intérieur, son élégance défie celle des chalets les plus illustres. +Les plantations, déjà grandes, dissimuleront complétement les maisons en deux ou trois ans. +Qui distinguera nos fenêtres pourra se vanter d’avoir une bonne vue ! Elle contient un appartement pour Gaston et un appartement pour moi. -Le rez-de-chaussée est pris par une antichambre, un parloir et une salle à manger. -Au-dessus de nous se trouvent trois chambres destinées à la nourricerie. -La route est belle et passe sous les ombrages de notre haie de clôture. -Enfin une flotte de cygnes blancs vogue sur l’étang. -Renée ! il règne dans ce vallon un silence à réjouir les morts. +Le rez-de-chaussée est pris par une antichambre, un parloir et une salle à manger. +Au-dessus de nous se trouvent trois chambres destinées à la nourricerie. +La route est belle et passe sous les ombrages de notre haie de clôture. +Enfin une flotte de cygnes blancs vogue sur l’étang. +Renée ! il règne dans ce vallon un silence à réjouir les morts. Gaston ne prendra-t-il pas ce bonheur trop complet en haine ? -Je sais déjà qu’une puissance invisible et jalouse attaque les félicités complètes. +Je sais déjà qu’une puissance invisible et jalouse attaque les félicités complètes. Saisis-tu la haute raison du changement de ma fortune ? Gaston ne sait rien encore. Lui peut se mettre en blouse, s’il le veut ! La nature est bien belle autour du Chalet, les bois sont ravissants. Ces bois sont pleins d’amour. -Pourvu que j’aie fait autre chose que de me préparer un magnifique bûcher ! -Après demain, je serai madame Gaston. -Mon ange, adresse désormais à madame Gaston, poste restante, à Versailles. -On ira prendre nos lettres là tous les jours. +Pourvu que j’aie fait autre chose que de me préparer un magnifique bûcher ! +Après demain, je serai madame Gaston. +Mon ange, adresse désormais à madame Gaston, poste restante, à Versailles. +On ira prendre nos lettres là tous les jours. Je ne veux pas que nous soyons connus dans le pays. -Nous enverrons chercher toutes nos provisions à Paris. -Ainsi, j’espère pouvoir vivre mystérieusement. +Nous enverrons chercher toutes nos provisions à Paris. +Ainsi, j’espère pouvoir vivre mystérieusement. Octobre mille huit cent trente-quatre. -Voilà pourquoi, depuis un an, nous nous sommes si peu vus. -Le lendemain de mon mariage, nous serons séparés pour longtemps. -Elle est encore allée au-devant de nos souhaits en ceci. -Enfin, mon cher, mes écrasantes dettes, elle les a payées. +Voilà pourquoi, depuis un an, nous nous sommes si peu vus. +Le lendemain de mon mariage, nous serons séparés pour longtemps. +Elle est encore allée au-devant de nos souhaits en ceci. +Enfin, mon cher, mes écrasantes dettes, elle les a payées. Elle est riche, et je n’ai rien. -Enfin, elle a vu que je n’ai pas reculé devant cet abaissement. -Il est un point où, loin d’être le protecteur, je suis le protégé. +Enfin, elle a vu que je n’ai pas reculé devant cet abaissement. +Il est un point où, loin d’être le protecteur, je suis le protégé. Cette douleur, je vous la confie. -Hors ce point, mon cher Daniel, les moindres choses accomplissent mes rêves. -J’ai trouvé le beau sans tache, le bien sans défaut. +Hors ce point, mon cher Daniel, les moindres choses accomplissent mes rêves. +J’ai trouvé le beau sans tache, le bien sans défaut. Elle est veuve, elle n’a point eu d’enfants, elle a vingt-sept ans. -Quoique vive, alerte, infatigable, elle sait néanmoins se plaire aux méditations de la mélancolie. -Le sentiment nous a prodigué ses fleurs. -Tu entreverras donc, mon cher Daniel, une créature vraiment supérieure. -Nous avons, m’a-t-elle dit, chacun une misère à nous reprocher. -Je ne vois pas la vôtre. -Mon mariage, a-t-elle répondu. -Quels chagrins tu te prépares ! -Qui a changé, toi ou eux ? +Quoique vive, alerte, infatigable, elle sait néanmoins se plaire aux méditations de la mélancolie. +Le sentiment nous a prodigué ses fleurs. +Tu entreverras donc, mon cher Daniel, une créature vraiment supérieure. +Nous avons, m’a-t-elle dit, chacun une misère à nous reprocher. +Je ne vois pas la vôtre. +Mon mariage, a-t-elle répondu. +Quels chagrins tu te prépares ! +Qui a changé, toi ou eux ? On porte encore moins facilement la joie excessive que la peine la plus lourde. Et tu riras de ton bon rire, en montrant tes jolies dents. Nous sommes en octobre, tu commences par l’hiver, en femme courageuse. -Enfin, tu auras en moi l’amie la plus discrète et la plus intelligente. +Enfin, tu auras en moi l’amie la plus discrète et la plus intelligente. mille huit cent trente-sept. -Que deviens-tu, ma chère ? -Voilà donc l’amour ! il emporte, il annule une amitié comme la nôtre. +Que deviens-tu, ma chère ? +Voilà donc l’amour ! il emporte, il annule une amitié comme la nôtre. Tes lettres, ta douce et charmante figure me manquent. -J’en suis réduite à des conjectures sur toi, ô Louise ! -Quant à nous, je vais t’expliquer les choses le plus succinctement possible. -Quant à René, la marine en fera sans doute un diplomate. -À sept ans ce petit garçon est déjà fin comme un vieux cardinal. -Louise, je suis une bienheureuse mère ! -Lucas lui porte une collation à midi pendant la récréation. -Cornélie devait serrer ses bijoux. +J’en suis réduite à des conjectures sur toi, ô Louise ! +Quant à nous, je vais t’expliquer les choses le plus succinctement possible. +Quant à René, la marine en fera sans doute un diplomate. +À sept ans ce petit garçon est déjà fin comme un vieux cardinal. +Louise, je suis une bienheureuse mère ! +Lucas lui porte une collation à midi pendant la récréation. +Cornélie devait serrer ses bijoux. Ainsi ferai-je, car mes enfants sont toute ma vie. -On dirait que ces trois petits êtres connaissent ma pensée et s’y conforment. +On dirait que ces trois petits êtres connaissent ma pensée et s’y conforment. Ton filleul a eu le premier prix de version. -Louise, cette fête vaut bien des amours perdues. +Louise, cette fête vaut bien des amours perdues. Puis on les observe alors bien mieux. Comment destituer ses enfants d’un pareil avantage ? -Tu le vois, mes devoirs accomplis sont fertiles en trésors, en jouissances. -Est-on maîtresse du sort de sa fille ? +Tu le vois, mes devoirs accomplis sont fertiles en trésors, en jouissances. +Est-on maîtresse du sort de sa fille ? Souvent, quand je la contemple, il me vient des pleurs dans les yeux. -Oh ! réponds-moi, ma Louise. -Non, pas un mécompte ! -Comment ! s’écrie Gaston, mais on arrange tel boulevard, la Madeleine est finie. +Oh ! réponds-moi, ma Louise. +Non, pas un mécompte ! +Comment ! s’écrie Gaston, mais on arrange tel boulevard, la Madeleine est finie. Il faut cependant aller examiner cela. -Cette tromperie est délicieuse. -Cette harmonie est dans le désir, dans la pensée, dans la parole. +Cette tromperie est délicieuse. +Cette harmonie est dans le désir, dans la pensée, dans la parole. Et nous rentrons toujours plus amoureux l’un de l’autre. Quoique brun, il est d’une grande blancheur. -Il a la tête mélancolique de Louis -Il a des dents magnifiques, il est d’une santé de fer. -Oh ! ma chère, ne marie Athénaïs qu’avec un jeune homme. -Il n’y a jamais rien d’oublié entre nous. -Tu le vois, je suis devenue littéraire. -Ma vie, pleine de plaisirs, te paraîtrait d’ailleurs excessivement laborieuse. -D’abord, ma chère, apprends que Louise-Armande-Marie de Chaulieu fait elle-même sa chambre. -Ma religion embrasse les moindres choses nécessaires à son culte. -Ce n’est pas jalousie, mais bien respect de soi-même. -Je suis méticuleuse comme une vieille fille. -Mon cabinet de toilette, au lieu d’être un tohu-bohu, est un délicieux boudoir. -Mes recherches ont tout prévu. -Sous l’éponge qui ruisselle, une femme sort jeune fille. -Là peut-être est l’explication du mythe de Vénus sortant des eaux. +Il a la tête mélancolique de Louis +Il a des dents magnifiques, il est d’une santé de fer. +Oh ! ma chère, ne marie Athénaïs qu’avec un jeune homme. +Il n’y a jamais rien d’oublié entre nous. +Tu le vois, je suis devenue littéraire. +Ma vie, pleine de plaisirs, te paraîtrait d’ailleurs excessivement laborieuse. +D’abord, ma chère, apprends que Louise-Armande-Marie de Chaulieu fait elle-même sa chambre. +Ma religion embrasse les moindres choses nécessaires à son culte. +Ce n’est pas jalousie, mais bien respect de soi-même. +Je suis méticuleuse comme une vieille fille. +Mon cabinet de toilette, au lieu d’être un tohu-bohu, est un délicieux boudoir. +Mes recherches ont tout prévu. +Sous l’éponge qui ruisselle, une femme sort jeune fille. +Là peut-être est l’explication du mythe de Vénus sortant des eaux. Il y a, comme tu le penses, la toilette du coucher. Nous avons aussi nos travaux. -Nous sommes sérieusement botanistes, nous aimons passionnément les fleurs, le Chalet en est encombré. +Nous sommes sérieusement botanistes, nous aimons passionnément les fleurs, le Chalet en est encombré. Aussi rien n’est-il beau comme notre enclos. -Cette chasse aux idées me va. -Devines-tu maintenant comment je me tire des soirées d’hiver ? -Nous laissons les jardiniers vendre le surplus de nos fruits et de nos légumes. -Seulement les plus beaux produits nous sont réservés. -Aussi celui de ses regards qui me semble indifférent me fait-il trembler. -Oh ! je suis bien devant lui comme l’âme chrétienne est devant Dieu. -Hélas ! ma Renée, je n’ai toujours point d’enfants. -Oh ! quelle monstruosité que des fleurs sans fruits. +Cette chasse aux idées me va. +Devines-tu maintenant comment je me tire des soirées d’hiver ? +Nous laissons les jardiniers vendre le surplus de nos fruits et de nos légumes. +Seulement les plus beaux produits nous sont réservés. +Aussi celui de ses regards qui me semble indifférent me fait-il trembler. +Oh ! je suis bien devant lui comme l’âme chrétienne est devant Dieu. +Hélas ! ma Renée, je n’ai toujours point d’enfants. +Oh ! quelle monstruosité que des fleurs sans fruits. Le souvenir de ta belle famille est poignant pour moi. -L’amour est profondément égoïste, tandis que la maternité tend à multiplier nos sentiments. -J’ai bien senti cette différence en lisant ta bonne, ta tendre lettre. +L’amour est profondément égoïste, tandis que la maternité tend à multiplier nos sentiments. +J’ai bien senti cette différence en lisant ta bonne, ta tendre lettre. Ton bonheur m’a fait envie en te voyant vivre dans trois cœurs ! -Adieu, cher ange, serons-nous encore pendant des années sans nous écrire ? +Adieu, cher ange, serons-nous encore pendant des années sans nous écrire ? Ne parlons plus de ceci, je t’envoie mille tendresses. -La société, ma chère, a voulu être féconde. -Oh ! mon ange, tu prends encore une fois très mal la vie. -Si tu veux être épouse et mère, reviens à Paris. -Écoute-moi, mon enfant ! -Faire de l’excès sa vie même, n’est-ce pas vivre malade ! -Plus voluptueuse que tendre, tu veux être et la femme et la maîtresse. -Eh ! quoi, tu veux asservir et la nature et la société à ton caprice ? -Je te trouve bien défiante avec toutes tes précautions. -Si la matinée fut difficile, le soir sera pur et serein. +La société, ma chère, a voulu être féconde. +Oh ! mon ange, tu prends encore une fois très mal la vie. +Si tu veux être épouse et mère, reviens à Paris. +Écoute-moi, mon enfant ! +Faire de l’excès sa vie même, n’est-ce pas vivre malade ! +Plus voluptueuse que tendre, tu veux être et la femme et la maîtresse. +Eh ! quoi, tu veux asservir et la nature et la société à ton caprice ? +Je te trouve bien défiante avec toutes tes précautions. +Si la matinée fut difficile, le soir sera pur et serein. J’ai peur que ce soit tout le contraire pour ta vie. -Mais, hélas ! que peut ma raison contre une faute qui te rend heureuse ? -J’ai les larmes aux yeux en t’écrivant ces derniers mots. +Mais, hélas ! que peut ma raison contre une faute qui te rend heureuse ? +J’ai les larmes aux yeux en t’écrivant ces derniers mots. La conviction, ce serait la mort. Le vous l’a fait bondir hors de la maison. Regarde-moi, lui ai-je dit. -J’ai plongé mes yeux dans les siens : l’infini a pénétré l’infini. -J’ai fait la rassurée, encore que je restasse inquiète. +J’ai plongé mes yeux dans les siens : l’infini a pénétré l’infini. +J’ai fait la rassurée, encore que je restasse inquiète. Les hommes savent, aussi bien que nous, tromper, mentir ! -Nous ne nous sommes plus quittés. +Nous ne nous sommes plus quittés. Ma vie est en lui, et non en moi. -J’ai donné de cruels démentis à ta cruelle lettre. +J’ai donné de cruels démentis à ta cruelle lettre. Combien je hais cette jument ! -Quelle niaiserie à moi d’avoir eu des chevaux. -Ces pensées stupides m’ont occupée, juge par là de ma déraison ? -Renée, dans la solitude, une pensée ravageuse vous conduit au suicide. -Après une nuit pareille une femme a vieilli. +Quelle niaiserie à moi d’avoir eu des chevaux. +Ces pensées stupides m’ont occupée, juge par là de ma déraison ? +Renée, dans la solitude, une pensée ravageuse vous conduit au suicide. +Après une nuit pareille une femme a vieilli. Il est parti, je croyais qu’il allait rester. -Je renonce à te peindre mes souffrances. -Je m’attendais à du retour, car m’étais-je montrée assez noble et grande ? +Je renonce à te peindre mes souffrances. +Je m’attendais à du retour, car m’étais-je montrée assez noble et grande ? Il se crut bien fin. -Gaston est resté très enfant, il a rougi. +Gaston est resté très enfant, il a rougi. Je fis l’innocente, et il a pu croire tout fini. -Cette complaisance est venue trop tard, comme toujours dans ces sortes de scènes. -Ma chère, la jalousie est essentiellement bête et brutale. +Cette complaisance est venue trop tard, comme toujours dans ces sortes de scènes. +Ma chère, la jalousie est essentiellement bête et brutale. Que me cache-t-il ? car il me cache un secret. Ce secret concerne une femme. Est-ce une aventure de jeunesse de laquelle il rougisse ? -Ce quoi ? ma chère, est gravé en quatre lettres de feu sur toutes choses. -Au milieu de mon sommeil, une voix m’écrie : — Quoi ? -Eh ! bien, les démons ont entendu ton fatal souhait : marche, malheureuse ! -Il emploie quatre heures tous les jours à finir deux pièces de théâtre. +Ce quoi ? ma chère, est gravé en quatre lettres de feu sur toutes choses. +Au milieu de mon sommeil, une voix m’écrie : — Quoi ? +Eh ! bien, les démons ont entendu ton fatal souhait : marche, malheureuse ! +Il emploie quatre heures tous les jours à finir deux pièces de théâtre. Il lui faut de l’argent ! -Cette pensée me fut soufflée par une voix intérieure. -Sa dépense par an ne se monte pas à deux mille francs. -Je lui sais trente mille francs moins amassés que mis dans un tiroir. +Cette pensée me fut soufflée par une voix intérieure. +Sa dépense par an ne se monte pas à deux mille francs. +Je lui sais trente mille francs moins amassés que mis dans un tiroir. Quel frisson glacial m’a saisie en trouvant le tiroir vide ! -Là, Gaston ne me dit rien, il sonne et attend, sans me parler. -J’étais plus morte que vive. +Là, Gaston ne me dit rien, il sonne et attend, sans me parler. +J’étais plus morte que vive. La lettre contenait un coupon de loge. -Si tu veux, nous reviendrons à Paris. — À Paris, pourquoi ? dit-il. -Nous avons trois pièces reçues et deux de demandées. +Si tu veux, nous reviendrons à Paris. — À Paris, pourquoi ? dit-il. +Nous avons trois pièces reçues et deux de demandées. Que signifie une pareille conduite ? -A-t-il honte d’avoir reçu de moi la fortune ? -Il a l’âme trop grande pour se préoccuper d’une pareille niaiserie. +A-t-il honte d’avoir reçu de moi la fortune ? +Il a l’âme trop grande pour se préoccuper d’une pareille niaiserie. Il me laisse, pour qui ? je veux la voir... J’ai vu clair : je suis perdue. Je n’en puis plus douter. -Voici ce qui m’est arrivé dans ces derniers jours. -Le portier, peu causeur, a dit peu de chose, mais assez pour me désespérer. -Oh ! j’ai eu trop tôt une horrible et affreuse révélation. -Cette Anglaise, qui me paraît avoir trente-six ans, se fait appeler madame Gaston. -Cette découverte a été pour moi le coup de la mort. -Il est impossible de ne pas être frappée d’une si scandaleuse ressemblance... -Et quels jolis enfants ! ils sont habillés fastueusement, comme les Anglaises savent les arranger. -Elle lui a donné des enfants : tout s’explique. +Voici ce qui m’est arrivé dans ces derniers jours. +Le portier, peu causeur, a dit peu de chose, mais assez pour me désespérer. +Oh ! j’ai eu trop tôt une horrible et affreuse révélation. +Cette Anglaise, qui me paraît avoir trente-six ans, se fait appeler madame Gaston. +Cette découverte a été pour moi le coup de la mort. +Il est impossible de ne pas être frappée d’une si scandaleuse ressemblance... +Et quels jolis enfants ! ils sont habillés fastueusement, comme les Anglaises savent les arranger. +Elle lui a donné des enfants : tout s’explique. Je suis revenue de Paris mourante. -En route, mille pensées m’ont assaillie comme autant de démons. -Serait-elle mariée ? la connaissait-il avant de m’épouser ? -Adieu, mon ange, j’ai rendu ma mort douce, élégante, mais infaillible. +En route, mille pensées m’ont assaillie comme autant de démons. +Serait-elle mariée ? la connaissait-il avant de m’épouser ? +Adieu, mon ange, j’ai rendu ma mort douce, élégante, mais infaillible. Accours recevoir mes adieux. Tu as vu sagement la vie. Gaston est un ange ! -La veuve d’un négociant anglais lui avait donné la plus brillante fortune. -La veuve a été ruinée. -Le coup fut si violent que Louis Gaston en a eu la tête perdue. +La veuve d’un négociant anglais lui avait donné la plus brillante fortune. +La veuve a été ruinée. +Le coup fut si violent que Louis Gaston en a eu la tête perdue. N’est-ce pas une touchante histoire ? -Ton cher Gaston, comme tu dois l’imaginer, est accouru précipitamment à Paris. -Voilà l’histoire de sa première course. -Ainsi madame Gaston n’est point ta rivale, et porte ton nom très-légitimement. -Ton mari ne regarde point comme à lui ce que tu lui as donné. -Elle est belle, elle a du cœur, des manières distinguées, mais pas d’esprit. -Tout pour les enfants ! est écrit chez elle dans les moindres choses. +Ton cher Gaston, comme tu dois l’imaginer, est accouru précipitamment à Paris. +Voilà l’histoire de sa première course. +Ainsi madame Gaston n’est point ta rivale, et porte ton nom très-légitimement. +Ton mari ne regarde point comme à lui ce que tu lui as donné. +Elle est belle, elle a du cœur, des manières distinguées, mais pas d’esprit. +Tout pour les enfants ! est écrit chez elle dans les moindres choses. Je l’ai entrevu, il est le plus charmant jeune homme de Paris. -Calme-toi donc, et prépare à ton tour cette surprise à Gaston. -Ô ! ma vie, ma belle vie ! quel médecin me la rendra ? -Je me suis frappée à mort. +Calme-toi donc, et prépare à ton tour cette surprise à Gaston. +Ô ! ma vie, ma belle vie ! quel médecin me la rendra ? +Je me suis frappée à mort. Je le fuis et il me cherche. -Mon désespoir est tout intérieur. -Dante a oublié mon supplice dans son Enfer. +Mon désespoir est tout intérieur. +Dante a oublié mon supplice dans son Enfer. Viens me voir mourir ? -Au Chalet, sept août. -Ces deux beaux enfants s’étaient expliqués. +Au Chalet, sept août. +Ces deux beaux enfants s’étaient expliqués. Je me suis applaudie de ma prudence. -Laisse-nous, dit-elle à Gaston. +Laisse-nous, dit-elle à Gaston. Qu’y a-t-il donc ? lui ai-je dit. -Le même sentiment qui me portait à mourir me porte à vivre. +Le même sentiment qui me portait à mourir me porte à vivre. Mais qu’as-tu fait ? -Je me suis rendue poitrinaire au plus haut degré en quelques jours. -Gaston me croit enrhumée, et je meurs. -Je ne te dirai pas mes impressions en entendant cet arrêt parfaitement motivé. -Tu sais que j’ai tout autant vécu par Louise que par moi. -Je suis restée anéantie, et n’ai point reconduit ces cruels docteurs. -Je suis pleine d’énergie, de jeunesse, et je saurai mourir debout. -Quant à lui, je l’aurais rendu malheureux, je le vois. +Je me suis rendue poitrinaire au plus haut degré en quelques jours. +Gaston me croit enrhumée, et je meurs. +Je ne te dirai pas mes impressions en entendant cet arrêt parfaitement motivé. +Tu sais que j’ai tout autant vécu par Louise que par moi. +Je suis restée anéantie, et n’ai point reconduit ces cruels docteurs. +Je suis pleine d’énergie, de jeunesse, et je saurai mourir debout. +Quant à lui, je l’aurais rendu malheureux, je le vois. J’ai mon compte de la vie. -Ainsi, pour moi, pour lui, ce dénouement est heureux. +Ainsi, pour moi, pour lui, ce dénouement est heureux. Toi seule, ici, tu dois pleurer ma mort. -Sans eux, le paradis serait désert pour moi. +Sans eux, le paradis serait désert pour moi. Mon exemple serait fatal : je suis une exception. -Voilà mes jolis bourreaux, a-t-elle dit en voyant ses deux neveux. +Voilà mes jolis bourreaux, a-t-elle dit en voyant ses deux neveux. Ne pouvais-je pas m’y tromper ? -Comme ils ressemblent à leur oncle ! +Comme ils ressemblent à leur oncle ! J’ai bien fait. -Madeleine de Lenoncourt, ses deux frères et sa mère sont venus dans la soirée. -La mort rapproche autant qu’elle sépare, elle fait taire les passions mesquines. -Louise est sublime de grâce, de raison, de charme, d’esprit et de sensibilité. +Madeleine de Lenoncourt, ses deux frères et sa mère sont venus dans la soirée. +La mort rapproche autant qu’elle sépare, elle fait taire les passions mesquines. +Louise est sublime de grâce, de raison, de charme, d’esprit et de sensibilité. Nous jouissons tous d’elle en avares. Et il me montrait sa belle-sœur qui promenait ses neveux. -Il déploie un courage égal au sien. -vingt-cinq août (le jour de sa fête). +Il déploie un courage égal au sien. +vingt-cinq août (le jour de sa fête). Elle ne nous voyait plus ! -L’agonie a commencé dans la nuit. -J’ai le cœur brisé. +L’agonie a commencé dans la nuit. +J’ai le cœur brisé. Oh ! je veux voir mes enfants ! mes enfants ! -Amène mes enfants au-devant de moi ! \ No newline at end of file +Amène mes enfants au-devant de moi ! \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Splendeurs_et_mis\303\250res_des_courtisanes.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Splendeurs_et_mis\303\250res_des_courtisanes.txt" index dece29ff..c1cb3629 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Splendeurs_et_mis\303\250res_des_courtisanes.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Splendeurs_et_mis\303\250res_des_courtisanes.txt" @@ -1,3397 +1,3397 @@ -Esther heureuse Deuxième partie. -À combien l’amour revient aux vieillards Troisième partie. -Où mènent les mauvais chemins Quatrième partie. -La dernière incarnation de Vautrin À S. A. LE PRINCE ALFONSO SERAFINO DI PORCIA. -Août mille huit cent trente-huit. -En ceci le génie de la nation éclate. -En effet, dans la très haute société, personne ne court après d’humiliants témoignages. +Esther heureuse Deuxième partie. +À combien l’amour revient aux vieillards Troisième partie. +Où mènent les mauvais chemins Quatrième partie. +La dernière incarnation de Vautrin À S. A. LE PRINCE ALFONSO SERAFINO DI PORCIA. +Août mille huit cent trente-huit. +En ceci le génie de la nation éclate. +En effet, dans la très haute société, personne ne court après d’humiliants témoignages. S’agissait-il d’une vengeance ? -Le jeune homme intéressait : plus il allait, plus il réveillait de curiosités. -Tout en lui signalait d’ailleurs les habitudes d’une vie élégante. +Le jeune homme intéressait : plus il allait, plus il réveillait de curiosités. +Tout en lui signalait d’ailleurs les habitudes d’une vie élégante. Le beau jeune homme ! -Une Ordonnance du Roi m’a rendu celui de mes ancêtres maternels, les Rubempré. -Furieux d’argent, répéta Châtelet. +Une Ordonnance du Roi m’a rendu celui de mes ancêtres maternels, les Rubempré. +Furieux d’argent, répéta Châtelet. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver. -L’inconnu s’éloigna, laissant madame d’Espard en proie à une double surprise. +L’inconnu s’éloigna, laissant madame d’Espard en proie à une double surprise. Eh ! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien ? il a fait peau neuve. -Silence et dévouement, ou j’entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. +Silence et dévouement, ou j’entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Choisissez entre la vie ou la mort. De quoi s’agit-il ? -Eh ! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. -D’où venons-nous ? -Ce brillant condottière de plume devait, en effet, être pendant longtemps esclave. -Chez eux, c’est la tête et non le bras qui agit. +Eh ! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. +D’où venons-nous ? +Ce brillant condottière de plume devait, en effet, être pendant longtemps esclave. +Chez eux, c’est la tête et non le bras qui agit. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. -Avez-vous hérité d’un oncle ? lui dit Finot d’un air railleur. +Avez-vous hérité d’un oncle ? lui dit Finot d’un air railleur. Et, qu’avez-vous, mon cher ?... J’ai un Parti. Il y a le parti Lucien ? dit en souriant Vernou. -Finot, te voilà distancé par ce garçon-là, je te l’ai prédit. -Lucien a du talent, tu ne l’as pas ménagé, tu l’as roué. +Finot, te voilà distancé par ce garçon-là, je te l’ai prédit. +Lucien a du talent, tu ne l’as pas ménagé, tu l’as roué. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet. Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis ? -Il n’y a que l’amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. +Il n’y a que l’amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. Avons-nous un domicile ? -Quel souper ? reprit Lucien en laissant échapper un geste d’impatience. +Quel souper ? reprit Lucien en laissant échapper un geste d’impatience. Tu ne t’en souviens pas ? -Voilà Bixiou, s’écria Blondet, il en sera : rien de complet sans lui. -Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d’Ovide. +Voilà Bixiou, s’écria Blondet, il en sera : rien de complet sans lui. +Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d’Ovide. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris ! -Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal ! -Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français ! -Eh ! bien, s’écria Vernou, l’ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule ?... -Et sans toutes ces reines, que serait l’empire des Césars ? disait toujours Blondet. -Laïs, Rhodope sont la Grèce et l’Égypte. -Toutes sont d’ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. -À nous tous, nous pouvions faire une reine. -Ninon 2 aurait été magnifique d’impertinence, écrasante de luxe. +Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal ! +Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français ! +Eh ! bien, s’écria Vernou, l’ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule ?... +Et sans toutes ces reines, que serait l’empire des Césars ? disait toujours Blondet. +Laïs, Rhodope sont la Grèce et l’Égypte. +Toutes sont d’ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. +À nous tous, nous pouvions faire une reine. +Ninon 2 aurait été magnifique d’impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. -Elle n’aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. +Elle n’aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Lucien en fera quelque chien de chasse ! -De là vient sa supériorité. -Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander... -Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. -Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. -Je parie pour madame de Sérizy. +De là vient sa supériorité. +Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander... +Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. +Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. +Je parie pour madame de Sérizy. D’autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. -Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité. -Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaître les oreilles de votre ancien rat. -A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais ? -Le gros masque hocha la tête en signe d’assentiment. -Est-ce l’âme qui s’échappe ? +Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité. +Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaître les oreilles de votre ancien rat. +A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais ? +Le gros masque hocha la tête en signe d’assentiment. +Est-ce l’âme qui s’échappe ? Le bonheur a-t-il des vertus physiques ? -Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abîmé dans ses réflexions. -C’est bien lui qui s’est encore échappé... dit Rastignac à part. -Tais-toi ou je t’égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. +Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abîmé dans ses réflexions. +C’est bien lui qui s’est encore échappé... dit Rastignac à part. +Tais-toi ou je t’égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m’avoir jamais vu nulle part. -La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. -Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. -Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. +La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. +Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. +Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. Les passants vont vite et sont rares. -Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. +Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. -Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. -Des ritournelles sortent d’entre les pavés. +Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. +Des ritournelles sortent d’entre les pavés. Il part souvent des coups de sifflet. Cet ensemble de choses donne le vertige. -Qu’est-il arrivé ? -Un appartement de deux pièces s’y trouve à chaque étage. +Qu’est-il arrivé ? +Un appartement de deux pièces s’y trouve à chaque étage. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. -Un réchaud de charbon consumé disait l’histoire de cette terrible matinée. -Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. -Le lit n’était pas défait. -Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. -Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie ? -Éprouvait-il de la pitié, de l’effroi ? -Sa charité s’émouvait-elle ? +Un réchaud de charbon consumé disait l’histoire de cette terrible matinée. +Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. +Le lit n’était pas défait. +Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. +Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie ? +Éprouvait-il de la pitié, de l’effroi ? +Sa charité s’émouvait-elle ? Lucien ! dit-elle en murmurant. -Cet homme semblait être au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. -Il était là comme chez lui. -Mon histoire est bien simple, mon père, répondit-elle. -Il y a trois mois, je vivais dans le désordre où je suis née. -Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mère, morte assassinée... -Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prêtre en interrompant sa pénitente... -Lucien et Dieu remplissent mon cœur, dit-elle avec une touchante ingénuité. -Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prêtre en souriant. +Cet homme semblait être au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. +Il était là comme chez lui. +Mon histoire est bien simple, mon père, répondit-elle. +Il y a trois mois, je vivais dans le désordre où je suis née. +Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mère, morte assassinée... +Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prêtre en interrompant sa pénitente... +Lucien et Dieu remplissent mon cœur, dit-elle avec une touchante ingénuité. +Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prêtre en souriant. Vous me rappelez l’objet de ma visite. N’omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme. -Oh ! il s’est douté du coup. +Oh ! il s’est douté du coup. Allons, expliquez-moi vos relations. En un mot, dit-elle. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. Jamais Lucien n’a pu rien savoir. -Je vous jure ma parole sacrée... +Je vous jure ma parole sacrée... Il ne faut point jurer. -Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée ! -Tout ce que je demandais au ciel était de protéger ma résolution. -Que dites-vous donc à la Vierge ? +Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée ! +Tout ce que je demandais au ciel était de protéger ma résolution. +Que dites-vous donc à la Vierge ? De joie, dit-elle vivement. -Pauvre chat ! nous nous entendons si bien que nous avons une même âme ! -Il dit qu’il est poète, moi je dis qu’il est dieu... -Mais à un pareil être, il faut sa pareille. -Je voulais donc être digne d’être aimée par mon Lucien. -De là, est venu mon malheur. -Ne croyez pas m’avoir sauvée, je mourrai de chagrin. -On ne résiste pas à un Dieu. -Ne blasphémez pas, dit l’ecclésiastique d’une voix douce. +Pauvre chat ! nous nous entendons si bien que nous avons une même âme ! +Il dit qu’il est poète, moi je dis qu’il est dieu... +Mais à un pareil être, il faut sa pareille. +Je voulais donc être digne d’être aimée par mon Lucien. +De là, est venu mon malheur. +Ne croyez pas m’avoir sauvée, je mourrai de chagrin. +On ne résiste pas à un Dieu. +Ne blasphémez pas, dit l’ecclésiastique d’une voix douce. Vous n’aimez pas. -Vous avez été inconséquente avec vous-même et avec votre passion d’un jour... -D’un jour ! répéta-t-elle en levant les yeux. -Chaque phrase était un coup de poignard qui entrait à fond de cœur. -Oui, les anges approuvent cet amour, il mène à la connaissance de Dieu. -Pendant cet instant, ces deux personnages si singulièrement réunis s’examinèrent à la dérobée. -Le prêtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prêtre. -Il faut pardonner beaucoup à la misère, dit Esther. +Vous avez été inconséquente avec vous-même et avec votre passion d’un jour... +D’un jour ! répéta-t-elle en levant les yeux. +Chaque phrase était un coup de poignard qui entrait à fond de cœur. +Oui, les anges approuvent cet amour, il mène à la connaissance de Dieu. +Pendant cet instant, ces deux personnages si singulièrement réunis s’examinèrent à la dérobée. +Le prêtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prêtre. +Il faut pardonner beaucoup à la misère, dit Esther. Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l’animal. -Mais la réaction vint avec les larmes. -Quel allèchement que de mettre d’accord la beauté morale et la beauté physique ! -Quelle jouissance d’orgueil, si l’on réussit ! -Quelle belle tâche que celle qui n’a d’autre instrument que l’amour ! +Mais la réaction vint avec les larmes. +Quel allèchement que de mettre d’accord la beauté morale et la beauté physique ! +Quelle jouissance d’orgueil, si l’on réussit ! +Quelle belle tâche que celle qui n’a d’autre instrument que l’amour ! Enfin c’est l’Art qui fait irruption dans la Morale. Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. -Les petits enfants ! répéta-t-elle d’une voix attendrie. +Les petits enfants ! répéta-t-elle d’une voix attendrie. D’abord, vous oublierez Lucien. -Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. +Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Cet homme leva le doigt et fit une pause. Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. -Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. -En quoi vous ai-je offensé ? dit elle tout effrayée. -Ne m’avez-vous pas entendu ? répondit-il d’une voix cruelle. -Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi ? dit-elle. +Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. +En quoi vous ai-je offensé ? dit elle tout effrayée. +Ne m’avez-vous pas entendu ? répondit-il d’une voix cruelle. +Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi ? dit-elle. Qui le consolera ? dit-elle. Je ne sais pas, il est souvent venu triste. -Triste ? reprit le prêtre ; il vous a dit pourquoi ? -Il était triste d’aimer une fille comme vous, s’écria-t-il. -Cet amour doit vous donner le courage de m’obéir aveuglément. +Triste ? reprit le prêtre ; il vous a dit pourquoi ? +Il était triste d’aimer une fille comme vous, s’écria-t-il. +Cet amour doit vous donner le courage de m’obéir aveuglément. Oh ! oui, pour mon malheur. Je ne sais que trop ce qui me manque. -Comment vous nommez-vous ? demanda-t-elle au prêtre quand il lui dit adieu. +Comment vous nommez-vous ? demanda-t-elle au prêtre quand il lui dit adieu. Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. -Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. -Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l’embonpoint. -L’excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l’éclat. -Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l’infini qu’ils ont contemplé. -Cette grande solution du problème des races est peut-être dans la question elle-même. -Les instincts sont des faits vivants dont la cause gît dans une nécessité subie. -Les variétés animales sont le résultat de l’exercice de ces instincts. -Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. +Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. +Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l’embonpoint. +L’excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l’éclat. +Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l’infini qu’ils ont contemplé. +Cette grande solution du problème des races est peut-être dans la question elle-même. +Les instincts sont des faits vivants dont la cause gît dans une nécessité subie. +Les variétés animales sont le résultat de l’exercice de ces instincts. +Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. Elle avait le front ferme et d’un dessin fier. -Elles lui pardonnèrent sa beauté en se trouvant supérieures à elle par l’éducation. -Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au front. +Elles lui pardonnèrent sa beauté en se trouvant supérieures à elle par l’éducation. +Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au front. Ce mot, essentiellement catholique, dit tout. -C’était le contraire de la scène de Jephté sur la montagne. -Les rues boueuses du Paris qu’elle avait abjuré la rappelaient-elles ? -L’un l’avait conduite à l’autre. +C’était le contraire de la scène de Jephté sur la montagne. +Les rues boueuses du Paris qu’elle avait abjuré la rappelaient-elles ? +L’un l’avait conduite à l’autre. Le fait est bizarre. -Implantée dans la corruption, elle s’y était développée. -Elle avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l’âme. -Elle aimait à prier. +Implantée dans la corruption, elle s’y était développée. +Elle avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l’âme. +Elle aimait à prier. Ce mot est toute l’histoire d’Esther. -Elle pâlit, changea, maigrit. -Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. -La malade répondit à renverser toutes les hypothèses. -La supérieure en appela, dans ce danger, à l’abbé Herrera. -Combien faut-il de temps encore ? demanda le médecin. -Un mois, répondit la supérieure. -Elle sera morte, répliqua le docteur. -Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l’abbé. +Elle pâlit, changea, maigrit. +Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. +La malade répondit à renverser toutes les hypothèses. +La supérieure en appela, dans ce danger, à l’abbé Herrera. +Combien faut-il de temps encore ? demanda le médecin. +Un mois, répondit la supérieure. +Elle sera morte, répliqua le docteur. +Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l’abbé. Pas un mot, monsieur ! dit-il. -Cette fille était belle comme un lys penché sur sa tige. -À la grâce de Dieu, donc ! s’écria-t-il en sortant. -Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. -Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. -Eh ! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de Lucien ? -Vous n’avez cependant pas cessé de penser à lui. -Là, monsieur, est ma seule faute. +Cette fille était belle comme un lys penché sur sa tige. +À la grâce de Dieu, donc ! s’écria-t-il en sortant. +Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. +Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. +Eh ! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de Lucien ? +Vous n’avez cependant pas cessé de penser à lui. +Là, monsieur, est ma seule faute. L’absence vous tue ? -Le revoir ?... dit-il — Ce serait vivre, répondit-elle. -Pensez-vous à lui d’âme seulement ? +Le revoir ?... dit-il — Ce serait vivre, répondit-elle. +Pensez-vous à lui d’âme seulement ? Ah ! monsieur, l’amour ne se partage point. Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur ? -Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. -Esther eut encore une fois sa grâce. -Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. -Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion ? -Vous êtes trop près de Lucien pour n’être pas loin de Dieu. -Oui je ne pensais plus à rien ! +Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. +Esther eut encore une fois sa grâce. +Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. +Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion ? +Vous êtes trop près de Lucien pour n’être pas loin de Dieu. +Oui je ne pensais plus à rien ! Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon cœur. -Les libertins t’avaient bien nommée : tu séduirais Dieu le père. -Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux. -Tous deux ! répéta-t-elle avec une joie extatique. -L’enfant toute changée vivait. -Herrera demeurait rue Cassette, près de Saint-Sulpice, église à laquelle il s’était attaché. -Pour le monde, cette conduite annonçait une âme supérieure. -La cour de cette maison était sombre. +Les libertins t’avaient bien nommée : tu séduirais Dieu le père. +Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux. +Tous deux ! répéta-t-elle avec une joie extatique. +L’enfant toute changée vivait. +Herrera demeurait rue Cassette, près de Saint-Sulpice, église à laquelle il s’était attaché. +Pour le monde, cette conduite annonçait une âme supérieure. +La cour de cette maison était sombre. De grands arbres touffus ombrageaient le jardin. -Le silence et la discrétion se rencontrent dans les habitations choisies par les prêtres. -Le logement d’Herrera sera décrit en deux mots : une cellule. -Rome, au moment de sa puissance, obéissait à cette nécessité. +Le silence et la discrétion se rencontrent dans les habitations choisies par les prêtres. +Le logement d’Herrera sera décrit en deux mots : une cellule. +Rome, au moment de sa puissance, obéissait à cette nécessité. Madame de Pompadour morte, Choiseul est perdu. Il mangeait en ville. -Herrera pouvait-il connaître la nature de l’amour d’un poète ? -Lucien en était là. -Il se retourna et vit l’abbé debout, les bras croisés. -Tu étais là ! dit le poète. -Depuis longtemps, répondit le prêtre, mes pensées ont suivi l’étendue des tiennes... +Herrera pouvait-il connaître la nature de l’amour d’un poète ? +Lucien en était là. +Il se retourna et vit l’abbé debout, les bras croisés. +Tu étais là ! dit le poète. +Depuis longtemps, répondit le prêtre, mes pensées ont suivi l’étendue des tiennes... Lucien comprit ce mot. -Comment peut-on s’ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi... -Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées... -Pas de bêtises !... dit le prêtre. +Comment peut-on s’ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi... +Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées... +Pas de bêtises !... dit le prêtre. Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme. -Une fille immonde, nommée la Torpille... -Ne peut-on réunir l’ambition et l’amour ? -Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu... +Une fille immonde, nommée la Torpille... +Ne peut-on réunir l’ambition et l’amour ? +Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu... Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. -Tu n’as qu’à parler pour satisfaire tes passions d’un jour. +Tu n’as qu’à parler pour satisfaire tes passions d’un jour. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. -Lucien leva la tête par un mouvement d’une brusquerie furieuse. -J’ai enlevé la Torpille ! -Toi ? s’écria Lucien. -Moi, dit l’Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible. -La perruque noire était tombée. -Je l’ai enlevée, reprit-il. +Lucien leva la tête par un mouvement d’une brusquerie furieuse. +J’ai enlevé la Torpille ! +Toi ? s’écria Lucien. +Moi, dit l’Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible. +La perruque noire était tombée. +Je l’ai enlevée, reprit-il. Qu’en as-tu fait ? -Tu l’as enlevée le lendemain du bal masqué... +Tu l’as enlevée le lendemain du bal masqué... Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d’entre eux ? -Et voilà comme elle a été récompensée par eux. +Et voilà comme elle a été récompensée par eux. Veux-tu qu’ils meurent ? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux. -Allons, te voilà bien ! je te reconnais... -Non, apprends tout, poète rageur, dit le prêtre, la Torpille n’existe plus... -Écoute donc, dit-il froidement. +Allons, te voilà bien ! je te reconnais... +Non, apprends tout, poète rageur, dit le prêtre, la Torpille n’existe plus... +Écoute donc, dit-il froidement. Bois, mais ne te grise pas. -Oublierai-je jamais la fête d’hier ? -Comment vouloir abdiquer le trône glorieux où je suis montée ? -Si mon corps est plus faible que mon âme, qu’il périsse. -Lucien leva sur l’abbé ses yeux mouillés de larmes. +Oublierai-je jamais la fête d’hier ? +Comment vouloir abdiquer le trône glorieux où je suis montée ? +Si mon corps est plus faible que mon âme, qu’il périsse. +Lucien leva sur l’abbé ses yeux mouillés de larmes. Tu connais l’appartement de la petite Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l’Espagnol. -Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien. -Lui ! dit-il en souriant, il n’est pas plus prêtre que toi... -Qu’est-il donc alors ? dit-elle effrayée. +Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien. +Lui ! dit-il en souriant, il n’est pas plus prêtre que toi... +Qu’est-il donc alors ? dit-elle effrayée. Que viens-tu faire ici ? lui dit brusquement Lucien. -Écoutez-moi, mes amours ? -Amusez-vous, soyez heureux, c’est très bien. -Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. +Écoutez-moi, mes amours ? +Amusez-vous, soyez heureux, c’est très bien. +Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l’amant d’Esther ? rien. -Esther peut-elle devenir madame de Rubempré ? +Esther peut-elle devenir madame de Rubempré ? Cet appartement sera votre prison, ma petite. Mais ce n’est pas tout ! Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la Cour. -Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant le faux prêtre. -Tais-toi, s’écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. -Un pareil secret à une femme !... lui souffla-t-il dans l’oreille. -Encore des sonnets ! dit le faux prêtre. -Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. -Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées. +Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant le faux prêtre. +Tais-toi, s’écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. +Un pareil secret à une femme !... lui souffla-t-il dans l’oreille. +Encore des sonnets ! dit le faux prêtre. +Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. +Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées. C’est bien pis... pour moi ! reprit-il vivement. -De mort ?... dit-elle encore plus effrayée, — De mort, répéta Lucien. -Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir. +De mort ?... dit-elle encore plus effrayée, — De mort, répéta Lucien. +Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir. Espagnol sonna deux fois. -Asie semblait avoir peur d’épouvanter son monde. -L’expression générale de cette physionomie animale était la lâcheté. +Asie semblait avoir peur d’épouvanter son monde. +L’expression générale de cette physionomie animale était la lâcheté. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie sait tout faire en cuisine. -Madame Van Bogseck, répondit l’Espagnol en retournant aussitôt le nom d’Esther. -Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité. -C’est cela, fit l’Espagnol en inclinant la tête. -C’est à vous à déjouer toutes les curiosités, s’il s’en éveille. -Mot et geste qui faisaient frémir. -Où donc les as-tu trouvées ? s’écria Lucien. -Ça sort de la boue et ça a peur d’y entrer... -Je suis un dompteur de bêtes féroces, ajouta-t-il en souriant. +Madame Van Bogseck, répondit l’Espagnol en retournant aussitôt le nom d’Esther. +Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité. +C’est cela, fit l’Espagnol en inclinant la tête. +C’est à vous à déjouer toutes les curiosités, s’il s’en éveille. +Mot et geste qui faisaient frémir. +Où donc les as-tu trouvées ? s’écria Lucien. +Ça sort de la boue et ça a peur d’y entrer... +Je suis un dompteur de bêtes féroces, ajouta-t-il en souriant. Et il montra Lucien... L’homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l’amour. Son mariage serait ma mort, dit-elle. -Lucien inclina la tête. -La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse ; mais elle fut horriblement oppressée. -L’auteur des Marguerites, ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. -Quant à de l’esprit, l’auteur et le journaliste avaient fait leurs preuves. -Quand il ne dînait pas en ville, il dînait chez Esther. -Lucien employait les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. -Jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat. -On le voyait rarement à pied, il évitait ainsi ses anciennes connaissances. -Il se débarrassa promptement ainsi des gens qu’il ne voulait plus avoir connus. -Lucien était ainsi devenu presque un personnage. +Lucien inclina la tête. +La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse ; mais elle fut horriblement oppressée. +L’auteur des Marguerites, ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. +Quant à de l’esprit, l’auteur et le journaliste avaient fait leurs preuves. +Quand il ne dînait pas en ville, il dînait chez Esther. +Lucien employait les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. +Jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat. +On le voyait rarement à pied, il évitait ainsi ses anciennes connaissances. +Il se débarrassa promptement ainsi des gens qu’il ne voulait plus avoir connus. +Lucien était ainsi devenu presque un personnage. Je payerai tout cela quelque jour, se disait-elle avec effroi. Pendant toutes les belles nuits, elle sortait en voiture de louage. Le silence, les effets de lune, la solitude ont l’action calmante des bains. Il ne faisait jamais jour chez elle avant onze heures. Toutes les femmes diront : — C’est beaucoup ! Ni Esther ni Lucien n’avaient dit : — C’est trop ! -Il fut en ceci d’une grande discrétion. +Il fut en ceci d’une grande discrétion. Modeste et discret, il attendait avec patience. -Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. -Quand la calèche ne roula plus, le baron assoupi s’éveilla. -Hau crante callot ! fichi pédate ki tord ! cria-t-il. +Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. +Quand la calèche ne roula plus, le baron assoupi s’éveilla. +Hau crante callot ! fichi pédate ki tord ! cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire. -Cette méprise consterna le baron. +Cette méprise consterna le baron. Le tiapie n’egssisde boinde, dit le baron. -À la fin de la quinzaine, il perdit l’appétit. -Delphine de Nucingen donnait un grand dîner tous les dimanches. +À la fin de la quinzaine, il perdit l’appétit. +Delphine de Nucingen donnait un grand dîner tous les dimanches. Il vaut mieux s’en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac. Lui ? dit de Marsay. Voyons ! de quoi vit-il ? -D’où lui vient sa fortune ? -il a, j’en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes. -Il épouse mademoiselle de Grandlieu l’aînée, dit mademoiselle des Touches. -Je ne m’étonne plus de voir Lucien si grave. -Que fera-t-il de sa sœur et de son beau-frère d’Angoulême ? +D’où lui vient sa fortune ? +il a, j’en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes. +Il épouse mademoiselle de Grandlieu l’aînée, dit mademoiselle des Touches. +Je ne m’étonne plus de voir Lucien si grave. +Que fera-t-il de sa sœur et de son beau-frère d’Angoulême ? demanda le chevalier d’Espard. -De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien. +De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien. Chamais ! dit le baron. -Mais si, répliqua de Marsay. -On ose prétendre que vous êtes amoureux. -C’esde frai, répondit piteusement Nucingen. -Chai zoubire abbrest kèque chausse t’ingonni. -Vous êtes amoureux, vous ?... -Vous êtes un fat ! dit le chevalier d’Espard. +Mais si, répliqua de Marsay. +On ose prétendre que vous êtes amoureux. +C’esde frai, répondit piteusement Nucingen. +Chai zoubire abbrest kèque chausse t’ingonni. +Vous êtes amoureux, vous ?... +Vous êtes un fat ! dit le chevalier d’Espard. D’une femme du monde ? demanda Lucien. -Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. -Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan le salon. -Chiskissi, cheu n’ai boin si ceu qu’edait l’amûre. -L’amûre ?... jeu groid que c’esd te maicrir. -Où l’avez-vous rencontrée, cette jeune innocente ? demanda Rastignac. -An foidire, hâ minouitte, au pois de Finzennes. +Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. +Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan le salon. +Chiskissi, cheu n’ai boin si ceu qu’edait l’amûre. +L’amûre ?... jeu groid que c’esd te maicrir. +Où l’avez-vous rencontrée, cette jeune innocente ? demanda Rastignac. +An foidire, hâ minouitte, au pois de Finzennes. Son signalement ? dit de Marsay. Tes yeix de veu, eine tain t’Oriend. -Vous rêviez ! dit en souriant Lucien. -Était-elle seule ? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. +Vous rêviez ! dit en souriant Lucien. +Était-elle seule ? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l’ai fue !... -Ed ! foilà ma fie ! -Temantez à ti Dilet. -Zigne t’amûr, reprit Nucingen, bir moi, c’esde eine même chausse ! -D’après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. -Qu’est donc devenu monsieur de Rubempré ? dit la baronne de Nucingen. -Il est fidèle à sa devise : Quid me continebit ? répondit Rastignac. -Pon ! se dit en lui-même le Loup-cervier. -Ceci devient sérieux, répondit l’abbé quand Lucien lui eut tout raconté. -Vendre Esther ? s’écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent. -Tu oublies donc notre position ? s’écria l’abbé. -Lucien baissa la tête. +Ed ! foilà ma fie ! +Temantez à ti Dilet. +Zigne t’amûr, reprit Nucingen, bir moi, c’esde eine même chausse ! +D’après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. +Qu’est donc devenu monsieur de Rubempré ? dit la baronne de Nucingen. +Il est fidèle à sa devise : Quid me continebit ? répondit Rastignac. +Pon ! se dit en lui-même le Loup-cervier. +Ceci devient sérieux, répondit l’abbé quand Lucien lui eut tout raconté. +Vendre Esther ? s’écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent. +Tu oublies donc notre position ? s’écria l’abbé. +Lucien baissa la tête. Esther ne voudra jamais. -Ça regarde les Pompes Funèbres. +Ça regarde les Pompes Funèbres. On trouve toujours des femmes ! -Après cette fille viendra... sais-tu qui ?... +Après cette fille viendra... sais-tu qui ?... Et puis, dis donc, monsieur l’enfant, Esther en mourra-t-elle ? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther ? -Allons, va roucouler auprès de ta Grandlieu. -Tu trouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d’obéir. -Tu ne t’es jamais lassé de l’aimer, n’est-ce pas ?... -Eh ! bien, je ne me suis jamais lassé de l’exécrer. -Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... +Allons, va roucouler auprès de ta Grandlieu. +Tu trouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d’obéir. +Tu ne t’es jamais lassé de l’aimer, n’est-ce pas ?... +Eh ! bien, je ne me suis jamais lassé de l’exécrer. +Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... Mademoiselle Esther vit, cependant !... elle est heureuse parce que tu l’aimes ! Ne fais pas l’enfant. -Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré ? +Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré ? Il ne me restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. -Les créanciers se remuent. -L’échéance du diable serait arrivée. -Peut-être fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale ? -À ces fonds, il joignit l’argent donné par l’évêque à Carlos Herrera. -Va, dit-il à Lucien, le diable protège son aumônier. -Tu fumes sur une poudrière. -Incedo per ignes ! répondit le faux prêtre en souriant, c’est mon métier. -Sabine, l’avant-dernière, épousa le baron du Guénic, après la Révolution de Juillet. -L’aînée avait pris le voile en mille huit cent vingt-deux. -Quoique mon père ait été simple pharmacien à l’Houmeau, j’entre pourtant là... -Telle était sa pensée. -Qui va partout ne trouve d’intérêt vif nulle part. -Clotilde de Grandlieu servait à son père et à sa mère d’espion innocent. -Le monde a le droit d’être exigeant, il est si souvent trompé ! +Les créanciers se remuent. +L’échéance du diable serait arrivée. +Peut-être fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale ? +À ces fonds, il joignit l’argent donné par l’évêque à Carlos Herrera. +Va, dit-il à Lucien, le diable protège son aumônier. +Tu fumes sur une poudrière. +Incedo per ignes ! répondit le faux prêtre en souriant, c’est mon métier. +Sabine, l’avant-dernière, épousa le baron du Guénic, après la Révolution de Juillet. +L’aînée avait pris le voile en mille huit cent vingt-deux. +Quoique mon père ait été simple pharmacien à l’Houmeau, j’entre pourtant là... +Telle était sa pensée. +Qui va partout ne trouve d’intérêt vif nulle part. +Clotilde de Grandlieu servait à son père et à sa mère d’espion innocent. +Le monde a le droit d’être exigeant, il est si souvent trompé ! Il aimait Esther, et il voulait mademoiselle de Grandlieu pour femme ! Il fallait vendre l’une pour avoir l’autre. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. -Clotilde et Joséphine s’occupaient autour de la table à thé. -Louise est dans un état navrant. +Clotilde et Joséphine s’occupaient autour de la table à thé. +Louise est dans un état navrant. Pauvre Louise, fit madame d’Espard, je la comprends et je la plains. -C’est ce qui s’appelle bien élever ses enfants. -Louise est très romanesque. -Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chère Clotilde ? lui dit-elle. -Cette jeune personne, de vingt-sept ans était alors debout. +C’est ce qui s’appelle bien élever ses enfants. +Louise est très romanesque. +Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chère Clotilde ? lui dit-elle. +Cette jeune personne, de vingt-sept ans était alors debout. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. -Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. -La nature se plaît à ces jeux-là. -Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. -Sa voix, qu’elle avait cultivée, jetait des charmes. -Elle chantait à ravir. -Pourquoi n’aimerait-on pas ma pauvre Clotilde ? répondit la duchesse à la marquise. -Après tout, sa mère est la dernière Rubempré... -Pauvre garçon, où prendra-t-il un million ? dit la marquise. -Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grâce infinie à Lucien. -Oui, j’ai dîné en ville. +Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. +La nature se plaît à ces jeux-là. +Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. +Sa voix, qu’elle avait cultivée, jetait des charmes. +Elle chantait à ravir. +Pourquoi n’aimerait-on pas ma pauvre Clotilde ? répondit la duchesse à la marquise. +Après tout, sa mère est la dernière Rubempré... +Pauvre garçon, où prendra-t-il un million ? dit la marquise. +Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grâce infinie à Lucien. +Oui, j’ai dîné en ville. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. -Ceci n’est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. -Mais qu’avez-vous fait à madame d’Espard ? +Ceci n’est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. +Mais qu’avez-vous fait à madame d’Espard ? L’opinion de monsieur de Grandville a fait changer celle du Garde-des-Sceaux. -Je vais nous délivrer de madame d’Espard, dit Clotilde. -Eh ! comment ? s’écria Lucien. -Ma mère invitera les petits d’Espard qui sont charmants et déjà bien grands. +Je vais nous délivrer de madame d’Espard, dit Clotilde. +Eh ! comment ? s’écria Lucien. +Ma mère invitera les petits d’Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Soyez quelques jours sans venir. -Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans. -Séparés, dit-elle, est-il vrai ?... -Bah ! pour quelques jours, répondit Lucien. -Esther lâcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. +Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans. +Séparés, dit-elle, est-il vrai ?... +Bah ! pour quelques jours, répondit Lucien. +Esther lâcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets ! Ah ! elles vous aiment !... -Enfin, elles sont belles comme une scène de Shakespeare. -Mais, sachez-le bien ! ces femmes-là n’aiment pas. -Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... -Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence ? -Ah ! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe. -Les sens ont leur beau idéal. -Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur. +Enfin, elles sont belles comme une scène de Shakespeare. +Mais, sachez-le bien ! ces femmes-là n’aiment pas. +Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... +Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence ? +Ah ! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe. +Les sens ont leur beau idéal. +Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur. Elle regarda Lucien d’un œil fixe. Mais c’est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves. -Le Garde et sa femme sont sûrs. -N’écrivez pas à Lucien. -Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui... -Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d’une bougie. +Le Garde et sa femme sont sûrs. +N’écrivez pas à Lucien. +Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui... +Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d’une bougie. Ce mariage est ma mort. Non : je m’en irai bien loin, hors de France. On se pique, paf ! tout est fini. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis : une femme aussi forte que faible. Dis-moi : « Je me marie ». -il s’agit de l’abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... +il s’agit de l’abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... Nucingen t’a vue... -Oui, dit-elle, à Vincennes, il m’a donc reconnue ?... -Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. -Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie... -Et que veut faire l’abbé ? dit Esther tout doucement. -Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. +Oui, dit-elle, à Vincennes, il m’a donc reconnue ?... +Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. +Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie... +Et que veut faire l’abbé ? dit Esther tout doucement. +Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes ! Vous eussiez dit d’un colibri. -Et aucun moyen de les réunir en une seule personne ! s’écria Lucien. -Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut. -Madame est partie à quatre heures trois quarts. -Pauvre madame, elle s’est mise à pleurer quand elle est montée en voiture... -Enfin, il le faut !... s’est-elle écriée. -L’inconnue est donc là ?... -Après ce sarcasme, Europe alla chercher la fausse Esther. -Fus fus êdes mogué te moi ! dit-il en réponse aux salutations du Garde. -Ça ne pouvait pas être autrement, monsieur le baron. +Et aucun moyen de les réunir en une seule personne ! s’écria Lucien. +Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut. +Madame est partie à quatre heures trois quarts. +Pauvre madame, elle s’est mise à pleurer quand elle est montée en voiture... +Enfin, il le faut !... s’est-elle écriée. +L’inconnue est donc là ?... +Après ce sarcasme, Europe alla chercher la fausse Esther. +Fus fus êdes mogué te moi ! dit-il en réponse aux salutations du Garde. +Ça ne pouvait pas être autrement, monsieur le baron. Eh ! bien, il y a deux polices : la Police Politique, la Police Judiciaire. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. -Faud-il mile égus le gonzeil ? demanda Nucingen. -Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. -Eh ! que diable ! si votre vie ne valait pas mille écus... -Tiddes-moi le nom de cedde ôme habile, et gondez sir ma chénérosité ! +Faud-il mile égus le gonzeil ? demanda Nucingen. +Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. +Eh ! que diable ! si votre vie ne valait pas mille écus... +Tiddes-moi le nom de cedde ôme habile, et gondez sir ma chénérosité ! Louchard prit son chapeau, salua, s’en alla. -Tiaple t’homme ! s’écria Nucingen, fennez ?... dennez... -Ch’ovre mile vrans !... répéta le baron. +Tiaple t’homme ! s’écria Nucingen, fennez ?... dennez... +Ch’ovre mile vrans !... répéta le baron. Vous marchanderiez une mine d’or ! dit Louchard en saluant et se retirant. Turcaret n’existe plus. -Contenson lâcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. +Contenson lâcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. Fous l’indrotuirez tans la bedite paffillon ti chartin. -Dâgez te vaire ma gommission afec indellichance. -Qu’a donc le patron ? disait un Agent-de-change à l’un des premiers commis. -Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire... -Les étrangers s’en allèrent en respectant les travaux du grand homme. +Dâgez te vaire ma gommission afec indellichance. +Qu’a donc le patron ? disait un Agent-de-change à l’un des premiers commis. +Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire... +Les étrangers s’en allèrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. ce pauvre Lansmatt est mort ! -Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du Roi. -Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu’ils avaient à Contenson. -Contenson, voyez-vous, était tout un poème, un poème parisien. +Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du Roi. +Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu’ils avaient à Contenson. +Contenson, voyez-vous, était tout un poème, un poème parisien. ce n’est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences ! -Cette figure jaune était tout rides. -Il eût effrayé, s’il n’eût pas fait tant rire. +Cette figure jaune était tout rides. +Il eût effrayé, s’il n’eût pas fait tant rire. Et il se condamnait au lieu d’accuser les hommes. -Hâlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste. +Hâlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste. J’ai plus de talent qu’il n’en a... -Ma maîtresse devait à Dieu et au diable... +Ma maîtresse devait à Dieu et au diable... Et que vaid-elle ? Elle m’aide, dit Contenson. -Moi, je suis resté mouchard. +Moi, je suis resté mouchard. Ti has pessoin t’archant, tuchurs ! demanda Nucingen. Vous serez le puits et moi le seau... Feux-tu cagner ein pilet te sainte saint vrancs ? -Belle question ! mais suis-je bête ?... -C’esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tête. -Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. -À tonner ?... répondit le baron. -Eh ! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela ? -Envin ein maîdre en esbionache ? -Eh ! pien, tonne moi l’hatresse, et ti hâs les saint sante vrancs. -Où sont-ils ? répondit vivement Contenson. +Belle question ! mais suis-je bête ?... +C’esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tête. +Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. +À tonner ?... répondit le baron. +Eh ! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela ? +Envin ein maîdre en esbionache ? +Eh ! pien, tonne moi l’hatresse, et ti hâs les saint sante vrancs. +Où sont-ils ? répondit vivement Contenson. Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche. Eh ! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main. -Contenson se mit à rire. -Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. -Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé... +Contenson se mit à rire. +Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. +Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé... Je me risque, dit Contenson ; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites : Allons, marchons !... -Vous êtes riche, vous croyez que tout cède à l’argent. +Vous êtes riche, vous croyez que tout cède à l’argent. L’argent est bien quelque chose. On ne soudoie pas le hasard. -Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. -Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture ? on sera rencontré. +Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. +Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture ? on sera rencontré. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi. Frai ? dit le baron. C’esd chiste, dit le baron. Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. -Chen ai t’audres ! répondit le baron d’un air fin. -Qu’est donc devenu le père Canquoëlle ?... disait-on à la dame du comptoir. -Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrêté : la conspiration était découverte. -Deux hommes périrent sur l’échafaud. +Chen ai t’audres ! répondit le baron d’un air fin. +Qu’est donc devenu le père Canquoëlle ?... disait-on à la dame du comptoir. +Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrêté : la conspiration était découverte. +Deux hommes périrent sur l’échafaud. Cet or est-il le produit d’un vol ou d’un assassinat ?... -Quel gibier de potence ! dit le père Canquoëlle à monsieur Pillerault son voisin. -Les drôles ont peut-être quelqu’un à pincer dans le quartier... -La Révolution n’eut pas de police, elle n’en avait pas besoin. -L’espionnage, alors assez général, s’appela civisme. -Cyniquement spirituel, il aimait d’ailleurs son état, il était philosophe. -Il est des êtres auxquels l’État Social imprime des destinations fatales. -Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. -Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David : l’élève surpassa promptement le maître. -Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. -Corentin répondait après un mûr examen : — Vingt, trente, quarante mille francs. -La Police Judiciaire agissait d’ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec Vidocq. -Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. -De son côté, Peyrade rendit d’immenses services à Corentin. -Corentin et Peyrade restaient alors entièrement les maîtres du terrain. -Contenson, pendant long-temps attaché à Peyrade, le servait encore. -En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. -D’année en année, Peyrade avait vu son bien-être diminuant. -Corentin et Peyrade apercevaient mille huit cent trente dès mille huit cent vingt-cinq. +Quel gibier de potence ! dit le père Canquoëlle à monsieur Pillerault son voisin. +Les drôles ont peut-être quelqu’un à pincer dans le quartier... +La Révolution n’eut pas de police, elle n’en avait pas besoin. +L’espionnage, alors assez général, s’appela civisme. +Cyniquement spirituel, il aimait d’ailleurs son état, il était philosophe. +Il est des êtres auxquels l’État Social imprime des destinations fatales. +Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. +Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David : l’élève surpassa promptement le maître. +Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. +Corentin répondait après un mûr examen : — Vingt, trente, quarante mille francs. +La Police Judiciaire agissait d’ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec Vidocq. +Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. +De son côté, Peyrade rendit d’immenses services à Corentin. +Corentin et Peyrade restaient alors entièrement les maîtres du terrain. +Contenson, pendant long-temps attaché à Peyrade, le servait encore. +En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. +D’année en année, Peyrade avait vu son bien-être diminuant. +Corentin et Peyrade apercevaient mille huit cent trente dès mille huit cent vingt-cinq. En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. -à jouer quand j’ai de l’argent ! -Ces deux chambres étaient situées du côté de la rue Saint-Roch. +à jouer quand j’ai de l’argent ! +Ces deux chambres étaient situées du côté de la rue Saint-Roch. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. -Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. -Cette espèce d’algèbre infernale offrait aux initiés des significations très claires. -La nourrice flamande n’avait jamais quitté Lydie, qu’elle appelait sa fille. -Chacun des locataires avait la clef de la porte bâtarde. -Il n’épargnait rien pour sa fille. -Lydie, qui avait eu Schmuke pour maître de musique, était musicienne à pouvoir composer. -Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l’aquarelle. -Peyrade dînait tous les dimanches avec sa fille. -Ce jour-là le bonhomme était exclusivement père. -Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. +Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. +Cette espèce d’algèbre infernale offrait aux initiés des significations très claires. +La nourrice flamande n’avait jamais quitté Lydie, qu’elle appelait sa fille. +Chacun des locataires avait la clef de la porte bâtarde. +Il n’épargnait rien pour sa fille. +Lydie, qui avait eu Schmuke pour maître de musique, était musicienne à pouvoir composer. +Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l’aquarelle. +Peyrade dînait tous les dimanches avec sa fille. +Ce jour-là le bonhomme était exclusivement père. +Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. -Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. -Aucun désir n’avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. -Sa mise chaste, sans exagération d’aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. -Qu’y a-t-il donc de si pressé, Philosophe ? -Mais il y a quelque chose, comme dix mille à prendre. +Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. +Aucun désir n’avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. +Sa mise chaste, sans exagération d’aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. +Qu’y a-t-il donc de si pressé, Philosophe ? +Mais il y a quelque chose, comme dix mille à prendre. Qu’est-ce ? politique ? -Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l’infante. -Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven. -Il faut se marier, car notre père a plus de soixante-dix ans... -Je suis heureuse ici, répondit-elle. +Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l’infante. +Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven. +Il faut se marier, car notre père a plus de soixante-dix ans... +Je suis heureuse ici, répondit-elle. Tu n’aimes que moi, moi si laid, si vieux ? demanda Peyrade. Mais qui veux-tu donc que j’aime ? -Je dîne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. +Je dîne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. Je n’en ai vu qu’un encore qui m’ait plu pour mari... Tu en as vu un ?... -J’étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. -Moi, j’ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. +J’étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. +Moi, j’ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. Qu’est-ce que cela veut dire, papa ? -Peut-être faisaient-elles allusion à des événements politiques. -Enfin, vous m’avez interrogée, je vous réponds. -Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là... +Peut-être faisaient-elles allusion à des événements politiques. +Enfin, vous m’avez interrogée, je vous réponds. +Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là... Un homme de talent inconnu... -Je vais écrire ou faire écrire en Provence ! -J’aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. -Contenson alla se replacer auprès de la voiture où monsieur de Nucingen attendait Peyrade. -Vous êtes allé à la Préfecture, monsieur le baron ? ce n’est pas bien... -C’esde tutte l’àvvaire. -Ah ! vous êtes pincé ! -Ui, che zuis binzé... -S’il faut davantage, je vous le dirai, baron ; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. +Je vais écrire ou faire écrire en Provence ! +J’aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. +Contenson alla se replacer auprès de la voiture où monsieur de Nucingen attendait Peyrade. +Vous êtes allé à la Préfecture, monsieur le baron ? ce n’est pas bien... +C’esde tutte l’àvvaire. +Ah ! vous êtes pincé ! +Ui, che zuis binzé... +S’il faut davantage, je vous le dirai, baron ; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... On ne marchande donc pas avec moi. -Soyez sans inquiétude, je réussirai. +Soyez sans inquiétude, je réussirai. Bourfi que ce ne soid bas ein royaume ?... dit le baron. C’est moins que rien pour vous. Vous connaissez les Keller ? -Peyrade se mit à rire. -Le banquier conçut alors d’étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. +Peyrade se mit à rire. +Le banquier conçut alors d’étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. Je fus tonne ma barole t’honner te vaire le bossiple... Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez. -Hé pien, ch’achirai vrangement. -Vranchement, répéta le baron. -U foullez-vûs que che vis remedde ? +Hé pien, ch’achirai vrangement. +Vranchement, répéta le baron. +U foullez-vûs que che vis remedde ? Au bout du pont Louis Che fais tonc affoir l’eingonnie... se dit le baron en s’en allant. -Gare à nos actionnaires, dit du Tillet à Rastignac. +Gare à nos actionnaires, dit du Tillet à Rastignac. Vous avez donc vu votre inconnue ? demanda madame de Nucingen. -Non, répondit-il, che n’ai que l’esboir te la droufer. -C’esde eine cheffe-d’œivre te la gréation, répondit le vieux banquier. +Non, répondit-il, che n’ai que l’esboir te la droufer. +C’esde eine cheffe-d’œivre te la gréation, répondit le vieux banquier. Bah ! il gagne bien assez d’argent pour... -Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gênaient. -Où diable as-tu trouvé une femme plus belle qu’Esther ? demanda-t-il à son corrupteur. -Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. -Ces teints-là ne se fabriquent pas en France. -C’est-à-dire que tu m’en vois encore étourdi... -La Vénus Callipyge n’est pas si bien faite ! +Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gênaient. +Où diable as-tu trouvé une femme plus belle qu’Esther ? demanda-t-il à son corrupteur. +Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. +Ces teints-là ne se fabriquent pas en France. +C’est-à-dire que tu m’en vois encore étourdi... +La Vénus Callipyge n’est pas si bien faite ! On se damnerait pour elle... -Mais où l’as-tu prise ? +Mais où l’as-tu prise ? C’est la plus belle fille de Londres. -Elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu’elle fait là. -Elle ne connaît pas ton nom. -Mais si Nucingen la préférait à Esther... -Ah ! t’y voilà venu... s’écria l’abbé. +Elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu’elle fait là. +Elle ne connaît pas ton nom. +Mais si Nucingen la préférait à Esther... +Ah ! t’y voilà venu... s’écria l’abbé. Cette fille est blonde, blanche, et a les yeux bleus. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable ! Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. -Nous serons observés ! dit Jacques Collin, mais par qui ?... -On s’est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce. -Ce serait un enfantillage, répondit l’abbé. +Nous serons observés ! dit Jacques Collin, mais par qui ?... +On s’est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce. +Ce serait un enfantillage, répondit l’abbé. Si quelqu’un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Faut-il s’armer ?... Jamais ! dit vivement Jacques. -Une arme !... à quoi cela sert-il ? -à faire des malheurs. +Une arme !... à quoi cela sert-il ? +à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. N’as-tu pas ta canne ?... C’est juste ! dit le chasseur. L’œil gauche imitait l’œil droit. Un pas, un coup-d’œil ! -Mais voici le résultat. +Mais voici le résultat. Le nom de monsieur ?... dit le domestique. -Dites à monsieur le baron que je viens de l’avenue Gabriel, répondit Corentin. +Dites à monsieur le baron que je viens de l’avenue Gabriel, répondit Corentin. Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade... Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes. -Ah ! si brès te moi, s’écria le baron, gomme c’ed trôle. -L’infante ne se promène que la nuit. -Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. -Naturellement il tient et à sa maîtresse d’apparat et à sa fiancée. -Vous êtes riche, il s’agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. -Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. +Ah ! si brès te moi, s’écria le baron, gomme c’ed trôle. +L’infante ne se promène que la nuit. +Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. +Naturellement il tient et à sa maîtresse d’apparat et à sa fiancée. +Vous êtes riche, il s’agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. +Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. -Évidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. -Gommand se nomme la phâme te jampre ? demanda-t-il. -Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit. +Évidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. +Gommand se nomme la phâme te jampre ? demanda-t-il. +Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit. Elle attend... un, deux jours ; puis une... et deux semaines. -Elle se croit obligée d’être fidèle, elle s’endette. -Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. -De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. -Je l’espère bien que vous ne m’avez jamais trouvée ridicule. -Suis-je femme à faire de pareilles fautes d’orthographe dans une toilette ? -Enfin, tâchez de vous rendre jeune. -Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie. -Attieu, montame... s’écria le banquier. -Fodre fordine éd vaidde, si vis foulez barler bir moi, êdre tans mes eindereds. -Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnête fille... -Che gomde pien bayer fodre onêdedé. -C’ed ce g’on abbèle, tans le gommerce, la guriosidé. +Elle se croit obligée d’être fidèle, elle s’endette. +Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. +De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. +Je l’espère bien que vous ne m’avez jamais trouvée ridicule. +Suis-je femme à faire de pareilles fautes d’orthographe dans une toilette ? +Enfin, tâchez de vous rendre jeune. +Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie. +Attieu, montame... s’écria le banquier. +Fodre fordine éd vaidde, si vis foulez barler bir moi, êdre tans mes eindereds. +Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnête fille... +Che gomde pien bayer fodre onêdedé. +C’ed ce g’on abbèle, tans le gommerce, la guriosidé. Ensuite, ce n’est pas tout, dit Europe. -Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque. +Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque. Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Che te tonnerai les fint-sainte mile vrancs tans le salon... tonnant, tonnant. -Ah ! dit Europe, vous n’êtes pas plus défiant que ça ?... +Ah ! dit Europe, vous n’êtes pas plus défiant que ça ?... Di auras pien des ogassions te me garodder... Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque... Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va... -Ha ! s’écria-t-il, c’esde fifre ça ! -C’esde trob fifre même, che ne serai gapable te rienne te dude ! -Un quart d’heure après, Europe monta. +Ha ! s’écria-t-il, c’esde fifre ça ! +C’esde trob fifre même, che ne serai gapable te rienne te dude ! +Un quart d’heure après, Europe monta. Madame est seule, descendez... -Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant ! -Cros élevant ! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. -Europe allait en avant, un bougeoir à la main. -Non, pelle envant, s’écria Nucingen qui n’acheva pas. -Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l’eau. -Fus êdes pien la maidresse te mennesier Licien te Ripembré ? -Un peu, mon neveu, dit l’Anglaise qui parlait bien le français. -Mais ki ed-dû, doi ? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. -Ein ôme pien addrabé !... répondit-il piteusement. -Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phâme ? demanda-t-elle en plaisantant. +Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant ! +Cros élevant ! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. +Europe allait en avant, un bougeoir à la main. +Non, pelle envant, s’écria Nucingen qui n’acheva pas. +Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l’eau. +Fus êdes pien la maidresse te mennesier Licien te Ripembré ? +Un peu, mon neveu, dit l’Anglaise qui parlait bien le français. +Mais ki ed-dû, doi ? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. +Ein ôme pien addrabé !... répondit-il piteusement. +Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phâme ? demanda-t-elle en plaisantant. Bermeddez-moi te fis envoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichinguenne. -Tiens, ce êdre chentile ze que fis me tides là, répondit l’Anglaise. +Tiens, ce êdre chentile ze que fis me tides là, répondit l’Anglaise. Ze n’esd pas si chentile que zelle qui me l’einsbire... -Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés ? -À fodre goguine te phâme te jampre... -Anglaise sonna, Europe n’était pas loin. -Vous a-t-il donné trente mille francs pour y être introduit ? -Non, madame ; car, à nous deux, nous ne les valons pas... -Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maîtresse ! +Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés ? +À fodre goguine te phâme te jampre... +Anglaise sonna, Europe n’était pas loin. +Vous a-t-il donné trente mille francs pour y être introduit ? +Non, madame ; car, à nous deux, nous ne les valons pas... +Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maîtresse ! Au voleur !... au voleur ! Je ne sais pas les usages de France, dit l’Anglaise. Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. -Diable ! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles... +Diable ! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles... Chorche, che meirs te tesesboir... Chai de la classe au cuer... Plis d’Esder, mon hami. -Georges était toujours l’ami de son maître dans les grandes circonstances. -Tu vas aller chez madame de Sérizy, tu seras très gentil pour elle. -Les plus belles mécaniques font des taches d’huile ou crachent. -Ne te fâche que tout juste. -Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. -Le Préfet d’alors était un ancien magistrat. -Les anciens magistrats font des Préfets de police beaucoup trop jeunes. -Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-même ?... -La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. -Le vieillard reçut cette douche de l’air le plus calme du monde. -Il n’y a rien d’immobile et d’impassible comme un homme foudroyé. +Georges était toujours l’ami de son maître dans les grandes circonstances. +Tu vas aller chez madame de Sérizy, tu seras très gentil pour elle. +Les plus belles mécaniques font des taches d’huile ou crachent. +Ne te fâche que tout juste. +Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. +Le Préfet d’alors était un ancien magistrat. +Les anciens magistrats font des Préfets de police beaucoup trop jeunes. +Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-même ?... +La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. +Le vieillard reçut cette douche de l’air le plus calme du monde. +Il n’y a rien d’immobile et d’impassible comme un homme foudroyé. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. -Le Préfet gardait le silence. -Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement. +Le Préfet gardait le silence. +Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement. Mais aime-t-il sa fille ? Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. -Il faut savoir d’abord si le baron est ton délateur. -Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville ?... -Ne te désole pas. -D’abord, le Préfet ne restera pas long-temps en place... -Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c’est notre eau trouble. +Il faut savoir d’abord si le baron est ton délateur. +Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville ?... +Ne te désole pas. +D’abord, le Préfet ne restera pas long-temps en place... +Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c’est notre eau trouble. Un sifflement particulier retentit dans la rue. Qu’y a-t-il ? dit Corentin. -Je sortais du cent treize, où j’ai tout perdu. +Je sortais du cent treize, où j’ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries ?... -Voilà l’effet d’un sourire qui m’est échappé, dit Peyrade. +Voilà l’effet d’un sourire qui m’est échappé, dit Peyrade. Voici ce qui arrive, reprit Contenson. -Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. -Il y a trouvé la belle femme que vous savez. +Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. +Il y a trouvé la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce : cette Anglaise n’est pas son ingonnie !... -Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. -Le baron est revenu dans un état à faire pitié. -Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien ! -Georges m’a raconté tout cela, entremêlé des détails les plus saugrenus. -l’on est fait à recevoir la pluie ! +Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. +Le baron est revenu dans un état à faire pitié. +Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien ! +Georges m’a raconté tout cela, entremêlé des détails les plus saugrenus. +l’on est fait à recevoir la pluie ! Il n’y aura d’ailleurs personne dans la voiture. -Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. -Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tête d’un voile. -Le baron reconnaît le chasseur. -il se connaissait en police, ce roi-là !) arrête au milieu d’un bois. +Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. +Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tête d’un voile. +Le baron reconnaît le chasseur. +il se connaissait en police, ce roi-là !) arrête au milieu d’un bois. Georges a vu la femme ?... dit Corentin. -Eh ! bien, s’écria Peyrade, comment est-elle ? -Nous sommes joués par des drôles plus forts que nous, s’écria Peyrade. -Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron. -Ya, mein Herr ! répondit Contenson. -Je voudrais bien savoir qui m’a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots ! +Eh ! bien, s’écria Peyrade, comment est-elle ? +Nous sommes joués par des drôles plus forts que nous, s’écria Peyrade. +Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron. +Ya, mein Herr ! répondit Contenson. +Je voudrais bien savoir qui m’a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots ! Faut faire les cloportes, dit Contenson. -Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre... +Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre... Tiens-toi sage, toi, Peyrade ! -Obéissons toujours à monsieur le Préfet... -La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l’oreille de Corentin. -Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre père... ade... +Obéissons toujours à monsieur le Préfet... +La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l’oreille de Corentin. +Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre père... ade... Hein ! marier sa fille avec le prix de !... -La Société c’est une autre Nature ! -On regarde si les cheminées fument ! dit Contenson. -Cette affaire était excessivement importante en elle-même, et à part ses résultats. -À qui cette femme appartient-elle ? -La confiance des créanciers ne fut pas même ébranlée. -Lucien et l’abbé purent respirer pendant un moment. +La Société c’est une autre Nature ! +On regarde si les cheminées fument ! dit Contenson. +Cette affaire était excessivement importante en elle-même, et à part ses résultats. +À qui cette femme appartient-elle ? +La confiance des créanciers ne fut pas même ébranlée. +Lucien et l’abbé purent respirer pendant un moment. En tout trois cent mille francs d’acceptations. En mettant bon pour, vous faites un simple billet. -Cette carte donnait à son personnage un parfum d’aristocratie. +Cette carte donnait à son personnage un parfum d’aristocratie. Ce fashionable eut l’audace de prendre tilbury, groom, et de hanter les clubs. -Obligé de fuir, il négligea de payer ses différences à la Bourse. -On avait alors gracié le sieur Cérizet, ce gérant responsable, surnommé le Courageux-Cérizet. -Cérizet fut très heureux de se lier avec Georges d’Estourny, qui le forma. -Et pourquoi, monsieur ? dit Cérizet. +Obligé de fuir, il négligea de payer ses différences à la Bourse. +On avait alors gracié le sieur Cérizet, ce gérant responsable, surnommé le Courageux-Cérizet. +Cérizet fut très heureux de se lier avec Georges d’Estourny, qui le forma. +Et pourquoi, monsieur ? dit Cérizet. Et il examina le faux Anglais en lui disant : — Que voulez-vous de moi ?... Mon Dieu ! reprit William Barker, chacun pour soi, dans ce monde. -Vous avez les fonds de ce drôle de d’Estourny... -Mais je ne veux pas être responsable, dit Cérizet... -Acquittez-les, et je me charge d’opérer le recouvrement. -Ma fortune est intéressée à... -À les perdre ostensiblement, dit William Barker. -Monsieur !... s’écria Cérizet. +Vous avez les fonds de ce drôle de d’Estourny... +Mais je ne veux pas être responsable, dit Cérizet... +Acquittez-les, et je me charge d’opérer le recouvrement. +Ma fortune est intéressée à... +À les perdre ostensiblement, dit William Barker. +Monsieur !... s’écria Cérizet. Voulez-vous me dire vos noms ? -Pas de nom ! répondit le faux Anglais. +Pas de nom ! répondit le faux Anglais. Mettez : Le porteur de cette lettre et des valeurs... -Vous allez être bien payé de cette complaisance... -Et comment ?... dit Cérizet. +Vous allez être bien payé de cette complaisance... +Et comment ?... dit Cérizet. Par un seul mot. Vous resterez en France, n’est-ce pas ?... Eh ! bien, jamais Georges d’Estourny n’y rentrera. -Et il m’a malheureusement obligé d’engager tout dans les fonds. -Nous sommes déjà débiteurs de différences. +Et il m’a malheureusement obligé d’engager tout dans les fonds. +Nous sommes déjà débiteurs de différences. Je vis au jour le jour. -Tirez votre épingle du jeu ! -Ah ! si j’avais su cela plus tôt ! s’écria Cérizet. -J’ai manqué ma fortune... +Tirez votre épingle du jeu ! +Ah ! si j’avais su cela plus tôt ! s’écria Cérizet. +J’ai manqué ma fortune... Nous nous reverrons, et je vous ferai faire fortune. Jacques Collin ne fit pas en ceci de grands frais d’invention. -Ce vaudeville des fausses dettes se joue à Paris très souvent. +Ce vaudeville des fausses dettes se joue à Paris très souvent. Tout, en France, se fait en riant. -Tu t’appelleras madame de Saint-Estève, lui dit-il. -L’abbé voulut voir Asie habillée. +Tu t’appelleras madame de Saint-Estève, lui dit-il. +L’abbé voulut voir Asie habillée. Et mon tour... comme il m’enlaidit gentiment ! Cache bien tes traces... -Mes enfants, dit Carlos, votre rêve est fini. -Voilà donc ma mort arrivée ! dit-elle sans verser une larme. -Eh ! voilà cinq ans que tu es malade, reprit l’abbé. -Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes élégies. -Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et très bien !... -Que faut-il faire ? s’écria-t-elle fanatisée. -M’obéir aveuglément, dit Carlos. +Mes enfants, dit Carlos, votre rêve est fini. +Voilà donc ma mort arrivée ! dit-elle sans verser une larme. +Eh ! voilà cinq ans que tu es malade, reprit l’abbé. +Suppose-toi poitrinaire, et meurs sans nous ennuyer de tes élégies. +Mais tu vas voir que tu peux encore vivre, et très bien !... +Que faut-il faire ? s’écria-t-elle fanatisée. +M’obéir aveuglément, dit Carlos. Et de quoi pourriez-vous vous plaindre ? -Il ne tiendra qu’à vous de vous faire un beau sort. +Il ne tiendra qu’à vous de vous faire un beau sort. Une fois nos affaires faites, notre amoureux est assez riche pour vous rendre heureuse... Heureuse !... dit-elle en levant les yeux au ciel. Vous avez eu cinq ans de paradis, reprit-il. Ne peut-on vivre avec de pareils souvenirs ?... -Je vous obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. -Ne vous inquiétez pas du reste ! +Je vous obéirai, répondit-elle, en essuyant une larme dans le coin de ses yeux. +Ne vous inquiétez pas du reste ! Vous l’avez dit, mon amour est une maladie mortelle. Ce n’est pas tout, reprit Carlos, il faut rester belle. Enfin, redevenez surtout la Torpille. -Soyez espiègle, dépensière, rusée, sans pitié pour le millionnaire que je vous livre. -Asie viendra vous prendre en fiacre, et vous serez à Paris ce soir. -Vous avez eu jadis assez d’esprit pour bien blaguer, retrouvez tout cet esprit-là... +Soyez espiègle, dépensière, rusée, sans pitié pour le millionnaire que je vous livre. +Asie viendra vous prendre en fiacre, et vous serez à Paris ce soir. +Vous avez eu jadis assez d’esprit pour bien blaguer, retrouvez tout cet esprit-là... Telle Esther en entendant Carlos. C’est le hideux dans le joli ! -Asie, comme on le voit, obéissait admirablement à son maître. +Asie, comme on le voit, obéissait admirablement à son maître. Il le vaud pien, dit Nucingen. -Et tu n’es pas volé, répondit Asie. -On a vendu des femmes plus cher que tu ne paieras celle-là, relativement. +Et tu n’es pas volé, répondit Asie. +On a vendu des femmes plus cher que tu ne paieras celle-là, relativement. Il y a femme et femme ! -De Marsay a donné de Coralie soixante mille francs. -Mèz ù ed-elle ? +De Marsay a donné de Coralie soixante mille francs. +Mèz ù ed-elle ? Ah ! tu la verras. Je suis comme toi : donnant, donnant !... -Ah ! çà, mon cher, ta passion a fait des folies. -Ces jeunes filles, ça n’est pas raisonnable. +Ah ! çà, mon cher, ta passion a fait des folies. +Ces jeunes filles, ça n’est pas raisonnable. La princesse est en ce moment ce que nous appelons une belle de nuit... Allons, vas-tu faire le jobard ?... -Elle a Louchard à ses trousses, je lui ai prêté, moi, cinquante mille francs... -Finte-sinte ! tis tonc, s’écria le banquier. -Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, répondit Asie. -Cette femme-là, faut lui rendre justice, c’est la probité même ! +Elle a Louchard à ses trousses, je lui ai prêté, moi, cinquante mille francs... +Finte-sinte ! tis tonc, s’écria le banquier. +Parbleu, vingt-cinq pour cinquante, ça va sans dire, répondit Asie. +Cette femme-là, faut lui rendre justice, c’est la probité même ! Oh ! elle a un joli cœur !... -Il n’y a que moi qui sache où elle est. -Une indiscrétion me coûterait mes vingt mille francs... +Il n’y a que moi qui sache où elle est. +Une indiscrétion me coûterait mes vingt mille francs... Auparavant, elle demeurait rue Taitbout. Vus vaides la panque, dit Nucingen. En nature, dit Asie. -Elle se donna pour gênée, endettée. -Eh ! pien, si che lâge les sante mille, ù la ferrai-che ? -dit-il en faisant le geste d’un homme décidé à tous les sacrifices. +Elle se donna pour gênée, endettée. +Eh ! pien, si che lâge les sante mille, ù la ferrai-che ? +dit-il en faisant le geste d’un homme décidé à tous les sacrifices. C’est le chemin, dit Asie. -Tu t’arrêteras au coin de la rue Sainte-Barbe. -Je serai là en vedette, nous irons trouver mon hypothèque à cheveux noirs... -Oh ! elle a de beaux cheveux, mon hypothèque ! -En ôtant son peigne, Esther se trouve à couvert comme sous un pavillon. +Tu t’arrêteras au coin de la rue Sainte-Barbe. +Je serai là en vedette, nous irons trouver mon hypothèque à cheveux noirs... +Oh ! elle a de beaux cheveux, mon hypothèque ! +En ôtant son peigne, Esther se trouve à couvert comme sous un pavillon. Ne bourraid-on boind rageder les pilets ? dit l’incorrigible Loup-cervier. -L’huissier les a... mais il n’y a pas mèche. +L’huissier les a... mais il n’y a pas mèche. Ah ! dam ! c’est un peu farceur un cœur de vingt-deux ans. -Pon, pon, ch’arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. -Il ède pien endentu que che serai son brodecdère. -Mais elle est habituée au luxe, aux plus grands égards. +Pon, pon, ch’arrancherai ça, dit Nucingen en prenant son air finaud. +Il ède pien endentu que che serai son brodecdère. +Mais elle est habituée au luxe, aux plus grands égards. Ah ! mon petit ! c’est une femme comme il faut... -Sans cela lui aurais-je donné quinze mille francs ? +Sans cela lui aurais-je donné quinze mille francs ? Eh ! pien, c’est tidde. U ? dit le baron. -Ti benses à tutte, répondit Nucingen. -C’est mon état, répliqua-t-elle. -Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phâmes... -Laissez fûs seilement aimer bar moi, fus ferrez. +Ti benses à tutte, répondit Nucingen. +C’est mon état, répliqua-t-elle. +Che feux fus rentre la blis héréize te duddes les phâmes... +Laissez fûs seilement aimer bar moi, fus ferrez. On ne prend pas des hirondelles en leur tirant des coups de pistolet. -Venez par ici ? dit Asie en amenant Nucingen dans la pièce voisine. +Venez par ici ? dit Asie en amenant Nucingen dans la pièce voisine. Vous savez nos petites conventions, mon ange ? -Mes chers enfants, dit Asie, où allez-vous aller ?... car le baron de Nucingen... -Esther regarda le banquier célèbre en laissant échapper un geste d’étonnement admirablement joué. +Mes chers enfants, dit Asie, où allez-vous aller ?... car le baron de Nucingen... +Esther regarda le banquier célèbre en laissant échapper un geste d’étonnement admirablement joué. Ui, mon envand, che suis le paron te Nichinguenne... -Votre ancienne femme de chambre Eugénie... -Icheni ! te la rie Daidpoud... s’écria le baron. +Votre ancienne femme de chambre Eugénie... +Icheni ! te la rie Daidpoud... s’écria le baron. Ah ! je combrens ! dit le baron. -Barvait ! barvait ! s’écria le baron. -Che la gonnais, s’écria le millionnaire en riant. -Ichénie m’a gibbé drende mille vrans... -Oh ! bar ma vôde, reprit le baron, che gourais abrès fûs... -Eugénie sera d’autant mieux à vous qu’elle vous a déjà carotté... -Rien n’attache plus les femmes à un homme que de le carotter. +Barvait ! barvait ! s’écria le baron. +Che la gonnais, s’écria le millionnaire en riant. +Ichénie m’a gibbé drende mille vrans... +Oh ! bar ma vôde, reprit le baron, che gourais abrès fûs... +Eugénie sera d’autant mieux à vous qu’elle vous a déjà carotté... +Rien n’attache plus les femmes à un homme que de le carotter. Moi, fit Asie, je me rembourse. Foulez-vous fenir rie Daidboud ?... dit-il. -Où vous voudrez, monsieur, répondit Esther en se levant. -1 vis fudrez ! répéta-t-il avec ravissement. +Où vous voudrez, monsieur, répondit Esther en se levant. +1 vis fudrez ! répéta-t-il avec ravissement. Fa-d’en, filaine fenteusse te chair himaine ! -Cette majesté produisit son effet. -Elle fus ha fentie, elle fus ha follée... -Bôfre bedide ! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi ! +Cette majesté produisit son effet. +Elle fus ha fentie, elle fus ha follée... +Bôfre bedide ! dit Nucingen, ne resdez bas eine minude de blis, izi ! Doud ce que le lixe a te blis jarmant fis endourera. Eine reine ne sera bas blis rige que fus. -Vis serez resbectée gomme eine viancée t’Allemeigne : Che fous feux lipre... -Che vis aime fériddaplement t’amur pur. +Vis serez resbectée gomme eine viancée t’Allemeigne : Che fous feux lipre... +Che vis aime fériddaplement t’amur pur. Jagune te fos larmes me prise le cuer... -Choseffe ha pien édé fenti bar ses vrères à gausse de sa chantilesse. +Choseffe ha pien édé fenti bar ses vrères à gausse de sa chantilesse. C’esd tans la Piple. -Taillers, tans l’Oriende, on agêde ses phâmes léchidimes. -Et de l’esprit à faire rire des condamnés à mort... +Taillers, tans l’Oriende, on agêde ses phâmes léchidimes. +Et de l’esprit à faire rire des condamnés à mort... Madame est susceptible d’attache... — Et comme elle sait s’habiller !... -Et pour qui ? pour un garnement qui l’a rouée... -elle n’est plus elle-même. +Et pour qui ? pour un garnement qui l’a rouée... +elle n’est plus elle-même. Et elle se sauva dans sa chambre en s’y enfermant. -Que tira-d-on chèze moi ? -Il se leva, regarda par la fenêtre : — Ma foidire ed tuchurs là... -Foissi piendôd le chour !... -Mon tié ! elle bleure tuchurs ! ... se dit-il en revenant s’étendre sur le canapé. +Que tira-d-on chèze moi ? +Il se leva, regarda par la fenêtre : — Ma foidire ed tuchurs là... +Foissi piendôd le chour !... +Mon tié ! elle bleure tuchurs ! ... se dit-il en revenant s’étendre sur le canapé. Ah ! mon Dieu ! madame, criait-elle, madame ! des soldats !... des gendarmes, la justice. -On veut vous arrêter... -Un homme s’avança. -Contenson, l’affreux Contenson mit sa main sur l’épaule moite d’Esther. -Vous êtes mademoiselle Esther Van... -Arrière ! cria-t-elle, on ne touche pas à ma maîtresse ! -Mademoiselle, je vous arrête, dit-il à Esther. -Et pourquoi m’arrêter ? dit innocemment Esther. -Et nos petites dettes ?... répondit Louchard. -Ah ! c’est vrai ! s’écria Esther. +On veut vous arrêter... +Un homme s’avança. +Contenson, l’affreux Contenson mit sa main sur l’épaule moite d’Esther. +Vous êtes mademoiselle Esther Van... +Arrière ! cria-t-elle, on ne touche pas à ma maîtresse ! +Mademoiselle, je vous arrête, dit-il à Esther. +Et pourquoi m’arrêter ? dit innocemment Esther. +Et nos petites dettes ?... répondit Louchard. +Ah ! c’est vrai ! s’écria Esther. Laissez-moi m’habiller. Monsieur le baron de Nucingen !... -Monsieur le baron paye-t-il ?... demanda le Garde qui avait son chapeau à la main. -Je baye, répondit-il, mais engore vaud-il saffoir de guoi il s’achit. +Monsieur le baron paye-t-il ?... demanda le Garde qui avait son chapeau à la main. +Je baye, répondit-il, mais engore vaud-il saffoir de guoi il s’achit. Oui, mademoiselle, dit Louchard. -Che rebont t’elle, dit le baron à Louchard, laissez-moi lui tire ein mode. -Ce système, lui cria Louchard, est inutile. -Le créancier n’est pas amoureux de mademoiselle, lui !... -Che te tonne, à doi, fint pir sant, zi tu vais l’avvaire... +Che rebont t’elle, dit le baron à Louchard, laissez-moi lui tire ein mode. +Ce système, lui cria Louchard, est inutile. +Le créancier n’est pas amoureux de mademoiselle, lui !... +Che te tonne, à doi, fint pir sant, zi tu vais l’avvaire... Impossible, monsieur le baron. -Mais voulez-vous mes gages, mes économies ? prenez-les, madame, j’ai quarante mille francs... -Ah ! ma pauvre fille, s’écria Esther, je ne te connaissais pas ! +Mais voulez-vous mes gages, mes économies ? prenez-les, madame, j’ai quarante mille francs... +Ah ! ma pauvre fille, s’écria Esther, je ne te connaissais pas ! Cheu baye, dit piteusement le baron en tirant un carnet. -À cause de vous, je me contenterai de billets de banque. -Tarteifle ! s’écria le baron, mondrez moi tonc les didres ? +À cause de vous, je me contenterai de billets de banque. +Tarteifle ! s’écria le baron, mondrez moi tonc les didres ? Vous avez bien perdu en ne me continuant pas votre confiance. -On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules. +On vous carotte, ajouta ce profond philosophe en haussant les épaules. C’esde frai, se dit le baron. -Hélas ! oui, dit la pauvre Esther, mais il m’aimait bien !... +Hélas ! oui, dit la pauvre Esther, mais il m’aimait bien !... Si chaffais si... chaurais vaid eine obbosition andre fos mains. Ui, reprit-il, il y en a ein diers bordier... -Cérissed ! ein ôme t’obbozission ! +Cérissed ! ein ôme t’obbozission ! Il a le malheur spirituel, dit en souriant Contenson, il fait un calembour. L’heure s’avance, et tout le monde saurait... Fa, Gondenson !... cria Nucingen. Mon gaissier temeure au goin te la rie tes Madurins et te l’Argate. -Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. -Que donnez-vous pour la canaille ?... dit Contenson à Nucingen. -Fus n’affez pas î paugoup d’eccarts, dit le baron. -Et ma jambe !... s’écria Contenson. -Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le resde du pilet te mile... -L’huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif ! +Esther reparut alors dans une toilette ravissante, quoique improvisée. +Que donnez-vous pour la canaille ?... dit Contenson à Nucingen. +Fus n’affez pas î paugoup d’eccarts, dit le baron. +Et ma jambe !... s’écria Contenson. +Lûchart, vis tonnerez sante vrans à Gondanson sir le resde du pilet te mile... +L’huissier et le créancier sont là dans un fiacre, ils ont soif ! lui dit-elle, et il y a gras ! Pendant que Louchard comptait les fonds, Contenson put examiner les clients. -Ça et les cent mille francs d’Asie nous permettent d’agir. -Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la pauvre Esther. -Esther aperçut une faible clarté dans sa vie ténébreuse, elle respira. +Ça et les cent mille francs d’Asie nous permettent d’agir. +Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la pauvre Esther. +Esther aperçut une faible clarté dans sa vie ténébreuse, elle respira. Ce n’est pas tout, ma fille. Quatre cent mille francs ne sont rien pour moi... -Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affiché demain. +Notre mobilier, saisi par lui, sera sans doute affiché demain. Total : quarante-trois mille francs avec les frais. -Vous devez... quoi, pour deux ans à la couturière ? -On peut lui devoir six mille francs, répondit Europe. -Même accord avec la marchande de modes. -Si Esther tombait dans le bégueulisme, tu m’en préviendrais, dit Carlos. -Oh ! fit-il en hochant la tête, allez doucement, de concessions en concessions. +Vous devez... quoi, pour deux ans à la couturière ? +On peut lui devoir six mille francs, répondit Europe. +Même accord avec la marchande de modes. +Si Esther tombait dans le bégueulisme, tu m’en préviendrais, dit Carlos. +Oh ! fit-il en hochant la tête, allez doucement, de concessions en concessions. J’ai besoin, outre tout cela, de cinq cent mille francs. -Vous pourrez les avoir, répondit Europe. -Écoute ceci, ma fille, dit Carlos. -Y pensez-vous, monsieur ? s’écria Europe effrayée. -Le législateur tend à tout absorber dans l’État, comme s’il pouvait agir. -Elle fut rencontrée par Paccard, à qui elle raconta ses malheurs. -Enfin personne n’aurait compris le coup de théâtre que Carlos allait produire. -Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes... +Vous pourrez les avoir, répondit Europe. +Écoute ceci, ma fille, dit Carlos. +Y pensez-vous, monsieur ? s’écria Europe effrayée. +Le législateur tend à tout absorber dans l’État, comme s’il pouvait agir. +Elle fut rencontrée par Paccard, à qui elle raconta ses malheurs. +Enfin personne n’aurait compris le coup de théâtre que Carlos allait produire. +Oui, ma fille, tu pourras retourner à Valenciennes... Tu le vois, j’ai tenu ma parole. -Il faut réintégrer Asie au logis, dit Carlos. -Asie s’avança, ne comprenant rien à la pantomime d’Europe. +Il faut réintégrer Asie au logis, dit Carlos. +Asie s’avança, ne comprenant rien à la pantomime d’Europe. Nous allons avoir des domestiques avec nous ? dit Asie en louchant. -Nous aurons d’honnêtes gens, répondit Carlos. -Tous têtes faibles ! répliqua la mulâtresse. -Au moment où Carlos allait sortir, Paccard se montra. +Nous aurons d’honnêtes gens, répondit Carlos. +Tous têtes faibles ! répliqua la mulâtresse. +Au moment où Carlos allait sortir, Paccard se montra. Restez, il y a du monde dans la rue, dit le chasseur. Ce mot si simple fut effrayant. Nous allons en risquer cent mille. -Une idée renouvelée de Nucingen. -En refaisant la terre de Rubempré, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. +Une idée renouvelée de Nucingen. +En refaisant la terre de Rubempré, nous ne paierons pas tout sur-le-champ. Tu vas ! tu vas !... -Nous sommes sauvés ! s’écria Lucien ébloui. -Que crains-tu ? dit Lucien en apparence plein d’intérêt. -Il y a des curieux à ma piste... -Le diable ne me protégera plus, me voyant un bréviaire sous le bras. +Nous sommes sauvés ! s’écria Lucien ébloui. +Que crains-tu ? dit Lucien en apparence plein d’intérêt. +Il y a des curieux à ma piste... +Le diable ne me protégera plus, me voyant un bréviaire sous le bras. Chai pien beur, dit-il en rentrant, t’affoir vaid eine vichu gambagne... -Pah ! nus raddraberons ça... -On verse très peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. -Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. +Pah ! nus raddraberons ça... +On verse très peu de nouvelles valeurs dans le trésor commun du globe. +Tout accaparement nouveau représente une nouvelle inégalité dans la répartition générale. Ces grandes choses se passent entre bergers. -On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. -Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. +On vend du sel falsifié pour échapper au Fisc. +Les tribunaux sont effrayés de cette improbité générale. Le mal vient, chez nous, de la loi politique. -Jacques Falleix était l’Agent de Change en titre de la maison Nucingen. -Il ne bouffaid bas dennir, répondit tranquillement le baron. -Jacques Falleix avait rendu d’énormes services à l’agiotage. +Jacques Falleix était l’Agent de Change en titre de la maison Nucingen. +Il ne bouffaid bas dennir, répondit tranquillement le baron. +Jacques Falleix avait rendu d’énormes services à l’agiotage. Il aimait tant madame du Val-Noble !... -Voilà une femme obligée de quitter tout cela... -Tout y est dû. -Il paraît qu’il y a une cave exquise. -Par parenthèse, la maison est à vendre, il comptait l’acheter. -Le bail est à son nom. -Ça pourra se faire très bien, dit l’Agent de change. +Voilà une femme obligée de quitter tout cela... +Tout y est dû. +Il paraît qu’il y a une cave exquise. +Par parenthèse, la maison est à vendre, il comptait l’acheter. +Le bail est à son nom. +Ça pourra se faire très bien, dit l’Agent de change. Au gondraire, mon pon Volfgang, che fais raddraber sante mile vrans. -Che le saffais, mais je n’affais blis la déde à moi. +Che le saffais, mais je n’affais blis la déde à moi. Tans beu, ma tiffine Esder habidera ein bedid balai... -Ça me fa gomme ein cant. +Ça me fa gomme ein cant. U fas-ti ? dit-il. -Hé ! monsieur, j’allais chez vous... +Hé ! monsieur, j’allais chez vous... Vous aviez bien raison hier ! Mais les femmes se connaissent-elles en finance ?... Mais ceci n’est rien... -Eh ! bien, celui qu’elle aimait, ce d’Estourny, oh ! il était charmant. -Il jouait, voilà tout. -Ile jhouait afec tes gardes pissaudées... -Et vous ?... dit Europe, que faites-vous à la Bourse ? +Eh ! bien, celui qu’elle aimait, ce d’Estourny, oh ! il était charmant. +Il jouait, voilà tout. +Ile jhouait afec tes gardes pissaudées... +Et vous ?... dit Europe, que faites-vous à la Bourse ? Mais laissez-moi dire. On la menace de la Correctionnelle... -Elle fond en larmes, elle parle d’aller se jeter à la rivière... -Si che fais fous foir, attieu la Pirse ! s’écria Nucingen. -Fa la galmer : che bayerai ses teddes, ch’irai la foir à quadre heires. -Mais, Ichénie, tis-lui qu’elle m’aime ein beu... +Elle fond en larmes, elle parle d’aller se jeter à la rivière... +Si che fais fous foir, attieu la Pirse ! s’écria Nucingen. +Fa la galmer : che bayerai ses teddes, ch’irai la foir à quadre heires. +Mais, Ichénie, tis-lui qu’elle m’aime ein beu... Comment, un peu, mais beaucoup !... Eh ! bien, vous n’auriez jamais eu son cœur... -Comme elle me le disait : — Eugénie, il a été bien grand, bien large... -C’est une belle âme ! -Elle a tidde ça, Ichénie ? s’écria le baron. -Oui, monsieur, à moi-même. +Comme elle me le disait : — Eugénie, il a été bien grand, bien large... +C’est une belle âme ! +Elle a tidde ça, Ichénie ? s’écria le baron. +Oui, monsieur, à moi-même. Diens, foissi tix luis... -Elles sont tuttes gomme ça !... +Elles sont tuttes gomme ça !... Eh ! l’on ne s’encache chamais... -Qu’èle ne zigne blus rien. +Qu’èle ne zigne blus rien. Che baye, mais si elle tonne angore eine zignadire... Que feriez-vous ? dit Europe en se posant. -Mon Tié ! che né augun bouffoir sur èle... -Che fais me mêdre à la dède de ses bedides affres... -Une fois qu’elle n’aura plus de soucis, vous la connaîtrez. -Entre nous, je puis vous l’avouer, la nuit où elle pleurait tant... -Se soffer ! s’écria le baron effrayé de cette idée. +Mon Tié ! che né augun bouffoir sur èle... +Che fais me mêdre à la dède de ses bedides affres... +Une fois qu’elle n’aura plus de soucis, vous la connaîtrez. +Entre nous, je puis vous l’avouer, la nuit où elle pleurait tant... +Se soffer ! s’écria le baron effrayé de cette idée. Mais la Pirse, la Pirse. Fa, fa, che n’andre boint... -Mais que che la foye à la venêdre... sa fue me donnera tu cuer... -Voici comment s’y était pris Europe pour obtenir ce résultat impossible. -La pauvre fille se précipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen. +Mais que che la foye à la venêdre... sa fue me donnera tu cuer... +Voici comment s’y était pris Europe pour obtenir ce résultat impossible. +La pauvre fille se précipita, croyant voir Lucien, et vit Nucingen. Oh ! quel mal tu me fais ! dit-elle. -Celles que monsieur Carlos a faites à madame. -Comment ! voici près de quatre cent cinquante mille francs ! s’écria Esther. -Ma foi ! vous n’êtes pas malheureuse !... -j’ai été fraîche et belle et me voilà. -Esther n’écoutait plus Europe-Eugénie-Prudence Servien. -Elle avait jusqu’alors vécu très vertueusement, cloîtrée dans sa passion. -Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. -Carlos, en comptant sur les souvenirs d’Esther, ne s’était pas trompé. -La pauvre fille ne sentait que sa dégradation. -Elle s’était vue pendant cinq ans blanche comme un ange ! -Elle aimait, elle était heureuse, elle n’avait pas commis la moindre infidélité. -Ce bel amour pur allait être sali. -Hermine par sa propre volonté, la souillure morale ne lui semblait pas supportable. +Celles que monsieur Carlos a faites à madame. +Comment ! voici près de quatre cent cinquante mille francs ! s’écria Esther. +Ma foi ! vous n’êtes pas malheureuse !... +j’ai été fraîche et belle et me voilà. +Esther n’écoutait plus Europe-Eugénie-Prudence Servien. +Elle avait jusqu’alors vécu très vertueusement, cloîtrée dans sa passion. +Les fortunes détruites sont les chevrons de ces créatures. +Carlos, en comptant sur les souvenirs d’Esther, ne s’était pas trompé. +La pauvre fille ne sentait que sa dégradation. +Elle s’était vue pendant cinq ans blanche comme un ange ! +Elle aimait, elle était heureuse, elle n’avait pas commis la moindre infidélité. +Ce bel amour pur allait être sali. +Hermine par sa propre volonté, la souillure morale ne lui semblait pas supportable. Et monsieur Lucien ?... dit Europe. Oh ! la cholie mainne. -Les amoureux, de même que les martyrs, se sentent frères de supplices ! +Les amoureux, de même que les martyrs, se sentent frères de supplices ! Rien au monde ne se comprend mieux que deux douleurs semblables. Pauvre homme ! dit-elle, il aime. Ne barlons blis te cela. -Nodre meddier, à nus, ed te cagner te l’archant pir fus... -Frai, répondit-il en essayant de faire sourire sa figure. -Elle câlina si bien le banquier que la Torpille reparut. -Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester père pendant quarante jours. -Grindot l’architecte y avait vu le chef-d’œuvre de son talent de décorateur. -Voilà mon rêve : ça et la vertu ! dit Florine en souriant. -Et pour qui fais-tu ces dépenses ? demanda-t-elle à Nucingen. -Est-ce une vierge qui s’est laissée tomber du ciel ? -C’ed eine phâme qui y remonde, répondit le baron. -Une manière de te poser en Jupiter, répliqua l’actrice. +Nodre meddier, à nus, ed te cagner te l’archant pir fus... +Frai, répondit-il en essayant de faire sourire sa figure. +Elle câlina si bien le banquier que la Torpille reparut. +Elle ensorcela le vieillard, qui promit de rester père pendant quarante jours. +Grindot l’architecte y avait vu le chef-d’œuvre de son talent de décorateur. +Voilà mon rêve : ça et la vertu ! dit Florine en souriant. +Et pour qui fais-tu ces dépenses ? demanda-t-elle à Nucingen. +Est-ce une vierge qui s’est laissée tomber du ciel ? +C’ed eine phâme qui y remonde, répondit le baron. +Une manière de te poser en Jupiter, répliqua l’actrice. Et quand la verra-t-on ? -Oh ! le jour où l’on pendra la crémaillère, s’écria du Tillet. +Oh ! le jour où l’on pendra la crémaillère, s’écria du Tillet. Bas affant... dit le baron. Il faudra joliment se brosser, se ficeler, se damasquiner, reprit Florine. Che ne suis bas le maidre. -En voilà une de femme !... s’écria Florine. +En voilà une de femme !... s’écria Florine. Oh ! comme je voudrais la voir !... -Ed moi auzi, répliqua naïvement le baron. +Ed moi auzi, répliqua naïvement le baron. Comment ! la maison, la femme, les meubles, tout sera neuf ? -Même le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune. +Même le banquier, dit du Tillet, car mon ami me semble bien jeune. Les banquiers ne croient qu’aux lettres de change. J’ai fait de vous la consolation, la joie de mes vieux jours. -Voyons, y recevrez-vous encore votre père en m’y recevant, ou serai-je enfin heureux ?... -Ai-je jamais agi comme un créancier ? -Vous êtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. -Vous avez fait d’un homme assez fort un homme d’une faiblesse inouïe... +Voyons, y recevrez-vous encore votre père en m’y recevant, ou serai-je enfin heureux ?... +Ai-je jamais agi comme un créancier ? +Vous êtes comme une citadelle, et je ne suis pas un jeune homme. +Vous avez fait d’un homme assez fort un homme d’une faiblesse inouïe... Mais le feu de mon cœur aidera vos cruelles tromperies. -Eh ! il m’ennuie, ce pot à millions ! s’écria Esther redevenue courtisane. -Vous avez payé, je me dois. -Il n’y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. +Eh ! il m’ennuie, ce pot à millions ! s’écria Esther redevenue courtisane. +Vous avez payé, je me dois. +Il n’y a rien de plus sacré que les dettes de déshonneur. Je n’ai pas le droit de liquider en me jetant dans la Seine. -Après, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. +Après, je serai quitte, et pourrai sortir de la vie. Cette lettre partie, Esther eut un regret. -Hein pain de biets !... cria-t-il à son nouveau valet de chambre. +Hein pain de biets !... cria-t-il à son nouveau valet de chambre. On porta le millionnaire dans son lit. -La troisième lettre arriva. -Que vaire montame ? demanda le baron à sa femme. +La troisième lettre arriva. +Que vaire montame ? demanda le baron à sa femme. Addentre ! reprit-il, la nadure est imbidoyaple... -Vus esde ein ponne phâme !... dit-il. +Vus esde ein ponne phâme !... dit-il. Vaides des teddes, cheu les baye... -Madame de Nucingen ignorait entièrement la nature-fille. -Il en est des facultés de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. -Madame Saint-Estève pouvait seule exploiter le moyen trouvé par la baronne. -Paris, les extrêmes se rencontrent par les passions. -Le vice y soude perpétuellement le riche au pauvre, le grand au petit. -L’impératrice y consulte mademoiselle Lenormand. -Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siècle en siècle. -Ah ! dant miè ! dit le baron joyeusement, che la diens ! -Il paraît qu’elle est excellente cuisinière, elle cherche une place. -Mais cette femme-là veut de l’argent, et rien que de l’argent. -Diable ! répondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux œufs d’or ! -Monsieur le baron n’espère plus qu’en vous, dit le valet de chambre. -Ah ! c’est que je me connais à faire marcher les femmes !... +Madame de Nucingen ignorait entièrement la nature-fille. +Il en est des facultés de notre esprit comme des aptitudes de notre corps. +Madame Saint-Estève pouvait seule exploiter le moyen trouvé par la baronne. +Paris, les extrêmes se rencontrent par les passions. +Le vice y soude perpétuellement le riche au pauvre, le grand au petit. +L’impératrice y consulte mademoiselle Lenormand. +Enfin le grand seigneur y trouve toujours un Ramponneau de siècle en siècle. +Ah ! dant miè ! dit le baron joyeusement, che la diens ! +Il paraît qu’elle est excellente cuisinière, elle cherche une place. +Mais cette femme-là veut de l’argent, et rien que de l’argent. +Diable ! répondit Asie, il ne faut jamais tuer la poule aux œufs d’or ! +Monsieur le baron n’espère plus qu’en vous, dit le valet de chambre. +Ah ! c’est que je me connais à faire marcher les femmes !... Allons, entrez, dit le valet de chambre en s’humiliant devant cette puissance occulte. Que voulez-vous ! tout le monde est atteint par son faible. -Moi aussi, j’ai vécu des malheurs. -Nous n’avons été raisonnables ni l’un ni l’autre. +Moi aussi, j’ai vécu des malheurs. +Nous n’avons été raisonnables ni l’un ni l’autre. Il ne s’achit boint te cela, dit le baron. -Che ne buis barfenir à êdre le maîdre, et che suis mené gomme... +Che ne buis barfenir à êdre le maîdre, et che suis mené gomme... Une toupie, reprit Asie. Vous avez fait aller les autres, papa, la petite vous tient et vous polissonne... Le ciel est juste ! Chiste ? reprit le baron. Che ne d’ai bas vait fenir bir endentre te la morale... -Bah ! mon fils, un peu de morale ne gâte rien. -Voyons, avez-vous été généreux ? -Vous avez payé ses dettes... +Bah ! mon fils, un peu de morale ne gâte rien. +Voyons, avez-vous été généreux ? +Vous avez payé ses dettes... Ui ! dit piteusement le baron. Che lui brebare eine sirbrise, rie Sainte-Chorche... Elle le said... dit le baron. -Mais che ne feux bas èdre ein chopart. +Mais che ne feux bas èdre ein chopart. Eh ! bien, quittez-la... -Chai beur qu’elle ne me laisse hâler, s’écria le baron. -Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, répondit Asie. -Nous en avons carotté de ces millions au public, mon petit ! -Enfin, elle ne veut pas être votre maîtresse, elle a de la répugnance. -Et je le conçois, l’enfant a toujours obéi à ses fantaisies. -Ziz sante mile vrancs !... s’écria le baron en faisant un léger sursaut. -Esder me goûde eine milion téchâ !... +Chai beur qu’elle ne me laisse hâler, s’écria le baron. +Et nous en voulons pour notre argent, mon fils, répondit Asie. +Nous en avons carotté de ces millions au public, mon petit ! +Enfin, elle ne veut pas être votre maîtresse, elle a de la répugnance. +Et je le conçois, l’enfant a toujours obéi à ses fantaisies. +Ziz sante mile vrancs !... s’écria le baron en faisant un léger sursaut. +Esder me goûde eine milion téchâ !... Le bonheur vaut bien seize cent mille francs, mon gros corrompu. -Pien !... che te régombenserai. -Je le crois, car je vous ai montré que je savais me venger. +Pien !... che te régombenserai. +Je le crois, car je vous ai montré que je savais me venger. Et je connais ma femme ! Moi, j’ai rempli mes engagements, pas vrai ? -Eh ! bien, tenez, je vais vous proposer un marché. +Eh ! bien, tenez, je vais vous proposer un marché. En huit jours, en vous conduisant ainsi, vous aurez fait bien du chemin. -Ch’aurai bayé sant mile vrancs... -Est-ce de la probité ?... +Ch’aurai bayé sant mile vrancs... +Est-ce de la probité ?... J’ai plus de confiance en toi que tu n’en as en moi. -Ah ! mon petit, il faut être juste, c’est beau ! +Ah ! mon petit, il faut être juste, c’est beau ! Est-ce dit, mon bichon ? reprit Asie. Fa bir cinquande mile vrancs au lier de sante mile !... Et che tonnerai cint cent mile le lendemain te mon driomphe. -Eh ! bien, je vais aller travailler, répondit Asie... +Eh ! bien, je vais aller travailler, répondit Asie... Ah ! vous pouvez venir ! reprit Asie avec respect. Fa, fa, ma ponne, dit le banquier en se frottant les mains. -Rien ne pouvait être plus funeste à Esther que le parti pris par Nucingen. -La pauvre courtisane défendait sa vie en se défendant contre l’infidélité. -Carlos appelait bégueulisme cette défense si naturelle. +Rien ne pouvait être plus funeste à Esther que le parti pris par Nucingen. +La pauvre courtisane défendait sa vie en se défendant contre l’infidélité. +Carlos appelait bégueulisme cette défense si naturelle. Qu’avez-vous, monsieur ? lui dit-elle en tressaillant de tous ses membres. -Laisse-nous, Europe, dit-il à la femme de chambre. -Savez-vous où vous enverrez Lucien ? reprit-il quand il se trouvèrent seuls. -Où ?... demanda-t-elle d’une voix faible en se hasardant à regarder cet homme. -Là d’où je viens, mon bijou. +Laisse-nous, Europe, dit-il à la femme de chambre. +Savez-vous où vous enverrez Lucien ? reprit-il quand il se trouvèrent seuls. +Où ?... demanda-t-elle d’une voix faible en se hasardant à regarder cet homme. +Là d’où je viens, mon bijou. Esther vit tout rouge en regardant l’homme. -Aux galères, ajouta-t-il à voix basse. -Esther ferma les yeux, ses jambes s’allongèrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. +Aux galères, ajouta-t-il à voix basse. +Esther ferma les yeux, ses jambes s’allongèrent, ses bras pendirent, elle devint blanche. L’homme sonna, Prudence vint. Fais-lui reprendre connaissance, dit-il froidement, je n’ai pas fini. Il se promena dans le salon en attendant. Oh ! non, dit-elle, en levant les yeux par un mouvement sublime. Je vous le demande, est-ce le moment d’effrayer le baron ? -C’est une manière d’en finir. -Mais réfléchissez donc un peu ? -Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux êtres se regardèrent. -Suis-je un égoïste, moi ? -Voilà comme l’on aime ! -Mon âme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins ! -Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle ! -Et vous, avec vos simagrées, vous indiquez ma trace. +C’est une manière d’en finir. +Mais réfléchissez donc un peu ? +Il se fit une pause, pendant laquelle ces deux êtres se regardèrent. +Suis-je un égoïste, moi ? +Voilà comme l’on aime ! +Mon âme et ma pensée triompheraient pendant que ma guenille serait livrée aux argousins ! +Vous êtes une misérable femelle, vous aimez en femelle ! +Et vous, avec vos simagrées, vous indiquez ma trace. Lucien ne vous oubliera jamais ! -J’ai ces chansons-là, je les sais par cœur. -Eh ! bien, composez vos chansons : soyez gaie, soyez folle ; soyez irrésistible et insatiable ! +J’ai ces chansons-là, je les sais par cœur. +Eh ! bien, composez vos chansons : soyez gaie, soyez folle ; soyez irrésistible et insatiable ! Vous m’avez entendu ? -ne m’obligez plus à parler... -Elle tourna promptement la psyché pour que la pauvre fille pût se voir. -Le teint de la Juive étincelait. +ne m’obligez plus à parler... +Elle tourna promptement la psyché pour que la pauvre fille pût se voir. +Le teint de la Juive étincelait. Maintenant, reprit-elle d’une voix vibrante, blaguons. -Ainsi, fais chauffer un bain et apprête-moi ma toilette. +Ainsi, fais chauffer un bain et apprête-moi ma toilette. Allons, va, va, ma fille... -Nous allons rire, c’est-à-dire nous allons travailler. -Mais je connais la sincérité d’Asie. -Ça m’ennuyait de ne pas être autre chose pour vous. -Nous bentons piendôd la gremaillère, dit-il à du Tillet. -Chamais cedde phâme, qui ed ein anche, ne m’a temanté teux liarts. -Cela ne se fait jamais, lui répondit du Tillet. -Esther avait fait une demi-toilette délicieuse. -Un fichu de point d’Angleterre retombait sur les épaules en badinant. +Nous allons rire, c’est-à-dire nous allons travailler. +Mais je connais la sincérité d’Asie. +Ça m’ennuyait de ne pas être autre chose pour vous. +Nous bentons piendôd la gremaillère, dit-il à du Tillet. +Chamais cedde phâme, qui ed ein anche, ne m’a temanté teux liarts. +Cela ne se fait jamais, lui répondit du Tillet. +Esther avait fait une demi-toilette délicieuse. +Un fichu de point d’Angleterre retombait sur les épaules en badinant. Je n’aime pas le changement... -Irobe... répéta le baron en se mettant à rire. -Gomme fus edes trôle... fus affez tes imachinassions... -Ch’aurais manché pien tes tinners afant te nommer eine guisinière Acie. -C’est notre état d’être drôles, dit Esther. +Irobe... répéta le baron en se mettant à rire. +Gomme fus edes trôle... fus affez tes imachinassions... +Ch’aurais manché pien tes tinners afant te nommer eine guisinière Acie. +C’est notre état d’être drôles, dit Esther. C’est un mythe, quoi ! Europe, ma fille, il me faut un chapeau, dit Esther. -Je dois avoir une capote de satin noir doublée de rose, garnie en dentelles. -Madame Thomas ne l’a pas envoyée... +Je dois avoir une capote de satin noir doublée de rose, garnie en dentelles. +Madame Thomas ne l’a pas envoyée... Le bonheur est lourd !... Vous avez votre cabriolet, allez chez madame Thomas, dit Europe au baron. Vous ferez demander par votre domestique la capote de madame Van-Bogseck... -Nous sommes en hiver, tâchez d’avoir des fleurs des Tropiques. -Le baron descendit et dit à ses domestiques : — Ghez montame Domas. -Le domestique mena son maître chez une fameuse pâtissière. +Nous sommes en hiver, tâchez d’avoir des fleurs des Tropiques. +Le baron descendit et dit à ses domestiques : — Ghez montame Domas. +Le domestique mena son maître chez une fameuse pâtissière. Nucingen venait d’arroser l’Industrie de plus de deux cent mille francs. -Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet était inutile. -L’heure d’aller aux Champs-Élysées, en hiver, est de deux heures à quatre. +Quand le vieil amoureux revint, la nuit tombait, le bouquet était inutile. +L’heure d’aller aux Champs-Élysées, en hiver, est de deux heures à quatre. Quel plaisir ce sera de boire ici du vin de Champagne ! dit Esther. Du moins, la mousse n’y jaillira pas sur du carreau ! Oh ! madame, dit Europe, mais voyez donc le tapis ?... Maintenant vous pouvez juger du reste. -Ma mèson ! répétait joyeusement le baron. -Mais oui, mille fois oui, animal-bête, dit-elle en souriant. -Bête est pour la caresse reprit-elle en le regardant. +Ma mèson ! répétait joyeusement le baron. +Mais oui, mille fois oui, animal-bête, dit-elle en souriant. +Bête est pour la caresse reprit-elle en le regardant. Foyez gomme il pat... bir un bedid mote te dentresse !... -Et il emmena sa déesse (téesse) dans la chambre à coucher. -Allons, mon gros éléphant, après le dîner nous irons au spectacle. +Et il emmena sa déesse (téesse) dans la chambre à coucher. +Allons, mon gros éléphant, après le dîner nous irons au spectacle. J’ai une fringale de spectacle. -Il y avait précisément six ans qu’Esther n’était allée à un théâtre. -Le baron envoya son domestique prendre une des deux loges d’Avant-scène aux premières. +Il y avait précisément six ans qu’Esther n’était allée à un théâtre. +Le baron envoya son domestique prendre une des deux loges d’Avant-scène aux premières. Il est inutile de parler du service. Il y avait trois services : le petit service, le moyen service, le grand service. -Le dessert du grand service était, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculpté. +Le dessert du grand service était, en entier, assiettes et plats, de vermeil sculpté. Che gomprents, dit-il, birquoi fus la nommez Acie : c’ed eine guizine aciadique. Il y en a blisieurs, dit-il. -Ce parvenu avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussée. -Du Bruel, allez donc à l’Orchestre, voir si c’est bien elle. +Ce parvenu avait conduit les trois femmes au spectacle, dans une loge du rez-de-chaussée. +Du Bruel, allez donc à l’Orchestre, voir si c’est bien elle. Bonsoir, mon cher baron, dit Philippe Bridau en entrant dans la loge d’Esther. -Vous voilà donc marié avec mademoiselle Esther ?... +Vous voilà donc marié avec mademoiselle Esther ?... Connais pas, dit Esther en braquant ses jumelles sur la salle. Bonnes ! dit Philippe, elles sont excellentes, elles vous surnomment Jeanne d’Arc. Vodre foidire fientra vus brentre afec vos chens... -Pour la première fois, vous me laisseriez seule ! dit Esther. +Pour la première fois, vous me laisseriez seule ! dit Esther. Allons donc ! il faut savoir mourir sur votre bord. J’ai besoin de mon homme pour sortir. -Si j’étais insultée, je crierais donc pour rien ?... -L’égoïsme du vieux millionnaire dut céder devant les obligations de l’amoureux. +Si j’étais insultée, je crierais donc pour rien ?... +L’égoïsme du vieux millionnaire dut céder devant les obligations de l’amoureux. Le baron souffrit et resta. Esther avait ses raisons pour garder le baron. -Philippe Bridau se hâta de revenir dans la loge des danseuses. -Ah ! c’est elle qui hérite de ma maison de la rue Saint-Georges ! +Philippe Bridau se hâta de revenir dans la loge des danseuses. +Ah ! c’est elle qui hérite de ma maison de la rue Saint-Georges ! Allons donc la voir, dit Tullia. -Je me trouve assez bien pour me risquer, répondit Tullia. -Et je suis retombée à un banquier, de caraïbe en syllabe, comme dit Florine. +Je me trouve assez bien pour me risquer, répondit Tullia. +Et je suis retombée à un banquier, de caraïbe en syllabe, comme dit Florine. J’aurai maison ouverte. -Est-ce le baron qui t’a donné cette dentelle ? +Est-ce le baron qui t’a donné cette dentelle ? Non, c’est un reste de Nabab... -Ai-je du malheur, ma chère ! -il était jaune comme un rire d’ami devant un succès. +Ai-je du malheur, ma chère ! +il était jaune comme un rire d’ami devant un succès. J’ai cru qu’il mourrait en dix mois. -Bah ! il était fort comme une Alpe. -Il faut se défier de tous ceux qui se disent malades du foie... +Bah ! il était fort comme une Alpe. +Il faut se défier de tous ceux qui se disent malades du foie... Je ne veux plus entendre parler de foie. J’ai eu trop de foi aux proverbes... -Aussi j’ai dit à ce gros-là : — Paye pour deux ! +Aussi j’ai dit à ce gros-là : — Paye pour deux ! D’amour ! dit Tullia. -Et vive ! répondit Esther que ce mot rendit songeuse. +Et vive ! répondit Esther que ce mot rendit songeuse. Paris, comme en province, tout se sait. Quelques femmes habiles ne risquent jamais ce contraste. -Elles trouvent d’ailleurs entre elles le dévouement que se témoignent les classes proscrites. -La protection la plus efficace est néanmoins celle de la marchande à la toilette. -Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine délicatesse. -Eh ! bien, ma chère enfant, disait Esther à madame du Val-Noble, venez me voir. -Il dîne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. -Ma chère, il n’a encore que payé mes dettes... -Est-il petite-poche ! s’écria Suzanne du Val-Noble. -Oh ! reprit Esther, j’en avais à faire reculer un ministre des finances. +Elles trouvent d’ailleurs entre elles le dévouement que se témoignent les classes proscrites. +La protection la plus efficace est néanmoins celle de la marchande à la toilette. +Les filles se moquent des lois, elles adorent une certaine délicatesse. +Eh ! bien, ma chère enfant, disait Esther à madame du Val-Noble, venez me voir. +Il dîne chez moi demain, viens, ma bonne, dit Esther. +Ma chère, il n’a encore que payé mes dettes... +Est-il petite-poche ! s’écria Suzanne du Val-Noble. +Oh ! reprit Esther, j’en avais à faire reculer un ministre des finances. Maintenant, je veux trente mille francs de rente, avant la lettre !... -Oh ! il est charmant, je n’ai pas à me plaindre... -Dans huit jours, nous pendons la crémaillère, tu en seras... -J’ai connu la misère, et je n’en veux plus. +Oh ! il est charmant, je n’ai pas à me plaindre... +Dans huit jours, nous pendons la crémaillère, tu en seras... +J’ai connu la misère, et je n’en veux plus. Il y a de certaines connaissances dont on a trop tout de suite. Toi qui disais : « La fortune, c’est moi ! -comme tu as changé ! s’écria Suzanne. -C’est l’air de la Suisse, on y devient économe... -Madame du Val-Noble n’était d’ailleurs tombée que relativement. -Allons, madame, tant mieux ; mais soyez sage, pensez à l’avenir... +comme tu as changé ! s’écria Suzanne. +C’est l’air de la Suisse, on y devient économe... +Madame du Val-Noble n’était d’ailleurs tombée que relativement. +Allons, madame, tant mieux ; mais soyez sage, pensez à l’avenir... Ne faites plus de dettes. -J’ai tant de mal à renvoyer ceux qui vous cherchent !... -Tenez, voici des billets de Variétés pour vos filles, une bonne loge aux deuxièmes. -Adèle, mon ancienne femme de chambre, y sera ; je vais vous l’envoyer. -En ce moment la politique de Charles 10 avait achevé sa dernière évolution. +J’ai tant de mal à renvoyer ceux qui vous cherchent !... +Tenez, voici des billets de Variétés pour vos filles, une bonne loge aux deuxièmes. +Adèle, mon ancienne femme de chambre, y sera ; je vais vous l’envoyer. +En ce moment la politique de Charles 10 avait achevé sa dernière évolution. Au dedans, personne ne conspirait plus, Charles 10 croyait n’avoir aucun adversaire. En politique comme en mer, il y a des calmes trompeurs. -Corentin était donc tombé dans une inaction absolue. -Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrétiens. -fut la première question que se posèrent les deux amis. -Tant qu’Esther y demeura, le portier sembla dominé par une profonde terreur. -C’était d’ailleurs un très beau jeune homme. -Peyrade pensa tout naturellement à prendre son rôle d’Anglais. -En mulâtre, Contenson échappa sur-le-champ à la contre-police de Carlos. -Personne n’avait rien à reprendre dans cette conduite. -Les actions des Omnibus donnaient déjà trois capitaux pour un. -Carlos, en disparaissant pour quelques jours, déjouait toute malveillance. -La prudence humaine avait tout prévu, pas une faute n’était possible. +Corentin était donc tombé dans une inaction absolue. +Domitien, lui, tuait des mouches, faute de chrétiens. +fut la première question que se posèrent les deux amis. +Tant qu’Esther y demeura, le portier sembla dominé par une profonde terreur. +C’était d’ailleurs un très beau jeune homme. +Peyrade pensa tout naturellement à prendre son rôle d’Anglais. +En mulâtre, Contenson échappa sur-le-champ à la contre-police de Carlos. +Personne n’avait rien à reprendre dans cette conduite. +Les actions des Omnibus donnaient déjà trois capitaux pour un. +Carlos, en disparaissant pour quelques jours, déjouait toute malveillance. +La prudence humaine avait tout prévu, pas une faute n’était possible. Nous avons un taon sur le dos, dit Carlos. -Je ne pars qu’après-demain. -Non, répondit l’officier de paix. -Dites tout bas au cocher d’aller à la Préfecture. -Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le même fiacre. -Carlos tenait à portée un stylet. -On ne réclame jamais un espion. +Je ne pars qu’après-demain. +Non, répondit l’officier de paix. +Dites tout bas au cocher d’aller à la Préfecture. +Peyrade et Carlos se trouvaient ensemble dans le même fiacre. +Carlos tenait à portée un stylet. +On ne réclame jamais un espion. Ces yeux offraient des certificats de maladies ignobles. -Votre déguisement n’est pas du goût de monsieur le préfet. -Si vous croyez échapper ainsi à notre vigilance, vous êtes dans l’erreur. -Vous avez sans doute pris la route d’Angleterre à Beaumont-sur-Oise ?... -Beaumont-sur-Oise, répondit Peyrade. -Ou à Saint-Denis ? reprit l’abbé. -Cette nouvelle demande exigeait une réponse. -Or toute réponse était dangereuse. +Votre déguisement n’est pas du goût de monsieur le préfet. +Si vous croyez échapper ainsi à notre vigilance, vous êtes dans l’erreur. +Vous avez sans doute pris la route d’Angleterre à Beaumont-sur-Oise ?... +Beaumont-sur-Oise, répondit Peyrade. +Ou à Saint-Denis ? reprit l’abbé. +Cette nouvelle demande exigeait une réponse. +Or toute réponse était dangereuse. Il est fin, pensa-t-il. -Le sourire fut accepté sans protêt. -J’ai les ordres les plus positifs à votre égard. -Quant à moi, je ne vous veux pas de mal... -Dites-moi la vérité... -Les Préfets ont des lubies. +Le sourire fut accepté sans protêt. +J’ai les ordres les plus positifs à votre égard. +Quant à moi, je ne vous veux pas de mal... +Dites-moi la vérité... +Les Préfets ont des lubies. Madame du Val-Noble, dit l’officier. -Un homme de mon âge peut bien mettre mille écus à sa dernière fantaisie. +Un homme de mon âge peut bien mettre mille écus à sa dernière fantaisie. Ah ! papa Peyrade, vous aimez encore assez les femmes pour ?... -Vous comprenez que Peyrade ou le père Canquoëlle de la rue des Moineaux... -Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer à une semblable avanie... -Un rapport verbal suffira sans doute à monsieur le préfet. +Vous comprenez que Peyrade ou le père Canquoëlle de la rue des Moineaux... +Je conçois que vous ne voulez pas vous exposer à une semblable avanie... +Un rapport verbal suffira sans doute à monsieur le préfet. Madame du Val-Noble est une amie de madame de Champy... Ah ! diable ! ne nous enferrons pas ! se dit Peyrade. Il est plus fort que je ne le croyais. -Eh ! bien, dit Carlos d’un air d’autorité magistrale. -Vous renonceriez alors à votre caprice si monsieur le préfet vous le demandait ? +Eh ! bien, dit Carlos d’un air d’autorité magistrale. +Vous renonceriez alors à votre caprice si monsieur le préfet vous le demandait ? Comme il va ! comme il va ! se disait Peyrade. les agents d’aujourd’hui valent ceux de monsieur Lenoir. Y renoncer ? dit Peyrade... -J’attendrai les ordres de monsieur le préfet... -Mais si vous voulez monter, nous voici à l’hôtel. +J’attendrai les ordres de monsieur le préfet... +Mais si vous voulez monter, nous voici à l’hôtel. Monsieur, j’ai un ami... dit Peyrade... -Allez donc dire cela, reprit Carlos, à un juge d’instruction ? -Il avait envoyé Lucien, de très bonne heure, chez la comtesse de Sérizy. -Sans fortune et sans moralité, dépositaire de secrets d’État. -Madame consent à tout, disait Adèle. -Eh ! bien, en voilà un homme de couleur ! s’écria mademoiselle Adèle. -Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles à madame. +Allez donc dire cela, reprit Carlos, à un juge d’instruction ? +Il avait envoyé Lucien, de très bonne heure, chez la comtesse de Sérizy. +Sans fortune et sans moralité, dépositaire de secrets d’État. +Madame consent à tout, disait Adèle. +Eh ! bien, en voilà un homme de couleur ! s’écria mademoiselle Adèle. +Si votre nabab est un nabab, il peut bien donner des meubles à madame. Corentin se montra soudain. -Nous ferons tomber le préfet, répondit Corentin à l’oreille de son ami. -Puis, après avoir salué froidement, il se mit à examiner sournoisement le magistrat. -Restez ici jusqu’à mon retour ; je vais à la Préfecture, dit Carlos. +Nous ferons tomber le préfet, répondit Corentin à l’oreille de son ami. +Puis, après avoir salué froidement, il se mit à examiner sournoisement le magistrat. +Restez ici jusqu’à mon retour ; je vais à la Préfecture, dit Carlos. Si vous ne me voyez pas, vous pourrez vous passer votre fantaisie. -Ça ! répondit Corentin, tu t’es laissé mettre dedans. -Corentin descendit avec rapidité pour éclaircir ses soupçons ; Carlos montait en fiacre. -Eh ! monsieur l’abbé ?... cria Corentin. -C’est l’abbé Carlos Herrera, probablement le Corentin de l’Espagne. -Ah ! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie ! s’écria Peyrade. +Ça ! répondit Corentin, tu t’es laissé mettre dedans. +Corentin descendit avec rapidité pour éclaircir ses soupçons ; Carlos montait en fiacre. +Eh ! monsieur l’abbé ?... cria Corentin. +C’est l’abbé Carlos Herrera, probablement le Corentin de l’Espagne. +Ah ! quelle dot aurait eue ma pauvre Lydie ! s’écria Peyrade. Tu peux rester en nabab, dit Corentin. -On a déjà chipé plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson. +On a déjà chipé plus de cinq cent mille francs au Nucingen, dit Contenson. Ne me dis pas cela, Corentin. Si ton plan manquait, je ne sais pas de quoi je serais capable... -Tu les auras peut-être demain ! -Tâche d’être aussi bête qu’un nabab, et ne crains plus rien. -La compagnie y était nombreuse. -Vous êtes allé faire un petit voyage ? lui dit-elle. +Tu les auras peut-être demain ! +Tâche d’être aussi bête qu’un nabab, et ne crains plus rien. +La compagnie y était nombreuse. +Vous êtes allé faire un petit voyage ? lui dit-elle. Oui, madame la duchesse. -Y a-t-il un château ? dit Clotilde en souriant trop. -Vous ferez ce soir un rubber avec mon père, lui dit-elle tout bas. -Dans quinze jours, j’espère que vous serez invité à dîner. -C’est une réponse à ceux qui vous donnaient des dettes. +Y a-t-il un château ? dit Clotilde en souriant trop. +Vous ferez ce soir un rubber avec mon père, lui dit-elle tout bas. +Dans quinze jours, j’espère que vous serez invité à dîner. +C’est une réponse à ceux qui vous donnaient des dettes. Eh ! monsieur le duc, je dois encore cinq cent mille francs sur ma terre. -Mais elles ont assez de leur nom, répondit Lucien. -dit-il à Lucien en lui montrant la table à jouer. -Clotilde vint à la table de jeu pour voir jouer son père. -A-t-on dit, en bas, que je suis parti ? s’écria l’abbé. -Oui, monsieur, répondit le groom. +Mais elles ont assez de leur nom, répondit Lucien. +dit-il à Lucien en lui montrant la table à jouer. +Clotilde vint à la table de jeu pour voir jouer son père. +A-t-on dit, en bas, que je suis parti ? s’écria l’abbé. +Oui, monsieur, répondit le groom. Tu m’entendras, dit Lucien. -En ce moment, Corentin ressemblait à un vieux Chef de Division aux Finances. +En ce moment, Corentin ressemblait à un vieux Chef de Division aux Finances. Excusez-moi de vous interrompre, monsieur, dit Lucien ; mais... -Les manœuvres extrêmement habiles employées contre le baron de Nucingen seront mises à jour... +Les manœuvres extrêmement habiles employées contre le baron de Nucingen seront mises à jour... En ce moment, tout peut s’arranger. Donnez une somme de cent mille francs et vous aurez la paix... Ceci ne me regarde en rien. -Je vous ai laissé parler tranquillement : je suis chez moi. -Si monsieur l’abbé Carlos Herrera... -Tant pis pour elle, répondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impatience. -Avez-vous bien réfléchi ? dit froidement Corentin. +Je vous ai laissé parler tranquillement : je suis chez moi. +Si monsieur l’abbé Carlos Herrera... +Tant pis pour elle, répondit Lucien en poussant vers la porte Corentin avec impatience. +Avez-vous bien réfléchi ? dit froidement Corentin. Adieu, monsieur, dit Corentin. Ce mot devint proverbial dans le monde Fille. -Le baron se livrait donc à beaucoup de lamentations. -Cependant Esther continuait consciencieusement son rôle de Pompadour du prince de la Spéculation. -Herrera, très ostensiblement parti pour l’Espagne, était allé jusqu’à Tours. -Ces signes de désolation intérieure n’étaient visibles que pour Esther. -Occupée de pensées si cruelles, Esther entendait à peine la musique. -Baron, tenez, vous baragouinez l’amour comme vous baragouinez le français. +Le baron se livrait donc à beaucoup de lamentations. +Cependant Esther continuait consciencieusement son rôle de Pompadour du prince de la Spéculation. +Herrera, très ostensiblement parti pour l’Espagne, était allé jusqu’à Tours. +Ces signes de désolation intérieure n’étaient visibles que pour Esther. +Occupée de pensées si cruelles, Esther entendait à peine la musique. +Baron, tenez, vous baragouinez l’amour comme vous baragouinez le français. Je ne suis pas ici dans mon boudoir, je suis aux Italiens. -Je crois bien que je ne vous écoute pas ! -Vous me dites : — « Fus êdes cholie, fis êdes à groguer... +Je crois bien que je ne vous écoute pas ! +Vous me dites : — « Fus êdes cholie, fis êdes à groguer... Cruelle ?... fit Esther en regardant toujours Lucien. -N’avez-vous pas consulté Bianchon, Desplein, le vieil Haudry... -Et que m’avez-vous donné jusqu’à présent ?... -Voyons, papa ! puis-je être fière de vous ? -Vous avez payé mes dettes !... soit. -Et c’est là votre plus beau titre de gloire... +N’avez-vous pas consulté Bianchon, Desplein, le vieil Haudry... +Et que m’avez-vous donné jusqu’à présent ?... +Voyons, papa ! puis-je être fière de vous ? +Vous avez payé mes dettes !... soit. +Et c’est là votre plus beau titre de gloire... Fille et voleur, rien ne s’accorde mieux. -Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaît... +Vous avez construit une cage magnifique pour un perroquet qui vous plaît... Ne me regardez pas ainsi, vous avez l’air d’un bonze... -Vous montrez votre ara rouge et blanc à tout Paris. -Vous dites : « Y a-t-il quelqu’un à Paris qui possède un pareil perroquet ?... +Vous montrez votre ara rouge et blanc à tout Paris. +Vous dites : « Y a-t-il quelqu’un à Paris qui possède un pareil perroquet ?... Et comme il jacasse ! comme il rencontre bien dans ses mots !... Du Tillet entre et il lui dit : — Bonjour, petit fripon... Vous voulez mon cœur ! Eh ! bien, tenez, je vais vous donner les moyens de le gagner. Tiddes, tiddes !... che verai dut bir fus... -C’haime à èdre plagué bar fus ! -Che fus guiddes, gar, fraimante ! fus êdes ecgsegraple ce soir... -Eh ! bien, bonsoir, répondit Esther. -Cher, vous ne direz pas que je ne m’intéresse point à votre santé. -Le baron était debout et tenait le bouton de la porte. +C’haime à èdre plagué bar fus ! +Che fus guiddes, gar, fraimante ! fus êdes ecgsegraple ce soir... +Eh ! bien, bonsoir, répondit Esther. +Cher, vous ne direz pas que je ne m’intéresse point à votre santé. +Le baron était debout et tenait le bouton de la porte. Ici, Nucingen !... fit Esther en le rappelant par un geste hautain. -Le baron se pencha vers elle avec une servilité canine. +Le baron se pencha vers elle avec une servilité canine. Fus me prissez le cueir... -Fus êdes une engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d’Esther. -Voici ce qui le soir même était arrivé à Lucien. -Il arrive, son cocher demande la porte, elle s’ouvre, il arrête au perron. +Fus êdes une engeanderesse, dit le baron en baisant le gant d’Esther. +Voici ce qui le soir même était arrivé à Lucien. +Il arrive, son cocher demande la porte, elle s’ouvre, il arrête au perron. Sa Seigneurie n’y est pas ! dit-il. -Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet. -Madame la duchesse est sortie, répond gravement le valet. +Madame la duchesse reçoit, fit observer Lucien au valet. +Madame la duchesse est sortie, répond gravement le valet. Les gens de madame la vicomtesse de Grandlieu ! -Lucien ne dit qu’un mot à son domestique : — Vite aux Italiens !... -Comment faire savoir ce désastre à l’instant à mon conseiller ? +Lucien ne dit qu’un mot à son domestique : — Vite aux Italiens !... +Comment faire savoir ce désastre à l’instant à mon conseiller ? Il se perdait en conjectures. Voici ce qui venait d’avoir lieu. -Mon enfant, votre père a raison, obéissez-lui, lui dit-elle d’une voix attendrie. -Je ne puis vous dire comme lui : « Ne pensez pas à Lucien ! -De quoi s’agit-il ?... demanda Clotilde pâle comme un lys. -Dis donc, Henri... (Ces deux ducs se tutoyaient et s’appelaient par leurs prénoms. +Mon enfant, votre père a raison, obéissez-lui, lui dit-elle d’une voix attendrie. +Je ne puis vous dire comme lui : « Ne pensez pas à Lucien ! +De quoi s’agit-il ?... demanda Clotilde pâle comme un lys. +Dis donc, Henri... (Ces deux ducs se tutoyaient et s’appelaient par leurs prénoms. Tiens, lis, d’abord. Il en est de ces lettres, absolument comme des espions. -Ferme ta porte à ce garçon, et voyons à prendre des renseignements... +Ferme ta porte à ce garçon, et voyons à prendre des renseignements... Eh ! bien, j’ai ton affaire. -Préviens Derville qu’il aura, pour cette affaire, un lieutenant. -Ce drôle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement à la chasse. -En huit jours, tu sauras à quoi t’en tenir. +Préviens Derville qu’il aura, pour cette affaire, un lieutenant. +Ce drôle sera le chasseur, et Derville assistera tout simplement à la chasse. +En huit jours, tu sauras à quoi t’en tenir. Surtout si tu lui donnes ta fille, dit l’ancien ministre. -Si la lettre anonyme a raison, qué que ça te fait ! +Si la lettre anonyme a raison, qué que ça te fait ! Tu feras voyager Clotilde avec ma belle-fille Madeleine, qui veut aller en Italie... Il se fait appeler monsieur de Saint-quelque chose... — Ah ! Lucien se promenait dans le foyer des Italiens comme un homme ivre. Il se voyait la fable de tout Paris. -Volontiers, baron, répondit Lucien à qui le financier apparut comme un ange sauveur. -Et, celui-là, dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vôtre. -Fus nus brenez tonc bir tes follères, dit le baron. +Volontiers, baron, répondit Lucien à qui le financier apparut comme un ange sauveur. +Et, celui-là, dit Lucien en souriant, ressemble terriblement au vôtre. +Fus nus brenez tonc bir tes follères, dit le baron. Je ne sais pas encore ce qui se trame contre moi... Je te gagnerai deux terres... -Mais Lucien s’arrêta en faisant un geste de désespoir. -Pas pour lui !... répondit le jeune duc en faisant l’étonné. -Eh ! bien, dit Esther, viens souper à minuit. -Amène Blondet et Rastignac. +Mais Lucien s’arrêta en faisant un geste de désespoir. +Pas pour lui !... répondit le jeune duc en faisant l’étonné. +Eh ! bien, dit Esther, viens souper à minuit. +Amène Blondet et Rastignac. Ayons au moins deux personnes amusantes, et ne soyons pas plus de neuf. Ce sera fait, dit Esther. J’y vais, dit Lucien qui sortit sans regarder la comtesse. -Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant à Peyrade. -Ça va bien m’amuser de vous entendre causer finances... -O !... jé... vôs mercie, vôs mé présenterez au sir berronet. +Vraiment, monsieur, dit Esther en souriant à Peyrade. +Ça va bien m’amuser de vous entendre causer finances... +O !... jé... vôs mercie, vôs mé présenterez au sir berronet. Il faut me faire le plaisir de souper chez moi... -Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons ! -J’ai retenu Lucien, il nous amènera deux gens d’esprit... -Nous ferons poser l’Anglais, dit-elle à l’oreille de madame de Val-Noble. -Peyrade et le baron laissèrent les deux femmes seules. -Si c’était impossible, tu me le prêterais huit jours, répondit Esther en riant. -C’est tous égoïstes froids, des pourceaux habillés... -Comment, pas d’égards ? dit Esther en souriant. -Au contraire, ma chère, ce monstre-là ne m’a pas encore dit toi. +Venez ce soir, vous trouverez de bons garçons ! +J’ai retenu Lucien, il nous amènera deux gens d’esprit... +Nous ferons poser l’Anglais, dit-elle à l’oreille de madame de Val-Noble. +Peyrade et le baron laissèrent les deux femmes seules. +Si c’était impossible, tu me le prêterais huit jours, répondit Esther en riant. +C’est tous égoïstes froids, des pourceaux habillés... +Comment, pas d’égards ? dit Esther en souriant. +Au contraire, ma chère, ce monstre-là ne m’a pas encore dit toi. Dans aucune situation ? dit Esther. -Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. -Enfin il s’étudie à me contrarier en tout. +Puis il me traite avec un respect à rendre une femme folle. +Enfin il s’étudie à me contrarier en tout. Et avare... comme Gobseck et Gigonnet ensemble. -Hé ! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ? -Mais, ma chère, absolument rien. +Hé ! bien, dit Esther, que te donne-t-il pour ce service-là ? +Mais, ma chère, absolument rien. Cinq cents francs, tout sec, par mois, et il me paie la remise. Il me taonne avec le respect. -Hé ! hé ! vos étez à ein member of society de temprence, and anti-Slavery. -Le ruiner ? dit madame du Val-Noble, il faudrait qu’il m’aimât !... -Mais toi-même, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. -Ah ! ma chère, tu as eu de la chance, toi !... soigne bien ton Nucingen. -Mais il a une idée, ton Nabab ! -C’est ce que me dit Adèle, répondit madame du Val-Noble. -Voilà pourquoi je te le présente ce soir. -Il te répondrait : « Yeu souis anti-slaveri, et vos étés libre... +Hé ! hé ! vos étez à ein member of society de temprence, and anti-Slavery. +Le ruiner ? dit madame du Val-Noble, il faudrait qu’il m’aimât !... +Mais toi-même, tu ne voudrais pas lui demander deux liards. +Ah ! ma chère, tu as eu de la chance, toi !... soigne bien ton Nucingen. +Mais il a une idée, ton Nabab ! +C’est ce que me dit Adèle, répondit madame du Val-Noble. +Voilà pourquoi je te le présente ce soir. +Il te répondrait : « Yeu souis anti-slaveri, et vos étés libre... Ce serait un spectacle pour lui. Je le lui ai dit. -Il m’a répondu : — Yeu souis trei-contente de cette dispeusitionne physicale... -Ma chère, il a l’âme gantée... -Je continue encore quelques jours d’endurer ce martyre pour satisfaire ma curiosité. -Celui-là n’a pas son double !... -Et l’on nous envie, ma chère, fit Esther. -Ah ! bien !... s’écria madame de Val-Noble. +Il m’a répondu : — Yeu souis trei-contente de cette dispeusitionne physicale... +Ma chère, il a l’âme gantée... +Je continue encore quelques jours d’endurer ce martyre pour satisfaire ma curiosité. +Celui-là n’a pas son double !... +Et l’on nous envie, ma chère, fit Esther. +Ah ! bien !... s’écria madame de Val-Noble. Il abuse de mon fiacre, il s’en sert plus que moi... -Je connais cette propriété de l’homme : du Tillet a cette qualité-là, superlativement. -On dit les Agents de change tous bêtes... -Eh ! bien, celui-là n’a manqué d’esprit qu’une fois... +Je connais cette propriété de l’homme : du Tillet a cette qualité-là, superlativement. +On dit les Agents de change tous bêtes... +Eh ! bien, celui-là n’a manqué d’esprit qu’une fois... On joua d’abord, car il fallait attendre environ deux heures. -Jouez-vous, mylord ?... dit du Tillet à Peyrade. -Ie aye jouté avec O’Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort... -Dites tout de suite une infinité de lords, lui dit Bixiou. +Jouez-vous, mylord ?... dit du Tillet à Peyrade. +Ie aye jouté avec O’Connell, Pitt, Fox, Canning, lort Brougham, lort... +Dites tout de suite une infinité de lords, lui dit Bixiou. Lort Fitz-William, lort Ellenborough, lort Herfort, lort... Bixiou regarda les souliers de Peyrade et se baissa. Que cherches-tu... lui dit Blondet. -Parbleu, le ressort qu’il faut pousser pour arrêter la machine, dit Florine. +Parbleu, le ressort qu’il faut pousser pour arrêter la machine, dit Florine. Jouez-vous vingt francs la fiche ?... dit Lucien. Ie ioue tot ce que vos vodrez peirdre... -Est-il fort ?... dit Esther à Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais !... -Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent à une table de wisk. -Florine, madame de Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restèrent autour du feu à causer. -Lucien passa le temps à feuilleter un magnifique ouvrage à gravures. +Est-il fort ?... dit Esther à Lucien, ils le prennent tous pour un Anglais !... +Du Tillet, Nucingen, Peyrade et Rastignac se mirent à une table de wisk. +Florine, madame de Val-Noble, Esther, Blondet, Bixiou restèrent autour du feu à causer. +Lucien passa le temps à feuilleter un magnifique ouvrage à gravures. Madame est servie, dit Paccard dans une magnifique tenue. -Bixiou possédait la propriété de boire indéfiniment. +Bixiou possédait la propriété de boire indéfiniment. Ie souis of society de temprence... -Montame ti Fal-Nople m’a tidde que fus afiez tes itées... +Montame ti Fal-Nople m’a tidde que fus afiez tes itées... demanda Nucingen en examinant Peyrade. -Ce êdre dans lé China... por le opiume... -Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet à Blondet. -Ie aimé bocop et sôvent, milédi, répondit Peyrade. -O ! s’écria Peyrade, it is very vine de Pôrtiugal of Engleterre. -Blondet, du Tillet et Bixiou échangèrent un sourire. -Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, même l’esprit. -Bixiou crut avoir remporté l’une de ces victoires si plaisamment racontées par Brillat-Savarin. -Peyrade répondit à ce féroce railleur un : — Toujours, mon garçon ! +Ce êdre dans lé China... por le opiume... +Nucingen lui a pris la parole sur le gouvernement, dit du Tillet à Blondet. +Ie aimé bocop et sôvent, milédi, répondit Peyrade. +O ! s’écria Peyrade, it is very vine de Pôrtiugal of Engleterre. +Blondet, du Tillet et Bixiou échangèrent un sourire. +Peyrade avait la puissance de tout travestir en lui, même l’esprit. +Bixiou crut avoir remporté l’une de ces victoires si plaisamment racontées par Brillat-Savarin. +Peyrade répondit à ce féroce railleur un : — Toujours, mon garçon ! qui ne fut entendu que de Bixiou. Eh ! les autres, il est Anglais comme moi !... Mon oncle est un Gascon ! je ne pouvais pas en avoir d’autre ! -Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n’entendit cette révélation. -Peyrade tomba de sa chaise à terre. -Ah ! çà, papa Peyrade, comptons nous deux ? dit-elle. -Où suis-je ?... dit-il en regardant autour de lui. -Écoutez-moi, ça vous dégrisera, répondit Asie. -Ma fille ? s’écria Peyrade en rugissant. -Eh ! bien, elle n’est plus rue des Moineaux, elle est enlevée. +Bixiou se trouvait seul avec Peyrade, ainsi personne n’entendit cette révélation. +Peyrade tomba de sa chaise à terre. +Ah ! çà, papa Peyrade, comptons nous deux ? dit-elle. +Où suis-je ?... dit-il en regardant autour de lui. +Écoutez-moi, ça vous dégrisera, répondit Asie. +Ma fille ? s’écria Peyrade en rugissant. +Eh ! bien, elle n’est plus rue des Moineaux, elle est enlevée. Pendant que vous contrefaisiez l’Anglais, on contrefaisait Peyrade. -Votre petite Lydie a cru suivre son père, elle est en lieu sûr... -Descends et songe bien à ne plus tripoter nos affaires. +Votre petite Lydie a cru suivre son père, elle est en lieu sûr... +Descends et songe bien à ne plus tripoter nos affaires. Il monta les escaliers le cœur palpitant. -Quand la Flamande entendit son maître, elle lui dit si naïvement : — Eh ! -bien, mademoiselle, où est-elle ? que le vieil espion fut obligé de s’appuyer. -Le coup dépassa ses forces. +Quand la Flamande entendit son maître, elle lui dit si naïvement : — Eh ! +bien, mademoiselle, où est-elle ? que le vieil espion fut obligé de s’appuyer. +Le coup dépassa ses forces. Allons, se dit-il, il faut plier, je me vengerai plus tard, allons chez Corentin... -Voilà la première fois que nous trouvons des adversaires. -Ah ! je comprends que ma fille l’ait aimé à la première vue... -Oh ! le prêtre espagnol s’y connaît... -Du courage, papa Peyrade, dégorge ta proie ! -Le pauvre père ne se doutait pas du coup affreux qui l’attendait. +Voilà la première fois que nous trouvons des adversaires. +Ah ! je comprends que ma fille l’ait aimé à la première vue... +Oh ! le prêtre espagnol s’y connaît... +Du courage, papa Peyrade, dégorge ta proie ! +Le pauvre père ne se doutait pas du coup affreux qui l’attendait. Je ne sais pas !... -Ses yeux étaient voilés par des lunettes en écaille. +Ses yeux étaient voilés par des lunettes en écaille. Enfin il avait l’air d’un vieux chef de bureau. -Le duc prit à part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. -Parfaitement compris, répondit le pair de France. -Mais aurons-nous des places ? dit-il à monsieur de Saint-Denis en s’interrompant. -Messieurs, dit le duc avec une grâce infinie, je ne vous remercie pas encore... +Le duc prit à part Corentin pour lui expliquer tout ce que savait Corentin. +Parfaitement compris, répondit le pair de France. +Mais aurons-nous des places ? dit-il à monsieur de Saint-Denis en s’interrompant. +Messieurs, dit le duc avec une grâce infinie, je ne vous remercie pas encore... Vous la connaissez donc ? demanda Derville surpris de trouver Corentin si bien instruit. -Il ne faisait pas chaud dans le coupé, dit Derville. -Monsieur, vous allez à Marsac ? demanda l’hôtesse. -Croyez-vous que monsieur et madame Séchard y soient en hiver ?... -Sans aucun doute, ils y passent toute l’année... -Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout à neuf heures. +Il ne faisait pas chaud dans le coupé, dit Derville. +Monsieur, vous allez à Marsac ? demanda l’hôtesse. +Croyez-vous que monsieur et madame Séchard y soient en hiver ?... +Sans aucun doute, ils y passent toute l’année... +Il est cinq heures, nous les trouverons bien encore debout à neuf heures. C’est de braves gens ! dit Derville. -Ah ! oui, les frères Cointet ! dit Corentin. +Ah ! oui, les frères Cointet ! dit Corentin. Tais-toi donc, dit l’aubergiste. Cinq cent mille francs, c’est bien loin d’un million. -Qu’avaient-ils donc, avec la Verberie ?... mille écus de rente !... -Voyez ! nous sommes censés connaître les Cointet, Kolb, etc... +Qu’avaient-ils donc, avec la Verberie ?... mille écus de rente !... +Voyez ! nous sommes censés connaître les Cointet, Kolb, etc... Nous ne resterons pas ici long-temps... -Je l’espère, dit Derville. -À la Belle-Étoile, il doit y avoir de la place. -Oh ! monsieur, dit la femme, nous avons trouvé l’enseigne. -Vous êtes servis, messieurs, dit l’aubergiste. -Et, où diable ce jeune homme aurait-il pris son argent ?... -Ah ! ce serait le sujet d’une autre enquête, dit Corentin. -Là tout respirait le calme et l’abondance. -Sa beauté, devenue magnifique, atteignait alors à son plus grand développement. -Non, dit Courtois, le cabriolet vient du côté de Mansle. -Un avoué !... s’écria Séchard, ce mot-là me donne la colique. +Je l’espère, dit Derville. +À la Belle-Étoile, il doit y avoir de la place. +Oh ! monsieur, dit la femme, nous avons trouvé l’enseigne. +Vous êtes servis, messieurs, dit l’aubergiste. +Et, où diable ce jeune homme aurait-il pris son argent ?... +Ah ! ce serait le sujet d’une autre enquête, dit Corentin. +Là tout respirait le calme et l’abondance. +Sa beauté, devenue magnifique, atteignait alors à son plus grand développement. +Non, dit Courtois, le cabriolet vient du côté de Mansle. +Un avoué !... s’écria Séchard, ce mot-là me donne la colique. Mon pauvre David ne changera pas, il sera toujours distrait ! -dit Ève en souriant. -Un avoué de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires à Paris ? -Vous y avez un frère, dit Courtois en souriant. -Il a fait des affaires véreuses, le bonhomme !... +dit Ève en souriant. +Un avoué de Paris, dit Courtois, vous avez donc des affaires à Paris ? +Vous y avez un frère, dit Courtois en souriant. +Il a fait des affaires véreuses, le bonhomme !... Mais, est-ce pour affaires ? -Uniquement pour la succession de monsieur votre père, répondit Corentin. -Vous êtes monsieur Derville ?... dit Cachan en regardant Corentin. -Non, monsieur, c’est monsieur, répondit Corentin en montrant l’avoué qui salua. +Uniquement pour la succession de monsieur votre père, répondit Corentin. +Vous êtes monsieur Derville ?... dit Cachan en regardant Corentin. +Non, monsieur, c’est monsieur, répondit Corentin en montrant l’avoué qui salua. Notre vie est au grand jour... -Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougit ?... dit Ève effrayée. -Monsieur votre père vous a donné un frère aîné... -Un frère ! s’écria le médecin, mais voilà votre succession partagée en deux !... -Les droits d’un enfant naturel ne sont pas ceux d’un enfant légitime. -Les millions laissés par monsieur votre père... +Est-ce donc une chose qui puisse nous faire rougit ?... dit Ève effrayée. +Monsieur votre père vous a donné un frère aîné... +Un frère ! s’écria le médecin, mais voilà votre succession partagée en deux !... +Les droits d’un enfant naturel ne sont pas ceux d’un enfant légitime. +Les millions laissés par monsieur votre père... En ce moment, Derville n’examinait plus les gravures. -Le père Séchard, des millions ?... dit le gros Courtois. +Le père Séchard, des millions ?... dit le gros Courtois. Qui vous a dit cela ? quelque paysan. -Cent mille francs !... s’écria Cachan en interrompant Corentin. -Douze cent mille francs ! s’écria madame Séchard en pâlissant. -Et où les a-t-il pris, lui, le malheureux ?... -Ève eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent. -Mansle ! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet. -Et s’il n’est pas parti ? répondait Peyrade. -Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espérer de le renouer. -Ne remets plus les pieds à l’hôtel de Grandlieu. +Cent mille francs !... s’écria Cachan en interrompant Corentin. +Douze cent mille francs ! s’écria madame Séchard en pâlissant. +Et où les a-t-il pris, lui, le malheureux ?... +Ève eut des larmes aux yeux que ses voisins aperçurent. +Mansle ! dit Corentin au petit garçon qui conduisait le cabriolet. +Et s’il n’est pas parti ? répondait Peyrade. +Ton mariage est rompu sans que tu puisses jamais espérer de le renouer. +Ne remets plus les pieds à l’hôtel de Grandlieu. Les vieux joueurs de wisk tiennent long-temps... sur leur bord... de table. Clotilde va partir pour l’Italie avec Madeleine de Lenoncourt-Chaulieu. C’est une consolation dans ton malheur. -Lucien ne répondait pas, il regardait Rastignac. +Lucien ne répondait pas, il regardait Rastignac. Voici huit jours que j’attends une lettre d’elle. Maintenant, il le faudra bien. J’en suis et j’irai, dit Lucien d’un air grave. -Ce souper fut sans aucune gaieté. -Peyrade était en proie à une préoccupation visible. -Lucien était fort triste et songeur. -Les trois femmes, frappées de ce froid, se regardèrent. -L’ennui dépouilla les mets de leur saveur. -À la fin du souper on servit des glaces, dites plombières. -La cuisinière fit appeler le mulâtre pour payer la note du glacier. -Mais Paccard avait déjà profité de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. -Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient à deux flammes fixes. -Lydie est à la maison, dit Contenson, et dans un bien triste état. +Ce souper fut sans aucune gaieté. +Peyrade était en proie à une préoccupation visible. +Lucien était fort triste et songeur. +Les trois femmes, frappées de ce froid, se regardèrent. +L’ennui dépouilla les mets de leur saveur. +À la fin du souper on servit des glaces, dites plombières. +La cuisinière fit appeler le mulâtre pour payer la note du glacier. +Mais Paccard avait déjà profité de cette absence pour distribuer les glaces aux convives. +Les deux yeux du valet de madame de Champy ressemblaient à deux flammes fixes. +Lydie est à la maison, dit Contenson, et dans un bien triste état. Tout le monde se leva de table. -Qui donc êtes-vous ? s’écria Lucien. +Qui donc êtes-vous ? s’écria Lucien. Ui !... dit le baron. Quel singulier pays que Paris !... dit madame du Val-Noble. Oh ! j’ai du malheur, la faillite est mon insecte. -Ce que je suis !... dit Peyrade à la porte. +Ce que je suis !... dit Peyrade à la porte. Il y avait cinq voitures, les hommes de Peyrade ne purent rien savoir. Ils ne me connaissent pas encore, se dit-il. -Je suis l’ami de votre père, monsieur Canquoëlle, dit-il de sa voix naturelle. -Ah ! voici donc quelqu’un à qui je puis me fier !... dit-elle. -Mais racontez-moi ce qui vous est arrivé... +Je suis l’ami de votre père, monsieur Canquoëlle, dit-il de sa voix naturelle. +Ah ! voici donc quelqu’un à qui je puis me fier !... dit-elle. +Mais racontez-moi ce qui vous est arrivé... Oh ! monsieur, dit la pauvre fille, cela se dit et ne se raconte pas... -Je suis déshonorée, perdue, sans pouvoir m’expliquer comment !... -D’où venez-vous ?... -Enfin, après avoir marché pendant... +Je suis déshonorée, perdue, sans pouvoir m’expliquer comment !... +D’où venez-vous ?... +Enfin, après avoir marché pendant... Onze heures et demie ! dit Corentin. Allons, vous allez vous reposer, vous trouverez votre bonne Katt... Oh ! monsieur, il n’y a plus de repos pour moi ! -Pauvre petite ! vous avez bien résisté ? -Ah ! si vous saviez au milieu de quelles créatures abjectes on m’a mise... +Pauvre petite ! vous avez bien résisté ? +Ah ! si vous saviez au milieu de quelles créatures abjectes on m’a mise... On vous a sans doute endormie ? Ah ! c’est cela ! dit la pauvre Lydie. Encore un peu de force, et j’atteindrai la maison. -Je me sens défaillir, et mes idées ne sont pas très nettes... -Tout à l’heure je me croyais dans un jardin... +Je me sens défaillir, et mes idées ne sont pas très nettes... +Tout à l’heure je me croyais dans un jardin... Katt ! cria-t-il. Katt parut et jeta des cris de joie. -Sa belle figure était marbrée de teintes violettes. -Corentin se promenait dans la chambre en s’arrêtant par moments pour examiner Lydie. -Elle paye pour son père ! dit-il. +Sa belle figure était marbrée de teintes violettes. +Corentin se promenait dans la chambre en s’arrêtant par moments pour examiner Lydie. +Elle paye pour son père ! dit-il. Y aurait-il une Providence ? Oh ! ai-je eu raison de ne pas avoir de famille... -Il faut sauver cette innocente créature... -Et Corentin écrivit les adresses des deux célèbres docteurs. +Il faut sauver cette innocente créature... +Et Corentin écrivit les adresses des deux célèbres docteurs. Il vit un triste geste de Corentin, le regard de Peyrade suivit le geste. -On pleure, c’est mon père, dit l’enfant. +On pleure, c’est mon père, dit l’enfant. Je meurs... ah ! les gredins ! fut son dernier mot. -Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir. +Corentin voulut secourir son ami, il en reçut le dernier soupir. quels yeux il me fait !... dit la pauvre folle... -Il faut les lui fermer, dit Contenson, qui plaça feu Peyrade sur le lit. -En voyant emporter son père, Lydie resta comme hébétée. -Que cela te serve de leçon, Contenson. -Chaque état a son honneur. -Et je vous y aiderai ! dit Contenson ému. -Aussi Contenson eut-il une révolution d’entrailles. -Pauvre père Canquoëlle, reprit-il en regardant Corentin, il m’a souvent régalé... +Il faut les lui fermer, dit Contenson, qui plaça feu Peyrade sur le lit. +En voyant emporter son père, Lydie resta comme hébétée. +Que cela te serve de leçon, Contenson. +Chaque état a son honneur. +Et je vous y aiderai ! dit Contenson ému. +Aussi Contenson eut-il une révolution d’entrailles. +Pauvre père Canquoëlle, reprit-il en regardant Corentin, il m’a souvent régalé... Ah ! bon, pensa Corentin. — Ne nous heurtons pas, monsieur, reprit Corentin. En deux mots, voici mon opinion. -Ceux qui viennent de tuer le père ont aussi déshonoré la fille. -Est-ce ici qu’il a mangé ? demanda Bianchon. -Voilà le vrai poison, s’il aimait sa fille, dit Bianchon. +Ceux qui viennent de tuer le père ont aussi déshonoré la fille. +Est-ce ici qu’il a mangé ? demanda Bianchon. +Voilà le vrai poison, s’il aimait sa fille, dit Bianchon. On le dit, du moins... Eh ! bien, messieurs ! demanda Corentin. -Ces gens-là meurent souvent par ordre... -Je me nomme Corentin, dit Corentin à l’oreille du commissaire de police. -Le commissaire laissa échapper un mouvement de surprise. +Ces gens-là meurent souvent par ordre... +Je me nomme Corentin, dit Corentin à l’oreille du commissaire de police. +Le commissaire laissa échapper un mouvement de surprise. Le commissaire de police salua Corentin et partit. Monsieur, dit Katt, mademoiselle ne fait que chanter et danser, que faire ?... Mais il est donc survenu quelque chose ?... -Elle a su que son père venait de mourir... -La fille à Charenton, le père dans la fosse commune, dit Corentin. +Elle a su que son père venait de mourir... +La fille à Charenton, le père dans la fosse commune, dit Corentin. Contenson, va commander le char des pauvres... -Maintenant, à nous deux, don Carlos Herrera... +Maintenant, à nous deux, don Carlos Herrera... Carlos ! dit Contenson, il est en Espagne. -Il est à Paris ! dit péremptoirement Corentin. +Il est à Paris ! dit péremptoirement Corentin. Si, du moins, j’avais cent louis de rente ! Je puis te les faire avoir, dit Esther. -Et comment ? s’écria madame du Val-Noble. -Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-même ? dit madame du Val-Noble. +Et comment ? s’écria madame du Val-Noble. +Pourquoi ne les demandes-tu pas toi-même ? dit madame du Val-Noble. Asie ne me les vendrait pas. Ce n’est pas pour toi ?... dit madame du Val-Noble. -Il y aura pour mille écus de fleurs dans les appartements. -On dit que ta toilette coûte dix mille francs ? +Il y aura pour mille écus de fleurs dans les appartements. +On dit que ta toilette coûte dix mille francs ? Oui, ma robe est en point de Bruxelles, et Delphine, sa femme, est furieuse. -Mais j’ai voulu avoir un déguisement de mariée. -Où sont les dix mille francs ? dit madame du Val-Noble. +Mais j’ai voulu avoir un déguisement de mariée. +Où sont les dix mille francs ? dit madame du Val-Noble. C’est toute ma monnaie, dit Esther en souriant. -Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier à papillotes... -Quand on parle de mourir, on ne se tue guère, dit madame du Val-Noble. -Si c’était pour commettre... -Tu peux être tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. -Que veux-tu, nous nous l’étions promis. -Laisse-toi protester ce billet-là, dit l’amie en souriant. +Ouvre ma toilette, ils sont sous mon papier à papillotes... +Quand on parle de mourir, on ne se tue guère, dit madame du Val-Noble. +Si c’était pour commettre... +Tu peux être tranquille, reprit Esther, je ne veux tuer personne. +Que veux-tu, nous nous l’étions promis. +Laisse-toi protester ce billet-là, dit l’amie en souriant. Fais ce que je te dis, et va-t’en. -Il m’aime, celui-là... +Il m’aime, celui-là... Pourquoi n’aime-t-on pas ceux qui nous aiment ?... Eh ! bien, on n’a jamais pu le savoir. Mais, va-t’en donc, mon ange ! Il faut que je demande tes cinquante mille francs. -Le singe était devenu chatte, et la chatte devenait femme. -Esther versait sur ce vieillard des trésors d’affection, elle se faisait charmante. -C’est peut-être l’effet de l’expérience. +Le singe était devenu chatte, et la chatte devenait femme. +Esther versait sur ce vieillard des trésors d’affection, elle se faisait charmante. +C’est peut-être l’effet de l’expérience. Je suis toute ta vie. -Esther embrassa si gentiment Nucingen qu’elle le fit pâlir, sans pilules. -je t’aime, mon gros Frédéric... +Esther embrassa si gentiment Nucingen qu’elle le fit pâlir, sans pilules. +je t’aime, mon gros Frédéric... En drois... ch’en affais tes masses. -Ce n’est pas un cadeau, ça mon pauvre garçon, c’est une restitution... +Ce n’est pas un cadeau, ça mon pauvre garçon, c’est une restitution... Allons, ne prenez pas votre figure de Bourse. Tu sais bien que je t’aime. -Je vus âme tuchurs te blis en blis. +Je vus âme tuchurs te blis en blis. C’est mon plan, dit Esther. -Ce phénomène a lieu chez les vieillards... -Et voilà pourquoi j’ai fini par t’aimer, tu es jeune, très jeune... -Hé ! pille les hommes... va, je t’y aiderai. -Tu as tué Falleix, on commence à crier après toi... -Cette générosité-là paraîtra babylonienne... et toutes les femmes parleront de toi. -Ainsi c’est, après tout, de l’argent placé en considération !... -Ti has raison, mon anche, ti gonnais le monte, répondit-il, ti seras mon gonzeil. +Ce phénomène a lieu chez les vieillards... +Et voilà pourquoi j’ai fini par t’aimer, tu es jeune, très jeune... +Hé ! pille les hommes... va, je t’y aiderai. +Tu as tué Falleix, on commence à crier après toi... +Cette générosité-là paraîtra babylonienne... et toutes les femmes parleront de toi. +Ainsi c’est, après tout, de l’argent placé en considération !... +Ti has raison, mon anche, ti gonnais le monte, répondit-il, ti seras mon gonzeil. Va me chercher les cinquante mille francs... Et birquoi doud te zuite ?... demanda-t-il. -Tu lui diras — Voici, madame, un éventail qui, j’espère, vous fera plaisir... +Tu lui diras — Voici, madame, un éventail qui, j’espère, vous fera plaisir... On te croit Turcaret, tu passeras Baujon ! -Jarmand ! jarmand ! s’écria le baron, ch’aurai tonc te l’esbrit maindenant !... -Ui, che rebède fos mods... +Jarmand ! jarmand ! s’écria le baron, ch’aurai tonc te l’esbrit maindenant !... +Ui, che rebède fos mods... Qu’il entre !... mais non, je vais dans l’antichambre. -Il a une lettre de Célestin pour madame. -Lucien veut se tuer... ajouta-t-elle à l’oreille d’Europe. +Il a une lettre de Célestin pour madame. +Lucien veut se tuer... ajouta-t-elle à l’oreille d’Europe. Monte-lui la lettre d’ailleurs. -Ce rival était le commissionnaire. -Il n’est pas plus prêtre qu’il n’est Espagnol, dit Contenson. -J’en suis sûr, dit le chef de la Brigade de sûreté. +Ce rival était le commissionnaire. +Il n’est pas plus prêtre qu’il n’est Espagnol, dit Contenson. +J’en suis sûr, dit le chef de la Brigade de sûreté. Oh ! si nous avions raison !... dit Contenson. J’ai les deux perles ! dit la Val-Noble. -Madame du Val-Noble tendit deux espèces de groseilles noires. -Ce fut fait pendant qu’Esther disait la phrase d’oraison funèbre. +Madame du Val-Noble tendit deux espèces de groseilles noires. +Ce fut fait pendant qu’Esther disait la phrase d’oraison funèbre. Ah ! mon Dieu ! cria madame du Val-Noble. -Dépêche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs. -Je dirai que je t’ai prêté Roméo, il sera mort chez toi ! +Dépêche-toi, tu auras ce soir tes cinquante mille francs. +Je dirai que je t’ai prêté Roméo, il sera mort chez toi ! Viens de bonne heure, et sois belle... -À cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariée. -Elle se coiffa en camélias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. -Europe savait que Lucien devait être introduit dans la chambre à coucher. -Et où trouver un pareil chef-d’œuvre ? -Je t’ai trop aimé, mon ami. -Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu’il resta pensif. +À cinq heures du soir, Esther fit une toilette de mariée. +Elle se coiffa en camélias blancs naturels, en imitant une coiffure de jeune vierge. +Europe savait que Lucien devait être introduit dans la chambre à coucher. +Et où trouver un pareil chef-d’œuvre ? +Je t’ai trop aimé, mon ami. +Lucien aperçut tant de solennelle bonne foi chez Esther qu’il resta pensif. Et j’ai bien peur que le chagrin ne me tue. -Toujours Clotilde !... dit-elle avec un accent de rage concentrée. -Oui, reprit-il, nous nous sommes écrit... -Ah ! çà, que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes ?... +Toujours Clotilde !... dit-elle avec un accent de rage concentrée. +Oui, reprit-il, nous nous sommes écrit... +Ah ! çà, que voulez-vous donc, vous autres, pour femmes ?... des planches !... cria la pauvre Esther. -Voyons, si j’avais sept ou huit millions, ne m’épouserais-tu pas ? +Voyons, si j’avais sept ou huit millions, ne m’épouserais-tu pas ? Tu m’aimes ?... dit-elle en regardant Lucien avec une douleur profonde. -Eh ! bien, voilà ma bénédiction. +Eh ! bien, voilà ma bénédiction. Baise-moi au front, dit-elle. -Enfin tous les effets qu’elle avait cherchés furent obtenus. +Enfin tous les effets qu’elle avait cherchés furent obtenus. Elle n’eut pas de rivales. -Elle parut comme la suprême expression du luxe effréné dont les créations l’entouraient. -Elle fut d’ailleurs étincelante d’esprit. -À minuit, personne n’avait sa raison. +Elle parut comme la suprême expression du luxe effréné dont les créations l’entouraient. +Elle fut d’ailleurs étincelante d’esprit. +À minuit, personne n’avait sa raison. On cassa les verres pour qu’ils ne servissent plus jamais. -Deux rideaux de Chine furent déchirés. +Deux rideaux de Chine furent déchirés. Bixiou se grisa pour la seule fois de sa vie. -Nucingen donna seul la main à Esther. -Le railleur croyait railler, il était prophète. +Nucingen donna seul la main à Esther. +Le railleur croyait railler, il était prophète. Monsieur de Nucingen ne se montra chez lui que lundi vers midi. -Oui, elle serait l’unique héritière du vieil escompteur Gobseck... -Derville va vérifier les faits. -Si la mère de votre maîtresse est la belle Hollandaise, elle hérite... -Chè le sais, dit le banquier, ele m’a ragondé sa fie... -Che fais égrire ein mod à Terfile !... -Puis, après la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther. -Ah ! tiaple, s’écria le baron. -Irobe, èle ne se vacherait bas t’abbrentre qu’ele tefient rigissime... -Elle héride te sedde milions... +Oui, elle serait l’unique héritière du vieil escompteur Gobseck... +Derville va vérifier les faits. +Si la mère de votre maîtresse est la belle Hollandaise, elle hérite... +Chè le sais, dit le banquier, ele m’a ragondé sa fie... +Che fais égrire ein mod à Terfile !... +Puis, après la Bourse, il revint sur les trois heures chez Esther. +Ah ! tiaple, s’écria le baron. +Irobe, èle ne se vacherait bas t’abbrentre qu’ele tefient rigissime... +Elle héride te sedde milions... Hue ! vieux corbeau d’Alsace !... -Elle vous aime à peu près comme on aime la peste !... +Elle vous aime à peu près comme on aime la peste !... Dieu de Dieu ! des millions !... -mais elle peut épouser son amant ! +mais elle peut épouser son amant ! Oh ! sera-t-elle contente ! -Ele me drombait... s’écria-t-il les larmes aux yeux. -Ele me drombait !... ô Esder... ô ma fie... +Ele me drombait... s’écria-t-il les larmes aux yeux. +Ele me drombait !... ô Esder... ô ma fie... Bedde que che suis ! -Te bareilles fleirs groissent-êles chamais pir tes fieillards... -Che ne buis ageder te la chênesse !... -Ô mon tié !... que vaire ? que tefenir ? -Ele a réson, cedde grielle Irobe ? — Esder rige m’échappe... vaud-ile hâler se bantre ? +Te bareilles fleirs groissent-êles chamais pir tes fieillards... +Che ne buis ageder te la chênesse !... +Ô mon tié !... que vaire ? que tefenir ? +Ele a réson, cedde grielle Irobe ? — Esder rige m’échappe... vaud-ile hâler se bantre ? Rien ne grise comme le vin du malheur. Il alla jusqu’au lit, et tomba sur ses genoux. -Ti has réson, elle l’avait tid !... +Ti has réson, elle l’avait tid !... Ele ed morde te moi... Paccard, Asie, toute la maison accourut. -Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. +Ce fut un spectacle, une surprise et non une désolation. Il y eut chez les gens un peu d’incertitude. -Va prévenir monsieur, Asie !... +Va prévenir monsieur, Asie !... Mourir avant d’avoir su qu’elle avait sept millions ! -Gobseck est l’oncle de feu madame !... s’écria-t-elle. +Gobseck est l’oncle de feu madame !... s’écria-t-elle. La manœuvre d’Europe fut saisie par Paccard. -Mais où se cacher ? dit Prudence. -Dans Paris, répondit Paccard. -Prudence et Paccard descendirent aussitôt avec la rapidité de deux voleurs. +Mais où se cacher ? dit Prudence. +Dans Paris, répondit Paccard. +Prudence et Paccard descendirent aussitôt avec la rapidité de deux voleurs. Esther Gobseck » — C’est assez son style, se dit Trompe-la-Mort. Tu veux dire le Juge de paix... Cette mort a fait du tapage bien promptement, dit Collin. Ah ! les canailles !... dit Trompe-la-Mort. Avec cet escamotage, ils nous perdent !... -Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de Police. -Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. -Trompe-la-Mort, lui répondit Contenson qui sortit de derrière un tuyau de cheminée. +Dans son premier moment de fureur, il courut à la Préfecture de Police. +Ce fut un coup de cloche qui rassembla tous les Numéros de Corentin. +Trompe-la-Mort, lui répondit Contenson qui sortit de derrière un tuyau de cheminée. J’ai des ennemis en Espagne, dit Carlos Herrera. Allons-y par ta mansarde, lui dit Contenson. Contenson mourut sur son champ d’honneur. -Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, où il se mit au lit. -Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie. -Ne crains rien, je suis prêtre et je resterai prêtre. -Je viens de me défaire, et naturellement, du seul homme qui pût me démasquer. -En ce moment, Lucien s’avança. -Clotilde ! cria-t-il en frappant à la glace. -La journée est belle, nous sommes bien vêtues, nous ne craignons pas le froid. +Jacques Collin rentra tranquillement dans sa mansarde, où il se mit au lit. +Donne-moi quelque chose qui me rende bien malade, sans me tuer, dit-il à Asie. +Ne crains rien, je suis prêtre et je resterai prêtre. +Je viens de me défaire, et naturellement, du seul homme qui pût me démasquer. +En ce moment, Lucien s’avança. +Clotilde ! cria-t-il en frappant à la glace. +La journée est belle, nous sommes bien vêtues, nous ne craignons pas le froid. La voiture nous suivra... Et les deux femmes descendirent. Madeleine de Mortsauf prit Clotilde par le bras, et laissa Lucien lui parler. -Ils allèrent ensemble ainsi jusqu’au petit village de Grey. -Il était alors huit heures, et là, Clotilde congédia Lucien. -On n’a jamais donné de si forte preuve d’attachement, n’est-ce pas ?... -Maintenant tâchez de dissiper les préventions fatales qui pèsent sur vous... +Ils allèrent ensemble ainsi jusqu’au petit village de Grey. +Il était alors huit heures, et là, Clotilde congédia Lucien. +On n’a jamais donné de si forte preuve d’attachement, n’est-ce pas ?... +Maintenant tâchez de dissiper les préventions fatales qui pèsent sur vous... Que voulez-vous ?... dit Lucien avec l’arrogance du dandy. -Vous êtes monsieur Lucien de Rubempré ? dit le Procureur du Roi de Fontainebleau. -Qui sont ces dames ?... s’écria le brigadier. +Vous êtes monsieur Lucien de Rubempré ? dit le Procureur du Roi de Fontainebleau. +Qui sont ces dames ?... s’écria le brigadier. Baptiste, montrez nos passe-ports. -D’un vol et d’un assassinat, répondit le brigadier de la gendarmerie. -Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complètement évanouie dans la berline. -À minuit, Lucien entrait à la Force où il fut mis au secret. -L’abbé Carlos Herrera s’y trouvait de la veille, au soir. -Ainsi l’évasion est impossible. -La voiture, doublée de tôle, ne se laisse mordre par aucun outil. -Le panier à salade sert à plusieurs usages. -En argot de prison, cela s’appelle aller à l’instruction. -Cette charrette n’est plus affectée aujourd’hui qu’au transport de l’échafaud. -en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. -L’attitude des deux complices était caractéristique. +D’un vol et d’un assassinat, répondit le brigadier de la gendarmerie. +Baptiste mit mademoiselle de Grandlieu complètement évanouie dans la berline. +À minuit, Lucien entrait à la Force où il fut mis au secret. +L’abbé Carlos Herrera s’y trouvait de la veille, au soir. +Ainsi l’évasion est impossible. +La voiture, doublée de tôle, ne se laisse mordre par aucun outil. +Le panier à salade sert à plusieurs usages. +En argot de prison, cela s’appelle aller à l’instruction. +Cette charrette n’est plus affectée aujourd’hui qu’au transport de l’échafaud. +en montant dans le panier à salade, ne se comprendrait pas. +L’attitude des deux complices était caractéristique. Depuis deux jours, tout Paris parlait donc de ces deux arrestations. -Paris a trois Maisons d’Arrêt : Sainte-Pélagie, la Force et les Madelonnettes. -Remarquez cette expression d’inculpés. -Le détenu, c’est le condamné. -La justice lance immédiatement le mandat de dépôt ou d’arrestation. +Paris a trois Maisons d’Arrêt : Sainte-Pélagie, la Force et les Madelonnettes. +Remarquez cette expression d’inculpés. +Le détenu, c’est le condamné. +La justice lance immédiatement le mandat de dépôt ou d’arrestation. Il voyait tous les passants et il les analysait. -Le croyez-vous donc malade ?... avait demandé le commissaire de police. +Le croyez-vous donc malade ?... avait demandé le commissaire de police. La Police doute toujours de tout. -Bibi-Lupin, ancien forçat, compagnon de Jacques Collin au bagne, était son ennemi personnel. -Chose étrange ! cet espoir allait être pleinement satisfait. +Bibi-Lupin, ancien forçat, compagnon de Jacques Collin au bagne, était son ennemi personnel. +Chose étrange ! cet espoir allait être pleinement satisfait. Tel fut Paris pendant longtemps et dans beaucoup de quartiers. -La robe était comme une tapisserie. -Et quelle pièce d’estomac !... un emplâtre eût été moins sale. +La robe était comme une tapisserie. +Et quelle pièce d’estomac !... un emplâtre eût été moins sale. Les mains avaient fait cent moissons ! -Range-toi donc, vieil hospice à vermine !... cria le postillon d’une voix rauque. +Range-toi donc, vieil hospice à vermine !... cria le postillon d’une voix rauque. Asie ! se dit Jacques Collin qui reconnut sur-le-champ sa complice, tout va bien. Tu vas me revoir... -Lucien arrêté !... se dit-il. -Et il faillit s’évanouir. +Lucien arrêté !... se dit-il. +Et il faillit s’évanouir. Elle a vu la plupart des grands criminels. -La place Royale fut la réplique de la place Dauphine. -Autrefois la Préfecture de police, hôtel des premiers présidents au Parlement, dépendait du Palais. -Hélas ! la Conciergerie a envahi le Palais des rois. -C’est une question à étudier pendant quelques années avant de rien commencer. +La place Royale fut la réplique de la place Dauphine. +Autrefois la Préfecture de police, hôtel des premiers présidents au Parlement, dépendait du Palais. +Hélas ! la Conciergerie a envahi le Palais des rois. +C’est une question à étudier pendant quelques années avant de rien commencer. Ce mot, on le comprend. -Il est difficile de savoir précisément l’emplacement de la primitive Conciergerie. -À gauche se trouve la Souricière, à droite le guichet. -Tous ceux qui y sont prisonniers doivent comparaître en cour d’assises. -Ouvrard préféra le séjour de la Conciergerie à celui de Sainte-Pélagie. +Il est difficile de savoir précisément l’emplacement de la primitive Conciergerie. +À gauche se trouve la Souricière, à droite le guichet. +Tous ceux qui y sont prisonniers doivent comparaître en cour d’assises. +Ouvrard préféra le séjour de la Conciergerie à celui de Sainte-Pélagie. Rien de plus formidable. -Les magistrats instructeurs, ceux du parquet eux-mêmes, n’entrent pas sans avoir été reconnus. -Là, le prévenu, l’accusé sont inscrits, décrits et fouillés. -Vous direz cela, répondit le directeur, à monsieur le juge d’instruction... -Jésus ! répliqua Jacques Collin en soupirant. -Ne puis-je avoir un bréviaire ?... -Me refusera-t-on toujours un médecin ?... -Je n’ai pas deux heures à vivre. -Ces chambres sont situées au bout du préau dont il sera question plus tard. -Règle générale, les criminels parlent tous d’erreur ! -Je puis parler de votre réclamation au juge d’instruction, répondit le directeur. -Je vous bénirai donc, monsieur !... répliqua l’Espagnol en levant les yeux au ciel. -Quand sa pensée enfantait un projet, c’était le suicide. -Cette petite cour sert de préau au quartier des femmes. +Les magistrats instructeurs, ceux du parquet eux-mêmes, n’entrent pas sans avoir été reconnus. +Là, le prévenu, l’accusé sont inscrits, décrits et fouillés. +Vous direz cela, répondit le directeur, à monsieur le juge d’instruction... +Jésus ! répliqua Jacques Collin en soupirant. +Ne puis-je avoir un bréviaire ?... +Me refusera-t-on toujours un médecin ?... +Je n’ai pas deux heures à vivre. +Ces chambres sont situées au bout du préau dont il sera question plus tard. +Règle générale, les criminels parlent tous d’erreur ! +Je puis parler de votre réclamation au juge d’instruction, répondit le directeur. +Je vous bénirai donc, monsieur !... répliqua l’Espagnol en levant les yeux au ciel. +Quand sa pensée enfantait un projet, c’était le suicide. +Cette petite cour sert de préau au quartier des femmes. Pendant longtemps ce fut terrible. -Notre nouveau Droit criminel ferma tout un abîme de souffrances. +Notre nouveau Droit criminel ferma tout un abîme de souffrances. Ce n’est jamais le corps qui souffre. -Il faut admettre, à Paris surtout, que l’innocent est promptement mis en liberté. -Tout en lui s’était brisé dans cette chute icarienne. +Il faut admettre, à Paris surtout, que l’innocent est promptement mis en liberté. +Tout en lui s’était brisé dans cette chute icarienne. Restons sur ce terrain. -Mes papiers sont en règle. +Mes papiers sont en règle. Asie et moi, nous mangerons bien monsieur Camusot, il n’est pas fort. -Avant son interrogatoire il doit avoir été seriné. -Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon état de prêtre ! -C’est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. -D’ailleurs, se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. -Là gît le vice de l’institution actuelle. -L’état de prévention devrait n’apporter aucun changement dans les habitudes des individus. -Peut-être est-ce le résultat de l’esprit essentiellement frondeur du Français. -Madame Camusot était allée incontinent faire une visite à l’illustre marquise. -Madame d’Espard voudrait voir tomber la tête de ce pauvre jeune homme. -Ne te mêle pas des affaires du Palais, répondit Camusot à sa femme. -Moi, m’en mêler ? reprit-elle. -Enfin de belles tirades sur la charité, sur la religion ! +Avant son interrogatoire il doit avoir été seriné. +Puis il me faut des témoins qui maintiennent mon état de prêtre ! +C’est un souverain soumis uniquement à sa conscience et à la loi. +D’ailleurs, se défier de la magistrature est un commencement de dissolution sociale. +Là gît le vice de l’institution actuelle. +L’état de prévention devrait n’apporter aucun changement dans les habitudes des individus. +Peut-être est-ce le résultat de l’esprit essentiellement frondeur du Français. +Madame Camusot était allée incontinent faire une visite à l’illustre marquise. +Madame d’Espard voudrait voir tomber la tête de ce pauvre jeune homme. +Ne te mêle pas des affaires du Palais, répondit Camusot à sa femme. +Moi, m’en mêler ? reprit-elle. +Enfin de belles tirades sur la charité, sur la religion ! a-t-elle dit en finissant. Nous nous distinguons tous les jours, en faisant notre devoir, dit Camusot. Tiens, je t’ai cru niais, aujourd’hui je t’admire... Madame, puis-je entrer ? demanda la femme de chambre. -Que me voulez-vous ? lui dit sa maîtresse. +Que me voulez-vous ? lui dit sa maîtresse. Ma petite, entre nous, deux mots suffisent. Oui, madame la duchesse. Ce n’est pas tout. -Je suis fidèle à ceux qui me servent, vous le savez. -Notre Camusot sera d’abord conseiller, puis premier président n’importe où... +Je suis fidèle à ceux qui me servent, vous le savez. +Notre Camusot sera d’abord conseiller, puis premier président n’importe où... Adieu... je suis attendue, vous m’excusez, n’est-ce pas ? Ainsi vous ne manquerez pas d’appuis... -Elle se mit un doigt sur les lèvres et disparut. +Elle se mit un doigt sur les lèvres et disparut. Nous sommes pris entre deux feux... Laquelle des deux est la plus puissante ? dit-elle en terminant. -Or, madame Camusot dominait entièrement son mari. -L’abbé Carlos Herrera. -Qu’en dis-tu, Amélie ? -C’est effrayant !... répondit la femme du juge. -Elle n’ignore rien de toutes les déviations. -La discrétion est d’ailleurs égale à l’étendue de ce pouvoir. -Elle n’est qu’épouvantable d’un côté. +Or, madame Camusot dominait entièrement son mari. +L’abbé Carlos Herrera. +Qu’en dis-tu, Amélie ? +C’est effrayant !... répondit la femme du juge. +Elle n’ignore rien de toutes les déviations. +La discrétion est d’ailleurs égale à l’étendue de ce pouvoir. +Elle n’est qu’épouvantable d’un côté. Ce qu’elle fait pour la justice, elle le fait aussi pour la politique. Mais, en politique, elle est aussi cruelle, aussi partiale que feu l’Inquisition. -As-tu besoin de me répéter cela ? dit madame Camusot. +As-tu besoin de me répéter cela ? dit madame Camusot. Lucien est coupable, reprit le juge, mais de quoi ? -Mais Lucien est complice ! s’écria Camusot. -Veux-tu m’en croire ?... dit Amélie. -Comme tu y vas !... répondit le juge en souriant. -Eh ! bien, la délibération est close, viens embrasser ta Mélie, il est une heure... -Cet employé, c’est la plume même du juge. -Allons, l’interrogatoire en décidera. -Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge de Boulle. -Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le procureur général. +Mais Lucien est complice ! s’écria Camusot. +Veux-tu m’en croire ?... dit Amélie. +Comme tu y vas !... répondit le juge en souriant. +Eh ! bien, la délibération est close, viens embrasser ta Mélie, il est une heure... +Cet employé, c’est la plume même du juge. +Allons, l’interrogatoire en décidera. +Il entra chez un marchand de curiosités, attiré par une horloge de Boulle. +Vous allez interroger ce matin monsieur de Rubempré, dit le procureur général. Pauvre jeune homme, je l’aimais... Il y a bien des charges contre lui, dit Camusot. -Mais ce drôle est hors de notre portée. +Mais ce drôle est hors de notre portée. Oui, dit Camusot, surtout si cette Esther lui donnait tout ce qu’elle gagnait... -Mais, à quoi croyez-vous donc alors ? demanda Camusot, car il y a quelque chose. -À un crime commis par les domestiques, répondit le procureur général. -Vous pèserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. -Et monsieur de Grandville salua comme un homme qui ne veut pas de réponse. -Bien, monsieur Camusot ; mais Bibi-Lupin est arrivé... -Ah ! déjà ! s’écria le juge. -Il était à Melun. -J’ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. -Quel zèle ! lui dit le juge en souriant. -Pourriez-vous retrouver des témoins de sa dernière arrestation ? -Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amène aujourd’hui. -L’huissier vint après quelques minutes. +Mais, à quoi croyez-vous donc alors ? demanda Camusot, car il y a quelque chose. +À un crime commis par les domestiques, répondit le procureur général. +Vous pèserez tout, mon cher Camusot, ayez de la prudence. +Et monsieur de Grandville salua comme un homme qui ne veut pas de réponse. +Bien, monsieur Camusot ; mais Bibi-Lupin est arrivé... +Ah ! déjà ! s’écria le juge. +Il était à Melun. +J’ai reçu ce matin une note du directeur de la Force. +Quel zèle ! lui dit le juge en souriant. +Pourriez-vous retrouver des témoins de sa dernière arrestation ? +Donnez-moi deux citations de témoins, et je vous en amène aujourd’hui. +L’huissier vint après quelques minutes. Prenez les noms des personnes venues, apportez-m’en la liste. -Après, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l’abbé Carlos Herrera. -Ah ! il est en Espagnol ? en prêtre, m’a-t-on dit. +Après, dit Camusot à son huissier, vous irez chercher l’abbé Carlos Herrera. +Ah ! il est en Espagnol ? en prêtre, m’a-t-on dit. Obtenir pareille chose du docteur Bianchon. -Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but. -Je dois être pour toi l’abbé Carlos Herrera. -Le génie en toute chose est une intuition. -Au-dessous de ce phénomène, le reste des œuvres remarquables se doit au talent. -Le crime a ses hommes de génie. -Après cette heureuse rencontre, Asie était descendue sur la Grève. -Sur ce quai, les rez-de-chaussée étaient presque tous élevés de quelques marches. +Faire travailler les deux femmes à Lucien dans ce but. +Je dois être pour toi l’abbé Carlos Herrera. +Le génie en toute chose est une intuition. +Au-dessous de ce phénomène, le reste des œuvres remarquables se doit au talent. +Le crime a ses hommes de génie. +Après cette heureuse rencontre, Asie était descendue sur la Grève. +Sur ce quai, les rez-de-chaussée étaient presque tous élevés de quelques marches. Ma fille ! dit Asie, il s’agit de me ficeler. -Je dois être au moins une baronne du faubourg Saint-Germain. +Je dois être au moins une baronne du faubourg Saint-Germain. Tu sais quelles robes me vont. On me propose des diamants !... dit la Romette en coiffant Asie. Eh bien, quel que soit le profit, mon enfant, il faut s’en priver. -Nous avons les curieux à craindre pendant quelque temps. -Asie ne se ressemblait plus à elle-même. -Un corset rudement sanglé maintenait sa taille de cuisinière. -Ah ! pour l’affaire Rubempré. -Le procès avait déjà son nom ! -Mais en général les juges d’instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures. +Nous avons les curieux à craindre pendant quelque temps. +Asie ne se ressemblait plus à elle-même. +Un corset rudement sanglé maintenait sa taille de cuisinière. +Ah ! pour l’affaire Rubempré. +Le procès avait déjà son nom ! +Mais en général les juges d’instruction commencent leurs interrogatoires vers dix heures. C’est la Conciergerie. -Ah ! voilà la Conciergerie où notre pauvre reine... +Ah ! voilà la Conciergerie où notre pauvre reine... Oh ! je voudrais bien voir son cachot !... Oui, madame la baronne. -Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette inscription-là ! +Je voudrais savoir le latin pour étudier les mots de cette inscription-là ! Croyez-vous que monsieur Camusot puisse me donner une permission... Cela ne le regarde pas ; mais il peut vous accompagner... Mais ses interrogatoires ? dit-elle. -Oh ! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre. -Tiens, ils sont prévenus, c’est vrai ! répliqua naïvement Asie. -Mais je connais monsieur de Grandville, votre procureur général... +Oh ! répondit Massol, les prévenus peuvent attendre. +Tiens, ils sont prévenus, c’est vrai ! répliqua naïvement Asie. +Mais je connais monsieur de Grandville, votre procureur général... Cette interjection produisit un effet magique sur les huissiers et sur l’avocat. -Je le vois souvent chez monsieur de Sérisy, son ami. -Madame de Sérisy est ma parente par les Ronquerolles... -Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un huissier, elle... -Oui, madame, il vient de monter de la Souricière... -La Souricière ! dit-elle. +Je le vois souvent chez monsieur de Sérisy, son ami. +Madame de Sérisy est ma parente par les Ronquerolles... +Mais si madame veut descendre à la Conciergerie, dit un huissier, elle... +Oui, madame, il vient de monter de la Souricière... +La Souricière ! dit-elle. Qu’est-ce que c’est... Mais je n’ai pas le temps... -Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot avant qu’il ne soit occupé. -Oh ! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur Camusot, dit Massol. -On a des égards au Palais pour les femmes comme vous... +Menez-moi, monsieur, parler à monsieur Camusot avant qu’il ne soit occupé. +Oh ! madame, vous avez bien le temps de parler à monsieur Camusot, dit Massol. +On a des égards au Palais pour les femmes comme vous... Vous avez des cartes... Comme je voudrais voir cela !... dit-elle. -Ah ! voilà l’aumônier des prisons qui vient sans doute de préparer un malheureux... -Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme. -C’est un prévenu qui vient à l’instruction. -Et de quoi donc est-il accusé ? -Il est impliqué dans cette affaire d’empoisonnement... +Ah ! voilà l’aumônier des prisons qui vient sans doute de préparer un malheureux... +Non, non, madame la baronne, répondit le gendarme. +C’est un prévenu qui vient à l’instruction. +Et de quoi donc est-il accusé ? +Il est impliqué dans cette affaire d’empoisonnement... Oh ! je voudrais bien le voir... Tenez, madame, cette porte donne sur l’escalier... -C’était de l’arbitraire, mais de l’arbitraire nécessaire. -L’avocat lui-même avait poussé deux exclamations : — « Madame ! madame ! +C’était de l’arbitraire, mais de l’arbitraire nécessaire. +L’avocat lui-même avait poussé deux exclamations : — « Madame ! madame ! pleines d’effroi, tant il craignait de se compromettre. Pauvre homme ! dit la baronne. -Est-ce là un coupable ? +Est-ce là un coupable ? Allons ! dit Jacques Collin qui fit un effort pour se lever. -Ah ! dit-elle, ça m’a serré le cœur... il est mourant... -Ou il le paraît, répliqua le brigadier. +Ah ! dit-elle, ça m’a serré le cœur... il est mourant... +Ou il le paraît, répliqua le brigadier. Rue Neuve-Saint-Marc, cria-t-elle au cocher. -Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employèrent plus de deux heures. -Bien, bien... répondit vivement la duchesse en changeant de ton. +Ces diverses courses, ces occupations minutieuses employèrent plus de deux heures. +Bien, bien... répondit vivement la duchesse en changeant de ton. J’ai fait beaucoup d’affaires avec monsieur de Marsay que madame la duchesse... -Assez !... s’écria la duchesse, occupons-nous de Lucien. -Vous êtes jolie à croquer, parole d’honneur de vieille femme ! +Assez !... s’écria la duchesse, occupons-nous de Lucien. +Vous êtes jolie à croquer, parole d’honneur de vieille femme ! Enfin, ne faites pas atteler, madame, et montez en fiacre avec moi... -Allez ! je vous suis, dit alors la duchesse après un moment d’hésitation. -À nous deux, nous donnerons du courage à Léontine... -Ah ! ma chère ! je me meurs ! +Allez ! je vous suis, dit alors la duchesse après un moment d’hésitation. +À nous deux, nous donnerons du courage à Léontine... +Ah ! ma chère ! je me meurs ! Dans la mise, pas la moindre coquetterie ! -Les yeux cerclés d’un tour noir, les joues marbrées attestaient des larmes amères. +Les yeux cerclés d’un tour noir, les joues marbrées attestaient des larmes amères. Pas de ceinture au peignoir. -Les broderies de la jupe de dessous et de la chemise étaient fripées. -Léontine avait oublié de mettre ses fausses nattes. -Vous aimez pour la première fois de votre vie... lui dit sentencieusement Asie. -Léontine alors aperçut Asie et fit un mouvement d’effroi. -Qui est-ce, ma chère Diane ? dit-elle à la duchesse de Maufrigneuse. -Asie avait deviné la vérité. +Les broderies de la jupe de dessous et de la chemise étaient fripées. +Léontine avait oublié de mettre ses fausses nattes. +Vous aimez pour la première fois de votre vie... lui dit sentencieusement Asie. +Léontine alors aperçut Asie et fit un mouvement d’effroi. +Qui est-ce, ma chère Diane ? dit-elle à la duchesse de Maufrigneuse. +Asie avait deviné la vérité. L’amour vrai, comme on sait, est impitoyable. -Si vous voulez le sauver, il n’y a pas une minute à perdre. -Il est innocent, je le jure sur les os de ma mère ! -Oh ! oui, n’est-ce-pas... cria la comtesse en regardant avec bonté l’affreuse commère. +Si vous voulez le sauver, il n’y a pas une minute à perdre. +Il est innocent, je le jure sur les os de ma mère ! +Oh ! oui, n’est-ce-pas... cria la comtesse en regardant avec bonté l’affreuse commère. Demain il sera libre, je vous le garantis ?... -Tirez-le de là, car c’est vous qui l’y avez mis... -C’est si bon d’être à la fois mère et maîtresse ! -Pauvre fille ! elle a fait cela ! je l’aime !... dit Léontine. +Tirez-le de là, car c’est vous qui l’y avez mis... +C’est si bon d’être à la fois mère et maîtresse ! +Pauvre fille ! elle a fait cela ! je l’aime !... dit Léontine. Ah ! maintenant, dit Asie avec une ironie glaciale. -Rentrons alors chez moi, dit madame de Sérisy. -Un procès-verbal, ce n’est donc plus que les cendres de l’incendie. -Quels sont vos véritables noms ? demanda Camusot à Jacques Collin. -Vous avez des papiers qui constatent les qualités dont vous parlez ? demanda le juge. -Oui, monsieur, un passe-port, une lettre de Sa Majesté Catholique qui autorise ma mission... -Vous prétendez-vous toujours mourant ? dit Camusot. -Coquart, sonnez ! faites venir le médecin de la Conciergerie et un infirmier. +Rentrons alors chez moi, dit madame de Sérisy. +Un procès-verbal, ce n’est donc plus que les cendres de l’incendie. +Quels sont vos véritables noms ? demanda Camusot à Jacques Collin. +Vous avez des papiers qui constatent les qualités dont vous parlez ? demanda le juge. +Oui, monsieur, un passe-port, une lettre de Sa Majesté Catholique qui autorise ma mission... +Vous prétendez-vous toujours mourant ? dit Camusot. +Coquart, sonnez ! faites venir le médecin de la Conciergerie et un infirmier. Monsieur, je suis entre vos mains. -Le juge s’attendait à cette question. -dit vivement le juge en plongeant son regard dans les yeux du prévenu. -Moi ! monsieur, un forçat ?... -Expliquez-vous, dit le juge, vous êtes ici pour cela. -Vous avez été fusillé, et vous vivez !... dit Camusot. +Le juge s’attendait à cette question. +dit vivement le juge en plongeant son regard dans les yeux du prévenu. +Moi ! monsieur, un forçat ?... +Expliquez-vous, dit le juge, vous êtes ici pour cela. +Vous avez été fusillé, et vous vivez !... dit Camusot. C’est un fait que Son Excellence l’Ambassadeur pourra vous attester... -Ce diable d’homme a réponse à tout. -Pouvez-vous me confier les causes de votre affection pour monsieur Lucien de Rubempré... -Eh bien ! c’est... ô mon Dieu !... c’est mon fils ! ajouta-t-il en murmurant. -Et il s’évanouit. -N’écrivez pas cela, Coquart, dit Camusot tout bas. +Ce diable d’homme a réponse à tout. +Pouvez-vous me confier les causes de votre affection pour monsieur Lucien de Rubempré... +Eh bien ! c’est... ô mon Dieu !... c’est mon fils ! ajouta-t-il en murmurant. +Et il s’évanouit. +N’écrivez pas cela, Coquart, dit Camusot tout bas. Coquart se leva pour aller prendre une petite fiole de vinaigre des quatre-voleurs. -Si c’est Jacques Collin, c’est un bien grand comédien !... pensait Camusot. +Si c’est Jacques Collin, c’est un bien grand comédien !... pensait Camusot. Ce spectacle plongea Camusot dans une grande incertitude. -Oui, c’était bien madame Chardon, mademoiselle de Rubempré ! +Oui, c’était bien madame Chardon, mademoiselle de Rubempré ! dit Carlos en murmurant. Ah ! c’est une des plus grandes fautes de ma vie ! -Où sont ces papiers ?... -Enfin, vous êtes magistrat !... -D’ailleurs l’ambassadeur, à qui j’en appelle de tout ceci, appréciera. +Où sont ces papiers ?... +Enfin, vous êtes magistrat !... +D’ailleurs l’ambassadeur, à qui j’en appelle de tout ceci, appréciera. Cette inspection dura dix minutes environ. -Cela se peut, dit le médecin. -C’était l’Hercule Farnèse de Naples sans sa colossale exagération. -À quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bâtis ?... dit le médecin à Camusot. +Cela se peut, dit le médecin. +C’était l’Hercule Farnèse de Naples sans sa colossale exagération. +À quoi la nature destine-t-elle des hommes ainsi bâtis ?... dit le médecin à Camusot. Pourrais-je encore une fois revoir Asie ?... -Le bureau des Délégations est un auxiliaire indispensable à la justice. -Camusot s’assit à son bureau jouant avec sa plume. -Vous avez une tante, dit brusquement Camusot à Jacques Collin. +Le bureau des Délégations est un auxiliaire indispensable à la justice. +Camusot s’assit à son bureau jouant avec sa plume. +Vous avez une tante, dit brusquement Camusot à Jacques Collin. Prenez garde, reprit Camusot. -Je vous écoute, monsieur. -Cette femme vous est bien dévouée... -Elle a paru comme témoin dans le procès. -C’est dans cette intimité qu’elle aurait acquis des connaissances en toxicologie. -Tout ceci ressemblerait peu à la grandesse des ducs d’Ossuna... -Persistez-vous dans vos dénégations ?... -Je suis tout à fait étranger aux personnes de qui vous me parlez. -Nous allons procéder, malgré vos dénégations, à des confrontations qui pourront diminuer votre assurance. -Qu’il entre ! répondit monsieur Camusot. +Je vous écoute, monsieur. +Cette femme vous est bien dévouée... +Elle a paru comme témoin dans le procès. +C’est dans cette intimité qu’elle aurait acquis des connaissances en toxicologie. +Tout ceci ressemblerait peu à la grandesse des ducs d’Ossuna... +Persistez-vous dans vos dénégations ?... +Je suis tout à fait étranger aux personnes de qui vous me parlez. +Nous allons procéder, malgré vos dénégations, à des confrontations qui pourront diminuer votre assurance. +Qu’il entre ! répondit monsieur Camusot. En entrant Bibi-Lupin de qui l’on attendait un : — « C’est bien lui !... -Cette hésitation frappa le juge. +Cette hésitation frappa le juge. C’est bien sa taille, sa corpulence, dit l’agent. -Il y a des choses qu’on ne peut pas déguiser... +Il y a des choses qu’on ne peut pas déguiser... C’est parfaitement lui, monsieur Camusot... -C’est une balle, répondit don Carlos Herrera, voici bien d’autres cicatrices. -Ah ! c’est bien sa voix ! s’écria Bibi-Lupin. -Je le sais, répondit humblement Bibi-Lupin ; mais je vous trouverai des témoins. -Déjà l’une des pensionnaires de la Maison-Vauquer est là... dit-il en regardant Collin. +C’est une balle, répondit don Carlos Herrera, voici bien d’autres cicatrices. +Ah ! c’est bien sa voix ! s’écria Bibi-Lupin. +Je le sais, répondit humblement Bibi-Lupin ; mais je vous trouverai des témoins. +Déjà l’une des pensionnaires de la Maison-Vauquer est là... dit-il en regardant Collin. La figure placide que se faisait Collin ne vacilla pas. Aussi ne saurais-je rester pendant longtemps hors de ma maison... Il se trouvait alors dans cette pension un certain Vautrin... -Oh, monsieur ! c’est toute une histoire, c’était un affreux galérien... -Vous avez coopéré à son arrestation. +Oh, monsieur ! c’est toute une histoire, c’était un affreux galérien... +Vous avez coopéré à son arrestation. C’est faux, monsieur... -Vous êtes devant la Justice, prenez garde !... dit sévèrement monsieur Camusot. +Vous êtes devant la Justice, prenez garde !... dit sévèrement monsieur Camusot. Madame Poiret garda le silence. -Rappelez vos souvenirs ! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme ?... le reconnaîtriez-vous ? +Rappelez vos souvenirs ! reprit Camusot, vous souvenez-vous bien de cet homme ?... le reconnaîtriez-vous ? Est-ce l’homme que voici ?... dit le juge. -Madame Poiret mit ses conserves et regarda l’abbé Carlos Herrera. +Madame Poiret mit ses conserves et regarda l’abbé Carlos Herrera. C’est sa carrure, sa taille, mais... non... si... -Voilà bien sa palatine ; mais elle a grisonné, monsieur Vautrin, s’écria madame Poiret. -Que répondez-vous à cela ? demanda le juge. +Voilà bien sa palatine ; mais elle a grisonné, monsieur Vautrin, s’écria madame Poiret. +Que répondez-vous à cela ? demanda le juge. Que c’est une folle ! dit Jacques Collin. c’est son regard. Pardonnez ! (je suis Espagnol), si elle se rappelle les personnes qui habitaient cette... Comment nommez-vous la maison... Une pension bourgeoise, dit madame Poiret. -Je ne sais ce que c’est ! répondit Jacques Collin. -Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le père Goriot... mademoiselle Taillefer... -Eh bien ! ce père Goriot... +Je ne sais ce que c’est ! répondit Jacques Collin. +Il y avait monsieur de Rastignac, le docteur Bianchon, le père Goriot... mademoiselle Taillefer... +Eh bien ! ce père Goriot... Il est mort, dit madame Poiret. -Coquart, préparez leurs citations. -Hélas ! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin. -Cet incident devint si grave qu’il fit oublier son dessein à Camusot. +Coquart, préparez leurs citations. +Hélas ! je souffre trop pour manger, dit Jacques Collin. +Cet incident devint si grave qu’il fit oublier son dessein à Camusot. Qu’elle entre ! dit-il. Voulez-vous me rembourser le port. Dieu sait quand nous verrons nos locataires ! -Coquart, vous allez dresser procès-verbal de cette déclaration. +Coquart, vous allez dresser procès-verbal de cette déclaration. Allez ! ma bonne femme. -Donnez vos noms, vos qualités... -Camusot fit prêter serment à la portière, puis il dicta le procès-verbal. -À onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. +Donnez vos noms, vos qualités... +Camusot fit prêter serment à la portière, puis il dicta le procès-verbal. +À onze heures je serai morte, et je mourrai sans aucune douleur. Ainsi, ma biche, tu pourras te dire : « Ma petite Esther n’a pas souffert... -Oui, je n’aurai souffert qu’en t’écrivant ces pages. -Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable... +Oui, je n’aurai souffert qu’en t’écrivant ces pages. +Il fallait ce dégoût pour trouver la mort adorable... Dieu fera de moi ce qu’il voudra. -J’ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. +J’ai ton délicieux portrait fait par madame de Mirbel devant moi. Ma mort te sera donc utile encore... -J’aurais troublé ton ménage... +J’aurais troublé ton ménage... Oh ! cette Clotilde, je ne la comprends pas ! -Pauvre Lucien ! cher ambitieux manqué, je songe à ton avenir ! -On a mal à l’âme comme on a mal au corps. -Jamais le monde ne nous aurait acceptés. -Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va ! -Oh ! combien de larmes aurais-je séchées !... autant je crois que j’en ai versé ! -Oui, j’aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité. -Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. +Pauvre Lucien ! cher ambitieux manqué, je songe à ton avenir ! +On a mal à l’âme comme on a mal au corps. +Jamais le monde ne nous aurait acceptés. +Voici deux mois que je réfléchis à bien des choses, va ! +Oh ! combien de larmes aurais-je séchées !... autant je crois que j’en ai versé ! +Oui, j’aurais voulu ne vivre que pour toi et pour la charité. +Voilà les réflexions qui me rendent la mort adorable. Ainsi ne fais pas de lamentations, mon bon chat ? -Eh ! bien, je n’ai pas voulu voir la dernière pièce, voilà tout... -Tu dois me trouver bavarde, mais c’est mon dernier ragôt. -Je t’écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. -Une morte qui demande l’aumône, en voilà du comique ?... +Eh ! bien, je n’ai pas voulu voir la dernière pièce, voilà tout... +Tu dois me trouver bavarde, mais c’est mon dernier ragôt. +Je t’écris comme je te parlais, et je veux te parler gaiement. +Une morte qui demande l’aumône, en voilà du comique ?... Allons, il faut savoir se tenir tranquille dans sa tombe. -J’ai tout tenté pour continuer à respirer l’air que tu respires. +J’ai tout tenté pour continuer à respirer l’air que tu respires. Non ! si tu avais vu sa grimace ? -Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu’à moi. +Je le vois, vous tenez plus à deux millions qu’à moi. Ce vieux coquin saura dans quelques heures que je ne plaisantais pas. Qu’est-ce qui te fera comme moi ta raie dans les cheveux ? -Adieu, mon nini, adieu ! je te bénis de tout mon malheur. +Adieu, mon nini, adieu ! je te bénis de tout mon malheur. Jusque dans la tombe je serai » Ton Esther... -J’ai fait ma dernière prière, je vais me coucher pour mourir. +J’ai fait ma dernière prière, je vais me coucher pour mourir. Encore une fois, adieu ! -Ah ! dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prévenu. +Ah ! dit Camusot en jetant un regard de juge sur le prévenu. ni que j’en parle, je suis au secret. -Au secret !... s’écria le magistrat, vous n’y serez plus... -Et il tendit la lettre à Jacques Collin. -Voilà comme on l’aime !... dit Jacques Collin en rendant la lettre... -Et il fit voir à Camusot une figure baignée de larmes. -Ce cher Lucien est si ravissant quand il est câlin... -Non, monsieur... répondit le forçat. +Au secret !... s’écria le magistrat, vous n’y serez plus... +Et il tendit la lettre à Jacques Collin. +Voilà comme on l’aime !... dit Jacques Collin en rendant la lettre... +Et il fit voir à Camusot une figure baignée de larmes. +Ce cher Lucien est si ravissant quand il est câlin... +Non, monsieur... répondit le forçat. Et Jacques Collin se fit plus que jamais don Carlos Herrera. -J’imiterais la pauvre fille qui s’est tuée à son profit. -Parlez, ceci ne sera pas écrit... -Oh ! quant à cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps. -Mon Ordre a de la mémoire. +J’imiterais la pauvre fille qui s’est tuée à son profit. +Parlez, ceci ne sera pas écrit... +Oh ! quant à cela, dit Camusot en faisant un haut-le-corps. +Mon Ordre a de la mémoire. Monsieur ! dit Camusot, assez. -Cherchez d’autres raisons à me donner. -Je me dois autant au prévenu qu’à la vindicte publique. -Mon persécuteur est un espion de votre dernier roi... +Cherchez d’autres raisons à me donner. +Je me dois autant au prévenu qu’à la vindicte publique. +Mon persécuteur est un espion de votre dernier roi... Ah ! il se nomme Corentin... Eh ! bien, monsieur, voulez-vous me promettre de faire ce que je vous demande ?... Un juge ne peut et ne doit rien promettre. Jacques Collin se retourna. -Vous avez été promptement guéri ? dit Camusot. -Je suis pincé, pensa Jacques Collin. +Vous avez été promptement guéri ? dit Camusot. +Je suis pincé, pensa Jacques Collin. Coquart, copiez cette lettre !... -Une femme interroge un homme aimé comme le juge interroge un criminel. -Voilà la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. -Il resta sur cette pensée. -Libre à lui d’avoir de la finesse ou d’en manquer. +Une femme interroge un homme aimé comme le juge interroge un criminel. +Voilà la raison de sa promesse de faire retrouver la somme. +Il resta sur cette pensée. +Libre à lui d’avoir de la finesse ou d’en manquer. Un interrogatoire, ce n’est rien, et c’est tout. -Là gît la faveur. -Camusot sonna, l’huissier était revenu. -Il était alors deux heures après midi. +Là gît la faveur. +Camusot sonna, l’huissier était revenu. +Il était alors deux heures après midi. Eh ! bien, nous allons tout savoir de l’innocent !... -Combien de bizarreries dans l’usage de nos facultés ! -Toute profession d’ailleurs a son cilice et ses casse-têtes chinois. -Il est dans l’esprit du poète de préférer un supplice à un jugement. -Je vous crois innocent, vous allez être libre immédiatement. +Combien de bizarreries dans l’usage de nos facultés ! +Toute profession d’ailleurs a son cilice et ses casse-têtes chinois. +Il est dans l’esprit du poète de préférer un supplice à un jugement. +Je vous crois innocent, vous allez être libre immédiatement. Lucien prit la lettre, la lut et fondit en larmes. Il sanglota sans pouvoir articuler une parole. -C’est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. -Ce crime a précédé la découverte du testament. -Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. -La France a joui de ce système pendant un certain temps. -Maintenant, dit Camusot après une pause, comment vous appelez-vous ? +C’est presque comme témoin que je vous requiers de répondre. +Ce crime a précédé la découverte du testament. +Je veux vous faire comprendre combien votre honneur est intéressé dans cette question. +La France a joui de ce système pendant un certain temps. +Maintenant, dit Camusot après une pause, comment vous appelez-vous ? Monsieur Coquart, attention !... dit-il au greffier. -Lucien Chardon, de Rubempré. -Et Lucien donna le jour, le mois et l’année. +Lucien Chardon, de Rubempré. +Et Lucien donna le jour, le mois et l’année. Vous n’avez pas eu de patrimoine ? -Ce fut le chagrin causé par cette mort qui me ramena dans mon pays. +Ce fut le chagrin causé par cette mort qui me ramena dans mon pays. Bien, monsieur, dit Camusot. -Je vous loue de votre franchise, elle sera bien appréciée. -Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d’une confession générale. +Je vous loue de votre franchise, elle sera bien appréciée. +Lucien entrait, comme on le voit, dans la voie d’une confession générale. Qui vous fournissait cet argent ? -Mon protecteur, l’abbé Carlos Herrera. -Où l’avez-vous connu ? -Vous n’aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, à votre mère ?... -Votre mère ne vous a jamais dit avoir rencontré d’Espagnol ? -Vers la fin de mille huit cent vingt-trois, à un petit théâtre du boulevard. -Elle a commencé par vous coûter de l’argent ? -Avez-vous dit cela, monsieur, à la famille Grandlieu ? +Mon protecteur, l’abbé Carlos Herrera. +Où l’avez-vous connu ? +Vous n’aviez jamais entendu parler de lui dans votre famille, à votre mère ?... +Votre mère ne vous a jamais dit avoir rencontré d’Espagnol ? +Vers la fin de mille huit cent vingt-trois, à un petit théâtre du boulevard. +Elle a commencé par vous coûter de l’argent ? +Avez-vous dit cela, monsieur, à la famille Grandlieu ? Vous ignorez la cause de la rupture de votre mariage ? -Voilà, monsieur, où vous a conduit un mensonge... +Voilà, monsieur, où vous a conduit un mensonge... Oui, monsieur, mais je l’ai su trop tard... -Ce n’est pas un prêtre, ce n’est pas un Espagnol, c’est... -Un forçat évadé, dit vivement le juge. -Jacques Collin... dit le juge en commençant une phrase. -Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c’est son nom. -Lui ! mon père !... oh ! monsieur !... il a dit cela ! -Un Jacques Collin mon père !... -Oh ! ma pauvre mère... +Ce n’est pas un prêtre, ce n’est pas un Espagnol, c’est... +Un forçat évadé, dit vivement le juge. +Jacques Collin... dit le juge en commençant une phrase. +Oui, Jacques Collin, répéta Lucien, c’est son nom. +Lui ! mon père !... oh ! monsieur !... il a dit cela ! +Un Jacques Collin mon père !... +Oh ! ma pauvre mère... Et il fondit en larmes. -Je suis perdu ! s’écria-t-il. +Je suis perdu ! s’écria-t-il. Mais vous traduirez Jacques Collin en Cour d’assises ? demanda Lucien. -Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. -Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. -Dans son intérêt, cet homme devait être pour lui et toujours, Carlos Herrera. -Il allait être proclamé l’un des plus habiles juges d’instruction. +Certainement, répondit Camusot qui voulut continuer à faire causer Lucien. +Mais, malgré les efforts et les remontrances du juge, Lucien ne répondit plus. +Dans son intérêt, cet homme devait être pour lui et toujours, Carlos Herrera. +Il allait être proclamé l’un des plus habiles juges d’instruction. Ce fut le dernier coup pour le coupable. -Que voulez-vous encore de moi ? reprit-il avec fierté. -Greffier, lisez au prévenu son interrogatoire... -Je redeviens un prévenu ! se dit Lucien. -Vous avez à signer le procès-verbal de votre interrogatoire, dit le juge. -Et me mettez-vous en liberté ? demanda Lucien devenant ironique à son tour. -Néanmoins, vous n’êtes plus au secret. -Y trouverais-je ce qu’il faut pour écrire... +Que voulez-vous encore de moi ? reprit-il avec fierté. +Greffier, lisez au prévenu son interrogatoire... +Je redeviens un prévenu ! se dit Lucien. +Vous avez à signer le procès-verbal de votre interrogatoire, dit le juge. +Et me mettez-vous en liberté ? demanda Lucien devenant ironique à son tour. +Néanmoins, vous n’êtes plus au secret. +Y trouverais-je ce qu’il faut pour écrire... Il a cru se sauver en livrant son complice. -Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsé... -Je vous rends votre liberté pour aujourd’hui, Coquart, dit le juge. -En voilà bien assez. -Renvoyez les gens qui attendent, en les prévenant de revenir demain. +Des deux, dit Coquart timidement, le forçat est le plus corsé... +Je vous rends votre liberté pour aujourd’hui, Coquart, dit le juge. +En voilà bien assez. +Renvoyez les gens qui attendent, en les prévenant de revenir demain. Il est quatre heures moins un quart. -Oui, répondirent le juge et l’huissier. -D. de Maufrigneuse, L. de Sérizy » P. S. Brûlez cette lettre devant le porteur. -Il alluma une bougie et détruisit la lettre écrite par la duchesse. +Oui, répondirent le juge et l’huissier. +D. de Maufrigneuse, L. de Sérizy » P. S. Brûlez cette lettre devant le porteur. +Il alluma une bougie et détruisit la lettre écrite par la duchesse. Le valet de chambre salua respectueusement. -Madame de Sérisy va donc venir ? demanda-t-il. -On attelait, répondit le valet de chambre. -Puis il se rendit chez le procureur général. -Cette vaste cathédrale de la chicane écrase la cour royale. -Enfin la galerie marchande mène à deux cloaques. +Madame de Sérisy va donc venir ? demanda-t-il. +On attelait, répondit le valet de chambre. +Puis il se rendit chez le procureur général. +Cette vaste cathédrale de la chicane écrase la cour royale. +Enfin la galerie marchande mène à deux cloaques. Aussi est-ce sombre et silencieux. -Ce digne magistrat connaissait l’entraînement et les malheurs des attachements illicites. -Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-même... +Ce digne magistrat connaissait l’entraînement et les malheurs des attachements illicites. +Mal, monsieur le comte, lisez et jugez-en vous-même... Ce fut une lecture rapide. -Vous avez fait votre devoir, dit le procureur général d’une voix émue. +Vous avez fait votre devoir, dit le procureur général d’une voix émue. Tout est dit, la justice aura son cours... Camusot eut froid dans les entrailles. -Madame la duchesse de Maufrigneuse, à qui je dois beaucoup, m’avait prié... +Madame la duchesse de Maufrigneuse, à qui je dois beaucoup, m’avait prié... Ah ! la duchesse de Maufrigneuse, dit Grandville en interrompant le juge, c’est vrai... -Vous n’avez cédé, je le vois, à aucune influence. +Vous n’avez cédé, je le vois, à aucune influence. Vous avez bien fait, monsieur, vous serez un grand magistrat. -Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de Sérisy. +Et le comte Octave tenait par la main la comtesse de Sérisy. Voici monsieur Camusot, madame, ajouta-t-il en montrant le juge. Je t’y rejoins. Elle regarda monsieur de Grandville et vit la consternation peinte sur sa figure. -Il ne peut pas être encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote. -Elles disent en riant les plus grandes énormités. +Il ne peut pas être encore trop tard, ajouta-t-elle avec une intonation de despote. +Elles disent en riant les plus grandes énormités. Quoi ? demanda-t-elle. Et la morale de ceci ?... dit-elle. -Ah ! ça, jamais !... s’écria-t-elle tout haut avec une incroyable fermeté. +Ah ! ça, jamais !... s’écria-t-elle tout haut avec une incroyable fermeté. Le roi aime beaucoup mon mari. -Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. -Moi-même je viens de féliciter monsieur Camusot de son habileté... +Là est la grandeur de nos institutions nouvelles. +Moi-même je viens de féliciter monsieur Camusot de son habileté... Eh ! bien, reprit-elle, si l’on supprimait ces interrogatoires ?... Ah ! madame, ce serait un crime pour le magistrat... -Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, même vos lettres... -Les voici, cachetées, dit le magistrat. -De la lumière, dit-elle. -Il s’ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait : — Madame ! madame ! vous attentez à... -De quoi pouvait-il être question entre vous et madame de Sérisy ? -demanda le ministre d’État à Camusot. -J’aurais, dit Camusot, à porter plainte contre madame la comtesse. +Tenez, madame, on a tout saisi chez monsieur Lucien, même vos lettres... +Les voici, cachetées, dit le magistrat. +De la lumière, dit-elle. +Il s’ensuivit une lutte pendant laquelle Camusot criait : — Madame ! madame ! vous attentez à... +De quoi pouvait-il être question entre vous et madame de Sérisy ? +demanda le ministre d’État à Camusot. +J’aurais, dit Camusot, à porter plainte contre madame la comtesse. Si c’est un crime, eh bien, monsieur peut recommencer ses affreux gribouillages. -C’est vrai, répondit Camusot en essayant de retrouver sa dignité. -Hé bien, tout est pour le mieux, dit le procureur général. -Ah ! monsieur Camusot résistait ?... dit en riant le procureur général, il est très fort... -Le procureur général aperçut alors un homme qui ne riait pas. -Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint. -Sûr de sa mise en liberté, l’abbé signera les interrogatoires. -Mettez dès ce soir en liberté Lucien de Rubempré. +C’est vrai, répondit Camusot en essayant de retrouver sa dignité. +Hé bien, tout est pour le mieux, dit le procureur général. +Ah ! monsieur Camusot résistait ?... dit en riant le procureur général, il est très fort... +Le procureur général aperçut alors un homme qui ne riait pas. +Le magistrat sonna, son garçon de bureau vint. +Sûr de sa mise en liberté, l’abbé signera les interrogatoires. +Mettez dès ce soir en liberté Lucien de Rubempré. Maintenant, voyons si la Justice souffre de ces mesures ? -Ce jeune homme est une orange tachée, ne la pourrissez pas... +Ce jeune homme est une orange tachée, ne la pourrissez pas... Ceci est l’affaire d’une demi-heure. Allez, nous vous attendons. -Cette quasi promesse produisit une telle réaction sur madame de Sérisy, qu’elle pleura. +Cette quasi promesse produisit une telle réaction sur madame de Sérisy, qu’elle pleura. Je croyais ne plus avoir de larmes, dit-elle en souriant. -Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de Rubempré ?... -C’est toujours ces femmes-là, se dit le comte Octave, qui sont délicieuses, irrésistibles !... -Voici ce qu’il écrivit. -À la Conciergerie, ce quinze mai mille huit cent trente. -Je supplie monsieur de Sérisy d’accepter la charge d’être mon exécuteur testamentaire. -Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des détenus pour dettes. +Ne pourriez-vous pas, reprit-elle, faire attendre ici monsieur de Rubempré ?... +C’est toujours ces femmes-là, se dit le comte Octave, qui sont délicieuses, irrésistibles !... +Voici ce qu’il écrivit. +À la Conciergerie, ce quinze mai mille huit cent trente. +Je supplie monsieur de Sérisy d’accepter la charge d’être mon exécuteur testamentaire. +Les administrateurs des hospices choisiront parmi les plus honorables des détenus pour dettes. Cette tombe n’aura pas d’inscription. -Lucien Chardon de Rubempré. -Quand vous aurez déplié cette lettre, je ne serai plus. -Lucien de R. » À L’ABBÉ CARLOS HERRERA. +Lucien Chardon de Rubempré. +Quand vous aurez déplié cette lettre, je ne serai plus. +Lucien de R. » À L’ABBÉ CARLOS HERRERA. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. -Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. +Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. C’est grand, c’est beau dans son genre. -C’est la poésie du mal. +C’est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres, et n’en pas sortir. -Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration. -À la Conciergerie, ce quinze mai mille huit cent trente. +Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration. +À la Conciergerie, ce quinze mai mille huit cent trente. Les Secrets et les Pistoles se trouvent donc sous la galerie marchande. Cette prostitution des plus grands souvenirs de la France est d’un effet hideux. -Il resta tout ébahi, son suicide fut retardé par son admiration. -Ce qui dans le cerveau n’était qu’une idée devient une créature animée. -Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. -La colonnade fut svelte, jeune, fraîche. -Il accepta cette vue sublime comme un poétique adieu de la création civilisée. -Serait-ce monsieur Lucien de Rubempré ?... demanda monsieur de Grandville saisi par un angoisse affreuse. +Il resta tout ébahi, son suicide fut retardé par son admiration. +Ce qui dans le cerveau n’était qu’une idée devient une créature animée. +Lucien vit le Palais dans toute sa beauté primitive. +La colonnade fut svelte, jeune, fraîche. +Il accepta cette vue sublime comme un poétique adieu de la création civilisée. +Serait-ce monsieur Lucien de Rubempré ?... demanda monsieur de Grandville saisi par un angoisse affreuse. La comtesse demanda le chemin de la Conciergerie. Cette femme est folle... dit la marchande, il faudrait la suivre. -Personne n’aurait pu suivre Léontine, elle volait. -Ouvrez ! je suis envoyée par le procureur général, pour sauver le mort !... +Personne n’aurait pu suivre Léontine, elle volait. +Ouvrez ! je suis envoyée par le procureur général, pour sauver le mort !... Le voir !... le voir !... -Ah ! tu es là, mon ami, choisis entre ma mort ou... +Ah ! tu es là, mon ami, choisis entre ma mort ou... Elle s’affaissa. — Tu es bon, reprit-elle. -Emportons-là ?... dit monsieur de Bauvan. -Monsieur ! dit monsieur de Sérisy au directeur, un silence de mort sur tout ceci. -Soyez tranquille, répondit le directeur. +Emportons-là ?... dit monsieur de Bauvan. +Monsieur ! dit monsieur de Sérisy au directeur, un silence de mort sur tout ceci. +Soyez tranquille, répondit le directeur. Vous avez pris un bon parti. C’est ma femme... -Il y a des moyens de rendre à la vie... +Il y a des moyens de rendre à la vie... Cette note inspirera des commentaires injurieux sur la justice... -La justice est assez forte pour les supporter, répliqua le magistrat. -Permettez, monsieur le comte, on peut avec deux phrases éviter ce malheur. +La justice est assez forte pour les supporter, répliqua le magistrat. +Permettez, monsieur le comte, on peut avec deux phrases éviter ce malheur. N’est-ce pas sauver tout ?... demanda l’avocat-journaliste. -Merci, monsieur, répondit le procureur général. +Merci, monsieur, répondit le procureur général. Paris, mars mille huit cent quarante-six. A-t-il dit quelque chose ? demanda madame Camusot. -Qu’as-tu, mon ami ? dit la jeune femme effrayée. -Ah ! ma pauvre Amélie, il est arrivé le plus funeste événement... +Qu’as-tu, mon ami ? dit la jeune femme effrayée. +Ah ! ma pauvre Amélie, il est arrivé le plus funeste événement... J’en tremble encore. -Figure-toi que le procureur général... -Non, que madame de Sérizy... que... -Je ne sais par où commencer... +Figure-toi que le procureur général... +Non, que madame de Sérizy... que... +Je ne sais par où commencer... Commence par la fin !... dit madame Camusot. -Il a succombé à l’apoplexie foudroyante... -Je respirais en croyant à un accident. -Nous nous sommes tous entre-regardés. -De grands personnages sont mêlés à cette déplorable affaire, a dit le président. -Vous avez donné à gauche, mon cher Camusot ! -a-t-il ajouté en me parlant à l’oreille. -Non, ma chère amie, en sortant, c’est à peine si je pouvais marcher. -s’écria madame Camusot. -Le mort saisit le vif dans ce cas-là. -Lucien emporte nos espérances dans son cercueil. -Vraiment ?... dit madame Camusot d’un air profondément ironique. -Oui, ma carrière est finie. +Il a succombé à l’apoplexie foudroyante... +Je respirais en croyant à un accident. +Nous nous sommes tous entre-regardés. +De grands personnages sont mêlés à cette déplorable affaire, a dit le président. +Vous avez donné à gauche, mon cher Camusot ! +a-t-il ajouté en me parlant à l’oreille. +Non, ma chère amie, en sortant, c’est à peine si je pouvais marcher. +s’écria madame Camusot. +Le mort saisit le vif dans ce cas-là. +Lucien emporte nos espérances dans son cercueil. +Vraiment ?... dit madame Camusot d’un air profondément ironique. +Oui, ma carrière est finie. Je resterai toute ma vie simple juge au tribunal de la Seine. -Autrefois, le magistrat était sur-le-champ tout ce qu’il devait être. -Cette charge, une fortune déjà, voulait une grande fortune pour être bien portée. -Grande est la différence ! -Le traitement payé par l’État fait du prêtre et du magistrat, des employés. -Et pourquoi n’avancerais-tu pas ? dit Amélie Camusot. -Mais monsieur et madame de Sérizy !... s’écria le pauvre juge. -Voyons, raconte-moi toutes les circonstances de la journée. -Madame de Sérizy a pris mes procès-verbaux et les a jetés au feu ! -En voilà une femme ! bravo ! s’écria madame Camusot. +Autrefois, le magistrat était sur-le-champ tout ce qu’il devait être. +Cette charge, une fortune déjà, voulait une grande fortune pour être bien portée. +Grande est la différence ! +Le traitement payé par l’État fait du prêtre et du magistrat, des employés. +Et pourquoi n’avancerais-tu pas ? dit Amélie Camusot. +Mais monsieur et madame de Sérizy !... s’écria le pauvre juge. +Voyons, raconte-moi toutes les circonstances de la journée. +Madame de Sérizy a pris mes procès-verbaux et les a jetés au feu ! +En voilà une femme ! bravo ! s’écria madame Camusot. Tu as fait ton devoir... Et tu ne l’as pas compris ! -Tu crois l’affaire finie ? dit Amélie. +Tu crois l’affaire finie ? dit Amélie. Camusot regarda sa femme de l’air qu’ont les paysans devant un charlatan. -Quel trésor qu’une femme comme toi ! s’écria le juge en reprenant courage. +Quel trésor qu’une femme comme toi ! s’écria le juge en reprenant courage. Tu te fourvoies encore, mon ami ! -Le juge d’instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction. -Ils y sont fourrés tous !... je les tiens ? s’écria Camusot. +Le juge d’instruction resta debout, regardant sa femme avec une sorte de stupéfaction. +Ils y sont fourrés tous !... je les tiens ? s’écria Camusot. Oh ! c’est... quoi ?... le Cromwell du bagne !... -Je n’ai jamais rencontré pareil scélérat, il m’a presque attrapé !... -On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde ! -Le gaillard a d’autres lettres entre les mains ! ai-je pensé. -Puis les mille autres détails de l’affaire m’ont préoccupé. +Je n’ai jamais rencontré pareil scélérat, il m’a presque attrapé !... +On se dit, vois-tu, des volumes de soupçons en une seconde ! +Le gaillard a d’autres lettres entre les mains ! ai-je pensé. +Puis les mille autres détails de l’affaire m’ont préoccupé. Et tu trembles, Camusot ! -Ah ! çà, ma chère, où donc as-tu fait ton droit criminel ? -Tu sais tout, tu es mon maître... +Ah ! çà, ma chère, où donc as-tu fait ton droit criminel ? +Tu sais tout, tu es mon maître... Moi, je me charge de mesdames d’Espard, de Maufrigneuse et de Grandlieu. -Toi, tu dois aller demain matin chez le procureur général. -Amélie ! tu me sauves ! +Toi, tu dois aller demain matin chez le procureur général. +Amélie ! tu me sauves ! Eh bien ! sois tranquille !... -Mais tu ne sais pas combien il est difficile d’obtenir ce magnifique résultat ?... -Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait. -Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin ? demanda-t-elle. -Sûr, répondit le juge, et le procureur général aussi. -Ah ! quel bonheur ! s’écria Camusot. +Mais tu ne sais pas combien il est difficile d’obtenir ce magnifique résultat ?... +Un moment de silence régna pendant lequel madame Camusot réfléchissait. +Es-tu sûr que ton prévenu soit Jacques Collin ? demanda-t-elle. +Sûr, répondit le juge, et le procureur général aussi. +Ah ! quel bonheur ! s’écria Camusot. Il y va de la vie de Jacques Collin. -J’irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mènera chez les Grandlieu. -Peut-être verrai-je aussi monsieur de Sérizy. -Fie-toi à moi pour sonner l’alarme partout. -Allons, viens dîner, et sois gai, dit-elle en terminant. -La translation de Lucien devait être opérée pendant la nuit. -La dynamique et les mathématiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-là. -C’est aujourd’hui le patriarche de la doctrine du magnétisme animal. -Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon état. +J’irai, moi, chez la duchesse de Maufrigneuse, qui me mènera chez les Grandlieu. +Peut-être verrai-je aussi monsieur de Sérizy. +Fie-toi à moi pour sonner l’alarme partout. +Allons, viens dîner, et sois gai, dit-elle en terminant. +La translation de Lucien devait être opérée pendant la nuit. +La dynamique et les mathématiques sont sans signes ni calculs pour constater cette force-là. +C’est aujourd’hui le patriarche de la doctrine du magnétisme animal. +Je suis un fils pour ce bonhomme, je lui dois mon état. Tenez ! voyez le bracelet que je porterai pendant plus de trois mois ? -Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgé... -dit le chef des surveillants en hochant la tête. +Il en faut diablement pour rompre une barre de fer forgé... +dit le chef des surveillants en hochant la tête. Il y avait une paille ! fit observer monsieur Gault. Vraiment ? dit le directeur. -Mais il râle ! répliqua le surveillant. -Il est cinq heures, répondit le docteur, je n’ai pas dîné... -Mais après tout, me voilà tout porté, voyons, allons... -Je l’ai déjà vu ce matin, répondit le docteur. +Mais il râle ! répliqua le surveillant. +Il est cinq heures, répondit le docteur, je n’ai pas dîné... +Mais après tout, me voilà tout porté, voyons, allons... +Je l’ai déjà vu ce matin, répondit le docteur. Il peut vouloir se tuer aussi, dit monsieur Gault. -Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme... -Pour lui, Lucien était son âme visible. +Monsieur Camusot a levé le secret pour ce singulier anonyme... +Pour lui, Lucien était son âme visible. Reconduit dans son cabanon, Jacques Collin se disait : — On interroge le petit ! Et il frissonnait, lui qui tuait comme un ouvrier boit. -A-t-il pu voir ses maîtresses ? se demandait-il. -Ma tante a-t-elle trouvé ces damnées femelles ? -Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marché, ont-elles empêché l’interrogatoire ?... -Lucien a-t-il reçu mes instructions ?... -Et si la fatalité veut qu’on l’interroge, comment se tiendra-t-il ? -Pauvre petit, c’est moi qui l’ai conduit là ! -Un jour de plus, et Lucien était riche ! -il épousait sa Clotilde de Grandlieu. +A-t-il pu voir ses maîtresses ? se demandait-il. +Ma tante a-t-elle trouvé ces damnées femelles ? +Ces duchesses, ces comtesses ont-elles marché, ont-elles empêché l’interrogatoire ?... +Lucien a-t-il reçu mes instructions ?... +Et si la fatalité veut qu’on l’interroge, comment se tiendra-t-il ? +Pauvre petit, c’est moi qui l’ai conduit là ! +Un jour de plus, et Lucien était riche ! +il épousait sa Clotilde de Grandlieu. Je n’avais plus Esther sur les bras. -Ah ! le petit aurait alors été tout à moi ! +Ah ! le petit aurait alors été tout à moi ! Ce monologue dura trois heures. -Théodore, repris, avait été réintégré au bagne. -En ce moment le surveillant apporta le dîner au prévenu. -C’est inutile, mon garçon, je ne puis manger. -Personne ? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi ? +Théodore, repris, avait été réintégré au bagne. +En ce moment le surveillant apporta le dîner au prévenu. +C’est inutile, mon garçon, je ne puis manger. +Personne ? dit Jacques Collin stupéfait, et pourquoi ? Mais il s’est pendu... -Pauvre homme ! s’écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature. +Pauvre homme ! s’écria le médecin ému de ce terrible effort de la nature. furent comme un murmure. -Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant. +Va-t-il aussi nous craquer dans les mains, celui-là ? demanda le surveillant. Vous vous trompez, ce n’est pas lui ! Vous n’avez pas bien vu. L’on ne peut pas se pendre au secret ! Voyez comment pourrais-je me pendre ici ? -Paris tout entier me répond de cette vie-là ! +Paris tout entier me répond de cette vie-là ! Dieu me la doit ! -Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. +Monsieur Gault entra, tenant la lettre de Lucien à la main. C’est de Lucien... dit Jacques Collin. N’est-ce pas, monsieur, que ce jeune homme ?... Est mort, reprit le directeur. -Ce jeune homme est mort, là..., dans une des pistoles... -Le secret est levé pour vous, monsieur. +Ce jeune homme est mort, là..., dans une des pistoles... +Le secret est levé pour vous, monsieur. Je... je suis fou... je le sens. -Voilà, dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. -Il s’arrêta devant le mot enterrer. +Voilà, dit le docteur au directeur, un exemple de ce dont je vous parlais. +Il s’arrêta devant le mot enterrer. Vous me permettrez de garder quelque chose de mon cher enfant !... -C’est bien son fils ! dit le médecin. -Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien. -La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. +C’est bien son fils ! dit le médecin. +Jacques Collin épela donc cette terrible lettre en tenant la main de Lucien. +La froideur se communique aux sources de la vie avec une rapidité mortelle. Il y a longtemps que je voyais venir le vertige pour moi. -Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. +Caïn, dans le grand drame de l’Humanité, c’est l’opposition. C’est grand, c’est beau dans son genre. -C’est la poésie du mal. +C’est la poésie du mal. Des hommes comme vous autres doivent habiter des antres et n’en pas sortir. -Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration. +Ne me regrettez pas : mon mépris pour vous était égal à mon admiration. Pourquoi ? demanda-t-il timidement. -Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant. +Cet audacieux Trompe-la-Mort était devenu faible comme un enfant. Dites-lui, monsieur, qu’il peut compter sur ma reconnaissance... Oui, je suis capable de lui rendre de grands services... -N’oubliez pas cette phrase ; elle est, pour lui, de la dernière importance. +N’oubliez pas cette phrase ; elle est, pour lui, de la dernière importance. Je ne le verrai donc plus !... -Ce danger est imprévisible. -Le métal devenu mou, le métal resté résistant, offrent la même apparence. -Aussi est-ce plus glacial à voir que l’échafaud. -On ne sait plus où s’arrêtera la morale ?... +Ce danger est imprévisible. +Le métal devenu mou, le métal resté résistant, offrent la même apparence. +Aussi est-ce plus glacial à voir que l’échafaud. +On ne sait plus où s’arrêtera la morale ?... Aucune joie ! tout est sombre, les lieux et les hommes. Tout est muet, les murs et les consciences. Le crime et la folie ont quelque similitude. La blouse, le bourgeron, la veste de velours dominent. -Là donc, comme dans les bagnes, l’aristocratie est la criminalité. -Celui dont la tête est en jeu prime tous les autres. -Cette horrible farce se joue presque toujours à l’occasion des crimes célèbres. -La Pouraille en était, depuis sa sortie du bagne, à son troisième assassinat. -Le monde n’est-il pas un théâtre ? +Là donc, comme dans les bagnes, l’aristocratie est la criminalité. +Celui dont la tête est en jeu prime tous les autres. +Cette horrible farce se joue presque toujours à l’occasion des crimes célèbres. +La Pouraille en était, depuis sa sortie du bagne, à son troisième assassinat. +Le monde n’est-il pas un théâtre ? Une culotte est une montante ; n’expliquons pas ceci. En argot on ne dort pas, on pionce. Tout est farouche dans cet idiome. -Les syllabes qui commencent ou qui finissent, les mots sont âpres et étonnent singulièrement. +Les syllabes qui commencent ou qui finissent, les mots sont âpres et étonnent singulièrement. Une femme est une largue. -Et quelle poésie ! la paille est la plume de Beauce. -Le mot minuit est rendu par cette périphrase : douze plombes crossent ! -Ça ne donne-t-il pas le frisson ? -Rincer une cabriole, veut dire dévaliser une chambre. -Quelle vivacité d’images ! +Et quelle poésie ! la paille est la plume de Beauce. +Le mot minuit est rendu par cette périphrase : douze plombes crossent ! +Ça ne donne-t-il pas le frisson ? +Rincer une cabriole, veut dire dévaliser une chambre. +Quelle vivacité d’images ! Jouer des dominos, signifie manger ; comment mangent les gens poursuivis ? Fafiot ! n’entendez-vous pas le bruissement du papier de soie ? -L’affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. +L’affe, pour la vie, est de la plus haute antiquité. Pour lui, voler, c’est rentrer dans son bien. il est clair comme un fait, il est logique comme un coup de poing. -Dans ces six conditions, l’individu prend un caractère indélébile. -Il ne peut plus être que ce qu’il est. +Dans ces six conditions, l’individu prend un caractère indélébile. +Il ne peut plus être que ce qu’il est. Les stigmates du divin sacerdoce sont immuables, tout aussi bien que ceux du militaire. -De là, cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne. -Ce mot de fanandels veut dire à la fois frères, amis, camarades. -Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels. +De là, cette science profonde du déguisement chez les célébrités du bagne. +Ce mot de fanandels veut dire à la fois frères, amis, camarades. +Tous les voleurs, les forçats, les prisonniers sont fanandels. Ils se devaient aide et secours dans l’embarras, ils se connaissaient. Quel aveu d’impuissance pour la justice que l’existence de voleurs si vieux ! -De l’aveu des autorités compétentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. -Cette bizarrerie se conçoit. -Aucun vol ne se retrouve, excepté dans des cas bizarres. -Chacun des héros du bagne est, en effet, doublé d’une femme dévouée. -Là gît la force et aussi la faiblesse du criminel. -Une fille, dans ce cas, est regardée comme une femme sans cœur !... -La Pouraille aimait passionnément une femme, comme on va le voir. -Il n’avait aucun attachement, il méprisait les femmes et n’aimait que Fil-de-Soie. -Le caissier savait seul combien d’associés survivaient, quelle était la fortune de chacun. -Ne pouvait-il pas d’ailleurs alléguer des payements faits aux fanandels fauchés ? -Aucun contrôle n’atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. -Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclésiastique, et d’un naturel exquis. -Le rebord de chaque couture, coupé net, était comme spirituel. +De l’aveu des autorités compétentes, les bagnes ont toujours eu des capitaux. +Cette bizarrerie se conçoit. +Aucun vol ne se retrouve, excepté dans des cas bizarres. +Chacun des héros du bagne est, en effet, doublé d’une femme dévouée. +Là gît la force et aussi la faiblesse du criminel. +Une fille, dans ce cas, est regardée comme une femme sans cœur !... +La Pouraille aimait passionnément une femme, comme on va le voir. +Il n’avait aucun attachement, il méprisait les femmes et n’aimait que Fil-de-Soie. +Le caissier savait seul combien d’associés survivaient, quelle était la fortune de chacun. +Ne pouvait-il pas d’ailleurs alléguer des payements faits aux fanandels fauchés ? +Aucun contrôle n’atteignait enfin ce chef des Grands Fanandels. +Jacques Collin portait une perruque superlativement ecclésiastique, et d’un naturel exquis. +Le rebord de chaque couture, coupé net, était comme spirituel. On y lisait autant de railleries. -À côté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. -Cet assassin récidiviste savait qu’il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. -On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon câlinaient La Pouraille. -Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c’est-à-dire au bas des pistoles. -Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité d’un novice. -Les trois fanandels s’arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre. +À côté de Fil-de-Soie, le Biffon formait un contraste parfait. +Cet assassin récidiviste savait qu’il serait jugé, condamné, exécuté avant quatre mois. +On doit facilement concevoir pourquoi Fil-de-Soie et le Biffon câlinaient La Pouraille. +Ce terrible triumvirat stationnait en haut du préau, c’est-à-dire au bas des pistoles. +Voyons, mon ancien, dit le jeune homme avec la curiosité d’un novice. +Les trois fanandels s’arrangèrent pour barrer le chemin au prêtre. Vois comme il tire la droite ! En termes de police, il tire la droite. Ma foi oui, c’est Trompe-la-Mort, dit en se frottant les mains le Biffon. Hao ! fit lord Durham, et qu’est-ce ? -C’est le troisième sexe, milord. -Oui, Théodore Calvi morfile (mange) sa dernière bouchée, dit Biffon. -voilà, mon vieux ? dit La Pouraille à Jacques Collin. +C’est le troisième sexe, milord. +Oui, Théodore Calvi morfile (mange) sa dernière bouchée, dit Biffon. +voilà, mon vieux ? dit La Pouraille à Jacques Collin. Oh ! dab, tu t’es donc fait sanglier ? ajouta La Pouraille. Ces trois interrogations partirent comme trois coups de pistolet. N’y a-t-il pas ici des cuisiniers ? -T’as donc tafe de nozigues ? (tu te méfies donc de nous ?) dit Fil-de-Soie. +T’as donc tafe de nozigues ? (tu te méfies donc de nous ?) dit Fil-de-Soie. Tu viens cromper ta tante (sauver ton ami). -Théodore ! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri. -Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse détruit. -Ce vénérable prêtre voudrait s’asseoir, donnez une chaise pour lui. -Ainsi, le coup monté par Bibi-Lupin manquait. +Théodore ! dit Jacques Collin en comprimant un bond et un cri. +Ce fut le dernier coup de la torture de ce colosse détruit. +Ce vénérable prêtre voudrait s’asseoir, donnez une chaise pour lui. +Ainsi, le coup monté par Bibi-Lupin manquait. Deux mots avaient suffi. Je n’ai plus d’as dans mon jeu !... Pauvre dab ! dit Fil-de-Soie. -Il y a un moment où le monde est plus fort que nous autres ! +Il y a un moment où le monde est plus fort que nous autres ! La Cigogne (Le Palais de Justice) finit par nous gober. Mais Dieu n’abandonnera pas son serviteur. -Celui-là, monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh bien ! nous l’écouterions... +Celui-là, monsieur Gault, dit le formidable La Pouraille, eh bien ! nous l’écouterions... On lui lit en ce moment le rejet de son pourvoi, dit monsieur Gault. -Eh ! bien, aujourd’hui ou demain on le fauche ! dit un détenu. -Le malheureux a constamment refusé les secours de la religion... -Ah ! monsieur le directeur, c’est une âme à sauver !... s’écria Jacques Collin. +Eh ! bien, aujourd’hui ou demain on le fauche ! dit un détenu. +Le malheureux a constamment refusé les secours de la religion... +Ah ! monsieur le directeur, c’est une âme à sauver !... s’écria Jacques Collin. Je brise les cœurs, je les ouvre... faites-moi accompagner par des gendarmes, par des gardiens, par qui vous voudrez. -Oh ! par erreur, répondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. -Remarquez que le vol a été commis à son préjudice. +Oh ! par erreur, répondit Jacques Collin en toisant le fils de famille. +Remarquez que le vol a été commis à son préjudice. Et de combien s’agit-il ? demanda le profond et fin Fil-de-Soie. -De sept cent cinquante mille francs, répondit tout doucement Jacques Collin. -Ce sera toujours le dab des grands fanandels, répondit La Pouraille. -Notre carle n’est pas décaré (envolé). -Or, c’est surtout en prison qu’on croit à ce qu’on espère ! +De sept cent cinquante mille francs, répondit tout doucement Jacques Collin. +Ce sera toujours le dab des grands fanandels, répondit La Pouraille. +Notre carle n’est pas décaré (envolé). +Or, c’est surtout en prison qu’on croit à ce qu’on espère ! L’as-tu entendu crier : Le boulanger m’abandonne ! fit observer Fil-de-Soie. Fais sa balle ! (suis ses instructions) dit Fil-de-Soie. Planches-tu ? (ris-tu ?) reprit La Pouraille en regardant son fanandel. -Es-tu sinve (simple), tu seras roide gerbé à la passe (condamné à mort). -Il le ferait comme il le dit ! s’écria Fil-de-Soie. -Et il y pensait déjà. -Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. -En cette situation, ils sont à la merci de la Police. -Un exemple expliquera jusqu’où va la bêtise du criminel enflacqué. -Es-tu sûr de ne pas avoir vingt ans ?... lui demanda-t-il. +Es-tu sinve (simple), tu seras roide gerbé à la passe (condamné à mort). +Il le ferait comme il le dit ! s’écria Fil-de-Soie. +Et il y pensait déjà. +Crédules au dernier point, la plus simple ruse les prend dans sa glu. +En cette situation, ils sont à la merci de la Police. +Un exemple expliquera jusqu’où va la bêtise du criminel enflacqué. +Es-tu sûr de ne pas avoir vingt ans ?... lui demanda-t-il. Oui, je n’ai que dix-neuf ans et demi, dit l’assassin parfaitement calme. -Eh ! bien, répondit Bibi-Lupin, tu peux être tranquille, tu n’auras jamais vingt ans... -Eh ! mais, tu seras fauché dans trois jours, répliqua le chef de la sûreté. -Énergiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants après la réussite. -Enfin, il demande à confesser le condamné à mort ! reprit le directeur. -Voici notre dernière ressource ! s’écria Bibi-Lupin, je n’y pensais pas. -Ces tampons, composés d’étoupe et de linge, s’appellent, au bagne, des patarasses. -Qui veille le condamné ? demanda Bibi-Lupin à monsieur Gault. +Eh ! bien, répondit Bibi-Lupin, tu peux être tranquille, tu n’auras jamais vingt ans... +Eh ! mais, tu seras fauché dans trois jours, répliqua le chef de la sûreté. +Énergiques à effrayer dans leurs conceptions, ils sont comme des enfants après la réussite. +Enfin, il demande à confesser le condamné à mort ! reprit le directeur. +Voici notre dernière ressource ! s’écria Bibi-Lupin, je n’y pensais pas. +Ces tampons, composés d’étoupe et de linge, s’appellent, au bagne, des patarasses. +Qui veille le condamné ? demanda Bibi-Lupin à monsieur Gault. C’est Cœur-la-Virole ! -Un homme que la justice a retranché du nombre des vivants appartient au Parquet. -La prison appartient au Parquet, il en est le maître absolu. -C’est la souffrance multipliée par l’infini. -Toute évasion y est impossible. +Un homme que la justice a retranché du nombre des vivants appartient au Parquet. +La prison appartient au Parquet, il en est le maître absolu. +C’est la souffrance multipliée par l’infini. +Toute évasion y est impossible. Aucune puissance humaine ne peut attaquer les gros murs. -Voici le singulier procès criminel où le Corse avait gagné sa condamnation à mort. -Quoiqu’elle soit excessivement curieuse, cette analyse sera très rapide. -C’est presque toujours la hutte du Sauvage civilisé. -La porte d’entrée était d’une solidité remarquable. -Le défunt se savait là, seul, en rase campagne, et quelle campagne ! -De deux châssis à prendre il emportait le meilleur. +Voici le singulier procès criminel où le Corse avait gagné sa condamnation à mort. +Quoiqu’elle soit excessivement curieuse, cette analyse sera très rapide. +C’est presque toujours la hutte du Sauvage civilisé. +La porte d’entrée était d’une solidité remarquable. +Le défunt se savait là, seul, en rase campagne, et quelle campagne ! +De deux châssis à prendre il emportait le meilleur. Une forte grille servait de porte. -Derrière la maison, il existait un jardin d’un hectare environ. -Après trois jours, la justice, informée de cet état de choses, fit une descente. -Pas un barreau de fer n’avait été forcé. -Les serrures, les volets, toutes les fermetures étaient intactes. -Les murailles ne présentaient aucune trace qui pût dévoiler le passage des malfaiteurs. -Les faîteaux, sains et entiers, n’accusaient d’ailleurs aucune violence. -Les trois mille francs avaient été pris, ainsi que les couverts et les bijoux. -Les palissades d’enceinte du jardin furent examinées, rien n’y était brisé. -Dans le jardin, les allées n’offraient aucun vestige de passage. +Derrière la maison, il existait un jardin d’un hectare environ. +Après trois jours, la justice, informée de cet état de choses, fit une descente. +Pas un barreau de fer n’avait été forcé. +Les serrures, les volets, toutes les fermetures étaient intactes. +Les murailles ne présentaient aucune trace qui pût dévoiler le passage des malfaiteurs. +Les faîteaux, sains et entiers, n’accusaient d’ailleurs aucune violence. +Les trois mille francs avaient été pris, ainsi que les couverts et les bijoux. +Les palissades d’enceinte du jardin furent examinées, rien n’y était brisé. +Dans le jardin, les allées n’offraient aucun vestige de passage. La police, elle, n’oublie rien. -L’instruction commença sur-le-champ. -Jamais Calvi ne se démentit. -Le parquet croyait à des complices. -Sans ce singulier et irritant mystère, Théodore eût été exécuté depuis une semaine. -L’aumônier des prisons avait, comme on l’a vu, totalement échoué. -Ne laissez pas croire à un sursis. +L’instruction commença sur-le-champ. +Jamais Calvi ne se démentit. +Le parquet croyait à des complices. +Sans ce singulier et irritant mystère, Théodore eût été exécuté depuis une semaine. +L’aumônier des prisons avait, comme on l’a vu, totalement échoué. +Ne laissez pas croire à un sursis. C’est pour aujourd’hui, n’est-ce pas, monsieur Julien ? dit Fil-de-Soie au surveillant. -Mais, oui, Charlot est là, répondit le surveillant avec une parfaite indifférence. -Ce sobriquet date de la révolution de mille sept cent quatre-vingt-neuf. +Mais, oui, Charlot est là, répondit le surveillant avec une parfaite indifférence. +Ce sobriquet date de la révolution de mille sept cent quatre-vingt-neuf. Ce nom produisit une profonde sensation. -Tous les prisonniers se regardèrent entre eux. -Ainsi, reprit La Pouraille, la belle Madeleine a reçu tous les sacrements ?... -Il avala une dernière bouffée d’air. -Pauvre petit Théodore... s’écria le Biffon, il est bien gentil. -C’est dommage d’éternuer dans le son à son âge... +Tous les prisonniers se regardèrent entre eux. +Ainsi, reprit La Pouraille, la belle Madeleine a reçu tous les sacrements ?... +Il avala une dernière bouffée d’air. +Pauvre petit Théodore... s’écria le Biffon, il est bien gentil. +C’est dommage d’éternuer dans le son à son âge... Je veux cromper cette sorbonne de ses pattes. -À cause de sa montante ! dit Fil-de-Soie en souriant. +À cause de sa montante ! dit Fil-de-Soie en souriant. Et il rejoignit le surveillant au guichet. -Il est venu pour sauver Madeleine, dit Fil-de-Soie, nous avons bien deviné la chose. -Il a le boulanger pour lui ! s’écria La Pouraille. +Il est venu pour sauver Madeleine, dit Fil-de-Soie, nous avons bien deviné la chose. +Il a le boulanger pour lui ! s’écria La Pouraille. Lui, poisser nos philippes !... Il aime trop les amis ! il a trop besoin de nous ! -Jacques Collin, malgré le danger de Madeleine, ne faillit pas à son rôle. -jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au greffe. -Cette erreur fut si terrible qu’elle glaça les spectateurs. -Non, monsieur, répondit Sanson, j’ai d’autres fonctions. +Jacques Collin, malgré le danger de Madeleine, ne faillit pas à son rôle. +jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au greffe. +Cette erreur fut si terrible qu’elle glaça les spectateurs. +Non, monsieur, répondit Sanson, j’ai d’autres fonctions. Aussi, un chanoine espagnol devait-il commettre l’erreur que commettait volontairement Jacques Collin. -Ce n’est pas un forçat, dit le chef des surveillants au directeur. +Ce n’est pas un forçat, dit le chef des surveillants au directeur. Io sono Gaba-Morto ! Parla nostro italiano, dit vivement Jacques Collin. Vengo ti salvar (je suis Trompe-la-Mort, parlons italien, je viens te sauver). -Aussi, la rage du chef de la police de sûreté ne saurait-elle se décrire. +Aussi, la rage du chef de la police de sûreté ne saurait-elle se décrire. Ceci fut dit rapidement. -Bibi-Lupin n’osa point parler, de peur d’être reconnu. -Sempreti ! dit le jeune homme en donnant la réplique de la passe. +Bibi-Lupin n’osa point parler, de peur d’être reconnu. +Sempreti ! dit le jeune homme en donnant la réplique de la passe. C’est bien mon dab... As-tu fait le coup ? -Aussitôt le Corse se mit à genoux et parut vouloir se confesser. -Théodore raconta promptement les circonstances connues de son crime et que Jacques Collin ignorait. -Les jurés m’ont condamné sans preuves, dit-il en terminant. +Aussitôt le Corse se mit à genoux et parut vouloir se confesser. +Théodore raconta promptement les circonstances connues de son crime et que Jacques Collin ignorait. +Les jurés m’ont condamné sans preuves, dit-il en terminant. Enfant, tu discutes quand on va te couper les cheveux !... -Mais, je puis bien avoir été seulement chargé de mettre en plan les bijoux. -Et voilà comme on juge, et à Paris encore !... +Mais, je puis bien avoir été seulement chargé de mettre en plan les bijoux. +Et voilà comme on juge, et à Paris encore !... Mais comment s’est fait le coup ? demanda Trompe-la-Mort. -Tu n’as pas été sage !... -Voyons, à quoi t’a-t-elle servi cette sacrée largue ?... -Les chiens, bourrés de boulettes, étaient morts. +Tu n’as pas été sage !... +Voyons, à quoi t’a-t-elle servi cette sacrée largue ?... +Les chiens, bourrés de boulettes, étaient morts. J’ai refroidi les deux femmes. -J’ai commis la sottise de déployer tout ce talent-là pour mille écus !... +J’ai commis la sottise de déployer tout ce talent-là pour mille écus !... Non, pour une femme ! reprit Jacques Collin. -Quand je te disais qu’elles nous ôtent notre intelligence !... -Jacques Collin jeta sur Théodore un regard flamboyant de mépris. -Tu n’étais plus là ! répondit le Corse, j’étais abandonnée. +Quand je te disais qu’elles nous ôtent notre intelligence !... +Jacques Collin jeta sur Théodore un regard flamboyant de mépris. +Tu n’étais plus là ! répondit le Corse, j’étais abandonnée. Ah ! si je veux vivre, c’est maintenant pour toi plus que pour elle. Reste tranquille ! je ne me nomme pas pour rien Trompe-la-Mort ! Je me charge de toi ! -Ma petite Madeleine, apprête-toi à retourner au pré à vioque, reprit Jacques Collin. +Ma petite Madeleine, apprête-toi à retourner au pré à vioque, reprit Jacques Collin. Ces Corses, voyez-vous, monsieur le gendarme, sont pleins de foi ! -Dieu soit avec vous ! monsieur l’abbé !... dit en français Théodore. -Monsieur le directeur, ce jeune homme est innocent, il m’a révélé le coupable !... +Dieu soit avec vous ! monsieur l’abbé !... dit en français Théodore. +Monsieur le directeur, ce jeune homme est innocent, il m’a révélé le coupable !... Il allait mourir pour un faux point d’honneur... C’est un Corse ! -Allez demander pour moi, dit-il, cinq minutes d’audience à monsieur le procureur général. -Ils ont un cœur, ces gens-là ! -Cette allocution produisit un mouvement parmi toutes les personnes qui se trouvaient là. -Ah ! madame de San-Esteban, madame la marquise, dit Carlos Herrera, quel beau dévouement ! +Allez demander pour moi, dit-il, cinq minutes d’audience à monsieur le procureur général. +Ils ont un cœur, ces gens-là ! +Cette allocution produisit un mouvement parmi toutes les personnes qui se trouvaient là. +Ah ! madame de San-Esteban, madame la marquise, dit Carlos Herrera, quel beau dévouement ! Madame, on ne communique pas ainsi, dit le bon vieux Gault. -Et il arrêta lui-même au, passage cette tonne de moire noire et de dentelles. -Mais à cette distance ! reprit Jacques Collin, et devant vous ?... -ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à l’assemblée. -C’était le chiffre diplomatique appliqué au langage. -Addio, marchesa ! dit-il à haute voix. -Moi, je vais assister à la messe mortuaire. -Quel chique-mar ! lui dit à l’oreille son neveu satisfait. -Jacques Collin suivit le surveillant qui le menait au préau. +Et il arrêta lui-même au, passage cette tonne de moire noire et de dentelles. +Mais à cette distance ! reprit Jacques Collin, et devant vous ?... +ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à l’assemblée. +C’était le chiffre diplomatique appliqué au langage. +Addio, marchesa ! dit-il à haute voix. +Moi, je vais assister à la messe mortuaire. +Quel chique-mar ! lui dit à l’oreille son neveu satisfait. +Jacques Collin suivit le surveillant qui le menait au préau. Montrez, monsieur Jacomety, dit Bibi-Lupin. -C’est bien de l’or !... dit-il, et la bourse est armoriée ! +C’est bien de l’or !... dit-il, et la bourse est armoriée ! Ah ! le gredin, est-il fort ! est-il complet ! -Il nous met tous dedans, et à chaque instant !... +Il nous met tous dedans, et à chaque instant !... On devrait tirer sur lui comme sur un chien ! Qu’y a-t-il donc ? demanda le greffier en reprenant la bourse. -Qu’as-tu sur le casaquin ? dit-il à La Pouraille. -J’ai besoin maintenant d’un ami sûr. +Qu’as-tu sur le casaquin ? dit-il à La Pouraille. +J’ai besoin maintenant d’un ami sûr. Tu as mon estime, lui dit Jacques Collin. -C’est bien travaillé ; mais tu me parais coupable d’une faute. -Ah ! tu as de ces idées-là, parce que tu es le dab !... +C’est bien travaillé ; mais tu me parais coupable d’une faute. +Ah ! tu as de ces idées-là, parce que tu es le dab !... Tu ne perds jamais la sorbonne, toi ! C’est vrai ! dit avec un air de doute La Pouraille. -Les jurés n’aiment pas qu’on tue des bourgeois. -Tu seras gerbé à la passe, et tu n’as pas le moindre espoir !... -Ils m’ont tous dit cela, répondit piteusement La Pouraille. +Les jurés n’aiment pas qu’on tue des bourgeois. +Tu seras gerbé à la passe, et tu n’as pas le moindre espoir !... +Ils m’ont tous dit cela, répondit piteusement La Pouraille. Nous n’avons pas le temps de faire de la philosophie, dit Jacques Collin. -Revenons à ta situation... +Revenons à ta situation... Que veux-tu faire de moi ? demanda La Pouraille en interrompant son dab. Tu vas voir ! un chien mort vaut encore quelque chose. Pour les autres ! dit La Pouraille. -Je te prends dans mon jeu ! répliqua Jacques Collin. -C’est déjà quelque chose !... dit l’assassin. -La Pouraille espionna l’œil impénétrable du dab, qui continua froidement. -La Pouraille hésitait encore, il restait au port d’armes de l’indécision. +Je te prends dans mon jeu ! répliqua Jacques Collin. +C’est déjà quelque chose !... dit l’assassin. +La Pouraille espionna l’œil impénétrable du dab, qui continua froidement. +La Pouraille hésitait encore, il restait au port d’armes de l’indécision. Jacques Collin fit alors avancer un dernier argument. -L’assassin laissa échapper un mouvement de plaisir. -Mon vieux, nous n’avons pas dix minutes à nous... -Le procureur général va me demander et je vais avoir une conférence avec lui. +L’assassin laissa échapper un mouvement de plaisir. +Mon vieux, nous n’avons pas dix minutes à nous... +Le procureur général va me demander et je vais avoir une conférence avec lui. Si tu sauves Madeleine, mon bon dab, tu peux bien me... -Ne perdons pas notre salive, dit Jacques Collin d’une voix brève. -Semblable aux grands généraux, Trompe-la-Mort connaissait admirablement bien le personnel de toutes les troupes. -C’est elle-même, dit La Pouraille excessivement flatté. -Jolie femme ! dit Jacques Collin qui s’entendait admirablement à manœuvrer ces machines terribles. +Ne perdons pas notre salive, dit Jacques Collin d’une voix brève. +Semblable aux grands généraux, Trompe-la-Mort connaissait admirablement bien le personnel de toutes les troupes. +C’est elle-même, dit La Pouraille excessivement flatté. +Jolie femme ! dit Jacques Collin qui s’entendait admirablement à manœuvrer ces machines terribles. La largue est fine ! -elle a de grandes connaissances et beaucoup de probité ! c’est une voleuse finie. -Il fallait prendre un petit commerce honnête, et vivoter !... +elle a de grandes connaissances et beaucoup de probité ! c’est une voleuse finie. +Il fallait prendre un petit commerce honnête, et vivoter !... Et que goupine-t-elle ? -Elle est établie rue Sainte-Barbe, elle gère une maison... -Ainsi, tu l’institues ton héritière ? -Oui, mais ne lui donne rien qu’après ma culbute ! -C’est sacré, dit Jacques Collin d’un ton sérieux. -Rien, ils m’ont servi, répondit haineusement La Pouraille. +Elle est établie rue Sainte-Barbe, elle gère une maison... +Ainsi, tu l’institues ton héritière ? +Oui, mais ne lui donne rien qu’après ma culbute ! +C’est sacré, dit Jacques Collin d’un ton sérieux. +Rien, ils m’ont servi, répondit haineusement La Pouraille. Qui t’a vendu ? -Là, l’assassin regarda son dab d’un air hébété de bonheur. +Là, l’assassin regarda son dab d’un air hébété de bonheur. On ne peut rien tout seul... -C’est vrai ! s’écria l’assassin. -C’était tout ce que Jacques Collin voulait savoir. -Arrachelaine ?... s’écria Jacques Collin en donnant à Ruffard son nom de voleur. +C’est vrai ! s’écria l’assassin. +C’était tout ce que Jacques Collin voulait savoir. +Arrachelaine ?... s’écria Jacques Collin en donnant à Ruffard son nom de voleur. Tu graisse mes bottes ! mon amour, dit Jacques Collin. Maintenant ta vengeance est un point de la partie que je joue !... -Mon or est dans la profonde (la cave) de la maison à la Gonore. +Mon or est dans la profonde (la cave) de la maison à la Gonore. Tu ne crains rien de ta largue ? Ouiche ! elle ne sait rien de mon tripotage ! reprit La Pouraille. Mais tant d’or ! J’ai donc pu travailler sans luisant sur moi ! Toute la volaille dormait dans le poulailler. -L’or est à trois pieds sous terre, derrière les bouteilles de vin. +L’or est à trois pieds sous terre, derrière les bouteilles de vin. Et par-dessus j’ai mis une couche de cailloux et de mortier. Bon ! fit Jacques Collin. Ah ! le gredin ! comme la raille (la police) vous forme un voleur ! dit Jacques. -Le fanandel a levé les carreaux du plancher, les a remis, et a filé. +Le fanandel a levé les carreaux du plancher, les a remis, et a filé. Que tu prennes sur ton compte l’affaire de Madeleine... -Eh bien ! tu renâcles déjà ! tu te mêles de mon jeu ! -Voyons ! quatre assassinats ou trois, n’est-ce pas la même chose ? -Et moi qui pensais à te sauver !... -Dab ! dab ! s’écria La Pouraille au comble du bonheur. +Eh bien ! tu renâcles déjà ! tu te mêles de mon jeu ! +Voyons ! quatre assassinats ou trois, n’est-ce pas la même chose ? +Et moi qui pensais à te sauver !... +Dab ! dab ! s’écria La Pouraille au comble du bonheur. Et, reprit Jacques Collin, sans compter que nous rejetterons les assassinats sur Ruffard... -Du coup Bibi-Lupin est dégommé... -Aussi ce semblant d’espoir le rendit-il presque imbécile. -Ils n’osent pas, répondit La Pouraille. -Les gredins attendent que je sois fauché. +Du coup Bibi-Lupin est dégommé... +Aussi ce semblant d’espoir le rendit-il presque imbécile. +Ils n’osent pas, répondit La Pouraille. +Les gredins attendent que je sois fauché. Eh bien ! nous aurons leurs fades dans vingt-quatre heures ! -s’écria Jacques Collin. -Tu deviendras, par mes soins, un honnête garçon entraîné par eux. +s’écria Jacques Collin. +Tu deviendras, par mes soins, un honnête garçon entraîné par eux. C’est une vilaine vie, mais c’est encore la vie ! -Les yeux de La Pouraille annonçaient un délire intérieur. +Les yeux de La Pouraille annonçaient un délire intérieur. Vieux ! avec sept cent mille francs on a bien des cocardes ! disait Jacques Collin en grisant d’espoir son fanandel. -J’éblouirai le ministre de la justice... -Ruffard la dansera, c’est une raille à démolir. +J’éblouirai le ministre de la justice... +Ruffard la dansera, c’est une raille à démolir. Bibi-Lupin est frit. -Eh bien ! c’est dit, s’écria La Pouraille avec une joie sauvage. +Eh bien ! c’est dit, s’écria La Pouraille avec une joie sauvage. Ce n’est pas tout, dit Jacques Collin. -À quoi bon ? demanda l’assassin. -Tu vas voir !... répondit Trompe-la-Mort. +À quoi bon ? demanda l’assassin. +Tu vas voir !... répondit Trompe-la-Mort. Puis il se dirigea vers le Biffon avec La Pouraille devenu joyeux. Je sais combien tu aimes la Biffe... dit Jacques Collin au Biffon. -Le regard que jeta le Biffon fut tout un poème horrible. -Que fera-t-elle pendant que tu seras au pré ? -Une larme mouilla les yeux féroces du Biffon. -Sorgue à Pantin (nuit à Paris). -Oui, Charlot était au greffe avec ses soubrettes pour faire la toilette à Madeleine ! -Amélie-Cécile Camusot, quoique née Thirion, hâtons-nous de le dire, réussit à moitié. +Le regard que jeta le Biffon fut tout un poème horrible. +Que fera-t-elle pendant que tu seras au pré ? +Une larme mouilla les yeux féroces du Biffon. +Sorgue à Pantin (nuit à Paris). +Oui, Charlot était au greffe avec ses soubrettes pour faire la toilette à Madeleine ! +Amélie-Cécile Camusot, quoique née Thirion, hâtons-nous de le dire, réussit à moitié. N’est-ce pas, en fait de toilette, se tromper deux fois ?... -Un garde des sceaux est-il jamais visible à l’instant même ? -Le matin, il dort on ne sait où. +Un garde des sceaux est-il jamais visible à l’instant même ? +Le matin, il dort on ne sait où. Le soir, il a ses obligations publiques et personnelles. -Aussi la marquise cria-t-elle d’introduire Amélie incontinent. -Vous êtes divine, ce matin, avec votre petit chapeau. -Où trouvez-vous ces formes-là ?... -Madame, vous êtes bien bonne... -Hélas ! on la tient pour folle... répondit Amélie. -Dès lors, les ennemis de Camusot seront réduits au silence. +Aussi la marquise cria-t-elle d’introduire Amélie incontinent. +Vous êtes divine, ce matin, avec votre petit chapeau. +Où trouvez-vous ces formes-là ?... +Madame, vous êtes bien bonne... +Hélas ! on la tient pour folle... répondit Amélie. +Dès lors, les ennemis de Camusot seront réduits au silence. Quels sont les ennemis de Camusot ? demanda la marquise. -Mais, le procureur général, et maintenant monsieur de Sérisy... +Mais, le procureur général, et maintenant monsieur de Sérisy... Je n’oublie ni mes amis, ni mes ennemis. La marquise griffonna rapidement un petit billet. -Il y a donc de grands mystères ? demanda madame d’Espard. -Contez-moi donc cela, chère petite. -Clotilde de Grandlieu n’est-elle pas mêlée à cette affaire ? +Il y a donc de grands mystères ? demanda madame d’Espard. +Contez-moi donc cela, chère petite. +Clotilde de Grandlieu n’est-elle pas mêlée à cette affaire ? Pauvre femme ! dit la marquise. -Mais ne l’était-elle pas déjà ? +Mais ne l’était-elle pas déjà ? Par l’accentuation de ces deux mots : « Pauvre femme ! la marquise laissa deviner le contentement de la haine satisfaite, le bonheur du triomphe. -Ah ! combien de malheurs ne souhaitait-elle pas à la protectrice de Lucien ! -Aussi madame Camusot, quoique d’une nature âpre, haineuse et tracassière, fut-elle abasourdie. -Elle ne trouva rien à répliquer, elle se tut. -Aussi cette chère amie a-t-elle passé deux heures hier dans la chambre de Léontine. -Il paraît que la pauvre comtesse dit des choses affreuses ! -On m’a dit que c’est dégoûtant !... -Une femme comme il faut ne devrait pas être sujette à de pareils accès !... +Ah ! combien de malheurs ne souhaitait-elle pas à la protectrice de Lucien ! +Aussi madame Camusot, quoique d’une nature âpre, haineuse et tracassière, fut-elle abasourdie. +Elle ne trouva rien à répliquer, elle se tut. +Aussi cette chère amie a-t-elle passé deux heures hier dans la chambre de Léontine. +Il paraît que la pauvre comtesse dit des choses affreuses ! +On m’a dit que c’est dégoûtant !... +Une femme comme il faut ne devrait pas être sujette à de pareils accès !... C’est une passion purement physique... Il y a dans cette affaire des choses monstrueuses... -C’était un sot et un impertinent ! dit sèchement madame d’Espard. -La femme du juge garda le silence en entendant cet arrêt. +C’était un sot et un impertinent ! dit sèchement madame d’Espard. +La femme du juge garda le silence en entendant cet arrêt. Avec le temps, Dieu sera pour moi ! -Tous ces gens-là seront malheureux. -Ce sera comme un éclatant témoignage de satisfaction pour votre conduite dans cette affaire. -Oui, c’est un blâme de plus pour Lucien, ça le dira coupable ! +Tous ces gens-là seront malheureux. +Ce sera comme un éclatant témoignage de satisfaction pour votre conduite dans cette affaire. +Oui, c’est un blâme de plus pour Lucien, ça le dira coupable ! On se pend rarement pour son plaisir... -Allons, adieu, chère belle ! -L’orgueil de l’amant avait bien inspiré le poète. -Diane se dressa sur ses jambes tout épouvantée. +Allons, adieu, chère belle ! +L’orgueil de l’amant avait bien inspiré le poète. +Diane se dressa sur ses jambes tout épouvantée. Il s’agit de mes lettres... Et elle tomba sur une causeuse. -Mais, madame, Lucien était doublé de Jacques Collin ! -S’écria la femme du juge. -Or, ce Machiavel du bagne n’a jamais perdu la tête, lui ! +Mais, madame, Lucien était doublé de Jacques Collin ! +S’écria la femme du juge. +Or, ce Machiavel du bagne n’a jamais perdu la tête, lui ! Son ami, dit vivement la duchesse. Vous avez raison, ma petite belle, il faut aller tenir conseil chez les Grandlieu. C’est une pile de Volta morale. -Ce fut chez le forçat et chez la duchesse même phénomène. -C’était comme un bijou sous son papier de soie. -Amélie et la femme de chambre chaussèrent chacune une jambe. +Ce fut chez le forçat et chez la duchesse même phénomène. +C’était comme un bijou sous son papier de soie. +Amélie et la femme de chambre chaussèrent chacune une jambe. Madame n’a pas sa pareille, dit la femme de chambre. -Allons, Josette, taisez-vous, répliqua la duchesse. — Vous avez une voiture ? dit-elle à madame Camusot. +Allons, Josette, taisez-vous, répliqua la duchesse. — Vous avez une voiture ? dit-elle à madame Camusot. Allons, ma petite belle, nous causerons en route. -Le valet hésita, car cette voiture était un fiacre. -Ah ! si vous saviez, ma petite, quelle matinée nous avons eue hier... -Non, c’est à faire renoncer à l’amour. -Certes, voici deux journées qui compteront dans ma vie ! sommes-nous stupides d’écrire ?... -Pourquoi répondre, quand on peut agir ! dit madame Camusot. +Le valet hésita, car cette voiture était un fiacre. +Ah ! si vous saviez, ma petite, quelle matinée nous avons eue hier... +Non, c’est à faire renoncer à l’amour. +Certes, voici deux journées qui compteront dans ma vie ! sommes-nous stupides d’écrire ?... +Pourquoi répondre, quand on peut agir ! dit madame Camusot. Il est si beau de se perdre !... reprit orgueilleusement la duchesse. -C’est la volupté de l’âme. -Nous sommes toujours trop généreuses, reprit Diane de Maufrigneuse. +C’est la volupté de l’âme. +Nous sommes toujours trop généreuses, reprit Diane de Maufrigneuse. Je ferai comme cette atroce madame d’Espard. -Tant que cela !... s’écria la Camusot en interrompant la duchesse. -Vous seriez incapable de conserver cette froideur, cette attention, répondit madame Camusot. -Je me suis juré de ne plus jamais écrire. -Je n’ai, dans toute ma vie, écrit qu’à ce malheureux Lucien... -Je conserverai ses lettres jusqu’à ma mort ! -Ma chère petite, c’est du feu, on a besoin quelquefois... +Tant que cela !... s’écria la Camusot en interrompant la duchesse. +Vous seriez incapable de conserver cette froideur, cette attention, répondit madame Camusot. +Je me suis juré de ne plus jamais écrire. +Je n’ai, dans toute ma vie, écrit qu’à ce malheureux Lucien... +Je conserverai ses lettres jusqu’à ma mort ! +Ma chère petite, c’est du feu, on a besoin quelquefois... Si on les trouvait ! fit la Camusot avec un petit geste pudique. -Oh ! je dirais que c’est les lettres d’un roman commencé. -Car j’ai tout copié, ma chère, et j’ai brûlé les originaux ! -Oh ! madame pour ma récompense, laissez-moi les lire... -Peut-être, dit la duchesse. -Aussi s’entendait-elle appeler : — Madame la Présidente. -Faire arriver un homme médiocre ! -C’est l’ivresse de l’égoïsme ! +Oh ! je dirais que c’est les lettres d’un roman commencé. +Car j’ai tout copié, ma chère, et j’ai brûlé les originaux ! +Oh ! madame pour ma récompense, laissez-moi les lire... +Peut-être, dit la duchesse. +Aussi s’entendait-elle appeler : — Madame la Présidente. +Faire arriver un homme médiocre ! +C’est l’ivresse de l’égoïsme ! Enfin c’est en quelque sorte les saturnales du pouvoir. -L’ignorance partage les privilèges de la finesse. -Le valet de chambre du duc, que son maître avait sonné, se présenta. -Allez rue Honoré-Chevalier, prenez une voiture. -Arrivé là, vous sonnerez à une petite porte, au numéro dix. -Servez-vous de mon nom, il suffira pour aplanir toutes les difficultés. -Tâchez de n’employer qu’un quart d’heure à tout faire. +L’ignorance partage les privilèges de la finesse. +Le valet de chambre du duc, que son maître avait sonné, se présenta. +Allez rue Honoré-Chevalier, prenez une voiture. +Arrivé là, vous sonnerez à une petite porte, au numéro dix. +Servez-vous de mon nom, il suffira pour aplanir toutes les difficultés. +Tâchez de n’employer qu’un quart d’heure à tout faire. Allez de ma part chez le duc de Chaulieu, faites-lui passer cette carte. -Le duc donna sa carte pliée d’une certaine manière. +Le duc donna sa carte pliée d’une certaine manière. Le grand monde a son argot. Mais cet argot s’appelle le style. Et il jeta sur madame Camusot un regard, comme un marin jette la sonde. -Je ne les ai pas vues, mais c’est à craindre, répondit-elle en tremblant. -Nous sommes trois filles d’Ève enveloppées par le serpent de la correspondance... +Je ne les ai pas vues, mais c’est à craindre, répondit-elle en tremblant. +Nous sommes trois filles d’Ève enveloppées par le serpent de la correspondance... Cette phrase est la morale de cette histoire, au point de vue aristocratique. C’est fait, dit la duchesse de Maufrigneuse. -Pensons à sauver la pauvre madame de Sérisy, Clotilde, et moi... -Dieu veuille que cet homme soit à Paris ! -C’était le congé de madame Camusot. -Vous n’avez pas besoin de cette recommandation, dit le duc à madame Camusot. +Pensons à sauver la pauvre madame de Sérisy, Clotilde, et moi... +Dieu veuille que cet homme soit à Paris ! +C’était le congé de madame Camusot. +Vous n’avez pas besoin de cette recommandation, dit le duc à madame Camusot. Les Grandlieu se souviennent toujours des services qu’on leur a rendus. -Madame Camusot se retira fière, heureuse, gonflée à étouffer. +Madame Camusot se retira fière, heureuse, gonflée à étouffer. Elle se disait : Si nous faisions sauter monsieur de Grandville ! -Il était temps que madame Camusot se retirât. -Voilà quatre ans que je n’ai écrit de billets doux !... -Sommes-nous sauvées ? demanda Diane qui cachait ses anxiétés sous ses enfantillages. -C’est, pour un roi constitutionnel, comme une infidélité pour une femme mariée. -C’est son adultère. -Son péché mignon ! dit le duc de Grandlieu. -Le fruit défendu ! reprit Diane en souriant. -Oh ! chère ! chère ! dit la pieuse duchesse, vous allez trop loin. +Il était temps que madame Camusot se retirât. +Voilà quatre ans que je n’ai écrit de billets doux !... +Sommes-nous sauvées ? demanda Diane qui cachait ses anxiétés sous ses enfantillages. +C’est, pour un roi constitutionnel, comme une infidélité pour une femme mariée. +C’est son adultère. +Son péché mignon ! dit le duc de Grandlieu. +Le fruit défendu ! reprit Diane en souriant. +Oh ! chère ! chère ! dit la pieuse duchesse, vous allez trop loin. Passez, dit le duc de Grandlieu, passez, monsieur de Saint-Denis. Mais il est mort, dit Corentin. Il reste un compagnon, fit observer le duc de Chaulieu, un rude compagnon. -Le forçat, Jacques Collin ! répliqua Corentin. -Parle, Ferdinand, dit le duc de Chaulieu à l’ancien ambassadeur. -Le petit jeune homme, répondit Corentin, était incapable de se faire de ces provisions-là !... -C’est une précaution prise par l’abbé Carlos Herrera ! +Le forçat, Jacques Collin ! répliqua Corentin. +Parle, Ferdinand, dit le duc de Chaulieu à l’ancien ambassadeur. +Le petit jeune homme, répondit Corentin, était incapable de se faire de ces provisions-là !... +C’est une précaution prise par l’abbé Carlos Herrera ! De l’argent !... cet homme en a plus que nous n’en avons, dit-il. -Et... des lettres ? demanda le duc de Grandlieu à Corentin. -Mais il peut avoir donné des instructions à ses affidés, en prévoyant ce cas-là ! -Est-ce qu’il y a des secrets pour ce gaillard-là ? répondit Corentin. +Et... des lettres ? demanda le duc de Grandlieu à Corentin. +Mais il peut avoir donné des instructions à ses affidés, en prévoyant ce cas-là ! +Est-ce qu’il y a des secrets pour ce gaillard-là ? répondit Corentin. Il est aussi fort que... que moi ! Que faire ? se dirent par un regard les deux ducs. -Nous pouvons réintégrer le drôle au bagne immédiatement... -à Rochefort, il y sera mort dans six mois ! -Oh ! sans crimes ! dit-il en répondant à un geste du duc de Grandlieu. -Si le détenteur des lettres est pauvre, il est corruptible... +Nous pouvons réintégrer le drôle au bagne immédiatement... +à Rochefort, il y sera mort dans six mois ! +Oh ! sans crimes ! dit-il en répondant à un geste du duc de Grandlieu. +Si le détenteur des lettres est pauvre, il est corruptible... Il s’agit donc de faire jaser Jacques Collin ! Quel duel ! j’y serai vaincu. Il faut, vous le voyez, messieurs, me donner carte blanche. -Jacques Collin est à la Conciergerie. -Je vais aller voir monsieur de Grandville à son parquet. -Répondez-vous du succès ? +Jacques Collin est à la Conciergerie. +Je vais aller voir monsieur de Grandville à son parquet. +Répondez-vous du succès ? Mon plan est fait. -Cette réponse sinistre occasionna chez les deux grands seigneurs un léger frisson. +Cette réponse sinistre occasionna chez les deux grands seigneurs un léger frisson. Allez ! monsieur, dit le duc de Chaulieu. -Vous porterez cette affaire dans les comptes de celles dont vous êtes habituellement chargé. +Vous porterez cette affaire dans les comptes de celles dont vous êtes habituellement chargé. Corentin salua les deux grands seigneurs et partit. -N’était-ce pas l’attaque et la défense ? le vol et la propriété ? +N’était-ce pas l’attaque et la défense ? le vol et la propriété ? Asseyez-vous, monsieur Camusot, dit monsieur de Grandville en tombant sur son fauteuil. Je reviendrai, monsieur le comte, dit Camusot, quoique l’affaire soit urgente... -Restez, répondit le procureur général avec dignité. +Restez, répondit le procureur général avec dignité. Les vrais magistrats, monsieur, doivent accepter leurs angoisses et savoir les cacher. -J’ai eu tort, si vous vous êtes aperçu de quelque trouble en moi... +J’ai eu tort, si vous vous êtes aperçu de quelque trouble en moi... Camusot fit un geste. -Dieu veuille que vous ignoriez, monsieur Camusot, ces extrêmes nécessités de notre vie ! -On succomberait à moins ! -Desplein, Bianchon, Sinard n’ont pas quitté la chambre avec deux garde-malade. +Dieu veuille que vous ignoriez, monsieur Camusot, ces extrêmes nécessités de notre vie ! +On succomberait à moins ! +Desplein, Bianchon, Sinard n’ont pas quitté la chambre avec deux garde-malade. Le comte adore sa femme. -Un homme d’État n’est pas désespéré comme un imbécile ! -Et la sueur couronnait ce front incliné par tant de travaux. +Un homme d’État n’est pas désespéré comme un imbécile ! +Et la sueur couronnait ce front incliné par tant de travaux. Et cependant tel est mon devoir !... -Abîmé de douleur, je dois donner l’ordre de dresser l’échafaud... -Le condamné ne sait pas que le magistrat éprouve des angoisses égales aux siennes. +Abîmé de douleur, je dois donner l’ordre de dresser l’échafaud... +Le condamné ne sait pas que le magistrat éprouve des angoisses égales aux siennes. Ces douleurs si profondes du magistrat, qui les plaint ? qui les console ?... notre gloire est de les enterrer au fond de nos cœurs ! -Condamné, ce garçon n’a pas avoué ! -Il résiste depuis soixante-dix jours à toutes les épreuves, en se disant toujours innocent. -Depuis deux mois j’ai deux têtes sur les épaules ! -Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidents judiciaires deviennent politiques. +Condamné, ce garçon n’a pas avoué ! +Il résiste depuis soixante-dix jours à toutes les épreuves, en se disant toujours innocent. +Depuis deux mois j’ai deux têtes sur les épaules ! +Paris, tout prend une gravité terrible, les plus petits incidents judiciaires deviennent politiques. Le jury joue avec ses fonctions. -Que serait-ce si, dans notre ressort, à Paris, on exécutait un innocent ? -C’est un forçat évadé, fit observer timidement monsieur Camusot. +Que serait-ce si, dans notre ressort, à Paris, on exécutait un innocent ? +C’est un forçat évadé, fit observer timidement monsieur Camusot. Ah ! les vrais magistrats sont bien malheureux ! -Tenez ! ils devraient vivre séparés de toute société, comme jadis les pontifes. -On ne nous trouverait que sur nos sièges... +Tenez ! ils devraient vivre séparés de toute société, comme jadis les pontifes. +On ne nous trouverait que sur nos sièges... On nous voit aujourd’hui souffrant ou nous amusant comme les autres ! -Et la loi ! répondit Camusot, il était arrêté depuis deux jours !... -Le malheur est consommé, reprit le procureur général. -J’ai réparé de mon mieux ce qui, certes, est irréparable. -Ma voiture et mes gens sont au convoi de ce pauvre faible poète. -Enfin, le comte Octave assiste en personne à ses funérailles. +Et la loi ! répondit Camusot, il était arrêté depuis deux jours !... +Le malheur est consommé, reprit le procureur général. +J’ai réparé de mon mieux ce qui, certes, est irréparable. +Ma voiture et mes gens sont au convoi de ce pauvre faible poète. +Enfin, le comte Octave assiste en personne à ses funérailles. Eh bien ! monsieur le comte, dit Camusot, achevons notre ouvrage. -Il nous reste un prévenu bien dangereux. +Il nous reste un prévenu bien dangereux. C’est, vous le savez aussi bien que moi, Jacques Collin. -Ce misérable sera reconnu pour ce qu’il est... -Nous sommes perdus ! s’écria monsieur de Grandville. -Bibi-Lupin s’est déguisé en gendarme pour assister à l’entrevue. +Ce misérable sera reconnu pour ce qu’il est... +Nous sommes perdus ! s’écria monsieur de Grandville. +Bibi-Lupin s’est déguisé en gendarme pour assister à l’entrevue. Toute la Conciergerie saura que nous tenons Jacques Collin... Jugez, monsieur le comte, si j’ai raison de craindre ce malheur. -Il aura mis les pièces en lieu de sûreté... -Je sais où, dit Camusot. +Il aura mis les pièces en lieu de sûreté... +Je sais où, dit Camusot. Voyons !... dit monsieur de Grandville en s’asseyant. -Trois grandes familles en péril ! s’écria-t-il... +Trois grandes familles en péril ! s’écria-t-il... Il ne faut pas faire un seul pas de clerc !... -Vous avez raison, avant tout, suivons l’axiome de Fouché : Arrêtons ! -Il faut réintégrer au secret, à l’instant, Jacques Collin. -Nous avouons ainsi le forçat ! -C’est perdre la mémoire de Lucien... +Vous avez raison, avant tout, suivons l’axiome de Fouché : Arrêtons ! +Il faut réintégrer au secret, à l’instant, Jacques Collin. +Nous avouons ainsi le forçat ! +C’est perdre la mémoire de Lucien... Quelle affreuse affaire ! dit monsieur de Grandville, tout est danger. -A-t-il communiqué avec quelqu’un ? demanda le procureur général. -Avec les détenus, car il est au préau depuis sept heures et demie environ. -Il a vu le condamné à mort, qui paraît avoir causé avec lui. -Que l’exécuteur paraisse aller surveiller les apprêts. -Ici les deux magistrats échangèrent un regard, et quel regard ! +A-t-il communiqué avec quelqu’un ? demanda le procureur général. +Avec les détenus, car il est au préau depuis sept heures et demie environ. +Il a vu le condamné à mort, qui paraît avoir causé avec lui. +Que l’exécuteur paraisse aller surveiller les apprêts. +Ici les deux magistrats échangèrent un regard, et quel regard ! Quelle dame ? dit Camusot. -Une de ses pénitentes... une marquise, répondit monsieur Gault. -De pis en pis ! s’écria monsieur de Grandville en regardant Camusot. -Elle a donné la migraine aux gendarmes et aux surveillants, reprit monsieur Gault interloqué. -Rien n’est indifférent dans vos fonctions, dit sévèrement le procureur général. -La Conciergerie n’est pas murée comme elle l’est pour rien. -Comment cette dame est-elle entrée ? -Avec une permission en règle, monsieur, répliqua le directeur. -Apportez-moi la permission de la Préfecture, dit monsieur de Grandville. -Elle est donnée à la recommandation de son Excellence le comte de Sérisy. -Comment était cette femme ? demanda le Procureur-général. -Ça nous a paru devoir être une femme comme il faut. +Une de ses pénitentes... une marquise, répondit monsieur Gault. +De pis en pis ! s’écria monsieur de Grandville en regardant Camusot. +Elle a donné la migraine aux gendarmes et aux surveillants, reprit monsieur Gault interloqué. +Rien n’est indifférent dans vos fonctions, dit sévèrement le procureur général. +La Conciergerie n’est pas murée comme elle l’est pour rien. +Comment cette dame est-elle entrée ? +Avec une permission en règle, monsieur, répliqua le directeur. +Apportez-moi la permission de la Préfecture, dit monsieur de Grandville. +Elle est donnée à la recommandation de son Excellence le comte de Sérisy. +Comment était cette femme ? demanda le Procureur-général. +Ça nous a paru devoir être une femme comme il faut. Avez-vous vu sa figure ? Elle portait un voile noir. Qu’ont-ils dit ? -Mais une dévote avec un livre de prières !... que pouvait-elle dire ?... -Elle a demandé la bénédiction de l’abbé, s’est agenouillée... +Mais une dévote avec un livre de prières !... que pouvait-elle dire ?... +Elle a demandé la bénédiction de l’abbé, s’est agenouillée... Se sont-ils entretenus pendant longtemps ? demanda le juge. -Dites-nous tout, monsieur, reprit le Procureur-général. +Dites-nous tout, monsieur, reprit le Procureur-général. Que ceci vous soit un exemple ! Nous n’avons pu le voir, elle cachait sa figure dans son mouchoir. -Elle a laissé trois cents francs en or pour les détenus. -Ce n’est pas elle ! s’écria Camusot. -Bibi-Lupin, reprit monsieur Gault, s’est écrié : — C’est une voleuse. -Il s’y connaît, dit monsieur de Grandville. -Lancez votre mandat, ajouta-t-il en regardant Camusot, et vivement les scellés chez elle, partout ! -Mais comment a-t-elle obtenu la recommandation de monsieur de Sérisy ?... -Apportez-moi la permission de la préfecture... allez, monsieur Gault ! -Envoyez-moi promptement cet abbé. -Tant que nous l’aurons là, le danger ne saurait s’aggraver. -Surtout un procureur général comme vous, dit finement Camusot. -Nous serons deux, répondit poliment le procureur général. -Et il retomba dans ses réflexions. -Bibi-Lupin devrait finir là ses jours. -Monsieur Gault n’a rien pu nous dire de décisif. +Elle a laissé trois cents francs en or pour les détenus. +Ce n’est pas elle ! s’écria Camusot. +Bibi-Lupin, reprit monsieur Gault, s’est écrié : — C’est une voleuse. +Il s’y connaît, dit monsieur de Grandville. +Lancez votre mandat, ajouta-t-il en regardant Camusot, et vivement les scellés chez elle, partout ! +Mais comment a-t-elle obtenu la recommandation de monsieur de Sérisy ?... +Apportez-moi la permission de la préfecture... allez, monsieur Gault ! +Envoyez-moi promptement cet abbé. +Tant que nous l’aurons là, le danger ne saurait s’aggraver. +Surtout un procureur général comme vous, dit finement Camusot. +Nous serons deux, répondit poliment le procureur général. +Et il retomba dans ses réflexions. +Bibi-Lupin devrait finir là ses jours. +Monsieur Gault n’a rien pu nous dire de décisif. Allez donc demander trente millions aux Chambres pour les convenances de la Justice. On entendit le pas de plusieurs personnes et le son des armes. -Ce devait être Jacques Collin. +Ce devait être Jacques Collin. Camusot imita le chef du parquet. -Vous avez voulu me parler, dit le magistrat, je vous écoute. +Vous avez voulu me parler, dit le magistrat, je vous écoute. Monsieur le comte, je suis Jacques Collin, je me rends ! -Camusot tressaillit, le procureur général resta calme. -Les deux magistrats demeurèrent impassibles et silencieux. +Camusot tressaillit, le procureur général resta calme. +Les deux magistrats demeurèrent impassibles et silencieux. Si vous aviez peur... Peur de qui ? de quoi ? dit le comte de Grandville. -Mais peur de rester seul avec un forçat évadé. -Laissez-nous, monsieur Camusot, dit vivement le procureur général. -Vous vous croyez donc redoutable ? demanda le magistrat d’un air plein de mépris. -Voyez, dit le juge au procureur général en lui montrant l’un des papiers. +Mais peur de rester seul avec un forçat évadé. +Laissez-nous, monsieur Camusot, dit vivement le procureur général. +Vous vous croyez donc redoutable ? demanda le magistrat d’un air plein de mépris. +Voyez, dit le juge au procureur général en lui montrant l’un des papiers. Le directeur de la Conciergerie entra. -Petite, forte, grasse, trapue, répondit monsieur Gault. +Petite, forte, grasse, trapue, répondit monsieur Gault. Il s’agit de moi, messieurs ? dit Jacques Collin. Voyons, reprit-il avec bonhomie, ne cherchez pas. Cette personne est ma tante, une tante vraisemblable, une femme, une vieille. -Je puis vous éviter bien des embarras... +Je puis vous éviter bien des embarras... Vous ne trouverez ma tante que si je le veux... -Si nous pataugeons ainsi, nous n’avancerons guère. +Si nous pataugeons ainsi, nous n’avancerons guère. Cette trompeuse attitude cachait la froide et terrible irritation des nerfs du sauvage. -Les yeux de Jacques Collin couvaient une éruption volcanique, ses poings étaient crispés. -C’était bien le tigre se ramassant pour bondir sur une proie. +Les yeux de Jacques Collin couvaient une éruption volcanique, ses poings étaient crispés. +C’était bien le tigre se ramassant pour bondir sur une proie. Et monsieur de Grandville frissonna. -À quoi ce meurtre vous eût-il servi ? demanda tranquillement le procureur général au criminel. +À quoi ce meurtre vous eût-il servi ? demanda tranquillement le procureur général au criminel. Je vous sais par cœur, monsieur. -Il me confiait tout, jusqu’à ses moindres sensations... -le bien naissait dans ce cœur comme les fleurs se lèvent dans les prairies. -Enfin, Lucien était une femme manquée. -Ah ! que n’ai-je pas dit à la brute bête qui vient de sortir... +Il me confiait tout, jusqu’à ses moindres sensations... +le bien naissait dans ce cœur comme les fleurs se lèvent dans les prairies. +Enfin, Lucien était une femme manquée. +Ah ! que n’ai-je pas dit à la brute bête qui vient de sortir... Moi qui ne crois pas en Dieu !... Je pleure maintenant, parce que je sens que vous me comprenez. -Je vous ai vu là, tout à l’heure, posé en justice... -Ce sacré juge m’a ôté mon âme. -Figurez-vous un chien à qui un chimiste soutire le sang... -Me voilà ! je suis ce chien... -Voilà pourquoi je suis venu vous dire : « Je suis Jacques Collin, je me rends !... +Je vous ai vu là, tout à l’heure, posé en justice... +Ce sacré juge m’a ôté mon âme. +Figurez-vous un chien à qui un chimiste soutire le sang... +Me voilà ! je suis ce chien... +Voilà pourquoi je suis venu vous dire : « Je suis Jacques Collin, je me rends !... Je voulais me mettre au service de la justice sans conditions... Maintenant, je dois en faire, vous allez savoir pourquoi... -Parlez-vous à monsieur de Grandville ou au procureur général ? -Ces deux hommes, le crime et la justice, se regardèrent. -Lucien laisse un testament par lequel il vous lègue trois cent mille francs... -Pauvre ! pauvre petit ! pauvre petit ! s’écria Jacques Collin, toujours trop honnête ! -Restait le procureur général ! -N’est-ce pas déjà beaucoup que de me livrer ? -Quel adversaire ! pensa le procureur général. +Parlez-vous à monsieur de Grandville ou au procureur général ? +Ces deux hommes, le crime et la justice, se regardèrent. +Lucien laisse un testament par lequel il vous lègue trois cent mille francs... +Pauvre ! pauvre petit ! pauvre petit ! s’écria Jacques Collin, toujours trop honnête ! +Restait le procureur général ! +N’est-ce pas déjà beaucoup que de me livrer ? +Quel adversaire ! pensa le procureur général. Je ne suis pas ici pour eux, mais pour vous. -Je n’ai pensé qu’à vous. -Allez donc dire cette billevesée à nos annalistes ! -Ce que je vous dis est la vérité... +Je n’ai pensé qu’à vous. +Allez donc dire cette billevesée à nos annalistes ! +Ce que je vous dis est la vérité... M’accordez-vous cette vie ? Monsieur, je vous supplie de me donner votre parole, elle me suffira. -Monsieur de Grandville fit un geste d’orgueil blessé. -Vous pouvez être remis au secret ; que ferez-vous ?... demanda le procureur général. +Monsieur de Grandville fit un geste d’orgueil blessé. +Vous pouvez être remis au secret ; que ferez-vous ?... demanda le procureur général. Eh ! nous jouons donc ! dit Jacques Collin. -Est-ce là tout ce que vous me demandez ? dit le procureur général. +Est-ce là tout ce que vous me demandez ? dit le procureur général. Je vais vous parler pour moi, dit Jacques Collin. -Qu’est-ce qu’un forçat condamné à perpétuité ?... -La femme est un être inférieur, elle obéit trop à ses organes. -Pour moi, la femme n’est belle que quand elle ressemble à un homme ! +Qu’est-ce qu’un forçat condamné à perpétuité ?... +La femme est un être inférieur, elle obéit trop à ses organes. +Pour moi, la femme n’est belle que quand elle ressemble à un homme ! Vous voulez les voir ?... dit Jacques Collin en souriant. Le magistrat devint honteux. -Je puis vous en faire lire ; mais, là, pas de farce ! +Je puis vous en faire lire ; mais, là, pas de farce ! Nous jouons franc jeu ?... -Cela prendra du temps ? dit le procureur général. +Cela prendra du temps ? dit le procureur général. Ces dames sont d’ailleurs averties... Monsieur de Grandville fit un geste de surprise. Je vous le promets ! -Bien, vous ne voudriez pas, vous, tromper un forçat évadé. +Bien, vous ne voudriez pas, vous, tromper un forçat évadé. Mais ne soyez pas cruel inutilement !... Je ne suis qu’un faussaire, remarquez !... Eh ! bien, ne laissez pas Calvi dans les affreuses angoisses de la toilette... -L’exécution est déjà contremandée... -Voulez-vous ne pas vous échapper ? +L’exécution est déjà contremandée... +Voulez-vous ne pas vous échapper ? Donnez-moi votre parole, je m’en contente. Allez chercher cette femme... -Le garçon de bureau se montra. -Félix, renvoyez les gendarmes... +Le garçon de bureau se montra. +Félix, renvoyez les gendarmes... dit monsieur de Grandville. Jacques Collin fut vaincu. -Qu’y a-t-il, mon cher des Lupeaulx ? demanda le procureur général. -Le prince m’envoie, dit-il à l’oreille de monsieur de Grandville. +Qu’y a-t-il, mon cher des Lupeaulx ? demanda le procureur général. +Le prince m’envoie, dit-il à l’oreille de monsieur de Grandville. Vous pouvez vous entendre avec ce monsieur... -Qui est-ce ? demanda le procureur général à l’oreille de des Lupeaulx. -Ce n’est plus un vil procès criminel, c’est une affaire d’État... -Mais dites au prince que, lorsque vous êtes venu, tout était fini ! -Je n’ai pas d’ambition !... répondit le procureur général. +Qui est-ce ? demanda le procureur général à l’oreille de des Lupeaulx. +Ce n’est plus un vil procès criminel, c’est une affaire d’État... +Mais dites au prince que, lorsque vous êtes venu, tout était fini ! +Je n’ai pas d’ambition !... répondit le procureur général. Des Lupeaulx sortit en riant. -Allons, vous avez deux enfants, vous voulez être fait au moins pair de France... -Corentin salua par un petit signe de tête presque protecteur. +Allons, vous avez deux enfants, vous voulez être fait au moins pair de France... +Corentin salua par un petit signe de tête presque protecteur. Connaissez-vous, monsieur, le personnage dont il S’agit ? -Ce forçat a le secret de deux rois... -C’est un homme vigoureusement trempé ! -Il m’attend chez la Rousse et se promène sur le quai aux Fleurs. +Ce forçat a le secret de deux rois... +C’est un homme vigoureusement trempé ! +Il m’attend chez la Rousse et se promène sur le quai aux Fleurs. Elle est chez elle, comme ma filleule. Regarde si nous sommes suivis... -Trompe-la-Mort connaissait seul l’intimité de cette jeune personne, alors modiste, avec son fanandel. -Il a dû te parler de moi, ma petite. -Sois à moi comme une âme est au diable, et tu en profiteras. -Nous avons à vous parler d’affaires, madame, dit Jacques Collin. -Mon mari est là, répondit-elle. -Et il frappa sur l’épaule de sa tante. +Trompe-la-Mort connaissait seul l’intimité de cette jeune personne, alors modiste, avec son fanandel. +Il a dû te parler de moi, ma petite. +Sois à moi comme une âme est au diable, et tu en profiteras. +Nous avons à vous parler d’affaires, madame, dit Jacques Collin. +Mon mari est là, répondit-elle. +Et il frappa sur l’épaule de sa tante. Paccard prit la main de Jacques Collin et la baisa respectueusement. -Qu’aurai-je à faire ? demanda-t-il. -Voilà ce que c’est que d’être trop bel homme ! -Paccard rougit de recevoir ce railleur éloge de son sultan. -La Saint-Estève fait tenir cet établissement par... +Qu’aurai-je à faire ? demanda-t-il. +Voilà ce que c’est que d’être trop bel homme ! +Paccard rougit de recevoir ce railleur éloge de son sultan. +La Saint-Estève fait tenir cet établissement par... La Gonore, dit Jacqueline. -La largue à ce pauvre La Pouraille, dit Paccard. +La largue à ce pauvre La Pouraille, dit Paccard. On jase donc quand je parle ? dit Jacques Collin. La maison est donc tenue par la Gonore, reprit Jacques Collin. Je devine maintenant comment elle a pu te trouver... -Ça se rencontre bien. +Ça se rencontre bien. Vous allez y retourner, chez la Gonore... Il a raison, ma petite, dit Paccard. Vois-tu, c’est comme si le dab te donnait cent mille francs. La boutique vaut cela. C’est sur le boulevard, en face du Gymnase. Il y a la sortie du spectacle... -Je ferai mieux, j’achèterai aussi la maison, dit Trompe-la-Mort. -Et nous voilà riches à millions en six ans ! s’écria Paccard. -Suffit, Dab ! on se taira, répondit-il. -Le silence le plus profond régna de nouveau dans le fiacre. -Cet or est dans un massif très dur... -Dans la cave ! répéta Prudence. -On l’aura, dit sèchement Trompe-la-Mort. -De quoi te mêles-tu ?... +Je ferai mieux, j’achèterai aussi la maison, dit Trompe-la-Mort. +Et nous voilà riches à millions en six ans ! s’écria Paccard. +Suffit, Dab ! on se taira, répondit-il. +Le silence le plus profond régna de nouveau dans le fiacre. +Cet or est dans un massif très dur... +Dans la cave ! répéta Prudence. +On l’aura, dit sèchement Trompe-la-Mort. +De quoi te mêles-tu ?... Sept cent trente, dit Paccard. -Hé bien, soit ! sept cent trente, reprit Jacques Collin. +Hé bien, soit ! sept cent trente, reprit Jacques Collin. Et pourquoi pas par la porte ? dit Prudence Servien. -Imbécile, les scellés y sont ! répliqua Jacques Collin. +Imbécile, les scellés y sont ! répliqua Jacques Collin. L’inventaire se fera dans quelques jours, et vous serez innocents du vol... -Vive le dab ! s’écria Paccard. -Cocher, arrêtez !... cria de sa voix puissante Jacques Collin. +Vive le dab ! s’écria Paccard. +Cocher, arrêtez !... cria de sa voix puissante Jacques Collin. Le fiacre se trouvait devant la place des fiacres du Jardin des Plantes. -Détalez, mes enfants, dit Jacques Collin, et ne faites pas de sottises ! -Il faut tout prévoir, ajouta-t-il à voix basse à sa tante. -C’est une opération très délicate... -Prudence et Paccard sautèrent sur le pavé du roi, heureux comme des voleurs graciés. +Détalez, mes enfants, dit Jacques Collin, et ne faites pas de sottises ! +Il faut tout prévoir, ajouta-t-il à voix basse à sa tante. +C’est une opération très délicate... +Prudence et Paccard sautèrent sur le pavé du roi, heureux comme des voleurs graciés. Ah ! quel brave homme que le dab ! dit Paccard. -Ah ! il est bien aimable ! s’écria Paccard. -As-tu vu quels coups de pied il m’a donnés ! +Ah ! il est bien aimable ! s’écria Paccard. +As-tu vu quels coups de pied il m’a donnés ! Quel joli sort il te fait ! Elle en aura pour cinq ans de Madelonnettes, dit Jacqueline. -À peu près, répondit Jacques Collin. -Donc tu pourras très bien arranger cette affaire. -Nous aurons là un œil... -Ainsi découds ta robe et donne-moi les échantillons des marchandises. -Où se trouvent les trois paquets ? +À peu près, répondit Jacques Collin. +Donc tu pourras très bien arranger cette affaire. +Nous aurons là un œil... +Ainsi découds ta robe et donne-moi les échantillons des marchandises. +Où se trouvent les trois paquets ? Parbleu ! chez la Rousse. Cocher ! cria Jacques Collin, retournez au Palais de Justice, et du train !... -Dès que tu auras lâché les lettres, tu peux faire agir Paccard et Prudence. +Dès que tu auras lâché les lettres, tu peux faire agir Paccard et Prudence. Je te devine, dit Jacqueline, tu veux remplacer Bibi-Lupin. -La mort de ce garçon t’a tourné la cervelle ! +La mort de ce garçon t’a tourné la cervelle ! Que pouvais-je devenir ? -Ce sera vivre encore que d’avoir à manger un homme. -Qu’as-tu maintenant dans notre trésor ? -Rien, dit la tante épouvantée de l’accent et des manières de son neveu. -Je t’ai tout donné pour ton petit. +Ce sera vivre encore que d’avoir à manger un homme. +Qu’as-tu maintenant dans notre trésor ? +Rien, dit la tante épouvantée de l’accent et des manières de son neveu. +Je t’ai tout donné pour ton petit. La Romette n’a pas plus de vingt mille francs pour son commerce. Ah ! nous sommes dans des draps qui ne sont pas blanchis depuis un an. Cinq cent soixante mille... Nous en avons cent cinquante en or, que Paccard et Prudence nous devront. -Je vais te dire où en prendre deux cents autres... +Je vais te dire où en prendre deux cents autres... Le reste viendra de la succession d’Esther. -Il faut récompenser la Nourrisson. -Théodore a fait le coup de Nanterre. +Il faut récompenser la Nourrisson. +Théodore a fait le coup de Nanterre. Ah ! c’est lui... Tu viendras au guichet de la Conciergerie dans deux heures d’ici. Prudence et Paccard vont travailler chez la Gonore. -J’ai l’air d’éclaircir l’assassinat de Nanterre. +J’ai l’air d’éclaircir l’assassinat de Nanterre. Nous retrouvons notre aubert et nous sommes au cœur de la raille ! -Nous étions le gibier, et nous devenons les chasseurs, voilà tout. +Nous étions le gibier, et nous devenons les chasseurs, voilà tout. Donne trois francs au cocher. -Le fiacre était au Palais. -Trompe-la-Mort monta l’escalier pour aller chez le procureur général. -Peut-être expiait-elle le crime de sa mère, la Pologne hideusement partagée. +Le fiacre était au Palais. +Trompe-la-Mort monta l’escalier pour aller chez le procureur général. +Peut-être expiait-elle le crime de sa mère, la Pologne hideusement partagée. Jacques Collin se retourna. -Les deux ennemis se trouvèrent en présence. -Cette fois, je te tiens, brigand ! dit le chef de la police de sûreté. -Ah ! ah !... répondit Jacques Collin, d’un air ironique. -Veux-tu m’arrêter ? demanda Jacques Collin à son ennemi. +Les deux ennemis se trouvèrent en présence. +Cette fois, je te tiens, brigand ! dit le chef de la police de sûreté. +Ah ! ah !... répondit Jacques Collin, d’un air ironique. +Veux-tu m’arrêter ? demanda Jacques Collin à son ennemi. Dis-le sans y mettre d’accompagnement. -Ne faisons pas de bruit ; où veux-tu me mener ? -Allons chez monsieur Camusot, répondit Jacques Collin. -Pourquoi n’irions-nous pas au parquet du procureur général ?... -c’est plus près, ajouta-t-il. -Allons-y, dit-il, ça me va ! +Ne faisons pas de bruit ; où veux-tu me mener ? +Allons chez monsieur Camusot, répondit Jacques Collin. +Pourquoi n’irions-nous pas au parquet du procureur général ?... +c’est plus près, ajouta-t-il. +Allons-y, dit-il, ça me va ! Mais, puisque tu te rends, laisse-moi t’accommoder, je crains tes gifles ! Et il tira des poucettes de sa poche. Jacques Collin tendit ses mains, et Bibi-Lupin lui serra les pouces. -Mais par où tu es sorti, par le petit escalier. +Mais par où tu es sorti, par le petit escalier. Tu as donc fait voir un nouveau tour aux gendarmes ? -Monsieur de Grandville m’a laissé libre sur parole. +Monsieur de Grandville m’a laissé libre sur parole. Planches-tu ? (Plaisantes-tu.) — Tu vas voir !... -C’est toi peut-être à qui l’on va mettre les poucettes. -En ce moment, Corentin disait au procureur général : — Eh bien ! +C’est toi peut-être à qui l’on va mettre les poucettes. +En ce moment, Corentin disait au procureur général : — Eh bien ! En ce moment Bibi-Lupin se montra. -Voilà, s’écria Jacques Collin, comment vous avez tenu votre parole ! -Demandez à votre agent à double face où il m’a trouvé ? -Où ? dit le procureur général. -À deux pas du Parquet, sous la voûte, répondit Bibi-Lupin. -Débarrassez cet homme de vos ficelles, dit sévèrement monsieur de Grandville à Bibi-Lupin. -Le magistrat échangea soudain un regard avec Corentin. -Non, répliqua sèchement le procureur général. -Et monsieur, reprit le forçat, est une de mes meilleures connaissances... -Oui, c’est moi, mon cher abbé Carlos Herrera. -Venez-vous, lui dit Trompe-la-Mort, vous interposer entre monsieur le procureur général et moi ?... -Vous avez obtenu, monsieur, un succès complet dans notre affaire, dit Jacques Collin. -C’est une victoire coûteuse... -Contenson n’est qu’un pion, répliqua railleusement Jacques Collin. +Voilà, s’écria Jacques Collin, comment vous avez tenu votre parole ! +Demandez à votre agent à double face où il m’a trouvé ? +Où ? dit le procureur général. +À deux pas du Parquet, sous la voûte, répondit Bibi-Lupin. +Débarrassez cet homme de vos ficelles, dit sévèrement monsieur de Grandville à Bibi-Lupin. +Le magistrat échangea soudain un regard avec Corentin. +Non, répliqua sèchement le procureur général. +Et monsieur, reprit le forçat, est une de mes meilleures connaissances... +Oui, c’est moi, mon cher abbé Carlos Herrera. +Venez-vous, lui dit Trompe-la-Mort, vous interposer entre monsieur le procureur général et moi ?... +Vous avez obtenu, monsieur, un succès complet dans notre affaire, dit Jacques Collin. +C’est une victoire coûteuse... +Contenson n’est qu’un pion, répliqua railleusement Jacques Collin. Oh ! oh ! fit Jacques Collin. Et vous avez failli l’emporter, dit Corentin en remarquant l’exclamation. -Je ne sais où les prendre quand j’en ai besoin... +Je ne sais où les prendre quand j’en ai besoin... Monsieur, monsieur, dit Jacques Collin, vous m’accablez... -De votre part, ces éloges feraient perdre la tête... -Ah ! monsieur, vous oubliez Contenson déguisé en mulâtre... +De votre part, ces éloges feraient perdre la tête... +Ah ! monsieur, vous oubliez Contenson déguisé en mulâtre... et Peyrade en Anglais. Je vous tends la main, en vous disant : Embrassons-nous et que cela finisse. Ainsi, c’est une position que vous m’offrez ?... dit Jacques Collin. -Je passe de la brune à la blonde... -La police politique et gouvernementale a ses périls. -Mais, on voyage ! on est tout ce qu’on veut être... +Je passe de la brune à la blonde... +La police politique et gouvernementale a ses périls. +Mais, on voyage ! on est tout ce qu’on veut être... Voyez, mon cher Jacques Collin, cela vous va-t-il ? -Avez-vous des ordres à cet égard ? lui dit le forçat. -J’ai plein pouvoir... répliqua Corentin, tout heureux de cette inspiration. +Avez-vous des ordres à cet égard ? lui dit le forçat. +J’ai plein pouvoir... répliqua Corentin, tout heureux de cette inspiration. Je connais vos belles batailles, l’affaire Montauran, l’affaire Simeuse... Ah ! c’est les batailles de Marengo de l’espionnage. -Eh ! bien, dit Corentin, vous avez de l’estime pour monsieur le procureur général ? -Aussi, commencerai-je par faire cesser l’état dangereux dans lequel est madame de Sérisy. -Le procureur général laissa échapper un mouvement de bonheur. -C’est vrai, dit monsieur de Grandville en observant le forçat. +Eh ! bien, dit Corentin, vous avez de l’estime pour monsieur le procureur général ? +Aussi, commencerai-je par faire cesser l’état dangereux dans lequel est madame de Sérisy. +Le procureur général laissa échapper un mouvement de bonheur. +C’est vrai, dit monsieur de Grandville en observant le forçat. Je ne croyais pas avoir besoin de vous le dire... Je ne l’oublierai jamais... -Adieu, mon cher, lui dit-il à voix basse et à l’oreille. -Nous mettrons un fossé entre nous. -Malheur à vous si vous venez sur mon terrain !... -Je vous ai donné l’exemple en vous embrassant... -Aussi me permettrez-vous de vous demander demain des arrhes sur notre marché... -Au revoir, à bientôt, dit Jacques Collin. -En cinq minutes, répliqua Jacques Collin. +Adieu, mon cher, lui dit-il à voix basse et à l’oreille. +Nous mettrons un fossé entre nous. +Malheur à vous si vous venez sur mon terrain !... +Je vous ai donné l’exemple en vous embrassant... +Aussi me permettrez-vous de vous demander demain des arrhes sur notre marché... +Au revoir, à bientôt, dit Jacques Collin. +En cinq minutes, répliqua Jacques Collin. Et vous pouvez me remettre toutes les lettres de ces dames ? Avez-vous lu les trois ?... -Eh ! bien, nous sommes seuls : défendez votre porte, et traitons, dit Jacques Collin. +Eh ! bien, nous sommes seuls : défendez votre porte, et traitons, dit Jacques Collin. Il ne la trouvera jamais, dit Jacques Collin. On n’y verra que des haillons, des costumes, des diamants, des uniformes. -Néanmoins, il faut mettre un terme au zèle de monsieur Camusot. -Voyons, dit-il à Jacques Collin, finissons ! -Il me tarde de connaître votre recette pour guérir la comtesse... -J’aime ma liberté !... -Vous connaissez mes capacités... +Néanmoins, il faut mettre un terme au zèle de monsieur Camusot. +Voyons, dit-il à Jacques Collin, finissons ! +Il me tarde de connaître votre recette pour guérir la comtesse... +J’aime ma liberté !... +Vous connaissez mes capacités... Corentin et Camusot ont tout fait... -Ne récriminez pas, dit monsieur de Grandville, et allez au fait. +Ne récriminez pas, dit monsieur de Grandville, et allez au fait. Eh ! bien, le fait, le voici. C’est l’histoire de Lucien. -Mes fers estampilleront toujours toutes mes actions, même les plus vertueuses. -Puis elle soumet le forçat libéré à la surveillance de la police. +Mes fers estampilleront toujours toutes mes actions, même les plus vertueuses. +Puis elle soumet le forçat libéré à la surveillance de la police. Et vous croyez qu’il est possible dans ces conditions de vivre ? -Vous le condamnez à la faim ou au crime. -Trois grandes familles sont à ma disposition. +Vous le condamnez à la faim ou au crime. +Trois grandes familles sont à ma disposition. Ne croyez pas que je veuille les faire chanter... -Le chantage est un des plus lâches assassinats. +Le chantage est un des plus lâches assassinats. L’assassin a besoin d’un atroce courage. -Je n’en demande pas de rançon, je ne les vends pas ! -Telles sont les pensées dans lesquelles j’étais cette nuit. -Monsieur de Grandville inclina la tête. -Ce n’était plus lui. -Je n’embaucherai plus personne dans la grande armée du vice. +Je n’en demande pas de rançon, je ne les vends pas ! +Telles sont les pensées dans lesquelles j’étais cette nuit. +Monsieur de Grandville inclina la tête. +Ce n’était plus lui. +Je n’embaucherai plus personne dans la grande armée du vice. Ce n’est pas la justice, c’est la mort qui m’a abattu... Et Jacques Collin se tint dans une attitude soumise et modeste. -Vous avez mis ces lettres à ma disposition ?... dit le procureur général. -Vous pouvez les envoyer prendre, elle seront remises à la personne que vous enverrez... -Jacques Collin lut dans le cœur du procureur général et continua le même jeu. -Comment puis-je avoir les lettres ? demanda le procureur général. +Vous avez mis ces lettres à ma disposition ?... dit le procureur général. +Vous pouvez les envoyer prendre, elle seront remises à la personne que vous enverrez... +Jacques Collin lut dans le cœur du procureur général et continua le même jeu. +Comment puis-je avoir les lettres ? demanda le procureur général. Je vous veux sans condition... La maison du Bouclier ?... -C’est là, dit Jacques Collin avec un sourire amer, qu’est mon bouclier. +C’est là, dit Jacques Collin avec un sourire amer, qu’est mon bouclier. N’oubliez pas le de... -À l’instant vous aurez trois paquets cachetés... +À l’instant vous aurez trois paquets cachetés... Les lettres y sont toutes ? dit monsieur de Grandville. -Allons, vous êtes fort ! -Vous n’avez pas volé votre place, dit Jacques Collin en souriant. +Allons, vous êtes fort ! +Vous n’avez pas volé votre place, dit Jacques Collin en souriant. Vous ne me connaissez pas ! ajouta-t-il. -Je me fie à vous comme un fils à son père... -Paris surtout, le mécanisme s’est admirablement perfectionné. -Vous m’avez laissé libre et je suis revenu... -Allez, dit monsieur de Grandville avec une inflexion de voix pleine de bonté. -Un dernier mot, monsieur le procureur général. -Vous en êtes sûr ?... +Je me fie à vous comme un fils à son père... +Paris surtout, le mécanisme s’est admirablement perfectionné. +Vous m’avez laissé libre et je suis revenu... +Allez, dit monsieur de Grandville avec une inflexion de voix pleine de bonté. +Un dernier mot, monsieur le procureur général. +Vous en êtes sûr ?... Vous voyez bien les effets de mes pouvoirs. C’est des arrhes !... Je ne puis rien promettre, que ma bienveillance. -Ce que vous me demandez ne dépend pas de moi seul. -Monsieur Garnery, dit le garçon de bureau. -Cette humilité, cette bonne foi complète touchèrent le procureur général. +Ce que vous me demandez ne dépend pas de moi seul. +Monsieur Garnery, dit le garçon de bureau. +Cette humilité, cette bonne foi complète touchèrent le procureur général. Allez ! dit le magistrat. -Je suis sûr de vous. +Je suis sûr de vous. Aussi, des dix voitures de deuil, n’y en eut-il pas quatre de pleines. -C’est bien de lui être fidèle, dit Jacques Collin à son ancienne connaissance. -Rastignac fit un mouvement de surprise en trouvant là Vautrin. -Mais qu’allez-vous donc être ? -Le pourvoyeur du bagne au lieu d’en être locataire, répondit Jacques Collin. -Rastignac fit un mouvement de dégoût. +C’est bien de lui être fidèle, dit Jacques Collin à son ancienne connaissance. +Rastignac fit un mouvement de surprise en trouvant là Vautrin. +Mais qu’allez-vous donc être ? +Le pourvoyeur du bagne au lieu d’en être locataire, répondit Jacques Collin. +Rastignac fit un mouvement de dégoût. Ah ! si l’on vous volait !... -Rastignac marcha vivement pour se séparer de Jacques CoIlin. +Rastignac marcha vivement pour se séparer de Jacques CoIlin. Vous ne savez pas dans quelles circonstances vous pouvez vous trouver. -On était arrivé sur la fosse creusée à côté de celle d’Esther. -Deux créatures qui se sont aimées et qui étaient heureuses ! -dit Jacques Collin ; elles ont réunies. +On était arrivé sur la fosse creusée à côté de celle d’Esther. +Deux créatures qui se sont aimées et qui étaient heureuses ! +dit Jacques Collin ; elles ont réunies. C’est encore un bonheur de pourrir ensemble. -Je me ferai mettre là. +Je me ferai mettre là. Jacques Collin garda le silence. -Est-ce Bibi-Lupin qui me fait chercher ? demanda-t-il à l’autre agent. -Non, c’est monsieur Garnery qui nous a mis en réquisition. +Est-ce Bibi-Lupin qui me fait chercher ? demanda-t-il à l’autre agent. +Non, c’est monsieur Garnery qui nous a mis en réquisition. Il ne vous a rien dit ? -Les deux agents se regardèrent en se consultant par une mimique expressive. -Voyons ! comment vous a-t-il donné l’ordre ? -Le procureur général me demandait ?... -C’est cela, répliqua Jacques Collin, il a besoin de moi !... -Et il retomba dans son silence, dont s’inquiétèrent beaucoup les deux agents. +Les deux agents se regardèrent en se consultant par une mimique expressive. +Voyons ! comment vous a-t-il donné l’ordre ? +Le procureur général me demandait ?... +C’est cela, répliqua Jacques Collin, il a besoin de moi !... +Et il retomba dans son silence, dont s’inquiétèrent beaucoup les deux agents. n’est-ce pas une bravade ? -Je l’espère, répondit Jacques Collin avec modestie. +Je l’espère, répondit Jacques Collin avec modestie. Eh bien ! venez avec moi, dit le comte Octave. -Je suis encore un forçat. -Allez chez madame la comtesse, j’y serai quelque temps après vous... -Annoncez-lui le meilleur ami de Lucien, l’abbé Carlos Herrera... +Je suis encore un forçat. +Allez chez madame la comtesse, j’y serai quelque temps après vous... +Annoncez-lui le meilleur ami de Lucien, l’abbé Carlos Herrera... Jacques Collin alla retrouver sa tante, qui l’attendait sur le quai aux Fleurs. -Eh ! bien, dit-elle, tu t’es donc livré à la Cigogne ? -Non, je devais la vie à ce pauvre Théodore, et il aura sa grâce. -Moi, je serai ce que je dois être ! +Eh ! bien, dit-elle, tu t’es donc livré à la Cigogne ? +Non, je devais la vie à ce pauvre Théodore, et il aura sa grâce. +Moi, je serai ce que je dois être ! Je ferai toujours trembler tout notre monde ! -Mais il faut se mettre à l’ouvrage ! -Ce n’est rien, je sais déjà comment faire avec la Gonore !... +Mais il faut se mettre à l’ouvrage ! +Ce n’est rien, je sais déjà comment faire avec la Gonore !... dit la terrible Jacqueline. -Je n’ai pas perdu mon temps à rester là dans les giroflées ! +Je n’ai pas perdu mon temps à rester là dans les giroflées ! Il faudrait avoir sa trace ? -Tu l’auras par Manon-la-Blonde, répondit Jacques. -C’est à nous, ce soir ! répliqua la tante. -Tu es plus pressé qu’un coq ! +Tu l’auras par Manon-la-Blonde, répondit Jacques. +C’est à nous, ce soir ! répliqua la tante. +Tu es plus pressé qu’un coq ! Il y a donc gras ? -Nous serons, grâce à nos deux positions, également armés, également protégés ! -Ce sera difficile, il doit s’y connaître ! fit Jacqueline. +Nous serons, grâce à nos deux positions, également armés, également protégés ! +Ce sera difficile, il doit s’y connaître ! fit Jacqueline. Allons, la haine fait vivre ! qu’on travaille ! -Je sais tout, lui dit l’abbé. -Évidemment, un homme comblé d’amour par elle n’eût pas quitté la vie. -Savoir qu’elle était toujours aimée, malgré ses rigueurs, pouvait lui rendre la raison. -Jacques Collin avait changé d’habits. +Je sais tout, lui dit l’abbé. +Évidemment, un homme comblé d’amour par elle n’eût pas quitté la vie. +Savoir qu’elle était toujours aimée, malgré ses rigueurs, pouvait lui rendre la raison. +Jacques Collin avait changé d’habits. Elle vous attend avec impatience, dit monsieur de Bauvan. -Elle est sauvée, dit ce terrible fascinateur. -À cet aspect, le comte laissa échapper un geste de bonheur. -Ils perdent la tête pour une œillade ! -Les fantaisies d’une femme réagissent sur tout l’État ! -Il se mit à sourire superbement. -Je régnerai toujours sur ce monde, qui, depuis vingt-cinq ans, m’obéit... -Aucune femme ne résiste à l’idée d’être aimée uniquement. +Elle est sauvée, dit ce terrible fascinateur. +À cet aspect, le comte laissa échapper un geste de bonheur. +Ils perdent la tête pour une œillade ! +Les fantaisies d’une femme réagissent sur tout l’État ! +Il se mit à sourire superbement. +Je régnerai toujours sur ce monde, qui, depuis vingt-cinq ans, m’obéit... +Aucune femme ne résiste à l’idée d’être aimée uniquement. Vous n’avez plus de rivale ! fut le dernier mot de ce froid railleur. -Il resta pendant une heure entière, oublié, là, dans ce salon. -Eh ! bien, vous remplacerez Bibi-Lupin, et le condamné Calvi aura sa peine commuée. -Il n’ira pas à Rochefort ? -Décembre mille huit cent quarante-sept. \ No newline at end of file +Il resta pendant une heure entière, oublié, là, dans ce salon. +Eh ! bien, vous remplacerez Bibi-Lupin, et le condamné Calvi aura sa peine commuée. +Il n’ira pas à Rochefort ? +Décembre mille huit cent quarante-sept. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Ursule_Mirou\303\253t.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Ursule_Mirou\303\253t.txt" index 722f561e..c3790567 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Ursule_Mirou\303\253t.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/Ursule_Mirou\303\253t.txt" @@ -1,1160 +1,1160 @@ -Dieu veuille que l’affection ne t’ait pas trompée ! -Ton oncle, Honoré De Balzac. -Là où la Forme domine, le Sentiment disparaît. -Le nez, déprimé depuis sa racine, se relevait brusquement en pied de marmite. +Dieu veuille que l’affection ne t’ait pas trompée ! +Ton oncle, Honoré De Balzac. +Là où la Forme domine, le Sentiment disparaît. +Le nez, déprimé depuis sa racine, se relevait brusquement en pied de marmite. Vous rencontrerez beaucoup de ces Atlas sans monde. -À nez camard grosse tabatière est une loi presque sans exception. -Il passait pour un cultivateur habile ; mais sa science était purement pratique. -Ainsi, chez Minoret-Levrault, le moral ne démentait pas le physique. -Bavard, il vous eût paru manqué. -Aucun naturel d’enfant n’aurait pu résister à cette idolâtrie. +À nez camard grosse tabatière est une loi presque sans exception. +Il passait pour un cultivateur habile ; mais sa science était purement pratique. +Ainsi, chez Minoret-Levrault, le moral ne démentait pas le physique. +Bavard, il vous eût paru manqué. +Aucun naturel d’enfant n’aurait pu résister à cette idolâtrie. Qui pouvait causer un pareil retard ? -Avait-il seulement la jambe cassée ? +Avait-il seulement la jambe cassée ? As-tu vu la Ducler ? Toute entreprise nouvelle est la Concurrence ! Tape donc sur Polignac ! Tous les mauvais chevaux se nomment Polignac. Autant de professions en France, autant d’argots. As-tu vu dans la Ducler... -Monsieur Désiré ? répondit le postillon en interrompant son maître. +Monsieur Désiré ? répondit le postillon en interrompant son maître. Pourquoi donc la diligence est-elle en retard de quatre heures ? Eh ! bien, mon cousin, dit-elle, vous ne vouliez pas me croire ! -Est-ce sûr ? dit-il après la première explosion de sa colère. +Est-ce sûr ? dit-il après la première explosion de sa colère. Au lieu d’attendre son fils, Minoret-Levrault remonta la Grand’rue avec sa cousine. Ne vous l’ai-je pas toujours dit ? reprit-elle. -Mais, madame Massin... dit le maître de poste hébété. -Vous ne faites attention à rien, vous autres hommes ! -En apprenant ces détails, j’ai dit : Adieu paniers, vendanges sont faites ! +Mais, madame Massin... dit le maître de poste hébété. +Vous ne faites attention à rien, vous autres hommes ! +En apprenant ces détails, j’ai dit : Adieu paniers, vendanges sont faites ! Il fait beau, notre oncle va se promener. Enfin, vous l’allez voir. Mais c’est voler, dit madame Massin. -C’est pis ! cria Minoret-Levrault exaspéré par l’observation de sa bavarde cousine. -Nous étions tranquilles, et le voilà perverti. -Un homme qui n’a jamais cru à rien et qui avait des principes ! +C’est pis ! cria Minoret-Levrault exaspéré par l’observation de sa bavarde cousine. +Nous étions tranquilles, et le voilà perverti. +Un homme qui n’a jamais cru à rien et qui avait des principes ! Oh ! c’est fait pour nous. Mon mari est cen dessus dessous. -Elle voulait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer au maître de poste. +Elle voulait rejoindre cet oncle Minoret et le montrer au maître de poste. Pour les monuments comme pour les hommes, la position fait tout. -Personne n’était plus craint ni plus respecté que Goupil dans Nemours. -Doué d’une compréhension vive, il avait le travail facile. -Goupil dévorait ainsi les miettes des ambigus qu’il avait préparés. +Personne n’était plus craint ni plus respecté que Goupil dans Nemours. +Doué d’une compréhension vive, il avait le travail facile. +Goupil dévorait ainsi les miettes des ambigus qu’il avait préparés. Il parlait comme un homme qui a une extinction de voix. On y cause d’affaires. -Et qu’aurais-tu donc fait ? dit le maître de Nemours à Goupil. +Et qu’aurais-tu donc fait ? dit le maître de Nemours à Goupil. Mais, d’abord, vous n’avez pas su le prendre ! -Si ma patronne était là, reprit-il, elle vous dirait combien cette comparaison est juste. -Oh ! il y a bien des manières de dire ça, répondit Goupil en riant. +Si ma patronne était là, reprit-il, elle vous dirait combien cette comparaison est juste. +Oh ! il y a bien des manières de dire ça, répondit Goupil en riant. J’aurais bien voulu entendre votre finaud de juge de paix ! Si je savais cela, dit-il. -Bah ! nous n’en mourrons pas, dit Minoret-Levrault en ouvrant son immense tabatière. +Bah ! nous n’en mourrons pas, dit Minoret-Levrault en ouvrant son immense tabatière. Les nobles de la ville sont sans fortune. -Diverses sont les destinées de ces abeilles sorties de la ruche-mère. -Le même département voit un Minoret millionnaire gardé par un Minoret soldat. -Portons nos regards un peu plus haut, examinons l’Humanité dans l’Histoire ? -Notre avenir politique est gros de la réponse. -On eût été matérialiste à moins. +Diverses sont les destinées de ces abeilles sorties de la ruche-mère. +Le même département voit un Minoret millionnaire gardé par un Minoret soldat. +Portons nos regards un peu plus haut, examinons l’Humanité dans l’Histoire ? +Notre avenir politique est gros de la réponse. +On eût été matérialiste à moins. Cette opinion est-elle plus nuisible qu’utile ? -Roberspierre le fit nommer médecin en chef d’un hôpital. +Roberspierre le fit nommer médecin en chef d’un hôpital. Le docteur avait alors perdu plusieurs de ses vieux amis. -Il assistait à la quasi-chute de Voltaire, attaqué par Geoffroy, le continuateur de Fréron. -Il pensait donc à la retraite. -Eh ! bien, mon neveu, dit le docteur, ai-je d’autres héritiers ? -Ma tante Minoret, votre sœur, a épousé un Massin-Massin. +Il assistait à la quasi-chute de Voltaire, attaqué par Geoffroy, le continuateur de Fréron. +Il pensait donc à la retraite. +Eh ! bien, mon neveu, dit le docteur, ai-je d’autres héritiers ? +Ma tante Minoret, votre sœur, a épousé un Massin-Massin. Oui, l’intendant de Saint-Lange. -Bien ! elle est ma nièce directe. +Bien ! elle est ma nièce directe. Ai-je des parents dans la ligne maternelle ? -Ma mère était une Jean-Massin-Levrault. -Oh ! gros comme lui, répondit Minoret-Levrault. -Il aimait les fleurs, une bêtise ! — Qu’est-ce que cela rapporte ? dit ma femme. -Il a mis partout des glaces entières. -Les plafonds ont été refaits avec des corniches qui coûtent six francs le pied. -La salle à manger, les parquets sont en marqueterie, des folies ! +Ma mère était une Jean-Massin-Levrault. +Oh ! gros comme lui, répondit Minoret-Levrault. +Il aimait les fleurs, une bêtise ! — Qu’est-ce que cela rapporte ? dit ma femme. +Il a mis partout des glaces entières. +Les plafonds ont été refaits avec des corniches qui coûtent six francs le pied. +La salle à manger, les parquets sont en marqueterie, des folies ! La maison ne vaut pas un sou de plus. -Des émigrés ! répondit le maître de poste, un chevalier de Portenduère. -Néanmoins, la femme de Minoret-Levrault saisit cette occasion d’écrire au docteur. -Madame Minoret-Levrault offrit, comme gardienne, la cuisinière du vieux notaire décédé, qui fut acceptée. -L’oncle était-il riche ? -Etait-il économe ou dépensier ? +Des émigrés ! répondit le maître de poste, un chevalier de Portenduère. +Néanmoins, la femme de Minoret-Levrault saisit cette occasion d’écrire au docteur. +Madame Minoret-Levrault offrit, comme gardienne, la cuisinière du vieux notaire décédé, qui fut acceptée. +L’oncle était-il riche ? +Etait-il économe ou dépensier ? Laisserait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien ? -Avait-il des rentes viagères ? -Cette nouvelle fit des ravages étranges dans la ville de Nemours. -Massin et sa femme n’étaient pas riches. +Avait-il des rentes viagères ? +Cette nouvelle fit des ravages étranges dans la ville de Nemours. +Massin et sa femme n’étaient pas riches. C’est un fameux original ! Le jeu fut donc un premier lien entre eux. -Puis Minoret était charitable, et le curé de Nemours était le Fénelon du Gâtinais. +Puis Minoret était charitable, et le curé de Nemours était le Fénelon du Gâtinais. Pour pouvoir disputer, deux hommes doivent d’abord se comprendre. -Ils haïssaient l’un et l’autre leurs opinions, mais ils estimaient leurs caractères. -L’abbé Chaperon fut donc le premier ami du docteur à Nemours. -Par attachement pour son troupeau, il avait refusé le vicariat du diocèse. -Son linge épais de reprises lui marquait la peau comme un cilice. -Il mangeait chez lui dans l’étain et avec des couverts de fer battu. +Ils haïssaient l’un et l’autre leurs opinions, mais ils estimaient leurs caractères. +L’abbé Chaperon fut donc le premier ami du docteur à Nemours. +Par attachement pour son troupeau, il avait refusé le vicariat du diocèse. +Son linge épais de reprises lui marquait la peau comme un cilice. +Il mangeait chez lui dans l’étain et avec des couverts de fer battu. Mon argenterie fait son salut, disait alors le docteur. -Ami de la plaisanterie, il n’était jamais prêtre dans un salon. +Ami de la plaisanterie, il n’était jamais prêtre dans un salon. Pour achever ce portrait moral, il suffira d’une petite anecdote. -Il était de moyenne taille, ni gras ni maigre. +Il était de moyenne taille, ni gras ni maigre. Le visage d’un homme chaste a je ne sais quoi de radieux. -Sa voix douce et harmonieuse remuait l’âme. +Sa voix douce et harmonieuse remuait l’âme. Monsieur de Jordy tressaillait toujours au nom de Robespierre. -Et tous trois, ils veillaient jusqu’à minuit ou une heure. -Bientôt ce trio devint un quatuor. -Sa ruse était le jeu de la perspicacité. -Cette petite société se fit une oasis dans le salon de Minoret. -Cette aveugle affection maternelle s’augmenta du dévouement domestique. -Au grand contentement de ses héritiers, il se fit avare. -Comme tous les vieillards, ses besoins en linge, chaussure ou vêtements étaient presque nuls. -La tolérance ainsi entendue parut inexplicable aux libéraux de Nemours. -Le percepteur réunissait aussi deux fois par an ses parents et ses amis. +Et tous trois, ils veillaient jusqu’à minuit ou une heure. +Bientôt ce trio devint un quatuor. +Sa ruse était le jeu de la perspicacité. +Cette petite société se fit une oasis dans le salon de Minoret. +Cette aveugle affection maternelle s’augmenta du dévouement domestique. +Au grand contentement de ses héritiers, il se fit avare. +Comme tous les vieillards, ses besoins en linge, chaussure ou vêtements étaient presque nuls. +La tolérance ainsi entendue parut inexplicable aux libéraux de Nemours. +Le percepteur réunissait aussi deux fois par an ses parents et ses amis. Il ne lui laissera pas tout. -Il a fait un pacte avec le diable, répondait l’autre. +Il a fait un pacte avec le diable, répondait l’autre. Minoret a un fils qui lui mangera bien de l’argent ! -À quoi estimez-vous la fortune du docteur ? disait le greffier au financier. +À quoi estimez-vous la fortune du docteur ? disait le greffier au financier. Ah ! cela nous chausserait proprement. -Moi, j’achèterais une charge d’agent de change, disait le percepteur. -On a toujours assez d’esprit pour concevoir une lésion d’intérêts. -Votre oncle est, dit-on, des nôtres. +Moi, j’achèterais une charge d’agent de change, disait le percepteur. +On a toujours assez d’esprit pour concevoir une lésion d’intérêts. +Votre oncle est, dit-on, des nôtres. N’est-il pas content de voir son oncle prendre le chemin du paradis ? Qui aurait jamais cru cela ? dit le greffier. Bonjour, mesdames et messieurs. -Comme les vraies ménagères, elle n’avait aucun joyau sur elle. -Sa voix glapissante déchirait le tympan des oreilles. -Vif était le coup d’œil, plus vifs étaient le geste et la parole. +Comme les vraies ménagères, elle n’avait aucun joyau sur elle. +Sa voix glapissante déchirait le tympan des oreilles. +Vif était le coup d’œil, plus vifs étaient le geste et la parole. Aussi, le malicieux clerc les nommait-il : Postillon Ier, Postillon 2 et Postillon -Cette médisance était peu vraisemblable. -La Minoret était d’ailleurs aussi habile qu’intéressée. -Ursule a mené le docteur Minoret à la messe. -La messe en était à l’élévation. -Le déiste est un athée sous bénéfice d’inventaire. -Ses lunettes marquaient dans son paroissien l’endroit où il avait quitté ses prières. +Cette médisance était peu vraisemblable. +La Minoret était d’ailleurs aussi habile qu’intéressée. +Ursule a mené le docteur Minoret à la messe. +La messe en était à l’élévation. +Le déiste est un athée sous bénéfice d’inventaire. +Ses lunettes marquaient dans son paroissien l’endroit où il avait quitté ses prières. Vous ne serez pas de trop, monsieur Dionis, dit-elle au notaire. -Tiens ! je suis comme toi, Minoret, j’oublie Désiré, dit Zélie. -Voilà Désiré ! fut un cri général. -Une légère esquisse de ce garçon prouvera combien Zélie fut flattée en le voyant. -Il avait une canne à pomme d’or ciselé. -Tu vas perdre ta montre, lui dit sa mère en l’embrassant. -C’est fait exprès, répondit-il, en se laissant embrasser par son père. -Hé ! bien, cousin, vous voilà bientôt avocat ? dit Massin. +Tiens ! je suis comme toi, Minoret, j’oublie Désiré, dit Zélie. +Voilà Désiré ! fut un cri général. +Une légère esquisse de ce garçon prouvera combien Zélie fut flattée en le voyant. +Il avait une canne à pomme d’or ciselé. +Tu vas perdre ta montre, lui dit sa mère en l’embrassant. +C’est fait exprès, répondit-il, en se laissant embrasser par son père. +Hé ! bien, cousin, vous voilà bientôt avocat ? dit Massin. Nous allons donc rire, dit Goupil en lui prenant la main. -Ah ! te voilà, vieux singe, répondit Désiré. -Comment ! il lui dit qu’il se taise ? demanda madame Crémière à son mari. +Ah ! te voilà, vieux singe, répondit Désiré. +Comment ! il lui dit qu’il se taise ? demanda madame Crémière à son mari. Vous ferez porter tout chez nous. -Mais, monsieur Désiré voulait arriver à toute force pour vous tirer d’inquiétude... -Le mouvement du jeune avocat arrêta nécessairement la marche de ses parents. +Mais, monsieur Désiré voulait arriver à toute force pour vous tirer d’inquiétude... +Le mouvement du jeune avocat arrêta nécessairement la marche de ses parents. Sous ses gants de couleur claire, on devinait de jolies mains. -Comment, c’est là Ursule ? s’écria Désiré. +Comment, c’est là Ursule ? s’écria Désiré. Je ne la reconnaissais pas. -C’est Ursule, dit sèchement le vieillard en marchant toujours comme un homme importuné. -Un miracle ne vous coûte guère. -Il appartient à Dieu, madame, répondit Ursule. -Il avait des opinions de maquignon, dit sévèrement le docteur. -J’ai votre affaire à tous, et la succession est sauvée ! -Allons déjeuner gaiement chez madame Minoret. +C’est Ursule, dit sèchement le vieillard en marchant toujours comme un homme importuné. +Un miracle ne vous coûte guère. +Il appartient à Dieu, madame, répondit Ursule. +Il avait des opinions de maquignon, dit sévèrement le docteur. +J’ai votre affaire à tous, et la succession est sauvée ! +Allons déjeuner gaiement chez madame Minoret. Qu’est-ce que c’est que Florine tout court ? demanda Goupil. -Je t’aime trop pour te laisser dindonner par des créatures. -Les filles folles de leur corps sont quelquefois sages de la tête, dit Goupil. -Je suis assez riche pour me contenter du bonheur, répondit Désiré. -La réponse ne se fit pas attendre. -Le pauvre homme s’était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir des enfants. -Son expérience, sa science, tout fut au service de cette enfant. -Il était fou de cette petite. +Je t’aime trop pour te laisser dindonner par des créatures. +Les filles folles de leur corps sont quelquefois sages de la tête, dit Goupil. +Je suis assez riche pour me contenter du bonheur, répondit Désiré. +La réponse ne se fit pas attendre. +Le pauvre homme s’était souvent reproché leur mutuelle persistance à vouloir des enfants. +Son expérience, sa science, tout fut au service de cette enfant. +Il était fou de cette petite. La lenteur de leurs mouvements remplace la douceur maternelle. -Dans la vôtre, répondit le médecin. -Je veux voir si le sentiment religieux est inné. +Dans la vôtre, répondit le médecin. +Je veux voir si le sentiment religieux est inné. Ursule apprenait en se jouant. -La religion contenait la réflexion. -Cette nuance est le propre de l’éducation chrétienne. -Tous trois procédèrent de la même manière avec cette enfant. -Aucun d’eux n’empiéta sur le terrain des autres. -Par malheur, cette trinité paternelle se rompit. -Les fleurs devaient naître d’elles-mêmes dans un terrain si bien préparé. -Vers cette époque, elle dut faire sa première communion. -Le vieux médecin devina les intentions du curé. -Le prêtre voulait faire d’Ursule un argument invincible. +La religion contenait la réflexion. +Cette nuance est le propre de l’éducation chrétienne. +Tous trois procédèrent de la même manière avec cette enfant. +Aucun d’eux n’empiéta sur le terrain des autres. +Par malheur, cette trinité paternelle se rompit. +Les fleurs devaient naître d’elles-mêmes dans un terrain si bien préparé. +Vers cette époque, elle dut faire sa première communion. +Le vieux médecin devina les intentions du curé. +Le prêtre voulait faire d’Ursule un argument invincible. Une belle vie est plus puissante que le plus vigoureux raisonnement. -On ne résiste pas aux charmes de certaines images. +On ne résiste pas aux charmes de certaines images. Je serai donc heureuse sans toi ? -Mais le déiste tint bon, il se dit : — Momeries ! -Voyons, à qui le dé ? dit-elle. -Vous ne vous gênerez plus pour moi. -Le curé vint surprendre les joueurs et jouir de son triomphe. -Sans aucun sujet de remords ni de repentir, Minoret jouissait d’une sérénité parfaite. +Mais le déiste tint bon, il se dit : — Momeries ! +Voyons, à qui le dé ? dit-elle. +Vous ne vous gênerez plus pour moi. +Le curé vint surprendre les joueurs et jouir de son triomphe. +Sans aucun sujet de remords ni de repentir, Minoret jouissait d’une sérénité parfaite. Chez vous, c’est un effort ; chez nous, c’est naturel. -Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilà tout. -Les croyants et les incrédules parlent deux langues différentes et ne peuvent se comprendre. -La jeune fille répondit à l’abbé Chaperon que David avait abattu Goliath. -Si l’homéopathie arrive à Paris, elle est sauvée, disait dernièrement Hahnemann. -La France savante s’émut, un débat solennel s’ouvrit. -Mais, disons-le, cet Allemand compromit malheureusement sa magnifique découverte par d’énormes prétentions pécuniaires. +Cela veut dire, curé, que je pense et que vous sentez, voilà tout. +Les croyants et les incrédules parlent deux langues différentes et ne peuvent se comprendre. +La jeune fille répondit à l’abbé Chaperon que David avait abattu Goliath. +Si l’homéopathie arrive à Paris, elle est sauvée, disait dernièrement Hahnemann. +La France savante s’émut, un débat solennel s’ouvrit. +Mais, disons-le, cet Allemand compromit malheureusement sa magnifique découverte par d’énormes prétentions pécuniaires. Dans la philosophie moderne le vide n’existe pas. Dix pieds de vide, le monde croule ! -Parmi le petit nombre des croyants se trouvèrent des médecins. -Ces dissidents furent, jusqu’à leur mort, persécutés par leurs confrères. -Les malheurs, les orages de la Révolution n’éteignirent pas cette haine scientifique. +Parmi le petit nombre des croyants se trouvèrent des médecins. +Ces dissidents furent, jusqu’à leur mort, persécutés par leurs confrères. +Les malheurs, les orages de la Révolution n’éteignirent pas cette haine scientifique. La robe est toujours terrible. -Mais aussi les idées ne seraient-elles pas plus implacables que les choses ? -Mon vieux camarade,Toute amitié, même perdue, a des droits qui se prescrivent difficilement. -Je puis foudroyer votre incrédulité par des preuves positives. -Toujours à vous, Bouvard. -Les Français sont trop continuellement distraits pour se haïr pendant longtemps. -Aussi les Corps peuvent-ils seuls y avoir de la mémoire. -Après quarante-quatre ans, Robespierre et Danton s’embrasseraient. +Mais aussi les idées ne seraient-elles pas plus implacables que les choses ? +Mon vieux camarade,Toute amitié, même perdue, a des droits qui se prescrivent difficilement. +Je puis foudroyer votre incrédulité par des preuves positives. +Toujours à vous, Bouvard. +Les Français sont trop continuellement distraits pour se haïr pendant longtemps. +Aussi les Corps peuvent-ils seuls y avoir de la mémoire. +Après quarante-quatre ans, Robespierre et Danton s’embrasseraient. Cependant chacun des deux docteurs garda sa main sans l’offrir. -Bouvard le premier dit à Minoret : — Tu te portes à ravir. -Oui, pas mal, et toi ? répondit Minoret une fois la glace rompue. +Bouvard le premier dit à Minoret : — Tu te portes à ravir. +Oui, pas mal, et toi ? répondit Minoret une fois la glace rompue. Moi, comme tu vois. -Le magnétisme empêche-t-il de mourir ? demanda Minoret d’un ton plaisant mais sans aigreur. -Non, mais il a failli m’empêcher de vivre. +Le magnétisme empêche-t-il de mourir ? demanda Minoret d’un ton plaisant mais sans aigreur. +Non, mais il a failli m’empêcher de vivre. Tu n’es donc pas riche ? fit Minoret. -Eh ! bien, je suis riche, moi, s’écria Minoret. -Oh ! l’entêté ! s’écria Minoret. -Il ne lui répondit que par des : « Tu vas voir ! tu vas voir ! -Les deux docteurs entrèrent dans un appartement plus que modeste. +Eh ! bien, je suis riche, moi, s’écria Minoret. +Oh ! l’entêté ! s’écria Minoret. +Il ne lui répondit que par des : « Tu vas voir ! tu vas voir ! +Les deux docteurs entrèrent dans un appartement plus que modeste. Comment ! plus de baquets ? fit Minoret en souriant. -Les trois hommes s’assirent, et l’inconnu se mit à causer. +Les trois hommes s’assirent, et l’inconnu se mit à causer. Vous venez ici en simple curieux, monsieur, dit-il enfin. -Nous avons condamné les choses au lieu d’accuser l’imperfection de nos instruments. -Son corps est en quelque sorte annulé, répondit le swedenborgiste. -Les ignorants prennent cet état pour le sommeil. -Je l’enverrai dans la région où vous voudrez qu’elle aille. -Envoyez-la seulement chez moi, à Nemours, demanda Minoret. -Je n’y veux être pour rien, répondit l’homme mystérieux. -Donnez-moi votre main, vous serez à la fois acteur et spectateur, effet et cause. -Vous pouvez lui parler maintenant, dit-il à Minoret. -Allez à Nemours, rue des Bourgeois, chez moi, dit le docteur. +Nous avons condamné les choses au lieu d’accuser l’imperfection de nos instruments. +Son corps est en quelque sorte annulé, répondit le swedenborgiste. +Les ignorants prennent cet état pour le sommeil. +Je l’enverrai dans la région où vous voudrez qu’elle aille. +Envoyez-la seulement chez moi, à Nemours, demanda Minoret. +Je n’y veux être pour rien, répondit l’homme mystérieux. +Donnez-moi votre main, vous serez à la fois acteur et spectateur, effet et cause. +Vous pouvez lui parler maintenant, dit-il à Minoret. +Allez à Nemours, rue des Bourgeois, chez moi, dit le docteur. Je vois un joli jardin. La jeune personne et la nourrice auxquelles vous pensez. Comment est le jardin ? demanda Minoret. Au milieu se trouve un petit cadran solaire. Il y a beaucoup de pots de fleurs. -La nourrice râtisse les allées... -Il croyait toujours à de la jonglerie. +La nourrice râtisse les allées... +Il croyait toujours à de la jonglerie. Le mouvement de son cœur a suivi celui de la nature... -Dans cet état toutes s’expriment avec une limpidité particulière, répondit Bouvard. +Dans cet état toutes s’expriment avec une limpidité particulière, répondit Bouvard. Mais qui Ursule aime-t-elle ? Elle est au piano... Mais qui est-ce ? Le fils d’une dame qui demeure en face... -Se sont-ils parlé ? demanda le docteur. -Ils se sont regardés l’un l’autre. +Se sont-ils parlé ? demanda le docteur. +Ils se sont regardés l’un l’autre. Elle le trouve charmant. Il est en effet joli homme, il a bon cœur. -Ce dernier mot renversa le docteur, qui fut moins ébranlé que surpris. -Elle fit à plusieurs reprises des gestes qui ressemblaient à ceux d’Ursule. +Ce dernier mot renversa le docteur, qui fut moins ébranlé que surpris. +Elle fit à plusieurs reprises des gestes qui ressemblaient à ceux d’Ursule. Ursule m’aime ? reprit Minoret. Presque autant que Dieu, dit-elle avec un sourire. -Aussi est-elle bien malheureuse de votre incrédulité. -Vous ne croyez pas en Dieu, comme si vous pouviez empêcher qu’il soit ! +Aussi est-elle bien malheureuse de votre incrédulité. +Vous ne croyez pas en Dieu, comme si vous pouviez empêcher qu’il soit ! Sa parole emplit les mondes ! Vous causez ainsi les seuls tourments de cette pauvre enfant. -Le docteur Minoret prit son portefeuille et nota l’heure précise. -Pouvez-vous me dire quelles sont les graines qu’elle a semées ? -Du réséda, des pois de senteur, des balsamines... — En dernier ? +Le docteur Minoret prit son portefeuille et nota l’heure précise. +Pouvez-vous me dire quelles sont les graines qu’elle a semées ? +Du réséda, des pois de senteur, des balsamines... — En dernier ? Des pieds d’alouette. -Où est mon argent ? -Vous en avez toute une rangée. -Vos fonds sont dans le dernier volume, du côté du salon. +Où est mon argent ? +Vous en avez toute une rangée. +Vos fonds sont dans le dernier volume, du côté du salon. Tiens ! le tome 3 est avant le tome Mais vous n’avez pas d’argent, c’est des... Billets de mille francs ?... demanda le docteur. -Je ne vois pas bien, ils sont pliés. +Je ne vois pas bien, ils sont pliés. Non, il y a deux billets de chacun cinq cents francs. -Il y en a un très-jaune et vieux, l’autre blanc et presque neuf... -Cette dernière partie de l’interrogatoire foudroya le docteur Minoret. -Soyez ici à neuf heures, ce soir, dit l’inconnu, je reviendrai pour vous. -Je me crois fou, Bouvard, répondit Minoret sur le pas de la porte cochère. -Je voudrais avoir des ailes, aller à Nemours vérifier ses assertions. -Mais je louerai une voiture et partirai ce soir à dix heures. -Ah ! je perds la tête. -Dînons ensemble, Bouvard, et ne nous quittons pas jusqu’à neuf heures. -Je veux chercher une expérience décisive, irrécusable. -Soit, mon vieux camarade, répondit le docteur mesmérien. -Les deux ennemis réconciliés allèrent dîner au Palais-Royal. +Il y en a un très-jaune et vieux, l’autre blanc et presque neuf... +Cette dernière partie de l’interrogatoire foudroya le docteur Minoret. +Soyez ici à neuf heures, ce soir, dit l’inconnu, je reviendrai pour vous. +Je me crois fou, Bouvard, répondit Minoret sur le pas de la porte cochère. +Je voudrais avoir des ailes, aller à Nemours vérifier ses assertions. +Mais je louerai une voiture et partirai ce soir à dix heures. +Ah ! je perds la tête. +Dînons ensemble, Bouvard, et ne nous quittons pas jusqu’à neuf heures. +Je veux chercher une expérience décisive, irrécusable. +Soit, mon vieux camarade, répondit le docteur mesmérien. +Les deux ennemis réconciliés allèrent dîner au Palais-Royal. Que fait Ursule ? dit-il. -Enfin elle épluche son âme, pauvre chère petite créature ! -La somnambule eut les yeux mouillés. -Elle finit par vous et dit à haute voix une prière. -Pouvez-vous la répéter ? +Enfin elle épluche son âme, pauvre chère petite créature ! +La somnambule eut les yeux mouillés. +Elle finit par vous et dit à haute voix une prière. +Pouvez-vous la répéter ? Dit-elle encore quelque chose ? demanda Minoret. -Ce cher parrain ! avec qui fera-t-il son trictrac à Paris ? -Elle souffle son bougeoir, elle penche la tête et s’endort. +Ce cher parrain ! avec qui fera-t-il son trictrac à Paris ? +Elle souffle son bougeoir, elle penche la tête et s’endort. Elle est bien jolie dans son petit bonnet de nuit. La somnambule avait bien vu. Il sonna la Bougival. Vous avez quelque chose, mon parrain ? -Oui, mais promets-moi, par ton salut, de répondre franchement, sans détour, à mes questions. +Oui, mais promets-moi, par ton salut, de répondre franchement, sans détour, à mes questions. Ursule rougit jusque sur le front. -Il était neuf heures un quart, neuf heures et demie. -Eh ! bien, répète-moi ta dernière prière ? +Il était neuf heures un quart, neuf heures et demie. +Eh ! bien, répète-moi ta dernière prière ? Bien, Ursule ! dit le docteur en reprenant sa filleule sur ses genoux. -Qui êtes-vous, mon parrain ? -Qu’as-tu semé hier dans le jardin ? -Du réséda, des pois de senteur, des balsamines. +Qui êtes-vous, mon parrain ? +Qu’as-tu semé hier dans le jardin ? +Du réséda, des pois de senteur, des balsamines. Et en dernier des pieds d’alouette ? Elle tomba sur ses genoux. -Ne m’épouvantez pas, mon parrain ; mais vous étiez ici, n’est-ce pas ? +Ne m’épouvantez pas, mon parrain ; mais vous étiez ici, n’est-ce pas ? Allons dans ta chambre. Il lui donna le bras et monta l’escalier. Vos jambes tremblent, mon bon ami, dit-elle. -Oui, je suis comme foudroyé. +Oui, je suis comme foudroyé. Il respirait dans cette chambre un parfum du ciel. -Un interrogatoire le compromettrait vis-à-vis de sa pupille. -Un vieillard pouvait seul déployer tant de sagesse. +Un interrogatoire le compromettrait vis-à-vis de sa pupille. +Un vieillard pouvait seul déployer tant de sagesse. Pourquoi gardes-tu cet almanach de facteur dans une si jolie chambre ? Oh ! laissez-le-moi, mon parrain. Non, tu en auras un autre demain. -Il fallait se rendre à l’évidence. -En voyant ses creuses idoles en pièces, nécessairement son incrédulité chancelait. -Dans ce fort démantelé, sur ces ruines ruisselait une lumière. -Du sein de ces décombres éclatait la voix de la prière ! -Néanmoins l’obstiné vieillard chercha querelle à ses doutes. -Cependant son esprit parut vacillant, il ne fut plus le même. -Croyez-vous aux apparitions ? demanda l’incrédule à son pasteur en interrompant la partie. -Je connais toutes celles qui ont occupé les savants, je viens de relire Plotin. -Église doit avoir foi dans les apparitions de Notre Sauveur. -Le courrier chargé d’annoncer l’événement ne vint que trente heures après... -Mon ami, je ne vous tends pas de piége, que croyez-vous sur ceci ? -Je crois la puissance de Dieu infinie, dit l’abbé. -C’est précisément la convention faite entre Cardan et son ami, répondit le curé. -Ce subit effet de la grâce eut quelque chose d’électrique. -Le curé joignit les mains et se leva troublé. +Il fallait se rendre à l’évidence. +En voyant ses creuses idoles en pièces, nécessairement son incrédulité chancelait. +Dans ce fort démantelé, sur ces ruines ruisselait une lumière. +Du sein de ces décombres éclatait la voix de la prière ! +Néanmoins l’obstiné vieillard chercha querelle à ses doutes. +Cependant son esprit parut vacillant, il ne fut plus le même. +Croyez-vous aux apparitions ? demanda l’incrédule à son pasteur en interrompant la partie. +Je connais toutes celles qui ont occupé les savants, je viens de relire Plotin. +Église doit avoir foi dans les apparitions de Notre Sauveur. +Le courrier chargé d’annoncer l’événement ne vint que trente heures après... +Mon ami, je ne vous tends pas de piége, que croyez-vous sur ceci ? +Je crois la puissance de Dieu infinie, dit l’abbé. +C’est précisément la convention faite entre Cardan et son ami, répondit le curé. +Ce subit effet de la grâce eut quelque chose d’électrique. +Le curé joignit les mains et se leva troublé. La petite, surprise de son triomphe, pleura. -Pardonne à cette vieillesse repentie que cette glorieuse enfant te présente ! +Pardonne à cette vieillesse repentie que cette glorieuse enfant te présente ! Ursule couvrit de larmes joyeuses les mains de son parrain en les lui baisant. Le vieillard prit cette enfant sur ses genoux et la nomma gaiement sa marraine. -Le curé tout attendri récita le Veni, Creator dans une sorte d’effusion religieuse. -Cet hymne servit de prière du soir à ces trois chrétiens agenouillés. -Qu’y a-t-il ? demanda la Bougival étonnée. -Enfin ! mon parrain croit en Dieu, répondit Ursule. -Tout, chez elle, était seulement propre et solide. -L’exemple de Levrault-Levrault avait été terrible pour le pays. -Aussi défendit-elle à son maître architecte de la jeter dans de pareilles sottises. -Vipère, s’écria madame Massin. +Le curé tout attendri récita le Veni, Creator dans une sorte d’effusion religieuse. +Cet hymne servit de prière du soir à ces trois chrétiens agenouillés. +Qu’y a-t-il ? demanda la Bougival étonnée. +Enfin ! mon parrain croit en Dieu, répondit Ursule. +Tout, chez elle, était seulement propre et solide. +L’exemple de Levrault-Levrault avait été terrible pour le pays. +Aussi défendit-elle à son maître architecte de la jeter dans de pareilles sottises. +Vipère, s’écria madame Massin. Ne l’appelons que par son nom, reprit Dionis. -Eh ! bien, c’est une voleuse, dit madame Crémière. -Une jolie voleuse, répliqua Désiré Minoret. +Eh ! bien, c’est une voleuse, dit madame Crémière. +Une jolie voleuse, répliqua Désiré Minoret. Cette petite Ursule, reprit Dionis, lui tient au cœur. -Spoliatrice, s’écria le receveur. +Spoliatrice, s’écria le receveur. Captatrice de succession ! dit le greffier. Et allez, il y a cent sous de guides. -Ursule est donc la nièce naturelle du docteur Denis Minoret. -Ainsi vous voyez qu’on a étendu la parenté de l’enfant naturel. -Ursule est une étrangère pour le docteur Minoret. -Or, le père d’Ursule est mort. -Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Dionis. -Mais si vous êtes avertis en cas d’adoption, comment sauriez-vous le mariage ? +Ursule est donc la nièce naturelle du docteur Denis Minoret. +Ainsi vous voyez qu’on a étendu la parenté de l’enfant naturel. +Ursule est une étrangère pour le docteur Minoret. +Or, le père d’Ursule est mort. +Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Dionis. +Mais si vous êtes avertis en cas d’adoption, comment sauriez-vous le mariage ? Ici le notaire fit une pause. -Quant au mariage, il est facile de l’empêcher. -Sept cent mille francs ?... la belle poussée ! +Quant au mariage, il est facile de l’empêcher. +Sept cent mille francs ?... la belle poussée ! Et qu’il vive encore cinq ans, notre oncle aura bien un million. Cela vaut la noblesse. Votre oncle est un brave et digne homme, reprit Dionis. -En donnant un amant à la petite, vous empêchez le mariage... -Mais si le mariage se faisait ? dit Goupil étreint par une pensée ambitieuse. -Les mariages se font et se défont. -Ce serait le ver dans la poire, dit Zélie à l’oreille de Massin. -Pourquoi l’a-t-on laissé venir ? répondit le greffier. -Cette grosse plaisanterie eut un succès prodigieux. +En donnant un amant à la petite, vous empêchez le mariage... +Mais si le mariage se faisait ? dit Goupil étreint par une pensée ambitieuse. +Les mariages se font et se défont. +Ce serait le ver dans la poire, dit Zélie à l’oreille de Massin. +Pourquoi l’a-t-on laissé venir ? répondit le greffier. +Cette grosse plaisanterie eut un succès prodigieux. Il allait ajouter : J’ai de quoi le perdre ! -C’est très-bien, dit le percepteur. -J’irai donc après le dîner ? reprit Dionis. -Oui, pour être reçus comme nous l’étions ! s’écria Zélie. +C’est très-bien, dit le percepteur. +J’irai donc après le dîner ? reprit Dionis. +Oui, pour être reçus comme nous l’étions ! s’écria Zélie. Si je ne sais pas faire des ordonnances, je sais mener ma barque, moi ! -Je vais me mettre sur mon cinquante et un, s’écria Désiré. -Et ils discutent nos honoraires ! répondit le notaire en souriant avec amertume. -Mon oncle, nous permettrez-vous de venir vous voir ce soir ? dit madame Crémière. -Ursule est digne de son nom, répliqua le docteur, elle est très-sauvage. +Je vais me mettre sur mon cinquante et un, s’écria Désiré. +Et ils discutent nos honoraires ! répondit le notaire en souriant avec amertume. +Mon oncle, nous permettrez-vous de venir vous voir ce soir ? dit madame Crémière. +Ursule est digne de son nom, répliqua le docteur, elle est très-sauvage. Laissez-nous l’apprivoiser, dit madame Massin. -À ce soir, répondit Minoret qui voulut pénétrer ces petites âmes. +À ce soir, répondit Minoret qui voulut pénétrer ces petites âmes. Tu as de la voix, dit-il. -Et je veux te donner aussi des maîtres de dessin et d’italien. -Pauvre petite ! s’écria le vieillard. +Et je veux te donner aussi des maîtres de dessin et d’italien. +Pauvre petite ! s’écria le vieillard. Pourquoi dites-vous pauvre petite ? Ne vois-tu pas qu’elles te craignent ? -Mais ce ne sera pas ?... dit naïvement Ursule en regardant son parrain. +Mais ce ne sera pas ?... dit naïvement Ursule en regardant son parrain. Tu veux embellir et prolonger ma vie, toi ! -Eux, ils ne pensent qu’à ma mort. -Vous laissez votre fortune aux prêtres, aux pauvres. -Vous les avez remués, et ils se remuent, ah ! -Que te disais-je, Ursule ? s’écria le vieillard. -Évidemment il se rencontrait une lacune dans la loi. -Le procès sera long et dispendieux. -Sans se prononcer sur ses intentions, le vieillard rejeta le fidéicommis. +Eux, ils ne pensent qu’à ma mort. +Vous laissez votre fortune aux prêtres, aux pauvres. +Vous les avez remués, et ils se remuent, ah ! +Que te disais-je, Ursule ? s’écria le vieillard. +Évidemment il se rencontrait une lacune dans la loi. +Le procès sera long et dispendieux. +Sans se prononcer sur ses intentions, le vieillard rejeta le fidéicommis. Je suis capable de vivre encore quinze ans, que deviendrait-elle ? Eh ! bien, que comptez-vous donc faire ?... dit Bongrand. -Nous y penserons, je verrai, répondit le vieux docteur évidemment embarrassé de répondre. -Le notaire, amené par Ursule, arriva jusqu’au fond du jardin. -Après les salutations et quelques phrases insignifiantes, Dionis obtint un moment d’audience particulière. -Ursule et Bongrand se retirèrent au salon. -Je verrai ! se disait en lui-même Bongrand en répétant les dernières paroles du docteur. -Mais peut-être cette défiance est-elle un éloge ? -Erreurs ! l’homme de cœur et l’homme de génie voient tout. -Il était désespéré de ne rien savoir de cet entretien du vieillard avec Dionis. -Ursule inventa d’aller tout y fermer elle-même. -Apprenez, mon cher monsieur, que mes dispositions sont irrévocables. +Nous y penserons, je verrai, répondit le vieux docteur évidemment embarrassé de répondre. +Le notaire, amené par Ursule, arriva jusqu’au fond du jardin. +Après les salutations et quelques phrases insignifiantes, Dionis obtint un moment d’audience particulière. +Ursule et Bongrand se retirèrent au salon. +Je verrai ! se disait en lui-même Bongrand en répétant les dernières paroles du docteur. +Mais peut-être cette défiance est-elle un éloge ? +Erreurs ! l’homme de cœur et l’homme de génie voient tout. +Il était désespéré de ne rien savoir de cet entretien du vieillard avec Dionis. +Ursule inventa d’aller tout y fermer elle-même. +Apprenez, mon cher monsieur, que mes dispositions sont irrévocables. Je ne vendrai point mes rentes. -Mon Dieu ! qu’a-t-elle ? s’écria le vieux médecin, elle est sans couleur. -Une pareille émotion après dîner peut la tuer. -Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veux rester seul avec elle. -Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. +Mon Dieu ! qu’a-t-elle ? s’écria le vieux médecin, elle est sans couleur. +Une pareille émotion après dîner peut la tuer. +Remplacez-moi, mon ami, dit-il à Bongrand effrayé, je veux rester seul avec elle. +Je ne sais pas, répondit monsieur Dionis. Y aurait-il entre eux... -À quinze ans ? répliqua Bongrand en interrompant Dionis. -Elle n’a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. +À quinze ans ? répliqua Bongrand en interrompant Dionis. +Elle n’a jamais vu le voisin, répondit le juge de paix. Non, c’est une crise. -Une crise de cœur, répliqua le notaire. -Heureusement... pour l’honneur des Portenduère, répliqua le notaire qui faillit se laisser deviner. +Une crise de cœur, répliqua le notaire. +Heureusement... pour l’honneur des Portenduère, répliqua le notaire qui faillit se laisser deviner. Je me rabattrai sur la fille du maire, pensa Bongrand. -Mais Ursule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avec son million. +Mais Ursule sans dot vaut mieux que mademoiselle Levrault-Crémière avec son million. Qu’as-tu, cruelle enfant ? lui dit-il. Ta vie est ma vie. Sans ton sourire, que deviendrais-je ? -Savinien en prison, répondit-elle. -Allons raconte-moi les moindres événements de cette affaire de cœur. -Eh ! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrir mon âme. -Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère. -Jusqu’à ce voyage, je n’avais jamais fait la moindre attention à lui. +Savinien en prison, répondit-elle. +Allons raconte-moi les moindres événements de cette affaire de cœur. +Eh ! bien, cher parrain, reprit-elle, je vais vous ouvrir mon âme. +Au mois de mai, monsieur Savinien est venu voir sa mère. +Jusqu’à ce voyage, je n’avais jamais fait la moindre attention à lui. Je ne pouvais me tenir debout, je tremblais. -Enfin je me plaisais à retrouver cette émotion quelque violente qu’elle fût. -Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangements m’intéressaient. -En rentrant, quand je me suis retournée pour fermer la grille... +Enfin je me plaisais à retrouver cette émotion quelque violente qu’elle fût. +Je ne saurais vous exprimer combien ces petits arrangements m’intéressaient. +En rentrant, quand je me suis retournée pour fermer la grille... Et la Bougival ?... dit le docteur. -Oh ! je l’avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvement Ursule. -Son regard est maintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. -Depuis ce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. -Voilà tout ? dit le docteur. +Oh ! je l’avais laissée aller à sa cuisine, dit naïvement Ursule. +Son regard est maintenant la plus douce récompense de mes bonnes actions. +Depuis ce moment, je songe à lui sans cesse et malgré moi. +Voilà tout ? dit le docteur. Et je m’y attendais. Y a-t-il en amour une seconde vue ? -Au contraire, souvent les caractères s’accordent et les personnes se déplaisent. -Aussi ne te blâmé-je pas. -Autres sont les destinées de l’homme, autres sont celles de la femme. +Au contraire, souvent les caractères s’accordent et les personnes se déplaisent. +Aussi ne te blâmé-je pas. +Autres sont les destinées de l’homme, autres sont celles de la femme. Oh ! oui, dit-elle. -Je n’y ai pas encore pensé. -Le docteur fut sans réponse à cette naïveté. — Qu’a-t-il fait, mon parrain ? reprit-elle. -Je ne songe en ce moment qu’à lui-même, répondit Ursule en rougissant. -Ô mon parrain ! vous avez raison : nous ne sommes égaux que devant Dieu. +Je n’y ai pas encore pensé. +Le docteur fut sans réponse à cette naïveté. — Qu’a-t-il fait, mon parrain ? reprit-elle. +Je ne songe en ce moment qu’à lui-même, répondit Ursule en rougissant. +Ô mon parrain ! vous avez raison : nous ne sommes égaux que devant Dieu. Donnez-lui tout ce que vous me destinez. De quoi peut avoir besoin une pauvre fille comme moi ? -Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nous viendra-t-il en aide. -Le silence régna pendant quelques instants. +Offre à Dieu toutes tes mortifications, et peut-être nous viendra-t-il en aide. +Le silence régna pendant quelques instants. Les pleurs des vieillards sont aussi terribles que ceux des enfants sont naturels. -N’êtes-vous pas sûr de moi ? +N’êtes-vous pas sûr de moi ? Je souffre autant que toi. -Tiens, je ferai tout ce que tu voudras ! s’écria-t-il. -Deux bougies éclairaient la table, tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. +Tiens, je ferai tout ce que tu voudras ! s’écria-t-il. +Deux bougies éclairaient la table, tout en laissant la chambre dans le clair-obscur. Les fautes du vicomte devaient donc lui faire perdre deux puissantes protections. Le mot y est, dit Maxime de Trailles. -Et l’idée aussi, répliqua Rastignac. -Nous avons vu tomber de plus illustres têtes ! -Hélas ! il a vécu ce que vivent les fusées. -Il atteignit, avec ce secours, à la fin de la première année. -Pourquoi ne m’avoir rien dit ? s’écria de Marsay. +Et l’idée aussi, répliqua Rastignac. +Nous avons vu tomber de plus illustres têtes ! +Hélas ! il a vécu ce que vivent les fusées. +Il atteignit, avec ce secours, à la fin de la première année. +Pourquoi ne m’avoir rien dit ? s’écria de Marsay. Nous connaissons Gobseck, Gigonnet et autres crocodiles, nous les aurions fait capituler. Expliquez-moi vos ressources, montrez-moi votre jeu, demanda de Marsay. -Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, dit Rastignac. -Oui, mais après ?... s’écria de Marsay. +Votre mère payera sur une lettre habilement écrite, dit Rastignac. +Oui, mais après ?... s’écria de Marsay. Voyons ? reprit de Marsay qui toisa Savinien comme un maquignon estime un cheval. -Vous êtes ce que j’appelle un brun élégant. +Vous êtes ce que j’appelle un brun élégant. Vous ne vous connaissez pas, mon cher. Pourquoi ne m’avoir rien dit ? -Je vous porte ce toast : — À la fille d’argent ! -Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession générale en vingt-deux pages. -à madame de portenduère. +Je vous porte ce toast : — À la fille d’argent ! +Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession générale en vingt-deux pages. +à madame de portenduère. Paris, septembre mille huit cent vingt-neuf. -à madame de portenduère. -Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu’affligé des escapades de Savinien. +à madame de portenduère. +Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu’affligé des escapades de Savinien. Vous vivrez heureuse, et nous finirons par marier Savinien, que ma femme trouve charmant. -Luc-Savinien, comte de Portenduère. -Quelles lettres pour une Kergarouët ! s’écria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux. +Luc-Savinien, comte de Portenduère. +Quelles lettres pour une Kergarouët ! s’écria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux. Ne vendez pas votre ferme. Vous parlez donc de ce petit Minoret ? -Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l’abbé Chaperon en souriant. -Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeune fille. +Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l’abbé Chaperon en souriant. +Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeune fille. Oui, cette petite Ursule... Je crois le docteur Minoret puissamment riche... Tant mieux pour lui. -Dois-je annoncer votre visite à votre voisin ? +Dois-je annoncer votre visite à votre voisin ? Mais pourquoi, sachant que j’ai besoin de lui, ne viendrait-il pas ? -Ils le savent, ils le savent, s’écria-t-elle en levant les bras. -Oh ! mon pauvre curé, vous avez laissé refroidir votre café... +Ils le savent, ils le savent, s’écria-t-elle en levant les bras. +Oh ! mon pauvre curé, vous avez laissé refroidir votre café... Il vaut mieux alors que ce soit moi, dit-elle. -L’abbé Chaperon entendit en entrant les sons du piano. +L’abbé Chaperon entendit en entrant les sons du piano. La pauvre Ursule achevait la symphonie en la de Beethoven. -Plus la musique est belle, moins les ignorants la goûtent. -Ursule quitta le forté. -Bonsoir, mes amis, s’écria le docteur quand la grille retentit. -Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin de Nemours. -Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l’abbé. +Plus la musique est belle, moins les ignorants la goûtent. +Ursule quitta le forté. +Bonsoir, mes amis, s’écria le docteur quand la grille retentit. +Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin de Nemours. +Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l’abbé. Achevons le dernier rubber. Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard. -Oui et non, dit le médecin de Nemours. -Les quatre amis se levèrent et sortirent. +Oui et non, dit le médecin de Nemours. +Les quatre amis se levèrent et sortirent. Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d’un air royal. Avec quelle impatience, en quatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp de Saint-Roch ! -J’ai failli partir comme médecin des armées du roi. +J’ai failli partir comme médecin des armées du roi. Ah ! s’il savait son petit-neveu en prison ! Il a vu la bonne compagnie. -Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon. -Vous ne le verriez plus, dit en souriant l’abbé Chaperon. +Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon. +Vous ne le verriez plus, dit en souriant l’abbé Chaperon. Et c’est vous qui me dites cela ! -Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans la cour. -Les événements politiques étaient menaçants. -Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectement donné par le juge de paix. +Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans la cour. +Les événements politiques étaient menaçants. +Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectement donné par le juge de paix. Et d’abord vous n’aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours. Le vieux Minoret refusa. Que veux-tu ? lui disait le vieillard. -Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination. -Il est donc là ! s’écria-t-elle. +Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination. +Il est donc là ! s’écria-t-elle. Ce n’est pas l’oublier, cela. -Je puis l’aimer et ne me marier à personne. +Je puis l’aimer et ne me marier à personne. Il gardait vingt mille francs en billets de banque pour Savinien. -Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s’écria le docteur en souriant. -Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait des réflexions sur l’époque actuelle. -La concurrence en toute chose exige de grands travaux à qui veut une fortune. -L’amiral de Kergarouët n’existait que par sa femme. +Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s’écria le docteur en souriant. +Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait des réflexions sur l’époque actuelle. +La concurrence en toute chose exige de grands travaux à qui veut une fortune. +L’amiral de Kergarouët n’existait que par sa femme. Il approuva beaucoup ce plan. -Elle avait ôté son petit chapeau de paille commune tressée. -Au petit jour, à Bouron, Savinien s’éveilla le premier. +Elle avait ôté son petit chapeau de paille commune tressée. +Au petit jour, à Bouron, Savinien s’éveilla le premier. L’innocence a toujours un beau sommeil. -Pauvre petite ! dit-il à son voisin, elle dort comme un enfant qu’elle est. +Pauvre petite ! dit-il à son voisin, elle dort comme un enfant qu’elle est. Ah ! c’est la joie de la maison. Elle serait ma fille, je ne l’aimerais pas davantage. -Elle aura seize ans le cinq février prochain. +Elle aura seize ans le cinq février prochain. Quelque fin qu’il paraisse, il finira par me dire son secret. -Madame de Portenduère laissa son fils dormir jusqu’à midi. -Malgré la fatigue du voyage, le docteur et Ursule allèrent à la grand’messe. -Il aura voulu montrer Paris à Ursule, dit Minoret-Levrault. -Il avait refusé mon patron, mais il n’a pas refusé sa patronne... -Ah ! vous êtes cuits. -Eh ! bien, quoi ? tout va bien, répliqua le notaire. +Madame de Portenduère laissa son fils dormir jusqu’à midi. +Malgré la fatigue du voyage, le docteur et Ursule allèrent à la grand’messe. +Il aura voulu montrer Paris à Ursule, dit Minoret-Levrault. +Il avait refusé mon patron, mais il n’a pas refusé sa patronne... +Ah ! vous êtes cuits. +Eh ! bien, quoi ? tout va bien, répliqua le notaire. Oui ; mais si les jeunes gens allaient se marier ? Les deux choses ne sont pas impossibles, dit Goupil. -Cette petite maison avait trois chambres au premier étage. -On y sentait encore la poudre et le tabac du défunt. -Le foyer était comme il l’avait laissé. -Pour le récompenser, le roi d’Espagne l’avait fait chevalier de ses ordres. -Mais la Révolution empêcha la promotion, et monsieur de Portenduère émigra. -Où est ma mère ? dit Savinien à Tiennette. -Elle vous attend dans la chambre de votre père, répondit la vieille servante bretonne. +Cette petite maison avait trois chambres au premier étage. +On y sentait encore la poudre et le tabac du défunt. +Le foyer était comme il l’avait laissé. +Pour le récompenser, le roi d’Espagne l’avait fait chevalier de ses ordres. +Mais la Révolution empêcha la promotion, et monsieur de Portenduère émigra. +Où est ma mère ? dit Savinien à Tiennette. +Elle vous attend dans la chambre de votre père, répondit la vieille servante bretonne. Savinien ne put retenir un tressaillement. -Aussi allait-il comme à un assaut, le cœur agité, le visage presque pâle. -Son esprit est là. -Mais enfin vous voilà devant votre père qui vous entend. -Oui, ma mère, dit le jeune homme avec une gravité pleine de respect. -Viens déjeuner, mon enfant, dit-elle en sortant de la chambre. -Néanmoins toute loi sociale a ses exceptions. +Aussi allait-il comme à un assaut, le cœur agité, le visage presque pâle. +Son esprit est là. +Mais enfin vous voilà devant votre père qui vous entend. +Oui, ma mère, dit le jeune homme avec une gravité pleine de respect. +Viens déjeuner, mon enfant, dit-elle en sortant de la chambre. +Néanmoins toute loi sociale a ses exceptions. L’engagement eut lieu sur-le-champ. Les nobles ne sont plus solidaires. Et le roi ? demanda la vieille dame. Ceci est autre chose ! fit la vieille dame. -Savinien fronça les sourcils en entendant cette parole. +Savinien fronça les sourcils en entendant cette parole. Tant que je vivrai, dit-elle. -Tu servirais la France et tu te fierais à Dieu ! +Tu servirais la France et tu te fierais à Dieu ! Vous ajourneriez mon bonheur au lendemain de votre mort ? -Ce serait horrible de ta part, voilà tout. -Louis 14 a failli épouser la nièce de Mazarin, un parvenu. -Mazarin lui-même s’y est opposé. +Ce serait horrible de ta part, voilà tout. +Louis 14 a failli épouser la nièce de Mazarin, un parvenu. +Mazarin lui-même s’y est opposé. Et la veuve de Scarron ? -C’était une d’Aubigné ! -D’ailleurs le mariage a été secret. -Mais je suis bien vieille, mon fils, dit-elle en hochant la tête. -Quand je ne serai plus, vous vous marierez à votre fantaisie. +C’était une d’Aubigné ! +D’ailleurs le mariage a été secret. +Mais je suis bien vieille, mon fils, dit-elle en hochant la tête. +Quand je ne serai plus, vous vous marierez à votre fantaisie. Madame, je suis confuse de l’honneur que vous daignez me faire... Sous ce rapport, l’ordre de Saint-Michel et Saint-Lazare serait, pour nous, un symbole. -Le vieillard sourit en regardant tour à tour sa pupille et Savinien. +Le vieillard sourit en regardant tour à tour sa pupille et Savinien. Et pourquoi ? dit la vieille dame. -Malgré son désir d’être aimable, le docteur devint digne et froid. -Les deux amoureux furent gênés. -Qu’avez-vous, mon cœur ? dit la vieille dame à la jeune fille. -Une bien mauvaise éducation, monsieur le docteur, dit madame de Portenduère. -N’est-ce pas, monsieur le curé ? +Malgré son désir d’être aimable, le docteur devint digne et froid. +Les deux amoureux furent gênés. +Qu’avez-vous, mon cœur ? dit la vieille dame à la jeune fille. +Une bien mauvaise éducation, monsieur le docteur, dit madame de Portenduère. +N’est-ce pas, monsieur le curé ? Mon parrain ?... je vous en prie !... assez. -Les nobles ne se croient jamais obligés par nous autres bourgeois. -En les servant nous faisons notre devoir, voilà tout. -Enfin, il est sauvé ? dit-elle. +Les nobles ne se croient jamais obligés par nous autres bourgeois. +En les servant nous faisons notre devoir, voilà tout. +Enfin, il est sauvé ? dit-elle. Mais essayer d’humilier un homme comme vous ? Attends-moi, ma petite. -Mesdemoiselles Crémière et Massin chuchotèrent en regardant Ursule qui rougissait. +Mesdemoiselles Crémière et Massin chuchotèrent en regardant Ursule qui rougissait. L’air froid du docteur surprit tout le monde. -On serait devenu profondément amoureux à moins. -Quel est donc votre maître ? -C’est non-seulement un grand musicien, dit Ursule, mais un homme adorable de naïveté. -Ces leçons-là doivent coûter cher, s’écria Désiré. -Un sourire d’ironie fut échangé par les joueurs. +On serait devenu profondément amoureux à moins. +Quel est donc votre maître ? +C’est non-seulement un grand musicien, dit Ursule, mais un homme adorable de naïveté. +Ces leçons-là doivent coûter cher, s’écria Désiré. +Un sourire d’ironie fut échangé par les joueurs. Mon honneur et mon repos exigent que nous cessions toute relation de voisinage. -Le lendemain matin, en se levant, Ursule et Savinien eurent une même pensée. -Le lendemain matin, au réveil d’Ursule, la Bougival lui monta la lettre suivante. +Le lendemain matin, en se levant, Ursule et Savinien eurent une même pensée. +Le lendemain matin, au réveil d’Ursule, la Bougival lui monta la lettre suivante. Je ne veux pas d’autre femme que vous. Dites-moi donc que je puis me dire Votre SAVINIEN. -J’ai bien des raisons d’être humble. +J’ai bien des raisons d’être humble. J’aurai seize ans dans quatre mois. -Ainsi, monsieur, je puis me dire, en toute vérité, Votre servante,Ursule Mirouet. -Savinien ne répondit pas. -Faisait-il des tentatives auprès de sa mère ? -Cette lettre avait-elle éteint son amour ? +Ainsi, monsieur, je puis me dire, en toute vérité, Votre servante,Ursule Mirouet. +Savinien ne répondit pas. +Faisait-il des tentatives auprès de sa mère ? +Cette lettre avait-elle éteint son amour ? Aussi voudrais-je seulement savoir de vous si vous m’aimez. Personne ne peut le dire. -Le gentilhomme a par cette résolution réparé toutes ses fautes. -Partir ? dit Ursule en s’élançant du perron vers eux. -Oui, mademoiselle, pour vous mériter. -Ainsi, plus j’y mettrai d’empressement, plus d’affection je vous témoignerai. -Oui, dit le vieillard, nous fêterons la Saint-Savinien. -Adieu donc, s’écria le jeune homme. -Ursule et son parrain reconduisirent Savinien jusqu’à la grille. -Mais il peut périr, dit-elle en montrant au docteur un visage pâle. -Il devait être rendu le vingt-cinq à Brest. +Le gentilhomme a par cette résolution réparé toutes ses fautes. +Partir ? dit Ursule en s’élançant du perron vers eux. +Oui, mademoiselle, pour vous mériter. +Ainsi, plus j’y mettrai d’empressement, plus d’affection je vous témoignerai. +Oui, dit le vieillard, nous fêterons la Saint-Savinien. +Adieu donc, s’écria le jeune homme. +Ursule et son parrain reconduisirent Savinien jusqu’à la grille. +Mais il peut périr, dit-elle en montrant au docteur un visage pâle. +Il devait être rendu le vingt-cinq à Brest. Par indulgence, le bonhomme lisait ses journaux dans le pavillon chinois. Je sais ce que vous voulez me demander, dit Ursule en l’interrompant. Portez ceci, dit-elle, pour l’amour de moi. Comment s’y est-elle prise ? Couper dans ses belles tresses blondes !... mais elle lui donnerait donc mon sang. -Mon ami, dit-il, Ursule est une véritable sensitive qu’une parole amère tuerait. -Pour elle, vous devrez modérer l’éclat de l’amour. -Deux jours après, Savinien partit. -Elle perdit l’appétit et ses belles couleurs. +Mon ami, dit-il, Ursule est une véritable sensitive qu’une parole amère tuerait. +Pour elle, vous devrez modérer l’éclat de l’amour. +Deux jours après, Savinien partit. +Elle perdit l’appétit et ses belles couleurs. Irais-je donc ? dit-elle. -Elle dévora les romans maritimes de Cooper, et voulut apprendre les termes de marine. -Qu’avez-vous ? lui demandèrent-ils quand Ursule les eut laissés seuls. -Vivra-t-elle ? répondit le vieux médecin. -Une si délicate et si tendre fleur résistera-t-elle à des peines de cœur ? -Tout en menant cette vie occupée, elle souffrait, mais sans se plaindre. -Parfois elle restait des heures entières à regarder la fenêtre de Savinien. -Massin exerçait une énorme influence sur les électeurs de la campagne. -Cinq des fermiers du maître de poste étaient électeurs. -Dionis représentait plus de onze voix. -Goupil et Désiré coopérèrent avec cette troupe à la prise de l’Hôtel-de-Ville. +Elle dévora les romans maritimes de Cooper, et voulut apprendre les termes de marine. +Qu’avez-vous ? lui demandèrent-ils quand Ursule les eut laissés seuls. +Vivra-t-elle ? répondit le vieux médecin. +Une si délicate et si tendre fleur résistera-t-elle à des peines de cœur ? +Tout en menant cette vie occupée, elle souffrait, mais sans se plaindre. +Parfois elle restait des heures entières à regarder la fenêtre de Savinien. +Massin exerçait une énorme influence sur les électeurs de la campagne. +Cinq des fermiers du maître de poste étaient électeurs. +Dionis représentait plus de onze voix. +Goupil et Désiré coopérèrent avec cette troupe à la prise de l’Hôtel-de-Ville. Goupil eut la croix de Juillet. -La calèche ! hé, Massin ? cria Goupil. +La calèche ! hé, Massin ? cria Goupil. Votre succession va bon train, hein ? -Combien les chevaux ont-ils coûté ? -Comment dites-vous, Cabirolle ? demanda madame Crémière. -À quoi rime ma tante ? dit alors innocemment madame Crémière. +Combien les chevaux ont-ils coûté ? +Comment dites-vous, Cabirolle ? demanda madame Crémière. +À quoi rime ma tante ? dit alors innocemment madame Crémière. Comment ! dit Goupil, ca ne vous tente donc pas ? Ah ! je comprends, dit-elle. Elle va bien, la petite, dit Goupil. -Mais elle a raison, elle vous apprend à jouir de la vie. -Pourquoi n’avez-vous pas de beaux chevaux et des calèches, vous, papa Minoret ? +Mais elle a raison, elle vous apprend à jouir de la vie. +Pourquoi n’avez-vous pas de beaux chevaux et des calèches, vous, papa Minoret ? Vous laisserez-vous humilier ? -À votre place, moi ! j’aurais une voiture de prince. -Voyons, Cabirolle, dit Massin, est-ce la petite qui lance notre oncle dans ces luxes-là ? -Je ne sais pas, répondit Cabirolle, mais elle est quasiment la maîtresse au logis. -Il vient maintenant maître sur maître de Paris. -Elle va, dit-on, étudier la peinture. -Je saisirai cette occasion pour faire tirer mon portrait, dit madame Crémière. +À votre place, moi ! j’aurais une voiture de prince. +Voyons, Cabirolle, dit Massin, est-ce la petite qui lance notre oncle dans ces luxes-là ? +Je ne sais pas, répondit Cabirolle, mais elle est quasiment la maîtresse au logis. +Il vient maintenant maître sur maître de Paris. +Elle va, dit-on, étudier la peinture. +Je saisirai cette occasion pour faire tirer mon portrait, dit madame Crémière. En province, on dit encore tirer au lieu de faire un portrait. -Le vieil Allemand n’est cependant pas renvoyé, dit madame Massin. -Il y est encore aujourd’hui, répondit Cabirolle. -Maintenant, s’écria Goupil, vous ne devez plus compter sur la succession. +Le vieil Allemand n’est cependant pas renvoyé, dit madame Massin. +Il y est encore aujourd’hui, répondit Cabirolle. +Maintenant, s’écria Goupil, vous ne devez plus compter sur la succession. Aussi ma patronne est-elle furieuse. -Le vieux salon vert du docteur fut renouvelé par un tapissier de Paris. -On faisait de lui tour à tour un richard et un libertin. -Ce mot : — C’est un vieux fou ! résuma l’opinion du pays. +Le vieux salon vert du docteur fut renouvelé par un tapissier de Paris. +On faisait de lui tour à tour un richard et un libertin. +Ce mot : — C’est un vieux fou ! résuma l’opinion du pays. Comment n’en ai-je rien su ? se dit-elle. -Évidemment Savinien avait pris Alger. -Elle voyait, disait-elle, tout en rouge, quand elle regardait la décoration de Savinien. +Évidemment Savinien avait pris Alger. +Elle voyait, disait-elle, tout en rouge, quand elle regardait la décoration de Savinien. Le docteur, qui, de sa chambre, les surveillait en s’habillant, vint les retrouver. Comment ? demanda le colosse. -Me croyez-vous assez niais pour vous dire mon projet ? répondit le maître clerc. -Eh ! bien, mon garçon, brouille-les, et nous verrons, dit Zélie. +Me croyez-vous assez niais pour vous dire mon projet ? répondit le maître clerc. +Eh ! bien, mon garçon, brouille-les, et nous verrons, dit Zélie. Je ne m’embarque point dans de pareils tracas sur un : nous verrons ! Etablissez-moi, je vous tiendrai parole. -Empêche ce mariage et je t’établirai, répondit le maître de poste. +Empêche ce mariage et je t’établirai, répondit le maître de poste. Allez, vous perdrez la succession de votre oncle, et ce sera bien fait. Ce fut comme du venin sur de l’acier. -Nous attendrons, dit Zélie. -Ayez donc le génie du mal ! pensa Goupil. +Nous attendrons, dit Zélie. +Ayez donc le génie du mal ! pensa Goupil. Souvent le docteur laissait Ursule et Savinien seuls. -Les grandes hardiesses des deux amants se commettaient en présence des vieillards, le soir. -En effet, le décès du vieillard avait l’attrait d’un problème. -Le vieux Minoret ne sentait aucune douleur, il s’éteignait doucement. +Les grandes hardiesses des deux amants se commettaient en présence des vieillards, le soir. +En effet, le décès du vieillard avait l’attrait d’un problème. +Le vieux Minoret ne sentait aucune douleur, il s’éteignait doucement. Chez lui l’intelligence demeurait ferme, nette et puissante. -Les clartés éternelles lui expliquaient de plus en plus les difficultés de tout genre. +Les clartés éternelles lui expliquaient de plus en plus les difficultés de tout genre. Pourquoi, lui dit Bongrand, mettre contre vous le hasard ? -Entre deux hasards, répondit le docteur, on évite le plus chanceux. -C’est une langue qui s’éteint, dit madame Crémière. +Entre deux hasards, répondit le docteur, on évite le plus chanceux. +C’est une langue qui s’éteint, dit madame Crémière. J’ai peur pour elle. -Ces paroles firent une impression pénible. -Le curé se retourna, les vit et dit alors assez lentement les prières. -Oui, nous allons avoir chacun environ vingt mille francs de rente, répondit madame Massin. -Le trésor est sans doute dans sa cave ? disait Massin à Crémière. +Ces paroles firent une impression pénible. +Le curé se retourna, les vit et dit alors assez lentement les prières. +Oui, nous allons avoir chacun environ vingt mille francs de rente, répondit madame Massin. +Le trésor est sans doute dans sa cave ? disait Massin à Crémière. Pourvu que nous trouvions quelque chose, dit Minoret-Levrault. -Une discussion, qui s’envenima promptement, s’éleva sur la manière de procéder. -Il doit être mort, dirent alors les curieux attroupés dans la rue. -Je la prends, moi, pour trente mille francs ! criés ou plutôt beuglés par Crémière. -Eh ! bien, nous la payerons ce qu’elle vaudra, répondit aigrement Zélie. +Une discussion, qui s’envenima promptement, s’éleva sur la manière de procéder. +Il doit être mort, dirent alors les curieux attroupés dans la rue. +Je la prends, moi, pour trente mille francs ! criés ou plutôt beuglés par Crémière. +Eh ! bien, nous la payerons ce qu’elle vaudra, répondit aigrement Zélie. Allez leur signifier que je ne veux personne chez moi. -Quelle différence entre la conduite de cette jeune fille et la vôtre ! -Vieux cafard ! s’écria Crémière. +Quelle différence entre la conduite de cette jeune fille et la vôtre ! +Vieux cafard ! s’écria Crémière. Je vais faire sentinelle. -Il est bien possible qu’il se machine quelque chose contre nos intérêts. -Le curé, le médecin étaient partis, la Bougival préparait le sinapisme. -Sommes-nous bien seuls ? dit le vieillard à sa pupille. +Il est bien possible qu’il se machine quelque chose contre nos intérêts. +Le curé, le médecin étaient partis, la Bougival préparait le sinapisme. +Sommes-nous bien seuls ? dit le vieillard à sa pupille. Ursule se haussa sur la pointe des pieds pour voir dans la cour. -Oui, dit-elle ; monsieur le curé a tiré la grille lui-même en s’en allant. -Mon enfant aimé, dit le mourant, mes heures, mes minutes mêmes sont comptées. +Oui, dit-elle ; monsieur le curé a tiré la grille lui-même en s’en allant. +Mon enfant aimé, dit le mourant, mes heures, mes minutes mêmes sont comptées. Dieu veuille que ces monstres ne te maltraitent pas ! -Je veux te voir la lettre à la main. +Je veux te voir la lettre à la main. La Bougival ferma les yeux du vieillard et le disposa dans son lit. Voici ce qu’il trouva. -Le vieux gueux ! cria le maître de poste. -Ton adoption aurait été l’objet d’un procès. -Le scélérat, il a pensé à tout ! -Sans nuire en rien à mes héritiers... -Le jésuite ! comme s’il ne nous devait pas toute sa fortune ! -Sans argent, ton éducation et tes idées élevées feraient ton malheur. +Le vieux gueux ! cria le maître de poste. +Ton adoption aurait été l’objet d’un procès. +Le scélérat, il a pensé à tout ! +Sans nuire en rien à mes héritiers... +Le jésuite ! comme s’il ne nous devait pas toute sa fortune ! +Sans argent, ton éducation et tes idées élevées feraient ton malheur. D’ailleurs, tu dois une belle dot au charmant jeune homme qui t’aime. -Quelle profondeur de scélératesse ! s’écria le maître de poste. -Dieu ne permettra pas que je sois ainsi frustré. +Quelle profondeur de scélératesse ! s’écria le maître de poste. +Dieu ne permettra pas que je sois ainsi frustré. Ton parrain, Denis Minoret. -La troisième prit feu. -Il brûla dans la cheminée et la lettre et le testament. -Que faites-vous donc là ? dit-il à Massin et à Crémière. +La troisième prit feu. +Il brûla dans la cheminée et la lettre et le testament. +Que faites-vous donc là ? dit-il à Massin et à Crémière. Croyez-vous que nous allons laisser la maison et les valeurs au pillage ? -Nous sommes trois héritiers, nous ne pouvons pas camper là ! -Vous, Crémière, courez donc chez Dionis et dites-lui de venir constater le décès. +Nous sommes trois héritiers, nous ne pouvons pas camper là ! +Vous, Crémière, courez donc chez Dionis et dites-lui de venir constater le décès. Je ne puis pas, quoique adjoint, dresser l’acte mortuaire de mon oncle... -Vous, Massin, allez prier le père Bongrand d’apposer les scellés. +Vous, Massin, allez prier le père Bongrand d’apposer les scellés. Ainsi rien ne se perdra. Surtout fermez la grille, que personne ne sorte ! -Malgré la rigueur de la saison, il eut sa chemise mouillée dans le dos. -L’avez-vous entendu ? disait-il à Crémière. -Allez ici ! allez là ! -Comme il connaît la manœuvre. -Oui, pour une grosse bête, il avait un certain air... -Tenez, dit Massin alarmé, sa femme y est, ils sont trop de deux ! +Malgré la rigueur de la saison, il eut sa chemise mouillée dans le dos. +L’avez-vous entendu ? disait-il à Crémière. +Allez ici ! allez là ! +Comme il connaît la manœuvre. +Oui, pour une grosse bête, il avait un certain air... +Tenez, dit Massin alarmé, sa femme y est, ils sont trop de deux ! Faites les commissions, j’y retourne. -Ma foi, nous mettrons un gardien des scellés, répondit le greffier. -La Bougival est capable de tout dans l’intérêt de la mijaurée. +Ma foi, nous mettrons un gardien des scellés, répondit le greffier. +La Bougival est capable de tout dans l’intérêt de la mijaurée. Nous y placerons Goupil. -Nous aurons demain, à midi, l’enterrement. -On ne peut procéder à l’inventaire que dans huit jours. -Bien ! s’écria le greffier. -Chargez-vous de cette expédition, vous êtes le chef des Minoret. +Nous aurons demain, à midi, l’enterrement. +On ne peut procéder à l’inventaire que dans huit jours. +Bien ! s’écria le greffier. +Chargez-vous de cette expédition, vous êtes le chef des Minoret. Vous la croyez capable de vous voler ? -Eh ! bien, constituez un gardien des scellés, vous serez dans votre droit. -Oh ! en votre présence, ajouta-t-il en entendant un grognement d’héritiers. -En voilà un de magistrat ! s’écria le maître de poste. +Eh ! bien, constituez un gardien des scellés, vous serez dans votre droit. +Oh ! en votre présence, ajouta-t-il en entendant un grognement d’héritiers. +En voilà un de magistrat ! s’écria le maître de poste. J’ai cru qu’il vivrait cent ans ! -Il a été ma mère, cria-t-elle, et une bonne mère. -Les héritiers me forcent à mettre les scellés... -Dans votre intérêt, j’ai mis les scellés à votre chambre. -Merci, monsieur, répondit-elle en allant à lui et lui serrant la main. +Il a été ma mère, cria-t-elle, et une bonne mère. +Les héritiers me forcent à mettre les scellés... +Dans votre intérêt, j’ai mis les scellés à votre chambre. +Merci, monsieur, répondit-elle en allant à lui et lui serrant la main. Voyez-le donc encore une fois : ne dirait-on pas qu’il dort ? -Rien, dit-elle, il m’a seulement parlé d’une lettre... +Rien, dit-elle, il m’a seulement parlé d’une lettre... Bon ! elle se trouvera, reprit Bongrand. -Il est alors très-heureux pour vous qu’ils aient voulu les scellés. -Le lendemain soir, toute la ville était aux obsèques du docteur Minoret. -La question est de savoir s’il a raison de pleurer, répondit Goupil. -Ne vous pressez pas de rire, les scellés ne sont pas levés. -On déjeunait presque toujours après la première vacation. -Notaire, clerc, héritiers et témoins buvaient les vins les plus précieux de la cave. -Quant à Savinien, il en pleurait. -Emprunter pour payer était une chose impossible. -Savinien alla consulter un avoué à Fontainebleau. +Il est alors très-heureux pour vous qu’ils aient voulu les scellés. +Le lendemain soir, toute la ville était aux obsèques du docteur Minoret. +La question est de savoir s’il a raison de pleurer, répondit Goupil. +Ne vous pressez pas de rire, les scellés ne sont pas levés. +On déjeunait presque toujours après la première vacation. +Notaire, clerc, héritiers et témoins buvaient les vins les plus précieux de la cave. +Quant à Savinien, il en pleurait. +Emprunter pour payer était une chose impossible. +Savinien alla consulter un avoué à Fontainebleau. Est-ce possible ? dit Savinien. -Nous n’essaierons d’ailleurs pas de résister. -Toute la ville voit avec plaisir la déconfiture d’une maison noble. -Ces bourgeois sont comme des chiens à la curée. -Il est aussi étonné que moi de vous savoir sans aucune fortune. -Minoret eut alors quelques inquiétudes mordantes. -Que pensez-vous ? disait le curé. -Le testament a été supprimé par un héritier. -Le testament aura peut-être été caché dans la bibliothèque, dit Savinien. -Aussi, ne détourné-je pas la petite de l’acheter ! -Aussi la vente offrit-elle le spectacle des étranges précautions prises par les héritiers. +Nous n’essaierons d’ailleurs pas de résister. +Toute la ville voit avec plaisir la déconfiture d’une maison noble. +Ces bourgeois sont comme des chiens à la curée. +Il est aussi étonné que moi de vous savoir sans aucune fortune. +Minoret eut alors quelques inquiétudes mordantes. +Que pensez-vous ? disait le curé. +Le testament a été supprimé par un héritier. +Le testament aura peut-être été caché dans la bibliothèque, dit Savinien. +Aussi, ne détourné-je pas la petite de l’acheter ! +Aussi la vente offrit-elle le spectacle des étranges précautions prises par les héritiers. Et monsieur Bongrand a raison, vous ne pourriez pas soutenir un pareil spectacle. Tout est par places. -On se croirait à un incendie. +On se croirait à un incendie. Les affaires sont dans la cour, les armoires sont ouvertes, rien dedans ! -Par suite de la défiance des héritiers, la bibliothèque se vendit ouvrage par ouvrage. -Aussi le cahier des charges contenait-il des réserves à ce sujet. -Ainsi Minoret se condamnait lui-même à vivre à quelques pas d’Ursule. +Par suite de la défiance des héritiers, la bibliothèque se vendit ouvrage par ouvrage. +Aussi le cahier des charges contenait-il des réserves à ce sujet. +Ainsi Minoret se condamnait lui-même à vivre à quelques pas d’Ursule. Ursule vient d’acheter la maison de la veuve Ricard. -Aussi donnerais-je bien cent écus pour qu’Ursule quittât Nemours. -Enfin peut-être le crime a-t-il sa doctrine de perfection ? -Peut-être le vol conduit-il fatalement à l’assassinat ? -Ursule gagna d’être respectée et de n’encourir aucun propos. -Une fois satisfaits, les héritiers lui rendirent d’ailleurs justice. -Savinien admirait cette force de caractère chez une si jeune fille. -Si ce n’était pas encore le bonheur, du moins ce fut la tranquillité. -Mais, répondit le juge de paix, pourquoi ? -Nous voulons nous passer de nobles à Nemours. +Aussi donnerais-je bien cent écus pour qu’Ursule quittât Nemours. +Enfin peut-être le crime a-t-il sa doctrine de perfection ? +Peut-être le vol conduit-il fatalement à l’assassinat ? +Ursule gagna d’être respectée et de n’encourir aucun propos. +Une fois satisfaits, les héritiers lui rendirent d’ailleurs justice. +Savinien admirait cette force de caractère chez une si jeune fille. +Si ce n’était pas encore le bonheur, du moins ce fut la tranquillité. +Mais, répondit le juge de paix, pourquoi ? +Nous voulons nous passer de nobles à Nemours. Elle parle de vendre sa maison. Eh ! bien, vendez-la-moi, dit Minoret. -Mais tu parles comme si tu étais le maître, dit Zélie. +Mais tu parles comme si tu étais le maître, dit Zélie. Que veux-tu faire de deux maisons ? -Eh ! bien, pourquoi venez-vous nous trouver ? dit Zélie. -Je ne veux pas de difficultés. +Eh ! bien, pourquoi venez-vous nous trouver ? dit Zélie. +Je ne veux pas de difficultés. Qu’elle quitte Nemours, et je vous les donne ! dit encore Minoret. -La famille de Portenduère demeura donc à Nemours. +La famille de Portenduère demeura donc à Nemours. D’abord Esther est morte, monsieur. -Puis je n’ai jamais pensé à Ursule, répondit le magistrat. -Eh ! bien, que me disiez-vous donc, papa Minoret ? s’écria très-insolemment Goupil. -Pour toute réponse, il emmena brusquement le clerc au fond de son jardin. -Non, dit Goupil, je ne serais pas assez en vue ; mais à Montargis... -Non, reprit Minoret, mais à Sens... +Puis je n’ai jamais pensé à Ursule, répondit le magistrat. +Eh ! bien, que me disiez-vous donc, papa Minoret ? s’écria très-insolemment Goupil. +Pour toute réponse, il emmena brusquement le clerc au fond de son jardin. +Non, dit Goupil, je ne serais pas assez en vue ; mais à Montargis... +Non, reprit Minoret, mais à Sens... Va pour Sens ! reprit le hideux premier clerc. -D’ailleurs la petite est dévote, elle y réussira. -Voyons, gros père, voulez-vous jouer avec moi franc jeu ? -Avise-toi de cela ? dit Zélie en intervenant. -Eh ! bien, jouons-nous franc jeu ? s’écria Goupil en se secouant les doigts. -Minoret serra les mains de Goupil en lui répondant : — Parole d’honneur ! -Avant trois ans je serai, moi, le député de Sens, pensa-t-il. -Elle a mieux, dit sèchement Bongrand. +D’ailleurs la petite est dévote, elle y réussira. +Voyons, gros père, voulez-vous jouer avec moi franc jeu ? +Avise-toi de cela ? dit Zélie en intervenant. +Eh ! bien, jouons-nous franc jeu ? s’écria Goupil en se secouant les doigts. +Minoret serra les mains de Goupil en lui répondant : — Parole d’honneur ! +Avant trois ans je serai, moi, le député de Sens, pensa-t-il. +Elle a mieux, dit sèchement Bongrand. Quand l’amour nous tient, adieu la prudence, a dit La Fontaine. -Mais qui est-ce, votre notaire ? car après tout... reprit Bongrand par curiosité. -Moi, répondit Goupil qui fit tressaillir le juge de paix. -Vous ? répondit Bongrand sans cacher son dégoût. -Aussi ai-je refusé sans seulement vous consulter. -Quelqu’un qui vous veut du bien croit savoir que Savinien serait accepté. -Ursule brûla cette lettre sans en parler à Savinien. -Vous croyez épouser Savinien, vous vous trompez étrangement. +Mais qui est-ce, votre notaire ? car après tout... reprit Bongrand par curiosité. +Moi, répondit Goupil qui fit tressaillir le juge de paix. +Vous ? répondit Bongrand sans cacher son dégoût. +Aussi ai-je refusé sans seulement vous consulter. +Quelqu’un qui vous veut du bien croit savoir que Savinien serait accepté. +Ursule brûla cette lettre sans en parler à Savinien. +Vous croyez épouser Savinien, vous vous trompez étrangement. Ce mariage n’aura pas lieu. -Savinien finira par céder. +Savinien finira par céder. Cette fortune consiste en soixante mille livres de rente. -La jalousie et le doute ôtent à l’amour toute sa pudeur. -Ah ! monsieur le curé, je ne sais pas ce qu’a mademoiselle ; elle... -La vieille dame vous recevrait de manière à blesser votre fierté. -Je ne voudrais pas soupçonner injustement le caractère de monsieur de Portenduère... +La jalousie et le doute ôtent à l’amour toute sa pudeur. +Ah ! monsieur le curé, je ne sais pas ce qu’a mademoiselle ; elle... +La vieille dame vous recevrait de manière à blesser votre fierté. +Je ne voudrais pas soupçonner injustement le caractère de monsieur de Portenduère... De mon cher Savinien, reprit-elle en pleurant. Oh ! j’ai eu tort. -Plus la sécurité de la pauvre fille avait été grande, plus bas elle tombait. -Après tout, puis-je être une pierre au cou de celui que j’aime ? +Plus la sécurité de la pauvre fille avait été grande, plus bas elle tombait. +Après tout, puis-je être une pierre au cou de celui que j’aime ? Que fait-il ici ? -Qui suis-je pour prétendre à lui ? +Qui suis-je pour prétendre à lui ? La vie religieuse aura des attraits pour moi. -Je suis enchantée d’avoir à fermer les fenêtres de cette salle. -Vous êtes sans doute persécutée par de méchantes gens. -Elle est farouche, dit Minoret au curé. +Je suis enchantée d’avoir à fermer les fenêtres de cette salle. +Vous êtes sans doute persécutée par de méchantes gens. +Elle est farouche, dit Minoret au curé. Oh ! fit Goupil, vous devez savoir qu’elle ne manque pas d’amoureux. -Eh ! bien, dit le premier clerc à Minoret, ça chauffe ! -Je le crois bien, répondit Goupil. -Si elle ne m’épouse pas, je la ferai crever de chagrin. -Fais-le, petit, et je te donne les fonds pour être notaire à Paris. -Tu pourras alors épouser une femme riche... +Eh ! bien, dit le premier clerc à Minoret, ça chauffe ! +Je le crois bien, répondit Goupil. +Si elle ne m’épouse pas, je la ferai crever de chagrin. +Fais-le, petit, et je te donne les fonds pour être notaire à Paris. +Tu pourras alors épouser une femme riche... Que vous a-t-elle donc fait ? demanda le clerc surpris. -Elle m’embête ! dit grossièrement Minoret. -Ce souvenir suffit à toute ma vie. -Cher Savinien, je vous ai toujours préféré à tout sur cette terre. +Elle m’embête ! dit grossièrement Minoret. +Ce souvenir suffit à toute ma vie. +Cher Savinien, je vous ai toujours préféré à tout sur cette terre. Je ne sais si je puis y revenir, mais je le tenterai. -Que sommes-nous d’ailleurs en ce moment ? un frère et une sœur. +Que sommes-nous d’ailleurs en ce moment ? un frère et une sœur. Vous n’entendrez jamais parler de moi. Le monde vous approuvera. -Moi, je ne vous blâmerai jamais, et je vous aimerai toujours. -Attendez ! s’écria le gentilhomme. -Nous avons calculé qu’avec la Bougival nous économiserions cinq mille francs par an ! -Rien ne peut nous séparer. -Elle ne doit pas être inquiète un moment de trop... -Vous avez donc, chère enfant, séparé l’amour de la foi ?... +Moi, je ne vous blâmerai jamais, et je vous aimerai toujours. +Attendez ! s’écria le gentilhomme. +Nous avons calculé qu’avec la Bougival nous économiserions cinq mille francs par an ! +Rien ne peut nous séparer. +Elle ne doit pas être inquiète un moment de trop... +Vous avez donc, chère enfant, séparé l’amour de la foi ?... Ah ! voici qui termine nos querelles. -Vous prétendiez me mieux aimer que je ne vous aime. -Vous n’avez aucune raison pour douter de moi, répondit-elle. -Et d’ailleurs, vous ne savez pas tout, ajouta-t-elle d’une voix troublée. -Elle avait fait refuser à la poste toutes ses lettres. -Pour tout le monde, attendre un malheur indéfini constitue un horrible supplice. +Vous prétendiez me mieux aimer que je ne vous aime. +Vous n’avez aucune raison pour douter de moi, répondit-elle. +Et d’ailleurs, vous ne savez pas tout, ajouta-t-elle d’une voix troublée. +Elle avait fait refuser à la poste toutes ses lettres. +Pour tout le monde, attendre un malheur indéfini constitue un horrible supplice. Mais, pour Ursule, ce fut la plus grande douleur. -Enfin son heureux sommeil fut troublé. -Cependant la journée du lendemain se passa sans surprise. -Tous les voisins étaient aux fenêtres. -La sérénade mettait toutes les langues en mouvement, car chacun se perdait en conjectures. +Enfin son heureux sommeil fut troublé. +Cependant la journée du lendemain se passa sans surprise. +Tous les voisins étaient aux fenêtres. +La sérénade mettait toutes les langues en mouvement, car chacun se perdait en conjectures. Si je ne vous ai vivante, je vous aurai morte. -Attribuez à vos refus les malheurs qui n’atteindront pas que vous. -Celui qui vous aime et à qui vous serez un jour. +Attribuez à vos refus les malheurs qui n’atteindront pas que vous. +Celui qui vous aime et à qui vous serez un jour. Elle est bien heureuse, disaient-elles. -On s’occupe d’elle, on flatte ses goûts, on se la dispute ! -La sérénade était, à ce qu’il paraît, charmante ! -Il y avait un cornet à piston ! +On s’occupe d’elle, on flatte ses goûts, on se la dispute ! +La sérénade était, à ce qu’il paraît, charmante ! +Il y avait un cornet à piston ! Qu’est-ce qu’un piston ? -Le colonel fit défendre aux musiciens de jouer chez des particuliers sans sa permission. -Croyez-vous qu’il me soupçonne ? -Les inconnus doivent me savoir frappée à mort, répondit-elle ; ils vont se tenir tranquilles. -Le curé, Bongrand et Savinien se perdaient en conjectures et en suppositions. -Ursule arrivait à la pâleur, à la faiblesse des jeunes Anglaises en consomption. -Chacun se relâcha de ses soins. -Il n’y eut plus de sérénades ni de lettres. -Cet armistice ne fut pas de longue durée. -Mon enfant, quittez Nemours, et déjouez ainsi la malice de vos ennemis inconnus. -Peut-être cherche-t-on à mettre en danger la vie de Savinien. +Le colonel fit défendre aux musiciens de jouer chez des particuliers sans sa permission. +Croyez-vous qu’il me soupçonne ? +Les inconnus doivent me savoir frappée à mort, répondit-elle ; ils vont se tenir tranquilles. +Le curé, Bongrand et Savinien se perdaient en conjectures et en suppositions. +Ursule arrivait à la pâleur, à la faiblesse des jeunes Anglaises en consomption. +Chacun se relâcha de ses soins. +Il n’y eut plus de sérénades ni de lettres. +Cet armistice ne fut pas de longue durée. +Mon enfant, quittez Nemours, et déjouez ainsi la malice de vos ennemis inconnus. +Peut-être cherche-t-on à mettre en danger la vie de Savinien. Je vous en dirai davantage quand je pourrai vous aller voir. -Ce billet était signé : Votre dévoué Chaperon. -L’infâme anonyme a donné le meilleur avis. -Il faut envoyer ici mademoiselle Mirouët chez les dames de l’Adoration du Saint-Sacrement. -Mademoiselle du Rouvre épouse un riche comte polonais. -Désiré, que son chef questionna, n’osa lui dire sa pensée : il reconnaissait Goupil ! -L’impunité, le secret, le succès accrurent l’audace de Goupil. +Ce billet était signé : Votre dévoué Chaperon. +L’infâme anonyme a donné le meilleur avis. +Il faut envoyer ici mademoiselle Mirouët chez les dames de l’Adoration du Saint-Sacrement. +Mademoiselle du Rouvre épouse un riche comte polonais. +Désiré, que son chef questionna, n’osa lui dire sa pensée : il reconnaissait Goupil ! +L’impunité, le secret, le succès accrurent l’audace de Goupil. Minoret avait atteint un grand but. Le colosse pouvait se moquer de Goupil. -Je te garantis ton mariage avec une des petites Crémière, avec l’aînée. -Celle qui parle piston ? s’écria Goupil. +Je te garantis ton mariage avec une des petites Crémière, avec l’aînée. +Celle qui parle piston ? s’écria Goupil. Mais ma cousine lui donne trente mille francs, reprit Minoret. -Tu ne m’attends pas ? cria-t-il en voyant Goupil s’en allant à pied. -Il s’agissait d’un événement immense. +Tu ne m’attends pas ? cria-t-il en voyant Goupil s’en allant à pied. +Il s’agissait d’un événement immense. Allons, allons, ma petite, ne calomniez pas Dieu ! Moi, je vous le promets, vous vivrez et vous serez heureuse. -Que voulez-vous ? répondit Savinien en se relevant. -J’ai deux mots à vous dire. -Savinien sortit dans l’allée, et Goupil l’amena dans la petite cour. +Que voulez-vous ? répondit Savinien en se relevant. +J’ai deux mots à vous dire. +Savinien sortit dans l’allée, et Goupil l’amena dans la petite cour. Pourrais-je les faire cesser ? Pourrais-je me venger ? Sur l’auteur, oui ; mais sur l’instrument, non. Mais... l’instrument, c’est moi... Je viens d’entrevoir Ursule... reprit le clerc. Ursule ? dit le gentilhomme en regardant Goupil. -Quand vous me tueriez en duel ou autrement, à quoi vous servirait mon sang ? +Quand vous me tueriez en duel ou autrement, à quoi vous servirait mon sang ? Le boiriez-vous ? il vous empoisonnerait en ce moment. Qui donc t’a mis en œuvre ? dit le jeune homme. Tu veux qu’il ne te soit rien fait ? -Je veux que vous et mademoiselle Mirouët vous me pardonniez. +Je veux que vous et mademoiselle Mirouët vous me pardonniez. Elle te pardonnera ; mais moi, jamais ! -Quelle terrible puissance a le raisonnement appuyé sur l’intérêt ? +Quelle terrible puissance a le raisonnement appuyé sur l’intérêt ? Je te pardonnerai, mais je n’oublierai pas. Rien de fait, dit froidement Goupil. -Je vous croyais plus noble que vous ne l’êtes. -Vous avez abusé d’un avantage que je vous donnais... -Vous êtes en ma puissance, maintenant, dit-il en lançant un regard haineux à Savinien. -Vous êtes un assassin, dit le gentilhomme. -Pas plus que le couteau n’est le meurtrier, répliqua Goupil. +Je vous croyais plus noble que vous ne l’êtes. +Vous avez abusé d’un avantage que je vous donnais... +Vous êtes en ma puissance, maintenant, dit-il en lançant un regard haineux à Savinien. +Vous êtes un assassin, dit le gentilhomme. +Pas plus que le couteau n’est le meurtrier, répliqua Goupil. Je vous demande pardon, fit Savinien. -Vous êtes-vous assez vengé ? dit Goupil avec une féroce ironie. -En resterez-vous là ? -Pardon et oubli réciproque, reprit Savinien. +Vous êtes-vous assez vengé ? dit Goupil avec une féroce ironie. +En resterez-vous là ? +Pardon et oubli réciproque, reprit Savinien. Votre main ? dit le clerc en tendant la sienne au gentilhomme. -La voici, répondit Savinien en dévorant cette honte par amour pour Ursule. +La voici, répondit Savinien en dévorant cette honte par amour pour Ursule. Mais, parlez : qui vous poussait ? -Il resta deux secondes indécis, mais enfin une voix lui cria : — Tu seras notaire ! -Et il répondit : — Pardon et oubli ? +Il resta deux secondes indécis, mais enfin une voix lui cria : — Tu seras notaire ! +Et il répondit : — Pardon et oubli ? Oui, de part et d’autre, monsieur, en serrant la main du gentilhomme. -Qui donc persécute Ursule ? fit Savinien. -Il aurait voulu la voir enterrée... +Qui donc persécute Ursule ? fit Savinien. +Il aurait voulu la voir enterrée... Pourquoi ? je ne le sais pas ; mais nous en chercherons la raison. -Je ne vis que pour le ruiner, pour le détruire. -Oh ! je le ferai, nom de... nom ! éclater comme un mortier. -Ça lui fera du bien ! -J’ai maintenant une carrière. -Gardez-lui le secret, fit Ursule en levant un doigt à ses lèvres. -Goupil entendit cette parole, vit le mouvement d’Ursule et se sentit ému. +Je ne vis que pour le ruiner, pour le détruire. +Oh ! je le ferai, nom de... nom ! éclater comme un mortier. +Ça lui fera du bien ! +J’ai maintenant une carrière. +Gardez-lui le secret, fit Ursule en levant un doigt à ses lèvres. +Goupil entendit cette parole, vit le mouvement d’Ursule et se sentit ému. Tout Nemours saura cela, disait Bongrand. -Vous voyez, mon enfant, que Dieu ne vous en voulait point, disait le curé. -Minoret revint assez tard du Rouvre et dîna tard. -Monsieur de Portenduère est là qui veut vous parler, vint dire Cabirolle. -Faites entrer, répondit Zélie. +Vous voyez, mon enfant, que Dieu ne vous en voulait point, disait le curé. +Minoret revint assez tard du Rouvre et dîna tard. +Monsieur de Portenduère est là qui veut vous parler, vint dire Cabirolle. +Faites entrer, répondit Zélie. Un vague pressentiment de malheur courait dans les veines du spoliateur. Je me soucie d’Ursule comme de l’an quarante. -Eh ! bien, répondras-tu, Minoret ? -Lève-toi donc, que tu es là comme une chiffe ! -Quelle raison aurais-je de persécuter cette petite ? -Goupil m’a tout avoué, monsieur Minoret. -Zélie avait vu, dans la grosse figure de son colosse, un mouvement nerveux. +Eh ! bien, répondras-tu, Minoret ? +Lève-toi donc, que tu es là comme une chiffe ! +Quelle raison aurais-je de persécuter cette petite ? +Goupil m’a tout avoué, monsieur Minoret. +Zélie avait vu, dans la grosse figure de son colosse, un mouvement nerveux. Mais les calomnies d’un Goupil... ne... sont... dit Minoret. -Mais cela ne se passera pas comme ça ! s’écria Zélie. +Mais cela ne se passera pas comme ça ! s’écria Zélie. Vous auriez auparavant un chien de ma chienne dans les jambes, mon petit monsieur ! -Allons, Minoret, tu restes là tout hébété comme un grand serin ? -Vous allez, mon petit monsieur, commencer par détaler. -Charbonnier est maître chez lui. +Allons, Minoret, tu restes là tout hébété comme un grand serin ? +Vous allez, mon petit monsieur, commencer par détaler. +Charbonnier est maître chez lui. Et elle sonna vivement en appelant ses gens. -Ah ! çà, Minoret, dit Zélie à son mari, m’expliqueras-tu ce que cela signifie ? +Ah ! çà, Minoret, dit Zélie à son mari, m’expliqueras-tu ce que cela signifie ? Il la voulait pour femme. Une fille sans le sou, lui ? la chatte ! -Il y a là-dessous quelque chose, et tu me le diras. +Il y a là-dessous quelque chose, et tu me le diras. Il n’y a rien. Il n’y a rien ? Et moi je te dis que tu mens, et nous allons voir ! Veux-tu me laisser tranquille ? Je sais bien que cela sera comme je voudrai ! -Et tu ne te remues pas plus que ça ! -Rengaînez votre traité, ce n’est que deux carrés de papier timbrés de perdus. +Et tu ne te remues pas plus que ça ! +Rengaînez votre traité, ce n’est que deux carrés de papier timbrés de perdus. Lecœur craignait trop Goupil pour se plaindre. -Les murs de Nemours ne parlèrent plus. -Tu ne mourras point encore, tu épouseras Savinien ! -Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui rendirent excessivement redoutable. +Les murs de Nemours ne parlèrent plus. +Tu ne mourras point encore, tu épouseras Savinien ! +Mais ce rêve revint avec des aggravations qui le lui rendirent excessivement redoutable. Et des larmes, dit-elle, tombaient de ses yeux blancs et vides. -Ursule prit alors le parti d’avouer ces trois rêves à l’abbé Chaperon. -Monsieur le curé, lui dit-elle un soir, croyez-vous que les morts puissent apparaître ? +Ursule prit alors le parti d’avouer ces trois rêves à l’abbé Chaperon. +Monsieur le curé, lui dit-elle un soir, croyez-vous que les morts puissent apparaître ? La puissance de Dieu, mon enfant, est infinie. -Mon parrain vous a-t-il parlé de ces sortes de choses ? -Il avait entièrement changé d’avis sur ces matières. +Mon parrain vous a-t-il parlé de ces sortes de choses ? +Il avait entièrement changé d’avis sur ces matières. Si cela est, dit-elle, mes visions sont possibles. -Mon parrain m’est apparu comme Jésus à ses disciples. -Il est dans une enveloppe de lumière jaune, il parle ! -Par quels moyens ces étranges apparitions peuvent-elles donc avoir lieu ? dit Ursule. +Mon parrain m’est apparu comme Jésus à ses disciples. +Il est dans une enveloppe de lumière jaune, il parle ! +Par quels moyens ces étranges apparitions peuvent-elles donc avoir lieu ? dit Ursule. Que pensait mon parrain ? -Votre parrain, mon enfant, procédait par hypothèses. +Votre parrain, mon enfant, procédait par hypothèses. Mon Dieu ! combien vous agrandissez le monde. Mais entendre parler un mort, le voir marchant, agissant, est-ce donc possible ?... -Le jour qu’il fut tué il devait être fait maréchal de France. +Le jour qu’il fut tué il devait être fait maréchal de France. Mais alors, dit Ursule, que dois-je faire ? Soyez d’ailleurs certaine que vous avez mis votre secret en des mains prudentes. -La dernière fois il s’accrochait à ma robe pour me voir plus longtemps. -Je me suis réveillée le visage tout en pleurs. -Soyez en paix, il ne reviendra plus, lui dit le curé. -Personne ne peut-il nous écouter ? dit l’abbé Chaperon à Minoret. -Tout ce que Dieu fait est naturel, répondit le prêtre. -Vous seul savez la vérité. +La dernière fois il s’accrochait à ma robe pour me voir plus longtemps. +Je me suis réveillée le visage tout en pleurs. +Soyez en paix, il ne reviendra plus, lui dit le curé. +Personne ne peut-il nous écouter ? dit l’abbé Chaperon à Minoret. +Tout ce que Dieu fait est naturel, répondit le prêtre. +Vous seul savez la vérité. C’est une affaire entre vous et Dieu. -Voyons, monsieur le curé, me croyez-vous capable d’un si horrible abus de confiance ? -Un crime ?... s’écria Minoret. -Un crime affreux dans ses conséquences. -En ce qu’il échappe à la justice humaine. -Les crimes qui ne sont pas expiés ici-bas le seront dans l’autre vie. -Dieu venge lui-même l’innocence. -Vous croyez que Dieu s’occupe de ces misères ? -Votre oncle est apparu trois fois à Ursule pour les lui répéter. -Aussi pouvez-vous être tranquille à ce sujet. -Mais je suis tranquille de toute manière, monsieur Chaperon. -Je le souhaite, dit le vieux prêtre. -Les Sociétés sont en ceci d’origine divine. +Voyons, monsieur le curé, me croyez-vous capable d’un si horrible abus de confiance ? +Un crime ?... s’écria Minoret. +Un crime affreux dans ses conséquences. +En ce qu’il échappe à la justice humaine. +Les crimes qui ne sont pas expiés ici-bas le seront dans l’autre vie. +Dieu venge lui-même l’innocence. +Vous croyez que Dieu s’occupe de ces misères ? +Votre oncle est apparu trois fois à Ursule pour les lui répéter. +Aussi pouvez-vous être tranquille à ce sujet. +Mais je suis tranquille de toute manière, monsieur Chaperon. +Je le souhaite, dit le vieux prêtre. +Les Sociétés sont en ceci d’origine divine. Aussi, voyez ce qui arrive ? -Ainsi, mon cher monsieur Minoret, si vous êtes tranquille, je m’en vais heureux. -Minoret devint si stupide qu’il ne reconduisit pas le curé. -Il fit une petite maladie : le médecin fut obligé de le saigner deux fois. +Ainsi, mon cher monsieur Minoret, si vous êtes tranquille, je m’en vais heureux. +Minoret devint si stupide qu’il ne reconduisit pas le curé. +Il fit une petite maladie : le médecin fut obligé de le saigner deux fois. Mon enfant, monsieur Minoret veut vous parler d’affaires, dit le juge de paix. -On peut se trouver très-heureux avec peu d’argent, dit-elle. -Vous aviez une manière naturelle de la respecter, dit sévèrement Ursule. +On peut se trouver très-heureux avec peu d’argent, dit-elle. +Vous aviez une manière naturelle de la respecter, dit sévèrement Ursule. Je ne les ai pas. -Nous sommes très peu parents et encore moins amis. -Qu’ai-je fait pour mériter cet argent ? -Sur quoi vous fonderiez-vous pour me faire un tel présent ? -Votre oncle ne m’a point élevée dans des sentiments ignobles. -Je refuse, répéta Ursule. -Vous avez une idée, avez-vous une idée ? -Le juge de paix ravi s’y présenta. -J’aime Ursule Mirouët ? s’écria Désiré en riant. -Où prenez-vous Ursule Mirouët ? -D’où venez-vous, mon cher monsieur Bongrand ? -Vous n’avez jamais tourmenté votre père au sujet d’Ursule ? -Mademoiselle... dit Bongrand à Minoret en le voyant entrer. +Nous sommes très peu parents et encore moins amis. +Qu’ai-je fait pour mériter cet argent ? +Sur quoi vous fonderiez-vous pour me faire un tel présent ? +Votre oncle ne m’a point élevée dans des sentiments ignobles. +Je refuse, répéta Ursule. +Vous avez une idée, avez-vous une idée ? +Le juge de paix ravi s’y présenta. +J’aime Ursule Mirouët ? s’écria Désiré en riant. +Où prenez-vous Ursule Mirouët ? +D’où venez-vous, mon cher monsieur Bongrand ? +Vous n’avez jamais tourmenté votre père au sujet d’Ursule ? +Mademoiselle... dit Bongrand à Minoret en le voyant entrer. Accepte ? dit Minoret en interrompant. Oh ! je le jure, fit Minoret. -Ne faites pas si légèrement un faux serment. -Vous avez donc d’autres raisons pour lui offrir un si énorme capital ? -Minoret resta tout ébahi de sa propre sottise. +Ne faites pas si légèrement un faux serment. +Vous avez donc d’autres raisons pour lui offrir un si énorme capital ? +Minoret resta tout ébahi de sa propre sottise. Il faut pourtant que cela finisse, se dit-il en revenant chez lui. -Aucune que je puisse dire, répondit-elle. +Aucune que je puisse dire, répondit-elle. Monsieur Bongrand la regarda d’un air surpris. -Nous avons alors la même idée, répondit-il. -Cette nuit même, Ursule eut une apparition qui se fit d’une façon étrange. -Elle jeta des cris perçants, mais le spectre du docteur se dressa lentement. -Il a été averti, il n’a pas tenu compte des avis. -Les jours de son fils sont comptés. +Nous avons alors la même idée, répondit-il. +Cette nuit même, Ursule eut une apparition qui se fit d’une façon étrange. +Elle jeta des cris perçants, mais le spectre du docteur se dressa lentement. +Il a été averti, il n’a pas tenu compte des avis. +Les jours de son fils sont comptés. Qu’il le sache ! Le lendemain, Ursule se trouva sans force. -Elle ne put se lever, tant ce rêve l’avait accablée. +Elle ne put se lever, tant ce rêve l’avait accablée. Il quitta promptement Ursule et courut chez Minoret. Vous le trouverez dans les roches, il y passe sa vie ! -Vous êtes bien tourmenté, monsieur Minoret, dit le prêtre en se montrant au coupable. +Vous êtes bien tourmenté, monsieur Minoret, dit le prêtre en se montrant au coupable. Vous m’appartenez, car vous souffrez. -Malheureusement, je viens sans doute augmenter vos appréhensions. -Ursule a eu cette nuit un rêve terrible. +Malheureusement, je viens sans doute augmenter vos appréhensions. +Ursule a eu cette nuit un rêve terrible. Je ne veux rien savoir de ce qui se passe dans l’autre monde. Eh ! bien, qu’a-t-il dit, le bonhomme ? demanda Minoret. -Vous êtes menacé de perdre votre fils. +Vous êtes menacé de perdre votre fils. Restituez, mon cher monsieur, restituez ! Ne vous damnez pas pour un peu d’or. -La fortune que le docteur destinait à Ursule. +La fortune que le docteur destinait à Ursule. Vous avez pris ces trois inscriptions, je le sais maintenant. Allons, mon cher enfant, un homme innocent ne me laisserait pas parler si long-temps. J’aime mieux ces pierres, elles me laissent tranquille. Mais prenez garde !... il est un homme qui a les yeux sur vous. -Dieu vous prenne en pitié ! -Minoret se tenait la tête entre les mains, car sa tête le gênait. -Minoret était un peu fou. -Au grand étonnement de toute la ville, il maigrit. -Son parti, pris et médité dans le silence, était inébranlable. -En France, un lâche est unanimement repoussé. -D’ailleurs ses motifs pour exiger une réparation seraient expliqués par des hommes honorables. -Il s’est dit fâché d’en venir à de pareilles extrémités. +Dieu vous prenne en pitié ! +Minoret se tenait la tête entre les mains, car sa tête le gênait. +Minoret était un peu fou. +Au grand étonnement de toute la ville, il maigrit. +Son parti, pris et médité dans le silence, était inébranlable. +En France, un lâche est unanimement repoussé. +D’ailleurs ses motifs pour exiger une réparation seraient expliqués par des hommes honorables. +Il s’est dit fâché d’en venir à de pareilles extrémités. Les choses s’arrangeraient ainsi pour le mieux. -Il m’a engagé à choisir mes témoins et à faire décider ces questions. -Dans huit jours donc, je partirai pour Genève avec deux de mes amis. -Je passerai de nuit à Nemours, et vous y ferai mes adieux. -Le million fascina Zélie tout autant qu’il avait fasciné Minoret. -Nous garderons l’argent, et Désiré ne se battra pas. +Il m’a engagé à choisir mes témoins et à faire décider ces questions. +Dans huit jours donc, je partirai pour Genève avec deux de mes amis. +Je passerai de nuit à Nemours, et vous y ferai mes adieux. +Le million fascina Zélie tout autant qu’il avait fasciné Minoret. +Nous garderons l’argent, et Désiré ne se battra pas. Voyons, mon petit ange, ne pouvons-nous pas faire mieux ? -Vous êtes une enjôleuse, vous le ferez venir à Paris. +Vous êtes une enjôleuse, vous le ferez venir à Paris. Consultez vos amis, et vous verrez ce qu’ils vous diront. Je n’ai besoin que de consulter mon cœur, madame. Ta, ta, ta ! vous allez me parler de ce petit casse-cœur de Savinien ? Encore un joli cadet ! -Aucune destinée, quelque brillante, quelque élevée qu’elle puisse être, ne me fera changer. +Aucune destinée, quelque brillante, quelque élevée qu’elle puisse être, ne me fera changer. J’aime sans retour ni changement possible. Eh ! bien, je vous remercie, ma cousine, et je souhaite que vous soyez heureuse. -Vous croyez donc aux rêves ? lui dit-elle. +Vous croyez donc aux rêves ? lui dit-elle. J’en souffre trop pour n’y pas croire. -Mais alors... dit Zélie. -Adieu, madame, fit Ursule qui salua madame Minoret en entendant les pas du curé. -L’abbé Chaperon fut surpris de trouver madame Minoret chez Ursule. -Croyez-vous aux revenants ? dit Zélie au curé. -Croyez-vous aux revenus ? répondit le prêtre en souriant. -C’est des finauds, tout ce monde-là, pensa Zélie, ils veulent nous subtiliser. -Elle partit après deux révérences sèches et courtes. -Minoret a probablement avoué son crime à sa femme, ajouta le curé. -Est-ce donc un sacrifice ? répondit-elle. -Y a-t-il des sacrifices quand on aime véritablement ? +Mais alors... dit Zélie. +Adieu, madame, fit Ursule qui salua madame Minoret en entendant les pas du curé. +L’abbé Chaperon fut surpris de trouver madame Minoret chez Ursule. +Croyez-vous aux revenants ? dit Zélie au curé. +Croyez-vous aux revenus ? répondit le prêtre en souriant. +C’est des finauds, tout ce monde-là, pensa Zélie, ils veulent nous subtiliser. +Elle partit après deux révérences sèches et courtes. +Minoret a probablement avoué son crime à sa femme, ajouta le curé. +Est-ce donc un sacrifice ? répondit-elle. +Y a-t-il des sacrifices quand on aime véritablement ? Bongrand prit la main d’Ursule et la baisa. Elle voulait faire une affaire d’une restitution. -Vous croyez donc ?... reprit l’abbé Chaperon. +Vous croyez donc ?... reprit l’abbé Chaperon. Je ne crois pas, j’ai la certitude, et, tenez, voyez. -Qui a cerné de noir ces yeux et amorti leur vivacité campagnarde ? +Qui a cerné de noir ces yeux et amorti leur vivacité campagnarde ? Il sent enfin son cœur ! -Mais, dit le curé, soyez tranquille, elle empêchera son duel avec monsieur de Portenduère. +Mais, dit le curé, soyez tranquille, elle empêchera son duel avec monsieur de Portenduère. Vous avez cent mille livres de rente avec vos placements sur le Grand-Livre. -Je n’ai rien sur le Grand-Livre, dit précipitamment Minoret. +Je n’ai rien sur le Grand-Livre, dit précipitamment Minoret. Bah ! fit le juge de paix. -Après avoir essayé de faire mourir Ursule de chagrin, vous la voulez pour belle-fille ! +Après avoir essayé de faire mourir Ursule de chagrin, vous la voulez pour belle-fille ! Mon cher monsieur, vous avez quelque chose dans votre sac... Et il entra d’un pas lent dans la rue des Bourgeois. -Il a volé la fortune de notre pauvre Ursule ! mais où pêcher des preuves ? -Dieu veuille... dit le curé. -L’abbé Chaperon garda le silence du prêtre. +Il a volé la fortune de notre pauvre Ursule ! mais où pêcher des preuves ? +Dieu veuille... dit le curé. +L’abbé Chaperon garda le silence du prêtre. Montez donc, monsieur Bongrand ? cria la Bougival au juge de paix qui passait. Qu’est-ce que cela signifie ? -Qu’avez-vous ? dit le curé. -Expliquez-vous, pour ne pas nous donner une fausse joie, dit le curé. -Mais vous êtes fou ! dit le curé. -Non, mon cher curé, dit le juge de paix, écoutez. +Qu’avez-vous ? dit le curé. +Expliquez-vous, pour ne pas nous donner une fausse joie, dit le curé. +Mais vous êtes fou ! dit le curé. +Non, mon cher curé, dit le juge de paix, écoutez. Minoret le sournois, je vous pince. -Le doigt de Dieu est dans ceci, s’écria l’abbé Chaperon. +Le doigt de Dieu est dans ceci, s’écria l’abbé Chaperon. Lui fera-t-on du mal ? dit Ursule. -Ah ! mademoiselle, s’écria la Bougival, je donnerais une corde pour le pendre. -J’ai, dit-il à Goupil, un petit renseignement à prendre sur la succession Minoret. -Qu’est-ce ? lui répondit Goupil. -Le bonhomme a-t-il laissé une ou plusieurs inscriptions de rentes trois pour cent ? +Ah ! mademoiselle, s’écria la Bougival, je donnerais une corde pour le pendre. +J’ai, dit-il à Goupil, un petit renseignement à prendre sur la succession Minoret. +Qu’est-ce ? lui répondit Goupil. +Le bonhomme a-t-il laissé une ou plusieurs inscriptions de rentes trois pour cent ? Consultez donc l’inventaire, dit le juge. A quoi cela peut-il vous servir ? demanda Goupil. -Ces deux êtres ne se connaissent pas, ils ne se ressemblent même plus ! +Ces deux êtres ne se connaissent pas, ils ne se ressemblent même plus ! Ne me voyez-vous point ? -Il était chaussé de jolies bottes. -Ses cheveux, rabattus et peignés avec soin, sentaient bon. -Enfin il semblait avoir été métamorphosé. -Le fait est que vous êtes un autre homme, dit Bongrand. +Il était chaussé de jolies bottes. +Ses cheveux, rabattus et peignés avec soin, sentaient bon. +Enfin il semblait avoir été métamorphosé. +Le fait est que vous êtes un autre homme, dit Bongrand. Au moral comme au physique ? monsieur. Au moral comme au physique, dit le juge en raffermissant ses lunettes. -Eh ! monsieur, un homme de cent mille écus de rente est-il jamais un démocrate ? -Hâtez-vous donc, dit alors Bongrand. +Eh ! monsieur, un homme de cent mille écus de rente est-il jamais un démocrate ? +Hâtez-vous donc, dit alors Bongrand. Sa conduite s’explique, dit le procureur du roi. -Le plan du procureur du roi était simple et formidable. -Zélie se trouva mal. +Le plan du procureur du roi était simple et formidable. +Zélie se trouva mal. Quand elle eut repris ses sens, elle avoua tout. -Vous avez eu affaire à l’homme et non au magistrat, dit-il. -Dans l’état où se trouve cette affaire, vous serez obligée d’être prisonnière... -Oh ! chez moi, et sur parole, fit-il en voyant Zélie près de s’évanouir. -Écrivez à votre mari ces mots... -Mone amit, geu suit arraité, et geai tou di. -Nous allons voir à opérer convenablement la restitution. +Vous avez eu affaire à l’homme et non au magistrat, dit-il. +Dans l’état où se trouve cette affaire, vous serez obligée d’être prisonnière... +Oh ! chez moi, et sur parole, fit-il en voyant Zélie près de s’évanouir. +Écrivez à votre mari ces mots... +Mone amit, geu suit arraité, et geai tou di. +Nous allons voir à opérer convenablement la restitution. Tout est grave, dit le magistrat. -J’ai maintenant des preuves suffisantes contre votre père. -Allez à Nemours avec elle et menez à bien toutes ces difficultés. +J’ai maintenant des preuves suffisantes contre votre père. +Allez à Nemours avec elle et menez à bien toutes ces difficultés. Ne craignez rien de personne. -Monsieur Bongrand aime trop mademoiselle Mirouët pour jamais commettre d’indiscrétion. -Zélie et Désiré partirent aussitôt pour Nemours. -En arrivant au pont de Nemours, un trait s’est décroché. -Ce cruel événement bouleversait la ville de Nemours. -Cet homme fondit en larmes à la fin de cette phrase. -Allons tous à l’église ! dit Ursule en se levant. -Ce mot répandit un effroi dans tous les cœurs. -Les pauvres ont remplacé mon enfant, dit-il. -Cabirolle fils est le cocher de monsieur de Portenduère. -Ces deux amants mariés seront vraisemblablement le vicomte de Portenduère et sa femme. -Il n’y a pas deux ménages semblables dans Paris. -Madame Crémière dit toujours les plus jolies choses du monde. -Elle ajoute un g à tambourg, soi-disant parce que sa plume crache. -Goupil fait d’ailleurs un recueil des coqs-à-l’âne de sa cousine, un Crémiérana. -Tout le canton était à son convoi. +Monsieur Bongrand aime trop mademoiselle Mirouët pour jamais commettre d’indiscrétion. +Zélie et Désiré partirent aussitôt pour Nemours. +En arrivant au pont de Nemours, un trait s’est décroché. +Ce cruel événement bouleversait la ville de Nemours. +Cet homme fondit en larmes à la fin de cette phrase. +Allons tous à l’église ! dit Ursule en se levant. +Ce mot répandit un effroi dans tous les cœurs. +Les pauvres ont remplacé mon enfant, dit-il. +Cabirolle fils est le cocher de monsieur de Portenduère. +Ces deux amants mariés seront vraisemblablement le vicomte de Portenduère et sa femme. +Il n’y a pas deux ménages semblables dans Paris. +Madame Crémière dit toujours les plus jolies choses du monde. +Elle ajoute un g à tambourg, soi-disant parce que sa plume crache. +Goupil fait d’ailleurs un recueil des coqs-à-l’âne de sa cousine, un Crémiérana. +Tout le canton était à son convoi. Paris, juin-juillet mille huit cent quarante et un. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/\303\211tude_de_femme.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/\303\211tude_de_femme.txt" index af9ff7c0..6e5a8242 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/\303\211tude_de_femme.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/honore-de-balzac/\303\211tude_de_femme.txt" @@ -1,21 +1,21 @@ -En ce moment, elle est vertueuse par calcul, ou par goût peut-être. -Aussi passe-t-il pour être le meilleur mari de France. -Ses amis l’ont nommé le temps couvert. -Pour une femme à principes, il était difficile de tomber en de meilleures mains. -Tel était le but de mon ambition. -On devine une âme à travers cette forme indécise. -Elle ne veut pas de succès et en obtient. +En ce moment, elle est vertueuse par calcul, ou par goût peut-être. +Aussi passe-t-il pour être le meilleur mari de France. +Ses amis l’ont nommé le temps couvert. +Pour une femme à principes, il était difficile de tomber en de meilleures mains. +Tel était le but de mon ambition. +On devine une âme à travers cette forme indécise. +Elle ne veut pas de succès et en obtient. On trouve toujours ce qu’on ne cherche pas. J’ai l’honneur de vous affirmer que tout se passa ainsi. Je n’ajoute, je ne retranche rien. Quand j’aurai tout cela, je ne raconterai pas mes observations, j’en profiterai. -La seconde lettre, commencée à onze heures, ne fut finie qu’à midi. -Les quatre pages étaient pleines. -Il ne tisonna même pas. -On interprète le langage puissant et brusque d’un bourguignon. +La seconde lettre, commencée à onze heures, ne fut finie qu’à midi. +Les quatre pages étaient pleines. +Il ne tisonna même pas. +On interprète le langage puissant et brusque d’un bourguignon. Inde amor, inde burgundus. -Oh ! tisonner quand on aime, n’est-ce pas développer matériellement sa pensée ? -Depuis quand es-tu là ? +Oh ! tisonner quand on aime, n’est-ce pas développer matériellement sa pensée ? +Depuis quand es-tu là ? Il prit les deux lettres, y mit les adresses et sonna son domestique. Porte cela en ville. Et Joseph y alla sans faire d’observations, excellent domestique ! @@ -23,39 +23,39 @@ Caroline, allez savoir qui a remis cette lettre chez moi. Il se fit un long silence. Madame veut-elle s’habiller ? demanda Caroline. Il faut qu’il soit bien impertinent ! pensa la marquise. -· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Je prie toutes les femmes d’imaginer elles-mêmes le commentaire. -Elle voulut d’abord garder la lettre ; mais, toute réflexion faite, elle la brûla. -Je n’aurais jamais cru cela de madame, répondit la vieille tout étonnée. -C’était un samedi. -Quatre jours après, Eugène grondait son valet de chambre. -Joseph, je vais être forcé de te renvoyer, mon garçon ! +· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Je prie toutes les femmes d’imaginer elles-mêmes le commentaire. +Elle voulut d’abord garder la lettre ; mais, toute réflexion faite, elle la brûla. +Je n’aurais jamais cru cela de madame, répondit la vieille tout étonnée. +C’était un samedi. +Quatre jours après, Eugène grondait son valet de chambre. +Joseph, je vais être forcé de te renvoyer, mon garçon ! Tu ne fais que des sottises. -Où as-tu porté les deux lettres que je t’ai remises vendredi ? -Es-tu certain de ce que tu dis là ? +Où as-tu porté les deux lettres que je t’ai remises vendredi ? +Es-tu certain de ce que tu dis là ? Joseph demeura tout interdit. Joseph a raison, dis-je. -Eugène se tourna de mon côté. — J’ai lu les adresses fort involontairement, et... +Eugène se tourna de mon côté. — J’ai lu les adresses fort involontairement, et... Non, de par tous les diables ! Joseph vit bien que la faute ne venait pas de lui. -Maintenant, voilà où sont les moralités que tous les jeunes gens devraient méditer. +Maintenant, voilà où sont les moralités que tous les jeunes gens devraient méditer. Comme il remontait en voiture, le marquis entra. -Venez donc, Eugène ? ma femme est chez elle. +Venez donc, Eugène ? ma femme est chez elle. Oh ! excusez le marquis. -Un mari, quelque bon qu’il soit, atteint difficilement à la perfection. +Un mari, quelque bon qu’il soit, atteint difficilement à la perfection. Le jeune baron observa cette rougeur subite. Et il se posa dans sa cravate. -Seriez-vous indisposée, madame ? vous aviez fait défendre votre porte. -Vous alliez sortir, peut-être ? -Si ma visite est indiscrète, ne vous en prenez qu’à monsieur le marquis. -Monsieur de Listomère n’était pas dans ma confidence. -La marquise ne put s’empêcher de sourire, elle voulait avoir été offensée. +Seriez-vous indisposée, madame ? vous aviez fait défendre votre porte. +Vous alliez sortir, peut-être ? +Si ma visite est indiscrète, ne vous en prenez qu’à monsieur le marquis. +Monsieur de Listomère n’était pas dans ma confidence. +La marquise ne put s’empêcher de sourire, elle voulait avoir été offensée. Je connais de pauvres femmes qui s’y prendraient. — Dieu ! comme il aime ! diraient-elles. -Oh ! cela n’est pas intéressant pour vous, répondit la marquise. -Peut-être encore voulez-vous vous amuser de moi. -Ce sourire impatienta Eugène. -Néanmoins il dit avec assez de sang froid : — Pourquoi pas, madame ? -Voilà les fautes que l’on commet à vingt-cinq ans. -Les lèvres seules de la marquise avaient pâli. -Quelques jours après la marquise acquit des preuves irrécusables de la véracité d’Eugène. +Oh ! cela n’est pas intéressant pour vous, répondit la marquise. +Peut-être encore voulez-vous vous amuser de moi. +Ce sourire impatienta Eugène. +Néanmoins il dit avec assez de sang froid : — Pourquoi pas, madame ? +Voilà les fautes que l’on commet à vingt-cinq ans. +Les lèvres seules de la marquise avaient pâli. +Quelques jours après la marquise acquit des preuves irrécusables de la véracité d’Eugène. Depuis seize jours elle ne va plus dans le monde. -Paris, février mille huit cent trente. \ No newline at end of file +Paris, février mille huit cent trente. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Autour_de_la_Lune.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Autour_de_la_Lune.txt index 8bacd84b..6b786d56 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Autour_de_la_Lune.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Autour_de_la_Lune.txt @@ -1,1547 +1,1547 @@ -Cet intrépide aventurier se nommait Michel Ardan. -La proposition fut acceptée. +Cet intrépide aventurier se nommait Michel Ardan. +La proposition fut acceptée. On modifia la forme du boulet. -L’honorable secrétaire du Gun-Club voulait observer lui-même le véhicule de ses audacieux amis. -Or, qu’annonçait ce télégramme ? +L’honorable secrétaire du Gun-Club voulait observer lui-même le véhicule de ses audacieux amis. +Or, qu’annonçait ce télégramme ? Dans ces diverses alternatives, quel serait le sort des voyageurs ? Ils avaient des vivres pour quelque temps, c’est vrai. -Mais en supposant même le succès de leur téméraire entreprise, comment reviendraient-ils ? +Mais en supposant même le succès de leur téméraire entreprise, comment reviendraient-ils ? Pourraient-ils jamais revenir ? Aurait-on de leurs nouvelles ? -Ces questions, débattues par les plumes les plus savantes du temps, passionnèrent le public. -D’autres plaques, solidement adaptées, recouvraient les verres lenticulaires des hublots. +Ces questions, débattues par les plumes les plus savantes du temps, passionnèrent le public. +D’autres plaques, solidement adaptées, recouvraient les verres lenticulaires des hublots. Et maintenant, mes chers compagnons, dit Michel Ardan, faisons comme chez nous. -Je suis homme d’intérieur, moi, et très-fort sur l’article ménage. -Et d’abord, tâchons d’y voir un peu plus clair. -Que diable ! le gaz n’a pas été inventé pour les taupes ! +Je suis homme d’intérieur, moi, et très-fort sur l’article ménage. +Et d’abord, tâchons d’y voir un peu plus clair. +Que diable ! le gaz n’a pas été inventé pour les taupes ! Le gaz s’alluma. -Michel Ardan examina tout et se déclara fort satisfait de son installation. -As-tu donc une arrière-pensée ? -Te dis-tu que cette prison pourrait être notre tombeau ? -Pendant que Michel Ardan parlait ainsi, Barbicane et Nicholl faisaient leurs derniers préparatifs. +Michel Ardan examina tout et se déclara fort satisfait de son installation. +As-tu donc une arrière-pensée ? +Te dis-tu que cette prison pourrait être notre tombeau ? +Pendant que Michel Ardan parlait ainsi, Barbicane et Nicholl faisaient leurs derniers préparatifs. Mes amis, dit-il, il est dix heures vingt. -À ce moment précis, nous quitterons notre sphéroïde. -Nous avons donc encore vingt-sept minutes à rester sur la terre. -Vingt-six minutes et treize secondes, répondit le méthodique Nicholl. -Vingt-six minutes bien employées valent mieux que vingt-six années où on ne fait rien ! -Et tu en conclus, éternel parleur ? demanda le président Barbicane. -J’en conclus que nous avons vingt-six minutes, répondit Ardan. +À ce moment précis, nous quitterons notre sphéroïde. +Nous avons donc encore vingt-sept minutes à rester sur la terre. +Vingt-six minutes et treize secondes, répondit le méthodique Nicholl. +Vingt-six minutes bien employées valent mieux que vingt-six années où on ne fait rien ! +Et tu en conclus, éternel parleur ? demanda le président Barbicane. +J’en conclus que nous avons vingt-six minutes, répondit Ardan. Vingt-quatre seulement, dit Nicholl. -Maintenant occupons-nous du départ. -Ne sommes-nous pas prêts ? -Ah ! le farceur ! s’écria Michel Ardan. -Il n’est pas sûr !... -Et il attend le moment où nous sommes encaqués pour faire ce déplorable aveu ! -Mais je demande à m’en aller ! -Et le moyen ? répliqua Barbicane. +Maintenant occupons-nous du départ. +Ne sommes-nous pas prêts ? +Ah ! le farceur ! s’écria Michel Ardan. +Il n’est pas sûr !... +Et il attend le moment où nous sommes encaqués pour faire ce déplorable aveu ! +Mais je demande à m’en aller ! +Et le moyen ? répliqua Barbicane. Nous sommes dans le train et le sifflet du conducteur retentira avant vingt-quatre minutes... -Pendant quelques instants, les trois voyageurs se regardèrent. -Puis ils examinèrent les objets emprisonnés avec eux. -Tout est à sa place, dit Barbicane. -Non, dit Barbicane, mais étendons-nous sur le côté. -Nous résisterons mieux ainsi au choc. -Approuvez-vous mon idée, Nicholl ? demanda Barbicane. -Entièrement, répondit le capitaine. +Pendant quelques instants, les trois voyageurs se regardèrent. +Puis ils examinèrent les objets emprisonnés avec eux. +Tout est à sa place, dit Barbicane. +Non, dit Barbicane, mais étendons-nous sur le côté. +Nous résisterons mieux ainsi au choc. +Approuvez-vous mon idée, Nicholl ? demanda Barbicane. +Entièrement, répondit le capitaine. Encore treize minutes et demie. -Trois couchettes, épaisses et solidement conditionnées, avaient été placées dans le projectile. -Nicholl et Barbicane les disposèrent au centre du disque qui formait le plancher mobile. -Là devaient s’étendre les trois voyageurs, quelques moments avant le départ. -Satellite ! s’écriait-il en les excitant. -Voilà qui fera honneur à la race canine ! +Trois couchettes, épaisses et solidement conditionnées, avaient été placées dans le projectile. +Nicholl et Barbicane les disposèrent au centre du disque qui formait le plancher mobile. +Là devaient s’étendre les trois voyageurs, quelques moments avant le départ. +Satellite ! s’écriait-il en les excitant. +Voilà qui fera honneur à la race canine ! S’il y a des chiens dans la Lune, dit Barbicane. Je parie que nous y trouvons des poules ! Cent dollars que nous n’en trouverons pas, dit Nicholl. -Tenu, mon capitaine, répondit Ardan en serrant la main de Nicholl. +Tenu, mon capitaine, répondit Ardan en serrant la main de Nicholl. Dix heures trente-sept minutes et six secondes. C’est entendu, capitaine. Et pourquoi ? demanda Nicholl. Je vous admire d’autant plus que je ne vous comprends pas. Dix heures quarante deux ! dit Nicholl. -Plus que cinq minutes ! répondit Barbicane. -Oui ! cinq petites minutes ! répliqua Michel Ardan. +Plus que cinq minutes ! répondit Barbicane. +Oui ! cinq petites minutes ! répliqua Michel Ardan. Assez, Michel, assez ! dit Barbicane d’une voix grave. -Quelques instants seulement nous séparent d’un moment suprême. -Une poignée de main, mes amis. -Oui », s’écria Michel Ardan, plus ému qu’il ne voulait le paraître. -Ces trois hardis compagnons s’unirent dans une dernière étreinte. +Quelques instants seulement nous séparent d’un moment suprême. +Une poignée de main, mes amis. +Oui », s’écria Michel Ardan, plus ému qu’il ne voulait le paraître. +Ces trois hardis compagnons s’unirent dans une dernière étreinte. dit le religieux Barbicane. -Michel Ardan et Nicholl s’étendirent sur les couchettes disposées au centre du disque. +Michel Ardan et Nicholl s’étendirent sur les couchettes disposées au centre du disque. Dix heures quarante sept ! -Barbicane éteignit rapidement le gaz et se coucha près de ses compagnons. -Que s’était-il passé ? +Barbicane éteignit rapidement le gaz et se coucha près de ses compagnons. +Que s’était-il passé ? Quel effet avait produit cette effroyable secousse ? -L’ingéniosité des constructeurs du projectile avait-elle obtenu un résultat heureux ? +L’ingéniosité des constructeurs du projectile avait-elle obtenu un résultat heureux ? Ils oubliaient le but du voyage pour ne songer qu’aux voyageurs ! -L’obscurité était profonde dans le boulet. -Mais ses parois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. -Pas une déchirure, pas une flexion, pas une déformation. -À l’intérieur, peu de désordre, en somme. -Leurs saisines étaient intactes. -C’était Michel Ardan. +L’obscurité était profonde dans le boulet. +Mais ses parois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. +Pas une déchirure, pas une flexion, pas une déformation. +À l’intérieur, peu de désordre, en somme. +Leurs saisines étaient intactes. +C’était Michel Ardan. Il se palpa, poussa un « hem » sonore, puis il dit : « Michel Ardan, complet. -Le courageux Français voulut se lever ; mais il ne put se tenir debout. -Cela me produit le même effet que deux bouteilles de Corton. -Seulement, c’est peut-être moins agréable à avaler ! -Pas même un soupir qui indiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. -Il réitéra son appel. -Ils ont l’air d’être tombés d’un cinquième étage sur la tête ! -Mais, avant tout éclairons la situation. -Ardan sentait la vie lui revenir à flots. -Son sang se calmait et reprenait sa circulation accoutumée. -De nouveaux efforts le remirent en équilibre. +Le courageux Français voulut se lever ; mais il ne put se tenir debout. +Cela me produit le même effet que deux bouteilles de Corton. +Seulement, c’est peut-être moins agréable à avaler ! +Pas même un soupir qui indiquât que le cœur de ses compagnons battait encore. +Il réitéra son appel. +Ils ont l’air d’être tombés d’un cinquième étage sur la tête ! +Mais, avant tout éclairons la situation. +Ardan sentait la vie lui revenir à flots. +Son sang se calmait et reprenait sa circulation accoutumée. +De nouveaux efforts le remirent en équilibre. Puis, l’approchant du bec, il l’alluma. -Le récipient n’avait aucunement souffert. -Le gaz ne s’était pas échappé. -Ces corps étaient renversés l’un sur l’autre, comme des masses inertes. +Le récipient n’avait aucunement souffert. +Le gaz ne s’était pas échappé. +Ces corps étaient renversés l’un sur l’autre, comme des masses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous. Ardan redressa le capitaine, l’accota contre un divan, et le frictionna vigoureusement. Puis, regardant autour de lui : « Et Barbicane ? demanda-t-il. -Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. -J’ai commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. -Passons maintenant à Barbicane. +Chacun son tour, répondit tranquillement Michel Ardan. +J’ai commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. +Passons maintenant à Barbicane. Barbicane semblait avoir plus souffert que ses compagnons. -Une simple écorchure qu’il comprima soigneusement. -Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille de la poitrine du blessé. +Une simple écorchure qu’il comprima soigneusement. +Il respire cependant, disait Nicholl, approchant son oreille de la poitrine du blessé. Massons, Nicholl, massons avec vigueur. -Nicholl et Barbicane se regardèrent. -Ils ne s’étaient pas encore inquiétés du projectile. -Leur première préoccupation avait été pour les voyageurs, non pour le wagon. -Au fait marchons-nous ? répéta Michel Ardan. +Nicholl et Barbicane se regardèrent. +Ils ne s’étaient pas encore inquiétés du projectile. +Leur première préoccupation avait été pour les voyageurs, non pour le wagon. +Au fait marchons-nous ? répéta Michel Ardan. Ou bien reposons-nous tranquillement sur le sol de la Floride ? demanda Nicholl. Ou au fond du golfe du Mexique ? ajouta Michel Ardan. -s’écria le président Barbicane. -Le cas était grave, le problème intéressant. -Il fallait le résoudre au plus tôt. -À l’extérieur, silence profond. -Mais l’épais capitonnage était suffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. +s’écria le président Barbicane. +Le cas était grave, le problème intéressant. +Il fallait le résoudre au plus tôt. +À l’extérieur, silence profond. +Mais l’épais capitonnage était suffisant pour intercepter tous les bruits de la Terre. Cependant, une circonstance frappa Barbicane. -La température à l’intérieur du projectile était singulièrement élevée. -L’instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades. -Oui ! s’écria-t-il alors, oui ! nous marchons ! -Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du projectile ! -Elle est produite par son frottement sur les couches atmosphériques. +La température à l’intérieur du projectile était singulièrement élevée. +L’instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades. +Oui ! s’écria-t-il alors, oui ! nous marchons ! +Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du projectile ! +Elle est produite par son frottement sur les couches atmosphériques. Sans aucun doute, Michel. Il est dix heures cinquante-cinq minutes. Nous sommes partis depuis huit minutes environ. -Dans la proportion d’un tiers, Nicholl, répondit Barbicane. -Cette diminution est considérable, mais, d’après mes calculs, elle est telle. -Donc, Nicholl, exécute-toi. -Constatons d’abord, répondit le capitaine, et nous paierons ensuite. -Mais une nouvelle hypothèse se présente à mon esprit, et elle annulerait la gageure. +Dans la proportion d’un tiers, Nicholl, répondit Barbicane. +Cette diminution est considérable, mais, d’après mes calculs, elle est telle. +Donc, Nicholl, exécute-toi. +Constatons d’abord, répondit le capitaine, et nous paierons ensuite. +Mais une nouvelle hypothèse se présente à mon esprit, et elle annulerait la gageure. Laquelle ? demanda vivement Barbicane. -Pardieu, capitaine, s’écria Michel Ardan, voilà une hypothèse digne de mon cerveau ! -Elle n’est pas sérieuse ! -Est-ce que nous n’avons pas été à demi assommés par la secousse ? -Est-ce que je ne t’ai pas rappelé à la vie ? -D’accord, Michel, répéta Nicholl, mais une seule question. -As-tu entendu la détonation qui certainement a dû être formidable ? -Non, répondit Ardan, très-surpris, en effet, je n’ai pas entendu la détonation. +Pardieu, capitaine, s’écria Michel Ardan, voilà une hypothèse digne de mon cerveau ! +Elle n’est pas sérieuse ! +Est-ce que nous n’avons pas été à demi assommés par la secousse ? +Est-ce que je ne t’ai pas rappelé à la vie ? +D’accord, Michel, répéta Nicholl, mais une seule question. +As-tu entendu la détonation qui certainement a dû être formidable ? +Non, répondit Ardan, très-surpris, en effet, je n’ai pas entendu la détonation. Ni moi non plus. Eh bien ? fit Nicholl. -Au fait ! murmura le président, pourquoi n’avons-nous pas entendu la détonation ? -Les trois amis se regardèrent d’un air assez décontenancé. -Il se présentait là un phénomène inexplicable. -Le projectile était parti cependant, et, conséquemment, la détonation avait dû se produire. -Sachons d’abord où nous en sommes, dit Barbicane, et rabattons les panneaux. -Cette opération extrêmement simple, fut aussitôt pratiquée. -Barbicane et ses deux compagnons s’étaient aussitôt précipités à la vitre découverte. +Au fait ! murmura le président, pourquoi n’avons-nous pas entendu la détonation ? +Les trois amis se regardèrent d’un air assez décontenancé. +Il se présentait là un phénomène inexplicable. +Le projectile était parti cependant, et, conséquemment, la détonation avait dû se produire. +Sachons d’abord où nous en sommes, dit Barbicane, et rabattons les panneaux. +Cette opération extrêmement simple, fut aussitôt pratiquée. +Barbicane et ses deux compagnons s’étaient aussitôt précipités à la vitre découverte. Nul rayon lumineux ne l’animait. -Une profonde obscurité enveloppait le projectile. -Non, nous ne sommes pas immergés au fond du golfe du Mexique ! +Une profonde obscurité enveloppait le projectile. +Non, nous ne sommes pas immergés au fond du golfe du Mexique ! Oui ! nous montons dans l’espace ! -s’écrièrent d’une commune voix Michel Ardan et Nicholl. -Cette lumière aurait éclairé la vitre du hublot, et cette vitre était obscure. -Le doute n’était plus permis. -Les voyageurs avaient quitté la Terre. +s’écrièrent d’une commune voix Michel Ardan et Nicholl. +Cette lumière aurait éclairé la vitre du hublot, et cette vitre était obscure. +Le doute n’était plus permis. +Les voyageurs avaient quitté la Terre. J’ai perdu, dit Nicholl. -Et je t’en félicite ! répondit Ardan. -Voulez-vous un reçu ? demanda Barbicane en prenant la somme. -Si cela ne vous désoblige pas, répondit Nicholl. -C’est plus régulier. -Michel Ardan, ôtant sa casquette, s’inclina sans rien dire devant ses deux compagnons. +Et je t’en félicite ! répondit Ardan. +Voulez-vous un reçu ? demanda Barbicane en prenant la somme. +Si cela ne vous désoblige pas, répondit Nicholl. +C’est plus régulier. +Michel Ardan, ôtant sa casquette, s’inclina sans rien dire devant ses deux compagnons. Tant de formalisme en de pareilles circonstances lui coupait la parole. -Il n’avait jamais rien vu de si « américain ». -Les étoiles se détachaient en points vifs sur le fond noir du ciel. -Aussi son absence provoqua-t-elle une réflexion d’Ardan. +Il n’avait jamais rien vu de si « américain ». +Les étoiles se détachaient en points vifs sur le fond noir du ciel. +Aussi son absence provoqua-t-elle une réflexion d’Ardan. Et la Lune ? disait-il. -Est-ce que, par hasard, elle manquerait à notre rendez-vous ? -Rassure-toi, répondit Barbicane. -Ouvrons l’autre hublot latéral. -C’était un disque énorme, dont les colossales dimensions ne pouvaient être appréciées. -Sa face tournée vers la Terre s’éclairait vivement. -On eût dit une petite Lune qui réfléchissait la lumière de la grande. -Il se comportait donc comme tous les corps célestes abandonnés dans l’espace. -Eh ! s’écria Michel Ardan, qu’est cela ? -Barbicane ne répondit pas. -L’apparition de ce corps énorme le surprenait et l’inquiétait. -Ses compagnons, muets, regardaient à travers l’espace. -Mille dieux ! s’écria Michel Ardan, les deux trains vont se rencontrer ! -Instinctivement, les voyageurs s’étaient rejetés en arrière. -Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps, quelques secondes à peine. -Bon voyage ! s’écria Michel Ardan en poussant un soupir de satisfaction. -Ah çà ! qu’est-ce que ce globe prétentieux qui a failli nous heurter ? -Je le sais, répondit Barbicane. +Est-ce que, par hasard, elle manquerait à notre rendez-vous ? +Rassure-toi, répondit Barbicane. +Ouvrons l’autre hublot latéral. +C’était un disque énorme, dont les colossales dimensions ne pouvaient être appréciées. +Sa face tournée vers la Terre s’éclairait vivement. +On eût dit une petite Lune qui réfléchissait la lumière de la grande. +Il se comportait donc comme tous les corps célestes abandonnés dans l’espace. +Eh ! s’écria Michel Ardan, qu’est cela ? +Barbicane ne répondit pas. +L’apparition de ce corps énorme le surprenait et l’inquiétait. +Ses compagnons, muets, regardaient à travers l’espace. +Mille dieux ! s’écria Michel Ardan, les deux trains vont se rencontrer ! +Instinctivement, les voyageurs s’étaient rejetés en arrière. +Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps, quelques secondes à peine. +Bon voyage ! s’écria Michel Ardan en poussant un soupir de satisfaction. +Ah çà ! qu’est-ce que ce globe prétentieux qui a failli nous heurter ? +Je le sais, répondit Barbicane. Parbleu ! tu sais tout. -Est-il possible ! s’écria Michel Ardan. +Est-il possible ! s’écria Michel Ardan. La terre a donc deux Lunes comme Neptune ? Tous les astronomes, demanda Nicholl, admettent-ils l’existence de ce satellite ? -Plus de deux mille lieues ! s’écria Michel Ardan. +Plus de deux mille lieues ! s’écria Michel Ardan. Treize minutes seulement ? dit Barbicane. -Pourquoi n’avons-nous pas entendu la détonation de la Columbiad ? -Le disque lunaire brillait alors avec une incomparable pureté. +Pourquoi n’avons-nous pas entendu la détonation de la Columbiad ? +Le disque lunaire brillait alors avec une incomparable pureté. Le disque resplendissait comme un miroir de platine. -Oui ! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ingrats envers lui. +Oui ! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ingrats envers lui. Puisque nous quittons notre pays, que nos derniers regards lui appartiennent. -Je veux revoir la Terre avant qu’elle s’éclipse complètement à mes yeux ! -Ses morceaux placés avec soin contre les parois, pouvaient encore servir, le cas échéant. +Je veux revoir la Terre avant qu’elle s’éclipse complètement à mes yeux ! +Ses morceaux placés avec soin contre les parois, pouvaient encore servir, le cas échéant. Au-dessous s’appliquait une plaque d’aluminium retenue par des boulons. -Michel Ardan s’était agenouillé sur la vitre. -Elle était sombre, comme opaque. -Eh bien, s’écria-t-il, et la Terre ? -La Terre, dit Barbicane, la voilà. -Quoi ! fit Ardan, ce mince filet, ce croissant argenté ? -L’explication donnée par le président Barbicane était juste. -La Terre, par rapport au projectile, entrait dans sa dernière phase. -Ce croissant se présentait sous des dimensions considérables. -On eût dit un arc énorme tendu sur le firmament. -C’étaient des anneaux de nuage disposés concentriquement autour du sphéroïde terrestre. -Et la raison de cette intensité moindre est facile à comprendre. +Michel Ardan s’était agenouillé sur la vitre. +Elle était sombre, comme opaque. +Eh bien, s’écria-t-il, et la Terre ? +La Terre, dit Barbicane, la voilà. +Quoi ! fit Ardan, ce mince filet, ce croissant argenté ? +L’explication donnée par le président Barbicane était juste. +La Terre, par rapport au projectile, entrait dans sa dernière phase. +Ce croissant se présentait sous des dimensions considérables. +On eût dit un arc énorme tendu sur le firmament. +C’étaient des anneaux de nuage disposés concentriquement autour du sphéroïde terrestre. +Et la raison de cette intensité moindre est facile à comprendre. Pur effet d’irradiation. -Puis, une somnolence irrésistible envahit leur cerveau. -Était-ce fatigue de corps et fatigue d’esprit ? +Puis, une somnolence irrésistible envahit leur cerveau. +Était-ce fatigue de corps et fatigue d’esprit ? Eh bien, dit Michel, puisqu’il faut dormir, dormons. -Qu’as-tu trouvé ? demanda Michel Ardan sautant hors de sa couchette. -La raison pour laquelle nous n’avons pas entendu la détonation de la Columbiad ! +Qu’as-tu trouvé ? demanda Michel Ardan sautant hors de sa couchette. +La raison pour laquelle nous n’avons pas entendu la détonation de la Columbiad ! Et c’est ?... fit Nicholl. Parce que notre projectile allait plus vite que le son ! -Où auraient-ils, pour dormir, trouvé un lieu plus calme, un milieu plus paisible ? -Sur mer, le navire, ballotté par les lames, n’est que choc et mouvement. -Dans l’air, le ballon oscille incessamment sur des couches fluides de densités diverses. -Ce bruit, c’était un aboiement très-caractérisé. +Où auraient-ils, pour dormir, trouvé un lieu plus calme, un milieu plus paisible ? +Sur mer, le navire, ballotté par les lames, n’est que choc et mouvement. +Dans l’air, le ballon oscille incessamment sur des couches fluides de densités diverses. +Ce bruit, c’était un aboiement très-caractérisé. Ce sont les chiens ! -s’écria Michel Ardan, se relevant aussitôt. +s’écria Michel Ardan, se relevant aussitôt. Ils ont faim, dit Nicholl. -Pardieu ! répondit Michel, nous les avons oubliés ! +Pardieu ! répondit Michel, nous les avons oubliés ! Cependant Michel Ardan l’encourageait de ses plus gracieuses paroles. -Dieu créa l’homme, et le voyant si faible, il lui donna le chien ! +Dieu créa l’homme, et le voyant si faible, il lui donna le chien ! Viens, Diane ! viens ici ! -Diane, flattée ou non, s’avançait peu à peu et poussait des gémissements plaintifs. -Bon ! fit Barbicane, je vois bien Ève, mais où est Adam ? -Adam ! répondit Michel, Adam ne peut être loin ! -Il est là, quelque part ! +Diane, flattée ou non, s’avançait peu à peu et poussait des gémissements plaintifs. +Bon ! fit Barbicane, je vois bien Ève, mais où est Adam ? +Adam ! répondit Michel, Adam ne peut être loin ! +Il est là, quelque part ! Il faut l’appeler ! Mais Satellite ne paraissait pas. -Diane continuait de gémir. -Quant à Satellite, il semblait introuvable. -La pauvre bête, fort endommagée, était dans un piteux état. -Diable ! dit Michel, voilà notre acclimatation compromise ! -On descendit le malheureux chien avec précaution. +Diane continuait de gémir. +Quant à Satellite, il semblait introuvable. +La pauvre bête, fort endommagée, était dans un piteux état. +Diable ! dit Michel, voilà notre acclimatation compromise ! +On descendit le malheureux chien avec précaution. Nous te soignerons, dit Michel. Nous sommes responsables de ton existence. J’aimerais mieux perdre un bras qu’une patte de mon pauvre Satellite ! -Ces soins donnés, les voyageurs observèrent attentivement la Terre et la Lune. -Nos semblables ! s’écria Michel Ardan. -Mais maintenant, ils ne sont pas plus nos semblables que les Sélénites ! -Nous habitons un monde nouveau, peuplé de nous seuls, le projectile ! +Ces soins donnés, les voyageurs observèrent attentivement la Terre et la Lune. +Nos semblables ! s’écria Michel Ardan. +Mais maintenant, ils ne sont pas plus nos semblables que les Sélénites ! +Nous habitons un monde nouveau, peuplé de nous seuls, le projectile ! Je suis le semblable de Barbicane, et Barbicane est le semblable de Nicholl. -Dans quatre-vingt-huit heures environ, répliqua le capitaine. +Dans quatre-vingt-huit heures environ, répliqua le capitaine. Ce qui veut dire ?... demanda Michel Ardan. -Qu’il est huit heures et demie, répondit Nicholl. -Le Soleil ! s’écria Michel Ardan. -Sans doute, répondit Barbicane. -Beaucoup au-delà, si on ne tient pas compte de la réfraction atmosphérique, dit Barbicane. -Donc, économie de gaz, économie précieuse à tous égards. +Qu’il est huit heures et demie, répondit Nicholl. +Le Soleil ! s’écria Michel Ardan. +Sans doute, répondit Barbicane. +Beaucoup au-delà, si on ne tient pas compte de la réfraction atmosphérique, dit Barbicane. +Donc, économie de gaz, économie précieuse à tous égards. La Lune en haut, le Soleil en bas, l’inondaient de leurs feux. Il fait bon ici, dit Nicholl. -Je le crois bien ! s’écria Michel Ardan. -Rassure-toi, mon digne ami, répondit Barbicane. -Mais alors, J.-T. Maston doit nous croire rôtis. -C’était là un danger que nous n’avions pas prévu. -Je le craignais, moi, répondit simplement Nicholl. +Je le crois bien ! s’écria Michel Ardan. +Rassure-toi, mon digne ami, répondit Barbicane. +Mais alors, J.-T. Maston doit nous croire rôtis. +C’était là un danger que nous n’avions pas prévu. +Je le craignais, moi, répondit simplement Nicholl. Et tu ne nous en avais rien dit, sublime capitaine ! -s’écria Michel Ardan en serrant la main de son compagnon. -Ces récipients n’avaient aucunement souffert, grâce aux dispositions prises pour amortir le choc. -Les vivres étaient abondants et pouvaient nourrir les trois voyageurs pendant une année entière. -Restait la question de l’air à l’intérieur du projectile. -Là encore, toute sécurité. -Mais là encore, on était en fonds. +s’écria Michel Ardan en serrant la main de son compagnon. +Ces récipients n’avaient aucunement souffert, grâce aux dispositions prises pour amortir le choc. +Les vivres étaient abondants et pouvaient nourrir les trois voyageurs pendant une année entière. +Restait la question de l’air à l’intérieur du projectile. +Là encore, toute sécurité. +Mais là encore, on était en fonds. L’appareil ne demandait, d’ailleurs, qu’un peu de surveillance. Or, que donnaient dix-huit livres de chlorate de potasse ? -Les sept livres d’oxygène nécessaire à la consommation quotidienne des hôtes du projectile. -Nicholl reconnut cet état de l’air en voyant Diane haleter péniblement. -Mais le capitaine Nicholl se hâta de remédier à cet état de choses. -L’inventaire des instruments fut alors commencé. -Mais il indiquait aussi la quantité de vapeur d’eau qu’il renfermait. -C’était « du beau temps ». -Barbicane avait emporté aussi plusieurs compas qui furent retrouvés intacts. -Mais ces boussoles, transportées sur le disque lunaire, y constateraient peut-être des phénomènes particuliers. -L’inspection se termina donc à la satisfaction générale. -Que de réflexions il leur suggéra ! -Quelles émotions inconnues il éveilla dans leur âme ! +Les sept livres d’oxygène nécessaire à la consommation quotidienne des hôtes du projectile. +Nicholl reconnut cet état de l’air en voyant Diane haleter péniblement. +Mais le capitaine Nicholl se hâta de remédier à cet état de choses. +L’inventaire des instruments fut alors commencé. +Mais il indiquait aussi la quantité de vapeur d’eau qu’il renfermait. +C’était « du beau temps ». +Barbicane avait emporté aussi plusieurs compas qui furent retrouvés intacts. +Mais ces boussoles, transportées sur le disque lunaire, y constateraient peut-être des phénomènes particuliers. +L’inspection se termina donc à la satisfaction générale. +Que de réflexions il leur suggéra ! +Quelles émotions inconnues il éveilla dans leur âme ! La nuit se passa sans incident. -À vrai dire, ce mot « nuit » est impropre. +À vrai dire, ce mot « nuit » est impropre. La position du projectile ne changeait pas par rapport au Soleil. -Aucun mouvement ne trahissait sa marche à travers l’espace. +Aucun mouvement ne trahissait sa marche à travers l’espace. Le mouvement, dans ces conditions, ne se « ressent » pas plus que le repos. -Aussi tout corps y est-il indifférent. -Cette indifférence au mouvement ou au repos, c’est l’inertie. -Ce fut le chant du coq qui retentit à l’intérieur du wagon. -Cet animal-là va faire manquer ma combinaison ! -Cependant Nicholl et Barbicane s’étaient réveillés. +Aussi tout corps y est-il indifférent. +Cette indifférence au mouvement ou au repos, c’est l’inertie. +Ce fut le chant du coq qui retentit à l’intérieur du wagon. +Cet animal-là va faire manquer ma combinaison ! +Cependant Nicholl et Barbicane s’étaient réveillés. Un coq ? avait dit Nicholl. -Les deux Américains ne purent s’empêcher de rire. -Un joli talent, dit Nicholl, regardant son compagnon d’un air soupçonneux. -Oui, répondit Michel, une plaisanterie de mon pays. -C’est très-gaulois. -On fait, comme cela, le coq dans les meilleures sociétés ! -Non, répondit le président. -À nos amis de Cambridge. -Tu as déjà remarqué que je suis un admirable ignorant des choses mathématiques. -Soit, répondit Michel, mais, encore une fois, comment ont-ils pu calculer la vitesse initiale ? -Rien n’était plus aisé, répondit Barbicane. +Les deux Américains ne purent s’empêcher de rire. +Un joli talent, dit Nicholl, regardant son compagnon d’un air soupçonneux. +Oui, répondit Michel, une plaisanterie de mon pays. +C’est très-gaulois. +On fait, comme cela, le coq dans les meilleures sociétés ! +Non, répondit le président. +À nos amis de Cambridge. +Tu as déjà remarqué que je suis un admirable ignorant des choses mathématiques. +Soit, répondit Michel, mais, encore une fois, comment ont-ils pu calculer la vitesse initiale ? +Rien n’était plus aisé, répondit Barbicane. Et tu aurais su faire ce calcul ? demanda Michel Ardan. -Parce que tu ne sais pas l’algèbre, répliqua tranquillement Barbicane. -Ah ! vous voilà bien, vous autres, mangeurs d’x ! -Vous croyez avoir tout dit quand vous avez dit : l’algèbre. -Et tu pourrais manier cet outil-là devant moi ? -Si cela t’intéresse. -Et me montrer comment on a calculé la vitesse initiale de notre wagon ? +Parce que tu ne sais pas l’algèbre, répliqua tranquillement Barbicane. +Ah ! vous voilà bien, vous autres, mangeurs d’x ! +Vous croyez avoir tout dit quand vous avez dit : l’algèbre. +Et tu pourrais manier cet outil-là devant moi ? +Si cela t’intéresse. +Et me montrer comment on a calculé la vitesse initiale de notre wagon ? Oui, mon digne ami. -Je considérerai ces deux astres comme immobiles, ce qui nous suffit. -Certainement non, répondit Barbicane. -Peut-être les Sélénites ont-ils poussé plus loin que vous le calcul intégral ! -Et à propos, qu’est-ce que ce calcul intégral ? -C’est un calcul qui est l’inverse du calcul différentiel, répondit sérieusement Barbicane. +Je considérerai ces deux astres comme immobiles, ce qui nous suffit. +Certainement non, répondit Barbicane. +Peut-être les Sélénites ont-ils poussé plus loin que vous le calcul intégral ! +Et à propos, qu’est-ce que ce calcul intégral ? +C’est un calcul qui est l’inverse du calcul différentiel, répondit sérieusement Barbicane. Et tu comprends cela, capitaine ? Rien n’est plus clair. Comment donc ! dit Michel. Mais cela saute aux yeux, et je n’en demande pas davantage. -Rieur sempiternel ! répliqua Barbicane. -Tu as voulu de l’algèbre, et tu en auras jusqu’au menton ! +Rieur sempiternel ! répliqua Barbicane. +Tu as voulu de l’algèbre, et tu en auras jusqu’au menton ! J’aime mieux qu’on me pende ! -Mais je voudrais comprendre ! s’écria Michel. +Mais je voudrais comprendre ! s’écria Michel. Je donnerais dix ans de la vie de Nicholl pour comprendre ! -Écoute alors, reprit Barbicane. +Écoute alors, reprit Barbicane. Bon, et Nicholl sait ce que cela signifie ? -Sans doute, Michel, répondit le capitaine. -Alors, tu es aussi malin que notre président ? +Sans doute, Michel, répondit le capitaine. +Alors, tu es aussi malin que notre président ? Le difficile, c’est ce qu’a fait Barbicane. -C’est déjà beau ! -J’écoute, dit Michel d’un air résigné. +C’est déjà beau ! +J’écoute, dit Michel d’un air résigné. Cela je le comprends. r est le rayon de la Terre. m est la masse de la Terre ; m prime la masse de la Lune. -De l’eau de roche ! répondit Michel. +De l’eau de roche ! répondit Michel. Comprends plus ! fit Michel. C’est pourtant bien simple, dit Barbicane. -Pas si simple que moi, répliqua Michel. -Oui, mon ami, rien que par son frottement sur les couches atmosphériques. -Premier effet de l’algèbre, reprit Barbicane. -Achevez-moi ! répondit Michel. -De ces expressions, dit Barbicane, les unes sont connues, les autres sont à calculer. -Je me charge de ces dernières, dit Nicholl. -g, la gravité, est à la Floride de neuf mètres quatre-vingt-un. -D’où résulte que gr égale... -Soixante-deux millions quatre cent vingt-six mille mètres carrés, répondit Nicholl. +Pas si simple que moi, répliqua Michel. +Oui, mon ami, rien que par son frottement sur les couches atmosphériques. +Premier effet de l’algèbre, reprit Barbicane. +Achevez-moi ! répondit Michel. +De ces expressions, dit Barbicane, les unes sont connues, les autres sont à calculer. +Je me charge de ces dernières, dit Nicholl. +g, la gravité, est à la Floride de neuf mètres quatre-vingt-un. +D’où résulte que gr égale... +Soixante-deux millions quatre cent vingt-six mille mètres carrés, répondit Nicholl. Et maintenant ? demanda Michel Ardan. -J’ai une vague idée que cela doit être ainsi, dit Michel. -Barbicane écrivit rapidement sur le papier : Nicholl lut d’un œil avide. -C’est cela ! c’est cela ! s’écria-t-il. +J’ai une vague idée que cela doit être ainsi, dit Michel. +Barbicane écrivit rapidement sur le papier : Nicholl lut d’un œil avide. +C’est cela ! c’est cela ! s’écria-t-il. Est-ce clair ? demanda Barbicane. -C’est écrit en lettres de feu ! répondit Nicholl. +C’est écrit en lettres de feu ! répondit Nicholl. Les braves gens ! murmurait Michel. As-tu compris, enfin ? lui demanda Barbicane. Divisions et multiplications s’allongeaient sous ses doigts. -Les chiffres grêlaient sa page blanche. -Eh bien ? demanda Barbicane, après plusieurs minutes de silence. -De onze mille cinquante et un mètres dans la première seconde. +Les chiffres grêlaient sa page blanche. +Eh bien ? demanda Barbicane, après plusieurs minutes de silence. +De onze mille cinquante et un mètres dans la première seconde. Hein ! fit Barbicane, bondissant, vous dites ! -Onze mille cinquante et un mètres. -Malédiction ! s’écria le président en faisant un geste de désespoir. -Qu’as-tu ? demanda Michel Ardan, très-surpris. +Onze mille cinquante et un mètres. +Malédiction ! s’écria le président en faisant un geste de désespoir. +Qu’as-tu ? demanda Michel Ardan, très-surpris. Ce que j’ai ! -De seize mille cinq cent soixante-seize mètres ! répondit Nicholl. +De seize mille cinq cent soixante-seize mètres ! répondit Nicholl. Eh bien ? demanda Nicholl. Eh bien, elle sera insuffisante ! Nous n’atteindrons pas le point neutre ! -Nous n’irons même pas à moitié chemin ! +Nous n’irons même pas à moitié chemin ! Et nous retomberons sur la Terre ! -Cette révélation fut un coup de foudre. -Qui se serait attendu à pareille erreur de calcul ? +Cette révélation fut un coup de foudre. +Qui se serait attendu à pareille erreur de calcul ? Barbicane ne voulait pas y croire. Nicholl revit ses chiffres. -Les trois amis se regardèrent silencieusement. -De déjeuner, plus question. -Nicholl s’était croisé les bras, examinant ses calculs. -Michel Ardan murmurait : « Voilà bien ces savants ! +Les trois amis se regardèrent silencieusement. +De déjeuner, plus question. +Nicholl s’était croisé les bras, examinant ses calculs. +Michel Ardan murmurait : « Voilà bien ces savants ! Ils n’en font jamais d’autres ! -Tout d’un coup, le capitaine fit une réflexion qui alla droit à Barbicane. -Ah çà ! dit-il, il est sept heures du matin. +Tout d’un coup, le capitaine fit une réflexion qui alla droit à Barbicane. +Ah çà ! dit-il, il est sept heures du matin. Nous sommes donc partis depuis trente-deux heures. -Barbicane ne répondit pas. +Barbicane ne répondit pas. Il le regardait anxieusement. -Non ! s’écria Barbicane après quelques instants, non, nous ne tombons pas ! -Nous sommes déjà à plus de cinquante mille lieues de la Terre ! -Ah ! mon brave Nicholl, s’écria Barbicane, nous sommes sauvés ! -Eh bien, répondit tranquillement Michel Ardan, puisque nous sommes sauvés, déjeunons. +Non ! s’écria Barbicane après quelques instants, non, nous ne tombons pas ! +Nous sommes déjà à plus de cinquante mille lieues de la Terre ! +Ah ! mon brave Nicholl, s’écria Barbicane, nous sommes sauvés ! +Eh bien, répondit tranquillement Michel Ardan, puisque nous sommes sauvés, déjeunons. En effet, Nicholl ne se trompait pas. -Les voyageurs, remis de cette fausse alerte, se mirent à table et déjeunèrent joyeusement. +Les voyageurs, remis de cette fausse alerte, se mirent à table et déjeunèrent joyeusement. Si l’on mangea beaucoup, on parla plus encore. -La confiance était plus grande après qu’avant « l’incident de l’algèbre ». -Pourquoi ne réussirions-nous pas ? répétait Michel Ardan. +La confiance était plus grande après qu’avant « l’incident de l’algèbre ». +Pourquoi ne réussirions-nous pas ? répétait Michel Ardan. Pourquoi n’arriverions-nous pas ? Pas d’obstacles devant nous. Pas de pierres sur notre chemin. Il l’atteindra, dit Barbicane. Nous allons nous ennuyer royalement ! -Barbicane et Nicholl firent un geste de dénégation. -Mais j’ai prévu le cas, mes amis, reprit Michel Ardan. -Vous n’avez qu’à parler. -J’ai à votre disposition, échecs, dames, cartes, dominos ! +Barbicane et Nicholl firent un geste de dénégation. +Mais j’ai prévu le cas, mes amis, reprit Michel Ardan. +Vous n’avez qu’à parler. +J’ai à votre disposition, échecs, dames, cartes, dominos ! Il ne me manque qu’un billard ! -Quoi ! demanda Barbicane, tu as emporté de pareils bibelots ? -Des poètes comme Homère, Virgile, Milton, Lamartine, Hugo ? -J’en suis sûr. +Quoi ! demanda Barbicane, tu as emporté de pareils bibelots ? +Des poètes comme Homère, Virgile, Milton, Lamartine, Hugo ? +J’en suis sûr. Des philosophes comme Platon, Aristote, Descartes, Kant ? Je n’en doute pas. -Des savants comme Archimède, Euclide, Pascal, Newton ? +Des savants comme Archimède, Euclide, Pascal, Newton ? Des comiques comme Arnal et des photographes comme... comme Nadar ? -J’en suis sûr. -Pourquoi n’ont-ils pas lancé un projectile lunaire jusqu’aux régions terrestres ? -Qui te dit qu’ils ne l’ont pas fait ? répondit sérieusement Barbicane. -Alors, reprit Michel, je répète : Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? -Où est le boulet ? -Je demande à voir le boulet ! -Mon ami, répondit Barbicane, la mer couvre les cinq sixièmes de notre globe. -En ce moment, Diane se mêla à la conversation par un aboiement sonore. -Elle réclamait son déjeuner. -Ah ! fit Michel Ardan, à discuter ainsi, nous oublions Diane et Satellite ! -Sans doute, répondit Barbicane, mais la place eût manqué. +J’en suis sûr. +Pourquoi n’ont-ils pas lancé un projectile lunaire jusqu’aux régions terrestres ? +Qui te dit qu’ils ne l’ont pas fait ? répondit sérieusement Barbicane. +Alors, reprit Michel, je répète : Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? +Où est le boulet ? +Je demande à voir le boulet ! +Mon ami, répondit Barbicane, la mer couvre les cinq sixièmes de notre globe. +En ce moment, Diane se mêla à la conversation par un aboiement sonore. +Elle réclamait son déjeuner. +Ah ! fit Michel Ardan, à discuter ainsi, nous oublions Diane et Satellite ! +Sans doute, répondit Barbicane, mais la place eût manqué. Bon ! dit Michel, en se serrant un peu ! -Par malheur, ce wagon ne pouvait devenir ni une écurie ni une étable. -Je les aime, ces pauvres ânes ! -Ce sont bien les animaux les moins favorisés de la création. +Par malheur, ce wagon ne pouvait devenir ni une écurie ni une étable. +Je les aime, ces pauvres ânes ! +Ce sont bien les animaux les moins favorisés de la création. Comment l’entends-tu ? demanda Barbicane. Dame ! fit Michel, puisqu’on en fait des peaux de tambour ! -Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de rire à cette réflexion saugrenue. -Mais un cri de leur joyeux compagnon les arrêta. +Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de rire à cette réflexion saugrenue. +Mais un cri de leur joyeux compagnon les arrêta. Satellite n’est plus malade. Non, reprit Michel, il est mort. -Voilà, ajouta-t-il d’un ton piteux, voilà qui sera embarrassant. -En effet, l’infortuné Satellite n’avait pu survivre à sa blessure. -Il était mort et bien mort. -Il se présente une question, dit Barbicane. -Non, sans doute, répondit Nicholl, mais nos hublots sont fixés par des charnières. +Voilà, ajouta-t-il d’un ton piteux, voilà qui sera embarrassant. +En effet, l’infortuné Satellite n’avait pu survivre à sa blessure. +Il était mort et bien mort. +Il se présente une question, dit Barbicane. +Non, sans doute, répondit Nicholl, mais nos hublots sont fixés par des charnières. Ils peuvent se rabattre. Nous ouvrirons l’un des deux et nous jetterons ce corps dans l’espace. -Pour deux raisons que tu vas comprendre, répondit Barbicane. +Pour deux raisons que tu vas comprendre, répondit Barbicane. Mais puisque nous le refaisons, cet air ! -Or, cet azote s’échapperait rapidement par les hublots ouverts. +Or, cet azote s’échapperait rapidement par les hublots ouverts. Oh ! le temps de jeter ce pauvre Satellite, dit Michel. D’accord, mais agissons rapidement. Et la seconde raison ? demanda Michel. -Ce qui n’est pas à craindre, répondit Nicholl. +Ce qui n’est pas à craindre, répondit Nicholl. Qui sait ? dit Michel Ardan. -Bon ! fit Barbicane, voilà Michel avec ses idées ! -Parce que le froid et le chaud s’équilibreraient encore sur notre globe. +Bon ! fit Barbicane, voilà Michel avec ses idées ! +Parce que le froid et le chaud s’équilibreraient encore sur notre globe. Eh bien ? fit Michel. -Attends un peu, répondit Barbicane. -Mais à combien de degrés estime-t-on la température des espaces planétaires ? demanda Nicholl. -Autrefois, répondit Barbicane, on croyait que cette température était excessivement basse. -C’est ce que nous vérifierons. +Attends un peu, répondit Barbicane. +Mais à combien de degrés estime-t-on la température des espaces planétaires ? demanda Nicholl. +Autrefois, répondit Barbicane, on croyait que cette température était excessivement basse. +C’est ce que nous vérifierons. Mais qu’entends-tu par le vide ? demanda Michel, est-ce le vide absolu ? -C’est le vide absolument privé d’air. -Et dans lequel l’air n’est remplacé par rien ? -Par l’éther, répondit Barbicane. -Et qu’est-ce que l’éther ? -Leur distance, cependant, est inférieure à un trois-millionièmes de millimètre. +C’est le vide absolument privé d’air. +Et dans lequel l’air n’est remplacé par rien ? +Par l’éther, répondit Barbicane. +Et qu’est-ce que l’éther ? +Leur distance, cependant, est inférieure à un trois-millionièmes de millimètre. Il faut pourtant bien chiffrer... Il vaut mieux comparer. Un trillion ne signifie rien. Un objet de comparaison dit tout. -On sait au moins à quoi s’en tenir ! -Cette particularité était due à la décroissance régulière de leur vitesse. -Plus de croissant, plus de lumière cendrée. -Aussi, le temps s’écoulait-il en conversations interminables. +On sait au moins à quoi s’en tenir ! +Cette particularité était due à la décroissance régulière de leur vitesse. +Plus de croissant, plus de lumière cendrée. +Aussi, le temps s’écoulait-il en conversations interminables. On causait de la Lune surtout. -Chacun apportait son contingent de connaissances particulières. -Barbicane et Nicholl, toujours sérieux, Michel Ardan, toujours fantaisiste. -Mais, répondit Barbicane, je ne vois pas comment le projectile aurait pu être arrêté. -Supposons-le, répondit Michel. -Supposition irréalisable, répliqua le pratique Barbicane. -À moins que la force d’impulsion ne lui eût fait défaut. -Admets qu’il ait heurté un corps dans l’espace. -Ce bolide énorme que nous avons rencontré. -Alors, dit Nicholl, le projectile eût été brisé en mille pièces, et nous avec. -Mieux que cela, répondit Barbicane, nous aurions été brûlés vifs. -Brûlés ! s’écria Michel. -Pardieu ! je regrette que le cas ne se soit pas présenté « pour voir ». -Et tu aurais vu, répondit Barbicane. +Chacun apportait son contingent de connaissances particulières. +Barbicane et Nicholl, toujours sérieux, Michel Ardan, toujours fantaisiste. +Mais, répondit Barbicane, je ne vois pas comment le projectile aurait pu être arrêté. +Supposons-le, répondit Michel. +Supposition irréalisable, répliqua le pratique Barbicane. +À moins que la force d’impulsion ne lui eût fait défaut. +Admets qu’il ait heurté un corps dans l’espace. +Ce bolide énorme que nous avons rencontré. +Alors, dit Nicholl, le projectile eût été brisé en mille pièces, et nous avec. +Mieux que cela, répondit Barbicane, nous aurions été brûlés vifs. +Brûlés ! s’écria Michel. +Pardieu ! je regrette que le cas ne se soit pas présenté « pour voir ». +Et tu aurais vu, répondit Barbicane. On sait maintenant que la chaleur n’est qu’une modification du mouvement. -Tiens ! fit Michel, voilà une théorie ingénieuse ! -Et juste, mon digne ami, car elle explique tous les phénomènes du calorique. -Lorsqu’on serre le frein d’un train, le train s’arrête. -Mais que devient le mouvement dont il était animé ? -Il se transforme en chaleur, et le frein s’échauffe. +Tiens ! fit Michel, voilà une théorie ingénieuse ! +Et juste, mon digne ami, car elle explique tous les phénomènes du calorique. +Lorsqu’on serre le frein d’un train, le train s’arrête. +Mais que devient le mouvement dont il était animé ? +Il se transforme en chaleur, et le frein s’échauffe. Pourquoi graisse-t-on l’essieu des roues ? -Si je comprends ! répondit Michel, admirablement. -Tout simplement, parce que mon mouvement s’est transformé en chaleur ! -Barbicane ne put s’empêcher de sourire à cette repartie de Michel. -C’est son mouvement qui s’est changé en chaleur. +Si je comprends ! répondit Michel, admirablement. +Tout simplement, parce que mon mouvement s’est transformé en chaleur ! +Barbicane ne put s’empêcher de sourire à cette repartie de Michel. +C’est son mouvement qui s’est changé en chaleur. Et si la Terre tombait sur le Soleil ? dit Nicholl. -Ainsi donc, mes amis, reprit Barbicane, tout mouvement brusquement arrêté produit de la chaleur. -On a même calculé... -Défions-nous, murmura Michel, voilà les chiffres qui s’avancent. +Ainsi donc, mes amis, reprit Barbicane, tout mouvement brusquement arrêté produit de la chaleur. +On a même calculé... +Défions-nous, murmura Michel, voilà les chiffres qui s’avancent. Et quelle est la chaleur solaire ? demanda Michel. -Et elle ne vous rôtit pas ? s’écria Michel. +Et elle ne vous rôtit pas ? s’écria Michel. Bah ! fit Michel, toujours confiant. S’il y a des habitants, ils respirent. Eh bien, nous ne grimperons pas sur les montagnes ! -Sapristi ! dit-il, qu’il doit faire chaud là-dessus ! -Sans compter, répondit Nicholl, que le jour y dure trois cent soixante heures ! +Sapristi ! dit-il, qu’il doit faire chaud là-dessus ! +Sans compter, répondit Nicholl, que le jour y dure trois cent soixante heures ! Un joli pays ! dit Michel. -Je voudrais déjà y être ! -À propos, Barbicane, y a-t-il des éclipses pour les Sélénites ? -Et pourquoi, demanda Nicholl, n’y a-t-il point d’éclipse totale ? -Non, si l’on tient compte de cette réfraction. -Ainsi, soit delta prime la parallaxe horizontale, et p prime le demi-diamètre apparent... -Ouf ! fit Michel, un demi de v zéro carré... -Parle donc pour tout le monde, homme algébrique ! -Cette raison me satisfait, répondit Michel. +Je voudrais déjà y être ! +À propos, Barbicane, y a-t-il des éclipses pour les Sélénites ? +Et pourquoi, demanda Nicholl, n’y a-t-il point d’éclipse totale ? +Non, si l’on tient compte de cette réfraction. +Ainsi, soit delta prime la parallaxe horizontale, et p prime le demi-diamètre apparent... +Ouf ! fit Michel, un demi de v zéro carré... +Parle donc pour tout le monde, homme algébrique ! +Cette raison me satisfait, répondit Michel. D’ailleurs, nous verrons bien quand nous y serons. -Maintenant, dis-moi, Barbicane, crois-tu que la Lune soit une ancienne comète ? -En voilà, une idée ! -Oui, répliqua Michel avec une aimable fatuité, j’ai quelques idées de ce genre. -Mais elle n’est pas de Michel, cette idée, répondit Nicholl. +Maintenant, dis-moi, Barbicane, crois-tu que la Lune soit une ancienne comète ? +En voilà, une idée ! +Oui, répliqua Michel avec une aimable fatuité, j’ai quelques idées de ce genre. +Mais elle n’est pas de Michel, cette idée, répondit Nicholl. Bon ! je ne suis donc qu’un plagiaire ! -Sans doute, répondit Nicholl. -Et qu’y a-t-il de vrai dans cette hypothèse ? demanda Michel. +Sans doute, répondit Nicholl. +Et qu’y a-t-il de vrai dans cette hypothèse ? demanda Michel. Cela se peut, ami Nicholl, mais cela n’est pas probable. Ma foi, je n’en sais rien. -Ah çà ! quelle heure est-il ? demanda Barbicane. -Trois heures, répondit Nicholl. +Ah çà ! quelle heure est-il ? demanda Barbicane. +Trois heures, répondit Nicholl. Comme le temps passe, dit Michel, dans la conversation de savants tels que nous ! -Décidément je sens que je m’instruis trop ! +Décidément je sens que je m’instruis trop ! Je sens que je deviens un puits ! -Pendant ce temps, ses compagnons considéraient l’espace à travers la vitre inférieure. -Rien de nouveau à signaler. +Pendant ce temps, ses compagnons considéraient l’espace à travers la vitre inférieure. +Rien de nouveau à signaler. Qu’est-ce donc ? -Qu’est-ce que cette machine-là ? répétait Michel Ardan. -C’est l’air qui, par sa résistance, crée des différences de poids. -Ici, dans l’espace, même cause et même effet. -Ah ! bêtes que nous sommes ! s’écria Michel. +Qu’est-ce que cette machine-là ? répétait Michel Ardan. +C’est l’air qui, par sa résistance, crée des différences de poids. +Ici, dans l’espace, même cause et même effet. +Ah ! bêtes que nous sommes ! s’écria Michel. Pourquoi cette qualification ? demanda Barbicane. Mais j’y pense. Pourquoi ne nous promenons-nous pas au-dehors comme ce bolide ? -Pourquoi ne nous lançons-nous pas dans l’espace par le hublot ? +Pourquoi ne nous lançons-nous pas dans l’espace par le hublot ? D’accord, dit Barbicane, mais comment respirer ? -Maudit air qui manque si mal à propos ! +Maudit air qui manque si mal à propos ! Alors, c’est un cercle vicieux. Tout ce qu’il y a de plus vicieux. -Et il faut rester emprisonné dans son wagon ? -Ah ! s’écria Michel d’une voix formidable. +Et il faut rester emprisonné dans son wagon ? +Ah ! s’écria Michel d’une voix formidable. Qu’as-tu ? demanda Nicholl. -Je sais, je devine ce que c’est que ce prétendu bolide ! -Ce n’est point un astéroïde qui nous accompagne ! -Ce n’est point un morceau de planète. +Je sais, je devine ce que c’est que ce prétendu bolide ! +Ce n’est point un astéroïde qui nous accompagne ! +Ce n’est point un morceau de planète. Qu’est-ce donc ? demanda Barbicane. -C’est notre infortuné chien ! +C’est notre infortuné chien ! C’est le mari de Diane ! -Il y eut là un texte de conversation que la soirée ne put épuiser. -Le lendemain, cinq décembre, dès cinq heures du matin, tous trois étaient sur pied. -Ce jour-là devait être le dernier de leur voyage, si les calculs étaient exacts. -La Lune s’avançait majestueusement sur le firmament étoilé. +Il y eut là un texte de conversation que la soirée ne put épuiser. +Le lendemain, cinq décembre, dès cinq heures du matin, tous trois étaient sur pied. +Ce jour-là devait être le dernier de leur voyage, si les calculs étaient exacts. +La Lune s’avançait majestueusement sur le firmament étoilé. Donc, tout est pour le mieux. -En effet, le succès de l’audacieuse tentative ne paraissait plus douteux. -Le tir, mathématiquement calculé, devait porter le boulet au centre même du disque lunaire. -S’il n’y arrivait pas, c’est qu’il y avait eu déviation. +En effet, le succès de l’audacieuse tentative ne paraissait plus douteux. +Le tir, mathématiquement calculé, devait porter le boulet au centre même du disque lunaire. +S’il n’y arrivait pas, c’est qu’il y avait eu déviation. Qui l’avait produite ? Mais tout relief se nivelait encore dans un resplendissement intense. -Leur imagination les promenait à travers ces contrées inconnues. -Ils gravissaient les pics élevés. +Leur imagination les promenait à travers ces contrées inconnues. +Ils gravissaient les pics élevés. Ils descendaient au fond des larges cirques. -Cette dernière journée leur laissa des souvenirs palpitants. -Ils en notèrent les moindres détails. -Une vague inquiétude les prenait à mesure qu’ils s’approchaient du terme. -Cette inquiétude eût encore redoublé s’ils avaient senti combien leur vitesse était médiocre. -Elle leur eût paru bien insuffisante pour les conduire jusqu’au but. +Cette dernière journée leur laissa des souvenirs palpitants. +Ils en notèrent les moindres détails. +Une vague inquiétude les prenait à mesure qu’ils s’approchaient du terme. +Cette inquiétude eût encore redoublé s’ils avaient senti combien leur vitesse était médiocre. +Elle leur eût paru bien insuffisante pour les conduire jusqu’au but. C’est qu’alors le projectile ne « pesait » presque plus. -On mangea de grand appétit. -Rien d’excellent comme ce bouillon liquéfié à la chaleur du gaz. -Rien de meilleur que ces viandes conservées. -Quelques verres de bon vin de France couronnèrent ce repas. -L’appareil Reiset et Regnault fonctionnait toujours avec une extrême précision. -L’air se maintenait dans un état de pureté parfaite. -Mais, pour fonctionner régulièrement, il fallait que cet appareil fût tenu en parfait état. -Diane hurlait mélancoliquement en apercevant les restes de Satellite. -Ces épaves semblaient aussi immobiles que si elles eussent reposé sur un terrain solide. +On mangea de grand appétit. +Rien d’excellent comme ce bouillon liquéfié à la chaleur du gaz. +Rien de meilleur que ces viandes conservées. +Quelques verres de bon vin de France couronnèrent ce repas. +L’appareil Reiset et Regnault fonctionnait toujours avec une extrême précision. +L’air se maintenait dans un état de pureté parfaite. +Mais, pour fonctionner régulièrement, il fallait que cet appareil fût tenu en parfait état. +Diane hurlait mélancoliquement en apercevant les restes de Satellite. +Ces épaves semblaient aussi immobiles que si elles eussent reposé sur un terrain solide. Voyez-vous ce cadavre accusateur qui nous aurait suivis dans l’espace comme un remords ! -C’eût été triste, dit Nicholl. +C’eût été triste, dit Nicholl. Michel Ardan se laissa convaincre dans une certaine mesure. Ils se sentaient touffus. -Ses deux interlocuteurs se regardèrent d’un air surpris. -On eût dit que cette éventualité se formulait pour la première fois devant eux. -Qu’entendez-vous par-là, Nicholl ? demanda gravement Barbicane. -Je n’en sais rien, répondit Barbicane. -Voilà répondre, s’écria Nicholl. +Ses deux interlocuteurs se regardèrent d’un air surpris. +On eût dit que cette éventualité se formulait pour la première fois devant eux. +Qu’entendez-vous par-là, Nicholl ? demanda gravement Barbicane. +Je n’en sais rien, répondit Barbicane. +Voilà répondre, s’écria Nicholl. Plus tard, quand nous jugerons convenable de revenir, nous aviserons. -Si la Columbiad n’est plus là, le projectile y sera toujours. +Si la Columbiad n’est plus là, le projectile y sera toujours. Une balle sans fusil ! -Le fusil, répondit Barbicane, on peut le fabriquer. +Le fusil, répondit Barbicane, on peut le fabriquer. La poudre, on peut la faire ! Assez, dit Michel en s’animant. Qu’il ne soit plus question de retour ! -Nous en avons déjà trop parlé. -Au moyen de bolides lancés par les volcans lunaires. -Bien trouvé, Michel, répondit Barbicane d’un ton convaincu. -Voilà des facteurs commodes que ces bolides, et qui ne coûteront rien ! +Nous en avons déjà trop parlé. +Au moyen de bolides lancés par les volcans lunaires. +Bien trouvé, Michel, répondit Barbicane d’un ton convaincu. +Voilà des facteurs commodes que ces bolides, et qui ne coûteront rien ! Et comme nous rirons de l’administration des postes ! Mais, j’y pense... -Pourquoi n’avons-nous pas accroché un fil à notre boulet ? -Nous aurions échangé des télégrammes avec la Terre ! +Pourquoi n’avons-nous pas accroché un fil à notre boulet ? +Nous aurions échangé des télégrammes avec la Terre ! Mille diables ! riposta Nicholl. -On aurait triplé la charge de la Columbiad ! -Oui ! il viendra, répliqua Barbicane, c’est un digne et courageux camarade. -D’ailleurs, quoi de plus aisé ? -La Columbiad n’est-elle pas toujours creusée dans le sol floridien ! +On aurait triplé la charge de la Columbiad ! +Oui ! il viendra, répliqua Barbicane, c’est un digne et courageux camarade. +D’ailleurs, quoi de plus aisé ? +La Columbiad n’est-elle pas toujours creusée dans le sol floridien ! Le coton et l’acide azotique manquent-ils pour fabriquer du pyroxyle ? -La Lune ne repassera-t-elle pas au zénith de la Floride ? +La Lune ne repassera-t-elle pas au zénith de la Floride ? Dans dix-huit ans n’occupera-t-elle pas exactement la place qu’elle occupe aujourd’hui ? Hurrah pour J.-T. Maston ! Que faisait-il alors ? -Mais d’où venait cette animation qui grandissait visiblement chez les hôtes du projectile ? -Leur sobriété ne pouvait être mise en doute. -Eh bien, je le sais, moi, répondit Michel. -Pourquoi ? s’écria Michel, bondissant à la hauteur d’un mètre, pourquoi ? -Pour prendre possession de la Lune au nom des États-Unis ! -Pour ajouter un quarantième État à l’Union ! +Mais d’où venait cette animation qui grandissait visiblement chez les hôtes du projectile ? +Leur sobriété ne pouvait être mise en doute. +Eh bien, je le sais, moi, répondit Michel. +Pourquoi ? s’écria Michel, bondissant à la hauteur d’un mètre, pourquoi ? +Pour prendre possession de la Lune au nom des États-Unis ! +Pour ajouter un quarantième État à l’Union ! Oui, s’exclama Michel, qui n’y tenait pas autrement, on s’en passera. -Nous n’avons que faire des Sélénites ! -À bas les Sélénites ! -À nous l’empire de la Lune, dit Nicholl. -À nous trois, constituons la république ! -Je serai le congrès, cria Michel. -Et moi le sénat, riposta Nicholl. -Et Barbicane le président, hurla Michel. -Pas de président nommé par la nation ! répondit Barbicane. -Hurrah ! hurrah ! hurrah pour le président Barbicane ! cria Nicholl. -Cinq ou six poules volèrent, en se frappant aux parois comme des chauves-souris folles... -Que s’était-il passé ? -Une simple étourderie de Michel, à laquelle très-heureusement, Nicholl put remédier à temps. -Tout en lui, estomac et cerveau, était surexcité au plus haut point. -Il se releva donc et réclama de Michel une collation supplémentaire. -Une révélation se fit dans l’esprit de Nicholl. -s’écria-t-il. -Par étourderie, Michel avait ouvert en grand le robinet de l’appareil ! -Une heure après, l’air moins chargé rendait aux poumons leur jeu normal. -Cette ébriété inattendue rompait la monotonie du voyage. +Nous n’avons que faire des Sélénites ! +À bas les Sélénites ! +À nous l’empire de la Lune, dit Nicholl. +À nous trois, constituons la république ! +Je serai le congrès, cria Michel. +Et moi le sénat, riposta Nicholl. +Et Barbicane le président, hurla Michel. +Pas de président nommé par la nation ! répondit Barbicane. +Hurrah ! hurrah ! hurrah pour le président Barbicane ! cria Nicholl. +Cinq ou six poules volèrent, en se frappant aux parois comme des chauves-souris folles... +Que s’était-il passé ? +Une simple étourderie de Michel, à laquelle très-heureusement, Nicholl put remédier à temps. +Tout en lui, estomac et cerveau, était surexcité au plus haut point. +Il se releva donc et réclama de Michel une collation supplémentaire. +Une révélation se fit dans l’esprit de Nicholl. +s’écria-t-il. +Par étourderie, Michel avait ouvert en grand le robinet de l’appareil ! +Une heure après, l’air moins chargé rendait aux poumons leur jeu normal. +Cette ébriété inattendue rompait la monotonie du voyage. Mais, d’une phrase, Barbicane enraya son enthousiasme. -Ah ! les maladroites ! s’écria Michel. -C’est l’oxygène qui les a mises en révolution ! +Ah ! les maladroites ! s’écria Michel. +C’est l’oxygène qui les a mises en révolution ! Mais que veux-tu faire de ces poules ? demanda Barbicane. Les acclimater dans la Lune, parbleu ! -Alors pourquoi les avoir cachées ? -Une farce, mon digne président, une simple farce qui avorte piteusement ! -Je voulais les lâcher sur le continent lunaire, sans vous en rien dire ! -Tu es toujours ce que nous étions sous l’influence de ce gaz ! +Alors pourquoi les avoir cachées ? +Une farce, mon digne président, une simple farce qui avorte piteusement ! +Je voulais les lâcher sur le continent lunaire, sans vous en rien dire ! +Tu es toujours ce que nous étions sous l’influence de ce gaz ! Tu es toujours fou ! -Eh ! qui dit qu’alors nous n’étions pas sages ! -Après cette réflexion philosophique, les trois amis réparèrent le désordre du projectile. -Poules et coq furent réintégrés dans leur cage. -En effet, la trajectoire du projectile se traçait entre la Terre et la Lune. +Eh ! qui dit qu’alors nous n’étions pas sages ! +Après cette réflexion philosophique, les trois amis réparèrent le désordre du projectile. +Poules et coq furent réintégrés dans leur cage. +En effet, la trajectoire du projectile se traçait entre la Terre et la Lune. Qu’arriverait-il alors ? -Trois hypothèses se présentaient. -Cela les intéressait au plus haut degré. -Ah ! s’écria Michel Ardan, voilà donc un peu de physique amusante ! -Leurs bras, qu’ils étendaient, ne cherchaient plus à s’abaisser. -Leur tête vacillait sur leurs épaules. +Trois hypothèses se présentaient. +Cela les intéressait au plus haut degré. +Ah ! s’écria Michel Ardan, voilà donc un peu de physique amusante ! +Leurs bras, qu’ils étendaient, ne cherchaient plus à s’abaisser. +Leur tête vacillait sur leurs épaules. Leurs pieds ne tenaient plus au fond du projectile. -Ils étaient comme des gens ivres auxquels la stabilité fait défaut. -Est-ce possible ? s’écria Michel. +Ils étaient comme des gens ivres auxquels la stabilité fait défaut. +Est-ce possible ? s’écria Michel. Et pourtant cela est ! -Assomption ne peut durer, répondit Barbicane. -Nos pieds reposeront alors sur la voûte du projectile, répondit Michel. -Rassure-toi, Michel, répondit Nicholl. -Aucun bouleversement n’est à craindre. -Passer la ligne neutre ! s’écria Michel. -Alors faisons comme les marins qui passent l’Équateur. -Un léger mouvement de côté ramena Michel vers la paroi capitonnée. -Cette influence des attractions dura une heure à peine. +Assomption ne peut durer, répondit Barbicane. +Nos pieds reposeront alors sur la voûte du projectile, répondit Michel. +Rassure-toi, Michel, répondit Nicholl. +Aucun bouleversement n’est à craindre. +Passer la ligne neutre ! s’écria Michel. +Alors faisons comme les marins qui passent l’Équateur. +Un léger mouvement de côté ramena Michel vers la paroi capitonnée. +Cette influence des attractions dura une heure à peine. Par un mouvement inverse, le culot s’en rapprochait. L’attraction lunaire l’emportait donc sur l’attraction terrestre. Le but serait donc atteint. -Puis ils causèrent de tous ces phénomènes qui les émerveillaient coup sur coup. +Puis ils causèrent de tous ces phénomènes qui les émerveillaient coup sur coup. Ce serait le prisonnier devenu libre ! Plus de fatigues, ni des bras ni des jambes. -Voilà qui est fâcheux, répliqua Michel. -Rien de tel que ces gens positifs pour vous ramener brutalement à la réalité. +Voilà qui est fâcheux, répliqua Michel. +Rien de tel que ces gens positifs pour vous ramener brutalement à la réalité. Et nous nous en apercevrons ? demanda Michel. Et notre force musculaire n’y diminuera pas ? -Mais nous serons des Hercules dans la Lune ! s’écria Michel. -Des Lilliputiens ! répliqua Michel. -Je vais donc jouer le rôle de Gulliver ! -Nous allons réaliser la fable des géants ! -Voilà l’avantage de quitter sa planète et de courir le monde solaire ! -Un instant, Michel, répondit Barbicane. +Mais nous serons des Hercules dans la Lune ! s’écria Michel. +Des Lilliputiens ! répliqua Michel. +Je vais donc jouer le rôle de Gulliver ! +Nous allons réaliser la fable des géants ! +Voilà l’avantage de quitter sa planète et de courir le monde solaire ! +Un instant, Michel, répondit Barbicane. Et dans le Soleil ? -Mille diables ! s’écria Michel. -Je ne serais plus qu’un pygmée, un mirmidon ! -Gulliver chez les géants, dit Nicholl. -Voilà qui est fort ! -Voilà qui est certain, répondit Barbicane. +Mille diables ! s’écria Michel. +Je ne serais plus qu’un pygmée, un mirmidon ! +Gulliver chez les géants, dit Nicholl. +Voilà qui est fort ! +Voilà qui est certain, répondit Barbicane. Ton chapeau, une dizaine de kilogrammes ! Ton cigare, une demi-livre. Il faudrait alors avoir une petite grue portative ! Eh bien, mes amis, contentons-nous de la Lune pour aujourd’hui. -Là, au moins, nous ferons grande figure ! -Sa vitesse virtuelle l’entraînait au-delà de la ligne neutre. -Donc, il ne reviendrait pas à la Terre. +Là, au moins, nous ferons grande figure ! +Sa vitesse virtuelle l’entraînait au-delà de la ligne neutre. +Donc, il ne reviendrait pas à la Terre. Donc, il ne s’immobiliserait pas sur le point d’attraction. -Chute formidable néanmoins, et contre laquelle toutes précautions voulaient être prises sans retard. -D’ailleurs, cette réserve eût été très-insuffisante pour faire ressort. -Or, les récipients n’en contenaient pas la cinquième partie. -Les divers morceaux se rajustèrent sans peine. -Affaire de boulons et d’écrous. +Chute formidable néanmoins, et contre laquelle toutes précautions voulaient être prises sans retard. +D’ailleurs, cette réserve eût été très-insuffisante pour faire ressort. +Or, les récipients n’en contenaient pas la cinquième partie. +Les divers morceaux se rajustèrent sans peine. +Affaire de boulons et d’écrous. Les outils ne manquaient pas. -Un inconvénient résultait du placement de ce disque. -La vitre inférieure était obstruée. +Un inconvénient résultait du placement de ce disque. +La vitre inférieure était obstruée. Mais il fallait y renoncer. Cette disposition du disque demanda une heure de travail. -Il était plus de midi quand les préparatifs furent achevés. -Cette situation ne laissait pas d’être inquiétante. +Il était plus de midi quand les préparatifs furent achevés. +Cette situation ne laissait pas d’être inquiétante. Arriverons-nous ? dit Nicholl. -Faisons comme si nous devions arriver, répondit Barbicane. -Vous êtes des trembleurs, répliqua Michel Ardan. +Faisons comme si nous devions arriver, répondit Barbicane. +Vous êtes des trembleurs, répliqua Michel Ardan. Nous arriverons, et plus vite que nous ne le voudrons. -Intérieurement, ces canons affleuraient le fond. -Extérieurement, ils le dépassaient d’un demi-pied. +Intérieurement, ces canons affleuraient le fond. +Extérieurement, ils le dépassaient d’un demi-pied. Il y en avait vingt. Tout l’effet se produisait au-dehors. -Les mélanges fusants avaient été forcés d’avance dans chaque canon. +Les mélanges fusants avaient été forcés d’avance dans chaque canon. Cependant, le projectile se rapprochait visiblement de la Lune. -De ces deux influences, la résultante était une ligne qui deviendrait peut-être une tangente. +De ces deux influences, la résultante était une ligne qui deviendrait peut-être une tangente. La conversation fut mise sur ce sujet. -D’autres hommes auraient considéré la question au point de vue pratique. -Ils se seraient demandé où les entraînait leur wagon-projectile. -Ils cherchèrent la cause qui avait dû produire cet effet. -Ainsi nous avons déraillé ? dit Michel. -On aurait donc mal visé ? demanda Michel. -Je ne le crois pas, répondit Barbicane. -La perpendicularité du canon était rigoureuse, sa direction sur le zénith du lieu incontestable. -Or, la Lune passant au zénith, nous devions l’atteindre en plein. -Il y a une autre raison, mais elle m’échappe. +D’autres hommes auraient considéré la question au point de vue pratique. +Ils se seraient demandé où les entraînait leur wagon-projectile. +Ils cherchèrent la cause qui avait dû produire cet effet. +Ainsi nous avons déraillé ? dit Michel. +On aurait donc mal visé ? demanda Michel. +Je ne le crois pas, répondit Barbicane. +La perpendicularité du canon était rigoureuse, sa direction sur le zénith du lieu incontestable. +Or, la Lune passant au zénith, nous devions l’atteindre en plein. +Il y a une autre raison, mais elle m’échappe. N’arrivons-nous pas trop tard ? demanda Nicholl. Trop tard ? fit Barbicane. -D’accord, répondit Barbicane. -Or, nous sommes au cinq décembre. +D’accord, répondit Barbicane. +Or, nous sommes au cinq décembre. Pourquoi n’y arrivons-nous pas ? -Non ! cent fois non ! répliqua Barbicane. -Non ! il y a eu déviation. -Nous avons été déviés. +Non ! cent fois non ! répliqua Barbicane. +Non ! il y a eu déviation. +Nous avons été déviés. Par qui ? par quoi ? demanda Nicholl. -Je ne puis le dire, répondit Barbicane. +Je ne puis le dire, répondit Barbicane. Je ne donnerais pas un demi-dollar pour l’apprendre ! -Nous sommes déviés, voilà le fait. -Où allons-nous, peu m’importe ! +Nous sommes déviés, voilà le fait. +Où allons-nous, peu m’importe ! Nous le verrons bien. -Cette indifférence de Michel Ardan ne pouvait contenter Barbicane. -Non que celui-ci s’inquiétât de l’avenir ! +Cette indifférence de Michel Ardan ne pouvait contenter Barbicane. +Non que celui-ci s’inquiétât de l’avenir ! Nouvelle preuve qu’il n’y avait pas chute. -Les trois amis n’ayant rien de mieux à faire, continuèrent leurs observations. -Cependant, ils ne pouvaient encore déterminer les dispositions topographiques du satellite. +Les trois amis n’ayant rien de mieux à faire, continuèrent leurs observations. +Cependant, ils ne pouvaient encore déterminer les dispositions topographiques du satellite. Tous ces reliefs se nivelaient sous la projection des rayons solaires. -Ils regardèrent ainsi par les vitres latérales jusqu’à huit heures du soir. -Barbicane cherchait toujours la solution de son insoluble problème. -Les heures s’écoulaient sans résultat. -Maudite soit alors, s’écria Nicholl, la cause qui a fait dévier notre projectile ! +Ils regardèrent ainsi par les vitres latérales jusqu’à huit heures du soir. +Barbicane cherchait toujours la solution de son insoluble problème. +Les heures s’écoulaient sans résultat. +Maudite soit alors, s’écria Nicholl, la cause qui a fait dévier notre projectile ! Hein ! fit Michel Ardan. -Que voulez-vous dire ? s’écria Nicholl. -Mais il ne nous a pas même effleurés, répondit Michel. -Si peu ! s’écria Nicholl. -Barbicane avait évidemment trouvé la seule raison plausible de cette déviation. -C’était une fatalité. -C’était la question, la seule qui préoccupât maintenant les hardis voyageurs. -Quelques jours encore, et ils tomberaient asphyxiés dans ce boulet errant à l’aventure. -Cependant la forme oblongue de l’astre se dégageait déjà. -Cette altération des formes primitives du satellite ne fut sensible que pendant quelques instants. +Que voulez-vous dire ? s’écria Nicholl. +Mais il ne nous a pas même effleurés, répondit Michel. +Si peu ! s’écria Nicholl. +Barbicane avait évidemment trouvé la seule raison plausible de cette déviation. +C’était une fatalité. +C’était la question, la seule qui préoccupât maintenant les hardis voyageurs. +Quelques jours encore, et ils tomberaient asphyxiés dans ce boulet errant à l’aventure. +Cependant la forme oblongue de l’astre se dégageait déjà. +Cette altération des formes primitives du satellite ne fut sensible que pendant quelques instants. Il ne pouvait croire qu’il n’y arriverait pas. -Non ! il ne pouvait le croire, et il le répétait souvent. -Cela fut dit d’un ton qui enleva à Michel Ardan ses dernières espérances. -Telle était la Mappa selenographica de Beer et Mœdler que consultait Barbicane. -Cet hémisphère septentrional présentait de vastes plaines, accidentées de montagnes isolées. -À minuit, la Lune était pleine. -L’astre arrivait donc dans les conditions rigoureusement déterminées par l’Observatoire de Cambridge. -Il se trouvait mathématiquement à son périgée et au zénith du vingt-huitième parallèle. -Auraient-ils pu fermer les yeux, si près de ce monde nouveau ? -Tous leurs sentiments se concentraient dans une pensée unique : Voir ! -Leurs observations, reproduites par Barbicane, furent rigoureusement déterminées. +Non ! il ne pouvait le croire, et il le répétait souvent. +Cela fut dit d’un ton qui enleva à Michel Ardan ses dernières espérances. +Telle était la Mappa selenographica de Beer et Mœdler que consultait Barbicane. +Cet hémisphère septentrional présentait de vastes plaines, accidentées de montagnes isolées. +À minuit, la Lune était pleine. +L’astre arrivait donc dans les conditions rigoureusement déterminées par l’Observatoire de Cambridge. +Il se trouvait mathématiquement à son périgée et au zénith du vingt-huitième parallèle. +Auraient-ils pu fermer les yeux, si près de ce monde nouveau ? +Tous leurs sentiments se concentraient dans une pensée unique : Voir ! +Leurs observations, reproduites par Barbicane, furent rigoureusement déterminées. Pour les faire, ils avaient des lunettes. -Pour les contrôler, ils avaient des cartes. -Le premier observateur de la Lune fut Galilée. +Pour les contrôler, ils avaient des cartes. +Le premier observateur de la Lune fut Galilée. Son insuffisante lunette grossissait trente fois seulement. -Galilée ne dressa aucune carte de ses observations. -À ces monts et à ces étendues d’eau, il donna des dénominations terrestres. -Aussi ces noms ne furent-ils pas conservés. -Cet observateur fut le père Riccioli, contemporain d’Hévélius. -Il dressa une carte grossière et grosse d’erreurs. +Galilée ne dressa aucune carte de ses observations. +À ces monts et à ces étendues d’eau, il donna des dénominations terrestres. +Aussi ces noms ne furent-ils pas conservés. +Cet observateur fut le père Riccioli, contemporain d’Hévélius. +Il dressa une carte grossière et grosse d’erreurs. Telle est la nomenclature des diverses cartes relatives au monde lunaire. Elles devaient lui rendre plus facile son travail d’observateur. Elles grossissaient cent fois les objets. Avez-vous jamais vu la Lune ? -demandait ironiquement un professeur à l’un de ses élèves. -Combien n’ont même jamais examiné la carte de leur satellite ! -En regardant une mappemonde sélénographique, une particularité frappe tout d’abord. -Leurs côtes anguleuses, capricieuses, profondément déchiquetées, sont riches en golfes et en presqu’îles. -Vers le sud, les continents revêtent presque tout l’hémisphère. -Quant aux îles, elles sont nombreuses à la surface de la Lune. +demandait ironiquement un professeur à l’un de ses élèves. +Combien n’ont même jamais examiné la carte de leur satellite ! +En regardant une mappemonde sélénographique, une particularité frappe tout d’abord. +Leurs côtes anguleuses, capricieuses, profondément déchiquetées, sont riches en golfes et en presqu’îles. +Vers le sud, les continents revêtent presque tout l’hémisphère. +Quant aux îles, elles sont nombreuses à la surface de la Lune. Tout le relief lunaire est compris dans cette division. -Il est extraordinairement tourmenté. -Le disque lunaire est donc propice à l’étude des grands phénomènes géologiques. -Aux femmes, l’hémisphère de droite. -Aux hommes, l’hémisphère de gauche ! -Et quand il parlait ainsi, Michel faisait hausser les épaules à ses prosaïques compagnons. +Il est extraordinairement tourmenté. +Le disque lunaire est donc propice à l’étude des grands phénomènes géologiques. +Aux femmes, l’hémisphère de droite. +Aux hommes, l’hémisphère de gauche ! +Et quand il parlait ainsi, Michel faisait hausser les épaules à ses prosaïques compagnons. Cependant leur fantaisiste ami avait tant soit peu raison. Qu’on en juge. -Quelle succession étrange de noms ! +Quelle succession étrange de noms ! Ils apprenaient par cœur ce monde nouveau. -Ils en mesuraient les angles et les diamètres. -De son sein émergeaient les admirables montagnes rayonnantes de Képler et d’Aristarque. -Ce qui, d’ailleurs, était parfaitement indifférent au digne Michel. -Cependant, les sélénographes y ont déjà compté plus de cinquante mille cratères. -Michel Ardan bondit quand Barbicane prononça ce nom désobligeant. -Il était minuit et demi. -Néanmoins, procédons comme si ces travaux devaient servir un jour à nos semblables. -Ayons l’esprit libre de toute préoccupation. +Ils en mesuraient les angles et les diamètres. +De son sein émergeaient les admirables montagnes rayonnantes de Képler et d’Aristarque. +Ce qui, d’ailleurs, était parfaitement indifférent au digne Michel. +Cependant, les sélénographes y ont déjà compté plus de cinquante mille cratères. +Michel Ardan bondit quand Barbicane prononça ce nom désobligeant. +Il était minuit et demi. +Néanmoins, procédons comme si ces travaux devaient servir un jour à nos semblables. +Ayons l’esprit libre de toute préoccupation. Nous sommes des astronomes. -Ce boulet est un cabinet de l’Observatoire de Cambridge, transporté dans l’espace. +Ce boulet est un cabinet de l’Observatoire de Cambridge, transporté dans l’espace. Cependant, il n’en est rien. Voici la raison de cette anomalie. Que voyons-nous en ce moment ? demanda Michel. -La partie septentrionale de la Mer des Nuées, répondit Barbicane. -Nous sommes trop éloignés pour en reconnaître la nature. -N’affirmons rien avant d’être en droit d’affirmer. -Cette Mer des Nuées est assez douteusement délimitée sur les cartes. +La partie septentrionale de la Mer des Nuées, répondit Barbicane. +Nous sommes trop éloignés pour en reconnaître la nature. +N’affirmons rien avant d’être en droit d’affirmer. +Cette Mer des Nuées est assez douteusement délimitée sur les cartes. C’est ?... demanda Michel. -Barbicane put en reconnaître exactement les dispositions principales. -Sa circonvallation présentait un diamètre de vingt-deux lieues environ. -Et pourquoi cette disposition spéciale ? demanda Nicholl. -On ne sait, répondit Barbicane. -Quel splendide rayonnement, répétait Michel. +Barbicane put en reconnaître exactement les dispositions principales. +Sa circonvallation présentait un diamètre de vingt-deux lieues environ. +Et pourquoi cette disposition spéciale ? demanda Nicholl. +On ne sait, répondit Barbicane. +Quel splendide rayonnement, répétait Michel. J’imagine difficilement que l’on puisse voir un plus beau spectacle ! Eh bien, je dirai que c’est encore plus beau ! En ce moment, le projectile dominait le cirque perpendiculairement. -On distinguait même une double enceinte annulaire. -Quelques-uns offraient une largeur de trente kilomètres sur une longueur inévaluable. +On distinguait même une double enceinte annulaire. +Quelques-uns offraient une largeur de trente kilomètres sur une longueur inévaluable. Or, elles n’en projettent pas. -Oui, répondit Barbicane, Herschel a formulé une opinion, mais il n’osait l’affirmer. +Oui, répondit Barbicane, Herschel a formulé une opinion, mais il n’osait l’affirmer. Quelle est cette opinion ? -Cela peut être, mais rien n’est moins certain. -Il ne manque qu’un crochet pour les retirer un à un. -Sois donc sérieux ! dit Barbicane. -Soyons sérieux, répliqua tranquillement Michel, et au lieu de jonchets, mettons des ossements. -Aimes-tu mieux cette comparaison à grand effet ? -L’une vaut l’autre, répliqua Barbicane. -Diable ! tu es difficile ! répondit Michel. -Bien répondu, s’écria Michel. -Cela m’apprendra à raisonner avec des savants ! -Chaque minute déplaçait le paysage qui fuyait sous leurs yeux. +Cela peut être, mais rien n’est moins certain. +Il ne manque qu’un crochet pour les retirer un à un. +Sois donc sérieux ! dit Barbicane. +Soyons sérieux, répliqua tranquillement Michel, et au lieu de jonchets, mettons des ossements. +Aimes-tu mieux cette comparaison à grand effet ? +L’une vaut l’autre, répliqua Barbicane. +Diable ! tu es difficile ! répondit Michel. +Bien répondu, s’écria Michel. +Cela m’apprendra à raisonner avec des savants ! +Chaque minute déplaçait le paysage qui fuyait sous leurs yeux. Dans quelle intention ? demanda Nicholl. -Dans une intention bien naturelle ! répondit Barbicane. -Pas bêtes, les Sélénites ! dit Michel. -Singulière idée ! répondit Nicholl. -Mais si les Sélénites sont six fois plus petits ? répliqua Nicholl. -Et s’il n’y a pas de Sélénites ! +Dans une intention bien naturelle ! répondit Barbicane. +Pas bêtes, les Sélénites ! dit Michel. +Singulière idée ! répondit Nicholl. +Mais si les Sélénites sont six fois plus petits ? répliqua Nicholl. +Et s’il n’y a pas de Sélénites ! Ce qui termina la discussion. -Cette montagne séparait les Apennins des Karpathes. -Quelques-unes, cependant, occupent certaines portions de l’hémisphère sud. -Une hypothèse leur parut très-justifiée. -Leurs pentes méridionales s’abaissent brusquement vers l’immense Mer des Pluies. -Il semblait toujours impossible qu’il pût atteindre un point quelconque du disque. -Sa vitesse de translation, relativement médiocre, était inexplicable pour le président Barbicane. -Il y avait donc là un phénomène dont la raison échappait encore. +Cette montagne séparait les Apennins des Karpathes. +Quelques-unes, cependant, occupent certaines portions de l’hémisphère sud. +Une hypothèse leur parut très-justifiée. +Leurs pentes méridionales s’abaissent brusquement vers l’immense Mer des Pluies. +Il semblait toujours impossible qu’il pût atteindre un point quelconque du disque. +Sa vitesse de translation, relativement médiocre, était inexplicable pour le président Barbicane. +Il y avait donc là un phénomène dont la raison échappait encore. D’ailleurs, le temps manquait pour en chercher la cause. -Un aéronaute, transporté à cette distance de la Terre, que distinguerait-il à sa surface ? -Des colorations assez variées apparaissaient par larges plaques sur le disque. -Les sélénographes ne sont pas d’accord sur la nature de ces colorations. -Elles sont diverses et assez vivement tranchées. -Quelques grands cratères présentent aussi cette coloration. -Barbicane connaissait cette opinion du sélénographe allemand, opinion partagée par MMonsieur Beer et Mœdler. -Pour Barbicane, aucun doute n’existait à cet égard. -Il observait à travers le vide et ne pouvait commettre aucune erreur d’optique. -Il considéra le fait de ces colorations diverses comme acquis à la science. +Un aéronaute, transporté à cette distance de la Terre, que distinguerait-il à sa surface ? +Des colorations assez variées apparaissaient par larges plaques sur le disque. +Les sélénographes ne sont pas d’accord sur la nature de ces colorations. +Elles sont diverses et assez vivement tranchées. +Quelques grands cratères présentent aussi cette coloration. +Barbicane connaissait cette opinion du sélénographe allemand, opinion partagée par MMonsieur Beer et Mœdler. +Pour Barbicane, aucun doute n’existait à cet égard. +Il observait à travers le vide et ne pouvait commettre aucune erreur d’optique. +Il considéra le fait de ces colorations diverses comme acquis à la science. Il ne pouvait encore se prononcer. -Plus loin, il nota une teinte rougeâtre, très-suffisamment accusée. -C’était une succession de sillons lumineux très-différents du rayonnement que Copernic présentait naguère. -Ils s’allongeaient parallèlement les uns aux autres. -Des champs cultivés ? répondit Nicholl, haussant les épaules. -Labourés tout au moins, répliqua Michel Ardan. +Plus loin, il nota une teinte rougeâtre, très-suffisamment accusée. +C’était une succession de sillons lumineux très-différents du rayonnement que Copernic présentait naguère. +Ils s’allongeaient parallèlement les uns aux autres. +Des champs cultivés ? répondit Nicholl, haussant les épaules. +Labourés tout au moins, répliqua Michel Ardan. Ce ne sont pas des sillons, dit Barbicane, ce sont des rainures. -Va pour des rainures, répondit docilement Michel. +Va pour des rainures, répondit docilement Michel. Seulement qu’entend-on par des rainures dans le monde scientifique ? -Barbicane apprit aussitôt à son compagnon ce qu’il savait des rainures lunaires. -Il remarqua que leurs bords étaient formés de pentes extrêmement raides. -De ces diverses rainures les unes étaient absolument droites et comme tirées au cordeau. -D’autres présentaient une légère courbure tout en maintenant le parallélisme de leurs bords. -Celles-ci s’entrecroisaient ; celles-là coupaient des cratères. -Ces accidents naturels durent nécessairement exercer l’imagination des astronomes terrestres. -Les premières observations ne les avaient pas découvertes, ces rainures. -Ni Hévélius, ni Cassini, ni La Hire, ni Herschel ne paraissent les avoir connues. -D’autres suivirent qui les étudièrent, tels que Pastorff, Gruithuysen, Beer et Mœdler. -Aujourd’hui leur nombre s’élève à soixante-dix. -Mais si on les a comptées, on n’a pas encore déterminé leur nature. -Pourquoi, dit-il, ces inexplicables apparences ne seraient-elles pas tout simplement des phénomènes de végétation ? +Barbicane apprit aussitôt à son compagnon ce qu’il savait des rainures lunaires. +Il remarqua que leurs bords étaient formés de pentes extrêmement raides. +De ces diverses rainures les unes étaient absolument droites et comme tirées au cordeau. +D’autres présentaient une légère courbure tout en maintenant le parallélisme de leurs bords. +Celles-ci s’entrecroisaient ; celles-là coupaient des cratères. +Ces accidents naturels durent nécessairement exercer l’imagination des astronomes terrestres. +Les premières observations ne les avaient pas découvertes, ces rainures. +Ni Hévélius, ni Cassini, ni La Hire, ni Herschel ne paraissent les avoir connues. +D’autres suivirent qui les étudièrent, tels que Pastorff, Gruithuysen, Beer et Mœdler. +Aujourd’hui leur nombre s’élève à soixante-dix. +Mais si on les a comptées, on n’a pas encore déterminé leur nature. +Pourquoi, dit-il, ces inexplicables apparences ne seraient-elles pas tout simplement des phénomènes de végétation ? Comment l’entends-tu ? demanda vivement Barbicane. -Ne t’emporte pas, mon digne président, répondit Michel. -Tu tiens donc bien à ta végétation ? dit Barbicane. +Ne t’emporte pas, mon digne président, répondit Michel. +Tu tiens donc bien à ta végétation ? dit Barbicane. Et par quelle raison ? -Ton explication est ingénieuse, mon cher compagnon, répondit Barbicane, mais elle est inadmissible. -À quelle origine rapporter ces rainures ? -Question difficile à résoudre. -Cependant, cette solution lui échappait encore. +Ton explication est ingénieuse, mon cher compagnon, répondit Barbicane, mais elle est inadmissible. +À quelle origine rapporter ces rainures ? +Question difficile à résoudre. +Cependant, cette solution lui échappait encore. Pas un ouvrage ne trahissait la main de l’homme. Pas une ruine n’attestait son passage. -Nulle part le mouvement, nulle part une apparence de végétation. -Non, répondit Nicholl, jusqu’ici. +Nulle part le mouvement, nulle part une apparence de végétation. +Non, répondit Nicholl, jusqu’ici. Pas un homme, pas un animal, pas un arbre. -Cette coloration noire se rencontre rarement à la surface du satellite. -Son cirque est long de quatre-vingt-douze kilomètres et large de soixante et un. +Cette coloration noire se rencontre rarement à la surface du satellite. +Son cirque est long de quatre-vingt-douze kilomètres et large de soixante et un. Barbicane regretta de ne point passer perpendiculairement au-dessus de sa vaste ouverture. -Il y avait là un abîme à sonder, peut-être quelque mystérieux phénomène à surprendre. -Mais la marche du projectile ne pouvait être modifiée. +Il y avait là un abîme à sonder, peut-être quelque mystérieux phénomène à surprendre. +Mais la marche du projectile ne pouvait être modifiée. Il fallait rigoureusement la subir. -Cette partie du disque, à partir du soixantième degré, devenait absolument montagneuse. -Toute cette région était hérissée de pics et de cirques. -Alors, le disque, vu de cette distance, offrait un aspect extrêmement bizarre. -Leurs yeux étaient déroutés. +Cette partie du disque, à partir du soixantième degré, devenait absolument montagneuse. +Toute cette région était hérissée de pics et de cirques. +Alors, le disque, vu de cette distance, offrait un aspect extrêmement bizarre. +Leurs yeux étaient déroutés. Ils ne saisissaient plus la distance respective des divers plans. -Des taches d’encre sur une page blanche, c’était tout. -Il semblait que la Lune pût être touchée avec la main. -Michel Ardan voulait ouvrir un des hublots et se précipiter vers la surface lunaire. +Des taches d’encre sur une page blanche, c’était tout. +Il semblait que la Lune pût être touchée avec la main. +Michel Ardan voulait ouvrir un des hublots et se précipiter vers la surface lunaire. Une chute de douze lieues ! Il n’y regardait pas. -En ce moment, à six heures, le pôle lunaire apparaissait. +En ce moment, à six heures, le pôle lunaire apparaissait. Fondue, disparue, la Lune ! -s’était écrié Michel Ardan tout ébahi. +s’était écrié Michel Ardan tout ébahi. En effet, ni un reflet, ni une ombre. -Rien n’apparaissait plus de ce disque naguère éblouissant. -L’obscurité était complète et rendue plus profonde encore par le rayonnement des étoiles. -À l’intérieur, l’obscurité était donc complète. +Rien n’apparaissait plus de ce disque naguère éblouissant. +L’obscurité était complète et rendue plus profonde encore par le rayonnement des étoiles. +À l’intérieur, l’obscurité était donc complète. On ne se voyait plus. -De là, nécessité de dissiper ces ténèbres. +De là, nécessité de dissiper ces ténèbres. N’accusons pas le Soleil, reprit Nicholl. C’est le Soleil ! reprenait Michel. C’est la Lune ! -Bon ! répondit Michel Ardan, puisque l’affaire est arrangée, déjeunons. -Après une nuit entière d’observations, il convient de se refaire un peu. +Bon ! répondit Michel Ardan, puisque l’affaire est arrangée, déjeunons. +Après une nuit entière d’observations, il convient de se refaire un peu. Cette proposition ne trouva pas de contradicteurs. -On ferait le voyage rien que pour aller voir la Lune ! répondit Michel. -Belle phrase ! dit Michel Ardan, un peu académique peut-être. +On ferait le voyage rien que pour aller voir la Lune ! répondit Michel. +Belle phrase ! dit Michel Ardan, un peu académique peut-être. Je dis cela pour vous, Nicholl, parce que Michel ne comprendra probablement pas. -Très-juste, répondit Nicholl. +Très-juste, répondit Nicholl. Au contraire..., reprit Barbicane. Un instant, dit Michel en interrompant son grave compagnon. -Je demande à continuer l’explication. +Je demande à continuer l’explication. Pour prouver que j’ai compris. Va, fit Barbicane en souriant. -Bien dit ! s’écria Barbicane. +Bien dit ! s’écria Barbicane. Sais-tu, Michel, que pour un artiste, tu es intelligent ? -Oui, répondit négligemment Michel, nous sommes tous comme cela sur le boulevard des Italiens ! -Oui, répondit Barbicane, mais pas tout entier. -D’où vient cette oscillation ? -N’importe, répondit Michel, si nous devenons jamais Sélénites, nous habiterons la face visible. -J’aime la lumière, moi ! -Ça, c’est une considération », répondit simplement Michel. -Cependant le déjeuner terminé, les observateurs avaient repris leur poste. -Mais pas un atome lumineux ne traversait cette obscurité. -Un fait inexplicable préoccupait Barbicane. -Le projectile était soumis à une influence étrangère ? -Un corps quelconque le maintenait-il donc dans l’éther ? -Il était évident, désormais, qu’il n’atteindrait aucun point de la Lune. -S’éloignait-il, se rapprochait-il du disque ? -Était-il emporté dans cette nuit profonde à travers l’infini ? -Comment le savoir, comment le calculer au milieu de ces ténèbres ? -Toutes ces questions inquiétaient Barbicane, mais il ne pouvait les résoudre. -Si quelque bruit se produisait à sa surface, ils ne pouvaient l’entendre. -Il y avait là de quoi agacer de plus patients observateurs, on en conviendra. -C’était précisément cet hémisphère inconnu qui se dérobait à leurs yeux ! -Dans quinze jours, où serait le projectile ? -Où les hasards des attractions l’auraient-ils entraîné ? +Oui, répondit négligemment Michel, nous sommes tous comme cela sur le boulevard des Italiens ! +Oui, répondit Barbicane, mais pas tout entier. +D’où vient cette oscillation ? +N’importe, répondit Michel, si nous devenons jamais Sélénites, nous habiterons la face visible. +J’aime la lumière, moi ! +Ça, c’est une considération », répondit simplement Michel. +Cependant le déjeuner terminé, les observateurs avaient repris leur poste. +Mais pas un atome lumineux ne traversait cette obscurité. +Un fait inexplicable préoccupait Barbicane. +Le projectile était soumis à une influence étrangère ? +Un corps quelconque le maintenait-il donc dans l’éther ? +Il était évident, désormais, qu’il n’atteindrait aucun point de la Lune. +S’éloignait-il, se rapprochait-il du disque ? +Était-il emporté dans cette nuit profonde à travers l’infini ? +Comment le savoir, comment le calculer au milieu de ces ténèbres ? +Toutes ces questions inquiétaient Barbicane, mais il ne pouvait les résoudre. +Si quelque bruit se produisait à sa surface, ils ne pouvaient l’entendre. +Il y avait là de quoi agacer de plus patients observateurs, on en conviendra. +C’était précisément cet hémisphère inconnu qui se dérobait à leurs yeux ! +Dans quinze jours, où serait le projectile ? +Où les hasards des attractions l’auraient-ils entraîné ? Qui pouvait le dire ? -On pouvait donc préjuger la même nature, un même monde, aride et mort. -Et cependant, si l’atmosphère s’est réfugiée sur cette face ? -Si, avec l’air, l’eau a donné la vie à ces continents régénérés ? -Si la végétation y persiste encore ? +On pouvait donc préjuger la même nature, un même monde, aride et mort. +Et cependant, si l’atmosphère s’est réfugiée sur cette face ? +Si, avec l’air, l’eau a donné la vie à ces continents régénérés ? +Si la végétation y persiste encore ? Si les animaux peuplent ces continents et ces mers ? -Si l’homme, dans ces conditions d’habitabilité, y vit toujours ? -Que de questions il eût été intéressant de résoudre ! -Que de solutions on eût tirées de la contemplation de cet hémisphère ! -Toute observation du disque lunaire était interdite. -Ces diamants incrustés dans la voûte céleste jetaient des feux superbes. -Mais une sensation pénible les arracha enfin à leur contemplation. -La température basse du boulet n’était plus supportable. -Ses hôtes eussent été gelés vivants. -Quelle diversité, au moins dans la température ! -Mais, demanda Nicholl, quelle est la température extérieure ? -Précisément celle des espaces planétaires, répondit Barbicane. -En tout cas, il fait froid ! répondit Michel. -Voyez l’humidité intérieure se condenser sur la vitre des hublots. -Préparons un thermomètre », dit Barbicane. +Si l’homme, dans ces conditions d’habitabilité, y vit toujours ? +Que de questions il eût été intéressant de résoudre ! +Que de solutions on eût tirées de la contemplation de cet hémisphère ! +Toute observation du disque lunaire était interdite. +Ces diamants incrustés dans la voûte céleste jetaient des feux superbes. +Mais une sensation pénible les arracha enfin à leur contemplation. +La température basse du boulet n’était plus supportable. +Ses hôtes eussent été gelés vivants. +Quelle diversité, au moins dans la température ! +Mais, demanda Nicholl, quelle est la température extérieure ? +Précisément celle des espaces planétaires, répondit Barbicane. +En tout cas, il fait froid ! répondit Michel. +Voyez l’humidité intérieure se condenser sur la vitre des hublots. +Préparons un thermomètre », dit Barbicane. Comment nous y prendrons-nous ? demanda Nicholl. -Rien n’est plus facile, répondit Michel Ardan, qui n’était jamais embarrassé. +Rien n’est plus facile, répondit Michel Ardan, qui n’était jamais embarrassé. Avec la main ? demanda Barbicane. -Avec la main, répondit Michel. -Or, l’obscurité nous empêche de vérifier s’ils flottent encore autour de nous. +Avec la main, répondit Michel. +Or, l’obscurité nous empêche de vérifier s’ils flottent encore autour de nous. Les conseils de Barbicane furent suivis. -Puis, après ce temps, le thermomètre fut rapidement retiré. +Puis, après ce temps, le thermomètre fut rapidement retiré. Monsieur Pouillet avait raison contre Fourier. -Telle était la redoutable température de l’espace sidéral ! -Eux, au contraire, ils n’avaient aucune action sur leur véhicule. -Toute manœuvre leur était interdite. -De là cette disposition à laisser faire, à « laisser courir », suivant l’expression maritime. -Quant à la distance qui les en séparait, il était impossible de l’évaluer. -Cependant, répondit Michel, si nous en approchons assez près... -De même pour notre projectile. -Il peut s’approcher très-près de la Lune, et cependant n’y point tomber. -Je ne vois que deux hypothèses, répondit Barbicane après quelques instants de réflexion. +Telle était la redoutable température de l’espace sidéral ! +Eux, au contraire, ils n’avaient aucune action sur leur véhicule. +Toute manœuvre leur était interdite. +De là cette disposition à laisser faire, à « laisser courir », suivant l’expression maritime. +Quant à la distance qui les en séparait, il était impossible de l’évaluer. +Cependant, répondit Michel, si nous en approchons assez près... +De même pour notre projectile. +Il peut s’approcher très-près de la Lune, et cependant n’y point tomber. +Je ne vois que deux hypothèses, répondit Barbicane après quelques instants de réflexion. Oui, dit Nicholl, il s’en ira suivant une parabole ou suivant une hyperbole. -En effet, répondit Barbicane. -J’aime ces grands mots, s’écria Michel Ardan. +En effet, répondit Barbicane. +J’aime ces grands mots, s’écria Michel Ardan. On sait tout de suite ce que cela veut dire. -Et qu’est-ce que c’est que votre parabole, s’il vous plaît ? +Et qu’est-ce que c’est que votre parabole, s’il vous plaît ? Ah ! ah ! fit Michel d’un ton satisfait. Et l’hyperbole ? demanda Michel. Alors retiens bien ceci, capitaine Nicholl. Nicholl et Barbicane se souciaient peu des plaisanteries de Michel Ardan. -Ils s’étaient lancés dans une discussion scientifique. -Quelle serait la courbe suivie par le projectile, voilà ce qui les passionnait. +Ils s’étaient lancés dans une discussion scientifique. +Quelle serait la courbe suivie par le projectile, voilà ce qui les passionnait. L’un tenait pour l’hyperbole, l’autre pour la parabole. -Ils se donnaient des raisons hérissées d’x. -Leurs arguments étaient présentés dans un langage qui faisait bondir Michel. -Je veux savoir, moi, la seule chose intéressante dans cette affaire. +Ils se donnaient des raisons hérissées d’x. +Leurs arguments étaient présentés dans un langage qui faisait bondir Michel. +Je veux savoir, moi, la seule chose intéressante dans cette affaire. Nous suivrons l’une ou l’autre de vos courbes. -Mais où nous ramèneront-elles ? -Nulle part, répondit Nicholl. -Ce sont des courbes non fermées, qui se prolongent à l’infini ! -Ah ! savants ! s’écria Michel, je vous porte dans mon cœur ! -Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de sourire. +Mais où nous ramèneront-elles ? +Nulle part, répondit Nicholl. +Ce sont des courbes non fermées, qui se prolongent à l’infini ! +Ah ! savants ! s’écria Michel, je vous porte dans mon cœur ! +Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de sourire. Ils venaient de faire « de l’art pour l’art ! -Jamais question plus oiseuse n’avait été traitée dans un moment plus inopportun. -Or, qu’arriverait-il à ces hardis voyageurs dans un avenir très-prochain ? -Rigoureusement, ils pouvaient se passer de sa lumière, non de sa chaleur. -Cependant, les observations étaient devenues très-difficiles à travers les hublots. -Il fallait détruire cette opacité du verre par des frottements réitérés. -Toutefois, on put constater certains phénomènes du plus haut intérêt. +Jamais question plus oiseuse n’avait été traitée dans un moment plus inopportun. +Or, qu’arriverait-il à ces hardis voyageurs dans un avenir très-prochain ? +Rigoureusement, ils pouvaient se passer de sa lumière, non de sa chaleur. +Cependant, les observations étaient devenues très-difficiles à travers les hublots. +Il fallait détruire cette opacité du verre par des frottements réitérés. +Toutefois, on put constater certains phénomènes du plus haut intérêt. Mais jusqu’alors, le disque demeurait muet et sombre. -Il ne répondait pas aux interrogations multiples que lui posaient ces esprits ardents. -En effet, répondit Nicholl, cette circonstance serait plus favorable. -Bien dit, Nicholl, répliqua Michel Ardan. +Il ne répondait pas aux interrogations multiples que lui posaient ces esprits ardents. +En effet, répondit Nicholl, cette circonstance serait plus favorable. +Bien dit, Nicholl, répliqua Michel Ardan. Qu’en penses-tu, Barbicane ? -Notre première installation ne se fût-elle pas faite dans des circonstances meilleures ? -Donc, cette époque de la Pleine-Lune était heureusement choisie. -À cela, rien à répondre, dit Michel Ardan. -Voilà pourtant une belle occasion manquée d’observer l’autre côté de la Lune ! +Notre première installation ne se fût-elle pas faite dans des circonstances meilleures ? +Donc, cette époque de la Pleine-Lune était heureusement choisie. +À cela, rien à répondre, dit Michel Ardan. +Voilà pourtant une belle occasion manquée d’observer l’autre côté de la Lune ! Barbicane ne pouvait le dire. -L’attraction, c’est-à-dire la pesanteur, avait amené cette modification. -Les voyageurs allaient-ils enfin atteindre ce but tant désiré ? -Ce point ne pouvait être confondu avec une étoile. -Ce monde n’est donc pas encore tout à fait éteint. -Que serait-ce en effet si ce n’était un volcan ? +L’attraction, c’est-à-dire la pesanteur, avait amené cette modification. +Les voyageurs allaient-ils enfin atteindre ce but tant désiré ? +Ce point ne pouvait être confondu avec une étoile. +Ce monde n’est donc pas encore tout à fait éteint. +Que serait-ce en effet si ce n’était un volcan ? Mais alors, dit Michel Ardan, pour entretenir cette combustion, il faut de l’air. -Donc, une atmosphère enveloppe cette partie de la Lune. -Peut-être, répondit Barbicane, mais non pas nécessairement. -Ne nous hâtons donc pas d’affirmer l’existence d’une atmosphère lunaire. -Il ne put donc en déterminer plus exactement la nature. -Une demi-heure après avoir été signalé, ce point lumineux disparaissait derrière le sombre horizon. -Cependant la constatation de ce phénomène était un fait considérable dans les études sélénographiques. -Barbicane se laissait entraîner par ses réflexions. -Cette masse, de forme circulaire, jetait une lumière telle qu’elle emplissait le projectile. -Mille diables ! s’écria Michel Ardan, mais nous sommes hideux ! +Donc, une atmosphère enveloppe cette partie de la Lune. +Peut-être, répondit Barbicane, mais non pas nécessairement. +Ne nous hâtons donc pas d’affirmer l’existence d’une atmosphère lunaire. +Il ne put donc en déterminer plus exactement la nature. +Une demi-heure après avoir été signalé, ce point lumineux disparaissait derrière le sombre horizon. +Cependant la constatation de ce phénomène était un fait considérable dans les études sélénographiques. +Barbicane se laissait entraîner par ses réflexions. +Cette masse, de forme circulaire, jetait une lumière telle qu’elle emplissait le projectile. +Mille diables ! s’écria Michel Ardan, mais nous sommes hideux ! Qu’est-ce que cette Lune malencontreuse ? -Un bolide, répondit Barbicane. -Un bolide enflammé, dans le vide ? -Ce globe de feu était un bolide, en effet. +Un bolide, répondit Barbicane. +Un bolide enflammé, dans le vide ? +Ce globe de feu était un bolide, en effet. Barbicane ne se trompait pas. -Ces corps errants portent en eux-mêmes le principe de leur incandescence. -L’air ambiant n’est pas nécessaire à leur déflagration. +Ces corps errants portent en eux-mêmes le principe de leur incandescence. +L’air ambiant n’est pas nécessaire à leur déflagration. Il coupait la route du projectile et devait l’atteindre en quelques minutes. -En s’approchant, il grossissait dans une proportion énorme. +En s’approchant, il grossissait dans une proportion énorme. Que l’on s’imagine, si l’on peut, la situation des voyageurs. -Il est impossible de la décrire. -Il semblait se précipiter vers un abîme de feu. -Nicholl avait poussé un cri. -Ses compagnons et lui s’étaient précipités à la vitre des hublots. +Il est impossible de la décrire. +Il semblait se précipiter vers un abîme de feu. +Nicholl avait poussé un cri. +Ses compagnons et lui s’étaient précipités à la vitre des hublots. Des milliers de fragments lumineux allumaient et rayaient l’espace de leurs feux. -Toutes les grosseurs, toutes les couleurs, toutes s’y mêlaient. -C’étaient des irradiations jaunes, jaunâtres, rouges, vertes, grises, une couronne d’artifices multicolores. -Sa vitre de gauche fut même fendue par un choc violent. -Que distinguèrent-ils à cette distance qu’ils ne pouvaient évaluer ? -Était-ce une illusion, une erreur des yeux, une tromperie de l’optique ? -Pouvaient-ils donner une affirmation scientifique à cette observation si superficiellement obtenue ? -Le projectile venait d’échapper à un danger terrible, danger bien imprévu. -Qui eût imaginé une telle rencontre de bolides ? -Ces corps errants pouvaient susciter aux voyageurs de sérieux périls. +Toutes les grosseurs, toutes les couleurs, toutes s’y mêlaient. +C’étaient des irradiations jaunes, jaunâtres, rouges, vertes, grises, une couronne d’artifices multicolores. +Sa vitre de gauche fut même fendue par un choc violent. +Que distinguèrent-ils à cette distance qu’ils ne pouvaient évaluer ? +Était-ce une illusion, une erreur des yeux, une tromperie de l’optique ? +Pouvaient-ils donner une affirmation scientifique à cette observation si superficiellement obtenue ? +Le projectile venait d’échapper à un danger terrible, danger bien imprévu. +Qui eût imaginé une telle rencontre de bolides ? +Ces corps errants pouvaient susciter aux voyageurs de sérieux périls. Mais se plaignaient-ils, ces aventuriers de l’espace ? -Dans cette rapide éclaircie, des continents, des mers, des forêts leur étaient apparus. -L’atmosphère apportait donc à cette face inconnue ses molécules vivifiantes ? -Questions encore insolubles, éternellement posées devant la curiosité humaine ! -Il était alors trois heures et demie du soir. +Dans cette rapide éclaircie, des continents, des mers, des forêts leur étaient apparus. +L’atmosphère apportait donc à cette face inconnue ses molécules vivifiantes ? +Questions encore insolubles, éternellement posées devant la curiosité humaine ! +Il était alors trois heures et demie du soir. Le boulet suivait sa direction curviligne autour de la Lune. -Sa trajectoire avait-elle été encore une fois modifiée par le météore ? +Sa trajectoire avait-elle été encore une fois modifiée par le météore ? On pouvait le craindre. -Barbicane inclinait à croire que cette courbe serait plutôt une parabole qu’une hyperbole. +Barbicane inclinait à croire que cette courbe serait plutôt une parabole qu’une hyperbole. Or, jusqu’ici, le projectile flottait dans cette ombre profonde. -Aucun des voyageurs ne pensait à prendre un instant de repos. -On eût dit une succession de pitons aigus, se profilant comme une ligne tremblée. -Ils s’éclairaient assez vivement. +Aucun des voyageurs ne pensait à prendre un instant de repos. +On eût dit une succession de pitons aigus, se profilant comme une ligne tremblée. +Ils s’éclairaient assez vivement. On ne pouvait s’y tromper. -Pas davantage, d’un volcan en éruption. -Aussi Barbicane n’hésita-t-il pas à se prononcer. -Le Soleil ! s’écria-t-il. -Quoi ! le Soleil ! répondirent Nicholl et Michel Ardan. -Nous approchons évidemment du pôle sud ! -Après avoir passé par le pôle nord, répondit Michel. +Pas davantage, d’un volcan en éruption. +Aussi Barbicane n’hésita-t-il pas à se prononcer. +Le Soleil ! s’écria-t-il. +Quoi ! le Soleil ! répondirent Nicholl et Michel Ardan. +Nous approchons évidemment du pôle sud ! +Après avoir passé par le pôle nord, répondit Michel. Nous avons donc fait le tour de notre satellite ! Oui, mon brave Michel. -Alors, plus d’hyperboles, plus de paraboles, plus de courbes ouvertes à craindre ! -Non, mais une courbe fermée. +Alors, plus d’hyperboles, plus de paraboles, plus de courbes ouvertes à craindre ! +Non, mais une courbe fermée. Et qu’il en deviendra le satellite. -Lune de Lune ! s’écria Michel Ardan. -Oui, mais d’une autre manière, et bien autrement plaisante ! -répondit l’insouciant Français avec son plus aimable sourire. -Le président Barbicane avait raison. -Ses compagnons et lui allaient revoir la face éclairée du disque lunaire. -Toutes les montagnes de l’hémisphère visible ont été mesurées avec une parfaite exactitude. -On s’étonnera peut-être de cette perfection, et cependant, ces méthodes hypsométriques sont rigoureuses. -Hévélius rabaissa singulièrement ces chiffres, que Riccioli doubla au contraire. -Ces mesures étaient exagérées de part et d’autre. -Herschel, armé d’instruments perfectionnés, se rapprocha davantage de la vérité hypsométrique. +Lune de Lune ! s’écria Michel Ardan. +Oui, mais d’une autre manière, et bien autrement plaisante ! +répondit l’insouciant Français avec son plus aimable sourire. +Le président Barbicane avait raison. +Ses compagnons et lui allaient revoir la face éclairée du disque lunaire. +Toutes les montagnes de l’hémisphère visible ont été mesurées avec une parfaite exactitude. +On s’étonnera peut-être de cette perfection, et cependant, ces méthodes hypsométriques sont rigoureuses. +Hévélius rabaissa singulièrement ces chiffres, que Riccioli doubla au contraire. +Ces mesures étaient exagérées de part et d’autre. +Herschel, armé d’instruments perfectionnés, se rapprocha davantage de la vérité hypsométrique. Mais il faut la chercher, finalement, dans les rapports des observateurs modernes. -Mais une remarque doit être faite. -Or, la plus élevée n’a pas neuf kilomètres. -Distance égale à celle dont il s’était approché du pôle nord. +Mais une remarque doit être faite. +Or, la plus élevée n’a pas neuf kilomètres. +Distance égale à celle dont il s’était approché du pôle nord. La courbe elliptique se dessinait donc rigoureusement. En ce moment, les voyageurs rentraient dans ce bienfaisant effluve des rayons solaires. -L’astre radieux fut salué d’un triple hurrah. -Les vitres reprirent leur transparence accoutumée. +L’astre radieux fut salué d’un triple hurrah. +Les vitres reprirent leur transparence accoutumée. Leur couche de glace se fondit comme par enchantement. -Aussitôt, par mesure d’économie, le gaz fut éteint. -Seul, l’appareil à air dut en consommer sa quantité habituelle. +Aussitôt, par mesure d’économie, le gaz fut éteint. +Seul, l’appareil à air dut en consommer sa quantité habituelle. Ah ! fit Nicholl, c’est bon, ces rayons de chaleur ! -Mais, noyée dans l’irradiation du Soleil, elle demeurait absolument invisible. -Avec plus de certitude que l’illustre astronome romain, Barbicane put reconnaître leur nature. -Ce sont des neiges ! s’écria-t-il. -Des neiges ? répéta Nicholl. -Oui, Nicholl, des neiges dont la surface est glacée profondément. -Voyez comme elle réfléchit les rayons lumineux. -Des laves refroidies ne donneraient pas une réflexion aussi intense. -Si peu que l’on voudra, mais le fait ne peut plus être contesté ! -Non, il ne pouvait l’être ! -Ces deux chaînes sont les seules qui se rencontrent dans la région des cirques. +Mais, noyée dans l’irradiation du Soleil, elle demeurait absolument invisible. +Avec plus de certitude que l’illustre astronome romain, Barbicane put reconnaître leur nature. +Ce sont des neiges ! s’écria-t-il. +Des neiges ? répéta Nicholl. +Oui, Nicholl, des neiges dont la surface est glacée profondément. +Voyez comme elle réfléchit les rayons lumineux. +Des laves refroidies ne donneraient pas une réflexion aussi intense. +Si peu que l’on voudra, mais le fait ne peut plus être contesté ! +Non, il ne pouvait l’être ! +Ces deux chaînes sont les seules qui se rencontrent dans la région des cirques. Elles avaient le mouvement, mais le fracas leur manquait encore. -Même agrégation circulaire, mêmes ressauts du sol. -Cependant on pouvait penser que leurs dispositions ne devaient pas être analogues. -Or, cela n’était pas. -Elle ne devait rien aux forces étrangères. -Michel Ardan, avec son ardeur accoutumée, soutenait « l’évidence » de sa forteresse. -Les moments étaient trop précieux pour les sacrifier à une discussion oiseuse. -La cité sélénite, prétendue ou non, avait déjà disparu dans l’éloignement. -Seuls les reliefs, les cratères, les plaines, résistaient et découpaient nettement leurs lignes terminales. +Même agrégation circulaire, mêmes ressauts du sol. +Cependant on pouvait penser que leurs dispositions ne devaient pas être analogues. +Or, cela n’était pas. +Elle ne devait rien aux forces étrangères. +Michel Ardan, avec son ardeur accoutumée, soutenait « l’évidence » de sa forteresse. +Les moments étaient trop précieux pour les sacrifier à une discussion oiseuse. +La cité sélénite, prétendue ou non, avait déjà disparu dans l’éloignement. +Seuls les reliefs, les cratères, les plaines, résistaient et découpaient nettement leurs lignes terminales. Les mythologistes en eussent fait, avec raison, la bouche de leur enfer. -Je ne dis pas non », répondit Michel Ardan. -Sa hauteur est estimée à sept mille quatre-vingt-onze mètres. +Je ne dis pas non », répondit Michel Ardan. +Sa hauteur est estimée à sept mille quatre-vingt-onze mètres. Quelle est donc sa largeur ? demanda Nicholl. -Elle est de deux cent vingt-sept kilomètres, répondit Barbicane. -Quel spectacle prodigieux alors, et maintenant quelle déchéance ! +Elle est de deux cent vingt-sept kilomètres, répondit Barbicane. +Quel spectacle prodigieux alors, et maintenant quelle déchéance ! Qui pourrait dire la cause, la raison, la justification de ces cataclysmes ? -Barbicane n’écoutait pas Michel Ardan. -Autour, la plaine avait un aspect désolé. -Le satellite semblait avoir éclaté en cet endroit. -Le projectile s’avançait toujours, et ce chaos ne se modifiait pas. -Les cirques, les cratères, les montagnes éboulées, se succédaient incessamment. +Barbicane n’écoutait pas Michel Ardan. +Autour, la plaine avait un aspect désolé. +Le satellite semblait avoir éclaté en cet endroit. +Le projectile s’avançait toujours, et ce chaos ne se modifiait pas. +Les cirques, les cratères, les montagnes éboulées, se succédaient incessamment. Plus de plaines, plus de mers. -Une Suisse, une Norwège interminables. -Puis, muets, émettant à peine quelques interjections admiratives, ils regardèrent, ils contemplèrent. -Tycho appartient au système des montagnes rayonnantes, comme Aristarque et Copernic. -Son centre est occupé par un cratère large de quatre-vingt-sept kilomètres. +Une Suisse, une Norwège interminables. +Puis, muets, émettant à peine quelques interjections admiratives, ils regardèrent, ils contemplèrent. +Tycho appartient au système des montagnes rayonnantes, comme Aristarque et Copernic. +Son centre est occupé par un cratère large de quatre-vingt-sept kilomètres. En effet, c’est en Pleine-Lune que Tycho se montre dans toute sa splendeur. -Aucun système de castramétation terrestre n’était comparable à cette fortification naturelle. -Une ville, bâtie au fond de la cavité circulaire, eût été absolument inaccessible. -Inaccessible et merveilleusement étendue sur ce sol accidenté de ressauts pittoresques ! -Le tout dominé par une montagne centrale de quinze cents pieds. -Vaste circuit, où la Rome antique eût tenu dix fois tout entière ! -Cité tranquille, refuge paisible, placé en dehors de toutes les misères humaines ! +Aucun système de castramétation terrestre n’était comparable à cette fortification naturelle. +Une ville, bâtie au fond de la cavité circulaire, eût été absolument inaccessible. +Inaccessible et merveilleusement étendue sur ce sol accidenté de ressauts pittoresques ! +Le tout dominé par une montagne centrale de quinze cents pieds. +Vaste circuit, où la Rome antique eût tenu dix fois tout entière ! +Cité tranquille, refuge paisible, placé en dehors de toutes les misères humaines ! Ce serait trop petit pour eux ! -Cependant, le projectile avait dépassé l’enceinte de Tycho. -Qu’était cette rayonnante auréole ? -Quel phénomène géologique avait dessiné cette chevelure ardente ? -Cette question préoccupait à bon droit Barbicane. -Tous partaient d’un centre commun, le cratère de Tycho. -Ils émanaient de lui. -Bon ! répliqua Barbicane en souriant. -Ah ! les comètes ! s’écria Barbicane, en abuse-t-on ! -Mon brave Michel, ton explication n’est pas mauvaise, mais ta comète est inutile. -Va pour une concentration, quelque chose comme une colique lunaire, répondit Michel Ardan. +Cependant, le projectile avait dépassé l’enceinte de Tycho. +Qu’était cette rayonnante auréole ? +Quel phénomène géologique avait dessiné cette chevelure ardente ? +Cette question préoccupait à bon droit Barbicane. +Tous partaient d’un centre commun, le cratère de Tycho. +Ils émanaient de lui. +Bon ! répliqua Barbicane en souriant. +Ah ! les comètes ! s’écria Barbicane, en abuse-t-on ! +Mon brave Michel, ton explication n’est pas mauvaise, mais ta comète est inutile. +Va pour une concentration, quelque chose comme une colique lunaire, répondit Michel Ardan. Ce Nasmyth n’est point un sot ! -Ils étaient donc subitement passés d’un froid considérable à une chaleur intense. -La nature les préparait ainsi à devenir Sélénites. -Cette idée ramena encore une fois la question d’habitabilité de la Lune. -Après ce qu’ils avaient vu, les voyageurs pouvaient-ils la résoudre ? +Ils étaient donc subitement passés d’un froid considérable à une chaleur intense. +La nature les préparait ainsi à devenir Sélénites. +Cette idée ramena encore une fois la question d’habitabilité de la Lune. +Après ce qu’ils avaient vu, les voyageurs pouvaient-ils la résoudre ? Pouvaient-ils conclure pour ou contre ? -Je demande à la poser autrement. -À toi la pose, répondit Michel. -Le problème est double et exige une double solution. +Je demande à la poser autrement. +À toi la pose, répondit Michel. +Le problème est double et exige une double solution. La Lune est-elle habitable ? -La Lune a-t-elle été habitée ? +La Lune a-t-elle été habitée ? Cherchons d’abord si la Lune est habitable. -À vrai dire, je n’en sais rien, répliqua Michel. -Et moi, je réponds négativement, reprit Barbicane. -D’accord, répondit Nicholl. -Mais la Lune n’est-elle pas habitable pour des êtres organisés autrement que nous ? -À cette question, répliqua Barbicane, il est plus difficile de répondre. -Sans nul doute, répondit Nicholl. +À vrai dire, je n’en sais rien, répliqua Michel. +Et moi, je réponds négativement, reprit Barbicane. +D’accord, répondit Nicholl. +Mais la Lune n’est-elle pas habitable pour des êtres organisés autrement que nous ? +À cette question, répliqua Barbicane, il est plus difficile de répondre. +Sans nul doute, répondit Nicholl. Or, qu’avons-nous vu ? Or, ces traces ne sont visibles nulle part. -Autant dire des créatures vivantes qui ne vivraient pas, répliqua Michel. -Précisément, répondit Barbicane, ce qui pour nous n’a aucun sens. +Autant dire des créatures vivantes qui ne vivraient pas, répliqua Michel. +Précisément, répondit Barbicane, ce qui pour nous n’a aucun sens. Alors, nous pouvons formuler notre opinion, dit Michel. -Maintenant, dit Nicholl, attaquons la seconde question, complément indispensable de la première. +Maintenant, dit Nicholl, attaquons la seconde question, complément indispensable de la première. Le citoyen Barbicane a la parole, dit Michel Ardan. J’ajouterai que nos observations personnelles ne peuvent que me confirmer dans cette opinion. Alors, demanda Michel, la Lune serait donc un monde plus vieux que la Terre ? -L’état actuel de ce disque crevassé, tourmenté, boursouflé, le prouve surabondamment. +L’état actuel de ce disque crevassé, tourmenté, boursouflé, le prouve surabondamment. Je le crois, dit Nicholl. -Alors, reprit Barbicane, une atmosphère l’entourait. -Les eaux, contenues par cette enveloppe gazeuse, ne pouvaient s’évaporer. +Alors, reprit Barbicane, une atmosphère l’entourait. +Les eaux, contenues par cette enveloppe gazeuse, ne pouvaient s’évaporer. Ces jours et ces nuits de trois cent cinquante-quatre heures par exemple ? -Aux pôles terrestres, dit Michel, ils durent six mois ! -Argument de peu de valeur, puisque les pôles ne sont pas habités. -L’atmosphère enveloppait le disque d’un manteau fluide. +Aux pôles terrestres, dit Michel, ils durent six mois ! +Argument de peu de valeur, puisque les pôles ne sont pas habités. +L’atmosphère enveloppait le disque d’un manteau fluide. Les vapeurs s’y disposaient sous forme de nuages. -Cet écran naturel tempérait l’ardeur des rayons solaires et contenait le rayonnement nocturne. -La lumière comme la chaleur pouvaient se diffuser dans l’air. -D’ailleurs, je vais bien vous étonner... -Étonne-nous, dit Michel Ardan. +Cet écran naturel tempérait l’ardeur des rayons solaires et contenait le rayonnement nocturne. +La lumière comme la chaleur pouvaient se diffuser dans l’air. +D’ailleurs, je vais bien vous étonner... +Étonne-nous, dit Michel Ardan. Et pourquoi ? demanda vivement Nicholl. -Parce que cette égalité n’a été déterminée que par l’attraction terrestre. -Les imaginations s’emportaient dans le champ infini des hypothèses. -Barbicane voulut les refréner. -Ce sont là, dit-il, de trop hautes spéculations, des problèmes véritablement insolubles. +Parce que cette égalité n’a été déterminée que par l’attraction terrestre. +Les imaginations s’emportaient dans le champ infini des hypothèses. +Barbicane voulut les refréner. +Ce sont là, dit-il, de trop hautes spéculations, des problèmes véritablement insolubles. Ne nous y engageons pas. -D’ailleurs, même sans ces conditions, la vie était possible. -Ainsi donc, demanda Michel Ardan, l’humanité aurait disparu de la Lune ? -Oui, répondit Barbicane, après avoir sans doute persisté pendant des milliers de siècles. -Sans doute, répondit Barbicane. -À cette époque la Lune, devenue inhabitable, n’était plus habitée. -C’était un monde mort, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui. -Et tu dis que pareil sort est réservé à la Terre ? -Quand le refroidissement de son écorce l’aura rendue inhabitable. -Et a-t-on calculé le temps que notre malheureux sphéroïde mettrait à se refroidir ? +D’ailleurs, même sans ces conditions, la vie était possible. +Ainsi donc, demanda Michel Ardan, l’humanité aurait disparu de la Lune ? +Oui, répondit Barbicane, après avoir sans doute persisté pendant des milliers de siècles. +Sans doute, répondit Barbicane. +À cette époque la Lune, devenue inhabitable, n’était plus habitée. +C’était un monde mort, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui. +Et tu dis que pareil sort est réservé à la Terre ? +Quand le refroidissement de son écorce l’aura rendue inhabitable. +Et a-t-on calculé le temps que notre malheureux sphéroïde mettrait à se refroidir ? Et tu connais ces calculs ? -Quatre cent mille ans ! s’écria Michel. -Vraiment, j’étais effrayé ! -Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de rire des inquiétudes de leur compagnon. -La Lune a-t-elle été habitée ? -La réponse fut affirmative, à l’unanimité. -Ce changement, constaté par Barbicane, ne laissa pas de le surprendre. -Il y avait là un point obscur. -Aussitôt les questions de pleuvoir. -Et rendus à ce point mort, que deviendrons-nous ? demanda Michel Ardan. -C’est l’inconnu ! répondit Barbicane. -Mais on peut faire des hypothèses, je suppose ? -J’aime mieux l’autre hypothèse, quelle qu’elle soit, répliqua Michel. -Révolution peu consolante, dit Michel. -Et voilà l’avenir qui nous attend. -Ni Barbicane ni Nicholl ne répondirent. +Quatre cent mille ans ! s’écria Michel. +Vraiment, j’étais effrayé ! +Barbicane et Nicholl ne purent s’empêcher de rire des inquiétudes de leur compagnon. +La Lune a-t-elle été habitée ? +La réponse fut affirmative, à l’unanimité. +Ce changement, constaté par Barbicane, ne laissa pas de le surprendre. +Il y avait là un point obscur. +Aussitôt les questions de pleuvoir. +Et rendus à ce point mort, que deviendrons-nous ? demanda Michel Ardan. +C’est l’inconnu ! répondit Barbicane. +Mais on peut faire des hypothèses, je suppose ? +J’aime mieux l’autre hypothèse, quelle qu’elle soit, répliqua Michel. +Révolution peu consolante, dit Michel. +Et voilà l’avenir qui nous attend. +Ni Barbicane ni Nicholl ne répondirent. Vous vous taisez ? reprit l’impatient Michel. -Il n’y a rien à répondre, dit Nicholl. -N’y a-t-il donc rien à tenter ? -Prétendrais-tu lutter contre l’impossible ? -Un Français et deux Américains reculeraient-ils devant un pareil mot ? +Il n’y a rien à répondre, dit Nicholl. +N’y a-t-il donc rien à tenter ? +Prétendrais-tu lutter contre l’impossible ? +Un Français et deux Américains reculeraient-ils devant un pareil mot ? Mais que veux-tu faire ? -Maîtriser ce mouvement qui nous emporte ! +Maîtriser ce mouvement qui nous emporte ! C’est vous que cela regarde ! De beaux savants, ma foi ! -Les voilà qui ne savent plus que devenir, après m’avoir induit... -Induit ! s’écrièrent Barbicane et Nicholl. -Qu’entends-tu par là ? -Pas de récriminations ! dit Michel. +Les voilà qui ne savent plus que devenir, après m’avoir induit... +Induit ! s’écrièrent Barbicane et Nicholl. +Qu’entends-tu par là ? +Pas de récriminations ! dit Michel. Je ne me plains pas ! -La promenade me plaît ! +La promenade me plaît ! Le boulet me va ! Nous ne pouvons pas modifier le mouvement du projectile ? Ni diminuer sa vitesse ? -Pas même en l’allégeant comme on allège un navire trop chargé ! -Que veux-tu jeter ! répondit Nicholl. -Nous n’avons pas de lest à bord. -Et d’ailleurs, il me semble que le projectile allégé marcherait plus vite. +Pas même en l’allégeant comme on allège un navire trop chargé ! +Que veux-tu jeter ! répondit Nicholl. +Nous n’avons pas de lest à bord. +Et d’ailleurs, il me semble que le projectile allégé marcherait plus vite. Moins vite, dit Michel. -Plus vite, répliqua Nicholl. -Décidément, ce Michel n’avait que de bonnes idées. -On déjeuna donc à deux heures du matin ; mais l’heure importait peu. -Ce repas terminé, les observations recommencèrent. -Du côté du sphéroïde terrestre, rien à voir. -Du côté de la Lune, le spectacle était différent. -La science prouve qu’il doit en être ainsi. -Aucun mobile circulant autour d’un corps attirant ne faillit à cette loi. -Pourquoi le projectile du Gun-Club échapperait-il à cette disposition naturelle ? -Je ne dis pas non, répondit Barbicane, mais pourquoi ? +Plus vite, répliqua Nicholl. +Décidément, ce Michel n’avait que de bonnes idées. +On déjeuna donc à deux heures du matin ; mais l’heure importait peu. +Ce repas terminé, les observations recommencèrent. +Du côté du sphéroïde terrestre, rien à voir. +Du côté de la Lune, le spectacle était différent. +La science prouve qu’il doit en être ainsi. +Aucun mobile circulant autour d’un corps attirant ne faillit à cette loi. +Pourquoi le projectile du Gun-Club échapperait-il à cette disposition naturelle ? +Je ne dis pas non, répondit Barbicane, mais pourquoi ? Et quel est ce moyen ? -C’est d’utiliser la force de recul renfermée dans nos fusées. +C’est d’utiliser la force de recul renfermée dans nos fusées. Au fait ! dit Nicholl. Quand le moment en sera venu. -Or, c’est bien la Lune que vous tenez à atteindre ? -Par une influence inexplicable, le projectile tend à ramener son culot vers la Terre. -À ce moment, on peut espérer que sa vitesse sera nulle. -Bien raisonné, dit Nicholl. +Or, c’est bien la Lune que vous tenez à atteindre ? +Par une influence inexplicable, le projectile tend à ramener son culot vers la Terre. +À ce moment, on peut espérer que sa vitesse sera nulle. +Bien raisonné, dit Nicholl. Attendons patiemment, reprit Barbicane. Cette conclusion provoqua les hip et les hurrah de Michel Ardan. Non ! la Lune n’est probablement pas habitable ! Et cependant, ils allaient tout tenter pour l’atteindre ! -Les heures représentant les temps parcourus étaient soigneusement notées, et le calcul devenait facile. -Puisqu’il n’y a rien à faire, dit Nicholl, je fais une proposition. +Les heures représentant les temps parcourus étaient soigneusement notées, et le calcul devenait facile. +Puisqu’il n’y a rien à faire, dit Nicholl, je fais une proposition. Je propose de dormir. -Par exemple ! s’écria Michel Ardan. -Voilà quarante heures que nous n’avons fermé les yeux, dit Nicholl. +Par exemple ! s’écria Michel Ardan. +Voilà quarante heures que nous n’avons fermé les yeux, dit Nicholl. Quelques heures de sommeil nous rendront toutes nos forces. -Bon, reprit Nicholl, que chacun agisse à sa guise ! -Ce Nicholl est plein de sens, dit bientôt Barbicane. +Bon, reprit Nicholl, que chacun agisse à sa guise ! +Ce Nicholl est plein de sens, dit bientôt Barbicane. Je vais l’imiter. -Quelques instants après, il soutenait de sa basse continue le baryton du capitaine. -Mais ce sommeil ne pouvait être ni durable, ni paisible. -Phénomène inexplicable jusqu’ici, mais qui servait heureusement les desseins de Barbicane. +Quelques instants après, il soutenait de sa basse continue le baryton du capitaine. +Mais ce sommeil ne pouvait être ni durable, ni paisible. +Phénomène inexplicable jusqu’ici, mais qui servait heureusement les desseins de Barbicane. Encore dix-sept heures, et le moment d’agir serait venu. -Cette journée parut longue. +Cette journée parut longue. Parfois, des souvenirs de la Terre traversaient rapidement leur esprit. -En ce moment, l’honorable secrétaire devait occuper son poste dans les Montagnes-Rocheuses. -S’il apercevait le projectile sur le miroir de son gigantesque télescope, que penserait-il ? -C’était donc le satellite d’un satellite ! -Était-ce donc là le dénouement de cette grande entreprise ?... -Cependant, la journée se passa sans incident. +En ce moment, l’honorable secrétaire devait occuper son poste dans les Montagnes-Rocheuses. +S’il apercevait le projectile sur le miroir de son gigantesque télescope, que penserait-il ? +C’était donc le satellite d’un satellite ! +Était-ce donc là le dénouement de cette grande entreprise ?... +Cependant, la journée se passa sans incident. Le minuit terrestre arriva. -Le huit décembre allait commencer. -Une heure encore, et le point d’égale attraction serait atteint. +Le huit décembre allait commencer. +Une heure encore, et le point d’égale attraction serait atteint. Quelle vitesse animait alors le projectile ? On ne savait l’estimer. Mais aucune erreur ne pouvait entacher les calculs de Barbicane. -À une heure du matin, cette vitesse devait être et serait nulle. -En cet endroit les deux attractions terrestres et lunaires seraient annulées. -Les objets ne « pèseraient » plus. -C’est à ce moment précis qu’il faudrait agir. -Déjà le chapeau conique du projectile était sensiblement tourné vers le disque lunaire. -Les chances se prononçaient donc pour les voyageurs. +À une heure du matin, cette vitesse devait être et serait nulle. +En cet endroit les deux attractions terrestres et lunaires seraient annulées. +Les objets ne « pèseraient » plus. +C’est à ce moment précis qu’il faudrait agir. +Déjà le chapeau conique du projectile était sensiblement tourné vers le disque lunaire. +Les chances se prononçaient donc pour les voyageurs. Une heure moins cinq minutes, dit Nicholl. -Attends », dit Barbicane, tenant son chronomètre à la main. +Attends », dit Barbicane, tenant son chronomètre à la main. En ce moment, la pesanteur ne produisait plus aucun effet. -Les voyageurs sentaient en eux-mêmes cette complète disparition. -Ils étaient bien près du point neutre, s’ils n’y touchaient pas !... -Aucune détonation ne se fit entendre à l’intérieur où l’air manquait. -Le projectile éprouva une certaine secousse qui fut très-sensiblement ressentie à l’intérieur. -Les trois amis regardaient, écoutaient sans parler, respirant à peine. +Les voyageurs sentaient en eux-mêmes cette complète disparition. +Ils étaient bien près du point neutre, s’ils n’y touchaient pas !... +Aucune détonation ne se fit entendre à l’intérieur où l’air manquait. +Le projectile éprouva une certaine secousse qui fut très-sensiblement ressentie à l’intérieur. +Les trois amis regardaient, écoutaient sans parler, respirant à peine. On aurait entendu battre leur cœur au milieu de ce silence absolu. Tombons-nous ? demanda enfin Michel Ardan. -Il était affreusement pâle, le front plissé, les lèvres contractées. +Il était affreusement pâle, le front plissé, les lèvres contractées. Nous tombons ! dit-il. -Ah ! s’écria Michel Ardan, vers la Lune ? -Vers la Terre ! répondit Barbicane. -En effet, cette chute épouvantable commençait. -La vitesse conservée par le projectile l’avait porté au-delà du point mort. -L’explosion des fusées n’avait pu l’enrayer. +Ah ! s’écria Michel Ardan, vers la Lune ? +Vers la Terre ! répondit Barbicane. +En effet, cette chute épouvantable commençait. +La vitesse conservée par le projectile l’avait porté au-delà du point mort. +L’explosion des fusées n’avait pu l’enrayer. Nous sommes perdus, dit froidement Nicholl. -C’est son secret lui-même que Dieu nous dira ! -Elle s’identifiera avec l’éternelle sagesse ! -Barbicane croisa ses bras sur sa poitrine par un mouvement de sublime résignation. -À la volonté du Ciel ! +C’est son secret lui-même que Dieu nous dira ! +Elle s’identifiera avec l’éternelle sagesse ! +Barbicane croisa ses bras sur sa poitrine par un mouvement de sublime résignation. +À la volonté du Ciel ! dit-il « Eh bien, lieutenant, et ce sondage ? -Je crois, monsieur, que l’opération touche à sa fin, répondit le lieutenant Bronsfield. -En effet, Bronsfield, c’est une forte dépression, dit le capitaine Blomsberry. +Je crois, monsieur, que l’opération touche à sa fin, répondit le lieutenant Bronsfield. +En effet, Bronsfield, c’est une forte dépression, dit le capitaine Blomsberry. J’en conviens, Bronsfield. -Et, avec votre permission, lieutenant, où en sommes-nous maintenant ? -Un ingénieux appareil que cet appareil Brook, dit le capitaine Blomsberry. +Et, avec votre permission, lieutenant, où en sommes-nous maintenant ? +Un ingénieux appareil que cet appareil Brook, dit le capitaine Blomsberry. Il permet d’obtenir des sondages d’une grande exactitude. -cria en ce moment un des timoniers de l’avant qui surveillait l’opération. +cria en ce moment un des timoniers de l’avant qui surveillait l’opération. Le capitaine et le lieutenant se rendirent sur le gaillard. Quelle profondeur avons-nous ? demanda le capitaine. -Bien, Bronsfield, dit le capitaine, je vais porter ce résultat sur ma carte. -Maintenant, faites haler la sonde à bord. +Bien, Bronsfield, dit le capitaine, je vais porter ce résultat sur ma carte. +Maintenant, faites haler la sonde à bord. C’est un travail de plusieurs heures. Faites donc, monsieur, faites donc ! -répondit obligeamment le lieutenant Bronsfield. -Il était alors dix heures du soir. -La onzième journée du mois de décembre allait s’achever dans une nuit magnifique. -Le vent avait peu à peu molli. +répondit obligeamment le lieutenant Bronsfield. +Il était alors dix heures du soir. +La onzième journée du mois de décembre allait s’achever dans une nuit magnifique. +Le vent avait peu à peu molli. Pas une agitation ne troublait les couches de l’air. -La flamme de la corvette, immobile, inerte, pendait sur le mât de perroquet. -C’était un vaste projet dû à l’initiative d’une compagnie puissante. +La flamme de la corvette, immobile, inerte, pendait sur le mât de perroquet. +C’était un vaste projet dû à l’initiative d’une compagnie puissante. Ils sont partis depuis dix jours, dit alors le lieutenant Bronsfield. Que sont-ils devenus ? -Cependant, reprit un autre officier, on ne peut mettre leur arrivée en doute. -Nous voici au onze décembre, ce qui fait six jours. -Je veux le croire, répondit le lieutenant Bronsfield, qui ne s’emportait guère. +Cependant, reprit un autre officier, on ne peut mettre leur arrivée en doute. +Nous voici au onze décembre, ce qui fait six jours. +Je veux le croire, répondit le lieutenant Bronsfield, qui ne s’emportait guère. Malheureusement, les nouvelles directes du monde lunaire nous manqueront toujours. -Pardon, mon lieutenant, dit le midshipman, mais le président Barbicane ne peut-il écrire ? -Un éclat de rire accueillit cette réponse. +Pardon, mon lieutenant, dit le midshipman, mais le président Barbicane ne peut-il écrire ? +Un éclat de rire accueillit cette réponse. Non pas des lettres, reprit vivement le jeune homme. -L’administration des postes n’a rien à voir ici. -Serait-ce donc l’administration des lignes télégraphiques ? demanda ironiquement un des officiers. -Pas davantage, répondit le midshipman qui ne se démontait pas. -Mais il est très-facile d’établir une communication graphique avec la Terre. -Au moyen du télescope de Long’s-Peak. -Le lieutenant Bronsfield convint lui-même que l’idée était exécutable. -La Columbiad est toujours encastrée dans le sol de la Floride. -Depuis la tentative de Barbicane, il semblait que rien ne fût impossible aux Américains. -Dix mille pieds restaient dehors, ce qui nécessitait encore un travail de plusieurs heures. -La Susquehanna aurait pu partir à l’instant même. -Quelques pieds plus près, et la Susquehanna sombrait corps et biens. -L’émotion fut grande à bord de la Susquehanna. -Ils ne songeaient qu’à la catastrophe qui terminait ce voyage. -Nul ne mettait en doute que ce bolide ne fût le projectile du Gun-Club. -Quant aux voyageurs qu’il renfermait, les opinions étaient partagées sur leur sort. +L’administration des postes n’a rien à voir ici. +Serait-ce donc l’administration des lignes télégraphiques ? demanda ironiquement un des officiers. +Pas davantage, répondit le midshipman qui ne se démontait pas. +Mais il est très-facile d’établir une communication graphique avec la Terre. +Au moyen du télescope de Long’s-Peak. +Le lieutenant Bronsfield convint lui-même que l’idée était exécutable. +La Columbiad est toujours encastrée dans le sol de la Floride. +Depuis la tentative de Barbicane, il semblait que rien ne fût impossible aux Américains. +Dix mille pieds restaient dehors, ce qui nécessitait encore un travail de plusieurs heures. +La Susquehanna aurait pu partir à l’instant même. +Quelques pieds plus près, et la Susquehanna sombrait corps et biens. +L’émotion fut grande à bord de la Susquehanna. +Ils ne songeaient qu’à la catastrophe qui terminait ce voyage. +Nul ne mettait en doute que ce bolide ne fût le projectile du Gun-Club. +Quant aux voyageurs qu’il renfermait, les opinions étaient partagées sur leur sort. Ils sont morts ! disait l’un. -Ils vivent, répondait l’autre. -La couche d’eau est profonde, et leur chute a été amortie. -Mais l’air leur a manqué, reprenait celui-ci, et ils ont dû mourir asphyxiés ! -Le projectile n’était plus qu’une masse incandescente en traversant l’atmosphère. -Qu’importe ! répondait-on unanimement. -Vivants ou morts, il faut les tirer de là ! -Il s’agissait de prendre immédiatement un parti. -Le plus pressé était de repêcher le projectile. -Opération difficile, non impossible, pourtant. -Cette détermination fut prise à l’unanimité. -Le choix du port dut être discuté. -La côte voisine ne présentait aucun atterrage sur le vingt-septième degré de latitude. -À quelques degrés au-dessus s’ouvrait la baie de San Francisco. +Ils vivent, répondait l’autre. +La couche d’eau est profonde, et leur chute a été amortie. +Mais l’air leur a manqué, reprenait celui-ci, et ils ont dû mourir asphyxiés ! +Le projectile n’était plus qu’une masse incandescente en traversant l’atmosphère. +Qu’importe ! répondait-on unanimement. +Vivants ou morts, il faut les tirer de là ! +Il s’agissait de prendre immédiatement un parti. +Le plus pressé était de repêcher le projectile. +Opération difficile, non impossible, pourtant. +Cette détermination fut prise à l’unanimité. +Le choix du port dut être discuté. +La côte voisine ne présentait aucun atterrage sur le vingt-septième degré de latitude. +À quelques degrés au-dessus s’ouvrait la baie de San Francisco. Elle dut donc partir sans retard. -Les feux étaient poussés. -On pouvait appareiller immédiatement. +Les feux étaient poussés. +On pouvait appareiller immédiatement. Deux mille brasses de sonde restaient encore par le fond. -Bien, monsieur Bronsfield, répondit le capitaine, et, avec votre permission, faites couper la ligne. +Bien, monsieur Bronsfield, répondit le capitaine, et, avec votre permission, faites couper la ligne. Le capitaine le fit remercier de cette excellente communication. Puis il donna la route au nord-nord-est. -La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeur vers la baie de San Francisco. -Il était trois heures du matin. -Une foule compacte fut bientôt rassemblée sur les quais, attendant le débarquement. -Ils sautèrent sur le quai. -demandèrent-ils sans répondre aucunement aux mille questions qui leur étaient adressées. +La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeur vers la baie de San Francisco. +Il était trois heures du matin. +Une foule compacte fut bientôt rassemblée sur les quais, attendant le débarquement. +Ils sautèrent sur le quai. +demandèrent-ils sans répondre aucunement aux mille questions qui leur étaient adressées. Envoyez instructions Blomsberry, commandant Susquehanna. -Cinq minutes après, toute la ville de San Francisco connaissait la nouvelle. -Jour et nuit, elle devait être prête à prendre la mer. +Cinq minutes après, toute la ville de San Francisco connaissait la nouvelle. +Jour et nuit, elle devait être prête à prendre la mer. Au Gun-Club, il y eut explosion. -Tous les artilleurs étaient réunis. -On connaît maintenant la vérité sur ce point. +Tous les artilleurs étaient réunis. +On connaît maintenant la vérité sur ce point. Le savant J. Belfast, directeur de l’Observatoire de Cambridge, l’accompagnait. -De là, entre eux, des discussions incessantes, de violentes disputes. -C’est le boulet ! répétait J.-T. Maston. -C’est une avalanche qui se détache d’une montagne lunaire ! +De là, entre eux, des discussions incessantes, de violentes disputes. +C’est le boulet ! répétait J.-T. Maston. +C’est une avalanche qui se détache d’une montagne lunaire ! Eh bien, on le verra demain. Non ! on ne le verra plus ! -Il est entraîné dans l’espace. -C’était le télégramme du commandant de la Susquehanna. -Belfast déchira l’enveloppe, lut, et poussa un cri. +Il est entraîné dans l’espace. +C’était le télégramme du commandant de la Susquehanna. +Belfast déchira l’enveloppe, lut, et poussa un cri. Hein ! fit J.-T. Maston. -Il est retombé sur la Terre ! -Un nouveau cri, un hurlement cette fois, lui répondit. +Il est retombé sur la Terre ! +Un nouveau cri, un hurlement cette fois, lui répondit. Il se tourna vers J.-T. Maston. Une chute de deux cent quatre-vingts pieds ! -Belfast, éperdu, se précipita vers l’orifice du réflecteur. +Belfast, éperdu, se précipita vers l’orifice du réflecteur. Il poussait des cris formidables. -Il reparut sans accident à l’orifice supérieur. -Hein ! dit-il, si j’avais cassé le miroir ! -Vous l’auriez payé, répondit sévèrement Belfast. -Et ce damné boulet est tombé ? +Il reparut sans accident à l’orifice supérieur. +Hein ! dit-il, si j’avais cassé le miroir ! +Vous l’auriez payé, répondit sévèrement Belfast. +Et ce damné boulet est tombé ? demanda J.-T. Maston. -Elphiston, Blomsberry frère, Bilsby, s’étaient précipités vers eux à leur arrivée. -Que faire ? s’écrièrent-ils. -Repêcher le boulet, répondit J.-T. Maston, et le plus tôt possible ! +Elphiston, Blomsberry frère, Bilsby, s’étaient précipités vers eux à leur arrivée. +Que faire ? s’écrièrent-ils. +Repêcher le boulet, répondit J.-T. Maston, et le plus tôt possible ! Il fallait les inventer, puis les fabriquer. -Les ingénieurs américains ne pouvaient être embarrassés de si peu. -Mais repêcher le boulet ne suffisait pas. -Il fallait agir promptement dans l’intérêt des voyageurs. +Les ingénieurs américains ne pouvaient être embarrassés de si peu. +Mais repêcher le boulet ne suffisait pas. +Il fallait agir promptement dans l’intérêt des voyageurs. Personne ne mettait en doute qu’ils ne fussent encore vivants. -Ils sont vivants, bien vivants, mais il faut se hâter pour les retrouver tels. -Les vivres, l’eau, ce n’est pas ce qui m’inquiète ! +Ils sont vivants, bien vivants, mais il faut se hâter pour les retrouver tels. +Les vivres, l’eau, ce n’est pas ce qui m’inquiète ! Ils en ont pour longtemps ! Mais l’air, l’air ! -Voilà ce qui leur manquera bientôt. +Voilà ce qui leur manquera bientôt. Et l’on allait vite. On appropriait la Susquehanna pour sa nouvelle destination. -Ses puissantes machines furent disposées pour être mises sur les chaînes de halage. -Et c’était fort heureux, car le temps eût manqué pour les construire. +Ses puissantes machines furent disposées pour être mises sur les chaînes de halage. +Et c’était fort heureux, car le temps eût manqué pour les construire. Enfin, il fallait agir au plus vite. -Pendant ce temps, l’opinion publique était surexcitée au plus haut point. -Le sauvetage de Barbicane, de Nicholl et de Michel Ardan était une affaire internationale. -Maston, l’ingénieur Murchison, les délégués du Gun-Club occupaient déjà leur cabine. -Il n’y avait plus qu’à partir. +Pendant ce temps, l’opinion publique était surexcitée au plus haut point. +Le sauvetage de Barbicane, de Nicholl et de Michel Ardan était une affaire internationale. +Maston, l’ingénieur Murchison, les délégués du Gun-Club occupaient déjà leur cabine. +Il n’y avait plus qu’à partir. Inutile de raconter les conversations du bord entre les officiers, les matelots, les passagers. -Tous ces hommes n’avaient qu’une seule pensée. -Tous ces cœurs palpitaient sous la même émotion. -Pendant que l’on courait à leur secours, que faisaient Barbicane et ses compagnons ? -Étaient-ils en état de tenter quelque audacieuse manœuvre pour conquérir leur liberté ? -Nul n’eût pu le dire. -La vérité est que tout moyen eût échoué ! -Il fallut attendre midi pour obtenir un relèvement exact. -Il y eut alors un moment d’anxiété. -À midi quarante-sept minutes, on eut connaissance de la bouée. -Elle était en parfait état et devait avoir peu dérivé. -Enfin ! s’écria J.-T. Maston. +Tous ces hommes n’avaient qu’une seule pensée. +Tous ces cœurs palpitaient sous la même émotion. +Pendant que l’on courait à leur secours, que faisaient Barbicane et ses compagnons ? +Étaient-ils en état de tenter quelque audacieuse manœuvre pour conquérir leur liberté ? +Nul n’eût pu le dire. +La vérité est que tout moyen eût échoué ! +Il fallut attendre midi pour obtenir un relèvement exact. +Il y eut alors un moment d’anxiété. +À midi quarante-sept minutes, on eut connaissance de la bouée. +Elle était en parfait état et devait avoir peu dérivé. +Enfin ! s’écria J.-T. Maston. Nous allons commencer ? demanda le capitaine Blomsberry. -Sans perdre une seconde », répondit J.-T. Maston. -Toutes les précautions furent prises pour maintenir la corvette dans une immobilité presque complète. -Les appareils sous-marins, destinés à cette recherche, reçurent leur approvisionnement d’air. +Sans perdre une seconde », répondit J.-T. Maston. +Toutes les précautions furent prises pour maintenir la corvette dans une immobilité presque complète. +Les appareils sous-marins, destinés à cette recherche, reçurent leur approvisionnement d’air. La descente fut rapide. -L’impatience de ces hardis plongeurs ne saurait se décrire. -Mais où sont-ils ? où sont-ils ? -s’écriait J.-T. Maston. -Oui, répondit le capitaine Blomsberry. -Et à une autre place. -Ce qui semblait facile à San-Francisco, paraissait ici, en plein Océan, presque irréalisable. -Le lendemain, vingt-quatre décembre, malgré les fatigues de la veille, l’opération fut reprise. -Toute la journée se passa en infructueuses recherches. -Le lit de la mer était désert. -La journée du vingt-cinq n’amena aucun résultat. +L’impatience de ces hardis plongeurs ne saurait se décrire. +Mais où sont-ils ? où sont-ils ? +s’écriait J.-T. Maston. +Oui, répondit le capitaine Blomsberry. +Et à une autre place. +Ce qui semblait facile à San-Francisco, paraissait ici, en plein Océan, presque irréalisable. +Le lendemain, vingt-quatre décembre, malgré les fatigues de la veille, l’opération fut reprise. +Toute la journée se passa en infructueuses recherches. +Le lit de la mer était désert. +La journée du vingt-cinq n’amena aucun résultat. Aucun, celle du vingt-six. -On songeait à ces malheureux enfermés dans le boulet depuis vingt-six jours ! -L’air s’épuisait, et, sans doute, avec l’air, le courage, le moral ! -L’air, c’est possible, répondait invariablement J.-T. Maston, mais le moral, jamais. -Le vingt-huit, après deux autres jours de recherches, tout espoir était perdu. -Ce boulet, c’était un atome dans l’immensité de la mer ! -Il fallait renoncer à le retrouver. -Cependant, J.-T. Maston ne voulait pas entendre parler de départ. -Il était dix heures du matin. -Les officiers regardèrent dans la direction indiquée. -Tous regardaient avec une anxiété fiévreuse, mais en silence. -Aucun n’osait formuler la pensée qui venait à l’esprit de tous. -La corvette s’approcha à moins de deux encâblures de l’objet. -Un frémissement courut dans tout son équipage. -Ce pavillon était le pavillon américain ! -En ce moment, un véritable rugissement se fit entendre. -C’était le brave J.-T. Maston, qui venait de tomber comme une masse. -On se précipita vers lui. -On le rappela à la vie. -Et quelles furent ses premières paroles ? +On songeait à ces malheureux enfermés dans le boulet depuis vingt-six jours ! +L’air s’épuisait, et, sans doute, avec l’air, le courage, le moral ! +L’air, c’est possible, répondait invariablement J.-T. Maston, mais le moral, jamais. +Le vingt-huit, après deux autres jours de recherches, tout espoir était perdu. +Ce boulet, c’était un atome dans l’immensité de la mer ! +Il fallait renoncer à le retrouver. +Cependant, J.-T. Maston ne voulait pas entendre parler de départ. +Il était dix heures du matin. +Les officiers regardèrent dans la direction indiquée. +Tous regardaient avec une anxiété fiévreuse, mais en silence. +Aucun n’osait formuler la pensée qui venait à l’esprit de tous. +La corvette s’approcha à moins de deux encâblures de l’objet. +Un frémissement courut dans tout son équipage. +Ce pavillon était le pavillon américain ! +En ce moment, un véritable rugissement se fit entendre. +C’était le brave J.-T. Maston, qui venait de tomber comme une masse. +On se précipita vers lui. +On le rappela à la vie. +Et quelles furent ses premières paroles ? Ah ! triples brutes ! quadruples idiots ! quintuples boobys que nous sommes ! -Qu’y a-t-il ? s’écria-t-on autour de lui. +Qu’y a-t-il ? s’écria-t-on autour de lui. Ce qu’il y a ?... Ah ! comme le digne homme souligna ce verbe « surnager ! -Et c’était la vérité ! -Et maintenant, il flottait tranquillement au gré des flots... -Les embarcations avaient été mises à la mer. -L’émotion était portée au comble. -Tous les cœurs palpitaient, tandis que les canots s’avançaient vers le projectile. +Et c’était la vérité ! +Et maintenant, il flottait tranquillement au gré des flots... +Les embarcations avaient été mises à la mer. +L’émotion était portée au comble. +Tous les cœurs palpitaient, tandis que les canots s’avançaient vers le projectile. Des vivants ou des morts ? -Un profond silence régnait sur les embarcations. +Un profond silence régnait sur les embarcations. Tous les cœurs haletaient. Les yeux ne voyaient plus. -Un des hublots du projectile était ouvert. -Quelques morceaux de vitre, restés dans l’encastrement, prouvaient qu’elle avait été cassée. +Un des hublots du projectile était ouvert. +Quelques morceaux de vitre, restés dans l’encastrement, prouvaient qu’elle avait été cassée. Une embarcation accosta, celle de J.-T. Maston. -Les voir d’abord, les entendre ensuite, tel était le vœu général. -Il ne restait plus qu’à voir les héros de cette surhumaine entreprise. -Ces savants avaient observé de visu, et dans des conditions toutes particulières. -Son passé, son présent, son avenir, avaient même livré leurs derniers secrets. -La Lune est cela, un monde inhabitable et maintenant inhabité ! -Le wagon était réservé au président Barbicane, au capitaine Nicholl et à Michel Ardan. -Il marchait avec une vitesse de quatre-vingts lieues à l’heure. -Établira-t-on jamais des communications directes avec la Lune ? -Fondera-t-on un service de navigation à travers l’espace, qui desservira le monde solaire ? +Les voir d’abord, les entendre ensuite, tel était le vœu général. +Il ne restait plus qu’à voir les héros de cette surhumaine entreprise. +Ces savants avaient observé de visu, et dans des conditions toutes particulières. +Son passé, son présent, son avenir, avaient même livré leurs derniers secrets. +La Lune est cela, un monde inhabitable et maintenant inhabité ! +Le wagon était réservé au président Barbicane, au capitaine Nicholl et à Michel Ardan. +Il marchait avec une vitesse de quatre-vingts lieues à l’heure. +Établira-t-on jamais des communications directes avec la Lune ? +Fondera-t-on un service de navigation à travers l’espace, qui desservira le monde solaire ? Un mode de locomotion permettra-t-il de visiter ces soleils qui fourmillent au firmament ? -À ces questions, on ne saurait répondre. \ No newline at end of file +À ces questions, on ne saurait répondre. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Aventures_de_trois_Russes_et_de_trois_Anglais.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Aventures_de_trois_Russes_et_de_trois_Anglais.txt index fa4ec731..56b3962f 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Aventures_de_trois_Russes_et_de_trois_Anglais.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Aventures_de_trois_Russes_et_de_trois_Anglais.txt @@ -1,1364 +1,1364 @@ Comme elles, il a des crues, des rapides, des cataractes. -Aucune famille de ces bushmen n’est sédentaire. -Même au repos, son corps offrait encore l’attitude de l’action. -Le bushman n’était plus un sauvage comme ses congénères, les anciens Saquas. -Une sorte de calotte en peau de mouton encapuchonnait sa tête. -Une ceinture faite d’une épaisse lanière sauvage serrait sa taille. -Un chien de race indigène dormait près de lui. +Aucune famille de ces bushmen n’est sédentaire. +Même au repos, son corps offrait encore l’attitude de l’action. +Le bushman n’était plus un sauvage comme ses congénères, les anciens Saquas. +Une sorte de calotte en peau de mouton encapuchonnait sa tête. +Une ceinture faite d’une épaisse lanière sauvage serrait sa taille. +Un chien de race indigène dormait près de lui. Allons, calmons-nous, Mokoum, lui dit son interlocuteur. -Vous êtes véritablement le plus impatient des hommes, – quand vous ne chassez pas ! +Vous êtes véritablement le plus impatient des hommes, – quand vous ne chassez pas ! Sa complexion calme se manifestait en toutes ses actions. -Quant à son origine, nul n’eût hésité à la reconnaître. -Son costume beaucoup trop « bourgeois » indiquait que les déplacements ne lui étaient pas familiers. -Voici les chutes de Morgheda, nous sommes à l’endroit désigné, nous attendons. +Quant à son origine, nul n’eût hésité à la reconnaître. +Son costume beaucoup trop « bourgeois » indiquait que les déplacements ne lui étaient pas familiers. +Voici les chutes de Morgheda, nous sommes à l’endroit désigné, nous attendons. Que voulez-vous de plus, mon digne bushman ? -Mais ne vous êtes-vous point trompé, monsieur Emery, reprit Mokoum. -Le bushman prit la lettre que lui présentait son compagnon. -C’est là que devait les rejoindre la commission scientifique. +Mais ne vous êtes-vous point trompé, monsieur Emery, reprit Mokoum. +Le bushman prit la lettre que lui présentait son compagnon. +C’est là que devait les rejoindre la commission scientifique. L’astronome le suivit. Aucun objet, bateau ou pirogue, n’en troublait le cours. -Il était trois heures alors. -Pas un oiseau n’animait cette solitude à ces heures chaudes de la journée. -Ses yeux, dont la vue était si pénétrante, n’avaient rien découvert. +Il était trois heures alors. +Pas un oiseau n’animait cette solitude à ces heures chaudes de la journée. +Ses yeux, dont la vue était si pénétrante, n’avaient rien découvert. Ce sont des hommes de parole, et ils seront exacts comme des astronomes. D’ailleurs, que leur reprochez-vous ? -La lettre annonce leur arrivée pour la fin du mois de janvier. -Et si, ces quatre jours écoulés, ils n’ont pas paru ? demanda le bushman. -Non ! chasseur, non, répondit William Emery d’un ton toujours calme. +La lettre annonce leur arrivée pour la fin du mois de janvier. +Et si, ces quatre jours écoulés, ils n’ont pas paru ? demanda le bushman. +Non ! chasseur, non, répondit William Emery d’un ton toujours calme. Il faut que la raison domine tous nos actes. -Si quelque malheur arrivait, la responsabilité en retomberait justement sur nous. -Nous devons donc rester à notre poste tant que le devoir nous y obligera. +Si quelque malheur arrivait, la responsabilité en retomberait justement sur nous. +Nous devons donc rester à notre poste tant que le devoir nous y obligera. D’ailleurs, nous ne manquons de rien ici. Les provisions sont abondantes. -La nature est magnifique en cet endroit et digne d’être admirée ! -Quant à vous, Mokoum, que pouvez-vous désirer ? +La nature est magnifique en cet endroit et digne d’être admirée ! +Quant à vous, Mokoum, que pouvez-vous désirer ? Chassez, mon brave chasseur, tuez le temps en tirant des daims ou des buffles. Allez, mon brave bushman. -Le chasseur comprit que l’avis de l’astronome était bon à suivre. -Mais quel était le but de cette expédition ? -Quel problème scientifique voulait-elle résoudre dans les déserts de l’Afrique australe ? -Quelle observation allait-elle tenter à la hauteur du trentième parallèle sud ? -Quelques tiraillements d’estomac apprirent à William Emery que l’heure du souper approchait. -Presque aussitôt, le bushman et Top parurent sur la lisière du bois. -Mokoum traînait la dépouille d’un animal que son fusil venait d’abattre. -Arrivez, arrivez, maître pourvoyeur ! lui cria William Emery. +Le chasseur comprit que l’avis de l’astronome était bon à suivre. +Mais quel était le but de cette expédition ? +Quel problème scientifique voulait-elle résoudre dans les déserts de l’Afrique australe ? +Quelle observation allait-elle tenter à la hauteur du trentième parallèle sud ? +Quelques tiraillements d’estomac apprirent à William Emery que l’heure du souper approchait. +Presque aussitôt, le bushman et Top parurent sur la lisière du bois. +Mokoum traînait la dépouille d’un animal que son fusil venait d’abattre. +Arrivez, arrivez, maître pourvoyeur ! lui cria William Emery. Qu’apportez-vous pour notre souper ? -Sa chair, excellente à manger, fut destinée au repas du soir. -Il trompait ainsi les ennuis de l’attente, et se refaisait corps et âme. -Le retard pouvait se prolonger indéfiniment, et comment indéfiniment attendre ? -Monsieur William, lui dit le chasseur, pourquoi n’irions-nous pas au devant des étrangers ? +Sa chair, excellente à manger, fut destinée au repas du soir. +Il trompait ainsi les ennuis de l’attente, et se refaisait corps et âme. +Le retard pouvait se prolonger indéfiniment, et comment indéfiniment attendre ? +Monsieur William, lui dit le chasseur, pourquoi n’irions-nous pas au devant des étrangers ? Nous ne pouvons les croiser en route. -Une excellente idée que vous avez là, Mokoum, répondit l’astronome. +Une excellente idée que vous avez là, Mokoum, répondit l’astronome. Poussons une reconnaissance en aval des chutes. -Nous en serons quittes pour revenir au campement par les contre-vallées du sud. -Mais dites-moi, honnête bushman, vous connaissez en grande partie le cours de l’Orange ? -Et son cours est navigable en toutes ses parties, excepté aux chutes de Morgheda ? -Comme vous le dites, monsieur, répliqua le bushman. -Le bushman ne répondit pas. -Il était alors neuf heures du matin. +Nous en serons quittes pour revenir au campement par les contre-vallées du sud. +Mais dites-moi, honnête bushman, vous connaissez en grande partie le cours de l’Orange ? +Et son cours est navigable en toutes ses parties, excepté aux chutes de Morgheda ? +Comme vous le dites, monsieur, répliqua le bushman. +Le bushman ne répondit pas. +Il était alors neuf heures du matin. Aussi, le couteau du bushman ne demeurait-il pas inactif. Il tranchait impitoyablement ces guirlandes embarrassantes. -À onze heures du matin, ils avaient franchi environ quatre milles. -La brise soufflait alors du côté du couchant. -Au contraire, les bruits qui se propageaient en aval devaient être perçus distinctement. +À onze heures du matin, ils avaient franchi environ quatre milles. +La brise soufflait alors du côté du couchant. +Au contraire, les bruits qui se propageaient en aval devaient être perçus distinctement. Attendons en cet endroit, dit l’astronome, et reposons-nous. -De là, son regard s’étendait au loin sur la rivière. -Le bushman avait-il aperçu la barque si impatiemment attendue ? +De là, son regard s’étendait au loin sur la rivière. +Le bushman avait-il aperçu la barque si impatiemment attendue ? En quelques moments, il l’eut atteinte. Voyez-vous quelque chose, Mokoum ? demanda-t-il au bushman. -Le chasseur prêta encore une oreille attentive, mais il n’entendit rien. -Oui ! s’écria-t-il, après quelques instants d’attention, oui ! -Je ne m’étais pas trompé. -Un bruit d’hélice ? répondit l’astronome. -Ceux que nous attendons ne sont plus éloignés. -Une demi-heure se passa, que William Emery, malgré son calme naturel, trouva interminable. +Le chasseur prêta encore une oreille attentive, mais il n’entendit rien. +Oui ! s’écria-t-il, après quelques instants d’attention, oui ! +Je ne m’étais pas trompé. +Un bruit d’hélice ? répondit l’astronome. +Ceux que nous attendons ne sont plus éloignés. +Une demi-heure se passa, que William Emery, malgré son calme naturel, trouva interminable. Mais sa vue le trompait toujours. Enfin, une exclamation du bushman lui fit battre le cœur. -s’était écrié Mokoum. +s’était écrié Mokoum. On ne pouvait plus douter. -L’embarcation s’avançait rapidement. -La barque se trouvait encore à sept milles environ des chutes de Morgheda. -Il était alors midi. +L’embarcation s’avançait rapidement. +La barque se trouvait encore à sept milles environ des chutes de Morgheda. +Il était alors midi. Ces coups de sifflets ne discontinuaient pas. -L’équipage cherchait ainsi à signaler sa présence aux environs de la Morgheda. -C’était un appel. +L’équipage cherchait ainsi à signaler sa présence aux environs de la Morgheda. +C’était un appel. Enfin, l’embarcation apparut. -William Emery et son compagnon furent aussi aperçus de ceux qui la montaient. -Une amarre fut jetée. +William Emery et son compagnon furent aussi aperçus de ceux qui la montaient. +Une amarre fut jetée. Le bushman la saisit et la tourna sur une souche rompue. -William Emery alla aussitôt vers cet homme et dit : « Le colonel Everest ? -Ces présentations faites, William Emery se mit à la disposition des arrivants. -Rien d’imprévu pour lui. -On peut dire que tous les actes de sa vie étaient réglés au chronomètre. +William Emery alla aussitôt vers cet homme et dit : « Le colonel Everest ? +Ces présentations faites, William Emery se mit à la disposition des arrivants. +Rien d’imprévu pour lui. +On peut dire que tous les actes de sa vie étaient réglés au chronomètre. William Emery le savait. -Aussi n’avait-il jamais douté que la commission scientifique n’arrivât au jour indiqué. -La science lui était redevable de sacrifices pécuniaires très considérables. +Aussi n’avait-il jamais douté que la commission scientifique n’arrivât au jour indiqué. +La science lui était redevable de sacrifices pécuniaires très considérables. Mais le jeune astronome ne les connaissait pas personnellement. -Mais le colonel Everest ne s’expliqua pas à ce sujet. -Monsieur Emery, reprit le colonel, je vous demanderai si vos préparatifs sont terminés. -Entièrement, colonel, répondit l’astronome. +Mais le colonel Everest ne s’expliqua pas à ce sujet. +Monsieur Emery, reprit le colonel, je vous demanderai si vos préparatifs sont terminés. +Entièrement, colonel, répondit l’astronome. Mais son nom m’est parfaitement connu. -Votre nom est bien connu dans le Royaume-Uni, bushman, répondit le colonel Everest. -Un chasseur tel que vous doit être amateur de belles armes. -Nous savons qu’elle sera placée en bonnes mains. -Un sourire de satisfaction se dessina sur les lèvres du bushman. -Veuillez décider, colonel, dit William Emery, de quelle façon vous voulez atteindre cette ville. -Nous tournerons la cataracte, monsieur Emery, répliqua le colonel. -Elle se démonte pièces par pièces, et se remonte avec une extrême facilité. -Vous avez amené un chariot aux chutes de Morgheda ? -Oui, colonel, répondit William Emery. -Notre campement n’est pas à un mille de cet endroit. -Les ordres du colonel Everest furent exécutés. -Pendant son absence, la chaloupe à vapeur fut rapidement déchargée. -Tous ces objets furent déposés sur la berge. -Ces parties, successivement enlevées, laissèrent libre l’intérieur de l’embarcation. -L’embarcation se trouva réduite alors à une simple coque. -Elle était faite d’acier galvanisé, à la fois léger et résistant. -C’était un véritable « car » américain, par sa longueur. -On connaît l’adresse proverbiale des marins. -L’arrimage du véhicule ne fut qu’un jeu pour ces braves gens. +Votre nom est bien connu dans le Royaume-Uni, bushman, répondit le colonel Everest. +Un chasseur tel que vous doit être amateur de belles armes. +Nous savons qu’elle sera placée en bonnes mains. +Un sourire de satisfaction se dessina sur les lèvres du bushman. +Veuillez décider, colonel, dit William Emery, de quelle façon vous voulez atteindre cette ville. +Nous tournerons la cataracte, monsieur Emery, répliqua le colonel. +Elle se démonte pièces par pièces, et se remonte avec une extrême facilité. +Vous avez amené un chariot aux chutes de Morgheda ? +Oui, colonel, répondit William Emery. +Notre campement n’est pas à un mille de cet endroit. +Les ordres du colonel Everest furent exécutés. +Pendant son absence, la chaloupe à vapeur fut rapidement déchargée. +Tous ces objets furent déposés sur la berge. +Ces parties, successivement enlevées, laissèrent libre l’intérieur de l’embarcation. +L’embarcation se trouva réduite alors à une simple coque. +Elle était faite d’acier galvanisé, à la fois léger et résistant. +C’était un véritable « car » américain, par sa longueur. +On connaît l’adresse proverbiale des marins. +L’arrimage du véhicule ne fut qu’un jeu pour ces braves gens. Ses compagnons et lui, sous la conduite de William Emery, prirent les devants. Cette marche se fit sans fatigue. -La conversation, entre eux, se généralisait. -Mais du but de l’expédition, il ne fut aucunement question. -Ces Européens admiraient fort les sites grandioses qui se déplaçaient sous leurs yeux. -Le nil admirari n’était pas tout à fait leur devise. -Vers quatre heures et demie, les cataractes de Morgheda étaient tournées. -Ils campèrent donc sur la rive en attendant l’arrivée du chariot. -Le véhicule apparut au sommet de la colline vers cinq heures. -Son voyage s’était heureusement accompli. -Toute la nuit fut employée à divers travaux. -À six heures du matin, le colonel Everest donna le signal du départ. -Passagers et marins s’embarquèrent sur le Queen and Tzar. -Je ne m’en doute même pas, colonel. +La conversation, entre eux, se généralisait. +Mais du but de l’expédition, il ne fut aucunement question. +Ces Européens admiraient fort les sites grandioses qui se déplaçaient sous leurs yeux. +Le nil admirari n’était pas tout à fait leur devise. +Vers quatre heures et demie, les cataractes de Morgheda étaient tournées. +Ils campèrent donc sur la rive en attendant l’arrivée du chariot. +Le véhicule apparut au sommet de la colline vers cinq heures. +Son voyage s’était heureusement accompli. +Toute la nuit fut employée à divers travaux. +À six heures du matin, le colonel Everest donna le signal du départ. +Passagers et marins s’embarquèrent sur le Queen and Tzar. +Je ne m’en doute même pas, colonel. C’est bien simple, monsieur Emery. -Nous venons mesurer un arc de méridien dans l’Afrique australe. -quelques mots à propos du mètre. -Les anciens avaient cherché à déterminer cette mesure. -De même, leurs successeurs. -Ces deux savants la poursuivirent jusqu’aux îles Baléares. -En réalité, ce chiffre est un peu trop faible. -Il y a une erreur, en moins, d’environ deux dix millièmes de ligne. -Le mètre, ainsi déterminé, ne fut cependant pas adopté par toutes les nations civilisées. -Mais les événements empêchèrent la réunion projetée. -Il fut donc décidé que l’opération géodésique serait pratiquée au Cap. -Les deux gouvernements approuvèrent la décision de la commission anglo-russe. -Des crédits importants furent ouverts. -Tous les instruments nécessaires à une triangulation furent fabriqués en double. -Le voyage sur le cours supérieur du fleuve s’accomplit rapidement. +Nous venons mesurer un arc de méridien dans l’Afrique australe. +quelques mots à propos du mètre. +Les anciens avaient cherché à déterminer cette mesure. +De même, leurs successeurs. +Ces deux savants la poursuivirent jusqu’aux îles Baléares. +En réalité, ce chiffre est un peu trop faible. +Il y a une erreur, en moins, d’environ deux dix millièmes de ligne. +Le mètre, ainsi déterminé, ne fut cependant pas adopté par toutes les nations civilisées. +Mais les événements empêchèrent la réunion projetée. +Il fut donc décidé que l’opération géodésique serait pratiquée au Cap. +Les deux gouvernements approuvèrent la décision de la commission anglo-russe. +Des crédits importants furent ouverts. +Tous les instruments nécessaires à une triangulation furent fabriqués en double. +Le voyage sur le cours supérieur du fleuve s’accomplit rapidement. Le Queen and Tzar filait rapidement. -Les rives de l’Orange offraient toujours le même aspect enchanteur. -Çà et là, de vastes terrains découverts se montraient inopinément. -Le monde volatile offrait des échantillons très variés. +Les rives de l’Orange offraient toujours le même aspect enchanteur. +Çà et là, de vastes terrains découverts se montraient inopinément. +Le monde volatile offrait des échantillons très variés. Les deux chasseurs s’entendaient bien. -Il écoutait avec intérêt, avec envie les récits du bushman. -William Emery et Michel Zorn devaient être deux amis. -Les mêmes goûts, les mêmes aspirations les réunirent. +Il écoutait avec intérêt, avec envie les récits du bushman. +William Emery et Michel Zorn devaient être deux amis. +Les mêmes goûts, les mêmes aspirations les réunirent. Le plus souvent, ils causaient ensemble. -Le sept février, à trois heures du soir, le point d’arrivée était atteint. +Le sept février, à trois heures du soir, le point d’arrivée était atteint. Elle se divise en ancien et nouveau Lattakou. Non que ces demeures ne soient tenues proprement et avec ordre. -Au-dessus de sa calotte se développait la queue d’une antilope. -Son bâton de chasse supportait une touffe de petites plumes noires d’autruche. -Les Russes se laissèrent faire sérieusement. -Les Anglais furent un peu plus récalcitrants. -Cette cérémonie achevée, Moulibahan se retira sans avoir prononcé une seule parole. -C’était, d’ailleurs, la date assignée par le colonel Everest. -Le départ fut donc fixé au deux mars. -Ce jour-là toute la caravane, mise sous les ordres de Mokoum, était prête. -où l’on achève de se connaître. -L’escorte, commandée par le bushman, se composait de cent hommes. -L’autre était habité par les Russes, Mathieu Strux, Nicolas Palander et Michel Zorn. -Les lacs sont nombreux à l’intérieur de ce continent. -Ces aliments, empruntés au règne végétal, devaient être renouvelés sur la route. -Ils rappelaient par leurs formes et leurs longues oreilles, le braque européen. -Où se dirigeait l’expédition après avoir quitté Lattakou ? +Au-dessus de sa calotte se développait la queue d’une antilope. +Son bâton de chasse supportait une touffe de petites plumes noires d’autruche. +Les Russes se laissèrent faire sérieusement. +Les Anglais furent un peu plus récalcitrants. +Cette cérémonie achevée, Moulibahan se retira sans avoir prononcé une seule parole. +C’était, d’ailleurs, la date assignée par le colonel Everest. +Le départ fut donc fixé au deux mars. +Ce jour-là toute la caravane, mise sous les ordres de Mokoum, était prête. +où l’on achève de se connaître. +L’escorte, commandée par le bushman, se composait de cent hommes. +L’autre était habité par les Russes, Mathieu Strux, Nicolas Palander et Michel Zorn. +Les lacs sont nombreux à l’intérieur de ce continent. +Ces aliments, empruntés au règne végétal, devaient être renouvelés sur la route. +Ils rappelaient par leurs formes et leurs longues oreilles, le braque européen. +Où se dirigeait l’expédition après avoir quitté Lattakou ? Allons droit devant nous, » avait dit le colonel Everest. Le colonel Everest expliqua au bushman ce dont il s’agissait. -Mais, après tout, cela vous regarde. +Mais, après tout, cela vous regarde. Eh bien, on va vous chercher cela. -D’une étape à l’autre, ils chevauchaient ensemble, causant et discutant. -Ils étaient libres alors, et comme perdus au milieu de cette sauvage nature. -Comme ils causaient de tout, la science exceptée ! -Comme ils oubliaient les chiffres et les problèmes, les calculs et les observations. -Aucune méchanceté en tout ceci, d’ailleurs. -Et précisément ces deux savants étaient souvent l’objet de leurs remarques. -William Emery, par son ami Michel Zorn, apprenait à les connaître. -Le gouvernement russe a établi nettement sa position. -Nos deux chefs sont aussi impérieux l’un que l’autre. -Vous m’effrayez, mon cher Zorn, répondit William Emery. -Dieu veuille que vos craintes ne se réalisent pas. -Au fond, j’y sentais une misérable jalousie. +D’une étape à l’autre, ils chevauchaient ensemble, causant et discutant. +Ils étaient libres alors, et comme perdus au milieu de cette sauvage nature. +Comme ils causaient de tout, la science exceptée ! +Comme ils oubliaient les chiffres et les problèmes, les calculs et les observations. +Aucune méchanceté en tout ceci, d’ailleurs. +Et précisément ces deux savants étaient souvent l’objet de leurs remarques. +William Emery, par son ami Michel Zorn, apprenait à les connaître. +Le gouvernement russe a établi nettement sa position. +Nos deux chefs sont aussi impérieux l’un que l’autre. +Vous m’effrayez, mon cher Zorn, répondit William Emery. +Dieu veuille que vos craintes ne se réalisent pas. +Au fond, j’y sentais une misérable jalousie. Mais ces deux messieurs ne se quittent pas, fit observer William Emery. On ne les surprendrait pas l’un sans l’autre. -Ils sont inséparables, plus inséparables que nous-mêmes. -Ils se surveillent, ils s’épient. -Dans cette question scientifique, je n’apporte aucun préjugé, aucun amour-propre national. +Ils sont inséparables, plus inséparables que nous-mêmes. +Ils se surveillent, ils s’épient. +Dans cette question scientifique, je n’apporte aucun préjugé, aucun amour-propre national. Mathieu Strux et le colonel Everest sont deux hommes remarquables. Ils se valent tous deux. -Angleterre et la Russie doivent profiter également du résultat de leurs travaux. -N’êtes-vous pas de mon avis ? -Absolument, mon cher Zorn, répondit William Emery. -Peut-être nous sera-t-il possible de détourner les coups que se porteront les deux adversaires. +Angleterre et la Russie doivent profiter également du résultat de leurs travaux. +N’êtes-vous pas de mon avis ? +Absolument, mon cher Zorn, répondit William Emery. +Peut-être nous sera-t-il possible de détourner les coups que se porteront les deux adversaires. D’ailleurs votre compatriote, Nicolas Palander... -Il calculerait pour le compte de Theodoros, pourvu qu’il calculât. +Il calculerait pour le compte de Theodoros, pourvu qu’il calculât. Il n’est ni Russe, ni Anglais, ni Prussien, ni Chinois ! -Ce n’est pas même un habitant du globe sublunaire. -Il est Nicolas Palander, voilà tout. +Ce n’est pas même un habitant du globe sublunaire. +Il est Nicolas Palander, voilà tout. Toujours, quoi qu’il arrive ! -répondit Michel Zorn, tendant la main à son ami William. +répondit Michel Zorn, tendant la main à son ami William. La marche en avant ne fut donc pas interrompue. -Le lendemain cinq mars, la caravane partit dès l’aube. -On marcha toute la matinée. -Vers midi, l’emplacement désigné par le fermier était atteint. -On ne pouvait imaginer terrain plus favorable à la mesure d’une base. +Le lendemain cinq mars, la caravane partit dès l’aube. +On marcha toute la matinée. +Vers midi, l’emplacement désigné par le fermier était atteint. +On ne pouvait imaginer terrain plus favorable à la mesure d’une base. une base de triangle. -On obtient ainsi des triangles, dont les côtés mesurent souvent plusieurs milles de longueur. -On verra jusqu’à quel point la précision devait être portée. +On obtient ainsi des triangles, dont les côtés mesurent souvent plusieurs milles de longueur. +On verra jusqu’à quel point la précision devait être portée. En tout cas, il avait rempli son devoir. -On lui avait demandé une plaine bien unie, et il avait fourni la plaine. -L’emplacement était bien choisi, en effet, pour la mesure directe d’une base. -Certainement les opérateurs de la route de Melun n’avaient pas été aussi favorisés. +On lui avait demandé une plaine bien unie, et il avait fourni la plaine. +L’emplacement était bien choisi, en effet, pour la mesure directe d’une base. +Certainement les opérateurs de la route de Melun n’avaient pas été aussi favorisés. Au nord, l’infini. -Je ne le crois pas, répondit l’astronome russe. -Nous le verrons bien, répondit l’astronome anglais. -Cela décidé, on résolut de procéder sans retard à la mesure de la base. -Au centre s’étendait une place commune. -Le six mars, les opérations géodésiques commencèrent. -Les deux plus jeunes savants de la commission furent chargés des travaux préliminaires. -La disposition du sol donna à cette droite l’orientation du sud-est au nord-ouest. -Ce travail demanda quelques jours pour être mené à bonne fin. +Je ne le crois pas, répondit l’astronome russe. +Nous le verrons bien, répondit l’astronome anglais. +Cela décidé, on résolut de procéder sans retard à la mesure de la base. +Au centre s’étendait une place commune. +Le six mars, les opérations géodésiques commencèrent. +Les deux plus jeunes savants de la commission furent chargés des travaux préliminaires. +La disposition du sol donna à cette droite l’orientation du sud-est au nord-ouest. +Ce travail demanda quelques jours pour être mené à bonne fin. Les deux jeunes gens l’accomplirent avec une scrupuleuse exactitude. -On comprend donc avec quelle précision il était permis d’opérer. -Je l’entends bien ainsi, » répondit le colonel Everest. -Le point de départ fixé d’une façon précise, le travail continua. -Le niveau fut appliqué sur la règle et le résultat fut reconnu. -Il s’agissait alors de noter la longueur réellement mesurée. -Le chiffre fut aussitôt porté sur le double registre et immédiatement collationné. -La règle de cuivre recouvrait la règle de platine. -Ces manœuvres exigeaient beaucoup de temps, malgré l’habileté des opérateurs. -Peu de discussions se produisirent entre le colonel Everest et son collègue russe. -Cependant, cette longueur ne pouvait se prolonger indéfiniment. +On comprend donc avec quelle précision il était permis d’opérer. +Je l’entends bien ainsi, » répondit le colonel Everest. +Le point de départ fixé d’une façon précise, le travail continua. +Le niveau fut appliqué sur la règle et le résultat fut reconnu. +Il s’agissait alors de noter la longueur réellement mesurée. +Le chiffre fut aussitôt porté sur le double registre et immédiatement collationné. +La règle de cuivre recouvrait la règle de platine. +Ces manœuvres exigeaient beaucoup de temps, malgré l’habileté des opérateurs. +Peu de discussions se produisirent entre le colonel Everest et son collègue russe. +Cependant, cette longueur ne pouvait se prolonger indéfiniment. Sur cette question, le colonel Everest se montra intraitable. -Mathieu Strux semblait également décidé à ne pas céder. -Après les arguments plus ou moins plausibles, les personnalités furent engagées. -La question de nationalité menaça de surgir à un certain moment. -Bref, l’opération fut menée à bien et conduite avec une extrême précision. -La mesure de la base avait demandé un travail de trente-huit jours. -Commencée le six mars, elle ne fut terminée que le treize avril. -Les soulèvements du sol s’y tenaient dans une proportion modeste. -Les cours d’eau étaient peu nombreux et facilement praticables. -On pouvait se heurter à des dangers, non à des obstacles. -Quant au désert lui-même, il ne mérite point ce nom à proprement parler. -Tels furent les renseignements donnés par le chasseur Mokoum. -La première station fut choisie vers la droite de la méridienne. -Son sommet effilé permettait de le relever avec une extrême précision. -Les astronomes s’occupèrent (p. cinquante-cinq). -La commission anglo-russe possédait quatre cercles répétiteurs. -En effet, dans cette grande opération de triangulation, De grands feux (p. cinquante-huit). -Le travail fut commencé dans la journée du quatorze avril. -Deux caamas et leurs conducteurs, affectés au transport des instruments, accompagnaient les observateurs. -Le temps était assez clair et se prêtait à l’opération. -C’était un énorme baobab dont la circonférence mesurait plus de quatre-vingts pieds. -Son écorce, couleur de syénite, lui donnait un aspect particulier. -Cependant, après deux heures de sommeil, Michel Zorn et William Emery se relevèrent. -Leur travail d’observateurs n’était pas terminé. -Le lendemain, vingt-cinq avril, les opérations géodésiques furent continuées sans interruption. -Ce nouveau relèvement permettait de contrôler le premier triangle. +Mathieu Strux semblait également décidé à ne pas céder. +Après les arguments plus ou moins plausibles, les personnalités furent engagées. +La question de nationalité menaça de surgir à un certain moment. +Bref, l’opération fut menée à bien et conduite avec une extrême précision. +La mesure de la base avait demandé un travail de trente-huit jours. +Commencée le six mars, elle ne fut terminée que le treize avril. +Les soulèvements du sol s’y tenaient dans une proportion modeste. +Les cours d’eau étaient peu nombreux et facilement praticables. +On pouvait se heurter à des dangers, non à des obstacles. +Quant au désert lui-même, il ne mérite point ce nom à proprement parler. +Tels furent les renseignements donnés par le chasseur Mokoum. +La première station fut choisie vers la droite de la méridienne. +Son sommet effilé permettait de le relever avec une extrême précision. +Les astronomes s’occupèrent (p. cinquante-cinq). +La commission anglo-russe possédait quatre cercles répétiteurs. +En effet, dans cette grande opération de triangulation, De grands feux (p. cinquante-huit). +Le travail fut commencé dans la journée du quatorze avril. +Deux caamas et leurs conducteurs, affectés au transport des instruments, accompagnaient les observateurs. +Le temps était assez clair et se prêtait à l’opération. +C’était un énorme baobab dont la circonférence mesurait plus de quatre-vingts pieds. +Son écorce, couleur de syénite, lui donnait un aspect particulier. +Cependant, après deux heures de sommeil, Michel Zorn et William Emery se relevèrent. +Leur travail d’observateurs n’était pas terminé. +Le lendemain, vingt-cinq avril, les opérations géodésiques furent continuées sans interruption. +Ce nouveau relèvement permettait de contrôler le premier triangle. La triangulation se poursuivit ainsi sans encombre pendant un mois. -Le soir venu, chacun rentrait au campement et regagnait son habitation particulière. -La bourgade africaine était située à trente-cinq milles dans l’est de leur station. -Un vaste kraal avait été récemment établi en cet endroit. -À l’arrivée de la caravane, toute cette population fut en mouvement. -Les chiens, attachés à la garde de chaque cabane, aboyèrent avec fureur. -Les chariots se groupèrent circulairement, et chacun vaqua à ses propres occupations. -Le chasseur anglais montait son cheval ordinaire, et Mokoum, son zèbre domestique. +Le soir venu, chacun rentrait au campement et regagnait son habitation particulière. +La bourgade africaine était située à trente-cinq milles dans l’est de leur station. +Un vaste kraal avait été récemment établi en cet endroit. +À l’arrivée de la caravane, toute cette population fut en mouvement. +Les chiens, attachés à la garde de chaque cabane, aboyèrent avec fureur. +Les chariots se groupèrent circulairement, et chacun vaqua à ses propres occupations. +Le chasseur anglais montait son cheval ordinaire, et Mokoum, son zèbre domestique. Trois chiens suivaient en gambadant. -Tous deux chevauchaient l’un près de l’autre et causaient. -Nous avons cela dans nos highlands de l’Écosse. -Avant une heure, je veux avoir jeté à terre... -Avant une heure ! répondit le bushman. -Nous tuerons ce qui se présentera, sir John, nous ne choisirons pas. -Antilope ou daim, gnou ou gazelle, tout sera bon pour des chasseurs si pressés ! -Mais qu’espérez-vous donc m’offrir, mon brave bushman ? -Chasseur, répliqua sir John Murray, j’irai où vous me conduirez. +Tous deux chevauchaient l’un près de l’autre et causaient. +Nous avons cela dans nos highlands de l’Écosse. +Avant une heure, je veux avoir jeté à terre... +Avant une heure ! répondit le bushman. +Nous tuerons ce qui se présentera, sir John, nous ne choisirons pas. +Antilope ou daim, gnou ou gazelle, tout sera bon pour des chasseurs si pressés ! +Mais qu’espérez-vous donc m’offrir, mon brave bushman ? +Chasseur, répliqua sir John Murray, j’irai où vous me conduirez. Je tuerai ce que vous me direz de tuer. Ainsi, en avant, et ne perdons pas notre temps en paroles inutiles. La plaine qu’ils traversaient remontait en pente douce vers le nord-est. -Il faut dire que cette première journée ne fut pas favorable à Son Honneur. -En vain son compagnon et lui parcoururent-ils une vaste portion de la forêt. -Peut-être le voisinage du kraal avait-il contribué à éloigner le gibier soupçonneux. -Quant à Mokoum, il ne montrait ni surprise, ni dépit. -Vers six heures du soir, il fallut songer à revenir au camp. +Il faut dire que cette première journée ne fut pas favorable à Son Honneur. +En vain son compagnon et lui parcoururent-ils une vaste portion de la forêt. +Peut-être le voisinage du kraal avait-il contribué à éloigner le gibier soupçonneux. +Quant à Mokoum, il ne montrait ni surprise, ni dépit. +Vers six heures du soir, il fallut songer à revenir au camp. Le sort sembla le favoriser. Le bushman poussa un cri d’indignation. -Une balle à un simple lièvre dont on aurait eu raison avec « du six ! +Une balle à un simple lièvre dont on aurait eu raison avec « du six ! Sir John cherchait sous les buissons, parmi les touffes d’herbe. -Les chiens furetaient vainement à travers les broussailles. -Je l’ai pourtant touché ! s’écriait sir John. -Trop touché ! répondit tranquillement le bushman. -Et en effet, le lièvre s’était dispersé en morceaux impalpables ! -Mais l’Anglais, très éprouvé dans son amour-propre, évita de se rencontrer avec Mokoum. -Mais ne tirons plus les lièvres avec des obusiers de montagnes ! -Ce jour-là, ainsi que l’avait prévu Mokoum, la fortune favorisa les deux chasseurs. +Les chiens furetaient vainement à travers les broussailles. +Je l’ai pourtant touché ! s’écriait sir John. +Trop touché ! répondit tranquillement le bushman. +Et en effet, le lièvre s’était dispersé en morceaux impalpables ! +Mais l’Anglais, très éprouvé dans son amour-propre, évita de se rencontrer avec Mokoum. +Mais ne tirons plus les lièvres avec des obusiers de montagnes ! +Ce jour-là, ainsi que l’avait prévu Mokoum, la fortune favorisa les deux chasseurs. Qui vous fait parler ainsi, Mokoum ? demanda sir John Murray. -Ces empreintes fraîches que vous voyez sur la terre humide. +Ces empreintes fraîches que vous voyez sur la terre humide. Quoi ! ces larges traces sont des empreintes d’animaux ? -Un éléphant ! s’écria sir John Murray. -À demain donc, bushman. -À demain, Votre Honneur. -Ces belles antilopes, si rarement capturées, provoquèrent l’admiration de toute la caravane. -Tous deux étaient armés de carabines rayées à balles explosives. -Bientôt, de grandes ombres apparurent. -C’était la troupe d’éléphants. -L’un d’eux, un mâle, de taille énorme, attira surtout son attention. -Ses dimensions colossales semblaient encore accrues par la pénombre. -Peut-être l’animal pressentait-il un danger prochain. +Un éléphant ! s’écria sir John Murray. +À demain donc, bushman. +À demain, Votre Honneur. +Ces belles antilopes, si rarement capturées, provoquèrent l’admiration de toute la caravane. +Tous deux étaient armés de carabines rayées à balles explosives. +Bientôt, de grandes ombres apparurent. +C’était la troupe d’éléphants. +L’un d’eux, un mâle, de taille énorme, attira surtout son attention. +Ses dimensions colossales semblaient encore accrues par la pénombre. +Peut-être l’animal pressentait-il un danger prochain. Sir John fit un signe affirmatif. -Bien, ajouta Mokoum, nous le séparerons du reste de la troupe. -En ce moment, les éléphants arrivèrent au bord de la mare. -Leurs pieds spongieux s’enfoncèrent dans la vase molle. +Bien, ajouta Mokoum, nous le séparerons du reste de la troupe. +En ce moment, les éléphants arrivèrent au bord de la mare. +Leurs pieds spongieux s’enfoncèrent dans la vase molle. Soudain, le bushman fit entendre un cri particulier. -Ce magnifique animal, d’ailleurs, ne chercha pas à se dérober par la fuite. -Sir John, le doigt sur la gâchette de son fusil, l’observait. +Ce magnifique animal, d’ailleurs, ne chercha pas à se dérober par la fuite. +Sir John, le doigt sur la gâchette de son fusil, l’observait. Jusqu’alors, il n’avait que senti l’ennemi. -En ce moment, il l’aperçut et fondit sur lui. -Sir John Murray était alors posté à soixante pas de l’animal. -Mais cette marche eût suffi à distancer un cheval. -Cependant, l’éléphant gagnait sur lui. -Tous deux furent bientôt sur la plaine, hors de la lisière du bois. -Sir John déchirait de ses éperons les flancs de son cheval qui s’emportait. -Deux des chiens, aboyant à ses jambes, fuyaient à perdre haleine. -L’éléphant n’était pas à deux longueurs en arrière. -Tout à coup, le cheval plia de son arrière-train. -La trompe, s’abattant, l’avait frappé à la croupe. -Cet écart sauva sir John d’une mort certaine. +En ce moment, il l’aperçut et fondit sur lui. +Sir John Murray était alors posté à soixante pas de l’animal. +Mais cette marche eût suffi à distancer un cheval. +Cependant, l’éléphant gagnait sur lui. +Tous deux furent bientôt sur la plaine, hors de la lisière du bois. +Sir John déchirait de ses éperons les flancs de son cheval qui s’emportait. +Deux des chiens, aboyant à ses jambes, fuyaient à perdre haleine. +L’éléphant n’était pas à deux longueurs en arrière. +Tout à coup, le cheval plia de son arrière-train. +La trompe, s’abattant, l’avait frappé à la croupe. +Cet écart sauva sir John d’une mort certaine. Sir John n’avait d’autre ressource que rentrer sous bois. La balle, rencontrant un os, fit explosion. -À ce moment apparut le bushman. « Il est à nous ! il est à nous ! -En effet, l’énorme animal était mortellement blessé. +À ce moment apparut le bushman. « Il est à nous ! il est à nous ! +En effet, l’énorme animal était mortellement blessé. Puis, la force lui manquant, il tomba sur les genoux, et mourut ainsi. -En ce moment, sir John Murray sortit du fourré d’épines. -Il était à demi-nu. -De ses vêtements de chasse, il ne restait plus que des loques. -Mais il eût payé de sa propre peau son triomphe de sportsman. -Votre Honneur, répondit Mokoum. -Voyez de quelles magnifiques défenses la nature l’a pourvu ! -Tout en parlant, le chasseur procédait au dépeçage de l’animal. -Les observations de latitude avaient été faites sans leur concours. -N’étant point obligés de se voir « scientifiquement, » ils ne s’étaient point vus. -Toutes les précautions avaient été prises dans le but d’obtenir une précision mathématique. -Peut-être même, par sa planité, ne se prêtait-il pas absolument aux mesures des angles. -Mais, en somme, cette manœuvre se faisait sans difficulté. +En ce moment, sir John Murray sortit du fourré d’épines. +Il était à demi-nu. +De ses vêtements de chasse, il ne restait plus que des loques. +Mais il eût payé de sa propre peau son triomphe de sportsman. +Votre Honneur, répondit Mokoum. +Voyez de quelles magnifiques défenses la nature l’a pourvu ! +Tout en parlant, le chasseur procédait au dépeçage de l’animal. +Les observations de latitude avaient été faites sans leur concours. +N’étant point obligés de se voir « scientifiquement, » ils ne s’étaient point vus. +Toutes les précautions avaient été prises dans le but d’obtenir une précision mathématique. +Peut-être même, par sa planité, ne se prêtait-il pas absolument aux mesures des angles. +Mais, en somme, cette manœuvre se faisait sans difficulté. Le ciel se couvrit de nuages d’un mauvais aspect. -Quelques éclairs sans tonnerre apparurent un instant dans la masse des vapeurs. -Seulement, le ciel demeura embrumé pendant quelques jours. -Ce brouillard intempestif ne pouvait que gêner les opérations. -Les points de mire n’étaient plus visibles à un mille de distance. +Quelques éclairs sans tonnerre apparurent un instant dans la masse des vapeurs. +Seulement, le ciel demeura embrumé pendant quelques jours. +Ce brouillard intempestif ne pouvait que gêner les opérations. +Les points de mire n’étaient plus visibles à un mille de distance. Les mesures furent moins rapidement conduites, sinon moins exactement. -Mais ces qualités ne manquèrent pas aux membres de la commission. -Les opérations géodésiques ne furent donc pas interrompues par l’inclémence du temps. -De nouveaux triangles furent établis au moyen de stations artificielles. -Mais les chariots et le matériel de la caravane ne pouvaient passer ainsi. +Mais ces qualités ne manquèrent pas aux membres de la commission. +Les opérations géodésiques ne furent donc pas interrompues par l’inclémence du temps. +De nouveaux triangles furent établis au moyen de stations artificielles. +Mais les chariots et le matériel de la caravane ne pouvaient passer ainsi. Cet affluent de l’Orange mesurait en cet endroit un demi-mille de largeur. -Mathieu Strux avait présenté quelques observations à cet égard. -Non que le digne calculateur eût conçu la moindre crainte ! -Il était trop absorbé pour soupçonner un danger quelconque. -Fort jolie, mais difficile à traverser, répondit William Emery. -Il se hâte de couler et tarira vite ! +Mathieu Strux avait présenté quelques observations à cet égard. +Non que le digne calculateur eût conçu la moindre crainte ! +Il était trop absorbé pour soupçonner un danger quelconque. +Fort jolie, mais difficile à traverser, répondit William Emery. +Il se hâte de couler et tarira vite ! Telle est, mon cher compagnon, la loi de la nature physique et morale. -Mais nous n’avons pas de temps à perdre en propos philosophiques. -L’embarquement s’opéra donc facilement. -Le Bochjesman se mit à l’arrière et prit la barre. -Les ordres donnés aux deux matelots par le foreloper étaient exécutés avec précision. -Les Européens observaient avec une vague inquiétude cette situation nouvelle. -Ils se sentaient emportés avec une irrésistible puissance par ce courant tumultueux. -Les matelots, sur un mot du Bochjesman, appuyèrent plus vigoureusement sur leurs avirons. -Les passagers sentirent le danger, mais pas un d’eux ne prononça une parole. -Le foreloper s’était levé à demi. -Il était impossible de l’éviter. -En quelques instants, le canot devait l’atteindre et s’y déchirer immanquablement. -L’embarcation s’inclina ; quelques pintes d’eau y entrèrent. -Cependant, les passagers purent se maintenir à leur place. -Ils regardèrent devant eux... -Mais sir John Murray était là. +Mais nous n’avons pas de temps à perdre en propos philosophiques. +L’embarquement s’opéra donc facilement. +Le Bochjesman se mit à l’arrière et prit la barre. +Les ordres donnés aux deux matelots par le foreloper étaient exécutés avec précision. +Les Européens observaient avec une vague inquiétude cette situation nouvelle. +Ils se sentaient emportés avec une irrésistible puissance par ce courant tumultueux. +Les matelots, sur un mot du Bochjesman, appuyèrent plus vigoureusement sur leurs avirons. +Les passagers sentirent le danger, mais pas un d’eux ne prononça une parole. +Le foreloper s’était levé à demi. +Il était impossible de l’éviter. +En quelques instants, le canot devait l’atteindre et s’y déchirer immanquablement. +L’embarcation s’inclina ; quelques pintes d’eau y entrèrent. +Cependant, les passagers purent se maintenir à leur place. +Ils regardèrent devant eux... +Mais sir John Murray était là. Son sang-froid ne l’abandonna pas. -Le rifle, immédiatement rechargé, blessa de nouveau l’animal à la tête. -Le canot y fut porté en vingt secondes. -où l’on retrouve nicolas palander. -Les travaux géodésiques furent repris. -Cette opération se fit sans difficulté. -Cependant, les astronomes durent se défier des serpents qui infestaient cette région. -On n’y voyait aucune trace d’indigènes. -Pas un kraal, pas même un feu de campement. -Ce jour-là, les savants organisèrent une halte avec l’intention d’attendre la caravane. -Cependant, la journée s’écoula. +Le rifle, immédiatement rechargé, blessa de nouveau l’animal à la tête. +Le canot y fut porté en vingt secondes. +où l’on retrouve nicolas palander. +Les travaux géodésiques furent repris. +Cette opération se fit sans difficulté. +Cependant, les astronomes durent se défier des serpents qui infestaient cette région. +On n’y voyait aucune trace d’indigènes. +Pas un kraal, pas même un feu de campement. +Ce jour-là, les savants organisèrent une halte avec l’intention d’attendre la caravane. +Cependant, la journée s’écoula. Aucun Bochjesman ne parut. -L’expédition avait-elle rencontré quelque obstacle qui l’empêchait de rejoindre ? -Cette raison était plausible, en effet. -Or, ce retard, s’il se prolongeait, pouvait compromettre le succès des opérations. +L’expédition avait-elle rencontré quelque obstacle qui l’empêchait de rejoindre ? +Cette raison était plausible, en effet. +Or, ce retard, s’il se prolongeait, pouvait compromettre le succès des opérations. Sir John Murray occupa son temps en battant les taillis voisins. -Mais le gibier de poil lui fit défaut. -Quant aux volatiles, il ne fut pas très heureux au point de vue comestible. -Deux remarquables espèces tombèrent sous le plomb de son fusil. -Les premières heures du vingt-trois juin s’étaient déjà écoulées. -Le bushman avait devancé la caravane, et s’approchait rapidement des Européens. -Arrivez donc, brave chasseur, s’écria joyeusement sir John Murray. -Véritablement, nous désespérions de vous ! -Savez-vous que je ne me serais jamais consolé de ne pas vous avoir revu ! -Il dévisageait chacun des Européens. -Il les comptait les uns après les autres. -Une vive anxiété se peignait sur son visage. -Monsieur Palander, répondit le bushman. — N’a-t-il pas suivi votre caravane ? +Mais le gibier de poil lui fit défaut. +Quant aux volatiles, il ne fut pas très heureux au point de vue comestible. +Deux remarquables espèces tombèrent sous le plomb de son fusil. +Les premières heures du vingt-trois juin s’étaient déjà écoulées. +Le bushman avait devancé la caravane, et s’approchait rapidement des Européens. +Arrivez donc, brave chasseur, s’écria joyeusement sir John Murray. +Véritablement, nous désespérions de vous ! +Savez-vous que je ne me serais jamais consolé de ne pas vous avoir revu ! +Il dévisageait chacun des Européens. +Il les comptait les uns après les autres. +Une vive anxiété se peignait sur son visage. +Monsieur Palander, répondit le bushman. — N’a-t-il pas suivi votre caravane ? N’est-il pas avec vous ? reprit le colonel Everest. -Il n’y est plus ! répondit Mokoum. -J’espérais le retrouver à votre campement ! -Il s’est égaré ! -Vous vous en prenez à moi, et vous avez tort, entendez-vous ? +Il n’y est plus ! répondit Mokoum. +J’espérais le retrouver à votre campement ! +Il s’est égaré ! +Vous vous en prenez à moi, et vous avez tort, entendez-vous ? Si monsieur Palander s’est perdu, c’est par sa faute ! -Vingt fois, je l’ai averti et ramené. -En ce qui me regarde, j’emploierai tous mes efforts à le retrouver. -Le colonel Everest, ainsi interpellé, ne put garder son calme habituel. +Vingt fois, je l’ai averti et ramené. +En ce qui me regarde, j’emploierai tous mes efforts à le retrouver. +Le colonel Everest, ainsi interpellé, ne put garder son calme habituel. Pour qui nous prenez-vous, nous autres Anglais ! -Monsieur..., riposta le Russe sur ce qualificatif appliqué à Nicolas Palander. -Êtes-vous prêt à partir ? -J’étais prêt avant même que vous n’eussiez prononcé une seule parole ! -répondit aigrement Mathieu Strux. -C’est à quoi je pensais, » répondit simplement le colonel. -Les deux Anglais interrogèrent alors le chasseur Mokoum. -En effet, il fallait se hâter. -Il importait donc de le secourir au plus tôt. -On devait les reprendre le lendemain, dès le petit jour. -Quelques hurlements de bêtes fauves furent entendus. -C’était la préoccupation de tous. -Enfin, après une nuit dont les heures valaient des siècles, le jour parut. -Les chevaux furent harnachés rapidement, et les recherches reprises dans un rayon plus étendu. +Monsieur..., riposta le Russe sur ce qualificatif appliqué à Nicolas Palander. +Êtes-vous prêt à partir ? +J’étais prêt avant même que vous n’eussiez prononcé une seule parole ! +répondit aigrement Mathieu Strux. +C’est à quoi je pensais, » répondit simplement le colonel. +Les deux Anglais interrogèrent alors le chasseur Mokoum. +En effet, il fallait se hâter. +Il importait donc de le secourir au plus tôt. +On devait les reprendre le lendemain, dès le petit jour. +Quelques hurlements de bêtes fauves furent entendus. +C’était la préoccupation de tous. +Enfin, après une nuit dont les heures valaient des siècles, le jour parut. +Les chevaux furent harnachés rapidement, et les recherches reprises dans un rayon plus étendu. Les cours d’eau, sans importance, il est vrai, se multipliaient. -Rien ne pouvait mettre ces chercheurs sur la trace de l’infortuné Palander. -Il aboyait, remuant sa queue frénétiquement. -Puis il revenait à la même place, attiré par quelque émanation particulière. -Colonel, s’écria alors le bushman, notre chien a senti quelque chose. -Ah ! l’intelligente bête ! -Il est tombé sur les traces du gibier, – pardon, du savant que nous chassons. +Rien ne pouvait mettre ces chercheurs sur la trace de l’infortuné Palander. +Il aboyait, remuant sa queue frénétiquement. +Puis il revenait à la même place, attiré par quelque émanation particulière. +Colonel, s’écria alors le bushman, notre chien a senti quelque chose. +Ah ! l’intelligente bête ! +Il est tombé sur les traces du gibier, – pardon, du savant que nous chassons. Laissons-le faire ! laissons-le faire ! Entendez ces petits jappements ! -Mathieu Strux ne releva pas la manière dont on parlait de son compatriote. -L’important était, avant tout, de le retrouver. -Les chevaux ne pouvaient le suivre à travers cette forêt inextricable. +Mathieu Strux ne releva pas la manière dont on parlait de son compatriote. +L’important était, avant tout, de le retrouver. +Les chevaux ne pouvaient le suivre à travers cette forêt inextricable. Un certain espoir les excitait alors. -Une seule question se présentait alors : Nicolas Palander était-il mort ou vivant ? -Il était onze heures du matin. -Était-ce l’éloignement, ou le chien était-il alors dérouté ? +Une seule question se présentait alors : Nicolas Palander était-il mort ou vivant ? +Il était onze heures du matin. +Était-ce l’éloignement, ou le chien était-il alors dérouté ? Le bushman et sir John, qui tenaient les devants, furent fort inquiets. -Aussitôt, les chevaux, vivement éperonnés, de se diriger de ce côté. -En quelques bonds, la troupe fut arrivée sur une portion très marécageuse du sol. +Aussitôt, les chevaux, vivement éperonnés, de se diriger de ce côté. +En quelques bonds, la troupe fut arrivée sur une portion très marécageuse du sol. On entendait distinctement le chien, mais on ne pouvait l’apercevoir. -Des roseaux, hauts de douze à quinze pieds, hérissaient le terrain. -Bientôt ils eurent dépassé ce réseau très serré et fort impropre à la marche. -Le chien, arrêté sur les bords vaseux du lagon, aboyait avec fureur. -Le voilà ! le voilà ! -s’écria le bushman. +Des roseaux, hauts de douze à quinze pieds, hérissaient le terrain. +Bientôt ils eurent dépassé ce réseau très serré et fort impropre à la marche. +Le chien, arrêté sur les bords vaseux du lagon, aboyait avec fureur. +Le voilà ! le voilà ! +s’écria le bushman. Ses compagnons ne purent retenir un cri. -Ils attendent peut-être qu’il soit faisandé ! +Ils attendent peut-être qu’il soit faisandé ! Le savant ne voyait rien. Ses yeux ne quittaient pas son carnet. -Sa main traçait encore des chiffres. +Sa main traçait encore des chiffres. Du coup d’œil, du sang-froid, ou il est perdu ! -murmura le chasseur à l’oreille de sir John. -Une double détonation retentit. -Au bruit des armes à feu, Nicolas Palander avait enfin relevé la tête. -J’ai trouvé ! s’écriait-il. -Et qu’avez-vous trouvé, monsieur Palander ? lui demanda sir John. -En effet, il avait trouvé cette erreur, le digne homme ! -Il avait découvert une erreur de logarithme ! -une station au goût de sir john. -Enfin, le calculateur russe était retrouvé. -Avait-il eu conscience des dangers qu’il courait ainsi, ce n’était pas probable. +murmura le chasseur à l’oreille de sir John. +Une double détonation retentit. +Au bruit des armes à feu, Nicolas Palander avait enfin relevé la tête. +J’ai trouvé ! s’écriait-il. +Et qu’avez-vous trouvé, monsieur Palander ? lui demanda sir John. +En effet, il avait trouvé cette erreur, le digne homme ! +Il avait découvert une erreur de logarithme ! +une station au goût de sir john. +Enfin, le calculateur russe était retrouvé. +Avait-il eu conscience des dangers qu’il courait ainsi, ce n’était pas probable. Avait-il eu faim ? pas davantage. -Les opérations furent immédiatement reprises. -Pendant quelques jours, les travaux marchèrent convenablement. -Le vingt-huit juin, les astronomes avaient obtenu géodésiquement la base de leur quinzième triangle. -Là, une difficulté physique se présenta. -La chasse de la girafe est regardée comme « un beau sport » par les connaisseurs. +Les opérations furent immédiatement reprises. +Pendant quelques jours, les travaux marchèrent convenablement. +Le vingt-huit juin, les astronomes avaient obtenu géodésiquement la base de leur quinzième triangle. +Là, une difficulté physique se présenta. +La chasse de la girafe est regardée comme « un beau sport » par les connaisseurs. Il fallut la poursuivre pendant plus de deux milles. -La journée du vingt-neuf juin s’écoula sans incidents. -Sir John s’élança au devant de ses collègues. -Vous, colonel, s’écria-t-il. +La journée du vingt-neuf juin s’écoula sans incidents. +Sir John s’élança au devant de ses collègues. +Vous, colonel, s’écria-t-il. La montagne est-elle donc inaccessible ? Aussi, venons-nous chercher du renfort. -Un tel récit ne pouvait qu’enflammer sir John Murray et le bushman. +Un tel récit ne pouvait qu’enflammer sir John Murray et le bushman. Pendant cette nuit, les rugissements retentirent presque incessamment. -Ces bêtes-là appartiennent donc à l’espèce la plus féroce et la plus dangereuse. +Ces bêtes-là appartiennent donc à l’espèce la plus féroce et la plus dangereuse. Nous aurons soin de bien nous tenir. -Leur premier coup manqué, il est rare qu’ils redoublent. -J’en parle par expérience. -Mais ils se défendront, et se défendront bien. -Mais ici, en pays sauvage, ils auront toutes les férocités de la sauvagerie. -Je vous recommanderai aussi, messieurs, de bien évaluer vos distances avant de tirer. -J’ajouterai que nous laisserons nos chevaux en arrière. -Les compagnons du bushman avaient écouté silencieusement la recommandation du chasseur. -Mokoum était redevenu l’homme patient des chasses. +Leur premier coup manqué, il est rare qu’ils redoublent. +J’en parle par expérience. +Mais ils se défendront, et se défendront bien. +Mais ici, en pays sauvage, ils auront toutes les férocités de la sauvagerie. +Je vous recommanderai aussi, messieurs, de bien évaluer vos distances avant de tirer. +J’ajouterai que nous laisserons nos chevaux en arrière. +Les compagnons du bushman avaient écouté silencieusement la recommandation du chasseur. +Mokoum était redevenu l’homme patient des chasses. Il savait que l’affaire serait grave. -Tirez un lion, lui dit-il, comme vous tireriez un perdreau, sans plus d’émotion. -Tout est là, en effet. +Tirez un lion, lui dit-il, comme vous tireriez un perdreau, sans plus d’émotion. +Tout est là, en effet. Le jour ne se faisait pas encore. -Quelques nuances rougeâtres flottaient dans les brumes de l’est. -L’obscurité était profonde. -Le bushman recommanda à ses compagnons de visiter leurs armes. -Plus d’un lion, en effet, était déjà tombé sous leurs flèches. -L’endroit se prêtait excellemment à cette manœuvre. -Les jeunes gens se rendirent à ses raisons. -Le jour commençait alors à poindre. -Peut-être même pourrait-il les surprendre endormis, et en finir rapidement avec eux. -Là, ils se tapirent sur le sol et examinèrent le gîte. -Des débris d’animaux, des monceaux d’ossements, en masquaient l’entrée. -Mais en ce moment, contrairement à l’opinion du chasseur, la caverne semblait déserte. -Un seul regard, rapidement jeté à l’intérieur, lui montra qu’elle était vide. -Cette circonstance, sur laquelle il ne comptait pas, lui fit immédiatement modifier son plan. -Ses deux compagnons, appelés par lui, le rejoignirent en un instant. -J’imagine que nous ferons bien de nous installer à sa place. +Quelques nuances rougeâtres flottaient dans les brumes de l’est. +L’obscurité était profonde. +Le bushman recommanda à ses compagnons de visiter leurs armes. +Plus d’un lion, en effet, était déjà tombé sous leurs flèches. +L’endroit se prêtait excellemment à cette manœuvre. +Les jeunes gens se rendirent à ses raisons. +Le jour commençait alors à poindre. +Peut-être même pourrait-il les surprendre endormis, et en finir rapidement avec eux. +Là, ils se tapirent sur le sol et examinèrent le gîte. +Des débris d’animaux, des monceaux d’ossements, en masquaient l’entrée. +Mais en ce moment, contrairement à l’opinion du chasseur, la caverne semblait déserte. +Un seul regard, rapidement jeté à l’intérieur, lui montra qu’elle était vide. +Cette circonstance, sur laquelle il ne comptait pas, lui fit immédiatement modifier son plan. +Ses deux compagnons, appelés par lui, le rejoignirent en un instant. +J’imagine que nous ferons bien de nous installer à sa place. Qu’en pense Votre Honneur ? -Je pense comme vous, bushman, répondit sir John Murray. -Je suis sous vos ordres et je vous obéis. -C’était une grotte profonde, semée d’ossements et de chairs sanglantes. -Puis, les chasseurs se portèrent derrière leur barricade percée de meurtrières, et ils attendirent. -Leur attente ne fut pas de longue durée. -C’étaient des animaux de grande taille. -Les deux lionnes, à robe jaune, l’accompagnaient en gambadant. -Quant à ses deux compagnons, ils étaient aussi calmes que d’habitude. +Je pense comme vous, bushman, répondit sir John Murray. +Je suis sous vos ordres et je vous obéis. +C’était une grotte profonde, semée d’ossements et de chairs sanglantes. +Puis, les chasseurs se portèrent derrière leur barricade percée de meurtrières, et ils attendirent. +Leur attente ne fut pas de longue durée. +C’étaient des animaux de grande taille. +Les deux lionnes, à robe jaune, l’accompagnaient en gambadant. +Quant à ses deux compagnons, ils étaient aussi calmes que d’habitude. Cependant, le lion et les deux lionnes avaient senti le danger. -À la vue de leur tanière barricadée, ils s’arrêtèrent. -Moins de soixante pas les en séparaient. -Les perdreaux sont là, murmura sir John à l’oreille du bushman. -À chacun le sien. -Oui, Mokoum, répondit l’indigène. -Eh bien, au flanc gauche du mâle, et crevez-lui le cœur ! -La flèche partit en sifflant. -Le lion fit un bond et retomba à trente pas de la caverne. +À la vue de leur tanière barricadée, ils s’arrêtèrent. +Moins de soixante pas les en séparaient. +Les perdreaux sont là, murmura sir John à l’oreille du bushman. +À chacun le sien. +Oui, Mokoum, répondit l’indigène. +Eh bien, au flanc gauche du mâle, et crevez-lui le cœur ! +La flèche partit en sifflant. +Le lion fit un bond et retomba à trente pas de la caverne. Ils semblaient avoir acquis le double de leur volume ordinaire. -Ils bondissaient en poussant des rugissements d’une incroyable intensité. +Ils bondissaient en poussant des rugissements d’une incroyable intensité. Les lionnes furieuses l’avaient suivi. -Les fusils avaient été rapidement rechargés. -Tout d’un coup, une épaisse fumée remplit la taverne. -Une des bourres, tombée au milieu des broussailles sèches, les avait enflammées. -C’était une position terrible. -Il n’y avait pas à hésiter. +Les fusils avaient été rapidement rechargés. +Tout d’un coup, une épaisse fumée remplit la taverne. +Une des bourres, tombée au milieu des broussailles sèches, les avait enflammées. +C’était une position terrible. +Il n’y avait pas à hésiter. Au dehors ! au dehors ! -s’écria le bushman qui suffoquait déjà. -L’indigène, frappé en pleine poitrine, resta sans mouvement sur le sol. -Sir John crut avoir la jambe cassée, et tomba sur les genoux. -Une seconde lionne tomba, frappée de deux balles à la tête et au flanc. -Un hurrah triomphant fut poussé par sir John. -Les lions étaient vaincus. +s’écria le bushman qui suffoquait déjà. +L’indigène, frappé en pleine poitrine, resta sans mouvement sur le sol. +Sir John crut avoir la jambe cassée, et tomba sur les genoux. +Une seconde lionne tomba, frappée de deux balles à la tête et au flanc. +Un hurrah triomphant fut poussé par sir John. +Les lions étaient vaincus. Quatre cadavres gisaient sur le sol. -On s’empressa près de sir John Murray. +On s’empressa près de sir John Murray. Avec l’aide de ses amis, il put se relever. -Sa jambe, fort heureusement, n’était pas cassée. -Enchanté, répondit sir John, en se frottant sa jambe contusionnée, enchanté ! +Sa jambe, fort heureusement, n’était pas cassée. +Enchanté, répondit sir John, en se frottant sa jambe contusionnée, enchanté ! Mais quelle queue ils ont, mon digne bushman, quelle queue ! avec l’aide du feu. -Si les chasseurs réussissaient, la mire lumineuse devait apparaître dans la nuit. -On conçoit l’inquiétude dans laquelle les savants passèrent toute cette journée. -Leurs instruments étaient prêts. +Si les chasseurs réussissaient, la mire lumineuse devait apparaître dans la nuit. +On conçoit l’inquiétude dans laquelle les savants passèrent toute cette journée. +Leurs instruments étaient prêts. Mais cette lueur se montrerait-elle ? -Le colonel Everest et Mathieu Strux ne purent goûter un instant de repos. -Mais le résultat les préoccupait. -L’anxiété des deux astronomes, pendant cette interminable journée, se comprendra donc facilement. +Le colonel Everest et Mathieu Strux ne purent goûter un instant de repos. +Mais le résultat les préoccupait. +L’anxiété des deux astronomes, pendant cette interminable journée, se comprendra donc facilement. Enfin la nuit vint. -C’était à qui apercevrait le premier ce signal si impatiemment attendu. -Les heures s’écoulèrent. +C’était à qui apercevrait le premier ce signal si impatiemment attendu. +Les heures s’écoulèrent. Rien n’avait encore apparu sur ce sombre piton. -Mais Mathieu Strux, se contenant, ne prononça pas un seul mot. -Le lendemain, deux juillet, le camp fut levé dès l’aube. -Le colonel Everest voulait rejoindre ses compagnons le plus tôt possible. -Pas un d’eux, on le sait, ne manquait à l’appel. -Les opérations pouvaient donc continuer sans retard. -Les travaux furent immédiatement poursuivis. +Mais Mathieu Strux, se contenant, ne prononça pas un seul mot. +Le lendemain, deux juillet, le camp fut levé dès l’aube. +Le colonel Everest voulait rejoindre ses compagnons le plus tôt possible. +Pas un d’eux, on le sait, ne manquait à l’appel. +Les opérations pouvaient donc continuer sans retard. +Les travaux furent immédiatement poursuivis. Pendant cinq semaines, le ciel se montra propice aux observations. -La contrée, un peu accidentée, se prêtait à l’établissement des mires. -Sous la direction du bushman, les campements s’organisaient régulièrement. +La contrée, un peu accidentée, se prêtait à l’établissement des mires. +Sous la direction du bushman, les campements s’organisaient régulièrement. Les vivres ne manquaient pas. -Les chasseurs de la caravane, sir John en tête, ravitaillaient sans cesse l’expédition. +Les chasseurs de la caravane, sir John en tête, ravitaillaient sans cesse l’expédition. Tout marchait au mieux. -La santé générale était satisfaisante. -L’eau ne s’était pas encore raréfiée dans les plis de terrain. -C’était le onze août. -Quelle est sa largeur de l’est à l’ouest ? +La santé générale était satisfaisante. +L’eau ne s’était pas encore raréfiée dans les plis de terrain. +C’était le onze août. +Quelle est sa largeur de l’est à l’ouest ? Et sa profondeur du sud au nord ? -Et comment passerons-nous au travers de cette masse épaisse d’arbres ? -Nous ne passerons pas au travers, répondit Mokoum. +Et comment passerons-nous au travers de cette masse épaisse d’arbres ? +Nous ne passerons pas au travers, répondit Mokoum. Il n’y a pas de sentier praticable. -Une difficulté réelle, un obstacle naturel surgissait donc. -La question était importante et difficile à résoudre. -La question de trianguler à travers l’immense massif d’arbres fut aussitôt écartée. -Il était évident qu’on ne pouvait opérer dans de pareilles conditions. -Que ce fût par l’est ou par l’ouest, peu importait. -En vain, leurs collègues tentèrent de s’interposer. +Une difficulté réelle, un obstacle naturel surgissait donc. +La question était importante et difficile à résoudre. +La question de trianguler à travers l’immense massif d’arbres fut aussitôt écartée. +Il était évident qu’on ne pouvait opérer dans de pareilles conditions. +Que ce fût par l’est ou par l’ouest, peu importait. +En vain, leurs collègues tentèrent de s’interposer. Les deux chefs ne voulurent rien entendre. -Si le colonel eût opté pour la gauche, il aurait tenu pour la droite. -La journée se passa sans amener aucun rapprochement entre les deux opinions opposées. -Pendant ce temps, les deux astronomes arriveraient peut-être à s’entendre. -En tout cas, un morceau de venaison fraîche ne serait pas à dédaigner. -Nos deux chefs ne sont point près de céder l’un à l’autre. +Si le colonel eût opté pour la gauche, il aurait tenu pour la droite. +La journée se passa sans amener aucun rapprochement entre les deux opinions opposées. +Pendant ce temps, les deux astronomes arriveraient peut-être à s’entendre. +En tout cas, un morceau de venaison fraîche ne serait pas à dédaigner. +Nos deux chefs ne sont point près de céder l’un à l’autre. Mais, cette fois, votre Honneur pense-t-il qu’ils s’accordent sur ce point ? -Je le crains, Mokoum, répondit sir John. +Je le crains, Mokoum, répondit sir John. Ils ont tous les deux raison et tous les deux tort. -Le colonel Everest a catégoriquement déclaré qu’il ne céderait pas. -Au diable les forêts ! répliqua le bushman, quand il s’agit d’opérations pareilles ! +Le colonel Everest a catégoriquement déclaré qu’il ne céderait pas. +Au diable les forêts ! répliqua le bushman, quand il s’agit d’opérations pareilles ! Pour mon compte, votre Honneur, j’aime mieux ignorer toutes ces choses ! -Sir John ne put s’empêcher de sourire. +Sir John ne put s’empêcher de sourire. Mais on peut dire que sir John faisait seul les frais de cette chasse. Le bushman tirait peu. Grave indice chez un tel chasseur. -Sir John l’entendait se parler à lui-même, s’interroger, se répondre. +Sir John l’entendait se parler à lui-même, s’interroger, se répondre. Que voulez-vous dire, Mokoum ? Je m’entends, sir John. Eh bien, faites cela, Mokoum ! Sir John respecta ce mutisme et ne demanda aucune explication au bushman. -Les chasseurs rentrèrent au campement vers cinq heures du soir. +Les chasseurs rentrèrent au campement vers cinq heures du soir. Sir John comprit ce qui se passait en eux. Il devina bien la cause de leur tristesse. -Celui-ci, pendant la soirée, ne changea rien à ses occupations habituelles. -Sir John dut croire que le chasseur avait oublié sa promesse. -Vers onze heures du soir, il fut subitement réveillé. -Une agitation insolite s’était emparée des indigènes. +Celui-ci, pendant la soirée, ne changea rien à ses occupations habituelles. +Sir John dut croire que le chasseur avait oublié sa promesse. +Vers onze heures du soir, il fut subitement réveillé. +Une agitation insolite s’était emparée des indigènes. Ils allaient et venaient au milieu du camp. -Sir John se leva aussitôt, et trouva tous ses compagnons sur pied. -La forêt était en feu. -En un instant, l’incendie s’était développé sur une largeur de plusieurs milles. -Sir John Murray regarda Mokoum, qui se tenait près de lui, immobile. -Mais Mokoum ne répondit pas à son regard. +Sir John se leva aussitôt, et trouva tous ses compagnons sur pied. +La forêt était en feu. +En un instant, l’incendie s’était développé sur une largeur de plusieurs milles. +Sir John Murray regarda Mokoum, qui se tenait près de lui, immobile. +Mais Mokoum ne répondit pas à son regard. Sir John avait compris. Le vent, soufflant du sud, favorisait les projets du bushman. -Le théâtre du feu s’élargissait et se creusait de plus en plus. -Une chaleur intense se développait jusqu’au campement. -Le bois mort, entassé sous les sombres ramures, pétillait. -C’étaient les arbres résineux qui s’allumaient comme des torches. -Le ciel reflétait cet embrasement gigantesque. -une déclaration de guerre. -Le travail fut repris le jour même. -Tout prétexte de discussion avait disparu. -C’était une route macadamisée de charbons. +Le théâtre du feu s’élargissait et se creusait de plus en plus. +Une chaleur intense se développait jusqu’au campement. +Le bois mort, entassé sous les sombres ramures, pétillait. +C’étaient les arbres résineux qui s’allumaient comme des torches. +Le ciel reflétait cet embrasement gigantesque. +une déclaration de guerre. +Le travail fut repris le jour même. +Tout prétexte de discussion avait disparu. +C’était une route macadamisée de charbons. C’est pourquoi la commission scientifique pressa sa marche en avant. -La caravane, prise dans un cercle de feu, eût été perdue. +La caravane, prise dans un cercle de feu, eût été perdue. Les deux jeunes astronomes et sir John Murray voulurent visiter cette bizarre construction. -Par une des pentes du monticule, ils s’élevèrent jusqu’au plateau supérieur. +Par une des pentes du monticule, ils s’élevèrent jusqu’au plateau supérieur. Le bushman les accompagnait. -s’écria-t-il, et il se précipita sur les traces du fugitif. -Tous les deux battirent le bois sans apercevoir l’indigène. -Quel était cet indigène ? que faisait-il en cet endroit ? -Pourquoi, lui, s’était-il jeté sur les traces du fugitif ? -Ne sommes-nous pas en nombre suffisant pour résister ? -Le colonel Everest fut très contrarié de cette rencontre. -Les intentions de l’indigène ne pouvaient être que suspectes. -En tout cas, le mal était alors sans remède. -Au dix-sept août, un troisième degré de la méridienne avait été obtenu. -De bonnes observations de latitude déterminèrent exactement le point atteint. -À ce jalon fixe devaient recommencer les observations subséquentes. -Sa situation en latitude fut rigoureusement déterminée. -Ce village, également nommé Litoubarouba sur certaines cartes, s’appelait autrefois Lepelolé. -Les missionnaires reçurent très hospitalièrement les membres de la commission scientifique. -Ils mirent à leur disposition toutes les ressources du pays. -Le père principal ne put satisfaire leur curiosité. -Aucun courrier, depuis six mois, n’était parvenu à la mission. -Le trente août, le messager, si impatiemment attendu, arriva. -Les membres de la commission étaient réunis dans la principale salle de la Mission. -Le colonel tenait toujours dans sa main le numéro du Daily-News. -Ses collègues, le regard fixé sur lui, ne pouvaient se méprendre à son attitude. -Ils attendaient impatiemment qu’il prît la parole. +s’écria-t-il, et il se précipita sur les traces du fugitif. +Tous les deux battirent le bois sans apercevoir l’indigène. +Quel était cet indigène ? que faisait-il en cet endroit ? +Pourquoi, lui, s’était-il jeté sur les traces du fugitif ? +Ne sommes-nous pas en nombre suffisant pour résister ? +Le colonel Everest fut très contrarié de cette rencontre. +Les intentions de l’indigène ne pouvaient être que suspectes. +En tout cas, le mal était alors sans remède. +Au dix-sept août, un troisième degré de la méridienne avait été obtenu. +De bonnes observations de latitude déterminèrent exactement le point atteint. +À ce jalon fixe devaient recommencer les observations subséquentes. +Sa situation en latitude fut rigoureusement déterminée. +Ce village, également nommé Litoubarouba sur certaines cartes, s’appelait autrefois Lepelolé. +Les missionnaires reçurent très hospitalièrement les membres de la commission scientifique. +Ils mirent à leur disposition toutes les ressources du pays. +Le père principal ne put satisfaire leur curiosité. +Aucun courrier, depuis six mois, n’était parvenu à la mission. +Le trente août, le messager, si impatiemment attendu, arriva. +Les membres de la commission étaient réunis dans la principale salle de la Mission. +Le colonel tenait toujours dans sa main le numéro du Daily-News. +Ses collègues, le regard fixé sur lui, ne pouvaient se méprendre à son attitude. +Ils attendaient impatiemment qu’il prît la parole. Le colonel se leva. -Je suis prêt à vous entendre, » répondit l’astronome russe. -Cette situation créait entre nous un antagonisme incessant. -À toute entreprise, quelle qu’elle soit, il ne faut qu’un chef. +Je suis prêt à vous entendre, » répondit l’astronome russe. +Cette situation créait entre nous un antagonisme incessant. +À toute entreprise, quelle qu’elle soit, il ne faut qu’un chef. N’est-ce pas votre avis ? -Mathieu Strux inclina la tête en signe d’assentiment. -On ne sentait aucun abaissement dans ces excuses volontaires, noblement exprimées. +Mathieu Strux inclina la tête en signe d’assentiment. +On ne sentait aucun abaissement dans ces excuses volontaires, noblement exprimées. Ils ne pouvaient deviner le mobile qui le faisait agir. Je ne comprends pas... Mais auparavant, donnez-moi votre main. -La voici, » répondit Mathieu Strux, non sans avoir laissé voir une légère hésitation. -Les deux astronomes se donnèrent la main, et n’ajoutèrent pas une parole. -Enfin ! s’écria sir John Murray, vous voilà donc amis ! -Voici les journaux anglais, russes et français qui rapportent cette déclaration ! -En effet, à ce moment, la guerre de mille huit cent cinquante-quatre était commencée. -Les Anglais, unis aux Français et aux Turcs, luttaient devant Sébastopol. -La question d’Orient se traitait à coups de canon dans la mer Noire. -Les dernières paroles du colonel Everest produisirent l’effet d’un coup de foudre. -Ils s’étaient levés subitement. -Ces seuls mots : « La guerre est déclarée ! -Un mouvement instinctif avait éloigné ces Européens les uns des autres. -Nicolas Palander lui-même subissait l’influence commune. -Aucune parole ne fut prononcée. -Après avoir échangé un salut, les Russes et les Anglais se retirèrent. -Chacun, dans l’intérêt de son pays, voulut poursuivre l’opération commencée. -Toutefois, les mesures devaient porter maintenant sur deux méridiennes différentes. -Le sort décida que les Russes continueraient à opérer sur la méridienne déjà parcourue. -Leur rivalité personnelle s’effaçait devant la grande rivalité nationale. -Le trente et un août, les membres de l’ancienne commission internationale se séparèrent. -un degré de plus. -La séparation était accomplie. -Mais ils n’étaient pas gens à s’épargner. -L’amour-propre national devait, au besoin, les soutenir dans cette tâche longue et pénible. -Trois opérateurs se trouvaient maintenant dans la nécessité de faire l’ouvrage de six. -Sir John Murray et le colonel se chargèrent des observations zénithales et géodésiques. -William Emery remplaça Nicolas Palander dans l’emploi de calculateur. +La voici, » répondit Mathieu Strux, non sans avoir laissé voir une légère hésitation. +Les deux astronomes se donnèrent la main, et n’ajoutèrent pas une parole. +Enfin ! s’écria sir John Murray, vous voilà donc amis ! +Voici les journaux anglais, russes et français qui rapportent cette déclaration ! +En effet, à ce moment, la guerre de mille huit cent cinquante-quatre était commencée. +Les Anglais, unis aux Français et aux Turcs, luttaient devant Sébastopol. +La question d’Orient se traitait à coups de canon dans la mer Noire. +Les dernières paroles du colonel Everest produisirent l’effet d’un coup de foudre. +Ils s’étaient levés subitement. +Ces seuls mots : « La guerre est déclarée ! +Un mouvement instinctif avait éloigné ces Européens les uns des autres. +Nicolas Palander lui-même subissait l’influence commune. +Aucune parole ne fut prononcée. +Après avoir échangé un salut, les Russes et les Anglais se retirèrent. +Chacun, dans l’intérêt de son pays, voulut poursuivre l’opération commencée. +Toutefois, les mesures devaient porter maintenant sur deux méridiennes différentes. +Le sort décida que les Russes continueraient à opérer sur la méridienne déjà parcourue. +Leur rivalité personnelle s’effaçait devant la grande rivalité nationale. +Le trente et un août, les membres de l’ancienne commission internationale se séparèrent. +un degré de plus. +La séparation était accomplie. +Mais ils n’étaient pas gens à s’épargner. +L’amour-propre national devait, au besoin, les soutenir dans cette tâche longue et pénible. +Trois opérateurs se trouvaient maintenant dans la nécessité de faire l’ouvrage de six. +Sir John Murray et le colonel se chargèrent des observations zénithales et géodésiques. +William Emery remplaça Nicolas Palander dans l’emploi de calculateur. Le brave Mokoum restait, comme devant, le chasseur et le guide de la caravane. -Le ravitaillement des deux caravanes, et même leur confort se trouvaient donc assurés. -Peut-être avaient-ils raison, au point de vue de la sécurité générale. -Elle rentra donc dans la forêt incendiée, et elle arriva au monticule. -Les opérations furent reprises le deux septembre. -Ce méridien se trouvait situé à un degré dans l’ouest du premier. -C’était le vingt-troisième compté à l’est du méridien de Greenwich. +Le ravitaillement des deux caravanes, et même leur confort se trouvaient donc assurés. +Peut-être avaient-ils raison, au point de vue de la sécurité générale. +Elle rentra donc dans la forêt incendiée, et elle arriva au monticule. +Les opérations furent reprises le deux septembre. +Ce méridien se trouvait situé à un degré dans l’ouest du premier. +C’était le vingt-troisième compté à l’est du méridien de Greenwich. Il favorisait la marche en avant de la caravane. -Le ciel était très beau, très clair, sans brouillard et sans nuages. +Le ciel était très beau, très clair, sans brouillard et sans nuages. Les observations s’accomplissaient facilement. Quelques grands animaux se hasardaient parfois la nuit aux environs des campements. Mais sir John ne voulait plus se laisser distraire. -Leur peau noire présentait des reflets bleuâtres. -Excellent surcroît de venaison fraîche, qui variait l’ordinaire de la caravane. -Ce n’était plus alors qu’une poudre de viande, de la chair pulvérisée. -La préparation était alors terminée. -Mokoum pria les astronomes de goûter à ce mélange. +Leur peau noire présentait des reflets bleuâtres. +Excellent surcroît de venaison fraîche, qui variait l’ordinaire de la caravane. +Ce n’était plus alors qu’une poudre de viande, de la chair pulvérisée. +La préparation était alors terminée. +Mokoum pria les astronomes de goûter à ce mélange. Les jours se passaient ainsi. -Les nuits étaient quelquefois employées aux observations. -Toutefois, la fortune permettait à Son Honneur de se dédommager de temps en temps. +Les nuits étaient quelquefois employées aux observations. +Toutefois, la fortune permettait à Son Honneur de se dédommager de temps en temps. Dans ce cas, le chasseur et le savant ne faisaient plus qu’un. -Sir John se trouvait en état de légitime défense. -Depuis quelque temps, cet animal rôdait sur les flancs de la caravane. -C’était un énorme « chucuroo », nom que les Bochjesmen donnent à ce pachyderme. -Sir John n’eut pas à regretter d’avoir agi en homme prudent. -Jamais sir John ne l’avait pu observer de si près. -C’était vraiment une bête formidable. -Ses petits yeux étincelaient. -Sir John, dit-il aussitôt, la fortune favorise votre Honneur ! -Le rhinocéros ! s’écria sir John, dont les yeux s’animèrent soudain. -Oui, sir John, répondit le chasseur. -Peut-il monter jusqu’à nous ? demanda sir John. -Non, Votre Honneur, répondit le bushman. +Sir John se trouvait en état de légitime défense. +Depuis quelque temps, cet animal rôdait sur les flancs de la caravane. +C’était un énorme « chucuroo », nom que les Bochjesmen donnent à ce pachyderme. +Sir John n’eut pas à regretter d’avoir agi en homme prudent. +Jamais sir John ne l’avait pu observer de si près. +C’était vraiment une bête formidable. +Ses petits yeux étincelaient. +Sir John, dit-il aussitôt, la fortune favorise votre Honneur ! +Le rhinocéros ! s’écria sir John, dont les yeux s’animèrent soudain. +Oui, sir John, répondit le chasseur. +Peut-il monter jusqu’à nous ? demanda sir John. +Non, Votre Honneur, répondit le bushman. La pente est trop raide pour ses membres courts et trapus. Aussi attendra-t-il ! Sir John Murray et Mokoum reprirent donc leur examen un instant interrompu. Je suis aux ordres de Votre Honneur. -Le rhinocéros nous attend toujours ? -Une balle ! s’écria le bushman. +Le rhinocéros nous attend toujours ? +Une balle ! s’écria le bushman. Votre Honneur ne sait pas ce qu’est un chucuroo. Bah ! fit sir John, parce qu’on n’employait pas de balles coniques ! -Coniques ou rondes, répondit Mokoum, vos premières balles n’abattront pas un pareil animal ! -Votre Honneur consentirait-il à faire un pari avec moi ? -Pourquoi pas, mon digne chasseur ? répondit sir John. -C’est dit ! répliqua aussitôt sir John. -Le rhinocéros restait aussi immobile qu’une cible. -L’animal ne sembla même pas s’apercevoir du choc. +Coniques ou rondes, répondit Mokoum, vos premières balles n’abattront pas un pareil animal ! +Votre Honneur consentirait-il à faire un pari avec moi ? +Pourquoi pas, mon digne chasseur ? répondit sir John. +C’est dit ! répliqua aussitôt sir John. +Le rhinocéros restait aussi immobile qu’une cible. +L’animal ne sembla même pas s’apercevoir du choc. Ce coup ne compte pas, dit le bushman. Votre Honneur n’a pas atteint les chairs. -Si vraiment ! répliqua sir John, un peu vexé ! +Si vraiment ! répliqua sir John, un peu vexé ! Le coup compte, bushman. J’ai perdu une livre, mais je vous la joue quitte ou double ! Comme vous le voudrez, sir John, mais vous perdrez ! -Le rhinocéros fit un mouvement, et se déplaça de quelques pas. +Le rhinocéros fit un mouvement, et se déplaça de quelques pas. Deux livres ! dit Mokoum. Les tenez-vous ? demanda sir John. Quatre livres ! dit tranquillement le bushman. -s’écria sir John exaspéré. +s’écria sir John exaspéré. Je crois qu’il remue encore un peu, sir John ! dit simplement le chasseur. -Sir John ne se possédait plus. -Son sang-froid l’abandonna entièrement. +Sir John ne se possédait plus. +Son sang-froid l’abandonna entièrement. Alors, son Honneur poussa un hurrah ! -C’était la moitié de la tâche accomplie. -La chaleur était très forte alors et véritablement accablante. -Déjà, pendant la journée, certaines heures après midi ne permettaient aucun travail. -Aussi, l’opération trigonométrique éprouvait-elle quelques retards qui inquiétaient principalement le bushman. +C’était la moitié de la tâche accomplie. +La chaleur était très forte alors et véritablement accablante. +Déjà, pendant la journée, certaines heures après midi ne permettaient aucun travail. +Aussi, l’opération trigonométrique éprouvait-elle quelques retards qui inquiétaient principalement le bushman. Mais ce curieux effort de la nature dure peu. Aussi, communiqua-t-il ses observations au colonel Everest. -Les mesures angulaires ne sont pas toujours faciles et faisables à toute heure. -On n’observe bien qu’à la condition d’observer dans certaines circonstances atmosphériques. -Malgré l’élévation de la température, les ruisseaux y entretenaient une fraîcheur constante. -Des troupeaux à milliers de têtes eussent trouvé dans ces pâturages une nourriture inépuisable. +Les mesures angulaires ne sont pas toujours faciles et faisables à toute heure. +On n’observe bien qu’à la condition d’observer dans certaines circonstances atmosphériques. +Malgré l’élévation de la température, les ruisseaux y entretenaient une fraîcheur constante. +Des troupeaux à milliers de têtes eussent trouvé dans ces pâturages une nourriture inépuisable. Il n’y manquait que des becs de gaz. La caravane cheminait ainsi au milieu de ce pays magnifique. Oui, ce karrou avait alors un aspect enchanteur. -Il offrait toutes les conditions favorables à la vie ruminante. -Que de coups heureux à enregistrer sur son carnet de vénerie ! -Que de trophées cynégétiques à rapporter à son château des Highlands ! -C’était le quinze octobre. -Depuis deux jours, sir John se livrait tout entier à ses impérieux instincts. -Après une heure de marche, les deux chevaux s’arrêtèrent. -Toutefois, un de ces oryx semblait se tenir à l’écart. -Le bushman le fit remarquer à sir John. +Il offrait toutes les conditions favorables à la vie ruminante. +Que de coups heureux à enregistrer sur son carnet de vénerie ! +Que de trophées cynégétiques à rapporter à son château des Highlands ! +C’était le quinze octobre. +Depuis deux jours, sir John se livrait tout entier à ses impérieux instincts. +Après une heure de marche, les deux chevaux s’arrêtèrent. +Toutefois, un de ces oryx semblait se tenir à l’écart. +Le bushman le fit remarquer à sir John. C’est une sentinelle, lui dit-il. Cet animal, un vieux malin sans doute, veille au salut commun. -Les oryx continuaient de brouter sans défiance. +Les oryx continuaient de brouter sans défiance. Le hasard sembla devoir favoriser les chasseurs. -Le gardien, bien évidemment, poussait les oryx à quitter la plaine. -Ce manège surprit fort le bushman. +Le gardien, bien évidemment, poussait les oryx à quitter la plaine. +Ce manège surprit fort le bushman. La situation se prolongeait cependant, sans se modifier. Sir John tourmentait impatiemment la platine de son rifle. -Tantôt il voulait tirer, tantôt se porter en avant. -Mokoum ne parvenait que très difficilement à le contenir. -Le bushman, furieux, eût volontiers envoyé une charge de plomb au maudit animal ! -Voilà une chose curieuse, dit alors le bushman. +Tantôt il voulait tirer, tantôt se porter en avant. +Mokoum ne parvenait que très difficilement à le contenir. +Le bushman, furieux, eût volontiers envoyé une charge de plomb au maudit animal ! +Voilà une chose curieuse, dit alors le bushman. Qu’a-t-il donc, ce vieil oryx ? -Sa démarche est singulière ! -Est-il blessé ou accablé par l’âge ? +Sa démarche est singulière ! +Est-il blessé ou accablé par l’âge ? Nous le saurons bien ! -Il ne cherchait même plus à fuir, mais à se cacher. +Il ne cherchait même plus à fuir, mais à se cacher. Sir John put donc approcher facilement le singulier animal. -Mais cette précaution fut inutile. -Par saint Patrik ! voilà des choses qui n’arrivent qu’à moi ! +Mais cette précaution fut inutile. +Par saint Patrik ! voilà des choses qui n’arrivent qu’à moi ! Mais Mokoum ne riait pas. Soudain, un objet frappa ses regards. -Le bushman le ramassa aussitôt, et l’examina avec attention. +Le bushman le ramassa aussitôt, et l’examina avec attention. Qu’est-ce que cela ? demanda sir John. -Cela, répondit Mokoum, c’est un sac de Makololo. -Et comment se trouve-t-il à cette place ? -Puis, sir John et lui de courir à perdre haleine vers l’endroit suspect. -Mais la place était vide. -On voyait au froissement des herbes qu’un être animé venait de passer là. -les faiseurs de déserts. -Fallait-il donc, en présence de ce danger, revenir sur ses pas ? -Devait-on interrompre la série de ces travaux si remarquablement conduits jusqu’alors ? -Ce que la nature n’avait pu faire, des indigènes africains le feraient-ils ? -Empêcheraient-ils les savants anglais d’accomplir leur tâche scientifique ? -C’était là une grave question, et qu’il importait de résoudre. -Le docteur Livingstone n’eut pas personnellement à s’en plaindre. -Aux vexations succéda bientôt le pillage, qui s’exerçait alors sur une vaste échelle. -Tel fut, en résumé, le récit que le bushman fit au colonel Everest. -Cette décision prise, la série trigonométrique fut continuée. +Cela, répondit Mokoum, c’est un sac de Makololo. +Et comment se trouve-t-il à cette place ? +Puis, sir John et lui de courir à perdre haleine vers l’endroit suspect. +Mais la place était vide. +On voyait au froissement des herbes qu’un être animé venait de passer là. +les faiseurs de déserts. +Fallait-il donc, en présence de ce danger, revenir sur ses pas ? +Devait-on interrompre la série de ces travaux si remarquablement conduits jusqu’alors ? +Ce que la nature n’avait pu faire, des indigènes africains le feraient-ils ? +Empêcheraient-ils les savants anglais d’accomplir leur tâche scientifique ? +C’était là une grave question, et qu’il importait de résoudre. +Le docteur Livingstone n’eut pas personnellement à s’en plaindre. +Aux vexations succéda bientôt le pillage, qui s’exerçait alors sur une vaste échelle. +Tel fut, en résumé, le récit que le bushman fit au colonel Everest. +Cette décision prise, la série trigonométrique fut continuée. Pendant un mois, la triangulation fut poursuivie avec ardeur sans rencontrer d’obstacles naturels. -Ils s’attendaient inévitablement à une rencontre des Makololos. -Cette perspective leur donnait à réfléchir. -Depuis la veille, le temps, si beau jusqu’alors, s’était assombri. +Ils s’attendaient inévitablement à une rencontre des Makololos. +Cette perspective leur donnait à réfléchir. +Depuis la veille, le temps, si beau jusqu’alors, s’était assombri. Le soleil avait une teinte blafarde. -L’air était calme, la chaleur étouffante. -La baisse barométrique, accusée depuis la veille par les instruments, s’était alors arrêtée. -Pas une feuille ne remuait aux arbres au milieu de cette lourde atmosphère. -Presque aussitôt, une grêle abondante se précipita sur le sol. -Bientôt ces grêlons acquirent un volume considérable. -C’était une lapidation véritable, à laquelle on ne pouvait s’exposer sans danger. -William Emery fut renversé, comme mort. -Les deux matelots, éblouis un instant, se précipitèrent vers lui. -Très heureusement, le jeune astronome avait été épargné par la foudre. -Le jeune homme, relevé par ses matelots, revint promptement à lui. -L’autre, frappé au crâne par le météore atmosphérique, avait été tué raide. -Pendant trois quarts d’heure environ, l’orage gronda avec une violence extrême. -Puis, il commença à s’apaiser. -La grêle cessa de tomber, et le chariot put reprendre la route du camp. -La nouvelle de la mort des deux indigènes l’avait précédé. -Il y eut un commencement de rébellion qui menaçait de prendre des proportions graves. -Il fallut toute l’influence dont jouissait le bushman pour enrayer cette révolte. -L’accord ne se rétablit pas sans peine. -Les Makololos ne paraissaient pas, et Mokoum, quoique défiant, commençait à se rassurer. -Le vent du nord, qui tendait à se lever, rafraîchissait un peu l’atmosphère. -Est-ce donc un nouvel orage qui se prépare ? demanda le colonel. -Nous sommes dans la région intertropicale, répondit William Emery, et cela est à craindre ! -Je crois que nos observations sont fort aventurées pour cette nuit. +L’air était calme, la chaleur étouffante. +La baisse barométrique, accusée depuis la veille par les instruments, s’était alors arrêtée. +Pas une feuille ne remuait aux arbres au milieu de cette lourde atmosphère. +Presque aussitôt, une grêle abondante se précipita sur le sol. +Bientôt ces grêlons acquirent un volume considérable. +C’était une lapidation véritable, à laquelle on ne pouvait s’exposer sans danger. +William Emery fut renversé, comme mort. +Les deux matelots, éblouis un instant, se précipitèrent vers lui. +Très heureusement, le jeune astronome avait été épargné par la foudre. +Le jeune homme, relevé par ses matelots, revint promptement à lui. +L’autre, frappé au crâne par le météore atmosphérique, avait été tué raide. +Pendant trois quarts d’heure environ, l’orage gronda avec une violence extrême. +Puis, il commença à s’apaiser. +La grêle cessa de tomber, et le chariot put reprendre la route du camp. +La nouvelle de la mort des deux indigènes l’avait précédé. +Il y eut un commencement de rébellion qui menaçait de prendre des proportions graves. +Il fallut toute l’influence dont jouissait le bushman pour enrayer cette révolte. +L’accord ne se rétablit pas sans peine. +Les Makololos ne paraissaient pas, et Mokoum, quoique défiant, commençait à se rassurer. +Le vent du nord, qui tendait à se lever, rafraîchissait un peu l’atmosphère. +Est-ce donc un nouvel orage qui se prépare ? demanda le colonel. +Nous sommes dans la région intertropicale, répondit William Emery, et cela est à craindre ! +Je crois que nos observations sont fort aventurées pour cette nuit. Qu’en pensez-vous, Mokoum ? demanda le colonel Everest au bushman. Le bushman observa attentivement le nord. -Ce nuage, noirâtre comme une fumée, présentait un singulier aspect qui frappa le bushman. +Ce nuage, noirâtre comme une fumée, présentait un singulier aspect qui frappa le bushman. dit Mokoum, sans s’expliquer davantage. -Eh bien, laissez-les passer la nuit au dehors ! répondit Mokoum. -Mais les bêtes fauves ? -Oh ! les bêtes fauves seront bientôt trop occupées pour faire attention à eux. -L’indigène se retira. -Le colonel Everest allait demander au bushman l’explication de cette étrange réponse. -Le nuage s’approchait avec rapidité. -On les eut comptés par milliers. +Eh bien, laissez-les passer la nuit au dehors ! répondit Mokoum. +Mais les bêtes fauves ? +Oh ! les bêtes fauves seront bientôt trop occupées pour faire attention à eux. +L’indigène se retira. +Le colonel Everest allait demander au bushman l’explication de cette étrange réponse. +Le nuage s’approchait avec rapidité. +On les eut comptés par milliers. Eh ! que sont ces points noirs ? demanda sir John Murray. -Ces points noirs sont des oiseaux, répondit le bushman. +Ces points noirs sont des oiseaux, répondit le bushman. Ce sont des vautours, des aigles, des faucons, des milans. Le chasseur ne se trompait pas. Que pourrions-nous craindre de ces insectes ? -Que deviendraient-ils au milieu de ces pâturages dévastés ? -Les compagnons du bushman demeurèrent silencieux. -Ils observaient la masse animée qui croissait à vue d’œil. -Croyez-vous qu’ils s’abattent sur cette contrée ? demanda William Emery à Mokoum. -Je le crains, répondit le chasseur. +Que deviendraient-ils au milieu de ces pâturages dévastés ? +Les compagnons du bushman demeurèrent silencieux. +Ils observaient la masse animée qui croissait à vue d’œil. +Croyez-vous qu’ils s’abattent sur cette contrée ? demanda William Emery à Mokoum. +Je le crains, répondit le chasseur. Le vent du nord les porte directement. -Puis, voilà le soleil qui disparaît. -La fraîche brise du soir va alourdir les ailes de ces sauterelles. +Puis, voilà le soleil qui disparaît. +La fraîche brise du soir va alourdir les ailes de ces sauterelles. Elles s’abattront sur les arbres, sur les buissons, sur les prairies, et alors... Le bushman n’acheva pas sa phrase. -Sa prédiction s’accomplissait en ce moment. -L’emplacement même du camp fut littéralement inondé. -Les chariots, les tentes, tout disparut sous cette grêle vivante. +Sa prédiction s’accomplissait en ce moment. +L’emplacement même du camp fut littéralement inondé. +Les chariots, les tentes, tout disparut sous cette grêle vivante. La masse des criquets mesurait un pied de hauteur. Mais qu’importait dans le nombre ? -Il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre ! -La nuit étant venue, chacun regagna sa couche habituelle. -Mais les chariots n’avaient point échappé à l’envahissement. -Impossible d’y pénétrer sans écraser ces innombrables insectes. -Dormir dans ces conditions était peu agréable. -Puis, le vent ayant fraîchi, l’énorme nuée se mit en mouvement. +Il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre ! +La nuit étant venue, chacun regagna sa couche habituelle. +Mais les chariots n’avaient point échappé à l’envahissement. +Impossible d’y pénétrer sans écraser ces innombrables insectes. +Dormir dans ces conditions était peu agréable. +Puis, le vent ayant fraîchi, l’énorme nuée se mit en mouvement. Plus une feuille aux arbres, plus un brin d’herbe aux prairies. -Le sol paraissait jaunâtre et terreux. -Les branches dépouillées n’offraient plus au regard qu’une silhouette grimaçante. -C’était le désert, et non plus la contrée luxuriante ! -L’herbe ne pousse plus où se sont abattues les sauterelles ! +Le sol paraissait jaunâtre et terreux. +Les branches dépouillées n’offraient plus au regard qu’une silhouette grimaçante. +C’était le désert, et non plus la contrée luxuriante ! +L’herbe ne pousse plus où se sont abattues les sauterelles ! L’eau manquait aussi. -Les dernières gouttes de pluie s’étaient taries dans les mares. -Le sol était mélangé d’argile et de sable très impropre à la végétation. -Leurs fatigues furent grandes, leurs souffrances extrêmes, surtout par le manque d’eau. -Leur réserve d’eau, contenue dans des barils échauffés, diminuait. -Ils avaient déjà dû se rationner, et souffraient beaucoup de ce rationnement. -Le colonel et ses compagnons pouvaient répondre d’eux-mêmes et tenir jusque-là. -Ils se montraient très sensibles à la disette d’eau. -Les murmures, les récriminations s’accroissaient avec les fatigues. -Le rôle de Mokoum devenait très difficile, et son influence baissait. -Les conducteurs de chariots refusaient déjà de lui obéir. +Les dernières gouttes de pluie s’étaient taries dans les mares. +Le sol était mélangé d’argile et de sable très impropre à la végétation. +Leurs fatigues furent grandes, leurs souffrances extrêmes, surtout par le manque d’eau. +Leur réserve d’eau, contenue dans des barils échauffés, diminuait. +Ils avaient déjà dû se rationner, et souffraient beaucoup de ce rationnement. +Le colonel et ses compagnons pouvaient répondre d’eux-mêmes et tenir jusque-là. +Ils se montraient très sensibles à la disette d’eau. +Les murmures, les récriminations s’accroissaient avec les fatigues. +Le rôle de Mokoum devenait très difficile, et son influence baissait. +Les conducteurs de chariots refusaient déjà de lui obéir. Le colonel Everest connaissait parfaitement la situation. -Mais, dur pour lui-même, il l’était pour les autres. -Là, chevaux et bœufs retrouveraient de frais pâturages et des forêts ombreuses. -Là, les hommes auraient toute une mer d’eau douce pour se rafraîchir. -Mokoum fit valoir ces considérations aux principaux Bochjesmen. +Mais, dur pour lui-même, il l’était pour les autres. +Là, chevaux et bœufs retrouveraient de frais pâturages et des forêts ombreuses. +Là, les hommes auraient toute une mer d’eau douce pour se rafraîchir. +Mokoum fit valoir ces considérations aux principaux Bochjesmen. Afin de gagner du temps, les astronomes travaillaient nuit et jour. On comprend si cette nouvelle fut bien accueillie. Le lagon fut atteint vers cinq heures du soir. -Mais, presque aussitôt, ces animaux revinrent sur la rive. -Le désappointement, on peut dire le désespoir, fut grand. -Rien de cruel comme un espoir déçu ! -Le salut de tous dépendait donc de la marche en avant. -C’était à la fois économie de temps et de fatigues. +Mais, presque aussitôt, ces animaux revinrent sur la rive. +Le désappointement, on peut dire le désespoir, fut grand. +Rien de cruel comme un espoir déçu ! +Le salut de tous dépendait donc de la marche en avant. +C’était à la fois économie de temps et de fatigues. Nul n’aurait pu supporter encore quinze jours de marche dans des conditions pareilles. -Il devint raboteux, accidenté. -C’était le mont Scorzef. +Il devint raboteux, accidenté. +C’était le mont Scorzef. Le Ngami ! le Ngami ! -crièrent les indigènes, accompagnant leurs cris de démonstrations bruyantes. -Néanmoins, le défiant bushman voulait être sur ses gardes, afin de parer à tout. -Et pendant ce temps, comment avaient opéré les Russes de leur côté ? -Les fatigues les avaient-ils éprouvés avec autant de rigueur que leurs collègues d’Angleterre ? +crièrent les indigènes, accompagnant leurs cris de démonstrations bruyantes. +Néanmoins, le défiant bushman voulait être sur ses gardes, afin de parer à tout. +Et pendant ce temps, comment avaient opéré les Russes de leur côté ? +Les fatigues les avaient-ils éprouvés avec autant de rigueur que leurs collègues d’Angleterre ? Avaient-ils souffert de la privation d’eau, des accablantes chaleurs de ces climats ? -Leur serait-il donné de les revoir ? -Les Russes réussiraient-ils dans leur entreprise ? -Cependant, la mesure des distances angulaires avait commencé. -Sa direction fut donnée par l’une des lunettes du cercle répétiteur. -Le Scorzef, on l’a dit, était relativement fort éloigné. -À vos ordres, Mokoum, dit-il alors au bushman. -Mais qui nous empêche de partir ? demanda le colonel Everest. -Quinze milles à faire, même dans une nuit obscure, ne sauraient nous arrêter. +Leur serait-il donné de les revoir ? +Les Russes réussiraient-ils dans leur entreprise ? +Cependant, la mesure des distances angulaires avait commencé. +Sa direction fut donnée par l’une des lunettes du cercle répétiteur. +Le Scorzef, on l’a dit, était relativement fort éloigné. +À vos ordres, Mokoum, dit-il alors au bushman. +Mais qui nous empêche de partir ? demanda le colonel Everest. +Quinze milles à faire, même dans une nuit obscure, ne sauraient nous arrêter. Nous allons partir, colonel. Quand il vous plaira, Mokoum ! -répondit le colonel Everest. -La nuit était sombre. -Un épais rideau de nuages voilait les constellations. -Aussi, de son côté, sir John se tenait prêt à tout événement. -Souvent, il fallait s’arrêter pour rallier les retardataires. -Les hommes et les animaux s’étendirent en une longue file. -Quelques bœufs, à bout de forces, étaient tombés sur la route. -La nuit, ajoutant encore à ses dimensions réelles, en doublait l’altitude. -Si Mokoum ne s’était pas trompé, le Ngami devait être derrière le Scorzef. -Les Anglais avaient aussitôt retenu leurs montures. -Ils écoutaient avec une anxiété facile à comprendre. +répondit le colonel Everest. +La nuit était sombre. +Un épais rideau de nuages voilait les constellations. +Aussi, de son côté, sir John se tenait prêt à tout événement. +Souvent, il fallait s’arrêter pour rallier les retardataires. +Les hommes et les animaux s’étendirent en une longue file. +Quelques bœufs, à bout de forces, étaient tombés sur la route. +La nuit, ajoutant encore à ses dimensions réelles, en doublait l’altitude. +Si Mokoum ne s’était pas trompé, le Ngami devait être derrière le Scorzef. +Les Anglais avaient aussitôt retenu leurs montures. +Ils écoutaient avec une anxiété facile à comprendre. Qu’est-cela ? demanda le colonel. -Des coups de feu ! répondit sir John. -Des coups de feu ! s’écria le colonel, et dans quelle direction ? +Des coups de feu ! répondit sir John. +Des coups de feu ! s’écria le colonel, et dans quelle direction ? Voyez l’ombre qui s’illumine au-dessus ! -On se bat par-là ! -Des Makololos, sans doute, qui s’attaquent à un parti d’Européens. -Des Européens ! dit William Emery. -Oui, monsieur William, répondit Mokoum. -Ces Européens seraient-ils donc ?... +On se bat par-là ! +Des Makololos, sans doute, qui s’attaquent à un parti d’Européens. +Des Européens ! dit William Emery. +Oui, monsieur William, répondit Mokoum. +Ces Européens seraient-ils donc ?... Oui ! oui ! allons ! allons ! -répéta William Emery, dont le cœur se serrait douloureusement. -Les lâches ! s’écria Mokoum, soif, fatigues, ils oublient tout pour fuir !... +répéta William Emery, dont le cœur se serrait douloureusement. +Les lâches ! s’écria Mokoum, soif, fatigues, ils oublient tout pour fuir !... Puis, retournant vers les Anglais et leurs braves matelots : « En avant, nous autres ! -Vingt minutes après, on entendait distinctement le cri de guerre des Makololos. -Quel était leur nombre, on ne pouvait encore l’estimer. -On entrevoyait des grappes d’hommes s’élevant sur ses flancs. -Une quinzaine de cadavres jonchaient déjà le sol. -Les Makololos se séparèrent. -Et ces assiégés, c’étaient les Russes ! -Ils étaient tous là, Mathieu Strux, Nicolas Palander, Michel Zorn, leurs cinq matelots. -Ces misérables Bochjesmen les avaient, eux aussi, abandonnés au moment du danger. -Vous, messieurs les Anglais ! s’écria l’astronome de Poulkowa. -Nous-mêmes, messieurs les Russes, répondit le colonel d’une voix grave. +Vingt minutes après, on entendait distinctement le cri de guerre des Makololos. +Quel était leur nombre, on ne pouvait encore l’estimer. +On entrevoyait des grappes d’hommes s’élevant sur ses flancs. +Une quinzaine de cadavres jonchaient déjà le sol. +Les Makololos se séparèrent. +Et ces assiégés, c’étaient les Russes ! +Ils étaient tous là, Mathieu Strux, Nicolas Palander, Michel Zorn, leurs cinq matelots. +Ces misérables Bochjesmen les avaient, eux aussi, abandonnés au moment du danger. +Vous, messieurs les Anglais ! s’écria l’astronome de Poulkowa. +Nous-mêmes, messieurs les Russes, répondit le colonel d’une voix grave. Mais ici, il n’y a pas plus ni Russes, ni Anglais ! -Il n’y a que des Européens unis pour se défendre ! +Il n’y a que des Européens unis pour se défendre ! Un hurrah accueillit les paroles du colonel Everest. -Les autres Européens avaient scellé d’une poignée de main leur nouvelle alliance. -Le premier soin des Anglais fut de se désaltérer. -L’eau, puisée au lac, ne manquait pas dans le campement des Russes. -Pendant ce temps, les matelots surveillaient les Makololos, qui leur donnaient quelque répit. -Par la même raison qui avait rejeté les Anglais sur leur droite. -Mathieu Strux donna ensuite quelques détails sur les opérations qu’il venait d’accomplir. -La triangulation depuis Kolobeng s’était faite sans incidents. -Les rios abondaient dans la contrée et y entretenaient une humidité salutaire. +Les autres Européens avaient scellé d’une poignée de main leur nouvelle alliance. +Le premier soin des Anglais fut de se désaltérer. +L’eau, puisée au lac, ne manquait pas dans le campement des Russes. +Pendant ce temps, les matelots surveillaient les Makololos, qui leur donnaient quelque répit. +Par la même raison qui avait rejeté les Anglais sur leur droite. +Mathieu Strux donna ensuite quelques détails sur les opérations qu’il venait d’accomplir. +La triangulation depuis Kolobeng s’était faite sans incidents. +Les rios abondaient dans la contrée et y entretenaient une humidité salutaire. Pendant ce voyage, les Bochjesmen n’avaient donc eu aucun motif de se plaindre. -Aussitôt, les Bochjesmen, effrayés, abandonnèrent leur poste et laissèrent les Russes livrés à eux-mêmes. -Tel fut sommairement le récit de Mathieu Strux. -La nuit du vingt et un au vingt-deux février se passa sans incidents. -Le bushman et les marins avaient veillé au pied des murailles du fortin. -Les Makololos ne renouvelèrent pas leurs attaques. -Leurs feux brûlaient encore. +Aussitôt, les Bochjesmen, effrayés, abandonnèrent leur poste et laissèrent les Russes livrés à eux-mêmes. +Tel fut sommairement le récit de Mathieu Strux. +La nuit du vingt et un au vingt-deux février se passa sans incidents. +Le bushman et les marins avaient veillé au pied des murailles du fortin. +Les Makololos ne renouvelèrent pas leurs attaques. +Leurs feux brûlaient encore. Quelques morceaux de venaison grillaient sur des charbons ardents. -Il s’agissait de prendre une résolution définitive. -Vers le nord, au contraire, le mont Scorzef dominait un pays tout différent. +Il s’agissait de prendre une résolution définitive. +Vers le nord, au contraire, le mont Scorzef dominait un pays tout différent. Quel contraste avec les arides steppes du sud ! -La plus grande largeur du lac se développait dans le sens des parallèles terrestres. -Beau pays, jeté comme une oasis, au milieu de ces déserts ! -Tel était ce panorama qui se développait aux regards des Européens. -Mais pourquoi ce fortin dans le désert, au sommet de cette montagne ? -Il fut en mesure de répondre. -L’ivoire, ce sont les éléphants et les rhinocéros qui le fournissent. -Le Scorzef était, autrefois, le centre du campement des caravanes. -L’itinéraire des caravanes avait été changé. -Les vivres, c’était autre chose. -Là était la difficulté. -Les chariots d’approvisionnement n’avaient point échappé au pillage. +La plus grande largeur du lac se développait dans le sens des parallèles terrestres. +Beau pays, jeté comme une oasis, au milieu de ces déserts ! +Tel était ce panorama qui se développait aux regards des Européens. +Mais pourquoi ce fortin dans le désert, au sommet de cette montagne ? +Il fut en mesure de répondre. +L’ivoire, ce sont les éléphants et les rhinocéros qui le fournissent. +Le Scorzef était, autrefois, le centre du campement des caravanes. +L’itinéraire des caravanes avait été changé. +Les vivres, c’était autre chose. +Là était la difficulté. +Les chariots d’approvisionnement n’avaient point échappé au pillage. Nous n’avons de vivres que pour deux jours, dites-vous ? -Mais qui nous oblige à rester deux jours dans ce fortin ? -Ne pouvons-nous le quitter demain, aujourd’hui même ? -Qui nous en empêche ? -À cette proposition, les savants se regardèrent et regardèrent le bushman. -Et en effet, elle ne leur était pas venue ! -La mesure de la méridienne ! -Croyez-vous donc que les Makololos se soucient de votre méridienne ? répliqua le chasseur. -N’est-ce pas votre avis, mes chers collègues ? -Nous n’abandonnerons pas la mesure de la méridienne ! +Mais qui nous oblige à rester deux jours dans ce fortin ? +Ne pouvons-nous le quitter demain, aujourd’hui même ? +Qui nous en empêche ? +À cette proposition, les savants se regardèrent et regardèrent le bushman. +Et en effet, elle ne leur était pas venue ! +La mesure de la méridienne ! +Croyez-vous donc que les Makololos se soucient de votre méridienne ? répliqua le chasseur. +N’est-ce pas votre avis, mes chers collègues ? +Nous n’abandonnerons pas la mesure de la méridienne ! Hurrah pour l’Angleterre ! hurrah pour la Russie ! -Le bushman regarda un instant ses compagnons, et ne répondit pas. -Cela était donc convenu. -L’opération géodésique serait continuée quand même. -Cette question fut posée à Mathieu Strux. +Le bushman regarda un instant ses compagnons, et ne répondit pas. +Cela était donc convenu. +L’opération géodésique serait continuée quand même. +Cette question fut posée à Mathieu Strux. De quoi s’agit-il ? -De relier géodésiquement le Scorzef avec une station située au nord du lac ? +De relier géodésiquement le Scorzef avec une station située au nord du lac ? Or, cette station existe-t-elle ? Quelle est donc cette distance ? demanda le colonel Everest. — Cent vingt milles au moins. Notre lunette la franchira. Mais il faudra allumer un fanal au sommet de ce pic ! Il faudra l’y porter ! On l’y portera. -Et pendant ce temps, se défendre contre les Makololos ! ajouta le bushman ! +Et pendant ce temps, se défendre contre les Makololos ! ajouta le bushman ! Mathieu Strux indiqua le pic dont il avait fait choix. -Là était la difficulté véritable, mais non insurmontable. -Il fallait, avant tout, procéder à l’établissement du réverbère. -C’étaient cent milles à faire dans un pays inconnu. +Là était la difficulté véritable, mais non insurmontable. +Il fallait, avant tout, procéder à l’établissement du réverbère. +C’étaient cent milles à faire dans un pays inconnu. Michel Zorn et William Emery s’offrirent. -Le foreloper consentit à les accompagner, et ils se préparèrent aussitôt à partir. -Emploieraient-ils la chaloupe à vapeur ? non. -Le foreloper, un marin russe et un marin anglais les y avaient précédés. -L’obscurité était profonde. +Le foreloper consentit à les accompagner, et ils se préparèrent aussitôt à partir. +Emploieraient-ils la chaloupe à vapeur ? non. +Le foreloper, un marin russe et un marin anglais les y avaient précédés. +L’obscurité était profonde. huit jours au sommet du scorzef. -Les marins et le bushman veillèrent tour à tour pendant cette nuit. -L’ombre, en effet, devait favoriser les dispositions hostiles des indigènes. -Mais il n’était pas question de fuir. -À cet égard, un parfait accord régnait entre eux. -Aucune allusion ne se produisait à ce sujet. -En effet, une distance de plus de cent milles le séparait du Scorzef. -La réserve de vivres était fort restreinte. -Ils consistaient en quelques livres de biscuit, de viande conservée et de pemmican. -D’ailleurs, il n’est pas défendu de chasser ! +Les marins et le bushman veillèrent tour à tour pendant cette nuit. +L’ombre, en effet, devait favoriser les dispositions hostiles des indigènes. +Mais il n’était pas question de fuir. +À cet égard, un parfait accord régnait entre eux. +Aucune allusion ne se produisait à ce sujet. +En effet, une distance de plus de cent milles le séparait du Scorzef. +La réserve de vivres était fort restreinte. +Ils consistaient en quelques livres de biscuit, de viande conservée et de pemmican. +D’ailleurs, il n’est pas défendu de chasser ! dit sir John Murray au bushman. -Le bushman secoua la tête d’un air de doute. -Peut-être leur intention était-elle de réduire les assiégés par la famine ! -L’inventaire du mont Scorzef fut rapidement effectué. -Mais ne désespérons point. -Pas d’agent plus sûr, pas de majordome plus ingénieux ! -Les paroles de Son Honneur étaient rassurantes à coup sûr. +Le bushman secoua la tête d’un air de doute. +Peut-être leur intention était-elle de réduire les assiégés par la famine ! +L’inventaire du mont Scorzef fut rapidement effectué. +Mais ne désespérons point. +Pas d’agent plus sûr, pas de majordome plus ingénieux ! +Les paroles de Son Honneur étaient rassurantes à coup sûr. Les Makololos restaient dans leur camp. -Les chariots pillés avaient été amenés au campement. +Les chariots pillés avaient été amenés au campement. Quelques femmes et des enfants, ayant rejoint la tribu nomade, vaquaient aux travaux ordinaires. Toute la garnison se porta en dehors du fortin, au pied de l’enceinte. -C’était un excellent moyen de défense. -Il était impossible de pousser plus loin l’exactitude. -La journée du vingt-sept parut bien longue à la petite garnison. -Pendant cette journée, sir John battit vainement les buissons et les grandes herbes. -Il ne put en dépister aucun animal comestible ou à peu près. -Or, la mince réserve de vivres touchait à son terme. -Toute la nuit du vingt-sept au vingt-huit février se passa en observations. -L’obscurité, calme et pure, favorisait singulièrement les astronomes. -Mais l’horizon demeura perdu dans l’ombre épaisse. -Pas une lueur n’en détacha le profil. +C’était un excellent moyen de défense. +Il était impossible de pousser plus loin l’exactitude. +La journée du vingt-sept parut bien longue à la petite garnison. +Pendant cette journée, sir John battit vainement les buissons et les grandes herbes. +Il ne put en dépister aucun animal comestible ou à peu près. +Or, la mince réserve de vivres touchait à son terme. +Toute la nuit du vingt-sept au vingt-huit février se passa en observations. +L’obscurité, calme et pure, favorisait singulièrement les astronomes. +Mais l’horizon demeura perdu dans l’ombre épaisse. +Pas une lueur n’en détacha le profil. Rien n’apparut dans l’objectif de la lunette. -Leurs collègues ne pouvaient donc que s’armer de patience et attendre. -La nuit du vingt-huit février au premier mars ne donna encore aucun résultat. +Leurs collègues ne pouvaient donc que s’armer de patience et attendre. +La nuit du vingt-huit février au premier mars ne donna encore aucun résultat. Une ou deux fois, les observateurs crurent apercevoir la lueur du fanal. -Mais, vérification faite, cette lueur n’était qu’une étoile embrumée à l’horizon. -Pendant la journée du premier mars, on ne mangea pas. -Une faim tenace leur déchirait les entrailles. +Mais, vérification faite, cette lueur n’était qu’une étoile embrumée à l’horizon. +Pendant la journée du premier mars, on ne mangea pas. +Une faim tenace leur déchirait les entrailles. Et pas un gibier, pas un oiseau ! -Un sommeil pesant, plutôt un engourdissement qu’un sommeil, envahit leur cerveau. -Sous cette oppression, leurs paupières se fermèrent involontairement. -Peu à peu, ils tombèrent dans un véritable état de torpeur. -Le vide qu’ils sentaient en eux les anéantissait. -Des légions de fourmis blanches couraient sur ses vêtements. -Sa figure, ses mains en étaient couvertes. -Ce brusque mouvement réveilla le bushman, étendu à son côté. -Mokoum était également couvert de ces fourmis blanches. -Mokoum ! fit sir John, que cette voracité écœurait. -Mangez ! mangez ! faites comme moi ! répondit le chasseur, sans perdre une bouchée. +Un sommeil pesant, plutôt un engourdissement qu’un sommeil, envahit leur cerveau. +Sous cette oppression, leurs paupières se fermèrent involontairement. +Peu à peu, ils tombèrent dans un véritable état de torpeur. +Le vide qu’ils sentaient en eux les anéantissait. +Des légions de fourmis blanches couraient sur ses vêtements. +Sa figure, ses mains en étaient couvertes. +Ce brusque mouvement réveilla le bushman, étendu à son côté. +Mokoum était également couvert de ces fourmis blanches. +Mokoum ! fit sir John, que cette voracité écœurait. +Mangez ! mangez ! faites comme moi ! répondit le chasseur, sans perdre une bouchée. C’est le riz des Bochjesmen !... -Mokoum venait, en effet, de donner à ces insectes leur dénomination indigène. -La fourmi blanche est, suivant eux, de qualité supérieure. -Aussi, les Africains mélangent-ils habituellement ces fourmis avec la gomme du mimosa. +Mokoum venait, en effet, de donner à ces insectes leur dénomination indigène. +La fourmi blanche est, suivant eux, de qualité supérieure. +Aussi, les Africains mélangent-ils habituellement ces fourmis avec la gomme du mimosa. Ils obtiennent ainsi une nourriture plus substantielle. -Sir John les prit à poignées et les porta à ses lèvres. -Véritablement, cette substance ne lui déplut pas. -Cependant, Mokoum n’avait point oublié ses compagnons d’infortune. +Sir John les prit à poignées et les porta à ses lèvres. +Véritablement, cette substance ne lui déplut pas. +Cependant, Mokoum n’avait point oublié ses compagnons d’infortune. Il courut au fortin et en ramena toute la garnison. -Les marins ne firent aucune difficulté de se jeter sur cette nourriture singulière. -Peut-être le colonel, Mathieu Strux et Palander hésitèrent-ils un instant. -On eût dit un grognement qui se produisait à l’intérieur de la fourmilière. -Le bushman suspendit son travail de démolition, et il écouta. +Les marins ne firent aucune difficulté de se jeter sur cette nourriture singulière. +Peut-être le colonel, Mathieu Strux et Palander hésitèrent-ils un instant. +On eût dit un grognement qui se produisait à l’intérieur de la fourmilière. +Le bushman suspendit son travail de démolition, et il écouta. Ses compagnons le regardaient sans prononcer une parole. -Quelques nouveaux coups de hache furent portés par lui. -Un grognement plus accentué se fit entendre. -Tout à coup, un animal bizarre parut à l’orifice du trou. -Voilà notre rôti, messieurs, dit le bushman. +Quelques nouveaux coups de hache furent portés par lui. +Un grognement plus accentué se fit entendre. +Tout à coup, un animal bizarre parut à l’orifice du trou. +Voilà notre rôti, messieurs, dit le bushman. Il s’est fait attendre, mais il n’en sera pas moins bon ! -Le bushman ne s’avançait pas trop. -Le rôti fut bientôt à point. -Il lui manqua peut-être quelques tours de broche, mais les affamés étaient si impatients ! -Le foreloper et sa petite troupe étaient partis depuis neuf jours. -Quels incidents avaient retardé leur marche ? -Les hommes ou les animaux s’étaient-ils placés devant eux comme un infranchissable obstacle ? -Ne pouvait-on penser qu’ils étaient irrévocablement perdus ? -Leurs collègues, leurs amis étaient partis depuis neuf jours ! -En six, en sept jours au plus, ils auraient dû arriver au but. -C’étaient des hommes actifs, courageux, entraînés par l’héroïsme scientifique. -Ils le savaient, ils n’avaient rien dû négliger pour réussir. -Le retard ne pouvait leur être imputé. +Le bushman ne s’avançait pas trop. +Le rôti fut bientôt à point. +Il lui manqua peut-être quelques tours de broche, mais les affamés étaient si impatients ! +Le foreloper et sa petite troupe étaient partis depuis neuf jours. +Quels incidents avaient retardé leur marche ? +Les hommes ou les animaux s’étaient-ils placés devant eux comme un infranchissable obstacle ? +Ne pouvait-on penser qu’ils étaient irrévocablement perdus ? +Leurs collègues, leurs amis étaient partis depuis neuf jours ! +En six, en sept jours au plus, ils auraient dû arriver au but. +C’étaient des hommes actifs, courageux, entraînés par l’héroïsme scientifique. +Ils le savaient, ils n’avaient rien dû négliger pour réussir. +Le retard ne pouvait leur être imputé. Quels soins ils y apportaient. -Toute leur espérance s’attachait à cet oculaire qui devait saisir la lueur lointaine ! -Toute leur vie se concentrait dans le champ étroit d’une lunette ! -La nuit vint, une nuit sans lune, calme et profonde, particulièrement propice aux observations... -Mais aucune lueur ne révéla la pointe du Volquiria. -Rien, rien n’apparut, et les rayons du soleil rendirent bientôt toute observation impossible ! -Du côté des indigènes, rien encore à craindre. -Les Makololos semblaient décidés à réduire les assiégés par la famine. -Et, en vérité, ils ne pouvaient manquer de réussir. -Le colonel Everest et ses compagnons ne l’étaient pas ! -Cette proposition avait donc été rejetée. +Toute leur espérance s’attachait à cet oculaire qui devait saisir la lueur lointaine ! +Toute leur vie se concentrait dans le champ étroit d’une lunette ! +La nuit vint, une nuit sans lune, calme et profonde, particulièrement propice aux observations... +Mais aucune lueur ne révéla la pointe du Volquiria. +Rien, rien n’apparut, et les rayons du soleil rendirent bientôt toute observation impossible ! +Du côté des indigènes, rien encore à craindre. +Les Makololos semblaient décidés à réduire les assiégés par la famine. +Et, en vérité, ils ne pouvaient manquer de réussir. +Le colonel Everest et ses compagnons ne l’étaient pas ! +Cette proposition avait donc été rejetée. Tous devaient fuir ou demeurer ensemble. -C’était une affaire de patience ! +C’était une affaire de patience ! Soixante et une nuits d’attente ! -La réponse de tous ces savants fut un hurrah affirmatif. -C’étaient des allées et venues qui ne laissèrent pas d’inquiéter le bushman. -Les Makololos préparaient leurs armes. -Le bushman communiqua aux Européens le résultat de ses observations. -Le chiffre des assiégeants pouvait être considérable. -La chaloupe à vapeur dut être prête à appareiller au premier signal. -Le repas du soir se composa de fourmis blanches et de racines de glaïeuls. -Triste alimentation pour des gens qui allaient peut-être se battre ! -Les armes étaient prêtes. +La réponse de tous ces savants fut un hurrah affirmatif. +C’étaient des allées et venues qui ne laissèrent pas d’inquiéter le bushman. +Les Makololos préparaient leurs armes. +Le bushman communiqua aux Européens le résultat de ses observations. +Le chiffre des assiégeants pouvait être considérable. +La chaloupe à vapeur dut être prête à appareiller au premier signal. +Le repas du soir se composa de fourmis blanches et de racines de glaïeuls. +Triste alimentation pour des gens qui allaient peut-être se battre ! +Les armes étaient prêtes. On attendit pendant plusieurs heures. -Aucun souffle ne troublait l’atmosphère. -Ce profond silence de la nature était imposant. -Peu à peu, ces bruits devinrent plus distincts. -Jusqu’à dix heures, les assiégeants ne bougèrent pas. -Leurs feux avaient été éteints. -Le camp et la plaine se confondaient dans la même obscurité. -Mais rien ne les arrêtait. -Un indigène mort, vingt le remplaçaient, et c’était trop pour ces dix-neuf Européens ! -Après une demi-heure de combat, le colonel Everest comprit qu’il allait être débordé. +Aucun souffle ne troublait l’atmosphère. +Ce profond silence de la nature était imposant. +Peu à peu, ces bruits devinrent plus distincts. +Jusqu’à dix heures, les assiégeants ne bougèrent pas. +Leurs feux avaient été éteints. +Le camp et la plaine se confondaient dans la même obscurité. +Mais rien ne les arrêtait. +Un indigène mort, vingt le remplaçaient, et c’était trop pour ces dix-neuf Européens ! +Après une demi-heure de combat, le colonel Everest comprit qu’il allait être débordé. Les cadavres des uns servaient de marche-pied aux autres. Quelques-uns se faisaient des boucliers avec les morts et montaient en se couvrant ainsi. -Tout cela, vu à la lueur rapide et fauve des détonations, était effrayant, sinistre. -Certes, ils valaient bien les tigres qui manquent à ce continent ! -À dix heures et demie, les premiers indigènes parvenaient au plateau du Scorzef. -Il était donc urgent de chercher un abri derrière l’enceinte. +Tout cela, vu à la lueur rapide et fauve des détonations, était effrayant, sinistre. +Certes, ils valaient bien les tigres qui manquent à ce continent ! +À dix heures et demie, les premiers indigènes parvenaient au plateau du Scorzef. +Il était donc urgent de chercher un abri derrière l’enceinte. cria le colonel d’une voix qui domina le tumulte de la bataille. Des cris formidables accueillirent cette retraite. -C’était la mitrailleuse, manœuvrée par sir John, qui parlait. -Les balles, incessamment fournies par un mécanisme automatique, tombaient en grêle sur les assiégeants. -De là un balayage général qui fit place nette en un instant. -Quand vous serez fatigué d’en jouer un air !... +C’était la mitrailleuse, manœuvrée par sir John, qui parlait. +Les balles, incessamment fournies par un mécanisme automatique, tombaient en grêle sur les assiégeants. +De là un balayage général qui fit place nette en un instant. +Quand vous serez fatigué d’en jouer un air !... Mais la mitrailleuse se taisait alors. Les Makololos, cherchant un abri contre ce torrent de mitraille, avaient disparu. -Pendant ce moment de répit, que faisaient le colonel Everest et Mathieu Strux ? -Ni les cris ni les dangers ne pouvaient les émouvoir ! +Pendant ce moment de répit, que faisaient le colonel Everest et Mathieu Strux ? +Ni les cris ni les dangers ne pouvaient les émouvoir ! En effet, la lutte venait de reprendre. -Son œil était à la fois rayonnant et effaré. -Une flèche venait de percer son chapeau et tremblotait encore au-dessus de sa tête. -Le fanal ! le fanal ! s’écria-t-il. -Hein ! répondit le colonel Everest, en achevant de charger son fusil. +Son œil était à la fois rayonnant et effaré. +Une flèche venait de percer son chapeau et tremblotait encore au-dessus de sa tête. +Le fanal ! le fanal ! s’écria-t-il. +Hein ! répondit le colonel Everest, en achevant de charger son fusil. Vous l’avez vu ? Ah ! comme en ce moment toute sa vie passa dans son regard ! -Oui ! le fanal était là, étincelant entre les fils du réticule ! -Oui ! la lumière brillait au sommet du Volquiria ! +Oui ! le fanal était là, étincelant entre les fils du réticule ! +Oui ! la lumière brillait au sommet du Volquiria ! Oui ! le dernier triangle venait enfin de trouver son point d’appui ! -Les indigènes, trop nombreux, avaient forcé l’enceinte. -Sir John, le bushman, leur disputaient le terrain pas à pas. -Mais les observations étaient terminées ! -La direction du fanal était calculée avec une approximation d’un millième de seconde ! -Maintenant, il fallait fuir, sauver le résultat de ces glorieux et magnifiques travaux. -Leurs compagnons étaient là, quelques-uns légèrement blessés, et prêts à couvrir la retraite. +Les indigènes, trop nombreux, avaient forcé l’enceinte. +Sir John, le bushman, leur disputaient le terrain pas à pas. +Mais les observations étaient terminées ! +La direction du fanal était calculée avec une approximation d’un millième de seconde ! +Maintenant, il fallait fuir, sauver le résultat de ces glorieux et magnifiques travaux. +Leurs compagnons étaient là, quelques-uns légèrement blessés, et prêts à couvrir la retraite. Mais au moment de descendre les pentes septentrionales du Scorzef : « Notre signal ! -s’écria Mathieu Strux. -s’écria le colonel Everest. -Ce donjon était fait d’une charpente compliquée de bois sec. -Une étincelle pouvait y mettre le feu. +s’écria Mathieu Strux. +s’écria le colonel Everest. +Ce donjon était fait d’une charpente compliquée de bois sec. +Une étincelle pouvait y mettre le feu. Le colonel l’enflamma au moyen d’une amorce. -Le bois pétilla aussitôt, et le colonel, se précipitant au dehors, rejoignit ses compagnons. -Le mécanicien, suivant les ordres de son chef, l’avait tenue en pression. +Le bois pétilla aussitôt, et le colonel, se précipitant au dehors, rejoignit ses compagnons. +Le mécanicien, suivant les ordres de son chef, l’avait tenue en pression. Ni William Emery ni Michel Zorn ne pourraient se plaindre ! -Ils avaient montré une étoile, on leur répondait par un soleil ! -où nicolas palander s’emporte. +Ils avaient montré une étoile, on leur répondait par un soleil ! +où nicolas palander s’emporte. Lorsque le jour parut, la chaloupe accostait la rive septentrionale du lac. -Là, nulle trace d’indigènes. -Le bushman, sir John Murray et l’un des marins allèrent battre les environs. -La contrée était déserte. +Là, nulle trace d’indigènes. +Le bushman, sir John Murray et l’un des marins allèrent battre les environs. +La contrée était déserte. Pas une trace de Makololos. -Mais, très heureusement pour la troupe affamée, le gibier ne manquait pas. +Mais, très heureusement pour la troupe affamée, le gibier ne manquait pas. Les chasseurs revinrent avec une ample provision. -Nicolas Palander en profita pour calculer les résultats des dernières opérations trigonométriques. -William Emery, Michel Zorn, les deux marins et le bochjesman revenaient en parfaite santé. -Comme ces jeunes savants et leurs compagnons furent reçus, cela ne peut se dire. -On ne leur épargna pas les félicitations. -En quelques mots, ils racontèrent leur voyage. -L’aller avait été difficile. -Le foreloper s’était montré, partout et toujours, intelligent et dévoué. -L’ascension du pic avait été rude. -Ainsi donc, les observateurs du Scorzef l’aperçurent presque aussitôt qu’elle eût paru. -Exactement, colonel, et par de bonnes observations d’étoiles, répondit le jeune homme. -Ce pic se trouve situé ?... -Eh bien, messieurs, reprit le colonel, notre tâche est pour ainsi dire terminée. -Hurrah ! hurrah ! s’écrièrent les Anglais et les Russes, unis dans un même sentiment. +Nicolas Palander en profita pour calculer les résultats des dernières opérations trigonométriques. +William Emery, Michel Zorn, les deux marins et le bochjesman revenaient en parfaite santé. +Comme ces jeunes savants et leurs compagnons furent reçus, cela ne peut se dire. +On ne leur épargna pas les félicitations. +En quelques mots, ils racontèrent leur voyage. +L’aller avait été difficile. +Le foreloper s’était montré, partout et toujours, intelligent et dévoué. +L’ascension du pic avait été rude. +Ainsi donc, les observateurs du Scorzef l’aperçurent presque aussitôt qu’elle eût paru. +Exactement, colonel, et par de bonnes observations d’étoiles, répondit le jeune homme. +Ce pic se trouve situé ?... +Eh bien, messieurs, reprit le colonel, notre tâche est pour ainsi dire terminée. +Hurrah ! hurrah ! s’écrièrent les Anglais et les Russes, unis dans un même sentiment. N’est-ce pas votre avis, monsieur Strux ? -La proposition de Mathieu Strux fut adoptée sans conteste. +La proposition de Mathieu Strux fut adoptée sans conteste. Le voyage s’accomplit assez rapidement. -Les travaux retardèrent peu les observateurs. -Le temps était favorable, et il fut inutile de recourir aux observations nocturnes. -De plus, la chasse fournissait à tous les besoins de la petite caravane. -D’indigènes, il n’était pas question. -Il était probable que les bandes pillardes erraient plus au sud du Ngami. -Il semblait que les rivalités personnelles fussent oubliées. -Dans un pays de plaine, cette habitude ne présentait pas grand danger. +Les travaux retardèrent peu les observateurs. +Le temps était favorable, et il fut inutile de recourir aux observations nocturnes. +De plus, la chasse fournissait à tous les besoins de la petite caravane. +D’indigènes, il n’était pas question. +Il était probable que les bandes pillardes erraient plus au sud du Ngami. +Il semblait que les rivalités personnelles fussent oubliées. +Dans un pays de plaine, cette habitude ne présentait pas grand danger. On se remettait rapidement sur la piste de l’absent. -Aussi Mathieu Strux et le bushman lui firent-ils mille recommandations à cet égard. -Le digne homme ne s’apercevait même pas de ses distractions ! +Aussi Mathieu Strux et le bushman lui firent-ils mille recommandations à cet égard. +Le digne homme ne s’apercevait même pas de ses distractions ! Nicolas Palander ne reparaissait pas. -Presque aussitôt, Nicolas Palander apparut. +Presque aussitôt, Nicolas Palander apparut. Il courait de toute la vitesse de ses jambes. -Le malheureux arriva auprès de ses compagnons, qui le pressèrent de questions. -Il voulait répondre, les mots ne sortaient pas. -Que s’était-il passé ? +Le malheureux arriva auprès de ses compagnons, qui le pressèrent de questions. +Il voulait répondre, les mots ne sortaient pas. +Que s’était-il passé ? On ne savait qu’imaginer. -Les astronomes, à ces mots, frissonnèrent tous d’un même frisson. +Les astronomes, à ces mots, frissonnèrent tous d’un même frisson. Ces registres, Nicolas Palander ne les rapportait pas ! -Les avait-il égarés ? -Les lui avait-on volés ? -Ces registres étaient perdus ! -Tout était à refaire, tout à recommencer ! +Les avait-il égarés ? +Les lui avait-on volés ? +Ces registres étaient perdus ! +Tout était à refaire, tout à recommencer ! Il ne pouvait se contenir ! Comme il traita le malheureux ! De quelles qualifications il le chargea ! -Mais on l’a donc volé ! dit enfin le colonel Everest. -Qu’importe ! s’écria Mathieu Strux hors de lui ! -Pourquoi ce misérable s’est-il éloigné ? -Vous a-t-on volé ? +Mais on l’a donc volé ! dit enfin le colonel Everest. +Qu’importe ! s’écria Mathieu Strux hors de lui ! +Pourquoi ce misérable s’est-il éloigné ? +Vous a-t-on volé ? Nicolas Palander fit un signe affirmatif. -Et qui vous a volé ? reprit sir John. -Serait-ce des indigènes, des Makololos ? -Nicolas Palander fit un signe négatif. -Des Européens, des blancs ? ajouta sir John. -Non, répondit Nicolas Palander d’une voix étranglée. -Non ! fit Nicolas Palander, ni indigènes... ni blancs... des babouins ! -Nicolas Palander avait été volé par des singes ! -Le bushman exposa à ses compagnons que ce fait se reproduisait souvent. -Mais cela ne l’excusait en aucune façon. +Et qui vous a volé ? reprit sir John. +Serait-ce des indigènes, des Makololos ? +Nicolas Palander fit un signe négatif. +Des Européens, des blancs ? ajouta sir John. +Non, répondit Nicolas Palander d’une voix étranglée. +Non ! fit Nicolas Palander, ni indigènes... ni blancs... des babouins ! +Nicolas Palander avait été volé par des singes ! +Le bushman exposa à ses compagnons que ce fait se reproduisait souvent. +Mais cela ne l’excusait en aucune façon. Il n’acheva pas. Cependant, il fallait aviser, et ce fut le bushman qui avisa. -Il faut bien l’avouer, les Européens, sans exception, étaient anéantis. -On a volé les registres de Monsieur Palander. -Ces chacmas sont soigneux des objets qu’ils dérobent ! -L’avis était bon. -C’était une lueur d’espoir que le bushman avait allumée. -Il ne fallait pas la laisser s’éteindre. -Nicolas Palander, à cette proposition, se ranima. -Un autre homme se révéla en lui. -Ni cette nuit ni la journée qui suivit n’amenèrent de résultat favorable. -Nicolas Palander affirmait avoir eu affaire à une dizaine de ces animaux. +Il faut bien l’avouer, les Européens, sans exception, étaient anéantis. +On a volé les registres de Monsieur Palander. +Ces chacmas sont soigneux des objets qu’ils dérobent ! +L’avis était bon. +C’était une lueur d’espoir que le bushman avait allumée. +Il ne fallait pas la laisser s’éteindre. +Nicolas Palander, à cette proposition, se ranima. +Un autre homme se révéla en lui. +Ni cette nuit ni la journée qui suivit n’amenèrent de résultat favorable. +Nicolas Palander affirmait avoir eu affaire à une dizaine de ces animaux. Il revint prudemment vers la petite troupe. Le bushman fit faire halte. -Les Européens, décidés à lui obéir en tout, attendirent ses instructions. -Aucun d’eux n’avait aperçu les chasseurs qui les épiaient. +Les Européens, décidés à lui obéir en tout, attendirent ses instructions. +Aucun d’eux n’avait aperçu les chasseurs qui les épiaient. Mais le voleur de Nicolas Palander se trouvait-il dans la bande ? -C’était le point important à déterminer. +C’était le point important à déterminer. Ah ! quel espoir revint au cœur de sir John Murray ! -Il ne doutait pas que ce grand singe ne fût porteur des registres volés ! +Il ne doutait pas que ce grand singe ne fût porteur des registres volés ! Restez ici, dit Mokoum au foreloper. Mais surtout, ne perdez pas de vue ces maraudeurs ! -Les Européens se divisèrent en deux détachements. -Suivant la recommandation du bushman, on ne s’avança qu’avec une précaution extrême. -Nicolas Palander, dont on avait peine à calmer l’ardeur, marchait près de Mokoum. -Et, en vérité, le digne astronome ne se possédait plus. -C’était pour lui une question de vie ou de mort. -Pas un mot prononcé, pas un geste hasardé, pas un craquement de branches. -On eût dit une troupe de Pawnies rampant sur une piste de guerre. -Soudain, le chasseur s’arrêta. -La bande des chacmas était en vue. +Les Européens se divisèrent en deux détachements. +Suivant la recommandation du bushman, on ne s’avança qu’avec une précaution extrême. +Nicolas Palander, dont on avait peine à calmer l’ardeur, marchait près de Mokoum. +Et, en vérité, le digne astronome ne se possédait plus. +C’était pour lui une question de vie ou de mort. +Pas un mot prononcé, pas un geste hasardé, pas un craquement de branches. +On eût dit une troupe de Pawnies rampant sur une piste de guerre. +Soudain, le chasseur s’arrêta. +La bande des chacmas était en vue. Ces animaux avaient senti quelque chose. Ils se tenaient aux aguets. -Nicolas Palander avait reconnu son détrousseur de grand chemin. -Ce grand singe, tout anxieux, semblait faire des signaux à ses camarades. -Quelques femelles, leurs petits accrochés sur l’épaule, s’étaient réunies en groupe. -Les mâles allaient et venaient autour d’elles. -Les chasseurs s’approchèrent encore. -Chacun avait reconnu le voleur et pouvait déjà le viser à coup sûr. -s’écria sir John, en déchargeant son rifle. -Trois singes tombèrent morts sur le sol. -Seul, un chacma était resté : c’était le voleur. -C’est là qu’il a caché les registres ! -s’écria le bushman, et Mokoum ne se trompait pas. +Nicolas Palander avait reconnu son détrousseur de grand chemin. +Ce grand singe, tout anxieux, semblait faire des signaux à ses camarades. +Quelques femelles, leurs petits accrochés sur l’épaule, s’étaient réunies en groupe. +Les mâles allaient et venaient autour d’elles. +Les chasseurs s’approchèrent encore. +Chacun avait reconnu le voleur et pouvait déjà le viser à coup sûr. +s’écria sir John, en déchargeant son rifle. +Trois singes tombèrent morts sur le sol. +Seul, un chacma était resté : c’était le voleur. +C’est là qu’il a caché les registres ! +s’écria le bushman, et Mokoum ne se trompait pas. Mais Mokoum, le visant avec calme, fit feu. -Le singe, blessé à la jambe, dégringola de branche en branche. -La colère surexcitait le calculateur. +Le singe, blessé à la jambe, dégringola de branche en branche. +La colère surexcitait le calculateur. Aux aboiements du singe s’unissaient les hurlements de Palander. -Quels cris discordants dans cette mêlée ! -On ne savait plus lequel des deux était le singe ou le mathématicien ! +Quels cris discordants dans cette mêlée ! +On ne savait plus lequel des deux était le singe ou le mathématicien ! On ne pouvait viser le chacma, dans la crainte de blesser l’astronome. Tirez ! tirez sur les deux ! -Nicolas Palander, tantôt dessus, tantôt dessous, essayait d’étrangler son adversaire. -Nicolas Palander, évanoui, fut relevé par ses compagnons. -Sa main pressait sur sa poitrine les deux registres qu’il venait de reconquérir. -les chutes du zambèse. -Les blessures de Nicolas Palander n’étaient pas graves. +Nicolas Palander, tantôt dessus, tantôt dessous, essayait d’étrangler son adversaire. +Nicolas Palander, évanoui, fut relevé par ses compagnons. +Sa main pressait sur sa poitrine les deux registres qu’il venait de reconquérir. +les chutes du zambèse. +Les blessures de Nicolas Palander n’étaient pas graves. Son triomphe le soutenait. -Les travaux furent continués. +Les travaux furent continués. La triangulation se faisait vite et bien. -Les dispositions de la petite troupe étaient excellentes, et le meilleur esprit y régnait. -Ceux-ci semblaient avoir oublié qu’une dissension internationale avait dû les séparer. -Je l’espère comme vous, mon cher Michel, répondit William Emery. +Les dispositions de la petite troupe étaient excellentes, et le meilleur esprit y régnait. +Ceux-ci semblaient avoir oublié qu’une dissension internationale avait dû les séparer. +Je l’espère comme vous, mon cher Michel, répondit William Emery. Les guerres modernes ne peuvent durer longtemps. -Une bataille ou deux, et les traités se signent. +Une bataille ou deux, et les traités se signent. Mais votre intention, William, n’est pas de retourner au Cap ? demanda Michel Zorn. -Mais un jour, vous me rendrez visite à Cape-town, n’est-il pas vrai ? -Vous viendrez vous égarer au milieu de nos belles constellations australes. -Tenez, si vous le voulez, nous dédoublerons ensemble l’étoile θ du Centaure ! +Mais un jour, vous me rendrez visite à Cape-town, n’est-il pas vrai ? +Vous viendrez vous égarer au milieu de nos belles constellations australes. +Tenez, si vous le voulez, nous dédoublerons ensemble l’étoile θ du Centaure ! Je vous promets de ne point commencer sans vous. C’est dit, William ? C’est dit, Michel. -Ne semblait-il pas que le ciel leur appartînt ! -Mais avant tout, reprit Michel Zorn, il faut que cette guerre soit terminée. +Ne semblait-il pas que le ciel leur appartînt ! +Mais avant tout, reprit Michel Zorn, il faut que cette guerre soit terminée. Elle le sera, Michel. -La Russie et l’Angleterre seront réconciliées avant le colonel Everest et Mathieu Strux. -Je ne m’y fierais pas, répondit William Emery. -Songez-y donc, des rivalités de savants, et de savants illustres ! -Soyons moins illustres, alors, mon cher William, répondit Michel Zorn, et aimons-nous toujours ! -Le terrain convenait parfaitement à la mesure directe d’une base. -Sur la lisière s’élevait un village comprenant seulement quelques huttes. -Les savants étaient hommes à se contenter de peu, d’ailleurs. -Les astronomes procédèrent immédiatement à la mesure directe. -Ce travail, commencé le dix avril, ne fut achevé que le quinze mai. -Cinq semaines avaient été nécessaires à cette délicate opération. -Nicolas Palander et William Emery en calculèrent immédiatement les résultats. -Vraiment, le cœur battait fort à ces astronomes, quand ce résultat fut proclamé. -Un triple hurrah salua ce résultat admirable, sans précédent dans les annales scientifiques ! -Précisément, d’après les réductions de Nicolas Palander, cinquante-sept mille trente-sept toises. -Cette valeur devait être la dix millionième partie du quart du méridien terrestre. -· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Les opérations géodésiques étaient donc entièrement terminées. -Les astronomes avaient achevé leur tâche. -Les admirables cataractes justifiaient leur nom indigène, qui signifie « fumée retentissante. -Tous étaient là, tous prirent place à son bord. -Deux hommes restèrent sur la rive, le bushman et le foreloper. +La Russie et l’Angleterre seront réconciliées avant le colonel Everest et Mathieu Strux. +Je ne m’y fierais pas, répondit William Emery. +Songez-y donc, des rivalités de savants, et de savants illustres ! +Soyons moins illustres, alors, mon cher William, répondit Michel Zorn, et aimons-nous toujours ! +Le terrain convenait parfaitement à la mesure directe d’une base. +Sur la lisière s’élevait un village comprenant seulement quelques huttes. +Les savants étaient hommes à se contenter de peu, d’ailleurs. +Les astronomes procédèrent immédiatement à la mesure directe. +Ce travail, commencé le dix avril, ne fut achevé que le quinze mai. +Cinq semaines avaient été nécessaires à cette délicate opération. +Nicolas Palander et William Emery en calculèrent immédiatement les résultats. +Vraiment, le cœur battait fort à ces astronomes, quand ce résultat fut proclamé. +Un triple hurrah salua ce résultat admirable, sans précédent dans les annales scientifiques ! +Précisément, d’après les réductions de Nicolas Palander, cinquante-sept mille trente-sept toises. +Cette valeur devait être la dix millionième partie du quart du méridien terrestre. +· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Les opérations géodésiques étaient donc entièrement terminées. +Les astronomes avaient achevé leur tâche. +Les admirables cataractes justifiaient leur nom indigène, qui signifie « fumée retentissante. +Tous étaient là, tous prirent place à son bord. +Deux hommes restèrent sur la rive, le bushman et le foreloper. Cette embarcation fumante (p. deux cent un). -La guerre n’était pas terminée, et Sébastopol tenait toujours contre les armées anglo-françaises. -Ils ne firent pourtant aucune réflexion, et se préparèrent à partir. -Les membres de la Commission résolurent de prendre passage à son bord. -Mathieu Strux s’inclina légèrement sans répondre. +La guerre n’était pas terminée, et Sébastopol tenait toujours contre les armées anglo-françaises. +Ils ne firent pourtant aucune réflexion, et se préparèrent à partir. +Les membres de la Commission résolurent de prendre passage à son bord. +Mathieu Strux s’inclina légèrement sans répondre. Elle n’y tombera pas ! dit Mathieu Strux, bien que la France... -L’avenir nous l’apprendra, monsieur, répondit froidement le colonel. -J’allais vous le proposer, » répondit simplement l’astronome de Poulkowa. -Oui, mon cher William, toujours et quand même ! \ No newline at end of file +L’avenir nous l’apprendra, monsieur, répondit froidement le colonel. +J’allais vous le proposer, » répondit simplement l’astronome de Poulkowa. +Oui, mon cher William, toujours et quand même ! \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Bourses_de_voyage.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Bourses_de_voyage.txt index 670e80c5..a37cf893 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Bourses_de_voyage.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Bourses_de_voyage.txt @@ -1,1301 +1,1301 @@ -Troisième classé : Albertus Leuwen. -Monsieur Ardagh reprit : « Quatrième classé : John Howard. -Cinquième classé : Magnus Anders. -Sixième classé : Niels Harboe. -Septième classé : Hubert Perkins. -Et, l’élan étant donné, les bravos se prolongèrent, grâce à la vitesse acquise. -Antilian School comptait alors une soixantaine de pensionnaires, qui payaient un prix assez élevé. -Il n’y réussissait pas toujours comme il l’aurait voulu. -Mais les autres îles de l’Antilie y étaient représentées en proportion suffisante. -Et qui avait eu l’idée de fonder ces bourses de voyage ?... +Troisième classé : Albertus Leuwen. +Monsieur Ardagh reprit : « Quatrième classé : John Howard. +Cinquième classé : Magnus Anders. +Sixième classé : Niels Harboe. +Septième classé : Hubert Perkins. +Et, l’élan étant donné, les bravos se prolongèrent, grâce à la vitesse acquise. +Antilian School comptait alors une soixantaine de pensionnaires, qui payaient un prix assez élevé. +Il n’y réussissait pas toujours comme il l’aurait voulu. +Mais les autres îles de l’Antilie y étaient représentées en proportion suffisante. +Et qui avait eu l’idée de fonder ces bourses de voyage ?... Ni lui ni personne ne le savaient encore. -Mais, avant vingt-quatre heures, on serait fixé à cet égard. -Qui sait, même, une simple excursion en Écosse ou en Irlande... -Allons donc ! s’écriait cet exubérant Tony Renault. -Je parie, à tout le moins, pour un voyage autour du monde... +Mais, avant vingt-quatre heures, on serait fixé à cet égard. +Qui sait, même, une simple excursion en Écosse ou en Irlande... +Allons donc ! s’écriait cet exubérant Tony Renault. +Je parie, à tout le moins, pour un voyage autour du monde... Il avait raison, le jeune Danois. -Non, en voiture... en mail-coach !... prétendit Niels Harboe. -Non, en ballon, s’écria Tony Renault, et en route pour le pôle Nord ! -Et, maintenant, à l’étude, et soignez vos devoirs... -Six jours !... répondit ce diable de Tony Renault. -Jamais je ne pourrai vivre jusque-là ! -En réalité, la surexcitation de ces jeunes esprits s’expliquait. +Non, en voiture... en mail-coach !... prétendit Niels Harboe. +Non, en ballon, s’écria Tony Renault, et en route pour le pôle Nord ! +Et, maintenant, à l’étude, et soignez vos devoirs... +Six jours !... répondit ce diable de Tony Renault. +Jamais je ne pourrai vivre jusque-là ! +En réalité, la surexcitation de ces jeunes esprits s’expliquait. Ne pas savoir en quelle partie du monde Mrs Kethlen Seymour allait les envoyer ! -Nul doute qu’il n’eût été fabriqué tout exprès. -Voit-on sur les prospectus de l’établissement cet abominable titre : École des Caraïbes ?... -Mais non ! une correspondance avait été échangée entre Mrs Kethlen Seymour et Monsieur Ardagh. +Nul doute qu’il n’eût été fabriqué tout exprès. +Voit-on sur les prospectus de l’établissement cet abominable titre : École des Caraïbes ?... +Mais non ! une correspondance avait été échangée entre Mrs Kethlen Seymour et Monsieur Ardagh. Non ! aucune lettre des Antilles, aucune ! -Est-ce qu’il avait sombré, à la suite d’une collision ?... -Est-ce qu’il s’était échoué sur quelque bas-fond inconnu ?... -Est-ce que la généreuse dame avait péri dans l’un de ces cataclysmes ?... -Non, non, répétait Monsieur Ardagh, une telle catastrophe serait connue !... -Tous les détails en seraient arrivés aux journaux !... -Voilà ! répondait Tony Renault. +Est-ce qu’il avait sombré, à la suite d’une collision ?... +Est-ce qu’il s’était échoué sur quelque bas-fond inconnu ?... +Est-ce que la généreuse dame avait péri dans l’un de ces cataclysmes ?... +Non, non, répétait Monsieur Ardagh, une telle catastrophe serait connue !... +Tous les détails en seraient arrivés aux journaux !... +Voilà ! répondait Tony Renault. Si les transatlantiques emportaient des pigeons, on saurait toujours s’ils font bonne route ! -Cependant cet état de choses ne pouvait durer. -Les professeurs ne parvenaient pas à réduire le trouble des esprits. -On ne travaillait plus ni dans les classes ni dans les salles d’étude. -Pure exagération, on en conviendra. -Quant à Monsieur Ardagh, il ne ressentait aucune inquiétude. -C’était là une mystification complète... -Ce Mécène en jupons, qui avait nom Kethlen Seymour, n’existait même pas !... -Ce ne fut pas nécessaire. -Eh bien, semble-t-il, les lauréats avaient lieu de se déclarer satisfaits. -En effet, ces Antilles, n’était-ce pas leur terre natale ?... -Non ! telles n’étaient pas les intentions de Mrs Kethlen Seymour. -Là, en effet, résidait Mrs Kethlen Seymour. -Quant à la durée dudit voyage, le temps des vacances y suffirait-il ?... +Cependant cet état de choses ne pouvait durer. +Les professeurs ne parvenaient pas à réduire le trouble des esprits. +On ne travaillait plus ni dans les classes ni dans les salles d’étude. +Pure exagération, on en conviendra. +Quant à Monsieur Ardagh, il ne ressentait aucune inquiétude. +C’était là une mystification complète... +Ce Mécène en jupons, qui avait nom Kethlen Seymour, n’existait même pas !... +Ce ne fut pas nécessaire. +Eh bien, semble-t-il, les lauréats avaient lieu de se déclarer satisfaits. +En effet, ces Antilles, n’était-ce pas leur terre natale ?... +Non ! telles n’étaient pas les intentions de Mrs Kethlen Seymour. +Là, en effet, résidait Mrs Kethlen Seymour. +Quant à la durée dudit voyage, le temps des vacances y suffirait-il ?... Au total, rien de plus acceptable que ces conditions, qui furent accueillies avec enthousiasme. -Enfin, une dernière question se posait sur laquelle les familles furent bientôt fixées. -Maintenant, comment s’effectuerait-il à travers l’Atlantique ?... -Décidément, ces jeunes boursiers allaient voyager sinon en princes, tout au moins en yachtmen. +Enfin, une dernière question se posait sur laquelle les familles furent bientôt fixées. +Maintenant, comment s’effectuerait-il à travers l’Atlantique ?... +Décidément, ces jeunes boursiers allaient voyager sinon en princes, tout au moins en yachtmen. Mrs Kethlen Seymour faisait bien les choses ! -Elle pourvoyait à tout magnifiquement, cette Mécène albionesque ! -Pour eux, ils étaient enchantés. -La réalité atteignait à la hauteur de leurs rêves. +Elle pourvoyait à tout magnifiquement, cette Mécène albionesque ! +Pour eux, ils étaient enchantés. +La réalité atteignait à la hauteur de leurs rêves. Et quand partons-nous ?... disaient-ils. Non... nous avons encore six jours... faisaient observer les plus sages. -Ah ! que ne sommes-nous déjà embarqués sur l’Alert !... répétait Magnus Anders. -s’écriait Tony Renault. -Monsieur Julian Ardagh dut donc se mettre en mesure à ce sujet. -Mais il était sage de leur adjoindre un mentor qui eût autorité sur eux. -Cela ne laissait pas de lui causer quelque perplexité. -Mais l’année scolaire n’avait pas pris fin. +Ah ! que ne sommes-nous déjà embarqués sur l’Alert !... répétait Magnus Anders. +s’écriait Tony Renault. +Monsieur Julian Ardagh dut donc se mettre en mesure à ce sujet. +Mais il était sage de leur adjoindre un mentor qui eût autorité sur eux. +Cela ne laissait pas de lui causer quelque perplexité. +Mais l’année scolaire n’avait pas pris fin. Impossible d’interrompre des cours avant les vacances. Le personnel enseignant devait rester au complet. Qu’on en juge ! Or, jamais, non, jamais ! -Entrez », fut-il aussitôt répondu. -Après avoir relevé la tête, il adressa un signe amical à Monsieur Patterson. -Vous m’avez fait demander à votre cabinet, monsieur le directeur ?... dit Monsieur Patterson. -Puis, montrant une chaise placée près du bureau : « Veuillez vous asseoir », ajouta-t-il. -C’est aussi mon avis, monsieur l’économe. +Entrez », fut-il aussitôt répondu. +Après avoir relevé la tête, il adressa un signe amical à Monsieur Patterson. +Vous m’avez fait demander à votre cabinet, monsieur le directeur ?... dit Monsieur Patterson. +Puis, montrant une chaise placée près du bureau : « Veuillez vous asseoir », ajouta-t-il. +C’est aussi mon avis, monsieur l’économe. Mais allons au but. -Vous savez également dans quelles conditions doit se faire ce voyage aux Antilles ?... -J’en suis informé, monsieur le directeur. -Assurément, et je n’aurais eu que l’embarras du choix. -Eh bien, cet homme, je l’ai trouvé dans le personnel de l’établissement... -Je vous en félicite, monsieur le directeur. +Vous savez également dans quelles conditions doit se faire ce voyage aux Antilles ?... +J’en suis informé, monsieur le directeur. +Assurément, et je n’aurais eu que l’embarras du choix. +Eh bien, cet homme, je l’ai trouvé dans le personnel de l’établissement... +Je vous en félicite, monsieur le directeur. C’est, sans doute, un des professeurs de sciences ou de lettres... -Non, car il ne peut être question d’interrompre les études avant les vacances. -Monsieur Patterson n’avait pu réprimer un mouvement de surprise. -Se relevant tout d’une pièce, il avait ôté ses lunettes. -Moi... monsieur le directeur ?... dit-il d’une voix un peu troublée. -Je vous prierai donc, monsieur Patterson, d’être prêt à partir dans cinq jours. -Monsieur Horatio Patterson n’avait dépassé que de quelques mois la quarantaine. -Un geste naturellement emphatique accompagnait sa parole d’une articulation légèrement prétentieuse. -Bien que de physionomie grave, il ne dédaignait pas de sourire à l’occasion. -Monsieur et Mrs Patterson occupaient dans les bâtiments de l’école un appartement confortable. -Il se composait d’une demi-douzaine de pièces situées au premier étage. -Il ne s’était point hâté, désireux de donner à ses réflexions pleine maturité. -Seraient-ils ou non accompagnés depuis le départ jusqu’à l’arrivée ?... -Dès lors, à qui seraient confiées ces « je songe à faire mon testament. -fonctions, et Monsieur Ardagh avait-il déjà fait son choix ?... -Peut-être vint-il à l’idée de quelques-uns que ce serait précisément Monsieur Patterson. -Accepterait-il ces fonctions avec la responsabilité qu’elles entraînaient ?... -Et, pourtant, il était inadmissible que Mrs Patterson fût du voyage. -Du nouveau, madame Patterson, du très nouveau... +Non, car il ne peut être question d’interrompre les études avant les vacances. +Monsieur Patterson n’avait pu réprimer un mouvement de surprise. +Se relevant tout d’une pièce, il avait ôté ses lunettes. +Moi... monsieur le directeur ?... dit-il d’une voix un peu troublée. +Je vous prierai donc, monsieur Patterson, d’être prêt à partir dans cinq jours. +Monsieur Horatio Patterson n’avait dépassé que de quelques mois la quarantaine. +Un geste naturellement emphatique accompagnait sa parole d’une articulation légèrement prétentieuse. +Bien que de physionomie grave, il ne dédaignait pas de sourire à l’occasion. +Monsieur et Mrs Patterson occupaient dans les bâtiments de l’école un appartement confortable. +Il se composait d’une demi-douzaine de pièces situées au premier étage. +Il ne s’était point hâté, désireux de donner à ses réflexions pleine maturité. +Seraient-ils ou non accompagnés depuis le départ jusqu’à l’arrivée ?... +Dès lors, à qui seraient confiées ces « je songe à faire mon testament. +fonctions, et Monsieur Ardagh avait-il déjà fait son choix ?... +Peut-être vint-il à l’idée de quelques-uns que ce serait précisément Monsieur Patterson. +Accepterait-il ces fonctions avec la responsabilité qu’elles entraînaient ?... +Et, pourtant, il était inadmissible que Mrs Patterson fût du voyage. +Du nouveau, madame Patterson, du très nouveau... Alors il a fait un choix ?... Et qui a-t-il choisi ?... -Mrs Patterson vint bientôt se placer près de lui : « Vous avez accepté ?... dit-elle. +Mrs Patterson vint bientôt se placer près de lui : « Vous avez accepté ?... dit-elle. Mon avis est que vous avez bien fait. C’est aussi le mien, madame Patterson. -Cela vous était impossible, monsieur Patterson, et je ne regrette qu’une chose... -Nécessité, en effet, madame Patterson. -Un bon navire est mis à notre disposition... -Oui, répondit Monsieur Patterson, une prime égale à celle que doit toucher chaque boursier... +Cela vous était impossible, monsieur Patterson, et je ne regrette qu’une chose... +Nécessité, en effet, madame Patterson. +Un bon navire est mis à notre disposition... +Oui, répondit Monsieur Patterson, une prime égale à celle que doit toucher chaque boursier... La somme en vaut la peine. -Monsieur Horatio Patterson déclara être de cet avis. -Donc, pas de temps à perdre, et, dès aujourd’hui, nous commencerons les préparatifs... -Je me charge de tout, Horatio, répliqua Mrs Patterson. +Monsieur Horatio Patterson déclara être de cet avis. +Donc, pas de temps à perdre, et, dès aujourd’hui, nous commencerons les préparatifs... +Je me charge de tout, Horatio, répliqua Mrs Patterson. Vous n’oublierez rien... -Les habits légers seront prêts. -Oh ! le mal de mer !... fit Monsieur Patterson avec dédain. +Les habits légers seront prêts. +Oh ! le mal de mer !... fit Monsieur Patterson avec dédain. N’importe, ce sera prudent, reprit Mrs Patterson. -Deux mois et demi, c’est dix à onze semaines, madame Patterson... -Il est vrai, dans ce laps de temps, que d’aléas peuvent se produire !... -L’important est qu’on revienne, dit très justement Mrs Patterson. +Deux mois et demi, c’est dix à onze semaines, madame Patterson... +Il est vrai, dans ce laps de temps, que d’aléas peuvent se produire !... +L’important est qu’on revienne, dit très justement Mrs Patterson. Il ne faudrait pas m’effrayer, Horatio... -Je connais les périls qu’il présente... -J’ai lieu de croire que vous saurez les éviter avec votre prudence habituelle... -Je veux le croire aussi, répondit Monsieur Patterson. +Je connais les périls qu’il présente... +J’ai lieu de croire que vous saurez les éviter avec votre prudence habituelle... +Je veux le croire aussi, répondit Monsieur Patterson. En somme, de quoi s’agit-il ?... Et, quand nous ne reviendrions en Europe que quinze jours plus tard... -Non, Horatio », répliqua l’excellente dame qui s’entêtait plus que d’ordinaire. +Non, Horatio », répliqua l’excellente dame qui s’entêtait plus que d’ordinaire. Et, ma foi, on ne sait trop pour quelle « cras ingens iterabinus æquor. -Avait-il donc un intérêt à exciter les appréhensions de Mrs Patterson ?... -En premier lieu, madame Patterson, je songe à faire mon testament... +Avait-il donc un intérêt à exciter les appréhensions de Mrs Patterson ?... +En premier lieu, madame Patterson, je songe à faire mon testament... Oui... en bonne et due forme... Non, madame Patterson, non !... je veux uniquement me conduire avec sagesse et prudence. -Tel était cet homme, et même se bornerait-il à ces dispositions testamentaires ? +Tel était cet homme, et même se bornerait-il à ces dispositions testamentaires ? Sans doute, et qu’imaginer de plus ?... -Mrs Patterson ne perdrait pas Monsieur Patterson, pas même une première fois. -Mais cet homme minutieux tenait à ce que tout fût réglé. -Il n’abandonnerait pas cette idée de faire son testament. -Monsieur Patterson ne crut pas devoir parler d’une manière explicite en ce moment. +Mrs Patterson ne perdrait pas Monsieur Patterson, pas même une première fois. +Mais cet homme minutieux tenait à ce que tout fût réglé. +Il n’abandonnerait pas cette idée de faire son testament. +Monsieur Patterson ne crut pas devoir parler d’une manière explicite en ce moment. Rien... rien... nous verrons !... -se contenta-t-il de répondre. -En effet, le railway transporterait d’abord les voyageurs à Bristol. -À ce sujet, toutefois, un silence absolu fut gardé par les intéressés. +se contenta-t-il de répondre. +En effet, le railway transporterait d’abord les voyageurs à Bristol. +À ce sujet, toutefois, un silence absolu fut gardé par les intéressés. Apprendrait-on dans l’avenir ce dont il s’agissait ?... Oui, si, par malheur, Monsieur Horatio Patterson ne revenait pas du Nouveau Monde. Le vingt-huit juin arriva. -Le départ devait se faire dans la soirée. -À neuf heures, le mentor et ses jeunes compagnons prendraient le train pour Bristol. -Dans la matinée, Monsieur Julian Ardagh eut une dernière entrevue avec Monsieur Patterson. +Le départ devait se faire dans la soirée. +À neuf heures, le mentor et ses jeunes compagnons prendraient le train pour Bristol. +Dans la matinée, Monsieur Julian Ardagh eut une dernière entrevue avec Monsieur Patterson. Maintenant ils sont partis. -Dans quelques heures le train les aura déposés à Bristol. -Bon voyage aux lauréats du concours d’Antilian School ! -Là sont établis les chantiers, les magasins, les usines. -Les matelots étrangers y coudoient les indigènes. -Cette bande comprenait dix individus, pris à bord du navire. -Immédiatement les escouades de policemen furent mises en campagne. -Aucun d’eux n’avait habité l’Irlande. -Toutefois, comme la police possédait le signalement de chacun, ils se sentaient très menacés. -Or, peut-être cette occasion allait-elle se présenter, et dans des conditions favorables. -Il faut avoir quitté la taverne et la ville cette nuit même... -La police est à nos trousses... et, au jour, nous serions repris ! -Will Corty tarde bien !... fît observer Ranyah Cogh. -Eh ! laisse-lui le temps d’arriver !... répondit le maître d’équipage. +Dans quelques heures le train les aura déposés à Bristol. +Bon voyage aux lauréats du concours d’Antilian School ! +Là sont établis les chantiers, les magasins, les usines. +Les matelots étrangers y coudoient les indigènes. +Cette bande comprenait dix individus, pris à bord du navire. +Immédiatement les escouades de policemen furent mises en campagne. +Aucun d’eux n’avait habité l’Irlande. +Toutefois, comme la police possédait le signalement de chacun, ils se sentaient très menacés. +Or, peut-être cette occasion allait-elle se présenter, et dans des conditions favorables. +Il faut avoir quitté la taverne et la ville cette nuit même... +La police est à nos trousses... et, au jour, nous serions repris ! +Will Corty tarde bien !... fît observer Ranyah Cogh. +Eh ! laisse-lui le temps d’arriver !... répondit le maître d’équipage. Il sait que nous l’attendons au Blue-Fox et il nous y trouvera... -N’importe, déclara Harry Markel, il est prudent de rester ici !... -Il y a une issue par derrière, et nous décamperons à la moindre alerte ! -Puis, çà et là, éclataient des disputes violentes suivies d’un échange de coups. -C’était ce que Harry Markel redoutait le plus. -Ce doit être fait à cette heure, répondit le capitaine. +N’importe, déclara Harry Markel, il est prudent de rester ici !... +Il y a une issue par derrière, et nous décamperons à la moindre alerte ! +Puis, çà et là, éclataient des disputes violentes suivies d’un échange de coups. +C’était ce que Harry Markel redoutait le plus. +Ce doit être fait à cette heure, répondit le capitaine. Les sept autres ?... demanda Ranyah Cogh, auront-ils pu le rejoindre !... -L’aurait-on arrêté ?... -Il doit y être, répondit Harry Markel, prêt à lever l’ancre ! -Avaient-ils donc l’intention de se cacher à bord ?... -C’était là une grosse difficulté. -Ses compagnons et lui étaient-ils certains d’avance d’y trouver refuge ? +L’aurait-on arrêté ?... +Il doit y être, répondit Harry Markel, prêt à lever l’ancre ! +Avaient-ils donc l’intention de se cacher à bord ?... +C’était là une grosse difficulté. +Ses compagnons et lui étaient-ils certains d’avance d’y trouver refuge ? Il ne doit appareiller que demain... -En voilà la preuve... -Mais les circonstances se prêtaient-elles à l’exécution de leur projet ?... +En voilà la preuve... +Mais les circonstances se prêtaient-elles à l’exécution de leur projet ?... Des complices, ils ne pouvaient en compter parmi les hommes du capitaine Paxton !... En ces conditions, l’avantage serait pour eux. -Le temps s’écoulait, et Corty, si impatiemment attendu, ne paraissait pas. -S’il était arrêté, nous ne tarderions pas à l’être... répondit John Carpenter. -Peut-être, déclara Harry Markel, non point pourtant parce que Corty nous aurait livrés !... -La tête dans le nœud coulant, il ne nous trahirait pas... -Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, répliqua John Carpenter. -Dans ce cas, toutes les issues seraient gardées, et il deviendrait impossible de fuir ! -Harry Markel ne répondit pas, et il se fit un silence de quelques minutes. -Qu’un de nous aille à sa rencontre ?... dit le cuisinier. -Je me risque, si l’on veut, proposa le maître d’équipage. -Va, dit Harry Markel, et ne t’éloigne pas... -Corty peut arriver d’un moment à l’autre... +Le temps s’écoulait, et Corty, si impatiemment attendu, ne paraissait pas. +S’il était arrêté, nous ne tarderions pas à l’être... répondit John Carpenter. +Peut-être, déclara Harry Markel, non point pourtant parce que Corty nous aurait livrés !... +La tête dans le nœud coulant, il ne nous trahirait pas... +Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, répliqua John Carpenter. +Dans ce cas, toutes les issues seraient gardées, et il deviendrait impossible de fuir ! +Harry Markel ne répondit pas, et il se fit un silence de quelques minutes. +Qu’un de nous aille à sa rencontre ?... dit le cuisinier. +Je me risque, si l’on veut, proposa le maître d’équipage. +Va, dit Harry Markel, et ne t’éloigne pas... +Corty peut arriver d’un moment à l’autre... Mais alors, fit observer Ranyah Cogh, Corty ne nous trouvera plus ici... -Il n’y a pas autre chose à faire », déclara le capitaine. -La situation était des plus embarrassantes. -Somme toute, l’important était de ne pas se laisser prendre. -Peut-être une autre occasion se présenterait-elle ?... -Au total, ils ne se croiraient en sûreté qu’après avoir quitté Queenstown. -À huit heures et demie, il ne faisait pas encore nuit. -Cependant le ciel était assez couvert. -Corty paraissait avoir fait une longue course à pas précipités. +Il n’y a pas autre chose à faire », déclara le capitaine. +La situation était des plus embarrassantes. +Somme toute, l’important était de ne pas se laisser prendre. +Peut-être une autre occasion se présenterait-elle ?... +Au total, ils ne se croiraient en sûreté qu’après avoir quitté Queenstown. +À huit heures et demie, il ne faisait pas encore nuit. +Cependant le ciel était assez couvert. +Corty paraissait avoir fait une longue course à pas précipités. La sueur perlait sur ses joues. -Avait-il donc été poursuivi par les agents, et était-il parvenu à les dépister ? -Je ne crois pas, répondit-il. +Avait-il donc été poursuivi par les agents, et était-il parvenu à les dépister ? +Je ne crois pas, répondit-il. Y a-t-il des constables dans la rue ?... -Ils fouillent les auberges et ne tarderont pas à visiter Blue-Fox... +Ils fouillent les auberges et ne tarderont pas à visiter Blue-Fox... En route », dit le cuisinier. -Harry Markel le força de se rasseoir et dit à Corty : « Tout est prêt ?... +Harry Markel le força de se rasseoir et dit à Corty : « Tout est prêt ?... Le navire est toujours au mouillage ?... -Eh bien, répondit Harry Markel, il faut que nous soyons à bord avant eux... +Eh bien, répondit Harry Markel, il faut que nous soyons à bord avant eux... Comment ?... demanda Ranyah Cogh. -Les autres et moi, répliqua Corty, nous avons pu nous emparer d’un canot... -Où est-il ?... dit Harry Markel. -Pas un instant à perdre. -Partons », répondit Harry Markel. -Trois ou quatre se dirigèrent vers l’issue de derrière. -Peut-être les malfaiteurs n’auraient-ils pas pour eux la supériorité du nombre ?... -Il est vrai, certaines circonstances devaient assurer la pleine réussite de ce projet. -Le bâtiment ne pouvait être sur ses gardes, au fond de cette anse Farmar. +Les autres et moi, répliqua Corty, nous avons pu nous emparer d’un canot... +Où est-il ?... dit Harry Markel. +Pas un instant à perdre. +Partons », répondit Harry Markel. +Trois ou quatre se dirigèrent vers l’issue de derrière. +Peut-être les malfaiteurs n’auraient-ils pas pour eux la supériorité du nombre ?... +Il est vrai, certaines circonstances devaient assurer la pleine réussite de ce projet. +Le bâtiment ne pouvait être sur ses gardes, au fond de cette anse Farmar. Des cris n’y seraient point entendus. -Déjà nombre d’agents occupaient cette rue au milieu d’une foule grossissante. -Puis, ils s’engagèrent à travers une rue parallèle, en redescendant vers le port. -Arrivés à son extrémité, ils se rejoignirent et coupèrent vers l’appontement. -Ce quai était à peu près désert, vaguement éclairé de quelques becs de gaz. -Aucune chaloupe de pêche ne rentrait ni ne rentrerait avant deux ou trois heures. -Le flot ne commençait point à se faire sentir. +Déjà nombre d’agents occupaient cette rue au milieu d’une foule grossissante. +Puis, ils s’engagèrent à travers une rue parallèle, en redescendant vers le port. +Arrivés à son extrémité, ils se rejoignirent et coupèrent vers l’appontement. +Ce quai était à peu près désert, vaguement éclairé de quelques becs de gaz. +Aucune chaloupe de pêche ne rentrait ni ne rentrerait avant deux ou trois heures. +Le flot ne commençait point à se faire sentir. Est-ce loin ?... demanda Harry Markel. Cinq ou six cents pas. -Mais je n’aperçois ni John Carpenter, ni Ranyah Cogh... -Ils ont eu à faire un détour... ils vont nous retarder... -À moins, répondit Corty, qu’ils ne soient déjà à l’appontement... +Mais je n’aperçois ni John Carpenter, ni Ranyah Cogh... +Ils ont eu à faire un détour... ils vont nous retarder... +À moins, répondit Corty, qu’ils ne soient déjà à l’appontement... Allons », dit Harry Markel. -Une minute après, Harry Markel et son compagnon s’arrêtaient sur le quai. +Une minute après, Harry Markel et son compagnon s’arrêtaient sur le quai. Aussi pouvait-on facilement y prendre place. Vous n’avez vu ni John Carpenter, ni Ranyah Cogh ?... demanda Corty. -Non, répondit un des matelots, qui se leva en halant sur l’amarre. -Ils ne peuvent être loin, dit Harry Markel. +Non, répondit un des matelots, qui se leva en halant sur l’amarre. +Ils ne peuvent être loin, dit Harry Markel. Restons ici et attendons. -L’endroit était obscur, et ils ne risquaient point d’être aperçus. -Six minutes s’écoulèrent. -Ni le maître d’équipage ni le cuisinier ne paraissaient. -Cela devenait très inquiétant. -Étaient-ils arrêtés déjà ?... -On ne pouvait songer à les abandonner... -Il était près de neuf heures. -Où est le navire ?... demanda Harry Markel. -Là », répondit Corty en tendant la main vers le sud-est. -Corty ne s’avançait qu’avec la plus extrême prudence. -Il se défilait le long des murailles, prêtant l’oreille au moindre bruit. -À chaque instant pouvait se produire une irruption de constables. -En effet, à l’extrémité de la rue du Blue-Fox, éclata un bruyant tumulte. +L’endroit était obscur, et ils ne risquaient point d’être aperçus. +Six minutes s’écoulèrent. +Ni le maître d’équipage ni le cuisinier ne paraissaient. +Cela devenait très inquiétant. +Étaient-ils arrêtés déjà ?... +On ne pouvait songer à les abandonner... +Il était près de neuf heures. +Où est le navire ?... demanda Harry Markel. +Là », répondit Corty en tendant la main vers le sud-est. +Corty ne s’avançait qu’avec la plus extrême prudence. +Il se défilait le long des murailles, prêtant l’oreille au moindre bruit. +À chaque instant pouvait se produire une irruption de constables. +En effet, à l’extrémité de la rue du Blue-Fox, éclata un bruyant tumulte. La foule reflua au milieu des cris et des bourrades. En restant au bord du quai, Harry Markel put voir ce qui se passait. -Ces deux hommes se débattaient et opposaient une vive résistance aux agents. -Et comment les tirer de là ?... répondit un des camarades. -On aurait l’assurance qu’ils n’avaient pas quitté la ville. +Ces deux hommes se débattaient et opposaient une vive résistance aux agents. +Et comment les tirer de là ?... répondit un des camarades. +On aurait l’assurance qu’ils n’avaient pas quitté la ville. On les chercherait jusqu’au fond du port. -Harry Markel ne perdit pas la tête. +Harry Markel ne perdit pas la tête. Le tumulte redoublait sur le quai. -Les individus empoignés résistaient toujours. -Est-ce qu’ils étaient ramenés vers l’appontement ?... -Enfin les clameurs s’apaisèrent. -Harry Markel et les sept autres n’étaient plus menacés pour l’instant. -À présent, que faire ?... -Le maître d’équipage et le cuisinier, arrêtés ou non, n’étaient pas là... -Avant de se décider, Harry Markel remonta sur l’appontement. -C’étaient John Carpenter et Ranyah Cogh. -Ils se dirigèrent à pas rapides vers l’appontement. -Aucun policeman à leurs trousses, d’ailleurs. +Les individus empoignés résistaient toujours. +Est-ce qu’ils étaient ramenés vers l’appontement ?... +Enfin les clameurs s’apaisèrent. +Harry Markel et les sept autres n’étaient plus menacés pour l’instant. +À présent, que faire ?... +Le maître d’équipage et le cuisinier, arrêtés ou non, n’étaient pas là... +Avant de se décider, Harry Markel remonta sur l’appontement. +C’étaient John Carpenter et Ranyah Cogh. +Ils se dirigèrent à pas rapides vers l’appontement. +Aucun policeman à leurs trousses, d’ailleurs. En quelques mots, Harry Markel fut mis au courant. -De là, ce retard qui avait failli tout compromettre. -se borna à dire Harry Markel. +De là, ce retard qui avait failli tout compromettre. +se borna à dire Harry Markel. En un instant, John Carpenter, Ranyah et lui eurent pris place dans le canot. -Quatre se tenaient à l’avant, leurs avirons parés. -L’amarre fut larguée aussitôt. +Quatre se tenaient à l’avant, leurs avirons parés. +L’amarre fut larguée aussitôt. La mer baissait encore. John Carpenter connaissait la baie. -se borna à dire harry markel. +se borna à dire harry markel. Pas un souffle d’air ne se faisait sentir. -Aucune houle à la surface de la baie. -Le calme le plus complet devait régner au large. -Vingt minutes après avoir quitté l’appontement, le canot s’arrêta. -John Carpenter, se relevant à demi : « Un feu de navire... là... -Le canot, se rapprochant de la moitié de cette distance, resta immobile. -Il s’agissait donc de l’accoster sans donner l’éveil. +Aucune houle à la surface de la baie. +Le calme le plus complet devait régner au large. +Vingt minutes après avoir quitté l’appontement, le canot s’arrêta. +John Carpenter, se relevant à demi : « Un feu de navire... là... +Le canot, se rapprochant de la moitié de cette distance, resta immobile. +Il s’agissait donc de l’accoster sans donner l’éveil. Mais, tout au moins, un homme serait de garde sur le pont. -Il fallait éviter d’attirer son attention. -Le navire venait d’éviter sur son ancre. +Il fallait éviter d’attirer son attention. +Le navire venait d’éviter sur son ancre. Le premier flot se faisait sentir, sans amener la brise avec lui. -Cependant ceux-ci purent croire que leur présence allait être signalée. -Harry Markel et les autres s’étaient couchés sur les bancs du canot. -Eh bien, même en ce cas, Harry Markel n’abandonnerait pas ses projets. -Aussi ne chercheraient-ils point à s’éloigner. +Cependant ceux-ci purent croire que leur présence allait être signalée. +Harry Markel et les autres s’étaient couchés sur les bancs du canot. +Eh bien, même en ce cas, Harry Markel n’abandonnerait pas ses projets. +Aussi ne chercheraient-ils point à s’éloigner. D’ailleurs, les circonstances allaient les favoriser. On ne l’entendit point appeler. -Il n’avait pas même vu l’embarcation qui se glissait dans l’ombre. -Corty fut le premier à franchir la lisse. -Le matelot était assis là, appuyé contre le cabestan, presque endormi déjà. -La cabine du capitaine Paxton occupait sous la dunette l’angle de bâbord. -On y pénétrait par une porte qui s’ouvrait à l’angle du carré. -À cette heure, le capitaine Paxton n’était pas encore couché. -En quelques instants, six matelots furent étendus sur le pont. -Mortellement blessés, quelques-uns poussaient des cris d’épouvante et de douleur. -Six hommes et le capitaine ne composaient pas tout l’équipage. -Trois ou quatre devaient être dans le poste d’où ils n’osaient sortir... -Les corps à la mer !... -Et il se préparait à jeter les cadavres par dessus le bord. +Il n’avait pas même vu l’embarcation qui se glissait dans l’ombre. +Corty fut le premier à franchir la lisse. +Le matelot était assis là, appuyé contre le cabestan, presque endormi déjà. +La cabine du capitaine Paxton occupait sous la dunette l’angle de bâbord. +On y pénétrait par une porte qui s’ouvrait à l’angle du carré. +À cette heure, le capitaine Paxton n’était pas encore couché. +En quelques instants, six matelots furent étendus sur le pont. +Mortellement blessés, quelques-uns poussaient des cris d’épouvante et de douleur. +Six hommes et le capitaine ne composaient pas tout l’équipage. +Trois ou quatre devaient être dans le poste d’où ils n’osaient sortir... +Les corps à la mer !... +Et il se préparait à jeter les cadavres par dessus le bord. Tiens bon !... lui dit Harry Markel. -Le flot les ramènerait vers le port. -Attendons la marée descendante, et elle les entraînera au large. -Le coup avait réussi. -Après l’Halifax, Harry Markel était le maître de l’Alert. -À présent, ces malfaiteurs n’avaient plus à redouter la police anglaise. -Elle n’irait pas les dépister à bord de l’Alert. -Ils n’avaient plus qu’à lever l’ancre, à prendre le large. +Le flot les ramènerait vers le port. +Attendons la marée descendante, et elle les entraînera au large. +Le coup avait réussi. +Après l’Halifax, Harry Markel était le maître de l’Alert. +À présent, ces malfaiteurs n’avaient plus à redouter la police anglaise. +Elle n’irait pas les dépister à bord de l’Alert. +Ils n’avaient plus qu’à lever l’ancre, à prendre le large. En quelques heures, ils seraient hors du canal de Saint-George. Et alors, cette disparition reconnue, quelle explication imaginer ?... -Quelles hypothèses se présenteraient à l’esprit ?... +Quelles hypothèses se présenteraient à l’esprit ?... Mais pour quelle raison ?... -La brise du large se faisait à peine sentir aux approches de la baie... -Les bâtiments à voiles y étaient encalminés... +La brise du large se faisait à peine sentir aux approches de la baie... +Les bâtiments à voiles y étaient encalminés... Seuls, depuis quarante-huit heures, quelques steamers avaient pu y entrer ou en sortir... Ainsi, Harry Markel avait pour lui toutes les chances. -Ses neuf hommes suffiraient aisément à manœuvrer l’Alert. -Ainsi tout concordait pour assurer le succès de cette entreprise. -La police continuerait ses enquêtes, elle les étendrait aux environs de la ville. -Le comté serait soumis à une surveillance très minutieuse. -On donnerait l’éveil à la campagne. -Toujours cette épaisse brume qui tombait lentement des basses zones du ciel. -Les nuages immobilisés semblaient s’abaisser jusqu’à la surface de la mer. -Quant aux voiliers, ils devaient être encalminés à quelques milles au large. +Ses neuf hommes suffiraient aisément à manœuvrer l’Alert. +Ainsi tout concordait pour assurer le succès de cette entreprise. +La police continuerait ses enquêtes, elle les étendrait aux environs de la ville. +Le comté serait soumis à une surveillance très minutieuse. +On donnerait l’éveil à la campagne. +Toujours cette épaisse brume qui tombait lentement des basses zones du ciel. +Les nuages immobilisés semblaient s’abaisser jusqu’à la surface de la mer. +Quant aux voiliers, ils devaient être encalminés à quelques milles au large. Du reste, la mer « ne sentait rien ». -À peine un léger clapotis murmurait-il sur les flancs de l’Alert. -À peine le canot se balançait-il à l’arrière au bout de son amarre. +À peine un léger clapotis murmurait-il sur les flancs de l’Alert. +À peine le canot se balançait-il à l’arrière au bout de son amarre. Pas de vent de quoi remplir mon chapeau ! -s’écria John Carpenter, en accompagnant cette remarque des plus effroyables jurons. -Il ne fallait donc pas songer à l’appareillage. -À plusieurs reprises, John Carpenter se hissa dans la mâture. -Peut-être l’anse, abritée par de hautes falaises, arrêtait-elle le vent... -Non, rien, et la girouette du grand mât demeurait immobile. -Il était dix heures à peine. -Après minuit, la marée renverserait. -Et sans doute Harry Markel et John Carpenter avaient songé à cet expédient. -Il est vrai, qu’arriverait-il si le bâtiment restait encalminé ?... +s’écria John Carpenter, en accompagnant cette remarque des plus effroyables jurons. +Il ne fallait donc pas songer à l’appareillage. +À plusieurs reprises, John Carpenter se hissa dans la mâture. +Peut-être l’anse, abritée par de hautes falaises, arrêtait-elle le vent... +Non, rien, et la girouette du grand mât demeurait immobile. +Il était dix heures à peine. +Après minuit, la marée renverserait. +Et sans doute Harry Markel et John Carpenter avaient songé à cet expédient. +Il est vrai, qu’arriverait-il si le bâtiment restait encalminé ?... Lorsque les passagers ne trouveraient plus le navire, ils reviendraient au port... -On apprendrait que l’Alert avait appareillé... +On apprendrait que l’Alert avait appareillé... On le chercherait dans la baie... -Quels périls courraient alors Harry Markel et ses compagnons ?... -Leur navire immobilisé serait reconnu, accosté, visité... -C’était l’arrestation immédiate... +Quels périls courraient alors Harry Markel et ses compagnons ?... +Leur navire immobilisé serait reconnu, accosté, visité... +C’était l’arrestation immédiate... Dans tous les cas, il fallait prendre un parti. -On enverrait immédiatement des hommes saisir l’Alert et le ramener au port. -Chienne de brise ! répétait John Carpenter. +On enverrait immédiatement des hommes saisir l’Alert et le ramener au port. +Chienne de brise ! répétait John Carpenter. Faudra-t-il les attendre ? -Que leur répondre quand ils demanderont pourquoi il n’est pas à bord ?... -On leur dira qu’il est allé à terre, répliqua le maître d’équipage... -Ils embarqueront... leur canot retournera à Queenstown... et alors... -Ce n’était pas devant ce nouveau crime qu’ils reculeraient... +Que leur répondre quand ils demanderont pourquoi il n’est pas à bord ?... +On leur dira qu’il est allé à terre, répliqua le maître d’équipage... +Ils embarqueront... leur canot retournera à Queenstown... et alors... +Ce n’était pas devant ce nouveau crime qu’ils reculeraient... Cependant, suivant son habitude, Harry Markel laissait parler. -Après tout, peut-être ne s’agissait-il que de prendre patience. -Il n’était pas encore onze heures. -Une modification des conditions atmosphériques ne se produirait-elle pas avant l’aube ? -Cette brume persistante leur causait de très légitimes inquiétudes. +Après tout, peut-être ne s’agissait-il que de prendre patience. +Il n’était pas encore onze heures. +Une modification des conditions atmosphériques ne se produirait-elle pas avant l’aube ? +Cette brume persistante leur causait de très légitimes inquiétudes. En outre, ils mouraient de faim. -Quant à Harry Markel, il ne songea guère à se reposer. -L’équipage avait bien été massacré jusqu’au dernier homme. -L’examen des livres le renseigna à cet égard. -Au besoin, il eût même pu se faire passer pour le capitaine Paxton. +Quant à Harry Markel, il ne songea guère à se reposer. +L’équipage avait bien été massacré jusqu’au dernier homme. +L’examen des livres le renseigna à cet égard. +Au besoin, il eût même pu se faire passer pour le capitaine Paxton. Toujours du calme ?... demanda-t-il. -Toujours, répondit le maître d’équipage, et pas apparence que le temps change ! +Toujours, répondit le maître d’équipage, et pas apparence que le temps change ! Certes, John Carpenter avait de bonnes raisons pour pester contre la mauvaise chance. -Deux heures se passèrent. +Deux heures se passèrent. L’aspect du ciel ne se modifiait point. -Les nuages ne se déplaçaient pas. -La nuit s’achèverait sans qu’il eût été possible de lever l’ancre. -Il s’agissait maintenant de se débarrasser des cadavres. -Par malheur, l’Alert n’était plus sous le commandement du capitaine Paxton. -Son équipage venait d’être massacré au mouillage de l’anse Farmar. -Le navire était entre les mains de la bande des pirates de l’Halifax. +Les nuages ne se déplaçaient pas. +La nuit s’achèverait sans qu’il eût été possible de lever l’ancre. +Il s’agissait maintenant de se débarrasser des cadavres. +Par malheur, l’Alert n’était plus sous le commandement du capitaine Paxton. +Son équipage venait d’être massacré au mouillage de l’anse Farmar. +Le navire était entre les mains de la bande des pirates de l’Halifax. Ce ne fut point ce qui se produisit. -Bientôt la baie se dégagea entièrement. -se contenta de répondre Harry Markel. -Ses hommes, ayant confiance en lui, n’en demandèrent pas davantage. +Bientôt la baie se dégagea entièrement. +se contenta de répondre Harry Markel. +Ses hommes, ayant confiance en lui, n’en demandèrent pas davantage. Sans doute, Harry Markel avait ses raisons pour parler ainsi. Entre temps, la baie prenait une certaine animation. -À défaut de voiliers, plusieurs steamers se préparaient à lever l’ancre. +À défaut de voiliers, plusieurs steamers se préparaient à lever l’ancre. Aucune d’ailleurs ne se dirigeait vers l’anse Farmar. -Donc, rien à craindre pour l’Alert. -Seulement rien n’indiquait qu’il fît ses préparatifs pour mouiller en cet endroit. +Donc, rien à craindre pour l’Alert. +Seulement rien n’indiquait qu’il fît ses préparatifs pour mouiller en cet endroit. Que voulait le capitaine du Concordia ?... -Avait-il reconnu l’Alert, lu son nom au tableau d’arrière ?... -Avait-il eu des rapports avec le capitaine Paxton et désirait-il communiquer avec lui ?... -À présent, il était trop tard. -Le capitaine est-il à bord ?... -À cette demande, Harry Markel ne se hâta point de répondre. -Nul doute que ce fût au capitaine Paxton que le Concordia eût affaire. +Avait-il reconnu l’Alert, lu son nom au tableau d’arrière ?... +Avait-il eu des rapports avec le capitaine Paxton et désirait-il communiquer avec lui ?... +À présent, il était trop tard. +Le capitaine est-il à bord ?... +À cette demande, Harry Markel ne se hâta point de répondre. +Nul doute que ce fût au capitaine Paxton que le Concordia eût affaire. Donc, dans une certaine mesure, Harry Markel devait se rassurer. Que veut le capitaine James Brown ?... demanda Harry Markel. -Savez-vous si les nickels sont en hausse ou en baisse à Cork ?... -Dis-lui qu’ils sont en baisse, et il va s’en aller... suggéra Corty. -En baisse, répondit Harry Markel. +Savez-vous si les nickels sont en hausse ou en baisse à Cork ?... +Dis-lui qu’ils sont en baisse, et il va s’en aller... suggéra Corty. +En baisse, répondit Harry Markel. Trois shillings six pence... souffla Corty. -Trois shillings six pence... répéta Harry Markel. -Alors... rien à faire ici, reprit James Brown. +Trois shillings six pence... répéta Harry Markel. +Alors... rien à faire ici, reprit James Brown. Pas de commissions pour Liverpool ?... -Bon voyage à l’Alert ! +Bon voyage à l’Alert ! Bon voyage au Concordia ! Maintenant, il se faisait grand mouvement entre Queenstown et le goulet. -Aussi Harry Markel et ses compagnons, par prudence, ne se montraient guère. -Or, on était au trente juin. -Le ciel, en effet, était devenu très clair. -Décidément, s’écriait John Carpenter, prison pour prison, autant valait celle de Queenstown !... -Au moins avons-nous pu nous en échapper... tandis qu’ici... -Attends », lui répondit Harry Markel. -Ce doit être le canot qui nous amène les passagers ! -s’écria le maître d’équipage. -Menée par deux matelots, un troisième tenait la barre. -C’est plus prudent... déclara Corty. +Aussi Harry Markel et ses compagnons, par prudence, ne se montraient guère. +Or, on était au trente juin. +Le ciel, en effet, était devenu très clair. +Décidément, s’écriait John Carpenter, prison pour prison, autant valait celle de Queenstown !... +Au moins avons-nous pu nous en échapper... tandis qu’ici... +Attends », lui répondit Harry Markel. +Ce doit être le canot qui nous amène les passagers ! +s’écria le maître d’équipage. +Menée par deux matelots, un troisième tenait la barre. +C’est plus prudent... déclara Corty. Nous donnerons la main pour embarquer les bagages... -Chacun à son poste », commanda Harry Markel. +Chacun à son poste », commanda Harry Markel. Les embarcations de l’Alert leur suffiraient, s’ils voulaient s’enfuir. -Quelques coups de hache défoncèrent ce canot qui coula par le fond. +Quelques coups de hache défoncèrent ce canot qui coula par le fond. Nous en avons couru... nous en courrons bien d’autres, John ! -Et nous nous en sommes toujours tirés, Harry !... -Après tout, on n’est pas pendu deux fois... -Il est vrai, c’est déjà trop d’une ! -Elle n’était plus qu’à une centaine de toises. +Et nous nous en sommes toujours tirés, Harry !... +Après tout, on n’est pas pendu deux fois... +Il est vrai, c’est déjà trop d’une ! +Elle n’était plus qu’à une centaine de toises. On apercevait distinctement ses passagers. -La question serait donc décidée dans quelques instants. -Or, c’eût été là un vrai danger qu’il importait d’éviter. -Que l’un des fugitifs fût reconnu, tout serait découvert... -Harry Markel fit alors les dernières recommandations. -Tous comprirent bien le rôle qu’ils avaient à jouer. +La question serait donc décidée dans quelques instants. +Or, c’eût été là un vrai danger qu’il importait d’éviter. +Que l’un des fugitifs fût reconnu, tout serait découvert... +Harry Markel fit alors les dernières recommandations. +Tous comprirent bien le rôle qu’ils avaient à jouer. Ils resteraient dans le poste... Leurs camarades les suivirent. -Les marins du canot ne montèrent donc pas à bord. +Les marins du canot ne montèrent donc pas à bord. En ce moment, le mentor, toujours correct, s’inclina, disant : « Le capitaine Paxton ?... -C’est moi, monsieur », répondit Harry Markel. -Ils avaient pris un vif intérêt aux moindres incidents de la route. +C’est moi, monsieur », répondit Harry Markel. +Ils avaient pris un vif intérêt aux moindres incidents de la route. Et cela ne faisait que commencer. -C’était à peine s’il leur restait souvenir de cette traversée. -La navigation à bord de l’Alert serait donc chose nouvelle pour eux. +C’était à peine s’il leur restait souvenir de cette traversée. +La navigation à bord de l’Alert serait donc chose nouvelle pour eux. Hoc erat in votis ! -répétait-il, dix-huit cents ans après Horace. -On se trouvait dans une période de calme. -Rien qu’une légère brise. -Une question de volonté, répétait-il, pas autre chose ! -Or, il était tard, près de neuf heures du soir. -Le lendemain, on se rendrait à l’anse Farmar. +répétait-il, dix-huit cents ans après Horace. +On se trouvait dans une période de calme. +Rien qu’une légère brise. +Une question de volonté, répétait-il, pas autre chose ! +Or, il était tard, près de neuf heures du soir. +Le lendemain, on se rendrait à l’anse Farmar. Mais il fallait remettre l’embarquement au matin. Monsieur Patterson ne crut pas devoir y consentir. -Très certainement, les lauréats n’étaient point attendus avant cette date. -Puis la soirée s’avançait... +Très certainement, les lauréats n’étaient point attendus avant cette date. +Puis la soirée s’avançait... Dix heures sonnaient aux horloges de Queenstown... -Nul doute que le capitaine Paxton et son équipage ne fussent couchés déjà... -À quoi bon les réveiller ?... -N’en croyez rien, mon jeune monsieur, déclara le marin. +Nul doute que le capitaine Paxton et son équipage ne fussent couchés déjà... +À quoi bon les réveiller ?... +N’en croyez rien, mon jeune monsieur, déclara le marin. Vous pensez, monsieur l’homme de mer ?... demanda Monsieur Patterson. -C’est à craindre... -On ne l’a point oublié, la brume s’était dissipée à ce moment. -Oui... mon jeune monsieur, l’Alert... répondit le patron du canot. +C’est à craindre... +On ne l’a point oublié, la brume s’était dissipée à ce moment. +Oui... mon jeune monsieur, l’Alert... répondit le patron du canot. Un joli navire, je vous assure ! Vous connaissez le capitaine Paxton ?... demanda Louis Clodion. -Je ne le connais point, et il est rarement venu à terre. -C’est un véritable yacht ! -Harry Markel restait froid, impassible, devant ce débordement de congratulations. -Le mentor saurait bien réprimer les imprudences des plus audacieux de la bande. -Il restait maintenant à explorer la cale, pour terminer la visite du navire. -Un brave marin, sans doute, mais décidément peu communicatif. +Je ne le connais point, et il est rarement venu à terre. +C’est un véritable yacht ! +Harry Markel restait froid, impassible, devant ce débordement de congratulations. +Le mentor saurait bien réprimer les imprudences des plus audacieux de la bande. +Il restait maintenant à explorer la cale, pour terminer la visite du navire. +Un brave marin, sans doute, mais décidément peu communicatif. Eh !... fit le mentor, je ne sais si cela serait prudent... Soyez tranquille, monsieur Patterson, nous ne vous ferons pas sombrer sous voiles ! -Harry Markel s’était borné à faire un geste affirmatif. -À quoi pensait-il, cet homme ?... -Non ! et, la nuit prochaine, aucun d’eux ne trouverait grâce devant lui. -En ce moment, la cloche retentit à l’avant du navire. +Harry Markel s’était borné à faire un geste affirmatif. +À quoi pensait-il, cet homme ?... +Non ! et, la nuit prochaine, aucun d’eux ne trouverait grâce devant lui. +En ce moment, la cloche retentit à l’avant du navire. Un des matelots venait de piquer les quatre coups de onze heures. -C’est le déjeuner, dit Louis Clodion. -Eh bien, nous y ferons honneur !... répondit Monsieur Horatio Patterson. +C’est le déjeuner, dit Louis Clodion. +Eh bien, nous y ferons honneur !... répondit Monsieur Horatio Patterson. J’ai une faim de loup... De loup de mer... ajouta Tony Renault. Lupus maritimus », traduisit Monsieur Patterson. -Après le déjeuner, tous rejoignirent sur la dunette Harry Markel. +Après le déjeuner, tous rejoignirent sur la dunette Harry Markel. Et... s’il est contraire ?... fit observer Monsieur Horatio Patterson. -Cela n’empêcherait pas d’appareiller et de faire route. -Ce qu’il nous faut, c’est la brise, d’où qu’elle souffle... -Oui... s’écria Tony Renault, en tirant des bordées. -Au plus près... ajouta Magnus Anders. -Comme vous dites, messieurs », répliqua Harry Markel. -Dans l’après-midi ?... ajouta John Howard. -Je l’espère, répondit Harry Markel. -Voici près de soixante heures que durent ces calmes, et, assurément, ils vont cesser. -répétèrent ensemble tous ses camarades. -Or, c’était précisément cette proposition à laquelle Harry Markel ne voulait point acquiescer. -Jamais il n’enverrait personne à terre, ni des passagers ni de l’équipage. -C’eût été compromettre une situation déjà si dangereuse. -Et alors, Monsieur Horatio Patterson d’appuyer la demande avec quelques citations très opportunes. +Cela n’empêcherait pas d’appareiller et de faire route. +Ce qu’il nous faut, c’est la brise, d’où qu’elle souffle... +Oui... s’écria Tony Renault, en tirant des bordées. +Au plus près... ajouta Magnus Anders. +Comme vous dites, messieurs », répliqua Harry Markel. +Dans l’après-midi ?... ajouta John Howard. +Je l’espère, répondit Harry Markel. +Voici près de soixante heures que durent ces calmes, et, assurément, ils vont cesser. +répétèrent ensemble tous ses camarades. +Or, c’était précisément cette proposition à laquelle Harry Markel ne voulait point acquiescer. +Jamais il n’enverrait personne à terre, ni des passagers ni de l’équipage. +C’eût été compromettre une situation déjà si dangereuse. +Et alors, Monsieur Horatio Patterson d’appuyer la demande avec quelques citations très opportunes. Ses jeunes compagnons et lui ne connaissaient ni Cork... ni Queenstown... Ils n’avaient pu la veille visiter ces deux villes... -On le comprend, tous appuyèrent Monsieur Patterson. +On le comprend, tous appuyèrent Monsieur Patterson. Mais je ne le puis... -Nous sommes au jour fixé pour le départ... +Nous sommes au jour fixé pour le départ... Cependant, fit observer Louis Clodion, puisque nous ne pourrons faire route, une fois dehors ?... -C’est entendu, capitaine, répondit Monsieur Patterson, et nous n’insisterons pas davantage. -Les jeunes garçons eurent bientôt pris leur parti. -D’ailleurs, au moins deux ne tenaient pas autrement à s’en aller. -C’étaient, on le devine, Magnus Anders et Tony Renault. -La joie d’être à bord leur suffisait. +C’est entendu, capitaine, répondit Monsieur Patterson, et nous n’insisterons pas davantage. +Les jeunes garçons eurent bientôt pris leur parti. +D’ailleurs, au moins deux ne tenaient pas autrement à s’en aller. +C’étaient, on le devine, Magnus Anders et Tony Renault. +La joie d’être à bord leur suffisait. Et qui sait si de plus longs retards ne compromettraient pas le voyage ?... Et que dirait Mrs Kethlen Seymour ?... Et que penserait le directeur d’Antilian School... -Et quelle responsabilité pour le mentor qui comprit toute la gravité de cette argumentation ?... -La question était vidée, on resterait à bord. -Non, monsieur, répondit Harry Markel. +Et quelle responsabilité pour le mentor qui comprit toute la gravité de cette argumentation ?... +La question était vidée, on resterait à bord. +Non, monsieur, répondit Harry Markel. Mais, vous, capitaine, demanda Hubert Perkins, connaissez-vous les Antilles ?... Je ne les connais pas. -Comment donc, s’écria Tony Renault, mais les yeux fermés... +Comment donc, s’écria Tony Renault, mais les yeux fermés... Et nous verrons tout cela ?... dit Magnus Anders. -Louis Clodion et ses camarades se résignèrent donc. +Louis Clodion et ses camarades se résignèrent donc. Que l’on juge si cette nouvelle fut bien accueillie ! -Pendant ce temps, les voiles étaient larguées, les vergues hissées à bloc. -Le littoral du comté de Cork lui restait à quelques milles dans l’ouest. -Ce qu’ils avaient feuilleté d’atlas et consulté de cartes !... -Or, la mer était au calme blanc. -La mer d’Irlande vidait tranquillement ses eaux dans l’océan Atlantique. -À cette inquiétude se mêlait aussi la colère. -Harry Markel se demandait s’il pourrait en empêcher la manifestation. -John Carpenter et lui essayaient vainement de les modérer. -On ne se fût pas expliqué une telle irritation par les contrariétés du temps. -Il me semble que c’était encore plus risqué dans la baie de Cork... -Qui nous en empêcherait, John ?... +Pendant ce temps, les voiles étaient larguées, les vergues hissées à bloc. +Le littoral du comté de Cork lui restait à quelques milles dans l’ouest. +Ce qu’ils avaient feuilleté d’atlas et consulté de cartes !... +Or, la mer était au calme blanc. +La mer d’Irlande vidait tranquillement ses eaux dans l’océan Atlantique. +À cette inquiétude se mêlait aussi la colère. +Harry Markel se demandait s’il pourrait en empêcher la manifestation. +John Carpenter et lui essayaient vainement de les modérer. +On ne se fût pas expliqué une telle irritation par les contrariétés du temps. +Il me semble que c’était encore plus risqué dans la baie de Cork... +Qui nous en empêcherait, John ?... Oui, reprit John Carpenter. -Ils sont embarqués, maintenant... +Ils sont embarqués, maintenant... Alert est hors de la baie... Je n’imagine pas que personne leur rende visite jusqu’ici... -Personne ?... répliqua Harry Markel. -Et que se passerait-il, quand on ne les trouverait plus à bord ?... +Personne ?... répliqua Harry Markel. +Et que se passerait-il, quand on ne les trouverait plus à bord ?... Avoue, Harry, que c’est assez improbable ! -Improbable, en effet ; possible, après tout ! -Puis son ultime pensée, avant de s’endormir, fut celle-ci ; « Excellente madame Patterson !... -Ma dernière précaution lui a bien causé quelque peine !... -Mais c’était agir en homme sage, et tout sera réparé au retour. -Le flot qui arrivait du large tendait à le rapprocher de terre. -Il avait un peu dérivé vers l’ouest jusqu’au travers de Roberts-Cove. +Improbable, en effet ; possible, après tout ! +Puis son ultime pensée, avant de s’endormir, fut celle-ci ; « Excellente madame Patterson !... +Ma dernière précaution lui a bien causé quelque peine !... +Mais c’était agir en homme sage, et tout sera réparé au retour. +Le flot qui arrivait du large tendait à le rapprocher de terre. +Il avait un peu dérivé vers l’ouest jusqu’au travers de Roberts-Cove. Est-ce que vous allez mouiller, capitaine Paxton ?... demanda Tony Renault. -À l’instant, répondit Harry Markel. +À l’instant, répondit Harry Markel. Le flot prend de la force... -Nous sommes trop près de terre... et je craindrais de m’échouer... -Cela commence à devenir contrariant, fit observer Niels Harboe. -À pleine mer, il est possible que le vent s’élève, dit Magnus Anders. +Nous sommes trop près de terre... et je craindrais de m’échouer... +Cela commence à devenir contrariant, fit observer Niels Harboe. +À pleine mer, il est possible que le vent s’élève, dit Magnus Anders. Je vous le promets. -Oui !... vous serez réveillés à temps ! +Oui !... vous serez réveillés à temps ! murmura ironiquement John Carpenter. -À présent, qu’allait faire Harry Markel ?... se rendrait-il aux désirs de son équipage ?... -Le massacre s’accomplirait-il cette nuit même ?... +À présent, qu’allait faire Harry Markel ?... se rendrait-il aux désirs de son équipage ?... +Le massacre s’accomplirait-il cette nuit même ?... La prudence ne lui commandait-elle pas d’attendre des circonstances plus favorables ?... -Dès lors, comment se hasarder à jeter les passagers par-dessus le bord ?... -Ni Harry Markel ni le maître d’équipage n’étaient encore levés. -Leur entretien s’était continué très avant dans la nuit. -Pas de quoi éteindre une chandelle ! -Le mentor monta sur la dunette, où il trouva tout son monde. -Alors, le soir venu, diem perdidi, pourrai-je m’écrier comme Titus... -Qu’y a-t-il ?... demanda le maître d’équipage. -Sur la crête, s’avançait une troupe d’une vingtaine d’hommes. +Dès lors, comment se hasarder à jeter les passagers par-dessus le bord ?... +Ni Harry Markel ni le maître d’équipage n’étaient encore levés. +Leur entretien s’était continué très avant dans la nuit. +Pas de quoi éteindre une chandelle ! +Le mentor monta sur la dunette, où il trouva tout son monde. +Alors, le soir venu, diem perdidi, pourrai-je m’écrier comme Titus... +Qu’y a-t-il ?... demanda le maître d’équipage. +Sur la crête, s’avançait une troupe d’une vingtaine d’hommes. Ce sont les constables... dit Corty. Oui... fit Harry Markel. -Et je sais bien ce qu’ils cherchent !... ajouta le maître de l’équipage. +Et je sais bien ce qu’ils cherchent !... ajouta le maître de l’équipage. Tous les hommes dans le poste », ordonna Harry Markel. -Les matelots, réunis près du gaillard d’avant, redescendirent aussitôt. -C’était en effet une escouade d’agents à la poursuite des fugitifs. -Harry Markel et ses compagnons attendaient en proie à une anxiété facile à comprendre. -Peut-être un débarquement suspect qu’ils voulaient empocher, quelques marchandises de contrebande... -Oui... ce sont des constables... déclara Axel Wickborn. -Tu te moques ?... lui répondit John Howard, qui prit l’observation au sérieux. +Les matelots, réunis près du gaillard d’avant, redescendirent aussitôt. +C’était en effet une escouade d’agents à la poursuite des fugitifs. +Harry Markel et ses compagnons attendaient en proie à une anxiété facile à comprendre. +Peut-être un débarquement suspect qu’ils voulaient empocher, quelques marchandises de contrebande... +Oui... ce sont des constables... déclara Axel Wickborn. +Tu te moques ?... lui répondit John Howard, qui prit l’observation au sérieux. Mais non, John, mais non !... Allons le demander au capitaine Paxton. Tous de descendre alors sur le pont et de gagner l’avant du navire. -Harry Markel, John Carpenter, Corty, ne les virent point venir sans quelque inquiétude. -Quant à leur intimer l’ordre de rester sur la dunette, pourquoi ? -Et ne pas répondre à leurs questions, pourquoi encore ?... +Harry Markel, John Carpenter, Corty, ne les virent point venir sans quelque inquiétude. +Quant à leur intimer l’ordre de rester sur la dunette, pourquoi ? +Et ne pas répondre à leurs questions, pourquoi encore ?... Est-ce qu’ils n’observent pas l’Alert ?... ajouta Albertus Leuwen. -Pas plus l’Alert que les autres bâtiments... répondit John Carpenter. +Pas plus l’Alert que les autres bâtiments... répondit John Carpenter. Mais ce sont des constables ?... demanda Roger Hinsdale. Je le pense, dit Harry Markel. -Est-ce qu’ils seraient à la recherche de malfaiteurs ?... ajouta Louis Clodion. -Des malfaiteurs ?... répliqua le maître d’équipage. +Est-ce qu’ils seraient à la recherche de malfaiteurs ?... ajouta Louis Clodion. +Des malfaiteurs ?... répliqua le maître d’équipage. Sans doute, poursuivit Louis Clodion. -Puis condamnés !... s’écria Tony Renault. -Espérons que la police parviendra à retrouver leur piste... -Comme vous dites », se borna à répondre Harry Markel. -On se déhalera, n’est-ce pas, Harry ?... demanda Corty. +Puis condamnés !... s’écria Tony Renault. +Espérons que la police parviendra à retrouver leur piste... +Comme vous dites », se borna à répondre Harry Markel. +On se déhalera, n’est-ce pas, Harry ?... demanda Corty. Nos embarcations remorqueront l’Alert... -Et, conclut Corty, nous pourrons faire ce qui nous reste à faire... -Le ciel laissait alors prévoir une modification prochaine dans l’état de l’atmosphère. -Mais cet espoir ne serait-il pas déçu ?... +Et, conclut Corty, nous pourrons faire ce qui nous reste à faire... +Le ciel laissait alors prévoir une modification prochaine dans l’état de l’atmosphère. +Mais cet espoir ne serait-il pas déçu ?... Ces nuages ne se dissiperaient-ils pas avec les derniers rayons du soleil !... -Tony Renault proposa même d’employer ce moyen. +Tony Renault proposa même d’employer ce moyen. Non ! mieux valait encore attendre. -Vers trois heures de l’après-midi, d’épaisses fumées se montrèrent dans le sud-ouest. -Quelle intéressante distraction d’observer l’approche du steamer qui venait d’être signalé ! -Ce bâtiment marchait à grande vitesse. -Toutes les lorgnettes furent braquées de ce côté. -Si c’est un français, s’écria Tony Renault, nous le saluerons au passage ! +Vers trois heures de l’après-midi, d’épaisses fumées se montrèrent dans le sud-ouest. +Quelle intéressante distraction d’observer l’approche du steamer qui venait d’être signalé ! +Ce bâtiment marchait à grande vitesse. +Toutes les lorgnettes furent braquées de ce côté. +Si c’est un français, s’écria Tony Renault, nous le saluerons au passage ! N’est-ce pas l’usage dans toutes les marines ?... -C’était le Jemmapes, l’un des plus beaux types de la flotte française. -C’était le City-of-London, de la ligne Cunard, établie entre Liverpool et New-York. -Harry Markel et John Carpenter s’entretenaient à l’avant. -Je le crois... répondit Harry Markel. -Ah ! à propos, je chercherai un nom pour notre navire !... -Tout, capitaine Paxton, répliqua le maître d’équipage. -Il n’y a qu’à lever l’ancre et à larguer les voiles ! -Et moi, plus vexé que surpris ! répliqua John Carpenter. +C’était le Jemmapes, l’un des plus beaux types de la flotte française. +C’était le City-of-London, de la ligne Cunard, établie entre Liverpool et New-York. +Harry Markel et John Carpenter s’entretenaient à l’avant. +Je le crois... répondit Harry Markel. +Ah ! à propos, je chercherai un nom pour notre navire !... +Tout, capitaine Paxton, répliqua le maître d’équipage. +Il n’y a qu’à lever l’ancre et à larguer les voiles ! +Et moi, plus vexé que surpris ! répliqua John Carpenter. Mais voici deux de nos passagers qui viennent te parler... -Qu’ont-ils à me dire ?... -Assurément, répondit Harry Markel. +Qu’ont-ils à me dire ?... +Assurément, répondit Harry Markel. Alors il est possible que l’Alert appareille ce soir ?... dit Magnus Anders. -Mais, reprit Tony Renault, ce ne serait que dans la soirée sans doute ?... -c’était le « jemmapes ». -Dans la soirée, répondit Harry Markel. +Mais, reprit Tony Renault, ce ne serait que dans la soirée sans doute ?... +c’était le « jemmapes ». +Dans la soirée, répondit Harry Markel. Ce sera le bon, puisqu’il nous poussera dans l’ouest... -Harry Markel fronçait le sourcil, comprenant bien les abominables allusions de John Carpenter. -Bien, fit Magnus Anders, nous nous mettrons à table quand le dîner sera prêt... -Nous voulons être tous à notre poste pour l’appareillage. -Cela convenu, les deux jeunes garçons regagnèrent la dunette. -Ce Wagah avait été affecté au service de la dunette. -Personne n’avait mieux joué son rôle. -Donc, le mentor était enchanté de son steward. -C’est justement observé, monsieur Patterson, lui avait répondu Wagah. -Il est vrai, ce sont là des qualités sérieuses pour un marin... -Le capitaine Paxton est tout à son affaire... -À la bouche de broyer, à les passagers se placèrent aux barres. -l’estomac de digérer, et l’économie vitale en ressentira les plus heureux effets ! -Peuh !... fit John Howard, on en est quitte pour quelques nausées. +Harry Markel fronçait le sourcil, comprenant bien les abominables allusions de John Carpenter. +Bien, fit Magnus Anders, nous nous mettrons à table quand le dîner sera prêt... +Nous voulons être tous à notre poste pour l’appareillage. +Cela convenu, les deux jeunes garçons regagnèrent la dunette. +Ce Wagah avait été affecté au service de la dunette. +Personne n’avait mieux joué son rôle. +Donc, le mentor était enchanté de son steward. +C’est justement observé, monsieur Patterson, lui avait répondu Wagah. +Il est vrai, ce sont là des qualités sérieuses pour un marin... +Le capitaine Paxton est tout à son affaire... +À la bouche de broyer, à les passagers se placèrent aux barres. +l’estomac de digérer, et l’économie vitale en ressentira les plus heureux effets ! +Peuh !... fit John Howard, on en est quitte pour quelques nausées. Vide... assura Hubert Perkins. Plein... assura Axel Wickborn. -Citez... citez... s’écria toute la table. -Je cite, poursuivit Monsieur Patterson, en renversant un peu la tête en arrière. +Citez... citez... s’écria toute la table. +Je cite, poursuivit Monsieur Patterson, en renversant un peu la tête en arrière. Ce n’est pas croyable !... dit Magnus Anders. -Les faits sont là, affirma Monsieur Patterson, et ils ont une valeur scientifique. +Les faits sont là, affirma Monsieur Patterson, et ils ont une valeur scientifique. C’est infiniment probable, mon cher Louis. -Mais, questionna Tony Renault, peut-on savoir ce qu’est devenue cette intéressante carpe ?... -Un jour, elle retomba par mégarde dans le vivier et s’y noya !... -Sans cette maladresse, elle eût vécu cent ans comme ses pareilles !... -À cet instant, un ordre se fit entendre. +Mais, questionna Tony Renault, peut-on savoir ce qu’est devenue cette intéressante carpe ?... +Un jour, elle retomba par mégarde dans le vivier et s’y noya !... +Sans cette maladresse, elle eût vécu cent ans comme ses pareilles !... +À cet instant, un ordre se fit entendre. Tout le monde sur le pont ! -Aucun des passagers ne se fût dispensé d’assister aux manœuvres de l’appareillage. -Le vent paraissait bien établi, une brise moyenne qui soufflait du nord-est. -Dérapez », ordonna un moment après Harry Markel. +Aucun des passagers ne se fût dispensé d’assister aux manœuvres de l’appareillage. +Le vent paraissait bien établi, une brise moyenne qui soufflait du nord-est. +Dérapez », ordonna un moment après Harry Markel. Amurez et bordez partout, commanda Harry Markel, puis cap au sud-ouest. -Monsieur Horatio Patterson se trouvait alors près de Harry Markel devant l’habitacle. -Il était huit heures et demie. -Les passagers apercevaient encore les lumières de Kinsale-Harbour et le feu de Corrakilly-Bay. -Ni cette nuit ni les autres !... répondit Harry Markel. +Monsieur Horatio Patterson se trouvait alors près de Harry Markel devant l’habitacle. +Il était huit heures et demie. +Les passagers apercevaient encore les lumières de Kinsale-Harbour et le feu de Corrakilly-Bay. +Ni cette nuit ni les autres !... répondit Harry Markel. Nos passagers vaudront chacun sept cents livres de plus au retour ! Alert n’avait plus aucune terre en vue. -Il y avait cependant grand danger à procéder de la sorte. +Il y avait cependant grand danger à procéder de la sorte. Soit, fit observer Corty, un ou deux matelots... Mais, le capitaine Paxton... comment, expliquer son absence ?... -Ce serait impossible, en effet, répondit Harry Markel. +Ce serait impossible, en effet, répondit Harry Markel. Il est donc permis de croire qu’il n’y est point connu... Je pense comme Harry, dit alors John Carpenter. -C’est un coup à risquer !... -Quant à la prime que doivent toucher Monsieur Patterson et chacun de ces gentlemen... -Je me charge d’en faire comprendre les avantages à nos compagnons... -Qu’ils comprennent ou non, répondit Harry Markel, c’est résolu. +C’est un coup à risquer !... +Quant à la prime que doivent toucher Monsieur Patterson et chacun de ces gentlemen... +Je me charge d’en faire comprendre les avantages à nos compagnons... +Qu’ils comprennent ou non, répondit Harry Markel, c’est résolu. J’y tiendrai la main ! -Dans la nuit, les passagers eussent été jetés à la mer. -Là, Monsieur Horatio Patterson présenterait les neuf lauréats d’Antilian School à leur bienfaitrice. +Dans la nuit, les passagers eussent été jetés à la mer. +Là, Monsieur Horatio Patterson présenterait les neuf lauréats d’Antilian School à leur bienfaitrice. Cela va sans dire, personne ne souffrait du mal de mer. -Rien de nouveau, monsieur, répondit Harry Markel. -Même temps et même brise. -Vous ne prévoyez pas de changement ?... -Non, si ce n’est que le vent a une certaine tendance à fraîchir. +Rien de nouveau, monsieur, répondit Harry Markel. +Même temps et même brise. +Vous ne prévoyez pas de changement ?... +Non, si ce n’est que le vent a une certaine tendance à fraîchir. voulez-vous me permettre de vous octroyer un conseil ?... Alors... tout va bien ?... -Peut-être ferait-il mieux de se donner quelque mouvement. +Peut-être ferait-il mieux de se donner quelque mouvement. Eh bien... c’est de ne pas regarder au large... -Au surplus, Monsieur Patterson était résolu à les suivre toutes, quelles qu’elles fussent. -Cependant, mon ami, il serait difficile d’obéir... -Aidez-moi à me rasseoir... +Au surplus, Monsieur Patterson était résolu à les suivre toutes, quelles qu’elles fussent. +Cependant, mon ami, il serait difficile d’obéir... +Aidez-moi à me rasseoir... La mer est trop mauvaise... Mais c’est de l’huile... monsieur... c’est de l’huile ! -Ils venaient à chaque instant s’enquérir de son état... +Ils venaient à chaque instant s’enquérir de son état... Ils essayaient de le distraire en causant... -Hubert Perkins alla dans le carré chercher un flacon de rhum. +Hubert Perkins alla dans le carré chercher un flacon de rhum. Oui... oui !... balbutia-t-il en n’ouvrant la bouche que le moins possible. -N’y avait-il plus de prescriptions à suivre ?... -Avait-on épuisé toute la série des moyens prohibitifs ou curatifs ?... -Est-ce qu’il n’était pas recommandé de manger un peu ?... +N’y avait-il plus de prescriptions à suivre ?... +Avait-on épuisé toute la série des moyens prohibitifs ou curatifs ?... +Est-ce qu’il n’était pas recommandé de manger un peu ?... Oui, comme aussi de ne pas manger du tout... -En quel état il est, notre pauvre économe !... dit Roger Hinsdale. -C’est à croire qu’il a sagement fait en prenant ses dispositions testamentaires ! -Pure exagération, d’ailleurs, car on ne meurt pas de ce mal-là. -Donnes-moi un citron », remurmura Monsieur Patterson, d’une voix entrecoupée de spasmes. +En quel état il est, notre pauvre économe !... dit Roger Hinsdale. +C’est à croire qu’il a sagement fait en prenant ses dispositions testamentaires ! +Pure exagération, d’ailleurs, car on ne meurt pas de ce mal-là. +Donnes-moi un citron », remurmura Monsieur Patterson, d’une voix entrecoupée de spasmes. Wagah n’inventait rien et ne plaisantait pas. Par malheur, celui-ci ne fut pas moins inefficace que les autres ! -D’un signe de tête, Monsieur Patterson répondit qu’il n’en savait rien. -Tout simplement d’avaler un verre d’eau de mer... répondit Corty. +D’un signe de tête, Monsieur Patterson répondit qu’il n’en savait rien. +Tout simplement d’avaler un verre d’eau de mer... répondit Corty. Cela produit souvent des effets... extraordinaires ! Voulez-vous essayer, monsieur Patterson ?... reprit Hubert Perkins. -Tout ce qu’on voudra ! gémit l’infortuné. -Bon, fit Tony Renault, ce n’est pas la mer à boire. -Ce fut la coup de grâce. -Ses compagnons le laissèrent reposer, prêts à venir au premier appel. -Inutile de dire qu’il avait renoncé à tenir un citron entre ses doigts. -De temps en temps, passèrent quelques grains, qui secouaient violemment l’Alert. +Tout ce qu’on voudra ! gémit l’infortuné. +Bon, fit Tony Renault, ce n’est pas la mer à boire. +Ce fut la coup de grâce. +Ses compagnons le laissèrent reposer, prêts à venir au premier appel. +Inutile de dire qu’il avait renoncé à tenir un citron entre ses doigts. +De temps en temps, passèrent quelques grains, qui secouaient violemment l’Alert. Le navire les supportait sans peine. -Au surplus, les troubles atmosphériques n’allèrent pas jusqu’à la tempête. +Au surplus, les troubles atmosphériques n’allèrent pas jusqu’à la tempête. Le vent tenait dans l’est, et l’Alert faisait bonne route. -En voici deux que l’on aurait pu tirer au vol !... déclarait l’un. -Et ceux-ci, qui vont se heurter contre l’étrave ! -s’écriait l’autre. -Ils n’y réussirent pas, tant ces poissons sont agiles. -Monsieur Horatio Patterson ne put assister à cette intéressante capture. -Ainsi s’écoulaient les journées, et on ne les trouvait point monotones. -Rien de nouveau depuis le départ ?... -Cette terre, d’après la route tenue, devait être l’archipel des Bermudes. -Là... regardez... dit-il, par tribord devant... +En voici deux que l’on aurait pu tirer au vol !... déclarait l’un. +Et ceux-ci, qui vont se heurter contre l’étrave ! +s’écriait l’autre. +Ils n’y réussirent pas, tant ces poissons sont agiles. +Monsieur Horatio Patterson ne put assister à cette intéressante capture. +Ainsi s’écoulaient les journées, et on ne les trouvait point monotones. +Rien de nouveau depuis le départ ?... +Cette terre, d’après la route tenue, devait être l’archipel des Bermudes. +Là... regardez... dit-il, par tribord devant... Vous distinguez des cimes de montagnes ?... demanda Magnus Anders. Oui, mon jeune monsieur... -Elles pointent même au-dessus des nuages, et vous ne tarderez pas à les reconnaître. -Du reste, il fallut tenir tête à de violents grains. -Toute la journée et la nuit suivante, la mer fut démontée. -Il garda donc le large, manœuvrant d’ailleurs avec une extrême habileté. -Il en résulterait une inquiétude assez justifiée sur le sort de l’Alert. -Plus de vingt jours écoulés, et l’on n’aurait encore aucune nouvelle. -John Carpenter et Corty causaient souvent entre eux à ce propos. -C’était véritablement jouer gros jeu, si la mauvaise chance s’en mêlait. -Mais enfin, si, pour tout avoir, on allait tout perdre — même la vie ?... +Elles pointent même au-dessus des nuages, et vous ne tarderez pas à les reconnaître. +Du reste, il fallut tenir tête à de violents grains. +Toute la journée et la nuit suivante, la mer fut démontée. +Il garda donc le large, manœuvrant d’ailleurs avec une extrême habileté. +Il en résulterait une inquiétude assez justifiée sur le sort de l’Alert. +Plus de vingt jours écoulés, et l’on n’aurait encore aucune nouvelle. +John Carpenter et Corty causaient souvent entre eux à ce propos. +C’était véritablement jouer gros jeu, si la mauvaise chance s’en mêlait. +Mais enfin, si, pour tout avoir, on allait tout perdre — même la vie ?... Puis l’Alert virerait cap pour cap. -Vers quatre heures du soir, un cri retentit, jeté par Tony Renault. +Vers quatre heures du soir, un cri retentit, jeté par Tony Renault. Ce cri ne fut point celui de : Terre ! mais celui de : Navire ! -Un steamer venait à contre-bord, et, assurément, il marchait à grande vitesse. -Les passagers, réunis sur la dunette, échangeaient leurs observations. -C’est un navire de l’État... disait l’un. +Un steamer venait à contre-bord, et, assurément, il marchait à grande vitesse. +Les passagers, réunis sur la dunette, échangeaient leurs observations. +C’est un navire de l’État... disait l’un. Et, de plus, un anglais... reprenait celui-ci. -Qui se nomme l’Essex », ajoutait celui-là. -Tiens !... s’écria Tony Renault, je parie qu’il manœuvre pour nous accoster ! -Harry Markel ni les autres ne se méprirent à ce sujet. -Les transes que ces misérables éprouvèrent, on les devine, on les comprend. -Et pourtant, toute réflexion faite, non ! cela ne pouvait être. -Une telle imprudence était inadmissible. +Qui se nomme l’Essex », ajoutait celui-là. +Tiens !... s’écria Tony Renault, je parie qu’il manœuvre pour nous accoster ! +Harry Markel ni les autres ne se méprirent à ce sujet. +Les transes que ces misérables éprouvèrent, on les devine, on les comprend. +Et pourtant, toute réflexion faite, non ! cela ne pouvait être. +Une telle imprudence était inadmissible. Cependant, Harry Markel attendait avec plus de sang-froid que John Carpenter et Corty. Si le commandant de l’Essex entrait en communication avec lui, il verrait. -Quelques coups de canon eussent en un instant réduit l’Alert à l’impuissance. -D’ailleurs, on le répète, Harry Markel n’y songeait point. +Quelques coups de canon eussent en un instant réduit l’Alert à l’impuissance. +D’ailleurs, on le répète, Harry Markel n’y songeait point. Il convient d’ajouter que cette opinion lui fut absolument personnelle. -En quelques coups d’aviron, l’embarcation eut accosté. -Me voici, répondit Harry Markel. -Vous êtes le capitaine Paxton ?... -À cette date, en effet. -Ayant comme passagers les lauréats d’Antilian School ?... -Vous avez eu bonne traversée, demanda l’officier... et le temps a été favorable ?... -Et qui vous a retardé ?... -Nous avons dû tenir la cape pendant quarante-huit heures... -Signé : Horatio Patterson », murmura Tony Renault. -Pourquoi donc cet officier prétendait-il les passer en revue ?... +En quelques coups d’aviron, l’embarcation eut accosté. +Me voici, répondit Harry Markel. +Vous êtes le capitaine Paxton ?... +À cette date, en effet. +Ayant comme passagers les lauréats d’Antilian School ?... +Vous avez eu bonne traversée, demanda l’officier... et le temps a été favorable ?... +Et qui vous a retardé ?... +Nous avons dû tenir la cape pendant quarante-huit heures... +Signé : Horatio Patterson », murmura Tony Renault. +Pourquoi donc cet officier prétendait-il les passer en revue ?... Vous n’avez que neuf matelots ?... interrogea le lieutenant. -Neuf, répondit Harry Markel. -Aux Antilles, comme en Europe, les familles se sont préoccupées de ce retard. -John Carpenter et Corty se regardèrent assez surpris. -Peut-être regrettèrent-ils même que Harry Markel eût poussé si loin ses questions. -En effet, répondit Harry Markel, qui, d’ailleurs, avait tout son sang-froid. -Nous avons levé l’ancre vers sept heures et demie du soir. +Neuf, répondit Harry Markel. +Aux Antilles, comme en Europe, les familles se sont préoccupées de ce retard. +John Carpenter et Corty se regardèrent assez surpris. +Peut-être regrettèrent-ils même que Harry Markel eût poussé si loin ses questions. +En effet, répondit Harry Markel, qui, d’ailleurs, avait tout son sang-froid. +Nous avons levé l’ancre vers sept heures et demie du soir. John Carpenter et les autres se sentirent pris d’un involontaire frisson. -Ce cadavre ne pouvait être que celui d’un des malheureux massacrés la veille. +Ce cadavre ne pouvait être que celui d’un des malheureux massacrés la veille. Puis il ajouta : « Vous avez donc perdu un de vos hommes, capitaine Paxton ?... Oui, monsieur, le matelot Bob... -Cette réponse, fort plausible, ne provoqua aucune autre observation. -Elle était due à un coup de coutelas qui avait atteint le cœur ! +Cette réponse, fort plausible, ne provoqua aucune autre observation. +Elle était due à un coup de coutelas qui avait atteint le cœur ! Nouvelles transes, bien naturelles, on en conviendra, chez John Carpenter et ses compagnons. Ils ne savaient plus comment cela allait finir. -Elle aurait amené la constatation de leur identité... +Elle aurait amené la constatation de leur identité... On les aurait reconduits en Angleterre. -Cette fois, ils n’eussent pas échappé au châtiment de leurs crimes... -Les misérables !... s’écria Tony Renault. -Et ils n’ont pas été repris, monsieur le lieutenant ?... -Oui, répondit Corty, et à suivre partout où il voudra nous mener ! -Je le pense aussi.... répondit Harry Markel. -Alors nous vous annoncerons par dépêche, dès notre arrivée à la Barbade... +Cette fois, ils n’eussent pas échappé au châtiment de leurs crimes... +Les misérables !... s’écria Tony Renault. +Et ils n’ont pas été repris, monsieur le lieutenant ?... +Oui, répondit Corty, et à suivre partout où il voudra nous mener ! +Je le pense aussi.... répondit Harry Markel. +Alors nous vous annoncerons par dépêche, dès notre arrivée à la Barbade... Il semblait donc que la chance les suivrait jusqu’au bout !... -Le lendemain du départ, l’Alert ne serait plus l’Alert... -Cette dernière partie de la traversée s’effectua dans les conditions les meilleures. -Décidément, Monsieur Horatio Patterson était aguerri. -Vous avez raison... monsieur, lui répétait Corty. +Le lendemain du départ, l’Alert ne serait plus l’Alert... +Cette dernière partie de la traversée s’effectua dans les conditions les meilleures. +Décidément, Monsieur Horatio Patterson était aguerri. +Vous avez raison... monsieur, lui répétait Corty. Il n’y a encore que cela contre le mal de mer... -La journée s’acheva ainsi. -Il leur tardait d’avoir mis le pied sur la première île des Antilles. -C’eût été l’affaire de quelques heures. -La nuit ne fut aucunement troublée. -Vers neuf heures, on entendit un cri dans les barres du grand mât. -Il n’y a pas lieu d’adopter cette dénomination. -En somme, ces îles Vierges peuvent être considérées comme faisant partie de la micro-Antilie. -Elles sont désignées sous les noms de Saint-Thomas, Saint-Jean, Sainte-Croix. -Cinquante navires de grand tonnage peuvent y mouiller à l’aise. -Avec quelle impatience tous deux attendaient l’arrivée de l’Alert, on le comprend. -Christian Harboe était l’aîné de onze ans. -Combien doit durer la relâche de l’Alert ?... -Trois jours, répondit Niels Harboe. +La journée s’acheva ainsi. +Il leur tardait d’avoir mis le pied sur la première île des Antilles. +C’eût été l’affaire de quelques heures. +La nuit ne fut aucunement troublée. +Vers neuf heures, on entendit un cri dans les barres du grand mât. +Il n’y a pas lieu d’adopter cette dénomination. +En somme, ces îles Vierges peuvent être considérées comme faisant partie de la micro-Antilie. +Elles sont désignées sous les noms de Saint-Thomas, Saint-Jean, Sainte-Croix. +Cinquante navires de grand tonnage peuvent y mouiller à l’aise. +Avec quelle impatience tous deux attendaient l’arrivée de l’Alert, on le comprend. +Christian Harboe était l’aîné de onze ans. +Combien doit durer la relâche de l’Alert ?... +Trois jours, répondit Niels Harboe. Monsieur Harboe, dit alors le mentor, nous acceptons avec empressement vos obligeantes propositions... -Nous serons vos hôtes pendant notre séjour à Saint-Thomas... qui ne peut se prolonger... -En effet, monsieur Patterson, un itinéraire vous est imposé. +Nous serons vos hôtes pendant notre séjour à Saint-Thomas... qui ne peut se prolonger... +En effet, monsieur Patterson, un itinéraire vous est imposé. Oui... par Mrs Kethlen Seymour. Est-ce que vous connaissez cette dame, monsieur Harboe ?... demanda Louis Clodion. -Remerciements légitimement dus au capitaine Paxton, se hâta d’ajouter Monsieur Patterson. -Peut-être même, Monsieur Christian Harboe, dont le regard s’attachait à lui, le gênait-il. +Remerciements légitimement dus au capitaine Paxton, se hâta d’ajouter Monsieur Patterson. +Peut-être même, Monsieur Christian Harboe, dont le regard s’attachait à lui, le gênait-il. C’est entendu, capitaine Paxton, reprit Monsieur Christian Harboe. Je vous remercie, monsieur, dit Harry Markel. -J’ai quelques réparations à exécuter, et je ne puis perdre même une heure. -D’ailleurs, je préfère ne quitter mon bord que le moins possible. -Monsieur Christian Harboe parut surpris du ton froid de cette réponse. -Comme tu dis... répliqua Harry Markel. -Mais il faut, durant nos relâches, redoubler de prudence... -Elle a bien commencé et elle finira de même... -Sûr, John, du moment que Paxton n’est connu de personne à Saint-Thomas. -Il avait raison, Harry Markel, d’empêcher son équipage de quitter le bord. -À la condition de se tenir, ils ne la compromettraient point. -La maison de négoce de Monsieur Christian Harboe était située sur le quai. -Sont-elles gentilles !... répétait-il. -Et la citation eut l’approbation générale. -Monsieur et Madame Harboe les reconduisirent à bord. -Les soixante milles qui séparent les deux îles furent franchis en trente-six heures. -C’est à cette époque que Sainte-Croix fut livrée à la culture. -Au milieu du XVIIe siècle, on n’y aurait même plus trouvé personne. -Sainte-Croix resta inhabitée pendant trente-sept ans, jusqu’en mille sept cent trente-trois. -Il est situé au fond d’un petit golfe, sur la côte septentrionale. -C’est à Frederichstoed qu’était né Axel Wickborn, le deuxième lauréat du concours. -À cette époque, il n’y avait plus aucun parent. -Cette île, qu’ils parcoururent en voiture, est fort intéressante à visiter. +J’ai quelques réparations à exécuter, et je ne puis perdre même une heure. +D’ailleurs, je préfère ne quitter mon bord que le moins possible. +Monsieur Christian Harboe parut surpris du ton froid de cette réponse. +Comme tu dis... répliqua Harry Markel. +Mais il faut, durant nos relâches, redoubler de prudence... +Elle a bien commencé et elle finira de même... +Sûr, John, du moment que Paxton n’est connu de personne à Saint-Thomas. +Il avait raison, Harry Markel, d’empêcher son équipage de quitter le bord. +À la condition de se tenir, ils ne la compromettraient point. +La maison de négoce de Monsieur Christian Harboe était située sur le quai. +Sont-elles gentilles !... répétait-il. +Et la citation eut l’approbation générale. +Monsieur et Madame Harboe les reconduisirent à bord. +Les soixante milles qui séparent les deux îles furent franchis en trente-six heures. +C’est à cette époque que Sainte-Croix fut livrée à la culture. +Au milieu du XVIIe siècle, on n’y aurait même plus trouvé personne. +Sainte-Croix resta inhabitée pendant trente-sept ans, jusqu’en mille sept cent trente-trois. +Il est situé au fond d’un petit golfe, sur la côte septentrionale. +C’est à Frederichstoed qu’était né Axel Wickborn, le deuxième lauréat du concours. +À cette époque, il n’y avait plus aucun parent. +Cette île, qu’ils parcoururent en voiture, est fort intéressante à visiter. Une culture progressive utilisa le sol jusqu’au sommet des collines. -Après le sucre, le coton donne annuellement huit cents balles expédiées en Europe. -Puissance secondaire, son territoire ne souffrit point de l’invasion des armées européennes. -Elles purent travailler en paix et s’assurer un avenir prospère. -Ce fut le premier août que l’Alert sortit du port de Christiantoed. +Après le sucre, le coton donne annuellement huit cents balles expédiées en Europe. +Puissance secondaire, son territoire ne souffrit point de l’invasion des armées européennes. +Elles purent travailler en paix et s’assurer un avenir prospère. +Ce fut le premier août que l’Alert sortit du port de Christiantoed. Il fallut louvoyer sur une mer assez dure. -Néanmoins l’Alert put conserver ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. -Il y eut fréquemment à virer de bord. -La distance entre Sainte-Croix et Saint-Martin ne dépasse guère deux cents milles marins. -Cette prudence ne faisait que donner satisfaction à son équipage. -Il leur tardait néanmoins d’en avoir fini avec cette exploration des Antilles ! -On le sait, Saint-Martin appartient à la Hollande et à la France. -Dans ces conditions, Saint-Martin et Anguilla ne formeraient plus qu’une même île. +Néanmoins l’Alert put conserver ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. +Il y eut fréquemment à virer de bord. +La distance entre Sainte-Croix et Saint-Martin ne dépasse guère deux cents milles marins. +Cette prudence ne faisait que donner satisfaction à son équipage. +Il leur tardait néanmoins d’en avoir fini avec cette exploration des Antilles ! +On le sait, Saint-Martin appartient à la Hollande et à la France. +Dans ces conditions, Saint-Martin et Anguilla ne formeraient plus qu’une même île. Que deviendra alors cette Antille franco-anglo-hollandaise ?... Les trois nations y vivront-elles en bonne intelligence ? Il est vrai, un certain nombre de ces marais exigent un entretien continu. -L’évaporation est telle qu’ils seraient rapidement à sec. -Albertus Leuwen n’avait aucun membre de sa famille à Saint-Martin. -Tous habitaient Rotterdam en Hollande depuis une quinzaine d’années. +L’évaporation est telle qu’ils seraient rapidement à sec. +Albertus Leuwen n’avait aucun membre de sa famille à Saint-Martin. +Tous habitaient Rotterdam en Hollande depuis une quinzaine d’années. On voit ce qu’il peut rester de Hollandais. -La liberté du trafic est grande à Saint-Martin, et l’autonomie administrative presque complète. -De là une véritable prospérité. -Harry Markel, et pour cause, eût préféré ne point multiplier les points de relâche. +La liberté du trafic est grande à Saint-Martin, et l’autonomie administrative presque complète. +De là une véritable prospérité. +Harry Markel, et pour cause, eût préféré ne point multiplier les points de relâche. Ainsi fut-il fait. La brise favorable permettait de naviguer grand largue. -Marigot est une ville plus commerçante que Philsburg. -Cet ensemble constitue un port très sûr, bien défendu contre la houle du large. +Marigot est une ville plus commerçante que Philsburg. +Cet ensemble constitue un port très sûr, bien défendu contre la houle du large. C’est la ville la plus importante de Saint-Martin. -Au reste les passagers ne devaient point avoir à regretter le voyage. -Cependant, si audacieux qu’il fût, Harry Markel ne voulut point accepter l’invitation. -En vain, Monsieur Patterson joignit-il ses instances à celles de Monsieur Guillon. -Nous regretterons votre absence, capitaine Paxton, déclara Monsieur Guillon. -N’avait-il pas été choisi par Mrs Kethlen Seymour ?... -Cette dame ne s’était certainement pas décidée sans sérieuses informations et bonnes références... +Au reste les passagers ne devaient point avoir à regretter le voyage. +Cependant, si audacieux qu’il fût, Harry Markel ne voulut point accepter l’invitation. +En vain, Monsieur Patterson joignit-il ses instances à celles de Monsieur Guillon. +Nous regretterons votre absence, capitaine Paxton, déclara Monsieur Guillon. +N’avait-il pas été choisi par Mrs Kethlen Seymour ?... +Cette dame ne s’était certainement pas décidée sans sérieuses informations et bonnes références... N’en parlez pas aux autres, ajouta Harry Markel. Inutile de les effrayer, et qu’ils soient plus prudents que jamais... -Il me semble voir pendre une corde à toutes les branches d’arbres ! -Des toasts n’en furent pas moins portés en l’honneur du capitaine Paxton. -On parla de la première partie du voyage, accomplie dans des conditions favorables. -Le mentor se redressa donc, le verre à la main, et prit la parole. -Il était heureux d’énoncer ses compliments en public, coram populo. -Des poignées de main furent échangées, et les boursiers reprirent le chemin du port. +Il me semble voir pendre une corde à toutes les branches d’arbres ! +Des toasts n’en furent pas moins portés en l’honneur du capitaine Paxton. +On parla de la première partie du voyage, accomplie dans des conditions favorables. +Le mentor se redressa donc, le verre à la main, et prit la parole. +Il était heureux d’énoncer ses compliments en public, coram populo. +Des poignées de main furent échangées, et les boursiers reprirent le chemin du port. Deux voitures attendaient les touristes, auxquels Monsieur Anselme Guillon avait voulu servir de guide. -Il est entendu qu’une parfaite union régnait entre ces jeunes Antilians. +Il est entendu qu’une parfaite union régnait entre ces jeunes Antilians. Aucun incident durant la nuit. Bon voyage, dit John Carpenter, et au plaisir de ne jamais se revoir !... -Je n’aime pas à naviguer de conserve avec des navires de guerre... -Toute l’Amérique aux Américains, et rien qu’aux Américains ! -Saint-Barthélemy est défendue par le fort Gustav. -Cette île s’était successivement abritée sous des pavillons divers. -Elle fut française de mille six cent quarante-huit à mille sept cent quatre-vingt-quatre. +Je n’aime pas à naviguer de conserve avec des navires de guerre... +Toute l’Amérique aux Américains, et rien qu’aux Américains ! +Saint-Barthélemy est défendue par le fort Gustav. +Cette île s’était successivement abritée sous des pavillons divers. +Elle fut française de mille six cent quarante-huit à mille sept cent quatre-vingt-quatre. Aussi cria-t-il d’une voix si retentissante : « Terre !... -que ses camarades se précipitèrent sur le pont. -En même temps, un pavillon montait au sommet du morne. -Le pavillon français ?... répétait Louis Clodion. +que ses camarades se précipitèrent sur le pont. +En même temps, un pavillon montait au sommet du morne. +Le pavillon français ?... répétait Louis Clodion. Harry Markel n’avait point commis une pareille erreur. -Magnus Anders ne laissait pas d’être assez chagriné. -Cependant Antigoa n’a pas toujours appartenu à l’ambitieuse Albion. -Il y a manque absolu de rivières à Antigoa. -À peine y rencontre-t-on des rios que les eaux fluviales alimentent un instant. -Ces réservoirs furent établis dans les conditions les plus avantageuses. -En mille six cent soixante-huit, éclata la guerre entre l’Angleterre et la France. -Une expédition, organisée à la Martinique, fit voile pour Antigoa. +Magnus Anders ne laissait pas d’être assez chagriné. +Cependant Antigoa n’a pas toujours appartenu à l’ambitieuse Albion. +Il y a manque absolu de rivières à Antigoa. +À peine y rencontre-t-on des rios que les eaux fluviales alimentent un instant. +Ces réservoirs furent établis dans les conditions les plus avantageuses. +En mille six cent soixante-huit, éclata la guerre entre l’Angleterre et la France. +Une expédition, organisée à la Martinique, fit voile pour Antigoa. Harry Markel connaissait bien ces parages. -Aussi ne réclama-t-il point les services d’un pilote. -Tous furent vite rassurés. +Aussi ne réclama-t-il point les services d’un pilote. +Tous furent vite rassurés. Cette embarcation amenait la famille du jeune passager. -À noter que l’on y compte moins d’électeurs libres que de fonctionnaires. +À noter que l’on y compte moins d’électeurs libres que de fonctionnaires. Harry Markel les accepta, d’ailleurs, avec sa froideur habituelle. -Quatre jours, monsieur Perkins, déclara Monsieur Patterson. +Quatre jours, monsieur Perkins, déclara Monsieur Patterson. C’est bien court, fit observer Mrs Perkins. -Monsieur Perkins, fit alors observer Roger Hinsdale, nous sommes dix à bord... -Pendant la journée, nous vous appartiendrons depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. -Cette combinaison, étant la meilleure, eut l’approbation de Monsieur Patterson. -Mais, évidemment, Harry Markel aurait préféré que les passagers prissent logement à terre. -Les hommes qui conduiraient les passagers n’auraient, point la permission de débarquer. -Vers onze heures, le grand canot fut paré. -Mrs Perkins, d’origine créole, touchait à la quarantaine. -Dans un an son temps d’Antilian School serait achevé. +Monsieur Perkins, fit alors observer Roger Hinsdale, nous sommes dix à bord... +Pendant la journée, nous vous appartiendrons depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. +Cette combinaison, étant la meilleure, eut l’approbation de Monsieur Patterson. +Mais, évidemment, Harry Markel aurait préféré que les passagers prissent logement à terre. +Les hommes qui conduiraient les passagers n’auraient, point la permission de débarquer. +Vers onze heures, le grand canot fut paré. +Mrs Perkins, d’origine créole, touchait à la quarantaine. +Dans un an son temps d’Antilian School serait achevé. Hubert est un bon camarade... Dont nous garderons excellent souvenir, ajouta Clodion. -Peut-être quelques-uns de vous, mes jeunes amis, rentreront-ils aux Antilles ?... +Peut-être quelques-uns de vous, mes jeunes amis, rentreront-ils aux Antilles ?... Lorsque Hubert sera dans une maison de commerce d’Antigoa, nous le marierons... -Le plus tôt possible, observa Mrs Perkins. -Hubert marié !... s’écria Tony Renault. +Le plus tôt possible, observa Mrs Perkins. +Hubert marié !... s’écria Tony Renault. Ah ! je voudrais voir cela !... -Eh ! pourquoi ne serais-tu pas mon témoin ?... répondit Hubert en riant. +Eh ! pourquoi ne serais-tu pas mon témoin ?... répondit Hubert en riant. Ne plaisantons pas, jeunes gens, opina dogmatiquement Monsieur Patterson. -Il n’y avait pas à discuter sur ce sujet. -Mais Mrs Perkins fut naturellement conduit à parler de Mrs Patterson. +Il n’y avait pas à discuter sur ce sujet. +Mais Mrs Perkins fut naturellement conduit à parler de Mrs Patterson. Elle demanda des nouvelles de cette dame. -Le mentor répondit avec une parfaite convenance. +Le mentor répondit avec une parfaite convenance. C’est le portrait d’une bonne et charmante femme, dit Mrs Perkins. -Et la digne épouse de Monsieur Horatio Patterson, ajouta Monsieur Perkins. +Et la digne épouse de Monsieur Horatio Patterson, ajouta Monsieur Perkins. Ce qu’entendait par ces derniers mots. -Monsieur Patterson, qui l’eût pu dire ?... -Quelle fertilité à la surface des plateaux de strate de calcaire ! -Partout des fermes bien entretenues, au courant de tous les progrès de l’agriculture ! -Actuellement, ses réservoirs suffisent aux divers besoins de la ville et de la campagne. -Le drainage des eaux, intelligemment combiné, s’accomplit à la satisfaction générale. -Harry Markel observa cet homme à travers la fenêtre de sa cabine. -Il l’entendit même et se garda bien de se montrer. -D’ailleurs, il ne le connaissait pas et n’en était vraisemblablement pas connu. +Monsieur Patterson, qui l’eût pu dire ?... +Quelle fertilité à la surface des plateaux de strate de calcaire ! +Partout des fermes bien entretenues, au courant de tous les progrès de l’agriculture ! +Actuellement, ses réservoirs suffisent aux divers besoins de la ville et de la campagne. +Le drainage des eaux, intelligemment combiné, s’accomplit à la satisfaction générale. +Harry Markel observa cet homme à travers la fenêtre de sa cabine. +Il l’entendit même et se garda bien de se montrer. +D’ailleurs, il ne le connaissait pas et n’en était vraisemblablement pas connu. Vous voulez parler au capitaine Paxton ?... demanda-t-il. -Non, mais j’ai un ami qui doit faire partie de son équipage... +Non, mais j’ai un ami qui doit faire partie de son équipage... Ah ! et il se nomme ?... -Harry Markel, ayant entendu ces propos, sortit alors, aussi rassuré que Corty lui-même. +Harry Markel, ayant entendu ces propos, sortit alors, aussi rassuré que Corty lui-même. Je suis le capitaine Paxton, dit-il. -Capitaine ?... fit le matelot en portant la main à son béret. -Serrer la main à un camarade... -Harry Markel se contenta donc de dire : « John Forster n’est pas à bord... -Il n’y est pas ?... répéta le matelot assez étonné. +Capitaine ?... fit le matelot en portant la main à son béret. +Serrer la main à un camarade... +Harry Markel se contenta donc de dire : « John Forster n’est pas à bord... +Il n’y est pas ?... répéta le matelot assez étonné. Je croyais bien l’y trouver, pourtant... -Il n’y est pas, vous dis-je, ou plutôt il n’y est plus... -Lui est-il arrivé quelque malheur ?... -Il était malade au moment de partir, et a dû débarquer. -Corty ne put qu’admirer la présence d’esprit de son chef. +Il n’y est pas, vous dis-je, ou plutôt il n’y est plus... +Lui est-il arrivé quelque malheur ?... +Il était malade au moment de partir, et a dû débarquer. +Corty ne put qu’admirer la présence d’esprit de son chef. Le matelot n’ajouta donc rien, si ce n’est : « Merci, capitaine ! Possible, mais qui en vaut la peine ! -De par tous les diables, Harry, il me tarde d’être en plein Atlantique !... -Là, pas d’indiscret à craindre... +De par tous les diables, Harry, il me tarde d’être en plein Atlantique !... +Là, pas d’indiscret à craindre... Demain l’Alert reprendra la mer... Il n’en fut pas ainsi. -Puis, la route se serait allongée d’une trentaine de milles. -La Guadeloupe se compose de deux grandes îles. -Aussi Harry Markel prit-il le large, à l’est du groupe. -Administrativement, la Guadeloupe est divisée en trois arrondissements. -Il habitait la Pointe-à-Pitre et possédait de vastes propriétés aux environs de la ville. -Mon oncle, affirma Louis Clodion en l’entraînant, vous êtes toujours le même ! +Puis, la route se serait allongée d’une trentaine de milles. +La Guadeloupe se compose de deux grandes îles. +Aussi Harry Markel prit-il le large, à l’est du groupe. +Administrativement, la Guadeloupe est divisée en trois arrondissements. +Il habitait la Pointe-à-Pitre et possédait de vastes propriétés aux environs de la ville. +Mon oncle, affirma Louis Clodion en l’entraînant, vous êtes toujours le même ! En effet, j’ai eu une lettre de ma sœur avant-hier... -La smala est en excellente santé !... +La smala est en excellente santé !... Et l’on me recommande de bien te recevoir !... -La bonne recommandation de cette chère sœur !... -J’irai la voir l’hiver prochain, elle et sa maisonnée... -À moins que tu ne sois ici, mon neveu, pour partager mon existence !... -J’ai des idées là-dessus... +La bonne recommandation de cette chère sœur !... +J’irai la voir l’hiver prochain, elle et sa maisonnée... +À moins que tu ne sois ici, mon neveu, pour partager mon existence !... +J’ai des idées là-dessus... On verra plus tard ! -Eh ! s’écria le planteur, c’est... ce doit être Monsieur Patterson... -Comment ça va-t-il, monsieur Patterson ?... -Pardon, monsieur Barrand, l’économe... -L’un tient les comptes d’ici-bas... l’autre tient les comptes de là-haut !... -Et pourvu que la comptabilité soit en règle !... -Et l’exubérant colon de continuer : « Préparez-vous à débarquer, mes amis !... +Eh ! s’écria le planteur, c’est... ce doit être Monsieur Patterson... +Comment ça va-t-il, monsieur Patterson ?... +Pardon, monsieur Barrand, l’économe... +L’un tient les comptes d’ici-bas... l’autre tient les comptes de là-haut !... +Et pourvu que la comptabilité soit en règle !... +Et l’exubérant colon de continuer : « Préparez-vous à débarquer, mes amis !... Vous logerez chez moi, tous !... -L’invitation fut naturellement refusée comme toujours. -Mais Monsieur Barrand, n’aimant pas à se répéter, n’insista pas. -Ça vaudra mieux, monsieur Patterson. -Si nous allions vous gêner... +L’invitation fut naturellement refusée comme toujours. +Mais Monsieur Barrand, n’aimant pas à se répéter, n’insista pas. +Ça vaudra mieux, monsieur Patterson. +Si nous allions vous gêner... D’ailleurs, je le veux ! -Devant cette impérieuse formule, il n’y avait qu’à obéir. -Les journaux ont donné leurs noms, et je parie ne pas me tromper !... -Les trois Anglais ne purent qu’être flattés de cette déclaration. -Et puis, reprit Monsieur Barrand, ce grand blond-là... c’est Albertus Leuwen, de Saint-Martin... -Précisément, monsieur, répondit le jeune Hollandais en saluant. +Devant cette impérieuse formule, il n’y avait qu’à obéir. +Les journaux ont donné leurs noms, et je parie ne pas me tromper !... +Les trois Anglais ne purent qu’être flattés de cette déclaration. +Et puis, reprit Monsieur Barrand, ce grand blond-là... c’est Albertus Leuwen, de Saint-Martin... +Précisément, monsieur, répondit le jeune Hollandais en saluant. Vous voyez, je n’en manquerai pas un !... Eh bien... tu as eu tort !... -Quelqu’un en vouloir à Tony, dit Louis Clodion, cela ne serait pas possible ! +Quelqu’un en vouloir à Tony, dit Louis Clodion, cela ne serait pas possible ! Mais enfin, je suis de la Guadeloupe, et c’est tout dire !... -En effet, répondit Monsieur Barrand, nous avons appris cela par les feuilles !... -La Suède nous a cédé sa colonie !... +En effet, répondit Monsieur Barrand, nous avons appris cela par les feuilles !... +La Suède nous a cédé sa colonie !... Eh bien, Anders, il ne faut pas se faire tant de chagrin !... -Tel était Monsieur Henry Barrand, tel l’oncle de Louis Clodion. +Tel était Monsieur Henry Barrand, tel l’oncle de Louis Clodion. Vous entendez, monsieur Patterson ?... Je n’admettrais pas dix minutes de retard... -Comptez, monsieur, sur mon exactitude chronométrique », répondit Monsieur Patterson. -Peut-être Basse-Terre se présente-t-elle dans de meilleures conditions que la Pointe-à-Pitre. -Après tout, la Pointe-à-Pitre méritait la visite des jeunes voyageurs. -Bien observé, monsieur l’économe ! répliqua Monsieur Barrand. -Et pourtant, des deux îles, c’est la nôtre qui a le plus souffert ?... -Et en l’honneur de notre généreux hôte ! -Au surplus, ces souhaits étaient déjà réalisés. -Peu de temps après, les maisons étaient reconstruites, basses, isolées. +Comptez, monsieur, sur mon exactitude chronométrique », répondit Monsieur Patterson. +Peut-être Basse-Terre se présente-t-elle dans de meilleures conditions que la Pointe-à-Pitre. +Après tout, la Pointe-à-Pitre méritait la visite des jeunes voyageurs. +Bien observé, monsieur l’économe ! répliqua Monsieur Barrand. +Et pourtant, des deux îles, c’est la nôtre qui a le plus souffert ?... +Et en l’honneur de notre généreux hôte ! +Au surplus, ces souhaits étaient déjà réalisés. +Peu de temps après, les maisons étaient reconstruites, basses, isolées. Il est vrai, le moment arrivait de reprendre la mer. -Quelles sont donc les faveurs qu’il lui réserve ?... demanda Monsieur Patterson. -Réclamer, s’écria le planteur, et qui se chargerait de leurs réclamations ?... -N’avez-vous donc pas des représentants au Parlement français ?... -C’est leur devoir », répondit le mentor. -Et mon île ?... s’écria Tony Renault. +Quelles sont donc les faveurs qu’il lui réserve ?... demanda Monsieur Patterson. +Réclamer, s’écria le planteur, et qui se chargerait de leurs réclamations ?... +N’avez-vous donc pas des représentants au Parlement français ?... +C’est leur devoir », répondit le mentor. +Et mon île ?... s’écria Tony Renault. Mais il faut se conformer au programme de Mrs Kethlen Seymour... -Soit !... allez donc à la Martinique, mes jeunes amis ! répondit Monsieur Barrand. +Soit !... allez donc à la Martinique, mes jeunes amis ! répondit Monsieur Barrand. Et surtout prenez garde aux serpents !... -Est-il possible ?... répondit le mentor. -Non ! jamais je ne croirai à semblable méchanceté de la part de mes compatriotes... -Britannique ou non, déclara Louis Clodion, on s’en défiera, mon oncle ! +Est-il possible ?... répondit le mentor. +Non ! jamais je ne croirai à semblable méchanceté de la part de mes compatriotes... +Britannique ou non, déclara Louis Clodion, on s’en défiera, mon oncle ! Mrs Kethlen Seymour n’aurait pu faire un meilleur choix... -Tant pis, répondit très sérieusement Monsieur Barrand en hochant la tête. -Et pourquoi, de grâce ?... -Avec un vent bien établi, il aurait pu franchir cette distance en vingt-quatre heures. -Les souhaits de Monsieur Henry Barrand ne risquaient donc point de se réaliser. -Je vous les recommande, capitaine Paxton... répétait-il à Harry Markel. +Tant pis, répondit très sérieusement Monsieur Barrand en hochant la tête. +Et pourquoi, de grâce ?... +Avec un vent bien établi, il aurait pu franchir cette distance en vingt-quatre heures. +Les souhaits de Monsieur Henry Barrand ne risquaient donc point de se réaliser. +Je vous les recommande, capitaine Paxton... répétait-il à Harry Markel. Songez donc, s’il leur arrivait un accident !... -Pensez à ma responsabilité, capitaine ! +Pensez à ma responsabilité, capitaine ! Nous nous tenons solidement... -Mais si vos mains venaient à lâcher prise, vous dégringoleriez... -De branchâ in brancham dégringolat atque facil pouf ! comme dit Virgile !... déclama Tony Renault. -Et les deux camarades d’éclater de rire. -La capitale de la colonie, nommée Ville-des-Roseaux, possède environ cinq mille habitants. -Elle fut française, au début du XVIIe siècle. -Néanmoins, la France ne devait pas accepter ces conditions sans tenter une revanche. +Mais si vos mains venaient à lâcher prise, vous dégringoleriez... +De branchâ in brancham dégringolat atque facil pouf ! comme dit Virgile !... déclama Tony Renault. +Et les deux camarades d’éclater de rire. +La capitale de la colonie, nommée Ville-des-Roseaux, possède environ cinq mille habitants. +Elle fut française, au début du XVIIe siècle. +Néanmoins, la France ne devait pas accepter ces conditions sans tenter une revanche. Ce serait bien Kate Grindah. -Ni son mari ni elle ne s’attendaient à cette visite... -Une des embarcations les irait chercher pour les ramener à bord. +Ni son mari ni elle ne s’attendaient à cette visite... +Une des embarcations les irait chercher pour les ramener à bord. La promenade ne fut pas longue. -John ! répétait-elle en pressant le jeune garçon dans ses bras. +John ! répétait-elle en pressant le jeune garçon dans ses bras. Oui... moi... bonne Kate... moi ! Et le vieux d’intervenir : « Lui... Ce n’est pas lui, Kate... Si... c’est lui... Oui... c’est moi ! Et impossible de dire autre chose ! -Oui... répétait Tony Renault... c’est bien nous... +Oui... répétait Tony Renault... c’est bien nous... Est-ce que vous ne nous reconnaissez pas ?... -La preuve, c’est que la première visite avait été pour eux !... +La preuve, c’est que la première visite avait été pour eux !... Alors les admirations de Kate pour « son enfant » de reprendre de plus belle ! Comme il avait grandi !... -Comme il était changé !... -Elle l’avait bien reconnu tout de même !... -Et le vieux qui hésitait, lui !... +Comme il était changé !... +Elle l’avait bien reconnu tout de même !... +Et le vieux qui hésitait, lui !... Elle l’attirait, dans ses bras... elle pleurait de joie et d’attendrissement. Tout le monde allait bien. -On parlait souvent là-bas de Kate et de son mari ?... +On parlait souvent là-bas de Kate et de son mari ?... On ne les oubliait ni l’un ni l’autre... -Aussi John Howard leur remit-il à chacun un joli cadeau apporté tout exprès. -Du sommet, la vue s’étendait sur l’île entière. +Aussi John Howard leur remit-il à chacun un joli cadeau apporté tout exprès. +Du sommet, la vue s’étendait sur l’île entière. Velut stabuli custos in montibus olim considit scopulo... Nous sommes voisins, monsieur John. Eh bien, je vais leur faire mes adieux, car nous partons demain... -Nous avons encore à visiter la Martinique, Sainte-Lucie, la Barbade... +Nous avons encore à visiter la Martinique, Sainte-Lucie, la Barbade... Je sais... je sais... je sais... Mais, dites-moi, monsieur John, qui commande l’Alert ?... -Le capitaine Paxton ?... répéta le matelot. +Le capitaine Paxton ?... répéta le matelot. Eh ! je le connais... je le connais. -Si Ned Butlar le connaît ?... +Si Ned Butlar le connaît ?... Je le crois bien !... -Environ, répondit John Howard. -Un peu ramassé de taille ?... -Non, plutôt grand et fort... -C’est singulier !... déclara le matelot. +Environ, répondit John Howard. +Un peu ramassé de taille ?... +Non, plutôt grand et fort... +C’est singulier !... déclara le matelot. Je me le rappelle pourtant comme si je le voyais... Eh bien, reprit John Howard, puisque vous connaissez le capitaine Paxton, allez le voir... -Il sera heureux de serrer la main à un ancien compagnon de voyage... +Il sera heureux de serrer la main à un ancien compagnon de voyage... C’est ce que je ferai, monsieur John... -C’était là un sérieux danger pour Harry Markel et son équipage. +C’était là un sérieux danger pour Harry Markel et son équipage. Parler au capitaine Paxton. Vous le connaissez ?... demanda vivement Corty, toujours sur le qui-vive. Si je le connais !... Nous avons fait campagne ensemble dans les mers du sud... Et que lui voulez-vous, au capitaine Paxton ?... -Échanger un bout de conversation avec lui, avant qu’il parte... -Ça fait toujours plaisir de se revoir, n’est-ce pas, camarade ?... +Échanger un bout de conversation avec lui, avant qu’il parte... +Ça fait toujours plaisir de se revoir, n’est-ce pas, camarade ?... Alors je vais embarquer... -Le capitaine Paxton n’est pas à bord en ce moment... -Il ne doit revenir que très tard dans la soirée... +Le capitaine Paxton n’est pas à bord en ce moment... +Il ne doit revenir que très tard dans la soirée... Pas de chance ! dit le matelot. Non... pas de chance ! -Mais... demain... avant que l’Alert ne lève l’ancre... -Peut-être... si vous y tenez !... -Je n’en doute pas... répondit ironiquement Corty. +Mais... demain... avant que l’Alert ne lève l’ancre... +Peut-être... si vous y tenez !... +Je n’en doute pas... répondit ironiquement Corty. Annoncez-lui, camarade, que Ned Butlar... Ned Butlar du Northumberland, est venu pour lui souhaiter le bonjour... Et Ned Butlar, repoussant le canot, se fit ramener au quai. -Il est de toute évidence que ce marin connaît le capitaine Paxton... dit-il. -Et qu’il reviendra demain dans la matinée... ajouta Corty. +Il est de toute évidence que ce marin connaît le capitaine Paxton... dit-il. +Et qu’il reviendra demain dans la matinée... ajouta Corty. Nous n’y serons plus... -Alert ne doit partir qu’à neuf heures, Harry... -Alert partira quand il devra partir !... répondit Harry Markel. +Alert ne doit partir qu’à neuf heures, Harry... +Alert partira quand il devra partir !... répondit Harry Markel. Mais pas un mot de cette visite aux passagers... -John Howard avait fait ses adieux à la vieille Kate et à son mari. -Oui... répondit Corty, mais le capitaine était à terre au bureau maritime... -Alors ce Butlar reviendra demain, sans doute, avant le départ de l’Alert ?... -C’est convenu », répondit Corty. -Et on a appareillé sans nous ?... ajouta Tony Renault. +John Howard avait fait ses adieux à la vieille Kate et à son mari. +Oui... répondit Corty, mais le capitaine était à terre au bureau maritime... +Alors ce Butlar reviendra demain, sans doute, avant le départ de l’Alert ?... +C’est convenu », répondit Corty. +Et on a appareillé sans nous ?... ajouta Tony Renault. Le pauvre homme, dit John Howard, cela lui fera de la peine ! Je ne sais, d’ailleurs, s’il vous aurait reconnu... Il faisait de vous un homme gros et court, avec une barbe rousse... -Un vieux qui n’a plus de mémoire ! se contenta d’observer Harry Markel. -Ce danger, Harry Markel venait d’y échapper. +Un vieux qui n’a plus de mémoire ! se contenta d’observer Harry Markel. +Ce danger, Harry Markel venait d’y échapper. Pourrait-il toujours s’y soustraire ?... -Les passagers n’y songeaient déjà plus. -Rien d’impossible à ce qu’elles fussent aperçues avant le coucher du soleil. -Le ciel était magnifique, la mer resplendissante, tout imprégnée de rayons solaires. +Les passagers n’y songeaient déjà plus. +Rien d’impossible à ce qu’elles fussent aperçues avant le coucher du soleil. +Le ciel était magnifique, la mer resplendissante, tout imprégnée de rayons solaires. Pas un nuage ne voilait l’espace. -Le baromètre se tenait au beau fixe. +Le baromètre se tenait au beau fixe. Enfin tout cela l’enchantait. -Qu’est-ce que ça veut dire, monsieur ?... demanda le maître d’équipage. -Ça veut dire qu’ils s’élèvent vers le ciel. -Et qui a enfilé ces mots-là les uns au bout des autres ?... -Ce n’était pas lui, mon ami... -Eh bien, tant mieux pour votre Virgile, car le mien a été pendu ! +Qu’est-ce que ça veut dire, monsieur ?... demanda le maître d’équipage. +Ça veut dire qu’ils s’élèvent vers le ciel. +Et qui a enfilé ces mots-là les uns au bout des autres ?... +Ce n’était pas lui, mon ami... +Eh bien, tant mieux pour votre Virgile, car le mien a été pendu ! Quoique faible, elle parut devoir se maintenir toute la nuit. C’est lui... je le reconnais !... -Tu le reconnais ?... répliqua Roger Hinsdale, d’un ton qui marquait une certaine incrédulité... -Pourquoi aurait-il changé depuis cinq ans ?... +Tu le reconnais ?... répliqua Roger Hinsdale, d’un ton qui marquait une certaine incrédulité... +Pourquoi aurait-il changé depuis cinq ans ?... Tenez... les trois pitons du Carbet... Il faut avouer, Tony, que tu as de bons yeux... -Il est vert et boisé comme toutes les montagnes de mon île !... -On le laissa s’emballer, car il avait la riposte vive, ce pétulant garçon. -Toute exagération à part, Tony Renault ne s’aventurait pas en vantant la Martinique. -Pendant cette journée, la brise continua de souffler faiblement. -Tony Renault de s’écrier à ce moment : « Saint-Pierre Martinique ! -C’était à Saint-Pierre, en effet, qu’était né Tony Renault. -De tels projets exigeaient une complète liberté de mouvements. -Il ne fallait pas s’astreindre à revenir chaque soir coucher dans sa cabine. -On passerait la nuit où l’on se trouverait. -Le premier jour fut consacré à Saint-Pierre. -Le naturaliste Desclieux fut chargé d’apporter à la Martinique deux rejetons de cacaoyers. -Pendant la traversée, l’eau vint presque entièrement à manquer. -Une révolte éclata, provoquée surtout par les nègres marrons. -Il fallut recourir à l’affranchissement et trois mille esclaves furent libérés. +Il est vert et boisé comme toutes les montagnes de mon île !... +On le laissa s’emballer, car il avait la riposte vive, ce pétulant garçon. +Toute exagération à part, Tony Renault ne s’aventurait pas en vantant la Martinique. +Pendant cette journée, la brise continua de souffler faiblement. +Tony Renault de s’écrier à ce moment : « Saint-Pierre Martinique ! +C’était à Saint-Pierre, en effet, qu’était né Tony Renault. +De tels projets exigeaient une complète liberté de mouvements. +Il ne fallait pas s’astreindre à revenir chaque soir coucher dans sa cabine. +On passerait la nuit où l’on se trouverait. +Le premier jour fut consacré à Saint-Pierre. +Le naturaliste Desclieux fut chargé d’apporter à la Martinique deux rejetons de cacaoyers. +Pendant la traversée, l’eau vint presque entièrement à manquer. +Une révolte éclata, provoquée surtout par les nègres marrons. +Il fallut recourir à l’affranchissement et trois mille esclaves furent libérés. Ces gens de couleur jouirent du complet exercice de leurs droits civils et politiques. Qu’est-ce que je vous avais dit ?... Qu’est-ce que je vous avais dit ?... -Aussi, grande différence entre Saint-Pierre et Fort-de-France. -Enfin, l’excursion s’étendit jusqu’aux sources thermales des environs. +Aussi, grande différence entre Saint-Pierre et Fort-de-France. +Enfin, l’excursion s’étendit jusqu’aux sources thermales des environs. La route se fit gaiement, comme toujours. -Monsieur Patterson, moins ingambe, était resté d’une centaine de pas en arrière. -On ne s’en préoccupa pas, et, assurément, il ne tarderait pas à rejoindre. +Monsieur Patterson, moins ingambe, était resté d’une centaine de pas en arrière. +On ne s’en préoccupa pas, et, assurément, il ne tarderait pas à rejoindre. Par ici, monsieur Patterson ! -Aucune réponse de l’absent, qu’on n’apercevait pas entre les arbres. -Il ne peut être loin... +Aucune réponse de l’absent, qu’on n’apercevait pas entre les arbres. +Il ne peut être loin... Et, alors, tous de crier ensemble : « Monsieur Patterson... monsieur Patterson ! Aucune trace de Monsieur Patterson. -Il ne peut être là... dit Niels Harboe. +Il ne peut être là... dit Niels Harboe. Voyons toujours », dit Magnus Anders. -La barre fut retirée, la porte ouverte. -La cabane était vide. -Le voilà... le voilà ! -Louis Clodion, John Howard, Albertus Leuwen, se précipitèrent vers Monsieur Patterson... -Son cœur battait... il n’était pas mort... -Que lui est-il arrivé ?... s’écriait Tony Renault. -Est-ce qu’il a été mordu par un serpent ?... -Il est donc difficile d’éviter leurs attaques aussi rapides que soudaines. -Monsieur Patterson... monsieur Patterson... répondit Louis Clodion, en lui prenant les mains. +La barre fut retirée, la porte ouverte. +La cabane était vide. +Le voilà... le voilà ! +Louis Clodion, John Howard, Albertus Leuwen, se précipitèrent vers Monsieur Patterson... +Son cœur battait... il n’était pas mort... +Que lui est-il arrivé ?... s’écriait Tony Renault. +Est-ce qu’il a été mordu par un serpent ?... +Il est donc difficile d’éviter leurs attaques aussi rapides que soudaines. +Monsieur Patterson... monsieur Patterson... répondit Louis Clodion, en lui prenant les mains. Le serpent... est-il en fuite ?... -Celui que j’ai aperçu au milieu des branches de cet arbre... +Celui que j’ai aperçu au milieu des branches de cet arbre... Maintenant, qu’est-il devenu, ce serpent ?... -A-t-il été tué ?... +A-t-il été tué ?... Ne se glisse-t-il pas sous les herbes... latet anugis in herba ? -Les jeunes garçons rassurèrent Monsieur Patterson. +Les jeunes garçons rassurèrent Monsieur Patterson. Non... aucune trace de serpent... -s’écria-t-il. -Il venait de se redresser, et sa main tendue : « Là... là... -répétait-il d’une voix épouvantée. -Décidément, le coup de bâton de Monsieur Patterson avait été heureux. -C’est ainsi que les choses se passèrent. -Qu’est-ce qui est drôle ?... demanda Hubert Perkins. -La découverte que je viens de faire... -Et qu’as-tu découvert ?... -Qu’il ne sera pas nécessaire de faire empailler le serpent de Monsieur Patterson... -Parce qu’il l’est déjà ! -C’était un serpent déjà mort qu’avait tué l’intrépide Monsieur Patterson !... -Le port de Castries se présente sous belle apparence entre d’imposantes falaises. +s’écria-t-il. +Il venait de se redresser, et sa main tendue : « Là... là... +répétait-il d’une voix épouvantée. +Décidément, le coup de bâton de Monsieur Patterson avait été heureux. +C’est ainsi que les choses se passèrent. +Qu’est-ce qui est drôle ?... demanda Hubert Perkins. +La découverte que je viens de faire... +Et qu’as-tu découvert ?... +Qu’il ne sera pas nécessaire de faire empailler le serpent de Monsieur Patterson... +Parce qu’il l’est déjà ! +C’était un serpent déjà mort qu’avait tué l’intrépide Monsieur Patterson !... +Le port de Castries se présente sous belle apparence entre d’imposantes falaises. C’est une sorte de vaste cirque dans lequel la mer a fait irruption. -Les navires, même de fort tonnage, y trouvent des mouillages très sûrs. -La ville, bâtie en amphithéâtre, étage gracieusement ses maisons jusqu’aux crêtes environnantes. +Les navires, même de fort tonnage, y trouvent des mouillages très sûrs. +La ville, bâtie en amphithéâtre, étage gracieusement ses maisons jusqu’aux crêtes environnantes. Ni la Martinique ni la Guadeloupe ne lui paraissaient dignes d’une comparaison. -En mille six cent quarante, les indigènes fanatisés se jetèrent sur la colonie naissante. -Les colons qui lui succédèrent se montrèrent moins habiles. -Les Anglais jugèrent alors l’heure favorable à une intervention. -Enfin, demanda Niels Harboe, est-ce depuis cette époque que Sainte-Lucie appartient aux Anglais ?... -Oui et non, répondit Roger Hinsdale. -Sans doute, répliqua Roger Hinsdale. -Et qu’importait puisque les colons anglais y restèrent ?... -Assurément, Tony, puisqu’elle est reconnue colonie française en mille huit cent deux... +En mille six cent quarante, les indigènes fanatisés se jetèrent sur la colonie naissante. +Les colons qui lui succédèrent se montrèrent moins habiles. +Les Anglais jugèrent alors l’heure favorable à une intervention. +Enfin, demanda Niels Harboe, est-ce depuis cette époque que Sainte-Lucie appartient aux Anglais ?... +Oui et non, répondit Roger Hinsdale. +Sans doute, répliqua Roger Hinsdale. +Et qu’importait puisque les colons anglais y restèrent ?... +Assurément, Tony, puisqu’elle est reconnue colonie française en mille huit cent deux... Pas pour longtemps, affirma Roger Hinsdale. -Oh ! définitivement !... s’écria Tony Renault en faisant une pirouette assez dédaigneuse. -répliqua Tony Renault en se donnant des attitudes de conquérant. +Oh ! définitivement !... s’écria Tony Renault en faisant une pirouette assez dédaigneuse. +répliqua Tony Renault en se donnant des attitudes de conquérant. Puis, plus doucement : « Du calme, mes jeunes amis, dit-il. Est-ce que vous allez partir en guerre ?... -La guerre, ce fléau humain !... la guerre... +La guerre, ce fléau humain !... la guerre... Bella matribus detestata ; ce qui signifie... -En bon français, s’écria Tony Renault, « détestables belles-mères ! -Alert fit aussitôt ses préparatifs d’appareillage. -Il aurait voulu montrer l’île en détail à ses camarades. -L’ancienne habitation Hinsdale, où demeurait Monsieur Edward Falkes, était vaste et confortable. +En bon français, s’écria Tony Renault, « détestables belles-mères ! +Alert fit aussitôt ses préparatifs d’appareillage. +Il aurait voulu montrer l’île en détail à ses camarades. +L’ancienne habitation Hinsdale, où demeurait Monsieur Edward Falkes, était vaste et confortable. Chacun aurait sa chambre et Monsieur Patterson occuperait la plus belle de toutes. -Du reste, s’il ressentait quelque jalousie, c’était plus particulièrement envers Louis Clodion. -Antilian School, toujours rivaux, ils se disputaient les premières places. -Dès le premier jour, les excursions commencèrent à travers les plantations. -Il y a des serpents dans notre île... et non moins dangereux... -répondit Tony Renault, qui eut peine à garder son sérieux. -Le serpent était empaillé déjà et depuis de longues années... -On n’en voulait rien dire à Monsieur Patterson... -Non ! pas de collisions, pas de naufrages à craindre !... -Lesquelles ?... c’est ce que ce couple si original était seul à connaître. +Du reste, s’il ressentait quelque jalousie, c’était plus particulièrement envers Louis Clodion. +Antilian School, toujours rivaux, ils se disputaient les premières places. +Dès le premier jour, les excursions commencèrent à travers les plantations. +Il y a des serpents dans notre île... et non moins dangereux... +répondit Tony Renault, qui eut peine à garder son sérieux. +Le serpent était empaillé déjà et depuis de longues années... +On n’en voulait rien dire à Monsieur Patterson... +Non ! pas de collisions, pas de naufrages à craindre !... +Lesquelles ?... c’est ce que ce couple si original était seul à connaître. Dans quelques jours, les jeunes boursiers auraient fait la connaissance de cette grande dame... -La Barbade n’était plus loin... +La Barbade n’était plus loin... La plus simple prudence lui commandait d’en agir ainsi. -De là, vives inquiétudes d’Harry Markel, que John Carpenter et Corty partagèrent. -Qu’était-il arrivé ?... +De là, vives inquiétudes d’Harry Markel, que John Carpenter et Corty partagèrent. +Qu’était-il arrivé ?... Enfin, un peu avant cinq heures, l’embarcation se dirigea vers le bord. -Mais, avant qu’elle eût accosté, Corty s’écria : « Ranyah revient seul !... +Mais, avant qu’elle eût accosté, Corty s’écria : « Ranyah revient seul !... Morden n’est pas avec lui... -Où peut-il être ? demanda John Carpenter. -Dans quelque cabaret, où il sera tombé ivre-mort !... ajouta Corty. -Ranyah aurait dû le ramener quand même, dit Harry Markel. -Le cuisinier chercha à retrouver son compagnon. +Où peut-il être ? demanda John Carpenter. +Dans quelque cabaret, où il sera tombé ivre-mort !... ajouta Corty. +Ranyah aurait dû le ramener quand même, dit Harry Markel. +Le cuisinier chercha à retrouver son compagnon. Ce fut en vain qu’il visita les tavernes du quartier maritime ! -Il faut à tout prix le retrouver... s’écria John Carpenter. -Et nous ne pouvons le laisser à Sainte-Lucie !... -Donc nécessité de réclamer Morden. -C’était d’ailleurs le droit et le devoir du capitaine... -Pourvu qu’il n’eût pas parlé à tort et à travers !... -En effet, Morden « était dedans » et doublement, aurait-on pu dire. +Il faut à tout prix le retrouver... s’écria John Carpenter. +Et nous ne pouvons le laisser à Sainte-Lucie !... +Donc nécessité de réclamer Morden. +C’était d’ailleurs le droit et le devoir du capitaine... +Pourvu qu’il n’eût pas parlé à tort et à travers !... +En effet, Morden « était dedans » et doublement, aurait-on pu dire. Lorsque l’officier eut pris pied sur le pont : « Le capitaine Paxton ?... demanda-t-il. -Me voici, monsieur, répondit Harry Markel. +Me voici, monsieur, répondit Harry Markel. Cet ivrogne est bien un de vos matelots ?... -En effet, et j’allais le réclamer, car nous devons lever l’ancre demain... -Eh bien, je vous l’ai ramené... vous voyez dans quel état... -Il sera puni, répondit Harry Markel. +En effet, et j’allais le réclamer, car nous devons lever l’ancre demain... +Eh bien, je vous l’ai ramené... vous voyez dans quel état... +Il sera puni, répondit Harry Markel. Mais... une explication, capitaine Paxton, reprit l’officier. -Dans son ivresse... des phrases incohérentes lui échappaient, à ce matelot... -Je ne puis l’expliquer, monsieur, répondit Harry Markel. -Ainsi il n’a jamais navigué à bord de l’Halifax ?... -Jamais, et voilà plus de dix ans que nous courons les mers ensemble. -Alors, pourquoi a-t-il parlé de cet Harry Markel ?... insista l’officier. +Dans son ivresse... des phrases incohérentes lui échappaient, à ce matelot... +Je ne puis l’expliquer, monsieur, répondit Harry Markel. +Ainsi il n’a jamais navigué à bord de l’Halifax ?... +Jamais, et voilà plus de dix ans que nous courons les mers ensemble. +Alors, pourquoi a-t-il parlé de cet Harry Markel ?... insista l’officier. Cette affaire de l’Halifax a fait grand bruit, monsieur... -Il était question de l’évasion des malfaiteurs, lorsque nous avons quitté Queenstown... -On en a parlé souvent à bord... -Ce sera resté dans la mémoire de cet homme... -C’est la seule explication que je puisse donner à ces propos d’ivrogne... +Il était question de l’évasion des malfaiteurs, lorsque nous avons quitté Queenstown... +On en a parlé souvent à bord... +Ce sera resté dans la mémoire de cet homme... +C’est la seule explication que je puisse donner à ces propos d’ivrogne... Il termina donc l’entretien en disant : « Qu’allez-vous faire de ce matelot ?... -Mais il m’eût été impossible de le remplacer... +Mais il m’eût été impossible de le remplacer... Et quand attendez-vous vos passagers, capitaine Paxton ?... -Demain matin, car nous mettrons à la voile au plein de la mer. -L’officier rembarqué, le canot s’éloigna pour rejoindre le stationnaire. +Demain matin, car nous mettrons à la voile au plein de la mer. +L’officier rembarqué, le canot s’éloigna pour rejoindre le stationnaire. J’en ai encore une sueur froide !... dit Corty, en s’essuyant le front. -Il fait trop chaud pour nous dans ces satanées Antilles... -Le lendemain, dès huit heures, les passagers étaient à bord. +Il fait trop chaud pour nous dans ces satanées Antilles... +Le lendemain, dès huit heures, les passagers étaient à bord. Il parut inutile de les mettre au courant de l’incident de la veille. -Que l’un des matelots se fût enivré, cela n’avait aucune importance. -Cet acte, d’ailleurs, n’avait été que purement nominal. -Cette île est, comme Sainte-Lucie, isolée de la chaîne micro-antiliane. -Elle ne lui appartient pas, pourrait-on dire, et de profonds abîmes l’en séparent. -Entre elles, la mer accuse des profondeurs de deux mille huit cents mètres. -La Barbade est d’origine coralligène. -Son étendue comprend seize lieues en longueur et cinq lieues en largeur. -L’offre était trop avantageuse pour être repoussée. -La prospérité de l’île ne cessa de s’accroître depuis cette époque. -Sa maison d’Assemblée compte vingt-quatre membres nommés par cinq mille électeurs censitaires. -Dans ces conditions, l’Alert aurait été entraîné au large. -Les modifications atmosphériques que l’on pouvait craindre ne se réalisèrent pas. +Que l’un des matelots se fût enivré, cela n’avait aucune importance. +Cet acte, d’ailleurs, n’avait été que purement nominal. +Cette île est, comme Sainte-Lucie, isolée de la chaîne micro-antiliane. +Elle ne lui appartient pas, pourrait-on dire, et de profonds abîmes l’en séparent. +Entre elles, la mer accuse des profondeurs de deux mille huit cents mètres. +La Barbade est d’origine coralligène. +Son étendue comprend seize lieues en longueur et cinq lieues en largeur. +L’offre était trop avantageuse pour être repoussée. +La prospérité de l’île ne cessa de s’accroître depuis cette époque. +Sa maison d’Assemblée compte vingt-quatre membres nommés par cinq mille électeurs censitaires. +Dans ces conditions, l’Alert aurait été entraîné au large. +Les modifications atmosphériques que l’on pouvait craindre ne se réalisèrent pas. Alert dut pousser au large durant quelques heures. -C’est ainsi que les choses se passèrent. -Cette île ne se laisse pas apercevoir de très loin, comme la Martinique. -Son morne le plus élevé, l’Hillaby, ne dépasse pas trois cent cinquante mètres. +C’est ainsi que les choses se passèrent. +Cette île ne se laisse pas apercevoir de très loin, comme la Martinique. +Son morne le plus élevé, l’Hillaby, ne dépasse pas trois cent cinquante mètres. Le lendemain, sept septembre, l’Alert avait pris son mouillage. Ils crurent avoir atteint un des ports de l’Angleterre, Belfast ou Liverpool. Toutes sont aussi anglaises que leur nom. Le grand canot de l’Alert les attendait. -C’est ce quartier élégant qu’habitent les riches négociants de Bridgetown. -D’une certaine façon, cela ne pouvait que convenir à celui-ci. -C’est bien à cela que réfléchissaient Harry Markel et ses compagnons. -En tout cas, Harry Markel se tiendrait plus sévèrement que jamais sur ses gardes. -Il refuserait toute invitation qui lui serait adressée pour Nording-House. -Pas un seul de ses hommes ne descendrait à terre. -Magnifique propriété, ce domaine de Nording-House, et d’une importance considérable. -Puis, Monsieur Well les introduisit dans le salon où attendait Mrs Kethlen Seymour. -La chaleur est quotidiennement tempérée par les brises de mer. -Le déjeuner fut servi dans la vaste salle du rez-de-chaussée. -J’ai l’espoir que vous ne regretterez pas votre séjour à la Barbade... +C’est ce quartier élégant qu’habitent les riches négociants de Bridgetown. +D’une certaine façon, cela ne pouvait que convenir à celui-ci. +C’est bien à cela que réfléchissaient Harry Markel et ses compagnons. +En tout cas, Harry Markel se tiendrait plus sévèrement que jamais sur ses gardes. +Il refuserait toute invitation qui lui serait adressée pour Nording-House. +Pas un seul de ses hommes ne descendrait à terre. +Magnifique propriété, ce domaine de Nording-House, et d’une importance considérable. +Puis, Monsieur Well les introduisit dans le salon où attendait Mrs Kethlen Seymour. +La chaleur est quotidiennement tempérée par les brises de mer. +Le déjeuner fut servi dans la vaste salle du rez-de-chaussée. +J’ai l’espoir que vous ne regretterez pas votre séjour à la Barbade... Que pensez-vous de cette date, monsieur Patterson ?... Et que diraient vos familles ?... Que dirait, votre femme en ne vous voyant pas revenir, monsieur Patterson ?... -Le cas est prévu, répondit le mentor. +Le cas est prévu, répondit le mentor. Oh ! cela n’arrivera point ! affirma Mrs Kethlen Seymour... -Votre traversée a été heureuse à l’aller, elle le sera au retour. +Votre traversée a été heureuse à l’aller, elle le sera au retour. Vous avez un bon navire... Le capitaine Paxton est un excellent marin... -Je ne l’oublierai pas, répondit Mrs Kethlen Seymour. -Oh ! s’écria Tony Renault... +Je ne l’oublierai pas, répondit Mrs Kethlen Seymour. +Oh ! s’écria Tony Renault... Si... si !... affirma le mentor. Cet admirable latin se comprend tout seul... Oh ! fit encore ce diable de Tony. -Voyons... citez... répondit Monsieur Patterson en ajustant ses lunettes d’un geste doctoral. +Voyons... citez... répondit Monsieur Patterson en ajustant ses lunettes d’un geste doctoral. Voici la phrase : Rosam angelum letorum. Ah ! fit Monsieur Patterson, qui parut surpris. Et de qui est-elle, cette phrase ?... @@ -1303,530 +1303,530 @@ D’un auteur inconnu... mais peu importe !... Que peut-elle signifier ?... Elle ne signifie rien, Tony !... Ce sont des mots sans suite... -Je vous demande pardon, répliqua Tony Renault, dont l’œil brillait de malice. -Cette phrase a une signification très précise... +Je vous demande pardon, répliqua Tony Renault, dont l’œil brillait de malice. +Cette phrase a une signification très précise... Eh bien, je chercherai... conclut Monsieur Patterson, je chercherai ! Et, en effet, il devait chercher... longtemps encore, comme on le verra. -Pas une seule fois ils n’eurent l’occasion de revenir à bord. -Quant au sucre, sa production est considérable. -En effet on ne compte pas moins de cinq cents usines à la Barbade. -Les jeunes lauréats en eurent tous les honneurs, sans distinction de nationalité. +Pas une seule fois ils n’eurent l’occasion de revenir à bord. +Quant au sucre, sa production est considérable. +En effet on ne compte pas moins de cinq cents usines à la Barbade. +Les jeunes lauréats en eurent tous les honneurs, sans distinction de nationalité. Non ! rien que des Antilians, mes compatriotes ! -Le vingt et un septembre était arrivé sans qu’ils s’en fussent aperçus. -Harry Markel ne les avait point revus à bord. -La veille, cependant, Mrs Kethlen Seymour manifesta le désir de visiter l’Alert. -Or, il eût été impossible de l’éviter. -Au diable tous ces gens-là !... s’était écrié John Carpenter. -Soit... mais de la tenue », avait répondu Harry Markel. +Le vingt et un septembre était arrivé sans qu’ils s’en fussent aperçus. +Harry Markel ne les avait point revus à bord. +La veille, cependant, Mrs Kethlen Seymour manifesta le désir de visiter l’Alert. +Or, il eût été impossible de l’éviter. +Au diable tous ces gens-là !... s’était écrié John Carpenter. +Soit... mais de la tenue », avait répondu Harry Markel. Et, tout d’abord, elle offrit au capitaine l’expression de sa gratitude. -Harry Markel mit une extrême politesse dans sa réponse. -Mrs Kethlen Seymour visita alors le carré et les cabines. +Harry Markel mit une extrême politesse dans sa réponse. +Mrs Kethlen Seymour visita alors le carré et les cabines. Conduite dans la dunette, cette installation parut la satisfaire de tous points. -répondit Tony Renault, que son camarade ne put retenir cette fois. -Demain, madame, et dès le lever du soleil. -Eh bien, j’ai une demande à vous faire... -Je vous serais très obligée de lui donner passage à bord de l’Alert. +répondit Tony Renault, que son camarade ne put retenir cette fois. +Demain, madame, et dès le lever du soleil. +Eh bien, j’ai une demande à vous faire... +Je vous serais très obligée de lui donner passage à bord de l’Alert. Mrs Kethlen Seymour renouvela ses remerciements au capitaine. -Roger Hinsdale, Louis Clodion, d’autres se joignirent à lui. -Et lorsque tous eurent quitté le bord : « Ça y est !... s’écria Corty. +Roger Hinsdale, Louis Clodion, d’autres se joignirent à lui. +Et lorsque tous eurent quitté le bord : « Ça y est !... s’écria Corty. Mille et mille diables !... ajouta John Carpenter. -J’ai vu le moment où ces imbéciles allaient refuser de toucher leur prime !... +J’ai vu le moment où ces imbéciles allaient refuser de toucher leur prime !... Et ce marin ?... dit alors Corty. -Bon !... répondit le maître d’équipage. +Bon !... répondit le maître d’équipage. Un de plus... ce n’est pas cela qui nous embarrassera, j’imagine... -Non, répliqua Corty, et je me charge de lui ! -Le voyage de retour commençait. -Et qui dévoilerait jamais ce drame sanglant de l’Alert ?... +Non, répliqua Corty, et je me charge de lui ! +Le voyage de retour commençait. +Et qui dévoilerait jamais ce drame sanglant de l’Alert ?... Mais ceux-ci auraient l’avantage de la surprise. Et puis, c’est la nuit que s’accomplirait ce massacre... -Les victimes seraient frappées en plein sommeil. -Quant à implorer la pitié de ces misérables, inutile !... -Il n’y en avait aucune à attendre. -Ainsi tout aurait réussi à cet audacieux malfaiteur. -Ses projets se seraient réalisés jusqu’au bout. -Il aurait eu raison contre les hésitations de John Carpenter et de quelques autres. -Le marin embarqué sur l’Alert s’appelait Will Mitz. -Mrs Kethlen Seymour avait pu apprécier les qualités de cet honnête garçon. -Du reste, Will Mitz n’entendait point rester oisif au cours de la traversée. -Cela aurait pu être un embarras à l’accomplissement de ses projets. -Soit », répondit Harry Markel. -Aussi résolut-il de garder une certaine réserve avec l’équipage. +Les victimes seraient frappées en plein sommeil. +Quant à implorer la pitié de ces misérables, inutile !... +Il n’y en avait aucune à attendre. +Ainsi tout aurait réussi à cet audacieux malfaiteur. +Ses projets se seraient réalisés jusqu’au bout. +Il aurait eu raison contre les hésitations de John Carpenter et de quelques autres. +Le marin embarqué sur l’Alert s’appelait Will Mitz. +Mrs Kethlen Seymour avait pu apprécier les qualités de cet honnête garçon. +Du reste, Will Mitz n’entendait point rester oisif au cours de la traversée. +Cela aurait pu être un embarras à l’accomplissement de ses projets. +Soit », répondit Harry Markel. +Aussi résolut-il de garder une certaine réserve avec l’équipage. Un fameux marin pour commander le quart avec toi, John... -Et surtout que Morden ne recommence pas ce qu’il a fait à Sainte-Lucie... +Et surtout que Morden ne recommence pas ce qu’il a fait à Sainte-Lucie... Alert portait ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. -Vous avez traversé plusieurs fois l’Atlantique et le Pacifique ?... demanda Tony Renault. -Plusieurs fois, en effet, soit à bord de voiliers, soit à bord de steamers. -Est-ce que vous avez fait campagne sur des bâtiments de guerre ?... dit Magnus Anders. +Vous avez traversé plusieurs fois l’Atlantique et le Pacifique ?... demanda Tony Renault. +Plusieurs fois, en effet, soit à bord de voiliers, soit à bord de steamers. +Est-ce que vous avez fait campagne sur des bâtiments de guerre ?... dit Magnus Anders. Et sur quel navire ?... questionna John Howard. -Sur le croiseur-cuirassé Standard, contre-amiral sir Harry Walker. -Alors, reprit Magnus Anders, vous étiez embarqué comme mousse ?... +Sur le croiseur-cuirassé Standard, contre-amiral sir Harry Walker. +Alors, reprit Magnus Anders, vous étiez embarqué comme mousse ?... En effet... comme mousse. -Et il y avait de gros canons à bord du Standard ?... demanda Tony Renault. -Très gros... de vingt tonnes... -Non, mes jeunes messieurs, répondit Will Mitz. -Sur quels bâtiments ?... demanda Magnus Anders. +Et il y avait de gros canons à bord du Standard ?... demanda Tony Renault. +Très gros... de vingt tonnes... +Non, mes jeunes messieurs, répondit Will Mitz. +Sur quels bâtiments ?... demanda Magnus Anders. Un grand navire ?... dit Tony Renault. Et qu’est-ce que vous rapportiez ?... -Des blés d’Australie à destination de Leith, le port d’Edimbourg. -Je la préfère et de beaucoup, répondit Will Mitz. +Des blés d’Australie à destination de Leith, le port d’Edimbourg. +Je la préfère et de beaucoup, répondit Will Mitz. Et quel est le navire sur lequel vous allez embarquer ?... Et quelle cargaison va-t-il prendre en Angleterre ?... demanda John Howard. Que doit durer le voyage ?... reprit Magnus Anders. -De onze à douze mois environ. -Ah ! s’exclama Tony Renault, voilà des traversées que je voudrais faire !... +De onze à douze mois environ. +Ah ! s’exclama Tony Renault, voilà des traversées que je voudrais faire !... Un an entre le ciel et l’eau !... -Océan Atlantique, la mer du Sud, l’Océan Pacifique !... -On va par le cap Horn... on revient par le cap de Bonne-Espérance !... +Océan Atlantique, la mer du Sud, l’Océan Pacifique !... +On va par le cap Horn... on revient par le cap de Bonne-Espérance !... C’est presque le tour du monde !... -Assurément... et plus encore comme marin que comme passager ! +Assurément... et plus encore comme marin que comme passager ! Dirait-on pas que nous avons soixante ans !... riposta Tony Renault. -Qui sait ?... répondit Will Mitz ?... +Qui sait ?... répondit Will Mitz ?... Cependant, mieux vaut commencer jeune... N’est-il pas vrai, monsieur Patterson ?... -Le mentor, qui venait d’arriver, paraissait un peu préoccupé. +Le mentor, qui venait d’arriver, paraissait un peu préoccupé. Et le voici, l’excellent homme, qui se donne pour exemple. -Il n’avait jamais voyagé à travers les Océans, même en rêve... -Sans doute, au début, pendant quelques jours, les secousses du roulage... +Il n’avait jamais voyagé à travers les Océans, même en rêve... +Sans doute, au début, pendant quelques jours, les secousses du roulage... Roulis, souffla Tony Renault. -Mais, à présent, ne suis-je pas cuirassé contre le mal de mer ?... +Mais, à présent, ne suis-je pas cuirassé contre le mal de mer ?... N’ai-je pas le pied marin ?... Croyez-moi... experto crede Roberto. Horatio, souffla encore Tony Renault. -Horatio... puisque j’ai été baptisé du même nom que le divin Flaccus !... -Je vous en fais mon compliment, monsieur Patterson, répondit Will Mitz. -Du reste, entre nous, mieux vaut ne point en faire l’expérience... -Je l’espère, comme vous, monsieur Patterson. -Nous le souhaitons tous, répondit Niels Harboe. -Avec raison, déclara Hubert Perkins. -Et son équipage, demanda Will Mitz, vous l’avez vu à l’œuvre ?... +Horatio... puisque j’ai été baptisé du même nom que le divin Flaccus !... +Je vous en fais mon compliment, monsieur Patterson, répondit Will Mitz. +Du reste, entre nous, mieux vaut ne point en faire l’expérience... +Je l’espère, comme vous, monsieur Patterson. +Nous le souhaitons tous, répondit Niels Harboe. +Avec raison, déclara Hubert Perkins. +Et son équipage, demanda Will Mitz, vous l’avez vu à l’œuvre ?... Ils ne sont pas causeurs... fit observer Will Mitz. -En effet, mais leur conduite est bonne, répondit Magnus Anders. -Non ! il n’y a rien à leur reprocher... +En effet, mais leur conduite est bonne, répondit Magnus Anders. +Non ! il n’y a rien à leur reprocher... Tant mieux, dit Will Mitz. -Ainsi s’écoula cette première matinée du voyage de retour. -Comme à l’ordinaire également, Harry Markel fit apporter son repas dans sa cabine. -Pendant l’après-midi, les distractions ne manquèrent pas. -Cette pêche dura plusieurs heures. -Il est dangereux de toucher ces bêtes-là... lui fit observer Will Mitz. -Est-ce que vous avez fait la pêche à la baleine ?... demanda Louis Clodion. -Mais il faut être équipé de pirogues, de lignes, de harpons, de harponneurs. +Ainsi s’écoula cette première matinée du voyage de retour. +Comme à l’ordinaire également, Harry Markel fit apporter son repas dans sa cabine. +Pendant l’après-midi, les distractions ne manquèrent pas. +Cette pêche dura plusieurs heures. +Il est dangereux de toucher ces bêtes-là... lui fit observer Will Mitz. +Est-ce que vous avez fait la pêche à la baleine ?... demanda Louis Clodion. +Mais il faut être équipé de pirogues, de lignes, de harpons, de harponneurs. Est-elle avantageuse ?... dit Niels Harboe. -Oui et non, répondit Will Mitz. -Les nuages du couchant, épais et livides, restaient immobiles. -La chaleur était très forte, la température lourde, l’espace saturé d’électricité. -La mer restant calme, cette embarcation ne fut pas remontée à son poste. -Alert portait toute sa voilure, de manière à profiter des derniers souffles. +Oui et non, répondit Will Mitz. +Les nuages du couchant, épais et livides, restaient immobiles. +La chaleur était très forte, la température lourde, l’espace saturé d’électricité. +La mer restant calme, cette embarcation ne fut pas remontée à son poste. +Alert portait toute sa voilure, de manière à profiter des derniers souffles. Will Mitz ne le pensait pas. Cette fois, Will Mitz les suivit, non moins leste qu’eux. Tenez-vous bien, mes jeunes messieurs, leur dit-il. -On tient bon, répondit Tony Renault. -Ça ferait trop de peine à Monsieur Patterson si nous tombions à la mer ! -Mais Harry Markel ne serait pas surpris si quelque brusque orage tombait à bord. +On tient bon, répondit Tony Renault. +Ça ferait trop de peine à Monsieur Patterson si nous tombions à la mer ! +Mais Harry Markel ne serait pas surpris si quelque brusque orage tombait à bord. En ce moment, John Carpenter le rejoignit. -Nous gardons le grand canot à la traîne, Harry ?... demanda-t-il. +Nous gardons le grand canot à la traîne, Harry ?... demanda-t-il. Oui, John, il peut nous servir... Si nous avions besoin d’achever la besogne au dehors ! -Ce soir-là, le dîner ne fut servi qu’à six heures et demie. -Tous les regards se dirigèrent de ce côté. -Damné navire ! murmura John Carpenter à Harry Markel. +Ce soir-là, le dîner ne fut servi qu’à six heures et demie. +Tous les regards se dirigèrent de ce côté. +Damné navire ! murmura John Carpenter à Harry Markel. Dans une heure, il sera par notre travers !... Est-ce qu’il faudra encore attendre la nuit prochaine ?... -Le bâtiment, profitant du restant de brise, s’approchait de l’Alert. -Mais elle ne tarderait pas à lui manquer. -Il ne paraît pas lourdement chargé... fit observer Magnus Anders. -En effet, répondit Will Mitz, et je croirais volontiers qu’il navigue sur lest. -Les deux bâtiments étaient encalminés à moins d’un demi-mille. -Il n’est pas tard... monsieur Patterson, répondit Roger Hinsdale. -N’ayez la moindre crainte à ce sujet, répliqua le mentor. -Monsieur Patterson, vous connaissez le dicton qui nous vient des sages de l’antiquité ?... +Le bâtiment, profitant du restant de brise, s’approchait de l’Alert. +Mais elle ne tarderait pas à lui manquer. +Il ne paraît pas lourdement chargé... fit observer Magnus Anders. +En effet, répondit Will Mitz, et je croirais volontiers qu’il navigue sur lest. +Les deux bâtiments étaient encalminés à moins d’un demi-mille. +Il n’est pas tard... monsieur Patterson, répondit Roger Hinsdale. +N’ayez la moindre crainte à ce sujet, répliqua le mentor. +Monsieur Patterson, vous connaissez le dicton qui nous vient des sages de l’antiquité ?... Juveni senique... continua Hubert Perkins. Septem pigro... poursuivit John Howard. Bonne nuit, monsieur Patterson ! Le mentor redescendit sur le pont et rentra dans sa cabine. -Louis Clodion et ses camarades demeurèrent une heure encore en plein air. -Mille pensées agitaient l’esprit du jeune marin. -Tony Renault et Magnus Anders l’intéressait surtout par leur goût pour la navigation. -Jamais il ne se les fût imaginés tels, et reviendrait-il de cette défavorable impression ?... -Tout à ses préoccupations, Will Mitz allait du gaillard d’avant à la dunette. -Une légère brume commençait à se lever. -Mais il était là... -Ce bâtiment devait compter vingt-cinq ou trente hommes d’équipage... +Louis Clodion et ses camarades demeurèrent une heure encore en plein air. +Mille pensées agitaient l’esprit du jeune marin. +Tony Renault et Magnus Anders l’intéressait surtout par leur goût pour la navigation. +Jamais il ne se les fût imaginés tels, et reviendrait-il de cette défavorable impression ?... +Tout à ses préoccupations, Will Mitz allait du gaillard d’avant à la dunette. +Une légère brume commençait à se lever. +Mais il était là... +Ce bâtiment devait compter vingt-cinq ou trente hommes d’équipage... Comment soutenir la lutte s’il l’engageait ?... Dans ces conditions, Harry Markel avait raison d’attendre... -C’étaient Corty et Ranyah Cogh. -Peut-être, Cogh, et peut-être n’a-t-il pas tort !... -Sans doute, Ranyah, mais il est possible qu’ils essaient de se défendre !... -Et ce maudit bâtiment ne s’est-il pas rapproché au milieu de la brume ?... -Le diable s’en mêle, Corty !... -Après tant de bonnes chances, cette mauvaise qui amène ce navire sur notre route !... +C’étaient Corty et Ranyah Cogh. +Peut-être, Cogh, et peut-être n’a-t-il pas tort !... +Sans doute, Ranyah, mais il est possible qu’ils essaient de se défendre !... +Et ce maudit bâtiment ne s’est-il pas rapproché au milieu de la brume ?... +Le diable s’en mêle, Corty !... +Après tant de bonnes chances, cette mauvaise qui amène ce navire sur notre route !... Et ce calme qui survient !... -Ça viendra peut-être avant le jour, répliqua Corty. -Un bon coup entre les deux épaules !... -Alors, répondit Ranyah Cogh, Will Mitz sera rentré dans le carré... -Puisqu’il n’y a rien à faire, conclut Corty, allons dormir. -Ils regagnèrent le poste, tandis que deux hommes restaient de quart à l’avant. -À présent il savait tout... -Il savait entre quelles mains était tombé le navire... -Il savait que le capitaine était Harry Markel... -Il savait que ces misérables voulaient jeter les passagers à la mer... -C’était le grand canot de l’Alert qui emportait les fugitifs. -C’étaient Louis Clodion et Axel Wickborn qui nageaient à l’avant. -Voici comment les choses s’étaient passées. +Ça viendra peut-être avant le jour, répliqua Corty. +Un bon coup entre les deux épaules !... +Alors, répondit Ranyah Cogh, Will Mitz sera rentré dans le carré... +Puisqu’il n’y a rien à faire, conclut Corty, allons dormir. +Ils regagnèrent le poste, tandis que deux hommes restaient de quart à l’avant. +À présent il savait tout... +Il savait entre quelles mains était tombé le navire... +Il savait que le capitaine était Harry Markel... +Il savait que ces misérables voulaient jeter les passagers à la mer... +C’était le grand canot de l’Alert qui emportait les fugitifs. +C’étaient Louis Clodion et Axel Wickborn qui nageaient à l’avant. +Voici comment les choses s’étaient passées. Le lendemain, embarquement de Monsieur Patterson et des pensionnaires d’Antilian School... -Mais l’heure n’était point à ces explications. -Si les passagers ne parvenaient pas à quitter l’Alert, ils étaient perdus. -Quoique averti, Will Mitz ne pourrait organiser une défense sérieuse. -Donc, nécessité de partir, et de partir sans donner l’éveil. -Harry Markel s’était retiré dans sa cabine. -John Carpenter et Wagah venaient de regagner le poste où les autres dormaient déjà. -Les pirates de l’Halifax à bord de l’Alert !... -Il n’y avait pas un instant à perdre pour profiter des circonstances favorables. -Personne n’ignore avec quelle rapidité le temps change dans ces parages des Tropiques... -Une légère brise suffirait à éloigner l’Alert... -Cette fenêtre serait-elle assez large pour que les passagers pussent descendre dans le canot ?... -De jeunes garçons, oui !... mais des hommes un peu forts, non... -Heureusement, Monsieur Patterson n’était point corpulent. +Mais l’heure n’était point à ces explications. +Si les passagers ne parvenaient pas à quitter l’Alert, ils étaient perdus. +Quoique averti, Will Mitz ne pourrait organiser une défense sérieuse. +Donc, nécessité de partir, et de partir sans donner l’éveil. +Harry Markel s’était retiré dans sa cabine. +John Carpenter et Wagah venaient de regagner le poste où les autres dormaient déjà. +Les pirates de l’Halifax à bord de l’Alert !... +Il n’y avait pas un instant à perdre pour profiter des circonstances favorables. +Personne n’ignore avec quelle rapidité le temps change dans ces parages des Tropiques... +Une légère brise suffirait à éloigner l’Alert... +Cette fenêtre serait-elle assez large pour que les passagers pussent descendre dans le canot ?... +De jeunes garçons, oui !... mais des hommes un peu forts, non... +Heureusement, Monsieur Patterson n’était point corpulent. Pas un mot !... dit Will Mitz. Pas un mot, vous dis-je !... Nous courons les plus grands dangers !... -Une phrase suffit à expliquer la situation. -Louis Clodion, qui en comprit la gravité, eut la force de se contenir. -Éveillez votre camarade, ajouta Will Mitz. -Moi... je vais prévenir les autres... +Une phrase suffit à expliquer la situation. +Louis Clodion, qui en comprit la gravité, eut la force de se contenir. +Éveillez votre camarade, ajouta Will Mitz. +Moi... je vais prévenir les autres... Et comment fuir ?... demanda Louis Clodion. -Dans le canot... il est à l’arrière au bout de son amarre... -Il nous conduira au navire qui ne doit pas être éloigné ! -En quelques minutes, tous les jeunes lauréats furent sur pied. -Quant à Monsieur Patterson, il ne serait prévenu qu’au dernier moment. +Dans le canot... il est à l’arrière au bout de son amarre... +Il nous conduira au navire qui ne doit pas être éloigné ! +En quelques minutes, tous les jeunes lauréats furent sur pied. +Quant à Monsieur Patterson, il ne serait prévenu qu’au dernier moment. Et il se dirigeait vers la cabine d’Harry Markel. -Will Mitz l’arrêta : « Vous n’en ferez, rien, monsieur Harboe... dit-il. -C’était le seul parti à prendre. +Will Mitz l’arrêta : « Vous n’en ferez, rien, monsieur Harboe... dit-il. +C’était le seul parti à prendre. Et Monsieur Patterson ?... observa Roger Hinsdale. -Alors Louis Clodion et ses camarades de revêtir quelques vêtements plus chauds. -Ce qu’il y avait surtout à craindre, c’était la reprise du vent. -Cependant Hubert Perkins recommanda à chacun d’emporter son petit sac aux guinées. -Le moment était venu. -La brume paraissait s’être encore épaissie. -À peine distinguait-on l’embarcation. -On n’entendait que le petit clapotis léchant le doublage de l’Alert. -Il ne restait plus dans le carré que Louis Clodion et Will Mitz. +Alors Louis Clodion et ses camarades de revêtir quelques vêtements plus chauds. +Ce qu’il y avait surtout à craindre, c’était la reprise du vent. +Cependant Hubert Perkins recommanda à chacun d’emporter son petit sac aux guinées. +Le moment était venu. +La brume paraissait s’être encore épaissie. +À peine distinguait-on l’embarcation. +On n’entendait que le petit clapotis léchant le doublage de l’Alert. +Il ne restait plus dans le carré que Louis Clodion et Will Mitz. Prenons garde... murmura-t-il. Voici l’homme de quart qui vient... Attendons, dit Will Mitz. -Il a un fanal à la main... reprit Louis Clodion. -Poussez la porte, et il ne pourra rien voir à l’intérieur du carré. -Le matelot se trouvait déjà entre le grand mât et le mât de misaine. -Vraisemblablement, tout étant tranquille, il reviendrait prendre sa place sur le gaillard d’avant. +Il a un fanal à la main... reprit Louis Clodion. +Poussez la porte, et il ne pourra rien voir à l’intérieur du carré. +Le matelot se trouvait déjà entre le grand mât et le mât de misaine. +Vraisemblablement, tout étant tranquille, il reviendrait prendre sa place sur le gaillard d’avant. Le mentor dormait d’un profond sommeil et de sonores ronflements emplissaient sa cabine. -Peut-être même était-ce ce bruit qui avait attiré l’attention du matelot de quart. -Il fallait se hâter. -Les passagers, déjà embarqués, étaient dévorés à la fois d’inquiétude et d’impatience. -La présence du bâtiment n’aurait pas empêché le massacre de s’accomplir !... -À bientôt le mariage... -Monsieur Patterson, sans plus demander, s’habilla avec autant de sang-froid que de rapidité. +Peut-être même était-ce ce bruit qui avait attiré l’attention du matelot de quart. +Il fallait se hâter. +Les passagers, déjà embarqués, étaient dévorés à la fois d’inquiétude et d’impatience. +La présence du bâtiment n’aurait pas empêché le massacre de s’accomplir !... +À bientôt le mariage... +Monsieur Patterson, sans plus demander, s’habilla avec autant de sang-froid que de rapidité. Qui aurait jamais cru cela de ce capitaine Paxton !... Il ne fallait pas compter sur la souplesse ou l’adresse du mentor. On dut l’aider tandis qu’il glissait le long de l’amarre. -Après lui, Will Mitz franchit la fenêtre, et s’affala en un instant. -L’embarcation s’éloigna de l’Alert. -Will Mitz et ses compagnons parviendraient-ils à se réfugier à bord du navire ?... -Il était onze heures et demie. -Le brouillard, joint à la nuit, rendait la fuite plus difficile. -Sans doute, répondit Roger Hinsdale. -Ils ont risqué le tout pour le tout, et cela leur a réussi !... -Et rappelez-vous l’audace de ce Markel !... s’écria Tony Renault. -Le misérable ! puisse-t-il être repris... jugé... condamné... pendu... et les siens avec lui ! -Faute de vent, répondit Louis Clodion. -Aussi, affirma Roger Hinsdale, ce misérable s’est-il décidé à jouer son rôle... -Oh ! fit Albertus Leuwen, ils ne nous ont jamais inspiré aucune sympathie... -Will Mitz les écoutait. -Ils n’avaient plus rien à s’apprendre ni les uns ni les autres. -En réalité, il ne songeait à rien. -En effet, depuis près d’une heure, l’embarcation errait au milieu des brumes. -Or, s’il avait été dépassé, que faire ?... +Après lui, Will Mitz franchit la fenêtre, et s’affala en un instant. +L’embarcation s’éloigna de l’Alert. +Will Mitz et ses compagnons parviendraient-ils à se réfugier à bord du navire ?... +Il était onze heures et demie. +Le brouillard, joint à la nuit, rendait la fuite plus difficile. +Sans doute, répondit Roger Hinsdale. +Ils ont risqué le tout pour le tout, et cela leur a réussi !... +Et rappelez-vous l’audace de ce Markel !... s’écria Tony Renault. +Le misérable ! puisse-t-il être repris... jugé... condamné... pendu... et les siens avec lui ! +Faute de vent, répondit Louis Clodion. +Aussi, affirma Roger Hinsdale, ce misérable s’est-il décidé à jouer son rôle... +Oh ! fit Albertus Leuwen, ils ne nous ont jamais inspiré aucune sympathie... +Will Mitz les écoutait. +Ils n’avaient plus rien à s’apprendre ni les uns ni les autres. +En réalité, il ne songeait à rien. +En effet, depuis près d’une heure, l’embarcation errait au milieu des brumes. +Or, s’il avait été dépassé, que faire ?... Revenir vers l’est ou vers l’ouest ?... -La situation deviendrait très mauvaise pour ses compagnons et lui... -Une heure après minuit, rien de nouveau. -Une vive inquiétude commençait à se manifester chez quelques-uns des fugitifs. -Will Mitz les secondait : « Ayez bon espoir, mes jeunes messieurs, répétait-il. -La brise ne s’est point levée, et le navire doit être là... -Cela était possible, après tout. +La situation deviendrait très mauvaise pour ses compagnons et lui... +Une heure après minuit, rien de nouveau. +Une vive inquiétude commençait à se manifester chez quelques-uns des fugitifs. +Will Mitz les secondait : « Ayez bon espoir, mes jeunes messieurs, répétait-il. +La brise ne s’est point levée, et le navire doit être là... +Cela était possible, après tout. Alors, il recommandait de ne plus nager. -Le canot, immobile, n’obéissait qu’aux lentes oscillations de la houle. -Une heure s’écoula encore. -Will Mitz ne voulait pas s’éloigner davantage, ne sachant quelle direction suivre. -Et pas de provisions à bord, ni eau ni vivres !... +Le canot, immobile, n’obéissait qu’aux lentes oscillations de la houle. +Une heure s’écoula encore. +Will Mitz ne voulait pas s’éloigner davantage, ne sachant quelle direction suivre. +Et pas de provisions à bord, ni eau ni vivres !... Le jour venu, la faim et la soif ! comment les apaiser ? -Will Mitz resterait donc seul à veiller. -Il était un peu plus de quatre heures, lors qu’un choc se produisit. -Était-ce celui que les fugitifs cherchaient inutilement depuis de si longues heures ?... -Will Mitz saisit un des avirons, afin de ranger la coque du bâtiment. +Will Mitz resterait donc seul à veiller. +Il était un peu plus de quatre heures, lors qu’un choc se produisit. +Était-ce celui que les fugitifs cherchaient inutilement depuis de si longues heures ?... +Will Mitz saisit un des avirons, afin de ranger la coque du bâtiment. Will Mitz reconnut ce cordage... -répéta-t-il avec un geste de désespoir. -Tous étaient atterrés, et des larmes s’échappaient de leurs yeux. -Déjà, du côté de l’est, portaient les premières lueurs... -Quelques fraîcheurs matinales se faisaient sentir... -Soudain, les vapeurs remontèrent et dégagèrent la surface de l’Océan. -La vue put s’étendre sur un rayon de trois à quatre milles... -Il fallait renoncer à tout espoir de se réfugier à son bord. +répéta-t-il avec un geste de désespoir. +Tous étaient atterrés, et des larmes s’échappaient de leurs yeux. +Déjà, du côté de l’est, portaient les premières lueurs... +Quelques fraîcheurs matinales se faisaient sentir... +Soudain, les vapeurs remontèrent et dégagèrent la surface de l’Océan. +La vue put s’étendre sur un rayon de trois à quatre milles... +Il fallait renoncer à tout espoir de se réfugier à son bord. Cependant aucun bruit ne se faisait entendre sur le pont de l’Alert. -Ce qu’il voulait faire, il le dit en quelques mots à voix basse. +Ce qu’il voulait faire, il le dit en quelques mots à voix basse. Louis Clodion, Tony Renault, Roger Hinsdale comprirent. Nous vous suivrons, Will Mitz... dit Magnus Anders. Quand vous voudrez », dit Louis Clodion. Will Mitz monta le premier. Harry Markel venait de quitter sa cabine et observait le temps. -Comme les voiles claquaient sur les mâts, il appela l’équipage pour l’appareillage. -Les hommes dormaient, personne ne lui répondit, et il se dirigea vers le poste. -Will Mitz, qui suivait ses mouvements, le vit disparaître par le capot. -C’était le moment d’agir. +Comme les voiles claquaient sur les mâts, il appela l’équipage pour l’appareillage. +Les hommes dormaient, personne ne lui répondit, et il se dirigea vers le poste. +Will Mitz, qui suivait ses mouvements, le vit disparaître par le capot. +C’était le moment d’agir. Will Mitz sauta sur le pont. -Et, maintenant, Harry Markel compris, tout le personnel du bord était prisonnier. -Le jour se faisait peu à peu. +Et, maintenant, Harry Markel compris, tout le personnel du bord était prisonnier. +Le jour se faisait peu à peu. Les volutes de brume remontaient dans l’espace. -L’horizon s’élargissait sous les premières lueurs du matin. -Ainsi la tentative de Will Mitz avait réussi. -Ses jeunes compagnons et lui étaient maîtres de l’Alert ! -Tel était le revirement dû au courage et à l’audace de Will Mitz. +L’horizon s’élargissait sous les premières lueurs du matin. +Ainsi la tentative de Will Mitz avait réussi. +Ses jeunes compagnons et lui étaient maîtres de l’Alert ! +Tel était le revirement dû au courage et à l’audace de Will Mitz. Mais y parviendraient-ils ?... -Assurément, ils feraient tout le possible pour recouvrer la liberté... +Assurément, ils feraient tout le possible pour recouvrer la liberté... Tout d’abord Will Mitz remercia Dieu, le priant de leur continuer sa protection. -Les jeunes gens joignirent leur prière à la sienne. -Se croyant sous l’influence d’un mauvais rêve, il regagna sa cabine. -Cinq minutes après, il dormait de plus belle. -Intermittente jusqu’alors, elle n’eût pas permis d’installer la voilure. +Les jeunes gens joignirent leur prière à la sienne. +Se croyant sous l’influence d’un mauvais rêve, il regagna sa cabine. +Cinq minutes après, il dormait de plus belle. +Intermittente jusqu’alors, elle n’eût pas permis d’installer la voilure. La mer ne verdissait ni au levant ni au couchant. -Il importait, cependant, que la traversée se fit dans le plus court délai. +Il importait, cependant, que la traversée se fit dans le plus court délai. Le poste ne renfermait aucune provision... Eh bien, Will Mitz aviserait si la navigation devait se prolonger. -Un incident ne tarda pas à trancher cette question de la nourriture des prisonniers. -Elle allait être assurée, dût la traversée durer plusieurs semaines. -Et, certainement, ils y fussent parvenus, si Louis Clodion n’eût arrêté la tentative. -Aussitôt Will Mitz, Roger Hinsdale, Axel Wickborn, de lui venir en aide. -Aucune réponse ne vint du poste. -Harry Markel, c’est à toi que je m’adresse. -En l’entendant, Harry Markel comprit que son identité était établie. -D’effroyables jurons, voilà la seule réponse qu’obtint Will Mitz. +Un incident ne tarda pas à trancher cette question de la nourriture des prisonniers. +Elle allait être assurée, dût la traversée durer plusieurs semaines. +Et, certainement, ils y fussent parvenus, si Louis Clodion n’eût arrêté la tentative. +Aussitôt Will Mitz, Roger Hinsdale, Axel Wickborn, de lui venir en aide. +Aucune réponse ne vint du poste. +Harry Markel, c’est à toi que je m’adresse. +En l’entendant, Harry Markel comprit que son identité était établie. +D’effroyables jurons, voilà la seule réponse qu’obtint Will Mitz. Aussi Harry Markel devait-il comprendre qu’il ne lui restait aucune chance de salut... -Il ne pourrait délivrer ses compagnons et redevenir une seconde fois maître à bord... -Et puis, ce travail ne se fût pas exécuté sans attirer l’attention... -Et là, répondit Tony Renault, livrer ces misérables à la police... -Pensons à nous, d’abord, observa le très pratique Roger Hinsdale. +Il ne pourrait délivrer ses compagnons et redevenir une seconde fois maître à bord... +Et puis, ce travail ne se fût pas exécuté sans attirer l’attention... +Et là, répondit Tony Renault, livrer ces misérables à la police... +Pensons à nous, d’abord, observa le très pratique Roger Hinsdale. Et quel jour l’Alert pourrait-il arriver ?... demanda Magnus Anders. -Demain dans l’après-midi, si nous sommes favorisés par le temps, déclara Will Mitz. -Je l’espère, et encore faudra-t-il qu’il tienne trente-six heures... +Demain dans l’après-midi, si nous sommes favorisés par le temps, déclara Will Mitz. +Je l’espère, et encore faudra-t-il qu’il tienne trente-six heures... Par ces temps orageux, on ne sait trop sur quoi compter... Et quelle direction suivrons-nous ?... reprit Louis Clodion. Et sommes-nous certains de rencontrer les Antilles ?... reprit John Howard. Certains, affirma Will Mitz. En effet, monsieur Tony, conclut Will Mitz. -Seulement il ne faut pas que l’Alert reste encalminé à cette place !... +Seulement il ne faut pas que l’Alert reste encalminé à cette place !... Vienne la brise et fasse Dieu qu’elle nous soit favorable ! -Will Mitz suffirait à tout avec l’aide des jeunes passagers... -Était-ce donc trop espérer de ces parages où les alizés règnent d’ordinaire ?... -Il était près de huit heures. -Tony Renault proposa alors de déjeuner. +Will Mitz suffirait à tout avec l’aide des jeunes passagers... +Était-ce donc trop espérer de ces parages où les alizés règnent d’ordinaire ?... +Il était près de huit heures. +Tony Renault proposa alors de déjeuner. Monsieur Patterson en avait eu sa part. -Du reste, l’immense plaine liquide était déserte. -Pas un navire en vue, même à la dernière limite de l’horizon. -Will Mitz se décida à appareiller. -Will Mitz réunit les jeunes garçons. -Je l’espère, Dieu aidant ! +Du reste, l’immense plaine liquide était déserte. +Pas un navire en vue, même à la dernière limite de l’horizon. +Will Mitz se décida à appareiller. +Will Mitz réunit les jeunes garçons. +Je l’espère, Dieu aidant ! Que dites-vous du temps, Will ?... demanda Roger Hinsdale. Il n’est pas comme je le voudrais !... Je sens quelque orage devant nous, ou tout au moins du vent... -Et s’il vient de ce côté ?... -Que voulez-vous, répondit Will Mitz, il faudra bien le prendre comme il sera !... +Et s’il vient de ce côté ?... +Que voulez-vous, répondit Will Mitz, il faudra bien le prendre comme il sera !... La manœuvre s’effectua assez facilement sans changer les amures. Tony Renault se mit au gouvernail et tint la barre dessous. -Or, ce retard ne pouvait que tourner à leur avantage. -C’était, de toutes les manœuvres, celle dont il s’inquiétait le plus. -Heureusement, la houle n’était pas trop dure. -Bien..., bien..., mes jeunes messieurs !... s’écria Will Mitz, lorsque l’opération fut terminée. -Vous avez manœuvré comme de vrais matelots... +Or, ce retard ne pouvait que tourner à leur avantage. +C’était, de toutes les manœuvres, celle dont il s’inquiétait le plus. +Heureusement, la houle n’était pas trop dure. +Bien..., bien..., mes jeunes messieurs !... s’écria Will Mitz, lorsque l’opération fut terminée. +Vous avez manœuvré comme de vrais matelots... Sous les ordres d’un bon capitaine ! -répondit Louis Clodion au nom de tous ses camarades. +répondit Louis Clodion au nom de tous ses camarades. Magnus Anders, au gouvernail, suivit les indications que lui donnait Will Mitz. -Tony Renault, Hubert Perkins, se placèrent à l’avant. -Axel Wickborn et John Howard restèrent au pied du grand mât. -Les quarts se succédèrent comme il avait été décidé. -Quant à Will Mitz, il voulut demeurer sur pied jusqu’au matin. -Même la nuit, ils savaient que cette tentative aurait échoué. -À l’aube, l’Alert avait couru trois bordées dans l’ouest. -Dix ou douze, à peine !... -De là un retard dont on ne pouvait prévoir la durée. -Vous ne prévoyez pas que le vent puisse changer ?... +Tony Renault, Hubert Perkins, se placèrent à l’avant. +Axel Wickborn et John Howard restèrent au pied du grand mât. +Les quarts se succédèrent comme il avait été décidé. +Quant à Will Mitz, il voulut demeurer sur pied jusqu’au matin. +Même la nuit, ils savaient que cette tentative aurait échoué. +À l’aube, l’Alert avait couru trois bordées dans l’ouest. +Dix ou douze, à peine !... +De là un retard dont on ne pouvait prévoir la durée. +Vous ne prévoyez pas que le vent puisse changer ?... Je ne sais trop... -S’il ne fraîchit pas, nous ne serons point gênés sous cette voilure... -Néanmoins il n’y a pas à s’inquiéter... -Nous arriverons tout de même... +S’il ne fraîchit pas, nous ne serons point gênés sous cette voilure... +Néanmoins il n’y a pas à s’inquiéter... +Nous arriverons tout de même... Et puis je compte apercevoir quelque navire... Vous avez bon espoir ?... Ne voulez-vous pas prendre du repos ?... -Non... je ne suis pas fatigué... -Au fond sa perspicacité de marin ne le laissait pas sans appréhension. -Il était possible qu’il y eût des gros temps dans l’ouest. -Mais, en cette période de l’équinoxe, peut-être tiendraient-ils une ou deux semaines ?... +Non... je ne suis pas fatigué... +Au fond sa perspicacité de marin ne le laissait pas sans appréhension. +Il était possible qu’il y eût des gros temps dans l’ouest. +Mais, en cette période de l’équinoxe, peut-être tiendraient-ils une ou deux semaines ?... On ne voit pas encore la terre ?... demanda-t-il. Pas encore, monsieur Patterson. -Elle est toujours dans cette direction ?... ajouta-t-il en désignant l’ouest. -De cette réponse, rassurante, il fallait bien que Monsieur Patterson se contentât. -Toutefois son imagination très surexcitée lui laissait entrevoir des retards considérables... -La matinée n’amena aucun changement dans la direction du vent. -À midi, Will Mitz résolut de courir un nouveau bord. -répétait le jeune Danois, la main tendue vers l’est. -Will Mitz se précipita vers le bossoir de tribord. -C’était un steamer, dont on ne voyait encore que la fumée. -Il marchait rapidement, et sa coque apparut bientôt à la ligne d’horizon. -Une demi-heure après, le steamer n’était plus qu’à trois milles. -Un quart d’heure s’écoula. -Puis des coups de feu éclataient à bord. -Ces misérables, se croyant perdus, redoublèrent leurs efforts pour s’échapper de la cale. +Elle est toujours dans cette direction ?... ajouta-t-il en désignant l’ouest. +De cette réponse, rassurante, il fallait bien que Monsieur Patterson se contentât. +Toutefois son imagination très surexcitée lui laissait entrevoir des retards considérables... +La matinée n’amena aucun changement dans la direction du vent. +À midi, Will Mitz résolut de courir un nouveau bord. +répétait le jeune Danois, la main tendue vers l’est. +Will Mitz se précipita vers le bossoir de tribord. +C’était un steamer, dont on ne voyait encore que la fumée. +Il marchait rapidement, et sa coque apparut bientôt à la ligne d’horizon. +Une demi-heure après, le steamer n’était plus qu’à trois milles. +Un quart d’heure s’écoula. +Puis des coups de feu éclataient à bord. +Ces misérables, se croyant perdus, redoublèrent leurs efforts pour s’échapper de la cale. Des coups violents retentirent sur les parois du poste, contre les panneaux du pont. -Des hurlements de colère les accompagnaient. -Par malheur, la chance ne se déclara pas pour les passagers de l’Alert. -On ne vit rien de leurs signaux, on n’entendit rien de leurs décharges. -Will Mitz, revenant au vent, reprit alors sa bordée vers le sud-ouest. -Pendant l’après-midi, l’Alert ne fit que louvoyer en gagnant peu. -L’apparence du ciel n’était point rassurante. -Quand ils le regardaient et l’interrogeaient des yeux, Will Mitz détournait la tête. -La nuit qui s’approchait menaçait d’être mauvaise. -En effet, que serait-il arrivé si l’Alert était rejeté dans l’est ?... -Jusqu’où l’entraînerait une tempête qui durerait plusieurs jours ?... -Irait-il se perdre au-delà de l’Atlantique, sur les récifs de la côte africaine ?... +Des hurlements de colère les accompagnaient. +Par malheur, la chance ne se déclara pas pour les passagers de l’Alert. +On ne vit rien de leurs signaux, on n’entendit rien de leurs décharges. +Will Mitz, revenant au vent, reprit alors sa bordée vers le sud-ouest. +Pendant l’après-midi, l’Alert ne fit que louvoyer en gagnant peu. +L’apparence du ciel n’était point rassurante. +Quand ils le regardaient et l’interrogeaient des yeux, Will Mitz détournait la tête. +La nuit qui s’approchait menaçait d’être mauvaise. +En effet, que serait-il arrivé si l’Alert était rejeté dans l’est ?... +Jusqu’où l’entraînerait une tempête qui durerait plusieurs jours ?... +Irait-il se perdre au-delà de l’Atlantique, sur les récifs de la côte africaine ?... Will Mitz expliqua ce dont il s’agissait. -Il en fut de même pour le grand hunier. -Et, maintenant, l’Alert, sous cette voilure, courait à la surface de l’océan. -C’était de là que pouvait venir le danger. +Il en fut de même pour le grand hunier. +Et, maintenant, l’Alert, sous cette voilure, courait à la surface de l’océan. +C’était de là que pouvait venir le danger. L’aspect du ciel n’avait rien de satisfaisant. -Lorsqu’il serait en perdition, peut-être faudrait-il recourir à eux ?... -Le grand hunier fut amené et serré ; la brigantine également. -Et toujours l’immensité déserte !... +Lorsqu’il serait en perdition, peut-être faudrait-il recourir à eux ?... +Le grand hunier fut amené et serré ; la brigantine également. +Et toujours l’immensité déserte !... Pas une voile au large !... -Will Mitz vit bientôt qu’il faudrait renoncer à lutter contre le vent. -Impossible de se maintenir ni au plus près, ni à la cape. +Will Mitz vit bientôt qu’il faudrait renoncer à lutter contre le vent. +Impossible de se maintenir ni au plus près, ni à la cape. S’il avait besoin de leur aide il les appellerait. Et quelle nuit, terrible, obscure, tumultueuse ! -L’ouragan se déchaînait avec une incomparable violence. -Lui résister vingt-quatre heures, l’Alert le pourrait-il ?... -Le navire ne serait-il pas entraîné dans l’abîme ?... -Will Mitz était seul à la barre. +L’ouragan se déchaînait avec une incomparable violence. +Lui résister vingt-quatre heures, l’Alert le pourrait-il ?... +Le navire ne serait-il pas entraîné dans l’abîme ?... +Will Mitz était seul à la barre. Rentrez... rentrez !... criait-il. N’y a-t-il plus d’espoir de salut ?... demanda Roger Hinsdale. -Si... avec l’aide de Dieu, répondit Will Mitz. +Si... avec l’aide de Dieu, répondit Will Mitz. Lui seul peut nous sauver... -En ce moment un horrible déchirement se fit entendre. -L’aube revenue, à quelle distance l’Alert se trouvait-il des Antilles ?... -Cependant la tempête parut diminuer. -Will Mitz fut tout d’abord frappé de l’état du ciel. +En ce moment un horrible déchirement se fit entendre. +L’aube revenue, à quelle distance l’Alert se trouvait-il des Antilles ?... +Cependant la tempête parut diminuer. +Will Mitz fut tout d’abord frappé de l’état du ciel. Louis Clodion et ses camarades reparurent sur le pont. -Il semblait que cette tempête allait prendre fin. +Il semblait que cette tempête allait prendre fin. Oui... oui... c’est la fin ! Il s’agissait maintenant de revenir franchement vers l’ouest. -La terre, on la trouverait de ce côté, si éloignée fût-elle. -Mais, presque aussitôt, Louis Clodion de crier : « Le feu est au navire !... -En effet, une fumée qui venait de l’intérieur commençait à envahir le pont. -Déjà on entendait les fûts de la cale qui éclataient avec violence. -Cet incendie, eût-il été possible de l’éteindre ?... -Peut-être, à la condition d’ouvrir les panneaux pour inonder la cale... -Il est vrai, c’eût été rendre libres Harry Markel et sa bande... -C’eût été permettre la reprise de l’Alert... -s’écrièrent John Howard, Tony Renault, Albertus Leuwen, en tendant leurs bras vers lui... -Et ne semblaient-ils pas lui demander quelque pitié pour Harry Markel et ses compagnons ?... -Le salut commun interdirait toute faiblesse, toute humanité !... -Il fallait abandonner l’Alert, avec son équipage qui périrait avec lui ! +La terre, on la trouverait de ce côté, si éloignée fût-elle. +Mais, presque aussitôt, Louis Clodion de crier : « Le feu est au navire !... +En effet, une fumée qui venait de l’intérieur commençait à envahir le pont. +Déjà on entendait les fûts de la cale qui éclataient avec violence. +Cet incendie, eût-il été possible de l’éteindre ?... +Peut-être, à la condition d’ouvrir les panneaux pour inonder la cale... +Il est vrai, c’eût été rendre libres Harry Markel et sa bande... +C’eût été permettre la reprise de l’Alert... +s’écrièrent John Howard, Tony Renault, Albertus Leuwen, en tendant leurs bras vers lui... +Et ne semblaient-ils pas lui demander quelque pitié pour Harry Markel et ses compagnons ?... +Le salut commun interdirait toute faiblesse, toute humanité !... +Il fallait abandonner l’Alert, avec son équipage qui périrait avec lui ! Will Mitz regarda la mer, moins furieuse alors... -Il regarda l’Alert enveloppé déjà d’un rideau de flammes... -Il regarda les jeunes garçons épouvantés, et il cria : « Embarque ! -C’était un navire en proie à l’incendie qu’il fallait abandonner. -Des rugissements de damnés éclataient sous le pont. -Des coups incessants ébranlaient les panneaux et le capot du poste. -Monsieur Patterson fut le premier à descendre dans l’embarcation. -Il n’était que temps d’abandonner l’Alert. -Oui, répondit Will Mitz, cet argent c’est celui de notre bienfaitrice. -L’amarre larguée, l’embarcation s’éloigna dans la direction de l’ouest. +Il regarda l’Alert enveloppé déjà d’un rideau de flammes... +Il regarda les jeunes garçons épouvantés, et il cria : « Embarque ! +C’était un navire en proie à l’incendie qu’il fallait abandonner. +Des rugissements de damnés éclataient sous le pont. +Des coups incessants ébranlaient les panneaux et le capot du poste. +Monsieur Patterson fut le premier à descendre dans l’embarcation. +Il n’était que temps d’abandonner l’Alert. +Oui, répondit Will Mitz, cet argent c’est celui de notre bienfaitrice. +L’amarre larguée, l’embarcation s’éloigna dans la direction de l’ouest. Aucun des compagnons d’Harry Markel ne parut sur le pont. -Il était alors cinq heures et demie du soir. -Tony Renault et Magnus Anders la hissèrent ainsi que le foc. -Puis, peu à peu, l’eau l’envahit par-dessus les bastingages. -Quelques hommes se montrèrent sur son flanc, — entre autres Harry Markel. -Enfin, l’Alert, coulant à pic, disparut dans l’abîme. -Telle était la situation dans cette soirée du vingt-six septembre. -La nuit approchait, et l’obscurité serait bientôt complète. -La mer tombait graduellement, les lames se balançaient en longues houles. -La brise est régulière, dit-il, et semble devoir tenir. -À quatre cents milles au moins... +Il était alors cinq heures et demie du soir. +Tony Renault et Magnus Anders la hissèrent ainsi que le foc. +Puis, peu à peu, l’eau l’envahit par-dessus les bastingages. +Quelques hommes se montrèrent sur son flanc, — entre autres Harry Markel. +Enfin, l’Alert, coulant à pic, disparut dans l’abîme. +Telle était la situation dans cette soirée du vingt-six septembre. +La nuit approchait, et l’obscurité serait bientôt complète. +La mer tombait graduellement, les lames se balançaient en longues houles. +La brise est régulière, dit-il, et semble devoir tenir. +À quatre cents milles au moins... Et que pourrait faire notre canot avec une brise moyenne ?... ajouta Louis Clodion. -À peu près une soixantaine de milles par vingt-quatre heures. -Nous aurions donc à naviguer pendant sept à huit jours ?... dit Albertus Leuwen. -En tout cas, Will, reprit Louis Clodion, ne nous ménagez pas... -Nous sommes à votre disposition si la brise vient à mollir... -Mais il est inutile de se fatiguer sans nécessité... -Étendez-vous sous le prélart ou au fond de l’embarcation, et dormez... -S’il le faut, je vous réveillerai... +À peu près une soixantaine de milles par vingt-quatre heures. +Nous aurions donc à naviguer pendant sept à huit jours ?... dit Albertus Leuwen. +En tout cas, Will, reprit Louis Clodion, ne nous ménagez pas... +Nous sommes à votre disposition si la brise vient à mollir... +Mais il est inutile de se fatiguer sans nécessité... +Étendez-vous sous le prélart ou au fond de l’embarcation, et dormez... +S’il le faut, je vous réveillerai... La nuit sera tranquille, je pense... -Cela n’est pas indispensable, monsieur Axel et je suffirai à tout... +Cela n’est pas indispensable, monsieur Axel et je suffirai à tout... Croyez-moi, enveloppez-vous de vos couvertures, et dormez jusqu’au jour ! -Les jeunes garçons firent ce que leur conseillait Will Mitz. -Trop de pensées agitaient son esprit, trop d’inquiétudes ! -Soutenu par une inébranlable confiance en Dieu, il ne désespérait pas. -Une belle journée s’annonçait. +Les jeunes garçons firent ce que leur conseillait Will Mitz. +Trop de pensées agitaient son esprit, trop d’inquiétudes ! +Soutenu par une inébranlable confiance en Dieu, il ne désespérait pas. +Une belle journée s’annonçait. Il le faut », ajouta Louis Clodion. -Les conditions atmosphériques n’avaient point changé. -Le soleil montait vers la méridienne sur un ciel pur. -Les lorgnettes se promenèrent vainement le long de l’immense périmètre. -Et, bien avant même, les provisions seraient épuisées !... -La matinée s’acheva dans ces conditions que rien ne vint modifier. -Monsieur Patterson, s’habituant à cette situation, mangea avec quelque appétit. +Les conditions atmosphériques n’avaient point changé. +Le soleil montait vers la méridienne sur un ciel pur. +Les lorgnettes se promenèrent vainement le long de l’immense périmètre. +Et, bien avant même, les provisions seraient épuisées !... +La matinée s’acheva dans ces conditions que rien ne vint modifier. +Monsieur Patterson, s’habituant à cette situation, mangea avec quelque appétit. Puis, la nuit vint. -Aucune voile n’avait été aperçue avant le coucher du soleil. -Dans la matinée, il fut nécessaire d’amener la bonnette. +Aucune voile n’avait été aperçue avant le coucher du soleil. +Dans la matinée, il fut nécessaire d’amener la bonnette. Il fallut se rationner, et chacun s’y soumit sans se plaindre. -Cet espoir fut de courte durée. -La silhouette d’un grand steamer apparut, mais à dix milles du canot. -D’ailleurs, il fallut aussi songer à économiser le charbon du fourneau. -Le lendemain, la navigation se poursuivit à peu près dans les mêmes conditions. -Ce n’était pas qu’il fût abattu par le mal de mer, non ! -Des accès de fièvre l’accablaient, accompagnés d’une soif brûlante. -La nuit du vingt-neuf au trente septembre accrut encore les anxiétés de Will Mitz. -C’était le vingt-six au soir que l’embarcation avait abandonné l’Alert. -Depuis quatre jours, le canot errait à l’aventure sur cette mer toujours déserte. -Cent cinquante... s’écria John Howard, et nous n’apercevons pas encore la terre... -Est-ce qu’il n’y a plus de terre de ce côté ?... -Will Mitz ne sut que répondre. -La terre était là, mais à quelle distance, impossible même de l’estimer ! -Et, précisément, la sérénité du ciel enlevait tout espoir à cet égard. -Ce vent, qui avait halé le nord, n’amenait pas un seul nuage. -Quel regard désespéré les plus énergiques jetèrent sur cette immensité ! -Will Mitz, cependant, conservait assez d’énergie pour encourager ses jeunes compagnons. -Il ne quittait la barre que pour prendre l’aviron à son tour. -En vain espérait-il que le vent reviendrait ! -Les rares nuages de l’horizon se dissipaient presque aussitôt. +Cet espoir fut de courte durée. +La silhouette d’un grand steamer apparut, mais à dix milles du canot. +D’ailleurs, il fallut aussi songer à économiser le charbon du fourneau. +Le lendemain, la navigation se poursuivit à peu près dans les mêmes conditions. +Ce n’était pas qu’il fût abattu par le mal de mer, non ! +Des accès de fièvre l’accablaient, accompagnés d’une soif brûlante. +La nuit du vingt-neuf au trente septembre accrut encore les anxiétés de Will Mitz. +C’était le vingt-six au soir que l’embarcation avait abandonné l’Alert. +Depuis quatre jours, le canot errait à l’aventure sur cette mer toujours déserte. +Cent cinquante... s’écria John Howard, et nous n’apercevons pas encore la terre... +Est-ce qu’il n’y a plus de terre de ce côté ?... +Will Mitz ne sut que répondre. +La terre était là, mais à quelle distance, impossible même de l’estimer ! +Et, précisément, la sérénité du ciel enlevait tout espoir à cet égard. +Ce vent, qui avait halé le nord, n’amenait pas un seul nuage. +Quel regard désespéré les plus énergiques jetèrent sur cette immensité ! +Will Mitz, cependant, conservait assez d’énergie pour encourager ses jeunes compagnons. +Il ne quittait la barre que pour prendre l’aviron à son tour. +En vain espérait-il que le vent reviendrait ! +Les rares nuages de l’horizon se dissipaient presque aussitôt. Cette situation ne pouvait se prolonger. -Ils criaient... ils appelaient leur mère... -Était-elle abandonnée, ou contenait-elle quelques malheureux échappés à un naufrage ?... -Au moment où Louis Clodion avait poussé ce cri : « Navire ! -On lança une amarre, l’échelle fut déployée. +Ils criaient... ils appelaient leur mère... +Était-elle abandonnée, ou contenait-elle quelques malheureux échappés à un naufrage ?... +Au moment où Louis Clodion avait poussé ce cri : « Navire ! +On lança une amarre, l’échelle fut déployée. En le pressant dans leurs bras, tous pleuraient de joie et de reconnaissance. -Les passagers de l’Alert seraient donc ramenés directement en Angleterre. -Cela reculait déjà dans leurs souvenirs. +Les passagers de l’Alert seraient donc ramenés directement en Angleterre. +Cela reculait déjà dans leurs souvenirs. De votre phrase latine ? Non... non... rectifia Tony Renault, rosam angelum letorum... Ah ! qu’importe l’ordre de ces mots ?... Il importe, au contraire, monsieur Patterson ! Voici qui est plaisant ! C’est comme cela !... -Et vous n’avez pas trouvé ?... -J’ai trouvé que cela ne signifiait rien du tout... +Et vous n’avez pas trouvé ?... +J’ai trouvé que cela ne signifiait rien du tout... Me direz-vous enfin ?... -Oui... quand nous serons en vue de la côte anglaise ! -Un latiniste comme lui pris au dépourvu ! -Aussi, très ennuyé, très vexé, dès que le cri : « Terre ! -retentit à bord, mit-il Tony Renault en demeure de s’expliquer. -Rien n’est plus simple, répondit le jeune loustic d’Antilian School. -Cette histoire eut un retentissement considérable. -Et quelle reconnaissance elle témoigna à ce brave marin devenu le héros du jour !... -Le lendemain, ils rentraient à Antilian School. -s’écria Monsieur Patterson au comble de la surprise, et aussi de la stupéfaction. -Non... monsieur Patterson, je n’avais point signé... -répondit Monsieur Horatio Patterson, en serrant tendrement dans ses bras Mrs Patterson. \ No newline at end of file +Oui... quand nous serons en vue de la côte anglaise ! +Un latiniste comme lui pris au dépourvu ! +Aussi, très ennuyé, très vexé, dès que le cri : « Terre ! +retentit à bord, mit-il Tony Renault en demeure de s’expliquer. +Rien n’est plus simple, répondit le jeune loustic d’Antilian School. +Cette histoire eut un retentissement considérable. +Et quelle reconnaissance elle témoigna à ce brave marin devenu le héros du jour !... +Le lendemain, ils rentraient à Antilian School. +s’écria Monsieur Patterson au comble de la surprise, et aussi de la stupéfaction. +Non... monsieur Patterson, je n’avais point signé... +répondit Monsieur Horatio Patterson, en serrant tendrement dans ses bras Mrs Patterson. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Cinq Semaines en ballon.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Cinq Semaines en ballon.txt index 5b0724d9..d7806f01 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Cinq Semaines en ballon.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Cinq Semaines en ballon.txt @@ -1,201 +1,201 @@ -La fin d’un discours très-applaudi. — Présentation du docteur Samuel Fergusson — « Excelsior. +La fin d’un discours très-applaudi. — Présentation du docteur Samuel Fergusson — « Excelsior. Un article du « Daily Telegraph. -Hourra pour l’intrépide Fergusson ! -s’écria l’un des membres les plus expansifs de l’auditoire. +Hourra pour l’intrépide Fergusson ! +s’écria l’un des membres les plus expansifs de l’auditoire. Des cris enthousiastes retentirent. -La salle des séances en fut ébranlée. +La salle des séances en fut ébranlée. Mais, en Angleterre, l’enthousiasme ne s’en tient pas seulement aux paroles. Il bat monnaie plus rapidement encore que le balancier de « the Royal Mint . -L’importance de la somme se proportionnait à l’importance de l’entreprise. -Le docteur se tient à la disposition de l’assemblée, répondit sir Francis M... -Qu’il entre ! s’écria-t-on, qu’il entre ! +L’importance de la somme se proportionnait à l’importance de l’entreprise. +Le docteur se tient à la disposition de l’assemblée, répondit sir Francis M... +Qu’il entre ! s’écria-t-on, qu’il entre ! Et si le docteur Fergusson n’existait pas ! cria une voix malicieuse. -Il faudrait l’inventer, répondit un membre plaisant de cette grave Société. +Il faudrait l’inventer, répondit un membre plaisant de cette grave Société. Faites entrer le docteur Fergusson », dit simplement sir Francis M... -Le discours de sir Francis M... était dépassé, et de haut. -Qu’était donc ce docteur, et à quelle entreprise allait-il se dévouer ? -non, quand il se fût agi de devenir premier lord de l’amirauté ! +Le discours de sir Francis M... était dépassé, et de haut. +Qu’était donc ce docteur, et à quelle entreprise allait-il se dévouer ? +non, quand il se fût agi de devenir premier lord de l’amirauté ! Une simple promenade d’amateur. CHAPITRE 2 Un article du « Daily Telegraph. -C’est là que doivent tendre tous les efforts. -Aussitôt mille encouragements se firent jour, mille félicitations éclatèrent. -Il donna volontiers des renseignements précis sur son expédition. -Il fut aisément abordable et l’homme le plus naturel du monde. +C’est là que doivent tendre tous les efforts. +Aussitôt mille encouragements se firent jour, mille félicitations éclatèrent. +Il donna volontiers des renseignements précis sur son expédition. +Il fut aisément abordable et l’homme le plus naturel du monde. Il n’en voulut accepter aucun. Le docteur Fergusson avait un ami. -De là une amitié inaltérable. -La destinée les éloigna parfois, mais la sympathie les réunit toujours. -De là un esprit inquiet, celui de Fergusson, une placidité parfaite, celle de Kennedy. +De là une amitié inaltérable. +La destinée les éloigna parfois, mais la sympathie les réunit toujours. +De là un esprit inquiet, celui de Fergusson, une placidité parfaite, celle de Kennedy. Il en fut ravi. -On sentait qu’une grande pensée fermentait dans son cerveau. +On sentait qu’une grande pensée fermentait dans son cerveau. Qu’a-t-il pu ruminer ainsi ? Il l’apprit un matin par l’article du Daily Telegraph. -Miséricorde ! s’écria-t-il. -Le fou ! l’insensé ! traverser l’Afrique en ballon ! +Miséricorde ! s’écria-t-il. +Le fou ! l’insensé ! traverser l’Afrique en ballon ! Il ne manquait plus que cela ! -Voilà donc ce qu’il méditait depuis deux ans ! +Voilà donc ce qu’il méditait depuis deux ans ! Est-ce que ce n’est pas de lui ? -Voyager à travers les airs ! -Le voilà jaloux des aigles maintenant ! -Non, certes, cela ne sera pas ! je saurai bien l’empêcher ! +Voyager à travers les airs ! +Le voilà jaloux des aigles maintenant ! +Non, certes, cela ne sera pas ! je saurai bien l’empêcher ! Eh ! si on le laissait faire, il partirait un beau jour pour la lune ! Fergusson lui ouvrit en personne. -Dick ? fit-il sans trop d’étonnement. -Dick lui-même, riposta Kennedy. -Comment, mon cher Dick, toi à Londres, pendant les chasses d’hiver ? +Dick ? fit-il sans trop d’étonnement. +Dick lui-même, riposta Kennedy. +Comment, mon cher Dick, toi à Londres, pendant les chasses d’hiver ? Et qu’y viens-tu faire ? -Empêcher une folie sans nom ! +Empêcher une folie sans nom ! Une folie ? dit le docteur. Ah ! c’est de cela que tu parles ! Ces journaux sont bien indiscrets ! Mais assois-toi donc, mon cher Dick. Je ne m’assoirai pas. Tu as parfaitement l’intention d’entreprendre ce voyage ? -Parfaitement ; mes préparatifs vont bon train, et je... -Où sont-ils que je les mette en pièces, tes préparatifs ? -Où sont-ils que j’en fasse des morceaux ? -Le digne Écossais se mettait très sérieusement en colère. +Parfaitement ; mes préparatifs vont bon train, et je... +Où sont-ils que je les mette en pièces, tes préparatifs ? +Où sont-ils que j’en fasse des morceaux ? +Le digne Écossais se mettait très sérieusement en colère. Du calme, mon cher Dick, reprit le docteur. -Je conçois ton irritation. +Je conçois ton irritation. Il appelle cela de nouveaux projets ! -Mais sois tranquille, je ne serais pas parti sans t’écrire. +Mais sois tranquille, je ne serais pas parti sans t’écrire. Eh ! je me moque bien... Parce que j’ai l’intention de t’emmener avec moi. -Écossais fit un bond qu’un chamois n’eût pas désavoué. -Kennedy demeurait en pleine stupéfaction. +Écossais fit un bond qu’un chamois n’eût pas désavoué. +Kennedy demeurait en pleine stupéfaction. Et si je refuse de t’accompagner ? Tu ne refuseras pas. Mais enfin, si je refuse ? Asseyons-nous, dit le chasseur, et parlons sans passion. -Discutons en déjeunant, si tu n’y vois pas d’obstacle, mon cher Dick. -C’est ce que nous verrons bien après avoir essayé. -Mais ce que précisément il ne faut pas faire, c’est d’essayer. -Pourquoi cela, s’il te plaît ? +Discutons en déjeunant, si tu n’y vois pas d’obstacle, mon cher Dick. +C’est ce que nous verrons bien après avoir essayé. +Mais ce que précisément il ne faut pas faire, c’est d’essayer. +Pourquoi cela, s’il te plaît ? Et les dangers, et les obstacles de toute nature ! -Que cela ! fit Kennedy en levant les épaules. +Que cela ! fit Kennedy en levant les épaules. Tu es toujours fataliste ! Toujours, mais dans le bon sens du mot. -S’il ne s’agissait que de passer dessus ! répliqua Kennedy ; mais passer par-dessus ! +S’il ne s’agissait que de passer dessus ! répliqua Kennedy ; mais passer par-dessus ! Il faut y compter, au contraire. Non pas, mon cher Dick. -Je marche sans fatigue, je m’arrête sans avoir besoin de repos ! -Je plane sur les cités nouvelles ! +Je marche sans fatigue, je m’arrête sans avoir besoin de repos ! +Je plane sur les cités nouvelles ! Pas le moins du monde. C’est une utopie. Mais alors tu iras... -Où voudra la Providence ; mais cependant de l’est à l’ouest. -Parce que je compte me servir des vents alizés, dont la direction est constante. +Où voudra la Providence ; mais cependant de l’est à l’ouest. +Parce que je compte me servir des vents alizés, dont la direction est constante. S’il y a quelque chose ! non, mon brave ami, il y a tout. -Aurais-tu encore l’apparence d’une objection à me faire ? -Et tu descendras à volonté ? -Je descendrai à volonté. +Aurais-tu encore l’apparence d’une objection à me faire ? +Et tu descendras à volonté ? +Je descendrai à volonté. Et comment feras-tu ? Ceci est mon secret, ami Dick. Aie confiance, et que ma devise soit la tienne : « Excelsior ! -Il fit donc mine d’être de son avis et se contenta d’observer. -Quant à Samuel, il alla surveiller ses apprêts. -Là il apprend la mort de Richardson, tué par la fatigue et les privations. -Il arrive à Kouka, capitale du Bornou, sur les bords du lac. -C’est la limite extrême atteinte au sud par ce hardi voyageur. -Voilà ce que fut ce hardi voyage de Barth. +Il fit donc mine d’être de son avis et se contenta d’observer. +Quant à Samuel, il alla surveiller ses apprêts. +Là il apprend la mort de Richardson, tué par la fatigue et les privations. +Il arrive à Kouka, capitale du Bornou, sur les bords du lac. +C’est la limite extrême atteinte au sud par ce hardi voyageur. +Voilà ce que fut ce hardi voyage de Barth. Voyons maintenant ce que firent les lieutenants Burton et Speke dans l’Afrique orientale. -Ils repartirent le vingt-six mai, et rentrèrent à Kazeh le vingt juin. +Ils repartirent le vingt-six mai, et rentrèrent à Kazeh le vingt juin. Dick le sentait glisser entre ses doigts. -Cette insinuation, pleine de mélancolie, n’émut pas le docteur. +Cette insinuation, pleine de mélancolie, n’émut pas le docteur. Nous ne tomberons pas, fit-il. Mais enfin, si nous tombons ? Nous ne tomberons pas. -Ce fut net, et Kennedy n’eut rien à répondre. -Cela n’était plus l’objet d’un doute. +Ce fut net, et Kennedy n’eut rien à répondre. +Cela n’était plus l’objet d’un doute. Et de l’adjectif possessif au singulier : « Notre » ballon..., « notre » nacelle..., « notre » exploration... -Et du pluriel donc : « Nos » préparatifs..., « nos » découvertes..., « nos » ascensions... -Il se rejeta sur l’utilité de l’expédition et sur son opportunité. -Cette découverte des sources du Nil était-elle vraiment nécessaire ?... -Aurait-on réellement travaillé pour le bonheur de l’humanité ?... +Et du pluriel donc : « Nos » préparatifs..., « nos » découvertes..., « nos » ascensions... +Il se rejeta sur l’utilité de l’expédition et sur son opportunité. +Cette découverte des sources du Nil était-elle vraiment nécessaire ?... +Aurait-on réellement travaillé pour le bonheur de l’humanité ?... Dans un mois, dans dix mois, avant un an, quelque explorateur arriverait sans doute... Mais..., reprit Kennedy, qui avait une grande habitude de cette conjonction. Ignores-tu que de nouveaux explorateurs s’avancent vers le centre de l’Afrique ? -Écoute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte. -Dick les jeta avec résignation. +Écoute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte. +Dick les jeta avec résignation. Remonte le cours du Nil, dit Fergusson. -Je le remonte, dit docilement l’Écossais. -Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage... sur la carte. +Je le remonte, dit docilement l’Écossais. +Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage... sur la carte. Dick consultant la carte. -Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh. +Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh. Un peu plus, je tombais dans le lac. Je ne m’en doute pas. -Voilà qui est curieux. -Or, appuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrémité du lac Oukéréoué. +Voilà qui est curieux. +Or, appuie la seconde pointe de ton compas sur cette extrémité du lac Oukéréoué. C’est fait, ami Fergusson. -Combien comptes-tu de degrés entre les deux pointes ? +Combien comptes-tu de degrés entre les deux pointes ? Et sais-tu ce que cela fait, Dick ? Pas le moins du monde. -Cela fait à peine cent vingt milles , c’est-à-dire rien. +Cela fait à peine cent vingt milles , c’est-à-dire rien. Or, sais-tu ce qui se passe en ce moment ? Non, sur ma vie ! Eh bien ! le voici. -Bien imaginé, dit Kennedy. -À pied ? fit Kennedy. -À pied, répondit le docteur sans relever l’insinuation. -Toujours à pied, ou à dos de mulet. -C’est exactement la même chose pour moi, répliqua Kennedy. +Bien imaginé, dit Kennedy. +À pied ? fit Kennedy. +À pied, répondit le docteur sans relever l’insinuation. +Toujours à pied, ou à dos de mulet. +C’est exactement la même chose pour moi, répliqua Kennedy. Or, depuis ce temps, il n’a pas reparu. -Et alors l’Afrique aura été traversée de l’est à l’ouest . -Le docteur Fergusson ne répondit pas, et se contenta de hausser les épaules. -Quand Fergusson avait parlé, fou qui eût voulu répondre. -Sauter, grimper, voler, exécuter mille tours impossibles, il s’en faisait un jeu. -Si Fergusson était la tête et Kennedy le bras, Joe devait être la main. +Et alors l’Afrique aura été traversée de l’est à l’ouest . +Le docteur Fergusson ne répondit pas, et se contenta de hausser les épaules. +Quand Fergusson avait parlé, fou qui eût voulu répondre. +Sauter, grimper, voler, exécuter mille tours impossibles, il s’en faisait un jeu. +Si Fergusson était la tête et Kennedy le bras, Joe devait être la main. Eh bien ! monsieur Kennedy ? disait Joe. -Eh bien ! mon garçon ? -Voilà le moment qui approche. -Il paraît que nous nous embarquons pour la lune. +Eh bien ! mon garçon ? +Voilà le moment qui approche. +Il paraît que nous nous embarquons pour la lune. Dangereux ! avec un homme comme le docteur Fergusson ! Il ne partira pas ! Je me garderais bien de l’aller voir. -Vous perdez là un beau spectacle, monsieur ! +Vous perdez là un beau spectacle, monsieur ! Quelle belle chose ! quelle jolie coupe ! quelle charmante nacelle ! -Comme nous serons à notre aise là-dedans ! -Tu comptes donc sérieusement accompagner ton maître ? -Moi, répliqua Joe avec conviction, mais je l’accompagnerai où il voudra ! +Comme nous serons à notre aise là-dedans ! +Tu comptes donc sérieusement accompagner ton maître ? +Moi, répliqua Joe avec conviction, mais je l’accompagnerai où il voudra ! D’ailleurs, vous venez avec nous, reprit Joe. -Vous n’arrêterez rien du tout, monsieur Kennedy, sauf votre respect. +Vous n’arrêterez rien du tout, monsieur Kennedy, sauf votre respect. C’est ce que nous verrons ! Ne vous flattez pas de cet espoir. D’ailleurs, l’important est que vous veniez. Pour un chasseur comme vous, l’Afrique est un pays merveilleux. -Ainsi, de toute façon, vous ne regretterez point votre voyage. -À propos, dit Joe, vous savez que c’est aujourd’hui le pesage. -Sans doute, mon maître, vous et moi, nous allons tous trois nous peser. -Seulement, rassurez-vous, on ne vous fera pas maigrir si vous êtes trop lourd. +Ainsi, de toute façon, vous ne regretterez point votre voyage. +À propos, dit Joe, vous savez que c’est aujourd’hui le pesage. +Sans doute, mon maître, vous et moi, nous allons tous trois nous peser. +Seulement, rassurez-vous, on ne vous fera pas maigrir si vous êtes trop lourd. On vous prendra comme vous serez. -Je ne me laisserai certainement pas peser, dit l’Écossais avec fermeté. -Mais, monsieur, il paraît que c’est nécessaire pour sa machine. +Je ne me laisserai certainement pas peser, dit l’Écossais avec fermeté. +Mais, monsieur, il paraît que c’est nécessaire pour sa machine. Eh bien ! sa machine s’en passera. Par exemple ! et si, faute de calculs exacts, nous n’allions pas pouvoir monter ! Eh ! parbleu, je ne demande que cela ! -Voyons, monsieur Kennedy, mon maître va venir à l’instant nous chercher. +Voyons, monsieur Kennedy, mon maître va venir à l’instant nous chercher. Je n’irai pas. Vous ne voudrez pas lui faire cette peine. Je la lui ferai. Je n’irai pas. -Tu pourras garder ton chapeau sur ta tête. +Tu pourras garder ton chapeau sur ta tête. Et Kennedy y alla. Cent cinquante-trois livres, dit le docteur, en inscrivant ce nombre sur son carnet. Suis-je trop lourd ? -Mais non, monsieur Kennedy, répliqua Joe ; d’ailleurs, je suis léger, cela fera compensation. +Mais non, monsieur Kennedy, répliqua Joe ; d’ailleurs, je suis léger, cela fera compensation. Cent vingt livres, inscrivit le docteur. fit Joe avec un sourire de satisfaction. -Il n’eût jamais pu le dire. -À nous trois, dit-il, nous ne pesons pas plus de quatre cents livres. -Le docteur Fergusson s’était préoccupé depuis longtemps des détails de son expédition. -On ne remplit donc généralement les ballons qu’aux deux tiers. -Les deux aérostats furent construits avec un taffetas croisé de Lyon enduit de gutta-percha. -Cette enveloppe pouvait retenir le fluide pendant un temps illimité. -Elle pesait une demi-livre par neuf pieds carrés. -Son poids et celui du filet ne dépassaient pas deux cent quatre vingt livres. -Observatoire de Greenwich s’était mis à la disposition du docteur. -La perte d’un poids presque insignifiant suffit pour produire un déplacement très appréciable. -Voici le résumé de ses différents calculs : Fergusson... +Il n’eût jamais pu le dire. +À nous trois, dit-il, nous ne pesons pas plus de quatre cents livres. +Le docteur Fergusson s’était préoccupé depuis longtemps des détails de son expédition. +On ne remplit donc généralement les ballons qu’aux deux tiers. +Les deux aérostats furent construits avec un taffetas croisé de Lyon enduit de gutta-percha. +Cette enveloppe pouvait retenir le fluide pendant un temps illimité. +Elle pesait une demi-livre par neuf pieds carrés. +Son poids et celui du filet ne dépassaient pas deux cent quatre vingt livres. +Observatoire de Greenwich s’était mis à la disposition du docteur. +La perte d’un poids presque insignifiant suffit pour produire un déplacement très appréciable. +Voici le résumé de ses différents calculs : Fergusson... Poids du premier ballon... six cent cinquante livres. Poids du second ballon... @@ -204,1396 +204,1396 @@ deux cent quatre-vingts livres. Ancres, instruments, cent quatre-vingt-dix livres. Fusils, couvertures, Tente, ustensiles divers,... Viande, pemmican, trois cent quatre-vingt-six livres. -Biscuits, thé, Café, eau-de-vie,... -Poids de l’hydrogène... +Biscuits, thé, Café, eau-de-vie,... +Poids de l’hydrogène... deux cent soixante-seize livres. -Le seize février, le Resolute vint jeter l’ancre devant Greenwich. -Cette quantité était plus que suffisante, mais il fallait parer aux pertes possibles. -Ces divers préparatifs se terminèrent le dix-huit février au soir. -Deux cabines confortablement disposées attendaient le docteur Fergusson et son ami Kennedy. -Sir Francis M... présidait avec une émotion contenue, mais pleine de dignité. -À sa grande confusion, Dick Kennedy eut une large part dans les félicitations bachiques. -Ce qui nécessita de nouveau toasts « à Sa Très Gracieuse Majesté. -À une heure, chacun dormait à bord. -Un jour, l’un des officiers interrogea le docteur à cet égard. -Cela vous surprend, répondit Fergusson. -Mais quelle durée supposez-vous donc qu’aura mon voyage ? -Cela s’est vu, répondit Fergusson. -Et le ballon a résisté ? -C’était à l’époque du couronnement de Napoléon en mille huit cent quatre. -Ainsi, messieurs, un ballon peut résister à de pareilles vitesses. -Un ballon, oui ; mais un homme, se hasarda à dire Kennedy. +Le seize février, le Resolute vint jeter l’ancre devant Greenwich. +Cette quantité était plus que suffisante, mais il fallait parer aux pertes possibles. +Ces divers préparatifs se terminèrent le dix-huit février au soir. +Deux cabines confortablement disposées attendaient le docteur Fergusson et son ami Kennedy. +Sir Francis M... présidait avec une émotion contenue, mais pleine de dignité. +À sa grande confusion, Dick Kennedy eut une large part dans les félicitations bachiques. +Ce qui nécessita de nouveau toasts « à Sa Très Gracieuse Majesté. +À une heure, chacun dormait à bord. +Un jour, l’un des officiers interrogea le docteur à cet égard. +Cela vous surprend, répondit Fergusson. +Mais quelle durée supposez-vous donc qu’aura mon voyage ? +Cela s’est vu, répondit Fergusson. +Et le ballon a résisté ? +C’était à l’époque du couronnement de Napoléon en mille huit cent quatre. +Ainsi, messieurs, un ballon peut résister à de pareilles vitesses. +Un ballon, oui ; mais un homme, se hasarda à dire Kennedy. Mais un homme aussi ! -Un aéronaute montant le ballon de Garnerin n’aurait aucunement souffert de cette vitesse. -Sans compter, reprit un autre, que votre plaisir sera doublé d’une grande gloire. -Hein ! fit-on de tous côtés, vous ne partirez pas ? +Un aéronaute montant le ballon de Garnerin n’aurait aucunement souffert de cette vitesse. +Sans compter, reprit un autre, que votre plaisir sera doublé d’une grande gloire. +Hein ! fit-on de tous côtés, vous ne partirez pas ? Je ne partirai pas. Vous n’accompagnerez pas le docteur Fergusson ? -Tous les regards se dirigèrent vers le docteur. -Ne l’écoutez pas, répondit-il avec son air calme. -Par saint Patrick ! s’écria Kennedy, j’atteste... +Tous les regards se dirigèrent vers le docteur. +Ne l’écoutez pas, répondit-il avec son air calme. +Par saint Patrick ! s’écria Kennedy, j’atteste... Chacun l’aimait pour sa franchise et sa bonne humeur. -Une grande part de la célébrité de son maître rejaillissait sur lui. -Il était naturellement question du voyage aérien. -Ce n’était que le commencement d’une longue série d’entreprises surhumaines. +Une grande part de la célébrité de son maître rejaillissait sur lui. +Il était naturellement question du voyage aérien. +Ce n’était que le commencement d’une longue série d’entreprises surhumaines. Joe causant avec les matelots. -Bon ! dans la lune alors, dit un auditeur émerveillé. +Bon ! dans la lune alors, dit un auditeur émerveillé. Pas davantage, mon brave. Ainsi, nous commencerons par visiter Saturne... -Celui qui a un anneau ? demanda le quartier-maître. +Celui qui a un anneau ? demanda le quartier-maître. Oui ! un anneau de mariage. Seulement on ne sait pas ce que sa femme est devenue ! -Comment ! vous iriez si haut que cela ? fit un mousse stupéfait. -C’est donc le diable, votre maître ? +Comment ! vous iriez si haut que cela ? fit un mousse stupéfait. +C’est donc le diable, votre maître ? Le diable ! il est trop bon pour cela ! -Mais après Saturne ? demanda l’un des plus impatients de l’auditoire. -Ça prolonge un peu leur existence ! +Mais après Saturne ? demanda l’un des plus impatients de l’auditoire. +Ça prolonge un peu leur existence ! Douze ans ? reprit le mousse. -Pure vérité, fit Joe avec assurance. -Et enfin il leur faisait de Vénus un tableau vraiment enchanteur. -Et vous l’aurez bien gagnée ! -Ainsi se passaient en joyeux propos les longues soirées du gaillard d’avant. +Pure vérité, fit Joe avec assurance. +Et enfin il leur faisait de Vénus un tableau vraiment enchanteur. +Et vous l’aurez bien gagnée ! +Ainsi se passaient en joyeux propos les longues soirées du gaillard d’avant. Et pendant ce temps, les conversations instructives du docteur allaient leur train. -Je ne crois pas, dit-il, que l’on puisse parvenir à diriger les ballons. -Il faudrait découvrir un moteur d’une puissance extraordinaire, et d’une légèreté impossible ! -Et encore, on ne pourra résister à des courants de quelque importance ! +Je ne crois pas, dit-il, que l’on puisse parvenir à diriger les ballons. +Il faudrait découvrir un moteur d’une puissance extraordinaire, et d’une légèreté impossible ! +Et encore, on ne pourra résister à des courants de quelque importance ! C’est une faute. -Mais non, répondit le docteur Fergusson, il y en a peu ou point. -Vous pensez alors que la science aérostatique a dit son dernier mot ? +Mais non, répondit le docteur Fergusson, il y en a peu ou point. +Vous pensez alors que la science aérostatique a dit son dernier mot ? Non pas ! non pas ! -Là est la vraie difficulté, mon cher docteur. +Là est la vraie difficulté, mon cher docteur. Et pourquoi, mon cher commandant ? -Et la raison, s’il vous plaît ? -Mon cher Pennet, là est toute la question. -Là est la seule difficulté que la science doive tendre à vaincre. -Je vous demande pardon, il est trouvé. -Au bout de vingt-quatre heures, j’aurais été à sec de gaz ! -Mais vous n’avez pas parlé de cela en Angleterre ? -Je ne tenais pas à me faire discuter en public. +Et la raison, s’il vous plaît ? +Mon cher Pennet, là est toute la question. +Là est la seule difficulté que la science doive tendre à vaincre. +Je vous demande pardon, il est trouvé. +Au bout de vingt-quatre heures, j’aurais été à sec de gaz ! +Mais vous n’avez pas parlé de cela en Angleterre ? +Je ne tenais pas à me faire discuter en public. Cela me paraissait inutile. Eh bien ! mon cher Fergusson, peut-on vous demander votre secret ? Le voici, messieurs, et mon moyen est bien simple. -Les résultats pratiques obtenus par ces divers moyens ont été insignifiants. -J’ai donc résolu d’aborder la question plus franchement. -Et voici comment j’obtiens ce résultat. +Les résultats pratiques obtenus par ces divers moyens ont été insignifiants. +J’ai donc résolu d’aborder la question plus franchement. +Et voici comment j’obtiens ce résultat. Ces caisses sont au nombre de cinq. -Ceci établi, je passe à la seconde partie de l’appareil. -Elle est fermée à ses deux extrémités par deux forts disques de même métal. +Ceci établi, je passe à la seconde partie de l’appareil. +Elle est fermée à ses deux extrémités par deux forts disques de même métal. Vous savez comment il agit. En effet, que se passera-t-il ? -Cela revient donc à jeter ce même poids de lest. -Vous le comprenez, messieurs, je puis donc facilement obtenir des ruptures d’équilibre considérables. -L’ascension sera donc généralement beaucoup plus rapide que la descente. +Cela revient donc à jeter ce même poids de lest. +Vous le comprenez, messieurs, je puis donc facilement obtenir des ruptures d’équilibre considérables. +L’ascension sera donc généralement beaucoup plus rapide que la descente. Les dangers sont en bas et non en haut. -Maintenant, messieurs, comme détail pratique, j’ajouterai ceci. -Voici maintenant des chiffres très-exacts. -Je crois donc avoir réuni toutes les conditions sérieuses de succès. +Maintenant, messieurs, comme détail pratique, j’ajouterai ceci. +Voici maintenant des chiffres très-exacts. +Je crois donc avoir réuni toutes les conditions sérieuses de succès. Le docteur Fergusson termina ainsi son discours, et fut applaudi de bon cœur. -Cependant, dit le commandant, cela peut être dangereux. -Qu’importe, répondit simplement le docteur, si cela est praticable ? -La navigation du canal de Mozambique fut particulièrement paisible. -La traversée maritime faisait bien augurer de la traversée aérienne. -Le port reçoit un grand nombre de navires des contrées avoisinantes. -Mais jusque-là, il faisait partie de la nombreuse phalange des incrédules. -Voilà des périls et des privations que nous saurons éviter », dit le docteur. -Les bagages des trois voyageurs furent transportés à la maison du consul. -Rien de plus aveugle que les passions fanatisées. -Or, ces deux astres sont un objet de vénération pour les peuplades africaines. -On résolut donc de s’opposer à cette expédition sacrilège. -Si nous débarquons sur la côte d’Afrique, nous rencontrerons les mêmes difficultés ! -Rien n’est plus simple, répondit le consul. -Parfait, dit le docteur, et nous serons à notre aise pour achever nos préparatifs. -Le commandant se rendit à ce conseil. -Le Resolute s’approcha de l’île de Koumbeni. +Cependant, dit le commandant, cela peut être dangereux. +Qu’importe, répondit simplement le docteur, si cela est praticable ? +La navigation du canal de Mozambique fut particulièrement paisible. +La traversée maritime faisait bien augurer de la traversée aérienne. +Le port reçoit un grand nombre de navires des contrées avoisinantes. +Mais jusque-là, il faisait partie de la nombreuse phalange des incrédules. +Voilà des périls et des privations que nous saurons éviter », dit le docteur. +Les bagages des trois voyageurs furent transportés à la maison du consul. +Rien de plus aveugle que les passions fanatisées. +Or, ces deux astres sont un objet de vénération pour les peuplades africaines. +On résolut donc de s’opposer à cette expédition sacrilège. +Si nous débarquons sur la côte d’Afrique, nous rencontrerons les mêmes difficultés ! +Rien n’est plus simple, répondit le consul. +Parfait, dit le docteur, et nous serons à notre aise pour achever nos préparatifs. +Le commandant se rendit à ce conseil. +Le Resolute s’approcha de l’île de Koumbeni. Ce repas d’ailleurs fut triste. -L’approche du moment suprême inspirait à tous de pénibles réflexions. -Que réservait la destinée à ces hardis voyageurs ? +L’approche du moment suprême inspirait à tous de pénibles réflexions. +Que réservait la destinée à ces hardis voyageurs ? Se retrouveraient-ils jamais au milieu de leurs amis, assis au foyer domestique ? -Le ballon se balançait légèrement au souffle du vent de l’est. -Les sacs de terre qui le retenaient avaient été remplacés par vingt matelots. -Le commandant Pennet et ses officiers assistaient à ce départ solennel. -Cela est très décidé, mon cher Dick. -J’ai bien fait tout ce qui dépendait de moi pour empêcher ce voyage ? -Alors j’ai la conscience tranquille à cet égard, et je t’accompagne. +Le ballon se balançait légèrement au souffle du vent de l’est. +Les sacs de terre qui le retenaient avaient été remplacés par vingt matelots. +Le commandant Pennet et ses officiers assistaient à ce départ solennel. +Cela est très décidé, mon cher Dick. +J’ai bien fait tout ce qui dépendait de moi pour empêcher ce voyage ? +Alors j’ai la conscience tranquille à cet égard, et je t’accompagne. L’instant des derniers adieux arrivait. -Chacun des assistants voulut prendre sa part des poignées de main du docteur Fergusson. +Chacun des assistants voulut prendre sa part des poignées de main du docteur Fergusson. Les matelots durent filer un peu des cordes qui le retenaient. -La nacelle s’éleva d’une vingtaine de pieds. +La nacelle s’éleva d’une vingtaine de pieds. Un hourra formidable retentit : « Vive la reine ! -En ce moment, la force ascensionnelle de l’aérostat s’accroissait prodigieusement. -Lâchez tout ! s’écria le docteur. -À cette élévation, un courant plus marqué porta le ballon vers le sud-ouest. -Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux des voyageurs ! -Les habitants de l’île apparaissaient comme des insectes. +En ce moment, la force ascensionnelle de l’aérostat s’accroissait prodigieusement. +Lâchez tout ! s’écria le docteur. +À cette élévation, un courant plus marqué porta le ballon vers le sud-ouest. +Quel magnifique spectacle se déroulait aux yeux des voyageurs ! +Les habitants de l’île apparaissaient comme des insectes. Que tout cela est beau ! -s’écria Joe en rompant le silence pour la première fois. -Il n’obtint pas de réponse. +s’écria Joe en rompant le silence pour la première fois. +Il n’obtint pas de réponse. Kennedy regardait et n’avait pas assez d’yeux pour tout voir. Les rayons du soleil venant en aide au chalumeau, la tension du gaz augmenta. Le Victoria atteignit une hauteur de deux virgule cinq pieds. Vous ne parlez pas ? fit Joe. -Nous regardons, répondit le docteur en dirigeant sa lunette vers le continent. +Nous regardons, répondit le docteur en dirigeant sa lunette vers le continent. Pour mon compte, il faut que je parle. -Et Joe fit à lui seul une terrible consommation d’onomatopées. -Les oh ! les ah ! les hein ! éclataient entre ses lèvres. +Et Joe fit à lui seul une terrible consommation d’onomatopées. +Les oh ! les ah ! les hein ! éclataient entre ses lèvres. Fi des diligences ! disait l’un. Fi des steamers ! disait l’autre. -Quel spectacle ! quelle admiration ! quelle extase ! un rêve dans un hamac ! -Si nous déjeunions ? fit Joe, que le grand air mettait en appétit. -C’est une idée, mon garçon. -Et du café à discrétion, ajouta le docteur. -Et de cette façon nous n’aurons point à craindre d’incendie. +Quel spectacle ! quelle admiration ! quelle extase ! un rêve dans un hamac ! +Si nous déjeunions ? fit Joe, que le grand air mettait en appétit. +C’est une idée, mon garçon. +Et du café à discrétion, ajouta le docteur. +Et de cette façon nous n’aurons point à craindre d’incendie. Ce serait terrible, reprit Kennedy. -C’est comme une poudrière que nous avons au-dessus de nous. +C’est comme une poudrière que nous avons au-dessus de nous. Mangeons donc, fit Kennedy. -Le pays se distinguait par une extrême fertilité. -Des sentiers sinueux et étroits s’enfonçaient sous des voûtes de verdure. -Une végétation luxuriante s’élevait sur ce sol prodigue. +Le pays se distinguait par une extrême fertilité. +Des sentiers sinueux et étroits s’enfonçaient sous des voûtes de verdure. +Une végétation luxuriante s’élevait sur ce sol prodigue. Vue du pays d’Uzaramo. -On voyait les indigènes courir, se disperser à la vue du Victoria. -Est-ce qu’un trou de balle amènerait une chute ? demanda Joe. -Alors tenons-nous à une distance respectueuse de ces mécréants. -Que doivent-ils penser à nous voir planer dans les airs ? -Je suis sûr qu’ils ont envie de nous adorer. -Laissons-nous adorer, répondit le docteur, mais de loin. +On voyait les indigènes courir, se disperser à la vue du Victoria. +Est-ce qu’un trou de balle amènerait une chute ? demanda Joe. +Alors tenons-nous à une distance respectueuse de ces mécréants. +Que doivent-ils penser à nous voir planer dans les airs ? +Je suis sûr qu’ils ont envie de nous adorer. +Laissons-nous adorer, répondit le docteur, mais de loin. On y gagne toujours. Le sol devient montueux et fait pressentir de prochaines montagnes. -En effet, dit Kennedy, il me semble apercevoir quelques hauteurs de ce côté. -Quels arbres magnifiques ! s’écria Joe ; quoique très naturel, c’est très beau ! -Il n’en faudrait pas une douzaine pour faire une forêt. -Ce pauvre Français avait vingt-six ans ! -Et la France n’a pas tiré vengeance d’un pareil crime ? demanda Kennedy. +En effet, dit Kennedy, il me semble apercevoir quelques hauteurs de ce côté. +Quels arbres magnifiques ! s’écria Joe ; quoique très naturel, c’est très beau ! +Il n’en faudrait pas une douzaine pour faire une forêt. +Ce pauvre Français avait vingt-six ans ! +Et la France n’a pas tiré vengeance d’un pareil crime ? demanda Kennedy. D’autant plus volontiers, Joe, que le mont Duthumi se dresse devant nous. -Si mes calculs sont exacts, nous l’aurons dépassé avant sept heures du soir. +Si mes calculs sont exacts, nous l’aurons dépassé avant sept heures du soir. Nous ne voyagerons pas la nuit ? demanda le chasseur. -Jusqu’ici, nous n’avons pas à nous plaindre, mon maître. -Croyez donc aux géographes ! +Jusqu’ici, nous n’avons pas à nous plaindre, mon maître. +Croyez donc aux géographes ! Attendons, Joe, attendons ; nous verrons plus tard. -On peut dire qu’il manœuvrait véritablement son ballon à la main. -L’échelle de soie lui fut tendue, et il remonta lestement. -L’aérostat demeurait presque immobile, à l’abri des vents de l’est. +On peut dire qu’il manœuvrait véritablement son ballon à la main. +L’échelle de soie lui fut tendue, et il remonta lestement. +L’aérostat demeurait presque immobile, à l’abri des vents de l’est. Quel chemin avons-nous fait aujourd’hui ? -demanda Kennedy en avalant des morceaux inquiétants. +demanda Kennedy en avalant des morceaux inquiétants. Kennedy remarqua que la route se dirigeait vers le midi. -On saisissait distinctement ces émanations d’hydrogène sulfuré dont parle le capitaine Burton. -En effet, j’ai une fièvre assez forte, fit le chasseur. +On saisissait distinctement ces émanations d’hydrogène sulfuré dont parle le capitaine Burton. +En effet, j’ai une fièvre assez forte, fit le chasseur. Mais nous n’y resterons pas longtemps. -Quelques huttes apparaissaient à peine au milieu de ce brouillard pestilentiel. +Quelques huttes apparaissaient à peine au milieu de ce brouillard pestilentiel. Le pays changeait d’aspect. -Kennedy souffrait visiblement, et la fièvre accablait sa nature vigoureuse. -Je l’avalerai les yeux fermés. +Kennedy souffrait visiblement, et la fièvre accablait sa nature vigoureuse. +Je l’avalerai les yeux fermés. Et comment feras-tu ? C’est fort simple. -Je te demande dix minutes pour dilater l’hydrogène. -En voilà un remède ! dit Joe. +Je te demande dix minutes pour dilater l’hydrogène. +En voilà un remède ! dit Joe. Mais c’est merveilleux ! Non ! c’est tout naturel. Oh ! pour naturel, je n’en doute pas. -En tout cas, il y mène », répondit sérieusement Joe. +En tout cas, il y mène », répondit sérieusement Joe. Le Victoria atteignit une hauteur de quatre mille pieds. -Le thermomètre indiquait un certain abaissement dans la température. +Le thermomètre indiquait un certain abaissement dans la température. On ne voyait plus la terre. -Trois heures plus tard, la prédiction du docteur se réalisait. -Kennedy ne sentait plus aucun frisson de fièvre, et déjeuna avec appétit. -Voilà qui enfonce le sulfate de quinine, dit-il avec satisfaction. -Décidément, fit Joe, c’est ici que je me retirerai pendant mes vieux jours. -Vers dix heures l’atmosphère s’éclaircit. -Le pays devenait accidenté, montueux même. -Bientôt les crêtes d’une montagne prirent une taille plus arrêtée. -Quelques pics s’élevaient çà et là. -Il fallut veiller à chaque instant aux cônes aigus qui semblaient surgir inopinément. +Trois heures plus tard, la prédiction du docteur se réalisait. +Kennedy ne sentait plus aucun frisson de fièvre, et déjeuna avec appétit. +Voilà qui enfonce le sulfate de quinine, dit-il avec satisfaction. +Décidément, fit Joe, c’est ici que je me retirerai pendant mes vieux jours. +Vers dix heures l’atmosphère s’éclaircit. +Le pays devenait accidenté, montueux même. +Bientôt les crêtes d’une montagne prirent une taille plus arrêtée. +Quelques pics s’élevaient çà et là. +Il fallut veiller à chaque instant aux cônes aigus qui semblaient surgir inopinément. Nous sommes au milieu des brisants, dit Kennedy. Sois tranquille, Dick, nous ne toucherons pas. -Jolie manière de voyager, tout de même ! -En effet, le docteur manœuvrait son ballon avec une merveilleuse dextérité. -Nous aurions l’air de spectres, et le désespoir nous prendrait au cœur. +Jolie manière de voyager, tout de même ! +En effet, le docteur manœuvrait son ballon avec une merveilleuse dextérité. +Nous aurions l’air de spectres, et le désespoir nous prendrait au cœur. Le jour, une chaleur humide, insupportable, accablante ! -Et tout cela sans parler des bêtes et des peuplades féroces ! -Je demande à ne pas en essayer, répliqua simplement Joe. +Et tout cela sans parler des bêtes et des peuplades féroces ! +Je demande à ne pas en essayer, répliqua simplement Joe. Les voyageurs se rendaient parfaitement compte de la conformation orographique du pays. Attention ! dit le docteur Fergusson. -Nous ferons bien d’en doubler les arêtes aiguës à une certaine hauteur. -Est-ce que nous aurons souvent l’occasion d’atteindre ces zones supérieures ? -Mais, en tout cas, notre Victoria ne serait pas embarrassé de les franchir. +Nous ferons bien d’en doubler les arêtes aiguës à une certaine hauteur. +Est-ce que nous aurons souvent l’occasion d’atteindre ces zones supérieures ? +Mais, en tout cas, notre Victoria ne serait pas embarrassé de les franchir. Irions-nous longtemps ainsi ? demanda Joe. -L’atmosphère terrestre a une hauteur de six mille toises, répondit le docteur. +L’atmosphère terrestre a une hauteur de six mille toises, répondit le docteur. Avec un vaste ballon, on irait loin. L’air respirable manquait. -Et ils tombèrent ? demanda vivement Kennedy. +Et ils tombèrent ? demanda vivement Kennedy. Sans doute ! mais comme doivent tomber des savants, sans se faire aucun mal. -Il ne faut point être ambitieux. +Il ne faut point être ambitieux. La vue des objets devient confuse. -Quelques taillis, plus loin devenus forêts, embellirent l’horizon. -Le vent s’était presque subitement calmé. -Ce sera pour notre dîner. +Quelques taillis, plus loin devenus forêts, embellirent l’horizon. +Le vent s’était presque subitement calmé. +Ce sera pour notre dîner. Il escalada la nacelle et descendit. -Le docteur, allégé du poids de ses deux compagnons, put éteindre entièrement son chalumeau. -allez pas vous envoler, mon maître, s’écria Joe. -Sois tranquille, mon garçon, je suis solidement retenu. +Le docteur, allégé du poids de ses deux compagnons, put éteindre entièrement son chalumeau. +allez pas vous envoler, mon maître, s’écria Joe. +Sois tranquille, mon garçon, je suis solidement retenu. Je vais mettre mes notes en ordre. Bonne chasse, et soyez prudents. Ce sera le signal de ralliement. -Convenu », répondit le chasseur. -On ne savait pas à qui on aurait affaire. -Sans être un rifleman, Joe maniait adroitement une arme à feu. -Kennedy fit signe à son compagnon de se taire et de s’arrêter. -Kennedy se précipita sur sa proie. -Le beau coup de fusil ! s’écria le chasseur. +Convenu », répondit le chasseur. +On ne savait pas à qui on aurait affaire. +Sans être un rifleman, Joe maniait adroitement une arme à feu. +Kennedy fit signe à son compagnon de se taire et de s’arrêter. +Kennedy se précipita sur sa proie. +Le beau coup de fusil ! s’écria le chasseur. Par exemple ! y pensez-vous, monsieur Dick ? Regarde donc ce splendide pelage. Mais le docteur Fergusson n’admettra jamais une pareille surcharge. Tu as raison, Joe ! -Il est pourtant fâcheux d’abandonner tout entier un si bel animal ! -Ce ne sera pas long », répliqua Kennedy. -Voilà qui fera plaisir à l’ami Samuel, dit le chasseur. -Savez-vous à quoi je pense, monsieur Dick ? -Mais à ce que tu fais, sans doute, à tes beefsteaks. +Il est pourtant fâcheux d’abandonner tout entier un si bel animal ! +Ce ne sera pas long », répliqua Kennedy. +Voilà qui fera plaisir à l’ami Samuel, dit le chasseur. +Savez-vous à quoi je pense, monsieur Dick ? +Mais à ce que tu fais, sans doute, à tes beefsteaks. Pas le moins du monde. -Bon ! quelle idée ! tu veux que le docteur nous abandonne ? -Non ; mais si son ancre venait à se détacher ? +Bon ! quelle idée ! tu veux que le docteur nous abandonne ? +Non ; mais si son ancre venait à se détacher ? Mais si le vent l’emportait, s’il ne pouvait revenir vers nous ? -Voyons, Joe, trêve à tes suppositions ; elles n’ont rien de plaisant. +Voyons, Joe, trêve à tes suppositions ; elles n’ont rien de plaisant. En ce moment un coup de fusil retentit dans l’air. -Ma carabine ! je reconnais sa détonation ! +Ma carabine ! je reconnais sa détonation ! Un danger pour nous ! -Pour lui peut-être, répliqua Joe. +Pour lui peut-être, répliqua Joe. Un second coup de feu se fit entendre. Cela presse, fit Joe. -Bon ! encore une autre détonation. -Cela m’a l’air d’une défense personnelle. -Et ils coururent à toutes jambes. +Bon ! encore une autre détonation. +Cela m’a l’air d’une défense personnelle. +Et ils coururent à toutes jambes. Qu’y a-t-il donc ? demanda Kennedy. -Grand Dieu ! s’écria Joe. -Là-bas, une troupe de nègres qui assiègent le ballon ! -Quelques-uns, grimpés dans l’arbre, s’avançaient jusque sur les branches les plus élevées. +Grand Dieu ! s’écria Joe. +Là-bas, une troupe de nègres qui assiègent le ballon ! +Quelques-uns, grimpés dans l’arbre, s’avançaient jusque sur les branches les plus élevées. Le danger semblait imminent. -Mon maître est perdu, s’écria Joe. +Mon maître est perdu, s’écria Joe. Allons, Joe, du sang-froid et du coup d’œil. Nous tenons la vie de quatre de ces moricauds dans nos mains. -Hein ! fit Joe en s’arrêtant, par où diable se tient-il donc, cet animal-là ? -Peu importe, répondit Kennedy, courons ! courons ! +Hein ! fit Joe en s’arrêtant, par où diable se tient-il donc, cet animal-là ? +Peu importe, répondit Kennedy, courons ! courons ! Un singe ! ce ne sont que des singes. -En voilà un assaut ! dit Joe. -Nous t’avions cru assiégé par des indigènes. -Ce n’étaient que des singes, heureusement ! répondit le docteur. -De loin, la différence n’est pas grande, mon cher Samuel. -Ni même de près, répliqua Joe. +En voilà un assaut ! dit Joe. +Nous t’avions cru assiégé par des indigènes. +Ce n’étaient que des singes, heureusement ! répondit le docteur. +De loin, la différence n’est pas grande, mon cher Samuel. +Ni même de près, répliqua Joe. Que vous disais-je, monsieur Kennedy ? -Je le crois bien, répondit le docteur, la chair d’antilope est exquise. +Je le crois bien, répondit le docteur, la chair d’antilope est exquise. Vous pouvez en juger, monsieur, la table est servie. -Joe prépara le breuvage en question, qui fut dégusté avec recueillement. +Joe prépara le breuvage en question, qui fut dégusté avec recueillement. Jusqu’ici cela va assez bien, dit-il. -Très bien, riposta Kennedy. -Voyons, monsieur Dick, regrettez-vous de nous avoir accompagnés ? -J’aurais voulu voir qu’on m’en eût empêché ! -répondit le chasseur avec un air résolu. -Le vent tombait avec le jour, et l’atmosphère semblait s’endormir. +Très bien, riposta Kennedy. +Voyons, monsieur Dick, regrettez-vous de nous avoir accompagnés ? +J’aurais voulu voir qu’on m’en eût empêché ! +répondit le chasseur avec un air résolu. +Le vent tombait avec le jour, et l’atmosphère semblait s’endormir. Le Victoria demeurait immobile. -La nuit magnifiquement étoilée se fit en silence. -C’est notre boussole, à nous autres ! +La nuit magnifiquement étoilée se fit en silence. +C’est notre boussole, à nous autres ! Nous sommes en bon chemin, dit le docteur Fergusson. -Voilà Jihoue-la-Mkoa, où nous allons faire halte pendant quelques instants. -Il y a peu d’arbres, répondit le chasseur. +Voilà Jihoue-la-Mkoa, où nous allons faire halte pendant quelques instants. +Il y a peu d’arbres, répondit le chasseur. Essayons cependant ; Joe, jette les ancres. Vue de Jihoue-la-Mkoa. -Il rapporta de son excursion une sorte de nèfles, que des singes mangeaient avidement. -Aussitôt, celui-ci raviva sa flamme, et le Victoria reprit la route des airs. +Il rapporta de son excursion une sorte de nèfles, que des singes mangeaient avidement. +Aussitôt, celui-ci raviva sa flamme, et le Victoria reprit la route des airs. Kazeh n’est qu’un ensemble de six vastes excavations. Tout d’un coup, cette agitation, ce mouvement, ce bruit tomba subitement. -Bon ! répliqua le docteur, ces indigènes ont eu peur au premier moment. -Mais ils ne tarderont pas à revenir par superstition ou par curiosité. -Vous croyez, mon maître ? +Bon ! répliqua le docteur, ces indigènes ont eu peur au premier moment. +Mais ils ne tarderont pas à revenir par superstition ou par curiosité. +Vous croyez, mon maître ? Comptes-tu donc, mon cher Samuel, entrer en pourparlers avec ces Africains ? Ainsi, nous pouvons tenter l’aventure. Eh bien ! monsieur, jouez-le. -Toi-même, mon brave Joe, tu vas peut-être devenir un dieu. -Eh ! monsieur, cela ne m’inquiète guère, et l’encens ne me déplaît pas. +Toi-même, mon brave Joe, tu vas peut-être devenir un dieu. +Eh ! monsieur, cela ne m’inquiète guère, et l’encens ne me déplaît pas. Il adressa quelques paroles aux voyageurs, mais dans une langue inconnue. -Le docteur fit part de l’invitation à ses compagnons. -Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre ? dit le chasseur. -Nous n’avons rien à craindre pour le Victoria. +Le docteur fit part de l’invitation à ses compagnons. +Et tu vas te rendre auprès de ce roi nègre ? dit le chasseur. +Nous n’avons rien à craindre pour le Victoria. Mais que feras-tu ? -Sois tranquille, mon cher Dick ; avec un peu de médecine je m’en tirerai. -Qu’il se prépare à nous recevoir ! -L’ancre est solidement assujettie ; il n’y a rien à craindre. -Je vais descendre à terre. -Joe m’accompagnera ; seulement, il restera au pied de l’échelle. +Sois tranquille, mon cher Dick ; avec un peu de médecine je m’en tirerai. +Qu’il se prépare à nous recevoir ! +L’ancre est solidement assujettie ; il n’y a rien à craindre. +Je vais descendre à terre. +Joe m’accompagnera ; seulement, il restera au pied de l’échelle. Comment ! tu iras seul chez ce moricaud ? dit Kennedy. -Puisque tu le veux, répondit le chasseur. -Veille à la dilatation du gaz. -Les cris des indigènes redoublaient ; ils réclamaient énergiquement l’intervention céleste. -Voilà ! voilà ! fit Joe. -Je les trouve un peu impérieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils. -Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit à terre, précédé de Joe. -Le docteur marchait avec dignité ; les « Waganga » l’entouraient et contenaient la foule. +Puisque tu le veux, répondit le chasseur. +Veille à la dilatation du gaz. +Les cris des indigènes redoublaient ; ils réclamaient énergiquement l’intervention céleste. +Voilà ! voilà ! fit Joe. +Je les trouve un peu impérieux envers leur bonne Lune et ses divins Fils. +Le docteur, muni de sa pharmacie de voyage, descendit à terre, précédé de Joe. +Le docteur marchait avec dignité ; les « Waganga » l’entouraient et contenaient la foule. Le palais du sultan africain. -Le docteur pénétra dans le palais. -Cette maladie, qui se prolongeait depuis des années, n’était qu’une ivresse perpétuelle. -Les favoris et les femmes, fléchissant le genou, se courbaient pendant cette visite solennelle. +Le docteur pénétra dans le palais. +Cette maladie, qui se prolongeait depuis des années, n’était qu’une ivresse perpétuelle. +Les favoris et les femmes, fléchissant le genou, se courbaient pendant cette visite solennelle. Il se dirigea vers le Victoria. -Il était six heures du soir. -En véritable Fils de la Lune, il se laissait faire. +Il était six heures du soir. +En véritable Fils de la Lune, il se laissait faire. Il leur tenait d’ailleurs d’aimables discours. -Adorez, mesdemoiselles, adorez, leur disait-il ; je suis un bon diable, quoique fils de déesse ! -On lui présenta les dons propitiatoires, ordinairement déposés dans les « mzimu » ou huttes-fétiches. -Cela consistait en épis d’orge et en « pombé. +Adorez, mesdemoiselles, adorez, leur disait-il ; je suis un bon diable, quoique fils de déesse ! +On lui présenta les dons propitiatoires, ordinairement déposés dans les « mzimu » ou huttes-fétiches. +Cela consistait en épis d’orge et en « pombé. Il fit une affreuse grimace, que l’assistance prit pour un sourire aimable. -Au plus beau de la fête, Joe aperçut le docteur. -Celui-ci revenait en toute hâte, au milieu d’une foule hurlante et désordonnée. -Les sorciers et les chefs semblaient fort animés. -On entourait le docteur ; on le pressait, on le menaçait. -Que s’était-il passé ? -Le sultan avait-il maladroitement succombé entre les mains de son médecin céleste ? -Le docteur parvint au pied de l’échelle. -Pas un instant à perdre, lui dit son maître. -Ne cherche pas à décrocher l’ancre ! +Au plus beau de la fête, Joe aperçut le docteur. +Celui-ci revenait en toute hâte, au milieu d’une foule hurlante et désordonnée. +Les sorciers et les chefs semblaient fort animés. +On entourait le docteur ; on le pressait, on le menaçait. +Que s’était-il passé ? +Le sultan avait-il maladroitement succombé entre les mains de son médecin céleste ? +Le docteur parvint au pied de l’échelle. +Pas un instant à perdre, lui dit son maître. +Ne cherche pas à décrocher l’ancre ! Nous couperons la corde ! Mais qu’y a-t-il donc ? demanda Joe en escaladant la nacelle. -Qu’est-il arrivé ? fit Kennedy, sa carabine à la main. -Regardez, répondit le docteur en montrant l’horizon. +Qu’est-il arrivé ? fit Kennedy, sa carabine à la main. +Regardez, répondit le docteur en montrant l’horizon. Eh bien ? demanda le chasseur. Eh bien ! la lune ! -C’était bien elle ! +C’était bien elle ! Elle et le Victoria ! -Telles avaient été les réflexions naturelles de la foule. -De là le revirement. -Joe ne put retenir un immense éclat de rire. +Telles avaient été les réflexions naturelles de la foule. +De là le revirement. +Joe ne put retenir un immense éclat de rire. Mais un des sorciers fit un signe. -Joe s’élança une hachette à la main. +Joe s’élança une hachette à la main. Faut-il couper ? dit-il. -Attends, répondit le docteur. -Nous pourrons peut-être sauver notre ancre, et j’y tiens. +Attends, répondit le docteur. +Nous pourrons peut-être sauver notre ancre, et j’y tiens. Il sera toujours temps de couper. -L’enlèvement du sorcier. -Est-ce que nous allons lâcher ce nègre tout d’un coup ? demanda Joe. -Ils sont capables d’en faire un dieu », s’écria Joe. -Le Victoria était parvenu à une hauteur de mille pieds environ. -Le nègre se cramponnait à la corde avec une énergie terrible. +L’enlèvement du sorcier. +Est-ce que nous allons lâcher ce nègre tout d’un coup ? demanda Joe. +Ils sont capables d’en faire un dieu », s’écria Joe. +Le Victoria était parvenu à une hauteur de mille pieds environ. +Le nègre se cramponnait à la corde avec une énergie terrible. Il se taisait, ses yeux demeuraient fixes. -Sa terreur se mêlait d’étonnement. -Un léger vent d’ouest poussait le ballon au-delà de la ville. -Ce satellite a failli nous jouer là un vilain tour ! -Est-ce que, par hasard, mon maître, vous auriez compromis sa réputation par votre médecine ? -Au fait, dit le chasseur, qu’était ce sultan de Kazeh ? -Tant pis, répliqua Joe. -Être adoré ! faire le dieu à sa fantaisie ! -Au-dessus de lui, la voûte azurée était pure, mais on la sentait lourde. -Sous leurs pieds passaient rapidement les plaines ondulées et fertiles de Mfuto. -Le spectacle en était admirable, et fut admiré. -Pourquoi ces belles choses-là sont-elle réservées à des pays aussi barbares ? +Sa terreur se mêlait d’étonnement. +Un léger vent d’ouest poussait le ballon au-delà de la ville. +Ce satellite a failli nous jouer là un vilain tour ! +Est-ce que, par hasard, mon maître, vous auriez compromis sa réputation par votre médecine ? +Au fait, dit le chasseur, qu’était ce sultan de Kazeh ? +Tant pis, répliqua Joe. +Être adoré ! faire le dieu à sa fantaisie ! +Au-dessus de lui, la voûte azurée était pure, mais on la sentait lourde. +Sous leurs pieds passaient rapidement les plaines ondulées et fertiles de Mfuto. +Le spectacle en était admirable, et fut admiré. +Pourquoi ces belles choses-là sont-elle réservées à des pays aussi barbares ? Tu crois cela ? fit Kennedy. Sans doute, mon cher Dick. -Asie est la première nourrice du monde, n’est-il pas vrai ? +Asie est la première nourrice du monde, n’est-il pas vrai ? Ah ! monsieur, dit Joe, je voudrais bien voir cela. -Tu t’es levé trop matin, mon garçon. -À force d’inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles ! -En effet, répondit le docteur, ce sont de grands chaudronniers ! +Tu t’es levé trop matin, mon garçon. +À force d’inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles ! +En effet, répondit le docteur, ce sont de grands chaudronniers ! Est-ce qu’on ne pourrait pas en essayer un peu ? Eh bien ! demanda le chasseur, ne serait-ce pas le cas de descendre ? Au contraire, Dick, j’aimerais mieux monter. -Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuis la côte ? -Ils étouffent ! fit Joe. -Ah ! quelle manière charmante de voyager, et comme on méprise toute cette malfaisante vermine ! +Veux-tu donc abandonner la direction que nous suivons depuis la côte ? +Ils étouffent ! fit Joe. +Ah ! quelle manière charmante de voyager, et comme on méprise toute cette malfaisante vermine ! Ils sont bien deux cents ; ce sont des loups. C’est la plus terrible rencontre que puisse faire un voyageur. -Il est immédiatement mis en pièces. -Les hippopotames à la surface des étangs. -La nature entière offrait les symptômes d’un cataclysme prochain. +Il est immédiatement mis en pièces. +Les hippopotames à la surface des étangs. +La nature entière offrait les symptômes d’un cataclysme prochain. Mais l’orage ? fit le docteur assez inquiet. -Décide-toi, mon cher Samuel, cela presse. +Décide-toi, mon cher Samuel, cela presse. Au besoin, je m’en servirais. Nous allons veiller avec toi, dit le chasseur. -Non, merci, mon garçon, je préfère veiller. +Non, merci, mon garçon, je préfère veiller. Bonne nuit, si c’est possible. -Cependant le dôme de nuages s’abaissait insensiblement, et l’obscurité se faisait profonde. -La voûte noire s’arrondissait autour du globe terrestre comme pour l’écraser. -Les deux dormeurs, réveillés à ce bruit épouvantable, se tenaient à ses ordres. +Cependant le dôme de nuages s’abaissait insensiblement, et l’obscurité se faisait profonde. +La voûte noire s’arrondissait autour du globe terrestre comme pour l’écraser. +Les deux dormeurs, réveillés à ce bruit épouvantable, se tenaient à ses ordres. Descendons-nous ? fit Kennedy. -Non ! le ballon n’y résisterait pas. +Non ! le ballon n’y résisterait pas. Et il poussa activement la flamme du chalumeau dans les spirales du serpentin. -Les orages des tropiques se développent avec une rapidité comparable à leur violence. -Un second éclair déchira la nue, et fut suivi de vingt autres immédiats. -Nous nous sommes attardés, dit le docteur. -Mais à terre ! à terre ! reprenait toujours Kennedy. +Les orages des tropiques se développent avec une rapidité comparable à leur violence. +Un second éclair déchira la nue, et fut suivi de vingt autres immédiats. +Nous nous sommes attardés, dit le docteur. +Mais à terre ! à terre ! reprenait toujours Kennedy. Nous montons, monsieur Samuel ! Plus vite ! plus vite encore. -Le ciel est littéralement en feu, et les éclats du tonnerre ne discontinuent pas. +Le ciel est littéralement en feu, et les éclats du tonnerre ne discontinuent pas. Le Victoria au milieu de l’orage. -Le ballon tourbillonnait à donner le vertige, et les voyageurs subissaient d’inquiétantes oscillations. +Le ballon tourbillonnait à donner le vertige, et les voyageurs subissaient d’inquiétantes oscillations. En bas, l’orage. -Le docteur Fergusson consulta le baromètre ; il donna douze mille pieds d’élévation. -Il était onze heures du soir. -C’était effrayant ! répondit Kennedy. +Le docteur Fergusson consulta le baromètre ; il donna douze mille pieds d’élévation. +Il était onze heures du soir. +C’était effrayant ! répondit Kennedy. C’est un joli spectacle ! -La terre, toute parfumée, reparut aux yeux des voyageurs. +La terre, toute parfumée, reparut aux yeux des voyageurs. Est-ce que nous les franchirons ? demanda Kennedy. -Mais les prévisions du docteur ne devaient pas tarder à se réaliser. +Mais les prévisions du docteur ne devaient pas tarder à se réaliser. Irons-nous longtemps de la sorte ? demanda Kennedy. -Dès que tu le voudras, ami Samuel. -Nous aurons aussi à renouveler notre réserve d’eau. -Qui sait si nous ne serons pas entraînés vers des contrées arides ? -On ne saurait donc prendre trop de précautions. +Dès que tu le voudras, ami Samuel. +Nous aurons aussi à renouveler notre réserve d’eau. +Qui sait si nous ne serons pas entraînés vers des contrées arides ? +On ne saurait donc prendre trop de précautions. Le Victoria effleurait ces herbes sans les courber, comme un papillon gigantesque. Pas un obstacle en vue. -C’était comme un océan de verdure sans un seul brisant. +C’était comme un océan de verdure sans un seul brisant. Nous sommes pris, fit Joe. -Eh bien ! jette l’échelle », répliqua le chasseur. -L’ancre a dérapé. +Eh bien ! jette l’échelle », répliqua le chasseur. +L’ancre a dérapé. Mais non ! elle tient toujours, fit Joe, qui halait sur la corde. C’est le rocher qui marche ! Un serpent ! fit Joe. -Un serpent ! s’écria Kennedy en armant sa carabine. -Eh non ! dit le docteur, c’est une trompe d’éléphant. -Et Kennedy, ce disant, épaula son arme. +Un serpent ! s’écria Kennedy en armant sa carabine. +Eh non ! dit le docteur, c’est une trompe d’éléphant. +Et Kennedy, ce disant, épaula son arme. L’animal nous remorque. -Et du bon côté, Joe, du bon côté. -Le Victoria remorqué par un éléphant. -Voilà encore une nouvelle manière de voyager ! -Plus que cela de cheval ! un éléphant, s’il vous plaît. -Mais où nous mène-t-il ? demanda Kennedy, agitant sa carabine qui lui brûlait les mains. -Il nous mène où nous voulons aller, mon cher Dick ! +Et du bon côté, Joe, du bon côté. +Le Victoria remorqué par un éléphant. +Voilà encore une nouvelle manière de voyager ! +Plus que cela de cheval ! un éléphant, s’il vous plaît. +Mais où nous mène-t-il ? demanda Kennedy, agitant sa carabine qui lui brûlait les mains. +Il nous mène où nous voulons aller, mon cher Dick ! Un peu de patience ! -comme disent les paysans d’Écosse, s’écriait le joyeux Joe. +comme disent les paysans d’Écosse, s’écriait le joyeux Joe. En avant ! en avant ! -Mais, dit-il, nous ne nous séparerons de notre ancre qu’au dernier moment. -Quelle tête dure ! fit Joe. +Mais, dit-il, nous ne nous séparerons de notre ancre qu’au dernier moment. +Quelle tête dure ! fit Joe. L’animal poussa un cri terrible, et continua de plus belle. -Et deux balles allèrent se loger dans les flancs de la bête. +Et deux balles allèrent se loger dans les flancs de la bête. Continuons notre feu, monsieur Dick. -Une balle au cœur », dit celui-ci, en déchargeant une dernière fois la carabine. -Sa défense est brisée ! s’écria Kennedy. -De l’ivoire qui en Angleterre vaudrait trente-cinq guinées les cent livres ! -À quoi servent tes regrets, mon cher Dick ? répondit le docteur Fergusson. +Une balle au cœur », dit celui-ci, en déchargeant une dernière fois la carabine. +Sa défense est brisée ! s’écria Kennedy. +De l’ivoire qui en Angleterre vaudrait trente-cinq guinées les cent livres ! +À quoi servent tes regrets, mon cher Dick ? répondit le docteur Fergusson. Est-ce que nous sommes des trafiquants d’ivoire ? Sommes-nous venus ici pour faire fortune ? -Joe visita l’ancre ; elle était solidement retenue à la défense demeurée intacte. -La magnifique bête ! s’écria Kennedy. -Je n’ai jamais vu dans l’Inde un éléphant de cette taille ! -En attendant, répondit Joe, j’espère que nous goûterons un peu de celui-là ! -Je m’engage à vous procurer un repas succulent aux dépens de cet animal. -Voilà qui est bien ordonné, répondit le docteur. -Fais à ta guise. +Joe visita l’ancre ; elle était solidement retenue à la défense demeurée intacte. +La magnifique bête ! s’écria Kennedy. +Je n’ai jamais vu dans l’Inde un éléphant de cette taille ! +En attendant, répondit Joe, j’espère que nous goûterons un peu de celui-là ! +Je m’engage à vous procurer un repas succulent aux dépens de cet animal. +Voilà qui est bien ordonné, répondit le docteur. +Fais à ta guise. Va, mon ami ; mais pas d’imprudence. -Ne t’éloigne pas. -Et Dick, armé de son fusil, s’enfonça dans le bois. +Ne t’éloigne pas. +Et Dick, armé de son fusil, s’enfonça dans le bois. Alors Joe s’occupa de ses fonctions. -Un voyage sans fatigue et sans danger ! répétait-il. +Un voyage sans fatigue et sans danger ! répétait-il. Et ce bon Monsieur Kennedy qui ne voulait pas venir ! -Son examen terminé, le docteur s’occupa de mettre ses notes en ordre. +Son examen terminé, le docteur s’occupa de mettre ses notes en ordre. Le croquis du docteur Fergusson. -Joe se chargea de préparer ce surcroît de provisions. -Le dîner est servi ! -s’écria-t-il bientôt de sa plus belle voix. -Joe dressa un cercle de feux, barricade indispensable contre les bêtes féroces. -Le lendemain, dès cinq heures, commençaient les préparatifs du départ. -Ce lac a été nommé Nyanza Victoria par le capitaine Speke. -Dormez donc, puisque le ciel nous prépare une nuit tranquille. +Joe se chargea de préparer ce surcroît de provisions. +Le dîner est servi ! +s’écria-t-il bientôt de sa plus belle voix. +Joe dressa un cercle de feux, barricade indispensable contre les bêtes féroces. +Le lendemain, dès cinq heures, commençaient les préparatifs du départ. +Ce lac a été nommé Nyanza Victoria par le capitaine Speke. +Dormez donc, puisque le ciel nous prépare une nuit tranquille. Est-ce que tu n’en feras pas autant, Samuel ? Non ; je ne pourrais fermer l’œil. -Mes pensées chasseraient tout sommeil. -Si près des sources du grand fleuve, je ne saurais dormir. +Mes pensées chasseraient tout sommeil. +Si près des sources du grand fleuve, je ne saurais dormir. Le docteur Fergusson frappa des mains avec joie. -Nous sommes en bon chemin ! s’écria-t-il. +Nous sommes en bon chemin ! s’écria-t-il. Aujourd’hui ou jamais nous verrons le Nil ! -Mes amis, voici que nous franchissons l’équateur ! nous entrons dans notre hémisphère ! -Oh ! fit Joe ; vous pensez, mon maître, que l’équateur passe par ici ? -Ici même, mon brave garçon ! -Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord du Victoria. -La vitesse du vent devenait excessive : près de trente milles à l’heure. -Les eaux du Nyanza, soulevées avec violence, écumaient comme les vagues d’une mer. -À peine une ou deux barques grossières furent-elles entrevues pendant cette rapide traversée. -Il me paraît certain que le Nil doit y prendre sa source. -Nous verrons bien », répliqua Kennedy. -Voyez ! s’écria-t-il, voyez, mes amis ! les récits des Arabes étaient exacts ! +Mes amis, voici que nous franchissons l’équateur ! nous entrons dans notre hémisphère ! +Oh ! fit Joe ; vous pensez, mon maître, que l’équateur passe par ici ? +Ici même, mon brave garçon ! +Et voilà comment fut célébré le passage de la ligne à bord du Victoria. +La vitesse du vent devenait excessive : près de trente milles à l’heure. +Les eaux du Nyanza, soulevées avec violence, écumaient comme les vagues d’une mer. +À peine une ou deux barques grossières furent-elles entrevues pendant cette rapide traversée. +Il me paraît certain que le Nil doit y prendre sa source. +Nous verrons bien », répliqua Kennedy. +Voyez ! s’écria-t-il, voyez, mes amis ! les récits des Arabes étaient exacts ! C’est le Nil ! -La dernière cataracte du Nil. -Des rochers énormes embarrassaient çà et là le cours de cette mystérieuse rivière. -Voilà bien le Nil, répéta le docteur avec conviction. -Le Victoria dut se tenir hors de la portée des mousquets. -Aborder ici sera difficile, dit l’Écossais. -Sans cela, je ne puis constater les résultats de notre exploration. +La dernière cataracte du Nil. +Des rochers énormes embarrassaient çà et là le cours de cette mystérieuse rivière. +Voilà bien le Nil, répéta le docteur avec conviction. +Le Victoria dut se tenir hors de la portée des mousquets. +Aborder ici sera difficile, dit l’Écossais. +Sans cela, je ne puis constater les résultats de notre exploration. C’est donc indispensable, Samuel ? -Indispensable, et nous descendrons, quand même nous devrions faire le coup de fusil ! -La chose me va, répondit Kennedy en caressant sa carabine. -Quand vous voudrez, mon maître, dit Joe en se préparant au combat. -Sois tranquille, Samuel, et fie-toi à tes deux gardes du corps. +Indispensable, et nous descendrons, quand même nous devrions faire le coup de fusil ! +La chose me va, répondit Kennedy en caressant sa carabine. +Quand vous voudrez, mon maître, dit Joe en se préparant au combat. +Sois tranquille, Samuel, et fie-toi à tes deux gardes du corps. Y sommes-nous, monsieur ? -Nous allons même nous élever pour saisir la configuration exacte du pays. -Rapprochons-nous de terre avec précaution. +Nous allons même nous élever pour saisir la configuration exacte du pays. +Rapprochons-nous de terre avec précaution. Le Victoria s’abaissa de plus de deux mille pieds. -Maintenant, mes amis, soyez prêts à tout hasard. -Nous sommes prêts, répondirent Dick et Joe. -Voilà bien la cascade indiquée par Monsieur Debono », s’écria le docteur. -Quatre arbres ! s’écria-t-il ; voyez, là-bas ! -En effet, quatre arbres isolés s’élevaient à son extrémité. -C’est l’île de Benga ! c’est bien elle ! ajouta-t-il. -Eh bien, après ? demanda Dick. -C’est là que nous descendrons, s’il plaît à Dieu ! -Mais elle paraît habitée, monsieur Samuel ! -Nous les mettrons en fuite ; cela ne sera pas difficile, répondit Fergusson. -Va comme il est dit », répliqua le chasseur. -Le soleil était au zénith. -Le Victoria se rapprocha de l’île. -Les nègres, appartenant à la tribu de Makado, poussèrent des cris énergiques. -L’un d’eux agitait en l’air son chapeau d’écorce. -Ce fut une déroute générale. -Joe se laissa couler à terre. -L’échelle ! s’écria le docteur. +Maintenant, mes amis, soyez prêts à tout hasard. +Nous sommes prêts, répondirent Dick et Joe. +Voilà bien la cascade indiquée par Monsieur Debono », s’écria le docteur. +Quatre arbres ! s’écria-t-il ; voyez, là-bas ! +En effet, quatre arbres isolés s’élevaient à son extrémité. +C’est l’île de Benga ! c’est bien elle ! ajouta-t-il. +Eh bien, après ? demanda Dick. +C’est là que nous descendrons, s’il plaît à Dieu ! +Mais elle paraît habitée, monsieur Samuel ! +Nous les mettrons en fuite ; cela ne sera pas difficile, répondit Fergusson. +Va comme il est dit », répliqua le chasseur. +Le soleil était au zénith. +Le Victoria se rapprocha de l’île. +Les nègres, appartenant à la tribu de Makado, poussèrent des cris énergiques. +L’un d’eux agitait en l’air son chapeau d’écorce. +Ce fut une déroute générale. +Joe se laissa couler à terre. +L’échelle ! s’écria le docteur. Que veux-tu faire ? -Descendons ; il me faut un témoin. -Soyez tranquille, monsieur, je réponds de tout. -dit le docteur en mettant pied à terre. -Vue de l’île Benga. +Descendons ; il me faut un témoin. +Soyez tranquille, monsieur, je réponds de tout. +dit le docteur en mettant pied à terre. +Vue de l’île Benga. Tout d’un coup, il saisit vivement le bras du chasseur. -En effet, deux lettres gravées sur le roc apparaissaient dans toute leur netteté. +En effet, deux lettres gravées sur le roc apparaissaient dans toute leur netteté. On lisait distinctement : A. D. « A. D., reprit le docteur Fergusson ! -Voilà qui est irrécusable, ami Samuel. +Voilà qui est irrécusable, ami Samuel. Es-tu convaincu maintenant ! C’est le Nil ! nous n’en pouvons douter. Et maintenant, dit-il, au ballon ! -Vite alors, car voici quelques indigènes qui se préparent à repasser le fleuve. +Vite alors, car voici quelques indigènes qui se préparent à repasser le fleuve. Peu nous importe maintenant ! Quelle est notre direction ? demanda Kennedy en voyant son ami consulter la boussole. Diable ! mais ce n’est pas le nord, cela ! -Le Victoria s’éloignait peu à peu du Nil. -Ainsi, demanda Kennedy, nos découvertes sont d’accord avec les pressentiments de la science. -Tout à fait d’accord. -On aperçoit encore des cataractes, dit Joe. -Ce sont les cataractes de Makedo, par trois degrés de latitude. +Le Victoria s’éloignait peu à peu du Nil. +Ainsi, demanda Kennedy, nos découvertes sont d’accord avec les pressentiments de la science. +Tout à fait d’accord. +On aperçoit encore des cataractes, dit Joe. +Ce sont les cataractes de Makedo, par trois degrés de latitude. Rien n’est plus exact ! Que n’avons-nous pu suivre pendant quelques heures le cours du Nil ! -Et là-bas, devant nous, dit le chasseur, j’aperçois le sommet d’une montagne. +Et là-bas, devant nous, dit le chasseur, j’aperçois le sommet d’une montagne. Les tribus voisines du Nil sont ennemies et se font une guerre d’extermination. -Vous jugez sans peine des périls qu’il a dû affronter. +Vous jugez sans peine des périls qu’il a dû affronter. Le vent portait alors le Victoria vers le nord-ouest. -Pour éviter le mont Logwek, il fallut chercher un courant plus incliné. +Pour éviter le mont Logwek, il fallut chercher un courant plus incliné. Jusqu’ici nous avons surtout suivi les traces de nos devanciers. -Nous allons nous lancer dans l’inconnu désormais. -Le courage ne nous fera pas défaut ? -Jamais, s’écrièrent d’une seule voix Dick et Joe. +Nous allons nous lancer dans l’inconnu désormais. +Le courage ne nous fera pas défaut ? +Jamais, s’écrièrent d’une seule voix Dick et Joe. En route donc, et que le ciel nous soit en aide ! -Mais cette dernière partie du voyage les avait laissés sous une impression triste. -Un silence complet régnait dans la nacelle. -Le docteur Fergusson était-il absorbé par ses découvertes ? -Ses deux compagnons songeaient-ils à cette traversée au milieu de régions inconnues ? -Nous verrons si ce système a quelque apparence de vérité. +Mais cette dernière partie du voyage les avait laissés sous une impression triste. +Un silence complet régnait dans la nacelle. +Le docteur Fergusson était-il absorbé par ses découvertes ? +Ses deux compagnons songeaient-ils à cette traversée au milieu de régions inconnues ? +Nous verrons si ce système a quelque apparence de vérité. Mais comment a-t-on pu faire cette supposition ? demanda Kennedy. -Par les récits des Arabes. -Ces gens-là sont très conteurs, trop conteurs peut-être. -Rien de plus juste, répondit Kennedy. -Est-ce que toute cette région est habitée ? demanda Joe. -Sans doute, et mal habitée. +Par les récits des Arabes. +Ces gens-là sont très conteurs, trop conteurs peut-être. +Rien de plus juste, répondit Kennedy. +Est-ce que toute cette région est habitée ? demanda Joe. +Sans doute, et mal habitée. Je m’en doutais. Parfait, dit Joe ; nyam ! nyam ! Que voulez-vous dire ? -Que ces peuplades sont considérées comme anthropophages. -Tant pis ! une queue est fort agréable pour chasser les moustiques. -Des têtes de chiens ? -Commode pour aboyer et même pour être anthropophage ! +Que ces peuplades sont considérées comme anthropophages. +Tant pis ! une queue est fort agréable pour chasser les moustiques. +Des têtes de chiens ? +Commode pour aboyer et même pour être anthropophage ! Je demande, dit Joe, qu’ils ne se passionnent pas trop pour mon individu. Voyez-vous cela ! dit le chasseur. C’est ainsi, monsieur Dick. Mais nourrir ces moricauds, fi donc ! j’en mourrais de honte ! -À votre service, messieurs. -Peut-être ! répondit Joe ; l’homme est un animal si égoïste ! -Il constata en même temps que l’orifice de l’aérostat demeurait hermétiquement fermé. -Ce serait un fâcheux incident de voyage, dit Joe. -Est-ce que nous serions précipités à terre ? demanda Dick. -Le gaz brûlerait tranquillement, et nous descendrions peu à peu. -Aussi, en pareil cas, ne devons-nous négliger aucune précaution. -Le vent devenait violent et irrégulier. -Le Victoria courait de véritables bordées dans les airs. -Penchez-vous, et voyez comme la campagne disparaît rapidement sous nos pieds. -Tenez ! cette forêt a l’air de se précipiter au-devant de nous ! -La forêt est déjà devenue une clairière, répondit le chasseur. -Et la clairière un village, riposta Joe, quelques instants plus tard. -Voilà-t-il des faces de nègres assez ébahies ! -C’est bien naturel, répondit le docteur. -Comment ! il existe des arbres plus élevés ? +À votre service, messieurs. +Peut-être ! répondit Joe ; l’homme est un animal si égoïste ! +Il constata en même temps que l’orifice de l’aérostat demeurait hermétiquement fermé. +Ce serait un fâcheux incident de voyage, dit Joe. +Est-ce que nous serions précipités à terre ? demanda Dick. +Le gaz brûlerait tranquillement, et nous descendrions peu à peu. +Aussi, en pareil cas, ne devons-nous négliger aucune précaution. +Le vent devenait violent et irrégulier. +Le Victoria courait de véritables bordées dans les airs. +Penchez-vous, et voyez comme la campagne disparaît rapidement sous nos pieds. +Tenez ! cette forêt a l’air de se précipiter au-devant de nous ! +La forêt est déjà devenue une clairière, répondit le chasseur. +Et la clairière un village, riposta Joe, quelques instants plus tard. +Voilà-t-il des faces de nègres assez ébahies ! +C’est bien naturel, répondit le docteur. +Comment ! il existe des arbres plus élevés ? Sans doute, parmi ceux que nous appelons les « mammouth trees ». -Eh ! monsieur, cela n’a rien d’étonnant alors ! +Eh ! monsieur, cela n’a rien d’étonnant alors ! L’arbre de guerre des cannibales ! dit le docteur. -Les Indiens enlèvent la peau du crâne, les Africains la tête entière. +Les Indiens enlèvent la peau du crâne, les Africains la tête entière. Affaire de mode », dit Joe. L’arbre des cannibales. -Ce n’est pas beaucoup plus cruel que la potence, dit l’Écossais. -C’est plus sale, voilà tout. -Bah ! répondit le chasseur, nous les écarterions à coups de fusil. -Je vous le permets, monsieur, mais je garde mon idée. -Montons hors de leur portée ! s’écria le docteur Fergusson ! +Ce n’est pas beaucoup plus cruel que la potence, dit l’Écossais. +C’est plus sale, voilà tout. +Bah ! répondit le chasseur, nous les écarterions à coups de fusil. +Je vous le permets, monsieur, mais je garde mon idée. +Montons hors de leur portée ! s’écria le docteur Fergusson ! Pas d’imprudence ! cela ne nous est pas permis. -L’affreuse scène ! s’écria Kennedy avec un profond dégoût. +L’affreuse scène ! s’écria Kennedy avec un profond dégoût. Ce sont de vilains bonshommes ! dit Joe. -Non pas ! répondit vivement le docteur ; non pas ! mêlons-nous de ce qui nous regarde ! -Sais-tu qui a tort ou raison, pour jouer le rôle de la Providence ? -Fuyons au plus tôt ce spectacle repoussant ! -Ah ! dit Kennedy, l’horrible bête ! je n’y tiens plus ! -Et le guerrier, frappé d’une balle au front, tomba en arrière. +Non pas ! répondit vivement le docteur ; non pas ! mêlons-nous de ce qui nous regarde ! +Sais-tu qui a tort ou raison, pour jouer le rôle de la Providence ? +Fuyons au plus tôt ce spectacle repoussant ! +Ah ! dit Kennedy, l’horrible bête ! je n’y tiens plus ! +Et le guerrier, frappé d’une balle au front, tomba en arrière. Allons chercher plus haut un courant qui nous emporte, dit le docteur. -Je suis écœuré de ce spectacle. +Je suis écœuré de ce spectacle. Pouah ! fit Joe, cela est repoussant ! -La nuit se faisait très obscure. +La nuit se faisait très obscure. Veille bien, Dick ! veille avec grand soin. Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau ? -Tu auras entendu les cris de quelques bêtes sauvages. -Le Victoria, retenu sur une seule ancre, n’éprouvait aucune oscillation. -Était-ce le cri d’un animal, d’un oiseau de nuit ? -Sortait-il de lèvres humaines ? -Celui-ci se réveilla aussitôt. -Silence, fit Kennedy, parlons à voix basse. +Tu auras entendu les cris de quelques bêtes sauvages. +Le Victoria, retenu sur une seule ancre, n’éprouvait aucune oscillation. +Était-ce le cri d’un animal, d’un oiseau de nuit ? +Sortait-il de lèvres humaines ? +Celui-ci se réveilla aussitôt. +Silence, fit Kennedy, parlons à voix basse. Il y a quelque chose ? -Dès que Joe se fut levé, le chasseur raconta ce qu’il avait vu. +Dès que Joe se fut levé, le chasseur raconta ce qu’il avait vu. Encore ces maudits singes ? dit Joe. -C’est possible ; mais il faut prendre ses précautions. -Joe et moi, dit Kennedy, nous allons descendre dans l’arbre par l’échelle. -Dick et Joe répondirent par un signe. -Depuis quelques minutes, ils écoutaient muets et immobiles dans le feuillage. +C’est possible ; mais il faut prendre ses précautions. +Joe et moi, dit Kennedy, nous allons descendre dans l’arbre par l’échelle. +Dick et Joe répondirent par un signe. +Depuis quelques minutes, ils écoutaient muets et immobiles dans le feuillage. N’entendez-vous pas ? -Si c’était un serpent ? +Si c’était un serpent ? Ce sifflement que vous avez surpris... Non ! il avait quelque chose d’humain. J’aime encore mieux des sauvages, se dit Joe. -Ces reptiles me répugnent. -Le bruit augmente, reprit Kennedy, quelques instants après. +Ces reptiles me répugnent. +Le bruit augmente, reprit Kennedy, quelques instants après. Oui ! on monte, on grimpe. -Veille de ce côté, je me charge de l’autre. -Quelques mots échangés à voix basse parvinrent même jusqu’aux deux voyageurs. -Joe épaula son fusil. +Veille de ce côté, je me charge de l’autre. +Quelques mots échangés à voix basse parvinrent même jusqu’aux deux voyageurs. +Joe épaula son fusil. Attention, dit Kennedy, feu ! Le double coup de feu. En un moment, toute la horde avait disparu. -Mais, au milieu des hurlements, il s’était produit un cri étrange, inattendu, impossible ! -Une voix humaine avait manifestement proféré ces mots en français : « À moi ! à moi ! -Kennedy et Joe, stupéfaits, regagnèrent la nacelle au plus vite. +Mais, au milieu des hurlements, il s’était produit un cri étrange, inattendu, impossible ! +Une voix humaine avait manifestement proféré ces mots en français : « À moi ! à moi ! +Kennedy et Joe, stupéfaits, regagnèrent la nacelle au plus vite. Avez-vous entendu ? leur dit le docteur. -Sans doute ! ce cri surnaturel : À moi ! à moi ! -Un Français aux mains de ces barbares ! -Le malheureux, s’écria le chasseur ? on l’assassine, on le martyrise ! -Le docteur cherchait vainement à déguiser son émotion. +Sans doute ! ce cri surnaturel : À moi ! à moi ! +Un Français aux mains de ces barbares ! +Le malheureux, s’écria le chasseur ? on l’assassine, on le martyrise ! +Le docteur cherchait vainement à déguiser son émotion. On ne peut en douter, dit-il. -Un malheureux Français est tombé entre les mains de ces sauvages. +Un malheureux Français est tombé entre les mains de ces sauvages. Mais nous ne partirons pas sans avoir fait tout au monde pour le sauver. -À nos coups de fusil, il aura reconnu un secours inespéré, une intervention providentielle. -Nous ne mentirons pas à cette dernière espérance. +À nos coups de fusil, il aura reconnu un secours inespéré, une intervention providentielle. +Nous ne mentirons pas à cette dernière espérance. Est-ce votre avis ? -C’est notre avis, Samuel, et nous sommes prêts à t’obéir. -Combinons donc nos manœuvres, et dès le matin, nous chercherons à l’enlever. -Mais comment écarterons-nous ces misérables nègres ? demanda Kennedy. -Ce pauvre malheureux ne doit pas être loin, dit Joe, car... -À moi ! à moi ! répéta la voix plus affaiblie. -Les barbares ! s’écria Joe palpitant. +C’est notre avis, Samuel, et nous sommes prêts à t’obéir. +Combinons donc nos manœuvres, et dès le matin, nous chercherons à l’enlever. +Mais comment écarterons-nous ces misérables nègres ? demanda Kennedy. +Ce pauvre malheureux ne doit pas être loin, dit Joe, car... +À moi ! à moi ! répéta la voix plus affaiblie. +Les barbares ! s’écria Joe palpitant. Mais s’ils le tuent cette nuit ? Je vous accompagne, monsieur Dick ! -Arrêtez mes amis ! arrêtez ! +Arrêtez mes amis ! arrêtez ! Pourquoi cela ? reprit Kennedy. -Ces sauvages sont effrayés, dispersés ! +Ces sauvages sont effrayés, dispersés ! Ils ne reviendront pas. -Mais cet infortuné qui attend, qui espère ! -Rien ne lui répond ! -Personne ne vient à son secours ! +Mais cet infortuné qui attend, qui espère ! +Rien ne lui répond ! +Personne ne vient à son secours ! On peut le rassurer », dit le docteur Fergusson. Trois amis veillent sur vous ! -Un hurlement terrible lui répondit, étouffant sans doute la réponse du prisonnier. -On l’égorge ! on va l’égorger ! s’écria Kennedy. -Notre intervention n’aura servi qu’à hâter l’heure de son supplice ! -Que prétends-tu faire au milieu de cette obscurité ? -Oh ! s’il faisait jour ! s’écria Joe. +Un hurlement terrible lui répondit, étouffant sans doute la réponse du prisonnier. +On l’égorge ! on va l’égorger ! s’écria Kennedy. +Notre intervention n’aura servi qu’à hâter l’heure de son supplice ! +Que prétends-tu faire au milieu de cette obscurité ? +Oh ! s’il faisait jour ! s’écria Joe. Eh bien, s’il faisait jour ? demanda le docteur d’un ton singulier. -Rien de plus simple, Samuel, répondit le chasseur. -Je descendrais à terre et je disperserais cette canaille à coups de fusil. +Rien de plus simple, Samuel, répondit le chasseur. +Je descendrais à terre et je disperserais cette canaille à coups de fusil. Et toi, Joe ? demanda Fergusson. Et comment lui ferais-tu parvenir cet avis ? -Non, il faut mettre toutes les chances de notre côté et agir autrement. -Mais agir tout de suite, répliqua le chasseur. -Peut-être ! répondit Samuel en insistant sur ce mot. -Mon maître, êtes-vous donc capable de dissiper ces ténèbres ? -Le docteur se tut pendant quelques instants ; il réfléchissait. -Ses deux compagnons le considéraient avec émotion ; ils étaient surexcités par cette situation extraordinaire. -Bientôt Fergusson reprit la parole : « Voici mon plan, dit-il. +Non, il faut mettre toutes les chances de notre côté et agir autrement. +Mais agir tout de suite, répliqua le chasseur. +Peut-être ! répondit Samuel en insistant sur ce mot. +Mon maître, êtes-vous donc capable de dissiper ces ténèbres ? +Le docteur se tut pendant quelques instants ; il réfléchissait. +Ses deux compagnons le considéraient avec émotion ; ils étaient surexcités par cette situation extraordinaire. +Bientôt Fergusson reprit la parole : « Voici mon plan, dit-il. Comment comptes-tu donc manœuvrer ? demanda Kennedy. Tu as raison, Samuel, nous devons tout sacrifier pour le sauver ! -Elle cache nos préparatifs, et ne se dissipera que lorsqu’ils seront terminés. -Ayez soin de tenir toutes les armes à portée de notre main. -Mais peut-être n’aurons-nous pas besoin de recourir à tout ce fracas. -Nous sommes prêts », répondit Joe. -Les sacs étaient disposés, les armes étaient en état. +Elle cache nos préparatifs, et ne se dissipera que lorsqu’ils seront terminés. +Ayez soin de tenir toutes les armes à portée de notre main. +Mais peut-être n’aurons-nous pas besoin de recourir à tout ce fracas. +Nous sommes prêts », répondit Joe. +Les sacs étaient disposés, les armes étaient en état. Bien ; fit le docteur. -Ayez l’œil à tout. -Joe se laissa glisser par le câble, et reparut au bout de quelques instants. -Le Victoria rendu libre flottait dans l’air, à peu près immobile. -Oh ! fit Joe, mon maître ! +Ayez l’œil à tout. +Joe se laissa glisser par le câble, et reparut au bout de quelques instants. +Le Victoria rendu libre flottait dans l’air, à peu près immobile. +Oh ! fit Joe, mon maître ! Pas un mot », dit le docteur. -Ses deux compagnons y jetèrent un regard avide. -À cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau. -Un missionnaire ! un prêtre ! s’écria Joe. -Pauvre malheureux ! répondit le chasseur. +Ses deux compagnons y jetèrent un regard avide. +À cent pieds au-dessous du ballon se dressait un poteau. +Un missionnaire ! un prêtre ! s’écria Joe. +Pauvre malheureux ! répondit le chasseur. Nous le sauverons, Dick ! fit le docteur, nous le sauverons ! -À ses cris, le prisonnier releva la tête. -Il vit ! il vit ! s’écria Fergusson ; Dieu soit loué ! -Ces sauvages sont plongés dans un magnifique effroi ! -Vous êtes prêts, mes amis ? -Nous sommes prêts, Samuel. -L’ordre du docteur fut exécuté. +À ses cris, le prisonnier releva la tête. +Il vit ! il vit ! s’écria Fergusson ; Dieu soit loué ! +Ces sauvages sont plongés dans un magnifique effroi ! +Vous êtes prêts, mes amis ? +Nous sommes prêts, Samuel. +L’ordre du docteur fut exécuté. Pendant dix minutes environ, il resta flottant au milieu des ondes lumineuses. La nacelle s’approcha du sol. Kennedy prit son fusil, mais le docteur lui ordonna de ne point tirer. -s’écria-t-il avec l’accent de la terreur. -Quelques sauvages accouraient en poussant des cris féroces. -Oh ! s’écria Joe en se penchant au dehors. -Un de ces maudits noirs s’est accroché au-dessous de la nacelle ! -Dick ! s’écria le docteur, la caisse à eau ! -s’écrièrent les deux compagnons du docteur. -Qu’est-ce donc ? demanda Kennedy qui faillit perdre l’équilibre. -Le docteur écarta alors les deux fils électriques, et l’obscurité redevint profonde. -Il était une heure du matin. -Le Français évanoui ouvrit enfin les yeux. -Vous êtes sauvé, lui dit le docteur. -Sauvé, répondit-il en anglais, avec un triste sourire, sauvé d’une mort cruelle ! -Et le missionnaire, épuisé, retomba dans son assoupissement. -Il se meurt ! s’écria Dick. +s’écria-t-il avec l’accent de la terreur. +Quelques sauvages accouraient en poussant des cris féroces. +Oh ! s’écria Joe en se penchant au dehors. +Un de ces maudits noirs s’est accroché au-dessous de la nacelle ! +Dick ! s’écria le docteur, la caisse à eau ! +s’écrièrent les deux compagnons du docteur. +Qu’est-ce donc ? demanda Kennedy qui faillit perdre l’équilibre. +Le docteur écarta alors les deux fils électriques, et l’obscurité redevint profonde. +Il était une heure du matin. +Le Français évanoui ouvrit enfin les yeux. +Vous êtes sauvé, lui dit le docteur. +Sauvé, répondit-il en anglais, avec un triste sourire, sauvé d’une mort cruelle ! +Et le missionnaire, épuisé, retomba dans son assoupissement. +Il se meurt ! s’écria Dick. Au premier rayon du jour, un courant le poussait doucement vers l’ouest-nord-ouest. -Fergusson alla considérer pendant quelques instants le prêtre assoupi. -Puissions-nous conserver ce compagnon que le Ciel nous a envoyé ! dit le chasseur. +Fergusson alla considérer pendant quelques instants le prêtre assoupi. +Puissions-nous conserver ce compagnon que le Ciel nous a envoyé ! dit le chasseur. As-tu quelque espoir ? Oui, Dick, avec des soins, dans cet air si pur. -Comme cet homme a souffert ! dit Joe avec émotion. -Cela n’est pas douteux », répondit le chasseur. -Le lendemain au matin, le Victoria avait à peine dérivé dans l’ouest. -La journée s’annonçait pure et magnifique. +Comme cet homme a souffert ! dit Joe avec émotion. +Cela n’est pas douteux », répondit le chasseur. +Le lendemain au matin, le Victoria avait à peine dérivé dans l’ouest. +La journée s’annonçait pure et magnifique. Le malade put appeler ses nouveaux amis d’une voix meilleure. Comment vous trouvez-vous ? lui demanda Fergusson. -Mieux peut-être, répondit-il. -Mais vous, mes amis, je ne vous ai encore vus que dans un rêve ! -À peine puis-je me rendre compte de ce qui s’est passé ! -Qui êtes-vous, afin que vos noms ne soient pas oubliés dans ma dernière prière ? -La science a ses héros, dit le missionnaire. -Mais la religion a ses martyrs, répondit l’Écossais. -Vous êtes missionnaire ? demanda le docteur. -Je suis un prêtre de la mission des Lazaristes. -Le Ciel vous a envoyés vers moi, le Ciel en soit loué ! -Le sacrifice de ma vie était fait ! +Mieux peut-être, répondit-il. +Mais vous, mes amis, je ne vous ai encore vus que dans un rêve ! +À peine puis-je me rendre compte de ce qui s’est passé ! +Qui êtes-vous, afin que vos noms ne soient pas oubliés dans ma dernière prière ? +La science a ses héros, dit le missionnaire. +Mais la religion a ses martyrs, répondit l’Écossais. +Vous êtes missionnaire ? demanda le docteur. +Je suis un prêtre de la mission des Lazaristes. +Le Ciel vous a envoyés vers moi, le Ciel en soit loué ! +Le sacrifice de ma vie était fait ! Mais vous venez d’Europe. Parlez-moi de l’Europe, de la France ! Je suis sans nouvelles depuis cinq ans ! -Cinq ans, seul, parmi ces sauvages ! s’écria Kennedy. -Samuel Fergusson, répondant au désir du missionnaire, l’entretint longuement de la France. -Celui-ci l’écoutait avidement et des larmes coulèrent de ses yeux. +Cinq ans, seul, parmi ces sauvages ! s’écria Kennedy. +Samuel Fergusson, répondant au désir du missionnaire, l’entretint longuement de la France. +Celui-ci l’écoutait avidement et des larmes coulèrent de ses yeux. Une prostration de quelques heures le tint comme mort entre les mains de Fergusson. -Celui-ci ne pouvait contenir son émotion ; il sentait cette existence s’enfuir. -Allaient-ils donc perdre si vite celui qu’ils avaient arraché au supplice ? +Celui-ci ne pouvait contenir son émotion ; il sentait cette existence s’enfuir. +Allaient-ils donc perdre si vite celui qu’ils avaient arraché au supplice ? Il l’entoura des soins les plus tendres et les plus intelligents. -Le docteur surprit son histoire entre ses paroles entrecoupées. +Le docteur surprit son histoire entre ses paroles entrecoupées. Mais toujours il enseignait, il instruisait, il priait. -Je n’en demande pas tant au Ciel, répondit le prêtre résigné ! +Je n’en demande pas tant au Ciel, répondit le prêtre résigné ! Le missionnaire s’affaiblit de nouveau. Joe signala vers le soir une lueur immense dans l’ouest. -Le docteur vint examiner attentivement ce phénomène. -Ce ne peut être qu’un volcan en activité, dit-il. -Mais le vent nous porte au-dessus, répliqua Kennedy. -Eh bien ! nous le franchirons à une hauteur rassurante. -Une nuit magnifique s’étendait sur la terre. -Le prêtre s’endormit dans une prostration paisible. +Le docteur vint examiner attentivement ce phénomène. +Ce ne peut être qu’un volcan en activité, dit-il. +Mais le vent nous porte au-dessus, répliqua Kennedy. +Eh bien ! nous le franchirons à une hauteur rassurante. +Une nuit magnifique s’étendait sur la terre. +Le prêtre s’endormit dans une prostration paisible. Il n’en reviendra pas, dit Joe ! -Pauvre jeune homme ! trente ans à peine ! -Il s’éteindra dans nos bras ! dit le docteur avec désespoir. -Le ciel lui fait une nuit bien belle, Joe, sa dernière nuit peut-être. -Il souffrira peu désormais, et sa mort ne sera qu’un paisible sommeil. +Pauvre jeune homme ! trente ans à peine ! +Il s’éteindra dans nos bras ! dit le docteur avec désespoir. +Le ciel lui fait une nuit bien belle, Joe, sa dernière nuit peut-être. +Il souffrira peu désormais, et sa mort ne sera qu’un paisible sommeil. Mes amis, dit-il d’une voix affaiblie, je m’en vais ! -Espérez encore, lui répondit Kennedy. +Espérez encore, lui répondit Kennedy. Ce n’est qu’un affaiblissement passager. Vous ne mourrez pas ! -Peut-on mourir par cette belle nuit d’été ? -La mort est là, reprit le missionnaire, je le sais ! +Peut-on mourir par cette belle nuit d’été ? +La mort est là, reprit le missionnaire, je le sais ! Laissez-moi la regarder en face ! -La mort, commencement des choses éternelles, n’est que la fin des soucis terrestres. -Mettez-moi à genoux, mes frères, je vous en prie ! -Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria l’apôtre mourant, ayez pitié de moi ! -Son dernier geste fut une bénédiction suprême à ses amis d’un jour. +La mort, commencement des choses éternelles, n’est que la fin des soucis terrestres. +Mettez-moi à genoux, mes frères, je vous en prie ! +Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria l’apôtre mourant, ayez pitié de moi ! +Son dernier geste fut une bénédiction suprême à ses amis d’un jour. Mort ! dit le docteur en se penchant sur lui, mort ! -Et d’un commun accord les trois amis s’agenouillèrent pour prier en silence. -L’hydrogène fusa, et le Victoria s’abaissa tranquillement vers le ravin. -Le Victoria se trouvait équilibré, et sa force ascensionnelle était impuissante à l’enlever. -Le sol était parsemé de quartz et de roches porphyriteuses. -Voilà une singulière découverte », se dit mentalement le docteur. -Il faisait une chaleur extrême dans ce ravin encaissé comme une sorte de fournaise. -Le soleil de midi y versait d’aplomb ses rayons brûlants. +Et d’un commun accord les trois amis s’agenouillèrent pour prier en silence. +L’hydrogène fusa, et le Victoria s’abaissa tranquillement vers le ravin. +Le Victoria se trouvait équilibré, et sa force ascensionnelle était impuissante à l’enlever. +Le sol était parsemé de quartz et de roches porphyriteuses. +Voilà une singulière découverte », se dit mentalement le docteur. +Il faisait une chaleur extrême dans ce ravin encaissé comme une sorte de fournaise. +Le soleil de midi y versait d’aplomb ses rayons brûlants. L’ensevelissement du missionnaire. -Le corps du martyr y fut déposé avec respect. -Le docteur cependant demeurait immobile et perdu dans ses réflexions. -À quoi penses-tu donc, Samuel ? lui demanda Kennedy. -À un contraste bizarre de la nature, à un singulier effet du hasard. +Le corps du martyr y fut déposé avec respect. +Le docteur cependant demeurait immobile et perdu dans ses réflexions. +À quoi penses-tu donc, Samuel ? lui demanda Kennedy. +À un contraste bizarre de la nature, à un singulier effet du hasard. Que veux-tu dire ? -Samuel, demanda l’Écossais. -Une mine d’or ! s’écrièrent Kennedy et Joe. -Une mine d’or, répondit tranquillement le docteur. -Impossible ! impossible ! répéta Joe. -Joe se précipita comme un fou sur ces fragments épars. -Kennedy n’était pas loin de l’imiter. -Calme-toi, mon brave Joe, lui dit son maître. -Monsieur, vous en parlez à votre aise. +Samuel, demanda l’Écossais. +Une mine d’or ! s’écrièrent Kennedy et Joe. +Une mine d’or, répondit tranquillement le docteur. +Impossible ! impossible ! répéta Joe. +Joe se précipita comme un fou sur ces fragments épars. +Kennedy n’était pas loin de l’imiter. +Calme-toi, mon brave Joe, lui dit son maître. +Monsieur, vous en parlez à votre aise. Comment ! un philosophe de ta trempe... Eh ! monsieur, il n’y a pas de philosophie qui tienne. -Voyons ! réfléchis un peu. -À quoi nous servirait toute cette richesse ? nous ne pouvons pas l’emporter. +Voyons ! réfléchis un peu. +À quoi nous servirait toute cette richesse ? nous ne pouvons pas l’emporter. Nous ne pouvons pas l’emporter ? par exemple ! C’est un peu lourd pour notre nacelle ! -Comment ! dit Joe, abandonner ces trésors ! -Une fortune à nous ! bien à nous ! la laisser ! +Comment ! dit Joe, abandonner ces trésors ! +Une fortune à nous ! bien à nous ! la laisser ! Prends garde, mon ami. -Tout cela est vrai, répondit Joe ; mais enfin, de l’or ! -Une Australie et une Californie réunies au fond d’un désert ! +Tout cela est vrai, répondit Joe ; mais enfin, de l’or ! +Une Australie et une Californie réunies au fond d’un désert ! Et tout cela demeurera inutile ! En tout cas, voici ce que je ferai pour te consoler. -Ce sera difficile, répliqua Joe d’un air contrit. -Emplissons notre nacelle de ce précieux minerai. -Ce qui restera à la fin du voyage sera toujours autant de gagné. -Dieu la reconnaîtra », dit-il. -Joe le regardait faire avec inquiétude et ne disait mot. +Ce sera difficile, répliqua Joe d’un air contrit. +Emplissons notre nacelle de ce précieux minerai. +Ce qui restera à la fin du voyage sera toujours autant de gagné. +Dieu la reconnaîtra », dit-il. +Joe le regardait faire avec inquiétude et ne disait mot. Joe », fit le docteur. -Joe ne répondit pas. +Joe ne répondit pas. Joe fit signe qu’il entendait, mais qu’il ne voulait pas comprendre. Mais, Monsieur, vous m’avez permis... -Je t’ai permis de remplacer le lest, voilà tout. -Veux-tu donc que nous restions éternellement dans ce désert ? -Votre chalumeau ne fonctionne donc pas ? reprit l’entêté. +Je t’ai permis de remplacer le lest, voilà tout. +Veux-tu donc que nous restions éternellement dans ce désert ? +Votre chalumeau ne fonctionne donc pas ? reprit l’entêté. Le Victoria ne bougea pas. Hein ! fit-il, nous ne montons pas encore ? -Pas encore, répondit le docteur. +Pas encore, répondit le docteur. Joe jeta encore une dizaine de livres. Le ballon demeurait toujours immobile. -Quatre cents livres à jeter ! s’écria Joe piteusement. +Quatre cents livres à jeter ! s’écria Joe piteusement. Et quelque chose avec pour nous enlever. -Le digne garçon, poussant de profonds soupirs, se mit à délester le ballon. -De temps en temps il s’arrêtait : « Nous montons ! disait-il. -Nous ne montons pas, lui était-il invariablement répondu. +Le digne garçon, poussant de profonds soupirs, se mit à délester le ballon. +De temps en temps il s’arrêtait : « Nous montons ! disait-il. +Nous ne montons pas, lui était-il invariablement répondu. Il remue, dit-il enfin. -Va encore, répétait Fergusson. -Il monte ! j’en suis sûr. -Va toujours », répliquait Kennedy. -Joe ne répondit rien et s’étendit moelleusement sur son lit de minerai. -Vers le matin, le ciel reprit sa limpidité brillante et sa chaleur. -Cela est d’autant plus fâcheux que nous sommes menacés de manquer d’eau. +Va encore, répétait Fergusson. +Il monte ! j’en suis sûr. +Va toujours », répliquait Kennedy. +Joe ne répondit rien et s’étendit moelleusement sur son lit de minerai. +Vers le matin, le ciel reprit sa limpidité brillante et sa chaleur. +Cela est d’autant plus fâcheux que nous sommes menacés de manquer d’eau. Ne serait-ce pas le chargement de Joe qui retarderait notre marche ? -Joe lui lança un coup d’œil piteux. -Mais le docteur ne répondit pas. -Aussi surveillait-il avec la plus soigneuse attention les moindres dépressions du sol. -Le commencement du désert. -L’aspect de cette partie de l’Afrique était inquiétant d’ailleurs. -Le désert se faisait peu à peu. -Plus un village, pas même une réunion de quelques huttes. -La végétation se retirait. -Ces symptômes d’aridité donnaient à penser au docteur Fergusson. +Joe lui lança un coup d’œil piteux. +Mais le docteur ne répondit pas. +Aussi surveillait-il avec la plus soigneuse attention les moindres dépressions du sol. +Le commencement du désert. +L’aspect de cette partie de l’Afrique était inquiétant d’ailleurs. +Le désert se faisait peu à peu. +Plus un village, pas même une réunion de quelques huttes. +La végétation se retirait. +Ces symptômes d’aridité donnaient à penser au docteur Fergusson. Et pas un nuage au ciel ! -À la fin de cette journée, le Victoria n’avait pas franchi trente milles. -Si l’eau n’eût pas manqué ! +À la fin de cette journée, le Victoria n’avait pas franchi trente milles. +Si l’eau n’eût pas manqué ! Mais il en restait en tout trois gallons ! -Tout cela était rigoureusement mathématique. -Cinquante-quatre heures ! dit-il à ses compagnons. +Tout cela était rigoureusement mathématique. +Cinquante-quatre heures ! dit-il à ses compagnons. Oui, mon cher Dick. -Le déjeuner se composa d’un peu de viande séchée et de pemmican. -Vers midi, le Victoria avait à peine fait quelques milles. +Le déjeuner se composa d’un peu de viande séchée et de pemmican. +Vers midi, le Victoria avait à peine fait quelques milles. Nous ne pouvons aller plus vite, dit le docteur. -Nous ne commandons pas, nous obéissons. +Nous ne commandons pas, nous obéissons. Maudite chaleur ! fit Joe en essuyant son front ruisselant. -Ah ! maudit sauvage qui nous a coûté cette précieuse caisse ! +Ah ! maudit sauvage qui nous a coûté cette précieuse caisse ! Tu ne regrettes pas ce que tu as fait, Samuel ? -Non, Dick, puisque nous avons pu soustraire cet infortuné à une mort horrible. -Nous avons fait au moins la moitié du voyage ? demanda Joe. -Comme distance, oui ; comme durée, non, si le vent nous abandonne. -Or il a une tendance à diminuer tout à fait. +Non, Dick, puisque nous avons pu soustraire cet infortuné à une mort horrible. +Nous avons fait au moins la moitié du voyage ? demanda Joe. +Comme distance, oui ; comme durée, non, si le vent nous abandonne. +Or il a une tendance à diminuer tout à fait. Nous trouverons de l’eau, c’est moi qui vous le dis. -Le soleil disparaît derrière l’horizon. +Le soleil disparaît derrière l’horizon. Avait-il bien agi ? -N’était-ce pas tenter les voies défendues ? +N’était-ce pas tenter les voies défendues ? N’essayait-il pas dans ce voyage de franchir les limites de l’impossible ? Serait-il impossible de retourner sur ses pas ? -N’existait-il pas des courants supérieurs qui le repousseraient vers des contrées moins arides ? -Je n’ai d’autre opinion que celle de mon maître, répondit Joe. +N’existait-il pas des courants supérieurs qui le repousseraient vers des contrées moins arides ? +Je n’ai d’autre opinion que celle de mon maître, répondit Joe. Ce qu’il souffrira, je puis le souffrir, et mieux que lui. -Où il ira, j’irai. -Je suis donc à toi corps et âme. +Où il ira, j’irai. +Je suis donc à toi corps et âme. Les dangers, d’ailleurs, me paraissent aussi grands pour revenir. Ainsi donc, en avant, tu peux compter sur nous. -Merci, mes dignes amis, répondit le docteur véritablement ému. -Je m’attendais à tant de dévouement ; mais il me fallait ces encourageantes paroles. +Merci, mes dignes amis, répondit le docteur véritablement ému. +Je m’attendais à tant de dévouement ; mais il me fallait ces encourageantes paroles. Encore une fois, merci. -Et ces trois hommes se serrèrent la main avec effusion. -Écoutez-moi, reprit Fergusson. -Attendons avec résignation », dit le chasseur. -C’était le désert. +Et ces trois hommes se serrèrent la main avec effusion. +Écoutez-moi, reprit Fergusson. +Attendons avec résignation », dit le chasseur. +C’était le désert. La nuit se passa tranquille, trop tranquille ! Le docteur ne dormit pas. -Le lendemain, même pureté du ciel, même immobilité de l’atmosphère. -Nous sommes en plein désert, dit le docteur. -Voici l’immensité de sable ! -Quelle singulière disposition de la nature ! -Cela est ainsi, voilà l’important. +Le lendemain, même pureté du ciel, même immobilité de l’atmosphère. +Nous sommes en plein désert, dit le docteur. +Voici l’immensité de sable ! +Quelle singulière disposition de la nature ! +Cela est ainsi, voilà l’important. Le vent a peur de souffler, il dort. -Joe a raison, répondit le docteur. +Joe a raison, répondit le docteur. Nous verrons bien, Dick, nous verrons bien. -C’est pourtant vendredi, mon maître, et je me défie des vendredis. -Eh bien ! j’espère qu’aujourd’hui tu reviendras de tes préventions. -Je le désire, monsieur. -Non ; la gutta-percha dont le taffetas est enduit supporte des températures beaucoup plus élevées. +C’est pourtant vendredi, mon maître, et je me défie des vendredis. +Eh bien ! j’espère qu’aujourd’hui tu reviendras de tes préventions. +Je le désire, monsieur. +Non ; la gutta-percha dont le taffetas est enduit supporte des températures beaucoup plus élevées. Un nuage ! un vrai nuage ! -s’écria en ce moment Joe, dont la vue perçante défiait toutes les lunettes. +s’écria en ce moment Joe, dont la vue perçante défiait toutes les lunettes. Regarde, Dick, sa forme est encore exactement celle qu’il avait ce matin. -C’est à craindre, car il se maintient à une très grande hauteur. +C’est à craindre, car il se maintient à une très grande hauteur. Samuel, si nous allions chercher ce nuage qui ne veut pas crever sur nous ? -Mais, dans notre situation, il ne faut rien négliger ; nous allons monter. +Mais, dans notre situation, il ne faut rien négliger ; nous allons monter. Qu’est-ce donc, Joe ? -Mon maître ! monsieur Kennedy ! voilà qui est étrange ! +Mon maître ! monsieur Kennedy ! voilà qui est étrange ! Qu’y a-t-il donc ? Nous ne sommes pas seuls ici ! il y a des intrigants ! -On nous a volé notre invention ! -Joe représentait la statue de la stupéfaction ! +On nous a volé notre invention ! +Joe représentait la statue de la stupéfaction ! Me diras-tu ?... dit-il. Mais voyez, monsieur, dit Joe en indiquant un point dans l’espace. -Par saint Patrick ! s’écria Kennedy à son tour, ceci n’est pas croyable ! +Par saint Patrick ! s’écria Kennedy à son tour, ceci n’est pas croyable ! Samuel, Samuel, vois donc ! -Je vois, répondit tranquillement le docteur. +Je vois, répondit tranquillement le docteur. Un autre ballon ! d’autres voyageurs comme nous ! Qu’est-ce que cela signifie ? demanda le chasseur. -Ce sont des singes, s’écria Joe, ils se moquent de nous ! +Ce sont des singes, s’écria Joe, ils se moquent de nous ! Monte sur le bord, Joe, agite tes bras, et tu verras. -Joe obéit : il vit ses gestes exactement et instantanément reproduits. +Joe obéit : il vit ses gestes exactement et instantanément reproduits. Quel curieux spectacle ! reprit Kennedy. Cela fait plaisir de voir notre brave Victoria ! Savez-vous qu’il a bon air et se tient majestueusement ? -Le vent, à peine sensible, sembla diminuer encore. -Le docteur, désespéré, se rapprocha du sol. +Le vent, à peine sensible, sembla diminuer encore. +Le docteur, désespéré, se rapprocha du sol. Des palmiers ! dit Fergusson, mais il y a donc une fontaine, un puits ? Eh bien, monsieur ! dit Joe, si nous buvions en attendant ? -L’air est vraiment étouffant. +L’air est vraiment étouffant. Personne ne se fit prier. Ah ! cela fait du bien ! fit Joe. Que c’est bon ! -Jamais bière de Perkins ne m’a fait autant de plaisir. -Voilà les avantages de la privation, répondit le docteur. -À six heures, le Victoria planait au-dessus des palmiers. -Fergusson les considéra avec effroi. -Il n’y avait pas apparence d’humidité. -Les voyageurs se regardèrent en pâlissant. +Jamais bière de Perkins ne m’a fait autant de plaisir. +Voilà les avantages de la privation, répondit le docteur. +À six heures, le Victoria planait au-dessus des palmiers. +Fergusson les considéra avec effroi. +Il n’y avait pas apparence d’humidité. +Les voyageurs se regardèrent en pâlissant. Ne descendons pas, dit Kennedy, fuyons ce hideux spectacle ! -Il n’y a pas là une goutte d’eau à recueillir. +Il n’y a pas là une goutte d’eau à recueillir. Non pas, Dick, il faut en avoir la conscience nette. Autant passer la nuit ici qu’ailleurs. -La source paraissait tarie depuis de longues années. -Le samedi matin, le docteur donna le signal du départ. +La source paraissait tarie depuis de longues années. +Le samedi matin, le docteur donna le signal du départ. Le chalumeau ne peut plus marcher que six heures, dit-il. -Une inactivité forcée leur faisait de pénibles loisirs. -Il restait à peine deux pintes d’un liquide échauffé. -Deux pintes d’eau, au milieu d’un désert ! -Il avait fait un peu de chemin sans doute, mais en était-il plus avancé ? +Une inactivité forcée leur faisait de pénibles loisirs. +Il restait à peine deux pintes d’un liquide échauffé. +Deux pintes d’eau, au milieu d’un désert ! +Il avait fait un peu de chemin sans doute, mais en était-il plus avancé ? Mais l’espoir poussait Samuel en avant ! Et quels changements pouvaient se produire en neuf jours ! -Mais le gaz de son ballon, c’était son sang, c’était sa vie ! +Mais le gaz de son ballon, c’était son sang, c’était sa vie ! Il faut faire un dernier effort ! se dit-il vers dix heures du matin. -Il faut tenter une dernière fois de découvrir un courant atmosphérique qui nous emporte ! -Il faut risquer nos dernières ressources. +Il faut tenter une dernière fois de découvrir un courant atmosphérique qui nous emporte ! +Il faut risquer nos dernières ressources. En prenant terre, Dick et Joe sortirent de leur pesante torpeur. -Nous nous arrêtons ? dit l’Écossais. -Il le faut », répondit Samuel d’un ton grave. +Nous nous arrêtons ? dit l’Écossais. +Il le faut », répondit Samuel d’un ton grave. Ses compagnons le comprirent. -La nuit dans le désert. +La nuit dans le désert. Pendant la nuit, personne ne veilla, mais personne ne dormit. -La chaleur fut étouffante. -J’étouffe, s’écria bientôt Joe, la chaleur redouble ! -Cela ne m’étonne pas, dit-il après avoir consulté le thermomètre, cent quarante degrés ! -Le sable vous brûle, répondit le chasseur, comme s’il sortait d’un four. +La chaleur fut étouffante. +J’étouffe, s’écria bientôt Joe, la chaleur redouble ! +Cela ne m’étonne pas, dit-il après avoir consulté le thermomètre, cent quarante degrés ! +Le sable vous brûle, répondit le chasseur, comme s’il sortait d’un four. Et pas un nuage dans ce ciel en feu ! -C’est à devenir fou ! +C’est à devenir fou ! Mais enfin, reprit Kennedy, il y aurait quelque indice ! Le ciel t’entende ! -Ah ! du vent ! du vent ! s’écria Joe ! +Ah ! du vent ! du vent ! s’écria Joe ! Mais la soif est une cruelle chose. -Cette planéité écœurait et donnait ce malaise qu’on appelle le mal du désert. -Venez, dit-il à ses compagnons, croyez-moi, cela vous fera du bien. -Impossible, répondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas. +Cette planéité écœurait et donnait ce malaise qu’on appelle le mal du désert. +Venez, dit-il à ses compagnons, croyez-moi, cela vous fera du bien. +Impossible, répondit Kennedy, je ne pourrais faire un pas. J’aime encore mieux dormir, fit Joe. Mais le sommeil ou le repos vous seront funestes, mes amis. -Réagissez donc contre cette torpeur. -Le Victoria disparaissait entièrement dans l’ombre. +Réagissez donc contre cette torpeur. +Le Victoria disparaissait entièrement dans l’ombre. Le docteur fut envahi par un insurmontable effroi, lui, l’impassible, l’audacieux voyageur ! -Qu’avez-vous eu, mon maître ? demanda-t-il. -Ce ne sera rien, mon brave Joe ; un moment de faiblesse, voilà tout. +Qu’avez-vous eu, mon maître ? demanda-t-il. +Ce ne sera rien, mon brave Joe ; un moment de faiblesse, voilà tout. Le docteur, au bras de Joe, reprit la route qu’il avait suivie. -C’était imprudent, monsieur, on ne s’aventure pas ainsi. -Vous auriez pu être dévalisé, ajouta-t-il en riant. -Voyons, monsieur, parlons sérieusement. -Parle, je t’écoute ! +C’était imprudent, monsieur, on ne s’aventure pas ainsi. +Vous auriez pu être dévalisé, ajouta-t-il en riant. +Voyons, monsieur, parlons sérieusement. +Parle, je t’écoute ! Il faut absolument prendre un parti. -Le docteur ne répondit pas. +Le docteur ne répondit pas. Que veux-tu dire ? quel est ton projet ? Que dites-vous de mon dessein ? -Il est insensé, mais digne de ton brave cœur, Joe. +Il est insensé, mais digne de ton brave cœur, Joe. Cela est impossible, tu ne nous quitteras pas. -Non, Joe ! non ! ne nous séparons pas ! ce serait une douleur ajoutée aux autres. -Ainsi, attendons avec résignation. -Celui-ci était plongé dans un silence absolu qui ne devait pas être le sommeil. -Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter le baromètre. -C’est à peine si la colonne de mercure avait subi une dépression appréciable. +Non, Joe ! non ! ne nous séparons pas ! ce serait une douleur ajoutée aux autres. +Ainsi, attendons avec résignation. +Celui-ci était plongé dans un silence absolu qui ne devait pas être le sommeil. +Le premier soin du docteur fut, le lendemain, de consulter le baromètre. +C’est à peine si la colonne de mercure avait subi une dépression appréciable. Rien ! se dit-il, rien ! -Faut-il donc désespérer ? -s’écria-t-il. -Joe ne disait mot, absorbé dans sa pensée, et méditant son projet d’exploration. -Kennedy se releva fort malade, et en proie à une surexcitation inquiétante. +Faut-il donc désespérer ? +s’écria-t-il. +Joe ne disait mot, absorbé dans sa pensée, et méditant son projet d’exploration. +Kennedy se releva fort malade, et en proie à une surexcitation inquiétante. Il souffrait horriblement de la soif. -Sa langue et ses lèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son. -Ah ! s’écria-t-il ! pays de la soif ! tu serais bien nommé pays du désespoir ! -Malédiction ! dit-il avec colère ! c’est de l’eau salée ! -En ce moment, ces mots : « À boire ! à boire ! -furent prononcés avec un accent déchirant. -Mais Joe ne l’entendit pas ; il était comme lui retombé sur le sable. +Sa langue et ses lèvres tuméfiées pouvaient à peine articuler un son. +Ah ! s’écria-t-il ! pays de la soif ! tu serais bien nommé pays du désespoir ! +Malédiction ! dit-il avec colère ! c’est de l’eau salée ! +En ce moment, ces mots : « À boire ! à boire ! +furent prononcés avec un accent déchirant. +Mais Joe ne l’entendit pas ; il était comme lui retombé sur le sable. Ce qui se passa pendant cette nuit orageuse, on l’ignore. Il jeta les yeux autour de lui. -s’écria-t-il en se relevant par un effort surhumain. -Monsieur ! monsieur ! fit Joe, se précipitant sur lui. -Laisse-moi ! va-t-en », dit en râlant l’Écossais. +s’écria-t-il en se relevant par un effort surhumain. +Monsieur ! monsieur ! fit Joe, se précipitant sur lui. +Laisse-moi ! va-t-en », dit en râlant l’Écossais. Tous les deux luttaient avec acharnement. -Va-t-en, ou je te tue », répéta Kennedy. -Un regard énergique d’espoir brilla dans les yeux de Fergusson. -Le simoun ! s’écria-t-il. -Le simoun ! répéta Joe sans trop comprendre. -Tant mieux, s’écria Kennedy avec une rage désespérée, tant mieux ! nous allons mourir ! -Tant mieux ! répliqua le docteur, nous allons vivre au contraire ! -Il se mit à rejeter rapidement le sable qui lestait la nacelle. -Joe n’hésita pas, et cependant il éprouva quelque chose comme un regret rapide. +Va-t-en, ou je te tue », répéta Kennedy. +Un regard énergique d’espoir brilla dans les yeux de Fergusson. +Le simoun ! s’écria-t-il. +Le simoun ! répéta Joe sans trop comprendre. +Tant mieux, s’écria Kennedy avec une rage désespérée, tant mieux ! nous allons mourir ! +Tant mieux ! répliqua le docteur, nous allons vivre au contraire ! +Il se mit à rejeter rapidement le sable qui lestait la nacelle. +Joe n’hésita pas, et cependant il éprouva quelque chose comme un regret rapide. Le ballon s’enleva. -Il était temps », s’écria le docteur. -Le simoun arrivait en effet avec la rapidité de la foudre. -Un peu plus le Victoria était écrasé, mis en pièces, anéanti. -L’immense trombe allait l’atteindre ; il fut couvert d’une grêle de sable. -Encore du lest ! cria le docteur à Joe. -Voilà », répondit ce dernier en précipitant un énorme fragment de quartz. -L’eau ! l’eau est là ! s’écria le docteur. +Il était temps », s’écria le docteur. +Le simoun arrivait en effet avec la rapidité de la foudre. +Un peu plus le Victoria était écrasé, mis en pièces, anéanti. +L’immense trombe allait l’atteindre ; il fut couvert d’une grêle de sable. +Encore du lest ! cria le docteur à Joe. +Voilà », répondit ce dernier en précipitant un énorme fragment de quartz. +L’eau ! l’eau est là ! s’écria le docteur. En quatre heures, les voyageurs avaient franchi un espace de deux cent quarante milles . -Vos fusils ! s’écria le docteur, vos fusils, et soyez prudents. -Soudain, un rugissement retentit à vingt pas d’eux. +Vos fusils ! s’écria le docteur, vos fusils, et soyez prudents. +Soudain, un rugissement retentit à vingt pas d’eux. Le rugissement d’un lion ! dit Joe. -Tant mieux ! répliqua le chasseur exaspéré, nous nous battrons ! +Tant mieux ! répliqua le chasseur exaspéré, nous nous battrons ! On est fort quand il ne s’agit que de se battre. Prenons garde, monsieur Dick, dit Joe en respirant. -Mais Dick, sans répondre, buvait toujours. -Il plongeait sa tête et ses mains dans cette eau bienfaisante ; il s’enivrait. -Mais quelle fut sa stupéfaction ! -Un corps opaque, énorme, en fermait l’ouverture. +Mais Dick, sans répondre, buvait toujours. +Il plongeait sa tête et ses mains dans cette eau bienfaisante ; il s’enivrait. +Mais quelle fut sa stupéfaction ! +Un corps opaque, énorme, en fermait l’ouverture. C’est impossible ! qu’est-ce que cela veut dire ?... -Un autre lion ! s’écria Joe. +Un autre lion ! s’écria Joe. Non pas, une lionne ! -Ah ! maudite bête, attends », dit le chasseur en rechargeant prestement sa carabine. -Un instant après, il faisait feu, mais l’animal avait disparu. -En avant ! s’écria-t-il. +Ah ! maudite bête, attends », dit le chasseur en rechargeant prestement sa carabine. +Un instant après, il faisait feu, mais l’animal avait disparu. +En avant ! s’écria-t-il. Et Samuel qui nous attend ! Attirons l’animal ; prenez mon fusil, et passez-moi votre carabine. Quel est ton projet ? La lionne rugissante roula sur l’escalier, renversant Joe. La sieste dans l’oasis. -Ah ! j’ai été bien près de devenir fou ! -Brave ami ! fit Dick en tendant la main à Joe. -Il n’y a pas de quoi, répondit celui-ci. -C’est une pauvre nature que la nôtre ! reprit Fergusson. +Ah ! j’ai été bien près de devenir fou ! +Brave ami ! fit Dick en tendant la main à Joe. +Il n’y a pas de quoi, répondit celui-ci. +C’est une pauvre nature que la nôtre ! reprit Fergusson. Se laisser abattre pour si peu ! -Pour si peu d’eau, voulez-vous dire, mon maître ! -Il faut que cet élément soit bien nécessaire à la vie ! +Pour si peu d’eau, voulez-vous dire, mon maître ! +Il faut que cet élément soit bien nécessaire à la vie ! Les sauvages ne s’en font pas faute, cependant, dit Kennedy. -Ce fut dans ces circonstances qu’il arriva une singulière aventure à James Bruce. +Ce fut dans ces circonstances qu’il arriva une singulière aventure à James Bruce. Ce fait souleva tout le monde contre lui. -Il pouvait en parler à son aise ! on n’irait point voir ! -Bruce était un homme très courageux et très rageur. -Ces doutes l’irritaient au suprême degré. -Écossais eut peur, et il obéit non sans de fortes grimaces. -Bien riposté, fit Joe. -Et si, à notre retour en Angleterre, on met notre voyage en doute... +Il pouvait en parler à son aise ! on n’irait point voir ! +Bruce était un homme très courageux et très rageur. +Ces doutes l’irritaient au suprême degré. +Écossais eut peur, et il obéit non sans de fortes grimaces. +Bien riposté, fit Joe. +Et si, à notre retour en Angleterre, on met notre voyage en doute... Eh bien ! que feras-tu, Joe ? -Je ferai manger aux incrédules les morceaux du Victoria, sans sel et sans poivre ! -Et chacun de rire des expédients de Joe. -Le passé s’effaçait devant l’avenir avec une providentielle rapidité. +Je ferai manger aux incrédules les morceaux du Victoria, sans sel et sans poivre ! +Et chacun de rire des expédients de Joe. +Le passé s’effaçait devant l’avenir avec une providentielle rapidité. Cependant, mon cher Dick, reprit le docteur, tu oublies promptement. Et ce lion, et cette lionne ? -Ça ! fit-il avec le dédain du vrai chasseur pour l’animal abattu ! -Par cette température, fit Joe ! -Enfin, si cela est nécessaire, on le fera. +Ça ! fit-il avec le dédain du vrai chasseur pour l’animal abattu ! +Par cette température, fit Joe ! +Enfin, si cela est nécessaire, on le fera. On y veillera, monsieur ; mais pensez-vous que cette oasis soit connue ? Est-ce qu’il y a encore par ici de ces affreux Nyam-Nyam ? -Après tout, cela est bien naturel ! -Si des sauvages avaient les goûts des gentlemen, où serait la différence ? -Après avoir failli succomber faute d’eau, en serait-on réduit à mourir de faim ? -Eh ! fit Kennedy, si quelque savant voyageur vient à rencontrer ces échantillons ?... +Après tout, cela est bien naturel ! +Si des sauvages avaient les goûts des gentlemen, où serait la différence ? +Après avoir failli succomber faute d’eau, en serait-on réduit à mourir de faim ? +Eh ! fit Kennedy, si quelque savant voyageur vient à rencontrer ces échantillons ?... Et c’est Joe qui en sera la cause. -Le thermomètre marqua au soleil cent quarante-neuf degrés . -Une véritable pluie de feu traversait l’air. -Ce fut la plus haute chaleur qui eût encore été observée. -Alerte ! s’écria Joe en réveillant ses deux compagnons ! alerte ! voici le vent. -Enfin ! dit le docteur en considérant le ciel, c’est une tempête ! +Le thermomètre marqua au soleil cent quarante-neuf degrés . +Une véritable pluie de feu traversait l’air. +Ce fut la plus haute chaleur qui eût encore été observée. +Alerte ! s’écria Joe en réveillant ses deux compagnons ! alerte ! voici le vent. +Enfin ! dit le docteur en considérant le ciel, c’est une tempête ! Au Victoria ! au Victoria ! -Il était temps d’y arriver. -Nous sommes donc en pays civilisé ? dit le chasseur. -Ce ne sera pas long, répondit Fergusson, au train dont nous marchons. -Est-ce que nous sommes toujours dans le pays des nègres, monsieur Samuel ? +Il était temps d’y arriver. +Nous sommes donc en pays civilisé ? dit le chasseur. +Ce ne sera pas long, répondit Fergusson, au train dont nous marchons. +Est-ce que nous sommes toujours dans le pays des nègres, monsieur Samuel ? Toujours, Joe, en attendant le pays des Arabes. Des Arabes, monsieur, de vrais Arabes, avec leurs chameaux ? Parce que, si le vent devenait contraire, ils pourraient nous servir. Qu’en dites-vous ? Le pays est superbe, dit le docteur. Voici les animaux, fit Joe ; les hommes ne sont pas loin. -Ah ! les magnifiques éléphants ! s’écria Kennedy. +Ah ! les magnifiques éléphants ! s’écria Kennedy. Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen de chasser un peu ? -Et comment nous arrêter, mon cher Dick, avec un courant de cette violence ? -Non, goûte un peu le supplice de Tantale ! -Tu te dédommageras plus tard. +Et comment nous arrêter, mon cher Dick, avec un courant de cette violence ? +Non, goûte un peu le supplice de Tantale ! +Tu te dédommageras plus tard. La faune de ce pays en valait la flore. -À cette prodigalité de la nature, le docteur reconnut le superbe royaume d’Adamova. -Elle se trouve à peu près sur le trente-septième degré. -Sur le douzième degré de longitude environ. -Cela fait donc vingt-cinq degrés ; à soixante milles chaque, soit quinze cents milles . -Un joli bout de promenade, fit Joe, pour les gens qui iraient à pied. +À cette prodigalité de la nature, le docteur reconnut le superbe royaume d’Adamova. +Elle se trouve à peu près sur le trente-septième degré. +Sur le douzième degré de longitude environ. +Cela fait donc vingt-cinq degrés ; à soixante milles chaque, soit quinze cents milles . +Un joli bout de promenade, fit Joe, pour les gens qui iraient à pied. Cela se fera cependant. Les premiers habitants de cette terre, des Arabes Chouas, paissaient leurs troupeaux nomades. -À trois heures, le Victoria se trouvait en face du mont Mendif. -On n’avait pu l’éviter, il fallut le franchir. -Le cratère du mont Mendif. -Le repas fut agréable, et la nuit se passa dans un repos profond. -Jugez donc un peu de ce que les légendes feront de nous quelque jour. +À trois heures, le Victoria se trouvait en face du mont Mendif. +On n’avait pu l’éviter, il fallut le franchir. +Le cratère du mont Mendif. +Le repas fut agréable, et la nuit se passa dans un repos profond. +Jugez donc un peu de ce que les légendes feront de nous quelque jour. D’accord, mon cher Dick ; mais que pouvons-nous y faire ? -Mais quel était ce major Denham ? -Oui, cette contrée est fatale ! -Mosfeia avait depuis longtemps déjà disparu à l’horizon. -Le docteur le fit suivre à ses compagnons sur les cartes de Barth. -Ah ! l’on peut appeler justement cette immense contrée le cimetière des Européens ! -Est-ce que nous allons encore être pris par un calme plat ? dit le docteur. +Mais quel était ce major Denham ? +Oui, cette contrée est fatale ! +Mosfeia avait depuis longtemps déjà disparu à l’horizon. +Le docteur le fit suivre à ses compagnons sur les cartes de Barth. +Ah ! l’on peut appeler justement cette immense contrée le cimetière des Européens ! +Est-ce que nous allons encore être pris par un calme plat ? dit le docteur. Non, mais des populations plus redoutables encore. -Voici, dit Joe, quelque chose qui ressemble à une ville. +Voici, dit Joe, quelque chose qui ressemble à une ville. Ne nous rapprocherons-nous pas ? demanda Kennedy. -Le Victoria, une demi-heure après, se maintenait immobile à deux cents pieds du sol. -Ainsi nous pouvons voir à notre aise. -Quel est donc ce bruit de maillets que l’on entend de tous côtés ? +Le Victoria, une demi-heure après, se maintenait immobile à deux cents pieds du sol. +Ainsi nous pouvons voir à notre aise. +Quel est donc ce bruit de maillets que l’on entend de tous côtés ? La foule se rassembla autour de lui. Le docteur Fergusson voulut se faire entendre ; il ne put y parvenir. Le gouverneur de Loggoum. -La rotondité de l’abdomen indiquait l’ambition des gens. +La rotondité de l’abdomen indiquait l’ambition des gens. Le gouverneur, saisissant alors un mousquet, le dirigea vers le ballon. Le vent ne soufflait plus. -Il fallut se résoudre à rester immobile à trois cents pieds du sol. -Pas un feu ne brillait dans l’ombre ; il régnait un silence de mort. -Le docteur redoubla de prudence ; ce calme pouvait cacher un piège. +Il fallut se résoudre à rester immobile à trois cents pieds du sol. +Pas un feu ne brillait dans l’ombre ; il régnait un silence de mort. +Le docteur redoubla de prudence ; ce calme pouvait cacher un piège. Et Fergusson eut raison de veiller. -Voilà qui est singulier ! fit le docteur. -Joe se prépara à jeter du lest. -Fergusson ne tarda pas à avoir l’explication de ce phénomène. +Voilà qui est singulier ! fit le docteur. +Joe se prépara à jeter du lest. +Fergusson ne tarda pas à avoir l’explication de ce phénomène. Maintenant nous pouvons dormir tranquilles, dit le docteur. -Pas mal imaginé pour des sauvages ! fit Joe. -Décidément un ballon n’a pas d’ennemis à craindre, dit Kennedy. -Si fait, répliqua le docteur. +Pas mal imaginé pour des sauvages ! fit Joe. +Décidément un ballon n’a pas d’ennemis à craindre, dit Kennedy. +Si fait, répliqua le docteur. Le Victoria reprenait sa marche. -Kennedy et le docteur se réveillèrent. -Est-ce une grande étendue d’eau ? demanda Kennedy. +Kennedy et le docteur se réveillèrent. +Est-ce une grande étendue d’eau ? demanda Kennedy. Cela variera un peu notre voyage de nous promener sur une nappe liquide. -Il est certain que notre brave Victoria s’est toujours merveilleusement comporté. -Encore une dizaine de jours, et nous serons arrivés. +Il est certain que notre brave Victoria s’est toujours merveilleusement comporté. +Encore une dizaine de jours, et nous serons arrivés. Je n’en sais rien ; mais que nous importe ? -Vivent les voyages aériens ! s’écria Joe. -Mais il est bien important de ne pas nous séparer. +Vivent les voyages aériens ! s’écria Joe. +Mais il est bien important de ne pas nous séparer. Tiens ! tiens ! regarde cette troupe de girafes ! -Ça, des girafes ! fit Joe, elles sont grosses comme le poing ! +Ça, des girafes ! fit Joe, elles sont grosses comme le poing ! Voyons, Samuel, ne peut-on s’approcher ? On peut s’approcher, Dick, mais non prendre terre. -Le Victoria descendit peu à peu, et se maintint néanmoins à une hauteur rassurante. -Dans cette contrée sauvage et très peuplée, il fallait se défier de périls inattendus. +Le Victoria descendit peu à peu, et se maintint néanmoins à une hauteur rassurante. +Dans cette contrée sauvage et très peuplée, il fallait se défier de périls inattendus. Il aurait mieux valu le harponner, dit Joe. Avec une de nos ancres. -C’eût été un hameçon convenable pour un pareil animal. -Mais, dit Kennedy, Joe a vraiment une idée... -Que je vous prie de ne pas mettre à exécution ! répliqua le docteur. -L’animal nous aurait vite entraînés où nous n’avons que faire. -Surtout maintenant que nous sommes fixés sur la qualité de l’eau du Tchad. -Est-ce que cela se mange, ce poisson-là, Monsieur Fergusson ? -Eh bien ! dit Joe, que monsieur Dick chasse un peu à l’hippopotame ! -Je voudrais goûter la chair de cet amphibie. +C’eût été un hameçon convenable pour un pareil animal. +Mais, dit Kennedy, Joe a vraiment une idée... +Que je vous prie de ne pas mettre à exécution ! répliqua le docteur. +L’animal nous aurait vite entraînés où nous n’avons que faire. +Surtout maintenant que nous sommes fixés sur la qualité de l’eau du Tchad. +Est-ce que cela se mange, ce poisson-là, Monsieur Fergusson ? +Eh bien ! dit Joe, que monsieur Dick chasse un peu à l’hippopotame ! +Je voudrais goûter la chair de cet amphibie. Vue de la ville de Kouka. Qu’est-ce donc, Joe ? -Et, cette fois, mon maître ne s’opposera pas à vos coups de fusil. +Et, cette fois, mon maître ne s’opposera pas à vos coups de fusil. Mais qu’y a-t-il ? -Voyez-vous là-bas cette troupe de gros oiseaux qui se dirigent sur nous ? +Voyez-vous là-bas cette troupe de gros oiseaux qui se dirigent sur nous ? Des oiseaux ! fit le docteur en saisissant sa lunette. -Je les vois, répliqua Kennedy ; ils sont au moins une douzaine. -Quatorze, si vous voulez bien, répondit Joe. +Je les vois, répliqua Kennedy ; ils sont au moins une douzaine. +Quatorze, si vous voulez bien, répondit Joe. Vous avez peur de ces volatiles ? fit Joe. -Eh bien ! nous nous défendrons, Samuel ! +Eh bien ! nous nous défendrons, Samuel ! Comme ils crient ! fit Joe ; quel tapage ! -Ils n’en ont pas besoin », répondit Fergusson qui devenait très sérieux. -Mais les gypaètes montèrent avec lui, peu disposés à l’abandonner. +Ils n’en ont pas besoin », répondit Fergusson qui devenait très sérieux. +Mais les gypaètes montèrent avec lui, peu disposés à l’abandonner. J’ai une furieuse envie de tirer dessus, dit celui-ci. Non, Dick, non pas ! Ne les rendons point furieux sans raison ! -Ce serait les exciter à nous attaquer. -Mais j’en viendrai facilement à bout. +Ce serait les exciter à nous attaquer. +Mais j’en viendrai facilement à bout. Tu te trompes, Dick. Nous avons une balle pour chacun d’eux. -Et s’ils s’élancent vers la partie supérieure du ballon, comment les atteindras-tu ? -Pour des aéronautes, la situation est aussi dangereuse. -Parles-tu sérieusement, Samuel ? -Tiens-toi prêt en cas d’attaque, mais ne fais pas feu sans mon ordre. +Et s’ils s’élancent vers la partie supérieure du ballon, comment les atteindras-tu ? +Pour des aéronautes, la situation est aussi dangereuse. +Parles-tu sérieusement, Samuel ? +Tiens-toi prêt en cas d’attaque, mais ne fais pas feu sans mon ordre. Eh bien, que faire ? -Le docteur ne répondit pas. -N’y a-t-il pas moyen de les détruire ou de les disperser ? +Le docteur ne répondit pas. +N’y a-t-il pas moyen de les détruire ou de les disperser ? Je me charge d’un certain nombre d’entre eux. -s’écria le docteur. -Kennedy avait saisi l’un des fusils à deux coups. -Joe épaulait l’autre. -Kennedy d’une première balle coupa net le cou du plus rapproché. +s’écria le docteur. +Kennedy avait saisi l’un des fusils à deux coups. +Joe épaulait l’autre. +Kennedy d’une première balle coupa net le cou du plus rapproché. Joe fracassa l’aile de l’autre. Plus que onze », dit-il. -Malgré son énergie et son impassibilité, celui-ci devint pâle. +Malgré son énergie et son impassibilité, celui-ci devint pâle. Il y eut un moment de silence effrayant. Puis il ajouta : « Dehors le lest, dehors ! En quelques secondes tous les fragments de quartz avaient disparu. -Videz les caisses à eau !... -Nous sommes précipités dans le lac ! +Videz les caisses à eau !... +Nous sommes précipités dans le lac ! Le docteur se pencha. Les provisions ! les provisions ! -s’écria le docteur. -Et la caisse qui les renfermait fut jetée dans l’espace. +s’écria le docteur. +Et la caisse qui les renfermait fut jetée dans l’espace. La chute devint moins rapide, mais les malheureux tombaient toujours ! -Jetez ! jetez encore ! s’écria une dernière fois le docteur. +Jetez ! jetez encore ! s’écria une dernière fois le docteur. Il n’y a plus rien, dit Kennedy. -répondit laconiquement Joe en se signant d’une main rapide. +répondit laconiquement Joe en se signant d’une main rapide. Et il disparut par-dessus le bord de la nacelle. La chute de Joe. -fit le docteur terrifié. +fit le docteur terrifié. Mais Joe ne pouvait plus l’entendre. -Perdu ! dit le chasseur avec un geste de désespoir. +Perdu ! dit le chasseur avec un geste de désespoir. Perdu pour nous sauver ! -Et ces hommes si intrépides sentirent deux grosses larmes couler de leurs yeux. +Et ces hommes si intrépides sentirent deux grosses larmes couler de leurs yeux. Quel parti prendre ! demanda Kennedy. -Descendre à terre, dès que cela sera possible, Dick, et puis attendre. -Les deux amis n’avaient pas encore osé parler de leur infortuné compagnon. -Kennedy fut le premier à faire part de ses conjectures au docteur. -Joe n’est peut-être pas perdu, dit-il. -C’est un garçon adroit, un nageur comme il en existe peu. -Il n’était pas embarrassé de traverser le Frith of Forth à Édimbourg. -Dieu t’entende, Dick ! répondit le docteur d’une voix émue. +Descendre à terre, dès que cela sera possible, Dick, et puis attendre. +Les deux amis n’avaient pas encore osé parler de leur infortuné compagnon. +Kennedy fut le premier à faire part de ses conjectures au docteur. +Joe n’est peut-être pas perdu, dit-il. +C’est un garçon adroit, un nageur comme il en existe peu. +Il n’était pas embarrassé de traverser le Frith of Forth à Édimbourg. +Dieu t’entende, Dick ! répondit le docteur d’une voix émue. Nous ferons tout au monde pour retrouver notre ami ! Orientons-nous d’abord. -Le Victoria était alors diminué d’un cinquième. -Cette différence fut assez sensible pour étonner Kennedy. +Le Victoria était alors diminué d’un cinquième. +Cette différence fut assez sensible pour étonner Kennedy. Sera-t-il suffisant ? demanda-t-il au docteur. Bien, Samuel ; je ne serai pas longtemps absent. Le chasseur fait bonne chasse. -Il s’occupa de préparer ce gibier et de le fumer. -Le lendemain, le chasseur devait compléter ses approvisionnements. +Il s’occupa de préparer ce gibier et de le fumer. +Le lendemain, le chasseur devait compléter ses approvisionnements. Le soir surprit les voyageurs au milieu de ces travaux. -Leur souper se composa de pemmican, de biscuits et de thé. -La fatigue après leur avoir donné l’appétit, leur donna le sommeil. -Aux premiers rayons du jour, le docteur réveilla Kennedy. +Leur souper se composa de pemmican, de biscuits et de thé. +La fatigue après leur avoir donné l’appétit, leur donna le sommeil. +Aux premiers rayons du jour, le docteur réveilla Kennedy. Quel que soit ton projet, Samuel, il me va ; parle. Avant tout, il est important que Joe ait de nos nouvelles. -Si ce digne garçon allait se figurer que nous l’abandonnons ! -Lui ! il nous connaît trop ! -Nous allons reprendre notre place dans la nacelle et nous élever dans l’air. -Mais si le vent nous entraîne ? +Si ce digne garçon allait se figurer que nous l’abandonnons ! +Lui ! il nous connaît trop ! +Nous allons reprendre notre place dans la nacelle et nous élever dans l’air. +Mais si le vent nous entraîne ? Il n’en sera rien, heureusement. -Peut-être même parviendra-t-il à nous informer du lieu de sa retraite. +Peut-être même parviendra-t-il à nous informer du lieu de sa retraite. S’il est seul et libre, il le fera certainement. -Partons donc », répondit le chasseur. -Pendant ce temps, Kennedy compléta ses approvisionnements de viande fraîche. -Kennedy déchargeait souvent sa carabine. -Ils descendaient près des longues pirogues qui sillonnaient le lac. -Nous ne voyons rien, dit Kennedy après deux heures de recherches. -Il s’attendait à voir Joe surgir de chaque buisson, s’échappant, l’appelant. -C’était à se désespérer. +Partons donc », répondit le chasseur. +Pendant ce temps, Kennedy compléta ses approvisionnements de viande fraîche. +Kennedy déchargeait souvent sa carabine. +Ils descendaient près des longues pirogues qui sillonnaient le lac. +Nous ne voyons rien, dit Kennedy après deux heures de recherches. +Il s’attendait à voir Joe surgir de chaque buisson, s’échappant, l’appelant. +C’était à se désespérer. Le docteur devint inquiet de cette direction persistante du vent. -Pendant plus d’une heure, il chercha à différentes zones. -Quant à penser que Joe se fût noyé, c’était inadmissible. -Kennedy ne répondit pas ; il préférait se taire à discuter cette terrible possibilité. +Pendant plus d’une heure, il chercha à différentes zones. +Quant à penser que Joe se fût noyé, c’était inadmissible. +Kennedy ne répondit pas ; il préférait se taire à discuter cette terrible possibilité. Le docteur signala la ville de Lari vers les cinq heures du soir. Il faut partir, Dick, fit le docteur ; nous ne pouvons rester dans cette situation. -Mais ici nous compromettons la sûreté de tous. -Partir sans lui ! s’écria l’Écossais avec l’accent d’une profonde douleur. -Crois-tu donc, reprit Fergusson, que le cœur ne me saigne pas comme à toi ? -Est-ce que je n’obéis pas à une impérieuse nécessité ? -Je suis à tes ordres, répondit le chasseur. -Mais le départ présentait de grandes difficultés. -Nous avons peut-être tenté Dieu, dit-il. -Il n’appartenait pas à des hommes d’entreprendre un pareil voyage ! -Et un soupir de douleur s’échappa de sa poitrine. +Mais ici nous compromettons la sûreté de tous. +Partir sans lui ! s’écria l’Écossais avec l’accent d’une profonde douleur. +Crois-tu donc, reprit Fergusson, que le cœur ne me saigne pas comme à toi ? +Est-ce que je n’obéis pas à une impérieuse nécessité ? +Je suis à tes ordres, répondit le chasseur. +Mais le départ présentait de grandes difficultés. +Nous avons peut-être tenté Dieu, dit-il. +Il n’appartenait pas à des hommes d’entreprendre un pareil voyage ! +Et un soupir de douleur s’échappa de sa poitrine. Nous nous serrions la main tous les trois ! Pauvre Joe ! bonne et excellente nature ! cœur brave et franc ! -Un moment ébloui par ses richesses, il faisait volontiers le sacrifice de ses trésors ! -Le voilà maintenant loin de nous ! -Et le vent nous emporte avec une irrésistible vitesse ! -Ceux-là ont revu leur pays. +Un moment ébloui par ses richesses, il faisait volontiers le sacrifice de ses trésors ! +Le voilà maintenant loin de nous ! +Et le vent nous emporte avec une irrésistible vitesse ! +Ceux-là ont revu leur pays. Eh ! mon pauvre Dick, Joe ne sait pas un mot de la langue ! Il est seul et sans ressources ! -Que veux-tu que devienne notre infortuné compagnon ? +Que veux-tu que devienne notre infortuné compagnon ? Mais nous reviendrons, Samuel. -Les Arabes ne peuvent avoir conservé un mauvais souvenir des premiers Européens. -Je te suivrai, Samuel, répondit le chasseur avec énergie, tu peux compter sur moi ! -Nous renoncerons plutôt à terminer ce voyage ! -Joe s’est dévoué pour nous, nous nous sacrifierons pour lui ! -Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deux hommes. -Ils se sentirent forts de la même idée. -Décidément le ciel est contre nous ! -Où allons-nous ? s’écria Kennedy. +Les Arabes ne peuvent avoir conservé un mauvais souvenir des premiers Européens. +Je te suivrai, Samuel, répondit le chasseur avec énergie, tu peux compter sur moi ! +Nous renoncerons plutôt à terminer ce voyage ! +Joe s’est dévoué pour nous, nous nous sacrifierons pour lui ! +Cette résolution ramena quelque courage au cœur de ces deux hommes. +Ils se sentirent forts de la même idée. +Décidément le ciel est contre nous ! +Où allons-nous ? s’écria Kennedy. Kennedy en fit l’observation. Ce que nous avons vu est horrible. -Et se reproduit fréquemment, Dick. -Qu’était devenu Joe pendant les vaines recherches de son maître ? -Son maître, ses amis étaient sauvés. +Et se reproduit fréquemment, Dick. +Qu’était devenu Joe pendant les vaines recherches de son maître ? +Son maître, ses amis étaient sauvés. Joe dans le lac Tchad. -Bon, se dit-il ! voilà ce que je craignais ! le caïman n’est pas loin. +Bon, se dit-il ! voilà ce que je craignais ! le caïman n’est pas loin. Ma foi, j’aime encore mieux cela ! -Mais comment ces gaillards-là osent-ils se baigner dans ces parages ! -Mais Joe n’avait-il évité un danger que pour tomber dans un autre ? +Mais comment ces gaillards-là osent-ils se baigner dans ces parages ! +Mais Joe n’avait-il évité un danger que pour tomber dans un autre ? Il se trouvait au milieu d’une tribu de Biddiomahs d’un noir superbe. Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lune quelconque ! Ce qu’il importe, c’est de gagner du temps. D’ailleurs pouvait-il se fier aux adorations dont il se voyait l’objet ! -Il avait de bonnes raisons de croire à la vanité des grandeurs humaines ! -Qu’est-ce là ? dit-il, une inondation ! une trombe ! un nouveau supplice de ces nègres ! +Il avait de bonnes raisons de croire à la vanité des grandeurs humaines ! +Qu’est-ce là ? dit-il, une inondation ! une trombe ! un nouveau supplice de ces nègres ! Ma foi, je n’attendrai pas d’en avoir jusqu’au cou ! -D’île, il n’y en avait plus ! -Submergée pendant la nuit ! -À sa place l’immensité du Tchad ! -Triste pays pour les propriétaires ! -se dit Joe, et il reprit avec vigueur l’exercice de ses facultés natatoires. -Joe ignorait cette particularité, mais il ne se fit pas faute d’en profiter. +D’île, il n’y en avait plus ! +Submergée pendant la nuit ! +À sa place l’immensité du Tchad ! +Triste pays pour les propriétaires ! +se dit Joe, et il reprit avec vigueur l’exercice de ses facultés natatoires. +Joe ignorait cette particularité, mais il ne se fit pas faute d’en profiter. Il avisa une barque errante et l’accosta rapidement. -C’était une sorte de tronc d’arbre grossièrement creusé. +C’était une sorte de tronc d’arbre grossièrement creusé. Orientons-nous, dit-il. L’arbre aux serpents. -Voilà une chose qu’on ne voudra jamais croire », dit-il. -Que de fois ses regards se portèrent en l’air ! +Voilà une chose qu’on ne voudra jamais croire », dit-il. +Que de fois ses regards se portèrent en l’air ! Joe n’osa remuer. -Où peut être le Victoria ? se demandait-il... +Où peut être le Victoria ? se demandait-il... Le vent souffle du nord ! Il devrait revenir sur le lac ! Mais agissons comme si je ne devais jamais le revoir. Pourquoi ne me tirerais-je pas d’affaire comme eux ? Il y en a qui en sont revenus, que diable !... -Il s’arrêta à temps et ne fut pas vu. +Il s’arrêta à temps et ne fut pas vu. Impossible de se faire entendre ! impossible de se faire voir ! Mais alors le Victoria se perdait au loin dans le ciel. -Joe résolut de l’attendre : il repasserait certainement ! -Il repassa, en effet, mais plus à l’est. +Joe résolut de l’attendre : il repasserait certainement ! +Il repassa, en effet, mais plus à l’est. Joe courut, gesticula, cria... Ce fut en vain ! -Un vent violent entraînait le ballon avec une irrésistible vitesse ! -Voilà donc la mort ! se dit-il ; et quelle mort !... -Il comprit que c’en était fait de lui !... -Ses yeux se fermèrent. -Mon maître ! mon maître ! à moi !... -s’écria-t-il. -Et cette voix désespérée, isolée, étouffée déjà, se perdit dans la nuit. -Mon maître ! mon maître ! à moi ! -En tout cas, ils s’agitent violemment, car ils soulèvent un nuage de poussière. +Un vent violent entraînait le ballon avec une irrésistible vitesse ! +Voilà donc la mort ! se dit-il ; et quelle mort !... +Il comprit que c’en était fait de lui !... +Ses yeux se fermèrent. +Mon maître ! mon maître ! à moi !... +s’écria-t-il. +Et cette voix désespérée, isolée, étouffée déjà, se perdit dans la nuit. +Mon maître ! mon maître ! à moi ! +En tout cas, ils s’agitent violemment, car ils soulèvent un nuage de poussière. Il se leva pour examiner l’horizon. Eh ! je ne me trompe pas ! ce sont bien des cavaliers ! regarde ! -Le docteur observa avec attention le groupe indiqué. +Le docteur observa avec attention le groupe indiqué. Kennedy avait repris sa lunette et lorgnait attentivement. La masse des cavaliers se faisait plus visible ; quelques-uns d’entre eux s’isolaient. -C’est évidemment, reprit Kennedy, une manœuvre ou une chasse. -On dirait que ces gens-là poursuivent quelque chose. +C’est évidemment, reprit Kennedy, une manœuvre ou une chasse. +On dirait que ces gens-là poursuivent quelque chose. Je voudrais bien savoir ce qui en est. Je les distingue parfaitement. Ils sont une cinquantaine. @@ -1601,313 +1601,313 @@ Je vois leurs burnous qui se gonflent contre le vent. Attends ! attends encore, Samuel ! En es-tu certain, Dick ? Je ne me trompe pas ! -C’est une chasse, mais une chasse à l’homme ! -Ce n’est point un chef qui les précède, mais un fugitif. -Un fugitif ! dit Samuel avec émotion. +C’est une chasse, mais une chasse à l’homme ! +Ce n’est point un chef qui les précède, mais un fugitif. +Un fugitif ! dit Samuel avec émotion. Ne le perdons pas de vue et attendons. -Samuel ! s’écria Kennedy d’une voix tremblante. +Samuel ! s’écria Kennedy d’une voix tremblante. Qu’as-tu, Dick ? Est-ce une hallucination ? est-ce possible ? Que veux-tu dire ? Eh bien ? fit le docteur. C’est lui, Samuel ! -s’écria ce dernier. +s’écria ce dernier. Il n’y avait pas besoin de le nommer ! -C’est lui à cheval ! à cent pas à peine de ses ennemis ! -C’est bien Joe ! dit le docteur en pâlissant. +C’est lui à cheval ! à cent pas à peine de ses ennemis ! +C’est bien Joe ! dit le docteur en pâlissant. Il ne peut nous voir dans sa fuite ! -Il nous verra, répondit Fergusson en abaissant la flamme de son chalumeau. -Il faut le prévenir par un coup de fusil ! -Non ! il ne peut revenir sur ses pas, il est coupé. +Il nous verra, répondit Fergusson en abaissant la flamme de son chalumeau. +Il faut le prévenir par un coup de fusil ! +Non ! il ne peut revenir sur ses pas, il est coupé. Grand Dieu ! fit Kennedy. Qu’y a-t-il ? -Kennedy avait poussé un cri de désespoir en voyant Joe précipité à terre. -Son cheval, évidemment rendu, épuisé, venait de s’abattre. +Kennedy avait poussé un cri de désespoir en voyant Joe précipité à terre. +Son cheval, évidemment rendu, épuisé, venait de s’abattre. Mais les Arabes vont l’atteindre ! qu’attend-il ? -Ah ! le courageux garçon ! +Ah ! le courageux garçon ! fit le chasseur qui ne se contenait plus. -Joe ne se retourna pas même au bruit. -Mais que fait Joe ? s’écria Kennedy, il ne s’arrête pas ! +Joe ne se retourna pas même au bruit. +Mais que fait Joe ? s’écria Kennedy, il ne s’arrête pas ! Il compte sur notre intelligence ! -Ah ! le brave garçon ! -Nous l’enlèverons à la barbe de ces Arabes ! -Nous ne sommes plus qu’à deux cents pas. +Ah ! le brave garçon ! +Nous l’enlèverons à la barbe de ces Arabes ! +Nous ne sommes plus qu’à deux cents pas. Que faut-il faire ? demanda Kennedy. -Laisse ton fusil de côté. -Voilà, fit le chasseur en déposant son arme. +Laisse ton fusil de côté. +Voilà, fit le chasseur en déposant son arme. Peux-tu soutenir dans les bras cent cinquante livres de lest ? Mais, sur ta vie, ne le fais pas avant mon ordre ! Sans cela, nous manquerions Joe, et il serait perdu ! Joe avait maintenu sa distance entre ses poursuivants et lui, cinquante pieds environ. -Le Victoria les dépassa. -Attention ! dit Samuel à Kennedy. -Joe ! garde à toi !... -C’est fait » L’enlèvement de Joe. -Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. -Mon maître ! monsieur Dick ! -fit le docteur, qui avait repris sa tranquille impassibilité. +Le Victoria les dépassa. +Attention ! dit Samuel à Kennedy. +Joe ! garde à toi !... +C’est fait » L’enlèvement de Joe. +Les Arabes poussèrent un cri de surprise et de rage. +Mon maître ! monsieur Dick ! +fit le docteur, qui avait repris sa tranquille impassibilité. Le docteur pansa ses blessures et le coucha sous la tente. Le Victoria prenait alors une ligne oblique vers l’ouest. -Si elle nous mène à Tembouctou, nous ne nous en plaindrons pas ! -Jamais plus beau voyage n’aura été accompli en de meilleures circonstances !... -Voilà notre brave ami ! s’écria le chasseur, notre sauveur ! +Si elle nous mène à Tembouctou, nous ne nous en plaindrons pas ! +Jamais plus beau voyage n’aura été accompli en de meilleures circonstances !... +Voilà notre brave ami ! s’écria le chasseur, notre sauveur ! Comment cela va-t-il ? -Mais très naturellement, monsieur Kennedy, très naturellement ! -Jamais je ne me suis si bien porté ! -Digne cœur ! répondit Fergusson en lui serrant la main. -Que d’angoisses et d’inquiétudes tu nous as causées ! +Mais très naturellement, monsieur Kennedy, très naturellement ! +Jamais je ne me suis si bien porté ! +Digne cœur ! répondit Fergusson en lui serrant la main. +Que d’angoisses et d’inquiétudes tu nous as causées ! Eh bien, et vous donc ! -Croyez-vous que j’étais tranquille sur votre sort ? -Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une fière peur ! -Nous ne nous entendrons jamais, Joe, si tu prends les choses de cette façon. -Je vois que sa chute ne l’a pas changé, ajouta Kennedy. -Par conséquent, dans tout cela, nous n’avons rien à nous reprocher. -On ne s’entendra jamais avec ce garçon-là, dit le chasseur. +Croyez-vous que j’étais tranquille sur votre sort ? +Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une fière peur ! +Nous ne nous entendrons jamais, Joe, si tu prends les choses de cette façon. +Je vois que sa chute ne l’a pas changé, ajouta Kennedy. +Par conséquent, dans tout cela, nous n’avons rien à nous reprocher. +On ne s’entendra jamais avec ce garçon-là, dit le chasseur. Ce qui est fait est fait ! -Bon ou mauvais, il n’y a pas à y revenir. -Entêté ! fit le docteur en riant. +Bon ou mauvais, il n’y a pas à y revenir. +Entêté ! fit le docteur en riant. Au moins tu voudras bien nous raconter ton histoire ? Si vous y tenez beaucoup ! Comme tu dis, Joe. -L’oie fut bientôt grillée à la flamme du chalumeau, et, peu après, dévorée. -Je me croyais perdu, mon maître, dit-il, et mes pensées s’adressaient à vous. -Je me mis à me débattre. +L’oie fut bientôt grillée à la flamme du chalumeau, et, peu après, dévorée. +Je me croyais perdu, mon maître, dit-il, et mes pensées s’adressaient à vous. +Je me mis à me débattre. Au bout de la corde je trouve une ancre !... Je la reconnais ! une ancre du Victoria ! vous aviez pris terre en cet endroit ! -J’arrivai enfin à la lisière d’une immense forêt. -Là, dans un enclos, des chevaux paissaient sans songer à mal. -J’arrive à la limite des terres cultivées. -J’espérais toujours apercevoir le Victoria m’attendant en courant des bordées. +J’arrivai enfin à la lisière d’une immense forêt. +Là, dans un enclos, des chevaux paissaient sans songer à mal. +J’arrive à la limite des terres cultivées. +J’espérais toujours apercevoir le Victoria m’attendant en courant des bordées. Mais je vous avais vus !... et vous savez le reste. N’avais-je pas raison de compter sur vous ? Eh bien ! monsieur Samuel, vous voyez combien tout cela est simple. Rien de plus naturel au monde ! -Mon brave Joe ! répondit le docteur avec émotion. +Mon brave Joe ! répondit le docteur avec émotion. Le docteur consulta sa carte, et reconnut la bourgade de Tagelel dans le Damerghou. Nous retrouvons ici, dit-il, la route de Barth. -C’est là qu’il se sépara de ses deux compagnons, Richardson et Overweg. +C’est là qu’il se sépara de ses deux compagnons, Richardson et Overweg. Directement, mon cher Dick. -Et cela ne t’inquiète pas un peu ? -C’est que ce chemin-là nous mène à Tripoli et au-dessus du grand désert. -Oh ! nous n’irons pas si loin, mon ami ; du moins, je l’espère. -Mais où prétends-tu t’arrêter ? +Et cela ne t’inquiète pas un peu ? +C’est que ce chemin-là nous mène à Tripoli et au-dessus du grand désert. +Oh ! nous n’irons pas si loin, mon ami ; du moins, je l’espère. +Mais où prétends-tu t’arrêter ? Voyons, Dick, ne serais-tu pas curieux de visiter Tembouctou. Sans doute, reprit Joe. -Tu seras le cinquième ou sixième Européen qui aura vu cette ville mystérieuse ! +Tu seras le cinquième ou sixième Européen qui aura vu cette ville mystérieuse ! Cent cinquante milles au moins. -Alors, répliqua Kennedy, je vais dormir un peu. +Alors, répliqua Kennedy, je vais dormir un peu. Le pays des Kailouas. Fergusson s’empressa de saisir cette bonne fortune. -Où en serions-nous, dit-il, avec une seule enveloppe ? +Où en serions-nous, dit-il, avec une seule enveloppe ? Que veux-tu dire ? demanda Kennedy. -Diable ! fit Kennedy, je ne vois guère de remède à cela. -Sommes-nous encore loin de la côte ? demanda Joe. -Quelle côte, mon garçon ? -Et quel temps mettrons-nous à y parvenir ? -On les connaît dans le pays sous le nom de « mehari. -Le vent effaçait la trace de leurs pas presque instantanément. -Ces noms signifient tout simplement « le fleuve », suivant les contrées qu’il traverse. +Diable ! fit Kennedy, je ne vois guère de remède à cela. +Sommes-nous encore loin de la côte ? demanda Joe. +Quelle côte, mon garçon ? +Et quel temps mettrons-nous à y parvenir ? +On les connaît dans le pays sous le nom de « mehari. +Le vent effaçait la trace de leurs pas presque instantanément. +Ces noms signifient tout simplement « le fleuve », suivant les contrées qu’il traverse. Est-ce que le docteur Barth a suivi cette route ? demanda Kennedy. -Est-ce qu’on a découvert les sources du Niger ? demanda Joe. -Il y a longtemps, répondit le docteur. -Vient alors l’illustre Mungo-Park, l’ami de Walter-Scott, Écossais comme lui. -Et cette fin terrible n’arrêta pas les explorateurs ? -Facile à sauter, dit Joe. -Eh ! eh ! facile ! répliqua le docteur. +Est-ce qu’on a découvert les sources du Niger ? demanda Joe. +Il y a longtemps, répondit le docteur. +Vient alors l’illustre Mungo-Park, l’ami de Walter-Scott, Écossais comme lui. +Et cette fin terrible n’arrêta pas les explorateurs ? +Facile à sauter, dit Joe. +Eh ! eh ! facile ! répliqua le docteur. Et il est permis de ne pas en croire un mot ? demanda Joe. Encore une victime ! dit le chasseur. -Mais, en France, il n’est pas apprécié à sa valeur . -C’était un hardi compagnon, dit le chasseur. +Mais, en France, il n’est pas apprécié à sa valeur . +C’était un hardi compagnon, dit le chasseur. Et qu’est-il devenu ? C’est le capitaine Clapperton, le compagnon de Denham. -Et que devint ce Lander ? demanda Joe fort intéressé. -Ainsi, ces deux frères échappèrent au sort commun ? demanda Kennedy. -Le sol assez plat n’offrait aucun obstacle à leur marche. +Et que devint ce Lander ? demanda Joe fort intéressé. +Ainsi, ces deux frères échappèrent au sort commun ? demanda Kennedy. +Le sol assez plat n’offrait aucun obstacle à leur marche. Notre ballon n’est pas assez grand pour te permettre cette fantaisie. Mais il me semble que notre direction change. -Plusieurs de ces canaux, recouverts d’une herbe épaisse, ressemblaient à de grasses prairies. -Alors vous êtes satisfait, monsieur ? demanda Joe. +Plusieurs de ces canaux, recouverts d’une herbe épaisse, ressemblaient à de grasses prairies. +Alors vous êtes satisfait, monsieur ? demanda Joe. Bon, tout est pour le mieux. Mais on les dit belles, ajouta le docteur. -Vous voyez les trois tours des trois mosquées, restées seules entre un grand nombre. -La ville est bien déchue de son ancienne splendeur ! +Vous voyez les trois tours des trois mosquées, restées seules entre un grand nombre. +La ville est bien déchue de son ancienne splendeur ! Ne cherchez ni palais ni monuments. Le cheik est un simple trafiquant, et sa demeure royale un comptoir. -Il me semble, dit Kennedy, apercevoir des remparts à demi renversés. -Et maintenant, dit le docteur, le ciel nous conduise où il lui plaira ! -Pourvu que ce soit dans l’ouest ! répliqua Kennedy. +Il me semble, dit Kennedy, apercevoir des remparts à demi renversés. +Et maintenant, dit le docteur, le ciel nous conduise où il lui plaira ! +Pourvu que ce soit dans l’ouest ! répliqua Kennedy. Il faudrait d’abord le pouvoir, Joe. Et que nous manque-t-il pour cela ? -Je vais même être forcé de jeter du lest. +Je vais même être forcé de jeter du lest. Nous sommes trop lourds. -Voilà ce que c’est que de ne rien faire, mon maître ! +Voilà ce que c’est que de ne rien faire, mon maître ! Nous sommes encore loin du terme de notre voyage. -Où crois-tu rencontrer la côte d’Afrique, Samuel ? -Une fameuse occasion de les découvrir, riposta Joe, si elles n’étaient déjà connues. -Est-ce qu’à la rigueur on ne pourrait pas lui en trouver d’autres ? -Non, Joe ; mais sois tranquille, j’espère bien ne pas aller jusque-là. +Où crois-tu rencontrer la côte d’Afrique, Samuel ? +Une fameuse occasion de les découvrir, riposta Joe, si elles n’étaient déjà connues. +Est-ce qu’à la rigueur on ne pourrait pas lui en trouver d’autres ? +Non, Joe ; mais sois tranquille, j’espère bien ne pas aller jusque-là. Il ne dit rien, mais il devint fort inquiet. Il ne savait plus sur qui ni sur quoi compter. Comment y attendre un navire pour retourner en Angleterre ? -Là, on serait perdu. +Là, on serait perdu. Encore un nuage ! dit Fergusson. -Et un fameux ! répondit Kennedy. -Je respire, dit le docteur en déposant sa lunette. +Et un fameux ! répondit Kennedy. +Je respire, dit le docteur en déposant sa lunette. Ce n’est pas un nuage. Par exemple ! fit Joe. -Non ! c’est une nuée ! -Mais une nuée de sauterelles. +Non ! c’est une nuée ! +Mais une nuée de sauterelles. Je voudrais bien voir cela ! Un nuage de sauterelles. Monsieur, c’est fort curieux, mais fort naturel. Ce qu’une sauterelle ferait en petit, des milliards le font en grand. Mais ce ne serait pas prudent. -Remettons cette visite à notre prochaine excursion, dit Joe en riant. +Remettons cette visite à notre prochaine excursion, dit Joe en riant. Et nous serons en pays ami ? demanda le chasseur. Et ce sera fini ! fit Joe. Eh bien, tant pis ! -Pensez-vous qu’on ajoute foi à nos récits, mon maître ? +Pensez-vous qu’on ajoute foi à nos récits, mon maître ? Qui sait, mon brave Joe ? -Jusqu’au Sénégal, cette partie de l’Afrique est signalée comme dangereuse. -Kennedy ne put s’empêcher d’en faire la remarque. +Jusqu’au Sénégal, cette partie de l’Afrique est signalée comme dangereuse. +Kennedy ne put s’empêcher d’en faire la remarque. Est-ce que le ballon aurait une fissure ? dit-il. -Comment empêcher cette fuite ? -Allégeons-nous ; c’est le seul moyen ; jetons tout ce qu’on peut jeter. -Mais quoi ? fit le chasseur en regardant la nacelle déjà fort dégarnie. -Débarrassons-nous de la tente, dont le poids est assez considérable. -Joe détachant la tente de la nacelle. -Descendons, dit Kennedy, et voyons ce que l’on peut faire à cette enveloppe. -Je te le répète, Dick, nous n’avons aucun moyen de la réparer. +Comment empêcher cette fuite ? +Allégeons-nous ; c’est le seul moyen ; jetons tout ce qu’on peut jeter. +Mais quoi ? fit le chasseur en regardant la nacelle déjà fort dégarnie. +Débarrassons-nous de la tente, dont le poids est assez considérable. +Joe détachant la tente de la nacelle. +Descendons, dit Kennedy, et voyons ce que l’on peut faire à cette enveloppe. +Je te le répète, Dick, nous n’avons aucun moyen de la réparer. Alors comment ferons-nous ? -Quoi ! des lions ? des hyènes ? fit Joe avec mépris. +Quoi ! des lions ? des hyènes ? fit Joe avec mépris. Comment le sait-on ? -Que s’est-il donc passé ? -Arrivons toujours sur les bords, répliqua le chasseur, ce sera cela de gagné. +Que s’est-il donc passé ? +Arrivons toujours sur les bords, répliqua le chasseur, ce sera cela de gagné. Attendons, fit Kennedy, et nous verrons alors. -Sois tranquille, Joe ; si nous l’abandonnons, ce sera malgré nous. -Il nous servira jusqu’à ce qu’il soit au bout de ses forces. +Sois tranquille, Joe ; si nous l’abandonnons, ce sera malgré nous. +Il nous servira jusqu’à ce qu’il soit au bout de ses forces. Je lui demande encore vingt-quatre heures. -Ne pourrait-on les éviter ? +Ne pourrait-on les éviter ? Il faut absolument passer par-dessus. -Il fallait s’élever à tout prix, sous peine de les heurter. -Voilà ! dit Joe — Le ballon se relève-t-il ? demanda Kennedy. +Il fallait s’élever à tout prix, sous peine de les heurter. +Voilà ! dit Joe — Le ballon se relève-t-il ? demanda Kennedy. Mais ce n’est pas assez. Il faut pourtant passer, dit le docteur. -Jetons les caisses, puisque nous les avons vidées, dit Kennedy. +Jetons les caisses, puisque nous les avons vidées, dit Kennedy. C’est triste de s’en aller morceau par morceau. -Pour toi, Joe, ne va pas renouveler ton dévouement de l’autre jour ! +Pour toi, Joe, ne va pas renouveler ton dévouement de l’autre jour ! Quoi qu’il arrive, jure-moi de ne pas nous quitter. -Soyez tranquille, mon maître, nous ne nous quitterons pas. -C’était une arête assez droite qui terminait une véritable muraille coupée à pic. -Elle s’élevait encore de plus de deux cents pieds au-dessus des voyageurs. +Soyez tranquille, mon maître, nous ne nous quitterons pas. +C’était une arête assez droite qui terminait une véritable muraille coupée à pic. +Elle s’élevait encore de plus de deux cents pieds au-dessus des voyageurs. Eh bien, monsieur Samuel ? fit Joe. -Ne conserve que notre provision de pemmican, et jette toute cette viande qui pèse. +Ne conserve que notre provision de pemmican, et jette toute cette viande qui pèse. Le docteur regarda autour de lui dans la nacelle. -Elle était presque vide. -S’il le faut, Dick, tu te tiendras prêt à sacrifier tes armes. -Sacrifier mes armes ! répondit le chasseur avec émotion. -Mon ami, si je te le demande, c’est que ce sera nécessaire. -Tes armes, tes provisions de plomb et de poudre peuvent nous coûter la vie. -Nous approchons ! s’écria Joe, nous approchons ! -La montagne dépassait le Victoria de dix toises encore. -Joe prit les couvertures et les précipita au dehors. -Kennedy ! s’écria le docteur, jette tes armes, ou nous sommes perdus. +Elle était presque vide. +S’il le faut, Dick, tu te tiendras prêt à sacrifier tes armes. +Sacrifier mes armes ! répondit le chasseur avec émotion. +Mon ami, si je te le demande, c’est que ce sera nécessaire. +Tes armes, tes provisions de plomb et de poudre peuvent nous coûter la vie. +Nous approchons ! s’écria Joe, nous approchons ! +La montagne dépassait le Victoria de dix toises encore. +Joe prit les couvertures et les précipita au dehors. +Kennedy ! s’écria le docteur, jette tes armes, ou nous sommes perdus. Attendez, monsieur Dick ! fit Joe, attendez ! -Et Kennedy, se retournant, le vit disparaître au dehors de la nacelle. +Et Kennedy, se retournant, le vit disparaître au dehors de la nacelle. Joe ! cria-t-il. -Nous passons ! nous passons ! nous sommes passés ! +Nous passons ! nous passons ! nous sommes passés ! cria une voix qui fit bondir le cœur de Fergusson. Pas plus difficile que cela, fit-il. Mon brave Joe ! mon ami ! dit le docteur avec effusion. Je lui devais bien cela depuis l’affaire de l’Arabe ! -J’aurais eu trop de peine à vous voir vous en séparer. +J’aurais eu trop de peine à vous voir vous en séparer. Kennedy lui serra vigoureusement la main sans pouvoir dire un mot. -Nous allons chercher un lieu favorable pour nous arrêter, dit-il. -Ah ! répondit Kennedy, tu te décides enfin ! +Nous allons chercher un lieu favorable pour nous arrêter, dit-il. +Ah ! répondit Kennedy, tu te décides enfin ! Jette les ancres, Joe. -Joe obéit, et les deux ancres pendirent au-dessous de la nacelle. -Pour rien au monde, je ne consentirais à passer la nuit à terre. +Joe obéit, et les deux ancres pendirent au-dessous de la nacelle. +Pour rien au monde, je ne consentirais à passer la nuit à terre. Pourrons-nous descendre ? demanda Kennedy. -Je vous répète qu’il serait dangereux de nous séparer. -D’ailleurs, je réclame votre aide pour un travail difficile. -Par exemple ! répondit Joe ; est-ce que je n’ai pas l’habitude... -Je ne consentirai jamais ! répliqua Joe. -Lequel ? fit Kennedy ; je serais assez curieux de le connaître. +Je vous répète qu’il serait dangereux de nous séparer. +D’ailleurs, je réclame votre aide pour un travail difficile. +Par exemple ! répondit Joe ; est-ce que je n’ai pas l’habitude... +Je ne consentirai jamais ! répliqua Joe. +Lequel ? fit Kennedy ; je serais assez curieux de le connaître. Mais, Samuel, comment ensuite obtiendras-tu la dilatation du gaz ? Je ne l’obtiendrai pas ; nous nous en passerons. -À vos ordres, mon maître. -Sacrifions-le ! répliqua Kennedy. +À vos ordres, mon maître. +Sacrifions-le ! répliqua Kennedy. Celui-ci, d’ailleurs, et Kennedy tombaient de fatigue. -Combien de temps fut-il plongé dans cet état d’inertie ? +Combien de temps fut-il plongé dans cet état d’inertie ? Il se frotta les yeux, il se leva. Une chaleur intense se projetait sur sa figure. -La forêt était en flammes. -Au feu ! au feu ! s’écria-t-il », sans trop comprendre l’événement. -Ses deux compagnons se relevèrent. +La forêt était en flammes. +Au feu ! au feu ! s’écria-t-il », sans trop comprendre l’événement. +Ses deux compagnons se relevèrent. Qu’est-ce donc ? demanda Samuel. L’incendie ! fit Joe... -En ce moment des hurlements éclatèrent sous le feuillage violemment illuminé. -Ah ! les sauvages ! s’écria Joe. -Ils ont mis le feu à la forêt pour nous incendier plus sûrement ! +En ce moment des hurlements éclatèrent sous le feuillage violemment illuminé. +Ah ! les sauvages ! s’écria Joe. +Ils ont mis le feu à la forêt pour nous incendier plus sûrement ! Les Talibas ! les marabouts d’Al-Hadji, sans doute ! -Fuyons ! s’écria Kennedy ! à terre ! c’est notre seule chance de salut ! -Il était quatre heures du matin. -Nous ne sommes pas hors de danger, répliqua Fergusson. +Fuyons ! s’écria Kennedy ! à terre ! c’est notre seule chance de salut ! +Il était quatre heures du matin. +Nous ne sommes pas hors de danger, répliqua Fergusson. Que crains-tu donc ? demanda Dick. Le Victoria ne peut pas descendre sans ta permission, et quand il descendrait ? -Heureusement, ces bêtes-là, ça ne vole pas, répondit Joe ; c’est toujours quelque chose. -Ma carabine ! s’écria le chasseur, j’espère ne m’en séparer jamais. -À quelle hauteur nous maintenons-nous ? demanda-t-il à Fergusson. -La poursuite des Talibas continua toute la matinée. -Le docteur épiait les moindres nuages à l’horizon. -Il craignait toujours un changement dans l’atmosphère. -S’il venait à être rejeté vers le Niger, que deviendrait-il ? -Défense à coups de fusil. +Heureusement, ces bêtes-là, ça ne vole pas, répondit Joe ; c’est toujours quelque chose. +Ma carabine ! s’écria le chasseur, j’espère ne m’en séparer jamais. +À quelle hauteur nous maintenons-nous ? demanda-t-il à Fergusson. +La poursuite des Talibas continua toute la matinée. +Le docteur épiait les moindres nuages à l’horizon. +Il craignait toujours un changement dans l’atmosphère. +S’il venait à être rejeté vers le Niger, que deviendrait-il ? +Défense à coups de fusil. Ils sont prudents, dit Kennedy. Il faut absolument nous relever ! Que jeter ? demanda Joe. Tout ce qui reste de provision de pemmican ! -C’est encore une trentaine de livres dont nous nous débarrasserons ! -fit Joe en obéissant aux ordres de son maître. -Nous n’échapperons donc pas ! fit Kennedy avec rage. -Jette les deux fusils ! s’écria le docteur. -Pas avant de les avoir déchargés, du moins », répondit le chasseur. -Mais il fallait que cette situation eût une fin. -Il était près de midi. +C’est encore une trentaine de livres dont nous nous débarrasserons ! +fit Joe en obéissant aux ordres de son maître. +Nous n’échapperons donc pas ! fit Kennedy avec rage. +Jette les deux fusils ! s’écria le docteur. +Pas avant de les avoir déchargés, du moins », répondit le chasseur. +Mais il fallait que cette situation eût une fin. +Il était près de midi. Le ciel nous abandonne, dit Kennedy, il faudra tomber ! -Joe ne répondit pas, il regardait son maître. -Non ! dit celui-ci, nous avons encore plus de cent cinquante livres à jeter. +Joe ne répondit pas, il regardait son maître. +Non ! dit celui-ci, nous avons encore plus de cent cinquante livres à jeter. Quoi donc ? demanda Kennedy, pensant que le docteur devenait fou. -La nacelle ! répondit celui-ci. +La nacelle ! répondit celui-ci. Accrochons-nous au filet ! Nous pouvons nous retenir aux mailles et gagner le fleuve ! -Et ces hommes audacieux n’hésitèrent pas à tenter un pareil moyen de salut. -Encore un quart d’heure, dit Fergusson, et nous sommes sauvés ! +Et ces hommes audacieux n’hésitèrent pas à tenter un pareil moyen de salut. +Encore un quart d’heure, dit Fergusson, et nous sommes sauvés ! C’est fini, fit le chasseur. -Et à cent pas du fleuve », dit Joe. -Pas une barque sur la rive ; pas un être animé. +Et à cent pas du fleuve », dit Joe. +Pas une barque sur la rive ; pas un être animé. Les cataractes de Gouina. -La vue de cette herbe desséchée avait inspiré au docteur une idée hardie. -C’était la seule chance de salut. -Il ramena rapidement ses compagnons vers l’enveloppe de l’aérostat. +La vue de cette herbe desséchée avait inspiré au docteur une idée hardie. +C’était la seule chance de salut. +Il ramena rapidement ses compagnons vers l’enveloppe de l’aérostat. Pourquoi faire ? demanda Kennedy. -Ah ! mon brave Samuel ! s’écria Kennedy, tu es vraiment un grand homme ! -Il était alors une heure moins le quart. +Ah ! mon brave Samuel ! s’écria Kennedy, tu es vraiment un grand homme ! +Il était alors une heure moins le quart. Dans vingt minutes ils seront ici, fit Kennedy. De l’herbe ! de l’herbe ! Dans dix minutes nous serons en plein air ! -Le Victoria était aux deux tiers gonflé. -Mes amis ! accrochons-nous au filet, comme nous l’avons fait déjà. -C’est fait », répondit le chasseur. -Les Talibas approchaient ; ils étaient à peine à cinq cents pas. -Tenez-vous bien ! s’écria Fergusson. -N’ayez pas peur, mon maître ! n’ayez pas peur ! -Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantité d’herbe. -Ils n’étaient pas éloignés de croire à un phénomène céleste. -Le docteur Fergusson ! s’écria le lieutenant. -Lui-même, répondit tranquillement le docteur, et ses deux amis. -Vous ne refuserez pas de signer au procès-verbal ? demanda-t-il au lieutenant Dufraisse. -À vos ordres », répondit ce dernier. +Le Victoria était aux deux tiers gonflé. +Mes amis ! accrochons-nous au filet, comme nous l’avons fait déjà. +C’est fait », répondit le chasseur. +Les Talibas approchaient ; ils étaient à peine à cinq cents pas. +Tenez-vous bien ! s’écria Fergusson. +N’ayez pas peur, mon maître ! n’ayez pas peur ! +Et du pied le docteur poussa dans le foyer une nouvelle quantité d’herbe. +Ils n’étaient pas éloignés de croire à un phénomène céleste. +Le docteur Fergusson ! s’écria le lieutenant. +Lui-même, répondit tranquillement le docteur, et ses deux amis. +Vous ne refuserez pas de signer au procès-verbal ? demanda-t-il au lieutenant Dufraisse. +À vos ordres », répondit ce dernier. Le poste de Gouina. -Cependant, il s’était fait en eux un changement à leur insu. -Ils étaient devenus deux amis. \ No newline at end of file +Cependant, il s’était fait en eux un changement à leur insu. +Ils étaient devenus deux amis. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/De la Terre \303\240 la Lune.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/De la Terre \303\240 la Lune.txt" index 3ed997ad..79326fc0 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/De la Terre \303\240 la Lune.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/De la Terre \303\240 la Lune.txt" @@ -1,7 +1,7 @@ Le Gun-Club -Communication du président Barbicane +Communication du président Barbicane Effet de la communication Barbicane -Réponse de l’Observatoire de Cambridge +Réponse de l’Observatoire de Cambridge Le roman de la Lune L’hymne du boulet Histoire du canon @@ -11,892 +11,892 @@ Floride et Texas Urbi et Orbi Stone’s Hill Pioche et truelle -La fête de la fonte -Une dépêche télégraphique +La fête de la fonte +Une dépêche télégraphique Le passager de l’Atlanta Attaque et riposte -Comment un Français arrange une affaire -Le nouveau citoyen des États-Unis +Comment un Français arrange une affaire +Le nouveau citoyen des États-Unis Le wagon-projectile -Le télescope des montagnes Rocheuses -Un nouvel astre Fin de la table des matières. +Le télescope des montagnes Rocheuses +Un nouvel astre Fin de la table des matières. Gauthier-Villars, cinquante-cinq, quai des Grands-Augustins. -Ceci ne doit étonner personne. -On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de Dahlgreen, de Rodman. -Sont-ils trois, ils élisent un président et deux secrétaires. +Ceci ne doit étonner personne. +On connaît en ce genre les merveilles de Parrott, de Dahlgreen, de Rodman. +Sont-ils trois, ils élisent un président et deux secrétaires. Quatre, ils nomment un archiviste, et le bureau fonctionne. -Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club est constitué. -Ainsi arriva-t-il à Baltimore. +Cinq, ils se convoquent en assemblée générale, et le club est constitué. +Ainsi arriva-t-il à Baltimore. Tel fut le noyau du Gun-Club. Les artilleurs les primaient en toute circonstance. -Toutes ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments de l’artillerie européenne. +Toutes ces inventions laissèrent loin derrière elles les timides instruments de l’artillerie européenne. Qu’on en juge par les chiffres suivants. -C’était l’enfance de l’art. +C’était l’enfance de l’art. Depuis lors, les projectiles ont fait du chemin. -Il fut même question au Gun-Club d’en faire une épreuve solennelle. -Mais, si les chevaux consentirent à tenter l’expérience, les hommes firent malheureusement défaut. -On en avait vu bien d’autres pendant la guerre fédérale ! -Qu’ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes ? -C’était une réunion d’Anges Exterminateurs, au demeurant, les meilleurs fils du monde. -Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines théories ? -Rien à faire ! rien à espérer ! -C’était un plaisir alors ! -Ah ! par sainte Barbe ! l’avenir de l’artillerie est perdu en Amérique ! -Oui, Bilsby, s’écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles déceptions ! +Il fut même question au Gun-Club d’en faire une épreuve solennelle. +Mais, si les chevaux consentirent à tenter l’expérience, les hommes firent malheureusement défaut. +On en avait vu bien d’autres pendant la guerre fédérale ! +Qu’ajouter à ces nombres si éloquents par eux-mêmes ? +C’était une réunion d’Anges Exterminateurs, au demeurant, les meilleurs fils du monde. +Mais, sans la pratique, pourquoi ces vaines théories ? +Rien à faire ! rien à espérer ! +C’était un plaisir alors ! +Ah ! par sainte Barbe ! l’avenir de l’artillerie est perdu en Amérique ! +Oui, Bilsby, s’écria le colonel Blomsberry, voilà de cruelles déceptions ! N’est-ce pas travailler en pure perte ? -Y pensez-vous ? s’écria Bilsby. -Faire de la balistique au profit des étrangers ! +Y pensez-vous ? s’écria Bilsby. +Faire de la balistique au profit des étrangers ! Cela vaudrait mieux que de n’en pas faire du tout, riposta le colonel. Et pourquoi cela ? demanda le colonel. Or, c’est tout simplement... -Une nouvelle occasion ne se rencontrera pas d’essayer la portée de nos projectiles ! -L’atmosphère ne s’illuminera plus sous l’éclair de nos canons ! -Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n’aurons pas ce bonheur ! -Oui, nous nous humilions ! répliqua Bilsby. +Une nouvelle occasion ne se rencontrera pas d’essayer la portée de nos projectiles ! +L’atmosphère ne s’illuminera plus sous l’éclair de nos canons ! +Non, Maston, répondit le colonel Blomsberry, nous n’aurons pas ce bonheur ! +Oui, nous nous humilions ! répliqua Bilsby. Et on nous humilie ! riposta Tom Hunter. -Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa béquille. +Sans doute, répondit Tom Hunter en tisonnant avec rage du bout de sa béquille. Ce ne serait que justice, riposta le colonel Blomsberry. -Ni sur les nôtres, répondirent d’un commun accord ces belliqueux invalides. -Nous vous y suivrons », répondirent les interlocuteurs de l’audacieux J.-T. Maston. +Ni sur les nôtres, répondirent d’un commun accord ces belliqueux invalides. +Nous vous y suivrons », répondirent les interlocuteurs de l’audacieux J.-T. Maston. Cependant l’immense « hall » offrait aux regards un curieux spectacle. -Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. -En un mot, un Yankee coulé d’un seul bloc. -Oui, la guerre ! s’écria l’impétueux J.-T. Maston. -Écoutez ! écoutez ! répliqua-t-on de toutes parts. -L’assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat. +Ce vaste local était merveilleusement approprié à sa destination. +En un mot, un Yankee coulé d’un seul bloc. +Oui, la guerre ! s’écria l’impétueux J.-T. Maston. +Écoutez ! écoutez ! répliqua-t-on de toutes parts. +L’assemblée sentit que son président allait aborder le point délicat. Elle redoubla d’attention. -Beaucoup de bruit ? s’écria un artilleur passionné. -Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane. -N’interrompez pas ! répétèrent plusieurs voix. -Un frémissement courut dans l’assemblée. -Il nous est peut-être réservé d’être les Colombs de ce monde inconnu. -Hurrah pour la Lune ! s’écria le Gun-Club d’une seule voix. -Un violent mouvement d’intérêt et de surprise accueillit cette phrase de l’orateur. -Cette brochure, œuvre d’un Américain nommé Locke, eut un très-grand succès. -Rire d’un Américain ! s’écria J.-T. Maston, mais voilà un casus belli !... +Beaucoup de bruit ? s’écria un artilleur passionné. +Beaucoup de bruit dans le vrai sens du mot, répondit Barbicane. +N’interrompez pas ! répétèrent plusieurs voix. +Un frémissement courut dans l’assemblée. +Il nous est peut-être réservé d’être les Colombs de ce monde inconnu. +Hurrah pour la Lune ! s’écria le Gun-Club d’une seule voix. +Un violent mouvement d’intérêt et de surprise accueillit cette phrase de l’orateur. +Cette brochure, œuvre d’un Américain nommé Locke, eut un très-grand succès. +Rire d’un Américain ! s’écria J.-T. Maston, mais voilà un casus belli !... Rassurez-vous, mon digne ami. -Les Français, avant d’en rire, avaient été parfaitement dupes de notre compatriote. -J’ai nommé Poë ! -Un brouhaha, une tempête d’exclamations accueillit ces paroles. -s’écria-t-on de toutes parts. -À ces paroles, un « oh ! -Le président voulait parler ; il ne le pouvait pas. +Les Français, avant d’en rire, avaient été parfaitement dupes de notre compatriote. +J’ai nommé Poë ! +Un brouhaha, une tempête d’exclamations accueillit ces paroles. +s’écria-t-on de toutes parts. +À ces paroles, un « oh ! +Le président voulait parler ; il ne le pouvait pas. Laissez-moi achever, reprit-il froidement. -Quels cris ! quelles vociférations ! quelle succession de grognements, de hurrahs, de « hip ! hip ! hip ! -et de toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine. -C’était un désordre, un brouhaha indescriptible ! -Les bouches criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des salles. +Quels cris ! quelles vociférations ! quelle succession de grognements, de hurrahs, de « hip ! hip ! hip ! +et de toutes ces onomatopées qui foisonnent dans la langue américaine. +C’était un désordre, un brouhaha indescriptible ! +Les bouches criaient, les mains battaient, les pieds ébranlaient le plancher des salles. Cela ne peut surprendre. Il y a des canonniers presque aussi bruyants que leurs canons. -On ne l’entendit même pas. -Rien ne saurait étonner un Américain. -Entre le projet La séance du Gun-Club (p. treize). +On ne l’entendit même pas. +Rien ne saurait étonner un Américain. +Entre le projet La séance du Gun-Club (p. treize). Chose dite, chose faite. -La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. -Une véritable marche aux flambeaux. -L’astre des nuits était lorgné comme une lady de haute volée. -Les Américains en agissaient avec un sans-façon de propriétaires. -Cependant, vers deux heures, l’émotion se calma. -Le président Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. -Un hercule n’eût pas résisté à un enthousiasme pareil. -La foule abandonna peu à peu les places et les rues. -Ressemblait-elle à la Terre au temps où l’atmosphère n’existait pas encore ? -Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde terrestre ? +La promenade triomphale du président se prolongea dans la soirée. +Une véritable marche aux flambeaux. +L’astre des nuits était lorgné comme une lady de haute volée. +Les Américains en agissaient avec un sans-façon de propriétaires. +Cependant, vers deux heures, l’émotion se calma. +Le président Barbicane parvint à rentrer chez lui, brisé, écrasé, moulu. +Un hercule n’eût pas résisté à un enthousiasme pareil. +La foule abandonna peu à peu les places et les rues. +Ressemblait-elle à la Terre au temps où l’atmosphère n’existait pas encore ? +Quel spectacle présentait cette face invisible au sphéroïde terrestre ? Il y a des choses dont on ne rit pas dans le nouveau monde. -Son premier soin fut de réunir ses collègues dans les bureaux du Gun-Club. -Cet établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance du Gun-Club. -deux degré Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son satellite ? -Sur la première question : — Est-il possible d’envoyer un projectile dans la Lune ? -Le calcul démontre que cette vitesse est suffisante. -Elle ne se présente dans ces deux conditions qu’à de longs intervalles. -Il faudra donc attendre la coïncidence du passage au périgée et au zénith. -deux degré Il devra être braqué sur le zénith du lieu. +Son premier soin fut de réunir ses collègues dans les bureaux du Gun-Club. +Cet établissement célèbre justifiait donc à tous les titres la confiance du Gun-Club. +deux degré Quelle est la distance exacte qui sépare la Terre de son satellite ? +Sur la première question : — Est-il possible d’envoyer un projectile dans la Lune ? +Le calcul démontre que cette vitesse est suffisante. +Elle ne se présente dans ces deux conditions qu’à de longs intervalles. +Il faudra donc attendre la coïncidence du passage au périgée et au zénith. +deux degré Il devra être braqué sur le zénith du lieu. Pour le bureau :J.-Monsieur Belfast, XXXXXX « Directeur de l’Observatoire de Cambridge. L’observatoire de Cambridge (p. vingt). -La nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille actuellement, était formée. -Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste déesse. -Aristarque de Samos donna la véritable explication de ses phases. -Cléomène enseigna qu’elle brillait d’une lumière réfléchie. -Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent aux nouveaux astronomes. -Cette absence d’air entraînait l’absence d’eau. -Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un jour ou l’autre, ce fait géologique. -Chacun se mit à l’étudier assidûment. -Et ils s’en allaient enchantés de la comparaison. +La nébuleuse, dont les astronomes comptent près de cinq mille actuellement, était formée. +Les premiers peuples vouèrent un culte particulier à cette chaste déesse. +Aristarque de Samos donna la véritable explication de ses phases. +Cléomène enseigna qu’elle brillait d’une lumière réfléchie. +Ces diverses observations se confirmèrent par la suite et profitèrent aux nouveaux astronomes. +Cette absence d’air entraînait l’absence d’eau. +Aussi les Américains espéraient bien déterminer, un jour ou l’autre, ce fait géologique. +Chacun se mit à l’étudier assidûment. +Et ils s’en allaient enchantés de la comparaison. Ici ce ne fut qu’un jeu. -Le huit octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, trois, Republican-street. +Le huit octobre, le Comité se réunit chez le président Barbicane, trois, Republican-street. Barbicane prit la parole. -Oh ! la balistique ! la balistique ! s’écria J.-T. Maston d’une voix émue. -En effet, répondit le général Morgan. -Je demande la parole, » s’écria J.-T. Maston. -La parole lui fut accordée avec l’empressement que méritait son passé magnifique. -Très bien ! dit le major Elphiston. -Voulez-vous des chiffres ? reprit-il, en voilà d’éloquents ! -Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l’ouvrage de nos mains ! -J’ai lieu de penser que nous y réussirons. -Et la Columbiad Rodman ? demanda le président. -Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste bienveillant. -Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit cents yards. +Oh ! la balistique ! la balistique ! s’écria J.-T. Maston d’une voix émue. +En effet, répondit le général Morgan. +Je demande la parole, » s’écria J.-T. Maston. +La parole lui fut accordée avec l’empressement que méritait son passé magnifique. +Très bien ! dit le major Elphiston. +Voulez-vous des chiffres ? reprit-il, en voilà d’éloquents ! +Voilà ce que ferait ce modeste boulet, l’ouvrage de nos mains ! +J’ai lieu de penser que nous y réussirons. +Et la Columbiad Rodman ? demanda le président. +Oui, mais il a éclaté, répondit Barbicane avec un geste bienveillant. +Prenons donc pour point de départ cette vitesse de huit cents yards. Il faudra la vingtupler. Pourquoi pas ? demanda le major. -Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante encore. +Oui, répondit Barbicane, et pour une autre raison plus importante encore. Que voulez-vous dire, Barbicane ? demanda le major. -Hein ! firent le général et le major, un peu surpris de la proposition. -Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des dimensions énormes ? -Veuillez bien m’écouter. -Or, à cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont parfaitement visibles. -Eh bien ! que ferez-vous alors ? demanda le général. -Donnerez-vous à votre projectile un diamètre de soixante pieds ? +Hein ! firent le général et le major, un peu surpris de la proposition. +Mais alors, répliqua le major, vous allez donner à ce projectile des dimensions énormes ? +Veuillez bien m’écouter. +Or, à cette distance, les objets ayant soixante pieds de côté sont parfaitement visibles. +Eh bien ! que ferez-vous alors ? demanda le général. +Donnerez-vous à votre projectile un diamètre de soixante pieds ? Vous vous chargerez donc de rendre la Lune plus lumineuse ? -Voilà qui est fort ! s’écria J.-T. Maston. -Oui, fort simple, répondit Barbicane. +Voilà qui est fort ! s’écria J.-T. Maston. +Oui, fort simple, répondit Barbicane. Ce que nous ferons. La Columbiad Rodman (p. trente-huit). -Je me rends, je me rends, répondit le major. -Vous avez une façon de simplifier les choses !... -Et quel grossissement espérez-vous obtenir ainsi ? -Parfait ! s’écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf pieds de diamètre ? -laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce genre. -Par exemple ! répliqua Morgan. -Justifiez vos paroles, s’écria vivement J.-T. Maston. +Je me rends, je me rends, répondit le major. +Vous avez une façon de simplifier les choses !... +Et quel grossissement espérez-vous obtenir ainsi ? +Parfait ! s’écria J.-T. Maston, notre projectile aura donc neuf pieds de diamètre ? +laissez-moi vous dire que nos pères faisaient des merveilles en ce genre. +Par exemple ! répliqua Morgan. +Justifiez vos paroles, s’écria vivement J.-T. Maston. Oh ! oh ! fit le major, dix-neuf cents livres, c’est un gros chiffre ! -Très bien ! dit J.-T. Maston. +Très bien ! dit J.-T. Maston. Depuis, qu’avons-nous vu, en somme ? -De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan. -N’exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan ; la fonte suffira. +De la fonte de fer, tout simplement, dit le général Morgan. +N’exagérons pas, mon honorable ami, répondit Morgan ; la fonte suffira. Oui, s’il est plein ; non, s’il est creux, dit Barbicane. Creux ! ce sera donc un obus ? -Quelle sera donc l’épaisseur de ses parois ? demanda le major. -Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l’apprendre séance tenante. -Rien n’est plus facile », répliqua l’honorable secrétaire du Comité. +Quelle sera donc l’épaisseur de ses parois ? demanda le major. +Notre habile calculateur, le brave Maston, va nous l’apprendre séance tenante. +Rien n’est plus facile », répliqua l’honorable secrétaire du Comité. Sera-ce suffisant ? demanda le major d’un air de doute. -Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment. -Eh bien ! alors, que faire ? reprit Elphiston d’un air assez embarrassé. -Employer un autre métal que la fonte. +Non, répondit le président Barbicane, non, évidemment. +Eh bien ! alors, que faire ? reprit Elphiston d’un air assez embarrassé. +Employer un autre métal que la fonte. Du cuivre ? dit Morgan. Quoi donc ? dit le major. -De l’aluminium, répondit Barbicane. -De l’aluminium ! s’écrièrent les trois collègues du président. +De l’aluminium, répondit Barbicane. +De l’aluminium ! s’écrièrent les trois collègues du président. Sans doute, mes amis. Sans doute, mon cher major, mais non pas inabordable. -Que pèsera donc le projectile ? demanda Morgan. -Parfait ! s’écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme. -Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston. -Eh bien ! que pensez-vous de l’aluminium ? demanda le président. -Adopté, répondirent les trois membres du Comité. -Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet au-dehors. -La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans préambule. -Veuillez donc m’écouter, et ne m’épargnez pas les objections à bout portant. +Que pèsera donc le projectile ? demanda Morgan. +Parfait ! s’écria Maston, voilà qui rentre dans notre programme. +Il pleuvra dans nos caisses, répliqua J.-T. Maston. +Eh bien ! que pensez-vous de l’aluminium ? demanda le président. +Adopté, répondirent les trois membres du Comité. +Les résolutions prises dans cette séance produisirent un grand effet au-dehors. +La discussion reprit aussitôt son cours, et, cette fois, sans préambule. +Veuillez donc m’écouter, et ne m’épargnez pas les objections à bout portant. Je ne les crains pas ! -Un grognement approbateur accueillit cette déclaration. -Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston. +Un grognement approbateur accueillit cette déclaration. +Voilà bien le problème, en effet, répondit le major Elphiston. Je continue, reprit Barbicane. -Quand un projectile est lancé dans l’espace, que se passe-t-il ? +Quand un projectile est lancé dans l’espace, que se passe-t-il ? Examinons ces trois forces. -La résistance du milieu, c’est-à-dire la résistance de l’air, sera peu importante. -En effet, l’atmosphère terrestre n’a que quarante milles ( — seize lieues environ). -C’est presque l’immobilité. +La résistance du milieu, c’est-à-dire la résistance de l’air, sera peu importante. +En effet, l’atmosphère terrestre n’a que quarante milles ( — seize lieues environ). +C’est presque l’immobilité. Il s’agit donc de vaincre progressivement cette action de la pesanteur. Comment y parviendrons-nous ? Par la force d’impulsion. -Voilà la difficulté, répondit le major. -Occupons-nous donc aujourd’hui des dimensions à donner au canon. -Tout ceci est évident, répondit le général. -Eh ! sans doute, s’écria J.-T. Maston. +Voilà la difficulté, répondit le major. +Occupons-nous donc aujourd’hui des dimensions à donner au canon. +Tout ceci est évident, répondit le général. +Eh ! sans doute, s’écria J.-T. Maston. Pour mon compte, je demande un canon d’un demi-mille au moins ! -Un demi-mille ! s’écrièrent le major et le général. -Oui ! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié. -Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez. +Un demi-mille ! s’écrièrent le major et le général. +Oui ! un demi-mille, et il sera encore trop court de moitié. +Allons, Maston, répondit Morgan, vous exagérez. Parce que vous allez trop loin ! -La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint. +La discussion tournait aux personnalités, mais le président intervint. Parfaitement, dit le major. -Quelles sont les règles usitées en pareil cas ? -Ce n’est pas assez, s’écria J.-T. Maston avec impétuosité. -C’est ridicule, répartit J.-T. Maston. +Quelles sont les règles usitées en pareil cas ? +Ce n’est pas assez, s’écria J.-T. Maston avec impétuosité. +C’est ridicule, répartit J.-T. Maston. Autant prendre un pistolet ! -Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois. -Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane. +Maintenant, dit Elphiston, quelle épaisseur donner à ses parois. +Une épaisseur de six pieds, répondit Barbicane. Ce serait pourtant superbe ! dit J.-T. Maston. -Mais impraticable, répondit Barbicane. +Mais impraticable, répondit Barbicane. Hurrah ! hurrah ! fit J.-T. Maston, nous tenons notre canon. -Pas encore ! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient ami. -Parce que nous n’avons pas discuté sa forme. +Pas encore ! répondit Barbicane en calmant de la main son impatient ami. +Parce que nous n’avons pas discuté sa forme. Sera-ce un canon, un obusier ou un mortier ? -Un canon, répliqua Morgan. +Un canon, répliqua Morgan. Un obusier, repartit le major. -s’écria J.-T. Maston. +s’écria J.-T. Maston. Ce sera un obusier, puisqu’il lancera un obus. -Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité. -Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il rayé ? -Vue idéale du canon de J.-T. Maston (p. quarante-six). -Enfin, nous le tenons, cette fois ! répéta J.-T. Maston. -Pas tout à fait encore, répliqua le président. -Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait. -Décidons-le sans retard. +Adopté, adopté, répondirent les membres du Comité. +Une simple réflexion, dit Elphiston, ce can-obuso-mortier sera-t-il rayé ? +Vue idéale du canon de J.-T. Maston (p. quarante-six). +Enfin, nous le tenons, cette fois ! répéta J.-T. Maston. +Pas tout à fait encore, répliqua le président. +Parce que nous ne savons pas encore de quel métal il sera fait. +Décidons-le sans retard. J’allais vous le proposer. Le moine Schwartz inventant la poudre (p. cinquante et un). N’est-ce pas votre avis, major ? -Cependant, la fonte est très-cassante, répondit Morgan. -Oui, mais très-résistante aussi ; d’ailleurs, nous n’éclaterons pas, je vous en réponds. -On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T. Maston. -À l’instant, » répondit J.-T. Maston. -Et à deux cents la livre ( — dix centimes), il coûtera ?... -Restait à traiter la question des poudres. -Le public attendait avec anxiété cette dernière décision. -Vous êtes certain du chiffre ? demanda Barbicane. -Absolument certain, répondit le major. -Parfaitement, répondit le général. -Où voulez-vous en venir ? demanda le président. +Cependant, la fonte est très-cassante, répondit Morgan. +Oui, mais très-résistante aussi ; d’ailleurs, nous n’éclaterons pas, je vous en réponds. +On peut éclater et être honnête, répliqua sentencieusement J.-T. Maston. +À l’instant, » répondit J.-T. Maston. +Et à deux cents la livre ( — dix centimes), il coûtera ?... +Restait à traiter la question des poudres. +Le public attendait avec anxiété cette dernière décision. +Vous êtes certain du chiffre ? demanda Barbicane. +Absolument certain, répondit le major. +Parfaitement, répondit le général. +Où voulez-vous en venir ? demanda le président. Rien n’est plus exact, dit Morgan. -Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvre plus difficile. -J’en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime ces difficultés. -Soit, répondit le général. -Jusqu’alors Barbicane s’était tenu en dehors de la discussion. -Il laissait parler, il écoutait. -Il avait évidemment une idée. -Aussi se contenta-t-il simplement de dire : « Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous ? -Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant. +Sans doute, répondit Elphiston, mais cela rendrait la manœuvre plus difficile. +J’en reviens donc à ma poudre à gros grains, qui supprime ces difficultés. +Soit, répondit le général. +Jusqu’alors Barbicane s’était tenu en dehors de la discussion. +Il laissait parler, il écoutait. +Il avait évidemment une idée. +Aussi se contenta-t-il simplement de dire : « Maintenant, mes amis, quelle quantité de poudre proposez-vous ? +Les trois membres du Gun-Club entre-regardèrent un instant. Deux cent mille livres, dit enfin Morgan. -Cinq cent mille, répliqua le major. +Cinq cent mille, répliqua le major. Huit cent mille livres ! -s’écria J.-T. Maston. -Cette fois, Elphiston n’osa pas taxer son collègue d’exagération. -Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite par les trois collègues. -Il fut enfin rompu par le président Barbicane. +s’écria J.-T. Maston. +Cette fois, Elphiston n’osa pas taxer son collègue d’exagération. +Un moment de silence suivit donc la triple proposition faite par les trois collègues. +Il fut enfin rompu par le président Barbicane. Seize cent mille livres ? fit J.-T. Maston en sautant sur sa chaise. -Mais alors il faudra en revenir à mon canon d’un demi-mille de longueur. -C’est évident, dit le major. -Il n’y avait rien à répondre. -Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre. -Mais alors comment faire ? demanda le général. +Mais alors il faudra en revenir à mon canon d’un demi-mille de longueur. +C’est évident, dit le major. +Il n’y avait rien à répondre. +Cependant, reprit le président, je tiens à cette quantité de poudre. +Mais alors comment faire ? demanda le général. Bon ! mais par quel moyen ? -Je vais vous le dire », répondit simplement Barbicane. -Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux. +Je vais vous le dire », répondit simplement Barbicane. +Ses interlocuteurs le dévorèrent des yeux. Ah ! fit le major, je vous comprends, mon cher Barbicane. Cette poudre, c’est le coton azotique... -Ou pyroxyle, répondit Elphiston. -Ou fulmi-coton, répliqua Morgan. -Pas un, malheureusement, répondit le major. +Ou pyroxyle, répondit Elphiston. +Ou fulmi-coton, répliqua Morgan. +Pas un, malheureusement, répondit le major. Je reviens au pyroxyle, reprit Barbicane. Rien de plus simple, en effet, dit Morgan. -Parfait, répondit le major. -Seulement il est plus coûteux. +Parfait, répondit le major. +Seulement il est plus coûteux. Qu’importe ? fit J.-T. Maston. -Sera-ce nécessaire ? demanda le major. -Je ne le pense pas, répondit Barbicane. -Cet incident termina la troisième séance du Comité. +Sera-ce nécessaire ? demanda le major. +Je ne le pense pas, répondit Barbicane. +Cet incident termina la troisième séance du Comité. Barbicane et ses Le capitaine Nicholl (p. cinquante-huit). -Leur plan étant fait, il n’y avait qu’à l’exécuter. -Un simple détail, une bagatelle », disait J.-T. Maston. +Leur plan étant fait, il n’y avait qu’à l’exécuter. +Un simple détail, une bagatelle », disait J.-T. Maston. Nicholl publia nombre de lettres (p. soixante). -Il suivait jour par jour les discussions du Comité. -Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l’avait jamais vu. -Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement entraîné de fâcheuses conséquences. +Il suivait jour par jour les discussions du Comité. +Cet ennemi persévérant, le président du Gun-Club ne l’avait jamais vu. +Heureusement, car la rencontre de ces deux hommes eût certainement entraîné de fâcheuses conséquences. On le nommait le capitaine Nicholl. -De là une transformation radicale de la marine dans les États des deux continents. -Chacun suivait un courant d’idées essentiellement opposé. -Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait une nouvelle plaque. -De là une rivalité de tous les instants qui allait jusqu’aux personnes. -Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. -Refus du président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier succès. -Il proposa de mettre sa plaque à deux cents yards du canon. +De là une transformation radicale de la marine dans les États des deux continents. +Chacun suivait un courant d’idées essentiellement opposé. +Aussitôt que Barbicane inventait un nouveau boulet, Nicholl inventait une nouvelle plaque. +De là une rivalité de tous les instants qui allait jusqu’aux personnes. +Néanmoins, il y avait doute pour les hommes compétents. +Refus du président qui, décidément, ne voulait pas compromettre son dernier succès. +Il proposa de mettre sa plaque à deux cents yards du canon. Barbicane de s’obstiner dans son refus. -Pas même à soixante-quinze. -Il s’y mêlait une suprême jalousie et un sentiment absolu d’impuissance ! +Pas même à soixante-quinze. +Il s’y mêlait une suprême jalousie et un sentiment absolu d’impuissance ! Comment inventer quelque chose de mieux que cette Columbiad de neuf cents pieds ! -Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt mille livres ! -Il essaya de démolir scientifiquement l’œuvre de Barbicane. -Il n’irait seulement pas à huit lieues ! -On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine Nicholl. -Il était seul de son opinion. -Aussi personne ne tint compte de ses malencontreuses prophéties. +Quelle cuirasse résisterait jamais à un projectile de vingt mille livres ! +Il essaya de démolir scientifiquement l’œuvre de Barbicane. +Il n’irait seulement pas à huit lieues ! +On voit à quelle exagération se laissait entraîner le capitaine Nicholl. +Il était seul de son opinion. +Aussi personne ne tint compte de ses malencontreuses prophéties. Il ne s’agissait pas moins de quinze mille dollars. Barbicane.»XXXXXX CHAPITRE 11 FLORIDE ET TEXAS. -Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l’orateur voulait en venir. +Les membres du Gun-Club se regardèrent sans comprendre où l’orateur voulait en venir. Or, dans les circonstances actuelles... -Brave Maston... dit le président. -Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l’orateur. +Brave Maston... dit le président. +Permettez-moi de développer ma pensée, reprit l’orateur. Si vous voulez bien... dit Barbicane. -Sans doute ! répondirent quelques membres. -Mais non ! mais non ! s’écria-t-on de toutes parts. -Non ! répliqua J.-T. Maston. -Voilà un mot que je m’étonne d’entendre dans cette enceinte ! -Jamais ! jamais ! s’écria le fougueux orateur. -Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent à le contenir. +Sans doute ! répondirent quelques membres. +Mais non ! mais non ! s’écria-t-on de toutes parts. +Non ! répliqua J.-T. Maston. +Voilà un mot que je m’étonne d’entendre dans cette enceinte ! +Jamais ! jamais ! s’écria le fougueux orateur. +Maston voulut répliquer, mais quelques-uns de ses collègues parvinrent à le contenir. Carte de la Floride (p. soixante-quatre). -La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités importantes. -À chaque rencontre, quelque conflit était à craindre, qui aurait eu des conséquences désastreuses. -Heureusement la prudence et l’adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. -Les démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux des divers États. +La Floride, dans sa partie méridionale, ne compte pas de cités importantes. +À chaque rencontre, quelque conflit était à craindre, qui aurait eu des conséquences désastreuses. +Heureusement la prudence et l’adresse du président Barbicane conjurèrent ce danger. +Les démonstrations personnelles trouvèrent un dérivatif dans les journaux des divers États. Les membres du Gun-Club ne savaient plus auquel entendre. Et elle n’avait pas tort. Et il avait raison. -Jolie baie ! répondait le Texas, elle est à demi ensablée ! -Ensablés vous-mêmes ! s’écriait la Floride. +Jolie baie ! répondait le Texas, elle est à demi ensablée ! +Ensablés vous-mêmes ! s’écriait la Floride. Ne dirait-on pas que je suis un pays de sauvages ? -Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies ! -Eh bien ! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés ! -Et qu’importe ! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir ? -C’est une honte ! s’écrièrent alors les députés du Texas. -Un pays enfin qui s’est adjoint volontairement aux États-Unis d’Amérique ! +Ma foi, les Séminoles courent encore vos prairies ! +Eh bien ! et vos Apaches et vos Comanches sont-ils donc civilisés ! +Et qu’importe ! répliquèrent les Floridiens, devons-nous en rougir ? +C’est une honte ! s’écrièrent alors les députés du Texas. +Un pays enfin qui s’est adjoint volontairement aux États-Unis d’Amérique ! Parce qu’il avait peur des Mexicains ! -Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position devint intolérable. -On s’attendit à un égorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. -On fut obligé de garder les députés à vue. -Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. +Du jour où ce mot, vraiment trop vif, fut prononcé, la position devint intolérable. +On s’attendit à un égorgement des deux partis dans les rues de Baltimore. +On fut obligé de garder les députés à vue. +Le président Barbicane ne savait où donner de la tête. Les notes, les documents, les lettres grosses de menaces pleuvaient dans sa maison. Quel parti devait-il prendre ? -Quant aux personnalités politiques, elles n’avaient que faire dans la question. +Quant aux personnalités politiques, elles n’avaient que faire dans la question. Va donc pour la Floride et pour Tampa-Town ! -Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. +Cette décision, rendue publique, atterra les députés du Texas. Eh bien ! qu’elle saute ! -répondirent les Floridiens avec un laconisme digne des temps antiques. -Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois résolues, vint la question d’argent. -Il s’agissait de se procurer une somme énorme pour l’exécution du projet. -Nul particulier, nul État même n’aurait pu disposer des millions nécessaires. -Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. -Il s’agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. -C’était là de la belle et bonne jalousie anglaise. -Ce document, traduit en toutes langues, réussit beaucoup. -Avec un pareil acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher. -Certains pays se distinguaient par leur générosité ; d’autres se desserraient moins facilement. -La France commença par rire de la prétention des Américains. -À ce prix-là, ils avaient bien le droit de s’égayer un peu. -Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas financiers. -Cinquante-deux mille rixdales, tel fut l’appoint de la Suède et de la Norvège. -Après tout, la Suisse avait peut-être raison. -Elle donna pour prétexte qu’elle avait ses chemins de fer à terminer. -La vérité est que la science n’est pas très-bien vue dans ce pays-là. -Il est encore un peu arriéré. -Dans ce cas-là, il valait mieux s’abstenir. -Ce qu’ils firent, à quelques réaux près. -On connaît la méprisante antipathie avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. +répondirent les Floridiens avec un laconisme digne des temps antiques. +Les difficultés astronomiques, mécaniques, topographiques une fois résolues, vint la question d’argent. +Il s’agissait de se procurer une somme énorme pour l’exécution du projet. +Nul particulier, nul État même n’aurait pu disposer des millions nécessaires. +Cette souscription devait réussir au-delà de toute espérance. +Il s’agissait cependant de sommes à donner, non à prêter. +C’était là de la belle et bonne jalousie anglaise. +Ce document, traduit en toutes langues, réussit beaucoup. +Avec un pareil acompte, le Gun-Club pouvait déjà marcher. +Certains pays se distinguaient par leur générosité ; d’autres se desserraient moins facilement. +La France commença par rire de la prétention des Américains. +À ce prix-là, ils avaient bien le droit de s’égayer un peu. +Autriche se montra suffisamment généreuse au milieu de ses tracas financiers. +Cinquante-deux mille rixdales, tel fut l’appoint de la Suède et de la Norvège. +Après tout, la Suisse avait peut-être raison. +Elle donna pour prétexte qu’elle avait ses chemins de fer à terminer. +La vérité est que la science n’est pas très-bien vue dans ce pays-là. +Il est encore un peu arriéré. +Dans ce cas-là, il valait mieux s’abstenir. +Ce qu’ils firent, à quelques réaux près. +On connaît la méprisante antipathie avec laquelle elle accueillit la proposition Barbicane. Que personne ne soit surpris de l’importance de la somme. -L’usine de Goldsprings, près de New-York. -Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par -Il fallut imprimer de nouvelles éditions. -C’était une fureur. -Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La Nouvelle-Orléans. -Tampa-Town, avant l’opération. -Le métier d’homme célèbre ne lui allait décidément pas. +L’usine de Goldsprings, près de New-York. +Ce traité, fait double et de bonne foi, fut signé par +Il fallut imprimer de nouvelles éditions. +C’était une fureur. +Le lendemain, les quatre compagnons de route arrivèrent à La Nouvelle-Orléans. +Tampa-Town, avant l’opération. +Le métier d’homme célèbre ne lui allait décidément pas. Mais, au lieu de quatre, il y en avait cinquante, avec leurs cavaliers. Peuh ! fit J.-T. Maston en escaladant sa monture. -Enfin, reprit le Floridien, c’est plus sûr. -Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, et maintenant, en route ! -La petite troupe s’ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de poussière. -Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive droite en remontant vers l’est. -C’est la sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. -Elle méritait peu cette appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. -Pour être plus près de la Lune ? s’écria le secrétaire du Gun-Club. -Non ! répondit Barbicane en souriant. +Enfin, reprit le Floridien, c’est plus sûr. +Messieurs, répondit Barbicane, je vous remercie de votre attention, et maintenant, en route ! +La petite troupe s’ébranla aussitôt et disparut dans un nuage de poussière. +Barbicane et son escorte côtoyèrent sa rive droite en remontant vers l’est. +C’est la sentinelle avancée du golfe des grandes tempêtes. +Elle méritait peu cette appellation charmante sur ses côtes arides et brûlées. +Pour être plus près de la Lune ? s’écria le secrétaire du Gun-Club. +Non ! répondit Barbicane en souriant. Qu’importent quelques toises de plus ou de moins ? -Ah ! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président. -Et moi au dernier ! s’écria J.-T. Maston. -Là, croissaient les essences les plus variées avec une profusion tropicale. -Il fallut passer à gué plusieurs rivières. -Et celle des sauvages », répondit le major. -Halte ! dit Barbicane en s’arrêtant. +Ah ! je voudrais être au premier coup de pioche, dit le président. +Et moi au dernier ! s’écria J.-T. Maston. +Là, croissaient les essences les plus variées avec une profusion tropicale. +Il fallut passer à gué plusieurs rivières. +Et celle des sauvages », répondit le major. +Halte ! dit Barbicane en s’arrêtant. Cet endroit a-t-il un nom dans le pays ? -Il s’appelle Stone’s-Hill », répondit un des Floridiens. -Tampa-Town, avant l’opération (p. soixante-seize). -En ce moment le soleil passait au méridien. -Il fallut passer à gué plusieurs rivières (p. soixante-neuf). -Murchison avait réuni quinze cents travailleurs. -Aux mauvais jours de l’esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. +Il s’appelle Stone’s-Hill », répondit un des Floridiens. +Tampa-Town, avant l’opération (p. soixante-seize). +En ce moment le soleil passait au méridien. +Il fallut passer à gué plusieurs rivières (p. soixante-neuf). +Murchison avait réuni quinze cents travailleurs. +Aux mauvais jours de l’esclavage, il eût perdu son temps et ses peines. Beaucoup d’entre eux emmenaient leur famille. -C’était une véritable émigration. -Son esprit pratique s’ingéniait à mille inventions. -La vie y fut réglée disciplinairement, et les travaux commencèrent dans un ordre parfait. -Les ouvriers se relayaient par quart de journée. +C’était une véritable émigration. +Son esprit pratique s’ingéniait à mille inventions. +La vie y fut réglée disciplinairement, et les travaux commencèrent dans un ordre parfait. +Les ouvriers se relayaient par quart de journée. Eh bien ! de quoi s’agissait-il, en somme ? -On renonça donc à cette clause. -En décembre, cette profondeur fut doublée, et triplée en janvier. +On renonça donc à cette clause. +En décembre, cette profondeur fut doublée, et triplée en janvier. Enfin on eut raison de ces courants malencontreux. -Cet accident coûta la vie à plusieurs ouvriers. +Cet accident coûta la vie à plusieurs ouvriers. Cependant Barbicane professait les principes contraires, et il les appliquait en toute occasion. -La ligne développée par ces douze cents fours offrait une longueur de deux milles. +La ligne développée par ces douze cents fours offrait une longueur de deux milles. Cela lui rappelait les monuments de Washington. -Après cette première opération, le métal fut dirigé vers Stone’s-Hill. -transport eût doublé le prix de la matière. -pour liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. -Cette opération se termina le huit juillet, et le coulage fut fixé au lendemain. -Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête publique ! -Comment ! vous n’ouvrirez pas les portes de l’enceinte à tout venant ? -Au départ du projectile, fête si l’on veut, mais jusque-là, non. -Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. -À la douze-centième visite, ils étaient un peu écœurés. -Autant de livres de métal à fondre, autant de livres de houille à brûler. -L’opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. -Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine, assistaient à l’opération. -Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve dans les airs. -C’était un émouvant et magnifique spectacle. -L’opération de la fonte avait-elle réussi ? -On en était réduit à de simples conjectures. -Il était difficile de le calculer. +Après cette première opération, le métal fut dirigé vers Stone’s-Hill. +transport eût doublé le prix de la matière. +pour liquéfier en même temps ces soixante mille tonnes de fonte. +Cette opération se termina le huit juillet, et le coulage fut fixé au lendemain. +Sans doute, répondit Barbicane, mais ce ne sera pas une fête publique ! +Comment ! vous n’ouvrirez pas les portes de l’enceinte à tout venant ? +Au départ du projectile, fête si l’on veut, mais jusque-là, non. +Il fallait conserver la liberté de ses mouvements. +À la douze-centième visite, ils étaient un peu écœurés. +Autant de livres de métal à fondre, autant de livres de houille à brûler. +L’opération, pour réussir, demandait à être rapidement conduite. +Barbicane et ses collègues, installés sur une éminence voisine, assistaient à l’opération. +Un coup de canon éclata soudain et jeta son éclair fauve dans les airs. +C’était un émouvant et magnifique spectacle. +L’opération de la fonte avait-elle réussi ? +On en était réduit à de simples conjectures. +Il était difficile de le calculer. Mais on n’y pouvait rien. -Les jours s’écoulèrent, les semaines s’ajoutèrent l’une à l’autre. +Les jours s’écoulèrent, les semaines s’ajoutèrent l’une à l’autre. Nul moyen de refroidir l’immense cylindre. Impossible de s’en approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient leur frein. -Nous voilà au dix août, dit un matin J.-T. Maston. -Quatre mois à peine nous séparent du premier décembre ! -Nous ne serons pas prêts ! +Nous voilà au dix août, dit un matin J.-T. Maston. +Quatre mois à peine nous séparent du premier décembre ! +Nous ne serons pas prêts ! On ne peut seulement pas approcher du canon ! Est-ce qu’il ne se refroidira jamais ! -Voilà qui serait une mystification cruelle ! -s’écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de satisfaction. -Les travaux furent repris le même jour. -Tampa-Town, après l’opération. -Aussi, Barbicane partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies texiennes. -Les plus minces détails de l’entreprise, le moindre coup de pioche, la passionnèrent. -Europe émigrait en Amérique. -Tampa-Town, après l’opération (p. quatre-vingt-quatorze). -Il y eut presque une émeute autour des palissades de Stone’s-Hill. +Voilà qui serait une mystification cruelle ! +s’écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de satisfaction. +Les travaux furent repris le même jour. +Tampa-Town, après l’opération. +Aussi, Barbicane partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies texiennes. +Les plus minces détails de l’entreprise, le moindre coup de pioche, la passionnèrent. +Europe émigrait en Amérique. +Tampa-Town, après l’opération (p. quatre-vingt-quatorze). +Il y eut presque une émeute autour des palissades de Stone’s-Hill. Ce fut une fureur. -Cette solennité eut lieu le vingt-cinq septembre. +Cette solennité eut lieu le vingt-cinq septembre. En tout, une dizaine. -Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de métal. -On y étouffait un peu ! +Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de métal. +On y étouffait un peu ! Mais quelle joie ! quel ravissement ! Le festin dans la Columbiad. -Deux mois qui devaient paraître longs comme des années à l’impatience universelle ! +Deux mois qui devaient paraître longs comme des années à l’impatience universelle ! trente septembre, quatre h matin. -XXXXXXX « Barbicane, Tampa, Floride, « États-Unis. -Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. +XXXXXXX « Barbicane, Tampa, Floride, « États-Unis. +Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Arriverai par steamer Atlanta. -Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d’un Français surtout. +Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d’un Français surtout. Ainsi Barbicane n’avait plus aucune raison de se taire. Seul, J.-T. Maston eut un mot superbe. -C’est une idée, cela ! s’écria-t-il. -répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt à discuter. +C’est une idée, cela ! s’écria-t-il. +répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage. -Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de Tampa. -Cela dérangeait le cours des émotions accoutumées. « On n’avait pas songé à cela ! -Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté même. -Que de choses niées la veille dont le lendemain a fait des réalités ! +Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de Tampa. +Cela dérangeait le cours des émotions accoutumées. « On n’avait pas songé à cela ! +Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté même. +Que de choses niées la veille dont le lendemain a fait des réalités ! Pourquoi ce voyage ne s’accomplirait-il pas un jour ou l’autre ? -Mais, d’abord, ce personnage existait-il réellement ? -Ce nom, « Michel Ardan », n’était pas inconnu à l’Amérique ! -Il appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses. +Mais, d’abord, ce personnage existait-il réellement ? +Ce nom, « Michel Ardan », n’était pas inconnu à l’Amérique ! +Il appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses. Il fallait en avoir le cœur net. -Bientôt des murmures, des vociférations, l’obligèrent à paraître. -Le président Barbicane à sa fenêtre. -Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous. -Il faut le savoir, s’écrièrent des voix impatientes. -Le temps nous l’apprendra, répondit froidement le président. -Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi que le demande le télégramme ? -Au télégraphe ! au télégraphe ! -s’écria la foule. -Mais c’est un fou ! un cerveau brûlé !... +Bientôt des murmures, des vociférations, l’obligèrent à paraître. +Le président Barbicane à sa fenêtre. +Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous. +Il faut le savoir, s’écrièrent des voix impatientes. +Le temps nous l’apprendra, répondit froidement le président. +Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi que le demande le télégramme ? +Au télégraphe ! au télégraphe ! +s’écria la foule. +Mais c’est un fou ! un cerveau brûlé !... Jamais je ne consentirai... -Deux heures plus tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de reconnaissance. -Aussitôt le nom de l’Atlanta fut expédié à Tampa-Town. -À quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade d’Espiritu-Santo. -À cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro à toute vapeur. -À six, il mouillait dans le port de Tampa. -répondit un individu monté sur la dunette. -invente dans un moment de fantaisie et dont il brise aussitôt le moule. +Deux heures plus tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de reconnaissance. +Aussitôt le nom de l’Atlanta fut expédié à Tampa-Town. +À quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade d’Espiritu-Santo. +À cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro à toute vapeur. +À six, il mouillait dans le port de Tampa. +répondit un individu monté sur la dunette. +invente dans un moment de fantaisie et dont il brise aussitôt le moule. Michel Ardan (p. cent trois). -En deux mots, sa devise était : Quand même ! -Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de ses qualités ! +En deux mots, sa devise était : Quand même ! +Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de ses qualités ! Qui ne risque rien n’a rien, dit-on. Ardan risqua souvent et n’avait pas davantage ! -C’était un bourreau d’argent, un tonneau des Danaïdes. +C’était un bourreau d’argent, un tonneau des Danaïdes. En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage brillant et bruyant. -Cependant on l’aimait généralement, on le traitait en enfant gâté. -Chacun s’intéressait à ses hardies entreprises et le suivait d’un regard inquiet. +Cependant on l’aimait généralement, on le traitait en enfant gâté. +Chacun s’intéressait à ses hardies entreprises et le suivait d’un regard inquiet. On le savait si imprudemment audacieux ! -Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole. -Oui, répondit le président du Gun-Club. +Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole. +Oui, répondit le président du Gun-Club. Eh bien ! bonjour, Barbicane. Comment cela va-t-il ? Allons tant mieux ! tant mieux ! -Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé à partir ? -Rien ne vous arrêtera ? -Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l’indiquait ma dépêche ? -J’attendais votre arrivée. -Mais, demanda Barbicane en insistant de nouveau, vous avez bien réfléchi ?... -Réfléchi ! est-ce que j’ai du temps à perdre ? -Il me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions. -Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d’exécution ? +Ainsi, dit Barbicane, sans autre entrée en matière, vous êtes décidé à partir ? +Rien ne vous arrêtera ? +Avez-vous modifié votre projectile ainsi que l’indiquait ma dépêche ? +J’attendais votre arrivée. +Mais, demanda Barbicane en insistant de nouveau, vous avez bien réfléchi ?... +Réfléchi ! est-ce que j’ai du temps à perdre ? +Il me semble que cela ne mérite pas tant de réflexions. +Mais au moins, lui dit-il, vous avez un plan, des moyens d’exécution ? Excellents, mon cher Barbicane. -Cela évitera des redites. +Cela évitera des redites. Soyez tranquille, je les attendrai de pied ferme. Cela vous va-t-il ? -Cela me va », répondit Barbicane. -Ses paroles furent accueillies avec des trépignements et des grognements de joie. -Cela coupait court à toute difficulté. -Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le héros européen. -On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer une semblable fête. +Cela me va », répondit Barbicane. +Ses paroles furent accueillies avec des trépignements et des grognements de joie. +Cela coupait court à toute difficulté. +Le lendemain chacun pourrait contempler à son aise le héros européen. +On le trouva paresseux, pour un Soleil qui devait éclairer une semblable fête. Mais autant essayer d’endiguer le Niagara. -Ce ne fut cependant pas le moins empressé à prodiguer ses applaudissements. -À trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des principaux membres du Gun-Club. +Ce ne fut cependant pas le moins empressé à prodiguer ses applaudissements. +À trois heures, Michel Ardan fit son apparition, accompagné des principaux membres du Gun-Club. Messieurs, dit-il, aucune marque d’approbation ou d’improbation n’est interdite. Ceci convenu, je commence. -Mais revenons à notre véhicule. -La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. -L’orateur reprit son discours : « Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. +Mais revenons à notre véhicule. +La demande parut toute simple et ne souffrit aucune difficulté. +L’orateur reprit son discours : « Voici, messieurs, la vitesse des différentes planètes. Personne ne parut mettre en doute cette affirmation de Michel Ardan. Il n’en est rien ! Michel Ardan parut le comprendre. -Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un aimable sourire. +Vous ne semblez pas convaincus, mes braves hôtes, reprit-il avec un aimable sourire. Eh bien ! raisonnons un peu. -Savez-vous quel temps il faudrait à un train express pour atteindre la Lune ? +Savez-vous quel temps il faudrait à un train express pour atteindre la Lune ? Un trajet de quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues, mais qu’est-ce que cela ? Songez donc que je ne serai que quatre-vingt-dix-sept heures en route ! -Et l’on viendrait parler de la distance qui sépare les planètes du Soleil ! +Et l’on viendrait parler de la distance qui sépare les planètes du Soleil ! Et l’on soutiendrait que cette distance existe ! -Erreur ! fausseté ! aberration des sens ! -Voulez-vous connaître ma théorie ? +Erreur ! fausseté ! aberration des sens ! +Voulez-vous connaître ma théorie ? Elle est bien simple ! -Puis le discours de l’entraînant orateur reprit son cours. +Puis le discours de l’entraînant orateur reprit son cours. Les trains de projectiles pour la Lune. -Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est maintenant résolue. +Mes amis, dit Michel Ardan, je pense que cette question est maintenant résolue. langage de vos trappeurs. -Avant vingt ans, la moitié de la Terre aura visité la Lune ! -Hurrah ! hurrah pour Michel Ardan ! s’écrièrent les assistants, même les moins convaincus. -répondit modestement l’orateur. -Et moi, j’en suis certain, répondit Michel Ardan. -Il faudrait évidemment dans la plupart que les principes de la vie fussent modifiés. -Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni naturaliste, ni physicien. -L’adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d’autres arguments ? -Je la laisse de côté. +Avant vingt ans, la moitié de la Terre aura visité la Lune ! +Hurrah ! hurrah pour Michel Ardan ! s’écrièrent les assistants, même les moins convaincus. +répondit modestement l’orateur. +Et moi, j’en suis certain, répondit Michel Ardan. +Il faudrait évidemment dans la plupart que les principes de la vie fussent modifiés. +Mais je ne suis ni théologien, ni chimiste, ni naturaliste, ni physicien. +L’adversaire des théories de Michel Ardan hasarda-t-il d’autres arguments ? +Je la laisse de côté. Permettez-moi seulement d’insister sur un point. -Hélas ! que manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection ? -Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite. -Mais le point d’appui, voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens. +Hélas ! que manque-t-il à notre sphéroïde pour atteindre cette perfection ? +Un axe de rotation moins incliné sur le plan de son orbite. +Mais le point d’appui, voilà ce qui manquait à ces téméraires mécaniciens. Cet incident semblait devoir terminer la discussion. -Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi. -Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion s’est égarée. -Revenons à la Lune. -Monsieur, reprit l’inconnu, vous prétendez que notre satellite est habité. -Et qui prétend cela, s’il vous plaît ? -Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie ? -Par la raison que celui-là est toujours brave qui ne soupçonne pas le danger ! -Mais j’aime mieux vous opposer des faits irrécusables. -Des volcans éteints, oui ; enflammés, non. -Mais je vous préviens que je vais mettre des noms en avant. -Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. +Tous les regards se dirigèrent vers le personnage qui parlait ainsi. +Vous avez raison, monsieur, répondit Michel Ardan, la discussion s’est égarée. +Revenons à la Lune. +Monsieur, reprit l’inconnu, vous prétendez que notre satellite est habité. +Et qui prétend cela, s’il vous plaît ? +Vous en connaissez qui appartiennent à cette dernière catégorie ? +Par la raison que celui-là est toujours brave qui ne soupçonne pas le danger ! +Mais j’aime mieux vous opposer des faits irrécusables. +Des volcans éteints, oui ; enflammés, non. +Mais je vous préviens que je vais mettre des noms en avant. +Passons encore, répondit Ardan, sans être troublé de la riposte. Mais le fait est-il certain ? demanda vivement l’inconnu. -interlocuteur, qui promena ses regards sur l’assemblée, en la bravant avec fierté. -C’est une conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. +interlocuteur, qui promena ses regards sur l’assemblée, en la bravant avec fierté. +C’est une conséquence dont je me réjouis fort pour mon compte. D’ailleurs, mon aimable contradicteur, permettez-moi de vous soumettre encore une observation. Et pour quelle raison ? -L’estrade fut enlevée tout d’un coup (p. cent vingt-trois). -Pures fantaisies ! s’écria l’inconnu. -Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. -Les cris, les menaces fondaient sur lui comme la grêle. +L’estrade fut enlevée tout d’un coup (p. cent vingt-trois). +Pures fantaisies ! s’écria l’inconnu. +Trois cent mille auditeurs à la fois applaudirent à la proposition. +Les cris, les menaces fondaient sur lui comme la grêle. Assez ! assez ! disaient les uns. -Chassez cet intrus ! répétaient les autres. -À la porte ! à la porte ! -s’écriait la foule irritée. -Il était trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité. -Vous désirez ajouter quelques mots ? lui demanda-t-il du ton le plus gracieux. -Oui ! cent, mille, répondit l’inconnu avec emportement. -Ou plutôt, non, un seul ! -Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous soyez... -Mais, malheureux, l’épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au départ ! -Oh ! ses parois sont épaisses, et j’aurai si rapidement franchi l’atmosphère ! +Chassez cet intrus ! répétaient les autres. +À la porte ! à la porte ! +s’écriait la foule irritée. +Il était trop chevaleresque pour abandonner son contradicteur dans une semblable extrémité. +Vous désirez ajouter quelques mots ? lui demanda-t-il du ton le plus gracieux. +Oui ! cent, mille, répondit l’inconnu avec emportement. +Ou plutôt, non, un seul ! +Pour persévérer dans votre entreprise, il faut que vous soyez... +Mais, malheureux, l’épouvantable contrecoup vous mettra en pièces au départ ! +Oh ! ses parois sont épaisses, et j’aurai si rapidement franchi l’atmosphère ! Mais des vivres ? de l’eau ? Mais de l’air pour respirer en route ? -J’en ferai par des procédés chimiques. +J’en ferai par des procédés chimiques. Mais votre chute sur la Lune, si vous y arrivez jamais ? Mais elle sera encore suffisante pour vous briser comme du verre ! Je ne reviendrai pas ! -À cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, l’assemblée demeura muette. -Mais son silence fut plus éloquent que n’eussent été ses cris d’enthousiasme. -L’inconnu en profita pour protester une dernière fois. -Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez d’une façon fort agréable. -Poursuivez à votre aise cette folle entreprise ! -Ce n’est pas à vous qu’il faut s’en prendre ! -Oh ! ne vous gênez pas ! -Non ! c’est un autre qui portera la responsabilité de vos actes ! -Et qui donc, s’il vous plaît ? demanda Michel Ardan d’une voix impérieuse. -L’ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que ridicule ! -L’attaque était directe. -L’estrade fut enlevée tout d’un coup. -Cependant l’inconnu n’avait point profité du tumulte pour quitter la place. +À cette réponse, qui touchait au sublime par sa simplicité, l’assemblée demeura muette. +Mais son silence fut plus éloquent que n’eussent été ses cris d’enthousiasme. +L’inconnu en profita pour protester une dernière fois. +Continuez, mon généreux inconnu, car véritablement vous pronostiquez d’une façon fort agréable. +Poursuivez à votre aise cette folle entreprise ! +Ce n’est pas à vous qu’il faut s’en prendre ! +Oh ! ne vous gênez pas ! +Non ! c’est un autre qui portera la responsabilité de vos actes ! +Et qui donc, s’il vous plaît ? demanda Michel Ardan d’une voix impérieuse. +L’ignorant qui a organisé cette tentative aussi impossible que ridicule ! +L’attaque était directe. +L’estrade fut enlevée tout d’un coup. +Cependant l’inconnu n’avait point profité du tumulte pour quitter la place. L’aurait-il pu, d’ailleurs, au milieu de cette foule compacte ? -Michel Ardan se laissait faire avec un plaisir évident. -dit-il d’une voix brève. -Là, ces ennemis, encore inconnus l’un à l’autre, se regardèrent. -Qui êtes-vous ? demanda Barbicane. +Michel Ardan se laissait faire avec un plaisir évident. +dit-il d’une voix brève. +Là, ces ennemis, encore inconnus l’un à l’autre, se regardèrent. +Qui êtes-vous ? demanda Barbicane. Je m’en doutais. -Jusqu’ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur mon chemin... +Jusqu’ici le hasard ne vous avait jamais jeté sur mon chemin... Je suis venu m’y mettre ! -Vous m’avez insulté ! +Vous m’avez insulté ! Et vous me rendrez raison de cette insulte. -Je désire que tout se passe secrètement entre nous. -Vous plaira-t-il d’y entrer demain matin à cinq heures par un côté ?... -Oui, si à la même heure vous entrez par l’autre côté. +Je désire que tout se passe secrètement entre nous. +Vous plaira-t-il d’y entrer demain matin à cinq heures par un côté ?... +Oui, si à la même heure vous entrez par l’autre côté. Et vous n’oublierez pas votre rifle ? dit Barbicane. -Pas plus que vous n’oublierez le vôtre, » répondit Nicholl. -Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le capitaine se séparèrent. -Des coups désordonnés ébranlaient sa porte. -Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. -De formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop matinal. +Pas plus que vous n’oublierez le vôtre, » répondit Nicholl. +Sur ces paroles froidement prononcées, le président du Gun-Club et le capitaine se séparèrent. +Des coups désordonnés ébranlaient sa porte. +Ils semblaient être portés avec un instrument de fer. +De formidables éclats de voix se mêlaient à ce tapage un peu trop matinal. Mais, au nom du Ciel, ouvre donc ! -Ardan n’avait aucune raison d’acquiescer à une demande si bruyamment posée. -Le secrétaire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. -Une bombe ne serait pas entrée avec moins de cérémonie. -Il a provoqué son adversaire, qui n’est autre que le capitaine Nicholl ! +Ardan n’avait aucune raison d’acquiescer à une demande si bruyamment posée. +Le secrétaire du Gun-Club fit irruption dans la chambre. +Une bombe ne serait pas entrée avec moins de cérémonie. +Il a provoqué son adversaire, qui n’est autre que le capitaine Nicholl ! Ils se battent ce matin au bois de Skersnaw ! J’ai tout appris de la bouche de Barbicane ! -S’il est tué, c’est l’anéantissement de nos projets ! -Il faut donc empêcher ce duel ! -Une erreur, une hésitation, un faux pas peuvent amener la mort. -Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston ; mais hâtons-nous. -Barbicane devait avoir passé sa lisière depuis une demi-heure. +S’il est tué, c’est l’anéantissement de nos projets ! +Il faut donc empêcher ce duel ! +Une erreur, une hésitation, un faux pas peuvent amener la mort. +Nous sommes ainsi, répondit modestement J.-T. Maston ; mais hâtons-nous. +Barbicane devait avoir passé sa lisière depuis une demi-heure. Mais le bushman n’eut pas l’air de le comprendre. Un chasseur, dit alors Ardan. -Un chasseur ? oui, répondit le bushman. +Un chasseur ? oui, répondit le bushman. Il y a longtemps ? -Une heure à peu près. -Trop tard ! s’écria Maston. +Une heure à peu près. +Trop tard ! s’écria Maston. Et avez-vous entendu des coups de fusil ? demanda Michel Ardan. -Ce chasseur-là n’a pas l’air de faire bonne chasse ! +Ce chasseur-là n’a pas l’air de faire bonne chasse ! Que faire ? dit Maston. reprit Ardan en serrant la main de son compagnon. Quelques secondes plus tard, les deux amis disparaissaient dans le taillis. -Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons s’arrêtèrent. -Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. +Après une heure de vaines recherches, les deux compagnons s’arrêtèrent. +Il faut que tout soit fini, dit Maston découragé. Il est trop franc, trop courageux. -Mais nous ! nous ! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous bois, nous aurions entendu !... +Mais nous ! nous ! répondit Michel Ardan, depuis notre entrée sous bois, nous aurions entendu !... Pendant une heure encore, la recherche se prolongea. -La plus grande partie du bois avait été explorée. -Rien ne décelait la présence des combattants. -Quelqu’un ? répondit Michel Ardan. +La plus grande partie du bois avait été explorée. +Rien ne décelait la présence des combattants. +Quelqu’un ? répondit Michel Ardan. Son rifle n’est plus entre ses mains. Que fait-il donc ? -Il se retourne, répondit Maston. -Au milieu du réseau, un petit oiseau se débattait (p. cent vingt-neuf). -s’écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement de cœur. -Il n’avait donc plus rien à craindre de son adversaire ? -Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir. -En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits. -Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les tons : « Et un aimable homme ! +Il se retourne, répondit Maston. +Au milieu du réseau, un petit oiseau se débattait (p. cent vingt-neuf). +s’écria Michel Ardan, qui ressentit un violent serrement de cœur. +Il n’avait donc plus rien à craindre de son adversaire ? +Marchons à lui, dit Michel Ardan, nous saurons à quoi nous en tenir. +En le voyant, ils demeurèrent stupéfaits. +Michel Ardan était devant lui, répétant sur tous les tons : « Et un aimable homme ! Que venez-vous faire ici, monsieur ? -Barbicane ! s’écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures sans le trouver ! +Barbicane ! s’écria le capitaine, que je cherche depuis deux heures sans le trouver ! Vous ne vous battrez pas. Je me battrai, monsieur ! Monsieur, dit Nicholl en serrant son rifle d’une main convulsive, ces plaisanteries... -Et laquelle ? demanda Nicholl avec une visible incrédulité. -Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu’en présence de Barbicane. -Cherchons-le donc », s’écria le capitaine. +Et laquelle ? demanda Nicholl avec une visible incrédulité. +Patience, répondit Ardan, je ne puis la communiquer qu’en présence de Barbicane. +Cherchons-le donc », s’écria le capitaine. Pendant une demi-heure encore, les recherches furent inutiles. Maston se sentait pris d’un sinistre pressentiment. Barbicane ne bougeait pas. Ardan plongea ses regards dans les yeux du capitaine, mais celui-ci ne broncha pas. Ardan fit quelques pas en criant : « Barbicane ! -Ah ! s’écria-t-il enfin, toi ! ici ! -J’ai trouvé, mon ami ! -Le moyen d’annuler l’effet du contrecoup au départ du projectile ! +Ah ! s’écria-t-il enfin, toi ! ici ! +J’ai trouvé, mon ami ! +Le moyen d’annuler l’effet du contrecoup au départ du projectile ! Vraiment ? dit Michel en regardant le capitaine du coin de l’œil. Oui ! de l’eau ! de l’eau simple qui fera ressort... -Maston ! s’écria Barbicane, vous aussi ! -Nicholl ! s’écria Barbicane, qui fut debout en un instant. -Pardon, capitaine, dit-il, j’avais oublié... je suis prêt... +Maston ! s’écria Barbicane, vous aussi ! +Nicholl ! s’écria Barbicane, qui fut debout en un instant. +Pardon, capitaine, dit-il, j’avais oublié... je suis prêt... Michel Ardan intervint sans laisser aux deux ennemis le temps de s’interpeller. -Nous aurions maintenant à pleurer l’un ou l’autre. -Et Michel Ardan raconta au président l’histoire du capitaine. -Michel Ardan le sentit bien, et il résolut de brusquer la réconciliation. -L’ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune. -Oui, certes, répliqua le président. -Et l’ami Nicholl est persuadé qu’il retombera sur la terre. -J’en suis certain, s’écria le capitaine. +Nous aurions maintenant à pleurer l’un ou l’autre. +Et Michel Ardan raconta au président l’histoire du capitaine. +Michel Ardan le sentit bien, et il résolut de brusquer la réconciliation. +L’ami Barbicane croit que son projectile ira tout droit à la Lune. +Oui, certes, répliqua le président. +Et l’ami Nicholl est persuadé qu’il retombera sur la terre. +J’en suis certain, s’écria le capitaine. Bon ! reprit Michel Ardan. Partez avec moi, et venez voir ». -fit J.-T. Maston stupéfait. +fit J.-T. Maston stupéfait. Ils s’observaient avec attention. -Barbicane attendait la réponse du capitaine. -Nicholl guettait les paroles du président. +Barbicane attendait la réponse du capitaine. +Nicholl guettait les paroles du président. Eh bien ? fit Michel de son ton le plus engageant. -Puisqu’il n’y a plus de contrecoup à craindre ! -On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un individu. -Pas un citoyen qui ne s’unît à lui d’esprit et de cœur ! -pluribus unum, suivant la devise des États-Unis. -À dater de ce jour, Michel Ardan n’eut plus un moment de repos. -Il dut les recevoir bon gré mal gré. -Tu ne crois pas à l’influence de la Lune sur les maladies ? -Peu, répondit le président du Gun-Club. +Puisqu’il n’y a plus de contrecoup à craindre ! +On sait avec quelle frénésie les Yankees se passionnent pour un individu. +Pas un citoyen qui ne s’unît à lui d’esprit et de cœur ! +pluribus unum, suivant la devise des États-Unis. +À dater de ce jour, Michel Ardan n’eut plus un moment de repos. +Il dut les recevoir bon gré mal gré. +Tu ne crois pas à l’influence de la Lune sur les maladies ? +Peu, répondit le président du Gun-Club. Les maladies nerveuses ont paru subir souvent son influence. Mais comment ? pourquoi ? demanda Barbicane. -Les entrepreneurs de succès voulurent l’exhiber. -Michel Ardan le traita de cornac et l’envoya promener lui-même. -Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. -Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec l’univers entier. -On lui en prêtait, suivant l’habitude, car il était riche de ce côté. +Les entrepreneurs de succès voulurent l’exhiber. +Michel Ardan le traita de cornac et l’envoya promener lui-même. +Pour tout dire, cette popularité ne lui déplaisait pas. +Il se mettait à la disposition du public et correspondait avec l’univers entier. +On lui en prêtait, suivant l’habitude, car il était riche de ce côté. Non-seulement il eut pour lui les hommes, mais aussi les femmes. -Les femmes sont intrépides quand elles n’ont pas peur de tout. -Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d’Adam avec une fille d’Ève, merci ! -Je n’aurais qu’à rencontrer des serpents !... +Les femmes sont intrépides quand elles n’ont pas peur de tout. +Aller jouer là-haut, disait-il, le rôle d’Adam avec une fille d’Ève, merci ! +Je n’aurais qu’à rencontrer des serpents !... Il lui devait bien cela. -Il ne tarissait pas en plaisanteries à cet égard. -Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. -Un jour il demanda à être du voyage. -Incomplet ! s’écria le vaillant invalide. +Il ne tarissait pas en plaisanteries à cet égard. +Il faut rapporter ici une proposition relative à J.-T. Maston. +Un jour il demanda à être du voyage. +Incomplet ! s’écria le vaillant invalide. Oui ! mon brave ami ! -Songe au cas où nous rencontrerions des habitants là-haut. -Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à la porte ! -Le chat retiré de la bombe (p. cent trente-huit). -Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n’arriverons pas en morceaux ! -Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette curieuse expérience. -C’était un véritable nid soigneusement ouaté. +Songe au cas où nous rencontrerions des habitants là-haut. +Allons donc, mon digne ami, tu nous ferais mettre à la porte ! +Le chat retiré de la bombe (p. cent trente-huit). +Sans doute, répondit Michel Ardan, mais nous n’arriverons pas en morceaux ! +Un projectile creux fut préparé avec le plus grand soin pour cette curieuse expérience. +C’était un véritable nid soigneusement ouaté. Quel dommage de ne pouvoir y prendre place ! -Mais d’écureuil point. -Il fallut bien alors reconnaître la vérité. -Le chat avait mangé son compagnon de voyage. -Le chat retiré de la bombe. -Il n’y avait donc plus qu’à partir. +Mais d’écureuil point. +Il fallut bien alors reconnaître la vérité. +Le chat avait mangé son compagnon de voyage. +Le chat retiré de la bombe. +Il n’y avait donc plus qu’à partir. Le dix, il arriva sans accident au lieu de sa destination. -Ce précieux projectile étincelait aux rayons du Soleil. -Il ne lui manquait que des meurtrières et une girouette. -Ainsi le véhicule te plaît ? demanda Barbicane à son ami. -Oui ! oui ! sans doute, répondit Michel Ardan qui l’examinait en artiste. -À quoi bon, ami Barbicane ! +Ce précieux projectile étincelait aux rayons du Soleil. +Il ne lui manquait que des meurtrières et une girouette. +Ainsi le véhicule te plaît ? demanda Barbicane à son ami. +Oui ! oui ! sans doute, répondit Michel Ardan qui l’examinait en artiste. +À quoi bon, ami Barbicane ! Dis toujours, mon brave compagnon. -Connais-tu une pièce indienne qu’on appelle le Chariot de l’Enfant ? -Pas même de nom, répondit Barbicane. -Cela ne m’étonne pas, reprit Michel Ardan. -Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la circonstance aggravante d’effraction. -Et moi je l’aurais acquitté, ami Barbicane ! -Voilà pourquoi tu ne pourras jamais me comprendre ! -Je n’essaierai même pas, mon vaillant artiste. -C’est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient place. -Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze pieds de haut. +Connais-tu une pièce indienne qu’on appelle le Chariot de l’Enfant ? +Pas même de nom, répondit Barbicane. +Cela ne m’étonne pas, reprit Michel Ardan. +Sans hésiter, répondit le président du Gun-Club, et avec la circonstance aggravante d’effraction. +Et moi je l’aurais acquitté, ami Barbicane ! +Voilà pourquoi tu ne pourras jamais me comprendre ! +Je n’essaierai même pas, mon vaillant artiste. +C’est sur ce véritable radeau que les voyageurs prenaient place. +Le projectile mesurait neuf pieds de large extérieurement sur douze pieds de haut. Mais il ne suffisait pas d’aller, il fallait voir en route. Rien ne fut plus facile. Il fallait donc renouveler l’air du projectile. Or, que se passe-t-il dans l’acte de la respiration ? -Un phénomène fort simple. -Voilà pour refaire l’oxygène. -Voilà pour absorber l’acide carbonique. -Quelle que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des hommes la supporteraient. -Telle fut l’observation faite à la séance où se traita cette grave question. -Mais l’honneur de tenter cette épreuve fut réclamé énergiquement par J.-T. Maston. -L’arrivée du projectile à Stone’s-Hill (p. cent trente-neuf). -Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. -On se rendit à ses vœux. +Un phénomène fort simple. +Voilà pour refaire l’oxygène. +Voilà pour absorber l’acide carbonique. +Quelle que fût sa précision scientifique, on ignorait absolument comment des hommes la supporteraient. +Telle fut l’observation faite à la séance où se traita cette grave question. +Mais l’honneur de tenter cette épreuve fut réclamé énergiquement par J.-T. Maston. +L’arrivée du projectile à Stone’s-Hill (p. cent trente-neuf). +Il y aurait eu mauvaise grâce à lui refuser. +On se rendit à ses vœux. Que se passa-t-il pendant cette huitaine ? -Impossible de s’en rendre J.-T. Maston avait engraissé ! (p. cent quarante-cinq). -L’épaisseur des parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d’arriver au-dehors. -Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une attitude triomphante. -Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité supérieure. -Telle était la question posée à l’Observatoire de Cambridge. -Et d’abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. -Les lunettes présentent des avantages sur les télescopes. -Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération très-délicate. -De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschel pour ses télescopes. -Celle-ci ne subissait plus qu’une réflexion au lieu de deux. -Donc il y avait un moins grand nombre de rayons lumineux éteints. -Donc l’image était moins affaiblie. -Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. -Néanmoins l’établissement d’un semblable appareil présentait de grandes difficultés. -Quant à la question d’emplacement, elle fut promptement résolue. -Ce fut un véritable tour de force. -Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en triompha. -Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars. -Des populations, des troupeaux d’animaux lunaires, des villes, des lacs, des océans ? -Le télescope des montagnes Rocheuses. -On était au vingt-deux novembre. -Le départ suprême devait avoir lieu dix jours plus tard. -Il le fit venir peu à peu dans des caissons parfaitement clos. +Impossible de s’en rendre J.-T. Maston avait engraissé ! (p. cent quarante-cinq). +L’épaisseur des parois du projectile empêchait tout bruit intérieur d’arriver au-dehors. +Bientôt le secrétaire du Gun-Club apparut au sommet du cône dans une attitude triomphante. +Au contraire, le tube du télescope est ouvert à son extrémité supérieure. +Telle était la question posée à l’Observatoire de Cambridge. +Et d’abord il fallut opter entre les télescopes et les lunettes. +Les lunettes présentent des avantages sur les télescopes. +Là était la difficulté, car la fonte de ces miroirs est une opération très-délicate. +De plus, on le disposa suivant la méthode imaginée par Herschel pour ses télescopes. +Celle-ci ne subissait plus qu’une réflexion au lieu de deux. +Donc il y avait un moins grand nombre de rayons lumineux éteints. +Donc l’image était moins affaiblie. +Ces résolutions prises, les travaux commencèrent. +Néanmoins l’établissement d’un semblable appareil présentait de grandes difficultés. +Quant à la question d’emplacement, elle fut promptement résolue. +Ce fut un véritable tour de force. +Et néanmoins, ces mille obstacles, le génie des Américains en triompha. +Il avait coûté plus de quatre cent mille dollars. +Des populations, des troupeaux d’animaux lunaires, des villes, des lacs, des océans ? +Le télescope des montagnes Rocheuses. +On était au vingt-deux novembre. +Le départ suprême devait avoir lieu dix jours plus tard. +Il le fit venir peu à peu dans des caissons parfaitement clos. mille livres de fulmi-coton. -Le vingt-huit novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de la Columbiad. -Cette partie de l’opération avait réussi. -Mais que de tracas, que d’inquiétudes, de luttes, avait subis le président Barbicane ! +Le vingt-huit novembre, les huit cents gargousses étaient disposées au fond de la Columbiad. +Cette partie de l’opération avait réussi. +Mais que de tracas, que d’inquiétudes, de luttes, avait subis le président Barbicane ! Barbicane se mettait dans des fureurs quotidiennes. -Rude tâche, L’intérieur du projectile (p. cent cinquante-quatre). +Rude tâche, L’intérieur du projectile (p. cent cinquante-quatre). car plus de trois cent mille personnes se pressaient autour des palissades. -Le troisième pari du capitaine Nicholl était donc fort aventuré. -Une véritable pacotille d’inutilités. -Mais Barbicane intervint, et l’on dut se réduire au strict nécessaire. -L’intérieur du projectile. -Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le coffre aux instruments. -On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. -Hommes ou bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite ! -Il faut donc prendre ses précautions. -Il n’en a ni la capacité ni la destination. +Le troisième pari du capitaine Nicholl était donc fort aventuré. +Une véritable pacotille d’inutilités. +Mais Barbicane intervint, et l’on dut se réduire au strict nécessaire. +L’intérieur du projectile. +Plusieurs thermomètres, baromètres et lunettes furent disposés dans le coffre aux instruments. +On ne sait pas à qui on aura affaire, disait Michel Ardan. +Hommes ou bêtes peuvent trouver mauvais que nous allions leur rendre visite ! +Il faut donc prendre ses précautions. +Il n’en a ni la capacité ni la destination. Ainsi restons dans les limites du possible. Plusieurs caisses des graines les plus utiles furent mises au nombre des objets indispensables. -Barbicane fit si bien qu’il parvint à en prendre pour une année. -Michel Ardan ne conservait aucun doute à cet égard. -S’il en avait eu, il ne se serait pas décidé à partir. -Non, certes, répondit J.-T. Maston. +Barbicane fit si bien qu’il parvint à en prendre pour une année. +Michel Ardan ne conservait aucun doute à cet égard. +S’il en avait eu, il ne se serait pas décidé à partir. +Non, certes, répondit J.-T. Maston. Comment l’entendez-vous ? demanda Nicholl. -Rien de plus simple, répondit Ardan. -Est-ce que la Columbiad ne sera pas toujours là ? +Rien de plus simple, répondit Ardan. +Est-ce que la Columbiad ne sera pas toujours là ? Certainement, mes braves amis, nous ne vous oublierons pas ! -Opération, d’ailleurs, pleine de difficultés et de périls. -L’énorme obus fut amené au sommet de Stone’s-Hill. +Opération, d’ailleurs, pleine de difficultés et de périls. +L’énorme obus fut amené au sommet de Stone’s-Hill. Ce fut un moment palpitant. C’est que vous perdiez vos deux autres paris ! -De cette façon, nous serons sûrs de ne pas rester en route. -Que de poitrines furent oppressées par le pesant fardeau de l’attente ! -Tous les cœurs palpitèrent d’inquiétude, sauf le cœur de Michel Ardan. -Là, les diverses classes de la société américaine se confondaient dans une égalité absolue. -Voici le sangaree au vin de Bordeaux ! répliquait un autre d’un ton glapissant. -Et du gin-sling ! répétait celui-ci. -Et le cocktail ! le brandy-smash ! criait celui-là. -Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode ? -Mais ce jour-là, ce premier décembre, ces cris étaient rares. -Les débitants se fussent vainement enroués à provoquer les chalands. -Chacun aurait voulu « que ce fût fini ». +De cette façon, nous serons sûrs de ne pas rester en route. +Que de poitrines furent oppressées par le pesant fardeau de l’attente ! +Tous les cœurs palpitèrent d’inquiétude, sauf le cœur de Michel Ardan. +Là, les diverses classes de la société américaine se confondaient dans une égalité absolue. +Voici le sangaree au vin de Bordeaux ! répliquait un autre d’un ton glapissant. +Et du gin-sling ! répétait celui-ci. +Et le cocktail ! le brandy-smash ! criait celui-là. +Qui veut goûter le véritable mint-julep, à la dernière mode ? +Mais ce jour-là, ce premier décembre, ces cris étaient rares. +Les débitants se fussent vainement enroués à provoquer les chalands. +Chacun aurait voulu « que ce fût fini ». Cependant, vers sept heures, ce lourd silence se dissipa brusquement. La Lune se levait sur l’horizon. -Plusieurs millions de hurrahs saluèrent son apparition. -Elle était exacte au rendez-vous. -En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. -À leur aspect les cris redoublèrent d’intensité. -Le moment des adieux était donc arrivé. -Il la versa sur le front de son cher et brave président. +Plusieurs millions de hurrahs saluèrent son apparition. +Elle était exacte au rendez-vous. +En ce moment parurent les trois intrépides voyageurs. +À leur aspect les cris redoublèrent d’intensité. +Le moment des adieux était donc arrivé. +Il la versa sur le front de son cher et brave président. Si je partais ? dit-il, il est encore temps ! -Impossible, mon vieux Maston », répondit Barbicane. -Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans leur wagon de métal. -Qui pourrait peindre l’émotion universelle, arrivée alors à son paroxysme ? -Un silence effrayant planait sur toute cette scène. +Impossible, mon vieux Maston », répondit Barbicane. +Nicholl, Barbicane et Michel Ardan étaient définitivement murés dans leur wagon de métal. +Qui pourrait peindre l’émotion universelle, arrivée alors à son paroxysme ? +Un silence effrayant planait sur toute cette scène. Pas un souffle de vent sur la terre ! Pas un souffle dans les poitrines ! Les cœurs n’osaient plus battre. -Tous les regards effarés fixaient la gueule béante de la Columbiad. -Murchison suivait de l’œil l’aiguille de son chronomètre. -Des cris isolés s’échappèrent : « Trente-cinq ! — trente-six ! — trente-sept ! — trente-huit ! — trente-neuf ! — quarante ! -Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d’un cratère. -La détonation de la Columbiad fut accompagnée d’un véritable tremblement de terre. +Tous les regards effarés fixaient la gueule béante de la Columbiad. +Murchison suivait de l’œil l’aiguille de son chronomètre. +Des cris isolés s’échappèrent : « Trente-cinq ! — trente-six ! — trente-sept ! — trente-huit ! — trente-neuf ! — quarante ! +Une immense gerbe de feu jaillit des entrailles du sol comme d’un cratère. +La détonation de la Columbiad fut accompagnée d’un véritable tremblement de terre. La Floride se sentit secouer jusque dans ses entrailles. -Trois cent mille personnes demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur. -Mais il faut revenir à la Floride. -s’élevèrent jusqu’aux cieux. +Trois cent mille personnes demeurèrent momentanément sourdes et comme frappées de stupeur. +Mais il faut revenir à la Floride. +s’élevèrent jusqu’aux cieux. Mais ils le cherchaient en vain. -Tout l’ordre naturel avait été troublé. -Ce fut une fatalité. -Un concert de réclamations s’éleva de toutes les parties du globe. -Mais le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l’exaspération publique. -On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point. +Tout l’ordre naturel avait été troublé. +Ce fut une fatalité. +Un concert de réclamations s’éleva de toutes les parties du globe. +Mais le temps demeura impitoyablement couvert, ce qui porta au paroxysme l’exaspération publique. +On en vint à injurier la Lune qui ne se montrait point. Triste retour des choses d’ici-bas ! -Il voulait observer lui-même. -Le cinq, même temps. -Le six, même temps. +Il voulait observer lui-même. +Le cinq, même temps. +Le six, même temps. L’impatience rongeait les trois quarts du globe. Le sept, le ciel sembla se modifier un peu. Alors cela devint grave. -Le neuf, le soleil reparut un instant comme pour narguer les Américains. +Le neuf, le soleil reparut un instant comme pour narguer les Américains. Le dix, pas de changement. -Le projectile avait été aperçu, grâce au gigantesque réflecteur de Long’s-Peak. -Voici la note rédigée par le directeur de l’Observatoire de Cambridge. -Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du Gun-Club. -Longs’s-Peak, douze décembre. +Le projectile avait été aperçu, grâce au gigantesque réflecteur de Long’s-Peak. +Voici la note rédigée par le directeur de l’Observatoire de Cambridge. +Elle renferme la conclusion scientifique de cette grande expérience du Gun-Club. +Longs’s-Peak, douze décembre. MMonsieur les Membres du bureau de l’Observatoire de Cambridge. -Ce projectile n’est point arrivé à son but. -Les éléments de ce nouvel astre n’ont pas encore pu être déterminés. -On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. -Que de questions soulevait ce dénouement inattendu ! -Quelle situation grosse de mystères l’avenir réservait aux investigations de la science ! -Était-il possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre ? -Ils pouvaient se procurer de l’air Effet de la détonation (p. cent soixante-trois). +Ce projectile n’est point arrivé à son but. +Les éléments de ce nouvel astre n’ont pas encore pu être déterminés. +On ne connaît ni sa vitesse de translation, ni sa vitesse de rotation. +Que de questions soulevait ce dénouement inattendu ! +Quelle situation grosse de mystères l’avenir réservait aux investigations de la science ! +Était-il possible de venir en aide à ces hardis habitants de la Terre ? +Ils pouvaient se procurer de l’air Effet de la détonation (p. cent soixante-trois). Ils avaient des vivres pour un an. -Les cœurs les plus insensibles palpitaient à cette terrible question. -Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. +Les cœurs les plus insensibles palpitaient à cette terrible question. +Un seul homme ne voulait pas admettre que la situation fût désespérée. D’ailleurs, il ne les perdait pas des yeux. -Nous aurons de leurs nouvelles et ils auront des nôtres ! -D’ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ingénieux. -FIN de la terre à la lune \ No newline at end of file +Nous aurons de leurs nouvelles et ils auront des nôtres ! +D’ailleurs, je les connais, ce sont des hommes ingénieux. +FIN de la terre à la lune \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Deux_Ans_de_vacances.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Deux_Ans_de_vacances.txt index bae56b06..8d5740fe 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Deux_Ans_de_vacances.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Deux_Ans_de_vacances.txt @@ -9,2249 +9,2249 @@ cent quarante CHAPITRE cent cinquante-neuf CHAPITRE cent soixante-quatorze CHAPITRE cent quatre-vingt-dix CHAPITRE -Kate et le master. – Le récit d’Evans. – Après l’échouage de la chaloupe. +Kate et le master. – Le récit d’Evans. – Après l’échouage de la chaloupe. cent quatre CHAPITRE cent vingt-deux CHAPITRE cent trente-huit CHAPITRE cent cinquante-trois CHAPITRE -cent soixante-cinq huit mille cent dix-sept. — saint-cloud. — imprimerie delin frères. -C’est dans ce double but qu’a été fait ce nouvel ouvrage. -Il était onze heures du soir. +cent soixante-cinq huit mille cent dix-sept. — saint-cloud. — imprimerie delin frères. +C’est dans ce double but qu’a été fait ce nouvel ouvrage. +Il était onze heures du soir. Sous cette latitude, au commencement du mois de mars, les nuits sont courtes encore. -Les premières blancheurs du jour ne devaient apparaître que vers cinq heures du matin. -Le frêle bâtiment ne resterait-il pas toujours à la merci des lames ? -Les enfants, qui avaient été renversés du coup, purent se relever presque aussitôt. +Les premières blancheurs du jour ne devaient apparaître que vers cinq heures du matin. +Le frêle bâtiment ne resterait-il pas toujours à la merci des lames ? +Les enfants, qui avaient été renversés du coup, purent se relever presque aussitôt. Gouverne-t-il, Briant ? demanda l’un d’eux. -Oui, Gordon, » répondit Briant, qui avait repris sa place et conservé tout son sang-froid. -Puis, s’adressant au troisième : « Tiens-toi solidement, Doniphan, ajouta-t-il, et ne perdons pas courage !... -Il y en a d’autres que nous à sauver ! -Celui-ci, se tournant vers le mousse : « Tu n’es pas blessé, Moko ? -Non, monsieur Briant, répondit le mousse. -Briant ?... s’écria un enfant de neuf ans. +Oui, Gordon, » répondit Briant, qui avait repris sa place et conservé tout son sang-froid. +Puis, s’adressant au troisième : « Tiens-toi solidement, Doniphan, ajouta-t-il, et ne perdons pas courage !... +Il y en a d’autres que nous à sauver ! +Celui-ci, se tournant vers le mousse : « Tu n’es pas blessé, Moko ? +Non, monsieur Briant, répondit le mousse. +Briant ?... s’écria un enfant de neuf ans. Qu’est-ce qu’il y a donc ? -Rien, Iverson, rien ! répliqua Briant. -Veux-tu bien redescendre avec Dole,... et plus vite que ça ! +Rien, Iverson, rien ! répliqua Briant. +Veux-tu bien redescendre avec Dole,... et plus vite que ça ! Et les autres ?... demanda Doniphan. -Les autres aussi ! répliqua Dole. -Voyons, rentrez tous ! répondit Briant. +Les autres aussi ! répliqua Dole. +Voyons, rentrez tous ! répondit Briant. Enfermez-vous, cachez-vous sous vos draps, fermez les yeux, et vous n’aurez plus peur ! Il n’y a pas de danger ! -Un choc violent heurta l’arrière du yacht. -Rentrez donc ! s’écria Gordon. -Rentrez... ou vous aurez affaire à moi ! +Un choc violent heurta l’arrière du yacht. +Rentrez donc ! s’écria Gordon. +Rentrez... ou vous aurez affaire à moi ! Voyons, rentrez, les petits ! ajouta Briant, d’un ton plus amical. -Non, Baxter, répondit Briant. +Non, Baxter, répondit Briant. Cross, Webb, Service, Wilcox et toi, restez avec les petits !... -À quatre, nous suffirons ! -Baxter referma la porte intérieurement. +À quatre, nous suffirons ! +Baxter referma la porte intérieurement. Les autres aussi ont peur ! Et pas un homme sur le yacht ? Pas un capitaine pour le commander ? Pas un marin pour donner la main aux manœuvres ? -Pas un timonier pour gouverner au milieu de cette tempête ? — Non !... +Pas un timonier pour gouverner au milieu de cette tempête ? — Non !... Le plus vaste de tous ! -Qu’était-il donc arrivé ? -L’équipage du schooner avait-il disparu dans quelque catastrophe ? +Qu’était-il donc arrivé ? +L’équipage du schooner avait-il disparu dans quelque catastrophe ? Que faire !... dit alors Doniphan. Tout ce qui sera possible pour nous sauver, Dieu aidant ! -En effet, la tempête redoublait de violence. -Aussi cherchaient-ils à voir quelque feu sur lequel ils auraient pu mettre le cap... +En effet, la tempête redoublait de violence. +Aussi cherchaient-ils à voir quelque feu sur lequel ils auraient pu mettre le cap... Aucune lueur ne se montrait au milieu de cette profonde nuit ! -Le mât de misaine est brisé !... s’écria Doniphan. -Non ! répondit le mousse. -C’est la voile qui s’est arrachée des ralingues ! +Le mât de misaine est brisé !... s’écria Doniphan. +Non ! répondit le mousse. +C’est la voile qui s’est arrachée des ralingues ! Dans ces conditions, Briant et Moko firent preuve d’une adresse remarquable. En ce moment, la porte du capot s’ouvrit une seconde fois. -Un enfant passa sa tête au dehors. -C’était Jacques, le frère de Briant, de trois ans moins âgé que lui. -Que veux-tu, Jacques ? lui demanda son frère. -Viens !... viens !... répondit Jacques. +Un enfant passa sa tête au dehors. +C’était Jacques, le frère de Briant, de trois ans moins âgé que lui. +Que veux-tu, Jacques ? lui demanda son frère. +Viens !... viens !... répondit Jacques. Il y a de l’eau jusque dans le salon ! -Et, se précipitant vers le capot, il descendit en toute hâte. -Le salon était confusément éclairé par une lampe que le roulis balançait violemment. +Et, se précipitant vers le capot, il descendit en toute hâte. +Le salon était confusément éclairé par une lampe que le roulis balançait violemment. N’ayez pas peur ! -D’où venait cette eau ? -Avait-elle pénétré par quelque fissure du bordage ? -C’est ce qu’il s’agissait de reconnaître. +D’où venait cette eau ? +Avait-elle pénétré par quelque fissure du bordage ? +C’est ce qu’il s’agissait de reconnaître. Donc, aucun danger de ce chef. -Il était alors une heure du matin. -Des cris aigus de pétrels déchiraient les airs. -De leur apparition pouvait-on conclure que la terre fût proche ? -Non, car on les rencontre souvent à plusieurs centaines de lieues des côtes. -Une heure plus tard, un second déchirement se fit entendre à bord. -Qu’importe ! répondit Briant. -Sois sûr que nous n’en irons pas moins vite ! -La belle réponse ! répliqua Doniphan. -Si c’est là ta manière de manœuvrer... -Gare aux lames de l’arrière ! dit Moko. -Il faut nous attacher solidement, ou nous serons emportés... -Moko ! s’était écrié Briant, dès qu’il fut en état de parler. -Est-ce qu’il a été jeté à la mer ?... répondit Doniphan. -Il faut le sauver... lui envoyer une bouée... des cordes ! -À moi !... répondit le mousse. -Il n’est pas à la mer, dit Gordon. +Il était alors une heure du matin. +Des cris aigus de pétrels déchiraient les airs. +De leur apparition pouvait-on conclure que la terre fût proche ? +Non, car on les rencontre souvent à plusieurs centaines de lieues des côtes. +Une heure plus tard, un second déchirement se fit entendre à bord. +Qu’importe ! répondit Briant. +Sois sûr que nous n’en irons pas moins vite ! +La belle réponse ! répliqua Doniphan. +Si c’est là ta manière de manœuvrer... +Gare aux lames de l’arrière ! dit Moko. +Il faut nous attacher solidement, ou nous serons emportés... +Moko ! s’était écrié Briant, dès qu’il fut en état de parler. +Est-ce qu’il a été jeté à la mer ?... répondit Doniphan. +Il faut le sauver... lui envoyer une bouée... des cordes ! +À moi !... répondit le mousse. +Il n’est pas à la mer, dit Gordon. Sa voix vient de l’avant du schooner !... La voix du mousse traversa encore une fois l’espace. Puis, tout se tut. -Et alors, il était perdu... -Là, ses mains rencontrèrent un corps qui se débattait... +Et alors, il était perdu... +Là, ses mains rencontrèrent un corps qui se débattait... Mais qu’y faire ? -Il eût été impossible de gréer le moindre bout de voilure. -Peut-être, avec le jour naissant, la rafale perdrait-elle de sa violence ? +Il eût été impossible de gréer le moindre bout de voilure. +Peut-être, avec le jour naissant, la rafale perdrait-elle de sa violence ? On le verrait bien, quand l’aube teinterait les lointains du ciel. -Vers quatre heures et demie, quelques lueurs diffuses se glissèrent jusqu’au zénith. +Vers quatre heures et demie, quelques lueurs diffuses se glissèrent jusqu’au zénith. On sentait que les nuages passaient avec une vitesse effrayante. -Les quatre jeunes garçons regardaient ce chaos de flots échevelés. +Les quatre jeunes garçons regardaient ce chaos de flots échevelés. Ce fut alors que Moko cria : « Terre !... Ne se trompait-il pas ? -Une terre ?... avait répondu Briant. -Oui... reprit Moko,... une terre... à l’est ! -Tu es sûr ?... demanda Doniphan. -Oui !... oui !... certainement !... répondit le mousse. -C’est bien la terre !... s’écria Briant. -Et une terre très basse ! -ajouta Gordon, qui venait d’observer plus attentivement le littoral signalé. -Il n’y avait plus à douter, cette fois. -Mais ces jeunes garçons n’y songeaient même pas. -En ce moment, le vent se reprit à souffler avec plus de rage. -Là, au premier choc, le Sloughi serait mis en pièces. -Soudain une première secousse se fit sentir. -Puis, incliné sur bâbord, il demeura immobile au milieu des bouillonnements du ressac. -Peut-être, pourtant, frappait-elle de ses derniers coups ces parages inconnus de l’Océan Pacifique. -Ils rassurèrent donc du mieux qu’ils le purent leurs camarades, — les petits particulièrement. -N’ayez pas peur !... répétait toujours Briant. +Une terre ?... avait répondu Briant. +Oui... reprit Moko,... une terre... à l’est ! +Tu es sûr ?... demanda Doniphan. +Oui !... oui !... certainement !... répondit le mousse. +C’est bien la terre !... s’écria Briant. +Et une terre très basse ! +ajouta Gordon, qui venait d’observer plus attentivement le littoral signalé. +Il n’y avait plus à douter, cette fois. +Mais ces jeunes garçons n’y songeaient même pas. +En ce moment, le vent se reprit à souffler avec plus de rage. +Là, au premier choc, le Sloughi serait mis en pièces. +Soudain une première secousse se fit sentir. +Puis, incliné sur bâbord, il demeura immobile au milieu des bouillonnements du ressac. +Peut-être, pourtant, frappait-elle de ses derniers coups ces parages inconnus de l’Océan Pacifique. +Ils rassurèrent donc du mieux qu’ils le purent leurs camarades, — les petits particulièrement. +N’ayez pas peur !... répétait toujours Briant. Le yacht est solide !... -La côte n’est pas loin !... -Attendons et nous chercherons à gagner la grève ! +La côte n’est pas loin !... +Attendons et nous chercherons à gagner la grève ! Et pourquoi attendre ?... demanda Doniphan. -Oui... pourquoi ?... ajouta un autre garçon d’une douzaine d’années, nommé Wilcox. -Peut-être le jusant mettrait-il à sec une partie du banc de récifs. -Ils se groupèrent à l’avant et causèrent à voix basse. -Le conseil d’attendre quelques heures n’était donc que trop justifié. +Oui... pourquoi ?... ajouta un autre garçon d’une douzaine d’années, nommé Wilcox. +Peut-être le jusant mettrait-il à sec une partie du banc de récifs. +Ils se groupèrent à l’avant et causèrent à voix basse. +Le conseil d’attendre quelques heures n’était donc que trop justifié. Restons ensemble, ou nous sommes perdus !... -Et maintenant, quelle était cette terre ? -Appartenait-elle à l’une des îles de l’Océan Pacifique ou à quelque continent ? -Mais, en ce moment, il n’était question que d’atteindre la terre. -Le temps était assez clair pour en laisser voir tous les détails. -Briant signala même l’embouchure d’un rio sur la droite du rivage. -Je n’aperçois pas la moindre fumée ! dit Briant, en abaissant sa lunette. -Comment y en aurait-il, puisqu’il n’y a pas de port ?... répliqua Doniphan. -Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un port, reprit Gordon. -L’observation de Gordon était juste. -Il était près de sept heures. -Petits et grands mirent la main à ce travail. -Briant et Gordon s’appliquèrent à observer soigneusement la mer. -Combien il était regrettable que les canots eussent été emportés pendant la tempête ! +Et maintenant, quelle était cette terre ? +Appartenait-elle à l’une des îles de l’Océan Pacifique ou à quelque continent ? +Mais, en ce moment, il n’était question que d’atteindre la terre. +Le temps était assez clair pour en laisser voir tous les détails. +Briant signala même l’embouchure d’un rio sur la droite du rivage. +Je n’aperçois pas la moindre fumée ! dit Briant, en abaissant sa lunette. +Comment y en aurait-il, puisqu’il n’y a pas de port ?... répliqua Doniphan. +Il n’est pas nécessaire qu’il y ait un port, reprit Gordon. +L’observation de Gordon était juste. +Il était près de sept heures. +Petits et grands mirent la main à ce travail. +Briant et Gordon s’appliquèrent à observer soigneusement la mer. +Combien il était regrettable que les canots eussent été emportés pendant la tempête ! Pourrait-on les utiliser encore ? -Ce qui resterait des approvisionnements ne serait-il pas absolument avarié ? -Les jeunes naufragés ne seraient-ils pas bientôt réduits aux seules ressources de cette terre ? -Soudain, des cris éclatèrent à l’avant. -Baxter venait de faire une découverte qui avait son importance. +Ce qui resterait des approvisionnements ne serait-il pas absolument avarié ? +Les jeunes naufragés ne seraient-ils pas bientôt réduits aux seules ressources de cette terre ? +Soudain, des cris éclatèrent à l’avant. +Baxter venait de faire une découverte qui avait son importance. Que voulez-vous faire ?... demanda-t-il. -Ce qui nous convient !... répondit Wilcox. +Ce qui nous convient !... répondit Wilcox. Vous embarquer dans ce canot ?... -Oui, répliqua Doniphan, et ce ne sera pas toi qui nous en empêcheras ! +Oui, répliqua Doniphan, et ce ne sera pas toi qui nous en empêcheras ! Ce sera moi, reprit Briant, moi et tous ceux que tu veux abandonner !... -Où vois-tu cela ? répondit Doniphan avec hauteur. +Où vois-tu cela ? répondit Doniphan avec hauteur. Je ne veux abandonner personne, entends-tu !... -Une fois à la grève, l’un de nous ramènera la yole... -répondit Webb, qui venait de repousser Briant. +Une fois à la grève, l’un de nous ramènera la yole... +répondit Webb, qui venait de repousser Briant. Briant la saisit par un de ses bouts. Vous n’embarquerez pas ! dit-il. -C’est ce que nous verrons ! répondit Doniphan. -Vous n’embarquerez pas ! répéta Briant, bien décidé à résister dans l’intérêt commun. -Laisse-nous tranquille ! s’écria Doniphan que la colère emportait. -Et je te répète, s’écria Briant, que ce sera moi, Doniphan ! -Les deux jeunes garçons étaient prêts à s’élancer l’un sur l’autre. -Il pouvait dès lors en résulter des conséquences déplorables, lorsque Gordon intervint. -Non !... répliquèrent Cross et Webb. +C’est ce que nous verrons ! répondit Doniphan. +Vous n’embarquerez pas ! répéta Briant, bien décidé à résister dans l’intérêt commun. +Laisse-nous tranquille ! s’écria Doniphan que la colère emportait. +Et je te répète, s’écria Briant, que ce sera moi, Doniphan ! +Les deux jeunes garçons étaient prêts à s’élancer l’un sur l’autre. +Il pouvait dès lors en résulter des conséquences déplorables, lorsque Gordon intervint. +Non !... répliquèrent Cross et Webb. Nous en avons autant souci que toi ! riposta Doniphan. -Et maintenant que nous sommes à terre... -Pas encore, malheureusement, répondit Gordon. -La marée avait alors baissé de deux pieds. +Et maintenant que nous sommes à terre... +Pas encore, malheureusement, répondit Gordon. +La marée avait alors baissé de deux pieds. Et combien de temps faut-il pour qu’il y ait basse mer ? Cinq heures, je crois. – N’est-ce pas, Moko ? -Oui... de cinq à six heures, répondit le mousse. -C’est ainsi que j’ai calculé, répliqua Briant. -Bon conseil qui devait naturellement venir de ce prudent garçon. -On s’occupa donc du premier déjeuner, composé de conserves et de biscuit. -Briant eut soin de surveiller particulièrement les petits. -Avec quelle lenteur s’effectuait la décroissance de la mer ! -Or, pouvait-on espérer que le jusant descendrait assez pour le laisser à sec ? -Briant vint alors entretenir Gordon à ce sujet. +Oui... de cinq à six heures, répondit le mousse. +C’est ainsi que j’ai calculé, répliqua Briant. +Bon conseil qui devait naturellement venir de ce prudent garçon. +On s’occupa donc du premier déjeuner, composé de conserves et de biscuit. +Briant eut soin de surveiller particulièrement les petits. +Avec quelle lenteur s’effectuait la décroissance de la mer ! +Or, pouvait-on espérer que le jusant descendrait assez pour le laisser à sec ? +Briant vint alors entretenir Gordon à ce sujet. Quel parti prendre ? dit Gordon. -Je ne sais... je ne sais !... répondit Briant. -La nécessité nous instruira ! répliqua Gordon. -Ne désespérons pas, Briant, et agissons prudemment !... -Cela n’est que trop évident, car le yacht sera mis en pièces ! -Aussi devrons-nous l’avoir quitté à tout prix... -Oui, à tout prix, Gordon ! -J’y avais déjà songé, répondit Briant. -Par malheur, presque tous les espars ont été enlevés dans la tempête. -Peut-être alors parviendrait-on à se haler près de la grève... -Qui portera ce câble ? +Je ne sais... je ne sais !... répondit Briant. +La nécessité nous instruira ! répliqua Gordon. +Ne désespérons pas, Briant, et agissons prudemment !... +Cela n’est que trop évident, car le yacht sera mis en pièces ! +Aussi devrons-nous l’avoir quitté à tout prix... +Oui, à tout prix, Gordon ! +J’y avais déjà songé, répondit Briant. +Par malheur, presque tous les espars ont été enlevés dans la tempête. +Peut-être alors parviendrait-on à se haler près de la grève... +Qui portera ce câble ? Et je t’y aiderai !... dit Gordon. -Non, moi seul !... répliqua Briant. +Non, moi seul !... répliqua Briant. Sers-toi de la yole ? -Il était alors dix heures un quart. -Avant quarante-cinq minutes, la marée aurait atteint sa plus basse dépression. -Allons, les autres, cria Gordon, soyez là pour filer le câble !... -Venez à l’avant ! +Il était alors dix heures un quart. +Avant quarante-cinq minutes, la marée aurait atteint sa plus basse dépression. +Allons, les autres, cria Gordon, soyez là pour filer le câble !... +Venez à l’avant ! N’aie pas peur, Jacques, n’aie pas peur pour moi ! Il essaya donc de se jeter sur la gauche par un violent effort. -Mais sa tentative devait être infructueuse. -eut-il la force de crier avant de disparaître. -À bord du yacht, l’épouvante fut au comble. -Nul n’eût pu la reprendre avec quelque chance de succès. -Ces malheureux enfants en étaient donc réduits à attendre... -Et de quel côté, et par qui aurait-il pu leur venir ! -Il était plus de midi alors. -La marée se faisait déjà sentir, et le ressac s’accroissait. -Il talonnerait de nouveau, il serait chaviré à la surface du récif !... -Personne ne survivrait à ce dénouement du naufrage ! -Et rien à faire, rien ! -Dieu seul pouvait venir en aide aux jeunes naufragés. -Leurs prières se mêlèrent à leurs cris d’épouvante. -On y comptait une centaine d’élèves, appartenant aux meilleures familles du pays. +Mais sa tentative devait être infructueuse. +eut-il la force de crier avant de disparaître. +À bord du yacht, l’épouvante fut au comble. +Nul n’eût pu la reprendre avec quelque chance de succès. +Ces malheureux enfants en étaient donc réduits à attendre... +Et de quel côté, et par qui aurait-il pu leur venir ! +Il était plus de midi alors. +La marée se faisait déjà sentir, et le ressac s’accroissait. +Il talonnerait de nouveau, il serait chaviré à la surface du récif !... +Personne ne survivrait à ce dénouement du naufrage ! +Et rien à faire, rien ! +Dieu seul pouvait venir en aide aux jeunes naufragés. +Leurs prières se mêlèrent à leurs cris d’épouvante. +On y comptait une centaine d’élèves, appartenant aux meilleures familles du pays. C’est vers le milieu de cette rue que se trouvait la pension Chairman. -En effet, c’était le commencement des vacances. -Deux mois d’indépendance, deux mois de liberté. +En effet, c’était le commencement des vacances. +Deux mois d’indépendance, deux mois de liberté. Ils restent moins longtemps enfants. -En un mot, l’éducation y marche de pair avec l’instruction. -C’est suivant leur âge que les élèves sont classés par divisions. +En un mot, l’éducation y marche de pair avec l’instruction. +C’est suivant leur âge que les élèves sont classés par divisions. Il y en avait cinq dans le pensionnat Chairman. -Leurs familles sont riches et tiennent un rang élevé parmi la magistrature du pays. -Il faut maintenant nommer deux autres garçons, âgés de neuf ans. -Américain, c’est Gordon, âgé de quatorze ans. -Sa figure comme sa tournure sont déjà empreintes d’une certaine rudesse toute « yankee ». -L’aîné a treize ans. -Le jour du départ avait été fixé au quinze février. +Leurs familles sont riches et tiennent un rang élevé parmi la magistrature du pays. +Il faut maintenant nommer deux autres garçons, âgés de neuf ans. +Américain, c’est Gordon, âgé de quatorze ans. +Sa figure comme sa tournure sont déjà empreintes d’une certaine rudesse toute « yankee ». +L’aîné a treize ans. +Le jour du départ avait été fixé au quinze février. Le capitaine Garnett ne devait arriver qu’au moment de l’appareillage. -Quant au mousse, il s’était affalé dans le poste pour dormir. +Quant au mousse, il s’était affalé dans le poste pour dormir. Que se passa-t-il alors ? -Très probablement, on ne devait jamais le savoir. -À bord on ne s’aperçut de rien. -Moko se hâta aussitôt de monter sur le pont... -Le yacht était en dérive ! -Vainement appelèrent-ils à leur aide ! -Le schooner était déjà en plein golfe, à trois milles de la côte. -On comprend la gravité d’une pareille situation. -Briant et ses camarades ne pouvaient plus espérer aucun secours de terre. -Si le vent ne changeait pas, ils devraient renoncer à revenir vers la terre. -Il n’y eut plus alors qu’à attendre le lever du jour. -Leur effroi n’aurait pu que mettre le désordre à bord. +Très probablement, on ne devait jamais le savoir. +À bord on ne s’aperçut de rien. +Moko se hâta aussitôt de monter sur le pont... +Le yacht était en dérive ! +Vainement appelèrent-ils à leur aide ! +Le schooner était déjà en plein golfe, à trois milles de la côte. +On comprend la gravité d’une pareille situation. +Briant et ses camarades ne pouvaient plus espérer aucun secours de terre. +Si le vent ne changeait pas, ils devraient renoncer à revenir vers la terre. +Il n’y eut plus alors qu’à attendre le lever du jour. +Leur effroi n’aurait pu que mettre le désordre à bord. Cependant, plusieurs tentatives furent encore faites pour ramener le Sloughi au vent. -Mais il abattait aussitôt et dérivait dans l’est avec rapidité. -Soudain, un feu fut signalé à deux ou trois milles. -Les jeunes garçons poussèrent inutilement des cris de détresse. -C’était une dernière chance. -C’est là une conduite criminelle, dont on a de nombreux exemples. -Alors, emportés par le vent, ces jeunes garçons durent se croire perdus. -Quand le jour se leva, l’immensité était déserte. +Mais il abattait aussitôt et dérivait dans l’est avec rapidité. +Soudain, un feu fut signalé à deux ou trois milles. +Les jeunes garçons poussèrent inutilement des cris de détresse. +C’était une dernière chance. +C’est là une conduite criminelle, dont on a de nombreux exemples. +Alors, emportés par le vent, ces jeunes garçons durent se croire perdus. +Quand le jour se leva, l’immensité était déserte. Pas un ne passa en vue du yacht. -En vain voulurent-ils manœuvrer de façon à ramener le schooner dans les parages néo-zélandais ? -Faible ressource, sans doute, mais qu’il ne voulut pas négliger. -On sait ce qui s’était passé. -De quel côté leur arriverait un secours qu’ils ne pourraient trouver en eux-mêmes ?... -Sur ces débris se lisaient encore trois ou quatre lettres du nom de Sloughi. -À l’embouchure de la petite rivière, aucune embarcation de pêche. -Nous voilà à terre, c’est déjà quelque chose ! dit Gordon. -Mais quelle est cette terre, qui semble inhabitée... -L’important est qu’elle ne soit pas inhabitable, répondit Briant. +En vain voulurent-ils manœuvrer de façon à ramener le schooner dans les parages néo-zélandais ? +Faible ressource, sans doute, mais qu’il ne voulut pas négliger. +On sait ce qui s’était passé. +De quel côté leur arriverait un secours qu’ils ne pourraient trouver en eux-mêmes ?... +Sur ces débris se lisaient encore trois ou quatre lettres du nom de Sloughi. +À l’embouchure de la petite rivière, aucune embarcation de pêche. +Nous voilà à terre, c’est déjà quelque chose ! dit Gordon. +Mais quelle est cette terre, qui semble inhabitée... +L’important est qu’elle ne soit pas inhabitable, répondit Briant. Nous avons des provisions et des munitions pour quelque temps !... -Oui !... tu as raison !... répondit Gordon. -Si c’est une île !... une île inhabitée... eh bien, nous verrons !... -Viens, Gordon, viens à la découverte ! -C’eût été fort désirable. -Heureusement, le raz de marée avait jeté le Sloughi au-delà du banc de récifs. -Le mieux était donc de demeurer provisoirement à bord du Sloughi. -C’est ce qui fut fait le jour même. -Toutefois, Briant, Gordon et Doniphan voulurent veiller à tour de rôle. +Oui !... tu as raison !... répondit Gordon. +Si c’est une île !... une île inhabitée... eh bien, nous verrons !... +Viens, Gordon, viens à la découverte ! +C’eût été fort désirable. +Heureusement, le raz de marée avait jeté le Sloughi au-delà du banc de récifs. +Le mieux était donc de demeurer provisoirement à bord du Sloughi. +C’est ce qui fut fait le jour même. +Toutefois, Briant, Gordon et Doniphan voulurent veiller à tour de rôle. Il n’en fut rien. -Pourvu qu’une partie de ces conserves ne soient pas endommagées ! fit observer Baxter. -Si l’eau de mer a pénétré dans la cale, après notre échouage... -Peut-être, si l’on faisait recuire leur contenu, pourrait-on s’en servir ?... -Je m’en charge, répondit Moko. -Oui !... oui !... s’écrièrent Dole et Costar. -Et pourquoi ne pas pêcher ? ajouta Webb. -Moi !... s’écrièrent les petits. -Sois tranquille, Briant ! répondit Iverson. +Pourvu qu’une partie de ces conserves ne soient pas endommagées ! fit observer Baxter. +Si l’eau de mer a pénétré dans la cale, après notre échouage... +Peut-être, si l’on faisait recuire leur contenu, pourrait-on s’en servir ?... +Je m’en charge, répondit Moko. +Oui !... oui !... s’écrièrent Dole et Costar. +Et pourquoi ne pas pêcher ? ajouta Webb. +Moi !... s’écrièrent les petits. +Sois tranquille, Briant ! répondit Iverson. Nous ferons cela comme un devoir... -Bien, mais commençons par inventorier ce que contient notre yacht, dit Gordon. -Il ne faut pas songer seulement à la nourriture... -On pourrait toujours récolter des mollusques pour le déjeuner ! fit observer Service. -Allez, les petits, à trois ou quatre ! – Moko, tu les accompagneras. +Bien, mais commençons par inventorier ce que contient notre yacht, dit Gordon. +Il ne faut pas songer seulement à la nourriture... +On pourrait toujours récolter des mollusques pour le déjeuner ! fit observer Service. +Allez, les petits, à trois ou quatre ! – Moko, tu les accompagneras. Et tu veilleras bien sur eux ! ajouta Briant. -Partons ! s’écria Jenkins. +Partons ! s’écria Jenkins. Tu ne les accompagnes pas, Jacques ? -demanda Briant en s’adressant à son frère. -Ce n’étaient point là, d’ailleurs, des objets d’une absolue nécessité. -Un mot qui peut-être signifiait toujours ! -Vers midi, les petits, guidés par Moko, revinrent au Sloughi. -Ils avaient fini par se rendre utiles en se mettant sérieusement à la besogne. +demanda Briant en s’adressant à son frère. +Ce n’étaient point là, d’ailleurs, des objets d’une absolue nécessité. +Un mot qui peut-être signifiait toujours ! +Vers midi, les petits, guidés par Moko, revinrent au Sloughi. +Ils avaient fini par se rendre utiles en se mettant sérieusement à la besogne. C’est bien ! dit Briant. -Un de ces matins, nous organiserons une chasse qui pourra être très fructueuse ! +Un de ces matins, nous organiserons une chasse qui pourra être très fructueuse ! C’est convenu, dit Gordon. En attendant, si, demain, Doniphan veut se mettre en chasse ?... -Nous ne demandons pas mieux ! répliqua Doniphan. +Nous ne demandons pas mieux ! répliqua Doniphan. Webb, Cross et Wilcox viendront avec moi ?... Cependant, fit observer Briant, je vous recommande de ne pas tuer trop de pigeons ! Nous saurons bien les retrouver, lorsque nous en aurons besoin. Il importe avant tout de ne pas gaspiller inutilement le plomb et la poudre... -Une heure après, Moko vint annoncer que le déjeuner était prêt. -Mais cela n’était pas pour gêner des enfants habitués aux coups de roulis. -Mais, à cet âge, l’appétit n’est-il pas toujours le meilleur condiment ? -Ainsi se passa la première nuit sur cette terre de l’Océan Pacifique. -Il était permis d’en douter ! -On pouvait donc craindre que les hivers y fussent très rigoureux. -C’est mon avis, répondit Doniphan. -Nous ne sommes encore qu’à la moitié du mois de mars ! -Quand il y a un chemin, répliqua Briant. +Une heure après, Moko vint annoncer que le déjeuner était prêt. +Mais cela n’était pas pour gêner des enfants habitués aux coups de roulis. +Mais, à cet âge, l’appétit n’est-il pas toujours le meilleur condiment ? +Ainsi se passa la première nuit sur cette terre de l’Océan Pacifique. +Il était permis d’en douter ! +On pouvait donc craindre que les hivers y fussent très rigoureux. +C’est mon avis, répondit Doniphan. +Nous ne sommes encore qu’à la moitié du mois de mars ! +Quand il y a un chemin, répliqua Briant. Et pourquoi n’y en aurait-il pas ? -Sans doute ! répondit Gordon. -Mais, s’il y en a un, savons-nous où il nous conduira ? -Mais, est-ce possible ? répond Briant, et il n’a pas tort de répondre ainsi ! -C’est pourquoi, répondit Gordon, il convient de reconnaître ce qui est. -Il ne pourra résister aux bourrasques de la mauvaise saison sur cette grève ! -Gordon avait si manifestement raison que Doniphan dut se rendre bon gré mal gré. -Je suis prêt à aller en reconnaissance, dit Briant. -Moi aussi, répondit Doniphan. -C’est précisément à quoi je pensais, répondit Gordon. +Sans doute ! répondit Gordon. +Mais, s’il y en a un, savons-nous où il nous conduira ? +Mais, est-ce possible ? répond Briant, et il n’a pas tort de répondre ainsi ! +C’est pourquoi, répondit Gordon, il convient de reconnaître ce qui est. +Il ne pourra résister aux bourrasques de la mauvaise saison sur cette grève ! +Gordon avait si manifestement raison que Doniphan dut se rendre bon gré mal gré. +Je suis prêt à aller en reconnaissance, dit Briant. +Moi aussi, répondit Doniphan. +C’est précisément à quoi je pensais, répondit Gordon. J’offre d’y aller... dit Briant. -À quoi bon, répondit Doniphan, et que pourrait-on voir de là-haut ? +À quoi bon, répondit Doniphan, et que pourrait-on voir de là-haut ? Mais... ce qu’il y a ! -Le regard ne serait-il pas arrêté vers l’est par quelque obstacle ? -Il fut décidé que ce projet serait mis à exécution. -Néanmoins l’excursion ne put être entreprise pendant les cinq jours qui suivirent. -Le temps était redevenu brumeux, et il tombait parfois une petite pluie fine. +Le regard ne serait-il pas arrêté vers l’est par quelque obstacle ? +Il fut décidé que ce projet serait mis à exécution. +Néanmoins l’excursion ne put être entreprise pendant les cinq jours qui suivirent. +Le temps était redevenu brumeux, et il tombait parfois une petite pluie fine. Ces quelques jours ne furent point perdus. -On les employa à divers travaux. +On les employa à divers travaux. D’ailleurs, on ne les laissait point oisifs. Amusement pour eux, et profit pour tout le monde. Sans doute, le souvenir de leurs parents les attristait, comme il attristait leurs camarades. -Mais la pensée qu’ils ne les reverraient jamais peut-être ne pouvait leur venir ! -Service y restait quelquefois avec eux, et, toujours jovial, se montrait aussi très utile. +Mais la pensée qu’ils ne les reverraient jamais peut-être ne pouvait leur venir ! +Service y restait quelquefois avec eux, et, toujours jovial, se montrait aussi très utile. Aussi Briant ressentait-il pour lui beaucoup d’affection. -Allons, ça va !... ça va !... répétait volontiers Service. -Briant ne laissait pas de s’inquiéter sérieusement de cette attitude de Jacques. -Que cet enfant tombât malade, quels soins pourrait-il lui donner ? -Je n’ai rien... rien ! .. » Et il était impossible d’en tirer autre chose. -Ils allaient toujours ensemble, et visiblement, cherchaient à faire bande à part. -Gordon ne voyait pas cela sans inquiétude. -Pour Webb, il tirait bien, mais sans pouvoir prétendre à égaler Doniphan. -Le quinze mars, le temps parut devenir favorable à la réalisation de ce projet. +Allons, ça va !... ça va !... répétait volontiers Service. +Briant ne laissait pas de s’inquiéter sérieusement de cette attitude de Jacques. +Que cet enfant tombât malade, quels soins pourrait-il lui donner ? +Je n’ai rien... rien ! .. » Et il était impossible d’en tirer autre chose. +Ils allaient toujours ensemble, et visiblement, cherchaient à faire bande à part. +Gordon ne voyait pas cela sans inquiétude. +Pour Webb, il tirait bien, mais sans pouvoir prétendre à égaler Doniphan. +Le quinze mars, le temps parut devenir favorable à la réalisation de ce projet. Un vent de terre venait de le nettoyer en quelques heures. -De vifs rayons de soleil dorèrent la crête de la falaise. -Sans doute, il aurait volontiers consenti à être accompagné par Gordon. -Ces volatiles n’avaient rien à craindre de lui en ce moment. -Le temps étant clair, le ciel entièrement dégagé de brumes, il fallait en profiter. -On peut dire que les pigeons, les huîtriers, les canards y fourmillaient. -Il était alors dix heures du matin. +De vifs rayons de soleil dorèrent la crête de la falaise. +Sans doute, il aurait volontiers consenti à être accompagné par Gordon. +Ces volatiles n’avaient rien à craindre de lui en ce moment. +Le temps étant clair, le ciel entièrement dégagé de brumes, il fallait en profiter. +On peut dire que les pigeons, les huîtriers, les canards y fourmillaient. +Il était alors dix heures du matin. On voit combien de temps La Pension Chairman. -Briant avait mis à franchir les derniers milles. -En même temps, il se prenait à réfléchir. +Briant avait mis à franchir les derniers milles. +En même temps, il se prenait à réfléchir. Pendant une heure, Briant prolongea cette halte, afin de recouvrer toutes ses forces. -Au-delà, vers le nord, la grève s’étendait à perte de vue. -C’était l’important. -L’ascension fut assez pénible. -Cette région était plate jusqu’à l’extrême portée de sa vue. -Au-delà, quelques tumescences bossuaient encore le sol, sans modifier sensiblement l’aspect du pays. -Était-il dans une île ? était-il sur un continent ?... il n’aurait pu le dire. -Il se retourna ensuite du côté de l’ouest. -Des navires... s’écria-t-il, des navires qui passent ! +Au-delà, vers le nord, la grève s’étendait à perte de vue. +C’était l’important. +L’ascension fut assez pénible. +Cette région était plate jusqu’à l’extrême portée de sa vue. +Au-delà, quelques tumescences bossuaient encore le sol, sans modifier sensiblement l’aspect du pays. +Était-il dans une île ? était-il sur un continent ?... il n’aurait pu le dire. +Il se retourna ensuite du côté de l’ouest. +Des navires... s’écria-t-il, des navires qui passent ! De quel trouble fut saisi Briant ! -Était-il le jouet d’une illusion ? -Y avait-il là trois bâtiments en vue ? -Et alors... après le soleil couché... -En réfléchissant ainsi, Briant ne cessait d’observer les trois points noirs. -Quelle fut sa déconvenue, lorsqu’il eut constaté qu’ils ne se déplaçaient pas. -La déception fut grande. -Il était deux heures. +Était-il le jouet d’une illusion ? +Y avait-il là trois bâtiments en vue ? +Et alors... après le soleil couché... +En réfléchissant ainsi, Briant ne cessait d’observer les trois points noirs. +Quelle fut sa déconvenue, lorsqu’il eut constaté qu’ils ne se déplaçaient pas. +La déception fut grande. +Il était deux heures. Cependant, il voulut encore une fois parcourir l’horizon de l’est. Qu’est-ce donc ? se demanda-t-il. Il regarda avec plus d’attention encore. C’est la mer ! -Et la lunette faillit lui échapper des mains. -Puisque la mer s’étendait à l’est, plus de doute ! +Et la lunette faillit lui échapper des mains. +Puisque la mer s’étendait à l’est, plus de doute ! Son cœur se serra au point qu’il ne le sentit plus battre !... -Que ce fût un horizon de mer, cela ne lui paraissait pas douteux. -Quoi ! ils étaient sur une île, et tout moyen leur manquait pour en sortir ! -Était-il donc vrai que là fût désormais leur unique chance de salut ?... -Mais Briant ne s’est-il pas trompé dans son observation ? fit observer Doniphan. -Non, répondit Briant, je suis certain de n’avoir point fait erreur ! -À quelle distance ?... demanda Wilcox. -Environ à six milles du cap. +Que ce fût un horizon de mer, cela ne lui paraissait pas douteux. +Quoi ! ils étaient sur une île, et tout moyen leur manquait pour en sortir ! +Était-il donc vrai que là fût désormais leur unique chance de salut ?... +Mais Briant ne s’est-il pas trompé dans son observation ? fit observer Doniphan. +Non, répondit Briant, je suis certain de n’avoir point fait erreur ! +À quelle distance ?... demanda Wilcox. +Environ à six milles du cap. Non !... rien que le ciel ! -C’en est une ! répliqua Briant avec un geste d’impatience. -Je ne me suis pas trompé !... -J’ai distinctement aperçu la mer dans la direction de l’est !... -Il plaît à Doniphan de me contredire, suivant son habitude... +C’en est une ! répliqua Briant avec un geste d’impatience. +Je ne me suis pas trompé !... +J’ai distinctement aperçu la mer dans la direction de l’est !... +Il plaît à Doniphan de me contredire, suivant son habitude... Eh ! tu n’es pas infaillible, Briant ! Non ! je ne le suis pas ! Mais, cette fois, on verra si j’ai commis une erreur ! -J’irai moi-même reconnaître cette mer, et si Doniphan veut m’accompagner... -Et nous aussi ! s’écrièrent trois ou quatre des grands. -Bon !... bon !... repartit Gordon, modérons-nous, mes camarades ! -Si nous ne sommes encore que des enfants, tâchons d’agir en hommes ! +J’irai moi-même reconnaître cette mer, et si Doniphan veut m’accompagner... +Et nous aussi ! s’écrièrent trois ou quatre des grands. +Bon !... bon !... repartit Gordon, modérons-nous, mes camarades ! +Si nous ne sommes encore que des enfants, tâchons d’agir en hommes ! Notre situation est grave, et une imprudence pourrait la rendre plus grave encore. -Non ! il ne faut pas nous aventurer tous à travers ces forêts. +Non ! il ne faut pas nous aventurer tous à travers ces forêts. Que Doniphan et Briant tentent cette excursion, que deux de leurs camarades les accompagnent... Et moi ! dit Service. -Nous sommes sur une île ! répondit Briant. -Pour la dernière fois, je l’affirme !... +Nous sommes sur une île ! répondit Briant. +Pour la dernière fois, je l’affirme !... C’est ce que nous verrons ! -Les sages conseils de Gordon avaient mis fin au désaccord de ces jeunes têtes. +Les sages conseils de Gordon avaient mis fin au désaccord de ces jeunes têtes. Toutefois, il ne serait prudent de tenter cette exploration que par beau temps. -Dès le lendemain, une pluie froide se mit à tomber par intervalles. -Il eût été par trop téméraire de s’aventurer dans ces conditions désavantageuses. +Dès le lendemain, une pluie froide se mit à tomber par intervalles. +Il eût été par trop téméraire de s’aventurer dans ces conditions désavantageuses. En somme, y avait-il lieu de le regretter ? -Au sud, pas une terre jusqu’aux espaces sans bornes de l’Océan antarctique. -Sans doute, Doniphan et ses adhérents finiraient par l’admettre. -Néanmoins, le projet tenait toujours d’aller reconnaître la mer entrevue dans l’est. -Le passage à travers les forêts eût été impraticable. -On en fut réduit à étendre sur le pont des prélarts goudronnés. -J’en ai de magnifiques ! s’écriait Jenkins. +Au sud, pas une terre jusqu’aux espaces sans bornes de l’Océan antarctique. +Sans doute, Doniphan et ses adhérents finiraient par l’admettre. +Néanmoins, le projet tenait toujours d’aller reconnaître la mer entrevue dans l’est. +Le passage à travers les forêts eût été impraticable. +On en fut réduit à étendre sur le pont des prélarts goudronnés. +J’en ai de magnifiques ! s’écriait Jenkins. Oh ! qu’ils sont gros ! -Ils vont nous échapper ! -Et alors on venait à leur aide. +Ils vont nous échapper ! +Et alors on venait à leur aide. Mais, je ne peux pas !... Je ne peux pas !... -répétait Costar que la charge entraînait malgré lui. -Et tous, réunissant leurs efforts, parvenaient à ramener les filets sur le sable. -Le vingt-sept mars, une capture plus importante donna lieu à un incident assez comique. +répétait Costar que la charge entraînait malgré lui. +Et tous, réunissant leurs efforts, parvenaient à ramener les filets sur le sable. +Le vingt-sept mars, une capture plus importante donna lieu à un incident assez comique. Arrivez... arrivez !... criait Jenkins. Venez voir Costar et son coursier ! disait Iverson. -Plus vite, Briant, plus vite, ou bien elle va nous échapper ! répétait Jenkins. +Plus vite, Briant, plus vite, ou bien elle va nous échapper ! répétait Jenkins. criait Dole (Page quatre-vingt-neuf.) — Assez !... -J’ai peur !... criait Costar en faisant des gestes de désespoir. -Cette fois, surprise sur la grève, elle cherchait à regagner son élément naturel. +J’ai peur !... criait Costar en faisant des gestes de désespoir. +Cette fois, surprise sur la grève, elle cherchait à regagner son élément naturel. Tiens bon !... tiens bon... Et prends garde que ton cheval ne prenne le mors aux dents ! -Briant ne put s’empêcher de rire, car il n’y avait aucun danger. -Mais, ce qui était urgent, c’était de capturer l’animal. -Et comment ? répliqua Service. -Cette bête-là pèse au moins trois cents, et nous ne pourrons jamais... +Briant ne put s’empêcher de rire, car il n’y avait aucun danger. +Mais, ce qui était urgent, c’était de capturer l’animal. +Et comment ? répliqua Service. +Cette bête-là pèse au moins trois cents, et nous ne pourrons jamais... Des espars !... des espars !... -Et, suivi de Moko, il revint à toutes jambes vers le Sloughi. -Aussi, Gordon se hâta-t-il d’enlever Costar et Dole cramponnés à la carapace. -Heureusement, Briant et Moko revinrent avant que la tortue eût atteint la mer. -Eh bien, Costar, as-tu encore peur de cette grosse bête ? demanda-t-il au petit garçon. -Bon ! .. s’écria Service, je parie pourtant que tu n’oseras pas en manger ? -Ça se mange donc ?... -Alors j’en mangerai, si c’est bon ! répliqua Costar, se pourléchant déjà. -On y parvint en introduisant un ciseau à froid dans les interstices des plaques. -Puis, la chair, découpée en morceaux, fut apportée au Sloughi. +Et, suivi de Moko, il revint à toutes jambes vers le Sloughi. +Aussi, Gordon se hâta-t-il d’enlever Costar et Dole cramponnés à la carapace. +Heureusement, Briant et Moko revinrent avant que la tortue eût atteint la mer. +Eh bien, Costar, as-tu encore peur de cette grosse bête ? demanda-t-il au petit garçon. +Bon ! .. s’écria Service, je parie pourtant que tu n’oseras pas en manger ? +Ça se mange donc ?... +Alors j’en mangerai, si c’est bon ! répliqua Costar, se pourléchant déjà. +On y parvint en introduisant un ciseau à froid dans les interstices des plaques. +Puis, la chair, découpée en morceaux, fut apportée au Sloughi. Le mois de mars s’acheva dans ces conditions. -Les circonstances se prêteraient donc à une exploration dans l’intérieur du pays. -Je pense, dit Doniphan, que rien ne nous empêchera de partir demain matin ?... +Les circonstances se prêteraient donc à une exploration dans l’intérieur du pays. +Je pense, dit Doniphan, que rien ne nous empêchera de partir demain matin ?... Et alors, reprit Gordon, votre absence pourrait ne durer que vingt-quatre heures ? -Oui, Gordon, si nous étions assurés de marcher directement vers l’est. -Seulement, trouverons-nous un passage à travers ces forêts, quand nous aurons tourné la falaise ? -Oh ! ce n’est pas cette difficulté qui nous arrêtera ! fit observer Doniphan. +Oui, Gordon, si nous étions assurés de marcher directement vers l’est. +Seulement, trouverons-nous un passage à travers ces forêts, quand nous aurons tourné la falaise ? +Oh ! ce n’est pas cette difficulté qui nous arrêtera ! fit observer Doniphan. Et de munitions, ajouta Wilcox. -Au surplus, là n’est pas la question. -Puisque cette expédition a été décidée, faites-la. -Il est nécessaire également de reconnaître le pays au-delà de la falaise. -Passer la mauvaise saison sur cette grève me paraît inacceptable... +Au surplus, là n’est pas la question. +Puisque cette expédition a été décidée, faites-la. +Il est nécessaire également de reconnaître le pays au-delà de la falaise. +Passer la mauvaise saison sur cette grève me paraît inacceptable... Enfin, nous ferons pour le mieux. -Donc, à demain, le départ ! -Les préparatifs ne tardèrent pas à être achevés. -Les pronostics du baromètre s’étaient réalisés. -Avant la tombée du jour, les derniers nuages avaient disparu vers l’occident. -La ligne de mer s’arrondissait à l’ouest sur un horizon très pur. -Qu’allait-il arriver pendant une expédition sujette à tant d’éventualités graves ! -La chaleur ni le froid n’étaient à craindre. +Donc, à demain, le départ ! +Les préparatifs ne tardèrent pas à être achevés. +Les pronostics du baromètre s’étaient réalisés. +Avant la tombée du jour, les derniers nuages avaient disparu vers l’occident. +La ligne de mer s’arrondissait à l’ouest sur un horizon très pur. +Qu’allait-il arriver pendant une expédition sujette à tant d’éventualités graves ! +La chaleur ni le froid n’étaient à craindre. Quelque menu gibier voletait sous les arbres. -On marcherait alors vers la nappe d’eau signalée par Briant. +On marcherait alors vers la nappe d’eau signalée par Briant. Tous quatre suivirent alors le soubassement que bordait le dernier rang des arbres. -Bah ! répondit Wilcox, nous en serons quittes pour nous mouiller les chevilles ! -Les chevilles et puis la poitrine et puis les oreilles ! répliqua Briant. -La mer monte de cinq à six pieds, au moins. +Bah ! répondit Wilcox, nous en serons quittes pour nous mouiller les chevilles ! +Les chevilles et puis la poitrine et puis les oreilles ! répliqua Briant. +La mer monte de cinq à six pieds, au moins. Vraiment, je crois que nous aurions mieux fait de gagner directement le promontoire. -Il fallait le proposer, répondit Doniphan. -Déjà Doniphan promenait sa lunette... (Page quatre-vingt-dix-huit.) — Soit, Doniphan ! -En tout cas, ne perdons pas un instant. – Où donc est Service ? +Il fallait le proposer, répondit Doniphan. +Déjà Doniphan promenait sa lunette... (Page quatre-vingt-dix-huit.) — Soit, Doniphan ! +En tout cas, ne perdons pas un instant. – Où donc est Service ? Et il appela : « Service ?... -Le jeune garçon n’était plus là. +Le jeune garçon n’était plus là. Service se trouvait-il donc en face de quelque danger ? -Bien que ce fût un risque, ils n’hésitèrent pas. -Doniphan s’élança le premier sur l’amoncellement des pierres entassées à la base. +Bien que ce fût un risque, ils n’hésitèrent pas. +Doniphan s’élança le premier sur l’amoncellement des pierres entassées à la base. Attends !... lui cria Briant. Il est inutile de faire une imprudence ! Eh bien ? demanda Wilcox, tu ne vois rien ?... -Absolument rien ! répliqua Doniphan. -À mon tour de regarder, » dit Wilcox. -Tu peux regarder, Briant, et je pense que tu reconnaîtras ton erreur... -C’est inutile ! répondit Briant. -Je suis certain de ne pas m’être trompé ! -Voilà qui est fort !... +Absolument rien ! répliqua Doniphan. +À mon tour de regarder, » dit Wilcox. +Tu peux regarder, Briant, et je pense que tu reconnaîtras ton erreur... +C’est inutile ! répondit Briant. +Je suis certain de ne pas m’être trompé ! +Voilà qui est fort !... Nous ne voyons rien... -C’est aisé à dire !... fit observer Wilcox. -Et non moins à constater, répondit Briant. +C’est aisé à dire !... fit observer Wilcox. +Et non moins à constater, répondit Briant. Service et moi, nous irons seuls... -Nous irons aussi ! répliqua Wilcox. – En route, Doniphan, en route ! -Quand nous aurons déjeuné ! +Nous irons aussi ! répliqua Wilcox. – En route, Doniphan, en route ! +Quand nous aurons déjeuné ! En effet, il convenait de prendre un bon acompte avant de partir. -Le premier mille fut rapidement enlevé. -Le sol herbeux ne présentait aucun obstacle. -Çà et là, des mousses et des lichens recouvraient de petites tumescences pierreuses. +Le premier mille fut rapidement enlevé. +Le sol herbeux ne présentait aucun obstacle. +Çà et là, des mousses et des lichens recouvraient de petites tumescences pierreuses. Du moins, on n’en relevait nulle trace. -Voilà qui est singulier ! -On dirait un barrage ! s’écria Service, qui se disposait à le traverser. -Attends ! lui répondit Briant. +Voilà qui est singulier ! +On dirait un barrage ! s’écria Service, qui se disposait à le traverser. +Attends ! lui répondit Briant. Il faut nous rendre compte de l’arrangement de ces pierres ! -Voyons de plus près. -Non !... se répétait-il. -Je ne me suis pas trompé !... -Cela ne peut être !... +Voyons de plus près. +Non !... se répétait-il. +Je ne me suis pas trompé !... +Cela ne peut être !... Cela n’est pas ! Avec un bon morceau de corn-beef, on ne souffrirait pas de la faim. Avec de bonnes couvertures, on ne souffrirait pas du froid. -Mieux vaut ne point courir le risque d’être découverts, » fit observer Doniphan. -Ce n’était pas l’appétit qui leur manquait. -À leur âge, le sommeil ne fait jamais défaut. -Une ou deux fois, cependant, le chien fit entendre un grognement prolongé. -Il était près de sept heures, lorsque Briant et ses compagnons se réveillèrent. +Mieux vaut ne point courir le risque d’être découverts, » fit observer Doniphan. +Ce n’était pas l’appétit qui leur manquait. +À leur âge, le sommeil ne fait jamais défaut. +Une ou deux fois, cependant, le chien fit entendre un grognement prolongé. +Il était près de sept heures, lorsque Briant et ses compagnons se réveillèrent. Et qu’y a-t-il ? demanda Briant. Oui ! qu’y a-t-il ?... demanda Wilcox. Avec sa manie de toujours crier, Service nous fait des peurs !... -En attendant, voyez où nous avons couché ! -Eh ! tant mieux ! s’écria Service. +En attendant, voyez où nous avons couché ! +Eh ! tant mieux ! s’écria Service. Nouvel indice du travail de l’homme, mais qui n’apprenait rien de plus. -Il n’y avait donc qu’à se remettre en route. -Il n’y avait plus à douter maintenant ! +Il n’y avait donc qu’à se remettre en route. +Il n’y avait plus à douter maintenant ! D’ailleurs, au large, pas d’autre terre en vue. -Leur intention était de déjeuner, puis de reprendre route à travers la forêt. -Pendant le repas qui fut assez triste, ils échangèrent à peine quelques paroles. +Leur intention était de déjeuner, puis de reprendre route à travers la forêt. +Pendant le repas qui fut assez triste, ils échangèrent à peine quelques paroles. Mais le chien continua de courir en humant le sable humide. -C’était un lac qui s’étendait jusqu’à l’horizon dans l’est... -Ce n’était point une mer ! -Que cette prétendue mer fût un lac, nul doute à cet égard. -Mais n’était-il pas possible que ce lac appartînt à une île ? -Ce serait donc le continent américain sur lequel nous aurions fait naufrage, dit Briant. +C’était un lac qui s’étendait jusqu’à l’horizon dans l’est... +Ce n’était point une mer ! +Que cette prétendue mer fût un lac, nul doute à cet égard. +Mais n’était-il pas possible que ce lac appartînt à une île ? +Ce serait donc le continent américain sur lequel nous aurions fait naufrage, dit Briant. Soit, mais ce n’est point une mer ! -Quant à Briant, il n’insista pas. -D’ailleurs, dans l’intérêt commun, mieux valait qu’il se fût trompé. -On ne pouvait songer à partir que la belle saison fût de retour. -Avant la fin du mois, il y aurait nécessité de quitter le schooner. +Quant à Briant, il n’insista pas. +D’ailleurs, dans l’intérêt commun, mieux valait qu’il se fût trompé. +On ne pouvait songer à partir que la belle saison fût de retour. +Avant la fin du mois, il y aurait nécessité de quitter le schooner. Il convenait donc d’en visiter soigneusement les abords. -Cette exploration s’imposait, dût-elle retarder le retour d’un jour ou deux. -Et puis, autre motif, qui devait engager à pousser plus loin les recherches. -Peut-être d’autres indices viendraient-ils s’ajouter aux indices déjà relevés ? -Ils n’avaient point trouvé trace d’indigènes. -Aucune fumée ne se dégageait du massif des arbres. -D’ailleurs, elle était absolument déserte. -Si ce territoire avait été habité, il ne paraissait plus l’être actuellement. +Cette exploration s’imposait, dût-elle retarder le retour d’un jour ou deux. +Et puis, autre motif, qui devait engager à pousser plus loin les recherches. +Peut-être d’autres indices viendraient-ils s’ajouter aux indices déjà relevés ? +Ils n’avaient point trouvé trace d’indigènes. +Aucune fumée ne se dégageait du massif des arbres. +D’ailleurs, elle était absolument déserte. +Si ce territoire avait été habité, il ne paraissait plus l’être actuellement. Quant aux animaux fauves ou ruminants, on n’en vit aucun. -Ce qui n’empêcha pas Service de s’écrier : « Ce sont des autruches ! -De petites autruches, en ce cas, répondit Doniphan, car elles sont de médiocre taille ! -Si ce sont des autruches, répliqua Briant, et si nous sommes sur un continent... -Est-ce que tu en douterais encore ? répliqua ironiquement Doniphan. -C’est là tout ce que je voulais dire ! -Vers sept heures du soir, une halte fut organisée. -Tout était tranquille sur le lac et sur la grève. +Ce qui n’empêcha pas Service de s’écrier : « Ce sont des autruches ! +De petites autruches, en ce cas, répondit Doniphan, car elles sont de médiocre taille ! +Si ce sont des autruches, répliqua Briant, et si nous sommes sur un continent... +Est-ce que tu en douterais encore ? répliqua ironiquement Doniphan. +C’est là tout ce que je voulais dire ! +Vers sept heures du soir, une halte fut organisée. +Tout était tranquille sur le lac et sur la grève. Mais la nuit se passa sans incidents. -répondit Briant, qui se dirigea vers la rive droite du rio. -En arrière se dressait une haute falaise que terminait un contrefort coupé à pic. -Cette falaise, était-ce la même qui encadrait Sloughi-bay en se prolongeant vers le nord-ouest ? -s’écria Wilcox, au moment où il venait d’atteindre le pied du contrefort. +répondit Briant, qui se dirigea vers la rive droite du rio. +En arrière se dressait une haute falaise que terminait un contrefort coupé à pic. +Cette falaise, était-ce la même qui encadrait Sloughi-bay en se prolongeant vers le nord-ouest ? +s’écria Wilcox, au moment où il venait d’atteindre le pied du contrefort. Plus de doute, cette fois ! dit Briant. Non !... plus de doute ! -répondit Doniphan, en montrant des débris de bois, à l’extrémité de la digue. +répondit Doniphan, en montrant des débris de bois, à l’extrémité de la digue. Un anneau !... un anneau ! -C’est alors qu’ils remarquèrent les singulières allures du chien. -Phann était certainement tombé sur une piste. +C’est alors qu’ils remarquèrent les singulières allures du chien. +Phann était certainement tombé sur une piste. Voyez donc Phann ! dit Service. Il a senti quelque chose ! -répondit Doniphan, qui s’avança vers le chien. -Phann venait de s’arrêter, une patte levée, la gueule tendue. +répondit Doniphan, qui s’avança vers le chien. +Phann venait de s’arrêter, une patte levée, la gueule tendue. Briant et ses camarades le suivirent. -Le chien ne revint pas, mais ses aboiements précipités se firent entendre. +Le chien ne revint pas, mais ses aboiements précipités se firent entendre. Attention, nous autres ! dit Briant. -Ne nous séparons pas, et soyons sur nos gardes ! +Ne nous séparons pas, et soyons sur nos gardes ! En effet, on ne pouvait agir avec trop de circonspection. -Les fusils furent armés, les revolvers tenus à la main, prêts pour la défensive. -Tout à coup, un lugubre aboiement traversa l’air. -Presque aussitôt, Phann reparut, en proie à une agitation plus inexplicable encore. -Allons où il veut nous mener ! -répondit Doniphan, en faisant signe à Wilcox et à Service de le suivre. -Et voilà qu’en écartant les broussailles, il aperçut une étroite ouverture. -Y a-t-il donc là une caverne ? s’écria-t-il en reculant de quelques pas. -C’est probable, répondit Doniphan. +Les fusils furent armés, les revolvers tenus à la main, prêts pour la défensive. +Tout à coup, un lugubre aboiement traversa l’air. +Presque aussitôt, Phann reparut, en proie à une agitation plus inexplicable encore. +Allons où il veut nous mener ! +répondit Doniphan, en faisant signe à Wilcox et à Service de le suivre. +Et voilà qu’en écartant les broussailles, il aperçut une étroite ouverture. +Y a-t-il donc là une caverne ? s’écria-t-il en reculant de quelques pas. +C’est probable, répondit Doniphan. Mais qu’y a-t-il dans cette caverne. -Cependant, en prêtant l’oreille, on n’entendait aucun bruit suspect. -Il fallait savoir à quoi s’en tenir. +Cependant, en prêtant l’oreille, on n’entendait aucun bruit suspect. +Il fallait savoir à quoi s’en tenir. Entrons-nous ?... demanda Wilcox. Attendez au moins que nous y voyions clair ! -Ainsi, nul doute que cette excavation eût été habitée. -Mais à quelle époque, et par qui ? -L’être humain qui avait vécu là, gisait-il dans quelque coin ?... -Le grabat était vide. +Ainsi, nul doute que cette excavation eût été habitée. +Mais à quelle époque, et par qui ? +L’être humain qui avait vécu là, gisait-il dans quelque coin ?... +Le grabat était vide. Un sentiment d’horreur les clouait sur place ! -Quel était l’homme qui était venu mourir en cet endroit ? -Était-ce un naufragé, auquel les secours avaient manqué jusqu’à sa dernière heure ? -À quelle nation appartenait-il ? -Était-il arrivé jeune sur ce coin de terre ? -Y était-il mort vieux ? -Comment avait-il pu subvenir à ses besoins ? -Puis, était-il resté seul après la mort de ses compagnons d’infortune ? -Que de questions dont la solution resterait peut-être à jamais ignorée ! +Quel était l’homme qui était venu mourir en cet endroit ? +Était-ce un naufragé, auquel les secours avaient manqué jusqu’à sa dernière heure ? +À quelle nation appartenait-il ? +Était-il arrivé jeune sur ce coin de terre ? +Y était-il mort vieux ? +Comment avait-il pu subvenir à ses besoins ? +Puis, était-il resté seul après la mort de ses compagnons d’infortune ? +Que de questions dont la solution resterait peut-être à jamais ignorée ! Et, entre toutes, une des plus graves ! -La distance à parcourir était-elle si grande qu’il fallût la considérer comme infranchissable ? -C’était un large évidement qui devait remonter à l’époque des formations géologiques. -D’ailleurs, son orientation la mettait à l’abri des vents de mer. +La distance à parcourir était-elle si grande qu’il fallût la considérer comme infranchissable ? +C’était un large évidement qui devait remonter à l’époque des formations géologiques. +D’ailleurs, son orientation la mettait à l’abri des vents de mer. Ceci reconnu, Briant fit un minutieux inventaire des objets qu’elle contenait. -En vérité, c’était bien peu de choses ! -Ce malheureux avait dû y arriver dans un dénuement presque complet. +En vérité, c’était bien peu de choses ! +Ce malheureux avait dû y arriver dans un dénuement presque complet. De son naufrage, qu’avait-il pu recueillir ? -Maintenant, quel était cet homme ? -Quelle était son origine ? -À quelle époque remontait son naufrage ? -Nul doute que bien des années se fussent écoulées depuis qu’il avait succombé. -Par suite, quelque nouvel indice ne permettrait-il pas de changer cette hypothèse en certitude ? -C’est un jeu de boules, répondit Wilcox. +Maintenant, quel était cet homme ? +Quelle était son origine ? +À quelle époque remontait son naufrage ? +Nul doute que bien des années se fussent écoulées depuis qu’il avait succombé. +Par suite, quelque nouvel indice ne permettrait-il pas de changer cette hypothèse en certitude ? +C’est un jeu de boules, répondit Wilcox. Un jeu de boules ? dit Briant, non sans surprise. -Voyons l’heure ! s’écria Service. -L’heure ne nous apprendrait rien, répondit Briant. +Voyons l’heure ! s’écria Service. +L’heure ne nous apprendrait rien, répondit Briant. Mais, fit observer Doniphan, cette montre porte un nom... Cela peut nous fixer... -Tu as raison, » répondit Briant. -C’était un Français, un compatriote à moi ! -s’écria Briant avec émotion. -Par malheur, la plupart de ces lignes étaient à peu près illisibles. -Quelques mots, cependant, purent être déchiffrés, et entre autres, ceux-ci : François Baudoin. -Il y avait donc cinquante-trois ans que François Baudoin avait atterri sur ce littoral. -En feuilletant le cahier, Doniphan aperçut un papier plié entre les pages. -Une carte !... s’écria-t-il. -Que François Baudoin a vraisemblablement dessinée lui-même ! répondit Briant. +Tu as raison, » répondit Briant. +C’était un Français, un compatriote à moi ! +s’écria Briant avec émotion. +Par malheur, la plupart de ces lignes étaient à peu près illisibles. +Quelques mots, cependant, purent être déchiffrés, et entre autres, ceux-ci : François Baudoin. +Il y avait donc cinquante-trois ans que François Baudoin avait atterri sur ce littoral. +En feuilletant le cahier, Doniphan aperçut un papier plié entre les pages. +Une carte !... s’écria-t-il. +Que François Baudoin a vraisemblablement dessinée lui-même ! répondit Briant. Est-ce que ce serait ?... -C’était la carte de cette contrée ! +C’était la carte de cette contrée ! Ainsi Briant avait eu raison contre Doniphan ! -Ainsi la mer entourait de toute part ce prétendu continent... -C’était une île, et voilà pourquoi François Baudoin n’avait pu en sortir ! +Ainsi la mer entourait de toute part ce prétendu continent... +C’était une île, et voilà pourquoi François Baudoin n’avait pu en sortir ! Il s’agissait maintenant de revenir au campement et sans retard. -Cependant, vers quatre heures du soir, le chemin de la berge dut être abandonné. -Aussi, le plus sage fut-il de se porter à travers la forêt. -Deux milles furent parcourus dans ces conditions très fatigantes. -Seraient-ils donc contraints à passer la nuit sous les arbres ? +Cependant, vers quatre heures du soir, le chemin de la berge dut être abandonné. +Aussi, le plus sage fut-il de se porter à travers la forêt. +Deux milles furent parcourus dans ces conditions très fatigantes. +Seraient-ils donc contraints à passer la nuit sous les arbres ? Allons toujours, dit Briant. Pourquoi cette carte serait-elle inexacte, Doniphan ? Et pourquoi ne le serait-elle pas, Briant ? -Briant jugea inutile de discuter là-dessus, et l’on se remit résolument en route. -À huit heures, impossible de s’y reconnaître, tant l’obscurité était profonde. -Et la limite de cette interminable forêt qu’on n’atteignait point ! +Briant jugea inutile de discuter là-dessus, et l’on se remit résolument en route. +À huit heures, impossible de s’y reconnaître, tant l’obscurité était profonde. +Et la limite de cette interminable forêt qu’on n’atteignait point ! Qu’est-ce que cela ?... dit Service. -Une étoile filante, je suppose ? dit Wilcox. -Ce fut un échange de cris de joie et de bonnes poignées de mains. +Une étoile filante, je suppose ? dit Wilcox. +Ce fut un échange de cris de joie et de bonnes poignées de mains. Oui ! cette absence avait paru longue ! -Se sont-ils donc égarés ?... -Sont-ils tombés entre les mains des indigènes ?... -Ont-ils été attaqués par quelques carnassiers ! -Voilà ce que se demandaient ceux qui étaient restés au campement du Sloughi. -Nous sommes dans une île ! -Malgré cela, Gordon accueillit la nouvelle sans montrer trop de découragement. +Se sont-ils donc égarés ?... +Sont-ils tombés entre les mains des indigènes ?... +Ont-ils été attaqués par quelques carnassiers ! +Voilà ce que se demandaient ceux qui étaient restés au campement du Sloughi. +Nous sommes dans une île ! +Malgré cela, Gordon accueillit la nouvelle sans montrer trop de découragement. Bon ! je m’y attendais, semblait-il dire, et cela ne me trouble pas autrement ! -Ce récit fut fait minutieusement, sans que Briant ni Doniphan omissent le moindre détail. -Le jeune Américain n’avait point de famille qui l’attendît en Nouvelle-Zélande. +Ce récit fut fait minutieusement, sans que Briant ni Doniphan omissent le moindre détail. +Le jeune Américain n’avait point de famille qui l’attendît en Nouvelle-Zélande. Elle nous offrira un excellent abri. Est-elle assez grande pour que nous puissions y loger tous ? demanda Baxter. Nous avons des outils... -Et surtout, ajouta Briant, tâchons de nous y transporter dans le plus bref délai ! -En effet, c’était urgent. -Les toiles déchirées laissaient pénétrer l’air et l’eau à l’intérieur. -Et, en attendant que nous ayons pu nous y réfugier, demanda Doniphan, où demeurerons-nous ? -C’est le meilleur parti à prendre, dit Briant, et sans perdre une heure ! -Aucune autre voie n’eût été ni plus directe ni plus commode. -Briant et Moko purent s’assurer que ce cours était également navigable. -Les jours suivants furent employés à disposer le campement au bord du rio. -On n’eut point à se plaindre du temps, qui se maintenait au sec. -En somme, l’accord régnait dans tout ce petit monde. -Cependant il importait de se hâter. +Et surtout, ajouta Briant, tâchons de nous y transporter dans le plus bref délai ! +En effet, c’était urgent. +Les toiles déchirées laissaient pénétrer l’air et l’eau à l’intérieur. +Et, en attendant que nous ayons pu nous y réfugier, demanda Doniphan, où demeurerons-nous ? +C’est le meilleur parti à prendre, dit Briant, et sans perdre une heure ! +Aucune autre voie n’eût été ni plus directe ni plus commode. +Briant et Moko purent s’assurer que ce cours était également navigable. +Les jours suivants furent employés à disposer le campement au bord du rio. +On n’eut point à se plaindre du temps, qui se maintenait au sec. +En somme, l’accord régnait dans tout ce petit monde. +Cependant il importait de se hâter. La seconde quinzaine d’avril fut moins belle. -La moyenne de la température s’abaissa sensiblement. -Plusieurs fois, de grand matin, la colonne thermométrique tomba à zéro. -C’était des plus jeunes que se préoccupait surtout Briant. -La démolition fut complète. -Pourquoi leur manquait-il, à ces enfants, quelque homme pratique qui les eût guidés ! -Dès demain, dit Gordon, nous nous mettrons à la construction de notre radeau... +La moyenne de la température s’abaissa sensiblement. +Plusieurs fois, de grand matin, la colonne thermométrique tomba à zéro. +C’était des plus jeunes que se préoccupait surtout Briant. +La démolition fut complète. +Pourquoi leur manquait-il, à ces enfants, quelque homme pratique qui les eût guidés ! +Dès demain, dit Gordon, nous nous mettrons à la construction de notre radeau... Ce ne sera pas commode ! fit observer Doniphan. -N’importe, essayons ! répondit Gordon. -Le lendemain, trente, dès l’aube naissante, chacun se remit à la besogne. +N’importe, essayons ! répondit Gordon. +Le lendemain, trente, dès l’aube naissante, chacun se remit à la besogne. Il s’agissait maintenant de dresser une plate-forme sur la membrure du radeau. -L’abri de la tente commençait à devenir insuffisant, malgré la chaleur du brasier. -Donc, nécessité d’activer la besogne pour commencer l’installation définitive à French-den. +L’abri de la tente commençait à devenir insuffisant, malgré la chaleur du brasier. +Donc, nécessité d’activer la besogne pour commencer l’installation définitive à French-den. Et pourquoi ? demanda Gordon. Penses-y donc, Gordon ! -Chacun suivant ses forces, s’employa à ce travail. -Il n’y avait plus qu’à larguer les amarres du radeau. -Cela suffirait, j’espère, pour attirer l’attention des bâtiments du large. -On y parvint cependant, et le mât fut implanté solidement dans le sol. -Je serais bien étonné si elle ne lui appartenait pas déjà ! -Le lendemain, au lever du soleil, tout le monde était debout. -À sept heures, les préparatifs étaient terminés. -À huit heures et demie, chacun prit place sur le radeau. -Mais, après ce premier effort, il n’y eut plus de dislocation à craindre. -cria Doniphan, lequel se tenait avec Wilcox à la partie antérieure de la plate-forme. -Après avoir constaté que le radeau dérivait sous l’action de la marée : « Larguez ! -Ce fut une joie générale quand tous virent leur lourde machine en mouvement. -Qu’on leur pardonne ce petit sentiment de vanité ! -Cette proposition était trop sensée pour ne pas avoir l’approbation générale. +Chacun suivant ses forces, s’employa à ce travail. +Il n’y avait plus qu’à larguer les amarres du radeau. +Cela suffirait, j’espère, pour attirer l’attention des bâtiments du large. +On y parvint cependant, et le mât fut implanté solidement dans le sol. +Je serais bien étonné si elle ne lui appartenait pas déjà ! +Le lendemain, au lever du soleil, tout le monde était debout. +À sept heures, les préparatifs étaient terminés. +À huit heures et demie, chacun prit place sur le radeau. +Mais, après ce premier effort, il n’y eut plus de dislocation à craindre. +cria Doniphan, lequel se tenait avec Wilcox à la partie antérieure de la plate-forme. +Après avoir constaté que le radeau dérivait sous l’action de la marée : « Larguez ! +Ce fut une joie générale quand tous virent leur lourde machine en mouvement. +Qu’on leur pardonne ce petit sentiment de vanité ! +Cette proposition était trop sensée pour ne pas avoir l’approbation générale. Il n’y eut aucune alerte. -La nuit avait été froide. -La journée le fut aussi. -Il n’était que temps d’arriver. -Ce fut encore la moyenne de cette journée. +La nuit avait été froide. +La journée le fut aussi. +Il n’était que temps d’arriver. +Ce fut encore la moyenne de cette journée. On en profita pour l’explorer sur sa partie riveraine. -Il fallut à plusieurs reprises que Briant les réconfortât par d’encourageantes paroles. -Eh bien, vous vous en passerez, monsieur Costar, répondit Moko. -Comment, on ne dînera pas ?... +Il fallut à plusieurs reprises que Briant les réconfortât par d’encourageantes paroles. +Eh bien, vous vous en passerez, monsieur Costar, répondit Moko. +Comment, on ne dînera pas ?... Et Moko riait en montrant ses belles dents blanches. -Tu ne les rejoins pas ?... demanda-t-il à son frère. -Non ! je préfère rester ici ! répondit Jacques. +Tu ne les rejoins pas ?... demanda-t-il à son frère. +Non ! je préfère rester ici ! répondit Jacques. Tu ferais mieux de prendre un peu d’exercice, reprit Briant. Je ne suis pas content de toi, Jacques !... Tu as quelque chose que tu caches... Ou bien, est-ce que tu serais malade ? -Non, frère, je n’ai rien ! -On procéda au dégagement de l’orifice. -Tels les branchages avaient été disposés par Briant et Doniphan, tels ils furent retrouvés. -Donc, aucun être humain, aucun animal, n’avaient essayé de pénétrer dans French-den. -Après avoir écarté les branchages, tous se glissèrent par l’étroite ouverture. -Bah ! s’écria Garnett ! +Non, frère, je n’ai rien ! +On procéda au dégagement de l’orifice. +Tels les branchages avaient été disposés par Briant et Doniphan, tels ils furent retrouvés. +Donc, aucun être humain, aucun animal, n’avaient essayé de pénétrer dans French-den. +Après avoir écarté les branchages, tous se glissèrent par l’étroite ouverture. +Bah ! s’écria Garnett ! En mettant les couchettes les unes sur les autres, comme dans une cabine... -À quoi bon ? répliqua Wilcox. +À quoi bon ? répliqua Wilcox. Il suffira de les ranger en ordre sur le sol... -As-tu mieux à nous offrir, Webb ? -Mais, riposta Service, l’important, c’était d’avoir un abri suffisant ! -Je la ferai dehors, répondit Moko. -Ce serait très incommode par les mauvais temps, fit remarquer Briant. -Si cela me convient, aide-cuisinier ! repartit le hautain garçon en fronçant les sourcils. -Bien !... bien !... se hâta de dire Gordon. +As-tu mieux à nous offrir, Webb ? +Mais, riposta Service, l’important, c’était d’avoir un abri suffisant ! +Je la ferai dehors, répondit Moko. +Ce serait très incommode par les mauvais temps, fit remarquer Briant. +Si cela me convient, aide-cuisinier ! repartit le hautain garçon en fronçant les sourcils. +Bien !... bien !... se hâta de dire Gordon. Mais, d’abord, prenons French-den comme il est, et installons-nous le mieux possible ! -Avant dîner, les couchettes furent transportées, puis arrimées régulièrement sur le sable. -Cet aménagement occupa la fin de la journée. -De son côté, Moko, auquel s’était adjoint Service, avait fait d’excellente besogne. -La journée avait été fatigante. +Avant dîner, les couchettes furent transportées, puis arrimées régulièrement sur le sable. +Cet aménagement occupa la fin de la journée. +De son côté, Moko, auquel s’était adjoint Service, avait fait d’excellente besogne. +La journée avait été fatigante. On ne demandait pas mieux, la faim satisfaite, que d’aller prendre du repos. -Aussi recommanda-il bien à Doniphan d’économiser ses coups de feu. -Il y va de notre intérêt pour l’avenir, lui dit-il. -D’accord, répondit Doniphan, mais il faut également être avares de nos conserves ! -Quitter l’île ?... fit Gordon. +Aussi recommanda-il bien à Doniphan d’économiser ses coups de feu. +Il y va de notre intérêt pour l’avenir, lui dit-il. +D’accord, répondit Doniphan, mais il faut également être avares de nos conserves ! +Quitter l’île ?... fit Gordon. Sommes-nous donc capables de construire un bateau qui puisse tenir la mer ?... Et pourquoi pas, Gordon, s’il se trouve un continent dans le voisinage ?... -Voilà bien mon Gordon ! s’écria Doniphan. -Je suis sûr qu’il serait enchanté de fonder une colonie... +Voilà bien mon Gordon ! s’écria Doniphan. +Je suis sûr qu’il serait enchanté de fonder une colonie... Sans doute, si on ne peut faire autrement ! -C’est un bon camarade, qui nous a donné des preuves de dévouement... -Briant a toutes les qualités !... -C’est une sorte de héros... -Non, Doniphan, il a ses défauts comme nous. -Briant est estimé de tous... +C’est un bon camarade, qui nous a donné des preuves de dévouement... +Briant a toutes les qualités !... +C’est une sorte de héros... +Non, Doniphan, il a ses défauts comme nous. +Briant est estimé de tous... Ou, au moins, du plus grand nombre de ses camarades. -Je te dis cela en passant, Doniphan, et je suis sûr que tu réfléchiras... -C’est tout réfléchi, Gordon ! -Même par les mauvais temps, la cuisson des aliments était donc assurée. -En quelques endroits, des indices du travail de l’homme leur apparurent très visiblement. +Je te dis cela en passant, Doniphan, et je suis sûr que tu réfléchiras... +C’est tout réfléchi, Gordon ! +Même par les mauvais temps, la cuisson des aliments était donc assurée. +En quelques endroits, des indices du travail de l’homme leur apparurent très visiblement. Toujours des plaisanteries, Service ! dit Cross. -Il n’est pas défendu de rire ! répliqua Garnett. -Voyez la grosseur de sa tête et sa mâchoire encore armée de crocs ! -Oui, à n’en pas douter ! -Un lion ?... un tigre !... demanda Cross, qui ne paraissait pas très rassuré. +Il n’est pas défendu de rire ! répliqua Garnett. +Voyez la grosseur de sa tête et sa mâchoire encore armée de crocs ! +Oui, à n’en pas douter ! +Un lion ?... un tigre !... demanda Cross, qui ne paraissait pas très rassuré. Il faudra nous tenir sur nos gardes !... dit Webb. Et ne pas s’aventurer trop loin ! ajouta Cross. -Phann répondit par un joyeux aboiement qui ne dénotait aucune inquiétude. -Les jeunes chasseurs se disposèrent alors à revenir vers French-den. -Une idée, dit Wilcox. +Phann répondit par un joyeux aboiement qui ne dénotait aucune inquiétude. +Les jeunes chasseurs se disposèrent alors à revenir vers French-den. +Une idée, dit Wilcox. Si nous recouvrions cette fosse avec de nouveaux branchages ?... -Peut-être quelque animal s’y laisserait-il prendre encore ? -Aussi, s’empressa-t-il de mettre son idée à exécution. -Ces chasses, cependant, ne laissaient pas d’être fructueuses. +Peut-être quelque animal s’y laisserait-il prendre encore ? +Aussi, s’empressa-t-il de mettre son idée à exécution. +Ces chasses, cependant, ne laissaient pas d’être fructueuses. Le gibier de plume abondait. -Ces végétaux figurèrent à tous les repas par mesure d’hygiène. +Ces végétaux figurèrent à tous les repas par mesure d’hygiène. Cependant, le dix-sept mai, il se produisit un incident. -Ce qu’était cet animal, on n’eût pu le dire. -En tout cas, il convenait de se tenir sur la défensive. +Ce qu’était cet animal, on n’eût pu le dire. +En tout cas, il convenait de se tenir sur la défensive. Va, Phann, va ! .. » cria Doniphan. -Et, aussitôt, le chien de s’élancer en aboyant, mais sans montrer d’inquiétude. +Et, aussitôt, le chien de s’élancer en aboyant, mais sans montrer d’inquiétude. Ce n’est point un jaguar ?... demanda Webb. Ni un couguar ?... ajouta Cross. -C’est une bête à deux pattes, une autruche ! +C’est une bête à deux pattes, une autruche ! Il faut le prendre vivant !... dit Wilcox. -Je le crois bien ! s’écria Service. -Ce ne sera pas commode ! répondit Cross. -Enfin, nous la tenons ! s’écria Webb. +Je le crois bien ! s’écria Service. +Ce ne sera pas commode ! répondit Cross. +Enfin, nous la tenons ! s’écria Webb. Et qu’en ferons-nous ?... demanda Cross. -C’est bien simple ! répliqua Service, qui ne doutait jamais de rien. -Nous la conduirons à French-den, nous l’apprivoiserons, et elle nous servira de monture ! -Nous le serons ! s’écria Costar. -Comment, toi aussi, Costar, répliqua Service, tu oserais monter sur cette bête ?... -Derrière toi... et en te tenant bien... oui ! -Ce n’est pas la même chose, répondit Costar. -Au moins, cette bête-là ne va pas sous l’eau !... +C’est bien simple ! répliqua Service, qui ne doutait jamais de rien. +Nous la conduirons à French-den, nous l’apprivoiserons, et elle nous servira de monture ! +Nous le serons ! s’écria Costar. +Comment, toi aussi, Costar, répliqua Service, tu oserais monter sur cette bête ?... +Derrière toi... et en te tenant bien... oui ! +Ce n’est pas la même chose, répondit Costar. +Au moins, cette bête-là ne va pas sous l’eau !... Non, mais elle peut aller en l’air ! -Et là-dessus, les deux enfants restèrent songeurs. -Sa durée importait peu. -D’ailleurs, il ne serait point nécessaire d’employer la mine. +Et là-dessus, les deux enfants restèrent songeurs. +Sa durée importait peu. +D’ailleurs, il ne serait point nécessaire d’employer la mine. Cependant, depuis une semaine, le mauvais temps avait fait son « Enfin, nous la tenons ! -s’écria Webb. (Page cent soixante-six.) apparition. +s’écria Webb. (Page cent soixante-six.) apparition. Cette molasse calcaire se taillait pour ainsi dire au couteau. -Les déblais étaient immédiatement transportés au-dehors, de manière à ne jamais encombrer. -Il suspendit son travail, afin d’écouter plus attentivement... -Le bruit arriva de nouveau à son oreille. +Les déblais étaient immédiatement transportés au-dehors, de manière à ne jamais encombrer. +Il suspendit son travail, afin d’écouter plus attentivement... +Le bruit arriva de nouveau à son oreille. Tu as cru entendre... -Prends ma place, Gordon, répondit Briant, appuie ton oreille contre la paroi et écoute ! -Gordon s’introduisit dans l’étroit boyau et en ressortit quelques moments après. -Tu ne t’es pas trompé !... dit-il. -J’ai entendu comme des grondements éloignés !... -Je ne puis l’imaginer ! répondit Gordon. -Il faudrait prévenir Doniphan et les autres... +Prends ma place, Gordon, répondit Briant, appuie ton oreille contre la paroi et écoute ! +Gordon s’introduisit dans l’étroit boyau et en ressortit quelques moments après. +Tu ne t’es pas trompé !... dit-il. +J’ai entendu comme des grondements éloignés !... +Je ne puis l’imaginer ! répondit Gordon. +Il faudrait prévenir Doniphan et les autres... Pas les petits ! ajouta Briant. Cela ne laissa pas de leur causer quelque effroi. -Puis, un profond silence régna jusqu’au jour à l’intérieur de French-den. +Puis, un profond silence régna jusqu’au jour à l’intérieur de French-den. Le lendemain, chacun fut sur pied de bonne heure. -Baxter et Doniphan rampèrent jusqu’au fond du boyau... +Baxter et Doniphan rampèrent jusqu’au fond du boyau... Aucun bruit ne se faisait entendre. Remettons-nous au travail, dit Briant. -Il sera toujours temps de s’arrêter, s’il survient quelque bruit suspect. +Il sera toujours temps de s’arrêter, s’il survient quelque bruit suspect. On l’entendrait encore, fit observer Wilcox, et on ne l’entend plus ! -Montons sur le plateau, dit Service, et là nous découvrirons peut-être... -La proposition fut acceptée. +Montons sur le plateau, dit Service, et là nous découvrirons peut-être... +La proposition fut acceptée. Ce fut peine inutile. -Et ne serait-ce pas dans cette cavité que le phénomène aurait pu se produire ? -Phann ne répondit pas. +Et ne serait-ce pas dans cette cavité que le phénomène aurait pu se produire ? +Phann ne répondit pas. Gordon alla sur le seuil de la porte. Il appela de nouveau... Pas de trace du chien. -Phann ne fut pas retrouvé. -S’était-il donc Ils s'avancèrent jusqu'au-dessus de French-den. (Page cent soixante-quinze.) égaré ?... -C’était assez inadmissible. -Avait-il péri sous la dent de quelque fauve ?... -Il était neuf heures du soir. -Une profonde obscurité enveloppait la falaise et le lac. -Il fallut bien se résoudre à abandonner les recherches pour regagner French-den. -Tous rentrèrent alors, très inquiets – et non seulement inquiets, « C'est le corps d'un chacal ! +Phann ne fut pas retrouvé. +S’était-il donc Ils s'avancèrent jusqu'au-dessus de French-den. (Page cent soixante-quinze.) égaré ?... +C’était assez inadmissible. +Avait-il péri sous la dent de quelque fauve ?... +Il était neuf heures du soir. +Une profonde obscurité enveloppait la falaise et le lac. +Il fallut bien se résoudre à abandonner les recherches pour regagner French-den. +Tous rentrèrent alors, très inquiets – et non seulement inquiets, « C'est le corps d'un chacal ! Soudain, au milieu du silence, de nouveaux grondements retentirent. -C’est de là... -C’est de là que cela vient ! -s’écria Briant, en s’élançant à travers le boyau. -Tous s’étaient levés, comme s’ils se fussent attendus à quelque apparition. -L’épouvante avait repris les petits qui se fourraient sous leurs couvertures... -Cela doit être, répondit Doniphan. +C’est de là... +C’est de là que cela vient ! +s’écria Briant, en s’élançant à travers le boyau. +Tous s’étaient levés, comme s’ils se fussent attendus à quelque apparition. +L’épouvante avait repris les petits qui se fourraient sous leurs couvertures... +Cela doit être, répondit Doniphan. Aussi, demain, nous irons faire des recherches... -Est-ce que Phann serait là, s’écria Wilcox, et aux prises avec quelque animal ?... -Briant et Baxter se remirent tour à tour au travail. -La pioche et le pic ne chômèrent pas. -Pendant la matinée, le boyau gagna près de deux pieds en profondeur. -La besogne, interrompue pour le déjeuner de midi, recommença une heure après. -Les petits avaient été emmenés du côté de la berge. +Est-ce que Phann serait là, s’écria Wilcox, et aux prises avec quelque animal ?... +Briant et Baxter se remirent tour à tour au travail. +La pioche et le pic ne chômèrent pas. +Pendant la matinée, le boyau gagna près de deux pieds en profondeur. +La besogne, interrompue pour le déjeuner de midi, recommença une heure après. +Les petits avaient été emmenés du côté de la berge. Vers deux heures, Briant poussa une exclamation. -Briant rejoignit aussitôt ses camarades, qui ne savaient que penser... -Puis, la queue frétillante, sans montrer aucune irritation, il revint sauter autour de Gordon. -Il n’y avait donc rien à craindre. +Briant rejoignit aussitôt ses camarades, qui ne savaient que penser... +Puis, la queue frétillante, sans montrer aucune irritation, il revint sauter autour de Gordon. +Il n’y avait donc rien à craindre. Briant prit alors un fanal et s’introduisit dans le boyau. Sans cela, d’ailleurs, comment Phann aurait-il pu y entrer ? Briant approcha le fanal. -C’est le corps d’un chacal ! s’écria Baxter. -Un chacal que notre brave Phann aura étranglé ! répondit Briant. -Voilà donc l’explication de ce que nous ne pouvions expliquer ! +C’est le corps d’un chacal ! s’écria Baxter. +Un chacal que notre brave Phann aura étranglé ! répondit Briant. +Voilà donc l’explication de ce que nous ne pouvions expliquer ! Quelle satisfaction ce fut ! -En agrandissant l’orifice, ce serait une seconde porte ouverte du côté du lac. -De là, grande facilité pour satisfaire à toutes les exigences du service intérieur. +En agrandissant l’orifice, ce serait une seconde porte ouverte du côté du lac. +De là, grande facilité pour satisfaire à toutes les exigences du service intérieur. Ces arrangements prirent une quinzaine de jours. -Les provisions n’avaient plus rien à redouter de l’inclémence du temps. -Savait-on ce que durerait le séjour sur cette île ? -Excellente besogne, qui occuperait utilement et agréablement les longues heures de l’hiver ! -Ce serait très utile et très pratique, dit Briant. -Oui, des noms... s’écria Iverson, et, surtout, choisissons des noms bien jolis ! -Ainsi qu’ont toujours fait les Robinsons réels ou imaginaires ! répliqua Webb. -Et, en réalité, mes camarades, dit Gordon, nous ne sommes pas autre chose... -Un pensionnat de Robinsons ! s’écria Service. +Les provisions n’avaient plus rien à redouter de l’inclémence du temps. +Savait-on ce que durerait le séjour sur cette île ? +Excellente besogne, qui occuperait utilement et agréablement les longues heures de l’hiver ! +Ce serait très utile et très pratique, dit Briant. +Oui, des noms... s’écria Iverson, et, surtout, choisissons des noms bien jolis ! +Ainsi qu’ont toujours fait les Robinsons réels ou imaginaires ! répliqua Webb. +Et, en réalité, mes camarades, dit Gordon, nous ne sommes pas autre chose... +Un pensionnat de Robinsons ! s’écria Service. Et maintenant, dit Wilcox, comment appellerons-nous le rio qui se jette dans Sloughi-bay ? Le rio Zealand, proposa Baxter. Ce nom nous rappellera celui de notre pays ! -Là-dessus, il n’y eut qu’une voix. +Là-dessus, il n’y eut qu’une voix. Et le lac ?... demanda Garnett. Ce qui fut admis par acclamation. -On eut ainsi, au nord de l’île, North-cape, à sa pointe sud, South-cape. -Mais de quelle île ?... -Il restait à la baptiser à son tour. -Je sais bien comment on devrait l’appeler ! s’écria Costar ! -Tu sais cela... toi ? répondit Doniphan. -Il va bien, le petit Costar ! s’écria Garnett. -Pas de doute, il va l’appeler l’île Baby ! riposta Service. -Ne plaisantez pas Costar, dit Briant, et voyons son idée ! -L’enfant, tout interloqué, se taisait. +On eut ainsi, au nord de l’île, North-cape, à sa pointe sud, South-cape. +Mais de quelle île ?... +Il restait à la baptiser à son tour. +Je sais bien comment on devrait l’appeler ! s’écria Costar ! +Tu sais cela... toi ? répondit Doniphan. +Il va bien, le petit Costar ! s’écria Garnett. +Pas de doute, il va l’appeler l’île Baby ! riposta Service. +Ne plaisantez pas Costar, dit Briant, et voyons son idée ! +L’enfant, tout interloqué, se taisait. Parle, Costar, reprit Briant en l’encourageant du geste. -Je suis sûr que ton idée est bonne !... +Je suis sûr que ton idée est bonne !... Et, en effet, on ne pouvait trouver mieux. -Un chef ?... répondit vivement Doniphan. -Nommons un chef ! s’écrièrent à la fois grands et petits. -Et qu’il pourra être réélu, ajouta Briant. +Un chef ?... répondit vivement Doniphan. +Nommons un chef ! s’écrièrent à la fois grands et petits. +Et qu’il pourra être réélu, ajouta Briant. demanda Doniphan d’un ton assez anxieux. -Qui nommer ?... avait répondu Briant, mais le plus sage de tous... notre camarade Gordon ! -Quelle en serait sa durée ? +Qui nommer ?... avait répondu Briant, mais le plus sage de tous... notre camarade Gordon ! +Quelle en serait sa durée ? Ne perdez jamais l’occasion de faire un effort possible. -Ne méprisez aucune fatigue, car il n’y en a pas d’inutile. -À mettre ces préceptes en pratique, le corps devient solide, l’âme aussi. -Et d’abord, une mesure fut prise, qui concernait la durée du temps. -Que de fois, à ce sujet, avaient-ils été grondés et menacés d’être punis ! +Ne méprisez aucune fatigue, car il n’y en a pas d’inutile. +À mettre ces préceptes en pratique, le corps devient solide, l’âme aussi. +Et d’abord, une mesure fut prise, qui concernait la durée du temps. +Que de fois, à ce sujet, avaient-ils été grondés et menacés d’être punis ! Toujours les fameuses traditions ! -Le seul de ces enfants qui eût une assez jolie voix, c’était Jacques. +Le seul de ces enfants qui eût une assez jolie voix, c’était Jacques. Pendant le mois de juin, le froid alla toujours croissant. -Néanmoins, tu as tort de jeter ta pelote si fort ! -Que de paroles ! s’écria Doniphan, et pour un méchant bobo ! +Néanmoins, tu as tort de jeter ta pelote si fort ! +Que de paroles ! s’écria Doniphan, et pour un méchant bobo ! Seulement, je prierai Cross de ne pas recommencer ! -Je ne sais pourquoi tu te mêles de cela, Doniphan ! reprit Briant. +Je ne sais pourquoi tu te mêles de cela, Doniphan ! reprit Briant. Cela ne regarde que Cross et moi... -Il donna tort à Doniphan, d’ailleurs. -Celui-ci dut se soumettre, et, tout maugréant, rentra à French-den. +Il donna tort à Doniphan, d’ailleurs. +Celui-ci dut se soumettre, et, tout maugréant, rentra à French-den. La neige ne cessa de tomber pendant quarante-huit heures. -Vers la fin de juin, il fallut renoncer à ces amusements. -Les jeunes colons furent donc claquemurés durant quinze jours – jusqu’au neuf juillet. -Les études n’en souffrirent pas, au contraire. -Le programme quotidien était strictement observé. -Les conférences furent faites aux jours fixés. +Vers la fin de juin, il fallut renoncer à ces amusements. +Les jeunes colons furent donc claquemurés durant quinze jours – jusqu’au neuf juillet. +Les études n’en souffrirent pas, au contraire. +Le programme quotidien était strictement observé. +Les conférences furent faites aux jours fixés. Mais pourquoi s’en montrait-il si fier ? -Cet orgueil gâtait toutes ses brillantes qualités. -Cette question d’hygiène ne laissait pas d’être des plus importantes. -Une invasion de ces carnassiers, rendus féroces par les privations, eût été redoutable. -Par exemple, ce fut le nandû qui donna beaucoup d’embarras à nourrir ! +Cet orgueil gâtait toutes ses brillantes qualités. +Cette question d’hygiène ne laissait pas d’être des plus importantes. +Une invasion de ces carnassiers, rendus féroces par les privations, eût été redoutable. +Par exemple, ce fut le nandû qui donna beaucoup d’embarras à nourrir ! Quel coursier ce sera ! -Quitter notre île ! s’écria Gordon. +Quitter notre île ! s’écria Gordon. Tu y penses donc toujours, Briant ? -Bon !... bon !... répliqua Gordon. -Attendons au moins que nous ayons organisé notre petite colonie... -Eh ! mon brave Gordon ! répondit Briant, tu oublies que, là-bas, nous avons des familles... +Bon !... bon !... répliqua Gordon. +Attendons au moins que nous ayons organisé notre petite colonie... +Eh ! mon brave Gordon ! répondit Briant, tu oublies que, là-bas, nous avons des familles... Mais enfin, nous ne sommes pas trop malheureux ici ! -Cela marche... et même, je me demande ce qui nous manque ! +Cela marche... et même, je me demande ce qui nous manque ! Tiens, par exemple, nous n’avons presque plus de combustible... -Oh ! toutes les forêts de l’île ne sont pas encore brûlées !... -Aujourd’hui, soit ! répondit Gordon. -Voyons ce que marque le thermomètre ! -Lorsque l’atmosphère est calme, les plus basses températures peuvent être supportées impunément. -Mais, pour le moment, il ne s’agissait point d’une si longue expédition. -Oui, évidemment, et c’est ce qui fut fait. -Tout était blanc à perte de vue entre Auckland-hill et Family-lake. -Doniphan et Cross n’avaient point oublié d’emporter leurs fusils. -Oh ! si ce ne sont que des chats ! répondit Costar en haussant les épaules. -Eh ! les tigres sont aussi des chats ! répliqua Jenkins. -Est-ce vrai, Service, demanda Costar, que ces chats-là sont méchants ? -Très vrai, répliqua Service, et ils croquent les enfants comme des souris ! -Réponse qui ne laissa pas d’inquiéter Costar. -Or, quand Gordon ordonnait, il n’y avait plus qu’à obéir. -Le quinze juillet, suivant le calendrier, ce jour-là, c’était la Saint-Swithin. -Or, en Angleterre, la Saint-Swithin correspond, comme réputation, à la Saint-Médard en France. -Ah ! si c’était l’été !... -Il y eut quinze jours très pénibles à passer. +Oh ! toutes les forêts de l’île ne sont pas encore brûlées !... +Aujourd’hui, soit ! répondit Gordon. +Voyons ce que marque le thermomètre ! +Lorsque l’atmosphère est calme, les plus basses températures peuvent être supportées impunément. +Mais, pour le moment, il ne s’agissait point d’une si longue expédition. +Oui, évidemment, et c’est ce qui fut fait. +Tout était blanc à perte de vue entre Auckland-hill et Family-lake. +Doniphan et Cross n’avaient point oublié d’emporter leurs fusils. +Oh ! si ce ne sont que des chats ! répondit Costar en haussant les épaules. +Eh ! les tigres sont aussi des chats ! répliqua Jenkins. +Est-ce vrai, Service, demanda Costar, que ces chats-là sont méchants ? +Très vrai, répliqua Service, et ils croquent les enfants comme des souris ! +Réponse qui ne laissa pas d’inquiéter Costar. +Or, quand Gordon ordonnait, il n’y avait plus qu’à obéir. +Le quinze juillet, suivant le calendrier, ce jour-là, c’était la Saint-Swithin. +Or, en Angleterre, la Saint-Swithin correspond, comme réputation, à la Saint-Médard en France. +Ah ! si c’était l’été !... +Il y eut quinze jours très pénibles à passer. Tous souffraient plus ou moins du manque d’exercice. -En partant de grand matin, ils pouvaient être de retour le soir même. -Ce trajet fut enlevé rapidement. -Aussi, avant neuf heures du matin, Doniphan et ses camarades débouchaient-ils sur la grève. -En voilà une bande de volatiles ! -On dirait de petits soldats que leur général va passer en revue ! dit Service. -Puis, vers une heure après midi, on reprit la rive gauche. -En effet, la mauvaise saison allait bientôt finir. -De fortes grenasses amenèrent un relèvement très rapide de la température. -Ainsi s’était écoulé cet hiver. -Grâce aux précautions prises, la petite colonie n’avait pas eu trop à souffrir. -Quelles étaient ses ressources ? -Était-il riche en arbres ou arbrisseaux dont on pouvait tirer profit ? -C’était une rude besogne, quand il fallait lui fermer l’entrée de French-den. -Cependant, on ne resta pas oisif à French-den. -Véhicule bien rudimentaire ! mais, tel quel, il devait rendre et rendit de grands services. -En effet, le nandû n’avait absolument rien perdu de son caractère sauvage. -C’est vrai, lui répondit Gordon. -Tout simplement cette différence qui sépare l’imagination de la réalité ! -Qu’importe ! répliqua Service. -Je viendrai à bout de mon autruche... ou elle dira pourquoi ! -Quant au capuchon, il fut impossible de le lui mettre sur la tête. -Ainsi s’écoulaient les jours en travaux d’aménagement qui rendirent French-den plus confortable. -D’ailleurs, l’équinoxe touchait à sa fin. -Le soleil prenait de la force, et le ciel se rassérénait. -On était à la mi-octobre. -Maintenant, il était permis de quitter French-den pendant des journées entières. -Durant l’été, ne pouvait-il se faire qu’un navire visitât ces parages ? +En partant de grand matin, ils pouvaient être de retour le soir même. +Ce trajet fut enlevé rapidement. +Aussi, avant neuf heures du matin, Doniphan et ses camarades débouchaient-ils sur la grève. +En voilà une bande de volatiles ! +On dirait de petits soldats que leur général va passer en revue ! dit Service. +Puis, vers une heure après midi, on reprit la rive gauche. +En effet, la mauvaise saison allait bientôt finir. +De fortes grenasses amenèrent un relèvement très rapide de la température. +Ainsi s’était écoulé cet hiver. +Grâce aux précautions prises, la petite colonie n’avait pas eu trop à souffrir. +Quelles étaient ses ressources ? +Était-il riche en arbres ou arbrisseaux dont on pouvait tirer profit ? +C’était une rude besogne, quand il fallait lui fermer l’entrée de French-den. +Cependant, on ne resta pas oisif à French-den. +Véhicule bien rudimentaire ! mais, tel quel, il devait rendre et rendit de grands services. +En effet, le nandû n’avait absolument rien perdu de son caractère sauvage. +C’est vrai, lui répondit Gordon. +Tout simplement cette différence qui sépare l’imagination de la réalité ! +Qu’importe ! répliqua Service. +Je viendrai à bout de mon autruche... ou elle dira pourquoi ! +Quant au capuchon, il fut impossible de le lui mettre sur la tête. +Ainsi s’écoulaient les jours en travaux d’aménagement qui rendirent French-den plus confortable. +D’ailleurs, l’équinoxe touchait à sa fin. +Le soleil prenait de la force, et le ciel se rassérénait. +On était à la mi-octobre. +Maintenant, il était permis de quitter French-den pendant des journées entières. +Durant l’été, ne pouvait-il se faire qu’un navire visitât ces parages ? Les chasseurs y prirent seuls part. -Tous étaient venus sur Sport-terrace assister à cette intéressante expérience. -Au moment décisif, ils hésitaient à prier Service de les prendre en croupe. -Pour les grands, ils haussaient les épaules. -Puis, d’une voix à demi rassurée : « Lâchez ! -En vain essaya-t-il de l’arrêter en l’aveuglant de nouveau ? -Fort heureusement, Service, ayant roulé sur une herbe épaisse, n’avait aucun mal. -La sotte bête ! s’écria-t-il tout confus. +Tous étaient venus sur Sport-terrace assister à cette intéressante expérience. +Au moment décisif, ils hésitaient à prier Service de les prendre en croupe. +Pour les grands, ils haussaient les épaules. +Puis, d’une voix à demi rassurée : « Lâchez ! +En vain essaya-t-il de l’arrêter en l’aveuglant de nouveau ? +Fort heureusement, Service, ayant roulé sur une herbe épaisse, n’avait aucun mal. +La sotte bête ! s’écria-t-il tout confus. Ah ! si je la rattrape !... -Décidément, dit Webb, ton ami Jack était meilleur écuyer que toi ! -C’est que mon nandû n’était pas suffisamment apprivoisé !... répondit Service. -Et ne pouvait l’être ! répliqua Gordon. -Les préparatifs furent donc faits en conséquence. -French-den, rien n’allait être changé à la vie habituelle. -Aussi avait-il fait valoir ses talents pour participer à l’expédition. -Qui sait s’il n’espérait pas retrouver son autruche ? -Des couteaux de chasse et deux hachettes complétaient leur équipement. -On le verrait à l’œuvre. +Décidément, dit Webb, ton ami Jack était meilleur écuyer que toi ! +C’est que mon nandû n’était pas suffisamment apprivoisé !... répondit Service. +Et ne pouvait l’être ! répliqua Gordon. +Les préparatifs furent donc faits en conséquence. +French-den, rien n’allait être changé à la vie habituelle. +Aussi avait-il fait valoir ses talents pour participer à l’expédition. +Qui sait s’il n’espérait pas retrouver son autruche ? +Des couteaux de chasse et deux hachettes complétaient leur équipement. +On le verrait à l’œuvre. Si je la rattrape ! -Qui sait, Gordon, si notre déjeuner n’est pas là-dedans ? répondit le jeune chasseur. -Et aussi notre dîner ?... ajouta Service, qui venait de se baisser vers le terrier. -Et de quelle façon ?... demanda Webb. -Voilà qui fera un excellent rôti !... dit Gordon. +Qui sait, Gordon, si notre déjeuner n’est pas là-dedans ? répondit le jeune chasseur. +Et aussi notre dîner ?... ajouta Service, qui venait de se baisser vers le terrier. +Et de quelle façon ?... demanda Webb. +Voilà qui fera un excellent rôti !... dit Gordon. Tout de suite, si l’on veut !... -À notre première halte ! -Il fallut une demi-heure pour sortir de cette forêt en miniature des hautes cortadères. +À notre première halte ! +Il fallut une demi-heure pour sortir de cette forêt en miniature des hautes cortadères. Ainsi que l’indiquait la carte, ce creek coulait vers le lac. On fit halte, en cet endroit, au pied d’un superbe pin parasol. -Un feu de bois sec fut allumé entre deux grosses pierres. -Mais il n’en aperçut pas un seul. -Gordon résolut de s’arrêter en cet endroit. -Douze milles dans les jambes, c’était assez pour un jour. -Le campement fut établi sous les premiers arbres de la berge. -Ne nous arrêtons pas, répondit Gordon, et tâchons d’arriver avant la nuit ! -Pendant cette première nuit, rien ne vint troubler le silence de Sandy-desert. -De ce point, la lunette fut immédiatement braquée dans la direction du nord. +Un feu de bois sec fut allumé entre deux grosses pierres. +Mais il n’en aperçut pas un seul. +Gordon résolut de s’arrêter en cet endroit. +Douze milles dans les jambes, c’était assez pour un jour. +Le campement fut établi sous les premiers arbres de la berge. +Ne nous arrêtons pas, répondit Gordon, et tâchons d’arriver avant la nuit ! +Pendant cette première nuit, rien ne vint troubler le silence de Sandy-desert. +De ce point, la lunette fut immédiatement braquée dans la direction du nord. Alors, demanda Cross, qu’allons-nous faire maintenant ? -Revenir sur nos pas, répondit Gordon. -Pas avant d’avoir pris notre premier déjeuner ! se hâta de répliquer Service. -Mets le couvert ! répondit Webb. -Nous essaierons, répondit Gordon. -Ce serait un peu long, répondit Gordon. -On serait inquiet là-bas, à French-den, et mieux vaut ne point donner cette inquiétude ! -Sans doute, répondit Gordon, et je compte organiser une expédition dans ce but. +Revenir sur nos pas, répondit Gordon. +Pas avant d’avoir pris notre premier déjeuner ! se hâta de répliquer Service. +Mets le couvert ! répondit Webb. +Nous essaierons, répondit Gordon. +Ce serait un peu long, répondit Gordon. +On serait inquiet là-bas, à French-den, et mieux vaut ne point donner cette inquiétude ! +Sans doute, répondit Gordon, et je compte organiser une expédition dans ce but. Pourtant, dit Cross, Doniphan a raison. -Il y aurait intérêt à ne pas reprendre le même chemin... -Et pourquoi redescendre la rive que nous avons suivie déjà ? demanda Wilcox. -Parce que nous serons toujours forcés de traverser Stop-river, répondit Gordon. -Toujours prudent, Gordon ! s’écria Doniphan, non sans une pointe d’ironie. -On ne saurait trop l’être ! -Soudain un sifflement se fit entendre. (Page deux cent trente.) Le ciel était magnifique. -Une légère brise ridait à peine les eaux du lac. -On pouvait compter sur une belle journée. -Et que pouvaient-ils contre des oiseaux ? répliqua Baxter. -Oiseaux ou quadrupèdes, Baxter, je n’ai pas confiance ! -Ni moi ! ajouta Cross, toujours prêt à soutenir son cousin. -Je suis sûr, moi, qu’il fera quelque beau coup ! -Ils manqueraient plutôt le gibier !... riposta l’incorrigible garçon. -Nous le verrons bien, répliqua Gordon, et, en attendant, déjeunons ! -Après s’être orienté avec sa boussole, Gordon prit franchement vers l’ouest. -On cueillit quelques-unes de ces fleurs dont Service, Wilcox et Webb ornèrent leur veste. -S’il se mange, répondit Service, mangeons-en, puisqu’il ne coûte rien ! -Et toi qui m’avais dit que cela se mangeait, Gordon ! s’écria Service. -Je n’ai point dit que cela se mangeait, répliqua Gordon. -Emportons un sac de ces trulcas, et nous en ferons l’essai à French-den ! -L’aspect de la forêt s’était modifié. -Voilà qui pourra remplacer notre provision de thé ! dit Gordon. -Il était quatre heures environ, lorsque Auckland-hill fut atteinte presque à son extrémité nord. -Celui, sans doute, que barrait la petite chaussée de pierre ?... demanda Gordon. -Précisément, répondit Doniphan, et que, pour cette raison, nous avons nommé Dike-creek. +Il y aurait intérêt à ne pas reprendre le même chemin... +Et pourquoi redescendre la rive que nous avons suivie déjà ? demanda Wilcox. +Parce que nous serons toujours forcés de traverser Stop-river, répondit Gordon. +Toujours prudent, Gordon ! s’écria Doniphan, non sans une pointe d’ironie. +On ne saurait trop l’être ! +Soudain un sifflement se fit entendre. (Page deux cent trente.) Le ciel était magnifique. +Une légère brise ridait à peine les eaux du lac. +On pouvait compter sur une belle journée. +Et que pouvaient-ils contre des oiseaux ? répliqua Baxter. +Oiseaux ou quadrupèdes, Baxter, je n’ai pas confiance ! +Ni moi ! ajouta Cross, toujours prêt à soutenir son cousin. +Je suis sûr, moi, qu’il fera quelque beau coup ! +Ils manqueraient plutôt le gibier !... riposta l’incorrigible garçon. +Nous le verrons bien, répliqua Gordon, et, en attendant, déjeunons ! +Après s’être orienté avec sa boussole, Gordon prit franchement vers l’ouest. +On cueillit quelques-unes de ces fleurs dont Service, Wilcox et Webb ornèrent leur veste. +S’il se mange, répondit Service, mangeons-en, puisqu’il ne coûte rien ! +Et toi qui m’avais dit que cela se mangeait, Gordon ! s’écria Service. +Je n’ai point dit que cela se mangeait, répliqua Gordon. +Emportons un sac de ces trulcas, et nous en ferons l’essai à French-den ! +L’aspect de la forêt s’était modifié. +Voilà qui pourra remplacer notre provision de thé ! dit Gordon. +Il était quatre heures environ, lorsque Auckland-hill fut atteinte presque à son extrémité nord. +Celui, sans doute, que barrait la petite chaussée de pierre ?... demanda Gordon. +Précisément, répondit Doniphan, et que, pour cette raison, nous avons nommé Dike-creek. Eh bien, campons sur sa rive droite, reprit Gordon. -Service s’occupa alors du dîner, pour lequel il avait réservé la seconde outarde. -Des chèvres ? dit Baxter à voix basse. -Ou, du moins, ces bêtes ressemblent à des chèvres ! répondit Gordon. -Tâchons de les prendre... +Service s’occupa alors du dîner, pour lequel il avait réservé la seconde outarde. +Des chèvres ? dit Baxter à voix basse. +Ou, du moins, ces bêtes ressemblent à des chèvres ! répondit Gordon. +Tâchons de les prendre... Approchons doucement, sans nous laisser voir ! -Ces gracieux animaux, au nombre d’une demi-douzaine, n’avaient point pris l’éveil. +Ces gracieux animaux, au nombre d’une demi-douzaine, n’avaient point pris l’éveil. Soudain un sifflement se fit entendre. -Hurrah ! s’écria Baxter que la joie rendait démonstratif, hurrah ! -Est-ce que ce sont des chèvres ?... -Je pense que ce sont plutôt des vigognes ! -Et ces bêtes-là donnent du lait ?... +Hurrah ! s’écria Baxter que la joie rendait démonstratif, hurrah ! +Est-ce que ce sont des chèvres ?... +Je pense que ce sont plutôt des vigognes ! +Et ces bêtes-là donnent du lait ?... Eh bien, va pour des vigognes ! Gordon ne se trompait pas. -On dîna, ou plutôt on soupa joyeusement. +On dîna, ou plutôt on soupa joyeusement. Qu’y a-t-il ?... demanda Wilcox. -Ce doit être une bande de fauves qui rôde aux environs, dit Doniphan. -Ce sont probablement des jaguars ou des couguars ! répondit Gordon. +Ce doit être une bande de fauves qui rôde aux environs, dit Doniphan. +Ce sont probablement des jaguars ou des couguars ! répondit Gordon. Les uns et les autres se valent ! -Pas tout à fait, Doniphan, et le couguar est moins dangereux que le jaguar ? +Pas tout à fait, Doniphan, et le couguar est moins dangereux que le jaguar ? Mais, en troupe, ce sont des carnassiers fort redoutables. -Nous sommes prêts à les recevoir ! -Ne tirez qu’à coup sûr ! recommanda Gordon. -Du reste, je pense que le feu empêchera ces animaux de s’approcher... +Nous sommes prêts à les recevoir ! +Ne tirez qu’à coup sûr ! recommanda Gordon. +Du reste, je pense que le feu empêchera ces animaux de s’approcher... Ils ne sont pas loin ! -Ayant trouvé la place prise, ils témoignaient leur déplaisir par d’effroyables rugissements. -Presque aussitôt, une détonation retentit. -Doniphan venait de lâcher un coup de fusil, auquel des rugissements plus violents répondirent. -Ils ont déguerpi ! s’écria Cross. -L'animal aurait entraîné Baxter. (Page deux cent trente-cinq.) — Bon voyage ! ajouta Service. +Ayant trouvé la place prise, ils témoignaient leur déplaisir par d’effroyables rugissements. +Presque aussitôt, une détonation retentit. +Doniphan venait de lâcher un coup de fusil, auquel des rugissements plus violents répondirent. +Ils ont déguerpi ! s’écria Cross. +L'animal aurait entraîné Baxter. (Page deux cent trente-cinq.) — Bon voyage ! ajouta Service. Ne peuvent-ils revenir ?... demanda Cross. -Ce n’est pas probable, répondit Gordon, mais veillons jusqu’au jour. -On repartit dès six heures du matin. -Route peu variée, que celle qui longeait Auckland-hill. -Brusquement, à travers le fourré, apparut un animal de grande taille. +Ce n’est pas probable, répondit Gordon, mais veillons jusqu’au jour. +On repartit dès six heures du matin. +Route peu variée, que celle qui longeait Auckland-hill. +Brusquement, à travers le fourré, apparut un animal de grande taille. Comment ai-je pu la manquer ! -Qu’importe, puisqu’il faudra toujours tuer cet animal ! répliqua Doniphan. -Lui ! s’écria Service... -Décidément, cette excursion au nord du Family-lake allait être profitable à la colonie. +Qu’importe, puisqu’il faudra toujours tuer cet animal ! répliqua Doniphan. +Lui ! s’écria Service... +Décidément, cette excursion au nord du Family-lake allait être profitable à la colonie. Mais Gordon ne voulut point le permettre. -Mieux valait attendre que l’animal eût été dressé à servir de monture. +Mieux valait attendre que l’animal eût été dressé à servir de monture. Je pense qu’il ne regimbera pas trop, dit-il. Vers six heures, on arrivait en vue de French-den. Le petit Costar, qui jouait sur Sport-terrace, signala l’approche de Gordon. -Tout s’était bien passé à French-den pendant l’absence de Gordon. +Tout s’était bien passé à French-den pendant l’absence de Gordon. Briant n’y prenait garde, du reste. -Son plus gros souci, c’était l’inexplicable attitude de son frère. +Son plus gros souci, c’était l’inexplicable attitude de son frère. Je n’ai rien ! Tu ne veux pas parler, Jacques ? lui avait-il dit. Ce serait un soulagement pour toi comme pour moi !... J’observe que tu deviens de plus en plus triste, plus sombre !... -Je suis ton aîné !... +Je suis ton aîné !... J’ai le droit de savoir la cause de ton chagrin !... -Qu’as-tu à te reprocher ?... -Toi, peut-être... tu me pardonnerais... tandis que les autres... -Les autres ?... s’était écrié Briant. +Qu’as-tu à te reprocher ?... +Toi, peut-être... tu me pardonnerais... tandis que les autres... +Les autres ?... s’était écrié Briant. Que veux-tu dire, Jacques ? -Après cette réponse, on comprend ce que devait être l’inquiétude de Briant. -Qu’y avait-il de si grave dans le passé de Jacques ? -C’est là ce qu’il voulait à tout prix savoir. -À quoi bon, lui répondit sagement Gordon. +Après cette réponse, on comprend ce que devait être l’inquiétude de Briant. +Qu’y avait-il de si grave dans le passé de Jacques ? +C’est là ce qu’il voulait à tout prix savoir. +À quoi bon, lui répondit sagement Gordon. Mieux vaut laisser Jacques agir de son propre mouvement ! -Attendons qu’il s’explique de lui-même ! -Dès le lendemain – neuf novembre – les jeunes colons s’étaient remis à la besogne. +Attendons qu’il s’explique de lui-même ! +Dès le lendemain – neuf novembre – les jeunes colons s’étaient remis à la besogne. L’ouvrage ne manquait pas. -En réalité, c’était le gros gibier qui faisait défaut. -Là, de longues cordes leur permettaient de se mouvoir dans un certain rayon. -S’ils gâtaient parfois l’ouvrage, ils ne se rebutaient pas. -Au surplus, l’enclos ne tarda pas à recevoir de nouveaux hôtes. -Il y eut même un nandû que Phann força à la course. -Mais on vit bien qu’il en serait de celui-là comme du premier. -Ce sont des érables, dit-il, des arbres à sucre ! -Des arbres en sucre ! s’écria Costar. -Non, gourmand ! répondit Gordon. -J’ai dit : à sucre ! +En réalité, c’était le gros gibier qui faisait défaut. +Là, de longues cordes leur permettaient de se mouvoir dans un certain rayon. +S’ils gâtaient parfois l’ouvrage, ils ne se rebutaient pas. +Au surplus, l’enclos ne tarda pas à recevoir de nouveaux hôtes. +Il y eut même un nandû que Phann força à la course. +Mais on vit bien qu’il en serait de celui-là comme du premier. +Ce sont des érables, dit-il, des arbres à sucre ! +Des arbres en sucre ! s’écria Costar. +Non, gourmand ! répondit Gordon. +J’ai dit : à sucre ! Ainsi, rentre ta langue ! -Si l’on avait le sucre, on ne tarda pas à avoir la liqueur. +Si l’on avait le sucre, on ne tarda pas à avoir la liqueur. Comment peuvent-elles supporter une pareille odeur ? demanda un jour Iverson. Il faut en finir, une bonne fois ! Quant aux renards, c’est autre chose ! -Eh bien, puisque cela est nécessaire, répondit Gordon, j’accorde quelques douzaines de cartouches. -Surtout, tâchez de ne tirer qu’à coup sûr !... -Cette destruction était urgente. -Ce covert était situé près de Traps-woods, du côté du lac. -Phann n’avait point été invité à se joindre aux chasseurs. -Il les eût plutôt gênés en donnant l’éveil aux renards. -Il n’était pas question, d’ailleurs, de rechercher une piste. -La nuit était très sombre. +Eh bien, puisque cela est nécessaire, répondit Gordon, j’accorde quelques douzaines de cartouches. +Surtout, tâchez de ne tirer qu’à coup sûr !... +Cette destruction était urgente. +Ce covert était situé près de Traps-woods, du côté du lac. +Phann n’avait point été invité à se joindre aux chasseurs. +Il les eût plutôt gênés en donnant l’éveil aux renards. +Il n’était pas question, d’ailleurs, de rechercher une piste. +La nuit était très sombre. Soudain, au signal de Doniphan, plusieurs coups de feu retentirent. -Le quinze décembre, grande expédition à Sloughi-bay. +Le quinze décembre, grande expédition à Sloughi-bay. S’il survenait quelque retard, on en serait quitte pour camper sous les arbres. -Cela était préférable que de s’y atteler soi-même. +Cela était préférable que de s’y atteler soi-même. Les petites jambes de Dole et de Costar s’en ressentirent. -À quoi bon, d’ailleurs, un coup de fusil si inutile ! -C’est un hippopotame, lui répondit Gordon. -Quel drôle de nom ! -C’est comme qui dirait un cheval de fleuve, répondit Briant. -Mais ça ne ressemble pas à un cheval ! fit très à propos observer Costar. -Réflexion qui ne manquait pas de justesse et provoqua le joyeux rire des petits. -Ces amphibies devaient être peu familiarisés avec la présence de l’homme. -La mer était absolument déserte. -Il pouvait se faire, cependant, qu’un navire passât en vue de l’île. +À quoi bon, d’ailleurs, un coup de fusil si inutile ! +C’est un hippopotame, lui répondit Gordon. +Quel drôle de nom ! +C’est comme qui dirait un cheval de fleuve, répondit Briant. +Mais ça ne ressemble pas à un cheval ! fit très à propos observer Costar. +Réflexion qui ne manquait pas de justesse et provoqua le joyeux rire des petits. +Ces amphibies devaient être peu familiarisés avec la présence de l’homme. +La mer était absolument déserte. +Il pouvait se faire, cependant, qu’un navire passât en vue de l’île. Gordon regardait donc cette mesure comme impraticable. -Briant lui-même, que la question de rapatriement préoccupait toujours, dut en convenir. -Ce plan fut exécuté avec beaucoup de prudence. -On les poursuivit à coups de revolvers. +Briant lui-même, que la question de rapatriement préoccupait toujours, dut en convenir. +Ce plan fut exécuté avec beaucoup de prudence. +On les poursuivit à coups de revolvers. Bien que ces animaux ne fussent que de moyenne taille, cela donna quelque peine. -Ce travail rendait la place véritablement intenable par l’infection qu’il répandait. -La veille au soir, le chariot avait été chargé des barils, outils et ustensiles. -Le retour ne fut marqué par aucun incident. -Le lendemain et jours suivants furent consacrés aux travaux habituels. -Cependant, le Christmas, si joyeusement fêté chez les Anglo-Saxons, le jour de Noël, approchait. -Gordon voulut, non sans raison, qu’il fût célébré avec une certaine solennité. -Dieu nous ramènera vers vous ! +Ce travail rendait la place véritablement intenable par l’infection qu’il répandait. +La veille au soir, le chariot avait été chargé des barils, outils et ustensiles. +Le retour ne fut marqué par aucun incident. +Le lendemain et jours suivants furent consacrés aux travaux habituels. +Cependant, le Christmas, si joyeusement fêté chez les Anglo-Saxons, le jour de Noël, approchait. +Gordon voulut, non sans raison, qu’il fût célébré avec une certaine solennité. +Dieu nous ramènera vers vous ! Les travaux seraient suspendus pendant ces deux jours. -Quel accueil fut fait à cette proposition, on l’imagine aisément ! +Quel accueil fut fait à cette proposition, on l’imagine aisément ! Le grand jour arriva. -Dès le matin, un coup de canon réveilla bruyamment les joyeux échos d’Auckland-hill. -Chacun avait revêtu ses plus beaux habits pour la circonstance. -La journée fut bien remplie. -Les petits, surtout, s’en donnèrent à pleine joie. +Dès le matin, un coup de canon réveilla bruyamment les joyeux échos d’Auckland-hill. +Chacun avait revêtu ses plus beaux habits pour la circonstance. +La journée fut bien remplie. +Les petits, surtout, s’en donnèrent à pleine joie. Tout se passa bien. Il n’y eut ni discussions, ni querelles. -Mais c’était toujours l’abandon sur une terre inconnue ! -La colonie serait-elle condamnée à subir les rigueurs d’un second hiver antarctique ? -Jusqu’ici, à la vérité, la maladie ne l’avait point éprouvée. -Tous, petits et grands, s’étaient aussi bien portés que possible. -En somme, si le présent était acceptable, l’avenir restait toujours gros d’inquiétudes. -Chacun se mit résolument à l’ouvrage. -Chaque jour, ils visitaient les trappes, les pièges, les collets. -Renfermait-elle des forêts, des marais ou des dunes ? -Offrait-elle de nouvelles ressources, qui pourraient être utilisées ? -Tu poursuis toujours ton idée, répondit Gordon, et il te tarde de partir ?... -Oui, Gordon, et, au fond, je suis sûr que tu penses comme moi ! -Soit, répondit Gordon, et, puisque tu y tiens, nous organiserons une expédition... -Une expédition à laquelle nous prendrions tous part ?... demanda Briant. +Mais c’était toujours l’abandon sur une terre inconnue ! +La colonie serait-elle condamnée à subir les rigueurs d’un second hiver antarctique ? +Jusqu’ici, à la vérité, la maladie ne l’avait point éprouvée. +Tous, petits et grands, s’étaient aussi bien portés que possible. +En somme, si le présent était acceptable, l’avenir restait toujours gros d’inquiétudes. +Chacun se mit résolument à l’ouvrage. +Chaque jour, ils visitaient les trappes, les pièges, les collets. +Renfermait-elle des forêts, des marais ou des dunes ? +Offrait-elle de nouvelles ressources, qui pourraient être utilisées ? +Tu poursuis toujours ton idée, répondit Gordon, et il te tarde de partir ?... +Oui, Gordon, et, au fond, je suis sûr que tu penses comme moi ! +Soit, répondit Gordon, et, puisque tu y tiens, nous organiserons une expédition... +Une expédition à laquelle nous prendrions tous part ?... demanda Briant. Il me semble que six ou sept de nos camarades... Ce serait encore trop, Gordon ! Que proposes-tu donc, Briant ? Et qui conduirait la yole ? -Entendu, Briant, répondit Gordon, j’approuve ton idée. +Entendu, Briant, répondit Gordon, j’approuve ton idée. Et qui accompagnerait Moko ? -C’est à mon tour de me rendre utile... et je réclame... -Utile ! s’écria Gordon. -Eh ! ne nous as-tu pas déjà rendu mille services, mon cher Briant ? -Ne t’es-tu pas dévoué plus que tout autre ? +C’est à mon tour de me rendre utile... et je réclame... +Utile ! s’écria Gordon. +Eh ! ne nous as-tu pas déjà rendu mille services, mon cher Briant ? +Ne t’es-tu pas dévoué plus que tout autre ? Ne te devons-nous pas de la reconnaissance ? Nous avons tous fait notre devoir ! – Voyons, est-ce convenu ? C’est convenu, Briant. -Qui prendras-tu comme troisième compagnon de route ? -Je ne te proposerai pas Doniphan, puisque vous n’êtes pas bien ensemble... -Oh ! je l’accepterais volontiers ! répondit Briant. -Mais j’ai songé à un autre compagnon de voyage. -Mon frère Jacques, répondit Briant. -Son état m’inquiète de plus en plus. -Peut-être, pendant cette excursion, se trouvant seul avec moi... +Qui prendras-tu comme troisième compagnon de route ? +Je ne te proposerai pas Doniphan, puisque vous n’êtes pas bien ensemble... +Oh ! je l’accepterais volontiers ! répondit Briant. +Mais j’ai songé à un autre compagnon de voyage. +Mon frère Jacques, répondit Briant. +Son état m’inquiète de plus en plus. +Peut-être, pendant cette excursion, se trouvant seul avec moi... Tu as raison, Briant. -Emmène Jacques, et, dès aujourd’hui, commence tes préparatifs de départ. -Le jour même, Gordon fit part de l’expédition projetée. +Emmène Jacques, et, dès aujourd’hui, commence tes préparatifs de départ. +Le jour même, Gordon fit part de l’expédition projetée. Tu es injuste, Doniphan, injuste pour Briant, injuste aussi pour moi ! -L’idée de partir avec Briant doublait encore pour lui le plaisir. -La yole fut aussitôt mise en état. -Il faisait un joli temps, – une légère brise du sud-ouest. -Sa vitesse s’accéléra. -Ce serait bien plus fâcheux, monsieur Briant, répondit Moko, si elle était devenue contraire ! +L’idée de partir avec Briant doublait encore pour lui le plaisir. +La yole fut aussitôt mise en état. +Il faisait un joli temps, – une légère brise du sud-ouest. +Sa vitesse s’accéléra. +Ce serait bien plus fâcheux, monsieur Briant, répondit Moko, si elle était devenue contraire ! Tu es philosophe, Moko ! -Je ne sais pas ce que vous entendez par ce mot-là, répondit le mousse. -Eh bien, c’est précisément de la philosophie ! +Je ne sais pas ce que vous entendez par ce mot-là, répondit le mousse. +Eh bien, c’est précisément de la philosophie ! Va pour la philosophie, et mettons-nous aux avirons, monsieur Briant. -Il est à désirer que nous ayons atteint l’autre rive avant la nuit. +Il est à désirer que nous ayons atteint l’autre rive avant la nuit. Comme tu dis, Moko. -C’est cela, répliqua le mousse. +C’est cela, répliqua le mousse. Si monsieur Jacques gouverne bien, nous ferons bonne route. -Les trois jeunes garçons se hâtèrent de manger un morceau. +Les trois jeunes garçons se hâtèrent de manger un morceau. Un peu plus tard, Briant constata que Moko n’avait point fait erreur. -Encore deux milles et demi à trois milles, et la rive orientale serait atteinte. -La surface du lac était unie comme un miroir. -Voilà le rio porté sur la carte, » dit alors Briant. +Encore deux milles et demi à trois milles, et la rive orientale serait atteinte. +La surface du lac était unie comme un miroir. +Voilà le rio porté sur la carte, » dit alors Briant. Tu as raison, Moko. -Appelons-le l’East-river, puisqu’il coule à l’orient de l’île. -C’est ainsi que nous procéderons demain, Moko. +Appelons-le l’East-river, puisqu’il coule à l’orient de l’île. +C’est ainsi que nous procéderons demain, Moko. Mieux vaut passer la nuit en cet endroit. -Débarquons-nous ?... demanda Jacques. -Sans doute, répondit Briant, et nous camperons à l’abri des arbres. -Un feu de bois sec fut allumé au pied d’un gros chêne-vert. -s’écria Briant, qui se réveilla le premier, dès six heures du matin. -C’est à souhaiter, répondit Briant. -En revenant nous aurons besoin, je pense, de deux ou trois marées... +Débarquons-nous ?... demanda Jacques. +Sans doute, répondit Briant, et nous camperons à l’abri des arbres. +Un feu de bois sec fut allumé au pied d’un gros chêne-vert. +s’écria Briant, qui se réveilla le premier, dès six heures du matin. +C’est à souhaiter, répondit Briant. +En revenant nous aurons besoin, je pense, de deux ou trois marées... En effet, monsieur Briant, et, si vous le voulez, nous repartirons sans nous attarder... -En tout cas, il serait temps d’aviser, s’il se présentait quelque obstacle. -On était en pleine forêt, au milieu d’une végétation assez serrée. -Ce doit être le pin pignon ! s’écria Briant. -Si vous ne vous trompez pas, monsieur Briant, répondit Moko, arrêtons-nous un instant. +En tout cas, il serait temps d’aviser, s’il se présentait quelque obstacle. +On était en pleine forêt, au milieu d’une végétation assez serrée. +Ce doit être le pin pignon ! s’écria Briant. +Si vous ne vous trompez pas, monsieur Briant, répondit Moko, arrêtons-nous un instant. Cela en vaut la peine ! Un coup de godille dirigea la yole vers la rive gauche. -Briant et Jacques s’élancèrent sur la berge. -Quelques clairières aéraient les dessous de bois. -Le courant entraînait toujours la yole – moins rapidement, il est vrai. -En ce moment, cette baie était déserte – comme toujours, sans doute. -De terre ou d’île, pas même l’apparence ! -Dire que Briant fut très désappointé, ce serait exagérer. -Il s’attendait bien à cela. -En attendant, je pense que nous ferons bien de déjeuner... -Si nous voulions profiter de la marée, il faudrait s’embarquer à l’instant. +Briant et Jacques s’élancèrent sur la berge. +Quelques clairières aéraient les dessous de bois. +Le courant entraînait toujours la yole – moins rapidement, il est vrai. +En ce moment, cette baie était déserte – comme toujours, sans doute. +De terre ou d’île, pas même l’apparence ! +Dire que Briant fut très désappointé, ce serait exagérer. +Il s’attendait bien à cela. +En attendant, je pense que nous ferons bien de déjeuner... +Si nous voulions profiter de la marée, il faudrait s’embarquer à l’instant. C’est impossible, Moko ! Est-ce que tu ne craindras pas de naviguer pendant la nuit ? demanda Briant. -Bien, Moko, voilà qui est convenu. +Bien, Moko, voilà qui est convenu. Explication fort plausible, que Briant crut devoir admettre. Rien dans cette direction !... Rien que la vaste mer, circonscrite par la ligne ininterrompue du ciel ! -Qu’y a-t-il donc là-bas ?... -demanda-t-il en étendant la main vers le nord-est. -Briant braqua sa lunette sur le point indiqué. +Qu’y a-t-il donc là-bas ?... +demanda-t-il en étendant la main vers le nord-est. +Briant braqua sa lunette sur le point indiqué. Et encore, une montagne n’aurait point cette apparence ! -Lorsqu’il revint vers l’embouchure de l’East-river, la nuit commençait à tomber. -Il ne se trompait pas : cette voix, c’était celle de Briant. -Les deux frères couraient-ils donc quelque danger ? -Soudain, ce qu’il vit l’empêcha de se porter plus avant. -Jacques était aux genoux de Briant !... -Il semblait l’implorer, lui demander grâce !... -De là, ces gémissements qui étaient arrivés à l’oreille de Moko. -Le mousse aurait voulu se retirer par discrétion... -Il était trop tard !... +Lorsqu’il revint vers l’embouchure de l’East-river, la nuit commençait à tomber. +Il ne se trompait pas : cette voix, c’était celle de Briant. +Les deux frères couraient-ils donc quelque danger ? +Soudain, ce qu’il vit l’empêcha de se porter plus avant. +Jacques était aux genoux de Briant !... +Il semblait l’implorer, lui demander grâce !... +De là, ces gémissements qui étaient arrivés à l’oreille de Moko. +Le mousse aurait voulu se retirer par discrétion... +Il était trop tard !... Il avait tout entendu et tout compris ! -Et celui-ci s’écriait : « Malheureux !... +Et celui-ci s’écriait : « Malheureux !... Comment, c’est toi... toi qui as fait cela ! .. Toi qui es cause... -Voilà donc pourquoi tu te tenais à l’écart de tes camarades !... +Voilà donc pourquoi tu te tenais à l’écart de tes camarades !... Pourquoi tu avais peur d’eux !... Ah ! qu’ils ne sachent jamais !... -Pas un mot... à personne ! -Moko aurait donné beaucoup pour ne rien savoir de ce secret. -Mais, maintenant, feindre de l’ignorer vis-à-vis de Briant, cela lui eût trop coûté. +Pas un mot... à personne ! +Moko aurait donné beaucoup pour ne rien savoir de ce secret. +Mais, maintenant, feindre de l’ignorer vis-à-vis de Briant, cela lui eût trop coûté. Quoi ! tu sais ce que Jacques ?... Et il faut lui pardonner... Les autres lui pardonneraient-ils ?... Ah ! mon pauvre Moko ! murmura Briant, en serrant la main du mousse. -Dès qu’elle fut démarrée, le courant l’entraîna rapidement. +Dès qu’elle fut démarrée, le courant l’entraîna rapidement. Chacun se remit au travail. -Toutes les mesures tendirent à se préserver contre les rigueurs du prochain hiver. -Le mois de février s’écoula en travaux de diverses sortes. -Ils portaient leurs fusils en bandoulière. -Au surplus, Wilcox et Webb ne se montrèrent pas plus sages que lui. -Les voilà qui se lancent de ce côté – bien inutilement. -De nombreuses visites furent organisées, dans ce but, à la lisière des Bog-woods. -À tour de rôle, les grands faisaient la classe aux plus jeunes. -Aussi, sauf de ses partisans habituels, n’était-il pas bien vu des autres. +Toutes les mesures tendirent à se préserver contre les rigueurs du prochain hiver. +Le mois de février s’écoula en travaux de diverses sortes. +Ils portaient leurs fusils en bandoulière. +Au surplus, Wilcox et Webb ne se montrèrent pas plus sages que lui. +Les voilà qui se lancent de ce côté – bien inutilement. +De nombreuses visites furent organisées, dans ce but, à la lisière des Bog-woods. +À tour de rôle, les grands faisaient la classe aux plus jeunes. +Aussi, sauf de ses partisans habituels, n’était-il pas bien vu des autres. Son amour-propre aidant, il se disait que cette situation lui revenait de droit. -Pourtant, Doniphan n’avait pas la majorité parmi ses camarades. -Et, à propos de boutons perdus, que de réprimandes, et parfois que de punitions ! -À quoi tiennent les choses en ce monde ! -Quant à Briant, il ne s’intéressait point à ces questions. -Cependant les journées n’étaient pas consacrées entièrement à l’instruction commune. +Pourtant, Doniphan n’avait pas la majorité parmi ses camarades. +Et, à propos de boutons perdus, que de réprimandes, et parfois que de punitions ! +À quoi tiennent les choses en ce monde ! +Quant à Briant, il ne s’intéressait point à ces questions. +Cependant les journées n’étaient pas consacrées entièrement à l’instruction commune. Petits et grands y prenaient part. On sautait de larges espaces en s’aidant de longues perches. -On faisait des courses avec récompenses pour les vainqueurs. -On s’exerçait au maniement des bolas et du lazo. -C’était le vingt-cinq avril, dans l’après-midi. -Deux parties avaient déjà été jouées. -Ils étaient alors en train de jouer « la belle ». -À ton tour, Doniphan, dit Webb, et vise bien ! -Nous en sommes à notre dernier quoit, et il s’agit de gagner ! -Doniphan ne put retenir un geste de dépit et frappa du pied avec colère. -C’est fâcheux, dit Cross, mais nous n’avons pas perdu pour cela, Doniphan ! +On faisait des courses avec récompenses pour les vainqueurs. +On s’exerçait au maniement des bolas et du lazo. +C’était le vingt-cinq avril, dans l’après-midi. +Deux parties avaient déjà été jouées. +Ils étaient alors en train de jouer « la belle ». +À ton tour, Doniphan, dit Webb, et vise bien ! +Nous en sommes à notre dernier quoit, et il s’agit de gagner ! +Doniphan ne put retenir un geste de dépit et frappa du pied avec colère. +C’est fâcheux, dit Cross, mais nous n’avons pas perdu pour cela, Doniphan ! Non certes ! ajouta Wilcox. -Briant ne répondit pas, ne songeant point à être désagréable à Doniphan. -Sept points ! s’écria triomphalement Service. -Gagnée la partie, gagnée ! +Briant ne répondit pas, ne songeant point à être désagréable à Doniphan. +Sept points ! s’écria triomphalement Service. +Gagnée la partie, gagnée ! Doniphan venait de s’avancer vivement. -La partie n’est pas gagnée ! dit-il. +La partie n’est pas gagnée ! dit-il. Et pourquoi ? demanda Baxter. -Parce que Briant a triché ! -Triché ? répondit Briant, dont le visage pâlit sous cette accusation. -Oui !... triché ! reprit Doniphan. -Briant n’avait pas ses pieds sur la ligne où ils devaient être !... -Il s’était rapproché de deux pas ! -C’est faux ! s’écria Service. -Oui, faux ! répondit Briant. -Tu ne souffrirais pas ?... dit Doniphan en haussant les épaules. -Non, répondit Briant, qui commençait à ne plus être maître de lui. -Et d’abord je prouverai que mes pieds étaient exactement placés sur la ligne... -Oui !... s’écrièrent Baxter et Service. -Non !... ripostèrent Webb et Cross. +Parce que Briant a triché ! +Triché ? répondit Briant, dont le visage pâlit sous cette accusation. +Oui !... triché ! reprit Doniphan. +Briant n’avait pas ses pieds sur la ligne où ils devaient être !... +Il s’était rapproché de deux pas ! +C’est faux ! s’écria Service. +Oui, faux ! répondit Briant. +Tu ne souffrirais pas ?... dit Doniphan en haussant les épaules. +Non, répondit Briant, qui commençait à ne plus être maître de lui. +Et d’abord je prouverai que mes pieds étaient exactement placés sur la ligne... +Oui !... s’écrièrent Baxter et Service. +Non !... ripostèrent Webb et Cross. Voyez l’empreinte de mes souliers sur le sable ! reprit Briant. -s’écria Doniphan, qui s’approcha lentement de son camarade. -C’est que tu es un lâche ! -Les deux adversaires étaient maintenant en posture, l’un en face de l’autre. -Doniphan !... s’écria-t-il. -Il m’a traité de menteur !... dit Doniphan. -Après qu’il m’a accusé de tricher et appelé lâche ! -Ce n’est pas lui qui a dû te chercher querelle !... +s’écria Doniphan, qui s’approcha lentement de son camarade. +C’est que tu es un lâche ! +Les deux adversaires étaient maintenant en posture, l’un en face de l’autre. +Doniphan !... s’écria-t-il. +Il m’a traité de menteur !... dit Doniphan. +Après qu’il m’a accusé de tricher et appelé lâche ! +Ce n’est pas lui qui a dû te chercher querelle !... C’est toi qui as eu les premiers torts !... -Vraiment, Gordon ! répliqua Doniphan. -Je te reconnais bien là !... -Toujours prêt à prendre parti contre moi ! -Oui... quand tu le mérites ! répondit Gordon. +Vraiment, Gordon ! répliqua Doniphan. +Je te reconnais bien là !... +Toujours prêt à prendre parti contre moi ! +Oui... quand tu le mérites ! répondit Gordon. Il faut qu’il s’en prenne sans cesse au meilleur de tous !... Et, maintenant, en garde ! -Eh bien, non ! s’écria Gordon. -Moi, votre chef, je m’oppose à toute scène de violence entre vous ! -Oui !... s’écrièrent les autres – moins Webb, Wilcox et Cross. -Devant cette presque unanimité, il n’y avait plus qu’à obéir. -D’ailleurs, il se refusa aux tentatives de réconciliation que celui-ci voulut faire. +Eh bien, non ! s’écria Gordon. +Moi, votre chef, je m’oppose à toute scène de violence entre vous ! +Oui !... s’écrièrent les autres – moins Webb, Wilcox et Cross. +Devant cette presque unanimité, il n’y avait plus qu’à obéir. +D’ailleurs, il se refusa aux tentatives de réconciliation que celui-ci voulut faire. Cependant, depuis ce jour, il ne fut plus question de rien. Il n’allait pas se faire longtemps attendre. -À cette époque, certains oiseaux se préparaient à émigrer par bandes. -Vers quelles régions s’envolaient-ils ? -De cette précocité de l’hiver devait-on conclure à sa grande rigueur ? -C’était à craindre, tout au moins. +À cette époque, certains oiseaux se préparaient à émigrer par bandes. +Vers quelles régions s’envolaient-ils ? +De cette précocité de l’hiver devait-on conclure à sa grande rigueur ? +C’était à craindre, tout au moins. Le dix juin arriva. -C’était dans l’après-midi qu’on allait procéder au scrutin. -La majorité des suffrages en déciderait. -Et, lorsque le dépouillement fut fait, il donna les résultats suivants : Briant . . . . . . . . . . . . . . huit voix. +C’était dans l’après-midi qu’on allait procéder au scrutin. +La majorité des suffrages en déciderait. +Et, lorsque le dépouillement fut fait, il donna les résultats suivants : Briant . . . . . . . . . . . . . . huit voix. Ni Gordon ni Doniphan n’avaient voulu prendre part au scrutin. -Quant à Briant, il avait voté pour Gordon. -Merci, frère, répondit Jacques, et ne m’épargne pas ! -Briant fit mettre la yole à terre, dans l’angle du contrefort. -Pendant les premiers jours de juillet, le rio commença à se prendre. -Les quelques glaçons qui se formèrent sur le Family-lake, dérivèrent au fil du courant. -Briant y tenait la main, sans chercher à faire abus de son autorité. -Au surplus, Doniphan et ses partisans ne se mirent jamais en état d’insubordination. -Préparaient-ils quelque machination ? on ne savait. -Jenkins, Iverson, Dole et Costar faisaient de sensibles progrès. -À les instruire, les grands ne laissaient pas de s’instruire eux-mêmes. +Quant à Briant, il avait voté pour Gordon. +Merci, frère, répondit Jacques, et ne m’épargne pas ! +Briant fit mettre la yole à terre, dans l’angle du contrefort. +Pendant les premiers jours de juillet, le rio commença à se prendre. +Les quelques glaçons qui se formèrent sur le Family-lake, dérivèrent au fil du courant. +Briant y tenait la main, sans chercher à faire abus de son autorité. +Au surplus, Doniphan et ses partisans ne se mirent jamais en état d’insubordination. +Préparaient-ils quelque machination ? on ne savait. +Jenkins, Iverson, Dole et Costar faisaient de sensibles progrès. +À les instruire, les grands ne laissaient pas de s’instruire eux-mêmes. D’autres chantaient en chœur quelques chansons de leur enfance. Puis, lorsque le concert avait pris fin, chacun regagnait sa couchette. -Cependant Briant ne cessait de réfléchir au retour en Nouvelle-Zélande. -C’était sa grande préoccupation. -Il pensait toujours à cette tache blanchâtre, aperçue au large de Deception-bay. -Et c’était là son plus gros chagrin. -Défense fut faite aux petits de s’exposer à l’air, – même un instant. -Par bonheur, ces froids durèrent peu. -Vers le six août, le vent retomba dans l’ouest. -Pourtant French-den n’eut point à en souffrir. -Du reste, l’enclos compta bientôt quelques nouveaux hôtes. -C’eût été un magnifique champ de manœuvres pour une armée de patineurs. -Ne vous éloignez pas hors de la vue ! -L'animal était déjà étranglé. (Page trois cents.) « Eh ! +Cependant Briant ne cessait de réfléchir au retour en Nouvelle-Zélande. +C’était sa grande préoccupation. +Il pensait toujours à cette tache blanchâtre, aperçue au large de Deception-bay. +Et c’était là son plus gros chagrin. +Défense fut faite aux petits de s’exposer à l’air, – même un instant. +Par bonheur, ces froids durèrent peu. +Vers le six août, le vent retomba dans l’ouest. +Pourtant French-den n’eut point à en souffrir. +Du reste, l’enclos compta bientôt quelques nouveaux hôtes. +C’eût été un magnifique champ de manœuvres pour une armée de patineurs. +Ne vous éloignez pas hors de la vue ! +L'animal était déjà étranglé. (Page trois cents.) « Eh ! Tu as ton fusil !... J’ai le mien !... -Mais Briant a défendu !... +Mais Briant a défendu !... Eh ! laisse-moi tranquille avec ton Briant !... -En route... à toute vitesse ! -Là-bas... dans l'est ! ... -Où vont-ils donc ? dit Briant. -Ils auront vu là-bas quelque gibier, répondit Gordon, et l’instinct de la chasse... -Ou plutôt l’instinct de la désobéissance ! reprit Briant. +En route... à toute vitesse ! +Là-bas... dans l'est ! ... +Où vont-ils donc ? dit Briant. +Ils auront vu là-bas quelque gibier, répondit Gordon, et l’instinct de la chasse... +Ou plutôt l’instinct de la désobéissance ! reprit Briant. C’est encore Doniphan... -Crois-tu donc, Briant, qu’il y ait quelque chose à craindre pour eux ?... +Crois-tu donc, Briant, qu’il y ait quelque chose à craindre pour eux ?... Eh ! qui sait, Gordon ?... -Il est toujours imprudent de s’éloigner !... -Vois comme ils sont loin déjà ! -Voilà ce que je craignais ! s’écria Briant. +Il est toujours imprudent de s’éloigner !... +Vois comme ils sont loin déjà ! +Voilà ce que je craignais ! s’écria Briant. Comment retrouveront-ils leur route ? Un coup de cornet !... Donne un coup de cornet ! -Briant et Gordon écoutèrent... -Aucune détonation n’arriva à leur oreille. -Quelques instants après, tous furent réunis sur la rive. -Que décider ?... demanda Gordon. -Je suis prêt à partir ! dit Baxter. -Nous aussi ! ajoutèrent deux ou trois autres. +Briant et Gordon écoutèrent... +Aucune détonation n’arriva à leur oreille. +Quelques instants après, tous furent réunis sur la rive. +Que décider ?... demanda Gordon. +Je suis prêt à partir ! dit Baxter. +Nous aussi ! ajoutèrent deux ou trois autres. J’irai !... dit Briant. -Ce sera moi, frère ! répondit Jacques. +Ce sera moi, frère ! répondit Jacques. Avec mes patins, j’aurai vite fait de rejoindre Doniphan... -Va, Jacques, et écoute bien si tu n’entends pas des coups de fusil !... -Tiens, prends ce cornet, qui servira à signaler ta présence !... -Une demi-heure s’écoula. -Si encore nous avions des armes à feu, s’écria Service, peut-être... -Des armes ? répondit Briant. -Il y en a à French-den !... -Pas un instant à perdre !... -En cette occasion, il ne s’agissait plus d’économiser la poudre. +Va, Jacques, et écoute bien si tu n’entends pas des coups de fusil !... +Tiens, prends ce cornet, qui servira à signaler ta présence !... +Une demi-heure s’écoula. +Si encore nous avions des armes à feu, s’écria Service, peut-être... +Des armes ? répondit Briant. +Il y en a à French-den !... +Pas un instant à perdre !... +En cette occasion, il ne s’agissait plus d’économiser la poudre. Ni coup de feu, ni coup de cornet. -Il était déjà trois heures et demie. -À travers ces lourdes vapeurs, impossible de rien voir à la surface du lac. -Le coup partit – non sans que Dole et Costar se fussent bouché les oreilles. -Et aussitôt, Baxter de répondre par une dernière décharge au signal de Doniphan. -Bientôt des hurrahs se joignirent aux hurrahs qui partaient de Sport-terrace. -C’étaient Doniphan et Cross. -Jacques n’était pas avec eux. -On imagine quelles mortelles angoisses dut éprouver Briant ! -C’est moi qui aurais dû aller à sa place... moi ! -Quelques coups de canon furent encore tirés. -Mais, lorsque leurs derniers roulements se perdirent au loin, les détonations restèrent sans réponse. -Cependant une circonstance assez favorable vint à se produire alors. -Le brouillard semblait avoir une tendance à se dissiper. +Il était déjà trois heures et demie. +À travers ces lourdes vapeurs, impossible de rien voir à la surface du lac. +Le coup partit – non sans que Dole et Costar se fussent bouché les oreilles. +Et aussitôt, Baxter de répondre par une dernière décharge au signal de Doniphan. +Bientôt des hurrahs se joignirent aux hurrahs qui partaient de Sport-terrace. +C’étaient Doniphan et Cross. +Jacques n’était pas avec eux. +On imagine quelles mortelles angoisses dut éprouver Briant ! +C’est moi qui aurais dû aller à sa place... moi ! +Quelques coups de canon furent encore tirés. +Mais, lorsque leurs derniers roulements se perdirent au loin, les détonations restèrent sans réponse. +Cependant une circonstance assez favorable vint à se produire alors. +Le brouillard semblait avoir une tendance à se dissiper. La lunette aux yeux, Gordon regardait attentivement dans la direction du nord-est. -Il me semble que je vois un point... dit-il, un point qui se déplace... -Briant avait saisi la lunette et regardait à son tour. -C’est lui !... s’écria-t-il. -Toutefois, cette distance diminuait à vue d’œil. -Quelques minutes encore, et il serait arrivé. +Il me semble que je vois un point... dit-il, un point qui se déplace... +Briant avait saisi la lunette et regardait à son tour. +C’est lui !... s’écria-t-il. +Toutefois, cette distance diminuait à vue d’œil. +Quelques minutes encore, et il serait arrivé. On dirait qu’il n’est pas seul ! -s’écria Baxter, qui ne put retenir un geste de surprise. +s’écria Baxter, qui ne put retenir un geste de surprise. Qu’est-ce donc ?... demanda Gordon. -Des hommes ?... répondit Baxter. +Des hommes ?... répondit Baxter. On dirait des animaux !... dit Wilcox. -Il y aurait lieu d’y réfléchir. -Les félicitations, les embrassements, les poignées de main, ne manquèrent pas au brave enfant. -Ce ne peut être que le canon de French-den ! -se dit-il, en cherchant à saisir d’où venait le son. -Il était alors à plusieurs milles de la rive dans le nord-est du lac. -Mais, s’il avait fait une chute, il eût été perdu. -Briant lui serra la main, sans répondre. -Je n’ai fait que mon devoir, » répondit froidement Doniphan. -On était au dix octobre. +Il y aurait lieu d’y réfléchir. +Les félicitations, les embrassements, les poignées de main, ne manquèrent pas au brave enfant. +Ce ne peut être que le canon de French-den ! +se dit-il, en cherchant à saisir d’où venait le son. +Il était alors à plusieurs milles de la rive dans le nord-est du lac. +Mais, s’il avait fait une chute, il eût été perdu. +Briant lui serra la main, sans répondre. +Je n’ai fait que mon devoir, » répondit froidement Doniphan. +On était au dix octobre. L’influence de la belle saison se faisait sentir. -Une couple de canards rôtissaient devant un foyer flambant, ménagé entre deux pierres. -En vain Gordon avait-il essayé de ramener Doniphan à de meilleurs sentiments. -On éprouvait une gêne morale, qui rendait très pénible l’existence en commun. -Pas contre toi, Briant ? répondit Gordon. +Une couple de canards rôtissaient devant un foyer flambant, ménagé entre deux pierres. +En vain Gordon avait-il essayé de ramener Doniphan à de meilleurs sentiments. +On éprouvait une gêne morale, qui rendait très pénible l’existence en commun. +Pas contre toi, Briant ? répondit Gordon. Essayer de prendre ta place ?... Doniphan n’oserait pas !... -Peut-être Wilcox, Cross, Webb et lui songent-ils à se séparer de nous ?... -Les vois-tu, Gordon, allant s’établir au loin... -Ils n’y pensent peut-être pas, Briant ? +Peut-être Wilcox, Cross, Webb et lui songent-ils à se séparer de nous ?... +Les vois-tu, Gordon, allant s’établir au loin... +Ils n’y pensent peut-être pas, Briant ? Ils y pensent, au contraire ! Wilcox a fait cela ?... -Cela couperait court à toute rivalité... -Non, Briant ! répondit Gordon avec force. -Ce fut au cours de ces dissensions fâcheuses que s’acheva l’hiver. +Cela couperait court à toute rivalité... +Non, Briant ! répondit Gordon avec force. +Ce fut au cours de ces dissensions fâcheuses que s’acheva l’hiver. Vous voulez nous abandonner ?... dit Gordon. -Non, Gordon ! répondit Doniphan. -Et pourquoi, Doniphan ?... répliqua Baxter. -Je voudrais savoir ce que tu as à me reprocher, Doniphan ? demanda Briant. -Rien... si ce n’est d’être à notre tête ! répondit Doniphan. -Nous avons déjà eu un Américain pour chef de la colonie ?... -Maintenant, c’est un Français qui nous commande !... +Non, Gordon ! répondit Doniphan. +Et pourquoi, Doniphan ?... répliqua Baxter. +Je voudrais savoir ce que tu as à me reprocher, Doniphan ? demanda Briant. +Rien... si ce n’est d’être à notre tête ! répondit Doniphan. +Nous avons déjà eu un Américain pour chef de la colonie ?... +Maintenant, c’est un Français qui nous commande !... Il ne manque plus, vraiment, que de nommer Moko... -Ce n’est pas sérieusement que tu parles ? demanda Gordon. -Nous n’en avons jamais douté, Briant, et, dès demain, nous quitterons French-den ! -Puissiez-vous ne point avoir à vous repentir de votre détermination ! -ajouta Gordon, qui comprit que toute insistance serait vaine à ce sujet. -Donc, en cas de nécessité absolue, il serait aisé de communiquer avec French-den. -Cependant, ce n’était pas par eau que Doniphan se proposait d’atteindre Deception-bay. -D’ailleurs, cette expédition – croyaient-ils – ne durerait que six à sept jours. -Quelques oiseaux furent tués, chemin faisant, sur le bord même du marécage. -Se sentaient-ils isolés déjà ? -Des tumescences, tapissées d’herbes, ombragées de maigres arbres, l’accidentaient. -On verrait plus tard à explorer cette région des Downs-lands jusqu’à la côte. -En effet, cela nous épargnerait un grand tiers du chemin, ajouta Webb. -Et puis, ajouta Cross, nous avons intérêt à explorer le cours de l’East-river. +Ce n’est pas sérieusement que tu parles ? demanda Gordon. +Nous n’en avons jamais douté, Briant, et, dès demain, nous quitterons French-den ! +Puissiez-vous ne point avoir à vous repentir de votre détermination ! +ajouta Gordon, qui comprit que toute insistance serait vaine à ce sujet. +Donc, en cas de nécessité absolue, il serait aisé de communiquer avec French-den. +Cependant, ce n’était pas par eau que Doniphan se proposait d’atteindre Deception-bay. +D’ailleurs, cette expédition – croyaient-ils – ne durerait que six à sept jours. +Quelques oiseaux furent tués, chemin faisant, sur le bord même du marécage. +Se sentaient-ils isolés déjà ? +Des tumescences, tapissées d’herbes, ombragées de maigres arbres, l’accidentaient. +On verrait plus tard à explorer cette région des Downs-lands jusqu’à la côte. +En effet, cela nous épargnerait un grand tiers du chemin, ajouta Webb. +Et puis, ajouta Cross, nous avons intérêt à explorer le cours de l’East-river. Ceci dit, on se mit en marche et d’un bon pas. -Seulement, les arbres à feuilles persistantes y poussaient en plus grand nombre. +Seulement, les arbres à feuilles persistantes y poussaient en plus grand nombre. Vers six heures du soir, il fallut faire halte. -Ce devait être, et c’était, en effet, l’East-river. -Le jour venu, Doniphan proposa de traverser immédiatement l’East-river. -Cette journée fut très pénible. -Cross cueillit une certaine quantité de ces fruits, dont tous se régalèrent. -La nuit venant, Doniphan ne put rien reconnaître de la disposition du littoral. -Doniphan eut grand’peine à lutter contre le sommeil. -Elle était non moins déserte que sur le littoral opposé. +Ce devait être, et c’était, en effet, l’East-river. +Le jour venu, Doniphan proposa de traverser immédiatement l’East-river. +Cette journée fut très pénible. +Cross cueillit une certaine quantité de ces fruits, dont tous se régalèrent. +La nuit venant, Doniphan ne put rien reconnaître de la disposition du littoral. +Doniphan eut grand’peine à lutter contre le sommeil. +Elle était non moins déserte que sur le littoral opposé. Doniphan n’aurait que l’embarras du choix. -Doniphan fut également frappé de sa forme singulière. -Mais ni navire ni terre ne leur apparurent au levant de l’île. -Ce que Briant a déjà fait avec la yole, pourquoi ne le ferions-nous pas ? +Doniphan fut également frappé de sa forme singulière. +Mais ni navire ni terre ne leur apparurent au levant de l’île. +Ce que Briant a déjà fait avec la yole, pourquoi ne le ferions-nous pas ? Qu’en penses-tu, Doniphan ? -Doniphan réfléchissait à cette proposition qui offrait de réels avantages. -À la condition que Moko y consentît, fit observer Webb d’un ton dubitatif. -Et pourquoi n’y consentirait-il pas ? répondit Doniphan. +Doniphan réfléchissait à cette proposition qui offrait de réels avantages. +À la condition que Moko y consentît, fit observer Webb d’un ton dubitatif. +Et pourquoi n’y consentirait-il pas ? répondit Doniphan. N’ai-je pas le droit de lui donner un ordre comme Briant ? -D’ailleurs, il ne s’agirait que de nous piloter à travers le lac... -Il faudra bien qu’il obéisse ! s’écria Cross. -J’ajoute que le chariot ne trouverait peut-être point passage à travers la forêt ? +D’ailleurs, il ne s’agirait que de nous piloter à travers le lac... +Il faudra bien qu’il obéisse ! s’écria Cross. +J’ajoute que le chariot ne trouverait peut-être point passage à travers la forêt ? Donc, servons-nous de la yole... -Refuser ? s’écria Doniphan. +Refuser ? s’écria Doniphan. N’est-il pas le chef de la colonie ! -Briant !... refuser !... répéta Doniphan. -Est-ce que cette embarcation lui appartient plus qu’à nous ?... +Briant !... refuser !... répéta Doniphan. +Est-ce que cette embarcation lui appartient plus qu’à nous ?... Si Briant se permettait de refuser... -Restait à décider si l’on retournerait immédiatement à French-den. -Cela me paraît indispensable ! dit Cross. -Alors, dès demain ?... demanda Webb. -L’observation était juste. -Doniphan fit signe à Webb et à Wilcox de ne plus bouger. -Doniphan et Cross avaient tiré presque ensemble. -Doniphan avait eu le temps de le reconnaître. -Le soir venu, neuf milles avaient été franchis. -Encore autant, et les jeunes explorateurs auraient atteint le nord de l’île. -Ce serait la tâche du lendemain. +Restait à décider si l’on retournerait immédiatement à French-den. +Cela me paraît indispensable ! dit Cross. +Alors, dès demain ?... demanda Webb. +L’observation était juste. +Doniphan fit signe à Webb et à Wilcox de ne plus bouger. +Doniphan et Cross avaient tiré presque ensemble. +Doniphan avait eu le temps de le reconnaître. +Le soir venu, neuf milles avaient été franchis. +Encore autant, et les jeunes explorateurs auraient atteint le nord de l’île. +Ce serait la tâche du lendemain. La marche fut reprise au soleil levant. -Il y avait quelques raisons de se hâter. -Le temps menaçait de changer. -Le vent, qui halait l’ouest, manifestait une tendance à fraîchir. -La journée fut extrêmement pénible et annonçait une nuit très mauvaise. -Doniphan et ses camarades ne reculèrent point. -L’idée qu’ils touchaient au but les encourageait. -En outre, la côte ne devait pas être éloignée. -Cependant le ciel, déjà voilé par d’épaisses vapeurs, s’assombrissait peu à peu. -Soudain, Wilcox, qui s’était porté un peu en avant, s’arrêta. -Oui ! c’était une embarcation, gîtée sur son flanc de tribord. -Et puis, l’émotion les tenait en éveil. -Cette barque, d’où venait-elle ?... -Ces naufragés, à quelle nation appartenaient-ils ?... -Non ! ils étaient dupes d’une illusion de leurs sens. -Aucun appel désespéré ne retentissait au milieu des violences de la tempête. -D’ailleurs, la force morale et la force physique leur manquaient à la fois. +Il y avait quelques raisons de se hâter. +Le temps menaçait de changer. +Le vent, qui halait l’ouest, manifestait une tendance à fraîchir. +La journée fut extrêmement pénible et annonçait une nuit très mauvaise. +Doniphan et ses camarades ne reculèrent point. +L’idée qu’ils touchaient au but les encourageait. +En outre, la côte ne devait pas être éloignée. +Cependant le ciel, déjà voilé par d’épaisses vapeurs, s’assombrissait peu à peu. +Soudain, Wilcox, qui s’était porté un peu en avant, s’arrêta. +Oui ! c’était une embarcation, gîtée sur son flanc de tribord. +Et puis, l’émotion les tenait en éveil. +Cette barque, d’où venait-elle ?... +Ces naufragés, à quelle nation appartenaient-ils ?... +Non ! ils étaient dupes d’une illusion de leurs sens. +Aucun appel désespéré ne retentissait au milieu des violences de la tempête. +D’ailleurs, la force morale et la force physique leur manquaient à la fois. Combien cette nuit leur parut interminable ! Il semblait, vraiment, que l’aube ne viendrait jamais en dissiper les horreurs ! Cross, qui l’essaya, dut y renoncer. -Le jour n’allait donc pas tarder à paraître. -En effet, bientôt après, les premières blancheurs du matin se dessinèrent dans l’est. -Mais, tout d’abord, ils avaient à rendre les derniers devoirs aux naufragés. -À plusieurs reprises, ils durent se soutenir mutuellement pour ne point être renversés. -L’embarcation était échouée près d’un léger renflement du sable. -Quant aux deux corps, ils n’étaient plus là... -Doniphan et Wilcox s’avancèrent d’une vingtaine de pas sur la grève... -Pas même des empreintes que, d’ailleurs, le reflux aurait certainement effacées. -Ces malheureux, s’écria Wilcox, étaient donc vivants, puisqu’ils ont pu se relever !... -Où sont-ils ?... demanda Cross. -Où ils sont ?... répondit Doniphan, en montrant la mer qui déferlait avec furie. -Là où la marée descendante les a emportés ! -Les corps des naufragés avaient été entraînés au large ! -Doniphan rejoignit Wilcox, Cross et Webb, qui étaient restés près de l’embarcation. -Peut-être s’y trouvait-il quelque survivant de cette catastrophe ?... -L’embarcation était vide. +Le jour n’allait donc pas tarder à paraître. +En effet, bientôt après, les premières blancheurs du matin se dessinèrent dans l’est. +Mais, tout d’abord, ils avaient à rendre les derniers devoirs aux naufragés. +À plusieurs reprises, ils durent se soutenir mutuellement pour ne point être renversés. +L’embarcation était échouée près d’un léger renflement du sable. +Quant aux deux corps, ils n’étaient plus là... +Doniphan et Wilcox s’avancèrent d’une vingtaine de pas sur la grève... +Pas même des empreintes que, d’ailleurs, le reflux aurait certainement effacées. +Ces malheureux, s’écria Wilcox, étaient donc vivants, puisqu’ils ont pu se relever !... +Où sont-ils ?... demanda Cross. +Où ils sont ?... répondit Doniphan, en montrant la mer qui déferlait avec furie. +Là où la marée descendante les a emportés ! +Les corps des naufragés avaient été entraînés au large ! +Doniphan rejoignit Wilcox, Cross et Webb, qui étaient restés près de l’embarcation. +Peut-être s’y trouvait-il quelque survivant de cette catastrophe ?... +L’embarcation était vide. Un des ports du littoral californien !... -Le navire était de nationalité américaine ! -Depuis leur départ, la vie des jeunes colons était devenue bien triste. -Si entêté que soit Doniphan, les circonstances seront plus fortes que lui ! -Avant la mauvaise saison, je parierais qu’ils nous auront rejoints à French-den ! -Que des circonstances eussent pour résultat de ramener les absents, oui, peut-être ! +Le navire était de nationalité américaine ! +Depuis leur départ, la vie des jeunes colons était devenue bien triste. +Si entêté que soit Doniphan, les circonstances seront plus fortes que lui ! +Avant la mauvaise saison, je parierais qu’ils nous auront rejoints à French-den ! +Que des circonstances eussent pour résultat de ramener les absents, oui, peut-être ! Mais, alors, c’est que ces circonstances seraient devenues bien graves ! Avant le retour de la mauvaise saison ! -Aucun secours ne leur arriverait-il d’ici là ? -C’est à essayer, dit Baxter. -En somme, l’idée de Briant ne laissait pas d’être pratique. -Aussi, lorsque le projet de Briant fut connu, causa-t-il une joie générale. +Aucun secours ne leur arriverait-il d’ici là ? +C’est à essayer, dit Baxter. +En somme, l’idée de Briant ne laissait pas d’être pratique. +Aussi, lorsque le projet de Briant fut connu, causa-t-il une joie générale. On lui mettra une longue queue ! disait l’un. -Et de grandes oreilles ! répétait l’autre. -On peindra dessus un magnifique « punch » qui gigotera joliment là-haut ! +Et de grandes oreilles ! répétait l’autre. +On peindra dessus un magnifique « punch » qui gigotera joliment là-haut ! Et nous lui enverrons des postillons ! -C’était une vraie joie ! -Le verra-t-on d’Auckland ?... s’écria Dole. -Hélas, non ! répondit Briant en souriant de la réflexion. -Elle était assez forte pour supporter l’effort d’une brise ordinaire. -Aussi la corde devait-elle être enroulée sur l’un des virevaux du schooner. -Or, le lendemain, voilà qu’il fut impossible de procéder à l’expérience. +C’était une vraie joie ! +Le verra-t-on d’Auckland ?... s’écria Dole. +Hélas, non ! répondit Briant en souriant de la réflexion. +Elle était assez forte pour supporter l’effort d’une brise ordinaire. +Aussi la corde devait-elle être enroulée sur l’un des virevaux du schooner. +Or, le lendemain, voilà qu’il fut impossible de procéder à l’expérience. Puis, tous se rendirent sur Sport-terrace. -Quelle bonne idée Briant avait eue de construire cette machine ! -répétaient Iverson et les autres en battant des mains. -Il était une heure et demie. +Quelle bonne idée Briant avait eue de construire cette machine ! +répétaient Iverson et les autres en battant des mains. +Il était une heure et demie. Qu’a donc Phann ? demanda Briant. -Est-ce qu’il a senti quelque animal sous les arbres ? répondit Gordon. -Allons voir !... s’écria Service. -Pas sans être armés ! -Et tous trois, accompagnés de Gordon, se dirigèrent vers la lisière de Traps-woods. -Elle respire ! s’écria Gordon. +Est-ce qu’il a senti quelque animal sous les arbres ? répondit Gordon. +Allons voir !... s’écria Service. +Pas sans être armés ! +Et tous trois, accompagnés de Gordon, se dirigèrent vers la lisière de Traps-woods. +Elle respire ! s’écria Gordon. Sans doute, la faim, la soif... -La femme fit un mouvement, releva ses paupières. +La femme fit un mouvement, releva ses paupières. On le voyait, cette malheureuse se mourait de besoin plus que de fatigue. -Mais quelle était cette femme ? -Serait-il possible d’échanger quelques paroles avec elle et de la comprendre ?... -Briant fut aussitôt fixé à cet égard. -Une demi-heure plus tard, Briant et Baxter l’avaient déposée dans le hall. +Mais quelle était cette femme ? +Serait-il possible d’échanger quelques paroles avec elle et de la comprendre ?... +Briant fut aussitôt fixé à cet égard. +Une demi-heure plus tard, Briant et Baxter l’avaient déposée dans le hall. Elle se nommait Catherine Ready, ou plus simplement Kate. Il y avait un mois, Mr. et Mrs. -Le surlendemain, une violente tempête s’éleva – ce qui rendit la situation plus terrible. -Aussi étaient-ils à peu près inanimés, lorsque la chaloupe aborda les récifs. -Ces deux hommes restèrent assez longtemps évanouis, comme Kate l’était elle-même. -Je ne sais ! répondit Walston. +Le surlendemain, une violente tempête s’éleva – ce qui rendit la situation plus terrible. +Aussi étaient-ils à peu près inanimés, lorsque la chaloupe aborda les récifs. +Ces deux hommes restèrent assez longtemps évanouis, comme Kate l’était elle-même. +Je ne sais ! répondit Walston. Ne restons pas ici et descendons vers l’est ! -Nous verrons à nous débrouiller, quand le jour sera venu ! +Nous verrons à nous débrouiller, quand le jour sera venu ! Et nos armes ?... dit Forbes. Les voici, avec nos munitions qui sont intactes ! -Où est Evans ?... demanda Brandt. -Evans est là, répondit Walston, surveillé par Cope et Rock. +Où est Evans ?... demanda Brandt. +Evans est là, répondit Walston, surveillé par Cope et Rock. Qu’est devenue Kate !... dit Rock. -Est-ce qu’elle serait parvenue à se sauver ?... -Plus rien à craindre d’elle ! -Bon débarras, après tout !... répondit Rock. +Est-ce qu’elle serait parvenue à se sauver ?... +Plus rien à craindre d’elle ! +Bon débarras, après tout !... répondit Rock. Elle en savait un peu trop long sur notre compte. Elle ne l’aurait pas su longtemps ! -ajouta Walston, sur les intentions duquel il n’y avait point à se tromper. -Ils s’éloignaient, au moment où la bourrasque était dans toute sa violence. -Dès qu’ils furent à bonne distance, Kate se releva. -Quelques fruits sauvages, c’était tout ce qu’elle avait eu pour se réconforter. -Tels étaient les événements dont Kate fit le récit – événements d’une extrême gravité. -S’ils découvraient French-den, hésiteraient-ils à l’attaquer ? -N’étaient-ce pas là d’effrayantes éventualités ? -Et ramenés à French-den ! ajouta Gordon. -Oui ! reprit Briant, et puisqu’il est nécessaire que nos camarades reviennent, ils reviendront !... +ajouta Walston, sur les intentions duquel il n’y avait point à se tromper. +Ils s’éloignaient, au moment où la bourrasque était dans toute sa violence. +Dès qu’ils furent à bonne distance, Kate se releva. +Quelques fruits sauvages, c’était tout ce qu’elle avait eu pour se réconforter. +Tels étaient les événements dont Kate fit le récit – événements d’une extrême gravité. +S’ils découvraient French-den, hésiteraient-ils à l’attaquer ? +N’étaient-ce pas là d’effrayantes éventualités ? +Et ramenés à French-den ! ajouta Gordon. +Oui ! reprit Briant, et puisqu’il est nécessaire que nos camarades reviennent, ils reviendront !... J’irai les chercher ! Je m’embarquerai dans la yole avec Moko. -Toutes les chances sont pour que nous rencontrions Doniphan à l’embouchure... +Toutes les chances sont pour que nous rencontrions Doniphan à l’embouchure... Quand comptes-tu partir ?... -Irai-je avec toi, frère ?... demanda Jacques. -Ainsi, c’est décidé ?... demanda Gordon. -C’eût été de la dernière imprudence. -Jusqu’au soir, tous restèrent enfermés dans le hall. -Kate avait entendu le récit de leurs aventures. -L’excellente femme ne pensait plus à elle pour ne penser qu’à eux. +Irai-je avec toi, frère ?... demanda Jacques. +Ainsi, c’est décidé ?... demanda Gordon. +C’eût été de la dernière imprudence. +Jusqu’au soir, tous restèrent enfermés dans le hall. +Kate avait entendu le récit de leurs aventures. +L’excellente femme ne pensait plus à elle pour ne penser qu’à eux. Et il ajouta : « Ces malfaiteurs, c’est comme qui dirait les sauvages de Robinson ! -À huit heures, les préparatifs de départ étaient achevés. -La nuit était très obscure – circonstance heureuse pour Briant qui voulait passer inaperçu. -Six milles furent enlevés en deux heures. +À huit heures, les préparatifs de départ étaient achevés. +La nuit était très obscure – circonstance heureuse pour Briant qui voulait passer inaperçu. +Six milles furent enlevés en deux heures. Cela prit un certain temps. -Le vent étant debout alors, il fut nécessaire de marcher à l’aviron. -Tout paraissait tranquille sous le couvert des arbres, penchés au-dessus des eaux. -Qui était campé là ?... -Il importait de le reconnaître, avant de s’engager dans le courant du rio. -Débarque-moi, Moko, dit Briant. +Le vent étant debout alors, il fut nécessaire de marcher à l’aviron. +Tout paraissait tranquille sous le couvert des arbres, penchés au-dessus des eaux. +Qui était campé là ?... +Il importait de le reconnaître, avant de s’engager dans le courant du rio. +Débarque-moi, Moko, dit Briant. Mieux vaut que je sois seul ! -Je risquerai moins d’être vu en approchant ! -Après avoir gravi la berge, le courageux garçon se glissa sous les arbres. -Tout à coup, il s’arrêta. -En ce moment, éclata un rugissement formidable. +Je risquerai moins d’être vu en approchant ! +Après avoir gravi la berge, le courageux garçon se glissa sous les arbres. +Tout à coup, il s’arrêta. +En ce moment, éclata un rugissement formidable. Puis, une masse bondit en avant. -C’était un jaguar de grande taille. -Aussitôt ces cris de se faire entendre : « À moi !... +C’était un jaguar de grande taille. +Aussitôt ces cris de se faire entendre : « À moi !... Briant reconnut la voix de Doniphan. -C’était lui, en effet. -Ses compagnons étaient restés à leur campement établi près de la rive du rio. -Comment es-tu ici ? s’écria Wilcox.. — Vous le saurez plus tard ! répondit Briant. -Pas avant que je ne t’aie remercié. -Tu m’as sauvé la vie... -J’ai fait ce que tu aurais fait à ma place ! répondit Briant. +C’était lui, en effet. +Ses compagnons étaient restés à leur campement établi près de la rive du rio. +Comment es-tu ici ? s’écria Wilcox.. — Vous le saurez plus tard ! répondit Briant. +Pas avant que je ne t’aie remercié. +Tu m’as sauvé la vie... +J’ai fait ce que tu aurais fait à ma place ! répondit Briant. Ne parlons plus de cela, et suivez-moi !... -Ils erraient à travers l’île ! -C’étaient des malfaiteurs, souillés de sang ! -À présent, plus de sécurité sur l’île Chairman !... -Oui, Briant, il le faut ! répondit Doniphan. -Désormais, je serai le premier à t’obéir ! +Ils erraient à travers l’île ! +C’étaient des malfaiteurs, souillés de sang ! +À présent, plus de sécurité sur l’île Chairman !... +Oui, Briant, il le faut ! répondit Doniphan. +Désormais, je serai le premier à t’obéir ! Demain... au point du jour... nous partirons... -Non, tout de suite, répondit Briant, afin d’arriver, sans risquer d’être vus ! +Non, tout de suite, répondit Briant, afin d’arriver, sans risquer d’être vus ! Et comment ?... demanda Cross. Il nous attend avec la yole ! -Et tu es arrivé à temps pour me sauver !... répéta Doniphan. -Et aussi pour te ramener à French-den ! -L’explication en fut donnée en quelques mots. -Si de grands dangers les menaçaient, du moins, ils étaient tous à French-den ! -Oui, cette séparation de deux ou trois jours avait porté ses fruits. -Quelles traces ? répondit Doniphan. -Un amas de cendres éteintes ? +Et tu es arrivé à temps pour me sauver !... répéta Doniphan. +Et aussi pour te ramener à French-den ! +L’explication en fut donnée en quelques mots. +Si de grands dangers les menaçaient, du moins, ils étaient tous à French-den ! +Oui, cette séparation de deux ou trois jours avait porté ses fruits. +Quelles traces ? répondit Doniphan. +Un amas de cendres éteintes ? Et qu’en pourrait-il conclure ? -Serait-ce que l’île est habitée ? -Eh bien, dans ce cas, ces misérables ne songeraient qu’à se cacher... -Cessons même les visites à Traps-woods, et vivons sur nos réserves ! -Était-il donc parti, après avoir réparé sa chaloupe ? -À cette époque, une nouvelle découverte vint même ajouter au bien-être de French-den. -C’est à Kate qu’en revint tout le mérite. -Voici l’arbre à vache ! -Dole et Costar, qui l’accompagnaient, partirent d’un franc éclat de rire. -Comment, l’arbre à vache ? dit l’un. +Serait-ce que l’île est habitée ? +Eh bien, dans ce cas, ces misérables ne songeraient qu’à se cacher... +Cessons même les visites à Traps-woods, et vivons sur nos réserves ! +Était-il donc parti, après avoir réparé sa chaloupe ? +À cette époque, une nouvelle découverte vint même ajouter au bien-être de French-den. +C’est à Kate qu’en revint tout le mérite. +Voici l’arbre à vache ! +Dole et Costar, qui l’accompagnaient, partirent d’un franc éclat de rire. +Comment, l’arbre à vache ? dit l’un. Est-ce que les vaches le mangent ? dit l’autre. -Non, mes papooses, non, répondit Kate. -En rentrant à French-den, Kate fit part à Gordon de sa découverte. -Elle est même plus nourrissante, plus consistante, et aussi d’une saveur plus agréable. -D’ailleurs, il n’aurait point à la ménager. -L’existence des jeunes garçons y était assurée, même pour un long temps. -Pourquoi fallait-il que la sécurité d’autrefois fût maintenant troublée sur l’île Chairman ! -Briant se demandait même si les matelots du Severn étaient encore sur l’île. -Il était donc admissible que Walston eût pris le parti de quitter l’île !... -Nous quitter, Kate ?... répondit Briant. -Si la chaloupe est encore là, c’est que Walston n’a pu partir... -Sans doute, monsieur Doniphan, répondit Kate. -Mais ce qui est dangereux avec vous, ne peut l’être avec moi. +Non, mes papooses, non, répondit Kate. +En rentrant à French-den, Kate fit part à Gordon de sa découverte. +Elle est même plus nourrissante, plus consistante, et aussi d’une saveur plus agréable. +D’ailleurs, il n’aurait point à la ménager. +L’existence des jeunes garçons y était assurée, même pour un long temps. +Pourquoi fallait-il que la sécurité d’autrefois fût maintenant troublée sur l’île Chairman ! +Briant se demandait même si les matelots du Severn étaient encore sur l’île. +Il était donc admissible que Walston eût pris le parti de quitter l’île !... +Nous quitter, Kate ?... répondit Briant. +Si la chaloupe est encore là, c’est que Walston n’a pu partir... +Sans doute, monsieur Doniphan, répondit Kate. +Mais ce qui est dangereux avec vous, ne peut l’être avec moi. Cependant, Kate, dit Gordon, si vous retombez entre les mains de Walston ?... -N’a-t-il pas tout intérêt à se sauver ?... -Aussi, Kate, au cas où vous seriez reprise... -Croyez, répondit Kate, que je ferai tout pour ne point me laisser reprendre ! -Sans doute, répondit Briant, mais jamais nous ne vous permettrons de courir cette chance ! -On ne l’a pas oublié, l’opération du cerf-volant avait été suspendue. -Oui ! voilà à quoi s’obstinait l’imagination de Briant. -Que sa tentative offrît certains dangers, peu importait. -Les risques n’étaient rien auprès des résultats qui seraient sans doute obtenus ! +N’a-t-il pas tout intérêt à se sauver ?... +Aussi, Kate, au cas où vous seriez reprise... +Croyez, répondit Kate, que je ferai tout pour ne point me laisser reprendre ! +Sans doute, répondit Briant, mais jamais nous ne vous permettrons de courir cette chance ! +On ne l’a pas oublié, l’opération du cerf-volant avait été suspendue. +Oui ! voilà à quoi s’obstinait l’imagination de Briant. +Que sa tentative offrît certains dangers, peu importait. +Les risques n’étaient rien auprès des résultats qui seraient sans doute obtenus ! Il ne s’agissait donc plus que de le faire adopter par ses camarades. -L’utiliser ?... répondit Wilcox. +L’utiliser ?... répondit Wilcox. Et comment l’entends-tu ?... -Est-ce en le lançant dans l’air ? -Évidemment, répondit Briant, puisqu’il est fait pour être lancé. +Est-ce en le lançant dans l’air ? +Évidemment, répondit Briant, puisqu’il est fait pour être lancé. Pendant le jour ? demanda Baxter... Aussi n’y mettrai-je point de fanal. -Alors à quoi servira-t-il ?... demanda Gordon. -À permettre de voir si les gens du Severn sont encore sur l’île ! -Ses camarades ne songèrent point à rire. -Aussi faudra-t-il à la fois agrandir et consolider notre machine. -Reste à savoir, dit Wilcox, si un cerf-volant pourra jamais résister... +Alors à quoi servira-t-il ?... demanda Gordon. +À permettre de voir si les gens du Severn sont encore sur l’île ! +Ses camarades ne songèrent point à rire. +Aussi faudra-t-il à la fois agrandir et consolider notre machine. +Reste à savoir, dit Wilcox, si un cerf-volant pourra jamais résister... Ce n’est pas douteux ! affirma Baxter. -D’ailleurs, cela a été fait, » ajouta Briant. -Eh bien ! cela est à faire, s’écria Service, et sans attendre davantage ! -Et nous, de ne plus pouvoir rendre visite à nos trappes ! ajouta Wilcox. -Et moi, de ne plus oser tirer un seul coup de fusil ! répliqua Doniphan. +D’ailleurs, cela a été fait, » ajouta Briant. +Eh bien ! cela est à faire, s’écria Service, et sans attendre davantage ! +Et nous, de ne plus pouvoir rendre visite à nos trappes ! ajouta Wilcox. +Et moi, de ne plus oser tirer un seul coup de fusil ! répliqua Doniphan. Je veux du moins essayer, Gordon ! -C’est une opération dangereuse ! -Peut-être moins qu’on ne le croit ! -Toi, tout le premier, Gordon, répondit Briant, oui ! toi-même, si le sort te désigne ! +C’est une opération dangereuse ! +Peut-être moins qu’on ne le croit ! +Toi, tout le premier, Gordon, répondit Briant, oui ! toi-même, si le sort te désigne ! C’est donc au sort que tu t’en rapporteras, Briant ?... -Ton choix est-il déjà fait, Briant ?... +Ton choix est-il déjà fait, Briant ?... Et Briant serra la main de Gordon. -Dès le matin du vingt-cinq novembre, Briant et Baxter se mirent à l’œuvre. -Il ne fut pas nécessaire d’attendre la nuit pour faire cette première expérience. -Le cerf-volant fut alors ramené à terre et couché sur le sol de Sport-terrace. -Pour cet ajustement, Kate se montra très utile. -C’était inutile ; le poids enlevé suffirait à l’empêcher de « piquer une tête. -Deux « Ton choix est-il déjà fait, Briant ?... -Durant ces derniers jours, rien n’était venu modifier la situation. -Aucune détonation ne s’était fait entendre aux approches d’Auckland-hill. -Aucune fumée ne s’était déroulée au-dessus de l’horizon. -Leur serait-il enfin loisible de reprendre en toute sécurité les habitudes d’autrefois ? -C’est ce que l’expérience projetée allait permettre de constater, sans doute. -Voici ce qu’exposa Briant, lorsque Doniphan et Gordon l’interrogèrent à ce sujet. -Aussi, Baxter et moi, avons-nous recouru au procédé suivant. -Les conditions parurent donc particulièrement favorables pour opérer dès le soir même. -À neuf heures, l’obscurité était profonde. -Quelques nuages, assez épais, couraient à travers l’espace sur un ciel sans étoiles. -Nous sommes prêts ! répondit Doniphan. -Ce qui amena Kate à leur dire : « Ne vous désolez point, mes papooses !... -Il put alors apprécier son degré de tension, qui n’avait rien d’anormal. -Cette manœuvre n’avait pas demandé plus de dix minutes. -L’expérience étant réalisée, on se relaya aux manivelles, afin de relever la corde. -Seulement, cette seconde partie de l’opération fut de beaucoup la plus longue. -Des hurrahs accueillirent son arrivée comme ils avaient salué son départ. +Dès le matin du vingt-cinq novembre, Briant et Baxter se mirent à l’œuvre. +Il ne fut pas nécessaire d’attendre la nuit pour faire cette première expérience. +Le cerf-volant fut alors ramené à terre et couché sur le sol de Sport-terrace. +Pour cet ajustement, Kate se montra très utile. +C’était inutile ; le poids enlevé suffirait à l’empêcher de « piquer une tête. +Deux « Ton choix est-il déjà fait, Briant ?... +Durant ces derniers jours, rien n’était venu modifier la situation. +Aucune détonation ne s’était fait entendre aux approches d’Auckland-hill. +Aucune fumée ne s’était déroulée au-dessus de l’horizon. +Leur serait-il enfin loisible de reprendre en toute sécurité les habitudes d’autrefois ? +C’est ce que l’expérience projetée allait permettre de constater, sans doute. +Voici ce qu’exposa Briant, lorsque Doniphan et Gordon l’interrogèrent à ce sujet. +Aussi, Baxter et moi, avons-nous recouru au procédé suivant. +Les conditions parurent donc particulièrement favorables pour opérer dès le soir même. +À neuf heures, l’obscurité était profonde. +Quelques nuages, assez épais, couraient à travers l’espace sur un ciel sans étoiles. +Nous sommes prêts ! répondit Doniphan. +Ce qui amena Kate à leur dire : « Ne vous désolez point, mes papooses !... +Il put alors apprécier son degré de tension, qui n’avait rien d’anormal. +Cette manœuvre n’avait pas demandé plus de dix minutes. +L’expérience étant réalisée, on se relaya aux manivelles, afin de relever la corde. +Seulement, cette seconde partie de l’opération fut de beaucoup la plus longue. +Des hurrahs accueillirent son arrivée comme ils avaient salué son départ. Aussi, Baxter et Wilcox offrirent-ils de le veiller jusqu’au lever du jour. -Le lendemain, huit novembre, à la même heure se ferait l’opération définitive. -Briant ne disait rien et semblait profondément absorbé dans ses réflexions. -À quoi songeait-il ? -Était-ce aux périls que présentait une ascension tentée dans des conditions si exceptionnelles ? -Un instant, répondit Briant. -J’ai une proposition à faire ! -Aussi me paraîtrait-il sage de ne point remettre l’opération ! -Cependant, à cette proposition personne n’avait répondu. -Et pourtant, lorsque Briant eut ajouté : « Qui veut monter !... -Et, presque aussitôt : « Moi ! -s’écrièrent à la fois Doniphan, Baxter, Wilcox, Cross et Service. +Le lendemain, huit novembre, à la même heure se ferait l’opération définitive. +Briant ne disait rien et semblait profondément absorbé dans ses réflexions. +À quoi songeait-il ? +Était-ce aux périls que présentait une ascension tentée dans des conditions si exceptionnelles ? +Un instant, répondit Briant. +J’ai une proposition à faire ! +Aussi me paraîtrait-il sage de ne point remettre l’opération ! +Cependant, à cette proposition personne n’avait répondu. +Et pourtant, lorsque Briant eut ajouté : « Qui veut monter !... +Et, presque aussitôt : « Moi ! +s’écrièrent à la fois Doniphan, Baxter, Wilcox, Cross et Service. Puis, un silence se fit, que Briant ne se pressait pas d’interrompre. Je t’en prie !... -Et pourquoi toi plutôt que moi... plutôt qu’un autre ? répondit Doniphan. -Parce que je le dois ! répondit Jacques. +Et pourquoi toi plutôt que moi... plutôt qu’un autre ? répondit Doniphan. +Parce que je le dois ! répondit Jacques. Tu le dois ?... dit Gordon. -Réponds, Briant ! dit Doniphan. -Jacques dit qu’il a le droit de se dévouer !... +Réponds, Briant ! dit Doniphan. +Jacques dit qu’il a le droit de se dévouer !... Mais, ce droit, ne l’avons-nous pas comme lui ?... -Qu’a-t-il donc fait pour le réclamer ?... -Jacques ! s’écria Briant, qui voulait empêcher son frère de parler. -Non, reprit Jacques d’une voix entrecoupée par l’émotion. -Cela me pèse trop !... -Et puis, lorsque j’ai vu le yacht dériver, j’ai perdu la tête !... -Je n’ai pas appelé, lorsqu’il était temps encore !... -Et, une heure après... au milieu de la nuit... en pleine mer !... +Qu’a-t-il donc fait pour le réclamer ?... +Jacques ! s’écria Briant, qui voulait empêcher son frère de parler. +Non, reprit Jacques d’une voix entrecoupée par l’émotion. +Cela me pèse trop !... +Et puis, lorsque j’ai vu le yacht dériver, j’ai perdu la tête !... +Je n’ai pas appelé, lorsqu’il était temps encore !... +Et, une heure après... au milieu de la nuit... en pleine mer !... Ah ! pardon, mes camarades, pardon !... -Et le pauvre garçon sanglotait, malgré Kate, qui essayait en vain de le consoler. +Et le pauvre garçon sanglotait, malgré Kate, qui essayait en vain de le consoler. Bien, Jacques ! dit alors Briant. -Est-ce qu’il ne s’est pas exposé vingt fois pour nous rendre service !... +Est-ce qu’il ne s’est pas exposé vingt fois pour nous rendre service !... Et il ne croyait pas avoir fait assez !... -Il demandait encore à se dévouer pour les autres !... -N’est-ce pas, frère ?... -répéta Briant, qui attira son frère dans ses bras. +Il demandait encore à se dévouer pour les autres !... +N’est-ce pas, frère ?... +répéta Briant, qui attira son frère dans ses bras. Jacques serra la main de ses camarades. -Celui-ci était immobile à quelques pas en arrière du virevau. -Que je t’embrasse, frère ! dit Jacques. -Embrasse-moi ! répondit Briant en maîtrisant son émotion. -Toi ?... s’écria Jacques. -Toi... toi ?... répétèrent Doniphan et Service. -Alors, dit Doniphan, je réclame à mon tour. -Non, Doniphan ! répondit Briant d’un ton qui n’admettait pas de réplique. +Celui-ci était immobile à quelques pas en arrière du virevau. +Que je t’embrasse, frère ! dit Jacques. +Embrasse-moi ! répondit Briant en maîtrisant son émotion. +Toi ?... s’écria Jacques. +Toi... toi ?... répétèrent Doniphan et Service. +Alors, dit Doniphan, je réclame à mon tour. +Non, Doniphan ! répondit Briant d’un ton qui n’admettait pas de réplique. C’est moi qui partirai !... -Je t’avais deviné, Briant ! +Je t’avais deviné, Briant ! dit Gordon, en serrant la main de son camarade. -L’intrépide chef de ce petit monde, le généreux Briant, avait disparu avec lui. -Cependant, l’appareil s’élevait avec une régulière lenteur. -La constance de la brise lui assurait une stabilité parfaite. -À peine se balançait-il d’un côté sur l’autre. -Briant ne ressentait aucune de ces oscillations qui eussent rendu sa situation plus périlleuse. -L’altitude atteinte verticalement devait être comprise entre six cents et sept cents pieds. -Au-dessous de lui, obscurité profonde. +L’intrépide chef de ce petit monde, le généreux Briant, avait disparu avec lui. +Cependant, l’appareil s’élevait avec une régulière lenteur. +La constance de la brise lui assurait une stabilité parfaite. +À peine se balançait-il d’un côté sur l’autre. +Briant ne ressentait aucune de ces oscillations qui eussent rendu sa situation plus périlleuse. +L’altitude atteinte verticalement devait être comprise entre six cents et sept cents pieds. +Au-dessous de lui, obscurité profonde. C’est la lueur d’un feu ! se dit-il. -Est-ce que Walston aurait établi son campement en cet endroit ?... -Oui, se dit-il, c’était bien de ce côté... -Et cette tache, serait-ce la réverbération d’un glacier ?... +Est-ce que Walston aurait établi son campement en cet endroit ?... +Oui, se dit-il, c’était bien de ce côté... +Et cette tache, serait-ce la réverbération d’un glacier ?... En ce moment, Briant ressentit une nouvelle impression lumineuse. -Les meurtriers du Severn n’avaient point abandonné l’île Chairman ! -Quelle déception éprouva Briant ! +Les meurtriers du Severn n’avaient point abandonné l’île Chairman ! +Quelle déception éprouva Briant ! Et pourtant il s’en trouvait dans ces parages ! -Il n’y avait plus aucun doute à cet égard ! -Il se prépara donc à redescendre. -Le vent fraîchissait sensiblement. -Aussitôt, la corde du virevau commença à ramener l’appareil vers le sol. +Il n’y avait plus aucun doute à cet égard ! +Il se prépara donc à redescendre. +Le vent fraîchissait sensiblement. +Aussitôt, la corde du virevau commença à ramener l’appareil vers le sol. Cependant Doniphan, Baxter, Wilcox, Service et Webb manœuvraient vigoureusement les manivelles du virevau. Soudain une violente secousse se produisit. La corde du cerf-volant venait de se rompre. -Et, au milieu des cris de terreur, ce nom fut vingt fois répété : « Briant !... -Quelques minutes après, Briant sautait sur la grève et appelait d’une voix forte. -Frère !... s’écria Jacques, qui fut le premier à le presser dans ses bras. -Walston est toujours là ! -Moko l’avait aussi distinctement aperçue que moi, répondit Briant. -Cela peut-être ! répliqua Doniphan. +Et, au milieu des cris de terreur, ce nom fut vingt fois répété : « Briant !... +Quelques minutes après, Briant sautait sur la grève et appelait d’une voix forte. +Frère !... s’écria Jacques, qui fut le premier à le presser dans ses bras. +Walston est toujours là ! +Moko l’avait aussi distinctement aperçue que moi, répondit Briant. +Cela peut-être ! répliqua Doniphan. Le voici, dit Briant. J’en conclus donc qu’il existe une terre voisine dans ces parages ! -Ce n’est pas douteux ! répondit Baxter. -Que gagneraient-ils à rester ici ? -Ce que Briant venait de faire connaître à ses camarades avait une importance extrême. -Briant eut donc à prendre les plus sévères mesures en vue de cette éventualité. -Il y eut encore, à cette époque, d’autres sujets d’inquiétude. -Costar fut pris de fièvres, qui mirent sa vie en danger. -Heureusement, Kate fit pour cet enfant ce que sa mère eût fait pour lui. -Oui ! si Kate n’eût été là, on ne sait ce qui serait advenu. -Je suis comme cela, mes papooses ! répétait-elle. +Ce n’est pas douteux ! répondit Baxter. +Que gagneraient-ils à rester ici ? +Ce que Briant venait de faire connaître à ses camarades avait une importance extrême. +Briant eut donc à prendre les plus sévères mesures en vue de cette éventualité. +Il y eut encore, à cette époque, d’autres sujets d’inquiétude. +Costar fut pris de fièvres, qui mirent sa vie en danger. +Heureusement, Kate fit pour cet enfant ce que sa mère eût fait pour lui. +Oui ! si Kate n’eût été là, on ne sait ce qui serait advenu. +Je suis comme cela, mes papooses ! répétait-elle. C’est dans ma nature que je tricote, tripote et fricote ! -Et, en vérité, est-ce que toute la femme n’est pas là ! +Et, en vérité, est-ce que toute la femme n’est pas là ! Comment le remplacer, lorsqu’il serait hors de service ? -Tout cela était pour inquiéter la prévoyante ménagère ! -La première quinzaine de novembre fut marquée par des averses fréquentes. -Arbres, arbrisseaux, arbustes, toute la végétation ne fut bientôt plus que verdure et fleurs. -Les hôtes habituels des South-moors étaient revenus en grand nombre. -C’était une hirondelle, qui portait encore le petit sac attaché sous son aile. -Le sac contenait-il un billet à l’adresse des jeunes naufragés du Sloughi ? -Le messager était revenu sans réponse ! -Pendant ces longues journées inoccupées, que d’heures se passaient maintenant dans le hall ! +Tout cela était pour inquiéter la prévoyante ménagère ! +La première quinzaine de novembre fut marquée par des averses fréquentes. +Arbres, arbrisseaux, arbustes, toute la végétation ne fut bientôt plus que verdure et fleurs. +Les hôtes habituels des South-moors étaient revenus en grand nombre. +C’était une hirondelle, qui portait encore le petit sac attaché sous son aile. +Le sac contenait-il un billet à l’adresse des jeunes naufragés du Sloughi ? +Le messager était revenu sans réponse ! +Pendant ces longues journées inoccupées, que d’heures se passaient maintenant dans le hall ! Il n’en fut rien. Doniphan examina l’animal. -Ce guanaque a certainement reçu un coup de feu ! fit observer Doniphan. +Ce guanaque a certainement reçu un coup de feu ! fit observer Doniphan. En voici la preuve ! -Ainsi la situation s’aggravait, bien que le péril ne fût peut-être pas imminent. -Néanmoins, il fallut s’imposer des mesures de prudence avec une nouvelle rigueur. -Mais Gordon, qui marchait derrière lui, s’arrêta et dit : « Attends, Briant, attends donc ! +Ainsi la situation s’aggravait, bien que le péril ne fût peut-être pas imminent. +Néanmoins, il fallut s’imposer des mesures de prudence avec une nouvelle rigueur. +Mais Gordon, qui marchait derrière lui, s’arrêta et dit : « Attends, Briant, attends donc ! Qu’y a-t-il ? -Gordon se baissa et ramassa l’objet écrasé. -Ce n’est pas un coquillage, cela, répondit Briant, c’est... +Gordon se baissa et ramassa l’objet écrasé. +Ce n’est pas un coquillage, cela, répondit Briant, c’est... C’est une pipe ! -Gordon et Briant retournèrent aussitôt à French-den. -Ainsi, nul doute que les malfaiteurs eussent contourné la pointe extrême du lac. -Peut-être, pendant la nuit, s’étaient-ils même avancés jusqu’au bord du rio Zealand. -En outre, les fusils, les revolvers, furent prêts à tirer dès la moindre alerte. +Gordon et Briant retournèrent aussitôt à French-den. +Ainsi, nul doute que les malfaiteurs eussent contourné la pointe extrême du lac. +Peut-être, pendant la nuit, s’étaient-ils même avancés jusqu’au bord du rio Zealand. +En outre, les fusils, les revolvers, furent prêts à tirer dès la moindre alerte. Kate approuvait toutes ces mesures, cela va sans dire. Elle les connaissait, eux et leur chef. -Vraiment, la partie eût été par trop inégale ! -Ah ! pourquoi le courageux Evans n’était-il pas avec eux ? +Vraiment, la partie eût été par trop inégale ! +Ah ! pourquoi le courageux Evans n’était-il pas avec eux ? Pourquoi n’avait-il pas suivi Kate dans sa fuite ? -Telles étaient les réflexions de Kate. -On était au vingt-sept novembre. -Depuis deux jours, la chaleur avait été étouffante. -Le storm-glass indiquait une prochaine lutte des éléments. -Vers neuf heures et demie, l’orage était dans toute sa force. -C’était un de « Regarde ! -Et, cependant, il n’y avait rien à craindre dans cette inébranlable caverne. -La foudre pouvait frapper vingt fois, cent fois, les crêtes de la falaise ! -Ce fut seulement un peu avant minuit que l’accalmie tendit à se faire. -Les petits commencèrent donc à se rassurer. +Telles étaient les réflexions de Kate. +On était au vingt-sept novembre. +Depuis deux jours, la chaleur avait été étouffante. +Le storm-glass indiquait une prochaine lutte des éléments. +Vers neuf heures et demie, l’orage était dans toute sa force. +C’était un de « Regarde ! +Et, cependant, il n’y avait rien à craindre dans cette inébranlable caverne. +La foudre pouvait frapper vingt fois, cent fois, les crêtes de la falaise ! +Ce fut seulement un peu avant minuit que l’accalmie tendit à se faire. +Les petits commencèrent donc à se rassurer. Avant de nous coucher, il faut savoir ce que cela signifie ! ajouta Gordon. -Soit, dit Briant, mais que personne ne sorte, et soyons prêts à nous défendre ! +Soit, dit Briant, mais que personne ne sorte, et soyons prêts à nous défendre ! Chacun prit son fusil et son revolver. -C’était une circonstance très fâcheuse. -Tous se tinrent sur la défensive. -répéta la voix, et, cette fois, à quelques pas seulement. -Kate, près de la porte, écoutait... -C’est lui ! s’écria-t-elle. -C’était Evans, le master du Severn. -N’entendant rien au dehors, il s’avança au milieu du hall. +C’était une circonstance très fâcheuse. +Tous se tinrent sur la défensive. +répéta la voix, et, cette fois, à quelques pas seulement. +Kate, près de la porte, écoutait... +C’est lui ! s’écria-t-elle. +C’était Evans, le master du Severn. +N’entendant rien au dehors, il s’avança au milieu du hall. Rien que des enfants !... -Kate venait d’aller à lui. -Kate !... s’écria-t-il. -Oui ! vivante comme vous, Evans ! répondit Kate. -Sommes-nous en danger d’être attaqués, master Evans ? demanda Briant. -Non, mon garçon, non, – du moins pour l’instant ! -Aucun de nous n’avait été grièvement meurtri dans l’échouage. +Kate venait d’aller à lui. +Kate !... s’écria-t-il. +Oui ! vivante comme vous, Evans ! répondit Kate. +Sommes-nous en danger d’être attaqués, master Evans ? demanda Briant. +Non, mon garçon, non, – du moins pour l’instant ! +Aucun de nous n’avait été grièvement meurtri dans l’échouage. Rien que des contusions, pas de blessures. Il en manquait deux, – Forbes et Pike. -C’est que nous avions d’abord redescendu le long de la côte de... +C’est que nous avions d’abord redescendu le long de la côte de... Des Severn-shores, dit Briant. -Avant ?... répondit Evans assez surpris. +Avant ?... répondit Evans assez surpris. Oui, master Evans, dit Doniphan. -En effet, reprit Evans, et je vois comment tout cela s’enchaîne ! -À quoi Walston répondit : « Elle a été emportée par une lame !... +En effet, reprit Evans, et je vois comment tout cela s’enchaîne ! +À quoi Walston répondit : « Elle a été emportée par une lame !... Severn-shores ?... dit Evans. C’est joli, cela ! Vous m’apprendrez tout cela... plus tard... Un homme, ruisselant d'eau... (Page quatre cent trois.) demain !... En attendant, je continue mon histoire. — On n’entend rien au-dehors ?... -Rien, répondit Moko, qui se tenait de garde près de la porte du hall. -À la bonne heure ! dit Evans. -D’ailleurs, l’endroit était très incommode pour un travail de ce genre. +Rien, répondit Moko, qui se tenait de garde près de la porte du hall. +À la bonne heure ! dit Evans. +D’ailleurs, l’endroit était très incommode pour un travail de ce genre. East-river ! dit Service. -Va pour l’East-river ! répondit Evans. -Là, au fond d’une vaste baie... -Deception-bay ! répliqua Jenkins. +Va pour l’East-river ! répondit Evans. +Là, au fond d’une vaste baie... +Deception-bay ! répliqua Jenkins. Va pour Deception-bay ? dit Evans en souriant. Il y avait au milieu des roches un port... -Bear-rock ! s’écria Costar à son tour. -Va pour Bear-rock, mon petit ! répondit Evans, qui approuva d’un signe de tête. -La chaloupe est à Bear-rock ?... dit Briant. -Mais, ces outils, nous les avons, master Evans ! répondit vivement Doniphan. +Bear-rock ! s’écria Costar à son tour. +Va pour Bear-rock, mon petit ! répondit Evans, qui approuva d’un signe de tête. +La chaloupe est à Bear-rock ?... dit Briant. +Mais, ces outils, nous les avons, master Evans ! répondit vivement Doniphan. Comment a-t-il pu l’apprendre ?... demanda Gordon. -Le voici, répondit Evans. -C’était une sorte de carcasse en roseaux, tendue de toile... -Notre cerf-volant ! s’écria Doniphan. -Ah ! c’était un cerf-volant ? répondit Evans. -Ma foi, nous ne l’avions pas deviné, et cette machine nous intriguait fort ! -En tout cas, elle ne s’était pas faite toute seule !... -Elle avait été fabriquée sur l’île !... -Pas de doute à cela !... -L’île était donc habitée !... -C’est ce qu’il importait à Walston de savoir. -Quant à moi, dès ce jour, je pris le parti de m’enfuir. -Depuis ce moment, d’ailleurs, je fus gardé à vue, nuit et jour !... -Et comment French-den a-t-il été découvert ? demanda Baxter. -J’y arrive, répondit Evans. -Était-ce un signal ? -Vous êtes un hardi garçon ! -répondit Evans, qui prit la main de Briant et la secoua de bonne amitié. -Si c’étaient des indigènes, peut-être pourrait-il s’entendre avec eux ? -Si c’étaient des naufragés, peut-être possédaient-ils les outils qui lui manquaient ? -Les recherches commencèrent donc, – très prudemment, je dois le dire. -Mais pas un être humain ne fut aperçu. -Aucune détonation ne se faisait entendre en cette partie de l’île. -Cependant, vous avez été découverts ! reprit Evans. -Et comment en aurait-il pu être autrement ? +Le voici, répondit Evans. +C’était une sorte de carcasse en roseaux, tendue de toile... +Notre cerf-volant ! s’écria Doniphan. +Ah ! c’était un cerf-volant ? répondit Evans. +Ma foi, nous ne l’avions pas deviné, et cette machine nous intriguait fort ! +En tout cas, elle ne s’était pas faite toute seule !... +Elle avait été fabriquée sur l’île !... +Pas de doute à cela !... +L’île était donc habitée !... +C’est ce qu’il importait à Walston de savoir. +Quant à moi, dès ce jour, je pris le parti de m’enfuir. +Depuis ce moment, d’ailleurs, je fus gardé à vue, nuit et jour !... +Et comment French-den a-t-il été découvert ? demanda Baxter. +J’y arrive, répondit Evans. +Était-ce un signal ? +Vous êtes un hardi garçon ! +répondit Evans, qui prit la main de Briant et la secoua de bonne amitié. +Si c’étaient des indigènes, peut-être pourrait-il s’entendre avec eux ? +Si c’étaient des naufragés, peut-être possédaient-ils les outils qui lui manquaient ? +Les recherches commencèrent donc, – très prudemment, je dois le dire. +Mais pas un être humain ne fut aperçu. +Aucune détonation ne se faisait entendre en cette partie de l’île. +Cependant, vous avez été découverts ! reprit Evans. +Et comment en aurait-il pu être autrement ? Nous le savions, dit Briant. -Mais alors l’existence de la petite colonie était connue de lui. -Walston revint faire part à ses compagnons de ce qu’il avait vu. -Les monstres ! s’écria Kate. -Ils n’auraient pas eu pitié de ces enfants... -Enfin, Evans, vous êtes parvenu à vous enfuir, Dieu merci ! dit Kate. +Mais alors l’existence de la petite colonie était connue de lui. +Walston revint faire part à ses compagnons de ce qu’il avait vu. +Les monstres ! s’écria Kate. +Ils n’auraient pas eu pitié de ces enfants... +Enfin, Evans, vous êtes parvenu à vous enfuir, Dieu merci ! dit Kate. Le moment me parut bon pour prendre le large. -Presque aussitôt Forbes et Rock s’en aperçurent et se mirent à ma poursuite. -Ils étaient armés de fusils... -La poursuite dura toute la journée. -En coupant obliquement sous bois, j’étais arrivé à la rive gauche du lac. +Presque aussitôt Forbes et Rock s’en aperçurent et se mirent à ma poursuite. +Ils étaient armés de fusils... +La poursuite dura toute la journée. +En coupant obliquement sous bois, j’étais arrivé à la rive gauche du lac. Les gueux couraient aussi vite que moi, et leurs balles volaient plus vite encore. -À plusieurs reprises, elles sifflèrent à mes oreilles. +À plusieurs reprises, elles sifflèrent à mes oreilles. Je savais leur secret ! -Si je leur échappais, je pourrais les dénoncer ! -Il fallait me reprendre à tout prix ! -Je les aurais tués ou ils m’auraient tué !... -Oui, Kate ! j’eusse préféré mourir que de revenir au campement avec ces bandits ! -Cependant j’espérais que cette damnée poursuite cesserait avec la nuit !... +Si je leur échappais, je pourrais les dénoncer ! +Il fallait me reprendre à tout prix ! +Je les aurais tués ou ils m’auraient tué !... +Oui, Kate ! j’eusse préféré mourir que de revenir au campement avec ces bandits ! +Cependant j’espérais que cette damnée poursuite cesserait avec la nuit !... Il n’en fut rien. -L’orage, qui menaçait depuis quelques heures, éclata alors. -Enfin, j’étais arrivé à une centaine de pas du rio... -Aussitôt une détonation retentit... +L’orage, qui menaçait depuis quelques heures, éclata alors. +Enfin, j’étais arrivé à une centaine de pas du rio... +Aussitôt une détonation retentit... Celle que nous avons entendue ?... dit Doniphan. -Une balle m’effleura l’épaule... -Je bondis et me précipitai dans le rio... -Oui ! bon débarras... pour moi comme pour Kate ! +Une balle m’effleura l’épaule... +Je bondis et me précipitai dans le rio... +Oui ! bon débarras... pour moi comme pour Kate ! Vous verrez si je suis mort !... -Des aboiements arrivèrent jusqu’à moi... +Des aboiements arrivèrent jusqu’à moi... La porte de French-den s’ouvrit... -Du moins nous n’en avons pas aperçu un seul au large, répondit Briant. -Aviez-vous établi des signaux ?... -Oui ! un mât élevé sur le plus haut sommet de la falaise. -Et il n’a pas été reconnu ?... -Non, master Evans, répondit Doniphan. -Et vous avez bien fait, mes garçons ! -Maintenant, il est vrai, ce coquin sait à quoi s’en tenir ! +Du moins nous n’en avons pas aperçu un seul au large, répondit Briant. +Aviez-vous établi des signaux ?... +Oui ! un mât élevé sur le plus haut sommet de la falaise. +Et il n’a pas été reconnu ?... +Non, master Evans, répondit Doniphan. +Et vous avez bien fait, mes garçons ! +Maintenant, il est vrai, ce coquin sait à quoi s’en tenir ! Aussi, nuit et jour, nous serons sur nos gardes ! -Notre petite colonie n’en eût été que plus forte ! -Il vous a envoyé ce brave Evans, et avec lui... -Evans !... hurrah pour Evans !... s’écrièrent d’une seule voix tous les jeunes colons. +Notre petite colonie n’en eût été que plus forte ! +Il vous a envoyé ce brave Evans, et avec lui... +Evans !... hurrah pour Evans !... s’écrièrent d’une seule voix tous les jeunes colons. Que veux-tu dire, Gordon ?... demanda Briant. -Une balle m'effleura l'épaule. +Une balle m'effleura l'épaule. Enfin, qu’en pense master Evans ? -Evans avait attentivement écouté Gordon. -Mais, se fier à Walston, est-ce possible ? -Ne peut-il s’imaginer que vous avez dû sauver quelque argent du naufrage ? -Dans ces âmes-là, il n’y a pas place pour la reconnaissance ! +Evans avait attentivement écouté Gordon. +Mais, se fier à Walston, est-ce possible ? +Ne peut-il s’imaginer que vous avez dû sauver quelque argent du naufrage ? +Dans ces âmes-là, il n’y a pas place pour la reconnaissance ! S’entendre avec eux, c’est se livrer... N’ayons rien de commun avec Walston et sa bande ! Ils vous en demanderont !... Leur en donnerez-vous ?... -Non, certes ! répondit Gordon. +Non, certes ! répondit Gordon. Eh bien, ils essaieront de s’en procurer par la force ! -Vous avez raison, master Evans ! répondit Gordon. -Tenons-nous sur la défensive et attendons ! +Vous avez raison, master Evans ! répondit Gordon. +Tenons-nous sur la défensive et attendons ! Oui, c’est le bon parti !... -C’est évident ! répondit Briant. -Sans cela, dit Baxter, il serait loin déjà ! -Comme vous dites, mon garçon. -Eh ! que ne l’a-t-il fait ! s’écria Service. -Quoi, master Evans, demanda Gordon, vous comptez sur cette embarcation pour quitter l’île ?... -Pour regagner la Nouvelle-Zélande, pour traverser le Pacifique ? ajouta Doniphan. -Dites-vous vrai, monsieur Evans ? s’écria Briant. -Plusieurs centaines de milles ? répondit Evans. -À l’ouest, oui ! répondit Evans. -Oui... à l’est ! s’écria Briant. -Cette tache blanchâtre, puis cette lueur que j’ai aperçues dans cette direction... -Une tache blanchâtre, dites-vous ? répliqua Evans. -Dans l’une des îles isolées de l’Océan Pacifique ! répondit Gordon. -L’île Chairman, du nom de notre pensionnat, répondit Doniphan. -L’île Chairman !... répliqua Evans. -Oui, mes garçons, répondit Evans. -C’était admissible, après tout. +C’est évident ! répondit Briant. +Sans cela, dit Baxter, il serait loin déjà ! +Comme vous dites, mon garçon. +Eh ! que ne l’a-t-il fait ! s’écria Service. +Quoi, master Evans, demanda Gordon, vous comptez sur cette embarcation pour quitter l’île ?... +Pour regagner la Nouvelle-Zélande, pour traverser le Pacifique ? ajouta Doniphan. +Dites-vous vrai, monsieur Evans ? s’écria Briant. +Plusieurs centaines de milles ? répondit Evans. +À l’ouest, oui ! répondit Evans. +Oui... à l’est ! s’écria Briant. +Cette tache blanchâtre, puis cette lueur que j’ai aperçues dans cette direction... +Une tache blanchâtre, dites-vous ? répliqua Evans. +Dans l’une des îles isolées de l’Océan Pacifique ! répondit Gordon. +L’île Chairman, du nom de notre pensionnat, répondit Doniphan. +L’île Chairman !... répliqua Evans. +Oui, mes garçons, répondit Evans. +C’était admissible, après tout. Ce fut la demande que lui adressa Gordon. Plus nous ferons de chemin par mer, mieux cela vaudra. -En effet, répondit Briant. -Je n’en doute pas, répondit Evans. -Dans le détroit de Magellan, n’est-ce pas ? -Suivez-moi plus loin à travers le détroit de Magellan. -Apercevez-vous cette grande presqu’île de Brunswick ?... -Faudra-t-il aller au-delà, et doubler le cap Froward au sud de la presqu’île ? -Enfin, au-delà encore, voici Port-Famine, et plus au nord, Punta-Arena. +En effet, répondit Briant. +Je n’en doute pas, répondit Evans. +Dans le détroit de Magellan, n’est-ce pas ? +Suivez-moi plus loin à travers le détroit de Magellan. +Apercevez-vous cette grande presqu’île de Brunswick ?... +Faudra-t-il aller au-delà, et doubler le cap Froward au sud de la presqu’île ? +Enfin, au-delà encore, voici Port-Famine, et plus au nord, Punta-Arena. Le master avait raison. -Une fois engagée dans le détroit, la chaloupe aurait de nombreux points de relâche. -Par malheur, ce plan n’était plus exécutable. +Une fois engagée dans le détroit, la chaloupe aurait de nombreux points de relâche. +Par malheur, ce plan n’était plus exécutable. Evans, d’ailleurs, inspirait une confiance absolue aux jeunes colons. -Kate leur en avait tant parlé et en termes si chaleureux ! -Store-room et le hall lui parurent convenablement disposés pour la défensive. -Les embrasures permettraient de tirer dans ces directions, tout en restant à couvert. -Au-dedans, si les défenseurs étaient relativement forts, au-dehors, ils seraient faibles. -Vous les considérez comme de redoutables malfaiteurs, master Evans ? demanda Gordon. -Oui, monsieur Gordon, très redoutables ! -Est-ce qu’il n’a pas tiré sur moi comme sur une bête fauve ? -Cependant quelques jours se passèrent. +Kate leur en avait tant parlé et en termes si chaleureux ! +Store-room et le hall lui parurent convenablement disposés pour la défensive. +Les embrasures permettraient de tirer dans ces directions, tout en restant à couvert. +Au-dedans, si les défenseurs étaient relativement forts, au-dehors, ils seraient faibles. +Vous les considérez comme de redoutables malfaiteurs, master Evans ? demanda Gordon. +Oui, monsieur Gordon, très redoutables ! +Est-ce qu’il n’a pas tiré sur moi comme sur une bête fauve ? +Cependant quelques jours se passèrent. Cela ne laissait pas de surprendre Evans. -Il peut donc vouloir essayer d’y pénétrer par ruse... +Il peut donc vouloir essayer d’y pénétrer par ruse... Et comment ?... demanda Gordon. -Peut-être de la façon qui m’est venue à l’idée, répondit Evans. -Or, Walston ne met pas en doute que Kate ait péri pendant le naufrage. -Eh ! peut-être bien, monsieur Gordon ! répliqua le master. -Aussi, le cas échéant, verrons-nous ce qu’il faudra faire ! +Peut-être de la façon qui m’est venue à l’idée, répondit Evans. +Or, Walston ne met pas en doute que Kate ait péri pendant le naufrage. +Eh ! peut-être bien, monsieur Gordon ! répliqua le master. +Aussi, le cas échéant, verrons-nous ce qu’il faudra faire ! Oui ! il conviendrait d’agir avec la plus grande circonspection. -Le lendemain, la matinée s’écoula sans incidents. -Kate et Evans, tenant à ne point être reconnus, rentrèrent aussitôt dans Store-room. -Puis, regardant à travers une des meurtrières, ils observèrent les hommes signalés. -C’étaient deux des compagnons de Walston, Rock et Forbes. +Le lendemain, la matinée s’écoula sans incidents. +Kate et Evans, tenant à ne point être reconnus, rentrèrent aussitôt dans Store-room. +Puis, regardant à travers une des meurtrières, ils observèrent les hommes signalés. +C’étaient deux des compagnons de Walston, Rock et Forbes. Que faire ?... demanda Briant. -Les bien accueillir, répondit Evans. +Les bien accueillir, répondit Evans. Jamais je ne pourrai... -Je m’en charge, répondit Gordon. -Bien, monsieur Gordon ! répliqua le master. -Et surtout qu’ils n’aient aucun soupçon de notre présence ! +Je m’en charge, répondit Gordon. +Bien, monsieur Gordon ! répliqua le master. +Et surtout qu’ils n’aient aucun soupçon de notre présence ! Kate et moi, nous nous montrerons quand il en sera temps ! -Seuls, nous avons échappé au naufrage, et nous sommes à bout de forces !... -À qui avons-nous affaire, s’il vous plaît ?... -Aux colons de l’île Chairman. -Des naufragés ont toujours droit à l’assistance de leurs semblables !... répondit Gordon. +Seuls, nous avons échappé au naufrage, et nous sommes à bout de forces !... +À qui avons-nous affaire, s’il vous plaît ?... +Aux colons de l’île Chairman. +Des naufragés ont toujours droit à l’assistance de leurs semblables !... répondit Gordon. Vous serez les bienvenus ! -C’était probablement la raison pour laquelle Walston l’avait adjoint à l’autre. -Tous deux jouèrent alors leur rôle de faux naufragés. -Ils y furent aussitôt conduits. +C’était probablement la raison pour laquelle Walston l’avait adjoint à l’autre. +Tous deux jouèrent alors leur rôle de faux naufragés. +Ils y furent aussitôt conduits. Une botte d’herbe nous suffira, dit Rock. -En vérité, on ne pouvait être plus accueillant pour ces pauvres naufragés ! -Rock et Forbes s’étendirent donc dans un coin de Store-room. -Briant et les autres étaient restés dans le hall. +En vérité, on ne pouvait être plus accueillant pour ces pauvres naufragés ! +Rock et Forbes s’étendirent donc dans un coin de Store-room. +Briant et les autres étaient restés dans le hall. Soyons sur nos gardes ! -En quelques minutes, la porte fut complètement dégagée. -Il se retourna et reconnut le master que le fanal éclairait en pleine figure. -Evans ! s’écria-t-il. -À nous, mes garçons ! -Briant et ses camarades se précipitèrent aussitôt dans Store-room. -Puis, par la porte ouverte, il s’élança au dehors. -Il n’avait pas fait dix pas qu’une détonation éclatait. -C’était le master qui venait de tirer sur Rock. -J’ai manqué ce gueux ! s’écria Evans. -Quant à l’autre... ce sera toujours un de moins ! -Et, son coutelas à la main, il leva le bras sur Forbes. -Grâce !... fit le misérable que les jeunes garçons maintenaient à terre. -Oui ! grâce, Evans ! répéta Kate, qui se jeta entre le master et Forbes. -Faites-lui grâce, puisqu’il m’a sauvé la vie !... +En quelques minutes, la porte fut complètement dégagée. +Il se retourna et reconnut le master que le fanal éclairait en pleine figure. +Evans ! s’écria-t-il. +À nous, mes garçons ! +Briant et ses camarades se précipitèrent aussitôt dans Store-room. +Puis, par la porte ouverte, il s’élança au dehors. +Il n’avait pas fait dix pas qu’une détonation éclatait. +C’était le master qui venait de tirer sur Rock. +J’ai manqué ce gueux ! s’écria Evans. +Quant à l’autre... ce sera toujours un de moins ! +Et, son coutelas à la main, il leva le bras sur Forbes. +Grâce !... fit le misérable que les jeunes garçons maintenaient à terre. +Oui ! grâce, Evans ! répéta Kate, qui se jeta entre le master et Forbes. +Faites-lui grâce, puisqu’il m’a sauvé la vie !... J’y consens, Kate ; du moins pour l’instant ! -Et Forbes, solidement garrotté, fut déposé dans l’un des réduits du couloir. -Phann, qui courait sur Sport-terrace, ne donnait aucun signe d’inquiétude. -En effet, des traces y furent relevées en grand nombre, – surtout près de French-den. -Forbes consentirait-il à parler, et, s’il parlait, dirait-il la vérité ? -Forbes ne répondit pas. -Forbes, reprit Kate, ils vous ont laissé la vie, quand vous méritiez la mort ! -Toute humanité ne peut pas être éteinte en vous ! -Après avoir fait tant de mal, vous pouvez revenir au bien ! -Songez à quel horrible crime vous prêtiez la main ! -Un soupir, à demi-étouffé, sortit péniblement de la poitrine de Forbes. -Eh ! que puis-je ?... répondit-il d’une voix sourde. -Et ces enfants, qui t’avaient fait bon accueil, eussent été tués ?... -Par le nord du lac, répondit Forbes. +Et Forbes, solidement garrotté, fut déposé dans l’un des réduits du couloir. +Phann, qui courait sur Sport-terrace, ne donnait aucun signe d’inquiétude. +En effet, des traces y furent relevées en grand nombre, – surtout près de French-den. +Forbes consentirait-il à parler, et, s’il parlait, dirait-il la vérité ? +Forbes ne répondit pas. +Forbes, reprit Kate, ils vous ont laissé la vie, quand vous méritiez la mort ! +Toute humanité ne peut pas être éteinte en vous ! +Après avoir fait tant de mal, vous pouvez revenir au bien ! +Songez à quel horrible crime vous prêtiez la main ! +Un soupir, à demi-étouffé, sortit péniblement de la poitrine de Forbes. +Eh ! que puis-je ?... répondit-il d’une voix sourde. +Et ces enfants, qui t’avaient fait bon accueil, eussent été tués ?... +Par le nord du lac, répondit Forbes. Pendant que Rock et toi, vous veniez par le sud ?... -Ont-ils visité l’autre partie de l’île, à l’ouest ? -Où doivent-ils être en ce moment ? +Ont-ils visité l’autre partie de l’île, à l’ouest ? +Où doivent-ils être en ce moment ? Tu ne peux en dire davantage, Forbes ? Et tu penses que Walston reviendra ?... -La situation était donc toujours des plus graves. -Où se trouvait présentement Walston ? -Était-il campé sous les futaies de Traps-woods ? +La situation était donc toujours des plus graves. +Où se trouvait présentement Walston ? +Était-il campé sous les futaies de Traps-woods ? Forbes n’avait pu ou n’avait pas voulu le dire. Vers midi, Moko porta quelque nourriture au prisonnier. -Forbes, affaissé sur lui-même, y toucha à peine. -Que se passait-il dans l’âme de ce malheureux ? -Sa conscience s’était-elle ouverte au remords ? +Forbes, affaissé sur lui-même, y toucha à peine. +Que se passait-il dans l’âme de ce malheureux ? +Sa conscience s’était-elle ouverte au remords ? Quant aux grands, Briant, Gordon, Doniphan, Cross, Service, Webb, Wilcox, Garnett, ils accompagneraient Evans. Ce n’est point la piste d’un animal ! Voyez l’allure de Phann ! -Vous n’aurez jamais si à propos envoyé une balle. -Quelques instants après, tous avaient atteint les premiers groupes d’arbres. -Et peut-être y était-il, il y a quelques heures ? répondit Evans. +Vous n’aurez jamais si à propos envoyé une balle. +Quelques instants après, tous avaient atteint les premiers groupes d’arbres. +Et peut-être y était-il, il y a quelques heures ? répondit Evans. Je pense qu’il vaut mieux nous rabattre vers la falaise... -Il n’avait pas achevé qu’une détonation éclatait sur la droite. +Il n’avait pas achevé qu’une détonation éclatait sur la droite. En avant ! dit Evans. Nous ne pouvons le laisser s’engager seul !... -Celui-là, c’est Pike ! dit Evans. +Celui-là, c’est Pike ! dit Evans. Le coquin est bien mort ! -Les autres ne peuvent être éloignés ! fit observer Wilcox. -Aussi, ne nous découvrons pas !... -Troisième détonation venant de la gauche, cette fois. -Tu es blessé ?... s’écria Gordon en courant à lui. -Ce n’est rien, Gordon, ce n’est rien ! répondit Service. -En ce moment, il importait de ne point se séparer. -Tout à coup, Garnett s’écria : « Où est donc Briant ? +Les autres ne peuvent être éloignés ! fit observer Wilcox. +Aussi, ne nous découvrons pas !... +Troisième détonation venant de la gauche, cette fois. +Tu es blessé ?... s’écria Gordon en courant à lui. +Ce n’est rien, Gordon, ce n’est rien ! répondit Service. +En ce moment, il importait de ne point se séparer. +Tout à coup, Garnett s’écria : « Où est donc Briant ? Je ne le vois plus ! -Et tous, inconsidérément peut-être, se jetèrent sur les traces de Phann. +Et tous, inconsidérément peut-être, se jetèrent sur les traces de Phann. Evans n’avait pu les retenir. Ils allaient d’arbre en arbre, gagnant du terrain. -cria soudain Cross, qui venait de se jeter à plat ventre. -C’était précisément Rock, qui lui avait échappé la veille. -Est-ce que je l’ai encore manqué ?... s’écria Evans. +cria soudain Cross, qui venait de se jeter à plat ventre. +C’était précisément Rock, qui lui avait échappé la veille. +Est-ce que je l’ai encore manqué ?... s’écria Evans. Ce serait de la malchance ! -Tout cela s’était fait en quelques secondes. -Tout aussitôt, les aboiements du chien éclatèrent à proximité. -Immédiatement la voix de Doniphan se fit entendre : « Tiens bon, Briant !... +Tout cela s’était fait en quelques secondes. +Tout aussitôt, les aboiements du chien éclatèrent à proximité. +Immédiatement la voix de Doniphan se fit entendre : « Tiens bon, Briant !... Ce fut lui que le coutelas atteignit en pleine poitrine... Il tomba, sans pousser un cri. -Plusieurs coups de feu furent simultanément tirés sur lui. +Plusieurs coups de feu furent simultanément tirés sur lui. Il disparut, et Phann revint sans avoir pu l’atteindre. -Evans et les autres les avaient rejoints, après avoir rapidement rechargé leurs armes. -Par malheur, Doniphan avait été frappé à la poitrine, et mortellement, semblait-il. -Cependant Evans s’était penché sur le corps du jeune garçon. -Il avait ouvert sa veste, puis déchiré sa chemise qui était trempée de sang. -La pointe du coutelas avait-elle touché le cœur ? +Evans et les autres les avaient rejoints, après avoir rapidement rechargé leurs armes. +Par malheur, Doniphan avait été frappé à la poitrine, et mortellement, semblait-il. +Cependant Evans s’était penché sur le corps du jeune garçon. +Il avait ouvert sa veste, puis déchiré sa chemise qui était trempée de sang. +La pointe du coutelas avait-elle touché le cœur ? Non, puisque Doniphan respirait encore. -Transportons-le à French-den ! dit Gordon. -Là, seulement, nous pourrons le soigner... -Et le sauver ! s’écria Briant. +Transportons-le à French-den ! dit Gordon. +Là, seulement, nous pourrons le soigner... +Et le sauver ! s’écria Briant. Ah ! mon pauvre camarade !... -C’est pour moi que tu t’es exposé ! -L’état de Doniphan exigeait qu’il fût transporté sans secousse. -Le cortège regagna directement la base d’Auckland-hill. +C’est pour moi que tu t’es exposé ! +L’état de Doniphan exigeait qu’il fût transporté sans secousse. +Le cortège regagna directement la base d’Auckland-hill. Cela valait mieux que de suivre la rive du lac. -Rien, d’ailleurs, ne vint troubler ce pénible cheminement. +Rien, d’ailleurs, ne vint troubler ce pénible cheminement. Les trois quarts de la route furent faits dans ces conditions. -Tout à coup, des cris retentirent du côté du rio Zealand. +Tout à coup, des cris retentirent du côté du rio Zealand. Phann bondit dans cette direction. -Et maintenant, Evans arriverait-il assez tôt pour prévenir une catastrophe ? +Et maintenant, Evans arriverait-il assez tôt pour prévenir une catastrophe ? Le master eut rapidement pris son parti. -Cet enfant, c’était Jacques. -Est-ce qu’ils avaient déjà succombé à l’intérieur de French-den ? -Cependant Walston et Brandt gagnaient rapidement du côté du rio. -Avaient-ils donc la possibilité de le franchir autrement qu’à la nage ? +Cet enfant, c’était Jacques. +Est-ce qu’ils avaient déjà succombé à l’intérieur de French-den ? +Cependant Walston et Brandt gagnaient rapidement du côté du rio. +Avaient-ils donc la possibilité de le franchir autrement qu’à la nage ? Une fois sur la rive gauche, tous trois seraient hors d’atteinte. -Mais Phann était là. -Il venait de bondir sur Brandt et le tenait à la gorge. -Soudain, un homme s’élança hors du hall. +Mais Phann était là. +Il venait de bondir sur Brandt et le tenait à la gorge. +Soudain, un homme s’élança hors du hall. Walston n’en douta pas. lui cria-t-il. Forbes tomba aux pieds de Walston. Il n’en eut pas le temps. -Jacques, qui était armé d’un revolver, le lui déchargea en pleine poitrine. -En ce moment, retentit une violente détonation. -Une volée de mitraille cingla les eaux du rio. -Une ère nouvelle commençait maintenant pour les jeunes colons de l’île Chairman. -Ils furent comme accablés de leur succès, auquel ils ne pouvaient croire. -Mais, sans l’intervention si inattendue de Forbes, Walston, Book et Brandt leur échappaient ! -Que se serait-il passé ensuite ?... -À quel compromis aurait-il fallu consentir pour délivrer les deux enfants ? +Jacques, qui était armé d’un revolver, le lui déchargea en pleine poitrine. +En ce moment, retentit une violente détonation. +Une volée de mitraille cingla les eaux du rio. +Une ère nouvelle commençait maintenant pour les jeunes colons de l’île Chairman. +Ils furent comme accablés de leur succès, auquel ils ne pouvaient croire. +Mais, sans l’intervention si inattendue de Forbes, Walston, Book et Brandt leur échappaient ! +Que se serait-il passé ensuite ?... +À quel compromis aurait-il fallu consentir pour délivrer les deux enfants ? Mais il n’en avait pas ! -Que Doniphan eût été atteint très gravement, ce n’était que trop visible. +Que Doniphan eût été atteint très gravement, ce n’était que trop visible. Et des larmes coulaient de ses yeux. -Espère, Forbes ! lui dit Evans. -Tu as racheté tes crimes... -Non ! l’infortuné devait mourir ! -Vers quatre heures du matin, Forbes s’éteignit. +Espère, Forbes ! lui dit Evans. +Tu as racheté tes crimes... +Non ! l’infortuné devait mourir ! +Vers quatre heures du matin, Forbes s’éteignit. Les recherches ne furent ni difficiles ni longues, et il faut ajouter, ni dangereuses. -Il n’y avait plus rien à craindre des deux complices de Walston. -On releva également le cadavre de Pike, tué au début de l’affaire. -Les trois cadavres furent enterrés dans cette fosse, dont on fit une tombe. -Les cœurs n’étaient-ils pas maintenant ouverts à l’espérance ? -C’était à la fois le plus sûr et le plus court. -La traversée du Family-lake se fit assez rapidement. -C’est à quoi je songeais, répondit Briant. +Il n’y avait plus rien à craindre des deux complices de Walston. +On releva également le cadavre de Pike, tué au début de l’affaire. +Les trois cadavres furent enterrés dans cette fosse, dont on fit une tombe. +Les cœurs n’étaient-ils pas maintenant ouverts à l’espérance ? +C’était à la fois le plus sûr et le plus court. +La traversée du Family-lake se fit assez rapidement. +C’est à quoi je songeais, répondit Briant. Est-ce que c’est impossible, master Evans ? Je ne le pense pas, reprit Evans. -Incontestablement, si ce projet était réalisable, on n’en pouvait imaginer un meilleur. +Incontestablement, si ce projet était réalisable, on n’en pouvait imaginer un meilleur. Le master ne pouvait demander un temps plus favorable pour se diriger sur French-den. -Il ne se produisit aucun incident pendant cette traversée du Family-lake. -Grave appréhension, à coup sûr ! +Il ne se produisit aucun incident pendant cette traversée du Family-lake. +Grave appréhension, à coup sûr ! Enfin, les hauteurs d’Auckland-hill apparurent dans l’ouest vers trois heures du soir. -Pendant leur absence, l’état de Doniphan s’était quelque peu amélioré. -Aussi le brave garçon put-il répondre aux pressements de main de son camarade Briant. -Sa respiration se faisait plus librement, le poumon n’ayant point été atteint. -Dès le lendemain, les travaux de radoubage furent entrepris. -Cette opération terminée, les travaux suivirent régulièrement leur cours. -Les matériaux ne manquaient pas, les outils non plus. -Ces travaux, qui durèrent trente jours, ne furent pas achevés avant le huit janvier. -Il n’y avait plus qu’à terminer certains détails d’appropriation. +Pendant leur absence, l’état de Doniphan s’était quelque peu amélioré. +Aussi le brave garçon put-il répondre aux pressements de main de son camarade Briant. +Sa respiration se faisait plus librement, le poumon n’ayant point été atteint. +Dès le lendemain, les travaux de radoubage furent entrepris. +Cette opération terminée, les travaux suivirent régulièrement leur cours. +Les matériaux ne manquaient pas, les outils non plus. +Ces travaux, qui durèrent trente jours, ne furent pas achevés avant le huit janvier. +Il n’y avait plus qu’à terminer certains détails d’appropriation. Le bon air et une nourriture plus substantielle lui rendirent visiblement ses forces. -Entre temps, la vie habituelle avait repris son cours à French-den. -Par exemple, les leçons, les cours, les conférences, furent plus ou moins délaissés. -Jenkins, Iverson, Dole et Costar ne se considéraient-ils pas comme en vacances ? -C’était pour lui un crève-cœur de ne pas se joindre à ses camarades ! -Mais il fallait se résigner, et ne point commettre d’imprudence. -C’était impossible, faute de place, et il convint de faire un choix. -Enfin, toute la cargaison était en place à la date du trois février. -Le brave garçon répondait de lui-même ! -J’ai hâte d’être en route !... -La mer me remettra tout à fait ! -Le départ fut fixé au cinq février. -La veille, Gordon avait rendu la liberté aux animaux domestiques. -Les ingrats ! s’écria Garnett. -Après les attentions que nous avons eues pour eux ! -L’amarre fut détachée, et les avirons frappèrent l’eau. -Mieux valait attendre le flux, puis repartir avec la marée descendante. +Entre temps, la vie habituelle avait repris son cours à French-den. +Par exemple, les leçons, les cours, les conférences, furent plus ou moins délaissés. +Jenkins, Iverson, Dole et Costar ne se considéraient-ils pas comme en vacances ? +C’était pour lui un crève-cœur de ne pas se joindre à ses camarades ! +Mais il fallait se résigner, et ne point commettre d’imprudence. +C’était impossible, faute de place, et il convint de faire un choix. +Enfin, toute la cargaison était en place à la date du trois février. +Le brave garçon répondait de lui-même ! +J’ai hâte d’être en route !... +La mer me remettra tout à fait ! +Le départ fut fixé au cinq février. +La veille, Gordon avait rendu la liberté aux animaux domestiques. +Les ingrats ! s’écria Garnett. +Après les attentions que nous avons eues pour eux ! +L’amarre fut détachée, et les avirons frappèrent l’eau. +Mieux valait attendre le flux, puis repartir avec la marée descendante. La halte dura six heures environ. -Du coup, il était guéri. -Il était fort tard, lorsque l’embarcation arriva à l’embouchure du rio. +Du coup, il était guéri. +Il était fort tard, lorsque l’embarcation arriva à l’embouchure du rio. Nuit paisible, s’il en fut. -Il ne fut marqué par aucun incident de quelque importance. +Il ne fut marqué par aucun incident de quelque importance. Le temps demeura constamment au beau. -À droite s’élevait le pic Sainte-Anne. -Il ne fut pas nécessaire d’aller si loin. -La fumée d’un feu de pêcheurs ? demanda Gordon. -C’est plutôt une fumée de steamer ! -Le bâtiment fut bientôt en vue. -Des hurrahs partirent de la chaloupe, des coups de fusil également. -Mais la curiosité ne tarda pas à être satisfaite. -Ne s’étaient-ils pas consacrés au salut de ces enfants ? \ No newline at end of file +À droite s’élevait le pic Sainte-Anne. +Il ne fut pas nécessaire d’aller si loin. +La fumée d’un feu de pêcheurs ? demanda Gordon. +C’est plutôt une fumée de steamer ! +Le bâtiment fut bientôt en vue. +Des hurrahs partirent de la chaloupe, des coups de fusil également. +Mais la curiosité ne tarda pas à être satisfaite. +Ne s’étaient-ils pas consacrés au salut de ces enfants ? \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Chancellor.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Chancellor.txt index 0ae8a817..754e7b18 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Chancellor.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Chancellor.txt @@ -1,1923 +1,1923 @@ -C’est une honte ! répondit un jeune métis. -Voilà don Fernand, qui passe dans sa voiture à deux chevaux ! +C’est une honte ! répondit un jeune métis. +Voilà don Fernand, qui passe dans sa voiture à deux chevaux ! Don Fernand d’Aguillo ! -En voilà un autre ! le marquis don Végal ! -Un magnifique carrosse débouchait, en ce moment, sur la Plaza-Mayor. -Mais ce grand seigneur ne venait là que par ennui, et non par ostentation. -Je hais cet homme ! dit André Certa. -Tu ne le haïras pas longtemps ! lui répondit un des jeunes cavaliers. -Tu en sais quelque chose, toi qui fréquentes la maison du juif Samuel ! -Toi surtout, André, lorsque tu seras monté sur tes millions ! répondit Millaflores. +En voilà un autre ! le marquis don Végal ! +Un magnifique carrosse débouchait, en ce moment, sur la Plaza-Mayor. +Mais ce grand seigneur ne venait là que par ennui, et non par ostentation. +Je hais cet homme ! dit André Certa. +Tu ne le haïras pas longtemps ! lui répondit un des jeunes cavaliers. +Tu en sais quelque chose, toi qui fréquentes la maison du juif Samuel ! +Toi surtout, André, lorsque tu seras monté sur tes millions ! répondit Millaflores. Et tu vas encore doubler ta fortune !... -Je méprise ces sortes de gens autant que je les hais ! -Après avoir heurté André Certa, il le regarda fixement. -s’écria le métis en levant la main, « Misérable Indien ! +Je méprise ces sortes de gens autant que je les hais ! +Après avoir heurté André Certa, il le regarda fixement. +s’écria le métis en levant la main, « Misérable Indien ! Un vil esclave, oser me coudoyer ! C’est un fou ! c’est le Sambo ! -Brutal et lâche ! s’écria André Certa. -Les Liméniennes sont trop hautaines ici ! +Brutal et lâche ! s’écria André Certa. +Les Liméniennes sont trop hautaines ici ! Le groupe des jeunes gens se dirigea alors vers le fond de la place. -La Plaza-Mayor était encore en pleine animation. +La Plaza-Mayor était encore en pleine animation. Les cris et le tumulte redoublaient. -Aux grandes clameurs succéda le chuchotement de la prière. -Les femmes s’arrêtèrent dans leur promenade et portèrent la main à leur rosaire. -La jeune fille voulut s’arrêter, mais la duègne l’entraîna plus vivement. -Voyez-vous cette fille de Satan ? dit-on près d’elle. -Qu’est-ce que cette danseuse damnée ? -Cette scène, rapide comme l’éclair, fut suivie d’un moment de confusion. -dit une voix douce et respectueuse à l’oreille de la jeune fille. -Sur mon âme, nous sommes perdues !» s’écria la duègne. -Et elle entraîna la jeune fille. -Cette jeune fille, nommée Sarah, rentrait chez le juif Samuel, son père. +Aux grandes clameurs succéda le chuchotement de la prière. +Les femmes s’arrêtèrent dans leur promenade et portèrent la main à leur rosaire. +La jeune fille voulut s’arrêter, mais la duègne l’entraîna plus vivement. +Voyez-vous cette fille de Satan ? dit-on près d’elle. +Qu’est-ce que cette danseuse damnée ? +Cette scène, rapide comme l’éclair, fut suivie d’un moment de confusion. +dit une voix douce et respectueuse à l’oreille de la jeune fille. +Sur mon âme, nous sommes perdues !» s’écria la duègne. +Et elle entraîna la jeune fille. +Cette jeune fille, nommée Sarah, rentrait chez le juif Samuel, son père. Millaflores avait bien dit. -Eh bien, señora ? dit aigrement la vieille. -Les cérémonies d’église sont la grande affaire des Liméniennes. -Vous faites d’étranges suppositions, répliqua la jeune fille en rougissant. -Étranges comme votre conduite ! -Est-ce parce qu’un muletier brutal m’a insultée que je suis coupable ? -Est-ce la première fois que cet Indien se trouve sur votre passage ? -Mais laissons l’Indien où il est, reprit celle-ci. +Eh bien, señora ? dit aigrement la vieille. +Les cérémonies d’église sont la grande affaire des Liméniennes. +Vous faites d’étranges suppositions, répliqua la jeune fille en rougissant. +Étranges comme votre conduite ! +Est-ce parce qu’un muletier brutal m’a insultée que je suis coupable ? +Est-ce la première fois que cet Indien se trouve sur votre passage ? +Mais laissons l’Indien où il est, reprit celle-ci. C’est mon affaire de veiller sur lui. N’avez-vous pas eu quelque envie de vous agenouiller comme eux ? -Mais la jeune fille ne l’écoutait plus. -Sarah avait dans le cœur une certaine hardiesse qui lui seyait à merveille. -Martin Paz, après avoir secouru la jeune fille, voulut assurer sa retraite. -Je les reverrai, répondit froidement l’Indien. -Il faudra que tu sois là ! +Mais la jeune fille ne l’écoutait plus. +Sarah avait dans le cœur une certaine hardiesse qui lui seyait à merveille. +Martin Paz, après avoir secouru la jeune fille, voulut assurer sa retraite. +Je les reverrai, répondit froidement l’Indien. +Il faudra que tu sois là ! Martin Paz sait ce qu’il doit faire, et il le fera. C’est au nom du Sambo que nous te parlons ici. Et moi, c’est en mon nom que je vous parle ! -Je suis là où il me plaît d’être. +Je suis là où il me plaît d’être. Devant la maison du juif ? -Les yeux de ces trois hommes étincelèrent, et ce fut tout. -Martin Paz s’était vivement rapproché de la maison du juif. -Un profond silence régnait aux alentours. +Les yeux de ces trois hommes étincelèrent, et ce fut tout. +Martin Paz s’était vivement rapproché de la maison du juif. +Un profond silence régnait aux alentours. Pourquoi l’Indien demeurait-il immobile devant ces murs ? Martin Paz leva ses deux mains involontairement et les joignit avec adoration. -Soudain l’ombre blanche s’affaissa, comme effrayée. -Martin Paz se retourna et se trouva face à face avec André Certa. -André Certa fit un pas vers son rival, immobile. -Misérable ! me laisseras-tu la place libre ? +Soudain l’ombre blanche s’affaissa, comme effrayée. +Martin Paz se retourna et se trouva face à face avec André Certa. +André Certa fit un pas vers son rival, immobile. +Misérable ! me laisseras-tu la place libre ? Non, » dit Martin Paz. -Et deux poignards brillèrent au bras droit des deux adversaires. -Ils étaient d’égale taille, et ils semblaient d’égale force. -André Certa leva rapidement son bras, qu’il laissa retomber plus rapidement encore. -À l’aide ! à moi ! +Et deux poignards brillèrent au bras droit des deux adversaires. +Ils étaient d’égale taille, et ils semblaient d’égale force. +André Certa leva rapidement son bras, qu’il laissa retomber plus rapidement encore. +À l’aide ! à moi ! La porte de la maison du juif s’ouvrit. -Des métis accoururent d’une maison voisine. +Des métis accoururent d’une maison voisine. Quel est cet homme ? dit l’un d’eux. -Si c’est un marin, à l’hôpital du Saint-Esprit. -Si c’est un Indien, à l’hôpital de Sainte-Anne. -Voilà un étrange malheur ! +Si c’est un marin, à l’hôpital du Saint-Esprit. +Si c’est un Indien, à l’hôpital de Sainte-Anne. +Voilà un étrange malheur ! Il y allait de sa vie. -Il arriva sur le pont de pierre qu’il avait déjà traversé. -Par « Est-ce la première fois que l’Indien se trouve sur notre passage ? -p. cent quatre-vingt-un.) malheur, une patrouille débouchait à l’extrémité opposée. +Il arriva sur le pont de pierre qu’il avait déjà traversé. +Par « Est-ce la première fois que l’Indien se trouve sur notre passage ? +p. cent quatre-vingt-un.) malheur, une patrouille débouchait à l’extrémité opposée. Mais ce fut en vain. Martin Paz ne reparut pas. -Le médecin, averti par un des domestiques, était promptement accouru. -Dans quelques jours, André Certa devait se trouver sur pied. +Le médecin, averti par un des domestiques, était promptement accouru. +Dans quelques jours, André Certa devait se trouver sur pied. Que craignez-vous donc ? demanda le juif. Je crains que Sarah ne retourne s’y offrir aux contemplations des Indiens ! -Ah ! par les saintes Tables, s’écria le juif, vous vous trompez ! -André Certa se leva à demi sur son coude. -Vous savez, maître Samuel, quel est mon but. -Où Sarah a-t-elle été ce soir ? -Au temple israélite, avec la vieille Ammon. -À quoi bon faire suivre à Sarah vos rites religieux ? -C’était un homme vil que le juif Samuel. -Son installation à Lima datait de dix ans. -Lorsque Samuel vint se fixer à Lima, Sarah avait huit ans. -Déjà gracieuse et charmante, elle plaisait à tous et semblait l’idole du juif. +Ah ! par les saintes Tables, s’écria le juif, vous vous trompez ! +André Certa se leva à demi sur son coude. +Vous savez, maître Samuel, quel est mon but. +Où Sarah a-t-elle été ce soir ? +Au temple israélite, avec la vieille Ammon. +À quoi bon faire suivre à Sarah vos rites religieux ? +C’était un homme vil que le juif Samuel. +Son installation à Lima datait de dix ans. +Lorsque Samuel vint se fixer à Lima, Sarah avait huit ans. +Déjà gracieuse et charmante, elle plaisait à tous et semblait l’idole du juif. En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit, et le majordome entra. -Le meurtrier est-il arrêté ? demanda Samuel. -Tout nous porte à croire qu’il est mort ! répondit le majordome. -Mort ! fit André Certa avec un mouvement de joie. -Bien, dit le vieillard, il s’est fait justice lui-même ! +Le meurtrier est-il arrêté ? demanda Samuel. +Tout nous porte à croire qu’il est mort ! répondit le majordome. +Mort ! fit André Certa avec un mouvement de joie. +Bien, dit le vieillard, il s’est fait justice lui-même ! L’avez-vous reconnu, dans sa fuite ? -C’était Martin Paz, l’Indien des montagnes. -Est-ce que cet homme épiait Sarah depuis quelque temps ? demanda le juif. -Je ne sais, répondit le majordome. +C’était Martin Paz, l’Indien des montagnes. +Est-ce que cet homme épiait Sarah depuis quelque temps ? demanda le juif. +Je ne sais, répondit le majordome. Faites venir la vieille Ammon. Le majordome se retira. -Ces Indiens, fit le vieillard, ont entre eux des affiliations secrètes. -Il faut savoir si les poursuites de cet homme remontent à une époque éloignée. -La duègne entra et demeura debout devant son maître. +Ces Indiens, fit le vieillard, ont entre eux des affiliations secrètes. +Il faut savoir si les poursuites de cet homme remontent à une époque éloignée. +La duègne entra et demeura debout devant son maître. Est-ce que cet Indien se trouvait souvent sur sa route ? -Je ne sais trop, maître ! -La vieille raconta la scène qui s’était passée. +Je ne sais trop, maître ! +La vieille raconta la scène qui s’était passée. Tu veux donc que je te chasse ? -répondit durement le vieillard. +répondit durement le vieillard. La vieille sortit toute confuse. -Vous voyez qu’il faut nous marier promptement ! dit alors André Certa. +Vous voyez qu’il faut nous marier promptement ! dit alors André Certa. Sur ces paroles, le vieillard se retira lentement. Samuel regagna sa chambre. -Aux premiers rayons du soleil, Sarah se leva en toute hâte. -Divers bruits circulaient sur la destination de cette goélette. +Aux premiers rayons du soleil, Sarah se leva en toute hâte. +Divers bruits circulaient sur la destination de cette goélette. Elle remonta le fleuve jusqu’au pont. -Liberta avait appris à la jeune fille les événements de la nuit. -Sarah, en passant près du vieux montagnard, entendit ces mots : « Malheur ! malheur ! -Ils ont tué le fils du Sambo ! -Ils ont tué mon fils ! -La jeune fille se redressa, fit signe à Liberta de la suivre. -Tout autre que Martin Paz eût péri dans les eaux de la Rimac. +Liberta avait appris à la jeune fille les événements de la nuit. +Sarah, en passant près du vieux montagnard, entendit ces mots : « Malheur ! malheur ! +Ils ont tué le fils du Sambo ! +Ils ont tué mon fils ! +La jeune fille se redressa, fit signe à Liberta de la suivre. +Tout autre que Martin Paz eût péri dans les eaux de la Rimac. Les soldats pouvaient se raviser et remonter le cours du fleuve. -Martin Paz serait infailliblement capturé. -Pour éviter quelques indigènes attardés, Martin Paz dut suivre une des plus larges rues. -Mais il lui semblait qu’il était épié. -Il n’y avait pas à hésiter. -Bientôt les derniers lustres furent éteints, et la maison redevint silencieuse. -Martin Paz s’occupa alors de reconnaître la place. +Martin Paz serait infailliblement capturé. +Pour éviter quelques indigènes attardés, Martin Paz dut suivre une des plus larges rues. +Mais il lui semblait qu’il était épié. +Il n’y avait pas à hésiter. +Bientôt les derniers lustres furent éteints, et la maison redevint silencieuse. +Martin Paz s’occupa alors de reconnaître la place. Martin Paz se retourna. -Un homme de physionomie fière lui montrait un écrin du doigt. +Un homme de physionomie fière lui montrait un écrin du doigt. Indien Martin Paz... -Ce métis est le fiancé d’une jeune fille que j’aime ! -Maintenant, señor, vous pouvez me livrer à mes ennemis, si vous le jugez convenable ! -Monsieur, répondit simplement l’Espagnol, je pars demain pour les bains de Chorillos. +Ce métis est le fiancé d’une jeune fille que j’aime ! +Maintenant, señor, vous pouvez me livrer à mes ennemis, si vous le jugez convenable ! +Monsieur, répondit simplement l’Espagnol, je pars demain pour les bains de Chorillos. Martin Paz s’inclina froidement. -Il n’est personne au monde qui puisse soupçonner votre retraite. -C’était une pratique généralement observée par toute l’aristocratie péruvienne. -Et le jour où mes frères se lèveront en masse... -Page cent quatre-vingt-seize.) Samuel semblait avoir oublié les événements de la nuit. +Il n’est personne au monde qui puisse soupçonner votre retraite. +C’était une pratique généralement observée par toute l’aristocratie péruvienne. +Et le jour où mes frères se lèveront en masse... +Page cent quatre-vingt-seize.) Samuel semblait avoir oublié les événements de la nuit. L’espoir du gain animait son visage. -Que veut Votre Seigneurie ? demanda-t-il à l’Espagnol. +Que veut Votre Seigneurie ? demanda-t-il à l’Espagnol. Il me faut trente mille piastres avant une heure. -Et qui les possède ?... -Ah ! señor, s’écria Samuel, les terres nous ruinent ! +Et qui les possède ?... +Ah ! señor, s’écria Samuel, les terres nous ruinent ! Nous n’avons plus assez de bras pour les cultiver. Combien estimez-vous ces diamants ? Les diamants !... mauvais placement !... Autant vaut enterrer son argent !... -Savez-vous que je ne trouve point à revendre aisément ces coûteuses parures ? -Il me faut expédier ces marchandises-là jusqu’aux provinces de l’Union !... +Savez-vous que je ne trouve point à revendre aisément ces coûteuses parures ? +Il me faut expédier ces marchandises-là jusqu’aux provinces de l’Union !... Je pense que dix mille piastres contenteront Votre Seigneurie !... C’est peu, sans doute, mais... -Señor, je ne pourrais mettre un demi-réal de plus ! -Emportez ces écrins et faites-moi tenir la somme à l’instant même. +Señor, je ne pourrais mettre un demi-réal de plus ! +Emportez ces écrins et faites-moi tenir la somme à l’instant même. Vous semble-t-elle solide ? -Vous le connaissez, señor ? -En voulez-vous un reçu ? -Don Végal ne lui répondit pas et passa dans la chambre voisine. -Don Végal, en quittant le juif, avait trouvé Martin Paz dans un accablement profond. +Vous le connaissez, señor ? +En voulez-vous un reçu ? +Don Végal ne lui répondit pas et passa dans la chambre voisine. +Don Végal, en quittant le juif, avait trouvé Martin Paz dans un accablement profond. Qu’avez-vous ? lui demanda-t-il avec affection. -Señor, c’est la fille de ce juif que j’aime ! -Une juive !» fit don Végal avec un sentiment répulsif qu’il ne put maîtriser. -Les bains de mer de Chorillos sont situés à deux lieues de Lima. -Cette paroisse indienne possède une jolie église. -Pendant les saisons chaudes, elle est le rendez-vous de l’élégante société liménienne. -Les jeux publics, interdits à Lima, sont ouverts à Chorillos pendant tout l’été. -Chorillos était encore peu fréquenté. +Señor, c’est la fille de ce juif que j’aime ! +Une juive !» fit don Végal avec un sentiment répulsif qu’il ne put maîtriser. +Les bains de mer de Chorillos sont situés à deux lieues de Lima. +Cette paroisse indienne possède une jolie église. +Pendant les saisons chaudes, elle est le rendez-vous de l’élégante société liménienne. +Les jeux publics, interdits à Lima, sont ouverts à Chorillos pendant tout l’été. +Chorillos était encore peu fréquenté. Aussi son visage laissait-il apercevoir les traces d’une profonde tristesse. Son immense fortune s’en allait de jour en jour. -N’avez-vous donc pas à cœur de reconquérir un jour votre indépendance ? -Vous parlez de cette guerre sourde que vos frères préparent dans leurs montagnes ! -Nous sauverons notre pays ! s’écria Martin Paz. -Oui, vous le sauverez, si vous comprenez votre rôle ! répondit don Végal. -Écoutez-moi, vous que j’aime comme un fils ! +N’avez-vous donc pas à cœur de reconquérir un jour votre indépendance ? +Vous parlez de cette guerre sourde que vos frères préparent dans leurs montagnes ! +Nous sauverons notre pays ! s’écria Martin Paz. +Oui, vous le sauverez, si vous comprenez votre rôle ! répondit don Végal. +Écoutez-moi, vous que j’aime comme un fils ! Ami, il faut me promettre de n’y pas retourner... -Eh ! puis-je vous le promettre, don Végal ? +Eh ! puis-je vous le promettre, don Végal ? Je ne parlerais pas selon mon cœur ! -Don Végal demeura silencieux. +Don Végal demeura silencieux. La passion du jeune Indien s’accroissait de jour en jour. -Don Végal voulut connaître cette jeune fille, aimée de Martin Paz. -Il se rendit, le soir, sur la Plaza-Mayor, où la foule était toujours nombreuse. -Là, il fit la rencontre du père Joachim, son vieil ami. -Quelle est cette belle personne ? demanda-t-il au père Joachim. -C’est la fiancée d’André Certa, la fille du juif Samuel. +Don Végal voulut connaître cette jeune fille, aimée de Martin Paz. +Il se rendit, le soir, sur la Plaza-Mayor, où la foule était toujours nombreuse. +Là, il fit la rencontre du père Joachim, son vieil ami. +Quelle est cette belle personne ? demanda-t-il au père Joachim. +C’est la fiancée d’André Certa, la fille du juif Samuel. Elle ! la fille du juif ! -Ces gens semblaient avoir secoué leur apathie naturelle. -Ce mouvement pouvait être observé principalement sur une des places écartées de la ville. -C’était le Sambo, dont les regards avaient une étrange fixité. +Ces gens semblaient avoir secoué leur apathie naturelle. +Ce mouvement pouvait être observé principalement sur une des places écartées de la ville. +C’était le Sambo, dont les regards avaient une étrange fixité. Il n’est pas d’oreille perfide qui puisse les entendre. En effet, les sons d’une mandoline retentissaient au-dehors. Quelles nouvelles de Martin Paz le Sambo peut-il nous donner ? demanda un Indien. Est-il mort, ou non ?... C’est ce que le Grand-Esprit peut seul savoir. -Peut-être auront-ils trouvé le corps de Martin Paz ! -C’était un bon chef ! dit Manangani, farouche Indien, fort redouté. -Le Sambo ne répondit pas et baissa la tête. +Peut-être auront-ils trouvé le corps de Martin Paz ! +C’était un bon chef ! dit Manangani, farouche Indien, fort redouté. +Le Sambo ne répondit pas et baissa la tête. Un murmure approbateur accueillit les paroles de l’Indien. -Qui sait si mon fils, Martin Paz, ne reparaîtra pas quelque jour !... -Et qui nous retarde ? s’écria un jeune Indien. -Nous avons aiguisé nos couteaux, et nous attendons. -Laissez venir l’heure, répondit le Sambo. -Mes frères savent-ils quel ennemi leur bras doit frapper d’abord ? -Page cent quatre-vingt-dix-sept.) cents ans, mettre le pied sur la terre de vos ancêtres ! -s’écria l’assemblée avec des trépignements d’approbation. -Le Sambo ne se plaindra pas de leur hardiesse au jour marqué, répondit Manangani. +Qui sait si mon fils, Martin Paz, ne reparaîtra pas quelque jour !... +Et qui nous retarde ? s’écria un jeune Indien. +Nous avons aiguisé nos couteaux, et nous attendons. +Laissez venir l’heure, répondit le Sambo. +Mes frères savent-ils quel ennemi leur bras doit frapper d’abord ? +Page cent quatre-vingt-dix-sept.) cents ans, mettre le pied sur la terre de vos ancêtres ! +s’écria l’assemblée avec des trépignements d’approbation. +Le Sambo ne se plaindra pas de leur hardiesse au jour marqué, répondit Manangani. Bien, Manangani ! reprit le Sambo. C’est le Dieu de la haine qui parle par ta bouche ! -Mes frères sauront avant peu celui que leurs chefs auront choisi. -Nous pouvons agir à coup sûr. -Dans quelques jours, la fête des Amancaës appellera nos oppresseurs au plaisir. -En ce moment, trois Indiens pénétrèrent dans la grande salle. -Le Sambo marcha vivement à eux : « Eh bien ? leur demanda-t-il. -L’ont-ils donc tué ? +Mes frères sauront avant peu celui que leurs chefs auront choisi. +Nous pouvons agir à coup sûr. +Dans quelques jours, la fête des Amancaës appellera nos oppresseurs au plaisir. +En ce moment, trois Indiens pénétrèrent dans la grande salle. +Le Sambo marcha vivement à eux : « Eh bien ? leur demanda-t-il. +L’ont-ils donc tué ? Qu’est-il devenu ? -Oh ! malheur à eux, s’ils ont tué mon fils !... -Que mes frères se séparent en silence ! -Que chacun retourne à son poste, regarde, veille et attende ! -Les Indiens sortirent et se dispersèrent. -Le Sambo est-il sûr de son fils ? -Un éclair jaillit des yeux de l’Indien. -Qui vous a donné cela ? dit-il. -Je ne sais, répondit l’hôtesse. +Oh ! malheur à eux, s’ils ont tué mon fils !... +Que mes frères se séparent en silence ! +Que chacun retourne à son poste, regarde, veille et attende ! +Les Indiens sortirent et se dispersèrent. +Le Sambo est-il sûr de son fils ? +Un éclair jaillit des yeux de l’Indien. +Qui vous a donné cela ? dit-il. +Je ne sais, répondit l’hôtesse. Il n’est venu que des Indiens ici ? Il n’est venu que des Indiens. Il y a des yeux qui le voient passer tous les jours. Le Sambo froissa le billet. -Le malheureux, dit-il, s’est laissé prendre aux yeux d’une femme ! +Le malheureux, dit-il, s’est laissé prendre aux yeux d’une femme ! Quelle est cette femme ? demanda Manangani. -Ce n’est pas une Indienne, répondit le Sambo, en regardant le billet. -C’est quelque jeune fille élégante... +Ce n’est pas une Indienne, répondit le Sambo, en regardant le billet. +C’est quelque jeune fille élégante... Martin Paz, je ne te reconnais plus ! Ferez-vous ce que cette femme vous prie de faire ? -Non pas, répondit violemment l’Indien. -Et le Sambo déchira le billet avec rage. -C’est un Indien qui a dû apporter ce billet, fit observer Manangani. -Oh ! il ne peut être des nôtres ! -Que mon frère retourne aux montagnes, je reste à veiller sur la ville. -Les deux Indiens se séparèrent. -Le plan était bien conçu et l’heure de son exécution bien choisie. +Non pas, répondit violemment l’Indien. +Et le Sambo déchira le billet avec rage. +C’est un Indien qui a dû apporter ce billet, fit observer Manangani. +Oh ! il ne peut être des nôtres ! +Que mon frère retourne aux montagnes, je reste à veiller sur la ville. +Les deux Indiens se séparèrent. +Le plan était bien conçu et l’heure de son exécution bien choisie. Or, cet homme jouait un double jeu. -On reconnaît, à ces traits, le juif Samuel. -Si le contrat était peu honorable, les contractants l’étaient encore moins. -C’était la maison de jeux. -La journée avait été rude pour plus d’un Liménien. -Un métis poursuivait la chance défavorable avec une ardeur fébrile. -s’écria-t-il. -Le banquier agita ses dés, et le joueur éclata en imprécations. +On reconnaît, à ces traits, le juif Samuel. +Si le contrat était peu honorable, les contractants l’étaient encore moins. +C’était la maison de jeux. +La journée avait été rude pour plus d’un Liménien. +Un métis poursuivait la chance défavorable avec une ardeur fébrile. +s’écria-t-il. +Le banquier agita ses dés, et le joueur éclata en imprécations. dit-il de nouveau. Il les perdit encore. -Martin Paz, protégé par l’ombre du salon, put regarder le joueur en face. -C’était André Certa. -Debout, près de lui, se tenait le juif Samuel. -Assez joué, señor, lui dit Samuel. +Martin Paz, protégé par l’ombre du salon, put regarder le joueur en face. +C’était André Certa. +Debout, près de lui, se tenait le juif Samuel. +Assez joué, señor, lui dit Samuel. La veine n’est pas pour vous aujourd’hui ! -répondit brusquement le métis. -Samuel se pencha à son oreille. -répondit André Certa, en pontant sur l’S. L’A sortit. -Le métis laissa échapper un blasphème. +répondit brusquement le métis. +Samuel se pencha à son oreille. +répondit André Certa, en pontant sur l’S. L’A sortit. +Le métis laissa échapper un blasphème. Le banquier reprit : « Faites vos jeux ! Continuez maintenant, dit Samuel au banquier. -Vous ruinerez ce señor après son mariage ! -Partout où il y avait un réal à gagner, on rencontrait cet homme. -Où pouvons-nous causer en sûreté ? -Où vous voudrez ! répondit brusquement André Certa. -Señor, que votre mauvaise humeur ne perde pas votre avenir ! -Prenons un canot, dit André Certa, et allons en pleine mer. -Samuel s’embarqua avec lui, et le métis poussa au large. +Vous ruinerez ce señor après son mariage ! +Partout où il y avait un réal à gagner, on rencontrait cet homme. +Où pouvons-nous causer en sûreté ? +Où vous voudrez ! répondit brusquement André Certa. +Señor, que votre mauvaise humeur ne perde pas votre avenir ! +Prenons un canot, dit André Certa, et allons en pleine mer. +Samuel s’embarqua avec lui, et le métis poussa au large. Vous lui rappellerez les circonstances dans lesquelles il a perdu cette enfant. Quelles sont ces circonstances ? -Martin Paz, se tenant à peine au-dessus des flots, écoutait, mais sans pouvoir comprendre. -Le père de Sarah, dit le juif, habitait Concepcion, au Chili. -C’était le grand seigneur que vous connaissez déjà. +Martin Paz, se tenant à peine au-dessus des flots, écoutait, mais sans pouvoir comprendre. +Le père de Sarah, dit le juif, habitait Concepcion, au Chili. +C’était le grand seigneur que vous connaissez déjà. Seulement sa fortune rivalisait encore avec sa noblesse. Elle s’embarqua sur le San-Jose, de Valparaiso, avec quelques domestiques de confiance. -Je me rendais au Pérou par le même navire. +Je me rendais au Pérou par le même navire. J’y restai avec elle. -La tempête se déchaînait avec une extrême violence. -Comme ma fortune n’était pas à bord, je ne me désespérais pas autrement. -La jeune femme fut jetée à la mer avec sa fille. -Tous ces détails sont exacts ? -Le père ne les démentira pas. +La tempête se déchaînait avec une extrême violence. +Comme ma fortune n’était pas à bord, je ne me désespérais pas autrement. +La jeune femme fut jetée à la mer avec sa fille. +Tous ces détails sont exacts ? +Le père ne les démentira pas. Qu’est-ce que cela veut dire ? se demandait Martin Paz. -Voici mon portefeuille avec les cent mille piastres, répondit André Certa. -Merci ! señor, dit Samuel en saisissant le trésor. -Prenez vous-même ce reçu en échange. -Mais l’Indien n’avait pas entendu cette dernière phrase. -C’était une tintorea, requin de la plus cruelle espèce. +Voici mon portefeuille avec les cent mille piastres, répondit André Certa. +Merci ! señor, dit Samuel en saisissant le trésor. +Prenez vous-même ce reçu en échange. +Mais l’Indien n’avait pas entendu cette dernière phrase. +C’était une tintorea, requin de la plus cruelle espèce. Puisque la jeune fille est en pleurs... -Liberta avait épié les démarches du vieil Indien... il n’avait rien pu découvrir. -Le Juif Samuel était en proie à un secret mécontentement. -André Certa fronçait le sourcil d’une façon peu patiente. -Sarah, cependant, en proie aux plus vives angoisses, était demeurée seule. +Liberta avait épié les démarches du vieil Indien... il n’avait rien pu découvrir. +Le Juif Samuel était en proie à un secret mécontentement. +André Certa fronçait le sourcil d’une façon peu patiente. +Sarah, cependant, en proie aux plus vives angoisses, était demeurée seule. Elle ne pouvait s’arracher de sa chambre. -Soudain, elle aperçut un homme qui se glissait entre les allées de magnolias. +Soudain, elle aperçut un homme qui se glissait entre les allées de magnolias. Elle reconnut Liberta, son serviteur. -Tout à coup, Sarah pâlit. +Tout à coup, Sarah pâlit. La jeune fille allait crier, lorsqu’elle vit se redresser les deux hommes. -Le nègre regardait son adversaire. +Le nègre regardait son adversaire. Vous ! vous ! c’est vous ! -Pendant que Martin Paz parlait, Sarah l’entendait à peine. -Sarah releva la tête. -Sarah se sentit entraînée par une puissance insurmontable. -Déjà le bruit de quelques voix arrivait jusqu’à elle. +Pendant que Martin Paz parlait, Sarah l’entendait à peine. +Sarah releva la tête. +Sarah se sentit entraînée par une puissance insurmontable. +Déjà le bruit de quelques voix arrivait jusqu’à elle. On s’approchait de sa chambre. -Son père allait y entrer sans doute ; son fiancé l’accompagnait peut-être ! -Martin Paz éteignit subitement la lampe suspendue au-dessus de sa tête... +Son père allait y entrer sans doute ; son fiancé l’accompagnait peut-être ! +Martin Paz éteignit subitement la lampe suspendue au-dessus de sa tête... La porte s’ouvrit brusquement. -Samuel et André Certa entrèrent. -L’obscurité était profonde. +Samuel et André Certa entrèrent. +L’obscurité était profonde. Quelques serviteurs accoururent avec des flambeaux... -La chambre était vide ! -Mort et furie ! s’écria le métis. -Où est-elle ? dit Samuel. -Vous en êtes responsable envers moi, » lui répondit brutalement André Certa. -À ces paroles, le juif sentit une sueur froide le glacer jusqu’aux os. -s’écria-t-il. -Et, suivi de ses domestiques, il s’élança hors de la maison. -Cependant, Martin Paz fuyait rapidement à travers les rues de la ville. -À nos montagnes ! s’écria-t-il. -À la maison du marquis don Végal ! -dit une voix derrière lui. +La chambre était vide ! +Mort et furie ! s’écria le métis. +Où est-elle ? dit Samuel. +Vous en êtes responsable envers moi, » lui répondit brutalement André Certa. +À ces paroles, le juif sentit une sueur froide le glacer jusqu’aux os. +s’écria-t-il. +Et, suivi de ses domestiques, il s’élança hors de la maison. +Cependant, Martin Paz fuyait rapidement à travers les rues de la ville. +À nos montagnes ! s’écria-t-il. +À la maison du marquis don Végal ! +dit une voix derrière lui. Martin Paz se retourna. -Espagnol était à ses côtés. +Espagnol était à ses côtés. Ne me confierez-vous pas cette jeune fille ? -lui demanda don Végal. -Martin Paz, subissant l’ascendant du marquis, lui avait confié la jeune fille. -Martin Paz poussa un rugissement de désespoir. +lui demanda don Végal. +Martin Paz, subissant l’ascendant du marquis, lui avait confié la jeune fille. +Martin Paz poussa un rugissement de désespoir. Il se crut au pouvoir de ses ennemis. -Le Sambo, qui avait assisté à l’enlèvement de la jeune fille, était là. +Le Sambo, qui avait assisté à l’enlèvement de la jeune fille, était là. Manangani et d’autres l’entouraient. -Un éclair de haine jaillit des yeux de Martin Paz. -Martin Paz ne répondit ni à son père ni à l’Indien. -Ainsi, nos intérêts les plus graves ont été sacrifiés à une femme ? -Martin Paz ne le regarda même pas. +Un éclair de haine jaillit des yeux de Martin Paz. +Martin Paz ne répondit ni à son père ni à l’Indien. +Ainsi, nos intérêts les plus graves ont été sacrifiés à une femme ? +Martin Paz ne le regarda même pas. Parlons d’abord, dit le Sambo. Nous agirons plus tard. -Mon fils réfléchira, d’ailleurs. +Mon fils réfléchira, d’ailleurs. Martin Paz demeura silencieux, mais un combat terrible se livrait en lui. -Le Sambo venait de faire vibrer les cordes de cette fière nature. -Les liens qui l’enchaînaient furent détachés par l’ordre du Sambo. +Le Sambo venait de faire vibrer les cordes de cette fière nature. +Les liens qui l’enchaînaient furent détachés par l’ordre du Sambo. Martin Paz se releva. -Voici le chemin des Cordillères, voici le chemin de la ville. -Aux montagnes ! s’écria Martin Paz. -Aux montagnes, et malheur à nos ennemis ! -Le jour de la grande fête des Amancaës, le vingt-quatre juin, était arrivé. -À l’horizon, le cap Morro-Solar encadrait les splendeurs de ce tableau. -Cependant le soleil commençait à baisser à l’horizon. -Ce fut alors une inextricable mêlée de piétons, de voitures et de cavaliers. -Cinq heures sonnèrent à la tour de la cathédrale. +Voici le chemin des Cordillères, voici le chemin de la ville. +Aux montagnes ! s’écria Martin Paz. +Aux montagnes, et malheur à nos ennemis ! +Le jour de la grande fête des Amancaës, le vingt-quatre juin, était arrivé. +À l’horizon, le cap Morro-Solar encadrait les splendeurs de ce tableau. +Cependant le soleil commençait à baisser à l’horizon. +Ce fut alors une inextricable mêlée de piétons, de voitures et de cavaliers. +Cinq heures sonnèrent à la tour de la cathédrale. Un cri immense retentit dans la ville. -tel était le mot d’ordre. -On se figure l’aspect que Lima présentait en ce moment. -Les révoltés s’étaient répandus dans tous les quartiers. -Près de lui, Manangani poussait des hurlements féroces. -Une fusillade effroyable accueillit les insurgés à leur entrée sur la place. -Il s’ensuivit une horrible mêlée, où les hommes se prirent corps à corps. -Il leur fallait à tout prix enlever le palais et s’y retrancher. -Et sa voix entraîna les siens à l’assaut. -Il n’y avait pas une seconde à perdre. -Il fallait sauter sur la batterie avant qu’elle eût éclaté. -s’écria Manangani, en s’adressant à Martin Paz. -On l’assassine peut-être ! -À ces paroles, Martin Paz recula. -Si mon fils manque à ses frères... (Page deux cent treize.) « À moi ! -Cette fuite eut toutes les conséquences d’une trahison. -Les Indiens se crurent abandonnés par leur chef. +tel était le mot d’ordre. +On se figure l’aspect que Lima présentait en ce moment. +Les révoltés s’étaient répandus dans tous les quartiers. +Près de lui, Manangani poussait des hurlements féroces. +Une fusillade effroyable accueillit les insurgés à leur entrée sur la place. +Il s’ensuivit une horrible mêlée, où les hommes se prirent corps à corps. +Il leur fallait à tout prix enlever le palais et s’y retrancher. +Et sa voix entraîna les siens à l’assaut. +Il n’y avait pas une seconde à perdre. +Il fallait sauter sur la batterie avant qu’elle eût éclaté. +s’écria Manangani, en s’adressant à Martin Paz. +On l’assassine peut-être ! +À ces paroles, Martin Paz recula. +Si mon fils manque à ses frères... (Page deux cent treize.) « À moi ! +Cette fuite eut toutes les conséquences d’une trahison. +Les Indiens se crurent abandonnés par leur chef. Manangani essaya vainement de les ramener au combat. -Une épaisse fusillade les enveloppa. -Dès lors il ne fut plus possible de les rallier. -La confusion fut à son comble et la déroute complète. -La fierté de cet homme et son courage avaient quelque chose de sublime. +Une épaisse fusillade les enveloppa. +Dès lors il ne fut plus possible de les rallier. +La confusion fut à son comble et la déroute complète. +La fierté de cet homme et son courage avaient quelque chose de sublime. Bien, mon fils, bien ! -dit don Végal à Martin Paz en lui étreignant la main. -Mais le jeune Indien était sombre. -s’écria une autre voix, qui lui alla jusqu’à l’âme. -Cependant, la troupe du Sambo pliait à son tour. -Soudain, Manangani, couvert de sang, parut auprès du Sambo. +dit don Végal à Martin Paz en lui étreignant la main. +Mais le jeune Indien était sombre. +s’écria une autre voix, qui lui alla jusqu’à l’âme. +Cependant, la troupe du Sambo pliait à son tour. +Soudain, Manangani, couvert de sang, parut auprès du Sambo. Voici les soldats qui arrivent ! -Le métis André Certa est avec eux ! -Viens donc, Manangani, dit le Sambo avec un rire féroce, viens donc ! -Vous êtes André Certa, lui dit-il. +Le métis André Certa est avec eux ! +Viens donc, Manangani, dit le Sambo avec un rire féroce, viens donc ! +Vous êtes André Certa, lui dit-il. Cela dit, les Indiens disparurent. -André Certa était ivre de fureur. -Dès qu’il aperçut Martin Paz, il se précipita sur lui. +André Certa était ivre de fureur. +Dès qu’il aperçut Martin Paz, il se précipita sur lui. hurla le jeune Indien. Amis et ennemis ne pouvaient les approcher. -Ils s’étreignirent alors, et, dans cette terrible étreinte, la respiration leur manqua. -Mais André Certa se redressa contre Martin Paz, dont le poignard s’était échappé. -André Certa voulut en vain se dégager. -Puis il se jeta dans les bras de don Végal. -s’écria l’Espagnol. -Et il s’élança vers la chambre de Sarah... -s’écria Martin Paz. -Et, sans prononcer un seul mot, don Végal suivit l’Indien. +Ils s’étreignirent alors, et, dans cette terrible étreinte, la respiration leur manqua. +Mais André Certa se redressa contre Martin Paz, dont le poignard s’était échappé. +André Certa voulut en vain se dégager. +Puis il se jeta dans les bras de don Végal. +s’écria l’Espagnol. +Et il s’élança vers la chambre de Sarah... +s’écria Martin Paz. +Et, sans prononcer un seul mot, don Végal suivit l’Indien. Il lui fallait retrouver sa fille ! Martin Paz connaissait les plaines et les montagnes qu’ils allaient franchir. -Il savait dans quel pays perdu le Sambo entraînait sa fiancée. -Oserait-il donner ce nom à la fille du marquis don Végal ? -C’était une rude tâche que de traverser les montagnes à cette époque. -Là, plus d’arbres, plus de végétation. -Don Végal se reprenait à espérer. -Ils étaient arrivés sur le bord d’une rivière. -C’étaient les premiers courants de la Madeira, que l’Indien reconnut parfaitement. -Telles étaient les questions que se posait Martin Paz. -Demain peut-être nous serons arrivés, lui dit-il. -Partons à l’instant, répondit l’Espagnol. +Il savait dans quel pays perdu le Sambo entraînait sa fiancée. +Oserait-il donner ce nom à la fille du marquis don Végal ? +C’était une rude tâche que de traverser les montagnes à cette époque. +Là, plus d’arbres, plus de végétation. +Don Végal se reprenait à espérer. +Ils étaient arrivés sur le bord d’une rivière. +C’étaient les premiers courants de la Madeira, que l’Indien reconnut parfaitement. +Telles étaient les questions que se posait Martin Paz. +Demain peut-être nous serons arrivés, lui dit-il. +Partons à l’instant, répondit l’Espagnol. Mais il faut traverser ce fleuve ! -Nous le traverserons à la nage ! -Ils arrivèrent à l’autre rive. +Nous le traverserons à la nage ! +Ils arrivèrent à l’autre rive. Elle allait, parce que des mains la poussaient en avant. -Mais le Sambo s’inquiétait peu que ce sang trahît sa direction. -Sarah, immobile devant ses ennemis, les regardait d’un œil éteint. -Où est mon époux ? disait l’une. +Mais le Sambo s’inquiétait peu que ce sang trahît sa direction. +Sarah, immobile devant ses ennemis, les regardait d’un œil éteint. +Où est mon époux ? disait l’une. C’est toi qui l’as fait tuer ! -Et mon frère, qui ne reviendra plus à sa cabane, qu’en as-tu fait ? +Et mon frère, qui ne reviendra plus à sa cabane, qu’en as-tu fait ? Que chacun de nous ait un morceau de sa chair ! -Arrière ! s’écria le Sambo, et que tous attendent la décision des chefs ! -Sarah, couverte de sang, était étendue sur les cailloux de la rive. +Arrière ! s’écria le Sambo, et que tous attendent la décision des chefs ! +Sarah, couverte de sang, était étendue sur les cailloux de la rive. Ce fut une nuit d’orgie. -L’eau-de-vie fermenta dans ces têtes exaltées. -Des danseurs échevelés entourèrent la jeune fille. -Des Indiens couraient à travers les champs incultes, brandissant des branches de pin enflammées. -Un canot d’écorce l’attendait à cent pas de la chute. -s’écria la tribu entière d’une seule et même voix. -Le canot fut entraîné rapidement et tournoya sur lui-même... -Soudain deux hommes parurent sur la rive opposée. -C’étaient Martin Paz et don Végal. +L’eau-de-vie fermenta dans ces têtes exaltées. +Des danseurs échevelés entourèrent la jeune fille. +Des Indiens couraient à travers les champs incultes, brandissant des branches de pin enflammées. +Un canot d’écorce l’attendait à cent pas de la chute. +s’écria la tribu entière d’une seule et même voix. +Le canot fut entraîné rapidement et tournoya sur lui-même... +Soudain deux hommes parurent sur la rive opposée. +C’étaient Martin Paz et don Végal. Ma fille ! ma fille ! -s’écria le père, en tombant à genoux sur la rive. +s’écria le père, en tombant à genoux sur la rive. Le canot courait vers la cataracte. hurla la horde sauvage des Indiens. Le jusant nous porte rapidement au large. -Voici pourquoi j’ai pris passage à bord du Chancellor, qui retourne en Angleterre. +Voici pourquoi j’ai pris passage à bord du Chancellor, qui retourne en Angleterre. Mais, en parcourant les quais de Charleston, je vis le Chancellor. -Je me décidai donc à prendre passage sur le Chancellor. +Je me décidai donc à prendre passage sur le Chancellor. Ai-je bien ou mal fait ? -Aurai-je à me repentir de ma détermination ? +Aurai-je à me repentir de ma détermination ? L’avenir me l’apprendra. -Ces hommes ont l’air de bien connaître leur métier. +Ces hommes ont l’air de bien connaître leur métier. Ces passagers sont au nombre de huit, en me comptant. -Kear, Américains, de Buffalo ; Miss Herbey, Anglaise, demoiselle de compagnie de Mrs. -Fait à Charleston, le treize septembre mille huit cent soixante-dix. -Ainsi donc, le Chancellor porte à Liverpool dix-sept cents balles de coton. -Expéditeurs : Bronsfield & Co., de Charleston. -Destinataires : Leard frères, de Liverpool. -Atlantique n’est pas très-tourmenté par le vent. -Aussi, pas de place inoccupée autour de la table, à l’heure des repas. -Le Français, Monsieur Letourneur, et moi, nous causons souvent ensemble. -De profonds chagrins l’ont éprouvé, et, j’ajoute, l’éprouvent encore. -Jamais il ne rit, il sourit à peine, et seulement à son fils. -On dirait que Monsieur Letourneur a quelque malheur involontaire à se reprocher. -Son dévouement pour André est de tous les instants. -Aujourd’hui je lui dis : « Je viens de quitter Monsieur André. -Vous avez là un bon fils, monsieur Letourneur. +Kear, Américains, de Buffalo ; Miss Herbey, Anglaise, demoiselle de compagnie de Mrs. +Fait à Charleston, le treize septembre mille huit cent soixante-dix. +Ainsi donc, le Chancellor porte à Liverpool dix-sept cents balles de coton. +Expéditeurs : Bronsfield & Co., de Charleston. +Destinataires : Leard frères, de Liverpool. +Atlantique n’est pas très-tourmenté par le vent. +Aussi, pas de place inoccupée autour de la table, à l’heure des repas. +Le Français, Monsieur Letourneur, et moi, nous causons souvent ensemble. +De profonds chagrins l’ont éprouvé, et, j’ajoute, l’éprouvent encore. +Jamais il ne rit, il sourit à peine, et seulement à son fils. +On dirait que Monsieur Letourneur a quelque malheur involontaire à se reprocher. +Son dévouement pour André est de tous les instants. +Aujourd’hui je lui dis : « Je viens de quitter Monsieur André. +Vous avez là un bon fils, monsieur Letourneur. C’est un jeune homme intelligent et instruit. Il vous aime, monsieur. -Le cher enfant ! murmure Monsieur Letourneur en baissant la tête. -Je ne la lui laisse pas voir ! répond vivement Monsieur Letourneur. -André est doué d’une intelligence vive, d’une imagination ardente. +Le cher enfant ! murmure Monsieur Letourneur en baissant la tête. +Je ne la lui laisse pas voir ! répond vivement Monsieur Letourneur. +André est doué d’une intelligence vive, d’une imagination ardente. Oui, monsieur,... sans doute..., dis-je. -Je veux le consoler, mais son fils paraît en ce moment. -Tous deux causent, et je prends part à leur conversation. -Monsieur Letourneur s’est fait, comme moi, une médiocre idée du capitaine Huntly. -L’indécision de cet homme, Robert Kurtis, le second du bord. -son apparence endormie, l’ont désagréablement impressionné. +Je veux le consoler, mais son fils paraît en ce moment. +Tous deux causent, et je prends part à leur conversation. +Monsieur Letourneur s’est fait, comme moi, une médiocre idée du capitaine Huntly. +L’indécision de cet homme, Robert Kurtis, le second du bord. +son apparence endormie, l’ont désagréablement impressionné. Robert Kurtis vient de monter en ce moment sur le pont. -Je vois que le jeune Letourneur aime à causer avec lui. -Enfin, c’est un sot doublé d’un égoïste. -Elle regarde, mais elle ne voit pas ; elle écoute, mais elle n’entend pas. +Je vois que le jeune Letourneur aime à causer avec lui. +Enfin, c’est un sot doublé d’un égoïste. +Elle regarde, mais elle ne voit pas ; elle écoute, mais elle n’entend pas. Pense-t-elle ? je ne saurais l’affirmer. Cette jeune personne est fort jolie. -William Falsten, lui, est un ingénieur de Manchester, qui a l’air très-anglais. -Quant au sieur Ruby, il représente le négociant vulgaire, sans grandeur, sans originalité. +William Falsten, lui, est un ingénieur de Manchester, qui a l’air très-anglais. +Quant au sieur Ruby, il représente le négociant vulgaire, sans grandeur, sans originalité. Ce qu’il en fera, il ne saurait le dire. -C’est toute sa dignité et tout son mérite. -Comment, ai-je répondu, nous rallions les Bermudes ? +C’est toute sa dignité et tout son mérite. +Comment, ai-je répondu, nous rallions les Bermudes ? Et vous ne lui avez pas fait observer ?... Non, monsieur Kazallon, pas un jour ! -Je pense, me répond le second, je pense que... c’est mon capitaine ! -Cette évasive réponse ne laisse pas de me préoccuper. -Robert Kurtis ne s’est pas trompé. +Je pense, me répond le second, je pense que... c’est mon capitaine ! +Cette évasive réponse ne laisse pas de me préoccuper. +Robert Kurtis ne s’est pas trompé. En effet, ce sont de dangereux parages que ceux qui avoisinent l’archipel bermudien. -D’ailleurs, il est destiné à s’accroître, et probablement sur une vaste échelle. +D’ailleurs, il est destiné à s’accroître, et probablement sur une vaste échelle. Ni les trois autres passagers ni Mrs. -La mer est très-houleuse et le navire fatigue beaucoup. -Les cloisons du carré gémissent avec un bruit qui finit par agacer. +La mer est très-houleuse et le navire fatigue beaucoup. +Les cloisons du carré gémissent avec un bruit qui finit par agacer. Les passagers se tiennent pour la plupart sous la dunette. -Pendant deux jours, nous courons ainsi au plus près. -Les mâts de perroquet sont calés. -Le vent fait, en ce moment, de cinquante à soixante milles à l’heure. +Pendant deux jours, nous courons ainsi au plus près. +Les mâts de perroquet sont calés. +Le vent fait, en ce moment, de cinquante à soixante milles à l’heure. Angleterre est dans le nord-est, et nous courons dans le sud-est ! -Est-ce que vous avez déjà navigué avez lui ? -Non, c’est la première fois. -Oui, mais il m’a répondu que c’était la bonne. +Est-ce que vous avez déjà navigué avez lui ? +Non, c’est la première fois. +Oui, mais il m’a répondu que c’était la bonne. Ils pensent comme moi. Et si le capitaine Huntly voulait conduire son navire en Chine ? -Ils obéiraient comme moi. -Cependant, l’obéissance a des limites ? +Ils obéiraient comme moi. +Cependant, l’obéissance a des limites ? Non, tant que la conduite du capitaine ne met pas le navire en perdition. Mais s’il est fou ? -S’il est fou, monsieur Kazallon, je verrai ce que j’aurai à faire. -Le soleil a paru aujourd’hui et brille d’un vif éclat. -La température commence à devenir très-chaude. -Le Chancellor a donc descendu de plus de dix degrés dans le sud. +S’il est fou, monsieur Kazallon, je verrai ce que j’aurai à faire. +Le soleil a paru aujourd’hui et brille d’un vif éclat. +La température commence à devenir très-chaude. +Le Chancellor a donc descendu de plus de dix degrés dans le sud. Et sa route est toujours au sud-est ! A-t-il son bon sens ou ne l’a-t-il pas ? je ne sais que croire. -En général, il parle raisonnablement. -C’est, en effet, une mesure grave et qui engagerait sérieusement sa responsabilité. -Puis, je me suis couché et endormi. -Je suis réveillé, quelques heures après, par un bruit inaccoutumé. -Des pas pesants résonnent sur le pont, et de vives interpellations se font entendre. -Il me « Oui, me dit-il, le feu est à bord. -Page vingt-deux.) semble que les gens de l’équipage courent avec une certaine précipitation. +En général, il parle raisonnablement. +C’est, en effet, une mesure grave et qui engagerait sérieusement sa responsabilité. +Puis, je me suis couché et endormi. +Je suis réveillé, quelques heures après, par un bruit inaccoutumé. +Des pas pesants résonnent sur le pont, et de vives interpellations se font entendre. +Il me « Oui, me dit-il, le feu est à bord. +Page vingt-deux.) semble que les gens de l’équipage courent avec une certaine précipitation. Quelle est donc la cause de cette agitation extraordinaire ? -Sans doute, un brassiage de vergues, nécessité par quelque virement de bord... -Je songe un instant à monter sur le pont, mais le bruit cesse bientôt. -C’est sans doute une manœuvre qui a motivé ces allées et venues. -Toutefois, les mouvements du navire n’ont pas augmenté. +Sans doute, un brassiage de vergues, nécessité par quelque virement de bord... +Je songe un instant à monter sur le pont, mais le bruit cesse bientôt. +C’est sans doute une manœuvre qui a motivé ces allées et venues. +Toutefois, les mouvements du navire n’ont pas augmenté. Donc, il ne survente pas. -Rien n’est changé à bord, — en apparence. -Le Chancellor court, bâbord amures, sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. -Bientôt Monsieur Letourneur et son fils paraissent sur le pont. -J’aide le jeune homme à monter sur la dunette. -Il m’a semblé même surprendre ces paroles : « Vite ! vite ! aux panneaux ! aux panneaux ! -Quelle heure était-il ? -Trois heures du matin environ, répond Monsieur Letourneur. +Rien n’est changé à bord, — en apparence. +Le Chancellor court, bâbord amures, sous ses basses voiles, ses huniers et ses perroquets. +Bientôt Monsieur Letourneur et son fils paraissent sur le pont. +J’aide le jeune homme à monter sur la dunette. +Il m’a semblé même surprendre ces paroles : « Vite ! vite ! aux panneaux ! aux panneaux ! +Quelle heure était-il ? +Trois heures du matin environ, répond Monsieur Letourneur. Et vous ne connaissez pas la cause de ce bruit ? -Pourquoi a-t-on condamné si soigneusement ces ouvertures ? -Il y a là un motif que je ne puis deviner. +Pourquoi a-t-on condamné si soigneusement ces ouvertures ? +Il y a là un motif que je ne puis deviner. Robert Kurtis me l’apprendra, sans doute. C’est dans trois jours le dernier quartier, et, le vingt-quatre, la nouvelle lune. Je suis seul sur la dunette. -MMonsieur Letourneur sont descendus pour le thé, et j’attends le second. -Puis, il examine l’état du ciel et la voilure du bâtiment. +MMonsieur Letourneur sont descendus pour le thé, et j’attends le second. +Puis, il examine l’état du ciel et la voilure du bâtiment. Se rapprochant ensuite du lieutenant Walter : « Le capitaine Huntly ? demande-t-il. Je ne l’ai pas encore vu, monsieur. -Puis, Robert Kurtis et Walter s’entretiennent pendant quelques instants à voix basse. -À une question qui lui est posée, Walter répond par un signe négatif. -Envoyez-moi le bosseman, Walter, » dit le second, au moment où le lieutenant le quitte. -Robert Kurtis me regarde attentivement sans répondre. -Que s’est-il passé ? -Rien, monsieur Kazallon, répond Robert Kurtis. +Puis, Robert Kurtis et Walter s’entretiennent pendant quelques instants à voix basse. +À une question qui lui est posée, Walter répond par un signe négatif. +Envoyez-moi le bosseman, Walter, » dit le second, au moment où le lieutenant le quitte. +Robert Kurtis me regarde attentivement sans répondre. +Que s’est-il passé ? +Rien, monsieur Kazallon, répond Robert Kurtis. Cependant, « il y a quelque chose ! -Les matelots, souvent groupés, causent entre eux et se taisent à notre approche. -Plusieurs fois, j’ai saisi le mot « panneau » qui a déjà frappé Monsieur Letourneur. -Qu’y a-t-il donc dans la cale du Chancellor qui exige tant de précautions ? -Pourquoi les panneaux sont-ils si hermétiquement condamnés ? +Les matelots, souvent groupés, causent entre eux et se taisent à notre approche. +Plusieurs fois, j’ai saisi le mot « panneau » qui a déjà frappé Monsieur Letourneur. +Qu’y a-t-il donc dans la cale du Chancellor qui exige tant de précautions ? +Pourquoi les panneaux sont-ils si hermétiquement condamnés ? Je n’attendrai pas au dernier moment ! Mais que feras-tu, Owen ? lui demande le cuisinier Jynxtrop. -Bon ! a répondu le matelot ! -Les chaloupes n’ont pas été inventées pour les marsouins !... -Cette conversation a été brusquement interrompue, et je n’ai pu en apprendre davantage. +Bon ! a répondu le matelot ! +Les chaloupes n’ont pas été inventées pour les marsouins !... +Cette conversation a été brusquement interrompue, et je n’ai pu en apprendre davantage. Se trame-t-il donc quelque conspiration contre les officiers du navire ? -Robert Kurtis a-t-il surpris des symptômes de révolte ? -Depuis hier, j’observe que le capitaine et le second ont fréquemment des entretiens. -Le Chancellor est pourvu de pompes qui rendent facile ce lavage à grande eau. -Décidément, on voit bien que nous sommes sous les tropiques ! -Je suis monté sur le pont dès l’aube. -Les marins, pieds nus, courent dans cette nappe limpide qui écume par petites lames. +Robert Kurtis a-t-il surpris des symptômes de révolte ? +Depuis hier, j’observe que le capitaine et le second ont fréquemment des entretiens. +Le Chancellor est pourvu de pompes qui rendent facile ce lavage à grande eau. +Décidément, on voit bien que nous sommes sous les tropiques ! +Je suis monté sur le pont dès l’aube. +Les marins, pieds nus, courent dans cette nappe limpide qui écume par petites lames. Je ne sais pourquoi, l’envie me prend de les imiter. -Le feu est à bord ! -Après m’avoir fait cette grave communication, Robert Kurtis est resté silencieux. -Six jours ! me suis-je écrié. +Le feu est à bord ! +Après m’avoir fait cette grave communication, Robert Kurtis est resté silencieux. +Six jours ! me suis-je écrié. C’est donc dans cette nuit ?... Pas de doute possible ! -J’ai écoute en silence le récit du second. -Savez-vous comment le feu a pris ? ai-je demandé à Robert Kurtis. -Très-probablement, me répond-il, il est dû à une combustion spontanée du coton. +J’ai écoute en silence le récit du second. +Savez-vous comment le feu a pris ? ai-je demandé à Robert Kurtis. +Très-probablement, me répond-il, il est dû à une combustion spontanée du coton. Cela arrive-t-il souvent ? -Qu’importe la cause, après tout ? ai-je répondu. -Y a-t-il quelque chose à faire, monsieur Kurtis ? -Et l’incendie s’accroît toujours ? -Cite-t-on des exemples de navires qui aient résisté dans ces conditions, monsieur Kurtis ? -Les passagers ne savent rien du danger qui les menace ? ai-je demandé au second. -Pendant cette journée du vingt octobre, les passagers sont tous montés sur la dunette. -Cette manœuvre des pompes aurait pu, au moins, provoquer quelque étonnement de leur part. -Robert Kurtis m’a fait connaître la détermination prise. -Le capitaine Huntly est absolument démoralisé, — ce qui était facile à prévoir. +Qu’importe la cause, après tout ? ai-je répondu. +Y a-t-il quelque chose à faire, monsieur Kurtis ? +Et l’incendie s’accroît toujours ? +Cite-t-on des exemples de navires qui aient résisté dans ces conditions, monsieur Kurtis ? +Les passagers ne savent rien du danger qui les menace ? ai-je demandé au second. +Pendant cette journée du vingt octobre, les passagers sont tous montés sur la dunette. +Cette manœuvre des pompes aurait pu, au moins, provoquer quelque étonnement de leur part. +Robert Kurtis m’a fait connaître la détermination prise. +Le capitaine Huntly est absolument démoralisé, — ce qui était facile à prévoir. Dans ce cas, que convient-il de faire ? -Le lendemain, vingt et un octobre, la situation est la même. +Le lendemain, vingt et un octobre, la situation est la même. On n’est pas plus imprudent ! -Bah ! répond Ruby avec insouciance, il n’arrivera rien ! -Il peut, au contraire, arriver de grands malheurs ! reprend l’ingénieur. +Bah ! répond Ruby avec insouciance, il n’arrivera rien ! +Il peut, au contraire, arriver de grands malheurs ! reprend l’ingénieur. Mais il suffit d’un choc pour provoquer une explosion ! -Pourquoi n’avoir pas prévenu le capitaine ? +Pourquoi n’avoir pas prévenu le capitaine ? Eh ! parce qu’il n’aurait pas voulu prendre ma bonbonne ! -En effet, bientôt de nouvelles paroles parviennent jusqu’à moi. +En effet, bientôt de nouvelles paroles parviennent jusqu’à moi. Si ! si ! dit Falsten, il faut avertir le capitaine ! -Il faut jeter cette bonbonne à la mer. +Il faut jeter cette bonbonne à la mer. Je n’ai pas envie de sauter ! -Je me relève à ce mot. -Que veut dire l’ingénieur ? -À quoi fait-il allusion ? -Mais un mot — mot « épouvantable » dans les conjonctures actuelles — me fait bondir ! -Il y a du picrate à bord ? -Oui ! répond Falsten, une bonbonne qui en contient trente livres. +Je me relève à ce mot. +Que veut dire l’ingénieur ? +À quoi fait-il allusion ? +Mais un mot — mot « épouvantable » dans les conjonctures actuelles — me fait bondir ! +Il y a du picrate à bord ? +Oui ! répond Falsten, une bonbonne qui en contient trente livres. Dans la cale, avec les marchandises ! -Aussi, est-ce très-froidement que je vais trouver Robert Kurtis sur le gaillard d’avant. -Bien ! me répond-il. +Aussi, est-ce très-froidement que je vais trouver Robert Kurtis sur le gaillard d’avant. +Bien ! me répond-il. Pas un mot de ceci. -Où est ce Ruby ? +Où est ce Ruby ? Venez avec moi, monsieur Kazallon. -Nous gagnons ensemble la dunette, où l’ingénieur et le négociant discutent encore. -Robert Kurtis va droit à eux. -Vous avez fait cela ? — demande-t-il à Ruby. +Nous gagnons ensemble la dunette, où l’ingénieur et le négociant discutent encore. +Robert Kurtis va droit à eux. +Vous avez fait cela ? — demande-t-il à Ruby. Eh bien, oui ! je l’ai fait ! -répond tranquillement Ruby, qui se croit tout au plus coupable d’une fraude. +répond tranquillement Ruby, qui se croit tout au plus coupable d’une fraude. Puis, d’une voix calme, il interroge Ruby. -Celui-ci confirme les faits que j’ai rapportés. -Ma pacotille est assurée ! -Vous ne savez donc pas que le feu est à bord ! -Ces mots à peine prononcés, je les regrette, mais il est trop tard ! +Celui-ci confirme les faits que j’ai rapportés. +Ma pacotille est assurée ! +Vous ne savez donc pas que le feu est à bord ! +Ces mots à peine prononcés, je les regrette, mais il est trop tard ! L’effet qu’ils produisent sur Ruby est indescriptible. Le malheureux est pris d’une peur convulsive. -Le feu est à bord ! +Le feu est à bord ! Les passagers arrivent, Mr. Kear, sa femme, miss Herbey, les deux Letourneur. -Robert Kurtis veut imposer silence à Ruby, mais celui-ci n’a plus sa raison. -En ce moment, le désordre est extrême. -Kear est tombée sans connaissance sur le pont. -Cependant, Robert Kurtis, aidé du lieutenant, est parvenu à arrêter ses hommes. -Très-heureusement, Ruby n’a pas parlé de ce picrate enfermé dans la cale. -Puis, il est transporté dans sa cabine, où il sera désormais gardé à vue. -Le mot terrible ne s’est pas échappé de sa bouche ! +Robert Kurtis veut imposer silence à Ruby, mais celui-ci n’a plus sa raison. +En ce moment, le désordre est extrême. +Kear est tombée sans connaissance sur le pont. +Cependant, Robert Kurtis, aidé du lieutenant, est parvenu à arrêter ses hommes. +Très-heureusement, Ruby n’a pas parlé de ce picrate enfermé dans la cale. +Puis, il est transporté dans sa cabine, où il sera désormais gardé à vue. +Le mot terrible ne s’est pas échappé de sa bouche ! vingt-deux et vingt-trois octobre. — Robert Kurtis a tout appris au capitaine Huntly. -Peut-être combattrons-nous mieux l’ennemi qui se montre que l’ennemi qui se cache ! -C’est aussi le mien, ai-je répliqué. -Et pourquoi m’en préoccuperais-je ? -Je n’y veux même pas songer ! +Peut-être combattrons-nous mieux l’ennemi qui se montre que l’ennemi qui se cache ! +C’est aussi le mien, ai-je répliqué. +Et pourquoi m’en préoccuperais-je ? +Je n’y veux même pas songer ! Donc, ou le feu l’atteindra, ou il ne l’ atteindra pas. -Par conséquent, cette circonstance dont vous parlez n’existe pas pour moi. -L’explosion n’est pas nécessaire, dirait un formaliste, elle n’est que contingente. -Cette observation est faite par l’ingénieur avec le plus beau sang-froid du monde. -Une question à laquelle je vous prie de répondre, monsieur Falsten, ai-je dit alors. -Certainement, répond l’ingénieur. +Par conséquent, cette circonstance dont vous parlez n’existe pas pour moi. +L’explosion n’est pas nécessaire, dirait un formaliste, elle n’est que contingente. +Cette observation est faite par l’ingénieur avec le plus beau sang-froid du monde. +Une question à laquelle je vous prie de répondre, monsieur Falsten, ai-je dit alors. +Certainement, répond l’ingénieur. Falsten a dit : « Ergo ». -Ne croirait-on pas qu’il fait une démonstration dans un cours de chimie ? -Nous sommes alors remontés sur le pont. -En sortant du carré, Robert Kurtis me prend la main. -Monsieur Kurtis, votre émotion.... -Monsieur, reprend-il, je n’en ai pas été maître ! -La situation est-elle donc désespérée ? ai-je alors demandé. -La situation, la voici, répond froidement Robert Kurtis. -Nous sommes attachés à un fourneau de mine, et la mèche est allumée ! -Reste à savoir si cette mèche est longue ! +Ne croirait-on pas qu’il fait une démonstration dans un cours de chimie ? +Nous sommes alors remontés sur le pont. +En sortant du carré, Robert Kurtis me prend la main. +Monsieur Kurtis, votre émotion.... +Monsieur, reprend-il, je n’en ai pas été maître ! +La situation est-elle donc désespérée ? ai-je alors demandé. +La situation, la voici, répond froidement Robert Kurtis. +Nous sommes attachés à un fourneau de mine, et la mèche est allumée ! +Reste à savoir si cette mèche est longue ! Puis il se retire. -Kear pousse des gémissements, et, malgré ses ridicules, la malheureuse femme fait pitié. -Est-ce que nous n’avons pas fait le nord-est depuis notre départ de Charleston. -Non, monsieur, répond le second, nous avons fait le sud-est, suivant vos ordres. -Nous sommes pourtant chargés pour Liverpool ! +Kear pousse des gémissements, et, malgré ses ridicules, la malheureuse femme fait pitié. +Est-ce que nous n’avons pas fait le nord-est depuis notre départ de Charleston. +Non, monsieur, répond le second, nous avons fait le sud-est, suivant vos ordres. +Nous sommes pourtant chargés pour Liverpool ! Comment s’appelle le navire, monsieur Kurtis ? Ah, oui ! le Chancellor ! Et il se trouve maintenant ?... Au sud du Tropique. Eh bien ! monsieur, je ne me charge pas de le ramener au nord !... Non !... je ne pourrais pas... -Je désire ne plus quitter ma cabine... +Je désire ne plus quitter ma cabine... La vue de la mer me fait mal !... -Monsieur, répond Robert Kurtis, j’espère que des soins... -Je vous écoute, répond le second. -Puis, remonté sur le pont, il me raconte ce qui s’est passé. -Je le remplace dans des circonstances graves, me répond Robert Kurtis. +Monsieur, répond Robert Kurtis, j’espère que des soins... +Je vous écoute, répond le second. +Puis, remonté sur le pont, il me raconte ce qui s’est passé. +Je le remplace dans des circonstances graves, me répond Robert Kurtis. N’importe, je ferai mon devoir. -Le bosseman arrive aussitôt. -Bosseman, lui dit Robert Kurtis, faites rassembler l’équipage au pied du grand mât. +Le bosseman arrive aussitôt. +Bosseman, lui dit Robert Kurtis, faites rassembler l’équipage au pied du grand mât. Robert Kurtis se rend au milieu d’eux. -Mais, ai-je dit à Robert Kurtis, pourquoi ne pas saborder le pont ? -Pourquoi ne pas précipiter des tonnes d’eau dans la cale ? -Quand le navire en serait rempli, où serait le mal ? -L’incendie éteint, les pompes rejetteraient toute cette eau à la mer ! +Mais, ai-je dit à Robert Kurtis, pourquoi ne pas saborder le pont ? +Pourquoi ne pas précipiter des tonnes d’eau dans la cale ? +Quand le navire en serait rempli, où serait le mal ? +L’incendie éteint, les pompes rejetteraient toute cette eau à la mer ! Sur ce sujet, il n’a plus le sens commun. -Où ce feu prend-il donc tout cet air qui l’alimente ? -Quelle est l’ouverture qui a échappé à nos recherches ? -L’effroyable catastrophe ne saurait être éloignée maintenant ! -Heureusement, le grand mât et le mât de misaine sont en fer. -Maintenant, la manœuvre est de plus en plus difficile à bord. -Le vingt-neuf, la tempête est dans toute sa fureur. -Océan est démonté, et l’embrun des lames couvre en entier le Chancellor. +Où ce feu prend-il donc tout cet air qui l’alimente ? +Quelle est l’ouverture qui a échappé à nos recherches ? +L’effroyable catastrophe ne saurait être éloignée maintenant ! +Heureusement, le grand mât et le mât de misaine sont en fer. +Maintenant, la manœuvre est de plus en plus difficile à bord. +Le vingt-neuf, la tempête est dans toute sa fureur. +Océan est démonté, et l’embrun des lames couvre en entier le Chancellor. On se regarde, on n’ose parler. -Quant à la bonbonne de picrate, nous n’y songeons même plus. -Nous avons oublié « ce détail », pour employer l’expression de Robert Kurtis. -En écrivant cette phrase, je pense donner un état exact de nos esprits. -L’équipage se précipite vers Robert Kurtis, pour lui demander des ordres. -Robert Kurtis regarde l’Océan, dont les lames monstrueuses déferlent. -Les matelots se précipitent vers le canot. +Quant à la bonbonne de picrate, nous n’y songeons même plus. +Nous avons oublié « ce détail », pour employer l’expression de Robert Kurtis. +En écrivant cette phrase, je pense donner un état exact de nos esprits. +L’équipage se précipite vers Robert Kurtis, pour lui demander des ordres. +Robert Kurtis regarde l’Océan, dont les lames monstrueuses déferlent. +Les matelots se précipitent vers le canot. Non ! crie Robert Kurtis, non ! -Ce serait jouer notre dernière chance sur un coup de mer ! -Quelques matelots affolés, Owen à leur tête, veulent cependant lancer l’embarcation. +Ce serait jouer notre dernière chance sur un coup de mer ! +Quelques matelots affolés, Owen à leur tête, veulent cependant lancer l’embarcation. Les matelots se retirent. -Quelques-uns montent dans les enfléchures des haubans. -D’autres se réfugient jusqu’aux hunes. -À onze heures, des détonations violentes se font entendre dans la cale. -Des cris s’élèvent alors. -Kear, soutenue par miss Herbey, quitte précipitamment les chambres, que le feu gagne. -Faut-il donc laisser périr ce malheureux Ruby ? -Je m’élance vers l’escalier... -C’est comme une salamandre humaine qui court à travers les flammes ! +Quelques-uns montent dans les enfléchures des haubans. +D’autres se réfugient jusqu’aux hunes. +À onze heures, des détonations violentes se font entendre dans la cale. +Des cris s’élèvent alors. +Kear, soutenue par miss Herbey, quitte précipitamment les chambres, que le feu gagne. +Faut-il donc laisser périr ce malheureux Ruby ? +Je m’élance vers l’escalier... +C’est comme une salamandre humaine qui court à travers les flammes ! Nous allons tous sauter ! sauter ! sauter !... Les matelots l’ont entendu crier : « Le picrate ! le picrate ! Le canot ! le canot ! -Les matelots, frappés de stupeur, demeurent immobiles. -Une agitation nerveuse s’est emparée de moi, et je ne puis la calmer. -L’ingénieur Falsten consulte froidement sa montre et note l’heure sur son carnet. +Les matelots, frappés de stupeur, demeurent immobiles. +Une agitation nerveuse s’est emparée de moi, et je ne puis la calmer. +L’ingénieur Falsten consulte froidement sa montre et note l’heure sur son carnet. Je m’approche de Robert Kurtis. -Tout est perdu ? lui ai-je demandé. -Non, me répond-il. -Mais comment manœuvrer les pompes sur ce pont brûlant, monsieur Kurtis ? -Comment donner des ordres aux matelots à travers ces flammes ? -Robert Kurtis ne me répond pas. -Tout est perdu ? ai-je demandé de nouveau. +Tout est perdu ? lui ai-je demandé. +Non, me répond-il. +Mais comment manœuvrer les pompes sur ce pont brûlant, monsieur Kurtis ? +Comment donner des ordres aux matelots à travers ces flammes ? +Robert Kurtis ne me répond pas. +Tout est perdu ? ai-je demandé de nouveau. Non ! monsieur, me dit Robert Kurtis, non ! -Au-dessus, les nuages bas reflètent de grandes lueurs fauves. -Quelle nuit épouvantable, et quelle plume saurait en retracer l’horreur ! -Le Chancellor court dans les ténèbres, comme un brûlot gigantesque. +Au-dessus, les nuages bas reflètent de grandes lueurs fauves. +Quelle nuit épouvantable, et quelle plume saurait en retracer l’horreur ! +Le Chancellor court dans les ténèbres, comme un brûlot gigantesque. Mais ce picrate ne prendra donc pas feu ! Ce volcan ne s’ouvrira donc pas sous nos pieds ! Ruby a donc menti ! -Il n’y a donc pas de substance explosive enfermée dans la cale ! -crie-t-il d’une voix impérative. +Il n’y a donc pas de substance explosive enfermée dans la cale ! +crie-t-il d’une voix impérative. Mais il est trop tard. Le Chancellor est immobile. Suite de la nuit du vingt-neuf octobre. — Il n’est pas encore minuit. -Il n’y a pas de lune, et l’obscurité est profonde. -Nous ne pouvons savoir en quel endroit le navire vient d’échouer. +Il n’y a pas de lune, et l’obscurité est profonde. +Nous ne pouvons savoir en quel endroit le navire vient d’échouer. Bien ! bien ! dit-il. -Le lieutenant et le bosseman ont mouillé les deux ancres ! -Il faut espérer qu’elles tiendront ! -Je le vois prêter l’oreille. +Le lieutenant et le bosseman ont mouillé les deux ancres ! +Il faut espérer qu’elles tiendront ! +Je le vois prêter l’oreille. Enfin, Robert Kurtis revient sur la dunette. -Mais après ? ai-je dit. -Ne songeons qu’au présent ! -On entend des sifflements assourdissants, qui prouvent que les deux éléments luttent entre eux. -Peut-être sera-t-elle moins redoutable que le feu ! -C’est l’équipage, qui s’est réfugié sur l’étroit gaillard d’avant. +Mais après ? ai-je dit. +Ne songeons qu’au présent ! +On entend des sifflements assourdissants, qui prouvent que les deux éléments luttent entre eux. +Peut-être sera-t-elle moins redoutable que le feu ! +C’est l’équipage, qui s’est réfugié sur l’étroit gaillard d’avant. Mais, dis-je, nous sommes toujours sous la menace d’une explosion. -Ne pourrions-nous abandonner le Chancellor, et nous réfugier... -Sur ce récif ? répond Robert Kurtis. +Ne pourrions-nous abandonner le Chancellor, et nous réfugier... +Sur ce récif ? répond Robert Kurtis. Mais comment est-il fait ? -Ne couvre-t-il pas à mer haute ? -Pouvons-nous le reconnaître dans cette obscurité ? +Ne couvre-t-il pas à mer haute ? +Pouvons-nous le reconnaître dans cette obscurité ? Laissons venir le jour, et nous verrons. -Ces paroles de Robert Kurtis, je les rapporte immédiatement aux autres passagers. -Comment le Chancellor a-t-il pu être transporté si avant sur ce récif ? -À six heures du matin, des chocs violents se font sentir. -Cet homme, devenu un être absolument passif, ne compte plus. -Cette épave nous servira peut-être, qui sait ? -Maintenant, le jour est suffisamment fait, les brumes commencent à se lever. +Ces paroles de Robert Kurtis, je les rapporte immédiatement aux autres passagers. +Comment le Chancellor a-t-il pu être transporté si avant sur ce récif ? +À six heures du matin, des chocs violents se font sentir. +Cet homme, devenu un être absolument passif, ne compte plus. +Cette épave nous servira peut-être, qui sait ? +Maintenant, le jour est suffisamment fait, les brumes commencent à se lever. La ligne des brisants court sud-ouest et nord-est pendant un mille environ. -Dans le nord émerge une sorte d’îlot, de forme irrégulière. -Elle doit donc dominer le niveau des plus hautes marées. -Au delà, la mer reprend sa couleur sombre. -Là, l’eau est profonde. -Là finit l’écueil. -Robert Kurtis, immobile, observe l’Océan, principalement dans l’ouest. -Un homme s’est cramponné à la hune. (Page quarante-six.) Nos regards l’interrogent. -Je n’en sais rien, monsieur, répond Robert Kurtis. -Vous devriez le savoir ! réplique sottement le marchand de pétrole. +Dans le nord émerge une sorte d’îlot, de forme irrégulière. +Elle doit donc dominer le niveau des plus hautes marées. +Au delà, la mer reprend sa couleur sombre. +Là, l’eau est profonde. +Là finit l’écueil. +Robert Kurtis, immobile, observe l’Océan, principalement dans l’ouest. +Un homme s’est cramponné à la hune. (Page quarante-six.) Nos regards l’interrogent. +Je n’en sais rien, monsieur, répond Robert Kurtis. +Vous devriez le savoir ! réplique sottement le marchand de pétrole. Soit, mais je ne le sais pas ! -La fumée est moins abondante, quoique noire encore. +La fumée est moins abondante, quoique noire encore. L’incendie d’abord. -Maintenant, vaut-il mieux abandonner immédiatement le navire et se réfugier sur l’écueil ? -C’est là qu’ils se logeront, leur poste étant absolument inhabitable. -Le magasin des voiles de rechange, situé à l’avant, est également intact. -Enfin, peut-être sommes-nous au terme de nos épreuves ! -Tous ont montré du courage et de l’énergie. -Le lieutenant Walter, le bosseman, le charpentier Daoulas se sont particulièrement distingués. -Quant à Robert Kurtis, son éloge n’est pas à faire. -Cependant, depuis sept heures du matin, la mer a commencé à remonter. -Je ne vois guère d’autre explication à donner du fait. +Maintenant, vaut-il mieux abandonner immédiatement le navire et se réfugier sur l’écueil ? +C’est là qu’ils se logeront, leur poste étant absolument inhabitable. +Le magasin des voiles de rechange, situé à l’avant, est également intact. +Enfin, peut-être sommes-nous au terme de nos épreuves ! +Tous ont montré du courage et de l’énergie. +Le lieutenant Walter, le bosseman, le charpentier Daoulas se sont particulièrement distingués. +Quant à Robert Kurtis, son éloge n’est pas à faire. +Cependant, depuis sept heures du matin, la mer a commencé à remonter. +Je ne vois guère d’autre explication à donner du fait. Telle est la situation. -À présent, que va faire Robert Kurtis ? +À présent, que va faire Robert Kurtis ? Mais Monsieur Letourneur ne semble pas partager mon avis. Et pourquoi ? ai-je repris. -C’est, en effet, le danger le plus grand dont nous soyons menacés. -Monsieur Letourneur, ai-je demandé alors, vous avez confiance dans Robert Kurtis ? -Mais il ne s’agit pas de perdre son temps à épargner la cargaison. -Les pompes commencent donc à faire de nouveau leur office. -Pendant ces premières opérations, l’équipage suffit parfaitement à la manœuvre des pompes. -Les distractions ne peuvent donc être que fort rares à bord. -Ma proposition est agréée de MMonsieur Letourneur. -Du reste, l’origine de l’îlot n’est pas discutable. +C’est, en effet, le danger le plus grand dont nous soyons menacés. +Monsieur Letourneur, ai-je demandé alors, vous avez confiance dans Robert Kurtis ? +Mais il ne s’agit pas de perdre son temps à épargner la cargaison. +Les pompes commencent donc à faire de nouveau leur office. +Pendant ces premières opérations, l’équipage suffit parfaitement à la manœuvre des pompes. +Les distractions ne peuvent donc être que fort rares à bord. +Ma proposition est agréée de MMonsieur Letourneur. +Du reste, l’origine de l’îlot n’est pas discutable. Elle est purement volcanique. -Voilà un singulier îlot, dit Monsieur Letourneur, et son apparition est certainement récente. -Explorons-le donc avec soin, et nous le porterons à la connaissance des navigateurs. -N’importe, cher enfant, répond Monsieur Letourneur. -Vraiment, André, m’écriai-je plaisamment, vous prétendez disposer de la nature en souverain ! -Rien n’est plus vrai, monsieur Letourneur, ai-je répondu. +Voilà un singulier îlot, dit Monsieur Letourneur, et son apparition est certainement récente. +Explorons-le donc avec soin, et nous le porterons à la connaissance des navigateurs. +N’importe, cher enfant, répond Monsieur Letourneur. +Vraiment, André, m’écriai-je plaisamment, vous prétendez disposer de la nature en souverain ! +Rien n’est plus vrai, monsieur Letourneur, ai-je répondu. Les mollusques y manquent absolument, aussi bien que les hydrophytes. -Je propose à mes compagnons de mettre pied à terre, et ils acceptent. +Je propose à mes compagnons de mettre pied à terre, et ils acceptent. Le canot accoste, et nous descendons sur le roc basaltique. -Certes, m’écriai-je, le nom est bien trouvé ! -L’écueil de Ham-Rock ! -Mr. Kear n’a pas voulu se déranger ; il est resté confiné à bord. -J’ai offert à Mrs. +Certes, m’écriai-je, le nom est bien trouvé ! +L’écueil de Ham-Rock ! +Mr. Kear n’a pas voulu se déranger ; il est resté confiné à bord. +J’ai offert à Mrs. Mais lorsqu’elle prie Mrs. Kear de lui permettre de quitter le bord, Mrs. -Je suis outré de cette conduite, et j’interviens près de Mrs. +Je suis outré de cette conduite, et j’interviens près de Mrs. Kear en faveur de miss Herbey. -Miss Herbey nous accompagne donc plusieurs fois dans nos promenades à travers les roches. -Pas même un penny, miss, dis-je en riant. -Est-ce que vous auriez l’intention de la prendre à bail ? -Il y a bien des souffrances cachées dans cette réponse de miss Herbey ! -Le procédé du capitaine a réussi. -Ce sont là des circonstances fâcheuses, il faut le reconnaître. -Aussi, le capitaine et le charpentier reviennent-ils très-soucieux. -Il n’y avait pas autre chose à faire. -Aussi la résolution de Robert Kurtis est-elle unanimement approuvée. +Miss Herbey nous accompagne donc plusieurs fois dans nos promenades à travers les roches. +Pas même un penny, miss, dis-je en riant. +Est-ce que vous auriez l’intention de la prendre à bail ? +Il y a bien des souffrances cachées dans cette réponse de miss Herbey ! +Le procédé du capitaine a réussi. +Ce sont là des circonstances fâcheuses, il faut le reconnaître. +Aussi, le capitaine et le charpentier reviennent-ils très-soucieux. +Il n’y avait pas autre chose à faire. +Aussi la résolution de Robert Kurtis est-elle unanimement approuvée. Ces divers travaux durent jusqu’au vingt. -Cependant, l’opération présente quelques difficultés auxquelles il faudra parer. -Or, il est bien évident que Robert Kurtis ne peut attendre plusieurs mois. -C’est à quatre heures vingt-trois minutes que la marée doit être pleine. -Les basses et hautes voiles sont donc déployées et orientées vent arrière. +Cependant, l’opération présente quelques difficultés auxquelles il faudra parer. +Or, il est bien évident que Robert Kurtis ne peut attendre plusieurs mois. +C’est à quatre heures vingt-trois minutes que la marée doit être pleine. +Les basses et hautes voiles sont donc déployées et orientées vent arrière. C’est le moment. -La mer est étale. +La mer est étale. Passagers et matelots sont aux barres du guindeau. MMonsieur Letourneur, Falsten et moi, nous tenons la bringuebale de tribord. Les bringuebales du guindeau sont mises en mouvement. -Une vingtaine de pieds sont gagnés. -Nos efforts redoublent, et le Chancellor frémit... -La marée commence à baisser. +Une vingtaine de pieds sont gagnés. +Nos efforts redoublent, et le Chancellor frémit... +La marée commence à baisser. Nous ne passerons pas. -Il n’y a pas un instant à perdre. -On vire à culer, et il y a là un moment d’anxiété terrible... +Il n’y a pas un instant à perdre. +On vire à culer, et il y a là un moment d’anxiété terrible... Eh bien, capitaine, demande alors le bosseman, comment passerons-nous ? -Je ne sais pas, répond Robert Kurtis, mais nous passerons. -Or, l’îlot ne peut être tenable par un coup de vent. -Le Chancellor y serait mis en pièces. -Raison de plus, bosseman, pour ne pas perdre un instant, répond Robert Kurtis. +Je ne sais pas, répond Robert Kurtis, mais nous passerons. +Or, l’îlot ne peut être tenable par un coup de vent. +Le Chancellor y serait mis en pièces. +Raison de plus, bosseman, pour ne pas perdre un instant, répond Robert Kurtis. Eh ! capitaine, dit Daoulas, nous en aurons pour un mois ! Est-ce qu’il ne serait pas possible de faire sauter ces roches ? -Il y a de la poudre à bord. -En trop petite quantité, » répond le bosseman ! -La situation est extrêmement grave. +Il y a de la poudre à bord. +En trop petite quantité, » répond le bosseman ! +La situation est extrêmement grave. Un mois de travail ! -Mais, avant un mois, le navire sera démoli par la mer ! +Mais, avant un mois, le navire sera démoli par la mer ! Nous avons mieux que de la poudre, dit alors Falsten. -Quoi donc ? demande Robert Kurtis, en se retournant vers l’ingénieur. +Quoi donc ? demande Robert Kurtis, en se retournant vers l’ingénieur. Du picrate de potasse ! Du picrate de potasse, en effet ! -La bonbonne embarquée par ce malheureux Ruby. -Un trou de mine foré dans ce basalte, et le radier n’existera plus ! -Ce n’est que le vingt-trois, au matin, que l’opération est enfin terminée. +La bonbonne embarquée par ce malheureux Ruby. +Un trou de mine foré dans ce basalte, et le radier n’existera plus ! +Ce n’est que le vingt-trois, au matin, que l’opération est enfin terminée. Il est huit heures environ. Son conseil est suivi. L’explosion s’est produite. Nous avons couru vers l’obstacle... -L’opération a pleinement réussi. -Un hurrah général éclate. -Nous avons seulement huit cents milles à franchir. +L’opération a pleinement réussi. +Un hurrah général éclate. +Nous avons seulement huit cents milles à franchir. Les premiers jours se passent sans incident. Et puis, nous revenons sur notre route, au lieu d’aller en avant ! -Pendant la journée du vingt-neuf, le vent remonte d’un quart dans le nord. -L’allure du vent arrière ne peut donc être conservée. -Il faut brasser les vergues, orienter les voiles et prendre les amures à tribord. -De là, une bande assez forte donnée par le navire. +Pendant la journée du vingt-neuf, le vent remonte d’un quart dans le nord. +L’allure du vent arrière ne peut donc être conservée. +Il faut brasser les vergues, orienter les voiles et prendre les amures à tribord. +De là, une bande assez forte donnée par le navire. La nuit du vingt-neuf au trente est noire et brumeuse. -La brise fraîchit toujours, et, bien malheureusement, elle hale le nord-ouest. -À l’aube, on sonde, et on trouve trois pieds d’eau... +La brise fraîchit toujours, et, bien malheureusement, elle hale le nord-ouest. +À l’aube, on sonde, et on trouve trois pieds d’eau... Je regarde Robert Kurtis. -Une fugitive pâleur a blanchi ses lèvres, mais il conserve tout son sang-froid. +Une fugitive pâleur a blanchi ses lèvres, mais il conserve tout son sang-froid. Un nouveau malheur ? me dit Monsieur Letourneur. -Dieu vous entende ! répond Monsieur Letourneur. -Est-ce que Dieu est à bord ! s’écrie Falsten en haussant les épaules. -Il y est, monsieur, » répond miss Herbey. +Dieu vous entende ! répond Monsieur Letourneur. +Est-ce que Dieu est à bord ! s’écrie Falsten en haussant les épaules. +Il y est, monsieur, » répond miss Herbey. C’est de mauvais augure. -La manœuvre des pompes a continué pendant toute la journée et toute la nuit. -Mais la mer a encore gagné sur nous. -L’équipage est exténué. -Des symptômes de découragement se manifestent parmi les hommes. -L’opération est plus difficile qu’on ne l’imagine. -Le vent fraîchit assez vivement pendant la nuit, qui est obscure. +La manœuvre des pompes a continué pendant toute la journée et toute la nuit. +Mais la mer a encore gagné sur nous. +L’équipage est exténué. +Des symptômes de découragement se manifestent parmi les hommes. +L’opération est plus difficile qu’on ne l’imagine. +Le vent fraîchit assez vivement pendant la nuit, qui est obscure. Cependant, le capitaine Kurtis a voulu conserver le plus de toile possible. Mais toutes ces mesures ne devaient pas aboutir. Le fait n’est que trop certain ! -Le désespoir s’empare alors de quelques-uns des matelots. -Robert Kurtis leur enjoint de continuer à travailler. +Le désespoir s’empare alors de quelques-uns des matelots. +Robert Kurtis leur enjoint de continuer à travailler. Il a quarante ans environ. Le premier, il abandonne son poste. -Le capitaine réitère son injonction. -Owen réitère son refus. -Robert Kurtis s’approche du matelot révolté. +Le capitaine réitère son injonction. +Owen réitère son refus. +Robert Kurtis s’approche du matelot révolté. Je ne vous conseille pas de me toucher ! dit froidement Owen, qui remonte sur le gaillard d’avant. Pendant la nuit, les pompes ne peuvent plus franchir. -Autant d’eau ajoutée à l’eau de la cale. -Nous autres passagers et le reste de l’équipage, nous sommes toujours aux pompes. +Autant d’eau ajoutée à l’eau de la cale. +Nous autres passagers et le reste de l’équipage, nous sommes toujours aux pompes. En tout cas, nous serons deux qui ne l’abandonnerons pas. -On a caché l’imminence du danger à Mrs. -Kear, qu’un long assoupissement tient à peu près sans connaissance. +On a caché l’imminence du danger à Mrs. +Kear, qu’un long assoupissement tient à peu près sans connaissance. Plusieurs fois, miss Herbey a paru sur le pont, pendant quelques instants seulement. -Les fatigues l’ont pâlie, mais elle est toujours forte. -Je lui recommande de se tenir prête à tout événement. -Deux heures après, de grands cris se font entendre dans la dunette. -Mr. Kear paraît, en criant : « Nous coulons ! nous coulons ! -Aussitôt, je vois miss Herbey et Falsten, qui transportent Mrs. -Robert Kurtis court à sa cabine. -Il en revient aussitôt avec une carte, un sextant et une boussole. -Des cris de détresse retentissent, la confusion règne à bord. -Je sens les planches du pont fléchir sous mes pieds. -Quelques matelots se réfugient dans les haubans en poussant des cris de terreur. +Les fatigues l’ont pâlie, mais elle est toujours forte. +Je lui recommande de se tenir prête à tout événement. +Deux heures après, de grands cris se font entendre dans la dunette. +Mr. Kear paraît, en criant : « Nous coulons ! nous coulons ! +Aussitôt, je vois miss Herbey et Falsten, qui transportent Mrs. +Robert Kurtis court à sa cabine. +Il en revient aussitôt avec une carte, un sextant et une boussole. +Des cris de détresse retentissent, la confusion règne à bord. +Je sens les planches du pont fléchir sous mes pieds. +Quelques matelots se réfugient dans les haubans en poussant des cris de terreur. Je vais les suivre... -Une main m’arrête. +Une main m’arrête. Oui, dis-je en lui serrant convulsivement le bras. v nous deux, nous le sauverons ! Une secousse violente se produit. Le navire s’enfonce ! L’eau me gagne les jambes. Instinctivement, je saisis un cordage... -Son père et moi, nous nous hissons près de lui. +Son père et moi, nous nous hissons près de lui. Puis, je regarde autour de moi. La nuit est assez claire pour que je puisse apercevoir ce qui se passe. -Robert Kurtis, revenu à son poste, est debout sur la dunette. -Mais il a été impossible de faire entendre raison à Mrs. -Aussi, miss Herbey est-elle demeurée près d’elle, sans vouloir la quitter. -Il espère que, ces précautions prises, le Chancellor ne chavirera pas. -Mais ne peut-il couler d’un instant à l’autre ? +Robert Kurtis, revenu à son poste, est debout sur la dunette. +Mais il a été impossible de faire entendre raison à Mrs. +Aussi, miss Herbey est-elle demeurée près d’elle, sans vouloir la quitter. +Il espère que, ces précautions prises, le Chancellor ne chavirera pas. +Mais ne peut-il couler d’un instant à l’autre ? Je rejoins Robert Kurtis, et c’est la question que je lui pose. -Je ne puis le savoir, me répond-il d’un ton très-calme. -Cela dépend surtout de l’état de la mer. -Pendant plus de vingt jours, ce bâtiment est resté ainsi suspendu entre deux eaux. -Dès que les matelots apprennent ce nouveau malheur, ils poussent des cris de détresse. -À la mer ! à la mer, la mâture ! -répètent ces malheureux affolés. -Mais Robert Kurtis intervient : « À votre poste, garçons ! crie-t-il. -Que pas un fil ne soit coupé sans mon ordre ! -Le Chancellor est en équilibre ! +Je ne puis le savoir, me répond-il d’un ton très-calme. +Cela dépend surtout de l’état de la mer. +Pendant plus de vingt jours, ce bâtiment est resté ainsi suspendu entre deux eaux. +Dès que les matelots apprennent ce nouveau malheur, ils poussent des cris de détresse. +À la mer ! à la mer, la mâture ! +répètent ces malheureux affolés. +Mais Robert Kurtis intervient : « À votre poste, garçons ! crie-t-il. +Que pas un fil ne soit coupé sans mon ordre ! +Le Chancellor est en équilibre ! Le Chancellor ne roulera pas encore ! Le radeau est maintenant hors de vue ! Depuis que les lames sont devenues plus fortes, Mrs. -Mr. Kear, lui, est installé avec Silas Huntly dans la hune de misaine. -cinq décembre. — La journée est chaude. -Cependant, la mer est restée assez houleuse. -La coque du navire, immergée aux trois quarts, est battue comme un écueil. -Quant au pont, il est complètement immergé. -La communication entre les hunes est très-difficile. -Cependant, l’équipage travaille sans relâche à construire le second radeau. -Nous sommes tous d’accord il cet égard. -Les matelots ont recouvré quelque assurance, et, maintenant, le travail se fait avec ordre. -C’est un Irlandais, nommé O’Ready. -Au moment où je me trouvais sur la dunette, il y est venu. -Ma vraie profession, c’est d’être naufragé. +Mr. Kear, lui, est installé avec Silas Huntly dans la hune de misaine. +cinq décembre. — La journée est chaude. +Cependant, la mer est restée assez houleuse. +La coque du navire, immergée aux trois quarts, est battue comme un écueil. +Quant au pont, il est complètement immergé. +La communication entre les hunes est très-difficile. +Cependant, l’équipage travaille sans relâche à construire le second radeau. +Nous sommes tous d’accord il cet égard. +Les matelots ont recouvré quelque assurance, et, maintenant, le travail se fait avec ordre. +C’est un Irlandais, nommé O’Ready. +Au moment où je me trouvais sur la dunette, il y est venu. +Ma vraie profession, c’est d’être naufragé. Je m’y connais. Tant qu’un navire flotte, il faut rester dessus. Tenez-vous cela pour dit ! -Kear, très-abattue par la fièvre, ne mange pas. +Kear, très-abattue par la fièvre, ne mange pas. La malheureuse femme souffre beaucoup. -Je doute quelle puisse supporter longtemps de telles misères. -Son mari ne s’est pas une seule fois informé d’elle. +Je doute quelle puisse supporter longtemps de telles misères. +Son mari ne s’est pas une seule fois informé d’elle. Veut-il donc rejoindre sa femme dans la grand’hune ? -Arrivés près de Mr. Kear, ils discutent longuement avec lui les conditions du marché. -Mais je me suis trompé. -L’obscurité me les fait bientôt perdre tous deux de vue. -Robert Kurtis est monté à la grand’hune vers huit heures du soir. -De fâcheux pressentiments m’assiègent. -La tranquillité présente de l’atmosphère m’inquiète, et je la trouve « trop calme ». +Arrivés près de Mr. Kear, ils discutent longuement avec lui les conditions du marché. +Mais je me suis trompé. +L’obscurité me les fait bientôt perdre tous deux de vue. +Robert Kurtis est monté à la grand’hune vers huit heures du soir. +De fâcheux pressentiments m’assiègent. +La tranquillité présente de l’atmosphère m’inquiète, et je la trouve « trop calme ». D’ailleurs, la mer « sent » quelque chose. -Je me lève et je regarde. -Ce ne peut être un rocher, puisqu’il suit les mouvements de la houle. +Je me lève et je regarde. +Ce ne peut être un rocher, puisqu’il suit les mouvements de la houle. Qu’est-ce donc ? -six décembre. — Je suis parvenu à dormir pendant quelques heures. -À quatre heures du matin, le sifflement de la brise me réveille brusquement. -Au milieu de l’obscurité, la mer mugit sous mes yeux. +six décembre. — Je suis parvenu à dormir pendant quelques heures. +À quatre heures du matin, le sifflement de la brise me réveille brusquement. +Au milieu de l’obscurité, la mer mugit sous mes yeux. Ces ombres sont le capitaine Kurtis et le bosseman. -Qu’y a-t-il donc ? lui ai-je demandé. -Le vent a changé... +Qu’y a-t-il donc ? lui ai-je demandé. +Le vent a changé... Le matelot ajoute ensuite quelques mots que je n’ai pu entendre clairement. Cependant, il me semble qu’il a dit « cap pour cap ». -Mes pressentiments ne m’ont donc pas trompé ! -En effet, le jour se lève peu à peu. -Donc, il nous éloigne de la terre. +Mes pressentiments ne m’ont donc pas trompé ! +En effet, le jour se lève peu à peu. +Donc, il nous éloigne de la terre. Mais cette hune va se briser ! -Miss Herbey se relève à ces paroles, et montrant Mrs. -Kear, étendue à ses pieds : « Que devons-nous faire, messieurs ? demande-t-elle. -Il faut rester où nous sommes, ai-je répondu. -Miss Herbey, ajoute André Letourneur, c’est encore ici notre plus sûr refuge. -Plaît-il, maître, répond un des matelots, — O’Ready, je crois. -Avez-vous la baleinière ? -Alors, elle est partie en dérive ! -Le misérable a abandonné sa femme ! -L’indigne capitaine a abandonné son navire ! -Cinq de sauvés ! dit le bosseman, — Cinq de perdus ! -répond le vieil Irlandais. -Voilà un cadavre que nous regretterons ! -Page quatre-vingt-onze.) Nous ne sommes plus que vingt-deux à bord. -De combien ce nombre va-t-il encore se réduire ? -Si le hasard les ramenait à bord, ils payeraient cher leur trahison ! -Je recommande de cacher à Mrs. +Miss Herbey se relève à ces paroles, et montrant Mrs. +Kear, étendue à ses pieds : « Que devons-nous faire, messieurs ? demande-t-elle. +Il faut rester où nous sommes, ai-je répondu. +Miss Herbey, ajoute André Letourneur, c’est encore ici notre plus sûr refuge. +Plaît-il, maître, répond un des matelots, — O’Ready, je crois. +Avez-vous la baleinière ? +Alors, elle est partie en dérive ! +Le misérable a abandonné sa femme ! +L’indigne capitaine a abandonné son navire ! +Cinq de sauvés ! dit le bosseman, — Cinq de perdus ! +répond le vieil Irlandais. +Voilà un cadavre que nous regretterons ! +Page quatre-vingt-onze.) Nous ne sommes plus que vingt-deux à bord. +De combien ce nombre va-t-il encore se réduire ? +Si le hasard les ramenait à bord, ils payeraient cher leur trahison ! +Je recommande de cacher à Mrs. Kear la fuite de son mari. -Le bâtis a été solidement établi. +Le bâtis a été solidement établi. Je serai bien surpris si demain n’est pas le dernier jour du Chancellor ! -Et maintenant, dans quel état moral sommes-nous les uns et les autres ? -Je cherche à déterminer ce qui se passe en moi. -Kear se meurt, malgré les soins de la jeune fille, malgré les miens. -Quelques-uns, poussés par leur grossière nature, paraissent disposés à se porter à des excès. -Elle a poussé quelques soupirs, et tout a été fini. -La nuit s’est passée sans incident. +Et maintenant, dans quel état moral sommes-nous les uns et les autres ? +Je cherche à déterminer ce qui se passe en moi. +Kear se meurt, malgré les soins de la jeune fille, malgré les miens. +Quelques-uns, poussés par leur grossière nature, paraissent disposés à se porter à des excès. +Elle a poussé quelques soupirs, et tout a été fini. +La nuit s’est passée sans incident. Son corps ne peut demeurer plus longtemps dans la hune. -C’est Owen qui a parlé ainsi. -sept décembre. — Le navire s’enfonce toujours. -La mer est arrivée maintenant au trélingage de la hune de misaine. -Il ne reste plus que les trois bas mâts qui sortent de l’Océan. -La voile du grand cacatois sera enverguée et nous poussera peut-être vers la côte. +C’est Owen qui a parlé ainsi. +sept décembre. — Le navire s’enfonce toujours. +La mer est arrivée maintenant au trélingage de la hune de misaine. +Il ne reste plus que les trois bas mâts qui sortent de l’Océan. +La voile du grand cacatois sera enverguée et nous poussera peut-être vers la côte. Il est sept heures du matin. -Robert Kurtis attache une corde à sa ceinture et se précipite à leur secours. -Nous nous précipitons sur le radeau. -Son père est bientôt près de lui. +Robert Kurtis attache une corde à sa ceinture et se précipite à leur secours. +Nous nous précipitons sur le radeau. +Son père est bientôt près de lui. C’est son devoir et c’est son droit. -Irlandais est resté sur la hune de misaine. +Irlandais est resté sur la hune de misaine. Embarque, vieux ! lui crie le capitaine. -Le navire coule-t-il ? demande l’entêté avec le plus grand sang-froid du monde. -Il coule à pic. -Et, secouant la tête, il s’élance sur le radeau. -L’amarre est coupée, et le radeau s’éloigne lentement. -Nous regardons tous vers cet endroit où sombre le navire. -Suite du sept décembre. — Un nouvel appareil flottant nous porte. +Le navire coule-t-il ? demande l’entêté avec le plus grand sang-froid du monde. +Il coule à pic. +Et, secouant la tête, il s’élance sur le radeau. +L’amarre est coupée, et le radeau s’éloigne lentement. +Nous regardons tous vers cet endroit où sombre le navire. +Suite du sept décembre. — Un nouvel appareil flottant nous porte. Mais la mer ne le disjoindra-t-elle pas ? Ne rompra-t-elle pas les cordes qui le lient ? -N’anéantira-t-elle pas enfin les naufragés qui sont entassés à sa surface ? -Le plus confiant n’oserait l’espérer. +N’anéantira-t-elle pas enfin les naufragés qui sont entassés à sa surface ? +Le plus confiant n’oserait l’espérer. Les passagers du radeau sont connus. Voici maintenant quelles sont leurs ressources. -Il est donc important de se rationner dès ce premier jour. -De vêtements de rechange, nous n’en avons absolument aucun. -Quelques voiles nous serviront à la fois de couvertures et d’abri. -Voilà donc la situation. -Elle est grave sans être désespérée. -Suite du sept décembre. — Le premier jour n’a été marqué par aucun incident. +Il est donc important de se rationner dès ce premier jour. +De vêtements de rechange, nous n’en avons absolument aucun. +Quelques voiles nous serviront à la fois de couvertures et d’abri. +Voilà donc la situation. +Elle est grave sans être désespérée. +Suite du sept décembre. — Le premier jour n’a été marqué par aucun incident. Mes amis, a-t-il dit, entendez bien ceci. -Je commande sur ce radeau comme je commandais à bord du Chancellor. -Je compte donc être obéi de tous sans exception. -Ne pensons qu’au salut commun, soyons unis, et que le ciel nous protège ! -Ces paroles ont été bien accueillies. +Je commande sur ce radeau comme je commandais à bord du Chancellor. +Je compte donc être obéi de tous sans exception. +Ne pensons qu’au salut commun, soyons unis, et que le ciel nous protège ! +Ces paroles ont été bien accueillies. C’est une circonstance heureuse. -À neuf heures et demie, le mât est dressé. -Des haubans, raidis sur les côtés du radeau, en assurent la solidité. -Les conseils de Robert Kurtis et de l’ingénieur Falsten ne lui manquent pas. -Longitude, quarante-neuf degré trente-cinq’ à l’ouest de Greenwich. -La prudence exige donc que dès maintenant nous ne consommions que le strict nécessaire. -La manœuvre du radeau n’exige pas une grande dépense de force physique. +À neuf heures et demie, le mât est dressé. +Des haubans, raidis sur les côtés du radeau, en assurent la solidité. +Les conseils de Robert Kurtis et de l’ingénieur Falsten ne lui manquent pas. +Longitude, quarante-neuf degré trente-cinq’ à l’ouest de Greenwich. +La prudence exige donc que dès maintenant nous ne consommions que le strict nécessaire. +La manœuvre du radeau n’exige pas une grande dépense de force physique. Une alimentation restreinte doit nous suffire. Personne n’aura le droit d’y toucher sans la permission du capitaine. -Il faut donc s’arrêter à ce chiffre. -Aussi deux barriques vides sont-elles disposées pour recevoir l’eau de pluie. +Il faut donc s’arrêter à ce chiffre. +Aussi deux barriques vides sont-elles disposées pour recevoir l’eau de pluie. Telles sont les dispositions prises. -Elles sont approuvées et seront rigoureusement maintenues. -Le radeau, étant relativement peu chargé, s’élève assez facilement. -Comme la mer ne déferle pas, nous ne sommes pas atteints par les lames. -Quand le jour a reparu, je n’ai rien eu de nouveau à constater. -MMonsieur Letourneur ont également dormi pendant une partie de la nuit. -Nous nous sommes encore une fois serré la main. -Nous sommes au-dessous du onzième parallèle. -Une sorte de vapeur ardente est mêlée à l’atmosphère. -Ce serait là une circonstance favorable, qui pourrait abréger considérablement notre traversée. +Elles sont approuvées et seront rigoureusement maintenues. +Le radeau, étant relativement peu chargé, s’élève assez facilement. +Comme la mer ne déferle pas, nous ne sommes pas atteints par les lames. +Quand le jour a reparu, je n’ai rien eu de nouveau à constater. +MMonsieur Letourneur ont également dormi pendant une partie de la nuit. +Nous nous sommes encore une fois serré la main. +Nous sommes au-dessous du onzième parallèle. +Une sorte de vapeur ardente est mêlée à l’atmosphère. +Ce serait là une circonstance favorable, qui pourrait abréger considérablement notre traversée. On a presque ses aises, on peut aller et venir. -Le jour, on se réunit, on cause, on discute, on regarde la mer. -La nuit, on dort à l’abri des voiles. -En effet, mon cher André, ai-je répondu. -Bon, monsieur Kazallon ! répond le jeune homme. +Le jour, on se réunit, on cause, on discute, on regarde la mer. +La nuit, on dort à l’abri des voiles. +En effet, mon cher André, ai-je répondu. +Bon, monsieur Kazallon ! répond le jeune homme. Ne nous laissons pas abattre, et ayons confiance ! Eh bien ! cette confiance, nous l’avons tous ! Les circonstances sont devenues plus favorables. -Il n’est pas un de nous qui ne se sente presque rassuré ! -Il se tient le plus souvent à l’écart. -C’est que sa responsabilité est grande ! -Pendant ces longues heures, la plupart des marins dorment à l’avant du radeau. -En somme, nous nous trouvons dans un état de santé satisfaisant. -Seul, le lieutenant Walter ne parvient pas à retrouver ses forces. -Je n’ai jamais mieux apprécié André Letourneur que dans les circonstances actuelles. -Cet aimable jeune homme est l’âme de notre petit monde. +Il n’est pas un de nous qui ne se sente presque rassuré ! +Il se tient le plus souvent à l’écart. +C’est que sa responsabilité est grande ! +Pendant ces longues heures, la plupart des marins dorment à l’avant du radeau. +En somme, nous nous trouvons dans un état de santé satisfaisant. +Seul, le lieutenant Walter ne parvient pas à retrouver ses forces. +Je n’ai jamais mieux apprécié André Letourneur que dans les circonstances actuelles. +Cet aimable jeune homme est l’âme de notre petit monde. Sa conversation nous distrait, nous instruit souvent. -Pendant qu’André parle, sa physionomie un peu maladive s’anime. -Son père semble boire ses paroles. -Quelquefois, lui prenant la main, il la garde pendant des heures entières. -Miss Herbey se mêle quelquefois à nos entretiens, tout en demeurant fort réservée. -Elle était depuis deux ans dans la maison de Mrs. -Les douze, treize et quatorze décembre n’ont amené aucun changement dans la situation. -Le vent a continué à souffler de l’est par brises inégales. +Pendant qu’André parle, sa physionomie un peu maladive s’anime. +Son père semble boire ses paroles. +Quelquefois, lui prenant la main, il la garde pendant des heures entières. +Miss Herbey se mêle quelquefois à nos entretiens, tout en demeurant fort réservée. +Elle était depuis deux ans dans la maison de Mrs. +Les douze, treize et quatorze décembre n’ont amené aucun changement dans la situation. +Le vent a continué à souffler de l’est par brises inégales. Nul incident de navigation. -Pas de manœuvres à exécuter sur le radeau. -La barre, ou plutôt la godille, n’a même pas besoin d’être modifiée. -Sept jours se sont écoulés depuis que nous avons abandonné le Chancellor. -C’est autant d’économisé sur nos réserves. -Que la pluie vienne à tomber maintenant, et tout sera pour le mieux. -Par malheur, cette bande de poissons n’a pas séjourné longtemps dans nos eaux. -La présence de ces horribles squales est toujours inquiétante. -Cependant, les matelots sont parvenus à les éloigner à coups d’anspect. -Je n’aime pas ces « monstres à pressentiments ». +Pas de manœuvres à exécuter sur le radeau. +La barre, ou plutôt la godille, n’a même pas besoin d’être modifiée. +Sept jours se sont écoulés depuis que nous avons abandonné le Chancellor. +C’est autant d’économisé sur nos réserves. +Que la pluie vienne à tomber maintenant, et tout sera pour le mieux. +Par malheur, cette bande de poissons n’a pas séjourné longtemps dans nos eaux. +La présence de ces horribles squales est toujours inquiétante. +Cependant, les matelots sont parvenus à les éloigner à coups d’anspect. +Je n’aime pas ces « monstres à pressentiments ». Ne nous plaignons pas, car il est favorable. -Un coup de mer qui les enlèverait nous réduirait à la plus horrible détresse. -On ne peut songer à une pareille éventualité sans frémir ! -Ce sont des laminaires saccharines, qui contiennent un principe sucré. -J’engage mes compagnons à en mâcher les tiges. -Ils le font, et cette mastication leur rafraîchit sensiblement la gorge et les lèvres. -Pendant cette journée, rien de nouveau. -Robert Kurtis a fait avant moi la même remarque. +Un coup de mer qui les enlèverait nous réduirait à la plus horrible détresse. +On ne peut songer à une pareille éventualité sans frémir ! +Ce sont des laminaires saccharines, qui contiennent un principe sucré. +J’engage mes compagnons à en mâcher les tiges. +Ils le font, et cette mastication leur rafraîchit sensiblement la gorge et les lèvres. +Pendant cette journée, rien de nouveau. +Robert Kurtis a fait avant moi la même remarque. Ces entretiens secrets ne lui plaisent pas. Il se promet de surveiller attentivement ces hommes. -Le dix-neuf, la chaleur a été excessive. +Le dix-neuf, la chaleur a été excessive. Il n’y a pas un nuage au ciel. La brise ne peut enfler la voile, et le radeau reste stationnaire. -Qui sait cependant si, plus tard, nous hésiterons encore à les imiter ? -Peut-être le sulfate de quinine triompherait-il de cette fièvre. -Les symptômes extérieurs ne peuvent nous tromper. -Le vingt, même état de la température, même immobilité du radeau. -Avec quelle avidité nous nous précipitons sur ces quelques gouttes de liquide échauffé ! -Qui n’a pas été éprouvé par la soif ne saurait me comprendre. -Aujourd’hui, miss Herbey me dit : « Cet infortuné s’affaiblit chaque jour, monsieur Kazallon. -Oui, miss, ai-je répondu, et nous ne pouvons rien pour lui, rien ! +Qui sait cependant si, plus tard, nous hésiterons encore à les imiter ? +Peut-être le sulfate de quinine triompherait-il de cette fièvre. +Les symptômes extérieurs ne peuvent nous tromper. +Le vingt, même état de la température, même immobilité du radeau. +Avec quelle avidité nous nous précipitons sur ces quelques gouttes de liquide échauffé ! +Qui n’a pas été éprouvé par la soif ne saurait me comprendre. +Aujourd’hui, miss Herbey me dit : « Cet infortuné s’affaiblit chaque jour, monsieur Kazallon. +Oui, miss, ai-je répondu, et nous ne pouvons rien pour lui, rien ! Prenons garde, dit miss Herbey, il pourrait nous entendre ! Aujourd’hui s’est produit un fait regrettable que je dois enregistrer. -Ils discutent à voix basse, et leurs gestes indiquent une grande surexcitation. -Où vas-tu, Owen ? lui demande le bosseman. -Où j’ai affaire, » répond insolemment le matelot. -Parle, répond froidement Robert Kurtis. +Ils discutent à voix basse, et leurs gestes indiquent une grande surexcitation. +Où vas-tu, Owen ? lui demande le bosseman. +Où j’ai affaire, » répond insolemment le matelot. +Parle, répond froidement Robert Kurtis. C’est par rapport au brandevin, reprend Owen. Vous savez, ce petit baril... Est-ce pour les marsouins ou les officiers qu’on le garde ? -Après ? dit Robert Kurtis. -Nous demandons que chaque matin notre boujaron nous soit distribué comme d’habitude. -Non, répond le capitaine. -Vous dites ?... s’écrie Owen. +Après ? dit Robert Kurtis. +Nous demandons que chaque matin notre boujaron nous soit distribué comme d’habitude. +Non, répond le capitaine. +Vous dites ?... s’écrie Owen. Page cent huit.) — Je dis : non. -Le matelot regarde fixement Robert Kurtis, et un méchant sourire déplisse ses lèvres. -Robert Kurtis a-t-il bien fait de refuser d’une manière aussi absolue ? +Le matelot regarde fixement Robert Kurtis, et un méchant sourire déplisse ses lèvres. +Robert Kurtis a-t-il bien fait de refuser d’une manière aussi absolue ? L’avenir nous l’apprendra. -Quand je lui parle de cet incident : « Du brandevin à ces hommes ! me répond-il. -J’aimerais mieux jeter le baril à la mer ! -Le soir est venu, sans apporter sa fraîcheur accoutumée. -La lune sera nouvelle à une heure trente minutes du matin. -On dirait des forts crénelés dont la crête se couronne de feux. -Jusqu’à minuit, nous restons assis à l’arrière. -Avez-vous peur de l’orage, miss Herbey ? demande André Letourneur à la jeune fille. -N’est-ce pas l’un des plus beaux phénomènes que nous puissions admirer ? +Quand je lui parle de cet incident : « Du brandevin à ces hommes ! me répond-il. +J’aimerais mieux jeter le baril à la mer ! +Le soir est venu, sans apporter sa fraîcheur accoutumée. +La lune sera nouvelle à une heure trente minutes du matin. +On dirait des forts crénelés dont la crête se couronne de feux. +Jusqu’à minuit, nous restons assis à l’arrière. +Avez-vous peur de l’orage, miss Herbey ? demande André Letourneur à la jeune fille. +N’est-ce pas l’un des plus beaux phénomènes que nous puissions admirer ? L’oreille peut-elle entendre un bruit plus majestueux ? -Que sont, auprès, les détonations de l’artillerie, ces fracas secs et sans roulements ? +Que sont, auprès, les détonations de l’artillerie, ces fracas secs et sans roulements ? Une basse profonde, dis-je en riant. -Y pensez-vous, mon cher André ? ai-je répondu. -Subissez l’orage, s’il vient, mais ne le désirez pas. +Y pensez-vous, mon cher André ? ai-je répondu. +Subissez l’orage, s’il vient, mais ne le désirez pas. Bon ! l’orage, c’est du vent ! Et de l’eau, sans doute, ajoute miss Herbey, l’eau qui nous manque ! -Cependant, le firmament s’est caché peu à peu derrière l’épaisseur des nuages. +Cependant, le firmament s’est caché peu à peu derrière l’épaisseur des nuages. C’est aussi l’avis de Robert Kurtis et du bosseman. -Cette remarque a été faite depuis longtemps déjà, et je la crois juste. -Eh bien ! nous serons prêts à le recevoir. -La mer jusqu’ici est restée calme, pesante, stagnante même. -Aussitôt, la voix d’un des matelots se fait entendre : « La rafale ! -Il était temps, car la rafale passe comme un tourbillon. -La tente, à l’arrière, a été emportée du coup. +Cette remarque a été faite depuis longtemps déjà, et je la crois juste. +Eh bien ! nous serons prêts à le recevoir. +La mer jusqu’ici est restée calme, pesante, stagnante même. +Aussitôt, la voix d’un des matelots se fait entendre : « La rafale ! +Il était temps, car la rafale passe comme un tourbillon. +La tente, à l’arrière, a été emportée du coup. Amarrez-vous ! amarrez-vous ! nous crie le bosseman, en nous jetant des cordes. -Robert Kurtis est venu à notre aide. -Bientôt MMonsieur Letourneur, Falsten et moi, nous sommes solidement attachés au bâtis. -Nous ne serons emportés que si le bâtis se brise. -Maintenant la foudre se manifeste, sans discontinuer, par la lumière et le bruit. +Robert Kurtis est venu à notre aide. +Bientôt MMonsieur Letourneur, Falsten et moi, nous sommes solidement attachés au bâtis. +Nous ne serons emportés que si le bâtis se brise. +Maintenant la foudre se manifeste, sans discontinuer, par la lumière et le bruit. Nos oreilles et nos yeux en sont pleins. -À deux heures du matin, l’orage est dans toute sa fureur. +À deux heures du matin, l’orage est dans toute sa fureur. Miss Herbey est immobile. -On dirait une statue de la résignation. -Comment ces hommes ne sont-ils pas emportés ? +On dirait une statue de la résignation. +Comment ces hommes ne sont-ils pas emportés ? Comment les cordes qui nous retiennent ne cassent-elles pas ? -Des cris d’effroi s’échappent ! -Je veux courir à lui, je parviens à dénouer les cordes qui me lient... -La tempête ne s’est donc pas prolongée au delà de la nuit. +Des cris d’effroi s’échappent ! +Je veux courir à lui, je parviens à dénouer les cordes qui me lient... +La tempête ne s’est donc pas prolongée au delà de la nuit. Et maintenant, que nous reste-t-il en fait de vivres ? Robert Kurtis a voulu se rendre un compte exact des approvisionnements. En quoi consistent-ils, et combien de temps dureront-ils ? -Robert Kurtis nous a fait connaître toute la situation. -On l’a écouté en silence. -En silence aussi s’est écoulée cette journée du vingt-deux novembre. +Robert Kurtis nous a fait connaître toute la situation. +On l’a écouté en silence. +En silence aussi s’est écoulée cette journée du vingt-deux novembre. Au moins, ils laisseraient leur part aux autres ! -La journée s’est passée dans un abattement général. -Chacun a reçu sa demi-livre de biscuit réglementaire. -Si un seul doit survivre, Falsten sera celui-là. -Il faut en profiter, puisqu’il tend à nous rapprocher de la terre. -Aujourd’hui, elle est heureusement tempérée par la brise. -Cependant, l’insuffisance de l’alimentation commence à se faire plus sérieusement sentir. +La journée s’est passée dans un abattement général. +Chacun a reçu sa demi-livre de biscuit réglementaire. +Si un seul doit survivre, Falsten sera celui-là. +Il faut en profiter, puisqu’il tend à nous rapprocher de la terre. +Aujourd’hui, elle est heureusement tempérée par la brise. +Cependant, l’insuffisance de l’alimentation commence à se faire plus sérieusement sentir. On souffre de la faim, visiblement. Les joues sont creuses, les figures amincies. Non ! tout nous manque ! -Un seul de nous échappe à cet impérieux besoin. -Lui, du moins, n’aura plus longtemps à souffrir ! -Je vais m’asseoir près de lui. -Si peu que j’hésite à répondre, Walter le remarque. -La vérité ! reprend-il, la vérité tout entière ! -Je ne suis pas médecin, et je ne saurais... -Depuis quelques jours, la phthisie a évidemment fait en lui des progrès effrayants. -Que puis-je répondre à la question du lieutenant ? +Un seul de nous échappe à cet impérieux besoin. +Lui, du moins, n’aura plus longtemps à souffrir ! +Je vais m’asseoir près de lui. +Si peu que j’hésite à répondre, Walter le remarque. +La vérité ! reprend-il, la vérité tout entière ! +Je ne suis pas médecin, et je ne saurais... +Depuis quelques jours, la phthisie a évidemment fait en lui des progrès effrayants. +Que puis-je répondre à la question du lieutenant ? Qui sait si, avant huit jours, tous ceux que le radeau porte... murmure le lieutenant, dont le regard ardent se fixe sur moi. -Puis, il tourne la tête et paraît s’assoupir. -Si improbable que cela paraisse, nous nous habituons à ne pas mourir de faim. -En les lisant, je les trouvais exagérés. -Si nous étions pour deux mois, pour un mois, assurés d’une ration pareille ! -Quand ces engins sont terminés, le bosseman paraît assez satisfait de son ouvrage. +Puis, il tourne la tête et paraît s’assoupir. +Si improbable que cela paraisse, nous nous habituons à ne pas mourir de faim. +En les lisant, je les trouvais exagérés. +Si nous étions pour deux mois, pour un mois, assurés d’une ration pareille ! +Quand ces engins sont terminés, le bosseman paraît assez satisfait de son ouvrage. Or, nous n’avons que du biscuit, et cela ne peut tenir. -Donc, là est la difficulté : prendre le premier poisson ! -Le bosseman a raison, et il est probable que la pêche sera infructueuse. -Il est évident, du reste, que ces mers sont peu poissonneuses. -Pendant les journées du vingt-huit et du vingt-neuf, nos tentatives ont vainement continué. -Miss Herbey lui donne un morceau du châle rouge qui l’enveloppe. -Peut-être ce chiffon, brillant sous les eaux, attirera-t-il quelque poisson vorace ? -Ce nouvel essai est fait dans la journée de trente. -Le bosseman est absolument découragé. +Donc, là est la difficulté : prendre le premier poisson ! +Le bosseman a raison, et il est probable que la pêche sera infructueuse. +Il est évident, du reste, que ces mers sont peu poissonneuses. +Pendant les journées du vingt-huit et du vingt-neuf, nos tentatives ont vainement continué. +Miss Herbey lui donne un morceau du châle rouge qui l’enveloppe. +Peut-être ce chiffon, brillant sous les eaux, attirera-t-il quelque poisson vorace ? +Ce nouvel essai est fait dans la journée de trente. +Le bosseman est absolument découragé. Encore une ressource qui manque. Vous le saurez plus tard ! -répond le bosseman, en me regardant d’un air singulier. -J’y ai songé pendant toute la nuit. -Sommes-nous à proximité ou à plusieurs centaines de milles d’une côte ? +répond le bosseman, en me regardant d’un air singulier. +J’y ai songé pendant toute la nuit. +Sommes-nous à proximité ou à plusieurs centaines de milles d’une côte ? On croit voir... et il n’y a rien ! -Le radeau est toujours le centre de cette circonférence déserte. -Quels souvenirs ce jour nous rappelle, et, par comparaison, qu’il nous paraît lamentable ! -Ces mots : « Je vous souhaite une bonne année ! +Le radeau est toujours le centre de cette circonférence déserte. +Quels souvenirs ce jour nous rappelle, et, par comparaison, qu’il nous paraît lamentable ! +Ces mots : « Je vous souhaite une bonne année ! qui ne se disent qu’en souriant, qui de nous oserait les prononcer ? -Qui de nous oserait espérer un seul jour pour lui-même ? -On ne peut croire à cette disette absolue ! -Vers le soir, je ressens des tiraillements d’estomac d’une violence extrême. +Qui de nous oserait espérer un seul jour pour lui-même ? +On ne peut croire à cette disette absolue ! +Vers le soir, je ressens des tiraillements d’estomac d’une violence extrême. Le lendemain, trois, je suis fort surpris de ne pas souffrir davantage. -Mais ces symptômes ne nous sont pas communs à tous. -Quelques-uns de mes compagnons souffrent terriblement déjà. +Mais ces symptômes ne nous sont pas communs à tous. +Quelques-uns de mes compagnons souffrent terriblement déjà. Entre autres, le charpentier et le bosseman, qui sont grands mangeurs de leur nature. Et nous ne sommes qu’au second jour ! -On ne le mangerait que miette à miette ! -Les nuits sont bien longues à passer, — plus longues que les jours ! -En vain demande-t-on au sommeil un apaisement momentané ! -Je vais immédiatement me joindre à Robert Kurtis et aux siens. +On ne le mangerait que miette à miette ! +Les nuits sont bien longues à passer, — plus longues que les jours ! +En vain demande-t-on au sommeil un apaisement momentané ! +Je vais immédiatement me joindre à Robert Kurtis et aux siens. Owen et sa troupe s’avancent sur nous. Ces malheureux sont ivres. -À bas Kurtis ! s’écrient-ils. -À la mer, le capitaine ! -Le meneur, c’est Owen, auquel le nègre sert de second. +À bas Kurtis ! s’écrient-ils. +À la mer, le capitaine ! +Le meneur, c’est Owen, auquel le nègre sert de second. Que veux-tu ? demande-t-il. -Plus de commandant sur le radeau ! répond Owen ! -Comme si nous n’étions pas tous égaux devant la misère ! +Plus de commandant sur le radeau ! répond Owen ! +Comme si nous n’étions pas tous égaux devant la misère ! Owen, dit une seconde fois le capitaine, bas les armes ! Robert Kurtis, levant la main, atteint Wilson. (Page cent vingt-deux.) Une lutte s’engage. -Cette intervention m’a sauvé. -La main d’André m’arrête à mon tour. -En effet, les mutins sont alors refoulés à l’avant du radeau. -Mais Owen se jette de côté, et la hache atteint Wilson en pleine poitrine. -Le misérable tombe à la renverse, hors du radeau, et disparaît. +Cette intervention m’a sauvé. +La main d’André m’arrête à mon tour. +En effet, les mutins sont alors refoulés à l’avant du radeau. +Mais Owen se jette de côté, et la hache atteint Wilson en pleine poitrine. +Le misérable tombe à la renverse, hors du radeau, et disparaît. Sauvez-le ! sauvez-le ! dit le bosseman. -Il est mort ! répond Daoulas. +Il est mort ! répond Daoulas. Eh ! c’est pour cela !... -s’écrie le bosseman, sans achever sa phrase. +s’écrie le bosseman, sans achever sa phrase. Mais la mort de Wilson termine la lutte. -Quant à Owen, il a été maîtrisé par le charpentier et le bosseman. +Quant à Owen, il a été maîtrisé par le charpentier et le bosseman. Robert Kurtis s’approche alors et lui dit : « Prie Dieu, car tu vas mourir ! Vous avez donc bien envie de me manger ! -répond Owen avec une insolence sans égale. -Cette atroce réponse lui sauve la vie. -cinq et six janvier. — Cette scène nous a profondément impressionnés. -Vous me remerciez, répond-il, quand vous devriez peut-être me maudire ! -Monsieur Kazallon, je n’ai fait que prolonger vos misères ! +répond Owen avec une insolence sans égale. +Cette atroce réponse lui sauve la vie. +cinq et six janvier. — Cette scène nous a profondément impressionnés. +Vous me remerciez, répond-il, quand vous devriez peut-être me maudire ! +Monsieur Kazallon, je n’ai fait que prolonger vos misères ! Toujours le sentiment du devoir qui soutient cette jeune fille ! -Monsieur Kazallon, me demande-t-elle, nous sommes destinés à mourir de faim ? -Oui, miss Herbey, ai-je répondu presque durement. +Monsieur Kazallon, me demande-t-elle, nous sommes destinés à mourir de faim ? +Oui, miss Herbey, ai-je répondu presque durement. Combien de temps peut-on vivre sans manger ? Plus longtemps qu’on ne le croit ! -Peut-être de longs, d’interminables jours ! -Les personnes fortement constituées souffrent davantage, n’est-ce pas ? dit-elle encore. +Peut-être de longs, d’interminables jours ! +Les personnes fortement constituées souffrent davantage, n’est-ce pas ? dit-elle encore. Oui, mais elles meurent plus vite. C’est une compensation ! -Comment ai-je pu répondre ainsi à cette jeune fille ? -Quoi ! je n’ai pas trouvé un mot d’espoir à lui donner ! -Je lui ai jeté la vérité brutale à la face ! -Est-ce que tout sentiment d’humanité s’éteint en moi ? +Comment ai-je pu répondre ainsi à cette jeune fille ? +Quoi ! je n’ai pas trouvé un mot d’espoir à lui donner ! +Je lui ai jeté la vérité brutale à la face ! +Est-ce que tout sentiment d’humanité s’éteint en moi ? Ils se demandent si c’est bien moi qui parle ainsi. Miss Herbey, j’ai eu tort... C’est une faiblesse. Je ne crains rien vivante... mais morte... -Promettez-moi de me jeter à la mer. -Une nuit s’est encore passée. -Quand je reviens à moi, je m’étonne de retrouver mes compagnons encore vivants. +Promettez-moi de me jeter à la mer. +Une nuit s’est encore passée. +Quand je reviens à moi, je m’étonne de retrouver mes compagnons encore vivants. C’est un hypocrite, j’en jurerais. -Il désire n’être ni vu ni entendu. -Monsieur, me dit à voix basse Monsieur Letourneur, André est bien faible ! +Il désire n’être ni vu ni entendu. +Monsieur, me dit à voix basse Monsieur Letourneur, André est bien faible ! Mon fils meurt de faim ! Monsieur, je ne puis voir cela plus longtemps ! Non, je ne puis voir cela ! -Ah ! je comprends tout ce que ce père doit souffrir ! -Monsieur, dis-je en lui prenant la main, ne désespérons pas. +Ah ! je comprends tout ce que ce père doit souffrir ! +Monsieur, dis-je en lui prenant la main, ne désespérons pas. Il ne passera pas de navire, vous le savez bien. Nous sommes au six janvier. -Voilà donc quatre jours que... -Oui ! j’ai économisé pour mon fils ! -À ces paroles, des pleurs s’échappent de mes yeux. +Voilà donc quatre jours que... +Oui ! j’ai économisé pour mon fils ! +À ces paroles, des pleurs s’échappent de mes yeux. Je saisis les mains de Monsieur Letourneur... -Je puis à peine parler. +Je puis à peine parler. Monsieur ! lui dis-je enfin, que voulez-vous de moi ? Que personne ne nous entende ! -Je veux..., dit-il en baissant la voix..., je désire que vous offriez à André... -Mais, vous-même, ne pouvez-vous... -Il croirait que je me suis privé pour lui !... +Je veux..., dit-il en baissant la voix..., je désire que vous offriez à André... +Mais, vous-même, ne pouvez-vous... +Il croirait que je me suis privé pour lui !... Non ! il faut que cela vienne de vous... -Par pitié ! rendez-moi ce service... le plus grand que je puisse vous demander... +Par pitié ! rendez-moi ce service... le plus grand que je puisse vous demander... D’ailleurs... pour votre peine... Ce disant, Monsieur Letourneur me prend la main et la caresse doucement. Oui... vous en mangerez... un peu !... En l’entendant, je tremble comme un enfant ! -Tout mon être frémit, et mon cœur bat à se rompre ! +Tout mon être frémit, et mon cœur bat à se rompre ! Prenez garde qu’on ne vous voie ! me dit-il. -L’infortuné se défie de moi ! -La nuit est venue, avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes. +L’infortuné se défie de moi ! +La nuit est venue, avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes. Le jeune homme se jette dessus. -Puis : « Et mon père ? -Sur notre demande, ses liens lui sont ôtés. +Puis : « Et mon père ? +Sur notre demande, ses liens lui sont ôtés. J’entends encore ses dents qui s’incrustent dans ces substances. -Tous de l’imiter aussitôt. -C’est un instinct bestial qui nous entraîne et que nul ne peut réprimer. +Tous de l’imiter aussitôt. +C’est un instinct bestial qui nous entraîne et que nul ne peut réprimer. Il semble, en cet instant, que nous n’avons plus rien d’humain. -Jamais je n’oublierai cette scène ! -Que l’on me pardonne ces détails ! -Je ne dois rien cacher de ce que les naufragés du Chancellor ont souffert ! +Jamais je n’oublierai cette scène ! +Que l’on me pardonne ces détails ! +Je ne dois rien cacher de ce que les naufragés du Chancellor ont souffert ! Que ce soit l’enseignement de ce journal ! -Cet hypocrite a-t-il donc une réserve secrète à laquelle il puise encore ? -Je l’ai déjà surveillé, mais je n’ai rien découvert. -Cependant, cette observation a souvent été faite. -Dieu veuille ne pas nous réduire à cette nouvelle extrémité ! +Cet hypocrite a-t-il donc une réserve secrète à laquelle il puise encore ? +Je l’ai déjà surveillé, mais je n’ai rien découvert. +Cependant, cette observation a souvent été faite. +Dieu veuille ne pas nous réduire à cette nouvelle extrémité ! Je l’approuve en ceci. Nous ne sommes plus que quatorze ! Il ne souffre plus ! -C’est la dernière que j’ai reçue !... +C’est la dernière que j’ai reçue !... Elle me dit : « Je t’attends, mon enfant, je veux te revoir ! -Non, mère, tu ne me reverras plus ! — Monsieur... cette lettre... -Placez-la... sur mes lèvres... là ! là... +Non, mère, tu ne me reverras plus ! — Monsieur... cette lettre... +Placez-la... sur mes lèvres... là ! là... Que je meure en la baisant... -Ma mère... mon Dieu !... +Ma mère... mon Dieu !... Il est mort, le lieutenant Walter ! -Dieu ait son âme ! -Quand le jour a paru, le cadavre était entièrement refroidi. -J’avais hâte... oui ! hâte de le jeter à la mer. -J’ai demandé à Robert Kurtis de m’aider dans cette triste opération. +Dieu ait son âme ! +Quand le jour a paru, le cadavre était entièrement refroidi. +J’avais hâte... oui ! hâte de le jeter à la mer. +J’ai demandé à Robert Kurtis de m’aider dans cette triste opération. Le pied droit manque, la jambe n’est plus qu’un moignon sanglant ! Quel est l’auteur de cette profanation ? Mais qui a fait cela ? Robert Kurtis regarde autour de lui, et ses regards sont terribles. -Peut-être nous épie-t-on ! -Hâtons-nous de jeter ces restes à la mer pour éviter de plus horribles scènes ! +Peut-être nous épie-t-on ! +Hâtons-nous de jeter ces restes à la mer pour éviter de plus horribles scènes ! On les nourrit bien, les requins ! -Qui a parlé ainsi ? -C’est le nègre Jynxtrop. -Le bosseman est près de moi en ce moment. +Qui a parlé ainsi ? +C’est le nègre Jynxtrop. +Le bosseman est près de moi en ce moment. Ce pied, lui dis-je, croyez-vous que ces malheureux ?... -Ah ! oui ! me répond le bosseman d’un ton singulier. -D’ailleurs, c’était leur droit ! -Leur droit ! me suis-je écrié. +Ah ! oui ! me répond le bosseman d’un ton singulier. +D’ailleurs, c’était leur droit ! +Leur droit ! me suis-je écrié. Monsieur, me dit le bosseman, mieux vaut manger un mort qu’un vivant ! Vers onze heures, un incident heureux s’est produit. -En effet, trois poissons viennent d’être pris. -Robert Kurtis, André Letourneur et miss Herbey ont la force d’attendre. -Il s’est jeté comme un loup affamé sur sa part de poisson. +En effet, trois poissons viennent d’être pris. +Robert Kurtis, André Letourneur et miss Herbey ont la force d’attendre. +Il s’est jeté comme un loup affamé sur sa part de poisson. Oui ! me dit-il, oui... sans doute...je recommencerai... je recommencerai !... -Et pourquoi ne remettez-vous pas vos lignes à la traîne ? ai-je demandé. -Pas maintenant ! me répond-il d’une façon évasive. -C’est vrai, et la faute est peut-être irrémédiable. -Cependant, lui dis-je, puisque vous avez réussi une première fois, sans amorce... +Et pourquoi ne remettez-vous pas vos lignes à la traîne ? ai-je demandé. +Pas maintenant ! me répond-il d’une façon évasive. +C’est vrai, et la faute est peut-être irrémédiable. +Cependant, lui dis-je, puisque vous avez réussi une première fois, sans amorce... Excellente, monsieur, puisque les poissons ont mordu ! -Je regarde le bosseman, qui me regarde à son tour. -Vous reste-t-il encore de quoi amorcer vos lignes ? ai-je demandé. -Le sort se lasserait-il enfin de nous éprouver ? -Tout cela s’est passé, et nous vivons encore ! +Je regarde le bosseman, qui me regarde à son tour. +Vous reste-t-il encore de quoi amorcer vos lignes ? ai-je demandé. +Le sort se lasserait-il enfin de nous éprouver ? +Tout cela s’est passé, et nous vivons encore ! Est-ce que cela peut s’appeler vivre ! -Le matin, je vais près de lui. -Il ne m’a pas vu, il ne m’a même pas entendu venir. -Je lui touche légèrement l’épaule. +Le matin, je vais près de lui. +Il ne m’a pas vu, il ne m’a même pas entendu venir. +Je lui touche légèrement l’épaule. Il se retourne vers moi. -Eh bien, ces maudits requins ont dévoré mes amorces ! répond-il d’une voix sourde. +Eh bien, ces maudits requins ont dévoré mes amorces ! répond-il d’une voix sourde. Il ne vous en reste plus ? -Et savez-vous ce que cela prouve, monsieur ? ajoute-t-il en m’étreignant le bras. -Cela prouve qu’il ne faut pas faire les choses à demi... +Et savez-vous ce que cela prouve, monsieur ? ajoute-t-il en m’étreignant le bras. +Cela prouve qu’il ne faut pas faire les choses à demi... Je lui mets la main sur la bouche ! Du neuf au dix janvier. — Aujourd’hui, nous sommes repris par le calme. -J’ai dit que la chaleur est intolérable aujourd’hui. -Notre soif, par suite, est plus intolérable encore. -L’insuffisance d’eau nous fait souffrir cruellement pour la première fois. -Je prévois qu’elle causera des tortures plus insupportables que celles de la faim. -Sur mes instances, le capitaine a modifié, pour cette fois, le régime habituel. -En somme, la journée est mauvaise. -Les matelots, sous l’influence de la faim, s’abandonnent de nouveau au désespoir. -La brise ne s’est point levée avec la lune, qui est presque pleine. -Quant à la terre, on ne cherche même pas à en avoir connaissance. -Il semble que le globe terrestre ne soit plus qu’une sphère liquide. -Toujours et partout cet Océan infini ! -Le dix, même calme, même température. -Ah ! boire à satiété, une fois, dussions-nous épuiser notre réserve, et mourir après ! -Je me traîne près d’Owen. +J’ai dit que la chaleur est intolérable aujourd’hui. +Notre soif, par suite, est plus intolérable encore. +L’insuffisance d’eau nous fait souffrir cruellement pour la première fois. +Je prévois qu’elle causera des tortures plus insupportables que celles de la faim. +Sur mes instances, le capitaine a modifié, pour cette fois, le régime habituel. +En somme, la journée est mauvaise. +Les matelots, sous l’influence de la faim, s’abandonnent de nouveau au désespoir. +La brise ne s’est point levée avec la lune, qui est presque pleine. +Quant à la terre, on ne cherche même pas à en avoir connaissance. +Il semble que le globe terrestre ne soit plus qu’une sphère liquide. +Toujours et partout cet Océan infini ! +Le dix, même calme, même température. +Ah ! boire à satiété, une fois, dussions-nous épuiser notre réserve, et mourir après ! +Je me traîne près d’Owen. Mais voici que le matelot Flaypol pousse un cri. Nous sommes tous sur pied. -Un silence absolu règne sur le radeau. +Un silence absolu règne sur le radeau. Owen, retenant ses cris, se redresse comme les autres. -Dans la direction indiquée par Flaypol apparaît un point blanc, en effet. -Mais ce point se déplace-t-il ? +Dans la direction indiquée par Flaypol apparaît un point blanc, en effet. +Mais ce point se déplace-t-il ? Est-ce une voile ? -Qu’en pensent ces marins, dont la vue est si perçante ? -J’observe Robert Kurtis, qui, les bras croisés, examine le point blanc. +Qu’en pensent ces marins, dont la vue est si perçante ? +J’observe Robert Kurtis, qui, les bras croisés, examine le point blanc. Si ce point blanc est une voile, il ne s’y trompera pas. -Mais il secoue la tête, et ses bras retombent. -Le point blanc n’est plus là. +Mais il secoue la tête, et ses bras retombent. +Le point blanc n’est plus là. De quel abattement est suivi ce moment d’espoir ! -Tous, nous avons repris notre place accoutumée. +Tous, nous avons repris notre place accoutumée. Robert Kurtis reste immobile, mais il n’observe plus l’horizon. Alors les cris d’Owen recommencent avec plus de violence que jamais. -Le malheureux éprouve de violents mouvements convulsifs et même des secousses tétaniques. -Nous n’avons pas les médicaments nécessaires pour neutraliser les effets de ce poison. -L’eau tiède doit amener ce résultat. -Je demande à Robert Kurtis un peu d’eau. +Le malheureux éprouve de violents mouvements convulsifs et même des secousses tétaniques. +Nous n’avons pas les médicaments nécessaires pour neutraliser les effets de ce poison. +L’eau tiède doit amener ce résultat. +Je demande à Robert Kurtis un peu d’eau. Le capitaine y consent. -Je reviens près d’Owen, et je lui explique ce que je veux faire. -Mais comment s’est-il empoisonné ? -Les vomissements lui ont procuré quelque répit. +Je reviens près d’Owen, et je lui explique ce que je veux faire. +Mais comment s’est-il empoisonné ? +Les vomissements lui ont procuré quelque répit. Il peut enfin parler. Le capitaine et moi, nous l’interrogeons... -L’eau de cette barrique est empoisonnée ! +L’eau de cette barrique est empoisonnée ! Il n’est que trop vrai ! -La barrique empoisonnée a contenu autrefois de la couperose. -C’est un fait évident. +La barrique empoisonnée a contenu autrefois de la couperose. +C’est un fait évident. Ce qui est certain, c’est que nous n’avons plus d’eau. -La mort de ce misérable ne nous aura pas même été utile ! +La mort de ce misérable ne nous aura pas même été utile ! Tous, nous connaissons la situation telle qu’elle est actuellement, et nous restons silencieux. Que pourrions-nous dire ? -D’ailleurs, le son de nos voix nous est excessivement pénible à entendre. -Je ne comprends pas comment nous ne sommes pas fous déjà ! -Le treize, même situation. +D’ailleurs, le son de nos voix nous est excessivement pénible à entendre. +Je ne comprends pas comment nous ne sommes pas fous déjà ! +Le treize, même situation. Mais les appareils manquent, et nous ne pouvons les fabriquer. -Ce bain leur procure quelque soulagement et les rafraîchit dans une certaine mesure. +Ce bain leur procure quelque soulagement et les rafraîchit dans une certaine mesure. Pendant ce temps, Robert Kurtis surveillait les flots. -Fort heureusement, aucun requin ne s’est approché. +Fort heureusement, aucun requin ne s’est approché. Je regarde Robert Kurtis. -Cette fois, me dit-il, je viens réellement d’apercevoir un navire ! +Cette fois, me dit-il, je viens réellement d’apercevoir un navire ! Regardez, ajouta-t-il. -Tenez, par bâbord derrière ! -Aussi personne ne se relève. -Mais le bosseman ayant répété à plusieurs reprises : « Navire ! navire ! +Tenez, par bâbord derrière ! +Aussi personne ne se relève. +Mais le bosseman ayant répété à plusieurs reprises : « Navire ! navire ! tous les regards se fixent enfin sur l’horizon. Cette fois, le fait n’est pas niable. -Nous le voyons, ce bâtiment inespéré ! +Nous le voyons, ce bâtiment inespéré ! Nous verra-t-il ? Il faut donc se faire voir de ce navire ! -Il faut, à tout prix, qu’il nous aperçoive ! -Nous n’avons aucune arme à feu dont les détonations puissent attirer l’attention. +Il faut, à tout prix, qu’il nous aperçoive ! +Nous n’avons aucune arme à feu dont les détonations puissent attirer l’attention. De temps en temps, il flotte, et nos cœurs sont remplis d’espoir. Le pavillon, c’est cet objet pour nous ! -Pendant une heure, nous avons passé par mille alternatives. +Pendant une heure, nous avons passé par mille alternatives. Que ce navire marche lentement ! -Mais le vent est faible, et s’il vient à mollir encore !... -Nous donnerions des années d’existence pour être plus vieux d’une heure ! -Leurs yeux ne se détournent pas un instant du brick. +Mais le vent est faible, et s’il vient à mollir encore !... +Nous donnerions des années d’existence pour être plus vieux d’une heure ! +Leurs yeux ne se détournent pas un instant du brick. Toute notre existence est en ce moment dans nos yeux ! -Nous nous sommes redressés, les uns à genoux, les autres debout. -Un juron formidable s’est échappé de la bouche du bosseman. +Nous nous sommes redressés, les uns à genoux, les autres debout. +Un juron formidable s’est échappé de la bouche du bosseman. On ne peut le voir ! On ne l’a pas vu ! Non ! c’est inadmissible ! Il ne nous a pas vus ! -Du feu ! de la fumée ! s’écrie alors Robert Kurtis. -Brûlons les planches du radeau ! +Du feu ! de la fumée ! s’écrie alors Robert Kurtis. +Brûlons les planches du radeau ! Mes amis ! mes amis ! -C’est notre dernière chance d’être vus ! -Quelques planches sont jetées à l’avant, de manière à former un bûcher. -Bientôt une colonne noirâtre monte droit dans l’air. -Mais les heures s’écoulent, le feu s’éteint !... -Je blasphème, comme a blasphémé le bosseman !... +C’est notre dernière chance d’être vus ! +Quelques planches sont jetées à l’avant, de manière à former un bûcher. +Bientôt une colonne noirâtre monte droit dans l’air. +Mais les heures s’écoulent, le feu s’éteint !... +Je blasphème, comme a blasphémé le bosseman !... Une main faible s’appuie sur moi, et miss Herbey me montre le ciel ! Mais c’en est trop ! Elle sera plus ou moins lente, mais elle viendra. Il n’y a plus rien sur le radeau. -À quoi bon, d’ailleurs ! -Ce misérable et ses complices sont affaiblis par un long jeûne. +À quoi bon, d’ailleurs ! +Ce misérable et ses complices sont affaiblis par un long jeûne. Que pourraient-ils tenter maintenant ? -Ils ne m’effrayent plus, ils m’attirent plutôt. -Il veut les dévorer, et non être dévorés par eux. -Daoulas est allé prendre sa tille de charpentier, dont il compte faire un émerillon. -Nos désirs sont surexcités par ces apprêts. +Ils ne m’effrayent plus, ils m’attirent plutôt. +Il veut les dévorer, et non être dévorés par eux. +Daoulas est allé prendre sa tille de charpentier, dont il compte faire un émerillon. +Nos désirs sont surexcités par ces apprêts. Nous sommes haletants d’impatience. -L’émerillon est prêt, mais il n’y a rien pour l’amorcer. -L’émerillon est-il solidement attaché ? +L’émerillon est prêt, mais il n’y a rien pour l’amorcer. +L’émerillon est-il solidement attaché ? L’amarrage qui fixe la ligne au radeau tiendra-t-il contre les secousses ? -Le grelin est-il suffisamment solide pour résister ? -Le bosseman vérifie ces points importants. +Le grelin est-il suffisamment solide pour résister ? +Le bosseman vérifie ces points importants. Cela fait, il laisse glisser son engin sous les flots. -Tout à coup, le bosseman fait un signe de la main. +Tout à coup, le bosseman fait un signe de la main. Un cri se fait entendre !... -Le requin s’arrête et disparaît dans la profondeur des eaux. -Qui de nous a poussé ce cri, — involontaire sans doute ? -En ce moment, le bosseman se relève, pâle de colère. +Le requin s’arrête et disparaît dans la profondeur des eaux. +Qui de nous a poussé ce cri, — involontaire sans doute ? +En ce moment, le bosseman se relève, pâle de colère. Le premier qui parle, dit-il, je le tue ! -Et il se remet à sa besogne. -Après tout, il a raison, le bosseman ! -Un requin a mordu et s’est ferré lui-même. -À l’aide, garçons, à l’aide ! -s’écrie le bosseman. -Aussitôt, passagers et marins, nous nous mettons tous sur la ligne. +Et il se remet à sa besogne. +Après tout, il a raison, le bosseman ! +Un requin a mordu et s’est ferré lui-même. +À l’aide, garçons, à l’aide ! +s’écrie le bosseman. +Aussitôt, passagers et marins, nous nous mettons tous sur la ligne. On hale avec ensemble. -Enfin, la tête de l’animal émerge. -À cet instant, un bruit sec se fait entendre. -Un hurlement de désespoir est sorti de nos poitrines ! -Robert Kurtis n’a pas répondu, mais la question est posée. -seize janvier. — Nous sommes tous étendus sur les voiles. -L’équipage d’un navire qui passerait croirait voir une épave couverte de morts. +Enfin, la tête de l’animal émerge. +À cet instant, un bruit sec se fait entendre. +Un hurlement de désespoir est sorti de nos poitrines ! +Robert Kurtis n’a pas répondu, mais la question est posée. +seize janvier. — Nous sommes tous étendus sur les voiles. +L’équipage d’un navire qui passerait croirait voir une épave couverte de morts. La chaleur, aujourd’hui, est d’autant plus forte que le ciel est orageux. Pourtant, chacun regarde monter les nuages d’un œil avide. -Nos lèvres se tendent vers eux. -Monsieur Letourneur élève ses mains suppliantes vers ce ciel impitoyable ! -J’écoute si quelque grondement lointain annonce un orage. +Nos lèvres se tendent vers eux. +Monsieur Letourneur élève ses mains suppliantes vers ce ciel impitoyable ! +J’écoute si quelque grondement lointain annonce un orage. Il est onze heures du matin. Ce n’est plus, maintenant, qu’un brouillard. La pluie ! »crie tout d’un coup Daoulas. -En effet, à un demi-mille du radeau, le ciel est rayé de hachures parallèles. -Le vent, qui a fraîchi, porte sur nous. -Dieu a enfin pitié de nous. -La pluie tombe à grosses gouttes, telles qu’en répandent les nuages orageux. -Nous sommes couchés à la renverse, la bouche ouverte. -Nous sommes couchés à la renverse, la bouche ouverte. (Page cent quarante-trois.) jouissance inexprimable ! +En effet, à un demi-mille du radeau, le ciel est rayé de hachures parallèles. +Le vent, qui a fraîchi, porte sur nous. +Dieu a enfin pitié de nous. +La pluie tombe à grosses gouttes, telles qu’en répandent les nuages orageux. +Nous sommes couchés à la renverse, la bouche ouverte. +Nous sommes couchés à la renverse, la bouche ouverte. (Page cent quarante-trois.) jouissance inexprimable ! C’est la vie qui coule en moi ! -Les muqueuses de mon gosier se lubréfient à ce contact. -Nous nous sommes relevés meilleurs, oui ! « meilleurs ». +Les muqueuses de mon gosier se lubréfient à ce contact. +Nous nous sommes relevés meilleurs, oui ! « meilleurs ». On se presse les mains, on parle ! -Il semble que nous soyons sauvés ! -Et puis, cette eau qui est tombée sur le radeau ne sera pas perdue. -Les matelots vont procéder à cette opération, d’un geste, Robert Kurtis les arrête. +Il semble que nous soyons sauvés ! +Et puis, cette eau qui est tombée sur le radeau ne sera pas perdue. +Les matelots vont procéder à cette opération, d’un geste, Robert Kurtis les arrête. Un instant ! dit-il. Cette eau est-elle potable ? -Je goûte à mon tour. -Cette eau est plus que saumâtre ! +Je goûte à mon tour. +Cette eau est plus que saumâtre ! On dirait de l’eau de mer ! -C’est un malheur irréparable ! +C’est un malheur irréparable ! D’ailleurs, il reste quelques pintes potables dans la barrique ! Et puis, la pluie est venue ! -Robert Kurtis a songé à tenter l’aventure. +Robert Kurtis a songé à tenter l’aventure. Nous l’avons retenu. -Or, nous en sommes arrivés là ! +Or, nous en sommes arrivés là ! Pour tout avouer, quelques-uns de mes compagnons se regardent d’un œil avide. -Le vent, d’ailleurs, nous ne le considérons plus comme un moteur. -Où est le radeau ? -En quel point de l’Atlantique les courants l’ont-ils poussé ? -Quant à moi, mon cerveau vide est assiégé de cauchemars. +Le vent, d’ailleurs, nous ne le considérons plus comme un moteur. +Où est le radeau ? +En quel point de l’Atlantique les courants l’ont-ils poussé ? +Quant à moi, mon cerveau vide est assiégé de cauchemars. Mes narines s’enflent et aspirent. « Qu’est-ce que cette odeur ? -suis-je tenté de m’écrier... +suis-je tenté de m’écrier... Quelques instants se passent. -La même émanation vient encore frapper mes narines. +La même émanation vient encore frapper mes narines. Je ne me trompe pas. -Toutes les papilles de ma langue se hérissent d’envie ! -Il me faut alors m’insinuer sous un épais pli de voiles. +Toutes les papilles de ma langue se hérissent d’envie ! +Il me faut alors m’insinuer sous un épais pli de voiles. Personne ne me voit, personne ne m’entend. Je me glisse sur les genoux, sur les coudes. J’allonge le bras. -Ma main saisit un objet enfermé dans un morceau de papier. +Ma main saisit un objet enfermé dans un morceau de papier. Ce n’est point une illusion. -Je porte à ma bouche... +Je porte à ma bouche... Une main saisit la mienne. -Je me retourne, retenant à peine un rugissement. -Je reconnais le maître d’hôtel Hobbart. +Je me retourne, retenant à peine un rugissement. +Je reconnais le maître d’hôtel Hobbart. Hobbart a sagement agi. Hobbart ne l’entend pas ainsi. -J’ai le même intérêt que lui à me taire. +J’ai le même intérêt que lui à me taire. Il ne faut pas que d’autres viennent m’arracher cette proie ! -Il me la faut à tout prix, je la veux, je l’aurai ! +Il me la faut à tout prix, je la veux, je l’aurai ! Personne ne m’a vu. -dix-huit janvier. — J’attends le jour dans une anxiété singulière ! -Il me semble qu’il aura le droit de me dénoncer ! -N’importe ! je voudrais être au grand jour. -Je n’ai pas fermé l’œil. +dix-huit janvier. — J’attends le jour dans une anxiété singulière ! +Il me semble qu’il aura le droit de me dénoncer ! +N’importe ! je voudrais être au grand jour. +Je n’ai pas fermé l’œil. Quel est cet objet ? Ce corps est celui d’un pendu. -Ce pendu, c’est le maître d’hôtel Hobbart ! -Ce malheureux, c’est moi, oui, moi ! qui l’ai poussé au suicide ! -Un cri d’horreur m’échappe. -Mes compagnons se relèvent, voient le corps, se précipitent... -D’ailleurs, Hobbart est bien mort, et son cadavre est déjà froid. -En un instant, la corde est coupée. -Le bosseman, Daoulas, Jynxtrop, Falsten, d’autres sont là, penchés sur ce cadavre... +Ce pendu, c’est le maître d’hôtel Hobbart ! +Ce malheureux, c’est moi, oui, moi ! qui l’ai poussé au suicide ! +Un cri d’horreur m’échappe. +Mes compagnons se relèvent, voient le corps, se précipitent... +D’ailleurs, Hobbart est bien mort, et son cadavre est déjà froid. +En un instant, la corde est coupée. +Le bosseman, Daoulas, Jynxtrop, Falsten, d’autres sont là, penchés sur ce cadavre... Non ! je n’ai pas vu ! Je n’ai pas voulu voir ! -Je n’ai pas pris part à cet horrible repas ! +Je n’ai pas pris part à cet horrible repas ! Pour Robert Kurtis, j’ignore... -Je n’ai pas osé lui demander. +Je n’ai pas osé lui demander. Quant aux autres, le bosseman, Daoulas, Falsten, les matelots ! -Oh ! l’homme changé en bête fauve... -C’était déjà trop d’entendre ! -André Letourneur voulait se jeter sur ces cannibales, leur arracher ces horribles débris ! +Oh ! l’homme changé en bête fauve... +C’était déjà trop d’entendre ! +André Letourneur voulait se jeter sur ces cannibales, leur arracher ces horribles débris ! Il m’a fallu lutter avec lui pour le retenir. -Et, pourtant, c’était leur droit, à ces malheureux ! -Ils ne l’avaient pas tué ! -Hobbart, grâce aux provisions qu’il avait cachées, était le plus valide de nous. -Aucune maladie organique n’avait altéré ses tissus. -Mais à quelles horribles réflexions mon esprit se laisse-t-il entraîner ? +Et, pourtant, c’était leur droit, à ces malheureux ! +Ils ne l’avaient pas tué ! +Hobbart, grâce aux provisions qu’il avait cachées, était le plus valide de nous. +Aucune maladie organique n’avait altéré ses tissus. +Mais à quelles horribles réflexions mon esprit se laisse-t-il entraîner ? Ces cannibales me font-ils donc plus envie qu’horreur ? -En ce moment, l’un d’eux élève la voix. +En ce moment, l’un d’eux élève la voix. C’est le charpentier Daoulas. Et nous salerons ce qui reste, dit-il. -Oui, » répond le bosseman. +Oui, » répond le bosseman. Puis, c’est tout. Ils n’ont plus faim. -dix-neuf janvier. — Pendant la journée du dix-neuf janvier, même ciel, même température. -La nuit arrive sans apporter aucune modification dans l’état de l’atmosphère. -Je n’ai pu dormir même pendant quelques heures. -Vers le matin, j’entends des cris de colère qui éclatent à bord. -MMonsieur Letourneur, miss Herbey, qui sont avec moi sous la tente, se relèvent. -J’écarte la toile, et je regarde ce qui se passe. -Le bosseman, Daoulas, les autres matelots sont dans une exaspération terrible. +dix-neuf janvier. — Pendant la journée du dix-neuf janvier, même ciel, même température. +La nuit arrive sans apporter aucune modification dans l’état de l’atmosphère. +Je n’ai pu dormir même pendant quelques heures. +Vers le matin, j’entends des cris de colère qui éclatent à bord. +MMonsieur Letourneur, miss Herbey, qui sont avec moi sous la tente, se relèvent. +J’écarte la toile, et je regarde ce qui se passe. +Le bosseman, Daoulas, les autres matelots sont dans une exaspération terrible. Ce n’est pas moi ! — Ni moi ! -répondent tour à tour les matelots. -Leur colère s’accroît à voir que ces recherches demeurent sans résultat. -Le bosseman vient à moi. -Vous devez connaître le voleur ? me dit-il. -Je ne sais ce que vous voulez dire, » ai-je répondu. +répondent tour à tour les matelots. +Leur colère s’accroît à voir que ces recherches demeurent sans résultat. +Le bosseman vient à moi. +Vous devez connaître le voleur ? me dit-il. +Je ne sais ce que vous voulez dire, » ai-je répondu. Daoulas et quelques autres matelots s’approchent. -Nous avons fouillé tout le radeau, dit Daoulas. -Il n’y a plus que cette tente à visiter... -Personne de nous n’a quitté cette tente, Daoulas. +Nous avons fouillé tout le radeau, dit Daoulas. +Il n’y a plus que cette tente à visiter... +Personne de nous n’a quitté cette tente, Daoulas. Non ! laissez en paix ceux qui meurent de faim ! Monsieur Kazallon, me dit le bosseman en se contenant, nous ne vous accusons pas... Mais tout a disparu, vous entendez bien, tout ! Les matelots s’avancent. -Je ne puis résister à ces malheureux, que la colère aveugle. +Je ne puis résister à ces malheureux, que la colère aveugle. Une horrible crainte me saisit. -S’il l’a fait, il va être déchiré par ces furieux ! +S’il l’a fait, il va être déchiré par ces furieux ! Je regarde Robert Kurtis comme pour lui demander protection. -Robert Kurtis vient se placer près de moi. +Robert Kurtis vient se placer près de moi. Mais qui donc a fait cela ? Je regarde miss Herbey, Monsieur Letourneur. -Leur regard répond que ce ne sont pas eux. -Mes yeux se portent sur André, qui détourne un instant la tête. +Leur regard répond que ce ne sont pas eux. +Mes yeux se portent sur André, qui détourne un instant la tête. Le malheureux jeune homme ! -Et si c’est lui, comprend-il les conséquences de cet acte ? -N’en sommes-nous pas à regretter que ces débris aient disparu ? -Si l’un de nous meurt, résisterons-nous ?... -Sommes-nous donc une proie assurée pour eux ? +Et si c’est lui, comprend-il les conséquences de cet acte ? +N’en sommes-nous pas à regretter que ces débris aient disparu ? +Si l’un de nous meurt, résisterons-nous ?... +Sommes-nous donc une proie assurée pour eux ? Ah ! c’en est trop ! -Voilà quarante-deux jours que nous avons abandonné le navire ! -Qui de nous peut se faire illusion désormais ? -Je sens qu’une sorte de brouillard s’épaissît autour de mon cerveau. -C’est comme un délire qui va s’emparer de moi. +Voilà quarante-deux jours que nous avons abandonné le navire ! +Qui de nous peut se faire illusion désormais ? +Je sens qu’une sorte de brouillard s’épaissît autour de mon cerveau. +C’est comme un délire qui va s’emparer de moi. Je lutte pour ressaisir mon intelligence qui s’en va. -Ce délire m’épouvante ! -Où va-t-il me conduire ? +Ce délire m’épouvante ! +Où va-t-il me conduire ? Serai-je assez fort pour reprendre ma raison ?... -Je suis revenu à moi, — après combien d’heures, je ne saurais le dire. -Aujourd’hui, vingt-deux, scène affreuse. +Je suis revenu à moi, — après combien d’heures, je ne saurais le dire. +Aujourd’hui, vingt-deux, scène affreuse. Robert Kurtis veut le contenir, mais en vain ! -Il se jette sur nous pour nous dévorer ! -Il faut se défendre contre les attaques de cette bête féroce. +Il se jette sur nous pour nous dévorer ! +Il faut se défendre contre les attaques de cette bête féroce. Jynxtrop a saisi un anspect, et il est difficile de parer ses coups. -Puis, il s’élance, et j’entends son corps tomber à la mer. +Puis, il s’élance, et j’entends son corps tomber à la mer. La fin de ce drame, quelle qu’elle soit, approche. -Sinon, le dernier survivant du Chancellor aura vécu. -Le vingt-trois, l’aspect du ciel a changé. -La brise a notablement fraîchi. -Le vent, pendant la nuit, a halé le nord-est. -Le capitaine évalue ce déplacement à trois milles à l’heure. -Robert Kurtis et l’ingénieur Falsten sont certainement les plus valides entre nous. -Quoique leur maigreur soit extrême, ils supportent d’une façon surprenante ces privations. -Je ne saurais peindre à quelle extrémité est réduite la pauvre miss Herbey. +Sinon, le dernier survivant du Chancellor aura vécu. +Le vingt-trois, l’aspect du ciel a changé. +La brise a notablement fraîchi. +Le vent, pendant la nuit, a halé le nord-est. +Le capitaine évalue ce déplacement à trois milles à l’heure. +Robert Kurtis et l’ingénieur Falsten sont certainement les plus valides entre nous. +Quoique leur maigreur soit extrême, ils supportent d’une façon surprenante ces privations. +Je ne saurais peindre à quelle extrémité est réduite la pauvre miss Herbey. Elle vit dans le ciel, non sur la terre ! -Un homme d’une grande énergie, cependant, maintenant complètement abattu, c’est le bosseman. -Plus de paroles, plus de gémissements même, sur ce radeau. -Il ne s’échange pas dix paroles par jour. -vingt-quatre janvier. — Où sommes-nous ? -Vers quelle partie de l’Atlantique le radeau a-t-il été poussé ? -Aujourd’hui, la brise est complétement tombée. -Une tempête aura, sans doute, bouleversé cette portion de l’Atlantique. +Un homme d’une grande énergie, cependant, maintenant complètement abattu, c’est le bosseman. +Plus de paroles, plus de gémissements même, sur ce radeau. +Il ne s’échange pas dix paroles par jour. +vingt-quatre janvier. — Où sommes-nous ? +Vers quelle partie de l’Atlantique le radeau a-t-il été poussé ? +Aujourd’hui, la brise est complétement tombée. +Une tempête aura, sans doute, bouleversé cette portion de l’Atlantique. Le radeau fatigue beaucoup. Pourquoi se donner cette peine ? Qu’elles se disjoignent donc enfin, ces planches. -Que cet Océan nous engloutisse ! -C’est trop lui disputer notre misérable vie ! -Il est impossible qu’elles aillent au delà ! -La chaleur est intolérable. +Que cet Océan nous engloutisse ! +C’est trop lui disputer notre misérable vie ! +Il est impossible qu’elles aillent au delà ! +La chaleur est intolérable. C’est du plomb fondu que le ciel verse sur nous. Non, je ne puis peindre ce que je ressens ! Les mots manquent quand il s’agit d’exprimer des douleurs surhumaines ! -Quand je relève la tête, je ne le vois même plus. -Est-il couché sous les voiles, ou est-il mort ? -Seul, l’énergique capitaine Kurtis est debout à l’avant et regarde ! -Quand je pense que cet homme... espère encore ! -Moi, je vais m’étendre à l’arrière. -Là, j’attendrai la mort. -Le plus tôt sera le mieux. -Combien d’heures se sont écoulées, je l’ignore... -Tout à coup, j’entends des éclats de rire. +Quand je relève la tête, je ne le vois même plus. +Est-il couché sous les voiles, ou est-il mort ? +Seul, l’énergique capitaine Kurtis est debout à l’avant et regarde ! +Quand je pense que cet homme... espère encore ! +Moi, je vais m’étendre à l’arrière. +Là, j’attendrai la mort. +Le plus tôt sera le mieux. +Combien d’heures se sont écoulées, je l’ignore... +Tout à coup, j’entends des éclats de rire. L’un de nous devient fou, sans doute ! -Ces éclats de rire redoublent. -Je ne relève pas la tête. -Cependant, quelques paroles incohérentes arrivent jusqu’à moi. +Ces éclats de rire redoublent. +Je ne relève pas la tête. +Cependant, quelques paroles incohérentes arrivent jusqu’à moi. Une prairie, une prairie ! Une taverne sous ces arbres ! -Vite ! vite ! du brandevin, du gin, de l’eau à une guinée la goutte ! +Vite ! vite ! du brandevin, du gin, de l’eau à une guinée la goutte ! J’ai de l’or ! j’ai de l’or ! Ce mot galvaniserait un mort ! Je fais un effort douloureux, et je me redresse. -Flaypol se promène sur la plate-forme, il rit. -Il chante, il fait des signaux vers une côte imaginaire ! -Aussi parle-t-il à des amis absents. -Il les entraîne à sa taverne de Cardiff, aux Armes de Georges. -Il semble arrivé au dernier degré de l’ivresse. -Ah ! je voudrais être halluciné comme lui ! -Aussi, les voilà qui se relèvent, qui le suivent, qui l’épient ! -Il n’en devait pas être ainsi. -Ce brouillard est étouffant. +Flaypol se promène sur la plate-forme, il rit. +Il chante, il fait des signaux vers une côte imaginaire ! +Aussi parle-t-il à des amis absents. +Il les entraîne à sa taverne de Cardiff, aux Armes de Georges. +Il semble arrivé au dernier degré de l’ivresse. +Ah ! je voudrais être halluciné comme lui ! +Aussi, les voilà qui se relèvent, qui le suivent, qui l’épient ! +Il n’en devait pas être ainsi. +Ce brouillard est étouffant. Le radeau est non-seulement stationnaire, mais il ne ressent plus aucun mouvement. Je me demande quelquefois s’il flotte encore. -Pendant cette nuit, j’essaye de compter combien nous sommes à bord. -Tantôt je trouve dix, tantôt douze. -Ce doit être onze, depuis que Jynxtrop a péri. +Pendant cette nuit, j’essaye de compter combien nous sommes à bord. +Tantôt je trouve dix, tantôt douze. +Ce doit être onze, depuis que Jynxtrop a péri. Demain, ils ne seront plus que dix, je serai mort. -Que Dieu me pardonne, mais je pense sérieusement à en finir ! -Cette idée s’incruste dans mon cerveau. +Que Dieu me pardonne, mais je pense sérieusement à en finir ! +Cette idée s’incruste dans mon cerveau. Le capitaine se contente de faire un signe affirmatif. Pour moi, dit-il ensuite, je ne me tuerai pas. Ce serait abandonner mon poste. -Nous flottons au milieu d’une atmosphère grisâtre. -On ne voit même plus la surface de l’eau. -Vers sept heures, je crois entendre des cris d’oiseaux au-dessus de ma tête. -Robert Kurtis, toujours debout, écoute avidement ces cris. +Nous flottons au milieu d’une atmosphère grisâtre. +On ne voit même plus la surface de l’eau. +Vers sept heures, je crois entendre des cris d’oiseaux au-dessus de ma tête. +Robert Kurtis, toujours debout, écoute avidement ces cris. Ils se renouvellent par trois fois. Mais alors... la terre serait donc proche !... Je n’y crois pas, moi ! -Il n’existe ni continents, ni îles. -Vers onze heures seulement, le brouillard commence à se dissiper. -Robert Kurtis, après avoir regardé autour de lui, ne prononce pas un seul mot. -La nuit est arrivée. +Il n’existe ni continents, ni îles. +Vers onze heures seulement, le brouillard commence à se dissiper. +Robert Kurtis, après avoir regardé autour de lui, ne prononce pas un seul mot. +La nuit est arrivée. Je n’ai pu dormir un seul instant. -Je boirai mon propre sang à défaut du sang des autres ! -À peine cette idée a-t-elle traversé mon esprit, qu’elle est mise à exécution. -Je parviens à ouvrir mon couteau. -Mon bras est à nu. +Je boirai mon propre sang à défaut du sang des autres ! +À peine cette idée a-t-elle traversé mon esprit, qu’elle est mise à exécution. +Je parviens à ouvrir mon couteau. +Mon bras est à nu. D’un coup rapide, je tranche une veine. -Ce brouillard est brûlant comme les buées qui s’échappent d’une chaudière. +Ce brouillard est brûlant comme les buées qui s’échappent d’une chaudière. C’est aujourd’hui mon dernier jour. Avant de mourir, je serais content de serrer la main d’un ami. -Robert Kurtis est là, près de moi. -Je me traîne jusqu’à lui et je lui prends la main. +Robert Kurtis est là, près de moi. +Je me traîne jusqu’à lui et je lui prends la main. J’aurais aussi voulu revoir MMonsieur Letourneur, miss Herbey... Je n’ose pas ! -La jeune fille lirait ma résolution dans mes yeux ! +La jeune fille lirait ma résolution dans mes yeux ! Elle me parlerait de Dieu, de l’autre vie qu’il faut attendre ! Attendre, je n’en ai plus le courage... -Mais la mer est déserte ! +Mais la mer est déserte ! Il est dix heures du matin, C’est le moment d’en finir. -L’instinct de la conservation s’éteint en moi. +L’instinct de la conservation s’éteint en moi. Dans quelques instants, j’aurai fini de souffrir !... -Que Dieu me prenne en pitié ! -En ce moment, une voix s’élève. +Que Dieu me prenne en pitié ! +En ce moment, une voix s’élève. Je reconnais la voix de Daoulas. -Le charpentier est près de Robert Kurtis. +Le charpentier est près de Robert Kurtis. Capitaine, dit-il, nous allons tirer au sort. -Au moment de me jeter à la mer, je m’arrête. -Pourquoi ? je ne saurais le dire, mais je reviens à l’arrière du radeau. -vingt-six janvier. — La proposition a été faite. +Au moment de me jeter à la mer, je m’arrête. +Pourquoi ? je ne saurais le dire, mais je reviens à l’arrière du radeau. +vingt-six janvier. — La proposition a été faite. Tous l’ont entendue, et tous l’ont comprise. -Depuis quelques jours, c’était devenu une idée fixe, que personne n’osait formuler. +Depuis quelques jours, c’était devenu une idée fixe, que personne n’osait formuler. On va tirer au sort. -Celui que le sort désignera, chacun en aura sa part. -Si le sort me désigne, je ne me plaindrai pas. -Mais un murmure de colère court parmi les matelots. +Celui que le sort désignera, chacun en aura sa part. +Si le sort me désigne, je ne me plaindrai pas. +Mais un murmure de colère court parmi les matelots. Miss Herbey subira le sort commun. Il est alors dix heures et demie du matin. -D’ailleurs, nul de nous ne tient à la vie. +D’ailleurs, nul de nous ne tient à la vie. On le sait, on ne s’effraye pas de mourir. -Les onze noms sont là. -Il est convenu, sans discussion, que le dernier nom sortant désignera la victime. -Qui procédera au tirage ? -Il y a une sorte d’hésitation. -répond l’un de nous. +Les onze noms sont là. +Il est convenu, sans discussion, que le dernier nom sortant désignera la victime. +Qui procédera au tirage ? +Il y a une sorte d’hésitation. +répond l’un de nous. Je me retourne, et je reconnais Monsieur Letourneur. Je sais pourquoi tu veux appeler les noms ! -Ton dévouement paternel ira jusque-là ! +Ton dévouement paternel ira jusque-là ! Monsieur Letourneur plonge la main dans le chapeau. Le second, celui de Flaypol. -Le troisième, celui du bosseman. -Le quatrième, celui de Falsten. -Le cinquième, celui de Robert Kurtis. -Le sixième, celui de Sandon. -La moitié des noms, plus un, ont été appelés. +Le troisième, celui du bosseman. +Le quatrième, celui de Falsten. +Le cinquième, celui de Robert Kurtis. +Le sixième, celui de Sandon. +La moitié des noms, plus un, ont été appelés. Le mien n’est pas sorti. -Je cherche à calculer les chances qui me restent : quatre bonnes, une mauvaise. -Depuis que Burke a poussé son cri, pas un mot n’a été proféré. +Je cherche à calculer les chances qui me restent : quatre bonnes, une mauvaise. +Depuis que Burke a poussé son cri, pas un mot n’a été proféré. Monsieur Letourneur continue son sinistre office. -Le huitième nom, c’est le mien. -Le neuvième nom : « Letourneur ! +Le huitième nom, c’est le mien. +Le neuvième nom : « Letourneur ! Lequel ? demande le bosseman. -Un cri se fait entendre, et André tombe sans connaissance. -Daoulas regarde son rival comme une victime qu’il veut dévorer. +Un cri se fait entendre, et André tombe sans connaissance. +Daoulas regarde son rival comme une victime qu’il veut dévorer. Monsieur Letourneur, lui, est presque souriant. -Le charpentier est sauvé. -Un hurlement s’échappe de sa poitrine. -Puis, Monsieur Letourneur prend le dernier billet, et, sans rouvrir, il le déchire. -Mais un morceau du papier déchiré a volé vers un coin du radeau. +Le charpentier est sauvé. +Un hurlement s’échappe de sa poitrine. +Puis, Monsieur Letourneur prend le dernier billet, et, sans rouvrir, il le déchire. +Mais un morceau du papier déchiré a volé vers un coin du radeau. Personne n’y fait attention. Suite du vingt-six janvier. — J’avais bien compris. -Cependant, tous ces affamés ne veulent plus attendre. +Cependant, tous ces affamés ne veulent plus attendre. Monsieur Letourneur n’est plus un homme pour eux. -Miss Herbey s’avance ou plutôt se traîne vers eux. +Miss Herbey s’avance ou plutôt se traîne vers eux. Mes amis, dit-elle, voulez-vous attendre un jour encore ? Rien qu’un jour ! -À ces mots, mon cœur tressaille. +À ces mots, mon cœur tressaille. Un immense espoir me revient au cœur. Oui ! il faut attendre un jour encore ! -Qu’est-ce qu’un jour, après tout ce que nous avons souffert ? +Qu’est-ce qu’un jour, après tout ce que nous avons souffert ? Robert Kurtis pense comme moi. -Nous joignons nos prières à celles de miss Herbey. -Falsten parle dans le même sens. +Nous joignons nos prières à celles de miss Herbey. +Falsten parle dans le même sens. Nous supplions nos compagnons, le bosseman, Daoulas, les autres... -Les matelots s’arrêtent et ne font pas entendre un seul murmure. +Les matelots s’arrêtent et ne font pas entendre un seul murmure. Ce mot dit tout. Les matelots se cachent sous les voiles. -Ils ne cherchent même plus à observer la mer. +Ils ne cherchent même plus à observer la mer. Puis, je vois qu’il compte les passagers du radeau... Pas un ne manque. -Sur qui le sort est-il tombé ? -Et Monsieur Letourneur et Daoulas sont tous deux là ! -André Letourneur n’en demande pas davantage. -Il prend la main de son père. +Sur qui le sort est-il tombé ? +Et Monsieur Letourneur et Daoulas sont tous deux là ! +André Letourneur n’en demande pas davantage. +Il prend la main de son père. La figure de Monsieur Letourneur est calme, presque souriante. -Il ne voit, il ne comprend qu’une chose, son fils épargné. -Je crois à un secours providentiel. -Que l’on ne s’étonne pas de cette tendance. -Mon cerveau est tellement vide, que les chimères s’y changent en réalités. -Je parle de mes pressentiments à MMonsieur Letourneur. -André est confiant comme moi. +Il ne voit, il ne comprend qu’une chose, son fils épargné. +Je crois à un secours providentiel. +Que l’on ne s’étonne pas de cette tendance. +Mon cerveau est tellement vide, que les chimères s’y changent en réalités. +Je parle de mes pressentiments à MMonsieur Letourneur. +André est confiant comme moi. S’il savait que demain !... -Le père m’écoute gravement et m’encourage à espérer. +Le père m’écoute gravement et m’encourage à espérer. Qu’il ne sache jamais que... -Il n’achève pas sa phrase, et de grosses larmes tombent de ses yeux ! +Il n’achève pas sa phrase, et de grosses larmes tombent de ses yeux ! Moi, je suis tout espoir. -Il est désert, mais je ne suis pas inquiet. -Avant demain, une voile ou une terre seront signalées. +Il est désert, mais je ne suis pas inquiet. +Avant demain, une voile ou une terre seront signalées. Comme moi, Robert Kurtis observe la mer. -Miss Herbey, Falsten, le bosseman lui-même concentrent toute leur vie dans leur regard. +Miss Herbey, Falsten, le bosseman lui-même concentrent toute leur vie dans leur regard. vingt-sept janvier. — Je ne ferme pas l’œil. -J’écoute les moindres bruits, les clapotements de l’eau, le murmure des lames. -Je vois là un heureux présage. -Que de fois j’ai cru entrevoir à quelques encâblures cette voile si désirée ! +J’écoute les moindres bruits, les clapotements de l’eau, le murmure des lames. +Je vois là un heureux présage. +Que de fois j’ai cru entrevoir à quelques encâblures cette voile si désirée ! Mais le matin vient... -Le soleil se lève sur une mer déserte ! +Le soleil se lève sur une mer déserte ! Le moment terrible approche. -Alors, je sens toutes mes espérances de la veille s’effacer peu à peu. -Le navire n’apparaît pas. +Alors, je sens toutes mes espérances de la veille s’effacer peu à peu. +Le navire n’apparaît pas. La terre non plus. -Je rentre dans la réalité, et je me souviens ! -C’est l’heure où va s’accomplir une abominable exécution ! +Je rentre dans la réalité, et je me souviens ! +C’est l’heure où va s’accomplir une abominable exécution ! Une insurmontable horreur me comprime la poitrine. -La tête me tourne comme dans l’ivresse. +La tête me tourne comme dans l’ivresse. Il est six heures du matin. -Je ne crois plus à un secours providentiel. -Le bosseman, lui, est effrayant à voir. +Je ne crois plus à un secours providentiel. +Le bosseman, lui, est effrayant à voir. Il m’est impossible de deviner quelles sont les impressions du capitaine. Sa face est livide, il semble ne plus vivre que par le regard. Le bosseman est toujours debout, regardant. -s’écrie-t-il. +s’écrie-t-il. Ce mot me fait bondir. -Le bosseman, Daoulas, Flaypol, Burke, Sandon s’avancent vers l’arrière. +Le bosseman, Daoulas, Flaypol, Burke, Sandon s’avancent vers l’arrière. Le charpentier serre convulsivement sa hache ! Miss Herbey ne peut retenir un cri. -Soudain, André se redresse. -Mon père ? s’écrie-t-il d’une voix étranglée. -Le sort m’a désigné... -André saisit son père et l’entoure de ses bras. +Soudain, André se redresse. +Mon père ? s’écrie-t-il d’une voix étranglée. +Le sort m’a désigné... +André saisit son père et l’entoure de ses bras. Jamais ! crie-t-il avec un rugissement. -Vous me tuerez plutôt ! -C’est moi qui ai jeté à la mer le cadavre d’Hobbart ! -C’est moi, moi, qu’il faut égorger ! +Vous me tuerez plutôt ! +C’est moi qui ai jeté à la mer le cadavre d’Hobbart ! +C’est moi, moi, qu’il faut égorger ! Ses paroles redoublent la rage des bourreaux. -Cette scène épouvantable se passe plus rapidement que je ne la décris. -L’horreur m’a cloué sur place ! +Cette scène épouvantable se passe plus rapidement que je ne la décris. +L’horreur m’a cloué sur place ! En ce moment, Monsieur Letourneur est debout. -Il a repoussé les matelots qui lui ont arraché une partie de ses vêtements. -Ses épaules sont nues. +Il a repoussé les matelots qui lui ont arraché une partie de ses vêtements. +Ses épaules sont nues. Je n’ai pas l’intention de vous voler votre ration ! -Mais vous n’allez pas me dévorer tout entier aujourd’hui, je suppose ! -Monsieur Letourneur continue : « Vous êtes dix ! +Mais vous n’allez pas me dévorer tout entier aujourd’hui, je suppose ! +Monsieur Letourneur continue : « Vous êtes dix ! Est-ce que mes deux bras ne vous suffiront pas ? Coupez-les, et demain vous aurez le reste !... -Monsieur Letourneur étend ses deux bras nus... +Monsieur Letourneur étend ses deux bras nus... crie d’une voix terrible le charpentier Daoulas. -Et, rapide comme la foudre, il lève sa hache... +Et, rapide comme la foudre, il lève sa hache... Robert Kurtis n’a pu en voir davantage. Ce massacre ne s’accomplira pas, nous vivants. -Le capitaine s’est jeté au milieu des matelots, pour leur arracher leur victime. -Je ferme ma bouche, je veux mourir étouffé !... -La suffocation est plus forte que ma volonté. -Mes lèvres s’ouvrent ! -Quelques gorgées d’eau pénètrent !... +Le capitaine s’est jeté au milieu des matelots, pour leur arracher leur victime. +Je ferme ma bouche, je veux mourir étouffé !... +La suffocation est plus forte que ma volonté. +Mes lèvres s’ouvrent ! +Quelques gorgées d’eau pénètrent !... Cette eau est douce ! Suite du vingt-sept janvier. — J’ai bu, j’ai bu ! -Soudain la vie est rentrée en moi ! +Soudain la vie est rentrée en moi ! Je ne veux plus mourir ! Mes cris sont entendus. -Robert Kurtis apparaît au-dessus du bord, me jette une corde, que ma main saisit. +Robert Kurtis apparaît au-dessus du bord, me jette une corde, que ma main saisit. Je me hisse et je retombe sur la plate-forme. Mes premiers mots sont ceux-ci. L’eau douce ! crie Robert Kurtis. -La terre est là ! +La terre est là ! Il est temps encore ! Le meurtre n’est pas commis ! -La victime n’a pas été frappée ! -La lutte engagée s’arrête. -Miss Herbey, la première, suit mon exemple. -Robert Kurtis, Falsten, les autres se précipitent vers cette source de vie. +La victime n’a pas été frappée ! +La lutte engagée s’arrête. +Miss Herbey, la première, suit mon exemple. +Robert Kurtis, Falsten, les autres se précipitent vers cette source de vie. Chacun en fait autant. -Les bêtes féroces de tout à l’heure lèvent les bras au ciel. +Les bêtes féroces de tout à l’heure lèvent les bras au ciel. Quelques matelots se signent en criant au miracle. Chacun s’agenouille au bord du radeau et boit avec ravissement. -L’extase a succédé aux fureurs ! -André et son père sont les derniers à nous imiter. -Mais où sommes-nous ? me suis-je écrié. -À moins de vingt milles de terre ! +L’extase a succédé aux fureurs ! +André et son père sont les derniers à nous imiter. +Mais où sommes-nous ? me suis-je écrié. +À moins de vingt milles de terre ! Le capitaine est-il fou ? Et, cependant, l’eau est douce ! Depuis quand l’est-elle ? -Nos sens ne nous ont pas trompés, et notre soif est apaisée. +Nos sens ne nous ont pas trompés, et notre soif est apaisée. Quelle terre ? demande le bosseman. -Suite du vingt-sept janvier. — Robert Kurtis a évidemment raison. -La terre est là ! +Suite du vingt-sept janvier. — Robert Kurtis a évidemment raison. +La terre est là ! Le vent nous y porte ! -Une heure après, Robert Kurtis crie : « Terre ! -· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Le journal où j’ai consigné ces notes quotidiennes est fini. -Le radeau a atterri par 0 degré douze’ de latitude nord. -Sans cette circonstance, nous étions perdus. +Une heure après, Robert Kurtis crie : « Terre ! +· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Le journal où j’ai consigné ces notes quotidiennes est fini. +Le radeau a atterri par 0 degré douze’ de latitude nord. +Sans cette circonstance, nous étions perdus. Ce sont les seuls survivants du Chancellor. -Procès-verbal de sauvetage a été dressé par les autorités brésiliennes. +Procès-verbal de sauvetage a été dressé par les autorités brésiliennes. Mais mon fils n’est-il pas un malade !... lui a dit Monsieur Letourneur. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Ch\303\242teau_des_Carpathes.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Ch\303\242teau_des_Carpathes.txt" index 541655ae..262485a3 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Ch\303\242teau_des_Carpathes.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Ch\303\242teau_des_Carpathes.txt" @@ -1,1037 +1,1037 @@ -Faut-il en conclure qu’elle ne soit pas vraie, étant donnée son invraisemblance ? +Faut-il en conclure qu’elle ne soit pas vraie, étant donnée son invraisemblance ? Ce serait une erreur. -En ont-ils eu connaissance ? peut-être, mais ils n’auront point voulu y ajouter foi. -Ce n’était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou Mélibée. +En ont-ils eu connaissance ? peut-être, mais ils n’auront point voulu y ajouter foi. +Ce n’était pas Daphnis, Amyntas, Tityre, Lycidas ou Mélibée. L’immanum pecus paissait donc sous la conduite dudit Frik, — immanior ipse. -Il était quatre heures après midi. -Le soleil commençait à décliner. -À quel type se raccordait le berger Frik ? -Était-ce un descendant dégénéré des anciens Daces ? -Soudain le voilà qui s’écrie en hochant la tête : « Vieux burg !... +Il était quatre heures après midi. +Le soleil commençait à décliner. +À quel type se raccordait le berger Frik ? +Était-ce un descendant dégénéré des anciens Daces ? +Soudain le voilà qui s’écrie en hochant la tête : « Vieux burg !... Tu as beau te carrer sur ta base !... -Oui ! répéta-t-il, trois branches... -Il y en avait quatre hier, mais la quatrième est tombée cette nuit... +Oui ! répéta-t-il, trois branches... +Il y en avait quatre hier, mais la quatrième est tombée cette nuit... Il n’en reste que le moignon... -Je n’en compte plus que trois à l’enfourchure... +Je n’en compte plus que trois à l’enfourchure... Plus que trois, vieux burg... plus que trois ! -Au vrai, c’est généralement une brute ignorante et bouchée. +Au vrai, c’est généralement une brute ignorante et bouchée. Ces superstitions sont de tous les temps et de tous les pays. -Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d’apparitions fantastiques. +Frik était regardé comme un sorcier, un évocateur d’apparitions fantastiques. Frik laissait dire, y trouvant profit. Il vendait des charmes et des contre-charmes. -Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes champs. -La campagne était déserte à cette heure. -cria-t-il au pâtour. -C’était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. +Au sortir de la pâture, Frik prit un large sentier, bordant de vastes champs. +La campagne était déserte à cette heure. +cria-t-il au pâtour. +C’était un de ces forains qui courent les marchés du comitat. Se faire comprendre n’est point pour les embarrasser : ils parlent toutes les langues. -Celui-ci était-il italien, saxon ou valaque ? -Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et de petites horloges. +Celui-ci était-il italien, saxon ou valaque ? +Ce colporteur vendait des lunettes, des thermomètres, des baromètres et de petites horloges. Aussi salua-t-il Frik de la main. -On dirait une fumée. -Oui... suivant le temps, répondit Frik. +On dirait une fumée. +Oui... suivant le temps, répondit Frik. Alors vous allez bien aujourd’hui, car il fait beau. Et j’irai mal demain, car il pleuvra. -Il pleuvra ?... s’écria le colporteur. +Il pleuvra ?... s’écria le colporteur. Il pleut donc sans nuages dans votre pays ? -Les nuages viendront cette nuit... et de là-bas... du mauvais côté de la montagne. -À quoi voyez-vous cela ? +Les nuages viendront cette nuit... et de là-bas... du mauvais côté de la montagne. +À quoi voyez-vous cela ? Alors ce sera tant pis pour ceux qui arpentent les grandes routes... -Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison. -Encore faut-il posséder une maison, pasteur. +Et tant mieux pour ceux qui seront restés sur la porte de leur maison. +Encore faut-il posséder une maison, pasteur. Avez-vous des enfants ? dit Frik. -Puis, il reprit : « D’où venez-vous, colporteur ?... +Puis, il reprit : « D’où venez-vous, colporteur ?... Hermanstadt est une des principales bourgades de la Transylvanie. Un chemin d’une vingtaine de milles au plus. -Cela tient à leur métier. -Même à des bergers. -Et cette grosse patraque avec son aiguille ? reprit-il en désignant un baromètre anéroïde. +Cela tient à leur métier. +Même à des bergers. +Et cette grosse patraque avec son aiguille ? reprit-il en désignant un baromètre anéroïde. Tenez, vous voyez cette brumaille qui semble sourdre du sol ?... Eh bien, je vous l’ai dit, c’est de l’eau pour demain. Je ne vous demanderai pas s’il vous faut une horloge ? reprit le colporteur. -C’est le soleil de là-haut. +C’est le soleil de là-haut. Mes moutons le savent aussi bien que moi, mes chiens comme mes moutons. Gardez donc vos patraques. Ainsi, vous n’avez besoin de rien ?... -Pas même de rien. +Pas même de rien. Ce tuyau n’est pas un tuyau. Est-ce donc un gueulard ? -Et le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé. +Et le berger entendait par là une sorte de vieux pistolet à canon évasé. Non, dit le juif, c’est une lunette. -Puis, hochant la tête : « Une lunette ? dit-il. +Puis, hochant la tête : « Une lunette ? dit-il. Oui, pasteur, une fameuse encore, et qui vous allonge joliment la vue. Oh ! j’ai de bons yeux, l’ami. -Voilà qui vous nettoie proprement la prunelle. -Quoi... la rosée ? répondit le colporteur. -Elle rendrait plutôt aveugle... -Ce serait à voir. -Voyez en y mettant les vôtres... -Ça ne me coûtera rien ? demanda Frik, très méfiant de sa nature. -Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m’acheter la mécanique. -Puis, ayant fermé l’œil gauche, il appliqua l’oculaire à son œil droit. +Voilà qui vous nettoie proprement la prunelle. +Quoi... la rosée ? répondit le colporteur. +Elle rendrait plutôt aveugle... +Ce serait à voir. +Voyez en y mettant les vôtres... +Ça ne me coûtera rien ? demanda Frik, très méfiant de sa nature. +Rien... à moins que vous ne vous décidiez à m’acheter la mécanique. +Puis, ayant fermé l’œil gauche, il appliqua l’oculaire à son œil droit. Cela fait, il abaissa l’instrument, et le braqua vers le village de Werst. Eh ! eh ! dit-il, c’est pourtant vrai... -Ça porte plus loin que mes yeux... -Voilà la grande rue... je reconnais les gens... +Ça porte plus loin que mes yeux... +Voilà la grande rue... je reconnais les gens... Quand je vous le disais ! fit observer le colporteur. Oui... oui... c’est bien Nic ! reprit le berger. -Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le garçon... +Regardez, pasteur, vous reconnaîtrez la fille aussi bien que le garçon... Eh ! oui !... c’est Miriota... la belle Miriota !... Que dites-vous de ma machine ? Eh ! eh !... qu’elle fait voir au loin ! -Et cela était, on le verra bientôt. +Et cela était, on le verra bientôt. Allons, pasteur, reprit le forain, visez encore... et plus loin que Werst... -Le village est trop près de nous... -Visez au delà, bien au delà, vous dis-je !... -Et ça ne me coûtera pas davantage ?... -Bon !... je cherche du côté de la Sil hongroise ! -Et là-bas, cette tour qui pointe au milieu des arbres... -Ce doit être la tour de Petrilla... -Mais, j’y pense, colporteur, attendez donc, puisque c’est toujours le même prix... -Oui ! s’écria-t-il, la quatrième branche est à terre... +Le village est trop près de nous... +Visez au delà, bien au delà, vous dis-je !... +Et ça ne me coûtera pas davantage ?... +Bon !... je cherche du côté de la Sil hongroise ! +Et là-bas, cette tour qui pointe au milieu des arbres... +Ce doit être la tour de Petrilla... +Mais, j’y pense, colporteur, attendez donc, puisque c’est toujours le même prix... +Oui ! s’écria-t-il, la quatrième branche est à terre... J’avais bien vu !... -Non, personne... pas même moi !... -Ce serait risquer son corps et son âme... +Non, personne... pas même moi !... +Ce serait risquer son corps et son âme... Mais ne vous mettez point en peine !... C’est le Chort ! Est-ce une brume ?... -On dirait une fumée... +On dirait une fumée... Ce n’est pas possible !... -Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus ! +Depuis des années et des années, les cheminées du burg ne fument plus ! C’est le verre de votre machine qui se brouille. Et quand je l’essuierais... -C’était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. +C’était bien une fumée qui se déroulait à la pointe du donjon. Frik, immobile, ne parlait plus. -Un florin et demi, » répondit le colporteur. +Un florin et demi, » répondit le colporteur. Mais le berger ne broncha pas. C’est pour votre compte que vous achetez cette lunette ? demanda le colporteur. -Non... pour mon maître, le juge Koltz. +Non... pour mon maître, le juge Koltz. Alors il vous remboursera... -Oui... les deux florins qu’elle me coûte... +Oui... les deux florins qu’elle me coûte... Comment... les deux florins ?... -Là-dessus, bonsoir, l’ami. -Il ne fait que passer dans ce récit. +Là-dessus, bonsoir, l’ami. +Il ne fait que passer dans ce récit. On ne le reverra plus. -Il en était ainsi du burg, — autrement dit du château des Carpathes. -Il ne se détache point en relief de l’arrière-plan des montagnes. +Il en était ainsi du burg, — autrement dit du château des Carpathes. +Il ne se détache point en relief de l’arrière-plan des montagnes. Cet ensemble est vague, flottant, incertain. -Sa situation, à la crête du plateau d’Orgall, est exceptionnellement belle. -Le château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. -Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des agressions de toutes sortes. -Quel architecte l’a édifié sur ce plateau, à cette hauteur ? -Les barons de Gortz étaient seigneurs du pays depuis un temps immémorial. +Sa situation, à la crête du plateau d’Orgall, est exceptionnellement belle. +Le château des Carpathes date du XIIe ou du XIIIe siècle. +Seigneurs et paysans avaient à se garantir contre des agressions de toutes sortes. +Quel architecte l’a édifié sur ce plateau, à cette hauteur ? +Les barons de Gortz étaient seigneurs du pays depuis un temps immémorial. Elle n’a plus d’existence politique. -Trois talons l’ont écrasée. -Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de la Transylvanie. -le Roumain ne saurait périr ! -À vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. -Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses aptitudes ? -Était-ce un excentrique, pour ne pas dire un maniaque ? +Trois talons l’ont écrasée. +Mais ils ne désespèrent pas de secouer le joug, ces Valaques de la Transylvanie. +le Roumain ne saurait périr ! +À vingt-deux ans, il se trouva seul au monde. +Quels étaient ses goûts, ses instincts, ses aptitudes ? +Était-ce un excentrique, pour ne pas dire un maniaque ? La bizarrerie de son existence donnait lieu de le croire. -Il n’avait pas oublié la patrie transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. -Château abandonné, château hanté, château visionné. -De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on. -Quant à se hasarder à le visiter, personne n’y eût songé. -Cela s’apprenait couramment à l’école du magister Hermod. -Et c’est ici qu’intervenait la légende. -La chute de la dernière amènerait son anéantissement définitif. -Grosse nouvelle, très grosse en effet ! -Une fumée est apparue au faîte du donjon... -Et pourtant, le burg est abandonné... -S’il est habité, il ne peut l’être que par des êtres surnaturels... +Il n’avait pas oublié la patrie transylvaine au cours de ses lointaines pérégrinations. +Château abandonné, château hanté, château visionné. +De là une réputation de mauvais aloi, très justifiée, disait-on. +Quant à se hasarder à le visiter, personne n’y eût songé. +Cela s’apprenait couramment à l’école du magister Hermod. +Et c’est ici qu’intervenait la légende. +La chute de la dernière amènerait son anéantissement définitif. +Grosse nouvelle, très grosse en effet ! +Une fumée est apparue au faîte du donjon... +Et pourtant, le burg est abandonné... +S’il est habité, il ne peut l’être que par des êtres surnaturels... Est-ce un feu de chambre, est-ce un feu de cuisine ?... -Voilà qui est véritablement inexplicable. -Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. -De quelle mauvaise nouvelle fallait-il qu’il fût porteur ? +Voilà qui est véritablement inexplicable. +Frik hâtait ses bêtes vers leur étable. +De quelle mauvaise nouvelle fallait-il qu’il fût porteur ? Le premier qui l’apprit fut le juge Koltz. -Que dis-tu là, Frik ? +Que dis-tu là, Frik ? Je dis ce qui est. -Frik tendit la lunette à maître Koltz. +Frik tendit la lunette à maître Koltz. Est-ce que tu es devenu fou ? -En effet, comment un incendie pouvait-il s’attaquer à ce vieil amoncellement de pierres ? -Ce n’eût pas été plus absurde. -Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle ?... répéta maître Koltz. -S’il ne brûle pas, il fume. +En effet, comment un incendie pouvait-il s’attaquer à ce vieil amoncellement de pierres ? +Ce n’eût pas été plus absurde. +Tu prétends, Frik, tu prétends que le burg brûle ?... répéta maître Koltz. +S’il ne brûle pas, il fume. C’est quelque vapeur... -Non, c’est une fumée... -Une fois là, Frik tendit la, lunette à maître Koltz. +Non, c’est une fumée... +Une fois là, Frik tendit la, lunette à maître Koltz. Qu’est-ce cela ? dit-il. Et pour quoi faire ? -Ajustez cela à votre œil, visez le burg en face, regardez, et vous verrez. -Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l’examina longuement. -répéta maître Koltz stupéfait. -À quoi cela sert-il ? demanda le jeune homme en prenant la lunette. -À voir au loin, répondit le berger. +Ajustez cela à votre œil, visez le burg en face, regardez, et vous verrez. +Le juge braqua la lunette dans la direction du château et l’examina longuement. +répéta maître Koltz stupéfait. +À quoi cela sert-il ? demanda le jeune homme en prenant la lunette. +À voir au loin, répondit le berger. Il n’acheva pas sa phrase. Miriota avait rougi en baissant ses jolis yeux. -Une fumée ! une fumée au burg !... dit l’un. -Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon ?... fit observer l’autre. -Est-ce qu’il a tonné ?... demanda maître Koltz, en s’adressant à Frik. -Pas un coup depuis huit jours », répondit le berger. -Elle sert de chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine. -Ces étrangers prennent la langue du pays comme ils en prennent la religion. +Une fumée ! une fumée au burg !... dit l’un. +Peut-être le tonnerre est-il tombé sur le donjon ?... fit observer l’autre. +Est-ce qu’il a tonné ?... demanda maître Koltz, en s’adressant à Frik. +Pas un coup depuis huit jours », répondit le berger. +Elle sert de chemin naturel entre la frontière valaque et la frontière transylvaine. +Ces étrangers prennent la langue du pays comme ils en prennent la religion. La civilisation est comme l’air ou l’eau. -Son instruction personnelle ne va pas au delà. -Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. -Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine aisance. -contrée, ne devait rien à personne. -Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme seul. -Mais il n’était pas seul, maître Koltz. -Non ! c’était Miriota, c’est-à-dire « petite brebis ». +Son instruction personnelle ne va pas au delà. +Là-dessus, sa mémoire le sert avec une rare abondance. +Cette situation lucrative avait valu à maître Koltz une certaine aisance. +contrée, ne devait rien à personne. +Voilà une charmante habitation, qui eût été trop grande pour un homme seul. +Mais il n’était pas seul, maître Koltz. +Non ! c’était Miriota, c’est-à-dire « petite brebis ». Mais elle avait grandi, la petite brebis. -Sans doute, puisqu’elle dirige intelligemment la maison de son père. -Elle en sait autant que son maître. +Sans doute, puisqu’elle dirige intelligemment la maison de son père. +Elle en sait autant que son maître. Inutile de la courtiser, d’ailleurs. -N’était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck ? -Il était forestier de son état, c’est-à-dire presque autant militaire que civil. +N’était-elle pas déjà fiancée à Nicolas Deck ? +Il était forestier de son état, c’est-à-dire presque autant militaire que civil. Au surplus, personne n’y songeait. -À cette occasion, le village se mettrait en fête. -Maître Koltz ferait convenablement les choses. -Il n’était point avare. -Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux canif bien aiguisé ! -Et maintenant, au tour du médecin Patak. -Cela, paraît-il, suffisait à la population peu difficile de Werst. +À cette occasion, le village se mettrait en fête. +Maître Koltz ferait convenablement les choses. +Il n’était point avare. +Aussi, comme il en allongeait les becs avec son vieux canif bien aiguisé ! +Et maintenant, au tour du médecin Patak. +Cela, paraît-il, suffisait à la population peu difficile de Werst. Il en riait, il en plaisantait. -répétait-il à qui voulait l’entendre. -L’effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu’on pourrait imaginer. -Il est nécessaire d’insister sur ce point. -Quel était le propriétaire de cette auberge ? +répétait-il à qui voulait l’entendre. +L’effet produit par ce singulier phénomène dépassa tout ce qu’on pourrait imaginer. +Il est nécessaire d’insister sur ce point. +Quel était le propriétaire de cette auberge ? Par malheur, cet excellent Jonas est une exception. -à l’opposé de la maison du biró. +à l’opposé de la maison du biró. C’est toujours le burg qui vous occupe ! -Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables. -Il était huit heures et demie du soir. -C’est très grave ! dit alors maître Koltz. -Très grave ! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable pipe. -Très grave ! répéta l’assistance. -Et maintenant ce sera bien autre chose ! s’écria le magister Hermod. -Les étrangers n’y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec un soupir. -Nombre d’habitants songent déjà à le quitter ! fit observer l’un des buveurs. -Pour lesquelles vous chômerez d’acheteurs, mon vieux homme ! -On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. +Le docteur Patak manquait à cette réunion de notables. +Il était huit heures et demie du soir. +C’est très grave ! dit alors maître Koltz. +Très grave ! répéta le magister entre deux bouffées de son inséparable pipe. +Très grave ! répéta l’assistance. +Et maintenant ce sera bien autre chose ! s’écria le magister Hermod. +Les étrangers n’y venaient que rarement... répliqua maître Koltz, avec un soupir. +Nombre d’habitants songent déjà à le quitter ! fit observer l’un des buveurs. +Pour lesquelles vous chômerez d’acheteurs, mon vieux homme ! +On voit où ils en étaient de leur conversation, ces dignes notables. Plus de voyageurs, et Jonas en souffrait dans le revenu de son auberge. -Quoi ? demanda maître Koltz. -Y aller voir, mon maître. -Tous s’entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question resta sans réponse. -Ce fut Jonas qui, s’adressant à maître Koltz, reprit la parole. -Oui, mes bons amis, répondit l’aubergiste. +Quoi ? demanda maître Koltz. +Y aller voir, mon maître. +Tous s’entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux, et cette question resta sans réponse. +Ce fut Jonas qui, s’adressant à maître Koltz, reprit la parole. +Oui, mes bons amis, répondit l’aubergiste. Main ou griffe, dit le cabaretier, peu importe ! Il faut savoir ce que cela signifie. -Voilà ce que je n’admettrai jamais ! se récria vivement le magister Hermod. -La remarque était juste. +Voilà ce que je n’admettrai jamais ! se récria vivement le magister Hermod. +La remarque était juste. Vous me permettrez de n’en rien croire. -Que voulez-vous donc qu’ils soient, ces intrus ? s’écria maître Koltz. -Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d’une voix qui imposait. -Et leurs sorcelleries ?... répondit le pâtour. +Que voulez-vous donc qu’ils soient, ces intrus ? s’écria maître Koltz. +Des êtres surnaturels, répondit le magister Hermod d’une voix qui imposait. +Et leurs sorcelleries ?... répondit le pâtour. Oubliez-vous donc qu’il faut du feu pour les sorcelleries ? -ajouta le magister d’un ton qui n’admettait pas de réplique. -Jusqu’ici, Nic Deck n’avait pris aucune part à la conversation. -On l’imagine, Miriota l’avait obstinément détourné d’un projet si aventureux. +ajouta le magister d’un ton qui n’admettait pas de réplique. +Jusqu’ici, Nic Deck n’avait pris aucune part à la conversation. +On l’imagine, Miriota l’avait obstinément détourné d’un projet si aventureux. Chose dite, chose faite. -Chacun se découvrait donc les meilleures raisons pour n’en rien faire... -s’écria maître Koltz. -Mais s’il veut fumer, ce vieux château, laissez-le fumer !... -Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et toute la journée ?... -Vraiment, le pays est tout pâle d’épouvante !... +Chacun se découvrait donc les meilleures raisons pour n’en rien faire... +s’écria maître Koltz. +Mais s’il veut fumer, ce vieux château, laissez-le fumer !... +Est-ce que notre savant Hermod ne fume pas, lui, et toute la journée ?... +Vraiment, le pays est tout pâle d’épouvante !... Je n’ai entendu parler que de cela durant mes visites !... -Les revenants ont fait du feu là-bas ?... -Et pourquoi pas, s’ils sont enrhumés du cerveau !... -Il paraît qu’il gèle au mois de mai dans les chambres du donjon... -Eh ! il faut bien se nourrir là-haut, s’il est vrai qu’on ressuscite !... -Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus faire une fournée... +Les revenants ont fait du feu là-bas ?... +Et pourquoi pas, s’ils sont enrhumés du cerveau !... +Il paraît qu’il gèle au mois de mai dans les chambres du donjon... +Eh ! il faut bien se nourrir là-haut, s’il est vrai qu’on ressuscite !... +Ce sont peut-être les boulangers du ciel, qui sont venus faire une fournée... On le laissa dire. -Ne l’avez-vous pas dit et répété ? reprit le magister en insistant. +Ne l’avez-vous pas dit et répété ? reprit le magister en insistant. Il s’agit de le faire, dit Hermod. Vous comprenez... mes amis... certainement... une telle proposition... -Vous m’en défiez ?... -Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. -Il ne faut pas défier Patak... +Vous m’en défiez ?... +Jonas, vous allez trop loin, reprit le biró. +Il ne faut pas défier Patak... Nous savons qu’il est homme de parole... -Comment, c’est sérieux ?... -Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître Koltz. -C’est tout raisonné, répondit Jonas. -À quoi me servirait d’aller là bas... et qu’y trouverais-je ?... -quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... -et qui ne gênent personne... -On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l’heure. +Comment, c’est sérieux ?... +Vous ne sauriez vous en dispenser, répondit catégoriquement maître Koltz. +C’est tout raisonné, répondit Jonas. +À quoi me servirait d’aller là bas... et qu’y trouverais-je ?... +quelques braves gens qui se sont réfugiés au burg... +et qui ne gênent personne... +On vous paiera votre dérangement, dit maître Koltz, et à tant l’heure. Et qui me le paiera ?... Moi... nous... au prix que vous voudrez ! -répondirent la plupart des clients de Jonas. +répondirent la plupart des clients de Jonas. Son argumentation fit long feu. Non... je n’y crois pas. -Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique : il était difficile à rétorquer. -D’accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu au burg... -C’est qu’alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas. -Êtes-vous décidé à partir ? demanda l’aubergiste. -Ma foi, non ! répliqua le docteur. +Le raisonnement du magister ne manquait pas de logique : il était difficile à rétorquer. +D’accord, Hermod, répondit le docteur Patak, mais je puis être retenu au burg... +C’est qu’alors vous y aurez été bien reçu, répliqua Jonas. +Êtes-vous décidé à partir ? demanda l’aubergiste. +Ma foi, non ! répliqua le docteur. Oh ! ce n’est point par peur... -Vous savez bien que je n’ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... -La vérité est que cela me paraît absurde, et, je vous le répète, ridicule... -Parce qu’une fumée est sortie de la cheminée du donjon... -une fumée qui n’est peut-être pas une fumée... -non !... je n’irai pas au château des Carpathes... -Nic ? s’écria maître Koltz. -Moi... mais à la condition que Patak m’accompagnera. -Y penses-tu, forestier ? répliqua-t-il. +Vous savez bien que je n’ajoute pas foi à toutes ces sorcelleries... +La vérité est que cela me paraît absurde, et, je vous le répète, ridicule... +Parce qu’une fumée est sortie de la cheminée du donjon... +une fumée qui n’est peut-être pas une fumée... +non !... je n’irai pas au château des Carpathes... +Nic ? s’écria maître Koltz. +Moi... mais à la condition que Patak m’accompagnera. +Y penses-tu, forestier ? répliqua-t-il. Nous ne pourrions arriver... -Si... vous l’avez dit... répliqua Jonas. -répondit d’une seule voix l’assistance. -Ah ! combien il regrettait de s’être si imprudemment engagé par ses rodomontades. -Il se décida donc à faire contre fortune bon cœur. +Si... vous l’avez dit... répliqua Jonas. +répondit d’une seule voix l’assistance. +Ah ! combien il regrettait de s’être si imprudemment engagé par ses rodomontades. +Il se décida donc à faire contre fortune bon cœur. Allons... puisque vous le voulez, dit-il, j’accompagnerai Nic Deck, quoique cela soit inutile ! -Bien... docteur Patak, bien ! s’écrièrent tous les buveurs du Roi Mathias. -Demain, dans la matinée », répondit Nic Deck. +Bien... docteur Patak, bien ! s’écrièrent tous les buveurs du Roi Mathias. +Demain, dans la matinée », répondit Nic Deck. Ces derniers mots furent suivis d’un assez long silence. -Cela indiquait combien l’émotion de maître Koltz et des autres était réelle. +Cela indiquait combien l’émotion de maître Koltz et des autres était réelle. N’y va pas... ou il t’arrivera malheur ! -Qui s’était exprimé de la sorte ?... -L’épouvante fut au comble. +Qui s’était exprimé de la sorte ?... +L’épouvante fut au comble. On n’osait pas se regarder, on n’osait pas prononcer une parole... -Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la salle... -La terreur régnait au village. -Quelques Tsiganes parlaient déjà d’abandonner le pays. -Prétendre qu’ils avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable. -Avant l’avertissement donné par la voix, c’était déjà grave. -Après l’avertissement, c’était insensé. +Il alla visiter les chambres du rez-de-chaussée, qui donnaient sur la salle... +La terreur régnait au village. +Quelques Tsiganes parlaient déjà d’abandonner le pays. +Prétendre qu’ils avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable. +Avant l’avertissement donné par la voix, c’était déjà grave. +Après l’avertissement, c’était insensé. D’ailleurs, cela ne surprit personne. -On connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son entêtement. -Oui ! il irait au burg, dût-il n’en jamais revenir ! +On connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son entêtement. +Oui ! il irait au burg, dût-il n’en jamais revenir ! Et le docteur Patak ?... Tout ce qu’on pouvait dire, il l’avait dit !... Toutes les objections imaginables, il les avait faites !... -Cette menace ne concerne que moi, s’était borné à lui répondre Nic Deck. -Mieux valait que Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. -Il s’efforçait de ne point se laisser distancer. -Que pouvait-on désirer de plus ? -C’était, d’ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. -Le château n’était déjà plus visible. -L’orientation devait donc être difficile à déterminer, faute de repères. -Il y en aura, répondit Nic Deck. -C’est facile à dire, Nic... -Et facile à faire, Patak. -Ainsi, tu es toujours décidé ?... -Et, pourtant, la traversée de cette zone d’arbres allait offrir de réelles difficultés. -Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les basses branches. -Non ! il n’était point rassuré, le pauvre homme. -Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. -Une averse de lumière y pénétrait. -La traversée de ces clairières rendait la marche plus fatigante encore. +Cette menace ne concerne que moi, s’était borné à lui répondre Nic Deck. +Mieux valait que Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. +Il s’efforçait de ne point se laisser distancer. +Que pouvait-on désirer de plus ? +C’était, d’ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. +Le château n’était déjà plus visible. +L’orientation devait donc être difficile à déterminer, faute de repères. +Il y en aura, répondit Nic Deck. +C’est facile à dire, Nic... +Et facile à faire, Patak. +Ainsi, tu es toujours décidé ?... +Et, pourtant, la traversée de cette zone d’arbres allait offrir de réelles difficultés. +Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les basses branches. +Non ! il n’était point rassuré, le pauvre homme. +Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. +Une averse de lumière y pénétrait. +La traversée de ces clairières rendait la marche plus fatigante encore. Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre ! Allons, forestier, sois raisonnable... Il ne faut pas s’acharner contre l’impossible ! -Il eût été malaisé de s’en rendre compte. -D’ailleurs, l’estomac réclamait son dû aussi impérieusement que les jambes. -Que pouvait-on désirer de plus ? -On avait beaucoup dépensé, il fallait réparer la dépense. -Si l’un était peu loquace, l’autre était volontiers bavard. -Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur. -Je vous écoute, répondit Nic Deck. +Il eût été malaisé de s’en rendre compte. +D’ailleurs, l’estomac réclamait son dû aussi impérieusement que les jambes. +Que pouvait-on désirer de plus ? +On avait beaucoup dépensé, il fallait réparer la dépense. +Si l’un était peu loquace, l’autre était volontiers bavard. +Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur. +Je vous écoute, répondit Nic Deck. Rien de plus juste. -Avant de revenir à Werst... +Avant de revenir à Werst... Non... avant d’aller au burg. -Ce qui prouve que nous n’avons pas de temps à perdre. -Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l’enceinte du château. +Ce qui prouve que nous n’avons pas de temps à perdre. +Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l’enceinte du château. Et s’il n’y a pas d’obstacle ?... Nous irons coucher dans les appartements du donjon. -Les appartements du donjon ! s’écria le docteur Patak. -Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors. -S’égarer, c’est bien ce qui inquiétait le docteur. -Mais le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter son compagnon. -Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir là. +Les appartements du donjon ! s’écria le docteur Patak. +Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors. +S’égarer, c’est bien ce qui inquiétait le docteur. +Mais le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter son compagnon. +Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir là. Non... encore un mot, Nic. Mais que veux-tu qu’il s’y passe ?... -Je ne le pense pas, répondit Nic Deck. -Mais le sol sera rude à monter ! +Je ne le pense pas, répondit Nic Deck. +Mais le sol sera rude à monter ! Qu’importe, s’il n’est pas impraticable. -J’ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre, docteur. -L’aidant à se hisser... -Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l’obscurité ! -s’écria le docteur. +J’ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre, docteur. +L’aidant à se hisser... +Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l’obscurité ! +s’écria le docteur. Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui. -Il vit des formes étranges. -Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c’est le torrent du Nyad. -Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six ! -Allons, êtes-vous prêt ?... -Mais c’est à peine si notre halte a duré quelques minutes ! -Quelques minutes qui font une bonne demi-heure. — Pour la dernière fois, êtes-vous prêt ? -Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... +Il vit des formes étranges. +Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c’est le torrent du Nyad. +Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six ! +Allons, êtes-vous prêt ?... +Mais c’est à peine si notre halte a duré quelques minutes ! +Quelques minutes qui font une bonne demi-heure. — Pour la dernière fois, êtes-vous prêt ? +Prêt... lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb... Tu sais bien que je n’ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck !... -Mes pieds sont gonflés, et c’est cruel de me contraindre à te suivre... -À la fin, vous m’ennuyez, Patak ! je vous laisse libre de me quitter ! +Mes pieds sont gonflés, et c’est cruel de me contraindre à te suivre... +À la fin, vous m’ennuyez, Patak ! je vous laisse libre de me quitter ! Et Nic Deck se releva. -Pour l’amour de Dieu, forestier, s’écria le docteur Patak, écoute encore ! -Non ! s’écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic !... -Je saurai bien t’en empêcher... -Je m’accrocherai à toi... +Pour l’amour de Dieu, forestier, s’écria le docteur Patak, écoute encore ! +Non ! s’écria le docteur, non... tu ne le feras pas, Nic !... +Je saurai bien t’en empêcher... +Je m’accrocherai à toi... Je te battrai, s’il le faut... -Il ne savait plus ce qu’il disait, l’infortuné Patak. -Attends... attends ! s’écria piteusement le docteur. +Il ne savait plus ce qu’il disait, l’infortuné Patak. +Attends... attends ! s’écria piteusement le docteur. Quel diable d’homme !... J’ai les jambes raides... mes articulations ne fonctionnent plus... -Il était quatre heures. -Peu de broussailles ou d’herbes enchevêtrées à leur base. -Ils ne formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. -Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension. -Nic Deck ne répondit pas. -Des nuages, venus de l’ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du crépuscule. -L’ombre envahit peu à peu l’espace en montant des basses zones. +Il était quatre heures. +Peu de broussailles ou d’herbes enchevêtrées à leur base. +Ils ne formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. +Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension. +Nic Deck ne répondit pas. +Des nuages, venus de l’ouest, éteignirent successivement les dernières lueurs du crépuscule. +L’ombre envahit peu à peu l’espace en montant des basses zones. Il n’existait aucun bouquet d’arbres sur cet aride plateau d’Orgall. -Plaignez-vous donc ! répondit Nic Deck. +Plaignez-vous donc ! répondit Nic Deck. Certainement, je me plains ! -Aveu dépouillé d’artifice dans la bouche de l’ancien infirmier de la quarantaine. -Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. -En vérité, c’était vouloir tenter le diable ! -Nic Deck, n’étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. -annihiler ses sens de l’ouïe et de la vue. -Qu’essayait-il d’apercevoir dans les épaisseurs de l’ombre ? -Ainsi s’écoulèrent de longues heures jusqu’à minuit. +Aveu dépouillé d’artifice dans la bouche de l’ancien infirmier de la quarantaine. +Le mardi, on le sait, est jour de maléfices. +En vérité, c’était vouloir tenter le diable ! +Nic Deck, n’étant guère en humeur de converser, ne répondit pas. +annihiler ses sens de l’ouïe et de la vue. +Qu’essayait-il d’apercevoir dans les épaisseurs de l’ombre ? +Ainsi s’écoulèrent de longues heures jusqu’à minuit. Mais Nic Deck dormait, et dormait d’un profond sommeil. Que se passait-il donc ? -Et très distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à son oreille. +Et très distinctement, des battements, jetés à petits intervalles, arrivèrent à son oreille. La cloche... murmure-t-il, la cloche du burg ! -Et voici que ses battements sont plus précipités... +Et voici que ses battements sont plus précipités... La main qui la met en branle ne sonne pas un glas de mort... -Il s’est redressé, tandis que le docteur Patak semble comme rentré en lui-même. -Cette cloche !... répète le docteur Patak. +Il s’est redressé, tandis que le docteur Patak semble comme rentré en lui-même. +Cette cloche !... répète le docteur Patak. C’est le Chort qui la sonne !... -Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur absolument affolé ! -Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu. -L’espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles assourdissants. +Décidément, il croit plus que jamais au diable, le pauvre docteur absolument affolé ! +Le forestier, immobile, ne lui a pas répondu. +L’espace est ébranlé sur un large rayon par leurs souffles assourdissants. Ne suis-je plus comme toi qu’un cadavre ?... -Comme dit le poète des Contemplations, il « respire de l’épouvante ! -Une minute — une minute au plus — dura cet horrible phénomène. -À quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à ses yeux ? -N’y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution ? -S’entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure ? -Nic Deck se tourna vers le château. -Rien de changé à l’aspect ordinaire du burg. -La cloche était aussi immobile que la vieille girouette féodale. +Comme dit le poète des Contemplations, il « respire de l’épouvante ! +Une minute — une minute au plus — dura cet horrible phénomène. +À quoi songeait Nic Deck devant ces choses si évidemment surnaturelles à ses yeux ? +N’y avait-il pas là de quoi ébranler sa résolution ? +S’entêterait-il à poursuivre cette téméraire aventure ? +Nic Deck se tourna vers le château. +Rien de changé à l’aspect ordinaire du burg. +La cloche était aussi immobile que la vieille girouette féodale. Au-dessus de la plate-forme, quelques oiseaux voltigeaient en jetant de petits cris clairs. -Nic Deck tourna son regard vers l’entrée principale du château. -Le forestier était-il donc décidé à pousser jusqu’au bout cette aventureuse expédition ? -Chose dite, chose faite : c’était sa devise, comme on sait. -Il irait où on le pousserait. +Nic Deck tourna son regard vers l’entrée principale du château. +Le forestier était-il donc décidé à pousser jusqu’au bout cette aventureuse expédition ? +Chose dite, chose faite : c’était sa devise, comme on sait. +Il irait où on le pousserait. S’il tombait, il lui serait impossible de se relever. -Mais qu’on ne lui sache aucun gré d’être resté avec Nic Deck. -Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par la poterne ? -C’est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître. +Mais qu’on ne lui sache aucun gré d’être resté avec Nic Deck. +Maintenant était-il possible de pénétrer dans le burg autrement que par la poterne ? +C’est ce que Nic Deck vint préalablement reconnaître. Un aussi lourd bonhomme ne l’aurait pu. -Le forestier ne l’écouta point. -Et il continua de s’élever lentement le long de la chaîne du pont-levis. -Peut-il les déplacer l’un après l’autre ?... -Ils adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... -Le docteur s’est-il donc laissé prendre aux ressorts d’un piège ?... -Il est trop affolé pour le reconnaître... -Il semble plutôt qu’il soit retenu par les clous de sa chaussure. -Quoi qu’il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... -Il est rivé au sol... -N’ayant même plus la force de crier, il tend désespérément les mains... +Le forestier ne l’écouta point. +Et il continua de s’élever lentement le long de la chaîne du pont-levis. +Peut-il les déplacer l’un après l’autre ?... +Ils adhèrent par les talons et les semelles de leurs bottes... +Le docteur s’est-il donc laissé prendre aux ressorts d’un piège ?... +Il est trop affolé pour le reconnaître... +Il semble plutôt qu’il soit retenu par les clous de sa chaussure. +Quoi qu’il en soit, le pauvre homme est immobilisé à cette place... +Il est rivé au sol... +N’ayant même plus la force de crier, il tend désespérément les mains... La voix avait bien dit qu’il m’arriverait malheur ! murmura-t-il, et il perdit connaissance. Y avait-il du nouveau, de l’extraordinaire, du surnaturel ?... -Rien non plus du côté de la façade qui dominait le Nyad. -Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne devait point se réaliser. -Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur Patak. +Rien non plus du côté de la façade qui dominait le Nyad. +Erreur, et, on le verra, ce fâcheux pronostic ne devait point se réaliser. +Mais il faut revenir au jeune forestier et à son compagnon, le docteur Patak. On l’attendait donc, et avec quelle impatience ! -Mais c’est bien à cela que Miriota songeait alors. -Et quelles effrayantes images s’offraient à elle ! -Il était devenu le jouet de leurs maléfices... -C’était la victime vouée à leur vengeance... -Il était emprisonné au fond de quelque souterraine geôle... mort peut-être... -Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s’ouvre la « foire aux fiancés ». -Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du comitat. -Leur liaison ne s’était pas établie par hasard. +Mais c’est bien à cela que Miriota songeait alors. +Et quelles effrayantes images s’offraient à elle ! +Il était devenu le jouet de leurs maléfices... +C’était la victime vouée à leur vengeance... +Il était emprisonné au fond de quelque souterraine geôle... mort peut-être... +Chaque année, à la fête de la Saint-Pierre, s’ouvre la « foire aux fiancés ». +Ce jour-là, il y a réunion de toutes les jeunes filles du comitat. +Leur liaison ne s’était pas établie par hasard. Quelle nuit passa la triste Miriota au milieu des angoisses et des pleurs ! Elle n’avait point voulu se coucher. -Miriota n’a plus de fiancé ! -Erreur de ses sens troublés. -Aucune voix ne se propageait à travers le silence de la nuit. -Le lendemain, à l’aube, la population de Werst était dehors. -Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en tira mauvais indice. +Miriota n’a plus de fiancé ! +Erreur de ses sens troublés. +Aucune voix ne se propageait à travers le silence de la nuit. +Le lendemain, à l’aube, la population de Werst était dehors. +Comme il ne paraissait pas hâter son allure, on en tira mauvais indice. Eh bien, Frik, que sais-tu ?... -Qu’as-tu appris ?... lui demanda maître Koltz, dès que le berger l’eut rejoint. -Rien vu... rien appris ! répondit Frik. +Qu’as-tu appris ?... lui demanda maître Koltz, dès que le berger l’eut rejoint. +Rien vu... rien appris ! répondit Frik. Rien ! murmura la jeune fille, dont les yeux s’emplirent de larmes. Sais-tu quels sont ces hommes ? demanda Jonas. -Deux voyageurs étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque. -Tu leur as parlé ?... +Deux voyageurs étrangers qui venaient de traverser la frontière valaque. +Tu leur as parlé ?... Est-ce qu’ils descendent vers le village ? Ce sont deux touristes ?... -Ils en ont l’air, maître Koltz. +Ils en ont l’air, maître Koltz. Ainsi tu n’as aucune nouvelle de Nic Deck ? Mon Dieu !... soupira la pauvre Miriota. Ils seraient capables de n’y point vouloir prendre logement ! -C’est qu’on ne s’approche pas impunément du château des Carpathes ! -Toute défaillante, c’est à peine si elle parvenait à marcher. -Son père dut la ramener au logis. -Là, ses larmes redoublèrent... -Elle appelait Nic d’une voix déchirante... +C’est qu’on ne s’approche pas impunément du château des Carpathes ! +Toute défaillante, c’est à peine si elle parvenait à marcher. +Son père dut la ramener au logis. +Là, ses larmes redoublèrent... +Elle appelait Nic d’une voix déchirante... Elle voulait partir pour le rejoindre... -Cela faisait pitié, et il y avait lieu de craindre qu’elle tombât malade. -Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. +Cela faisait pitié, et il y avait lieu de craindre qu’elle tombât malade. +Cependant il était nécessaire et urgent de prendre un parti. Il fallait aller au secours du forestier et du docteur sans perdre un instant. -L’essentiel était de savoir ce qu’étaient devenus Nic Deck et le docteur. -Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée d’une seconde ! -Avec quel empressement, Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre. -Nic n’est-il pas là ?... -Il est mort... s’écriait-elle, il est mort ! -La vérité est que le jeune forestier avait perdu connaissance. -Les membres raidis, la figure exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. -Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d’émotion... +L’essentiel était de savoir ce qu’étaient devenus Nic Deck et le docteur. +Le beau résultat, lorsque la première catastrophe serait doublée d’une seconde ! +Avec quel empressement, Miriota, qui fut immédiatement prévenue, courut à leur rencontre. +Nic n’est-il pas là ?... +Il est mort... s’écriait-elle, il est mort ! +La vérité est que le jeune forestier avait perdu connaissance. +Les membres raidis, la figure exsangue, sa respiration lui soulevait à peine la poitrine. +Un peu de fatigue seulement, chère Miriota, et un peu d’émotion... Cela se passera vite... avec tes soins... Mais il fallait du calme et du repos au malade. -Il n’avait plus rien à redouter des êtres de là-bas !... -Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos souvenirs ! +Il n’avait plus rien à redouter des êtres de là-bas !... +Voyons, remettez-vous, docteur, lui dit maître Koltz, et rappelez vos souvenirs ! Vous voulez... que je parle... Des fous... des fous !... -Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts maudites... +Il a fallu presque une journée pour traverser ces forêts maudites... Parvenus au soir seulement devant le burg... J’en tremble encore... j’en tremblerai toute ma vie !... Nic voulait y entrer... Je n’ai pas consenti... reprit-il, non... je n’ai pas consenti !... -Et que serait-il arrivé... si j’eusse cédé aux désirs de Nic Deck ?... +Et que serait-il arrivé... si j’eusse cédé aux désirs de Nic Deck ?... Les cheveux me dressent d’y penser ! -Nic s’est donc résigné à camper sur le plateau d’Orgall... +Nic s’est donc résigné à camper sur le plateau d’Orgall... Quelle nuit... mes amis, quelle nuit !... -Ils se précipitent sur le plateau pour nous dévorer... -Puis une clarté jaillit des fenêtres du donjon... -Une flamme infernale illumine tout le plateau jusqu’à la sapinière... +Ils se précipitent sur le plateau pour nous dévorer... +Puis une clarté jaillit des fenêtres du donjon... +Une flamme infernale illumine tout le plateau jusqu’à la sapinière... Nic Deck et moi, nous nous regardons... -Ah ! l’épouvantable vision !... -Mais enfin, qu’est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck ? -Voici ce qui m’est resté dans la mémoire, répondit le docteur. -Le jour était revenu... -J’avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets... +Ah ! l’épouvantable vision !... +Mais enfin, qu’est-il arrivé à ce pauvre Nic Deck ? +Voici ce qui m’est resté dans la mémoire, répondit le docteur. +Le jour était revenu... +J’avais supplié Nic Deck de renoncer à ses projets... D’ailleurs, je n’avais plus conscience de ce que je faisais... Nic s’avance alors jusqu’au-dessous de la poterne... -À ce moment, le sentiment de la situation me revient... -Il est temps encore de l’arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce sacrilège !... +À ce moment, le sentiment de la situation me revient... +Il est temps encore de l’arrêter, cet imprudent... je dirai plus, ce sacrilège !... me crie-t-il... -Mais c’est en vain que je cherche à me dégager du sol... -Mes pieds y sont cloués... vissés... enracinés... +Mais c’est en vain que je cherche à me dégager du sol... +Mes pieds y sont cloués... vissés... enracinés... J’essaie de les en arracher... c’est impossible... -J’essaie de me débattre... c’est inutile. -C’est Nic Deck qui l’a poussé... -Soudain, l’invisible force qui l’enchaîne est brusquement rompue... +J’essaie de me débattre... c’est inutile. +C’est Nic Deck qui l’a poussé... +Soudain, l’invisible force qui l’enchaîne est brusquement rompue... Ses jambes sont libres... Puis, il se remet en route vers le village... -À défaut de diagnostic, ce pronostic n’était pas rassurant pour Nic Deck. -De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de Werst. +À défaut de diagnostic, ce pronostic n’était pas rassurant pour Nic Deck. +De tels événements ne pouvaient pas calmer les terreurs des habitants de Werst. Quiconque la reprendrait, y risquerait sa vie. C’est ce qui ne manquerait pas d’arriver ! disait le berger Frik d’un ton convaincu. -Ainsi, le village était terrorisé. -Le travail des champs était entièrement délaissé. -On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes. -Miriola courut à leur rencontre. -Oui, et on eût dit que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château. -Quelques familles tsiganes émigrèrent. -Il va de soi que l’auberge du Roi Mathias continuait d’être déserte. -Un lazaret en temps d’épidémie n’eût pas été plus abandonné. -Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. -Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans l’ouvrir. -Qui est là ? demanda-t-il. +Ainsi, le village était terrorisé. +Le travail des champs était entièrement délaissé. +On se tenait chez soi, portes et fenêtres closes. +Miriola courut à leur rencontre. +Oui, et on eût dit que des volutes enflammées tourbillonnaient au-dessus du château. +Quelques familles tsiganes émigrèrent. +Il va de soi que l’auberge du Roi Mathias continuait d’être déserte. +Un lazaret en temps d’épidémie n’eût pas été plus abandonné. +Jonas, qui avait déjà regagné sa mansarde, se hâta de descendre. +Jonas se mit donc à parlementer prudemment à travers la porte, sans l’ouvrir. +Qui est là ? demanda-t-il. Ce sont deux voyageurs. -En êtes-vous bien sûrs ?... +En êtes-vous bien sûrs ?... Quelle bonne fortune pour le Roi Mathias ! Le plus jeune de ces voyageurs paraissait avoir trente-deux ans environ. -Vous avez des chambres à nous donner ? demanda Franz de Télek. -Deux... trois... quatre... autant qu’il plaira à monsieur le comte, répondit Jonas. -Très bien, » répondit Franz de Télek. -On le voit, Jonas n’avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. -Ce n’étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu l’apparence humaine. -Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au Roi Mathias. -À quelle distance sommes-nous de Kolosvar ? demanda le jeune comte. -Est-ce que l’étape est fatigante ? -Pouvons-nous souper ? demanda Franz de Télek en coupant court aux invites de l’aubergiste. +Vous avez des chambres à nous donner ? demanda Franz de Télek. +Deux... trois... quatre... autant qu’il plaira à monsieur le comte, répondit Jonas. +Très bien, » répondit Franz de Télek. +On le voit, Jonas n’avait rien à craindre de ses nouveaux hôtes. +Ce n’étaient point des êtres surnaturels, des esprits ayant revêtu l’apparence humaine. +Voilà une heureuse circonstance qui ramènerait la vogue au Roi Mathias. +À quelle distance sommes-nous de Kolosvar ? demanda le jeune comte. +Est-ce que l’étape est fatigante ? +Pouvons-nous souper ? demanda Franz de Télek en coupant court aux invites de l’aubergiste. Je vais vous servir. -Le plus tôt possible. -Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu’une question l’arrêta. -Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge ?... dit Franz de Télek. +Le plus tôt possible. +Et Jonas se disposait à regagner la cuisine, lorsqu’une question l’arrêta. +Vous ne semblez pas avoir grand monde à votre auberge ?... dit Franz de Télek. En effet... il ne s’y trouve personne en ce moment, monsieur le comte. -Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents habitants ? +Est-ce que votre village ne compte pas de quatre à cinq cents habitants ? Environ, monsieur le comte. -Pourtant, nous n’avons pas rencontré âme qui vive en descendant la principale rue... +Pourtant, nous n’avons pas rencontré âme qui vive en descendant la principale rue... C’est que... aujourd’hui... nous sommes au samedi... et la veille du dimanche... -Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la situation. +Pour rien au monde il ne se serait décidé à avouer la situation. pensait Jonas, en dressant la table au milieu de la salle. -Du reste, Franz de Télek paraissait être peu communicatif. -Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes. -La nuit s’écoula tranquillement. +Du reste, Franz de Télek paraissait être peu communicatif. +Jonas avait donc dû se contenter de souhaiter le bonsoir à ses hôtes. +La nuit s’écoula tranquillement. Tous deux parurent enfin sur le coup de huit heures. -Rien de fâcheux ne leur était arrivé. +Rien de fâcheux ne leur était arrivé. On put les voir allant et venant dans l’auberge. -Puis ils s’assirent pour leur déjeuner du matin. -Cela ne laissait pas d’être rassurant. -Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. -Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le décider à les accompagner. -L’intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination. -Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment formulée. -Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave. -Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte. -Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître Koltz. +Puis ils s’assirent pour leur déjeuner du matin. +Cela ne laissait pas d’être rassurant. +Vers neuf heures, le biró entra, quelque peu hésitant. +Quant au docteur Patak, il avait été impossible de le décider à les accompagner. +L’intérêt entrait pour une bonne part dans sa détermination. +Ceux-ci acceptèrent, ne pouvant refuser une offre si poliment formulée. +Jonas se hâta de servir des liqueurs variées, les meilleures de sa cave. +Quelques gens de Werst demandèrent alors une tournée pour leur compte. +Pas autant que nous le voudrions, monsieur le comte, répondit maître Koltz. Jonas examina les nouveaux venus. -Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la Transylvanie ? -Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite d’être exploré. +Est-ce que les étrangers ne visitent que rarement cette partie de la Transylvanie ? +Rarement, en effet, répliqua le biró, et pourtant le pays mérite d’être exploré. C’est mon avis, dit le jeune comte. -Je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de Télek. +Je crains de ne point avoir le temps nécessaire, répondit Franz de Télek. J’ai dit : Oh ! oh ! monsieur le comte. -Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain matin. -Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt ? +Sans doute, mais je me rends à Karlsburg, et je compte partir demain matin. +Quoi, monsieur le comte songerait à nous quitter si tôt ? dit Jonas en prenant son air le plus gracieux. -Il le faut, répondit le comte de Télek. -Du reste, à quoi me servirait de séjourner à Werst ?... -En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg. -Non... rien de curieux... répéta le magister. -fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa involontairement. -Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres — et plus particulièrement l’aubergiste ! -Était-il donc urgent de mettre un étranger au courant des secrets du pays ? -Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc ! -lui dit à mi-voix maître Koltz. +Il le faut, répondit le comte de Télek. +Du reste, à quoi me servirait de séjourner à Werst ?... +En effet, rien de curieux... dit le biró, en songeant au burg. +Non... rien de curieux... répéta le magister. +fit le berger Frik, auquel cette exclamation échappa involontairement. +Quels regards lui jetèrent maître Koltz et les autres — et plus particulièrement l’aubergiste ! +Était-il donc urgent de mettre un étranger au courant des secrets du pays ? +Mais tais-toi donc, imbécile, tais-toi donc ! +lui dit à mi-voix maître Koltz. J’ai dit : Oh !... -Oh !... monsieur le comte, répliqua-t-il, et je ne m’en dédis point. -Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter ? +Oh !... monsieur le comte, répliqua-t-il, et je ne m’en dédis point. +Y a-t-il dans les environs de Werst quelque merveille à visiter ? reprit le jeune comte. -Quelque merveille... répliqua maître Koltz. -s’écrièrent les assistants. +Quelque merveille... répliqua maître Koltz. +s’écrièrent les assistants. Qu’il y a-t-il donc ?... demanda-t-il. -Ce qu’il y a, mon maître ? répondit Rotzko. -Eh bien, paraît-il, il y a le château des Carpathes. -Le château des Carpathes ?... -Aussi, croyait-il peu aux apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. -Un burg hanté par des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. -Il est impossible de pénétrer à l’intérieur du château des Carpathes. -Que leur est-il arrivé ?... -demanda Franz de Télek d’un ton assez ironique. -Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur Patak. -Ni un pas en avant ni un pas en arrière ! ajouta le magister Hermod. -Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. -Quelque mauvais coup dont il a été victime... -Voici ce qu’il répondit très explicitement. +Ce qu’il y a, mon maître ? répondit Rotzko. +Eh bien, paraît-il, il y a le château des Carpathes. +Le château des Carpathes ?... +Aussi, croyait-il peu aux apparitions, et se riait-il volontiers des légendes. +Un burg hanté par des esprits, cela était bien pour exciter son incrédulité. +Il est impossible de pénétrer à l’intérieur du château des Carpathes. +Que leur est-il arrivé ?... +demanda Franz de Télek d’un ton assez ironique. +Maître Koltz raconta en détail les aventures de Nic Deck et du docteur Patak. +Ni un pas en avant ni un pas en arrière ! ajouta le magister Hermod. +Soit, monsieur le comte, reprit maître Koltz. +Quelque mauvais coup dont il a été victime... +Voici ce qu’il répondit très explicitement. Par qui ?... je l’ignore. -Des malfaiteurs ?... s’écria maître Koltz. -Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez ?... -Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître Koltz. +Des malfaiteurs ?... s’écria maître Koltz. +Quoi, monsieur le comte, répondit le magister Hermod, vous pensez ?... +Nous croyons ce que nous avons vu, monsieur le comte, répondit maître Koltz. Et ce qui est, ajouta le magister. -Visiter le burg !... s’écria maître Koltz. +Visiter le burg !... s’écria maître Koltz. Est-ce que la voix n’allait pas y retentir une seconde fois ? -Franz de Télek les arrêta d’un geste. -Et ce n’est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz. -La famille de Gortz ?... s’écria Franz de Télek. -Cette famille dont était le baron Rodolphe ?... +Franz de Télek les arrêta d’un geste. +Et ce n’est pas sans raison, monsieur le comte, répondit maître Koltz. +La famille de Gortz ?... s’écria Franz de Télek. +Cette famille dont était le baron Rodolphe ?... Oui, monsieur le comte. Et vous savez ce qu’il est devenu ?... -Voilà nombre d’années que le baron de Gortz n’a reparu au château. +Voilà nombre d’années que le baron de Gortz n’a reparu au château. Attaquer les fauves des montagnes... -La douleur du jeune Franz fut extrême. -Comme il avait pleuré sa mère, il pleura son père. -L’un et l’autre venaient de lui être enlevés en peu d’années. -Il y vivait sans chercher à se créer aucunes relations extérieures. -Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu’il prit la résolution de voyager. -Sa fortune devait lui permettre de satisfaire largement ses nouveaux goûts. -C’était un homme de courage et de résolution, entièrement dévoué à son maître. +La douleur du jeune Franz fut extrême. +Comme il avait pleuré sa mère, il pleura son père. +L’un et l’autre venaient de lui être enlevés en peu d’années. +Il y vivait sans chercher à se créer aucunes relations extérieures. +Le jeune comte avait environ vingt-trois ans, lorsqu’il prit la résolution de voyager. +Sa fortune devait lui permettre de satisfaire largement ses nouveaux goûts. +C’était un homme de courage et de résolution, entièrement dévoué à son maître. Il ne comptait y passer que quelques jours, avant de se rendre en Sicile. -On ne savait rien de sa famille, de sa situation, de son passé. -Il y restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la représentation. -Quel était ce spectateur, si assidu ? -La Stilla avait en vain cherché à l’apprendre. -Non, un compagnon, non moins hétéroclite que lui, partageait son existence. +On ne savait rien de sa famille, de sa situation, de son passé. +Il y restait enfermé, immobile et silencieux, pendant toute la représentation. +Quel était ce spectateur, si assidu ? +La Stilla avait en vain cherché à l’apprendre. +Non, un compagnon, non moins hétéroclite que lui, partageait son existence. Cet individu s’appelait Orfanik. -Quel âge avait-il, d’où venait-il, où était-il né ? -Personne n’aurait pu répondre à ces trois questions. -On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre. -Son mariage, dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain. -Le bruit se répandit qu’il tenta d’en finir par le suicide. -La Stilla parut, plus émue qu’elle ne l’avait jamais été. -L’enthousiasme indescriptible qu’elle excita parmi les spectateurs s’éleva jusqu’au délire. -Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l’héroïne d’Orlando. -Toute son âme semblait se distiller à travers ses lèvres... +Quel âge avait-il, d’où venait-il, où était-il né ? +Personne n’aurait pu répondre à ces trois questions. +On disait que, la saison achevée, la Stilla allait renoncer au théâtre. +Son mariage, dont on avait eu quelques soupçons, fut alors donné comme certain. +Le bruit se répandit qu’il tenta d’en finir par le suicide. +La Stilla parut, plus émue qu’elle ne l’avait jamais été. +L’enthousiasme indescriptible qu’elle excita parmi les spectateurs s’éleva jusqu’au délire. +Elle arriva, cette dramatique scène où meurt l’héroïne d’Orlando. +Toute son âme semblait se distiller à travers ses lèvres... En ce moment, la grille de la loge du baron de Gortz s’abaissa. -Soudain, elle s’arrête... +Soudain, elle s’arrête... La face du baron de Gortz la terrifie... -Une épouvante inexplicable la paralyse... -Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de sang... +Une épouvante inexplicable la paralyse... +Elle porte vivement la main à sa bouche, qui se rougit de sang... Elle chancelle... elle tombe... -Le public s’est levé, palpitant, affolé, au comble de l’angoisse... -Un cri s’échappe de la loge du baron de Gortz... -Morte ! morte !... s’écrie-t-il, morte !... +Le public s’est levé, palpitant, affolé, au comble de l’angoisse... +Un cri s’échappe de la loge du baron de Gortz... +Morte ! morte !... s’écrie-t-il, morte !... La Stilla est morte... Un vaisseau s’est rompu dans sa poitrine... -Son chant s’est éteint avec son dernier soupir ! -Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. -C’était Rodolphe de Gortz. -Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l’adresse du jeune comte. -Malheur à vous, comte de Télek ! -Telle avait été cette lamentable histoire. -Pendant un mois, l’existence de Franz de Télek fut en danger. -Il ne reconnaissait personne — pas même son soldat Rotzko. -Le jeune comte échappa à la mort. -Sa raison sortit intacte de cet effroyable ébranlement. -s’écriait-il, tandis que ses mains se tendaient comme pour l’applaudir encore. +Son chant s’est éteint avec son dernier soupir ! +Le soir des funérailles, un homme vint au Campo Santo Nuovo. +C’était Rodolphe de Gortz. +Mais, le lendemain, une lettre arrivait à l’adresse du jeune comte. +Malheur à vous, comte de Télek ! +Telle avait été cette lamentable histoire. +Pendant un mois, l’existence de Franz de Télek fut en danger. +Il ne reconnaissait personne — pas même son soldat Rotzko. +Le jeune comte échappa à la mort. +Sa raison sortit intacte de cet effroyable ébranlement. +s’écriait-il, tandis que ses mains se tendaient comme pour l’applaudir encore. Rotzko l’accompagna au Campo Santo Nuovo. -Rotzko parvint à l’entraîner loin de la tombe, où gisait tout son bonheur. -Il lui aurait fallu oublier, et c’était hors de question. -Il est de ces blessures qui ne se ferment qu’à la mort. -Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d’abord les provinces transylvaines. +Rotzko parvint à l’entraîner loin de la tombe, où gisait tout son bonheur. +Il lui aurait fallu oublier, et c’était hors de question. +Il est de ces blessures qui ne se ferment qu’à la mort. +Un plan de voyage avait été arrêté, pour visiter d’abord les provinces transylvaines. Le jeune comte gardait le silence. -Plus tard, on verrait ce qu’il y aurait à faire. -Une fois arrivé à Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur intervention ? -S’attaquer à des génies !... -Le mieux était de s’adresser au jeune forestier en personne. -etc., etc. Une tête étrange aux cheveux grisonnants... -Il n’y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. -Puis, se retournant : Ils s’étaient engagés entre les défilés... -Dieu veuille que cela soit, mon père ! -répondit Miriota d’une voix émue. -Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. -Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni ! -Vous avez un bon médecin à Werst ? -Nous avons le docteur Patak, répondit Miriota. -Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes ? +Plus tard, on verrait ce qu’il y aurait à faire. +Une fois arrivé à Karlsburg, préviendrait-il les autorités et réclamerait-il leur intervention ? +S’attaquer à des génies !... +Le mieux était de s’adresser au jeune forestier en personne. +etc., etc. Une tête étrange aux cheveux grisonnants... +Il n’y en a aucun, monsieur le comte, répondit le biró. +Puis, se retournant : Ils s’étaient engagés entre les défilés... +Dieu veuille que cela soit, mon père ! +répondit Miriota d’une voix émue. +Franz fut charmé du gracieux salut que lui adressa la jeune fille. +Non, monsieur le comte, répondit Miriota, et que le Ciel en soit béni ! +Vous avez un bon médecin à Werst ? +Nous avons le docteur Patak, répondit Miriota. +Celui-là même qui accompagnait Nic Deck au château des Carpathes ? Oui, monsieur le comte. Je le sais, monsieur le comte. Quand votre mariage doit-il avoir lieu ?... -Dans une quinzaine de jours, répondit le biró. +Dans une quinzaine de jours, répondit le biró. Monsieur le comte, un tel honneur... -Dieu le protège, monsieur le comte ! -répondit en rougissant la jeune fille. -Il n’arrivera rien à mon pauvre Nic ?... -Je suis bien forcé d’y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck. -Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille du burg ? +Dieu le protège, monsieur le comte ! +répondit en rougissant la jeune fille. +Il n’arrivera rien à mon pauvre Nic ?... +Je suis bien forcé d’y croire, monsieur le comte, répondit Nic Deck. +Et ce seraient eux qui vous auraient empêché de franchir la muraille du burg ? Je n’en doute pas. -Et pourquoi, s’il vous plaît ?... +Et pourquoi, s’il vous plaît ?... Volontiers, monsieur le comte. -Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. -Cela n’est guère possible, vous en conviendrez... -Franz fut assez embarrassé pour répondre. -Après tout, je ne puis affirmer que ce que je sais par moi-même. -Ce qui m’est arrivé est très clair. +Nic Deck fit par le menu le récit qui lui était demandé. +Cela n’est guère possible, vous en conviendrez... +Franz fut assez embarrassé pour répondre. +Après tout, je ne puis affirmer que ce que je sais par moi-même. +Ce qui m’est arrivé est très clair. Il n’y avait aucune apparence de blessure sur votre corps ? -Aucune, monsieur le comte, et pourtant j’ai été atteint avec une violence... -Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient incrédule. -Plaise à Dieu ! répondit le forestier. -Et à quelle époque remonte cette disparition ? -À vingt ans environ. +Aucune, monsieur le comte, et pourtant j’ai été atteint avec une violence... +Franz secouait la tête en homme que ces explications laissaient incrédule. +Plaise à Dieu ! répondit le forestier. +Et à quelle époque remonte cette disparition ? +À vingt ans environ. Oui, monsieur le comte. Et depuis, personne n’a mis le pied dans le burg ? Et que croit-on dans le pays ?... Il vivait, monsieur le comte ?... -Oui... en Italie... à Naples. +Oui... en Italie... à Naples. Vous l’y avez vu ?... Je l’ai vu. Et depuis cinq ans ?... Je n’en ai plus entendu parler. Le jeune forestier resta songeur. -Une idée lui était venue — une idée qu’il hésitait à formuler. +Une idée lui était venue — une idée qu’il hésitait à formuler. Non... ce n’est pas supposable, Nic Deck. -Aucun », répondit Franz de Télek. -Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens sur cette hypothèse. +Aucun », répondit Franz de Télek. +Toutefois, Franz jugea inutile de lancer les Werstiens sur cette hypothèse. Nic Deck assis au fond d’un vieux fauteuil. Alors je vais fumer ma pipe sur la terrasse. -Il était à Naples pendant la dernière représentation du théâtre San-Carlo... +Il était à Naples pendant la dernière représentation du théâtre San-Carlo... Il examinait les contours du burg... -Sans se demander s’il rêve ou non, Franz se relève et il écoute. -Cette romance, Franz la connaît... -Mais Franz a secoué sa torpeur... -Il s’est dressé brusquement... +Sans se demander s’il rêve ou non, Franz se relève et il écoute. +Cette romance, Franz la connaît... +Mais Franz a secoué sa torpeur... +Il s’est dressé brusquement... Tout est silence au-dedans et au-dehors. Sa voix !... murmure-t-il. -Oui !... c’était bien sa voix... sa voix que j’ai tant aimée ! -Puis, revenant au sentiment de la réalité : « Je dormais... et j’ai rêvé ! -Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes ? -Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. -Un revirement s’était opéré dans ses idées, et il hésitait à présent. +Oui !... c’était bien sa voix... sa voix que j’ai tant aimée ! +Puis, revenant au sentiment de la réalité : « Je dormais... et j’ai rêvé ! +Préviendrait-il la police de ce qui se passait au château des Carpathes ? +Mais, pendant la nuit, Franz avait réfléchi. +Un revirement s’était opéré dans ses idées, et il hésitait à présent. Mais qu’y avait-il de vrai ? Quelle preuve avait-on de cette mort ? -C’est précisément ce qui faisait l’objet des réflexions de Franz. -Or, s’il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il adopter ? -Je le pense aussi, répondit simplement le soldat. -En effet, mon maître, ils n’ont qu’à prévenir la police de Karlsburg. -Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko. -Et pourquoi, mon maître ? -Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes. -Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même d’une demi-journée. -Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au moins inutile. -Mais avait-il rêvé ?... -Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille, rayonnante de bonheur. +C’est précisément ce qui faisait l’objet des réflexions de Franz. +Or, s’il en était ainsi, quelle conduite le jeune comte devait-il adopter ? +Je le pense aussi, répondit simplement le soldat. +En effet, mon maître, ils n’ont qu’à prévenir la police de Karlsburg. +Nous nous mettrons en route après déjeuner, Rotzko. +Et pourquoi, mon maître ? +Je désirerais voir de plus près ce singulier château des Carpathes. +Une fantaisie, Rotzko, une fantaisie qui ne nous retardera pas même d’une demi-journée. +Rotzko fut très contrarié de cette détermination, qui lui paraissait au moins inutile. +Mais avait-il rêvé ?... +Nous les acceptons avec reconnaissance, répondit la jeune fille, rayonnante de bonheur. Que votre voyage soit heureux, monsieur le comte, ajouta le forestier. -Oui... puisse-t-il l’être ! répondit Franz, dont le front s’était assombri. -Je ne l’oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. -le château n’inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst. -Cela est facile à dire... murmura le magister. -Et à faire, répondit Franz. -Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement d’épaules. -Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes ! -Et à moins que vous ne prétendiez que... dans l’état d’esprit... -où je me trouvais... j’aie... rêvé... -Le jeune comte aurait donc le temps d’observer le burg à l’extérieur. +Oui... puisse-t-il l’être ! répondit Franz, dont le front s’était assombri. +Je ne l’oublierai pas, maître Koltz, répondit Franz. +le château n’inspirera bientôt plus aucune crainte à la brave population de Werst. +Cela est facile à dire... murmura le magister. +Et à faire, répondit Franz. +Même dans ce cas, répondit Franz avec un imperceptible haussement d’épaules. +Par les pieds... oui, monsieur le comte, ou plutôt par les bottes ! +Et à moins que vous ne prétendiez que... dans l’état d’esprit... +où je me trouvais... j’aie... rêvé... +Le jeune comte aurait donc le temps d’observer le burg à l’extérieur. La halte dura une demi-heure. -Tournons le dos à ce maudit burg, et partons ! -Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. -Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment un peu de retard. -À gauche, l’enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d’angle. -En vérité, le berger Frik ne s’était point trompé. -Il ne se fût pas permis de l’interrompre par une seule observation. -Mon maître, dit-il, le soir est venu... -Nous allons bientôt sur huit heures. +Tournons le dos à ce maudit burg, et partons ! +Tous deux commencèrent à suivre le thalweg de la vallée. +Cela amena quelques difficultés de marche, et conséquemment un peu de retard. +À gauche, l’enceinte faisait un coude brusque, flanqué par le bastion d’angle. +En vérité, le berger Frik ne s’était point trompé. +Il ne se fût pas permis de l’interrompre par une seule observation. +Mon maître, dit-il, le soir est venu... +Nous allons bientôt sur huit heures. Franz ne parut pas l’entendre. -Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi, répondit Franz. -Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le village. -À peine y sommes-nous parvenus, lorsqu’il faisait grand jour... +Rotzko... dans un instant... oui... dans un instant... je suis à toi, répondit Franz. +Encore quelques minutes, répondit Franz, et nous redescendrons vers le village. +À peine y sommes-nous parvenus, lorsqu’il faisait grand jour... Vous m’excuserez, si j’insiste... -Non ! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... -Et peut-être le voulait-il ? +Non ! ses jambes étaient libres de toute entrave, de toute embûche... +Et peut-être le voulait-il ? Et il restait immobile. -Le plateau d’Orgall était déjà obscur. -Mon maître... venez donc ! -Franz s’arrêta, regardant cette forme, dont le profil s’accentuait peu à peu. -s’écria-t-il. -L’apparition s’effaça brusquement. -C’est à peine si la Stilla s’était montrée pendant une minute... -L’effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. -Ainsi, celle que Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu ! -Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens. -Elle était vivante, puisqu’il venait de la voir au-dessus de cette muraille !... -Il y avait là une certitude absolue. -Mon maître... mon cher maître ! +Le plateau d’Orgall était déjà obscur. +Mon maître... venez donc ! +Franz s’arrêta, regardant cette forme, dont le profil s’accentuait peu à peu. +s’écria-t-il. +L’apparition s’effaça brusquement. +C’est à peine si la Stilla s’était montrée pendant une minute... +L’effroyable vérité éclata aux yeux du jeune comte. +Ainsi, celle que Franz avait vue tomber morte en scène, avait survécu ! +Tout cela paraissait incroyable, inadmissible, répulsif au bon sens. +Elle était vivante, puisqu’il venait de la voir au-dessus de cette muraille !... +Il y avait là une certitude absolue. +Mon maître... mon cher maître ! Ce soir, te dis-je !... Elle m’a vu comme je la voyais... Eh bien... je vous suivrai... J’y entrerai, te dis-je. -La poterne est fermée... +La poterne est fermée... Elle ne le sera pas pour moi... -Je chercherai... je trouverai une brèche... j’y passerai... -Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... +Je chercherai... je trouverai une brèche... j’y passerai... +Vous ne voulez pas que je vous accompagne... mon maître... vous ne le voulez pas ?... Je vous attendrai donc ici ?... -Où irai-je alors ?... -Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. +Où irai-je alors ?... +Werst... ou plutôt... non... pas à Werst... répondit Franz. Il est inutile que ces gens sachent... -Descends au village de Vulkan, où tu resteras cette nuit... +Descends au village de Vulkan, où tu resteras cette nuit... Puis, pars pour Karlsburg... -Là, tu préviendras le chef de la police... +Là, tu préviendras le chef de la police... Tu lui raconteras tout... Enfin, reviens avec des agents... S’il le faut, que l’on donne l’assaut au burg !... ciel de Dieu... elle... vivante... au pouvoir de Rodolphe de Gortz !... -Rotzko ! s’écria-t-il une dernière fois. -Devant cette formelle injonction, Rotzko n’avait plus qu’à obéir. -Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à partir. -Mille pensées se croisaient dans son esprit. -Ce ne pouvait être que lui qui était là... -Mais comment Franz parviendrait-il jusqu’à elle ?... -Comment arriverait-il à l’entraîner hors du château ?... -Il ne savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... +Rotzko ! s’écria-t-il une dernière fois. +Devant cette formelle injonction, Rotzko n’avait plus qu’à obéir. +Rotzko resta quelques instants à la même place, ne pouvant se décider à partir. +Mille pensées se croisaient dans son esprit. +Ce ne pouvait être que lui qui était là... +Mais comment Franz parviendrait-il jusqu’à elle ?... +Comment arriverait-il à l’entraîner hors du château ?... +Il ne savait, mais il fallait que ce fût... et cela serait... Les obstacles que n’avait pu vaincre Nic Deck, il les vaincrait... -De jour, cela n’eût point offert de difficultés. -À partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. -Tout le pêle-mêle d’un amoncellement. -Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à quelques pas. -Cela dura près d’une heure. +De jour, cela n’eût point offert de difficultés. +À partir de ce bastion, les obstacles semblèrent se multiplier. +Tout le pêle-mêle d’un amoncellement. +Rien que la profonde nuit limitant la portée de son regard à quelques pas. +Cela dura près d’une heure. Ou bien avait-il descendu plus bas que la poterne ? -Peut-être s’était-il avancé au delà du pont-levis ? -Il s’arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. -De quel côté devait-il se diriger ? +Peut-être s’était-il avancé au delà du pont-levis ? +Il s’arrêta, frappant du pied, se tordant les mains. +De quel côté devait-il se diriger ? Mais alors il serait vu des gens du burg... il ne pourrait les surprendre... Rodolphe de Gortz se tiendrait sur ses gardes... -Un cri lui échappa... un cri de désespoir. -Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. -Là est le burg... là ! -Franz allait ainsi se trouver en face des derniers obstacles — insurmontables peut-être ! -Le pont-levis était baissé. +Un cri lui échappa... un cri de désespoir. +Soudain les yeux de Franz furent impressionnés. +Là est le burg... là ! +Franz allait ainsi se trouver en face des derniers obstacles — insurmontables peut-être ! +Le pont-levis était baissé. Cette porte s’ouvrit. -Franz se précipita sous la voûte obscure. -Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes. -Y trouverait-il le fil d’Ariane qui servit à guider le héros grec ? -Mais il n’y songeait même pas. -Rien qu’en étendant les bras, il en touchait le revêtement. +Franz se précipita sous la voûte obscure. +Le comte Franz de Télek était prisonnier dans le château des Carpathes. +Y trouverait-il le fil d’Ariane qui servit à guider le héros grec ? +Mais il n’y songeait même pas. +Rien qu’en étendant les bras, il en touchait le revêtement. Franz dut rebrousser chemin plusieurs fois, reconnaissant qu’il se fourvoyait dans des impasses. -Cependant, sans qu’il s’en rendît compte, Franz était exténué déjà. -Depuis son départ de Werst, il n’avait rien mangé. +Cependant, sans qu’il s’en rendît compte, Franz était exténué déjà. +Depuis son départ de Werst, il n’avait rien mangé. Il souffrait de la faim et de la soif. -Son pas n’était plus sûr, ses jambes fléchissaient. +Son pas n’était plus sûr, ses jambes fléchissaient. Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une seconde. -Il y avait là un escalier. -D’où provenait cette lueur ? -s’écria-t-il. -A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un mouvement. +Il y avait là un escalier. +D’où provenait cette lueur ? +s’écria-t-il. +A peine maître de lui, Franz se courba et regarda, sans faire un mouvement. Franz mit la main sur la porte. Ses efforts furent inutiles. -Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par ruse ? -Dans le désarroi de ses pensées, Franz n’en eut pas même le soupçon. -Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches ? +Le prisonnier était-il donc Franz, et avait-il été attiré par ruse ? +Dans le désarroi de ses pensées, Franz n’en eut pas même le soupçon. +Devrait-il plutôt attendre le jour pour recommencer ses recherches ? Non ! se dit-il, je n’attendrai pas !... -Au donjon... il faut que j’arrive au donjon cette nuit même !... +Au donjon... il faut que j’arrive au donjon cette nuit même !... Franz voulut se relever... -Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l’heure. -Mais la crypte était baignée de nouveau d’une lumière artificielle. -Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine. +Sa montre arrêtée ne lui indiquait plus l’heure. +Mais la crypte était baignée de nouveau d’une lumière artificielle. +Il voulut réfléchir et cela ne se fit pas sans peine. Combien de temps ai-je dormi ? se demanda-t-il. Fait-il nuit, fait-il jour ?... -Quelqu’un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet accablement torpide ? +Quelqu’un était-il donc entré pendant que Franz était plongé dans cet accablement torpide ? On savait qu’il avait atteint les profondeurs du burg ?... Il se trouvait au pouvoir du baron Rodolphe de Gortz... -Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses semblables ? -Il se souvint alors que la poterne s’était refermée derrière lui... -Renoncerait-il à parvenir jusqu’à elle ?... -Partirait-il sans l’avoir arrachée à Rodolphe de Gortz ?... -On se précipiterait à l’assaut de la vieille enceinte... +Était-il condamné à ne plus avoir aucune communication avec ses semblables ? +Il se souvint alors que la poterne s’était refermée derrière lui... +Renoncerait-il à parvenir jusqu’à elle ?... +Partirait-il sans l’avoir arrachée à Rodolphe de Gortz ?... +On se précipiterait à l’assaut de la vieille enceinte... on fouillerait le burg de fond en comble !... -C’était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient — lentement. -Cependant les pas s’étaient arrêtés au palier qui formait le seuil extérieur. -Ce chant pénétrait Franz jusqu’au plus profond de son âme... +C’était certainement un bruit de pas qui se rapprochaient — lentement. +Cependant les pas s’étaient arrêtés au palier qui formait le seuil extérieur. +Ce chant pénétrait Franz jusqu’au plus profond de son âme... Et pourtant la porte ne s’ouvrait pas pour lui livrer passage !... -s’écria-t-il. -Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets. -Déjà le chant semblait s’affaiblir... la voix s’éteindre... les pas s’éloigner... -C’est alors qu’une effroyable pensée lui traversa l’esprit comme un éclair. -Folle !... s’écria-t-il, elle est folle, puisqu’elle ne m’a pas reconnu... -puisqu’elle n’a pas répondu !... -Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en feu... -Moi aussi... je sens que ma raison s’égare !... répétait-il. +s’écria-t-il. +Et il se jeta sur la porte, qui résista à ses effets. +Déjà le chant semblait s’affaiblir... la voix s’éteindre... les pas s’éloigner... +C’est alors qu’une effroyable pensée lui traversa l’esprit comme un éclair. +Folle !... s’écria-t-il, elle est folle, puisqu’elle ne m’a pas reconnu... +puisqu’elle n’a pas répondu !... +Alors il se releva, les yeux hagards, les gestes désordonnés, la tête en feu... +Moi aussi... je sens que ma raison s’égare !... répétait-il. Je sens que je vais devenir fou... fou comme elle... -Non ! répéta-t-il, non !... -Il ne faut pas que ma tête se perde !... +Non ! répéta-t-il, non !... +Il ne faut pas que ma tête se perde !... Il faut que je sorte du burg... -Et il s’élança vers la première porte... +Et il s’élança vers la première porte... Elle venait de se fermer sans bruit. -Avait-il donc été le jouet d’une illusion ? +Avait-il donc été le jouet d’une illusion ? Non, mille fois non ! -Folle ! se répéta-t-il. -Et cela n’était que trop vraisemblable ! +Folle ! se répéta-t-il. +Et cela n’était que trop vraisemblable ! Il faut m’enfuir d’ici... se dit-il. -Dès qu’on rouvrira cette porte !... +Dès qu’on rouvrira cette porte !... C’est pendant mon sommeil que l’on vient renouveler ces provisions... J’attendrai... je feindrai de dormir... Eh bien ! il n’en boirait plus... -Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette table... -Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt... +Il ne toucherait même pas aux aliments qui avaient été déposés sur cette table... +Un des gens du burg ne tarderait pas à entrer, et bientôt... Qu’en savait-il ?... Faisait-il jour ou nuit ? -Retenant sa respiration, Franz écouta. -Tenter de s’élever le long de ces parois... +Retenant sa respiration, Franz écouta. +Tenter de s’élever le long de ces parois... Franz put s’assurer qu’il faisait jour encore. -Il devait être environ cinq heures du soir. -Franz revint à l’intérieur de la crypte. -Les planches étant pourries par endroits... -Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un passage de ce côté. -Oui... c’est par là... c’est par là !... +Il devait être environ cinq heures du soir. +Franz revint à l’intérieur de la crypte. +Les planches étant pourries par endroits... +Peut-être ne serait-il pas trop difficile de se frayer un passage de ce côté. +Oui... c’est par là... c’est par là !... se dit Franz, qui avait repris son sang-froid. -Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins étouffant. -La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. -Il devait être à peu près neuf heures du soir. -Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l’infortunée Stilla, errant à travers ces galeries souterraines ?... -À cette pensée, son cœur battait à se rompre. -Dès qu’il eut fait quelques pas, il heurta une marche. -C’était la paroi d’un mur de briques. -Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre ouverture. -Il n’y avait aucune issue de ce côté. +Franz regagna alors la petite cour, afin de respirer un air moins étouffant. +La cour se trouvait plongée dans une obscurité profonde. +Il devait être à peu près neuf heures du soir. +Et peut-être, maintenant, allait-il rencontrer l’infortunée Stilla, errant à travers ces galeries souterraines ?... +À cette pensée, son cœur battait à se rompre. +Dès qu’il eut fait quelques pas, il heurta une marche. +C’était la paroi d’un mur de briques. +Et tâtant à diverses hauteurs, sa main ne rencontra pas la moindre ouverture. +Il n’y avait aucune issue de ce côté. Franz ne put retenir un cri. -Tout ce qu’il avait conçu d’espoir se brisait contre cet obstacle. -Ses genoux fléchirent, ses jambes se dérobèrent, il tomba le long de la muraille. -Par là... oui !... par là !... -Là était la vieille chapelle du château. -Franz reconnut aussitôt cet homme. -Quelques minutes après l’arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans la chapelle. -C’était le baron Rodolphe de Gortz. -L’inoubliable physionomie de ce personnage n’avait pas changé. +Tout ce qu’il avait conçu d’espoir se brisait contre cet obstacle. +Ses genoux fléchirent, ses jambes se dérobèrent, il tomba le long de la muraille. +Par là... oui !... par là !... +Là était la vieille chapelle du château. +Franz reconnut aussitôt cet homme. +Quelques minutes après l’arrivée de Orfanik, un autre homme pénétra dans la chapelle. +C’était le baron Rodolphe de Gortz. +L’inoubliable physionomie de ce personnage n’avait pas changé. Rodolphe de Gortz s’approcha pour examiner le travail dont s’occupait Orfanik. Le raccordement de la chapelle est-il fini, Orfanik ? Je viens de l’achever. -Tout est préparé dans les casemates des bastions ? -Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au donjon ? -A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était libre ? -Vous avez entendu ce qui se disait à Werst ? demanda-t-il à Orfanik. +Tout est préparé dans les casemates des bastions ? +Maintenant les bastions et la chapelle sont directement reliés au donjon ? +A-t-on vérifié si le tunnel qui débouche sur le col de Vulkan était libre ? +Vous avez entendu ce qui se disait à Werst ? demanda-t-il à Orfanik. Est-ce que l’attaque est pour cette nuit ? Non, elle ne doit avoir lieu qu’au lever du jour. -Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst ? +Depuis quand ce Rotzko est-il revenu à Werst ? Puis, au bout de quelques moments : « Et ce fil, Orfanik ? reprit-il. -On ne le saura pas ; je détruirai ce fil. -L’illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur œuvre. +On ne le saura pas ; je détruirai ce fil. +L’illustre Edison et ses disciples avaient parachevé leur œuvre. Le raccordement de la chapelle est-il fini ? Il regarda dans la direction du plateau d’Orgall. -Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement troublée. -La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en écarter les habitants de Werst. -En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se défendre contre une troupe nombreuse ? -Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. +Durant les premières années, la tranquillité du burg ne fut aucunement troublée. +La mauvaise réputation dont il jouissait suffisait à en écarter les habitants de Werst. +En effet, comment Orfanik et lui parviendraient-ils à se défendre contre une troupe nombreuse ? +Le baron de Gortz et Orfanik étaient déjà au fond du chevet. Franz ne les perdait pas du regard. Par quelle issue allaient-ils sortir ? -Il n’y a plus rien à faire ici ? -Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le château ?... -Oui, Orfanik, et partez à l’instant par le tunnel du col de Vulkan. +Il n’y a plus rien à faire ici ? +Votre intention est toujours que je vous laisse seul dans le château ?... +Oui, Orfanik, et partez à l’instant par le tunnel du col de Vulkan. Je ne quitterai le burg qu’au dernier instant. -Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c’est votre volonté. -Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait quitté la chapelle. -Le désastre était imminent. -Il était alors onze heures du soir. -Ne craignant plus d’être découvert, Franz reprit son travail. -C’est pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s’avança-t-il vers le chevet. +Restez donc, baron Rodolphe, et restez seul, puisque c’est votre volonté. +Quelques instants encore et le baron de Gortz, avec Orfanik, avait quitté la chapelle. +Le désastre était imminent. +Il était alors onze heures du soir. +Ne craignant plus d’être découvert, Franz reprit son travail. +C’est pourquoi, ayant traversé la nef obliquement, Franz s’avança-t-il vers le chevet. Cette porte s’ouvrait sur une galerie, qui devait traverser l’enceinte. -À l’opposé il y avait une porte ouverte. -Franz parvint à se maîtriser et s’éloigna de la meurtrière. -Puis, la casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la galerie. -Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d’armes ? +À l’opposé il y avait une porte ouverte. +Franz parvint à se maîtriser et s’éloigna de la meurtrière. +Puis, la casemate traversée, il franchit la porte et continua de suivre la galerie. +Était-il enfin au donjon qui se dressait au milieu de la place d’armes ? Il avait lieu de le croire. -L’appartement du premier étage n’était point habité. -Franz se hâta d’atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages supérieurs. -Lorsqu’il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de marche. -Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l’intérieur de l’appartement. -Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui s’ouvrit. -Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. -Des tentures épaisses, d’anciennes tapisseries à personnages, recouvraient ses parois. +L’appartement du premier étage n’était point habité. +Franz se hâta d’atteindre les paliers qui donnaient accès aux étages supérieurs. +Lorsqu’il eut atteint le troisième palier, son pied ne rencontra plus de marche. +Franz écouta et ne perçut aucun bruit à l’intérieur de l’appartement. +Après avoir tourné la clef doucement, Franz poussa la porte qui s’ouvrit. +Une salle spacieuse occupait tout cet étage supérieur du donjon. +Des tentures épaisses, d’anciennes tapisseries à personnages, recouvraient ses parois. Quelques vieux meubles, bahuts, dressoirs, fauteuils, escabeaux, la meublaient assez artistement. -À droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d’une profonde obscurité. -Près du fauteuil, une petite table, recouverte d’un tapis, supportait une boîte rectangulaire. -Dès son entrée dans la salle, Franz s’aperçut que le fauteuil était occupé. -C’était Rodolphe de Gortz. -Où était donc la Stilla ?... +À droite de la porte, le fond disparaissait au milieu d’une profonde obscurité. +Près du fauteuil, une petite table, recouverte d’un tapis, supportait une boîte rectangulaire. +Dès son entrée dans la salle, Franz s’aperçut que le fauteuil était occupé. +C’était Rodolphe de Gortz. +Où était donc la Stilla ?... Franz ne la voyait ni ne l’entendait... -Franz saurait bien le contraindre à parler. -Franz vint se poster derrière le fauteuil. +Franz saurait bien le contraindre à parler. +Franz vint se poster derrière le fauteuil. Soudain la Stilla apparut. Franz laissa tomber son couteau sur le tapis. -Hélas ! elle était folle ! -La Stilla venait de commencer à chanter. -Sans quitter son fauteuil, le baron de Gortz s’était penché vers elle. +Hélas ! elle était folle ! +La Stilla venait de commencer à chanter. +Sans quitter son fauteuil, le baron de Gortz s’était penché vers elle. Oui ! la Stilla chantait !... Elle chantait pour lui... rien que pour lui !... -C’était comme un souffle s’exhalant de ses lèvres, qui semblaient être immobiles... +C’était comme un souffle s’exhalant de ses lèvres, qui semblaient être immobiles... Franz la suivait note par note, cette phrase ineffable... Franz ne respirait plus... -Toute sa vie était attachée à ce chant... -Encore quelques mesures, et ce chant s’achèverait dans toute son incomparable pureté... -Mais voici que la voix commence à faiblir... -Franz s’élance vers elle... -Il veut l’emporter hors de cette salle, hors de ce château... -Franz de Télek !... s’écrie Rodolphe de Gortz. -Franz de Télek qui a pu s’échapper... +Toute sa vie était attachée à ce chant... +Encore quelques mesures, et ce chant s’achèverait dans toute son incomparable pureté... +Mais voici que la voix commence à faiblir... +Franz s’élance vers elle... +Il veut l’emporter hors de cette salle, hors de ce château... +Franz de Télek !... s’écrie Rodolphe de Gortz. +Franz de Télek qui a pu s’échapper... Vivante... la Stilla... vivante !... -s’écrie le baron de Gortz. +s’écrie le baron de Gortz. Vivante !... reprend Rodolphe de Gortz. -Eh bien ! que Franz de Télek essaie donc de me l’enlever ! +Eh bien ! que Franz de Télek essaie donc de me l’enlever ! Il est trop tard... le couteau la frappe au cœur... -Franz est demeuré inerte... +Franz est demeuré inerte... Il ne comprend plus... Est-ce qu’il est devenu fou, lui aussi ?... sa voix me reste... -Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à personne ! -Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. +Sa voix est à moi... à moi seul... et ne sera jamais à personne ! +Rodolphe de Gortz ne prend même pas garde au jeune comte. Il poussa un cri terrible. -Sa voix... sa voix !... répétait-il. -Son âme... l’âme de la Stilla... -Elle est brisée... brisée... brisée !... -Ils m’ont brisé sa voix !... +Sa voix... sa voix !... répétait-il. +Son âme... l’âme de la Stilla... +Elle est brisée... brisée... brisée !... +Ils m’ont brisé sa voix !... Qu’ils soient maudits ! -Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif du Plesa. -C’était celui de Rodolphe de Gortz. -Quelques anciens du pays, — entre autres maître Koltz, — le reconnurent sans hésitation. -Mon maître... mon pauvre maître... -Ils devaient le croire mort, il n’était qu’évanoui. -Franz de Télek était fou. -Enfin comment l’avait-il retrouvée vivante dans la chambre du donjon ? -Voici l’explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être inexplicables. +Presque aussitôt, une formidable explosion fit trembler tout le massif du Plesa. +C’était celui de Rodolphe de Gortz. +Quelques anciens du pays, — entre autres maître Koltz, — le reconnurent sans hésitation. +Mon maître... mon pauvre maître... +Ils devaient le croire mort, il n’était qu’évanoui. +Franz de Télek était fou. +Enfin comment l’avait-il retrouvée vivante dans la chambre du donjon ? +Voici l’explication de ces divers phénomènes, qui semblaient devoir être inexplicables. Le baron de Gortz accepta l’offre du physicien. -C’était un simple artifice d’optique. -Des génies dans le burg !... -Est-ce qu’il existe des génies ! -fin du chateau des carpathes \ No newline at end of file +C’était un simple artifice d’optique. +Des génies dans le burg !... +Est-ce qu’il existe des génies ! +fin du chateau des carpathes \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Pays_des_fourrures.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Pays_des_fourrures.txt index 6e1bd45d..2d3d5612 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Pays_des_fourrures.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Pays_des_fourrures.txt @@ -1,2905 +1,2905 @@ -Une soirée au fort Reliance — +Une soirée au fort Reliance — Hudson’s bay fur Company — -Un savant dégelé — +Un savant dégelé — Du fort Reliance au fort Entreprise — Un duel de wapitis — Le Cercle polaire — Le lac du Grand-Ours — -Une tempête sur un lac — -Un retour sur le passé — -En suivant la côte — +Une tempête sur un lac — +Un retour sur le passé — +En suivant la côte — Le soleil de minuit — -Le fort Espérance — -À quinze milles du cap Bathurst — +Le fort Espérance — +À quinze milles du cap Bathurst — Deux coups de feu — L’approche de l’hiver — La nuit polaire — Une visite de voisinage — -Où le mercure gèle — +Où le mercure gèle — Les grands ours polaires — Pendant cinq mois — -L’éclipse du dix-huit juillet mille huit cent soixante Chapitre +L’éclipse du dix-huit juillet mille huit cent soixante Chapitre Un fort flottant — -Où l’on est — -Le tour de l’île Chapitre +Où l’on est — +Le tour de l’île Chapitre Un campement de nuit — -Du vingt-cinq juillet au vingt août — -Dix jours de tempête — +Du vingt-cinq juillet au vingt août — +Dix jours de tempête — Un feu et un cri — Une excursion de Mrs. Aventures de Kalumah — Le courant du Kamtchatka — Une communication de Jasper Hobson — -Une chance à tenter — -À travers le champ de glace — +Une chance à tenter — +À travers le champ de glace — Les mois d’hiver — -Une dernière exploration — -Une dernière exploration — +Une dernière exploration — +Une dernière exploration — Tous au travail — La mer de Behring — -Où l’île se fait îlot — +Où l’île se fait îlot — Les quatre jours qui suivent — -Sur un glaçon — -Véritablement, caporal Joliffe, dit le capitaine Craventy à son subordonné, vous vous êtes surpassé ! -Je le crois, mon capitaine, je le crois, répondit le caporal. -Mais rendons justice à chacun. +Sur un glaçon — +Véritablement, caporal Joliffe, dit le capitaine Craventy à son subordonné, vous vous êtes surpassé ! +Je le crois, mon capitaine, je le crois, répondit le caporal. +Mais rendons justice à chacun. C’est une femme adroite, caporal. Elle n’a pas sa pareille, mon capitaine. -Quelquefois, un remous de vent encapuchonnait la cheminée extérieure. -Mais ce léger inconvénient touchait peu les invités du Fort-Reliance. -En effet, on entendait la tempête mugir autour de la maison. -La neige qui tombait, presque solidifiée déjà, crépitait sur le givre des vitres. +Quelquefois, un remous de vent encapuchonnait la cheminée extérieure. +Mais ce léger inconvénient touchait peu les invités du Fort-Reliance. +En effet, on entendait la tempête mugir autour de la maison. +La neige qui tombait, presque solidifiée déjà, crépitait sur le givre des vitres. Puis, un grand silence se faisait. -On sentait la maison trembler sur ses pilotis, les ais craquer, les poutres gémir. -Cependant, au sujet de ces invités, il faut faire quelques observations. -Enfin, quelques chefs indiens n’avaient point décliné l’invitation qui leur fut faite. -Sur la table s’élevait un pudding pyramidal que Mrs. -Aussi que de compliments les époux Joliffe reçurent pendant cette soirée ! -Mais aussi, quelle activité, quelle bonne grâce ! +On sentait la maison trembler sur ses pilotis, les ais craquer, les poutres gémir. +Cependant, au sujet de ces invités, il faut faire quelques observations. +Enfin, quelques chefs indiens n’avaient point décliné l’invitation qui leur fut faite. +Sur la table s’élevait un pudding pyramidal que Mrs. +Aussi que de compliments les époux Joliffe reçurent pendant cette soirée ! +Mais aussi, quelle activité, quelle bonne grâce ! Comme ils se multipliaient ! -Avec quelle amabilité ils présidaient à la distribution des rafraîchissements ! -Non ! ils n’attendaient pas, ils prévenaient les désirs de chacun. -On n’avait pas le temps de demander, de souhaiter même. -Aux sandwiches succédaient les tranches de l’inépuisable pudding ! +Avec quelle amabilité ils présidaient à la distribution des rafraîchissements ! +Non ! ils n’attendaient pas, ils prévenaient les désirs de chacun. +On n’avait pas le temps de demander, de souhaiter même. +Aux sandwiches succédaient les tranches de l’inépuisable pudding ! Au pudding, les verres de gin ou de whisky ! Non, merci, mistress Joliffe. -Vous êtes trop bon, caporal, je vous demanderai la permission de respirer. -Mistress Joliffe, je vous assure que j’étouffe ! +Vous êtes trop bon, caporal, je vous demanderai la permission de respirer. +Mistress Joliffe, je vous assure que j’étouffe ! Caporal Joliffe, vous faites de moi ce que vous voulez. Non, cette fois, mistress, non ! c’est impossible ! -Telles étaient les réponses que s’attirait presque invariablement l’heureux couple. +Telles étaient les réponses que s’attirait presque invariablement l’heureux couple. Et l’on mangeait sans cesse, et l’on buvait toujours ! Et le ton des conversations montait ! -Les soldats, les employés s’animaient. +Les soldats, les employés s’animaient. Ici l’on parlait chasse, plus loin trafic. -Que de projets formés pour la saison prochaine ! -La faune entière des régions arctiques ne suffirait pas à satisfaire ces chasseurs entreprenants. -Déjà les ours, les renards, les bœufs musqués, tombaient sous leurs balles ! -C’était un homme de quarante ans que le lieutenant Jasper Hobson. -C’était « un enfant de la Compagnie ». +Que de projets formés pour la saison prochaine ! +La faune entière des régions arctiques ne suffirait pas à satisfaire ces chasseurs entreprenants. +Déjà les ours, les renards, les bœufs musqués, tombaient sous leurs balles ! +C’était un homme de quarante ans que le lieutenant Jasper Hobson. +C’était « un enfant de la Compagnie ». Hobson le Fort-Assiniboine. -Là était né Jasper Hobson. -C’est avec ces gens-là que l’on fait les armées redoutables. -Ce ne sont que des bras au service d’une seule tête. -N’est-ce pas là l’organisation véritable de la force ? +Là était né Jasper Hobson. +C’est avec ces gens-là que l’on fait les armées redoutables. +Ce ne sont que des bras au service d’une seule tête. +N’est-ce pas là l’organisation véritable de la force ? Si l’on met ces deux montres aux prises, qui remportera la victoire ? -On connaît le caporal Joliffe. -Il eût plutôt fait un majordome qu’un soldat. +On connaît le caporal Joliffe. +Il eût plutôt fait un majordome qu’un soldat. Il le sentait bien. -Joliffe ne l’eût guidé d’une main sûre. -Sa présence au fort était un événement. -Le directeur de la Compagnie l’avait recommandée par lettre spéciale au capitaine Craventy. -Il fallait reprendre l’itinéraire des Hearne, des Mackenzie, des Raë, des Franklin. +Joliffe ne l’eût guidé d’une main sûre. +Sa présence au fort était un événement. +Le directeur de la Compagnie l’avait recommandée par lettre spéciale au capitaine Craventy. +Il fallait reprendre l’itinéraire des Hearne, des Mackenzie, des Raë, des Franklin. Madge tutoyait Paulina, et Paulina tutoyait Madge. -Paulina regardait Madge comme une sœur aînée ; Madge traitait Paulina comme sa fille. -En somme, ces deux êtres n’en faisaient qu’un. -C’était pour Mrs. +Paulina regardait Madge comme une sœur aînée ; Madge traitait Paulina comme sa fille. +En somme, ces deux êtres n’en faisaient qu’un. +C’était pour Mrs. Paulina Barnett que le grand salon de la factorerie retentissait de joyeux hurrahs. Que pensez-vous de votre lieutenant, monsieur Jasper Hobson ? Je pense que c’est un officier qui ira loin. Qu’entendez-vous par ces mots : il ira loin ? -Voulez-vous dire qu’il dépassera le quatre-vingtième parallèle ? -Le capitaine Craventy ne put s’empêcher de sourire à cette question de Mrs. -C’est une grande responsabilité qui incombe au lieutenant Hobson ! dit la voyageuse. -Je vous crois, capitaine, répondit Mrs. -Un grand intérêt, madame, répondit le capitaine, et j’ajouterai même un double intérêt. -Ce sera là, en effet, répondit Mrs. -Paulina Barnett, un résultat considérable, si le passage du nord-ouest peut être utilisé. -Mais vous aviez parlé d’un double intérêt, je crois ? -En quelques mots, effectivement, le capitaine Craventy fit l’historique de cette Compagnie célèbre. -Le commerce des pelleteries remonte donc à la plus haute antiquité. -Le vair et le petit-gris durent être prohibés au milieu du XIIe siècle. -Mais la conquête du Canada vint modifier cette situation précaire. -Cependant, les bénéfices de la Compagnie étaient nuls encore. -On a traqué et tué sans relâche. +Voulez-vous dire qu’il dépassera le quatre-vingtième parallèle ? +Le capitaine Craventy ne put s’empêcher de sourire à cette question de Mrs. +C’est une grande responsabilité qui incombe au lieutenant Hobson ! dit la voyageuse. +Je vous crois, capitaine, répondit Mrs. +Un grand intérêt, madame, répondit le capitaine, et j’ajouterai même un double intérêt. +Ce sera là, en effet, répondit Mrs. +Paulina Barnett, un résultat considérable, si le passage du nord-ouest peut être utilisé. +Mais vous aviez parlé d’un double intérêt, je crois ? +En quelques mots, effectivement, le capitaine Craventy fit l’historique de cette Compagnie célèbre. +Le commerce des pelleteries remonte donc à la plus haute antiquité. +Le vair et le petit-gris durent être prohibés au milieu du XIIe siècle. +Mais la conquête du Canada vint modifier cette situation précaire. +Cependant, les bénéfices de la Compagnie étaient nuls encore. +On a traqué et tué sans relâche. Ces massacres se sont faits sans discernement. -Les petits, les femelles pleines n’ont même pas été épargnés. -De là, une rareté inévitable dans le nombre des animaux à fourrures. +Les petits, les femelles pleines n’ont même pas été épargnés. +De là, une rareté inévitable dans le nombre des animaux à fourrures. Les trappes, qui regorgeaient autrefois, sont vides maintenant. -Je comprends maintenant, répondit Mrs. -Oui, madame, répondit le capitaine. -Et qui a pu motiver cette réduction ? demanda la voyageuse. -En effet, la mission de la Compagnie n’était pas civilisatrice. -Son monopole même est donc ennemi de tout esprit d’entreprise agricole. -Pauline Barnett était maintenant édifiée sur les projets ultérieurs de la célèbre Compagnie. -Cette nouvelle fut accueillie comme elle méritait de l’être. +Je comprends maintenant, répondit Mrs. +Oui, madame, répondit le capitaine. +Et qui a pu motiver cette réduction ? demanda la voyageuse. +En effet, la mission de la Compagnie n’était pas civilisatrice. +Son monopole même est donc ennemi de tout esprit d’entreprise agricole. +Pauline Barnett était maintenant édifiée sur les projets ultérieurs de la célèbre Compagnie. +Cette nouvelle fut accueillie comme elle méritait de l’être. Il ne contenait pas moins de dix pintes de brandevin. -Au fond s’entassaient les morceaux de sucre, dosés par la main de Mrs. -À la surface, surnageaient les tranches de citron, déjà racornies par la vieillesse. +Au fond s’entassaient les morceaux de sucre, dosés par la main de Mrs. +À la surface, surnageaient les tranches de citron, déjà racornies par la vieillesse. dit alors le capitaine Craventy. Hurrah ! hurrah ! hurrah ! pour mistress Paulina Barnett ! Hurrah ! pour le capitaine ! -Au moment où ces joyeux hurrahs retentissaient, des cris se firent entendre au dehors. -Les invités se turent aussitôt. +Au moment où ces joyeux hurrahs retentissaient, des cris se firent entendre au dehors. +Les invités se turent aussitôt. Sergent Long, dit le capitaine, voyez donc ce qui se passe ! Le sergent poussa la porte. Un pied de neige couvrait le sol. Mais ouvrez donc, ouvrez donc ! criait-on du dehors. -On ouvre, » répondit le sergent Long, qui semblait véritablement ouvrir en douze temps. -Un peu plus, le digne Long était écrasé. -Un homme, doublé et encapuchonné de fourrures, en était aussitôt descendu. +On ouvre, » répondit le sergent Long, qui semblait véritablement ouvrir en douze temps. +Un peu plus, le digne Long était écrasé. +Un homme, doublé et encapuchonné de fourrures, en était aussitôt descendu. Le Fort-Reliance ? demanda cet homme. -C’est ici, répondit le capitaine. +C’est ici, répondit le capitaine. Un courrier de la Compagnie. -Non ! j’amène un voyageur ! +Non ! j’amène un voyageur ! Et que vient-il faire ? Il vient voir la lune. Mais il n’eut pas le temps de formuler son opinion. -C’est mon voyageur ! répondit le courrier. +C’est mon voyageur ! répondit le courrier. Quel est ce voyageur ? L’astronome Thomas Black. -Mais il est gelé ! -Eh bien, on le dégèlera. -On l’étendit sur un lit, et le capitaine lui prit la main. -Cette main était littéralement gelée. -Est-ce que vous n’allez pas revenir à vous ? -Ce personnage, arrivé dans ces circonstances, semblait n’être plus qu’un cadavre. +Mais il est gelé ! +Eh bien, on le dégèlera. +On l’étendit sur un lit, et le capitaine lui prit la main. +Cette main était littéralement gelée. +Est-ce que vous n’allez pas revenir à vous ? +Ce personnage, arrivé dans ces circonstances, semblait n’être plus qu’un cadavre. De la neige ! demanda-t-il. -Sergent Long, plusieurs poignées de neige ! +Sergent Long, plusieurs poignées de neige ! Cette substance ne manquait pas dans la cour du Fort-Reliance. -Pendant que le sergent allait chercher la neige demandée, Joliffe déshabilla l’astronome. -Il y avait urgence extrême à rappeler le sang aux parties attaquées. +Pendant que le sergent allait chercher la neige demandée, Joliffe déshabilla l’astronome. +Il y avait urgence extrême à rappeler le sang aux parties attaquées. Allons donc ! monsieur, allons donc ! -Quelle idée vous a donc pris de vous laisser refroidir ainsi ? +Quelle idée vous a donc pris de vous laisser refroidir ainsi ? Voyons ! n’y mettez pas tant d’obstination ! Il vit ! il revient ! -s’écria Jasper Hobson. -Aussi le caporal Joliffe se hâta-t-il d’apporter quelques verres de punch. -C’est ici, répondit le capitaine. +s’écria Jasper Hobson. +Aussi le caporal Joliffe se hâta-t-il d’apporter quelques verres de punch. +C’est ici, répondit le capitaine. C’est moi, et j’ajouterai, monsieur, soyez le bienvenu. Mais pourrai-je vous demander pourquoi vous venez au Fort-Reliance ? Pour voir la lune ! -D’ailleurs, elle parut satisfaire Thomas Black, qui fit un signe de tête affirmatif. +D’ailleurs, elle parut satisfaire Thomas Black, qui fit un signe de tête affirmatif. Puis, reprenant : « Le lieutenant Hobson ? demanda-t-il. -Me voici, répondit le lieutenant. -Vous n’êtes pas encore parti ? -Le capitaine et ses compagnons se retirèrent donc, laissant ce personnage singulier reposer tranquillement. -Le lendemain, Thomas Black était à peu près rétabli. -Sa vigoureuse constitution avait résisté à ce froid excessif. -Et maintenant, qui était cet astronome ? -D’où venait-il ? -Que signifiait la réponse du courrier ? +Me voici, répondit le lieutenant. +Vous n’êtes pas encore parti ? +Le capitaine et ses compagnons se retirèrent donc, laissant ce personnage singulier reposer tranquillement. +Le lendemain, Thomas Black était à peu près rétabli. +Sa vigoureuse constitution avait résisté à ce froid excessif. +Et maintenant, qui était cet astronome ? +D’où venait-il ? +Que signifiait la réponse du courrier ? Telles furent les questions que se posa le capitaine Craventy. -C’était un homme à vivre dans une lunette. +C’était un homme à vivre dans une lunette. Mais quand il observait, quel observateur sans rival au monde ! -Quelle infatigable patience il déployait ! -Savoir observer n’est pas donné à tout le monde. +Quelle infatigable patience il déployait ! +Savoir observer n’est pas donné à tout le monde. Mais quelle est l’origine de cette couronne ? -Est-ce un objet réel ? -Dès mille sept cent six, les astronomes avaient scientifiquement décrit cette auréole lumineuse. -Cependant, cette question intéressait au plus haut point les études sélénographiques. -Il fallait la résoudre à tout prix. -C’était une occasion dont il fallait profiter. -Telles furent les explications données par l’astronome au capitaine Craventy. -Celui-ci se mit tout entier à la disposition de Thomas Black. -Les arbres de la rive septentrionale se groupent en forêts magnifiques. -Les îlots du lac produisaient des saules magnifiques. +Est-ce un objet réel ? +Dès mille sept cent six, les astronomes avaient scientifiquement décrit cette auréole lumineuse. +Cependant, cette question intéressait au plus haut point les études sélénographiques. +Il fallait la résoudre à tout prix. +C’était une occasion dont il fallait profiter. +Telles furent les explications données par l’astronome au capitaine Craventy. +Celui-ci se mit tout entier à la disposition de Thomas Black. +Les arbres de la rive septentrionale se groupent en forêts magnifiques. +Les îlots du lac produisaient des saules magnifiques. Page dix-neuf.) la chair est excellente. -Quant aux eaux du lac de l’Esclave, elles étaient très poissonneuses. -Les truites y atteignaient des dimensions extraordinaires, et leur poids dépassait souvent soixante livres. -Le fort se trouvait donc à l’abri d’un coup de main. -Tels étaient les usages établis dans les diverses factoreries, et par conséquent au Fort-Reliance. -Paulina à cette observation scientifique. -Il fallait tout emporter, vivres, vêtements, ustensiles, outils, armes, munitions. -Mac Nap,Étrangers au fort :Mrs. +Quant aux eaux du lac de l’Esclave, elles étaient très poissonneuses. +Les truites y atteignaient des dimensions extraordinaires, et leur poids dépassait souvent soixante livres. +Le fort se trouvait donc à l’abri d’un coup de main. +Tels étaient les usages établis dans les diverses factoreries, et par conséquent au Fort-Reliance. +Paulina à cette observation scientifique. +Il fallait tout emporter, vivres, vêtements, ustensiles, outils, armes, munitions. +Mac Nap,Étrangers au fort :Mrs. Paulina Barnett, Madge, Thomas Black. -Une douzaine de traîneaux, pourvus de leur attelage de chiens, étaient préparés. -Des bonnets de fourrure, des ceintures de peau de daim complétaient l’accoutrement. -Quant aux approvisionnements, on pouvait compter sur les chasseurs du détachement. -Un traîneau spécial, un peu plus confortable, avait été préparé pour Mrs. -Paulina Barnett et sa fidèle Madge. -Paulina dut donc se résigner. -On pense que la nourriture destinée aux divers attelages n’avait pas été oubliée. -Toute cette organisation de la petite troupe fut lestement menée. -Le lieutenant Jasper Hobson s’y employait avec un zèle au-dessus de tout éloge. -C’est ce que personne ne pouvait prévoir ! -Les premiers beaux jours étaient arrivés. -Les bourgeons se gonflaient aux extrêmes branches des peupliers, des bouleaux et des saules. +Une douzaine de traîneaux, pourvus de leur attelage de chiens, étaient préparés. +Des bonnets de fourrure, des ceintures de peau de daim complétaient l’accoutrement. +Quant aux approvisionnements, on pouvait compter sur les chasseurs du détachement. +Un traîneau spécial, un peu plus confortable, avait été préparé pour Mrs. +Paulina Barnett et sa fidèle Madge. +Paulina dut donc se résigner. +On pense que la nourriture destinée aux divers attelages n’avait pas été oubliée. +Toute cette organisation de la petite troupe fut lestement menée. +Le lieutenant Jasper Hobson s’y employait avec un zèle au-dessus de tout éloge. +C’est ce que personne ne pouvait prévoir ! +Les premiers beaux jours étaient arrivés. +Les bourgeons se gonflaient aux extrêmes branches des peupliers, des bouleaux et des saules. Les guillemots, les puffins, les eider-ducks, allaient chercher au nord des parages plus froids. -Cependant, le dégel n’était point complet. -Les glaces du lac n’étaient pas encore rompues. -La saison n’avait pas été heureuse. -Jasper Hobson devait atteindre le Fort-Confidence, établi à l’extrémité septentrionale de ce lac. +Cependant, le dégel n’était point complet. +Les glaces du lac n’étaient pas encore rompues. +La saison n’avait pas été heureuse. +Jasper Hobson devait atteindre le Fort-Confidence, établi à l’extrémité septentrionale de ce lac. Des hurrahs accueillirent le speech du capitaine. -Jasper Hobson et le sergent Long tenaient la tête. -Les autres traîneaux défilaient ensuite, occupés par les soldats et les femmes. +Jasper Hobson et le sergent Long tenaient la tête. +Les autres traîneaux défilaient ensuite, occupés par les soldats et les femmes. Le caporal Joliffe et Mrs. -Joliffe se tenaient à l’arrière-garde. +Joliffe se tenaient à l’arrière-garde. En quittant le Fort-Reliance, Jasper Hobson prit directement la route du nord-ouest. -Le temps était beau, mais encore très froid. -Ses rayons, brillamment réfléchis par les neiges, donnaient plus de lumière que de chaleur. +Le temps était beau, mais encore très froid. +Ses rayons, brillamment réfléchis par les neiges, donnaient plus de lumière que de chaleur. Qu’en pensez-vous, sergent Long ? -Il suffira que vous commandiez, mon lieutenant, et j’obéirai. -Ah ! sergent Long, je suis sûr que si je vous donnais un ordre impossible... +Il suffira que vous commandiez, mon lieutenant, et j’obéirai. +Ah ! sergent Long, je suis sûr que si je vous donnais un ordre impossible... Il n’y a pas d’ordres impossibles, mon lieutenant. -Quoi ! si je vous ordonnais d’aller au pôle Nord ! +Quoi ! si je vous ordonnais d’aller au pôle Nord ! J’irais, mon lieutenant. Et d’en revenir ! ajouta Jasper Hobson en souriant. -J’en reviendrais, » répondit simplement le sergent Long. +J’en reviendrais, » répondit simplement le sergent Long. Pendant ce colloque du lieutenant Hobson et de son sergent, Mrs. -La plaine infinie se déroulait à perte de vue dans une complète uniformité. +La plaine infinie se déroulait à perte de vue dans une complète uniformité. Quelques oiseaux animaient de leur chant et de leur vol la vaste solitude. -On ne les distinguait que lorsqu’ils se projetaient sur l’atmosphère grisâtre. -Quelle étonnante contrée ! disait Mrs. -Quelle différence entre ces régions polaires et nos verdoyantes plaines de l’Australie ! +On ne les distinguait que lorsqu’ils se projetaient sur l’atmosphère grisâtre. +Quelle étonnante contrée ! disait Mrs. +Quelle différence entre ces régions polaires et nos verdoyantes plaines de l’Australie ! Tu conserves tes impressions ; moi, j’oublie les miennes. -Comment, Madge, s’écria Mrs. -Paulina Barnett ne put s’empêcher de sourire. +Comment, Madge, s’écria Mrs. +Paulina Barnett ne put s’empêcher de sourire. Mais, ajouta-t-elle, tu as donc bien froid, ma bonne Madge ? -Certainement, ma fille, j’ai froid, mais cette température ne me déplaît pas. +Certainement, ma fille, j’ai froid, mais cette température ne me déplaît pas. C’est vraiment un beau pays ! -Paulina Barnett, entraînée par sa vive imagination. -Ses instincts de voyageuse étaient plus forts que sa raison même. -Jasper Hobson ne songeait pas à se porter au-dessus du soixante-dixième parallèle ! -Dans le traîneau occupé par Mr. et Mrs. +Paulina Barnett, entraînée par sa vive imagination. +Ses instincts de voyageuse étaient plus forts que sa raison même. +Jasper Hobson ne songeait pas à se porter au-dessus du soixante-dixième parallèle ! +Dans le traîneau occupé par Mr. et Mrs. Joliffe, on causait de toute autre chose. -Oui ! il lui résistait, — ce qui n’arrivait vraiment que dans des circonstances exceptionnelles. +Oui ! il lui résistait, — ce qui n’arrivait vraiment que dans des circonstances exceptionnelles. Non, mistress Joliffe, disait le caporal, non, ne craignez rien ! -Je ne conteste pas ton habileté, répondait Mrs. -Je t’engage seulement à modérer tes mouvements. +Je ne conteste pas ton habileté, répondait Mrs. +Je t’engage seulement à modérer tes mouvements. Laissez-le crier, madame Joliffe, laissez-le crier !... -Prends garde, Joliffe ! répétait la petite femme. +Prends garde, Joliffe ! répétait la petite femme. Pas si vite ! nous voici sur une pente ! -Une pente ! répondait le caporal. +Une pente ! répondait le caporal. Vous appelez cela une pente, madame Joliffe ? -Mais ça monte, au contraire ! -Je te répète que cela descend ! -Je vous soutiens, moi, que ça monte ! +Mais ça monte, au contraire ! +Je te répète que cela descend ! +Je vous soutiens, moi, que ça monte ! Voyez, voyez comme les chiens tirent ! -Quoi qu’en eût l’entêté, les chiens ne tiraient en aucune façon. -La déclivité du sol était, au contraire, fort prononcée. -Joliffe tressautaient à chaque instant. -Les heurts, provoqués par les inégalités de la couche neigeuse, se multipliaient. +Quoi qu’en eût l’entêté, les chiens ne tiraient en aucune façon. +La déclivité du sol était, au contraire, fort prononcée. +Joliffe tressautaient à chaque instant. +Les heurts, provoqués par les inégalités de la couche neigeuse, se multipliaient. Mais le caporal allait toujours de plus belle ! -Cette vitesse de son véhicule l’enivrait ! -Mais tu n’es pas un Esquimau, s’écriait Mrs. -Joliffe, essayant, mais en vain, d’arrêter le bras de son imprudent conducteur. +Cette vitesse de son véhicule l’enivrait ! +Mais tu n’es pas un Esquimau, s’écriait Mrs. +Joliffe, essayant, mais en vain, d’arrêter le bras de son imprudent conducteur. Ne craignez rien, mistress Joliffe, ne craignez rien ! Je m’y connais ! -Voilà précisément notre cinquième chien de droite qui fait des siennes ! +Voilà précisément notre cinquième chien de droite qui fait des siennes ! Je vais le corriger !... -Très heureusement, la couche était épaisse, et les deux époux n’eurent aucun mal. +Très heureusement, la couche était épaisse, et les deux époux n’eurent aucun mal. Mais quelle honte pour le caporal ! -Et de quelle façon le regarda sa petite femme ! +Et de quelle façon le regarda sa petite femme ! Et quels reproches lui fit le lieutenant Hobson ! Pendant les quinze jours qui suivirent, aucun incident ne se produisit. Une douzaine de soldats en formaient la garde. -Le printemps polaire faisait déjà sentir en ce lieu sa modeste influence. +Le printemps polaire faisait déjà sentir en ce lieu sa modeste influence. Tous les deux ils comprenaient la nature et l’admiraient avec enthousiasme. -La surface du lac Snure était prise encore. -Nulle fissure n’indiquait une prochaine débâcle. -Ce spectacle est vraiment beau ! monsieur Hobson, répétait Mrs. -Mais peut-être êtes-vous déjà blasé sur ce spectacle si nouveau pour moi ? -Non, madame, répondit le lieutenant. -Vraiment, monsieur Hobson, répondit la voyageuse, en souriant à l’observation du lieutenant. -On voit alors ces pays sous l’aspect qui les caractérise. +La surface du lac Snure était prise encore. +Nulle fissure n’indiquait une prochaine débâcle. +Ce spectacle est vraiment beau ! monsieur Hobson, répétait Mrs. +Mais peut-être êtes-vous déjà blasé sur ce spectacle si nouveau pour moi ? +Non, madame, répondit le lieutenant. +Vraiment, monsieur Hobson, répondit la voyageuse, en souriant à l’observation du lieutenant. +On voit alors ces pays sous l’aspect qui les caractérise. Non ! le soleil est un astre des hautes zones et des pays chauds. -À trente degrés du pôle, il n’est véritablement plus à sa place ! -Monsieur Hobson, répondit Mrs. -Paulina Barnett, avez-vous visité les zones tempérées de l’Europe et de l’Amérique ? -Oui, madame, et je les ai admirées comme elles méritent de l’être. +À trente degrés du pôle, il n’est véritablement plus à sa place ! +Monsieur Hobson, répondit Mrs. +Paulina Barnett, avez-vous visité les zones tempérées de l’Europe et de l’Amérique ? +Oui, madame, et je les ai admirées comme elles méritent de l’être. Dieu aidant, nous irons loin alors ! -Tout nous réussit à souhait. +Tout nous réussit à souhait. Que voulez-vous dire, monsieur Hobson ? demanda Mrs. Rappelez-vous bien ceci, madame ! -Ils sont contraires à la nature même des régions polaires !... -Le lieutenant exagérait sans doute. -Les vastes plaines subissaient un dégel complet. +Ils sont contraires à la nature même des régions polaires !... +Le lieutenant exagérait sans doute. +Les vastes plaines subissaient un dégel complet. La nappe blanche s’en allait en eau. -Paulina Barnett et sa fidèle Madge suivaient ces chasses avec un intérêt marqué. -Thomas Black affectait, au contraire, de se désintéresser absolument de tout exercice cynégétique. -Ils étaient trappeurs et chasseurs tout à la fois. -Paulina Barnett, s’étaient portés à quelques milles dans l’est de l’itinéraire. +Paulina Barnett et sa fidèle Madge suivaient ces chasses avec un intérêt marqué. +Thomas Black affectait, au contraire, de se désintéresser absolument de tout exercice cynégétique. +Ils étaient trappeurs et chasseurs tout à la fois. +Paulina Barnett, s’étaient portés à quelques milles dans l’est de l’itinéraire. Pas d’erreur possible. Paulina Barnett au lieutenant. -Non, mon lieutenant, répondit Sabine, non ! -Marbre et moi, nous ne nous sommes pas trompés. +Non, mon lieutenant, répondit Sabine, non ! +Marbre et moi, nous ne nous sommes pas trompés. Cela est certain, ajouta Marbre. De vieux trappeurs comme nous ne s’y laisseraient pas prendre. D’ailleurs, mon lieutenant, entendez-vous ces sifflements singuliers ? -Quelques arbustes décharnés grimaçaient çà et là. +Quelques arbustes décharnés grimaçaient çà et là. Mais que font-ils ? demanda la voyageuse. -Ils se battent, madame, répondit Jasper Hobson. -C’est assez leur coutume, quand le soleil du pôle leur échauffe le sang ! -Encore un effet déplorable de l’astre radieux ! -De la distance à laquelle ils se trouvaient, Jasper Hobson, Mrs. +Ils se battent, madame, répondit Jasper Hobson. +C’est assez leur coutume, quand le soleil du pôle leur échauffe le sang ! +Encore un effet déplorable de l’astre radieux ! +De la distance à laquelle ils se trouvaient, Jasper Hobson, Mrs. Paulina Barnett et leurs compagnons pouvaient facilement distinguer le groupe des wapitis. -Ces bêtes élégantes avaient les jambes fines. +Ces bêtes élégantes avaient les jambes fines. Cependant, le combat des wapitis se poursuivait avec acharnement. La proposition en fut faite par le lieutenant Hobson. -Faites excuse, mon lieutenant, répondit Marbre. -Épargnons notre poudre et nos balles. +Faites excuse, mon lieutenant, répondit Marbre. +Épargnons notre poudre et nos balles. Est-ce que ces wapitis ont une valeur commerciale ? demanda Mrs. Mais leur chair ne donne-t-elle pas une venaison excellente ? -Médiocre, madame, répondit le lieutenant, fort médiocre, en vérité. -Cette chair est dure, d’un goût peu savoureux. -Ces ruminants avaient-ils satisfait leur colère ? -Avaient-ils aperçu les chasseurs et sentaient-ils un danger prochain ? -Mais deux daims, superbes à voir, étaient restés sur le champ de bataille. -Quel acharnement ! s’écria Mrs. -Oui, répondit Jasper Hobson. -Eh bien, approchez, madame, répondit le lieutenant. +Médiocre, madame, répondit le lieutenant, fort médiocre, en vérité. +Cette chair est dure, d’un goût peu savoureux. +Ces ruminants avaient-ils satisfait leur colère ? +Avaient-ils aperçu les chasseurs et sentaient-ils un danger prochain ? +Mais deux daims, superbes à voir, étaient restés sur le champ de bataille. +Quel acharnement ! s’écria Mrs. +Oui, répondit Jasper Hobson. +Eh bien, approchez, madame, répondit le lieutenant. Ne craignez point d’effaroucher ces animaux. Ainsi que vous l’a dit notre chasseur, ils ne peuvent plus s’enfuir. -Paulina Barnett, accompagnée de Sabine, de Marbre et du lieutenant, descendit la colline. -Les wapitis n’avaient pas bougé. -Deux balles terminèrent le combat des wapitis. -On ne pouvait obtenir des attelages que huit à dix milles par jour. -Cependant, Jasper Hobson pressait autant que possible la marche de son détachement. -Là, en effet, il comptait recueillir quelques renseignements utiles à son expédition. -L’océan Arctique était-il libre à cette époque de l’année ? -Ce sont, à l’ouest, le fleuve Mackenzie ; à l’est, la Copper-mine-river. -Entre ces deux principales artères se dessinaient des lacs, des lagons, des étangs nombreux. -Leur surface, maintenant dégelée, ne permettait déjà plus aux traîneaux de s’y aventurer. -Décidément, il avait raison, le lieutenant Hobson. -Paulina Barnett devait le reconnaître en plus d’une occasion. -Aussi, nulle empreinte de pas humains ne fut-elle relevée sur la route du détachement. -Les traces, conservées sur le sol friable, appartenaient uniquement aux ruminants et aux rongeurs. -Quelques ours furent aperçus, animaux terribles, quand ils appartiennent aux espèces polaires. -Toutefois, la rareté de ces carnassiers étonnait Mrs. -Amour-propre de voyageuse, bien admissible, en vérité. -Peu d’explorateurs se sont ainsi aventurés sous des zones si différentes ! +Paulina Barnett, accompagnée de Sabine, de Marbre et du lieutenant, descendit la colline. +Les wapitis n’avaient pas bougé. +Deux balles terminèrent le combat des wapitis. +On ne pouvait obtenir des attelages que huit à dix milles par jour. +Cependant, Jasper Hobson pressait autant que possible la marche de son détachement. +Là, en effet, il comptait recueillir quelques renseignements utiles à son expédition. +L’océan Arctique était-il libre à cette époque de l’année ? +Ce sont, à l’ouest, le fleuve Mackenzie ; à l’est, la Copper-mine-river. +Entre ces deux principales artères se dessinaient des lacs, des lagons, des étangs nombreux. +Leur surface, maintenant dégelée, ne permettait déjà plus aux traîneaux de s’y aventurer. +Décidément, il avait raison, le lieutenant Hobson. +Paulina Barnett devait le reconnaître en plus d’une occasion. +Aussi, nulle empreinte de pas humains ne fut-elle relevée sur la route du détachement. +Les traces, conservées sur le sol friable, appartenaient uniquement aux ruminants et aux rongeurs. +Quelques ours furent aperçus, animaux terribles, quand ils appartiennent aux espèces polaires. +Toutefois, la rareté de ces carnassiers étonnait Mrs. +Amour-propre de voyageuse, bien admissible, en vérité. +Peu d’explorateurs se sont ainsi aventurés sous des zones si différentes ! Tels les Barth, les Burton, les Livingstone, les Speck, les Douglas, les Stuart. -Il convient donc de féliciter Mrs. -Paulina Barnett d’être une voyageuse si cosmopolite. -Donc, au-delà des Cercles polaires, mêmes dangers, mêmes obstacles qu’entre les deux tropiques. -Oui, madame, répondit le lieutenant, et cette opinion me semble basée sur les faits. +Il convient donc de féliciter Mrs. +Paulina Barnett d’être une voyageuse si cosmopolite. +Donc, au-delà des Cercles polaires, mêmes dangers, mêmes obstacles qu’entre les deux tropiques. +Oui, madame, répondit le lieutenant, et cette opinion me semble basée sur les faits. Croyez-vous, monsieur Hobson, demanda Mrs. -Paulina Barnett, que l’homme puisse jamais atteindre le pôle même ? +Paulina Barnett, que l’homme puisse jamais atteindre le pôle même ? On parle de la mer libre que quelques observateurs auraient entrevue. -Je partage votre opinion, monsieur Hobson, répondit Mrs. +Je partage votre opinion, monsieur Hobson, répondit Mrs. Mais, en ce moment, tel n’est point notre but. -En ce moment, non, madame, répondit Jasper Hobson. -À moins que cette coûteuse mode des fourrures ne passe enfin, répondit Mrs. +En ce moment, non, madame, répondit Jasper Hobson. +À moins que cette coûteuse mode des fourrures ne passe enfin, répondit Mrs. C’est ma conviction, madame, reprit Jasper Hobson. Quoi ! c’est vous qui parlez ainsi, vous, monsieur Hobson ! -Monsieur Hobson, répondit Mrs. -Le temps depuis quelques jours devient menaçant. -Voyez la teinte uniformément grise du ciel. -J’ai vraiment hâte d’être arrivé au lac du Grand-Ours ! -Alors, monsieur Hobson, répondit Mrs. -Le lieutenant ne demandait point à être stimulé. -Mais il ne pouvait obtenir de tous ce qu’il eût obtenu de lui-même. +Monsieur Hobson, répondit Mrs. +Le temps depuis quelques jours devient menaçant. +Voyez la teinte uniformément grise du ciel. +J’ai vraiment hâte d’être arrivé au lac du Grand-Ours ! +Alors, monsieur Hobson, répondit Mrs. +Le lieutenant ne demandait point à être stimulé. +Mais il ne pouvait obtenir de tous ce qu’il eût obtenu de lui-même. Ce changement, en effet, ne se fit pas attendre. -C’étaient, on le comprend, d’incessantes fatigues que chacun supportait sans se plaindre. -Il était évident que quelque convulsion géologique y avait semé ces blocs énormes. -Cependant, une végétation plus complète se manifestait maintenant à sa surface. -À la nuit, la brume jaunâtre devint plus opaque. +C’étaient, on le comprend, d’incessantes fatigues que chacun supportait sans se plaindre. +Il était évident que quelque convulsion géologique y avait semé ces blocs énormes. +Cependant, une végétation plus complète se manifestait maintenant à sa surface. +À la nuit, la brume jaunâtre devint plus opaque. Le vent se leva. -Vers huit heures du soir, le vent commença à souffler avec une violence extrême. -Dans de telles conditions, la marche en avant ne pouvait être continuée. +Vers huit heures du soir, le vent commença à souffler avec une violence extrême. +Dans de telles conditions, la marche en avant ne pouvait être continuée. Jasper Hobson ne s’obstina pas plus longtemps. -Après avoir pris l’avis du sergent Long, il fit faire halte. -Mais il fallait trouver un abri contre le « chasse-neige », qui se déchaînait alors. -Cela ne pouvait embarrasser des hommes habitués aux expéditions polaires. +Après avoir pris l’avis du sergent Long, il fit faire halte. +Mais il fallait trouver un abri contre le « chasse-neige », qui se déchaînait alors. +Cela ne pouvait embarrasser des hommes habitués aux expéditions polaires. Jasper Hobson et ses compagnons savaient comment se conduire en de telles conjonctures. Aux icebergs ! aux icebergs ! Le lieutenant fut compris de tous. -Quant aux chiens, ils avaient été dételés et abandonnés à eux-mêmes. -Avant dix heures, tout le personnel de l’expédition était tapi dans les « snow-houses ». -On s’était groupé par deux ou par trois, chacun suivant ses sympathies. -Paulina Barnett, Madge et le lieutenant Hobson occupaient la même hutte. -Thomas Black et le sergent Long s’étaient fourrés dans le même trou. -Les autres à l’avenant. -Aussi avaient-ils la précaution de le déblayer de demi-heure en demi-heure. -Pendant quarante-huit heures, l’intensité de la tempête continua de s’accroître. -Le vent mugissait dans l’étroite passe et découronnait le sommet des icebergs. -Paulina Barnett que des ours devaient rôder dans la passe. -La dernière nuit, celle du vingt-cinq au vingt-six mai, fut plus terrible encore. -On sentait, en effet, ces énormes masses trembler sur leur base. -Une mort affreuse eût attendu les malheureux pris dans cet écrasement de montagnes. -Cependant, aucun éboulement ne se produisit. -Il leur adressa la parole en anglais. (p. soixante-trois.) C’était une heureuse circonstance. +Quant aux chiens, ils avaient été dételés et abandonnés à eux-mêmes. +Avant dix heures, tout le personnel de l’expédition était tapi dans les « snow-houses ». +On s’était groupé par deux ou par trois, chacun suivant ses sympathies. +Paulina Barnett, Madge et le lieutenant Hobson occupaient la même hutte. +Thomas Black et le sergent Long s’étaient fourrés dans le même trou. +Les autres à l’avenant. +Aussi avaient-ils la précaution de le déblayer de demi-heure en demi-heure. +Pendant quarante-huit heures, l’intensité de la tempête continua de s’accroître. +Le vent mugissait dans l’étroite passe et découronnait le sommet des icebergs. +Paulina Barnett que des ours devaient rôder dans la passe. +La dernière nuit, celle du vingt-cinq au vingt-six mai, fut plus terrible encore. +On sentait, en effet, ces énormes masses trembler sur leur base. +Une mort affreuse eût attendu les malheureux pris dans cet écrasement de montagnes. +Cependant, aucun éboulement ne se produisit. +Il leur adressa la parole en anglais. (p. soixante-trois.) C’était une heureuse circonstance. Le sol redevint favorable. -La direction de l’itinéraire fut alors légèrement modifiée. -Le capitaine qui le commandait était alors absent. -La saison dernière n’avait pas été bonne. +La direction de l’itinéraire fut alors légèrement modifiée. +Le capitaine qui le commandait était alors absent. +La saison dernière n’avait pas été bonne. Les fourrures de prix manquaient. -Ce sous-officier était précisément le beau-frère du sergent Long, et se nommait Felton. +Ce sous-officier était précisément le beau-frère du sergent Long, et se nommait Felton. Les logements ne manquaient pas en l’absence de la petite garnison. -Hommes et chiens furent bientôt installés confortablement. -La plus belle chambre de la maison principale fut naturellement réservée à Mrs. -Paulina Barnett, qui n’eut qu’à se louer des attentions du sergent Felton. -Oui, mon lieutenant, répondit le sergent. -À quelle distance du fort ? demanda Jasper Hobson. -À trente milles environ, répondit le sergent Felton. -Est-ce qu’il vous conviendrait d’entrer en relation avec ces indigènes ? +Hommes et chiens furent bientôt installés confortablement. +La plus belle chambre de la maison principale fut naturellement réservée à Mrs. +Paulina Barnett, qui n’eut qu’à se louer des attentions du sergent Felton. +Oui, mon lieutenant, répondit le sergent. +À quelle distance du fort ? demanda Jasper Hobson. +À trente milles environ, répondit le sergent Felton. +Est-ce qu’il vous conviendrait d’entrer en relation avec ces indigènes ? Sans aucun doute, dit Jasper Hobson. Par la rive du lac ? -Non, par les eaux mêmes du lac. +Non, par les eaux mêmes du lac. Elles sont libres en ce moment et le vent est favorable. Bien, sergent, dit Jasper Hobson. J’accepte votre proposition, et demain matin, si vous le voulez... -Quand il vous conviendra, mon lieutenant », répondit le sergent Felton. -Le départ fut fixé au lendemain matin. -Mais il s’agissait d’occuper la fin de cette journée. +Quand il vous conviendra, mon lieutenant », répondit le sergent Felton. +Le départ fut fixé au lendemain matin. +Mais il s’agissait d’occuper la fin de cette journée. Paulina Barnett, Jasper Hobson, deux ou trois soldats, Madge, Mrs. -Mac Nap et Joliffe, guidés par Felton, allèrent visiter les rives voisines du lac. -Ces rives n’étaient point dépourvues de verdure. -Leurs gros troncs, revêtus de branches flexibles, offraient une nuance grisâtre très caractérisée. +Mac Nap et Joliffe, guidés par Felton, allèrent visiter les rives voisines du lac. +Ces rives n’étaient point dépourvues de verdure. +Leurs gros troncs, revêtus de branches flexibles, offraient une nuance grisâtre très caractérisée. Paulina Barnett au campement des Indiens. -La fourrure de ces précieux amphibies était autrefois très recherchée en Chine. -Là, leur débit est toujours assuré, et à de très hauts prix. +La fourrure de ces précieux amphibies était autrefois très recherchée en Chine. +Là, leur débit est toujours assuré, et à de très hauts prix. Paulina Barnett la magnifique fourrure de l’animal abattu. Et ces loutres deviennent de moins en moins nombreuses ? demanda Mrs. -Pendant votre voyage, mon lieutenant, n’avez-vous rencontré aucun agent des compagnies américaines ? -Aucun, répondit Jasper Hobson. -Est-ce qu’ils fréquentent ces territoires si élevés en latitude ? +Pendant votre voyage, mon lieutenant, n’avez-vous rencontré aucun agent des compagnies américaines ? +Aucun, répondit Jasper Hobson. +Est-ce qu’ils fréquentent ces territoires si élevés en latitude ? Ces agents sont-ils donc des voleurs de grand chemin ? demanda Mrs. -Quant à nous, commençons d’abord ! -Après trois heures de promenade, les visiteurs revinrent au Fort-Confidence. +Quant à nous, commençons d’abord ! +Après trois heures de promenade, les visiteurs revinrent au Fort-Confidence. Le lendemain, trente et un mai, Mrs. -Paulina Barnett et Jasper Hobson étaient sur pied dès cinq heures du matin. -Il proposa à Thomas Black de l’accompagner dans cette excursion. -Mais l’astronome préféra demeurer à terre. -Le temps était beau. -Il ventait une petite brise du nord-est, très favorable à la traversée. -Ce voyage n’était véritablement qu’une promenade, et une promenade charmante. -Des glaçons soudés par l’hiver, il ne restait plus aucune trace. -Le campement des Indiens se trouvait établi à l’angle nord-ouest du Grand-Ours. +Paulina Barnett et Jasper Hobson étaient sur pied dès cinq heures du matin. +Il proposa à Thomas Black de l’accompagner dans cette excursion. +Mais l’astronome préféra demeurer à terre. +Le temps était beau. +Il ventait une petite brise du nord-est, très favorable à la traversée. +Ce voyage n’était véritablement qu’une promenade, et une promenade charmante. +Des glaçons soudés par l’hiver, il ne restait plus aucune trace. +Le campement des Indiens se trouvait établi à l’angle nord-ouest du Grand-Ours. Le lieutenant et Mrs. -Paulina prirent terre aussitôt. -Esquimau, comme le Groënlandais, est le véritable enfant des contrées polaires. +Paulina prirent terre aussitôt. +Esquimau, comme le Groënlandais, est le véritable enfant des contrées polaires. Le vieux marin attendait avec une certaine impatience le retour de ses passagers. -En effet, depuis une heure environ, le temps avait changé. +En effet, depuis une heure environ, le temps avait changé. Partons sans perdre un instant. Il y a de graves menaces dans l’air. -En effet, répondit Jasper Hobson, l’aspect du ciel n’est plus le même. -Nous n’avions pas remarqué ce changement, madame. -Craignez-vous donc quelque tempête ? demanda la voyageuse en s’adressant à Norman. -Oui, madame, répondit le vieux marin, et les tempêtes du Grand-Ours sont souvent terribles. -L’ouragan s’y déchaîne comme en plein Atlantique. -Cette brume subite ne présage rien de bon. -Il fallait donc s’en rapporter à son expérience. -Paulina Barnett et Jasper Hobson s’embarquèrent. -S’il eût été seul, il n’aurait pas hésité à partir. -Mais la présence de Mrs. +En effet, répondit Jasper Hobson, l’aspect du ciel n’est plus le même. +Nous n’avions pas remarqué ce changement, madame. +Craignez-vous donc quelque tempête ? demanda la voyageuse en s’adressant à Norman. +Oui, madame, répondit le vieux marin, et les tempêtes du Grand-Ours sont souvent terribles. +L’ouragan s’y déchaîne comme en plein Atlantique. +Cette brume subite ne présage rien de bon. +Il fallait donc s’en rapporter à son expérience. +Paulina Barnett et Jasper Hobson s’embarquèrent. +S’il eût été seul, il n’aurait pas hésité à partir. +Mais la présence de Mrs. Paulina Barnett lui commandait une circonspection plus grande. -La voyageuse comprit l’hésitation de son compagnon. +La voyageuse comprit l’hésitation de son compagnon. Du moment que ce brave marin croit devoir partir, partons sans retard. Le canot prit le large. Pendant une heure, il fit peu de chemin. -La brume s’épaississait. -Nous marchons à peine, dit le lieutenant au vieux Norman. -À peine, monsieur Hobson, répondit le marin. -Eh bien, répondit en plaisantant Mrs. -Paulina Barnett, ce serait une promenade plus complète, voilà tout. +La brume s’épaississait. +Nous marchons à peine, dit le lieutenant au vieux Norman. +À peine, monsieur Hobson, répondit le marin. +Eh bien, répondit en plaisantant Mrs. +Paulina Barnett, ce serait une promenade plus complète, voilà tout. Je suppose, Norman, qu’on en revient, de ce Fort-Franklin ? Oui ! madame, quand on a pu l’atteindre, dit le vieux Norman. -Prenons garde alors, répondit le lieutenant, car un pareil retard compromettrait fort nos projets. -Le vent a une tendance à s’établir de ce côté. -Mais, vers quatre heures et demie, la tempête se caractérisa. +Prenons garde alors, répondit le lieutenant, car un pareil retard compromettrait fort nos projets. +Le vent a une tendance à s’établir de ce côté. +Mais, vers quatre heures et demie, la tempête se caractérisa. Des sifflements aigus retentirent dans les hautes couches de l’air. -On entendait de grands cris d’oiseaux effarés, qui passaient dans la brume. -Les craintes du vieux marin s’étaient réalisées. -À l’aide ! à l’aide ! -avait crié le vieux marin, en essayant d’amener rapidement sa voile. -Le ciel, très chargé, s’assombrissait de plus en plus. -cria le vieux marin au milieu des mugissements de la tempête. -Jasper Hobson et sa courageuse compagne avaient conscience du danger qui les menaçait. -Ce frêle canot ne pouvait résister longtemps aux coups de mer. -Ou il serait démoli, ou il chavirerait. -La vie de ceux qu’il portait était entre les mains de Dieu. +On entendait de grands cris d’oiseaux effarés, qui passaient dans la brume. +Les craintes du vieux marin s’étaient réalisées. +À l’aide ! à l’aide ! +avait crié le vieux marin, en essayant d’amener rapidement sa voile. +Le ciel, très chargé, s’assombrissait de plus en plus. +cria le vieux marin au milieu des mugissements de la tempête. +Jasper Hobson et sa courageuse compagne avaient conscience du danger qui les menaçait. +Ce frêle canot ne pouvait résister longtemps aux coups de mer. +Ou il serait démoli, ou il chavirerait. +La vie de ceux qu’il portait était entre les mains de Dieu. Cependant ni le lieutenant ni Mrs. -Paulina Barnett ne se laissèrent aller au désespoir. +Paulina Barnett ne se laissèrent aller au désespoir. Toute terre avait disparu. -Les lames qui la choquaient par l’avant l’auraient inévitablement démolie. -Il faut fuir, fuir quand même ! +Les lames qui la choquaient par l’avant l’auraient inévitablement démolie. +Il faut fuir, fuir quand même ! murmura le vieux marin. -Et, poussant la barre, filant l’écoute, il mit le cap au sud. -La voile, violemment tendue, emporta aussitôt l’embarcation avec une vertigineuse rapidité. +Et, poussant la barre, filant l’écoute, il mit le cap au sud. +La voile, violemment tendue, emporta aussitôt l’embarcation avec une vertigineuse rapidité. Il se remplissait, et il fallait le vider sans cesse, sous peine de sombrer. -Il était cinq heures et demie. -Toutes les petites ondulations intermédiaires, écrasées par le vent, avaient disparu. -Dans ce gouffre mobile la couleur des eaux était noire. +Il était cinq heures et demie. +Toutes les petites ondulations intermédiaires, écrasées par le vent, avaient disparu. +Dans ce gouffre mobile la couleur des eaux était noire. La grande lame s’approchait, dominant toutes les vagues environnantes. Elle gagnait sur l’embarcation. -Elle menaçait de l’aplatir. -Norman, s’étant retourné, la vit venir, Jasper Hobson et Mrs. -Elle croula, en effet, et avec un bruit épouvantable. -Elle déferla sur l’embarcation, dont l’arrière fut entièrement coiffé. +Elle menaçait de l’aplatir. +Norman, s’étant retourné, la vit venir, Jasper Hobson et Mrs. +Elle croula, en effet, et avec un bruit épouvantable. +Elle déferla sur l’embarcation, dont l’arrière fut entièrement coiffé. Un choc terrible eut lieu. Ils durent croire que l’embarcation sombrait en cet instant. -Jasper Hobson poussa un cri de désespoir. +Jasper Hobson poussa un cri de désespoir. Paulina Barnett se retourna vers lui. -Norman ! s’écria-t-il, montrant la place vide à l’arrière de l’embarcation. +Norman ! s’écria-t-il, montrant la place vide à l’arrière de l’embarcation. Mais ils ne virent rien. Pas un cri, pas un appel ne se fit entendre. -Aucun corps n’apparut dans l’écume blanche... -Le vieux marin avait trouvé la mort dans les flots. -Paulina Barnett et Jasper Hobson étaient retombés sur leur banc. -Maintenant, seuls à bord, ils devaient pourvoir eux-mêmes à leur salut. -Le canot était le jouet des lames. +Aucun corps n’apparut dans l’écume blanche... +Le vieux marin avait trouvé la mort dans les flots. +Paulina Barnett et Jasper Hobson étaient retombés sur leur banc. +Maintenant, seuls à bord, ils devaient pourvoir eux-mêmes à leur salut. +Le canot était le jouet des lames. Sa voile tendue l’emportait. Nous sommes perdus ! dit le lieutenant. -Non, monsieur Hobson, répondit la courageuse Paulina Barnett. +Non, monsieur Hobson, répondit la courageuse Paulina Barnett. Aidons-nous d’abord ! Le ciel nous aidera ensuite. -Le plus pressé était de rejeter hors du canot cette eau qui l’alourdissait. +Le plus pressé était de rejeter hors du canot cette eau qui l’alourdissait. Jasper Hobson et Mrs. -La voyageuse s’occupait plus spécialement de ce travail. -Vous n’êtes pas maître de votre barre, monsieur Jasper ? demanda Mrs. -Paulina Barnett, pendant une courte accalmie de la tempête. -Non, madame, répondit le lieutenant, et vous devez vous tenir prête à tout événement ! -Il montra la mer sans limites. (Page quatre-vingt-trois.) — Je suis prête ! -répondit simplement la courageuse femme. -En ce moment, un déchirement se fit entendre. +La voyageuse s’occupait plus spécialement de ce travail. +Vous n’êtes pas maître de votre barre, monsieur Jasper ? demanda Mrs. +Paulina Barnett, pendant une courte accalmie de la tempête. +Non, madame, répondit le lieutenant, et vous devez vous tenir prête à tout événement ! +Il montra la mer sans limites. (Page quatre-vingt-trois.) — Je suis prête ! +répondit simplement la courageuse femme. +En ce moment, un déchirement se fit entendre. Ce fut un bruit assourdissant. -La voile, éventrée par le vent, s’en alla comme une vapeur blanche. +La voile, éventrée par le vent, s’en alla comme une vapeur blanche. Jasper Hobson et Mrs. Paulina Barnett se sentirent perdus ! -Ils étaient effroyablement secoués, ils étaient précipités de leurs bancs, contusionnés, blessés. -Combien de temps encore errèrent-ils ainsi, ballottés sur ces eaux furieuses ? +Ils étaient effroyablement secoués, ils étaient précipités de leurs bancs, contusionnés, blessés. +Combien de temps encore errèrent-ils ainsi, ballottés sur ces eaux furieuses ? Ni le lieutenant Hobson ni Mrs. Paulina Barnett n’auraient pu le dire, quand un choc violent se produisit. Nous coulons ! nous coulons ! -s’écria Jasper Hobson. -Madame ! madame ! s’écria le lieutenant. -Je resterai... près de vous ! -Non, monsieur Jasper ! répondit Mrs. +s’écria Jasper Hobson. +Madame ! madame ! s’écria le lieutenant. +Je resterai... près de vous ! +Non, monsieur Jasper ! répondit Mrs. Seul, vous pouvez vous sauver... -À deux nous péririons ! +À deux nous péririons ! Laissez-moi ! laissez-moi ! -s’écria le lieutenant Hobson. -Tous deux disparurent dans le remous causé par l’engouffrement subit du bateau. -Puis, après quelques instants, ils revinrent à la surface. +s’écria le lieutenant Hobson. +Tous deux disparurent dans le remous causé par l’engouffrement subit du bateau. +Puis, après quelques instants, ils revinrent à la surface. Jasper Hobson nageait vigoureusement d’un bras et soutenait sa compagne de l’autre. -En ce moment, des sons étranges attirèrent son attention. -Mais il ne vit rien au milieu de cet épais brouillard. +En ce moment, des sons étranges attirèrent son attention. +Mais il ne vit rien au milieu de cet épais brouillard. Et cependant, il entendait encore ces cris, qui se rapprochaient. -Quels audacieux osaient venir ainsi à son secours ? +Quels audacieux osaient venir ainsi à son secours ? Mais, quoi qu’ils fissent, ils arriveraient trop tard. -Mais Jasper Hobson ne s’était pas trompé. -Ces trois hommes étaient des Esquimaux, solidement attachés chacun à son kayak. -C’est là que l’Esquimau prend place. +Mais Jasper Hobson ne s’était pas trompé. +Ces trois hommes étaient des Esquimaux, solidement attachés chacun à son kayak. +C’est là que l’Esquimau prend place. Jasper Hobson et Mrs. -Mais, dans cette obscurité, ils ne pouvaient reconnaître leurs sauveurs. -Un autre procéda de la même façon à l’égard de Mrs. +Mais, dans cette obscurité, ils ne pouvaient reconnaître leurs sauveurs. +Un autre procéda de la même façon à l’égard de Mrs. Le vieux marin manquait seul au retour ! Vers dix heures du soir, Mrs. -Paulina Barnett et Jasper Hobson frappaient à la poterne du fort. +Paulina Barnett et Jasper Hobson frappaient à la poterne du fort. Ce fut une joie de les revoir, car on les croyait perdus. Ce qu’ils avaient fait leur semblait tout naturel. Les adieux furent faits. -Chacun remercia le sergent Felton, qui s’était montré fort hospitalier dans cette circonstance. -Paulina Barnett ne fut pas la dernière à lui exprimer sa reconnaissance. -Chaque couple monta dans le traîneau qui lui fut assigné, et, cette fois, Mrs. -Paulina Barnett et le lieutenant occupaient le même véhicule. +Chacun remercia le sergent Felton, qui s’était montré fort hospitalier dans cette circonstance. +Paulina Barnett ne fut pas la dernière à lui exprimer sa reconnaissance. +Chaque couple monta dans le traîneau qui lui fut assigné, et, cette fois, Mrs. +Paulina Barnett et le lieutenant occupaient le même véhicule. Madge et le sergent Long les suivaient. -La rivière fut atteinte, le lendemain, trois juin, dans l’après-midi. -Le tirage des traîneaux s’opéra donc assez rapidement. -Colomb cherchait l’Asie, et il trouva l’Amérique. +La rivière fut atteinte, le lendemain, trois juin, dans l’après-midi. +Le tirage des traîneaux s’opéra donc assez rapidement. +Colomb cherchait l’Asie, et il trouva l’Amérique. Et que cherchaient donc les agents de la Compagnie ? demanda Mrs. -Était-ce ce fameux passage du Nord-Ouest ? -Non, madame, répondit le jeune lieutenant, non. -Ceci n’est point à la gloire de la célèbre Compagnie, répondit Mrs. -Je ne la défends pas sur ce point, reprit Jasper Hobson. -La Compagnie était donc revenue de ses idées étroites et égoïstes, monsieur Jasper ? +Était-ce ce fameux passage du Nord-Ouest ? +Non, madame, répondit le jeune lieutenant, non. +Ceci n’est point à la gloire de la célèbre Compagnie, répondit Mrs. +Je ne la défends pas sur ce point, reprit Jasper Hobson. +La Compagnie était donc revenue de ses idées étroites et égoïstes, monsieur Jasper ? Non, madame, pas encore. -Heureusement, ce n’était point un homme à se décourager. -Les fatigues de ce second voyage furent extrêmes. -Le gibier et le poisson, sur lesquels comptait Samuel Hearne, manquèrent souvent. +Heureusement, ce n’était point un homme à se décourager. +Les fatigues de ce second voyage furent extrêmes. +Le gibier et le poisson, sur lesquels comptait Samuel Hearne, manquèrent souvent. Mais il ne se rebuta pas. -C’était la première fois que la côte septentrionale de l’Amérique était atteinte. -Non, madame, répondit le lieutenant, et que de marins aventureux le cherchèrent depuis lors ! -En effet, monsieur Jasper, répondit Mrs. -Cette exploration ne s’opéra pas sans fatigues et sans souffrances. -Plusieurs fois la nourriture manqua complètement aux voyageurs. -Deux Canadiens, assassinés par leurs camarades, furent dévorés... -C’était un homme d’une rare énergie ! ajouta Mrs. -Beaucoup de ces malheureux errent certainement encore au milieu de ces solitudes glacées ! -Et ce jour-là, répondit Mrs. -Dieu vous entende, monsieur Hobson ! répondit Mrs. -Ils l’ont souvent prouvé, d’ailleurs, en mainte circonstance. -De son côté, Mrs. -Paulina Barnett fit le récit de ses propres pérégrinations à travers les contrées intertropicales. -La vallée de la Coppermine s’élargissait sensiblement aux approches de la mer Arctique. -Les collines latérales, moins abruptes, s’abaissaient peu à peu. -Le lit de la Coppermine était profond et large. -Pas de côtes, et, par conséquent, un tirage facile sur ce terrain nivelé. -Le détachement s’avançait donc avec une grande rapidité. -Pendant deux jours, on continua de côtoyer sans difficulté le cours de la Coppermine. +C’était la première fois que la côte septentrionale de l’Amérique était atteinte. +Non, madame, répondit le lieutenant, et que de marins aventureux le cherchèrent depuis lors ! +En effet, monsieur Jasper, répondit Mrs. +Cette exploration ne s’opéra pas sans fatigues et sans souffrances. +Plusieurs fois la nourriture manqua complètement aux voyageurs. +Deux Canadiens, assassinés par leurs camarades, furent dévorés... +C’était un homme d’une rare énergie ! ajouta Mrs. +Beaucoup de ces malheureux errent certainement encore au milieu de ces solitudes glacées ! +Et ce jour-là, répondit Mrs. +Dieu vous entende, monsieur Hobson ! répondit Mrs. +Ils l’ont souvent prouvé, d’ailleurs, en mainte circonstance. +De son côté, Mrs. +Paulina Barnett fit le récit de ses propres pérégrinations à travers les contrées intertropicales. +La vallée de la Coppermine s’élargissait sensiblement aux approches de la mer Arctique. +Les collines latérales, moins abruptes, s’abaissaient peu à peu. +Le lit de la Coppermine était profond et large. +Pas de côtes, et, par conséquent, un tirage facile sur ce terrain nivelé. +Le détachement s’avançait donc avec une grande rapidité. +Pendant deux jours, on continua de côtoyer sans difficulté le cours de la Coppermine. On aurait pu les compter par milliers. D’ailleurs, chacun partageait l’impatience de Jasper Hobson. -Une indéfinissable attraction poussait en avant ces hardis pionniers. -Le prestige de l’inconnu miroitait à leurs yeux. -Peut-être les véritables fatigues commenceraient-elles sur cette côte tant désirée ? -Tous, ils avaient hâte de les affronter, de marcher directement à leur but. -À l’angle ouest s’ouvrait l’embouchure de la Coppermine. -Chaque attelage allait à sa guise. +Une indéfinissable attraction poussait en avant ces hardis pionniers. +Le prestige de l’inconnu miroitait à leurs yeux. +Peut-être les véritables fatigues commenceraient-elles sur cette côte tant désirée ? +Tous, ils avaient hâte de les affronter, de marcher directement à leur but. +À l’angle ouest s’ouvrait l’embouchure de la Coppermine. +Chaque attelage allait à sa guise. La nuit venue, on campait. -En effet, ces territoires étaient-ils giboyeux ? +En effet, ces territoires étaient-ils giboyeux ? Or, voici ce qu’il observa. -Au contraire, les ours devaient être assez nombreux sur cette portion du continent américain. -Sabine et Mac Nap avaient souvent relevé des traces fraîchement laissées par ces carnassiers. -Plusieurs même furent aperçus et dépistés, mais ils se tenaient toujours à bonne distance. +Au contraire, les ours devaient être assez nombreux sur cette portion du continent américain. +Sabine et Mac Nap avaient souvent relevé des traces fraîchement laissées par ces carnassiers. +Plusieurs même furent aperçus et dépistés, mais ils se tenaient toujours à bonne distance. On ne saurait parler plus sagement. -Les ours ne pouvaient offrir une réserve assurée à l’office des forts. -Il eut également lieu d’être satisfait à propos des animaux à fourrure. -Mais, très sagement, le lieutenant avait interdit toute chasse de ce genre. -Ainsi donc, les animaux ne manquaient point à ce territoire. +Les ours ne pouvaient offrir une réserve assurée à l’office des forts. +Il eut également lieu d’être satisfait à propos des animaux à fourrure. +Mais, très sagement, le lieutenant avait interdit toute chasse de ce genre. +Ainsi donc, les animaux ne manquaient point à ce territoire. Mais ces deux conditions ne suffisaient pas pour assurer l’avenir de la factorerie. -Très heureusement, le littoral était boisé. +Très heureusement, le littoral était boisé. Il n’aurait pu trouver que des rivaux en eux. -Paulina Barnett, qui s’intéressait vivement au succès de l’entreprise. -Tout le détachement s’était réuni auprès de ce campement. -Chacun comprenait que cette découverte devait singulièrement déplaire au lieutenant Hobson. -Cela dépend, madame, répondit le lieutenant. -Paulina Barnett, peut-on reconnaître à quelle race ces voyageurs appartiennent ? +Paulina Barnett, qui s’intéressait vivement au succès de l’entreprise. +Tout le détachement s’était réuni auprès de ce campement. +Chacun comprenait que cette découverte devait singulièrement déplaire au lieutenant Hobson. +Cela dépend, madame, répondit le lieutenant. +Paulina Barnett, peut-on reconnaître à quelle race ces voyageurs appartiennent ? Ne peut-on savoir si ce sont des Esquimaux ou des Indiens du sud ? -Mais ni le sol ni ces cendres refroidies n’avaient gardé aucun indice suffisant. -Quelques ossements d’animaux, abandonnés çà et là, ne disaient rien non plus. -Joliffe, qui s’était éloignée d’une centaine de pas sur la gauche. -Lorsqu’ils furent arrivés près d’elle : « Vous cherchiez des traces ? dit Mrs. +Mais ni le sol ni ces cendres refroidies n’avaient gardé aucun indice suffisant. +Quelques ossements d’animaux, abandonnés çà et là, ne disaient rien non plus. +Joliffe, qui s’était éloignée d’une centaine de pas sur la gauche. +Lorsqu’ils furent arrivés près d’elle : « Vous cherchiez des traces ? dit Mrs. Joliffe au lieutenant Hobson. -Eh bien, en voilà ! +Eh bien, en voilà ! La marque du talon leur manquait. -Jasper Hobson fit observer cette singularité à ses compagnons. -Ce ne sont pas là les pas d’une personne qui marche, dit-il. +Jasper Hobson fit observer cette singularité à ses compagnons. +Ce ne sont pas là les pas d’une personne qui marche, dit-il. Ni d’une personne qui saute, puisque le talon manque, ajouta Mrs. Joliffe, ce sont les pas d’une personne qui danse ! Joliffe avait certainement raison. -Cette observation était indiscutable. +Cette observation était indiscutable. Ce n’est certainement point un Esquimau, dit le lieutenant. -Ni un Indien ! s’écria le caporal Joliffe. -Non ! c’est un Français ! +Ni un Indien ! s’écria le caporal Joliffe. +Non ! c’est un Français ! dit tranquillement le sergent Long. -Cette affirmation du sergent Long n’était-elle pas peut-être un peu hasardée ? -On le comprend, cette découverte ne satisfit pas le lieutenant. -Après cet incident, Mrs. -Ces agents étaient donc tenus en haute estime ? demanda Mrs. -Certainement, madame, et à bon droit. -Il faut savoir rendre justice, même à ses rivaux. -Surtout à ses rivaux ! ajouta Mrs. -Ils vivaient pendant des années au milieu des tribus indiennes. +Cette affirmation du sergent Long n’était-elle pas peut-être un peu hasardée ? +On le comprend, cette découverte ne satisfit pas le lieutenant. +Après cet incident, Mrs. +Ces agents étaient donc tenus en haute estime ? demanda Mrs. +Certainement, madame, et à bon droit. +Il faut savoir rendre justice, même à ses rivaux. +Surtout à ses rivaux ! ajouta Mrs. +Ils vivaient pendant des années au milieu des tribus indiennes. Ils s’y mariaient quelquefois. -Peut-être, — il l’espérait du moins, — ses rivaux ne le suivraient-ils pas jusque-là. +Peut-être, — il l’espérait du moins, — ses rivaux ne le suivraient-ils pas jusque-là. Le pays conservait toujours son aspect verdoyant. -La mer qui baignait ce littoral s’étendait alors sans limites devant le regard. -Les traîneaux cheminaient paisiblement et facilement. -En attendant, Jasper Hobson résolut de s’arrêter en cet endroit. -Qui nous empêche de nous fixer définitivement ici ? demanda le caporal Joliffe. -Vous conviendrez, mon lieutenant, que l’endroit est séduisant. -L’emplacement était favorable, en effet, pour y fonder une factorerie. -Des falaises assez élevées fermaient l’horizon à quelques milles au-delà. -Le temps était alors très beau et la chaleur assez forte. -Aucun nuage, ni à l’horizon, ni au zénith. +La mer qui baignait ce littoral s’étendait alors sans limites devant le regard. +Les traîneaux cheminaient paisiblement et facilement. +En attendant, Jasper Hobson résolut de s’arrêter en cet endroit. +Qui nous empêche de nous fixer définitivement ici ? demanda le caporal Joliffe. +Vous conviendrez, mon lieutenant, que l’endroit est séduisant. +L’emplacement était favorable, en effet, pour y fonder une factorerie. +Des falaises assez élevées fermaient l’horizon à quelques milles au-delà. +Le temps était alors très beau et la chaleur assez forte. +Aucun nuage, ni à l’horizon, ni au zénith. Jusqu’au soir, Mrs. Ce territoire convenait sous tous les rapports. -Double paye, si vous vous fixez au-delà du soixante-dixième parallèle ! -Mais vous-même, monsieur Black, demanda Mrs. +Double paye, si vous vous fixez au-delà du soixante-dixième parallèle ! +Mais vous-même, monsieur Black, demanda Mrs. Oui, madame, le dix-huit juillet mille huit cent soixante. Et nous ne sommes encore qu’au cinq juillet mille huit cent cinquante-neuf ! -Le phénomène n’aura donc lieu que dans un an ! -J’en conviens, madame, répondit l’astronome. -De cette façon, vous êtes certain de ne point manquer votre éclipse. -Nous n’avons éprouvé que peu de fatigues, et conséquemment, peu de retards. -Mais son élévation en latitude était la circonstance qui préoccupait surtout Jasper Hobson. -Or, cette dernière alternative n’aurait probablement amené aucun résultat satisfaisant. +Le phénomène n’aura donc lieu que dans un an ! +J’en conviens, madame, répondit l’astronome. +De cette façon, vous êtes certain de ne point manquer votre éclipse. +Nous n’avons éprouvé que peu de fatigues, et conséquemment, peu de retards. +Mais son élévation en latitude était la circonstance qui préoccupait surtout Jasper Hobson. +Or, cette dernière alternative n’aurait probablement amené aucun résultat satisfaisant. Le soleil s’approchait, en ce moment, du point culminant de sa course. Tous regardaient et gardaient un profond silence. -Midi ! s’écria bientôt Jasper Hobson. -répondit au même instant Thomas Black. -Les lunettes furent immédiatement abaissées. +Midi ! s’écria bientôt Jasper Hobson. +répondit au même instant Thomas Black. +Les lunettes furent immédiatement abaissées. Hurrah ! hurrah ! hurrah pour la Compagnie ! -s’écrièrent d’une commune voix les dignes compagnons du lieutenant Hobson. -Latitude : soixante-dix degré quarante-quatre’trente-sept’’septentrionale. -Le soleil de minuit brillait pour la première fois à leurs yeux. -L’emplacement du fort était irrévocablement arrêté. -Jasper Hobson résolut donc de commencer immédiatement la construction de la maison principale. +s’écrièrent d’une commune voix les dignes compagnons du lieutenant Hobson. +Latitude : soixante-dix degré quarante-quatre’trente-sept’’septentrionale. +Le soleil de minuit brillait pour la première fois à leurs yeux. +L’emplacement du fort était irrévocablement arrêté. +Jasper Hobson résolut donc de commencer immédiatement la construction de la maison principale. Les huit autres maniaient la hache avec autant d’adresse que le mousquet. -Ils étaient, comme des marins, propres à tout, sachant tout faire. +Ils étaient, comme des marins, propres à tout, sachant tout faire. De la terre, du sable, rien de plus. -Mais, ainsi que le lieutenant le fit observer à Mrs. +Mais, ainsi que le lieutenant le fit observer à Mrs. Paulina Barnett, Thomas Black, Madge, Mrs. Mac Nap et Mrs. -Raë devaient se loger dans les cabines du quatrième compartiment. +Raë devaient se loger dans les cabines du quatrième compartiment. Que pouvait-on demander de plus ? -Le plan de la nouvelle maison était conçu. -Restait à l’exécuter. -Ce fut l’affaire de maître Mac Nap et de ses hommes. -La besogne ne manquerait à personne. -Maître Mac Nap alla d’abord choisir les arbres nécessaires à sa construction. -Préalablement, ce plateau avait été soigneusement nivelé. -Mais la juxtaposition ne pouvait être parfaite, et les interstices durent être hermétiquement bouchés. -À l’intérieur de la maison, les aménagements furent assez rapidement exécutés. -En coquillages ! s’écria le charpentier. -Oui, Mac Nap, répondit Jasper Hobson, mais en coquillages écrasés, brûlés, réduits en chaux. +Le plan de la nouvelle maison était conçu. +Restait à l’exécuter. +Ce fut l’affaire de maître Mac Nap et de ses hommes. +La besogne ne manquerait à personne. +Maître Mac Nap alla d’abord choisir les arbres nécessaires à sa construction. +Préalablement, ce plateau avait été soigneusement nivelé. +Mais la juxtaposition ne pouvait être parfaite, et les interstices durent être hermétiquement bouchés. +À l’intérieur de la maison, les aménagements furent assez rapidement exécutés. +En coquillages ! s’écria le charpentier. +Oui, Mac Nap, répondit Jasper Hobson, mais en coquillages écrasés, brûlés, réduits en chaux. Va pour les coquillages ! -L’idée du lieutenant Hobson était bonne, et elle fut mise aussitôt en pratique. -On obtint ainsi une chaux propre aux travaux de maçonnerie. -Cette opération dura une douzaine d’heures. -Pourvu que vos cheminées ne fument pas ! ajouta-t-elle en riant. -Elles fumeront, madame, répondit philosophiquement Jasper Hobson, elles fumeront, gardez-vous d’en douter. -Toutes les cheminées fument ! -Le grand ouvrage fut complètement terminé dans l’espace d’un mois. -Le six août, l’inauguration de la maison devait être faite. +L’idée du lieutenant Hobson était bonne, et elle fut mise aussitôt en pratique. +On obtint ainsi une chaux propre aux travaux de maçonnerie. +Cette opération dura une douzaine d’heures. +Pourvu que vos cheminées ne fument pas ! ajouta-t-elle en riant. +Elles fumeront, madame, répondit philosophiquement Jasper Hobson, elles fumeront, gardez-vous d’en douter. +Toutes les cheminées fument ! +Le grand ouvrage fut complètement terminé dans l’espace d’un mois. +Le six août, l’inauguration de la maison devait être faite. Ces animaux devaient fournir des petits et du lait. Jasper Hobson voulut savoir ensuite quelles ressources offraient le lagon et la mer. -Il eut lieu d’être satisfait. -La mer, sur ce littoral, semblait moins richement peuplée que le lagon. +Il eut lieu d’être satisfait. +La mer, sur ce littoral, semblait moins richement peuplée que le lagon. On verrait plus tard s’il ne conviendrait pas d’en tirer parti. -L’aménagement de la nouvelle demeure s’opéra rapidement. -Enfin quelques sièges volants et deux vastes armoires complétaient le matériel de cette pièce. -La chambre du fond était prête aussi. +L’aménagement de la nouvelle demeure s’opéra rapidement. +Enfin quelques sièges volants et deux vastes armoires complétaient le matériel de cette pièce. +La chambre du fond était prête aussi. Paulina Barnett et Madge occupaient ensemble celle qui prenait directement vue sur le lac. Mac Nap et Mrs. -Raë occupaient avec leurs maris les autres cabines. -C’étaient trois bons ménages, forts unis, qu’il eût été cruel de séparer. +Raë occupaient avec leurs maris les autres cabines. +C’étaient trois bons ménages, forts unis, qu’il eût été cruel de séparer. Paulina Barnett accepta avec grande satisfaction. -On avait entièrement déchargé les traîneaux et transporté la literie dans les différentes chambres. -Ces premiers travaux terminés, le lieutenant s’occupa du chauffage futur de la maison. -Cette question du chauffage, très grave assurément, préoccupait beaucoup le lieutenant Hobson. -Je vous crois, monsieur Hobson, répondait Mrs. -Mais la question d’alimentation ne vous paraît-elle pas aussi importante ? -Bornons-nous d’abord à approvisionner l’office du Fort-Espérance. -On voit que le lieutenant était un homme d’ordre. -Le temps, à cette époque de l’année, était presque invariablement beau. -La période des neiges ne devait pas commencer avant cinq semaines. +On avait entièrement déchargé les traîneaux et transporté la literie dans les différentes chambres. +Ces premiers travaux terminés, le lieutenant s’occupa du chauffage futur de la maison. +Cette question du chauffage, très grave assurément, préoccupait beaucoup le lieutenant Hobson. +Je vous crois, monsieur Hobson, répondait Mrs. +Mais la question d’alimentation ne vous paraît-elle pas aussi importante ? +Bornons-nous d’abord à approvisionner l’office du Fort-Espérance. +On voit que le lieutenant était un homme d’ordre. +Le temps, à cette époque de l’année, était presque invariablement beau. +La période des neiges ne devait pas commencer avant cinq semaines. Souvent aussi, l’infatigable Mrs. Une cinquantaine de ruminants furent abattus. -Les caribous ne contribuèrent pas seuls à accroître la réserve alimentaire. -Joliffe, se transformèrent en pâtés fort alléchants. +Les caribous ne contribuèrent pas seuls à accroître la réserve alimentaire. +Joliffe, se transformèrent en pâtés fort alléchants. Dans le laboratoire de Mrs. -Quelques oiseaux aquatiques varièrent aussi fort agréablement le menu quotidien. -Personne ne s’entendait mieux à pêcher que le calme et paisible sergent Long. -Bien des coups de fusil furent adressés à ces terribles visiteurs. -Ce territoire, très peuplé, leur offrait une nourriture facile, et ils y abondaient. +Quelques oiseaux aquatiques varièrent aussi fort agréablement le menu quotidien. +Personne ne s’entendait mieux à pêcher que le calme et paisible sergent Long. +Bien des coups de fusil furent adressés à ces terribles visiteurs. +Ce territoire, très peuplé, leur offrait une nourriture facile, et ils y abondaient. Paulina Barnett, ni l’astronome Thomas Black. -Quelle est cette horrible bête ? demanda Mrs. +Quelle est cette horrible bête ? demanda Mrs. Et vous ? demanda Mrs. -Au surplus, la pharmacie du nouveau fort n’était pas dépourvue d’antiscorbutiques. -Les premiers jours de septembre étaient arrivés. -Il fallait donc se hâter. -Très-heureusement les nouvelles constructions avaient été rapidement conduites. -Maître Mac Nap et ses hommes faisaient des prodiges d’activité. -Le campement des phoques était éloigné d’une quinzaine de milles. -Jasper Hobson proposa à Mrs. -Paulina Barnett de suivre l’expédition. -On partit à huit heures du matin. -Ces traîneaux étant vides, le lieutenant, Mrs. +Au surplus, la pharmacie du nouveau fort n’était pas dépourvue d’antiscorbutiques. +Les premiers jours de septembre étaient arrivés. +Il fallait donc se hâter. +Très-heureusement les nouvelles constructions avaient été rapidement conduites. +Maître Mac Nap et ses hommes faisaient des prodiges d’activité. +Le campement des phoques était éloigné d’une quinzaine de milles. +Jasper Hobson proposa à Mrs. +Paulina Barnett de suivre l’expédition. +On partit à huit heures du matin. +Ces traîneaux étant vides, le lieutenant, Mrs. Paulina Barnett et leurs compagnons y prirent place. Or cette disposition du sol attira l’attention du lieutenant Hobson, et voici pourquoi. Alors, monsieur Hobson, reprit Mrs. Du reste, nous le verrons bien. -Admettons cette dernière hypothèse, monsieur Jasper, répondit Mrs. -Combien cette partie du territoire différait de celle qui confinait au cap Bathurst ! -Le feu des époques géologiques, et non l’eau, avait évidemment produit ces terrains. +Admettons cette dernière hypothèse, monsieur Jasper, répondit Mrs. +Combien cette partie du territoire différait de celle qui confinait au cap Bathurst ! +Le feu des époques géologiques, et non l’eau, avait évidemment produit ces terrains. Nulle terre en vue, nulle banquise, nul iceberg. -Paulina Barnett, puis, sans rien dire, il porta ses regards vers le côté opposé. -En arrière, le territoire offrait deux aspects bien tranchés. -Le lieutenant observait ce contraste si marqué entre ces deux parties du territoire. -Et, il faut l’avouer, cela lui semblait presque « étrange ». -Sans aucun doute, sergent, répondit Jasper Hobson. -Et croyez-vous, mon lieutenant, que ces volcans soient encore en activité ? demanda le sergent. -À cela, je ne puis vous répondre. -Cependant nous n’apercevons en ce moment aucune fumée à leur sommet. +Paulina Barnett, puis, sans rien dire, il porta ses regards vers le côté opposé. +En arrière, le territoire offrait deux aspects bien tranchés. +Le lieutenant observait ce contraste si marqué entre ces deux parties du territoire. +Et, il faut l’avouer, cela lui semblait presque « étrange ». +Sans aucun doute, sergent, répondit Jasper Hobson. +Et croyez-vous, mon lieutenant, que ces volcans soient encore en activité ? demanda le sergent. +À cela, je ne puis vous répondre. +Cependant nous n’apercevons en ce moment aucune fumée à leur sommet. Ce n’est pas une raison, sergent Long. -Est-ce que vous avez toujours la pipe à la bouche ? -Eh bien, Long, c’est exactement la même chose pour les volcans. +Est-ce que vous avez toujours la pipe à la bouche ? +Eh bien, Long, c’est exactement la même chose pour les volcans. Ils ne fument pas toujours. -Ils n’y sont pas très nombreux, dit Mrs. -Sans doute, monsieur Hobson, répondit le sergent, mais au pôle, sous ces climats glacés !... +Ils n’y sont pas très nombreux, dit Mrs. +Sans doute, monsieur Hobson, répondit le sergent, mais au pôle, sous ces climats glacés !... Et pourquoi, monsieur Hobson ? demanda le sergent, qui paraissait fort surpris de cette affirmation. Voulez-vous nous accompagner, madame ? -Je vous attendrai ici, monsieur Hobson, répondit la voyageuse. +Je vous attendrai ici, monsieur Hobson, répondit la voyageuse. Ce massacre de morses n’a vraiment rien qui m’attire ! -Les morses étaient alors en grand nombre. +Les morses étaient alors en grand nombre. On pouvait en compter une centaine. -Quelques-uns rampaient sur le sable au moyen de leurs pieds courts et palmés. -Mais, pour la plupart, groupés par famille, ils dormaient. +Quelques-uns rampaient sur le sable au moyen de leurs pieds courts et palmés. +Mais, pour la plupart, groupés par famille, ils dormaient. Sur terre, en effet, ces animaux sont lourds, peu mobiles, gauches. -Cependant les grands mâles se défiaient. +Cependant les grands mâles se défiaient. Ils sentaient un danger prochain. -Leur tête se redressait. -Leurs yeux se portaient de tous côtés. -La victoire avait été facile. -Les cinq amphibies étaient de grande taille. -Il était une heure alors. +Leur tête se redressait. +Leurs yeux se portaient de tous côtés. +La victoire avait été facile. +Les cinq amphibies étaient de grande taille. +Il était une heure alors. En ce moment, Mrs. -Ce n’était qu’une dizaine de milles à franchir, mais en ligne droite. +Ce n’était qu’une dizaine de milles à franchir, mais en ligne droite. Mais, en somme, on n’allait pas vite. Pourquoi donc, monsieur Hobson ? demanda Mrs. -Paulina Barnett, assez surprise de cette réponse. +Paulina Barnett, assez surprise de cette réponse. Mais le littoral du cap ?... -Le littoral du cap, répondit Jasper Hobson, est accore comme un mur de courtine. -Son rivage ne présente aucune déclivité. -Il semble qu’il ait été coupé à pic. -La première moitié du mois de septembre s’était écoulée. -Déjà, pourtant, la température se refroidissait sensiblement. +Le littoral du cap, répondit Jasper Hobson, est accore comme un mur de courtine. +Son rivage ne présente aucune déclivité. +Il semble qu’il ait été coupé à pic. +La première moitié du mois de septembre s’était écoulée. +Déjà, pourtant, la température se refroidissait sensiblement. Quelques bourrasques de neige passaient au milieu des rafales de pluie et du vent. -La mauvaise saison était évidemment prochaine. +La mauvaise saison était évidemment prochaine. Mais les habitants de la factorerie pouvaient l’attendre sans crainte. -Les approvisionnements actuellement emmagasinés devaient suffire et au-delà. -La réserve de venaison sèche s’était accrue. -Une vingtaine d’autres morses avaient été tués. -L’hiver, c’est-à-dire la nuit, la neige, la glace, le froid, pouvait venir. -Le moment arrivait où les animaux, revêtant la fourrure hivernale, devenaient une proie précieuse. +Les approvisionnements actuellement emmagasinés devaient suffire et au-delà. +La réserve de venaison sèche s’était accrue. +Une vingtaine d’autres morses avaient été tués. +L’hiver, c’est-à-dire la nuit, la neige, la glace, le froid, pouvait venir. +Le moment arrivait où les animaux, revêtant la fourrure hivernale, devenaient une proie précieuse. Jasper Hobson organisa donc les chasses. -Ce fut là que Jasper Hobson dirigea sa première expédition. -Les chasseurs se rendirent sur la rivière, à l’endroit indiqué. -Là, le lieutenant fit admirer à Mrs. -Mais je n’aperçois aucun de ces industrieux animaux, dit Mrs. -Est-ce que la construction du village serait déjà abandonnée ? -Et, en effet, la capture de ces rongeurs ne présenta aucune difficulté. -Les chasseurs revinrent au fort très satisfaits du résultat de leur chasse. -Quelques wolvérènes, assez beaux de fourrure, furent abattus aussi dans les mêmes conditions. -Les hermines se montrèrent rarement. -Leur pelage était encore roux en dessus, et d’un gris jaunâtre en dessous. -Jasper Hobson avait donc recommandé à ses compagnons de les épargner momentanément. -Les martres proprement dites furent l’objet d’une chasse toute spéciale. -On comprend donc qu’ils puissent échapper aisément aux poursuites des chasseurs. +Ce fut là que Jasper Hobson dirigea sa première expédition. +Les chasseurs se rendirent sur la rivière, à l’endroit indiqué. +Là, le lieutenant fit admirer à Mrs. +Mais je n’aperçois aucun de ces industrieux animaux, dit Mrs. +Est-ce que la construction du village serait déjà abandonnée ? +Et, en effet, la capture de ces rongeurs ne présenta aucune difficulté. +Les chasseurs revinrent au fort très satisfaits du résultat de leur chasse. +Quelques wolvérènes, assez beaux de fourrure, furent abattus aussi dans les mêmes conditions. +Les hermines se montrèrent rarement. +Leur pelage était encore roux en dessus, et d’un gris jaunâtre en dessous. +Jasper Hobson avait donc recommandé à ses compagnons de les épargner momentanément. +Les martres proprement dites furent l’objet d’une chasse toute spéciale. +On comprend donc qu’ils puissent échapper aisément aux poursuites des chasseurs. Aussi, pendant la saison d’hiver, les prend-on plus facilement au moyen de trappes. -Le renard bleu est incontestablement le roi des animaux à fourrure. -Le vingt-quatre septembre, dans la matinée, deux traîneaux avaient amené Mrs. +Le renard bleu est incontestablement le roi des animaux à fourrure. +Le vingt-quatre septembre, dans la matinée, deux traîneaux avaient amené Mrs. Deux ou trois autres de ces carnivores furent encore entrevus. -Les chasseurs se divisèrent alors. -Pendant une demi-heure, cette poursuite continua sans amener de résultat. -Hurrah ! hurrah ! s’écria Jasper Hobson. -Il est à moi ! -Jasper Hobson, stupéfait, recula. -Les deux rivaux se regardèrent. -Quatre de ses compagnons étaient vêtus comme lui, mais moins élégamment. -Les huit autres qui lui servaient d’escorte étaient des Indiens Chippeways. -Jasper Hobson ne s’y méprit point. -À la Compagnie des pelletiers de Saint-Louis, dit le chasseur en s’inclinant. -Je ne le crois pas, monsieur, répondit sèchement Jasper Hobson. +Les chasseurs se divisèrent alors. +Pendant une demi-heure, cette poursuite continua sans amener de résultat. +Hurrah ! hurrah ! s’écria Jasper Hobson. +Il est à moi ! +Jasper Hobson, stupéfait, recula. +Les deux rivaux se regardèrent. +Quatre de ses compagnons étaient vêtus comme lui, mais moins élégamment. +Les huit autres qui lui servaient d’escorte étaient des Indiens Chippeways. +Jasper Hobson ne s’y méprit point. +À la Compagnie des pelletiers de Saint-Louis, dit le chasseur en s’inclinant. +Je ne le crois pas, monsieur, répondit sèchement Jasper Hobson. Le front du lieutenant se rida. -La proposition était juste. -La question de propriété touchant l’animal abattu pouvait être ainsi résolue avec certitude. -Le cadavre du renard fut examiné. -Cette dernière était la balle du Canadien. +La proposition était juste. +La question de propriété touchant l’animal abattu pouvait être ainsi résolue avec certitude. +Le cadavre du renard fut examiné. +Cette dernière était la balle du Canadien. Mais enfin elles les aiment. Permettez-moi donc, madame, de vous offrir celle-ci en souvenir de notre rencontre. -La voyageuse accepta et remercia l’étranger. -Aussitôt celui-ci s’inclina devant Mrs. -Le lieutenant et les siens reprirent la route du Fort-Espérance. +La voyageuse accepta et remercia l’étranger. +Aussitôt celui-ci s’inclina devant Mrs. +Le lieutenant et les siens reprirent la route du Fort-Espérance. Mais Jasper Hobson s’en alla tout pensif. -On était au vingt et un septembre. +On était au vingt et un septembre. Ils n’en dormaient que mieux pendant les heures sombres. -Il y a là quelque chose qui n’est pas naturel ! +Il y a là quelque chose qui n’est pas naturel ! se dit le lieutenant. La mauvaise saison arrivait. -Joliffe, avant que la neige couvrît le sol, s’occupa de ses semailles. -On peut dire que l’on fit également la toilette des chambres. +Joliffe, avant que la neige couvrît le sol, s’occupa de ses semailles. +On peut dire que l’on fit également la toilette des chambres. Le lagon se prit le premier. -Mais cet icefield océanique, ce n’était plus le miroir uni du lac. -L’agitation des flots avait altéré sa pureté. -Paulina Barnett, dans un perpétuel ravissement, assistait à ce spectacle nouveau pour elle. +Mais cet icefield océanique, ce n’était plus le miroir uni du lac. +L’agitation des flots avait altéré sa pureté. +Paulina Barnett, dans un perpétuel ravissement, assistait à ce spectacle nouveau pour elle. Aucun des points de vue, aucun des sites que Mrs. -Paulina Barnett avait observés jusqu’alors, n’était reconnaissable. -La contrée se métamorphosait. +Paulina Barnett avait observés jusqu’alors, n’était reconnaissable. +La contrée se métamorphosait. Un pays nouveau naissait, devant ses regards, pays empreint d’une tristesse grandiose. -C’était un décor qui succédait à un autre décor, avec une rapidité féerique. -Plus de mer, là où naguère s’étendait le vaste Océan. -Plus de sol aux couleurs variées, mais un tapis éblouissant. -Que de conversations, que d’observations, les changements de cette contrée arctique provoquèrent ! -Cependant, la température était supportable. +C’était un décor qui succédait à un autre décor, avec une rapidité féerique. +Plus de mer, là où naguère s’étendait le vaste Océan. +Plus de sol aux couleurs variées, mais un tapis éblouissant. +Que de conversations, que d’observations, les changements de cette contrée arctique provoquèrent ! +Cependant, la température était supportable. On continua donc les chasses pendant quelques jours. -Les lièvres polaires pullulaient, et déjà ils portaient leur robe hivernale. -Les chasseurs en tuèrent quelques couples. -Ils ont le nez très fin, et les émanations de la cuisine les attiraient. -Pendant la nuit, on les entendait hurler d’une façon sinistre. +Les lièvres polaires pullulaient, et déjà ils portaient leur robe hivernale. +Les chasseurs en tuèrent quelques couples. +Ils ont le nez très fin, et les émanations de la cuisine les attiraient. +Pendant la nuit, on les entendait hurler d’une façon sinistre. Ces carnassiers, peu dangereux individuellement, pouvaient le devenir par leur nombre. En outre, les ours se montraient plus agressifs. -Pas un jour ne se passait sans que plusieurs de ces animaux fussent signalés. -La nuit venue, ils s’avançaient jusqu’au pied même de l’enceinte. -On verrait alors à se défendre et à s’approvisionner tout à la fois. +Pas un jour ne se passait sans que plusieurs de ces animaux fussent signalés. +La nuit venue, ils s’avançaient jusqu’au pied même de l’enceinte. +On verrait alors à se défendre et à s’approvisionner tout à la fois. Pendant quelques jours, le temps demeura sec et froid. -La neige présentait une surface dure, très favorable à la marche. +La neige présentait une surface dure, très favorable à la marche. Aussi fit-on quelques excursions sur le littoral et au sud du fort. -Elle couvrit bientôt le sol sur une hauteur de plusieurs pieds. -La marche ordinaire n’est donc pas entravée. +Elle couvrit bientôt le sol sur une hauteur de plusieurs pieds. +La marche ordinaire n’est donc pas entravée. C’est dans ces circonstances que les Indiens font usage des raquettes. -Ces icebergs, pittoresquement entassés, étaient magnifiques. -En vérité, les impressions, les émotions ne manquèrent pas à la voyageuse ! -Sa fidèle Madge, qui l’accompagnait, les partageait avec elle ! -Mais bientôt ces promenades devinrent si pénibles qu’il fallut absolument les suspendre. +Ces icebergs, pittoresquement entassés, étaient magnifiques. +En vérité, les impressions, les émotions ne manquèrent pas à la voyageuse ! +Sa fidèle Madge, qui l’accompagnait, les partageait avec elle ! +Mais bientôt ces promenades devinrent si pénibles qu’il fallut absolument les suspendre. L’air semblait fait d’aiguilles. Dans ces conditions, on le comprend, tout travail manuel devint impossible. -À cette époque, d’ailleurs, les journées étaient extrêmement courtes. +À cette époque, d’ailleurs, les journées étaient extrêmement courtes. Le soleil ne restait au-dessus de l’horizon que pendant quelques heures. -Un long crépuscule lui succédait. -Le véritable hivernage, c’est-à-dire la séquestration, allait commencer. -Déjà les derniers oiseaux polaires avaient fui le littoral assombri. -Paulina Barnett fut marraine du bébé, qu’on nomma Michel-Espérance. -La nuit polaire avait commencé ! -Cette longue nuit débuta par une violente tempête. +Un long crépuscule lui succédait. +Le véritable hivernage, c’est-à-dire la séquestration, allait commencer. +Déjà les derniers oiseaux polaires avaient fui le littoral assombri. +Paulina Barnett fut marraine du bébé, qu’on nomma Michel-Espérance. +La nuit polaire avait commencé ! +Cette longue nuit débuta par une violente tempête. La neige ne tombait plus verticalement, mais presque horizontalement. -Les hiverneurs n’étaient plus que des prisonniers. -Les volets des fenêtres avaient été hermétiquement rabattus. +Les hiverneurs n’étaient plus que des prisonniers. +Les volets des fenêtres avaient été hermétiquement rabattus. Le vent, qui s’engageait Mrs. -L’habitation, qu’il prenait d’écharpe, tremblait sur ses pilotis. -Sans la solidité de sa construction, elle n’eût certainement pas résisté. +L’habitation, qu’il prenait d’écharpe, tremblait sur ses pilotis. +Sans la solidité de sa construction, elle n’eût certainement pas résisté. Paulina Barnett ne pouvait se rendre compte. -C’étaient des chutes d’icebergs qui se produisaient au large. -Les échos répercutaient ces bruits, semblables à des roulements de tonnerre. -Le lieutenant Hobson et ses compagnons y étaient faits, Mrs. -Paulina Barnett et Magde s’y habituèrent peu à peu. -Pendant cet emprisonnement, la vie intérieure s’était organisée. -Paulina Barnett ne s’étonna donc pas de les trouver d’aussi facile composition. -Quant aux trois femmes mariées, Mrs. -Mac Nap s’occupait de son bébé, qui venait à merveille, tandis que Mrs. -Joliffe, aidée de Mrs. -Rae et talonnée par le « tatillon » de caporal, présidait aux opérations culinaires. -C’était, avant tout, la lecture. +C’étaient des chutes d’icebergs qui se produisaient au large. +Les échos répercutaient ces bruits, semblables à des roulements de tonnerre. +Le lieutenant Hobson et ses compagnons y étaient faits, Mrs. +Paulina Barnett et Magde s’y habituèrent peu à peu. +Pendant cet emprisonnement, la vie intérieure s’était organisée. +Paulina Barnett ne s’étonna donc pas de les trouver d’aussi facile composition. +Quant aux trois femmes mariées, Mrs. +Mac Nap s’occupait de son bébé, qui venait à merveille, tandis que Mrs. +Joliffe, aidée de Mrs. +Rae et talonnée par le « tatillon » de caporal, présidait aux opérations culinaires. +C’était, avant tout, la lecture. Le plus ordinairement, Mrs. Il faut dire que Mrs. -Rien ne chômait donc au Fort-Espérance, ni les mains, ni les langues. +Rien ne chômait donc au Fort-Espérance, ni les mains, ni les langues. On travaillait, on causait, et, il faut ajouter, on se portait bien. -Cependant, la tempête ne diminuait pas. +Cependant, la tempête ne diminuait pas. Jasper Hobson s’impatientait. Il fallut donc aviser. Ce ne fut point une petite affaire. -On fut obligé de le démonter de ses gonds. -Puis, la couche de neige fut attaquée à coups de pic et de pelle. -Elle mesurait au moins dix pieds d’épaisseur. +On fut obligé de le démonter de ses gonds. +Puis, la couche de neige fut attaquée à coups de pic et de pelle. +Elle mesurait au moins dix pieds d’épaisseur. Jasper Hobson, le sergent, quelques soldats, Mrs. Quel aspect que celui du cap Bathurst et de la plaine environnante ! -En moins d’une demi-heure, ils eussent été enlisés. -Dans ces conditions, la « promenade » fut très courte. -Mais la voyageuse avait jeté un coup d’œil rapide sur cette scène désolée. -Elle rentra donc, emportant avec elle un impérissable souvenir. -La semaine entière s’écoula ainsi. -Pendant huit jours, les hiverneurs se virent ainsi séquestrés. -C’était long pour des hommes habitués au grand air, des soldats, des chasseurs. -Il remonta d’une manière sensible. -C’étaient là des symptômes auxquels on ne pouvait se tromper. +En moins d’une demi-heure, ils eussent été enlisés. +Dans ces conditions, la « promenade » fut très courte. +Mais la voyageuse avait jeté un coup d’œil rapide sur cette scène désolée. +Elle rentra donc, emportant avec elle un impérissable souvenir. +La semaine entière s’écoula ainsi. +Pendant huit jours, les hiverneurs se virent ainsi séquestrés. +C’était long pour des hommes habitués au grand air, des soldats, des chasseurs. +Il remonta d’une manière sensible. +C’étaient là des symptômes auxquels on ne pouvait se tromper. Chacun alors de sortir au plus vite. -L’emprisonnement avait assez duré. +L’emprisonnement avait assez duré. Mais, cette fois, il ne s’agissait plus de percer une couche molle. -Mac Nap, qui ne se levait pas encore, arpentaient la cour intérieure. -Le froid était extrêmement vif, mais le vent étant entièrement tombé, il fut supportable. -Il était huit heures du matin. -Thomas Black s’échappait en interjections admiratives. -Jamais plus beau ciel ne s’était offert aux regards d’un astronome ! -Il va sans dire que la cour était entièrement comblée. +Mac Nap, qui ne se levait pas encore, arpentaient la cour intérieure. +Le froid était extrêmement vif, mais le vent étant entièrement tombé, il fut supportable. +Il était huit heures du matin. +Thomas Black s’échappait en interjections admiratives. +Jamais plus beau ciel ne s’était offert aux regards d’un astronome ! +Il va sans dire que la cour était entièrement comblée. Mais qu’y faire ? -Joliffe s’écria : « Et nos chiens ! et nos rennes ! -Et, en effet, il fallait se préoccuper de l’état de ces animaux. -Les « jours » ménagés dans les parois n’étaient donc point obstrués. -Il n’y avait rien à faire au-dehors en ce moment. -Les trappes, enfouies sous dix pieds de neige, ne pouvaient être visitées. +Joliffe s’écria : « Et nos chiens ! et nos rennes ! +Et, en effet, il fallait se préoccuper de l’état de ces animaux. +Les « jours » ménagés dans les parois n’étaient donc point obstrués. +Il n’y avait rien à faire au-dehors en ce moment. +Les trappes, enfouies sous dix pieds de neige, ne pouvaient être visitées. Mais, monsieur Hobson, demanda Mrs. -Quoi ! vous pensez que la température subira un abaissement plus considérable ? +Quoi ! vous pensez que la température subira un abaissement plus considérable ? Sans aucun doute, madame. -Mais que serait-ce donc si nous étions au pôle ? demanda Mrs. -Aussi ce point est-il connu sous le nom de « pôle du froid ». -Mais, monsieur Hobson, répondit Mrs. +Mais que serait-ce donc si nous étions au pôle ? demanda Mrs. +Aussi ce point est-il connu sous le nom de « pôle du froid ». +Mais, monsieur Hobson, répondit Mrs. Seulement, ils ne duraient pas. Et en quels points, monsieur Hobson ? demanda Mrs. -Je vous assure qu’en ce moment cette question du froid m’intéresse particulièrement. +Je vous assure qu’en ce moment cette question du froid m’intéresse particulièrement. Sans doute, madame, mais dans une certaine limite, la latitude ne prouve rien. -Il suffit du concours de diverses circonstances atmosphériques pour amener des froids considérables. -Et si j’ai bonne mémoire, en mille huit cent quarante-cinq... -Sergent Long, à cette époque, n’étiez-vous pas au Fort-Reliance ? -Oui, mon lieutenant, répondit le sergent Long. -Paulina Barnett, soixante-dix degrés, au Fort-Reliance, sur le grand lac de l’Esclave ? -Alors, monsieur Hobson, il faut s’attendre à tout ! -Oui, à tout, en vérité, quand on hiverne dans les contrées arctiques ! -Mais le combustible était abondant et on ne l’épargna pas. -Il espérait dédoubler quelques-uns de ces astres magnifiques qui rayonnaient au zénith. -Mais il dut renoncer à toute observation. -Ses instruments lui « brûlaient » les mains. -Physiquement, d’ailleurs, le phénomène est identique. +Il suffit du concours de diverses circonstances atmosphériques pour amener des froids considérables. +Et si j’ai bonne mémoire, en mille huit cent quarante-cinq... +Sergent Long, à cette époque, n’étiez-vous pas au Fort-Reliance ? +Oui, mon lieutenant, répondit le sergent Long. +Paulina Barnett, soixante-dix degrés, au Fort-Reliance, sur le grand lac de l’Esclave ? +Alors, monsieur Hobson, il faut s’attendre à tout ! +Oui, à tout, en vérité, quand on hiverne dans les contrées arctiques ! +Mais le combustible était abondant et on ne l’épargna pas. +Il espérait dédoubler quelques-uns de ces astres magnifiques qui rayonnaient au zénith. +Mais il dut renoncer à toute observation. +Ses instruments lui « brûlaient » les mains. +Physiquement, d’ailleurs, le phénomène est identique. Aussi suspendit-il ses observations. -En de certains endroits du ciel, les constellations semblaient être noyées dans le sang. -Ces rayons tremblotaient comme si quelque courant d’air eût agité leurs molécules. -Il n’était que temps pour Thomas Black. -Cinq minutes encore, et l’astronome eût été gelé sur place ! -Le deux décembre, l’intensité du froid avait diminué. -D’ailleurs, l’atmosphère était calme. -Marbre avait raison, et l’événement justifia ses prévisions. -Un ours ? répondit Sabine. -Oui, fit Marbre, dont les yeux brillèrent de satisfaction. -Eh bien, répliqua Sabine, nous ne perdrons pas au change. -Les deux chasseurs étaient armés. -Marbre et Sabine, arrivés près de l’ouverture, regardèrent jusqu’au fond du trou. -C’étaient, en effet, ceux d’un ours. -Dans ces conditions, la capture de l’animal n’offrait aucune difficulté. -Les deux chasseurs revinrent au Fort-Espérance pour y chercher du renfort. -Quant aux parties comestibles de l’individu, elles furent soigneusement rapportées à Mrs. -Joliffe, et figurèrent avantageusement comme plat de résistance au dîner du jour. -Dans la semaine qui suivit, les trappes fonctionnèrent assez heureusement. -Il fallut donc se caserner de nouveau et reprendre les travaux de l’intérieur. -Grâce aux précautions hygiéniques prises, la santé générale n’avait point été altérée. -La nuit polaire était profonde alors. -Quelques jours se passèrent dans la maison commune. +En de certains endroits du ciel, les constellations semblaient être noyées dans le sang. +Ces rayons tremblotaient comme si quelque courant d’air eût agité leurs molécules. +Il n’était que temps pour Thomas Black. +Cinq minutes encore, et l’astronome eût été gelé sur place ! +Le deux décembre, l’intensité du froid avait diminué. +D’ailleurs, l’atmosphère était calme. +Marbre avait raison, et l’événement justifia ses prévisions. +Un ours ? répondit Sabine. +Oui, fit Marbre, dont les yeux brillèrent de satisfaction. +Eh bien, répliqua Sabine, nous ne perdrons pas au change. +Les deux chasseurs étaient armés. +Marbre et Sabine, arrivés près de l’ouverture, regardèrent jusqu’au fond du trou. +C’étaient, en effet, ceux d’un ours. +Dans ces conditions, la capture de l’animal n’offrait aucune difficulté. +Les deux chasseurs revinrent au Fort-Espérance pour y chercher du renfort. +Quant aux parties comestibles de l’individu, elles furent soigneusement rapportées à Mrs. +Joliffe, et figurèrent avantageusement comme plat de résistance au dîner du jour. +Dans la semaine qui suivit, les trappes fonctionnèrent assez heureusement. +Il fallut donc se caserner de nouveau et reprendre les travaux de l’intérieur. +Grâce aux précautions hygiéniques prises, la santé générale n’avait point été altérée. +La nuit polaire était profonde alors. +Quelques jours se passèrent dans la maison commune. Quels sont ces nomades ? demanda Jasper Hobson. -Ce sont des hommes ou des morses, répondit le sergent Long. -Aussitôt le lieutenant Hobson, Mrs. -Paulina Barnett, Madge et quelques autres, d’aller constater la présence de ces visiteurs. +Ce sont des hommes ou des morses, répondit le sergent Long. +Aussitôt le lieutenant Hobson, Mrs. +Paulina Barnett, Madge et quelques autres, d’aller constater la présence de ces visiteurs. Personne ne sait l’esquimau ? -demanda Jasper Hobson à ses compagnons. +demanda Jasper Hobson à ses compagnons. Paulina Barnett, lui fit un salut de la main. On lui fit comprendre qu’il s’agissait d’une maison de bois. -Esquimaude dit alors quelques mots à ses compagnons, qui firent un signe approbatif. -Là, leurs capuchons furent retirés, et l’on put reconnaître les sexes. +Esquimaude dit alors quelques mots à ses compagnons, qui firent un signe approbatif. +Là, leurs capuchons furent retirés, et l’on put reconnaître les sexes. On doit supposer que des Esquimaux ont toujours faim, dit Jasper Hobson. -Je pense donc qu’un morceau de venaison ne déplaira pas à nos hôtes. +Je pense donc qu’un morceau de venaison ne déplaira pas à nos hôtes. Paulina Barnett et les autres femmes de la factorerie. -Ce détail n’échappa à personne. -Les deux Esquimaux secouèrent même la tête en voyant cet établissement. -Désapprouvaient-ils la construction d’un fort sur ce point du littoral ? +Ce détail n’échappa à personne. +Les deux Esquimaux secouèrent même la tête en voyant cet établissement. +Désapprouvaient-ils la construction d’un fort sur ce point du littoral ? Trouvaient-ils l’endroit mal choisi ? Paulina Barnett promit de s’y rendre le lendemain, si le temps le permettait. -Pénétrer dans cette hutte n’était point une opération facile. -Paulina Barnett n’hésita pas. -Quant au lieutenant Hobson et à ses hommes, ils se dispensèrent de cette visite. -Madge ne put y tenir et sortit presque aussitôt. -Les deux enfants et leur mère étaient là. +Pénétrer dans cette hutte n’était point une opération facile. +Paulina Barnett n’hésita pas. +Quant au lieutenant Hobson et à ses hommes, ils se dispensèrent de cette visite. +Madge ne put y tenir et sortit presque aussitôt. +Les deux enfants et leur mère étaient là. Eh bien, madame ? lui demanda le lieutenant, que dites-vous des maisons esquimaudes ? -L’aération y laisse à désirer ! -Pendant huit jours, cette intéressante famille indigène demeura campée en cet endroit. -Sur vingt-quatre heures, les deux Esquimaux en passaient douze à la chasse aux morses. -Véritablement, c’était plutôt une pêche qu’une chasse. -Chaque jour, Kalumah, malgré la basse température, se rendait au Fort-Espérance. -Le ciel est noir, Et le soleil se traîneÀ peine ! -De désespoir Ma pauvre âme incertaine Est pleine ! -Le vingt décembre, la famille esquimaude vint au Fort-Espérance prendre congé de ses habitants. -D’ailleurs, elle promit de revenir pendant l’été prochain au Fort-Espérance. +L’aération y laisse à désirer ! +Pendant huit jours, cette intéressante famille indigène demeura campée en cet endroit. +Sur vingt-quatre heures, les deux Esquimaux en passaient douze à la chasse aux morses. +Véritablement, c’était plutôt une pêche qu’une chasse. +Chaque jour, Kalumah, malgré la basse température, se rendait au Fort-Espérance. +Le ciel est noir, Et le soleil se traîneÀ peine ! +De désespoir Ma pauvre âme incertaine Est pleine ! +Le vingt décembre, la famille esquimaude vint au Fort-Espérance prendre congé de ses habitants. +D’ailleurs, elle promit de revenir pendant l’été prochain au Fort-Espérance. Ses adieux furent touchants. -Elle remit à Mrs. -Toutefois, ils ne s’éloignaient pas du fort. -L’abondance du gibier leur permettait, d’ailleurs, d’opérer dans un rayon restreint. -Les trappes prirent un grand nombre d’animaux à fourrures de toutes sortes. -Sabine et Marbre tuèrent une certaine quantité de lièvres polaires. -Une vingtaine de loups affamés furent abattus à coups de fusil. -Le vingt-cinq décembre, il fallut de nouveau abandonner tout projet d’excursion. -Le vent sauta au nord et le froid reprit avec une extrême vivacité. -On ne pouvait rester en plein air sans risquer d’être instantanément « frost bitten ». -La brise sifflait comme une volée de mitraille. -Elle fut célébrée avec un zèle tout religieux. +Elle remit à Mrs. +Toutefois, ils ne s’éloignaient pas du fort. +L’abondance du gibier leur permettait, d’ailleurs, d’opérer dans un rayon restreint. +Les trappes prirent un grand nombre d’animaux à fourrures de toutes sortes. +Sabine et Marbre tuèrent une certaine quantité de lièvres polaires. +Une vingtaine de loups affamés furent abattus à coups de fusil. +Le vingt-cinq décembre, il fallut de nouveau abandonner tout projet d’excursion. +Le vent sauta au nord et le froid reprit avec une extrême vivacité. +On ne pouvait rester en plein air sans risquer d’être instantanément « frost bitten ». +La brise sifflait comme une volée de mitraille. +Elle fut célébrée avec un zèle tout religieux. Le soir, un punch flamba sur la grande table, au milieu des verres. -Tous les convives se levèrent extrêmement surpris et s’interrogèrent du regard. -C’était une éruption volcanique. -C’est encore plus beau qu’une aurore boréale ! +Tous les convives se levèrent extrêmement surpris et s’interrogèrent du regard. +C’était une éruption volcanique. +C’est encore plus beau qu’une aurore boréale ! Thomas Black protesta contre cette affirmation. -Un phénomène terrestre plus beau qu’un météore ! -Mais, ainsi encapuchonnés, il ne leur était permis ni de parler, ni d’entendre. +Un phénomène terrestre plus beau qu’un météore ! +Mais, ainsi encapuchonnés, il ne leur était permis ni de parler, ni d’entendre. Ils durent se contenter de voir. -Mais quelle scène imposante pour leurs yeux ! quel souvenir pour leur esprit ! -L’intense réverbération s’étendait jusqu’au-delà du zénith, éteignant graduellement toutes les étoiles. -Le sol blanc revêtait des teintes d’or. -Choc de rayons véritablement magique ! -Pendant les jours qui suivirent, l’intensité du froid redoubla. -Déjà dans le couloir la respiration des hommes produisait un phénomène identique. -La bière, fabriquée avec les bourgeons de sapins, faisait, en gelant, éclater les barils. -Tous les corps solides, comme pétrifiés, résistaient à la pénétration de la chaleur. -Très heureusement, les cheminées tiraient bien et empêchaient toute émanation désagréable à l’intérieur. -Mais il ne fallait pas se réjouir trop vite ! +Mais quelle scène imposante pour leurs yeux ! quel souvenir pour leur esprit ! +L’intense réverbération s’étendait jusqu’au-delà du zénith, éteignant graduellement toutes les étoiles. +Le sol blanc revêtait des teintes d’or. +Choc de rayons véritablement magique ! +Pendant les jours qui suivirent, l’intensité du froid redoubla. +Déjà dans le couloir la respiration des hommes produisait un phénomène identique. +La bière, fabriquée avec les bourgeons de sapins, faisait, en gelant, éclater les barils. +Tous les corps solides, comme pétrifiés, résistaient à la pénétration de la chaleur. +Très heureusement, les cheminées tiraient bien et empêchaient toute émanation désagréable à l’intérieur. +Mais il ne fallait pas se réjouir trop vite ! La mauvaise saison devait durer trois mois encore. -Cette persistance d’un froid aussi violent inquiétait de plus en plus Jasper Hobson. -Mais ces appréhensions, très vagues d’ailleurs, il les garda pour lui. -Il n’existait donc aucun motif pour s’exposer aux rigueurs de l’atmosphère. -Dans ces conditions, le lieutenant Hobson ne songeait point à ménager le combustible. -Le bois nous manquera bientôt, dit un jour le sergent Long au lieutenant. -Nous manquer ! s’écria Jasper Hobson. -Je m’en aperçois un peu tard. -J’aurais dû ne pas oublier que nous allions hiverner au-delà du soixante-dixième parallèle ! +Cette persistance d’un froid aussi violent inquiétait de plus en plus Jasper Hobson. +Mais ces appréhensions, très vagues d’ailleurs, il les garda pour lui. +Il n’existait donc aucun motif pour s’exposer aux rigueurs de l’atmosphère. +Dans ces conditions, le lieutenant Hobson ne songeait point à ménager le combustible. +Le bois nous manquera bientôt, dit un jour le sergent Long au lieutenant. +Nous manquer ! s’écria Jasper Hobson. +Je m’en aperçois un peu tard. +J’aurais dû ne pas oublier que nous allions hiverner au-delà du soixante-dixième parallèle ! Mais enfin, ce qui est fait est fait. -Dites-moi, Long, quelle quantité de bois reste-t-il dans la maison ? -J’en doute, mon lieutenant, répliqua le sergent Long en secouant la tête. -On s’exposera, mon lieutenant », répondit le sergent Long. -Jasper Hobson serra la main du sergent, dont le dévouement lui était bien connu. -Mais, habitués aux violences des climats polaires, ils avaient pour eux une longue expérience. -La respiration leur manquait, et on les relevait asphyxiés. -Et maintenant, dit le maître charpentier, ces messieurs n’entreront pas sans notre permission. +Dites-moi, Long, quelle quantité de bois reste-t-il dans la maison ? +J’en doute, mon lieutenant, répliqua le sergent Long en secouant la tête. +On s’exposera, mon lieutenant », répondit le sergent Long. +Jasper Hobson serra la main du sergent, dont le dévouement lui était bien connu. +Mais, habitués aux violences des climats polaires, ils avaient pour eux une longue expérience. +La respiration leur manquait, et on les relevait asphyxiés. +Et maintenant, dit le maître charpentier, ces messieurs n’entreront pas sans notre permission. Nous avons donc tout le temps de tenir un conseil de guerre. Eh bien, monsieur Hobson, dit Mrs. -Paulina Barnett, rien n’aura manqué à notre hivernage ! -Après le froid, les ours. -Je ne sais donc pas comment nous pourrons nous débarrasser de ces malfaisantes bêtes. -Jasper Hobson secoua la tête, en homme peu convaincu. -Vous ne connaissez pas ces animaux, madame, répondit-il. -Êtes-vous donc inquiet, monsieur Hobson ? demanda Mrs. -Oui et non, répondit le lieutenant. -Cette réponse faite, Jasper Hobson retourna près de la fenêtre. +Paulina Barnett, rien n’aura manqué à notre hivernage ! +Après le froid, les ours. +Je ne sais donc pas comment nous pourrons nous débarrasser de ces malfaisantes bêtes. +Jasper Hobson secoua la tête, en homme peu convaincu. +Vous ne connaissez pas ces animaux, madame, répondit-il. +Êtes-vous donc inquiet, monsieur Hobson ? demanda Mrs. +Oui et non, répondit le lieutenant. +Cette réponse faite, Jasper Hobson retourna près de la fenêtre. Pendant ce temps, Mrs. -Ici, les assiégés étaient bloqués, et le froid les empêchait de tenter aucune sortie. -Pendant toute la journée, on surveilla attentivement les allées et venues des ours. -La journée s’acheva sans autre incident. +Ici, les assiégés étaient bloqués, et le froid les empêchait de tenter aucune sortie. +Pendant toute la journée, on surveilla attentivement les allées et venues des ours. +La journée s’acheva sans autre incident. En tout cas, ils ne se montraient plus. -L’air humide, rejeté par leur respiration, retombait en neige autour d’eux. -Marbre ne s’était point trompé. +L’air humide, rejeté par leur respiration, retombait en neige autour d’eux. +Marbre ne s’était point trompé. Les ours occupaient le toit de la maison. On les entendait courir et grogner. -Jasper Hobson fit connaître la situation. +Jasper Hobson fit connaître la situation. Les ours, dit-il, sont en ce moment sur le toit. -C’est une circonstance fâcheuse. -En quelques points, on pouvait voir les lattes fléchir sous leur poids. -Maître Mac Nap ne laissait pas d’être inquiet. -Mais un ennemi non moins redoutable s’introduisait peu à peu dans les chambres ! -Le feu baissait dans les poêles. -La réserve de combustible était presque épuisée. -Avant douze heures, le dernier morceau de bois serait dévoré, le poêle éteint. +C’est une circonstance fâcheuse. +En quelques points, on pouvait voir les lattes fléchir sous leur poids. +Maître Mac Nap ne laissait pas d’être inquiet. +Mais un ennemi non moins redoutable s’introduisait peu à peu dans les chambres ! +Le feu baissait dans les poêles. +La réserve de combustible était presque épuisée. +Avant douze heures, le dernier morceau de bois serait dévoré, le poêle éteint. Mais ils ne se plaignaient pas. -Les femmes elles-mêmes supportaient héroïquement ces tortures. -Mac Nap pressait convulsivement son petit enfant sur sa poitrine glacée. -Il marquait quatre degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (vingt degré centigr. au-dessous de glace) ! -La vapeur à demi condensée de sa respiration l’entourait d’un nuage blanchâtre. -En ce moment, une main se posa sur son épaule. +Les femmes elles-mêmes supportaient héroïquement ces tortures. +Mac Nap pressait convulsivement son petit enfant sur sa poitrine glacée. +Il marquait quatre degrés Fahrenheit au-dessous de zéro (vingt degré centigr. au-dessous de glace) ! +La vapeur à demi condensée de sa respiration l’entourait d’un nuage blanchâtre. +En ce moment, une main se posa sur son épaule. Il tressaillit et se retourna. -Paulina Barnett était devant lui. -Soixante-douze degrés ! (quarante degré centigr. au-dessous de zéro), s’écria Jasper Hobson. -répondit le sergent Long. +Paulina Barnett était devant lui. +Soixante-douze degrés ! (quarante degré centigr. au-dessous de zéro), s’écria Jasper Hobson. +répondit le sergent Long. Ce fut aussi l’opinion de ses deux camarades. -Aucune autre parole ne fut prononcée, et chacun se mit en mesure d’agir. -On décida que l’un des hommes essayerait, en courant, de gagner ce hangar. -C’étaient deux chances à courir. +Aucune autre parole ne fut prononcée, et chacun se mit en mesure d’agir. +On décida que l’un des hommes essayerait, en courant, de gagner ce hangar. +C’étaient deux chances à courir. Le sergent Long, Mac Nap et Rae offrirent tous les trois de se risquer. Quant au lieutenant, qui voulait tenter l’aventure : « Monsieur Jasper, lui dit Mrs. Laissez faire le sergent Long. Paulina Barnett serra la main du brave Long. -Deux longues cordes furent préparées. +Deux longues cordes furent préparées. Jasper Hobson, Long, Rae et Mac Nap sortirent alors de la salle commune. -C’était donc le moment d’agir. -La première porte du couloir fut ouverte. +C’était donc le moment d’agir. +La première porte du couloir fut ouverte. La seconde porte, qui donnait directement sur la cour, s’ouvrit alors devant eux. -Ils reculèrent un instant, suffoqués. -Le temps, au-dehors, était extraordinairement sec. -Les étoiles resplendissaient avec un éclat extraordinaire. +Ils reculèrent un instant, suffoqués. +Le temps, au-dehors, était extraordinairement sec. +Les étoiles resplendissaient avec un éclat extraordinaire. Pendant ce temps, Rae surveillait le grenier et les ours. -Cinq minutes s’écoulèrent. +Cinq minutes s’écoulèrent. La corde dont ils tenaient le bout ne remua pas. -Que l’on juge de leur anxiété ! -La corde fut tirée vigoureusement. -Un objet lourd vint en glissant peu à peu sur le sol. -En quelques instants, cet objet arriva à la porte extérieure... -C’était le corps du sergent, attaché par la ceinture. -L’infortuné Long n’avait pas même pu atteindre le hangar. -Il était tombé en route, foudroyé par le froid. -En même temps, un horrible grognement se fit entendre. -s’écria Jasper Hobson. -Mac Nap et Raë allaient se précipiter à son secours. -Une autre personne les précéda. -Mais les derniers charbons s’éteignaient alors ! +Que l’on juge de leur anxiété ! +La corde fut tirée vigoureusement. +Un objet lourd vint en glissant peu à peu sur le sol. +En quelques instants, cet objet arriva à la porte extérieure... +C’était le corps du sergent, attaché par la ceinture. +L’infortuné Long n’avait pas même pu atteindre le hangar. +Il était tombé en route, foudroyé par le froid. +En même temps, un horrible grognement se fit entendre. +s’écria Jasper Hobson. +Mac Nap et Raë allaient se précipiter à son secours. +Une autre personne les précéda. +Mais les derniers charbons s’éteignaient alors ! Comment le ranimer, ce malheureux ? -Comment rappeler en lui cette vie dont tout symptôme semblait disparu ? -Oui, Raë ! dit une voix près de lui, et nous irons ensemble ! -C’était sa courageuse femme qui parlait ainsi. -Non, mes amis, non ! s’écria Jasper Hobson. -Vous n’échapperiez ni au froid ni aux ours. -Brûlons tout ce qui peut être brûlé ici, et ensuite, que Dieu nous sauve ! -La température intérieure remonta d’une douzaine de degrés. -Les soins les plus empressés furent prodigués au sergent. -Les taches blanchâtres, dont certaines parties de son corps étaient couvertes, commencèrent à disparaître. -On le coucha dans un lit brûlant, et Mrs. -Paulina Barnett et Madge le veillèrent jusqu’au lendemain. -Que deviendrait alors tout ce monde, si ce froid extrême persévérait ? -Le vent du nord couvrait le pays de son souffle glacé. -On pouvait donc craindre que le froid ne fût pas près de cesser ! +Comment rappeler en lui cette vie dont tout symptôme semblait disparu ? +Oui, Raë ! dit une voix près de lui, et nous irons ensemble ! +C’était sa courageuse femme qui parlait ainsi. +Non, mes amis, non ! s’écria Jasper Hobson. +Vous n’échapperiez ni au froid ni aux ours. +Brûlons tout ce qui peut être brûlé ici, et ensuite, que Dieu nous sauve ! +La température intérieure remonta d’une douzaine de degrés. +Les soins les plus empressés furent prodigués au sergent. +Les taches blanchâtres, dont certaines parties de son corps étaient couvertes, commencèrent à disparaître. +On le coucha dans un lit brûlant, et Mrs. +Paulina Barnett et Madge le veillèrent jusqu’au lendemain. +Que deviendrait alors tout ce monde, si ce froid extrême persévérait ? +Le vent du nord couvrait le pays de son souffle glacé. +On pouvait donc craindre que le froid ne fût pas près de cesser ! Mais alors, quel parti prendre ? -Était-il possible de combattre ces animaux en plein air ? -Toutefois, la température des chambres était redevenue plus supportable. -Ce matin-là, Mrs. -Joliffe servit un déjeuner composé de viandes chaudes et de thé. +Était-il possible de combattre ces animaux en plein air ? +Toutefois, la température des chambres était redevenue plus supportable. +Ce matin-là, Mrs. +Joliffe servit un déjeuner composé de viandes chaudes et de thé. Ils n’attendaient plus que les ordres de Jasper Hobson pour attaquer les ours. -C’étaient des grognements, des coups de pattes, des coups de griffes formidables ! +C’étaient des grognements, des coups de pattes, des coups de griffes formidables ! Cette invasion changeait-elle la situation ? -Le mal était-il aggravé ou non ? -Jasper Hobson et quelques-uns de ses compagnons se consultèrent à ce sujet. -La plupart pensaient que leur situation s’était améliorée. -On comprend donc que Jasper Hobson hésitât à commencer l’attaque. -Peut-être un incident se produirait-il qui accroîtrait les chances ? -Donc, impossibilité pour eux de descendre dans les chambres du rez-de-chaussée. -La journée s’acheva. -Pendant la nuit, personne ne put dormir, tant ces enragés firent de tapage ! -C’était un irréparable malheur, qui, certainement, eût désespéré des gens moins énergiques. +Le mal était-il aggravé ou non ? +Jasper Hobson et quelques-uns de ses compagnons se consultèrent à ce sujet. +La plupart pensaient que leur situation s’était améliorée. +On comprend donc que Jasper Hobson hésitât à commencer l’attaque. +Peut-être un incident se produirait-il qui accroîtrait les chances ? +Donc, impossibilité pour eux de descendre dans les chambres du rez-de-chaussée. +La journée s’acheva. +Pendant la nuit, personne ne put dormir, tant ces enragés firent de tapage ! +C’était un irréparable malheur, qui, certainement, eût désespéré des gens moins énergiques. Il se compliqua encore. -Les tuyaux étaient crevés au-dessous du plafond. -En quelques minutes, cette fumée fut si épaisse, que la lumière des lampes disparut. -Et quitter la maison, c’était périr de froid. +Les tuyaux étaient crevés au-dessous du plafond. +En quelques minutes, cette fumée fut si épaisse, que la lumière des lampes disparut. +Et quitter la maison, c’était périr de froid. Quelques cris de femmes se firent entendre. -C’était le seul parti à prendre ! +C’était le seul parti à prendre ! Il fallait exterminer ces redoutables animaux. -La trappe fut soulevée. -Des coups de feu éclatèrent au milieu des noirs tourbillons de fumée. -Il y eut des cris mêlés à des hurlements, du sang répandu. -On se battait au milieu de la plus profonde obscurité... +La trappe fut soulevée. +Des coups de feu éclatèrent au milieu des noirs tourbillons de fumée. +Il y eut des cris mêlés à des hurlements, du sang répandu. +On se battait au milieu de la plus profonde obscurité... Mais, en ce moment, quelques grondements terribles se firent entendre. -De violentes secousses agitèrent le sol. -La maison s’inclina comme si elle eût été arrachée de ses pilotis. -Un violent tremblement de terre venait d’ébranler cette portion du continent américain. -De telles secousses devaient certainement être fréquentes dans ce sol volcanique ! -Jasper Hobson comprit ce qui s’était passé. -Il attendit avec une inquiétude poignante. +De violentes secousses agitèrent le sol. +La maison s’inclina comme si elle eût été arrachée de ses pilotis. +Un violent tremblement de terre venait d’ébranler cette portion du continent américain. +De telles secousses devaient certainement être fréquentes dans ce sol volcanique ! +Jasper Hobson comprit ce qui s’était passé. +Il attendit avec une inquiétude poignante. Une fracture du sol pouvait engloutir ses compagnons et lui. -Elle fit incliner la maison du côté du lac et en disjoignit les parois. -Puis, le sol reprit sa stabilité et son immobilité. -Il fallait songer au plus pressé. -La maison, quoique déjetée, était encore habitable. +Elle fit incliner la maison du côté du lac et en disjoignit les parois. +Puis, le sol reprit sa stabilité et son immobilité. +Il fallait songer au plus pressé. +La maison, quoique déjetée, était encore habitable. On boucha rapidement les ouvertures produites par la disjonction des poutres. -Les tuyaux des cheminées furent aussitôt réparés tant bien que mal. -Mais l’impitoyable froid défendait à quiconque de se hasarder au-dehors. -Cependant, certains symptômes furent remarqués, qui indiquaient un changement de temps assez prochain. -À travers la vitre, on pouvait observer une diminution d’éclat des constellations. -Le onze janvier, le baromètre baissa de quelques lignes. -Des vapeurs se formaient dans l’air, et leur condensation devait relever la température. -Pour ces hiverneurs, si cruellement éprouvés, c’était une température de printemps. -Ce jour-là, à onze heures du matin, tout le monde fut dehors. -On eût dit une bande de captifs rendus inopinément à la liberté. +Les tuyaux des cheminées furent aussitôt réparés tant bien que mal. +Mais l’impitoyable froid défendait à quiconque de se hasarder au-dehors. +Cependant, certains symptômes furent remarqués, qui indiquaient un changement de temps assez prochain. +À travers la vitre, on pouvait observer une diminution d’éclat des constellations. +Le onze janvier, le baromètre baissa de quelques lignes. +Des vapeurs se formaient dans l’air, et leur condensation devait relever la température. +Pour ces hiverneurs, si cruellement éprouvés, c’était une température de printemps. +Ce jour-là, à onze heures du matin, tout le monde fut dehors. +On eût dit une bande de captifs rendus inopinément à la liberté. Les objets se montraient distinctement dans un rayon de deux milles. -En effet, divers changements s’étaient produits. -Les collines de la rive orientale semblaient s’être considérablement abaissées. +En effet, divers changements s’étaient produits. +Les collines de la rive orientale semblaient s’être considérablement abaissées. Il faut avouer que je n’ai pas de chance. -J’aime à croire qu’il vous sera fidèle ! -Un renne était mort depuis peu de jours. -Eh bien, madame, dit le lieutenant à Mrs. -Je n’ai jamais désespéré, monsieur Hobson, répondit la voyageuse. -Cela est possible, madame, très possible en vérité, répondit le lieutenant. -Tous ces phénomènes naturels se tiennent et s’influencent l’un l’autre. -Mais, je vous l’avoue, la composition volcanique de ce sol m’inquiète. -Je regrette, pour notre établissement, le voisinage de ce volcan en activité. -Voyez à quoi ressemble maintenant notre maison ! -Paulina Barnett, et vous profiterez de l’expérience pour l’étayer plus solidement. -À moi, monsieur Hobson, répondit en riant Mrs. -Paulina Barnett, à moi, une voyageuse ! +J’aime à croire qu’il vous sera fidèle ! +Un renne était mort depuis peu de jours. +Eh bien, madame, dit le lieutenant à Mrs. +Je n’ai jamais désespéré, monsieur Hobson, répondit la voyageuse. +Cela est possible, madame, très possible en vérité, répondit le lieutenant. +Tous ces phénomènes naturels se tiennent et s’influencent l’un l’autre. +Mais, je vous l’avoue, la composition volcanique de ce sol m’inquiète. +Je regrette, pour notre établissement, le voisinage de ce volcan en activité. +Voyez à quoi ressemble maintenant notre maison ! +Paulina Barnett, et vous profiterez de l’expérience pour l’étayer plus solidement. +À moi, monsieur Hobson, répondit en riant Mrs. +Paulina Barnett, à moi, une voyageuse ! Il est connu de tous ! -Je vous assure, monsieur Hobson, que vous exagérez... +Je vous assure, monsieur Hobson, que vous exagérez... Mais permettez-moi de vous faire une question. Me permettez-vous de vous demander, madame, si votre intention est de l’accompagner ? Est-ce que vous me renvoyez, monsieur Hobson ? demanda en souriant la voyageuse. -Eh bien, « mon lieutenant », répondit Mrs. -Le lieutenant fut enchanté de cette détermination de sa compagne. -Il l’avait jugée et appréciée. -À compter de cette date, la durée du jour alla toujours croissant. -Les beaux temps furent très froids ; les mauvais, très neigeux. -Au-delà, les montagnes ignivomes, couronnées d’une légère vapeur, semblaient momentanément apaisées. +Eh bien, « mon lieutenant », répondit Mrs. +Le lieutenant fut enchanté de cette détermination de sa compagne. +Il l’avait jugée et appréciée. +À compter de cette date, la durée du jour alla toujours croissant. +Les beaux temps furent très froids ; les mauvais, très neigeux. +Au-delà, les montagnes ignivomes, couronnées d’une légère vapeur, semblaient momentanément apaisées. Quelques « bruants de neige » et des « faucons hiverneurs » firent aussi leur apparition. -La débâcle n’arriva que dans les premiers jours d’avril. +La débâcle n’arriva que dans les premiers jours d’avril. De brusques changements, se produisirent dans la banquise. -De là des éboulements qui activaient le bris de l’icefield. -En effet, répondit le sergent Long, le lac... -Mais ses eaux sont-elles restées douces ? -Jasper Hobson regarda fixement son sergent, et ses sourcils se contractèrent. -Le lieutenant et le sergent Long coururent en toute hâte vers le lac !... -Les eaux étaient douces ! -Quelques mousses, quelques graminées montrèrent timidement leurs petites pointes hors de terre. -Les graines d’oseille et de chochléarias semées par Mrs. -La couche de neige les avait protégées contre ce rude hiver. -Les longs jours étaient revenus. +De là des éboulements qui activaient le bris de l’icefield. +En effet, répondit le sergent Long, le lac... +Mais ses eaux sont-elles restées douces ? +Jasper Hobson regarda fixement son sergent, et ses sourcils se contractèrent. +Le lieutenant et le sergent Long coururent en toute hâte vers le lac !... +Les eaux étaient douces ! +Quelques mousses, quelques graminées montrèrent timidement leurs petites pointes hors de terre. +Les graines d’oseille et de chochléarias semées par Mrs. +La couche de neige les avait protégées contre ce rude hiver. +Les longs jours étaient revenus. Les chasses furent reprises. Marbre, Sabine et autres chasseurs se mirent en campagne. Leurs excursions ne furent ni longues ni fatigantes. -Jamais ils ne s’écartèrent de plus de deux milles du cap Bathurst. -Jamais ils n’avaient rencontré de territoire aussi giboyeux. -Ils en étaient à la fois très surpris et très satisfaits. +Jamais ils ne s’écartèrent de plus de deux milles du cap Bathurst. +Jamais ils n’avaient rencontré de territoire aussi giboyeux. +Ils en étaient à la fois très surpris et très satisfaits. Le mois de mai fut assez pluvieux. La neige et la pluie alternaient. -Ils ne revinrent donc qu’exténués et à demi morts de faim. -Juin arriva, et avec lui le beau temps et parfois une chaleur véritable. -Les hiverneurs avaient quitté leurs vêtements d’hiver. -Le territoire se montrait assez giboyeux pour justifier l’opportunité de cette construction. -Bien des objets manquaient encore à la nouvelle factorerie. -Les munitions étaient à renouveler. -Donc, à partir du quinze juin, le lieutenant fit surveiller les environs du cap. -Cependant, le mois de juin s’acheva sans que le convoi eût apparu. +Ils ne revinrent donc qu’exténués et à demi morts de faim. +Juin arriva, et avec lui le beau temps et parfois une chaleur véritable. +Les hiverneurs avaient quitté leurs vêtements d’hiver. +Le territoire se montrait assez giboyeux pour justifier l’opportunité de cette construction. +Bien des objets manquaient encore à la nouvelle factorerie. +Les munitions étaient à renouveler. +Donc, à partir du quinze juin, le lieutenant fit surveiller les environs du cap. +Cependant, le mois de juin s’acheva sans que le convoi eût apparu. Jasper Hobson s’entretint souvent avec Mrs. -Paulina Barnett, le sergent, Mac Nap, Rae, de cet état de choses. -Ce brave savant, sa tâche accomplie, ne demandait qu’à s’en aller. +Paulina Barnett, le sergent, Mac Nap, Rae, de cet état de choses. +Ce brave savant, sa tâche accomplie, ne demandait qu’à s’en aller. Au quatre juillet, rien encore. -Malheureusement, cette dernière hypothèse devenait la plus probable. -On conçoit donc combien ses inquiétudes devinrent vives ! -La belle saison s’écoulait. -Le lieutenant Hobson n’était point homme à rester dans une telle incertitude ! +Malheureusement, cette dernière hypothèse devenait la plus probable. +On conçoit donc combien ses inquiétudes devinrent vives ! +La belle saison s’écoulait. +Le lieutenant Hobson n’était point homme à rester dans une telle incertitude ! Il va sans dire que l’astronome l’appuyait de toutes ses forces. -On était au cinq juillet. -Dans quatorze jours — le dix-huit juillet, — l’éclipse solaire devait se produire. -Dès le lendemain, Thomas Black pouvait quitter le Fort-Espérance. +On était au cinq juillet. +Dans quatorze jours — le dix-huit juillet, — l’éclipse solaire devait se produire. +Dès le lendemain, Thomas Black pouvait quitter le Fort-Espérance. Le lieutenant Hobson se sentait de plus en plus inquiet. -Et puis, de vagues appréhensions, de tristes pressentiments agitaient son esprit. -Cet homme énergique n’envisageait pas l’avenir sans une certaine anxiété. +Et puis, de vagues appréhensions, de tristes pressentiments agitaient son esprit. +Cet homme énergique n’envisageait pas l’avenir sans une certaine anxiété. Il n’aurait pu le dire. -Tout, cependant, semblait lui réussir. -Malgré les rigueurs de l’hivernage, sa petite colonie jouissait d’une santé excellente. -Le territoire était giboyeux. +Tout, cependant, semblait lui réussir. +Malgré les rigueurs de l’hivernage, sa petite colonie jouissait d’une santé excellente. +Le territoire était giboyeux. Pourquoi donc la confiance manquait-elle au lieutenant Hobson ? Plus d’une fois, Mrs. -Paulina Barnett et lui s’entretinrent à ce sujet. -La voyageuse cherchait à le rassurer en faisant valoir les raisons déduites ci-dessus. +Paulina Barnett et lui s’entretinrent à ce sujet. +La voyageuse cherchait à le rassurer en faisant valoir les raisons déduites ci-dessus. Je ne suis pourtant point un visionnaire. -Eh bien, pour la première fois, l’avenir m’inquiète ! -Mais un danger vague, indéterminé, que je ne fais que pressentir !... +Eh bien, pour la première fois, l’avenir m’inquiète ! +Mais un danger vague, indéterminé, que je ne fais que pressentir !... Mais quel danger ? demanda Mrs. -Paulina Barnett, et que redoutez-vous, les hommes, les animaux ou les éléments ? -Les animaux ? en aucune façon, répondit le lieutenant. -C’est à eux de redouter les chasseurs du cap Bathurst. +Paulina Barnett, et que redoutez-vous, les hommes, les animaux ou les éléments ? +Les animaux ? en aucune façon, répondit le lieutenant. +C’est à eux de redouter les chasseurs du cap Bathurst. Et je vous ferai observer, monsieur Hobson, ajouta Mrs. Et je le regrette, madame ! -Quoi ! vous regrettez ces concurrents dont les dispositions envers la Compagnie sont évidemment hostiles ? -Madame, répondit le lieutenant, je les regrette, et je ne les regrette pas !... -Cela est assez difficile à expliquer ! -Aucun Esquimau, même, n’a visité cette partie du littoral pendant cet été... +Quoi ! vous regrettez ces concurrents dont les dispositions envers la Compagnie sont évidemment hostiles ? +Madame, répondit le lieutenant, je les regrette, et je ne les regrette pas !... +Cela est assez difficile à expliquer ! +Aucun Esquimau, même, n’a visité cette partie du littoral pendant cet été... Et votre conclusion, monsieur Hobson... La formation primitive de ce bout de continent ne me parait pas claire ! -Je sais bien que le voisinage d’un volcan peut produire certains phénomènes... -Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet des marées. -Sans doute, répondit Mrs. -Paulina Barnett regarda Jasper Hobson. « Que s’est-il donc passé ? lui demanda-t-elle. -Elle ne s’est pas élevée « du tout ! +Je sais bien que le voisinage d’un volcan peut produire certains phénomènes... +Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit au sujet des marées. +Sans doute, répondit Mrs. +Paulina Barnett regarda Jasper Hobson. « Que s’est-il donc passé ? lui demanda-t-elle. +Elle ne s’est pas élevée « du tout ! Vous avez pu vous tromper ! fit observer Mrs. Paulina Barnett au lieutenant. -Je ne me suis pas trompé. -J’ai observé moi-même. +Je ne me suis pas trompé. +J’ai observé moi-même. Et vous en concluez, monsieur Hobson ?... demanda Mrs. Paulina Barnett ne pressa pas davantage le lieutenant Hobson. -Mais cette hypothèse ne pouvait satisfaire un sérieux observateur des phénomènes terrestres. -Le secret sur cette observation fut gardé. -Pendant ce mois de juillet, la chasse des animaux à fourrures dut être suspendue. -Les martres, les renards et autres avaient déjà perdu leur poil d’hiver. -Au quinze juillet, la situation n’avait pas changé. +Mais cette hypothèse ne pouvait satisfaire un sérieux observateur des phénomènes terrestres. +Le secret sur cette observation fut gardé. +Pendant ce mois de juillet, la chasse des animaux à fourrures dut être suspendue. +Les martres, les renards et autres avaient déjà perdu leur poil d’hiver. +Au quinze juillet, la situation n’avait pas changé. Aucune nouvelle du Fort-Reliance. Le convoi attendu ne paraissait pas. -Naturellement, le chef de ce petit détachement ne pouvait être que le sergent Long. -Le sergent aurait désiré ne pas se séparer du lieutenant. -C’était donc une absence de huit mois au moins. -Quatre traîneaux et leur attelage de chiens furent disposés pour ce voyage. +Naturellement, le chef de ce petit détachement ne pouvait être que le sergent Long. +Le sergent aurait désiré ne pas se séparer du lieutenant. +C’était donc une absence de huit mois au moins. +Quatre traîneaux et leur attelage de chiens furent disposés pour ce voyage. Il ne mangeait pas, il ne dormait pas, il ne vivait plus. -Tant de fatigues inutilement supportées, tant de dangers courus en pure perte ! -Non ! il ne pouvait se faire à cette idée ! -Thomas Black épanchait souvent ses peines dans le cœur de Mrs. -La belle saison ! s’écria Thomas Black, haussant les épaules. +Tant de fatigues inutilement supportées, tant de dangers courus en pure perte ! +Non ! il ne pouvait se faire à cette idée ! +Thomas Black épanchait souvent ses peines dans le cœur de Mrs. +La belle saison ! s’écria Thomas Black, haussant les épaules. Est-ce qu’il y a une belle saison dans un pareil pays ! -Mais enfin, monsieur Black, répondit Mrs. -Celle du dix-huit juillet n’est sans doute pas la dernière du siècle ! -Non, madame, répondit l’astronome, non. +Mais enfin, monsieur Black, répondit Mrs. +Celle du dix-huit juillet n’est sans doute pas la dernière du siècle ! +Non, madame, répondit l’astronome, non. Eh bien, monsieur Black, reprit Mrs. Qu’est-ce que dix-sept mois ! -Voilà pourquoi, madame, je suis venu opérer au-dessus du soixante-dixième parallèle ! +Voilà pourquoi, madame, je suis venu opérer au-dessus du soixante-dixième parallèle ! Or, ces conditions ne se reproduiront qu’en mille huit cent quatre-vingt-seize ! -M’assurez-vous que je vivrai jusque-là ? -À cette argumentation, il n’y avait rien à répondre. -Le seize juillet, il fit très beau. -Mais le lendemain, par contre, temps couvert, brumes épaisses. -C’était à se désespérer. -Thomas Black fut réellement malade ce jour-là. +M’assurez-vous que je vivrai jusque-là ? +À cette argumentation, il n’y avait rien à répondre. +Le seize juillet, il fit très beau. +Mais le lendemain, par contre, temps couvert, brumes épaisses. +C’était à se désespérer. +Thomas Black fut réellement malade ce jour-là. Paulina Barnett et Jasper Hobson essayaient vainement de le calmer. -Le lendemain, dix-huit juillet, c’était enfin le grand jour. -Thomas Black avait quelques raisons de désespérer tout à fait. -Il semblait probable que l’opération manquerait. -Au lever du jour, l’horizon était couvert de brumes. -Aussitôt les instruments de Thomas Black furent portés et installés au sommet du promontoire. -Puis l’astronome les braqua sur l’horizon méridional, et il attendit. -Il avait retrouvé toute sa patience accoutumée, tout le sang-froid nécessaire à son observation. +Le lendemain, dix-huit juillet, c’était enfin le grand jour. +Thomas Black avait quelques raisons de désespérer tout à fait. +Il semblait probable que l’opération manquerait. +Au lever du jour, l’horizon était couvert de brumes. +Aussitôt les instruments de Thomas Black furent portés et installés au sommet du promontoire. +Puis l’astronome les braqua sur l’horizon méridional, et il attendit. +Il avait retrouvé toute sa patience accoutumée, tout le sang-froid nécessaire à son observation. Que pouvait-il craindre, maintenant ? -Rien, si ce n’est que le ciel ne lui tombât sur la tête ! -Jamais observation astronomique ne s’était présentée dans des conditions plus favorables ! +Rien, si ce n’est que le ciel ne lui tombât sur la tête ! +Jamais observation astronomique ne s’était présentée dans des conditions plus favorables ! Jasper Hobson et tous ses compagnons, Mrs. -Paulina Barnett et toutes ses compagnes avaient voulu assister à l’opération. -La colonie entière se trouvait réunie sur le cap Bathurst et entourait l’astronome. -On attendait avec une sorte d’anxiété solennelle. -Vers neuf heures et demie, l’occultation commença. +Paulina Barnett et toutes ses compagnes avaient voulu assister à l’opération. +La colonie entière se trouvait réunie sur le cap Bathurst et entourait l’astronome. +On attendait avec une sorte d’anxiété solennelle. +Vers neuf heures et demie, l’occultation commença. Le disque de la lune mordit sur le disque du soleil. -Le disque brun de la lune s’avançait peu à peu. -Déjà les objets terrestres prenaient une teinte particulière de jaune orangé. -L’atmosphère, au zénith, avait changé de couleur. -À dix heures un quart, la moitié du disque solaire était obscurcie. -Les mères Chacun put suivre les progrès du phénomène. (p.deux cents). -appelaient leurs petits, qui se réfugiaient sous leurs ailes. -À onze heures, les deux tiers du soleil étaient couverts. +Le disque brun de la lune s’avançait peu à peu. +Déjà les objets terrestres prenaient une teinte particulière de jaune orangé. +L’atmosphère, au zénith, avait changé de couleur. +À dix heures un quart, la moitié du disque solaire était obscurcie. +Les mères Chacun put suivre les progrès du phénomène. (p.deux cents). +appelaient leurs petits, qui se réfugiaient sous leurs ailes. +À onze heures, les deux tiers du soleil étaient couverts. Les objets avaient pris une teinte de rouge vineux. -Les ténèbres s’accroissaient de minute en minute. -Thomas Black, penché sur l’instrument, ne remuait pas. -Une demi-minute s’écoula... -Thomas Black se releva, l’œil démesurément ouvert. -La lune, la lune fuit ! elle disparaît ! -Les deux tiers seulement de l’orbe solaire avaient été recouverts ! -Thomas Black était retombé, stupéfait ! -Les quatre minutes étaient passées. -La lumière se refaisait peu à peu. -La couronne lumineuse ne s’était pas produite ! +Les ténèbres s’accroissaient de minute en minute. +Thomas Black, penché sur l’instrument, ne remuait pas. +Une demi-minute s’écoula... +Thomas Black se releva, l’œil démesurément ouvert. +La lune, la lune fuit ! elle disparaît ! +Les deux tiers seulement de l’orbe solaire avaient été recouverts ! +Thomas Black était retombé, stupéfait ! +Les quatre minutes étaient passées. +La lumière se refaisait peu à peu. +La couronne lumineuse ne s’était pas produite ! Mais qu’y a-t-il ? demanda Jasper Hobson. Vous m’entendez ! pas to-ta-le !! -Alors, vos éphémérides sont fausses ! -Dites cela à d’autres, monsieur le lieutenant ! -Mais alors... s’écria Jasper Hobson, dont la physionomie se modifia subitement. -Alors, répondit Thomas Black, nous ne sommes pas sous le soixante-dixième parallèle ! -Par exemple ! s’écria Mrs. -Dans quelques minutes, le soleil va passer au méridien... +Alors, vos éphémérides sont fausses ! +Dites cela à d’autres, monsieur le lieutenant ! +Mais alors... s’écria Jasper Hobson, dont la physionomie se modifia subitement. +Alors, répondit Thomas Black, nous ne sommes pas sous le soixante-dixième parallèle ! +Par exemple ! s’écria Mrs. +Dans quelques minutes, le soleil va passer au méridien... Mon sextant, vite ! vite ! -Un des soldats courut à la maison et en rapporta l’instrument demandé. -Il était par soixante-dix degrés quarante-quatre minutes et trente-sept secondes ! répondit le lieutenant Hobson. -Eh bien, monsieur, il est maintenant par soixante-treize degrés sept minutes et vingt secondes ! -Vous voyez bien que nous ne sommes pas sous le soixante-dixième parallèle !... -Ou plutôt que nous n’y sommes plus ! -Une révélation soudaine s’était faite dans son esprit ! -Tous les phénomènes, inexpliqués jusqu’ici, s’expliquaient alors !... -fin de la première partie. -Le courageux agent de la Compagnie méritait-il un reproche quelconque ? -Tout autre y eût été trompé comme lui. -Aucune prévision humaine ne pouvait le mettre en garde contre une telle éventualité. -Paulina Barnett ou tout autre eussent compris ce qui s’était passé. -Par un suprême effort de volonté, qui n’échappa point à Mrs. +Un des soldats courut à la maison et en rapporta l’instrument demandé. +Il était par soixante-dix degrés quarante-quatre minutes et trente-sept secondes ! répondit le lieutenant Hobson. +Eh bien, monsieur, il est maintenant par soixante-treize degrés sept minutes et vingt secondes ! +Vous voyez bien que nous ne sommes pas sous le soixante-dixième parallèle !... +Ou plutôt que nous n’y sommes plus ! +Une révélation soudaine s’était faite dans son esprit ! +Tous les phénomènes, inexpliqués jusqu’ici, s’expliquaient alors !... +fin de la première partie. +Le courageux agent de la Compagnie méritait-il un reproche quelconque ? +Tout autre y eût été trompé comme lui. +Aucune prévision humaine ne pouvait le mettre en garde contre une telle éventualité. +Paulina Barnett ou tout autre eussent compris ce qui s’était passé. +Par un suprême effort de volonté, qui n’échappa point à Mrs. Mais que devait-il naturellement penser ? -Non ! jamais il n’eût admis cela ! -Aussi son désappointement était-il grand, et il devait l’être. -Mais Thomas Black allait bientôt apprendre la vérité. +Non ! jamais il n’eût admis cela ! +Aussi son désappointement était-il grand, et il devait l’être. +Mais Thomas Black allait bientôt apprendre la vérité. Mais le caporal ne parlait pas. Sa petite femme le poussa du coude. -Si j’ai bien compris, nous ne sommes pas où vous croyiez être... -Le lieutenant fronça le sourcil. -Mais pourquoi... en quoi cela peut-il vous préoccuper ? +Si j’ai bien compris, nous ne sommes pas où vous croyiez être... +Le lieutenant fronça le sourcil. +Mais pourquoi... en quoi cela peut-il vous préoccuper ? Vous savez bien, la double paie promise par la Compagnie... -Rassurez-vous, caporal, répondit Jasper Hobson en souriant, et rassurez aussi vos braves camarades. -Notre erreur, qui est vraiment inexplicable, ne vous portera heureusement aucun préjudice. +Rassurez-vous, caporal, répondit Jasper Hobson en souriant, et rassurez aussi vos braves camarades. +Notre erreur, qui est vraiment inexplicable, ne vous portera heureusement aucun préjudice. Merci, mon lieutenant, dit le caporal, dont le visage rayonna, merci. -Les seules personnes qui occupaient alors le sommet du promontoire étaient Mrs. +Les seules personnes qui occupaient alors le sommet du promontoire étaient Mrs. Paulina Barnett, Madge, Thomas Black, le lieutenant et le sergent. -Depuis l’incident de l’éclipse, la voyageuse n’avait pas prononcé une parole. -Elle interrogeait du regard Jasper Hobson, qui semblait l’éviter. -Le visage de la courageuse femme montrait plus de surprise que d’inquiétude. -Connaissait-elle la situation, et son esprit pratique en avait-il déduit les conséquences ? -Quant à l’astronome, il allait et venait. +Depuis l’incident de l’éclipse, la voyageuse n’avait pas prononcé une parole. +Elle interrogeait du regard Jasper Hobson, qui semblait l’éviter. +Le visage de la courageuse femme montrait plus de surprise que d’inquiétude. +Connaissait-elle la situation, et son esprit pratique en avait-il déduit les conséquences ? +Quant à l’astronome, il allait et venait. Il ne pouvait tenir en place. -Ses cheveux étaient hérissés. +Ses cheveux étaient hérissés. Il frappait dans ses mains et les laissait retomber. -Des interjections de désespoir s’échappaient de ses lèvres. +Des interjections de désespoir s’échappaient de ses lèvres. Il montrait le poing au soleil ! -Il le regardait en face, au risque de se brûler les yeux ! -Enfin, après quelques minutes, son agitation intérieure se calma. -Cette appellation, ce ton, cette pose ressemblaient singulièrement à une provocation. +Il le regardait en face, au risque de se brûler les yeux ! +Enfin, après quelques minutes, son agitation intérieure se calma. +Cette appellation, ce ton, cette pose ressemblaient singulièrement à une provocation. Est-ce une mystification provenant de votre fait ? Dans ce cas, monsieur, elle Rassurez-vous, caporal ! (p. deux cent six). -frapperait plus haut que moi, entendez-vous, et vous pourriez avoir à vous en repentir ! +frapperait plus haut que moi, entendez-vous, et vous pourriez avoir à vous en repentir ! Que voulez-vous dire, monsieur Black ? demanda tranquillement Jasper Hobson. -Ou au-delà, répondit Jasper Hobson. -Au-delà, monsieur, s’écria Thomas Black. -Eh ! qu’avais-je à faire au-delà ? -Voilà tout ! s’écria l’astronome, que le calme du lieutenant exaspérait. +Ou au-delà, répondit Jasper Hobson. +Au-delà, monsieur, s’écria Thomas Black. +Eh ! qu’avais-je à faire au-delà ? +Voilà tout ! s’écria l’astronome, que le calme du lieutenant exaspérait. Pas d’excuse admissible ! -S’il y avait eu faute, il était coupable, lui aussi. -Thomas Black était un savant déshonoré ! +S’il y avait eu faute, il était coupable, lui aussi. +Thomas Black était un savant déshonoré ! Mais je ne sais donc plus manier un sextant ! Je ne sais donc plus calculer un angle ! Je suis donc aveugle ! Je ne suis pas plus coupable que vous, monsieur Black. -Il est inutile d’effrayer, de désespérer peut-être nos compagnons d’hivernage. -Paulina Barnett, sa compagne, le sergent, Thomas Black, s’étaient rapprochés du lieutenant. -Dérivé ! s’écria Thomas Black. -À d’autres, monsieur ! -Depuis quand un cap dérive-t-il ? -Cela est pourtant ainsi, monsieur Black ; répondit gravement le lieutenant Hobson. -Toute cette presqu’île Victoria n’est plus qu’une île de glace. -Où ? demanda le sergent Long. -Où il plaira à Dieu ! -Les compagnons du lieutenant demeurèrent silencieux. +Il est inutile d’effrayer, de désespérer peut-être nos compagnons d’hivernage. +Paulina Barnett, sa compagne, le sergent, Thomas Black, s’étaient rapprochés du lieutenant. +Dérivé ! s’écria Thomas Black. +À d’autres, monsieur ! +Depuis quand un cap dérive-t-il ? +Cela est pourtant ainsi, monsieur Black ; répondit gravement le lieutenant Hobson. +Toute cette presqu’île Victoria n’est plus qu’une île de glace. +Où ? demanda le sergent Long. +Où il plaira à Dieu ! +Les compagnons du lieutenant demeurèrent silencieux. Ainsi, monsieur Hobson, dit alors Mrs. -Oui, madame, répondit le lieutenant, tout s’explique. -La végétation l’a transformée ! -Tout s’explique, en effet, monsieur Hobson, répondit Mrs. -Paulina Barnett, et vos pressentiments ne vous ont pas trompé. +Oui, madame, répondit le lieutenant, tout s’explique. +La végétation l’a transformée ! +Tout s’explique, en effet, monsieur Hobson, répondit Mrs. +Paulina Barnett, et vos pressentiments ne vous ont pas trompé. Pauvre monsieur Black ! dit alors Mrs. -On ne pourra rien reprocher, ni à vous, ni à moi. +On ne pourra rien reprocher, ni à vous, ni à moi. La nature a tout fait, et elle est la seule coupable ! Et pourquoi, enfin, dit Mrs. -Dieu seul disposait de l’avenir du Fort-Espérance. -Il fallait donc se soumettre à sa volonté. +Dieu seul disposait de l’avenir du Fort-Espérance. +Il fallait donc se soumettre à sa volonté. Paulina Barnett et Madge. En tout cas, elle le savait, Mrs. -Paulina Barnett n’était pas femme à se laisser abattre. -C’est ce que Jasper Hobson expliqua clairement à ses compagnons. -Mais ces deux cas se présenteraient-ils l’un ou l’autre ? -Ce n’était pas probable. -En effet, la saison d’été était fort avancée. -Avant trois mois, la mer serait solidifiée sous les premiers froids du pôle. -Car, ajoutait Jasper Hobson, nous ne sommes aucunement maîtres de notre île flottante. -Où elle nous mènera, nous irons. -L’argumentation du lieutenant Hobson, très claire, très nette, fut admise sans contestation. -Il fallait donc l’abandonner, dès que les circonstances le permettraient. -Jasper Hobson possédait une de ces cartes, et il pria Mrs. +Paulina Barnett n’était pas femme à se laisser abattre. +C’est ce que Jasper Hobson expliqua clairement à ses compagnons. +Mais ces deux cas se présenteraient-ils l’un ou l’autre ? +Ce n’était pas probable. +En effet, la saison d’été était fort avancée. +Avant trois mois, la mer serait solidifiée sous les premiers froids du pôle. +Car, ajoutait Jasper Hobson, nous ne sommes aucunement maîtres de notre île flottante. +Où elle nous mènera, nous irons. +L’argumentation du lieutenant Hobson, très claire, très nette, fut admise sans contestation. +Il fallait donc l’abandonner, dès que les circonstances le permettraient. +Jasper Hobson possédait une de ces cartes, et il pria Mrs. Cependant, fit observer Mrs. -Cela sera prudent, en effet, répondit le lieutenant Hobson, et nous le ferons. -Mais, pour moi, ce mode de rapatriement ne devra être qu’un pis aller. -C’était, en effet, la meilleure façon de procéder. -moins les observations hydrographiques n’en désignent pas d’autres. +Cela sera prudent, en effet, répondit le lieutenant Hobson, et nous le ferons. +Mais, pour moi, ce mode de rapatriement ne devra être qu’un pis aller. +C’était, en effet, la meilleure façon de procéder. +moins les observations hydrographiques n’en désignent pas d’autres. L’un porte le nom de courant du Kamtchatka. -L’autre courant, nommé courant de Behring, se dirige en sens contraire. -Cette carte donnait fort exactement le résumé des observations nautiques les plus récentes. +L’autre courant, nommé courant de Behring, se dirige en sens contraire. +Cette carte donnait fort exactement le résumé des observations nautiques les plus récentes. On pouvait donc s’y fier. Jasper Hobson l’examina attentivement avant de se prononcer. -Notre île errante courrait le risque de n’en plus jamais sortir. +Notre île errante courrait le risque de n’en plus jamais sortir. Et pourquoi, monsieur Hobson ? demanda vivement Mrs. -Pourquoi, madame ? répondit le lieutenant. -Regardez bien cette portion de l’océan Arctique, et vous allez facilement le comprendre. +Pourquoi, madame ? répondit le lieutenant. +Regardez bien cette portion de l’océan Arctique, et vous allez facilement le comprendre. Deux courants, dangereux pour nous, y coulent en sens inverse. -Je ne le pense pas, répondit Jasper Hobson, après un moment de réflexion. +Je ne le pense pas, répondit Jasper Hobson, après un moment de réflexion. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? -Où supposez-vous que nous nous trouvions alors ? demanda la voyageuse. -Cela ne peut être, monsieur Hobson, répondit vivement Mrs. -Cela ne peut être ? répéta le lieutenant. +Où supposez-vous que nous nous trouvions alors ? demanda la voyageuse. +Cela ne peut être, monsieur Hobson, répondit vivement Mrs. +Cela ne peut être ? répéta le lieutenant. Et pour quelle raison, madame ? -Vous avez raison, madame, répondit Jasper Hobson. +Vous avez raison, madame, répondit Jasper Hobson. Vraiment, cette incertitude est affreuse. -Demain arrivera », répondit Madge. -Il n’y avait donc plus qu’à attendre. +Demain arrivera », répondit Madge. +Il n’y avait donc plus qu’à attendre. Chacun reprit ses occupations habituelles. -Cette disparition de l’étroite langue de terre eût, en effet, dévoilé la situation. -Cette journée parut interminable au lieutenant Hobson. -Il retourna plusieurs fois au sommet du cap Bathurst, seul ou accompagné de Mrs. -La voyageuse, âme vigoureusement trempée, ne s’effrayait aucunement. +Cette disparition de l’étroite langue de terre eût, en effet, dévoilé la situation. +Cette journée parut interminable au lieutenant Hobson. +Il retourna plusieurs fois au sommet du cap Bathurst, seul ou accompagné de Mrs. +La voyageuse, âme vigoureusement trempée, ne s’effrayait aucunement. L’avenir ne lui paraissait pas redoutable. Avec un courant favorable, pourquoi n’atteindrait-on pas cet inaccessible point du globe ? Monsieur Hobson, lui demanda Mrs. -Si vraiment, madame, répondit le lieutenant Hobson. -Singulière destinée que la nôtre, monsieur Hobson ! reprit Mrs. -Pendant l’opération, l’astronome n’avait pas même paru. -Le point fut reporté sur la carte, en présence de Mrs. +Si vraiment, madame, répondit le lieutenant Hobson. +Singulière destinée que la nôtre, monsieur Hobson ! reprit Mrs. +Pendant l’opération, l’astronome n’avait pas même paru. +Le point fut reporté sur la carte, en présence de Mrs. Paulina Barnett et du sergent Long. -Mais à quelle distance exacte sommes-nous du continent américain ? demanda la voyageuse. -Voilà, pour l’instant, quelle est la question intéressante. -Et à quelle époque, à peu près, peut-on admettre que la dérive ait commencé ? -Sans doute vers la fin d’avril, répondit le lieutenant Hobson. -Mais n’est-ce point une vitesse considérable ? demanda Mrs. -Paulina Barnett et le sergent Long demeurèrent silencieux pendant quelques instants. -Rien, madame, répondit le lieutenant Hobson, rien. -Bientôt le ciel se chargea et la pluie tomba à torrents. -Pendant la nuit du vingt-deux au vingt-trois juillet, la tempête s’apaisa subitement. -Une forte brise, venant du nord-est, chassa les dernières brumes accumulées sur l’horizon. +Mais à quelle distance exacte sommes-nous du continent américain ? demanda la voyageuse. +Voilà, pour l’instant, quelle est la question intéressante. +Et à quelle époque, à peu près, peut-on admettre que la dérive ait commencé ? +Sans doute vers la fin d’avril, répondit le lieutenant Hobson. +Mais n’est-ce point une vitesse considérable ? demanda Mrs. +Paulina Barnett et le sergent Long demeurèrent silencieux pendant quelques instants. +Rien, madame, répondit le lieutenant Hobson, rien. +Bientôt le ciel se chargea et la pluie tomba à torrents. +Pendant la nuit du vingt-deux au vingt-trois juillet, la tempête s’apaisa subitement. +Une forte brise, venant du nord-est, chassa les dernières brumes accumulées sur l’horizon. Paulina Barnett et le sergent Long devaient l’accompagner dans cette reconnaissance. -Aucune rencontre d’animal dangereux n’était probablement à craindre. -Cependant, par précaution, Jasper Hobson, le sergent et Mrs. -Paulina Barnett elle-même s’armèrent de fusils. -mais il ne voulut entendre à rien. -Après quelques bonnes poignées de main échangées en guise d’adieu, Mrs. -Il était huit heures du matin. -Les obliques rayons du soleil animaient la côte, en la piquant de lueurs fauves. -Les oiseaux, dispersés par la tempête, ptarmigans, guillemots, puffins, pétrels, étaient revenus par milliers. -Ces rongeurs, lièvres ou autres, demanda Mrs. +Aucune rencontre d’animal dangereux n’était probablement à craindre. +Cependant, par précaution, Jasper Hobson, le sergent et Mrs. +Paulina Barnett elle-même s’armèrent de fusils. +mais il ne voulut entendre à rien. +Après quelques bonnes poignées de main échangées en guise d’adieu, Mrs. +Il était huit heures du matin. +Les obliques rayons du soleil animaient la côte, en la piquant de lueurs fauves. +Les oiseaux, dispersés par la tempête, ptarmigans, guillemots, puffins, pétrels, étaient revenus par milliers. +Ces rongeurs, lièvres ou autres, demanda Mrs. Mais les oiseaux nous abandonneront sans doute ? demanda Mrs. -Oui, madame, répondit Jasper Hobson. -Tous ces échantillons de l’espèce volatile fuiront avec les premiers froids. -Eh bien, pourquoi ne nous serviraient-ils pas de messagers ? répondit la voyageuse. -C’est une idée, madame, et une excellente idée, dit le lieutenant Hobson. -Peut-être quelques-uns de ces messagers sont-ils tombés entre les mains des naufragés ? dit Mrs. -Peut-être, répondit Jasper Hobson. -Ils n’y remarquèrent aucun changement. -Ni une voile, ni un iceberg n’animait cet immense désert d’eau. -Est-ce que vous seriez très surpris, monsieur Hobson, demanda Mrs. -Paulina Barnett, si quelque bâtiment se montrait à nos yeux en ce moment ? -Mais nous sommes au vingt-trois juillet, et l’été est déjà bien avancé. -Les baleiniers se défient, et avec raison, des surprises de la mer Arctique. +Oui, madame, répondit Jasper Hobson. +Tous ces échantillons de l’espèce volatile fuiront avec les premiers froids. +Eh bien, pourquoi ne nous serviraient-ils pas de messagers ? répondit la voyageuse. +C’est une idée, madame, et une excellente idée, dit le lieutenant Hobson. +Peut-être quelques-uns de ces messagers sont-ils tombés entre les mains des naufragés ? dit Mrs. +Peut-être, répondit Jasper Hobson. +Ils n’y remarquèrent aucun changement. +Ni une voile, ni un iceberg n’animait cet immense désert d’eau. +Est-ce que vous seriez très surpris, monsieur Hobson, demanda Mrs. +Paulina Barnett, si quelque bâtiment se montrait à nos yeux en ce moment ? +Mais nous sommes au vingt-trois juillet, et l’été est déjà bien avancé. +Les baleiniers se défient, et avec raison, des surprises de la mer Arctique. Le cap Esquimau ! dit en souriant Mrs. Si, un seul ! dit le sergent. Lequel ? demanda Jasper Hobson. -Le cap Bathurst, répondit le sergent. +Le cap Bathurst, répondit le sergent. Deux heures de repos avaient suffi aux explorateurs. -À une heure après midi, ils se disposèrent à continuer leur voyage. -Paulina Barnett, qui l’attendait près du sergent. -Mais à quel propos me faites-vous cette question ? -Eh bien, maintenant, dit le lieutenant Hobson, je m’explique leurs hochements de tête. -Ils savaient que nous n’avions pas bâti sur un terrain solide. -Cela doit être, monsieur Hobson, répondit Mrs. +À une heure après midi, ils se disposèrent à continuer leur voyage. +Paulina Barnett, qui l’attendait près du sergent. +Mais à quel propos me faites-vous cette question ? +Eh bien, maintenant, dit le lieutenant Hobson, je m’explique leurs hochements de tête. +Ils savaient que nous n’avions pas bâti sur un terrain solide. +Cela doit être, monsieur Hobson, répondit Mrs. Sur ce point, le lieutenant Hobson partagea l’opinion de Mrs. -Cela nous eût épargné bien des inquiétudes et, peut-être, bien des dangers ! +Cela nous eût épargné bien des inquiétudes et, peut-être, bien des dangers ! Quelques aigles-siffleurs passaient dans l’air avec de grands battements d’aile. -Ils semblaient comprendre qu’ils n’avaient aucun coup de fusil à redouter. -Il se promit de prendre cette précaution à son retour. -Il serait, dès lors, aisé de reconnaître les changements qui pourraient se produire. -Jasper Hobson put déjà faire observer à Mrs. -Maintenant, c’était une ligne d’eau qui fermait cet horizon. +Ils semblaient comprendre qu’ils n’avaient aucun coup de fusil à redouter. +Il se promit de prendre cette précaution à son retour. +Il serait, dès lors, aisé de reconnaître les changements qui pourraient se produire. +Jasper Hobson put déjà faire observer à Mrs. +Maintenant, c’était une ligne d’eau qui fermait cet horizon. Le continent avait disparu. -Paulina Barnett ne considéra pas ce nouvel aspect sans une certaine émotion. -Elle s’attendait à cela, et pourtant son cœur battit fort. +Paulina Barnett ne considéra pas ce nouvel aspect sans une certaine émotion. +Elle s’attendait à cela, et pourtant son cœur battit fort. Le sol remontait un peu sur cette portion de littoral. -Enfin, à quatre heures, l’angle fut atteint. -Elle était restée attachée au continent. -En effet, répondit Mrs. -De nombreux animaux à fourrure regardaient les voyageurs. (p. deux cent vingt-neuf). -C’était l’isthme qui avait cédé aux secousses du tremblement de terre. -La cassure était nette, comme si elle eût été produite par un instrument tranchant. +Enfin, à quatre heures, l’angle fut atteint. +Elle était restée attachée au continent. +En effet, répondit Mrs. +De nombreux animaux à fourrure regardaient les voyageurs. (p. deux cent vingt-neuf). +C’était l’isthme qui avait cédé aux secousses du tremblement de terre. +La cassure était nette, comme si elle eût été produite par un instrument tranchant. On pouvait, en de certains endroits, observer la disposition du sol. -Cette berge, mi-partie glace, mi-partie terre et sable, émergeait d’une dizaine de pieds. -Aussi, cet état de choses était-il rien moins que rassurant. -De ce côté, même modification. -Paulina Barnett et ses deux compagnons de route s’arrêtèrent en cet endroit. -L’heure du souper, sergent, répondit Jasper Hobson. -Je pense, madame, que vous êtes de mon avis ? +Cette berge, mi-partie glace, mi-partie terre et sable, émergeait d’une dizaine de pieds. +Aussi, cet état de choses était-il rien moins que rassurant. +De ce côté, même modification. +Paulina Barnett et ses deux compagnons de route s’arrêtèrent en cet endroit. +L’heure du souper, sergent, répondit Jasper Hobson. +Je pense, madame, que vous êtes de mon avis ? Le sac aux provisions fut ouvert. -De la viande sèche, un pâté de lièvres, tiré de l’officine de Mrs. -Joliffe, quelque peu de biscuit, formèrent le menu du souper. +De la viande sèche, un pâté de lièvres, tiré de l’officine de Mrs. +Joliffe, quelque peu de biscuit, formèrent le menu du souper. Du moins, il en est ainsi pour les eaux tranquilles. -C’était là le grand danger. -Leur surface saillante s’élève donc un peu plus au-dessus du niveau océanique. +C’était là le grand danger. +Leur surface saillante s’élève donc un peu plus au-dessus du niveau océanique. Cette observation rendit Jasper Hobson fort soucieux. Le lieutenant Hobson revint au lieu de halte. -Le sergent Long se mit à la besogne. -Jasper Hobson en était là de sa conversation, quand des cris se firent entendre. -Paulina Barnett et lui se levèrent aussitôt. -Ils regardèrent autour d’eux, vers le taillis, sur la plaine, en mer. +Le sergent Long se mit à la besogne. +Jasper Hobson en était là de sa conversation, quand des cris se firent entendre. +Paulina Barnett et lui se levèrent aussitôt. +Ils regardèrent autour d’eux, vers le taillis, sur la plaine, en mer. Cependant, les cris redoublaient. Le sergent ! le sergent ! Et, suivi de Mrs. -Paulina Barnett, il se précipita vers le campement. -On ne voyait plus que la tête et les bras du sergent. +Paulina Barnett, il se précipita vers le campement. +On ne voyait plus que la tête et les bras du sergent. Jasper Hobson se contenta de dire : « Tenez bon ! Et, se couchant sur l’entaille, il arriva au bord du trou. -Mon Dieu, sergent Long ! s’écria Mrs. -Paulina Barnett, que vous est-il donc arrivé ? +Mon Dieu, sergent Long ! s’écria Mrs. +Paulina Barnett, que vous est-il donc arrivé ? Faites excuse, mon lieutenant. -Très fâcheux, brave sergent ! -répondit la voyageuse, en tendant la main au digne homme. -L’explication donnée par le sergent Long était exacte. -Où serait-on jamais certain de poser le pied sur un terrain solide ? -Le sol ne pouvait-il à chaque pas céder à la pression ? +Très fâcheux, brave sergent ! +répondit la voyageuse, en tendant la main au digne homme. +L’explication donnée par le sergent Long était exacte. +Où serait-on jamais certain de poser le pied sur un terrain solide ? +Le sol ne pouvait-il à chaque pas céder à la pression ? Mais, cette fois, Mrs. Paulina Barnett n’y voulut pas consentir. -Une nuit à passer en plein air ne l’embarrassait pas. -Celui-ci dut se résigner et obéir. -Le vent murmurait à travers les sapins. +Une nuit à passer en plein air ne l’embarrassait pas. +Celui-ci dut se résigner et obéir. +Le vent murmurait à travers les sapins. La mer semblait dormir sur le littoral. Pas un cri d’oiseau dans l’air, pas un vagissement sur la plaine. Qui pourrait croire, dit Mrs. -Paulina Barnett, que nous sommes ainsi emportés à la surface de l’Océan ! +Paulina Barnett, que nous sommes ainsi emportés à la surface de l’Océan ! Nous ne nous sentons pas aller. -Notre île a précisément la même vitesse que celle du courant qui l’emporte. +Notre île a précisément la même vitesse que celle du courant qui l’emporte. On a fait des jardins suspendus, dit-on ? -Leur grandeur les rendrait absolument insensibles à la houle. -Ils n’auraient rien à craindre des tempêtes. -Jasper Hobson ne pouvait que sourire aux rêveries de l’enthousiaste Paulina Barnett. +Leur grandeur les rendrait absolument insensibles à la houle. +Ils n’auraient rien à craindre des tempêtes. +Jasper Hobson ne pouvait que sourire aux rêveries de l’enthousiaste Paulina Barnett. La nuit se passa. On dormit quelques heures. -Au réveil, on déjeuna, et chacun trouva le déjeuner excellent. -À six heures du matin, Mrs. +Au réveil, on déjeuna, et chacun trouva le déjeuner excellent. +À six heures du matin, Mrs. Paulina Barnett, Jasper Hobson et le sergent Long se remettaient en route. -C’était une lisière généralement basse, peu ondulée. -Le lieutenant Hobson désirait, et pour cause, rallier le Fort-Espérance le soir même. -De son côté, Mrs. +C’était une lisière généralement basse, peu ondulée. +Le lieutenant Hobson désirait, et pour cause, rallier le Fort-Espérance le soir même. +De son côté, Mrs. Aucun changement n’avait eu lieu depuis vingt-quatre heures. -Cependant, l’idée d’une sécurité complète régnait dans la factorerie. -Ils étaient tous bien portants. -Le temps était beau, le climat sain et vivifiant. -Hommes et femmes rivalisaient de bonne humeur et de belle santé. -Joliffe lui eût donné un pareil fils, quel guerrier il en eût fait ! +Cependant, l’idée d’une sécurité complète régnait dans la factorerie. +Ils étaient tous bien portants. +Le temps était beau, le climat sain et vivifiant. +Hommes et femmes rivalisaient de bonne humeur et de belle santé. +Joliffe lui eût donné un pareil fils, quel guerrier il en eût fait ! Quant aux soldats, ils ne manquaient pas de besogne. -Il persistait à tenir ses hommes dans l’ignorance de leur situation. -Aussi les travaux d’appropriation et de défense du fort furent-ils continués. -Cela donnait à l’ensemble des constructions un aspect militaire qui le réjouissait. -De cette façon, le combustible serait toujours sous la main des consommateurs. -Cette salle fut uniquement consacrée, désormais, aux repas, aux jeux, au travail. +Il persistait à tenir ses hommes dans l’ignorance de leur situation. +Aussi les travaux d’appropriation et de défense du fort furent-ils continués. +Cela donnait à l’ensemble des constructions un aspect militaire qui le réjouissait. +De cette façon, le combustible serait toujours sous la main des consommateurs. +Cette salle fut uniquement consacrée, désormais, aux repas, aux jeux, au travail. Mac Nap avait aussi l’intention de construire une petite chapelle en bois. -Mais son érection fut remise à la prochaine saison d’été. +Mais son érection fut remise à la prochaine saison d’été. Ce nom, maintenant, lui serrait le cœur ! -Ces divers travaux occupèrent la saison tout entière, et les bras ne chômèrent pas. -La construction du bateau marchait régulièrement. +Ces divers travaux occupèrent la saison tout entière, et les bras ne chômèrent pas. +La construction du bateau marchait régulièrement. Paulina Barnett, soit avec le sergent Long. -Son périmètre égalait à peu près celui de Paris, à la ligne des fortifications. -Qu’était, en comparaison, l’île Victoria ? -On conçoit qu’il ne pût prendre aucun intérêt aux travaux actuels. -Il laissait faire, voilà tout ! -Paulina Barnett, elle, faisait, suivant l’expression usitée, contre fortune bon cœur. -Ainsi, voyant avec quel intérêt Mrs. +Son périmètre égalait à peu près celui de Paris, à la ligne des fortifications. +Qu’était, en comparaison, l’île Victoria ? +On conçoit qu’il ne pût prendre aucun intérêt aux travaux actuels. +Il laissait faire, voilà tout ! +Paulina Barnett, elle, faisait, suivant l’expression usitée, contre fortune bon cœur. +Ainsi, voyant avec quel intérêt Mrs. Joliffe s’occupait de ses semailles, elle l’aidait journellement par ses conseils. -La domestication des rennes avait parfaitement réussi. -Le total du troupeau s’élevait alors à une trentaine de têtes. -Pendant cette saison, ce furent des rennes qui tombèrent fréquemment dans ce piège. -La chair de ceux-ci fut salée, séchée et conservée pour l’alimentation future. -Non, mon lieutenant... non... répondit Marbre avec un certain embarras. +La domestication des rennes avait parfaitement réussi. +Le total du troupeau s’élevait alors à une trentaine de têtes. +Pendant cette saison, ce furent des rennes qui tombèrent fréquemment dans ce piège. +La chair de ceux-ci fut salée, séchée et conservée pour l’alimentation future. +Non, mon lieutenant... non... répondit Marbre avec un certain embarras. Quoi ! votre traquenard n’a pas fourni son contingent habituel ? -Noyée ! s’écria le lieutenant, en regardant le chasseur d’un œil inquiet. +Noyée ! s’écria le lieutenant, en regardant le chasseur d’un œil inquiet. Les parois auront fondu aux rayons du soleil, et alors... -Quelque fracture du sol aura établi une communication entre le traquenard et la mer ! -Cela arrive quelquefois... même dans les terrains les plus solides ! -Ainsi, ne vous inquiétez pas, mon brave chasseur. +Quelque fracture du sol aura établi une communication entre le traquenard et la mer ! +Cela arrive quelquefois... même dans les terrains les plus solides ! +Ainsi, ne vous inquiétez pas, mon brave chasseur. Jasper Hobson demeura pensif pendant quelques instants. -C’était une grave nouvelle que venait de lui apprendre le chasseur Marbre. -Jasper Hobson alla trouver le sergent Long et lui fit connaître cet incident. +C’était une grave nouvelle que venait de lui apprendre le chasseur Marbre. +Jasper Hobson alla trouver le sergent Long et lui fit connaître cet incident. Le champ de glace s’use par-dessous ! Oh ! l’hiver ! l’hiver ! -s’écria Jasper Hobson, en frappant du pied ce sol maudit. -Mais aucun symptôme n’annonçait encore l’approche de la saison froide. -Les préparatifs du prochain hivernage furent continués avec beaucoup de zèle. -Seules, les munitions durent être ménagées. -Le charpentier n’épargnait pas la petite forêt, tout en aménageant convenablement ses abatis. -Un lagon pour pêcher, et dont les produits variaient agréablement l’ordinaire ! +s’écria Jasper Hobson, en frappant du pied ce sol maudit. +Mais aucun symptôme n’annonçait encore l’approche de la saison froide. +Les préparatifs du prochain hivernage furent continués avec beaucoup de zèle. +Seules, les munitions durent être ménagées. +Le charpentier n’épargnait pas la petite forêt, tout en aménageant convenablement ses abatis. +Un lagon pour pêcher, et dont les produits variaient agréablement l’ordinaire ! Paulina Barnett et Madge, Mrs. -Raë et Mac Nap, et Mrs. -Joliffe, quand ses fourneaux lui laissaient quelque répit, travaillaient assidûment. -Paulina Barnett et Madge donnèrent-elles tous leurs soins aux confections. +Raë et Mac Nap, et Mrs. +Joliffe, quand ses fourneaux lui laissaient quelque répit, travaillaient assidûment. +Paulina Barnett et Madge donnèrent-elles tous leurs soins aux confections. Mac Nap et Mrs. -Mais l’ordre du lieutenant Hobson était formel. +Mais l’ordre du lieutenant Hobson était formel. Au surplus, lorsque Mrs. -Ainsi s’écoulèrent les journées jusque dans la moitié du mois d’août. -Mais qu’était-ce que ce parcours comparé à l’étendue de la mer immense ? -Les brumes de l’horizon ne se changèrent point en nuages. -On le conçoit, ces conditions climatériques ne pouvaient satisfaire le lieutenant Hobson. -La colonne de mercure baissa subitement de quelques millièmes. +Ainsi s’écoulèrent les journées jusque dans la moitié du mois d’août. +Mais qu’était-ce que ce parcours comparé à l’étendue de la mer immense ? +Les brumes de l’horizon ne se changèrent point en nuages. +On le conçoit, ces conditions climatériques ne pouvaient satisfaire le lieutenant Hobson. +La colonne de mercure baissa subitement de quelques millièmes. Que pensez-vous de ce changement de temps, monsieur Hobson ? demanda Mrs. -Ne peut-il nous être favorable ? -Je ne serais donc pas étonné qu’elle se rapprochât du continent américain. +Ne peut-il nous être favorable ? +Je ne serais donc pas étonné qu’elle se rapprochât du continent américain. Malheureusement, dit le sergent Long, nous ne pourrons pas relever chaque jour notre situation. Allez donc prendre hauteur dans ces conditions ! -Bon, sergent Long, répondit Mrs. +Bon, sergent Long, répondit Mrs. Quelle qu’elle soit, d’ailleurs, elle sera bien venue. -Espérons qu’à ce moment l’île ne se brisera pas en morceaux ! -C’est là un danger ! +Espérons qu’à ce moment l’île ne se brisera pas en morceaux ! +C’est là un danger ! Mais enfin, s’il se produit, nous aviserons. -Jusque-là, rien à faire. +Jusque-là, rien à faire. On entendait, au-dehors, la bourrasque passer comme une avalanche. -Heureusement, le cap Bathurst défendait la maison contre les rafales du nord-est. -La tempête tournait à l’ouragan. -L’aspect de l’Océan et du ciel était vraiment terrible. -Tous deux se confondaient dans les brumailles à un demi-mille du cap. -Ce vent de nord-est pouvait durer longtemps et longtemps bouleverser l’atmosphère. +Heureusement, le cap Bathurst défendait la maison contre les rafales du nord-est. +La tempête tournait à l’ouragan. +L’aspect de l’Océan et du ciel était vraiment terrible. +Tous deux se confondaient dans les brumailles à un demi-mille du cap. +Ce vent de nord-est pouvait durer longtemps et longtemps bouleverser l’atmosphère. Mais Jasper Hobson ne s’en plaignait pas. -Ces herbes étaient encore fraîches ! -Ce continent n’était donc plus éloigné ! +Ces herbes étaient encore fraîches ! +Ce continent n’était donc plus éloigné ! Jasper Hobson revint au fort. -Il fit part de sa découverte à Mrs. +Il fit part de sa découverte à Mrs. Paulina Barnett et au sergent Long. Mais un dernier pressentiment le retint. -travaux de l’intérieur. -Mais, la nuit venue, il semblait que la violence de l’ouragan redoublât. -Il était impossible de dormir. +travaux de l’intérieur. +Mais, la nuit venue, il semblait que la violence de l’ouragan redoublât. +Il était impossible de dormir. Les rafales s’abattaient sur la maison comme autant de coups de massue. -Il s’établissait parfois une sorte de remous entre le promontoire et le fort. -C’était comme une trombe, une tornade partielle qui enlaçait la maison. -Les ais craquaient Le lieutenant promit d’être prudent... (p. deux cent soixante). -Ne se mettrait-elle pas en pièces avant d’avoir heurté la terre ferme ? -Quant à avoir résisté jusqu’alors, cela n’était pas douteux. -Et c’est ce que Jasper Hobson expliqua catégoriquement à Mrs. -Or, cela n’était pas. -En un mot, c’est par l’ancien isthme que la jonction s’opérerait. +Il s’établissait parfois une sorte de remous entre le promontoire et le fort. +C’était comme une trombe, une tornade partielle qui enlaçait la maison. +Les ais craquaient Le lieutenant promit d’être prudent... (p. deux cent soixante). +Ne se mettrait-elle pas en pièces avant d’avoir heurté la terre ferme ? +Quant à avoir résisté jusqu’alors, cela n’était pas douteux. +Et c’est ce que Jasper Hobson expliqua catégoriquement à Mrs. +Or, cela n’était pas. +En un mot, c’est par l’ancien isthme que la jonction s’opérerait. Seul, le sergent Long devait l’accompagner, pendant que l’ouragan faisait rage. -Je suis prêt, mon lieutenant. -Je sais, sergent Long, que vous êtes toujours prêt à remplir un devoir. +Je suis prêt, mon lieutenant. +Je sais, sergent Long, que vous êtes toujours prêt à remplir un devoir. Mais vous n’irez pas seul. -Et puis il faut que je voie moi-même... -Nous partirons ce soir, à neuf heures, lorsque tous nos hommes seront endormis... +Et puis il faut que je voie moi-même... +Nous partirons ce soir, à neuf heures, lorsque tous nos hommes seront endormis... Cela est convenu, mon lieutenant. Notre exploration sera rude, sergent. Elle sera rude, en effet, mais n’importe. -À propos, mon lieutenant, et notre voyageuse ? -Je compte ne pas la prévenir, répondit Jasper Hobson, car elle voudrait nous accompagner. +À propos, mon lieutenant, et notre voyageuse ? +Je compte ne pas la prévenir, répondit Jasper Hobson, car elle voudrait nous accompagner. Et cela est impossible ! dit le sergent. Une femme ne pourrait lutter contre cette rafale ! -Voyez combien la tempête redouble en ce moment ! -Mais, toute réflexion faite, mieux vaut la prévenir de notre projet. -Oui, mon lieutenant, oui ! répondit le sergent Long. -Il ne faut rien lui cacher, — et au cas où nous ne reviendrions pas... -Ainsi, à neuf heures, sergent. -Le sergent Long, après avoir salué militairement, se retira. +Voyez combien la tempête redouble en ce moment ! +Mais, toute réflexion faite, mieux vaut la prévenir de notre projet. +Oui, mon lieutenant, oui ! répondit le sergent Long. +Il ne faut rien lui cacher, — et au cas où nous ne reviendrions pas... +Ainsi, à neuf heures, sergent. +Le sergent Long, après avoir salué militairement, se retira. Quelques instants plus tard, Jasper Hobson, s’entretenant avec Mrs. -Paulina Barnett, lui faisait connaître son projet d’exploration. +Paulina Barnett, lui faisait connaître son projet d’exploration. Paulina Barnett comprit et n’insista plus. -Paulina Barnett faisait la lecture à haute voix. -Le caporal Joliffe, chargé de l’amuser, avait fort à faire. -Ses genoux, changés en chevaux fougueux, n’y pouvaient suffire et étaient déjà fourbus. -Là, ils trouvèrent Mrs. -Paulina Barnett, qui voulait leur serrer une dernière fois la main. -À demain, dit-elle au lieutenant. -À demain, madame, répondit Jasper Hobson... oui... à demain... sans faute... +Paulina Barnett faisait la lecture à haute voix. +Le caporal Joliffe, chargé de l’amuser, avait fort à faire. +Ses genoux, changés en chevaux fougueux, n’y pouvaient suffire et étaient déjà fourbus. +Là, ils trouvèrent Mrs. +Paulina Barnett, qui voulait leur serrer une dernière fois la main. +À demain, dit-elle au lieutenant. +À demain, madame, répondit Jasper Hobson... oui... à demain... sans faute... Mais si vous tardez ?... -Peut-être cette exploration durera-t-elle vingt-quatre heures. +Peut-être cette exploration durera-t-elle vingt-quatre heures. Ainsi, patientez, madame, et croyez que nous ne nous exposerons pas sans raison. C’est que nous ne devrons plus revenir ! -répondit simplement Jasper Hobson. +répondit simplement Jasper Hobson. La porte s’ouvrit alors. Paulina Barnett la referma sur le lieutenant Hobson et son compagnon. -Puis, inquiète, pensive, elle regagna sa chambre, où l’attendait Madge. -Une vague lueur crépusculaire était répandue sur le territoire. -En ce moment même, on y voyait encore suffisamment à se conduire. +Puis, inquiète, pensive, elle regagna sa chambre, où l’attendait Madge. +Une vague lueur crépusculaire était répandue sur le territoire. +En ce moment même, on y voyait encore suffisamment à se conduire. Quel vent et quelle pluie ! -Les collines et les arbres dont elles étaient couronnées les garantissaient en partie. -La pluie même n’arrivait que divisée en une impalpable poussière. -Ils avaient encore six milles à franchir avant d’atteindre le cap Michel. -Oui, répondit le sergent, le vent et la pluie vont nous cingler de concert. -Ce sera toujours moins meurtrier que de la mitraille ! répliqua philosophiquement le sergent Long. +Les collines et les arbres dont elles étaient couronnées les garantissaient en partie. +La pluie même n’arrivait que divisée en une impalpable poussière. +Ils avaient encore six milles à franchir avant d’atteindre le cap Michel. +Oui, répondit le sergent, le vent et la pluie vont nous cingler de concert. +Ce sera toujours moins meurtrier que de la mitraille ! répliqua philosophiquement le sergent Long. Passons donc, et en avant ! En avant, mon brave soldat ! -Il était dix heures alors. -Cependant, une certaine lumière, très diffuse, se sentait encore. -Cette tempête était magnifique dans son horreur ! -Pendant de certaines accalmies, bien courtes et rares, ils s’arrêtaient et respiraient. -Mais la tempête s’accroissait encore avec la nuit. -Ces deux éléments, l’air et l’eau, semblaient être absolument confondus. -Cette houle devait être formidable, et le lieutenant l’entendait rugir au loin. -Où êtes-vou ? (p. deux cent soixante-sept.) — Comment ! la mer ! -Nous ne sommes pourtant pas arrivés au rivage du sud-ouest ? -Non, dit-il, la mer est plus à gauche. +Il était dix heures alors. +Cependant, une certaine lumière, très diffuse, se sentait encore. +Cette tempête était magnifique dans son horreur ! +Pendant de certaines accalmies, bien courtes et rares, ils s’arrêtaient et respiraient. +Mais la tempête s’accroissait encore avec la nuit. +Ces deux éléments, l’air et l’eau, semblaient être absolument confondus. +Cette houle devait être formidable, et le lieutenant l’entendait rugir au loin. +Où êtes-vou ? (p. deux cent soixante-sept.) — Comment ! la mer ! +Nous ne sommes pourtant pas arrivés au rivage du sud-ouest ? +Non, dit-il, la mer est plus à gauche. Mais alors, c’est... -Et ils reprirent leur première direction vers le sud. -Que de pensées inquiétantes assiégeaient alors le lieutenant Hobson ! -Pouvait-il espérer désormais que l’île résistât jusqu’à l’hiver ? -N’était-ce pas là le commencement de l’inévitable rupture ? -Quelle effroyable perspective, et quelle chance restait-il aux infortunés habitants de cet icefield ? +Et ils reprirent leur première direction vers le sud. +Que de pensées inquiétantes assiégeaient alors le lieutenant Hobson ! +Pouvait-il espérer désormais que l’île résistât jusqu’à l’hiver ? +N’était-ce pas là le commencement de l’inévitable rupture ? +Quelle effroyable perspective, et quelle chance restait-il aux infortunés habitants de cet icefield ? Tout craquait autour d’eux. -Les branches brisées les fouettaient au passage. -Mais là, un tourbillon les arracha l’un à l’autre. -Ils furent violemment séparés, et, chacun de son côté, jetés à terre. -Sergent ! sergent ! où êtes-vous ? cria Jasper Hobson de toute la force de ses poumons. +Les branches brisées les fouettaient au passage. +Mais là, un tourbillon les arracha l’un à l’autre. +Ils furent violemment séparés, et, chacun de son côté, jetés à terre. +Sergent ! sergent ! où êtes-vous ? cria Jasper Hobson de toute la force de ses poumons. hurla le sergent Long. -Puis, rampant tous deux sur le sol, ils essayèrent de se rejoindre. -Mais il semblait qu’une main puissante les clouât sur place. -Il était onze heures et demie du soir. -Jasper Hobson et son compagnon demeurèrent ainsi pendant plusieurs minutes sans prononcer une parole. +Puis, rampant tous deux sur le sol, ils essayèrent de se rejoindre. +Mais il semblait qu’une main puissante les clouât sur place. +Il était onze heures et demie du soir. +Jasper Hobson et son compagnon demeurèrent ainsi pendant plusieurs minutes sans prononcer une parole. Pourvu que ces arbres tiennent, dit le lieutenant Hobson. -Or — le lieutenant l’avait dit à Mrs. -Oui, cent fois oui ! répéta-t-il au sergent. -Voilà sept jours que ce vent du nord-est souffle en ouragan. -Tous vos raisonnements sont justes, mon lieutenant, répondit le sergent Long. -Mais pas un point lumineux n’étincelait dans cette obscurité. -Seule, la mer, effroyablement démontée, n’avait pu modérer ses mugissements. -Les lames déferlaient les unes sur les autres avec une violence extrême. +Or — le lieutenant l’avait dit à Mrs. +Oui, cent fois oui ! répéta-t-il au sergent. +Voilà sept jours que ce vent du nord-est souffle en ouragan. +Tous vos raisonnements sont justes, mon lieutenant, répondit le sergent Long. +Mais pas un point lumineux n’étincelait dans cette obscurité. +Seule, la mer, effroyablement démontée, n’avait pu modérer ses mugissements. +Les lames déferlaient les unes sur les autres avec une violence extrême. Le bruit de la mer. -Jasper Hobson et le sergent Long écoutèrent avec une extrême attention. -Jasper Hobson et son compagnon ne s’étaient-ils point trompés ? -Que l’on juge de l’anxiété des deux observateurs. +Jasper Hobson et le sergent Long écoutèrent avec une extrême attention. +Jasper Hobson et son compagnon ne s’étaient-ils point trompés ? +Que l’on juge de l’anxiété des deux observateurs. Mais ils ne cessaient de regarder vers le sud. -Oui !... là... dans cette direction ! +Oui !... là... dans cette direction ! Et du doigt le sergent indiquait le sud-ouest. -S’était-il trompé ? -Non, car Jasper Hobson, regardant aussi, surprit une lueur indécise dans la direction indiquée. -Oui ! s’écria-t-il, oui ! sergent ! un feu ! la terre est là ! -Non ! non ! la terre est là, vous dis-je, à quelques milles de nous ! +S’était-il trompé ? +Non, car Jasper Hobson, regardant aussi, surprit une lueur indécise dans la direction indiquée. +Oui ! s’écria-t-il, oui ! sergent ! un feu ! la terre est là ! +Non ! non ! la terre est là, vous dis-je, à quelques milles de nous ! Eh bien, faisons un signal ! -Oui, sergent, répondons à ce feu du continent par un feu de notre île ! -Mais au-dessus d’eux se dressaient ces sapins résineux que l’ouragan tordait. +Oui, sergent, répondons à ce feu du continent par un feu de notre île ! +Mais au-dessus d’eux se dressaient ces sapins résineux que l’ouragan tordait. Votre briquet, sergent », dit Jasper Hobson. Le lieutenant le rejoignit. Le bois mort ne manquait pas. -Ah ! s’écria Jasper Hobson, puisque nous avons vu, on doit nous voir aussi ! -La résine crépitait dans ces vieux troncs, qui furent rapidement consumés. -Bientôt les derniers pétillements se firent entendre et tout s’éteignit. -Jasper Hobson et le sergent Long regardaient si quelque nouveau feu répondrait au leur... +Ah ! s’écria Jasper Hobson, puisque nous avons vu, on doit nous voir aussi ! +La résine crépitait dans ces vieux troncs, qui furent rapidement consumés. +Bientôt les derniers pétillements se firent entendre et tout s’éteignit. +Jasper Hobson et le sergent Long regardaient si quelque nouveau feu répondrait au leur... Le cri ne se renouvela plus. -Cependant, depuis quelques minutes, l’aube se faisait peu à peu. -Bientôt la clarté fut assez forte pour permettre au regard de parcourir l’horizon... -Le temps s’était considérablement modifié. -Et ce bâtiment, ne devait-il pas avoir sombré dans la tourmente ? +Cependant, depuis quelques minutes, l’aube se faisait peu à peu. +Bientôt la clarté fut assez forte pour permettre au regard de parcourir l’horizon... +Le temps s’était considérablement modifié. +Et ce bâtiment, ne devait-il pas avoir sombré dans la tourmente ? Lui seul peut nous sauver ! -Il était midi alors. -pas achevé de se séparer en deux parties pendant cette lutte des éléments. -L’entaille observée la veille ne s’était-elle pas prolongée sur toute sa largeur ? -N’étaient-ils pas maintenant séparés de leurs amis ? +Il était midi alors. +pas achevé de se séparer en deux parties pendant cette lutte des éléments. +L’entaille observée la veille ne s’était-elle pas prolongée sur toute sa largeur ? +N’étaient-ils pas maintenant séparés de leurs amis ? Tout cela, ils pouvaient le craindre. -Ils arrivèrent bientôt à la futaie, qu’ils avaient traversée la veille. +Ils arrivèrent bientôt à la futaie, qu’ils avaient traversée la veille. Tiens... vois, Madge,... (p. deux cent soixante-dix-neuf). -Ils l’examinèrent avec soin. -Oui ! murmura le sergent Long, c’est là le danger ! -Ils n’observèrent aucun autre changement sur leur route. -Le feu avait été réellement vu, le cri réellement entendu. -On était au deux septembre. -Le ciel se dégagea peu à peu des vapeurs qui l’embrumaient. +Ils l’examinèrent avec soin. +Oui ! murmura le sergent Long, c’est là le danger ! +Ils n’observèrent aucun autre changement sur leur route. +Le feu avait été réellement vu, le cri réellement entendu. +On était au deux septembre. +Le ciel se dégagea peu à peu des vapeurs qui l’embrumaient. Le lieutenant l’attendait. -Seulement, le courant l’avait encore reportée dans l’ouest. -Cette nouvelle situation était plus grave. -Le lendemain, la couche blanche s’étendait sur une hauteur de deux pouces. +Seulement, le courant l’avait encore reportée dans l’ouest. +Cette nouvelle situation était plus grave. +Le lendemain, la couche blanche s’étendait sur une hauteur de deux pouces. L’hiver approchait enfin. -Ce jour-là, trois septembre, Mrs. -Il n’y avait, d’ailleurs, aucun danger à craindre. -Madge accepta sans faire aucune réflexion la proposition de Mrs. -La factorerie eût pu sans peine remplir ses magasins. -Mais à quoi bon, maintenant ! -Mais chose assez singulière et que Mrs. +Ce jour-là, trois septembre, Mrs. +Il n’y avait, d’ailleurs, aucun danger à craindre. +Madge accepta sans faire aucune réflexion la proposition de Mrs. +La factorerie eût pu sans peine remplir ses magasins. +Mais à quoi bon, maintenant ! +Mais chose assez singulière et que Mrs. Cependant, tout en marchant d’un bon pas, Mrs. -Les dégâts que la mer y avait causés récemment étaient très visibles. -Des éboulis nouvellement faits laissaient voir çà et là des cassures neuves, parfaitement reconnaissables. +Les dégâts que la mer y avait causés récemment étaient très visibles. +Des éboulis nouvellement faits laissaient voir çà et là des cassures neuves, parfaitement reconnaissables. Ma bonne Madge, dit Mrs. -Notre salut n’est plus, désormais, qu’une question de temps ! +Notre salut n’est plus, désormais, qu’une question de temps ! L’hiver arrivera-t-il assez vite ? -L’hiver arrivera, ma fille, répondit Madge avec son inébranlable confiance. -Voici déjà deux nuits que la neige tombe. +L’hiver arrivera, ma fille, répondit Madge avec son inébranlable confiance. +Voici déjà deux nuits que la neige tombe. Tu as raison, Madge, reprit la voyageuse, il faut avoir confiance. -C’est une grâce d’état. +C’est une grâce d’état. Malheureusement, notre lieutenant ne peut raisonner comme nous. -C’est pourtant un homme énergique, un cœur courageux, répondit Madge. -À neuf heures, Mrs. +C’est pourtant un homme énergique, un cœur courageux, répondit Madge. +À neuf heures, Mrs. Paulina Barnett et Madge avaient franchi une distance de quatre milles. -À mesure qu’elle s’éloignait du Fort-Espérance, Mrs. -Paulina Barnett remarqua que le nombre des animaux à fourrures diminuait singulièrement. -Affamés ! ma bonne Madge, répondit Mrs. -Va, crois-moi, nous n’avons rien à craindre d’eux ! -Nous n’avons donc point à redouter leurs agressions ! -Le danger n’est pas là ! -Mais si cela arrivait, dit Madge, ce serait véritablement un irréparable malheur ! +À mesure qu’elle s’éloignait du Fort-Espérance, Mrs. +Paulina Barnett remarqua que le nombre des animaux à fourrures diminuait singulièrement. +Affamés ! ma bonne Madge, répondit Mrs. +Va, crois-moi, nous n’avons rien à craindre d’eux ! +Nous n’avons donc point à redouter leurs agressions ! +Le danger n’est pas là ! +Mais si cela arrivait, dit Madge, ce serait véritablement un irréparable malheur ! Et pourquoi cela, Madge ? demanda Mrs. Paulina Barnett, en regardant sa compagne. -Mais parce que nous serions absolument privés d’eau douce ! répondit Madge. +Mais parce que nous serions absolument privés d’eau douce ! répondit Madge. Oh ! l’eau douce ne nous manquera pas, ma bonne Madge ! -Non ! je te le répète ! non ! -Le danger n’est pas là ! +Non ! je te le répète ! non ! +Le danger n’est pas là ! Vers dix heures, Mrs. Une demi-heure plus tard, Mrs. -Paulina Barnett et Madge se levèrent donc et se dirigèrent vers le cap Esquimau. -Quel est l’animal qui a passé là ? demanda Madge. -Ce n’est point un animal, répondit Mrs. +Paulina Barnett et Madge se levèrent donc et se dirigèrent vers le cap Esquimau. +Quel est l’animal qui a passé là ? demanda Madge. +Ce n’est point un animal, répondit Mrs. Paulina Barnett en se baissant afin de mieux observer les empreintes. -Un animal quelconque, marchant sur ses quatre pattes, laisse des traces différentes de celles-ci. -Mais qui pourrait être venu ici ? répondit Madge. +Un animal quelconque, marchant sur ses quatre pattes, laisse des traces différentes de celles-ci. +Mais qui pourrait être venu ici ? répondit Madge. Tu dois te tromper, ma fille. -Au surplus, suivons ces traces et voyons où elles nous conduiront. +Au surplus, suivons ces traces et voyons où elles nous conduiront. Paulina Barnett et Madge reprirent leur marche, observant attentivement les empreintes. -Cinquante pas plus loin, elles s’arrêtèrent encore. -Une main de femme ou d’enfant ! s’écria Madge. -Puis, ce pauvre être s’est relevé, a repris sa marche... +Cinquante pas plus loin, elles s’arrêtèrent encore. +Une main de femme ou d’enfant ! s’écria Madge. +Puis, ce pauvre être s’est relevé, a repris sa marche... Vois ! les traces continuent... plus loin il y a encore eu des chutes !... Mais qui ? qui ? demanda Madge. -Que sais-je ? répondit Mrs. -Peut-être quelque infortuné emprisonné comme nous depuis trois ou quatre mois sur cette île ? -Peut-être aussi quelque naufragé jeté sur le rivage pendant cette tempête... -Madge, nous avons peut-être quelque malheureux à sauver !... +Que sais-je ? répondit Mrs. +Peut-être quelque infortuné emprisonné comme nous depuis trois ou quatre mois sur cette île ? +Peut-être aussi quelque naufragé jeté sur le rivage pendant cette tempête... +Madge, nous avons peut-être quelque malheureux à sauver !... Il se contentait de la retourner. (p. deux cent quatre-vingt-deux). -Quelque malheureux à sauver ! +Quelque malheureux à sauver ! avait dit la compatissante et courageuse femme ! -Les empreintes laissées sur le sol se dirigeaient vers le cap Esquimau. -plus qu’un sentier irrégulier tracé sur la neige. -Des morceaux de vêtements déchirés se voyaient çà et là. -C’étaient des fragments de peau de phoque et de fourrure. -répétait Paulina Barnett, dont le cœur battait à se rompre. -Le cap Esquimau n’était plus qu’à cinq cents pas. -Évidemment, les traces suivies par les deux femmes se dirigeaient droit sur le cap. -Paulina Barnett et Madge, toujours courant, les remontèrent jusqu’au bout. -Arrête ! lui dit-elle. -Non, Madge, non ! s’écria Mrs. -Paulina Barnett, qu’une sorte d’instinct entraînait malgré elle. -Arrête, ma fille, et regarde ! -répondit Madge, en retenant plus énergiquement sa compagne. -C’était un ours polaire, d’une taille gigantesque. -Les deux femmes, immobiles, le considérèrent avec effroi. -On eût pris ce paquet pour le corps inanimé d’un morse. -Une femme ! s’écria Mrs. -Arrête ! dit encore Madge, en la retenant. +Les empreintes laissées sur le sol se dirigeaient vers le cap Esquimau. +plus qu’un sentier irrégulier tracé sur la neige. +Des morceaux de vêtements déchirés se voyaient çà et là. +C’étaient des fragments de peau de phoque et de fourrure. +répétait Paulina Barnett, dont le cœur battait à se rompre. +Le cap Esquimau n’était plus qu’à cinq cents pas. +Évidemment, les traces suivies par les deux femmes se dirigeaient droit sur le cap. +Paulina Barnett et Madge, toujours courant, les remontèrent jusqu’au bout. +Arrête ! lui dit-elle. +Non, Madge, non ! s’écria Mrs. +Paulina Barnett, qu’une sorte d’instinct entraînait malgré elle. +Arrête, ma fille, et regarde ! +répondit Madge, en retenant plus énergiquement sa compagne. +C’était un ours polaire, d’une taille gigantesque. +Les deux femmes, immobiles, le considérèrent avec effroi. +On eût pris ce paquet pour le corps inanimé d’un morse. +Une femme ! s’écria Mrs. +Arrête ! dit encore Madge, en la retenant. Il ne lui fera pas de mal ! -Puis il s’en éloignait et s’en rapprochait de nouveau. -Il paraissait hésiter sur ce qu’il devait faire. +Puis il s’en éloignait et s’en rapprochait de nouveau. +Il paraissait hésiter sur ce qu’il devait faire. Soudain, un craquement se produisit. -Le sol éprouva comme une sorte de tremblement. -Arrête, arrête encore, ma fille ! -répéta froidement Madge, qui la serrait d’une main convulsive. +Le sol éprouva comme une sorte de tremblement. +Arrête, arrête encore, ma fille ! +répéta froidement Madge, qui la serrait d’une main convulsive. En ce moment, Mrs. -Paulina Barnett avait aussitôt couru vers ce corps étendu sur la neige. -Un cri s’échappa de sa poitrine. -s’écria-t-elle. -Madge s’approcha et considéra ce corps inanimé. -C’était le corps de la jeune Esquimaude Kalumah ! -Kalumah sur l’île flottante à deux cents milles du continent américain ! -C’était à peine croyable ! -Mais avant tout, l’infortunée respirait-elle encore ? -Pourrait-on la rappeler à la vie ? -Elle lui écouta le cœur. +Paulina Barnett avait aussitôt couru vers ce corps étendu sur la neige. +Un cri s’échappa de sa poitrine. +s’écria-t-elle. +Madge s’approcha et considéra ce corps inanimé. +C’était le corps de la jeune Esquimaude Kalumah ! +Kalumah sur l’île flottante à deux cents milles du continent américain ! +C’était à peine croyable ! +Mais avant tout, l’infortunée respirait-elle encore ? +Pourrait-on la rappeler à la vie ? +Elle lui écouta le cœur. Le cœur battait faiblement, mais il battait. -Madge comprima cette blessure avec son mouchoir, et arrêta ainsi l’hémorragie. -En même temps, Mrs. -Quelques minutes s’écoulèrent. +Madge comprima cette blessure avec son mouchoir, et arrêta ainsi l’hémorragie. +En même temps, Mrs. +Quelques minutes s’écoulèrent. Paulina Barnett, ni Madge n’osaient prononcer une parole. -Mais un léger soupir s’échappa de la poitrine de Kalumah. -La voyageuse demeura stupéfaite, à entendre son nom ainsi prononcé dans ces circonstances. -Comment enfin aurait-elle deviné que ce glaçon emportait loin du continent Mrs. -Paulina Barnett et tous ses compagnons du Fort-Espérance ? -C’étaient là des choses véritablement inexplicables. +Mais un léger soupir s’échappa de la poitrine de Kalumah. +La voyageuse demeura stupéfaite, à entendre son nom ainsi prononcé dans ces circonstances. +Comment enfin aurait-elle deviné que ce glaçon emportait loin du continent Mrs. +Paulina Barnett et tous ses compagnons du Fort-Espérance ? +C’étaient là des choses véritablement inexplicables. La malheureuse enfant ! murmurait Mrs. Mais alors les yeux de Kalumah s’entr’ouvrirent. -Son regard, encore effaré, vague, indécis, apparut entre ses paupières. -Soudain, il s’anima, car il s’était reposé sur la voyageuse. +Son regard, encore effaré, vague, indécis, apparut entre ses paupières. +Soudain, il s’anima, car il s’était reposé sur la voyageuse. Un instant, rien qu’un instant, Kalumah avait vu Mrs. Paulina Barnett, mais cet instant avait suffi. -Paulina Barnett l’allait apprendre, Kalumah n’avait rien mangé depuis quarante-huit heures. +Paulina Barnett l’allait apprendre, Kalumah n’avait rien mangé depuis quarante-huit heures. Mais, pendant cette heure, assise sur le sable entre Madge et Mrs. -Puis elle avait raconté son histoire. -Paulina Barnett était toujours restée présente à son souvenir. -En peu de mots, voici ce que Kalumah apprit à Mrs. -Mais, au-delà de cette baie, au nord, rien ! -La côte, par une ligne droite, se rabaissait vers le sud-est. +Puis elle avait raconté son histoire. +Paulina Barnett était toujours restée présente à son souvenir. +En peu de mots, voici ce que Kalumah apprit à Mrs. +Mais, au-delà de cette baie, au nord, rien ! +La côte, par une ligne droite, se rabaissait vers le sud-est. Plus de cap Esquimau, plus de cap Bathurst ! -Kalumah comprit ce qui s’était passé ! +Kalumah comprit ce qui s’était passé ! Kalumah pleura en ne retrouvant plus ceux qu’elle venait chercher si loin. -Mais l’Esquimau, son beau-frère, n’avait point paru autrement surpris de cette catastrophe. -Kalumah n’espérait plus jamais revoir ni Mrs. -Paulina Barnett, ni ses compagnons du Fort-Espérance. -Elle les croyait engloutis dans les abîmes de la mer Arctique. +Mais l’Esquimau, son beau-frère, n’avait point paru autrement surpris de cette catastrophe. +Kalumah n’espérait plus jamais revoir ni Mrs. +Paulina Barnett, ni ses compagnons du Fort-Espérance. +Elle les croyait engloutis dans les abîmes de la mer Arctique. Paulina Barnett et lui serra plus affectueusement la main. -Pendant toute la première partie du mois d’août, aucun incident ne se produisit. -En écoutant parler Kalumah, Mrs. -Ils ne pouvaient sortir et encore moins pêcher. -D’ailleurs, Kalumah ne raisonna même pas. -Il se fit dans son esprit comme une révélation. -Devant son cerveau surexcité apparut l’image de ses amis. +Pendant toute la première partie du mois d’août, aucun incident ne se produisit. +En écoutant parler Kalumah, Mrs. +Ils ne pouvaient sortir et encore moins pêcher. +D’ailleurs, Kalumah ne raisonna même pas. +Il se fit dans son esprit comme une révélation. +Devant son cerveau surexcité apparut l’image de ses amis. Elle les revit tous, Mrs. -Oui ! c’étaient eux qui passaient, emportés dans la tempête sur ce glaçon flottant ! -Kalumah n’eut pas un instant de doute, pas un moment d’hésitation. +Oui ! c’étaient eux qui passaient, emportés dans la tempête sur ce glaçon flottant ! +Kalumah n’eut pas un instant de doute, pas un moment d’hésitation. Madame Paulina ! (ptrois deux cent quatre-vingt-quatre). -Mais tout s’éteignit bientôt. -Ce fut un moment terrible pour la jeune indigène. -Elle n’hésita pas. -À ce moment de son récit, Mrs. -Elle se dirigea vers la masse qu’elle apercevait encore confusément dans l’ombre. +Mais tout s’éteignit bientôt. +Ce fut un moment terrible pour la jeune indigène. +Elle n’hésita pas. +À ce moment de son récit, Mrs. +Elle se dirigea vers la masse qu’elle apercevait encore confusément dans l’ombre. Plusieurs fois elle chavira, mais un coup de pagaie la retourna toujours. -Enfin, après une heure d’efforts, Kalumah distingua plus distinctement l’île errante. +Enfin, après une heure d’efforts, Kalumah distingua plus distinctement l’île errante. En vain voulut-elle lutter avec sa pagaie ! -Sa légère embarcation filait comme une flèche. -Désespéra-t-elle alors, la jeune indigène ? -Revenir au continent américain était désormais impossible. -Mais, hélas ! les forces trahirent le courage de la pauvre enfant ! -La faim la tortura bientôt. -L’épuisement, la fatigue rendirent sa pagaie inerte entre ses mains. -Elle lutta, même lorsque ses bras rompus, ses mains ensanglantées lui refusèrent tout service ! +Sa légère embarcation filait comme une flèche. +Désespéra-t-elle alors, la jeune indigène ? +Revenir au continent américain était désormais impossible. +Mais, hélas ! les forces trahirent le courage de la pauvre enfant ! +La faim la tortura bientôt. +L’épuisement, la fatigue rendirent sa pagaie inerte entre ses mains. +Elle lutta, même lorsque ses bras rompus, ses mains ensanglantées lui refusèrent tout service ! Que se passa-t-il alors ? Elle ne put le dire, ayant perdu connaissance. -Combien de temps erra-t-elle ainsi, à l’aventure, comme une épave ? -L’avait-il ramenée au continent ? -Oui ! elle l’espérait ! -Cette pensée la ranima. -Elle se releva et, toute brisée, se mit à suivre le rivage. +Combien de temps erra-t-elle ainsi, à l’aventure, comme une épave ? +L’avait-il ramenée au continent ? +Oui ! elle l’espérait ! +Cette pensée la ranima. +Elle se releva et, toute brisée, se mit à suivre le rivage. La route s’allongeait devant ses pas. -Paulina Barnett et à Madge. -Puis, à quelque distance, la pauvre Kalumah était tombée une dernière fois ! -Mais un immense espoir était entré dans le cœur de la jeune indigène. -Oui ! cette pensée la soutint. -Paulina Barnett, elle mourrait là ! +Paulina Barnett et à Madge. +Puis, à quelque distance, la pauvre Kalumah était tombée une dernière fois ! +Mais un immense espoir était entré dans le cœur de la jeune indigène. +Oui ! cette pensée la soutint. +Paulina Barnett, elle mourrait là ! On sait le reste ! -On sait quel providentiel instinct entraîna ce jour même Mrs. +On sait quel providentiel instinct entraîna ce jour même Mrs. On sait aussi — ce que Mrs. -Pendant ce récit, Kalumah, bien restaurée et bien caressée, avait repris ses forces. -La jeune Esquimaude se leva aussitôt, prête à partir. -Il était trois heures environ, quand Mrs. -Joliffe lui prodiguèrent leurs caresses. -La jeune Esquimaude fut vraiment touchée des hospitalières façons de ses amis d’Europe. -Ce fut à qui lui ferait fête. +Pendant ce récit, Kalumah, bien restaurée et bien caressée, avait repris ses forces. +La jeune Esquimaude se leva aussitôt, prête à partir. +Il était trois heures environ, quand Mrs. +Joliffe lui prodiguèrent leurs caresses. +La jeune Esquimaude fut vraiment touchée des hospitalières façons de ses amis d’Europe. +Ce fut à qui lui ferait fête. Il ne put en croire ses yeux. -Paulina Barnett lui donnât l’explication de la présence de Kalumah. -Ainsi donc, toutes les suppositions de Jasper Hobson s’étaient réalisées ! -Pour la centième fois, le lieutenant et Mrs. +Paulina Barnett lui donnât l’explication de la présence de Kalumah. +Ainsi donc, toutes les suppositions de Jasper Hobson s’étaient réalisées ! +Pour la centième fois, le lieutenant et Mrs. Paulina Barnett s’entretinrent de ces choses. -Rien n’était moins rassurant. -Mais l’hiver, l’hiver à tout prix et en toute hâte ! -Il importait donc de les maintenir dans un parfait état de vigueur. -Quant aux rennes domestiques, ils prospéraient. -Les femelles fournissaient un lait abondant à Mrs. -Joliffe, qui l’employait journellement dans ses préparations culinaires. -Ces précieux antiscorbutiques ne devaient pas manquer à la colonie. -Quant au bois, il remplissait les hangars jusqu’au faîtage. -Jasper Hobson, la voyant ainsi immobile, se reprenait à espérer. -et que leurs ailes étaient assez puissantes pour les y porter. +Rien n’était moins rassurant. +Mais l’hiver, l’hiver à tout prix et en toute hâte ! +Il importait donc de les maintenir dans un parfait état de vigueur. +Quant aux rennes domestiques, ils prospéraient. +Les femelles fournissaient un lait abondant à Mrs. +Joliffe, qui l’employait journellement dans ses préparations culinaires. +Ces précieux antiscorbutiques ne devaient pas manquer à la colonie. +Quant au bois, il remplissait les hangars jusqu’au faîtage. +Jasper Hobson, la voyant ainsi immobile, se reprenait à espérer. +et que leurs ailes étaient assez puissantes pour les y porter. Plusieurs de ces oiseaux furent pris, et, suivant le conseil de Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Jasper Hobson et le sergent Long. -En effet, le dix septembre, le point constata un déplacement de l’île Victoria. -Ce déplacement, peu rapide jusqu’alors, s’opérait dans le sens du nord. -Jasper Hobson fut atterré ! -L’île était définitivement prise par le courant du Kamtchatka ! -Elle dérivait du côté de ces parages inconnus où se forment les banquises ! -Peut-être, dit la voyageuse, l’île s’arrêtera-t-elle encore ! -Peut-être son mouvement sera-t-il lent ! -Espérons toujours... et attendons ! +En effet, le dix septembre, le point constata un déplacement de l’île Victoria. +Ce déplacement, peu rapide jusqu’alors, s’opérait dans le sens du nord. +Jasper Hobson fut atterré ! +L’île était définitivement prise par le courant du Kamtchatka ! +Elle dérivait du côté de ces parages inconnus où se forment les banquises ! +Peut-être, dit la voyageuse, l’île s’arrêtera-t-elle encore ! +Peut-être son mouvement sera-t-il lent ! +Espérons toujours... et attendons ! L’hiver n’est pas loin, et, d’ailleurs, nous allons au-devant de lui. -En tout cas, que la volonté de Dieu s’accomplisse ! -Mes amis, demanda le lieutenant Hobson, pensez-vous que je doive prévenir nos compagnons ? +En tout cas, que la volonté de Dieu s’accomplisse ! +Mes amis, demanda le lieutenant Hobson, pensez-vous que je doive prévenir nos compagnons ? Vous voyez dans quelle situation nous sommes, et ce qui peut nous arriver ! -J’attendrais encore, répondit sans hésiter Mrs. +J’attendrais encore, répondit sans hésiter Mrs. C’est aussi mon avis », ajouta simplement le sergent Long. -L’île Victoria dérivait avec une vitesse de douze à treize milles par jour. -Mais alors des symptômes plus fréquents de l’approche de l’hiver se produisirent. -La neige tomba souvent, et parfois en flocons pressés. -La colonne mercurielle s’abaissa peu à peu. -Le soleil traçait une courbe excessivement allongée au-dessus de l’horizon. -Jasper Hobson observa avec une extrême attention la première apparition de ces jeunes glaces. -L’hiver arrivait visiblement, mais il n’était ni prompt, ni rigoureux. -On conçoit alors quels furent les soucis du lieutenant Hobson. +L’île Victoria dérivait avec une vitesse de douze à treize milles par jour. +Mais alors des symptômes plus fréquents de l’approche de l’hiver se produisirent. +La neige tomba souvent, et parfois en flocons pressés. +La colonne mercurielle s’abaissa peu à peu. +Le soleil traçait une courbe excessivement allongée au-dessus de l’horizon. +Jasper Hobson observa avec une extrême attention la première apparition de ces jeunes glaces. +L’hiver arrivait visiblement, mais il n’était ni prompt, ni rigoureux. +On conçoit alors quels furent les soucis du lieutenant Hobson. Le cap Bathurst ne pointait plus vers le nord, mais vers l’est. -Elle remontait toujours vers les latitudes élevées, s’éloignant de toute terre. -Cependant, la température s’abaissa encore. -L’immense plaine de glace se formait peu à peu. -La mer se prenait tout autour et jusqu’au-delà des limites du regard. -Telle était la situation. -C’était une terrible entreprise, et, cependant, il n’y avait pas à hésiter. -Kalumah nous sera très utile alors, répondit Mrs. -Pauvre Fort-Espérance ! dit Mrs. +Elle remontait toujours vers les latitudes élevées, s’éloignant de toute terre. +Cependant, la température s’abaissa encore. +L’immense plaine de glace se formait peu à peu. +La mer se prenait tout autour et jusqu’au-delà des limites du regard. +Telle était la situation. +C’était une terrible entreprise, et, cependant, il n’y avait pas à hésiter. +Kalumah nous sera très utile alors, répondit Mrs. +Pauvre Fort-Espérance ! dit Mrs. Oui ! quand nous partirons, mon cœur saignera, en lui donnant le dernier adieu ! -C’était l’œuvre la plus importante de ma vie ! -Elle dira, monsieur Jasper, s’écria Mrs. -Merci, madame, répondit le lieutenant en serrant la main de Mrs. -Enfin, à la grâce du Ciel ! -Ce point arrêté, les travaux habituels de la factorerie continuèrent pendant les semaines suivantes. -Les jeunes glaces se formaient peu à peu sur le littoral. -On installait les condenseurs à l’intérieur de la maison. -On nettoyait le réservoir à air et les pompes d’aération. +C’était l’œuvre la plus importante de ma vie ! +Elle dira, monsieur Jasper, s’écria Mrs. +Merci, madame, répondit le lieutenant en serrant la main de Mrs. +Enfin, à la grâce du Ciel ! +Ce point arrêté, les travaux habituels de la factorerie continuèrent pendant les semaines suivantes. +Les jeunes glaces se formaient peu à peu sur le littoral. +On installait les condenseurs à l’intérieur de la maison. +On nettoyait le réservoir à air et les pompes d’aération. Enfin, on terminait les derniers travaux d’appropriation de la maison principale. -Cette année, ces braves gens procédèrent de la même façon. -Il ne faisait certainement pas assez froid, au gré du lieutenant Hobson. -Les loups eux-mêmes venaient jusqu’à portée de fusil... (p. trois cent six). -D’ailleurs, une circonstance, qui n’échappa pas plus à Mrs. +Cette année, ces braves gens procédèrent de la même façon. +Il ne faisait certainement pas assez froid, au gré du lieutenant Hobson. +Les loups eux-mêmes venaient jusqu’à portée de fusil... (p. trois cent six). +D’ailleurs, une circonstance, qui n’échappa pas plus à Mrs. Un ours — celui sans doute envers lequel Mrs. -Quelle différence, et combien la température se distribue capricieusement dans ces régions polaires ! -Les premiers jours de novembre arrivèrent. -La température s’abaissa un peu, mais de quelques degrés seulement. -Ce n’était pas suffisant. -De grands brouillards humides enveloppaient l’île Victoria. -Il fallait pendant toute la journée tenir les lampes allumées dans les salles. -Or, cette dépense de luminaire aurait dû être précisément très modérée. -Joliffe servit quelques « extra » au dîner de midi. -En effet, c’était l’anniversaire de la naissance du petit Michel Mac Nap. -L’enfant avait juste un an, ce jour là. -On pesa solennellement le bébé au dessert. +Quelle différence, et combien la température se distribue capricieusement dans ces régions polaires ! +Les premiers jours de novembre arrivèrent. +La température s’abaissa un peu, mais de quelques degrés seulement. +Ce n’était pas suffisant. +De grands brouillards humides enveloppaient l’île Victoria. +Il fallait pendant toute la journée tenir les lampes allumées dans les salles. +Or, cette dépense de luminaire aurait dû être précisément très modérée. +Joliffe servit quelques « extra » au dîner de midi. +En effet, c’était l’anniversaire de la naissance du petit Michel Mac Nap. +L’enfant avait juste un an, ce jour là. +On pesa solennellement le bébé au dessert. Il pesait, ma foi, trente-quatre livres ! -Mac Nap, comme nourrice et comme mère ! -Comme père nourricier, sans doute, ou comme bonne du bébé ! +Mac Nap, comme nourrice et comme mère ! +Comme père nourricier, sans doute, ou comme bonne du bébé ! Le lendemain, douze novembre, le soleil ne parut pas au-dessus de l’horizon. -La température resta ce qu’elle avait été jusqu’alors, capricieuse, indécise. -Le thermomètre baissait un jour, remontait l’autre. +La température resta ce qu’elle avait été jusqu’alors, capricieuse, indécise. +Le thermomètre baissait un jour, remontait l’autre. La pluie et la neige alternaient. -Cependant, il fallait tout tenter pour quitter le Fort-Espérance. -Or, sur la question de départ, il n’y avait pas de doute. +Cependant, il fallait tout tenter pour quitter le Fort-Espérance. +Or, sur la question de départ, il n’y avait pas de doute. Le treize novembre, Jasper Hobson, Mrs. -Paulina Barnett et le sergent Long se réunirent pour fixer le jour du départ. -L’opinion du sergent était qu’il fallait quitter l’île au plus tôt. -Paulina Barnett, la mer est-elle assez uniformément prise pour nous livrer passage ? -Oui, répliqua le sergent Long, et chaque jour la glace tend à s’épaissir. -De plus, le baromètre remonte peu à peu. -C’est un indice d’abaissement dans la température. +Paulina Barnett et le sergent Long se réunirent pour fixer le jour du départ. +L’opinion du sergent était qu’il fallait quitter l’île au plus tôt. +Paulina Barnett, la mer est-elle assez uniformément prise pour nous livrer passage ? +Oui, répliqua le sergent Long, et chaque jour la glace tend à s’épaissir. +De plus, le baromètre remonte peu à peu. +C’est un indice d’abaissement dans la température. Elle viendra, dit Mrs. -En tout cas, il faut être prêt à profiter des circonstances. -À quelle époque extrême penseriez-vous fixer le départ, monsieur Jasper ? +En tout cas, il faut être prêt à profiter des circonstances. +À quelle époque extrême penseriez-vous fixer le départ, monsieur Jasper ? Bien, dit le sergent Long. -Nous devons donc nous préparer sans perdre un instant. +Nous devons donc nous préparer sans perdre un instant. Alors, monsieur Jasper, demanda Mrs. Le moment de parler est venu, puisque c’est le moment d’agir. Et quand comptez-vous leur apprendre ce qu’ils ignorent ? Pendant quelques minutes, Mrs. -Paulina Barnett et le lieutenant Hobson restèrent seuls, sans prononcer une parole. -Le sergent rentra bientôt, et prévint Jasper Hobson que ses ordres étaient exécutés. -Aussitôt, Jasper Hobson et la voyageuse entrèrent dans la grande salle. -Un tremblement de terre nous a séparés du continent... -Ce cap Bathurst a été détaché de la côte américaine... -Notre presqu’île n’est plus qu’une île de glace, une île errante... +Paulina Barnett et le lieutenant Hobson restèrent seuls, sans prononcer une parole. +Le sergent rentra bientôt, et prévint Jasper Hobson que ses ordres étaient exécutés. +Aussitôt, Jasper Hobson et la voyageuse entrèrent dans la grande salle. +Un tremblement de terre nous a séparés du continent... +Ce cap Bathurst a été détaché de la côte américaine... +Notre presqu’île n’est plus qu’une île de glace, une île errante... Ils le savaient, ces braves gens ! Des larmes d’attendrissement vinrent aux yeux de Jasper Hobson. -Vous êtes de braves gens, mes amis, dit alors Mrs. -Et notre lieutenant, répondit Mac Nap, peut compter sur nous. -Il a fait son devoir, nous ferons le nôtre. -Nous aurons six cents milles à faire, par le froid et dans la nuit. +Vous êtes de braves gens, mes amis, dit alors Mrs. +Et notre lieutenant, répondit Mac Nap, peut compter sur nous. +Il a fait son devoir, nous ferons le nôtre. +Nous aurons six cents milles à faire, par le froid et dans la nuit. Mes amis, dit-il (p. trois cent dix). -Paulina Barnett allaient fréquemment reconnaître l’état de l’icefield. -La neige remplaçait la pluie des jours précédents et se durcissait sur le sol. -Quelques jours de ce froid, et le glissage des traîneaux deviendrait possible. +Paulina Barnett allaient fréquemment reconnaître l’état de l’icefield. +La neige remplaçait la pluie des jours précédents et se durcissait sur le sol. +Quelques jours de ce froid, et le glissage des traîneaux deviendrait possible. En effet, le vent soufflait presque incessamment et avec une certaine violence. -Le temps se met décidément au froid, dit un jour Mrs. -C’est là un dilemme dont les deux conséquences sont contre nous ! +Le temps se met décidément au froid, dit un jour Mrs. +C’est là un dilemme dont les deux conséquences sont contre nous ! Voyons, monsieur Jasper, dit Mrs. Cela s’est vu, madame, cela s’est vu. Certainement, madame, ce serait jouer de malheur. -Il faut avouer que nous n’avons pas été heureux jusqu’ici ! -La demi-obscurité, aidée par certains phénomènes de réfraction, doublait la grandeur des objets. -La scène changeait ainsi à vue comme le décor d’une féerie ! -Son âme se glaçait comme son corps. -Paulina Barnett se forçait à regarder. -Elle voulait habituer ses yeux à ces aspects, endurcir son âme contre la terreur. -C’était un ours polaire, en effet, et Mrs. -Et très probablement le seul qui reste dans l’île ! — Mais que fait-il là ? -Il essaie de s’échapper, madame, répondit le lieutenant Hobson, en secouant la tête. -Il essaie de fuir cette île maudite ! +Il faut avouer que nous n’avons pas été heureux jusqu’ici ! +La demi-obscurité, aidée par certains phénomènes de réfraction, doublait la grandeur des objets. +La scène changeait ainsi à vue comme le décor d’une féerie ! +Son âme se glaçait comme son corps. +Paulina Barnett se forçait à regarder. +Elle voulait habituer ses yeux à ces aspects, endurcir son âme contre la terreur. +C’était un ours polaire, en effet, et Mrs. +Et très probablement le seul qui reste dans l’île ! — Mais que fait-il là ? +Il essaie de s’échapper, madame, répondit le lieutenant Hobson, en secouant la tête. +Il essaie de fuir cette île maudite ! Jasper Hobson ne se trompait pas. -Ce jour-là, le lieutenant Hobson et Mrs. +Ce jour-là, le lieutenant Hobson et Mrs. Paulina Barnett revinrent tristement et silencieusement au fort. -Les attelages de chiens avaient été l’objet de soins particuliers. -Les traîneaux furent inspectés avec soin. -La surface raboteuse de l’icefield devait nécessairement les exposer à de violents chocs. -Quant aux provisions, c’était autre chose. -Les vivres devaient être abondants et facilement transportables. -On ne pouvait en aucune façon compter sur les produits de la chasse. -Mais une telle surcharge ne pouvait être admise, et il fallut y renoncer. +Les attelages de chiens avaient été l’objet de soins particuliers. +Les traîneaux furent inspectés avec soin. +La surface raboteuse de l’icefield devait nécessairement les exposer à de violents chocs. +Quant aux provisions, c’était autre chose. +Les vivres devaient être abondants et facilement transportables. +On ne pouvait en aucune façon compter sur les produits de la chasse. +Mais une telle surcharge ne pouvait être admise, et il fallut y renoncer. Toujours muet, on ne pouvait lui arracher une parole. -Malheureusement, le champ n’était pas encore praticable. -Il semblait vraiment que la nature s’acharnât contre ces infortunés hiverneurs. -Cette modification dans l’état atmosphérique devait amener un résultat funeste. -En même temps que le froid diminuait, le ciel s’emplissait de vapeurs. +Malheureusement, le champ n’était pas encore praticable. +Il semblait vraiment que la nature s’acharnât contre ces infortunés hiverneurs. +Cette modification dans l’état atmosphérique devait amener un résultat funeste. +En même temps que le froid diminuait, le ciel s’emplissait de vapeurs. Ces averses, relativement chaudes, fondaient la couche blanche en maint endroit. -On aurait vraiment pu croire à une débâcle prochaine. -Enfin, le vingt-deux novembre, le temps commença à se remettre un peu. -En quelques heures, la tempête s’était subitement calmée. +On aurait vraiment pu croire à une débâcle prochaine. +Enfin, le vingt-deux novembre, le temps commença à se remettre un peu. +En quelques heures, la tempête s’était subitement calmée. Quelques oiseaux de long vol disparurent. -Les chiens étaient attelés aux traîneaux. -On construisit en plus deux traîneaux-chariots (p. trois cent dix-sept). +Les chiens étaient attelés aux traîneaux. +On construisit en plus deux traîneaux-chariots (p. trois cent dix-sept). Adieu ! adieu, notre pauvre maison polaire ! -Paulina Barnett, en agitant une dernière fois sa main. -Et tous, avec ce suprême souvenir, reprirent tristement et silencieusement la route du retour. +Paulina Barnett, en agitant une dernière fois sa main. +Et tous, avec ce suprême souvenir, reprirent tristement et silencieusement la route du retour. Mais il en serait tout autrement sur le champ de glace. -Il fallut organiser la couchée. +Il fallut organiser la couchée. Mais avant de s’endormir, Mrs. -Dix sur six cents ! répondit la voyageuse ! -Je m’attends à rencontrer de grandes difficultés, pendant cette tentative. +Dix sur six cents ! répondit la voyageuse ! +Je m’attends à rencontrer de grandes difficultés, pendant cette tentative. Puissions-nous les surmonter ! -Aussi, en tournant ces montagnes de glace, fallait-il prendre les plus grandes précautions. +Aussi, en tournant ces montagnes de glace, fallait-il prendre les plus grandes précautions. Toutefois, le sol ferme ne manquait pas encore sous les pieds. On fit donc halte et on organisa le campement. -Il prit le sergent à part et lui fit connaître, ainsi qu’à Mrs. -Paulina Barnett, que le champ de glace était impraticable. -J’ai eu la pensée de partir... répondit Jasper Hobson. -Lui, le chef de l’expédition, partir ! -Non ! ce n’était pas possible. +Il prit le sergent à part et lui fit connaître, ainsi qu’à Mrs. +Paulina Barnett, que le champ de glace était impraticable. +J’ai eu la pensée de partir... répondit Jasper Hobson. +Lui, le chef de l’expédition, partir ! +Non ! ce n’était pas possible. Aussi Jasper Hobson n’insista pas. Oui, mes amis, dit-il alors, je vous comprends, je ne vous abandonnerai pas. Mais il est inutile aussi que l’un de vous veuille tenter ce passage ! -D’ailleurs, que ferait-il en admettant qu’il pût atteindre New-Arkhangel ? -Comment viendrait-il à notre secours ? -Fréterait-il un navire pour nous chercher ? -Mais ce navire ne pourrait passer qu’après la débâcle des glaces ! -Oui ! vous avez raison, mon lieutenant, répondit le sergent Long. -Paulina Barnett avait écouté sans prononcer une parole. +D’ailleurs, que ferait-il en admettant qu’il pût atteindre New-Arkhangel ? +Comment viendrait-il à notre secours ? +Fréterait-il un navire pour nous chercher ? +Mais ce navire ne pourrait passer qu’après la débâcle des glaces ! +Oui ! vous avez raison, mon lieutenant, répondit le sergent Long. +Paulina Barnett avait écouté sans prononcer une parole. Et alors, monsieur Jasper, dit-elle, votre parti ?... -Est de retourner à l’île Victoria. -Revenons donc, et que le Ciel nous protège ! -La première impression produite par la communication du lieutenant Hobson fut mauvaise. -Mais ils réagirent promptement et se déclarèrent prêts à obéir. -Je vous répète donc : nous sommes devant l’impossible ! +Est de retourner à l’île Victoria. +Revenons donc, et que le Ciel nous protège ! +La première impression produite par la communication du lieutenant Hobson fut mauvaise. +Mais ils réagirent promptement et se déclarèrent prêts à obéir. +Je vous répète donc : nous sommes devant l’impossible ! Ces soldats avaient une confiance absolue dans leur chef. -Le retour au Fort-Espérance fut donc décidé pour le lendemain. +Le retour au Fort-Espérance fut donc décidé pour le lendemain. Ce retour se fit dans les plus tristes conditions. -Le temps était affreux. -De grandes rafales couraient à la surface de l’icefield. -La pluie tombait à torrents. -Plusieurs traîneaux et leurs attelages furent engloutis dans les crevasses. -L’hivernage commença donc. -Les chiens réintégrèrent leur « dog-house », et les rennes domestiques, leur étable. -Thomas Black dut s’occuper aussi de son réemménagement, et avec quel désespoir ! -Paulina Barnett présidait à tout, et son influence se faisait sentir en toutes choses. -Kalumah s’était de plus en plus attachée à elle. +Le temps était affreux. +De grandes rafales couraient à la surface de l’icefield. +La pluie tombait à torrents. +Plusieurs traîneaux et leurs attelages furent engloutis dans les crevasses. +L’hivernage commença donc. +Les chiens réintégrèrent leur « dog-house », et les rennes domestiques, leur étable. +Thomas Black dut s’occuper aussi de son réemménagement, et avec quel désespoir ! +Paulina Barnett présidait à tout, et son influence se faisait sentir en toutes choses. +Kalumah s’était de plus en plus attachée à elle. Chacun aimait d’ailleurs la jeune Esquimaude, qui se montrait douce et serviable. -La saison, bien qu’elle fût déjà fort avancée, demeurait toujours indécise. +La saison, bien qu’elle fût déjà fort avancée, demeurait toujours indécise. Il faut passer pourtant, dit le sergent Long... (p. trois cent vingt-quatre). -Mais malheureusement, il n’en était pas ainsi du luminaire. -travaux étaient alors suspendus, et les heures, ainsi passées, semblaient bien longues ! -C’était un esprit absolument dévoyé. -Le ciel fut très pur pendant la première semaine de janvier. -C’était la plus basse température de ce singulier hiver, observée jusqu’ici. -Abaissement peu considérable, en tout cas, pour une latitude si élevée. -On était au trois janvier. -La surface du champ, bien qu’extrêmement raboteuse, était partout solide. -Kalumah revint aussitôt au fort. -Elle prévint Jasper Hobson. +Mais malheureusement, il n’en était pas ainsi du luminaire. +travaux étaient alors suspendus, et les heures, ainsi passées, semblaient bien longues ! +C’était un esprit absolument dévoyé. +Le ciel fut très pur pendant la première semaine de janvier. +C’était la plus basse température de ce singulier hiver, observée jusqu’ici. +Abaissement peu considérable, en tout cas, pour une latitude si élevée. +On était au trois janvier. +La surface du champ, bien qu’extrêmement raboteuse, était partout solide. +Kalumah revint aussitôt au fort. +Elle prévint Jasper Hobson. Celui-ci manda les chasseurs Marbre et Sabine. Le lieutenant Hobson, Mrs. L’attente fut assez longue. Une heure se passa. Rien ne signalait l’approche des amphibies. -Mais enfin, l’un des trous — celui qu’observait Marbre — bouillonna à son orifice. -Une tête, armée de longues défenses, apparut. -C’était la tête d’un morse. -Marbre lança son nœud coulant avec adresse et serra vivement. -Là, quelques coups de hache l’abattirent. -C’était un succès. -Les hôtes du Fort-Espérance prirent goût à cette pêche d’un nouveau genre. -D’autres morses furent ainsi capturés. +Mais enfin, l’un des trous — celui qu’observait Marbre — bouillonna à son orifice. +Une tête, armée de longues défenses, apparut. +C’était la tête d’un morse. +Marbre lança son nœud coulant avec adresse et serra vivement. +Là, quelques coups de hache l’abattirent. +C’était un succès. +Les hôtes du Fort-Espérance prirent goût à cette pêche d’un nouveau genre. +D’autres morses furent ainsi capturés. Cependant, le froid ne s’accentuait pas. -La température demeurait supportable. -Paulina Barnett cherchait à varier par tous les moyens possibles. +La température demeurait supportable. +Paulina Barnett cherchait à varier par tous les moyens possibles. Un seul incident marqua assez tristement ce mois de janvier. -Une éruption caractéristique couvrit le corps du bébé. -C’était une scarlatine d’espèce maligne, qui devait nécessairement amener une inflammation interne. -La pharmacie du fort était malheureusement assez incomplète. +Une éruption caractéristique couvrit le corps du bébé. +C’était une scarlatine d’espèce maligne, qui devait nécessairement amener une inflammation interne. +La pharmacie du fort était malheureusement assez incomplète. Ce fut une joie dans la factorerie. -Il était né sous ce rude climat, au milieu de ces braves gens. -On était arrivé ainsi, au milieu de tant d’inquiétudes, au vingt-trois janvier. -La situation de l’île Victoria ne s’était modifiée en aucune façon. +Il était né sous ce rude climat, au milieu de ces braves gens. +On était arrivé ainsi, au milieu de tant d’inquiétudes, au vingt-trois janvier. +La situation de l’île Victoria ne s’était modifiée en aucune façon. L’interminable nuit couvrait encore la mer polaire. -Le vingt-sept, le fort reçut une visite assez inattendue. -Ils rentrèrent dans la salle commune, et signalèrent à Mrs. -Paulina Barnett la présence du redoutable carnassier. -Ce ne peut être que notre ours ! -Je le reconnais, s’écria Mrs. +Le vingt-sept, le fort reçut une visite assez inattendue. +Ils rentrèrent dans la salle commune, et signalèrent à Mrs. +Paulina Barnett la présence du redoutable carnassier. +Ce ne peut être que notre ours ! +Je le reconnais, s’écria Mrs. C’est ton ours, Kalumah, c’est ton sauveur ! -Oh ! ne tuez pas mon ours ! s’écria la jeune indigène. -On ne le tuera pas, répondit le lieutenant Hobson. -Laissez-le entrer, sergent, répondit Mrs. -Cet animal-là a perdu toute férocité. +Oh ! ne tuez pas mon ours ! s’écria la jeune indigène. +On ne le tuera pas, répondit le lieutenant Hobson. +Laissez-le entrer, sergent, répondit Mrs. +Cet animal-là a perdu toute férocité. Il est prisonnier comme nous, et, vous le savez, les prisonniers... -Mais enfin, on épargnera celui-ci, à votre recommandation. -Nous ne nous défendrons que s’il nous attaque. +Mais enfin, on épargnera celui-ci, à votre recommandation. +Nous ne nous défendrons que s’il nous attaque. Cependant, je crois prudent de rentrer dans la maison. -Il ne faut pas donner de tentations trop fortes à ce carnassier ! -Le conseil était bon. -On ferma les portes, mais les contrevents des fenêtres ne furent point rabattus. -On put donc, à travers les vitres, suivre les manœuvres du visiteur. +Il ne faut pas donner de tentations trop fortes à ce carnassier ! +Le conseil était bon. +On ferma les portes, mais les contrevents des fenêtres ne furent point rabattus. +On put donc, à travers les vitres, suivre les manœuvres du visiteur. Mais Kalumah vint placer sa douce figure sur la vitre fragile. -Un disque jaunâtre se montra un instant. -C’était la plus basse température qu’il devait indiquer pendant ce singulier hiver. -Ainsi, nous aurions encore deux mois à attendre ? demanda Mrs. -Que dites-vous là, monsieur Jasper ? répondit Mrs. -Paulina Barnett, assez surprise de la réponse du lieutenant. -Kalumah, interrogée, confirma les paroles du lieutenant. +Un disque jaunâtre se montra un instant. +C’était la plus basse température qu’il devait indiquer pendant ce singulier hiver. +Ainsi, nous aurions encore deux mois à attendre ? demanda Mrs. +Que dites-vous là, monsieur Jasper ? répondit Mrs. +Paulina Barnett, assez surprise de la réponse du lieutenant. +Kalumah, interrogée, confirma les paroles du lieutenant. Les hiverneurs devaient donc s’armer de patience et attendre, toujours attendre ! La convalescence du petit enfant se faisait bien. -Le vingt février, il sortit pour la première fois, après quarante jours de maladie. -La dernière semaine du mois de février fut extrêmement pluvieuse et neigeuse. +Le vingt février, il sortit pour la première fois, après quarante jours de maladie. +La dernière semaine du mois de février fut extrêmement pluvieuse et neigeuse. Il ventait un grand vent de nord-ouest. Mais la bourrasque n’en fut pas moins violente. -Les icebergs entrechoqués s’écroulaient avec un bruit comparable aux roulements du tonnerre. -C’était un nouveau danger, ajouté à tant d’autres. -À cette date, l’embarcation fut entièrement terminée. -Les toiles à tente de la factorerie avaient été utilisées pour la voilure. -Il n’y avait donc plus qu’à attendre la débâcle des glaces. -L’expédition fut donc résolue, et le départ fixé au sept mars. -Paulina Barnett et ses compagnons ne prolongeraient pas leur absence au-delà de quarante-huit heures. -Le thermomètre marquait alors trente-deux degrés Fahrenheit (0 centig.). -L’atmosphère était légèrement brumeuse, mais calme. -De ce côté, la banquise ne s’élevait pas à trois milles du cap. +Les icebergs entrechoqués s’écroulaient avec un bruit comparable aux roulements du tonnerre. +C’était un nouveau danger, ajouté à tant d’autres. +À cette date, l’embarcation fut entièrement terminée. +Les toiles à tente de la factorerie avaient été utilisées pour la voilure. +Il n’y avait donc plus qu’à attendre la débâcle des glaces. +L’expédition fut donc résolue, et le départ fixé au sept mars. +Paulina Barnett et ses compagnons ne prolongeraient pas leur absence au-delà de quarante-huit heures. +Le thermomètre marquait alors trente-deux degrés Fahrenheit (0 centig.). +L’atmosphère était légèrement brumeuse, mais calme. +De ce côté, la banquise ne s’élevait pas à trois milles du cap. La marche fut assez lente, on le pense bien. -À tout moment, il fallait tourner, soit une crevasse profonde, soit un infranchissable hummock. -Aucun traîneau n’aurait évidemment pu s’aventurer sur cette route raboteuse. -Nul être vivant dans ces solitudes, que les oiseaux avaient eux-mêmes abandonnées ! -Le seul obstacle avait donc été dans le défaut de solidification, et non ailleurs. -Cependant, on s’approchait de la haute barrière. -Presque toujours, Kalumah précédait la petite troupe. +À tout moment, il fallait tourner, soit une crevasse profonde, soit un infranchissable hummock. +Aucun traîneau n’aurait évidemment pu s’aventurer sur cette route raboteuse. +Nul être vivant dans ces solitudes, que les oiseaux avaient eux-mêmes abandonnées ! +Le seul obstacle avait donc été dans le défaut de solidification, et non ailleurs. +Cependant, on s’approchait de la haute barrière. +Presque toujours, Kalumah précédait la petite troupe. Elle allait, venait, appelait, et on pouvait la suivre de confiance. Les strates qui la formaient se dessinaient nettement. -Des teintes diverses, des nuances d’une extrême délicatesse en coloraient les parois glacées. -Les déchirements et les fracas étaient fréquents à l’intérieur. -Il se faisait là un travail de désagrégation formidable. -Il y avait là de quoi alimenter de véritables rivières ! -Aussi la petite troupe n’en longeait-elle la base qu’à une certaine distance. +Des teintes diverses, des nuances d’une extrême délicatesse en coloraient les parois glacées. +Les déchirements et les fracas étaient fréquents à l’intérieur. +Il se faisait là un travail de désagrégation formidable. +Il y avait là de quoi alimenter de véritables rivières ! +Aussi la petite troupe n’en longeait-elle la base qu’à une certaine distance. La traversait-elle dans toute sa largeur ? C’est ce que l’on ne pouvait savoir. -La structure intérieure de la haute barrière put être ainsi examinée. -On vit aussi quelques épaves, des restes de carènes et des membrures de bâtiments. -Vers cinq heures, l’obscurité, déjà assez grande, arrêta l’exploration. +La structure intérieure de la haute barrière put être ainsi examinée. +On vit aussi quelques épaves, des restes de carènes et des membrures de bâtiments. +Vers cinq heures, l’obscurité, déjà assez grande, arrêta l’exploration. Jasper Hobson donna alors le signal de halte. Ainsi donc, on n’en pouvait douter, le passage existait. -Même fouillis de glaces, même hérissement de blocs. -C’était aussi la même solitude, le même désert, le même abandonnement. +Même fouillis de glaces, même hérissement de blocs. +C’était aussi la même solitude, le même désert, le même abandonnement. Pas un animal, pas un oiseau. -Elle songeait, malgré elle, à ce départ qui avait été tenté cinq mois auparavant. -Le lieutenant Hobson l’arracha enfin à ses rêveries. -Madame, lui dit-il, voilà plus de vingt-quatre heures que nous avons quitté le fort. -Paulina Barnett se rendit à cette observation. -Le but de l’exploration avait été atteint. -On déjeuna, et on repartit vers une heure après midi. -Le temps était beau. -On comptait sans un incident, que certainement aucune perspicacité humaine ne pouvait prévoir. -Voilà une chose bizarre ! s’écria-t-il, en s’adressant à Jasper Hobson. -Est-ce à l’est ou à l’ouest ? -Je le sais bien !... je le sais bien !... répondit Marbre, en hochant la tête. +Elle songeait, malgré elle, à ce départ qui avait été tenté cinq mois auparavant. +Le lieutenant Hobson l’arracha enfin à ses rêveries. +Madame, lui dit-il, voilà plus de vingt-quatre heures que nous avons quitté le fort. +Paulina Barnett se rendit à cette observation. +Le but de l’exploration avait été atteint. +On déjeuna, et on repartit vers une heure après midi. +Le temps était beau. +On comptait sans un incident, que certainement aucune perspicacité humaine ne pouvait prévoir. +Voilà une chose bizarre ! s’écria-t-il, en s’adressant à Jasper Hobson. +Est-ce à l’est ou à l’ouest ? +Je le sais bien !... je le sais bien !... répondit Marbre, en hochant la tête. Ce n’est pas possible ! dit la voyageuse. -Regardez, madame », répondit Sabine. -Jasper Hobson réfléchit et ne répondit pas. -Nous aurons pris à gauche au lieu de prendre à droite. -Non ! s’écria Mrs. +Regardez, madame », répondit Sabine. +Jasper Hobson réfléchit et ne répondit pas. +Nous aurons pris à gauche au lieu de prendre à droite. +Non ! s’écria Mrs. Paulina Barnett, ce n’est pas possible ! -Nous ne nous sommes pas trompés ! +Nous ne nous sommes pas trompés ! Paulina Barnett, voyez le soleil ! -Est-ce qu’il ne se lève plus dans l’est, à présent ? -Marbre, stupéfait de cet argument auquel il ne pouvait répondre, se croisa les bras. -Soit, dit Sabine, mais alors la boussole et le soleil sont en contradiction complète ? +Est-ce qu’il ne se lève plus dans l’est, à présent ? +Marbre, stupéfait de cet argument auquel il ne pouvait répondre, se croisa les bras. +Soit, dit Sabine, mais alors la boussole et le soleil sont en contradiction complète ? Il est temps de revenir sur nos pas. (p. trois cent quarante-deux). -Sans aucun doute, répondit le lieutenant Hobson. -Le soleil ne se dérange pas, lui ! +Sans aucun doute, répondit le lieutenant Hobson. +Le soleil ne se dérange pas, lui ! Ce n’est point un brouillard, c’est un « frost-rime » (p.trois cent cinquante-quatre). Le lieutenant Hobson, Mrs. Paulina Barnett, Kalumah, les deux chasseurs regardaient et se regardaient. -L’île devrait être là ! s’écria Sabine. -Et elle n’y est plus ! répondit Marbre. -Ah ça ! mon lieutenant, qu’est-elle devenue ? -Paulina Barnett, abasourdie, ne savait que répondre. -Jasper Hobson ne prononçait pas une parole. +L’île devrait être là ! s’écria Sabine. +Et elle n’y est plus ! répondit Marbre. +Ah ça ! mon lieutenant, qu’est-elle devenue ? +Paulina Barnett, abasourdie, ne savait que répondre. +Jasper Hobson ne prononçait pas une parole. Et machinalement, pour ainsi dire, le lieutenant Hobson, Mrs. -Et pourtant les apparences étaient contre Kalumah, à consulter la position du soleil ! -Et pourquoi devaient-ils penser ainsi, eux qui étaient restés au Fort-Espérance ? -Pourquoi devaient-ils croire que le lieutenant et sa petite troupe s’égarerait au retour ? -Deux heures après, tous étaient rentrés au Fort-Espérance. +Et pourtant les apparences étaient contre Kalumah, à consulter la position du soleil ! +Et pourquoi devaient-ils penser ainsi, eux qui étaient restés au Fort-Espérance ? +Pourquoi devaient-ils croire que le lieutenant et sa petite troupe s’égarerait au retour ? +Deux heures après, tous étaient rentrés au Fort-Espérance. Le cap Bathurst, au lieu de pointer au nord, pointait au sud. -En tout cas, dit le lieutenant Hobson à Mrs. -Paulina Barnett, ce changement de front ne peut que nous être favorable. +En tout cas, dit le lieutenant Hobson à Mrs. +Paulina Barnett, ce changement de front ne peut que nous être favorable. Ainsi, tout est pour le mieux ? demanda Mrs. Paulina Barnett, en souriant. -Sous l’influence du dégel, la rupture des glaces tendait à se faire subitement. -Jasper Hobson l’admirait profondément. -Du vingt au trente mars, le dégel fit de rapides progrès. -Les pluies furent abondantes et activèrent la dissolution des glaces. -Mais, répétait souvent Kalumah, cela n’est pas à craindre. -La débâcle ne remonte pas, elle descend, et le danger est là ! -disait-elle, en montrant le sud, où s’étendait l’immense mer du Pacifique. -La jeune Esquimaude était absolument affirmative. +Sous l’influence du dégel, la rupture des glaces tendait à se faire subitement. +Jasper Hobson l’admirait profondément. +Du vingt au trente mars, le dégel fit de rapides progrès. +Les pluies furent abondantes et activèrent la dissolution des glaces. +Mais, répétait souvent Kalumah, cela n’est pas à craindre. +La débâcle ne remonte pas, elle descend, et le danger est là ! +disait-elle, en montrant le sud, où s’étendait l’immense mer du Pacifique. +La jeune Esquimaude était absolument affirmative. Les magasins regorgeaient de fourrures, qui seraient perdues pour la plus grande partie. -Les chasseurs et les trappeurs chômaient donc. -De forts étançons furent donc appliqués aux murailles de bois. -Cependant, les symptômes de la saison nouvelle s’accusaient davantage chaque jour. +Les chasseurs et les trappeurs chômaient donc. +De forts étançons furent donc appliqués aux murailles de bois. +Cependant, les symptômes de la saison nouvelle s’accusaient davantage chaque jour. Quelques bourgeons apparaissaient aux arbres. -Si quelqu’un fut malheureux alors, ce fut sans contredit l’honnête caporal. -L’époux de Mrs. +Si quelqu’un fut malheureux alors, ce fut sans contredit l’honnête caporal. +L’époux de Mrs. Le pauvre homme n’y pouvait suffire. -Quand il défendait un bout de son champ, on dévorait l’autre. -C’était même le conseil que Mrs. -Tant de peine perdue ! répétait-il. -Quitter un tel établissement quand il est en voie de prospérité ! -À cette réflexion saugrenue, Mrs. -La maladie, au moins, les avait épargnés. -Pendant les journées des deux, trois, quatre et cinq avril, le dégel continua franchement. -La chaleur était sensible, mais le temps couvert. -La pluie tombait fréquemment, et à grosses gouttes. -Le vent soufflait du sud-ouest, tout chargé des chaudes molécules du continent. -Mais dans cette atmosphère embrumée, il fut impossible de faire une seule observation. -Ni soleil, ni lune, ni étoile n’apparurent à travers ce rideau opaque. +Quand il défendait un bout de son champ, on dévorait l’autre. +C’était même le conseil que Mrs. +Tant de peine perdue ! répétait-il. +Quitter un tel établissement quand il est en voie de prospérité ! +À cette réflexion saugrenue, Mrs. +La maladie, au moins, les avait épargnés. +Pendant les journées des deux, trois, quatre et cinq avril, le dégel continua franchement. +La chaleur était sensible, mais le temps couvert. +La pluie tombait fréquemment, et à grosses gouttes. +Le vent soufflait du sud-ouest, tout chargé des chaudes molécules du continent. +Mais dans cette atmosphère embrumée, il fut impossible de faire une seule observation. +Ni soleil, ni lune, ni étoile n’apparurent à travers ce rideau opaque. Au matin, le lieutenant Hobson, Mrs. -Était-ce donc l’influence du courant kamtchatkal qui se faisait sentir ? -L’île errante allait-elle prendre la même direction ? +Était-ce donc l’influence du courant kamtchatkal qui se faisait sentir ? +L’île errante allait-elle prendre la même direction ? On comprend combien furent vives les craintes du lieutenant et de ses compagnons. -montrait que l’île, en le suivant, se rapprocherait de la côte américaine. -La débâcle s’opérait à grand bruit et sur une vaste échelle. +montrait que l’île, en le suivant, se rapprocherait de la côte américaine. +La débâcle s’opérait à grand bruit et sur une vaste échelle. La dislocation se manifestait sur tous les points du littoral avec un fracas assourdissant. -Il était impossible de s’entendre en plein air. +Il était impossible de s’entendre en plein air. continues d’une formidable artillerie. -Du moins, c’était le mouvement apparent de ces icebergs. -Il faisait des objections, auxquelles la jeune Esquimaude résistait opiniâtrement. -Kalumah avait raison peut-être ! -Jasper Hobson fut extrêmement frappé de sa réponse si affirmative. -Le désappointement des hiverneurs fut grand. -Il semblait que la nature ne voulût leur épargner aucun ennui. +Du moins, c’était le mouvement apparent de ces icebergs. +Il faisait des objections, auxquelles la jeune Esquimaude résistait opiniâtrement. +Kalumah avait raison peut-être ! +Jasper Hobson fut extrêmement frappé de sa réponse si affirmative. +Le désappointement des hiverneurs fut grand. +Il semblait que la nature ne voulût leur épargner aucun ennui. Et ce fut ainsi pendant quatre jours ! Le « frost-rime » ne se dissipa que le quinze avril. -Pendant la matinée, une violente brise du sud le déchira et l’anéantit. +Pendant la matinée, une violente brise du sud le déchira et l’anéantit. Le lieutenant Hobson se jeta sur ses instruments. Kalumah avait eu raison. -L’île Victoria, saisie par le courant de Behring, dérivait vers le sud. -Ils n’avaient plus à craindre d’être entraînés au nord. -On le sait, grâce aux précautions prises, tout était prêt pour un embarquement immédiat. +L’île Victoria, saisie par le courant de Behring, dérivait vers le sud. +Ils n’avaient plus à craindre d’être entraînés au nord. +On le sait, grâce aux précautions prises, tout était prêt pour un embarquement immédiat. Cette perspective ranima le cœur et l’esprit des hiverneurs. -Ils retrouvèrent cette gaieté naturelle que les dures épreuves avaient chassée depuis longtemps. +Ils retrouvèrent cette gaieté naturelle que les dures épreuves avaient chassée depuis longtemps. On revit plusieurs fois le sauveur de Kalumah. -Le cap Bathurst projeta dès lors sa pointe vers le nord-ouest. -Les derniers restes de banquise fermèrent alors l’horizon du nord. +Le cap Bathurst projeta dès lors sa pointe vers le nord-ouest. +Les derniers restes de banquise fermèrent alors l’horizon du nord. Le moment fatal approchait. -Les hiverneurs avaient quitté depuis quelques semaines leurs vêtements d’hiver. -Ils étaient toujours prêts à partir. -Les chances se déclaraient donc enfin pour les hiverneurs ! -En effet, répondit Mrs. -La Providence nous protégeait en rendant l’icefield impraticable pour nous ». +Les hiverneurs avaient quitté depuis quelques semaines leurs vêtements d’hiver. +Ils étaient toujours prêts à partir. +Les chances se déclaraient donc enfin pour les hiverneurs ! +En effet, répondit Mrs. +La Providence nous protégeait en rendant l’icefield impraticable pour nous ». Paulina Barnett avait raison, sans doute, de parler ainsi. -Il sembla à tous ces braves gens qu’ils revenaient dans le monde habité. +Il sembla à tous ces braves gens qu’ils revenaient dans le monde habité. Le soir, on fit un bon souper dans la grande salle. -Des toasts furent portés à Mrs. +Des toasts furent portés à Mrs. Paulina Barnett et au lieutenant Hobson. -La nuit était belle. -En l’absence de la lune, les constellations brillaient d’un éclat magnifique. -Les deux explorateurs suivirent le rivage sur un espace de deux à trois milles. -Mais quel aspect présentait toujours le champ de glace ! +La nuit était belle. +En l’absence de la lune, les constellations brillaient d’un éclat magnifique. +Les deux explorateurs suivirent le rivage sur un espace de deux à trois milles. +Mais quel aspect présentait toujours le champ de glace ! Quel bouleversement ! quel chaos ! -Ce bruit-là vient du côté de la banquise ! dit le sergent Long. +Ce bruit-là vient du côté de la banquise ! dit le sergent Long. Que se passe-t-il ?... -Au fort ! s’écria le lieutenant Hobson. -Mille pensées assiégeaient leur esprit. -Quel nouveau phénomène produisait ce bruit inattendu ? +Au fort ! s’écria le lieutenant Hobson. +Mille pensées assiégeaient leur esprit. +Quel nouveau phénomène produisait ce bruit inattendu ? Les habitants endormis du fort avaient-ils connaissance de cet incident ? -deux milles qui les séparaient du Fort-Espérance. +deux milles qui les séparaient du Fort-Espérance. Le charpentier Mac Nap vint au lieutenant, tenant son petit enfant dans ses bras. -C’était comme un assaut de blocs de glace qui marchait sur l’île. -Quant au bateau construit au pied du cap, il était anéanti... -La dernière ressource des infortunés hiverneurs avait disparu ! -Ces malheureux jetèrent au ciel un cri de désespoir. -Oui ! sous cet entassement était enfouie Mrs. -Un cataclysme épouvantable s’était produit. -La banquise s’était jetée sur l’île errante ! -Mais déjà l’œuvre de destruction s’était accomplie. +C’était comme un assaut de blocs de glace qui marchait sur l’île. +Quant au bateau construit au pied du cap, il était anéanti... +La dernière ressource des infortunés hiverneurs avait disparu ! +Ces malheureux jetèrent au ciel un cri de désespoir. +Oui ! sous cet entassement était enfouie Mrs. +Un cataclysme épouvantable s’était produit. +La banquise s’était jetée sur l’île errante ! +Mais déjà l’œuvre de destruction s’était accomplie. De ces demeures, il n’y avait plus trace ! -Il fallait arriver à eux, ne dût-on plus trouver que leurs cadavres. -La maison était solide ! -Elle a pu résister. +Il fallait arriver à eux, ne dût-on plus trouver que leurs cadavres. +La maison était solide ! +Elle a pu résister. Les outils et les pics ne manquaient pas. Mais, en ce moment, on ne pouvait s’approcher de l’enceinte. -Irrésistiblement poussées, elles s’avançaient déjà d’un quart de mille au-delà du rivage. +Irrésistiblement poussées, elles s’avançaient déjà d’un quart de mille au-delà du rivage. Le jour parut enfin. Quel aspect offraient ces environs du cap Bathurst ! -Mais l’envahissement semblait être arrêté, au moins momentanément. -Ceux qu’elle entraînait avec elle ne s’en apercevaient seulement pas. -C’était maintenant l’heure d’agir. +Mais l’envahissement semblait être arrêté, au moins momentanément. +Ceux qu’elle entraînait avec elle ne s’en apercevaient seulement pas. +C’était maintenant l’heure d’agir. On pouvait aborder l’enceinte. Il ne fallait pas perdre un instant. -Depuis six heures déjà, les malheureux étaient enfouis sous les débris de l’avalanche. +Depuis six heures déjà, les malheureux étaient enfouis sous les débris de l’avalanche. On l’a dit, le cap Bathurst n’existait plus. -La cour du fort était comblée. +La cour du fort était comblée. De la palissade on ne voyait plus un seul poteau. -Avant de se remettre à l’œuvre, le lieutenant Hobson appela le maître charpentier. -Nous avions consolidé cette maison, vous le savez. +Avant de se remettre à l’œuvre, le lieutenant Hobson appela le maître charpentier. +Nous avions consolidé cette maison, vous le savez. Puis il fit venir Mrs. -Madame, lui demanda-t-il, est-il resté des vivres dans la maison ? -Oui, monsieur Jasper, répondit Mrs. -Joliffe, l’office et la cuisine contenaient encore une certaine quantité de conserves. +Madame, lui demanda-t-il, est-il resté des vivres dans la maison ? +Oui, monsieur Jasper, répondit Mrs. +Joliffe, l’office et la cuisine contenaient encore une certaine quantité de conserves. Et de l’eau ? -Oui, de l’eau et du brandevin, répondit Mrs. +Oui, de l’eau et du brandevin, répondit Mrs. Mais l’air ne leur manquera-t-il pas ? -À cette question, le maître charpentier ne put répondre. -Mac Nap avait pris la direction des travaux, et il les dirigea avec méthode. +À cette question, le maître charpentier ne put répondre. +Mac Nap avait pris la direction des travaux, et il les dirigea avec méthode. Il lui parut convenable d’attaquer la masse par son sommet. -De là, on put faire rouler du côté du lagon les blocs entassés. -Cependant, il commençait à se niveler à son sommet. +De là, on put faire rouler du côté du lagon les blocs entassés. +Cependant, il commençait à se niveler à son sommet. Les hommes maniaient le pic et la pioche. Les femmes entretenaient les feux. -Tous n’avaient qu’une pensée : sauver Mrs. +Tous n’avaient qu’une pensée : sauver Mrs. Paulina Barnett, Madge, Kalumah, Thomas Black ! Ce puits, suivant son calcul, ne devait pas mesurer moins de cinquante pieds. Trois hommes seulement y pouvaient travailler ensemble. -Pendant qu’ils creusaient à tour de rôle, les trois femmes, Mrs. -Le creusement ne devait pas être suspendu. -Il fut convenu que l’on travaillerait à la lueur des résines. -Ni le lieutenant Hobson, ni ses compagnons ne songèrent à suspendre leur travail. -En ce moment commencèrent les grandes difficultés. -En effet, on ne pouvait forer dans cette matière mouvante. -Dans ces conditions, on le comprend, le travail ne pouvait être rapide. +Pendant qu’ils creusaient à tour de rôle, les trois femmes, Mrs. +Le creusement ne devait pas être suspendu. +Il fut convenu que l’on travaillerait à la lueur des résines. +Ni le lieutenant Hobson, ni ses compagnons ne songèrent à suspendre leur travail. +En ce moment commencèrent les grandes difficultés. +En effet, on ne pouvait forer dans cette matière mouvante. +Dans ces conditions, on le comprend, le travail ne pouvait être rapide. Il y avait cinquante-quatre heures que Mrs. -Paulina Barnett, les deux femmes et l’astronome étaient ensevelis ! +Paulina Barnett, les deux femmes et l’astronome étaient ensevelis ! Mais rien ne se fit entendre. -Le grossier cuvelage maintenait suffisamment la matière friable. -Il était en ce moment au fond du puits. +Le grossier cuvelage maintenait suffisamment la matière friable. +Il était en ce moment au fond du puits. murmura-t-il (p. trois cent soixante et onze). -Il resta un instant les bras croisés, regardant Sabine, qui se trouvait avec lui. +Il resta un instant les bras croisés, regardant Sabine, qui se trouvait avec lui. Rien ? dit le chasseur. -Rien, répondit le charpentier. -Avant dix pieds, nous devons rencontrer ce plancher lui-même... ou bien... +Rien, répondit le charpentier. +Avant dix pieds, nous devons rencontrer ce plancher lui-même... ou bien... p. trois cent soixante et onze). Mac Nap sonda de nouveau. -Son pic s’enfonçait toujours dans la terre meuble. -Le charpentier, abandonnant un instant son outil, se prit la tête à deux mains. -Non, répondit le maître charpentier d’un ton d’inébranlable conviction. -Non ! la maison n’a pas été écrasée ! -Elle a dû résister, renforcée comme elle l’était ! -Non ! elle n’a pas été écrasée ! +Son pic s’enfonçait toujours dans la terre meuble. +Le charpentier, abandonnant un instant son outil, se prit la tête à deux mains. +Non, répondit le maître charpentier d’un ton d’inébranlable conviction. +Non ! la maison n’a pas été écrasée ! +Elle a dû résister, renforcée comme elle l’était ! +Non ! elle n’a pas été écrasée ! Ce n’est pas possible ! -Ceci, évidemment, répondit le charpentier Mac Nap. -La maison a résisté, elle, mais le sol sur lequel elle reposait a fléchi. -Elle s’est enfoncée tout d’une pièce ! -Elle n’est pas écrasée, mais engloutie... +Ceci, évidemment, répondit le charpentier Mac Nap. +La maison a résisté, elle, mais le sol sur lequel elle reposait a fléchi. +Elle s’est enfoncée tout d’une pièce ! +Elle n’est pas écrasée, mais engloutie... Et les malheureuses victimes... -Noyées ! s’écria le sergent Long. -Pendant quelques instants, ces trois hommes demeurèrent sans parler. -L’hypothèse de Mac Nap devait toucher de bien près à la réalité. -Oui, répondit le maître charpentier, il faut au moins les retrouver morts ! -Le lieutenant Hobson y était descendu avec lui. -Le maître charpentier le sentit plutôt qu’il ne l’entendit. -Nous y sommes, s’était écrié le soldat. +Noyées ! s’écria le sergent Long. +Pendant quelques instants, ces trois hommes demeurèrent sans parler. +L’hypothèse de Mac Nap devait toucher de bien près à la réalité. +Oui, répondit le maître charpentier, il faut au moins les retrouver morts ! +Le lieutenant Hobson y était descendu avec lui. +Le maître charpentier le sentit plutôt qu’il ne l’entendit. +Nous y sommes, s’était écrié le soldat. Tais-toi, et continue ! -répondit le lieutenant Hobson d’une voix sourde. +répondit le lieutenant Hobson d’une voix sourde. Kellet et son compagnon, le soldat Pond, avaient repris leur travail. -C’était un des chevrons du toit. -En quelques instants, une large ouverture fut pratiquée... -À cette ouverture, apparut une figure à peine reconnaissable dans l’ombre. -C’était la figure de Kalumah ! +C’était un des chevrons du toit. +En quelques instants, une large ouverture fut pratiquée... +À cette ouverture, apparut une figure à peine reconnaissable dans l’ombre. +C’était la figure de Kalumah ! murmura faiblement la pauvre Esquimaude. Jasper Hobson se laissa glisser par l’ouverture. -Un froid très vif le saisit. -L’eau lui montait à la ceinture. +Un froid très vif le saisit. +L’eau lui montait à la ceinture. Il y avait encore un espoir !... -Le lieutenant, s’avançant dans l’obscurité, rencontra un corps sans mouvement ! -C’était Thomas Black. -Un autre corps fut amené, celui de Madge. -Des cordes avaient été jetées de l’orifice du puits. -Paulina Barnett à sauver. -La voyageuse était comme morte. +Le lieutenant, s’avançant dans l’obscurité, rencontra un corps sans mouvement ! +C’était Thomas Black. +Un autre corps fut amené, celui de Madge. +Des cordes avaient été jetées de l’orifice du puits. +Paulina Barnett à sauver. +La voyageuse était comme morte. Paulina Barnett respirait encore, et son cœur battait. Elle ouvrit enfin les yeux. -Paulina Barnett, par un suprême effort, se redressa. -Puis, avec un étrange accent : « La mer ! la mer ! -Et l’embarcation, écrasée, était hors d’usage ! -Tous s’étaient précipités à la porte, aux fenêtres. -Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, et déjà Mrs. +Paulina Barnett, par un suprême effort, se redressa. +Puis, avec un étrange accent : « La mer ! la mer ! +Et l’embarcation, écrasée, était hors d’usage ! +Tous s’étaient précipités à la porte, aux fenêtres. +Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, et déjà Mrs. La base de glace s’effondrait ! L’eau de la mer apparaissait. Cela se fit par un vague instinct de conservation. -Et cependant, ces infortunés pouvaient-ils garder une lueur d’espoir ? +Et cependant, ces infortunés pouvaient-ils garder une lueur d’espoir ? Au-dessous, l’eau montait toujours. -C’est là qu’ils restèrent pendant tant d’heures. -Il n’y avait rien à tenter pour le salut ! +C’est là qu’ils restèrent pendant tant d’heures. +Il n’y avait rien à tenter pour le salut ! Le secours ne pouvait venir que du dehors ! -En outre, aux tortures physiques s’étaient jointes les tortures morales. -Paulina Barnett avait à peu près compris ce qui s’était passé. -Il faut donc renoncer à atterrir sur le continent ? dit alors Mrs. -Oui, madame, répondit Jasper Hobson, tout espoir est fermé de ce côté. +En outre, aux tortures physiques s’étaient jointes les tortures morales. +Paulina Barnett avait à peu près compris ce qui s’était passé. +Il faut donc renoncer à atterrir sur le continent ? dit alors Mrs. +Oui, madame, répondit Jasper Hobson, tout espoir est fermé de ce côté. On devait le supposer. -Elle est plus courte dans l’hémisphère austral que dans l’hémisphère boréal. -l’espoir d’atterrir de cette façon. +Elle est plus courte dans l’hémisphère austral que dans l’hémisphère boréal. +l’espoir d’atterrir de cette façon. Le lieutenant Hobson, Mrs. -Quant à l’emplacement sur lequel il fut construit, il importe de le signaler. -Pendant ces travaux, Jasper Hobson, tantôt seul, tantôt accompagné de Mrs. +Quant à l’emplacement sur lequel il fut construit, il importe de le signaler. +Pendant ces travaux, Jasper Hobson, tantôt seul, tantôt accompagné de Mrs. Paulina Barnett, errait sur le littoral. -Son regard parcourait l’horizon absolument désert. -En vain cherchait-il comme tous les naufragés, ce navire « qui n’apparaît jamais ! +Son regard parcourait l’horizon absolument désert. +En vain cherchait-il comme tous les naufragés, ce navire « qui n’apparaît jamais ! Un jour, le seize mai, Mrs. Il faisait un beau temps. -La température était chaude. -Certainement, avant peu, le soleil aurait fondu ces dernières masses agglomérées par le froid. -C’était un curieux aspect que celui de l’île Victoria ! -Des yeux moins attristés l’eussent contemplé avec intérêt. -Le printemps s’y déclarait avec une force inaccoutumée. -Sur ce sol, ramené à des parallèles plus doux, la vie végétale débordait. +La température était chaude. +Certainement, avant peu, le soleil aurait fondu ces dernières masses agglomérées par le froid. +C’était un curieux aspect que celui de l’île Victoria ! +Des yeux moins attristés l’eussent contemplé avec intérêt. +Le printemps s’y déclarait avec une force inaccoutumée. +Sur ce sol, ramené à des parallèles plus doux, la vie végétale débordait. Les mousses, les petites fleurs, les plantations de Mrs. -Joliffe se développaient avec une véritable prodigalité. +Joliffe se développaient avec une véritable prodigalité. Paulina Barnett ne voulait pas voir ces avertissements que lui donnait la nature. -Pouvait-elle changer l’état de son domaine éphémère ? -Pouvait-elle lier cette île errante à l’écorce solide du globe ? -Non, et le sentiment d’une suprême catastrophe était en elle. -C’eût été une mort que je n’eusse pas partagée avec toi ! -Ma fille, répondit Madge, tu n’as donc plus d’espoir ? +Pouvait-elle changer l’état de son domaine éphémère ? +Pouvait-elle lier cette île errante à l’écorce solide du globe ? +Non, et le sentiment d’une suprême catastrophe était en elle. +C’eût été une mort que je n’eusse pas partagée avec toi ! +Ma fille, répondit Madge, tu n’as donc plus d’espoir ? Paulina Barnett en se cachant dans les bras de sa compagne. -La femme venait de reparaître un instant dans cette nature virile ! -Et qui ne comprendrait un moment de défaillance en de telles épreuves ! -Des larmes s’échappaient de ses yeux. +La femme venait de reparaître un instant dans cette nature virile ! +Et qui ne comprendrait un moment de défaillance en de telles épreuves ! +Des larmes s’échappaient de ses yeux. D’ailleurs, ils ne me croiraient pas. C’est un instant de faiblesse ! -Relève-toi, ma fille, toi, notre âme à tous, ici ! -Relève-toi et prends courage ! -Mais tu espères donc encore ? s’écria Mrs. -Paulina Barnett, regardant dans les yeux sa fidèle compagne. -Son déplacement s’opérait toujours avec une vitesse relativement considérable. -Son sol ne pouvait-il à chaque instant s’entrouvrir ? +Relève-toi, ma fille, toi, notre âme à tous, ici ! +Relève-toi et prends courage ! +Mais tu espères donc encore ? s’écria Mrs. +Paulina Barnett, regardant dans les yeux sa fidèle compagne. +Son déplacement s’opérait toujours avec une vitesse relativement considérable. +Son sol ne pouvait-il à chaque instant s’entrouvrir ? Ceux qui partaient ainsi, on pouvait toujours craindre de ne plus les revoir. -C’était, en somme, une heureuse circonstance. -Cette diminution était lente, mais, chaque jour, elle faisait quelques progrès. +C’était, en somme, une heureuse circonstance. +Cette diminution était lente, mais, chaque jour, elle faisait quelques progrès. Pendant cette semaine, du dix-neuf au vingt-cinq mai, le temps fut fort mauvais. -Une tempête assez violente se déclara. -Le ciel s’illumina d’éclairs et les éclats de la foudre retentirent. -Cette houle lui donna même quelques secousses très inquiétantes. -Sans cette précaution, le sol eût été bientôt troué comme une écumoire. +Une tempête assez violente se déclara. +Le ciel s’illumina d’éclairs et les éclats de la foudre retentirent. +Cette houle lui donna même quelques secousses très inquiétantes. +Sans cette précaution, le sol eût été bientôt troué comme une écumoire. Le lieutenant Hobson, Mrs. -C’était sur l’emplacement occupé autrefois par la maison principale de la factorerie. -C’était comme une sorte de cancer qui devait la détruire peu à peu. -Pendant la journée du vingt-cinq mai, le vent sauta au nord-est. -Cette rapidité de déplacement rendit quelque peu d’espoir à Jasper Hobson. -Elles ne sont pas à deux cents milles de nous, maintenant ! -En huit jours, peut-être, nous pourrions les atteindre ! -Huit jours ! répondit le sergent Long en secouant la tête. +C’était sur l’emplacement occupé autrefois par la maison principale de la factorerie. +C’était comme une sorte de cancer qui devait la détruire peu à peu. +Pendant la journée du vingt-cinq mai, le vent sauta au nord-est. +Cette rapidité de déplacement rendit quelque peu d’espoir à Jasper Hobson. +Elles ne sont pas à deux cents milles de nous, maintenant ! +En huit jours, peut-être, nous pourrions les atteindre ! +Huit jours ! répondit le sergent Long en secouant la tête. C’est long, huit jours ! -Cette observation était juste. -Paulina Barnett considérait la carte en silence ! +Cette observation était juste. +Paulina Barnett considérait la carte en silence ! Voudra-t-il nous les donner ? Je le pense comme vous, monsieur Jasper, reprit Mrs. -Il fallait attendre, attendre encore, puisque l’île dérivait rapidement vers les Aléoutiennes. +Il fallait attendre, attendre encore, puisque l’île dérivait rapidement vers les Aléoutiennes. Aux approches de ce groupe, on verrait ce qu’il conviendrait de faire. -Cette vitesse de déplacement sur laquelle ils comptaient devait avant peu leur faire défaut. -Elle fit un demi-tour sur elle-même. +Cette vitesse de déplacement sur laquelle ils comptaient devait avant peu leur faire défaut. +Elle fit un demi-tour sur elle-même. De ce point, ils masquaient une grande partie de l’horizon. -Quelles allaient être les conséquences de ce changement d’orientation ? -Ces montagnes de glace n’allaient-elles pas se séparer de l’île ? +Quelles allaient être les conséquences de ce changement d’orientation ? +Ces montagnes de glace n’allaient-elles pas se séparer de l’île ? Oui, le soldat Kellet avait raison. -À cette parole de Kellet, personne n’avait répondu. -Cette disparition si rapide prouvait que, maintenant, l’île demeurait presque stationnaire. -Du reste, le point fut fait à midi, et donna un relèvement exact. -Le radeau était alors achevé. +À cette parole de Kellet, personne n’avait répondu. +Cette disparition si rapide prouvait que, maintenant, l’île demeurait presque stationnaire. +Du reste, le point fut fait à midi, et donna un relèvement exact. +Le radeau était alors achevé. Jasper Hobson avait fait l’inventaire des vivres. -En somme, la santé des colons était bonne. +En somme, la santé des colons était bonne. Ces dispositions, le lieutenant Hobson les connaissait, et il les trouvait bien naturelles. -En effet, de graves symptômes apparurent, qu’on ne devait pas négliger. -Voici ce qu’était ce radeau. +En effet, de graves symptômes apparurent, qu’on ne devait pas négliger. +Voici ce qu’était ce radeau. Le premier juin, un nouvel incident se produisit. -Joliffe, goûtant cette eau, la trouva salée. -Hope répondit qu’il avait puisé cette eau au lagon. -De là une sorte de discussion, au milieu de laquelle intervint le lieutenant. -Les eaux en étaient absolument salées ! -Ce fait aussitôt connu, une même crainte bouleversa les esprits tout d’abord. +Joliffe, goûtant cette eau, la trouva salée. +Hope répondit qu’il avait puisé cette eau au lagon. +De là une sorte de discussion, au milieu de laquelle intervint le lieutenant. +Les eaux en étaient absolument salées ! +Ce fait aussitôt connu, une même crainte bouleversa les esprits tout d’abord. Plus d’eau douce ! -s’écrièrent ces pauvres gens. +s’écrièrent ces pauvres gens. Nous ne manquons pas de glace, mes amis, dit-il. -Il semblait aussi que les animaux eussent le pressentiment d’un danger très prochain. +Il semblait aussi que les animaux eussent le pressentiment d’un danger très prochain. Ils se massaient autour de l’ancienne factorerie. -On en comptait plusieurs centaines de différentes espèces. -L’ours rôdait aux environs, aussi inoffensif aux animaux qu’aux hommes. -Les oiseaux, très nombreux jusqu’alors, parurent aussi diminuer peu à peu. -Ce départ fut observé et remarqué par Mrs. -Paulina Barnett, et Madge, qui erraient, à ce moment, sur le littoral. -Elles en tirèrent un fâcheux pronostic. -Ces oiseaux trouvent sur l’île une nourriture suffisante, dit Mrs. +On en comptait plusieurs centaines de différentes espèces. +L’ours rôdait aux environs, aussi inoffensif aux animaux qu’aux hommes. +Les oiseaux, très nombreux jusqu’alors, parurent aussi diminuer peu à peu. +Ce départ fut observé et remarqué par Mrs. +Paulina Barnett, et Madge, qui erraient, à ce moment, sur le littoral. +Elles en tirèrent un fâcheux pronostic. +Ces oiseaux trouvent sur l’île une nourriture suffisante, dit Mrs. Paulina Barnett et cependant ils s’en vont ! Ce n’est pas sans motif, ma pauvre Madge ! -Oui, répondit Madge, c’est leur intérêt qui les guide. +Oui, répondit Madge, c’est leur intérêt qui les guide. Mais s’ils nous avertissent, nous devons profiter de l’avertissement. -Je trouve aussi que les autres animaux paraissent être plus inquiets que de coutume. -Il fut décidé aussi que tout le monde s’y embarquerait. -On fut même obligé de suspendre l’embarquement des effets et des vivres. -Autant valait passer encore une nuit sur l’île. -Le lendemain, si la mer se calmait, on achèverait l’embarquement. -Du reste, la nuit fut meilleure qu’on ne l’aurait espéré. -Le vent vint à se calmer. -La mer s’apaisa peu à peu. -Par surcroît de précaution, on leur donna un tour de plus. -À ce moment, Mrs. +Je trouve aussi que les autres animaux paraissent être plus inquiets que de coutume. +Il fut décidé aussi que tout le monde s’y embarquerait. +On fut même obligé de suspendre l’embarquement des effets et des vivres. +Autant valait passer encore une nuit sur l’île. +Le lendemain, si la mer se calmait, on achèverait l’embarquement. +Du reste, la nuit fut meilleure qu’on ne l’aurait espéré. +Le vent vint à se calmer. +La mer s’apaisa peu à peu. +Par surcroît de précaution, on leur donna un tour de plus. +À ce moment, Mrs. Paulina Barnett, Madge et quelques autres venaient le rejoindre sur le rivage. -La brume commençait alors à se lever. +La brume commençait alors à se lever. Cependant, le radeau n’apparaissait pas encore. Enfin, un coup de brise enleva tout le brouillard... Il n’y avait pas de radeau ! Il n’y avait plus de lac. -C’était l’immense mer qui s’étendait devant les regards ! -Leur île n’était plus qu’un îlot ! -De ces soldats, quelques-uns, comme fous, voulurent se précipiter à la mer. +C’était l’immense mer qui s’étendait devant les regards ! +Leur île n’était plus qu’un îlot ! +De ces soldats, quelques-uns, comme fous, voulurent se précipiter à la mer. Paulina Barnett se jeta au-devant d’eux. -Avec cette vaste portion de l’île maintenant engloutie, avaient disparu les collines boisées. +Avec cette vaste portion de l’île maintenant engloutie, avaient disparu les collines boisées. Donc, plus un arbre. -Paulina Barnett et Madge l’accompagnèrent dans cette excursion. -Espères-tu toujours ? demanda Mrs. -Paulina Barnett à sa fidèle compagne. -Paulina Barnett ne répondit pas. +Paulina Barnett et Madge l’accompagnèrent dans cette excursion. +Espères-tu toujours ? demanda Mrs. +Paulina Barnett à sa fidèle compagne. +Paulina Barnett ne répondit pas. Jasper Hobson et elle marchaient d’un pas rapide, en suivant le littoral. Mais il en restait encore un certain nombre, principalement des rongeurs. -Joliffe s’occupait de préparer quelque nourriture. -Il semblait que rien ne pût l’étonner ! -Jasper Hobson apprit à ses compagnons les résultats de son excursion. -Et, rien, rien à faire ! -La journée fut réellement chaude. -Les eaux tièdes rongeaient incessamment sa base. -On ne dormit guère au campement pendant la nuit suivante. -Aucun changement ne s’était produit pendant la nuit. -La conformation de l’îlot n’avait point été altérée. -C’était comme un troupeau d’animaux domestiques. -Les bandes de loups manquaient seules à la faune polaire. -Tous, comme s’ils eussent été galvanisés, se précipitèrent vers le chasseur. +Joliffe s’occupait de préparer quelque nourriture. +Il semblait que rien ne pût l’étonner ! +Jasper Hobson apprit à ses compagnons les résultats de son excursion. +Et, rien, rien à faire ! +La journée fut réellement chaude. +Les eaux tièdes rongeaient incessamment sa base. +On ne dormit guère au campement pendant la nuit suivante. +Aucun changement ne s’était produit pendant la nuit. +La conformation de l’îlot n’avait point été altérée. +C’était comme un troupeau d’animaux domestiques. +Les bandes de loups manquaient seules à la faune polaire. +Tous, comme s’ils eussent été galvanisés, se précipitèrent vers le chasseur. Le lieutenant Hobson l’interrogeait du regard. -C’était bien un bâtiment, un baleinier sans doute. +C’était bien un bâtiment, un baleinier sans doute. Sa direction l’en rapprocherait-il ? Distinguerait-il les signaux qui lui seraient faits ? -En plein jour, et par ce beau soleil, c’était peu probable. -En tout cas, des signaux furent faits, des coups de feu furent tirés. +En plein jour, et par ce beau soleil, c’était peu probable. +En tout cas, des signaux furent faits, des coups de feu furent tirés. Cependant, ce navire s’approchait ! -Mais peut-être l’apercevrait-il ? +Mais peut-être l’apercevrait-il ? Jasper Hobson avait raison de parler ainsi. -Aussi se hâtent-ils de changer leur direction, dès qu’ils les aperçoivent. -Ce navire n’agirait-il pas ainsi, dès qu’il aurait connaissance de l’îlot ? -Le navire s’était toujours approché par une ligne oblique. -Il n’était pas à six milles de l’îlot. +Aussi se hâtent-ils de changer leur direction, dès qu’ils les aperçoivent. +Ce navire n’agirait-il pas ainsi, dès qu’il aurait connaissance de l’îlot ? +Le navire s’était toujours approché par une ligne oblique. +Il n’était pas à six milles de l’îlot. Ce fut en vain. -À deux heures et demie, il lofait légèrement et s’éloignait dans le nord-est. +À deux heures et demie, il lofait légèrement et s’éloignait dans le nord-est. Un des soldats, Kellet, poussa alors des rires extravagants. Puis il se roula sur le sol. On dut croire qu’il devenait fou. -Madge avait détourné la tête !... -Le soir de ce jour néfaste, un craquement se fit entendre. -Des cris terribles d’animaux éclatèrent dans l’ombre. -Ce n’était plus qu’un glaçon ! -Oui ! tous les malheureux naufragés étaient là ! -L’abîme n’en avait pas encore pris un seul. -La rupture s’était opérée au moment où ils étaient réunis dans le logement. -Le sort les avait encore sauvés, voulant sans doute qu’ils périssent tous ensemble ! +Madge avait détourné la tête !... +Le soir de ce jour néfaste, un craquement se fit entendre. +Des cris terribles d’animaux éclatèrent dans l’ombre. +Ce n’était plus qu’un glaçon ! +Oui ! tous les malheureux naufragés étaient là ! +L’abîme n’en avait pas encore pris un seul. +La rupture s’était opérée au moment où ils étaient réunis dans le logement. +Le sort les avait encore sauvés, voulant sans doute qu’ils périssent tous ensemble ! On ne parlait pas. On ne bougeait pas. -Aux quelques morceaux de viande sèche que distribua Mrs. +Aux quelques morceaux de viande sèche que distribua Mrs. Joliffe, personne ne put ou ne voulut toucher. -La plupart de ces infortunés passèrent la nuit en plein air. -Le lendemain, cinq juin, un brillant soleil se leva sur ce groupe de désespérés. -Ils se parlaient à peine. -Ils cherchaient à se fuir. -La mer était absolument déserte. -Pas une voile, pas même une île de glace, ni un îlot. -Ce glaçon, sans doute, était le dernier qui flottât sur la mer de Behring ! -La température s’élevait sans cesse. +La plupart de ces infortunés passèrent la nuit en plein air. +Le lendemain, cinq juin, un brillant soleil se leva sur ce groupe de désespérés. +Ils se parlaient à peine. +Ils cherchaient à se fuir. +La mer était absolument déserte. +Pas une voile, pas même une île de glace, ni un îlot. +Ce glaçon, sans doute, était le dernier qui flottât sur la mer de Behring ! +La température s’élevait sans cesse. Le vent ne soufflait plus. -Un calme terrible régnait dans l’atmosphère. -On pouvait donc admettre que sa base avait une épaisseur à peu près égale. +Un calme terrible régnait dans l’atmosphère. +On pouvait donc admettre que sa base avait une épaisseur à peu près égale. La plupart des ustensiles et les instruments d’astronomie furent perdus ! -Il n’était pas une parcelle de ce glaçon qui ne fût à ménager. +Il n’était pas une parcelle de ce glaçon qui ne fût à ménager. Paulina Barnett et lui dit d’un ton calme : « Madame, je vais me noyer. -Kellet ! s’écria la voyageuse. +Kellet ! s’écria la voyageuse. Je vous dis que je vais me noyer, reprit le soldat. -J’ai bien réfléchi. +J’ai bien réfléchi. Il n’y a pas moyen de s’en tirer. J’aime mieux en finir volontairement. Et Kellet se dirigea vers la mer. -Paulina Barnett, épouvantée, s’attacha à lui. -Jasper Hobson et le sergent accoururent à ses cris. -Ils se joignirent à elle pour détourner Kellet d’accomplir son dessein. -Pouvait-on faire entendre raison à cet esprit égaré ? -Qui sait si quelques-uns des compagnons de Kellet, démoralisés au dernier Mrs. -Il fallait à tout prix arrêter ce malheureux prêt à se tuer. +Paulina Barnett, épouvantée, s’attacha à lui. +Jasper Hobson et le sergent accoururent à ses cris. +Ils se joignirent à elle pour détourner Kellet d’accomplir son dessein. +Pouvait-on faire entendre raison à cet esprit égaré ? +Qui sait si quelques-uns des compagnons de Kellet, démoralisés au dernier Mrs. +Il fallait à tout prix arrêter ce malheureux prêt à se tuer. Kellet, dit alors Mrs. -Oui, madame, répondit Kellet avec calme. +Oui, madame, répondit Kellet avec calme. Eh bien, Kellet, si vous le voulez, nous mourrons ensemble... mais pas aujourd’hui. -Non, mon brave Kellet, je ne suis pas prête... demain seulement... demain, voulez-vous ?... +Non, mon brave Kellet, je ne suis pas prête... demain seulement... demain, voulez-vous ?... Le soldat regarda plus fixement que jamais la courageuse femme. Pauvre malheureux ! murmura Mrs. Paulina Barnett et Madge ne se quittaient plus d’un seul instant. Nul bruit ne troublait ce repos terrible. Parfois, le sergent Long se levait. -Il y eut une heure d’obsurité. +Il y eut une heure d’obsurité. Aucun incident ne modifia la situation ! -Le premier soin du lieutenant fut d’explorer le glaçon du regard. -Seul le sommet du monticule échappait à leur atteinte. -Le sergent Long avait, de son côté, observé les changements qui s’étaient produits. +Le premier soin du lieutenant fut d’explorer le glaçon du regard. +Seul le sommet du monticule échappait à leur atteinte. +Le sergent Long avait, de son côté, observé les changements qui s’étaient produits. Paulina Barnett alla trouver le lieutenant Hobson. Ce sera pour aujourd’hui ? lui demanda-t-elle. Monsieur Jasper, dit gravement la voyageuse, avons-nous fait tout ce que nous devions faire ? -Eh bien, que la volonté de Dieu s’accomplisse ! -Cependant, pendant cette journée, une dernière tentative désespérée devait être faite. -Toutefois, il y avait là un doute. -Pourquoi n’établirait-on pas une voile sur ce glaçon comme sur un radeau ordinaire ? -Cela était possible, en effet. -Jasper Hobson communiqua son idée au charpentier. -Vous avez raison, répondit Mac Nap. -Ce projet, quelque peu de chances qu’il eût de réussir, ranima ces infortunés. -Pouvait-il en être autrement ? -Ne devaient-ils pas se raccrocher à tout ce qui ressemblait à un espoir ? +Eh bien, que la volonté de Dieu s’accomplisse ! +Cependant, pendant cette journée, une dernière tentative désespérée devait être faite. +Toutefois, il y avait là un doute. +Pourquoi n’établirait-on pas une voile sur ce glaçon comme sur un radeau ordinaire ? +Cela était possible, en effet. +Jasper Hobson communiqua son idée au charpentier. +Vous avez raison, répondit Mac Nap. +Ce projet, quelque peu de chances qu’il eût de réussir, ranima ces infortunés. +Pouvait-il en être autrement ? +Ne devaient-ils pas se raccrocher à tout ce qui ressemblait à un espoir ? Paulina Barnett sa promesse. -Des cordes, disposées comme des haubans et un étai, l’assujettirent solidement. -C’était un succès. +Des cordes, disposées comme des haubans et un étai, l’assujettirent solidement. +C’était un succès. Une sorte de revivification se fit dans ces esprits abattus. -Le charpentier était particulièrement satisfait de ce résultat. -Il devait en être ainsi cependant. -Pendant trois heures, le glaçon marcha sur les eaux assez calmes de la mer. -Ces infortunés espéraient toujours. +Le charpentier était particulièrement satisfait de ce résultat. +Il devait en être ainsi cependant. +Pendant trois heures, le glaçon marcha sur les eaux assez calmes de la mer. +Ces infortunés espéraient toujours. Que voulez-vous dire, mon lieutenant ? -Le glaçon s’allonge, il s’efflanque. -Voyez, la mer n’est plus à dix pieds du monticule. -Sergent, demanda alors Jasper Hobson, êtes-vous d’avis de suspendre notre marche ? -Maintenant, la responsabilité de nos décisions doit appartenir à tous. +Le glaçon s’allonge, il s’efflanque. +Voyez, la mer n’est plus à dix pieds du monticule. +Sergent, demanda alors Jasper Hobson, êtes-vous d’avis de suspendre notre marche ? +Maintenant, la responsabilité de nos décisions doit appartenir à tous. Le lieutenant fit un signe affirmatif. -Cette vitesse, dit-il, use rapidement le glaçon qui nous porte. -Elle hâtera peut-être de quelques heures l’inévitable catastrophe. +Cette vitesse, dit-il, use rapidement le glaçon qui nous porte. +Elle hâtera peut-être de quelques heures l’inévitable catastrophe. Voulez-vous continuer de marcher en avant ? -Ce fut le mot prononcé d’une commune voix par tous ces infortunés. -La navigation continua donc, et cette résolution des naufragés devait avoir d’incalculables conséquences. -Tous se levèrent, électrisés. -Une terre, en effet, se levait dans le sud-est, à douze milles du glaçon. +Ce fut le mot prononcé d’une commune voix par tous ces infortunés. +La navigation continua donc, et cette résolution des naufragés devait avoir d’incalculables conséquences. +Tous se levèrent, électrisés. +Une terre, en effet, se levait dans le sud-est, à douze milles du glaçon. De la toile ! de la toile ! -s’écria le lieutenant Hobson. +s’écria le lieutenant Hobson. La surface de voilure fut accrue. -La vitesse fut accrue, d’autant plus que la brise fraîchissait. -Mais le glaçon fondait de toutes parts. +La vitesse fut accrue, d’autant plus que la brise fraîchissait. +Mais le glaçon fondait de toutes parts. On le sentait tressaillir. -Il pouvait s’ouvrir à chaque instant. +Il pouvait s’ouvrir à chaque instant. On n’y voulait pas songer. -Le salut était là-bas, sur ce continent. +Le salut était là-bas, sur ce continent. On l’appelait, on lui faisait des signaux ! -C’était un délire ! -À sept heures et demie, le glaçon s’était sensiblement rapproché de la côte. -Il fallut l’alléger comme un navire qui coule. -On y plaça aussi des fourrures, qui, de leur nature, conduisent mal la chaleur. -Enfin, ces hommes énergiques employèrent tous les moyens imaginables pour retarder la catastrophe suprême. -Mais tout cela était insuffisant. +C’était un délire ! +À sept heures et demie, le glaçon s’était sensiblement rapproché de la côte. +Il fallut l’alléger comme un navire qui coule. +On y plaça aussi des fourrures, qui, de leur nature, conduisent mal la chaleur. +Enfin, ces hommes énergiques employèrent tous les moyens imaginables pour retarder la catastrophe suprême. +Mais tout cela était insuffisant. Quelques-uns pagayaient avec des planches. -Peut-être nous verra-t-on ! -Une grande flamme monta au dessus de la fragile épave ! -Bientôt, il n’y eut plus que le monticule de terre qui émergeât ! +Peut-être nous verra-t-on ! +Une grande flamme monta au dessus de la fragile épave ! +Bientôt, il n’y eut plus que le monticule de terre qui émergeât ! L’ours poussait des rugissements formidables. L’eau montait toujours. -Rien ne prouvait que les naufragés eussent été aperçus. +Rien ne prouvait que les naufragés eussent été aperçus. Certainement, un quart d’heure ne se passerait pas avant qu’ils fussent engloutis... -N’y avait-il donc pas un moyen de prolonger la durée de ce glaçon ? +N’y avait-il donc pas un moyen de prolonger la durée de ce glaçon ? Mais que faire ? que faire ? Je donnerais ma vie pour le trouver ! -C’était Thomas Black qui parlait ! +C’était Thomas Black qui parlait ! Il y a encore un moyen de nous sauver ! -Jasper Hobson s’était précipité vers Thomas Black. +Jasper Hobson s’était précipité vers Thomas Black. Ses compagnons et lui interrogeaient l’astronome du regard. Ils croyaient avoir mal entendu. Et ce moyen ? demanda le lieutenant Hobson. -répondit seulement Thomas Black. -Thomas Black était-il fou ? -Mais en quoi ces pompes pouvaient-elles être utiles ? -Comment serviraient-elles à durcir les arêtes de ce glaçon qui fondait de toutes parts ? +répondit seulement Thomas Black. +Thomas Black était-il fou ? +Mais en quoi ces pompes pouvaient-elles être utiles ? +Comment serviraient-elles à durcir les arêtes de ce glaçon qui fondait de toutes parts ? Il est fou ! dit le sergent Long. -Aux pompes ! répéta l’astronome. -Remplissez d’air le réservoir ! +Aux pompes ! répéta l’astronome. +Remplissez d’air le réservoir ! Faisons ce qu’il dit ! -Les pompes furent emmanchées au réservoir, dont le couvercle fut rapidement fermé et boulonné. -Quel effet se produisit, à l’étonnement de tous ! -s’écrièrent tous ces infortunés. +Les pompes furent emmanchées au réservoir, dont le couvercle fut rapidement fermé et boulonné. +Quel effet se produisit, à l’étonnement de tous ! +s’écrièrent tous ces infortunés. Vous nous sauvez, monsieur Black ! dit Jasper Hobson. Mais rien de plus naturel ! -répondit simplement l’astronome. +répondit simplement l’astronome. Et ce fut ainsi pendant plusieurs heures. On approchait de terre. -Quelques instants après, le glaçon s’échouait sur une grève. +Quelques instants après, le glaçon s’échouait sur une grève. Les quelques animaux qui l’occupaient encore prenaient la fuite. -Des pêcheurs aléoutiens, accourus à leur secours, les accueillirent hospitalièrement. -Bientôt même, le lieutenant Hobson et les siens « Terre ! -Vous avez été notre foi, notre consolation, l’âme de notre petit monde ! +Des pêcheurs aléoutiens, accourus à leur secours, les accueillirent hospitalièrement. +Bientôt même, le lieutenant Hobson et les siens « Terre ! +Vous avez été notre foi, notre consolation, l’âme de notre petit monde ! Je vous en remercie au nom de tous ! -Trois hurrahs éclatèrent en l’honneur de Mrs. +Trois hurrahs éclatèrent en l’honneur de Mrs. Puis chacun des soldats voulut serrer la main de la vaillante voyageuse. Chacune des femmes l’embrassa avec effusion. -Quant au lieutenant Hobson, qui avait conçu pour Mrs. +Quant au lieutenant Hobson, qui avait conçu pour Mrs. Est-ce qu’il est possible que nous ne nous revoyions pas un jour ? dit-il. -Non, Jasper Hobson, répondit la voyageuse, non, ce n’est pas possible ! -fin de la deuxième et dernière partie. \ No newline at end of file +Non, Jasper Hobson, répondit la voyageuse, non, ce n’est pas possible ! +fin de la deuxième et dernière partie. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Tour_du_monde_en_quatre-vingts_jours.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Tour_du_monde_en_quatre-vingts_jours.txt index fb9c94aa..8f5d6bfd 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Tour_du_monde_en_quatre-vingts_jours.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Le_Tour_du_monde_en_quatre-vingts_jours.txt @@ -1,1755 +1,1755 @@ -Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n’était peut-être pas Londonner. -Ce gentleman ne figurait dans aucun comité d’administration. -Il n’était ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. -Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout. -Ce Phileas Fogg était-il riche ? +Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n’était peut-être pas Londonner. +Ce gentleman ne figurait dans aucun comité d’administration. +Il n’était ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. +Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout. +Ce Phileas Fogg était-il riche ? En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. -C’était probable, car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde. -Il n’était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale. -C’était un homme qui avait dû voyager partout, — en esprit, tout au moins. -Son seul passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. -Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville-row, où personne ne pénétrait. -De son intérieur, jamais il n’était question. -Un seul domestique suffisait à le servir. -La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un extrême confort. -Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité extraordinaires. -James Forster, le congédié, apparut. +C’était probable, car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde. +Il n’était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale. +C’était un homme qui avait dû voyager partout, — en esprit, tout au moins. +Son seul passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. +Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville-row, où personne ne pénétrait. +De son intérieur, jamais il n’était question. +Un seul domestique suffisait à le servir. +La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un extrême confort. +Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité extraordinaires. +James Forster, le congédié, apparut. Le nouveau domestique, » dit-il. -Un garçon âgé d’une trentaine d’années se montra et salua. -Vous êtes Français et vous vous nommez John ? lui demanda Phileas Fogg. -J’ai même dans mon dossier des incendies remarquables. -Passepartout me convient, répondit le gentleman. -Vous m’êtes recommandé. +Un garçon âgé d’une trentaine d’années se montra et salua. +Vous êtes Français et vous vous nommez John ? lui demanda Phileas Fogg. +J’ai même dans mon dossier des incendies remarquables. +Passepartout me convient, répondit le gentleman. +Vous m’êtes recommandé. J’ai de bons renseignements sur votre compte. Vous connaissez mes conditions ? Quelle heure avez-vous ? Vous retardez, dit Mr. Fogg. Que monsieur me pardonne, mais c’est impossible. Vous retardez de quatre minutes. -Il suffit de constater l’écart. +Il suffit de constater l’écart. Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row. -Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par le plus court. +Il ne faisait pas une enjambée de trop, allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. -On ne l’avait jamais vu ému ni troublé. -Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs. -Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu’il fallait à son maître ? -On ne le verrait qu’à l’user. -Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. +On ne l’avait jamais vu ému ni troublé. +Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs. +Passepartout serait-il ce domestique foncièrement exact qu’il fallait à son maître ? +On ne le verrait qu’à l’user. +Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Mais, jusqu’alors, le sort l’avait mal servi. Il n’avait pu prendre racine nulle part. Il avait fait dix maisons. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. -Il se présenta et fut admis dans les circonstances que l’on sait. -Aussitôt il en commença l’inspection. +Il se présenta et fut admis dans les circonstances que l’on sait. +Aussitôt il en commença l’inspection. Il la parcourut de la cave au grenier. -Cette maison propre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. -Passepartout trouva sans peine, au second étage, la chambre qui lui était destinée. +Cette maison propre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. +Passepartout trouva sans peine, au second étage, la chambre qui lui était destinée. Cela me va, cela me va ! -Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la pendule. -C’était le programme du service quotidien. -Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et merveilleusement comprise. -Même réglementation pour les chaussures. +Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la pendule. +C’était le programme du service quotidien. +Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et merveilleusement comprise. +Même réglementation pour les chaussures. Point d’armes dans la maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. -Tout y dénotait les habitudes les plus pacifiques. +Tout y dénotait les habitudes les plus pacifiques. Nous nous entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi ! -Un homme casanier et régulier ! -Eh bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique ! -Là, il prit place à la table habituelle où son couvert l’attendait. -Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de vol ? -Eh bien, répondit Andrew Stuart, la banque en sera pour son argent. +Un homme casanier et régulier ! +Eh bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique ! +Là, il prit place à la table habituelle où son couvert l’attendait. +Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de vol ? +Eh bien, répondit Andrew Stuart, la banque en sera pour son argent. Mais on a donc le signalement du voleur ? demanda Andrew Stuart. -D’abord, ce n’est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph. -Non, répondit Gauthier Ralph. +D’abord, ce n’est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph. +Non, répondit Gauthier Ralph. C’est donc un industriel ? dit John Sullivan. Le Morning-Chronicle assure que c’est un gentleman. -En même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut. +En même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui rendirent son salut. Point de gardes, point d’invalides, point de grillages ! -On ne saurait mettre en suspicion l’honorabilité d’un passant quelconque. -Mais, le vingt-neuf septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. -Mais son collègue, Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. -Où voulez-vous qu’il aille ? -Elle l’était autrefois... -dit à mi-voix Phileas Fogg. -Puis : « À vous de couper, monsieur, » ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan. +On ne saurait mettre en suspicion l’honorabilité d’un passant quelconque. +Mais, le vingt-neuf septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. +Mais son collègue, Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. +Où voulez-vous qu’il aille ? +Elle l’était autrefois... +dit à mi-voix Phileas Fogg. +Puis : « À vous de couper, monsieur, » ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan. La discussion fut suspendue pendant le robbre. -Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant : « Comment, autrefois ! -Est-ce que la terre a diminué, par hasard ? -Sans doute, répondit Gauthier Ralph. +Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait, disant : « Comment, autrefois ! +Est-ce que la terre a diminué, par hasard ? +Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l’avis de Mr. Fogg. Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur ! -À vous de jouer, Monsieur Stuart ! +À vous de jouer, Monsieur Stuart ! Ainsi parce qu’on en fait maintenant le tour en trois mois... En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg. -Tout compris, » répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : « Deux atouts maîtres. +Tout compris, » répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : « Deux atouts maîtres. Dans la pratique aussi, Monsieur Stuart. Je voudrais bien vous y voir. -Il ne tient qu’à vous. -Très-possible, au contraire, répondit Mr. Fogg. +Il ne tient qu’à vous. +Très-possible, au contraire, répondit Mr. Fogg. Et bien, faites-le donc ! Le tour du monde en quatre-vingts jours ? Je le veux bien. -Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a « mal donne. +Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a « mal donne. Et bien, oui, Monsieur Fogg, je parie quatre livres ! Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. -Ce n’est pas sérieux. -Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart, c’est toujours sérieux. +Ce n’est pas sérieux. +Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart, c’est toujours sérieux. Soit ! « dit Mr. Fogg. Je les risquerai volontiers... -Vingt mille livres ! s’écria John Sullivan. -Vingt mille livres qu’un retard imprévu peut vous faire perdre ! -L’imprévu n’existe pas, répondit simplement Phileas Fogg. -Un minimum bien employé suffit à tout. +Vingt mille livres ! s’écria John Sullivan. +Vingt mille livres qu’un retard imprévu peut vous faire perdre ! +L’imprévu n’existe pas, répondit simplement Phileas Fogg. +Un minimum bien employé suffit à tout. C’est une plaisanterie ! -Nous acceptons, répondirent MMonsieur Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s’être entendus. +Nous acceptons, répondirent MMonsieur Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après s’être entendus. Bien, dit Mr Fogg. -Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. -Ce soir même ? demanda Stuart. -Ce soir même, répondit Phileas Fogg. -Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six co-intéressés. -Phileas Fogg était demeuré froid. +Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. +Ce soir même ? demanda Stuart. +Ce soir même, répondit Phileas Fogg. +Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six co-intéressés. +Phileas Fogg était demeuré froid. Sept heures sonnaient alors. -Je suis toujours prêt ! -répondit cet impassible gentleman, et donnant les cartes : « Je retourne carreau, dit-il. -À vous de jouer, monsieur Stuart. -Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne devait rentrer qu’à minuit précis. -Phileas Fogg était tout d’abord monté à sa chambre, puis il appela : « Passepartout. -Passepartout ne répondit pas. -Cet appel ne pouvait s’adresser à lui. -Ce n’était pas l’heure. -Passepartout », reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage. -C’est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg. -Mais il n’est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main. +Je suis toujours prêt ! +répondit cet impassible gentleman, et donnant les cartes : « Je retourne carreau, dit-il. +À vous de jouer, monsieur Stuart. +Suivant la notice, le locataire de Saville-row ne devait rentrer qu’à minuit précis. +Phileas Fogg était tout d’abord monté à sa chambre, puis il appela : « Passepartout. +Passepartout ne répondit pas. +Cet appel ne pouvait s’adresser à lui. +Ce n’était pas l’heure. +Passepartout », reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage. +C’est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg. +Mais il n’est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main. Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche. Nous partons dans dix minutes pour Douvres et Calais. -Une sorte de grimace s’ébaucha sur la ronde face du Français. -Il était évident qu’il avait mal entendu. -Monsieur se déplace ? demanda-t-il. -Oui, répondit Phileas Fogg. +Une sorte de grimace s’ébaucha sur la ronde face du Français. +Il était évident qu’il avait mal entendu. +Monsieur se déplace ? demanda-t-il. +Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde. Le tour du monde ! murmura-t-il. -En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. -Ainsi, nous n’avons pas un instant à perdre. +En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. +Ainsi, nous n’avons pas un instant à perdre. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de laine, trois paires de bas. -Nous achèterons en route. +Nous achèterons en route. Vous descendrez mon mackintosh et ma couverture de voyage. Ayez de bonnes chaussures. D’ailleurs, nous marcherons peu ou pas. -Passepartout aurait voulu répondre. +Passepartout aurait voulu répondre. Moi qui voulais rester tranquille !... -Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. +Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en quatre-vingts jours ! -Avait-il affaire à un fou ? -C’était une plaisanterie ? -On allait à Douvres, bien. -Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s’arrêterait là... -Mr. Fogg était prêt. -Vous n’avez rien oublié ? demanda-t-il. +Avait-il affaire à un fou ? +C’était une plaisanterie ? +On allait à Douvres, bien. +Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de ses pas s’arrêterait là... +Mr. Fogg était prêt. +Vous n’avez rien oublié ? demanda-t-il. Mon mackintosh et ma couverture ? Bien, prenez ce sac. -Mr. Fogg remit le sac à Passepartout. +Mr. Fogg remit le sac à Passepartout. Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (cinq cents francs). -Une station de voitures se trouvait à l’extrémité de Saville-row. -À huit heures vingt, le cab s’arrêta devant la grille de la gare. -Passepartout sauta à terre. -Son maître le suivit et paya le cocher. -Passepartout eut comme une sensation d’humidité autour de la prunelle. -Son maître avait fait un pas dans son cœur. -Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. -Puis, se retournant, il aperçut ses cinq collègues du Reform-Club. -Oh ! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c’est inutile. -Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman ! +Une station de voitures se trouvait à l’extrémité de Saville-row. +À huit heures vingt, le cab s’arrêta devant la grille de la gare. +Passepartout sauta à terre. +Son maître le suivit et paya le cocher. +Passepartout eut comme une sensation d’humidité autour de la prunelle. +Son maître avait fait un pas dans son cœur. +Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. +Puis, se retournant, il aperçut ses cinq collègues du Reform-Club. +Oh ! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c’est inutile. +Nous nous en rapporterons à votre honneur de gentleman ! Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg. -Vous n’oubliez pas que vous devez être revenu ?... fit observer Andrew Stuart. -La nuit était noire. +Vous n’oubliez pas que vous devez être revenu ?... fit observer Andrew Stuart. +La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. -Phileas Fogg, accoté dans son coin, ne parlait pas. +Phileas Fogg, accoté dans son coin, ne parlait pas. Qu’avez-vous ? demanda Mr. Fogg. -Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j’ai oublié... -D’éteindre le bec de gaz de ma chambre ! -Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre compte ! +Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j’ai oublié... +D’éteindre le bec de gaz de ma chambre ! +Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre compte ! Seul, le Daily-Telegraph le soutint dans une certaine mesure. -Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la question. -Il n’était pas lecteur... -Certains gentlemen osaient dire : « Hé ! hé ! pourquoi pas, après tout ? +Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la question. +Il n’était pas lecteur... +Certains gentlemen osaient dire : « Hé ! hé ! pourquoi pas, après tout ? On a vu des choses plus extraordinaires ! -C’étaient surtout les lecteurs du Daily-Telegraph. -Mais on sentit bientôt que ce journal lui-même commençait à faiblir. +C’étaient surtout les lecteurs du Daily-Telegraph. +Mais on sentit bientôt que ce journal lui-même commençait à faiblir. L’article fit grand bruit. -Presque tous les journaux le reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement. -Parier est dans le tempérament anglais. -Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. +Presque tous les journaux le reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement. +Parier est dans le tempérament anglais. +Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. Le Phileas Fogg baissa. On l’offrit par paquets. Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, lord Albermale. Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place. Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. -Envoyez sans retard mandat d’arrestation à Bombay (Inde anglaise). -L’effet de cette dépêche fut immédiat. +Envoyez sans retard mandat d’arrestation à Bombay (Inde anglaise). +L’effet de cette dépêche fut immédiat. L’honorable gentleman disparut pour faire place au voleur de bank-notes. -Sa photographie, déposée au Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. -Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche concernant le sieur Phileas Fogg. -Non, monsieur Fix, répondit le consul. +Sa photographie, déposée au Reform-Club avec celles de tous ses collègues, fut examinée. +Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche concernant le sieur Phileas Fogg. +Non, monsieur Fix, répondit le consul. Ce paquebot vient directement de Brindisi ? demanda Fix. -Ainsi ayez patience, il ne peut tarder à arriver. +Ainsi ayez patience, il ne peut tarder à arriver. Je le souhaite, monsieur Fix, car il s’agit d’un vol important. -Un vol magnifique, répondit l’agent enthousiasmé. +Un vol magnifique, répondit l’agent enthousiasmé. Nous n’avons pas souvent de pareilles aubaines ! Les voleurs deviennent mesquins ! -La race des Sheppard s’étiole ! +La race des Sheppard s’étiole ! On se fait pendre maintenant pour quelques shillings ! -Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu’il faut dévisager surtout. +Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu’il faut dévisager surtout. On voit que ledit Fix ne manquait pas d’une certaine dose d’amour-propre. -Cependant le quai s’animait peu à peu. -Marins de diverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. -L’arrivée du paquebot était évidemment prochaine. -Le temps était assez beau, mais l’air froid, par ce vent d’est. -Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du soleil. -Il était alors dix heures et demie. -Il ne peut être éloigné, répondit le consul. -Combien de temps stationnera-t-il à Suez ? demanda Fix. +Cependant le quai s’animait peu à peu. +Marins de diverses nationalités, commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. +L’arrivée du paquebot était évidemment prochaine. +Le temps était assez beau, mais l’air froid, par ce vent d’est. +Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du soleil. +Il était alors dix heures et demie. +Il ne peut être éloigné, répondit le consul. +Combien de temps stationnera-t-il à Suez ? demanda Fix. Le temps d’embarquer son charbon. -Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay ? demanda Fix. +Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay ? demanda Fix. Directement, sans rompre charge. -À moins que ce ne soit un homme très-fort, répondit le consul. +À moins que ce ne soit un homme très-fort, répondit le consul. L’inspecteur de police. -Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. -De vifs coups de sifflet annoncèrent l’arrivée du paquebot. -Une dizaine de canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du Mongolia. -Les passagers étaient assez nombreux à bord. -Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre. -Après avoir vigoureusement repoussé... -Un mouvement involontaire faillit lui échapper. +Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. +De vifs coups de sifflet annoncèrent l’arrivée du paquebot. +Une dizaine de canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du Mongolia. +Les passagers étaient assez nombreux à bord. +Fix examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à terre. +Après avoir vigoureusement repoussé... +Un mouvement involontaire faillit lui échapper. La feuille trembla dans sa main. -Ce passe-port n’est pas le vôtre ? dit-il au passager. -Non, répondit celui-ci, c’est le passe-port de mon maître. -Il est resté à bord. -Quoi, cela est nécessaire ? -Et où sont ces bureaux ? -Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord du steamer. -Aussitôt, et sur sa demande pressante, il fut introduit près de ce fonctionnaire. +Ce passe-port n’est pas le vôtre ? dit-il au passager. +Non, répondit celui-ci, c’est le passe-port de mon maître. +Il est resté à bord. +Quoi, cela est nécessaire ? +Et où sont ces bureaux ? +Là-dessus, le passager salua Fix et retourna à bord du steamer. +Aussitôt, et sur sa demande pressante, il fut introduit près de ce fonctionnaire. Faire viser son passe-port ? Le consul n’acheva pas sa phrase. -C’étaient, en effet, le maître et le serviteur. -Quand le consul eut achevé sa lecture : « Vous êtes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il. -Oui, monsieur, répondit le gentleman. +C’étaient, en effet, le maître et le serviteur. +Quand le consul eut achevé sa lecture : « Vous êtes Phileas Fogg, esquire ? demanda-t-il. +Oui, monsieur, répondit le gentleman. Et cet homme est votre domestique ? -Un Français nommé Passepartout. +Un Français nommé Passepartout. Vous venez de Londres ? -Et le consul, ayant signé et daté le passe-port, y apposa son cachet. +Et le consul, ayant signé et daté le passe-port, y apposa son cachet. Eh bien ? demanda l’inspecteur. -Eh bien, répondit le consul, il a l’air d’un parfait honnête homme ! -Possible, répondit Fix, mais ce n’est point ce dont il s’agit. +Eh bien, répondit le consul, il a l’air d’un parfait honnête homme ! +Possible, répondit Fix, mais ce n’est point ce dont il s’agit. J’en conviens, mais vous le savez, tous les signalements... -J’en aurai le cœur net, répondit Fix. -Le domestique me paraît être moins indéchiffrable que le maître. -De plus, c’est un Français, qui ne pourra se retenir de parler. -À bientôt, monsieur le consul. -Cela dit, l’agent sortit et se mit à la recherche de Passepartout. -Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s’était dirigé vers le quai. -Arrivé à Paris, jeudi trois octobre, sept heures vingt matin. -Quitté Paris, jeudi, huit heures quarante matin. -Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi quatre octobre, six heures trente-cinq matin. -Quitté Turin, vendredi, sept heures vingt matin. -Arrivé à Brindisi, samedi cinq octobre, quatre heures soir. -Embarqué sur le Mongolia, samedi, cinq heures soir. -Arrivé à Suez, mercredi neuf octobre, onze heures matin. -Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. -Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l’abordant, votre passe-port est-il visé ? -Ah ! c’est vous, monsieur, répondit le Français. -Nous sommes parfaitement en règle. +J’en aurai le cœur net, répondit Fix. +Le domestique me paraît être moins indéchiffrable que le maître. +De plus, c’est un Français, qui ne pourra se retenir de parler. +À bientôt, monsieur le consul. +Cela dit, l’agent sortit et se mit à la recherche de Passepartout. +Cependant Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s’était dirigé vers le quai. +Arrivé à Paris, jeudi trois octobre, sept heures vingt matin. +Quitté Paris, jeudi, huit heures quarante matin. +Arrivé par le Mont-Cenis à Turin, vendredi quatre octobre, six heures trente-cinq matin. +Quitté Turin, vendredi, sept heures vingt matin. +Arrivé à Brindisi, samedi cinq octobre, quatre heures soir. +Embarqué sur le Mongolia, samedi, cinq heures soir. +Arrivé à Suez, mercredi neuf octobre, onze heures matin. +Puis il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. +Eh bien, mon ami, lui dit Fix en l’abordant, votre passe-port est-il visé ? +Ah ! c’est vous, monsieur, répondit le Français. +Nous sommes parfaitement en règle. Et vous regardez le pays ? -Et comme cela, nous sommes à Suez ? -En Afrique ! répéta Passepartout. +Et comme cela, nous sommes à Suez ? +En Afrique ! répéta Passepartout. Je ne peux y croire. -J’aurais aimé à revoir le Père-Lachaise et le Cirque des Champs-Élysées ! -Vous êtes donc bien pressé ? demanda l’inspecteur de police. -Moi, non, mais c’est mon maître. -À propos, il faut que j’achète des chaussettes et des chemises ! +J’aurais aimé à revoir le Père-Lachaise et le Cirque des Champs-Élysées ! +Vous êtes donc bien pressé ? demanda l’inspecteur de police. +Moi, non, mais c’est mon maître. +À propos, il faut que j’achète des chaussettes et des chemises ! Nous sommes partis sans malles, avec un sac de nuit seulement. -Monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment d’une complaisance !... +Monsieur, répondit Passepartout, vous êtes vraiment d’une complaisance !... Et tous deux se mirent en route. Surtout, dit-il, que je prenne bien garde de ne pas manquer le bateau ! -Vous avez le temps, répondit Fix, il n’est encore que midi ! +Vous avez le temps, répondit Fix, il n’est encore que midi ! Passepartout tira sa grosse montre. Allons donc ! il est neuf heures cinquante-deux minutes ! -Votre montre retarde, répondit Fix. -Une montre de famille, qui vient de mon arrière-grand-père ! +Votre montre retarde, répondit Fix. +Une montre de famille, qui vient de mon arrière-grand-père ! Elle ne varie pas de cinq minutes par an. -C’est un vrai chronomètre ! +C’est un vrai chronomètre ! Une montre de famille ! -Je vois ce que c’est, répondit Fix. +Je vois ce que c’est, répondit Fix. Il faut avoir soin de remettre votre montre au midi de chaque pays. -Moi ! toucher à ma montre ! s’écria Passepartout, jamais ! +Moi ! toucher à ma montre ! s’écria Passepartout, jamais ! Eh bien, elle ne sera plus d’accord avec le soleil. Tant pis pour le soleil, monsieur ! C’est lui qui aura tort ! -Et le brave garçon remit sa montre dans son gousset avec un geste superbe. -Quelques instants après, Fix lui disait : « Vous avez donc quitté Londres précipitamment ? +Et le brave garçon remit sa montre dans son gousset avec un geste superbe. +Quelques instants après, Fix lui disait : « Vous avez donc quitté Londres précipitamment ? Je le crois bien ! -Mais où va-t-il donc, votre maître ? +Mais où va-t-il donc, votre maître ? Il fait le tour du monde ! -Le tour du monde ? s’écria Fix. +Le tour du monde ? s’écria Fix. Oui, en quatre-vingts jours ! Un pari, dit-il, mais, entre nous, je n’en crois rien. Cela n’aurait pas le sens commun. Il y a autre chose. Ah ! c’est un original, ce Mr. Fogg ? Il est donc riche ? -Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes toutes neuves ! -Et il n’épargne pas l’argent en route ! -Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maître ? +Évidemment, et il emporte une jolie somme avec lui, en bank-notes toutes neuves ! +Et il n’épargne pas l’argent en route ! +Et vous le connaissez depuis longtemps, votre maître ? Est-ce loin Bombay ? demanda Passepartout. -Assez loin, répondit l’agent. +Assez loin, répondit l’agent. Il vous faut encore une dizaine de jours de mer. -Et où prenez-vous Bombay ? +Et où prenez-vous Bombay ? Fix comprit-il l’affaire du gaz ? C’est peu probable. -Il n’écoutait plus et prenait un parti. -Le Français et lui étaient arrivés au bazar. +Il n’écoutait plus et prenait un parti. +Le Français et lui étaient arrivés au bazar. Monsieur, dit-il au consul, je n’ai plus aucun doute. Je tiens mon homme. -Nous verrons bien, répondit Fix. +Nous verrons bien, répondit Fix. Mais ne vous trompez-vous pas ? demanda encore une fois le consul. Je ne me trompe pas. -Pourquoi ?... je n’en sais rien, monsieur le consul, répondit le détective, mais écoutez-moi. -En effet, dit le consul, toutes les présomptions sont contre cet homme. +Pourquoi ?... je n’en sais rien, monsieur le consul, répondit le détective, mais écoutez-moi. +En effet, dit le consul, toutes les présomptions sont contre cet homme. Et qu’allez-vous faire ? -La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque tous l’Inde pour destination. -Les passagères — il y en avait quelques-unes — changeaient de toilette deux fois par jour. -On faisait de la musique, on dansait même, quand la mer le permettait. +La plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque tous l’Inde pour destination. +Les passagères — il y en avait quelques-unes — changeaient de toilette deux fois par jour. +On faisait de la musique, on dansait même, quand la mer le permettait. Que faisait Phileas Fogg pendant ce temps ? -Il ne paraissait pas plus ému que les chronomètres du bord. +Il ne paraissait pas plus ému que les chronomètres du bord. On le voyait rarement sur le pont. -Que faisait donc cet original, emprisonné dans le Mongolia ? +Que faisait donc cet original, emprisonné dans le Mongolia ? Puis il jouait au whist. -Quant à Passepartout, le mal de mer n’avait aucune prise sur lui. -Il occupait une cabine à l’avant et mangeait, lui aussi, consciencieusement. +Quant à Passepartout, le mal de mer n’avait aucune prise sur lui. +Il occupait une cabine à l’avant et mangeait, lui aussi, consciencieusement. Il en prenait son parti. -En effet, répondit le détective, je vous reconnais ! -Vous êtes le domestique de cet Anglais original... -Monsieur Fix, répondit Passepartout. -Enchanté de vous retrouver à bord. -Et où allez-vous donc ? -Mais, ainsi que vous, à Bombay. +En effet, répondit le détective, je vous reconnais ! +Vous êtes le domestique de cet Anglais original... +Monsieur Fix, répondit Passepartout. +Enchanté de vous retrouver à bord. +Et où allez-vous donc ? +Mais, ainsi que vous, à Bombay. C’est au mieux ! -Est-ce que vous avez déjà fait ce voyage ? -Plusieurs fois, répondit Fix. -Je suis un agent de la Compagnie péninsulaire. +Est-ce que vous avez déjà fait ce voyage ? +Plusieurs fois, répondit Fix. +Je suis un agent de la Compagnie péninsulaire. Alors vous connaissez l’Inde ? -Mais... oui..., répondit Fix, qui ne voulait pas trop s’avancer. -Et c’est curieux, cette Inde-là ? -Mais il faut espérer que vous aurez le temps de visiter le pays ? -Je l’espère, monsieur Fix. -Toute cette gymnastique cessera à Bombay, n’en doutez pas. +Mais... oui..., répondit Fix, qui ne voulait pas trop s’avancer. +Et c’est curieux, cette Inde-là ? +Mais il faut espérer que vous aurez le temps de visiter le pays ? +Je l’espère, monsieur Fix. +Toute cette gymnastique cessera à Bombay, n’en doutez pas. Et il se porte bien, Mr. Fogg ? demanda Fix du ton le plus naturel. -Très-bien, monsieur Fix. +Très-bien, monsieur Fix. Moi aussi, d’ailleurs. -Je mange comme un ogre qui serait à jeun. +Je mange comme un ogre qui serait à jeun. C’est l’air de la mer. -Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont. +Et votre maître, je ne le vois jamais sur le pont. Il n’est pas curieux. -Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souvent ensemble. -L’inspecteur de police tenait à se lier avec le domestique du sieur Fogg. -Cela pouvait le servir à l’occasion. -Cependant le paquebot s’avançait rapidement. -Au loin, dans les montagnes, se développaient de vastes champs de caféiers. -Il faisait escale à Steamer-point. -C’est là qu’il devait se réapprovisionner de combustible. -Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas Fogg. -C’était un gain de quinze heures. -Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. +Depuis cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souvent ensemble. +L’inspecteur de police tenait à se lier avec le domestique du sieur Fogg. +Cela pouvait le servir à l’occasion. +Cependant le paquebot s’avançait rapidement. +Au loin, dans les montagnes, se développaient de vastes champs de caféiers. +Il faisait escale à Steamer-point. +C’est là qu’il devait se réapprovisionner de combustible. +Mais ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de Phileas Fogg. +C’était un gain de quinze heures. +Mr. Fogg et son domestique descendirent à terre. Le gentleman voulait faire viser son passe-port. -Fix le suivit sans être remarqué. -La formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord reprendre sa partie interrompue. -Très-curieux, très-curieux ! se disait Passepartout en revenant à bord. +Fix le suivit sans être remarqué. +La formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord reprendre sa partie interrompue. +Très-curieux, très-curieux ! se disait Passepartout en revenant à bord. Du reste, cette mer indienne lui fut favorable. Le vent tenait dans le nord-ouest. -Les voiles vinrent en aide à la vapeur. -Le navire, mieux appuyé, roula moins. -Les passagères, en fraîches toilettes, reparurent sur le pont. -Les chants et les danses recommencèrent. +Les voiles vinrent en aide à la vapeur. +Le navire, mieux appuyé, roula moins. +Les passagères, en fraîches toilettes, reparurent sur le pont. +Les chants et les danses recommencèrent. Le voyage s’accomplit donc dans les meilleures conditions. -Le dimanche vingt octobre, vers midi, on eut connaissance de la côte indienne. -Deux heures plus tard, le pilote montait à bord du Mongolia. -Bientôt, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se détachèrent vivement. -Le Mongolia ne devait arriver que le vingt-deux octobre à Bombay. +Le dimanche vingt octobre, vers midi, on eut connaissance de la côte indienne. +Deux heures plus tard, le pilote montait à bord du Mongolia. +Bientôt, les rangs de palmiers qui couvrent la ville se détachèrent vivement. +Le Mongolia ne devait arriver que le vingt-deux octobre à Bombay. Or, il y arrivait le vingt. -Voici, en somme, le tracé à grands points du « Great Indian peninsular railway ». -Il sonna le maître d’hôtel. +Voici, en somme, le tracé à grands points du « Great Indian peninsular railway ». +Il sonna le maître d’hôtel. Monsieur, lui dit-il en le regardant fixement, c’est du lapin, cela ? -Oui, mylord, répondit effrontément le drôle, du lapin des jungles. -Et ce lapin-là n’a pas miaulé quand on l’a tué ? +Oui, mylord, répondit effrontément le drôle, du lapin des jungles. +Et ce lapin-là n’a pas miaulé quand on l’a tué ? Oh ! mylord ! un lapin ! -C’était le bon temps. +C’était le bon temps. Pour les chats, mylord ? -Et peut-être aussi pour les voyageurs ! -Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à dîner. -Avait-on reçu de Londres un mandat d’arrêt ?... -On n’avait rien reçu. -Et, en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait être encore arrivé. -Fix resta fort décontenancé. +Et peut-être aussi pour les voyageurs ! +Cette observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à dîner. +Avait-on reçu de Londres un mandat d’arrêt ?... +On n’avait rien reçu. +Et, en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait être encore arrivé. +Fix resta fort décontenancé. Il voulut obtenir du directeur un ordre d’arrestation contre le sieur Fogg. -L’affaire regardait l’administration métropolitaine, et celle-ci seule pouvait légalement délivrer un mandat. +L’affaire regardait l’administration métropolitaine, et celle-ci seule pouvait légalement délivrer un mandat. Il renversa deux de ses adversaires. -Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. -Fix était là, sur le quai d’embarquement. -Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maître sans mot dire. +Le Français, vigoureux et agile, se releva vivement. +Fix était là, sur le quai d’embarquement. +Le pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son maître sans mot dire. Non, je reste, se dit-il. -Un délit commis sur le territoire indien... +Un délit commis sur le territoire indien... Je tiens mon homme. -Le train était parti à l’heure réglementaire. -Passepartout occupait le même compartiment que son maître. -Un troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé. +Le train était parti à l’heure réglementaire. +Passepartout occupait le même compartiment que son maître. +Un troisième voyageur se trouvait placé dans le coin opposé. Mais ce gentleman ne demandait rien. -Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence. +Il ne voyageait pas, il décrivait une circonférence. Pour lui, cela faisait question. Pourquoi cela, sir Francis ? -Ce retard n’eût aucunement dérangé l’économie de mon programme, répondit Mr. Fogg. -Je ne suis pas sans avoir prévu l’éventualité de certains obstacles. -Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu retarder son maître ! -Et, là-dessus, la conversation retomba. +Ce retard n’eût aucunement dérangé l’économie de mon programme, répondit Mr. Fogg. +Je ne suis pas sans avoir prévu l’éventualité de certains obstacles. +Je ne vois pas en quoi cette affaire eût pu retarder son maître ! +Et, là-dessus, la conversation retomba. Cela lui paraissait invraisemblable. -Et cependant rien de plus réel ! +Et cependant rien de plus réel ! La vapeur se contournait en spirales. -Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors l’esprit de Passepartout. +Il est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient alors l’esprit de Passepartout. Son naturel lui revenait au galop. -Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il était beaucoup plus inquiet. -Innocente manie, d’ailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne. +Aussi, beaucoup moins flegmatique que Mr. Fogg, il était beaucoup plus inquiet. +Innocente manie, d’ailleurs, et qui ne pouvait nuire à personne. Que voulez-vous dire ? demanda sir Francis Cromarty. Je veux dire que le train ne continue pas ! -Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. +Le brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg le suivit, sans se presser. -Tous deux s’adressèrent au conducteur : « Où sommes-nous ? demanda sir Francis Cromarty. -Au hameau de Kholby, répondit le conducteur. -Nous nous arrêtons ici ? -Le chemin de fer n’est point achevé... -Comment ! il n’est point achevé ? -Les journaux ont pourtant annoncé l’ouverture complète du railway ! -Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés. -Sir Francis Cromarty était furieux. -Passepartout eût volontiers assommé le conducteur, qui n’en pouvait mais. -Il n’osait regarder son maître. -Monsieur Fogg, il s’agit ici d’un retard absolument préjudiciable à vos intérêts ? -Non, sir Francis, cela était prévu. +Tous deux s’adressèrent au conducteur : « Où sommes-nous ? demanda sir Francis Cromarty. +Au hameau de Kholby, répondit le conducteur. +Nous nous arrêtons ici ? +Le chemin de fer n’est point achevé... +Comment ! il n’est point achevé ? +Les journaux ont pourtant annoncé l’ouverture complète du railway ! +Que voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés. +Sir Francis Cromarty était furieux. +Passepartout eût volontiers assommé le conducteur, qui n’en pouvait mais. +Il n’osait regarder son maître. +Monsieur Fogg, il s’agit ici d’un retard absolument préjudiciable à vos intérêts ? +Non, sir Francis, cela était prévu. Quoi ! vous saviez que la voie... Or, rien n’est compromis. -J’ai deux jours d’avance à sacrifier. -Nous ne sommes qu’au vingt-deux, et nous arriverons à temps à Calcutta. -J’irai à pied », dit Phileas Fogg. -Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas d’ici. -Allons voir l’éléphant », répondit Mr. Fogg. -Là, ils se trouvèrent en présence d’un animal. -Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans l’enclos, un éléphant. -Mais les éléphants sont chers dans l’Inde, où ils commencent à devenir rares. -Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont extrêmement recherchés. -Passepartout bondissait à chaque surenchère. +J’ai deux jours d’avance à sacrifier. +Nous ne sommes qu’au vingt-deux, et nous arriverons à temps à Calcutta. +J’irai à pied », dit Phileas Fogg. +Un éléphant qui appartient à un Indien logé à cent pas d’ici. +Allons voir l’éléphant », répondit Mr. Fogg. +Là, ils se trouvèrent en présence d’un animal. +Dans la hutte, il y avait un Indien, et dans l’enclos, un éléphant. +Mais les éléphants sont chers dans l’Inde, où ils commencent à devenir rares. +Les mâles, qui seuls conviennent aux luttes des cirques, sont extrêmement recherchés. +Passepartout bondissait à chaque surenchère. Mais l’Indien ne se laissait pas tenter. -La somme était belle, cependant. +La somme était belle, cependant. Indien ne voulait pas vendre ! -Peut-être le drôle flairait-il une magnifique affaire. -À deux mille livres, l’Indien se rendit. +Peut-être le drôle flairait-il une magnifique affaire. +À deux mille livres, l’Indien se rendit. L’affaire conclue, il ne s’agissait plus que de trouver un guide. Ce fut plus facile. -Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses services. -L’éléphant fut amené et équipé sans retard. -Le Parsi connaissait parfaitement le métier de « mahout » ou cornac. +Un jeune Parsi, à la figure intelligente, offrit ses services. +L’éléphant fut amené et équipé sans retard. +Le Parsi connaissait parfaitement le métier de « mahout » ou cornac. Phileas Fogg paya l’Indien en bank-notes qui furent extraites du fameux sac. -Il semblait vraiment qu’on les tirât des entrailles de Passepartout. -Le brigadier général accepta. -Un voyageur de plus n’était pas pour fatiguer le gigantesque animal. -Des vivres furent achetées à Kholby. +Il semblait vraiment qu’on les tirât des entrailles de Passepartout. +Le brigadier général accepta. +Un voyageur de plus n’était pas pour fatiguer le gigantesque animal. +Des vivres furent achetées à Kholby. Il riait au milieu de ses sauts de carpe. Sir Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. -Mr. Fogg paraissait être aussi dispos que s’il fût sorti de son lit. -De fer forgé », répondit Passepartout, qui s’occupa de préparer un déjeuner sommaire. -À midi, le guide donna le signal du départ. -Le pays prit bientôt un aspect très-sauvage. -Une pensée au milieu de bien d’autres inquiétait ce garçon. -Le prix du transport ajouté au prix d’acquisition en ferait un animal ruineux. -Le vendrait-on, le rendrait-on à la liberté ? -Cette estimable bête méritait bien qu’on eût des égards pour elle. -Cela ne laissait pas de le préoccuper. -La nuit était froide. -Le souper se composa des provisions achetées à Kholby. -Les voyageurs mangèrent en gens harassés et moulus. +Mr. Fogg paraissait être aussi dispos que s’il fût sorti de son lit. +De fer forgé », répondit Passepartout, qui s’occupa de préparer un déjeuner sommaire. +À midi, le guide donna le signal du départ. +Le pays prit bientôt un aspect très-sauvage. +Une pensée au milieu de bien d’autres inquiétait ce garçon. +Le prix du transport ajouté au prix d’acquisition en ferait un animal ruineux. +Le vendrait-on, le rendrait-on à la liberté ? +Cette estimable bête méritait bien qu’on eût des égards pour elle. +Cela ne laissait pas de le préoccuper. +La nuit était froide. +Le souper se composa des provisions achetées à Kholby. +Les voyageurs mangèrent en gens harassés et moulus. Nul incident ne signala cette nuit. Sir Francis Cromarty dormit lourdement comme un brave militaire rompu de fatigues. -À six heures du matin, on se remit en marche. -Le guide espérait arriver à la station d’Allahabad le soir même. -On descendit les dernières rampes des Vindhias. +À six heures du matin, on se remit en marche. +Le guide espérait arriver à la station d’Allahabad le soir même. +On descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avait repris son allure rapide. -La station d’Allahabad n’était pas à douze milles dans le nord-est. -Il préférait voyager ainsi à l’abri des bois. -Il était quatre heures alors. -Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. -Passepartout était tout yeux, tout oreilles. +La station d’Allahabad n’était pas à douze milles dans le nord-est. +Il préférait voyager ainsi à l’abri des bois. +Il était quatre heures alors. +Quelques instants après, ce murmure devint plus définissable. +Passepartout était tout yeux, tout oreilles. Mr. Fogg attendait patiemment, sans prononcer une parole. -S’il est possible, évitons d’être vus. -Lui-même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait nécessaire. +S’il est possible, évitons d’être vus. +Lui-même se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la fuite devenait nécessaire. Le bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait. -Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales. -Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse. -Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef manquait. +Des chants monotones se mêlaient au son des tambours et des cymbales. +Ils distinguaient aisément à travers les branches le curieux personnel de cette cérémonie religieuse. +Elle se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef manquait. Sir Francis Cromarty reconnut cette statue. -La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l’amour et de la mort. +La déesse Kâli, murmura-t-il, la déesse de l’amour et de la mort. De la mort, j’y consens, mais de l’amour, jamais ! dit Passepartout. La vilaine bonne femme ! Le Parsi lui fit signe de se taire. -Cette femme était jeune... -Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. -Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. -Peu à peu, les chants s’éteignirent. -Ah ! les gueux ! s’écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri d’indignation. +Cette femme était jeune... +Cette femme était jeune, blanche comme une Européenne. +Le Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres. +Peu à peu, les chants s’éteignirent. +Ah ! les gueux ! s’écria Passepartout, qui ne put retenir ce cri d’indignation. Et ce cadavre ? demanda Mr. Fogg. -La malheureuse ! murmurait Passepartout, brûlée vive ! +La malheureuse ! murmurait Passepartout, brûlée vive ! Comme vous le pensez bien, le gouverneur refusa. -Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance, fit observer sir Francis Cromarty. -Mais où la conduit-on ? -À la pagode de Pillaji, à deux milles d’ici. -Là, elle passera la nuit en attendant l’heure du sacrifice. +Cependant cette infortunée ne paraissait faire aucune résistance, fit observer sir Francis Cromarty. +Mais où la conduit-on ? +À la pagode de Pillaji, à deux milles d’ici. +Là, elle passera la nuit en attendant l’heure du sacrifice. Et ce sacrifice aura lieu ?... -Demain, dès la première apparition du jour. -Sauver cette femme, monsieur Fogg !... s’écria le brigadier général. +Demain, dès la première apparition du jour. +Sauver cette femme, monsieur Fogg !... s’écria le brigadier général. J’ai encore douze heures d’avance. -Je puis les consacrer à cela. -Mais vous êtes un homme de cœur ! dit sir Francis Cromarty. -Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg. +Je puis les consacrer à cela. +Mais vous êtes un homme de cœur ! dit sir Francis Cromarty. +Quelquefois, répondit simplement Phileas Fogg. Quand j’ai le temps. -Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être. -Il trouva, d’ailleurs, dans sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé. -Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui. -L’idée de son maître l’exaltait. -Il sentait un cœur, une âme sous cette enveloppe de glace. -Il se prenait à aimer Phileas Fogg. +Le dessein était hardi, hérissé de difficultés, impraticable peut-être. +Il trouva, d’ailleurs, dans sir Francis Cromarty, un auxiliaire décidé. +Quant à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de lui. +L’idée de son maître l’exaltait. +Il sentait un cœur, une âme sous cette enveloppe de glace. +Il se prenait à aimer Phileas Fogg. Quel parti prendrait-il dans l’affaire ? -Ne serait-il pas porté pour les Indous ? -À défaut de son concours, il fallait au moins s’assurer sa neutralité. +Ne serait-il pas porté pour les Indous ? +À défaut de son concours, il fallait au moins s’assurer sa neutralité. Sir Francis Cromarty lui posa franchement la question. -Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est Parsie. -Bien, guide, répondit Mr. Fogg. -C’est vu, répondit Mr. Fogg. +Mon officier, répondit le guide, je suis Parsi, et cette femme est Parsie. +Bien, guide, répondit Mr. Fogg. +C’est vu, répondit Mr. Fogg. Je pense que nous devrons attendre la nuit pour agir ? -Je le pense aussi », répondit le guide. -Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. +Je le pense aussi », répondit le guide. +Ce brave Indou donna alors quelques détails sur la victime. Elle se nommait Aouda. -Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund. -Trois mois après, elle devint veuve. -Les moyens de parvenir jusqu’à la victime furent alors discutés. -À cet instant, aucune intervention humaine n’eût pu la sauver. +Orpheline, elle fut mariée malgré elle à ce vieux rajah du Bundelkund. +Trois mois après, elle devint veuve. +Les moyens de parvenir jusqu’à la victime furent alors discutés. +À cet instant, aucune intervention humaine n’eût pu la sauver. Mr. Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. -Les derniers cris des fakirs s’éteignaient alors. -dit le guide à voix basse. -Les gardes des rajahs, éclairés par des torches... -Bientôt le guide s’arrêta à l’extrémité d’une clairière. -Quelques résines éclairaient la place. -Le sol était jonché de groupes de dormeurs, appesantis par l’ivresse. -On eût dit un champ de bataille couvert de morts. -Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. -Quelques ivrognes râlaient encore çà et là. -On pouvait supposer qu’à l’intérieur les prêtres veillaient aussi. -Le Parsi ne s’avança pas plus loin. -Ils s’arrêtèrent et s’entretinrent à voix basse. -Cela est possible, en effet, » répondit le Parsi. +Les derniers cris des fakirs s’éteignaient alors. +dit le guide à voix basse. +Les gardes des rajahs, éclairés par des torches... +Bientôt le guide s’arrêta à l’extrémité d’une clairière. +Quelques résines éclairaient la place. +Le sol était jonché de groupes de dormeurs, appesantis par l’ivresse. +On eût dit un champ de bataille couvert de morts. +Hommes, femmes, enfants, tout était confondu. +Quelques ivrognes râlaient encore çà et là. +On pouvait supposer qu’à l’intérieur les prêtres veillaient aussi. +Le Parsi ne s’avança pas plus loin. +Ils s’arrêtèrent et s’entretinrent à voix basse. +Cela est possible, en effet, » répondit le Parsi. Le temps leur parut long ! -Le guide les quittait parfois et allait observer la lisière du bois. -On attendit ainsi jusqu’à minuit. +Le guide les quittait parfois et allait observer la lisière du bois. +On attendit ainsi jusqu’à minuit. La situation ne changea pas. -Même surveillance au dehors. -Il était évident qu’on ne pouvait compter sur l’assoupissement des gardes. -L’ivresse du « hang » leur avait été probablement épargnée. -Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. +Même surveillance au dehors. +Il était évident qu’on ne pouvait compter sur l’assoupissement des gardes. +L’ivresse du « hang » leur avait été probablement épargnée. +Après une dernière conversation, le guide se dit prêt à partir. Mr. Fogg, sir Francis et Passepartout le suivirent. -Ils firent un détour assez long, afin d’atteindre la pagode par son chevet. -Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir rencontré personne. -La nuit était sombre. -La hauteur des arbres accroissait encore l’obscurité. -La première brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement. -On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. +Ils firent un détour assez long, afin d’atteindre la pagode par son chevet. +Vers minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir rencontré personne. +La nuit était sombre. +La hauteur des arbres accroissait encore l’obscurité. +La première brique une fois enlevée, les autres viendraient facilement. +On se mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible. Passepartout et le guide interrompirent leur travail. Les avait-on surpris ? -L’éveil était-il donné ? -Maintenant qu’ils ne pouvaient plus parvenir jusqu’à la victime, comment la sauveraient-ils ? +L’éveil était-il donné ? +Maintenant qu’ils ne pouvaient plus parvenir jusqu’à la victime, comment la sauveraient-ils ? Sir Francis Cromarty se rongeait les poings. -Passepartout était hors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir. +Passepartout était hors de lui, et le guide avait quelque peine à le contenir. L’impassible Fogg attendait sans manifester ses sentiments. -N’avons-nous plus qu’à partir ? demanda le brigadier général à voix basse. -Nous n’avons plus qu’à partir, répondit le guide. -Il suffit que je sois demain à Allahabad avant midi. -Mais qu’espérez-vous ? répondit sir Francis Cromarty. -Dans quelques heures le jour va paraître, et... -La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême. -Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg. +N’avons-nous plus qu’à partir ? demanda le brigadier général à voix basse. +Nous n’avons plus qu’à partir, répondit le guide. +Il suffit que je sois demain à Allahabad avant midi. +Mais qu’espérez-vous ? répondit sir Francis Cromarty. +Dans quelques heures le jour va paraître, et... +La chance qui nous échappe peut se représenter au moment suprême. +Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de Phileas Fogg. Sur quoi comptait donc ce froid Anglais ? -Néanmoins, sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu’au dénouement de cette terrible scène. -Là, abrités par un bouquet d’arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis. -Il avait commencé par se dire : « Quelle folie ! -et maintenant il répétait : « Pourquoi pas, après tout ? -C’est une chance, peut-être la seule, et avec de tels abrutis !... -Cependant l’obscurité était profonde encore. -C’était le moment. -Il se fit comme une résurrection dans cette foule assoupie. -Les groupes s’animèrent. +Néanmoins, sir Francis Cromarty consentit à attendre jusqu’au dénouement de cette terrible scène. +Là, abrités par un bouquet d’arbres, ils pouvaient observer les groupes endormis. +Il avait commencé par se dire : « Quelle folie ! +et maintenant il répétait : « Pourquoi pas, après tout ? +C’est une chance, peut-être la seule, et avec de tels abrutis !... +Cependant l’obscurité était profonde encore. +C’était le moment. +Il se fit comme une résurrection dans cette foule assoupie. +Les groupes s’animèrent. Des coups de tam-tams retentirent. -Chants et cris éclatèrent de nouveau. -L’heure était venue à laquelle l’infortunée allait mourir. +Chants et cris éclatèrent de nouveau. +L’heure était venue à laquelle l’infortunée allait mourir. En effet, les portes de la pagode s’ouvrirent. -Une lumière plus vive s’échappa de l’intérieur. -En ce moment, la foule s’ébranla. -La jeune femme était retombée dans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. -Elle passa à travers les fakirs, qui l’escortaient de leurs vociférations religieuses. -Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d’huile, s’enflamma aussitôt. -Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea soudain. -Un cri de terreur s’éleva. -Toute cette foule se précipita à terre, épouvantée. -Un cri de terreur s’éleva. -Mr. Fogg et sir Francis Cromarty étaient demeurés debout. -En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux rajah. -Aussitôt ils s’étaient précipités dans la forêt. +Une lumière plus vive s’échappa de l’intérieur. +En ce moment, la foule s’ébranla. +La jeune femme était retombée dans cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. +Elle passa à travers les fakirs, qui l’escortaient de leurs vociférations religieuses. +Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d’huile, s’enflamma aussitôt. +Mais Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la scène changea soudain. +Un cri de terreur s’éleva. +Toute cette foule se précipita à terre, épouvantée. +Un cri de terreur s’éleva. +Mr. Fogg et sir Francis Cromarty étaient demeurés debout. +En effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le corps du vieux rajah. +Aussitôt ils s’étaient précipités dans la forêt. Les gardes les avaient suivis. -Le hardi enlèvement avait réussi. -Une heure après, Passepartout riait encore de son succès. -Sir Francis Cromarty avait serré la main de l’intrépide garçon. -Enveloppée dans les couvertures de voyage, elle reposait sur l’un des cacolets. -À sept heures, on fit halte. -La jeune femme était toujours dans une prostration complète. -Il n’hésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs. -Aouda restait dans l’Inde, elle retomberait inévitablement entre les mains de ses bourreaux. -Phileas Fogg répondit qu’il tiendrait compte de ces observations et qu’il aviserait. -Vers dix heures, le guide annonçait la station d’Allahabad. -La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare. -Son maître lui ouvrait un crédit illimité. -Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. -Plus de commerce, plus d’industrie dans cette cité, jadis industrielle et commerçante. -Puis, tout triomphant, il retourna à la gare. -Aouda commençait à revenir à elle. -Mais, sans toute cette amplification poétique, il suffit de dire que Mrs. +Le hardi enlèvement avait réussi. +Une heure après, Passepartout riait encore de son succès. +Sir Francis Cromarty avait serré la main de l’intrépide garçon. +Enveloppée dans les couvertures de voyage, elle reposait sur l’un des cacolets. +À sept heures, on fit halte. +La jeune femme était toujours dans une prostration complète. +Il n’hésita pas à dire à Phileas Fogg que si Mrs. +Aouda restait dans l’Inde, elle retomberait inévitablement entre les mains de ses bourreaux. +Phileas Fogg répondit qu’il tiendrait compte de ces observations et qu’il aviserait. +Vers dix heures, le guide annonçait la station d’Allahabad. +La jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare. +Son maître lui ouvrait un crédit illimité. +Passepartout partit aussitôt et courut les rues de la ville. +Plus de commerce, plus d’industrie dans cette cité, jadis industrielle et commerçante. +Puis, tout triomphant, il retourna à la gare. +Aouda commençait à revenir à elle. +Mais, sans toute cette amplification poétique, il suffit de dire que Mrs. Cependant le train allait quitter la station d’Allahabad. Restait aussi la question de Kiouni. -Que ferait-on d’un éléphant acheté si cher ? -Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cet égard. -Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué. -J’ai payé ton service, mais non ton dévouement. -Veux-tu cet éléphant ? -Il est à toi. -Les yeux du guide brillèrent. -C’est une fortune que Votre Honneur me donne ! s’écria-t-il. -Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et c’est moi qui serai encore ton débiteur. -À la bonne heure ! s’écria Passepartout. +Que ferait-on d’un éléphant acheté si cher ? +Mais Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à cet égard. +Parsi, dit-il au guide, tu as été serviable et dévoué. +J’ai payé ton service, mais non ton dévouement. +Veux-tu cet éléphant ? +Il est à toi. +Les yeux du guide brillèrent. +C’est une fortune que Votre Honneur me donne ! s’écria-t-il. +Accepte, guide, répondit Mr. Fogg, et c’est moi qui serai encore ton débiteur. +À la bonne heure ! s’écria Passepartout. Kiouni est un brave et courageux animal ! -L’éléphant fit entendre quelques grognement de satisfaction. -Aouda occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers Bénarès. +L’éléphant fit entendre quelques grognement de satisfaction. +Aouda occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers Bénarès. Mr. Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes plus que par ses paroles. -Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres, furent les interprètes de sa reconnaissance. +Ses beaux yeux, mieux que ses lèvres, furent les interprètes de sa reconnaissance. Phileas Fogg comprit ce qui se passait dans l’esprit de Mrs. Aouda accepta l’offre avec reconnaissance. -À midi et demi, le train s’arrêtait à la station de Bénarès. -C’était là que devait s’arrêter sir Francis Cromarty. -Les troupes qu’il rejoignait campaient à quelques milles au nord de la ville. -Mr. Fogg pressa légèrement les doigts de son compagnon. +À midi et demi, le train s’arrêtait à la station de Bénarès. +C’était là que devait s’arrêter sir Francis Cromarty. +Les troupes qu’il rejoignait campaient à quelques milles au nord de la ville. +Mr. Fogg pressa légèrement les doigts de son compagnon. Les compliments de Mrs. Aouda furent plus affectueux. -Jamais elle n’oublierait ce qu’elle devait à sir Francis Cromarty. -Puis on se sépara. +Jamais elle n’oublierait ce qu’elle devait à sir Francis Cromarty. +Puis on se sépara. Des bandes d’Indous des deux sexes. -À partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la vallée du Gange. -Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. -Le paquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait l’ancre qu’à midi. +À partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la vallée du Gange. +Enfin, à sept heures du matin, Calcutta était atteint. +Le paquebot, en partance pour Hong-Kong, ne levait l’ancre qu’à midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures devant lui. Il n’avait donc ni retard ni avance. -Le train s’était arrêté en gare. -Cet homme est votre domestique ? ajouta le policeman en désignant Passepartout. +Le train s’était arrêté en gare. +Cet homme est votre domestique ? ajouta le policeman en désignant Passepartout. Veuillez me suivre tous les deux. Cette jeune dame peut nous accompagner ? demanda Mr. Fogg. -Elle le peut, » répondit le policeman. +Elle le peut, » répondit le policeman. Le policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Personne ne parla pendant le trajet, qui dura vingt minutes environ. Puis il se retira et ferma la porte. Allons ! nous sommes pris ! -s’écria Passepartout, en se laissant aller sur une chaise. -C’est pour moi que vous êtes poursuivi ! -C’est pour m’avoir sauvée ! -Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n’était pas possible. +s’écria Passepartout, en se laissant aller sur une chaise. +C’est pour moi que vous êtes poursuivi ! +C’est pour m’avoir sauvée ! +Phileas Fogg se contenta de répondre que cela n’était pas possible. Poursuivi pour cette affaire du sutty ! -Comment les plaignants oseraient-ils se présenter ? -Il y avait méprise. -Mais le bateau part à midi ! fit observer Passepartout. -Avant midi nous serons à bord, » répondit simplement l’impassible gentleman. -Mais il n’était pas rassuré du tout. -À huit heures et demie, la porte de la chambre s’ouvrit. +Comment les plaignants oseraient-ils se présenter ? +Il y avait méprise. +Mais le bateau part à midi ! fit observer Passepartout. +Avant midi nous serons à bord, » répondit simplement l’impassible gentleman. +Mais il n’était pas rassuré du tout. +À huit heures et demie, la porte de la chambre s’ouvrit. Le policeman reparut, et il introduisit les prisonniers dans la salle voisine. -Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du greffier. -C’était un gros homme tout rond. -Il décrocha une perruque pendue à un clou et s’en coiffa lestement. -La première cause, » dit-il. -Mais, portant la main à sa tête : « Hé ! ce n’est pas ma perruque ! -En effet, monsieur Obadiah, c’est la mienne, répondit le greffier. -L’échange des perruques fut fait. -La première cause, reprit alors le juge Obadiah. -Me voici, répondit Mr. Fogg. +Ce magistrat, le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du greffier. +C’était un gros homme tout rond. +Il décrocha une perruque pendue à un clou et s’en coiffa lestement. +La première cause, » dit-il. +Mais, portant la main à sa tête : « Hé ! ce n’est pas ma perruque ! +En effet, monsieur Obadiah, c’est la mienne, répondit le greffier. +L’échange des perruques fut fait. +La première cause, reprit alors le juge Obadiah. +Me voici, répondit Mr. Fogg. Bien ! dit le juge Obadiah. -Mais de quoi nous accuse-t-on ? s’écria Passepartout, impatienté. -Vous allez le savoir, répondit le juge. +Mais de quoi nous accuse-t-on ? s’écria Passepartout, impatienté. +Vous allez le savoir, répondit le juge. Monsieur, dit alors Mr. Fogg, je suis citoyen anglais, et j’ai droit... -Vous a-t-on manqué d’égards ? demanda Mr. Obadiah. +Vous a-t-on manqué d’égards ? demanda Mr. Obadiah. Bien ! faites entrer les plaignants. -Vous avez entendu ? demanda le juge à Phileas Fogg. -Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et j’avoue. -Les prêtres se regardèrent. -Ils semblaient ne rien comprendre aux paroles de l’accusé. -Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge Obadiah. +Vous avez entendu ? demanda le juge à Phileas Fogg. +Oui, monsieur, répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, et j’avoue. +Les prêtres se regardèrent. +Ils semblaient ne rien comprendre aux paroles de l’accusé. +Nouvelle stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge Obadiah. Quelle victime ? demanda-t-il. En pleine ville de Bombay ? -Bombay ? s’écria Passepartout. -s’écria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne put retenir cette involontaire exclamation. -Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles inquiétudes, Fix le guetta à la gare. -Les faits sont avoués ? dit le juge. -Avoués, répondit froidement Mr. Fogg. +Bombay ? s’écria Passepartout. +s’écria Passepartout, qui, surpris au dernier chef, ne put retenir cette involontaire exclamation. +Pendant vingt-quatre heures, au milieu de mortelles inquiétudes, Fix le guetta à la gare. +Les faits sont avoués ? dit le juge. +Avoués, répondit froidement Mr. Fogg. Silence ! fit l’huissier d’une voix glapissante. Greffier, appelez une autre cause ! -Cette condamnation ruinait son maître. -C’est votre droit, » répondit le juge. +Cette condamnation ruinait son maître. +C’est votre droit, » répondit le juge. Je paie, » dit ce gentleman. -Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, dit le juge. -En attendant, vous êtes libres sous caution. -Venez, dit Phileas Fogg à son domestique. +Cette somme vous sera restituée à votre sortie de prison, dit le juge. +En attendant, vous êtes libres sous caution. +Venez, dit Phileas Fogg à son domestique. Mais, au moins, qu’ils rendent les souliers ! -s’écria Passepartout avec un mouvement de rage. +s’écria Passepartout avec un mouvement de rage. On lui rendit ses souliers. -En voilà qui coûtent cher ! murmura-t-il ! +En voilà qui coûtent cher ! murmura-t-il ! Plus de mille livres chacun ! -Sans compter qu’ils me gênent ! +Sans compter qu’ils me gênent ! Il se jeta donc sur les traces de Fogg. Mr. Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. -Mr. Fogg était en avance d’une heure. +Mr. Fogg était en avance d’une heure. Fix le vit descendre de voiture et s’embarquer dans un canot avec Mrs. Aouda et son domestique. -Le détective frappa la terre du pied. -Le gueux ! s’écria-t-il, il part ! -Deux mille livres sacrifiées ! +Le détective frappa la terre du pied. +Le gueux ! s’écria-t-il, il part ! +Deux mille livres sacrifiées ! Prodigue comme un voleur ! -L’inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. -Elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. -Il égalait le Mongolia en vitesse, mais non en confortable. -Aouda ne fut-elle point aussi bien installée que l’eût désiré Phileas Fogg. -Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. +L’inspecteur de police était fondé à faire cette réflexion. +Elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. +Il égalait le Mongolia en vitesse, mais non en confortable. +Aouda ne fut-elle point aussi bien installée que l’eût désiré Phileas Fogg. +Pendant les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit plus ample connaissance avec Phileas Fogg. -En toute occasion, elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. -Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme. -À de certaines heures il venait régulièrement, sinon causer, du moins l’écouter. -Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce gentleman autour du monde. -Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. -Aouda était parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. -Trouverait-elle près de lui refuge et assistance ? +En toute occasion, elle lui témoignait la plus vive reconnaissance. +Il veillait à ce que rien ne manquât à la jeune femme. +À de certaines heures il venait régulièrement, sinon causer, du moins l’écouter. +Il lui avait appris quelle gageure entraînait ce gentleman autour du monde. +Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa touchante histoire. +Aouda était parente de ce riche personnage qui habitait Bombay. +Trouverait-elle près de lui refuge et assistance ? Elle ne pouvait l’affirmer. Ce fut son mot. La jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe ? -Cette première partie de la traversée du Rangoon s’accomplit dans des conditions excellentes. -Le temps était maniable. -La côte fut prolongée d’assez près. -Les sauvages Papouas de l’île ne se montrèrent point. -Le développement panoramique de ces îles était superbe. +Cette première partie de la traversée du Rangoon s’accomplit dans des conditions excellentes. +Le temps était maniable. +La côte fut prolongée d’assez près. +Les sauvages Papouas de l’île ne se montrèrent point. +Le développement panoramique de ces îles était superbe. On va le voir. -Mais après Hong-Kong, un simple mandat d’arrestation ne suffirait plus. +Mais après Hong-Kong, un simple mandat d’arrestation ne suffirait plus. Il faudrait un acte d’extradition. -J’ai échoué à Bombay, j’ai échoué à Calcutta ! -Si je manque mon coup à Hong-Kong, je suis perdu de réputation ! -Coûte que coûte, il faut réussir. -Un mot de Passepartout à son maître eût suffi à compromettre irrévocablement l’affaire. -L’inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la présence de Mrs. -Quelle était cette femme ? +J’ai échoué à Bombay, j’ai échoué à Calcutta ! +Si je manque mon coup à Hong-Kong, je suis perdu de réputation ! +Coûte que coûte, il faut réussir. +Un mot de Passepartout à son maître eût suffi à compromettre irrévocablement l’affaire. +L’inspecteur de police était donc extrêmement embarrassé, quand la présence de Mrs. +Quelle était cette femme ? Quel concours de circonstances en avait fait la compagne de Fogg ? -C’était évidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. -Mais en quel point de la péninsule ? -Était-ce le hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse ? +C’était évidemment entre Bombay et Calcutta que la rencontre avait eu lieu. +Mais en quel point de la péninsule ? +Était-ce le hasard qui avait réuni Phileas Fogg et la jeune voyageuse ? Fix l’avait bien vu dans la salle d’audience du tribunal de Calcutta. -On comprend à quel point l’agent devait être intrigué. -Oui ! cela devait être ! -Mais il ne fallait pas attendre l’arrivée du Rangoon à Hong-Kong. -Toutefois, avant d’agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut d’interroger Passepartout. -Or, il n’y avait pas de temps à perdre. +On comprend à quel point l’agent devait être intrigué. +Oui ! cela devait être ! +Mais il ne fallait pas attendre l’arrivée du Rangoon à Hong-Kong. +Toutefois, avant d’agir et pour opérer plus sûrement, Fix résolut d’interroger Passepartout. +Or, il n’y avait pas de temps à perdre. Mais vous faites donc, vous aussi, le tour du monde ? -Ah ! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. -Mais comment ne vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta ? +Ah ! dit Passepartout, qui parut un instant étonné. +Mais comment ne vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de Calcutta ? Ma foi, un malaise... un peu de mal de mer... -Je suis resté couché dans ma cabine... -Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bien que l’océan Indien. -Et votre maître, monsieur Phileas Fogg ? -En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire ! +Je suis resté couché dans ma cabine... +Le golfe du Bengale ne me réussit pas aussi bien que l’océan Indien. +Et votre maître, monsieur Phileas Fogg ? +En parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire ! Pas un jour de retard ! -Mais Passepartout l’eut bientôt mis au courant de son histoire. +Mais Passepartout l’eut bientôt mis au courant de son histoire. Non pas, monsieur Fix, non pas ! -Rien à faire ! se dit le détective en dissimulant son désappointement. +Rien à faire ! se dit le détective en dissimulant son désappointement. Un verre de gin, monsieur Passepartout ? Une ou deux fois seulement, il entrevit... -Et, en effet, on eût été étonné à moins. -Il y avait là une concordance au moins bizarre. -À qui en avait ce Fix ? -C’est un espion que ces gentlemen ont mis à nos trousses ! -Voilà qui n’est pas digne ! +Et, en effet, on eût été étonné à moins. +Il y avait là une concordance au moins bizarre. +À qui en avait ce Fix ? +C’est un espion que ces gentlemen ont mis à nos trousses ! +Voilà qui n’est pas digne ! Mr. Fogg si probe, si honorable ! -Le faire épier par un agent ! -Ah ! messieurs du Reform-Club, cela vous coûtera cher ! -Des îlots montagneux très-escarpés, très-pittoresques dérobaient aux passagers la vue de la grande île. +Le faire épier par un agent ! +Ah ! messieurs du Reform-Club, cela vous coûtera cher ! +Des îlots montagneux très-escarpés, très-pittoresques dérobaient aux passagers la vue de la grande île. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. -L’île de Singapore n’est ni grande ni imposante d’aspect. -Les montagnes, c’est-à-dire les profils, lui manquent. +L’île de Singapore n’est ni grande ni imposante d’aspect. +Les montagnes, c’est-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois, elle est charmante dans sa maigreur. -C’est un parc coupé de belles routes. -Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. +C’est un parc coupé de belles routes. +Après avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Passepartout les attendait sur le pont du Rangoon. -Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs. -Le Rangoon était fort chargé. +Passepartout fut trop heureux de les offrir à Mrs. +Le Rangoon était fort chargé. Le temps, assez beau jusqu’alors, changea avec le dernier quartier de la lune. Il y eut grosse mer. -Quand il était maniable, le capitaine faisait établir la voilure. -Leur volume, clos, impénétrable à l’eau, est insuffisant. -Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes précautions. -Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur. -Très-pressé ! répondit Passepartout. -Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de Yokohama ? -Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde ? +Quand il était maniable, le capitaine faisait établir la voilure. +Leur volume, clos, impénétrable à l’eau, est insuffisant. +Donc, par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes précautions. +Il fallait quelquefois mettre à la cape sous petite vapeur. +Très-pressé ! répondit Passepartout. +Vous pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de Yokohama ? +Vous croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du monde ? Et vous, monsieur Fix ? Moi ? je n’y crois pas ! -répondit Passepartout en clignant de l’œil. -Ce mot laissa l’agent rêveur. -Ce qualificatif l’inquiéta, sans qu’il sût trop pourquoi. -Le Français l’avait-il deviné ? +répondit Passepartout en clignant de l’œil. +Ce mot laissa l’agent rêveur. +Ce qualificatif l’inquiéta, sans qu’il sût trop pourquoi. +Le Français l’avait-il deviné ? Il ne savait trop que penser. -Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arrière-pensée. +Et cependant, en lui parlant ainsi, Passepartout avait certainement eu une arrière-pensée. Il ne pouvait tenir sa langue. -Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais !... +Mais, répondit Fix assez embarrassé, je ne sais !... Ah ! dit Passepartout, si vous nous accompagniez, ce serait un bonheur pour moi ! -Voyons ! un agent de la Compagnie péninsulaire ne saurait s’arrêter en route ! -Vous n’alliez qu’à Bombay, et vous voici bientôt en Chine ! -Oui et non, répondit Fix sans sourciller. +Voyons ! un agent de la Compagnie péninsulaire ne saurait s’arrêter en route ! +Vous n’alliez qu’à Bombay, et vous voici bientôt en Chine ! +Oui et non, répondit Fix sans sourciller. Il y a de bonnes et de mauvaises affaires. -Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes frais ! -Oh ! pour cela, j’en suis sûr ! -s’écria Passepartout, riant de plus belle. -La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à réfléchir. -Il était évidemment deviné. -Mais avait-il prévenu son maître ? -Quel rôle jouait-il dans tout ceci ? -Était-il complice ou non ? -L’affaire était-elle éventée, et par conséquent manquée ? +Mais vous comprenez bien que je ne voyage pas à mes frais ! +Oh ! pour cela, j’en suis sûr ! +s’écria Passepartout, riant de plus belle. +La conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à réfléchir. +Il était évidemment deviné. +Mais avait-il prévenu son maître ? +Quel rôle jouait-il dans tout ceci ? +Était-il complice ou non ? +L’affaire était-elle éventée, et par conséquent manquée ? Le charme de Mrs. Mais Passepartout, lui, vivait dans des transes continuelles. -Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes ! s’écria-t-il. +Elles ne sont pas assez chargées, ces soupapes ! s’écria-t-il. On ne marche pas ! -Voilà bien ces Anglais ! -Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assez mauvais. -Le vent devint très-fort. -Fixé dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. -La bourrasque battit la mer avec véhémence. +Voilà bien ces Anglais ! +Pendant les derniers jours de la traversée, le temps fut assez mauvais. +Le vent devint très-fort. +Fixé dans la partie du nord-ouest, il contraria la marche du paquebot. +La bourrasque battit la mer avec véhémence. Mais cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui. -Il semblait vraiment que cette tempête rentrât dans son programme, qu’elle fût prévue. -Cette tempête lui plaisait. +Il semblait vraiment que cette tempête rentrât dans son programme, qu’elle fût prévue. +Cette tempête lui plaisait. Enfin, le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait dans son jeu. -Il était bien un peu malade, mais qu’importe ! -Jusqu’alors tout avait si bien marché ! -La terre et l’eau semblaient être à la dévotion de son maître. -Steamers et railways lui obéissaient. +Il était bien un peu malade, mais qu’importe ! +Jusqu’alors tout avait si bien marché ! +La terre et l’eau semblaient être à la dévotion de son maître. +Steamers et railways lui obéissaient. Le vent et la vapeur s’unissaient pour favoriser son voyage. -L’heure des mécomptes avait-elle donc enfin sonné ? -Il étonnait l’équipage et aidait à tout... -Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempête. -On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se décidait pas à remonter. +L’heure des mécomptes avait-elle donc enfin sonné ? +Il étonnait l’équipage et aidait à tout... +Passepartout voulait absolument savoir combien de temps durerait la tempête. +On le renvoyait alors au baromètre, qui ne se décidait pas à remonter. Enfin la tourmente s’apaisa. -L’état de la mer se modifia dans la journée du quatre novembre. +L’état de la mer se modifia dans la journée du quatre novembre. Le vent sauta de deux quarts dans le sud et redevint favorable. -Passepartout se rasséréna avec le temps. +Passepartout se rasséréna avec le temps. Mais on ne pouvait regagner tout le temps perdu. -L’itinéraire de Phileas Fogg portait l’arrivée du paquebot au cinq. +L’itinéraire de Phileas Fogg portait l’arrivée du paquebot au cinq. Or, il n’arrivait que le six. -Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue. -Demain, à la marée du matin, répondit le pilote. -fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement. +Ce qui mettait Passepartout dans une colère bleue. +Demain, à la marée du matin, répondit le pilote. +fit Mr. Fogg, sans manifester aucun étonnement. Quel est le nom de ce steamer ? demanda Mr. Fogg. -Le Carnatic, répondit le pilote. -N’était-ce pas hier qu’il devait partir ? -À une heure, le Rangoon était à quai, et les passagers débarquaient. -En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. -Puis il dit à Mrs. -Le gentleman se fit conduire à la Bourse. -Le courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant parsi. +Le Carnatic, répondit le pilote. +N’était-ce pas hier qu’il devait partir ? +À une heure, le Rangoon était à quai, et les passagers débarquaient. +En cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi Phileas Fogg, il faut en convenir. +Puis il dit à Mrs. +Le gentleman se fit conduire à la Bourse. +Le courtier auquel s’adressa Mr. Fogg connaissait en effet le négociant parsi. Mais, depuis deux ans, celui-ci n’habitait plus la Chine. -Phileas Fogg revint à l’Hôtel du Club. -Aussitôt il fit demander à Mrs. -Aouda ne répondit rien d’abord. -Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants à réfléchir. +Phileas Fogg revint à l’Hôtel du Club. +Aussitôt il fit demander à Mrs. +Aouda ne répondit rien d’abord. +Elle passa sa main sur son front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de sa douce voix : « Que dois-je faire, monsieur Fogg ? dit-elle. -C’est très-simple, répondit le gentleman. +C’est très-simple, répondit le gentleman. Mais je ne puis abuser... -Vous n’abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme. — Passepartout ? +Vous n’abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon programme. — Passepartout ? Allez au Carnatic, et retenez trois cabines. -Il y a ainsi comme une traînée de villes anglaises tout autour du monde. -Passepartout remarqua un certain nombre d’indigènes... +Il y a ainsi comme une traînée de villes anglaises tout autour du monde. +Passepartout remarqua un certain nombre d’indigènes... Passepartout arriva au port Victoria. -Passepartout trouva cela fort drôle, sans trop savoir pourquoi. +Passepartout trouva cela fort drôle, sans trop savoir pourquoi. Bon ! se dit Passepartout, cela va mal pour les gentlemen du Reform-Club ! -Oui, répondit Fix les dents serrées. -Allons donc ! s’écria Passepartout en faisant entendre un retentissant éclat de rire ! -Je savais bien que vous ne pourriez pas vous séparer de nous. +Oui, répondit Fix les dents serrées. +Allons donc ! s’écria Passepartout en faisant entendre un retentissant éclat de rire ! +Je savais bien que vous ne pourriez pas vous séparer de nous. Venez retenir votre place, venez ! -Très-bien ! répondit Passepartout, cela arrangera mon maître. -Je vais le prévenir. -À ce moment, Fix prit un parti extrême. -Il résolut de tout dire à Passepartout. +Très-bien ! répondit Passepartout, cela arrangera mon maître. +Je vais le prévenir. +À ce moment, Fix prit un parti extrême. +Il résolut de tout dire à Passepartout. Passepartout avait le temps. Il accepta l’invitation de Fix. Une taverne s’ouvrait sur le quai. Elle avait un aspect engageant. -Tous deux y entrèrent. -Sur ce lit étaient rangés un certain nombre de dormeurs. +Tous deux y entrèrent. +Sur ce lit étaient rangés un certain nombre de dormeurs. On fume l’opium partout et toujours dans l’empire du Milieu. Un instant, dit-il. Que voulez-vous, monsieur Fix ? -J’ai à vous parler de choses sérieuses. +J’ai à vous parler de choses sérieuses. Eh bien, nous en parlerons demain. Je n’ai pas le temps aujourd’hui. -Il s’agit de votre maître ! -L’expression du visage de Fix lui parut singulière. -Qu’est-ce donc que vous avez à me dire ? +Il s’agit de votre maître ! +L’expression du visage de Fix lui parut singulière. +Qu’est-ce donc que vous avez à me dire ? Parbleu ! dit Passepartout en souriant. Alors je vais tout vous avouer... -Maintenant que je sais tout, mon compère ! -Ah ! voilà qui n’est pas fort ! -Vous en parlez à votre aise ! +Maintenant que je sais tout, mon compère ! +Ah ! voilà qui n’est pas fort ! +Vous en parlez à votre aise ! On voit bien que vous ne connaissez pas l’importance de la somme ! -Mais si, je la connais, répondit Passepartout. -Cinquante-cinq mille ! reprit Fix, en serrant la main du Français. -Quoi ! s’écria Passepartout, monsieur Fogg aurait osé !... -En voulez-vous cinq cents (douze virgule cinq fr.) à la condition de m’aider ? -Vous aider ? s’écria Passepartout, dont les yeux étaient démesurément ouverts. -Oui, m’aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong ! -Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ? +Mais si, je la connais, répondit Passepartout. +Cinquante-cinq mille ! reprit Fix, en serrant la main du Français. +Quoi ! s’écria Passepartout, monsieur Fogg aurait osé !... +En voulez-vous cinq cents (douze virgule cinq fr.) à la condition de m’aider ? +Vous aider ? s’écria Passepartout, dont les yeux étaient démesurément ouverts. +Oui, m’aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong ! +Hein ! fit Passepartout, que dites-vous là ? J’en suis honteux pour eux ! -Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix. -Je veux dire que c’est de la pure indélicatesse. -Autant dépouiller Mr. Fogg, et lui prendre l’argent dans la poche ! -Eh ! c’est bien à cela que nous comptons arriver ! -Des gentlemen ! des collègues ! -Fix commençait à ne plus comprendre. -Des collègues ! s’écria Passepartout, des membres du Reform-Club ! +Ah çà ! que voulez-vous dire ? demanda Fix. +Je veux dire que c’est de la pure indélicatesse. +Autant dépouiller Mr. Fogg, et lui prendre l’argent dans la poche ! +Eh ! c’est bien à cela que nous comptons arriver ! +Des gentlemen ! des collègues ! +Fix commençait à ne plus comprendre. +Des collègues ! s’écria Passepartout, des membres du Reform-Club ! Il ne sait rien ?... demanda vivement Fix. -Rien, » répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre. +Rien, » répondit Passepartout en vidant encore une fois son verre. L’inspecteur de police passa sa main sur son front. -Il hésitait avant de reprendre la parole. +Il hésitait avant de reprendre la parole. Que devait-il faire ? -L’erreur de Passepartout semblait sincère, mais elle rendait son projet plus difficile. +L’erreur de Passepartout semblait sincère, mais elle rendait son projet plus difficile. Eh bien, se dit-il, puisqu’il n’est pas son complice, il m’aidera. -Le détective avait une seconde fois pris son parti. +Le détective avait une seconde fois pris son parti. D’ailleurs, il n’avait plus le temps d’attendre. -À tout prix, il fallait arrêter Fogg à Hong-Kong. -Écoutez, dit Fix d’une voix brève. -Écoutez, dit Fix d’une voix brève, écoutez-moi bien. +À tout prix, il fallait arrêter Fogg à Hong-Kong. +Écoutez, dit Fix d’une voix brève. +Écoutez, dit Fix d’une voix brève, écoutez-moi bien. Bah ! dit Passepartout en le regardant d’un air goguenard. -Je suis un inspecteur de police, chargé d’une mission par l’administration métropolitaine... +Je suis un inspecteur de police, chargé d’une mission par l’administration métropolitaine... Vous... inspecteur de police !... Oui, et je le prouve, reprit Fix. -Mais pourquoi ?... s’écria Passepartout. +Mais pourquoi ?... s’écria Passepartout. Or, voici ce signalement, et c’est trait pour trait celui du sieur Fogg. -Allons donc ! s’écria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. -Mon maître est le plus honnête homme du monde ! -Qu’en savez-vous ? répondit Fix. -Vous ne le connaissez même pas ! -Et vous osez soutenir que c’est un honnête homme ! -Oui ! oui ! répétait machinalement le pauvre garçon. -Voulez-vous donc être arrêté comme son complice ? -Passepartout avait pris sa tête à deux mains. -Il n’était plus reconnaissable. +Allons donc ! s’écria Passepartout en frappant la table de son robuste poing. +Mon maître est le plus honnête homme du monde ! +Qu’en savez-vous ? répondit Fix. +Vous ne le connaissez même pas ! +Et vous osez soutenir que c’est un honnête homme ! +Oui ! oui ! répétait machinalement le pauvre garçon. +Voulez-vous donc être arrêté comme son complice ? +Passepartout avait pris sa tête à deux mains. +Il n’était plus reconnaissable. Il n’osait regarder l’inspecteur de police. -Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d’Aouda, l’homme généreux et brave ! -Et pourtant que de présomptions relevées contre lui ! -Passepartout essayait de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit. -Il ne voulait pas croire à la culpabilité de son maître. -Il faut donc que vous m’aidiez à retenir à Hong-Kong... +Phileas Fogg un voleur, lui, le sauveur d’Aouda, l’homme généreux et brave ! +Et pourtant que de présomptions relevées contre lui ! +Passepartout essayait de repousser les soupçons qui se glissaient dans son esprit. +Il ne voulait pas croire à la culpabilité de son maître. +Il faut donc que vous m’aidiez à retenir à Hong-Kong... Le trahir... jamais... non, pour tout l’or du monde... -Je suis d’un village où l’on ne mange pas de ce pain-là !... -Mettons que je n’ai rien dit, répondit Fix, et buvons. +Je suis d’un village où l’on ne mange pas de ce pain-là !... +Mettons que je n’ai rien dit, répondit Fix, et buvons. Passepartout se sentait de plus en plus envahir par l’ivresse. -Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées d’opium. -Puis il sortit, après avoir payé la dépense. -De là, nécessité d’acheter les vêtements et objets nécessaires au voyage. +Sur la table se trouvaient quelques pipes chargées d’opium. +Puis il sortit, après avoir payé la dépense. +De là, nécessité d’acheter les vêtements et objets nécessaires au voyage. Le lendemain, Passepartout ne vint point au coup de sonnette de Mr. Fogg. -Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. -Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les bagages suivirent derrière sur une brouette. -Mais aucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. +Mr. Fogg se contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs. +Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les bagages suivirent derrière sur une brouette. +Mais aucune marque de désappointement ne parut sur son visage, et comme Mrs. En ce moment, un personnage qui l’observait avec attention s’approcha de lui. -Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je n’ai pas l’honneur... +Oui, monsieur, répondit froidement Mr. Fogg, mais je n’ai pas l’honneur... Pardonnez-moi, mais je croyais trouver ici votre domestique. -Savez-vous où il est, monsieur ? demanda vivement la jeune femme. -Quoi ! répondit Fix, feignant la surprise, n’est-il pas avec vous ? +Savez-vous où il est, monsieur ? demanda vivement la jeune femme. +Quoi ! répondit Fix, feignant la surprise, n’est-il pas avec vous ? Depuis hier, il n’a pas reparu. -Se serait-il embarqué sans nous à bord du Carnatic ? -Sans vous, madame ?... répondit l’agent. +Se serait-il embarqué sans nous à bord du Carnatic ? +Sans vous, madame ?... répondit l’agent. Mais, excusez ma question, vous comptiez donc partir sur ce paquebot ? -Moi aussi, madame, et vous me voyez très-désappointé. -En prononçant ces mots : « huit jours », Fix sentait son cœur bondir de joie. -Fogg retenu huit jours à Hong-Kong ! -On aurait le temps de recevoir le mandat d’arrêt. -Enfin, la chance se déclarait pour le représentant de la loi. -Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. -On eût dit qu’un fil le rattachait à cet homme. -Fix se reprit à espérer. +Moi aussi, madame, et vous me voyez très-désappointé. +En prononçant ces mots : « huit jours », Fix sentait son cœur bondir de joie. +Fogg retenu huit jours à Hong-Kong ! +On aurait le temps de recevoir le mandat d’arrêt. +Enfin, la chance se déclarait pour le représentant de la loi. +Et Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. +On eût dit qu’un fil le rattachait à cet homme. +Fix se reprit à espérer. Votre Honneur cherche un bateau ? -Votre Honneur cherche un bateau ? lui dit le marin en se découvrant. -Vous avez un bateau prêt à partir ? demanda Mr. Fogg. -Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote, n degré quarante-trois, le meilleur de la flottille. -Entre huit et neuf milles, au plus près. +Votre Honneur cherche un bateau ? lui dit le marin en se découvrant. +Vous avez un bateau prêt à partir ? demanda Mr. Fogg. +Oui, Votre Honneur, un bateau-pilote, n degré quarante-trois, le meilleur de la flottille. +Entre huit et neuf milles, au plus près. Voulez-vous le voir ? Votre Honneur sera satisfait. Il s’agit d’une promenade en mer ? -Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama ? -Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux écarquillés. +Vous chargez-vous de me conduire à Yokohama ? +Le marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux écarquillés. Votre Honneur veut rire ? dit-il. -Je le regrette, répondit le pilote, mais c’est impossible. -C’est sérieux ? demanda le pilote. -Très-sérieux, » répondit Mr. Fogg. -Le pilote s’était retiré à l’écart. -Fix était dans des transes mortelles. -Pendant ce temps, Mr. Fogg s’était retourné vers Mrs. +Je le regrette, répondit le pilote, mais c’est impossible. +C’est sérieux ? demanda le pilote. +Très-sérieux, » répondit Mr. Fogg. +Le pilote s’était retiré à l’écart. +Fix était dans des transes mortelles. +Pendant ce temps, Mr. Fogg s’était retourné vers Mrs. Vous n’aurez pas peur, madame ? lui demanda-t-il. -Avec vous, non, monsieur Fogg, » répondit la jeune femme. +Avec vous, non, monsieur Fogg, » répondit la jeune femme. Eh bien, pilote ? dit Mr. Fogg. Seize cents seulement, dit Mr. Fogg. -C’est la même chose. +C’est la même chose. Fix respira un bon coup d’air. -Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de s’arranger autrement. +Mais, ajouta le pilote, il y aurait peut-être moyen de s’arranger autrement. Fix ne respira plus. Comment ? demanda Phileas Fogg. -Pourquoi pas ? répondit le pilote. +Pourquoi pas ? répondit le pilote. Le paquebot de San-Francisco ne part pas de Yokohama. -Vous êtes certain de ce vous dites ? -Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ? -Le onze, à sept heures du soir. +Vous êtes certain de ce vous dites ? +Et quand le paquebot quitte-t-il Shangaï ? +Le onze, à sept heures du soir. Nous avons donc quatre jours devant nous. Et vous pourriez partir ?... Le temps d’acheter des vivres et d’appareiller. -Vous êtes le patron du bateau ? -Oui, John Bunsby, patron de la Tankadère. +Vous êtes le patron du bateau ? +Oui, John Bunsby, patron de la Tankadère. Voulez-vous des arrhes ? -Si cela ne désoblige pas Votre Honneur. -Voici deux cents livres à-compte... +Si cela ne désoblige pas Votre Honneur. +Voici deux cents livres à-compte... Monsieur, ajouta Phileas Fogg en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter... -Monsieur, répondit résolument Fix, j’allais vous demander cette faveur. -Dans une demi-heure nous serons à bord. -Mais ce pauvre garçon... dit Mrs. -Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire, » répondit Phileas Fogg. -On eût dit un yacht de course. -Ses deux mâts s’inclinaient un peu sur l’arrière. +Monsieur, répondit résolument Fix, j’allais vous demander cette faveur. +Dans une demi-heure nous serons à bord. +Mais ce pauvre garçon... dit Mrs. +Je vais faire pour lui tout ce que je puis faire, » répondit Phileas Fogg. +On eût dit un yacht de course. +Ses deux mâts s’inclinaient un peu sur l’arrière. Phileas Fogg et Mrs. -Aouda passèrent à bord. -Fix s’y trouvait déjà. -Au milieu, une table éclairée par une lampe de roulis. -C’était petit, mais propre. -Je regrette de n’avoir pas mieux à vous offrir. -À trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. -Le pavillon d’Angleterre battait à la corne de la goëlette. -Les passagers étaient assis sur le pont. +Aouda passèrent à bord. +Fix s’y trouvait déjà. +Au milieu, une table éclairée par une lampe de roulis. +C’était petit, mais propre. +Je regrette de n’avoir pas mieux à vous offrir. +À trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. +Le pavillon d’Angleterre battait à la corne de la goëlette. +Les passagers étaient assis sur le pont. Mr. Fogg et Mrs. -Que Votre Honneur s’en rapporte à moi, répondit John Bunsby. +Que Votre Honneur s’en rapporte à moi, répondit John Bunsby. En fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de porter. -La jeune femme, assise à l’arrière, se sentait émue. -La goëlette, soulevée par le vent, semblait voler dans l’air. -Des nuages chassaient de l’est et envahissaient déjà une partie du ciel. -Fix rêvait à l’avant de l’embarcation. -Il se tenait à l’écart, sachant Fogg d’un naturel peu causeur. -Il songeait aussi à l’avenir. +La jeune femme, assise à l’arrière, se sentait émue. +La goëlette, soulevée par le vent, semblait voler dans l’air. +Des nuages chassaient de l’est et envahissaient déjà une partie du ciel. +Fix rêvait à l’avant de l’embarcation. +Il se tenait à l’écart, sachant Fogg d’un naturel peu causeur. +Il songeait aussi à l’avenir. Le plan de Phileas Fogg lui semblait on ne peut plus simple. Mais une fois sur la terre de l’Union, que ferait Fix ? Abandonnerait-il cet homme ? -C’était son devoir, et il l’accomplirait jusqu’au bout. -C’était aussi l’opinion de Mrs. -Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. -À minuit, Phileas Fogg et Mrs. +C’était son devoir, et il l’accomplirait jusqu’au bout. +C’était aussi l’opinion de Mrs. +Vers dix heures, la brise vint à fraîchir. +À minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la cabine. -Fix les y avait précédés, et s’était étendu sur l’un des cadres. -Si le vent tenait dans ces conditions, les chances étaient pour elle. -Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. +Fix les y avait précédés, et s’était étendu sur l’un des cadres. +Si le vent tenait dans ces conditions, les chances étaient pour elle. +Vers midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Il mangea cependant, — sur le pouce, il est vrai, — mais enfin il mangea. -Monsieur, vous avez été fort obligeant en m’offrant passage à votre bord. -Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg. +Monsieur, vous avez été fort obligeant en m’offrant passage à votre bord. +Ne parlons pas de cela, monsieur, répondit Mr. Fogg. Mais si, je tiens... -Non, monsieur, répéta Fogg d’un ton qui n’admettait pas de réplique. -Cela entre dans les frais généraux ! +Non, monsieur, répéta Fogg d’un ton qui n’admettait pas de réplique. +Cela entre dans les frais généraux ! Cependant on filait rapidement. John Bunsby avait bon espoir. -Mr. Fogg répondit simplement qu’il y comptait. -D’ailleurs, tout l’équipage de la petite goëlette y mettait du zèle. +Mr. Fogg répondit simplement qu’il y comptait. +D’ailleurs, tout l’équipage de la petite goëlette y mettait du zèle. La prime affriolait ces braves gens. -Aussi, pas une écoute qui ne fût consciencieusement raidie ! -Pas une voile qui ne fût vigoureusement étarquée ! -Pas une embardée que l’on pût reprocher à l’homme de barre ! -On n’eût pas manœuvré plus sévèrement dans une régate du Royal-Yacht-Club. -La mer était très-dure dans ce détroit, plein de remous formés par les contre-courants. -La goëlette fatigua beaucoup. +Aussi, pas une écoute qui ne fût consciencieusement raidie ! +Pas une voile qui ne fût vigoureusement étarquée ! +Pas une embardée que l’on pût reprocher à l’homme de barre ! +On n’eût pas manœuvré plus sévèrement dans une régate du Royal-Yacht-Club. +La mer était très-dure dans ce détroit, plein de remous formés par les contre-courants. +La goëlette fatigua beaucoup. Les lames courtes brisaient sa marche. -Il devint très-difficile de se tenir debout sur le pont. -Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. +Il devint très-difficile de se tenir debout sur le pont. +Avec le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dans le ciel l’apparence d’un coup de vent. -Tout, répondit Phileas Fogg. +Tout, répondit Phileas Fogg. Eh bien, nous allons avoir un coup de vent. Viendra-t-il du nord ou du sud ? demanda simplement Mr. Fogg. -C’est un typhon qui se prépare ! +C’est un typhon qui se prépare ! Les pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. -Le pilote prit ses précautions par avance. -Les mâts de flèche furent dépassés. +Le pilote prit ses précautions par avance. +Les mâts de flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors. -Les panneaux furent condamnés avec soin. +Les panneaux furent condamnés avec soin. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. -Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. -La Tankadère fut enlevée comme une plume. -Les passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu’ils recevaient philosophiquement. -Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fît partie de son programme. -La goëlette, prêtant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée. -Avec la nuit, la tempête s’accentua encore. -Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg. +Vers huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à bord. +La Tankadère fut enlevée comme une plume. +Les passagers étaient quelquefois couverts en grand par les embruns qu’ils recevaient philosophiquement. +Quant à Phileas Fogg, il semblait que ce typhon fît partie de son programme. +La goëlette, prêtant alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée. +Avec la nuit, la tempête s’accentua encore. +Je le crois aussi, répondit Phileas Fogg. Ah ! fit le pilote, mais lequel ? -Je n’en connais qu’un, répondit tranquillement Mr. Fogg. -Puis il s’écria : « Eh bien, oui ! +Je n’en connais qu’un, répondit tranquillement Mr. Fogg. +Puis il s’écria : « Eh bien, oui ! Votre Honneur a raison. -Et la direction de la Tankadère fut imperturbablement maintenue vers le nord. -Ce fut un miracle si la petite goëlette ne chavira pas. -Aouda était brisée, mais elle ne fit pas entendre une plainte. -La tempête se déchaînait encore avec une extrême fureur. +Et la direction de la Tankadère fut imperturbablement maintenue vers le nord. +Ce fut un miracle si la petite goëlette ne chavira pas. +Aouda était brisée, mais elle ne fit pas entendre une plainte. +La tempête se déchaînait encore avec une extrême fureur. Toutefois, le vent retomba dans le sud-est. -De là un choc de contre-houles qui eût écrasé une embarcation moins solidement construite. -La Tankadère était seule à tenir la mer. -Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. -Les passagers, absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque repos. +De là un choc de contre-houles qui eût écrasé une embarcation moins solidement construite. +La Tankadère était seule à tenir la mer. +Le peu de durée de la tempête tenait à sa violence même. +Les passagers, absolument brisés, purent manger un peu et prendre quelque repos. La nuit fut relativement paisible. -Le pilote fit rétablir ses voiles au bas ris. -La vitesse de l’embarcation fut considérable. -Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire ! +Le pilote fit rétablir ses voiles au bas ris. +La vitesse de l’embarcation fut considérable. +Cent milles, et il ne restait plus que cette journée pour les faire ! La brise mollissait sensiblement, mais heureusement la mer tombait avec elle. -La goëlette se couvrit de toile. -Flèches, voiles d’étais, contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous l’étrave. -À midi, la Tankadère n’était pas à plus de quarante-cinq milles de Shangaï. -Les craintes furent vives à bord. -On voulait arriver à tout prix. -Tous — Phileas Fogg excepté sans doute — sentaient leur cœur battre d’impatience. -C’était une brise irrégulière, des bouffées capricieuses venant de la côte. -Elles passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur passage. -À sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. -Un formidable juron s’échappa des lèvres du pilote... -La prime de deux cents livres allait évidemment lui échapper. +La goëlette se couvrit de toile. +Flèches, voiles d’étais, contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous l’étrave. +À midi, la Tankadère n’était pas à plus de quarante-cinq milles de Shangaï. +Les craintes furent vives à bord. +On voulait arriver à tout prix. +Tous — Phileas Fogg excepté sans doute — sentaient leur cœur battre d’impatience. +C’était une brise irrégulière, des bouffées capricieuses venant de la côte. +Elles passaient, et la mer se déridait aussitôt après leur passage. +À sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï. +Un formidable juron s’échappa des lèvres du pilote... +La prime de deux cents livres allait évidemment lui échapper. Il regarda Mr. Fogg. -Mr. Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment... -C’était le paquebot américain, qui sortait à l’heure réglementaire. -Malédiction ! s’écria John Bunsby, qui repoussa la barre d’un bras désespéré. +Mr. Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière se jouait à ce moment... +C’était le paquebot américain, qui sortait à l’heure réglementaire. +Malédiction ! s’écria John Bunsby, qui repoussa la barre d’un bras désespéré. dit simplement Phileas Fogg. -Un petit canon de bronze s’allongeait à l’avant de la Tankadère. -Il servait à faire des signaux par les temps de brume. -Le pavillon fut amené à mi-mât. -Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l’air. +Un petit canon de bronze s’allongeait à l’avant de la Tankadère. +Il servait à faire des signaux par les temps de brume. +Le pavillon fut amené à mi-mât. +Et la détonation du petit canon de bronze éclata dans l’air. Il emportait un plein chargement de marchandises et de passagers. -Deux cabines de l’arrière restaient inoccupées. -C’étaient celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg. -Ce passager, c’était Passepartout en personne. -Voici ce qui était arrivé. -La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. -Le paquebot était là fumant, prêt à partir. -Passepartout n’avait que quelques pas à faire. -Cet air pur le dégrisa. -Il commença à rassembler ses idées et n’y parvint pas sans peine. +Deux cabines de l’arrière restaient inoccupées. +C’étaient celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr. Phileas Fogg. +Ce passager, c’était Passepartout en personne. +Voici ce qui était arrivé. +La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur. +Le paquebot était là fumant, prêt à partir. +Passepartout n’avait que quelques pas à faire. +Cet air pur le dégrisa. +Il commença à rassembler ses idées et n’y parvint pas sans peine. Que va dire Mr. Fogg ? Mr. Fogg est un voleur comme je suis un assassin ! -Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître ? -Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire ? -En tout cas, question à examiner. +Passepartout devait-il raconter ces choses à son maître ? +Convenait-il de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette affaire ? +En tout cas, question à examiner. Passepartout se leva donc. -La mer était houleuse, et le paquebot roulait fortement. +La mer était houleuse, et le paquebot roulait fortement. Bon, fit-il, Mrs. -Aouda est encore couchée à cette heure. +Aouda est encore couchée à cette heure. Ce disant, Passepartout descendit au salon. -Mr. Fogg n’y était pas. -Le purser lui répondit qu’il ne connaissait aucun passager de ce nom. +Mr. Fogg n’y était pas. +Le purser lui répondit qu’il ne connaissait aucun passager de ce nom. Pardonnez-moi, dit Passepartout en insistant. -Nous n’avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. +Nous n’avons pas de jeune dame à bord, répondit le purser. Au surplus, voici la liste des passagers. Vous pouvez la consulter. Passepartout consulta la liste... -Le nom de son maître n’y figurait pas. -Il eut comme un éblouissement. -Puis une idée lui traversa le cerveau. -Ah çà ! je suis bien sur le Carnatic ? s’écria-t-il. -Oui, répondit le purser. +Le nom de son maître n’y figurait pas. +Il eut comme un éblouissement. +Puis une idée lui traversa le cerveau. +Ah çà ! je suis bien sur le Carnatic ? s’écria-t-il. +Oui, répondit le purser. En route pour Yokohama ? -Passepartout avait eu un instant cette crainte de s’être trompé de navire ! +Passepartout avait eu un instant cette crainte de s’être trompé de navire ! Passepartout se laissa tomber sur un fauteuil. -C’était un coup de foudre. -Et, soudain, la lumière se fit en lui. -C’était donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. -Aouda avaient manqué ce départ ! +C’était un coup de foudre. +Et, soudain, la lumière se fit en lui. +C’était donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. +Aouda avaient manqué ce départ ! Car il comprit enfin la manœuvre de l’inspecteur de police. -Et maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être !... -Ah ! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel règlement de comptes ! -Elle était peu enviable. -Le Français se trouvait en route pour le Japon. +Et maintenant, Mr. Fogg, à coup sûr ruiné, son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être !... +Ah ! si jamais Fix lui tombait sous la main, quel règlement de comptes ! +Elle était peu enviable. +Le Français se trouvait en route pour le Japon. Certain d’y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la poche vide. Pas un shilling, pas un penny ! -Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés d’avance. +Toutefois, son passage et sa nourriture à bord étaient payés d’avance. Il avait donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti. -S’il mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. -Il mangea pour son maître, pour Mrs. -Aouda et pour lui-même. -Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses rizières. +S’il mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se décrire. +Il mangea pour son maître, pour Mrs. +Aouda et pour lui-même. +Puis Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des immenses rizières. Mais les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum. -Passepartout rentra dans la ville indigène... -Enfin les rues se dépeuplèrent. -À la foule succédèrent les rondes des yakounines. -Cette résolution prise, restait à l’exécuter. -Mais, en retour, quelques piécettes d’argent résonnaient dans sa poche. -Passepartout sortait affublé d’une vieille robe japonaise. +Passepartout rentra dans la ville indigène... +Enfin les rues se dépeuplèrent. +À la foule succédèrent les rondes des yakounines. +Cette résolution prise, restait à l’exécuter. +Mais, en retour, quelques piécettes d’argent résonnaient dans sa poche. +Passepartout sortait affublé d’une vieille robe japonaise. Bon, pensa-t-il, je me figurerai que nous sommes en carnaval ! -Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour l’Amérique. -Une fois à San-Francisco, il verrait à se tirer d’affaire. +Passepartout songea alors à visiter les paquebots en partance pour l’Amérique. +Une fois à San-Francisco, il verrait à se tirer d’affaire. Quelles recommandations faire valoir ? -Les États-Unis d’Amérique ! s’écria Passepartout, voilà justement mon affaire !... -Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda Mr. Batulcar. +Les États-Unis d’Amérique ! s’écria Passepartout, voilà justement mon affaire !... +Passepartout entra sous un péristyle qui précédait la case, et demanda Mr. Batulcar. Mr. Batulcar apparut en personne. -Que voulez-vous ? dit-il à Passepartout, qu’il prit d’abord pour un indigène. +Que voulez-vous ? dit-il à Passepartout, qu’il prit d’abord pour un indigène. Avez-vous besoin d’un domestique ? demanda Passepartout. -Ainsi, je ne puis vous être bon à rien ? -Diable ! ça m’aurait pourtant fort convenu de partir avec vous. -Ah çà, dit l’honorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis un singe ! -Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte ? +Ainsi, je ne puis vous être bon à rien ? +Diable ! ça m’aurait pourtant fort convenu de partir avec vous. +Ah çà, dit l’honorable Batulcar, vous êtes Japonais comme je suis un singe ! +Pourquoi donc êtes-vous habillé de la sorte ? On s’habille comme on peut ! -Vous êtes un Français, vous ? +Vous êtes un Français, vous ? Oui, un Parisien de Paris. Alors, vous devez savoir faire des grimaces ? Vous comprenez, mon brave. -En France, on exhibe des farceurs étrangers, et à l’étranger, des farceurs français ! -Vous êtes vigoureux, d’ailleurs ? +En France, on exhibe des farceurs étrangers, et à l’étranger, des farceurs français ! +Vous êtes vigoureux, d’ailleurs ? Surtout quand je sors de table. Et vous savez chanter ? -Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans quelques concerts de rue. -Parbleu ! répondit Passepartout, qui se rappelait les premiers exercices de son jeune âge. -C’est que, voyez-vous, tout est là ! -répondit l’honorable Batulcar. +Oui, répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie dans quelques concerts de rue. +Parbleu ! répondit Passepartout, qui se rappelait les premiers exercices de son jeune âge. +C’est que, voyez-vous, tout est là ! +répondit l’honorable Batulcar. L’engagement fut conclu hic et nunc. -Enfin, Passepartout avait trouvé une position. -Il était engagé pour tout faire dans la célèbre troupe japonaise. -C’était peu flatteur, mais avant huit jours il serait en route pour San-Francisco. -Ce « great attraction » de la représentation devait clore la série des exercices. +Enfin, Passepartout avait trouvé une position. +Il était engagé pour tout faire dans la célèbre troupe japonaise. +C’était peu flatteur, mais avant huit jours il serait en route pour San-Francisco. +Ce « great attraction » de la représentation devait clore la série des exercices. Avant trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste case. -Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d’acrobates. -Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers équilibristes du monde. -Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et gymnastes de la troupe. -Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous l’invocation directe du dieu Tingou. -Mais enfin, ce nez, c’était son gagne-pain, et il en prit son parti. -Tous s’étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. -Le monument s’écroula comme un château de cartes. -Eh bien ! en ce cas, au paquebot, mon garçon !... -Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui jetant une poignée de bank-notes. +Cette représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions d’acrobates. +Mais il faut bien avouer que les Japonais sont les premiers équilibristes du monde. +Inutile de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et gymnastes de la troupe. +Ces Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous l’invocation directe du dieu Tingou. +Mais enfin, ce nez, c’était son gagne-pain, et il en prit son parti. +Tous s’étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. +Le monument s’écroula comme un château de cartes. +Eh bien ! en ce cas, au paquebot, mon garçon !... +Phileas Fogg apaisa sa fureur en lui jetant une poignée de bank-notes. Suivis de Passepartout, les ailes au dos... -Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. -Les signaux faits par la Tankadère avaient été aperçus du paquebot de Yokohama. -Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s’était dirigé vers la petite goëlette. +Ce qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. +Les signaux faits par la Tankadère avaient été aperçus du paquebot de Yokohama. +Le capitaine, voyant un pavillon en berne, s’était dirigé vers la petite goëlette. Puis l’honorable gentleman, Mrs. Il ne put retenir un mouvement de son nez. -De là rupture de l’équilibre, et ce qui s’ensuivit. -Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs. +De là rupture de l’équilibre, et ce qui s’ensuivit. +Voilà ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs. Au nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas. -Pendant cette traversée il ne se produisit aucun incident nautique. -Le paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuyé par sa forte voilure, roulait peu. -L’océan Pacifique justifiait assez son nom. -Mr. Fogg était aussi calme, aussi peu communicatif que d’ordinaire. -Aouda s’intéressait prodigieusement aux projets du gentleman. -Elle s’inquiétait des contrariétés qui pouvaient compromettre le succès du voyage. -Il arriva aussi que, ce vingt-trois novembre, Passepartout éprouva une grande joie. +Pendant cette traversée il ne se produisit aucun incident nautique. +Le paquebot, soutenu sur ses larges roues, appuyé par sa forte voilure, roulait peu. +L’océan Pacifique justifiait assez son nom. +Mr. Fogg était aussi calme, aussi peu communicatif que d’ordinaire. +Aouda s’intéressait prodigieusement aux projets du gentleman. +Elle s’inquiétait des contrariétés qui pouvaient compromettre le succès du voyage. +Il arriva aussi que, ce vingt-trois novembre, Passepartout éprouva une grande joie. Si Passepartout triompha, cela se comprend de reste. -Hein ! ces gens-là ! -Si on les écoutait, on ferait de la belle horlogerie ! -Or, où était Fix en ce moment ?... -Fix était précisément à bord du General-Grant. -Qu’on juge du désappointement du détective ! +Hein ! ces gens-là ! +Si on les écoutait, on ferait de la belle horlogerie ! +Or, où était Fix en ce moment ?... +Fix était précisément à bord du General-Grant. +Qu’on juge du désappointement du détective ! Le mandat devenait inutile ! -Le sieur Fogg avait quitté les possessions anglaises ! -Un acte d’extradition était maintenant nécessaire pour l’arrêter ! -Je le suivrai jusque-là. -Quant à l’argent, Dieu veuille qu’il en reste ! -Après tout, la Banque est riche ! -Son parti pris, il s’embarqua aussitôt sur le General-Grant. -Il était à bord, quand Mr. Fogg et Mrs. -À son extrême surprise, il reconnut Passepartout sous son costume de héraut. -Quand Passepartout eut fini, il se trouva plus calme et comme soulagé. +Le sieur Fogg avait quitté les possessions anglaises ! +Un acte d’extradition était maintenant nécessaire pour l’arrêter ! +Je le suivrai jusque-là. +Quant à l’argent, Dieu veuille qu’il en reste ! +Après tout, la Banque est riche ! +Son parti pris, il s’embarqua aussitôt sur le General-Grant. +Il était à bord, quand Mr. Fogg et Mrs. +À son extrême surprise, il reconnut Passepartout sous son costume de héraut. +Quand Passepartout eut fini, il se trouva plus calme et comme soulagé. Oui, pour l’instant. Alors venez me parler. -Dans l’intérêt de votre maître. -Vous m’avez rossé, dit Fix. -À présent, écoutez-moi. -Enfin ! s’écria Passepartout, vous le croyez un honnête homme ? -Non, répondit froidement Fix, je le crois un coquin... +Dans l’intérêt de votre maître. +Vous m’avez rossé, dit Fix. +À présent, écoutez-moi. +Enfin ! s’écria Passepartout, vous le croyez un honnête homme ? +Non, répondit froidement Fix, je le crois un coquin... Chut ! ne bougez pas et laissez-moi dire. J’ai tout fait pour cela. -Passepartout écoutait, les poings fermés. +Passepartout écoutait, les poings fermés. Maintenant, reprit Fix, Mr. Fogg semble retourner en Angleterre ? Soit, je le suivrai. Sommes-nous amis ? demanda Fix. -Amis, non, répondit Passepartout. +Amis, non, répondit Passepartout. Convenu, » dit tranquillement l’inspecteur de police. -Mr. Fogg n’avait encore ni gagné ni perdu un seul jour. -Il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. +Mr. Fogg n’avait encore ni gagné ni perdu un seul jour. +Il était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Il faillit passer au travers. -C’était à six heures du soir. -Mr. Fogg avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale californienne. +C’était à six heures du soir. +Mr. Fogg avait donc une journée entière à dépenser dans la capitale californienne. Il fit venir une voiture pour Mrs. Aouda et pour lui. Passepartout fut assez surpris de ce qu’il voyait. -Mais « ce beau temps » était passé. -San-Francisco présentait l’aspect d’une grande ville commerçante. -Cela parut « très-américain » à Passepartout. -Le restaurant de l’hôtel était confortable. +Mais « ce beau temps » était passé. +San-Francisco présentait l’aspect d’une grande ville commerçante. +Cela parut « très-américain » à Passepartout. +Le restaurant de l’hôtel était confortable. Mr. Fogg et Mrs. -Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. +Après déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Puis il se dirigea vers les bureaux de l’agent consulaire. -L’inspecteur se montra extrêmement surpris. -Ce qui fut accordé. -Ils se trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où l’affluence du populaire était énorme. +L’inspecteur se montra extrêmement surpris. +Ce qui fut accordé. +Ils se trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où l’affluence du populaire était énorme. Des hommes-affiches circulaient au milieu des groupes. -Des bannières et des banderoles flottaient au vent. -Des cris éclataient de toutes parts. -C’était un meeting. -Il n’y a que de mauvais coups à recevoir. +Des bannières et des banderoles flottaient au vent. +Des cris éclataient de toutes parts. +C’était un meeting. +Il n’y a que de mauvais coups à recevoir. Et maintenant, pourquoi ce meeting ? -À quelle occasion se tenait-il ? +À quelle occasion se tenait-il ? Phileas Fogg l’ignorait absolument. -En ce moment, un mouvement considérable se produisit dans la foule. -Toutes les mains étaient en l’air. +En ce moment, un mouvement considérable se produisit dans la foule. +Toutes les mains étaient en l’air. Des remous agitaient la masse qui refluait. -Les bannières oscillaient, disparaissaient un instant et reparaissaient en loques. -Peut-être, répondit simplement Mr. Fogg. -Les hurrahs, agrémentés d’injures, redoublèrent. -La hampe des bannières se transforma en arme offensive. +Les bannières oscillaient, disparaissaient un instant et reparaissaient en loques. +Peut-être, répondit simplement Mr. Fogg. +Les hurrahs, agrémentés d’injures, redoublèrent. +La hampe des bannières se transforma en arme offensive. Plus de mains, des poings partout. Tout servait de projectiles. -La cohue se rapprocha de l’escalier et reflua sur les premières marches. +La cohue se rapprocha de l’escalier et reflua sur les premières marches. Mais le gentleman ne put achever sa phrase. -Derrière lui, de cette terrasse qui précédait l’escalier, partirent des hurlements épouvantables. -Si Fix, par dévouement, n’eut reçu le coup... -Il était trop tard pour s’échapper. -Ce torrent d’hommes, armés de cannes plombées et de casse-tête, était irrésistible. -Phileas Fogg et Fix, en préservant la jeune femme, furent horriblement bousculés. -Yankee ! dit Mr. Fogg, en lançant à son adversaire un regard de profond mépris. -Englishman !! répondit l’autre. +Derrière lui, de cette terrasse qui précédait l’escalier, partirent des hurlements épouvantables. +Si Fix, par dévouement, n’eut reçu le coup... +Il était trop tard pour s’échapper. +Ce torrent d’hommes, armés de cannes plombées et de casse-tête, était irrésistible. +Phileas Fogg et Fix, en préservant la jeune femme, furent horriblement bousculés. +Yankee ! dit Mr. Fogg, en lançant à son adversaire un regard de profond mépris. +Englishman !! répondit l’autre. Quand il vous plaira. Le colonel Stamp W. Proctor. -Puis, cela dit, la marée passa. -Fix fut renversé et se releva, les habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. +Puis, cela dit, la marée passa. +Fix fut renversé et se releva, les habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Mais, en somme, Mrs. -Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en était pour son coup de poing. -Il n’y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez. +Aouda avait été épargnée, et, seul, Fix en était pour son coup de poing. +Il n’y a pas de quoi, répondit Fix, mais venez. Chez un marchand de confection. -En effet, cette visite était opportune. -Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. -Puis ils revinrent à International-Hôtel. -Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s’obscurcit. -Évidemment Fix n’était plus un ennemi, c’était un allié. +En effet, cette visite était opportune. +Une heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiffés. +Puis ils revinrent à International-Hôtel. +Quand il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front s’obscurcit. +Évidemment Fix n’était plus un ennemi, c’était un allié. Il tenait sa parole. -Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidement Phileas Fogg. -L’inspecteur sourit et ne répondit pas. -C’était un meeting, monsieur, répondit l’employé. +Je reviendrai en Amérique pour le retrouver, dit froidement Phileas Fogg. +L’inspecteur sourit et ne répondit pas. +C’était un meeting, monsieur, répondit l’employé. Cependant, j’ai cru remarquer une certaine animation dans les rues. -Il s’agissait simplement d’un meeting organisé pour une élection. -L’élection d’un général en chef, sans doute ? demanda Mr. Fogg. +Il s’agissait simplement d’un meeting organisé pour une élection. +L’élection d’un général en chef, sans doute ? demanda Mr. Fogg. Non, monsieur, d’un juge de paix. -Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en communication fréquente avec New-York. +Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en communication fréquente avec New-York. Maintenant, on met sept jours. -Dans la prairie, on avançait à raison d’un mille et demi par jour. -Il n’y manquait que des wagons-théâtres. +Dans la prairie, on avançait à raison d’un mille et demi par jour. +Il n’y manquait que des wagons-théâtres. Mais il y en aura un jour. -Les voyageurs étaient partis de la station d’Oakland à six heures du soir. -Le train ne marchait pas avec une grande rapidité. +Les voyageurs étaient partis de la station d’Oakland à six heures du soir. +Le train ne marchait pas avec une grande rapidité. On causait peu dans le wagon. -D’ailleurs, le sommeil allait bientôt gagner les voyageurs. -Depuis les derniers événements, leurs relations s’étaient notablement refroidies. -Plus de sympathie, plus d’intimité. -Les draps étaient blancs. -Ce wagon était un « sleeping-car », qui, en quelques minutes, fut transformé en dortoir. -Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux. -Il était sept heures du matin quand fut traversée la station de Cisco. +D’ailleurs, le sommeil allait bientôt gagner les voyageurs. +Depuis les derniers événements, leurs relations s’étaient notablement refroidies. +Plus de sympathie, plus d’intimité. +Les draps étaient blancs. +Ce wagon était un « sleeping-car », qui, en quelques minutes, fut transformé en dortoir. +Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux. +Il était sept heures du matin quand fut traversée la station de Cisco. Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. -À midi, il quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner. -Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. +À midi, il quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner. +Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent leur place dans le wagon. -Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains. -Un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road. -Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. -Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. +Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains. +Un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road. +Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. +Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. C’est un torrent de chair vivante qu’aucune digue ne saurait contenir. -Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux spectacle. -Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération d’animaux. -Il eût voulu décharger contre eux son arsenal de revolvers. -Quel pays ! s’écria-t-il ! -Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. -On eût dit un révérend. -La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une centaine de voyageurs. -Passepartout figurait au premier rang des fidèles. -Ni son maître, ni Fix n’avaient cru devoir se déranger. +Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux spectacle. +Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération d’animaux. +Il eût voulu décharger contre eux son arsenal de revolvers. +Quel pays ! s’écria-t-il ! +Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. +On eût dit un révérend. +La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une centaine de voyageurs. +Passepartout figurait au premier rang des fidèles. +Ni son maître, ni Fix n’avaient cru devoir se déranger. Qui oserait soutenir le contraire ? -Céderons-nous à la force ? -Et vous, mon fidèle ! +Céderons-nous à la force ? +Et vous, mon fidèle ! Aussi les poissons n’y peuvent vivre. -À deux heures, les voyageurs descendaient à la station d’Ogden. -Le train ne devant repartir qu’à six heures, Mr. Fogg, Mrs. -Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. +À deux heures, les voyageurs descendaient à la station d’Ogden. +Le train ne devant repartir qu’à six heures, Mr. Fogg, Mrs. +Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. -Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses. -Les autres n’étaient vêtues que d’indienne. -Dans son bon sens, c’était le mari qu’il plaignait surtout. -Très-heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. -On n’arrête pas un train en marche. -Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. -Il courait à perdre haleine. -Heureusement pour lui, la gare n’avait ni portes ni barrières. -Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région. +Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses. +Les autres n’étaient vêtues que d’indienne. +Dans son bon sens, c’était le mari qu’il plaignait surtout. +Très-heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. +On n’arrête pas un train en marche. +Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. +Il courait à perdre haleine. +Heureusement pour lui, la gare n’avait ni portes ni barrières. +Les rios étaient nombreux dans cette montagneuse région. Il fallut franchir sur des ponceaux le Muddy, le Green et autres. -Passepartout était devenu plus impatient à mesure qu’il s’approchait du but. -Mais Fix, à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette difficile contrée. -Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il eue de voyager pendant l’hiver ! +Passepartout était devenu plus impatient à mesure qu’il s’approchait du but. +Mais Fix, à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette difficile contrée. +Aussi, quelle idée, se disait-il, mon maître a-t-il eue de voyager pendant l’hiver ! Ne pouvait-il attendre la belle saison pour augmenter ses chances ? -Aouda éprouvait des craintes plus vives, qui provenaient d’une tout autre cause. +Aouda éprouvait des craintes plus vives, qui provenaient d’une tout autre cause. Cette circonstance impressionna vivement la jeune femme. -Ce Proctor est dans le train ! s’écria Fix. +Ce Proctor est dans le train ! s’écria Fix. Monsieur Fix, reprit Mrs. Il faut donc qu’il ne le voie pas. -Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourrait tout perdre. -Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et... +Vous avez raison, madame, répondit Fix, une rencontre pourrait tout perdre. +Vainqueur ou vaincu, Mr. Fogg serait retardé, et... Et, ajouta Passepartout, cela ferait le jeu des gentlemen du Reform-Club. -Dans quatre jours nous serons à New-York ! -Or, nous saurons bien l’empêcher... +Dans quatre jours nous serons à New-York ! +Or, nous saurons bien l’empêcher... La conversation fut suspendue. -Mais, plus tard, et sans être entendu de son maître ni de Mrs. +Mais, plus tard, et sans être entendu de son maître ni de Mrs. Je ferai tout pour le ramener vivant en Europe ! -répondit simplement Fix, d’un ton qui marquait une implacable volonté. -En effet, répondit le gentleman, mais elles passent. -Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. +répondit simplement Fix, d’un ton qui marquait une implacable volonté. +En effet, répondit le gentleman, mais elles passent. +Oui, répondit Phileas Fogg, mais ici ce serait difficile. Je n’ai ni cartes ni partenaires. -Oh ! les cartes, nous trouverons bien à les acheter. -On vend de tout dans les wagons américains. +Oh ! les cartes, nous trouverons bien à les acheter. +On vend de tout dans les wagons américains. Quant aux partenaires, si, par hasard, madame... -Certainement, monsieur, répondit vivement la jeune femme, je connais le whist. -Cela fait partie de l’éducation anglaise. -Et moi, reprit Fix, j’ai quelques prétentions à bien jouer ce jeu. -Or, à nous trois et un mort... -Maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous le tenons. +Certainement, monsieur, répondit vivement la jeune femme, je connais le whist. +Cela fait partie de l’éducation anglaise. +Et moi, reprit Fix, j’ai quelques prétentions à bien jouer ce jeu. +Or, à nous trois et un mort... +Maintenant, se dit Passepartout à lui-même, nous le tenons. Il ne bougera plus ! -Encore quelques heures, et la traversée des montagnes Rocheuses serait accomplie. -La neige avait cessé de tomber. +Encore quelques heures, et la traversée des montagnes Rocheuses serait accomplie. +La neige avait cessé de tomber. Le temps se mettait au froid sec. -De grands oiseaux, effrayés par la locomotive, s’enfuyaient au loin. +De grands oiseaux, effrayés par la locomotive, s’enfuyaient au loin. Aucun fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine. -C’était le désert dans son immense nudité. -Le train s’arrêta. -Aucune station n’était en vue. -Passepartout s’élança hors du wagon. -Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge qui fermait la voie. -Le pont de Medicine-Bow est ébranlé et ne supporterait pas le poids du train. -Six heures ! s’écria Passepartout. -Sans doute, répondit le conducteur. -D’ailleurs, ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied la station. -À pied ! s’écrièrent tous les voyageurs. -À douze milles, de l’autre côté de la rivière. +C’était le désert dans son immense nudité. +Le train s’arrêta. +Aucune station n’était en vue. +Passepartout s’élança hors du wagon. +Le train était arrêté devant un signal tourné au rouge qui fermait la voie. +Le pont de Medicine-Bow est ébranlé et ne supporterait pas le poids du train. +Six heures ! s’écria Passepartout. +Sans doute, répondit le conducteur. +D’ailleurs, ce temps nous sera nécessaire pour gagner à pied la station. +À pied ! s’écrièrent tous les voyageurs. +À douze milles, de l’autre côté de la rivière. Douze milles dans la neige ! -s’écria Stamp W. Proctor. -Sur le pont ? répondit un voyageur. +s’écria Stamp W. Proctor. +Sur le pont ? répondit un voyageur. Avec notre train ? demanda le colonel. -Passepartout s’était arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien. +Passepartout s’était arrêté, et dévorait les paroles du mécanicien. Mais le pont menace ruine ! reprit le conducteur. -N’importe, répondit Forster. -Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits par la proposition. -Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor. -Ce cerveau brûlé trouvait la chose très-faisable. +N’importe, répondit Forster. +Mais un certain nombre de voyageurs avaient été immédiatement séduits par la proposition. +Elle plaisait particulièrement au colonel Proctor. +Ce cerveau brûlé trouvait la chose très-faisable. Nous avons cinquante chances pour passer, disait l’un. Soixante, disait l’autre. Quatre-vingts !... quatre-vingt-dix sur cent ! -Quatre-vingts chances ! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos. -Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être plus prudent... -À grande vitesse, on vous dit ! -Qu’a-t-il donc celui-là avec son naturel ?... -s’écria-t-on de toutes parts. -Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre. +Quatre-vingts chances ! répondit le voyageur, qui lui tourna le dos. +Sans doute, reprit Passepartout, on passera, mais il serait peut-être plus prudent... +À grande vitesse, on vous dit ! +Qu’a-t-il donc celui-là avec son naturel ?... +s’écria-t-on de toutes parts. +Le pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre. Est-ce que vous avez peur ? lui demanda le colonel Proctor. -Moi, peur ! s’écria Passepartout. -Je montrerai à ces gens-là qu’un Français peut être aussi Américain qu’eux ! +Moi, peur ! s’écria Passepartout. +Je montrerai à ces gens-là qu’un Français peut être aussi Américain qu’eux ! En voiture ! en voiture ! criait le conducteur. -Oui ! en voiture, répétait Passepartout, en voiture ! +Oui ! en voiture, répétait Passepartout, en voiture ! Et tout de suite ! -Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. -Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui s’était passé. -Les joueurs étaient tout entiers à leur whist. +Les voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. +Passepartout reprit sa place, sans rien dire de ce qui s’était passé. +Les joueurs étaient tout entiers à leur whist. La locomotive siffla vigoureusement. La vitesse mangeait la pesanteur. Et l’on passa ! -Et ce fut comme un éclair. +Et ce fut comme un éclair. On ne vit rien du pont. -Le pont, définitivement ruiné, s’abîmait avec fracas... -Quatre nuits et quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pour atteindre New-York. -Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires. +Le pont, définitivement ruiné, s’abîmait avec fracas... +Quatre nuits et quatre jours, selon toute prévision, devaient suffire pour atteindre New-York. +Phileas Fogg se maintenait donc dans les délais réglementaires. Pendant la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. -À huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en arrière. -Trois cent cinquante-sept milles séparent ce point d’Omaha. -Le cent-unième méridien était franchi. +À huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en arrière. +Trois cent cinquante-sept milles séparent ce point d’Omaha. +Le cent-unième méridien était franchi. Moi, je jouerais carreau... Mr. Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. -Pendant cette matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. +Pendant cette matinée, la chance favorisa singulièrement ce gentleman. Les atouts et les honneurs pleuvaient dans ses mains. -Le colonel Proctor était près d’eux. -Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt. -Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se leva. -Il ne tient qu’à vous d’en essayer, fils de John Bull ! -répliqua le grossier personnage. -Aouda était devenue pâle. +Le colonel Proctor était près d’eux. +Stamp W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt. +Peut-être serai-je plus habile à un autre, dit Phileas Fogg, qui se leva. +Il ne tient qu’à vous d’en essayer, fils de John Bull ! +répliqua le grossier personnage. +Aouda était devenue pâle. Tout son sang lui refluait au cœur. Elle avait saisi le bras de Phileas Fogg, qui la repoussa doucement. Monsieur Fix, dit Mr. Fogg, je vous demande pardon, mais ceci me regarde seul. Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. -L’inspecteur tenta inutilement de reprendre la querelle à son compte. -Phileas Fogg quitta le wagon, et l’Américain le suivit sur la passerelle. -Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait ? répondit le colonel Proctor. +L’inspecteur tenta inutilement de reprendre la querelle à son compte. +Phileas Fogg quitta le wagon, et l’Américain le suivit sur la passerelle. +Eh bien ! qu’est-ce que cela me fait ? répondit le colonel Proctor. Voulez-vous me donner rendez-vous dans six mois ? Pourquoi pas dans six ans ? -Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous. -Des défaites, tout cela ! s’écria Stamp W. Proctor. +Je dis six mois, répondit Mr. Fogg, et je serai exact au rendez-vous. +Des défaites, tout cela ! s’écria Stamp W. Proctor. Tout de suite ou pas. -Soit, répondit Mr. Fogg. -Vous allez à New-York ? +Soit, répondit Mr. Fogg. +Vous allez à New-York ? Connaissez-vous Plum-Creek ? -Non, répondit Mr. Fogg. +Non, répondit Mr. Fogg. C’est la station prochaine. Le train y sera dans une heure. Il y stationnera dix minutes. -En dix minutes, on peut échanger quelques coups de revolver. -Soit, répondit Mr. Fogg. -Je m’arrêterai à Plum-Creek. -répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, aussi froid que d’habitude. -Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. +En dix minutes, on peut échanger quelques coups de revolver. +Soit, répondit Mr. Fogg. +Je m’arrêterai à Plum-Creek. +répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son wagon, aussi froid que d’habitude. +Là, le gentleman commença par rassurer Mrs. Mr. Fogg se leva, et, suivi de Fix, il se rendit sur la passerelle. Passepartout l’accompagnait, portant une paire de revolvers. -Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte. +Aouda était restée dans le wagon, pâle comme une morte. Et pourquoi ? demanda le colonel. -Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s’arrête pas. +Nous avons vingt minutes de retard, et le train ne s’arrête pas. Mais je dois me battre avec monsieur. -Je le regrette, répondit l’employé, mais nous repartons immédiatement. +Je le regrette, répondit l’employé, mais nous repartons immédiatement. Voici la cloche qui sonne ! La cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route. -Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. +Je suis vraiment désolé, messieurs, dit alors le conducteur. En toute autre circonstance, j’aurai pu vous obliger. -Cela me convient parfaitement, répondit Phileas Fogg. -Et ce disant il suivit son maître. -Le dernier wagon n’était occupé que par une dizaine de voyageurs. -Ce wagon, long d’une cinquantaine de pieds, se prêtait très-convenablement à la circonstance. -Jamais duel ne fut plus facile à régler. -Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. +Cela me convient parfaitement, répondit Phileas Fogg. +Et ce disant il suivit son maître. +Le dernier wagon n’était occupé que par une dizaine de voyageurs. +Ce wagon, long d’une cinquantaine de pieds, se prêtait très-convenablement à la circonstance. +Jamais duel ne fut plus facile à régler. +Leurs témoins, restés en dehors, les y enfermèrent. Au premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient commencer le feu... -Rien de plus simple en vérité. +Rien de plus simple en vérité. On attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des cris sauvages retentirent. -Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes. -Des cris de frayeur se faisaient entendre à l’intérieur du convoi. -Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux. -Ces Sioux étaient munis de fusils. -Tout d’abord, les Indiens s’étaient précipités sur la machine. -Le mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de casse-tête. +Des détonations les accompagnèrent, mais elles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes. +Des cris de frayeur se faisaient entendre à l’intérieur du convoi. +Ils avaient compris que le train était attaqué par une bande de Sioux. +Ces Sioux étaient munis de fusils. +Tout d’abord, les Indiens s’étaient précipités sur la machine. +Le mécanicien et le chauffeur avaient été à demi assommés à coups de casse-tête. Cris et coups de feu ne discontinuaient pas. -Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. -Dès le début de l’attaque, Mrs. -Aouda s’était courageusement comportée. -Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les casse-tête, gisaient sur les banquettes. +Cependant les voyageurs se défendaient avec courage. +Dès le début de l’attaque, Mrs. +Aouda s’était courageusement comportée. +Plusieurs voyageurs, grièvement atteints par les balles ou les casse-tête, gisaient sur les banquettes. Cependant il fallait en finir. -Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le renversa. -Il s’arrêtera ! dit Phileas Fogg, qui voulut s’élancer hors du wagon. +Le conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle le renversa. +Il s’arrêtera ! dit Phileas Fogg, qui voulut s’élancer hors du wagon. Restez, monsieur, lui cria Passepartout. -Il n’avait pas été vu, il n’avait pu l’être. +Il n’avait pas été vu, il n’avait pu l’être. Suspendu d’une main entre le wagain des bagages... -Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu, accoururent en hâte. +Là, les soldats du fort, attirés par les coups de feu, accoururent en hâte. Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. -Avaient-ils été tués dans la lutte ? -Étaient-ils prisonniers des Sioux ? +Avaient-ils été tués dans la lutte ? +Étaient-ils prisonniers des Sioux ? On ne pouvait encore le savoir. -Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu’aucun n’était atteint mortellement. -Phileas Fogg, qui ne s’était pas épargné, n’avait pas une égratignure. -Fix était blessé au bras, blessure sans importance. +Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu’aucun n’était atteint mortellement. +Phileas Fogg, qui ne s’était pas épargné, n’avait pas une égratignure. +Fix était blessé au bras, blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme. -Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. -Les roues des wagons étaient tachées de sang. +Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. +Les roues des wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient d’informes lambeaux de chair. -On voyait à perte de vue sur la plaine blanche de longues traînées rouges. -Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du côté de Republican-river. -Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. -Il avait une grave décision à prendre. +On voyait à perte de vue sur la plaine blanche de longues traînées rouges. +Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du côté de Republican-river. +Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. +Il avait une grave décision à prendre. Il comprit ce regard. -Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. +Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. Vivant ! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute ! -Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. +Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait de prononcer sa ruine. -Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot à New-York. -Son pari était irrévocablement perdu. -Mais devant cette pensée : « C’est mon devoir ! -il n’avait pas hésité. -Le capitaine commandant le fort Kearney était là. +Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot à New-York. +Son pari était irrévocablement perdu. +Mais devant cette pensée : « C’est mon devoir ! +il n’avait pas hésité. +Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu. Morts ? demanda le capitaine. -Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. -Là est une incertitude qu’il faut faire cesser. +Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. +Là est une incertitude qu’il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les Sioux ? Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. -Ces Indiens peuvent fuir jusqu’au-delà de l’Arkansas ! -Je ne saurais abandonner le fort qui m’est confié. +Ces Indiens peuvent fuir jusqu’au-delà de l’Arkansas ! +Je ne saurais abandonner le fort qui m’est confié. Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s’agit de la vie de trois hommes. Sans doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver trois ? Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez. Soit, dit froidement Phileas Fogg. -Vous êtes un brave cœur !... -Trente hommes de bonne volonté ! +Vous êtes un brave cœur !... +Trente hommes de bonne volonté ! ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats. -Toute la compagnie s’avança en masse. -Le capitaine n’eut qu’à choisir parmi ces braves gens. -Trente soldats furent désignés, et un vieux sergent se mit à leur tête. +Toute la compagnie s’avança en masse. +Le capitaine n’eut qu’à choisir parmi ces braves gens. +Trente soldats furent désignés, et un vieux sergent se mit à leur tête. Merci, capitaine ! dit Mr. Fogg. Vous me permettrez de vous accompagner ? demanda Fix au gentleman. -Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg. -Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. -Au cas où il m’arriverait malheur... -Une pâleur subite envahit la figure de l’inspecteur de police. -Le laisser s’aventurer ainsi dans ce désert ! +Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg. +Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. +Au cas où il m’arriverait malheur... +Une pâleur subite envahit la figure de l’inspecteur de police. +Le laisser s’aventurer ainsi dans ce désert ! Je resterai, » dit-il. -Il était alors midi et quelques minutes. -Phileas Fogg était un héros à ses yeux. -Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. -Un moment subjugué, il redevenait lui-même. +Il était alors midi et quelques minutes. +Phileas Fogg était un héros à ses yeux. +Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. +Un moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la sottise qu’il avait faite de le laisser partir. -J’ai été inepte ! pensait-il. -L’autre lui aura appris qui j’étais ! +J’ai été inepte ! pensait-il. +L’autre lui aura appris qui j’étais ! Il est parti, il ne reviendra pas ! -Où le reprendre maintenant ? -Décidément je ne suis qu’une bête ! +Où le reprendre maintenant ? +Décidément je ne suis qu’une bête ! Il ne savait que faire. -Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. -Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. +Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. +Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. -Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la neige !... -Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte s’effaça. -Alors le découragement prit Fix. -Il éprouva comme une insurmontable envie d’abandonner la partie. -Une énorme ombre, précédée d’une lueur fauve... +Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la neige !... +Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte s’effaça. +Alors le découragement prit Fix. +Il éprouva comme une insurmontable envie d’abandonner la partie. +Une énorme ombre, précédée d’une lueur fauve... Cependant on n’attendait encore aucun train venant de l’est. -La machine était alors arrêtée. -Le mécanicien n’hésita pas sur ce qu’il devait faire. -C’était elle qui sifflait dans la brume. +La machine était alors arrêtée. +Le mécanicien n’hésita pas sur ce qu’il devait faire. +C’était elle qui sifflait dans la brume. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu. -À l’arrivée de la machine, Mrs. -À l’instant, madame. +À l’arrivée de la machine, Mrs. +À l’instant, madame. Mais ces prisonniers... nos malheureux compagnons... -Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. -Nous avons déjà trois heures de retard. +Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. +Nous avons déjà trois heures de retard. Et quand passera l’autre train venant de San-Francisco ? Demain soir ! mais il sera trop tard. -C’est impossible, répondit le conducteur. +C’est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir, montez en voiture. -Je ne partirai pas », répondit la jeune femme. +Je ne partirai pas », répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette conversation. -Le combat recommençait en lui. -La colère de l’insuccès l’étouffait. +Le combat recommençait en lui. +La colère de l’insuccès l’étouffait. Il voulait lutter jusqu’au bout. -L’inspecteur Fix était resté. -Quelques heures s’écoulèrent. -Le temps était fort mauvais, le froid très-vif. -On eût pu croire qu’il dormait. +L’inspecteur Fix était resté. +Quelques heures s’écoulèrent. +Le temps était fort mauvais, le froid très-vif. +On eût pu croire qu’il dormait. Elle rentrait alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et toujours inutilement. Le soir se fit. -Le petit détachement n’était pas de retour. -Où était-il en ce moment ? +Le petit détachement n’était pas de retour. +Où était-il en ce moment ? Avait-il pu rejoindre les Indiens ? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard ? -Le regard le plus intrépide n’eût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité. -Un absolu silence régnait sur la plaine. +Le regard le plus intrépide n’eût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité. +Un absolu silence régnait sur la plaine. Pendant toute cette nuit, Mrs. Son imagination l’emportait au loin et lui montrait mille dangers. Ce qu’elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait s’exprimer. -La nuit s’écoula ainsi. -Cependant la portée du regard pouvait s’étendre à une distance de deux milles. -C’était vers le sud que Phileas Fogg et le détachement s’étaient dirigés... -Le sud était absolument désert. -Il était alors sept heures du matin. -Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre. -Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier ? -Était-ce un signal ? -Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. -Le Français en avait assommé trois à coup de poing... -Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la gare. -Le train, le train ! s’écria-t-il. +La nuit s’écoula ainsi. +Cependant la portée du regard pouvait s’étendre à une distance de deux milles. +C’était vers le sud que Phileas Fogg et le détachement s’étaient dirigés... +Le sud était absolument désert. +Il était alors sept heures du matin. +Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre. +Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier ? +Était-ce un signal ? +Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. +Le Français en avait assommé trois à coup de poing... +Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la gare. +Le train, le train ! s’écria-t-il. Et le train suivant, quand passera-t-il ? demanda Phileas Fogg. -répondit simplement l’impassible gentleman. +répondit simplement l’impassible gentleman. Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. -Il avait décidément ruiné son maître ! -Très-sérieusement, répondit Phileas Fogg. +Il avait décidément ruiné son maître ! +Très-sérieusement, répondit Phileas Fogg. J’insiste, reprit Fix. Oui, avec douze heures d’avance sur le paquebot. Vous avez donc vingt heures de retard. -Entre vingt et douze, l’écart est de huit. -C’est huit heures à regagner. +Entre vingt et douze, l’écart est de huit. +C’est huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de le faire ? -À pied ? demanda Mr. Fogg. -Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. -Un homme m’a proposé ce moyen de transport. -À l’arrière, une sorte de gouvernail-godille permettait de diriger l’appareil. -C’était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. -Le vent était bon. +À pied ? demanda Mr. Fogg. +Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. +Un homme m’a proposé ce moyen de transport. +À l’arrière, une sorte de gouvernail-godille permettait de diriger l’appareil. +C’était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. +Le vent était bon. Il soufflait de l’ouest en grande brise. -Il n’était pas impossible que le retard fût regagné. -Il n’y avait donc pas à hésiter à tenter l’aventure. +Il n’était pas impossible que le retard fût regagné. +Il n’y avait donc pas à hésiter à tenter l’aventure. Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. -Peut-être l’opinion de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effet modifiée. -À huit heures, le traîneau était prêt à partir. -Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait être franchie. -Les voyageurs, pressés les uns contre les autres... -Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. -Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la parole. +Peut-être l’opinion de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effet modifiée. +À huit heures, le traîneau était prêt à partir. +Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait être franchie. +Les voyageurs, pressés les uns contre les autres... +Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. +Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la parole. Toute la toile portait. -Le foc avait été perqué et n’était plus abrité par la brigantine. +Le foc avait été perqué et n’était plus abrité par la brigantine. Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons ! -La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme une mer. -On eût dit un immense étang glacé. +La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme une mer. +On eût dit un immense étang glacé. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de Platte-river. Mais la brise ne mollissait pas. -Elle soufflait à courber le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. +Elle soufflait à courber le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces cordes donnent la quinte et l’octave, » dit Mr. Fogg. -Et ce furent les seules paroles qu’il prononça pendant cette traversée. -Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée. -À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie... +Et ce furent les seules paroles qu’il prononça pendant cette traversée. +Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée. +À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie... Non ! son serviteur ne l’oublierait pas ! Parfois aussi, quelques loups de prairies... Les champs et les cours d’eau disparaissaient sous une blancheur uniforme. -La plaine était absolument déserte. -Pas un village, pas une station, pas même un fort. -Parfois, des bandes d’oiseaux sauvages s’enlevaient du même vol. -Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres engourdis. -Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du traîneau. -Un train direct était prêt à partir. -Neuf cents milles séparent Chicago de New-York. -Les trains ne manquaient pas à Chicago. -Mr. Fogg passa immédiatement de l’un dans l’autre. -Le China, à destination de Liverpool, était parti depuis quarante-cinq minutes ! -Avoir manqué le paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. +La plaine était absolument déserte. +Pas un village, pas une station, pas même un fort. +Parfois, des bandes d’oiseaux sauvages s’enlevaient du même vol. +Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres engourdis. +Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du traîneau. +Un train direct était prêt à partir. +Neuf cents milles séparent Chicago de New-York. +Les trains ne manquaient pas à Chicago. +Mr. Fogg passa immédiatement de l’un dans l’autre. +Le China, à destination de Liverpool, était parti depuis quarante-cinq minutes ! +Avoir manqué le paquebot de quarante-cinq minutes, cela le tuait. Aouda et ses compagnons, auxquels leur agitation ne permit pas de reposer. -Le lendemain, c’était le douze décembre. -Aouda de se tenir prête à tout instant. -Le capitaine de l’Henrietta était à bord. +Le lendemain, c’était le douze décembre. +Aouda de se tenir prête à tout instant. +Le capitaine de l’Henrietta était à bord. Phileas Fogg monta sur le pont et fit demander le capitaine. -Celui-ci se présenta aussitôt. +Celui-ci se présenta aussitôt. Le capitaine ? demanda Mr. Fogg. Je suis Phileas Fogg, de Londres. Et moi, Andrew Speedy, de Cardif. -Vous êtes chargé pour... +Vous êtes chargé pour... Des cailloux dans le ventre. Je pars sur lest. Vous avez des passagers ? @@ -1757,303 +1757,303 @@ Marchandise encombrante et raisonnante. Votre navire marche bien ? Entre onze et douze nœuds. Henrietta, bien connue. -Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et trois personnes ? +Voulez-vous me transporter à Liverpool, moi et trois personnes ? Pourquoi pas en Chine ? -Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais à Bordeaux. +Je suis en partance pour Bordeaux, et je vais à Bordeaux. N’importe quel prix ? N’importe quel prix. -Le capitaine avait parlé d’un ton qui n’admettait pas de réplique. +Le capitaine avait parlé d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Mais les armateurs de l’Henrietta... reprit Phileas Fogg. -Les armateurs, c’est moi, répondit le capitaine. +Les armateurs, c’est moi, répondit le capitaine. Le navire m’appartient. -Je vous l’affrète. -Je vous l’achète. +Je vous l’affrète. +Je vous l’achète. Phileas Fogg ne sourcilla pas. -Cependant la situation était grave. +Cependant la situation était grave. Jusqu’ici l’argent du gentleman avait toujours eu raison des obstacles. -Cette fois-ci, l’argent échouait. -Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars ! +Cette fois-ci, l’argent échouait. +Non, quand même vous me paieriez deux cents dollars ! Je vous en offre deux mille (dix fr.). -Et vous êtes quatre ? -À neuf heures, nous serons à bord ! -répondit non moins simplement Mr. Fogg. -Il était huit heures et demie. -Au moment où l’Henrietta appareillait, tous quatre étaient à bord. -prolongés, qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante ! -Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine Speedy ! +Et vous êtes quatre ? +À neuf heures, nous serons à bord ! +répondit non moins simplement Mr. Fogg. +Il était huit heures et demie. +Au moment où l’Henrietta appareillait, tous quatre étaient à bord. +prolongés, qui parcourent tous les intervalles de la gamme chromatique descendante ! +Certes, on doit croire que cet homme était le capitaine Speedy ! Pas le moins du monde. -C’était Phileas Fogg, esq. -Ce qui s’était passé était très-simple. -Phileas Fogg voulait aller à Liverpool, le capitaine ne voulait pas l’y conduire. +C’était Phileas Fogg, esq. +Ce qui s’était passé était très-simple. +Phileas Fogg voulait aller à Liverpool, le capitaine ne voulait pas l’y conduire. Maintenant, comment finirait l’aventure, on le saurait plus tard. -Aouda ne laissait pas d’être inquiète, sans en rien dire. -Quant à Passepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable. +Aouda ne laissait pas d’être inquiète, sans en rien dire. +Quant à Passepartout, il trouvait la chose tout simplement adorable. Pendant les premiers jours, la navigation se fit dans d’excellentes conditions. -Jamais l’équipage n’avait vu un garçon plus gai, plus agile. -Il faisait mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige. +Jamais l’équipage n’avait vu un garçon plus gai, plus agile. +Il faisait mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours de voltige. Il leur prodiguait les meilleurs noms et les boissons les plus attrayantes. -Pour lui, ils manœuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des héros. -Sa bonne humeur, très-communicative, s’imprégnait à tous. -Il avait oublié le passé, les ennuis, les périls. +Pour lui, ils manœuvraient comme des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des héros. +Sa bonne humeur, très-communicative, s’imprégnait à tous. +Il avait oublié le passé, les ennuis, les périls. D’ailleurs Fix, il faut le dire, n’y comprenait plus rien ! Il ne savait plus que penser ! Le treize, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. -Ce sont là de mauvais parages. -Pendant l’hiver surtout, les brumes y sont fréquentes, les coups de vent redoutables. -C’était un contretemps. -Il éprouva des mouvements de tangage très-violents, et cela au détriment de sa vitesse. -Or, s’il fallait fuir, c’était l’inconnu avec toutes ses mauvaises chances. -Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu’on aurait pu le craindre. -Le seize décembre, c’était le soixante-quinzième jour écoulé depuis le départ de Londres. -En somme, l’Henrietta n’avait pas encore un retard inquiétant. -En été, on eût répondu du succès. -En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison. -Passepartout ne se prononçait pas. -Sans savoir pourquoi, — par un pressentiment sans doute, — Passepartout éprouva comme une vague inquiétude. -Certain, monsieur, répondit le mécanicien. -J’aviserai, » répondit Mr. Fogg. -Il fut pris d’une inquiétude mortelle. +Ce sont là de mauvais parages. +Pendant l’hiver surtout, les brumes y sont fréquentes, les coups de vent redoutables. +C’était un contretemps. +Il éprouva des mouvements de tangage très-violents, et cela au détriment de sa vitesse. +Or, s’il fallait fuir, c’était l’inconnu avec toutes ses mauvaises chances. +Toutefois le vent ne fraîchit pas autant qu’on aurait pu le craindre. +Le seize décembre, c’était le soixante-quinzième jour écoulé depuis le départ de Londres. +En somme, l’Henrietta n’avait pas encore un retard inquiétant. +En été, on eût répondu du succès. +En hiver, on était à la merci de la mauvaise saison. +Passepartout ne se prononçait pas. +Sans savoir pourquoi, — par un pressentiment sans doute, — Passepartout éprouva comme une vague inquiétude. +Certain, monsieur, répondit le mécanicien. +J’aviserai, » répondit Mr. Fogg. +Il fut pris d’une inquiétude mortelle. Le charbon allait manquer ! -Ah ! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidément ce sera un fameux homme ! -répondit l’inspecteur, qui s’en alla, haussant les épaules. +Ah ! si mon maître pare celle-là, se dit-il, décidément ce sera un fameux homme ! +répondit l’inspecteur, qui s’en alla, haussant les épaules. Et maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg ? -Cela était difficile à imaginer. -Quelques instants après, la cheminée de l’Henrietta vomissait des torrents de fumée. -Que l’on ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. +Cela était difficile à imaginer. +Quelques instants après, la cheminée de l’Henrietta vomissait des torrents de fumée. +Que l’on ne laisse pas baisser les feux, répondit Mr. Fogg. Que l’on charge les soupapes. -Cette bombe, c’était le capitaine Speedy. -Il était évident qu’elle allait éclater. -Pirate ! s’écria Andrew Speedy. -Où sommes-nous ? répéta-t-il, la face congestionnée. -Pirate ! s’écria Andrew Speedy. +Cette bombe, c’était le capitaine Speedy. +Il était évident qu’elle allait éclater. +Pirate ! s’écria Andrew Speedy. +Où sommes-nous ? répéta-t-il, la face congestionnée. +Pirate ! s’écria Andrew Speedy. Je vous ai fait venir, monsieur... ...monsieur, reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre votre navire. Non ! de par tous les diables, non ! -C’est que je vais être obligé de le brûler. +C’est que je vais être obligé de le brûler. Oui, du moins dans ses hauts, car nous manquons de combustible. Un navire qui vaut cinquante mille dollars (deux cent cinquante fr.) ! En voici soixante mille (trois cents fr.) ! -répondit Phileas Fogg, en offrant au capitaine une liasse de bank-notes. +répondit Phileas Fogg, en offrant au capitaine une liasse de bank-notes. Cela fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy. Son navire avait vingt ans. Cela pouvait devenir une affaire d’or !... -La bombe ne pouvait déjà plus éclater. -Mr. Fogg en avait arraché la mèche. -Et la coque en fer me restera, dit-il d’un ton singulièrement radouci. +La bombe ne pouvait déjà plus éclater. +Mr. Fogg en avait arraché la mèche. +Et la coque en fer me restera, dit-il d’un ton singulièrement radouci. La coque en fer et la machine, monsieur. -Pendant cette scène, Passepartout était blanc. -Quant à Fix, il faillit avoir un coup de sang. -Puis, plus posément : « Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine ?... +Pendant cette scène, Passepartout était blanc. +Quant à Fix, il faillit avoir un coup de sang. +Puis, plus posément : « Savez-vous une chose, ajouta-t-il, capitaine ?... Capitaine Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous. -Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffez avec ces débris. -L’équipage y mettait un zèle incroyable. -Le lendemain, dix-neuf décembre, on brûla la mâture, les dromes, les esparres. -On abattit les mâts, on les débita à coups de hache. -L’équipage y mettait un zèle incroyable. -C’était une fureur de démolition. -Henrietta n’était plus qu’un bâtiment rasé comme un ponton. +Faites démolir les aménagements intérieurs et chauffez avec ces débris. +L’équipage y mettait un zèle incroyable. +Le lendemain, dix-neuf décembre, on brûla la mâture, les dromes, les esparres. +On abattit les mâts, on les débita à coups de hache. +L’équipage y mettait un zèle incroyable. +C’était une fureur de démolition. +Henrietta n’était plus qu’un bâtiment rasé comme un ponton. Phileas Fogg n’avait plus que vingt-quatre heures pour atteindre Londres ! -Et la vapeur allait manquer enfin à l’audacieux gentleman ! +Et la vapeur allait manquer enfin à l’audacieux gentleman ! Tout est contre vous ! Nous ne sommes encore que devant Queenstown. Ah ! fit Mr. Fogg, c’est Queenstown, cette ville dont nous apercevons les feux ? Pouvons-nous entrer dans le port ? Pas avant trois heures. -À pleine mer seulement. -Ces lettres sont emportées à Dublin par des express toujours prêts à partir. -Les passagers débarquèrent aussitôt. +À pleine mer seulement. +Ces lettres sont emportées à Dublin par des express toujours prêts à partir. +Les passagers débarquèrent aussitôt. Il ne le fit pas, pourtant ! Quel combat se livrait donc en lui ? -Était-il revenu sur le compte de Mr. Fogg ? -Comprenait-il enfin qu’il s’était trompé ? +Était-il revenu sur le compte de Mr. Fogg ? +Comprenait-il enfin qu’il s’était trompé ? Toutefois, Fix n’abandonna pas Mr. Fogg. Avec lui, avec Mrs. -Il n’était plus qu’à six heures de Londres. -Au nom de la reine, je vous arrête ! -Au nom de la reine, je vous arrète ! -Phileas Fogg était en prison. -Au moment de l’arrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur le détective. +Il n’était plus qu’à six heures de Londres. +Au nom de la reine, je vous arrête ! +Au nom de la reine, je vous arrète ! +Phileas Fogg était en prison. +Au moment de l’arrestation, Passepartout avait voulu se précipiter sur le détective. Des policemen le retinrent. Passepartout lui expliqua la situation. -La justice en déciderait. -En effet, pourquoi avait il caché cette aventure à Mr. Fogg ? -Il pleurait, il faisait peine à voir. -Il voulait se briser la tête ! -Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de la douane. +La justice en déciderait. +En effet, pourquoi avait il caché cette aventure à Mr. Fogg ? +Il pleurait, il faisait peine à voir. +Il voulait se briser la tête ! +Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le péristyle de la douane. Ils ne voulaient ni l’un ni l’autre quitter la place. Ils voulaient revoir encore une fois Mr. Fogg. Cette arrestation le perdait sans retour. -Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant... quoi ? +Mais Phileas Fogg était là, calme, attendant... quoi ? Conservait-il quelque espoir ? -Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette prison était fermée sur lui ? -Malhonnête homme, il était pris. -Eût-il alors la pensée de se sauver ? -Songea-t-il à chercher si ce poste présentait une issue praticable ? -Pensa-t-il à fuir ? -Mais la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer. -Une heure sonna à l’horloge de Custom-house. -Mr. Fogg constata que sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge. -Son front se plissa légèrement... +Croyait-il encore au succès, quand la porte de cette prison était fermée sur lui ? +Malhonnête homme, il était pris. +Eût-il alors la pensée de se sauver ? +Songea-t-il à chercher si ce poste présentait une issue praticable ? +Pensa-t-il à fuir ? +Mais la porte était solidement fermée et la fenêtre garnie de barreaux de fer. +Une heure sonna à l’horloge de Custom-house. +Mr. Fogg constata que sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge. +Son front se plissa légèrement... On entendait la voix de Passepartout, on entendait la voix de Fix. Le regard de Phileas Fogg brilla un instant. La porte du poste s’ouvrit, et il vit Mrs. -Fix était hors d’haleine, les cheveux en désordre... +Fix était hors d’haleine, les cheveux en désordre... Il ne pouvait parler ! -Monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon... une ressemblance déplorable... -Voleur arrêté depuis trois jours... vous... libre !... -Phileas Fogg était libre ! -Il alla au détective. -Il n’avait que ce qu’il méritait. -Mais aussitôt Mr. Fogg, Mrs. -Phileas Fogg demanda s’il y avait un express prêt à partir pour Londres... -Il était deux heures quarante... -L’express était parti depuis trente-cinq minutes. -Phileas Fogg commanda alors un train spécial. -Portes et fenêtres, tout était clos. -Aucun changement ne s’était produit à l’extérieur. -Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait. -Ruiné ! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police ! -Au surplus, le parti du gentleman était pris. -Il savait ce qui lui restait à faire. -Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée à Mrs. -La jeune femme était désespérée. -Aussi Passepartout, sans en avoir l’air, surveillait-il son maître. -Il avait trouvé une note de la compagnie du gaz. +Monsieur, balbutia-t-il, monsieur... pardon... une ressemblance déplorable... +Voleur arrêté depuis trois jours... vous... libre !... +Phileas Fogg était libre ! +Il alla au détective. +Il n’avait que ce qu’il méritait. +Mais aussitôt Mr. Fogg, Mrs. +Phileas Fogg demanda s’il y avait un express prêt à partir pour Londres... +Il était deux heures quarante... +L’express était parti depuis trente-cinq minutes. +Phileas Fogg commanda alors un train spécial. +Portes et fenêtres, tout était clos. +Aucun changement ne s’était produit à l’extérieur. +Ce gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le coup qui le frappait. +Ruiné ! et par la faute de ce maladroit inspecteur de police ! +Au surplus, le parti du gentleman était pris. +Il savait ce qui lui restait à faire. +Une chambre de la maison de Saville-row avait été réservée à Mrs. +La jeune femme était désespérée. +Aussi Passepartout, sans en avoir l’air, surveillait-il son maître. +Il avait trouvé une note de la compagnie du gaz. La nuit se passa. -Mr. Fogg s’était couché, mais avait-il dormi ? -Pour lui, il se contenterait d’une tasse de thé et d’une rôtie. +Mr. Fogg s’était couché, mais avait-il dormi ? +Pour lui, il se contenterait d’une tasse de thé et d’une rôtie. Il ne descendrait pas. -Le soir seulement, il demanderait à Mrs. +Le soir seulement, il demanderait à Mrs. Aouda la permission de l’entretenir pendant quelques instants. Passepartout ne put plus y tenir. -Mon maître ! monsieur Fogg ! s’écria-t-il, maudissez-moi. +Mon maître ! monsieur Fogg ! s’écria-t-il, maudissez-moi. C’est par ma faute que... -Je n’accuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme. -Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien ! -Je n’ai aucune influence sur l’esprit de mon maître. -Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. +Je n’accuse personne, répondit Phileas Fogg du ton le plus calme. +Madame, ajouta-t-il, je ne puis rien par moi-même, rien ! +Je n’ai aucune influence sur l’esprit de mon maître. +Quelle influence aurais-je, répondit Mrs. Mr. Fogg n’en subit aucune ! -A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête à déborder ! +A-t-il jamais compris que ma reconnaissance pour lui était prête à déborder ! A-t-il jamais lu dans mon cœur !... Mon ami, il ne faudra pas le quitter, pas un seul instant. -Vous dites qu’il a manifesté l’intention de me parler ce soir ? +Vous dites qu’il a manifesté l’intention de me parler ce soir ? Il s’agit sans doute de sauvegarder votre situation en Angleterre. -Attendons, » répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive. -Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform-Club ? -Ses collègues ne l’y attendaient plus. -Mr. Fogg n’avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. -Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires. -Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon. -Passepartout redoutait à chaque instant quelque catastrophe. -Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement s’était fait dans son esprit. -Il n’en voulait plus à l’inspecteur de police. -Cette pensée l’accablait, et il se tenait pour le dernier des misérables. -Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. -Son visage ne reflétait aucune émotion. -Le Fogg du retour était exactement le Fogg du départ. -Même calme, même impassibilité. +Attendons, » répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive. +Et pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au Reform-Club ? +Ses collègues ne l’y attendaient plus. +Mr. Fogg n’avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. +Il demeura dans sa chambre et mit ordre à ses affaires. +Les heures ne marchaient pas pour ce pauvre garçon. +Passepartout redoutait à chaque instant quelque catastrophe. +Parfois, il songeait à Fix, mais un revirement s’était fait dans son esprit. +Il n’en voulait plus à l’inspecteur de police. +Cette pensée l’accablait, et il se tenait pour le dernier des misérables. +Vers sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs. +Son visage ne reflétait aucune émotion. +Le Fogg du retour était exactement le Fogg du départ. +Même calme, même impassibilité. Il resta sans parler pendant cinq minutes. Puis levant les yeux sur Mrs. -Aouda : « Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre ? -Moi, monsieur Fogg !... répondit Mrs. +Aouda : « Madame, dit-il, me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en Angleterre ? +Moi, monsieur Fogg !... répondit Mrs. Veuillez me permettre d’achever, reprit Mr. Fogg. -Votre existence eût été heureuse et libre. -Maintenant, je suis ruiné. +Votre existence eût été heureuse et libre. +Maintenant, je suis ruiné. Ainsi, monsieur Fogg, reprit Mrs. -Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi. +Oui, madame, répondit Fogg, mais les événements ont tourné contre moi. Mais, vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous ? demanda Mrs. -Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n’ai besoin de rien. +Moi, madame, répondit froidement le gentleman, je n’ai besoin de rien. Mais comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous attend ? -Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg. +Comme il convient de le faire, répondit Mr. Fogg. En tout cas, reprit Mrs. Je n’ai point d’amis, madame. Je n’ai plus de parents. Je vous plains alors, monsieur Fogg, car l’isolement est une triste chose. Quoi ! pas un cœur pour y verser vos peines. -On dit cependant qu’à deux la misère elle-même est supportable encore ! +On dit cependant qu’à deux la misère elle-même est supportable encore ! On le dit, madame. Monsieur Fogg, dit alors Mrs. Voulez-vous de moi pour votre femme ? -Mr. Fogg, à cette parole, s’était levé à son tour. +Mr. Fogg, à cette parole, s’était levé à son tour. Quand il les rouvrit : « Je vous aime ! dit-il simplement. Mr. Fogg tenait encore dans sa main la main de Mrs. Passepartout sourit de son meilleur sourire. Jamais trop tard, » dit-il. -Il n’était que huit heures cinq. +Il n’était que huit heures cinq. Ce serait pour demain, lundi ! dit-il. Pour demain lundi ? demanda Mr. Fogg en regardant la jeune femme. Passepartout sortit, tout courant. Quel effet, quel bruit dans les journaux ! Toutes les transactions redevenaient valables. -Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché. -Ce Phileas Fogg qu’ils avaient oublié reparaissait à leurs yeux ! -Où était-il en ce moment ? -Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait-il sa marche suivant l’itinéraire convenu ? +Le nom de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché. +Ce Phileas Fogg qu’ils avaient oublié reparaissait à leurs yeux ! +Où était-il en ce moment ? +Avait-il renoncé à la lutte, ou continuait-il sa marche suivant l’itinéraire convenu ? On envoya matin et soir observer la maison de Saville-row... Phileas Fogg, comme un cheval de course, arrivait au dernier tournant. Aussi, le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans les rues voisines. -La circulation était empêchée. -À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool ? demanda Thomas Flanagan. -Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné. -Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. -Vous savez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. +La circulation était empêchée. +À quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool ? demanda Thomas Flanagan. +Nous pouvons donc considérer le pari comme gagné. +Attendons, ne nous prononçons pas, répondit Samuel Fallentin. +Vous savez que notre collègue est un excentrique de premier ordre. Son exactitude en tout est bien connue. -En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était insensé. +En effet, reprit Thomas Flanagan, le projet de Phileas Fogg était insensé. Il a perdu, messieurs, reprit Andrew Stuart, il a cent fois perdu ! -En admettant les chances les plus favorables, notre collègue est à peine en Amérique ! +En admettant les chances les plus favorables, notre collègue est à peine en Amérique ! En ce moment, l’horloge du salon sonna huit heures quarante. Encore cinq minutes, » dit Andrew Stuart. -Les cinq collègues se regardaient. +Les cinq collègues se regardaient. L’aiguille marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux minutes. Puis un moment de silence se fit. -Le vaste salon du club était tranquille. -Le balancier de l’horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. -Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille. -dit John Sullivan d’une voix dans laquelle on sentait une émotion involontaire. -Plus qu’une minute, et le pari était gagné. -Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus. -Ils avaient abandonné les cartes ! +Le vaste salon du club était tranquille. +Le balancier de l’horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. +Chaque joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui frappaient son oreille. +dit John Sullivan d’une voix dans laquelle on sentait une émotion involontaire. +Plus qu’une minute, et le pari était gagné. +Andrew Stuart et ses collègues ne jouaient plus. +Ils avaient abandonné les cartes ! Ils comptaient les secondes ! -À la quarantième seconde, rien. -À la cinquantième, rien encore ! -Les joueurs se levèrent. +À la quarantième seconde, rien. +À la cinquantième, rien encore ! +Les joueurs se levèrent. Me voici, messieurs, » disait-il. Phileas Fogg en personne. -Passepartout était donc parti, enchanté. +Passepartout était donc parti, enchanté. Naturellement, Passepartout attendit, mais il attendit vingt bonnes minutes au moins. -Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du révérend. -Mais dans quel état ! -Les cheveux en désordre, sans chapeau, courant, courant... +Bref, il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la maison du révérend. +Mais dans quel état ! +Les cheveux en désordre, sans chapeau, courant, courant... Il ne pouvait parler. Qu’y a-t-il ? demanda Mr. Fogg. -Mon maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible. +Mon maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible. Parce que demain... c’est dimanche ! -Lundi, répondit Mr. Fogg. -Si, si, si, si ! s’écria Passepartout. -Vous vous êtes trompé d’un jour ! +Lundi, répondit Mr. Fogg. +Si, si, si, si ! s’écria Passepartout. +Vous vous êtes trompé d’un jour ! L’horloge marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut dans le grand salon... Phileas Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts jours !... -Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres ! +Phileas Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres ! Voici la raison de cette erreur. Elle est fort simple. -Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. -Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à Mrs. +Phileas Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. +Ce soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique, disait à Mrs. Aouda : « Ce mariage vous convient-il toujours, madame ? -Monsieur Fogg, répondit Mrs. -Vous étiez ruiné, vous voici riche... +Monsieur Fogg, répondit Mrs. +Vous étiez ruiné, vous voici riche... Pardonnez-moi, madame, cette fortune vous appartient. Cher monsieur Fogg... dit la jeune femme. -Ne l’avait-il pas sauvée, et ne lui devait-on pas cet honneur ? +Ne l’avait-il pas sauvée, et ne lui devait-on pas cet honneur ? La porte s’ouvrit, et l’impassible gentleman parut. Qu’y a-t-il, Passepartout ? Ce qu’il y a, monsieur ! -Il y a que je viens d’apprendre à l’instant... +Il y a que je viens d’apprendre à l’instant... Que nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit jours seulement. -Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l’Inde. +Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l’Inde. Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte. -Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. +Ainsi donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli en quatre-vingts jours ce voyage autour du monde ! -Qu’avait-il gagné à ce déplacement ? -Qu’avait-il rapporté de ce voyage ? +Qu’avait-il gagné à ce déplacement ? +Qu’avait-il rapporté de ce voyage ? Rien, dira-t-on ? -En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde ? \ No newline at end of file +En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Monde ? \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Les_Enfants_du_capitaine_Grant.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Les_Enfants_du_capitaine_Grant.txt index 02ef91a5..3a46212c 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Les_Enfants_du_capitaine_Grant.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Les_Enfants_du_capitaine_Grant.txt @@ -1,1006 +1,1006 @@ Les trois documents Une proposition de lady Glenarvan -Le départ du Duncan -Le passager de la cabine n degré six -D’où vient et où va Jacques Paganel -Un brave homme de plus à bord du Duncan -Le détroit de Magellan -Le trente-septième parallèle -Traversée du Chili -À douze mille pieds dans les airs -Descente de la Cordillère +Le départ du Duncan +Le passager de la cabine n degré six +D’où vient et où va Jacques Paganel +Un brave homme de plus à bord du Duncan +Le détroit de Magellan +Le trente-septième parallèle +Traversée du Chili +À douze mille pieds dans les airs +Descente de la Cordillère Un coup de fusil providentiel L’espagnol de Jacques Paganel Le Rio-Colorado -À la recherche d’une aiguade +À la recherche d’une aiguade Les loups-rouges Les plaines Argentines -Le fort Indépendance -Où l’on mène la vie des oiseaux -Où l’on continue de mener la vie des oiseaux +Le fort Indépendance +Où l’on mène la vie des oiseaux +Où l’on continue de mener la vie des oiseaux Entre le feu et l’eau -Le retour à bord +Le retour à bord Tristan d’Acunha -L’île Amsterdam +L’île Amsterdam Les paris de Jacques Paganel et du major Mac Nabbs -Les colères de l’océan Indien +Les colères de l’océan Indien Le cap Bernouilli La province de Victoria Burke et Stuart -Le railway de Melbourne à Sandhurst -Un premier prix de géographie +Le railway de Melbourne à Sandhurst +Un premier prix de géographie Les mines du mont Alexandre Australian and New-Zealand Gazette -Où le major soutient que ce sont des singes -Les éleveurs millionnaires +Où le major soutient que ce sont des singes +Les éleveurs millionnaires Les Alpes australiennes -Un coup de théâtre +Un coup de théâtre Quatre jours d’angoisses -Le passé du pays où l’on va -Les massacres de la Nouvelle-Zélande -Les matelots improvisés -Où le cannibalisme est traité théoriquement -Où l’on accoste enfin cette terre qu’il faudrait fuir -Le présent du pays où l’on est +Le passé du pays où l’on va +Les massacres de la Nouvelle-Zélande +Les matelots improvisés +Où le cannibalisme est traité théoriquement +Où l’on accoste enfin cette terre qu’il faudrait fuir +Le présent du pays où l’on est Trente milles au nord Le fleuve national Le lac Taupo -Les funérailles d’un chef Maori -Les dernières heures +Les funérailles d’un chef Maori +Les dernières heures La montagne tabou Les grands moyens de Paganel Entre deux feux -Pourquoi le Duncan croisait sur la côte est de la Nouvelle-Zélande +Pourquoi le Duncan croisait sur la côte est de la Nouvelle-Zélande Ayrton ou Ben Joyce ? Un cri dans la nuit -L’île Tabor -Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir lord Edward de cette rencontre. -Un requin dans ces parages ! s’écria Glenarvan. -Je suis de l’avis qu’il vous plaira, répondit tranquillement le major. -D’ailleurs, reprit John Mangles, on ne saurait trop exterminer ces terribles bêtes. +L’île Tabor +Le capitaine John Mangles fit aussitôt prévenir lord Edward de cette rencontre. +Un requin dans ces parages ! s’écria Glenarvan. +Je suis de l’avis qu’il vous plaira, répondit tranquillement le major. +D’ailleurs, reprit John Mangles, on ne saurait trop exterminer ces terribles bêtes. Faites, John, » dit lord Glenarvan. John Mangles donna ses ordres. Il se rapprocha rapidement du yacht. -Le requin se débattit violemment, en se voyant arracher de son élément naturel. +Le requin se débattit violemment, en se voyant arracher de son élément naturel. Mais on eut raison de sa violence. -Eh ! qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il. -Une véritable bouteille, répondit le maître d’équipage. +Eh ! qu’est-ce que cela ? s’écria-t-il. +Une véritable bouteille, répondit le maître d’équipage. Mais on voit bien qu’elle ne sort pas de la cave. Vous croyez ? dit le major Mac Nabbs. Je crois, du moins, que cela peut arriver. C’est ce que nous allons savoir, dit Glenarvan. -Tout fait événement en mer. +Tout fait événement en mer. Il y eut un moment de silence. -Chacun interrogeait du regard cette épave fragile. -Avant d’être visitée intérieurement, la bouteille fut examinée à l’extérieur. -Celle-ci avait donc pu supporter impunément les hasards d’une longue pérégrination. +Chacun interrogeait du regard cette épave fragile. +Avant d’être visitée intérieurement, la bouteille fut examinée à l’extérieur. +Celle-ci avait donc pu supporter impunément les hasards d’une longue pérégrination. Une bouteille de la maison Cliquot, » dit simplement le major. -Et, comme il devait s’y connaître, son affirmation fut acceptée sans conteste. -Mais d’où vient-il ? demanda lady Glenarvan. -Attendez, ma chère Helena, attendez ; il faut être patient avec les bouteilles. -Ou je me trompe fort, ou celle-ci va répondre elle-même à toutes nos questions. -C’est à craindre, répliqua le major. -Nous verrons bien, » répondit Glenarvan. -Eh bien ? demanda lady Helena, avec une impatience toute féminine. -Oui ! dit Glenarvan, je ne me trompais pas ! il y a là des papiers ! -Des documents ! des documents ! s’écria lady Helena. +Et, comme il devait s’y connaître, son affirmation fut acceptée sans conteste. +Mais d’où vient-il ? demanda lady Glenarvan. +Attendez, ma chère Helena, attendez ; il faut être patient avec les bouteilles. +Ou je me trompe fort, ou celle-ci va répondre elle-même à toutes nos questions. +C’est à craindre, répliqua le major. +Nous verrons bien, » répondit Glenarvan. +Eh bien ? demanda lady Helena, avec une impatience toute féminine. +Oui ! dit Glenarvan, je ne me trompais pas ! il y a là des papiers ! +Des documents ! des documents ! s’écria lady Helena. Cassons-la, dit Mac Nabbs. -J’aimerais mieux la conserver intacte, répliqua Glenarvan. -Moi aussi, répondit le major. -Voyons ! voyons ! mon cher Edward, » s’écria lady Glenarvan. -Les quelques mots qui ont résisté ne me laissent aucun doute à cet égard. -Mais au moins, ces mots présentent-ils un sens ? demanda lady Glenarvan. -Peut-être se complètent-ils l’un par l’autre ? dit le major. -C’est ce que nous allons faire, dit lord Glenarvan, mais procédons avec méthode. +J’aimerais mieux la conserver intacte, répliqua Glenarvan. +Moi aussi, répondit le major. +Voyons ! voyons ! mon cher Edward, » s’écria lady Glenarvan. +Les quelques mots qui ont résisté ne me laissent aucun doute à cet égard. +Mais au moins, ces mots présentent-ils un sens ? demanda lady Glenarvan. +Peut-être se complètent-ils l’un par l’autre ? dit le major. +C’est ce que nous allons faire, dit lord Glenarvan, mais procédons avec méthode. Voici d’abord le document anglais. -Ajoutons, dit John Mangles, les mots monit et ssistance dont l’interprétation est évidente. -Eh mais ! c’est déjà quelque chose, cela, répondit lady Helena. -Malheureusement, répondit le major, il nous manque des lignes entières. +Ajoutons, dit John Mangles, les mots monit et ssistance dont l’interprétation est évidente. +Eh mais ! c’est déjà quelque chose, cela, répondit lady Helena. +Malheureusement, répondit le major, il nous manque des lignes entières. Comment retrouver le nom du navire perdu, le lieu du naufrage ? Nous les retrouverons, dit lord Edward. -En complétant un document par l’autre. -s’écria lady Helena. +En complétant un document par l’autre. +s’écria lady Helena. Et vous connaissez cette langue, John ? demanda Glenarvan. Eh bien, dites-nous ce que signifient ces quelques mots. -Très-bien, s’écria lady Helena ; continuez, John. -Il s’agit évidemment d’un navire du port de Glasgow. -C’est mon opinion, répondit le major. -La seconde ligne du document manque tout entière, reprit John Mangles. -C’est probable, répondit lord Glenarvan. +Très-bien, s’écria lady Helena ; continuez, John. +Il s’agit évidemment d’un navire du port de Glasgow. +C’est mon opinion, répondit le major. +La seconde ligne du document manque tout entière, reprit John Mangles. +C’est probable, répondit lord Glenarvan. Je ne sais comment le traduire. -Peut-être le troisième document nous le fera-t-il comprendre. -Quant aux deux derniers mots, ils s’expliquent sans difficulté. -Oui ! portez-leur secours ! dit Glenarvan, mais où se trouvent ces malheureux ? -Espérons que le document français sera plus explicite, dit lady Helena. -Procédons avec ordre, dit lord Glenarvan, et commençons par le commencement. -Permettez-moi de relever un à un ces mots épars et incomplets. +Peut-être le troisième document nous le fera-t-il comprendre. +Quant aux deux derniers mots, ils s’expliquent sans difficulté. +Oui ! portez-leur secours ! dit Glenarvan, mais où se trouvent ces malheureux ? +Espérons que le document français sera plus explicite, dit lady Helena. +Procédons avec ordre, dit lord Glenarvan, et commençons par le commencement. +Permettez-moi de relever un à un ces mots épars et incomplets. C’est vague, dit le major. Je continue, reprit Glenarvan. Ah ! le mot abor, le radical du verbe aborder. -Ces malheureux ont abordé quelque part. +Ces malheureux ont abordé quelque part. Est-ce donc sur un continent ? cruel !... -Indi..., s’agit-il donc de l’Inde où ces matelots auraient été jetés ? +Indi..., s’agit-il donc de l’Inde où ces matelots auraient été jetés ? Que signifie ce mot ongit ? -Et voici la latitude : trente-sept degrés onze minutes. -Enfin ! nous avons donc une indication précise. +Et voici la latitude : trente-sept degrés onze minutes. +Enfin ! nous avons donc une indication précise. Mais la longitude manque, dit Mac Nabbs. -Décidément, ce document français est le plus complet des trois. +Décidément, ce document français est le plus complet des trois. Maintenant, mes amis, dit Glenarvan, continuons nos recherches. Nous sommes sur les traces d’une grande catastrophe. -La vie de quelques hommes dépend de notre sagacité. -Employons donc toute notre intelligence à deviner le mot de cette énigme. -Nous sommes prêts, mon cher Edward, répondit lady Helena. -Parfaitement, répliqua le major. +La vie de quelques hommes dépend de notre sagacité. +Employons donc toute notre intelligence à deviner le mot de cette énigme. +Nous sommes prêts, mon cher Edward, répondit lady Helena. +Parfaitement, répliqua le major. Que pouvons-nous conjecturer ? reprit Glenarvan. -Ne vient-il pas de lui-même indiquer le nom du pays auquel il appartient ? -La Patagonie ! s’écria lady Helena. -Mais la Patagonie est-elle traversée par le trente-septième parallèle ? demanda le major. +Ne vient-il pas de lui-même indiquer le nom du pays auquel il appartient ? +La Patagonie ! s’écria lady Helena. +Mais la Patagonie est-elle traversée par le trente-septième parallèle ? demanda le major. C’est bien cela. -La Patagonie est effleurée par ce trente-septième parallèle. -Vous avez là deux lettres providentielles pr... qui vous apprennent leur sort. +La Patagonie est effleurée par ce trente-septième parallèle. +Vous avez là deux lettres providentielles pr... qui vous apprennent leur sort. Ces malheureux, en effet, sont pris ou prisonniers. De qui ? de cruels Indiens. -Est-ce que les mots ne sautent pas d’eux-mêmes dans les places vides ? -Est-ce que ce document ne s’éclaircit pas à vos yeux ? -Est-ce que la lumière ne se fait pas dans votre esprit ? +Est-ce que les mots ne sautent pas d’eux-mêmes dans les places vides ? +Est-ce que ce document ne s’éclaircit pas à vos yeux ? +Est-ce que la lumière ne se fait pas dans votre esprit ? Glenarvan parlait avec conviction. Ses yeux respiraient une confiance absolue. -Tout son feu se communiquait à ses auditeurs. -Comme lui, ils s’écrièrent : « C’est évident ! c’est évident ! -Oh ! nous n’avons pas besoin d’aller chercher si loin, répondit John Mangles. -Pérou ! le Callao ! en charge pour Glasgow, Britannia, capitaine Grant. +Tout son feu se communiquait à ses auditeurs. +Comme lui, ils s’écrièrent : « C’est évident ! c’est évident ! +Oh ! nous n’avons pas besoin d’aller chercher si loin, répondit John Mangles. +Pérou ! le Callao ! en charge pour Glasgow, Britannia, capitaine Grant. Plus de doute ! plus de doute ! dit Glenarvan. C’est bien lui. -Voilà son histoire tout entière dans ces restes de mots qui semblaient indéchiffrables. +Voilà son histoire tout entière dans ces restes de mots qui semblaient indéchiffrables. Nous savons tout alors ? dit lady Glenarvan. Portez-leur secours, ou ils sont perdus. -Et ils la reverront, répondit Glenarvan. -Peut-être ce pauvre capitaine Grant a-t-il une femme, des enfants... +Et ils la reverront, répondit Glenarvan. +Peut-être ce pauvre capitaine Grant a-t-il une femme, des enfants... Maintenant, mes amis, remontons sur la dunette, car nous devons approcher du port. Les eaux limpides du lac Lomond baignent le granit de ses murailles. Les eaux limpides du lac Lomond baignent le granit de ses murailles. -Les uns moururent de faim ; ceux-ci se firent pêcheurs ; d’autres émigrèrent. -C’était un désespoir général. -Il comprit que la pauvre fille ferait une vaillante femme ; il l’épousa. +Les uns moururent de faim ; ceux-ci se firent pêcheurs ; d’autres émigrèrent. +C’était un désespoir général. +Il comprit que la pauvre fille ferait une vaillante femme ; il l’épousa. Son amour pour son mari l’emportait encore sur sa reconnaissance. -Ainsi se passèrent les premiers mois de leur mariage. -Cependant lord Glenarvan était parti pour Londres. -Ce jour-là, lady Helena commença à être inquiète. +Ainsi se passèrent les premiers mois de leur mariage. +Cependant lord Glenarvan était parti pour Londres. +Ce jour-là, lady Helena commença à être inquiète. Des gens du pays ? dit lady Helena. -Non, Madame, répondit l’intendant, car je ne les connais pas. +Non, Madame, répondit l’intendant, car je ne les connais pas. Priez-les de monter, Halbert, » dit lady Glenarvan. -C’étaient une sœur et un frère. -À leur ressemblance on ne pouvait en douter. +C’étaient une sœur et un frère. +À leur ressemblance on ne pouvait en douter. La sœur avait seize ans. La sœur demeura un peu interdite en se trouvant devant lady Helena. -Celle-ci se hâta de prendre la parole. -Vous désirez me parler ? dit-elle en encourageant la jeune fille du regard. -Excusez-le, Madame, dit alors la sœur en regardant son frère. -Vous êtes lady Glenarvan ? dit la jeune fille. -Oui ! oui ! répondit lady Helena avec empressement, et vous ?... -Je suis miss Grant, Madame, et voici mon frère. -Madame, reprit la jeune fille, que savez-vous du naufrage de mon père ? +Celle-ci se hâta de prendre la parole. +Vous désirez me parler ? dit-elle en encourageant la jeune fille du regard. +Excusez-le, Madame, dit alors la sœur en regardant son frère. +Vous êtes lady Glenarvan ? dit la jeune fille. +Oui ! oui ! répondit lady Helena avec empressement, et vous ?... +Je suis miss Grant, Madame, et voici mon frère. +Madame, reprit la jeune fille, que savez-vous du naufrage de mon père ? Le reverrons-nous jamais ? Parlez, je vous en supplie ! Parlez, Madame, parlez ! je suis forte contre la douleur et je puis tout entendre. Mon Dieu ! mon Dieu ! -Plusieurs fois, pendant cette histoire, des paroles s’échappèrent de sa bouche. +Plusieurs fois, pendant cette histoire, des paroles s’échappèrent de sa bouche. Oh ! papa ! mon pauvre papa ! -s’écria-t-il en se pressant contre sa sœur. +s’écria-t-il en se pressant contre sa sœur. Madame ! le document ! le document ! -Je ne l’ai plus, ma chère enfant, répondit lady Helena. +Je ne l’ai plus, ma chère enfant, répondit lady Helena. Vous ne l’avez plus ? -On s’en passera ! s’écria le jeune garçon. -Oui, monsieur Robert, répondit Helena en souriant à le voir si déterminé. -Eh bien, demain, demain peut-être, lord Glenarvan sera de retour. -Est-il possible, Madame ! s’écria la jeune fille ; vous avez fait cela pour nous ? -Puissent se réaliser les espérances que je vous ai laissé concevoir ! -Jusqu’au retour de lord Glenarvan, vous demeurerez au château... -Il n’y avait pas à refuser une offre faite avec tant de cœur. +On s’en passera ! s’écria le jeune garçon. +Oui, monsieur Robert, répondit Helena en souriant à le voir si déterminé. +Eh bien, demain, demain peut-être, lord Glenarvan sera de retour. +Est-il possible, Madame ! s’écria la jeune fille ; vous avez fait cela pour nous ? +Puissent se réaliser les espérances que je vous ai laissé concevoir ! +Jusqu’au retour de lord Glenarvan, vous demeurerez au château... +Il n’y avait pas à refuser une offre faite avec tant de cœur. Cela ne changeait rien aux choses. -Miss Mary et Robert Grant étaient les seuls enfants du capitaine. -Il habitait la ville de Dundee, dans le comté de Perth, en Écosse. -Le capitaine Grant était donc un enfant du pays. +Miss Mary et Robert Grant étaient les seuls enfants du capitaine. +Il habitait la ville de Dundee, dans le comté de Perth, en Écosse. +Le capitaine Grant était donc un enfant du pays. Cela ne changeait rien aux choses. -Miss Mary et Robert Grant étaient les seuls enfants du capitaine. -Il habitait la ville de Dundee, dans le comté de Perth, en Écosse. -Le capitaine Grant était donc un enfant du pays. -Peut-être aussi laissa-t-il percer ses secrètes espérances. -C’était en l’année mille huit cent soixante et un. -Il fallait l’élever, l’instruire. -Mary ne songeait qu’à son frère, et rêvait pour lui quelque heureux avenir. -s’écria-t-il, sans pouvoir retenir ce cri parti du plus profond de son cœur. -Pendant cette conversation, la nuit était tout à fait venue. -Lord Glenarvan rentrait à Malcolm-Castle de toute la vitesse de ses chevaux. -Celui-ci semblait triste, désappointé, furieux. +Miss Mary et Robert Grant étaient les seuls enfants du capitaine. +Il habitait la ville de Dundee, dans le comté de Perth, en Écosse. +Le capitaine Grant était donc un enfant du pays. +Peut-être aussi laissa-t-il percer ses secrètes espérances. +C’était en l’année mille huit cent soixante et un. +Il fallait l’élever, l’instruire. +Mary ne songeait qu’à son frère, et rêvait pour lui quelque heureux avenir. +s’écria-t-il, sans pouvoir retenir ce cri parti du plus profond de son cœur. +Pendant cette conversation, la nuit était tout à fait venue. +Lord Glenarvan rentrait à Malcolm-Castle de toute la vitesse de ses chevaux. +Celui-ci semblait triste, désappointé, furieux. Il serrait sa femme dans ses bras et se taisait. -Eh bien, Edward, Edward ? s’écria lady Helena. -Enfin, ils ont donné toutes les mauvaises raisons de gens qui veulent refuser. +Eh bien, Edward, Edward ? s’écria lady Helena. +Enfin, ils ont donné toutes les mauvaises raisons de gens qui veulent refuser. Il n’en dit pas davantage ! -Un silence pénible, entrecoupé de sanglots, régnait dans la cour. -Mais par leur attitude, tous ces Écossais protestaient contre la conduite du gouvernement anglais. -Mary ! s’écria lady Helena. -Miss, où voulez-vous aller ? dit lord Glenarvan. -Ce fut alors qu’elle eut une idée grande et généreuse. -Mary Grant, s’écria-t-elle, attendez, mon enfant, et écoutez ce que je vais dire. -La jeune fille tenait son frère par la main et se disposait à partir. -Dieu nous l’a remise, à nous ! +Un silence pénible, entrecoupé de sanglots, régnait dans la cour. +Mais par leur attitude, tous ces Écossais protestaient contre la conduite du gouvernement anglais. +Mary ! s’écria lady Helena. +Miss, où voulez-vous aller ? dit lord Glenarvan. +Ce fut alors qu’elle eut une idée grande et généreuse. +Mary Grant, s’écria-t-elle, attendez, mon enfant, et écoutez ce que je vais dire. +La jeune fille tenait son frère par la main et se disposait à partir. +Dieu nous l’a remise, à nous ! Sans doute, Dieu a voulu nous charger du salut de ces malheureux. Que voulez-vous dire, Helena ? -Un silence profond régnait dans toute l’assemblée. -Helena ! s’écria lord Glenarvan. +Un silence profond régnait dans toute l’assemblée. +Helena ! s’écria lord Glenarvan. Oui, vous me comprenez, Edward ! -Allons à la recherche du capitaine Grant ! -Il a été dit que lady Helena avait une âme forte et généreuse. -Ce qu’elle venait de faire en était une preuve indiscutable. -Mais, puisque lady Helena demandait à partir elle-même, toute hésitation cessait. -Le départ résolu, il n’y avait pas une heure à perdre. -Ce qu’elle venait de faire en était une preuve indiscutable. -Mais, puisque lady Helena demandait à partir elle-même, toute hésitation cessait. -Le départ résolu, il n’y avait pas une heure à perdre. -Donc, tel il était, tel il pouvait partir et faire le tour du monde. -John Mangles n’eut à se préoccuper que des aménagements intérieurs. -Le moyen de résister à un pareil petit bonhomme ! +Allons à la recherche du capitaine Grant ! +Il a été dit que lady Helena avait une âme forte et généreuse. +Ce qu’elle venait de faire en était une preuve indiscutable. +Mais, puisque lady Helena demandait à partir elle-même, toute hésitation cessait. +Le départ résolu, il n’y avait pas une heure à perdre. +Ce qu’elle venait de faire en était une preuve indiscutable. +Mais, puisque lady Helena demandait à partir elle-même, toute hésitation cessait. +Le départ résolu, il n’y avait pas une heure à perdre. +Donc, tel il était, tel il pouvait partir et faire le tour du monde. +John Mangles n’eut à se préoccuper que des aménagements intérieurs. +Le moyen de résister à un pareil petit bonhomme ! On n’essaya pas. -John Mangles fut chargé de lui apprendre le métier de marin. -Pour compléter le rôle des passagers, il suffira de nommer le major Mac Nabbs. -D’ailleurs, beaucoup le blâmaient, qui l’admiraient sincèrement. -Quelques heures plus tard, ils étaient installés à bord. +John Mangles fut chargé de lui apprendre le métier de marin. +Pour compléter le rôle des passagers, il suffira de nommer le major Mac Nabbs. +D’ailleurs, beaucoup le blâmaient, qui l’admiraient sincèrement. +Quelques heures plus tard, ils étaient installés à bord. Olbinett, et le major Mac Nabbs. -Mais auparavant, la population de Glasgow fut témoin d’une cérémonie touchante. +Mais auparavant, la population de Glasgow fut témoin d’une cérémonie touchante. Une foule immense les accompagnait. -Puis, l’assemblée se retira sous l’empire d’une émotion profonde. -À onze heures, chacun était rentré à bord. -John Mangles et l’équipage s’occupaient des derniers préparatifs. -Il n’y avait plus qu’à partir. -John Mangles fit prévenir lord Glenarvan, qui monta aussitôt sur le pont. +Puis, l’assemblée se retira sous l’empire d’une émotion profonde. +À onze heures, chacun était rentré à bord. +John Mangles et l’équipage s’occupaient des derniers préparatifs. +Il n’y avait plus qu’à partir. +John Mangles fit prévenir lord Glenarvan, qui monta aussitôt sur le pont. Le lever du soleil fut magnifique. Quel admirable spectacle ! dit enfin lady Helena. Le lever du soleil fut magnifique. Quel admirable spectacle ! dit enfin lady Helena. -Voilà le début d’une belle journée. +Voilà le début d’une belle journée. Puisse le vent ne point se montrer contraire et favoriser la marche du Duncan. -La traversée sera-t-elle longue, mon cher Edward ? -C’est au capitaine John de nous répondre, dit Glenarvan. -Êtes-vous satisfait de votre navire, John ? -Nous marchons à raison de dix-sept milles à l’heure. +La traversée sera-t-elle longue, mon cher Edward ? +C’est au capitaine John de nous répondre, dit Glenarvan. +Êtes-vous satisfait de votre navire, John ? +Nous marchons à raison de dix-sept milles à l’heure. Vous entendez, Mary, reprit lady Helena, avant cinq semaines ! Et cette navigation, miss Mary, demanda lord Glenarvan, comment la supportez-vous ? -Assez bien, mylord, et sans éprouver trop de désagréments. +Assez bien, mylord, et sans éprouver trop de désagréments. D’ailleurs, je m’y ferai vite. Et notre jeune Robert ? -Je vous le donne pour un garçon qui se moque du mal de mer. +Je vous le donne pour un garçon qui se moque du mal de mer. Et tenez ! le voyez-vous ? Mary ne put retenir un mouvement. -Le ciel vous entende, monsieur John, répondit la jeune fille. -Nous n’allons pas, on nous mène. +Le ciel vous entende, monsieur John, répondit la jeune fille. +Nous n’allons pas, on nous mène. Nous ne cherchons pas, on nous conduit. -Non-seulement nous réussirons dans notre entreprise, mais elle s’accomplira sans difficultés. -Edward, dit lady Glenarvan, vous êtes le meilleur des hommes. -Non point, mais j’ai le meilleur des équipages sur le meilleur des navires. +Non-seulement nous réussirons dans notre entreprise, mais elle s’accomplira sans difficultés. +Edward, dit lady Glenarvan, vous êtes le meilleur des hommes. +Non point, mais j’ai le meilleur des équipages sur le meilleur des navires. Est-ce que vous ne l’admirez pas, notre Duncan, miss Mary ? -Au contraire, mylord, répondit la jeune fille, je l’admire et en véritable connaisseuse. -Eh ! miss, que dites-vous là ? s’écria John Mangles. +Au contraire, mylord, répondit la jeune fille, je l’admire et en véritable connaisseuse. +Eh ! miss, que dites-vous là ? s’écria John Mangles. N’est-il pas vrai, John ? -Et surtout quand elle admire le Duncan, répliqua Glenarvan. -Qui le mérite bien, répondit John. -Admirablement, répondit John ; ils sont là comme chez eux. -Et ils sont véritablement chez eux, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan. -Ce yacht est une portion de notre vieille Calédonie ! -Eh bien, mon cher Edward, faites-nous les honneurs du château, répondit lady Helena. -À vos ordres, Madame, dit Glenarvan, mais auparavant laissez-moi prévenir Olbinett. -Il se rendit aux ordres de son maître. +Et surtout quand elle admire le Duncan, répliqua Glenarvan. +Qui le mérite bien, répondit John. +Admirablement, répondit John ; ils sont là comme chez eux. +Et ils sont véritablement chez eux, ma chère Helena, répondit lord Glenarvan. +Ce yacht est une portion de notre vieille Calédonie ! +Eh bien, mon cher Edward, faites-nous les honneurs du château, répondit lady Helena. +À vos ordres, Madame, dit Glenarvan, mais auparavant laissez-moi prévenir Olbinett. +Il se rendit aux ordres de son maître. Olbinett s’inclina gravement. Nous accompagnez-vous, major ? dit lady Helena. -Si vous l’ordonnez, répondit Mac Nabbs. -Il fume toujours, même en dormant. -Tout autre eût au moins souri à la place du major. +Si vous l’ordonnez, répondit Mac Nabbs. +Il fume toujours, même en dormant. +Tout autre eût au moins souri à la place du major. Le major ne sourcilla pas. L’inconnu prit alors son parti. -Stewart, » cria-t-il, avec un accent qui dénotait un étranger. -Stewart, » répéta-t-il d’une voix plus forte. -D’où vient ce personnage ? se dit-il. +Stewart, » cria-t-il, avec un accent qui dénotait un étranger. +Stewart, » répéta-t-il d’une voix plus forte. +D’où vient ce personnage ? se dit-il. Un ami de lord Glenarvan ? -Vous êtes le stewart du bâtiment ? lui demanda celui-ci. -Oui, Monsieur, répondit Olbinett, mais je n’ai pas l’honneur... -Je suis le passager de la cabine numéro six. -Numéro six ? répéta le stewart. +Vous êtes le stewart du bâtiment ? lui demanda celui-ci. +Oui, Monsieur, répondit Olbinett, mais je n’ai pas l’honneur... +Je suis le passager de la cabine numéro six. +Numéro six ? répéta le stewart. Et vous vous nommez ?... -À quelle heure déjeune-t-on, s’il vous plaît ? -À neuf heures, » répondit machinalement Olbinett. +À quelle heure déjeune-t-on, s’il vous plaît ? +À neuf heures, » répondit machinalement Olbinett. Bon, fit-il, il n’est pas encore huit heures. Eh bien, dit-il, et le capitaine ? -Le capitaine n’est pas encore levé ! +Le capitaine n’est pas encore levé ! Que fait-il le second ? Est-ce qu’il dort aussi ? Le temps est beau, heureusement, le vent favorable, et le navire marche tout seul... Voici le capitaine, dit Olbinett. -Ah ! enchanté, s’écria l’inconnu, enchanté, capitaine Burton, de faire votre connaissance ! -Mais aujourd’hui, capitaine, je suis véritablement heureux d’entrer en relation avec vous. -John Mangles ouvrait des yeux démesurés, regardant tantôt Olbinett, et tantôt ce nouveau venu. -Causons donc, et dites-moi si vous êtes content du Scotia ? +Ah ! enchanté, s’écria l’inconnu, enchanté, capitaine Burton, de faire votre connaissance ! +Mais aujourd’hui, capitaine, je suis véritablement heureux d’entrer en relation avec vous. +John Mangles ouvrait des yeux démesurés, regardant tantôt Olbinett, et tantôt ce nouveau venu. +Causons donc, et dites-moi si vous êtes content du Scotia ? Qu’entendez-vous par le Scotia ? dit enfin John Mangles. Seriez-vous parent du grand voyageur africain de ce nom ? -répondit John Mangles qui commençait à soupçonner la vérité. -Seulement, avait-il affaire à un fou ou à un étourdi ? -L’étranger les aperçut, et s’écria : « Ah ! des passagers ! des passagères ! -J’espère, monsieur Burdness, que vous allez me présenter... +répondit John Mangles qui commençait à soupçonner la vérité. +Seulement, avait-il affaire à un fou ou à un étourdi ? +L’étranger les aperçut, et s’écria : « Ah ! des passagers ! des passagères ! +J’espère, monsieur Burdness, que vous allez me présenter... Lord Glenarvan, dit John Mangles. -Lady Helena et miss Grant n’auraient pu trouver un seul mot à répondre. -Monsieur, dit alors Glenarvan, à qui ai-je l’honneur de parler ? -Aussi Glenarvan tendit cordialement la main à son hôte inattendu. -C’est avant-hier soir que vous êtes arrivé à bord de ce navire ? -Oui, mylord, avant-hier soir, à huit heures. -La nuit était sombre. -Je ne vis personne à bord. -Voir l’Inde est une idée que j’ai caressée pendant toute ma vie. -Alors, monsieur Paganel, il ne vous serait point indifférent de visiter un autre pays ? +Lady Helena et miss Grant n’auraient pu trouver un seul mot à répondre. +Monsieur, dit alors Glenarvan, à qui ai-je l’honneur de parler ? +Aussi Glenarvan tendit cordialement la main à son hôte inattendu. +C’est avant-hier soir que vous êtes arrivé à bord de ce navire ? +Oui, mylord, avant-hier soir, à huit heures. +La nuit était sombre. +Je ne vis personne à bord. +Voir l’Inde est une idée que j’ai caressée pendant toute ma vie. +Alors, monsieur Paganel, il ne vous serait point indifférent de visiter un autre pays ? Ah ! vous avez une mission ? Il parlait avec une animation superbe. Il se laissait emporter sur les ailes rapides de l’imagination. -Parce que vous tournez le dos à la péninsule indienne. +Parce que vous tournez le dos à la péninsule indienne. Comment ! le capitaine Burton... -Je ne suis pas le capitaine Burton, répondit John Mangles. +Je ne suis pas le capitaine Burton, répondit John Mangles. Mais ce navire n’est pas le Scotia ! -L’étonnement de Paganel ne saurait se dépeindre. -s’écria-t-il. -fit-il en poussant un véritable cri de désespoir ! -Puis, dégringolant l’escalier de la dunette, il se précipita vers sa cabine. +L’étonnement de Paganel ne saurait se dépeindre. +s’écria-t-il. +fit-il en poussant un véritable cri de désespoir ! +Puis, dégringolant l’escalier de la dunette, il se précipita vers sa cabine. Se tromper de railway ! -Prendre le train d’Édimbourg pour celui de Dumbarton. +Prendre le train d’Édimbourg pour celui de Dumbarton. Mais qu’allons-nous faire de ce pauvre monsieur ? dit lady Helena. Nous ne pouvons l’emmener en Patagonie. -Pourquoi non ? répondit gravement Mac Nabbs ; nous ne sommes pas responsables de ses distractions. -Supposez qu’il soit dans un train de chemin de fer, le ferait-il arrêter ? -Non, mais il descendrait à la station prochaine, reprit lady Helena. -Il répétait incessamment ces mots malencontreux : le Duncan ! le Duncan ! -Il n’en eût pas trouvé d’autres dans son vocabulaire. +Pourquoi non ? répondit gravement Mac Nabbs ; nous ne sommes pas responsables de ses distractions. +Supposez qu’il soit dans un train de chemin de fer, le ferait-il arrêter ? +Non, mais il descendrait à la station prochaine, reprit lady Helena. +Il répétait incessamment ces mots malencontreux : le Duncan ! le Duncan ! +Il n’en eût pas trouvé d’autres dans son vocabulaire. Enfin il revint vers lord Glenarvan. Et ce Duncan va ?... dit-il. -En Amérique, monsieur Paganel. -Au Chili ! au Chili ! s’écria l’infortuné géographe ! +En Amérique, monsieur Paganel. +Au Chili ! au Chili ! s’écria l’infortuné géographe ! Et ma mission des Indes ! -Mais que vont dire Monsieur de Quatrefages, le président de la commission centrale ! +Mais que vont dire Monsieur de Quatrefages, le président de la commission centrale ! Et Monsieur d’Avezac ! Et Monsieur Vivien de Saint-Martin ! -Comment me représenter aux séances de la Société ! -Voyons, monsieur Paganel, répondit Glenarvan, ne vous désespérez pas. +Comment me représenter aux séances de la Société ! +Voyons, monsieur Paganel, répondit Glenarvan, ne vous désespérez pas. Le Yarou-Dzangbo-Tchou vous attendra toujours dans les montagnes du Tibet. -Je vous remercie, mylord, il faudra bien se résigner. -Et ma cabine qui est retenue à bord du Scotia ! -Ah ! quant au Scotia, je vous engage à y renoncer provisoirement. -Oui, monsieur, répondit John Mangles, et il appartient à Son Honneur lord Glenarvan. -Qui vous prie d’user largement de son hospitalité, dit Glenarvan. -Il s’arrêta court. -Voulez-vous donc vous associer à nos recherches ? demanda lady Helena. +Je vous remercie, mylord, il faudra bien se résigner. +Et ma cabine qui est retenue à bord du Scotia ! +Ah ! quant au Scotia, je vous engage à y renoncer provisoirement. +Oui, monsieur, répondit John Mangles, et il appartient à Son Honneur lord Glenarvan. +Qui vous prie d’user largement de son hospitalité, dit Glenarvan. +Il s’arrêta court. +Voulez-vous donc vous associer à nos recherches ? demanda lady Helena. C’est impossible, Madame, il faut que je remplisse ma mission. -Je débarquerai à votre prochaine relâche... -Madère alors, dit John Mangles. +Je débarquerai à votre prochaine relâche... +Madère alors, dit John Mangles. Puissiez-vous ne pas trop vous ennuyer dans notre compagnie ! -Sur sa demande, le fameux document lui fut communiqué. -Il l’étudia avec soin, longuement, minutieusement. -Aucune autre interprétation ne lui parut possible. +Sur sa demande, le fameux document lui fut communiqué. +Il l’étudia avec soin, longuement, minutieusement. +Aucune autre interprétation ne lui parut possible. Il leur donna bon espoir. -Vraiment, sans sa mission, il se serait lancé à la recherche du capitaine Grant ! -Il avait connu son père. -Que de lettres ils échangèrent, quand William Tuffnel fut membre correspondant de la Société ! -C’était lui, lui-même, qui l’avait présenté avec Monsieur Malte-Brun ! +Vraiment, sans sa mission, il se serait lancé à la recherche du capitaine Grant ! +Il avait connu son père. +Que de lettres ils échangèrent, quand William Tuffnel fut membre correspondant de la Société ! +C’était lui, lui-même, qui l’avait présenté avec Monsieur Malte-Brun ! Quelle rencontre, et quel plaisir de voyager avec la fille de William Tuffnel ? -Finalement, il demanda à lady Helena la permission de l’embrasser. -À quoi consentit lady Glenarvan, quoique ce fût peut-être un peu « improper. -Le trente août, on eut connaissance du groupe de Madère. -Mon cher lord, répondit Paganel, je ne ferai point de cérémonies avec vous. -Avant mon arrivée à bord, aviez-vous l’intention de vous arrêter à Madère ? -Eh bien, permettez-moi de mettre à profit les conséquences de ma malencontreuse distraction. -Madère est une île trop connue. -Elle n’offre plus rien d’intéressant à un géographe. -Imaginez-vous qu’il n’y a plus de vignes à Madère ! -Aujourd’hui, elle ne va pas à cinq cents ! +Finalement, il demanda à lady Helena la permission de l’embrasser. +À quoi consentit lady Glenarvan, quoique ce fût peut-être un peu « improper. +Le trente août, on eut connaissance du groupe de Madère. +Mon cher lord, répondit Paganel, je ne ferai point de cérémonies avec vous. +Avant mon arrivée à bord, aviez-vous l’intention de vous arrêter à Madère ? +Eh bien, permettez-moi de mettre à profit les conséquences de ma malencontreuse distraction. +Madère est une île trop connue. +Elle n’offre plus rien d’intéressant à un géographe. +Imaginez-vous qu’il n’y a plus de vignes à Madère ! +Aujourd’hui, elle ne va pas à cinq cents ! C’est un affligeant spectacle. -Si donc il vous est indifférent de relâcher aux Canaries ?... -Relâchons aux Canaries, répondit Glenarvan. -Cela ne nous écarte pas de notre route. +Si donc il vous est indifférent de relâcher aux Canaries ?... +Relâchons aux Canaries, répondit Glenarvan. +Cela ne nous écarte pas de notre route. Je le sais, mon cher lord. C’est une occasion. Et il avait raison de sourire. -Les Canaries sont peu éloignées de Madère. -Le trente août, on eut connaissance du groupe de Madère. -Mon cher lord, répondit Paganel, je ne ferai point de cérémonies avec vous. -Avant mon arrivée à bord, aviez-vous l’intention de vous arrêter à Madère ? -Eh bien, permettez-moi de mettre à profit les conséquences de ma malencontreuse distraction. -Madère est une île trop connue. -Elle n’offre plus rien d’intéressant à un géographe. -Imaginez-vous qu’il n’y a plus de vignes à Madère ! -Aujourd’hui, elle ne va pas à cinq cents ! +Les Canaries sont peu éloignées de Madère. +Le trente août, on eut connaissance du groupe de Madère. +Mon cher lord, répondit Paganel, je ne ferai point de cérémonies avec vous. +Avant mon arrivée à bord, aviez-vous l’intention de vous arrêter à Madère ? +Eh bien, permettez-moi de mettre à profit les conséquences de ma malencontreuse distraction. +Madère est une île trop connue. +Elle n’offre plus rien d’intéressant à un géographe. +Imaginez-vous qu’il n’y a plus de vignes à Madère ! +Aujourd’hui, elle ne va pas à cinq cents ! C’est un affligeant spectacle. -Si donc il vous est indifférent de relâcher aux Canaries ?... -Relâchons aux Canaries, répondit Glenarvan. -Cela ne nous écarte pas de notre route. +Si donc il vous est indifférent de relâcher aux Canaries ?... +Relâchons aux Canaries, répondit Glenarvan. +Cela ne nous écarte pas de notre route. Je le sais, mon cher lord. C’est une occasion. Et il avait raison de sourire. -Les Canaries sont peu éloignées de Madère. -Mon cher capitaine, répondit le savant. -Veuillez porter vos regards de ce côté. -Vous ne regardez pas où il faut. -Ce n’est pas à l’horizon, mais au-dessus, dans les nuages. +Les Canaries sont peu éloignées de Madère. +Mon cher capitaine, répondit le savant. +Veuillez porter vos regards de ce côté. +Vous ne regardez pas où il faut. +Ce n’est pas à l’horizon, mais au-dessus, dans les nuages. J’ai beau chercher... -Tenez, maintenant, par le bout-dehors de beaupré. +Tenez, maintenant, par le bout-dehors de beaupré. Je ne vois rien. C’est que vous ne voulez pas voir. Vous l’apercevez enfin ? lui dit John Mangles. -Il paraît avoir une hauteur assez médiocre. -Cependant il est élevé de onze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. +Il paraît avoir une hauteur assez médiocre. +Cependant il est élevé de onze mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Cela ne vaut pas le Mont Blanc. -Un grand génie, ce Humboldt ! -Que voulez-vous que je fasse après ce grand homme, je vous le demande ? -En effet, répondit John Mangles, il ne reste plus rien à glaner. -Il n’y a pas là beaucoup de distractions à espérer. -Excepté les miennes, dit Paganel en riant. -Rien de plus facile que de s’embarquer à Villa-Praïa. +Un grand génie, ce Humboldt ! +Que voulez-vous que je fasse après ce grand homme, je vous le demande ? +En effet, répondit John Mangles, il ne reste plus rien à glaner. +Il n’y a pas là beaucoup de distractions à espérer. +Excepté les miennes, dit Paganel en riant. +Rien de plus facile que de s’embarquer à Villa-Praïa. Voir est une science. -Croyez bien que je ne suis pas de leur école. -Nous devons précisément y relâcher pour faire du charbon. -Votre débarquement ne nous causera donc aucun retard. -Le temps vint alors à changer. -Le trois septembre, Paganel se mit à rassembler ses bagages pour son prochain débarquement. -L’aspect de l’île à travers cet épais rideau de pluie était navrant. -Paganel allait et venait en hochant la tête. -C’est un fait exprès, disait-il. -Il est certain, répondit Glenarvan, que les éléments se déclarent contre vous. +Croyez bien que je ne suis pas de leur école. +Nous devons précisément y relâcher pour faire du charbon. +Votre débarquement ne nous causera donc aucun retard. +Le temps vint alors à changer. +Le trois septembre, Paganel se mit à rassembler ses bagages pour son prochain débarquement. +L’aspect de l’île à travers cet épais rideau de pluie était navrant. +Paganel allait et venait en hochant la tête. +C’est un fait exprès, disait-il. +Il est certain, répondit Glenarvan, que les éléments se déclarent contre vous. J’en aurai pourtant raison. Vous ne pouvez affronter pareille pluie, dit lady Helena. Je ne la crains que pour mes bagages et mes instruments. -Il n’y a que le débarquement à redouter, reprit Glenarvan. -Mais un voyageur n’y regarde pas de si près. -Sept ou huit mois ! s’écria Paganel. -Mais vous pourrez employer votre temps d’une façon utile. -Vous aurez des fleuves à reconnaître, dit lady Helena. -Il n’y en a pas, Madame, répondit Paganel. -Eh bien, des rivières ? +Il n’y a que le débarquement à redouter, reprit Glenarvan. +Mais un voyageur n’y regarde pas de si près. +Sept ou huit mois ! s’écria Paganel. +Mais vous pourrez employer votre temps d’une façon utile. +Vous aurez des fleuves à reconnaître, dit lady Helena. +Il n’y en a pas, Madame, répondit Paganel. +Eh bien, des rivières ? Il n’y en a pas non plus. Des cours d’eau alors ? -Bon, fit le major, vous vous rabattrez sur les forêts. -Un joli pays ! répliqua le major. +Bon, fit le major, vous vous rabattrez sur les forêts. +Un joli pays ! répliqua le major. Consolez-vous, mon cher Paganel, dit alors Glenarvan, vous aurez du moins des montagnes. -Oh ! peu élevées et peu intéressantes, mylord. -D’ailleurs, ce travail a été fait. -Oui, voilà bien ma chance habituelle. -Sans doute, répondit Paganel d’un ton piteux. -Que voulez-vous que je fasse après lui ? -Voilà qui est vraiment regrettable, répondit lady Helena. +Oh ! peu élevées et peu intéressantes, mylord. +D’ailleurs, ce travail a été fait. +Oui, voilà bien ma chance habituelle. +Sans doute, répondit Paganel d’un ton piteux. +Que voulez-vous que je fasse après lui ? +Voilà qui est vraiment regrettable, répondit lady Helena. Qu’allez-vous devenir, monsieur Paganel ? Paganel garda le silence pendant quelques instants. -Nouveau silence du savant secrétaire de la Société de Géographie. -Mon cher Glenarvan, reprit alors Paganel, où comptez-vous relâcher désormais ? +Nouveau silence du savant secrétaire de la Société de Géographie. +Mon cher Glenarvan, reprit alors Paganel, où comptez-vous relâcher désormais ? Oh ! pas avant Concepcion. -Diable ! cela m’écarte singulièrement des Indes. +Diable ! cela m’écarte singulièrement des Indes. Je m’en doute bien. Mais le cours du Yarou-Dzangbo-Tchou ? Bon ! vous le remplacerez par le Rio-Colorado ! -Mais je n’y ai pas songé. +Mais je n’y ai pas songé. Effet de vos distractions habituelles. Voyons, monsieur Paganel, nous accompagnez-vous ? dit lady Helena de sa voix la plus engageante. Madame, et ma mission ? -Je vous préviens que nous passerons par le détroit de Magellan, reprit Glenarvan. -Mylord, vous êtes un tentateur. +Je vous préviens que nous passerons par le détroit de Magellan, reprit Glenarvan. +Mylord, vous êtes un tentateur. J’ajoute que nous visiterons le Port-Famine ! -Voilà qui est bien dit, Madame ! -Laissez faire le hasard, ou plutôt la Providence. -Elle nous a envoyé ce document, nous sommes partis. -Elle vous jette à bord du Duncan, ne le quittez plus. +Voilà qui est bien dit, Madame ! +Laissez faire le hasard, ou plutôt la Providence. +Elle nous a envoyé ce document, nous sommes partis. +Elle vous jette à bord du Duncan, ne le quittez plus. Et vous, Paganel, vous mourez d’envie de rester, repartit Glenarvan. -Parbleu ! s’écria le savant géographe, mais je craignais d’être indiscret ! -La joie fut générale à bord, quand on connut la résolution de Paganel. -Le jeune Robert lui sauta au cou avec une vivacité fort démonstrative. -Le jeune Robert lui sauta au cou avec une vivacité fort démonstrative. -La traversée se faisait donc sans peine. +Parbleu ! s’écria le savant géographe, mais je craignais d’être indiscret ! +La joie fut générale à bord, quand on connut la résolution de Paganel. +Le jeune Robert lui sauta au cou avec une vivacité fort démonstrative. +Le jeune Robert lui sauta au cou avec une vivacité fort démonstrative. +La traversée se faisait donc sans peine. Chacun avait bon espoir. -L’un des plus confiants du bord, c’était le capitaine. +L’un des plus confiants du bord, c’était le capitaine. Cela devait faciliter ses recherches sur le littoral chilien. -Aussi étudiait-il avec acharnement, et on l’entendait marmotter incessamment des syllabes hétérogènes. -Tout l’auditoire se récria. +Aussi étudiait-il avec acharnement, et on l’entendait marmotter incessamment des syllabes hétérogènes. +Tout l’auditoire se récria. Paganel persista dans son affirmation. Rien n’est plus certain, ajouta-t-il. Je ne veux pas diminuer la gloire de Colomb, mais le fait est acquis. C’est ce que tenta Colomb. -Un an après, le Portugais Cabral descendit jusqu’au port Séguro. +Un an après, le Portugais Cabral descendit jusqu’au port Séguro. Ces hardis aventuriers furent de grands fondateurs de villes. -Eh bien, moi, dit Robert, je n’aurais pas encore été satisfait. -Oui, mon garçon, pourquoi ? demanda lord Glenarvan avec le plus encourageant sourire. -Étaient-ce des savants ? demanda lady Helena. -Non, mais d’audacieux commerçants, que le côté scientifique des découvertes inquiétait assez peu. -Oui, certes, j’aurais voulu être là ! s’écria Robert. -D’abord, les lignes terminales sont vagues, brisées, interrompues ! -Mais maintenant cette mine est à peu près épuisée ! -Si, mon cher Paganel, répondit Glenarvan. +Eh bien, moi, dit Robert, je n’aurais pas encore été satisfait. +Oui, mon garçon, pourquoi ? demanda lord Glenarvan avec le plus encourageant sourire. +Étaient-ce des savants ? demanda lady Helena. +Non, mais d’audacieux commerçants, que le côté scientifique des découvertes inquiétait assez peu. +Oui, certes, j’aurais voulu être là ! s’écria Robert. +D’abord, les lignes terminales sont vagues, brisées, interrompues ! +Mais maintenant cette mine est à peu près épuisée ! +Si, mon cher Paganel, répondit Glenarvan. Ce que nous faisons ! -Le vingt-cinq septembre, le Duncan se trouvait à la hauteur du détroit de Magellan. -Il s’y engagea sans hésiter. +Le vingt-cinq septembre, le Duncan se trouvait à la hauteur du détroit de Magellan. +Il s’y engagea sans hésiter. Une Patagonie sans Patagons, disait-il, ce n’est plus une Patagonie. -Patience, mon digne géographe, répondit Glenarvan, nous verrons des Patagons. +Patience, mon digne géographe, répondit Glenarvan, nous verrons des Patagons. Je n’en suis pas certain. Mais il en existe, dit lady Helena. J’en doute fort, Madame, puisque je n’en vois pas. -Par exemple ! s’écria Glenarvan. +Par exemple ! s’écria Glenarvan. Saviez-vous cela, major ? -Vous l’entendrez pourtant, reprit Paganel, major indifférent ! -Eux-mêmes ils se désignent sous la dénomination générale d’Inaken ! -Voilà un argument ! répondit lady Helena. -Jamais je n’avouerai une pareille énormité, répondit Paganel. +Vous l’entendrez pourtant, reprit Paganel, major indifférent ! +Eux-mêmes ils se désignent sous la dénomination générale d’Inaken ! +Voilà un argument ! répondit lady Helena. +Jamais je n’avouerai une pareille énormité, répondit Paganel. Ils sont grands, dit Glenarvan. Petits ? demanda lady Helena. Personne ne peut l’affirmer. Moyens, alors ? dit Mac Nabbs pour tout concilier. Je ne le sais pas davantage. -Cela est un peu fort, s’écria Glenarvan ; les voyageurs qui les ont vus... -Magellan dit que sa tête touchait à peine à leur ceinture ! +Cela est un peu fort, s’écria Glenarvan ; les voyageurs qui les ont vus... +Magellan dit que sa tête touchait à peine à leur ceinture ! Cavendish assure qu’ils sont grands et robustes, reprit Paganel. -Hawkins en fait des géants. +Hawkins en fait des géants. Lemaire et Shouten leur donnent onze pieds de haut. -Bon, voilà des gens dignes de foi, dit Glenarvan. -Bravo ! mon cher savant, répondit Glenarvan. -Voilà qui est bien dit ! +Bon, voilà des gens dignes de foi, dit Glenarvan. +Bravo ! mon cher savant, répondit Glenarvan. +Voilà qui est bien dit ! Le Duncan passait devant le Port-Famine. -Quel cataclysme inconnu a ainsi pulvérisé cet immense promontoire jeté entre deux océans ? -Le temps était admirable. +Quel cataclysme inconnu a ainsi pulvérisé cet immense promontoire jeté entre deux océans ? +Le temps était admirable. C’est l’accent qui me manque, dit-il. -Allons à la Douane, » répondit Glenarvan. -C’était une course d’une heure. -Combien elle était déchue de son ancienne splendeur ! +Allons à la Douane, » répondit Glenarvan. +C’était une course d’une heure. +Combien elle était déchue de son ancienne splendeur ! Sous le pied paresseux des habitants, ses rues se transformaient en prairies. -Pas de commerce, activité nulle, affaires impossibles. -Glenarvan ne se découragea pas. -Glenarvan instruisit alors ses compagnons de l’insuccès de ses démarches. -Mary Grant et son frère ne purent contenir l’expression de leur douleur. -C’était six jours après l’arrivée du Duncan à Talcahuano. -Les passagers se trouvaient réunis dans la dunette. -Est-ce que l’interprétation que nous avons faite de ce document est erronée ? +Pas de commerce, activité nulle, affaires impossibles. +Glenarvan ne se découragea pas. +Glenarvan instruisit alors ses compagnons de l’insuccès de ses démarches. +Mary Grant et son frère ne purent contenir l’expression de leur douleur. +C’était six jours après l’arrivée du Duncan à Talcahuano. +Les passagers se trouvaient réunis dans la dunette. +Est-ce que l’interprétation que nous avons faite de ce document est erronée ? Est-ce que le sens de ces mots est illogique ? -Paganel ne répondit pas. -Est-ce que nous nous trompons sur le théâtre présumé de la catastrophe ? reprit Glenarvan. +Paganel ne répondit pas. +Est-ce que nous nous trompons sur le théâtre présumé de la catastrophe ? reprit Glenarvan. Paganel se taisait toujours. Enfin, dit Glenarvan, le mot Indien ne vient-il pas encore nous donner raison ? -Parfaitement, répondit Mac Nabbs. +Parfaitement, répondit Mac Nabbs. Expliquez-vous, Monsieur, dit miss Grant. -Mais cela est impossible ! répondit Glenarvan. +Mais cela est impossible ! répondit Glenarvan. Et pourquoi, mon noble ami ? demanda Paganel en souriant. -Ou à défaut de la mer, repartit Paganel, les fleuves qui s’y jettent ! -Un silence d’étonnement accueillit cette réponse inattendue, et admissible, cependant. -Lady Helena fut la première à reprendre la parole. -Quelle idée ! s’écria-t-elle. -Et quelle bonne idée, ajouta naïvement le géographe. +Ou à défaut de la mer, repartit Paganel, les fleuves qui s’y jettent ! +Un silence d’étonnement accueillit cette réponse inattendue, et admissible, cependant. +Lady Helena fut la première à reprendre la parole. +Quelle idée ! s’écria-t-elle. +Et quelle bonne idée, ajouta naïvement le géographe. Alors, votre avis ?... demanda Glenarvan. -Peut-être trouverons-nous sur son parcours les naufragés du Britannia. -Faible chance ! répondit le major. -Si faible qu’elle soit, reprit Paganel, nous ne devons pas la négliger. -Regardez, dit-il, et suivez-moi dans cette promenade à travers le continent américain. -Enjambons l’étroite bande chilienne. -Franchissons la Cordillère des Andes. +Peut-être trouverons-nous sur son parcours les naufragés du Britannia. +Faible chance ! répondit le major. +Si faible qu’elle soit, reprit Paganel, nous ne devons pas la négliger. +Regardez, dit-il, et suivez-moi dans cette promenade à travers le continent américain. +Enjambons l’étroite bande chilienne. +Franchissons la Cordillère des Andes. Descendons au milieu des Pampas. -Les fleuves, les rivières, les cours d’eau manquent-ils à ces régions ? -Devons-nous donc tromper leur espérance ? -Tous se levèrent et vinrent lui serrer la main. -Et où il est, répondit Glenarvan, nous saurons le retrouver, mon enfant ! -Dans ce dernier cas, nous le délivrerons. -Sans périls et sans fatigues, reprit Paganel. -Des dangers ! s’écria Paganel. -Qui a prononcé le mot danger ? -Ce n’est pas moi ! répondit Robert Grant, l’œil brillant, le regard décidé. +Les fleuves, les rivières, les cours d’eau manquent-ils à ces régions ? +Devons-nous donc tromper leur espérance ? +Tous se levèrent et vinrent lui serrer la main. +Et où il est, répondit Glenarvan, nous saurons le retrouver, mon enfant ! +Dans ce dernier cas, nous le délivrerons. +Sans périls et sans fatigues, reprit Paganel. +Des dangers ! s’écria Paganel. +Qui a prononcé le mot danger ? +Ce n’est pas moi ! répondit Robert Grant, l’œil brillant, le regard décidé. Des dangers ! reprit Paganel, est-ce que cela existe ? C’est une promenade ! Si je le pense, Madame ! mais les Indiens ne sont pas des anthropophages ! Quelle route devons-nous suivre ? -Une route facile et agréable, répondit Paganel. +Une route facile et agréable, répondit Paganel. Voyons la carte, dit le major. La voici, mon cher Mac Nabbs. -Là se présentent les frontières de la province de Buenos-Ayres. -Et comment composeriez-vous le personnel d’une pareille expédition ? demanda Glenarvan. +Là se présentent les frontières de la province de Buenos-Ayres. +Et comment composeriez-vous le personnel d’une pareille expédition ? demanda Glenarvan. Le plus simplement possible. -Et moi ! s’écria le jeune Grant. -Et pourquoi pas ? répondit Paganel. +Et moi ! s’écria le jeune Grant. +Et pourquoi pas ? répondit Paganel. Les voyages forment la jeunesse. Donc, nous quatre, et trois marins du Duncan... -Qui veillerait sur elles, si ce n’est le dévoué capitaine du Duncan ? +Qui veillerait sur elles, si ce n’est le dévoué capitaine du Duncan ? D’ailleurs, ce n’est pas un voyage, dit Paganel. Et qu’est-ce donc ? demanda lady Helena. Un passage, rien de plus. -Transire benefaciendo, c’est là notre devise. -Les préparatifs commencèrent le jour même. -Le départ fut fixé au quatorze octobre. -Glenarvan avait déployé une extrême activité dans ses préparatifs. -Il tenait à devancer les voyageurs sur la côte argentine. -En effet, le quatorze octobre, à l’heure dite, chacun était prêt. -Au moment du départ, les passagers du yacht se réunirent dans le carré. -Guides et mulets les attendaient à l’extrémité de l’estacade. +Transire benefaciendo, c’est là notre devise. +Les préparatifs commencèrent le jour même. +Le départ fut fixé au quatorze octobre. +Glenarvan avait déployé une extrême activité dans ses préparatifs. +Il tenait à devancer les voyageurs sur la côte argentine. +En effet, le quatorze octobre, à l’heure dite, chacun était prêt. +Au moment du départ, les passagers du yacht se réunirent dans le carré. +Guides et mulets les attendaient à l’extrémité de l’estacade. Il est temps, dit enfin lord Edward. Allez donc, mon ami ! -répondit lady Helena en contenant son émotion. -C’était beaucoup demander. -On remonta sur le pont, et les sept voyageurs quittèrent le Duncan. -En avant ! cria John Mangles à son mécanicien. -Le muletier-chef était un Anglais naturalisé dans ce pays depuis vingt ans. -Les péons allaient à pied, suivant leur habitude. +répondit lady Helena en contenant son émotion. +C’était beaucoup demander. +On remonta sur le pont, et les sept voyageurs quittèrent le Duncan. +En avant ! cria John Mangles à son mécanicien. +Le muletier-chef était un Anglais naturalisé dans ce pays depuis vingt ans. +Les péons allaient à pied, suivant leur habitude. Elles sont peu difficiles sur la question de nourriture. -Les adieux du départ avaient laissé une vive impression dans l’esprit des voyageurs. -Ils pouvaient voir encore la fumée du Duncan qui se perdait à l’horizon. -Il parlait à peine à ses péons. -Ceux-ci, en gens du métier, entendaient fort bien leur service. -Glenarvan s’en tint à cet usage. +Les adieux du départ avaient laissé une vive impression dans l’esprit des voyageurs. +Ils pouvaient voir encore la fumée du Duncan qui se perdait à l’horizon. +Il parlait à peine à ses péons. +Ceux-ci, en gens du métier, entendaient fort bien leur service. +Glenarvan s’en tint à cet usage. Glenarvan tenta de recueillir quelques renseignements qui n’aboutirent pas. -En résumé, ces Molouches forment un peuple peu intéressant et de mœurs assez sauvages. -Le major le pria de vouloir bien faire connaître le nom de ce souverain. -Mais, peu à peu, la solitude se fit. -Mais le catapaz découvrit un gué qui permit de passer outre. -Les alforjas fournirent la viande et le riz accoutumés. -C’était l’avis de tous. -Le pays n’avait pas changé. -Quelques animaux, entre autres l’ocelot, se tenaient tapis dans les fourrés. -Mais d’indigènes, on voyait peu. -On ne trouvait à qui parler sur la route, et les renseignements manquaient absolument. +En résumé, ces Molouches forment un peuple peu intéressant et de mœurs assez sauvages. +Le major le pria de vouloir bien faire connaître le nom de ce souverain. +Mais, peu à peu, la solitude se fit. +Mais le catapaz découvrit un gué qui permit de passer outre. +Les alforjas fournirent la viande et le riz accoutumés. +C’était l’avis de tous. +Le pays n’avait pas changé. +Quelques animaux, entre autres l’ocelot, se tenaient tapis dans les fourrés. +Mais d’indigènes, on voyait peu. +On ne trouvait à qui parler sur la route, et les renseignements manquaient absolument. Glenarvan en prenait son parti. -Les recherches ne pouvaient être fructueuses que dans les Pampas, non en deçà. +Les recherches ne pouvaient être fructueuses que dans les Pampas, non en deçà. Il fallait donc patienter, aller en avant, vite et toujours. -Le dix-sept, on repartit à l’heure habituelle et dans l’ordre accoutumé. -Il n’existe pas aux yeux de la loi géographique. -Mais au moins, faites-vous des progrès ? lui répondit Glenarvan. +Le dix-sept, on repartit à l’heure habituelle et dans l’ordre accoutumé. +Il n’existe pas aux yeux de la loi géographique. +Mais au moins, faites-vous des progrès ? lui répondit Glenarvan. Certes ! mon cher lord ! Ah ! s’il n’y avait pas l’accent ! Mais il y a l’accent ! -Là, par exemple, il était étonnamment fort et n’eût pas trouvé son maître. -Le catapaz le regardait d’un air ébahi. -Puis, s’adressant au géographe : « Vous avez donc traversé ce pays ? dit-il. -Parbleu ! répondit sérieusement Paganel. +Là, par exemple, il était étonnamment fort et n’eût pas trouvé son maître. +Le catapaz le regardait d’un air ébahi. +Puis, s’adressant au géographe : « Vous avez donc traversé ce pays ? dit-il. +Parbleu ! répondit sérieusement Paganel. Non, dans un fauteuil. -La traversée du Chili n’avait présenté jusqu’ici aucun incident grave. -La lutte avec les difficultés naturelles allait véritablement commencer. -Une question importante dut être résolue avant le départ. -Et celui de Villarica, situé au sud du Nevado de ce nom ? -Avez-vous un autre paso à nous proposer ? demanda le major. +La traversée du Chili n’avait présenté jusqu’ici aucun incident grave. +La lutte avec les difficultés naturelles allait véritablement commencer. +Une question importante dut être résolue avant le départ. +Et celui de Villarica, situé au sud du Nevado de ce nom ? +Avez-vous un autre paso à nous proposer ? demanda le major. Bon, fit Glenarvan, mais ce paso d’Antuco, le connaissez-vous, catapaz ? On montait suivant une pente presque insensible. -Les mules avançaient prudemment, le nez à terre, flairant le chemin. +Les mules avançaient prudemment, le nez à terre, flairant le chemin. On marchait en file. -Dans ces conditions, la route devait être difficile à reconnaître. +Dans ces conditions, la route devait être difficile à reconnaître. Toute orientation devenait impossible. -Enfin il fut forcé de s’arrêter court. -Un mur de porphyre, taillé à pic, en fermait l’issue. -Glenarvan vint à lui. -Vous vous êtes égaré ? demanda-t-il. -Non, mylord, répondit le catapaz. +Enfin il fut forcé de s’arrêter court. +Un mur de porphyre, taillé à pic, en fermait l’issue. +Glenarvan vint à lui. +Vous vous êtes égaré ? demanda-t-il. +Non, mylord, répondit le catapaz. Cependant, nous ne sommes pas dans le passage d’Antuco ? Vous ne vous trompez pas ? Je ne me trompe pas. -Eh bien ! on a passé par cette route ! +Eh bien ! on a passé par cette route ! Oui, mais on n’y passera plus. Le dernier tremblement de terre l’a rendue impraticable... -Aux mulets, répondit le major, mais non aux hommes. +Aux mulets, répondit le major, mais non aux hommes. Et ce sera un retard ?... De trois jours, au moins. -Glenarvan écoutait en silence les paroles du catapaz. -Celui-ci était évidemment dans les conditions de son marché. +Glenarvan écoutait en silence les paroles du catapaz. +Celui-ci était évidemment dans les conditions de son marché. Ses mules ne pouvaient aller plus loin. -Nous voulons vous suivre, répondit Tom Austin. -Et même vous précéder, ajouta Paganel. -En avant donc, et sans hésiter. -En avant ! s’écrièrent les compagnons de Glenarvan. +Nous voulons vous suivre, répondit Tom Austin. +Et même vous précéder, ajouta Paganel. +En avant donc, et sans hésiter. +En avant ! s’écrièrent les compagnons de Glenarvan. Vous ne nous accompagnez pas ? demanda celui-ci au catapaz. -Je suis conducteur de mules, répondit le muletier. -Les armes, les instruments et quelques vivres furent répartis entre les sept voyageurs. +Je suis conducteur de mules, répondit le muletier. +Les armes, les instruments et quelques vivres furent répartis entre les sept voyageurs. S’apercevait-il qu’il montait depuis plusieurs heures ? Cela n’est pas certain. -Peut-être s’imaginait-il descendre. -Ils se trouvaient alors sur les plateaux secondaires, dernière limite de la région arborescente. -Cependant, ces animaux n’étaient pas les derniers habitants de la montagne. -À cette heure, l’aspect des régions était entièrement métamorphosé. -L’ascension devint très-périlleuse alors. -On ne s’aventurait plus sans sonder attentivement pour reconnaître les crevasses. -Cependant, la petite troupe, malgré son courage, était à bout de forces. -À trois heures, Glenarvan s’arrêta. -Prendre du repos ? répondit Paganel, mais nous n’avons pas d’abri. -Cependant, c’est indispensable, ne fût-ce que pour Robert. -Là, nous trouverons peut-être quelque hutte de refuge. +Peut-être s’imaginait-il descendre. +Ils se trouvaient alors sur les plateaux secondaires, dernière limite de la région arborescente. +Cependant, ces animaux n’étaient pas les derniers habitants de la montagne. +À cette heure, l’aspect des régions était entièrement métamorphosé. +L’ascension devint très-périlleuse alors. +On ne s’aventurait plus sans sonder attentivement pour reconnaître les crevasses. +Cependant, la petite troupe, malgré son courage, était à bout de forces. +À trois heures, Glenarvan s’arrêta. +Prendre du repos ? répondit Paganel, mais nous n’avons pas d’abri. +Cependant, c’est indispensable, ne fût-ce que pour Robert. +Là, nous trouverons peut-être quelque hutte de refuge. Je demande encore deux heures de marche. -Est-ce votre avis, à tous ? demanda Glenarvan. -Oui, » répondirent ses compagnons. +Est-ce votre avis, à tous ? demanda Glenarvan. +Oui, » répondirent ses compagnons. Mulrady ajouta : « Je me charge de l’enfant. Et l’on reprit la direction de l’est. Ce furent encore deux heures d’une ascension effrayante. -On montait toujours pour atteindre les dernières sommités de la montagne. -On ne lutte pas impunément contre des fatigues de ce genre. -Une extumescence du tapis de neige la distinguait à peine des rocs environnants. -Il fallut la déblayer. -Voilà un gîte suffisant, dit Glenarvan, s’il n’est pas confortable. -Comment donc, répondit Paganel, mais c’est un palais. +On montait toujours pour atteindre les dernières sommités de la montagne. +On ne lutte pas impunément contre des fatigues de ce genre. +Une extumescence du tapis de neige la distinguait à peine des rocs environnants. +Il fallut la déblayer. +Voilà un gîte suffisant, dit Glenarvan, s’il n’est pas confortable. +Comment donc, répondit Paganel, mais c’est un palais. Il n’y manque que des factionnaires et des courtisans. Nous serons admirablement ici. -Eh bien, Tom, répondit Paganel, on tâchera de trouver du combustible. -Je vous accompagne avec Wilson, répondit Paganel. +Eh bien, Tom, répondit Paganel, on tâchera de trouver du combustible. +Je vous accompagne avec Wilson, répondit Paganel. Si vous avez besoin de moi ?... dit Robert en se levant. -Non, repose-toi, mon brave garçon, répondit Glenarvan. -Il était six heures du soir. -Le froid piquait vivement malgré le calme absolu de l’atmosphère. -L’œil s’y perdait confusément. -Ce précieux combustible rapporté à la casucha, on l’entassa dans le foyer. -Le feu fut difficile à allumer et surtout à entretenir. -Comment ! dit le major, vous n’êtes pas content de notre souper, savant Paganel ? -Vous êtes un sybarite, dit Mac Nabbs. -Cela est probable, répondit le major. -Évidemment, et pour peu que cela vous plaise... +Non, repose-toi, mon brave garçon, répondit Glenarvan. +Il était six heures du soir. +Le froid piquait vivement malgré le calme absolu de l’atmosphère. +L’œil s’y perdait confusément. +Ce précieux combustible rapporté à la casucha, on l’entassa dans le foyer. +Le feu fut difficile à allumer et surtout à entretenir. +Comment ! dit le major, vous n’êtes pas content de notre souper, savant Paganel ? +Vous êtes un sybarite, dit Mac Nabbs. +Cela est probable, répondit le major. +Évidemment, et pour peu que cela vous plaise... Ils se prolongeaient longuement. -La Providence, après avoir fourni la cahute, voulait-elle donc offrir le souper ? -Ce fut la réflexion du géographe. -Alors, d’où vient ce bruit ? dit Tom Austin. +La Providence, après avoir fourni la cahute, voulait-elle donc offrir le souper ? +Ce fut la réflexion du géographe. +Alors, d’où vient ce bruit ? dit Tom Austin. Entendez-vous comme il s’approche ! Une avalanche ? dit Mulrady. -Ce sont de véritables hurlements, répliqua Paganel. -Et voyons en chasseurs, » répondit le major qui prit sa carabine. -Tous s’élancèrent hors de la casucha. -La nuit était venue, sombre et constellée. -Les hurlements, — des hurlements de bêtes effarées, — redoublaient. -Ils venaient de la partie ténébreuse des Cordillères. +Ce sont de véritables hurlements, répliqua Paganel. +Et voyons en chasseurs, » répondit le major qui prit sa carabine. +Tous s’élancèrent hors de la casucha. +La nuit était venue, sombre et constellée. +Les hurlements, — des hurlements de bêtes effarées, — redoublaient. +Ils venaient de la partie ténébreuse des Cordillères. Que se passait-il ? Tout le plateau sembla s’agiter. -En ce moment la détonation d’une arme à feu éclata. -Le major avait tiré au jugé. +En ce moment la détonation d’une arme à feu éclata. +Le major avait tiré au jugé. Ah ! je les tiens, dit une voix, — la voix de Paganel. Et que tenez-vous ? demanda Glenarvan. C’est bien le moins qu’on perde ses lunettes dans une pareille bagarre ! -Vous n’êtes pas blessé ?... -Non, un peu piétiné. -À peine Paganel l’eut-il regardée, qu’il s’écria : « C’est un guanaque ! +Vous n’êtes pas blessé ?... +Non, un peu piétiné. +À peine Paganel l’eut-il regardée, qu’il s’écria : « C’est un guanaque ! Qu’est-ce que c’est qu’un guanaque ? demanda Glenarvan. -Une bête qui se mange, répondit Paganel. +Une bête qui se mange, répondit Paganel. Et c’est bon ? Un mets de l’Olympe. -Je savais bien que nous aurions de la viande fraîche pour souper. -Mais qui va découper l’animal ? -Bien, je me charge de le faire griller, répliqua Paganel. -Vous êtes donc cuisinier, monsieur Paganel ? dit Robert. -Parbleu, mon garçon, puisque je suis Français ! -Dans un Français, il y a toujours un cuisinier. -Personne ne fit de façons, et chacun y mordit à pleines dents. +Je savais bien que nous aurions de la viande fraîche pour souper. +Mais qui va découper l’animal ? +Bien, je me charge de le faire griller, répliqua Paganel. +Vous êtes donc cuisinier, monsieur Paganel ? dit Robert. +Parbleu, mon garçon, puisque je suis Français ! +Dans un Français, il y a toujours un cuisinier. +Personne ne fit de façons, et chacun y mordit à pleines dents. C’est horrible ! dit l’un. Ce n’est pas mangeable ! -J’y suis, s’écria-t-il ! -Eh parbleu ! j’y suis, j’ai trouvé ! -Est-ce que c’est de la viande trop avancée ? demanda tranquillement Mac Nabbs. -Non, major intolérant, mais de la viande qui a trop marché ! +J’y suis, s’écria-t-il ! +Eh parbleu ! j’y suis, j’ai trouvé ! +Est-ce que c’est de la viande trop avancée ? demanda tranquillement Mac Nabbs. +Non, major intolérant, mais de la viande qui a trop marché ! Comment ai-je pu oublier cela ? Que voulez-vous dire ? monsieur Paganel, demanda Tom Austin. -Vous êtes certain de ce fait ? dit Glenarvan. -À cela, mon cher Glenarvan, dit Paganel, il m’est impossible de vous répondre. +Vous êtes certain de ce fait ? dit Glenarvan. +À cela, mon cher Glenarvan, dit Paganel, il m’est impossible de vous répondre. Si vous m’en croyez, allons dormir sans en chercher plus long. Pour mon compte, je meurs de sommeil. Seul, Glenarvan ne dormit pas. -De secrètes inquiétudes le tenaient dans un état de fatigante insomnie. -Les guanaques ne pouvaient être poursuivis par des bêtes fauves. -À cette hauteur, il n’y en a guère, et de chasseurs encore moins. +De secrètes inquiétudes le tenaient dans un état de fatigante insomnie. +Les guanaques ne pouvaient être poursuivis par des bêtes fauves. +À cette hauteur, il n’y en a guère, et de chasseurs encore moins. Glenarvan avait le pressentiment d’un danger prochain. Il se vit au lendemain, dans la plaine des Andes. -Là devaient commencer véritablement ses recherches, et le succès n’était peut-être pas loin. -Il songea au capitaine Grant, à ses deux matelots délivrés d’un dur esclavage. -Puis, ses pressentiments revenaient avec plus d’intensité. -Il écoutait vaguement les bruits extérieurs, difficiles à expliquer sur ces cimes solitaires ? +Là devaient commencer véritablement ses recherches, et le succès n’était peut-être pas loin. +Il songea au capitaine Grant, à ses deux matelots délivrés d’un dur esclavage. +Puis, ses pressentiments revenaient avec plus d’intensité. +Il écoutait vaguement les bruits extérieurs, difficiles à expliquer sur ces cimes solitaires ? Glenarvan voulut constater le fait, et sortit. La lune se levait alors. -L’atmosphère était limpide et calme. +L’atmosphère était limpide et calme. Pas un nuage, ni en haut, ni en bas. -Çà et là, quelques reflets mobiles des flammes de l’Antuco. -Nul orage, nul éclair. -Au zénith étincelaient des milliers d’étoiles. -Y avait-il là un effet et une cause ? +Çà et là, quelques reflets mobiles des flammes de l’Antuco. +Nul orage, nul éclair. +Au zénith étincelaient des milliers d’étoiles. +Y avait-il là un effet et une cause ? Il regarda sa montre qui marquait deux heures du matin. Tout d’un coup, de violents fracas le remirent sur pied. -s’écria-t-il. -Ses compagnons, tous réveillés et renversés pêle-mêle, étaient entraînés sur une pente rapide. -Le jour se levait alors, et la scène était effrayante. +s’écria-t-il. +Ses compagnons, tous réveillés et renversés pêle-mêle, étaient entraînés sur une pente rapide. +Le jour se levait alors, et la scène était effrayante. Un tremblement de terre ! Il ne se trompait pas. -De là ces secousses incessantes, connues sous le nom de « tremblores. -Pas un cri n’était possible, pas un mouvement pour fuir ou s’enrayer. +De là ces secousses incessantes, connues sous le nom de « tremblores. +Pas un cri n’était possible, pas un mouvement pour fuir ou s’enrayer. On n’aurait pu s’entendre. -Ce que dura cette chute indescriptible, nul n’aurait pu l’évaluer. -À quel abîme elle devait aboutir, nul n’eût osé le prévoir. -Ils furent lancés en avant et roulèrent sur les derniers échelons de la montagne. -Le plateau s’était arrêté net. +Ce que dura cette chute indescriptible, nul n’aurait pu l’évaluer. +À quel abîme elle devait aboutir, nul n’eût osé le prévoir. +Ils furent lancés en avant et roulèrent sur les derniers échelons de la montagne. +Le plateau s’était arrêté net. Pendant quelques minutes, nul ne bougea. -Enfin, l’un se releva, étourdi du coup, mais ferme encore, — le major. -Il secoua la poussière qui l’aveuglait, puis il regarda autour de lui. +Enfin, l’un se releva, étourdi du coup, mais ferme encore, — le major. +Il secoua la poussière qui l’aveuglait, puis il regarda autour de lui. Le major les compta. Tous, moins un, gisaient sur le sol. -Celui qui manquait, c’était Robert Grant. -Le sol avait repris, d’ailleurs, une immobilité absolue. -Cette fois, la commotion avait été d’une violence extrême. -La ligne des montagnes se trouvait entièrement modifiée. -Il était huit heures du matin. -En somme, ils avaient subi un étourdissement effroyable, mais rien de plus. -Ce dernier, quand il apprit la disparition de Robert, fut désespéré. +Celui qui manquait, c’était Robert Grant. +Le sol avait repris, d’ailleurs, une immobilité absolue. +Cette fois, la commotion avait été d’une violence extrême. +La ligne des montagnes se trouvait entièrement modifiée. +Il était huit heures du matin. +En somme, ils avaient subi un étourdissement effroyable, mais rien de plus. +Ce dernier, quand il apprit la disparition de Robert, fut désespéré. Nous ne pouvons l’abandonner ainsi ! On m’attachera par une corde ! On m’y descendra ! Je le veux, vous m’entendez ! Fasse le ciel que Robert respire encore ! Eh bien, reprit Glenarvan, vous m’avez entendu ! vous vous taisez ! -Vous n’espérez plus rien ! rien ! -À cette demande, aucune réponse ne fut faite. -Près de moi, répondit Wilson. -Eh bien, jusqu’à quel moment l’as-tu vu près de toi ? -Voici tout ce dont je me souviens, répondit Wilson. +Vous n’espérez plus rien ! rien ! +À cette demande, aucune réponse ne fut faite. +Près de moi, répondit Wilson. +Eh bien, jusqu’à quel moment l’as-tu vu près de toi ? +Voici tout ce dont je me souviens, répondit Wilson. Moins de deux minutes ! -Fais bien attention, Wilson, les minutes ont dû te paraître longues ! +Fais bien attention, Wilson, les minutes ont dû te paraître longues ! Ne te trompes-tu pas ? Je ne crois pas me tromper... C’est bien cela... moins de deux minutes ! Bon ! dit Mac Nabbs. -Et Robert se trouvait-il placé à ta gauche ou à ta droite ? +Et Robert se trouvait-il placé à ta gauche ou à ta droite ? Je me rappelle que son poncho fouettait ma figure. -Et toi, par rapport à nous, tu étais placé ?... -Également sur la gauche. -Pas une parole ne fut ajoutée. +Et toi, par rapport à nous, tu étais placé ?... +Également sur la gauche. +Pas une parole ne fut ajoutée. Je ne m’en irai pas ! -Chacun comprit cette obstination devenue une idée fixe, et la respecta. -Attendons, dit Paganel au major et à Tom Austin. -Prenons quelque repos, et réparons nos forces. +Chacun comprit cette obstination devenue une idée fixe, et la respecta. +Attendons, dit Paganel au major et à Tom Austin. +Prenons quelque repos, et réparons nos forces. Nous en avons besoin, soit pour recommencer nos recherches, soit pour continuer notre route. -Oui, répondit Mac Nabbs, et restons, puisque Edward veut demeurer ! -Mais qu’espère-t-il ? +Oui, répondit Mac Nabbs, et restons, puisque Edward veut demeurer ! +Mais qu’espère-t-il ? Dieu le sait, dit Tom Austin. -répondit Paganel en s’essuyant les yeux. -Les arbres poussaient en grand nombre dans la vallée. -Un rio coulait non loin, qui fournit une eau encore troublée par l’avalanche. -Mais Glenarvan la refusa, et demeura étendu sur son poncho dans une profonde prostration. -La journée se passa ainsi. -La nuit vint, calme et tranquille comme la nuit précédente. -Il prêtait l’oreille, espérant toujours qu’un dernier appel parviendrait jusqu’à lui. +répondit Paganel en s’essuyant les yeux. +Les arbres poussaient en grand nombre dans la vallée. +Un rio coulait non loin, qui fournit une eau encore troublée par l’avalanche. +Mais Glenarvan la refusa, et demeura étendu sur son poncho dans une profonde prostration. +La journée se passa ainsi. +La nuit vint, calme et tranquille comme la nuit précédente. +Il prêtait l’oreille, espérant toujours qu’un dernier appel parviendrait jusqu’à lui. Pendant toute la nuit, le pauvre lord erra dans la montagne. -l’écho seul répondit en répétant ce nom regretté. +l’écho seul répondit en répétant ce nom regretté. Le jour se leva. -Son désespoir était affreux. +Son désespoir était affreux. Cependant, les vivres manquaient. -Revenir sur ses pas offrait plus de difficultés que marcher en avant. -Ce fut Mac Nabbs qui tenta d’arracher Glenarvan à sa douleur. -Longtemps il parla sans que son ami parût l’entendre. -Glenarvan secouait la tête. -Quelques mots, cependant, entr’ouvrirent ses lèvres. -Oui, encore une heure, » répondit le digne major. -On eût dit un condamné implorant une prolongation d’existence. -Ce fut ainsi jusqu’à midi environ. -Oui ! oui ! répondit Glenarvan. -Soudain, sa main se leva et demeura immobile comme si elle eût été pétrifiée. -Là ! là, dit-il, voyez ! voyez ! +Revenir sur ses pas offrait plus de difficultés que marcher en avant. +Ce fut Mac Nabbs qui tenta d’arracher Glenarvan à sa douleur. +Longtemps il parla sans que son ami parût l’entendre. +Glenarvan secouait la tête. +Quelques mots, cependant, entr’ouvrirent ses lèvres. +Oui, encore une heure, » répondit le digne major. +On eût dit un condamné implorant une prolongation d’existence. +Ce fut ainsi jusqu’à midi environ. +Oui ! oui ! répondit Glenarvan. +Soudain, sa main se leva et demeura immobile comme si elle eût été pétrifiée. +Là ! là, dit-il, voyez ! voyez ! En ce moment, le point noir grossissait visiblement. -C’était un oiseau qui planait à une hauteur incommensurable. +C’était un oiseau qui planait à une hauteur incommensurable. Un condor, dit Paganel. -Oui, un condor, répondit Glenarvan. +Oui, un condor, répondit Glenarvan. Qui sait ? il vient ! il descend ! attendons ! -Sa raison s’égarait-elle ? « Qui sait ? -Paganel ne s’était pas trompé. +Sa raison s’égarait-elle ? « Qui sait ? +Paganel ne s’était pas trompé. Le condor devenait plus visible d’instants en instants. -Ce magnifique oiseau, jadis révéré des Incas, est le roi des Andes méridionales. -Dans ces régions il atteint un développement extraordinaire. -Sa force est prodigieuse, et souvent il précipite des bœufs au fond des gouffres. +Ce magnifique oiseau, jadis révéré des Incas, est le roi des Andes méridionales. +Dans ces régions il atteint un développement extraordinaire. +Sa force est prodigieuse, et souvent il précipite des bœufs au fond des gouffres. Qu’avait donc vu ce condor ? Un cadavre, celui de Robert Grant ! « Qui sait ? -répétait Glenarvan, sans le perdre du regard. +répétait Glenarvan, sans le perdre du regard. On le distinguait parfaitement. Il mesurait plus de quinze pieds d’envergure. Le major et Wilson avaient saisi leur carabine. -Glenarvan les arrêta d’un geste. -C’est là ! là ! -Puis, soudain, une pensée traversa son esprit. -Si Robert est encore vivant ! s’écria-t-il en poussant une exclamation terrible, cet oiseau... +Glenarvan les arrêta d’un geste. +C’est là ! là ! +Puis, soudain, une pensée traversa son esprit. +Si Robert est encore vivant ! s’écria-t-il en poussant une exclamation terrible, cet oiseau... Feu ! mes amis ! feu ! -Mais il était trop tard. -Le condor s’était dérobé derrière de hautes saillies de roc. +Mais il était trop tard. +Le condor s’était dérobé derrière de hautes saillies de roc. Un cri d’horreur se fit entendre. Mais son bras tremblait. Il ne pouvait fixer son arme. Ses yeux se troublaient. Laissez-moi faire, » dit le major. -À nous ! à nous ! +À nous ! à nous ! Ses compagnons le suivirent en courant. -Un long fusil reposait à ses pieds. -Sa taille dépassait six pieds. -Il attendait dans une pose pleine de dignité. +Un long fusil reposait à ses pieds. +Sa taille dépassait six pieds. +Il attendait dans une pose pleine de dignité. Le Patagon fit deux pas en avant. Glenarvan prit sa main et la serra dans les siennes. -Cependant, certaines expressions dont se servit l’indigène frappèrent Glenarvan. -Elles lui parurent appartenir à la langue espagnole dont il connaissait quelques mots usuels. -Bon, fit le major, voilà l’affaire de notre ami Paganel. -Il est heureux qu’il ait eu l’idée d’apprendre l’espagnol ! -Le savant géographe fut mis au courant de la situation. -L’indigène tendit l’oreille, et ne répondit rien. -Il ne comprend pas, dit le géographe. -Peut-être n’accentuez-vous pas bien ? répliqua le major. -Et de nouveau Paganel recommença son compliment. -Il obtint le même succès. +Cependant, certaines expressions dont se servit l’indigène frappèrent Glenarvan. +Elles lui parurent appartenir à la langue espagnole dont il connaissait quelques mots usuels. +Bon, fit le major, voilà l’affaire de notre ami Paganel. +Il est heureux qu’il ait eu l’idée d’apprendre l’espagnol ! +Le savant géographe fut mis au courant de la situation. +L’indigène tendit l’oreille, et ne répondit rien. +Il ne comprend pas, dit le géographe. +Peut-être n’accentuez-vous pas bien ? répliqua le major. +Et de nouveau Paganel recommença son compliment. +Il obtint le même succès. L’autre resta muet comme devant. -Le Patagon ne répondit pas davantage. +Le Patagon ne répondit pas davantage. cria Paganel si violemment qu’il faillit s’en rompre les cordes vocales. Que je sois pendu, dit-il, si j’entends un mot de ce patois infernal ! -C’est de l’araucanien, bien sûr ! -Mais non, répondit Glenarvan, cet homme a certainement répondu en espagnol. -Et se tournant vers le Patagon : « Español ? répéta-t-il. -La surprise de Paganel devint de la stupéfaction. +C’est de l’araucanien, bien sûr ! +Mais non, répondit Glenarvan, cet homme a certainement répondu en espagnol. +Et se tournant vers le Patagon : « Español ? répéta-t-il. +La surprise de Paganel devint de la stupéfaction. Le major et Glenarvan se regardaient du coin de l’œil. -Hein ! fit le géographe en dressant l’oreille. -Oui ! il est évident que ce Patagon parle l’espagnol... -Est-ce que, par hasard, vous auriez appris une autre langue, en croyant étudier... +Hein ! fit le géographe en dressant l’oreille. +Oui ! il est évident que ce Patagon parle l’espagnol... +Est-ce que, par hasard, vous auriez appris une autre langue, en croyant étudier... Mac Nabbs n’acheva pas. -vigoureux du savant, accompagné de haussements d’épaules, le coupa net. +vigoureux du savant, accompagné de haussements d’épaules, le coupa net. Major, vous allez un peu loin, dit Paganel d’un ton assez sec. -Enfin, puisque vous ne comprenez pas ! répondit Mac Nabbs. -Mac Nabbs, dit alors Glenarvan, c’est là une supposition inadmissible. -Je n’explique pas, répondit Paganel, je constate. +Enfin, puisque vous ne comprenez pas ! répondit Mac Nabbs. +Mac Nabbs, dit alors Glenarvan, c’est là une supposition inadmissible. +Je n’explique pas, répondit Paganel, je constate. Examinez-le, major, et vous verrez si je vous en impose ! -Ce sont les Lusiades, répondit Paganel, une admirable épopée, qui... -Les Lusiades ! s’écria Glenarvan. -Oui, mon ami, les Lusiades du grand Camoëns, ni plus ni moins ! -Camoëns, répéta Glenarvan, mais, malheureux ami, Camoëns est un Portugais ! +Ce sont les Lusiades, répondit Paganel, une admirable épopée, qui... +Les Lusiades ! s’écria Glenarvan. +Oui, mon ami, les Lusiades du grand Camoëns, ni plus ni moins ! +Camoëns, répéta Glenarvan, mais, malheureux ami, Camoëns est un Portugais ! C’est le portugais que vous apprenez depuis six semaines ! Paganel ne put pas en dire davantage. -Ah ! insensé ! fou ! dit enfin Paganel. +Ah ! insensé ! fou ! dit enfin Paganel. Comment ! cela est ainsi ? -Ce n’est point une invention faite à plaisir ? +Ce n’est point une invention faite à plaisir ? J’ai fait cela, moi ? -Mais c’est la confusion des langues, comme à Babel ! +Mais c’est la confusion des langues, comme à Babel ! D’ailleurs, il donnait l’exemple. Riez, mes amis ! disait-il, riez de bon cœur ! -Vous ne rirez pas tant de moi que j’en ris moi-même ! -Cependant, les voyageurs et le Patagon étaient retournés auprès de Robert. +Vous ne rirez pas tant de moi que j’en ris moi-même ! +Cependant, les voyageurs et le Patagon étaient retournés auprès de Robert. Il examina l’enfant et palpa ses membres endoloris. -On décida donc que cette journée et la nuit suivante se passeraient au campement. -Deux graves questions, d’ailleurs, restaient à résoudre, touchant la nourriture et le transport. -Vivres et mulets manquaient également. -Heureusement, Thalcave était là. -Toute cette région andine était charmante et d’une opulente fertilité. -Cette tolderia occupait le fond d’une vallée étranglée entre les contre-forts des Andes. -C’étaient, en somme, des indigènes peu intéressants. -Mais Glenarvan en voulait à leur troupeau, non à eux. -Thalcave se chargea de la négociation, qui ne fut pas longue. -Chacun mangea avec appétit. -Robert prit quelques aliments ; ses forces lui étaient presque entièrement revenues. -La fin de la journée se passa dans un repos complet. +On décida donc que cette journée et la nuit suivante se passeraient au campement. +Deux graves questions, d’ailleurs, restaient à résoudre, touchant la nourriture et le transport. +Vivres et mulets manquaient également. +Heureusement, Thalcave était là. +Toute cette région andine était charmante et d’une opulente fertilité. +Cette tolderia occupait le fond d’une vallée étranglée entre les contre-forts des Andes. +C’étaient, en somme, des indigènes peu intéressants. +Mais Glenarvan en voulait à leur troupeau, non à eux. +Thalcave se chargea de la négociation, qui ne fut pas longue. +Chacun mangea avec appétit. +Robert prit quelques aliments ; ses forces lui étaient presque entièrement revenues. +La fin de la journée se passa dans un repos complet. Puis il assommait le grave Indien de phrases espagnoles, et celui-ci se laissait faire. -Le géographe étudiait, sans livre cette fois. -Le lendemain vingt-deux octobre, à huit heures, Thalcave donna le signal du départ. +Le géographe étudiait, sans livre cette fois. +Le lendemain vingt-deux octobre, à huit heures, Thalcave donna le signal du départ. Mais Glenarvan se trompait. -Au moment de partir, Thalcave siffla d’une façon particulière. +Au moment de partir, Thalcave siffla d’une façon particulière. Lorsque Thalcave fut en selle, son cheval bondit sous lui. -Le Patagon, écuyer consommé, était magnifique à voir. +Le Patagon, écuyer consommé, était magnifique à voir. Le lazo, au contraire, n’abandonne pas la main qui le brandit. -Une longue carabine mise en bandoulière complétait les armes offensives du Patagon. -Au pied même de la Cordillère commence la plaine des Pampas. -C’est la troisième partie des Pampas. +Une longue carabine mise en bandoulière complétait les armes offensives du Patagon. +Au pied même de la Cordillère commence la plaine des Pampas. +C’est la troisième partie des Pampas. Aussi virent-ils avec plaisir arriver l’heure du coucher. -La nuit et la journée suivante n’offrirent aucun incident digne d’être relaté. +La nuit et la journée suivante n’offrirent aucun incident digne d’être relaté. On allait vite et bien. -Un sol uni, une température supportable rendaient facile la marche en avant. -Vers midi, cependant, le soleil fut prodigue de rayons très-chauds. +Un sol uni, une température supportable rendaient facile la marche en avant. +Vers midi, cependant, le soleil fut prodigue de rayons très-chauds. Nous allons avoir un coup de Pampero. -Et il expliqua que ce Pampero est fréquent dans les plaines argentines. -C’est un vent du sud-ouest très-sec. -Vous parlez comme un livre, Paganel, répondit Glenarvan. -Et j’en suis un, répliqua Paganel. -Libre à vous de me feuilleter tant qu’il vous plaira. +Et il expliqua que ce Pampero est fréquent dans les plaines argentines. +C’est un vent du sud-ouest très-sec. +Vous parlez comme un livre, Paganel, répondit Glenarvan. +Et j’en suis un, répliqua Paganel. +Libre à vous de me feuilleter tant qu’il vous plaira. Le livre ne se trompait pas. Jusqu’alors Thalcave n’avait fait aucune observation sur la route rigoureusement suivie. Nous ne la prenons pas ? reprit Thalcave. -Toujours à l’est. +Toujours à l’est. C’est aller nulle part. -Thalcave se tut, et regarda le savant d’un air profondément surpris. -Il n’admettait pas, pourtant, que Paganel plaisantât le moins du monde. -Un Indien, toujours sérieux, n’imagine jamais qu’on ne parle pas sérieusement. -Vous n’allez donc pas à Carmen ? ajouta-t-il après un instant de silence. -Au fait, notre route doit lui paraître fort étrange, reprit Glenarvan. +Thalcave se tut, et regarda le savant d’un air profondément surpris. +Il n’admettait pas, pourtant, que Paganel plaisantât le moins du monde. +Un Indien, toujours sérieux, n’imagine jamais qu’on ne parle pas sérieusement. +Vous n’allez donc pas à Carmen ? ajouta-t-il après un instant de silence. +Au fait, notre route doit lui paraître fort étrange, reprit Glenarvan. Il dit que nous n’allons nulle part. -Mac Nabbs, répliqua Paganel, voilà que vous doutez encore de mon espagnol ! +Mac Nabbs, répliqua Paganel, voilà que vous doutez encore de mon espagnol ! Eh bien, essayez, mon digne ami. -Le savant était curieux à voir. +Le savant était curieux à voir. Quand la langue n’alla plus, le bras lui vint en aide. Jamais professeur ne fut dans un tel embarras. -La leçon du géographe dura plus d’une demi-heure. +La leçon du géographe dura plus d’une demi-heure. A-t-il compris ? demanda Glenarvan. Thalcave ne bougeait pas. Il ne parlait pas davantage. @@ -1008,4935 +1008,4951 @@ Thalcave ne parut pas l’entendre. Vous cherchez un prisonnier ? dit-il. Oui, oui, c’est cela. Quelle race intelligente ! ajouta-t-il. -Sur vingt paysans de mon pays, dix-neuf n’auraient rien compris à mes explications. -Paganel fit la demande, et attendit la réponse. -Peut-être, » dit le Patagon. -À ce mot immédiatement traduit, Thalcave fut entouré des sept voyageurs. +Sur vingt paysans de mon pays, dix-neuf n’auraient rien compris à mes explications. +Paganel fit la demande, et attendit la réponse. +Peut-être, » dit le Patagon. +À ce mot immédiatement traduit, Thalcave fut entouré des sept voyageurs. On l’interrogeait du regard. Et ce prisonnier ? demanda Paganel. -C’était un étranger, répondit Thalcave, un Européen. +C’était un étranger, répondit Thalcave, un Européen. Vous l’avez vu ? -Non, mais il est parlé de lui dans les récits des Indiens. -C’était un brave ! +Non, mais il est parlé de lui dans les récits des Indiens. +C’était un brave ! Il avait un cœur de taureau ! Un cœur de taureau ! dit Paganel. Ah ! magnifique langue patagone ! Vous comprenez, mes amis ! -s’écria Robert Grant. -Es mio padre, » répondit le géographe. -répondit le Patagon, dont le regard s’éclaira. -Son visage intelligent était empreint d’une paisible émotion. -Mais Paganel n’avait pas terminé son interrogatoire. -Ce prisonnier, où était-il ? +s’écria Robert Grant. +Es mio padre, » répondit le géographe. +répondit le Patagon, dont le regard s’éclaira. +Son visage intelligent était empreint d’une paisible émotion. +Mais Paganel n’avait pas terminé son interrogatoire. +Ce prisonnier, où était-il ? Quand Thalcave en avait-il entendu parler ? -Toutes ces questions se pressaient à la fois dans son esprit. -Mais où se trouvait-il en dernier lieu ? demanda Paganel. -Chez le cacique Calfoucoura, répondit Thalcave. +Toutes ces questions se pressaient à la fois dans son esprit. +Mais où se trouvait-il en dernier lieu ? demanda Paganel. +Chez le cacique Calfoucoura, répondit Thalcave. Sur la ligne suivie par nous jusqu’ici ? Et quel est ce cacique ? -Le chef des Indiens-Poyuches, un homme à deux langues, un homme à deux cœurs ! -Peut-être, s’il est encore aux mains des Indiens. +Le chef des Indiens-Poyuches, un homme à deux langues, un homme à deux cœurs ! +Peut-être, s’il est encore aux mains des Indiens. Et quand en avez-vous entendu parler ? -La joie de Glenarvan ne peut se décrire. -Cette réponse concordait exactement avec la date du document. -Mais une question restait à poser à Thalcave. -Paganel la fit aussitôt. -Je ne sais, répondit Thalcave. +La joie de Glenarvan ne peut se décrire. +Cette réponse concordait exactement avec la date du document. +Mais une question restait à poser à Thalcave. +Paganel la fit aussitôt. +Je ne sais, répondit Thalcave. Et vous ne connaissez rien de la situation actuelle ? Ce dernier mot termina la conversation. -Il était possible que les trois prisonniers fussent séparés depuis longtemps. -Le vingt-six, la journée fut fatigante. +Il était possible que les trois prisonniers fussent séparés depuis longtemps. +Le vingt-six, la journée fut fatigante. Il s’agissait de gagner le Rio-Colorado. La petite troupe put donc passer le fleuve et camper sur la rive gauche. -Même monotonie et même stérilité du terrain. -Jamais paysage ne fut moins varié, jamais panorama plus insignifiant. -Cependant, le sol devint très-humide. -La Pampasie argentine s’étend du trente-quatrième au quarantième degré de latitude australe. +Même monotonie et même stérilité du terrain. +Jamais paysage ne fut moins varié, jamais panorama plus insignifiant. +Cependant, le sol devint très-humide. +La Pampasie argentine s’étend du trente-quatrième au quarantième degré de latitude australe. Thalcave, en avant, battait les buissons. Le voyage, sur ces plaines unies et droites, s’accomplissait donc facilement et rapidement. -Jamais pareille monotonie ne se rencontra, ni si obstinément prolongée. +Jamais pareille monotonie ne se rencontra, ni si obstinément prolongée. De paysages, d’incidents, de surprises naturelles, il n’y avait pas l’ombre ! Il n’aurait pu le dire. Un buisson tout au plus ! -Un brin d’herbe peut-être. -C’étaient les ossements d’un innombrable troupeau de bœufs, amoncelés et blanchis. -Il interrogea donc Thalcave, qui ne fut point embarrassé de lui répondre. -du savant et un signe très-affirmatif du Patagon intriguèrent fort leurs compagnons. -Qu’est-ce donc ? demandèrent-ils. -Le feu du ciel, répondit le géographe. +Un brin d’herbe peut-être. +C’étaient les ossements d’un innombrable troupeau de bœufs, amoncelés et blanchis. +Il interrogea donc Thalcave, qui ne fut point embarrassé de lui répondre. +du savant et un signe très-affirmatif du Patagon intriguèrent fort leurs compagnons. +Qu’est-ce donc ? demandèrent-ils. +Le feu du ciel, répondit le géographe. Thalcave l’affirme, et Thalcave ne se trompe pas. -Puissions-nous ne pas les éprouver un jour ! +Puissions-nous ne pas les éprouver un jour ! Il fait bien chaud, dit Wilson. -Le thermomètre, répondit Paganel, doit marquer trente degrés à l’ombre. -Cela ne m’étonne pas, dit Glenarvan, je sens l’électricité qui me pénètre. -Espérons que cette température ne se maintiendra pas. -Tant pis, répondit Glenarvan, car nos chevaux sont très-affectés par la chaleur. -Tu n’as pas trop chaud, mon garçon ? ajouta-t-il en s’adressant à Robert. -Non, mylord, répondit le petit bonhomme. +Le thermomètre, répondit Paganel, doit marquer trente degrés à l’ombre. +Cela ne m’étonne pas, dit Glenarvan, je sens l’électricité qui me pénètre. +Espérons que cette température ne se maintiendra pas. +Tant pis, répondit Glenarvan, car nos chevaux sont très-affectés par la chaleur. +Tu n’as pas trop chaud, mon garçon ? ajouta-t-il en s’adressant à Robert. +Non, mylord, répondit le petit bonhomme. J’aime la chaleur, c’est une bonne chose. -Le maté est une boisson fort en usage dans l’Amérique du Sud. -C’est le thé des Indiens. +Le maté est une boisson fort en usage dans l’Amérique du Sud. +C’est le thé des Indiens. Cependant, on reprit courageusement la route de l’est. -De gardiens, de bergers, pour mieux dire, il n’était pas question. -Cela vient sans doute de ce qu’ils paissent l’herbe d’une république ! -dit Paganel, enchanté de sa plaisanterie, un peu trop française peut-être. -Les graminées devinrent plus rares. -Oui, mais toujours de l’herbe, toujours de l’eau, répondit le major. -Depuis quelque temps, l’atmosphère semblait être imprégnée d’une odeur de fumée. -On ne pouvait donc assigner à ce phénomène une cause naturelle. +De gardiens, de bergers, pour mieux dire, il n’était pas question. +Cela vient sans doute de ce qu’ils paissent l’herbe d’une république ! +dit Paganel, enchanté de sa plaisanterie, un peu trop française peut-être. +Les graminées devinrent plus rares. +Oui, mais toujours de l’herbe, toujours de l’eau, répondit le major. +Depuis quelque temps, l’atmosphère semblait être imprégnée d’une odeur de fumée. +On ne pouvait donc assigner à ce phénomène une cause naturelle. Il y a donc un feu quelque part. -Soixante-quinze milles ? répliqua le major d’un ton peu convaincu. +Soixante-quinze milles ? répliqua le major d’un ton peu convaincu. Tout autant, affirma Paganel. Qui met le feu aux prairies ? demanda Robert. Et dans quel but ? Ce serait alors un moyen de revivifier le sol par l’action des cendres. -Oui, il en brûle ; mais qu’importe dans le nombre ? -Ne peut-il arriver qu’ils soient surpris et enveloppés par les flammes ? +Oui, il en brûle ; mais qu’importe dans le nombre ? +Ne peut-il arriver qu’ils soient surpris et enveloppés par les flammes ? Rien n’est plus simple. -Les chevaux haletaient sous l’influence de cette température tropicale. -Au lac Salinas, répondit l’Indien. +Les chevaux haletaient sous l’influence de cette température tropicale. +Au lac Salinas, répondit l’Indien. Et quand y arriverons-nous ? -Mais les voyageurs, privés des outils nécessaires, n’avaient pas cette ressource. -Le soir, on fit halte après une traite de trente milles. -Ces maudits insectes disparaissent généralement avec les brises du sud ou du sud-ouest. -Pendant cette journée, la monotonie du voyage fut un instant interrompue. -Cette rencontre fut appréciée diversement. -Il fallait être prêt à tout événement. -Bientôt, on aperçut le détachement indien. -Il se composait seulement d’une dizaine d’indigènes, ce qui rassura le Patagon. -Les Indiens s’approchèrent à une centaine de pas. +Mais les voyageurs, privés des outils nécessaires, n’avaient pas cette ressource. +Le soir, on fit halte après une traite de trente milles. +Ces maudits insectes disparaissent généralement avec les brises du sud ou du sud-ouest. +Pendant cette journée, la monotonie du voyage fut un instant interrompue. +Cette rencontre fut appréciée diversement. +Il fallait être prêt à tout événement. +Bientôt, on aperçut le détachement indien. +Il se composait seulement d’une dizaine d’indigènes, ce qui rassura le Patagon. +Les Indiens s’approchèrent à une centaine de pas. On pouvait facilement les distinguer. -Leur dextérité à manier le cheval indiquait d’habiles cavaliers. -Ils s’arrêtèrent à cent pas et parurent conférer, criant et gesticulant. -Glenarvan s’avança vers eux. -Les chevaux harassés des voyageurs n’auraient jamais pu l’atteindre. -Les lâches ! s’écria Paganel. -Ils s’enfuient trop vite pour d’honnêtes gens, dit Mac Nabbs. -Quels sont ces Indiens ? demanda Paganel à Thalcave. -Gauchos, répondit le Patagon. +Leur dextérité à manier le cheval indiquait d’habiles cavaliers. +Ils s’arrêtèrent à cent pas et parurent conférer, criant et gesticulant. +Glenarvan s’avança vers eux. +Les chevaux harassés des voyageurs n’auraient jamais pu l’atteindre. +Les lâches ! s’écria Paganel. +Ils s’enfuient trop vite pour d’honnêtes gens, dit Mac Nabbs. +Quels sont ces Indiens ? demanda Paganel à Thalcave. +Gauchos, répondit le Patagon. Des Gauchos ! reprit Paganel, en se tournant vers ses compagnons, des Gauchos ! -Alors nous n’avions pas besoin de prendre tant de précautions ! -Il n’y avait rien à craindre ! +Alors nous n’avions pas besoin de prendre tant de précautions ! +Il n’y avait rien à craindre ! Pourquoi cela ? dit le major. Parce que les Gauchos sont des paysans inoffensifs. Ceux-ci nous ont pris pour des voleurs et ils se sont enfuis. -Tort ? répliqua le savant. -Eh bien, Thalcave s’est trompé cette fois, riposta Paganel avec une certaine aigreur. +Tort ? répliqua le savant. +Eh bien, Thalcave s’est trompé cette fois, riposta Paganel avec une certaine aigreur. Eh bien, vous avez commis une erreur, monsieur Paganel. Moi, une erreur, monsieur Mac Nabbs ? Monsieur, je vous trouve taquin aujourd’hui ! repartit Paganel. Et moi, je vous trouve aigre ! -Glenarvan jugea à propos d’intervenir. -Il se mit à sourire, et dit tranquillement : « C’est le vent du nord. -Le vent du nord ! s’écria Paganel. -Qu’est-ce que le vent du nord a à faire dans tout ceci ? +Glenarvan jugea à propos d’intervenir. +Il se mit à sourire, et dit tranquillement : « C’est le vent du nord. +Le vent du nord ! s’écria Paganel. +Qu’est-ce que le vent du nord a à faire dans tout ceci ? Par saint Patrick, Edward, vous avez raison ! -dit le major, et il partit d’un éclat de rire. -Ah ! vraiment, mylord, dit-il, j’ai le système nerveux irrité ? +dit le major, et il partit d’un éclat de rire. +Ah ! vraiment, mylord, dit-il, j’ai le système nerveux irrité ? Des crimes ! repartit le savant. J’ai l’air d’un homme qui veut commettre des crimes ? -Je ne dis pas précisément cela. -Eh ! répondit Glenarvan, qui riait sans pouvoir se contenir, j’en ai peur. +Je ne dis pas précisément cela. +Eh ! répondit Glenarvan, qui riait sans pouvoir se contenir, j’en ai peur. Heureusement que le vent du nord ne dure qu’un jour ! -Tout le monde, à cette réponse, fit chorus avec Glenarvan. -Un quart d’heure après, il n’y pensait plus. -Un quart d’heure après, la petite troupe descendait les berges du Salinas. -Mais là l’attendait une grave déception. -Le lac était à sec. -Mais, en ce moment, ses affluents étaient taris comme lui. +Tout le monde, à cette réponse, fit chorus avec Glenarvan. +Un quart d’heure après, il n’y pensait plus. +Un quart d’heure après, la petite troupe descendait les berges du Salinas. +Mais là l’attendait une grave déception. +Le lac était à sec. +Mais, en ce moment, ses affluents étaient taris comme lui. L’ardent soleil avait tout bu. Il fallait prendre un parti. -La soif commençait à se faire cruellement sentir. -La faim et la fatigue disparaissaient devant cet impérieux besoin. +La soif commençait à se faire cruellement sentir. +La faim et la fatigue disparaissaient devant cet impérieux besoin. Thalcave parlait avec calme. Paganel gesticulait pour deux. Ce dialogue dura quelques minutes, et le Patagon se croisa les bras. Qu’a-t-il dit ? demanda Glenarvan. -J’ai cru comprendre qu’il conseillait de nous séparer. -Oui, en deux troupes, répondit Paganel. +J’ai cru comprendre qu’il conseillait de nous séparer. +Oui, en deux troupes, répondit Paganel. Et alors ? demanda Tom Austin. -L’avis est bon, répondit Glenarvan, et nous le suivrons sans retard. +L’avis est bon, répondit Glenarvan, et nous le suivrons sans retard. Mais pourras-tu nous suivre, mon enfant ? Voulez-vous... mylord ?... je vous en prie. -Viens donc, mon garçon, dit Glenarvan, enchanté de ne pas se séparer de Robert. +Viens donc, mon garçon, dit Glenarvan, enchanté de ne pas se séparer de Robert. Eh bien, et moi ? dit Paganel. -Je me résigne, répondit le géographe, très-flatté d’obtenir un commandement supérieur. +Je me résigne, répondit le géographe, très-flatté d’obtenir un commandement supérieur. Mais pas de distractions ! ajouta le major. -Vous le mériteriez, major insupportable, répondit en riant Paganel. +Vous le mériteriez, major insupportable, répondit en riant Paganel. Cependant, dites-moi, mon cher Glenarvan, comment comprendrez-vous le langage de Thalcave ? -Allez donc, mon digne ami, répondit Paganel. +Allez donc, mon digne ami, répondit Paganel. Ce fut un vrai cauchemar. Puis les trois cavaliers se mirent en selle. Au revoir, dirent le major, Austin, Wilson et Mulrady. -Et surtout, tâchez de ne pas revenir ! +Et surtout, tâchez de ne pas revenir ! Les trois chevaux galopaient avec entrain. -Ces excellentes bêtes sentaient d’instinct sans doute où les menaient leurs maîtres. -Le Patagon tournait souvent la tête pour considérer Robert Grant. -Bravo, Robert, disait Glenarvan, Thalcave a l’air de te féliciter ! -Il t’applaudit, mon garçon. -Et à quel propos, mylord ? -À propos de la bonne façon dont tu montes à cheval. -L’un n’empêche pas l’autre. -À chevaucher sur les vergues on apprend à se tenir solidement. +Ces excellentes bêtes sentaient d’instinct sans doute où les menaient leurs maîtres. +Le Patagon tournait souvent la tête pour considérer Robert Grant. +Bravo, Robert, disait Glenarvan, Thalcave a l’air de te féliciter ! +Il t’applaudit, mon garçon. +Et à quel propos, mylord ? +À propos de la bonne façon dont tu montes à cheval. +L’un n’empêche pas l’autre. +À chevaucher sur les vergues on apprend à se tenir solidement. Tu l’aimes bien, Robert ? -Il était si bon pour ma sœur et pour moi. -Il ne pensait qu’à nous ! -Ah ! vous l’aimerez, vous aussi, quand vous le connaîtrez ! +Il était si bon pour ma sœur et pour moi. +Il ne pensait qu’à nous ! +Ah ! vous l’aimerez, vous aussi, quand vous le connaîtrez ! Il a la voix douce comme elle ! Pour un marin, c’est singulier, n’est-ce pas ? -Oui, très-singulier, Robert, répondit Glenarvan. -Je le vois encore, reprit l’enfant, qui semblait alors se parler à lui-même. -L’air me revient parfois, mais confusément. +Oui, très-singulier, Robert, répondit Glenarvan. +Je le vois encore, reprit l’enfant, qui semblait alors se parler à lui-même. +L’air me revient parfois, mais confusément. Ah ! mylord, que nous l’aimions ! -Tenez, je crois qu’il faut être petit pour bien aimer son père ! +Tenez, je crois qu’il faut être petit pour bien aimer son père ! Pendant cette conversation, les chevaux avaient ralenti leur allure et cheminaient au pas. -Nous le retrouverons, n’est-ce pas ? dit Robert, après quelques instants de silence. -Oui, nous le retrouverons, répondit Glenarvan. +Nous le retrouverons, n’est-ce pas ? dit Robert, après quelques instants de silence. +Oui, nous le retrouverons, répondit Glenarvan. Thalcave nous a mis sur ses traces, et j’ai confiance en lui. Un brave Indien, Thalcave, dit l’enfant. Savez-vous une chose, mylord ? -Parle d’abord, et je te répondrai. +Parle d’abord, et je te répondrai. C’est qu’il n’y a que des braves gens avec vous ! -Oui, je sais cela, mon garçon, répondit Glenarvan. -Et savez-vous que vous êtes le meilleur de tous ? +Oui, je sais cela, mon garçon, répondit Glenarvan. +Et savez-vous que vous êtes le meilleur de tous ? Non, par exemple, je ne le sais pas ! -Ils s’étaient laissé devancer. -À midi, il fallut leur donner une heure de repos. +Ils s’étaient laissé devancer. +À midi, il fallut leur donner une heure de repos. Mais si Thaouka comprit Thalcave, Thalcave n’avait pas moins compris Thaouka. -Le Patagon ne pouvait s’y méprendre : l’eau n’était pas loin. -Ils firent un dernier effort, et galopèrent à la suite de l’Indien. +Le Patagon ne pouvait s’y méprendre : l’eau n’était pas loin. +Ils firent un dernier effort, et galopèrent à la suite de l’Indien. Vers trois heures, une ligne blanche apparut dans un pli de terrain. Elle tremblotait sous les rayons du soleil. L’eau ! dit Glenarvan. L’eau ! oui, l’eau ! -Ah ! que c’est bon ! disait Robert, se désaltérant en plein rio. -Modère-toi, mon garçon, » répondait Glenarvan, qui ne prêchait pas d’exemple. -On n’entendait plus que le bruit de rapides lampées. +Ah ! que c’est bon ! disait Robert, se désaltérant en plein rio. +Modère-toi, mon garçon, » répondait Glenarvan, qui ne prêchait pas d’exemple. +On n’entendait plus que le bruit de rapides lampées. Mais ne pourrait-on pas aller au-devant d’eux ? demanda Robert. -On leur épargnerait quelques heures d’inquiétudes et de souffrances. -Sans doute, mon garçon, mais comment transporter cette eau ? -Les outres sont restées entre les mains de Wilson. +On leur épargnerait quelques heures d’inquiétudes et de souffrances. +Sans doute, mon garçon, mais comment transporter cette eau ? +Les outres sont restées entre les mains de Wilson. Non, il vaut mieux attendre comme c’est convenu. -Préparons-leur donc bon gîte et bon repas. -Eh bien, puisque voilà le gîte, dit Glenarvan, pensons au souper. +Préparons-leur donc bon gîte et bon repas. +Eh bien, puisque voilà le gîte, dit Glenarvan, pensons au souper. Je crois qu’une heure de chasse ne sera pas du temps perdu. -Es-tu prêt, Robert ? -Oui, mylord, » répondit le jeune garçon en se levant, le fusil à la main. -Il était fort gras, et devait fournir un plat excellant, au dire du Patagon. -Robert fut très-fier de son succès. -En quelques secondes, elle gisait à terre. -Les chevaux n’avaient pas été oubliés. -L’indécise clarté des étoiles éclairait seule la plaine. -À l’horizon, les constellations zodiacales s’éteignaient dans une brume plus foncée. -Allongés sur l’épaisse couche de luzerne, ils dormaient d’un profond sommeil. -Cependant, vers dix heures environ, après un assez court sommeil, l’Indien se réveilla. -Il cherchait évidemment à surprendre quelque son imperceptible. +Es-tu prêt, Robert ? +Oui, mylord, » répondit le jeune garçon en se levant, le fusil à la main. +Il était fort gras, et devait fournir un plat excellant, au dire du Patagon. +Robert fut très-fier de son succès. +En quelques secondes, elle gisait à terre. +Les chevaux n’avaient pas été oubliés. +L’indécise clarté des étoiles éclairait seule la plaine. +À l’horizon, les constellations zodiacales s’éteignaient dans une brume plus foncée. +Allongés sur l’épaisse couche de luzerne, ils dormaient d’un profond sommeil. +Cependant, vers dix heures environ, après un assez court sommeil, l’Indien se réveilla. +Il cherchait évidemment à surprendre quelque son imperceptible. Une heure se passa. Le Patagon se redressa soudain. Thaouka a senti quelque ennemi, » dit-il. Il se leva et vint examiner attentivement la plaine. -Le silence y régnait encore, mais non la tranquillité. -Thalcave entrevit des ombres se mouvant sans bruit à travers les touffes de curra-mammel. +Le silence y régnait encore, mais non la tranquillité. +Thalcave entrevit des ombres se mouvant sans bruit à travers les touffes de curra-mammel. Il n’attendit pas longtemps. -Un cri étrange, un mélange d’aboiements et de hurlements retentit dans la Pampa. -La détonation de la carabine lui répondit, et fut suivie de cent clameurs épouvantables. -Glenarvan et Robert, subitement réveillés, se relevèrent. +Un cri étrange, un mélange d’aboiements et de hurlements retentit dans la Pampa. +La détonation de la carabine lui répondit, et fut suivie de cent clameurs épouvantables. +Glenarvan et Robert, subitement réveillés, se relevèrent. Qu’y a-t-il ? demanda le jeune Grant. Des Indiens ? dit Glenarvan. -Non, répondit Thalcave, des « aguaras. +Non, répondit Thalcave, des « aguaras. Des aguaras ? dit-il. -Oui, répondit Glenarvan, les loups-rouges de la Pampa. +Oui, répondit Glenarvan, les loups-rouges de la Pampa. Tous deux saisirent leurs armes et rejoignirent l’Indien. -Celui-ci leur montra la plaine, d’où s’élevait un formidable concert de hurlements. -Robert fit involontairement un pas en arrière. -Tu n’as pas peur des loups, mon garçon ? lui dit Glenarvan. -Non, mylord, répondit Robert d’une voix ferme. -Auprès de vous, d’ailleurs, je n’ai peur de rien. -Qu’importe ! répondit Robert. -Nous sommes bien armés, qu’ils y viennent ! -Et ils seront bien reçus ! -La situation était donc très-alarmante. -Cependant le cercle des loups se restreignit peu à peu. -Les chevaux réveillés donnèrent des signes de la plus vive terreur. -Son maître ne parvenait à le calmer qu’en faisant entendre un sifflement continu. +Celui-ci leur montra la plaine, d’où s’élevait un formidable concert de hurlements. +Robert fit involontairement un pas en arrière. +Tu n’as pas peur des loups, mon garçon ? lui dit Glenarvan. +Non, mylord, répondit Robert d’une voix ferme. +Auprès de vous, d’ailleurs, je n’ai peur de rien. +Qu’importe ! répondit Robert. +Nous sommes bien armés, qu’ils y viennent ! +Et ils seront bien reçus ! +La situation était donc très-alarmante. +Cependant le cercle des loups se restreignit peu à peu. +Les chevaux réveillés donnèrent des signes de la plus vive terreur. +Son maître ne parvenait à le calmer qu’en faisant entendre un sifflement continu. Que veut Thalcave ? dit Robert. -Il nous défend de tirer ! répondit Glenarvan. -Peut-être ne juge-t-il pas le moment opportun ! +Il nous défend de tirer ! répondit Glenarvan. +Peut-être ne juge-t-il pas le moment opportun ! Eh bien ? dit Robert. -Eh bien, il faut ménager nos munitions. -Il ne nous reste pas vingt coups à tirer ! -L’enfant ne répondit rien. +Eh bien, il faut ménager nos munitions. +Il ne nous reste pas vingt coups à tirer ! +L’enfant ne répondit rien. Tu n’as pas peur, Robert ? -En ce moment, une nouvelle détonation retentit. -Glenarvan put juger alors de l’innombrable quantité d’animaux auxquels il fallait résister. -Quelques-uns, cependant, s’avancèrent jusqu’au brasier même, et s’y brûlèrent les pattes. +En ce moment, une nouvelle détonation retentit. +Glenarvan put juger alors de l’innombrable quantité d’animaux auxquels il fallait résister. +Quelques-uns, cependant, s’avancèrent jusqu’au brasier même, et s’y brûlèrent les pattes. Glenarvan regarda Robert et sentit son cœur se gonfler. -Cependant Glenarvan, après avoir froidement envisagé la situation, résolut d’en finir. +Cependant Glenarvan, après avoir froidement envisagé la situation, résolut d’en finir. Dans une heure, dit-il, nous n’aurons plus ni poudre, ni plomb, ni feu. -Eh bien, il ne faut pas attendre à ce moment pour prendre un parti. -Ce ne fut pas sans peine que ces deux hommes parvinrent à se comprendre. -Glenarvan avait interrogé l’Indien sur leur situation presque désespérée. -Et qu’a-t-il répondu ? demanda Robert Grant. -Eh bien, défendons-nous jusqu’au jour ! -Cependant les moyens de défense allaient manquer. +Eh bien, il ne faut pas attendre à ce moment pour prendre un parti. +Ce ne fut pas sans peine que ces deux hommes parvinrent à se comprendre. +Glenarvan avait interrogé l’Indien sur leur situation presque désespérée. +Et qu’a-t-il répondu ? demanda Robert Grant. +Eh bien, défendons-nous jusqu’au jour ! +Cependant les moyens de défense allaient manquer. Glenarvan porta autour de lui un regard douloureux. Robert ne disait rien. -Peut-être le danger n’apparaissait-il pas imminent à sa confiante imagination. +Peut-être le danger n’apparaissait-il pas imminent à sa confiante imagination. Robert le regarda en souriant. Je n’ai pas peur ! dit-il. -Non ! mon enfant, non, répondit Glenarvan, et tu as raison. -Encore quelques minutes, et toute la horde se précipiterait dans l’enceinte. -Sa tête s’inclina sur sa poitrine. -Il parut méditer silencieusement. -Cherchait-il donc quelque moyen hardi, impossible, insensé, de repousser cette troupe furieuse ? +Non ! mon enfant, non, répondit Glenarvan, et tu as raison. +Encore quelques minutes, et toute la horde se précipiterait dans l’enceinte. +Sa tête s’inclina sur sa poitrine. +Il parut méditer silencieusement. +Cherchait-il donc quelque moyen hardi, impossible, insensé, de repousser cette troupe furieuse ? Glenarvan n’osait l’interroger. En ce moment, un changement se produisit dans l’attaque des loups. -Ils semblèrent s’éloigner, et leurs hurlements, si assourdissants jusqu’alors, cessèrent subitement. -Un morne silence s’étendit sur la plaine. +Ils semblèrent s’éloigner, et leurs hurlements, si assourdissants jusqu’alors, cessèrent subitement. +Un morne silence s’étendit sur la plaine. Ils s’en vont ! dit Robert. -Peut-être, » répondit Glenarvan, qui prêta l’oreille aux bruits du dehors. -Mais Thalcave, devinant sa pensée, secoua la tête. -Cependant la tactique de l’ennemi s’était évidemment modifiée. -Bientôt on entendit leurs griffes s’incruster dans le bois à demi pourri. -Entre les poteaux ébranlés passaient déjà des pattes vigoureuses, des gueules sanglantes. -Il ne semblait plus s’inquiéter des hurlements qui redoublaient alors. -Glenarvan le regardait faire avec une sinistre épouvante. +Peut-être, » répondit Glenarvan, qui prêta l’oreille aux bruits du dehors. +Mais Thalcave, devinant sa pensée, secoua la tête. +Cependant la tactique de l’ennemi s’était évidemment modifiée. +Bientôt on entendit leurs griffes s’incruster dans le bois à demi pourri. +Entre les poteaux ébranlés passaient déjà des pattes vigoureuses, des gueules sanglantes. +Il ne semblait plus s’inquiéter des hurlements qui redoublaient alors. +Glenarvan le regardait faire avec une sinistre épouvante. Tu pars ? dit-il en montrant la plaine libre alors. Oui, » fit l’Indien, qui comprit le geste de son compagnon. Puis il ajouta quelques mots espagnols qui signifiaient : « Thaouka ! -Entraînera les loups à sa suite. -Thalcave ! s’écria Glenarvan. +Entraînera les loups à sa suite. +Thalcave ! s’écria Glenarvan. Non ! dit Glenarvan, il ne nous quittera pas. Eh bien soit ! dit Glenarvan, Thalcave ne te quittera pas, Robert ! -Il m’apprend ce que j’ai à faire ! -À moi de partir ! -À lui de rester près de toi. +Il m’apprend ce que j’ai à faire ! +À moi de partir ! +À lui de rester près de toi. Puis, saisissant la bride de Thaouka : « Ce sera moi, dit-il, qui partirai ! -Non, répondit tranquillement le Patagon. +Non, répondit tranquillement le Patagon. Je te le confie, Thalcave ! Mais qu’importe le langage ! Cette discussion se prolongeait, et le danger croissait de seconde en seconde. -Déjà les pieux rongés cédaient aux dents et aux griffes des loups. -Ni Glenarvan ni Thalcave ne paraissaient vouloir céder. -Mais ces paroles, l’Indien lui-même ne put les entendre. -Un hurlement épouvantable éclata. -Thalcave et Glenarvan se précipitèrent hors de la ramada. -Glenarvan tomba sur le sol, accablé, désespéré, joignant les mains. -Indien souriait avec son calme accoutumé. -Il se sauvera ! répétait-il en approuvant d’un signe de la tête. +Déjà les pieux rongés cédaient aux dents et aux griffes des loups. +Ni Glenarvan ni Thalcave ne paraissaient vouloir céder. +Mais ces paroles, l’Indien lui-même ne put les entendre. +Un hurlement épouvantable éclata. +Thalcave et Glenarvan se précipitèrent hors de la ramada. +Glenarvan tomba sur le sol, accablé, désespéré, joignant les mains. +Indien souriait avec son calme accoutumé. +Il se sauvera ! répétait-il en approuvant d’un signe de la tête. Et s’il tombe ? dit Glenarvan. Il ne tombera pas ! -Il n’avait même plus conscience du danger disparu avec la horde des loups. -À quatre heures du matin, l’aube commença à poindre. -Les brumes condensées à l’horizon se colorèrent bientôt des pâles lueurs. -La chasse aux flamants. (Page cent cinquante-six.)Le moment de partir était arrivé. +Il n’avait même plus conscience du danger disparu avec la horde des loups. +À quatre heures du matin, l’aube commença à poindre. +Les brumes condensées à l’horizon se colorèrent bientôt des pâles lueurs. +La chasse aux flamants. (Page cent cinquante-six.)Le moment de partir était arrivé. En route, » dit l’Indien. -Glenarvan ne répondit pas, mais il sauta sur le cheval de Robert. -Glenarvan déchirait les flancs de son cheval sous l’éperon. -Ce sont eux, » s’écria Glenarvan. -Un cri s’échappa de la poitrine de Glenarvan. +Glenarvan ne répondit pas, mais il sauta sur le cheval de Robert. +Glenarvan déchirait les flancs de son cheval sous l’éperon. +Ce sont eux, » s’écria Glenarvan. +Un cri s’échappa de la poitrine de Glenarvan. Ah ! mon enfant ! mon enfant ! -s’écria Glenarvan, avec une indicible expression de tendresse. -Il vit ! il vit ! s’écriait Glenarvan. -Oui ! répondit Robert, et grâce à Thaouka ! +s’écria Glenarvan, avec une indicible expression de tendresse. +Il vit ! il vit ! s’écriait Glenarvan. +Oui ! répondit Robert, et grâce à Thaouka ! Puis, se retournant vers Paganel, il lui montra le jeune Robert : « Un brave ! -Thalcave m’a déjà sauvé la vie ! -Et vous, vous allez sauver mon père. -Fort heureusement, la Guamini coulait à peu de distance. +Thalcave m’a déjà sauvé la vie ! +Et vous, vous allez sauver mon père. +Fort heureusement, la Guamini coulait à peu de distance. Les outres de cuir furent remplies d’eau, et l’on partit. -Le pays plus humide devenait aussi plus fertile, mais toujours désert. -Son territoire est étonnamment fertile. -On s’avançait avec ardeur et confiance. -Les flamants ne se dérangeaient pas trop à l’approche des voyageurs. +Le pays plus humide devenait aussi plus fertile, mais toujours désert. +Son territoire est étonnamment fertile. +On s’avançait avec ardeur et confiance. +Les flamants ne se dérangeaient pas trop à l’approche des voyageurs. Ce qui ne fit pas le compte du savant Paganel. Depuis longtemps, dit-il au major, je suis curieux de voir voler un flamant. Bon ! dit le major. Or, puisque j’en trouve l’occasion, j’en profite. Venez avec moi, major. -J’ai besoin de témoins. +J’ai besoin de témoins. Eh bien, dit-il au major quand la troupe eut disparu, les avez-vous vus voler ? -Avez-vous trouvé qu’en volant ils ressemblaient à des flèches empennées ? +Avez-vous trouvé qu’en volant ils ressemblaient à des flèches empennées ? Pas le moins du monde. Pas du tout, ajouta Robert. -J’en étais sûr ! reprit le savant d’un air de satisfaction. -Défie-t’en toute la vie, et ne l’emploie qu’à la dernière extrémité. -Ainsi vous êtes satisfait de votre expérience ? dit le major. -Et à quoi Thalcave attribue-t-il cet abandon ? -Il ne saurait le dire, il s’en étonne, voilà tout. +J’en étais sûr ! reprit le savant d’un air de satisfaction. +Défie-t’en toute la vie, et ne l’emploie qu’à la dernière extrémité. +Ainsi vous êtes satisfait de votre expérience ? dit le major. +Et à quoi Thalcave attribue-t-il cet abandon ? +Il ne saurait le dire, il s’en étonne, voilà tout. Mais quels Indiens comptait-il trouver dans cette partie des Pampas ? -Quels sont ces gens-là ? +Quels sont ces gens-là ? Mais alors, demanda Glenarvan, quel parti devons-nous prendre ? -Je vais le savoir, » répondit Paganel. -Ce fort Indépendance est-il éloigné ? répondit Glenarvan. -Non, il est situé dans la sierra Tandil, à une soixantaine de milles. +Je vais le savoir, » répondit Paganel. +Ce fort Indépendance est-il éloigné ? répondit Glenarvan. +Non, il est situé dans la sierra Tandil, à une soixantaine de milles. Et nous y arriverons ?... -Glenarvan fut assez déconcerté de cet incident. +Glenarvan fut assez déconcerté de cet incident. Il y en a trop ordinairement. -Il fallait donc qu’une circonstance toute spéciale les eût écartés. -Ce doute ne laissa pas d’inquiéter Glenarvan. -Il s’agissait de conserver à tout prix la piste du capitaine. -Là, du moins, on trouverait à qui parler. +Il fallait donc qu’une circonstance toute spéciale les eût écartés. +Ce doute ne laissa pas d’inquiéter Glenarvan. +Il s’agissait de conserver à tout prix la piste du capitaine. +Là, du moins, on trouverait à qui parler. Le passage de cette sierra se fit le lendemain le plus facilement du monde. -On suivait des ondulations sablonneuses d’un terrain à pentes douces. +On suivait des ondulations sablonneuses d’un terrain à pentes douces. Eh bien, Paganel, le vent du nord ne souffle pas aujourd’hui. -Qu’est-ce que vous pensez de ces animaux-là ? -Je pense qu’ils ont l’air de fameux bandits, répondit Paganel. -Et de là à en être, mon cher savant ? +Qu’est-ce que vous pensez de ces animaux-là ? +Je pense qu’ils ont l’air de fameux bandits, répondit Paganel. +Et de là à en être, mon cher savant ? Il n’y a qu’un pas, mon cher major ! -Eh bien, chez le sauvage américain, c’est tout le contraire. -Ces gens-là ont l’œil particulièrement méchant. -Un physionomiste de profession n’eût pas mieux dit pour caractériser la race indienne. -Ils entouraient généralement les « corrales, » vastes enceintes à bétail garnies de pieux. -Il parvint même à intéresser le major, qui ne s’en cacha point. -C’est à la fin du printemps que commencent ces travaux répugnants. -Mais souvent les taureaux ne se laissent pas prendre sans résistance. -En somme, cette boucherie présente un affreux spectacle. -Mais en ce moment les saladeros étaient muets, paisibles et inhabités. -L’heure de ces immenses tueries n’avait pas encore sonné. -On ne s’arrêta pas. -Elle est formée d’une succession semi-circulaire de collines de gneiss couvertes de gazons. +Eh bien, chez le sauvage américain, c’est tout le contraire. +Ces gens-là ont l’œil particulièrement méchant. +Un physionomiste de profession n’eût pas mieux dit pour caractériser la race indienne. +Ils entouraient généralement les « corrales, » vastes enceintes à bétail garnies de pieux. +Il parvint même à intéresser le major, qui ne s’en cacha point. +C’est à la fin du printemps que commencent ces travaux répugnants. +Mais souvent les taureaux ne se laissent pas prendre sans résistance. +En somme, cette boucherie présente un affreux spectacle. +Mais en ce moment les saladeros étaient muets, paisibles et inhabités. +L’heure de ces immenses tueries n’avait pas encore sonné. +On ne s’arrêta pas. +Elle est formée d’une succession semi-circulaire de collines de gneiss couvertes de gazons. C’est un point assez important que ce village de Tandil. -Ils passèrent sans difficulté, ce qui indiquait une grande incurie ou une extrême sécurité. -Tous avaient la figure basanée, et un certain air de famille. +Ils passèrent sans difficulté, ce qui indiquait une grande incurie ou une extrême sécurité. +Tous avaient la figure basanée, et un certain air de famille. Le caporal instructeur qui les commandait leur ressemblait aussi. -Voilà qui est particulier, » dit-il. -Quelques instants après, le commandant parut en personne. -Thalcave, s’adressant au commandant, lui présenta lord Glenarvan et ses compagnons. -Oui ! un Français ! répondit Paganel. -Ah ! enchanté ! bienvenu ! bienvenu ! -Un de vos amis ? demanda le major à Paganel. -Il parlait à peu près comme un nègre des colonies françaises. -C’était un homme de cinquante ans, un Basque ; il se nommait Manuel Ipharaguerre. -On voit que, s’il n’était pas Espagnol, il l’avait échappé belle. +Voilà qui est particulier, » dit-il. +Quelques instants après, le commandant parut en personne. +Thalcave, s’adressant au commandant, lui présenta lord Glenarvan et ses compagnons. +Oui ! un Français ! répondit Paganel. +Ah ! enchanté ! bienvenu ! bienvenu ! +Un de vos amis ? demanda le major à Paganel. +Il parlait à peu près comme un nègre des colonies françaises. +C’était un homme de cinquante ans, un Basque ; il se nommait Manuel Ipharaguerre. +On voit que, s’il n’était pas Espagnol, il l’avait échappé belle. Vous avez vu ! dit-il. -Mâche déjà sa cartouche ! +Mâche déjà sa cartouche ! Il ira bien ! ajouta le sergent. -Un jour, colonel-major ou brigadier général ! -Toute cette histoire dura un bon quart d’heure, au grand étonnement de Thalcave. +Un jour, colonel-major ou brigadier général ! +Toute cette histoire dura un bon quart d’heure, au grand étonnement de Thalcave. Indien ne pouvait comprendre que tant de paroles sortissent d’un seul gosier. Personne n’interrompit le commandant. -C’était l’instant ou jamais de s’expliquer. -Ah !... personne !... répondit le sergent en haussant les épaules. -Effectivement !... personne !... nous autres, bras croisés... rien à faire ! -Guerre civile ?... reprit Paganel, qui, sans y prendre garde, se mettait à « parler nègre. -Oui, guerre entre Paraguayens et Buénos-Ayriens, répondit le sergent. -Eh bien, Indiens tous dans le nord, sur les derrières du général Flores. -Cette réponse fut rapportée à Thalcave, qui secoua la tête d’un air approbatif. -Dès lors, où et comment le retrouver ? -C’était une résolution grave, qui devait être sérieusement débattue. -Manuel réfléchit pendant quelques instants, en homme qui fait appel à ses souvenirs. +C’était l’instant ou jamais de s’expliquer. +Ah !... personne !... répondit le sergent en haussant les épaules. +Effectivement !... personne !... nous autres, bras croisés... rien à faire ! +Guerre civile ?... reprit Paganel, qui, sans y prendre garde, se mettait à « parler nègre. +Oui, guerre entre Paraguayens et Buénos-Ayriens, répondit le sergent. +Eh bien, Indiens tous dans le nord, sur les derrières du général Flores. +Cette réponse fut rapportée à Thalcave, qui secoua la tête d’un air approbatif. +Dès lors, où et comment le retrouver ? +C’était une résolution grave, qui devait être sérieusement débattue. +Manuel réfléchit pendant quelques instants, en homme qui fait appel à ses souvenirs. Oui, dit-il enfin. -fit Glenarvan, se rattachant à un nouvel espoir. -Parlez ! parlez ! disaient-ils en le considérant d’un œil avide. +fit Glenarvan, se rattachant à un nouvel espoir. +Parlez ! parlez ! disaient-ils en le considérant d’un œil avide. La crue ! la crue ! -Quelques années, reprit Glenarvan, vous vous trompez... -La date du naufrage est précise... +Quelques années, reprit Glenarvan, vous vous trompez... +La date du naufrage est précise... Le Britannia s’est perdu en juin mille huit cent soixante-deux... Il y a donc moins de deux ans. Oh ! plus que cela, mylord. -Impossible, s’écria Paganel. -C’était à la naissance de Pepe... +Impossible, s’écria Paganel. +C’était à la naissance de Pepe... Il s’agissait de deux hommes. Non, trois ! dit Glenarvan. -Deux, répliqua le sergent d’un ton affirmatif. -Deux ! dit Glenarvan très-surpris. -Non pas, répondit le sergent. +Deux, répliqua le sergent d’un ton affirmatif. +Deux ! dit Glenarvan très-surpris. +Non pas, répondit le sergent. Qui parle d’Anglais ? -Non... un Français et un Italien. -Un Italien qui fut massacré par les Poyuches ? s’écria Paganel. +Non... un Français et un Italien. +Un Italien qui fut massacré par les Poyuches ? s’écria Paganel. Oui ! et j’ai appris depuis... -Oui, sauvé des mains des Indiens, » répondit Manuel. -Chacun regardait le savant, qui se frappait le front d’un air désespéré. +Oui, sauvé des mains des Indiens, » répondit Manuel. +Chacun regardait le savant, qui se frappait le front d’un air désespéré. Ah ! je comprends, dit-il enfin, tout est clair, tout s’explique ! -Mais de quoi s’agit-il ? demanda Glenarvan, aussi inquiet qu’impatienté. +Mais de quoi s’agit-il ? demanda Glenarvan, aussi inquiet qu’impatienté. Nous avons suivi une fausse piste ! -Un profond silence accueillit cette déclaration. -L’erreur était palpable. -Glenarvan regardait Thalcave d’un air décontenancé. -Jamais, répondit Manuel,... on l’aurait appris à Tandil,... je le saurais... +Un profond silence accueillit cette déclaration. +L’erreur était palpable. +Glenarvan regardait Thalcave d’un air décontenancé. +Jamais, répondit Manuel,... on l’aurait appris à Tandil,... je le saurais... Non, cela n’est pas... -Glenarvan était désespéré de ce renversement complet de ses espérances. -Robert marchait près de lui sans rien dire, les yeux humides de larmes. +Glenarvan était désespéré de ce renversement complet de ses espérances. +Robert marchait près de lui sans rien dire, les yeux humides de larmes. Glenarvan ne trouvait pas une seule parole pour le consoler. -Paganel gesticulait en se parlant à lui-même. -Le major ne desserrait pas les lèvres. -Personne, cependant, ne songeait à lui reprocher une erreur si excusable. -On rentra à la fonda. +Paganel gesticulait en se parlant à lui-même. +Le major ne desserrait pas les lèvres. +Personne, cependant, ne songeait à lui reprocher une erreur si excusable. +On rentra à la fonda. Le souper fut triste. -Mais chacun voyait s’anéantir en un instant tout espoir de succès. +Mais chacun voyait s’anéantir en un instant tout espoir de succès. En effet, pouvait-on rencontrer le capitaine Grant entre la sierra Tandil et la mer ? Or, entre trafiquants de la plaine argentine, tout se sait, et tout se dit. -Il le relisait avec une colère peu dissimulée. -Il cherchait à lui arracher une interprétation nouvelle. -Ce document est pourtant bien clair ! répétait Glenarvan. -Aussi, le lendemain, ne songea-t-il pas à donner ses ordres pour le départ. -Thalcave, muet, laissait à Thaouka le soin de le conduire. -Tom Austin et ses deux matelots partageaient l’ennui de leur maître. -Un mauvais présage, dit Wilson. -Oui, dans les Highlands, répondit Mulrady. -Le sol reprenait son horizontalité normale, comme l’Océan après une tempête. -Le temps jusqu’alors avait été beau. -Mais le ciel, ce jour-là, prit un aspect peu rassurant. -Ces fondrières avaient été déjà fatales à plus d’un être vivant. -Quoi ! répondit le savant, tu as trouvé une forêt de cornes ? +Il le relisait avec une colère peu dissimulée. +Il cherchait à lui arracher une interprétation nouvelle. +Ce document est pourtant bien clair ! répétait Glenarvan. +Aussi, le lendemain, ne songea-t-il pas à donner ses ordres pour le départ. +Thalcave, muet, laissait à Thaouka le soin de le conduire. +Tom Austin et ses deux matelots partageaient l’ennui de leur maître. +Un mauvais présage, dit Wilson. +Oui, dans les Highlands, répondit Mulrady. +Le sol reprenait son horizontalité normale, comme l’Océan après une tempête. +Le temps jusqu’alors avait été beau. +Mais le ciel, ce jour-là, prit un aspect peu rassurant. +Ces fondrières avaient été déjà fatales à plus d’un être vivant. +Quoi ! répondit le savant, tu as trouvé une forêt de cornes ? Oui, oui, tout au moins un taillis. -Un taillis ! tu rêves, mon garçon, répliqua Paganel en haussant les épaules. -Je ne rêve pas, reprit Robert, et vous verrez vous-même ! voilà un singulier pays ! -On y sème des cornes, et elles poussent comme du blé ! +Un taillis ! tu rêves, mon garçon, répliqua Paganel en haussant les épaules. +Je ne rêve pas, reprit Robert, et vous verrez vous-même ! voilà un singulier pays ! +On y sème des cornes, et elles poussent comme du blé ! Je voudrais bien en avoir de la graine ! -Mais il parle sérieusement, dit le major. +Mais il parle sérieusement, dit le major. Oui, monsieur le major, vous allez bien voir. -C’était un véritable taillis, bas et serré, mais étrange. +C’était un véritable taillis, bas et serré, mais étrange. Eh bien ? dit Robert. Les cornes sortent de terre, dit Thalcave, mais les bœufs sont dessous. Oui, » fit le Patagon. -Il s’arrêtait souvent et se dressait sur ses étriers. -Ce manège, maintes fois répété, intrigua Paganel et inquiéta Glenarvan. -Le savant fut donc invité à interroger l’Indien. -Ce qu’il fit aussitôt. -Thalcave lui répondit qu’il s’étonnait de voir la plaine imprégnée d’eau. -Mais à quoi attribuer cette humidité croissante ? demanda Paganel. -Je ne sais, répondit l’Indien, et quand je le saurais !... -Est-ce que les rios des sierras grossis par les pluies ne débordent jamais ? +Il s’arrêtait souvent et se dressait sur ses étriers. +Ce manège, maintes fois répété, intrigua Paganel et inquiéta Glenarvan. +Le savant fut donc invité à interroger l’Indien. +Ce qu’il fit aussitôt. +Thalcave lui répondit qu’il s’étonnait de voir la plaine imprégnée d’eau. +Mais à quoi attribuer cette humidité croissante ? demanda Paganel. +Je ne sais, répondit l’Indien, et quand je le saurais !... +Est-ce que les rios des sierras grossis par les pluies ne débordent jamais ? Et que conseille Thalcave ? dit Glenarvan. -Qu’y a-t-il à faire ? demanda Paganel au Patagon. -Marcher vite, » répondit l’Indien. -Conseil plus facile à donner qu’à suivre. -On hâta le pas. -Jamais plus belle occasion ne se présenta de se montrer philosophe. -Nul moyen de se soustraire à ce déluge, et mieux valait le recevoir stoïquement. +Qu’y a-t-il à faire ? demanda Paganel au Patagon. +Marcher vite, » répondit l’Indien. +Conseil plus facile à donner qu’à suivre. +On hâta le pas. +Jamais plus belle occasion ne se présenta de se montrer philosophe. +Nul moyen de se soustraire à ce déluge, et mieux valait le recevoir stoïquement. Mais Glenarvan et ses compagnons n’avaient pas le choix. -Le souper, très-médiocre et peu réconfortant, fut assez triste. -L’impassible Mac Nabbs était supérieur aux événements. -Quant à Paganel, en sa qualité de Français, il essaya de plaisanter. +Le souper, très-médiocre et peu réconfortant, fut assez triste. +L’impassible Mac Nabbs était supérieur aux événements. +Quant à Paganel, en sa qualité de Français, il essaya de plaisanter. Mais cela ne prit pas. -Mes plaisanteries sont mouillées, dit-il, elles ratent ! +Mes plaisanteries sont mouillées, dit-il, elles ratent ! Cependant le sommeil finit par l’emporter. -Il paraît que Dieu fit bonne garde, car la nuit s’acheva sans accident. -À défaut de Thalcave, il savait au besoin donner le signal du départ. -On lui devait trop pour ne pas lui obéir, et l’on partit. -Une extrême vitesse de marche devint alors nécessaire. +Il paraît que Dieu fit bonne garde, car la nuit s’acheva sans accident. +À défaut de Thalcave, il savait au besoin donner le signal du départ. +On lui devait trop pour ne pas lui obéir, et l’on partit. +Une extrême vitesse de marche devint alors nécessaire. Il s’agissait du salut commun. -Si l’inondation croissait, où trouver asile ? -Les chevaux furent donc poussés à fond de train. +Si l’inondation croissait, où trouver asile ? +Les chevaux furent donc poussés à fond de train. Il se cabrait avec violence. -Thalcave, que ses bonds ne pouvaient désarçonner, ne le maintenait pas sans peine. -Non, répondit l’Indien. +Thalcave, que ses bonds ne pouvaient désarçonner, ne le maintenait pas sans peine. +Non, répondit l’Indien. Il s’effraye donc de quelque danger ? Oui, il a senti le danger... -Anda, anda ! cria Thalcave d’une voix éclatante. +Anda, anda ! cria Thalcave d’une voix éclatante. Qu’est-ce donc ? dit Paganel. -Les grandes herbes disparaissaient comme fauchées. -Les touffes de mimosées, arrachées par le courant, dérivaient et formaient des îlots flottants. -La masse liquide se débitait par nappes épaisses d’une irrésistible puissance. -La barre signalée par Thalcave arrivait avec la vitesse d’un cheval de course. -Les voyageurs fuyaient devant elle comme une nuée chassée par un vent d’orage. +Les grandes herbes disparaissaient comme fauchées. +Les touffes de mimosées, arrachées par le courant, dérivaient et formaient des îlots flottants. +La masse liquide se débitait par nappes épaisses d’une irrésistible puissance. +La barre signalée par Thalcave arrivait avec la vitesse d’un cheval de course. +Les voyageurs fuyaient devant elle comme une nuée chassée par un vent d’orage. Leurs yeux cherchaient en vain un lieu de refuge. -Le ciel et l’eau se confondaient à l’horizon. -Glenarvan regardait souvent en arrière. +Le ciel et l’eau se confondaient à l’horizon. +Glenarvan regardait souvent en arrière. L’eau nous gagne, pensait-il. -Et l’on pressait encore les malheureuses bêtes. -Ils trébuchaient dans les crevasses du sol. -Ils s’embarrassaient dans les herbes cachées. +Et l’on pressait encore les malheureuses bêtes. +Ils trébuchaient dans les crevasses du sol. +Ils s’embarrassaient dans les herbes cachées. Ils s’abattaient encore. On les relevait toujours. Le niveau des eaux montait sensiblement. -Leur salut n’était plus dans leurs mains. +Leur salut n’était plus dans leurs mains. Tout salut semblait impossible, quand la voix du major se fit entendre. Un arbre, dit-il. -Un arbre ? s’écria Glenarvan. -Ses compagnons n’avaient pas besoin d’être excités. +Un arbre ? s’écria Glenarvan. +Ses compagnons n’avaient pas besoin d’être excités. Le courant les portait. -Son maître, dégagé de ses étriers se mit à nager vigoureusement. -Accroche-toi à ma selle, lui cria Glenarvan. -Merci, Votre Honneur, répondit Tom Austin, les bras sont solides. +Son maître, dégagé de ses étriers se mit à nager vigoureusement. +Accroche-toi à ma selle, lui cria Glenarvan. +Merci, Votre Honneur, répondit Tom Austin, les bras sont solides. Ton cheval, Robert ?... reprit Glenarvan, se tournant vers le jeune Grant. Il va, mylord ! il va ! il nage comme un poisson ! dit le major d’une voix forte. -Ce mot était à peine prononcé, que l’énorme mascaret arriva. -Hommes et bêtes, tout disparut dans un tourbillon d’écume. +Ce mot était à peine prononcé, que l’énorme mascaret arriva. +Hommes et bêtes, tout disparut dans un tourbillon d’écume. Une masse liquide pesant plusieurs millions de tonnes les roula dans ses eaux furieuses. -De quoi n’était-il pas fâché ? -Les matelots se faufilaient comme deux marsouins dans leur liquide élément. -L’arbre n’était plus qu’à vingt brasses. -En quelques instants, il fut atteint par la troupe entière. +De quoi n’était-il pas fâché ? +Les matelots se faufilaient comme deux marsouins dans leur liquide élément. +L’arbre n’était plus qu’à vingt brasses. +En quelques instants, il fut atteint par la troupe entière. Il fut donc facile de s’y accrocher. -Mais Thaouka, entraîné par le courant, s’éloignait rapidement. -Tu l’abandonnes ! dit Paganel à Thalcave. -s’écria l’Indien. -Et, plongeant dans les eaux torrentueuses, il reparut à dix brasses de l’arbre. +Mais Thaouka, entraîné par le courant, s’éloignait rapidement. +Tu l’abandonnes ! dit Paganel à Thalcave. +s’écria l’Indien. +Et, plongeant dans les eaux torrentueuses, il reparut à dix brasses de l’arbre. Il en avait le feuillage luisant et la forme arrondie. -En réalité, c’était « l’ombu, » qui se rencontre isolément dans les plaines argentines. -Aussi avait-il résisté à l’assaut du mascaret. -Tel était l’asile offert à la petite troupe de Glenarvan. -Leur tête trouait alors le dôme de verdure. +En réalité, c’était « l’ombu, » qui se rencontre isolément dans les plaines argentines. +Aussi avait-il résisté à l’assaut du mascaret. +Tel était l’asile offert à la petite troupe de Glenarvan. +Leur tête trouait alors le dôme de verdure. De ce point culminant, la vue embrassait un vaste horizon. -Plus loin encore un point noir, presque invisible déjà, attira l’attention de Wilson. -C’était Thalcave et son fidèle Thaouka, qui disparaissaient dans l’éloignement. -Thalcave, ami Thalcave ! s’écria Robert, en tendant la main vers le courageux Patagon. -Il se sauvera, Monsieur Robert, répondit Wilson, mais allons rejoindre Son Honneur. -Wilson rendit compte de sa visite à la cime de l’ombu. -Tous partagèrent son opinion à l’égard de Thalcave. -La situation des hôtes de l’ombu était, sans contredit, beaucoup plus alarmante. -La crue, stationnaire alors, paraissait avoir atteint sa plus grande élévation. -C’était déjà rassurant. +Plus loin encore un point noir, presque invisible déjà, attira l’attention de Wilson. +C’était Thalcave et son fidèle Thaouka, qui disparaissaient dans l’éloignement. +Thalcave, ami Thalcave ! s’écria Robert, en tendant la main vers le courageux Patagon. +Il se sauvera, Monsieur Robert, répondit Wilson, mais allons rejoindre Son Honneur. +Wilson rendit compte de sa visite à la cime de l’ombu. +Tous partagèrent son opinion à l’égard de Thalcave. +La situation des hôtes de l’ombu était, sans contredit, beaucoup plus alarmante. +La crue, stationnaire alors, paraissait avoir atteint sa plus grande élévation. +C’était déjà rassurant. Et maintenant, qu’allons-nous faire ? dit Glenarvan. -Faire notre nid, parbleu ! répondit gaiement Paganel. -Faire notre nid ! s’écria Robert. -Bien ! dit Glenarvan, mais qui nous donnera la becquée ? -Moi, » répondit le major. -Mac Nabbs, s’écria Glenarvan, je vous reconnais bien là ! -J’y aurais bien songé, dit naïvement Paganel, mais je suis si distrait ! +Faire notre nid, parbleu ! répondit gaiement Paganel. +Faire notre nid ! s’écria Robert. +Bien ! dit Glenarvan, mais qui nous donnera la becquée ? +Moi, » répondit le major. +Mac Nabbs, s’écria Glenarvan, je vous reconnais bien là ! +J’y aurais bien songé, dit naïvement Paganel, mais je suis si distrait ! Et que contiennent les alforjas ? demanda Tom Austin. -La nourriture de sept hommes pendant deux jours, répondit Mac Nabbs. -Ou que nous aurons trouvé un moyen de regagner la terre ferme, répliqua Paganel. -Notre premier devoir est donc de déjeuner, dit Glenarvan. -Après nous être séchés toutefois, fit observer le major. +La nourriture de sept hommes pendant deux jours, répondit Mac Nabbs. +Ou que nous aurons trouvé un moyen de regagner la terre ferme, répliqua Paganel. +Notre premier devoir est donc de déjeuner, dit Glenarvan. +Après nous être séchés toutefois, fit observer le major. Et du feu ? dit Wilson. -Il faut en faire, répondit Paganel. +Il faut en faire, répondit Paganel. Au sommet du tronc, parbleu ! Avec du bois mort que nous irons couper dans l’arbre. Mais comment l’allumer ? dit Glenarvan. -Notre amadou ressemble à une éponge mouillée ! -Qui va chercher du bois dans la forêt ? -C’était un foyer naturel qui n’offrait aucun danger d’incendie. -Ces ressources n’étaient nullement à dédaigner. +Notre amadou ressemble à une éponge mouillée ! +Qui va chercher du bois dans la forêt ? +C’était un foyer naturel qui n’offrait aucun danger d’incendie. +Ces ressources n’étaient nullement à dédaigner. Il ne nous manque que des armes, dit Tom Austin. J’ai mes revolvers, dit Glenarvan. -Et moi, les miens, répondit Robert. -C’est inutile, répondit Mac Nabbs, en montrant une poudrière en parfait état. -Et d’où vous vient-elle, major ? demanda Paganel. -Généreux et brave Indien ! s’écria Glenarvan. +Et moi, les miens, répondit Robert. +C’est inutile, répondit Mac Nabbs, en montrant une poudrière en parfait état. +Et d’où vous vient-elle, major ? demanda Paganel. +Généreux et brave Indien ! s’écria Glenarvan. Je demande qu’on n’oublie pas le cheval ! dit Paganel. -À quelle distance sommes-nous de l’Atlantique ? demanda le major. -À une quarantaine de milles tout au plus, répondit Paganel. -Ses compagnons s’occupèrent alors d’organiser la couchée et de préparer leur lit. +À quelle distance sommes-nous de l’Atlantique ? demanda le major. +À une quarantaine de milles tout au plus, répondit Paganel. +Ses compagnons s’occupèrent alors d’organiser la couchée et de préparer leur lit. Ce ne fut ni difficile ni long. -On en revint à ce thème inépuisable du capitaine Grant. -Mais Harry Grant, ses deux matelots, ces malheureux naufragés, ne seraient pas avec eux. -Où diriger de nouvelles recherches ? +On en revint à ce thème inépuisable du capitaine Grant. +Mais Harry Grant, ses deux matelots, ces malheureux naufragés, ne seraient pas avec eux. +Où diriger de nouvelles recherches ? Pauvre sœur ! dit Robert, tout est fini pour nous ! Quel espoir pouvait-il donner au jeune enfant ? N’avait-il pas suivi avec une rigoureuse exactitude les indications du document ? -Et pourtant, dit-il, ce trente-septième degré de latitude n’est pas un vain chiffre ! +Et pourtant, dit-il, ce trente-septième degré de latitude n’est pas un vain chiffre ! Nous l’avons lu de nos propres yeux ! -C’est irritant et désespérant à la fois, s’écria Glenarvan. -Que voulez-vous dire, demanda Glenarvan, et, à votre avis, que peut-il rester à faire ? -Une chose très-simple et très-logique, mon cher Edward. -Croyez-vous donc Mac Nabbs, que je n’y aie pas songé ? répondit Glenarvan. -Mais quelle chance avons-nous de réussir ? -Glenarvan ne répondit pas. -Je ne dis pas non, répondit Glenarvan... -Entièrement, répondit Tom Austin, que Mulrady et Wilson approuvèrent d’un signe de tête. -Mais la question à résoudre n’est pas celle-là. -La question, catégoriquement posée, resta sans réponse. +C’est irritant et désespérant à la fois, s’écria Glenarvan. +Que voulez-vous dire, demanda Glenarvan, et, à votre avis, que peut-il rester à faire ? +Une chose très-simple et très-logique, mon cher Edward. +Croyez-vous donc Mac Nabbs, que je n’y aie pas songé ? répondit Glenarvan. +Mais quelle chance avons-nous de réussir ? +Glenarvan ne répondit pas. +Je ne dis pas non, répondit Glenarvan... +Entièrement, répondit Tom Austin, que Mulrady et Wilson approuvèrent d’un signe de tête. +Mais la question à résoudre n’est pas celle-là. +La question, catégoriquement posée, resta sans réponse. Personne n’osait se prononcer. -Eh bien ? reprit Glenarvan en s’adressant plus spécialement au major. -Cela, c’est l’affaire de Paganel, répondit Glenarvan. -Interrogeons-le donc, » répliqua le major. -On ne voyait plus le savant, caché par le feuillage épais de l’ombu. -Il fallut le héler. -Paganel ! s’écria Glenarvan. -Présent, répondit une voix qui venait du ciel. -Que faites-vous là ? +Eh bien ? reprit Glenarvan en s’adressant plus spécialement au major. +Cela, c’est l’affaire de Paganel, répondit Glenarvan. +Interrogeons-le donc, » répliqua le major. +On ne voyait plus le savant, caché par le feuillage épais de l’ombu. +Il fallut le héler. +Paganel ! s’écria Glenarvan. +Présent, répondit une voix qui venait du ciel. +Que faites-vous là ? J’examine l’immense horizon. Pouvez-vous descendre un instant ? Vous avez besoin de moi ? -Pour savoir quels pays traverse le trente-septième parallèle. -En quittant l’Amérique, le trente-septième parallèle sud traverse l’océan Atlantique. -Il rencontre les îles Tristan D’Acunha. -Il passe à deux degrés au-dessous du cap de Bonne-Espérance. -Il court à travers la mer des Indes. -Il effleure l’île Saint-Pierre du groupe des îles Amsterdam. +Pour savoir quels pays traverse le trente-septième parallèle. +En quittant l’Amérique, le trente-septième parallèle sud traverse l’océan Atlantique. +Il rencontre les îles Tristan D’Acunha. +Il passe à deux degrés au-dessous du cap de Bonne-Espérance. +Il court à travers la mer des Indes. +Il effleure l’île Saint-Pierre du groupe des îles Amsterdam. Il coupe l’Australie par la province de Victoria. En sortant de l’Australie... -Cette dernière phrase ne fut pas achevée. -Le géographe hésitait-il ? +Cette dernière phrase ne fut pas achevée. +Le géographe hésitait-il ? Le savant ne savait-il plus ? -Glenarvan et ses amis pâlirent en se regardant. +Glenarvan et ses amis pâlirent en se regardant. Une nouvelle catastrophe venait-elle d’arriver ? -Le malheureux Paganel s’était-il laissé choir ? -Déjà Wilson et Mulrady volaient à son secours, quand un long corps apparut. -Paganel dégringolait de branche en branche. -Bien obligé, Mac Nabbs, s’écria Paganel. +Le malheureux Paganel s’était-il laissé choir ? +Déjà Wilson et Mulrady volaient à son secours, quand un long corps apparut. +Paganel dégringolait de branche en branche. +Bien obligé, Mac Nabbs, s’écria Paganel. Quoi ? qu’avez-vous ? dit le major. Qu’est-ce qui vous a pris ? -Encore une de vos éternelles distractions ? -Oui ! oui ! répondit Paganel d’une voix étranglée par l’émotion. -Oui ! une distraction... phénoménale cette fois ! -Nous nous sommes trompés ! +Encore une de vos éternelles distractions ? +Oui ! oui ! répondit Paganel d’une voix étranglée par l’émotion. +Oui ! une distraction... phénoménale cette fois ! +Nous nous sommes trompés ! Nous nous trompons encore ! Nous nous trompons toujours ! -Que dites-vous ? s’écria Glenarvan. -Un profond étonnement accueillit ces paroles inattendues. -Que voulait dire le géographe ? +Que dites-vous ? s’écria Glenarvan. +Un profond étonnement accueillit ces paroles inattendues. +Que voulait dire le géographe ? Avait-il perdu l’esprit ? -Cependant celui-ci, maître de son émotion, reprit la parole. +Cependant celui-ci, maître de son émotion, reprit la parole. Expliquez-vous, Paganel, dit le major, et avec plus de calme. -C’est très-simple, major. -Quoi ! s’écria Glenarvan, vous prétendez que Harry Grant ?... -Voilà qui serait particulier ! répondit le major. -Particulier ! répliqua Glenarvan, en haussant les épaules, c’est tout simplement impossible. +C’est très-simple, major. +Quoi ! s’écria Glenarvan, vous prétendez que Harry Grant ?... +Voilà qui serait particulier ! répondit le major. +Particulier ! répliqua Glenarvan, en haussant les épaules, c’est tout simplement impossible. C’est un mot que nous n’admettons pas en France. -J’en suis sûr ! répondit Paganel. -Pour quelle raison ? demanda Paganel, touché à son endroit sensible. +J’en suis sûr ! répondit Paganel. +Pour quelle raison ? demanda Paganel, touché à son endroit sensible. Paganel ne fut nullement surpris de l’argument. -Il s’y attendait sans doute, et se mit à sourire. -Ce sera la revanche de Crécy et d’Azincourt ! +Il s’y attendait sans doute, et se mit à sourire. +Ce sera la revanche de Crécy et d’Azincourt ! Je ne demande pas mieux. -Le mot incomplet indi... ne signifie pas Indiens, mais bien indigènes ! -Or, admettez-vous qu’il y ait des « indigènes » en Australie ? +Le mot incomplet indi... ne signifie pas Indiens, mais bien indigènes ! +Or, admettez-vous qu’il y ait des « indigènes » en Australie ? Il faut avouer qu’en ce moment Glenarvan regarda fixement Paganel. -Admettez-vous mon interprétation, mon cher lord ? +Admettez-vous mon interprétation, mon cher lord ? Agonie ! dit le major. -Cela m’est indifférent, répondit Paganel ; le mot n’a aucune importance. -Je ne chercherai même pas ce qu’il peut signifier. -Cette fois, les hurrahs, les félicitations, les compliments accueillirent ces paroles de Paganel. +Cela m’est indifférent, répondit Paganel ; le mot n’a aucune importance. +Je ne chercherai même pas ce qu’il peut signifier. +Cette fois, les hurrahs, les félicitations, les compliments accueillirent ces paroles de Paganel. Rien n’est plus facile. -Ils ont jeté ce document, » etc., etc. Est-ce clair ? +Ils ont jeté ce document, » etc., etc. Est-ce clair ? En Australie ! et que le ciel nous assiste ! -En Australie ! répétèrent ses compagnons d’une voix unanime. -Mettons que je suis un envoyé de la Providence, et n’en parlons plus ! -Elle modifia complètement la situation morale des voyageurs. -Une nouvelle espérance s’élevait sur les ruines de leurs projets écroulés. -Il était alors quatre heures du soir. -On résolut de souper à six. -Paganel voulut célébrer par un festin splendide cette heureuse journée. -Robert battit des mains à cette bonne idée. -Ne vous éloignez pas, » dit gravement le major aux deux chasseurs. +En Australie ! répétèrent ses compagnons d’une voix unanime. +Mettons que je suis un envoyé de la Providence, et n’en parlons plus ! +Elle modifia complètement la situation morale des voyageurs. +Une nouvelle espérance s’élevait sur les ruines de leurs projets écroulés. +Il était alors quatre heures du soir. +On résolut de souper à six. +Paganel voulut célébrer par un festin splendide cette heureuse journée. +Robert battit des mains à cette bonne idée. +Ne vous éloignez pas, » dit gravement le major aux deux chasseurs. Le soprano de Robert jetait de fines roulades sur la basse de Paganel. -C’était à qui serait le plus enfant. -La chasse s’annonçait bien, et laissait pressentir des merveilles culinaires. +C’était à qui serait le plus enfant. +La chasse s’annonçait bien, et laissait pressentir des merveilles culinaires. En ce moment, les chasseurs redescendirent des cimes de l’ombu. -Néanmoins, le repas fut aussi varié que délicat. -La conversation fut très-gaie. -On complimenta fort Paganel en sa double qualité de chasseur et de cuisinier. -Le savant accepta ces congratulations avec la modestie qui sied au vrai mérite. -Robert et moi, ajouta-t-il plaisamment, nous nous croyions en pleine forêt pendant la chasse. +Néanmoins, le repas fut aussi varié que délicat. +La conversation fut très-gaie. +On complimenta fort Paganel en sa double qualité de chasseur et de cuisinier. +Le savant accepta ces congratulations avec la modestie qui sied au vrai mérite. +Robert et moi, ajouta-t-il plaisamment, nous nous croyions en pleine forêt pendant la chasse. J’ai cru un moment que nous allions nous perdre. Je ne pouvais plus retrouver mon chemin ! -Le soleil déclinait à l’horizon ! +Le soleil déclinait à l’horizon ! Je cherchais en vain la trace de mes pas. La faim se faisait cruellement sentir ! -Déjà les sombres taillis retentissaient du rugissement des bêtes féroces... -Comment ! dit Glenarvan, vous regrettez les bêtes féroces ? -Cependant, quand on a tout à craindre de leur férocité... -La férocité n’existe pas... scientifiquement parlant, répondit le savant. -À quoi servent-elles ? +Déjà les sombres taillis retentissaient du rugissement des bêtes féroces... +Comment ! dit Glenarvan, vous regrettez les bêtes féroces ? +Cependant, quand on a tout à craindre de leur férocité... +La férocité n’existe pas... scientifiquement parlant, répondit le savant. +À quoi servent-elles ? Bel avantage ! dit Mac Nabbs. Je m’en passerais bien ! Vous auriez fait cela ? demanda Paganel. Je l’aurais fait. Eh bien ! vous auriez eu tort au point de vue zoologique ! -Non pas au point de vue humain, répondit le major. -Il faut croire que le savant l’excitait particulièrement. -Paganel ne pouvait espérer en rencontrer dans cette forêt aérienne. -Pourquoi pas ? répondit le savant. -Des bêtes fauves sur un arbre ? dit Tom Austin. -Enfin, vous n’en avez pas rencontré, je suppose ? dit le major. -Non, répondit Paganel, bien que nous ayons battu tout le bois. -C’est fâcheux, car ç’eût été là une chasse superbe. -Un féroce carnassier que ce jaguar ! -D’un seul coup de patte, il tord le cou à un cheval ! -Quand il a goûté de la chair humaine, il y revient avec sensualité. -Enchanté de ne venir qu’au quatrième rang ! répondit Mac Nabbs. -Enchanté d’être fade ! répliqua le major. -Eh bien, c’est humiliant ! répondit l’intraitable Paganel. +Non pas au point de vue humain, répondit le major. +Il faut croire que le savant l’excitait particulièrement. +Paganel ne pouvait espérer en rencontrer dans cette forêt aérienne. +Pourquoi pas ? répondit le savant. +Des bêtes fauves sur un arbre ? dit Tom Austin. +Enfin, vous n’en avez pas rencontré, je suppose ? dit le major. +Non, répondit Paganel, bien que nous ayons battu tout le bois. +C’est fâcheux, car ç’eût été là une chasse superbe. +Un féroce carnassier que ce jaguar ! +D’un seul coup de patte, il tord le cou à un cheval ! +Quand il a goûté de la chair humaine, il y revient avec sensualité. +Enchanté de ne venir qu’au quatrième rang ! répondit Mac Nabbs. +Enchanté d’être fade ! répliqua le major. +Eh bien, c’est humiliant ! répondit l’intraitable Paganel. Le blanc se proclame le premier des hommes ! -Il paraît que ce n’est pas l’avis de messieurs les jaguars ! -Notre situation n’est pas tellement agréable... -Sans doute, répondit Glenarvan. -Est-ce que vous êtes à votre aise dans ces branches incommodes et peu capitonnées ? -Je n’ai jamais été mieux, même dans mon cabinet. +Il paraît que ce n’est pas l’avis de messieurs les jaguars ! +Notre situation n’est pas tellement agréable... +Sans doute, répondit Glenarvan. +Est-ce que vous êtes à votre aise dans ces branches incommodes et peu capitonnées ? +Je n’ai jamais été mieux, même dans mon cabinet. Nous menons la vie des oiseaux, nous chantons, nous voltigeons ! -Je commence à croire que les hommes sont destinés à vivre sur les arbres. +Je commence à croire que les hommes sont destinés à vivre sur les arbres. Il ne leur manque que des ailes ! dit le major. Ils s’en feront quelque jour ! Mauvaises, on n’y prend garde. Je vois que vous regrettez le confortable de Malcolm-Castle ! -Oui, monsieur Paganel ! s’écria Robert d’un ton joyeux. -C’est de son âge, répondit Glenarvan. +Oui, monsieur Paganel ! s’écria Robert d’un ton joyeux. +C’est de son âge, répondit Glenarvan. Et du mien ! riposta le savant. Moins on a d’aises, moins on a de besoins. Moins on a de besoins, plus on est heureux. Oui ! oui ! monsieur Paganel, dit Robert. Et que prouvera votre histoire ? demanda le major. Ce que prouvent toutes les histoires, mon brave compagnon. -Pas grand’chose alors, répondit Mac Nabbs. +Pas grand’chose alors, répondit Mac Nabbs. Il alla consulter un vieux derviche. Il visite toutes les capitales de la terre ! Il n’en est pas plus heureux ! Il fit ainsi bien du chemin sans trouver le bonheur. -L’histoire de Jacques Paganel eut un très-grand succès. -Pendant ces discours et autres, le soir était venu. -Un bon sommeil pouvait seul terminer dignement cette émouvante journée. -Le mieux était de les imiter. -Il était neuf heures environ. -Le soleil venait de se coucher dans les brumes étincelantes de l’horizon occidental. -Les couches atmosphériques conservaient un calme absolu. -L’air même paraissait manquer, comme si quelque vaste machine pneumatique l’eût raréfié. +L’histoire de Jacques Paganel eut un très-grand succès. +Pendant ces discours et autres, le soir était venu. +Un bon sommeil pouvait seul terminer dignement cette émouvante journée. +Le mieux était de les imiter. +Il était neuf heures environ. +Le soleil venait de se coucher dans les brumes étincelantes de l’horizon occidental. +Les couches atmosphériques conservaient un calme absolu. +L’air même paraissait manquer, comme si quelque vaste machine pneumatique l’eût raréfié. Nous allons avoir de l’orage, dit Paganel. -Tu n’as pas peur du tonnerre ? demanda Glenarvan au jeune garçon. -Oh ! mylord, répondit Robert. +Tu n’as pas peur du tonnerre ? demanda Glenarvan au jeune garçon. +Oh ! mylord, répondit Robert. Eh bien, tant mieux, car l’orage n’est pas loin. -Nous serons trempés jusqu’à la moëlle des os. -Oh ! avec de la philosophie ! répondit le savant. -La philosophie, ça n’empêche pas d’être mouillé ! -Non, mais ça réchauffe. -Glenarvan jeta un dernier regard sur le ciel menaçant. +Nous serons trempés jusqu’à la moëlle des os. +Oh ! avec de la philosophie ! répondit le savant. +La philosophie, ça n’empêche pas d’être mouillé ! +Non, mais ça réchauffe. +Glenarvan jeta un dernier regard sur le ciel menaçant. La masse des nuages le couvrait alors tout entier. -À peine une bande indécise vers le couchant s’éclairait-elle de lueurs crépusculaires. -L’ombre même n’était plus visible. -Le silence devenait aussi profond que l’obscurité. +À peine une bande indécise vers le couchant s’éclairait-elle de lueurs crépusculaires. +L’ombre même n’était plus visible. +Le silence devenait aussi profond que l’obscurité. Des phosphorescences ? dit Glenarvan. -Quoi ! s’écria Robert, ce sont des insectes qui volent ainsi comme des étincelles ? -Les éclairs affectaient des formes variées. (Page deux cent trois.)— Oui, mon garçon. +Quoi ! s’écria Robert, ce sont des insectes qui volent ainsi comme des étincelles ? +Les éclairs affectaient des formes variées. (Page deux cent trois.)— Oui, mon garçon. Robert s’empara d’un de ces brillants insectes. -Paganel ne s’était pas trompé. -Il fallait s’attendre à un violent orage. -On se souhaita une bonne nuit sans trop l’espérer. +Paganel ne s’était pas trompé. +Il fallait s’attendre à un violent orage. +On se souhaita une bonne nuit sans trop l’espérer. Qu’en dites-vous, Glenarvan ? demanda Paganel. -Voilà encore une de vos théories qui va éclater, dit le major. +Voilà encore une de vos théories qui va éclater, dit le major. Et l’une de mes meilleures, Mac Nabbs. Je suis de l’avis de Glenarvan, l’orage sera superbe. Montre en main ? dit le major. -Bon, dit le major, voilà une recommandation qui vient à propos ! -Bah ! répliqua Paganel, tous les moments sont bons pour s’instruire. -Bientôt ils devinrent stridents et firent vibrer avec de rapides oscillations les cordes atmosphériques. -Les éclairs incessants affectaient des formes variées. +Bon, dit le major, voilà une recommandation qui vient à propos ! +Bah ! répliqua Paganel, tous les moments sont bons pour s’instruire. +Bientôt ils devinrent stridents et firent vibrer avec de rapides oscillations les cordes atmosphériques. +Les éclairs incessants affectaient des formes variées. Glenarvan et ses compagnons regardaient silencieusement ce terrifiant spectacle. Ils n’auraient pu se faire entendre. Cependant, la pluie ne tombait pas encore, et le vent se taisait toujours. -Cette pluie annonçait-elle la fin de l’orage ? -Glenarvan et ses compagnons devaient-ils en être quittes pour quelques douches vigoureusement administrées ? -Une vapeur sulfureuse remplit l’atmosphère. +Cette pluie annonçait-elle la fin de l’orage ? +Glenarvan et ses compagnons devaient-ils en être quittes pour quelques douches vigoureusement administrées ? +Une vapeur sulfureuse remplit l’atmosphère. Tom Austin ne se trompait pas. Le vent se levait alors et souffla sur cet incendie. -Austin se précipita vers lui, et l’aida à regagner le sommet du tronc. +Austin se précipita vers lui, et l’aida à regagner le sommet du tronc. Qu’y a-t-il ? -Les caïmans ! les caïmans ! -À cette vue, les malheureux se sentirent perdus. -L’arbre fut secoué jusque dans ses racines. +Les caïmans ! les caïmans ! +À cette vue, les malheureux se sentirent perdus. +L’arbre fut secoué jusque dans ses racines. Ce fut l’œuvre d’une seconde. -Les flammes qui le rongeaient s’étaient peu à peu éteintes. -Le principal danger de cette épouvantable traversée avait disparu. -Le courant, conservant sa direction première, allait toujours du sud-ouest au nord-est. -L’orage touchait à sa fin. -Rien ne prouvait qu’il ne dût pas dériver ainsi pendant des jours entiers. -s’écria Paganel d’une voix retentissante. -L’extrémité des branches calcinées avait donné contre une extumescence du sol. +Les flammes qui le rongeaient s’étaient peu à peu éteintes. +Le principal danger de cette épouvantable traversée avait disparu. +Le courant, conservant sa direction première, allait toujours du sud-ouest au nord-est. +L’orage touchait à sa fin. +Rien ne prouvait qu’il ne dût pas dériver ainsi pendant des jours entiers. +s’écria Paganel d’une voix retentissante. +L’extrémité des branches calcinées avait donné contre une extumescence du sol. Jamais navigateurs ne furent plus satisfaits de toucher. -L’écueil, ici, c’était le port. -Thalcave ! s’écria Robert. -Thalcave ! répondirent ses compagnons d’une voix unanime. -Puis, le Patagon les conduisit dans le hangar d’une estancia abandonnée. -Indien comprit-il bien les ingénieuses hypothèses du savant ? -À huit heures du matin, ils étaient prêts à partir. -Donc, nécessité absolue d’aller à pied. +L’écueil, ici, c’était le port. +Thalcave ! s’écria Robert. +Thalcave ! répondirent ses compagnons d’une voix unanime. +Puis, le Patagon les conduisit dans le hangar d’une estancia abandonnée. +Indien comprit-il bien les ingénieuses hypothèses du savant ? +À huit heures du matin, ils étaient prêts à partir. +Donc, nécessité absolue d’aller à pied. En trente-six heures, on pouvait atteindre les rivages de l’Atlantique. -Bientôt le long murmure de la mer montante frappa leurs oreilles. -Océan, s’écria Paganel. -Mais l’obscurité était grande déjà. -Les regards se promenèrent en vain sur l’immensité sombre. -Ils cherchèrent le Duncan, sans l’apercevoir. -Il est pourtant là, s’écria Glenarvan, nous attendant et courant bord sur bord ! -Nous le verrons demain, » répondit Mac Nabbs. -Tom Austin héla au juger le yacht invisible, mais sans obtenir de réponse. -Le vent était d’ailleurs très-fort, et la mer assez mauvaise. -La côte n’offrait aucun abri. +Bientôt le long murmure de la mer montante frappa leurs oreilles. +Océan, s’écria Paganel. +Mais l’obscurité était grande déjà. +Les regards se promenèrent en vain sur l’immensité sombre. +Ils cherchèrent le Duncan, sans l’apercevoir. +Il est pourtant là, s’écria Glenarvan, nous attendant et courant bord sur bord ! +Nous le verrons demain, » répondit Mac Nabbs. +Tom Austin héla au juger le yacht invisible, mais sans obtenir de réponse. +Le vent était d’ailleurs très-fort, et la mer assez mauvaise. +La côte n’offrait aucun abri. Nulle baie, nulle anse, nul port. -Pas même une crique. -John Mangles, avec sa prudence habituelle, devait s’en élever le plus possible. -Le major engagea donc son impatient ami à se résigner. -Il n’existait aucun moyen de dissiper ces épaisses ténèbres. -Donc, puisqu’il devait être là, il y était. -Ces réflexions, quoi qu’il en soit, ne parvinrent pas à calmer Glenarvan. -Il errait sur le rivage désert que les flots couvraient de leurs paillettes phosphorescentes. -Il regardait, il écoutait. -Il crut même, à de certains moments, surprendre en mer une lueur indécise. -Ah ! pourquoi mes regards ne peuvent-ils percer ces ténèbres ! -Une idée lui vint alors. +Pas même une crique. +John Mangles, avec sa prudence habituelle, devait s’en élever le plus possible. +Le major engagea donc son impatient ami à se résigner. +Il n’existait aucun moyen de dissiper ces épaisses ténèbres. +Donc, puisqu’il devait être là, il y était. +Ces réflexions, quoi qu’il en soit, ne parvinrent pas à calmer Glenarvan. +Il errait sur le rivage désert que les flots couvraient de leurs paillettes phosphorescentes. +Il regardait, il écoutait. +Il crut même, à de certains moments, surprendre en mer une lueur indécise. +Ah ! pourquoi mes regards ne peuvent-ils percer ces ténèbres ! +Une idée lui vint alors. Paganel se disait nyctalope, Paganel y voyait la nuit. -Il alla réveiller Paganel. -Qui va là ? s’écria-t-il. +Il alla réveiller Paganel. +Qui va là ? s’écria-t-il. C’est moi, Paganel. Venez, j’ai besoin de vos yeux. -Mes yeux ? répondit Paganel, qui les frottait vigoureusement. -Oui, vos yeux pour distinguer notre Duncan dans cette obscurité. +Mes yeux ? répondit Paganel, qui les frottait vigoureusement. +Oui, vos yeux pour distinguer notre Duncan dans cette obscurité. Au diable la nyctalopie ! -se dit Paganel, enchanté d’ailleurs, d’être utile à Glenarvan. +se dit Paganel, enchanté d’ailleurs, d’être utile à Glenarvan. Glenarvan le pria d’examiner le sombre horizon de la mer. -Pendant quelques minutes, Paganel se livra consciencieusement à cette contemplation. +Pendant quelques minutes, Paganel se livra consciencieusement à cette contemplation. Eh bien ! n’apercevez-vous rien ? demanda Glenarvan. -Rien ! un chat lui-même n’y verrait pas à deux pas de lui. +Rien ! un chat lui-même n’y verrait pas à deux pas de lui. Je ne vois ni feu vert ni feu rouge ! -répondit Paganel, dont les yeux se fermaient involontairement. -Il ne répondait pas, il ne parlait plus. -Ses pas mal assurés le laissaient rouler comme un homme ivre. +répondit Paganel, dont les yeux se fermaient involontairement. +Il ne répondait pas, il ne parlait plus. +Ses pas mal assurés le laissaient rouler comme un homme ivre. Paganel dormait en marchant. -répondirent à Glenarvan ses compagnons, se précipitant sur le rivage. -Sa fumée se perdait confusément dans les brumes du matin. -Trois fois, la carabine de l’Indien retentit, réveillant les échos des dunes. -Enfin, une fumée blanche apparut aux flancs du yacht. -Ils nous ont vus ! s’écria Glenarvan. +répondirent à Glenarvan ses compagnons, se précipitant sur le rivage. +Sa fumée se perdait confusément dans les brumes du matin. +Trois fois, la carabine de l’Indien retentit, réveillant les échos des dunes. +Enfin, une fumée blanche apparut aux flancs du yacht. +Ils nous ont vus ! s’écria Glenarvan. C’est le canon du Duncan ! -Et quelques secondes après, une sourde détonation venait mourir à la limite du rivage. -Bientôt, la lunette aidant, on vit une embarcation se détacher du bord. +Et quelques secondes après, une sourde détonation venait mourir à la limite du rivage. +Bientôt, la lunette aidant, on vit une embarcation se détacher du bord. Lady Helena ne pourra venir, dit Tom Austin, la mer est trop dure ! -John Mangles non plus, répondit Mac Nabbs, il ne peut quitter son navire. -Ah ! qu’il me tarde d’être à bord ! s’écria Glenarvan. -Vous y serez dans deux heures, » répondit le major. +John Mangles non plus, répondit Mac Nabbs, il ne peut quitter son navire. +Ah ! qu’il me tarde d’être à bord ! s’écria Glenarvan. +Vous y serez dans deux heures, » répondit le major. Glenarvan prit sa main, et lui montrant le yacht : « Viens, » dit-il. -Indien secoua doucement la tête. +Indien secoua doucement la tête. Viens, ami, reprit Glenarvan. -Non, répondit doucement Thalcave. -Ici est Thaouka, et là, les Pampas ! -ajouta-t-il, en embrassant d’un geste passionné l’immense étendue des plaines. -Il connaissait le religieux attachement de ces enfants du désert pour le pays natal. +Non, répondit doucement Thalcave. +Ici est Thaouka, et là, les Pampas ! +ajouta-t-il, en embrassant d’un geste passionné l’immense étendue des plaines. +Il connaissait le religieux attachement de ces enfants du désert pour le pays natal. Il serra donc la main de Thalcave, et n’insista pas. -Glenarvan ne put lui répondre. +Glenarvan ne put lui répondre. Mais que lui restait-il ? -Ses armes, ses chevaux, il avait tout perdu dans les désastres de l’inondation. -Ses amis n’étaient pas plus riches que lui. +Ses armes, ses chevaux, il avait tout perdu dans les désastres de l’inondation. +Ses amis n’étaient pas plus riches que lui. Ma femme, » dit-il. -Ces braves gens étaient sincèrement émus de quitter cet ami intrépide et dévoué. +Ces braves gens étaient sincèrement émus de quitter cet ami intrépide et dévoué. Thalcave les pressa tous sur sa large poitrine. -C’était ce que le savant possédait de plus précieux. +C’était ce que le savant possédait de plus précieux. Ma femme ? demanda Glenarvan. -Ma sœur ? s’écria Robert. -Lady Helena et miss Grant vous attendent à bord, répondit le patron du canot. -Les derniers embrassements furent prodigués à l’Indien. -Thalcave accompagna les amis jusqu’à l’embarcation, qui fut remise à flot. +Ma sœur ? s’écria Robert. +Lady Helena et miss Grant vous attendent à bord, répondit le patron du canot. +Les derniers embrassements furent prodigués à l’Indien. +Thalcave accompagna les amis jusqu’à l’embarcation, qui fut remise à flot. Et maintenant va, dit-il, tu es un homme ! Adieu, ami ! adieu ! dit encore une fois Glenarvan. -Ne nous reverrons-nous jamais ? s’écria Paganel. -répondit Thalcave, en levant son bras vers le ciel. +Ne nous reverrons-nous jamais ? s’écria Paganel. +répondit Thalcave, en levant son bras vers le ciel. On poussa au large. -Le canot s’éloigna, emporté par la mer descendante. -Longtemps, la silhouette immobile de Thalcave apparut à travers l’écume des vagues. -Les premiers instants furent consacrés au bonheur de se revoir. -Aussi ses premières paroles furent-elles celles-ci : « Confiance, mes amis, confiance ! -Du haut de la dunette, elles essayaient de compter ceux qui revenaient à bord. -Son cœur palpitait ; elle ne pouvait parler, elle se soutenait à peine. +Le canot s’éloigna, emporté par la mer descendante. +Longtemps, la silhouette immobile de Thalcave apparut à travers l’écume des vagues. +Les premiers instants furent consacrés au bonheur de se revoir. +Aussi ses premières paroles furent-elles celles-ci : « Confiance, mes amis, confiance ! +Du haut de la dunette, elles essayaient de compter ceux qui revenaient à bord. +Son cœur palpitait ; elle ne pouvait parler, elle se soutenait à peine. Lady Helena l’entourait de ses bras. -Il est là ! il vient ! mon père ! +Il est là ! il vient ! mon père ! murmurait la jeune fille. -Mais, la chaloupe se rapprochant peu à peu, l’illusion devint impossible. -Il était temps que lord Glenarvan arrivât et fît entendre ses rassurantes paroles. +Mais, la chaloupe se rapprochant peu à peu, l’illusion devint impossible. +Il était temps que lord Glenarvan arrivât et fît entendre ses rassurantes paroles. Lady Helena regretta de ne pouvoir presser la main du brave Indien. -Le déjeuner ! s’écria Paganel. -Oui, monsieur Paganel, répondit Mr. Olbinett. -Un vrai déjeuner, sur une vraie table, avec un couvert et des serviettes ? +Le déjeuner ! s’écria Paganel. +Oui, monsieur Paganel, répondit Mr. Olbinett. +Un vrai déjeuner, sur une vraie table, avec un couvert et des serviettes ? Sans doute, monsieur Paganel. Et on ne mangera ni charqui, ni œufs durs, ni filets d’autruche ? -Monsieur ! répondit le maître d’hôtel, humilié dans son art. -Voici mon bras, dit le galant géographe. -Les passagers du yacht et le jeune capitaine descendirent dans le carré. -On fit fête au déjeuner de Mr. Olbinett. -Il fut déclaré excellent, et même supérieur aux splendides festins de la Pampa. -Paganel revint deux fois à chacun des plats, « par distraction, » dit-il. -Le major et lord Glenarvan se regardèrent en souriant. +Monsieur ! répondit le maître d’hôtel, humilié dans son art. +Voici mon bras, dit le galant géographe. +Les passagers du yacht et le jeune capitaine descendirent dans le carré. +On fit fête au déjeuner de Mr. Olbinett. +Il fut déclaré excellent, et même supérieur aux splendides festins de la Pampa. +Paganel revint deux fois à chacun des plats, « par distraction, » dit-il. +Le major et lord Glenarvan se regardèrent en souriant. Et pourquoi, mon digne ami ? demanda le major. Parce que non-seulement je sais l’espagnol, mais aussi le portugais. Je parle deux langues au lieu d’une ! -Par ma foi, je n’y avais pas songé, répondit Mac Nabbs. -Mes compliments, Paganel, mes sincères compliments ! +Par ma foi, je n’y avais pas songé, répondit Mac Nabbs. +Mes compliments, Paganel, mes sincères compliments ! On applaudit Paganel, qui ne perdait pas un coup de dent. Il mangeait et causait tout ensemble. Et votre voyage, John, lui demanda-t-il, comment s’est-il accompli ? -Dans les meilleures conditions, répondit le capitaine. +Dans les meilleures conditions, répondit le capitaine. Pendez-vous ! dit le major. -Cela ne m’empêche pas de le regretter, » répliqua le savant. -Mais on ne le poussa pas davantage, et on le laissa sur cette réponse. -John Mangles reprit alors la parole, et fit le récit de sa traversée. -Nul récit ne pouvait être plus agréable à lady Helena et à miss Grant. -Aussi lord Glenarvan se hâta de satisfaire leur curiosité. -Il reprit, incident par incident, tout son voyage d’un océan à l’autre. -Jamais enfant ne se vit si bien embrassé, et par des amies plus enthousiastes. -Fort heureusement, notre ami Paganel, illuminé par une soudaine inspiration, a découvert l’erreur. -Parlez, Mac Nabbs, répondit Glenarvan. +Cela ne m’empêche pas de le regretter, » répliqua le savant. +Mais on ne le poussa pas davantage, et on le laissa sur cette réponse. +John Mangles reprit alors la parole, et fit le récit de sa traversée. +Nul récit ne pouvait être plus agréable à lady Helena et à miss Grant. +Aussi lord Glenarvan se hâta de satisfaire leur curiosité. +Il reprit, incident par incident, tout son voyage d’un océan à l’autre. +Jamais enfant ne se vit si bien embrassé, et par des amies plus enthousiastes. +Fort heureusement, notre ami Paganel, illuminé par une soudaine inspiration, a découvert l’erreur. +Parlez, Mac Nabbs, répondit Glenarvan. Continuez, major, dit Paganel. -Je suis prêt à répondre à toutes vos questions. +Je suis prêt à répondre à toutes vos questions. Rien ne sera plus simple, dit le major. -Nous n’avions même pas à ce sujet l’ombre d’un doute. -Réflexion fort juste, répondit Glenarvan. -J’en conviens, répondit le géographe. -Et cependant, nous nous sommes trompés, dit le major. -Nous nous sommes trompés, répéta Paganel. -Attendez, Paganel, répondit le major, ne vous animez pas. -Je ne veux point dire que nos recherches doivent se prolonger en Amérique. +Nous n’avions même pas à ce sujet l’ombre d’un doute. +Réflexion fort juste, répondit Glenarvan. +J’en conviens, répondit le géographe. +Et cependant, nous nous sommes trompés, dit le major. +Nous nous sommes trompés, répéta Paganel. +Attendez, Paganel, répondit le major, ne vous animez pas. +Je ne veux point dire que nos recherches doivent se prolonger en Amérique. Alors que demandez-vous ? dit Glenarvan. -Nous l’avouons volontiers, répondit Paganel. -Glenarvan et Paganel se regardèrent. +Nous l’avouons volontiers, répondit Paganel. +Glenarvan et Paganel se regardèrent. Les observations du major les frappaient par leur justesse. Voici les documents, voici des cartes. -Les documents scrupuleusement examinés, on dut reconnaître que Paganel avait raison. -Tristan d’Acunha fut rejeté à l’unanimité. -Continuons, reprit le géographe. -Soumettons-les au même examen que Tristan d’Acunha. -Après un contrôle attentif, les îles Amsterdam furent évincées à leur tour. -La chose est assez évidente pour que je n’insiste pas. +Les documents scrupuleusement examinés, on dut reconnaître que Paganel avait raison. +Tristan d’Acunha fut rejeté à l’unanimité. +Continuons, reprit le géographe. +Soumettons-les au même examen que Tristan d’Acunha. +Après un contrôle attentif, les îles Amsterdam furent évincées à leur tour. +La chose est assez évidente pour que je n’insiste pas. Chacun approuva la conclusion de Paganel. -Ce système réunissait toutes les probabilités en sa faveur. -Allons au delà, dit le major. -Allons, répondit le géographe, le voyage est facile. +Ce système réunissait toutes les probabilités en sa faveur. +Allons au delà, dit le major. +Allons, répondit le géographe, le voyage est facile. Qui se nomme ?... demanda le major. -C’est Maria-Thérésa, nom dont je ne trouve aucune trace dans les trois documents. -Évidemment, répondirent à l’unanimité les passagers et le capitaine du Duncan. +C’est Maria-Thérésa, nom dont je ne trouve aucune trace dans les trois documents. +Évidemment, répondirent à l’unanimité les passagers et le capitaine du Duncan. Eh bien, alors, donnez la route... Encore une observation, dit le major, interrompant son ami. -Elles sont situées sur notre parcours, et ne s’éloignent aucunement de notre route. -L’incrédule major, s’écria Paganel, il y tient ! -La précaution me paraît bonne, répondit Glenarvan. -Et ce n’est pas moi qui vous dissuaderai de la prendre, répliqua Paganel. +Elles sont situées sur notre parcours, et ne s’éloignent aucunement de notre route. +L’incrédule major, s’écria Paganel, il y tient ! +La précaution me paraît bonne, répondit Glenarvan. +Et ce n’est pas moi qui vous dissuaderai de la prendre, répliqua Paganel. Alors, John, dit Glenarvan, faites mettre le cap sur Tristan d’Acunha. -Les passagers avaient repris le jour même leurs habitudes du bord. -Il ne semblait pas qu’ils eussent quitté le navire pendant un mois. -Cette rapide traversée s’accomplit donc sans accident ni incident. -On attendait avec confiance la côte australienne. -Les probabilités se changeaient en certitudes. -Sa cabine et les cadres de ses deux compagnons furent préparés à bord. -Mary Grant se plaisait à la disposer de ses mains, à l’embellir. -Le savant géographe s’y tenait presque toujours enfermé. -Lady Helena lui en faisait ses sincères compliments. -Le major le félicitait aussi de ces visites mythologiques. -Les choses allaient donc parfaitement à bord. -Lord et lady Glenarvan observaient avec intérêt John Mangles et Mary Grant. -Que pensera le capitaine Grant ? dit un jour Glenarvan à lady Helena. +Les passagers avaient repris le jour même leurs habitudes du bord. +Il ne semblait pas qu’ils eussent quitté le navire pendant un mois. +Cette rapide traversée s’accomplit donc sans accident ni incident. +On attendait avec confiance la côte australienne. +Les probabilités se changeaient en certitudes. +Sa cabine et les cadres de ses deux compagnons furent préparés à bord. +Mary Grant se plaisait à la disposer de ses mains, à l’embellir. +Le savant géographe s’y tenait presque toujours enfermé. +Lady Helena lui en faisait ses sincères compliments. +Le major le félicitait aussi de ces visites mythologiques. +Les choses allaient donc parfaitement à bord. +Lord et lady Glenarvan observaient avec intérêt John Mangles et Mary Grant. +Que pensera le capitaine Grant ? dit un jour Glenarvan à lady Helena. Cependant, le yacht marchait rapidement vers son but. -Le commandant Maury les a spécialement signalées à l’attention des navigateurs. +Le commandant Maury les a spécialement signalées à l’attention des navigateurs. Terre ! cria-t-il. -Dans quelle direction ? demanda Tom Austin, qui était de quart. -Sous le vent à nous, » répondit le matelot. -À ce cri toujours émotionnant, le pont du yacht se peupla subitement. -Bientôt une longue-vue sortit de la dunette, et fut immédiatement suivie de Jacques Paganel. +Dans quelle direction ? demanda Tom Austin, qui était de quart. +Sous le vent à nous, » répondit le matelot. +À ce cri toujours émotionnant, le pont du yacht se peupla subitement. +Bientôt une longue-vue sortit de la dunette, et fut immédiatement suivie de Jacques Paganel. Regardez dans les nuages, lui dit John Mangles. -En effet, répondit Paganel, on dirait une sorte de pic presque imperceptible encore. +En effet, répondit Paganel, on dirait une sorte de pic presque imperceptible encore. C’est Tristan d’Acunha, reprit John Mangles. -Précisément, » répondit le capitaine John. -Il s’enquit immédiatement d’Harry Grant et du Britannia. -Ces noms étaient entièrement inconnus. -La statistique acunhienne des sinistres maritimes se bornait à ces trois catastrophes. -La population de Tristan d’Acunha ne s’élève pas à cent cinquante habitants. -Partout ailleurs, la côte est faite de falaises de laves, escarpées et arides. -Là, d’énormes albatros et des pingouins stupides se comptent par centaines de mille. -On sentait qu’un printemps éternel versait sa douce influence sur cette île privilégiée. -Aucune trace du Britannia ne s’était rencontrée sur leur parcours. +Précisément, » répondit le capitaine John. +Il s’enquit immédiatement d’Harry Grant et du Britannia. +Ces noms étaient entièrement inconnus. +La statistique acunhienne des sinistres maritimes se bornait à ces trois catastrophes. +La population de Tristan d’Acunha ne s’élève pas à cent cinquante habitants. +Partout ailleurs, la côte est faite de falaises de laves, escarpées et arides. +Là, d’énormes albatros et des pingouins stupides se comptent par centaines de mille. +On sentait qu’un printemps éternel versait sa douce influence sur cette île privilégiée. +Aucune trace du Britannia ne s’était rencontrée sur leur parcours. Les amphibies, au contraire, s’y rencontraient par troupeaux. -Aussi le départ du Duncan fut-il remis au surlendemain vingt novembre. +Aussi le départ du Duncan fut-il remis au surlendemain vingt novembre. Jonathan accepta, et hissa sur sa cabane le pavillon britannique. -Un seul Européen, ajouta Paganel, un caporal, un Écossais... -Ah ! un Écossais ! dit le major, que ses compatriotes intéressaient toujours plus spécialement. +Un seul Européen, ajouta Paganel, un caporal, un Écossais... +Ah ! un Écossais ! dit le major, que ses compatriotes intéressaient toujours plus spécialement. Ainsi commencent les nations, dit Glenarvan. -Son capitaine, oubliant qu’il était à terre, avait fait voile pour le Cap. -Voilà ce qu’on peut appeler un capitaine distrait, répondit le major. -C’était sans doute un de vos parents, Paganel? -S’il ne l’était pas, major, il méritait de l'être ! -La réponse du géographe termina cette conversation. -Après avoir autorisé la chasse, Glenarvan ne pouvait en interdire le profit. -Glenarvan et le major emportèrent leur fusil pour tâter le gibier acunhien. +Son capitaine, oubliant qu’il était à terre, avait fait voile pour le Cap. +Voilà ce qu’on peut appeler un capitaine distrait, répondit le major. +C’était sans doute un de vos parents, Paganel? +S’il ne l’était pas, major, il méritait de l'être ! +La réponse du géographe termina cette conversation. +Après avoir autorisé la chasse, Glenarvan ne pouvait en interdire le profit. +Glenarvan et le major emportèrent leur fusil pour tâter le gibier acunhien. Le pied du mont sortait d’un chaos de roches branlantes. -Les chasseurs aperçurent quelques sangliers. -L’un d’eux tomba frappé sous la balle du major. -Une grande quantité de chèvres furent entrevues au sommet des plateaux élevés. -Les passagers du Duncan profitèrent de leur relâche pour la visiter. +Les chasseurs aperçurent quelques sangliers. +L’un d’eux tomba frappé sous la balle du major. +Une grande quantité de chèvres furent entrevues au sommet des plateaux élevés. +Les passagers du Duncan profitèrent de leur relâche pour la visiter. C’est ainsi, du moins, que s’exprima Paganel. C’est ce que firent les voyageurs, le lendemain, au lever du jour. -Voyez ce qui se passe à l’intérieur des grandes terres. +Voyez ce qui se passe à l’intérieur des grandes terres. On ne peut passer. Les moyens de transports sont insuffisants. -La chaleur, les maladies, la sauvagerie des indigènes, forment autant d’infranchissables obstacles. -Vingt milles de désert séparent plus les hommes que cinq cent milles d’océan ! -À huit heures, sa forme encore indéterminée reproduisait assez exactement l’aspect de Ténériffe. -Et par conséquent, dit Glenarvan, elle ressemble à Tristan d’Acunha. +La chaleur, les maladies, la sauvagerie des indigènes, forment autant d’infranchissables obstacles. +Vingt milles de désert séparent plus les hommes que cinq cent milles d’océan ! +À huit heures, sa forme encore indéterminée reproduisait assez exactement l’aspect de Ténériffe. +Et par conséquent, dit Glenarvan, elle ressemble à Tristan d’Acunha. Il y a donc des Robinsons partout ? demanda lady Helena. Monsieur Paganel, dit Mary Grant, voulez-vous me permettre de vous faire une question ? -Deux, ma chère miss, et je m’engage à y répondre. -Moi ! s’écria Paganel. +Deux, ma chère miss, et je m’engage à y répondre. +Moi ! s’écria Paganel. Je me referais une vie nouvelle. -À vous tout seul ? -À moi tout seul, s’il le fallait. +À vous tout seul ? +À moi tout seul, s’il le fallait. D’ailleurs, est-on jamais seul au monde ? -Deux amis sur un rocher, voilà le bonheur ! +Deux amis sur un rocher, voilà le bonheur ! Supposez le major et moi... -Mais je crois que la réalité est bien différente du rêve. -Vous ne voyez que le beau côté des choses ! -Madame, vous ne pensez pas qu’on puisse être heureux dans une île déserte ? +Mais je crois que la réalité est bien différente du rêve. +Vous ne voyez que le beau côté des choses ! +Madame, vous ne pensez pas qu’on puisse être heureux dans une île déserte ? Je ne le crois pas. -L’homme est fait pour la société, non pour l’isolement. -La solitude ne peut engendrer que le désespoir. +L’homme est fait pour la société, non pour l’isolement. +La solitude ne peut engendrer que le désespoir. C’est une question de temps. -Son îlot, c’est le monde entier. -Croyez-moi, monsieur Paganel, il vaut mieux ne pas être cet homme-là ! -C’est de ce voyage que date la confusion des deux îles. -Page deux cent quarante-neuf.) française. -Ce « sage vieillard » fit avec beaucoup de politesse les honneurs de son île. -C’était en mille huit cent vingt-sept. -Ces deux infortunés étaient méconnaissables. +Son îlot, c’est le monde entier. +Croyez-moi, monsieur Paganel, il vaut mieux ne pas être cet homme-là ! +C’est de ce voyage que date la confusion des deux îles. +Page deux cent quarante-neuf.) française. +Ce « sage vieillard » fit avec beaucoup de politesse les honneurs de son île. +C’était en mille huit cent vingt-sept. +Ces deux infortunés étaient méconnaissables. Le schooner ne reparut pas. Telles furent ces aventures. -Mais, depuis lors, aucun navire ne s’était perdu sur ces côtes. +Mais, depuis lors, aucun navire ne s’était perdu sur ces côtes. Du Britannia et du capitaine Grant, il ne savait rien. -Glenarvan ne fut ni surpris ni attristé de sa réponse. -Ils voulaient constater son absence de ces différents points du parallèle, voilà tout. -Le départ du Duncan fut donc décidé pour le lendemain. -Jusqu’au soir, les passagers visitèrent l’île, dont l’apparence est fort attrayante. -Quelques-unes de ces sources étaient portées à une très-haute température. -John Mangles y plongea un thermomètre Fahrenheit, qui marqua cent soixante-seize degrés. -Chacun lui souhaita tout le bonheur possible sur son îlot désert. -Cependant, une difficulté se présentait ici. -Puis, sans répondre, il alla chercher le document. -Bon, mon cher ami, dit Glenarvan, mais faites-nous au moins une réponse. +Glenarvan ne fut ni surpris ni attristé de sa réponse. +Ils voulaient constater son absence de ces différents points du parallèle, voilà tout. +Le départ du Duncan fut donc décidé pour le lendemain. +Jusqu’au soir, les passagers visitèrent l’île, dont l’apparence est fort attrayante. +Quelques-unes de ces sources étaient portées à une très-haute température. +John Mangles y plongea un thermomètre Fahrenheit, qui marqua cent soixante-seize degrés. +Chacun lui souhaita tout le bonheur possible sur son îlot désert. +Cependant, une difficulté se présentait ici. +Puis, sans répondre, il alla chercher le document. +Bon, mon cher ami, dit Glenarvan, mais faites-nous au moins une réponse. Parlez, monsieur Paganel, dit John Mangles. Oui, en faisant deux cents milles par vingt-quatre heures. Est-ce une marche extraordinaire ? -Les clippers à voiles obtiennent souvent des vitesses supérieures. -En effet, répondit lady Helena, du trente et un mai au vingt-sept juin... +Les clippers à voiles obtiennent souvent des vitesses supérieures. +En effet, répondit lady Helena, du trente et un mai au vingt-sept juin... Un vif sentiment de satisfaction accueillit cette conclusion de Paganel. -Encore un point éclairci ! dit Glenarvan, et grâce à notre ami. -Ou sa côte orientale, dit John Mangles. +Encore un point éclairci ! dit Glenarvan, et grâce à notre ami. +Ou sa côte orientale, dit John Mangles. En effet, vous avez raison, John. -Ainsi, mylord, dit la jeune fille, il y a doute à cet égard ? -Toute cette côte est anglaise, pour ainsi dire, et peuplée de colons. -Bien, capitaine John, répliqua Paganel. -Je me range à votre opinion. -Non, Madame, répondit Paganel, la côte est déserte. -Nulle voie de communication ne la relie à Melbourne ou Adélaïde. -Mais alors, demanda Mary Grant, qu’est devenu mon père, depuis deux ans ? -Oui, Monsieur Paganel, répondit la jeune fille. +Ainsi, mylord, dit la jeune fille, il y a doute à cet égard ? +Toute cette côte est anglaise, pour ainsi dire, et peuplée de colons. +Bien, capitaine John, répliqua Paganel. +Je me range à votre opinion. +Non, Madame, répondit Paganel, la côte est déserte. +Nulle voie de communication ne la relie à Melbourne ou Adélaïde. +Mais alors, demanda Mary Grant, qu’est devenu mon père, depuis deux ans ? +Oui, Monsieur Paganel, répondit la jeune fille. Eh bien, une fois sur ce continent, qu’est devenu le capitaine Grant ? -Les hypothèses ici ne sont pas nombreuses. -Elles se réduisent à trois. +Les hypothèses ici ne sont pas nombreuses. +Elles se réduisent à trois. Continuez, Paganel, dit lord Glenarvan. -Je continue, répondit Paganel ; et d’abord, je repousse la première hypothèse. -Pauvre père ! murmura Mary Grant, depuis deux ans séparé de nous ! +Je continue, répondit Paganel ; et d’abord, je repousse la première hypothèse. +Pauvre père ! murmura Mary Grant, depuis deux ans séparé de nous ! Laisse parler monsieur Paganel, ma sœur, dit Robert, il finira par nous apprendre... -Hélas ! non, mon garçon ! -Mais ces indigènes, demanda vivement lady Glenarvan, sont-ils... -Eh bien ! s’écria le géographe d’un ton confiant, nous le retrouverons encore ! +Hélas ! non, mon garçon ! +Mais ces indigènes, demanda vivement lady Glenarvan, sont-ils... +Eh bien ! s’écria le géographe d’un ton confiant, nous le retrouverons encore ! N’est-ce pas, mes amis ? -Sans doute, répondit Glenarvan, qui voulut donner à la conversation une moins triste allure. +Sans doute, répondit Glenarvan, qui voulut donner à la conversation une moins triste allure. Je n’admets pas qu’on se perde... -Ni moi non plus, répliqua Paganel. +Ni moi non plus, répliqua Paganel. Est-ce grand, l’Australie ? demanda Robert. Tant que cela ? dit le major. -Oui, Mac Nabbs, à un yard près. -Non, Madame, répondit Paganel, tant s’en faut ! +Oui, Mac Nabbs, à un yard près. +Non, Madame, répondit Paganel, tant s’en faut ! Oh ! cinquante, dit le major d’un air de doute. Mac Nabbs, tout autant. -Néanmoins, cinquante, c’est beaucoup dire, répliqua le major. +Néanmoins, cinquante, c’est beaucoup dire, répliqua le major. Allez plus loin, Paganel. Oh ! oh ! fit tranquillement le major. -Voilà bien les savants ! ils ne doutent de rien. -Pourquoi pas, Paganel, si cela vous fait plaisir ? répondit Mac Nabbs. -Commençons donc, répliqua Paganel. +Voilà bien les savants ! ils ne doutent de rien. +Pourquoi pas, Paganel, si cela vous fait plaisir ? répondit Mac Nabbs. +Commençons donc, répliqua Paganel. Mesdames et Messieurs, vous composez la galerie qui nous juge. Toi, Robert, tu marqueras les points. -Paganel fut donc invité à commencer sans retard ses tours de mnémotechnie. -Il y a deux cent cinquante-huit ans, mes amis, l’Australie était encore inconnue. +Paganel fut donc invité à commencer sans retard ses tours de mnémotechnie. +Il y a deux cent cinquante-huit ans, mes amis, l’Australie était encore inconnue. Mais ces cartes ne sont pas suffisamment authentiques. -J’arrive donc au xviie siècle, en mille six cent six. +J’arrive donc au xviie siècle, en mille six cent six. Je ne discuterai pas la question. -Compte ce Quiros, Robert, et passons à un autre. -Après lui, les navigateurs se multiplient. +Compte ce Quiros, Robert, et passons à un autre. +Après lui, les navigateurs se multiplient. En mille six cent vingt-deux, Leuwin descend jusqu’au cap devenu son homonyme. -À quel nombre sommes-nous ? -À dix, répondit Robert. +À quel nombre sommes-nous ? +À dix, répondit Robert. Bien, reprit Paganel, je fais une croix, et je passe aux Anglais. C’est le Botany-Bay actuel. -Ses relations avec des naturels à demi abrutis furent peu intéressantes. -Le danger de couler bas était imminent. +Ses relations avec des naturels à demi abrutis furent peu intéressantes. +Le danger de couler bas était imminent. Endeavour continua sa route vers le nord. -C’était un grand homme, dit Glenarvan. -Le plus illustre marin qui ait jamais existé. -Après lui, s’élancent des navigateurs de toutes les nations. +C’était un grand homme, dit Glenarvan. +Le plus illustre marin qui ait jamais existé. +Après lui, s’élancent des navigateurs de toutes les nations. Il part, et ne revient plus. Ah ! le capitaine Baudin ? dit le major. Pourquoi cette exclamation ? demanda Paganel. Continuez, mon cher Paganel. Cela fait vingt-quatre noms, dit Robert. -Bon, répondit Paganel, j’ai déjà la moitié de la carabine du major. +Bon, répondit Paganel, j’ai déjà la moitié de la carabine du major. Et maintenant que j’en ai fini avec les marins, passons aux voyageurs. -Très-bien, monsieur Paganel, dit lady Helena. -Il faut avouer que vous avez une mémoire étonnante. +Très-bien, monsieur Paganel, dit lady Helena. +Il faut avouer que vous avez une mémoire étonnante. Ce qui est fort singulier, ajouta Glenarvan, chez un homme si... -Si distrait, se hâta de dire Paganel. -Oh ! je n’ai que la mémoire des dates et des faits. +Si distrait, se hâta de dire Paganel. +Oh ! je n’ai que la mémoire des dates et des faits. Eh bien, vingt-cinq, le lieutenant Daws. -Ces deux insuccès détournèrent pendant trois ans les voyageurs de reprendre cette tâche difficile. -J’ai de l’avance, répondit Paganel. -Sa première expédition à l’intérieur est de mille huit cent soixante. -Cinquante-six ! s’écria Robert. -Assez, fit le major, accablé sous le nombre. +Ces deux insuccès détournèrent pendant trois ans les voyageurs de reprendre cette tâche difficile. +J’ai de l’avance, répondit Paganel. +Sa première expédition à l’intérieur est de mille huit cent soixante. +Cinquante-six ! s’écria Robert. +Assez, fit le major, accablé sous le nombre. Ni Dixon, ni Strelesky, ni Reid, ni Wilkes, ni Mitchell... Il s’avoue vaincu. -Et sa carabine ? demanda le géographe d’un air triomphant. -Elle est à vous, Paganel, répondit le major, et je la regrette bien. -Mais vous avez une mémoire à gagner tout un musée d’artillerie. -Il est certainement impossible, dit lady Helena, de mieux connaître son Australie. +Et sa carabine ? demanda le géographe d’un air triomphant. +Elle est à vous, Paganel, répondit le major, et je la regrette bien. +Mais vous avez une mémoire à gagner tout un musée d’artillerie. +Il est certainement impossible, dit lady Helena, de mieux connaître son Australie. Ni le plus petit nom, ni le plus petit fait... -Oh ! le plus petit fait ! dit le major en secouant la tête. -Hein ! qu’est-ce, Mac Nabbs ? s’écria Paganel. -Par exemple ! fit Paganel avec un suprême mouvement de fierté. -À l’instant, major. -Savez-vous, Paganel, pourquoi l’Australie n’appartient pas à la France ? +Oh ! le plus petit fait ! dit le major en secouant la tête. +Hein ! qu’est-ce, Mac Nabbs ? s’écria Paganel. +Par exemple ! fit Paganel avec un suprême mouvement de fierté. +À l’instant, major. +Savez-vous, Paganel, pourquoi l’Australie n’appartient pas à la France ? Mais, il me semble... Ou, tout au moins, quelle raison en donnent les Anglais ? -Non, major, répondit Paganel d’un air vexé. -Quoi ! s’écria le savant, dit-on cela en Angleterre ? +Non, major, répondit Paganel d’un air vexé. +Quoi ! s’écria le savant, dit-on cela en Angleterre ? Mais c’est une mauvaise plaisanterie ! -C’est une indignité ! s’écria le patriotique géographe. -Et cela se répète sérieusement ? -Comment ! vous ignoriez cette particularité ? +C’est une indignité ! s’écria le patriotique géographe. +Et cela se répète sérieusement ? +Comment ! vous ignoriez cette particularité ? D’ailleurs, les Anglais nous appellent « mangeurs de grenouilles ! -Or, généralement, on n’a pas peur de ce que l’on mange. -Cela ne se dit pas moins, Paganel, » répondit le major en souriant modestement. -Cet état de l’atmosphère pouvait se prolonger indéfiniment. -Le soir, Glenarvan s’entretenait à ce sujet avec John Mangles. +Or, généralement, on n’a pas peur de ce que l’on mange. +Cela ne se dit pas moins, Paganel, » répondit le major en souriant modestement. +Cet état de l’atmosphère pouvait se prolonger indéfiniment. +Le soir, Glenarvan s’entretenait à ce sujet avec John Mangles. Que voulez-vous, John ? -Si cette contrariété arrivait, il faudrait bien s’y soumettre. -Ce ne serait qu’un retard, après tout. -Sans doute, si la tempête ne s’en mêlait pas. +Si cette contrariété arrivait, il faudrait bien s’y soumettre. +Ce ne serait qu’un retard, après tout. +Sans doute, si la tempête ne s’en mêlait pas. Et vous agissez sagement. Qu’y a-t-il ? Des menaces certaines de gros temps. -Ne vous fiez pas à l’apparence du ciel, mylord. +Ne vous fiez pas à l’apparence du ciel, mylord. Rien n’est plus trompeur. -C’est un avertissement que je ne puis négliger. -Que l’orage vienne, et nous saurons nous défendre ! -John Mangles, en exprimant ses craintes, obéissait à son instinct d’homme de mer. -C’était un habile « weather-wise, » expression anglaise qui s’applique aux observateurs du temps. +C’est un avertissement que je ne puis négliger. +Que l’orage vienne, et nous saurons nous défendre ! +John Mangles, en exprimant ses craintes, obéissait à son instinct d’homme de mer. +C’était un habile « weather-wise, » expression anglaise qui s’applique aux observateurs du temps. John resta sur le pont pendant toute la nuit. Vers onze heures, le ciel s’encrassa dans le sud. -À minuit, le vent fraîchit. -L’ouragan ? demanda simplement Glenarvan à John Mangles. -Pas encore, mais bientôt, » répondit le capitaine. +À minuit, le vent fraîchit. +L’ouragan ? demanda simplement Glenarvan à John Mangles. +Pas encore, mais bientôt, » répondit le capitaine. En ce moment, il donna l’ordre de prendre le bas ris du hunier. -Les saisines des embarcations et les amarres de la drome furent doublées. -On renforça les palans de côté du canon. +Les saisines des embarcations et les amarres de la drome furent doublées. +On renforça les palans de côté du canon. On roidit les haubans et galhaubans. -Les écoutilles furent condamnées. -Il était une heure du matin. +Les écoutilles furent condamnées. +Il était une heure du matin. Le vent avait alors une vitesse de quatorze toises par seconde. -Il sifflait dans les manœuvres dormantes avec une extrême violence. -Il n’y a aucun danger ? put-elle cependant lui dire pendant une légère accalmie. -Cargue la misaine ! cria John Mangles ; amène le hunier et les focs ! -Le Duncan venait en travers à la lame et ne gouvernait plus. -Qu’y a-t-il ? s’écria John Mangles en se précipitant sur la passerelle. -Le navire se couche ! répondit Tom Austin. -Est-ce que nous sommes démontés de notre gouvernail ? -À la machine ! à la machine ! -cria la voix de l’ingénieur. -John se précipita vers la machine et s’affala par l’échelle. +Il sifflait dans les manœuvres dormantes avec une extrême violence. +Il n’y a aucun danger ? put-elle cependant lui dire pendant une légère accalmie. +Cargue la misaine ! cria John Mangles ; amène le hunier et les focs ! +Le Duncan venait en travers à la lame et ne gouvernait plus. +Qu’y a-t-il ? s’écria John Mangles en se précipitant sur la passerelle. +Le navire se couche ! répondit Tom Austin. +Est-ce que nous sommes démontés de notre gouvernail ? +À la machine ! à la machine ! +cria la voix de l’ingénieur. +John se précipita vers la machine et s’affala par l’échelle. Qu’est-ce donc ? demanda le capitaine. -L’hélice est faussée, ou engagée, répondit le mécanicien ; elle ne fonctionne plus. -Quoi ? il est impossible de la dégager ? +L’hélice est faussée, ou engagée, répondit le mécanicien ; elle ne fonctionne plus. +Quoi ? il est impossible de la dégager ? Glenarvan voulut rester sur le pont. Le navire peut s’engager et les lames vous balayeraient sans merci. -Mais nous pouvons être utiles... +Mais nous pouvons être utiles... Rentrez, rentrez, mylord, il le faut ! -Il y a des circonstances où je suis le maître à bord ! +Il y a des circonstances où je suis le maître à bord ! Retirez-vous, je le veux ! -Glenarvan comprit que c’était à lui de donner l’exemple de l’obéissance. -Un homme énergique que mon brave John, dit Glenarvan, en entrant dans le carré. -Si vous ne pouvez imposer silence à ces éléments, taisez-vous ! +Glenarvan comprit que c’était à lui de donner l’exemple de l’obéissance. +Un homme énergique que mon brave John, dit Glenarvan, en entrant dans le carré. +Si vous ne pouvez imposer silence à ces éléments, taisez-vous ! Hors de mon chemin, vous dis-je ! -Cette voilure si réduite tiendrait-elle ? +Cette voilure si réduite tiendrait-elle ? Le reste de la nuit se passa dans cette situation. -On espérait que la tempête diminuerait au lever du jour. -Il allait ainsi dans le nord-est où le poussait la tempête. +On espérait que la tempête diminuerait au lever du jour. +Il allait ainsi dans le nord-est où le poussait la tempête. En effet, il pouvait tout craindre. -Or, la terre c’est le naufrage, c’est la perte d’un bâtiment. -Mais lorsque la tempête le jette sur des atterrages, il est perdu. +Or, la terre c’est le naufrage, c’est la perte d’un bâtiment. +Mais lorsque la tempête le jette sur des atterrages, il est perdu. Pour sauver ceux qu’il porte, si c’est possible, mylord. -Faites, John, répondit Glenarvan. +Faites, John, répondit Glenarvan. Et lady Helena ? miss Grant ? Je vous avertirai, mylord. -Glenarvan revint auprès des passagères, qui, sans connaître tout le danger, le sentaient imminent. -Elles montraient un grand courage, égal au moins à celui de leurs compagnons. +Glenarvan revint auprès des passagères, qui, sans connaître tout le danger, le sentaient imminent. +Elles montraient un grand courage, égal au moins à celui de leurs compagnons. Quant au major, il attendait la fin avec le fatalisme d’un musulman. Il y courait en plein. -Des lames monstrueuses déferlaient à une prodigieuse hauteur, jusqu’à cinquante pieds et plus. -C’est mon avis, répondit le second. +Des lames monstrueuses déferlaient à une prodigieuse hauteur, jusqu’à cinquante pieds et plus. +C’est mon avis, répondit le second. Nous sommes dans la main de Dieu, reprit John. -La marée est haute en ce moment, capitaine, peut-être pourrons-nous franchir ces bancs ? +La marée est haute en ce moment, capitaine, peut-être pourrons-nous franchir ces bancs ? Mais voyez donc, Austin, la fureur de ces lames ! -Quel navire pourrait leur résister ? +Quel navire pourrait leur résister ? Prions Dieu qu’il nous aide, mon ami ! -Bientôt il ne fut plus qu’à deux milles des accores du banc. -Les vapeurs cachaient à chaque instant la terre. -Néanmoins, John crut apercevoir au-delà de cette lisière écumeuse un bassin plus tranquille. -Là, le Duncan se fût trouvé dans une sûreté relative. -Glenarvan et ses compagnons regardèrent la mer épouvantable. +Bientôt il ne fut plus qu’à deux milles des accores du banc. +Les vapeurs cachaient à chaque instant la terre. +Néanmoins, John crut apercevoir au-delà de cette lisière écumeuse un bassin plus tranquille. +Là, le Duncan se fût trouvé dans une sûreté relative. +Glenarvan et ses compagnons regardèrent la mer épouvantable. Charge-toi de miss Grant. -Le Duncan n’était plus qu’à quelques encablures du pied des bancs. -John Mangles eut une dernière idée. -L’huile ! s’écria-t-il ; mes enfants, filez de l’huile ! filez de l’huile ! -Ces paroles furent rapidement comprises de tout l’équipage. -L’effet en est immédiat, mais il passe vite. -cria John Mangles, épiant le moment favorable. -C’était l’instant. +Le Duncan n’était plus qu’à quelques encablures du pied des bancs. +John Mangles eut une dernière idée. +L’huile ! s’écria-t-il ; mes enfants, filez de l’huile ! filez de l’huile ! +Ces paroles furent rapidement comprises de tout l’équipage. +L’effet en est immédiat, mais il passe vite. +cria John Mangles, épiant le moment favorable. +C’était l’instant. cria le jeune capitaine. -Les barils furent chavirés, et de leurs flancs s’échappèrent des flots d’huile. -Instantanément, la nappe onctueuse nivela, pour ainsi dire, l’écumeuse surface de la mer. +Les barils furent chavirés, et de leurs flancs s’échappèrent des flots d’huile. +Instantanément, la nappe onctueuse nivela, pour ainsi dire, l’écumeuse surface de la mer. Il mouilla par cinq brasses d’eau. -Le fond était bon, un gravier dur qui donnait une excellente tenue. -Donc, nulle crainte de chasser ou de s’échouer à mer basse. -Lord Glenarvan avait serré la main du jeune capitaine en disant : « Merci, John. -Et John se sentit généreusement récompensé avec ces deux seuls mots. -Un point important restait à éclaircir. -Où reprendrait-il son parallèle accoutumé ? -À quelle distance le cap Bernouilli lui restait-il dans le sud-ouest ? -Telles furent les premières questions adressées à John Mangles. -Celui-ci fit aussitôt ses relèvements, et pointa ses observations sur la carte du bord. -Le Duncan pourrait-il réparer ses avaries ? -C’était la question à décider. -John Mangles voulut savoir à quoi s’en tenir. -Cette proposition fut approuvée. -John Mangles résolut de profiter du premier bon vent pour appareiller. +Le fond était bon, un gravier dur qui donnait une excellente tenue. +Donc, nulle crainte de chasser ou de s’échouer à mer basse. +Lord Glenarvan avait serré la main du jeune capitaine en disant : « Merci, John. +Et John se sentit généreusement récompensé avec ces deux seuls mots. +Un point important restait à éclaircir. +Où reprendrait-il son parallèle accoutumé ? +À quelle distance le cap Bernouilli lui restait-il dans le sud-ouest ? +Telles furent les premières questions adressées à John Mangles. +Celui-ci fit aussitôt ses relèvements, et pointa ses observations sur la carte du bord. +Le Duncan pourrait-il réparer ses avaries ? +C’était la question à décider. +John Mangles voulut savoir à quoi s’en tenir. +Cette proposition fut approuvée. +John Mangles résolut de profiter du premier bon vent pour appareiller. Il n’attendit pas longtemps. -Vers le soir, l’ouragan était entièrement tombé. -Une brise maniable lui succéda, qui soufflait du sud-ouest. +Vers le soir, l’ouragan était entièrement tombé. +Une brise maniable lui succéda, qui soufflait du sud-ouest. On fit les dispositions pour l’appareillage. -De nouvelles voiles furent enverguées. -À quatre heures du matin, les matelots virèrent au cabestan. -Son aspect était enchanteur. -D’immenses tapis de verdure revêtaient les rocs stratifiés de ses rivages. +De nouvelles voiles furent enverguées. +À quatre heures du matin, les matelots virèrent au cabestan. +Son aspect était enchanteur. +D’immenses tapis de verdure revêtaient les rocs stratifiés de ses rivages. Les embarcations pendant cette navigation firent un rude service. Les marins ne s’en plaignirent pas. -Presque toujours Glenarvan, son inséparable Paganel et le jeune Robert les accompagnaient. +Presque toujours Glenarvan, son inséparable Paganel et le jeune Robert les accompagnaient. Ils voulaient de leurs propres yeux chercher quelques vestiges du Britannia. -Mais cette scrupuleuse exploration ne révéla rien du naufrage. -Les rivages australiens furent aussi muets à cet égard que les terres patagones. -Mais cet insuccès ne prouvait rien contre le capitaine du Britannia. -Mais alors tombait une des ingénieuses hypothèses de Jacques Paganel. -Cette impossibilité ne pouvait échapper à des esprits perspicaces. -Ses recherches auraient été infructueuses, mais il avait rempli son devoir courageusement et consciencieusement. +Mais cette scrupuleuse exploration ne révéla rien du naufrage. +Les rivages australiens furent aussi muets à cet égard que les terres patagones. +Mais cet insuccès ne prouvait rien contre le capitaine du Britannia. +Mais alors tombait une des ingénieuses hypothèses de Jacques Paganel. +Cette impossibilité ne pouvait échapper à des esprits perspicaces. +Ses recherches auraient été infructueuses, mais il avait rempli son devoir courageusement et consciencieusement. La main de Dieu ne nous abandonnera pas ! Dieu vous entende, Monsieur John ! -Les passagers du Duncan débarquèrent sans difficulté sur un rivage absolument désert. -Il eût été difficile d’escalader cette courtine naturelle sans échelles ni crampons. -La petite troupe, bientôt réunie, examina la plaine qui s’étendait sous ses regards. -À trois milles, en effet, les ailes d’un moulin tournaient au vent. +Les passagers du Duncan débarquèrent sans difficulté sur un rivage absolument désert. +Il eût été difficile d’escalader cette courtine naturelle sans échelles ni crampons. +La petite troupe, bientôt réunie, examina la plaine qui s’étendait sous ses regards. +À trois milles, en effet, les ailes d’un moulin tournaient au vent. C’est presque un clocher, dit lady Helena. -À ce point de vue ils se ressemblent encore. -Allons au moulin, » répliqua Glenarvan. +À ce point de vue ils se ressemblent encore. +Allons au moulin, » répliqua Glenarvan. On se mit en route. -La transition de la contrée stérile à la campagne cultivée fut brusque. -Vous êtes Irlandais ? dit Glenarvan en prenant la main que lui offrait le colon. -Je l’ai été, répondit Paddy O’Moore. +La transition de la contrée stérile à la campagne cultivée fut brusque. +Vous êtes Irlandais ? dit Glenarvan en prenant la main que lui offrait le colon. +Je l’ai été, répondit Paddy O’Moore. Maintenant, je suis Australien. -Entrez, qui que vous soyez, messieurs, cette maison est la vôtre. -Le dîner de midi était servi. -Paddy O’Moore indiqua de la main la place réservée aux étrangers. -Je vous attendais, dit-il simplement à lord Glenarvan. -Vous ? répondit celui-ci fort surpris. -J’attends toujours ceux qui viennent, » répondit l’Irlandais. -On fit fête au repas. +Entrez, qui que vous soyez, messieurs, cette maison est la vôtre. +Le dîner de midi était servi. +Paddy O’Moore indiqua de la main la place réservée aux étrangers. +Je vous attendais, dit-il simplement à lord Glenarvan. +Vous ? répondit celui-ci fort surpris. +J’attends toujours ceux qui viennent, » répondit l’Irlandais. +On fit fête au repas. La conversation s’engagea sur toute la ligne. -Écossais à Irlandais, il n’y a que la main. +Écossais à Irlandais, il n’y a que la main. Paddy O’Moore raconta son histoire. -C’était celle de tous les émigrants que la misère chasse de leur pays. +C’était celle de tous les émigrants que la misère chasse de leur pays. Ils accusent la chance, oubliant d’accuser leur inintelligence, leur paresse et leurs vices. -Quiconque est sobre et courageux, économe et brave, réussit. -Tel fut et tel était Paddy O’Moore. +Quiconque est sobre et courageux, économe et brave, réussit. +Tel fut et tel était Paddy O’Moore. Paddy O’Moore savait cela. Ses connaissances agronomiques le servirent fort. -Il vécut, il économisa, il acquit de nouveaux lots avec les profits du premier. -Sa famille prospéra, son exploitation aussi. -La réponse de l’Irlandais ne fut pas favorable. +Il vécut, il économisa, il acquit de nouveaux lots avec les profits du premier. +Sa famille prospéra, son exploitation aussi. +La réponse de l’Irlandais ne fut pas favorable. Il n’avait jamais entendu parler de ce navire. -Or, la catastrophe datait de deux années seulement. +Or, la catastrophe datait de deux années seulement. De telles paroles devaient produire une douloureuse impression sur les auditeurs de Glenarvan. -Robert et Mary étaient là qui l’écoutaient, les yeux mouillés de larmes. +Robert et Mary étaient là qui l’écoutaient, les yeux mouillés de larmes. Paganel ne trouvait pas un mot de consolation et d’espoir. John Mangles souffrait d’une douleur qu’il ne pouvait adoucir. Si le capitaine Grant est vivant, il est vivant sur la terre australienne ! -La surprise que produisirent ces paroles ne saurait se dépeindre. -Toi, Ayrton ! dit le colon, non moins stupéfait que Glenarvan. -Cette déclaration produisit un indescriptible effet. -Sa vigueur devait être peu commune, malgré la maigreur de son corps. -Glenarvan et ses amis avaient senti cela à première vue. -La personnalité d’Ayrton s’imposait dès l’abord. -Aussi les premières questions de Glenarvan se pressèrent-elles sans ordre, et comme malgré lui. -Vous êtes un des naufragés du Britannia ? demanda-t-il. -Oui, mylord, le quartier-maître du capitaine Grant, répondit Ayrton. -Sauvé avec lui après le naufrage ? -Vous n’êtes donc pas un des deux matelots dont le document fait mention ? +La surprise que produisirent ces paroles ne saurait se dépeindre. +Toi, Ayrton ! dit le colon, non moins stupéfait que Glenarvan. +Cette déclaration produisit un indescriptible effet. +Sa vigueur devait être peu commune, malgré la maigreur de son corps. +Glenarvan et ses amis avaient senti cela à première vue. +La personnalité d’Ayrton s’imposait dès l’abord. +Aussi les premières questions de Glenarvan se pressèrent-elles sans ordre, et comme malgré lui. +Vous êtes un des naufragés du Britannia ? demanda-t-il. +Oui, mylord, le quartier-maître du capitaine Grant, répondit Ayrton. +Sauvé avec lui après le naufrage ? +Vous n’êtes donc pas un des deux matelots dont le document fait mention ? Je ne connaissais pas l’existence de ce document. Mais le capitaine ? le capitaine ? -Je le croyais noyé, disparu, abîmé avec tout l’équipage du Britannia. -Je pensais avoir survécu seul. -Mais vous avez dit que le capitaine Grant était vivant ! +Je le croyais noyé, disparu, abîmé avec tout l’équipage du Britannia. +Je pensais avoir survécu seul. +Mais vous avez dit que le capitaine Grant était vivant ! J’ai dit : si le capitaine est vivant... -Vous avez ajouté : il est sur le continent australien !... -Il ne peut être que là, en effet. -Vous ne savez donc pas où il est ? -C’est vous qui m’apprenez que peut-être il vit encore. +Vous avez ajouté : il est sur le continent australien !... +Il ne peut être que là, en effet. +Vous ne savez donc pas où il est ? +C’est vous qui m’apprenez que peut-être il vit encore. Mais alors que savez-vous ? demanda Glenarvan. Si le capitaine Grant est vivant, il est en Australie. -Où donc a eu lieu le naufrage ? +Où donc a eu lieu le naufrage ? dit alors le major Mac Nabbs. -Il n’en était pas à deux encablures. -Le naufrage a donc eu lieu à cet endroit même. -Par trente-sept degrés de latitude ? demanda John Mangles. -Par trente-sept degrés, répondit Ayrton. -Sur la côte ouest ? -Sur la côte est, répliqua vivement le quartier-maître. -Et à quelle époque ? +Il n’en était pas à deux encablures. +Le naufrage a donc eu lieu à cet endroit même. +Par trente-sept degrés de latitude ? demanda John Mangles. +Par trente-sept degrés, répondit Ayrton. +Sur la côte ouest ? +Sur la côte est, répliqua vivement le quartier-maître. +Et à quelle époque ? Dans la nuit du vingt-sept juin mille huit cent soixante-deux. -C’est cela ! c’est cela même ! s’écria Glenarvan. +C’est cela ! c’est cela même ! s’écria Glenarvan. Personne, sans doute, n’entendit les flatteuses paroles de Paganel. -Glenarvan et lady Helena, Mary et Robert s’étaient empressés autour d’Ayrton. +Glenarvan et lady Helena, Mary et Robert s’étaient empressés autour d’Ayrton. Ils lui serraient les mains. -Ayrton répétait volontiers que le capitaine Grant devait être vivant comme lui. -Où, il ne saurait le dire, mais certainement sur ce continent. +Ayrton répétait volontiers que le capitaine Grant devait être vivant comme lui. +Où, il ne saurait le dire, mais certainement sur ce continent. Miss Mary, pendant qu’il parlait, tenait une de ses mains dans les siennes. -C’était un compagnon de son père, ce matelot, un des marins du Britannia ! -Mary ne pouvait détacher ses regards de cette rude physionomie et pleurait de bonheur. -Sa rencontre imprévue pouvait exciter quelques soupçons. -Certainement, Ayrton avait cité des faits et des dates concordantes, de frappantes particularités. -Mac Nabbs réserva donc son opinion, et s’abstint de se prononcer. +C’était un compagnon de son père, ce matelot, un des marins du Britannia ! +Mary ne pouvait détacher ses regards de cette rude physionomie et pleurait de bonheur. +Sa rencontre imprévue pouvait exciter quelques soupçons. +Certainement, Ayrton avait cité des faits et des dates concordantes, de frappantes particularités. +Mac Nabbs réserva donc son opinion, et s’abstint de se prononcer. Ayrton connaissait parfaitement Mary et Robert. -Il les avait vus à Glasgow au départ du Britannia. -Le shérif Mac Intyre y assistait. +Il les avait vus à Glasgow au départ du Britannia. +Le shérif Mac Intyre y assistait. C’est vrai, c’est vrai, » disait Robert Grant. -Le quartier-maître satisfit de son mieux aux désirs de la jeune fille. -Trois semaines après son départ, une tempête épouvantable désempara le navire. -Il fallut couper la mâture. -L’équipage fut bientôt exténué, à bout de forces. +Le quartier-maître satisfit de son mieux aux désirs de la jeune fille. +Trois semaines après son départ, une tempête épouvantable désempara le navire. +Il fallut couper la mâture. +L’équipage fut bientôt exténué, à bout de forces. On ne put pas affranchir les pompes. Pendant huit jours, le Britannia fut le jouet des ouragans. Il avait six pieds d’eau dans sa cale. -Il s’enfonçait peu à peu. -Les embarcations avaient été enlevées pendant la tempête. -Bientôt le navire fit côte. +Il s’enfonçait peu à peu. +Les embarcations avaient été enlevées pendant la tempête. +Bientôt le navire fit côte. Un choc violent eut lieu. -Ici se terminait le récit relatif au capitaine Grant. +Ici se terminait le récit relatif au capitaine Grant. Il provoqua plus d’une fois de douloureuses exclamations. -Le major n’aurait pu sans injustice douter de son authenticité. +Le major n’aurait pu sans injustice douter de son authenticité. Du sort de l’un on pouvait raisonnablement conclure au sort de l’autre. -Ayrton fut donc invité à faire le récit de ses aventures. -Il fut très-simple et très-court. -Ce furent deux longues années d’un pénible esclavage. -Cependant, l’espoir de recouvrer sa liberté le tenait au cœur. -Il se disait, cependant, que la légitime curiosité de ses auditeurs devait être satisfaite. -À quoi eût-il répondu désormais qui n’eût été cent fois dit déjà ? -Oui, » répondit Ayrton sans hésiter. -Et il sortit immédiatement de la salle commune pour aller chercher cette pièce officielle. +Ayrton fut donc invité à faire le récit de ses aventures. +Il fut très-simple et très-court. +Ce furent deux longues années d’un pénible esclavage. +Cependant, l’espoir de recouvrer sa liberté le tenait au cœur. +Il se disait, cependant, que la légitime curiosité de ses auditeurs devait être satisfaite. +À quoi eût-il répondu désormais qui n’eût été cent fois dit déjà ? +Oui, » répondit Ayrton sans hésiter. +Et il sortit immédiatement de la salle commune pour aller chercher cette pièce officielle. Son absence ne dura pas une minute. -Je connaissais l’histoire de son naufrage et de sa captivité. +Je connaissais l’histoire de son naufrage et de sa captivité. C’est un homme loyal, digne de toute votre confiance. -Bien certainement, répondit Glenarvan. -Vous répétez là, Ayrton, les arguments que j’ai déjà fait valoir, dit Paganel. -Les naufragés sont évidemment prisonniers des indigènes, ainsi qu’ils le craignaient. -Voilà qui compliquera nos recherches, dit Glenarvan, assez déconcerté. -Comment retrouver les traces des prisonniers dans l’intérieur d’un aussi vaste continent ? -Un silence prolongé accueillit cette observation. -Lady Helena interrogeait souvent du regard tous ses compagnons sans obtenir une réponse. -Paganel lui-même restait muet, contre son habitude. -Son ingéniosité ordinaire lui faisait défaut. +Bien certainement, répondit Glenarvan. +Vous répétez là, Ayrton, les arguments que j’ai déjà fait valoir, dit Paganel. +Les naufragés sont évidemment prisonniers des indigènes, ainsi qu’ils le craignaient. +Voilà qui compliquera nos recherches, dit Glenarvan, assez déconcerté. +Comment retrouver les traces des prisonniers dans l’intérieur d’un aussi vaste continent ? +Un silence prolongé accueillit cette observation. +Lady Helena interrogeait souvent du regard tous ses compagnons sans obtenir une réponse. +Paganel lui-même restait muet, contre son habitude. +Son ingéniosité ordinaire lui faisait défaut. Et vous, monsieur Ayrton, dit alors lady Helena au matelot, que feriez-vous ? -Bien, dit Glenarvan ; seulement, il faudra attendre que le Duncan soit réparé. -Ah ! vous avez éprouvé des avaries ? demanda Ayrton. -Oui, répondit John Mangles. -Non, mais elles nécessitent un outillage que nous ne possédons pas à bord. -Ne pouvez-vous aller à la voile ? demanda le quartier-maître. +Bien, dit Glenarvan ; seulement, il faudra attendre que le Duncan soit réparé. +Ah ! vous avez éprouvé des avaries ? demanda Ayrton. +Oui, répondit John Mangles. +Non, mais elles nécessitent un outillage que nous ne possédons pas à bord. +Ne pouvez-vous aller à la voile ? demanda le quartier-maître. Et comment ? demanda John Mangles. -Mais le Duncan ? reprit Ayrton, insistant d’une façon toute particulière. +Mais le Duncan ? reprit Ayrton, insistant d’une façon toute particulière. Le Duncan nous rejoindra, ou nous rejoindrons le Duncan, suivant le cas. -Le capitaine Grant est-il retrouvé pendant notre traversée, nous revenons ensemble à Melbourne. -Qui a des objections à faire à ce plan ? +Le capitaine Grant est-il retrouvé pendant notre traversée, nous revenons ensemble à Melbourne. +Qui a des objections à faire à ce plan ? Est-ce le major ? -Non, répondit Mac Nabbs, si la traversée de l’Australie est praticable. -Parlez-vous sérieusement, Paganel ? demanda Glenarvan. -Très-sérieusement, mon cher lord. +Non, répondit Mac Nabbs, si la traversée de l’Australie est praticable. +Parlez-vous sérieusement, Paganel ? demanda Glenarvan. +Très-sérieusement, mon cher lord. C’est un voyage de trois cent cinquante milles, pas davantage ! -C’est une promenade de Londres à Édimbourg. -Mais les animaux féroces ? dit Glenarvan, qui voulait exposer toutes les objections possibles. -Il n’y a pas d’animaux féroces en Australie. +C’est une promenade de Londres à Édimbourg. +Mais les animaux féroces ? dit Glenarvan, qui voulait exposer toutes les objections possibles. +Il n’y a pas d’animaux féroces en Australie. Comment ! vous ne savez pas cela, vous, un Anglais ! -D’abord, je ne suis pas un Anglais, répondit Glenarvan. +D’abord, je ne suis pas un Anglais, répondit Glenarvan. Ce qu’a dit Monsieur Paganel est parfaitement juste, dit alors Paddy O’Moore. -Et pour mon compte, je n’en ai jamais rencontré, répondit Ayrton. +Et pour mon compte, je n’en ai jamais rencontré, répondit Ayrton. Eh bien, est-ce convenu ? Qu’en pensez-vous, Helena ? demanda Glenarvan. -Le départ fut fixé au surlendemain vingt-deux décembre. -Quels résultats devait produire cette traversée de l’Australie ? +Le départ fut fixé au surlendemain vingt-deux décembre. +Quels résultats devait produire cette traversée de l’Australie ? Elle accroissait la somme des chances favorables. -Là était le principal point. +Là était le principal point. Paddy O’Moore y consentit, non sans regretter de perdre cet excellent serviteur. -Merci, Ayrton, répondit Glenarvan. +Merci, Ayrton, répondit Glenarvan. Une seule question, mylord. -Où retrouverez-vous le Duncan ? -Melbourne, si nous ne traversons pas l’Australie d’un rivage à l’autre. -À la côte orientale, si nos recherches se prolongent jusque-là. +Où retrouverez-vous le Duncan ? +Melbourne, si nous ne traversons pas l’Australie d’un rivage à l’autre. +À la côte orientale, si nos recherches se prolongent jusque-là. Mais alors son capitaine ?... Son capitaine attendra mes instructions dans le port de Melbourne. Bien, mylord, dit Ayrton, comptez sur moi. -J’y compte, Ayrton, » répondit Glenarvan. -Le contre-maître du Britannia fut vivement remercié par les passagers du Duncan. -Les enfants de son capitaine lui prodiguèrent leurs meilleures caresses. +J’y compte, Ayrton, » répondit Glenarvan. +Le contre-maître du Britannia fut vivement remercié par les passagers du Duncan. +Les enfants de son capitaine lui prodiguèrent leurs meilleures caresses. Le retour se fit joyeusement. -Aussi en conféra-t-il avec Glenarvan. +Aussi en conféra-t-il avec Glenarvan. Une seule question, John, dit Glenarvan. Vous avez une confiance absolue dans votre second ? -Absolue, répondit John Mangles. +Absolue, répondit John Mangles. Tom Austin est un bon marin. Tom est un homme esclave du devoir et de la discipline. -Votre Honneur peut donc compter sur lui comme sur moi-même. -Il pâlit un instant et saisit la main que lui tendait lord Glenarvan. +Votre Honneur peut donc compter sur lui comme sur moi-même. +Il pâlit un instant et saisit la main que lui tendait lord Glenarvan. Il devait organiser les moyens de transport de concert avec l’Irlandais. -Toute la famille l’attendait, prête à travailler sous ses ordres. -Ayrton était là et ne ménagea pas les conseils que lui fournit son expérience. -Paddy était en mesure de procurer les bêtes et le véhicule. -On donna le signal du départ. (Page deux cent quatre-vingt-treize). -À lui donc fut dévolu le rôle de conducteur. -L’avant dut appartenir entièrement aux voyageuses. -Ils furent reçus à bras ouverts. -Glenarvan leur offrit de dîner à son bord. -Paddy O’Moore fut émerveillé. -Enfin, celui-ci termina sa tournée par l’inspection de la mâture et du gréement. -Vous avez là un beau navire, mylord, dit-il. -Un bon navire surtout, répondit Glenarvan. +Toute la famille l’attendait, prête à travailler sous ses ordres. +Ayrton était là et ne ménagea pas les conseils que lui fournit son expérience. +Paddy était en mesure de procurer les bêtes et le véhicule. +On donna le signal du départ. (Page deux cent quatre-vingt-treize). +À lui donc fut dévolu le rôle de conducteur. +L’avant dut appartenir entièrement aux voyageuses. +Ils furent reçus à bras ouverts. +Glenarvan leur offrit de dîner à son bord. +Paddy O’Moore fut émerveillé. +Enfin, celui-ci termina sa tournée par l’inspection de la mâture et du gréement. +Vous avez là un beau navire, mylord, dit-il. +Un bon navire surtout, répondit Glenarvan. Et quel est son tonnage ? Il jauge deux cent dix tonneaux. -Mettez-en dix-sept, répliqua John Mangles, et vous compterez juste. -Pas un ! répondit John Mangles. -Même à la voile ? demanda Ayrton. -Même à la voile. -J’y songerai, mylord, » répondit simplement le quartier-maître. -Mr. Olbinett vint en ce moment prévenir Son Honneur que le dîner était servi. -Glenarvan et ses hôtes se dirigèrent vers la dunette. +Mettez-en dix-sept, répliqua John Mangles, et vous compterez juste. +Pas un ! répondit John Mangles. +Même à la voile ? demanda Ayrton. +Même à la voile. +J’y songerai, mylord, » répondit simplement le quartier-maître. +Mr. Olbinett vint en ce moment prévenir Son Honneur que le dîner était servi. +Glenarvan et ses hôtes se dirigèrent vers la dunette. Un homme intelligent, cet Ayrton, dit Paganel au major. -Il s’informa du nombre de matelots que lord Glenarvan emmenait dans son expédition. -Il engagea Glenarvan à former sa troupe des meilleurs marins du Duncan. -Mais, dit Glenarvan, notre voyage à travers l’Australie méridionale n’offre aucun danger ? -Aucun, se hâta de répondre Ayrton. -Eh bien, laissons à bord le plus de monde possible. -Donc, ne diminuons pas son équipage. +Il s’informa du nombre de matelots que lord Glenarvan emmenait dans son expédition. +Il engagea Glenarvan à former sa troupe des meilleurs marins du Duncan. +Mais, dit Glenarvan, notre voyage à travers l’Australie méridionale n’offre aucun danger ? +Aucun, se hâta de répondre Ayrton. +Eh bien, laissons à bord le plus de monde possible. +Donc, ne diminuons pas son équipage. Ayrton parut comprendre l’observation de lord Glenarvan et n’insista plus. -Le soir venu, Écossais et Irlandais se séparèrent. -Ayrton et la famille de Paddy O’Moore retournèrent à leur habitation. -Chevaux et chariot devaient être prêts pour le lendemain. -Le départ fut fixé à huit heures du matin. -Lady Helena et Mary Grant firent alors leurs derniers préparatifs. +Le soir venu, Écossais et Irlandais se séparèrent. +Ayrton et la famille de Paddy O’Moore retournèrent à leur habitation. +Chevaux et chariot devaient être prêts pour le lendemain. +Le départ fut fixé à huit heures du matin. +Lady Helena et Mary Grant firent alors leurs derniers préparatifs. Ils furent courts, et surtout moins minutieux que ceux de Jacques Paganel. -Une embarcation attendait les voyageurs qui ne tardèrent pas à y prendre place. -Le jeune capitaine donna ses derniers ordres à Tom Austin. -Le vieux marin répondit à John Mangles qu’il pouvait compter sur lui. -Le canot déborda, et un tonnerre de hurrahs éclata dans les airs. +Une embarcation attendait les voyageurs qui ne tardèrent pas à y prendre place. +Le jeune capitaine donna ses derniers ordres à Tom Austin. +Le vieux marin répondit à John Mangles qu’il pouvait compter sur lui. +Le canot déborda, et un tonnerre de hurrahs éclata dans les airs. En dix minutes, l’embarcation atteignit le rivage. -Un quart d’heure plus tard, les voyageurs arrivaient à la ferme irlandaise. -Lady Helena fut enchantée de son installation. -L’immense chariot avec ses roues primitives et ses ais massifs lui plut particulièrement. -Les six bœufs attelés par paires avaient un air patriarcal qui lui seyait fort. -Voilà ce qu’avaient compris autrefois les Sarmates, et ils ne voyageaient pas autrement. -Comment donc, Madame, répliqua le savant, mais ce sera un honneur pour moi ! +Un quart d’heure plus tard, les voyageurs arrivaient à la ferme irlandaise. +Lady Helena fut enchantée de son installation. +L’immense chariot avec ses roues primitives et ses ais massifs lui plut particulièrement. +Les six bœufs attelés par paires avaient un air patriarcal qui lui seyait fort. +Voilà ce qu’avaient compris autrefois les Sarmates, et ils ne voyageaient pas autrement. +Comment donc, Madame, répliqua le savant, mais ce sera un honneur pour moi ! Avez-vous pris un jour ? -Le plus dévoué de tous, Madame, » répliqua galamment Paganel. -On donna le signal du départ. +Le plus dévoué de tous, Madame, » répliqua galamment Paganel. +On donna le signal du départ. Un « Dieu vous assiste ! -fut lancé par Paddy O’Moore, et repris en chœur par sa famille. +fut lancé par Paddy O’Moore, et repris en chœur par sa famille. Ayrton fit entendre un cri particulier, et piqua son long attelage. -On était au vingt-trois décembre mille huit cent soixante-quatre. -Il comprend la Nouvelle-Hollande, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, et quelques îles circonvoisines. -Les Anglais ont tiré au cordeau les lignes conventionnelles qui séparent ces grandes provinces. -Les côtes seules sont peuplées par les colons. +On était au vingt-trois décembre mille huit cent soixante-quatre. +Il comprend la Nouvelle-Hollande, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, et quelques îles circonvoisines. +Les Anglais ont tiré au cordeau les lignes conventionnelles qui séparent ces grandes provinces. +Les côtes seules sont peuplées par les colons. Glenarvan n’aurait pu les affronter. -Qui veut aller loin doit ménager sa monture. -La traversée de la province d’Adélaïde n’offrit rien d’intéressant. -Jusqu’alors ces plaines rappelaient singulièrement les monotones étendues de la Pampasie argentine. -Même sol herbeux et uni. -Même horizon nettement tranché sur le ciel. -Sur sa garantie, on s’attendit à de merveilleuses choses. -Le savant eut la satisfaction géographique de constater qu’il méritait son nom. +Qui veut aller loin doit ménager sa monture. +La traversée de la province d’Adélaïde n’offrit rien d’intéressant. +Jusqu’alors ces plaines rappelaient singulièrement les monotones étendues de la Pampasie argentine. +Même sol herbeux et uni. +Même horizon nettement tranché sur le ciel. +Sur sa garantie, on s’attendit à de merveilleuses choses. +Le savant eut la satisfaction géographique de constater qu’il méritait son nom. La station de Red-Gum (p. deux cent quatre-vingt-dix-sept). -Red-Gum-Station était un établissement de peu d’importance. -Mais Glenarvan y trouva la plus franche hospitalité. -Le lendemain, Ayrton attela ses bœufs dès le point du jour. -Il voulait arriver le soir même sur le territoire de Victoria. -Le sol se montra peu à peu plus accidenté. -Cependant, aux approches de la frontière victorienne, l’aspect du pays se modifiait sensiblement. +Red-Gum-Station était un établissement de peu d’importance. +Mais Glenarvan y trouva la plus franche hospitalité. +Le lendemain, Ayrton attela ses bœufs dès le point du jour. +Il voulait arriver le soir même sur le territoire de Victoria. +Le sol se montra peu à peu plus accidenté. +Cependant, aux approches de la frontière victorienne, l’aspect du pays se modifiait sensiblement. Les voyageurs sentaient qu’ils foulaient du pied une terre nouvelle. -De fatigue et de difficultés, ils ne s’en doutaient pas. +De fatigue et de difficultés, ils ne s’en doutaient pas. On mangea beaucoup, mais l’on causa plus encore. Fausse qualification ! dit-il. -Vous verrez cela quand nous traverserons les terrains aurifères. -La colonie de Victoria n’a-t-elle pas une origine assez récente ? demanda lady Glenarvan. +Vous verrez cela quand nous traverserons les terrains aurifères. +La colonie de Victoria n’a-t-elle pas une origine assez récente ? demanda lady Glenarvan. Oui, Madame, elle ne compte encore que trente ans d’existence. Ce fut le six juin mille huit cent trente-cinq, un mardi... -Et depuis elle a fort prospéré ? demanda Glenarvan. -Jugez-en, mon noble ami, répondit Paganel. +Et depuis elle a fort prospéré ? demanda Glenarvan. +Jugez-en, mon noble ami, répondit Paganel. Allez, dit le major. En mille huit cent trente-six, la colonie de Port-Philippe avait deux cent quarante-quatre habitants. Aujourd’hui, la province de Victoria en compte cinq cent cinquante mille. N’a-t-elle pas aussi un certain nombre de porcs ? demanda Mac Nabbs. -Oui, major, soixante-dix-neuf mille six cent vingt-cinq, ne vous déplaise. +Oui, major, soixante-dix-neuf mille six cent vingt-cinq, ne vous déplaise. Et combien de moutons, Paganel ? Sept millions cent quinze mille neuf cent quarante-trois, Mac Nabbs. Y compris celui que nous mangeons en ce moment, Paganel ? -Non, sans le comprendre, puisqu’il est aux trois quarts dévoré. -Bravo, monsieur Paganel ! s’écria lady Helena, en riant de bon cœur. -Mais attendez donc, impatient major ! s’écria Paganel. -Vous avez à peine un pied sur la frontière, et vous vous dépitez déjà ! -La tirade de Paganel, lancée à toute vitesse, semblait ne pouvoir s’arrêter. -L’éloquent secrétaire de la Société géographique ne se possédait plus. +Non, sans le comprendre, puisqu’il est aux trois quarts dévoré. +Bravo, monsieur Paganel ! s’écria lady Helena, en riant de bon cœur. +Mais attendez donc, impatient major ! s’écria Paganel. +Vous avez à peine un pied sur la frontière, et vous vous dépitez déjà ! +La tirade de Paganel, lancée à toute vitesse, semblait ne pouvoir s’arrêter. +L’éloquent secrétaire de la Société géographique ne se possédait plus. Oui, Madame, son climat ! -Il l’emporte encore sur ses productions par son étrangeté. -Par exemple ! s’écria-t-on. +Il l’emporte encore sur ses productions par son étrangeté. +Par exemple ! s’écria-t-on. Cependant ce n’est pas un mince avantage, dit Glenarvan. -Sans doute, mais je n’en parle pas, répondit Paganel. -Ici, le climat a une qualité... invraisemblable. +Sans doute, mais je n’en parle pas, répondit Paganel. +Ici, le climat a une qualité... invraisemblable. Laquelle ? demanda John Mangles. Vous ne me croirez jamais. -Mais si, s’écrièrent les auditeurs, piqués au jeu. +Mais si, s’écrièrent les auditeurs, piqués au jeu. Eh bien, il est... -Oui, répondit le savant avec conviction. -Ici les métaux ne s’oxydent pas à l’air, les hommes non plus. -Ici l’atmosphère pure et sèche blanchit tout rapidement, le linge et les âmes ! -Quoi ! cette influence se fait réellement sentir ? demanda lady Glenarvan. +Oui, répondit le savant avec conviction. +Ici les métaux ne s’oxydent pas à l’air, les hommes non plus. +Ici l’atmosphère pure et sèche blanchit tout rapidement, le linge et les âmes ! +Quoi ! cette influence se fait réellement sentir ? demanda lady Glenarvan. Oui, Madame, sur les animaux et les hommes. Vous ne plaisantez pas, monsieur Paganel ? Je ne plaisante pas. -Les chevaux et les bestiaux y sont d’une docilité remarquable. +Les chevaux et les bestiaux y sont d’une docilité remarquable. Ce n’est pas possible ! Cet effet est connu des philanthropes. -En Australie, toutes les natures s’améliorent. -Excellent, Madame, répondit Paganel, tout simplement excellent ! -Le lendemain, vingt-quatre décembre, le départ eut lieu dès l’aube. -La petite troupe s’engagea sous un taillis assez clair-semé. -Cependant, il discuta fort, par amour-propre de géographe ; mais ses arguments ne prévalurent pas. -Une plaine admirable, toute diaprée de chrysanthèmes, s’étendait au delà du lac Blanc. -Quelques gibbosités lointaines trahissaient seules le relief du sol. -Jusqu’à l’horizon, tout était prairie et fleurs dans leur printanière érubescence. -Quant au règne animal, il était plus avare de ses produits. -Quelques casoars bondissaient dans la plaine, sans qu’il fût possible de les approcher. -C’était un « jabiru, » la grue géante des colons anglais. -La nature semblait avoir épuisé en sa faveur toute la palette des couleurs primitives. -C’est un échidné ! dit Paganel, donnant à ce monothrème son véritable nom. +En Australie, toutes les natures s’améliorent. +Excellent, Madame, répondit Paganel, tout simplement excellent ! +Le lendemain, vingt-quatre décembre, le départ eut lieu dès l’aube. +La petite troupe s’engagea sous un taillis assez clair-semé. +Cependant, il discuta fort, par amour-propre de géographe ; mais ses arguments ne prévalurent pas. +Une plaine admirable, toute diaprée de chrysanthèmes, s’étendait au delà du lac Blanc. +Quelques gibbosités lointaines trahissaient seules le relief du sol. +Jusqu’à l’horizon, tout était prairie et fleurs dans leur printanière érubescence. +Quant au règne animal, il était plus avare de ses produits. +Quelques casoars bondissaient dans la plaine, sans qu’il fût possible de les approcher. +C’était un « jabiru, » la grue géante des colons anglais. +La nature semblait avoir épuisé en sa faveur toute la palette des couleurs primitives. +C’est un échidné ! dit Paganel, donnant à ce monothrème son véritable nom. Avez-vous jamais vu un pareil animal ? -Il est horrible, répondit Glenarvan. -Jusqu’ici, peu de colons, peu de squatters s’étaient offerts à leur vue. -Le pays semblait désert. -Mais un curieux spectacle intéressa la troupe de Glenarvan. -C’était un Jabiru, sorte de grue géante (page trois cent trois). -D’où venait ce phénomène ? -On fut fort embarrassé de le dire. -Le quartier-maître ne se trompait pas. -L’épaisse nuée s’approcha. -Il s’en échappait tout un concert de bêlements, de hennissements et de beuglements. -Le chariot s’inclina sous un angle inquiétant (p. trois cent dix). +Il est horrible, répondit Glenarvan. +Jusqu’ici, peu de colons, peu de squatters s’étaient offerts à leur vue. +Le pays semblait désert. +Mais un curieux spectacle intéressa la troupe de Glenarvan. +C’était un Jabiru, sorte de grue géante (page trois cent trois). +D’où venait ce phénomène ? +On fut fort embarrassé de le dire. +Le quartier-maître ne se trompait pas. +L’épaisse nuée s’approcha. +Il s’en échappait tout un concert de bêlements, de hennissements et de beuglements. +Le chariot s’inclina sous un angle inquiétant (p. trois cent dix). Un homme sortit du nuage bruyant. -C’était le conducteur en chef de cette armée à quatre pattes. -C’était une grosse affaire. -Le gain est péniblement acquis que ce dur métier rapporte ! -Sam Machell était parti depuis sept mois. -Six chariots suivaient l’armée. -Les voyageurs admirèrent la discipline établie dans le troupeau. -Aussi les ménageait-on, car le troupeau leur obéissait sans conteste. -Tant que l’armée marchait en plaine, c’était bien. +C’était le conducteur en chef de cette armée à quatre pattes. +C’était une grosse affaire. +Le gain est péniblement acquis que ce dur métier rapporte ! +Sam Machell était parti depuis sept mois. +Six chariots suivaient l’armée. +Les voyageurs admirèrent la discipline établie dans le troupeau. +Aussi les ménageait-on, car le troupeau leur obéissait sans conteste. +Tant que l’armée marchait en plaine, c’était bien. Peu d’embarras, peu de fatigues. -L’obstacle venait uniquement de l’entêtement du troupeau qui se refusait à passer. -Les bœufs, après avoir humé l’eau, revenaient sur leurs pas. -Les moutons fuyaient dans toutes les directions plutôt que d’affronter l’élément liquide. -Tels furent les détails donnés par Sam Machell. -Pendant son récit, une grande partie du troupeau avait défilé en bon ordre. -Quelques instants plus tard, il avait disparu dans le tourbillon de poussière. -Il faut le dire, Mr. Olbinett s’était véritablement surpassé. -La journée du lendemain, vingt-six décembre, n’offrit aucun incident utile à relater. -On rencontra les sources du Norton-Creek, et plus tard la Mackensie-river à demi desséchée. -Et pourquoi ? demanda le jeune garçon. -Pourquoi, Robert ? répondit Paganel. -Je ne comprends pas, répondit Robert, qui ouvrait de grands yeux. -L’été, dit Robert. +L’obstacle venait uniquement de l’entêtement du troupeau qui se refusait à passer. +Les bœufs, après avoir humé l’eau, revenaient sur leurs pas. +Les moutons fuyaient dans toutes les directions plutôt que d’affronter l’élément liquide. +Tels furent les détails donnés par Sam Machell. +Pendant son récit, une grande partie du troupeau avait défilé en bon ordre. +Quelques instants plus tard, il avait disparu dans le tourbillon de poussière. +Il faut le dire, Mr. Olbinett s’était véritablement surpassé. +La journée du lendemain, vingt-six décembre, n’offrit aucun incident utile à relater. +On rencontra les sources du Norton-Creek, et plus tard la Mackensie-river à demi desséchée. +Et pourquoi ? demanda le jeune garçon. +Pourquoi, Robert ? répondit Paganel. +Je ne comprends pas, répondit Robert, qui ouvrait de grands yeux. +L’été, dit Robert. En effet, monsieur Paganel. -Voilà une chose à laquelle je n’avais pas songé, répondit Robert. -Et maintenant, va, mon garçon, et ne l’oublie plus. -Là, ni radeau, ni pont. +Voilà une chose à laquelle je n’avais pas songé, répondit Robert. +Et maintenant, va, mon garçon, et ne l’oublie plus. +Là, ni radeau, ni pont. Il fallait passer pourtant. -Ayrton s’occupa de chercher un gué praticable. -Divers sondages n’accusèrent que trois pieds d’eau. +Ayrton s’occupa de chercher un gué praticable. +Divers sondages n’accusèrent que trois pieds d’eau. Le chariot pouvait donc s’engager sur ce haut-fond sans courir de grands risques. -Il n’existe aucun autre moyen de franchir cette rivière ? demanda Glenarvan au quartier-maître. -Non, mylord, répondit Ayrton, mais ce passage ne me semble pas dangereux. +Il n’existe aucun autre moyen de franchir cette rivière ? demanda Glenarvan au quartier-maître. +Non, mylord, répondit Ayrton, mais ce passage ne me semble pas dangereux. Nous nous en tirerons. Lady Glenarvan et miss Grant doivent-elles quitter le chariot ? -Allez, Ayrton, répondit Glenarvan, je me fie à vous. -Les cavaliers entourèrent le lourd véhicule, et l’on entra résolument dans la rivière. +Allez, Ayrton, répondit Glenarvan, je me fie à vous. +Les cavaliers entourèrent le lourd véhicule, et l’on entra résolument dans la rivière. Tout alla bien jusqu’au milieu de la Wimerra. Mais alors, le creux s’accusa davantage, et l’eau monta au-dessus des jantes. -Ce fut un moment plein d’anxiété. -Fort heureusement, un vigoureux coup de collier rapprocha le véhicule de la rive opposée. -Cet accident demandait une réparation prompte. +Ce fut un moment plein d’anxiété. +Fort heureusement, un vigoureux coup de collier rapprocha le véhicule de la rive opposée. +Cet accident demandait une réparation prompte. Allez, allez, mon brave Ayrton, lui dit Glenarvan. Que vous faut-il de temps pour faire ce trajet et revenir au campement ? -Quinze heures peut-être, répondit Ayrton, mais pas plus. +Quinze heures peut-être, répondit Ayrton, mais pas plus. Partez donc, et, en attendant votre retour, nous camperons au bord de la Wimerra. -Le reste de la journée fut employé en conversations et en promenades. +Le reste de la journée fut employé en conversations et en promenades. Les voyageurs, causant et admirant, parcoururent les rives de la Wimerra. -La nuit, précédée d’un rapide crépuscule, les surprit à un demi-mille du campement. -Mr. Olbinett avait dressé le souper sous la tente. -On se mit à table. +La nuit, précédée d’un rapide crépuscule, les surprit à un demi-mille du campement. +Mr. Olbinett avait dressé le souper sous la tente. +On se mit à table. Paganel ne demandait pas mieux. -La nuit les surprit à un demi-mille du campement (p. trois cent onze). +La nuit les surprit à un demi-mille du campement (p. trois cent onze). De Mac Kinlay, et de Landsborough, je vous dirai peu de chose. Mort de Burke (p. trois cent seize). -Là, on reconnut que les nombreux bagages étaient très-embarrassants. +Là, on reconnut que les nombreux bagages étaient très-embarrassants. Burke poursuivit sa route en avant. -Là, Burke divisa sa troupe en deux parts. +Là, Burke divisa sa troupe en deux parts. Celle-ci ne comprit que Burke, King, Gray et Wills. Ils emmenaient six chameaux. Ces quatre hommes partirent. -Là, les fatigues furent grandes. -On avançait à peine. +Là, les fatigues furent grandes. +On avançait à peine. Les animaux refusaient de se porter en avant : « Toujours dans les ranges ! Les chameaux suent de crainte ! -écrit Burke sur son carnet de voyage. -Les approches de l’Océan se manifestèrent par une suite de terrains marécageux. -Un des chameaux y périt. -Les autres refusèrent d’aller au delà. +écrit Burke sur son carnet de voyage. +Les approches de l’Océan se manifestèrent par une suite de terrains marécageux. +Un des chameaux y périt. +Les autres refusèrent d’aller au delà. King et Gray durent rester avec eux. -C’était le onze février mille huit cent soixante et un. -Ainsi, dit lady Glenarvan, ces hommes hardis ne purent aller au delà ? -Non, madame, répondit Paganel. +C’était le onze février mille huit cent soixante et un. +Ainsi, dit lady Glenarvan, ces hommes hardis ne purent aller au delà ? +Non, madame, répondit Paganel. Triste retour, je vous jure ! -Mais cela a dû être terrible. -Gray venait de succomber à la peine. -Quatre chameaux avaient péri. -Parti ! s’écria le jeune Robert. -Le jour même, par une déplorable fatalité ! -La note laissée par Brahe n’avait pas sept heures de date ! -Burke ne pouvait songer à le rejoindre. -Les malheureux abandonnés se refirent un peu avec les provisions du dépôt. +Mais cela a dû être terrible. +Gray venait de succomber à la peine. +Quatre chameaux avaient péri. +Parti ! s’écria le jeune Robert. +Le jour même, par une déplorable fatalité ! +La note laissée par Brahe n’avait pas sept heures de date ! +Burke ne pouvait songer à le rejoindre. +Les malheureux abandonnés se refirent un peu avec les provisions du dépôt. On se met en route. -Bientôt les vivres sont dévorés. -Un incendie brûle leur cabane et leurs effets de campement. -Ils n’ont plus qu’à mourir ! -King, épouvanté, éperdu, alla à la recherche d’une tribu australienne. +Bientôt les vivres sont dévorés. +Un incendie brûle leur cabane et leurs effets de campement. +Ils n’ont plus qu’à mourir ! +King, épouvanté, éperdu, alla à la recherche d’une tribu australienne. Lorsqu’il revint, Wills venait de succomber aussi. -Ainsi donc, des quatre explorateurs, un seul survécut à cette traversée du continent australien. -Les naufragés avaient-ils échappé aux souffrances qui décimèrent ces hardis pionniers ? +Ainsi donc, des quatre explorateurs, un seul survécut à cette traversée du continent australien. +Les naufragés avaient-ils échappé aux souffrances qui décimèrent ces hardis pionniers ? Ce rapprochement fut si naturel, que les larmes vinrent aux yeux de Mary Grant. -Mon père ! mon pauvre père ! murmura-t-elle. -Il ne s’est jamais trouvé dans d’aussi mauvaises conditions ! -Dieu vous entende ! répondit la jeune fille. -Et Stuart ? demanda Glenarvan, qui voulait détourner le cours de ces tristes pensées. -Stuart a été plus heureux, et son nom est célèbre dans les annales australiennes. -Ce n’était pas un homme à se décourager. -Stuart prit toutes les précautions que lui suggéra son expérience de pionnier. -Le bassin de Newcastle-Water devait être la base des explorations nouvelles. -Stuart, entouré de bois épais, essaya vainement de passer au nord et au nord-est. -Adélaïde s’élargissait ; ses rives devenaient marécageuses ; la mer était proche. -D’indigènes, il y avait peu ou point. -Seulement quelques fumées de campements lointains. -On pénètre dans un taillis obstrué de sarments de vigne sauvage. +Mon père ! mon pauvre père ! murmura-t-elle. +Il ne s’est jamais trouvé dans d’aussi mauvaises conditions ! +Dieu vous entende ! répondit la jeune fille. +Et Stuart ? demanda Glenarvan, qui voulait détourner le cours de ces tristes pensées. +Stuart a été plus heureux, et son nom est célèbre dans les annales australiennes. +Ce n’était pas un homme à se décourager. +Stuart prit toutes les précautions que lui suggéra son expérience de pionnier. +Le bassin de Newcastle-Water devait être la base des explorations nouvelles. +Stuart, entouré de bois épais, essaya vainement de passer au nord et au nord-est. +Adélaïde s’élargissait ; ses rives devenaient marécageuses ; la mer était proche. +D’indigènes, il y avait peu ou point. +Seulement quelques fumées de campements lointains. +On pénètre dans un taillis obstrué de sarments de vigne sauvage. Stuart fait quelques pas. -Il est sur les bords de l’océan Indien ! « La mer ! la mer ! -s’écrie Thring stupéfait ! -Les autres accourent, et trois hurrahs prolongés saluent l’océan Indien. -Le continent venait d’être traversé pour la quatrième fois ! -Alors Stuart choisit dans une clairière un arbre élevé. -Dieu protège la reine. +Il est sur les bords de l’océan Indien ! « La mer ! la mer ! +s’écrie Thring stupéfait ! +Les autres accourent, et trois hurrahs prolongés saluent l’océan Indien. +Le continent venait d’être traversé pour la quatrième fois ! +Alors Stuart choisit dans une clairière un arbre élevé. +Dieu protège la reine. Suivent les signatures de Stuart et de ses compagnons. Et ces hommes courageux ont-ils tous revu leurs amis du Sud ? demanda lady Helena. -Oui, madame, répondit Paganel ; tous, mais non pas sans de cruelles fatigues. -À la fin d’octobre, des crachements de sang le mirent à toute extrémité. -Écosse est fière à bon droit de le compter au nombre de ses enfants. -Et depuis Stuart, demanda lady Helena, aucun voyageur n’a-t-il tenté de nouvelles découvertes ? -Si, madame, répondit Paganel. -Je vous ai parlé souvent de Leichardt. -En mille huit cent quarante-huit, il entreprit une seconde expédition vers le nord-est. +Oui, madame, répondit Paganel ; tous, mais non pas sans de cruelles fatigues. +À la fin d’octobre, des crachements de sang le mirent à toute extrémité. +Écosse est fière à bon droit de le compter au nombre de ses enfants. +Et depuis Stuart, demanda lady Helena, aucun voyageur n’a-t-il tenté de nouvelles découvertes ? +Si, madame, répondit Paganel. +Je vous ai parlé souvent de Leichardt. +En mille huit cent quarante-huit, il entreprit une seconde expédition vers le nord-est. Depuis dix-sept ans, il n’a pas reparu. -Puisse-t-il réussir, et nous-mêmes puissions-nous, comme lui, retrouver les amis qui nous sont chers ! -Stuart fit déployer le drapeau australien (p. trois cent dix-huit). -Ainsi finit le récit du géographe. -L’heure était avancée. +Puisse-t-il réussir, et nous-mêmes puissions-nous, comme lui, retrouver les amis qui nous sont chers ! +Stuart fit déployer le drapeau australien (p. trois cent dix-huit). +Ainsi finit le récit du géographe. +L’heure était avancée. Un effroyable accident avait eu lieu (p. trois cent vingt-cinq). Faute d’ouvriers, le chariot ne pouvait se remettre en route. Le lendemain il reparut au lever du jour. -Un homme l’accompagnait, qui se disait maréchal ferrant de la station de Black-Point. -Peu importait, en somme, s’il savait son métier. -Est-ce un ouvrier capable ? demanda John Mangles au quartier-maître. -Je ne le connais pas plus que vous, capitaine, répondit Ayrton. -Le maréchal ferrant se mit à l’ouvrage. +Un homme l’accompagnait, qui se disait maréchal ferrant de la station de Black-Point. +Peu importait, en somme, s’il savait son métier. +Est-ce un ouvrier capable ? demanda John Mangles au quartier-maître. +Je ne le connais pas plus que vous, capitaine, répondit Ayrton. +Le maréchal ferrant se mit à l’ouvrage. Il travaillait adroitement, avec une vigueur peu commune. -Mais celui-ci ne répondit pas et continua son travail. -Deux heures après, les avaries du chariot étaient réparées. +Mais celui-ci ne répondit pas et continua son travail. +Deux heures après, les avaries du chariot étaient réparées. Quant au cheval de Glenarvan, ce fut vite fait. -Le maréchal ferrant avait eu soin d’apporter des fers tout préparés. -Ces fers offraient une particularité qui n’échappa point au major. -C’était un trèfle grossièrement découpé à leur partie antérieure. -Mac Nabbs le fit voir à Ayrton. -C’est la marque de Black-Point, répondit le quartier-maître. -Bientôt les fers furent ajustés aux sabots du cheval. -Une demi-heure plus tard, les voyageurs étaient en marche. -Puis on côtoya de vastes lagunes salées, en pleine évaporation. +Le maréchal ferrant avait eu soin d’apporter des fers tout préparés. +Ces fers offraient une particularité qui n’échappa point au major. +C’était un trèfle grossièrement découpé à leur partie antérieure. +Mac Nabbs le fit voir à Ayrton. +C’est la marque de Black-Point, répondit le quartier-maître. +Bientôt les fers furent ajustés aux sabots du cheval. +Une demi-heure plus tard, les voyageurs étaient en marche. +Puis on côtoya de vastes lagunes salées, en pleine évaporation. Le voyage se faisait sans peine, et, il faut ajouter, sans ennui. -C’étaient de perpétuelles montées ou descentes, et force cahots peu agréables. -À onze heures, on arriva à Carlsbrook, municipalité assez importante. -Glenarvan partagea son opinion, mais Paganel, toujours friand de curiosités, désirait visiter Carlsbrook. +C’étaient de perpétuelles montées ou descentes, et force cahots peu agréables. +À onze heures, on arriva à Carlsbrook, municipalité assez importante. +Glenarvan partagea son opinion, mais Paganel, toujours friand de curiosités, désirait visiter Carlsbrook. On le laissa faire, et le chariot continua lentement son voyage. -Rien de plus simple, mais de moins récréatif. -Une grande activité régnait à Carlsbrook, symptôme remarquable dans ces cités nées d’hier. +Rien de plus simple, mais de moins récréatif. +Une grande activité régnait à Carlsbrook, symptôme remarquable dans ces cités nées d’hier. Nous approchons du pays de l’or, dit-il. -Avant deux jours nous traverserons cette opulente région du mont Alexandre. -Les naturels ont dû s’enfuir vers les déserts de l’intérieur. +Avant deux jours nous traverserons cette opulente région du mont Alexandre. +Les naturels ont dû s’enfuir vers les déserts de l’intérieur. Et pourquoi donc, Paganel ? demanda Glenarvan. Pourquoi ! parce que cela jure ! -Parce que vous regardez le passé et non le présent, répondit John Mangles. -Avec vos railways s’en va la poésie du désert. -Qu’importe, si le progrès y pénètre !» répondit le major. +Parce que vous regardez le passé et non le présent, répondit John Mangles. +Avec vos railways s’en va la poésie du désert. +Qu’importe, si le progrès y pénètre !» répondit le major. Un vigoureux coup de sifflet interrompit la discussion. -Les voyageurs n’étaient pas à un mille du chemin de fer. -Ils y étaient attirés, d’ailleurs, par un vif sentiment de curiosité. -En effet, une foule considérable se portait vers le pont du chemin de fer. -On pouvait entendre ces cris souvent répétés : « Au railway ! au railway ! -Quelque événement grave devait s’être produit, qui causait toute cette agitation. -Une grande catastrophe peut-être. -En quelques minutes, il arriva à Camden-Bridge. -Là, il comprit la cause du rassemblement. -Après l’horrible chute, l’incendie plus horrible encore ! -Chacun cherchait à expliquer la catastrophe, tandis que l’on travaillait au sauvetage. +Les voyageurs n’étaient pas à un mille du chemin de fer. +Ils y étaient attirés, d’ailleurs, par un vif sentiment de curiosité. +En effet, une foule considérable se portait vers le pont du chemin de fer. +On pouvait entendre ces cris souvent répétés : « Au railway ! au railway ! +Quelque événement grave devait s’être produit, qui causait toute cette agitation. +Une grande catastrophe peut-être. +En quelques minutes, il arriva à Camden-Bridge. +Là, il comprit la cause du rassemblement. +Après l’horrible chute, l’incendie plus horrible encore ! +Chacun cherchait à expliquer la catastrophe, tandis que l’on travaillait au sauvetage. Le pont s’est rompu, disait celui-ci. Il s’est si peu rompu qu’il est encore intact. -On a oublié de le fermer au passage du train. +On a oublié de le fermer au passage du train. Plus de doute possible ! Une incurie du garde venait de causer cette catastrophe. -Quelques cadavres méconnaissables étaient couchés sur les talus du remblai. -Mais il fallait renoncer à retirer un être vivant de cette fournaise. -Le feu avait rapidement achevé l’œuvre de destruction. -Aussi, à cette parole de Glenarvan : « Voilà un grand malheur ! -répondit-il tranquillement : « Mieux que cela, mylord. -répondit tranquillement l’officier de police. -Le dernier wagon des bagages a été pillé. -Les voyageurs survivants ont été attaqués par une troupe de cinq à six malfaiteurs. -L’officier de police, à cette déduction du surveyor général, secoua la tête. +Quelques cadavres méconnaissables étaient couchés sur les talus du remblai. +Mais il fallait renoncer à retirer un être vivant de cette fournaise. +Le feu avait rapidement achevé l’œuvre de destruction. +Aussi, à cette parole de Glenarvan : « Voilà un grand malheur ! +répondit-il tranquillement : « Mieux que cela, mylord. +répondit tranquillement l’officier de police. +Le dernier wagon des bagages a été pillé. +Les voyageurs survivants ont été attaqués par une troupe de cinq à six malfaiteurs. +L’officier de police, à cette déduction du surveyor général, secoua la tête. Vous ne partagez pas mon avis ? lui demanda Monsieur Mitchell. -Non, en ce qui regarde la complicité du garde. -Juste, répondit l’officier de police. -Ainsi donc, la complicité du garde me paraît établie d’une façon péremptoire. -L’officier de police secouait la tête par un mouvement continu. -C’était le cadavre du garde (p. trois cent vingt-huit). +Non, en ce qui regarde la complicité du garde. +Juste, répondit l’officier de police. +Ainsi donc, la complicité du garde me paraît établie d’une façon péremptoire. +L’officier de police secouait la tête par un mouvement continu. +C’était le cadavre du garde (p. trois cent vingt-huit). Mais alors, monsieur, lui demanda Glenarvan, vous n’attribuez point le crime aux sauvages ? -Un rassemblement s’était formé, qui se grossit rapidement. -Il arriva bientôt à la station. +Un rassemblement s’était formé, qui se grossit rapidement. +Il arriva bientôt à la station. Au centre du rassemblement, deux hommes portaient un cadavre. -C’était le cadavre du garde, déjà froid. -Un coup de poignard l’avait frappé au cœur. -Les sauvages n’étaient pour rien dans le crime. -Mais alors vous soupçonnez ?... -Des gens qui ont « voyagé gratis sur les bâtiments de Sa Majesté. +C’était le cadavre du garde, déjà froid. +Un coup de poignard l’avait frappé au cœur. +Les sauvages n’étaient pour rien dans le crime. +Mais alors vous soupçonnez ?... +Des gens qui ont « voyagé gratis sur les bâtiments de Sa Majesté. Eh bien, ils y retourneront, vous pouvez m’en croire. Monsieur Mitchell approuva d’un geste les paroles de l’officier de police. -En ce moment, le chariot arrivait au passage à niveau de la voie ferrée. -Glenarvan voulut épargner aux voyageuses l’horrible spectacle de Camden-Bridge. +En ce moment, le chariot arrivait au passage à niveau de la voie ferrée. +Glenarvan voulut épargner aux voyageuses l’horrible spectacle de Camden-Bridge. Ce n’est pas une raison, dit-il, pour interrompre notre voyage. -La petite troupe s’était arrêtée un instant. +La petite troupe s’était arrêtée un instant. Les gros disques du chariot cessaient de crier sur le sable quartzeux. Les bocages de la mort, » dit-il. Il semblait fait pour les vivants. -Ils paraissaient examiner un objet très-curieux, à en croire leurs gestes expressifs. -La cause de leur halte et de leur étonnement fut aussitôt reconnue. -Pauvre enfant, dit Mary Grant, est-il donc perdu dans ce désert ? +Ils paraissaient examiner un objet très-curieux, à en croire leurs gestes expressifs. +La cause de leur halte et de leur étonnement fut aussitôt reconnue. +Pauvre enfant, dit Mary Grant, est-il donc perdu dans ce désert ? Ici reposent sans doute ceux qu’il aime ! Mais il ne faut pas l’abandonner ! dit Robert. Il est seul, et... -Ils expédient un enfant comme un colis ! +Ils expédient un enfant comme un colis ! Ils l’enregistrent comme un paquet ! On me l’avait bien dit, mais je ne voulais pas le croire. Pauvre petit ! fit lady Helena. -Était-il dans ce train qui a déraillé à Camden-Bridge ? -Peut-être ses parents ont-ils péri, et le voilà seul au monde ! -Je ne crois pas, Madame, répondit John Mangles. -Cet écriteau indique, au contraire, qu’il voyageait seul. -Il s’éveille, » dit Mary Grant. -En effet, l’enfant se réveillait. +Était-il dans ce train qui a déraillé à Camden-Bridge ? +Peut-être ses parents ont-ils péri, et le voilà seul au monde ! +Je ne crois pas, Madame, répondit John Mangles. +Cet écriteau indique, au contraire, qu’il voyageait seul. +Il s’éveille, » dit Mary Grant. +En effet, l’enfant se réveillait. Comprends-tu l’anglais, mon ami ? lui demanda la jeune femme. -Sa prononciation rappelait celle des Français qui s’expriment dans la langue du Royaume-Uni. +Sa prononciation rappelait celle des Français qui s’expriment dans la langue du Royaume-Uni. Quel est ton nom ? demanda lady Helena. -Toliné, répondit le petit indigène. -Toliné ! s’écria Paganel. -Si je ne me trompe, ce mot signifie « écorce d’arbre » en australien ? -Toliné fit un signe affirmatif et reporta ses regards sur les voyageuses. -D’où viens-tu, mon ami ? reprit lady Helena. +Toliné, répondit le petit indigène. +Toliné ! s’écria Paganel. +Si je ne me trompe, ce mot signifie « écorce d’arbre » en australien ? +Toliné fit un signe affirmatif et reporta ses regards sur les voyageuses. +D’où viens-tu, mon ami ? reprit lady Helena. De Melbourne, par le railway de Sandhurst. -Tu étais dans ce train qui a déraillé au pont de Camden ? demanda Glenarvan. -Oui, Monsieur, répondit Toliné, mais le Dieu de la Bible m’a protégé. -Le révérend Paxton m’avait confié aux soins de Jeffries Smith. -Malheureusement, le pauvre facteur a été tué ! +Tu étais dans ce train qui a déraillé au pont de Camden ? demanda Glenarvan. +Oui, Monsieur, répondit Toliné, mais le Dieu de la Bible m’a protégé. +Le révérend Paxton m’avait confié aux soins de Jeffries Smith. +Malheureusement, le pauvre facteur a été tué ! Et dans ce train, tu ne connaissais personne ? Personne, Monsieur, mais Dieu veille sur les enfants et ne les abandonne jamais ! -Toliné disait ces choses d’une voix douce, qui allait au cœur. -Cet enthousiasme religieux dans un âge si tendre s’expliquera facilement. -Mais où allait-il ainsi à travers ces régions désertes, et pourquoi avait-il quitté Camden-Bridge ? -Lady Helena l’interrogea à ce sujet. -Je retournais à ma tribu, dans le Lachlan, répondit-il. +Toliné disait ces choses d’une voix douce, qui allait au cœur. +Cet enthousiasme religieux dans un âge si tendre s’expliquera facilement. +Mais où allait-il ainsi à travers ces régions désertes, et pourquoi avait-il quitté Camden-Bridge ? +Lady Helena l’interrogea à ce sujet. +Je retournais à ma tribu, dans le Lachlan, répondit-il. Je veux revoir ma famille. Des Australiens ? demanda John Mangles. -Des Australiens du Lachlan, répondit Toliné. -Et tu as un père, une mère ? dit Robert Grant. -Déjà le soleil s’abaissait derrière les grands arbres. -La tente fut dressée. -Olbinett prépara le repas. +Des Australiens du Lachlan, répondit Toliné. +Et tu as un père, une mère ? dit Robert Grant. +Déjà le soleil s’abaissait derrière les grands arbres. +La tente fut dressée. +Olbinett prépara le repas. La conversation, cependant, ne languissait pas. -Chacun s’intéressait à l’enfant et l’interrogeait. -On voulait connaître son histoire. -Elle était bien simple. +Chacun s’intéressait à l’enfant et l’interrogeait. +On voulait connaître son histoire. +Elle était bien simple. Les Australiens ont des mœurs douces. Et que veux-tu faire un jour ? -Je veux arracher mes frères à la misère et à l’ignorance ! -Je veux les instruire, les amener à connaître et à aimer Dieu ! -Je veux être missionnaire ! -Faut-il le dire ? jusqu’ici, ce sauvage en habit européen ne lui plaisait guère. +Je veux arracher mes frères à la misère et à l’ignorance ! +Je veux les instruire, les amener à connaître et à aimer Dieu ! +Je veux être missionnaire ! +Faut-il le dire ? jusqu’ici, ce sauvage en habit européen ne lui plaisait guère. Il ne venait pas en Australie pour voir des Australiens en redingote ! -Il les voulait habillés d’un simple tatouage. -Cette mise « convenable » déroutait ses idées. -Et que t’apprend-on à cette école ? demanda lady Glenarvan. -On m’apprend la Bible, les mathématiques, la géographie... -Ah ! la géographie ! s’écria Paganel, touché dans son endroit sensible. -Oui, Monsieur, répondit Toliné. -J’ai même eu un premier prix de géographie avant les vacances de janvier. -Tu as eu un prix de géographie, mon garçon ? -Le voilà, monsieur », dit Toliné, tirant un livre de sa poche. -C’était une Bible in-trente-deux, bien reliée. +Il les voulait habillés d’un simple tatouage. +Cette mise « convenable » déroutait ses idées. +Et que t’apprend-on à cette école ? demanda lady Glenarvan. +On m’apprend la Bible, les mathématiques, la géographie... +Ah ! la géographie ! s’écria Paganel, touché dans son endroit sensible. +Oui, Monsieur, répondit Toliné. +J’ai même eu un premier prix de géographie avant les vacances de janvier. +Tu as eu un prix de géographie, mon garçon ? +Le voilà, monsieur », dit Toliné, tirant un livre de sa poche. +C’était une Bible in-trente-deux, bien reliée. Paganel n’y tint plus ! -Toliné, lui, n’avait rien compris aux caresses subites du savant. -Un professeur de géographie ! répondit Toliné. -T’interroger, mon garçon ! dit Paganel, mais je ne demande pas mieux ! -J’allais même le faire sans ta permission. -Et si Toliné allait vous en remontrer, Paganel ! dit Mac Nabbs. -Élève Toliné, dit-il, levez-vous. -Toliné, qui était debout, ne pouvait se lever davantage. -Il attendit donc dans une posture modeste les questions du géographe. -Élève Toliné, reprit Paganel, quelles sont les cinq parties du monde ? -Élève Toliné, levez-vous ! -Parlons d’abord de l’Océanie, puisque nous y sommes en ce moment. +Toliné, lui, n’avait rien compris aux caresses subites du savant. +Un professeur de géographie ! répondit Toliné. +T’interroger, mon garçon ! dit Paganel, mais je ne demande pas mieux ! +J’allais même le faire sans ta permission. +Et si Toliné allait vous en remontrer, Paganel ! dit Mac Nabbs. +Élève Toliné, dit-il, levez-vous. +Toliné, qui était debout, ne pouvait se lever davantage. +Il attendit donc dans une posture modeste les questions du géographe. +Élève Toliné, reprit Paganel, quelles sont les cinq parties du monde ? +Élève Toliné, levez-vous ! +Parlons d’abord de l’Océanie, puisque nous y sommes en ce moment. Quelles sont ses principales divisions ? -Elle se divise en Polynésie, en Malaisie, en Micronésie et en Mégalésie. -Bon, répondit Paganel, mais la Nouvelle-Calédonie, les Sandwich, les Mendana, les Pomotou ? -Comment ! sous le protectorat de la Grande-Bretagne ! s’écria Paganel. +Elle se divise en Polynésie, en Malaisie, en Micronésie et en Mégalésie. +Bon, répondit Paganel, mais la Nouvelle-Calédonie, les Sandwich, les Mendana, les Pomotou ? +Comment ! sous le protectorat de la Grande-Bretagne ! s’écria Paganel. Mais il me semble que la France, au contraire... -La France ! fit le petit garçon d’un air étonné. +La France ! fit le petit garçon d’un air étonné. Oui, Monsieur le professeur, est-ce que ce n’est pas bien ? -Toute l’Océanie est aux Anglais ! +Toute l’Océanie est aux Anglais ! C’est une affaire entendue ! -Paganel avait un air demi-vexé, demi-surpris, qui faisait la joie du major. -Passons à l’Asie, dit le géographe. -Asie, répondit Toliné, est un pays immense. -Bon ! bon ! élève Toliné. -Quant à l’Algérie, au Maroc, à l’Égypte... rayés des atlas britanniques ! -Je serais bien aise, maintenant, de parler un peu de l’Amérique ! -Elle se divise, reprit Toliné, en Amérique septentrionale et en Amérique méridionale. +Paganel avait un air demi-vexé, demi-surpris, qui faisait la joie du major. +Passons à l’Asie, dit le géographe. +Asie, répondit Toliné, est un pays immense. +Bon ! bon ! élève Toliné. +Quant à l’Algérie, au Maroc, à l’Égypte... rayés des atlas britanniques ! +Je serais bien aise, maintenant, de parler un peu de l’Amérique ! +Elle se divise, reprit Toliné, en Amérique septentrionale et en Amérique méridionale. On ne peut mieux ! -Ce n’est pas moi qui disputerai à ce sujet. -Europe ? répondit Toliné, qui ne comprenait rien à l’animation du géographe. -À qui appartient l’Europe ? -Mais l’Europe appartient aux Anglais, répondit l’enfant d’un ton convaincu. +Ce n’est pas moi qui disputerai à ce sujet. +Europe ? répondit Toliné, qui ne comprenait rien à l’animation du géographe. +À qui appartient l’Europe ? +Mais l’Europe appartient aux Anglais, répondit l’enfant d’un ton convaincu. Je m’en doute bien, reprit Paganel. -Voilà ce que je désire savoir. -Monsieur, répondit l’enfant, qui ne se déconcertait pas. +Voilà ce que je désire savoir. +Monsieur, répondit l’enfant, qui ne se déconcertait pas. Espagne, la Russie, l’Autriche, la Prusse, la France ! -Ce sont des provinces et non des États, dit Toliné. -Par exemple ! s’écria Paganel, en arrachant ses lunettes de ses yeux. +Ce sont des provinces et non des États, dit Toliné. +Par exemple ! s’écria Paganel, en arrachant ses lunettes de ses yeux. Sans doute, l’Espagne, capitale Gibraltar. -La France, répondit tranquillement Toliné, c’est une province anglaise, chef-lieu Calais. -Calais ! s’écria Paganel. -Comment ! tu crois que Calais appartient encore à l’Angleterre ? +La France, répondit tranquillement Toliné, c’est une province anglaise, chef-lieu Calais. +Calais ! s’écria Paganel. +Comment ! tu crois que Calais appartient encore à l’Angleterre ? Et que c’est le chef-lieu de la France ? -Oui, Monsieur, et c’est là que réside le gouverneur, lord Napoléon... -À ces derniers mots, Paganel éclata. -Toliné ne savait que penser. -On l’avait interrogé, il avait répondu de son mieux. -Vous le voyez, dit en riant le major à Paganel. -N’avais-je pas raison de prétendre que l’élève Toliné vous en remontrerait ? -Certes ! ami major, répliqua le géographe. -Ah ! voilà comme on enseigne la géographie à Melbourne ! -Ils vont bien, les professeurs de l’École normale ! -Parbleu, avec cette éducation ingénieuse, je comprends que les indigènes se soumettent ! -Toliné, et la lune, mon garçon, est-ce qu’elle est anglaise aussi ? -Elle le sera, » répondit gravement le jeune sauvage. -Là-dessus, Paganel se leva. +Oui, Monsieur, et c’est là que réside le gouverneur, lord Napoléon... +À ces derniers mots, Paganel éclata. +Toliné ne savait que penser. +On l’avait interrogé, il avait répondu de son mieux. +Vous le voyez, dit en riant le major à Paganel. +N’avais-je pas raison de prétendre que l’élève Toliné vous en remontrerait ? +Certes ! ami major, répliqua le géographe. +Ah ! voilà comme on enseigne la géographie à Melbourne ! +Ils vont bien, les professeurs de l’École normale ! +Parbleu, avec cette éducation ingénieuse, je comprends que les indigènes se soumettent ! +Toliné, et la lune, mon garçon, est-ce qu’elle est anglaise aussi ? +Elle le sera, » répondit gravement le jeune sauvage. +Là-dessus, Paganel se leva. Il ne pouvait plus tenir en place. -Cependant, Glenarvan avait été chercher un livre dans la petite bibliothèque de voyage. -Tiens, mon enfant, dit-il à Toliné, prends et garde ce livre. -Tu as quelques idées fausses en géographie qu’il est bon de réformer. +Cependant, Glenarvan avait été chercher un livre dans la petite bibliothèque de voyage. +Tiens, mon enfant, dit-il à Toliné, prends et garde ce livre. +Tu as quelques idées fausses en géographie qu’il est bon de réformer. Je te le donne en souvenir de notre rencontre. -Cependant, la nuit était tout à fait venue. -Il était dix heures du soir. +Cependant, la nuit était tout à fait venue. +Il était dix heures du soir. Il fallait songer au repos afin de se lever de grand matin. -Robert offrit à son ami Toliné la moitié de sa couchette. -Le petit indigène accepta. -Voulait-il gagner sans retard les contrées du Lachlan ? -S’était-il blessé des rires de Paganel ? +Robert offrit à son ami Toliné la moitié de sa couchette. +Le petit indigène accepta. +Voulait-il gagner sans retard les contrées du Lachlan ? +S’était-il blessé des rires de Paganel ? Il ne se trompait pas. -Les chercheurs se dirigèrent vers le Summerhill et le Leni’s Pond. -Ce n’était pas encore la région des placers exploités. -On taisait les ruines, on ébruitait les fortunes. -Ces coups du sort trouvaient un écho dans les cinq parties du monde. -Pendant ces premières années d’ivresse folle, ce fut un inexprimable désordre. -Cependant, les Anglais avec leur énergie accoutumée se rendirent maîtres de la situation. +Les chercheurs se dirigèrent vers le Summerhill et le Leni’s Pond. +Ce n’était pas encore la région des placers exploités. +On taisait les ruines, on ébruitait les fortunes. +Ces coups du sort trouvaient un écho dans les cinq parties du monde. +Pendant ces premières années d’ivresse folle, ce fut un inexprimable désordre. +Cependant, les Anglais avec leur énergie accoutumée se rendirent maîtres de la situation. Il y eut revirement. -Aussi Glenarvan ne devait-il rien retrouver des scènes violentes de mille huit cent cinquante-deux. -D’ailleurs, les placers s’épuisaient déjà. -À force de les fouiller, on en trouvait le fond. +Aussi Glenarvan ne devait-il rien retrouver des scènes violentes de mille huit cent cinquante-deux. +D’ailleurs, les placers s’épuisaient déjà. +À force de les fouiller, on en trouvait le fond. Vers onze heures, on arriva au centre des exploitations. -Les hôtels, les fermes, les villas, n’y manquaient point. -Il y avait même un théâtre à dix shillings la place, et très-suivi. +Les hôtels, les fermes, les villas, n’y manquaient point. +Il y avait même un théâtre à dix shillings la place, et très-suivi. Il devait le rejoindre quelques heures plus tard. -D’après son conseil, on se dirigea vers la Banque. -Les rues étaient larges, macadamisées et arrosées soigneusement. +D’après son conseil, on se dirigea vers la Banque. +Les rues étaient larges, macadamisées et arrosées soigneusement. L’œil n’aurait pu compter ces trous qui criblaient le sol. -Le fer des bêches étincelait au soleil et jetait une incessante irradiation d’éclairs. +Le fer des bêches étincelait au soleil et jetait une incessante irradiation d’éclairs. Il y avait parmi ces travailleurs des types de toutes nations. -Ils ne se querellaient point, et ils accomplissaient silencieusement leur tâche, en gens salariés. +Ils ne se querellaient point, et ils accomplissaient silencieusement leur tâche, en gens salariés. Laquelle ? demanda lady Helena. -La chance d’exercer le « jumping, » répondit Paganel. +La chance d’exercer le « jumping, » répondit Paganel. Mais comment ? demanda le major. Par le jumping, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire. Qu’est-ce que le jumping ? redemanda le major. -Allez donc, Paganel, dit Mac Nabbs, vous nous mettez l’eau à la bouche. -Je plaisante, ma chère miss, répondit Paganel, et Robert le sait bien. -On le rencontre généralement sous deux formes, l’or roulé et l’or désagrégé. +Allez donc, Paganel, dit Mac Nabbs, vous nous mettez l’eau à la bouche. +Je plaisante, ma chère miss, répondit Paganel, et Robert le sait bien. +On le rencontre généralement sous deux formes, l’or roulé et l’or désagrégé. Il y a de ces pochettes qui renferment une fortune. -Ils virent, étiquetés et classés, tous les produits dont est formé le sol australien. -À moins de les vouloir toutes montées, on ne pouvait en demander davantage. +Ils virent, étiquetés et classés, tous les produits dont est formé le sol australien. +À moins de les vouloir toutes montées, on ne pouvait en demander davantage. Puis, la visite des placers fut reprise. -Ce manège dura pendant toute la promenade. +Ce manège dura pendant toute la promenade. Et qu’en feriez-vous, mon digne ami ? dit Glenarvan. -Oh ! je ne serais pas embarrassé, répondit Paganel. -J’en ferais hommage à mon pays ! -Je la déposerais à la banque de France... +Oh ! je ne serais pas embarrassé, répondit Paganel. +J’en ferais hommage à mon pays ! +Je la déposerais à la banque de France... Sans doute, sous la forme d’obligations de chemins de fer ! -Tout en plaisantant, les voyageurs parcoururent la plus grande partie des terrains exploités. -Partout le travail se faisait régulièrement, mécaniquement, mais sans animation. +Tout en plaisantant, les voyageurs parcoururent la plus grande partie des terrains exploités. +Partout le travail se faisait régulièrement, mécaniquement, mais sans animation. On apporta un « nobler » pour chaque personne. -Or, le nobler, c’est tout bonnement le grog, mais le grog retourné. +Or, le nobler, c’est tout bonnement le grog, mais le grog retourné. Puis, on causa mine et mineurs. -C’était le cas ou jamais. -Tous les émigrants en avaient l’ardeur, mais non la prévoyance ! +C’était le cas ou jamais. +Tous les émigrants en avaient l’ardeur, mais non la prévoyance ! L’or s’en allait en folies. -Les coups de dés amenaient les coups de couteau. -Ce métier de mineur, demanda lady Helena, tout individu peut donc l’exercer ? -Il n’est pas nécessaire d’être bachelier pour cela. +Les coups de dés amenaient les coups de couteau. +Ce métier de mineur, demanda lady Helena, tout individu peut donc l’exercer ? +Il n’est pas nécessaire d’être bachelier pour cela. De bons bras suffisent. -C’était un singulier aspect que celui de ces terrains aurifères ! -Ceux-là se sont enrichis à coup sûr. -Et encore, si tous ces aventuriers avaient réussi ! -Rien n’était plus simple, répondit Paganel. -Mais les orpailleurs se contentaient de laver les sables aurifères, voilà tout. -Voilà quelle était la machine généralement usitée. +C’était un singulier aspect que celui de ces terrains aurifères ! +Ceux-là se sont enrichis à coup sûr. +Et encore, si tous ces aventuriers avaient réussi ! +Rien n’était plus simple, répondit Paganel. +Mais les orpailleurs se contentaient de laver les sables aurifères, voilà tout. +Voilà quelle était la machine généralement usitée. Mais encore fallait-il l’avoir, dit John Mangles. -Et comment la remplaçait-on ? demanda Mary Grant. -Pendant la première année, plus d’un mineur a fait fortune sans autres frais. -Les premiers arrivés ont toujours raison. +Et comment la remplaçait-on ? demanda Mary Grant. +Pendant la première année, plus d’un mineur a fait fortune sans autres frais. +Les premiers arrivés ont toujours raison. Cela fait une moyenne de cent soixante-quatre mille sept cent vingt-cinq francs par jour. -À peu près la liste civile de l’empereur de Russie, dit Glenarvan. -Pauvre homme ! répliqua le major. +À peu près la liste civile de l’empereur de Russie, dit Glenarvan. +Pauvre homme ! répliqua le major. Cite-t-on des coups de fortune subits ? Et vous les connaissez ? dit Glenarvan. -Dans une proportion énorme, mon cher John. -Oui, mon garçon, des millions ! -Nous marchons dessus, c’est que nous le méprisons ! -C’est donc un pays privilégié que l’Australie ? -Non, Robert, répondit le géographe. -Les pays aurifères ne sont point privilégiés. -Ils n’enfantent que des populations fainéantes, et jamais les races fortes et laborieuses. -Vois le Brésil, le Mexique, la Californie, l’Australie ! -Où en sont-ils au dix-neuvième siècle ? -Le pied de leurs chevaux frappait alors les poudreux sentiers du comté de Dalhousie. -La moitié du voyage était accomplie. -Du reste, tout le monde était bien portant. -Les promesses de Paganel, relativement à cet hygiénique climat, se réalisaient. -Peu ou point d’humidité, et une chaleur très supportable. +Dans une proportion énorme, mon cher John. +Oui, mon garçon, des millions ! +Nous marchons dessus, c’est que nous le méprisons ! +C’est donc un pays privilégié que l’Australie ? +Non, Robert, répondit le géographe. +Les pays aurifères ne sont point privilégiés. +Ils n’enfantent que des populations fainéantes, et jamais les races fortes et laborieuses. +Vois le Brésil, le Mexique, la Californie, l’Australie ! +Où en sont-ils au dix-neuvième siècle ? +Le pied de leurs chevaux frappait alors les poudreux sentiers du comté de Dalhousie. +La moitié du voyage était accomplie. +Du reste, tout le monde était bien portant. +Les promesses de Paganel, relativement à cet hygiénique climat, se réalisaient. +Peu ou point d’humidité, et une chaleur très supportable. Les chevaux et les bœufs ne s’en plaignaient point. Les hommes, pas davantage. -Une seule modification avait été apportée à l’ordre de marche depuis Camden-Bridge. +Une seule modification avait été apportée à l’ordre de marche depuis Camden-Bridge. Les chasseurs durent ne point perdre le chariot de vue. Pendant les heures de campement, l’un d’eux fut toujours de garde. -Matin et soir, les amorces des armes furent renouvelées. +Matin et soir, les amorces des armes furent renouvelées. Au fond, on avait raison d’agir ainsi. -Une imprudence, une négligence même pouvait coûter cher. -Les maisons se fermaient à la nuit tombante. -Les chiens, lâchés dans les palissades, aboyaient à la moindre approche. -L’administration de la province elle-même fit preuve de zèle et de prudence. -Des détachements de gendarmes indigènes furent envoyés dans les campagnes. -On assura plus spécialement le service des dépêches. -Jusqu’à ce moment, le mail-coach courait les grands chemins sans escorte. +Une imprudence, une négligence même pouvait coûter cher. +Les maisons se fermaient à la nuit tombante. +Les chiens, lâchés dans les palissades, aboyaient à la moindre approche. +L’administration de la province elle-même fit preuve de zèle et de prudence. +Des détachements de gendarmes indigènes furent envoyés dans les campagnes. +On assura plus spécialement le service des dépêches. +Jusqu’à ce moment, le mail-coach courait les grands chemins sans escorte. Ils ne seraient pas sortis plus lisses de la main du tourneur. -C’étaient autant de colonnes exactement calibrées qui se comptaient par centaines. -Aucune n’offre sa face au soleil, mais bien sa tranche acérée. -L’œil n’aperçoit que des profils dans ce singulier feuillage. +C’étaient autant de colonnes exactement calibrées qui se comptaient par centaines. +Aucune n’offre sa face au soleil, mais bien sa tranche acérée. +L’œil n’aperçoit que des profils dans ce singulier feuillage. Chacun fit cette remarque et parut surpris. -Pourquoi cette disposition particulière ? -Cette question s’adressait naturellement à Paganel. -Il répondit en homme que rien n’embarrasse. +Pourquoi cette disposition particulière ? +Cette question s’adressait naturellement à Paganel. +Il répondit en homme que rien n’embarrasse. Que veut dire ce mot ? demanda Mary Grant. -Il vient de εὖ καλύπτω, et signifie je couvre bien. -Accordé, mon cher Paganel, répondit Glenarvan, et maintenant, apprenez-nous pourquoi les feuilles poussent ainsi. -L’humidité manquant, la sève manque aussi. +Il vient de εὖ καλύπτω, et signifie je couvre bien. +Accordé, mon cher Paganel, répondit Glenarvan, et maintenant, apprenez-nous pourquoi les feuilles poussent ainsi. +L’humidité manquant, la sève manque aussi. Il n’y a rien de plus intelligent qu’une feuille. -Et rien de plus égoïste ! répliqua le major. -Celles-ci n’ont songé qu’à elles, et pas du tout aux voyageurs. -Pendant toute la journée, le chariot roula sous ces interminables travées d’eucalyptus. -On ne rencontra ni un quadrupède, ni un indigène. -C’était à croire qu’elle ne finirait pas. -Seymour ! s’écria Paganel. +Et rien de plus égoïste ! répliqua le major. +Celles-ci n’ont songé qu’à elles, et pas du tout aux voyageurs. +Pendant toute la journée, le chariot roula sous ces interminables travées d’eucalyptus. +On ne rencontra ni un quadrupède, ni un indigène. +C’était à croire qu’elle ne finirait pas. +Seymour ! s’écria Paganel. Est-elle importante ? demanda lady Helena. -Y trouverons-nous un hôtel convenable ? dit Glenarvan. -Je l’espère, répondit le géographe. -Il était alors neuf heures. -L’obscurité se faisait peu à peu. +Y trouverons-nous un hôtel convenable ? dit Glenarvan. +Je l’espère, répondit le géographe. +Il était alors neuf heures. +L’obscurité se faisait peu à peu. Il n’avait absolument rien vu. -Ces symptômes ne pouvaient échapper à l’observateur le moins attentif. -Cependant Paganel n’avait rien soupçonné. +Ces symptômes ne pouvaient échapper à l’observateur le moins attentif. +Cependant Paganel n’avait rien soupçonné. Mais il n’en souffla mot. -Et ils sont arrêtés ? demanda vivement Ayrton. +Et ils sont arrêtés ? demanda vivement Ayrton. Tant pis, ajouta Ayrton. -Eh bien ! demanda Glenarvan, à qui attribue-t-on ce crime ? -Le pont de Camden était resté ouvert au passage du train. -Des évadés, c’est évident ! répondit Paganel, mais des transportés régulièrement admis, non. -Ces gens-là n’ont pas le droit d’être ici. +Eh bien ! demanda Glenarvan, à qui attribue-t-on ce crime ? +Le pont de Camden était resté ouvert au passage du train. +Des évadés, c’est évident ! répondit Paganel, mais des transportés régulièrement admis, non. +Ces gens-là n’ont pas le droit d’être ici. Qu’en penses-tu, John ? Qu’en pensez-vous, Mac Nabbs ? -Avant de me prononcer, répondit le major, je désirerais connaître l’opinion d’Ayrton. -Le quartier-maître, directement interpellé, regarda Glenarvan. -Toutes deux sont peu fréquentées, toutes deux se valent. +Avant de me prononcer, répondit le major, je désirerais connaître l’opinion d’Ayrton. +Le quartier-maître, directement interpellé, regarda Glenarvan. +Toutes deux sont peu fréquentées, toutes deux se valent. Donc, sauf meilleur avis, j’irais en avant. -Bien parlé, Ayrton, répondit Paganel. +Bien parlé, Ayrton, répondit Paganel. En continuant, nous pouvons couper les traces du capitaine Grant. En revenant au sud, nous les fuyons au contraire. -Une seule observation, mylord, dit Ayrton au moment où on allait se séparer. -Ne serait-il pas opportun d’envoyer au Duncan l’ordre de rallier la côte ? -À quoi bon ? répondit John Mangles. -D’ailleurs, ses avaries ne doivent pas encore être réparées. +Une seule observation, mylord, dit Ayrton au moment où on allait se séparer. +Ne serait-il pas opportun d’envoyer au Duncan l’ordre de rallier la côte ? +À quoi bon ? répondit John Mangles. +D’ailleurs, ses avaries ne doivent pas encore être réparées. Je crois donc, par ces divers motifs, qu’il vaut mieux attendre. -répondit Ayrton, qui n’insista pas. -Le lendemain, la petite troupe, armée et prête à tout événement, quitta Seymour. -Glenarvan eût préféré voyager en rase campagne. -Une plaine est moins propice aux embûches et guet-apens qu’un bois épais. -La civilisation ne l’a pas encore découpé en comtés distincts. -C’est la portion peu connue et peu fréquentée de la province. -C’est là que les indigènes ont été brutalement repoussés par les colons. -Tout homme blanc, colon, émigrant, squatter, bushman, peut franchir les limites de ces réserves. +répondit Ayrton, qui n’insista pas. +Le lendemain, la petite troupe, armée et prête à tout événement, quitta Seymour. +Glenarvan eût préféré voyager en rase campagne. +Une plaine est moins propice aux embûches et guet-apens qu’un bois épais. +La civilisation ne l’a pas encore découpé en comtés distincts. +C’est la portion peu connue et peu fréquentée de la province. +C’est là que les indigènes ont été brutalement repoussés par les colons. +Tout homme blanc, colon, émigrant, squatter, bushman, peut franchir les limites de ces réserves. Le noir seul n’en doit jamais sortir. -Cette funeste tendance fut partout marquée, et en Australie plus qu’ailleurs. -Ils les chassaient et les tuaient à coups de fusil. -Leurs cruautés furent atroces. -Certains gouverneurs, il est vrai, ont lancé des décrets contre les sanguinaires bushmen ! -Les meurtres s’organisèrent sur une vaste échelle et des tribus entières disparurent. +Cette funeste tendance fut partout marquée, et en Australie plus qu’ailleurs. +Ils les chassaient et les tuaient à coups de fusil. +Leurs cruautés furent atroces. +Certains gouverneurs, il est vrai, ont lancé des décrets contre les sanguinaires bushmen ! +Les meurtres s’organisèrent sur une vaste échelle et des tribus entières disparurent. Ni Glenarvan, ni le major, ni John Mangles, ne contredirent Paganel. -Eussent-ils été Anglais, ils n’auraient pas défendu leurs compatriotes. -Les faits étaient patents, incontestables. -Dans un siècle, ce continent sera entièrement dépeuplé de sa race noire. -En effet, la réserve paraissait être absolument abandonnée. +Eussent-ils été Anglais, ils n’auraient pas défendu leurs compatriotes. +Les faits étaient patents, incontestables. +Dans un siècle, ce continent sera entièrement dépeuplé de sa race noire. +En effet, la réserve paraissait être absolument abandonnée. Nulle trace de campements ni de huttes. -En quelques secondes, il disparut dans l’épaisseur du feuillage. -Ah çà, qu’est-ce que c’est que ce singe-là ? -Ce singe-là, répondit Paganel, c’est un Australien pur sang ! -retentirent à peu de distance. +En quelques secondes, il disparut dans l’épaisseur du feuillage. +Ah çà, qu’est-ce que c’est que ce singe-là ? +Ce singe-là, répondit Paganel, c’est un Australien pur sang ! +retentirent à peu de distance. Une dizaine de tentes se dressaient sur le sol nu. -Ces êtres, dégradés par la misère, étaient repoussants. -Leur premier mouvement, à l’approche du chariot, fut de s’enfuir. -Mais quelques mots d’Ayrton prononcés dans un inintelligible patois parurent les rassurer. -Jamais créatures humaines n’avaient présenté à ce point le type d’animalité. -Ces pauvres êtres sont des hommes. -Des hommes ! s’écria Mac Nabbs ! -Tout au plus des êtres intermédiaires entre l’homme et l’orang-outang ! -Entre la brute et l’Australien existe l’infranchissable abîme qui sépare les genres. +Ces êtres, dégradés par la misère, étaient repoussants. +Leur premier mouvement, à l’approche du chariot, fut de s’enfuir. +Mais quelques mots d’Ayrton prononcés dans un inintelligible patois parurent les rassurer. +Jamais créatures humaines n’avaient présenté à ce point le type d’animalité. +Ces pauvres êtres sont des hommes. +Des hommes ! s’écria Mac Nabbs ! +Tout au plus des êtres intermédiaires entre l’homme et l’orang-outang ! +Entre la brute et l’Australien existe l’infranchissable abîme qui sépare les genres. Pascal a justement dit que l’homme n’est brute nulle part. -Mais ce furent les femmes, surtout, qui excitèrent la pitié des voyageuses. +Mais ce furent les femmes, surtout, qui excitèrent la pitié des voyageuses. Ils parlaient un idiome sifflant, fait de battements de langue. -Cela ressemblait à des cris d’animaux. -C’était le « donnez-moi ! donnez-moi ! +Cela ressemblait à des cris d’animaux. +C’était le « donnez-moi ! donnez-moi ! qui s’appliquait aux plus menus objets des voyageurs. -Cependant, à la demande d’Helena, Glenarvan donna ordre de distribuer quelques aliments. +Cependant, à la demande d’Helena, Glenarvan donna ordre de distribuer quelques aliments. Mr. Olbinett, en homme galant, avait cru devoir servir d’abord les femmes. -Mais ces malheureuses créatures n’osèrent manger avant leurs redoutables maîtres. -Ceux-ci se jetèrent sur le biscuit et la viande sèche comme sur une proie. -Oui, capitaine, répondit Ayrton. -Toutes ces peuplades de l’intérieur se ressemblent. -Mais, demanda John Mangles, que peut faire un Européen au milieu de ces naturels ? +Mais ces malheureuses créatures n’osèrent manger avant leurs redoutables maîtres. +Ceux-ci se jetèrent sur le biscuit et la viande sèche comme sur une proie. +Oui, capitaine, répondit Ayrton. +Toutes ces peuplades de l’intérieur se ressemblent. +Mais, demanda John Mangles, que peut faire un Européen au milieu de ces naturels ? Mais il est prisonnier ? dit Mary Grant. Je ne le regrette pas. Dieu garde le capitaine Grant de tenter une pareille chance de salut ! -Vous espérez toujours ? demanda la jeune fille. +Vous espérez toujours ? demanda la jeune fille. Les yeux humides de Mary Grant purent seuls remercier le jeune capitaine. -À peu près, répondit le quartier-maître, car, autant de tribus, autant d’idiomes. -C’était en effet la cause de cette agitation. -Cette hache a une poignée longue de dix pieds. -À chaque instant, lady Helena craignait que le jeu ne dégénérât en bataille sérieuse. +À peu près, répondit le quartier-maître, car, autant de tribus, autant d’idiomes. +C’était en effet la cause de cette agitation. +Cette hache a une poignée longue de dix pieds. +À chaque instant, lady Helena craignait que le jeu ne dégénérât en bataille sérieuse. D’ailleurs, les enfants, qui avaient pris part au combat, y allaient franchement. -Ce combat simulé durait déjà depuis dix minutes, quand soudain les combattants s’arrêtèrent. -Les armes tombèrent de leurs mains. -Un profond silence succéda au bruyant tumulte. -Les indigènes demeurèrent fixes dans leur dernière attitude, comme des personnages de tableaux vivants. -On les eût dits pétrifiés. -On ne tarda pas à le savoir. -Une bande de kakatoès se déployait en ce moment à la hauteur des gommiers. -La chasse, plus utile que la guerre, lui succédait. -C’était une ombre qui glissait. -Glenarvan et ses compagnons étaient stupéfaits ; ils ne pouvaient en croire leurs yeux. +Ce combat simulé durait déjà depuis dix minutes, quand soudain les combattants s’arrêtèrent. +Les armes tombèrent de leurs mains. +Un profond silence succéda au bruyant tumulte. +Les indigènes demeurèrent fixes dans leur dernière attitude, comme des personnages de tableaux vivants. +On les eût dits pétrifiés. +On ne tarda pas à le savoir. +Une bande de kakatoès se déployait en ce moment à la hauteur des gommiers. +La chasse, plus utile que la guerre, lui succédait. +C’était une ombre qui glissait. +Glenarvan et ses compagnons étaient stupéfaits ; ils ne pouvaient en croire leurs yeux. C’est le « boomerang ! -Le boomerang ! s’écria Paganel, le boomerang australien. -Il n’en était rien. -C’était aussi simple qu’incompréhensible. -Voilà donc ce fameux boomerang ! dit Paganel après avoir attentivement examiné le bizarre instrument. +Le boomerang ! s’écria Paganel, le boomerang australien. +Il n’en était rien. +C’était aussi simple qu’incompréhensible. +Voilà donc ce fameux boomerang ! dit Paganel après avoir attentivement examiné le bizarre instrument. Un morceau de bois, et rien de plus. Alors comment expliquez-vous ce fait, monsieur Paganel ? demanda lady Helena. -Mais, quant à ce lancement, c’est encore le secret des Australiens ! -Ah ! fit Ayrton, ils ont aperçu des casoars ! +Mais, quant à ce lancement, c’est encore le secret des Australiens ! +Ah ! fit Ayrton, ils ont aperçu des casoars ! Quoi ! il s’agit d’une chasse ? dit Glenarvan. -Il faut voir cela, s’écria Paganel. -Ce doit être curieux ! -Peut-être le boomerang va-t-il fonctionner encore. +Il faut voir cela, s’écria Paganel. +Ce doit être curieux ! +Peut-être le boomerang va-t-il fonctionner encore. Qu’en pensez-vous, Ayrton ? -Les indigènes n’avaient pas perdu un instant. +Les indigènes n’avaient pas perdu un instant. C’est pour eux un coup de fortune de tuer des casoars. -La tribu a ses vivres assurés pour quelques jours. -Aussi les chasseurs emploient-ils toute leur adresse à s’emparer d’une pareille proie. -C’était le côté très-intéressant du spectacle réclamé par Paganel. -Les voyageurs s’arrêtèrent sur la lisière d’un bois de mimosas. -Tout ce manège était parfait. -Rien de plus fidèle que cette reproduction des allures de l’ému. -Le chasseur poussait des grognements sourds auxquels l’oiseau lui-même se fût laissé prendre. -Le sauvage se trouva bientôt au milieu de la bande insoucieuse. -Le chasseur avait réussi ; la chasse était terminée. -Alors Glenarvan, les voyageuses, toute la petite troupe prit congé des indigènes. -Ceux-ci montrèrent peu de regrets de cette séparation. -Peut-être le succès de la chasse aux casoars leur faisait-il oublier leur fringale satisfaite. -Parce qu’ils imitent fidèlement l’allure d’un animal ? répliqua le major. +La tribu a ses vivres assurés pour quelques jours. +Aussi les chasseurs emploient-ils toute leur adresse à s’emparer d’une pareille proie. +C’était le côté très-intéressant du spectacle réclamé par Paganel. +Les voyageurs s’arrêtèrent sur la lisière d’un bois de mimosas. +Tout ce manège était parfait. +Rien de plus fidèle que cette reproduction des allures de l’ému. +Le chasseur poussait des grognements sourds auxquels l’oiseau lui-même se fût laissé prendre. +Le sauvage se trouva bientôt au milieu de la bande insoucieuse. +Le chasseur avait réussi ; la chasse était terminée. +Alors Glenarvan, les voyageuses, toute la petite troupe prit congé des indigènes. +Ceux-ci montrèrent peu de regrets de cette séparation. +Peut-être le succès de la chasse aux casoars leur faisait-il oublier leur fringale satisfaite. +Parce qu’ils imitent fidèlement l’allure d’un animal ? répliqua le major. Mais, au contraire, cela justifierait ma doctrine ! -Plaisanter n’est pas répondre, dit lady Helena. +Plaisanter n’est pas répondre, dit lady Helena. Je veux, major, que vous reveniez sur votre opinion. -Eh bien ! oui, ma cousine, ou plutôt, non. -Que prétendent-ils ? demanda lady Helena. -On résolut d’y camper le soir même. -On songeait moins à manger qu’à dormir, après une marche pareille. +Eh bien ! oui, ma cousine, ou plutôt, non. +Que prétendent-ils ? demanda lady Helena. +On résolut d’y camper le soir même. +On songeait moins à manger qu’à dormir, après une marche pareille. Il ne pouvait s’y tromper. -Un piano dans le désert ! se dit Paganel. -Voilà ce que je n’admettrai jamais ! -Mais, en ce moment, une voix purement timbrée s’éleva dans les airs. -Le pianiste était doublé d’un chanteur. -Paganel écouta sans vouloir se rendre. -C’était Il mio tesoro tanto, du Don Juan. -Puis il écouta jusqu’au bout cette sublime inspiration du maître. -L’effet de cette suave mélodie, portée à travers une nuit limpide, était indescriptible. -Quand Wilson vint relever Paganel, il le trouva plongé dans une rêverie profonde. -Le lendemain, toute la troupe était réveillée par des aboiements inattendus. -Glenarvan se leva aussitôt. -À l’approche des voyageurs, ils rentrèrent sous les arbres en redoublant leurs cris. -Michel et Sandy Patterson, propriétaires de Hottam-Station. -Messieurs, répondit Glenarvan, je ne voudrais pas abuser d’une hospitalité si gracieusement offerte... +Un piano dans le désert ! se dit Paganel. +Voilà ce que je n’admettrai jamais ! +Mais, en ce moment, une voix purement timbrée s’éleva dans les airs. +Le pianiste était doublé d’un chanteur. +Paganel écouta sans vouloir se rendre. +C’était Il mio tesoro tanto, du Don Juan. +Puis il écouta jusqu’au bout cette sublime inspiration du maître. +L’effet de cette suave mélodie, portée à travers une nuit limpide, était indescriptible. +Quand Wilson vint relever Paganel, il le trouva plongé dans une rêverie profonde. +Le lendemain, toute la troupe était réveillée par des aboiements inattendus. +Glenarvan se leva aussitôt. +À l’approche des voyageurs, ils rentrèrent sous les arbres en redoublant leurs cris. +Michel et Sandy Patterson, propriétaires de Hottam-Station. +Messieurs, répondit Glenarvan, je ne voudrais pas abuser d’une hospitalité si gracieusement offerte... Glenarvan s’inclina en signe d’acquiescement. -C’est moi, monsieur, répondit le gentleman, et mon cousin Sandy m’accompagnait. -Puis, Michel Patterson indiqua vers la droite la route à suivre. -Les chevaux avaient été laissés aux soins d’Ayrton et des matelots. -C’était vraiment un établissement magnifique, tenu avec la sévérité rigoureuse des parcs anglais. -D’immenses prairies, encloses de barrières grises, s’étendaient à perte de vue. -Là, paissaient les bœufs par milliers, et les moutons par millions. -De nombreux bergers et des chiens plus nombreux encore gardaient cette tumultueuse armée. -De longues avenues d’arbres verts à feuilles persistantes rayonnaient dans toutes les directions. -C’est l’oiseau-lyre, dont l’appendice caudal figure le gracieux instrument d’Orphée. +C’est moi, monsieur, répondit le gentleman, et mon cousin Sandy m’accompagnait. +Puis, Michel Patterson indiqua vers la droite la route à suivre. +Les chevaux avaient été laissés aux soins d’Ayrton et des matelots. +C’était vraiment un établissement magnifique, tenu avec la sévérité rigoureuse des parcs anglais. +D’immenses prairies, encloses de barrières grises, s’étendaient à perte de vue. +Là, paissaient les bœufs par milliers, et les moutons par millions. +De nombreux bergers et des chiens plus nombreux encore gardaient cette tumultueuse armée. +De longues avenues d’arbres verts à feuilles persistantes rayonnaient dans toutes les directions. +C’est l’oiseau-lyre, dont l’appendice caudal figure le gracieux instrument d’Orphée. Paganel avait envie d’en jouer. -Il écoutait le récit des jeunes gentlemen. -Ils racontèrent donc leur histoire. -Michel et Sandy Patterson étaient fils d’un banquier de Londres. -Si vous réussissez, tant mieux. -Si vous échouez, peu importe. -Nous ne regretterons pas les millions qui vous auront servi à devenir des hommes. -Les deux jeunes gens obéirent. -Au bout de trois ans, l’établissement prospérait. -Maintenant, la station d’Hottam l’emportait en étendue et en affaires. -Les deux jeunes gens étaient squatters et settlers tout à la fois. -Aussi, l’élève du bétail et la culture du sol y réussissaient également. -Devant les fenêtres se déployaient des bannes multicolores qui semblaient être en fleurs. -Des fils électriques mettaient en communication instantanée le village et la maison des maîtres. -Celle-ci, loin de tout bruit, semblait perdue dans une forêt d’arbres exotiques. -Bientôt, l’avenue des casuarinas fut dépassée. -Tout le luxe de la vie artiste et fashionable s’offrit à leurs yeux. -On se serait cru dans quelque château de France ou d’Angleterre. -Lady Helena en s’approchant fut émerveillée. -Ils donnèrent aussi bon espoir aux enfants du capitaine. -C’est précisément ce qui est arrivé à son quartier-maître Ayrton, répondit John Mangles. -Jamais, madame, répondit Michel. +Il écoutait le récit des jeunes gentlemen. +Ils racontèrent donc leur histoire. +Michel et Sandy Patterson étaient fils d’un banquier de Londres. +Si vous réussissez, tant mieux. +Si vous échouez, peu importe. +Nous ne regretterons pas les millions qui vous auront servi à devenir des hommes. +Les deux jeunes gens obéirent. +Au bout de trois ans, l’établissement prospérait. +Maintenant, la station d’Hottam l’emportait en étendue et en affaires. +Les deux jeunes gens étaient squatters et settlers tout à la fois. +Aussi, l’élève du bétail et la culture du sol y réussissaient également. +Devant les fenêtres se déployaient des bannes multicolores qui semblaient être en fleurs. +Des fils électriques mettaient en communication instantanée le village et la maison des maîtres. +Celle-ci, loin de tout bruit, semblait perdue dans une forêt d’arbres exotiques. +Bientôt, l’avenue des casuarinas fut dépassée. +Tout le luxe de la vie artiste et fashionable s’offrit à leurs yeux. +On se serait cru dans quelque château de France ou d’Angleterre. +Lady Helena en s’approchant fut émerveillée. +Ils donnèrent aussi bon espoir aux enfants du capitaine. +C’est précisément ce qui est arrivé à son quartier-maître Ayrton, répondit John Mangles. +Jamais, madame, répondit Michel. Et quel traitement, suivant vous, a subi le capitaine Grant, prisonnier des Australiens ? -King entre autres, dit Paganel, le seul survivant de l’expédition de Burke. +King entre autres, dit Paganel, le seul survivant de l’expédition de Burke. Ainsi, je crois que vous devez conserver tout espoir. -Ces paroles causèrent une joie extrême aux auditeurs du jeune squatter. -Elles corroboraient les renseignements déjà donnés par Paganel et Ayrton. -Puis, on parla des convicts, lorsque les voyageuses eurent quitté la table. -Tel était aussi l’avis d’Ayrton. -À midi, sept vigoureux hunters piaffaient aux portes de l’habitation. +Ces paroles causèrent une joie extrême aux auditeurs du jeune squatter. +Elles corroboraient les renseignements déjà donnés par Paganel et Ayrton. +Puis, on parla des convicts, lorsque les voyageuses eurent quitté la table. +Tel était aussi l’avis d’Ayrton. +À midi, sept vigoureux hunters piaffaient aux portes de l’habitation. Le Reuss-Schleitz ou la Saxe-Cobourg-Gotha y auraient tenu tout entiers. Si l’on y rencontrait moins d’habitants, les moutons, en revanche, foisonnaient. -Le jeune Robert fit des merveilles à côté du major Mac Nabbs. +Le jeune Robert fit des merveilles à côté du major Mac Nabbs. Mais John Mangles se chargea de veiller sur lui, et Mary Grant se rassura. Les chiens, vers quatre heures, firent lever une bande de ces curieux marsupiaux. -Pendant quatre à cinq milles, la chasse fut activement conduite. -Un des pointers, emporté par son élan, alla rouler près de lui. -Un instant après, le malheureux chien sautait en l’air, et retombait éventré. -Certes, la meute tout entière n’aurait pas eu raison de ces puissants marsupiaux. -En ce moment, Robert faillit être victime de son imprudence. +Pendant quatre à cinq milles, la chasse fut activement conduite. +Un des pointers, emporté par son élan, alla rouler près de lui. +Un instant après, le malheureux chien sautait en l’air, et retombait éventré. +Certes, la meute tout entière n’aurait pas eu raison de ces puissants marsupiaux. +En ce moment, Robert faillit être victime de son imprudence. Robert tomba, un cri retentit. -La bête abattue, Robert se releva sans blessure. -Un instant après, il était dans les bras de sa sœur. +La bête abattue, Robert se releva sans blessure. +Un instant après, il était dans les bras de sa sœur. Merci, monsieur John ! merci ! dit Mary Grant, qui tendit la main au jeune capitaine. Cet incident termina la chasse. -Il était alors six heures du soir. -Un dîner magnifique attendait les chasseurs. -Après les glaces et sorbets du dessert, les convives passèrent au salon. -La soirée fut consacrée à la musique. -Lady Helena, très-bonne pianiste, mit ses talents à la disposition des squatters. -Le lendemain, dès l’aube, ils prirent congé des deux jeunes squatters. -Une immense barrière coupait la route dans le sud-est. -Les extumescences de la plaine se prononçaient de plus en plus. -Quelques mamelons, plantés de jeunes gommiers verts, se gonflaient çà et là. -Plus loin, ces gibbosités, accusées vivement, formaient les premiers échelons des grandes Alpes. +Il était alors six heures du soir. +Un dîner magnifique attendait les chasseurs. +Après les glaces et sorbets du dessert, les convives passèrent au salon. +La soirée fut consacrée à la musique. +Lady Helena, très-bonne pianiste, mit ses talents à la disposition des squatters. +Le lendemain, dès l’aube, ils prirent congé des deux jeunes squatters. +Une immense barrière coupait la route dans le sud-est. +Les extumescences de la plaine se prononçaient de plus en plus. +Quelques mamelons, plantés de jeunes gommiers verts, se gonflaient çà et là. +Plus loin, ces gibbosités, accusées vivement, formaient les premiers échelons des grandes Alpes. Les voyageuses en prenaient gaiement leur parti. -C’était une véritable navigation à travers ces terrains houleux. -Tâche difficile, périlleuse souvent. +C’était une véritable navigation à travers ces terrains houleux. +Tâche difficile, périlleuse souvent. Le sol argileux et humide fuyait sous le pied. -Aussi, vers le soir, c’est à peine si un demi-degré avait été franchi. -Des Alpes ! voilà une dénomination qui donne à réfléchir. -Il faut en rabattre, mon cher Glenarvan, lui répondit Paganel. -Ne croyez pas que vous avez toute une Suisse à traverser. +Aussi, vers le soir, c’est à peine si un demi-degré avait été franchi. +Des Alpes ! voilà une dénomination qui donne à réfléchir. +Il faut en rabattre, mon cher Glenarvan, lui répondit Paganel. +Ne croyez pas que vous avez toute une Suisse à traverser. Ainsi, ces Alpes australiennes ?... demanda lady Helena. -Sont des montagnes de poche, répondit Paganel. +Sont des montagnes de poche, répondit Paganel. Nous les franchirons sans nous en apercevoir. Parlez pour vous ! dit le major. -Distrait ! s’écria Paganel. +Distrait ! s’écria Paganel. Mais je ne suis plus distrait. -Je m’en rapporte à ces dames. +Je m’en rapporte à ces dames. Ai-je commis une seule distraction ? -A-t-on une erreur à me reprocher ? +A-t-on une erreur à me reprocher ? Aucune, monsieur Paganel, dit Mary Grant. -Vous êtes maintenant le plus parfait des hommes. +Vous êtes maintenant le plus parfait des hommes. Trop parfait ! ajouta en riant lady Helena. Vos distractions vous allaient bien. -N’est-il pas vrai, madame ? répondit Paganel. -À nous donner sur notre route les renseignements dont nous avons besoin, répondit Glenarvan. -Il répondit avec un air de mauvaise humeur aux questions qui lui furent adressées. -Mais ses réponses suffirent à fixer Ayrton sur sa route. -C’était une notice de la police coloniale. -Cent livres sterling à qui le livrerait. -Décidément, dit Glenarvan au quartier-maître, c’est un misérable bon à pendre. -Et surtout à prendre ! répondit Ayrton. +N’est-il pas vrai, madame ? répondit Paganel. +À nous donner sur notre route les renseignements dont nous avons besoin, répondit Glenarvan. +Il répondit avec un air de mauvaise humeur aux questions qui lui furent adressées. +Mais ses réponses suffirent à fixer Ayrton sur sa route. +C’était une notice de la police coloniale. +Cent livres sterling à qui le livrerait. +Décidément, dit Glenarvan au quartier-maître, c’est un misérable bon à pendre. +Et surtout à prendre ! répondit Ayrton. Mais c’est une somme ! Il ne les vaut pas. -Quant au tavernier, ajouta Glenarvan, il ne me rassure guère, malgré sa pancarte. -Ni moi, » répondit Ayrton. -Glenarvan et le quartier-maître rejoignirent le chariot. -On se dirigea vers le point où s’arrête la route de Lucknow. -Là serpentait une étroite passe qui prenait la chaîne de biais. -On commença à monter. -Ce fut une pénible ascension. -Plus d’une fois, les voyageuses et leurs compagnons mirent pied à terre. -Il s’abattit subitement sans qu’aucun symptôme fît pressentir cet accident. -Il faut que cette bête, dit Glenarvan, se soit rompu quelque vaisseau. +Quant au tavernier, ajouta Glenarvan, il ne me rassure guère, malgré sa pancarte. +Ni moi, » répondit Ayrton. +Glenarvan et le quartier-maître rejoignirent le chariot. +On se dirigea vers le point où s’arrête la route de Lucknow. +Là serpentait une étroite passe qui prenait la chaîne de biais. +On commença à monter. +Ce fut une pénible ascension. +Plus d’une fois, les voyageuses et leurs compagnons mirent pied à terre. +Il s’abattit subitement sans qu’aucun symptôme fît pressentir cet accident. +Il faut que cette bête, dit Glenarvan, se soit rompu quelque vaisseau. Prends mon cheval, Mulrady, ajouta Glenarvan, je vais rejoindre lady Helena dans le chariot. -On campa sur le plateau même, et le lendemain la descente commença. +On campa sur le plateau même, et le lendemain la descente commença. Elle fut assez rapide. -Il fallut attendre la fin de cette averse prodigieuse, sous peine d’être lapidé. +Il fallut attendre la fin de cette averse prodigieuse, sous peine d’être lapidé. La passe aboutissait aux plaines du Gippsland. Plus tard, ce serait difficile, car les communications directes avec la capitale manqueraient absolument. -Ces recommandations du quartier-maître paraissaient bonnes à suivre. +Ces recommandations du quartier-maître paraissaient bonnes à suivre. Paganel conseillait d’en tenir compte. -Il trouva un auxiliaire dans John Mangles qui se rangea à son avis. -Il fut décidé qu’on attendrait pour agir l’arrivée à Twofold-Bay. -Le major observait Ayrton, qui lui parut assez désappointé. -Le « gastrolobium grandiflorum » hérissait le sol de ses arbustes aux fleurs éclatantes. -On les passa à gué. -Au-dessus des arbrisseaux sautaient et ressautaient des kanguroos comme une troupe de pantins élastiques. -D’ailleurs, une lourde chaleur pesait sur la contrée. -Une électricité violente saturait l’atmosphère. -Bêtes et gens subissaient son influence. +Il trouva un auxiliaire dans John Mangles qui se rangea à son avis. +Il fut décidé qu’on attendrait pour agir l’arrivée à Twofold-Bay. +Le major observait Ayrton, qui lui parut assez désappointé. +Le « gastrolobium grandiflorum » hérissait le sol de ses arbustes aux fleurs éclatantes. +On les passa à gué. +Au-dessus des arbrisseaux sautaient et ressautaient des kanguroos comme une troupe de pantins élastiques. +D’ailleurs, une lourde chaleur pesait sur la contrée. +Une électricité violente saturait l’atmosphère. +Bêtes et gens subissaient son influence. Ils allaient devant eux sans en chercher davantage. -Ces plantes arborescentes, en pleine floraison, mesuraient jusqu’à trente pieds de hauteur. -Sous ces parasols immobiles régnait une fraîcheur dont personne ne songea à se plaindre. +Ces plantes arborescentes, en pleine floraison, mesuraient jusqu’à trente pieds de hauteur. +Sous ces parasols immobiles régnait une fraîcheur dont personne ne songea à se plaindre. Ce fut un concert de jacasseries assourdissantes. -Était-ce quelque étourdissement, pis même, une suffocation causée par la haute température ? -On courut à lui. -Paganel ! qu’avez-vous ? s’écria Glenarvan. -Mort, foudroyé, comme celui de Mulrady ! +Était-ce quelque étourdissement, pis même, une suffocation causée par la haute température ? +On courut à lui. +Paganel ! qu’avez-vous ? s’écria Glenarvan. +Mort, foudroyé, comme celui de Mulrady ! Paganel ne se trompait pas. -Son cheval venait d’être frappé subitement. -Voilà qui est singulier, dit John Mangles. -Très-singulier, en effet, » murmura le major. -Glenarvan ne laissa pas d’être préoccupé de ce nouvel accident. -Il ne pouvait se remonter dans ce désert. -Or, avant la fin du jour, le mot « épidémie » sembla devoir se justifier. +Son cheval venait d’être frappé subitement. +Voilà qui est singulier, dit John Mangles. +Très-singulier, en effet, » murmura le major. +Glenarvan ne laissa pas d’être préoccupé de ce nouvel accident. +Il ne pouvait se remonter dans ce désert. +Or, avant la fin du jour, le mot « épidémie » sembla devoir se justifier. La situation devint grave. -Les cavaliers démontés pouvaient, en somme, prendre leur parti d’aller à pied. -Bien des squatters l’avaient fait déjà, à travers ces régions désertes. +Les cavaliers démontés pouvaient, en somme, prendre leur parti d’aller à pied. +Bien des squatters l’avaient fait déjà, à travers ces régions désertes. Mais s’il fallait abandonner le chariot, que deviendraient les voyageuses ? -Pourraient-elles franchir les cent vingt milles qui les séparaient encore de la baie Twofold ? -John Mangles et Glenarvan, très-inquiets, examinèrent les chevaux survivants. -Peut-être pouvait-on prévenir de nouveaux accidents. -Examen fait, aucun symptôme de maladie, de défaillance même, ne fut remarqué. -Ces animaux étaient en parfaite santé et supportaient vaillamment les fatigues du voyage. -Glenarvan espéra donc que cette singulière épidémie ne ferait pas d’autres victimes. +Pourraient-elles franchir les cent vingt milles qui les séparaient encore de la baie Twofold ? +John Mangles et Glenarvan, très-inquiets, examinèrent les chevaux survivants. +Peut-être pouvait-on prévenir de nouveaux accidents. +Examen fait, aucun symptôme de maladie, de défaillance même, ne fut remarqué. +Ces animaux étaient en parfaite santé et supportaient vaillamment les fatigues du voyage. +Glenarvan espéra donc que cette singulière épidémie ne ferait pas d’autres victimes. On se remit en marche. -Le chariot servait de véhicule aux piétons qui s’y délassaient tour à tour. -La journée du lendemain, treize janvier, fut bonne. -Les accidents de la veille ne se renouvelèrent pas. -L’état sanitaire de l’expédition demeura satisfaisant. +Le chariot servait de véhicule aux piétons qui s’y délassaient tour à tour. +La journée du lendemain, treize janvier, fut bonne. +Les accidents de la veille ne se renouvelèrent pas. +L’état sanitaire de l’expédition demeura satisfaisant. Chevaux et bœufs firent gaillardement leur office. -Le salon de lady Helena fut très-animé, grâce au nombre de visiteurs qui affluèrent. +Le salon de lady Helena fut très-animé, grâce au nombre de visiteurs qui affluèrent. Un demi-baril de scotch-ale y passa tout entier. Jacques Paganel but beaucoup, et discourut encore plus de omni re scibili. -Une journée si bien commencée semblait devoir bien finir. -Quelques milles furent encore enlevés à la vigueur du collier. +Une journée si bien commencée semblait devoir bien finir. +Quelques milles furent encore enlevés à la vigueur du collier. Attention ! cria-t-il aux cavaliers qui le suivaient. Qu’est-ce donc ? demanda Glenarvan. -Nous sommes embourbés, » répondit Ayrton. +Nous sommes embourbés, » répondit Ayrton. Campons ici, dit John Mangles. -C’est ce qu’il y a de mieux à faire, répondit Ayrton. -Demain, au jour, nous verrons à nous en tirer. -L’atmosphère recélait d’étouffantes vapeurs. -Quelques éclairs, éblouissantes réverbérations d’un orage lointain, enflammaient l’horizon. -La couchée fut organisée. -On s’arrangea tant bien que mal du chariot embourbé. -Le sombre dôme des grands arbres abrita la tente des voyageurs. -Ces courageuses bêtes en avaient jusqu’aux flancs. +C’est ce qu’il y a de mieux à faire, répondit Ayrton. +Demain, au jour, nous verrons à nous en tirer. +L’atmosphère recélait d’étouffantes vapeurs. +Quelques éclairs, éblouissantes réverbérations d’un orage lointain, enflammaient l’horizon. +La couchée fut organisée. +On s’arrangea tant bien que mal du chariot embourbé. +Le sombre dôme des grands arbres abrita la tente des voyageurs. +Ces courageuses bêtes en avaient jusqu’aux flancs. Pendant ce temps, les voyageurs prirent leur part d’un souper assez sommaire. -Peu à peu, chacun s’endormit d’un lourd sommeil. -L’obscurité redoublait sous un rideau de gros nuages qui envahissaient le ciel. -Il n’y avait pas un souffle de vent dans l’atmosphère. -Vers onze heures, après un mauvais sommeil, lourd et fatigant, le major se réveilla. +Peu à peu, chacun s’endormit d’un lourd sommeil. +L’obscurité redoublait sous un rideau de gros nuages qui envahissaient le ciel. +Il n’y avait pas un souffle de vent dans l’atmosphère. +Vers onze heures, après un mauvais sommeil, lourd et fatigant, le major se réveilla. Il se leva, et marcha vers le bois. -Sous ses yeux s’étendait un immense plan de champignons qui émettaient des phosphorescences. -Les spores lumineux de ces cryptogames rayonnaient dans l’ombre avec une certaine intensité. +Sous ses yeux s’étendait un immense plan de champignons qui émettaient des phosphorescences. +Les spores lumineux de ces cryptogames rayonnaient dans l’ombre avec une certaine intensité. Ses regards le trompaient-ils ? -Était-il le jouet d’une hallucination ? +Était-il le jouet d’une hallucination ? Ce que voulaient ces hommes, il fallait le savoir. Ce fut une affreuse nuit. La tente devint un insuffisant abri. -Glenarvan et ses compagnons se réfugièrent dans le chariot. +Glenarvan et ses compagnons se réfugièrent dans le chariot. On ne dormit pas. On causa de choses et d’autres. La terrible averse ne discontinuait pas. Enfin, le jour parut. Glenarvan s’occupa du chariot tout d’abord. -C’était l’essentiel à ses yeux. -On examina le lourd véhicule. -En tout cas, il faut se hâter, dit John Mangles. -Cette glaise en séchant rendra l’opération plus difficile. -Hâtons-nous, » répondit Ayrton. -C’était une haute forêt de gommiers d’un aspect sinistre. -Ces bêtes entravées ne pouvaient aller loin cependant. +C’était l’essentiel à ses yeux. +On examina le lourd véhicule. +En tout cas, il faut se hâter, dit John Mangles. +Cette glaise en séchant rendra l’opération plus difficile. +Hâtons-nous, » répondit Ayrton. +C’était une haute forêt de gommiers d’un aspect sinistre. +Ces bêtes entravées ne pouvaient aller loin cependant. On les chercha dans le bois, mais sans les trouver. -Il faisait entendre un cri bien connu de son attelage, qui ne répondait pas. -Le quartier-maître semblait très-inquiet, et ses compagnons se regardaient d’un air désappointé. -Un beuglement se fit entendre presque aussitôt. -Deux bœufs et trois chevaux gisaient sur le sol, foudroyés comme les autres. +Il faisait entendre un cri bien connu de son attelage, qui ne répondait pas. +Le quartier-maître semblait très-inquiet, et ses compagnons se regardaient d’un air désappointé. +Un beuglement se fit entendre presque aussitôt. +Deux bœufs et trois chevaux gisaient sur le sol, foudroyés comme les autres. Il faudra bien qu’ils nous tirent d’affaire. -Il faut donc à tout prix dégager ce maudit véhicule. -Nous essayerons, John, répondit Glenarvan. -Retournons au campement, où l’on doit être inquiet de notre absence prolongée. +Il faut donc à tout prix dégager ce maudit véhicule. +Nous essayerons, John, répondit Glenarvan. +Retournons au campement, où l’on doit être inquiet de notre absence prolongée. Pourquoi cela, monsieur ? demanda Ayrton. -C’est vrai, dit John Mangles, et voilà un singulier hasard ! -Un hasard, et rien de plus, » répondit le quartier-maître, regardant fixement le major. -Qu’a-t-il voulu dire ? demanda Glenarvan à John Mangles. -Je ne sais, répondit le jeune capitaine. -Cependant le major n’est point homme à parler sans raison. +C’est vrai, dit John Mangles, et voilà un singulier hasard ! +Un hasard, et rien de plus, » répondit le quartier-maître, regardant fixement le major. +Qu’a-t-il voulu dire ? demanda Glenarvan à John Mangles. +Je ne sais, répondit le jeune capitaine. +Cependant le major n’est point homme à parler sans raison. Non, John, dit lady Helena. -Mac Nabbs doit avoir des soupçons à l’égard d’Ayrton. -Des soupçons ? fit Paganel en haussant les épaules. -Le suppose-t-il capable d’avoir tué nos chevaux et nos bœufs ? +Mac Nabbs doit avoir des soupçons à l’égard d’Ayrton. +Des soupçons ? fit Paganel en haussant les épaules. +Le suppose-t-il capable d’avoir tué nos chevaux et nos bœufs ? Mais dans quel but ? -L’intérêt d’Ayrton n’est-il pas identique au nôtre ? -Sans doute, répondit John Mangles. +L’intérêt d’Ayrton n’est-il pas identique au nôtre ? +Sans doute, répondit John Mangles. Mais alors, que signifie l’observation du major ? Il faudra que j’en aie le cœur net. -Le croit-il donc d’accord avec ces convicts ? s’écria imprudemment Paganel. +Le croit-il donc d’accord avec ces convicts ? s’écria imprudemment Paganel. Quels convicts ? demanda miss Grant. -Monsieur Paganel se trompe, répondit vivement John Mangles. -Eh ! c’est parbleu vrai ! répliqua Paganel, qui aurait voulu retirer ses paroles. -Où diable avais-je la tête ? +Monsieur Paganel se trompe, répondit vivement John Mangles. +Eh ! c’est parbleu vrai ! répliqua Paganel, qui aurait voulu retirer ses paroles. +Où diable avais-je la tête ? Qui a jamais entendu parler de convicts en Australie ? -D’ailleurs, à peine débarqués, ils font de très-honnêtes gens ! +D’ailleurs, à peine débarqués, ils font de très-honnêtes gens ! Le climat ! vous savez, miss Mary, le climat moralisateur... -Le pauvre savant, voulant réparer sa bévue, faisait comme le chariot, il s’embourbait. -Lady Helena le regardait, ce qui lui ôtait tout son sang-froid. -C’est moi qui mériterais d’être transporté, dit piteusement Paganel. -Je le pense, » répondit Glenarvan. -Le lourd véhicule ne bougeait pas. +Le pauvre savant, voulant réparer sa bévue, faisait comme le chariot, il s’embourbait. +Lady Helena le regardait, ce qui lui ôtait tout son sang-froid. +C’est moi qui mériterais d’être transporté, dit piteusement Paganel. +Je le pense, » répondit Glenarvan. +Le lourd véhicule ne bougeait pas. John Mangles fit arroser la glaise pour la rendre moins tenace. Ce fut en vain. -Le chariot conserva son immobilité. -Après de nouveaux coups de vigueur, hommes et bêtes s’arrêtèrent. +Le chariot conserva son immobilité. +Après de nouveaux coups de vigueur, hommes et bêtes s’arrêtèrent. Or, l’outillage manquait, et l’on ne pouvait entreprendre un pareil travail. Assez, Ayrton, assez, dit-il. -Il faut ménager le bœuf et le cheval qui nous restent. +Il faut ménager le bœuf et le cheval qui nous restent. Ils peuvent donc rendre encore d’utiles services. -Bien, mylord, répondit le quartier-maître en dételant ses bêtes épuisées. -Tous furent appelés à donner leur avis. -Quel est le relèvement exact de la côte à Twofold-Bay ? demanda Glenarvan. -Cent cinquante degrés, répondit Paganel. -Et ces deux degrés sept minutes valent ?... -À deux cents milles au moins. -Notre position étant ainsi déterminée, dit Glenarvan, que convient-il de faire ? -La réponse fut unanime : aller à la côte sans tarder. -Lady Helena et Mary Grant s’engageaient à faire cinq milles par jour. -Vous êtes la vaillante compagne du voyageur, ma chère Helena, dit lord Glenarvan. -Sans aucun doute, répondit Paganel. -Éden est une municipalité qui a déjà bien des années d’existence. -Son port doit avoir des relations fréquentes avec Melbourne. +Bien, mylord, répondit le quartier-maître en dételant ses bêtes épuisées. +Tous furent appelés à donner leur avis. +Quel est le relèvement exact de la côte à Twofold-Bay ? demanda Glenarvan. +Cent cinquante degrés, répondit Paganel. +Et ces deux degrés sept minutes valent ?... +À deux cents milles au moins. +Notre position étant ainsi déterminée, dit Glenarvan, que convient-il de faire ? +La réponse fut unanime : aller à la côte sans tarder. +Lady Helena et Mary Grant s’engageaient à faire cinq milles par jour. +Vous êtes la vaillante compagne du voyageur, ma chère Helena, dit lord Glenarvan. +Sans aucun doute, répondit Paganel. +Éden est une municipalité qui a déjà bien des années d’existence. +Son port doit avoir des relations fréquentes avec Melbourne. Qu’en pensez-vous, John ? demanda Glenarvan. -C’est de toute évidence, ajouta Paganel. -Remarquez, reprit John Mangles, que dans quatre ou cinq jours nous serons à Éden. -Quinze ou vingt jours pour faire soixante-quinze milles ! s’écria Glenarvan. -Ayrton avait parlé d’un ton ferme. -J’admets ces difficultés, reprit alors John Mangles. -Eh bien ! dans quinze jours, Votre Honneur expédiera ses ordres au Duncan. -Mais il faudra traverser la Snowy, et très-probablement attendre la baisse des eaux. -Attendre ! s’écria le jeune capitaine. -Ne peut-on trouver un gué ? -Je ne le pense pas, répondit Ayrton. -Ce matin, j’ai cherché un passage praticable, mais en vain. +C’est de toute évidence, ajouta Paganel. +Remarquez, reprit John Mangles, que dans quatre ou cinq jours nous serons à Éden. +Quinze ou vingt jours pour faire soixante-quinze milles ! s’écria Glenarvan. +Ayrton avait parlé d’un ton ferme. +J’admets ces difficultés, reprit alors John Mangles. +Eh bien ! dans quinze jours, Votre Honneur expédiera ses ordres au Duncan. +Mais il faudra traverser la Snowy, et très-probablement attendre la baisse des eaux. +Attendre ! s’écria le jeune capitaine. +Ne peut-on trouver un gué ? +Je ne le pense pas, répondit Ayrton. +Ce matin, j’ai cherché un passage praticable, mais en vain. Elle est donc large, cette Snowy ? demanda lady Glenarvan. -Large et profonde, madame, répondit Ayrton, large d’un mille avec un courant impétueux. +Large et profonde, madame, répondit Ayrton, large d’un mille avec un courant impétueux. Un bon nageur ne la traverserait pas sans danger. -Il va bien, le fils du capitaine Grant ! répondit Paganel. +Il va bien, le fils du capitaine Grant ! répondit Paganel. Et il a raison, reprit John Mangles. -Nous serons forcés d’en venir là. +Nous serons forcés d’en venir là. Je trouve donc inutile de perdre notre temps en vaines discussions. Qu’en pensez-vous, Ayrton ? demanda Glenarvan. Enfin, avez-vous un plan meilleur ? demanda John Mangles avec une certaine impatience. Puis, il croisa les bras. -Ceci n’est pas répondre, Ayrton, reprit Glenarvan. -Faites-nous connaître votre plan, et nous le discuterons. -Voilà, mylord, le plan que je soumets à votre approbation. -Bien, Ayrton, répondit Glenarvan. -Votre idée mérite d’être prise en sérieuse considération. +Ceci n’est pas répondre, Ayrton, reprit Glenarvan. +Faites-nous connaître votre plan, et nous le discuterons. +Voilà, mylord, le plan que je soumets à votre approbation. +Bien, Ayrton, répondit Glenarvan. +Votre idée mérite d’être prise en sérieuse considération. Qu’en pensez-vous, mes amis ? Parlez, mon cher Mac Nabbs, dit alors lady Helena. -Puisque vous me demandez mon avis, répondit le major, je vous le donnerai très-franchement. +Puisque vous me demandez mon avis, répondit le major, je vous le donnerai très-franchement. Aussi Ayrton, surpris, jeta un regard rapide sur le major. -Ils n’hésitèrent plus après les paroles de Mac Nabbs. -Glenarvan déclara donc le plan d’Ayrton adopté en principe. -On regarda le quartier-maître, qui sourit en homme sûr de lui. -Le messager ne franchira pas la rivière, dit-il. +Ils n’hésitèrent plus après les paroles de Mac Nabbs. +Glenarvan déclara donc le plan d’Ayrton adopté en principe. +On regarda le quartier-maître, qui sourit en homme sûr de lui. +Le messager ne franchira pas la rivière, dit-il. Ah ! fit John Mangles. -Deux cent cinquante milles à faire à pied ! s’écria le jeune capitaine. -À cheval, répliqua Ayrton. +Deux cent cinquante milles à faire à pied ! s’écria le jeune capitaine. +À cheval, répliqua Ayrton. Il reste un cheval bien portant. Ce sera l’affaire de quatre jours. -Maintenant, mes amis, dit Glenarvan, il reste à choisir notre messager. -Il aura une mission pénible et périlleuse, je ne veux pas le dissimuler. -Qui se dévouera pour ses compagnons et ira porter nos instructions à Melbourne ? -Wilson, Mulrady, John Mangles, Paganel, Robert lui-même, s’offrirent immédiatement. -John insistait d’une façon toute particulière pour que cette mission lui fût confiée. -J’ai l’habitude de ces contrées. -Maintes fois, j’ai parcouru des régions plus difficiles. -Je puis me tirer d’affaire là où un autre resterait. -Je réclame donc dans l’intérêt commun ce droit de me rendre à Melbourne. -Bien parlé, répondit Glenarvan. -Vous êtes un homme intelligent et courageux, Ayrton, et vous réussirez. -Le quartier-maître était évidemment plus apte que tout autre à remplir cette difficile mission. +Maintenant, mes amis, dit Glenarvan, il reste à choisir notre messager. +Il aura une mission pénible et périlleuse, je ne veux pas le dissimuler. +Qui se dévouera pour ses compagnons et ira porter nos instructions à Melbourne ? +Wilson, Mulrady, John Mangles, Paganel, Robert lui-même, s’offrirent immédiatement. +John insistait d’une façon toute particulière pour que cette mission lui fût confiée. +J’ai l’habitude de ces contrées. +Maintes fois, j’ai parcouru des régions plus difficiles. +Je puis me tirer d’affaire là où un autre resterait. +Je réclame donc dans l’intérêt commun ce droit de me rendre à Melbourne. +Bien parlé, répondit Glenarvan. +Vous êtes un homme intelligent et courageux, Ayrton, et vous réussirez. +Le quartier-maître était évidemment plus apte que tout autre à remplir cette difficile mission. Chacun le comprit et se retira. Eh bien, partez, Ayrton, dit Glenarvan. -Faites diligence, et revenez par Éden à notre campement de la Snowy. -Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du quartier-maître. -Pendant ce temps, Glenarvan écrivait la lettre destinée à Tom Austin. -Mais comme il se prononce, répondit Glenarvan. +Faites diligence, et revenez par Éden à notre campement de la Snowy. +Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux du quartier-maître. +Pendant ce temps, Glenarvan écrivait la lettre destinée à Tom Austin. +Mais comme il se prononce, répondit Glenarvan. C’est une erreur, reprit tranquillement le major. -Il se prononce Ayrton, mais il s’écrit Ben Joyce ! -Ayrton s’était brusquement redressé. +Il se prononce Ayrton, mais il s’écrit Ben Joyce ! +Ayrton s’était brusquement redressé. Sa main tenait un revolver. -Glenarvan tomba frappé d’une balle. +Glenarvan tomba frappé d’une balle. Des coups de fusil retentirent au dehors. La tente n’offrait pas un suffisant abri contre les balles. Il fallait battre en retraite. Au chariot ! au chariot ! -Ces événements s’étaient accomplis avec la rapidité de l’éclair. -John Mangles observait attentivement la lisière du bois. -Les détonations s’étaient tues subitement à l’arrivée de Ben Joyce. -Un profond silence succédait à la bruyante fusillade. +Ces événements s’étaient accomplis avec la rapidité de l’éclair. +John Mangles observait attentivement la lisière du bois. +Les détonations s’étaient tues subitement à l’arrivée de Ben Joyce. +Un profond silence succédait à la bruyante fusillade. Quelques volutes de vapeur blanche se contournaient encore entre les branches des gommiers. Les hautes touffes de gastrolobium demeuraient immobiles. Tout indice d’attaque avait disparu. -Le major et John Mangles poussèrent une reconnaissance jusqu’aux grands arbres. -La place était abandonnée. +Le major et John Mangles poussèrent une reconnaissance jusqu’aux grands arbres. +La place était abandonnée. Les convicts ont disparu, dit John Mangles. -Oui, répondit le major, et cette disparition m’inquiète. -Je préférerais les voir face à face. +Oui, répondit le major, et cette disparition m’inquiète. +Je préférerais les voir face à face. Mieux vaut un tigre en plaine qu’un serpent sous les herbes. Battons ces buissons autour du chariot. -Le major et John fouillèrent la campagne environnante. -Cette disparition était trop singulière pour laisser une sécurité parfaite. -C’est pourquoi on résolut de se tenir sur le qui-vive. -Puis, maîtrisant son angoisse, cette femme courageuse avait conduit Glenarvan au chariot. -Ni l’os ni les muscles ne lui parurent attaqués. -Le major fut invité à parler. -Mais comment Mac Nabbs avait-il reconnu ce Ben Joyce dans le quartier-maître Ayrton ? -Là était le mystère que tous voulaient éclaircir, et le major s’expliqua. -Depuis le jour de sa rencontre, Mac Nabbs, par instinct, se défiait d’Ayrton. -Les plantes phosphorescentes jetaient de pâles lueurs dans l’obscurité. +Le major et John fouillèrent la campagne environnante. +Cette disparition était trop singulière pour laisser une sécurité parfaite. +C’est pourquoi on résolut de se tenir sur le qui-vive. +Puis, maîtrisant son angoisse, cette femme courageuse avait conduit Glenarvan au chariot. +Ni l’os ni les muscles ne lui parurent attaqués. +Le major fut invité à parler. +Mais comment Mac Nabbs avait-il reconnu ce Ben Joyce dans le quartier-maître Ayrton ? +Là était le mystère que tous voulaient éclaircir, et le major s’expliqua. +Depuis le jour de sa rencontre, Mac Nabbs, par instinct, se défiait d’Ayrton. +Les plantes phosphorescentes jetaient de pâles lueurs dans l’obscurité. Une plante utile que ce gastrolobium ! -Puis ils se turent, ajouta Mac Nabbs, et s’éloignèrent. +Puis ils se turent, ajouta Mac Nabbs, et s’éloignèrent. Je n’en savais pas assez. -Si son projet réussit, c’est un coup de fortune ! -Satané Ayrton ! — Appelle-le Ben Joyce, car il a bien gagné son nom ! -En ce moment, ces coquins quittèrent le bois de gommiers. +Si son projet réussit, c’est un coup de fortune ! +Satané Ayrton ! — Appelle-le Ben Joyce, car il a bien gagné son nom ! +En ce moment, ces coquins quittèrent le bois de gommiers. Le major se tut. -Ses compagnons, silencieux, réfléchissaient. -Oui, répondit le major. -À mon avis, cet homme s’appelle réellement Ayrton. +Ses compagnons, silencieux, réfléchissaient. +Oui, répondit le major. +À mon avis, cet homme s’appelle réellement Ayrton. Ben Joyce est son nom de guerre. -Les explications de Mac Nabbs furent acceptées sans discussion. +Les explications de Mac Nabbs furent acceptées sans discussion. Il m’est impossible de le dire. -Il y a là un mystère que l’avenir expliquera. -Ce n’est pas douteux, répondit Mac Nabbs. -Le hasard nous a mis en présence. -L’expédition a été décidée. +Il y a là un mystère que l’avenir expliquera. +Ce n’est pas douteux, répondit Mac Nabbs. +Le hasard nous a mis en présence. +L’expédition a été décidée. Sa bande nous a suivis. -Tout était dit sur Ben Joyce. -Ses intentions, clairement démontrées, exigeaient de la part de Glenarvan une vigilance extrême. -Heureusement, il y avait moins à craindre du bandit démasqué que du traître. -Mais de cette situation nettement élucidée ressortait une conséquence grave. -Personne n’y avait encore songé. -Seule Mary Grant, laissant discuter tout ce passé, regardait l’avenir. -John Mangles, d’abord, la vit ainsi pâle et désespérée. +Tout était dit sur Ben Joyce. +Ses intentions, clairement démontrées, exigeaient de la part de Glenarvan une vigilance extrême. +Heureusement, il y avait moins à craindre du bandit démasqué que du traître. +Mais de cette situation nettement élucidée ressortait une conséquence grave. +Personne n’y avait encore songé. +Seule Mary Grant, laissant discuter tout ce passé, regardait l’avenir. +John Mangles, d’abord, la vit ainsi pâle et désespérée. Il comprit ce qui se passait dans son esprit. -Miss Mary ! miss Mary ! s’écria-t-il. +Miss Mary ! miss Mary ! s’écria-t-il. Tu pleures, mon enfant ? dit lady Helena. -Une détonation éclata. (Page quatre cent quatre.) — Mon père ! madame, mon père ! -répondit la jeune fille. +Une détonation éclata. (Page quatre cent quatre.) — Mon père ! madame, mon père ! +répondit la jeune fille. Elle ne put continuer. -Mais une révélation subite se fit dans l’esprit de chacun. -La découverte de la trahison d’Ayrton détruisait tout espoir. -Le convict, pour entraîner Glenarvan, avait supposé un naufrage. +Mais une révélation subite se fit dans l’esprit de chacun. +La découverte de la trahison d’Ayrton détruisait tout espoir. +Le convict, pour entraîner Glenarvan, avait supposé un naufrage. Dans leur conversation surprise par Mac Nabbs, les convicts l’avaient clairement dit. -Jamais le Britannia n’était venu se briser sur les écueils de Twofold-Bay ! +Jamais le Britannia n’était venu se briser sur les écueils de Twofold-Bay ! Jamais Harry Grant n’avait mis le pied sur le continent australien ! -Tous, devant cette situation, devant la douleur des deux enfants, gardèrent un morne silence. -Qui donc eût encore trouvé quelques paroles d’espoir ? +Tous, devant cette situation, devant la douleur des deux enfants, gardèrent un morne silence. +Qui donc eût encore trouvé quelques paroles d’espoir ? Robert pleurait dans les bras de sa sœur. -Paganel murmurait d’une voix dépitée : « Ah ! malencontreux document ! -Cependant Glenarvan rejoignit Mulrady et Wilson, préposés à la garde extérieure. -Les gros nuages immobiles s’écrasaient sur la voûte du ciel. -Rien, Votre Honneur, répondit Wilson. -Les convicts doivent être à plusieurs milles d’ici. -C’est probable, Mulrady, répondit Glenarvan. -Ces coquins sont des lâches. -Ils nous savent armés et bien armés. -Peut-être attendent-ils la nuit pour commencer leur attaque. -Il faudra redoubler de surveillance à la chute du jour. -Si nous pouvions quitter cette plaine marécageuse et poursuivre notre route vers la côte ! -Mais les eaux grossies de la rivière nous barrent le passage. +Paganel murmurait d’une voix dépitée : « Ah ! malencontreux document ! +Cependant Glenarvan rejoignit Mulrady et Wilson, préposés à la garde extérieure. +Les gros nuages immobiles s’écrasaient sur la voûte du ciel. +Rien, Votre Honneur, répondit Wilson. +Les convicts doivent être à plusieurs milles d’ici. +C’est probable, Mulrady, répondit Glenarvan. +Ces coquins sont des lâches. +Ils nous savent armés et bien armés. +Peut-être attendent-ils la nuit pour commencer leur attaque. +Il faudra redoubler de surveillance à la chute du jour. +Si nous pouvions quitter cette plaine marécageuse et poursuivre notre route vers la côte ! +Mais les eaux grossies de la rivière nous barrent le passage. Le bois ne manque pas. En ce moment, John Mangles, le major et Paganel rejoignirent Glenarvan. -Ils venaient précisément d’examiner la Snowy. -Elles formaient un courant torrentueux, comparable aux rapides de l’Amérique. -John Mangles déclara le passage impraticable. +Ils venaient précisément d’examiner la Snowy. +Elles formaient un courant torrentueux, comparable aux rapides de l’Amérique. +John Mangles déclara le passage impraticable. Mais, ajouta-t-il, il ne faut pas rester ici sans rien tenter. Que dis-tu, John ? demanda Glenarvan. Un cheval nous reste. -Que Votre Honneur me le donne, mylord, et j’irai à Melbourne. -Mais c’est là une dangereuse tentative, John, dit Glenarvan. +Que Votre Honneur me le donne, mylord, et j’irai à Melbourne. +Mais c’est là une dangereuse tentative, John, dit Glenarvan. Eh bien ! qu’ordonne Votre Honneur ? Avant que Glenarvan se prononce, dit Paganel, je dois faire une observation. C’est le capitaine du Duncan, et comme tel il ne peut s’exposer. -J’irai à sa place. -Bien parlé, répondit le major. +J’irai à sa place. +Bien parlé, répondit le major. Et pourquoi serait-ce vous, Paganel ? -Ne sommes-nous pas là ? s’écrièrent Mulrady et Wilson. -Pas le vôtre, du moins, mylord, dit John Mangles. +Ne sommes-nous pas là ? s’écrièrent Mulrady et Wilson. +Pas le vôtre, du moins, mylord, dit John Mangles. Et pourquoi ? demanda Glenarvan. -Vous séparer de lady Helena, vous, dont la blessure n’est pas même fermée ! +Vous séparer de lady Helena, vous, dont la blessure n’est pas même fermée ! Non, reprit le major. Votre place est ici, Edward, vous ne devez pas partir. -On s’inclina devant cette volonté. +On s’inclina devant cette volonté. Le nom de Glenarvan fut joint aux autres noms. -On procéda au tirage, et le sort se prononça pour Mulrady. +On procéda au tirage, et le sort se prononça pour Mulrady. Le brave matelot poussa un hurrah de satisfaction. -Mylord, je suis prêt à partir, » dit-il. +Mylord, je suis prêt à partir, » dit-il. Glenarvan serra la main de Mulrady. -Elle trouva pour Mulrady des paroles qui allèrent au cœur de ce vaillant marin. -Wilson se chargea de préparer le cheval. -Ah ! très bien, répondit Paganel, je suis prêt ! -Et tout en parlant, Paganel préparait machinalement son carnet. -Le journal replié ne laissait voir que les deux dernières syllabes de son titre. -Ah ! fit le géographe, en poussant un cri. +Elle trouva pour Mulrady des paroles qui allèrent au cœur de ce vaillant marin. +Wilson se chargea de préparer le cheval. +Ah ! très bien, répondit Paganel, je suis prêt ! +Et tout en parlant, Paganel préparait machinalement son carnet. +Le journal replié ne laissait voir que les deux dernières syllabes de son titre. +Ah ! fit le géographe, en poussant un cri. Qu’avez-vous ? demanda le major. -Puis, plus bas, il répétait : « aland ! aland ! aland ! -Il s’était levé. +Puis, plus bas, il répétait : « aland ! aland ! aland ! +Il s’était levé. Il avait saisi le journal. -Lady Helena, Mary, Robert, Glenarvan, le regardaient sans rien comprendre à cette inexplicable agitation. -Paganel ressemblait à un homme qu’une folie subite vient de frapper. -Mais cet état de surexcitation nerveuse ne dura pas. +Lady Helena, Mary, Robert, Glenarvan, le regardaient sans rien comprendre à cette inexplicable agitation. +Paganel ressemblait à un homme qu’une folie subite vient de frapper. +Mais cet état de surexcitation nerveuse ne dura pas. De l’Australie ? dit Paganel. Ah ! oui ! de l’Australie ! -Puis il acheva sa lettre et la présenta à la signature de Glenarvan. -La lettre fut close et cachetée. -Puis, il quitta le chariot, gesticulant et répétant ces mots incompréhensibles : « Aland ! -Le reste de la journée s’écoula sans autre incident. -On acheva de tout préparer pour le départ de Mulrady. -Le brave matelot était heureux de donner à Son Honneur cette marque de dévouement. -Paganel avait repris son sang-froid et ses manières accoutumées. -Et, d’ailleurs, à quoi bon ? +Puis il acheva sa lettre et la présenta à la signature de Glenarvan. +La lettre fut close et cachetée. +Puis, il quitta le chariot, gesticulant et répétant ces mots incompréhensibles : « Aland ! +Le reste de la journée s’écoula sans autre incident. +On acheva de tout préparer pour le départ de Mulrady. +Le brave matelot était heureux de donner à Son Honneur cette marque de dévouement. +Paganel avait repris son sang-froid et ses manières accoutumées. +Et, d’ailleurs, à quoi bon ? Il est trop tard ! Ainsi rien de plus simple. -Mulrady ne pouvait s’égarer. -À six heures, le repas fut pris en commun. +Mulrady ne pouvait s’égarer. +À six heures, le repas fut pris en commun. Une pluie torrentielle tombait. -C’était, du reste, une retraite sûre. +C’était, du reste, une retraite sûre. Or, avant six jours, le Duncan mouillerait dans la baie Twofold. -Mais, avant tout, il fallait que Mulrady réussît dans sa périlleuse entreprise. -À huit heures, la nuit devint très-sombre. -C’était l’instant de partir. -Le cheval destiné à Mulrady fut amené. -Mieux valait un retard d’une demi-journée et arriver sûrement. +Mais, avant tout, il fallait que Mulrady réussît dans sa périlleuse entreprise. +À huit heures, la nuit devint très-sombre. +C’était l’instant de partir. +Le cheval destiné à Mulrady fut amené. +Mieux valait un retard d’une demi-journée et arriver sûrement. Mulrady se mit en selle. -Voici la lettre que tu remettras à Tom Austin, lui dit Glenarvan. +Voici la lettre que tu remettras à Tom Austin, lui dit Glenarvan. Qu’il ne perde pas une heure ! Maintenant, va, mon brave matelot, et que Dieu te conduise. En ce moment, la rafale redoublait de violence. -Les hautes branches des eucalyptus cliquetaient dans l’ombre avec une sonorité mate. -On pouvait entendre la chute de cette ramure sèche sur le sol détrempé. -Une lugubre obscurité accroissait encore l’horreur de la nuit. -Les voyageurs, après le départ de Mulrady, se blottirent dans le chariot. -Dans le second, Olbinett, Wilson et Robert avaient trouvé un gîte suffisant. +Les hautes branches des eucalyptus cliquetaient dans l’ombre avec une sonorité mate. +On pouvait entendre la chute de cette ramure sèche sur le sol détrempé. +Une lugubre obscurité accroissait encore l’horreur de la nuit. +Les voyageurs, après le départ de Mulrady, se blottirent dans le chariot. +Dans le second, Olbinett, Wilson et Robert avaient trouvé un gîte suffisant. Le major et John Mangles veillaient au dehors. -Acte de prudence nécessaire, car une attaque des convicts était facile, possible par conséquent. +Acte de prudence nécessaire, car une attaque des convicts était facile, possible par conséquent. Cependant, quelques courtes accalmies suspendaient parfois la bourrasque. Le vent se taisait comme pour reprendre haleine. -Le silence semblait plus profond dans ces apaisements momentanés. -Le major et John Mangles écoutaient alors avec attention. +Le silence semblait plus profond dans ces apaisements momentanés. +Le major et John Mangles écoutaient alors avec attention. John Mangles alla rapidement au major. Vous avez entendu ? lui dit-il. Oui, fit Mac Nabbs. Est-ce un homme ou un animal ? -Un homme, » répondit John Mangles. -Puis tous deux écoutèrent. +Un homme, » répondit John Mangles. +Puis tous deux écoutèrent. Mac Nabbs et John Mangles ne pouvaient s’entendre. Ils vinrent se placer sous le vent du chariot. Dans quelle direction ? demanda-t-il. -Là, fit John, indiquant le sombre track dans la direction prise par Mulrady. -Le vent portait, répondit John Mangles. -Ce doit être à trois milles au moins. -Allons ! dit Glenarvan en jetant sa carabine sur son épaule. -N’allons pas ! répondit le major. -C’est un piège pour nous éloigner du chariot. +Là, fit John, indiquant le sombre track dans la direction prise par Mulrady. +Le vent portait, répondit John Mangles. +Ce doit être à trois milles au moins. +Allons ! dit Glenarvan en jetant sa carabine sur son épaule. +N’allons pas ! répondit le major. +C’est un piège pour nous éloigner du chariot. Vous ne pouvez quitter le campement, mylord, dit John, j’irai seul. -Pas davantage ! reprit Mac Nabbs avec énergie. -Mulrady est parti, désigné par le sort. -Cependant, Glenarvan semblait ne vouloir pas se rendre à ces raisons. +Pas davantage ! reprit Mac Nabbs avec énergie. +Mulrady est parti, désigné par le sort. +Cependant, Glenarvan semblait ne vouloir pas se rendre à ces raisons. Sa main tourmentait sa carabine. Il allait et venait autour du chariot. -Il prêtait l’oreille au moindre bruit. -Il essayait de percer du regard cette obscurité sinistre. +Il prêtait l’oreille au moindre bruit. +Il essayait de percer du regard cette obscurité sinistre. Edward, lui dit-il, calmez-vous. -Pensez à lady Helena, à Mary Grant, à tous ceux qui restent ! -D’ailleurs, où voulez-vous aller ? -C’est à deux milles d’ici qu’il a été attaqué ! -C’était une voix plaintive et désespérée. -John Mangles et le major s’élancèrent dans sa direction. -À leur arrivée, chacun se leva. -Le major ôta la veste du matelot qui ruisselait de sang et de pluie. -Il découvrit sa blessure. -C’était un coup de poignard que le malheureux avait au flanc droit. +Pensez à lady Helena, à Mary Grant, à tous ceux qui restent ! +D’ailleurs, où voulez-vous aller ? +C’est à deux milles d’ici qu’il a été attaqué ! +C’était une voix plaintive et désespérée. +John Mangles et le major s’élancèrent dans sa direction. +À leur arrivée, chacun se leva. +Le major ôta la veste du matelot qui ruisselait de sang et de pluie. +Il découvrit sa blessure. +C’était un coup de poignard que le malheureux avait au flanc droit. Mac Nabbs le pansa adroitement. L’arme avait-elle atteint des organes essentiels, il ne pouvait le dire. -Il parvint à suspendre l’hémorragie. +Il parvint à suspendre l’hémorragie. Ses yeux s’entr’ouvrirent. -Le major répéta ces paroles et regarda ses compagnons. +Le major répéta ces paroles et regarda ses compagnons. Que voulait dire Mulrady ? -Ben Joyce avait attaqué le matelot, mais pourquoi ? +Ben Joyce avait attaqué le matelot, mais pourquoi ? Glenarvan visita les poches de Mulrady. -La lettre adressée à Tom Austin ne s’y trouvait plus ! -La nuit se passa dans les inquiétudes et les angoisses. -On craignait à chaque instant que le blessé ne vînt à mourir. -Une fièvre ardente le dévorait. -Lady Helena, Mary Grant, deux sœurs de charité, ne le quittèrent pas. -Jamais malade ne fut si bien soigné, et par des mains plus compatissantes. -La pluie avait cessé. +La lettre adressée à Tom Austin ne s’y trouvait plus ! +La nuit se passa dans les inquiétudes et les angoisses. +On craignait à chaque instant que le blessé ne vînt à mourir. +Une fièvre ardente le dévorait. +Lady Helena, Mary Grant, deux sœurs de charité, ne le quittèrent pas. +Jamais malade ne fut si bien soigné, et par des mains plus compatissantes. +La pluie avait cessé. De gros nuages roulaient encore dans les profondeurs du ciel. -Le sol était jonché des débris de branches. -La glaise, détrempée par des torrents d’eau, avait encore cédé. -Les abords du chariot devenaient difficiles, mais il ne pouvait s’enliser plus profondément. -Ils remontèrent le sentier encore taché de sang. +Le sol était jonché des débris de branches. +La glaise, détrempée par des torrents d’eau, avait encore cédé. +Les abords du chariot devenaient difficiles, mais il ne pouvait s’enliser plus profondément. +Ils remontèrent le sentier encore taché de sang. Ils ne virent aucun vestige de Ben Joyce ni de sa bande. -Ils poussèrent jusqu’à l’endroit où l’attaque avait eu lieu. -Là, deux cadavres gisaient à terre, frappés des balles de Mulrady. -L’un était le cadavre du maréchal ferrant de Black-Point. -Sa figure, décomposée par la mort, faisait horreur. +Ils poussèrent jusqu’à l’endroit où l’attaque avait eu lieu. +Là, deux cadavres gisaient à terre, frappés des balles de Mulrady. +L’un était le cadavre du maréchal ferrant de Black-Point. +Sa figure, décomposée par la mort, faisait horreur. Glenarvan ne porta pas plus loin ses investigations. -La prudence lui défendait de s’éloigner. -Il revint donc au chariot, très-absorbé par la gravité de la situation. -On ne peut songer à envoyer un autre messager à Melbourne, dit-il. -En effet, le cheval de Mulrady, le seul qui restât, n’avait pas reparu. -Était-il tombé sous les coups des meurtriers ? -Courait-il égaré à travers ce désert ? -Les convicts ne s’en étaient-ils pas emparés ? -Quoi qu’il arrive, reprit Glenarvan, nous ne nous séparerons plus. -C’est le seul parti à prendre, répondit Paganel. -Donc, mes amis, reprit Glenarvan, plus de séparation. -Un homme risque trop à s’aventurer seul dans ce désert infesté de bandits. -Et maintenant, que Dieu sauve notre pauvre matelot, et nous protège nous-mêmes ! -De là, il télégraphierait à Melbourne les ordres relatifs au Duncan. -Ces mesures étaient sages, mais on les prenait tardivement. -En revenant au campement, il trouva ses compagnons moins affectés. +La prudence lui défendait de s’éloigner. +Il revint donc au chariot, très-absorbé par la gravité de la situation. +On ne peut songer à envoyer un autre messager à Melbourne, dit-il. +En effet, le cheval de Mulrady, le seul qui restât, n’avait pas reparu. +Était-il tombé sous les coups des meurtriers ? +Courait-il égaré à travers ce désert ? +Les convicts ne s’en étaient-ils pas emparés ? +Quoi qu’il arrive, reprit Glenarvan, nous ne nous séparerons plus. +C’est le seul parti à prendre, répondit Paganel. +Donc, mes amis, reprit Glenarvan, plus de séparation. +Un homme risque trop à s’aventurer seul dans ce désert infesté de bandits. +Et maintenant, que Dieu sauve notre pauvre matelot, et nous protège nous-mêmes ! +De là, il télégraphierait à Melbourne les ordres relatifs au Duncan. +Ces mesures étaient sages, mais on les prenait tardivement. +En revenant au campement, il trouva ses compagnons moins affectés. Ils semblaient avoir repris espoir. -Edward, répondit lady Helena. -Une réaction s’est opérée. -Le major est plus rassuré. -Où est Mac Nabbs ? demanda Glenarvan. +Edward, répondit lady Helena. +Une réaction s’est opérée. +Le major est plus rassuré. +Où est Mac Nabbs ? demanda Glenarvan. Mulrady a voulu l’entretenir. Il ne faut pas les troubler. -Or, l’entretien durait déjà depuis quelques minutes, quand Glenarvan revint. -Il n’y avait plus qu’à attendre le rapport de Mac Nabbs. -Bientôt, les rideaux du chariot s’agitèrent et le major parut. -Son visage, si froid d’ordinaire, accusait une grave préoccupation. +Or, l’entretien durait déjà depuis quelques minutes, quand Glenarvan revint. +Il n’y avait plus qu’à attendre le rapport de Mac Nabbs. +Bientôt, les rideaux du chariot s’agitèrent et le major parut. +Son visage, si froid d’ordinaire, accusait une grave préoccupation. Glenarvan l’interrogea, et voici en substance ce que le major venait d’apprendre. -En quittant le campement, Mulrady suivit un des sentiers indiqués par Paganel. -Il se hâtait, autant du moins que le permettait l’obscurité de la nuit. +En quittant le campement, Mulrady suivit un des sentiers indiqués par Paganel. +Il se hâtait, autant du moins que le permettait l’obscurité de la nuit. L’animal se cabra. Mulrady saisit son revolver et fit feu. Il lui parut que deux des assaillants tombaient. -À la lueur de la détonation, il reconnut Ben Joyce. +À la lueur de la détonation, il reconnut Ben Joyce. Mais ce fut tout. -Il n’eut pas le temps de décharger entièrement son arme. -Un coup violent lui fut porté au côté droit, et le renversa. +Il n’eut pas le temps de décharger entièrement son arme. +Un coup violent lui fut porté au côté droit, et le renversa. Cependant, il n’avait pas encore perdu connaissance. Les meurtriers le croyaient mort. Il sentit qu’on le fouillait. -À cet endroit du récit de Mac Nabbs, Glenarvan ne put retenir un cri. -Mac Nabbs continua : « À présent, vous autres, reprit Ben Joyce, attrapez le cheval. -C’est là le rendez-vous. -La troupe du mylord sera encore embourbée dans les marais de la Snowy. -Passez la rivière au pont de Kemple-Pier, gagnez la côte, et attendez-moi. -Je trouverai bien le moyen de vous introduire à bord. -s’écrièrent les convicts. -Voilà, dit Mac Nabbs, l’histoire de Mulrady. -Vous comprenez maintenant pourquoi le courageux matelot tenait tant à parler. -Cette révélation terrifia Glenarvan et les siens. -Pirates ! s’écria Glenarvan. +À cet endroit du récit de Mac Nabbs, Glenarvan ne put retenir un cri. +Mac Nabbs continua : « À présent, vous autres, reprit Ben Joyce, attrapez le cheval. +C’est là le rendez-vous. +La troupe du mylord sera encore embourbée dans les marais de la Snowy. +Passez la rivière au pont de Kemple-Pier, gagnez la côte, et attendez-moi. +Je trouverai bien le moyen de vous introduire à bord. +s’écrièrent les convicts. +Voilà, dit Mac Nabbs, l’histoire de Mulrady. +Vous comprenez maintenant pourquoi le courageux matelot tenait tant à parler. +Cette révélation terrifia Glenarvan et les siens. +Pirates ! s’écria Glenarvan. Mon Duncan aux mains de ces bandits ! -Oui ! car Ben Joyce surprendra le navire, répondit le major, et alors... +Oui ! car Ben Joyce surprendra le navire, répondit le major, et alors... Mais comment franchir la Snowy ? dit Wilson. -Comme eux, répondit Glenarvan. +Comme eux, répondit Glenarvan. Ils vont passer au pont de Kemple-Pier, nous y passerons aussi. Mais Mulrady, que deviendra-t-il ? demanda lady Helena. -Puis-je livrer mon équipage sans défense à la troupe de Ben Joyce ? -L’idée de passer la Snowy au pont de Kemple-Pier était praticable, mais hasardeuse. -Les convicts pouvaient s’établir sur ce point et le défendre. +Puis-je livrer mon équipage sans défense à la troupe de Ben Joyce ? +L’idée de passer la Snowy au pont de Kemple-Pier était praticable, mais hasardeuse. +Les convicts pouvaient s’établir sur ce point et le défendre. Ils seraient au moins trente contre sept ! Je m’en charge. -Je vous accompagnerai, John, » répondit Paganel. -Cette proposition acceptée, John Mangles et Paganel se préparèrent à partir à l’instant. -Pendant toute la journée, on les attendit. -Le soir venu, ils n’étaient pas encore revenus. -Les craintes furent très-vives. +Je vous accompagnerai, John, » répondit Paganel. +Cette proposition acceptée, John Mangles et Paganel se préparèrent à partir à l’instant. +Pendant toute la journée, on les attendit. +Le soir venu, ils n’étaient pas encore revenus. +Les craintes furent très-vives. Enfin, vers onze heures, Wilson signala leur retour. -Ce pont existe-t-il ? demanda Glenarvan, qui s’élança au-devant d’eux. +Ce pont existe-t-il ? demanda Glenarvan, qui s’élança au-devant d’eux. Oui ! un pont de lianes, dit John Mangles. -Les convicts l’ont passé, en effet. +Les convicts l’ont passé, en effet. Mais... fit Glenarvan qui pressentait un nouveau malheur. -Ils l’ont brûlé après leur passage ! -Ce n’était pas le moment de se désespérer, mais d’agir. +Ils l’ont brûlé après leur passage ! +Ce n’était pas le moment de se désespérer, mais d’agir. Les eaux tumultueuses et grossies par les pluies ne baissaient pas. Elles tourbillonnaient avec une indescriptible fureur. -C’était se vouer à la mort que de les affronter. -Et tous deux retournèrent au campement. -La journée se passa dans les plus vives angoisses. -Dix fois, Glenarvan revint à la Snowy. -Il cherchait à combiner quelque hardi moyen pour la traverser. -Le matelot se sentait revenir à la vie. -Mac Nabbs osait affirmer qu’aucun organe essentiel n’avait été lésé. -La perte de son sang suffisait à expliquer la faiblesse du malade. -Lady Helena avait exigé qu’il occupât le premier compartiment du chariot. +C’était se vouer à la mort que de les affronter. +Et tous deux retournèrent au campement. +La journée se passa dans les plus vives angoisses. +Dix fois, Glenarvan revint à la Snowy. +Il cherchait à combiner quelque hardi moyen pour la traverser. +Le matelot se sentait revenir à la vie. +Mac Nabbs osait affirmer qu’aucun organe essentiel n’avait été lésé. +La perte de son sang suffisait à expliquer la faiblesse du malade. +Lady Helena avait exigé qu’il occupât le premier compartiment du chariot. Mulrady se sentait tout honteux. -Malheureusement, ce passage ne fut praticable ni ce jour-là, ni le lendemain, dix-sept janvier. -Se voir ainsi arrêté désespérait Glenarvan. +Malheureusement, ce passage ne fut praticable ni ce jour-là, ni le lendemain, dix-sept janvier. +Se voir ainsi arrêté désespérait Glenarvan. John Mangles ressentait dans son cœur toutes les angoisses de Glenarvan. -Le capitaine et le matelot essayèrent ce frêle canot pendant la journée du dix-huit. -L’embarcation, entraînée dans les remous, disparut. -Partout même impétuosité des eaux, même rapidité torrentueuse. -Il fallut renoncer à l’espoir de sauver le Duncan. -Cinq jours s’étaient écoulés depuis le départ de Ben Joyce. -Cependant, il était impossible que cet état de choses se prolongeât. -Les crues temporaires s’épuisent vite, et en raison même de leur violence. -Il rapporta à Glenarvan le résultat de ses observations. -Eh ! qu’importe, maintenant ? répondit Glenarvan, il est trop tard ! -En effet, répondit John Mangles. -Demain, peut-être, le passage sera praticable. -Et cela sauvera-t-il mon malheureux équipage ? s’écria Glenarvan. -Que Votre Honneur m’écoute, reprit John Mangles. +Le capitaine et le matelot essayèrent ce frêle canot pendant la journée du dix-huit. +L’embarcation, entraînée dans les remous, disparut. +Partout même impétuosité des eaux, même rapidité torrentueuse. +Il fallut renoncer à l’espoir de sauver le Duncan. +Cinq jours s’étaient écoulés depuis le départ de Ben Joyce. +Cependant, il était impossible que cet état de choses se prolongeât. +Les crues temporaires s’épuisent vite, et en raison même de leur violence. +Il rapporta à Glenarvan le résultat de ses observations. +Eh ! qu’importe, maintenant ? répondit Glenarvan, il est trop tard ! +En effet, répondit John Mangles. +Demain, peut-être, le passage sera praticable. +Et cela sauvera-t-il mon malheureux équipage ? s’écria Glenarvan. +Que Votre Honneur m’écoute, reprit John Mangles. Je connais Tom Austin. -Tu as raison, John ! répondit Glenarvan. +Tu as raison, John ! répondit Glenarvan. Il faut gagner la baie Twofold. -Nous ne sommes qu’à trente-cinq milles de Delegete ! +Nous ne sommes qu’à trente-cinq milles de Delegete ! Oui, dit Paganel, et dans cette ville nous trouverons de rapides moyens de transport. -Qui sait si nous n’arriverons pas à temps pour prévenir un malheur ? -Aussitôt, John Mangles et Wilson s’occupèrent de construire une embarcation de grande dimension. +Qui sait si nous n’arriverons pas à temps pour prévenir un malheur ? +Aussitôt, John Mangles et Wilson s’occupèrent de construire une embarcation de grande dimension. John abattit des troncs de gommiers dont il fit un radeau grossier, mais solide. -Il ne fut achevé que le lendemain. -Alors, les eaux de la Snowy avaient sensiblement baissé. -Le torrent redevenait rivière, à courant rapide, il est vrai. -Le reste fut abandonné avec le chariot et la tente. -Mulrady allait assez bien pour être transporté ; sa convalescence marchait rapidement. -Sommes-nous parés, Wilson ? demanda John Mangles à son matelot. -Oui, capitaine, répondit Wilson, en saisissant son aviron d’une main robuste. +Il ne fut achevé que le lendemain. +Alors, les eaux de la Snowy avaient sensiblement baissé. +Le torrent redevenait rivière, à courant rapide, il est vrai. +Le reste fut abandonné avec le chariot et la tente. +Mulrady allait assez bien pour être transporté ; sa convalescence marchait rapidement. +Sommes-nous parés, Wilson ? demanda John Mangles à son matelot. +Oui, capitaine, répondit Wilson, en saisissant son aviron d’une main robuste. Attention, et soutiens-nous contre le courant. Tout alla bien pendant une quinzaine de toises. -Wilson résistait à la dérive. -Il fallut se résigner. +Wilson résistait à la dérive. +Il fallut se résigner. Aucun moyen n’existait d’enrayer ce mouvement giratoire du radeau. -Il tournait avec une vertigineuse rapidité, et il dérivait. -John Mangles, debout, la figure pâle, les dents serrées, regardait l’eau qui tourbillonnait. +Il tournait avec une vertigineuse rapidité, et il dérivait. +John Mangles, debout, la figure pâle, les dents serrées, regardait l’eau qui tourbillonnait. Cependant, le radeau s’engagea au milieu de la Snowy. -Il se trouvait alors à un demi-mille en aval de son point de départ. -Leur manœuvre eut pour résultat de les rapprocher de la rive gauche. -Le radeau, non soutenu, fut entraîné. -John voulut résister, au risque de rompre sa godille. -Wilson, les mains ensanglantées, joignit ses efforts aux siens. +Il se trouvait alors à un demi-mille en aval de son point de départ. +Leur manœuvre eut pour résultat de les rapprocher de la rive gauche. +Le radeau, non soutenu, fut entraîné. +John voulut résister, au risque de rompre sa godille. +Wilson, les mains ensanglantées, joignit ses efforts aux siens. Les voyageurs n’eurent que le temps de s’accrocher aux buissons qui surplombaient. -Ils tirèrent à eux Mulrady et les deux femmes à demi trempées. -La rivière était franchie. -On résolut de partir sans délai. -Or, depuis le seize, le Duncan avait quitté Melbourne. +Ils tirèrent à eux Mulrady et les deux femmes à demi trempées. +La rivière était franchie. +On résolut de partir sans délai. +Or, depuis le seize, le Duncan avait quitté Melbourne. Que lui faisaient maintenant quelques heures de retard ? Non, mon ami, dit-il, je ne veux abandonner personne. -Faisons une civière, et nous te porterons tour à tour. -Glenarvan voulut être le premier à porter son matelot. -Quel triste spectacle, et qu’il finissait mal ce voyage si bien commencé ! -On n’allait plus à la recherche d’Harry Grant. -Ce fut silencieusement et péniblement que se passa cette première journée. -De dix minutes en dix minutes, on se relayait au portage de la civière. -Le soir, après cinq milles seulement, on campa sous un bouquet de gommiers. -Le reste des provisions, échappé au naufrage, fournit le repas du soir. +Faisons une civière, et nous te porterons tour à tour. +Glenarvan voulut être le premier à porter son matelot. +Quel triste spectacle, et qu’il finissait mal ce voyage si bien commencé ! +On n’allait plus à la recherche d’Harry Grant. +Ce fut silencieusement et péniblement que se passa cette première journée. +De dix minutes en dix minutes, on se relayait au portage de la civière. +Le soir, après cinq milles seulement, on campa sous un bouquet de gommiers. +Le reste des provisions, échappé au naufrage, fournit le repas du soir. Mais il ne fallait plus compter que sur la carabine du major. La nuit fut mauvaise. -La pluie s’en mêla. -Le jour sembla long à reparaître. +La pluie s’en mêla. +Le jour sembla long à reparaître. On se remit en marche. Le major ne trouva pas l’occasion de tirer un seul coup de fusil. -La route devint alors extrêmement difficile. -Elle mettait les vêtements en lambeaux et les jambes en sang. +La route devint alors extrêmement difficile. +Elle mettait les vêtements en lambeaux et les jambes en sang. Il fallut s’en contenter, cependant. On le rongea jusqu’aux os. -Le vingt-trois, les voyageurs fatigués, mais toujours énergiques, se remirent en route. -Ce matin-là, il ne fut pas question de déjeuner. -Rien d’aride comme cette région semée de débris de quartz. +Le vingt-trois, les voyageurs fatigués, mais toujours énergiques, se remirent en route. +Ce matin-là, il ne fut pas question de déjeuner. +Rien d’aride comme cette région semée de débris de quartz. Non-seulement la faim, mais aussi la soif se fit cruellement sentir. -Une atmosphère brûlante en redoublait les cruelles atteintes. +Une atmosphère brûlante en redoublait les cruelles atteintes. Glenarvan et les siens ne faisaient pas un demi-mille par heure. -Tous s’y désaltérèrent et sentirent la vie se ranimer en eux. -Sous ses feuilles semblables à celles du trèfle poussaient des sporules desséchées. +Tous s’y désaltérèrent et sentirent la vie se ranimer en eux. +Sous ses feuilles semblables à celles du trèfle poussaient des sporules desséchées. On en fit un pain grossier, qui calma les tortures de la faim. -Cette plante se trouvait abondamment à cette place. -Le lendemain, vingt-quatre, Mulrady fit une partie de la route à pied. -Sa blessure était entièrement cicatrisée. -Une pluie fine et pénétrante tombait depuis quelques heures. -Il fallut se contenter de cette misérable cahute de branchages et de chaumes. +Cette plante se trouvait abondamment à cette place. +Le lendemain, vingt-quatre, Mulrady fit une partie de la route à pied. +Sa blessure était entièrement cicatrisée. +Une pluie fine et pénétrante tombait depuis quelques heures. +Il fallut se contenter de cette misérable cahute de branchages et de chaumes. Mais quand il s’agit d’enflammer ce bois, il ne put y parvenir. -La grande quantité de matière alumineuse qu’il renfermait empêchait toute combustion. +La grande quantité de matière alumineuse qu’il renfermait empêchait toute combustion. Cependant, Glenarvan touchait au terme de ses souffrances. -Elles se traînaient, elles ne marchaient plus. -Le lendemain, on partit dès l’aube. -Là, des moyens de transport furent rapidement organisés. -Peut-être, s’il y avait eu le moindre retard, devancerait-il l’arrivée du Duncan ! -En vingt-quatre heures, il serait parvenu à la baie ! -Il semblait que Glenarvan leur eût communiqué l’ardeur qui le dévorait. -Quand la mer apparut, tous les regards se portèrent au large, interrogeant l’espace. +Elles se traînaient, elles ne marchaient plus. +Le lendemain, on partit dès l’aube. +Là, des moyens de transport furent rapidement organisés. +Peut-être, s’il y avait eu le moindre retard, devancerait-il l’arrivée du Duncan ! +En vingt-quatre heures, il serait parvenu à la baie ! +Il semblait que Glenarvan leur eût communiqué l’ardeur qui le dévorait. +Quand la mer apparut, tous les regards se portèrent au large, interrogeant l’espace. On ne vit rien. -Le ciel et l’eau se confondaient dans un même horizon. -Pas une voile n’animait la vaste étendue de l’océan. +Le ciel et l’eau se confondaient dans un même horizon. +Pas une voile n’animait la vaste étendue de l’océan. Un espoir restait encore. -Aucun navire n’avait rallié la baie depuis une semaine. -Peut-être sommes-nous arrivés avant lui ! -John Mangles secoua la tête. +Aucun navire n’avait rallié la baie depuis une semaine. +Peut-être sommes-nous arrivés avant lui ! +John Mangles secoua la tête. Il connaissait Tom Austin. -Son second n’aurait jamais retardé de dix jours l’exécution d’un ordre. -Je veux savoir à quoi m’en tenir, dit Glenarvan. +Son second n’aurait jamais retardé de dix jours l’exécution d’un ordre. +Je veux savoir à quoi m’en tenir, dit Glenarvan. Mieux vaut la certitude que le doute ! -Puis, les voyageurs se firent conduire à l’hôtel Victoria. -À deux heures, une dépêche télégraphique fut remise à lord Glenarvan. -Ainsi finissait cette traversée de l’Australie, commencée sous de si favorables auspices. -Sur quel point du monde tenter une nouvelle expédition ? +Puis, les voyageurs se firent conduire à l’hôtel Victoria. +À deux heures, une dépêche télégraphique fut remise à lord Glenarvan. +Ainsi finissait cette traversée de l’Australie, commencée sous de si favorables auspices. +Sur quel point du monde tenter une nouvelle expédition ? Comment explorer de nouveaux pays ? -Le Duncan n’existait plus, et un rapatriement immédiat n’était pas même possible. -Ainsi donc l’entreprise de ces généreux Écossais avait échoué. -Elle contint ses angoisses en songeant au malheureux équipage qui venait de périr. -La première, elle parla du retour en Écosse. -À la voir si courageuse, si résignée, John Mangles l’admira. +Le Duncan n’existait plus, et un rapatriement immédiat n’était pas même possible. +Ainsi donc l’entreprise de ces généreux Écossais avait échoué. +Elle contint ses angoisses en songeant au malheureux équipage qui venait de périr. +La première, elle parla du retour en Écosse. +À la voir si courageuse, si résignée, John Mangles l’admira. Il faut que lord Glenarvan retourne en Europe ! -Vous avez raison, miss Mary, répondit John Mangles, il le faut. -Il faut aussi que les autorités anglaises soient informées du sort du Duncan. -Mais ne renoncez pas à tout espoir. -Je retrouverai le capitaine Grant, ou je succomberai à la tâche ! -C’était un engagement sérieux que prenait John Mangles. -Pendant cette journée, le départ fut décidé définitivement. -On résolut de gagner Melbourne sans retard. -Le lendemain, John alla s’enquérir des navires en partance. -Il comptait trouver des communications fréquentes entre Éden et la capitale de Victoria. -Son attente fut déçue. -Les navires étaient rares. +Vous avez raison, miss Mary, répondit John Mangles, il le faut. +Il faut aussi que les autorités anglaises soient informées du sort du Duncan. +Mais ne renoncez pas à tout espoir. +Je retrouverai le capitaine Grant, ou je succomberai à la tâche ! +C’était un engagement sérieux que prenait John Mangles. +Pendant cette journée, le départ fut décidé définitivement. +On résolut de gagner Melbourne sans retard. +Le lendemain, John alla s’enquérir des navires en partance. +Il comptait trouver des communications fréquentes entre Éden et la capitale de Victoria. +Son attente fut déçue. +Les navires étaient rares. Aucun en destination de Melbourne ni de Sydney, ni de Pointe-de-Galle. Dans cette conjoncture, que faire ? -On pouvait s’attarder longtemps, car la baie de Twofold est peu fréquentée. -Combien de bâtiments passent au large et ne viennent jamais atterrir ! -Le géographe avait été rendre de son côté une visite à la baie Twofold. +On pouvait s’attarder longtemps, car la baie de Twofold est peu fréquentée. +Combien de bâtiments passent au large et ne viennent jamais atterrir ! +Le géographe avait été rendre de son côté une visite à la baie Twofold. Il savait que les moyens de transport manquaient pour Sydney et Melbourne. -Cette proposition fut prise en considération sérieuse. +Cette proposition fut prise en considération sérieuse. Cependant, Paganel ne fit pas valoir cet avantage. -D’ailleurs, qu’en eût-il tiré ? -Or, ce n’était qu’une île, cette Nouvelle-Zélande. +D’ailleurs, qu’en eût-il tiré ? +Or, ce n’était qu’une île, cette Nouvelle-Zélande. John Mangles appuya la proposition de Paganel. -C’était un brick de deux cent cinquante tonneaux, nommé le Macquarie. -Le capitaine, ou, pour mieux dire, le « master », reçut assez grossièrement ses visiteurs. -Le capitaine ? répondit John Mangles. +C’était un brick de deux cent cinquante tonneaux, nommé le Macquarie. +Le capitaine, ou, pour mieux dire, le « master », reçut assez grossièrement ses visiteurs. +Le capitaine ? répondit John Mangles. C’est moi, dit Halley. Le Macquarie est en charge pour Auckland ? Qu’est-ce qu’il porte ? -Tout ce qui se vend et tout ce qui s’achète. -Demain, à la marée de midi. +Tout ce qui se vend et tout ce qui s’achète. +Demain, à la marée de midi. Prendrait-il des passagers ? Ils apporteraient leurs provisions. Neuf, dont deux dames. Je n’ai pas de cabines. -On s’arrangera du roufle qui sera laissé à leur disposition. -Acceptez-vous ? dit John Mangles, que les façons du capitaine n’embarrassaient guère. -Faut voir, » répondit le patron du Macquarie. +On s’arrangera du roufle qui sera laissé à leur disposition. +Acceptez-vous ? dit John Mangles, que les façons du capitaine n’embarrassaient guère. +Faut voir, » répondit le patron du Macquarie. Qu’est-ce qu’on paie ? dit-il. -Qu’est-ce qu’on demande ? répondit John. +Qu’est-ce qu’on demande ? répondit John. Glenarvan fit un signe d’assentiment. -Cinquante livres, répondit John Mangles. +Cinquante livres, répondit John Mangles. Mais le passage tout sec, ajouta Will Halley. -Après ? dit Will en tendant la main. -Demain à bord, fit-il. -Qu’on y soit ou qu’on n’y soit pas, je dérape. +Après ? dit Will en tendant la main. +Demain à bord, fit-il. +Qu’on y soit ou qu’on n’y soit pas, je dérape. Quel butor ! dit John. -Eh bien, il me va, répondit Paganel. +Eh bien, il me va, répondit Paganel. C’est un vrai loup de mer. -Un vrai ours ! répliqua le major. -Mr. Olbinett fut invité à se charger des approvisionnements. +Un vrai ours ! répliqua le major. +Mr. Olbinett fut invité à se charger des approvisionnements. En quelques heures ses provisions furent faites. Mulrady allait bien alors. -Il se ressentait à peine de la blessure qui mit ses jours en danger. -Quelques heures de mer devaient achever sa guérison. +Il se ressentait à peine de la blessure qui mit ses jours en danger. +Quelques heures de mer devaient achever sa guérison. Il comptait se traiter par les brises du Pacifique. -Wilson fut chargé de disposer à bord du Macquarie le logement des passagers. +Wilson fut chargé de disposer à bord du Macquarie le logement des passagers. Sous ses coups de brosse et de balai, le roufle changea d’aspect. -Will Halley, haussant les épaules, laissa le matelot faire à sa guise. -De Glenarvan, de ses compagnes et de ses compagnons, il ne se souciait guère. -Il ne savait même pas leur nom et ne s’en inquiéta pas. +Will Halley, haussant les épaules, laissa le matelot faire à sa guise. +De Glenarvan, de ses compagnes et de ses compagnons, il ne se souciait guère. +Il ne savait même pas leur nom et ne s’en inquiéta pas. Les peaux d’abord, les hommes ensuite. -C’était un négociant. +C’était un négociant. Deux motifs l’y poussaient. -Il désirait visiter encore une fois cet endroit présumé du naufrage. -Peut-être y avait-il eu combat ? +Il désirait visiter encore une fois cet endroit présumé du naufrage. +Peut-être y avait-il eu combat ? Ce fut une triste exploration. Glenarvan et le capitaine John chevauchaient sans parler. Mais ils se comprenaient. -Mêmes pensées, et, partant, mêmes angoisses torturaient leur esprit. -Ils regardaient les rocs rongés par la mer. -Ils n’avaient besoin ni de s’interroger ni de se répondre. -La trace du naufrage échappait encore. +Mêmes pensées, et, partant, mêmes angoisses torturaient leur esprit. +Ils regardaient les rocs rongés par la mer. +Ils n’avaient besoin ni de s’interroger ni de se répondre. +La trace du naufrage échappait encore. Quant au Duncan, rien non plus. -Toute cette portion de l’Australie, riveraine de l’Océan, était déserte. -Une tribu nomade de naturels avait-elle donc passé là depuis quelques jours ? -Elle portait le numéro matricule du pénitentiaire de Perth. -Le forçat n’était plus là, mais sa défroque sordide répondait pour lui. -Tu vois, John ! dit Glenarvan, les convicts sont arrivés jusqu’ici ! +Toute cette portion de l’Australie, riveraine de l’Océan, était déserte. +Une tribu nomade de naturels avait-elle donc passé là depuis quelques jours ? +Elle portait le numéro matricule du pénitentiaire de Perth. +Le forçat n’était plus là, mais sa défroque sordide répondait pour lui. +Tu vois, John ! dit Glenarvan, les convicts sont arrivés jusqu’ici ! Et nos pauvres camarades du Duncan ?... -Les misérables ! s’écria Glenarvan. -S’ils tombent jamais entre mes mains, je vengerai mon équipage !... +Les misérables ! s’écria Glenarvan. +S’ils tombent jamais entre mes mains, je vengerai mon équipage !... La douleur avait durci les traits de Glenarvan. -Elle fut faite le soir même à Thomas Banks. -Ce magistrat put à peine dissimuler sa satisfaction en libellant son procès-verbal. -Il était tout simplement ravi du départ de Ben Joyce et de sa bande. -La ville entière partagea son contentement. -Cette importante nouvelle fut immédiatement télégraphiée aux autorités de Melbourne et de Sydney. -Les voyageurs passèrent fort tristement cette dernière soirée. -Leurs pensées erraient sur cette terre féconde en malheurs. -Monsieur Paganel, reprit John, vous avez un secret qui vous étouffe ! +Elle fut faite le soir même à Thomas Banks. +Ce magistrat put à peine dissimuler sa satisfaction en libellant son procès-verbal. +Il était tout simplement ravi du départ de Ben Joyce et de sa bande. +La ville entière partagea son contentement. +Cette importante nouvelle fut immédiatement télégraphiée aux autorités de Melbourne et de Sydney. +Les voyageurs passèrent fort tristement cette dernière soirée. +Leurs pensées erraient sur cette terre féconde en malheurs. +Monsieur Paganel, reprit John, vous avez un secret qui vous étouffe ! Qu’est-ce qui est plus fort que vous ? -Ma joie d’un côté, mon désespoir de l’autre. -Vous êtes joyeux et désespéré à la fois ? -Oui, joyeux et désespéré d’aller visiter la Nouvelle-Zélande. +Ma joie d’un côté, mon désespoir de l’autre. +Vous êtes joyeux et désespéré à la fois ? +Oui, joyeux et désespéré d’aller visiter la Nouvelle-Zélande. Est-ce que vous auriez quelque indice ? demanda vivement John Mangles. Est-ce que vous avez repris la piste perdue ? -On ne revient pas de la Nouvelle-Zélande ! +On ne revient pas de la Nouvelle-Zélande ! Mais, cependant... enfin, vous connaissez la nature humaine ! -Il suffit qu’on respire pour espérer ! +Il suffit qu’on respire pour espérer ! Will Halley n’avait point offert sa cabine aux voyageuses. -Politesse peu regrettable, car la tanière était digne de l’ours. -À midi et demi, on appareilla avec le jusant. -L’ancre vint à pic et fut péniblement arrachée du fond. -Il ventait du sud-ouest une brise modérée. -Les voiles furent larguées peu à peu. +Politesse peu regrettable, car la tanière était digne de l’ours. +À midi et demi, on appareilla avec le jusant. +L’ancre vint à pic et fut péniblement arrachée du fond. +Il ventait du sud-ouest une brise modérée. +Les voiles furent larguées peu à peu. Les cinq hommes du bord manœuvraient lentement. -Wilson voulut aider l’équipage. -Plus tard, les bonnettes et les cacatois furent hissés. -Mais, malgré ce renfort de toiles, le brick avançait à peine. +Wilson voulut aider l’équipage. +Plus tard, les bonnettes et les cacatois furent hissés. +Mais, malgré ce renfort de toiles, le brick avançait à peine. Il fallut en prendre son parti. -Les passagers éprouvèrent de violentes secousses qui rendirent pénible leur séjour dans le roufle. -Cependant, ils ne pouvaient rester sur le pont, car la pluie était violente. -Ils se virent donc condamnés à un emprisonnement rigoureux. -Chacun alors se laissa aller au courant de ses pensées. -C’est à peine si lady Helena et Mary Grant échangeaient quelques paroles. +Les passagers éprouvèrent de violentes secousses qui rendirent pénible leur séjour dans le roufle. +Cependant, ils ne pouvaient rester sur le pont, car la pluie était violente. +Ils se virent donc condamnés à un emprisonnement rigoureux. +Chacun alors se laissa aller au courant de ses pensées. +C’est à peine si lady Helena et Mary Grant échangeaient quelques paroles. Glenarvan ne tenait pas en place. Il allait et venait, tandis que le major demeurait immobile. -Quant à Paganel, il murmurait dans son coin des mots vagues et incohérents. -À quoi songeait le digne géographe ? -À cette Nouvelle-Zélande vers laquelle la fatalité le conduisait. -Un géographe moderne, un marin, pouvaient-ils leur attribuer cette dénomination ? -On le voit, Paganel revenait toujours à l’interprétation du document. -C’était une obsession, une idée fixe. -Mais un point, un seul, l’arrêtait dans cette voie. -Contin... contin... répétait-il..., cela veut pourtant dire « continent ! -Le canot se retourna sur le côté et s’emplit d’eau. -Il tomba à la mer. -Il croyait avoir trouvé « le grand continent du Sud. +Quant à Paganel, il murmurait dans son coin des mots vagues et incohérents. +À quoi songeait le digne géographe ? +À cette Nouvelle-Zélande vers laquelle la fatalité le conduisait. +Un géographe moderne, un marin, pouvaient-ils leur attribuer cette dénomination ? +On le voit, Paganel revenait toujours à l’interprétation du document. +C’était une obsession, une idée fixe. +Mais un point, un seul, l’arrêtait dans cette voie. +Contin... contin... répétait-il..., cela veut pourtant dire « continent ! +Le canot se retourna sur le côté et s’emplit d’eau. +Il tomba à la mer. +Il croyait avoir trouvé « le grand continent du Sud. Pareille erreur n’est pas admissible ! -Non ! il y a quelque chose qui m’échappe ! -Tout alla bien jusqu’au moment où un canot de Surville fut volé. -Le six octobre mille sept cent soixante-neuf, parut sur ces côtes l’illustre Cook. +Non ! il y a quelque chose qui m’échappe ! +Tout alla bien jusqu’au moment où un canot de Surville fut volé. +Le six octobre mille sept cent soixante-neuf, parut sur ces côtes l’illustre Cook. Mais, pour bien traiter les gens, il faut commencer par les prendre. -Ceux-ci, comblés de présents et de caresses, furent ensuite renvoyés à terre. -Il se trouva là en présence d’indigènes belliqueux, criards, provocateurs. -Il devait la retrouver dans ses voyages ultérieurs. -Ici, il faut reprocher à ses compagnons de les avoir provoquées. +Ceux-ci, comblés de présents et de caresses, furent ensuite renvoyés à terre. +Il se trouva là en présence d’indigènes belliqueux, criards, provocateurs. +Il devait la retrouver dans ses voyages ultérieurs. +Ici, il faut reprocher à ses compagnons de les avoir provoquées. Triste fantaisie de se faire ainsi les cuisiniers d’un repas d’anthropophages ! -Il les quitta pour la dernière fois le vingt-cinq février mille sept cent soixante-dix-sept. -Peut-être les aventures de Doua-Tara fourniront-elles un sujet d’épopée à quelque Homère maori. -Elles furent fécondes en désastres, en injustices, en mauvais traitements. -Quelle idée il dut se faire de gens qui se disent civilisés ! -On l’emmena à Londres. -On en fit un matelot de la dernière classe, le souffre-douleur des équipages. -Sans le révérend Marsden, il fût mort à la peine. -Cette petite pacotille lui fut volée. -La civilisation se trouva sans doute retardée de longues années par cet irréparable malheur. -Jusqu’en mille huit cent seize, la Nouvelle-Zélande fut délaissée. +Il les quitta pour la dernière fois le vingt-cinq février mille sept cent soixante-dix-sept. +Peut-être les aventures de Doua-Tara fourniront-elles un sujet d’épopée à quelque Homère maori. +Elles furent fécondes en désastres, en injustices, en mauvais traitements. +Quelle idée il dut se faire de gens qui se disent civilisés ! +On l’emmena à Londres. +On en fit un matelot de la dernière classe, le souffre-douleur des équipages. +Sans le révérend Marsden, il fût mort à la peine. +Cette petite pacotille lui fut volée. +La civilisation se trouva sans doute retardée de longues années par cet irréparable malheur. +Jusqu’en mille huit cent seize, la Nouvelle-Zélande fut délaissée. Plusieurs de ses compagnons subirent une mort affreuse. Bons ou mauvais traitements tenaient aux mauvais ou aux bons capitaines. -Les Néo-Zélandais se dévoraient entre eux avec une sensualité répugnante. -Aussi, les contrées autrefois florissantes et peuplées d’Ika-Na-Maoui se changèrent-elles en solitudes profondes. -Des peuplades entières avaient disparu comme disparaissent des troupeaux de moutons, rôties et mangées. -Les missionnaires ont en vain lutté pour vaincre ces instincts sanguinaires. -Mais la barbarie des Néo-Zélandais l’obligea à suspendre l’établissement des missions. -Là s’établit le siège de la Société anglicane. -Mais enfin les naturels respectèrent la vie des missionnaires. -Ils acceptèrent leurs soins et leurs doctrines. +Les Néo-Zélandais se dévoraient entre eux avec une sensualité répugnante. +Aussi, les contrées autrefois florissantes et peuplées d’Ika-Na-Maoui se changèrent-elles en solitudes profondes. +Des peuplades entières avaient disparu comme disparaissent des troupeaux de moutons, rôties et mangées. +Les missionnaires ont en vain lutté pour vaincre ces instincts sanguinaires. +Mais la barbarie des Néo-Zélandais l’obligea à suspendre l’établissement des missions. +Là s’établit le siège de la Société anglicane. +Mais enfin les naturels respectèrent la vie des missionnaires. +Ils acceptèrent leurs soins et leurs doctrines. Quelques naturels farouches s’adoucirent. -Le sentiment de la reconnaissance s’éveilla dans ces cœurs inhumains. -Malheureusement, l’influence des missionnaires ne s’est pas étendue au-delà de leurs établissements. -Toute la partie nomade des populations échappe à leur action. -L’instinct du sang frémit en eux. -D’ailleurs, la guerre existe toujours à l’état chronique dans ces sauvages contrées. -L’avenir de ces grandes îles est joué sur un coup de dé. -Will Halley s’occupait peu des manœuvres de son bâtiment : il laissait faire. -On le voyait rarement, ce dont personne ne songeait à se plaindre. -Cette impardonnable incurie obligeait John Mangles à une surveillance incessante. +Le sentiment de la reconnaissance s’éveilla dans ces cœurs inhumains. +Malheureusement, l’influence des missionnaires ne s’est pas étendue au-delà de leurs établissements. +Toute la partie nomade des populations échappe à leur action. +L’instinct du sang frémit en eux. +D’ailleurs, la guerre existe toujours à l’état chronique dans ces sauvages contrées. +L’avenir de ces grandes îles est joué sur un coup de dé. +Will Halley s’occupait peu des manœuvres de son bâtiment : il laissait faire. +On le voyait rarement, ce dont personne ne songeait à se plaindre. +Cette impardonnable incurie obligeait John Mangles à une surveillance incessante. Souvent Will Halley intervenait et malmenait les deux marins avec force jurons. -Mais John Mangles les arrêtait, et calmait, non sans peine, leur juste indignation. +Mais John Mangles les arrêtait, et calmait, non sans peine, leur juste indignation. Ne pourrez-vous donner la route ! demanda Paganel. -Ce sera difficile, répondit John. -Croiriez-vous qu’il n’y a pas une carte marine à bord ! -Sans la carte de cette partie de la côte, c’est impossible. -Les accores en sont extrêmement dangereux. -Les récifs sont nombreux et il faut une grande pratique pour les éviter. +Ce sera difficile, répondit John. +Croiriez-vous qu’il n’y a pas une carte marine à bord ! +Sans la carte de cette partie de la côte, c’est impossible. +Les accores en sont extrêmement dangereux. +Les récifs sont nombreux et il faut une grande pratique pour les éviter. Oui, monsieur Mac Nabbs, si le temps le permet. Vous parlez des Maoris, monsieur Paganel ? demanda John Mangles. -Leur réputation est faite dans l’océan Indien. -Les craintes de Paganel n’étaient que trop justifiées. +Leur réputation est faite dans l’océan Indien. +Les craintes de Paganel n’étaient que trop justifiées. La liste est longue de ces victimes inscrites au martyrologe des navigateurs. -Les hypocrites Néo-Zélandais firent un excellent accueil aux nouveaux arrivants. -Ses camarades et lui passèrent souvent la nuit à bord des vaisseaux. +Les hypocrites Néo-Zélandais firent un excellent accueil aux nouveaux arrivants. +Ses camarades et lui passèrent souvent la nuit à bord des vaisseaux. Ils apportaient des poissons choisis. Leurs filles et leurs femmes les accompagnaient. -Toutefois, le capitaine Crozet voulut persuader à Marion de rétracter cet ordre. -Il n’y réussit pas. -Alors, les attentions et le dévouement des Néo-Zélandais redoublèrent. -Leurs chefs et les officiers vivaient sur le pied d’une intimité parfaite. +Toutefois, le capitaine Crozet voulut persuader à Marion de rétracter cet ordre. +Il n’y réussit pas. +Alors, les attentions et le dévouement des Néo-Zélandais redoublèrent. +Leurs chefs et les officiers vivaient sur le pied d’une intimité parfaite. Takouri et cinq autres chefs l’accompagnaient. -Rien ne pouvait faire prévoir l’épouvantable catastrophe qui attendait seize Européens sur dix-sept. -Le soir, le capitaine Marion ne revint pas coucher à bord. +Rien ne pouvait faire prévoir l’épouvantable catastrophe qui attendait seize Européens sur dix-sept. +Le soir, le capitaine Marion ne revint pas coucher à bord. Personne ne fut inquiet de son absence. -Elle revint à bord sans incident. -Un canot alla à son secours et le ramena à bord. -C’était Turner, un des chaloupiers du capitaine Marion. -On l’interrogea, et bientôt furent connus tous les détails de cet horrible drame. +Elle revint à bord sans incident. +Un canot alla à son secours et le ramena à bord. +C’était Turner, un des chaloupiers du capitaine Marion. +On l’interrogea, et bientôt furent connus tous les détails de cet horrible drame. Les sauvages vinrent gaiement au-devant des visiteurs. -Puis, les Français se séparèrent les uns des autres. -De là, il fut témoin d’abominables scènes. -Cet événement consterna les deux équipages. -Un cri de vengeance éclata. +Puis, les Français se séparèrent les uns des autres. +De là, il fut témoin d’abominables scènes. +Cet événement consterna les deux équipages. +Un cri de vengeance éclata. Mais, avant de venger les morts, il fallait sauver les vivants. -La chaloupe du Mascarin fut expédiée avec un officier et un détachement de soldats. +La chaloupe du Mascarin fut expédiée avec un officier et un détachement de soldats. Cet officier devait, avant tout, porter secours aux charpentiers. Il pressentit un malheur. -Il se porta en avant et apprit la vérité. -Les sauvages, rassemblés par troupes, occupaient toutes les hauteurs. +Il se porta en avant et apprit la vérité. +Les sauvages, rassemblés par troupes, occupaient toutes les hauteurs. Les naturels le suivaient, criant : « Takouri mate Marion ! -Ils espéraient effrayer les matelots en dévoilant la mort de leurs chefs. -Ceux-ci, furieux, voulurent se précipiter sur ces misérables. -Le capitaine Crozet put à peine les contenir. +Ils espéraient effrayer les matelots en dévoilant la mort de leurs chefs. +Ceux-ci, furieux, voulurent se précipiter sur ces misérables. +Le capitaine Crozet put à peine les contenir. Deux lieues furent faites. -Pendant tout ce temps, un millier de sauvages, assis à terre, ne bougèrent pas. -Mais, quand les chaloupes prirent le large, les pierres commencèrent à voler. -Le lendemain, un second détachement vint renforcer le poste. +Pendant tout ce temps, un millier de sauvages, assis à terre, ne bougèrent pas. +Mais, quand les chaloupes prirent le large, les pierres commencèrent à voler. +Le lendemain, un second détachement vint renforcer le poste. Le village de Motou-Aro comptait trois cents habitants. -Les Français l’attaquèrent. -Les travaux d’aiguade continuèrent. -Un mois s’écoula. -Les sauvages firent quelques tentatives pour reprendre l’île Motou-Aro, mais sans y parvenir. -Enfin, les travaux furent achevés. -Les cabanes de son village furent scrupuleusement fouillées. +Les Français l’attaquèrent. +Les travaux d’aiguade continuèrent. +Un mois s’écoula. +Les sauvages firent quelques tentatives pour reprendre l’île Motou-Aro, mais sans y parvenir. +Enfin, les travaux furent achevés. +Les cabanes de son village furent scrupuleusement fouillées. L’empreinte des dents du cannibale s’y voyait encore. -Une cuisse humaine était embrochée d’une baguette de bois. -Plus loin, dans un autre village, des entrailles humaines nettoyées et cuites. -Le quatorze juillet mille sept cent soixante-douze, les deux vaisseaux quittèrent ces funestes parages. +Une cuisse humaine était embrochée d’une baguette de bois. +Plus loin, dans un autre village, des entrailles humaines nettoyées et cuites. +Le quatorze juillet mille sept cent soixante-douze, les deux vaisseaux quittèrent ces funestes parages. C’est un imprudent capitaine celui qui ne profite pas de ces enseignements. -Les Néo-Zélandais sont toujours perfides et anthropophages. +Les Néo-Zélandais sont toujours perfides et anthropophages. Un midshipman et neuf hommes la montaient. -Le capitaine Furneaux, inquiet, envoya le lieutenant Burney à sa recherche. -Cependant, cette pénible traversée se prolongeait. -Là, le manque d’air et les secousses du navire les incommodaient fort. -Alors, leurs amis cherchaient à les distraire. -Paganel essayait de tuer le temps avec ses histoires, mais il y réussissait peu. -En effet, les esprits, égarés sur cette route du retour, étaient démoralisés. -De tous les passagers du Macquarie, le plus à plaindre était lord Glenarvan. +Le capitaine Furneaux, inquiet, envoya le lieutenant Burney à sa recherche. +Cependant, cette pénible traversée se prolongeait. +Là, le manque d’air et les secousses du navire les incommodaient fort. +Alors, leurs amis cherchaient à les distraire. +Paganel essayait de tuer le temps avec ses histoires, mais il y réussissait peu. +En effet, les esprits, égarés sur cette route du retour, étaient démoralisés. +De tous les passagers du Macquarie, le plus à plaindre était lord Glenarvan. On le voyait rarement dans le roufle. Il ne pouvait tenir en place. Ses yeux regardaient incessamment l’espace. -Sa lunette, pendant les courtes embellies, le parcourait obstinément. +Sa lunette, pendant les courtes embellies, le parcourait obstinément. Ces flots muets, il semblait les interroger. -Il ne pouvait se résigner, et sa physionomie respirait une âpre douleur. +Il ne pouvait se résigner, et sa physionomie respirait une âpre douleur. John s’approcha de lui : « Votre Honneur cherche la terre ? lui demanda-t-il. -Glenarvan fit de la tête un signe négatif. +Glenarvan fit de la tête un signe négatif. Cependant, reprit le jeune capitaine, il doit vous tarder de quitter ce brick. -Depuis trente-six heures déjà, nous devrions avoir connaissance des feux d’Auckland. -Glenarvan ne répondait pas. -La terre n’est pas de ce côté, dit John Mangles. -Que Votre Honneur regarde plutôt vers tribord. -Pourquoi, John ? répondit Glenarvan. +Depuis trente-six heures déjà, nous devrions avoir connaissance des feux d’Auckland. +Glenarvan ne répondait pas. +La terre n’est pas de ce côté, dit John Mangles. +Que Votre Honneur regarde plutôt vers tribord. +Pourquoi, John ? répondit Glenarvan. Ce n’est pas la terre que je cherche ! Que voulez-vous, mylord ? -Mon yacht ! mon Duncan ! répondit Glenarvan avec colère. +Mon yacht ! mon Duncan ! répondit Glenarvan avec colère. Et j’ai le pressentiment que nous le rencontrerons ! -Dieu nous préserve de cette rencontre, mylord ! +Dieu nous préserve de cette rencontre, mylord ! Votre Honneur oublie notre situation ! Que ferions-nous sur ce brick, si le Duncan lui donnait la chasse ! -Nous ne pourrions pas même fuir ! +Nous ne pourrions pas même fuir ! Oui, mylord ! nous l’essayerions en vain ! -Je fais bon marché de notre vie ! -Nous nous défendrions jusqu’à la mort ! -Songez à lady Glenarvan, mylord, songez à Mary Grant ! +Je fais bon marché de notre vie ! +Nous nous défendrions jusqu’à la mort ! +Songez à lady Glenarvan, mylord, songez à Mary Grant ! Pauvres femmes ! murmura Glenarvan. -Rassurez-vous, mylord, répondit le jeune capitaine. +Rassurez-vous, mylord, répondit le jeune capitaine. Il ne faut plus craindre ! Le Macquarie marche mal, mais il marche. -Donc, de ce côté, peu ou point de danger. +Donc, de ce côté, peu ou point de danger. John Mangles avait raison. -La rencontre du Duncan eût été funeste au Macquarie. -Mais cette nuit devait être terrible. -L’obscurité se fit presque subitement à sept heures du soir. -Le ciel était très menaçant. -Il quitta sa cabine, se frottant les yeux, secouant sa grosse tête rouge. +La rencontre du Duncan eût été funeste au Macquarie. +Mais cette nuit devait être terrible. +L’obscurité se fit presque subitement à sept heures du soir. +Le ciel était très menaçant. +Il quitta sa cabine, se frottant les yeux, secouant sa grosse tête rouge. John Mangles l’approuva sans rien dire. -Il avait renoncé à s’entretenir avec ce grossier marin. -Mais ni Glenarvan ni lui ne quittèrent le pont. -Deux heures après, une grande brise se déclara. +Il avait renoncé à s’entretenir avec ce grossier marin. +Mais ni Glenarvan ni lui ne quittèrent le pont. +Deux heures après, une grande brise se déclara. Will Halley fit prendre le bas ris dans ses huniers. -Deux heures se passèrent. -Aussi, le revers des vagues embarquait par masses d’eau considérables. -Le canot, suspendu aux portemanteaux de bâbord, disparut dans un coup de mer. -John Mangles ne laissa pas d’être inquiet. -Tout autre bâtiment se fût joué de ces flots peu redoutables, en somme. -Mais Will Halley refusa de prendre cette précaution. -Leur instinct d’hommes de mer se réveilla. +Deux heures se passèrent. +Aussi, le revers des vagues embarquait par masses d’eau considérables. +Le canot, suspendu aux portemanteaux de bâbord, disparut dans un coup de mer. +John Mangles ne laissa pas d’être inquiet. +Tout autre bâtiment se fût joué de ces flots peu redoutables, en somme. +Mais Will Halley refusa de prendre cette précaution. +Leur instinct d’hommes de mer se réveilla. John saisit la main du matelot. Le ressac ! lui dit-il. La lame brise sur des bancs. -À deux encablures au plus ? -La terre est là ! -Le master, posté à l’avant, ne semblait pas se douter de sa position. +À deux encablures au plus ? +La terre est là ! +Le master, posté à l’avant, ne semblait pas se douter de sa position. Il jeta le plomb ; la corde fila entre ses doigts. -Au troisième nœud, le plomb s’arrêta. +Au troisième nœud, le plomb s’arrêta. Trois brasses ! cria Wilson. -Capitaine, dit John, courant à Will Halley, nous sommes sur les brisants. -Vit-il ou non Halley lever les épaules, peu importe. -Le matelot qui gouvernait, vigoureusement repoussé, n’avait rien compris à cette attaque subite. +Capitaine, dit John, courant à Will Halley, nous sommes sur les brisants. +Vit-il ou non Halley lever les épaules, peu importe. +Le matelot qui gouvernait, vigoureusement repoussé, n’avait rien compris à cette attaque subite. Aux bras du vent ! larguez ! larguez ! -criait le jeune capitaine en manœuvrant de manière à s’élever des récifs. -En ce moment, Will Halley, ayant conscience de cet imminent danger, perdait la tête. -Ses matelots, à peine dégrisés, ne pouvaient comprendre ses ordres. -Cependant, la prompte manœuvre de John Mangles venait d’éloigner le Macquarie des brisants. +criait le jeune capitaine en manœuvrant de manière à s’élever des récifs. +En ce moment, Will Halley, ayant conscience de cet imminent danger, perdait la tête. +Ses matelots, à peine dégrisés, ne pouvaient comprendre ses ordres. +Cependant, la prompte manœuvre de John Mangles venait d’éloigner le Macquarie des brisants. Mais John ignorait sa position. -Peut-être se trouvait-il serré dans une ceinture de récifs. -Bientôt, en effet, le bruit du ressac redoubla par tribord devant. +Peut-être se trouvait-il serré dans une ceinture de récifs. +Bientôt, en effet, le bruit du ressac redoubla par tribord devant. Il fallut lofer encore. John remit la barre dessous et brassa en pointe. -Cette manœuvre réussirait-elle avec un bâtiment mal équilibré, sous une voilure réduite ? -C’était incertain, mais il fallait le tenter. +Cette manœuvre réussirait-elle avec un bâtiment mal équilibré, sous une voilure réduite ? +C’était incertain, mais il fallait le tenter. La barre dessous, toute ! -cria John Mangles à Wilson. -Le Macquarie commença à se rapprocher de la nouvelle ligne de récifs. -Bientôt, la mer écuma au choc des roches immergées. +cria John Mangles à Wilson. +Le Macquarie commença à se rapprocher de la nouvelle ligne de récifs. +Bientôt, la mer écuma au choc des roches immergées. Ce fut un inexprimable moment d’angoisses. -L’écume rendait les lames lumineuses. -On eût dit qu’un phénomène de phosphorescence les éclairait subitement. -Wilson et Mulrady, courbés sur la roue du gouvernail, pesaient de tout leur poids. -La barre venait à toucher. +L’écume rendait les lames lumineuses. +On eût dit qu’un phénomène de phosphorescence les éclairait subitement. +Wilson et Mulrady, courbés sur la roue du gouvernail, pesaient de tout leur poids. +La barre venait à toucher. Soudain, un choc eut lieu. -Le Macquarie avait donné sur une roche. -Les sous-barbes du beaupré cassèrent et compromirent la stabilité du mât de misaine. -Le virement de bord s’achèverait-il sans autre avarie ? -Son évolution fut arrêtée net. -Le mât de misaine vint en bas avec tout son gréement. -Les vitres du capot avaient volé en éclats. -Les passagers se précipitèrent au dehors. -La vérité, John ? demanda froidement Glenarvan. -La vérité, mylord, répondit John Mangles, est que nous ne coulerons pas. +Le Macquarie avait donné sur une roche. +Les sous-barbes du beaupré cassèrent et compromirent la stabilité du mât de misaine. +Le virement de bord s’achèverait-il sans autre avarie ? +Son évolution fut arrêtée net. +Le mât de misaine vint en bas avec tout son gréement. +Les vitres du capot avaient volé en éclats. +Les passagers se précipitèrent au dehors. +La vérité, John ? demanda froidement Glenarvan. +La vérité, mylord, répondit John Mangles, est que nous ne coulerons pas. Oui, mylord, et il faut attendre le jour. -Ne peut-on mettre le canot à la mer ? -Par cette houle, et dans cette obscurité, c’est impossible ! +Ne peut-on mettre le canot à la mer ? +Par cette houle, et dans cette obscurité, c’est impossible ! Et d’ailleurs en quel endroit accoster la terre ? Eh bien, John, restons ici jusqu’au jour. Cependant Will Halley courait comme un fou sur le pont de son brick. -John prévit que leur ivresse allait bientôt amener des scènes terribles. +John prévit que leur ivresse allait bientôt amener des scènes terribles. On ne pouvait compter sur le capitaine pour les retenir. -Le misérable s’arrachait les cheveux et se tordait les bras. -Il ne pensait qu’à sa cargaison qui n’était pas assurée. -s’écriait-il en courant d’un bord à l’autre. +Le misérable s’arrachait les cheveux et se tordait les bras. +Il ne pensait qu’à sa cargaison qui n’était pas assurée. +s’écriait-il en courant d’un bord à l’autre. John Mangles ne s’occupa plus de ces ivrognes, et attendit impatiemment le jour. -La mer se calmait peu à peu. -La coque pouvait donc résister pendant quelques heures encore. +La mer se calmait peu à peu. +La coque pouvait donc résister pendant quelques heures encore. Au lever du soleil, John examinerait la terre. -Il cherchait à percer l’obscurité profonde. -Les brisants s’étendent souvent à plusieurs lieues d’une côte. -Le frêle canot pourrait-il résister à une traversée un peu longue ? -L’immobilité du brick leur assurait quelques heures de tranquillité. -Vers quatre heures, les premières clartés apparurent dans l’est. -Les nuages se nuancèrent légèrement sous les pâles lueurs de l’aube. +Il cherchait à percer l’obscurité profonde. +Les brisants s’étendent souvent à plusieurs lieues d’une côte. +Le frêle canot pourrait-il résister à une traversée un peu longue ? +L’immobilité du brick leur assurait quelques heures de tranquillité. +Vers quatre heures, les premières clartés apparurent dans l’est. +Les nuages se nuancèrent légèrement sous les pâles lueurs de l’aube. John remonta sur le pont. -À l’horizon pendait un rideau de brumes. -Quelques contours indécis flottaient dans les vapeurs matinales, mais à une certaine hauteur. -La lumière s’accrut peu à peu, l’horizon se piqua de tons rouges. -Le rideau monta lentement sur le vaste décor du fond. -Des récifs noirs pointèrent hors des eaux. -La terre était là, à moins de neuf milles. -s’écria John Mangles. -Hospitalière ou funeste, elle devait être leur lieu de refuge. -Où est Will Halley ? demanda Glenarvan. -Je ne sais, mylord, répondit John Mangles. +À l’horizon pendait un rideau de brumes. +Quelques contours indécis flottaient dans les vapeurs matinales, mais à une certaine hauteur. +La lumière s’accrut peu à peu, l’horizon se piqua de tons rouges. +Le rideau monta lentement sur le vaste décor du fond. +Des récifs noirs pointèrent hors des eaux. +La terre était là, à moins de neuf milles. +s’écria John Mangles. +Hospitalière ou funeste, elle devait être leur lieu de refuge. +Où est Will Halley ? demanda Glenarvan. +Je ne sais, mylord, répondit John Mangles. Et, comme lui, ivres-morts, sans doute, ajouta Mac Nabbs. Qu’on les cherche, dit Glenarvan, on ne peut les abandonner sur ce navire. -Le poste était vide. -Ils visitèrent alors l’entre-pont et le brick jusqu’à fond de cale. -Ils ne trouvèrent ni Will Halley ni ses matelots. +Le poste était vide. +Ils visitèrent alors l’entre-pont et le brick jusqu’à fond de cale. +Ils ne trouvèrent ni Will Halley ni ses matelots. Quoi ! personne ? dit Glenarvan. -Sont-ils tombés à la mer ? demanda Paganel. -Tout est possible, » répondit John Mangles, très-soucieux de cette disparition. -Puis, se dirigeant vers l’arrière : « Au canot, » dit-il. -Wilson et Mulrady le suivirent pour mettre le you-you à la mer. +Sont-ils tombés à la mer ? demanda Paganel. +Tout est possible, » répondit John Mangles, très-soucieux de cette disparition. +Puis, se dirigeant vers l’arrière : « Au canot, » dit-il. +Wilson et Mulrady le suivirent pour mettre le you-you à la mer. Le you-you avait disparu. On ne pouvait en douter. Ces coquins ont fui, dit John Mangles. Eh bien ! tant mieux, mylord. -C’est autant de fâcheuses scènes qu’ils nous épargnent ! -Commande, et nous sommes prêts à t’obéir. +C’est autant de fâcheuses scènes qu’ils nous épargnent ! +Commande, et nous sommes prêts à t’obéir. Que faut-il faire ? -Si le bâtiment peut être relevé, relevons-le, répondit Glenarvan. -C’est le meilleur parti à prendre, n’est-il pas vrai ? -Oui, Votre Honneur, car, une fois à terre, que deviendrions-nous sans moyens de transport ? -Évitons la côte, ajouta Paganel. -Il faut se défier de la Nouvelle-Zélande. -D’autant plus que nous avons beaucoup dérivé, reprit John. -L’incurie d’Halley nous a rejetés dans le sud, c’est évident. +Si le bâtiment peut être relevé, relevons-le, répondit Glenarvan. +C’est le meilleur parti à prendre, n’est-il pas vrai ? +Oui, Votre Honneur, car, une fois à terre, que deviendrions-nous sans moyens de transport ? +Évitons la côte, ajouta Paganel. +Il faut se défier de la Nouvelle-Zélande. +D’autant plus que nous avons beaucoup dérivé, reprit John. +L’incurie d’Halley nous a rejetés dans le sud, c’est évident. +Puis, se dirigeant vers l’arrière : « Au canot, » dit-il. +Wilson et Mulrady le suivirent pour mettre le you-you à la mer. +Le you-you avait disparu. +On ne pouvait en douter. +Ces coquins ont fui, dit John Mangles. +Eh bien ! tant mieux, mylord. +C’est autant de fâcheuses scènes qu’ils nous épargnent ! +Commande, et nous sommes prêts à t’obéir. +Que faut-il faire ? +Si le bâtiment peut être relevé, relevons-le, répondit Glenarvan. +C’est le meilleur parti à prendre, n’est-il pas vrai ? +Oui, Votre Honneur, car, une fois à terre, que deviendrions-nous sans moyens de transport ? +Évitons la côte, ajouta Paganel. +Il faut se défier de la Nouvelle-Zélande. +D’autant plus que nous avons beaucoup dérivé, reprit John. +L’incurie d’Halley nous a rejetés dans le sud, c’est évident. Mais les avaries du brick ? demanda lady Helena. -Je ne les crois pas graves, madame, répondit John Mangles. -Voyons donc l’état du navire, dit le major. +Je ne les crois pas graves, madame, répondit John Mangles. +Voyons donc l’état du navire, dit le major. Cela importe avant tout. -Environ deux cents tonneaux de peaux tannées s’y trouvaient fort mal arrimés. -Après trois heures d’un rude travail, on put examiner les fonds du brick. -Deux coutures du bordage s’étaient ouvertes à bâbord, à la hauteur des préceintes. -L’eau ne pouvait donc pénétrer. +Environ deux cents tonneaux de peaux tannées s’y trouvaient fort mal arrimés. +Après trois heures d’un rude travail, on put examiner les fonds du brick. +Deux coutures du bordage s’étaient ouvertes à bâbord, à la hauteur des préceintes. +L’eau ne pouvait donc pénétrer. En sondant, on ne trouva pas deux pieds d’eau dans la cale. -Les pompes devaient facilement épuiser cette eau et soulager d’autant le navire. -Le gouvernail n’était donc point engagé et fonctionnait librement. +Les pompes devaient facilement épuiser cette eau et soulager d’autant le navire. +Le gouvernail n’était donc point engagé et fonctionnait librement. John jugea inutile de le soulager. -Avantage réel, car on serait à même de s’en servir au premier besoin. -Les marées ne sont pas très-fortes dans le Pacifique. -Cependant, John Mangles comptait sur l’arrivée du flot pour relever le Macquarie. -Le brick avait touché une heure environ avant la pleine mer. -Restaient à prendre les positions pour renflouer le Macquarie. -Travail long et pénible. -Ses matelots improvisés étaient à ses ordres. -John fit d’abord serrer les voiles restées sur leurs cargues. -Le major, Robert et Paganel, dirigés par Wilson, montèrent à la grand’hune. +Avantage réel, car on serait à même de s’en servir au premier besoin. +Les marées ne sont pas très-fortes dans le Pacifique. +Cependant, John Mangles comptait sur l’arrivée du flot pour relever le Macquarie. +Le brick avait touché une heure environ avant la pleine mer. +Restaient à prendre les positions pour renflouer le Macquarie. +Travail long et pénible. +Ses matelots improvisés étaient à ses ordres. +John fit d’abord serrer les voiles restées sur leurs cargues. +Le major, Robert et Paganel, dirigés par Wilson, montèrent à la grand’hune. Il fallut le serrer, ce qui se fit tant bien que mal. -Mais ici, tout canot manquait, et il fallait y suppléer. -Glenarvan était assez pratique de la mer pour comprendre la nécessité de ces opérations. -Une ancre devait être mouillée pour dégager le navire échoué à mer basse. -Mais sans canot, que faire ? demanda-t-il à John. -Une fois mouillées, si elles ne dérapent pas, j’ai bon espoir. +Mais ici, tout canot manquait, et il fallait y suppléer. +Glenarvan était assez pratique de la mer pour comprendre la nécessité de ces opérations. +Une ancre devait être mouillée pour dégager le navire échoué à mer basse. +Mais sans canot, que faire ? demanda-t-il à John. +Une fois mouillées, si elles ne dérapent pas, j’ai bon espoir. Bien, ne perdons pas de temps, John. -Tout le monde, matelots et passagers, fut appelé sur le pont. -Chacun prit part à la besogne. -John Mangles destinait cette plate-forme à faire un radeau. -Une godille fut installée, qui permettait de gouverner l’appareil. -Ce travail était à demi achevé, quand le soleil s’approcha du méridien. -Ce relèvement était très-important à déterminer. +Tout le monde, matelots et passagers, fut appelé sur le pont. +Chacun prit part à la besogne. +John Mangles destinait cette plate-forme à faire un radeau. +Une godille fut installée, qui permettait de gouverner l’appareil. +Ce travail était à demi achevé, quand le soleil s’approcha du méridien. +Ce relèvement était très-important à déterminer. Il le nettoya et l’apporta sur le pont. -Dans ce cas où l’horizon manque, on le remplace par un horizon artificiel. -C’est ordinairement une cuvette plate, remplie de mercure, au-dessus de laquelle on opère. -Le mercure présente ainsi et de lui-même un miroir parfaitement horizontal. -Il connaissait déjà sa longitude, étant sur la côte ouest de la Nouvelle-Zélande. -Heureusement, car sans chronomètre il n’aurait pu la calculer. +Dans ce cas où l’horizon manque, on le remplace par un horizon artificiel. +C’est ordinairement une cuvette plate, remplie de mercure, au-dessus de laquelle on opère. +Le mercure présente ainsi et de lui-même un miroir parfaitement horizontal. +Il connaissait déjà sa longitude, étant sur la côte ouest de la Nouvelle-Zélande. +Heureusement, car sans chronomètre il n’aurait pu la calculer. La latitude seule lui manquait, et il se mit en mesure de l’obtenir. -Cette hauteur se trouva de soixante-huit degré trente’. -Il devrait donc remonter d’un degré pour atteindre la capitale de la Nouvelle-Zélande. +Cette hauteur se trouva de soixante-huit degré trente’. +Il devrait donc remonter d’un degré pour atteindre la capitale de la Nouvelle-Zélande. Ainsi, dit Glenarvan, un trajet de vingt-cinq milles tout au plus. Ce n’est rien. -Le point établi, les opérations furent reprises. -À midi un quart, la mer était pleine. -John ne put en profiter, puisque ses ancres n’étaient pas encore mouillées. -Mais il n’en observa pas moins le Macquarie avec une certaine anxiété. +Le point établi, les opérations furent reprises. +À midi un quart, la mer était pleine. +John ne put en profiter, puisque ses ancres n’étaient pas encore mouillées. +Mais il n’en observa pas moins le Macquarie avec une certaine anxiété. Flotterait-il sous l’action du flot ? -La question allait se décider en cinq minutes. -À deux heures, le radeau était prêt. -L’ancre à jet y fut embarquée. -La tenue était bonne et le radeau revint à bord. +La question allait se décider en cinq minutes. +À deux heures, le radeau était prêt. +L’ancre à jet y fut embarquée. +La tenue était bonne et le radeau revint à bord. Restait la grosse ancre de bossoir. -On la descendit, non sans difficultés. -Puis, se halant sur le câble, John et Wilson retournèrent au Macquarie. -Il était alors six heures du soir. -Cependant, Mr. Olbinett, après avoir aidé aux diverses manœuvres, était retourné à la cuisine. -Il avait préparé un repas réconfortant qui venait à propos. -Un rude appétit sollicitait l’équipage. -Il fut pleinement satisfait, et chacun se sentit refait pour les travaux ultérieurs. -Il ne faut rien négliger, quand il s’agit de renflouer un navire. -Minuit sonnait, quand ces derniers travaux furent achevés. +On la descendit, non sans difficultés. +Puis, se halant sur le câble, John et Wilson retournèrent au Macquarie. +Il était alors six heures du soir. +Cependant, Mr. Olbinett, après avoir aidé aux diverses manœuvres, était retourné à la cuisine. +Il avait préparé un repas réconfortant qui venait à propos. +Un rude appétit sollicitait l’équipage. +Il fut pleinement satisfait, et chacun se sentit refait pour les travaux ultérieurs. +Il ne faut rien négliger, quand il s’agit de renflouer un navire. +Minuit sonnait, quand ces derniers travaux furent achevés. En ce moment, la brise calmissait. -Le vent faisait à peine courir quelques risées capricieuses à la surface des flots. +Le vent faisait à peine courir quelques risées capricieuses à la surface des flots. Wilson et Mulrady partageaient l’opinion de leur capitaine. Et voici mes raisons, dit-il. -Mieux vaut agir en pleine lumière. -D’ailleurs, une autre raison me porte à attendre. +Mieux vaut agir en pleine lumière. +D’ailleurs, une autre raison me porte à attendre. Demain, si je ne me trompe, la brise soufflera du nord-ouest. -Ces raisons étaient décisives. +Ces raisons étaient décisives. La nuit se passa bien. -Un quart avait été réglé pour veiller surtout au mouillage des ancres. -Les prévisions de John Mangles se réalisaient. -Il vantait une brise du nord-nord-ouest qui tendait à fraîchir. -C’était un surcroît de force très-avantageux. -L’équipage fut mis en réquisition. -Il était neuf heures du matin. -Quatre heures devaient encore s’écouler jusqu’à la pleine mer. +Un quart avait été réglé pour veiller surtout au mouillage des ancres. +Les prévisions de John Mangles se réalisaient. +Il vantait une brise du nord-nord-ouest qui tendait à fraîchir. +C’était un surcroît de force très-avantageux. +L’équipage fut mis en réquisition. +Il était neuf heures du matin. +Quatre heures devaient encore s’écouler jusqu’à la pleine mer. Elles ne furent pas perdues. -C’était une joie pour elles de s’employer au salut commun. +C’était une joie pour elles de s’employer au salut commun. Cependant, le flot montait. La surface de la mer se soulevait en petites vagues houleuses. -L’heure approchait de tenter la grande opération. -Une fiévreuse impatience tenait les esprits en surexcitation. +L’heure approchait de tenter la grande opération. +Une fiévreuse impatience tenait les esprits en surexcitation. On attendait un ordre de lui. -John Mangles, penché sur la lisse du gaillard d’arrière, observait la marée. -À une heure, la mer atteignit son plus haut point. -Il fallait opérer sans retard. -C’était un guindeau muni de bringuebales, comme les pompes à incendie. +John Mangles, penché sur la lisse du gaillard d’arrière, observait la marée. +À une heure, la mer atteignit son plus haut point. +Il fallait opérer sans retard. +C’était un guindeau muni de bringuebales, comme les pompes à incendie. Hardi ! hardi ! cria le jeune capitaine, et de l’ensemble ! -Le câble et le grelin se tendirent sous la puissante action du guindeau. -Les ancres tinrent bon et ne chassèrent point. -Il fallait réussir promptement. +Le câble et le grelin se tendirent sous la puissante action du guindeau. +Les ancres tinrent bon et ne chassèrent point. +Il fallait réussir promptement. La pleine mer ne dure que quelques minutes. -Le niveau d’eau ne pouvait aider à baisser. +Le niveau d’eau ne pouvait aider à baisser. On redoubla d’efforts. -Le vent donnait avec violence et masquait les voiles contre le mât. +Le vent donnait avec violence et masquait les voiles contre le mât. Quelques tressaillements se firent sentir dans la coque. -Le brick parut près de se soulever. -Peut-être suffirait-il d’un bras de plus pour l’arracher au banc de sable. -Les deux jeunes femmes vinrent joindre leurs efforts à ceux de leurs compagnons. +Le brick parut près de se soulever. +Peut-être suffirait-il d’un bras de plus pour l’arracher au banc de sable. +Les deux jeunes femmes vinrent joindre leurs efforts à ceux de leurs compagnons. Un dernier cliquetis du linguet se fit entendre. Mais ce fut tout. Le brick ne bougea pas. -L’opération était manquée. -Le premier moyen de salut tenté par John Mangles avait échoué. +L’opération était manquée. +Le premier moyen de salut tenté par John Mangles avait échoué. Il fallait recourir au second sans tarder. -Attendre à bord des secours problématiques, ç’eût été imprudence et folie. -Avant cette inévitable destruction, John voulait gagner la terre. -Il n’y avait pas à discuter, mais à agir. +Attendre à bord des secours problématiques, ç’eût été imprudence et folie. +Avant cette inévitable destruction, John voulait gagner la terre. +Il n’y avait pas à discuter, mais à agir. Robert n’avait pas voulu les quitter. -John répondit que cette navigation était impossible avec un appareil aussi défectueux. -Ainsi, ces misérables qui nous ont abandonnés... +John répondit que cette navigation était impossible avec un appareil aussi défectueux. +Ainsi, ces misérables qui nous ont abandonnés... Que voulez-vous, Paganel ? dit Glenarvan. -Le radeau nous portera à terre. -C’est précisément ce que j’aurais voulu éviter, répondit le géographe. -Ce n’est rien en tout autre pays que la Nouvelle-Zélande. -Vous ne me soupçonnerez pas de pusillanimité. -Le premier, je vous ai entraînés à travers l’Amérique, à travers l’Australie. -Qu’avons-nous donc tant à redouter de la Nouvelle-Zélande ? demanda Glenarvan. -Les sauvages, répondit Paganel. -Les sauvages ! répliqua Glenarvan. -Ne peut-on les éviter, en suivant la côte ? -Il ne s’agit pas de misérables, répondit Paganel en secouant la tête. -Des cannibales ! s’écria Robert, des cannibales ! +Le radeau nous portera à terre. +C’est précisément ce que j’aurais voulu éviter, répondit le géographe. +Ce n’est rien en tout autre pays que la Nouvelle-Zélande. +Vous ne me soupçonnerez pas de pusillanimité. +Le premier, je vous ai entraînés à travers l’Amérique, à travers l’Australie. +Qu’avons-nous donc tant à redouter de la Nouvelle-Zélande ? demanda Glenarvan. +Les sauvages, répondit Paganel. +Les sauvages ! répliqua Glenarvan. +Ne peut-on les éviter, en suivant la côte ? +Il ne s’agit pas de misérables, répondit Paganel en secouant la tête. +Des cannibales ! s’écria Robert, des cannibales ! Puis on l’entendit qui murmurait ces deux noms : « Ma sœur ! -Ne crains rien, mon enfant, lui répondit Glenarvan, pour rassurer le jeune enfant. -Notre ami Paganel exagère ! -Je n’exagère rien, reprit Paganel. -Ils dévorent tout ce qui leur tombe sous la dent. -Les Européens tuent leurs ennemis et les enterrent. -Mais comment le christianisme n’a-t-il pas encore détruit ces habitudes d’anthropophagie ? -Croyez-vous donc que tous les Néo-Zélandais soient chrétiens ? répliqua Paganel. -L’année dernière, le révérend Walkner a été martyrisé avec une horrible cruauté. +Ne crains rien, mon enfant, lui répondit Glenarvan, pour rassurer le jeune enfant. +Notre ami Paganel exagère ! +Je n’exagère rien, reprit Paganel. +Ils dévorent tout ce qui leur tombe sous la dent. +Les Européens tuent leurs ennemis et les enterrent. +Mais comment le christianisme n’a-t-il pas encore détruit ces habitudes d’anthropophagie ? +Croyez-vous donc que tous les Néo-Zélandais soient chrétiens ? répliqua Paganel. +L’année dernière, le révérend Walkner a été martyrisé avec une horrible cruauté. Les Maoris l’ont pendu. -Leurs femmes lui ont arraché les yeux. -On a bu son sang, on a mangé sa cervelle. -Ce que les Maoris ont été, ils le seront longtemps encore. +Leurs femmes lui ont arraché les yeux. +On a bu son sang, on a mangé sa cervelle. +Ce que les Maoris ont été, ils le seront longtemps encore. Toute leur histoire est faite de sang. -Et ce n’est pas la chair blanche qui les a mis en appétit. -On aime volontiers à revenir des pays dangereux et de l’estomac des anthropophages ! -Je fais la part de l’exagération, répondit Paganel. -Les Zélandais sont cruels par nature. -À la mort de leurs chefs, ils immolent des victimes humaines. +Et ce n’est pas la chair blanche qui les a mis en appétit. +On aime volontiers à revenir des pays dangereux et de l’estomac des anthropophages ! +Je fais la part de l’exagération, répondit Paganel. +Les Zélandais sont cruels par nature. +À la mort de leurs chefs, ils immolent des victimes humaines. C’est pourquoi, si la religion change, les mœurs changeront aussi. -Bon, ami John, répondit Paganel. -Vous soulevez là cette grave question de l’origine de l’anthropophagie. -Est-ce la religion, est-ce la faim qui a poussé les hommes à s’entre-dévorer ? +Bon, ami John, répondit Paganel. +Vous soulevez là cette grave question de l’origine de l’anthropophagie. +Est-ce la religion, est-ce la faim qui a poussé les hommes à s’entre-dévorer ? Cette discussion serait au moins oiseuse en ce moment. Pourquoi le cannibalisme existe ? -Le repas est devenu cérémonie, voilà tout. -Les missionnaires les ont souvent interrogés à propos du cannibalisme. -Ils leur ont demandé pourquoi ils dévoraient leurs frères. -Dans leur théogonie même, la légende rapporte qu’un dieu mangea un autre dieu. -Avec de tels précédents, comment résister au plaisir de manger son semblable ? +Le repas est devenu cérémonie, voilà tout. +Les missionnaires les ont souvent interrogés à propos du cannibalisme. +Ils leur ont demandé pourquoi ils dévoraient leurs frères. +Dans leur théogonie même, la légende rapporte qu’un dieu mangea un autre dieu. +Avec de tels précédents, comment résister au plaisir de manger son semblable ? Vraiment ? dit Mac Nabbs. Oui, major, reprit Paganel. -Et quel sentiment l’avait porté à manger de la chair humaine ? +Et quel sentiment l’avait porté à manger de la chair humaine ? La faim ? dit John Mangles. Pourquoi pas la viande des animaux ? dit Glenarvan. -Les quadrupèdes, les oiseaux mêmes sont rares dans ce pays inhospitalier. +Les quadrupèdes, les oiseaux mêmes sont rares dans ce pays inhospitalier. Aussi les Maoris, de tout temps, se sont-ils nourris de chair humaine. Ils sont difficiles ! dit le major. Mais cette chair blanche ou noire, la mangent-ils crue ou cuite ? -Eh ! qu’est-ce que cela vous fait, monsieur Mac Nabbs ? s’écria Robert. -Pour être sûr de ne pas être dévoré vivant ! -Bon ! major, reprit Paganel, mais si c’est pour être cuit vivant ! +Eh ! qu’est-ce que cela vous fait, monsieur Mac Nabbs ? s’écria Robert. +Pour être sûr de ne pas être dévoré vivant ! +Bon ! major, reprit Paganel, mais si c’est pour être cuit vivant ! Ce sont des gens bien appris et qui se connaissent en cuisine. -Mais, pour mon compte, l’idée d’être mangé m’est particulièrement désagréable ! +Mais, pour mon compte, l’idée d’être mangé m’est particulièrement désagréable ! Terminer son existence dans l’estomac d’un sauvage, pouah ! -Espérons aussi qu’un jour le christianisme aura aboli ces monstrueuses coutumes. +Espérons aussi qu’un jour le christianisme aura aboli ces monstrueuses coutumes. Jugez-en par les deux faits que voici. Voyons les faits, Paganel, dit Glenarvan. -Le premier est rapporté dans les Chroniques de la Société des jésuites au Brésil. -Un missionnaire portugais rencontra un jour une vieille Brésilienne très-malade. -Elle n’avait plus que quelques jours à vivre. -Le jésuite l’instruisit des vérités du christianisme, que la moribonde admit sans discuter. -C’est la main d’un petit garçon ! +Le premier est rapporté dans les Chroniques de la Société des jésuites au Brésil. +Un missionnaire portugais rencontra un jour une vieille Brésilienne très-malade. +Elle n’avait plus que quelques jours à vivre. +Le jésuite l’instruisit des vérités du christianisme, que la moribonde admit sans discuter. +C’est la main d’un petit garçon ! Il me semble que j’en grignoterais les petits os avec plaisir ! -Ah çà ! mais c’est donc bon ? demanda Robert. -Ma seconde histoire va te répondre, mon garçon, reprit Paganel. +Ah çà ! mais c’est donc bon ? demanda Robert. +Ma seconde histoire va te répondre, mon garçon, reprit Paganel. Mais ne dites pas que c’est mauvais ! -Si seulement vous en aviez mangé !... -Les faits rapportés par Paganel étaient indiscutables. -La cruauté des Néo-Zélandais ne pouvait être mise en doute. -Donc, il y avait danger à descendre à terre. -Mais eût-il été cent fois plus grand, ce danger, il fallait l’affronter. -Entre deux périls, l’un certain, l’autre seulement probable, pas d’hésitation possible. -Ils se rendent ou plus haut à Auckland, ou plus bas à New-Plymouth. -Côte mauvaise, dangereuse, mal hantée. +Si seulement vous en aviez mangé !... +Les faits rapportés par Paganel étaient indiscutables. +La cruauté des Néo-Zélandais ne pouvait être mise en doute. +Donc, il y avait danger à descendre à terre. +Mais eût-il été cent fois plus grand, ce danger, il fallait l’affronter. +Entre deux périls, l’un certain, l’autre seulement probable, pas d’hésitation possible. +Ils se rendent ou plus haut à Auckland, ou plus bas à New-Plymouth. +Côte mauvaise, dangereuse, mal hantée. Quand partirons-nous ? demanda Glenarvan. -Demain matin, à dix heures, répondit John Mangles. -La marée commencera à monter et nous portera à terre. -le lendemain, cinq février, à huit heures, la construction du radeau était achevée. -John avait donné tous ses soins à l’établissement de l’appareil. -La mâture seule pouvait fournir les matériaux nécessaires à sa construction. -Wilson et Mulrady s’étaient mis à l’œuvre. -Le Macquarie se trouvait alors rasé comme un ponton. -Le bas mât, les mâts de hune et de perroquet furent sciés et séparés. -Les principales pièces du radeau flottaient alors. +Demain matin, à dix heures, répondit John Mangles. +La marée commencera à monter et nous portera à terre. +le lendemain, cinq février, à huit heures, la construction du radeau était achevée. +John avait donné tous ses soins à l’établissement de l’appareil. +La mâture seule pouvait fournir les matériaux nécessaires à sa construction. +Wilson et Mulrady s’étaient mis à l’œuvre. +Le Macquarie se trouvait alors rasé comme un ponton. +Le bas mât, les mâts de hune et de perroquet furent sciés et séparés. +Les principales pièces du radeau flottaient alors. Elle fut maintenue par des haubans et munie d’une voile de fortune. -Mais gouvernerait-il, atteindrait-il la côte si le vent tournait ? -C’était la question. -À neuf heures commença le chargement. +Mais gouvernerait-il, atteindrait-il la côte si le vent tournait ? +C’était la question. +À neuf heures commença le chargement. Peu de chose, en somme. -Le stewart en était tout honteux. -On mit en lieu sûr et au sec les armes et les munitions. -Très-heureusement, les voyageurs étaient bien armés de carabines et de revolvers. -À dix heures, le flot commença à se faire sentir. +Le stewart en était tout honteux. +On mit en lieu sûr et au sec les armes et les munitions. +Très-heureusement, les voyageurs étaient bien armés de carabines et de revolvers. +À dix heures, le flot commença à se faire sentir. La brise soufflait faiblement du nord-ouest. -Une légère houle ondulait la surface de la mer. -Sommes-nous prêts ? demanda John Mangles. -Tout est paré, capitaine, répondit Wilson. +Une légère houle ondulait la surface de la mer. +Sommes-nous prêts ? demanda John Mangles. +Tout est paré, capitaine, répondit Wilson. Wilson prit en main le gouvernail. Mais avec le radeau, il fallait en rabattre. -Si le vent tenait, on pourrait peut-être atteindre la terre dans une seule marée. -Grosse affaire, et qui ne laissait pas de préoccuper John Mangles. -Cependant, il espérait réussir. -Le début de la traversée fut heureux. -À midi, il était encore à cinq milles de la côte. +Si le vent tenait, on pourrait peut-être atteindre la terre dans une seule marée. +Grosse affaire, et qui ne laissait pas de préoccuper John Mangles. +Cependant, il espérait réussir. +Le début de la traversée fut heureux. +À midi, il était encore à cinq milles de la côte. Un ciel assez clair permettait de distinguer les principaux mouvements de terrain. Dans le nord-est se dressait un mont haut de deux mille cinq cents pieds. -C’était le Pirongia, exactement situé, suivant la carte, sur le trente-huitième parallèle. -Sauf un, répondit lady Helena. +C’était le Pirongia, exactement situé, suivant la carte, sur le trente-huitième parallèle. +Sauf un, répondit lady Helena. Lequel ? madame, demanda Paganel. -Là, répondit lady Helena, indiquant un point noir à un mille en avant. -En effet, répondit Paganel. -Il est justement par l’arrête nord de la montagne, dit John Mangles. -Wilson, veille à passer au large. +Là, répondit lady Helena, indiquant un point noir à un mille en avant. +En effet, répondit Paganel. +Il est justement par l’arrête nord de la montagne, dit John Mangles. +Wilson, veille à passer au large. En une demi-heure, on gagna un demi-mille. -Mais, chose étrange, le point noir émergeait toujours des flots. -N’est-ce pas un morceau de la mâture du Macquarie ? demanda lady Helena. -Non, répondit Glenarvan, aucun débris n’a pu dériver si loin du navire. -Attendez ! s’écria John Mangles, je le reconnais, c’est le canot ! +Mais, chose étrange, le point noir émergeait toujours des flots. +N’est-ce pas un morceau de la mâture du Macquarie ? demanda lady Helena. +Non, répondit Glenarvan, aucun débris n’a pu dériver si loin du navire. +Attendez ! s’écria John Mangles, je le reconnais, c’est le canot ! Le canot du brick ! dit Glenarvan. -Le canot du brick, la quille renversée ! -Les malheureux ! s’écria lady Helena, ils ont péri ! -Que le ciel ait eu pitié d’eux ! -Pendant quelques instants, les passagers demeurèrent silencieux. -Ils regardaient cette frêle embarcation qui se rapprochait. -Mais ce canot peut nous être utile, dit Glenarvan. -En effet, répondit John Mangles. +Le canot du brick, la quille renversée ! +Les malheureux ! s’écria lady Helena, ils ont péri ! +Que le ciel ait eu pitié d’eux ! +Pendant quelques instants, les passagers demeurèrent silencieux. +Ils regardaient cette frêle embarcation qui se rapprochait. +Mais ce canot peut nous être utile, dit Glenarvan. +En effet, répondit John Mangles. Mets le cap dessus, Wilson. Vide ? demanda John Mangles. Il ne saurait donc nous servir. On n’en peut tirer aucun parti ? demanda Mac Nabbs. -Aucun, répondit John Mangles. -C’est une épave bonne à brûler. -Je le regrette, dit Paganel, car ce you-you aurait pu nous conduire à Auckland. -Il faut se résigner, monsieur Paganel, répondit John Mangles. -Il n’a fallu qu’un faible choc pour la mettre en pièces ! -Donc, mylord, nous n’avons plus rien à faire ici. +Aucun, répondit John Mangles. +C’est une épave bonne à brûler. +Je le regrette, dit Paganel, car ce you-you aurait pu nous conduire à Auckland. +Il faut se résigner, monsieur Paganel, répondit John Mangles. +Il n’a fallu qu’un faible choc pour la mettre en pièces ! +Donc, mylord, nous n’avons plus rien à faire ici. Quand tu voudras, John, dit Glenarvan. -En route, Wilson, reprit le jeune capitaine, et droit sur la côte. +En route, Wilson, reprit le jeune capitaine, et droit sur la côte. Le flot devait encore monter pendant une heure environ. On put franchir une distance de deux milles. Le radeau resta immobile. -John ne pouvait hésiter une seconde. +John ne pouvait hésiter une seconde. Mouille, » cria-t-il. Le radeau recula de deux toises sur le grelin fortement tendu. -La voile de fortune carguée, les dispositions furent prises pour une assez longue station. -La terre était en vue à moins de trois milles. -Votre Honneur, répondit le jeune capitaine, est trompé par une illusion d’optique. +La voile de fortune carguée, les dispositions furent prises pour une assez longue station. +La terre était en vue à moins de trois milles. +Votre Honneur, répondit le jeune capitaine, est trompé par une illusion d’optique. Bien qu’elle semble marcher, la houle ne marche pas. -C’est un balancement des molécules liquides, rien de plus. -Il ne nous reste donc qu’à prendre patience. -Et à dîner, » ajouta le major. -Le stewart rougissait d’offrir à ses maîtres un si maigre menu. -C’était parfois à croire qu’il touchait. -Au lever du jour, tous étaient brisés par les fatigues de la nuit. +C’est un balancement des molécules liquides, rien de plus. +Il ne nous reste donc qu’à prendre patience. +Et à dîner, » ajouta le major. +Le stewart rougissait d’offrir à ses maîtres un si maigre menu. +C’était parfois à croire qu’il touchait. +Au lever du jour, tous étaient brisés par les fatigues de la nuit. Avec la mer montante, le vent reprit du large. -Il était six heures du matin. +Il était six heures du matin. John fit ses dispositions pour l’appareillage. Il ordonna de lever l’ancre. -Une demi-heure s’écoula dans de vaines tentatives. -La voile fut larguée. -Les récifs furent adroitement évités et doublés. -Que de peines pour atteindre cette Nouvelle-Zélande, qu’il était si dangereux d’accoster ! -À neuf heures, cependant, la terre restait à moins d’un mille. -Les brisants la hérissaient. -Elle était très-accore. -Il fallut y découvrir un atterrage praticable. -Le vent mollit peu à peu et tomba entièrement. -La voile inerte battait le mât et le fatiguait. +Une demi-heure s’écoula dans de vaines tentatives. +La voile fut larguée. +Les récifs furent adroitement évités et doublés. +Que de peines pour atteindre cette Nouvelle-Zélande, qu’il était si dangereux d’accoster ! +À neuf heures, cependant, la terre restait à moins d’un mille. +Les brisants la hérissaient. +Elle était très-accore. +Il fallut y découvrir un atterrage praticable. +Le vent mollit peu à peu et tomba entièrement. +La voile inerte battait le mât et le fatiguait. John la fit carguer. -Pas d’ancre à mouiller. -Allait-il donc être repoussé au large par le jusant ? +Pas d’ancre à mouiller. +Allait-il donc être repoussé au large par le jusant ? Heureusement, — heureusement cette fois, — un choc eut lieu. -Le radeau s’arrêta. -Le radeau fut fixé solidement par des amarres sur les écueils voisins. -Glenarvan aurait voulu, sans perdre une heure, suivre la côte et remonter vers Auckland. -De là impossibilité de se mettre en route et nécessité de chercher un abri. -Les voyageurs s’y réfugièrent avec armes et provisions. -Là se trouvait toute une récolte de varech desséché, jadis engrangée par les flots. -C’était une literie naturelle dont on s’accommoda. +Le radeau s’arrêta. +Le radeau fut fixé solidement par des amarres sur les écueils voisins. +Glenarvan aurait voulu, sans perdre une heure, suivre la côte et remonter vers Auckland. +De là impossibilité de se mettre en route et nécessité de chercher un abri. +Les voyageurs s’y réfugièrent avec armes et provisions. +Là se trouvait toute une récolte de varech desséché, jadis engrangée par les flots. +C’était une literie naturelle dont on s’accommoda. Il n’en fut rien. -Les heures se passèrent sans amener une modification dans l’état du ciel. -Le vent fraîchit vers midi et accrut encore la bourrasque. -Ce contre-temps eût impatienté le plus patient des hommes. +Les heures se passèrent sans amener une modification dans l’état du ciel. +Le vent fraîchit vers midi et accrut encore la bourrasque. +Ce contre-temps eût impatienté le plus patient des hommes. Mais qu’y faire ? -Ç’eût été folie de braver sans véhicule une pareille tempête. -Le capitaine de vaisseau Hobson débarqua au village de Konora-Reka. -Les habitants furent invités à se réunir en assemblée générale dans l’église protestante. -La majorité des chefs, trouvant la protection trop chère, refusa d’y acquiescer. -Les tribus des Maoris sont organisées comme les anciens clans de l’Écosse. -Ils ont eu un chef célèbre nommé Hihi, un véritable Vercingétorix. -Sans doute, mon cher John, répondit Paganel. -Des villes importantes et commerçantes se sont élevées de toutes parts. -Quoi ! malgré la guerre avec les indigènes ? demanda lady Helena. -Les Anglais, madame, se préoccupent bien d’une guerre ! répliqua Paganel. -Ils se battent et ils exposent en même temps. +Ç’eût été folie de braver sans véhicule une pareille tempête. +Le capitaine de vaisseau Hobson débarqua au village de Konora-Reka. +Les habitants furent invités à se réunir en assemblée générale dans l’église protestante. +La majorité des chefs, trouvant la protection trop chère, refusa d’y acquiescer. +Les tribus des Maoris sont organisées comme les anciens clans de l’Écosse. +Ils ont eu un chef célèbre nommé Hihi, un véritable Vercingétorix. +Sans doute, mon cher John, répondit Paganel. +Des villes importantes et commerçantes se sont élevées de toutes parts. +Quoi ! malgré la guerre avec les indigènes ? demanda lady Helena. +Les Anglais, madame, se préoccupent bien d’une guerre ! répliqua Paganel. +Ils se battent et ils exposent en même temps. Cela ne les trouble pas. -Ils construisent même des chemins de fer sous le fusil des Néo-Zélandais. +Ils construisent même des chemins de fer sous le fusil des Néo-Zélandais. Je gagerais que les ouvriers font le coup de feu du haut des locomotives. -Mais où en est cette interminable guerre ? demanda John Mangles. -Mais, à cette époque, on se battait fort dans l’île d’Ika-Na-Maoui. -Et à quelle époque cette guerre a-t-elle commencé ? dit Mary Grant. -Ce ministre, nommé William Thompson, devint l’âme de cette guerre d’indépendance. +Mais où en est cette interminable guerre ? demanda John Mangles. +Mais, à cette époque, on se battait fort dans l’île d’Ika-Na-Maoui. +Et à quelle époque cette guerre a-t-elle commencé ? dit Mary Grant. +Ce ministre, nommé William Thompson, devint l’âme de cette guerre d’indépendance. Il organisa habilement des troupes maories. -Bref, les esprits étaient montés, la mine prête à éclater. +Bref, les esprits étaient montés, la mine prête à éclater. Et ce choc ?... demanda Glenarvan. -Un indigène possédait six cents acres de terre dans le voisinage de New-Plymouth. +Un indigène possédait six cents acres de terre dans le voisinage de New-Plymouth. Il les vendit au gouvernement anglais. Les Maoris sont-ils nombreux ? demanda John Mangles. -La population maorie a été bien réduite depuis un siècle, répondit le géographe. -En mille sept cent soixante-neuf, Cook l’estimait à quatre cent mille habitants. -La révolte a-t-elle réussi jusqu’à ce jour ? dit lady Helena. -Oui, madame, et les Anglais eux-mêmes ont souvent admiré le courage des Néo-Zélandais. +La population maorie a été bien réduite depuis un siècle, répondit le géographe. +En mille sept cent soixante-neuf, Cook l’estimait à quatre cent mille habitants. +La révolte a-t-elle réussi jusqu’à ce jour ? dit lady Helena. +Oui, madame, et les Anglais eux-mêmes ont souvent admiré le courage des Néo-Zélandais. De sanglantes batailles eurent lieu. -Quelques-unes durèrent douze heures, sans que les Maoris cédassent aux canons européens. +Quelques-unes durèrent douze heures, sans que les Maoris cédassent aux canons européens. Les sujets de Shongi et de Heki, deux redoutables chefs, lui vinrent en aide. Les femmes dans cette guerre sainte prirent part aux plus rudes fatigues. Mais le bon droit n’a pas toujours les bonnes armes. Il y eut d’admirables faits de guerre. -Non, mon ami, répondit Paganel. -Mais ils ne s’en empareront pas sans des pertes considérables. -Cette province même où nous a jetés le naufrage du Macquarie ? +Non, mon ami, répondit Paganel. +Mais ils ne s’en empareront pas sans des pertes considérables. +Cette province même où nous a jetés le naufrage du Macquarie ? Alors, nous ferons sagement de remonter vers le nord, dit Glenarvan. -Conversation dans la grotte. (Page quatre cent quatre-vingt-douze.) — Très-sagement, en effet, répondit Paganel. -Les Néo-Zélandais sont enragés contre les Européens, et particulièrement contre les Anglais. -Donc, évitons de tomber entre leurs mains. -Peut-être rencontrerons-nous quelque détachement de troupes européennes ? dit lady Helena. +Conversation dans la grotte. (Page quatre cent quatre-vingt-douze.) — Très-sagement, en effet, répondit Paganel. +Les Néo-Zélandais sont enragés contre les Européens, et particulièrement contre les Anglais. +Donc, évitons de tomber entre leurs mains. +Peut-être rencontrerons-nous quelque détachement de troupes européennes ? dit lady Helena. Ce serait une bonne fortune. -Peut-être, madame, répondit le géographe, mais je ne l’espère pas. -Je ne compte donc point sur une escorte des soldats du quarantee régiment. -Était-ce un voyageur, monsieur Paganel ? demanda Robert Grant. +Peut-être, madame, répondit le géographe, mais je ne l’espère pas. +Je ne compte donc point sur une escorte des soldats du quarantee régiment. +Était-ce un voyageur, monsieur Paganel ? demanda Robert Grant. Et vous connaissez leur histoire ? demanda le jeune Grant. -Merci, monsieur Paganel, je vous écoute. -Et nous aussi, nous vous écoutons, dit lady Helena. +Merci, monsieur Paganel, je vous écoute. +Et nous aussi, nous vous écoutons, dit lady Helena. Parlez pour tout le monde, monsieur Paganel. -À vos ordres, madame, répondit le géographe, mais mon récit ne sera pas long. +À vos ordres, madame, répondit le géographe, mais mon récit ne sera pas long. Et vous les nommez ?... demanda Mary Grant. -Witcombe et Howitt commandaient chacun deux explorations dans l’île de Tawaï-Pounamou. -Ce fut le dernier repas que les deux amis partagèrent ensemble. -Le Taramakau était profond et large. -Les deux voyageurs s’embarquèrent vers le soir. -Mais à peine au milieu du courant, les canots s’emplirent d’eau. -Witcombe se jeta à la nage et retourna vers la rive gauche. -Jacob Louper, qui ne savait pas nager, resta accroché au canot. -Ce fut ce qui le sauva, mais non sans péripéties. -Le malheureux fut poussé vers les brisants. -Une première lame le plongea au fond de la mer. -Une seconde le ramena à la surface. -Il fut heurté contre les rocs. -La plus sombre des nuits était venue. -La pluie tombait à torrents. -Vous avez raison, ami John, répondit Paganel, et souvent j’ai fait cette remarque. -Il partit le premier janvier mille huit cent soixante-trois, accompagné de cinq hommes. +Witcombe et Howitt commandaient chacun deux explorations dans l’île de Tawaï-Pounamou. +Ce fut le dernier repas que les deux amis partagèrent ensemble. +Le Taramakau était profond et large. +Les deux voyageurs s’embarquèrent vers le soir. +Mais à peine au milieu du courant, les canots s’emplirent d’eau. +Witcombe se jeta à la nage et retourna vers la rive gauche. +Jacob Louper, qui ne savait pas nager, resta accroché au canot. +Ce fut ce qui le sauva, mais non sans péripéties. +Le malheureux fut poussé vers les brisants. +Une première lame le plongea au fond de la mer. +Une seconde le ramena à la surface. +Il fut heurté contre les rocs. +La plus sombre des nuits était venue. +La pluie tombait à torrents. +Vous avez raison, ami John, répondit Paganel, et souvent j’ai fait cette remarque. +Il partit le premier janvier mille huit cent soixante-trois, accompagné de cinq hommes. Monsieur Wyde y consentit. Howitt repartit pour approvisionner son campement afin d’y passer la mauvaise saison. -C’est à cette époque qu’il recueillit Jacob Louper. -Ils traversèrent le lac Brunner. +C’est à cette époque qu’il recueillit Jacob Louper. +Ils traversèrent le lac Brunner. Depuis, on ne les a jamais revus. -Leur canot, frêle et ras sur l’eau, fut retrouvé échoué sur la côte. +Leur canot, frêle et ras sur l’eau, fut retrouvé échoué sur la côte. Il est au moins permis d’avoir des doutes sur leur mort. -La pluie avait cessé pendant la nuit. -La température modérée permettait d’affronter les fatigues d’un voyage diurne. -Un aimant approché du sol, se fût instantanément revêtu de cristaux brillants. -On les pêche pour leur huile et leur fourrure. -Parbleu ! le fait est certain ! répliqua Paganel. +La pluie avait cessé pendant la nuit. +La température modérée permettait d’affronter les fatigues d’un voyage diurne. +Un aimant approché du sol, se fût instantanément revêtu de cristaux brillants. +On les pêche pour leur huile et leur fourrure. +Parbleu ! le fait est certain ! répliqua Paganel. On ne peut nier que ces animaux ne paissent les galets du rivage. -Une singulière nourriture, dit Robert, et d’une digestion difficile ! -Une fois revenus à terre, ils rendront ces pierres sans plus de cérémonies. +Une singulière nourriture, dit Robert, et d’une digestion difficile ! +Une fois revenus à terre, ils rendront ces pierres sans plus de cérémonies. Tu vas voir ceux-ci plonger sous les flots. -Un banc d’huîtres fournit une grande quantité de ces mollusques. -Ces huîtres étaient petites et d’un goût peu agréable. +Un banc d’huîtres fournit une grande quantité de ces mollusques. +Ces huîtres étaient petites et d’un goût peu agréable. La halte finie, on continua de suivre les rivages de la baie. -À quatre heures du soir, dix milles avaient été franchis sans peine ni fatigue. -Les voyageuses demandèrent à continuer leur marche jusqu’à la nuit. -Mais les voyageurs, arrivés à la lisière de ces champs de verdure, furent très-désillusionnés. -Après une traite de quatorze milles, il était permis de songer au repos. -Les couvertures ne manquaient pas et servirent à improviser les lits. -Glenarvan prit de rigoureuses précautions pour la nuit. -Aucun feu ne fut allumé. -Or, un feu n’eût servi qu’à attirer ces jaguars à deux pattes. -Il en témoigna toute sa satisfaction à Glenarvan. -Je pense donc, lui-dit-il, que cette petite promenade s’achèvera sans encombre. -Quinze milles, à peu près le chemin que nous avons fait hier. -Mais nous serons fort retardés si ces interminables taillis continuent à obstruer les sentiers. -Partons donc, » répondit Glenarvan, qui vit les voyageuses prêtes à se mettre en route. -Pendant les premières heures de cette journée, les taillis retardèrent encore la marche. -Ni chariot ni chevaux n’eussent passé où passèrent les voyageurs. -Leur véhicule australien fut donc médiocrement regretté. +À quatre heures du soir, dix milles avaient été franchis sans peine ni fatigue. +Les voyageuses demandèrent à continuer leur marche jusqu’à la nuit. +Mais les voyageurs, arrivés à la lisière de ces champs de verdure, furent très-désillusionnés. +Après une traite de quatorze milles, il était permis de songer au repos. +Les couvertures ne manquaient pas et servirent à improviser les lits. +Glenarvan prit de rigoureuses précautions pour la nuit. +Aucun feu ne fut allumé. +Or, un feu n’eût servi qu’à attirer ces jaguars à deux pattes. +Il en témoigna toute sa satisfaction à Glenarvan. +Je pense donc, lui-dit-il, que cette petite promenade s’achèvera sans encombre. +Quinze milles, à peu près le chemin que nous avons fait hier. +Mais nous serons fort retardés si ces interminables taillis continuent à obstruer les sentiers. +Partons donc, » répondit Glenarvan, qui vit les voyageuses prêtes à se mettre en route. +Pendant les premières heures de cette journée, les taillis retardèrent encore la marche. +Ni chariot ni chevaux n’eussent passé où passèrent les voyageurs. +Leur véhicule australien fut donc médiocrement regretté. Olbinett, afin de gagner du temps, s’occupa de les plumer en route. -La curiosité du naturaliste faisait taire en lui l’appétit du voyageur. +La curiosité du naturaliste faisait taire en lui l’appétit du voyageur. Il ne peut plus voler. -Cela ne vous paraît-il pas singulier, Nabbs ? -Tellement singulier, répondit le major, que je n’en crois pas le premier mot ! -Animaux étranges, qui semblaient marquer la transition des ovipares aux mammifères. -Cet oiseau est spécial au pays. -À peine a-t-on pu l’introduire dans les jardins zoologiques d’Europe. +Cela ne vous paraît-il pas singulier, Nabbs ? +Tellement singulier, répondit le major, que je n’en crois pas le premier mot ! +Animaux étranges, qui semblaient marquer la transition des ovipares aux mammifères. +Cet oiseau est spécial au pays. +À peine a-t-on pu l’introduire dans les jardins zoologiques d’Europe. Cependant, la petite troupe descendait sans fatigue les rives du Waipa. -On eût dit tout un troupeau d’énormes cétacés, saisis par une subite pétrification. -Un caractère essentiellement volcanique se dégageait de ces masses tourmentées. -La Nouvelle-Zélande n’est, en effet, que le produit récent d’un travail plutonien. -Son émersion au-dessus des eaux s’accroît sans cesse. -Certains points se sont exhaussés d’une toise depuis vingt ans. -A quatre heures du soir, neuf milles avaient été gaillardement enlevés. -Là passait la route d’Auckland. -Là, le campement serait établi pour la nuit. -Ainsi, dit Glenarvan, nous serons encore forcés de camper pendant la nuit prochaine. -Oui, répondit Paganel, mais, je l’espère, pour la dernière fois. +On eût dit tout un troupeau d’énormes cétacés, saisis par une subite pétrification. +Un caractère essentiellement volcanique se dégageait de ces masses tourmentées. +La Nouvelle-Zélande n’est, en effet, que le produit récent d’un travail plutonien. +Son émersion au-dessus des eaux s’accroît sans cesse. +Certains points se sont exhaussés d’une toise depuis vingt ans. +A quatre heures du soir, neuf milles avaient été gaillardement enlevés. +Là passait la route d’Auckland. +Là, le campement serait établi pour la nuit. +Ainsi, dit Glenarvan, nous serons encore forcés de camper pendant la nuit prochaine. +Oui, répondit Paganel, mais, je l’espère, pour la dernière fois. Et elles les supportent sans se plaindre, ajouta John Mangles. -Oui, répondit le géographe, le voici marqué sur la carte de Johnston. -C’est Ngarnavahia, à deux milles environ au-dessous du confluent. +Oui, répondit le géographe, le voici marqué sur la carte de Johnston. +C’est Ngarnavahia, à deux milles environ au-dessous du confluent. Eh bien ! ne pourrait-on s’y loger pour la nuit ? -Un hôtel ! s’écria Paganel, un hôtel dans un village maori ! -Mais pas même une auberge, ni un cabaret ! +Un hôtel ! s’écria Paganel, un hôtel dans un village maori ! +Mais pas même une auberge, ni un cabaret ! Toujours vos craintes, Paganel ! dit Glenarvan. -Mon cher lord, mieux vaut défiance que confiance avec les Maoris. -L’opinion du géographe prévalut. -Deux heures après, les premières ombres du soir commençaient à descendre des montagnes. -Les sommets éloignés de l’est s’empourprèrent des derniers feux du jour. -Ce fut comme un rapide salut à l’adresse des voyageurs. -Glenarvan et les siens hâtèrent le pas. -Il s’agissait d’atteindre le confluent des deux rivières avant l’obscurité profonde. -Heureusement, l’ouïe remplaça la vue, que les ténèbres rendaient inutile. -Nous la verrons demain, répondit le major. -Soupons, dit Paganel, mais de biscuits et de viande sèche, sans allumer un feu. -Nous sommes arrivés ici incognito, tâchons de nous en aller de même ! -Très-heureusement, ce brouillard nous rend invisibles. -Le bouquet d’arbres fut atteint, et chacun se conforma aux prescriptions du géographe. -Un lit de fougère sèche en garnissait le fond. -C’était un chef maori, et de haut rang. -Le tatouage, le « moko » des Néo-Zélandais, est une haute marque de distinction. -Les esclaves, les gens du bas peuple, ne peuvent y prétendre. -Quelques-uns subissent jusqu’à cinq fois l’opération fort douloureuse du moko. -Plus on est illustre, plus on est « illustré » dans ce pays de la Nouvelle-Zélande. -Dumont-d’Urville a donné de curieux détails sur cette coutume. +Mon cher lord, mieux vaut défiance que confiance avec les Maoris. +L’opinion du géographe prévalut. +Deux heures après, les premières ombres du soir commençaient à descendre des montagnes. +Les sommets éloignés de l’est s’empourprèrent des derniers feux du jour. +Ce fut comme un rapide salut à l’adresse des voyageurs. +Glenarvan et les siens hâtèrent le pas. +Il s’agissait d’atteindre le confluent des deux rivières avant l’obscurité profonde. +Heureusement, l’ouïe remplaça la vue, que les ténèbres rendaient inutile. +Nous la verrons demain, répondit le major. +Soupons, dit Paganel, mais de biscuits et de viande sèche, sans allumer un feu. +Nous sommes arrivés ici incognito, tâchons de nous en aller de même ! +Très-heureusement, ce brouillard nous rend invisibles. +Le bouquet d’arbres fut atteint, et chacun se conforma aux prescriptions du géographe. +Un lit de fougère sèche en garnissait le fond. +C’était un chef maori, et de haut rang. +Le tatouage, le « moko » des Néo-Zélandais, est une haute marque de distinction. +Les esclaves, les gens du bas peuple, ne peuvent y prétendre. +Quelques-uns subissent jusqu’à cinq fois l’opération fort douloureuse du moko. +Plus on est illustre, plus on est « illustré » dans ce pays de la Nouvelle-Zélande. +Dumont-d’Urville a donné de curieux détails sur cette coutume. Quant au chef qui dirigeait l’embarcation, nul doute possible sur son illustration. -Trois chiens de mine sauvage étaient étendus à leurs pieds. -Il était brave, audacieux, mais sa cruauté égalait sa valeur. -Il n’y avait aucune pitié à attendre de lui. -C’était le seul moyen d’imposer à ces farouches natures. +Trois chiens de mine sauvage étaient étendus à leurs pieds. +Il était brave, audacieux, mais sa cruauté égalait sa valeur. +Il n’y avait aucune pitié à attendre de lui. +C’était le seul moyen d’imposer à ces farouches natures. Ils estiment qui se fait estimer par son sang-froid et son courage. -Cependant, à quelques mots échangés, Glenarvan reconnut que la langue anglaise leur était familière. -Kai-Koumou le regarda froidement sans lui répondre. +Cependant, à quelques mots échangés, Glenarvan reconnut que la langue anglaise leur était familière. +Kai-Koumou le regarda froidement sans lui répondre. Glenarvan n’en demanda pas davantage, mais l’espoir lui revint au cœur. Cependant, le canot remontait rapidement le cours du fleuve. -Le Waikato est le fleuve national de la Nouvelle-Zélande. +Le Waikato est le fleuve national de la Nouvelle-Zélande. Elles ne s’ouvrent que devant la proue des pirogues insulaires. -L’accès du haut Waikato paraît être interdit aux profanes Européens. -Paganel connaissait la vénération des indigènes pour cette grande artère zélandaise. -Jusqu’où le bon plaisir de Kai-Koumou allait-il entraîner ses captifs ? -Le Waikato sort de ce lac, après l’avoir traversé dans toute sa largeur. -John la porta à trois milles à peu près par heure. -Mais les postes anglais, où sont-ils situés ? demanda Glenarvan. -Il est difficile de le savoir ! répondit Paganel. +L’accès du haut Waikato paraît être interdit aux profanes Européens. +Paganel connaissait la vénération des indigènes pour cette grande artère zélandaise. +Jusqu’où le bon plaisir de Kai-Koumou allait-il entraîner ses captifs ? +Le Waikato sort de ce lac, après l’avoir traversé dans toute sa largeur. +John la porta à trois milles à peu près par heure. +Mais les postes anglais, où sont-ils situés ? demanda Glenarvan. +Il est difficile de le savoir ! répondit Paganel. Nul autre canot ne sillonnait les eaux du fleuve. -Les campagnes riveraines semblaient abandonnées, les bords du fleuve étaient déserts. -Quelques représentants de la famille des oiseaux aquatiques animaient seuls cette triste solitude. -Kai-Koumou ne s’arrêta point. -Il fit donner aux prisonniers leurs propres aliments enlevés dans le pillage du campement. -On eût dit de grands nids d’aigles. -Quelques arbres poussaient là, qui parurent propres à abriter un campement. -C’était le parti le plus prudent. -Le lendemain, l’embarcation remonta le cours du fleuve avec une nouvelle rapidité. -Là un canot, monté par dix indigènes, rejoignit l’embarcation de Kai-Koumou. -Les nouveaux venus avaient récemment combattu contre les troupes anglaises. -Ils étaient sombres, taciturnes. -À midi, les sommets du Maungatotari se dessinèrent dans l’ouest. -La vallée du Waikato commençait à se resserrer. -Là, le fleuve, profondément encaissé, se déchaînait avec la violence d’un rapide. +Les campagnes riveraines semblaient abandonnées, les bords du fleuve étaient déserts. +Quelques représentants de la famille des oiseaux aquatiques animaient seuls cette triste solitude. +Kai-Koumou ne s’arrêta point. +Il fit donner aux prisonniers leurs propres aliments enlevés dans le pillage du campement. +On eût dit de grands nids d’aigles. +Quelques arbres poussaient là, qui parurent propres à abriter un campement. +C’était le parti le plus prudent. +Le lendemain, l’embarcation remonta le cours du fleuve avec une nouvelle rapidité. +Là un canot, monté par dix indigènes, rejoignit l’embarcation de Kai-Koumou. +Les nouveaux venus avaient récemment combattu contre les troupes anglaises. +Ils étaient sombres, taciturnes. +À midi, les sommets du Maungatotari se dessinèrent dans l’ouest. +La vallée du Waikato commençait à se resserrer. +Là, le fleuve, profondément encaissé, se déchaînait avec la violence d’un rapide. Des feux flambaient sous les arbres. -Les prisonniers furent déposés au centre du campement et gardés avec une extrême vigilance. -Le lendemain matin, cette longue remontée du Waikato fut reprise. -D’autres embarcations arrivèrent par les petits affluents du fleuve. -Quelquefois, un chant s’élevait des canots qui marchaient en ligne. -hymne national qui entraîne les Maoris à la guerre de l’indépendance. -Un phénomène curieux vint, pendant cette journée, marquer la navigation du fleuve. -Des remous se brisaient avec rage contre des îlots nombreux et propices aux accidents. -L’atmosphère était saturée d’une odeur sulfureuse très-pénétrante. -Les embarcations s’aventurèrent dans l’épaisseur d’un nuage de vapeurs blanches. -Ses éblouissantes volutes s’étageaient en dôme au-dessus du fleuve. -Cette région est percée de geysers, de cratères et de solfatares. -La région des sources était passée. -Le soir, Kai-Koumou campa à cent milles du confluent du Waipa et du Waikato. -C’était le drapeau national. -Les eaux, précipitées des sommets environnants, ont envahi cette énorme cavité. -Toute cette région bout comme une chaudière immense, suspendue sur les flammes souterraines. -Les terrains frémissent sous les caresses du feu central. -De chaudes buées filtrent en maint endroit. -Le Tongariro semblait se rattacher à un système orographique assez compliqué. -Là, s’étalaient des champs de « phormium, » le lin précieux de la Nouvelle-Zélande. -Rien n’est à dédaigner dans cette utile plante. -Le géographe les reconnut pour telles, à leurs orbites caves et privés d’yeux. -Il n’en faut pas plus pour loger un chef zélandais. -Au dessus, le toit se prolongeait en manière d’impluvium. -Des chiens couraient çà et là, quêtant leur maigre nourriture. -Glenarvan et ses compagnons avaient embrassé cet ensemble d’un coup d’œil. -Cette troupe de harpies les entourait, les menaçait du poing, hurlait et vociférait. -Chez les sauvages, la douleur morale se manifeste toujours par des démonstrations physiques. -Le sang jaillissait et se mêlait à leurs larmes. -Les profondes incisions marquaient les grands désespoirs. -Les malheureuses Zélandaises, ensanglantées et folles, étaient horribles à voir. -Un autre motif, très-grave aux yeux des indigènes, accroissait encore leur désespoir. -Alors redoublèrent les marques de douleur. -Aux menaces des femmes succédèrent les imprécations des hommes contre les Européens. -Les injures éclataient, les gestes devenaient plus violents. -Aux cris allaient succéder les actes de brutalité. -Ils sont assemblés autour du chef, dit-il à voix basse... +Les prisonniers furent déposés au centre du campement et gardés avec une extrême vigilance. +Le lendemain matin, cette longue remontée du Waikato fut reprise. +D’autres embarcations arrivèrent par les petits affluents du fleuve. +Quelquefois, un chant s’élevait des canots qui marchaient en ligne. +hymne national qui entraîne les Maoris à la guerre de l’indépendance. +Un phénomène curieux vint, pendant cette journée, marquer la navigation du fleuve. +Des remous se brisaient avec rage contre des îlots nombreux et propices aux accidents. +L’atmosphère était saturée d’une odeur sulfureuse très-pénétrante. +Les embarcations s’aventurèrent dans l’épaisseur d’un nuage de vapeurs blanches. +Ses éblouissantes volutes s’étageaient en dôme au-dessus du fleuve. +Cette région est percée de geysers, de cratères et de solfatares. +La région des sources était passée. +Le soir, Kai-Koumou campa à cent milles du confluent du Waipa et du Waikato. +C’était le drapeau national. +Les eaux, précipitées des sommets environnants, ont envahi cette énorme cavité. +Toute cette région bout comme une chaudière immense, suspendue sur les flammes souterraines. +Les terrains frémissent sous les caresses du feu central. +De chaudes buées filtrent en maint endroit. +Le Tongariro semblait se rattacher à un système orographique assez compliqué. +Là, s’étalaient des champs de « phormium, » le lin précieux de la Nouvelle-Zélande. +Rien n’est à dédaigner dans cette utile plante. +Le géographe les reconnut pour telles, à leurs orbites caves et privés d’yeux. +Il n’en faut pas plus pour loger un chef zélandais. +Au dessus, le toit se prolongeait en manière d’impluvium. +Des chiens couraient çà et là, quêtant leur maigre nourriture. +Glenarvan et ses compagnons avaient embrassé cet ensemble d’un coup d’œil. +Cette troupe de harpies les entourait, les menaçait du poing, hurlait et vociférait. +Chez les sauvages, la douleur morale se manifeste toujours par des démonstrations physiques. +Le sang jaillissait et se mêlait à leurs larmes. +Les profondes incisions marquaient les grands désespoirs. +Les malheureuses Zélandaises, ensanglantées et folles, étaient horribles à voir. +Un autre motif, très-grave aux yeux des indigènes, accroissait encore leur désespoir. +Alors redoublèrent les marques de douleur. +Aux menaces des femmes succédèrent les imprécations des hommes contre les Européens. +Les injures éclataient, les gestes devenaient plus violents. +Aux cris allaient succéder les actes de brutalité. +Ils sont assemblés autour du chef, dit-il à voix basse... Ils agitent leurs bras... Ils poussent des hurlements... Kai-Koumou veut parler... L’enfant se tut pendant quelques minutes, puis il reprit : « Kai-Koumou parle... Les sauvages se calment... -Évidemment, dit le major, ce chef a un intérêt personnel à nous protéger. -Il veut échanger ses prisonniers contre des chefs de sa tribu ! +Évidemment, dit le major, ce chef a un intérêt personnel à nous protéger. +Il veut échanger ses prisonniers contre des chefs de sa tribu ! Mais ses guerriers y consentiront-ils ? -Ils l’écoutent... reprit Robert. +Ils l’écoutent... reprit Robert. Les uns rentrent dans leurs huttes... Les autres quittent le retranchement... -Dis-tu vrai ? s’écria le major. -Oui, monsieur Mac Nabbs, répondit Robert. -Kai-Koumou est resté seul avec les guerriers de son embarcation... +Dis-tu vrai ? s’écria le major. +Oui, monsieur Mac Nabbs, répondit Robert. +Kai-Koumou est resté seul avec les guerriers de son embarcation... Ah ! l’un d’eux se dirige vers notre case... Descends, Robert, » dit Glenarvan. -Et, ces paroles dites, elle tendit à Glenarvan un revolver chargé. -Une arme ! s’écria Glenarvan dont un éclair illumina les yeux. -Oui ! les Maoris ne fouillent pas leurs prisonnières ! +Et, ces paroles dites, elle tendit à Glenarvan un revolver chargé. +Une arme ! s’écria Glenarvan dont un éclair illumina les yeux. +Oui ! les Maoris ne fouillent pas leurs prisonnières ! Mais, cette arme, c’est pour nous, Edward, non pour eux !... Il n’est pas temps encore... -Le revolver disparut sous les vêtements du lord. -La natte qui fermait l’entrée de la case se souleva. +Le revolver disparut sous les vêtements du lord. +La natte qui fermait l’entrée de la case se souleva. Il fit signe aux prisonniers de le suivre. -Autour de ce chef étaient réunis les principaux guerriers de sa tribu. -C’était un homme de quarante ans, vigoureux, de mine farouche et cruelle. -Il se nommait Kara-Tété, c’est-à-dire « l’irascible » en langue zélandaise. -Cependant, un observateur eût deviné qu’entre ces deux chefs il y avait rivalité. -Le major observa que l’influence de Kara-Tété portait ombrage à Kai-Koumou. +Autour de ce chef étaient réunis les principaux guerriers de sa tribu. +C’était un homme de quarante ans, vigoureux, de mine farouche et cruelle. +Il se nommait Kara-Tété, c’est-à-dire « l’irascible » en langue zélandaise. +Cependant, un observateur eût deviné qu’entre ces deux chefs il y avait rivalité. +Le major observa que l’influence de Kara-Tété portait ombrage à Kai-Koumou. Kai-Koumou interrogea Glenarvan : « Tu es Anglais ? lui demanda-t-il. Et tes compagnons ? dit Kai-Koumou. Mes compagnons sont Anglais comme moi. -Nous sommes des voyageurs, des naufragés. -Peu importe ! répondit brutalement Kara-Tété. +Nous sommes des voyageurs, des naufragés. +Peu importe ! répondit brutalement Kara-Tété. Tout Anglais est notre ennemi. -Les tiens ont envahi notre île ! -Ils ont volé nos champs ! -Ils ont brûlé nos villages ! -Ils ont eu tort ! répondit Glenarvan d’une voix grave. +Les tiens ont envahi notre île ! +Ils ont volé nos champs ! +Ils ont brûlé nos villages ! +Ils ont eu tort ! répondit Glenarvan d’une voix grave. Notre Dieu nous commande de racheter sa vie. -Mais Nouï-Atoua a parlé. -Glenarvan hésita à répondre, et observa attentivement le chef maori. -Je l’ignore, dit-il, après un moment de silence. +Mais Nouï-Atoua a parlé. +Glenarvan hésita à répondre, et observa attentivement le chef maori. +Je l’ignore, dit-il, après un moment de silence. Parle, reprit Kai-Koumou. Ta vie vaut-elle la vie de notre Tohonga ? -Je ne suis ni un chef ni un prêtre parmi les miens ! -Kai-Koumou parut également surpris. +Je ne suis ni un chef ni un prêtre parmi les miens ! +Kai-Koumou parut également surpris. Ainsi, tu doutes ? dit-il. -J’ignore, répéta Glenarvan. -Les tiens ne t’accepteront pas en échange de notre Tohonga ? -Moi seul ? non, répéta Glenarvan. -Chez les Maoris, dit Kai-Koumou, c’est tête pour tête. -Lady Helena voulut s’élancer vers son mari. +J’ignore, répéta Glenarvan. +Les tiens ne t’accepteront pas en échange de notre Tohonga ? +Moi seul ? non, répéta Glenarvan. +Chez les Maoris, dit Kai-Koumou, c’est tête pour tête. +Lady Helena voulut s’élancer vers son mari. Le major la retint. Le guerrier regarda froidement son prisonnier. Crois-tu que les yeux de Kai-Koumou ne sachent pas lire dans les cœurs ? -Et, montrant lady Helena : « Voilà ta femme ! dit-il. -s’écria Kai-Koumou. (Page cinq cent trente.) — Non ! la mienne ! -s’écria Kara-Tété. -cria la malheureuse femme éperdue. +Et, montrant lady Helena : « Voilà ta femme ! dit-il. +s’écria Kai-Koumou. (Page cinq cent trente.) — Non ! la mienne ! +s’écria Kara-Tété. +cria la malheureuse femme éperdue. Un coup de feu retentit. -Kara-Tété tomba mort. -À cette détonation, un flot d’indigènes sortit des huttes. +Kara-Tété tomba mort. +À cette détonation, un flot d’indigènes sortit des huttes. Le pah s’emplit en un instant. -Cent bras se levèrent sur les infortunés. -Le revolver de Glenarvan lui fut arraché de la main. +Cent bras se levèrent sur les infortunés. +Le revolver de Glenarvan lui fut arraché de la main. Enfin sa voix domina le tumulte. -s’écria-t-il. -Quelques instants après, ils étaient reconduits au Waré-Atoua, qui leur servait de prison. -Mais Robert Grant et Jacques Paganel n’étaient plus avec eux. -Son interdiction ressemble alors à l’ancien « veto » des rois. -Lorsqu’un objet est taboué, nul n’y peut toucher impunément. -C’est l’incessante intervention de la divinité dans la vie sociale. -Glenarvan ne se faisait cependant pas illusion sur le sort qui lui était réservé. +s’écria-t-il. +Quelques instants après, ils étaient reconduits au Waré-Atoua, qui leur servait de prison. +Mais Robert Grant et Jacques Paganel n’étaient plus avec eux. +Son interdiction ressemble alors à l’ancien « veto » des rois. +Lorsqu’un objet est taboué, nul n’y peut toucher impunément. +C’est l’incessante intervention de la divinité dans la vie sociale. +Glenarvan ne se faisait cependant pas illusion sur le sort qui lui était réservé. Sa mort pouvait seule payer le meurtre d’un chef. -Quelle nuit ses compagnons et lui passèrent ! +Quelle nuit ses compagnons et lui passèrent ! Qui pourrait peindre leurs angoisses et mesurer leurs souffrances ? Le pauvre Robert, le brave Paganel n’avaient pas reparu. Mais comment douter de leur sort ? -N’étaient-ils pas les premières victimes sacrifiées à la vengeance des indigènes ? +N’étaient-ils pas les premières victimes sacrifiées à la vengeance des indigènes ? Aurait-il cet horrible courage ? Et Mary, de quel droit la frapper ? pensait John dont le cœur se brisait. -Quant à une évasion, elle était évidemment impossible. -Dix guerriers, armés jusqu’aux dents, veillaient à la porte du Waré-Atoua. -Le matin du treize février arriva. -La case renfermait une certaine quantité de vivres auxquels les malheureux touchèrent à peine. +Quant à une évasion, elle était évidemment impossible. +Dix guerriers, armés jusqu’aux dents, veillaient à la porte du Waré-Atoua. +Le matin du treize février arriva. +La case renfermait une certaine quantité de vivres auxquels les malheureux touchèrent à peine. La faim disparaissait devant la douleur. -La journée se passa sans apporter ni un changement ni un espoir. -Mais, malgré les observations de Mac Nabbs, Glenarvan ne voulait plus espérer. -Le lendemain s’écoula encore sans que les apprêts du supplice fussent faits. -Voici quelle était la raison de ce retard. -Cette coutume suspensive de la mort fut observée dans toute sa rigueur. -Jusqu’au quinze février, le pah demeura désert. -John Mangles, hissé sur les épaules de Wilson, observa souvent les retranchements extérieurs. -Aucun indigène ne s’y montra. -Seules, les sentinelles, faisant bonne garde, se relayaient à la porte du Waré-Atoua. -La masse des indigènes formait un demi-cercle à quelques toises en arrière. -Toute l’assemblée gardait un absolu silence. -Sur un signe de Kai-Koumou, un guerrier se dirigea vers le Waré-Atoua. -Souviens-toi, » dit lady Helena à son mari. +La journée se passa sans apporter ni un changement ni un espoir. +Mais, malgré les observations de Mac Nabbs, Glenarvan ne voulait plus espérer. +Le lendemain s’écoula encore sans que les apprêts du supplice fussent faits. +Voici quelle était la raison de ce retard. +Cette coutume suspensive de la mort fut observée dans toute sa rigueur. +Jusqu’au quinze février, le pah demeura désert. +John Mangles, hissé sur les épaules de Wilson, observa souvent les retranchements extérieurs. +Aucun indigène ne s’y montra. +Seules, les sentinelles, faisant bonne garde, se relayaient à la porte du Waré-Atoua. +La masse des indigènes formait un demi-cercle à quelques toises en arrière. +Toute l’assemblée gardait un absolu silence. +Sur un signe de Kai-Koumou, un guerrier se dirigea vers le Waré-Atoua. +Souviens-toi, » dit lady Helena à son mari. Glenarvan serra sa femme contre son cœur. Puis-je compter sur vous, cher John, comme lady Helena sur lord Glenarvan ? -Mary ! s’écria le jeune capitaine éperdu. -Ils arrivèrent devant le chef zélandais. -Celui-ci ne fit pas attendre son jugement : « Tu as tué Kara-Tété ? dit-il à Glenarvan. -Je l’ai tué, répondit le lord. +Mary ! s’écria le jeune capitaine éperdu. +Ils arrivèrent devant le chef zélandais. +Celui-ci ne fit pas attendre son jugement : « Tu as tué Kara-Tété ? dit-il à Glenarvan. +Je l’ai tué, répondit le lord. Demain, tu mourras au soleil levant. Seul ? demanda Glenarvan, dont le cœur battait avec violence. -s’écria Kai-Koumou, dont les yeux exprimaient un regret féroce ! -En ce moment, une agitation se produisit parmi les indigènes. +s’écria Kai-Koumou, dont les yeux exprimaient un regret féroce ! +En ce moment, une agitation se produisit parmi les indigènes. Glenarvan jeta un regard rapide autour de lui. -Oui, répondit le Maori. +Oui, répondit le Maori. Tu as vu le prisonnier, notre Tohonga ? Je l’ai vu. -Les Anglais l’ont fusillé ! -C’en était fait de Glenarvan et de ses compagnons. -Tous, s’écria Kai-Koumou, vous mourrez demain au lever du jour ! -Ainsi donc, un châtiment commun frappait indistinctement ces infortunés. -Lady Helena et Mary Grant levèrent vers le Ciel un regard de sublime remerciement. -Les captifs ne furent pas reconduits au Waré-Atoua. -Là, leurs gardiens demeurèrent auprès d’eux sans les perdre de vue. -Les trois jours réglementaires s’étaient écoulés depuis la mort de Kara-Tété. -L’âme du défunt avait donc définitivement abandonné sa dépouille mortelle. -Le corps fut apporté sur un petit tertre, au milieu du retranchement. -Sa tête, ornée de plumes, portait une couronne de feuilles vertes. -Sa figure, ses bras et sa poitrine, frottés d’huile, n’accusaient aucune corruption. -On pleurait le défunt sur un rythme plaintif et lourdement cadencé. +Les Anglais l’ont fusillé ! +C’en était fait de Glenarvan et de ses compagnons. +Tous, s’écria Kai-Koumou, vous mourrez demain au lever du jour ! +Ainsi donc, un châtiment commun frappait indistinctement ces infortunés. +Lady Helena et Mary Grant levèrent vers le Ciel un regard de sublime remerciement. +Les captifs ne furent pas reconduits au Waré-Atoua. +Là, leurs gardiens demeurèrent auprès d’eux sans les perdre de vue. +Les trois jours réglementaires s’étaient écoulés depuis la mort de Kara-Tété. +L’âme du défunt avait donc définitivement abandonné sa dépouille mortelle. +Le corps fut apporté sur un petit tertre, au milieu du retranchement. +Sa tête, ornée de plumes, portait une couronne de feuilles vertes. +Sa figure, ses bras et sa poitrine, frottés d’huile, n’accusaient aucune corruption. +On pleurait le défunt sur un rythme plaintif et lourdement cadencé. Ces malheureuses femmes accomplissaient consciencieusement ce sauvage devoir. -Aussi, la compagne de Kara-Tété ne devait-elle pas abandonner son époux dans la tombe. -D’ailleurs, l’infortunée se serait refusée à lui survivre. -Elle était jeune encore. -Ses cheveux en désordre flottaient sur ses épaules. -Ses sanglots et ses cris s’élevaient vers le ciel. +Aussi, la compagne de Kara-Tété ne devait-elle pas abandonner son époux dans la tombe. +D’ailleurs, l’infortunée se serait refusée à lui survivre. +Elle était jeune encore. +Ses cheveux en désordre flottaient sur ses épaules. +Ses sanglots et ses cris s’élevaient vers le ciel. En ce moment, Kai-Koumou s’approcha d’elle. -D’épouvantables cris s’élevèrent aussitôt. -Cent bras menacèrent les captifs épouvantés de cet horrible spectacle. -Mais nul ne bougea, car la cérémonie funèbre n’était pas achevée. -La femme de Kara-Tété avait rejoint son époux dans la tombe. -Les deux corps restaient étendus l’un près de l’autre. -Six malheureux furent amenés devant les cadavres de leurs maîtres. -Ces infortunés paraissaient être résignés à leur sort. -Ils ne s’étonnaient point d’un sacrifice depuis longtemps prévu. -D’ailleurs, cette mort fut rapide, et les longues souffrances leur furent épargnées. -Ce fut le signal d’une épouvantable scène de cannibalisme. -Il appartient à la tribu. -C’est la menue monnaie jetée aux pleureurs des funérailles. +D’épouvantables cris s’élevèrent aussitôt. +Cent bras menacèrent les captifs épouvantés de cet horrible spectacle. +Mais nul ne bougea, car la cérémonie funèbre n’était pas achevée. +La femme de Kara-Tété avait rejoint son époux dans la tombe. +Les deux corps restaient étendus l’un près de l’autre. +Six malheureux furent amenés devant les cadavres de leurs maîtres. +Ces infortunés paraissaient être résignés à leur sort. +Ils ne s’étonnaient point d’un sacrifice depuis longtemps prévu. +D’ailleurs, cette mort fut rapide, et les longues souffrances leur furent épargnées. +Ce fut le signal d’une épouvantable scène de cannibalisme. +Il appartient à la tribu. +C’est la menue monnaie jetée aux pleureurs des funérailles. On luttait, on se battait, on se disputait le moindre lambeau. -C’était le délire et la furie de tigres acharnés sur leur proie. -On eût dit un cirque où les belluaires dévoraient les bêtes fauves. -Ils étaient muets d’horreur. -Puis, les danses funèbres commencèrent. +C’était le délire et la furie de tigres acharnés sur leur proie. +On eût dit un cirque où les belluaires dévoraient les bêtes fauves. +Ils étaient muets d’horreur. +Puis, les danses funèbres commencèrent. Ils n’avaient plus rien d’humain. -Mais Kai-Koumou avait gardé sa raison au milieu de l’ivresse générale. -Puis, ils le réaperçurent qui serpentait sur les sentiers de la montagne. -L’éloignement rendait fantastique le mouvement ondulé de cette longue et sinueuse colonne. +Mais Kai-Koumou avait gardé sa raison au milieu de l’ivresse générale. +Puis, ils le réaperçurent qui serpentait sur les sentiers de la montagne. +L’éloignement rendait fantastique le mouvement ondulé de cette longue et sinueuse colonne. Rien ne manquait au confort de la tombe. -Il leur restait une nuit pour se préparer à mourir. -Il faut montrer à ces barbares comment des Européens savent mourir. -Le repas achevé, lady Helena récita la prière du soir à haute voix. -Tous ses compagnons, la tête nue, s’y associèrent. -Où est l’homme qui ne pense pas à Dieu devant la mort ? -Ce devoir accompli, les prisonniers s’embrassèrent. -Dieu, qui voit le fond des âmes, sait que nous poursuivions un noble but. -Si dur que soit son arrêt, je ne murmurerai pas contre lui. -Ici, la voix de Glenarvan, ferme jusqu’alors, s’altéra. -Il se tut pour dominer son émotion. -Qu’as-tu résolu ? +Il leur restait une nuit pour se préparer à mourir. +Il faut montrer à ces barbares comment des Européens savent mourir. +Le repas achevé, lady Helena récita la prière du soir à haute voix. +Tous ses compagnons, la tête nue, s’y associèrent. +Où est l’homme qui ne pense pas à Dieu devant la mort ? +Ce devoir accompli, les prisonniers s’embrassèrent. +Dieu, qui voit le fond des âmes, sait que nous poursuivions un noble but. +Si dur que soit son arrêt, je ne murmurerai pas contre lui. +Ici, la voix de Glenarvan, ferme jusqu’alors, s’altéra. +Il se tut pour dominer son émotion. +Qu’as-tu résolu ? Oui, John ! mais nous sommes sans armes ? -En voici une, répondit John, montrant un poignard. -Après ces paroles, un profond silence régna dans la hutte. -Je suis peu partisan de ce qui est irrémédiable. -Je n’ai pas parlé pour nous, répondit Glenarvan. +En voici une, répondit John, montrant un poignard. +Après ces paroles, un profond silence régna dans la hutte. +Je suis peu partisan de ce qui est irrémédiable. +Je n’ai pas parlé pour nous, répondit Glenarvan. Quelle qu’elle soit, nous saurons braver la mort ! -Mais tous portaient de fréquents regards sur la hutte confiée à leur surveillance. -Le captif pense plus souvent à fuir que son gardien à empêcher sa fuite. -De là, des évasions fréquentes et merveilleuses. -Par là, la descente était impraticable. -Nul moyen non plus de fuir par le fond, que cuirassait l’énorme rocher. -Les heures de cette nuit d’angoisses s’écoulaient cependant. -D’épaisses ténèbres avaient envahi la montagne. -Ni lune ni étoiles ne troublaient la profonde obscurité. +Mais tous portaient de fréquents regards sur la hutte confiée à leur surveillance. +Le captif pense plus souvent à fuir que son gardien à empêcher sa fuite. +De là, des évasions fréquentes et merveilleuses. +Par là, la descente était impraticable. +Nul moyen non plus de fuir par le fond, que cuirassait l’énorme rocher. +Les heures de cette nuit d’angoisses s’écoulaient cependant. +D’épaisses ténèbres avaient envahi la montagne. +Ni lune ni étoiles ne troublaient la profonde obscurité. Quelques rafales de vent couraient sur les flancs du pah. -Les pieux de la case gémissaient. -Le groupe des prisonniers s’éclairait un instant. -Ces pauvres gens étaient absorbés dans leurs pensées dernières. -Un silence de mort régnait dans la hutte. -Il lui sembla qu’on grattait, qu’on creusait à l’extérieur. -Écoutez, » dit-il à voix basse, en leur faisant signe de se baisser. -Quelque bête dans son terrier, » dit John Mangles. -Glenarvan se frappa le front : « Qui sait, dit-il, si c’était un homme ?... -Homme ou animal, répondit le major, je saurai à quoi m’en tenir ! -Aussi, malgré le manque d’outils, le trou avança rapidement. -Quel pouvait être leur but ? -Les captifs redoublèrent leurs efforts. -Leurs doigts déchirés saignaient, mais ils creusaient toujours. -Il retint un cri prêt à lui échapper. -C’était une main de femme ou d’enfant, une main européenne ! -De part et d’autre, pas un mot n’avait été prononcé. -Oui, petite sœur, répondit Robert, je suis là, pour vous sauver tous ! -Brave enfant ! répétait Glenarvan. +Les pieux de la case gémissaient. +Le groupe des prisonniers s’éclairait un instant. +Ces pauvres gens étaient absorbés dans leurs pensées dernières. +Un silence de mort régnait dans la hutte. +Il lui sembla qu’on grattait, qu’on creusait à l’extérieur. +Écoutez, » dit-il à voix basse, en leur faisant signe de se baisser. +Quelque bête dans son terrier, » dit John Mangles. +Glenarvan se frappa le front : « Qui sait, dit-il, si c’était un homme ?... +Homme ou animal, répondit le major, je saurai à quoi m’en tenir ! +Aussi, malgré le manque d’outils, le trou avança rapidement. +Quel pouvait être leur but ? +Les captifs redoublèrent leurs efforts. +Leurs doigts déchirés saignaient, mais ils creusaient toujours. +Il retint un cri prêt à lui échapper. +C’était une main de femme ou d’enfant, une main européenne ! +De part et d’autre, pas un mot n’avait été prononcé. +Oui, petite sœur, répondit Robert, je suis là, pour vous sauver tous ! +Brave enfant ! répétait Glenarvan. Surveillez les sauvages au dehors, » reprit Robert. Tout va bien, dit-il. Il n’y a plus que quatre guerriers qui veillent. Les autres sont endormis. -Autour de son corps était roulée une longue corde de phormium. -Non, madame, répondit Robert. -J’ai volé dans une hutte déserte ce couteau et cette corde. -Vingt baisers muets furent la seule réponse que put obtenir Robert. -Partons ! dit-il d’un ton décidé. +Autour de son corps était roulée une longue corde de phormium. +Non, madame, répondit Robert. +J’ai volé dans une hutte déserte ce couteau et cette corde. +Vingt baisers muets furent la seule réponse que put obtenir Robert. +Partons ! dit-il d’un ton décidé. Paganel est en bas ? demanda Glenarvan. -Monsieur Paganel ? répondit l’enfant, surpris de la question. +Monsieur Paganel ? répondit l’enfant, surpris de la question. Oui, il nous attend ? Comment, monsieur Paganel n’est pas ici ? -Il n’y est pas, Robert, répondit Mary Grant. +Il n’y est pas, Robert, répondit Mary Grant. Tu ne l’as pas vu ? demanda Glenarvan. -Vous ne vous êtes pas rencontrés dans ce tumulte ? -Vous ne vous êtes pas échappés ensemble ? -Non, mylord, répondit Robert, atterré d’apprendre la disparition de son ami Paganel. -Partons, dit le major, il n’y a pas une minute à perdre. -En effet, les moments étaient précieux. -Toutes les précautions furent prises pour la faire réussir. -La galerie se trouvait donc entièrement dissimulée. -Je passerai le premier, répondit Robert. -Va, mon enfant, » dit Glenarvan en serrant la main du jeune garçon. +Vous ne vous êtes pas rencontrés dans ce tumulte ? +Vous ne vous êtes pas échappés ensemble ? +Non, mylord, répondit Robert, atterré d’apprendre la disparition de son ami Paganel. +Partons, dit le major, il n’y a pas une minute à perdre. +En effet, les moments étaient précieux. +Toutes les précautions furent prises pour la faire réussir. +La galerie se trouvait donc entièrement dissimulée. +Je passerai le premier, répondit Robert. +Va, mon enfant, » dit Glenarvan en serrant la main du jeune garçon. Robert disparut par l’ouverture de la grotte. -Aussitôt Glenarvan et lady Helena se hasardèrent en dehors de la grotte. +Aussitôt Glenarvan et lady Helena se hasardèrent en dehors de la grotte. Le froid piquant du matin ranima la jeune femme. -Elle se sentit plus forte et commença sa périlleuse évasion. -Puis Glenarvan, précédant sa femme et la soutenant, commença à descendre à reculons. +Elle se sentit plus forte et commença sa périlleuse évasion. +Puis Glenarvan, précédant sa femme et la soutenant, commença à descendre à reculons. Wilson avait eu une alerte. -Sur un signe de lui, John arrêta Glenarvan. -Debout, à deux pas de la hutte, il écoutait, la tête inclinée. +Sur un signe de lui, John arrêta Glenarvan. +Debout, à deux pas de la hutte, il écoutait, la tête inclinée. Tout va bien, » dit Wilson. -John fit signe à Glenarvan de reprendre sa descente. -Ils ne parlaient pas, ils glissaient comme des ombres à travers les arbrisseaux. -A l’aventure, mais ils étaient libres. -Vers cinq heures, le jour commença à poindre. -Des nuances bleuâtres marbraient les hautes bandes de nuages. -Les brumeux sommets se dégageaient des vapeurs matinales. -Mais ils ne marchaient pas vite, car les sentiers étaient abrupts. -Encore une demi-heure, et l’astre radieux allait émerger des brumes de l’horizon. -Pendant une demi-heure, les fugitifs marchèrent à l’aventure. -Plus tard, il verrait à sortir de ce montueux labyrinthe. +John fit signe à Glenarvan de reprendre sa descente. +Ils ne parlaient pas, ils glissaient comme des ombres à travers les arbrisseaux. +A l’aventure, mais ils étaient libres. +Vers cinq heures, le jour commença à poindre. +Des nuances bleuâtres marbraient les hautes bandes de nuages. +Les brumeux sommets se dégageaient des vapeurs matinales. +Mais ils ne marchaient pas vite, car les sentiers étaient abrupts. +Encore une demi-heure, et l’astre radieux allait émerger des brumes de l’horizon. +Pendant une demi-heure, les fugitifs marchèrent à l’aventure. +Plus tard, il verrait à sortir de ce montueux labyrinthe. Enfin le soleil parut, et il envoya ses premiers rayons au-devant des fugitifs. -Soudain un hurlement terrible, fait de cent cris, éclata dans les airs. -Il s’élevait du pah, dont Glenarvan ignorait alors l’exacte situation. -Mais les fugitifs ne pouvaient en douter, leur évasion était découverte. -Échapperaient-ils à la poursuite des indigènes ? -Avaient-ils été aperçus ? +Soudain un hurlement terrible, fait de cent cris, éclata dans les airs. +Il s’élevait du pah, dont Glenarvan ignorait alors l’exacte situation. +Mais les fugitifs ne pouvaient en douter, leur évasion était découverte. +Échapperaient-ils à la poursuite des indigènes ? +Avaient-ils été aperçus ? Leurs traces ne les trahiraient-elles pas ? -Ils voyaient, mais ils avaient été vus. -Le sommet de la montagne s’élevait encore d’une centaine de pieds. +Ils voyaient, mais ils avaient été vus. +Le sommet de la montagne s’élevait encore d’une centaine de pieds. La horde envahissante arrivait au pied de la montagne. Au nord, les cimes du Pirongia. -Au sud, le cratère enflammé du Tongariro. -Aucun mouvement des Maoris ne pouvait échapper à sa vue. -Glenarvan ne pouvait, si peu que ce fût, prolonger sa halte. -Épuisé ou non, il fallait fuir sous peine d’être cerné. -Descendons ! s’écria-t-il, descendons avant que le chemin ne soit coupé ! -Leur poursuite s’était subitement interrompue. -L’assaut de la montagne venait de cesser comme par un impérieux contre-ordre. -Leurs chiens, comme eux enracinés au sol, aboyaient avec rage. +Au sud, le cratère enflammé du Tongariro. +Aucun mouvement des Maoris ne pouvait échapper à sa vue. +Glenarvan ne pouvait, si peu que ce fût, prolonger sa halte. +Épuisé ou non, il fallait fuir sous peine d’être cerné. +Descendons ! s’écria-t-il, descendons avant que le chemin ne soit coupé ! +Leur poursuite s’était subitement interrompue. +L’assaut de la montagne venait de cesser comme par un impérieux contre-ordre. +Leurs chiens, comme eux enracinés au sol, aboyaient avec rage. Que se passait-il donc ? -Quelle puissance invisible retenait les indigènes ? +Quelle puissance invisible retenait les indigènes ? Soudain, John Mangles poussa un cri qui fit retourner ses compagnons. -De la main, il leur montrait une petite forteresse élevée au sommet du cône. -Le tombeau du chef Kara-Tété ! s’écria Robert. +De la main, il leur montrait une petite forteresse élevée au sommet du cône. +Le tombeau du chef Kara-Tété ! s’écria Robert. Dis-tu vrai, Robert ? demanda Glenarvan. Oui, mylord, c’est bien le tombeau ! je le reconnais... Robert ne se trompait pas. -Glenarvan reconnut à son tour la tombe du chef zélandais. -Une large ouverture recouverte de nattes y donnait accès. +Glenarvan reconnut à son tour la tombe du chef zélandais. +Une large ouverture recouverte de nattes y donnait accès. Un sauvage dans ce tombeau ? demanda le major. -Il paraissait fort tranquille, et déjeunait avec la plus parfaite insouciance. -C’était le salut commun qui se présentait dans sa personne ! +Il paraissait fort tranquille, et déjeunait avec la plus parfaite insouciance. +C’était le salut commun qui se présentait dans sa personne ! Les sauvages ! dit-il. -Les sauvages, répondit en haussant les épaules Paganel. -Voilà des individus que je méprise souverainement ! +Les sauvages, répondit en haussant les épaules Paganel. +Voilà des individus que je méprise souverainement ! Mais ne peuvent-ils ?... Chacun suivit Paganel qui sortit de l’Oudoupa. -Criez ! hurlez ! époumonez-vous, stupides créatures ! dit Paganel. -Je vous défie bien de gravir cette montagne ! +Criez ! hurlez ! époumonez-vous, stupides créatures ! dit Paganel. +Je vous défie bien de gravir cette montagne ! Et pourquoi ? demanda Glenarvan. Dieu est pour nous ! -s’écria lady Helena, levant ses mains vers le ciel. +s’écria lady Helena, levant ses mains vers le ciel. Avant deux jours, nous serons hors des atteintes de ces coquins. Nous fuirons ! dit Glenarvan. -Je n’en sais rien, répondit Paganel, mais nous fuirons tout de même. -Alors, chacun voulut connaître les aventures du géographe. -On m’a changé mon Paganel, » pensait Mac Nabbs. -En effet, la physionomie du digne savant n’était plus la même. -Paganel se demandait s’il devait se considérer comme prisonnier ou non. +Je n’en sais rien, répondit Paganel, mais nous fuirons tout de même. +Alors, chacun voulut connaître les aventures du géographe. +On m’a changé mon Paganel, » pensait Mac Nabbs. +En effet, la physionomie du digne savant n’était plus la même. +Paganel se demandait s’il devait se considérer comme prisonnier ou non. Cette situation nouvelle dura trois grands jours. -Heureusement, pendant une nuit, il parvint à ronger ses cordes et à s’échapper. -Il réussit dans sa périlleuse entreprise. -Tel fut le récit de Paganel. -Omit-il à dessein certaine circonstance de son séjour chez les indigènes ? +Heureusement, pendant une nuit, il parvint à ronger ses cordes et à s’échapper. +Il réussit dans sa périlleuse entreprise. +Tel fut le récit de Paganel. +Omit-il à dessein certaine circonstance de son séjour chez les indigènes ? Plus d’une fois, son embarras le laissa croire. -La situation était toujours excessivement grave. +La situation était toujours excessivement grave. Affaire de temps, et les sauvages ont la patience longue. -Le major, John, Robert, Paganel et lui prirent un relevé exact de la montagne. -Ils observèrent la direction des sentiers, leurs aboutissants, leur déclivité. +Le major, John, Robert, Paganel et lui prirent un relevé exact de la montagne. +Ils observèrent la direction des sentiers, leurs aboutissants, leur déclivité. Mais cette route offrait plus d’un danger. -Dans sa partie basse, elle passait à portée des coups de fusil. -Quelques bourres, enlevées par le vent, arrivèrent jusqu’à eux. -Elles étaient « Asseyez-vous, mon cher lord. -Bon ! dit-il, savez-vous, mes amis, avec quoi ces animaux-là bourrent leurs fusils ? -Non, Paganel, répondit Glenarvan. +Dans sa partie basse, elle passait à portée des coups de fusil. +Quelques bourres, enlevées par le vent, arrivèrent jusqu’à eux. +Elles étaient « Asseyez-vous, mon cher lord. +Bon ! dit-il, savez-vous, mes amis, avec quoi ces animaux-là bourrent leurs fusils ? +Non, Paganel, répondit Glenarvan. Avec des feuillets de la Bible ! -Ils auront de la peine à fonder des bibliothèques maories. +Ils auront de la peine à fonder des bibliothèques maories. Lis, John, » dit Glenarvan. -Il y a là de quoi leur ranimer le cœur. -Ils savaient que cette région centrale d’Ika-Na-Maoui est essentiellement volcanique. -C’est une tôle solide que cette croûte de terre ! -Mac Nabbs, reprit Paganel, je ne demande pas à rester sur ce cône. -Lady Helena, dès qu’elle l’aperçut, vint à lui. +Il y a là de quoi leur ranimer le cœur. +Ils savaient que cette région centrale d’Ika-Na-Maoui est essentiellement volcanique. +C’est une tôle solide que cette croûte de terre ! +Mac Nabbs, reprit Paganel, je ne demande pas à rester sur ce cône. +Lady Helena, dès qu’elle l’aperçut, vint à lui. Mon cher Edward, dit-elle, vous avez reconnu notre position ? -Devons-nous espérer ou craindre ? -Espérer, ma chère Helena, répondit Glenarvan. -Maintenant, à l’Oudoupa ! s’écria gaiement Paganel. -C’est notre forteresse, notre château, notre salle à manger, notre cabinet de travail ! -Personne ne nous y dérangera ! +Devons-nous espérer ou craindre ? +Espérer, ma chère Helena, répondit Glenarvan. +Maintenant, à l’Oudoupa ! s’écria gaiement Paganel. +C’est notre forteresse, notre château, notre salle à manger, notre cabinet de travail ! +Personne ne nous y dérangera ! Mesdames, permettez-moi de vous faire les honneurs de cette charmante habitation. On suivit l’aimable Paganel. -À l’intérieur, le sol disparaissait sous un tapis de feuilles vertes. -Au centre, une légère extumescence trahissait la tombe fraîchement creusée. +À l’intérieur, le sol disparaissait sous un tapis de feuilles vertes. +Au centre, une légère extumescence trahissait la tombe fraîchement creusée. Eh ! mais, ce sont des fusils de fabrique anglaise ! dit le major. Ils s’en servent ensuite contre les envahisseurs, et ils ont raison. -En tout cas, ces fusils pourront nous être utiles ! +En tout cas, ces fusils pourront nous être utiles ! En effet, les parents et les amis du mort avaient bien fait les choses. -L’approvisionnement témoignait de leur estime pour les vertus du chef. -Les fugitifs étaient donc prémunis pour quelques jours contre la faim et la soif. -D’ailleurs, il ne savait comment préparer ces racines, et le feu lui manquait. -Le stewart tomba à la renverse, épouvanté. -Vous n’êtes pas blessé ? demanda Mac Nabbs à Olbinett. -Non, monsieur Mac Nabbs, répondit le stewart, mais je ne m’attendais guère... -À tant de bienfaits du ciel ! s’écria Paganel d’un ton enjoué. -Après l’eau et les vivres de Kara-Tété, le feu de la terre ! +L’approvisionnement témoignait de leur estime pour les vertus du chef. +Les fugitifs étaient donc prémunis pour quelques jours contre la faim et la soif. +D’ailleurs, il ne savait comment préparer ces racines, et le feu lui manquait. +Le stewart tomba à la renverse, épouvanté. +Vous n’êtes pas blessé ? demanda Mac Nabbs à Olbinett. +Non, monsieur Mac Nabbs, répondit le stewart, mais je ne m’attendais guère... +À tant de bienfaits du ciel ! s’écria Paganel d’un ton enjoué. +Après l’eau et les vivres de Kara-Tété, le feu de la terre ! Mais c’est un paradis que cette montagne ! Nous serons les Robinsons du Maunganamu ! -En vérité, je cherche vainement ce qui nous manque sur ce confortable cône ! -Rien, s’il est solide, répondit John Mangles. +En vérité, je cherche vainement ce qui nous manque sur ce confortable cône ! +Rien, s’il est solide, répondit John Mangles. Bon ! il n’est pas fait d’hier, dit Paganel. -Les patates douces, cuites dans le sol brûlant, étaient excellentes. -Le géographe fit observer que Kara-Tété n’était point à plaindre. -Puis, la faim rassasiée, Glenarvan proposa de discuter, sans retard, un plan d’évasion. -Déjà ! dit Paganel, d’un ton véritablement piteux. -Comment, vous songez déjà à quitter ce lieu de délices ? +Les patates douces, cuites dans le sol brûlant, étaient excellentes. +Le géographe fit observer que Kara-Tété n’était point à plaindre. +Puis, la faim rassasiée, Glenarvan proposa de discuter, sans retard, un plan d’évasion. +Déjà ! dit Paganel, d’un ton véritablement piteux. +Comment, vous songez déjà à quitter ce lieu de délices ? Les forces ne nous manquent pas, et il faut en profiter. -Parfait, répondit Paganel, si les Maoris nous laissent passer. -Et s’ils nous en empêchent ? dit John Mangles. -Alors, nous emploierons les grands moyens, répondit Paganel. +Parfait, répondit Paganel, si les Maoris nous laissent passer. +Et s’ils nous en empêchent ? dit John Mangles. +Alors, nous emploierons les grands moyens, répondit Paganel. Vous avez donc de grands moyens ? demanda le major. -À n’en savoir que faire ! -répliqua Paganel sans s’expliquer davantage. -Ceux-ci n’avaient pas quitté la place. -Leurs rangs semblaient même s’être grossis des retardataires de la tribu. +À n’en savoir que faire ! +répliqua Paganel sans s’expliquer davantage. +Ceux-ci n’avaient pas quitté la place. +Leurs rangs semblaient même s’être grossis des retardataires de la tribu. Tout allait bien jusqu’alors. -Mais soudain, à gauche et à droite de la crête, une double fusillade éclata. -Le chapeau de Glenarvan avait été traversé de deux balles. -La température était assez froide. -De furieuses clameurs saluèrent l’apparition des Européens qui sortaient de l’enceinte profanée. -Paganel répondit aussitôt à l’inquiète curiosité de ses compagnons. -Mais il doit réussir, il réussira. +Mais soudain, à gauche et à droite de la crête, une double fusillade éclata. +Le chapeau de Glenarvan avait été traversé de deux balles. +La température était assez froide. +De furieuses clameurs saluèrent l’apparition des Européens qui sortaient de l’enceinte profanée. +Paganel répondit aussitôt à l’inquiète curiosité de ses compagnons. +Mais il doit réussir, il réussira. Et ce projet ? demanda Mac Nabbs. -Le voici, répondit Paganel. +Le voici, répondit Paganel. Cela n’est pas douteux, dit Glenarvan. Et de quelle mort horrible nous menacez-vous ? demanda lady Helena. -De la mort des sacriléges, mes amis, répondit Paganel. +De la mort des sacriléges, mes amis, répondit Paganel. Les flammes vengeresses sont sous nos pieds. -Quoi ! vous voulez faire un volcan ! s’écria John Mangles. -Oui, un volcan factice, un volcan improvisé, dont nous dirigerons les fureurs ! -Organisons une éruption artificielle à notre profit ! -L’idée est bonne, dit le major. -Non, ma chère Mary, répondit Paganel, ils ne le feront pas. -Ce projet est véritablement bien conçu, dit Glenarvan. +Quoi ! vous voulez faire un volcan ! s’écria John Mangles. +Oui, un volcan factice, un volcan improvisé, dont nous dirigerons les fureurs ! +Organisons une éruption artificielle à notre profit ! +L’idée est bonne, dit le major. +Non, ma chère Mary, répondit Paganel, ils ne le feront pas. +Ce projet est véritablement bien conçu, dit Glenarvan. Mais cela est peu probable, surtout si nous jouons habilement notre jeu. -Et quand tenterons-nous cette dernière chance ? demanda lady Helena. -C’est convenu, répondit Mac Nabbs. +Et quand tenterons-nous cette dernière chance ? demanda lady Helena. +C’est convenu, répondit Mac Nabbs. Que les missionnaires nous le pardonnent ! -L’idée était bonne, mais sa mise en pratique difficile. -Ce volcan n’allait-il pas dévorer les audacieux qui lui creuseraient un cratère ? -Le cône tout entier ne s’abîmerait-il pas dans un gouffre de feu ? -Combien cette journée parut longue ! +L’idée était bonne, mais sa mise en pratique difficile. +Ce volcan n’allait-il pas dévorer les audacieux qui lui creuseraient un cratère ? +Le cône tout entier ne s’abîmerait-il pas dans un gouffre de feu ? +Combien cette journée parut longue ! Chacun en compta les interminables heures. -Tout était préparé pour la fuite. -Les vivres de l’Oudoupa avaient été divisés et formaient des paquets peu embarrassants. -À six heures, le stewart servit un repas réconfortant. -Où et quand mangerait-on dans les vallées du district, nul ne le pouvait prévoir. -Donc, on dîna pour l’avenir. -Le crépuscule du soir arriva. -Le soleil disparut derrière une bande d’épais nuages d’aspect orageux. -Les sauvages sont superstitieusement affectés par ces grands phénomènes de la nature. -La divinité paraîtrait donc venir personnellement châtier les profanateurs du tabou. -À huit heures, le sommet du Maunganamu disparut dans une obscurité sinistre. +Tout était préparé pour la fuite. +Les vivres de l’Oudoupa avaient été divisés et formaient des paquets peu embarrassants. +À six heures, le stewart servit un repas réconfortant. +Où et quand mangerait-on dans les vallées du district, nul ne le pouvait prévoir. +Donc, on dîna pour l’avenir. +Le crépuscule du soir arriva. +Le soleil disparut derrière une bande d’épais nuages d’aspect orageux. +Les sauvages sont superstitieusement affectés par ces grands phénomènes de la nature. +La divinité paraîtrait donc venir personnellement châtier les profanateurs du tabou. +À huit heures, le sommet du Maunganamu disparut dans une obscurité sinistre. Les Maoris ne pouvaient plus voir leurs prisonniers. -Le moment d’agir était venu. -Il fallait procéder avec rapidité. -L’emplacement du cratère fut choisi à trente pas du tombeau de Kara-Tété. -Sous leurs efforts simultanés, le roc ne tarda pas à s’ébranler. -À mesure qu’ils le soulevaient, les trépidations du sol s’accusaient plus violemment. -Les audacieux ouvriers, véritables cyclopes maniant les feux de la terre, travaillaient silencieusement. -Aussitôt la couche amincie céda. -Alors, les vases, les laves, les détritus volcaniques, se confondirent dans un même embrasement. -Des torrents de feu sillonnèrent les flancs du Maunganamu. -L’éruption rongeait les bords du cratère. -Les prisonniers, cachés derrière l’enceinte de pieux, suivaient les effrayants progrès du phénomène. -La fureur volcanique ne se modérait pas. +Le moment d’agir était venu. +Il fallait procéder avec rapidité. +L’emplacement du cratère fut choisi à trente pas du tombeau de Kara-Tété. +Sous leurs efforts simultanés, le roc ne tarda pas à s’ébranler. +À mesure qu’ils le soulevaient, les trépidations du sol s’accusaient plus violemment. +Les audacieux ouvriers, véritables cyclopes maniant les feux de la terre, travaillaient silencieusement. +Aussitôt la couche amincie céda. +Alors, les vases, les laves, les détritus volcaniques, se confondirent dans un même embrasement. +Des torrents de feu sillonnèrent les flancs du Maunganamu. +L’éruption rongeait les bords du cratère. +Les prisonniers, cachés derrière l’enceinte de pieux, suivaient les effrayants progrès du phénomène. +La fureur volcanique ne se modérait pas. Les Maoris avaient fui sur les plateaux voisins, hors des atteintes du volcan. -Quelques cadavres, couchés au pied du cône, étaient carbonisés par le feu. +Quelques cadavres, couchés au pied du cône, étaient carbonisés par le feu. Kai-Koumou vint au milieu de ses guerriers, et Glenarvan le reconnut. -Ils partent ! s’écria Glenarvan. +Ils partent ! s’écria Glenarvan. Ils abandonnent leur poste ! -Notre stratagème a réussi ! -Ma chère Helena, mes braves compagnons, nous voilà morts, nous voilà enterrés ! -On se figurerait difficilement la joie qui régna dans l’Oudoupa. +Notre stratagème a réussi ! +Ma chère Helena, mes braves compagnons, nous voilà morts, nous voilà enterrés ! +On se figurerait difficilement la joie qui régna dans l’Oudoupa. L’espoir avait repris tous les cœurs. -Mais Kai-Koumou dépisté, on se croyait sauvé de tous les sauvages de la Nouvelle-Zélande ! +Mais Kai-Koumou dépisté, on se croyait sauvé de tous les sauvages de la Nouvelle-Zélande ! Ce fut un assaut entre Paganel et lui. -Une journée entière devait encore s’écouler avant l’évasion définitive. -On l’employa à discuter un plan de fuite. -C’était passer par des régions inconnues, mais vraisemblablement désertes. -Dix jours de marche à dix milles par jour. -Ces divers points arrêtés, on continua de surveiller les indigènes jusqu’au soir. -Le chemin était libre. -À neuf heures, par une nuit noire, Glenarvan donna le signal du départ. -John Mangles et Wilson tenaient la tête, l’oreille et l’œil aux aguets. -Ils s’arrêtaient au moindre bruit, ils interrogeaient la moindre lueur. -Il sentait battre le cœur de lady Helena, cramponnée à son bras. -Il ne songeait pas à reculer d’ailleurs. -Soudain il s’arrêta, recula presque. +Une journée entière devait encore s’écouler avant l’évasion définitive. +On l’employa à discuter un plan de fuite. +C’était passer par des régions inconnues, mais vraisemblablement désertes. +Dix jours de marche à dix milles par jour. +Ces divers points arrêtés, on continua de surveiller les indigènes jusqu’au soir. +Le chemin était libre. +À neuf heures, par une nuit noire, Glenarvan donna le signal du départ. +John Mangles et Wilson tenaient la tête, l’oreille et l’œil aux aguets. +Ils s’arrêtaient au moindre bruit, ils interrogeaient la moindre lueur. +Il sentait battre le cœur de lady Helena, cramponnée à son bras. +Il ne songeait pas à reculer d’ailleurs. +Soudain il s’arrêta, recula presque. Il avait cru surprendre quelque bruit dans l’ombre. -Son hésitation enraya la marche de ses compagnons. -Il demeura immobile, et assez longtemps pour inquiéter ceux qui le suivaient. +Son hésitation enraya la marche de ses compagnons. +Il demeura immobile, et assez longtemps pour inquiéter ceux qui le suivaient. Dans quelles angoisses, cela ne peut s’exprimer ! -Serait-on forcé de revenir en arrière et de regagner le sommet du Maunganamu ? -Bientôt le taillis se dessina vaguement dans l’ombre. -La nuit favorisait cette évasion. +Serait-on forcé de revenir en arrière et de regagner le sommet du Maunganamu ? +Bientôt le taillis se dessina vaguement dans l’ombre. +La nuit favorisait cette évasion. Il fallait donc en profiter pour quitter les funestes parages du lac Taupo. -À neuf heures du matin, douze milles avaient été enlevés en douze heures. +À neuf heures du matin, douze milles avaient été enlevés en douze heures. On ne pouvait exiger plus des courageuses femmes. -D’ailleurs, le lieu parut convenable pour établir un campement. -Les fugitifs avaient atteint le défilé qui sépare les deux chaînes. -La route d’Oberland restait à droite et courait vers le sud. -Les vivres furent tirés des sacs, et on leur fit honneur. +D’ailleurs, le lieu parut convenable pour établir un campement. +Les fugitifs avaient atteint le défilé qui sépare les deux chaînes. +La route d’Oberland restait à droite et courait vers le sud. +Les vivres furent tirés des sacs, et on leur fit honneur. Ils ne se firent pas prier pour dormir en plein air. -Le lendemain, le chemin présenta des difficultés assez sérieuses. +Le lendemain, le chemin présenta des difficultés assez sérieuses. Les yeux en furent beaucoup plus satisfaits que les jambes. -Plus loin, aux sources chaudes et aux geysers tumultueux succédèrent les solfatares. -Le terrain apparut tout boutonné de grosses pustules. -L’atmosphère était saturée de l’odeur piquante et désagréable des acides sulfureux. -Le soufre, formant des croûtes et des concrétions cristallines, tapissait le sol. -On comprend quelles fatigues subirent les voyageurs à traverser ces régions hérissées d’obstacles. -Chacun avait donc hâte d’en finir avec ces terrains arides et déserts. -Cependant, il ne fallut pas moins de quatre jours pour tourner cette impraticable contrée. -Jusqu’ici, les voyageurs n’avaient pas rencontré l’ombre d’un indigène. -On marchait pendant toute la journée à travers les forêts et les plaines. -John relevait sa direction sur le soleil et les étoiles. -Le ciel, assez clément, épargnait ses chaleurs et ses pluies. -Ils causaient, cependant, ils s’entretenaient encore, mais non plus d’une façon générale. +Plus loin, aux sources chaudes et aux geysers tumultueux succédèrent les solfatares. +Le terrain apparut tout boutonné de grosses pustules. +L’atmosphère était saturée de l’odeur piquante et désagréable des acides sulfureux. +Le soufre, formant des croûtes et des concrétions cristallines, tapissait le sol. +On comprend quelles fatigues subirent les voyageurs à traverser ces régions hérissées d’obstacles. +Chacun avait donc hâte d’en finir avec ces terrains arides et déserts. +Cependant, il ne fallut pas moins de quatre jours pour tourner cette impraticable contrée. +Jusqu’ici, les voyageurs n’avaient pas rencontré l’ombre d’un indigène. +On marchait pendant toute la journée à travers les forêts et les plaines. +John relevait sa direction sur le soleil et les étoiles. +Le ciel, assez clément, épargnait ses chaleurs et ses pluies. +Ils causaient, cependant, ils s’entretenaient encore, mais non plus d’une façon générale. Cette horrible image ne le quittait pas. On ne parlait plus d’Harry Grant. -À quoi bon, puisqu’on ne pouvait rien tenter pour lui ? -Quand il parlait d’Harry Grant, John faisait encore des projets de recherches ultérieures. -Il affirmait à Mary que lord Glenarvan reprendrait cette entreprise avortée. +À quoi bon, puisqu’on ne pouvait rien tenter pour lui ? +Quand il parlait d’Harry Grant, John faisait encore des projets de recherches ultérieures. +Il affirmait à Mary que lord Glenarvan reprendrait cette entreprise avortée. Donc, Harry Grant existait quelque part. -Donc, fallût-il fouiller le monde entier, on devait le retrouver. -On put la passer à gué. -Pendant deux jours, les plaines d’arbustes se succédèrent sans interruption. -Ils portaient une sombre couronne terminée par un cône aigu. +Donc, fallût-il fouiller le monde entier, on devait le retrouver. +On put la passer à gué. +Pendant deux jours, les plaines d’arbustes se succédèrent sans interruption. +Ils portaient une sombre couronne terminée par un cône aigu. Ils fournirent aux repas des voyageurs une abondante et saine nourriture. -Son instinct de naturaliste se réveilla. -Mais pas une balle ne put les arrêter dans leur course ! -Là, la fatalité réservait une nouvelle et terrible épreuve aux infortunés voyageurs. +Son instinct de naturaliste se réveilla. +Mais pas une balle ne put les arrêter dans leur course ! +Là, la fatalité réservait une nouvelle et terrible épreuve aux infortunés voyageurs. En dix minutes, la pirogue fut d’un quart de mille au large. -La mer était calme. +La mer était calme. Les fugitifs gardaient un profond silence. -En mer ! en mer ! s’écria-t-il, et plutôt nous abîmer dans les flots ! -La pirogue, enlevée par ses quatre rameurs, reprit le large. -En ce moment, deux milles à peine les en séparaient. +En mer ! en mer ! s’écria-t-il, et plutôt nous abîmer dans les flots ! +La pirogue, enlevée par ses quatre rameurs, reprit le large. +En ce moment, deux milles à peine les en séparaient. Que faisait alors Glenarvan ? -Debout, à l’arrière du canot, il cherchait à l’horizon quelque secours chimérique. +Debout, à l’arrière du canot, il cherchait à l’horizon quelque secours chimérique. Avait-il comme un pressentiment ? -Un navire ! s’écria-t-il, mes amis, un navire ! nagez ! nagez ferme ! -Seul, Paganel, se levant, braqua sa longue-vue sur le point indiqué. +Un navire ! s’écria-t-il, mes amis, un navire ! nagez ! nagez ferme ! +Seul, Paganel, se levant, braqua sa longue-vue sur le point indiqué. Hardi, mes braves camarades ! Le steamer devenait de plus en plus visible. -Un seul mot leur expliqua ce subit désespoir. -Le Duncan ! s’écria Glenarvan, le Duncan et les convicts ! -Le Duncan ! s’écria John, qui lâcha son aviron et se leva aussitôt. -Oui ! la mort des deux côtés ! -murmura Glenarvan, brisé par tant d’angoisses. -Le major ne put retenir une malédiction qu’il lança contre le ciel. -C’en était trop ! -Cependant, la pirogue était abandonnée à elle-même. -Était-il possible de choisir entre les sauvages ou les convicts ? -Quelques coups de rames repoussèrent alors la pirogue vers le Duncan. -Le yacht marchait à toute vapeur et n’était plus qu’à un demi-mille. -Les deux pauvres femmes, agenouillées, éperdues, priaient. +Un seul mot leur expliqua ce subit désespoir. +Le Duncan ! s’écria Glenarvan, le Duncan et les convicts ! +Le Duncan ! s’écria John, qui lâcha son aviron et se leva aussitôt. +Oui ! la mort des deux côtés ! +murmura Glenarvan, brisé par tant d’angoisses. +Le major ne put retenir une malédiction qu’il lança contre le ciel. +C’en était trop ! +Cependant, la pirogue était abandonnée à elle-même. +Était-il possible de choisir entre les sauvages ou les convicts ? +Quelques coups de rames repoussèrent alors la pirogue vers le Duncan. +Le yacht marchait à toute vapeur et n’était plus qu’à un demi-mille. +Les deux pauvres femmes, agenouillées, éperdues, priaient. Les sauvages faisaient un feu roulant, et les balles pleuvaient autour de la pirogue. -Ceux-ci, pris entre deux feux, demeurèrent immobiles entre le Duncan et les canots indigènes. -John Mangles, fou de désespoir, saisit sa hache. +Ceux-ci, pris entre deux feux, demeurèrent immobiles entre le Duncan et les canots indigènes. +John Mangles, fou de désespoir, saisit sa hache. Tom Austin ! disait l’enfant. -Il est à bord ! +Il est à bord ! Il nous a reconnus ! il agite son chapeau ! La hache resta suspendue au bras de John. -Les sauvages, épouvantés, fuyaient et regagnaient la côte. -Le retour à bord du Duncan. (Page cinq cent soixante-dix-sept.) « À nous ! -avait crié John Mangles d’une voix éclatante. -Ce fut d’abord de la joie, du délire. -Et dans quel triste état de consomption et de faiblesse ! -Pourquoi le Duncan se trouvait-il sur la côte orientale de la Nouvelle-Zélande ? -Comment n’était-il pas entre les mains de Ben Joyce ? -Par quelle providentielle fatalité Dieu l’avait-il amené sur la route des fugitifs ? -Ainsi débutaient les questions simultanées qui venaient frapper Tom Austin à bout portant. +Les sauvages, épouvantés, fuyaient et regagnaient la côte. +Le retour à bord du Duncan. (Page cinq cent soixante-dix-sept.) « À nous ! +avait crié John Mangles d’une voix éclatante. +Ce fut d’abord de la joie, du délire. +Et dans quel triste état de consomption et de faiblesse ! +Pourquoi le Duncan se trouvait-il sur la côte orientale de la Nouvelle-Zélande ? +Comment n’était-il pas entre les mains de Ben Joyce ? +Par quelle providentielle fatalité Dieu l’avait-il amené sur la route des fugitifs ? +Ainsi débutaient les questions simultanées qui venaient frapper Tom Austin à bout portant. Le vieux marin ne savait auquel entendre. Mais les convicts ? demanda Glenarvan, qu’avez-vous fait des convicts ? -Oui ! les misérables qui ont attaqué le yacht ? +Oui ! les misérables qui ont attaqué le yacht ? Quel yacht ? dit Tom Austin, le yacht de Votre Honneur ? -Tom ! le Duncan, et ce Ben Joyce qui est venu à bord ? -Jamais ! s’écria Glenarvan stupéfait des réponses du vieux marin. -Par mes ordres ! s’écria Glenarvan. +Tom ! le Duncan, et ce Ben Joyce qui est venu à bord ? +Jamais ! s’écria Glenarvan stupéfait des réponses du vieux marin. +Par mes ordres ! s’écria Glenarvan. Ma lettre ! ma lettre ! -En ce moment, les dix voyageurs entouraient Tom Austin et le dévoraient du regard. -La lettre datée de Snowy-River était donc parvenue au Duncan ? -Voyons, reprit Glenarvan, expliquons-nous, car je crois rêver. -Vous avez reçu une lettre, Tom ? +En ce moment, les dix voyageurs entouraient Tom Austin et le dévoraient du regard. +La lettre datée de Snowy-River était donc parvenue au Duncan ? +Voyons, reprit Glenarvan, expliquons-nous, car je crois rêver. +Vous avez reçu une lettre, Tom ? Oui, une lettre de Votre Honneur. -Melbourne, au moment où j’achevais de réparer mes avaries. -Elle n’était pas écrite de votre main, mais signée de vous, mylord. -C’est cela même. -Ma lettre vous a été apportée par un convict nommé Ben Joyce. -Non, par un matelot appelé Ayrton, quartier-maître du Britannia. +Melbourne, au moment où j’achevais de réparer mes avaries. +Elle n’était pas écrite de votre main, mais signée de vous, mylord. +C’est cela même. +Ma lettre vous a été apportée par un convict nommé Ben Joyce. +Non, par un matelot appelé Ayrton, quartier-maître du Britannia. Eh bien ! que disait cette lettre ? -De l’Australie ! s’écria Glenarvan avec une véhémence qui déconcerta le vieux marin. -De l’Australie ? répéta Tom en ouvrant les yeux, mais non ! de la Nouvelle-Zélande ! +De l’Australie ! s’écria Glenarvan avec une véhémence qui déconcerta le vieux marin. +De l’Australie ? répéta Tom en ouvrant les yeux, mais non ! de la Nouvelle-Zélande ! Tom ! de l’Australie ! -répondirent d’une seule voix les compagnons de Glenarvan. -En ce moment, Austin eut une sorte d’éblouissement. -Lui, le fidèle et exact marin, aurait-il commis une pareille erreur ? +répondirent d’une seule voix les compagnons de Glenarvan. +En ce moment, Austin eut une sorte d’éblouissement. +Lui, le fidèle et exact marin, aurait-il commis une pareille erreur ? Il rougit, il se troubla. Remettez-vous, Tom, dit lady Helena, la Providence a voulu... Mais non, Madame, pardonnez-moi, reprit le vieux Tom. Non ! ce n’est pas possible ! -Je ne me suis pas trompé ! -Ayrton ? s’écria Glenarvan. -Avez-vous la lettre, Tom ? demanda le major, intrigué au plus haut point. -Oui, monsieur Mac Nabbs, répondit Austin. +Je ne me suis pas trompé ! +Ayrton ? s’écria Glenarvan. +Avez-vous la lettre, Tom ? demanda le major, intrigué au plus haut point. +Oui, monsieur Mac Nabbs, répondit Austin. Je vais la chercher. -Austin courut à sa cabine du gaillard d’avant. -Il tenait à la main la lettre écrite par Paganel et signée par Glenarvan. +Austin courut à sa cabine du gaillard d’avant. +Il tenait à la main la lettre écrite par Paganel et signée par Glenarvan. Que Votre Honneur lise, » dit le vieux marin. -s’écria Paganel bondissant. -En ce moment, il sentit une main s’appuyer sur son épaule. -Il se redressa et se vit face à face avec le major. -Cette plaisanterie acheva le pauvre géographe. -Un rire universel, homérique, gagna tout l’équipage du yacht. -Là, ses pieds s’embarrassèrent dans un paquet de câbles. -Ses mains, au hasard, se raccrochèrent à une corde. -Tout à coup, une épouvantable détonation éclata. -De là ce coup de tonnerre. -À la surprise produite par la détonation, succéda un cri d’épouvante. -On crut à un malheur. -Dix matelots se précipitèrent dans l’entrepont et remontèrent Paganel plié en deux. -Le géographe ne parlait plus. +s’écria Paganel bondissant. +En ce moment, il sentit une main s’appuyer sur son épaule. +Il se redressa et se vit face à face avec le major. +Cette plaisanterie acheva le pauvre géographe. +Un rire universel, homérique, gagna tout l’équipage du yacht. +Là, ses pieds s’embarrassèrent dans un paquet de câbles. +Ses mains, au hasard, se raccrochèrent à une corde. +Tout à coup, une épouvantable détonation éclata. +De là ce coup de tonnerre. +À la surprise produite par la détonation, succéda un cri d’épouvante. +On crut à un malheur. +Dix matelots se précipitèrent dans l’entrepont et remontèrent Paganel plié en deux. +Le géographe ne parlait plus. On transporta ce long corps sur la dunette. -Les compagnons du brave Français étaient désespérés. +Les compagnons du brave Français étaient désespérés. Mais, Paganel ! dit le major. Non ! vous dis-je ! Vous ne visiterez pas ! -Vous avez peut-être cassé..., reprit Mac Nabbs. -L’épontille du poste qui s’est brisée dans ma chute ! -À cette réplique, les éclats de rire recommencèrent de plus belle. -En tout cas, pensa le major, voilà un géographe étrangement pudibond ! -Maintenant, Paganel, lui dit Glenarvan, répondez franchement. -Je reconnais que votre distraction a été providentielle. -Eh ! parbleu ! s’écria Paganel, c’est... -À moins qu’on ne vous écorche, ajouta le major. -M’écorcher ! s’écria le géographe d’un air furibond. +Vous avez peut-être cassé..., reprit Mac Nabbs. +L’épontille du poste qui s’est brisée dans ma chute ! +À cette réplique, les éclats de rire recommencèrent de plus belle. +En tout cas, pensa le major, voilà un géographe étrangement pudibond ! +Maintenant, Paganel, lui dit Glenarvan, répondez franchement. +Je reconnais que votre distraction a été providentielle. +Eh ! parbleu ! s’écria Paganel, c’est... +À moins qu’on ne vous écorche, ajouta le major. +M’écorcher ! s’écria le géographe d’un air furibond. Est-ce une allusion ?... demanda Mac Nabbs de sa voix tranquille. L’incident n’eut pas de suite. Ils voulaient encore l’interroger. -Maintenant, mon vieux Tom, dit Glenarvan, répondez-moi. +Maintenant, mon vieux Tom, dit Glenarvan, répondez-moi. Pouvais-je agir autrement ? Auriez-vous fait autrement, capitaine ? -Non, Tom, répondit John Mangles. -Mais qu’avez-vous pensé ? demanda Glenarvan. -Mais alors un incident, qui m’a rendu très-perplexe, s’est passé à bord. +Non, Tom, répondit John Mangles. +Mais qu’avez-vous pensé ? demanda Glenarvan. +Mais alors un incident, qui m’a rendu très-perplexe, s’est passé à bord. Que voulez-vous dire, Tom ? demanda Glenarvan. -Ayrton ! s’écria Glenarvan. -Il est donc à bord ? -Ayrton ici ! répéta Glenarvan, regardant John Mangles. +Ayrton ! s’écria Glenarvan. +Il est donc à bord ? +Ayrton ici ! répéta Glenarvan, regardant John Mangles. Dieu l’a voulu ! -répondit le jeune capitaine. -Où est-il ? demanda vivement Glenarvan. -Dans une cabine du gaillard d’avant, répondit Tom Austin, et gardé à vue. +répondit le jeune capitaine. +Où est-il ? demanda vivement Glenarvan. +Dans une cabine du gaillard d’avant, répondit Tom Austin, et gardé à vue. Et depuis ce temps ? -Depuis ce temps, il est resté dans sa cabine, sans chercher à en sortir. -En ce moment, Glenarvan et John Mangles furent mandés dans la dunette. -Le déjeuner, dont ils avaient un si pressant besoin, était préparé. -Ils prirent place à la table du carré et ne parlèrent point d’Ayrton. -En même temps, il annonça son intention de le faire comparaître devant eux. -Puis-je me dispenser d’assister à cet interrogatoire ? demanda lady Helena. -C’est une confrontation, Helena, répondit lord Glenarvan. +Depuis ce temps, il est resté dans sa cabine, sans chercher à en sortir. +En ce moment, Glenarvan et John Mangles furent mandés dans la dunette. +Le déjeuner, dont ils avaient un si pressant besoin, était préparé. +Ils prirent place à la table du carré et ne parlèrent point d’Ayrton. +En même temps, il annonça son intention de le faire comparaître devant eux. +Puis-je me dispenser d’assister à cet interrogatoire ? demanda lady Helena. +C’est une confrontation, Helena, répondit lord Glenarvan. Restez, je vous en prie. -Il faut que Ben Joyce se voie face à face avec toutes ses victimes ! -Lady Helena se rendit à cette observation. -Mary Grant et elle prirent place auprès de lord Glenarvan. +Il faut que Ben Joyce se voie face à face avec toutes ses victimes ! +Lady Helena se rendit à cette observation. +Mary Grant et elle prirent place auprès de lord Glenarvan. Faites venir Ayrton, » dit Glenarvan. -Ses yeux étaient sombres, ses dents serrées, ses poings fermés convulsivement. -Sa personne ne décelait ni forfanterie ni humilité. -À ces paroles, les lèvres du quartier-maître tremblèrent légèrement. -Non la rougeur du remords, mais la honte de l’insuccès. -Cependant, il ne répondit pas. -Mais Ayrton s’obstinait à garder un absolu silence. -Parlez, Ayrton, qu’avez-vous à dire ? +Ses yeux étaient sombres, ses dents serrées, ses poings fermés convulsivement. +Sa personne ne décelait ni forfanterie ni humilité. +À ces paroles, les lèvres du quartier-maître tremblèrent légèrement. +Non la rougeur du remords, mais la honte de l’insuccès. +Cependant, il ne répondit pas. +Mais Ayrton s’obstinait à garder un absolu silence. +Parlez, Ayrton, qu’avez-vous à dire ? J’ai fait la sottise de me laisser prendre. Agissez comme il vous plaira. -À le voir, on l’eût cru étranger à cette grave affaire. -Mais Glenarvan avait résolu de rester patient. +À le voir, on l’eût cru étranger à cette grave affaire. +Mais Glenarvan avait résolu de rester patient. Et d’abord, dois-je vous appeler Ayrton ou Ben Joyce ? -Êtes-vous, oui ou non, le quartier-maître du Britannia ? -Ayrton resta impassible, observant la côte, sourd à toute question. -Voulez-vous m’apprendre comment vous avez quitté le Britannia, pourquoi vous étiez en Australie ? -Même silence, même impassibilité. -Écoutez-moi bien, Ayrton, reprit Glenarvan. -Vous avez intérêt à parler. -Il peut vous être tenu compte d’une franchise qui est votre dernière ressource. -Pour la dernière fois, voulez-vous répondre à mes questions ? -C’est à la justice et non à moi de prouver contre moi-même. -Les preuves seront faciles ! répondit Glenarvan. +Êtes-vous, oui ou non, le quartier-maître du Britannia ? +Ayrton resta impassible, observant la côte, sourd à toute question. +Voulez-vous m’apprendre comment vous avez quitté le Britannia, pourquoi vous étiez en Australie ? +Même silence, même impassibilité. +Écoutez-moi bien, Ayrton, reprit Glenarvan. +Vous avez intérêt à parler. +Il peut vous être tenu compte d’une franchise qui est votre dernière ressource. +Pour la dernière fois, voulez-vous répondre à mes questions ? +C’est à la justice et non à moi de prouver contre moi-même. +Les preuves seront faciles ! répondit Glenarvan. Faciles ! mylord ? reprit Ayrton d’un ton railleur. -Votre Honneur me paraît s’avancer beaucoup. -Moi, j’affirme que le meilleur juge de Temple-Bar serait embarrassé de ma personne ! +Votre Honneur me paraît s’avancer beaucoup. +Moi, j’affirme que le meilleur juge de Temple-Bar serait embarrassé de ma personne ! Personne, entendez-moi, personne ! -Jusqu’à preuve du contraire, je suis Ayrton, quartier-maître du Britannia. -Ayrton s’était animé en parlant, et il revint bientôt à son indifférence première. +Jusqu’à preuve du contraire, je suis Ayrton, quartier-maître du Britannia. +Ayrton s’était animé en parlant, et il revint bientôt à son indifférence première. Ce n’est point mon affaire. -Il importe que nos situations respectives soient nettement définies. +Il importe que nos situations respectives soient nettement définies. Je ne vous demande rien qui puisse vous compromettre. Cela regarde la justice. -Ayrton remua la tête en homme décidé à se taire. -Voulez-vous me dire où est le capitaine Grant ? demanda Glenarvan. -Non, mylord, répondit Ayrton. -Voulez-vous m’indiquer où s’est échoué le Britannia ? -Ses traits se contractèrent. +Ayrton remua la tête en homme décidé à se taire. +Voulez-vous me dire où est le capitaine Grant ? demanda Glenarvan. +Non, mylord, répondit Ayrton. +Voulez-vous m’indiquer où s’est échoué le Britannia ? +Ses traits se contractèrent. Mais d’une voix basse : « Je ne puis, mylord, » murmura-t-il. Faites-moi pendre si vous voulez ! -s’écria Glenarvan, dominé par un brusque mouvement de colère. -À la première relâche vous serez remis entre les mains des autorités anglaises. +s’écria Glenarvan, dominé par un brusque mouvement de colère. +À la première relâche vous serez remis entre les mains des autorités anglaises. C’est ce que je demande ! -Les témoins de cette scène se retirèrent indignés et désespérés. +Les témoins de cette scène se retirèrent indignés et désespérés. John inspecta ses soutes ; l’approvisionnement de charbon devait durer quinze jours au plus. -Donc, nécessité de refaire du combustible à la plus prochaine relâche. -C’était un trajet direct et précisément sur le trente-septième degré. -Ce plan adopté, ordre fut donné à l’ingénieur de forcer sa pression. -C’était donc le voyage du retour qui commençait. -Triste traversée pour ces courageux chercheurs qui revenaient au port sans ramener Harry Grant ! -Aussi, à ces hurrahs qui acclamèrent Glenarvan à son retour, succéda bientôt le découragement. -On le voyait à peine. -Sa loquacité naturelle, sa vivacité française s’étaient changées en mutisme et en abattement. -Il semblait même plus complètement découragé que ses compagnons. -On sentait qu’il les croyait irrévocablement perdus. -Mais évidemment, Grant, retrouvé, serait un témoin à charge contre lui. -Aussi se taisait-il obstinément. -Plusieurs fois, Glenarvan renouvela ses tentatives près du quartier-maître. +Donc, nécessité de refaire du combustible à la plus prochaine relâche. +C’était un trajet direct et précisément sur le trente-septième degré. +Ce plan adopté, ordre fut donné à l’ingénieur de forcer sa pression. +C’était donc le voyage du retour qui commençait. +Triste traversée pour ces courageux chercheurs qui revenaient au port sans ramener Harry Grant ! +Aussi, à ces hurrahs qui acclamèrent Glenarvan à son retour, succéda bientôt le découragement. +On le voyait à peine. +Sa loquacité naturelle, sa vivacité française s’étaient changées en mutisme et en abattement. +Il semblait même plus complètement découragé que ses compagnons. +On sentait qu’il les croyait irrévocablement perdus. +Mais évidemment, Grant, retrouvé, serait un témoin à charge contre lui. +Aussi se taisait-il obstinément. +Plusieurs fois, Glenarvan renouvela ses tentatives près du quartier-maître. Promesses et menaces furent inutiles. Mais si Ayrton ne savait rien, pourquoi n’avouait-il pas son ignorance ? Elle ne pouvait tourner contre lui. -Son silence accroissait la difficulté de former un plan nouveau. -Il fallait décider à tout prix Ayrton à s’expliquer sur ce sujet. -Où un homme avait échoué, peut-être une femme réussirait-elle par sa douce influence. -Ce jour-là, cinq mars, Ayrton fut amené dans l’appartement de lady Helena. +Son silence accroissait la difficulté de former un plan nouveau. +Il fallait décider à tout prix Ayrton à s’expliquer sur ce sujet. +Où un homme avait échoué, peut-être une femme réussirait-elle par sa douce influence. +Ce jour-là, cinq mars, Ayrton fut amené dans l’appartement de lady Helena. Mais lady Helena ne se tint pas pour battue. Mais cette fois, lorsque lady Helena reparut, ses traits respiraient la confiance. -Ce fut comme une commotion électrique. -Cependant Glenarvan s’était précipité au-devant de sa femme. -Il a parlé ? demanda-t-il. -Non, répondit lady Helena. -Mais, cédant à mes prières, Ayrton désire vous voir. -Ah ! chère Helena, vous avez réussi ! -Je l’espère, Edward. +Ce fut comme une commotion électrique. +Cependant Glenarvan s’était précipité au-devant de sa femme. +Il a parlé ? demanda-t-il. +Non, répondit lady Helena. +Mais, cédant à mes prières, Ayrton désire vous voir. +Ah ! chère Helena, vous avez réussi ! +Je l’espère, Edward. Avez-vous fait quelque promesse que je doive ratifier ? -Bien, ma chère Helena. -Qu’Ayrton vienne à l’instant. -Dès que le quartier-maître se trouva en présence du lord, ses gardiens se retirèrent. -Vous avez désiré me parler, Ayrton ? dit Glenarvan. -Oui, mylord, répondit le quartier-maître. +Bien, ma chère Helena. +Qu’Ayrton vienne à l’instant. +Dès que le quartier-maître se trouva en présence du lord, ses gardiens se retirèrent. +Vous avez désiré me parler, Ayrton ? dit Glenarvan. +Oui, mylord, répondit le quartier-maître. Ayrton parlait avec calme. -Voilà pourquoi j’ai réclamé la présence de Messieurs Paganel et Mac Nabbs. -Car c’est, à proprement parler, une affaire que je viens vous proposer. +Voilà pourquoi j’ai réclamé la présence de Messieurs Paganel et Mac Nabbs. +Car c’est, à proprement parler, une affaire que je viens vous proposer. Quelle est cette affaire ? dit-il. -La voici, répondit Ayrton. -Vous désirez savoir de moi certains détails qui peuvent vous être utiles. -Je désire obtenir de vous certains avantages qui me seront précieux. +La voici, répondit Ayrton. +Vous désirez savoir de moi certains détails qui peuvent vous être utiles. +Je désire obtenir de vous certains avantages qui me seront précieux. Cela vous convient-il ou non ? -Quels sont ces détails ? demanda Paganel. +Quels sont ces détails ? demanda Paganel. Non, reprit Glenarvan, quels sont ces avantages ? -Voici, dit-il, les avantages que je réclame. +Voici, dit-il, les avantages que je réclame. Oui, Ayrton, et ce n’est que justice. -Je ne dis pas non, répondit tranquillement le quartier-maître. -Ainsi, vous ne consentiriez point à me rendre la liberté ? -Glenarvan hésita avant de répondre à une question si nettement posée. -De ce qu’il allait dire dépendait peut-être le sort d’Harry Grant ! -Je ne la demande pas, répondit fièrement le quartier-maître. +Je ne dis pas non, répondit tranquillement le quartier-maître. +Ainsi, vous ne consentiriez point à me rendre la liberté ? +Glenarvan hésita avant de répondre à une question si nettement posée. +De ce qu’il allait dire dépendait peut-être le sort d’Harry Grant ! +Je ne la demande pas, répondit fièrement le quartier-maître. Alors, que voulez-vous ? -Mais qui me répondra ?... -Oh ! je vois ce qui vous inquiète, mylord. -Il faudra vous en rapporter à moi, à la parole d’un malfaiteur ! +Mais qui me répondra ?... +Oh ! je vois ce qui vous inquiète, mylord. +Il faudra vous en rapporter à moi, à la parole d’un malfaiteur ! Mais que voulez-vous ? La situation est ainsi faite. -C’est à prendre ou à laisser. +C’est à prendre ou à laisser. Et vous aurez raison, mylord. D’ailleurs, si je vous trompe, vous aurez toujours le moyen de vous venger ! -En me venant reprendre dans l’île que je n’aurai pu fuir. -Ayrton avait réponse à tout. -Il allait au-devant des difficultés, il fournissait contre lui des arguments sans réplique. +En me venant reprendre dans l’île que je n’aurai pu fuir. +Ayrton avait réponse à tout. +Il allait au-devant des difficultés, il fournissait contre lui des arguments sans réplique. On le voit, il affectait de traiter son « affaire » avec une indiscutable bonne foi. -Il était impossible de s’abandonner avec une plus parfaite confiance. -Je suis réellement Tom Ayrton. -J’agis franchement, parce que moi-même je compte sur votre loyauté. -Parlez, Ayrton, répondit Glenarvan. -Peu de chose ! s’écria Glenarvan. -Un vif désappointement se peignit sur les traits de Glenarvan et du major. -Quant à Paganel, il demeurait impassible. -Il n’importe, répondit Glenarvan. +Il était impossible de s’abandonner avec une plus parfaite confiance. +Je suis réellement Tom Ayrton. +J’agis franchement, parce que moi-même je compte sur votre loyauté. +Parlez, Ayrton, répondit Glenarvan. +Peu de chose ! s’écria Glenarvan. +Un vif désappointement se peignit sur les traits de Glenarvan et du major. +Quant à Paganel, il demeurait impassible. +Il n’importe, répondit Glenarvan. J’accepte votre proposition, Ayrton. -Bien, mylord, » répondit le quartier-maître. -Il semblait qu’il traitât pour un autre que pour lui. -Je suis prêt à répondre, dit-il. -Nous n’avons pas de questions à vous faire, dit Glenarvan. -Apprenez-nous ce que vous savez, Ayrton, en commençant par déclarer qui vous êtes. -Messieurs, répondit Ayrton, je suis réellement Tom Ayrton, le quartier-maître du Britannia. -Son caractère ne m’allait pas. -Cet homme-là est de fer pour lui et pour les autres. -Néanmoins, j’osai me révolter. +Bien, mylord, » répondit le quartier-maître. +Il semblait qu’il traitât pour un autre que pour lui. +Je suis prêt à répondre, dit-il. +Nous n’avons pas de questions à vous faire, dit Glenarvan. +Apprenez-nous ce que vous savez, Ayrton, en commençant par déclarer qui vous êtes. +Messieurs, répondit Ayrton, je suis réellement Tom Ayrton, le quartier-maître du Britannia. +Son caractère ne m’allait pas. +Cet homme-là est de fer pour lui et pour les autres. +Néanmoins, j’osai me révolter. Que j’aie eu tort ou non, peu importe. Continuez, Ayrton, dit Glenarvan. -Je me joignis à eux. +Je me joignis à eux. Vous me dispenserez, mylord, de vous raconter ma vie pendant deux ans et demi. J’y fus admis comme domestique sous mon vrai nom d’Ayrton. -J’attendais là que l’occasion se présentât de m’emparer d’un navire. -C’était mon suprême but. +J’attendais là que l’occasion se présentât de m’emparer d’un navire. +C’était mon suprême but. Deux mois plus tard, le Duncan arriva. -Je n’hésitai pas. -Mais il avait des avaries graves à réparer. -Je vous conduisis ainsi et sans défiance jusqu’à la Snowy-River. -Les chevaux et les bœufs tombèrent peu à peu empoisonnés par le gastrolobium. +Je n’hésitai pas. +Mais il avait des avaries graves à réparer. +Je vous conduisis ainsi et sans défiance jusqu’à la Snowy-River. +Les chevaux et les bœufs tombèrent peu à peu empoisonnés par le gastrolobium. J’embourbai le chariot dans les marais de la Snowy. -Le quartier-maître se tut, croisa ses bras suivant son habitude, et attendit. +Le quartier-maître se tut, croisa ses bras suivant son habitude, et attendit. Glenarvan et ses amis gardaient le silence. -Et savez-vous alors quels étaient les projets d’Harry Grant ? -D’une manière vague. +Et savez-vous alors quels étaient les projets d’Harry Grant ? +D’une manière vague. Parlez toujours, Ayrton, dit Glenarvan. Le moindre indice peut nous mettre sur la voie. -Ce que je puis vous dire, le voici, mylord, répondit le quartier-maître. -Le capitaine Grant avait l’intention de visiter la Nouvelle-Zélande. -À cela, je ne puis répondre, dit le quartier-maître. +Ce que je puis vous dire, le voici, mylord, répondit le quartier-maître. +Le capitaine Grant avait l’intention de visiter la Nouvelle-Zélande. +À cela, je ne puis répondre, dit le quartier-maître. Bien, Ayrton, dit Glenarvan. Vous avez tenu votre parole, je tiendrai la mienne. -Nous allons décider dans quelle île de l’Océan Pacifique vous serez abandonné. -Oh ! peu m’importe, mylord, répondit Ayrton. -Retournez à votre cabine, dit Glenarvan, et attendez notre décision. -Le quartier-maître se retira sous la garde de deux matelots. -Ce scélérat aurait pu être un homme, dit le major. +Nous allons décider dans quelle île de l’Océan Pacifique vous serez abandonné. +Oh ! peu m’importe, mylord, répondit Ayrton. +Retournez à votre cabine, dit Glenarvan, et attendez notre décision. +Le quartier-maître se retira sous la garde de deux matelots. +Ce scélérat aurait pu être un homme, dit le major. C’est une nature forte et intelligente ! -Pourquoi faut-il que ses facultés se soient tournées vers le mal ! -Je crains bien qu’il soit à jamais perdu ! -Pauvres enfants, qui pourrait leur dire où est leur père ? -Il écoutait sans desserrer les dents. -Vous ! s’écria-t-il, vous, Paganel, vous savez où est le capitaine Grant ! -Oui, autant qu’on peut le savoir, répondit le géographe. +Pourquoi faut-il que ses facultés se soient tournées vers le mal ! +Je crains bien qu’il soit à jamais perdu ! +Pauvres enfants, qui pourrait leur dire où est leur père ? +Il écoutait sans desserrer les dents. +Vous ! s’écria-t-il, vous, Paganel, vous savez où est le capitaine Grant ! +Oui, autant qu’on peut le savoir, répondit le géographe. Et par qui le savez-vous ? -Par cet éternel document. -Ah ! fit le major du ton de la plus parfaite incrédulité. -Écoutez d’abord, Mac Nabbs, dit Paganel, vous hausserez les épaules après. -Puis, c’était inutile. -Ainsi la Nouvelle-Zélande ?... demanda Glenarvan. -Écoutez et jugez, répondit Paganel. -Vous vous rappelez que nous étions dans le chariot. -Ces deux syllabes étaient aland. +Par cet éternel document. +Ah ! fit le major du ton de la plus parfaite incrédulité. +Écoutez d’abord, Mac Nabbs, dit Paganel, vous hausserez les épaules après. +Puis, c’était inutile. +Ainsi la Nouvelle-Zélande ?... demanda Glenarvan. +Écoutez et jugez, répondit Paganel. +Vous vous rappelez que nous étions dans le chariot. +Ces deux syllabes étaient aland. Quelle illumination se fit dans mon esprit ! -Allez, major, je suis prêt à vous répondre. +Allez, major, je suis prêt à vous répondre. Alors, reprit Mac Nabbs, que devient votre mot austra ? -Ce qu’il était d’abord. -Il désigne seulement les contrées « australes. -Et contin ! s’écria Mac Nabbs, signifie-t-il encore continent ? -Non ! puisque la Nouvelle-Zélande n’est qu’une île. -Ceci posé, je commence. -Venez à leur secours, ou ils sont perdus. -Son interprétation était admissible. -Glenarvan et le major ne cherchèrent donc pas à la discuter. +Ce qu’il était d’abord. +Il désigne seulement les contrées « australes. +Et contin ! s’écria Mac Nabbs, signifie-t-il encore continent ? +Non ! puisque la Nouvelle-Zélande n’est qu’une île. +Ceci posé, je commence. +Venez à leur secours, ou ils sont perdus. +Son interprétation était admissible. +Glenarvan et le major ne cherchèrent donc pas à la discuter. Cette remarque, faite par Paganel, frappa surtout ses amis. -Parce que je ne voulais pas vous donner encore de vaines espérances. +Parce que je ne voulais pas vous donner encore de vaines espérances. Pour quelle raison, Paganel ? Ainsi, votre opinion est ?... demanda Glenarvan. La route du yacht fut donc maintenue. -Restait à choisir l’île dans laquelle Ayrton devait être abandonné. -Paganel et John Mangles consultèrent les cartes du bord. -Au sud, rien jusqu’à la banquise éternellement glacée du pôle austral. -Nul navire ne venait prendre connaissance de cette île solitaire. -Aucun écho du monde n’arrivait jusqu’à elle. -On fit connaître sa situation à Ayrton. -Peu à peu, le profil de l’îlot s’accusa sur l’horizon. -Le soleil, s’abaissant vers l’ouest, découpait en pleine lumière sa capricieuse silhouette. -Maria-Thérésa est un point peu connu. -C’est peu probable, répondit Paganel. -On connaît son existence depuis plusieurs siècles, ce qui est une garantie. +Restait à choisir l’île dans laquelle Ayrton devait être abandonné. +Paganel et John Mangles consultèrent les cartes du bord. +Au sud, rien jusqu’à la banquise éternellement glacée du pôle austral. +Nul navire ne venait prendre connaissance de cette île solitaire. +Aucun écho du monde n’arrivait jusqu’à elle. +On fit connaître sa situation à Ayrton. +Peu à peu, le profil de l’îlot s’accusa sur l’horizon. +Le soleil, s’abaissant vers l’ouest, découpait en pleine lumière sa capricieuse silhouette. +Maria-Thérésa est un point peu connu. +C’est peu probable, répondit Paganel. +On connaît son existence depuis plusieurs siècles, ce qui est une garantie. Penses-tu, John, que nous puissions atterrir avant la nuit ? Le Duncan s’en rapprochait toujours. -À neuf heures, une lueur assez vive, un feu brilla dans l’obscurité. -Il était immobile et continu. -Voilà qui confirmerait le volcan, dit Paganel, en observant avec attention. +À neuf heures, une lueur assez vive, un feu brilla dans l’obscurité. +Il était immobile et continu. +Voilà qui confirmerait le volcan, dit Paganel, en observant avec attention. En effet, dit Paganel, ce volcan brille, mais ne parle pas. -On dirait, de plus, qu’il a des intermittences comme un phare à éclat. -Ah ! s’écria-t-il, un autre feu ! +On dirait, de plus, qu’il a des intermittences comme un phare à éclat. +Ah ! s’écria-t-il, un autre feu ! Sur la plage cette fois ! Voyez ! il s’agite ! il change de place ! John ne se trompait pas. -L’île est donc habitée ? dit Glenarvan. -Par des sauvages, évidemment, répondit Paganel. -Mais alors, nous ne pouvons y abandonner le quartier-maître. -J’ai promis la vie sauve à Ayrton, et je veux tenir ma promesse. -En tout cas, défions-nous, ajouta Paganel. -Or, les indigènes de Maria-Thérésa peuvent connaître ce procédé. +L’île est donc habitée ? dit Glenarvan. +Par des sauvages, évidemment, répondit Paganel. +Mais alors, nous ne pouvons y abandonner le quartier-maître. +J’ai promis la vie sauve à Ayrton, et je veux tenir ma promesse. +En tout cas, défions-nous, ajouta Paganel. +Or, les indigènes de Maria-Thérésa peuvent connaître ce procédé. Laisse arriver d’un quart, cria John au matelot du gouvernail. -Demain, au soleil levant, nous saurons à quoi nous en tenir. -À onze heures, les passagers et John Mangles regagnèrent leurs cabines. -À l’avant, la bordée de quart se promenait sur le pont du yacht. -À l’arrière, l’homme de barre était seul à son poste. -En ce moment, Mary Grant et Robert montèrent sur la dunette. -Tous deux pensaient à leur père. -Existait-il encore, ce père adoré ? +Demain, au soleil levant, nous saurons à quoi nous en tenir. +À onze heures, les passagers et John Mangles regagnèrent leurs cabines. +À l’avant, la bordée de quart se promenait sur le pont du yacht. +À l’arrière, l’homme de barre était seul à son poste. +En ce moment, Mary Grant et Robert montèrent sur la dunette. +Tous deux pensaient à leur père. +Existait-il encore, ce père adoré ? Fallait-il donc renoncer ? Mais non, sans lui, que serait la vie ? Sans lui que deviendraient-ils ? -Que seraient-ils devenus déjà sans lord Glenarvan, sans lady Helena ? -Le jeune garçon, mûri par l’infortune, devinait les pensées qui agitaient sa sœur. +Que seraient-ils devenus déjà sans lord Glenarvan, sans lady Helena ? +Le jeune garçon, mûri par l’infortune, devinait les pensées qui agitaient sa sœur. Il prit la main de Mary dans la sienne. -Mary, lui dit-il, il ne faut jamais désespérer. -Rappelle-toi les leçons que nous donnait notre père : « Le courage remplace tout ici-bas, » disait-il. -Ayons-le donc, ce courage obstiné, qui le faisait supérieur à tout. -Cher Robert ! répondait la jeune fille. +Mary, lui dit-il, il ne faut jamais désespérer. +Rappelle-toi les leçons que nous donnait notre père : « Le courage remplace tout ici-bas, » disait-il. +Ayons-le donc, ce courage obstiné, qui le faisait supérieur à tout. +Cher Robert ! répondait la jeune fille. Il faut que je t’apprenne une chose, reprit Robert. -Tu ne te fâcheras pas, Mary ? -Pourquoi me fâcherais-je, mon enfant ? +Tu ne te fâcheras pas, Mary ? +Pourquoi me fâcherais-je, mon enfant ? Et tu me laisseras faire ? -Que veux-tu dire ? demanda Mary, inquiète. -Je serai marin comme mon père, marin comme le capitaine John ! -Mary, ma chère Mary ! +Que veux-tu dire ? demanda Mary, inquiète. +Je serai marin comme mon père, marin comme le capitaine John ! +Mary, ma chère Mary ! Le capitaine John n’a pas perdu tout espoir, lui ! -Tu auras, comme moi, confiance dans son dévouement ! +Tu auras, comme moi, confiance dans son dévouement ! Dis que tu le veux, sœur ? -Chère Mary, qu’il était bon, notre père ! -Et si noble, si généreux ! reprit Mary. +Chère Mary, qu’il était bon, notre père ! +Et si noble, si généreux ! reprit Mary. Si je le sais ! Mary Grant serra Robert sur son cœur. Le jeune enfant sentit que des larmes coulaient sur son front. -Un homme comme mon père ne meurt pas avant d’avoir accompli sa tâche ! -Mary Grant ne put répondre. -Les sanglots l’étouffaient. -Monsieur John espère encore ? demanda-t-elle. -C’est un frère qui ne nous abandonnera jamais. -Je serai marin, n’est-ce pas, sœur, marin pour chercher mon père avec lui ! -Si je le veux ! répondit Mary. -Mais nous séparer ! murmura la jeune fille. +Un homme comme mon père ne meurt pas avant d’avoir accompli sa tâche ! +Mary Grant ne put répondre. +Les sanglots l’étouffaient. +Monsieur John espère encore ? demanda-t-elle. +C’est un frère qui ne nous abandonnera jamais. +Je serai marin, n’est-ce pas, sœur, marin pour chercher mon père avec lui ! +Si je le veux ! répondit Mary. +Mais nous séparer ! murmura la jeune fille. Tu ne seras pas seule, Mary. Mon ami John me l’a dit. Madame Helena ne te permettra pas de la quitter. Tu es une femme, toi, tu peux, tu dois accepter ses bienfaits. Les refuser serait de l’ingratitude ! -Mais que deviendra notre chère maison de Dundee, si pleine de souvenirs ? +Mais que deviendra notre chère maison de Dundee, si pleine de souvenirs ? Nous la conserverons, petite sœur ! -Il te gardera au château de Malcolm, comme sa fille ! -Comme tu lui ressembles, cher Robert, à ce père bien-aimé ! +Il te gardera au château de Malcolm, comme sa fille ! +Comme tu lui ressembles, cher Robert, à ce père bien-aimé ! Quand tu seras un homme, tu seras lui tout entier ! Dieu t’entende, Mary, dit Robert, rougissant d’un saint et filial orgueil. Mais comment nous acquitter envers lord et lady Glenarvan ? reprit Mary Grant. -Oh ! ce ne sera pas difficile ! s’écria Robert avec sa confiance juvénile. +Oh ! ce ne sera pas difficile ! s’écria Robert avec sa confiance juvénile. Ils aimeront mieux cela, — et moi aussi ! -Cependant, par la pensée, ils causaient, ils s’interrogeaient, ils se répondaient encore. -Alors se produisit un incident étrange et véritablement surnaturel. -À moi ! à moi ! criait cette voix. +Cependant, par la pensée, ils causaient, ils s’interrogeaient, ils se répondaient encore. +Alors se produisit un incident étrange et véritablement surnaturel. +À moi ! à moi ! criait cette voix. Mary, dit Robert, as-tu entendu ? tu as entendu ? Oui, j’ai cru comme toi... -Nous avons la fièvre tous les deux, mon Robert !... -C’en était trop pour Mary Grant. -Brisée par l’émotion, elle tomba évanouie dans les bras de Robert. +Nous avons la fièvre tous les deux, mon Robert !... +C’en était trop pour Mary Grant. +Brisée par l’émotion, elle tomba évanouie dans les bras de Robert. Au secours ! cria Robert. -Ma sœur ! mon père ! au secours ! -L’homme de barre s’élança pour relever la jeune fille. -Les matelots de quart accoururent, puis John Mangles, lady Helena, Glenarvan, subitement réveillés. -Ma sœur se meurt, et notre père est là ! -s’écriait Robert en montrant les flots. -On ne comprenait rien à ses paroles. -Mon père est là ! -J’ai entendu la voix de mon père ! +Ma sœur ! mon père ! au secours ! +L’homme de barre s’élança pour relever la jeune fille. +Les matelots de quart accoururent, puis John Mangles, lady Helena, Glenarvan, subitement réveillés. +Ma sœur se meurt, et notre père est là ! +s’écriait Robert en montrant les flots. +On ne comprenait rien à ses paroles. +Mon père est là ! +J’ai entendu la voix de mon père ! Mary l’a entendue comme moi ! Alors, des spasmes, des convulsions reprirent la pauvre enfant. -J’en suis sûr, mylord ! -Mais comment détromper leurs sens, si violemment abusés ? +J’en suis sûr, mylord ! +Mais comment détromper leurs sens, si violemment abusés ? Glenarvan l’essaya cependant. -Là, au milieu des flots ! il criait : À moi ! à moi ! +Là, au milieu des flots ! il criait : À moi ! à moi ! Et tu as reconnu cette voix ? Si j’ai reconnu sa voix, mylord ! Oh ! oui ! je vous le jure ! Ma sœur l’a entendue, elle l’a reconnue comme moi ! -Comment voulez-vous que nous nous soyons trompés tous les deux ? -Mylord, allons au secours de mon père ! +Comment voulez-vous que nous nous soyons trompés tous les deux ? +Mylord, allons au secours de mon père ! Un canot ! un canot ! -Glenarvan vit bien qu’il ne pourrait détromper le pauvre enfant. -Néanmoins, il fit une dernière tentative et appela l’homme de barre. -Oui, Votre Honneur, répondit Hawkins. +Glenarvan vit bien qu’il ne pourrait détromper le pauvre enfant. +Néanmoins, il fit une dernière tentative et appela l’homme de barre. +Oui, Votre Honneur, répondit Hawkins. Et vous n’avez rien vu, rien entendu ? Tu le vois, Robert. -C’était mon père, mylord ! mon père ! mon père !... -La voix de Robert s’éteignit dans un sanglot. -Pâle et muet, à son tour, il perdit connaissance. -Pauvres orphelins ! dit John Mangles, Dieu les éprouve d’une terrible façon ! -Chez tous les deux ! murmura Paganel, c’est étrange ! +C’était mon père, mylord ! mon père ! mon père !... +La voix de Robert s’éteignit dans un sanglot. +Pâle et muet, à son tour, il perdit connaissance. +Pauvres orphelins ! dit John Mangles, Dieu les éprouve d’une terrible façon ! +Chez tous les deux ! murmura Paganel, c’est étrange ! La science pure ne l’admettrait pas. -Le silence était profond partout. -Paganel héla d’une voix forte. -Rien ne lui répondit. -C’est étrange ! répétait le géographe, en regagnant sa cabine. -Chacun voulait examiner cette terre à peine entrevue la veille. -Les lunettes se promenèrent avidement sur les points principaux de l’île. -Le yacht en prolongeait les rivages à la distance d’un mille. -Le regard pouvait saisir leurs moindres détails. -Un cri poussé par Robert s’éleva soudain. -Le pavillon d’Angleterre, s’écria John Mangles qui avait saisi sa lunette. -Ah ! mylord ! je vous demande à genoux d’être le premier à prendre terre ! -Personne n’osait parler à bord. -Sur cet îlot traversé par ce trente-septième parallèle, trois hommes, des naufragés, des Anglais ! -Non, mille fois non, hélas ! -Mais comment les arrêter ? +Le silence était profond partout. +Paganel héla d’une voix forte. +Rien ne lui répondit. +C’est étrange ! répétait le géographe, en regagnant sa cabine. +Chacun voulait examiner cette terre à peine entrevue la veille. +Les lunettes se promenèrent avidement sur les points principaux de l’île. +Le yacht en prolongeait les rivages à la distance d’un mille. +Le regard pouvait saisir leurs moindres détails. +Un cri poussé par Robert s’éleva soudain. +Le pavillon d’Angleterre, s’écria John Mangles qui avait saisi sa lunette. +Ah ! mylord ! je vous demande à genoux d’être le premier à prendre terre ! +Personne n’osait parler à bord. +Sur cet îlot traversé par ce trente-septième parallèle, trois hommes, des naufragés, des Anglais ! +Non, mille fois non, hélas ! +Mais comment les arrêter ? Lord Glenarvan n’en eut pas le courage. -s’écria-t-il. -En une minute, l’embarcation fut mise à la mer. -À dix toises du rivage, Mary poussa un cri déchirant. -Un homme se tenait sur la côte, entre deux autres hommes. -C’était bien l’homme qu’avaient si souvent dépeint les deux enfants. -Leur cœur ne les avait pas trompés. -C’était leur père, c’était le capitaine Grant ! -Comment peindre cette scène ? +s’écria-t-il. +En une minute, l’embarcation fut mise à la mer. +À dix toises du rivage, Mary poussa un cri déchirant. +Un homme se tenait sur la côte, entre deux autres hommes. +C’était bien l’homme qu’avaient si souvent dépeint les deux enfants. +Leur cœur ne les avait pas trompés. +C’était leur père, c’était le capitaine Grant ! +Comment peindre cette scène ? Les mots n’y suffiraient pas. -Tout l’équipage pleurait en voyant ces trois êtres confondus dans une muette étreinte. -Harry Grant, arrivé sur le pont, fléchit le genou. -Quelle immense dette il avait contractée envers cette noble femme et ses compagnons ! +Tout l’équipage pleurait en voyant ces trois êtres confondus dans une muette étreinte. +Harry Grant, arrivé sur le pont, fléchit le genou. +Quelle immense dette il avait contractée envers cette noble femme et ses compagnons ! Harry Grant ne se lassait pas de regarder sa fille. Il la trouvait belle, charmante ! Puis, se tournant vers son fils : « Comme il a grandi ! C’est un homme ! -s’écriait-il avec ravissement. -Puissent la réflexion et le repentir le ramener à des sentiments meilleurs ! -Glenarvan et ses hôtes acceptèrent de grand cœur. -Quelques heures suffirent à parcourir le domaine d’Harry Grant. -En deux ans et demi, Harry Grant et ses matelots métamorphosèrent leur îlot. -Plusieurs acres de terre, cultivés avec soin, produisaient des légumes d’une excellente qualité. -Ses vieilles idées de Robinson lui remontaient au cerveau. -C’est un paradis que cet îlot. +s’écriait-il avec ravissement. +Puissent la réflexion et le repentir le ramener à des sentiments meilleurs ! +Glenarvan et ses hôtes acceptèrent de grand cœur. +Quelques heures suffirent à parcourir le domaine d’Harry Grant. +En deux ans et demi, Harry Grant et ses matelots métamorphosèrent leur îlot. +Plusieurs acres de terre, cultivés avec soin, produisaient des légumes d’une excellente qualité. +Ses vieilles idées de Robinson lui remontaient au cerveau. +C’est un paradis que cet îlot. Et pourquoi, capitaine ? demanda Glenarvan. -Ah ! cela est bien dit, capitaine Grant, répondit lady Helena. +Ah ! cela est bien dit, capitaine Grant, répondit lady Helena. C’est un beau projet, et digne d’un grand cœur ! -La mer était démontée, le sauvetage impossible, et tout mon malheureux équipage périt. -Seul avec mes deux matelots, dans ce coin du monde, je ne désespérai pas. -Je mis ma confiance en Dieu, et je m’apprêtai à lutter résolument. -Bob et Joe, mes braves compagnons d’infortune, mes amis, me secondèrent énergiquement. -Peu à peu, notre existence s’organisa régulièrement. -Cependant, nous travaillions résolument. -Nous prîmes quelques chevreaux qui s’apprivoisèrent facilement. -Nous eûmes du lait, du beurre. -Aucune embarcation n’eût résisté à une traversée si longue. -Deux ans et demi se passèrent ainsi. -Nous n’espérions plus, mais nous ne désespérions pas encore. -Bientôt un navire devint visible à mes yeux. +La mer était démontée, le sauvetage impossible, et tout mon malheureux équipage périt. +Seul avec mes deux matelots, dans ce coin du monde, je ne désespérai pas. +Je mis ma confiance en Dieu, et je m’apprêtai à lutter résolument. +Bob et Joe, mes braves compagnons d’infortune, mes amis, me secondèrent énergiquement. +Peu à peu, notre existence s’organisa régulièrement. +Cependant, nous travaillions résolument. +Nous prîmes quelques chevreaux qui s’apprivoisèrent facilement. +Nous eûmes du lait, du beurre. +Aucune embarcation n’eût résisté à une traversée si longue. +Deux ans et demi se passèrent ainsi. +Nous n’espérions plus, mais nous ne désespérions pas encore. +Bientôt un navire devint visible à mes yeux. Il semblait se diriger vers nous. -Mais n’éviterait-il pas cet îlot qui ne lui offrait aucun point de relâche ? -Mes compagnons allumèrent un feu sur un des pics de Maria-Thérésa. +Mais n’éviterait-il pas cet îlot qui ne lui offrait aucun point de relâche ? +Mes compagnons allumèrent un feu sur un des pics de Maria-Thérésa. La nuit vint, mais le yacht ne fit aucun signal de reconnaissance ! -Le salut était là cependant ! -Allions-nous donc le voir s’évanouir ! -Je n’hésitai plus. +Le salut était là cependant ! +Allions-nous donc le voir s’évanouir ! +Je n’hésitai plus. L’ombre s’accroissait. -Le navire pouvait doubler l’île pendant la nuit. -Je me jetai à la mer et me dirigeai vers lui. +Le navire pouvait doubler l’île pendant la nuit. +Je me jetai à la mer et me dirigeai vers lui. L’espoir triplait mes forces. Je fendais les lames avec une vigueur surhumaine. -Puis je revins au rivage, épuisé, vaincu par l’émotion et la fatigue. -Mes deux matelots me recueillirent à demi-mort. -Votre canot fut mis à la mer... -Mais que pensait Jacques Paganel pendant le récit du capitaine Grant ? -Le digne géographe retournait une millième fois dans son cerveau les mots du document ! -Il repassait ces trois interprétations successives, fausses toutes trois ! -Comment cette île Maria-Thérésa était-elle donc indiquée sur ces papiers rongés par la mer ? -Eh bien, capitaine, demanda Paganel, vous souvenez-vous des termes précis du document ? +Puis je revins au rivage, épuisé, vaincu par l’émotion et la fatigue. +Mes deux matelots me recueillirent à demi-mort. +Votre canot fut mis à la mer... +Mais que pensait Jacques Paganel pendant le récit du capitaine Grant ? +Le digne géographe retournait une millième fois dans son cerveau les mots du document ! +Il repassait ces trois interprétations successives, fausses toutes trois ! +Comment cette île Maria-Thérésa était-elle donc indiquée sur ces papiers rongés par la mer ? +Eh bien, capitaine, demanda Paganel, vous souvenez-vous des termes précis du document ? Et quels sont-ils, capitaine ? demanda Glenarvan. -Parlez, car notre amour-propre est piqué au vif. -Lequel désirez-vous connaître ? -Ils ne sont donc pas identiques ? s’écria Paganel. -Si, à un nom près. -Venez à leur secours, ou ils sont perdus. -dit Mac Nabbs avec le ton du plus profond mépris. -Mais Paganel n’avait même pas senti la main du major. -Qu’était-ce auprès du coup géographique qui l’accablait ! -Il avait déchiffré presque entièrement l’indéchiffrable document ! -Contin, d’abord continent, avait peu à peu repris sa véritable signification de continuelle. -Indi avait successivement signifié indiens, indigènes, puis enfin indigence, son sens vrai. -Seul, le mot rongé « abor » avait trompé la sagacité du géographe ! -Mais, monsieur Paganel, dit lady Helena, modérez votre douleur ! -Je ne suis qu’un âne ! -Et pas même un âne savant ! -répondit le major, en manière de consolation. -On revint à bord. -Ayrton fut amené sur la dunette et se trouva en présence d’Harry Grant. +Parlez, car notre amour-propre est piqué au vif. +Lequel désirez-vous connaître ? +Ils ne sont donc pas identiques ? s’écria Paganel. +Si, à un nom près. +Venez à leur secours, ou ils sont perdus. +dit Mac Nabbs avec le ton du plus profond mépris. +Mais Paganel n’avait même pas senti la main du major. +Qu’était-ce auprès du coup géographique qui l’accablait ! +Il avait déchiffré presque entièrement l’indéchiffrable document ! +Contin, d’abord continent, avait peu à peu repris sa véritable signification de continuelle. +Indi avait successivement signifié indiens, indigènes, puis enfin indigence, son sens vrai. +Seul, le mot rongé « abor » avait trompé la sagacité du géographe ! +Mais, monsieur Paganel, dit lady Helena, modérez votre douleur ! +Je ne suis qu’un âne ! +Et pas même un âne savant ! +répondit le major, en manière de consolation. +On revint à bord. +Ayrton fut amené sur la dunette et se trouva en présence d’Harry Grant. C’est moi, Ayrton, dit Grant. -C’est vous, capitaine, répondit Ayrton, sans marquer aucun étonnement de retrouver Harry Grant. -Eh bien, je ne suis pas fâché de vous revoir en bonne santé. -Vous allez me remplacer sur cette île déserte. +C’est vous, capitaine, répondit Ayrton, sans marquer aucun étonnement de retrouver Harry Grant. +Eh bien, je ne suis pas fâché de vous revoir en bonne santé. +Vous allez me remplacer sur cette île déserte. Puisse le ciel vous inspirer le repentir ! -répondit Ayrton d’un ton calme. -L’île Tabor vous convient ? -Maintenant, écoutez mes dernières paroles, Ayrton. -Ici, vous serez éloigné de toute terre, et sans communication possible avec vos semblables. +répondit Ayrton d’un ton calme. +L’île Tabor vous convient ? +Maintenant, écoutez mes dernières paroles, Ayrton. +Ici, vous serez éloigné de toute terre, et sans communication possible avec vos semblables. Dieu conserve Votre Honneur ! -Telles furent les dernières paroles échangées entre Glenarvan et le quartier-maître. -Le canot était prêt. -L’heure de la séparation était venue. -L’équipage et les passagers se tenaient sur le pont. -Plus d’un se sentait l’âme serrée. -Mary Grant et lady Helena ne pouvaient contenir leur émotion. -Il le faut, Helena, répondit lord Glenarvan. +Telles furent les dernières paroles échangées entre Glenarvan et le quartier-maître. +Le canot était prêt. +L’heure de la séparation était venue. +L’équipage et les passagers se tenaient sur le pont. +Plus d’un se sentait l’âme serrée. +Mary Grant et lady Helena ne pouvaient contenir leur émotion. +Il le faut, Helena, répondit lord Glenarvan. C’est l’expiation ! -En ce moment, le canot, commandé par John Mangles, déborda. +En ce moment, le canot, commandé par John Mangles, déborda. Nous partons, mylord ? demanda John Mangles. -Oui, John, répondit vivement Glenarvan, plus ému qu’il ne voulait le paraître. -cria John à l’ingénieur. -Leurs efforts n’avaient point été stériles et ils rapatriaient les naufragés du Britannia. -Nul voyage ne fut moins incidenté. +Oui, John, répondit vivement Glenarvan, plus ému qu’il ne voulait le paraître. +cria John à l’ingénieur. +Leurs efforts n’avaient point été stériles et ils rapatriaient les naufragés du Britannia. +Nul voyage ne fut moins incidenté. Le yacht emportait dans ses flancs une cargaison de bonheur. -Un mystère intriguait encore Mac Nabbs. -Le major grillait de connaître le motif de cette singulière manie. -À onze heures, il mouillait à Dumbarton. -Mais était-il écrit que Jacques Paganel ne mourrait pas garçon ? -Ses distractions firent fureur dans le grand monde écossais. -Il y avait un million dedans ; mais on évita d’en parler. -Est-ce que miss Arabella ne vous plaît pas ? lui demandait sans cesse Mac Nabbs. -Je lui voudrais un défaut. -Soyez tranquille, répondit le major, elle en possède, et plus d’un. +Un mystère intriguait encore Mac Nabbs. +Le major grillait de connaître le motif de cette singulière manie. +À onze heures, il mouillait à Dumbarton. +Mais était-il écrit que Jacques Paganel ne mourrait pas garçon ? +Ses distractions firent fureur dans le grand monde écossais. +Il y avait un million dedans ; mais on évita d’en parler. +Est-ce que miss Arabella ne vous plaît pas ? lui demandait sans cesse Mac Nabbs. +Je lui voudrais un défaut. +Soyez tranquille, répondit le major, elle en possède, et plus d’un. La femme la plus parfaite en a toujours son contingent. -Ainsi, Paganel, est-ce décidé ? +Ainsi, Paganel, est-ce décidé ? Je n’ose, reprenait Paganel. -Voyons, mon savant ami, pourquoi hésitez-vous ? +Voyons, mon savant ami, pourquoi hésitez-vous ? Je suis indigne de miss Arabella ! -répondait invariablement le géographe. -Et il ne sortait pas de là. -Bah ! s’écria le major. -C’est comme je vous le dis, répliqua Paganel. +répondait invariablement le géographe. +Et il ne sortait pas de là. +Bah ! s’écria le major. +C’est comme je vous le dis, répliqua Paganel. Qu’importe ? mon digne ami. -Au contraire, vous n’en êtes que plus singulier. -Cela ajoute à vos mérites personnels ! -Cela fait de vous l’homme sans pareil rêvé par Arabella ! +Au contraire, vous n’en êtes que plus singulier. +Cela ajoute à vos mérites personnels ! +Cela fait de vous l’homme sans pareil rêvé par Arabella ! Un court entretien eut lieu entre Mac Nabbs et miss Arabella. -Paganel était magnifique, mais hermétiquement boutonné, et miss Arabella splendide. -Bref, ce secret parvint aux oreilles de mistress Olbinett, et il éclata. \ No newline at end of file +Paganel était magnifique, mais hermétiquement boutonné, et miss Arabella splendide. +Bref, ce secret parvint aux oreilles de mistress Olbinett, et il éclata. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Les_Forceurs_de_blocus.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Les_Forceurs_de_blocus.txt index afc28a32..b29ec011 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Les_Forceurs_de_blocus.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Les_Forceurs_de_blocus.txt @@ -1,59 +1,59 @@ Les malices de Crockston Les boulets de l’Iroquois et les arguments de miss Jenny -Le chenal de l’île Sullivan -Un général sudiste +Le chenal de l’île Sullivan +Un général sudiste Entre deux feux Saint-Mungo fin de la table. -C’était en mille huit cent douze. -Non, à vrai dire. -Quant au tirant d’eau du Delphin, il devait être peu considérable. -Mais enfin toutes ces particularités ne pouvaient justifier en aucune façon l’empressement public. -Son lancement présentait−il donc quelque difficulté mécanique à surmonter ? -Le lancement avait parfaitement réussi. -Le Delphin se balançait tranquillement sur les eaux de la Clyde. +C’était en mille huit cent douze. +Non, à vrai dire. +Quant au tirant d’eau du Delphin, il devait être peu considérable. +Mais enfin toutes ces particularités ne pouvaient justifier en aucune façon l’empressement public. +Son lancement présentait−il donc quelque difficulté mécanique à surmonter ? +Le lancement avait parfaitement réussi. +Le Delphin se balançait tranquillement sur les eaux de la Clyde. Mais pourquoi ces cris et ces applaudissements ? -D’où venait donc l’intérêt tout particulier excité par ce navire ? -Du mystère qui couvrait sa destination, tout simplement. -D’immenses fortunes se firent ; un nouveau centre de commerce était créé. -La maison Playfair demeura fidèle à l’esprit entreprenant de ses ancêtres. -D’ailleurs parfaitement honnête et loyal. +D’où venait donc l’intérêt tout particulier excité par ce navire ? +Du mystère qui couvrait sa destination, tout simplement. +D’immenses fortunes se firent ; un nouveau centre de commerce était créé. +La maison Playfair demeura fidèle à l’esprit entreprenant de ses ancêtres. +D’ailleurs parfaitement honnête et loyal. Et que risque-t-on ? demanda l’oncle Vincent. Un navire et une cargaison. -C’est moi, répondit le skipper (p.cent vingt-quatre). -Si, la peau de l’équipage et du capitaine ; mais cela ne compte pas. -Voyons voir, dit l’oncle Vincent, qui affectionnait ce pléonasme. +C’est moi, répondit le skipper (p.cent vingt-quatre). +Si, la peau de l’équipage et du capitaine ; mais cela ne compte pas. +Voyons voir, dit l’oncle Vincent, qui affectionnait ce pléonasme. C’est tout vu, reprit James Playfair. Vingt fois, neveu James. -Vous croyez, comme moi, que la guerre des États−Unis durera longtemps encore ? -Surtout ceux−là, répliqua le jeune capitaine. -Et disparut bientôt (p. cent vingt-six). -La plus importante matière de l’exportation américaine manquait sur la place de Glasgow. -Des milliers d’ouvriers se voyaient réduits à vivre de la charité publique. -Les faillites éclataient à chaque heure. +Vous croyez, comme moi, que la guerre des États−Unis durera longtemps encore ? +Surtout ceux−là, répliqua le jeune capitaine. +Et disparut bientôt (p. cent vingt-six). +La plus importante matière de l’exportation américaine manquait sur la place de Glasgow. +Des milliers d’ouvriers se voyaient réduits à vivre de la charité publique. +Les faillites éclataient à chaque heure. Les suspensions de travaux se produisaient dans toutes les usines. Les ouvriers mouraient de faim. -J’irai chercher du coton, dit-il, et j’en rapporterai coûte que coûte. +J’irai chercher du coton, dit-il, et j’en rapporterai coûte que coûte. C’est bien simple. C’est possible, cela. Nous le chargerons de munitions de guerre, de vivres et d’habillements. Je prendrai le commandement de ce steamer. -Je défierai à la course tous les navires de la marine fédérale. +Je défierai à la course tous les navires de la marine fédérale. Je forcerai le blocus de l’un des ports du Sud. -Tu vendras cher la cargaison aux confédérés, qui en ont besoin, dit l’oncle. -Et je reviendrai chargé de coton... +Tu vendras cher la cargaison aux confédérés, qui en ont besoin, dit l’oncle. +Et je reviendrai chargé de coton... Qu’ils te donneront pour rien. Comme vous dites, oncle Vincent. Cela va-t-il ? Je passerai, si j’ai un bon navire. -On t’en fera un tout exprès. +On t’en fera un tout exprès. Oh ! je le trouverai. Je n’ai pas besoin de beaucoup d’hommes. -De quoi manœuvrer, et voilà tout. -On les distancera, répondit l’oncle Vincent d’une façon péremptoire. -Maintenant, dis-moi, James, sur quel point de la côte américaine comptes-tu te diriger ? -Moi, je songe à entrer tout droit à Charleston. +De quoi manœuvrer, et voilà tout. +On les distancera, répondit l’oncle Vincent d’une façon péremptoire. +Maintenant, dis-moi, James, sur quel point de la côte américaine comptes-tu te diriger ? +Moi, je songe à entrer tout droit à Charleston. Le fait est, dit l’oncle Vincent, que Charleston regorge de coton. -On le brûle pour s’en débarrasser. +On le brûle pour s’en débarrasser. De plus, la ville est presque investie. Et quand veux-tu partir ? Il me faut des nuits longues, des nuits d’hiver, pour passer plus facilement. @@ -61,530 +61,530 @@ On t’en fera, neveu. C’est dit, l’oncle. L’armement du Delphin marcha rapidement. Et il avait raison. -Le vingt-cinq décembre, le chargement fut commencé. -D’ailleurs, le Delphin ne devait pas tarder à prendre la mer. -Aucun croiseur américain n’avait été signalé dans les eaux anglaises. +Le vingt-cinq décembre, le chargement fut commencé. +D’ailleurs, le Delphin ne devait pas tarder à prendre la mer. +Aucun croiseur américain n’avait été signalé dans les eaux anglaises. On ne pouvait embarquer des hommes sans leur apprendre leur destination. -Cependant, cette perspective n’arrêta personne. -La paye était belle, et chacun avait une part dans l’opération. -Aussi les marins se présentèrent-ils en grand nombre, et des meilleurs. +Cependant, cette perspective n’arrêta personne. +La paye était belle, et chacun avait une part dans l’opération. +Aussi les marins se présentèrent-ils en grand nombre, et des meilleurs. James Playfair n’eut que l’embarras du choix. -Le départ fut fixé au trois janvier. -Le trente et un décembre, le Delphin était prêt. +Le départ fut fixé au trois janvier. +Le trente et un décembre, le Delphin était prêt. Sa cale regorgeait de munitions et de vivres, ses soutes de charbon. Rien ne le retenait plus. Un des matelots le conduisit sur la dunette. -C’est moi, répondit le skipper. +C’est moi, répondit le skipper. Qu’est-ce que tu me veux ? -M’embarquer à votre bord. +M’embarquer à votre bord. Il n’y a plus de place. -L’équipage est au complet. +L’équipage est au complet. Oh ! un homme de plus ne vous embarrassera pas. Tu crois ? dit James Playfair, en regardant son interlocuteur dans le blanc des yeux. -J’en suis sûr, répondit le matelot. +J’en suis sûr, répondit le matelot. Mais qui es-tu ? demanda le capitaine. -Un rude marin, j’en réponds, un gaillard solide et un luron déterminé. +Un rude marin, j’en réponds, un gaillard solide et un luron déterminé. Pourquoi viens-tu ici ? Je n’ai pas besoin de toi. -Comme tu y vas ! répondit James Playfair. +Comme tu y vas ! répondit James Playfair. Et comment te nommes-tu ? -Où as-tu navigué ? lui demanda Playfair. -Et tu sais ce que le Delphin va faire là-bas ? +Où as-tu navigué ? lui demanda Playfair. +Et tu sais ce que le Delphin va faire là-bas ? Oui, et c’est ce qui me tente. -Eh bien, Dieu me damne, si je laisse échapper un gaillard de ta trempe ! +Eh bien, Dieu me damne, si je laisse échapper un gaillard de ta trempe ! Va trouver le second, Mr. Mathew, et fais-toi inscrire. Crockston ne bougea pas. Eh bien, m’as-tu entendu ? demanda le capitaine. -Oui, répondit le matelot. -Mais ce n’est pas tout, j’ai encore quelque chose à vous proposer. +Oui, répondit le matelot. +Mais ce n’est pas tout, j’ai encore quelque chose à vous proposer. Je ne vous ennuierai pas longtemps, reprit Crockston. Deux mots encore, et c’est tout. Je vais vous dire. J’ai un neveu. -Il a un joli oncle, ce neveu-là, répondit James Playfair. +Il a un joli oncle, ce neveu-là, répondit James Playfair. Eh ! eh ! fit Crockston. En finiras-tu ? demanda le capitaine avec une forte impatience. -Eh bien, voilà la chose. -Quand on prend l’oncle, on s’arrange du neveu par-dessus le marché. +Eh bien, voilà la chose. +Quand on prend l’oncle, on s’arrange du neveu par-dessus le marché. Oui ! c’est l’habitude. L’un ne va pas sans l’autre. Et qu’est-ce que c’est que ton neveu ? -Un garçon de quinze ans, un novice auquel j’apprends le métier. -C’est plein de bonne volonté, et ça fera un solide marin un jour. +Un garçon de quinze ans, un novice auquel j’apprends le métier. +C’est plein de bonne volonté, et ça fera un solide marin un jour. Ne disons pas de mal des mousses, repartit le marin. Va, et sois revenu dans une heure. Crockston ne se le fit pas dire deux fois. Il salua assez gauchement le capitaine du Delphin, et regagna le quai. -Crockston même était obligé de l’exciter par quelques bonnes paroles d’encouragement. -Allons, disait-il, hardi là ! +Crockston même était obligé de l’exciter par quelques bonnes paroles d’encouragement. +Allons, disait-il, hardi là ! On ne nous mangera pas, que diable ! D’ailleurs, il est encore temps de s’en aller. -Non, non ! répondit le jeune homme, et que Dieu nous protège. -L’heure du départ était arrivée. -On venait saluer une dernière fois le hardi steamer. +Non, non ! répondit le jeune homme, et que Dieu nous protège. +L’heure du départ était arrivée. +On venait saluer une dernière fois le hardi steamer. Va, James, dit-il au jeune capitaine, va vite, et reviens plus vite encore. Surtout n’oublie pas d’abuser de la position. -Vends cher, achète bon marché, et tu auras l’estime de ton oncle. -Pour toute réponse, le novice serra la main de Crockston. -James Playfair donnait alors ses derniers ordres pour le départ. -Nous avons de la pression ? demanda-t-il à son second. -Oui, capitaine, répondit Mr. Mathew. +Vends cher, achète bon marché, et tu auras l’estime de ton oncle. +Pour toute réponse, le novice serra la main de Crockston. +James Playfair donnait alors ses derniers ordres pour le départ. +Nous avons de la pression ? demanda-t-il à son second. +Oui, capitaine, répondit Mr. Mathew. Eh bien, larguez les amarres. -La manœuvre fut immédiatement exécutée. -Les hélices se mirent en mouvement. -La descente de la Clyde s’opéra facilement. -Il dépassa bientôt le bourg de Renfrew. -Quelques milles plus loin, Greenock, la patrie de James Watt, fut dépassée. +La manœuvre fut immédiatement exécutée. +Les hélices se mirent en mouvement. +La descente de la Clyde s’opéra facilement. +Il dépassa bientôt le bourg de Renfrew. +Quelques milles plus loin, Greenock, la patrie de James Watt, fut dépassée. Il ne lui en fallait pas plus. -Ces gaillards-là étaient tous des gens déterminés, mais tous plus ou moins négociants. -Ils couraient après la fortune, non après la gloire. -Le suivre, bien ; l’empêcher de forcer la ligne des blocus, rien de mieux. -Quoi qu’il en soit, on faisait bonne garde à bord. +Ces gaillards-là étaient tous des gens déterminés, mais tous plus ou moins négociants. +Ils couraient après la fortune, non après la gloire. +Le suivre, bien ; l’empêcher de forcer la ligne des blocus, rien de mieux. +Quoi qu’il en soit, on faisait bonne garde à bord. Merci, monsieur, merci (p. cent trente). Ne laissez pas trop longtemps vos vigies dans les barres, lui dit-il. Relevez souvent vos hommes. -C’est entendu, capitaine, répondit Mr. Mathew. +C’est entendu, capitaine, répondit Mr. Mathew. Je vous recommande Crockston pour ce service. -Le gaillard prétend avoir une vue excellente ; il faut le mettre à l’épreuve. +Le gaillard prétend avoir une vue excellente ; il faut le mettre à l’épreuve. Comprenez-le dans le quart du matin ; il surveillera les brumes matinales. -S’il survient quelque chose de nouveau, que l’on me prévienne. +S’il survient quelque chose de nouveau, que l’on me prévienne. James Playfair, cela dit, gagna sa cabine. Mr. Mathew fit venir Crockston et lui transmit les ordres du capitaine. -Crockston poussa en guise de réponse un grognement des plus affirmatifs. +Crockston poussa en guise de réponse un grognement des plus affirmatifs. Il n’y a qu’une chose ! Pauvre ami ! dit le novice en regardant Crockston avec un vif sentiment de reconnaissance. Quelle femmelette je suis ! -Mais ça se fera ! ça se fera ! +Mais ça se fera ! ça se fera ! Il y a bien aussi les barres de misaine qui me tracassent... Cher Crockston, et c’est pour moi... -Pour vous et pour lui, répondit Crockston. -Mais pas un mot là-dessus, John. +Pour vous et pour lui, répondit Crockston. +Mais pas un mot là-dessus, John. Ayons confiance en Dieu ; il ne vous abandonnera pas. -Eh bien, où vas-tu donc ? cria Mr. Mathew. -Où vous m’envoyez, répondit Crockston. +Eh bien, où vas-tu donc ? cria Mr. Mathew. +Où vous m’envoyez, répondit Crockston. Je te dis d’aller dans les barres de misaine. Te moques-tu ? reprit Mr. Mathew avec impatience. -Tu vas chercher les barres de misaine sur le mât d’artimon. -À bord de quelle gabare as-tu donc navigué, l’ami ? -Au mât de misaine, imbécile, au mât de misaine ! -Oui, répondit Mr. Mathew, et dépêche-toi ! -Iras-tu, à la fin ? +Tu vas chercher les barres de misaine sur le mât d’artimon. +À bord de quelle gabare as-tu donc navigué, l’ami ? +Au mât de misaine, imbécile, au mât de misaine ! +Oui, répondit Mr. Mathew, et dépêche-toi ! +Iras-tu, à la fin ? Johnston, allez donc voir un peu ce qu’il a dans son sac. -Le maître d’équipage gagna rapidement le poste des matelots. -Qu’es-tu venu faire à bord du Delphin ? +Le maître d’équipage gagna rapidement le poste des matelots. +Qu’es-tu venu faire à bord du Delphin ? Eh bien, nous allons causer un peu. -Crockston ne répondit pas. -Il tendait le dos en homme résigné à tout recevoir. -Précisément alors, le maître d’équipage revint de sa visite. +Crockston ne répondit pas. +Il tendait le dos en homme résigné à tout recevoir. +Précisément alors, le maître d’équipage revint de sa visite. Donnez, fit Mr. Mathew. -Des lettres avec le timbre des États-Unis du Nord ! « Monsieur Halliburtt, de Boston ! -Un abolitionniste ! un fédéral !... -Maître d’équipage, faites prévenir le capitaine. -En attendant, vous autres, veillez sur ce coquin-là. -Aussitôt, Mr. Mathew mit le capitaine au courant de l’affaire. -Qu’as-tu à répondre ? demanda James Playfair en contenant à peine son irritation. -Et qu’es-tu venu faire à mon bord ? +Des lettres avec le timbre des États-Unis du Nord ! « Monsieur Halliburtt, de Boston ! +Un abolitionniste ! un fédéral !... +Maître d’équipage, faites prévenir le capitaine. +En attendant, vous autres, veillez sur ce coquin-là. +Aussitôt, Mr. Mathew mit le capitaine au courant de l’affaire. +Qu’as-tu à répondre ? demanda James Playfair en contenant à peine son irritation. +Et qu’es-tu venu faire à mon bord ? Et qu’attends-tu de moi maintenant ? Et qui es-tu ? -Un Américain, ainsi que ces lettres semblent le prouver ? -Crockston ne répondit pas. +Un Américain, ainsi que ces lettres semblent le prouver ? +Crockston ne répondit pas. Sera-ce assez, Crockston ? -On verra, répondit sans sourciller l’oncle du novice John Stiggs. -Allez, vous autres », fit le maître d’équipage. -À cet ordre, deux vigoureux matelots vinrent dépouiller Crockston de sa vareuse de laine. +On verra, répondit sans sourciller l’oncle du novice John Stiggs. +Allez, vous autres », fit le maître d’équipage. +À cet ordre, deux vigoureux matelots vinrent dépouiller Crockston de sa vareuse de laine. Ah ! le neveu ! dit James Playfair. Je ne cacherai pas ce qu’il veut taire encore. -Qu’êtes-vous venus faire alors ? -Monsieur, dit-elle, je vais rejoindre mon père à Charleston. -La ville est investie par terre, bloquée par mer. -Vous me l’auriez refusé. +Qu’êtes-vous venus faire alors ? +Monsieur, dit-elle, je vais rejoindre mon père à Charleston. +La ville est investie par terre, bloquée par mer. +Vous me l’auriez refusé. Certes, dit James Playfair. Quel est votre nom ? lui demanda-t-il. -Mon père est prisonnier, monsieur. -Et qu’était donc Monsieur Halliburtt ? demanda James Playfair. -Monsieur, répondit Jenny Halliburtt en pâlissant, vous insultez mon père ! -Vous ne devez pas oublier que je suis seule ici à le défendre ! -Maître », cria-t-il. -Le maître d’équipage accourut aussitôt. -Cette cabine sera désormais celle de miss Jenny Halliburtt, dit-il. -Qu’on me prépare un cadre au fond de la dunette. +Mon père est prisonnier, monsieur. +Et qu’était donc Monsieur Halliburtt ? demanda James Playfair. +Monsieur, répondit Jenny Halliburtt en pâlissant, vous insultez mon père ! +Vous ne devez pas oublier que je suis seule ici à le défendre ! +Maître », cria-t-il. +Le maître d’équipage accourut aussitôt. +Cette cabine sera désormais celle de miss Jenny Halliburtt, dit-il. +Qu’on me prépare un cadre au fond de la dunette. Il ne m’en faut pas davantage. -Et maintenant, miss, vous êtes chez vous », dit le jeune capitaine du Delphin. +Et maintenant, miss, vous êtes chez vous », dit le jeune capitaine du Delphin. Puis il se retira. Un joli animal, dit Crockston, surtout quand il fait patte de velours. -Tu tournes autour de moi comme un nageur autour d’une bouée ! -Est-ce que cela ne va pas bientôt finir ? +Tu tournes autour de moi comme un nageur autour d’une bouée ! +Est-ce que cela ne va pas bientôt finir ? Oh ! c’est bien simple. -Je veux tout bonnement vous dire que vous êtes un brave homme au fond. -Au fond et à la surface aussi. +Je veux tout bonnement vous dire que vous êtes un brave homme au fond. +Au fond et à la surface aussi. Je n’ai pas besoin de tes compliments. Ce ne sont pas des compliments. -J’attendrai, pour vous en faire, que vous soyez allé jusqu’au bout. -Jusqu’à quel bout ? -Au bout de votre tâche. -Ah ! j’ai une tâche à remplir ? -Vous nous avez reçus à votre bord, la jeune fille et moi. -Vous avez donné votre cabine à miss Halliburtt. -Vous m’avez fait grâce du martinet. +J’attendrai, pour vous en faire, que vous soyez allé jusqu’au bout. +Jusqu’à quel bout ? +Au bout de votre tâche. +Ah ! j’ai une tâche à remplir ? +Vous nous avez reçus à votre bord, la jeune fille et moi. +Vous avez donné votre cabine à miss Halliburtt. +Vous m’avez fait grâce du martinet. On ne peut mieux. -Vous allez nous conduire tout droit à Charleston. -C’est à ravir. +Vous allez nous conduire tout droit à Charleston. +C’est à ravir. Mais ce n’est pas tout. -Non certes, répondit ce dernier en prenant un air narquois. -Le père est prisonnier là-bas ! -Eh bien, il faudra délivrer le père. -Délivrer le père de miss Halliburtt ? +Non certes, répondit ce dernier en prenant un air narquois. +Le père est prisonnier là-bas ! +Eh bien, il faudra délivrer le père. +Délivrer le père de miss Halliburtt ? Un digne homme, un courageux citoyen ! Il vaut la peine que l’on risque quelque chose pour lui. -Mais retiens bien ceci : je ne suis pas d’humeur à plaisanter. -Vous vous méprenez, capitaine, répliqua l’Américain. -Je ne plaisante en aucune façon. -Je vous parle très sérieusement. -Comment ! il faudra que je délivre Mr. Halliburtt ? +Mais retiens bien ceci : je ne suis pas d’humeur à plaisanter. +Vous vous méprenez, capitaine, répliqua l’Américain. +Je ne plaisante en aucune façon. +Je vous parle très sérieusement. +Comment ! il faudra que je délivre Mr. Halliburtt ? Et s’il me la refuse ? -Il aperçut (p. cent quarante et un). +Il aperçut (p. cent quarante et un). Oh ! un coup de canon de plus ou de moins ! ajouta Crockston. -L’affaire est lancée ! +L’affaire est lancée ! Cela va ! cela va ! -séparer, puisqu’ils s’étaient réunis volontairement ? -Il détestait les hommes du Nord, et voilà tout. +séparer, puisqu’ils s’étaient réunis volontairement ? +Il détestait les hommes du Nord, et voilà tout. Cependant, les insinuations de Crockston ne laissaient pas de le tracasser. -Le digne Américain était un fidèle serviteur de la famille Halliburtt. -Son bon sens égalait son courage et sa vigueur. -S’ils boudent ainsi pendant toute la traversée, nous n’arriverons à rien. +Le digne Américain était un fidèle serviteur de la famille Halliburtt. +Son bon sens égalait son courage et sa vigueur. +S’ils boudent ainsi pendant toute la traversée, nous n’arriverons à rien. Faut brusquer », se dit-il. -Bonne nouvelle, s’écria-t-il, bonne nouvelle ! -Vous ne devineriez jamais ce que m’a proposé le capitaine. +Bonne nouvelle, s’écria-t-il, bonne nouvelle ! +Vous ne devineriez jamais ce que m’a proposé le capitaine. Un bien digne jeune homme, allez ! -Ah ! répondit Jenny, dont le cœur battit violemment, il t’a proposé ?... -Est-il vrai ? s’écria Jenny. +Ah ! répondit Jenny, dont le cœur battit violemment, il t’a proposé ?... +Est-il vrai ? s’écria Jenny. C’est comme je vous le dis, miss. Quel homme de cœur que ce James Playfair ! -Voilà comme sont les Anglais : tout mauvais ou tout bons ! +Voilà comme sont les Anglais : tout mauvais ou tout bons ! La joie de Jenny fut profonde en entendant les paroles de Crockston. -Délivrer son père ! mais elle n’eût jamais osé concevoir un tel projet ! -Et le capitaine du Delphin allait risquer pour elle son navire et son équipage ! -Mieux qu’un remerciement, s’écria la jeune fille, une éternelle amitié ! -Ça marche de plus en plus, murmura l’Américain. -Ca court même, ça arrivera ! +Délivrer son père ! mais elle n’eût jamais osé concevoir un tel projet ! +Et le capitaine du Delphin allait risquer pour elle son navire et son équipage ! +Mieux qu’un remerciement, s’écria la jeune fille, une éternelle amitié ! +Ça marche de plus en plus, murmura l’Américain. +Ca court même, ça arrivera ! Monsieur Playfair, dit Jenny, il est inutile de feindre plus longtemps. Crockston m’a tout appris ! Ah ! fit le capitaine, Crockston vous a tout appris. -Mais comment trahir les espérances conçues par cette jeune fille ? +Mais comment trahir les espérances conçues par cette jeune fille ? Miss Jenny, dit-il, croyez bien que je ferai tout au monde pour... -Comment James Playfair se serait-il tiré de cette embarrassante situation ? +Comment James Playfair se serait-il tiré de cette embarrassante situation ? Nul n’aurait pu le dire. -Ohé ! officier de quart ! cria-t-il. -Quoi de nouveau ? répondit Mr. Mathew. +Ohé ! officier de quart ! cria-t-il. +Quoi de nouveau ? répondit Mr. Mathew. Une voile au vent ! -James Playfair, quittant aussitôt la jeune fille, s’élança dans les haubans d’artimon. -Elle se dirigeait sur le Delphin, de manière à lui couper la route. +James Playfair, quittant aussitôt la jeune fille, s’élança dans les haubans d’artimon. +Elle se dirigeait sur le Delphin, de manière à lui couper la route. Monsieur Mathew, lui dit-il, que pensez-vous de ce navire ? -Une invite à montrer les nôtres, dit Mr. Mathew. +Une invite à montrer les nôtres, dit Mr. Mathew. Eh bien, montrons-les. -Il n’y a pas à en rougir. -À quoi bon ? répondit James Playfair. +Il n’y a pas à en rougir. +À quoi bon ? répondit James Playfair. Allons de l’avant. Et c’est une bonne marcheuse ? -L’une des meilleures de la marine fédérale. -Oh ! ne haussez pas les épaules, capitaine, répliqua Mr. Mathew d’un ton sérieux. -Oui, et même mieux, capitaine. +L’une des meilleures de la marine fédérale. +Oh ! ne haussez pas les épaules, capitaine, répliqua Mr. Mathew d’un ton sérieux. +Oui, et même mieux, capitaine. Faites activer les feux, monsieur Mathew. Et maintenant, dit-il, nous allons voir ce que fera l’Iroquois. -Que l’on marche à toute vapeur ! -Cependant, miss, malgré la distance, il peut y avoir quelque danger. -Oh ! je n’ai pas été élevée en fille craintive. -Vous êtes brave, miss Jenny. -Admettons que je sois brave, monsieur Playfair, et permettez-moi de rester auprès de vous. +Que l’on marche à toute vapeur ! +Cependant, miss, malgré la distance, il peut y avoir quelque danger. +Oh ! je n’ai pas été élevée en fille craintive. +Vous êtes brave, miss Jenny. +Admettons que je sois brave, monsieur Playfair, et permettez-moi de rester auprès de vous. Diable ! fit James Playfair, gagnons ! gagnons ! Le second boulet ne se fera pas attendre. -Oh ! fit Mr. Mathew, il faut un certain temps pour recharger de telles pièces. +Oh ! fit Mr. Mathew, il faut un certain temps pour recharger de telles pièces. Et dire que ce sont nos amis qui nous envoient des boulets pareils ! -C’est moi, capitaine, répondit imperturbablement l’Américain. -Je viens voir comment tirent ces braves fédéraux. -Pas mal, en vérité, pas mal ! -Bien ! s’écria James Playfair, nous avons déjà gagné deux encablures sur cet Iroquois. -Ils marchent comme une bouée, tes amis, entends-tu, maître Crockston ? -Maintenant, faites pousser les feux à l’arrière. -Ce n’est pas la peine de brûler inutilement notre combustible. -D’ailleurs la glace était rompue. +C’est moi, capitaine, répondit imperturbablement l’Américain. +Je viens voir comment tirent ces braves fédéraux. +Pas mal, en vérité, pas mal ! +Bien ! s’écria James Playfair, nous avons déjà gagné deux encablures sur cet Iroquois. +Ils marchent comme une bouée, tes amis, entends-tu, maître Crockston ? +Maintenant, faites pousser les feux à l’arrière. +Ce n’est pas la peine de brûler inutilement notre combustible. +D’ailleurs la glace était rompue. D’abord, James discuta beaucoup. -D’ailleurs, pendant ces discussions, il écoutait surtout. -Je cherche le gain partout où il se présente. -Voilà précisément ce qui est blâmable, monsieur James, reprit la jeune fille. +D’ailleurs, pendant ces discussions, il écoutait surtout. +Je cherche le gain partout où il se présente. +Voilà précisément ce qui est blâmable, monsieur James, reprit la jeune fille. Le gain n’excuse pas. -À ces paroles, James Playfair restait abasourdi. -Il n’était plus « maître après Dieu » à bord de son navire. -Ces parages sont fréquemment visités par des ouragans d’une extrême véhémence. -Ce coup de vent fut épouvantable. -C’eût été un contre-temps fâcheux, et surtout regrettable. -Oui, dit−il, cette vaillante fille est maîtresse à mon bord ! -Elle me retourne comme fait la mer d’un bâtiment en détresse. +À ces paroles, James Playfair restait abasourdi. +Il n’était plus « maître après Dieu » à bord de son navire. +Ces parages sont fréquemment visités par des ouragans d’une extrême véhémence. +Ce coup de vent fut épouvantable. +C’eût été un contre-temps fâcheux, et surtout regrettable. +Oui, dit−il, cette vaillante fille est maîtresse à mon bord ! +Elle me retourne comme fait la mer d’un bâtiment en détresse. Je sens que je sombre ! Que dira l’oncle Vincent ? Heureusement pour la maison Playfair et Co., miss Halliburtt n’exigea pas ce sacrifice. -Le treize janvier, la vigie signala la terre à dix milles dans l’ouest. +Le treize janvier, la vigie signala la terre à dix milles dans l’ouest. Donc, il ne fallait pas y penser. -La grande question était donc d’y pénétrer. -En effet, deux frégates fédérales croisaient alors dans les eaux de Charleston. -Mr. Mathew les signala bientôt à l’attention de James Playfair. +La grande question était donc d’y pénétrer. +En effet, deux frégates fédérales croisaient alors dans les eaux de Charleston. +Mr. Mathew les signala bientôt à l’attention de James Playfair. Aussi, pendant une heure, la situation respective des navires ne changea pas. -Mais il était trop tard. -Comment, s’écria Crockston, ce n’est pas plus difficile que cela ? -Bah ! répondit l’Américain, voilà qui ne m’inquiète guère. -Cependant il résista pendant près de trois années. -Le jeune capitaine s’était mis tout entier au service de la jeune fille. +Mais il était trop tard. +Comment, s’écria Crockston, ce n’est pas plus difficile que cela ? +Bah ! répondit l’Américain, voilà qui ne m’inquiète guère. +Cependant il résista pendant près de trois années. +Le jeune capitaine s’était mis tout entier au service de la jeune fille. Que ne puis-je voler dans ses bras ! Un peu de patience, miss Jenny. -Bientôt vous embrasserez votre Je vous jure, miss Jenny (p. cent cinquante-six). -Ainsi, dit-il au général Beauregard, vous croyez au triomphe des esclavagistes ? +Bientôt vous embrasserez votre Je vous jure, miss Jenny (p. cent cinquante-six). +Ainsi, dit-il au général Beauregard, vous croyez au triomphe des esclavagistes ? D’ailleurs, que voulez-vous attendre des abolitionnistes ? -Seraient-ils maîtres d’un pays qu’ils ne pourront jamais occuper ? +Seraient-ils maîtres d’un pays qu’ils ne pourront jamais occuper ? Non ! je ne crains pas la trahison. -Oui, capitaine, répondit le général. +Oui, capitaine, répondit le général. Et vous en avez beaucoup ? Libres dans la ville ? -Quoi ! fusillés ! s’écria le jeune capitaine, tressaillant malgré lui. +Quoi ! fusillés ! s’écria le jeune capitaine, tressaillant malgré lui. Oui ! et leur chef tout d’abord. -Un homme fort déterminé et fort dangereux dans une ville assiégée. -Un journaliste de Boston, un abolitionniste enragé, l’âme damnée de Lincoln. +Un homme fort déterminé et fort dangereux dans une ville assiégée. +Un journaliste de Boston, un abolitionniste enragé, l’âme damnée de Lincoln. Et vous le nommez ? -Pauvre diable ! fit James en contenant son émotion. -Quoi qu’il ait fait, on ne peut s’empêcher de le plaindre. -Et vous croyez qu’il sera fusillé ? -J’en suis sûr, répondit Beauregard. +Pauvre diable ! fit James en contenant son émotion. +Quoi qu’il ait fait, on ne peut s’empêcher de le plaindre. +Et vous croyez qu’il sera fusillé ? +J’en suis sûr, répondit Beauregard. La guerre est la guerre. -On se défend comme on peut. -Quoi ! vous pensez déjà à repartir ? -Oui, général, on est négociant avant tout. -Dès que mon chargement de coton sera terminé, je prendrai la mer. -Je suis entré à Charleston, c’est bien, mais il faut en sortir. -Là est l’important. -À votre aise, capitaine, répondit Beauregard. -Je n’ai point de conseil à vous donner en pareille circonstance. -Vous faites votre métier et vous avez raison. -À votre place, j’agirais comme vous agissez. +On se défend comme on peut. +Quoi ! vous pensez déjà à repartir ? +Oui, général, on est négociant avant tout. +Dès que mon chargement de coton sera terminé, je prendrai la mer. +Je suis entré à Charleston, c’est bien, mais il faut en sortir. +Là est l’important. +À votre aise, capitaine, répondit Beauregard. +Je n’ai point de conseil à vous donner en pareille circonstance. +Vous faites votre métier et vous avez raison. +À votre place, j’agirais comme vous agissez. Vous partirez donc quand il vous plaira. Mais un simple renseignement. -Quels sont la force et le nombre des navires fédéraux qui croisent devant Charleston ? -Puis il revint au Delphin très-soucieux, très-affligé de ce qu’il venait d’apprendre. +Quels sont la force et le nombre des navires fédéraux qui croisent devant Charleston ? +Puis il revint au Delphin très-soucieux, très-affligé de ce qu’il venait d’apprendre. Vaut-il mieux lui laisser ignorer les dangers qui la menacent ? -Le digne Américain le guettait depuis son départ. +Le digne Américain le guettait depuis son départ. Vous avez vu Beauregard ? demanda-t-il. -Oui, répondit James Playfair. -Et vous lui avez parlé de Mr. Halliburtt ? -Non ! c’est lui qui m’en a parlé. -Comment ! qu’importe ! s’écria James Playfair. +Oui, répondit James Playfair. +Et vous lui avez parlé de Mr. Halliburtt ? +Non ! c’est lui qui m’en a parlé. +Comment ! qu’importe ! s’écria James Playfair. Bien ! fit le capitaine en serrant la main de Crockston. Je te comprends, mon brave. -Il ne faut faire sauter personne, répondit l’Américain. +Il ne faut faire sauter personne, répondit l’Américain. Ca ne profite qu’aux poissons. -L’important, c’est de délivrer Mr. Halliburtt. +L’important, c’est de délivrer Mr. Halliburtt. Mais sais-tu que ce sera difficile ? -Il s’agit de communiquer avec un prisonnier sévèrement gardé. -Et de mener à bien une évasion presque miraculeuse ! -Donc, un prisonnier doit toujours réussir à se sauver. +Il s’agit de communiquer avec un prisonnier sévèrement gardé. +Et de mener à bien une évasion presque miraculeuse ! +Donc, un prisonnier doit toujours réussir à se sauver. Toutes les chances sont pour lui. -C’est pourquoi, grâce à nos manœuvres, Mr. Halliburtt se sauvera. +C’est pourquoi, grâce à nos manœuvres, Mr. Halliburtt se sauvera. Tu as raison, Crockston. Mais, enfin, comment feras-tu ? -Il faut un plan, il y a des précautions à prendre. -Elle ne l’apprendra pas, voilà tout. +Il faut un plan, il y a des précautions à prendre. +Elle ne l’apprendra pas, voilà tout. Oui, qu’elle l’ignore. Cela vaut mieux, et pour elle et pour nous. -Où est enfermé Mr. Halliburtt ? demanda Crockston. -À la citadelle, répondit James Playfair. -Merci, monsieur James, dit Jenny, je vous remercie de toute mon âme. -À ces paroles, James Playfair sentit son cœur bondir dans sa poitrine. -Il s’approcha de la jeune fille, le regard humide, la parole troublée. +Où est enfermé Mr. Halliburtt ? demanda Crockston. +À la citadelle, répondit James Playfair. +Merci, monsieur James, dit Jenny, je vous remercie de toute mon âme. +À ces paroles, James Playfair sentit son cœur bondir dans sa poitrine. +Il s’approcha de la jeune fille, le regard humide, la parole troublée. Causons et causons bien. As-tu un plan, Crockston ? demanda la jeune fille. -J’ai toujours un plan, répondit l’Américain. -C’est ma spécialité. +J’ai toujours un plan, répondit l’Américain. +C’est ma spécialité. Mais un bon ? dit James Playfair. Excellent, et tous les ministres de Washington n’en imagineraient pas un meilleur. -C’est comme si Mr. Halliburtt était à bord. -Nous t’écoutons, Crockston, dit James Playfair. -Bon ! répondit James Playfair en souriant à demi. -Je ferai tout cela, et Beauregard accèdera très volontiers à ma demande. -J’en suis parfaitement sûr, répondit l’Américain. +C’est comme si Mr. Halliburtt était à bord. +Nous t’écoutons, Crockston, dit James Playfair. +Bon ! répondit James Playfair en souriant à demi. +Je ferai tout cela, et Beauregard accèdera très volontiers à ma demande. +J’en suis parfaitement sûr, répondit l’Américain. Mais, reprit Playfair, il me manque une chose. Il est devant vos yeux, capitaine. Quoi, cet abominable sujet ?... -C’est moi, ne vous en déplaise. -À chacun son rôle, répliqua Crockston. -Pendant ce temps, vous procéderez au chargement de votre navire. +C’est moi, ne vous en déplaise. +À chacun son rôle, répliqua Crockston. +Pendant ce temps, vous procéderez au chargement de votre navire. Et l’oncle Vincent ! Qu’est-ce qu’il dirait ? -Faisons marcher de pair les sentiments et les opérations de commerce. -Cela empêchera les soupçons. -Pouvez-vous être prêt en six jours ? -Attendez jusqu’à neuf heures, et vous verrez apparaître Mr. Halliburtt et votre serviteur. -Mais comment auras-tu fait pour faire évader Mr. Halliburtt et t’échapper toi-même ? +Faisons marcher de pair les sentiments et les opérations de commerce. +Cela empêchera les soupçons. +Pouvez-vous être prêt en six jours ? +Attendez jusqu’à neuf heures, et vous verrez apparaître Mr. Halliburtt et votre serviteur. +Mais comment auras-tu fait pour faire évader Mr. Halliburtt et t’échapper toi-même ? Eh bien, demanda James Playfair, quand faut-il te faire enfermer ? -Vous comprenez, je démoralise votre équipage. -Il n’y a pas de temps à perdre. +Vous comprenez, je démoralise votre équipage. +Il n’y a pas de temps à perdre. Veux-tu de l’or ? Cela peut te servir dans cette citadelle. -De l’or, pour acheter un geôlier ! -Point ! c’est trop cher et trop bête. -Quand on en vient là, le geôlier garde l’argent et le prisonnier. +De l’or, pour acheter un geôlier ! +Point ! c’est trop cher et trop bête. +Quand on en vient là, le geôlier garde l’argent et le prisonnier. Et il a raison, cet homme ! -Non ! j’ai d’autres moyens plus sûrs. +Non ! j’ai d’autres moyens plus sûrs. Il faut pouvoir boire au besoin. -Et griser le geôlier. -Non, un geôlier gris, ça compromet tout ! -Non, je vous dis que j’ai mon idée. -Tiens, mon brave Crockston, voilà une dizaine de dollars. +Et griser le geôlier. +Non, un geôlier gris, ça compromet tout ! +Non, je vous dis que j’ai mon idée. +Tiens, mon brave Crockston, voilà une dizaine de dollars. C’est trop, mais je vous rendrai le surplus. -Eh bien, es-tu prêt ? -Tout prêt à être un coquin fieffé. -Ah ! à propos, capitaine, une recommandation importante. -Eh bien, vous demanderiez à réfléchir. +Eh bien, es-tu prêt ? +Tout prêt à être un coquin fieffé. +Ah ! à propos, capitaine, une recommandation importante. +Eh bien, vous demanderiez à réfléchir. Je te le promets. -La population de Charleston assistait à cette intéressante opération, aidant et félicitant les matelots. -On peut dire que ces braves gens tenaient le haut du pavé. +La population de Charleston assistait à cette intéressante opération, aidant et félicitant les matelots. +On peut dire que ces braves gens tenaient le haut du pavé. Cependant, on n’avait plus aucune nouvelle de Crockston. -Sans en rien dire, Jenny était en proie à des craintes incessantes. +Sans en rien dire, Jenny était en proie à des craintes incessantes. J’ai toute confiance dans Crockston, lui disait-il. -C’est un serviteur dévoué. -Vous qui le connaissez mieux que moi, miss Jenny, vous devriez vous rassurer entièrement. -Dans trois jours, votre père vous pressera sur son cœur, croyez-en ma parole. -Comment mon père et moi trouverons-nous le moyen de nous acquitter envers vous ? +C’est un serviteur dévoué. +Vous qui le connaissez mieux que moi, miss Jenny, vous devriez vous rassurer entièrement. +Dans trois jours, votre père vous pressera sur son cœur, croyez-en ma parole. +Comment mon père et moi trouverons-nous le moyen de nous acquitter envers vous ? Je vous le dirai quand nous serons dans les eaux anglaises ! -répondit le jeune capitaine. -cette dernière journée, l’involontaire indiscrétion d’un matelot lui apprit la vérité. -La jeune fille poussa un cri déchirant, et tomba sur le pont sans connaissance. +répondit le jeune capitaine. +cette dernière journée, l’involontaire indiscrétion d’un matelot lui apprit la vérité. +La jeune fille poussa un cri déchirant, et tomba sur le pont sans connaissance. Elle eut la force de se Il prit la bombe (p. cent soixante-dix). -L’heure d’agir était arrivée. +L’heure d’agir était arrivée. Dans deux heures, il pouvait partir. -À vos ordres, répondit Mr. Mathew sans faire la moindre observation. +À vos ordres, répondit Mr. Mathew sans faire la moindre observation. Et c’est pour neuf heures ? -Faites immédiatement allumer les feux, et qu’on les pousse activement. -Cela va être fait, capitaine. -Le Delphin est mouillé sur une ancre à jet. +Faites immédiatement allumer les feux, et qu’on les pousse activement. +Cela va être fait, capitaine. +Le Delphin est mouillé sur une ancre à jet. Nous couperons notre amarre, et nous filerons sans perdre une seconde. -Faites placer un fanal à la tête du grand mât. -La nuit est obscure et le brouillard se lève. -Vos ordres seront ponctuellement exécutés, capitaine. -Je vais partir immédiatement pour White-Point. -Que Dieu nous protège ! -En quelques minutes, celle-ci fut prête. -Quelques lumières à peine distinctes tremblotaient dans la brume. -C’était un trajet de deux milles à faire environ. -Huit heures sonnaient à Saint-Philipp, quand la guigue heurta de son avant White-Point. -Le quai était absolument désert. -James Playfair dévorait les minutes. -Le temps ne marchait pas au gré de son impatience. -À huit heures et demie, il entendit un bruit de pas. -James tira de sa ceinture un revolver, décidé à s’en servir au besoin. +Faites placer un fanal à la tête du grand mât. +La nuit est obscure et le brouillard se lève. +Vos ordres seront ponctuellement exécutés, capitaine. +Je vais partir immédiatement pour White-Point. +Que Dieu nous protège ! +En quelques minutes, celle-ci fut prête. +Quelques lumières à peine distinctes tremblotaient dans la brume. +C’était un trajet de deux milles à faire environ. +Huit heures sonnaient à Saint-Philipp, quand la guigue heurta de son avant White-Point. +Le quai était absolument désert. +James Playfair dévorait les minutes. +Le temps ne marchait pas au gré de son impatience. +À huit heures et demie, il entendit un bruit de pas. +James tira de sa ceinture un revolver, décidé à s’en servir au besoin. Mais que pouvait-il faire contre ces soldats, qui descendirent jusqu’au quai ? -La guigue du Delphin, répondit le jeune homme. +La guigue du Delphin, répondit le jeune homme. Le capitaine James Playfair. -Je vous croyais parti, et déjà dans les passes de Charleston. -Je suis prêt à partir... je devrais même être en route... mais... -demanda le chef des gardes-côtes en insistant. +Je vous croyais parti, et déjà dans les passes de Charleston. +Je suis prêt à partir... je devrais même être en route... mais... +demanda le chef des gardes-côtes en insistant. Ah ! ce mauvais sujet que vous voulez ramener en Angleterre ? -Allons, bonne chance, capitaine, et défiez-vous des batteries de l’île Morris. -Puisque je suis passé sans encombre, j’espère bien sortir dans les mêmes conditions. -Sur ce, la petite troupe s’éloigna, et la grève demeura silencieuse. -En ce moment, neuf heures sonnèrent. -C’était le moment fixé. -James sentait son cœur battre à se rompre dans sa poitrine. -Un homme parut enveloppé dans un large tartan, regardant de côté et d’autre. -James courut à lui. -C’est moi, répondit l’homme au tartan. -Dieu soit loué ! s’écria James Playfair. +Allons, bonne chance, capitaine, et défiez-vous des batteries de l’île Morris. +Puisque je suis passé sans encombre, j’espère bien sortir dans les mêmes conditions. +Sur ce, la petite troupe s’éloigna, et la grève demeura silencieuse. +En ce moment, neuf heures sonnèrent. +C’était le moment fixé. +James sentait son cœur battre à se rompre dans sa poitrine. +Un homme parut enveloppé dans un large tartan, regardant de côté et d’autre. +James courut à lui. +C’est moi, répondit l’homme au tartan. +Dieu soit loué ! s’écria James Playfair. Embarquez sans perdre un instant. -Crockston ! fit Mr. Halliburtt d’un ton stupéfait. +Crockston ! fit Mr. Halliburtt d’un ton stupéfait. Que voulez-vous dire ? -L’homme qui m’accompagnait est le geôlier de la citadelle, répondit Mr. Halliburtt. -s’écria James Playfair. -Évidemment, il n’y comprenait rien, et mille craintes l’assaillirent. -Ah bien oui, le geôlier ! s’écria une voix connue. -Le geôlier ! il dort comme une souche dans mon cachot ! +L’homme qui m’accompagnait est le geôlier de la citadelle, répondit Mr. Halliburtt. +s’écria James Playfair. +Évidemment, il n’y comprenait rien, et mille craintes l’assaillirent. +Ah bien oui, le geôlier ! s’écria une voix connue. +Le geôlier ! il dort comme une souche dans mon cachot ! Crockston ! toi ! c’est toi ! fit Mr. Halliburtt. -Mon maître ; pas de phrases ! +Mon maître ; pas de phrases ! On vous expliquera tout. Il y va de votre vie ! Les trois hommes prirent place dans l’embarcation. -s’écria le capitaine. -Les six rames tombèrent à la fois dans leurs dames. +s’écria le capitaine. +Les six rames tombèrent à la fois dans leurs dames. Et la guigue glissa comme un poisson sur les flots sombres de Charleston-Harbour. -La guigue, enlevée par six robustes rameurs, volait sur les eaux de la rade. +La guigue, enlevée par six robustes rameurs, volait sur les eaux de la rade. Il comprenait quelles questions devaient se presser dans l’esprit de Mr. Halliburtt. -Ce n’était pas plus difficile que cela ! +Ce n’était pas plus difficile que cela ! Mais ma fille ? demanda Mr. Halliburtt. -À bord du navire qui va vous conduire en Angleterre. -Encore quelques minutes, et nous sommes sauvés. -L’embarcation volait au milieu des ténèbres, mais un peu au hasard. +À bord du navire qui va vous conduire en Angleterre. +Encore quelques minutes, et nous sommes sauvés. +L’embarcation volait au milieu des ténèbres, mais un peu au hasard. James Playfair ne pouvait apercevoir, au milieu du brouillard, les fanaux du Delphin. Eh bien, monsieur James ? dit Crockston. -Nous devons avoir fait plus d’un mille et demi, répondit le capitaine. +Nous devons avoir fait plus d’un mille et demi, répondit le capitaine. Tu ne vois rien, Crockston ! J’ai de bons yeux, pourtant. Mais bah ! nous arriverons ! -Ils ne se doutent de rien, là-bas... -Un signal ! s’écria James Playfair. +Ils ne se doutent de rien, là-bas... +Un signal ! s’écria James Playfair. Diable ! fit Crockston, il doit venir de la citadelle. -Souquez ferme, mes amis, s’écria James Playfair, excitant ses matelots. -Ces fusées-là ont éclairé ma route. -Le Delphin n’est pas à huit cents yards de nous. +Souquez ferme, mes amis, s’écria James Playfair, excitant ses matelots. +Ces fusées-là ont éclairé ma route. +Le Delphin n’est pas à huit cents yards de nous. Tenez, j’entends la cloche du bord. Vingt livres pour vous, si nous sommes rendus dans cinq minutes. -Les marins enlevèrent la guigue qui semblait raser les flots. +Les marins enlevèrent la guigue qui semblait raser les flots. Tous les cœurs battaient. -En ce moment la cloche du Delphin sonnait à toute volée. +En ce moment la cloche du Delphin sonnait à toute volée. Encore quelques coups d’aviron, et l’embarcation accosta. -Encore quelques secondes, et Jenny tomba dans les bras de son père. -Aussitôt la guigue fut enlevée, et James Playfair s’élança sur la dunette. +Encore quelques secondes, et Jenny tomba dans les bras de son père. +Aussitôt la guigue fut enlevée, et James Playfair s’élança sur la dunette. Monsieur Mathew, nous sommes en pression ? -Faites couper l’amarre, et à toute vapeur. -Vous avez un homme sûr à la barre ? -Faites éteindre vos fanaux et les feux du bord. -Trop tôt, maladroits ! s’écria James Playfair en éclatant de rire. -Forcez ! forcez ! monsieur l’ingénieur ! -Il faut que nous filions entre deux bordées ! -s’écria le jeune capitaine avec un véritable rugissement. -Alors Crockston était sur la dunette, et il s’écria : « Un de passé. -Encore quelques minutes, et nous en aurons fini avec les Confédérés. +Faites couper l’amarre, et à toute vapeur. +Vous avez un homme sûr à la barre ? +Faites éteindre vos fanaux et les feux du bord. +Trop tôt, maladroits ! s’écria James Playfair en éclatant de rire. +Forcez ! forcez ! monsieur l’ingénieur ! +Il faut que nous filions entre deux bordées ! +s’écria le jeune capitaine avec un véritable rugissement. +Alors Crockston était sur la dunette, et il s’écria : « Un de passé. +Encore quelques minutes, et nous en aurons fini avec les Confédérés. La position du fort Moultrie nous permettra de donner droit dans le chenal principal. -Touchés, cette fois ! fit Crockston. -Le bout-hors de beaupré à la mer. -Avons-nous des blessés ? -Eh bien, au diable la mâture ! -Droit dans la passe ! droit ! et gouvernez sur l’île. -Ca se digère mieux ! +Touchés, cette fois ! fit Crockston. +Le bout-hors de beaupré à la mer. +Avons-nous des blessés ? +Eh bien, au diable la mâture ! +Droit dans la passe ! droit ! et gouvernez sur l’île. +Ca se digère mieux ! Une seule de ces bombes pouvait incendier un navire. -avec une incomparable sûreté. -Un navire ? s’écria James. +avec une incomparable sûreté. +Un navire ? s’écria James. Oui, par notre hanche de tribord. -La barre à tribord ! toute ! -Puis il s’élança sur la passerelle jetée au-dessus de la machine. -C’était maintenant une question de rapidité. -La frégate avait une avance assez considérable sur le Delphin. -James Playfair n’était pas homme à rester en arrière. -Où en êtes-vous ? cria-t-il à l’ingénieur. -Au maximum de pression, répondit celui-ci, la vapeur fuit par toutes les soupapes. +La barre à tribord ! toute ! +Puis il s’élança sur la passerelle jetée au-dessus de la machine. +C’était maintenant une question de rapidité. +La frégate avait une avance assez considérable sur le Delphin. +James Playfair n’était pas homme à rester en arrière. +Où en êtes-vous ? cria-t-il à l’ingénieur. +Au maximum de pression, répondit celui-ci, la vapeur fuit par toutes les soupapes. Chargez les soupapes », commanda le capitaine. -Et ses ordres furent exécutés, au risque de faire sauter le bâtiment. +Et ses ordres furent exécutés, au risque de faire sauter le bâtiment. Forcez ! criait James Playfair, forcez toujours ! -Impossible ! répondit bientôt l’ingénieur, les soupapes sont hermétiquement fermées. -Nos fourneaux sont pleins jusqu’à la gueule. -Bourrez-les de coton imprégné d’esprit-de-vin ! -Il faut passer à tout prix et devancer cette maudite frégate ! -À ces paroles, les plus intrépides matelots se regardèrent, mais on n’hésita pas. -Quelques balles de coton furent jetées dans la chambre de la machine. +Impossible ! répondit bientôt l’ingénieur, les soupapes sont hermétiquement fermées. +Nos fourneaux sont pleins jusqu’à la gueule. +Bourrez-les de coton imprégné d’esprit-de-vin ! +Il faut passer à tout prix et devancer cette maudite frégate ! +À ces paroles, les plus intrépides matelots se regardèrent, mais on n’hésita pas. +Quelques balles de coton furent jetées dans la chambre de la machine. Le rugissement des flammes ne permettait plus aux chauffeurs de s’entendre. -Sauvés ! s’écria le capitaine. -répondit l’équipage en battant des mains. -Mais un seul, brave entre tous, courut à ce formidable engin de destruction. -Le lendemain, au lever du soleil, la côte américaine avait disparu. -Ce que fut la traversée de l’Atlantique, il est inutile de le raconter. -L’oncle Vincent se tenait fièrement près de son neveu. -La cérémonie fut accomplie avec une grande pompe. -Lui seul se disait payé au-delà de son mérite. +Sauvés ! s’écria le capitaine. +répondit l’équipage en battant des mains. +Mais un seul, brave entre tous, courut à ce formidable engin de destruction. +Le lendemain, au lever du soleil, la côte américaine avait disparu. +Ce que fut la traversée de l’Atlantique, il est inutile de le raconter. +L’oncle Vincent se tenait fièrement près de son neveu. +La cérémonie fut accomplie avec une grande pompe. +Lui seul se disait payé au-delà de son mérite. Eh bien, oncle Vincent ? lui dit-il. Eh bien, neveu James ? -Je le crois bien ! répondit le digne négociant. -J’ai vendu mes cotons à trois cent soixante-quinze pour cent de bénéfice ! \ No newline at end of file +Je le crois bien ! répondit le digne négociant. +J’ai vendu mes cotons à trois cent soixante-quinze pour cent de bénéfice ! \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\211cole_des_Robinsons.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\211cole_des_Robinsons.txt" index c96fd68b..e85709ed 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\211cole_des_Robinsons.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\211cole_des_Robinsons.txt" @@ -1,1217 +1,1217 @@ -Dans lequel T. Artelett, dit Tartelett, est correctement présenté au lecteur -Dans lequel le lecteur est appelé à faire connaissance avec un nouveau personnage -Qui conduit Godfrey à de chagrines réflexions sur la manie des voyages -Où Godfrey fait ce que tout autre naufragé eût fait en pareille circonstance +Dans lequel T. Artelett, dit Tartelett, est correctement présenté au lecteur +Dans lequel le lecteur est appelé à faire connaissance avec un nouveau personnage +Qui conduit Godfrey à de chagrines réflexions sur la manie des voyages +Où Godfrey fait ce que tout autre naufragé eût fait en pareille circonstance Dans lequel se produit un incident qui ne saurait surprendre le lecteur Dans lequel le fusil du professeur Tartelett fait merveille -Dans lequel la situation déjà gravement compromise se complique de plus en plus -Qui se termine par une réflexion absolument surprenante du nègre Carèfinotu -Île à vendre, au comptant, frais en sus, au plus offrant et dernier enchérisseur ! -Ce jour-là, — quinze mai, — il faisait encore froid. -Je dirai même qu’il n’y avait là que des curieux. +Dans lequel la situation déjà gravement compromise se complique de plus en plus +Qui se termine par une réflexion absolument surprenante du nègre Carèfinotu +Île à vendre, au comptant, frais en sus, au plus offrant et dernier enchérisseur ! +Ce jour-là, — quinze mai, — il faisait encore froid. +Je dirai même qu’il n’y avait là que des curieux. On riait, mais on ne poussait pas. -Une île ! une île à vendre ! répéta Gingrass. -Jusqu’à la fin du monde. -Et même au delà ! -Une île en toute propriété ! reprit le crieur. -Une île sans un seul animal malfaisant, ni fauves, ni reptiles !... +Une île ! une île à vendre ! répéta Gingrass. +Jusqu’à la fin du monde. +Et même au delà ! +Une île en toute propriété ! reprit le crieur. +Une île sans un seul animal malfaisant, ni fauves, ni reptiles !... Ni oiseaux ? ajouta un loustic. -Ni insectes ? s’écria un autre. -Une île au plus offrant ! reprit de plus belle Dean Felporg. -Un peu de courage à la poche ! -Sa mise à prix est pour rien ! +Ni insectes ? s’écria un autre. +Une île au plus offrant ! reprit de plus belle Dean Felporg. +Un peu de courage à la poche ! +Sa mise à prix est pour rien ! Onze cent mille dollars ! -À onze cent mille dollars, y a-t-il marchand ?... +À onze cent mille dollars, y a-t-il marchand ?... Est-ce vous, monsieur ? -Est-ce vous là-bas... vous qui remuez la tête comme un mandarin de porcelaine ?... -J’ai une île !... -Qui veut d’une île ? -Aucune surprise n’était à craindre, aucune déconvenue. +Est-ce vous là-bas... vous qui remuez la tête comme un mandarin de porcelaine ?... +J’ai une île !... +Qui veut d’une île ? +Aucune surprise n’était à craindre, aucune déconvenue. Aussi, peu de navires passent-ils en vue. -Pour un Robinson volontaire, c’eût été l’idéal du genre ! +Pour un Robinson volontaire, c’eût été l’idéal du genre ! Seulement, il fallait y mettre le prix. -Et, maintenant, pourquoi les États-Unis voulaient-ils se défaire de cette île ? -Était-ce une fantaisie ? +Et, maintenant, pourquoi les États-Unis voulaient-ils se défaire de cette île ? +Était-ce une fantaisie ? Une grande nation ne peut agir par caprice comme un simple particulier. -La coloniser eût été sans résultat pratique. -Y établir une colonie pénitentiaire, elle eût été trop rapprochée du littoral. -Enfin l’occuper dans un intérêt quelconque, besogne beaucoup trop dispendieuse. -Seulement, cette île, on ne voulait pas la donner pour rien. -Aussi la mise à prix avait-elle été fixée à onze cent mille dollars. -Toutefois, pour un particulier, la somme ne laissait pas d’être considérable. +La coloniser eût été sans résultat pratique. +Y établir une colonie pénitentiaire, elle eût été trop rapprochée du littoral. +Enfin l’occuper dans un intérêt quelconque, besogne beaucoup trop dispendieuse. +Seulement, cette île, on ne voulait pas la donner pour rien. +Aussi la mise à prix avait-elle été fixée à onze cent mille dollars. +Toutefois, pour un particulier, la somme ne laissait pas d’être considérable. Onze cent mille dollars ! En tout cas, il lui serait interdit de faire souche de monarques. -Bref, pour une raison ou pour une autre, personne ne se présentait. -Ceux-ci offraient deux dollars de l’île, frais compris. -Ceux-là demandaient du retour pour s’en rendre acquéreurs. -Et toujours les vociférations du crieur : « Île à vendre ! île à vendre ! +Bref, pour une raison ou pour une autre, personne ne se présentait. +Ceux-ci offraient deux dollars de l’île, frais compris. +Ceux-là demandaient du retour pour s’en rendre acquéreurs. +Et toujours les vociférations du crieur : « Île à vendre ! île à vendre ! Et personne pour acheter. -Garantissez-vous qu’il s’y trouve des « flats » ? demanda l’épicier Stumpy, de Merchant-Street. +Garantissez-vous qu’il s’y trouve des « flats » ? demanda l’épicier Stumpy, de Merchant-Street. Y a-t-il au moins un volcan ? demanda Oakhurst, le cabaretier de la rue Montgomery. -Non, pas de volcan, répliqua Dean Felporg ; sans cela, ce serait plus cher ! -Un immense éclat de rire suivit cette réponse. -Île à vendre ! île à vendre ! +Non, pas de volcan, répliqua Dean Felporg ; sans cela, ce serait plus cher ! +Un immense éclat de rire suivit cette réponse. +Île à vendre ! île à vendre ! hurlait Gingrass, dont les » poumons se fatiguaient en pure perte. -Si personne ne dit mot, l’adjudication va être retirée !... +Si personne ne dit mot, l’adjudication va être retirée !... Douze cent mille dollars ! -C’était William W. Kolderup, de San-Francisco. -C’était William W. Kolderup. -Sa richesse s’accrut donc dans une progression non seulement arithmétique, mais géométrique. -Puis un grand silence succéda à ce brouhaha. -Les yeux s’agrandirent, les oreilles se dressèrent. -Mais était-ce probable ? -Était-ce même possible ? -Son regard bon, mais résolu, ne se baissait pas volontiers. -Sa chevelure grisonnante « touffait » autour de son crâne, abondante comme au premier âge. -Les lignes droites de son nez formaient un triangle rectangle géométriquement dessiné. -Des dents blanches, rangées symétriquement sur les bords d’une bouche fine et serrée. -Il n’y avait pas à lutter. -À douze cent mille dollars, il y a marchand ! répéta le crieur Gingrass. +C’était William W. Kolderup, de San-Francisco. +C’était William W. Kolderup. +Sa richesse s’accrut donc dans une progression non seulement arithmétique, mais géométrique. +Puis un grand silence succéda à ce brouhaha. +Les yeux s’agrandirent, les oreilles se dressèrent. +Mais était-ce probable ? +Était-ce même possible ? +Son regard bon, mais résolu, ne se baissait pas volontiers. +Sa chevelure grisonnante « touffait » autour de son crâne, abondante comme au premier âge. +Les lignes droites de son nez formaient un triangle rectangle géométriquement dessiné. +Des dents blanches, rangées symétriquement sur les bords d’une bouche fine et serrée. +Il n’y avait pas à lutter. +À douze cent mille dollars, il y a marchand ! répéta le crieur Gingrass. Il sait bien que personne ne s’y hasardera ! -répondit l’épicier de Merchant-Street. -répétés invitèrent les deux honorables commerçants à garder un complet silence. -Une voix oserait-elle s’élever, qui répondrait à la voix de William W. Kolderup ? -Lui, superbe à voir, ne bougeait pas. -Il restait là, aussi calme que si l’affaire ne l’eût pas intéressé. +répondit l’épicier de Merchant-Street. +répétés invitèrent les deux honorables commerçants à garder un complet silence. +Une voix oserait-elle s’élever, qui répondrait à la voix de William W. Kolderup ? +Lui, superbe à voir, ne bougeait pas. +Il restait là, aussi calme que si l’affaire ne l’eût pas intéressé. Personne ne dit mot ? Personne ne dit mot. Une fois ! deux fois !... -À douze cent mille dollars ! +À douze cent mille dollars ! C’est bien vu ?... bien entendu ? Il n’y a pas de regret ? -À douze cent mille dollars l’île Spencer !... -Les poitrines oppressées se soulevaient et s’abaissaient convulsivement. -À la dernière seconde, une surenchère allait-elle enfin se produire ? -Un coup, un seul coup, et l’adjudication serait définitive ! +À douze cent mille dollars l’île Spencer !... +Les poitrines oppressées se soulevaient et s’abaissaient convulsivement. +À la dernière seconde, une surenchère allait-elle enfin se produire ? +Un coup, un seul coup, et l’adjudication serait définitive ! Il y eut un premier « ah ! -général de stupéfaction, et un second « ah ! -non moins général, de satisfaction. -Un surenchérisseur s’était présenté. +général de stupéfaction, et un second « ah ! +non moins général, de satisfaction. +Un surenchérisseur s’était présenté. Donc il y aurait bataille. -C’était J.-R. Taskinar, de Stockton. +C’était J.-R. Taskinar, de Stockton. Il pesait quatre cent quatre-vingt-dix livres. -Là, aussi, les navires embarquent la plus grande quantité du blé californien. -Quoi qu’il en soit, J.-R. Taskinar haïssait tout particulièrement William W. Kolderup. -Il le jalousait pour sa fortune, pour sa situation, pour son honorabilité. -Enfin William W. Kolderup avait lancé cette surenchère : « Douze cent mille dollars ! -Tout le monde, on l’a vu, s’était retourné. +Là, aussi, les navires embarquent la plus grande quantité du blé californien. +Quoi qu’il en soit, J.-R. Taskinar haïssait tout particulièrement William W. Kolderup. +Il le jalousait pour sa fortune, pour sa situation, pour son honorabilité. +Enfin William W. Kolderup avait lancé cette surenchère : « Douze cent mille dollars ! +Tout le monde, on l’a vu, s’était retourné. Ce fut le nom qui passa de bouche en bouche. Oui ! le gros Taskinar ! -Il était bien connu ! -Énormément riches tous les deux, ces mortels ennemis ! +Il était bien connu ! +Énormément riches tous les deux, ces mortels ennemis ! Ce ne serait donc plus qu’une question d’amour-propre. -On aurait entendu une araignée tisser sa toile. +On aurait entendu une araignée tisser sa toile. Ce fut la voix du commissaire-priseur Dean Felporg, qui rompit ce pesant silence. -À treize cent mille dollars l’île Spencer ! -cria-t-il, en se levant, afin de mieux suivre la série des enchères. -William W. Kolderup s’était tourné du côté de J.-R. Taskinar. -Les assistants venaient de s’écarter pour faire place aux deux adversaires. -La vérité nous oblige a dire qu’ils ne s’en faisaient pas faute. +À treize cent mille dollars l’île Spencer ! +cria-t-il, en se levant, afin de mieux suivre la série des enchères. +William W. Kolderup s’était tourné du côté de J.-R. Taskinar. +Les assistants venaient de s’écarter pour faire place aux deux adversaires. +La vérité nous oblige a dire qu’ils ne s’en faisaient pas faute. Quatorze cent mille dollars, dit William W. Kolderup. -Quinze cent mille ! répondit J.-R. Taskinar. -Seulement, là, c’étaient des cheminées en lingots d’or. -Dix-sept cent mille dollars ! répéta le commissaire-priseur. +Quinze cent mille ! répondit J.-R. Taskinar. +Seulement, là, c’étaient des cheminées en lingots d’or. +Dix-sept cent mille dollars ! répéta le commissaire-priseur. Allons, messieurs, c’est pour rien !... Dix-sept cent mille dollars ! hurla le crieur Gingrass. -Dix-huit cent mille, répondit William W. Kolderup. -Dix-neuf cent mille ! répliqua J.-R. Taskinar. -répliqua aussitôt William W. Kolderup, sans attendre cette fois. -Le sang montait à son visage, apoplectiquement congestionné. -Deux millions sept cent mille ! répondit d’une voix très calme William W. Kolderup. +Dix-huit cent mille, répondit William W. Kolderup. +Dix-neuf cent mille ! répliqua J.-R. Taskinar. +répliqua aussitôt William W. Kolderup, sans attendre cette fois. +Le sang montait à son visage, apoplectiquement congestionné. +Deux millions sept cent mille ! répondit d’une voix très calme William W. Kolderup. Deux millions neuf cent mille ! -Les applaudissements allaient éclater. -Ils se continrent, cependant, à la « Treize cent mille dollars ! -Tous les regards s’étaient portés sur J.-R. Taskinar. -Il voulait parler, sans doute, pour surenchérir, il ne le pouvait plus. -Il voulait remuer la tête... il ne le pouvait pas davantage. +Les applaudissements allaient éclater. +Ils se continrent, cependant, à la « Treize cent mille dollars ! +Tous les regards s’étaient portés sur J.-R. Taskinar. +Il voulait parler, sans doute, pour surenchérir, il ne le pouvait plus. +Il voulait remuer la tête... il ne le pouvait pas davantage. Trois millions cinq cent mille ! murmura-t-il. -répondit William W. Kolderup. +répondit William W. Kolderup. Ce fut le dernier coup de massue. Le marteau frappa d’un coup sec le marbre de la table... murmura J.-R. Taskinar. -William W. Kolderup était rentré dans son hôtel de la rue Montgomery. +William W. Kolderup était rentré dans son hôtel de la rue Montgomery. Cette rue, c’est le Regent-Street, le Broadway, le boulevard des Italiens de San-Francisco. -Inutile de décrire l’hôtel du nabab de Frisco. +Inutile de décrire l’hôtel du nabab de Frisco. Ayant trop de millions, il avait trop de luxe. -Plus de confort que de goût. +Plus de confort que de goût. Moins de sens artistique que de sens pratique. On ne saurait tout avoir. -Bon ! se dit-il, elle et lui sont là ! -Un mot à mon caissier, puis nous causerons tout à l’heure ! -Quatre lignes à son agent de change, il n’en fallait pas davantage. -M’écoutes-tu ? dit-elle. +Bon ! se dit-il, elle et lui sont là ! +Un mot à mon caissier, puis nous causerons tout à l’heure ! +Quatre lignes à son agent de change, il n’en fallait pas davantage. +M’écoutes-tu ? dit-elle. Oui ! mais m’entends-tu ? Si je t’entends, Phina ! -Jamais tu n’as si bien joué ces variations de l’Auld Robin Gray. +Jamais tu n’as si bien joué ces variations de l’Auld Robin Gray. Ah ! j’avais cru ! -Phina Hollaney était la filleule de William W. Kolderup. +Phina Hollaney était la filleule de William W. Kolderup. Elle n’y manquait pas. -Les rêves, c’est bien quand on dort, non quand on veille. -Or, elle ne dormait pas, en ce moment, et ne songeait aucunement à dormir. -Phina ? répondit le jeune homme. -Où es-tu, maintenant ? -Près de toi... dans ce salon... -Non, pas près de moi, Godfrey ! +Les rêves, c’est bien quand on dort, non quand on veille. +Or, elle ne dormait pas, en ce moment, et ne songeait aucunement à dormir. +Phina ? répondit le jeune homme. +Où es-tu, maintenant ? +Près de toi... dans ce salon... +Non, pas près de moi, Godfrey ! Pas dans ce salon !... -Mais loin, bien loin... au delà des mers, n’est-ce pas ? +Mais loin, bien loin... au delà des mers, n’est-ce pas ? Godfrey comptait alors vingt-deux ans. -Son éducation achevée l’avait laissé absolument oisif. -Gradué d’université, il n’en était pas beaucoup plus savant pour cela. +Son éducation achevée l’avait laissé absolument oisif. +Gradué d’université, il n’en était pas beaucoup plus savant pour cela. La vie ne lui ouvrait que des voies de communication faciles. -Je ne surprendrai personne en disant que Godfrey Morgan devait épouser Phina Hollaney. -Aurait-il pu en être autrement ? -Toutes les convenances y étaient. +Je ne surprendrai personne en disant que Godfrey Morgan devait épouser Phina Hollaney. +Aurait-il pu en être autrement ? +Toutes les convenances y étaient. D’ailleurs, William W. Kolderup voulait ce mariage. -À quoi peut-il être bon par la suite ? +À quoi peut-il être bon par la suite ? Un Robinson ! devenir un Robinson ! Il fallait le faire seul ou ne pas le faire. -Godfrey s’était levé. -William W. Kolderup parut, un peu affairé, comme toujours. -La date ? répondit Godfrey en tressautant. -Quelle date, s’il vous plaît, mon oncle ? -La date de votre mariage à tous deux ! répliqua William W. Kolderup. +Godfrey s’était levé. +William W. Kolderup parut, un peu affairé, comme toujours. +La date ? répondit Godfrey en tressautant. +Quelle date, s’il vous plaît, mon oncle ? +La date de votre mariage à tous deux ! répliqua William W. Kolderup. Ce n’est pas la date du mien, je suppose ! -Ce serait peut-être plus urgent ! dit Phina. -Quoi ?... s’écria l’oncle. +Ce serait peut-être plus urgent ! dit Phina. +Quoi ?... s’écria l’oncle. Qu’est-ce que cela signifie ?... Nous disons fin courant, n’est-ce pas ? -Oui, oncle Will, répondit bravement Godfrey. +Oui, oncle Will, répondit bravement Godfrey. Et pour combien de temps ? Pour dix-huit mois, ou deux ans, au plus, si.... -Si vous voulez bien le permettre, et si Phina veut bien m’attendre jusque-là ! -Il faut laisser faire Godfrey, répondit la jeune fille. -Parrain Will, j’ai bien réfléchi à tout cela. -Je suis jeune, mais, en vérité, Godfrey est encore plus jeune que moi ! +Si vous voulez bien le permettre, et si Phina veut bien m’attendre jusque-là ! +Il faut laisser faire Godfrey, répondit la jeune fille. +Parrain Will, j’ai bien réfléchi à tout cela. +Je suis jeune, mais, en vérité, Godfrey est encore plus jeune que moi ! Il veut voyager, qu’il voyage ! Le besoin du repos lui viendra ensuite, et il me retrouvera au retour. Oui, pour les deux ans qu’il demande ! Et tu l’attendras ?... -Cependant Godfrey, embarrassé, ne disait mot. -Puis, élevant la voix : « C’est très sérieux ? demanda-t-il. -répliqua William W. Kolderup, en fixant sur son neveu un regard singulier. -Eh bien ! tu en tâteras, mon neveu ! +Cependant Godfrey, embarrassé, ne disait mot. +Puis, élevant la voix : « C’est très sérieux ? demanda-t-il. +répliqua William W. Kolderup, en fixant sur son neveu un regard singulier. +Eh bien ! tu en tâteras, mon neveu ! Et quand comptes-tu partir ? Quand vous voudrez, oncle Will. -Soit, le plus tôt possible ! -Sur ces derniers mots, Phina s’était interrompue brusquement. -Mais, comme ce nom lui convient, nous n’hésiterons pas à le désigner ainsi. -D’ailleurs, si Tartelett n’était pas Français, il était digne de l’être. +Soit, le plus tôt possible ! +Sur ces derniers mots, Phina s’était interrompue brusquement. +Mais, comme ce nom lui convient, nous n’hésiterons pas à le désigner ainsi. +D’ailleurs, si Tartelett n’était pas Français, il était digne de l’être. Sa taille est de cinq pieds, deux pouces, trois lignes. Sa grosseur, prise au-dessus des hanches, est exactement de deux pieds, trois pouces. -Il a la tête oblongue. +Il a la tête oblongue. Ses tempes et ses joues sont plates et imberbes. Ses oreilles sont grandes et plates. Sa bouche, de moyenne grandeur, est absolument pure de mauvaises dents. -Un petit grain de beauté orne son cou potelé, — à la nuque. -Son existence est calme et réglée. -Son geste est prompt, sa démarche vive, son caractère franc et ouvert. -Après tout, c’était un brave homme, malgré ses ridicules. -On s’attacha à lui. +Un petit grain de beauté orne son cou potelé, — à la nuque. +Son existence est calme et réglée. +Son geste est prompt, sa démarche vive, son caractère franc et ouvert. +Après tout, c’était un brave homme, malgré ses ridicules. +On s’attacha à lui. Il aimait Godfrey, il aimait Phina, qui le lui rendaient d’ailleurs. -William W. Kolderup résolut donc de les faire courir à deux. -Une prière du nabab était un ordre pour Tartelett. -La peine sera douloureuse, répondit Tartelett, et, cependant, s’il le faut... -Assurément... les voyages !... répondit Tartelett, qui semblait ne pas vouloir comprendre. -Refuser, c’était impossible. -Tartelett n’y pensait même pas. -Qu’était-il dans la maison ? -Mais l’expédition en projet n’était pas sans le troubler quelque peu. +William W. Kolderup résolut donc de les faire courir à deux. +Une prière du nabab était un ordre pour Tartelett. +La peine sera douloureuse, répondit Tartelett, et, cependant, s’il le faut... +Assurément... les voyages !... répondit Tartelett, qui semblait ne pas vouloir comprendre. +Refuser, c’était impossible. +Tartelett n’y pensait même pas. +Qu’était-il dans la maison ? +Mais l’expédition en projet n’était pas sans le troubler quelque peu. Sur le Pacifique, d’abord. -Sur le sol de la Nouvelle-Zélande, répondit William W. Kolderup. -J’ai remarqué que les Néo-Zélandais n’arrondissent pas convenablement les coudes !... -Un signe du négociant lui fit alors comprendre que l’audience était terminée. -Il n’y avait plus à y revenir. -Il aurait vu, observé, comparé. -Sa curiosité serait satisfaite. +Sur le sol de la Nouvelle-Zélande, répondit William W. Kolderup. +J’ai remarqué que les Néo-Zélandais n’arrondissent pas convenablement les coudes !... +Un signe du négociant lui fit alors comprendre que l’audience était terminée. +Il n’y avait plus à y revenir. +Il aurait vu, observé, comparé. +Sa curiosité serait satisfaite. Avait-il tort ou raison ? -Courait-il à quelque bonne et solide leçon dont il ferait son profit ? -Nous laisserons à l’avenir le soin de répondre. -Bref, Godfrey était enchanté. +Courait-il à quelque bonne et solide leçon dont il ferait son profit ? +Nous laisserons à l’avenir le soin de répondre. +Bref, Godfrey était enchanté. Eh bien, tu voyageras ! -Les préparatifs furent aussitôt commencés. +Les préparatifs furent aussitôt commencés. Godfrey s’en irait-il par le sud, l’est ou l’ouest ? -Cela était à décider en premier lieu. -Il s’en irait ainsi d’un marché à un autre. -La fantaisie de Godfrey Morgan ne coûterait pas un dollar à la caisse avunculaire ! +Cela était à décider en premier lieu. +Il s’en irait ainsi d’un marché à un autre. +La fantaisie de Godfrey Morgan ne coûterait pas un dollar à la caisse avunculaire ! Ainsi agit-on dans les bonnes maisons de commerce. -Enfin, paraît-il, tout s’arrangea. -Cependant je parierais plutôt pour le capitaine. -C’était autant de pris sur la baie, mais la baie est vaste. -Approvisionnements, aménagement, tout fut minutieusement étudié. -Le gréement était en parfait état, la chaudière éprouvée, la machine à hélice excellente. -Enfin, bref, tout était prêt à la date du dix juin. -Il n’y avait plus qu’à prendre la mer. -Il n’y avait plus qu’une formalité à remplir : la formalité des photographies. -Ce serait encore une façon de voyager ensemble. -On essaya d’autres moyens plus rapides, d’épreuves instantanées. -Tartelett tanguait et roulait déjà par anticipation, tout comme le capitaine du Dream. -Il fallut renoncer à conserver les traits de cet homme remarquable. -Le neuf juin, on était prêt. -Le Dream n’avait plus qu’à appareiller. -Ce jour-là, un grand déjeuner d’adieu fut donné à l’hôtel de Monlgomery-Street. -On but à l’heureux voyage de Godfrey et à son prompt retour. +Enfin, paraît-il, tout s’arrangea. +Cependant je parierais plutôt pour le capitaine. +C’était autant de pris sur la baie, mais la baie est vaste. +Approvisionnements, aménagement, tout fut minutieusement étudié. +Le gréement était en parfait état, la chaudière éprouvée, la machine à hélice excellente. +Enfin, bref, tout était prêt à la date du dix juin. +Il n’y avait plus qu’à prendre la mer. +Il n’y avait plus qu’une formalité à remplir : la formalité des photographies. +Ce serait encore une façon de voyager ensemble. +On essaya d’autres moyens plus rapides, d’épreuves instantanées. +Tartelett tanguait et roulait déjà par anticipation, tout comme le capitaine du Dream. +Il fallut renoncer à conserver les traits de cet homme remarquable. +Le neuf juin, on était prêt. +Le Dream n’avait plus qu’à appareiller. +Ce jour-là, un grand déjeuner d’adieu fut donné à l’hôtel de Montgomery-Street. +On but à l’heureux voyage de Godfrey et à son prompt retour. Phina se montra plus ferme que lui. Que le ciel vous conduise ! dit l’oncle. -Et surtout qu’il nous ramène ! murmura le professeur Tartelett. -Le voyage était commencé. -Ce n’était pas le difficile, on en conviendra volontiers. -Mais où et comment il finit, c’est l’important ! -Notre jeune voyageur était installé là aussi confortablement que possible. +Et surtout qu’il nous ramène ! murmura le professeur Tartelett. +Le voyage était commencé. +Ce n’était pas le difficile, on en conviendra volontiers. +Mais où et comment il finit, c’est l’important ! +Notre jeune voyageur était installé là aussi confortablement que possible. Dans ces conditions, il aurait fait vingt-deux fois le tour du monde ! Cette allure n’est pas celle qui fait, sur le « Qui es-tu ? -C’était donc supportable. +C’était donc supportable. Le Dream faisait bonne route. -Le douze juin, dans la matinée, un incident très inattendu se produisit à bord. -Qu’y a-t-il donc ? répondit vivement Turcotte, comme un marin toujours sur le qui-vive. -Il y a... un Chinois ! dit le maître d’équipage. -À fond de cale ! s’écria le capitaine Turcotte. -répondit le maître d’équipage. -Le hasard seul l’avait fait découvrir dans son obscure retraite. -Le capitaine Turcotte fit aussitôt signe à ses hommes de lâcher le malheureux intrus. +Le douze juin, dans la matinée, un incident très inattendu se produisit à bord. +Qu’y a-t-il donc ? répondit vivement Turcotte, comme un marin toujours sur le qui-vive. +Il y a... un Chinois ! dit le maître d’équipage. +À fond de cale ! s’écria le capitaine Turcotte. +répondit le maître d’équipage. +Le hasard seul l’avait fait découvrir dans son obscure retraite. +Le capitaine Turcotte fit aussitôt signe à ses hommes de lâcher le malheureux intrus. Qui es-tu ? lui demanda-t-il. Un fils du Soleil. Et comment te nommes-tu ? -Et que fais-tu ici, à bord ? +Et que fais-tu ici, à bord ? Vraiment ! le moins de tort !... -Et tu t’es caché dans la cale au moment du départ ? +Et tu t’es caché dans la cale au moment du départ ? Comme vous dites, capitaine. Si vous le voulez bien. -Où il y en a trop ! répondit le capitaine Turcotte. +Où il y en a trop ! répondit le capitaine Turcotte. Trop, en effet, reprit Godfrey. -Bref, Seng-Vou était un comique. -C’est possible, après tout. -En somme, le cas n’était certainement pas pendable. -Après tout, tant pis pour lui ! -Pourquoi s’est-il embarqué frauduleusement sur le Dream ! répondit le second. -Surtout pour aller à Shangaï ! répliqua le capitaine Turcotte. +Bref, Seng-Vou était un comique. +C’est possible, après tout. +En somme, le cas n’était certainement pas pendable. +Après tout, tant pis pour lui ! +Pourquoi s’est-il embarqué frauduleusement sur le Dream ! répondit le second. +Surtout pour aller à Shangaï ! répliqua le capitaine Turcotte. Au diable John et les fils de John ! -La brise fraîchit sensiblement en passant dans le sud-ouest. -Très évidemment, ce brave garçon aimait la mer. +La brise fraîchit sensiblement en passant dans le sud-ouest. +Très évidemment, ce brave garçon aimait la mer. Mais Tartelett, lui, n’aimait pas la mer, et elle le lui rendait bien. De l’air ! de l’air ! Aussi ne quittait-il plus le pont. Un coup de roulis, et il allait d’un bord sur l’autre. -Quelle idée le riche William W. Kolderup avait-il eue de l’envoyer là-dessus ! -Est-ce que nous arriverons bientôt ? +Quelle idée le riche William W. Kolderup avait-il eue de l’envoyer là-dessus ! +Est-ce que nous arriverons bientôt ? Encore faut-il le temps de se rendre ! -Et l’on appelle cela l’océan Pacifique ! -répétait l’infortuné entre deux hoquets et deux oscillations. -Du calme, Tartelett ! répondait Godfrey. +Et l’on appelle cela l’océan Pacifique ! +répétait l’infortuné entre deux hoquets et deux oscillations. +Du calme, Tartelett ! répondait Godfrey. Un navire est fait pour flotter, que diable ! Il y a des raisons pour cela ! Je vous dis qu’il n’y en a pas ! -Et, dans cette pensée, le professeur avait revêtu sa ceinture de sauvetage. -Il la portait, jour et nuit, étroitement sanglée sur sa poitrine. -On ne la lui aurait pas fait quitter à prix d’or. -En vérité, jamais il ne la trouvait assez pleine ! +Et, dans cette pensée, le professeur avait revêtu sa ceinture de sauvetage. +Il la portait, jour et nuit, étroitement sanglée sur sa poitrine. +On ne la lui aurait pas fait quitter à prix d’or. +En vérité, jamais il ne la trouvait assez pleine ! Nous demandons l’indulgence pour les terreurs de Tartelett. -La bordée de quart veillait à l’avant. +La bordée de quart veillait à l’avant. Le capitaine Turcotte se tenait sur la passerelle. -La violence de la brise n’avait certainement pas diminué. -Le vent a donc changé ? +La violence de la brise n’avait certainement pas diminué. +Le vent a donc changé ? Vous, monsieur Godfrey, vous... sur la passerelle ? Moi, capitaine, et je viens vous demander... -Quoi donc ? répondit vivement le capitaine Turcotte. -Si le vent n’a pas changé ? -Non, monsieur Godfrey, non... et, malheureusement, je crains qu’il ne tourne en tempête ! -Cependant nous sommes maintenant vent arrière ! -Vent arrière... en effet... vent arrière !... répliqua le capitaine visiblement dépité par cette observation. -Mais c’est bien malgré moi ! +Quoi donc ? répondit vivement le capitaine Turcotte. +Si le vent n’a pas changé ? +Non, monsieur Godfrey, non... et, malheureusement, je crains qu’il ne tourne en tempête ! +Cependant nous sommes maintenant vent arrière ! +Vent arrière... en effet... vent arrière !... répliqua le capitaine visiblement dépité par cette observation. +Mais c’est bien malgré moi ! Que voulez-vous dire ? -Voilà qui va nous causer des retards extrêmement regrettables ! dit Godfrey. -Je vous engage donc, monsieur Godfrey, à regagner votre cabine. +Voilà qui va nous causer des retards extrêmement regrettables ! dit Godfrey. +Je vous engage donc, monsieur Godfrey, à regagner votre cabine. Essayez de dormir, pendant que nous courons avec la mer ! -Vous serez moins secoué ! +Vous serez moins secoué ! C’est ce qui arriva, en effet. Godfrey s’approcha de lui. Eh bien, monsieur, lui dit-il gaiement, aujourd’hui est un peu meilleur qu’hier ! -Oui, monsieur Godfrey, répondit le second, nous nous trouvons maintenant en eau calme. +Oui, monsieur Godfrey, répondit le second, nous nous trouvons maintenant en eau calme. Et le Dream s’est remis en bonne route ! -Mais voilà un beau soleil, un horizon parfaitement net. -Où donc est le capitaine ? demanda Godfrey. -Il a quitté le bord. +Mais voilà un beau soleil, un horizon parfaitement net. +Où donc est le capitaine ? demanda Godfrey. +Il a quitté le bord. Depuis une heure et demie environ ! -Ah ! dit Godfrey, je suis fâché de ne pas avoir été prévenu. -J’aurais eu grand plaisir à l’accompagner. +Ah ! dit Godfrey, je suis fâché de ne pas avoir été prévenu. +J’aurais eu grand plaisir à l’accompagner. Je le regrette ; mais, dites-moi, dans quelle direction la chaloupe a-t-elle couru ? -Par là, répondit le second, droit par le bossoir de tribord... dans le nord-est. +Par là, répondit le second, droit par le bossoir de tribord... dans le nord-est. Et avec une longue-vue on ne peut l’apercevoir ? Non ! elle est encore trop loin. -Mais elle ne peut tarder à revenir ? +Mais elle ne peut tarder à revenir ? Il voulait guetter le retour de la chaloupe. -Deux heures se passèrent. -C’était évidemment la chaloupe à vapeur qui, la reconnaissance opérée, ralliait le bord. -Godfrey se plut à la suivre dans le champ de sa lunette. +Deux heures se passèrent. +C’était évidemment la chaloupe à vapeur qui, la reconnaissance opérée, ralliait le bord. +Godfrey se plut à la suivre dans le champ de sa lunette. Ah ! bonjour, monsieur Godfrey ? -Pure apparence ! répondit le capitaine Turcotte. +Pure apparence ! répondit le capitaine Turcotte. Nous n’avons rien vu de suspect. -Nos hommes se seront trompés. -Aussi cela m’étonnait bien, pour ma part ! +Nos hommes se seront trompés. +Aussi cela m’étonnait bien, pour ma part ! En route alors ? dit Godfrey. Donnez-vous l’ordre d’embarquer la chaloupe ? demanda le second. -Non, répondit le capitaine, elle pourra nous servir encore. -Mettez-la à la remorque ! -La journée fut très belle. -Godfrey était tout joyeux. -Il essaya de manger, mais sans goût ni appétit. -D’épaisses vapeurs se maintenaient, sans descendre jusqu’au niveau de la mer. -Couler, même lorsqu’on est en règle, c’est toujours couler. -Tout était en état. -Là, il heurta une masse informe qu’il ne reconnut pas. -Ce devait être le professeur Tartelett. +Non, répondit le capitaine, elle pourra nous servir encore. +Mettez-la à la remorque ! +La journée fut très belle. +Godfrey était tout joyeux. +Il essaya de manger, mais sans goût ni appétit. +D’épaisses vapeurs se maintenaient, sans descendre jusqu’au niveau de la mer. +Couler, même lorsqu’on est en règle, c’est toujours couler. +Tout était en état. +Là, il heurta une masse informe qu’il ne reconnut pas. +Ce devait être le professeur Tartelett. Un abordage ? demanda Godfrey. -L’eau arrivait presque à la hauteur du pont. -À la mer ! à la mer ! monsieur Godfrey, s’écria le capitaine. -Il n’y a pas un instant à perdre ! -Le navire sombre à vue d’œil ! -Il vous entraînerait dans son tourbillon !... +L’eau arrivait presque à la hauteur du pont. +À la mer ! à la mer ! monsieur Godfrey, s’écria le capitaine. +Il n’y a pas un instant à perdre ! +Le navire sombre à vue d’œil ! +Il vous entraînerait dans son tourbillon !... Je m’en charge !... -Nous ne sommes qu’à une demi-encâblure d’une côte !... -Tout cela s’était fait en moins d’une minute. -Il n’y avait plus de doute : le Dream venait de couler à pic ! -Ce sont ces heures-là dont on peut dire qu’elles durent des siècles. -Il s’agissait donc d’être à la hauteur de la situation. -Temporairement il était à l’abri. -Devait-il craindre que le flux ne l’atteignît bientôt ? -Mais cette roche était-elle isolée ? -Dominait-elle une ligne de brisants épars en cette portion de mer ? -Quelle était cette côte que le capitaine Turcotte croyait avoir entrevue dans les ténèbres ? -À quel continent appartenait-elle ? -La situation du navire n’avait donc pu être exactement relevée. -Mais à quoi bon ces retours vers le passé ! +Nous ne sommes qu’à une demi-encâblure d’une côte !... +Tout cela s’était fait en moins d’une minute. +Il n’y avait plus de doute : le Dream venait de couler à pic ! +Ce sont ces heures-là dont on peut dire qu’elles durent des siècles. +Il s’agissait donc d’être à la hauteur de la situation. +Temporairement il était à l’abri. +Devait-il craindre que le flux ne l’atteignît bientôt ? +Mais cette roche était-elle isolée ? +Dominait-elle une ligne de brisants épars en cette portion de mer ? +Quelle était cette côte que le capitaine Turcotte croyait avoir entrevue dans les ténèbres ? +À quel continent appartenait-elle ? +La situation du navire n’avait donc pu être exactement relevée. +Mais à quoi bon ces retours vers le passé ! Mais on n’abandonne un endroit que pour aller sur un autre. -Les pensées du jeune naufragé se concentraient donc en ce point. +Les pensées du jeune naufragé se concentraient donc en ce point. Godfrey ne vit rien. Aucun oiseau ne traversait cette ombre. -Cependant, était-il possible que personne n’eût survécu au naufrage ? -Quoi ! pas un des hommes du Dream n’aurait été porté à terre ! -De tous ceux que portait le Dream il se serait donc sauvé seul ? -Et cependant la chaloupe était restée à la traîne du steamer ! -Rien ne l’empêchait d’appeler, de héler au milieu de ce profond silence. -Peut-être la voix d’un de ses compagnons répondrait-elle à la sienne. -Pas un cri ne répondit au sien. -Le semis de brisants ; sur lequel le naufragé avait trouvé refuge, était isolé. -Trois heures s’écoulèrent dans ces transes. -Enfin quelques lueurs blanchâtres teignirent les nuages du zénith. -C’était le reflet des premières colorations de l’horizon. -Mais rien n’apparaissait encore à travers cette aube indécise. -Il n’y avait donc pas à se faire d’illusions. -Enfin la brume matinale commença à se fondre. -Un regard avait suffi à Godfrey pour constater cet état de choses. -Le salut ne pouvait être de ce côté. -On les voyait s’allonger en élargissant leur base humide. -Ici, d’assez vastes intervalles liquides, là, de simples flaques d’eau, les séparaient. -Du reste, nulle apparence de côte. -Rien qui indiquât encore la proximité d’une haute terre, même dans cette direction. -Ses volutes roulèrent ainsi sur un espace d’un demi-mille. -Déjà quelques plaques sablonneuses apparaissaient entre les roches que tapissait un visqueux varech. -C’était la terre, en effet. -Il était possible, cependant, qu’elle appartînt à quelque grande terre. -Quoi qu’il en fût, c’était au moins le salut momentané. -Mais, avant de quitter l’écueil, il se retourna une dernière fois. -Ses yeux interrogèrent encore la mer jusqu’à l’horizon du large. -Personne, ni sur les rochers, ni sur la grève ! -Le récif était aussi désert que l’Océan ! -Devant cette réalité, cependant, disons-le à sa louange, Godfrey ne voulut pas faiblir. -Il y avait près d’un quart de mille à faire dans ces conditions. -Eh bien, il en ferait l’épreuve ! -Il avait envié le sort d’un Robinson ! +Cependant, était-il possible que personne n’eût survécu au naufrage ? +Quoi ! pas un des hommes du Dream n’aurait été porté à terre ! +De tous ceux que portait le Dream il se serait donc sauvé seul ? +Et cependant la chaloupe était restée à la traîne du steamer ! +Rien ne l’empêchait d’appeler, de héler au milieu de ce profond silence. +Peut-être la voix d’un de ses compagnons répondrait-elle à la sienne. +Pas un cri ne répondit au sien. +Le semis de brisants ; sur lequel le naufragé avait trouvé refuge, était isolé. +Trois heures s’écoulèrent dans ces transes. +Enfin quelques lueurs blanchâtres teignirent les nuages du zénith. +C’était le reflet des premières colorations de l’horizon. +Mais rien n’apparaissait encore à travers cette aube indécise. +Il n’y avait donc pas à se faire d’illusions. +Enfin la brume matinale commença à se fondre. +Un regard avait suffi à Godfrey pour constater cet état de choses. +Le salut ne pouvait être de ce côté. +On les voyait s’allonger en élargissant leur base humide. +Ici, d’assez vastes intervalles liquides, là, de simples flaques d’eau, les séparaient. +Du reste, nulle apparence de côte. +Rien qui indiquât encore la proximité d’une haute terre, même dans cette direction. +Ses volutes roulèrent ainsi sur un espace d’un demi-mille. +Déjà quelques plaques sablonneuses apparaissaient entre les roches que tapissait un visqueux varech. +C’était la terre, en effet. +Il était possible, cependant, qu’elle appartînt à quelque grande terre. +Quoi qu’il en fût, c’était au moins le salut momentané. +Mais, avant de quitter l’écueil, il se retourna une dernière fois. +Ses yeux interrogèrent encore la mer jusqu’à l’horizon du large. +Personne, ni sur les rochers, ni sur la grève ! +Le récif était aussi désert que l’Océan ! +Devant cette réalité, cependant, disons-le à sa louange, Godfrey ne voulut pas faiblir. +Il y avait près d’un quart de mille à faire dans ces conditions. +Eh bien, il en ferait l’épreuve ! +Il avait envié le sort d’un Robinson ! Eh bien, il verrait si c’est un sort enviable ! -Aussi, à cet égard, il voulait encore espérer. -Il n’aperçut pas un seul être humain. -Évidemment cette portion de la terre était inhabitée. -Le silence était absolu. -Le sable n’avait reçu aucune empreinte. +Aussi, à cet égard, il voulait encore espérer. +Il n’aperçut pas un seul être humain. +Évidemment cette portion de la terre était inhabitée. +Le silence était absolu. +Le sable n’avait reçu aucune empreinte. Godfrey marcha ainsi pendant un quart d’heure. -Godfrey se hâta de courir dans cette direction. -C’était le professeur de danse et de maintien. -Godfrey se précipita vers son compagnon, à qui, peut-être, il restait encore quelque souffle ! -Mais, bien que Tartelett fût sans mouvement, peut-être n’était-il pas mort ! -Godfrey se mit à l’œuvre. +Godfrey se hâta de courir dans cette direction. +C’était le professeur de danse et de maintien. +Godfrey se précipita vers son compagnon, à qui, peut-être, il restait encore quelque souffle ! +Mais, bien que Tartelett fût sans mouvement, peut-être n’était-il pas mort ! +Godfrey se mit à l’œuvre. Il lui mit la main sur le cœur !... Le cœur battait encore. Godfrey le secoua violemment. Tartelett ! mon cher Tartelett ! -s’écria Godfrey, en lui soulevant légèrement la tête. +s’écria Godfrey, en lui soulevant légèrement la tête. C’est moi ! moi ! Il a senti qu’il a enfin un point d’appui solide ! -La mer a cessé de le porter ! +La mer a cessé de le porter ! Il repose sur un sol ferme ! -Le brave homme pensait à Phina. -Mon cher Godfrey ! s’écria Tartelett, — Mon bon Tartelett ! répondit Godfrey. -Enfin, nous sommes donc arrivés au port ! -Il appelait cela : être arrivé au port ! -Godfrey ne voulut pas discuter à ce sujet. +Le brave homme pensait à Phina. +Mon cher Godfrey ! s’écria Tartelett, — Mon bon Tartelett ! répondit Godfrey. +Enfin, nous sommes donc arrivés au port ! +Il appelait cela : être arrivé au port ! +Godfrey ne voulut pas discuter à ce sujet. Enlevez votre ceinture de sauvetage, dit-il. -Cette machine vous étouffe et gêne vos mouvements ! -Pensez-vous donc que je puisse le faire sans inconvénient ? demanda Tartelett. -Sans inconvénient, répondit Godfrey. -Maintenant, serrez votre pochette et allons à la découverte. -C’était d’un charmant aspect. +Cette machine vous étouffe et gêne vos mouvements ! +Pensez-vous donc que je puisse le faire sans inconvénient ? demanda Tartelett. +Sans inconvénient, répondit Godfrey. +Maintenant, serrez votre pochette et allons à la découverte. +C’était d’un charmant aspect. Mais, de maisons formant bourgade, village ou hameau, pas une en vue ! -Pas même, à défaut de maisons, une cabane, une case, un ajoupa, un wigwam ? -Nulle route frayée, d’ailleurs, pas même un sentier, pas même une sente. -Où sommes-nous donc ? +Pas même, à défaut de maisons, une cabane, une case, un ajoupa, un wigwam ? +Nulle route frayée, d’ailleurs, pas même un sentier, pas même une sente. +Où sommes-nous donc ? Je n’en sais rien. Comment ! vous n’en savez rien !... -Mais, Godfrey, nous ne pouvons tarder à le savoir ? +Mais, Godfrey, nous ne pouvons tarder à le savoir ? Qui peut le dire ! -Non ! c’était impossible ! -Ne me dites pas de ces choses-là, Godfrey, s’écria Tartelett. +Non ! c’était impossible ! +Ne me dites pas de ces choses-là, Godfrey, s’écria Tartelett. Non ! ne faites pas de ces plaisanteries ! -La supposition seule suffirait à me tuer ! +La supposition seule suffirait à me tuer ! Vous avez voulu rire, n’est-ce pas ? -Oui, mon brave Tartelett, répondit Godfrey, rassurez-vous ; mais d’abord, avisons au plus pressé ! -Ce serait ce que des recherches ultérieures lui permettraient seules de constater. +Oui, mon brave Tartelett, répondit Godfrey, rassurez-vous ; mais d’abord, avisons au plus pressé ! +Ce serait ce que des recherches ultérieures lui permettraient seules de constater. Godfrey put avec raison conclure des oiseaux aux nids et des nids aux œufs. -Toutefois si le dîner était là, comment le ferait-on cuire ? -Comment parviendrait-on à se procurer du feu ? -Importante question, dont la solution fut remise à plus tard. -Une agréable surprise les y attendait. -Godfrey ne put s’y méprendre non plus. -Je n’aperçois pas la ville, fit observer Tartelett... +Toutefois si le dîner était là, comment le ferait-on cuire ? +Comment parviendrait-on à se procurer du feu ? +Importante question, dont la solution fut remise à plus tard. +Une agréable surprise les y attendait. +Godfrey ne put s’y méprendre non plus. +Je n’aperçois pas la ville, fit observer Tartelett... Peu importait, d’ailleurs. -Il y aurait eu là de quoi rassasier de plus nombreux convives. +Il y aurait eu là de quoi rassasier de plus nombreux convives. Et du feu ? dit celui-ci. -Celles du professeur étaient vides ou à peu près. +Celles du professeur étaient vides ou à peu près. Le moyen, je vous le demande, de se procurer du feu avec cela ! -Godfrey n’était guère mieux pourvu. +Godfrey n’était guère mieux pourvu. Mais, sauf cet outil, Godfrey et son compagnon n’avaient que leurs deux mains. Godfrey pensa donc qu’il ne faudrait compter que sur les siennes. -Ce combustible fut rapporté au bas d’un rocher abrité du vent de mer. +Ce combustible fut rapporté au bas d’un rocher abrité du vent de mer. Il y mettait une sorte de rage, le pauvre homme ! -Ça ne va pas ? demanda-t-il. -Il y aurait eucore un autre moyen, répondit Godfrey. +Ça ne va pas ? demanda-t-il. +Il y aurait encore un autre moyen, répondit Godfrey. Alors l’œuf serait cuit ? Aussi, ce qu’il y a de plus simple, mon cher Tartelett, le voici. -Cherchons donc, » répondit Godfrey. +Cherchons donc, » répondit Godfrey. Il fallut y renoncer. Nulle trace d’habitations ni d’habitants. La nuit se passa sans aucun incident. -Je le crains, répondit Godfrey, mais j’espère que nous dînerons mieux ce soir ! +Je le crains, répondit Godfrey, mais j’espère que nous dînerons mieux ce soir ! Le professeur ne put retenir une moue significative. Mais il fallait prendre un parti. Et rien pour les faire cuire ! -Mais si ces aliments mêmes nous manquaient, que diriez-vous donc, Tartelett ? +Mais si ces aliments mêmes nous manquaient, que diriez-vous donc, Tartelett ? Je dirais que rien n’est pas assez ! -répondit le professeur d’un ton sec. -Néanmoins, il fallut se contenter de ce repas plus que sommaire. +répondit le professeur d’un ton sec. +Néanmoins, il fallut se contenter de ce repas plus que sommaire. C’est ce qui fut fait. Il regarda autour de lui. -Les coqs et les poules étaient en train de picorer dans les hautes herbes. -Agoutis, chèvres, moutons, allaient et venaient sur la lisière des arbres. +Les coqs et les poules étaient en train de picorer dans les hautes herbes. +Agoutis, chèvres, moutons, allaient et venaient sur la lisière des arbres. Il ne fit qu’une observation : « Si vous alliez vous perdre, Godfrey ? -N’ayez aucune crainte à cet égard, répondit le jeune homme. -La dépêche... ou la lettre ! +N’ayez aucune crainte à cet égard, répondit le jeune homme. +La dépêche... ou la lettre ! De sentier, il n’y en avait pas. -Le sol, cependant, n’était point vierge de toute empreinte. -Godfrey remarqua, en de certains endroits, des passées d’animaux. -Il en était ainsi des arbres de cette forêt. +Le sol, cependant, n’était point vierge de toute empreinte. +Godfrey remarqua, en de certains endroits, des passées d’animaux. +Il en était ainsi des arbres de cette forêt. Godfrey allait donc ainsi, traversant en ligne oblique ces dessous de grands bois. -De prendre quelques précautions, cela ne lui venait même pas à l’idée. +De prendre quelques précautions, cela ne lui venait même pas à l’idée. Rien ne le pouvait distraire. Cette contention d’esprit se comprend. -Avant une heure, son sort allait être résolu ! -D’ailleurs, la position du soleil, toujours « Une île ! -Le second plan de collines ne pouvait être loin. -Mais Godfrey ne songeait pas à regarder en arrière. -C’était la barrière qui lui cachait toujours l’horizon oriental. -Là !... se dit Godfrey. +Avant une heure, son sort allait être résolu ! +D’ailleurs, la position du soleil, toujours « Une île ! +Le second plan de collines ne pouvait être loin. +Mais Godfrey ne songeait pas à regarder en arrière. +C’était la barrière qui lui cachait toujours l’horizon oriental. +Là !... se dit Godfrey. C’est ce point qu’il faut atteindre !... -C’est le sommet de ce cône !... -Et de là, que verrai-je ?... -Une ville ?... un village ?... le désert ? +C’est le sommet de ce cône !... +Et de là, que verrai-je ?... +Une ville ?... un village ?... le désert ? Enfin, quelques instants encore, et il serait au but. Un dernier effort fut fait ! -En jetant ce mot, Godfrey éprouva un vif serrement de cœur. -La pensée ne lui était pas venue qu’il pût être dans une île ! -Et cela était, cependant ! -La chaîne terrestre, qui aurait pu le rattacher au continent, était brusquement rompue ! +En jetant ce mot, Godfrey éprouva un vif serrement de cœur. +La pensée ne lui était pas venue qu’il pût être dans une île ! +Et cela était, cependant ! +La chaîne terrestre, qui aurait pu le rattacher au continent, était brusquement rompue ! Mais Godfrey se remit vite. Son parti fut pris d’accepter la situation. -Mais quelle était cette île ? -De quel groupe géographique relevait-elle ? -Godfrey s’était relevé et interrogeait l’horizon. -Rien sur cette ligne circulaire où se confondaient la mer et le ciel. +Mais quelle était cette île ? +De quel groupe géographique relevait-elle ? +Godfrey s’était relevé et interrogeait l’horizon. +Rien sur cette ligne circulaire où se confondaient la mer et le ciel. Peu importait, d’ailleurs. -Vers le sud, l’aspect de l’île était un peu différent. -Y a-t-il donc là quelques-uns de nos compagnons ! s’écria-t-il. +Vers le sud, l’aspect de l’île était un peu différent. +Y a-t-il donc là quelques-uns de nos compagnons ! s’écria-t-il. Mais non ! ce n’est pas possible ! -Serait-ce donc un village de pêcheurs ou le campement d’une tribu indigène ? -Godfrey observa avec la plus extrême attention. +Serait-ce donc un village de pêcheurs ou le campement d’une tribu indigène ? +Godfrey observa avec la plus extrême attention. On pouvait s’y tromper. -C’était un espoir déçu. -Là attendait Tartelett, au milieu de son troupeau, à deux et quatre pattes. -Et, à quelle occupation se livrait l’obstiné professeur ? -À la même, toujours. +C’était un espoir déçu. +Là attendait Tartelett, au milieu de son troupeau, à deux et quatre pattes. +Et, à quelle occupation se livrait l’obstiné professeur ? +À la même, toujours. Il frottait, il frottait avec une constance digne d’un meilleur sort. -Eh bien, demanda-t-il du plus loin qu’il aperçut Godfrey, et le bureau télégraphique ? +Eh bien, demanda-t-il du plus loin qu’il aperçut Godfrey, et le bureau télégraphique ? Je meurs de faim !... -La journée était déjà assez avancée. -Une île ! s’écria Tartelett. -Oui !... c’est une île ! +La journée était déjà assez avancée. +Une île ! s’écria Tartelett. +Oui !... c’est une île ! Que la mer entoure ?... -Miss Phina est entourée de terre, elle ! -Et d’abord un déjeuner sommaire, — le même que la veille. +Miss Phina est entourée de terre, elle ! +Et d’abord un déjeuner sommaire, — le même que la veille. En route, » dit Godfrey. -Mais, pour s’y rendre, il résolut de suivre le littoral. -Peut-être le ressac y aurait-il apporté quelque épave du naufrage ? -La première ligne des dunes fut donc franchie. -À ceux-ci, il restait toujours quelque chose du bâtiment naufragé. +Mais, pour s’y rendre, il résolut de suivre le littoral. +Peut-être le ressac y aurait-il apporté quelque épave du naufrage ? +La première ligne des dunes fut donc franchie. +À ceux-ci, il restait toujours quelque chose du bâtiment naufragé. Mais ici, rien de tout cela ! Il y a mille moyens Une vingtaine d’arbres gigantesques... (Page quatre-vingt-dix.) pour cela ! -Un peu de mousse sèche !... -Un peu de linge brûlé... et comment le brûler, ce linge ?... +Un peu de mousse sèche !... +Un peu de linge brûlé... et comment le brûler, ce linge ?... La marche fut reprise. -C’était celui que Godfrey avait aperçu du sommet du cône. -Ils étaient disposés en demi-cercle. -Si vous le demandiez à des Américains : « des Washingtonias » serait leur réponse. -On voit tout de suite la différence. -Il trouva même que cette vue seule aurait valu le voyage. -Là, nous pourrons être clos et couverts ! -Et le jeune homme, entraînant son compagnon, s’introduisit à l’intérieur du séquoia. -Une caverne n’eût été ni plus solide, ni plus sèche, ni plus close. -En vérité, il eût été difficile de trouver mieux ! +C’était celui que Godfrey avait aperçu du sommet du cône. +Ils étaient disposés en demi-cercle. +Si vous le demandiez à des Américains : « des Washingtonias » serait leur réponse. +On voit tout de suite la différence. +Il trouva même que cette vue seule aurait valu le voyage. +Là, nous pourrons être clos et couverts ! +Et le jeune homme, entraînant son compagnon, s’introduisit à l’intérieur du séquoia. +Une caverne n’eût été ni plus solide, ni plus sèche, ni plus close. +En vérité, il eût été difficile de trouver mieux ! Hein, Tartelett, que pensez-vous de cette demeure naturelle ? demanda Godfrey. -Oui mais la cheminée ? dit Tartelett. -C’était on ne peut plus logique. -Godfrey alla reconnaître les environs du groupe d’arbres. -Si le site lui avait plu, il ne semblait pas déplaire aux animaux domestiques. -Ce serait une question à examiner plus tard. +Oui mais la cheminée ? dit Tartelett. +C’était on ne peut plus logique. +Godfrey alla reconnaître les environs du groupe d’arbres. +Si le site lui avait plu, il ne semblait pas déplaire aux animaux domestiques. +Ce serait une question à examiner plus tard. Pourquoi ne pas en convenir ? -En effet, jamais le souci du lendemain n’avait été pour inquiéter son repos. -Mais il n’en allait plus être ainsi. -Mais qu’étaient-ils tous deux ? -L’incalculable fortune de l’oncle Kolderup n’était pas une réponse à tout ! +En effet, jamais le souci du lendemain n’avait été pour inquiéter son repos. +Mais il n’en allait plus être ainsi. +Mais qu’étaient-ils tous deux ? +L’incalculable fortune de l’oncle Kolderup n’était pas une réponse à tout ! Son cerveau travaillait comme il ne l’avait jamais fait. -S’il en réchappait, cette leçon ne serait certainement pas perdue à l’avenir. +S’il en réchappait, cette leçon ne serait certainement pas perdue à l’avenir. On ne le voyait pas dans l’ombre, mais on l’entendait. -Quoi qu’il en soit, Godfrey entendrait une voix humaine résonner à son oreille. -Cela vaudrait toujours mieux que le perroquet de Robinson Crusoë ! -Robinson avant Vendredi, Robinson après Vendredi, quelle différence ! -Il laissa donc Tartelett à ses rêves et partit. -La journée promettait d’être fort belle. +Quoi qu’il en soit, Godfrey entendrait une voix humaine résonner à son oreille. +Cela vaudrait toujours mieux que le perroquet de Robinson Crusoë ! +Robinson avant Vendredi, Robinson après Vendredi, quelle différence ! +Il laissa donc Tartelett à ses rêves et partit. +La journée promettait d’être fort belle. Si Tartelett se plaint, c’est qu’il n’aime pas ces mollusques !... Eh bien, il les aimera ! -Godfrey s’avança donc dans cette direction pendant deux milles environ. -De ces deux végétaux, les Indiens d’Amérique font un constant usage. -Sans aucun doute, répliqua Godfrey, demain, après-demain, toujours ! +Godfrey s’avança donc dans cette direction pendant deux milles environ. +De ces deux végétaux, les Indiens d’Amérique font un constant usage. +Sans aucun doute, répliqua Godfrey, demain, après-demain, toujours ! Il n’y a que la peine d’aller les cueillir ! Bien, Godfrey ; et ce camas ? -Du feu ! s’écria le professeur en secouant la tête ! +Du feu ! s’écria le professeur en secouant la tête ! Et comment en faire ?... Le ciel vous entende, mon cher Godfrey ! -Mais, aussi, pourquoi faut-il que la cuisson soit nécessaire au pain, à la viande ? -Cela viendra peut-être ! répondit Godfrey avec un sourire de bonne humeur. +Mais, aussi, pourquoi faut-il que la cuisson soit nécessaire au pain, à la viande ? +Cela viendra peut-être ! répondit Godfrey avec un sourire de bonne humeur. Je pense que des savants s’en occupent, tout au moins ! Et sur quoi se fondent-ils pour chercher ce nouveau mode d’alimentation ? Il ne s’agit pour cela que de rendre l’air nutritif. -On respirera son dîner au lieu de le manger, voilà tout ! -Godfrey le tira de sa méditation, et le ramena dans le positif. +On respirera son dîner au lieu de le manger, voilà tout ! +Godfrey le tira de sa méditation, et le ramena dans le positif. Le premier soin fut de s’employer au nettoyage de la future habitation. -C’était raboteux, mais solide. -Le jour n’y manquait pas, puisqu’il pénétrait à flots par l’ouverture. -Mais cette question n’était pas des plus urgentes. -On la résoudrait ultérieurement. -Cette partie du Pacifique était toujours déserte. -La matière spongieuse ne prit pas feu. -Il ne réussit pas davantage. +C’était raboteux, mais solide. +Le jour n’y manquait pas, puisqu’il pénétrait à flots par l’ouverture. +Mais cette question n’était pas des plus urgentes. +On la résoudrait ultérieurement. +Cette partie du Pacifique était toujours déserte. +La matière spongieuse ne prit pas feu. +Il ne réussit pas davantage. Il ne fut pas plus heureux. -Godfrey et Tartelett furent véritablement désespérés. -Se passer de feu était impossible. -Des fringales les prenaient à cette vue. -Ils dévoraient des yeux ces chairs vivantes ! +Godfrey et Tartelett furent véritablement désespérés. +Se passer de feu était impossible. +Des fringales les prenaient à cette vue. +Ils dévoraient des yeux ces chairs vivantes ! Non ! cela ne pouvait durer ainsi ! Il ne pleuvait pas encore, mais cela ne pouvait tarder. -Godfrey se leva et sortit, afin d’observer l’état du ciel. -La foudre avait enflammé les branches sèches de la ramure supérieure. -C’étaient autant de charbons incandescents qui crépitaient sur le sol. +Godfrey se leva et sortit, afin d’observer l’état du ciel. +La foudre avait enflammé les branches sèches de la ramure supérieure. +C’étaient autant de charbons incandescents qui crépitaient sur le sol. Du feu ! du feu ! -Du feu ! avait répondu Tartelett. -Béni soit le ciel qui nous renvoie ! -Voilà un orage qui était venu à propos ! -À eux maintenant le soin de le conserver ! -Non ! nous ne le laisserons pas s’éteindre ! s’était écrié Godfrey. +Du feu ! avait répondu Tartelett. +Béni soit le ciel qui nous renvoie ! +Voilà un orage qui était venu à propos ! +À eux maintenant le soin de le conserver ! +Non ! nous ne le laisserons pas s’éteindre ! s’était écrié Godfrey. Oui ! mais qui l’entretiendra ? Et c’est bien ce qu’il fit jusqu’au lever du soleil. -Le bois mort, on l’a dit, abondait sous l’énorme couvert des séquoias. -On le destinait à un usage plus intéressant. -Il ne faut pas risquer une indigestion pour se rattraper d’un jeûne ! -Ménageons nos réserves, Tartelett ! -Le champ n’était pas loin, où ils poussaient en abondance. -Il n’y avait qu’à se baisser pour les récolter par centaines. -Cette journée se passa dans ces diverses occupations. -Le foyer fut toujours alimenté avec le plus grand soin. -La nuit s’écoula sans aucun incident. -Cependant, voilà qui est singulier ! se dit Godfrey. -Comment, pendant les nuits précédentes, n’ai-je pas senti ce courant d’air ? +Le bois mort, on l’a dit, abondait sous l’énorme couvert des séquoias. +On le destinait à un usage plus intéressant. +Il ne faut pas risquer une indigestion pour se rattraper d’un jeûne ! +Ménageons nos réserves, Tartelett ! +Le champ n’était pas loin, où ils poussaient en abondance. +Il n’y avait qu’à se baisser pour les récolter par centaines. +Cette journée se passa dans ces diverses occupations. +Le foyer fut toujours alimenté avec le plus grand soin. +La nuit s’écoula sans aucun incident. +Cependant, voilà qui est singulier ! se dit Godfrey. +Comment, pendant les nuits précédentes, n’ai-je pas senti ce courant d’air ? Est-ce que ce serait le coup de foudre ?... -Examen fait, Godfrey eut bientôt compris ce qui s’était passé pendant l’orage. -Sans s’en douter, ils avaient couru là un danger véritable. -C’est très bien pour ceux qui peuvent faire autrement ! -Voilà une disposition dont il convient de se rendre compte ! -Godfrey rentra alors dans la cavité qui lui servait de demeure. +Examen fait, Godfrey eut bientôt compris ce qui s’était passé pendant l’orage. +Sans s’en douter, ils avaient couru là un danger véritable. +C’est très bien pour ceux qui peuvent faire autrement ! +Voilà une disposition dont il convient de se rendre compte ! +Godfrey rentra alors dans la cavité qui lui servait de demeure. On pouvait essayer, en tout cas. -Il était leste, vigoureux, adroit, habitué à la gymnastique comme tous les jeunes Américains. +Il était leste, vigoureux, adroit, habitué à la gymnastique comme tous les jeunes Américains. Ce ne fut qu’un jeu pour lui. -On eût dit qu’un grattement se produisait à l’intérieur de l’arbre. -Presque aussitôt, une sorte de sifflement se fit entendre. +On eût dit qu’un grattement se produisait à l’intérieur de l’arbre. +Presque aussitôt, une sorte de sifflement se fit entendre. Qu’est cela ? se demanda-t-il. -Quelque animal qui se sera réfugié dans ce séquoia ? -Si c’était un serpent ?... -Nous n’en avons point encore aperçu dans l’île !... -Ce doit être plutôt quelque oiseau qui cherche à s’enfuir ! +Quelque animal qui se sera réfugié dans ce séquoia ? +Si c’était un serpent ?... +Nous n’en avons point encore aperçu dans l’île !... +Ce doit être plutôt quelque oiseau qui cherche à s’enfuir ! Ses yeux parcoururent avidement cette portion de mer. -Elle était toujours déserte. -Il regarda donc avec la plus extrême attention. -Non ! je ne me trompe pas ! s’écria Godfrey. -Godfrey prit alors avec une extrême précision le relèvement de l’endroit en question. +Elle était toujours déserte. +Il regarda donc avec la plus extrême attention. +Non ! je ne me trompe pas ! s’écria Godfrey. +Godfrey prit alors avec une extrême précision le relèvement de l’endroit en question. Il n’y avait pas d’erreur possible. -C’était à moins de cinq milles de Will-Tree. -Tout palpitant, Godfrey redescendit l’échafaudage de branches jusqu’à la fourche. -Enfin la dernière chaîne de roches fut atteinte. -Là, Godfrey commença ses recherches. +C’était à moins de cinq milles de Will-Tree. +Tout palpitant, Godfrey redescendit l’échafaudage de branches jusqu’à la fourche. +Enfin la dernière chaîne de roches fut atteinte. +Là, Godfrey commença ses recherches. Il explora avec soin toute cette partie du littoral. -Personne ne répondit à son appel. -Aucun être humain ne se montra sur cette grève. -C’est bien une fumée que j’ai aperçue !... -Vers quatre heures, Godfrey était de retour. -Godfrey était donc bien résolu à lui subordonner désormais tous ses actes. -On s’occupa, sans plus tarder, d’aménager quelque peu l’intérieur de Will-Tree. -La question de propreté, à défaut de confort, domina toutes les autres. -Les couchettes d’herbes furent souvent renouvelées. -Il faut le répéter à sa louange, le professeur Tartelett lavait admirablement la vaisselle. -Des souches grossières servirent d’escabeaux. -On les ménageait donc le mieux possible. +Personne ne répondit à son appel. +Aucun être humain ne se montra sur cette grève. +C’est bien une fumée que j’ai aperçue !... +Vers quatre heures, Godfrey était de retour. +Godfrey était donc bien résolu à lui subordonner désormais tous ses actes. +On s’occupa, sans plus tarder, d’aménager quelque peu l’intérieur de Will-Tree. +La question de propreté, à défaut de confort, domina toutes les autres. +Les couchettes d’herbes furent souvent renouvelées. +Il faut le répéter à sa louange, le professeur Tartelett lavait admirablement la vaisselle. +Des souches grossières servirent d’escabeaux. +On les ménageait donc le mieux possible. Mais enfin, culotte, vareuse, chemise de laine, finiraient par s’user. Comment pourrait-on les remplacer ? Il le faudrait sans doute. -En attendant, Godfrey fit laver fréquemment le peu de vêtements dont ils disposaient. -Ce fut encore à Tartelett, transformé en lessiveuse, qu’incomba cette tâche. -Il s’en acquittait, d’ailleurs, à la satisfaction générale. -Il était, en outre, le pourvoyeur de l’office. +En attendant, Godfrey fit laver fréquemment le peu de vêtements dont ils disposaient. +Ce fut encore à Tartelett, transformé en lessiveuse, qu’incomba cette tâche. +Il s’en acquittait, d’ailleurs, à la satisfaction générale. +Il était, en outre, le pourvoyeur de l’office. Son absence ne se faisait que trop sentir. -La soupe grasse n’apparaissait jamais au début des repas. -Parfois, Tartelett s’en plaignait amèrement ; mais le moyen de satisfaire ce pauvre homme ! -D’autres soins, d’ailleurs, avaient occupé Godfrey. +La soupe grasse n’apparaissait jamais au début des repas. +Parfois, Tartelett s’en plaignait amèrement ; mais le moyen de satisfaire ce pauvre homme ! +D’autres soins, d’ailleurs, avaient occupé Godfrey. Lorsque la mauvaise saison serait venue, on aviserait. -De tout cela, il résultait que Will-Tree et ses alentours étaient maintenant fort animés. -C’était le vingt-neuf juillet. -Un certain pressentiment le porta à hâter sa marche. -Était-ce un des colis du Dream ? -Se trouvait-il à cette place depuis le naufrage ? -N’était-ce pas plutôt tout ce qui restait d’une autre catastrophe plus récente ? -Il eût été difficile de le dire. -Godfrey l’examina extérieurement. +De tout cela, il résultait que Will-Tree et ses alentours étaient maintenant fort animés. +C’était le vingt-neuf juillet. +Un certain pressentiment le porta à hâter sa marche. +Était-ce un des colis du Dream ? +Se trouvait-il à cette place depuis le naufrage ? +N’était-ce pas plutôt tout ce qui restait d’une autre catastrophe plus récente ? +Il eût été difficile de le dire. +Godfrey l’examina extérieurement. Il n’y vit aucune trace d’adresse. Cela demanderait donc un certain temps et occasionnerait une certaine fatigue. Or, le temps ne manquait pas. -Quant à la fatigue, ce n’était pas là le cas d’y regarder. +Quant à la fatigue, ce n’était pas là le cas d’y regarder. Que renfermait cette malle ?... -Avant de retourner à Will-Tree, Godfrey voulut au moins tenter de l’ouvrir. +Avant de retourner à Will-Tree, Godfrey voulut au moins tenter de l’ouvrir. Mais comment la forcer ? -Là était la besogne la plus difficile. -Godfrey n’avait aucun levier qui pût lui permettre de pratiquer une pesée. -Risquer de briser son couteau dans cette opération, il s’en fût bien gardé. -À son extrême surprise, le pêne, engagé dans la gâche, se dégagea immédiatement. -C’était un véritable coffre-fort que cette malle. +Là était la besogne la plus difficile. +Godfrey n’avait aucun levier qui pût lui permettre de pratiquer une pesée. +Risquer de briser son couteau dans cette opération, il s’en fût bien gardé. +À son extrême surprise, le pêne, engagé dans la gâche, se dégagea immédiatement. +C’était un véritable coffre-fort que cette malle. En les retirant, Godfrey ne pouvait retenir des exclamations de joie ! Vraiment, cela constituait un inventaire d’un prix inestimable dans la circonstance. Aussi Godfrey ne se tenait-il pas de joie. -Godfrey s’était donné le plaisir d’étaler tout son trésor sur la grève. -Rien sur les roches, rien sur la grève. +Godfrey s’était donné le plaisir d’étaler tout son trésor sur la grève. +Rien sur les roches, rien sur la grève. Godfrey remit donc la plupart de ces divers objets dans la malle. -Ah ! comme il fut reçu une heure après par Tartelett ! -Il n’était encore que midi. -Aussi, Godfrey voulut-il, après le déjeuner, retourner immédiatement à Dream-Bay. -Il lui tardait que tout fût mis en sûreté dans Will-Tree. -Tartelett ne fit aucune objection et se déclara prêt à partir. +Ah ! comme il fut reçu une heure après par Tartelett ! +Il n’était encore que midi. +Aussi, Godfrey voulut-il, après le déjeuner, retourner immédiatement à Dream-Bay. +Il lui tardait que tout fût mis en sûreté dans Will-Tree. +Tartelett ne fit aucune objection et se déclara prêt à partir. Avec de la poudre, on se procure partout du feu. -Mais le professeur voulut que, pendant leur absence, le pot-au-feu pût mijoter doucement. -Elle s’écumera bien toute seule ! -s’écria Tartelett, qui paraissait très satisfait de son œuvre. -La malle était toujours à sa place. -Godfrey l’ouvrit avec précaution. -Ô merveilleux effet des privations ! -Avant le soir, outils, armes, instruments, ustensiles, tout était apporté, rangé, emmagasiné à Will-Tree. +Mais le professeur voulut que, pendant leur absence, le pot-au-feu pût mijoter doucement. +Elle s’écumera bien toute seule ! +s’écria Tartelett, qui paraissait très satisfait de son œuvre. +La malle était toujours à sa place. +Godfrey l’ouvrit avec précaution. +Ô merveilleux effet des privations ! +Avant le soir, outils, armes, instruments, ustensiles, tout était apporté, rangé, emmagasiné à Will-Tree. L’avenir se montrait donc sous un jour moins sombre. -À quoi bon ? disait-il en maugréant, c’est trop de parcimonie, mon cher Godfrey ! -Que diable ! nous ne sommes pas des sauvages pour aller à demi nus ! -Je vous demande pardon, Tartelett, répondait Godfrey, nous sommes des sauvages, pas autre chose ! -Cependant, chacun s’était partagé la besogne quotidienne, suivant ses aptitudes. -Tartelett put donc abandonner, non sans regret, cette tâche, qui lui convenait si bien. -C’étaient un ou deux milles à faire, mais il s’y habitua. +À quoi bon ? disait-il en maugréant, c’est trop de parcimonie, mon cher Godfrey ! +Que diable ! nous ne sommes pas des sauvages pour aller à demi nus ! +Je vous demande pardon, Tartelett, répondait Godfrey, nous sommes des sauvages, pas autre chose ! +Cependant, chacun s’était partagé la besogne quotidienne, suivant ses aptitudes. +Tartelett put donc abandonner, non sans regret, cette tâche, qui lui convenait si bien. +C’étaient un ou deux milles à faire, mais il s’y habitua. Il fabriqua ainsi une porte assez solide pour commander l’ouverture de Will-Tree. -Ce serait à voir. -Cette importante question devrait être résolue en son temps. -Elle n’offrait aucun port de relâche, aucune ressource pour un ravitaillement. -Rien ne pouvait engager les bâtiments à venir en prendre connaissance. -Ces divers travaux l’occupèrent jusqu’au quinze août. -Vers cette époque, Godfrey commença son métier de chasseur. -Il pénétrait au fond de ces épaisses forêts, qui en occupaient la partie centrale. -Je n’en ai pas aperçu un seul ! +Ce serait à voir. +Cette importante question devrait être résolue en son temps. +Elle n’offrait aucun port de relâche, aucune ressource pour un ravitaillement. +Rien ne pouvait engager les bâtiments à venir en prendre connaissance. +Ces divers travaux l’occupèrent jusqu’au quinze août. +Vers cette époque, Godfrey commença son métier de chasseur. +Il pénétrait au fond de ces épaisses forêts, qui en occupaient la partie centrale. +Je n’en ai pas aperçu un seul ! C’est une heureuse circonstance ! -Depuis longtemps déjà, indigènes ou naufragés seraient accourus au bruit des détonations ! -Le fait est que Godfrey n’avait jamais trouvé trace d’un feu quelconque. -D’ailleurs cette apparition de fumée ou de vapeurs ne s’était plus reproduite. +Depuis longtemps déjà, indigènes ou naufragés seraient accourus au bruit des détonations ! +Le fait est que Godfrey n’avait jamais trouvé trace d’un feu quelconque. +D’ailleurs cette apparition de fumée ou de vapeurs ne s’était plus reproduite. Il finit donc par oublier cette circonstance. -Chaque jour apportait une amélioration à la vie commune. -À quoi bon ? répondait Godfrey aux instances du professeur. -Imaginez-vous, pouvez-vous imaginer un Robinson prenant des leçons de danse et de maintien ? -Et pourquoi pas ? reprenait sérieusement Tartelett, pourquoi un Robinson serait-il dispensé de bonne tenue ? -À cela Godfrey n’avait rien à répondre. +Chaque jour apportait une amélioration à la vie commune. +À quoi bon ? répondait Godfrey aux instances du professeur. +Imaginez-vous, pouvez-vous imaginer un Robinson prenant des leçons de danse et de maintien ? +Et pourquoi pas ? reprenait sérieusement Tartelett, pourquoi un Robinson serait-il dispensé de bonne tenue ? +À cela Godfrey n’avait rien à répondre. Le cœur de Godfrey battit avec violence : « Un navire ! -s’écria-t-il. -Mais ce navire, ce steamer, allait-il passer en vue de l’île Phina ? -En effet, la fumée grandissait peu à peu. -C’était un grand vapeur qui faisait route au nord-est, — Godfrey le reconnut aisément. -Godfrey avait tout d’abord songé à courir à Will-Tree, afin de prévenir Tartelett. -Mais à quoi bon ? -Godfrey put même reconnaître les couleurs qui battaient à sa corne. -C’étaient les couleurs américaines. -Oui ! il n’y a pas un instant à perdre ! -L’idée était bonne. +s’écria-t-il. +Mais ce navire, ce steamer, allait-il passer en vue de l’île Phina ? +En effet, la fumée grandissait peu à peu. +C’était un grand vapeur qui faisait route au nord-est, — Godfrey le reconnut aisément. +Godfrey avait tout d’abord songé à courir à Will-Tree, afin de prévenir Tartelett. +Mais à quoi bon ? +Godfrey put même reconnaître les couleurs qui battaient à sa corne. +C’étaient les couleurs américaines. +Oui ! il n’y a pas un instant à perdre ! +L’idée était bonne. Godfrey sentit son cœur se serrer. -Certainement il n’avait pas été vu... -Il était six heures et demie, et le crépuscule allait se faire ! -À ce moment, le soleil disparaissait au-dessous de l’horizon. -Godfrey recommença, sans plus de succès, à hisser et à amener successivement son pavillon... -On ne lui répondit pas. -Aucune détonation ne lui arriva du bord. +Certainement il n’avait pas été vu... +Il était six heures et demie, et le crépuscule allait se faire ! +À ce moment, le soleil disparaissait au-dessous de l’horizon. +Godfrey recommença, sans plus de succès, à hisser et à amener successivement son pavillon... +On ne lui répondit pas. +Aucune détonation ne lui arriva du bord. Ce coup frappa Godfrey. -Cette chance inespérée, qui venait de lui échapper, se représenterait-elle jamais ? -Pouvait-il l’espérer ? +Cette chance inespérée, qui venait de lui échapper, se représenterait-elle jamais ? +Pouvait-il l’espérer ? Godfrey passa une triste nuit. -Tout cela n’était qu’une illusion de son cerveau surexcité. -De cette déception, Godfrey ne dit pas un mot à Tartelett. -À quoi bon lui en parler ? -D’ailleurs, cet esprit frivole ne voyait jamais au delà de vingt-quatre heures. -Il n’imaginait pas que l’avenir pût lui réserver de graves éventualités. -San-Francisco commençait à s’effacer de son souvenir. -Ce jour même, son optimisme allait être mis à une rude épreuve. -Ses rares cheveux se hérissaient aux tempes. +Tout cela n’était qu’une illusion de son cerveau surexcité. +De cette déception, Godfrey ne dit pas un mot à Tartelett. +À quoi bon lui en parler ? +D’ailleurs, cet esprit frivole ne voyait jamais au delà de vingt-quatre heures. +Il n’imaginait pas que l’avenir pût lui réserver de graves éventualités. +San-Francisco commençait à s’effacer de son souvenir. +Ce jour même, son optimisme allait être mis à une rude épreuve. +Ses rares cheveux se hérissaient aux tempes. Oui !... des sauvages !... toute une flottille de sauvages !... -Godfrey avait regardé dans la direction indiquée... +Godfrey avait regardé dans la direction indiquée... Et pourquoi seraient-ce des cannibales ? dit Godfrey en se retournant vers le professeur. -N’est-ce point là plutôt le canot d’un navire de commerce ? -À quoi bon, répondit Godfrey, puisque je croyais que ce bâtiment avait définitivement disparu ! +N’est-ce point là plutôt le canot d’un navire de commerce ? +À quoi bon, répondit Godfrey, puisque je croyais que ce bâtiment avait définitivement disparu ! Mais ce canot peut lui appartenir ! Nous allons bien voir !... La lunette tomba des yeux de Godfrey. Ce sont bien des sauvages ! -s’écria-t-il. -Le danger était donc grand d’être vus. -Quant à l’abattre maintenant, il était trop tard. -Circonstance très regrettable, en effet. -Comment, alors, leur échapper s’ils débarquaient ? +s’écria-t-il. +Le danger était donc grand d’être vus. +Quant à l’abattre maintenant, il était trop tard. +Circonstance très regrettable, en effet. +Comment, alors, leur échapper s’ils débarquaient ? Godfrey ne savait quel parti prendre. -Godfrey et Tartelett revinrent rapidement à leur habitation. -C’est à quoi songeait uniquement Godfrey. -Quant au professeur, ses idées suivaient un tout autre cours. -Ah çà ! se disait-il, c’est donc une fatalité ! -C’est donc écrit ! -On ne peut donc y échapper ! -Nous ne sommes ici que depuis trois mois, et les voilà déjà ! -Ah ! décidément, ni monsieur de Foë, ni monsieur Wyss n’ont exagéré les choses ! -Faites-vous donc Robinson, après cela ! -Voici quelles précautions furent immédiatement prises par Godfrey dès son retour à Will-Tree. +Godfrey et Tartelett revinrent rapidement à leur habitation. +C’est à quoi songeait uniquement Godfrey. +Quant au professeur, ses idées suivaient un tout autre cours. +Ah çà ! se disait-il, c’est donc une fatalité ! +C’est donc écrit ! +On ne peut donc y échapper ! +Nous ne sommes ici que depuis trois mois, et les voilà déjà ! +Ah ! décidément, ni monsieur de Foë, ni monsieur Wyss n’ont exagéré les choses ! +Faites-vous donc Robinson, après cela ! +Voici quelles précautions furent immédiatement prises par Godfrey dès son retour à Will-Tree. Que cette nuit fut longue ! -Godfrey et Tartelett écoutaient les moindres bruits du dehors. -Le craquement d’une branche sèche, un souffle du vent les faisaient tressaillir. +Godfrey et Tartelett écoutaient les moindres bruits du dehors. +Le craquement d’une branche sèche, un souffle du vent les faisaient tressaillir. Ils croyaient entendre marcher sous les arbres. -Il leur semblait que l’on rôdait autour de Will-Tree. -Cependant Godfrey entendit bientôt des pas sur le sol. -Son oreille ne pouvait l’avoir trompé, cette fois. -Au surplus, Godfrey ne parla point de cette éventualité à Tartelett. -Le pauvre homme était déjà assez épouvanté de l’arrivée du prao. +Il leur semblait que l’on rôdait autour de Will-Tree. +Cependant Godfrey entendit bientôt des pas sur le sol. +Son oreille ne pouvait l’avoir trompé, cette fois. +Au surplus, Godfrey ne parla point de cette éventualité à Tartelett. +Le pauvre homme était déjà assez épouvanté de l’arrivée du prao. Aucune attaque directe ne se produisit. -Les sauvages ne s’étaient pas encore portés jusqu’au groupe des séquoias. -Peut-être attendaient-ils le jour pour s’aventurera travers l’île. -Mais ils ne sont qu’une douzaine et ont quelques précautions à prendre ! -Comment supposeraient-ils qu’ils n’auront affaire qu’à deux naufragés ? -Mais alors que seraient-ils venus faire à l’île Phina pour une nuit ? -Godfrey s’arrêta. (Page cent quarante.) — Nous ?... -Rien ne serait plus imprudent que de se séparer ! +Les sauvages ne s’étaient pas encore portés jusqu’au groupe des séquoias. +Peut-être attendaient-ils le jour pour s’aventurera travers l’île. +Mais ils ne sont qu’une douzaine et ont quelques précautions à prendre ! +Comment supposeraient-ils qu’ils n’auront affaire qu’à deux naufragés ? +Mais alors que seraient-ils venus faire à l’île Phina pour une nuit ? +Godfrey s’arrêta. (Page cent quarante.) — Nous ?... +Rien ne serait plus imprudent que de se séparer ! Non ! nous resterons ensemble, Tartelett ! Chut !... dit le professeur d’une voix tremblante. Il me semble que j’entends au dehors... -Godfrey se hissa de nouveau à la fenêtre et redescendit presque aussitôt. +Godfrey se hissa de nouveau à la fenêtre et redescendit presque aussitôt. Rien encore de suspect ! -Ce sont nos bêtes qui rentrent sous le bois. -Chassées, peut-être ! s’écria Tartelett. -Elles paraissent fort tranquilles, au contraire, répondit Godfrey. -Le jour ne tardera pas à se lever, dit alors Godfrey. -Et de tirer dans une direction déterminée ? +Ce sont nos bêtes qui rentrent sous le bois. +Chassées, peut-être ! s’écria Tartelett. +Elles paraissent fort tranquilles, au contraire, répondit Godfrey. +Le jour ne tardera pas à se lever, dit alors Godfrey. +Et de tirer dans une direction déterminée ? Je ne sais pas !... -Qui sait si la détonation seule ne suffira pas à effrayer ces sauvages ! -Godfrey releva alors successivement, mais avec précaution, les auvents des deux fenêtres. -Les animaux domestiques erraient paisiblement sous les arbres et ne paraissaient nullement effrayés. -Examen fait, Godfrey referma soigneusement cette fenêtre. -Tout était parfaitement tranquille. -Mais alors une exclamation échappa à Godfrey, qui fit bondir le professeur. -Partons, dit-il à son compagnon. -Partir ! mais... répondit Tartelett. +Qui sait si la détonation seule ne suffira pas à effrayer ces sauvages ! +Godfrey releva alors successivement, mais avec précaution, les auvents des deux fenêtres. +Les animaux domestiques erraient paisiblement sous les arbres et ne paraissaient nullement effrayés. +Examen fait, Godfrey referma soigneusement cette fenêtre. +Tout était parfaitement tranquille. +Mais alors une exclamation échappa à Godfrey, qui fit bondir le professeur. +Partons, dit-il à son compagnon. +Partir ! mais... répondit Tartelett. Aimez-vous mieux rester ici ? Avec vous, Godfrey... oui ! -Demeurer seul à Will-Tree, il n’en aurait pas eu le courage. -Avant de sortir, Godfrey s’assura que ses armes étaient en état. -Il devait être alors six heures du matin. -La cime des séquoias s’égayait des premiers rayons du soleil. -Les animaux étaient retournés dans la prairie. -On les voyait brouter tranquillement, à un quart de mille. -Rien chez eux ne dénotait la moindre inquiétude. -Godfrey fit signe à Tartelett de le rejoindre. -Arrivé à la lisière du groupe d’arbres, Godfrey s’arrêta. -Quant au mât, Godfrey ne s’était pas trompé. -Du reste, nulle embarcation n’apparaissait à la surface de la mer. +Demeurer seul à Will-Tree, il n’en aurait pas eu le courage. +Avant de sortir, Godfrey s’assura que ses armes étaient en état. +Il devait être alors six heures du matin. +La cime des séquoias s’égayait des premiers rayons du soleil. +Les animaux étaient retournés dans la prairie. +On les voyait brouter tranquillement, à un quart de mille. +Rien chez eux ne dénotait la moindre inquiétude. +Godfrey fit signe à Tartelett de le rejoindre. +Arrivé à la lisière du groupe d’arbres, Godfrey s’arrêta. +Quant au mât, Godfrey ne s’était pas trompé. +Du reste, nulle embarcation n’apparaissait à la surface de la mer. Cependant Godfrey ne pouvait pas, ne voulait pas rester dans l’incertitude. -C’est ce qui fut immédiatement tenté. -Peut-être même y dormaient-ils encore, soit dans leur pirogue, soit à terre. +C’est ce qui fut immédiatement tenté. +Peut-être même y dormaient-ils encore, soit dans leur pirogue, soit à terre. En ce cas, on verrait s’il ne conviendrait pas de les surprendre. -Le projet fut donc mis à exécution sans retard. +Le projet fut donc mis à exécution sans retard. Il importait de ne pas se laisser devancer. En pareilles circonstances, le plus souvent l’avantage appartient aux premiers coups. -Tout était calme aux alentours. -Il convenait de se défier. -Godfrey en arriva à regretter de s’être fait suivre d’un tel maladroit. -En vérité, le pauvre homme ne devait pas lui être d’un grand secours. +Tout était calme aux alentours. +Il convenait de se défier. +Godfrey en arriva à regretter de s’être fait suivre d’un tel maladroit. +En vérité, le pauvre homme ne devait pas lui être d’un grand secours. Ni l’un ni l’autre n’avaient encore rien vu de suspect. -Rien encore de nature à inquiéter, rien qui indiquât l’approche des sauvages. +Rien encore de nature à inquiéter, rien qui indiquât l’approche des sauvages. Effet bizarre, mais assez naturel, en somme. Il n’y a plus de sauvages ! Il n’y a plus d’anthropophages ! Ils sont partis ! dit le professeur. -Il y en a ! répondit vivement Godfrey à voix basse. -Ils doivent être là !... -À plat ventre, Tartelett, à plat ventre ! -Soyez prêt à faire feu, mais ne tirez pas sans mon ordre ! +Il y en a ! répondit vivement Godfrey à voix basse. +Ils doivent être là !... +À plat ventre, Tartelett, à plat ventre ! +Soyez prêt à faire feu, mais ne tirez pas sans mon ordre ! Et il fit bien ! -Ah ! cette fois, je saurai bien à quoi m’en tenir ! -Un cri faillit lui échapper !... -Sa main s’aplatit sur l’épaule du professeur, pour lui interdire tout mouvement !... +Ah ! cette fois, je saurai bien à quoi m’en tenir ! +Un cri faillit lui échapper !... +Sa main s’aplatit sur l’épaule du professeur, pour lui interdire tout mouvement !... Inutile d’aller plus loin !... -Godfrey voyait enfin ce qu’il était venu voir ! -Godfrey ne comprit que trop à quel sort ce malheureux était destiné. -Cette broche, c’était pour l’embrocher ! -Ce feu, c’était pour le faire rôtir !... -Tous deux allaient, sans doute, assister à la même scène de cannibalisme. -Eh bien, Godfrey était décidé à se conduire comme ce héros ! -Il était bien armé. +Godfrey voyait enfin ce qu’il était venu voir ! +Godfrey ne comprit que trop à quel sort ce malheureux était destiné. +Cette broche, c’était pour l’embrocher ! +Ce feu, c’était pour le faire rôtir !... +Tous deux allaient, sans doute, assister à la même scène de cannibalisme. +Eh bien, Godfrey était décidé à se conduire comme ce héros ! +Il était bien armé. Il ne devait pas longtemps attendre. Il n’en fut rien. -C’était un homme jeune encore, qui, sentant sa dernière heure venue, voulut résister. -Godfrey poussa un cri qui fut suivi d’une détonation. -À la vue de Godfrey, ceux qui tenaient le prisonnier le lâchèrent un instant. -En ce moment retentit une seconde détonation. -Ce fut une déroute alors. -Godfrey n’eut pas la pensée de les poursuivre. -À quoi bon en tuer davantage ? -Tout était donc pour le mieux. +C’était un homme jeune encore, qui, sentant sa dernière heure venue, voulut résister. +Godfrey poussa un cri qui fut suivi d’une détonation. +À la vue de Godfrey, ceux qui tenaient le prisonnier le lâchèrent un instant. +En ce moment retentit une seconde détonation. +Ce fut une déroute alors. +Godfrey n’eut pas la pensée de les poursuivre. +À quoi bon en tuer davantage ? +Tout était donc pour le mieux. Pendant ce temps, le prisonnier avait rejoint son sauveur. -Godfrey releva aussitôt le pauvre diable, qui restait prosterné devant lui. +Godfrey releva aussitôt le pauvre diable, qui restait prosterné devant lui. Il le regarda bien en face. -Carèfinotu ! s’écria Tartelett. -Est-ce qu’il est permis de se nommer Carèfinotu ? +Carèfinotu ! s’écria Tartelett. +Est-ce qu’il est permis de se nommer Carèfinotu ? Alors il se tourna vers le professeur, comme pour savoir le sien. -Le professeur en parut extrêmement flatté. -En vérité, il y avait de quoi l’être ! +Le professeur en parut extrêmement flatté. +En vérité, il y avait de quoi l’être ! Arneka, dit-il enfin. Arneka ? reprit Godfrey en frappant le sol du pied pour mieux accentuer sa demande. C’est le principal ! -Godfrey s’aperçut aisément de ce sentiment de curiosité. -Il était évident que le sauvage n’avait jamais vu d’arme à feu. +Godfrey s’aperçut aisément de ce sentiment de curiosité. +Il était évident que le sauvage n’avait jamais vu d’arme à feu. On pouvait en douter. -Non ! fit aussitôt Godfrey. +Non ! fit aussitôt Godfrey. Ne tirez pas, Tartelett ! -Et pourquoi le manquerais-je ? répondit Tartelett, non sans une petite pointe d’aigreur. -J’en suis sûr ! -Je vois que ce pauvre diable a bon appétit ! dit Godfrey. -Je n’en jurerais pas, répondit le professeur. -Il paraît que lorsqu’on y a goûté !... +Et pourquoi le manquerais-je ? répondit Tartelett, non sans une petite pointe d’aigreur. +J’en suis sûr ! +Je vois que ce pauvre diable a bon appétit ! dit Godfrey. +Je n’en jurerais pas, répondit le professeur. +Il paraît que lorsqu’on y a goûté !... Ses yeux brillaient d’intelligence. -On voyait qu’il aurait voulu comprendre ce qui se disait en sa présence. -Il était vigoureux, adroit, actif ; par la suite, aucune besogne ne le rebuta. -Il montrait une réelle aptitude à imiter ce qu’il voyait faire. -Ce fut de cette manière que Godfrey procéda à son éducation. -Peu à peu, Godfrey s’attacha donc très sérieusement à ce noir. +On voyait qu’il aurait voulu comprendre ce qui se disait en sa présence. +Il était vigoureux, adroit, actif ; par la suite, aucune besogne ne le rebuta. +Il montrait une réelle aptitude à imiter ce qu’il voyait faire. +Ce fut de cette manière que Godfrey procéda à son éducation. +Peu à peu, Godfrey s’attacha donc très sérieusement à ce noir. Ainsi se passait le temps. -Pas de jour où il ne pensât à son oncle Will, à sa fiancée ! +Pas de jour où il ne pensât à son oncle Will, à sa fiancée ! Le vingt-sept septembre, une circonstance se produisit. -Godfrey le regardait, sans rien comprendre à cette bizarre gymnastique. -Puis, tout à coup : « Des tortues ! -s’écria-t-il. -Carèfinotu ne s’était point trompé. -Les jours suivants furent consacrés à recueillir tout ce butin. -Chaque jour, les mêmes heures étaient consacrées aux mêmes travaux. -Godfrey n’y songeait pas sans une certaine anxiété. +Godfrey le regardait, sans rien comprendre à cette bizarre gymnastique. +Puis, tout à coup : « Des tortues ! +s’écria-t-il. +Carèfinotu ne s’était point trompé. +Les jours suivants furent consacrés à recueillir tout ce butin. +Chaque jour, les mêmes heures étaient consacrées aux mêmes travaux. +Godfrey n’y songeait pas sans une certaine anxiété. Mais qu’y faire ? -Le plus souvent, Carèfinotu l’accompagnait, tandis que Tartelett restait au logis. -Il était déjà trois heures après-midi. -L’énorme plantigrade fut-il atteint par la balle ? c’est probable. -Il n’y avait pas à s’attarder. -Jusqu’ici il n’y avait pas eu d’ours dans notre île ! -Godfrey lui répondit qu’il ne fallait rien exagérer. -Il avait vu un ours, c’était certain. -Néanmoins il conviendrait d’être prudent et de ne plus sortir que bien armé. -Non, répétait-il, non ! +Le plus souvent, Carèfinotu l’accompagnait, tandis que Tartelett restait au logis. +Il était déjà trois heures après-midi. +L’énorme plantigrade fut-il atteint par la balle ? c’est probable. +Il n’y avait pas à s’attarder. +Jusqu’ici il n’y avait pas eu d’ours dans notre île ! +Godfrey lui répondit qu’il ne fallait rien exagérer. +Il avait vu un ours, c’était certain. +Néanmoins il conviendrait d’être prudent et de ne plus sortir que bien armé. +Non, répétait-il, non ! Il fallait le pouvoir. -Godfrey et ses compagnons eurent donc, désormais, à se tenir sur leurs gardes. -Le plus souvent, Carèfinotu faisait l’office de berger. -Tartelett n’en voulut pas démordre. -Là-dessus, Godfrey ne put s’empêcher de rire de bon cœur ! -En vérité, il fallait voir cela ! +Godfrey et ses compagnons eurent donc, désormais, à se tenir sur leurs gardes. +Le plus souvent, Carèfinotu faisait l’office de berger. +Tartelett n’en voulut pas démordre. +Là-dessus, Godfrey ne put s’empêcher de rire de bon cœur ! +En vérité, il fallait voir cela ! Quoi qu’il en soit, le professeur y mit de la rage. -D’ailleurs, Carèfinotu, bien que torturé, y mettait du zèle. -Mais regarde-moi donc, entêté ! criait Tartelett, qui joignait l’exemple à la leçon. +D’ailleurs, Carèfinotu, bien que torturé, y mettait du zèle. +Mais regarde-moi donc, entêté ! criait Tartelett, qui joignait l’exemple à la leçon. En dehors, les pieds ! Plus en dehors encore ! Ouvre tes genoux, coquin ! -Efface tes épaules, bélître ! +Efface tes épaules, bélître ! Mais vous lui demandez l’impossible ! disait Godfrey. -Rien n’est impossible à l’homme intelligent ! répondait invariablement Tarlelett. -Mais sa conformation ne s’y prête pas... -Eh bien, elle s’y prêtera, sa conformation ! +Rien n’est impossible à l’homme intelligent ! répondait invariablement Tartelett. +Mais sa conformation ne s’y prête pas... +Eh bien, elle s’y prêtera, sa conformation ! Eh ! qu’en savez-vous, Godfrey ? ripostait le professeur en se redressant sur ses pointes. L’avenir n’est-il pas aux nouvelles couches ? -C’était le mot de la fin de toutes les discussions de Tartelett. -Il n’avait pas même retrouvé trace de ces animaux. +C’était le mot de la fin de toutes les discussions de Tartelett. +Il n’avait pas même retrouvé trace de ces animaux. Pas de hurlements, non plus, pendant la nuit, ni de rugissements suspects. -En outre, les animaux domestiques continuaient à ne donner aucun signe d’inquiétude. -C’est bien un ours qu’il m’a montré ! -C’est bien sur un ours que j’ai tiré ! -C’était absolument inexplicable ! -Or, c’est vainement qu’il l’y avait cherché ! -Des pluies déjà froides tombaient pendant quelques heures. -Il faut dire qu’il fut très bien secondé en cette occasion par Carèfinotu. +En outre, les animaux domestiques continuaient à ne donner aucun signe d’inquiétude. +C’est bien un ours qu’il m’a montré ! +C’est bien sur un ours que j’ai tiré ! +C’était absolument inexplicable ! +Or, c’est vainement qu’il l’y avait cherché ! +Des pluies déjà froides tombaient pendant quelques heures. +Il faut dire qu’il fut très bien secondé en cette occasion par Carèfinotu. Le noir comprit, non sans quelques efforts, ce que voulait Godfrey. En effet, du trois au dix novembre, la pluie ne cessa de tomber torrentiellement. -Il eût été impossible de maintenir le feu allumé en plein air. +Il eût été impossible de maintenir le feu allumé en plein air. Pendant ces tristes jours, il fallut demeurer dans l’habitation. -Il arriva, dans ces conditions, que la réserve de camas vint à manquer. -Demain, dit Godfrey, je partirai dès le matin, et Carèfinotu m’accompagnera. +Il arriva, dans ces conditions, que la réserve de camas vint à manquer. +Demain, dit Godfrey, je partirai dès le matin, et Carèfinotu m’accompagnera. Il fallut le laisser faire. -Carèfinotu était à son poste, où il avait passé la nuit. -Une heure après, ils étaient arrivés, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. -s’écria-t-il. +Carèfinotu était à son poste, où il avait passé la nuit. +Une heure après, ils étaient arrivés, sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. +s’écria-t-il. Il ne se trompait pas. -En un clin d’œil, Godfrey avait laissé tomber son sac de racines. -s’écria-t-il. -Godfrey avait son fusil braqué, et de son second coup menaçait toujours l’animal. -Godfrey lui cria de s’arrêter, de revenir !... +En un clin d’œil, Godfrey avait laissé tomber son sac de racines. +s’écria-t-il. +Godfrey avait son fusil braqué, et de son second coup menaçait toujours l’animal. +Godfrey lui cria de s’arrêter, de revenir !... Ce fut en vain. Godfrey se jeta donc sur ses traces... Un ours ! un tigre ! Maintenant il n’oserait plus sortir ! -Ces fauves finiraient par connaître le chemin de Will-Tree ! -On ne serait plus en sûreté nulle part ! -Moi aussi », répondit simplement Godfrey. -La situation, ainsi compliquée, devenait donc très grave, en attendant qu’elle devînt intenable. +Ces fauves finiraient par connaître le chemin de Will-Tree ! +On ne serait plus en sûreté nulle part ! +Moi aussi », répondit simplement Godfrey. +La situation, ainsi compliquée, devenait donc très grave, en attendant qu’elle devînt intenable. Qu’est-ce que cela veut dire ? Mais quelles mesures prendre ? -Donc, il ne faut pas s’exposer sans nécessité absolue ! +Donc, il ne faut pas s’exposer sans nécessité absolue ! Godfrey ne recula pas devant cette besogne. -On se mit sans retard à l’ouvrage. -Page cent soixante-huit.) préalablement équarris, pourraient, par leur juxtaposition, former une solide enceinte palissadée. -Bien armés, ils ne s’avançaient qu’avec une extrême prudence. +On se mit sans retard à l’ouvrage. +Page cent soixante-huit.) préalablement équarris, pourraient, par leur juxtaposition, former une solide enceinte palissadée. +Bien armés, ils ne s’avançaient qu’avec une extrême prudence. Je voudrais bien m’en aller ! -Mais Godfrey ne prenait plus la peine de lui répondre. -C’était l’aide de ses bras que réclamait l’intérêt commun. -Il fallait bien qu’il se résignât à ce métier de bête de somme. -Les travaux commencèrent aussitôt. -On pourrait les travailler avec plus de sécurité, lorsqu’ils seraient sur place. -Carèfinotu rendit de très grands services pendant cette dure besogne. -Il était devenu très habile au maniement de la hache et de la scie. -Pendant six jours, du douze au dix-sept novembre, ces travaux ne discontinuèrent pas. -Le ciel n’était pas très beau. +Mais Godfrey ne prenait plus la peine de lui répondre. +C’était l’aide de ses bras que réclamait l’intérêt commun. +Il fallait bien qu’il se résignât à ce métier de bête de somme. +Les travaux commencèrent aussitôt. +On pourrait les travailler avec plus de sécurité, lorsqu’ils seraient sur place. +Carèfinotu rendit de très grands services pendant cette dure besogne. +Il était devenu très habile au maniement de la hache et de la scie. +Pendant six jours, du douze au dix-sept novembre, ces travaux ne discontinuèrent pas. +Le ciel n’était pas très beau. De gros nuages s’y accumulaient parfois. -C’était un temps à grains, avec des alternatives de pluie et de soleil. +C’était un temps à grains, avec des alternatives de pluie et de soleil. Pendant ce temps, aucun fauve n’avait apparu dans les environs du rio. -Là, le barrage formé par le petit pont les arrêterait tout naturellement. -De cet endroit à Will-Tree, il resterait à peine vingt-cinq pas à franchir. -Dès le dix-huit, les premiers trains flottés furent établis. -Ils dérivèrent sans accident jusqu’au barrage. -La palissade une fois achevée, disait-il à Tartelett, nous serons véritablement chez nous. -Il n’y avait pas à discuter cette opinion. -Le vingt-six novembre, la palissade était aux trois quarts montée. -Encore trois ou quatre jours, l’enceinte serait achevée. +Là, le barrage formé par le petit pont les arrêterait tout naturellement. +De cet endroit à Will-Tree, il resterait à peine vingt-cinq pas à franchir. +Dès le dix-huit, les premiers trains flottés furent établis. +Ils dérivèrent sans accident jusqu’au barrage. +La palissade une fois achevée, disait-il à Tartelett, nous serons véritablement chez nous. +Il n’y avait pas à discuter cette opinion. +Le vingt-six novembre, la palissade était aux trois quarts montée. +Encore trois ou quatre jours, l’enceinte serait achevée. Godfrey se tourna vers le noir. -Certainement, il n’était pas moins stupéfait que Godfrey de cette apparition. -Ah ! cette fois, je saurai découvrir le feu qui produit cette fumée ! -Il fit même mieux que le comprendre, il l’approuva de la tête. +Certainement, il n’était pas moins stupéfait que Godfrey de cette apparition. +Ah ! cette fois, je saurai découvrir le feu qui produit cette fumée ! +Il fit même mieux que le comprendre, il l’approuva de la tête. Il faut savoir pourquoi il se cache ! -Il y va de notre sécurité à tous ! -Un moment après, Carèfinotu et lui étaient descendus au pied de Will-Tree. -Il répondit donc qu’il préférait rester à Will-Tree. -Soit, nous irons seuls, répondit Godfrey, mais ne nous attendez pas avant ce soir ! +Il y va de notre sécurité à tous ! +Un moment après, Carèfinotu et lui étaient descendus au pied de Will-Tree. +Il répondit donc qu’il préférait rester à Will-Tree. +Soit, nous irons seuls, répondit Godfrey, mais ne nous attendez pas avant ce soir ! Ils ne firent aucune mauvaise rencontre. -La fumée, toujours visible, se dressait encore à moins d’un quart de mille. -Mais Godfrey avait relevé avec précision l’endroit au-dessus duquel elle avait apparu. -Le montrant à son compagnon, il y marcha droit. -Carèfinotu poussa un cri retentissant... -Ce fut en vain qu’ils fouillèrent les moindres anfractuosités du littoral. -On ne s’étonnera pas que Godfrey s’en allât tout pensif. -Des serpents, maintenant, des serpents dans l’île, après les ours et les tigres ! -s’écria-t-il. -Lorsque Godfrey le rejoignit, les deux tronçons du reptile tressautaient sur le sol ensanglanté. -Était-ce donc une invasion de reptiles qui se produisait tout à coup ? -s’écria Godfrey, en faisant signe à Carèfinotu de presser le pas. -De tristes pressentiments l’agitaient, sans qu’il pût parvenir à les maîtriser. -Des cris d’effroi retentissaient sous le groupe des séquoias. -C’est Tartelett ! s’écria Godfrey. -Le malheureux a été attaqué !... -Un énorme crocodile, sorti du rio, le poursuivait, la mâchoire ouverte. +La fumée, toujours visible, se dressait encore à moins d’un quart de mille. +Mais Godfrey avait relevé avec précision l’endroit au-dessus duquel elle avait apparu. +Le montrant à son compagnon, il y marcha droit. +Carèfinotu poussa un cri retentissant... +Ce fut en vain qu’ils fouillèrent les moindres anfractuosités du littoral. +On ne s’étonnera pas que Godfrey s’en allât tout pensif. +Des serpents, maintenant, des serpents dans l’île, après les ours et les tigres ! +s’écria-t-il. +Lorsque Godfrey le rejoignit, les deux tronçons du reptile tressautaient sur le sol ensanglanté. +Était-ce donc une invasion de reptiles qui se produisait tout à coup ? +s’écria Godfrey, en faisant signe à Carèfinotu de presser le pas. +De tristes pressentiments l’agitaient, sans qu’il pût parvenir à les maîtriser. +Des cris d’effroi retentissaient sous le groupe des séquoias. +C’est Tartelett ! s’écria Godfrey. +Le malheureux a été attaqué !... +Un énorme crocodile, sorti du rio, le poursuivait, la mâchoire ouverte. Soudain il buta, il tomba... -En présence de cet imminent danger, son sang-froid ne l’abandonna pas un instant. -Il épaula son fusil, il visa le crocodile au-dessous de l’œil. -Tartelett en avait été quitte pour la peur ! -Il était six heures du soir. -Un instant après, Godfrey et ses deux compagnons étaient rentrés à Will-Tree. -Quelles amères réflexions ils durent faire pendant ce repas du soir ! -Godfrey dut donc s’applaudir d’avoir établi un foyer à intérieur. +En présence de cet imminent danger, son sang-froid ne l’abandonna pas un instant. +Il épaula son fusil, il visa le crocodile au-dessous de l’œil. +Tartelett en avait été quitte pour la peur ! +Il était six heures du soir. +Un instant après, Godfrey et ses deux compagnons étaient rentrés à Will-Tree. +Quelles amères réflexions ils durent faire pendant ce repas du soir ! +Godfrey dut donc s’applaudir d’avoir établi un foyer à intérieur. Ce furent, pour premier assaut, des bourrasques terribles. -L’hiver s’y prolonge jusqu’au delà du mois d’avril. -Il faut des précautions exceptionnelles pour lutter contre lui. -Avec ces nouvelles épreuves, que de tristes pensées hantèrent l’esprit de Godfrey ! -Ce fut à Carèfinotu, particulièrement, qu’il dut de revenir à la santé. +L’hiver s’y prolonge jusqu’au delà du mois d’avril. +Il faut des précautions exceptionnelles pour lutter contre lui. +Avec ces nouvelles épreuves, que de tristes pensées hantèrent l’esprit de Godfrey ! +Ce fut à Carèfinotu, particulièrement, qu’il dut de revenir à la santé. Mais quels souvenirs et aussi quels regrets ! -Maintenant, il se voyait aux prises avec la réalité ! -Il ne pouvait même plus espérer de jamais rentrer au foyer domestique ! -Quant à Tartelett, par grâce spéciale, sans doute, il s’était toujours bien porté. -Mais que de lamentations incessantes, que de jérémiades sans fin ! -Contre une telle agression, l’enceinte palissadée n’aurait été qu’une insuffisante barrière. -J’aimerais mieux une cave, pourvu qu’elle fût dans Montgomery Street ! -Noël arriva, ce « Christmas » tant fêté dans tous les États-Unis d’Amérique ! -Le début de cette année ne fut pas très heureux. +Maintenant, il se voyait aux prises avec la réalité ! +Il ne pouvait même plus espérer de jamais rentrer au foyer domestique ! +Quant à Tartelett, par grâce spéciale, sans doute, il s’était toujours bien porté. +Mais que de lamentations incessantes, que de jérémiades sans fin ! +Contre une telle agression, l’enceinte palissadée n’aurait été qu’une insuffisante barrière. +J’aimerais mieux une cave, pourvu qu’elle fût dans Montgomery Street ! +Noël arriva, ce « Christmas » tant fêté dans tous les États-Unis d’Amérique ! +Le début de cette année ne fut pas très heureux. La neige ne cessa de tomber jusqu’au dix-huit janvier. -Il n’y avait pas à s’y tromper. +Il n’y avait pas à s’y tromper. Pendant deux mortelles heures, tous trois furent tenus en alerte. -Peut-être, alors, Will-Tree échapperait-il à une agression ! -Peu après minuit, les rugissements reprirent avec plus de force, à une distance moindre. -Impossible de douter que la troupe hurlante ne se rapprochât de Will-Tree. -Oui ! ce n’était que trop certain ! -Et, cependant, ces animaux féroces, d’où venaient-ils ? -Ils ne pouvaient avoir récemment débarqué sur l’île Phina ! -Il fallait donc qu’ils y fussent antérieurement à l’arrivée de Godfrey ! -Carèfinotu ne pouvait en croire ce qu’il entendait. -Ce n’était encore que le troupeau des chèvres, des moutons, des agoutis. +Peut-être, alors, Will-Tree échapperait-il à une agression ! +Peu après minuit, les rugissements reprirent avec plus de force, à une distance moindre. +Impossible de douter que la troupe hurlante ne se rapprochât de Will-Tree. +Oui ! ce n’était que trop certain ! +Et, cependant, ces animaux féroces, d’où venaient-ils ? +Ils ne pouvaient avoir récemment débarqué sur l’île Phina ! +Il fallait donc qu’ils y fussent antérieurement à l’arrivée de Godfrey ! +Carèfinotu ne pouvait en croire ce qu’il entendait. +Ce n’était encore que le troupeau des chèvres, des moutons, des agoutis. Il faut leur ouvrir ! -s’écria Godfrey Carèfinotu remuait la tête de haut en bas. -La porte fut ouverte, et tout le troupeau épouvanté se précipita dans l’enceinte. -Il n’était plus temps de refermer l’enceinte ! -De nouveaux rugissements indiquèrent que trois ou quatre fauves venaient de franchir la palissade. +s’écria Godfrey Carèfinotu remuait la tête de haut en bas. +La porte fut ouverte, et tout le troupeau épouvanté se précipita dans l’enceinte. +Il n’était plus temps de refermer l’enceinte ! +De nouveaux rugissements indiquèrent que trois ou quatre fauves venaient de franchir la palissade. Il ne faut pas gaspiller inutilement nos munitions ! -Les sauver, c’était maintenant impossible. -Peut-être éviterait-on ainsi une attaque directe contre Will-Tree. -Ses deux compagnons s’étaient remis en observation aux fenêtres. -Le présent était assez inquiétant pour absorber toutes ses pensées. -Quelques-unes de ces ombres bondissaient sur le sol, comme d’énormes chats. -Le troupeau égorgé n’avait pas suffi à contenter leur rage. +Les sauver, c’était maintenant impossible. +Peut-être éviterait-on ainsi une attaque directe contre Will-Tree. +Ses deux compagnons s’étaient remis en observation aux fenêtres. +Le présent était assez inquiétant pour absorber toutes ses pensées. +Quelques-unes de ces ombres bondissaient sur le sol, comme d’énormes chats. +Le troupeau égorgé n’avait pas suffi à contenter leur rage. Ni Godfrey ni ses compagnons ne bougeaient. -En gardant une immobilité complète, peut-être pourraient-ils éviter une agression directe. +En gardant une immobilité complète, peut-être pourraient-ils éviter une agression directe. La balle venait de traverser la porte de Will-Tree. -Il était trop tard. -L’éveil donné, des rugissements plus violents éclatèrent au dehors. -On entendit de formidables griffes racler l’écorce du séquoia. -Alors les coups de feu commencèrent à retentir à travers ces embrasures. -Ne voulant pas perdre une cartouche, ils attendaient que quelque ombre passât. -Au bout d’un quart d’heure, il y eut comme un répit. -Le danger était imminent, la position à l’intérieur de Will-Tree allait devenir intenable. -En effet, des rugissements nouveaux éclatèrent au pied du séquoia. -Godfrey et le noir étaient redescendus sur le sol. -La porte s’ébranlait déjà sous les coups du dehors... -On sentait une haleine chaude passer à travers les fentes de l’écorce. -Godfrey était donc réduit à l’impuissance. -Godfrey avait croisé les bras. -Il voyait les ais de la porte se disjoindre peu à peu !... +Il était trop tard. +L’éveil donné, des rugissements plus violents éclatèrent au dehors. +On entendit de formidables griffes racler l’écorce du séquoia. +Alors les coups de feu commencèrent à retentir à travers ces embrasures. +Ne voulant pas perdre une cartouche, ils attendaient que quelque ombre passât. +Au bout d’un quart d’heure, il y eut comme un répit. +Le danger était imminent, la position à l’intérieur de Will-Tree allait devenir intenable. +En effet, des rugissements nouveaux éclatèrent au pied du séquoia. +Godfrey et le noir étaient redescendus sur le sol. +La porte s’ébranlait déjà sous les coups du dehors... +On sentait une haleine chaude passer à travers les fentes de l’écorce. +Godfrey était donc réduit à l’impuissance. +Godfrey avait croisé les bras. +Il voyait les ais de la porte se disjoindre peu à peu !... Il ne pouvait rien. -Dans un moment de défaillance, il passa la main sur son front, comme désespéré. -Mais, reprenant presque aussitôt possession de lui-même : « En haut, dit-il, en haut !... tous ! -Carèfinotu et lui, emportant les fusils, les revolvers, s’approvisionnèrent de cartouches. -Tartelett n’était plus là. +Dans un moment de défaillance, il passa la main sur son front, comme désespéré. +Mais, reprenant presque aussitôt possession de lui-même : « En haut, dit-il, en haut !... tous ! +Carèfinotu et lui, emportant les fusils, les revolvers, s’approvisionnèrent de cartouches. +Tartelett n’était plus là. Il avait pris les devants, pendant que ses compagnons faisaient le coup de feu. -Quelques instants de plus, ils auraient été surpris. +Quelques instants de plus, ils auraient été surpris. La porte venait de sauter en dedans. -Tous deux se hâtèrent de monter et atteignirent enfin l’orifice supérieur du tronc. -Un cri d’épouvante les accueillit. -C’était Tartelett, qui avait cru voir apparaître une panthère ou un tigre ! -L’infortuné professeur était cramponné à une branche, avec l’effroyable peur de tomber. -Bientôt elle filtra à travers les fenêtres et la porte. +Tous deux se hâtèrent de monter et atteignirent enfin l’orifice supérieur du tronc. +Un cri d’épouvante les accueillit. +C’était Tartelett, qui avait cru voir apparaître une panthère ou un tigre ! +L’infortuné professeur était cramponné à une branche, avec l’effroyable peur de tomber. +Bientôt elle filtra à travers les fenêtres et la porte. Qu’est-ce donc encore ? -Ce n’était que trop explicable. -Le feu s’était aussitôt communiqué aux objets que renfermait la chambre. -La flamme avait atteint l’écorce que sa sécheresse rendait très combustible. -Le gigantesque sequoia brûlait par sa base. -La situation devenait donc encore plus terrible qu’elle ne l’avait été jusque-là. -Presque au même instant, une effroyable explosion se produisit. -Godfrey et Carèfmotu faillirent être arrachés de leur poste. -Dans tous les cas, c’était la mort ! +Ce n’était que trop explicable. +Le feu s’était aussitôt communiqué aux objets que renfermait la chambre. +La flamme avait atteint l’écorce que sa sécheresse rendait très combustible. +Le gigantesque sequoia brûlait par sa base. +La situation devenait donc encore plus terrible qu’elle ne l’avait été jusque-là. +Presque au même instant, une effroyable explosion se produisit. +Godfrey et Carèfinotu faillirent être arrachés de leur poste. +Dans tous les cas, c’était la mort ! Godfrey cherchait encore s’il y avait quelque moyen de s’y soustraire. Il n’en voyait pas ! -En cet instant, un horrible fracas de déchirement se produisit. -Au moment où le séquoia s’abattait, Godfrey et ses compagnons se crurent perdus !... -s’écria alors une voix, que Godfrey, stupéfait, reconnut cependant !... +En cet instant, un horrible fracas de déchirement se produisit. +Au moment où le séquoia s’abattait, Godfrey et ses compagnons se crurent perdus !... +s’écria alors une voix, que Godfrey, stupéfait, reconnut cependant !... Neveu Godfrey, j’ai l’honneur de te saluer ! -s’écria Godfrey confondu. -Et alors, les demandes, les réponses, les explications de s’échanger coup sur coup. -Et comment avez-vous pu découvrir l’île Phina ? -L’île Phina ! répondit William W. Kolderup. -Tu veux dire l’île Spencer ! -À laquelle tu avais donc donné mon nom, cher Godfrey ? dit la jeune fille. -Oh ! mon oncle ! oncle Will ! que dites-vous là ? s’écria Godfrey. +s’écria Godfrey confondu. +Et alors, les demandes, les réponses, les explications de s’échanger coup sur coup. +Et comment avez-vous pu découvrir l’île Phina ? +L’île Phina ! répondit William W. Kolderup. +Tu veux dire l’île Spencer ! +À laquelle tu avais donc donné mon nom, cher Godfrey ? dit la jeune fille. +Oh ! mon oncle ! oncle Will ! que dites-vous là ? s’écria Godfrey. Mais alors, oncle Will, ce naufrage du Dream ?... -Ainsi personne de l’équipage n’a péri dans le naufrage ? demanda Godfrey. +Ainsi personne de l’équipage n’a péri dans le naufrage ? demanda Godfrey. Fausse, la pirogue que j’avais fait fabriquer ! Faux, les sauvages, que tes coups de fusil n’ont heureusement pas atteints ! -Faux, le tigre ! s’écria William W. Kolderup en riant de plus belle. -Mais ils remuaient la tête et les pattes !... -Une malle ? répondit William W. Kolderup. -Je ne t’ai jamais envoyé de malle ! +Faux, le tigre ! s’écria William W. Kolderup en riant de plus belle. +Mais ils remuaient la tête et les pattes !... +Une malle ? répondit William W. Kolderup. +Je ne t’ai jamais envoyé de malle ! Est-ce que, par hasard ?... Une malle, mais alors il a fallu que Phina ait eu pour complice... Turcotte, vous m’aviez pourtant promis le secret ! -répondit Phina en rougissant ! -Il était très mortifié de ce qu’il apprenait, lui ! -Un crocodile ? répondit l’oncle. -Quant à Tartelett, ce n’était pas un homme auquel on pût en conter. -Cela faillit même rendre l’oncle Will très rêveur. +répondit Phina en rougissant ! +Il était très mortifié de ce qu’il apprenait, lui ! +Un crocodile ? répondit l’oncle. +Quant à Tartelett, ce n’était pas un homme auquel on pût en conter. +Cela faillit même rendre l’oncle Will très rêveur. Je t’en fais cadeau ! -Tu peux t’en donner, de ton île, tant que tu voudras ! +Tu peux t’en donner, de ton île, tant que tu voudras ! Sois donc un Robinson toute ta vie, si le cœur t’en dit... -Moi ! répondit Godfrey, moi ! toute ma vie ! -Hélas ! de la demeure de Will-Tree, il ne restait plus rien ! -Toutefois, leur présence n’en était pas moins un fait absolument incompréhensible. +Moi ! répondit Godfrey, moi ! toute ma vie ! +Hélas ! de la demeure de Will-Tree, il ne restait plus rien ! +Toutefois, leur présence n’en était pas moins un fait absolument incompréhensible. Le lendemain, vingt janvier, le Dream, appareillait sous le commandement du capitaine Turcotte. -Ah ! il allait droit à son but, cette fois ! -Il ne cherchait plus à tromper personne ! -Il ne faisait pas des détours sans nombre, comme au premier voyage ! +Ah ! il allait droit à son but, cette fois ! +Il ne cherchait plus à tromper personne ! +Il ne faisait pas des détours sans nombre, comme au premier voyage ! Et que vit-on alors ? -Et quel était cet homme ? -Seng-Vou s’avança vers William W. Kolderup. -Que monsieur Kolderup me pardonne, dit-il très poliment. -Non ! répondit Seng-Vou. -Où étais-tu donc caché ? -Toi ? s’écria Godfrey. +Et quel était cet homme ? +Seng-Vou s’avança vers William W. Kolderup. +Que monsieur Kolderup me pardonne, dit-il très poliment. +Non ! répondit Seng-Vou. +Où étais-tu donc caché ? +Toi ? s’écria Godfrey. Il fallait bien faire du feu ! -Un Chinois aime à vivre seul, répondit tranquillement Seng-Vou. -Il se suffit à lui-même et n’a besoin de personne ! -Et là-dessus, l’original, saluant William W. Kolderup, débarqua et disparut. -Voilà de quel bois sont faits les vrais Robinsons ! s’écria l’oncle Will. -Regarde celui-là, et vois si tu lui ressembles ! +Un Chinois aime à vivre seul, répondit tranquillement Seng-Vou. +Il se suffit à lui-même et n’a besoin de personne ! +Et là-dessus, l’original, saluant William W. Kolderup, débarqua et disparut. +Voilà de quel bois sont faits les vrais Robinsons ! s’écria l’oncle Will. +Regarde celui-là, et vois si tu lui ressembles ! Et mon crocodile ! ajouta Tartelett. J’entends que l’on m’explique mon crocodile ! Nous saurons cela plus tard, dit-il. -Tout finit par se découvrir à qui sait chercher ! -Cependant, Tartelett avait une idée. -Tous, alors, de venir admirer le « monstre », auquel Tartelett avait failli servir de pâture ! -Non ! répondit l’oncle Will. -Cependant il avait une étiquette collée sous sa carapace. -Une étiquette ! s’écria Godfrey. -La voici, » répondit le célèbre empailleur. +Tout finit par se découvrir à qui sait chercher ! +Cependant, Tartelett avait une idée. +Tous, alors, de venir admirer le « monstre », auquel Tartelett avait failli servir de pâture ! +Non ! répondit l’oncle Will. +Cependant il avait une étiquette collée sous sa carapace. +Une étiquette ! s’écria Godfrey. +La voici, » répondit le célèbre empailleur. Il avait tout compris. -Bien joué ! s’écria William W. Kolderup. +Bien joué ! s’écria William W. Kolderup. Je n’aurais pas mieux fait que ce vieux coquin de Taskinar ! -Mais, avec ces terribles hôtes, dit Phina, maintenant, l’île Spencer... -L’île Phina... répondit Godfrey. -L’île Phina, reprit en souriant la jeune femme, est absolument inhabitable ! -Tu auras du moins près de toi la plus dévouée des Robinsonnes ! -l’école des robinsons \ No newline at end of file +Mais, avec ces terribles hôtes, dit Phina, maintenant, l’île Spencer... +L’île Phina... répondit Godfrey. +L’île Phina, reprit en souriant la jeune femme, est absolument inhabitable ! +Tu auras du moins près de toi la plus dévouée des Robinsonnes ! +l’école des robinsons \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\211toile_du_sud.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\211toile_du_sud.txt" index 7382c5f7..6b5066c7 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\211toile_du_sud.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\211toile_du_sud.txt" @@ -1,1326 +1,1326 @@ Aux champs des diamants. -Un peu de science, enseignée de bonne amitié. -Où John Watkins réfléchit. -À travers le Transvaal. +Un peu de science, enseignée de bonne amitié. +Où John Watkins réfléchit. +À travers le Transvaal. Au nord du Limpopo. L’autruche qui parle. Une mine d’un nouveau genre. La statue du commandeur. -Une étoile qui file ! -Parlez, monsieur, je vous écoute. +Une étoile qui file ! +Parlez, monsieur, je vous écoute. La main d’Alice ?... Ma demande semble vous surprendre. J’ai vingt-six ans. -Je m’appelle Cyprien Méré. -Je suis ingénieur des Mines, sorti avec le numéro deux de l’École polytechnique. -Ma famille est honorable et honorée, si elle n’est pas riche. -Mes appointements s’élèveront le premier janvier prochain à quatre mille huit cents francs. -Sa physionomie ne démentait pas l’impression que produisait son langage. -On voyait, en outre, que cette habitation venait à peine d’être terminée. +Je m’appelle Cyprien Méré. +Je suis ingénieur des Mines, sorti avec le numéro deux de l’École polytechnique. +Ma famille est honorable et honorée, si elle n’est pas riche. +Mes appointements s’élèveront le premier janvier prochain à quatre mille huit cents francs. +Sa physionomie ne démentait pas l’impression que produisait son langage. +On voyait, en outre, que cette habitation venait à peine d’être terminée. L’absence totale d’arbres est le trait distinctif de ce triste canton. Jamais ma goutte ne m’a fait autant souffrir que depuis ce matin ! -By Jove ! vous me la donnez belle ! s’écria le fermier. -Est-ce que le gin a jamais fait mal à un honnête homme ?... +By Jove ! vous me la donnez belle ! s’écria le fermier. +Est-ce que le gin a jamais fait mal à un honnête homme ?... Oui, je sais ce que vous voulez dire !... -Abernethy, je crois ! « Voulez-vous vous bien porter ? disait-il à son malade. -Vivez à raison d’un shilling par jour et gagnez-le par un travail personnel ! +Abernethy, je crois ! « Voulez-vous vous bien porter ? disait-il à son malade. +Vivez à raison d’un shilling par jour et gagnez-le par un travail personnel ! Tout cela est bel et bon ! Donc, ne m’en parlez plus, je vous en prie !... Pour moi, voyez-vous, j’aimerais autant m’en aller tout de suite en terre !... -Je n’y tiens pas du tout ! répondit franchement Cyprien. -Je vous rappelle seulement un précepte de santé que je crois juste ! -À ce moment, la porte s’ouvrit. -Une jeune fille entra, portant un plateau chargé d’un verre. -Bonjour, monsieur Méré ! dit-elle en français, mais avec un léger accent britannique. -C’est mille fois aimable à vous, mademoiselle ! -Ma bille d’ivoire à repriser les bas !... +Je n’y tiens pas du tout ! répondit franchement Cyprien. +Je vous rappelle seulement un précepte de santé que je crois juste ! +À ce moment, la porte s’ouvrit. +Une jeune fille entra, portant un plateau chargé d’un verre. +Bonjour, monsieur Méré ! dit-elle en français, mais avec un léger accent britannique. +C’est mille fois aimable à vous, mademoiselle ! +Ma bille d’ivoire à repriser les bas !... Oui ! ma bille d’ivoire !... -En vérité, cette maligne bête me fera mourir de chagrin tôt ou tard ! -On dirait, messieurs, que je vous dérange ! dit-elle. -Du reste, je n’ai pas de temps à perdre ! -Il faut que j’étudie ma sonate avant de m’occuper du dîner !... -Allons ! décidément, vous n’êtes pas bavards aujourd’hui, messieurs !... -Je vous laisse donc à vos noirs complots ! -Là-dessus, miss Watkins fit une belle révérence et disparut comme un léger météore. -Une jeune fille entra, portant un plateau. (Page six.) — Parlé de quoi !... -De ce que vous disiez ?... à ma fille ? -Je suis Français, monsieur !... +En vérité, cette maligne bête me fera mourir de chagrin tôt ou tard ! +On dirait, messieurs, que je vous dérange ! dit-elle. +Du reste, je n’ai pas de temps à perdre ! +Il faut que j’étudie ma sonate avant de m’occuper du dîner !... +Allons ! décidément, vous n’êtes pas bavards aujourd’hui, messieurs !... +Je vous laisse donc à vos noirs complots ! +Là-dessus, miss Watkins fit une belle révérence et disparut comme un léger météore. +Une jeune fille entra, portant un plateau. (Page six.) — Parlé de quoi !... +De ce que vous disiez ?... à ma fille ? +Je suis Français, monsieur !... Ne l’oubliez pas !... -La route franchit cette chaîne. (Page quatorze.) « C’est au mieux !... +La route franchit cette chaîne. (Page quatorze.) « C’est au mieux !... Et pourquoi cela, monsieur ? -Ce serait inutile !... répliqua le fermier. +Ce serait inutile !... répliqua le fermier. Vous seriez duc et pair d’Angleterre, que vous ne pourriez pas me convenir ! -Réfléchissez, monsieur Méré, et mettez-vous à ma place !... +Réfléchissez, monsieur Méré, et mettez-vous à ma place !... Eh bien ! vous auriez tort, mon cher monsieur, grand tort ! reprit Mr. Watkins. -Car enfin, croyez-vous qu’elle me soit tombée tout ouverte dans la main ? -C’est pourquoi je vous répète : rayez cela de vos papiers !... +Car enfin, croyez-vous qu’elle me soit tombée tout ouverte dans la main ? +C’est pourquoi je vous répète : rayez cela de vos papiers !... Alice n’est pas pour vous ! -Le jeune ingénieur, confondu, ne trouvait rien à répondre. +Le jeune ingénieur, confondu, ne trouvait rien à répondre. Ce que voyant, l’autre le poussa davantage. -Vous êtes étonnants, vous autres Français ! poursuivit-il. +Vous êtes étonnants, vous autres Français ! poursuivit-il. Vous ne doutez de rien, sur ma parole ! Et vous trouvez cela tout naturel ?... Moi, je trouve cela renversant ! -Cyprien s’était levé, très pâle. -Il avait pris son chapeau et se préparait à sortir. -Oui !... renversant, répéta le fermier. +Cyprien s’était levé, très pâle. +Il avait pris son chapeau et se préparait à sortir. +Oui !... renversant, répéta le fermier. Je ne dore pas la pilule, moi !... Je suis un Anglais de vieille roche, monsieur !... -J’ai fait tous les métiers !... +J’ai fait tous les métiers !... J’ai connu le chaud, le froid, la faim, la fatigue !... -Mais j’ai travaillé !... +Mais j’ai travaillé !... Je n’ai pas perdu courage !... Maintenant, je suis riche et j’entends profiter du fruit de mes labeurs !... -Les prétendants ne manquent pas, je vous l’assure !... +Les prétendants ne manquent pas, je vous l’assure !... Sans rancune au moins ! lui cria Mr. Watkins. -Et tenez, nous attendons justement quelques personnes à dîner ce soir !... -Si vous voulez être des nôtres ?... -Non, merci, monsieur ! répondit froidement Cyprien. -J’ai ma correspondance à terminer pour l’heure de la poste. +Et tenez, nous attendons justement quelques personnes à dîner ce soir !... +Si vous voulez être des nôtres ?... +Non, merci, monsieur ! répondit froidement Cyprien. +J’ai ma correspondance à terminer pour l’heure de la poste. Et il s’en alla. -Renversants, ces Français... renversants ! +Renversants, ces Français... renversants ! Et il se versa un grand verre de gin. -La verte semonce de Mr. Watkins était un douloureux réveil de ces illusions. -Que tout cela semblait loin déjà ! -Ni cultures ni beautés naturelles. -Mais cette hospitalité est toujours des plus élémentaires. -Impossible de lire, de dormir ni même de causer ! +La verte semonce de Mr. Watkins était un douloureux réveil de ces illusions. +Que tout cela semblait loin déjà ! +Ni cultures ni beautés naturelles. +Mais cette hospitalité est toujours des plus élémentaires. +Impossible de lire, de dormir ni même de causer ! Pensez-vous que sa jaunisse soit contagieuse ? -demandait-il à haute voix à son voisin. +demandait-il à haute voix à son voisin. Et les voyageurs de rire. -ajouta le brave garçon, se reprochant déjà d’avoir ri avec les autres. -L’affaire en resta donc là. -Mais vainement, à la halte suivante, Cyprien essaya d’engager la conversation avec lui. +ajouta le brave garçon, se reprochant déjà d’avoir ri avec les autres. +L’affaire en resta donc là. +Mais vainement, à la halte suivante, Cyprien essaya d’engager la conversation avec lui. Le Chinois resta impassible et muet. -Quel âge pouvait bien avoir Lî ? +Quel âge pouvait bien avoir Lî ? Quinze ans ou soixante ? -C’était impossible à dire. -Était-il riche ou pauvre ? -Cependant, les journées s’écoulaient, les milles succédaient aux milles. +C’était impossible à dire. +Était-il riche ou pauvre ? +Cependant, les journées s’écoulaient, les milles succédaient aux milles. Parfois les chevaux allaient bon train. -À d’autres moments, il semblait impossible de leur faire presser le pas. -Une étape encore et Kimberley fut dépassée. -Puis, des cases de bois se montrèrent à l’horizon. -C’était New-Rush. -Il était environ six heures après midi. -Déjà le soleil s’enveloppait à l’horizon d’une légère buée d’or. -La conséquence de cette mauvaise disposition est facile à prévoir. -Cyprien s’amusa pendant quelque temps à considérer cette fourmilière humaine. +À d’autres moments, il semblait impossible de leur faire presser le pas. +Une étape encore et Kimberley fut dépassée. +Puis, des cases de bois se montrèrent à l’horizon. +C’était New-Rush. +Il était environ six heures après midi. +Déjà le soleil s’enveloppait à l’horizon d’une légère buée d’or. +La conséquence de cette mauvaise disposition est facile à prévoir. +Cyprien s’amusa pendant quelque temps à considérer cette fourmilière humaine. On ne parlait que diamants, carats, centaines de livres sterling. Du reste, le fermier se montra de bonne composition. En outre, il fumait peu, buvait encore moins. -Tout cela ne constituait pas précisément le joyeux compère que le fermier avait rêvé. -Si seulement ce garçon-là avait su boire sec ! -Voilà comment se terminaient régulièrement les jugements que le fermier portait sur son locataire. -Le laboratoire du jeune ingénieur, avec ses appareils bizarres, l’intéressait puissamment. -C’est un fragment de charbon cristallisé, pas autre chose. -Et l’expérience lui donna raison. +Tout cela ne constituait pas précisément le joyeux compère que le fermier avait rêvé. +Si seulement ce garçon-là avait su boire sec ! +Voilà comment se terminaient régulièrement les jugements que le fermier portait sur son locataire. +Le laboratoire du jeune ingénieur, avec ses appareils bizarres, l’intéressait puissamment. +C’est un fragment de charbon cristallisé, pas autre chose. +Et l’expérience lui donna raison. Certes, je me le rappelle ! dit miss Watkins. -Tout le monde était comme fou en Griqualand ! +Tout le monde était comme fou en Griqualand ! Mais vous disiez que le diamant est cher parce qu’il est rare... -Est-ce que c’est là sa seule qualité ? -Non, pas précisément, miss Watkins. -Quelle chose étrange ! dit miss Watkins. +Est-ce que c’est là sa seule qualité ? +Non, pas précisément, miss Watkins. +Quelle chose étrange ! dit miss Watkins. Tout n’est donc que charbon en ce monde ? -Parlez-moi plutôt du charbon ! -Je dois ajouter qu’on y est même parvenu dans une certaine mesure. -Mais jusqu’ici, le problème n’a pas eu de solution industrielle. -Ces enclos, les autruches, mal bâties pour le vol, ne peuvent les franchir. -Non que les femmes distinguées fussent très clairsemées dans ces réunions. -Eh bien ! c’est précisément ce qui se produit dans le Kopje. -On en trouve fréquemment deux accolés ensemble, qui se détachent au plus léger choc. -Comment auraient-ils résisté aux frottements et aux aventures d’un charroi par les eaux ? -Toutes les fois qu’on découvre une belle pierre, elle est isolée. -J’ai été plus favorisé dans mes analyses de roches... -C’est pourquoi il paraît prudent de lui en faire grâce. -Je pars aujourd’hui même. +Parlez-moi plutôt du charbon ! +Je dois ajouter qu’on y est même parvenu dans une certaine mesure. +Mais jusqu’ici, le problème n’a pas eu de solution industrielle. +Ces enclos, les autruches, mal bâties pour le vol, ne peuvent les franchir. +Non que les femmes distinguées fussent très clairsemées dans ces réunions. +Eh bien ! c’est précisément ce qui se produit dans le Kopje. +On en trouve fréquemment deux accolés ensemble, qui se détachent au plus léger choc. +Comment auraient-ils résisté aux frottements et aux aventures d’un charroi par les eaux ? +Toutes les fois qu’on découvre une belle pierre, elle est isolée. +J’ai été plus favorisé dans mes analyses de roches... +C’est pourquoi il paraît prudent de lui en faire grâce. +Je pars aujourd’hui même. Il ne veut pas me donner sa fille ? -Peut-être a-t-il raison ! -C’était elle qui chantait au soleil levant. +Peut-être a-t-il raison ! +C’était elle qui chantait au soleil levant. 1 will not leave thee, thou lone one ! To pine on the stem,Since the lovely are sleeping, Go sleep with them... -La chanson s’arrêta. -Vous avez quelque chose à me dire, monsieur Méré ? demanda-t-elle avec intérêt. -J’ai à vous faire mes adieux, mademoiselle Alice !... -Je pars aujourd’hui même ! -répondit-il d’une voix assez mal assurée. -L’incarnat léger qui animait le teint délicat de miss Watkins avait subitement disparu. -Vous parlez de partir... pour ?... demanda-t-elle, très troublée. -Pour mon pays... pour la France, répondit Cyprien. -Mes travaux sont achevés ici !... -Ma mission est à son terme... +La chanson s’arrêta. +Vous avez quelque chose à me dire, monsieur Méré ? demanda-t-elle avec intérêt. +J’ai à vous faire mes adieux, mademoiselle Alice !... +Je pars aujourd’hui même ! +répondit-il d’une voix assez mal assurée. +L’incarnat léger qui animait le teint délicat de miss Watkins avait subitement disparu. +Vous parlez de partir... pour ?... demanda-t-elle, très troublée. +Pour mon pays... pour la France, répondit Cyprien. +Mes travaux sont achevés ici !... +Ma mission est à son terme... balbutiait Alice, sans trop savoir ce qu’elle disait. -La jeune fille était frappée de stupeur. +La jeune fille était frappée de stupeur. Cette nouvelle la surprenait en plein bonheur inconscient, comme un coup de massue. -C’est très mal, cela, monsieur ! +C’est très mal, cela, monsieur ! Elle lui disait en langue vulgaire : « Eh bien, et moi ?... Vous me comptez donc pour rien ?... -Vous me replongez tout simplement dans le néant !... -Vous m’aurez associée à vos études et à vos travaux !... +Vous me replongez tout simplement dans le néant !... +Vous m’aurez associée à vos études et à vos travaux !... Vous aurez mis tout en jeu pour vous faire admirer et aimer !... Vous y serez parvenu !... -Et vous croyez que je vais prendre ce dénouement avec philosophie ? -Peu s’en fallut qu’il ne s’écriât : « Il le faut !... -J’ai demandé hier à votre père de vous laisser devenir ma femme !... -Il a refusé, sans même me laisser d’espoir !... +Et vous croyez que je vais prendre ce dénouement avec philosophie ? +Peu s’en fallut qu’il ne s’écriât : « Il le faut !... +J’ai demandé hier à votre père de vous laisser devenir ma femme !... +Il a refusé, sans même me laisser d’espoir !... Comprenez-vous maintenant pourquoi je pars ? -Le souvenir de sa promesse lui revint à temps. -Il n’osait même plus l’avouer. -Tout à coup, il la renia. -J’ai encore des notes à prendre... des préparatifs à compléter !... -Le cours de ses pensées était changé. -Renoncer à tant de grâce, faute d’un peu d’argent ! se disait-il. +Le souvenir de sa promesse lui revint à temps. +Il n’osait même plus l’avouer. +Tout à coup, il la renia. +J’ai encore des notes à prendre... des préparatifs à compléter !... +Le cours de ses pensées était changé. +Renoncer à tant de grâce, faute d’un peu d’argent ! se disait-il. Abandonner la partie au premier obstacle ! Est-ce bien aussi courageux que je l’imagine ? -Tant de gens font fortune, en quelques mois, à chercher des diamants ! -Pourquoi ne ferais-je pas de même ? -Après tout, je ne risque pas grand chose à essayer !... +Tant de gens font fortune, en quelques mois, à chercher des diamants ! +Pourquoi ne ferais-je pas de même ? +Après tout, je ne risque pas grand chose à essayer !... Le prix vaut bien que l’on tente l’aventure !... -Tout à coup, il s’arrêta, mit son chapeau et sortit. +Tout à coup, il s’arrêta, mit son chapeau et sortit. En moins d’une heure, il y arriva. -À ce moment, les mineurs rentraient en foule au camp pour leur second déjeuner. -Rien de plus aisé, si vous avez de la monnaie ! lui répondit le mineur. -Il y en a justement un près du mien ! -Quatre cents livres sterling , c’est donné ! +À ce moment, les mineurs rentraient en foule au camp pour leur second déjeuner. +Rien de plus aisé, si vous avez de la monnaie ! lui répondit le mineur. +Il y en a justement un près du mien ! +Quatre cents livres sterling , c’est donné ! Un millier de francs suffira pour cette acquisition ! -Ce serait plutôt dans mes moyens, répondit le jeune ingénieur. -Mais vous-même, monsieur Steel, comment avez-vous fait, si je ne suis pas trop curieux ? -Vous êtes donc arrivé ici avec un capital ? +Ce serait plutôt dans mes moyens, répondit le jeune ingénieur. +Mais vous-même, monsieur Steel, comment avez-vous fait, si je ne suis pas trop curieux ? +Vous êtes donc arrivé ici avec un capital ? Mais j’ai eu du bonheur. -Ce n’est pas que je me méfie, monsieur Méré ! -Cela me paraîtrait juste, répondit Cyprien. -Ah ! fit tout à coup le Lancashireman en s’interrompant. -Une idée, et peut être une bonne !... -Si nous prenions, à nous deux, l’un des claims de John Watkins ? +Ce n’est pas que je me méfie, monsieur Méré ! +Cela me paraîtrait juste, répondit Cyprien. +Ah ! fit tout à coup le Lancashireman en s’interrompant. +Une idée, et peut être une bonne !... +Si nous prenions, à nous deux, l’un des claims de John Watkins ? Comment, un de ses claims ? -Est-ce que tout le sol du Kopje n’est pas à lui ? +Est-ce que tout le sol du Kopje n’est pas à lui ? C’est justement le cas de John Watkins. -Il en a plusieurs en exploitation, outre la nue propriété de toute la mine. -J’aimerais mieux que la négociation restât entre vous et lui, répondit Cyprien. -Qu’à cela ne tienne, répliqua Thomas Steel. -Nous pouvons en avoir bientôt le cœur net ! -Il y a de l’étoffe en vous ! -On n’aurait jamais pu croire qu’ils avaient passé la matinée à pleurer. -Cyprien restait, c’était évident, et, en somme, c’était l’essentiel. -Dès le lendemain matin, les deux associés se mirent au travail. -La besogne était très simple. -Cette terre était alors transportée en charrette à la case de Thomas Steel. -Mais les pierres de dix carats, et même d’un carat, sont fort rares. -C’est précisément pourquoi elles sont si chères. -C’est ce que Cyprien se disait intérieurement. -Mais sa présence n’en était pas moins insupportable à Cyprien. -Il paraît que les diamants ne viennent pas tout seuls sous sa pioche ! -Et James Hilton de rire le plus bêtement du monde. -Les deux pierres s’usaient mutuellement, et la facette se formait peu à peu. -Le brillant simple figure uniquement la moitié d’un brillant double. -La rose a le dessous plat et le dessus bombé en dôme à facettes. +Il en a plusieurs en exploitation, outre la nue propriété de toute la mine. +J’aimerais mieux que la négociation restât entre vous et lui, répondit Cyprien. +Qu’à cela ne tienne, répliqua Thomas Steel. +Nous pouvons en avoir bientôt le cœur net ! +Il y a de l’étoffe en vous ! +On n’aurait jamais pu croire qu’ils avaient passé la matinée à pleurer. +Cyprien restait, c’était évident, et, en somme, c’était l’essentiel. +Dès le lendemain matin, les deux associés se mirent au travail. +La besogne était très simple. +Cette terre était alors transportée en charrette à la case de Thomas Steel. +Mais les pierres de dix carats, et même d’un carat, sont fort rares. +C’est précisément pourquoi elles sont si chères. +C’est ce que Cyprien se disait intérieurement. +Mais sa présence n’en était pas moins insupportable à Cyprien. +Il paraît que les diamants ne viennent pas tout seuls sous sa pioche ! +Et James Hilton de rire le plus bêtement du monde. +Les deux pierres s’usaient mutuellement, et la facette se formait peu à peu. +Le brillant simple figure uniquement la moitié d’un brillant double. +La rose a le dessous plat et le dessus bombé en dôme à facettes. Tout en travaillant, on causait. -Quel peuple voudrait tolérer une tyrannie pareille !... -Écoutez-moi, et vous me direz s’il peut y avoir deux opinions là-dessus ! -Sujets anglais, mais nous ne voulions pas l’être, monsieur Méré ! -On nous appelait « Boërs, » c’est-à-dire paysans, ou encore « Voortrekkers, » c’est-à-dire pionniers avancés. +Quel peuple voudrait tolérer une tyrannie pareille !... +Écoutez-moi, et vous me direz s’il peut y avoir deux opinions là-dessus ! +Sujets anglais, mais nous ne voulions pas l’être, monsieur Méré ! +On nous appelait « Boërs, » c’est-à-dire paysans, ou encore « Voortrekkers, » c’est-à-dire pionniers avancés. Alors eut lieu notre grand exode. -C’était en mille huit cent trente-trois. -De nouveau, nous émigrâmes en masse. -À cette époque, le territoire de Natal était presque entièrement dépeuplé. -Son successeur Dingaan y régnait encore par la terreur. -Vous le voyez, nous étions toujours sujets anglais ! +C’était en mille huit cent trente-trois. +De nouveau, nous émigrâmes en masse. +À cette époque, le territoire de Natal était presque entièrement dépeuplé. +Son successeur Dingaan y régnait encore par la terreur. +Vous le voyez, nous étions toujours sujets anglais ! Ceci se passait en mille huit cent quarante-deux. Toujours nous allions plus loin... -Page quarante-neuf.) « Je passe sur les détails. +Page quarante-neuf.) « Je passe sur les détails. Cette lutte dura vingt ans. Le Griqualand en faisait partie. -En vain notre République protesta !... +En vain notre République protesta !... Angleterre refusa l’arbitrage et occupa notre territoire. Je restai donc en Griqualand. -Je me plaignis à ce spoliateur... +Je me plaignis à ce spoliateur... Il ne fit qu’en rire ! -Je menaçais de plaider... -Il m’engagea à le faire ! -Trois jours plus tard, j’avais l’explication de l’énigme. -Ce renflement de terre, qui m’appartenait, était une mine de diamants. -Un à un, je perdis mes bœufs, mes chevaux, mes moutons !... -Je perdais mon procès, et, par surcroît, j’étais ruiné ! -Mais la mine, hélas ! était à l’occident. -Elle échut donc naturellement à John Watkins ! -dit le vieux Boër en terminant sa trop véridique histoire. -On pouvait le comparer à un éléphant. -Tantôt on lui annonçait une invasion imminente de Bassoutos ou de Zoulous ! -Car, comment douter que le sort de Jacobus Vandergaart ne fût alors le sien ! +Je menaçais de plaider... +Il m’engagea à le faire ! +Trois jours plus tard, j’avais l’explication de l’énigme. +Ce renflement de terre, qui m’appartenait, était une mine de diamants. +Un à un, je perdis mes bœufs, mes chevaux, mes moutons !... +Je perdais mon procès, et, par surcroît, j’étais ruiné ! +Mais la mine, hélas ! était à l’occident. +Elle échut donc naturellement à John Watkins ! +dit le vieux Boër en terminant sa trop véridique histoire. +On pouvait le comparer à un éléphant. +Tantôt on lui annonçait une invasion imminente de Bassoutos ou de Zoulous ! +Car, comment douter que le sort de Jacobus Vandergaart ne fût alors le sien ! Et pourtant, il engraissait toujours ! -Un de ses persécuteurs les plus acharnés était maintenant Annibal Pantalacci. +Un de ses persécuteurs les plus acharnés était maintenant Annibal Pantalacci. Je m’en irai chez les Bushmen, au nord du Limpopo ! disait-il. -Tels étaient les grossiers plaisirs du camp ; mais, parfois, ils tournaient au tragique. -Il faut dire, d’ailleurs, qu’en pareil cas, les acquittements étaient rares. -Là, toutes les races se heurtaient dans une cohue disparate ! -Cyprien se sentit profondément ému à leur aspect. +Tels étaient les grossiers plaisirs du camp ; mais, parfois, ils tournaient au tragique. +Il faut dire, d’ailleurs, qu’en pareil cas, les acquittements étaient rares. +Là, toutes les races se heurtaient dans une cohue disparate ! +Cyprien se sentit profondément ému à leur aspect. Comment t’appelles-tu ? -lui demanda à tout hasard le jeune ingénieur, touché de cette marque de gratitude. -Son regard pur et confiant plut à Cyprien. +lui demanda à tout hasard le jeune ingénieur, touché de cette marque de gratitude. +Son regard pur et confiant plut à Cyprien. Eh bien, Matakit, tu viens chercher du travail, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il. Le Cafre fit un signe affirmatif. Veux-tu travailler chez moi ? -Le contrat était signé. -Cyprien emmena immédiatement chez lui son nouveau serviteur. +Le contrat était signé. +Cyprien emmena immédiatement chez lui son nouveau serviteur. Il ne savait comment exprimer sa reconnaissance et sa joie. -Il gambadait, riait, pleurait à la fois. +Il gambadait, riait, pleurait à la fois. Je vois bien que tu comprends quelque peu l’anglais !... Ne sais-tu donc pas en parler un seul mot ? -Le Cafre fit un signe négatif. -Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je t’engage à apprendre le français ! +Le Cafre fit un signe négatif. +Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, je t’engage à apprendre le français ! Aussi, Cyprien en profita-t-il pour se faire raconter toute son histoire. -Elle était fort simple. -Tout ce qu’il pouvait dire, c’est qu’on y était fort misérable. -Qu’espérait-il y gagner ? -Tout bonnement une capote rouge et dix fois dix pièces d’argent. -En effet, les Cafres dédaignent les pièces d’or. -Et que ferait-il de ces pièces d’argent, l’ambitieux Matakit ? -Dans ces conditions, il serait un homme considérable, un grand chef. -Ce n’était pas plus compliqué. -Cyprien resta tout songeur en écoutant ce programme si simple. -Puis, ce furent la lecture, l’écriture, le calcul, qui le passionnèrent. -En vérité, il était insatiable ! -Cyprien en eut bientôt pris son parti. -Devant une vocation aussi évidente, il n’y avait pas à hésiter. -C’était, vraiment, une fort belle affaire. -Oui ! sans doute, mais Cyprien ne l’était pas. -Un lamentable spectacle s’offrait à ses yeux. -Lî n’était pas froid encore. +Elle était fort simple. +Tout ce qu’il pouvait dire, c’est qu’on y était fort misérable. +Qu’espérait-il y gagner ? +Tout bonnement une capote rouge et dix fois dix pièces d’argent. +En effet, les Cafres dédaignent les pièces d’or. +Et que ferait-il de ces pièces d’argent, l’ambitieux Matakit ? +Dans ces conditions, il serait un homme considérable, un grand chef. +Ce n’était pas plus compliqué. +Cyprien resta tout songeur en écoutant ce programme si simple. +Puis, ce furent la lecture, l’écriture, le calcul, qui le passionnèrent. +En vérité, il était insatiable ! +Cyprien en eut bientôt pris son parti. +Devant une vocation aussi évidente, il n’y avait pas à hésiter. +C’était, vraiment, une fort belle affaire. +Oui ! sans doute, mais Cyprien ne l’était pas. +Un lamentable spectacle s’offrait à ses yeux. +Lî n’était pas froid encore. Son cœur battait faiblement, mais il battait. Pouvez-vous parler maintenant ? -demanda-t-il machinalement, oubliant que Lî ne devait pas le comprendre. +demanda-t-il machinalement, oubliant que Lî ne devait pas le comprendre. L’autre, cependant, fit un signe affirmatif. Qui vous a pendu ainsi ? -C’est un suicide que vous avez tenté là, malheureux !... -Lî avait trop chaud !... -Et il referma aussitôt les yeux, comme pour échapper à de nouvelles questions. +C’est un suicide que vous avez tenté là, malheureux !... +Lî avait trop chaud !... +Et il referma aussitôt les yeux, comme pour échapper à de nouvelles questions. Vous parlez aussi l’anglais ? reprit-il. -Oui, » répondit Lî, en soulevant ses cils. -On eût dit deux boutonnières obliques, ouvertes aux côtés de son petit nez camus. -Vos raisons sont absurdes ! lui dit-il sévèrement. +Oui, » répondit Lî, en soulevant ses cils. +On eût dit deux boutonnières obliques, ouvertes aux côtés de son petit nez camus. +Vos raisons sont absurdes ! lui dit-il sévèrement. On ne se suicide pas parce qu’il fait trop chaud !... -Il y a encore là-dessous, je gage, quelque mauvais tour de ce Pantalacci ? -Le Chinois baissa la tête. -Vous... vous m’avez coupé !... s’écria-t-il d’un ton déchirant. -Il le fallait bien pour vous décrocher, mon ami ! répondit Cyprien. -Lî, né à Canton, avait été élevé pour le commerce dans une maison anglaise. -Puis, il était passé à Ceylan, de là en Australie et finalement en Afrique. +Il y a encore là-dessous, je gage, quelque mauvais tour de ce Pantalacci ? +Le Chinois baissa la tête. +Vous... vous m’avez coupé !... s’écria-t-il d’un ton déchirant. +Il le fallait bien pour vous décrocher, mon ami ! répondit Cyprien. +Lî, né à Canton, avait été élevé pour le commerce dans une maison anglaise. +Puis, il était passé à Ceylan, de là en Australie et finalement en Afrique. Nulle part la fortune ne lui avait souri. -Mais sa bête noire était Annibal Pantalacci. -Et sait-on comment s’y était pris le jeune ingénieur ? +Mais sa bête noire était Annibal Pantalacci. +Et sait-on comment s’y était pris le jeune ingénieur ? En tout cas, Pantalacci ne pourrait plus la lui couper ! -Ce raisonnement, éminemment chinois, acheva la cure. -Pharamond Barthès était enchanté de sa vie de chasses et d’aventures. -Comme les conquérants historiques, disait-il, il nourrissait la guerre par la guerre. +Ce raisonnement, éminemment chinois, acheva la cure. +Pharamond Barthès était enchanté de sa vie de chasses et d’aventures. +Comme les conquérants historiques, disait-il, il nourrissait la guerre par la guerre. Laisse donc ton horrible Griqualand pour quelques semaines, et viens me rejoindre... -La foule des mineurs, en grand désordre et grande émotion, courait vers la mine. +La foule des mineurs, en grand désordre et grande émotion, courait vers la mine. criait-on de toutes parts. -Cyprien se hâta de se diriger vers le Kopje. -La première pensée de Cyprien fut pour son associé Thomas Steel. -Aussitôt, il courut à lui et l’interrogea. -Oui, nous l’avons échappé belle ! dit le Lancashireman en lui serrant la main. +Cyprien se hâta de se diriger vers le Kopje. +La première pensée de Cyprien fut pour son associé Thomas Steel. +Aussitôt, il courut à lui et l’interrogea. +Oui, nous l’avons échappé belle ! dit le Lancashireman en lui serrant la main. Et Matakit ? demanda Cyprien. -Peut-être vit-il encore !... -Thomas Steel secoua la tête. -N’importe ! répondit résolument le jeune ingénieur. -Le malheureux Cafre était couché sur le dos, immobile, mort selon toute apparence. +Peut-être vit-il encore !... +Thomas Steel secoua la tête. +N’importe ! répondit résolument le jeune ingénieur. +Le malheureux Cafre était couché sur le dos, immobile, mort selon toute apparence. Cyprien ne perdit pas courage. -Voyez donc, monsieur Méré, il serre encore dans sa main une motte de terre ! +Voyez donc, monsieur Méré, il serre encore dans sa main une motte de terre ! Et il y allait de bon cœur, le brave fils du Lancashire ! -Ces efforts ne tardèrent pas à donner un résultat appréciable. -La raideur cadavérique du jeune Cafre parut se relâcher peu à peu. -La température de sa peau se modifia sensiblement. -Bientôt, ces symptômes s’accentuèrent. +Ces efforts ne tardèrent pas à donner un résultat appréciable. +La raideur cadavérique du jeune Cafre parut se relâcher peu à peu. +La température de sa peau se modifia sensiblement. +Bientôt, ces symptômes s’accentuèrent. Matakit ouvrit les yeux, respira, reprit connaissance. -Là, le pauvre Cafre fut couché sur son lit. -Bardik lui fit prendre une tasse de thé fumant. -Son intelligence, sa docilité, son ardeur au travail, étaient incomparables. -Il était brave, bon, obligeant, d’un caractère singulièrement doux et gai. -Aucune besogne ne le rebutait, aucune difficulté ne paraissait être au-dessus de son courage. +Là, le pauvre Cafre fut couché sur son lit. +Bardik lui fit prendre une tasse de thé fumant. +Son intelligence, sa docilité, son ardeur au travail, étaient incomparables. +Il était brave, bon, obligeant, d’un caractère singulièrement doux et gai. +Aucune besogne ne le rebutait, aucune difficulté ne paraissait être au-dessus de son courage. Faut-il le dire ? -Matakit était quelque peu voleur, mais presque inconsciemment. -Ses larcins n’étaient pas d’ordinaire bien importants. -Attendons !... espérons ! se disait-il. -Il pouvait maintenant raconter ce qui était arrivé. -Mais, peu à peu, l’air s’était altéré. -Matakit avait senti ses facultés graduellement s’obscurcir. -Puis, tout s’était effacé. -Faire moi-même ce métier, passe encore ! se disait-il. -Il dit donc à la jeune fille quels étaient ses révoltes et ses déboires. -Il lui parla de la lettre qu’il avait reçue de Pharamond Barthès. -En vérité, ne ferait-il pas mieux de suivre le conseil de son ami ? +Matakit était quelque peu voleur, mais presque inconsciemment. +Ses larcins n’étaient pas d’ordinaire bien importants. +Attendons !... espérons ! se disait-il. +Il pouvait maintenant raconter ce qui était arrivé. +Mais, peu à peu, l’air s’était altéré. +Matakit avait senti ses facultés graduellement s’obscurcir. +Puis, tout s’était effacé. +Faire moi-même ce métier, passe encore ! se disait-il. +Il dit donc à la jeune fille quels étaient ses révoltes et ses déboires. +Il lui parla de la lettre qu’il avait reçue de Pharamond Barthès. +En vérité, ne ferait-il pas mieux de suivre le conseil de son ami ? Donnez-moi un conseil ! J’en ai grand besoin ! -J’ai perdu l’équilibre moral ! +J’ai perdu l’équilibre moral ! Il me faut une main amie pour me remettre d’aplomb ! -Alice écoutait Cyprien avec une sympathie profonde. -N’est-ce pas un crime contre vous-même et contre la science ? -Il fallut donc revenir à la langue anglaise, abandonner cet aparté si attachant. -Le charme était rompu. -Mais la semence venait d’être jetée en bonne terre et devait germer. -Et pourquoi pas, après tout ? se disait-il. +Alice écoutait Cyprien avec une sympathie profonde. +N’est-ce pas un crime contre vous-même et contre la science ? +Il fallut donc revenir à la langue anglaise, abandonner cet aparté si attachant. +Le charme était rompu. +Mais la semence venait d’être jetée en bonne terre et devait germer. +Et pourquoi pas, après tout ? se disait-il. Pourquoi ne pas la chercher ?... J’ai extrait le diamant de mes propres mains ! -J’ai analysé, étudié sous tous les aspects les terrains où il se trouve ! -Ce doit être moi ! -Sa résolution fut bientôt prise. -De plus, ce dispositif, il le fallait très simple. -L’appareil était alors construit. -Il n’y avait plus qu’à le soumettre à une chaleur intense. -Matakit était maintenant en état de rendre quelques services à son maître. -Le jeune Cafre, il faut le dire, était très fier de ces fonctions. +J’ai analysé, étudié sous tous les aspects les terrains où il se trouve ! +Ce doit être moi ! +Sa résolution fut bientôt prise. +De plus, ce dispositif, il le fallait très simple. +L’appareil était alors construit. +Il n’y avait plus qu’à le soumettre à une chaleur intense. +Matakit était maintenant en état de rendre quelques services à son maître. +Le jeune Cafre, il faut le dire, était très fier de ces fonctions. Que fallait-il de plus ? Ce n’est pas moi !... Cela ne me regarde pas !... -Ces présents n’avaient-ils point coûté que la peine de les prendre ? +Ces présents n’avaient-ils point coûté que la peine de les prendre ? Il n’y voit que du feu ! D’ailleurs, d’autres soucis, infiniment plus graves, occupaient l’esprit de Cyprien. -Allemand Friedel et le Napolitain Pantalacci étaient du nombre. +Allemand Friedel et le Napolitain Pantalacci étaient du nombre. Tous deux comptaient maintenant parmi les mineurs les plus heureux du camp de Vandergaart. Quel droit en avait-il d’ailleurs ? Sur quoi baser ses critiques ? -Vouloir le montrer sous un jour tragique aurait tout simplement prêté à rire. -Le jour où l’expérience semblait devoir être définitivement activée fut un grand jour. -Mais enfin c’était possible, après tout ! -Et quelle joie s’il en était ainsi ! -Le canon avait éclaté. -C’était jouer de malheur ! -Tant de peines pour en arriver à ce résultat négatif ! -La supposition était fondée. +Vouloir le montrer sous un jour tragique aurait tout simplement prêté à rire. +Le jour où l’expérience semblait devoir être définitivement activée fut un grand jour. +Mais enfin c’était possible, après tout ! +Et quelle joie s’il en était ainsi ! +Le canon avait éclaté. +C’était jouer de malheur ! +Tant de peines pour en arriver à ce résultat négatif ! +La supposition était fondée. Cyprien la retira donc et la prit assez nonchalamment pour l’examiner. Cependant, il voulut en avoir le cœur net. Il prit donc un marteau et cassa la tirelire. -C’en était bien une, en effet, et qui contenait un trésor inestimable. +C’en était bien une, en effet, et qui contenait un trésor inestimable. Qu’on en juge ! -Un diamant artificiel ! répétait à mi-voix Cyprien stupéfait. +Un diamant artificiel ! répétait à mi-voix Cyprien stupéfait. Je suis donc riche !... -Puis, se reprenant à ne rien croire de ce qu’il voyait. +Puis, se reprenant à ne rien croire de ce qu’il voyait. Mais c’est impossible !... -C’est une illusion, un mirage !... répétait-il sous la morsure du doute. -Ah ! je saurai bientôt à quoi m’en tenir ! -Ah ! monsieur Nathan, vous êtes là fort à point ! s’écria Cyprien. -Il avait posé son caillou sur la table et s’était croisé les bras. -Oui !... le plus gros ! répéta Nathan. -Mais comment oserait-on même risquer une évaluation pour une pierre pareille ! -Cela échappe à tout calcul ! -Pourquoi pas ? répondit Jacobus Vandergaart, qui était resté le plus calme des deux. +C’est une illusion, un mirage !... répétait-il sous la morsure du doute. +Ah ! je saurai bientôt à quoi m’en tenir ! +Ah ! monsieur Nathan, vous êtes là fort à point ! s’écria Cyprien. +Il avait posé son caillou sur la table et s’était croisé les bras. +Oui !... le plus gros ! répéta Nathan. +Mais comment oserait-on même risquer une évaluation pour une pierre pareille ! +Cela échappe à tout calcul ! +Pourquoi pas ? répondit Jacobus Vandergaart, qui était resté le plus calme des deux. Eh bien, celui-ci doit certainement en valoir une centaine au bas mot ! -S’il est incolore et de première eau, la valeur en sera inestimable ! -Mais non !... mais non ! s’écria le vieux lapidaire avec feu. +S’il est incolore et de première eau, la valeur en sera inestimable ! +Mais non !... mais non ! s’écria le vieux lapidaire avec feu. Je suis, moi, pour les diamants incolores ! -Parlez-moi du Koh-i-noor ou du Régent ! -Voilà de véritables gemmes !... -Auprès d’elles, les autres ne sont que des pierres de fantaisie ! -Cyprien n’écoutait déjà plus. +Parlez-moi du Koh-i-noor ou du Régent ! +Voilà de véritables gemmes !... +Auprès d’elles, les autres ne sont que des pierres de fantaisie ! +Cyprien n’écoutait déjà plus. Eh bien ! qu’est ceci ? -s’écria Mr. Watkins, scandalisé de ces démonstrations inattendues. +s’écria Mr. Watkins, scandalisé de ces démonstrations inattendues. Je suis trop heureux !... Je suis fou de bonheur !... -Voilà ce que je vous apporte ! -Vous avez trouvé cela... vous-même... dans votre claim ? s’écria-t-il vivement. -Trouvé cela ? répondit Cyprien triomphant. +Voilà ce que je vous apporte ! +Vous avez trouvé cela... vous-même... dans votre claim ? s’écria-t-il vivement. +Trouvé cela ? répondit Cyprien triomphant. J’ai fait mieux !... -Je l’ai fabriqué moi-même de toutes pièces !... -Ah ! monsieur Watkins, la chimie a du bon, après tout ! -C’est pourtant à vous que je dois cette découverte, mademoiselle Alice ! reprit Cyprien. -Qui m’a conseillé de me remettre à la chimie ? -Y aurais-je jamais songé sans elle ! -Ils étaient littéralement plongés dans le plus complet ahurissement. -Vous dites que vous avez fabriqué ça... vous-même ?... reprit John Watkins. +Je l’ai fabriqué moi-même de toutes pièces !... +Ah ! monsieur Watkins, la chimie a du bon, après tout ! +C’est pourtant à vous que je dois cette découverte, mademoiselle Alice ! reprit Cyprien. +Qui m’a conseillé de me remettre à la chimie ? +Y aurais-je jamais songé sans elle ! +Ils étaient littéralement plongés dans le plus complet ahurissement. +Vous dites que vous avez fabriqué ça... vous-même ?... reprit John Watkins. C’est donc une pierre fausse ? -Une pierre fausse ?... s’écria Cyprien. +Une pierre fausse ?... s’écria Cyprien. Eh bien, oui !... une pierre fausse !... -Vous voyez que rien n’y manque... pas même sa gangue ! -Si je m’en charge, monsieur Watkins, mais évidemment ! -Je vous en ferai à la pelle, des diamants !... -Évidemment ! s’écria Cyprien. -Mais, c’est monstrueux !... répliqua John Watkins. +Vous voyez que rien n’y manque... pas même sa gangue ! +Si je m’en charge, monsieur Watkins, mais évidemment ! +Je vous en ferai à la pelle, des diamants !... +Évidemment ! s’écria Cyprien. +Mais, c’est monstrueux !... répliqua John Watkins. C’est une infamie !... C’est une abomination !... -Si ce que vous dites est fondé, si réellement vous possédez ce secret... -Le cœur du jeune ingénieur battait. (Page quatre-vingt-trois.) Il s’arrêta suffoqué. +Si ce que vous dites est fondé, si réellement vous possédez ce secret... +Le cœur du jeune ingénieur battait. (Page quatre-vingt-trois.) Il s’arrêta suffoqué. Et je pense qu’il est d’assez belle taille pour vous convaincre ! Et c’est aussi la mienne ! crut devoir ajouter Annibal Pantalacci avec un geste de menaces. -Une curiosité de chimiste. (Page quatre-vingt-trois.) Miss Watkins s’était levée, toute pâle. -En vérité, ce serait un peu vif ! -Il n’y a pas de quoi rire, monsieur ! répliqua le fermier furieux. +Une curiosité de chimiste. (Page quatre-vingt-trois.) Miss Watkins s’était levée, toute pâle. +En vérité, ce serait un peu vif ! +Il n’y a pas de quoi rire, monsieur ! répliqua le fermier furieux. Au surplus, pour vous personnellement, monsieur Watkins, soyez sans crainte ! -Oui !... réflexion faite, je compte bien qu’il y aura moyen de s’entendre ! -Pourquoi feriez-vous une quantité excessive de diamants ? -Ce serait le plus sûr moyen d’avilir votre découverte ! -Placé dans cette alternative, Cyprien hésita peut-être, mais ce ne fut qu’un instant. -Les résultats obtenus par un savant ne lui appartiennent pas en propre ! +Oui !... réflexion faite, je compte bien qu’il y aura moyen de s’entendre ! +Pourquoi feriez-vous une quantité excessive de diamants ? +Ce serait le plus sûr moyen d’avilir votre découverte ! +Placé dans cette alternative, Cyprien hésita peut-être, mais ce ne fut qu’un instant. +Les résultats obtenus par un savant ne lui appartiennent pas en propre ! Ils font partie du patrimoine de tous ! Je ne le ferai pas !... -Dès demain, j’adresserai à l’Académie des Sciences le secret de mon procédé ! -Miss Watkins, j’avais fait un beau rêve !... -Il faut y renoncer, hélas ! +Dès demain, j’adresserai à l’Académie des Sciences le secret de mon procédé ! +Miss Watkins, j’avais fait un beau rêve !... +Il faut y renoncer, hélas ! Il le trouva seul. -Mais le « Monsieur » s’inquiétait bien des commérages du Kopje ! -Nous ne risquons pas, en taillant de ce côté, d’engager l’avenir ! -Ce travail, très long et très monotone, ne prit pas moins de deux heures. -Cependant, il faisait encore grand jour, lorsque ces préliminaires furent achevés. -Le diamant était noir ! +Mais le « Monsieur » s’inquiétait bien des commérages du Kopje ! +Nous ne risquons pas, en taillant de ce côté, d’engager l’avenir ! +Ce travail, très long et très monotone, ne prit pas moins de deux heures. +Cependant, il faisait encore grand jour, lorsque ces préliminaires furent achevés. +Le diamant était noir ! Vous chargeriez-vous d’entreprendre ce travail ? demanda vivement Cyprien. Oui, certes, mon cher enfant ! -Ce serait l’honneur et le couronnement de ma longue carrière !... -Non ! répondit affectueusement Cyprien. -Gardez ce diamant, mon cher Jacobus, et taillez-le à votre loisir. +Ce serait l’honneur et le couronnement de ma longue carrière !... +Non ! répondit affectueusement Cyprien. +Gardez ce diamant, mon cher Jacobus, et taillez-le à votre loisir. Vous en ferez un chef-d’œuvre ! C’est une affaire entendue. -Une chose m’inquiète, finit-il par dire. -Il n’est pas très prudent de se charger d’une responsabilité pareille ! +Une chose m’inquiète, finit-il par dire. +Il n’est pas très prudent de se charger d’une responsabilité pareille ! Hum ! on s’en doutera ! -Vous pouvez avoir été suivi, lorsque vous veniez ici !... +Vous pouvez avoir été suivi, lorsque vous veniez ici !... On supposera ce qu’on ne saura pas avec certitude !... -Le pays est si étrangement peuplé !... +Le pays est si étrangement peuplé !... Je ne dormirai pas tranquille ! -Peut-être avez-vous raison ? répondit Cyprien, comprenant bien l’hésitation du vieillard. -C’est à quoi je songe ! +Peut-être avez-vous raison ? répondit Cyprien, comprenant bien l’hésitation du vieillard. +C’est à quoi je songe ! reprit Jacobus Vandergaart, qui resta silencieux pendant quelques moments. -Puis reprenant : « Écoutez, mon cher enfant, dit-il. -Peut-être arriverai-je à dépister ainsi les malfaiteurs !... -Mais, je le répète, je suis presque honteux de suggérer un pareil plan... -Et après tout, si le diamant s’égare, le mal ne sera pas grand ! -Jacobus Vandergaart regarda son jeune ami avec une sorte d’épouvante. +Puis reprenant : « Écoutez, mon cher enfant, dit-il. +Peut-être arriverai-je à dépister ainsi les malfaiteurs !... +Mais, je le répète, je suis presque honteux de suggérer un pareil plan... +Et après tout, si le diamant s’égare, le mal ne sera pas grand ! +Jacobus Vandergaart regarda son jeune ami avec une sorte d’épouvante. Un tel coup de fortune lui aurait-il fait perdre la raison ? -Cyprien comprit sa pensée et se mit à sourire. -Certains regards, rien moins que sympathiques, l’accueillaient visiblement à son passage. -Peut-être y a-t-il eu beaucoup de hasard dans son affaire ! -Page quatre-vingt-trois.) en vaudra plusieurs encore, bien qu’ayant été produite artificiellement ! -Oui ! il faut retenir ce jeune homme, à tout prix ! -Oui !... dussé-je la lui promettre en mariage !... dussé-je même la lui donner ! +Cyprien comprit sa pensée et se mit à sourire. +Certains regards, rien moins que sympathiques, l’accueillaient visiblement à son passage. +Peut-être y a-t-il eu beaucoup de hasard dans son affaire ! +Page quatre-vingt-trois.) en vaudra plusieurs encore, bien qu’ayant été produite artificiellement ! +Oui ! il faut retenir ce jeune homme, à tout prix ! +Oui !... dussé-je la lui promettre en mariage !... dussé-je même la lui donner ! Ce jeune fou de savant est fort bien ! -Mais, très bien, monsieur Watkins, très bien ! répondit froidement le jeune homme. +Mais, très bien, monsieur Watkins, très bien ! répondit froidement le jeune homme. Quoi ? vous avez pu dormir ! -Comme à l’ordinaire ! -En aucune façon, répondit Cyprien. +Comme à l’ordinaire ! +En aucune façon, répondit Cyprien. Oui !... oui !... monsieur Cyprien ! -Mais êtes vous certain de pouvoir en faire un autre... ou d’autres ?... +Mais êtes vous certain de pouvoir en faire un autre... ou d’autres ?... Vous le voyez ! reprit John Watkins. -Vous n’en répondriez pas !... -Donc, jusqu’à nouvel essai et succès, votre diamant conservera une valeur énorme !... -Dès lors, pourquoi aller dire, au moins maintenant, que c’est une pierre artificielle ? +Vous n’en répondriez pas !... +Donc, jusqu’à nouvel essai et succès, votre diamant conservera une valeur énorme !... +Dès lors, pourquoi aller dire, au moins maintenant, que c’est une pierre artificielle ? Nous recauserons de cela !... -Mais ne vous préoccupez pas de Pantalacci et des autres !... +Mais ne vous préoccupez pas de Pantalacci et des autres !... Mais, ne pourrais-je revoir ce fameux diamant ?... -C’est à peine si, hier, j’ai eu le temps de l’examiner !... +C’est à peine si, hier, j’ai eu le temps de l’examiner !... Voudriez-vous me permettre... -C’est que je ne l’ai plus ! répondit Cyprien. -Vous l’avez expédié en France ! s’écria Mr. Watkins, anéanti à cette pensée. -À l’état brut, on ne pourrait juger de sa beauté ! -À qui l’avez-vous donc remis ? -De par tous les saints d’Angleterre, à qui ? -Mais c’est de la démence, monsieur ! -C’est de la démence ! -Pensez-vous qu’il soit aisé de le vendre secrètement ? -Mr. Watkins parut frappé de cet argument. -Belle raison ! répondait Nathan. -Vous ne savez même pas quelle en est la couleur ! -Jacobus Vandergaart revint quarante-huit heures plus tôt. -Cyprien ouvrit la boîte et resta ébloui. -Toute idée de valeur mise à part, la splendeur du joyau éclatait par elle-même. -Il pèse quatre cent trente-deux carats ! -Cyprien n’avait rien répondu aux compliments du vieux lapidaire. -Mais quelles conséquences utiles pour l’humanité aurait cette fabrication du diamant artificiel ? -Sa fille était près de lui, le calmant du mieux qu’elle le pouvait. +C’est que je ne l’ai plus ! répondit Cyprien. +Vous l’avez expédié en France ! s’écria Mr. Watkins, anéanti à cette pensée. +À l’état brut, on ne pourrait juger de sa beauté ! +À qui l’avez-vous donc remis ? +De par tous les saints d’Angleterre, à qui ? +Mais c’est de la démence, monsieur ! +C’est de la démence ! +Pensez-vous qu’il soit aisé de le vendre secrètement ? +Mr. Watkins parut frappé de cet argument. +Belle raison ! répondait Nathan. +Vous ne savez même pas quelle en est la couleur ! +Jacobus Vandergaart revint quarante-huit heures plus tôt. +Cyprien ouvrit la boîte et resta ébloui. +Toute idée de valeur mise à part, la splendeur du joyau éclatait par elle-même. +Il pèse quatre cent trente-deux carats ! +Cyprien n’avait rien répondu aux compliments du vieux lapidaire. +Mais quelles conséquences utiles pour l’humanité aurait cette fabrication du diamant artificiel ? +Sa fille était près de lui, le calmant du mieux qu’elle le pouvait. Cyprien poussa la porte et resta un instant sur le seuil. Eh bien ?... demanda vivement John Watkins, en se levant d’un mouvement rapide. -Eh bien, l’honnête Jacobus Vandergaart est arrivé ce matin même ! répondit Cyprien. -Avec le diamant, admirablement taillé, et qui pèse encore quatre cent trente-deux carats ! -Quatre cent trente-deux carats ! s’écria John Watkins. -Et vous l’avez apporté ? -voilà donc revenue, mignonne !... +Eh bien, l’honnête Jacobus Vandergaart est arrivé ce matin même ! répondit Cyprien. +Avec le diamant, admirablement taillé, et qui pèse encore quatre cent trente-deux carats ! +Quatre cent trente-deux carats ! s’écria John Watkins. +Et vous l’avez apporté ? +voilà donc revenue, mignonne !... Que tu es brillante !... Que tu es lourde !... -Combien tu dois valoir de bonnes guinées sonnantes !... +Combien tu dois valoir de bonnes guinées sonnantes !... Que va-t-on faire de toi, ma toute belle ?... Mais qui sera assez riche pour t’acheter ? -La reine elle-même ne pourrait se permettre un pareil luxe !... +La reine elle-même ne pourrait se permettre un pareil luxe !... Son revenu de deux ou trois ans y passerait !... Il faudra un vote du Parlement, une souscription nationale !... On la fera, va, sois tranquille !... Qu’est-ce que tu peux bien valoir, ma belle ? Vois donc, ma fille, vois !... Ce n’est pas assez de deux yeux pour admirer une pareille pierre ! -Il est vraiment très beau !... -dit-elle en le prenant délicatement sur son lit de coton. -On dirait une étoile ! s’écria Alice en battant joyeusement des mains. +Il est vraiment très beau !... +dit-elle en le prenant délicatement sur son lit de coton. +On dirait une étoile ! s’écria Alice en battant joyeusement des mains. Eh bien, il faut lui laisser ce nom ! -Baptisons-la l’Étoile du Sud !... +Baptisons-la l’Étoile du Sud !... Le voulez-vous, monsieur Cyprien ? Elle se briserait comme verre ! -Un bouchon de carafe !... s’écria Mr. Watkins suffoqué. +Un bouchon de carafe !... s’écria Mr. Watkins suffoqué. Les enfants ne respectent rien !... -C’est donc à vous que cette pierre doit d’exister aujourd’hui !... -Mademoiselle Alice, reprit Cyprien, ce diamant est à vous !... +C’est donc à vous que cette pierre doit d’exister aujourd’hui !... +Mademoiselle Alice, reprit Cyprien, ce diamant est à vous !... Je vous l’offre... Je vous le donne ! -La nouvelle du retour de Jacobus Vandergaart s’était promptement répandue. -Ces vingt-cinq hommes furent logés dans les dépendances de la ferme. -Des photographes sollicitèrent l’honneur de prendre le portrait du merveilleux diamant. -Des dessinateurs spéciaux vinrent, au nom des journaux illustrés, en reproduire l’image. -Enfin, ce fut un événement pour le monde entier. -La légende s’en mêla. +La nouvelle du retour de Jacobus Vandergaart s’était promptement répandue. +Ces vingt-cinq hommes furent logés dans les dépendances de la ferme. +Des photographes sollicitèrent l’honneur de prendre le portrait du merveilleux diamant. +Des dessinateurs spéciaux vinrent, au nom des journaux illustrés, en reproduire l’image. +Enfin, ce fut un événement pour le monde entier. +La légende s’en mêla. On parlera longtemps de ce festin dans le bassin du Vaal. -Il s’était donc abstenu de paraître au repas. -Le banquet tirait à sa fin. -Un feu d’artifice allait être tiré sous la table !... +Il s’était donc abstenu de paraître au repas. +Le banquet tirait à sa fin. +Un feu d’artifice allait être tiré sous la table !... Le silence se fit. -Oh ! elle sera bien escortée !... répondit Mr. Watkins. -Bien des diamants ont voyagé dans ces conditions et sont arrivés à bon port ! -Eh ! que lui est-il donc arrivé de si extraordinaire ? demanda James Hilton. -Il possédait un fameux diamant, aujourd’hui encore appelé de son nom. -Ce diamant, par parenthèse, avait déjà eu des aventures nombreuses. -Le prêteur se trouvait à Metz. -Je suis sûr de lui ! +Oh ! elle sera bien escortée !... répondit Mr. Watkins. +Bien des diamants ont voyagé dans ces conditions et sont arrivés à bon port ! +Eh ! que lui est-il donc arrivé de si extraordinaire ? demanda James Hilton. +Il possédait un fameux diamant, aujourd’hui encore appelé de son nom. +Ce diamant, par parenthèse, avait déjà eu des aventures nombreuses. +Le prêteur se trouvait à Metz. +Je suis sûr de lui ! Aussi, la cour de se moquer fort de Monsieur de Sancy. -Je suis sûr de mon domestique, répétait-il. -Il faut qu’il ait été assassiné ! +Je suis sûr de mon domestique, répétait-il. +Il faut qu’il ait été assassiné ! Ouvrez-le ! dit Monsieur de Sancy. -Le diamant doit être dans son estomac ! -On fit comme il disait, et l’affirmation se trouva justifiée. +Le diamant doit être dans son estomac ! +On fit comme il disait, et l’affirmation se trouva justifiée. Le diamant !... hurla-t-il d’une voix tonnante. Qui a pris le diamant ? Messieurs, que personne ne sorte ! -Tous les convives se regardaient avec stupeur ou échangeaient leurs impressions à voix basse. -Mais il fallait bien se rendre à l’évidence : le diamant avait disparu. -répondit l’assemblée d’une voix qui semblait être unanime. -Cet avis parut rendre une lueur d’espoir à John Watkins. -Il retourna ses poches, ôta ses souliers, fit tâter ses vêtements à qui voulut. -Ces investigations ne donnèrent pas le moindre résultat. +Tous les convives se regardaient avec stupeur ou échangeaient leurs impressions à voix basse. +Mais il fallait bien se rendre à l’évidence : le diamant avait disparu. +répondit l’assemblée d’une voix qui semblait être unanime. +Cet avis parut rendre une lueur d’espoir à John Watkins. +Il retourna ses poches, ôta ses souliers, fit tâter ses vêtements à qui voulut. +Ces investigations ne donnèrent pas le moindre résultat. On n’y trouva aucune trace du diamant. -Ce sont les Cafres ! fut-il répondu. +Ce sont les Cafres ! fut-il répondu. Ils sont assez voleurs pour avoir fait le coup ! -Pas plus que les recherches précédentes, celles-ci furent utiles et fructueuses. -L’expédient réussit parfois... -Je vais maintenant procéder à l’épreuve des baguettes ! -dit-il, après cette opération préliminaire. -Si le voleur se trouve parmi vous, sa baguette sera allongée de trois doigts ! -Eh bien ! cela même le désignera ! répondit l’autre. -Ils revinrent tous jusqu’au dernier, se rangèrent devant lui et rendirent leurs baguettes. -Matakit les prit, en forma faisceau et les trouva toutes parfaitement égales. -Toutes étaient plus courtes de trois doigts ! -Un éclat de rire général accueillit la constatation de ce résultat inattendu. -Le voleur ! s’écria Annibal Pantalacci ! +Pas plus que les recherches précédentes, celles-ci furent utiles et fructueuses. +L’expédient réussit parfois... +Je vais maintenant procéder à l’épreuve des baguettes ! +dit-il, après cette opération préliminaire. +Si le voleur se trouve parmi vous, sa baguette sera allongée de trois doigts ! +Eh bien ! cela même le désignera ! répondit l’autre. +Ils revinrent tous jusqu’au dernier, se rangèrent devant lui et rendirent leurs baguettes. +Matakit les prit, en forma faisceau et les trouva toutes parfaitement égales. +Toutes étaient plus courtes de trois doigts ! +Un éclat de rire général accueillit la constatation de ce résultat inattendu. +Le voleur ! s’écria Annibal Pantalacci ! Qui voulez-vous dire ? demanda l’officier de police. Oui ! reprit le Napolitain. -Eh ! qu’en sais-tu ? répliqua John Watkins. -Oui !... il est capable d’avoir mis la main sur l’Étoile du Sud ! -Il ne peut être loin ! reprit l’officier de police. -Dans un instant, nous l’aurons fouillé ! -Miss Watkins frémissait de crainte. -Mais comment retenir ces natures brutales, sans remords et sans pitié ? -Et pourtant, se répétait Cyprien, il n’est pas possible que ce soit Matakit ! -Le doute n’était donc plus possible. -Il trouva là, en grande conférence, le fermier, Annibal Pantalacci, James Hilton et Friedel. +Eh ! qu’en sais-tu ? répliqua John Watkins. +Oui !... il est capable d’avoir mis la main sur l’Étoile du Sud ! +Il ne peut être loin ! reprit l’officier de police. +Dans un instant, nous l’aurons fouillé ! +Miss Watkins frémissait de crainte. +Mais comment retenir ces natures brutales, sans remords et sans pitié ? +Et pourtant, se répétait Cyprien, il n’est pas possible que ce soit Matakit ! +Le doute n’était donc plus possible. +Il trouva là, en grande conférence, le fermier, Annibal Pantalacci, James Hilton et Friedel. Ah ! ma fille, tu as bien fait hier de nous raconter cette histoire !... -On le lui cherchera jusque dans les entrailles, à ce coquin ! -Je ne ris pas, monsieur Watkins ! répondit très sérieusement Cyprien. -Voilà bien ces cervelles de femmes ! s’écria le fermier. +On le lui cherchera jusque dans les entrailles, à ce coquin ! +Je ne ris pas, monsieur Watkins ! répondit très sérieusement Cyprien. +Voilà bien ces cervelles de femmes ! s’écria le fermier. Oh ! pas du tout ! ajouta Friedel. Vraiment, monsieur ! riposta Cyprien. -Eh ! c’est vraiment l’heure de discuter là-dessus ! s’écria Mr. Watkins. -Est-ce que monsieur Méré est seulement sûr de réussir dans un nouvel essai ? -Peut-il même répondre de pouvoir refaire une autre pierre, même d’un prix inférieur ? -Cela répondait, d’ailleurs, à bien des objections qu’il s’était faites. -Et, s’il recommençait, était-il assuré de réussir une seconde fois ? -En attendant, on n’a retrouvé aucune trace de Matakit ? demanda John Watkins. -On a fouillé tous les environs du camp ? -Oui, et bien fouillé ! répondit Friedel. +Eh ! c’est vraiment l’heure de discuter là-dessus ! s’écria Mr. Watkins. +Est-ce que monsieur Méré est seulement sûr de réussir dans un nouvel essai ? +Peut-il même répondre de pouvoir refaire une autre pierre, même d’un prix inférieur ? +Cela répondait, d’ailleurs, à bien des objections qu’il s’était faites. +Et, s’il recommençait, était-il assuré de réussir une seconde fois ? +En attendant, on n’a retrouvé aucune trace de Matakit ? demanda John Watkins. +On a fouillé tous les environs du camp ? +Oui, et bien fouillé ! répondit Friedel. L’officier de police a-t-il fait une perquisition dans sa case ? reprit le fermier. -Je comprends cela, monsieur Watkins ! répondit Annibal Pantalacci. -En parlant ainsi, l’astucieux Napolitain disait-il sincèrement sa pensée ? +Je comprends cela, monsieur Watkins ! répondit Annibal Pantalacci. +En parlant ainsi, l’astucieux Napolitain disait-il sincèrement sa pensée ? C’est ce que Cyprien se demandait, tout en l’observant. -Non ! s’écria-t-il, cela ne peut pas se passer ainsi !... +Non ! s’écria-t-il, cela ne peut pas se passer ainsi !... Il me faut mon diamant !... Il faut rattraper ce gredin !... -Mon père !... dit Alice, en essayant de le calmer. -Qui veut se mettre à la poursuite du Cafre ?... -La récompense sera honnête, j’en donne ma parole ! -Et bien ! rattrapez-moi cet homme-là avec mon diamant ! — il disait maintenant « mon diamant ! -et, foi de Watkins, ma fille sera à qui me le rapportera ! -Accepté, cria James Hilton. -J’en suis ! déclara Friedel. -Qui ne voudrait essayer de gagner un prix si précieux ? +Mon père !... dit Alice, en essayant de le calmer. +Qui veut se mettre à la poursuite du Cafre ?... +La récompense sera honnête, j’en donne ma parole ! +Et bien ! rattrapez-moi cet homme-là avec mon diamant ! — il disait maintenant « mon diamant ! +et, foi de Watkins, ma fille sera à qui me le rapportera ! +Accepté, cria James Hilton. +J’en suis ! déclara Friedel. +Qui ne voudrait essayer de gagner un prix si précieux ? murmura Annibal Pantalacci avec un sourire jaune. -Vous l’avez, avec mes meilleurs souhaits, monsieur Cyprien ! répondit-elle vivement. -Et qui nous empêche de partir aujourd’hui... sur l’heure ? demanda Cyprien. +Vous l’avez, avec mes meilleurs souhaits, monsieur Cyprien ! répondit-elle vivement. +Et qui nous empêche de partir aujourd’hui... sur l’heure ? demanda Cyprien. Mais, pour mon compte, je ne vais pas m’embarquer sans biscuit ! -Et tout cela ne se trouve qu’à Potchefstrom ! -Encore une fois, Annibal Pantalacci parlait-il sérieusement ? +Et tout cela ne se trouve qu’à Potchefstrom ! +Encore une fois, Annibal Pantalacci parlait-il sérieusement ? Avait-il simplement pour objet de rebuter ses rivaux ? -L’affirmative eût été douteuse. -Les chances « Petit père, tu vas acheter ce cheval ? -Cela me paraît juste, dit Friedel. -J’accepte, répondit sans hésiter Cyprien. -Cela va de soi ! répondit James Hilton. +L’affirmative eût été douteuse. +Les chances « Petit père, tu vas acheter ce cheval ? +Cela me paraît juste, dit Friedel. +J’accepte, répondit sans hésiter Cyprien. +Cela va de soi ! répondit James Hilton. Et tant mieux pour celui qui, le premier, atteindra le but ! -Convenu ! répondirent Cyprien, Annibal Pantalacci et Friedel. -Demain, par la diligence de Potchefstrom, répondit Friedel. -Il n’y a pas à songer à y arriver avant elle. -Quelle figure de potence... et le brillant associé que je prends là !... -Bah ! à la guerre comme à la guerre ! -Les quatre prétendants prirent bientôt congé de John Watkins et de sa fille. -En rentrant chez lui, Cyprien trouva Lî et Bardik. +Convenu ! répondirent Cyprien, Annibal Pantalacci et Friedel. +Demain, par la diligence de Potchefstrom, répondit Friedel. +Il n’y a pas à songer à y arriver avant elle. +Quelle figure de potence... et le brillant associé que je prends là !... +Bah ! à la guerre comme à la guerre ! +Les quatre prétendants prirent bientôt congé de John Watkins et de sa fille. +En rentrant chez lui, Cyprien trouva Lî et Bardik. Vous emmener avec moi ?... -Et pour quoi faire, s’il vous plaît ? -Pour préparer ton café et tes repas, dit Bardik. -Pour laver ton linge, ajouta Lî. -Et pour empêcher les méchants de te nuire ! -reprirent-ils, comme s’ils s’étaient donné le mot. +Et pour quoi faire, s’il vous plaît ? +Pour préparer ton café et tes repas, dit Bardik. +Pour laver ton linge, ajouta Lî. +Et pour empêcher les méchants de te nuire ! +reprirent-ils, comme s’ils s’étaient donné le mot. Cyprien leur adressa un regard reconnaissant. -Soit ! répondit-il, je vous emmène tous les deux, puisque vous le souhaitez ! -Était-ce une illusion ? -C’était une chance heureuse pour le succès de leur expédition. +Soit ! répondit-il, je vous emmène tous les deux, puisque vous le souhaitez ! +Était-ce une illusion ? +C’était une chance heureuse pour le succès de leur expédition. Mais enfin les forces d’une autruche ont des limites. -Matakit serait bien obligé de s’arrêter, et peut-être de perdre du temps. +Matakit serait bien obligé de s’arrêter, et peut-être de perdre du temps. Au pis aller, on le rattraperait au terme de son voyage. -Rien ne peut remplacer l’expérience du désert. -C’est le plus beau que j’aie jamais trouvé pour un prix pareil ! -Ce cheval ne résisterait pas huit jours au voyage dans le Transvaal ! +Rien ne peut remplacer l’expérience du désert. +C’est le plus beau que j’aie jamais trouvé pour un prix pareil ! +Ce cheval ne résisterait pas huit jours au voyage dans le Transvaal ! Que veux-tu dire ? reprit Cyprien. -Est-ce que tu te mêles de jouer au devin avec moi ? -As-tu donc la prétention de me faire acheter un cheval en barrique ? -Ah ! fit Cyprien, très frappé de l’avertissement que lui donnait son serviteur. +Est-ce que tu te mêles de jouer au devin avec moi ? +As-tu donc la prétention de me faire acheter un cheval en barrique ? +Ah ! fit Cyprien, très frappé de l’avertissement que lui donnait son serviteur. Et en quoi consiste cette maladie ? -C’est une fièvre ardente, accompagnée de toux, répondit Bardik. -Devant une telle éventualité, il n’y avait pas à hésiter. -Cyprien suspendit immédiatement sa négociation et alla aux renseignements. +C’est une fièvre ardente, accompagnée de toux, répondit Bardik. +Devant une telle éventualité, il n’y avait pas à hésiter. +Cyprien suspendit immédiatement sa négociation et alla aux renseignements. Tout le monde lui confirma ce que lui avait dit Bardik. -La question des armes n’était pas moins délicate. +La question des armes n’était pas moins délicate. Au surplus, la fameuse caisse rouge accompagnait toujours le prudent Chinois. -En douze heures, tous les achats étaient terminés. -Il était assez vain de son expérience de colon. -Tenez-vous donc beaucoup à lui voir gagner le prix de la course ? -Voilà une idée qui ne me serait pas venue ! -Allemand ne voulait rien entendre et prétendait n’agir qu’à sa tête. -Les quatre cavaliers venaient de front à l’arrière-garde. -Tous les renseignements tendaient à démontrer que Matakit devait suivre cette route. -Aussi l’a-t-elle annexé en mille huit cent soixante-dix-sept à ses possessions du Cap. -Le haut pays est le plus méridional. -Le Banken-Veld est plus spécialement le district agricole. -Cette première partie du Transvaal fut naturellement la plus aisée à franchir. -On était encore dans un pays à demi civilisé. -Partout les Boërs étaient les mêmes, hospitaliers, prévenants, désintéressés. -Leurs maisons sont très simplement bâties en terre et couvertes d’un épais chaume. +En douze heures, tous les achats étaient terminés. +Il était assez vain de son expérience de colon. +Tenez-vous donc beaucoup à lui voir gagner le prix de la course ? +Voilà une idée qui ne me serait pas venue ! +Allemand ne voulait rien entendre et prétendait n’agir qu’à sa tête. +Les quatre cavaliers venaient de front à l’arrière-garde. +Tous les renseignements tendaient à démontrer que Matakit devait suivre cette route. +Aussi l’a-t-elle annexé en mille huit cent soixante-dix-sept à ses possessions du Cap. +Le haut pays est le plus méridional. +Le Banken-Veld est plus spécialement le district agricole. +Cette première partie du Transvaal fut naturellement la plus aisée à franchir. +On était encore dans un pays à demi civilisé. +Partout les Boërs étaient les mêmes, hospitaliers, prévenants, désintéressés. +Leurs maisons sont très simplement bâties en terre et couvertes d’un épais chaume. Et pourtant, l’art a sa place dans ces existences primitives. -Presque tous les Boërs sont musiciens, jouent du violon ou de la flûte. +Presque tous les Boërs sont musiciens, jouent du violon ou de la flûte. Cependant, le voyage se poursuivait sans incidents. Les quatre poursuivants ne se regardaient pas moins comme certains de l’atteindre. -Le fugitif finirait bien par s’arrêter. -Sa capture n’était donc qu’une question de temps. -Aussi, Cyprien et ses trois compagnons en prenaient-ils à l’aise. -Ils commençaient peu à peu à se livrer à leurs plaisirs favoris. -Le jeune ingénieur recueillait des échantillons de roches. -Étapes par étapes, on arriva ainsi au Bush-Veld. -Bientôt les fermes devinrent plus rares et finirent par disparaître. -On était aux confins extrêmes de la civilisation. +Le fugitif finirait bien par s’arrêter. +Sa capture n’était donc qu’une question de temps. +Aussi, Cyprien et ses trois compagnons en prenaient-ils à l’aise. +Ils commençaient peu à peu à se livrer à leurs plaisirs favoris. +Le jeune ingénieur recueillait des échantillons de roches. +Étapes par étapes, on arriva ainsi au Bush-Veld. +Bientôt les fermes devinrent plus rares et finirent par disparaître. +On était aux confins extrêmes de la civilisation. Le paysage avait pris un aspect de plus en plus sauvage. -Mais, comme il exprimait cette opinion devant James Hilton, celui-ci se mit à rire. +Mais, comme il exprimait cette opinion devant James Hilton, celui-ci se mit à rire. Vous croyez qu’il n’y a pas de lions ? dit-il. Cela vient simplement de ce que vous ne savez pas les voir ! -La belle affaire ! lui répondit Friedel. +La belle affaire ! lui répondit Friedel. Nous ne voyons autre chose depuis deux ou trois jours ! James Hilton eut un rire silencieux. N’en approchez pas trop, cependant, ou vous pourriez vous en trouver assez mal ! Le Napolitain se trompait. -Cyprien n’était pas un homme à avoir une belle peur, comme il disait. -Puis, il regarda le cavalier, qui s’était arrêté à vingt pas de lui. -Ceux-ci forcés de reconnaître son sang-froid et sa bravoure, l’accueillirent par des acclamations. -J’aurais perdu ma gageure, monsieur Hilton, » répondit simplement Cyprien. -Le soir même, on arriva pour faire halte sur la rive droite du Limpopo. -C’est très malsain, camarade ! lui disait celui-ci. -Chansons que tout cela !... répondit le Napolitain. +Cyprien n’était pas un homme à avoir une belle peur, comme il disait. +Puis, il regarda le cavalier, qui s’était arrêté à vingt pas de lui. +Ceux-ci forcés de reconnaître son sang-froid et sa bravoure, l’accueillirent par des acclamations. +J’aurais perdu ma gageure, monsieur Hilton, » répondit simplement Cyprien. +Le soir même, on arriva pour faire halte sur la rive droite du Limpopo. +C’est très malsain, camarade ! lui disait celui-ci. +Chansons que tout cela !... répondit le Napolitain. Cela variera au moins notre ordinaire ! -À midi, il délirait. -À trois heures, il était mort. -Sa maladie avait été une fièvre pernicieuse du caractère le plus foudroyant. -Mais personne ne semblait songer à faire cette observation, si ce n’est lui. -se contenta de répéter philosophiquement James Hilton. +À midi, il délirait. +À trois heures, il était mort. +Sa maladie avait été une fièvre pernicieuse du caractère le plus foudroyant. +Mais personne ne semblait songer à faire cette observation, si ce n’est lui. +se contenta de répéter philosophiquement James Hilton. Il fallut l’abandonner. -Le pauvre animal n’avait survécu que de quelques heures à son maître ! -Un Macalacca ne possède rien en propre, pas même une hutte ou une calebasse. -Tu as donc de l’argent à leur donner en échange ? +Le pauvre animal n’avait survécu que de quelques heures à son maître ! +Un Macalacca ne possède rien en propre, pas même une hutte ou une calebasse. +Tu as donc de l’argent à leur donner en échange ? lui demanda Cyprien assez surpris. -Vous savez bien que les plumes ne leur ont rien coûté à recueillir ! -Le raisonnement était spécieux, mais n’en valait pas davantage. -Il y avait donc dans ce fait une tromperie véritable. -Tout à coup, ce débat si passionné fut interrompu par une apparition inattendue. -Parmi ceux-ci, les avis étaient partagés sur le parti à prendre. -Lopèpe prit d’abord un air diplomatique et parut hésiter. -Dès lors, ce chef, très intelligent en vérité, se montra plus souple. -Il faisait une nuit sans lune, mais toute scintillante d’une poussière d’astres. -Le feu s’était éteint, sans que le jeune ingénieur y eut pris garde. -Il ne s’était pas trompé. -Un rugissement épouvantable répondit soudain à cette attaque !... -Une détonation retentit tout à coup. +Vous savez bien que les plumes ne leur ont rien coûté à recueillir ! +Le raisonnement était spécieux, mais n’en valait pas davantage. +Il y avait donc dans ce fait une tromperie véritable. +Tout à coup, ce débat si passionné fut interrompu par une apparition inattendue. +Parmi ceux-ci, les avis étaient partagés sur le parti à prendre. +Lopèpe prit d’abord un air diplomatique et parut hésiter. +Dès lors, ce chef, très intelligent en vérité, se montra plus souple. +Il faisait une nuit sans lune, mais toute scintillante d’une poussière d’astres. +Le feu s’était éteint, sans que le jeune ingénieur y eut pris garde. +Il ne s’était pas trompé. +Un rugissement épouvantable répondit soudain à cette attaque !... +Une détonation retentit tout à coup. Ne bougez pas ou je suis perdu ! Et pourtant, voyez ce qu’il est possible de faire ! -Ses yeux étaient dilatés par la terreur, sa face d’une pâleur livide. -La situation était grave. -Sans doute, il cherchait à reconnaître comment la tête de l’animal était placée. +Ses yeux étaient dilatés par la terreur, sa face d’une pâleur livide. +La situation était grave. +Sans doute, il cherchait à reconnaître comment la tête de l’animal était placée. Vous pouvez faire tomber le serpent !... dit Bardik en montrant toutes ses dents dans un large sourire. -James Hilton obéit machinalement et secoua sa jambe... -Le reptile tomba à ses pieds. -Le jeune Cafre l’avait décapitée avec une précision merveilleuse. -Maintenant qu’il était hors d’affaire, il trouvait cette intervention toute naturelle. -Votre couteau est vraiment bien affilé ! -Le déjeuner eut bientôt effacé les impressions de cette nuit si agitée. -Cyprien avait une légère fièvre et ses blessures le faisaient un peu souffrir. +James Hilton obéit machinalement et secoua sa jambe... +Le reptile tomba à ses pieds. +Le jeune Cafre l’avait décapitée avec une précision merveilleuse. +Maintenant qu’il était hors d’affaire, il trouvait cette intervention toute naturelle. +Votre couteau est vraiment bien affilé ! +Le déjeuner eut bientôt effacé les impressions de cette nuit si agitée. +Cyprien avait une légère fièvre et ses blessures le faisaient un peu souffrir. Les trois cavaliers se mirent seuls en route. -Quelques-unes de ces noires ménagères affectaient pourtant l’indifférence. -Assises devant leurs huttes hémisphériques, elles continuaient de vaquer à leurs occupations. -L’aspect général était misérable, quoique les cases fussent assez bien bâties. -On commença par échanger les politesses habituelles. -Ne pas boire, après une invitation aussi gracieuse, serait une mortelle injure. +Quelques-unes de ces noires ménagères affectaient pourtant l’indifférence. +Assises devant leurs huttes hémisphériques, elles continuaient de vaquer à leurs occupations. +L’aspect général était misérable, quoique les cases fussent assez bien bâties. +On commença par échanger les politesses habituelles. +Ne pas boire, après une invitation aussi gracieuse, serait une mortelle injure. Puis, on causa affaires. -Lopèpe aurait voulu acheter un fusil. -Aussi fut-elle agréablement accueillie. -Y avait-il encore plusieurs journées de marche avant d’arriver à ces montagnes ? +Lopèpe aurait voulu acheter un fusil. +Aussi fut-elle agréablement accueillie. +Y avait-il encore plusieurs journées de marche avant d’arriver à ces montagnes ? Sept ou huit au plus. -Lopèpe s’en faisait gloire ! -Tonaïa faisait-il bon accueil aux blancs ? -À quoi bon vouloir lutter contre les blancs ? -Tels furent, en résumé, les renseignements, fournis par Lopèpe. +Lopèpe s’en faisait gloire ! +Tonaïa faisait-il bon accueil aux blancs ? +À quoi bon vouloir lutter contre les blancs ? +Tels furent, en résumé, les renseignements, fournis par Lopèpe. Que venaient-ils faire dans le pays ? -Des étrangers avaient tort de s’engager dans une entreprise pareille ! -Voilà quel avait été le sens général de leurs propos. -Le Chinois n’en paraissait pas ému plus que de raison. -Convenait-il d’attribuer une grande importance à cet incident ? +Des étrangers avaient tort de s’engager dans une entreprise pareille ! +Voilà quel avait été le sens général de leurs propos. +Le Chinois n’en paraissait pas ému plus que de raison. +Convenait-il d’attribuer une grande importance à cet incident ? D’un commun accord, il fut convenu qu’on se remettrait en route. -On entendait un fauve invisible, qui bâillait d’ennui sous quelque taillis. -Un onagre brayait, et des légions de singes se poursuivaient à travers les arbres. +On entendait un fauve invisible, qui bâillait d’ennui sous quelque taillis. +Un onagre brayait, et des légions de singes se poursuivaient à travers les arbres. Peu d’habitants d’ailleurs. -C’est le désert ou peu s’en faut. -Il ne manque que des éléphants pour que la fête soit complète ! -s’écria-t-il. -En réalité, c’était un troupeau d’éléphants. -La prairie en était comme mouchetée sur une étendue de plusieurs milles. -Tu te connais donc en éléphants ? -demanda Cyprien au Chinois, pendant qu’on préparait la halte pour la nuit. -Lî cligna ses petits yeux obliques. -Ah ! que ne pouvons nous en abattre un ou deux ! s’écria James Hilton. -C’est là une chasse très amusante... -Mais c’est une idée et une bonne ! s’écria James Hilton. +C’est le désert ou peu s’en faut. +Il ne manque que des éléphants pour que la fête soit complète ! +s’écria-t-il. +En réalité, c’était un troupeau d’éléphants. +La prairie en était comme mouchetée sur une étendue de plusieurs milles. +Tu te connais donc en éléphants ? +demanda Cyprien au Chinois, pendant qu’on préparait la halte pour la nuit. +Lî cligna ses petits yeux obliques. +Ah ! que ne pouvons nous en abattre un ou deux ! s’écria James Hilton. +C’est là une chasse très amusante... +Mais c’est une idée et une bonne ! s’écria James Hilton. Pourquoi n’essaierions-nous pas, demain matin, avant de nous remettre en route ? On discuta la question. Il rouvrit les yeux. -Annibal Pantalacci était assis près de lui. -Si vous voulez, nous pourrons aisément nous arranger ! -J’irai prendre votre place sous la bâche, et vous garderez la mienne ici ! -J’ai à vous parler ! +Annibal Pantalacci était assis près de lui. +Si vous voulez, nous pourrons aisément nous arranger ! +J’irai prendre votre place sous la bâche, et vous garderez la mienne ici ! +J’ai à vous parler ! reprit Annibal Pantalacci d’une voix sourde. -Oui, répondit James Hilton, deux fois. -Eh bien ! vous savez combien c’est une chasse périlleuse ! -L’éléphant est si intelligent, si fin, si bien armé ! -Vous parlez pour les maladroits ! répondit James Hilton. -C’est ce que je pensais, répliqua le Napolitain. +Oui, répondit James Hilton, deux fois. +Eh bien ! vous savez combien c’est une chasse périlleuse ! +L’éléphant est si intelligent, si fin, si bien armé ! +Vous parlez pour les maladroits ! répondit James Hilton. +C’est ce que je pensais, répliqua le Napolitain. Cependant, il arrive des accidents !... -Et il se mit à rire d’un air méchant. -Nous ne serions plus que deux à poursuivre Matakit et son diamant !... -Or, à deux, on peut toujours s’entendre à l’amiable... -Oui !... à deux on peut toujours s’entendre ! répéta le Napolitain. -À trois, c’est plus difficile ! +Et il se mit à rire d’un air méchant. +Nous ne serions plus que deux à poursuivre Matakit et son diamant !... +Or, à deux, on peut toujours s’entendre à l’amiable... +Oui !... à deux on peut toujours s’entendre ! répéta le Napolitain. +À trois, c’est plus difficile ! Il y eut encore un instant de silence. -N’avez-vous rien vu ? demanda-t-il à voix basse. -Il m’a semblé apercevoir une ombre derrière ce baobab ! +N’avez-vous rien vu ? demanda-t-il à voix basse. +Il m’a semblé apercevoir une ombre derrière ce baobab ! Ce n’est rien ! dit-il. -Du linge que le Chinois a mis à blanchir à la rosée ! -Bientôt la conversation fut reprise entre les deux complices, mais à mi-voix, cette fois. -C’est peut-être bien délicat ce que vous proposez ! objectait faiblement James Hilton. +Du linge que le Chinois a mis à blanchir à la rosée ! +Bientôt la conversation fut reprise entre les deux complices, mais à mi-voix, cette fois. +C’est peut-être bien délicat ce que vous proposez ! objectait faiblement James Hilton. Bah ! laissez-moi faire et vous verrez que cela ira tout seul ! -Cela lui permit de constater que Cyprien, Bardik et le Chinois étaient profondément endormis. +Cela lui permit de constater que Cyprien, Bardik et le Chinois étaient profondément endormis. Ils en avaient l’air tout au moins. -Au point du jour, tout le monde était sur pied. +Au point du jour, tout le monde était sur pied. Ce fut l’affaire de vingt secondes. -Il était bien seul. +Il était bien seul. Bien certainement, personne n’avait rien vu. -Les petits gambadaient follement autour de leurs mères ou les tétaient silencieusement. -À quoi bon tuer ces créatures inoffensives ? dit-il. +Les petits gambadaient follement autour de leurs mères ou les tétaient silencieusement. +À quoi bon tuer ces créatures inoffensives ? dit-il. Ne vaudrait-il pas mieux les laisser en paix dans leur solitude ? -Est-ce que ces grosses bêtes vous font peur, monsieur Méré ? -Cyprien haussa les épaules, sans vouloir relever cette impertinence. -Tous trois n’étaient guère, maintenant, qu’à deux cents mètres des éléphants. -Voici le moment, dit Annibal Pantalacci à mi-voix. -Cet avis ayant été adopté, James Hilton se détacha vers la droite. -Puis tous trois reprirent silencieusement leur marche vers la clairière. -Je viens de sauter en croupe derrière vous !... -Vous verrez tout à l’heure pourquoi ! -Ne vous en inquiétez pas !... -Mais, presque aussitôt, un fait plus grave appela son attention. -Nous y voilà ! cria Lî, toujours cramponné à Cyprien. -Puis tournez autour de ce buisson et laissez-vous poursuivre par l’éléphant !... +Est-ce que ces grosses bêtes vous font peur, monsieur Méré ? +Cyprien haussa les épaules, sans vouloir relever cette impertinence. +Tous trois n’étaient guère, maintenant, qu’à deux cents mètres des éléphants. +Voici le moment, dit Annibal Pantalacci à mi-voix. +Cet avis ayant été adopté, James Hilton se détacha vers la droite. +Puis tous trois reprirent silencieusement leur marche vers la clairière. +Je viens de sauter en croupe derrière vous !... +Vous verrez tout à l’heure pourquoi ! +Ne vous en inquiétez pas !... +Mais, presque aussitôt, un fait plus grave appela son attention. +Nous y voilà ! cria Lî, toujours cramponné à Cyprien. +Puis tournez autour de ce buisson et laissez-vous poursuivre par l’éléphant !... Je me charge du reste ! -Cyprien n’eut que le temps d’exécuter presque machinalement ces instructions. +Cyprien n’eut que le temps d’exécuter presque machinalement ces instructions. Templar se conduisit en vieux routier. Tournez autour de ce buisson !... cria-t-il de nouveau. -Mais cette tactique pouvait-elle réussir longtemps ? -Lî espérait-il donc fatiguer l’animal ? -Terrassé et impuissant, l’éléphant restait immobile, la tête roulée dans l’herbe épaisse. -Il faut l’achever d’une balle à l’œil ! -Cela dit, il épaula son fusil et fit feu. -semblait dire le regard fin du Chinois en s’adressant à son maître. +Mais cette tactique pouvait-elle réussir longtemps ? +Lî espérait-il donc fatiguer l’animal ? +Terrassé et impuissant, l’éléphant restait immobile, la tête roulée dans l’herbe épaisse. +Il faut l’achever d’une balle à l’œil ! +Cela dit, il épaula son fusil et fit feu. +semblait dire le regard fin du Chinois en s’adressant à son maître. James Hilton ne put que pousser un dernier cri. -Les éléphants n’y manquent jamais, quand l’occasion s’en présente ! -Telle fut l’oraison funèbre de James Hilton. -Lorsqu’ils y arrivèrent, quelle ne fut pas leur inquiétude ?... -Bardik n’y était plus. -On attendit donc Bardik, on l’appela, on le chercha de tous côtés. -Aucune trace de lui ne put être découverte. +Les éléphants n’y manquent jamais, quand l’occasion s’en présente ! +Telle fut l’oraison funèbre de James Hilton. +Lorsqu’ils y arrivèrent, quelle ne fut pas leur inquiétude ?... +Bardik n’y était plus. +On attendit donc Bardik, on l’appela, on le chercha de tous côtés. +Aucune trace de lui ne put être découverte. Annibal Pantalacci et Cyprien tinrent donc conseil. -La journée s’acheva tristement et la soirée fut plus lugubre encore. -Un vent de malheur semblait souffler sur l’expédition. -Annibal Pantalacci était farouche et muet. -Et pour lui, ce n’étaient vraiment là que des affaires. -Nouvelle déconvenue et des plus graves. +La journée s’acheva tristement et la soirée fut plus lugubre encore. +Un vent de malheur semblait souffler sur l’expédition. +Annibal Pantalacci était farouche et muet. +Et pour lui, ce n’étaient vraiment là que des affaires. +Nouvelle déconvenue et des plus graves. Les bœufs, eux non plus, ne se retrouvaient pas. -Maintenant, il était impossible d’en apercevoir même un seul. -La situation était singulièrement aggravée, et, une fois encore, il fallut tenir conseil. -Ce chemin, comme tous ceux du pays, était « Un voyageur ! -Un voyageur ! s’écria le Napolitain. +Maintenant, il était impossible d’en apercevoir même un seul. +La situation était singulièrement aggravée, et, une fois encore, il fallut tenir conseil. +Ce chemin, comme tous ceux du pays, était « Un voyageur ! +Un voyageur ! s’écria le Napolitain. Je distingue fort bien sa carriole et son autruche !... -À quelle distance pensez-vous qu’il soit de nous, en ce moment ? demanda Cyprien. -À sept à huit milles au moins, mais peut-être à dix, répondit le Napolitain. -Assurément, répondit Annibal Pantalacci. -Bon ! demain, nous sommes sûrs de l’atteindre, en partant de bonne heure ! -C’est tout à fait mon avis. +À quelle distance pensez-vous qu’il soit de nous, en ce moment ? demanda Cyprien. +À sept à huit milles au moins, mais peut-être à dix, répondit le Napolitain. +Assurément, répondit Annibal Pantalacci. +Bon ! demain, nous sommes sûrs de l’atteindre, en partant de bonne heure ! +C’est tout à fait mon avis. Pendant ce temps, le Chinois s’occupait d’allumer le feu. -La nuit se fit pendant ces préparatifs. -Il n’en était pas de même du Napolitain. +La nuit se fit pendant ces préparatifs. +Il n’en était pas de même du Napolitain. Une tentation criminelle s’emparait encore de lui. -Ni l’un ni l’autre des deux dormeurs n’avait bougé. -C’était donc s’assurer la victoire. -Cyprien et Lî dormaient toujours. -Il est temps de faire le café ! -Où est donc Pantalacci ? -se demanda-t-il tout à coup. -L’aube commençait à poindre, et les objets devenaient moins indistincts autour du campement. -Les chevaux ne sont pas là, non plus ! se dit Lî. +Ni l’un ni l’autre des deux dormeurs n’avait bougé. +C’était donc s’assurer la victoire. +Cyprien et Lî dormaient toujours. +Il est temps de faire le café ! +Où est donc Pantalacci ? +se demanda-t-il tout à coup. +L’aube commençait à poindre, et les objets devenaient moins indistincts autour du campement. +Les chevaux ne sont pas là, non plus ! se dit Lî. Est-ce que ce brave camarade aurait... -L’affaire était claire. -Il se mit donc tranquillement à faire son café. -C’est encore assez aimable, à ce coquin, de nous avoir laissé nos provisions ! -Alors, seulement, il remarqua l’absence du Napolitain, dont la place était vide. -Où est donc Pantalacci ? demanda-t-il. -Oui, petit père, avec les trois chevaux ! +L’affaire était claire. +Il se mit donc tranquillement à faire son café. +C’est encore assez aimable, à ce coquin, de nous avoir laissé nos provisions ! +Alors, seulement, il remarqua l’absence du Napolitain, dont la place était vide. +Où est donc Pantalacci ? demanda-t-il. +Oui, petit père, avec les trois chevaux ! Il faut partir sur l’heure ! dit-il au Chinois. -Lî s’empressa d’obéir. -Eh ! qui a jamais vu faire pareille chose, s’écria Cyprien. +Lî s’empressa d’obéir. +Eh ! qui a jamais vu faire pareille chose, s’écria Cyprien. Celui-ci ne perdit pas de temps. -Quant à Lî, il ne s’inquiétait guère de les regarder. -Le Chinois n’avait pas perdu son temps à la regarder faire. +Quant à Lî, il ne s’inquiétait guère de les regarder. +Le Chinois n’avait pas perdu son temps à la regarder faire. Le coup ne fut pas moins heureux. -Tout cela s’était passé en moins d’une demi-minute. -Arrivez donc, petit père ! -cria le Chinois à Cyprien, qui accourait vers lui, peu confiant dans la manœuvre. -Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. +Tout cela s’était passé en moins d’une demi-minute. +Arrivez donc, petit père ! +cria le Chinois à Cyprien, qui accourait vers lui, peu confiant dans la manœuvre. +Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Nous n’avons pas de selle. -J’irai chercher la vôtre tout à l’heure. -Et quelle bride mettre à ces bouches-là ? +J’irai chercher la vôtre tout à l’heure. +Et quelle bride mettre à ces bouches-là ? C’est ce que vous allez voir. -D’autres bouts de cordes devaient servir de rênes. -La soirée s’acheva à compléter ces arrangements. -Le Chinois était véritablement d’une merveilleuse adresse. -Mais à la guerre comme à la guerre. -Leur allure avait même quelque analogie avec celle de ces « vaisseaux du désert. -Mais, en deux ou trois heures, Cyprien et le Chinois se trouvèrent suffisamment acclimatés. -Matakit devait avoir fait du chemin à cette heure ! -Annibal Pantalacci ne l’avait-il pas rejoint déjà ? -Cyprien poussa un hurrah joyeux, Lî un « hugh ! -qui avait la même signification. +D’autres bouts de cordes devaient servir de rênes. +La soirée s’acheva à compléter ces arrangements. +Le Chinois était véritablement d’une merveilleuse adresse. +Mais à la guerre comme à la guerre. +Leur allure avait même quelque analogie avec celle de ces « vaisseaux du désert. +Mais, en deux ou trois heures, Cyprien et le Chinois se trouvèrent suffisamment acclimatés. +Matakit devait avoir fait du chemin à cette heure ! +Annibal Pantalacci ne l’avait-il pas rejoint déjà ? +Cyprien poussa un hurrah joyeux, Lî un « hugh ! +qui avait la même signification. Puis, ils mirent leurs girafes au grand trot. -La rapide bête dévorait l’espace, comme on dit. -Le malheureux Cafre fut horriblement endommagé par sa chute. -Quant à l’autruche de Matakit, sa rapidité tenait du prodige. -Ses courtes ailes, inutiles pour voler, lui servaient pourtant à accélérer sa course. +La rapide bête dévorait l’espace, comme on dit. +Le malheureux Cafre fut horriblement endommagé par sa chute. +Quant à l’autruche de Matakit, sa rapidité tenait du prodige. +Ses courtes ailes, inutiles pour voler, lui servaient pourtant à accélérer sa course. Matakit avait bien choisi sa monture, en prenant une autruche ! -Déjà la distance s’accroissait entre le fugitif et lui. -Annibal Pantalacci ne fut bien tôt plus qu’à trois cents pieds du Cafre. -Matakit nous échappe ! s’écria Lî. -Oui, mais ce coquin de Pantalacci est à nous ! -Et tous deux pressèrent l’allure de leurs girafes. -Le misérable était toujours là. -À cent pas de lui, Cyprien et Lî s’arrêtèrent. -Voici ce qui s’était passé. -Or, c’est dans ce filet qu’Annibal Pantalacci venait de s’empêtrer. -Et ce n’était pas là un filet de petite dimension ! -Il n’y avait pas de temps à perdre, pourtant. -Cependant, une humiliation suprême lui était réservée. -Soudain, dans un violent assaut de la tourmente, le filet fut arraché. -Soudain, quelques mailles crevèrent sous les efforts du Napolitain. -Là, une surprise nouvelle les attendait. -Lî et lui se remirent donc en marche afin de contourner le lac. -Harassés de fatigue, ils se décidèrent à camper en cet endroit. -Nos provisions sont épuisées presque entièrement ! -Me quitter, Lî ? s’écria tout d’abord Cyprien. -Il le faut, petit père ! répondit le Chinois. -Je prendrai une des girafes, et j’irai du côté du nord !... -Le jeune ingénieur réfléchissait à la proposition que lui faisait le dévoué Chinois. +Déjà la distance s’accroissait entre le fugitif et lui. +Annibal Pantalacci ne fut bien tôt plus qu’à trois cents pieds du Cafre. +Matakit nous échappe ! s’écria Lî. +Oui, mais ce coquin de Pantalacci est à nous ! +Et tous deux pressèrent l’allure de leurs girafes. +Le misérable était toujours là. +À cent pas de lui, Cyprien et Lî s’arrêtèrent. +Voici ce qui s’était passé. +Or, c’est dans ce filet qu’Annibal Pantalacci venait de s’empêtrer. +Et ce n’était pas là un filet de petite dimension ! +Il n’y avait pas de temps à perdre, pourtant. +Cependant, une humiliation suprême lui était réservée. +Soudain, dans un violent assaut de la tourmente, le filet fut arraché. +Soudain, quelques mailles crevèrent sous les efforts du Napolitain. +Là, une surprise nouvelle les attendait. +Lî et lui se remirent donc en marche afin de contourner le lac. +Harassés de fatigue, ils se décidèrent à camper en cet endroit. +Nos provisions sont épuisées presque entièrement ! +Me quitter, Lî ? s’écria tout d’abord Cyprien. +Il le faut, petit père ! répondit le Chinois. +Je prendrai une des girafes, et j’irai du côté du nord !... +Le jeune ingénieur réfléchissait à la proposition que lui faisait le dévoué Chinois. D’autre part, il fallait bien refaire des ressources maintenant insuffisantes. -Cela convenu, Lî ne voulut pas perdre un instant. -Quant à la question de repos, il s’en préoccupait peu ! +Cela convenu, Lî ne voulut pas perdre un instant. +Quant à la question de repos, il s’en préoccupait peu ! Il saurait bien se passer de sommeil ! -Rejoindre Matakit, c’était maintenant une chance bien faible ! +Rejoindre Matakit, c’était maintenant une chance bien faible ! Un seul restait maintenant... lui... -Était-il donc destiné à finir misérablement comme les autres ? -Telles étaient les tristes réflexions de Cyprien, qui parvint cependant à s’endormir. -Cette ascension fut longue et pénible. -Une cruelle déception l’y attendait. -Le ciel s’était couvert de nuages. -D’épais brouillards flottaient sur les flancs inférieurs. +Était-il donc destiné à finir misérablement comme les autres ? +Telles étaient les tristes réflexions de Cyprien, qui parvint cependant à s’endormir. +Cette ascension fut longue et pénible. +Une cruelle déception l’y attendait. +Le ciel s’était couvert de nuages. +D’épais brouillards flottaient sur les flancs inférieurs. La situation devenait critique, et pourtant il fallait l’accepter. -Effectuer la descente dans de pareilles conditions eût été folie. +Effectuer la descente dans de pareilles conditions eût été folie. Comment arriva-t-il au bas ? -C’est ce qu’il aurait été lui-même fort embarrassé de dire. +C’est ce qu’il aurait été lui-même fort embarrassé de dire. Faisait-il nuit ou jour, soleil ou pluie ? -Était-il là depuis douze heures ou depuis soixante ? -Vivait-il encore ou bien était-il mort ? +Était-il là depuis douze heures ou depuis soixante ? +Vivait-il encore ou bien était-il mort ? Il n’en savait plus rien. -À ces créations de la fièvre venaient parfois s’ajouter des impressions extérieures. +À ces créations de la fièvre venaient parfois s’ajouter des impressions extérieures. Puis, l’infernal concert reprit de plus belle pour se prolonger jusqu’au jour. Cyprien venait d’ouvrir les yeux. Serait-ce l’autruche de Matakit ? -se demanda-t-il, suivant toujours son idée fixe. +se demanda-t-il, suivant toujours son idée fixe. Je ne me trompe pas !... Mon pauvre camarade, que diable fais-tu par ici ? -Il en avait vu bien d’autres, en rêve, pendant la nuit précédente ! -Cela lui parut tout simplement la conséquence de son détraquement mental. -Vous n’êtes pas polie, madame l’autruche ! répondit-il. +Il en avait vu bien d’autres, en rêve, pendant la nuit précédente ! +Cela lui parut tout simplement la conséquence de son détraquement mental. +Vous n’êtes pas polie, madame l’autruche ! répondit-il. De quel droit me tutoyez-vous ? -Tu es malade et tout seul dans ce désert ! -s’écria-t-elle en se jetant à genoux auprès de lui. -Mais Cyprien, au milieu de sa fièvre, persistait à ne pas s’étonner. -Eh ! oui ! c’est moi ! s’écria Pharamond. -Tu es étonné de mon accoutrement ?... +Tu es malade et tout seul dans ce désert ! +s’écria-t-elle en se jetant à genoux auprès de lui. +Mais Cyprien, au milieu de sa fièvre, persistait à ne pas s’étonner. +Eh ! oui ! c’est moi ! s’écria Pharamond. +Tu es étonné de mon accoutrement ?... Mais parlons de toi, mon pauvre ami !... -Comment te trouves-tu ici, malade et abandonné ?... -Aussi désormais, entre Tonaïa et moi, c’est à la vie, à la mort ! -De là, un concert des plus discordants qui a dû arriver jusqu’à toi ! -Je crois bien que je l’ai entendu ! répondit Cyprien. -J’ai même cru qu’il se donnait en mon honneur ! -Point du tout, mon brave ami ! s’écria Pharamond Barthès. -C’était en « Cyprien !... mon ami !... +Comment te trouves-tu ici, malade et abandonné ?... +Aussi désormais, entre Tonaïa et moi, c’est à la vie, à la mort ! +De là, un concert des plus discordants qui a dû arriver jusqu’à toi ! +Je crois bien que je l’ai entendu ! répondit Cyprien. +J’ai même cru qu’il se donnait en mon honneur ! +Point du tout, mon brave ami ! s’écria Pharamond Barthès. +C’était en « Cyprien !... mon ami !... Je te montrerai cela ! C’est un joli travail d’anatomie !... -Mais pourquoi ce singulier déguisement que tu portais ce matin ? demanda Cyprien. -C’était un costume d’autruche. -Tu me répondras que j’ai mon excellent rifle !... +Mais pourquoi ce singulier déguisement que tu portais ce matin ? demanda Cyprien. +C’était un costume d’autruche. +Tu me répondras que j’ai mon excellent rifle !... C’est vrai, mais que veux-tu ? -Fort à propos, en vérité, Pharamond !... +Fort à propos, en vérité, Pharamond !... Je crois bien que, sans toi, je ne serais plus de ce monde ! -répondit Cyprien en serrant cordialement la main de son ami. -Le brave garçon ne s’en tint pas là. -Cyprien se sentait assez fort pour satisfaire la curiosité bien naturelle de Pharamond Barthès. -Pharamond Barthès écoutait avec une extrême attention. +répondit Cyprien en serrant cordialement la main de son ami. +Le brave garçon ne s’en tint pas là. +Cyprien se sentait assez fort pour satisfaire la curiosité bien naturelle de Pharamond Barthès. +Pharamond Barthès écoutait avec une extrême attention. C’est le mien !... -C’est Templar ! s’écria Cyprien. +C’est Templar ! s’écria Cyprien. Allons, bonsoir, rendors-toi maintenant ! -Demain, dès l’aube, nous quitterons ce lieu de délices ! -Le lendemain, le Chinois rentrait précisément au campement avec quelques provisions. +Demain, dès l’aube, nous quitterons ce lieu de délices ! +Le lendemain, le Chinois rentrait précisément au campement avec quelques provisions. L’entrevue fut des plus affectueuses. -Que veux-tu dire ? demanda Cyprien, très surpris. -Mais jusqu’ici, on lui a laissé la vie sauve ! -Je ne doute plus maintenant que ce ne soit Matakit ! s’écria Cyprien. -Eh bien ! il peut se vanter de l’avoir échappée belle, répondit le chasseur ! -Mais, je te le répète, tu peux être sans inquiétude sur ton ancien serviteur ! -Tonaïa pouvait avoir une quarantaine d’années. -Il était grand et fort. +Que veux-tu dire ? demanda Cyprien, très surpris. +Mais jusqu’ici, on lui a laissé la vie sauve ! +Je ne doute plus maintenant que ce ne soit Matakit ! s’écria Cyprien. +Eh bien ! il peut se vanter de l’avoir échappée belle, répondit le chasseur ! +Mais, je te le répète, tu peux être sans inquiétude sur ton ancien serviteur ! +Tonaïa pouvait avoir une quarantaine d’années. +Il était grand et fort. Il portait aux bras et aux jambes de nombreux bracelets de cuivre. -Sa physionomie était intelligente et fine, mais astucieuse et dure. -Toute la cour fut donc assemblée dans la grande salle du palais. -Tonaïa et ses deux hôtes se tenaient au milieu du cercle. -Dès les premiers mots, Tonaïa avait cru devoir prendre un air diplomatique. -Le grand sage blanc est le bien venu ! répondit-il. -Mais qu’offrait-il pour la rançon de mon prisonnier ? -Seul, Tonaïa, toujours très diplomate, feignit de ne pas être ébloui. -Et où est il en ce moment ? demanda le chasseur. -Dans la grotte sacrée, où il est gardé nuit et jour ! -À ces mots, il se fit un murmure désapprobateur dans toute l’assemblée. -La prétention de ces Européens paraissait exorbitante. -Jamais, sous aucun prétexte, un étranger n’avait été admis dans cette grotte mystérieuse. +Sa physionomie était intelligente et fine, mais astucieuse et dure. +Toute la cour fut donc assemblée dans la grande salle du palais. +Tonaïa et ses deux hôtes se tenaient au milieu du cercle. +Dès les premiers mots, Tonaïa avait cru devoir prendre un air diplomatique. +Le grand sage blanc est le bien venu ! répondit-il. +Mais qu’offrait-il pour la rançon de mon prisonnier ? +Seul, Tonaïa, toujours très diplomate, feignit de ne pas être ébloui. +Et où est il en ce moment ? demanda le chasseur. +Dans la grotte sacrée, où il est gardé nuit et jour ! +À ces mots, il se fit un murmure désapprobateur dans toute l’assemblée. +La prétention de ces Européens paraissait exorbitante. +Jamais, sous aucun prétexte, un étranger n’avait été admis dans cette grotte mystérieuse. Ton ami et toi, savez-vous garder un serment ? -Pharamond Barthès fit un signe affirmatif. -Jurez enfin de ne jamais dire à personne ce que vous aurez vu ! +Pharamond Barthès fit un signe affirmatif. +Jurez enfin de ne jamais dire à personne ce que vous aurez vu ! Le voyage fut assez long, — deux heures de route au moins. -Tonaïa en fit descendre ses hôtes et ordonna que les bandeaux leur fussent ôtés. +Tonaïa en fit descendre ses hôtes et ordonna que les bandeaux leur fussent ôtés. Tous deux se trouvaient au centre d’une grotte immense. -Le sol en était couvert d’un sable fin tout pailleté d’or. -Cyprien Méré n’en doutait plus, maintenant. -Seuls, les nombres astronomiques auraient pu en donner une approximation, difficilement appréciable, d’ailleurs. -Mais, je l’avoue, le spectacle de ces ossements ébranle singulièrement ma confiance ! -Cette impression ne devait être que trop pleinement confirmée, quelques instants plus tard. -Soit, Matakit ! lui répondit-il. -Le diamant, petit père ! s’écria Matakit. +Le sol en était couvert d’un sable fin tout pailleté d’or. +Cyprien Méré n’en doutait plus, maintenant. +Seuls, les nombres astronomiques auraient pu en donner une approximation, difficilement appréciable, d’ailleurs. +Mais, je l’avoue, le spectacle de ces ossements ébranle singulièrement ma confiance ! +Cette impression ne devait être que trop pleinement confirmée, quelques instants plus tard. +Soit, Matakit ! lui répondit-il. +Le diamant, petit père ! s’écria Matakit. Je ne l’ai pas !... Je ne l’ai jamais eu !... Je vous le jure... Je vous le jure ! -Pourquoi petit père ? répondit Matakit. -Mais, au Vandergaart-Kopje, on ne nous croira peut-être pas, lorsque nous affirmerons ton innocence ! +Pourquoi petit père ? répondit Matakit. +Mais, au Vandergaart-Kopje, on ne nous croira peut-être pas, lorsque nous affirmerons ton innocence ! Veux-tu donc courir la chance d’y revenir ? -Que te faut-il en échange de ton prisonnier ? -demanda-t-il au roi nègre. -À son tour, il s’arrêta un instant et reprit : « Écoute-moi, Tonaïa. -répondit Tonaïa d’un ton de satisfaction complète. -C’était de bonne guerre, n’est-ce pas ? -On le verra bien, ce n’était point là une précaution inutile. -Mais, il n’y avait plus à se faire illusion, maintenant ! -Aussi Alice était-elle fort malheureuse. +Que te faut-il en échange de ton prisonnier ? +demanda-t-il au roi nègre. +À son tour, il s’arrêta un instant et reprit : « Écoute-moi, Tonaïa. +répondit Tonaïa d’un ton de satisfaction complète. +C’était de bonne guerre, n’est-ce pas ? +On le verra bien, ce n’était point là une précaution inutile. +Mais, il n’y avait plus à se faire illusion, maintenant ! +Aussi Alice était-elle fort malheureuse. Elle ne chantait plus, et son piano restait invariablement muet. -C’est à peine si ses autruches l’intéressaient encore. -Entrez, dit-elle, assez surprise et se demandant qui pouvait venir à pareille heure. +C’est à peine si ses autruches l’intéressaient encore. +Entrez, dit-elle, assez surprise et se demandant qui pouvait venir à pareille heure. Ce n’est que moi, miss Watkins ! -répondit une voix qui la fit tressaillir — la voix de Cyprien. -Alice s’était levée en poussant un cri d’étonnement et de joie. -Le diamant, hélas ! n’était pas de retour. -Cyprien conta rapidement alors les diverses péripéties de l’expédition. -Tonaïa, dit-il en finissant, a ponctuellement tenu ses engagements. -Mais votre voyage de retour à partir du campement ?... demanda miss Watkins. +répondit une voix qui la fit tressaillir — la voix de Cyprien. +Alice s’était levée en poussant un cri d’étonnement et de joie. +Le diamant, hélas ! n’était pas de retour. +Cyprien conta rapidement alors les diverses péripéties de l’expédition. +Tonaïa, dit-il en finissant, a ponctuellement tenu ses engagements. +Mais votre voyage de retour à partir du campement ?... demanda miss Watkins. Ni moi ! ajouta Alice. Ce n’est que moi, miss Watkins. -Hum ! fit John Watkins, sans paraître bien convaincu de la validité de cette affirmation. +Hum ! fit John Watkins, sans paraître bien convaincu de la validité de cette affirmation. Non !... il est innocent !... -Oh ! vous pouvez garder votre opinion ! s’écria John Watkins. +Oh ! vous pouvez garder votre opinion ! s’écria John Watkins. Moi, je garde la mienne ! -Trois cents noirs nous ont accompagnés. -Ma foi non ! répondit franchement Cyprien. -Oh ! mais vous ne pouvez pas vous en aller ainsi sans manger, monsieur Méré !... -Un convalescent... après un voyage si pénible !... +Trois cents noirs nous ont accompagnés. +Ma foi non ! répondit franchement Cyprien. +Oh ! mais vous ne pouvez pas vous en aller ainsi sans manger, monsieur Méré !... +Un convalescent... après un voyage si pénible !... Pensez donc qu’il est onze heures du soir ! -Le couvert fut bientôt mis devant Cyprien, tout confus. +Le couvert fut bientôt mis devant Cyprien, tout confus. dit miss Watkins en le regardant avec son plus frais sourire. -Ce souper improvisé fut charmant. -Jamais le jeune ingénieur ne s’était senti en si triomphant appétit. -Et qu’avez-vous fait depuis trois mois ? demanda Cyprien à Alice. -Je crains bien que vous n’ayez oublié toute votre chimie ! -Je n’ai rien cassé, soyez tranquille, et j’ai tout remis en ordre ! -Mais, cruelle miss Watkins, vous savez bien pourquoi j’ai renoncé à la chimie ! -À votre place, j’essaierais encore de faire du diamant ! -C’est bien plus élégant que d’en chercher sous terre ! -Oh ! non, répondit miss Watkins en souriant, tout au plus une prière !... -Mais, c’est un crime de l’avoir laissé partir !... +Ce souper improvisé fut charmant. +Jamais le jeune ingénieur ne s’était senti en si triomphant appétit. +Et qu’avez-vous fait depuis trois mois ? demanda Cyprien à Alice. +Je crains bien que vous n’ayez oublié toute votre chimie ! +Je n’ai rien cassé, soyez tranquille, et j’ai tout remis en ordre ! +Mais, cruelle miss Watkins, vous savez bien pourquoi j’ai renoncé à la chimie ! +À votre place, j’essaierais encore de faire du diamant ! +C’est bien plus élégant que d’en chercher sous terre ! +Oh ! non, répondit miss Watkins en souriant, tout au plus une prière !... +Mais, c’est un crime de l’avoir laissé partir !... Si elles allaient lui apporter la nouvelle de quelque malheur !... -Son père, sa mère, sa petite sœur Jeanne !... +Son père, sa mère, sa petite sœur Jeanne !... Tant de choses avaient pu se produire dans ces trois mois !... -Tous les siens étaient bien portants. -Cyprien convint avec lui que Bardik et Lî reprendraient leurs travaux, comme devant. -Sa conversation avec la jeune fille n’avait fait que confirmer ses propres réflexions. -On a trouvé ce dissolvant pour l’alumine dans le sulfure de carbone. -Cette tâche, il la remplissait avec autant de zèle que son prédécesseur. -Je vois ce que c’est ! s’écria tout à coup le jeune ingénieur. -Et elle n’est pas ici de moins de vingt-neuf degrés ouest !... -Et il riait tout seul de cette bévue ! +Tous les siens étaient bien portants. +Cyprien convint avec lui que Bardik et Lî reprendraient leurs travaux, comme devant. +Sa conversation avec la jeune fille n’avait fait que confirmer ses propres réflexions. +On a trouvé ce dissolvant pour l’alumine dans le sulfure de carbone. +Cette tâche, il la remplissait avec autant de zèle que son prédécesseur. +Je vois ce que c’est ! s’écria tout à coup le jeune ingénieur. +Et elle n’est pas ici de moins de vingt-neuf degrés ouest !... +Et il riait tout seul de cette bévue ! Errare humanum est ! reprit-il. Le vieux lapidaire regardait Cyprien d’un air singulier. -Dites-vous vrai ? s’écria-t-il vivement. -Et vous seriez prêt à attester le fait en cour de justice ? +Dites-vous vrai ? s’écria-t-il vivement. +Et vous seriez prêt à attester le fait en cour de justice ? Devant dix cours, s’il le fallait ! Et il ne sera pas possible de contester votre dire ? -Évidemment non, puisqu’il me suffira d’énoncer la cause de l’erreur. +Évidemment non, puisqu’il me suffira d’énoncer la cause de l’erreur. Elle est, parbleu, assez palpable ! -L’omission de la déclinaison magnétique dans les calculs de relèvement ! -Elle se reprocha de l’avoir engagé dans cette voie. -Alice était donc fort inquiète et ne put dissimuler son inquiétude au jeune ingénieur. +L’omission de la déclinaison magnétique dans les calculs de relèvement ! +Elle se reprocha de l’avoir engagé dans cette voie. +Alice était donc fort inquiète et ne put dissimuler son inquiétude au jeune ingénieur. Ce que j’en fais, mademoiselle Alice, c’est pour nous deux ! -Et ce n’était pas sans raison ! -Non ! s’écria-t-il, non ! +Et ce n’était pas sans raison ! +Non ! s’écria-t-il, non ! Nous verrons s’il y a une justice au Griqualand ! -Il y en avait une, — mais non celle sur laquelle comptait le jeune ingénieur. -Ainsi soit fait à tous les traîtres ! -Levez-vous à l’instant ! lui dit-il grossièrement. -Nous n’avons pas de temps à perdre ! +Il y en avait une, — mais non celle sur laquelle comptait le jeune ingénieur. +Ainsi soit fait à tous les traîtres ! +Levez-vous à l’instant ! lui dit-il grossièrement. +Nous n’avons pas de temps à perdre ! C’est un assassinat ! -répondit Cyprien, qui sauta résolument à bas de son lit pour passer quelques vêtements. -Quels étaient ces hommes ? -Il ne pouvait arriver à le deviner, même au timbre de leurs voix. -Avez-vous fait votre choix entre les différents genres de mort ?... reprit l’homme masqué. +répondit Cyprien, qui sauta résolument à bas de son lit pour passer quelques vêtements. +Quels étaient ces hommes ? +Il ne pouvait arriver à le deviner, même au timbre de leurs voix. +Avez-vous fait votre choix entre les différents genres de mort ?... reprit l’homme masqué. Protestez, mais vous n’en serez pas moins pendu ! -Avez-vous quelque disposition à écrire ? -Rien que je puisse vouloir confier à des assassins ! -Mais, à cet instant, un incident très inattendu se produisit. -Que veux tu dire ? s’écria Cyprien. -Écartez ce braillard ! dit le chef de la bande. -Oui !... c’est moi qui ai trompé le petit père !... -C’est moi qui ai voulu lui faire croire que son expérience avait réussi !... -Impossible de se méprendre au ton du jeune Cafre ! -Son histoire était évidemment vraie ! -Peut-être, même, était-ce à cette torréfaction qu’elle devait sa teinte noire ! -Peut être s’était-elle volatilisée et recristallisée dans sa coque ! -Eh ! il n’y a plus le moindre doute à concevoir ! répondit un autre. +Avez-vous quelque disposition à écrire ? +Rien que je puisse vouloir confier à des assassins ! +Mais, à cet instant, un incident très inattendu se produisit. +Que veux tu dire ? s’écria Cyprien. +Écartez ce braillard ! dit le chef de la bande. +Oui !... c’est moi qui ai trompé le petit père !... +C’est moi qui ai voulu lui faire croire que son expérience avait réussi !... +Impossible de se méprendre au ton du jeune Cafre ! +Son histoire était évidemment vraie ! +Peut-être, même, était-ce à cette torréfaction qu’elle devait sa teinte noire ! +Peut être s’était-elle volatilisée et recristallisée dans sa coque ! +Eh ! il n’y a plus le moindre doute à concevoir ! répondit un autre. Est-ce qu’il est possible de fabriquer du diamant ? -En vérité, nous sommes bien sots d’avoir pu le croire !... -Autant vaudrait chercher à fabriquer une étoile ! -Et tous se remirent à rire. -Vous allez être libre ! -Mais souvenez-vous que cette sentence pèse toujours sur vous ! -Un mot, un signe pour en informer la police, et vous serez impitoyablement frappé !... -À bon entendeur salut ! +En vérité, nous sommes bien sots d’avoir pu le croire !... +Autant vaudrait chercher à fabriquer une étoile ! +Et tous se remirent à rire. +Vous allez être libre ! +Mais souvenez-vous que cette sentence pèse toujours sur vous ! +Un mot, un signe pour en informer la police, et vous serez impitoyablement frappé !... +À bon entendeur salut ! Il dit, et, suivi de ses compagnons, il se dirigea vers la porte. -La chambre resta plongée dans l’obscurité. -Ainsi, c’était bien vrai ! -Il avait poussé l’aveuglement jusqu’à trouver une théorie pour sa formation cristalline !... -On n’était pas plus ridicule !... -Et pourtant, qui ne se serait trompé à cette apparence ? -Les dimensions anormales du diamant elles-mêmes étaient faites pour entretenir cette illusion !... -Un Despretz l’eût partagée !... -Des méprises semblables n’arrivent-elles pas tous les jours ?... -Ne voit-on pas les numismates les plus expérimentés accepter pour vraies de fausses médailles ? -Cyprien essayait de se réconforter de la sorte. -Mais, tout à coup, une pensée le glaça : « Et mon mémoire à l’Académie !... -Pourvu que ces gredins ne s’en soient pas emparés ! +La chambre resta plongée dans l’obscurité. +Ainsi, c’était bien vrai ! +Il avait poussé l’aveuglement jusqu’à trouver une théorie pour sa formation cristalline !... +On n’était pas plus ridicule !... +Et pourtant, qui ne se serait trompé à cette apparence ? +Les dimensions anormales du diamant elles-mêmes étaient faites pour entretenir cette illusion !... +Un Despretz l’eût partagée !... +Des méprises semblables n’arrivent-elles pas tous les jours ?... +Ne voit-on pas les numismates les plus expérimentés accepter pour vraies de fausses médailles ? +Cyprien essayait de se réconforter de la sorte. +Mais, tout à coup, une pensée le glaça : « Et mon mémoire à l’Académie !... +Pourvu que ces gredins ne s’en soient pas emparés ! Il alluma une bougie. -Grâce au ciel, son mémoire était encore là ! +Grâce au ciel, son mémoire était encore là ! Personne ne l’avait vu !... -Il ne respira qu’après l’avoir brûlé. +Il ne respira qu’après l’avoir brûlé. Ce ne fut pas difficile. -Ainsi finit cette scène qui avait failli tourner au tragique ! +Ainsi finit cette scène qui avait failli tourner au tragique ! John Watkins jeta les hauts cris. -Ce Matakit ne pouvait qu’être le voleur de cette inestimable pierre ! -Ah ! il vous appartenait ?... répondit Mr. Watkins d’un ton singulièrement goguenard. +Ce Matakit ne pouvait qu’être le voleur de cette inestimable pierre ! +Ah ! il vous appartenait ?... répondit Mr. Watkins d’un ton singulièrement goguenard. Sans doute, reprit Cyprien. -À cela, Cyprien, abasourdi, ne put rien répondre. -Ma réclamation est-elle juste ? demanda Mr. Watkins. -Absolument juste ! répondit Cyprien. -C’était maintenant à John Watkins qu’il avait causé ce tort !... -C’était John Watkins qui était le volé !... -Ne songeons plus à tout cela, et renoncez désormais à ce genre d’expérience ! +À cela, Cyprien, abasourdi, ne put rien répondre. +Ma réclamation est-elle juste ? demanda Mr. Watkins. +Absolument juste ! répondit Cyprien. +C’était maintenant à John Watkins qu’il avait causé ce tort !... +C’était John Watkins qui était le volé !... +Ne songeons plus à tout cela, et renoncez désormais à ce genre d’expérience ! Vous me l’ordonnez ?... demanda Cyprien. -Oui ! oui ! répondit la jeune fille. -Comme je veux les exécuter tous ! -répondit Cyprien en prenant la main que lui tendait miss Watkins. -Elle, non plus, ne croyait pas à la culpabilité du pauvre Cafre ! -Elle aussi, d’accord avec Cyprien, elle eût voulu tout faire pour le sauver ! +Oui ! oui ! répondit la jeune fille. +Comme je veux les exécuter tous ! +répondit Cyprien en prenant la main que lui tendait miss Watkins. +Elle, non plus, ne croyait pas à la culpabilité du pauvre Cafre ! +Elle aussi, d’accord avec Cyprien, elle eût voulu tout faire pour le sauver ! On ne pouvait plus l’aborder. -Cependant, sa fille voulut tenter un dernier effort près de lui. -Voilà qu’elle vient de me prendre un parchemin !... +Cependant, sa fille voulut tenter un dernier effort près de lui. +Voilà qu’elle vient de me prendre un parchemin !... Rendez cela tout de suite ! -Ah ! l’affreuse bête l’a avalé !... -Un document de première importance !... -La minute même du décret qui ordonne la mise en exploitation de mon Kopje !... -Mais je vais lui faire rendre gorge, — et fallût-il l’étrangler... -John Watkins, rouge de colère, hors de lui, s’était brusquement levé. +Ah ! l’affreuse bête l’a avalé !... +Un document de première importance !... +La minute même du décret qui ordonne la mise en exploitation de mon Kopje !... +Mais je vais lui faire rendre gorge, — et fallût-il l’étrangler... +John Watkins, rouge de colère, hors de lui, s’était brusquement levé. Vous allez vous rendre malade ! -Mais la fureur de Mr. Watkins était au comble. -Cette fuite de l’autruche avait achevé de l’exaspérer. -Non ! disait-il d’une voix étranglée, c’est trop fort !... +Mais la fureur de Mr. Watkins était au comble. +Cette fuite de l’autruche avait achevé de l’exaspérer. +Non ! disait-il d’une voix étranglée, c’est trop fort !... Il faut en finir !... -Je ne puis renoncer ainsi au plus important de mes titres de propriété !... -Une bonne balle dans la tête va avoir raison de la voleuse !... -J’aurai mon parchemin, j’en réponds ! -Je vous en supplie, mon père, faites grâce à la pauvre bête ! disait-elle. -Ce papier est-il si important, après tout ?... +Je ne puis renoncer ainsi au plus important de mes titres de propriété !... +Une bonne balle dans la tête va avoir raison de la voleuse !... +J’aurai mon parchemin, j’en réponds ! +Je vous en supplie, mon père, faites grâce à la pauvre bête ! disait-elle. +Ce papier est-il si important, après tout ?... Ne peut-on en obtenir un double ?... -Je saurai bien te rejoindre, maudite bête ! +Je saurai bien te rejoindre, maudite bête ! cria John Watkins en se dirigeant vers elle. -Voilà ce que se dit John Watkins. -Ce fut Cyprien lui-même qui vint ouvrir. +Voilà ce que se dit John Watkins. +Ce fut Cyprien lui-même qui vint ouvrir. Monsieur Watkins ?... miss Watkins ?... -Enchanté de vous voir chez moi !... +Enchanté de vous voir chez moi !... dit-il assez surpris de cette visite inattendue. Eh bien, nous allons chercher la coupable ! -répondit Cyprien en faisant entrer John Watkins et Alice dans la maison. -Et je vous réponds que son affaire sera bientôt réglée ! -répéta le fermier, qui brandissait son fusil comme un tomahawk. -Malheureusement, ce beau plan péchait par la base. -L’autruche s’était précisément réfugiée dans la première pièce où les recherches commencèrent. +répondit Cyprien en faisant entrer John Watkins et Alice dans la maison. +Et je vous réponds que son affaire sera bientôt réglée ! +répéta le fermier, qui brandissait son fusil comme un tomahawk. +Malheureusement, ce beau plan péchait par la base. +L’autruche s’était précisément réfugiée dans la première pièce où les recherches commencèrent. Mr. Watkins se jeta sur elle. Ah ! coquine, ton compte est bon ! -Alice se détournait en pleurant pour ne rien voir de tout cela. -C’est alors que son profond chagrin suggéra au jeune ingénieur une idée lumineuse. +Alice se détournait en pleurant pour ne rien voir de tout cela. +C’est alors que son profond chagrin suggéra au jeune ingénieur une idée lumineuse. Eh bien, il est parfaitement inutile de tuer Dada pour le recouvrer ! -Voulez-vous me permettre de pratiquer l’opération ? -Mais il n’entendait pas perdre son document ! déclara-t-il. +Voulez-vous me permettre de pratiquer l’opération ? +Mais il n’entendait pas perdre son document ! déclara-t-il. S’il ne se retrouvait pas dans l’estomac, on le chercherait ailleurs ! -Il le lui fallait à tout prix ! -Aussi, Lî et Bardik furent-ils appelés pour assister Cyprien en qualité d’aides. -On convint d’abord d’attacher préalablement l’autruche. -Cyprien ne s’en tint pas là. -Tout aussitôt fut reconnu et ramené le document tant regretté de Mr. Watkins. -Il était roulé en boule, un peu froissé, sans doute, mais parfaitement intact. -La bille à repriser de miss Watkins ! s’écria-t-il. -Évidemment, elle n’avait pu franchir l’orifice inférieur ! +Il le lui fallait à tout prix ! +Aussi, Lî et Bardik furent-ils appelés pour assister Cyprien en qualité d’aides. +On convint d’abord d’attacher préalablement l’autruche. +Cyprien ne s’en tint pas là. +Tout aussitôt fut reconnu et ramené le document tant regretté de Mr. Watkins. +Il était roulé en boule, un peu froissé, sans doute, mais parfaitement intact. +La bille à repriser de miss Watkins ! s’écria-t-il. +Évidemment, elle n’avait pu franchir l’orifice inférieur ! Un bougeoir de cuivre ! -Des pièces de monnaie !... +Des pièces de monnaie !... Un peigne de corne !... reprenait Cyprien en poursuivant son inventaire. -Tout à coup, il pâlit. +Tout à coup, il pâlit. Ses doigts venaient de rencontrer un objet d’une forme exceptionnelle !... -Il ne pouvait guère y avoir de doute sur ce que c’était !... -Et pourtant, il n’osait croire à un pareil hasard ! -Quel cri s’échappa de la bouche de John Watkins ! -Pas le moins du monde ! répondit Cyprien. -Dada, très abattue, baissait la tête et ne semblait aucunement disposée à s’enfuir. -Comment, miss Watkins si je crois qu’elle en reviendra ! répondit Cyprien. -Le cœur de Cyprien se mit à battre violemment. +Il ne pouvait guère y avoir de doute sur ce que c’était !... +Et pourtant, il n’osait croire à un pareil hasard ! +Quel cri s’échappa de la bouche de John Watkins ! +Pas le moins du monde ! répondit Cyprien. +Dada, très abattue, baissait la tête et ne semblait aucunement disposée à s’enfuir. +Comment, miss Watkins si je crois qu’elle en reviendra ! répondit Cyprien. +Le cœur de Cyprien se mit à battre violemment. Mr. Watkins avait un moyen bien simple ! -Il va sans dire que, quelques instants après, Matakit recouvrait sa liberté. -Aussi, le festin, dans l’après-midi du lendemain, était-il déjà dans toute sa splendeur. -À six heures, les invités arrivaient dans leurs plus beaux atours. +Il va sans dire que, quelques instants après, Matakit recouvrait sa liberté. +Aussi, le festin, dans l’après-midi du lendemain, était-il déjà dans toute sa splendeur. +À six heures, les invités arrivaient dans leurs plus beaux atours. Le repas se poursuivait donc au milieu de l’enthousiasme peu contenu des convives. Il faisait alors une chaleur accablante. Entrez ! cria Mr. Watkins de sa voix rauque. Qui que vous soyez, vous arrivez au bon moment, si vous avez soif ! -Tous les convives se regardèrent, très surpris de cette apparition inattendue. -Chacun s’attendait à quelque chose de grave. -Un profond silence s’était fait. -Tous les yeux étaient tournés vers le vieux lapidaire en cheveux blancs. +Tous les convives se regardèrent, très surpris de cette apparition inattendue. +Chacun s’attendait à quelque chose de grave. +Un profond silence s’était fait. +Tous les yeux étaient tournés vers le vieux lapidaire en cheveux blancs. Mr. Watkins se sentit pris d’une terreur vague et d’un frisson secret. -Quel bon vent vous amène ce soir ? -Le vent de la justice, voisin Watkins ! répondit froidement le vieillard. -John Watkins, vous m’aviez dépossédé de ce qui m’appartenait !... -Le bonhomme est fou ! dit-il en s’adressant à ses convives. -J’avais toujours pensé qu’il avait le crâne fêlé !... -Mais il paraît que, depuis quelque temps, la lézarde s’est élargie ! -Toute la table applaudit à cette grossièreté. +Quel bon vent vous amène ce soir ? +Le vent de la justice, voisin Watkins ! répondit froidement le vieillard. +John Watkins, vous m’aviez dépossédé de ce qui m’appartenait !... +Le bonhomme est fou ! dit-il en s’adressant à ses convives. +J’avais toujours pensé qu’il avait le crâne fêlé !... +Mais il paraît que, depuis quelque temps, la lézarde s’est élargie ! +Toute la table applaudit à cette grossièreté. Jacobus Vandergaart ne sourcilla pas. -Précisément, mon digne radoteur ! s’écria John Watkins. -Jacobus Vandergaart avait déployé son papier. -Voilà, John Watkins, ce que je viens vous dire ! +Précisément, mon digne radoteur ! s’écria John Watkins. +Jacobus Vandergaart avait déployé son papier. +Voilà, John Watkins, ce que je viens vous dire ! Je n’ai que faire de renseignements !... Je me moque pas mal des renseignements !... Suis-je chez moi, ici, oui ou non ?... Eh bien ! que m’importe le reste ?... -Les tribunaux ont épuisé leur action, répliqua Jacobus Vandergaart avec sa modération inexorable. +Les tribunaux ont épuisé leur action, répliqua Jacobus Vandergaart avec sa modération inexorable. Le malaise de John Watkins augmentait visiblement. -Il s’agitait sur son siège, essayait de ricaner, y parvenait mal. -Ses yeux tombèrent par hasard, en ce moment, sur l’Étoile du Sud. -Cette vue sembla lui rendre la confiance qui commençait à l’abandonner. -C’est encore une erreur, John Watkins, répliqua Jacobus Vandergaart d’un ton bref. -Et n’ayez crainte, ajouta-t-il, mes précautions sont prises ! -Jacobus Vandergaart frappa dans ses longues mains décharnées. -Tout le monde s’était levé, à l’exception de John Watkins. +Il s’agitait sur son siège, essayait de ricaner, y parvenait mal. +Ses yeux tombèrent par hasard, en ce moment, sur l’Étoile du Sud. +Cette vue sembla lui rendre la confiance qui commençait à l’abandonner. +C’est encore une erreur, John Watkins, répliqua Jacobus Vandergaart d’un ton bref. +Et n’ayez crainte, ajouta-t-il, mes précautions sont prises ! +Jacobus Vandergaart frappa dans ses longues mains décharnées. +Tout le monde s’était levé, à l’exception de John Watkins. Cependant, Jacobus Vandergaart ne le perdait pas de vue. -Ce mots pouvaient seuls s’échapper maintenant des lèvres frémissantes de Mr. Watkins. +Ce mots pouvaient seuls s’échapper maintenant des lèvres frémissantes de Mr. Watkins. J’ai l’honneur de vous demander la main de miss Alice Watkins ! -Cette demande du jeune ingénieur produisit l’effet d’un coup de théâtre. -Tant de désintéressement était bien fait pour les toucher. -Et puis, je suis seul au monde et déjà bien près du tombeau ! -Tous les regards se portèrent vers John Watkins. -Ses yeux s’étaient subitement mouillés, et il les couvrait d’une main tremblante. -Quant à John Watkins, il était réellement transfiguré. +Cette demande du jeune ingénieur produisit l’effet d’un coup de théâtre. +Tant de désintéressement était bien fait pour les toucher. +Et puis, je suis seul au monde et déjà bien près du tombeau ! +Tous les regards se portèrent vers John Watkins. +Ses yeux s’étaient subitement mouillés, et il les couvrait d’une main tremblante. +Quant à John Watkins, il était réellement transfiguré. Nous vendrons tout, et nous suivrons les enfants en Europe ! disait-il. Il faisait alors plus chaud que jamais. -En vain les fenêtres et les portes avaient-elles été laissées ouvertes. +En vain les fenêtres et les portes avaient-elles été laissées ouvertes. Pas le moindre souffle d’air ne faisait vaciller les bougies. -Cet orage, on l’attendait, on l’espérait comme un soulagement. -Puis, sans transition, les cataractes du ciel s’ouvrirent et le déluge commença. -On aurait dit un globe de verre qui éclate ! -Aussitôt, tous les regards se portèrent instinctivement vers l’Étoile du Sud... +Cet orage, on l’attendait, on l’espérait comme un soulagement. +Puis, sans transition, les cataractes du ciel s’ouvrirent et le déluge commença. +On aurait dit un globe de verre qui éclate ! +Aussitôt, tous les regards se portèrent instinctivement vers l’Étoile du Sud... Le diamant avait disparu. -Le phénomène semblait tenir du prodige. -L’Étoile du Sud a éclaté ! -Il était écrit que l’Étoile du Sud ne resterait à personne ! ajouta-t-il. +Le phénomène semblait tenir du prodige. +L’Étoile du Sud a éclaté ! +Il était écrit que l’Étoile du Sud ne resterait à personne ! ajouta-t-il. En ce cas, tout s’explique ! -Comment pouvez-vous traiter si légèrement un pareil sinistre ? dit-il enfin, rouge d’indignation. -C’est ce qui montre que nous sommes philosophes ! répondit Cyprien. -C’est bien le cas d’être sage, quand la sagesse est devenue nécessaire. -Il s’alita, languit quelques jours, puis s’éteignit. -Il n’avait pas survécu quinze jours à sa chère étoile. +Comment pouvez-vous traiter si légèrement un pareil sinistre ? dit-il enfin, rouge d’indignation. +C’est ce qui montre que nous sommes philosophes ! répondit Cyprien. +C’est bien le cas d’être sage, quand la sagesse est devenue nécessaire. +Il s’alita, languit quelques jours, puis s’éteignit. +Il n’avait pas survécu quinze jours à sa chère étoile. Page deux cent trente-six.) accident de ce genre. -Alice était maintenant la femme de Cyprien... +Alice était maintenant la femme de Cyprien... Que pouvait-elle demander de plus en ce monde ? \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\216le_myst\303\251rieuse.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\216le_myst\303\251rieuse.txt" index 19849735..2dcd6503 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\216le_myst\303\251rieuse.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/L\342\200\231\303\216le_myst\303\251rieuse.txt" @@ -1,3944 +1,3977 @@ -Texte entier PREMIÈRE PARTIE les naufragés de l'air Chapitres. +Texte entier PREMIÈRE PARTIE les naufragés de l'air Chapitres. Pis que cela, monsieur Cyrus ! -Voilà le dernier sac vidé ! -Le ballon se relève-t-il ? +Voilà le dernier sac vidé ! +Le ballon se relève-t-il ? J’entends comme un clapotement de vagues ! La mer est sous la nacelle ! -Elle ne doit pas être à cinq cents pieds de nous ! +Elle ne doit pas être à cinq cents pieds de nous ! Ce fut un ouragan, sans intermittence, qui dura du dix-huit au vingt-six mars. -D’où venait cet aérostat, véritable jouet de l’effroyable tempête ? -De quel point du monde s’était-il élancé ? -Il n’avait évidemment pas pu partir pendant l’ouragan. -Leurs yeux ne pouvaient percer l’épais brouillard qui s’amoncelait sous la nacelle. -Autour d’eux, tout était brume. -À l’aube, les nuages, plus vésiculaires, étaient remontés dans les hauteurs du ciel. -En quelques heures, la trombe s’évasa et se rompit. -Vers onze heures, la partie inférieure de l’air s’était sensiblement nettoyée. -Il ne semblait pas que l’ouragan fût allé plus loin dans l’ouest. -Il paraissait s’être tué lui-même. -Ils étaient donc perdus ! +D’où venait cet aérostat, véritable jouet de l’effroyable tempête ? +De quel point du monde s’était-il élancé ? +Il n’avait évidemment pas pu partir pendant l’ouragan. +Leurs yeux ne pouvaient percer l’épais brouillard qui s’amoncelait sous la nacelle. +Autour d’eux, tout était brume. +À l’aube, les nuages, plus vésiculaires, étaient remontés dans les hauteurs du ciel. +En quelques heures, la trombe s’évasa et se rompit. +Vers onze heures, la partie inférieure de l’air s’était sensiblement nettoyée. +Il ne semblait pas que l’ouragan fût allé plus loin dans l’ouest. +Il paraissait s’être tué lui-même. +Ils étaient donc perdus ! Pas une terre en vue, pas un navire ! -Situation terrible, que celle de ces infortunés ! -Ils n’étaient évidemment plus maîtres de l’aérostat. +Situation terrible, que celle de ces infortunés ! +Ils n’étaient évidemment plus maîtres de l’aérostat. Leurs tentatives ne pouvaient aboutir. -L’enveloppe du ballon se dégonflait de plus en plus. -Le fluide s’échappait sans qu’il fût aucunement possible de le retenir. -On n’eût pas entendu un seul murmure s’échapper de leurs lèvres. -À cette voix répondirent des voix non moins énergiques. +L’enveloppe du ballon se dégonflait de plus en plus. +Le fluide s’échappait sans qu’il fût aucunement possible de le retenir. +On n’eût pas entendu un seul murmure s’échapper de leurs lèvres. +À cette voix répondirent des voix non moins énergiques. Il y a encore dix mille francs d’or ! -Un sac pesant tomba aussitôt à la mer. -Le ballon se relève-t-il ? -Un peu, mais il ne tardera pas à retomber ! -Que reste-t-il à jeter au dehors ? -Accrochons-nous au filet ! et à la mer la nacelle ! -C’était, en effet, le seul et dernier moyen d’alléger l’aérostat. -On sait de quelle sensibilité statique sont doués les aérostats. +Un sac pesant tomba aussitôt à la mer. +Le ballon se relève-t-il ? +Un peu, mais il ne tardera pas à retomber ! +Que reste-t-il à jeter au dehors ? +Accrochons-nous au filet ! et à la mer la nacelle ! +C’était, en effet, le seul et dernier moyen d’alléger l’aérostat. +On sait de quelle sensibilité statique sont doués les aérostats. C’est ce qui arriva dans cette occasion. -Le gaz fuyait par la déchirure, qu’il était impossible de réparer. +Le gaz fuyait par la déchirure, qu’il était impossible de réparer. Les passagers avaient fait tout ce qu’ils pouvaient faire. -Aucun moyen humain ne pouvait les sauver désormais. -Ils n’avaient plus à compter que sur l’aide de Dieu. +Aucun moyen humain ne pouvait les sauver désormais. +Ils n’avaient plus à compter que sur l’aide de Dieu. Un aboiement sonore se fit entendre. Top a vu quelque chose ! -s’écria l’un des passagers. -Puis, aussitôt, une voix forte se fit entendre : « Terre ! terre ! -Mais cette terre se trouvait encore à trente milles sous le vent. -Telle était la terrible question ! -Les passagers voyaient distinctement ce point solide, qu’il fallait atteindre à tout prix. +s’écria l’un des passagers. +Puis, aussitôt, une voix forte se fit entendre : « Terre ! terre ! +Mais cette terre se trouvait encore à trente milles sous le vent. +Telle était la terrible question ! +Les passagers voyaient distinctement ce point solide, qu’il fallait atteindre à tout prix. Il rasait la surface de la mer. -Peut-être accosterait-il ainsi la côte ! +Peut-être accosterait-il ainsi la côte ! Sauvons-le ! sauvons-le ! -Cent fois, ils auraient dû périr ! -Cent fois, leur ballon déchiré gédéon spilett. -aurait dû les précipiter dans l’abîme ! -Leur navigation aérienne avait duré cinq jours. -Ses muscles présentaient de remarquables symptômes de tonicité. -En même temps, Cyrus Smith était le courage personnifié. -Il avait été de toutes les batailles pendant cette guerre de Sécession. -Gédéon Spilett marquait au premier rang de ces délégués. +Cent fois, ils auraient dû périr ! +Cent fois, leur ballon déchiré gédéon spilett. +aurait dû les précipiter dans l’abîme ! +Leur navigation aérienne avait duré cinq jours. +Ses muscles présentaient de remarquables symptômes de tonicité. +En même temps, Cyrus Smith était le courage personnifié. +Il avait été de toutes les batailles pendant cette guerre de Sécession. +Gédéon Spilett marquait au premier rang de ces délégués. D’ailleurs, « l’humour » ne lui manquait pas. -Gédéon Spilett était de haute taille. +Gédéon Spilett était de haute taille. Il avait quarante ans au plus. Des favoris blonds tirant sur le rouge encadraient sa figure. -Son œil était calme, vif, rapide dans ses déplacements. -Ces deux hommes se plurent et apprirent à s’apprécier. -L’esclave, devenu libre, n’avait pas voulu quitter son maître. -Il l’aimait à mourir pour lui. -Cependant, Grant continuait ses énergiques opérations. -La victoire de Petersburg lui avait été très-chèrement disputée. -Il n’avait qu’une idée : sortir de Richmond et à tout prix. -Plusieurs fois, même, il tenta l’aventure et fut arrêté par des obstacles infranchissables. +Son œil était calme, vif, rapide dans ses déplacements. +Ces deux hommes se plurent et apprirent à s’apprécier. +L’esclave, devenu libre, n’avait pas voulu quitter son maître. +Il l’aimait à mourir pour lui. +Cependant, Grant continuait ses énergiques opérations. +La victoire de Petersburg lui avait été très-chèrement disputée. +Il n’avait qu’une idée : sortir de Richmond et à tout prix. +Plusieurs fois, même, il tenta l’aventure et fut arrêté par des obstacles infranchissables. Le gouverneur autorisa la tentative. -Le départ du ballon avait été fixé au dix-huit mars. +Le départ du ballon avait été fixé au dix-huit mars. Mais ce vent du nord-ouest ne fut point une simple brise. -Dès le dix-huit, on put voir qu’il tournait à l’ouragan. -Le départ était impossible. -Il connaissait de réputation l’ingénieur Cyrus Smith. -Il savait avec quelle impatience cet homme déterminé rongeait son frein. -demanda-t-il d’une voix brève. -Pencroff se fit connaître. -Bien, répondit Cyrus Smith. +Dès le dix-huit, on put voir qu’il tournait à l’ouragan. +Le départ était impossible. +Il connaissait de réputation l’ingénieur Cyrus Smith. +Il savait avec quelle impatience cet homme déterminé rongeait son frein. +demanda-t-il d’une voix brève. +Pencroff se fit connaître. +Bien, répondit Cyrus Smith. Et par quel moyen me proposez-vous de fuir ? Le marin n’avait pas eu besoin d’achever sa phrase. -L’ingénieur avait compris d’un mot. -Il saisit Pencroff par le bras et l’entraîna chez lui. -Là, le marin développa son projet, très-simple en vérité. -On ne risquait que sa vie à l’exécuter. -Cyrus Smith avait écouté le marin sans mot dire, mais son regard brillait. -L’occasion était là. -Il n’était pas homme à la laisser échapper. -Le projet n’était que très-dangereux, donc il était exécutable. +L’ingénieur avait compris d’un mot. +Il saisit Pencroff par le bras et l’entraîna chez lui. +Là, le marin développa son projet, très-simple en vérité. +On ne risquait que sa vie à l’exécuter. +Cyrus Smith avait écouté le marin sans mot dire, mais son regard brillait. +L’occasion était là. +Il n’était pas homme à la laisser échapper. +Le projet n’était que très-dangereux, donc il était exécutable. Je ne suis pas seul !... dit en terminant Cyrus Smith. Combien de personnes voulez-vous donc emmener ? demanda le marin. Deux : mon ami Spilett et mon serviteur Nab. -Cela fait donc trois, répondit Pencroff, et, avec Harbert et moi, cinq. +Cela fait donc trois, répondit Pencroff, et, avec Harbert et moi, cinq. Or, le ballon devait enlever six... -Quant à Nab, il suivait son maître partout où son maître voulait aller. -À ce soir alors, dit Pencroff. -Nous flânerons tous les cinq, par là, en curieux ! -La journée fut terrible. -Pendant plusieurs heures, il rôda sur la place presque déserte, surveillant l’appareil. -La nuit se fit très sombre. -D’épaisses brumes passaient comme des nuages au ras du sol. -Une pluie mêlée de neige tombait. -Le temps était froid. +Quant à Nab, il suivait son maître partout où son maître voulait aller. +À ce soir alors, dit Pencroff. +Nous flânerons tous les cinq, par là, en curieux ! +La journée fut terrible. +Pendant plusieurs heures, il rôda sur la place presque déserte, surveillant l’appareil. +La nuit se fit très sombre. +D’épaisses brumes passaient comme des nuages au ras du sol. +Une pluie mêlée de neige tombait. +Le temps était froid. Une sorte de brouillard pesait sur Richmond. -Les rues de la ville étaient désertes. -Mais bah ! on en viendra à bout tout de même ! -On ne voyait même pas l’énorme aérostat, presque entièrement rabattu sur le sol. -Les cinq prisonniers se rencontrèrent près de la nacelle. +Les rues de la ville étaient désertes. +Mais bah ! on en viendra à bout tout de même ! +On ne voyait même pas l’énorme aérostat, presque entièrement rabattu sur le sol. +Les cinq prisonniers se rencontrèrent près de la nacelle. Ce fut l’affaire de quelques instants, et le marin rejoignit ses compagnons. En ce moment, un chien escalada d’un bond la nacelle. -Cyrus Smith craignant un excès de poids, voulait renvoyer le pauvre animal. +Cyrus Smith craignant un excès de poids, voulait renvoyer le pauvre animal. Bah ! un de plus ! -dit Pencroff, en délestant la nacelle de deux sacs de sable. -L’ouragan se déchaînait alors avec une épouvantable violence. -Son chien avait également disparu. -Le fidèle animal s’était volontairement précipité au secours de son maître. -s’écria le reporter. -Ceux-ci pouvaient donc espérer d’arriver à temps pour le sauver. +dit Pencroff, en délestant la nacelle de deux sacs de sable. +L’ouragan se déchaînait alors avec une épouvantable violence. +Son chien avait également disparu. +Le fidèle animal s’était volontairement précipité au secours de son maître. +s’écria le reporter. +Ceux-ci pouvaient donc espérer d’arriver à temps pour le sauver. Cherchons ! cherchons ! cria Nab. -Oui, Nab, répondit Gédéon Spilett, et nous le retrouverons ! +Oui, Nab, répondit Gédéon Spilett, et nous le retrouverons ! Sait-il nager ? demanda Pencroff. -Et, d’ailleurs, Top est là !... -Le marin, entendant la mer mugir, secoua la tête ! -Il était près de six heures alors. -La brume venait de se lever et rendait la nuit très-obscure. -D’autres, plus agiles, se levaient par bandes et passaient comme des nuées. +Et, d’ailleurs, Top est là !... +Le marin, entendant la mer mugir, secoua la tête ! +Il était près de six heures alors. +La brume venait de se lever et rendait la nuit très-obscure. +D’autres, plus agiles, se levaient par bandes et passaient comme des nuées. Le terrain solide manquait. C’est un promontoire, dit le marin. Eh bien, appelons-le ! -Et tous, unissant leurs voix, lancèrent un appel vigoureux, mais rien ne répondit. +Et tous, unissant leurs voix, lancèrent un appel vigoureux, mais rien ne répondit. Ils attendirent une accalmie. -Les oiseaux étaient moins nombreux sur cette partie du rivage. -On entendait à peine le bruit du ressac. -L’observation du marin était juste. +Les oiseaux étaient moins nombreux sur cette partie du rivage. +On entendait à peine le bruit du ressac. +L’observation du marin était juste. On ne pouvait l’affirmer. On ne pouvait non plus en sortir, puisque la mer l’entourait. Le silence de Cyrus ne prouve rien, dit le reporter. -Mais on chercha vainement du bois ou des broussailles sèches. +Mais on chercha vainement du bois ou des broussailles sèches. Sable et pierres, il n’y avait pas autre chose. -Il était trop évident qu’ils étaient impuissants alors à le secourir. +Il était trop évident qu’ils étaient impuissants alors à le secourir. Il fallait attendre le jour. -Ce furent de longues et pénibles heures à passer. -Le froid était vif. -Les naufragés souffrirent cruellement, mais ils s’en apercevaient à peine. -Ils ne songèrent même pas à prendre un instant de repos. +Ce furent de longues et pénibles heures à passer. +Le froid était vif. +Les naufragés souffrirent cruellement, mais ils s’en apercevaient à peine. +Ils ne songèrent même pas à prendre un instant de repos. Le marin fit un signe affirmatif. D’ailleurs ses yeux ne pouvaient le tromper. -Cependant le ciel se dégageait peu à peu. -La nuit s’écoula. -Le brouillard se déroulait en grosses volutes qui se déplaçaient lourdement. -C’était un contre-temps. -Les naufragés ne pouvaient rien distinguer autour d’eux. -Mais pas un bout de terre n’était visible. -Mais le brouillard ne devait pas tarder à se lever. -Ce n’était qu’une brumaille de beau temps. -Elle s’épaississait en haut, mais se dissipait en bas. -Oui ! la terre était là. -Là, le salut, provisoirement assuré, du moins. -Il avait hâte d’être sur cette côte et de la remonter au nord. -Personne n’eût pu le retenir. +Cependant le ciel se dégageait peu à peu. +La nuit s’écoula. +Le brouillard se déroulait en grosses volutes qui se déplaçaient lourdement. +C’était un contre-temps. +Les naufragés ne pouvaient rien distinguer autour d’eux. +Mais pas un bout de terre n’était visible. +Mais le brouillard ne devait pas tarder à se lever. +Ce n’était qu’une brumaille de beau temps. +Elle s’épaississait en haut, mais se dissipait en bas. +Oui ! la terre était là. +Là, le salut, provisoirement assuré, du moins. +Il avait hâte d’être sur cette côte et de la remonter au nord. +Personne n’eût pu le retenir. Pencroff le rappela, mais en vain. -Le reporter se disposait à suivre Nab. -Oui, répondit Gédéon Spilett. +Le reporter se disposait à suivre Nab. +Oui, répondit Gédéon Spilett. Eh bien, attendez, croyez-moi, dit le marin. -Nab suffira à porter secours à son maître. +Nab suffira à porter secours à son maître. Or, si je ne me trompe, c’est un courant de jusant. -Voyez, la marée baisse sur le sable. -Vous avez raison, répondit le reporter. -Séparons-nous le moins que nous pourrons... +Voyez, la marée baisse sur le sable. +Vous avez raison, répondit le reporter. +Séparons-nous le moins que nous pourrons... Pendant ce temps, Nab luttait avec vigueur contre le courant. Il le traversait suivant une direction oblique. -On voyait ses noires épaules émerger à chaque coupe. -Il dérivait avec une extrême vitesse, mais il gagnait aussi vers la côte. -C’était un maigre repas, mais, enfin, c’en était un. -Son extrême largeur ne dépassait pas un quart de mille. -Sur le plateau supérieur de la côte, aucun arbre. -Du moins, elle apparaissait telle, vue de l’îlot. -Toutefois, la verdure ne manquait pas à droite, en arrière du pan coupé. +On voyait ses noires épaules émerger à chaque coupe. +Il dérivait avec une extrême vitesse, mais il gagnait aussi vers la côte. +C’était un maigre repas, mais, enfin, c’en était un. +Son extrême largeur ne dépassait pas un quart de mille. +Sur le plateau supérieur de la côte, aucun arbre. +Du moins, elle apparaissait telle, vue de l’îlot. +Toutefois, la verdure ne manquait pas à droite, en arrière du pan coupé. On Et tous, unissant leurs voix... (Page vingt. -C’était un chapeau de neiges, coiffant quelque mont éloigné. +C’était un chapeau de neiges, coiffant quelque mont éloigné. Eh bien ! demanda Harbert, que dis-tu, Pencroff ? Mais voici le jusant qui se fait sentir. -Pencroff ne s’était pas trompé dans ses prévisions. -Tous trois arrivèrent sans difficulté sur le littoral opposé. +Pencroff ne s’était pas trompé dans ses prévisions. +Tous trois arrivèrent sans difficulté sur le littoral opposé. Harbert avait voulu l’accompagner. -Restez, mon garçon, lui avait dit le marin. -Nos amis auront besoin de se refaire à leur retour. -À chacun sa tâche. -Je suis prêt, Pencroff, répondit Harbert. +Restez, mon garçon, lui avait dit le marin. +Nos amis auront besoin de se refaire à leur retour. +À chacun sa tâche. +Je suis prêt, Pencroff, répondit Harbert. Bon ! reprit le marin, cela ira. -Nous sommes fatigués, nous avons froid, nous avons faim. +Nous sommes fatigués, nous avons froid, nous avons faim. Il s’agit donc de trouver abri, feu et nourriture. -C’est cela, répondit Pencroff. -En route, mon garçon. +C’est cela, répondit Pencroff. +En route, mon garçon. Mais, au lieu de remonter vers le nord, ils descendirent au sud. -Harbert appela donc Pencroff, qui se hâta d’accourir. -Eh ! ce sont des moules ! s’écria le marin. -Voilà de quoi remplacer les œufs qui nous manquent ! +Harbert appela donc Pencroff, qui se hâta d’accourir. +Eh ! ce sont des moules ! s’écria le marin. +Voilà de quoi remplacer les œufs qui nous manquent ! Et cela se mange ? demanda Pencroff. Alors, mangeons des lithodomes. -Le marin pouvait s’en rapporter à Harbert. -Ces lithodomes étaient des coquillages oblongs, attachés par grappes et très-adhérents aux roches. -En cet endroit, la muraille semblait avoir été séparée par quelque violent effort plutonien. -Là-bas, le bois ! dit Pencroff. +Le marin pouvait s’en rapporter à Harbert. +Ces lithodomes étaient des coquillages oblongs, attachés par grappes et très-adhérents aux roches. +En cet endroit, la muraille semblait avoir été séparée par quelque violent effort plutonien. +Là-bas, le bois ! dit Pencroff. Eh bien, Harbert, il ne manque plus que la maison ! -L’eau de la rivière était limpide. -Partout la muraille était lisse, plane et d’aplomb. -Leur plan géométrique représentait ce signe typographique &, qui signifie et cætera en abrégé. +L’eau de la rivière était limpide. +Partout la muraille était lisse, plane et d’aplomb. +Leur plan géométrique représentait ce signe typographique &, qui signifie et cætera en abrégé. Mais d’abord, allons faire provision de combustible. -Le courant en était assez rapide et charriait quelques bois morts. -répondit Harbert, qui se mit aussitôt à l’ouvrage. -La récolte fut facile. -Mais si le combustible ne manquait pas, les moyens de transport laissaient à désirer. -Ce bois étant très-sec, devait rapidement brûler. +Le courant en était assez rapide et charriait quelques bois morts. +répondit Harbert, qui se mit aussitôt à l’ouvrage. +La récolte fut facile. +Mais si le combustible ne manquait pas, les moyens de transport laissaient à désirer. +Ce bois étant très-sec, devait rapidement brûler. C’est ce que fit observer Harbert. Il y a toujours moyen de tout faire ! Si nous avions une charrette ou un bateau, ce serait trop facile. -Mais nous avons la rivière ! dit Harbert. -Préparons toujours notre train. -Pencroff commença aussitôt à confectionner son train. -C’était comme un escalier naturel. -Harbert et le marin commencèrent donc leur ascension. -C’était là que Cyrus Smith avait disparu. -La mer n’était qu’un vaste désert d’eau. -Quant à la côte, déserte aussi. +Mais nous avons la rivière ! dit Harbert. +Préparons toujours notre train. +Pencroff commença aussitôt à confectionner son train. +C’était comme un escalier naturel. +Harbert et le marin commencèrent donc leur ascension. +C’était là que Cyrus Smith avait disparu. +La mer n’était qu’un vaste désert d’eau. +Quant à la côte, déserte aussi. Ni le reporter, ni Nab ne s’y montraient. Il doit avoir atteint quelque point du rivage. N’est-ce pas, Pencroff ? -Le marin secoua tristement la tête. -Cependant, il observait la côte avec une extrême attention. -Ces roches, encore émergées, ressemblaient à des groupes d’amphibies couchés dans le ressac. -Au point où le marin avait laissé son train « Quels sont donc ces oiseaux ?... -Sommes-nous sur une île ? murmura le marin. -En tout cas, elle semblerait être assez vaste ! répondit le jeune garçon. -Une île, si vaste qu’elle fût, ne serait toujours qu’une île ! -Mais cette importante question ne pouvait encore être résolue. -Il fallait en remettre la solution à un autre moment. -Dieu soit donc loué ! -Là vivaient quelques centaines d’oiseaux nichés dans les trous de la pierre. -Ah ! s’écria-t-il, ceux-là ne sont ni des goëlands, ni des mouettes ! +Le marin secoua tristement la tête. +Cependant, il observait la côte avec une extrême attention. +Ces roches, encore émergées, ressemblaient à des groupes d’amphibies couchés dans le ressac. +Au point où le marin avait laissé son train « Quels sont donc ces oiseaux ?... +Sommes-nous sur une île ? murmura le marin. +En tout cas, elle semblerait être assez vaste ! répondit le jeune garçon. +Une île, si vaste qu’elle fût, ne serait toujours qu’une île ! +Mais cette importante question ne pouvait encore être résolue. +Il fallait en remettre la solution à un autre moment. +Dieu soit donc loué ! +Là vivaient quelques centaines d’oiseaux nichés dans les trous de la pierre. +Ah ! s’écria-t-il, ceux-là ne sont ni des goëlands, ni des mouettes ! Quels sont donc ces oiseaux ? demanda Pencroff. On dirait, ma foi, des pigeons ! -En effet, mais ce sont des pigeons sauvages, ou pigeons de roche, répondit Harbert. +En effet, mais ce sont des pigeons sauvages, ou pigeons de roche, répondit Harbert. Mais dans quoi feras-tu ton omelette ? demanda Harbert. -Bon ! répondit le marin, je ne suis pas assez sorcier pour cela. -Quand ils arrivèrent au coude de la rivière, il était une heure après midi. -Le courant se renversait déjà. -Le procédé réussit à souhait. +Bon ! répondit le marin, je ne suis pas assez sorcier pour cela. +Quand ils arrivèrent au coude de la rivière, il était une heure après midi. +Le courant se renversait déjà. +Le procédé réussit à souhait. Tout en travaillant, Harbert et Pencroff causaient. -Peut-être, disait Harbert, nos compagnons auront-ils trouvé une meilleure installation que la nôtre ? -C’est possible, répondait le marin, mais, dans le doute, ne t’abstiens pas ! -C’était un homme celui-là, et un vrai ! -C’était... dit Harbert. -Est-ce que tu désespères de le revoir jamais ? +Peut-être, disait Harbert, nos compagnons auront-ils trouvé une meilleure installation que la nôtre ? +C’est possible, répondait le marin, mais, dans le doute, ne t’abstiens pas ! +C’était un homme celui-là, et un vrai ! +C’était... dit Harbert. +Est-ce que tu désespères de le revoir jamais ? Dieu m’en garde ! -Le travail d’appropriation fut rapidement exécuté, et Pencroff s’en déclara très satisfait. +Le travail d’appropriation fut rapidement exécuté, et Pencroff s’en déclara très satisfait. Maintenant, dit-il, nos amis peuvent revenir. Ils trouveront un abri suffisant. -Restait à établir le foyer et à préparer le repas. -Besogne simple et facile, en vérité. -Cependant, c’est un procédé très-simple et très-usité dans les îles du Pacifique. -J’avoue donc que je préfère les allumettes ! -Où sont mes allumettes ? +Restait à établir le foyer et à préparer le repas. +Besogne simple et facile, en vérité. +Cependant, c’est un procédé très-simple et très-usité dans les îles du Pacifique. +J’avoue donc que je préfère les allumettes ! +Où sont mes allumettes ? Il ne la trouva pas. -Voilà qui est bête, et plus que bête ! dit-il en regardant Harbert. -Cette boîte sera tombée de ma poche, et je l’ai perdue ! -Le marin sortit, suivi du jeune garçon, et se grattant le front avec vivacité. -La boîte était en cuivre et n’eût point échappé à leurs yeux. -Je m’en suis bien gardé, répondit le marin. -Ma pipe, elle-même, m’a bien quitté ! -Où peut-elle être ? -C’était une perte grave dans la circonstance, et, pour le moment, irréparable. -Pencroff ne cacha point son désappointement très-vif. -Son front s’était fortement plissé. -Il ne prononçait pas une seule parole. -Mais non, mon garçon, répondit le marin. -Elles étaient dans une boîte en cuivre qui fermait bien ! +Voilà qui est bête, et plus que bête ! dit-il en regardant Harbert. +Cette boîte sera tombée de ma poche, et je l’ai perdue ! +Le marin sortit, suivi du jeune garçon, et se grattant le front avec vivacité. +La boîte était en cuivre et n’eût point échappé à leurs yeux. +Je m’en suis bien gardé, répondit le marin. +Ma pipe, elle-même, m’a bien quitté ! +Où peut-elle être ? +C’était une perte grave dans la circonstance, et, pour le moment, irréparable. +Pencroff ne cacha point son désappointement très-vif. +Son front s’était fortement plissé. +Il ne prononçait pas une seule parole. +Mais non, mon garçon, répondit le marin. +Elles étaient dans une boîte en cuivre qui fermait bien ! Et maintenant, comment faire ? Nous trouverons certainement moyen de nous procurer du feu, dit Harbert. -Monsieur Smith ou Monsieur Spilett ne seront pas à court comme nous ! -J’en doute, répondit le marin en secouant la tête. -Harbert ne répondit pas. -La perte de la boîte était évidemment un fait regrettable. -Il était cinq heures du soir, quand Harbert et lui rentrèrent aux Cheminées. -Le jeune garçon éprouva un inexprimable serrement de cœur. -Le marin ne s’était point trompé dans ses pressentiments. -L’ingénieur Cyrus Smith n’avait pu être retrouvé ! +Monsieur Smith ou Monsieur Spilett ne seront pas à court comme nous ! +J’en doute, répondit le marin en secouant la tête. +Harbert ne répondit pas. +La perte de la boîte était évidemment un fait regrettable. +Il était cinq heures du soir, quand Harbert et lui rentrèrent aux Cheminées. +Le jeune garçon éprouva un inexprimable serrement de cœur. +Le marin ne s’était point trompé dans ses pressentiments. +L’ingénieur Cyrus Smith n’avait pu être retrouvé ! Le reporter, en arrivant, s’assit sur une roche, sans mot dire. -Le reporter fit le récit des recherches tentées pour retrouver Cyrus Smith. -La grève était déserte. +Le reporter fit le récit des recherches tentées pour retrouver Cyrus Smith. +La grève était déserte. Nulle trace, nulle empreinte. -Il était évident qu’aucun habitant ne fréquentait cette portion de la côte. +Il était évident qu’aucun habitant ne fréquentait cette portion de la côte. Il n’est pas mort ! Non ! cela n’est pas ! Moi ! n’importe quel autre, possible ! mais lui ! jamais. -C’est un homme à revenir de tout !... +C’est un homme à revenir de tout !... Puis, la force l’abandonnant : « Ah ! je n’en puis plus ! -Harbert courut à lui. +Harbert courut à lui. Dieu nous le rendra ! Mais en attendant, vous avez faim ! Mangez, mangez un peu, je vous en prie ! -Nab n’avait pas mangé depuis bien des heures, mais il refusa. -Privé de son maître, Nab ne pouvait ou ne voulait plus vivre ! -Il était exténué, mais calme. +Nab n’avait pas mangé depuis bien des heures, mais il refusa. +Privé de son maître, Nab ne pouvait ou ne voulait plus vivre ! +Il était exténué, mais calme. Voici la nuit qui vient. -s’écria le marin, qui ne put retenir ce mot. -Le reporter l’entendit, et, allant à Pencroff : « Pas une allumette ? dit-il. -Pas une, et par conséquent pas de feu ! -Les quatre naufragés restèrent immobiles et se regardèrent, non sans inquiétude. -Peut-être n’avez-vous pas bien cherché ? +s’écria le marin, qui ne put retenir ce mot. +Le reporter l’entendit, et, allant à Pencroff : « Pas une allumette ? dit-il. +Pas une, et par conséquent pas de feu ! +Les quatre naufragés restèrent immobiles et se regardèrent, non sans inquiétude. +Peut-être n’avez-vous pas bien cherché ? Une seule allumette nous suffirait ! Voulez-vous me laisser faire ? -lui dit le jeune garçon. -Je n'ai jamais été si ému de ma vie. -Page quarante-deux.) « Une allumette ! s’écria Pencroff. -Ah ! c’est comme si nous en avions une cargaison tout entière ! -Il prit l’allumette, et, suivi de ses compagnons, il regagna les Cheminées. -Le marin s’assura qu’il était bien sec. +lui dit le jeune garçon. +Je n'ai jamais été si ému de ma vie. +Page quarante-deux.) « Une allumette ! s’écria Pencroff. +Ah ! c’est comme si nous en avions une cargaison tout entière ! +Il prit l’allumette, et, suivi de ses compagnons, il regagna les Cheminées. +Le marin s’assura qu’il était bien sec. Puis, cela fait : « Il faudrait du papier, dit-il. Le premier frottement ne produisit aucun effet. -Pencroff n’avait pas appuyé assez vivement, craignant d’érailler le phosphore. +Pencroff n’avait pas appuyé assez vivement, craignant d’érailler le phosphore. Non, je ne pourrai pas, dit-il, ma main tremble... Je ne peux pas... je ne veux pas !... et se relevant, il chargea Harbert de le remplacer. -Certes, le jeune garçon n’avait de sa vie été aussi impressionné. +Certes, le jeune garçon n’avait de sa vie été aussi impressionné. Le cœur lui battait fort. -Prométhée allant dérober le feu du ciel ne devait pas être plus ému ! -Il n’hésita pas, cependant, et frotta rapidement le galet. -Le papier prit feu en quelques secondes, et les mousses brûlèrent aussitôt. +Prométhée allant dérober le feu du ciel ne devait pas être plus ému ! +Il n’hésita pas, cependant, et frotta rapidement le galet. +Le papier prit feu en quelques secondes, et les mousses brûlèrent aussitôt. Il est certain que ce feu faisait bien sur le foyer de pierres plates. -Deux douzaines d’œufs furent apportées par Harbert. -Le reporter, accoté dans un coin, regardait ces apprêts sans rien dire. -Une triple pensée tendait son esprit. +Deux douzaines d’œufs furent apportées par Harbert. +Le reporter, accoté dans un coin, regardait ces apprêts sans rien dire. +Une triple pensée tendait son esprit. Cyrus vit-il encore ? -S’il vit, où peut-il être ? -Quant à Nab, il rôdait sur la grève. -Ce n’était plus qu’un corps sans âme. -Tel fut le premier repas des naufragés sur cette côte inconnue. -Ah ! si l’un d’eux n’eût pas manqué à ce repas ! -Ainsi se passa cette journée du vingt-cinq mars. -La nuit était venue. -On entendait au dehors le vent siffler et le ressac monotone battre la côte. -Les galets, poussés et ramenés par les lames, roulaient avec un fracas assourdissant. -Un seul des naufragés ne reposa pas dans les Cheminées. -Les passagers de la nacelle avaient tout jeté au dehors pour alléger l’aérostat. +S’il vit, où peut-il être ? +Quant à Nab, il rôdait sur la grève. +Ce n’était plus qu’un corps sans âme. +Tel fut le premier repas des naufragés sur cette côte inconnue. +Ah ! si l’un d’eux n’eût pas manqué à ce repas ! +Ainsi se passa cette journée du vingt-cinq mars. +La nuit était venue. +On entendait au dehors le vent siffler et le ressac monotone battre la côte. +Les galets, poussés et ramenés par les lames, roulaient avec un fracas assourdissant. +Un seul des naufragés ne reposa pas dans les Cheminées. +Les passagers de la nacelle avaient tout jeté au dehors pour alléger l’aérostat. Mais ici, pas un instrument quelconque, pas un ustensile. -De rien, il leur faudrait arriver à tout ! -Hélas ! il ne fallait plus compter revoir Cyrus Smith. -C’était une question importante à résoudre et dans le plus bref délai. -De sa solution sortiraient les mesures à prendre. -Les Cheminées offraient une retraite suffisante provisoirement. -Le feu était allumé, et il serait facile de conserver des braises. -Peut-être les arbres de la forêt voisine donneraient-ils des fruits comestibles ? -Enfin, l’eau douce était là. -Ce projet convenait particulièrement à Nab. -Et cette idée s’enracina plus que jamais dans son cœur obstiné. -Illusion peut-être, illusion respectable toutefois, que le marin ne voulut pas détruire ! +De rien, il leur faudrait arriver à tout ! +Hélas ! il ne fallait plus compter revoir Cyrus Smith. +C’était une question importante à résoudre et dans le plus bref délai. +De sa solution sortiraient les mesures à prendre. +Les Cheminées offraient une retraite suffisante provisoirement. +Le feu était allumé, et il serait facile de conserver des braises. +Peut-être les arbres de la forêt voisine donneraient-ils des fruits comestibles ? +Enfin, l’eau douce était là. +Ce projet convenait particulièrement à Nab. +Et cette idée s’enracina plus que jamais dans son cœur obstiné. +Illusion peut-être, illusion respectable toutefois, que le marin ne voulut pas détruire ! Le reporter resta donc. En chasse, Harbert, dit le marin. -Le linge brûlé, répondit le jeune garçon. +Le linge brûlé, répondit le jeune garçon. Cela peut, au besoin, servir d’amadou. -Le marin trouva l’avis fort sensé. -Seulement, il avait l’inconvénient de nécessiter le sacrifice d’un morceau de mouchoir. -Il était alors neuf heures du matin. -Le temps menaçait, et la brise soufflait du sud-est. -Ah ! que n’eût-il donné pour avoir un couteau ! -Puis, les deux chasseurs s’avancèrent dans les hautes herbes, en suivant la berge. -Mais Pencroff le rappelait aussitôt en le priant de ne point s’éloigner. +Le marin trouva l’avis fort sensé. +Seulement, il avait l’inconvénient de nécessiter le sacrifice d’un morceau de mouchoir. +Il était alors neuf heures du matin. +Le temps menaçait, et la brise soufflait du sud-est. +Ah ! que n’eût-il donné pour avoir un couteau ! +Puis, les deux chasseurs s’avancèrent dans les hautes herbes, en suivant la berge. +Mais Pencroff le rappelait aussitôt en le priant de ne point s’éloigner. Cependant, le marin observait avec attention la disposition et la nature des lieux. -Sur cette rive gauche, le sol était plat et remontait insensiblement vers l’intérieur. -Quelquefois humide, il prenait alors une apparence marécageuse. -Jusqu’alors, la chasse n’avait pas été fructueuse. -Maladroit que je suis ! s’écria Harbert. -Eh non, mon garçon ! répondit le marin. -Le coup était bien porté, et plus d’un aurait manqué l’oiseau. -Allons ! ne vous dépitez pas ! +Sur cette rive gauche, le sol était plat et remontait insensiblement vers l’intérieur. +Quelquefois humide, il prenait alors une apparence marécageuse. +Jusqu’alors, la chasse n’avait pas été fructueuse. +Maladroit que je suis ! s’écria Harbert. +Eh non, mon garçon ! répondit le marin. +Le coup était bien porté, et plus d’un aurait manqué l’oiseau. +Allons ! ne vous dépitez pas ! Nous le rattraperons un autre jour ! -Ils sont bons à manger, et même leur chair est très délicate, reprit Harbert. +Ils sont bons à manger, et même leur chair est très délicate, reprit Harbert. Ces couroucous attendaient au passage les insectes qui leur servent de nourriture. -Une centaine jonchait déjà le sol, quand les autres se décidèrent à fuir. -On le prendrait à la main ! -On ne pouvait dire que le but jusqu’ici eût été atteint. +Une centaine jonchait déjà le sol, quand les autres se décidèrent à fuir. +On le prendrait à la main ! +On ne pouvait dire que le but jusqu’ici eût été atteint. Si encore il avait eu le chien Top ! -Soudain, un véritable appel de trompette résonna dans la forêt. -Mais c’était difficile, car ils ne se laissaient point approcher. -Comme une carpe ? s’écria Harbert, très-surpris de la proposition. -Comme une carpe, » répondit sérieusement le marin. +Soudain, un véritable appel de trompette résonna dans la forêt. +Mais c’était difficile, car ils ne se laissaient point approcher. +Comme une carpe ? s’écria Harbert, très-surpris de la proposition. +Comme une carpe, » répondit sérieusement le marin. Tous deux alors attendirent patiemment. -Certes, le jeune garçon, à ce moment, se sentit intéressé très vivement. -Cependant, les gallinacés se promenaient entre les hameçons, sans trop s’en préoccuper. -Trois tétras, très-voraces sans doute, avalèrent à la fois l’appât et l’hameçon. +Certes, le jeune garçon, à ce moment, se sentit intéressé très vivement. +Cependant, les gallinacés se promenaient entre les hameçons, sans trop s’en préoccuper. +Trois tétras, très-voraces sans doute, avalèrent à la fois l’appât et l’hameçon. Harbert avait battu des mains. -Le vent était déjà fort, et il fraîchissait avec le déclin du jour. -Harbert entra dans les Cheminées, et Pencroff se dirigea vers le reporter. -Celui-ci, très-absorbé, ne le vit pas venir. +Le vent était déjà fort, et il fraîchissait avec le déclin du jour. +Harbert entra dans les Cheminées, et Pencroff se dirigea vers le reporter. +Celui-ci, très-absorbé, ne le vit pas venir. Nous allons avoir une mauvaise nuit, monsieur Spilett ! dit le marin. -De la pluie et du vent à faire la joie des pétrels ! -Le marin ne s’attendait pas à cette question. -Il réfléchit un instant et répondit : « À deux encâblures, au plus. -Mais qu’est-ce qu’une encâblure ? demanda Gédéon Spilett. +De la pluie et du vent à faire la joie des pétrels ! +Le marin ne s’attendait pas à cette question. +Il réfléchit un instant et répondit : « À deux encâblures, au plus. +Mais qu’est-ce qu’une encâblure ? demanda Gédéon Spilett. Cent vingt brasses environ ou six cents pieds. Et son chien aussi ? -Ce n’est pas étonnant, avec une mer aussi forte, répondit le marin. +Ce n’est pas étonnant, avec une mer aussi forte, répondit le marin. C’est mon avis. -Je voudrais penser comme vous, monsieur Spilett, répondit Pencroff. +Je voudrais penser comme vous, monsieur Spilett, répondit Pencroff. Malheureusement, ma conviction est faite ! -Cela dit, le marin revint vers les Cheminées. -Un bon feu pétillait sur le foyer. -Pencroff s’occupa aussitôt de préparer le dîner. -À sept heures du soir, Nab n’était pas encore de retour. -Cette absence prolongée ne pouvait qu’inquiéter Pencroff au sujet du nègre. -Mais Harbert tira de cette absence des conséquences toutes différentes. -Pourquoi Nab n’était-il pas rentré, si un espoir quelconque ne le retenait pas ? -Peut-être suivait-il en ce moment une piste certaine ? -Peut-être était-il près de son maître ?... -Ainsi raisonnait le jeune garçon. +Cela dit, le marin revint vers les Cheminées. +Un bon feu pétillait sur le foyer. +Pencroff s’occupa aussitôt de préparer le dîner. +À sept heures du soir, Nab n’était pas encore de retour. +Cette absence prolongée ne pouvait qu’inquiéter Pencroff au sujet du nègre. +Mais Harbert tira de cette absence des conséquences toutes différentes. +Pourquoi Nab n’était-il pas rentré, si un espoir quelconque ne le retenait pas ? +Peut-être suivait-il en ce moment une piste certaine ? +Peut-être était-il près de son maître ?... +Ainsi raisonnait le jeune garçon. Ainsi parla-t-il. -Ses compagnons le laissèrent dire. +Ses compagnons le laissèrent dire. Seul, le reporter l’approuvait du geste. -Le reporter ne put se retenir d’embrasser le généreux enfant. -Le mauvais temps s’était absolument déclaré. -La pluie, pulvérisée par l’ouragan, s’enlevait comme un brouillard liquide. -Il y avait dans l’air autant de poussière minérale que de poussière aqueuse. +Le reporter ne put se retenir d’embrasser le généreux enfant. +Le mauvais temps s’était absolument déclaré. +La pluie, pulvérisée par l’ouragan, s’enlevait comme un brouillard liquide. +Il y avait dans l’air autant de poussière minérale que de poussière aqueuse. Le gibier forma l’unique plat du souper. -On mangea volontiers de cette viande, qui était excellente. -Pencroff et Harbert, dont une longue excursion avait surexcité l’appétit, dévorèrent. -Au dehors, avec la nuit qui s’avançait, la tempête prenait des proportions formidables. -Très-heureusement, l’entassement de roches qui formait les Cheminées était solide. -Pencroff sentait cela, et sous sa main, appuyée aux parois, couraient de rapides frémissements. -Seul, Gédéon Spilett était tenu éveillé par l’inquiétude. -Il se reprochait de ne pas avoir accompagné Nab. -On a vu que tout espoir ne l’avait pas abandonné. -Les pressentiments qui avaient agité Harbert n’avaient pas cessé de l’agiter aussi. -Sa pensée était concentrée sur Nab. -Pourquoi Nab n’était-il pas revenu ? -Le reporter était penché sur lui, et lui disait : « Écoutez, Pencroff, écoutez ! -À ce signal, qui était attendu... (Page cinquante-huit.) « C’est le vent, dit-il. -Non, répondit Gédéon Spilett, en écoutant de nouveau, j’ai cru entendre... +On mangea volontiers de cette viande, qui était excellente. +Pencroff et Harbert, dont une longue excursion avait surexcité l’appétit, dévorèrent. +Au dehors, avec la nuit qui s’avançait, la tempête prenait des proportions formidables. +Très-heureusement, l’entassement de roches qui formait les Cheminées était solide. +Pencroff sentait cela, et sous sa main, appuyée aux parois, couraient de rapides frémissements. +Seul, Gédéon Spilett était tenu éveillé par l’inquiétude. +Il se reprochait de ne pas avoir accompagné Nab. +On a vu que tout espoir ne l’avait pas abandonné. +Les pressentiments qui avaient agité Harbert n’avaient pas cessé de l’agiter aussi. +Sa pensée était concentrée sur Nab. +Pourquoi Nab n’était-il pas revenu ? +Le reporter était penché sur lui, et lui disait : « Écoutez, Pencroff, écoutez ! +À ce signal, qui était attendu... (Page cinquante-huit.) « C’est le vent, dit-il. +Non, répondit Gédéon Spilett, en écoutant de nouveau, j’ai cru entendre... Les aboiements d’un chien ! -Un chien ! s’écria Pencroff, qui se releva d’un bond. -Ce n’est pas possible ! répondit le marin. -Et, d’ailleurs, comment, avec les mugissements de la tempête... +Un chien ! s’écria Pencroff, qui se releva d’un bond. +Ce n’est pas possible ! répondit le marin. +Et, d’ailleurs, comment, avec les mugissements de la tempête... Eh bien !... dit le reporter, en serrant la main du marin. -Oui... oui !... répondit Pencroff. -Ils eurent une peine extrême à sortir. +Oui... oui !... répondit Pencroff. +Ils eurent une peine extrême à sortir. Le vent les repoussait. -Ils regardèrent, ils ne pouvaient parler. -L’obscurité était absolue. -La mer, le ciel, la terre, se confondaient dans une égale intensité des ténèbres. -Ce ne pouvait être que Top qui aboyait ainsi ! -Mais était-il seul ou accompagné ? +Ils regardèrent, ils ne pouvaient parler. +L’obscurité était absolue. +La mer, le ciel, la terre, se confondaient dans une égale intensité des ténèbres. +Ce ne pouvait être que Top qui aboyait ainsi ! +Mais était-il seul ou accompagné ? puis, il rentra dans le couloir. -Une brassée de bois sec fut jetée sur les charbons. -Le couloir s’éclaira d’une vive flamme. -C’était le chien de l’ingénieur Cyrus Smith. -Mais il était seul ! -Ni son maître, ni Nab ne l’accompagnaient ! -Harbert l’avait attiré vers lui et lui pressait la tête entre ses mains. -Si le chien est retrouvé, le maître se retrouvera aussi ! dit le reporter. -Dieu le veuille ! répondit Harbert. +Une brassée de bois sec fut jetée sur les charbons. +Le couloir s’éclaira d’une vive flamme. +C’était le chien de l’ingénieur Cyrus Smith. +Mais il était seul ! +Ni son maître, ni Nab ne l’accompagnaient ! +Harbert l’avait attiré vers lui et lui pressait la tête entre ses mains. +Si le chien est retrouvé, le maître se retrouvera aussi ! dit le reporter. +Dieu le veuille ! répondit Harbert. Pencroff ne fit pas une objection. Pencroff recouvrit avec soin les charbons du foyer. Suivre une route rectiligne devenait difficile. -Le mieux était de s’en rapporter à l’instinct de Top. +Le mieux était de s’en rapporter à l’instinct de Top. Ce qui fut fait. -Aucun échange de paroles n’eût été possible. -Toutefois, une circonstance favorisa très-heureusement le marin et ses deux compagnons. -Sauvé, n’est-ce pas ? répétait Harbert, sauvé, Top ? -Et le chien aboyait comme pour répondre. +Aucun échange de paroles n’eût été possible. +Toutefois, une circonstance favorisa très-heureusement le marin et ses deux compagnons. +Sauvé, n’est-ce pas ? répétait Harbert, sauvé, Top ? +Et le chien aboyait comme pour répondre. La marche fut reprise. -Il était environ deux heures et demie du matin. -Les nuages s’étaient légèrement relevés et ne traînaient plus sur le sol. -Ils étaient décidés à suivre Top jusqu’où l’intelligent animal voudrait les conduire. -Vers cinq heures, le jour commença à se faire. -À six heures du matin, le jour était fait. -Les nuages couraient avec une extrême rapidité dans une zone relativement haute. -Le marin et ses compagnons étaient alors à six milles environ des Cheminées. -Bien en arrière, dans le sud-ouest, s’arrondissait la lisière de la dernière forêt. -En ce moment, Top donna des signes non équivoques d’agitation. -Le pays paraissait être absolument désert. -Pas un être vivant ne l’animait. -Là, Top s’arrêta et jeta un aboiement clair. -Nab était là, agenouillé près d’un corps étendu sur un lit d’herbes... -Ce corps était celui de l’ingénieur Cyrus Smith. +Il était environ deux heures et demie du matin. +Les nuages s’étaient légèrement relevés et ne traînaient plus sur le sol. +Ils étaient décidés à suivre Top jusqu’où l’intelligent animal voudrait les conduire. +Vers cinq heures, le jour commença à se faire. +À six heures du matin, le jour était fait. +Les nuages couraient avec une extrême rapidité dans une zone relativement haute. +Le marin et ses compagnons étaient alors à six milles environ des Cheminées. +Bien en arrière, dans le sud-ouest, s’arrondissait la lisière de la dernière forêt. +En ce moment, Top donna des signes non équivoques d’agitation. +Le pays paraissait être absolument désert. +Pas un être vivant ne l’animait. +Là, Top s’arrêta et jeta un aboiement clair. +Nab était là, agenouillé près d’un corps étendu sur un lit d’herbes... +Ce corps était celui de l’ingénieur Cyrus Smith. Nab ne bougea pas. Le marin ne lui jeta qu’un mot. -s’écria-t-il. -Nab ne répondit pas. -Gédéon Spilett et Pencroff devinrent pâles. +s’écria-t-il. +Nab ne répondit pas. +Gédéon Spilett et Pencroff devinrent pâles. Harbert joignit les mains et demeura immobile. -Nab s’était redressé un peu et regardait sans voir. -Le désespoir n’eût pu altérer davantage un visage d’homme. -Nab était méconnaissable, épuisé par la fatigue, brisé par la douleur. -Il croyait son maître mort. -Gédéon Spilett, après une longue et attentive observation, se releva. +Nab s’était redressé un peu et regardait sans voir. +Le désespoir n’eût pu altérer davantage un visage d’homme. +Nab était méconnaissable, épuisé par la fatigue, brisé par la douleur. +Il croyait son maître mort. +Gédéon Spilett, après une longue et attentive observation, se releva. Mais rien pour mettre cette eau, pas une coquille dans ces dunes ! -Ces molécules d’eau fraîche produisirent un effet presque immédiat. -Nab avait repris espoir à ces paroles. +Ces molécules d’eau fraîche produisirent un effet presque immédiat. +Nab avait repris espoir à ces paroles. Mais l’explication de cette circonstance viendrait plus tard. -Quand Cyrus Smith pourrait parler, il dirait ce qui s’était passé. +Quand Cyrus Smith pourrait parler, il dirait ce qui s’était passé. C’est ce qui fut fait avec la vareuse du marin. -Vous l’avez donc cru mort, votre maître ? demanda le marin à Nab. -On voit à quoi avait tenu la vie de Cyrus Smith ! -Nab raconta alors ce qui s’était passé. -Nab n’espérait plus retrouver son maître vivant. -Nab avait cherché longtemps. -Ses efforts demeurèrent infructueux. -Pas une coquille écrasée. -Nab s’était donc décidé à remonter la côte pendant quelques milles. -Nab le savait, et il voulait revoir son maître une dernière fois. -Des empreintes de pas ? s’écria Pencroff. -Et ces empreintes commençaient aux écueils même ? demanda le reporter. +Vous l’avez donc cru mort, votre maître ? demanda le marin à Nab. +On voit à quoi avait tenu la vie de Cyrus Smith ! +Nab raconta alors ce qui s’était passé. +Nab n’espérait plus retrouver son maître vivant. +Nab avait cherché longtemps. +Ses efforts demeurèrent infructueux. +Pas une coquille écrasée. +Nab s’était donc décidé à remonter la côte pendant quelques milles. +Nab le savait, et il voulait revoir son maître une dernière fois. +Des empreintes de pas ? s’écria Pencroff. +Et ces empreintes commençaient aux écueils même ? demanda le reporter. Quand je vis ces empreintes, je devins comme fou. -Elles étaient très reconnaissables, et se dirigeaient vers les dunes. -C’était Top, et Top me conduisit ici même, près de mon maître ! -Il avait essayé de surprendre en lui quelque reste de vie ! -Maintenant qu’il l’avait retrouvé mort, il le voulait vivant ! -Tous ses efforts avaient été inutiles ! -Ceux-ci voudraient, sans doute, revoir une dernière fois l’infortuné ! -Ne pouvait-il s’en rapporter à la sagacité de ce fidèle animal ? -Les compagnons de Nab avaient écouté ce récit avec une extrême attention. -Non, ce n’est pas moi, répondit Nab. -Il est bien évident que Monsieur Smith y est venu seul, dit Pencroff. -Il fallait pour cela attendre que la parole lui fût revenue. -Heureusement, la vie reprenait déjà son cours. -Les frictions avaient rétabli la circulation du sang. -La vie ne se révélait en lui que par le mouvement. +Elles étaient très reconnaissables, et se dirigeaient vers les dunes. +C’était Top, et Top me conduisit ici même, près de mon maître ! +Il avait essayé de surprendre en lui quelque reste de vie ! +Maintenant qu’il l’avait retrouvé mort, il le voulait vivant ! +Tous ses efforts avaient été inutiles ! +Ceux-ci voudraient, sans doute, revoir une dernière fois l’infortuné ! +Ne pouvait-il s’en rapporter à la sagacité de ce fidèle animal ? +Les compagnons de Nab avaient écouté ce récit avec une extrême attention. +Non, ce n’est pas moi, répondit Nab. +Il est bien évident que Monsieur Smith y est venu seul, dit Pencroff. +Il fallait pour cela attendre que la parole lui fût revenue. +Heureusement, la vie reprenait déjà son cours. +Les frictions avaient rétabli la circulation du sang. +La vie ne se révélait en lui que par le mouvement. Les sens n’y avaient encore aucune part. -Il fallait donc transporter Cyrus Smith aux Cheminées, et le plus tôt possible. +Il fallait donc transporter Cyrus Smith aux Cheminées, et le plus tôt possible. Ce fut l’avis de tous. -L’eau dont on humectait ses lèvres le ranimait peu à peu. +L’eau dont on humectait ses lèvres le ranimait peu à peu. Ses yeux s’ouvrirent alors. -Nab et le reporter s’étaient penchés sur lui. -Mon maître ! mon maître ! -L’ingénieur l’entendit. +Nab et le reporter s’étaient penchés sur lui. +Mon maître ! mon maître ! +L’ingénieur l’entendit. Ces mots furent compris, cette fois. -Île ou continent ? murmura-t-il. -Ah ! s’écria Pencroff, qui ne put retenir cette exclamation. +Île ou continent ? murmura-t-il. +Ah ! s’écria Pencroff, qui ne put retenir cette exclamation. On verra plus tard. -L’ingénieur fit un léger signe affirmatif, et parut s’endormir. -Et, chemin faisant, le marin ne pouvait se retenir de répéter : « Île ou continent ! -Songer à cela quand on n’a plus que le souffle ! +L’ingénieur fit un léger signe affirmatif, et parut s’endormir. +Et, chemin faisant, le marin ne pouvait se retenir de répéter : « Île ou continent ! +Songer à cela quand on n’a plus que le souffle ! Pouvez-vous m’entendre sans vous fatiguer, Cyrus ? dit le reporter. -Oui, répondit l’ingénieur. +Oui, répondit l’ingénieur. Et maintenant, parlez, Spilett. -Le reporter fit alors le récit de ce qui s’était passé. -Non, répondit le reporter. -Et ce n’est pas vous qui m’avez rapporté dans cette grotte ? -À quelle distance cette grotte est-elle donc des récifs ? +Le reporter fit alors le récit de ce qui s’était passé. +Non, répondit le reporter. +Et ce n’est pas vous qui m’avez rapporté dans cette grotte ? +À quelle distance cette grotte est-elle donc des récifs ? Cyrus Smith rappela ses souvenirs. Il savait peu de chose. -Le coup de mer l’avait arraché du filet de l’aérostat. -Il s’enfonça d’abord à quelques brasses de profondeur. -C’était Top, qui s’était précipité à son secours. +Le coup de mer l’avait arraché du filet de l’aérostat. +Il s’enfonça d’abord à quelques brasses de profondeur. +C’était Top, qui s’était précipité à son secours. Il tenta de lutter contre les lames en nageant avec vigueur. -Oui... il le faut... répondit l’ingénieur en réfléchissant. -Et vous n’avez pas vu trace d’êtres humains sur cette côte ? -Pas trace, répondit le reporter. +Oui... il le faut... répondit l’ingénieur en réfléchissant. +Et vous n’avez pas vu trace d’êtres humains sur cette côte ? +Pas trace, répondit le reporter. Non, c’est absurde... Est-ce qu’il existe encore quelques-unes de ces empreintes ? demanda Cyrus Smith. -Les autres ont été effacées par la tempête. -Le marin fit ce que demandait l’ingénieur. -Inexplicables, en effet ! répondit Gédéon Spilett. -Un instant après, le marin, Nab et Harbert rentraient. +Les autres ont été effacées par la tempête. +Le marin fit ce que demandait l’ingénieur. +Inexplicables, en effet ! répondit Gédéon Spilett. +Un instant après, le marin, Nab et Harbert rentraient. Il n’y avait pas de doute possible. -Les souliers de l’ingénieur s’appliquaient exactement aux empreintes conservées. -Donc, c’était Cyrus Smith qui les avait laissées sur le sable. -Mais il dut s’appuyer sur le marin, car il serait tombé. -Bon ! bon ! fit Pencroff ! — La litière de monsieur l’ingénieur. -La litière fut apportée. -Les branches transversales avaient été recouvertes de mousses et de longues herbes. -Le vent était toujours violent, mais heureusement il ne pleuvait plus. -Tous s’arrêtèrent, et la litière fut déposée sur le sable. -Cyrus Smith dormait profondément et ne se réveilla pas. -Des éboulements assez importants s’étaient produits. +Les souliers de l’ingénieur s’appliquaient exactement aux empreintes conservées. +Donc, c’était Cyrus Smith qui les avait laissées sur le sable. +Mais il dut s’appuyer sur le marin, car il serait tombé. +Bon ! bon ! fit Pencroff ! — La litière de monsieur l’ingénieur. +La litière fut apportée. +Les branches transversales avaient été recouvertes de mousses et de longues herbes. +Le vent était toujours violent, mais heureusement il ne pleuvait plus. +Tous s’arrêtèrent, et la litière fut déposée sur le sable. +Cyrus Smith dormait profondément et ne se réveilla pas. +Des éboulements assez importants s’étaient produits. Pencroff eut comme un pressentiment qui lui traversa l’esprit. -Il se précipita dans le couloir. -Presque aussitôt, il en sortait, et demeurait immobile, regardant ses compagnons... -Le feu était éteint. -Les cendres noyées n’étaient plus que vase. -Le linge brûlé, qui devait servir d’amadou, avait disparu. -Mais, je vous répète que nous n’avons plus de feu ! +Il se précipita dans le couloir. +Presque aussitôt, il en sortait, et demeurait immobile, regardant ses compagnons... +Le feu était éteint. +Les cendres noyées n’étaient plus que vase. +Le linge brûlé, qui devait servir d’amadou, avait disparu. +Mais, je vous répète que nous n’avons plus de feu ! Ni aucun moyen de le rallumer. -Est-ce que Cyrus n’est pas là ? répondit le reporter. -Est-ce qu’il n’est pas vivant, notre ingénieur ? +Est-ce que Cyrus n’est pas là ? répondit le reporter. +Est-ce qu’il n’est pas vivant, notre ingénieur ? Il trouvera bien le moyen de nous faire du feu, lui ! -Qu’eût répondu Pencroff ? +Qu’eût répondu Pencroff ? Avec lui, on ne pouvait manquer de rien. -Avec lui, on ne pouvait désespérer. -Le souper devait nécessairement être fort maigre. -D’ailleurs, les couroucous qui servaient de réserve avaient disparu. +Avec lui, on ne pouvait désespérer. +Le souper devait nécessairement être fort maigre. +D’ailleurs, les couroucous qui servaient de réserve avaient disparu. Il fallait donc aviser. -Avant tout, Cyrus Smith fut transporté dans le couloir central. -Nab l’aida même dans cette opération. -L’opération ne réussit donc pas. -Le résultat fut nul. -J’allumerais plutôt mes bras en les frottant l’un contre l’autre ! -Le marin avait tort de nier le procédé. -La mauvaise humeur de Pencroff ne fut pas de longue durée. -Frottez, mon garçon, frottez ! dit-il. -On le voit, c’était son idée fixe. -Bon ! répondit Pencroff, nous n’en savons rien, monsieur Smith ! +Avant tout, Cyrus Smith fut transporté dans le couloir central. +Nab l’aida même dans cette opération. +L’opération ne réussit donc pas. +Le résultat fut nul. +J’allumerais plutôt mes bras en les frottant l’un contre l’autre ! +Le marin avait tort de nier le procédé. +La mauvaise humeur de Pencroff ne fut pas de longue durée. +Frottez, mon garçon, frottez ! dit-il. +On le voit, c’était son idée fixe. +Bon ! répondit Pencroff, nous n’en savons rien, monsieur Smith ! Vous ne savez pas encore ?... -Mais nous le saurons, ajouta Pencroff, quand vous nous aurez piloté dans ce pays. -Voilà qui est bon ! s’écria le marin. -Je mourais surtout d’épuisement, répondit Cyrus Smith. -Cette demande n’obtint pas une réponse immédiate. -Et le marin fit le récit de ce qui s’était passé la veille. +Mais nous le saurons, ajouta Pencroff, quand vous nous aurez piloté dans ce pays. +Voilà qui est bon ! s’écria le marin. +Je mourais surtout d’épuisement, répondit Cyrus Smith. +Cette demande n’obtint pas une réponse immédiate. +Et le marin fit le récit de ce qui s’était passé la veille. Eh bien ? demanda le marin. Eh bien, nous ferons des allumettes. Celui-ci ne trouvait pas la chose si simple, mais il ne protesta pas. -Le temps était redevenu beau. -Merci, mon garçon, répondit Cyrus Smith, cela suffira, — pour ce matin, du moins. +Le temps était redevenu beau. +Merci, mon garçon, répondit Cyrus Smith, cela suffira, — pour ce matin, du moins. Ses compagnons le regardaient sans parler. -Non, monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon. -Nous le saurons demain, reprit l’ingénieur. -Jusque-là, il n’y a rien à faire. -Du feu, dit le marin, qui, lui aussi, avait son idée fixe. -Oui, répondit Gédéon Spilett, une montagne qui doit être assez élevée... -Bien, reprit l’ingénieur. -Jusque-là, je le répète, rien à faire. -Si, du feu ! dit encore l’entêté marin. -Mais on en fera, du feu ! répliqua Gédéon Spilett. +Non, monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon. +Nous le saurons demain, reprit l’ingénieur. +Jusque-là, il n’y a rien à faire. +Du feu, dit le marin, qui, lui aussi, avait son idée fixe. +Oui, répondit Gédéon Spilett, une montagne qui doit être assez élevée... +Bien, reprit l’ingénieur. +Jusque-là, je le répète, rien à faire. +Si, du feu ! dit encore l’entêté marin. +Mais on en fera, du feu ! répliqua Gédéon Spilett. Un peu de patience, Pencroff ! Mais il se tut. -Cependant Cyrus Smith n’avait point répondu. -Il semblait fort peu préoccupé de cette question du feu. -Pendant quelques instants, il demeura absorbé dans ses réflexions. -Il est certain que rien n’est plus simple, répondit Pencroff. -Si cette dernière hypothèse s’est réalisée, notre rapatriement sera facile. -Anglais ou Maoris, nous trouverons toujours à qui parler. -Jamais ! s’écria le reporter. +Cependant Cyrus Smith n’avait point répondu. +Il semblait fort peu préoccupé de cette question du feu. +Pendant quelques instants, il demeura absorbé dans ses réflexions. +Il est certain que rien n’est plus simple, répondit Pencroff. +Si cette dernière hypothèse s’est réalisée, notre rapatriement sera facile. +Anglais ou Maoris, nous trouverons toujours à qui parler. +Jamais ! s’écria le reporter. Vous dites : jamais ! mon cher Cyrus ? -Bien dit ! répliqua Pencroff. -Ce serait là véritablement jouer de malheur ! -Rapportez toujours, Pencroff, » répondit Cyrus Smith. -Voilà déjà Top qui est en quête. +Bien dit ! répliqua Pencroff. +Ce serait là véritablement jouer de malheur ! +Rapportez toujours, Pencroff, » répondit Cyrus Smith. +Voilà déjà Top qui est en quête. Chassons donc, reprit le marin ; puis, nous reviendrons ici faire notre provision de bois. -Puis, la clairière passée, le taillis se resserrait et devenait presque impénétrable. +Puis, la clairière passée, le taillis se resserrait et devenait presque impénétrable. Vous n’avez donc pas confiance en Monsieur Smith ? Mais vous ne croyez pas qu’il fera du feu ? Je le croirai quand le bois flambera dans le foyer. -Il flambera, puisque mon maître l’a dit ! -Il ne faut pas se plaindre, répondit Harbert. -Je ne me plains pas, mon garçon, répondit Pencroff. +Il flambera, puisque mon maître l’a dit ! +Il ne faut pas se plaindre, répondit Harbert. +Je ne me plains pas, mon garçon, répondit Pencroff. Top a vu quelque chose !... -Aux aboiements de Top se mêlaient des grognements singuliers. +Aux aboiements de Top se mêlaient des grognements singuliers. Le marin et Harbert avaient suivi Nab. -Cependant, le cabiai ne se débattait pas contre le chien. -Il roulait bêtement ses gros yeux profondément engagés dans une épaisse couche de graisse. -Peut-être voyait-il des hommes pour la première fois. -Attendons, dit le jeune garçon, car il viendra bientôt respirer à la surface. +Cependant, le cabiai ne se débattait pas contre le chien. +Il roulait bêtement ses gros yeux profondément engagés dans une épaisse couche de graisse. +Peut-être voyait-il des hommes pour la première fois. +Attendons, dit le jeune garçon, car il viendra bientôt respirer à la surface. Ne se noiera-t-il pas ? demanda Nab. -Top était resté à la nage. +Top était resté à la nage. Harbert ne se trompait pas. -Après quelques minutes, l’animal remonta au-dessus des eaux. -Top d’un bond fut sur lui, et l’empêcha de plonger à nouveau. -Hurrah ! s’écria Pencroff, qui employait volontiers ce cri de triomphe. -Rien qu’un charbon ardent, et ce rongeur sera rongé jusqu’aux os ! -Une demi-heure après, ils arrivaient au coude de la rivière. -Une fumée s’échappait et tourbillonnait au-dessus des roches ! -Quelques instants après, les trois chasseurs se trouvaient devant un foyer pétillant. -Cyrus Smith et le reporter étaient là. -Eh bien, oui, mon brave, s’écria le reporter. -Mais qui a allumé ?... demanda Pencroff. -La réponse de Gédéon Spilett était exacte. -C’était le soleil qui avait fourni cette chaleur dont s’émerveillait Pencroff. -Vous aviez donc une lentille, monsieur ? demanda Harbert à Cyrus Smith. -Non, mon enfant, répondit celui-ci, mais j’en ai fait une. +Après quelques minutes, l’animal remonta au-dessus des eaux. +Top d’un bond fut sur lui, et l’empêcha de plonger à nouveau. +Hurrah ! s’écria Pencroff, qui employait volontiers ce cri de triomphe. +Rien qu’un charbon ardent, et ce rongeur sera rongé jusqu’aux os ! +Une demi-heure après, ils arrivaient au coude de la rivière. +Une fumée s’échappait et tourbillonnait au-dessus des roches ! +Quelques instants après, les trois chasseurs se trouvaient devant un foyer pétillant. +Cyrus Smith et le reporter étaient là. +Eh bien, oui, mon brave, s’écria le reporter. +Mais qui a allumé ?... demanda Pencroff. +La réponse de Gédéon Spilett était exacte. +C’était le soleil qui avait fourni cette chaleur dont s’émerveillait Pencroff. +Vous aviez donc une lentille, monsieur ? demanda Harbert à Cyrus Smith. +Non, mon enfant, répondit celui-ci, mais j’en ai fait une. Et il montra l’appareil qui lui avait servi de lentille. -Le marin considéra l’appareil, puis il regarda l’ingénieur sans prononcer un mot. +Le marin considéra l’appareil, puis il regarda l’ingénieur sans prononcer un mot. Seulement, son regard en disait long ! -C’est noté, » répondit le reporter. -On le voit, l’ingénieur et son compagnon avaient bien employé la journée. -La chair du cabiai fut déclarée excellente. -Il était préoccupé des projets du lendemain. -Demain, répétait-il, nous saurons à quoi nous en tenir, et nous agirons en conséquence. -Tout était prêt pour le départ. -D’ailleurs, ils espéraient bien se ravitailler en route. +C’est noté, » répondit le reporter. +On le voit, l’ingénieur et son compagnon avaient bien employé la journée. +La chair du cabiai fut déclarée excellente. +Il était préoccupé des projets du lendemain. +Demain, répétait-il, nous saurons à quoi nous en tenir, et nous agirons en conséquence. +Tout était prêt pour le départ. +D’ailleurs, ils espéraient bien se ravitailler en route. Quant au silex, il ne devait pas manquer dans ces terrains d’origine plutonienne. -C’était aussi la voie la plus directe pour atteindre la montagne. -Quelques animaux, très-fuyards, avaient été entrevus sous les futaies. +C’était aussi la voie la plus directe pour atteindre la montagne. +Quelques animaux, très-fuyards, avaient été entrevus sous les futaies. Plus tard, on verrait. -L’ingénieur n’était point homme à se laisser distraire de son idée fixe. -À dix heures, on fit une halte de quelques minutes. -Le mont se composait de deux cônes. -On eût dit un vaste chapeau rond placé sur l’oreille. -Les intumescences étaient nombreuses sur ce sol, que les forces plutoniennes avaient évidemment convulsionné. -Çà et là, blocs erratiques, débris nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. -Ces bêtes-là ne nous céderont peut-être pas volontiers leur domaine ? dit Pencroff. +L’ingénieur n’était point homme à se laisser distraire de son idée fixe. +À dix heures, on fit une halte de quelques minutes. +Le mont se composait de deux cônes. +On eût dit un vaste chapeau rond placé sur l’oreille. +Les intumescences étaient nombreuses sur ce sol, que les forces plutoniennes avaient évidemment convulsionné. +Çà et là, blocs erratiques, débris nombreux de basalte, pierres ponces, obsidiennes. +Ces bêtes-là ne nous céderont peut-être pas volontiers leur domaine ? dit Pencroff. Mais, en attendant, tenons-nous sur nos gardes ! -Cependant, on s’élevait peu à peu. -À une heure, l’ascension fut reprise. -s’écria-t-il. -Ont-ils des gigots et des côtelettes ? demanda le marin. +Cependant, on s’élevait peu à peu. +À une heure, l’ascension fut reprise. +s’écria-t-il. +Ont-ils des gigots et des côtelettes ? demanda le marin. Eh bien, ce sont des moutons ! -Puis, leur crainte subitement éveillée, ils disparurent en bondissant sur les roches. -On pouvait fréquemment observer, sur certaines déclivités, des traces de laves, très-capricieusement striées. -Vers quatre heures, l’extrême zone des arbres avait été dépassée. -Un calme parfait régnait autour d’eux. +Puis, leur crainte subitement éveillée, ils disparurent en bondissant sur les roches. +On pouvait fréquemment observer, sur certaines déclivités, des traces de laves, très-capricieusement striées. +Vers quatre heures, l’extrême zone des arbres avait été dépassée. +Un calme parfait régnait autour d’eux. Le sol, pour ainsi dire, manquait sous le pied. -Le combustible n’était pas abondant. -Ils revinrent bientôt avec leur charge de broussailles. -Il n’était pas encore six heures et demie que tout était terminé. -La nuit était belle et tranquille, l’obscurité peu profonde encore. -À partir de ce point, le talus des deux cônes affleurait. -Plus d’épaulement qui séparât les deux parties de la montagne. -La contourner sur des pentes inclinées à près de soixante-dix degrés devenait impraticable. -En effet, devant eux s’ouvrait un éventrement profond du massif. -C’était encore une hauteur de mille pieds à franchir. -Les déclivités intérieures du cratère seraient-elles praticables ? +Le combustible n’était pas abondant. +Ils revinrent bientôt avec leur charge de broussailles. +Il n’était pas encore six heures et demie que tout était terminé. +La nuit était belle et tranquille, l’obscurité peu profonde encore. +À partir de ce point, le talus des deux cônes affleurait. +Plus d’épaulement qui séparât les deux parties de la montagne. +La contourner sur des pentes inclinées à près de soixante-dix degrés devenait impraticable. +En effet, devant eux s’ouvrait un éventrement profond du massif. +C’était encore une hauteur de mille pieds à franchir. +Les déclivités intérieures du cratère seraient-elles praticables ? On le verrait bien. -L’ingénieur continuerait sa marche ascensionnelle, tant qu’il ne serait pas arrêté. -Quant au volcan lui-même, on ne pouvait douter qu’il ne fût complétement éteint. -Pas une fumée ne s’échappait de ses flancs. -Pas une flamme ne se décelait dans les cavités profondes. -C’était plus que le sommeil d’un volcan, c’était sa complète extinction. -La tentative de Cyrus Smith devait réussir. +L’ingénieur continuerait sa marche ascensionnelle, tant qu’il ne serait pas arrêté. +Quant au volcan lui-même, on ne pouvait douter qu’il ne fût complétement éteint. +Pas une fumée ne s’échappait de ses flancs. +Pas une flamme ne se décelait dans les cavités profondes. +C’était plus que le sommeil d’un volcan, c’était sa complète extinction. +La tentative de Cyrus Smith devait réussir. Les magnifiques constellations de ce ciel austral resplendissaient. -On ne pouvait encore le reconnaître. -C’était le croissant délié de la lune, déjà près de disparaître. -dit-il, au moment où le croissant lunaire s’éteignait dans les flots. -Une demi-heure plus tard, Cyrus Smith et Harbert étaient de retour au campement. +On ne pouvait encore le reconnaître. +C’était le croissant délié de la lune, déjà près de disparaître. +dit-il, au moment où le croissant lunaire s’éteignait dans les flots. +Une demi-heure plus tard, Cyrus Smith et Harbert étaient de retour au campement. Cette fois, ses compagnons le suivirent dans cette nouvelle exploration. -Aucun ne paraissait inquiet de la situation qui lui était faite. +Aucun ne paraissait inquiet de la situation qui lui était faite. Cette nuance se comprendra. -Bah ! dit-il, nous sommes sortis de Richmond, sans la permission des autorités ! -Cyrus Smith suivit le même chemin que la veille. -Le temps était magnifique. -Le cratère fut abordé. -Mais, quant à l’extinction complète du volcan, elle n’était pas douteuse. +Bah ! dit-il, nous sommes sortis de Richmond, sans la permission des autorités ! +Cyrus Smith suivit le même chemin que la veille. +Le temps était magnifique. +Le cratère fut abordé. +Mais, quant à l’extinction complète du volcan, elle n’était pas douteuse. La mer ! la mer partout ! La mer, en effet, l’immense nappe d’eau circulaire autour d’eux ! Aucune terre en vue. -Cet Océan, leurs yeux le fouillèrent jusqu’à ses plus extrêmes limites. -Véritablement, elle ne paraissait pas considérable au milieu de cet immense Océan. -Et conséquemment, sa superficie ?... +Cet Océan, leurs yeux le fouillèrent jusqu’à ses plus extrêmes limites. +Véritablement, elle ne paraissait pas considérable au milieu de cet immense Océan. +Et conséquemment, sa superficie ?... C’est donc un lac d’eau douce ? demanda Pencroff. -Nous verrons cela à notre retour. -Le volcan n’occupait pas la partie centrale de l’île. -Cyrus Smith et les siens demeurèrent une heure ainsi au sommet de la montagne. -L’île était-elle habitée ? +Nous verrons cela à notre retour. +Le volcan n’occupait pas la partie centrale de l’île. +Cyrus Smith et les siens demeurèrent une heure ainsi au sommet de la montagne. +L’île était-elle habitée ? Nulle part on n’apercevait l’œuvre de la main humaine. -Jusqu’à plus complète exploration, on pouvait donc admettre que l’île était inhabitée. -Mais était-elle fréquentée, au moins temporairement, par les indigènes des îles voisines ? -À cette question, il était difficile de répondre. +Jusqu’à plus complète exploration, on pouvait donc admettre que l’île était inhabitée. +Mais était-elle fréquentée, au moins temporairement, par les indigènes des îles voisines ? +À cette question, il était difficile de répondre. Aucune terre n’apparaissait dans un rayon d’environ cinquante milles. -C’est ici que nous allons vivre, longtemps peut-être. -Peut-être aussi, un secours inattendu nous arrivera-t-il, si quelque navire passe par hasard... +C’est ici que nous allons vivre, longtemps peut-être. +Peut-être aussi, un secours inattendu nous arrivera-t-il, si quelque navire passe par hasard... Je ne veux rien vous dissimuler de la situation... -Et vous avez raison, mon cher Cyrus, répondit vivement le reporter. -Vous avez affaire à des hommes. -Mon maître, toujours et partout ! s’écria Nab. +Et vous avez raison, mon cher Cyrus, répondit vivement le reporter. +Vous avez affaire à des hommes. +Mon maître, toujours et partout ! s’écria Nab. Seulement, je demande une chose. -Laquelle ? répondit le reporter. -Eh bien ! en route pour les Cheminées ! s’écria Pencroff. -Très-bon, dit le reporter. -Au moins, on a l’air d’être quelque part. -Les Cheminées, par exemple, dit Harbert. -Ce nom-là, c’était déjà plus commode, et cela m’est venu tout seul. -Garderons-nous à notre premier campement ce nom de Cheminées, monsieur Cyrus ? -Oui, Pencroff, puisque vous l’avez baptisé ainsi. -Bon, quant aux autres, ce sera facile, reprit le marin, qui était en verve. -Ou plutôt les noms de Monsieur Smith, répondit Harbert, de Monsieur Spilett, de Nab !... -Mon nom ! s’écria Nab, en montrant ses dents étincelantes de blancheur. -Pourquoi pas ? répliqua Pencroff. -Le « port Nab », cela ferait très-bien ! -Et le « cap Gédéon... -Elles se graveront mieux dans notre esprit, et seront en même temps plus pratiques. +Laquelle ? répondit le reporter. +Eh bien ! en route pour les Cheminées ! s’écria Pencroff. +Très-bon, dit le reporter. +Au moins, on a l’air d’être quelque part. +Les Cheminées, par exemple, dit Harbert. +Ce nom-là, c’était déjà plus commode, et cela m’est venu tout seul. +Garderons-nous à notre premier campement ce nom de Cheminées, monsieur Cyrus ? +Oui, Pencroff, puisque vous l’avez baptisé ainsi. +Bon, quant aux autres, ce sera facile, reprit le marin, qui était en verve. +Ou plutôt les noms de Monsieur Smith, répondit Harbert, de Monsieur Spilett, de Nab !... +Mon nom ! s’écria Nab, en montrant ses dents étincelantes de blancheur. +Pourquoi pas ? répliqua Pencroff. +Le « port Nab », cela ferait très-bien ! +Et le « cap Gédéon... +Elles se graveront mieux dans notre esprit, et seront en même temps plus pratiques. Qu’en pensez-vous, mes amis ? -La proposition de l’ingénieur fut unanimement admise par ses compagnons. -Adopté, dit l’ingénieur. +La proposition de l’ingénieur fut unanimement admise par ses compagnons. +Adopté, dit l’ingénieur. Mais il y a deux caps, fit observer le reporter. -Eh bien ! répondit Pencroff, nous aurons le cap Mandibule-Nord et le cap Mandibule-Sud. -Ils sont inscrits, répondit Gédéon Spilett. -Reste à nommer la pointe à l’extrémité sud-est de l’île, dit Pencroff. -C’est-à-dire l’extrémité de la baie de l’Union ? répondit Harbert. -Nous avons oublié de la baptiser ? -Appelons-la l’île Lincoln ! -Trois hurrahs furent la réponse faite à la proposition de l’ingénieur. -Vous avez conservé l’heure de Richmond, n’est-ce pas ? +Eh bien ! répondit Pencroff, nous aurons le cap Mandibule-Nord et le cap Mandibule-Sud. +Ils sont inscrits, répondit Gédéon Spilett. +Reste à nommer la pointe à l’extrémité sud-est de l’île, dit Pencroff. +C’est-à-dire l’extrémité de la baie de l’Union ? répondit Harbert. +Nous avons oublié de la baptiser ? +Appelons-la l’île Lincoln ! +Trois hurrahs furent la réponse faite à la proposition de l’ingénieur. +Vous avez conservé l’heure de Richmond, n’est-ce pas ? Eh bien, conservez-la ainsi. -Contentez-vous de la remonter très-exactement, mais ne touchez pas aux aiguilles. +Contentez-vous de la remonter très-exactement, mais ne touchez pas aux aiguilles. Cela pourra nous servir. Mais Pencroff ne fut nullement inquiet. -On se réapprovisionnerait en route. -Il désirait reconnaître ce lac Grant si magnifiquement encadré dans sa bordure d’arbres. +On se réapprovisionnerait en route. +Il désirait reconnaître ce lac Grant si magnifiquement encadré dans sa bordure d’arbres. Harbert ! comme cela va ! Que diable ramasse-t-il donc ainsi ? murmurait Pencroff. -Vers dix heures, la petite troupe descendait les dernières rampes du mont Franklin. -Le sol n’était encore semé que de buissons et de rares arbres. -Qu’y a-t-il, mon garçon ? demanda Gédéon Spilett. -Une fumée, répondit Harbert. -Nous avons vu une fumée monter entre les roches, à cent pas de nous. -Des hommes en cet endroit ? s’écria le reporter. +Vers dix heures, la petite troupe descendait les dernières rampes du mont Franklin. +Le sol n’était encore semé que de buissons et de rares arbres. +Qu’y a-t-il, mon garçon ? demanda Gédéon Spilett. +Une fumée, répondit Harbert. +Nous avons vu une fumée monter entre les roches, à cent pas de nous. +Des hommes en cet endroit ? s’écria le reporter. Top est en avant. Et il n’aboie pas ? -Néanmoins, essayons de le rappeler. -Bon ! s’écria Pencroff. -Quel malheur que je ne sois pas enrhumé ! -Les colons se dirigèrent alors vers l’endroit d’où s’échappait la fumée. +Néanmoins, essayons de le rappeler. +Bon ! s’écria Pencroff. +Quel malheur que je ne sois pas enrhumé ! +Les colons se dirigèrent alors vers l’endroit d’où s’échappait la fumée. Cyrus Smith, y trempant la main, trouva ces eaux onctueuses au toucher. -Il les goûta, et reconnut que leur saveur était un peu douceâtre. -Cette couleur fit immédiatement donner à ce cours d’eau le nom de Creek-Rouge. -Des kangourous ! s’écria Harbert. -Et cela se mange ? répliqua Pencroff. -Préparé à l’étuvée, répondit le reporter, cela vaut la meilleure venaison !... +Il les goûta, et reconnut que leur saveur était un peu douceâtre. +Cette couleur fit immédiatement donner à ce cours d’eau le nom de Creek-Rouge. +Des kangourous ! s’écria Harbert. +Et cela se mange ? répliqua Pencroff. +Préparé à l’étuvée, répondit le reporter, cela vaut la meilleure venaison !... Cyrus Smith les rappela, vainement. -Top n’avait pas eu plus de succès que ses maîtres. +Top n’avait pas eu plus de succès que ses maîtres. Est-ce que cela sera possible ? -Des flèches, des arcs ! dit Pencroff avec une moue dédaigneuse. +Des flèches, des arcs ! dit Pencroff avec une moue dédaigneuse. C’est bon pour des enfants ! -Ne faites pas le fier, ami Pencroff, répondit le reporter. -Les arcs et les flèches ont suffi, pendant des siècles, à ensanglanter le monde. -On en compte une douzaine d’espèces... -Hurrah ! s’écria Pencroff. -Le rôti est arrivé ! -Et, maintenant, nous pouvons rentrer à la maison ! +Ne faites pas le fier, ami Pencroff, répondit le reporter. +Les arcs et les flèches ont suffi, pendant des siècles, à ensanglanter le monde. +On en compte une douzaine d’espèces... +Hurrah ! s’écria Pencroff. +Le rôti est arrivé ! +Et, maintenant, nous pouvons rentrer à la maison ! La marche, un instant interrompue, fut reprise. -Des liliacées superbes s’élevaient jusqu’à une hauteur de vingt pieds. -Les explorateurs étaient arrivés sur la rive occidentale du lac Grant. -L’endroit valait la peine d’être regardé. -Il est vraiment beau ! ce lac, dit Gédéon Spilett. +Des liliacées superbes s’élevaient jusqu’à une hauteur de vingt pieds. +Les explorateurs étaient arrivés sur la rive occidentale du lac Grant. +L’endroit valait la peine d’être regardé. +Il est vraiment beau ! ce lac, dit Gédéon Spilett. On vivrait sur ses bords ! -Il était quatre heures et demie alors. -Les préparatifs du dîner exigeaient que les colons rentrassent à leur demeure. -Nab et Pencroff préparèrent des grillades... (Page cent douze. -Par le commencement, » répondit Cyrus Smith. -Il les avait interrogés. +Il était quatre heures et demie alors. +Les préparatifs du dîner exigeaient que les colons rentrassent à leur demeure. +Nab et Pencroff préparèrent des grillades... (Page cent douze. +Par le commencement, » répondit Cyrus Smith. +Il les avait interrogés. Il connaissait leurs aptitudes. Par le commencement, » avait dit Cyrus Smith. -On sait le rôle que joue la chaleur dans ces transformations. -Or, le combustible, bois ou charbon de terre, était immédiatement utilisable. -Il s’agissait donc de bâtir un four pour l’utiliser. -À quoi servira ce four ? demanda Pencroff. -À fabriquer la poterie dont nous avons besoin, répondit Cyrus Smith. +On sait le rôle que joue la chaleur dans ces transformations. +Or, le combustible, bois ou charbon de terre, était immédiatement utilisable. +Il s’agissait donc de bâtir un four pour l’utiliser. +À quoi servira ce four ? demanda Pencroff. +À fabriquer la poterie dont nous avons besoin, répondit Cyrus Smith. Et avec quoi ferons-nous le four ? Avec de l’argile. En route, mes amis. -Pour éviter les transports, nous établirons notre atelier au lieu même de production. -Ah ! si nous avions seulement un couteau ! s’écria le marin. +Pour éviter les transports, nous établirons notre atelier au lieu même de production. +Ah ! si nous avions seulement un couteau ! s’écria le marin. Eh bien ? demanda Cyrus Smith. Oui, un couteau, une lame tranchante... -dit l’ingénieur, comme s’il se fût parlé à lui-même. +dit l’ingénieur, comme s’il se fût parlé à lui-même. Soudain, le regard de Cyrus Smith s’anima. -Le chien accourut à l’appel de son maître. -Deux hurrahs du marin lui répondirent. -Le collier de Top était fait d’une mince lame d’acier trempé. -La conquête de ce premier outil fut saluée comme un triomphe. -Conquête précieuse, en effet, et qui venait à propos. -Les colons étaient arrivés sur le terrain reconnu la veille. -La main-d’œuvre ne présentait aucune difficulté. -Toute la journée et la suivante furent employées à ce travail. -Ce matin-là, il releva non moins exactement l’heure à laquelle il reparut. -Entre ce coucher et ce lever, douze heures vingt-quatre minutes s’étaient écoulées. -Le reporter et Harbert devinrent promptement de très-adroits tireurs d’arc. +Le chien accourut à l’appel de son maître. +Deux hurrahs du marin lui répondirent. +Le collier de Top était fait d’une mince lame d’acier trempé. +La conquête de ce premier outil fut saluée comme un triomphe. +Conquête précieuse, en effet, et qui venait à propos. +Les colons étaient arrivés sur le terrain reconnu la veille. +La main-d’œuvre ne présentait aucune difficulté. +Toute la journée et la suivante furent employées à ce travail. +Ce matin-là, il releva non moins exactement l’heure à laquelle il reparut. +Entre ce coucher et ce lever, douze heures vingt-quatre minutes s’étaient écoulées. +Le reporter et Harbert devinrent promptement de très-adroits tireurs d’arc. Et il fit bien. -L’opération dura quarante-huit heures et réussit parfaitement. -On y réussit sans trop de difficulté. -Et, il faut le dire, c’était une grosse privation pour Pencroff. +L’opération dura quarante-huit heures et réussit parfaitement. +On y réussit sans trop de difficulté. +Et, il faut le dire, c’était une grosse privation pour Pencroff. Mais le tabac viendra, comme toutes choses ! -répétait-il dans ses élans de confiance absolue. +répétait-il dans ses élans de confiance absolue. Les colons, devenus potiers, ne firent pas autre chose que de la poterie. -Quand il conviendrait à Cyrus Smith de les changer en forgerons, ils seraient forgerons. -Le soir du quinze avril, on revint donc définitivement aux Cheminées. +Quand il conviendrait à Cyrus Smith de les changer en forgerons, ils seraient forgerons. +Le soir du quinze avril, on revint donc définitivement aux Cheminées. Est-ce du tabac ? -Ce soir-là, tous les colons, réunis dans la chambre centrale, soupèrent convenablement. -Il était huit heures du soir. -La nuit s’annonçait magnifiquement. -Oui, monsieur Cyrus, répondit Harbert. -Sans instruments, sans sextant ? demanda Gédéon Spilett. -Oui, reprit l’ingénieur. -Mais, l’appareil manquant, il fallait le suppléer. -Cyrus Smith rentra donc aux Cheminées. -Mais tout dépendrait de la situation de l’île par rapport aux terres habitées. -C’est ce qui serait déterminé ce jour même, si le temps le permettait. +Ce soir-là, tous les colons, réunis dans la chambre centrale, soupèrent convenablement. +Il était huit heures du soir. +La nuit s’annonçait magnifiquement. +Oui, monsieur Cyrus, répondit Harbert. +Sans instruments, sans sextant ? demanda Gédéon Spilett. +Oui, reprit l’ingénieur. +Mais, l’appareil manquant, il fallait le suppléer. +Cyrus Smith rentra donc aux Cheminées. +Mais tout dépendrait de la situation de l’île par rapport aux terres habitées. +C’est ce qui serait déterminé ce jour même, si le temps le permettait. Pendant ce temps, Pencroff, Nab et le reporter s’occupaient de divers travaux. Puis il marqua soigneusement ce point avec un piquet. -Un peu, monsieur Cyrus, répondit Harbert, qui ne voulait pas trop s’avancer. -Tu te rappelles bien quelles sont les propriétés de deux triangles semblables ? -Leurs côtés homologues sont proportionnels. -Ah ! monsieur Cyrus, j’ai compris ! s’écria Harbert. -Ces mesures terminées, Cyrus Smith et le jeune garçon revinrent aux Cheminées. -Restait à obtenir la longitude, pour compléter les coordonnées de l’île. -On devait déjeuner aux dunes et ne revenir que le soir. -Seulement, je crois que l’huître n’est pas très-nourrissante, dit Harbert. -Non, répondit Cyrus Smith. -Étant couché sur le sable... (Page cent vingt-cinq.) — Bon ! répondit Pencroff. -Nous pourrons en avaler des douzaines de douzaines, avant d’avoir épuisé le banc. -Si nous en prenions quelques-unes pour notre déjeuner ? -On n’y voyait que sable et coquilles, mélangés de débris de laves. -Sans doute, Pencroff, répondit le reporter, mais il ne tient qu’à vous ! +Un peu, monsieur Cyrus, répondit Harbert, qui ne voulait pas trop s’avancer. +Tu te rappelles bien quelles sont les propriétés de deux triangles semblables ? +Leurs côtés homologues sont proportionnels. +Ah ! monsieur Cyrus, j’ai compris ! s’écria Harbert. +Ces mesures terminées, Cyrus Smith et le jeune garçon revinrent aux Cheminées. +Restait à obtenir la longitude, pour compléter les coordonnées de l’île. +On devait déjeuner aux dunes et ne revenir que le soir. +Seulement, je crois que l’huître n’est pas très-nourrissante, dit Harbert. +Non, répondit Cyrus Smith. +Étant couché sur le sable... (Page cent vingt-cinq.) — Bon ! répondit Pencroff. +Nous pourrons en avaler des douzaines de douzaines, avant d’avoir épuisé le banc. +Si nous en prenions quelques-unes pour notre déjeuner ? +On n’y voyait que sable et coquilles, mélangés de débris de laves. +Sans doute, Pencroff, répondit le reporter, mais il ne tient qu’à vous ! Enfin, nous verrons plus tard. -C’est pourtant vrai ce que vous dites là, mon garçon ! -Et moi aussi, en vérité ! répliqua le reporter. +C’est pourtant vrai ce que vous dites là, mon garçon ! +Et moi aussi, en vérité ! répliqua le reporter. D’ailleurs, que nous manque-t-il ? Mais, un jour ou l’autre, nous trouverons le moyen de nous en aller ! Avant une heure, nous le saurons. Mais entre ces deux terres, la distance est au moins de six mille milles. -Par là, rien, répondit Pencroff. -Rien, en effet, ajouta l’ingénieur. -Nous le ferons, si cela est nécessaire ! +Par là, rien, répondit Pencroff. +Rien, en effet, ajouta l’ingénieur. +Nous le ferons, si cela est nécessaire ! C’est ce que Harbert ne pouvait deviner. -Pendant ces préparatifs, Cyrus Smith disposa tout pour son observation astronomique. -Ses compagnons, penchés au-dessus de lui, suivaient l’opération avec un intérêt extrême. -Cinq heures et une minute, » répondit aussitôt Gédéon Spilett. -Il n’y avait plus qu’à chiffrer l’opération. -Rien n’était plus facile. -Quinze degrés multipliés par cinq heures donnaient soixante-quinze degrés. -Le lendemain, dix-sept avril, la première parole du marin fut pour Gédéon Spilett. +Pendant ces préparatifs, Cyrus Smith disposa tout pour son observation astronomique. +Ses compagnons, penchés au-dessus de lui, suivaient l’opération avec un intérêt extrême. +Cinq heures et une minute, » répondit aussitôt Gédéon Spilett. +Il n’y avait plus qu’à chiffrer l’opération. +Rien n’était plus facile. +Quinze degrés multipliés par cinq heures donnaient soixante-quinze degrés. +Le lendemain, dix-sept avril, la première parole du marin fut pour Gédéon Spilett. Eh bien, monsieur, lui demanda-t-il, que serons-nous aujourd’hui ? -Ce qu’il plaira à Cyrus, » répondit le reporter. -Là finissait la longue série des dunes, et le sol prenait une apparence volcanique. -Pencroff l’avait formellement déclaré. -Le sol ne renferme généralement pas les métaux à l’état de pureté. -Pour la plupart, on les trouve combinés avec l’oxygène ou avec le soufre. -D’ailleurs, le minerai qu’il avait recueilli était par lui-même très-pur et très-riche. +Ce qu’il plaira à Cyrus, » répondit le reporter. +Là finissait la longue série des dunes, et le sol prenait une apparence volcanique. +Pencroff l’avait formellement déclaré. +Le sol ne renferme généralement pas les métaux à l’état de pureté. +Pour la plupart, on les trouve combinés avec l’oxygène ou avec le soufre. +D’ailleurs, le minerai qu’il avait recueilli était par lui-même très-pur et très-riche. Alors, monsieur Cyrus, lui dit Pencroff, nous allons travailler le minerai de fer ? -La chasse aux phoques ! s’écria le marin en se retournant vers Gédéon Spilett. +La chasse aux phoques ! s’écria le marin en se retournant vers Gédéon Spilett. Il faut donc du phoque pour fabriquer du fer ? Puisque Cyrus le dit ! -À leur débarquement, quelques centaines de pingouins les regardèrent d’un œil candide. -On eût dit des têtes d’écueils en mouvement. -C’étaient les amphibies qu’il s’agissait de capturer. -Les chasseurs se dissimulèrent donc derrière les roches du littoral, et ils attendirent silencieusement. +À leur débarquement, quelques centaines de pingouins les regardèrent d’un œil candide. +On eût dit des têtes d’écueils en mouvement. +C’étaient les amphibies qu’il s’agissait de capturer. +Les chasseurs se dissimulèrent donc derrière les roches du littoral, et ils attendirent silencieusement. On en comptait une demi-douzaine. -Tout à coup, la haute taille du marin se développa. +Tout à coup, la haute taille du marin se développa. Pencroff poussa un cri. -Les phoques demandés, monsieur Cyrus ! dit le marin en s’avançant vers l’ingénieur. -Bien, répondit Cyrus Smith. +Les phoques demandés, monsieur Cyrus ! dit le marin en s’avançant vers l’ingénieur. +Bien, répondit Cyrus Smith. Nous en ferons des soufflets de forge ! -Des soufflets de forge ! s’écria Pencroff. -Eh bien ! voilà des phoques qui ont de la chance ! -Il fallut s’y reprendre à plusieurs fois. -Ce projet arrêté, on partit dès le matin. -Les arbres, appartenant aux espèces déjà reconnues, étaient magnifiques. +Des soufflets de forge ! s’écria Pencroff. +Eh bien ! voilà des phoques qui ont de la chance ! +Il fallut s’y reprendre à plusieurs fois. +Ce projet arrêté, on partit dès le matin. +Les arbres, appartenant aux espèces déjà reconnues, étaient magnifiques. On en fit provision. -Ce cheminement à travers le bois fut long. -Et quand il sera dans le pot-au-feu, fit naturellement observer Pencroff, à quoi ressemblera-t-il ? -À un excellent morceau de bœuf, répondit Harbert. -Nous ne lui en demanderons pas davantage, » répondit le marin. -À cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le signal de halte. -Le campement fut aussitôt organisé. -On remit au lendemain les recherches géologiques. -Ainsi l’ingénieur procéda-t-il. -L’opération fut difficile. -L’île n’est point habitée, dit le reporter. -Et puis, mes amis, il faut tout prévoir. -Nous sommes ici dans une partie du Pacifique souvent fréquentée par les pirates malais... -Quoi, dit Harbert, à une telle distance de toute terre ? -Oui, mon enfant, répondit l’ingénieur. -Cela vaudrait mieux, ajouta Gédéon Spilett. -Alors, monsieur Cyrus, répondit le marin, construisons une maison sur les bords du lac. +Ce cheminement à travers le bois fut long. +Et quand il sera dans le pot-au-feu, fit naturellement observer Pencroff, à quoi ressemblera-t-il ? +À un excellent morceau de bœuf, répondit Harbert. +Nous ne lui en demanderons pas davantage, » répondit le marin. +À cinq heures du soir, Cyrus Smith donnait le signal de halte. +Le campement fut aussitôt organisé. +On remit au lendemain les recherches géologiques. +Ainsi l’ingénieur procéda-t-il. +L’opération fut difficile. +L’île n’est point habitée, dit le reporter. +Et puis, mes amis, il faut tout prévoir. +Nous sommes ici dans une partie du Pacifique souvent fréquentée par les pirates malais... +Quoi, dit Harbert, à une telle distance de toute terre ? +Oui, mon enfant, répondit l’ingénieur. +Cela vaudrait mieux, ajouta Gédéon Spilett. +Alors, monsieur Cyrus, répondit le marin, construisons une maison sur les bords du lac. Ni les briques, ni les outils ne nous manquent maintenant. -Après avoir été briquetiers, potiers, fondeurs, forgerons, nous saurons bien être maçons, que diable ! -Oui, mon ami, mais avant de prendre une décision, il faut chercher. +Après avoir été briquetiers, potiers, fondeurs, forgerons, nous saurons bien être maçons, que diable ! +Oui, mon ami, mais avant de prendre une décision, il faut chercher. Non, pas une ! ajouta Pencroff. -Avec des fenêtres pour les éclairer ! dit Harbert en riant. -Vous riez, s’écria le marin, et pourquoi donc ? -Qu’y a-t-il d’impossible à ce que je propose ? +Avec des fenêtres pour les éclairer ! dit Harbert en riant. +Vous riez, s’écria le marin, et pourquoi donc ? +Qu’y a-t-il d’impossible à ce que je propose ? Est-ce que nous n’avons pas des pics et des pioches ? -Cyrus Smith avait écouté l’enthousiaste Pencroff, développant ses projets un peu fantaisistes. -Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff les suivirent d’un pas plus posé. -Le paysage était charmant en cet endroit. -Les arbres, aux tons jaunis, se groupaient merveilleusement pour le régal des yeux. -C’était un détour d’un mille et demi au plus. -Arcs, flèches, bâtons emmanchés d’un fer aigu, c’étaient là leurs seules armes. -Nab l’assomma d’un coup de bâton. -Aussi son maître le rappelait-il constamment. -Il fallut d’abord doubler la pointe aiguë du nord-est. -Triste gibier, en somme, et d’un goût qui devait laisser à désirer. +Cyrus Smith avait écouté l’enthousiaste Pencroff, développant ses projets un peu fantaisistes. +Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff les suivirent d’un pas plus posé. +Le paysage était charmant en cet endroit. +Les arbres, aux tons jaunis, se groupaient merveilleusement pour le régal des yeux. +C’était un détour d’un mille et demi au plus. +Arcs, flèches, bâtons emmanchés d’un fer aigu, c’étaient là leurs seules armes. +Nab l’assomma d’un coup de bâton. +Aussi son maître le rappelait-il constamment. +Il fallut d’abord doubler la pointe aiguë du nord-est. +Triste gibier, en somme, et d’un goût qui devait laisser à désirer. Qu’est-ce qu’il y a, Top ? -Puis, tout à coup, il se précipita dans le lac. -Top aura senti quelque amphibie, répondit Harbert. +Puis, tout à coup, il se précipita dans le lac. +Top aura senti quelque amphibie, répondit Harbert. Un alligator, sans doute ? dit le reporter. -Je ne le pense pas, répondit Cyrus Smith. -Les alligators ne se rencontrent que dans les régions moins élevées en latitude. -Cependant, les eaux étaient calmes, et pas une ride n’en troublait la surface. -Plusieurs fois, les colons s’arrêtèrent sur la berge, et ils observèrent avec attention. -Il y avait là quelque mystère. -L’ingénieur était fort intrigué. +Je ne le pense pas, répondit Cyrus Smith. +Les alligators ne se rencontrent que dans les régions moins élevées en latitude. +Cependant, les eaux étaient calmes, et pas une ride n’en troublait la surface. +Plusieurs fois, les colons s’arrêtèrent sur la berge, et ils observèrent avec attention. +Il y avait là quelque mystère. +L’ingénieur était fort intrigué. Poursuivons jusqu’au bout cette exploration, » dit-il. -Mais quelle importance attachez-vous à savoir cela, mon cher Cyrus ? demanda Gédéon Spilett. +Mais quelle importance attachez-vous à savoir cela, mon cher Cyrus ? demanda Gédéon Spilett. Tous coururent vers la berge. -s’écria-t-il. -Non, Nab, » dit l’ingénieur, en retenant son courageux serviteur. -Mais soudain, au milieu d’un cercle d’écume, on vit reparaître Top. +s’écria-t-il. +Non, Nab, » dit l’ingénieur, en retenant son courageux serviteur. +Mais soudain, au milieu d’un cercle d’écume, on vit reparaître Top. Cyrus Smith et ses compagnons regardaient sans comprendre. Circonstance non moins inexplicable encore ! -On eût dit que la lutte continuait encore sous les eaux. +On eût dit que la lutte continuait encore sous les eaux. Mais cela ne dura pas longtemps. Les colons coururent vers cet endroit. -Le dugong était mort. -Mais cela, c’était l’affaire de Nab. -En ce moment, Cyrus Smith avait en tête d’autres pensées. -Oui, répondit l’ingénieur, qui était devenu pensif. -Il y a là quelque chose que je ne puis comprendre. +Le dugong était mort. +Mais cela, c’était l’affaire de Nab. +En ce moment, Cyrus Smith avait en tête d’autres pensées. +Oui, répondit l’ingénieur, qui était devenu pensif. +Il y a là quelque chose que je ne puis comprendre. Non, n’est-il pas vrai ? -Aussi je pressens là quelque mystère que nous découvrirons sans doute un jour. +Aussi je pressens là quelque mystère que nous découvrirons sans doute un jour. Observons donc, mais n’insistons pas devant nos compagnons sur ces singuliers incidents. Gardons nos remarques pour nous et continuons notre besogne. Eh bien ! je le saurai ! -Il n’y a plus à douter maintenant, répéta Cyrus Smith. -Là est l’orifice du déversoir, et cet orifice, je le mettrai à découvert. -Comment ? demanda Gédéon Spilett. +Il n’y a plus à douter maintenant, répéta Cyrus Smith. +Là est l’orifice du déversoir, et cet orifice, je le mettrai à découvert. +Comment ? demanda Gédéon Spilett. En abaissant de trois pieds le niveau des eaux du lac. Et comment abaisser leur niveau ? En leur ouvrant une autre issue plus vaste que celle-ci. En quel endroit, Cyrus ? Mais c’est une rive de granit ! fit observer le reporter. -Et formeront une chute en tombant sur la grève, ajouta le reporter. -Une chute que nous utiliserons ! répondit Cyrus. -De maçons, non, mais de chimistes, répondit l’ingénieur. -Oui, ajouta le reporter, nous allons faire sauter l’île... -Sauter l’île ! s’écria Pencroff. -En partie, du moins ! répliqua Gédéon Spilett. -Écoutez-moi, mes amis, » dit l’ingénieur. -Et il leur fit connaître le résultat de ses observations. -Inutile de dire avec quel enthousiasme tous, et plus particulièrement Pencroff, accueillirent ce projet. -Employer les grands moyens, éventrer ce granit, créer une cascade, cela allait au marin ! -Ils partirent aussitôt, sans même demander plus d’explication. -La confiance qu’ils avaient en l’ingénieur était absolue. +Et formeront une chute en tombant sur la grève, ajouta le reporter. +Une chute que nous utiliserons ! répondit Cyrus. +De maçons, non, mais de chimistes, répondit l’ingénieur. +Oui, ajouta le reporter, nous allons faire sauter l’île... +Sauter l’île ! s’écria Pencroff. +En partie, du moins ! répliqua Gédéon Spilett. +Écoutez-moi, mes amis, » dit l’ingénieur. +Et il leur fit connaître le résultat de ses observations. +Inutile de dire avec quel enthousiasme tous, et plus particulièrement Pencroff, accueillirent ce projet. +Employer les grands moyens, éventrer ce granit, créer une cascade, cela allait au marin ! +Ils partirent aussitôt, sans même demander plus d’explication. +La confiance qu’ils avaient en l’ingénieur était absolue. Le soir, il y en avait plusieurs tonnes. -Le lendemain, huit mai, l’ingénieur commença ses manipulations. +Le lendemain, huit mai, l’ingénieur commença ses manipulations. Le sulfate obtenu, on en extrairait l’acide sulfurique. -C’était en effet le but à atteindre. -On y mettait plus que du zèle. -C’était de l’acharnement. -Or, en homme pratique, Cyrus Smith devait plutôt chercher à obtenir de la soude. -Mais ce n’était pas tout. -Il y avait donc là un cercle vicieux, dont il ne fût jamais sorti. -Ces divers travaux durèrent une huitaine de jours. +C’était en effet le but à atteindre. +On y mettait plus que du zèle. +C’était de l’acharnement. +Or, en homme pratique, Cyrus Smith devait plutôt chercher à obtenir de la soude. +Mais ce n’était pas tout. +Il y avait donc là un cercle vicieux, dont il ne fût jamais sorti. +Ces divers travaux durèrent une huitaine de jours. Or, pourquoi voulait-il donc avoir cet agent ? -Mais, en fin de compte, à quoi allait-il employer cet acide azotique ? +Mais, en fin de compte, à quoi allait-il employer cet acide azotique ? Et quand verrons-nous cela, monsieur Cyrus ? -Demain, dès que nous aurons creusé un trou de mine, » répondit l’ingénieur. -C’était donc le cadre qu’il s’agissait de briser. +Demain, dès que nous aurons creusé un trou de mine, » répondit l’ingénieur. +C’était donc le cadre qu’il s’agissait de briser. Restait la question d’inflammation de la substance explosive. Cyrus Smith aurait certainement pu fabriquer une amorce. -Mais Cyrus Smith savait que la nitro-glycérine a la propriété de détonner au choc. -Il sembla que toute l’île tremblait sur sa base. -Un triple hurrah s’échappa de leurs poitrines ! -Le cadre de granit était fendu sur une large place ! -En effet, la nitro-glycérine avait puissamment agi. -Sans aucun doute, l’île, les continents, et la terre elle-même, répondit Cyrus Smith. -Ce n’est qu’une question de quantité. +Mais Cyrus Smith savait que la nitro-glycérine a la propriété de détonner au choc. +Il sembla que toute l’île tremblait sur sa base. +Un triple hurrah s’échappa de leurs poitrines ! +Le cadre de granit était fendu sur une large place ! +En effet, la nitro-glycérine avait puissamment agi. +Sans aucun doute, l’île, les continents, et la terre elle-même, répondit Cyrus Smith. +Ce n’est qu’une question de quantité. Non, Pencroff, car c’est une substance trop brisante. Malheureusement, ce sont les armes que nous n’avons pas. -Oh ! monsieur Cyrus, répondit le marin, avec un peu de bonne volonté !... -Décidément, Pencroff avait rayé le mot « impossible » du dictionnaire de l’île Lincoln. -C’était comme une bouche d’égout à la bordure d’un trottoir. -Vous voyez que Top nous a précédés ! -Bien, répondit l’ingénieur. -Mais il faut y voir clair. — Nab, va couper quelques branches résineuses. -Heureusement, quelques saillies du granit, formant de véritables marches, rendaient la descente moins périlleuse. -L’ingénieur observa ce granit noir. +Oh ! monsieur Cyrus, répondit le marin, avec un peu de bonne volonté !... +Décidément, Pencroff avait rayé le mot « impossible » du dictionnaire de l’île Lincoln. +C’était comme une bouche d’égout à la bordure d’un trottoir. +Vous voyez que Top nous a précédés ! +Bien, répondit l’ingénieur. +Mais il faut y voir clair. — Nab, va couper quelques branches résineuses. +Heureusement, quelques saillies du granit, formant de véritables marches, rendaient la descente moins périlleuse. +L’ingénieur observa ce granit noir. Il n’y vit pas une strate, pas une faille. -La masse était compacte et d’un grain extrêmement serré. -Ce boyau datait donc de l’origine même de l’île. -Ce n’étaient point les eaux qui l’avaient creusé peu à peu. +La masse était compacte et d’un grain extrêmement serré. +Ce boyau datait donc de l’origine même de l’île. +Ce n’étaient point les eaux qui l’avaient creusé peu à peu. Les colons ne descendaient que fort lentement. Il fallait donc ne s’aventurer qu’avec une certaine prudence. -Eh bien, mon cher Cyrus ? dit alors Gédéon Spilett. +Eh bien, mon cher Cyrus ? dit alors Gédéon Spilett. Pourquoi inhabitable ? demanda le marin. Parce qu’elle est trop petite et trop obscure. -Continuons, répondit Cyrus Smith, continuons notre exploration. -Peut-être, plus bas, la nature nous aura-t-elle épargné ce travail. +Continuons, répondit Cyrus Smith, continuons notre exploration. +Peut-être, plus bas, la nature nous aura-t-elle épargné ce travail. Nous ne sommes encore qu’au tiers de la hauteur, fit observer Harbert. -Où est donc Top ?... -demanda Nab en interrompant son maître. +Où est donc Top ?... +demanda Nab en interrompant son maître. On chercha dans la caverne. -Le chien n’y était pas. -Il aura probablement continué sa route, dit Pencroff. -Rejoignons-le, » répondit Cyrus Smith. +Le chien n’y était pas. +Il aura probablement continué sa route, dit Pencroff. +Rejoignons-le, » répondit Cyrus Smith. La descente fut reprise. -Ils s’arrêtèrent et écoutèrent. -Ce sont les aboiements de Top ! s’écria Harbert. -Oui, répondit Pencroff, et notre brave chien aboie même avec fureur ! -Nous avons nos épieux ferrés, dit Cyrus Smith. +Ils s’arrêtèrent et écoutèrent. +Ce sont les aboiements de Top ! s’écria Harbert. +Oui, répondit Pencroff, et notre brave chien aboie même avec fureur ! +Nous avons nos épieux ferrés, dit Cyrus Smith. Tenons-nous sur nos gardes, et en avant ! -Cyrus Smith et ses compagnons se précipitèrent pour se porter au secours du chien. +Cyrus Smith et ses compagnons se précipitèrent pour se porter au secours du chien. Les aboiements de Top devenaient de plus en plus perceptibles. -On sentait dans sa voix saccadée une rage étrange. -Était-il donc aux prises avec quelque animal dont il avait troublé la retraite ? -Là, le couloir aboutissait à une vaste et magnifique caverne. -Là, Top, allant et venant, aboyait avec fureur. -L’énorme caverne était vide. +On sentait dans sa voix saccadée une rage étrange. +Était-il donc aux prises avec quelque animal dont il avait troublé la retraite ? +Là, le couloir aboutissait à une vaste et magnifique caverne. +Là, Top, allant et venant, aboyait avec fureur. +L’énorme caverne était vide. Les colons la parcoururent en tous sens. -Il n’y avait rien, pas un animal, pas un être vivant ! +Il n’y avait rien, pas un animal, pas un être vivant ! Et, cependant, Top continuait d’aboyer. Ni les caresses, ni les menaces ne purent le faire taire. -En effet, répondit Pencroff, et prenons garde de tomber dans un trou. -Les torches furent penchées au-dessus de l’orifice. +En effet, répondit Pencroff, et prenons garde de tomber dans un trou. +Les torches furent penchées au-dessus de l’orifice. On ne vit rien. -Cyrus Smith détacha une branche enflammée et la jeta dans cet abîme. +Cyrus Smith détacha une branche enflammée et la jeta dans cet abîme. Voici notre demeure, dit Cyrus Smith. -Cependant, les désirs des colons se trouvaient en grande partie réalisés. -Le hasard, aidé par la merveilleuse sagacité de leur chef, les avait heureusement servis. -Les eaux l’avaient abandonnée et n’y pouvaient plus revenir. -La place était libre. -Cyrus Smith fit part de ses idées à ses compagnons. -Alors, monsieur Cyrus, à l’ouvrage ! répondit Pencroff. -Où faut-il frapper ? -La roche étincelait sous son pic. -Nab le relaya, puis Gédéon Spilett après Nab. -La muraille ne mesurait là que trois pieds d’épaisseur. -Et ici, pourtant, ce n’était que l’œuvre de la nature ! -Elle seule avait creusé ce féerique Alhambra dans un massif de granit ! -Des cris d’admiration étaient partis de toutes les bouches. +Cependant, les désirs des colons se trouvaient en grande partie réalisés. +Le hasard, aidé par la merveilleuse sagacité de leur chef, les avait heureusement servis. +Les eaux l’avaient abandonnée et n’y pouvaient plus revenir. +La place était libre. +Cyrus Smith fit part de ses idées à ses compagnons. +Alors, monsieur Cyrus, à l’ouvrage ! répondit Pencroff. +Où faut-il frapper ? +La roche étincelait sous son pic. +Nab le relaya, puis Gédéon Spilett après Nab. +La muraille ne mesurait là que trois pieds d’épaisseur. +Et ici, pourtant, ce n’était que l’œuvre de la nature ! +Elle seule avait creusé ce féerique Alhambra dans un massif de granit ! +Des cris d’admiration étaient partis de toutes les bouches. Et nous l’appellerons ?... demanda Harbert. -Il écouta avec attention. -Une résine enflammée fut encore jetée. -Les torches vont bientôt s’éteindre. +Il écouta avec attention. +Une résine enflammée fut encore jetée. +Les torches vont bientôt s’éteindre. Top fermait la marche, et faisait encore entendre de singuliers grognements. -L’ascension fut assez pénible. -Puis ils recommencèrent à monter. -Bientôt un air plus frais se fit sentir. -Les gouttelettes, séchées par l’évaporation, ne scintillaient plus sur les parois. -La clarté fuligineuse des torches pâlissait. -Quelques pigeons de roche entraient et sortaient déjà par cette étroite ouverture. -Il semblait vraiment que ce fût pour eux que l’on eût découvert Granite-house ! +L’ascension fut assez pénible. +Puis ils recommencèrent à monter. +Bientôt un air plus frais se fit sentir. +Les gouttelettes, séchées par l’évaporation, ne scintillaient plus sur les parois. +La clarté fuligineuse des torches pâlissait. +Quelques pigeons de roche entraient et sortaient déjà par cette étroite ouverture. +Il semblait vraiment que ce fût pour eux que l’on eût découvert Granite-house ! Et comment entrerons-nous ? demanda le marin. -Mais pourquoi tant de précautions ? dit Pencroff. -Jusqu’ici les animaux ne nous ont pas semblé être bien redoutables. -Quant à être habitée par des indigènes, notre île ne l’est pas ! -En êtes-vous bien sûr, Pencroff ? demanda l’ingénieur, en regardant le marin. +Mais pourquoi tant de précautions ? dit Pencroff. +Jusqu’ici les animaux ne nous ont pas semblé être bien redoutables. +Quant à être habitée par des indigènes, notre île ne l’est pas ! +En êtes-vous bien sûr, Pencroff ? demanda l’ingénieur, en regardant le marin. Oui, dit Cyrus Smith, car nous n’en connaissons encore qu’une petite portion. -Prenons donc nos précautions contre toute éventualité. -Le premier travail consista donc à évider ces ouvertures. -L’espace ne manquait pas, et chaque objet pourrait être méthodiquement disposé. -Ce plan arrêté, il ne restait plus qu’à le mettre à exécution. -De là, perte de temps et fatigues considérables. -De cette façon, les briques purent être facilement enlevées jusqu’au niveau de Granite-house. -Sa foi dans l’ingénieur était absolue. -Rien n’eût pu la troubler. -Il le croyait capable de tout entreprendre et de réussir à tout. -L’ingénieur laissait dire Pencroff. -Il ne rabattait rien des exagérations de ce brave cœur. +Prenons donc nos précautions contre toute éventualité. +Le premier travail consista donc à évider ces ouvertures. +L’espace ne manquait pas, et chaque objet pourrait être méthodiquement disposé. +Ce plan arrêté, il ne restait plus qu’à le mettre à exécution. +De là, perte de temps et fatigues considérables. +De cette façon, les briques purent être facilement enlevées jusqu’au niveau de Granite-house. +Sa foi dans l’ingénieur était absolue. +Rien n’eût pu la troubler. +Il le croyait capable de tout entreprendre et de réussir à tout. +L’ingénieur laissait dire Pencroff. +Il ne rabattait rien des exagérations de ce brave cœur. Pendant ces travaux, Harbert se distingua. -Harbert sentait pour l’ingénieur une vive et respectueuse amitié. -Pencroff et lui s’aimaient beaucoup, et n’avaient pas tardé à se tutoyer. -Un « journaliste » habile, non pas seulement à tout comprendre, mais à tout exécuter ! -L’échelle fut définitivement installée le vingt-huit mai. +Harbert sentait pour l’ingénieur une vive et respectueuse amitié. +Pencroff et lui s’aimaient beaucoup, et n’avaient pas tardé à se tutoyer. +Un « journaliste » habile, non pas seulement à tout comprendre, mais à tout exécuter ! +L’échelle fut définitivement installée le vingt-huit mai. De la sorte, l’ascension devint notablement plus facile. -Les colons s’habituèrent promptement à se servir de cette échelle. -Mais il fallut qu’il en donnât aussi à Top. -Le pauvre chien, avec ses quatre pattes, n’était pas bâti pour cet exercice. -Si le marin fut fier de son élève, cela ne peut se dire. -On réservait cette importante excursion pour les premiers beaux jours du printemps prochain. -Pourquoi serions-nous malades, puisqu’il n’y a pas de médecins dans l’île ? -répondit très-sérieusement Pencroff. -Le sol y était perforé comme une écumoire. -Des terriers ! s’écria Harbert. -Oui, répondit le reporter, je les vois bien. -Mais sont-ils habités ? +Les colons s’habituèrent promptement à se servir de cette échelle. +Mais il fallut qu’il en donnât aussi à Top. +Le pauvre chien, avec ses quatre pattes, n’était pas bâti pour cet exercice. +Si le marin fut fier de son élève, cela ne peut se dire. +On réservait cette importante excursion pour les premiers beaux jours du printemps prochain. +Pourquoi serions-nous malades, puisqu’il n’y a pas de médecins dans l’île ? +répondit très-sérieusement Pencroff. +Le sol y était perforé comme une écumoire. +Des terriers ! s’écria Harbert. +Oui, répondit le reporter, je les vois bien. +Mais sont-ils habités ? C’est la question. -La question ne tarda pas à être résolue. -Chasseurs et chien eurent beau courir, ces rongeurs leur échappèrent facilement. +La question ne tarda pas à être résolue. +Chasseurs et chien eurent beau courir, ces rongeurs leur échappèrent facilement. Mais en ce moment, pas de collets, ni de quoi en fabriquer. -Enfin, après une heure de fouilles, quatre rongeurs furent pris au gîte. -Les hôtes de cette garenne n’étaient point à dédaigner, car ils étaient délicieux. -Le trente et un mai, les cloisons étaient achevées. -Une cheminée fut établie dans la première chambre, qui servait de cuisine. -Des quartiers de roches furent roulés à l’ouverture et cimentés fortement. -L’eau ne devait donc jamais manquer à Granite-house. -Enfin, tout fut terminé, et il était temps, car la mauvaise saison arrivait. -Toute la baie de l’Union se développait magnifiquement devant eux. -Il débuta par des averses et des rafales qui se succédèrent sans relâche. -La question des vêtements fut alors très-sérieusement discutée. -À ce sujet, l’ingéniosité de Cyrus Smith fut en défaut. -Il fallait donc se résigner à passer ce premier hiver sans trop se plaindre. +Enfin, après une heure de fouilles, quatre rongeurs furent pris au gîte. +Les hôtes de cette garenne n’étaient point à dédaigner, car ils étaient délicieux. +Le trente et un mai, les cloisons étaient achevées. +Une cheminée fut établie dans la première chambre, qui servait de cuisine. +Des quartiers de roches furent roulés à l’ouverture et cimentés fortement. +L’eau ne devait donc jamais manquer à Granite-house. +Enfin, tout fut terminé, et il était temps, car la mauvaise saison arrivait. +Toute la baie de l’Union se développait magnifiquement devant eux. +Il débuta par des averses et des rafales qui se succédèrent sans relâche. +La question des vêtements fut alors très-sérieusement discutée. +À ce sujet, l’ingéniosité de Cyrus Smith fut en défaut. +Il fallait donc se résigner à passer ce premier hiver sans trop se plaindre. Comment ? il y songerait. -Le combustible abonde, et il n’y a aucune raison de l’épargner. -Sans doute, répondit l’ingénieur, mais certains hivers sont très-froids en Espagne ! +Le combustible abonde, et il n’y a aucune raison de l’épargner. +Sans doute, répondit l’ingénieur, mais certains hivers sont très-froids en Espagne ! Et pourquoi, monsieur Cyrus ? demanda Harbert. -Nous le verrons bien, répondit Pencroff. -Si nous traitions un peu la question de l’éclairage. -Rien n’est plus facile, répondit Cyrus Smith. -À traiter ? demanda le marin. +Nous le verrons bien, répondit Pencroff. +Si nous traitions un peu la question de l’éclairage. +Rien n’est plus facile, répondit Cyrus Smith. +À traiter ? demanda le marin. Et quand commencerons-nous ? Demain, en organisant une chasse aux phoques. Pour fabriquer de la chandelle ? -On était au quatre juin. -Tous travaux furent suspendus, et des prières s’élevèrent vers le ciel. -Mais ces prières étaient maintenant des actions de grâces. +On était au quatre juin. +Tous travaux furent suspendus, et des prières s’élevèrent vers le ciel. +Mais ces prières étaient maintenant des actions de grâces. Ils ne demandaient plus, ils remerciaient. -Le lendemain, cinq juin, par un temps assez incertain, on partit pour l’îlot. -L’opération ne dura pas plus de vingt-quatre heures. +Le lendemain, cinq juin, par un temps assez incertain, on partit pour l’îlot. +L’opération ne dura pas plus de vingt-quatre heures. Les menuisiers eurent de l’ouvrage. -On perfectionna les outils, qui étaient fort rudimentaires. -On les compléta aussi. -Mais les menuisiers durent être bientôt remplacés par les charpentiers. +On perfectionna les outils, qui étaient fort rudimentaires. +On les compléta aussi. +Mais les menuisiers durent être bientôt remplacés par les charpentiers. Ce fut l’affaire de quelques jours. -Une seule privation coûtait encore aux colons de l’île Lincoln. -Un grain de blé ! -Un grain de blé ? répondit vivement l’ingénieur. +Une seule privation coûtait encore aux colons de l’île Lincoln. +Un grain de blé ! +Un grain de blé ? répondit vivement l’ingénieur. Oui, monsieur Cyrus, mais un seul, rien qu’un seul ! -Eh ! mon garçon, s’écria Pencroff en souriant, nous voilà bien avancés, ma foi ! -Qu’est-ce que nous pourrions bien faire d’un seul grain de blé ? -Nous en ferons du pain, répondit Cyrus Smith. -Du pain, des gâteaux, des tartes ! répliqua le marin. -Le pain que fournira ce grain de blé ne nous étouffera pas de sitôt ! -Un, je suppose ! répondit le marin, surpris de la question. -Et savez-vous combien un épi porte de grains ? +Eh ! mon garçon, s’écria Pencroff en souriant, nous voilà bien avancés, ma foi ! +Qu’est-ce que nous pourrions bien faire d’un seul grain de blé ? +Nous en ferons du pain, répondit Cyrus Smith. +Du pain, des gâteaux, des tartes ! répliqua le marin. +Le pain que fournira ce grain de blé ne nous étouffera pas de sitôt ! +Un, je suppose ! répondit le marin, surpris de la question. +Et savez-vous combien un épi porte de grains ? Quatre-vingts en moyenne, dit Cyrus Smith. -Les compagnons de Cyrus Smith l’écoutaient sans répondre. -Ces chiffres les stupéfiaient. -Ils étaient exacts, cependant. -Oui, mes amis, reprit l’ingénieur. -Telles sont les progressions arithmétiques de la féconde nature. -Mais l’ingénieur n’avait pas terminé son petit interrogatoire. -Et maintenant, Pencroff, reprit-il, savez-vous combien quatre cents milliards de grains représentent de boisseaux ? -Trois millions ! s’écria Pencroff. -Tout, mes amis, tout peut nous servir dans les conditions où nous sommes. +Les compagnons de Cyrus Smith l’écoutaient sans répondre. +Ces chiffres les stupéfiaient. +Ils étaient exacts, cependant. +Oui, mes amis, reprit l’ingénieur. +Telles sont les progressions arithmétiques de la féconde nature. +Mais l’ingénieur n’avait pas terminé son petit interrogatoire. +Et maintenant, Pencroff, reprit-il, savez-vous combien quatre cents milliards de grains représentent de boisseaux ? +Trois millions ! s’écria Pencroff. +Tout, mes amis, tout peut nous servir dans les conditions où nous sommes. Je vous en prie, ne l’oubliez pas. -Et maintenant, savez-vous ce qui nous reste à faire ? -Il nous reste à planter ce grain, répondit Harbert. -Pourvu qu’il pousse ! s’écria le marin. -Il poussera, » répondit Cyrus Smith. -On était au vingt juin. -Le moment était donc propice pour semer cet unique et précieux grain de blé. -Le temps s’étant légèrement éclairci, les colons gravirent les hauteurs de Granite-house. -Ne semblait-il pas que ces colons posaient la première pierre d’un édifice ? -Mais cette fois, la chose était plus grave. +Et maintenant, savez-vous ce qui nous reste à faire ? +Il nous reste à planter ce grain, répondit Harbert. +Pourvu qu’il pousse ! s’écria le marin. +Il poussera, » répondit Cyrus Smith. +On était au vingt juin. +Le moment était donc propice pour semer cet unique et précieux grain de blé. +Le temps s’étant légèrement éclairci, les colons gravirent les hauteurs de Granite-house. +Ne semblait-il pas que ces colons posaient la première pierre d’un édifice ? +Mais cette fois, la chose était plus grave. Et malheur aux insectes qui s’y aventuraient ! -Ils n’avaient aucune grâce à attendre. -En tout cas, elle débuta par un froid très-vif. -On dut, à plusieurs reprises, renouveler la provision de combustible. -Mais, fit observer justement le reporter, cela ne peut remplacer un pont sérieux ! +Ils n’avaient aucune grâce à attendre. +En tout cas, elle débuta par un froid très-vif. +On dut, à plusieurs reprises, renouveler la provision de combustible. +Mais, fit observer justement le reporter, cela ne peut remplacer un pont sérieux ! Ah ! on dirait des renards ! -s’écria Harbert, quand il vit toute la bande décamper au plus vite. -Aussi, Harbert leur donna-t-il, sans hésiter, leur véritable nom de « culpeux ». +s’écria Harbert, quand il vit toute la bande décamper au plus vite. +Aussi, Harbert leur donna-t-il, sans hésiter, leur véritable nom de « culpeux ». Ce que personne ne contesta. -Il était alors huit heures du matin. -Les colons firent halte en cet endroit pour déjeuner. +Il était alors huit heures du matin. +Les colons firent halte en cet endroit pour déjeuner. Tout en mangeant, on regardait. -Ici, rien que l’abîme ! -Cette diversité d’aspect n’appartient logiquement qu’aux continents d’une certaine étendue. -Cette île, dans sa forme comme dans sa nature, je la trouve étrange. -Quoi ! un continent au milieu du Pacifique ? s’écria Pencroff. -Pourquoi pas ? répondit Cyrus Smith. -Comme fut autrefois l’Atlantide, répondit Harbert. -Oui, mon enfant... si elle a existé toutefois. -Et l’île Lincoln aurait fait partie de ce continent-là ? demanda Pencroff. -Et le nombre considérable d’animaux qui l’habitent encore, ajouta Harbert. -Et quels sont ces maçons-là ? demanda Pencroff. -Les infusoires du corail, répondit Cyrus Smith. -dit Pencroff. (Page cent quatre-vingt-dix-huit.) nombreuses îles à coraux que compte l’océan Pacifique. +Ici, rien que l’abîme ! +Cette diversité d’aspect n’appartient logiquement qu’aux continents d’une certaine étendue. +Cette île, dans sa forme comme dans sa nature, je la trouve étrange. +Quoi ! un continent au milieu du Pacifique ? s’écria Pencroff. +Pourquoi pas ? répondit Cyrus Smith. +Comme fut autrefois l’Atlantide, répondit Harbert. +Oui, mon enfant... si elle a existé toutefois. +Et l’île Lincoln aurait fait partie de ce continent-là ? demanda Pencroff. +Et le nombre considérable d’animaux qui l’habitent encore, ajouta Harbert. +Et quels sont ces maçons-là ? demanda Pencroff. +Les infusoires du corail, répondit Cyrus Smith. +dit Pencroff. (Page cent quatre-vingt-dix-huit.) nombreuses îles à coraux que compte l’océan Pacifique. Ce sera long ! dit Pencroff. -La nature a le temps pour elle, répondit l’ingénieur. -Mais à quoi bon de nouveaux continents ? demanda Harbert. +La nature a le temps pour elle, répondit l’ingénieur. +Mais à quoi bon de nouveaux continents ? demanda Harbert. Or, la nature ne fait rien d’inutile. -Du moins, cette explication me paraît plausible. -Nous vous écoutons, monsieur Cyrus, répondit Harbert. +Du moins, cette explication me paraît plausible. +Nous vous écoutons, monsieur Cyrus, répondit Harbert. Qu’arrivera-t-il alors ? -Une immense émigration s’accomplira. -La végétation suivra l’émigration humaine. -La flore reculera vers l’équateur en même temps que la faune. -C’est le secret de Dieu, dit l’ingénieur. -Non, répondit Cyrus Smith, elle est purement d’origine volcanique. -Alors, elle disparaîtra un jour ? -J’espère bien que nous n’y serons plus. -En attendant, répondit Gédéon Spilett, installons-nous comme pour l’éternité. -Il ne faut jamais rien faire à demi. +Une immense émigration s’accomplira. +La végétation suivra l’émigration humaine. +La flore reculera vers l’équateur en même temps que la faune. +C’est le secret de Dieu, dit l’ingénieur. +Non, répondit Cyrus Smith, elle est purement d’origine volcanique. +Alors, elle disparaîtra un jour ? +J’espère bien que nous n’y serons plus. +En attendant, répondit Gédéon Spilett, installons-nous comme pour l’éternité. +Il ne faut jamais rien faire à demi. Ceci finit la conversation. -Le déjeuner était terminé. -Le sol était formé d’un limon argilo-siliceux, mêlé de nombreux débris de végétaux. -Quelques mares glacées scintillaient en maint endroit sous les rayons solaires. -Il fallut se contenter de les frapper à coups de flèche. -Les colons avaient donc là une abondante réserve de gibier aquatique. -À huit heures du soir, tous étaient rentrés à Granite-house. -Ce ne sont point des Saint-Martin, ces bêtes-là ! -Des bêtes qui ne sont bonnes à rien ! -Mais si, dit Gédéon Spilett. -Elles sont bonnes à quelque chose ! -Et à quoi donc ? -À faire des appâts pour en attirer d’autres ! -Pencroff n’eut pas besoin de demander si ces bêtes-là étaient comestibles. +Le déjeuner était terminé. +Le sol était formé d’un limon argilo-siliceux, mêlé de nombreux débris de végétaux. +Quelques mares glacées scintillaient en maint endroit sous les rayons solaires. +Il fallut se contenter de les frapper à coups de flèche. +Les colons avaient donc là une abondante réserve de gibier aquatique. +À huit heures du soir, tous étaient rentrés à Granite-house. +Ce ne sont point des Saint-Martin, ces bêtes-là ! +Des bêtes qui ne sont bonnes à rien ! +Mais si, dit Gédéon Spilett. +Elles sont bonnes à quelque chose ! +Et à quoi donc ? +À faire des appâts pour en attirer d’autres ! +Pencroff n’eut pas besoin de demander si ces bêtes-là étaient comestibles. Parce que cela me fait plaisir ! Tu aimes donc bien le cochon, Pencroff ? -Cette neige tomba abondamment pendant plusieurs jours, et son épaisseur atteignit bientôt deux pieds. -On entendait la tempête rugir dans les bois du Jacamar, qui devaient en pâtir. -Le vent se fait bûcheron, laissons-le faire, » répétait-il. -Et, d’ailleurs, il n’y aurait eu aucun moyen de l’en empêcher. -Pendant ces quelques jours de séquestration, les colons ne restèrent pas inactifs. -La température baissa un peu, et la tempête se calma. -Les colons s’élancèrent au dehors. -Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur le plateau de Grande-Vue. +Cette neige tomba abondamment pendant plusieurs jours, et son épaisseur atteignit bientôt deux pieds. +On entendait la tempête rugir dans les bois du Jacamar, qui devaient en pâtir. +Le vent se fait bûcheron, laissons-le faire, » répétait-il. +Et, d’ailleurs, il n’y aurait eu aucun moyen de l’en empêcher. +Pendant ces quelques jours de séquestration, les colons ne restèrent pas inactifs. +La température baissa un peu, et la tempête se calma. +Les colons s’élancèrent au dehors. +Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur le plateau de Grande-Vue. Il y en avait des milliers. -Ils ne les retrouvèrent pas aisément, sous la neige qui les recouvrait. -Mais enfin ils évitèrent ce désagrément, et retrouvèrent les trappes parfaitement intactes. -Peut-être sentaient-ils les hôtes de Granite-house ? -En somme, qu’est-ce que c’est que ces féliens ? demanda Pencroff. -Ce sont des tigres, répondit Harbert. -Je croyais que ces bêtes-là ne se trouvaient que dans les pays chauds ? -Bon, on veillera, » répondit Pencroff. -Il pouvait se faire que la période des grands froids ne fût pas achevée. -La mer avait laissé là des marques incontestables de ses ravages. -Ce ne fut pas inutilement que la réserve de combustible avait été refaite. +Ils ne les retrouvèrent pas aisément, sous la neige qui les recouvrait. +Mais enfin ils évitèrent ce désagrément, et retrouvèrent les trappes parfaitement intactes. +Peut-être sentaient-ils les hôtes de Granite-house ? +En somme, qu’est-ce que c’est que ces féliens ? demanda Pencroff. +Ce sont des tigres, répondit Harbert. +Je croyais que ces bêtes-là ne se trouvaient que dans les pays chauds ? +Bon, on veillera, » répondit Pencroff. +Il pouvait se faire que la période des grands froids ne fût pas achevée. +La mer avait laissé là des marques incontestables de ses ravages. +Ce ne fut pas inutilement que la réserve de combustible avait été refaite. Les colons n’en avaient pas fini avec les froids rigoureux. -Par ce froid intense, les échelons leur brûlaient les doigts. -Il fallut encore occuper ces loisirs que la séquestration faisait aux hôtes de Granite-house. -Cyrus Smith entreprit alors une opération qui pouvait se pratiquer à huis clos. -C’est un métier un peu chaud, je crois ? -Très-chaud ! répondit l’ingénieur. +Par ce froid intense, les échelons leur brûlaient les doigts. +Il fallut encore occuper ces loisirs que la séquestration faisait aux hôtes de Granite-house. +Cyrus Smith entreprit alors une opération qui pouvait se pratiquer à huis clos. +C’est un métier un peu chaud, je crois ? +Très-chaud ! répondit l’ingénieur. Alors, il sera de saison ! Le lendemain, ce sirop, refroidi, formait des pains et des tablettes. Presque tous les jours, ils tentaient quelques sorties qui ne pouvaient se prolonger. -On travaillait donc constamment à l’aménagement de la demeure. +On travaillait donc constamment à l’aménagement de la demeure. On causait en travaillant. Le temps passait ainsi, et ces braves gens ne semblaient point redouter l’avenir. -Cependant, il était temps que cette séquestration se terminât. -Le gibier devait être facile à approcher, et la chasse eût été fructueuse, assurément. -Le fidèle chien se trouvait fort à l’étroit dans Granite-house. -L’ingénieur observa plusieurs fois ce manège. -Le puits aboutissait à la mer, cela était certain. -Se ramifiait-il donc en étroits boyaux à travers la charpente de l’île ? -Était-il en communication avec quelques autres cavités intérieures ? -Enfin, les froids cessèrent. -Un moment peut venir où ce soit notre premier devoir. -On était au vingt-quatre octobre. -Ce jour-là, Pencroff était allé visiter les trappes, qu’il tenait toujours convenablement amorcées. -C’était une femelle de pécari et ses deux petits. -Allons ! nous ferons un bon repas, monsieur Cyrus ! s’écria-t-il. +Cependant, il était temps que cette séquestration se terminât. +Le gibier devait être facile à approcher, et la chasse eût été fructueuse, assurément. +Le fidèle chien se trouvait fort à l’étroit dans Granite-house. +L’ingénieur observa plusieurs fois ce manège. +Le puits aboutissait à la mer, cela était certain. +Se ramifiait-il donc en étroits boyaux à travers la charpente de l’île ? +Était-il en communication avec quelques autres cavités intérieures ? +Enfin, les froids cessèrent. +Un moment peut venir où ce soit notre premier devoir. +On était au vingt-quatre octobre. +Ce jour-là, Pencroff était allé visiter les trappes, qu’il tenait toujours convenablement amorcées. +C’était une femelle de pécari et ses deux petits. +Allons ! nous ferons un bon repas, monsieur Cyrus ! s’écria-t-il. Et vous aussi, monsieur Spilett, vous en mangerez ! -Je veux bien en manger, répondit le reporter, mais qu’est-ce que je mangerai ? +Je veux bien en manger, répondit le reporter, mais qu’est-ce que je mangerai ? Du cochon de lait. Ah ! vraiment, du cochon de lait, Pencroff ? -À vous entendre, je croyais que vous rapportiez un perdreau truffé ! -Comment ? s’écria Pencroff. +À vous entendre, je croyais que vous rapportiez un perdreau truffé ! +Comment ? s’écria Pencroff. Est-ce que vous feriez fi du cochon de lait, par hasard ? -Voilà, voilà, répondit le reporter. +Voilà, voilà, répondit le reporter. L’homme n’est jamais ni parfait, ni content. -Enfin, reprit Pencroff, j’espère que Nab se distinguera. -Ces deux petits pécaris n’ont pas seulement trois mois ! +Enfin, reprit Pencroff, j’espère que Nab se distinguera. +Ces deux petits pécaris n’ont pas seulement trois mois ! Ils seront tendres comme des cailles ! -J’en surveillerai moi-même la cuisson. -On le laissa faire à sa façon. -À cinq heures, le dîner fut servi dans la salle de Granite-house. +J’en surveillerai moi-même la cuisson. +On le laissa faire à sa façon. +À cinq heures, le dîner fut servi dans la salle de Granite-house. Le potage de kangourou fumait sur la table. On le trouva excellent. Qu’y a-t-il ? demanda Cyrus Smith. -Ah çà ! il y a donc des cailloux dans vos pécaris ? dit Gédéon Spilett. -Ce n’était point un caillou... -C’était un grain de plomb. -fin de la première partie « Regarde bien, Nab. -L’apparition subite d’un être surnaturel ne les eût pas impressionnés plus vivement. -À peine, monsieur Cyrus, répondit Pencroff. -Il tétait encore sa mère quand je l’ai trouvé dans la fosse. -Ce point ne pourra être élucidé que plus tard. -Il n’y a pas d’autres hommes que nous sur l’île Lincoln ! -Le contraire, en effet, serait bien étonnant, dit Harbert. -À moins, dit sérieusement Nab, que Pencroff n’ait eu... +Ah çà ! il y a donc des cailloux dans vos pécaris ? dit Gédéon Spilett. +Ce n’était point un caillou... +C’était un grain de plomb. +fin de la première partie « Regarde bien, Nab. +L’apparition subite d’un être surnaturel ne les eût pas impressionnés plus vivement. +À peine, monsieur Cyrus, répondit Pencroff. +Il tétait encore sa mère quand je l’ai trouvé dans la fosse. +Ce point ne pourra être élucidé que plus tard. +Il n’y a pas d’autres hommes que nous sur l’île Lincoln ! +Le contraire, en effet, serait bien étonnant, dit Harbert. +À moins, dit sérieusement Nab, que Pencroff n’ait eu... Voyez-vous cela, Nab, riposta Pencroff. -Quoi qu’il en soit, il nous importe d’être fixés sur ce point. +Quoi qu’il en soit, il nous importe d’être fixés sur ce point. Je pense que nous devrons agir prudemment, dit le reporter. -Il ne faut pas se laisser prendre au dépourvu. -Votre idée est bonne, Pencroff, répondit l’ingénieur, mais nous ne pouvons attendre. +Il ne faut pas se laisser prendre au dépourvu. +Votre idée est bonne, Pencroff, répondit l’ingénieur, mais nous ne pouvons attendre. Or, il faudrait au moins un mois pour construire un canot... -En cinq jours, s’écria Nab, fabriquer un bateau ? -Oui, Nab, un bateau à la mode indienne. -En bois ? demanda le nègre d’un air peu convaincu. -En bois, répondit Pencroff, ou plutôt en écorce. -Je vous répète, monsieur Cyrus, qu’en cinq jours l’affaire peut être enlevée ! -En cinq jours, soit ! répondit l’ingénieur. -Mais d’ici là, nous ferons bien de nous garder sévèrement ! dit Harbert. -Le dîner finit moins gaiement que n’avait espéré Pencroff. -Dès le lendemain, Pencroff se mit à l’ouvrage. -En somme, on en vint à bout. -Ils s’étaient faits les pourvoyeurs de la colonie. -Ainsi, vous pensez que ces gens-là ont déjà quitté l’île ? reprit Harbert. -Je ne dis pas non, mon garçon. -Une idée, monsieur Spilett, dit Harbert. -Je vais toujours essayer, » répondit Harbert. -Le jeune garçon regarda avec une attention extrême. +En cinq jours, s’écria Nab, fabriquer un bateau ? +Oui, Nab, un bateau à la mode indienne. +En bois ? demanda le nègre d’un air peu convaincu. +En bois, répondit Pencroff, ou plutôt en écorce. +Je vous répète, monsieur Cyrus, qu’en cinq jours l’affaire peut être enlevée ! +En cinq jours, soit ! répondit l’ingénieur. +Mais d’ici là, nous ferons bien de nous garder sévèrement ! dit Harbert. +Le dîner finit moins gaiement que n’avait espéré Pencroff. +Dès le lendemain, Pencroff se mit à l’ouvrage. +En somme, on en vint à bout. +Ils s’étaient faits les pourvoyeurs de la colonie. +Ainsi, vous pensez que ces gens-là ont déjà quitté l’île ? reprit Harbert. +Je ne dis pas non, mon garçon. +Une idée, monsieur Spilett, dit Harbert. +Je vais toujours essayer, » répondit Harbert. +Le jeune garçon regarda avec une attention extrême. Sur la mer d’abord, rien en vue. -Pas une voile, ni à l’horizon, ni sur les atterrages de l’île. +Pas une voile, ni à l’horizon, ni sur les atterrages de l’île. Au milieu des bois du Far-West, rien non plus. -Il regarda avec un soin extrême, et sa vue était excellente... -Non, décidément, il n’y avait rien. -Harbert redescendit au pied du kauri, et les deux chasseurs revinrent à Granite-house. -Harbert aperçut cette tortue qui se glissait entre les roches pour gagner la mer. -À moi, Nab, à moi ! +Il regarda avec un soin extrême, et sa vue était excellente... +Non, décidément, il n’y avait rien. +Harbert redescendit au pied du kauri, et les deux chasseurs revinrent à Granite-house. +Harbert aperçut cette tortue qui se glissait entre les roches pour gagner la mer. +À moi, Nab, à moi ! Le bel animal ! dit Nab, mais comment nous en emparer ? -Rien n’est plus aisé, Nab, répondit Harbert. -Prenez votre épieu et imitez-moi. -Le reptile, sentant le danger, s’était retiré entre sa carapace et son plastron. -Bon ! s’écria Nab, voilà qui réjouira l’ami Pencroff ! +Rien n’est plus aisé, Nab, répondit Harbert. +Prenez votre épieu et imitez-moi. +Le reptile, sentant le danger, s’était retiré entre sa carapace et son plastron. +Bon ! s’écria Nab, voilà qui réjouira l’ami Pencroff ! Et maintenant, que ferons-nous de notre gibier ? dit Nab. -Nous ne pouvons pas le traîner à Granite-house ! -Voilà qui réjouira l'ami Pencroff. -Le « superbe échantillon des chélonées » n’y était plus. +Nous ne pouvons pas le traîner à Granite-house ! +Voilà qui réjouira l'ami Pencroff. +Le « superbe échantillon des chélonées » n’y était plus. Mais, qu'y a-t-il dans cette caisse ? -C’était pourtant bien à cette place que la tortue avait été laissée. -Ah çà ! dit Nab, ça se retourne donc, ces bêtes-là ? +C’était pourtant bien à cette place que la tortue avait été laissée. +Ah çà ! dit Nab, ça se retourne donc, ces bêtes-là ? Eh bien, c’est Pencroff qui ne sera pas content ! -Bon, fit Nab, qui voulait cacher sa mésaventure, nous n’en parlerons pas. -Au contraire, Nab, il faut en parler, » répondit Harbert. -Et tous deux, reprenant le chariot, qu’ils avaient inutilement amené, revinrent à Granite-house. -Les maladroits ! s’écria le marin. -Avoir laissé échapper cinquante potages au moins ! -Alors, vous ne l’aviez pas assez retournée ! riposta plaisamment l’intraitable marin. -C’est donc un miracle ! répliqua Pencroff. -Cela est vrai, mon enfant, répondit Cyrus Smith. +Bon, fit Nab, qui voulait cacher sa mésaventure, nous n’en parlerons pas. +Au contraire, Nab, il faut en parler, » répondit Harbert. +Et tous deux, reprenant le chariot, qu’ils avaient inutilement amené, revinrent à Granite-house. +Les maladroits ! s’écria le marin. +Avoir laissé échapper cinquante potages au moins ! +Alors, vous ne l’aviez pas assez retournée ! riposta plaisamment l’intraitable marin. +C’est donc un miracle ! répliqua Pencroff. +Cela est vrai, mon enfant, répondit Cyrus Smith. Alors, comment a-t-il pu se faire... -À une quinzaine de pieds, au plus, répondit Harbert. -Et la marée était basse, à ce moment ? -Ah ! maladroits que nous sommes ! s’écria Nab. -C’est précisément ce que j’avais eu l’honneur de vous dire ! -Cyrus Smith avait donné cette explication, qui était admissible sans doute. -Mais était-il bien convaincu de la justesse de cette explication ? +À une quinzaine de pieds, au plus, répondit Harbert. +Et la marée était basse, à ce moment ? +Ah ! maladroits que nous sommes ! s’écria Nab. +C’est précisément ce que j’avais eu l’honneur de vous dire ! +Cyrus Smith avait donné cette explication, qui était admissible sans doute. +Mais était-il bien convaincu de la justesse de cette explication ? On n’oserait l’affirmer. -Le vingt-neuf octobre, le canot d’écorce était entièrement achevé. -Quant à l’opération du lancement, elle fut extrêmement simple. +Le vingt-neuf octobre, le canot d’écorce était entièrement achevé. +Quant à l’opération du lancement, elle fut extrêmement simple. Avec cela, on ferait le tour... -Du monde ? demanda Gédéon Spilett. -Non, de l’île. +Du monde ? demanda Gédéon Spilett. +Non, de l’île. Que diable ! il faut pourtant voir s’il peut nous porter tous les cinq ! -En effet, c’était une expérience à faire. -Ce n’est rien, Nab, répondit le marin. -Il faut que le bois s’étanche ! +En effet, c’était une expérience à faire. +Ce n’est rien, Nab, répondit le marin. +Il faut que le bois s’étanche ! On s’embarqua donc, et Pencroff poussa au large. -Une légère brise soufflait du sud. +Une légère brise soufflait du sud. Point de houle, ni dans le canal, ni au large. -Puis, Pencroff, virant de bord, revint vers l’embouchure de la rivière. -On eût dit qu’un énorme tombereau de roches avait été vidé là. -Le canot, poussé par les deux avirons, avançait sans peine. -Tous les regards se portèrent vers le point indiqué. +Puis, Pencroff, virant de bord, revint vers l’embouchure de la rivière. +On eût dit qu’un énorme tombereau de roches avait été vidé là. +Le canot, poussé par les deux avirons, avançait sans peine. +Tous les regards se portèrent vers le point indiqué. En effet, dit le reporter, il y a quelque chose. -On dirait une épave à demi enfoncée dans le sable. -Ah ! s’écria Pencroff, je vois ce que c’est ! +On dirait une épave à demi enfoncée dans le sable. +Ah ! s’écria Pencroff, je vois ce que c’est ! Quoi donc ? demanda Nab. -Des barils, des barils, qui peuvent être pleins ! répondit le marin. -Pencroff ne s’était pas trompé. -Évidemment, répondit Gédéon Spilett. +Des barils, des barils, qui peuvent être pleins ! répondit le marin. +Pencroff ne s’était pas trompé. +Évidemment, répondit Gédéon Spilett. Qu’y a-t-il dans cette caisse ? -Elle est fermée, et rien pour en briser le couvercle ! -Eh bien, à coups de pierre alors... +Elle est fermée, et rien pour en briser le couvercle ! +Eh bien, à coups de pierre alors... Mais, monsieur Cyrus, songez donc ! -Il y a peut-être là-dedans tout ce qui nous manque ! -Transportons-la à Granite-house, où nous l’ouvrirons plus facilement et sans la briser. -L’avis de l’ingénieur était sage. +Il y a peut-être là-dedans tout ce qui nous manque ! +Transportons-la à Granite-house, où nous l’ouvrirons plus facilement et sans la briser. +L’avis de l’ingénieur était sage. Donc, mieux valait la remorquer ainsi jusqu’au rivage de Granite-house. -Et maintenant, d’où venait cette épave ? -C’était là une importante question. -Nul autre débris ne leur apparut. -La mer fut observée également. -Harbert et Nab montèrent sur un roc élevé, mais l’horizon était désert. -Rien en vue, ni un bâtiment désemparé, ni un navire à la voile. -Cependant, il y avait eu naufrage, ce n’était pas douteux. -Peut-être même cet incident se rattachait-il à l’incident du grain de plomb ? -Peut-être des étrangers avaient-ils atterri sur un autre point de l’île ? -Peut-être y étaient-ils encore ? +Et maintenant, d’où venait cette épave ? +C’était là une importante question. +Nul autre débris ne leur apparut. +La mer fut observée également. +Harbert et Nab montèrent sur un roc élevé, mais l’horizon était désert. +Rien en vue, ni un bâtiment désemparé, ni un navire à la voile. +Cependant, il y avait eu naufrage, ce n’était pas douteux. +Peut-être même cet incident se rattachait-il à l’incident du grain de plomb ? +Peut-être des étrangers avaient-ils atterri sur un autre point de l’île ? +Peut-être y étaient-ils encore ? Si nous ne retrouvons personne... -Nous la garderons pour nous ! s’écria Pencroff. -Mais, pour Dieu, qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là dedans ! -Pencroff ne chercha point à cacher qu’il était extrêmement ému. -J’espère bien que non, répondit le reporter. -Si seulement il y avait... dit le marin à mi-voix. +Nous la garderons pour nous ! s’écria Pencroff. +Mais, pour Dieu, qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là dedans ! +Pencroff ne chercha point à cacher qu’il était extrêmement ému. +J’espère bien que non, répondit le reporter. +Si seulement il y avait... dit le marin à mi-voix. Quoi donc ? lui demanda Nab, qui l’entendit. -deux haches de bûcheron. +deux haches de bûcheron. deux haches de charpentier. -six ciseaux à froid. +six ciseaux à froid. dix sacs de clous et de vis. trois scies de diverses grandeurs. -deux boîtes d’aiguilles. -Armes : deux fusils à pierre. -deux fusils à capsule. -deux carabines à inflammation centrale. +deux boîtes d’aiguilles. +Armes : deux fusils à pierre. +deux fusils à capsule. +deux carabines à inflammation centrale. quatre sabres d’abordage. deux barils de poudre pouvant contenir chacun vingt-cinq livres. -douze boîtes d’amorces fulminantes. -un boîte de compas. +douze boîtes d’amorces fulminantes. +un boîte de compas. un boussole de poche. -un thermomètre de Fahrenheit. -trois douzaines de bas de même tissu. +un thermomètre de Fahrenheit. +trois douzaines de bas de même tissu. Ustensiles : un coquemar en fer. -six casseroles de cuivre étamé. +six casseroles de cuivre étamé. trois plats de fer. dix couverts d’aluminium. un petit fourneau portatif. six couteaux de table. Livres : un Bible contenant l’Ancien et le Nouveau Testament. -un dictionnaire des divers idiomes polynésiens. +un dictionnaire des divers idiomes polynésiens. un dictionnaire des sciences naturelles, en six volumes. trois rames de papier blanc. -deux registres à pages blanches. +deux registres à pages blanches. Outils, armes, instruments, habits, ustensiles, livres, rien n’y manque ! Rien n’y manque, en effet, murmura Cyrus Smith d’un air pensif. -Ce n’est pas admissible, répondit le reporter. +Ce n’est pas admissible, répondit le reporter. Est-ce votre avis, monsieur Cyrus ? demanda Harbert. -Oui, mon enfant, répondit l’ingénieur, cela a pu se passer ainsi. -Même la boîte à photographie ! fit observer le marin d’un air assez incrédule. -C’était à voir. -Chaque objet fut donc attentivement examiné, principalement les livres, les instruments et les armes. -Leurs remerciements s’élevèrent donc unanimement vers le ciel. -Toutefois, l’un d’eux n’était pas absolument satisfait. -Ce qui amena Nab à lui dire : « Ah çà ! +Oui, mon enfant, répondit l’ingénieur, cela a pu se passer ainsi. +Même la boîte à photographie ! fit observer le marin d’un air assez incrédule. +C’était à voir. +Chaque objet fut donc attentivement examiné, principalement les livres, les instruments et les armes. +Leurs remerciements s’élevèrent donc unanimement vers le ciel. +Toutefois, l’un d’eux n’était pas absolument satisfait. +Ce qui amena Nab à lui dire : « Ah çà ! Ami Pencroff, qu’attendais-tu donc ? -On ne put s’empêcher de rire à l’observation du marin. -Volontiers, » répondit Cyrus Smith. +On ne put s’empêcher de rire à l’observation du marin. +Volontiers, » répondit Cyrus Smith. Ouvrez au hasard, et lisez-nous le premier verset qui tombera sous vos yeux. -Nous verrons s’il s’applique à notre situation. -Et il lut ce verset, ainsi conçu : Quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve. +Nous verrons s’il s’applique à notre situation. +Et il lut ce verset, ainsi conçu : Quiconque demande reçoit, et qui cherche trouve. Cependant, on prit aussi une des carabines et quelques cartouches. -À six heures du matin, la pirogue était poussée à la mer. -La marée ne montait que depuis une demi-heure. -L’aspect des rives de la Mercy était magnifique. -À mesure qu’ils s’avançaient, les essences forestières se modifiaient. -Sais-tu ce que c’est que cette plante-là ? demanda Harbert au marin. -Pencroff ! répondit Harbert, ce n’est pas du tabac, c’est de la moutarde. -Nous en trouverons un jour ! dit Gédéon Spilett. -Vrai ! s’écria Pencroff. -Celle-ci était moins abrupte, mais celle-là plus boisée. -Sais-tu ce que c'est que cette plante-là ? +À six heures du matin, la pirogue était poussée à la mer. +La marée ne montait que depuis une demi-heure. +L’aspect des rives de la Mercy était magnifique. +À mesure qu’ils s’avançaient, les essences forestières se modifiaient. +Sais-tu ce que c’est que cette plante-là ? demanda Harbert au marin. +Pencroff ! répondit Harbert, ce n’est pas du tabac, c’est de la moutarde. +Nous en trouverons un jour ! dit Gédéon Spilett. +Vrai ! s’écria Pencroff. +Celle-ci était moins abrupte, mais celle-là plus boisée. +Sais-tu ce que c'est que cette plante-là ? Page deux cent trente et un.) « Je le reconnais ! -s’écria Pencroff, et on peut dire que son coup partit malgré lui. +s’écria Pencroff, et on peut dire que son coup partit malgré lui. Que reconnaissez-vous ? demanda le reporter. Il fallut donc armer les avirons. -Il semblait alors que la forêt tendait à s’éclaircir du côté du Far-West. -Les arbres y étaient moins pressés et se montraient souvent isolés. -Quels splendides échantillons de la flore de cette latitude ! -s’était écrié Harbert. -Quelques-uns s’élevaient à une hauteur de deux cents pieds. -Voilà des arbres ! s’écria Nab, mais sont-ils bons à quelque chose ? -Il en doit être des végétaux-géants comme des géants humains. -Cela ne sert guère qu’à se montrer dans les foires ! -Et à quoi donc ? -À assainir le pays qu’ils habitent. -Savez-vous comment on les appelle dans l’Australie et la Nouvelle-Zélande ? -On les appelle les « arbres à fièvre ». +Il semblait alors que la forêt tendait à s’éclaircir du côté du Far-West. +Les arbres y étaient moins pressés et se montraient souvent isolés. +Quels splendides échantillons de la flore de cette latitude ! +s’était écrié Harbert. +Quelques-uns s’élevaient à une hauteur de deux cents pieds. +Voilà des arbres ! s’écria Nab, mais sont-ils bons à quelque chose ? +Il en doit être des végétaux-géants comme des géants humains. +Cela ne sert guère qu’à se montrer dans les foires ! +Et à quoi donc ? +À assainir le pays qu’ils habitent. +Savez-vous comment on les appelle dans l’Australie et la Nouvelle-Zélande ? +On les appelle les « arbres à fièvre ». Parce qu’ils la donnent ? -Non, parce qu’ils l’empêchent ! +Non, parce qu’ils l’empêchent ! Je vais noter cela, dit le reporter. -Plus de fièvres intermittentes dans les régions que recouvrent les forêts de ces myrtacées. -Quelle île bénie ! s’écria Pencroff ! +Plus de fièvres intermittentes dans les régions que recouvrent les forêts de ces myrtacées. +Quelle île bénie ! s’écria Pencroff ! Je vous le dis, il ne lui manque rien... Si ce n’est... -L’action des rames en fut gênée, et Pencroff dut pousser avec une perche. -Eh bien, nous nous arrêterons, Pencroff, et nous organiserons un campement pour la nuit. -À quelle distance pouvons-nous être de Granite-house ? demanda Harbert. -Continuons-nous à aller en avant ? demanda le reporter. -Oui, et aussi longtemps que nous pourrons le faire, répondit Cyrus Smith. -Il était cinq heures environ. -On campa en cet endroit même, qui était charmant. +L’action des rames en fut gênée, et Pencroff dut pousser avec une perche. +Eh bien, nous nous arrêterons, Pencroff, et nous organiserons un campement pour la nuit. +À quelle distance pouvons-nous être de Granite-house ? demanda Harbert. +Continuons-nous à aller en avant ? demanda le reporter. +Oui, et aussi longtemps que nous pourrons le faire, répondit Cyrus Smith. +Il était cinq heures environ. +On campa en cet endroit même, qui était charmant. En combien de temps pourraient-ils l’atteindre ? -On partit, après avoir soigneusement assuré l’amarrage de la pirogue. -Ces singes étaient nombreux, mais, très-heureusement, ils ne manifestèrent aucune disposition hostile. +On partit, après avoir soigneusement assuré l’amarrage de la pirogue. +Ces singes étaient nombreux, mais, très-heureusement, ils ne manifestèrent aucune disposition hostile. Mais, disait-il, la chasse n’est pas ouverte. Gambadez donc, mes amis, sautez et volez en paix ! Nous vous dirons deux mots au retour ! -Ce creek était profond et clair, mais il eût été absolument innavigable. -La berge était surélevée. (Page deux cent quarante-huit.) « Nous voilà coupés ! s’écria Nab. -À quoi bon, répondit Cyrus Smith. -Il est évident que ce creek court à la mer. +Ce creek était profond et clair, mais il eût été absolument innavigable. +La berge était surélevée. (Page deux cent quarante-huit.) « Nous voilà coupés ! s’écria Nab. +À quoi bon, répondit Cyrus Smith. +Il est évident que ce creek court à la mer. Un instant, dit le reporter. Et le nom de ce creek, mes amis ? -Ne laissons pas notre géographie incomplète. -Nomme-le, mon enfant, dit l’ingénieur en s’adressant au jeune garçon. -Soit, répondit Cyrus Smith. -Suivons-le donc sans nous arrêter. +Ne laissons pas notre géographie incomplète. +Nomme-le, mon enfant, dit l’ingénieur en s’adressant au jeune garçon. +Soit, répondit Cyrus Smith. +Suivons-le donc sans nous arrêter. Un instant encore ! dit Pencroff. Qu’y a-t-il ? demanda le reporter. -Si la chasse est défendue, la pêche est permise, je suppose, dit le marin. -Nous n’avons pas de temps à perdre, répondit l’ingénieur. -Oh ! cinq minutes ! répliqua Pencroff. -Je ne vous demande que cinq minutes dans l’intérêt de notre déjeuner ! -Voilà qui sera bon ! s’écria Nab, en venant en aide au marin. +Si la chasse est défendue, la pêche est permise, je suppose, dit le marin. +Nous n’avons pas de temps à perdre, répondit l’ingénieur. +Oh ! cinq minutes ! répliqua Pencroff. +Je ne vous demande que cinq minutes dans l’intérêt de notre déjeuner ! +Voilà qui sera bon ! s’écria Nab, en venant en aide au marin. murmura Pencroff avec un soupir. -D’ailleurs, les rives étaient vierges de toute empreinte humaine. -Cependant, le creek s’élargissait peu à peu, et ses eaux devenaient moins tumultueuses. -De là, nécessité de passer la nuit au promontoire même. -Bon ! dit-il, voilà une précieuse découverte. +D’ailleurs, les rives étaient vierges de toute empreinte humaine. +Cependant, le creek s’élargissait peu à peu, et ses eaux devenaient moins tumultueuses. +De là, nécessité de passer la nuit au promontoire même. +Bon ! dit-il, voilà une précieuse découverte. Sans doute, reprit Harbert. Non ! cela ne te satisferait point. -Des asperges de trente pieds ! s’écria le marin. +Des asperges de trente pieds ! s’écria le marin. Et elles sont bonnes ? -Parfait, mon garçon, parfait ! répondit Pencroff. +Parfait, mon garçon, parfait ! répondit Pencroff. De mieux en mieux, Harbert. Est-ce tout ? demanda le marin. -Et ça ne se fume pas, par hasard ? -Ça ne se fume pas, mon pauvre Pencroff ! -En arrière ! s’écria Pencroff. -Harbert et Pencroff se précipitèrent vers le jaguar. -Bon ! mon garçon, répondit le reporter, tu en aurais fait autant. +Et ça ne se fume pas, par hasard ? +Ça ne se fume pas, mon pauvre Pencroff ! +En arrière ! s’écria Pencroff. +Harbert et Pencroff se précipitèrent vers le jaguar. +Bon ! mon garçon, répondit le reporter, tu en aurais fait autant. Moi ! un pareil sang-froid !... Ce n’est pas plus malin que cela ! Mais d’autres peuvent revenir ! dit Pencroff. -À la maison des jaguars, alors ! -répondit le marin en tirant après lui le cadavre de l’animal. -Aussitôt, une véritable pétarade d’éclater dans l’air ! -Rien que ce fracas eût suffi à épouvanter les fauves les plus audacieux ! -Restait donc le rivage méridional de l’île à explorer. +À la maison des jaguars, alors ! +répondit le marin en tirant après lui le cadavre de l’animal. +Aussitôt, une véritable pétarade d’éclater dans l’air ! +Rien que ce fracas eût suffi à épouvanter les fauves les plus audacieux ! +Restait donc le rivage méridional de l’île à explorer. Ceci ne rentrait pas dans le projet primitif. -Trente milles ! reprit Gédéon Spilett. -Ce sera une forte journée de marche. -Très-juste, dit alors Pencroff. -La tortue ! répondit le reporter. -Ne savez-vous pas que c’est la mer qui l’a retournée ? -Qui sait ? murmura l’ingénieur. -Que veux-tu dire, Nab ? lui demanda l’ingénieur. -Un pont ! s’écria Pencroff ! -Eh bien, est-ce que Monsieur Smith n’est pas ingénieur de son état ? +Trente milles ! reprit Gédéon Spilett. +Ce sera une forte journée de marche. +Très-juste, dit alors Pencroff. +La tortue ! répondit le reporter. +Ne savez-vous pas que c’est la mer qui l’a retournée ? +Qui sait ? murmura l’ingénieur. +Que veux-tu dire, Nab ? lui demanda l’ingénieur. +Un pont ! s’écria Pencroff ! +Eh bien, est-ce que Monsieur Smith n’est pas ingénieur de son état ? Mais il nous fera un pont, quand nous voudrons avoir un pont ! -À six heures du matin, la petite troupe se mit donc en route. -Un navire qui se mettrait ici au plein, dit alors Pencroff, serait inévitablement perdu. -Des bancs de sable, qui se prolongent au large, et plus loin, des écueils ! +À six heures du matin, la petite troupe se mit donc en route. +Un navire qui se mettrait ici au plein, dit alors Pencroff, serait inévitablement perdu. +Des bancs de sable, qui se prolongent au large, et plus loin, des écueils ! Mais au moins, il resterait quelque chose de ce navire, fit observer le reporter. -Non, monsieur Smith, avec l’aide du temps ou de la tempête. -Continuons donc nos recherches, » répondit Cyrus Smith. -On fit halte pour déjeuner. -Mais d’épave, point, et ils étaient trompés par quelque conformation bizarre des roches. +Non, monsieur Smith, avec l’aide du temps ou de la tempête. +Continuons donc nos recherches, » répondit Cyrus Smith. +On fit halte pour déjeuner. +Mais d’épave, point, et ils étaient trompés par quelque conformation bizarre des roches. Mais il n’y avait rien. -Gédéon Spilett proposa à ses compagnons de faire halte en cet endroit. -Ce lunch devait permettre d’attendre le souper à Granite-house. +Gédéon Spilett proposa à ses compagnons de faire halte en cet endroit. +Ce lunch devait permettre d’attendre le souper à Granite-house. Mais enfin, ce grain de plomb ! dit Harbert. Il n’est pourtant pas imaginaire, je suppose ! -Mille diables, non ! s’écria Pencroff, en pensant à sa mâchelière absente. +Mille diables, non ! s’écria Pencroff, en pensant à sa mâchelière absente. Alors que conclure ? demanda le reporter. Alors, si je vous comprends bien, monsieur Cyrus, dit Harbert, le navire serait reparti ?... Et nous aurions perdu sans retour une occasion de nous rapatrier ? dit Nab. Sans retour, je le crains. Nab arracha ce lambeau de la bouche du chien. -C’était un morceau de forte toile. -Un naufragé ! répondit Harbert. -Blessé, peut-être ! dit Nab. -À tout hasard, Cyrus Smith et ses compagnons avaient préparé leurs armes. -Après sept à huit minutes de marche, Top s’arrêta. +C’était un morceau de forte toile. +Un naufragé ! répondit Harbert. +Blessé, peut-être ! dit Nab. +À tout hasard, Cyrus Smith et ses compagnons avaient préparé leurs armes. +Après sept à huit minutes de marche, Top s’arrêta. Mais qu’y a-t-il, Top ? Top aboya avec plus de force, en sautant au pied d’un gigantesque pin. -Tout à coup, Pencroff de s’écrier : « Ah ! -Qu’est-ce ? demanda Gédéon Spilett. -Nous cherchons une épave sur mer ou sur terre ! +Tout à coup, Pencroff de s’écrier : « Ah ! +Qu’est-ce ? demanda Gédéon Spilett. +Nous cherchons une épave sur mer ou sur terre ! Eh bien, c’est en l’air qu’elle se trouve ! -Mais ce n’est point là une épave ! s’écria Gédéon Spilett. -Demande pardon ! répondit Pencroff. -Voilà de quoi nous fournir de linge pendant des années ! -Voilà de quoi faire des mouchoirs et des chemises ! -Comme on le pense bien, la joie de Pencroff fut unanimement et vivement partagée. -C’était une fortune qui était tombée du ciel. -Quant au reste, il servira à nous habiller ! -Nous verrons, Pencroff, répondit Cyrus Smith, nous verrons. -En attendant, il faut mettre tout cela en sûreté, » dit Nab. -Il faut en convenir, les colons étaient exténués. -La nuit était très-obscure. -s’écria-t-il. +Mais ce n’est point là une épave ! s’écria Gédéon Spilett. +Demande pardon ! répondit Pencroff. +Voilà de quoi nous fournir de linge pendant des années ! +Voilà de quoi faire des mouchoirs et des chemises ! +Comme on le pense bien, la joie de Pencroff fut unanimement et vivement partagée. +C’était une fortune qui était tombée du ciel. +Quant au reste, il servira à nous habiller ! +Nous verrons, Pencroff, répondit Cyrus Smith, nous verrons. +En attendant, il faut mettre tout cela en sûreté, » dit Nab. +Il faut en convenir, les colons étaient exténués. +La nuit était très-obscure. +s’écria-t-il. Elle a rompu son amarre et elle a suivi le courant ! -Il faut avouer qu’elle arrivera à propos ! +Il faut avouer qu’elle arrivera à propos ! Le canot accosta la rive. -Étrange ou non, elle était heureuse ! -En quelques coups d’aviron, les colons arrivèrent à l’embouchure de la Mercy. -Il n’y avait plus d’échelle. -Cyrus Smith s’était arrêté, sans dire mot. -Mais l’échelle avait absolument disparu. -Si c’est une plaisanterie, s’écria Pencroff, elle est mauvaise ! +Étrange ou non, elle était heureuse ! +En quelques coups d’aviron, les colons arrivèrent à l’embouchure de la Mercy. +Il n’y avait plus d’échelle. +Cyrus Smith s’était arrêté, sans dire mot. +Mais l’échelle avait absolument disparu. +Si c’est une plaisanterie, s’écria Pencroff, elle est mauvaise ! Il n’a pas pourtant fait de vent ! fit observer Harbert. -Singulières ? répondit Gédéon Spilett, mais non, Pencroff, rien n’est plus naturel. -Quelqu’un ! s’écria le marin. -Mais le chasseur au grain de plomb, répondit le reporter. -À quoi servirait-il, si ce n’est à expliquer notre mésaventure ? -Et d’une voix de tonnerre, le marin fit entendre un « Ohé ! -prolongé, que les échos répercutèrent avec force. -Mais pour attendre, allons aux Cheminées. -Mais quel est le sans-gêne qui nous a joué ce tour-là ? +Singulières ? répondit Gédéon Spilett, mais non, Pencroff, rien n’est plus naturel. +Quelqu’un ! s’écria le marin. +Mais le chasseur au grain de plomb, répondit le reporter. +À quoi servirait-il, si ce n’est à expliquer notre mésaventure ? +Et d’une voix de tonnerre, le marin fit entendre un « Ohé ! +prolongé, que les échos répercutèrent avec force. +Mais pour attendre, allons aux Cheminées. +Mais quel est le sans-gêne qui nous a joué ce tour-là ? demanda encore une fois Pencroff, incapable de prendre son parti de l’aventure. -Or, Granite-house, c’était plus que leur demeure, c’était leur entrepôt. +Or, Granite-house, c’était plus que leur demeure, c’était leur entrepôt. C’est une farce, disait-il, c’est une farce qu’on nous a faite ! -Quelqu’un s’était introduit dans Granite-house. -Il n’y avait plus à en douter. -Pencroff héla de nouveau. -Les gueux ! s’écria le marin. -Voilà-t-il pas qu’ils dorment tranquillement, comme s’ils étaient chez eux ! +Quelqu’un s’était introduit dans Granite-house. +Il n’y avait plus à en douter. +Pencroff héla de nouveau. +Les gueux ! s’écria le marin. +Voilà-t-il pas qu’ils dorment tranquillement, comme s’ils étaient chez eux ! Pirates, bandits, corsaires, fils de John Bull ! -Mais, à l’intérieur comme à l’extérieur, tout était muet et calme. -Mais comment arriver jusqu’à eux ? -Pencroff déroula cette corde, dont il fixa le bout à une flèche bien empennée. -Le reporter, la carabine à l’épaule, ajustait la porte. -L’opération avait réussi. -Triple gueux ! s’écria le marin. +Mais, à l’intérieur comme à l’extérieur, tout était muet et calme. +Mais comment arriver jusqu’à eux ? +Pencroff déroula cette corde, dont il fixa le bout à une flèche bien empennée. +Le reporter, la carabine à l’épaule, ajustait la porte. +L’opération avait réussi. +Triple gueux ! s’écria le marin. Si une balle peut faire ton bonheur, tu n’attendras pas longtemps ! Mais qui est-ce donc ? demanda Nab. Tu n’as pas reconnu ?... -Le marin, épaulant son fusil, ajusta rapidement un des singes, et fit feu. -Harbert est bon tireur, dit le reporter, et son arc est là ! -De la patience, répondit Cyrus Smith. -Ces animaux ne peuvent nous tenir longtemps en échec ! -Je n’en serai sûr que quand ils seront à terre, répondit le marin. -Le cas était véritablement embarrassant. -Voilà ce qu’ils n’auraient pu dire. -Dissimulons-nous, dit alors l’ingénieur. -Peut-être les singes nous croiront-ils partis et se laisseront-ils voir de nouveau. +Le marin, épaulant son fusil, ajusta rapidement un des singes, et fit feu. +Harbert est bon tireur, dit le reporter, et son arc est là ! +De la patience, répondit Cyrus Smith. +Ces animaux ne peuvent nous tenir longtemps en échec ! +Je n’en serai sûr que quand ils seront à terre, répondit le marin. +Le cas était véritablement embarrassant. +Voilà ce qu’ils n’auraient pu dire. +Dissimulons-nous, dit alors l’ingénieur. +Peut-être les singes nous croiront-ils partis et se laisseront-ils voir de nouveau. Pas un singe n’avait reparu. -Puis, après avoir mangé, ils retournèrent à leur poste. -Deux heures plus tard, la situation ne s’était encore aucunement modifiée. -Il faut pourtant faire déguerpir ces chenapans-là ! s’écria Pencroff. -N’y a-t-il donc pas un moyen d’arriver jusqu’à eux ? -Si, répondit alors l’ingénieur, dont une idée venait de traverser l’esprit. -Essayons de redescendre à Granite-house par l’ancien déversoir du lac, répondit l’ingénieur. -Ah ! mille et mille diables ! s’écria le marin. -Et je n’ai pas pensé à cela ! -C’était comme un appel désespéré. -Et tous de redescendre la berge à toutes jambes. -Arrivés au tournant, ils virent que la situation avait changé. -Hurrah ! s’écria Pencroff, hurrah ! -Pas tant de hurrahs ! dit Gédéon Spilett. -Ils sont tous tués, répondit le marin. +Puis, après avoir mangé, ils retournèrent à leur poste. +Deux heures plus tard, la situation ne s’était encore aucunement modifiée. +Il faut pourtant faire déguerpir ces chenapans-là ! s’écria Pencroff. +N’y a-t-il donc pas un moyen d’arriver jusqu’à eux ? +Si, répondit alors l’ingénieur, dont une idée venait de traverser l’esprit. +Essayons de redescendre à Granite-house par l’ancien déversoir du lac, répondit l’ingénieur. +Ah ! mille et mille diables ! s’écria le marin. +Et je n’ai pas pensé à cela ! +C’était comme un appel désespéré. +Et tous de redescendre la berge à toutes jambes. +Arrivés au tournant, ils virent que la situation avait changé. +Hurrah ! s’écria Pencroff, hurrah ! +Pas tant de hurrahs ! dit Gédéon Spilett. +Ils sont tous tués, répondit le marin. D’accord, mais cela ne nous donne pas le moyen de rentrer chez nous. -Allons au déversoir ! répliqua Pencroff. -Sans doute, dit l’ingénieur. -Cependant, il eût été préférable... -Voilà qui est fort ! s’écria le marin en regardant Cyrus Smith. -Trop fort ! murmura l’ingénieur, qui s’élança le premier sur l’échelle. -Nous verrons bien, » répondit l’ingénieur sans s’arrêter. -Ah çà, et l’échelle ? -S’écria le marin. -Quel est donc le gentleman qui nous l’a renvoyée ? -Que je fasse grâce à ce moricaud ? -C’est lui qui nous a jeté l’échelle ! -Ouf ! s’écria Pencroff. +Allons au déversoir ! répliqua Pencroff. +Sans doute, dit l’ingénieur. +Cependant, il eût été préférable... +Voilà qui est fort ! s’écria le marin en regardant Cyrus Smith. +Trop fort ! murmura l’ingénieur, qui s’élança le premier sur l’échelle. +Nous verrons bien, » répondit l’ingénieur sans s’arrêter. +Ah çà, et l’échelle ? +S’écria le marin. +Quel est donc le gentleman qui nous l’a renvoyée ? +Que je fasse grâce à ce moricaud ? +C’est lui qui nous a jeté l’échelle ! +Ouf ! s’écria Pencroff. Et qu’est-ce que nous en ferons maintenant ? -Les colons s’approchèrent alors du singe et le considérèrent attentivement. +Les colons s’approchèrent alors du singe et le considérèrent attentivement. Un beau gars ! dit Pencroff. Si seulement on connaissait sa langue, on pourrait lui parler ! -Ainsi, dit Nab, c’est sérieux, mon maître ? +Ainsi, dit Nab, c’est sérieux, mon maître ? Nous allons le prendre comme domestique ? -Oui, Nab, répondit en souriant l’ingénieur. +Oui, Nab, répondit en souriant l’ingénieur. Mais ne sois pas jaloux ! -Et j’espère qu’il fera un excellent serviteur, ajouta Harbert. -Il ne peut que s’attacher à des maîtres qui seront bons pour lui. +Et j’espère qu’il fera un excellent serviteur, ajouta Harbert. +Il ne peut que s’attacher à des maîtres qui seront bons pour lui. Nous voulons donc faire partie de la colonie ? demanda le marin. Nous allons donc entrer au service de Monsieur Cyrus Smith ? Nouveau grognement approbateur du singe. Et nous nous contenterons de notre nourriture pour tout gage ? -Sa conversation est un peu monotone, fit observer Gédéon Spilett. -Bon ! répliqua Pencroff, les meilleurs domestiques sont ceux qui parlent le moins. -Et puis, pas de gages ! — entendez-vous, mon garçon ? -Et voilà comme, sans plus de façons, maître Jup fut installé à Granite-house. -C’était à peu près la seule façon d’interpréter leur mouvement de retraite. -Assujettissons-la par son extrémité inférieure, » répondit Cyrus Smith. -Ce qui fut fait au moyen de deux pieux, solidement enfoncés dans le sable. +Sa conversation est un peu monotone, fit observer Gédéon Spilett. +Bon ! répliqua Pencroff, les meilleurs domestiques sont ceux qui parlent le moins. +Et puis, pas de gages ! — entendez-vous, mon garçon ? +Et voilà comme, sans plus de façons, maître Jup fut installé à Granite-house. +C’était à peu près la seule façon d’interpréter leur mouvement de retraite. +Assujettissons-la par son extrémité inférieure, » répondit Cyrus Smith. +Ce qui fut fait au moyen de deux pieux, solidement enfoncés dans le sable. L’endroit parut convenable. -C’était le travail le plus urgent. -Des arbres furent choisis, abattus, ébranchés, débités en poutrelles, en madriers et en planches. -La construction du pont de la Mercy dura trois semaines, qui furent très-sérieusement occupées. -Le vingt novembre, le pont fut terminé. +C’était le travail le plus urgent. +Des arbres furent choisis, abattus, ébranchés, débités en poutrelles, en madriers et en planches. +La construction du pont de la Mercy dura trois semaines, qui furent très-sérieusement occupées. +Le vingt novembre, le pont fut terminé. Cela exigeait un certain temps. -Et préparer notre second champ de blé ! -s’écria le marin d’un air triomphant. -Pendant ce mois de décembre, la chaleur fut très-forte. -Il ne quittait plus ses maîtres et ne manifestait aucune envie de s’échapper. -C’était un animal doux, très-vigoureux pourtant, et d’une agilité surprenante. -Ce n’est pas encore un maçon, mais c’est déjà un singe ! -Et si jamais nom fut justifié, c’était bien celui-là ! -Ils eurent pour compagnons une demi-douzaine de canards, habitués des bords du lac. -Mais si le véhicule ne manquait pas, le moteur était encore à trouver ! -C’était la question. -Et l’honnête marin, en parlant ainsi, croyait ce qu’il disait ! -Oh ! imagination, quand la foi s’en mêle ! -Les colons, occupés aux Cheminées, accoururent aussitôt, craignant quelque fâcheux incident. -Pourquoi pas des ânes ? demanda Nab. +Et préparer notre second champ de blé ! +s’écria le marin d’un air triomphant. +Pendant ce mois de décembre, la chaleur fut très-forte. +Il ne quittait plus ses maîtres et ne manifestait aucune envie de s’échapper. +C’était un animal doux, très-vigoureux pourtant, et d’une agilité surprenante. +Ce n’est pas encore un maçon, mais c’est déjà un singe ! +Et si jamais nom fut justifié, c’était bien celui-là ! +Ils eurent pour compagnons une demi-douzaine de canards, habitués des bords du lac. +Mais si le véhicule ne manquait pas, le moteur était encore à trouver ! +C’était la question. +Et l’honnête marin, en parlant ainsi, croyait ce qu’il disait ! +Oh ! imagination, quand la foi s’en mêle ! +Les colons, occupés aux Cheminées, accoururent aussitôt, craignant quelque fâcheux incident. +Pourquoi pas des ânes ? demanda Nab. On le voit, rien n’est plus simple. -On véhicula également de notables quantités de bois et de charbon. +On véhicula également de notables quantités de bois et de charbon. La garenne fournissait toujours son contingent de lapins aux offices de Granite-house. -Jup avait, d’ailleurs, pour Nab une sympathie réelle, et Nab la lui rendait. +Jup avait, d’ailleurs, pour Nab une sympathie réelle, et Nab la lui rendait. Jup, un peu d’agouti ! -Quel gaillard ! s’écriait souvent Pencroff. -Les mouflons étaient nombreux dans cette portion de l’île. -Elle fut fatigante, cette journée de chasse ! -Que d’allées et venues, que de courses et contre-courses, que de cris proférés ! -Ce soir-là, les chasseurs revinrent exténués à Granite-house. -Cependant, le lendemain, ils n’en retournèrent pas moins visiter le corral. -Pendant ce mois de février, il ne se passa aucun événement de quelque importance. -Harbert ne revenait guère d’une excursion sans rapporter quelques végétaux utiles. -Ainsi donc, tout réussissait, grâce à l’activité de ces hommes courageux et intelligents. -On parlait aussi du pays, de la chère et grande Amérique. -Où en était cette guerre de sécession ? -Elle n’avait évidemment pu se prolonger ! -Richmond était promptement tombée, sans doute, aux mains du général Grant ! -Maintenant, le nord avait triomphé pour la bonne cause. -Le temps changea pendant la première semaine de mars. -En effet, le deux, le tonnerre gronda avec une extrême violence. -Il fut lapidé à sa place, mais il ne s’en plaignit pas. -Avec ce brave Jup, jamais de récrimination, répétait souvent Pencroff, jamais de réponse inconvenante ! +Quel gaillard ! s’écriait souvent Pencroff. +Les mouflons étaient nombreux dans cette portion de l’île. +Elle fut fatigante, cette journée de chasse ! +Que d’allées et venues, que de courses et contre-courses, que de cris proférés ! +Ce soir-là, les chasseurs revinrent exténués à Granite-house. +Cependant, le lendemain, ils n’en retournèrent pas moins visiter le corral. +Pendant ce mois de février, il ne se passa aucun événement de quelque importance. +Harbert ne revenait guère d’une excursion sans rapporter quelques végétaux utiles. +Ainsi donc, tout réussissait, grâce à l’activité de ces hommes courageux et intelligents. +On parlait aussi du pays, de la chère et grande Amérique. +Où en était cette guerre de sécession ? +Elle n’avait évidemment pu se prolonger ! +Richmond était promptement tombée, sans doute, aux mains du général Grant ! +Maintenant, le nord avait triomphé pour la bonne cause. +Le temps changea pendant la première semaine de mars. +En effet, le deux, le tonnerre gronda avec une extrême violence. +Il fut lapidé à sa place, mais il ne s’en plaignit pas. +Avec ce brave Jup, jamais de récrimination, répétait souvent Pencroff, jamais de réponse inconvenante ! Quel domestique, Nab, quel domestique ! -Mon élève, répondait Nab, et bientôt mon égal ! -Il va sans dire que Jup était maintenant au courant du service. +Mon élève, répondait Nab, et bientôt mon égal ! +Il va sans dire que Jup était maintenant au courant du service. Tous se portaient merveilleusement bien, en effet. -Harbert avait déjà grandi de deux pouces depuis un an. +Harbert avait déjà grandi de deux pouces depuis un an. Si je meurs, pensait Cyrus Smith, c’est lui qui me remplacera ! -On tenta aussi un essai de domestication pour les pécaris, essai qui réussit pleinement. -Est-ce que vous ne l’établirez pas quelque jour ? -Vous voulez parler d’une sorte d’ascenseur ! répondit Cyrus Smith. -Appelons cela un ascenseur, si vous voulez, répondit le marin. +On tenta aussi un essai de domestication pour les pécaris, essai qui réussit pleinement. +Est-ce que vous ne l’établirez pas quelque jour ? +Vous voulez parler d’une sorte d’ascenseur ! répondit Cyrus Smith. +Appelons cela un ascenseur, si vous voulez, répondit le marin. Rien ne sera plus facile, Pencroff, mais est-ce bien utile ? -Après nous être donné le nécessaire, pensons un peu au confortable. -Eh bien, Pencroff, nous allons essayer de vous contenter, répondit Cyrus Smith. -Mais vous n’avez pas de machine à votre disposition. -Une machine à vapeur ? -Non, une machine à eau. -Cyrus Smith se trouvait donc dans les conditions nécessaires pour opérer. -Le vingt-huit mars, le four fut chauffé vivement. -Comme pour faire des bulles de savon ? demanda le jeune garçon. -Exactement, » répondit l’ingénieur. -Quant à la gobeletterie, verres et bouteilles, ce ne fut qu’un jeu. +Après nous être donné le nécessaire, pensons un peu au confortable. +Eh bien, Pencroff, nous allons essayer de vous contenter, répondit Cyrus Smith. +Mais vous n’avez pas de machine à votre disposition. +Une machine à vapeur ? +Non, une machine à eau. +Cyrus Smith se trouvait donc dans les conditions nécessaires pour opérer. +Le vingt-huit mars, le four fut chauffé vivement. +Comme pour faire des bulles de savon ? demanda le jeune garçon. +Exactement, » répondit l’ingénieur. +Quant à la gobeletterie, verres et bouteilles, ce ne fut qu’un jeu. On les acceptait, d’ailleurs, tels qu’ils venaient au bout de la canne. -Mais je ne vois point de fruit à cet arbuste ? -C’est donc l’arbre à pain ? -Oui ! l’arbre à pain. -À l’ouvrage, et fasse le ciel que tu ne te sois pas trompé ! -Harbert ne s’était pas trompé. -Qu’entendez-vous par là, Pencroff ? -Cela est possible, répondit en souriant l’ingénieur. -On revint à Granite-house avec une ample moisson de tiges de cycas. -Non, répondit l’ingénieur. -À quoi bon ? dit Pencroff. -L’île est bien où elle est ! -Une île ? s’écria Pencroff. -La nôtre, sans doute ? répondit Gédéon Spilett. +Mais je ne vois point de fruit à cet arbuste ? +C’est donc l’arbre à pain ? +Oui ! l’arbre à pain. +À l’ouvrage, et fasse le ciel que tu ne te sois pas trompé ! +Harbert ne s’était pas trompé. +Qu’entendez-vous par là, Pencroff ? +Cela est possible, répondit en souriant l’ingénieur. +On revint à Granite-house avec une ample moisson de tiges de cycas. +Non, répondit l’ingénieur. +À quoi bon ? dit Pencroff. +L’île est bien où elle est ! +Une île ? s’écria Pencroff. +La nôtre, sans doute ? répondit Gédéon Spilett. Non, reprit Cyrus Smith. -Et quelle est cette île ? demanda Harbert. +Et quelle est cette île ? demanda Harbert. Eh bien, nous le visiterons, dit Pencroff. -À cent cinquante milles environ dans le nord-est, répondit Cyrus Smith. -Et qu’est cela ? répondit Pencroff. -En quarante-huit heures et avec un bon vent, ce sera enlevé ! -Mais à quoi bon ? demanda le reporter. +À cent cinquante milles environ dans le nord-est, répondit Cyrus Smith. +Et qu’est cela ? répondit Pencroff. +En quarante-huit heures et avec un bon vent, ce sera enlevé ! +Mais à quoi bon ? demanda le reporter. On ne sait pas. -Voici le plan qui fut arrêté par l’ingénieur, d’accord avec le marin. -Quel bois serait employé à la construction de ce bateau ? -L’orme ou le sapin, qui abondaient dans l’île ? -Cyrus Smith n’avait point marché en aveugle dans cette nouvelle besogne. -Ce fut la deuxième récolte de blé, qui se fit le quinze avril. -Cinq boisseaux ! monsieur Cyrus, dit Pencroff, après avoir scrupuleusement mesuré ses richesses. +Voici le plan qui fut arrêté par l’ingénieur, d’accord avec le marin. +Quel bois serait employé à la construction de ce bateau ? +L’orme ou le sapin, qui abondaient dans l’île ? +Cyrus Smith n’avait point marché en aveugle dans cette nouvelle besogne. +Ce fut la deuxième récolte de blé, qui se fit le quinze avril. +Cinq boisseaux ! monsieur Cyrus, dit Pencroff, après avoir scrupuleusement mesuré ses richesses. Et on mangera du pain ? On mangera du pain. Mais il faudra faire un moulin ? On fera un moulin. -Cela fait, Pencroff revint à ses travaux. -Cependant, trois gros herbivores furent tués pendant cette dernière quinzaine d’avril. -C’était le trente avril. -Et où avez-vous trouvé cette plante, monsieur Spilett ? -Là, dans une clairière, où elle pousse très-abondamment. +Cela fait, Pencroff revint à ses travaux. +Cependant, trois gros herbivores furent tués pendant cette dernière quinzaine d’avril. +C’était le trente avril. +Et où avez-vous trouvé cette plante, monsieur Spilett ? +Là, dans une clairière, où elle pousse très-abondamment. C’est donc du tabac ? Ah ! ce brave Pencroff ! -Va-t-il être content ! -Ah ! une idée, monsieur Spilett, répondit Harbert. -Quelle bonne fortune ce serait de nous en emparer ! s’écria le marin. -Cela doit être curieux ! -Pourquoi donc, monsieur Spilett ? répondit Harbert. -Après tout, puisque nous ne pouvons les approcher, peu importe ! -Et si ce n’avait été que le plaisir ! -Est-ce de l’air, est-ce de l’eau qui est ainsi chassé ? -Cependant la présence de ce mammifère marin préoccupait les colons. -Cela agaçait surtout Pencroff et lui donnait des distractions pendant son travail. -Il était donc probable que le cétacé ne pourrait pas se dégager facilement. -Il était mort, et un harpon sortait de son flanc gauche. -Il y a donc des baleiniers sur nos parages ? dit aussitôt Gédéon Spilett. +Va-t-il être content ! +Ah ! une idée, monsieur Spilett, répondit Harbert. +Quelle bonne fortune ce serait de nous en emparer ! s’écria le marin. +Cela doit être curieux ! +Pourquoi donc, monsieur Spilett ? répondit Harbert. +Après tout, puisque nous ne pouvons les approcher, peu importe ! +Et si ce n’avait été que le plaisir ! +Est-ce de l’air, est-ce de l’eau qui est ainsi chassé ? +Cependant la présence de ce mammifère marin préoccupait les colons. +Cela agaçait surtout Pencroff et lui donnait des distractions pendant son travail. +Il était donc probable que le cétacé ne pourrait pas se dégager facilement. +Il était mort, et un harpon sortait de son flanc gauche. +Il y a donc des baleiniers sur nos parages ? dit aussitôt Gédéon Spilett. Pourquoi cela ? demanda le marin. -Puisque ce harpon est encore là... -Eh ! monsieur Spilett, cela ne prouve rien, répondit Pencroff. -Cependant... dit Gédéon Spilett, que l’affirmation de Pencroff ne satisfaisait pas. -Cela est parfaitement possible, répondit Cyrus Smith ; mais examinons ce harpon. +Puisque ce harpon est encore là... +Eh ! monsieur Spilett, cela ne prouve rien, répondit Pencroff. +Cependant... dit Gédéon Spilett, que l’affirmation de Pencroff ne satisfaisait pas. +Cela est parfaitement possible, répondit Cyrus Smith ; mais examinons ce harpon. Un navire du Vineyard ! -Un navire de mon pays ! s’écria-t-il. +Un navire de mon pays ! s’écria-t-il. La Maria-Stella ! un beau baleinier, ma foi ! Et que je connais bien ! -Mes amis, un bâtiment du Vineyard, un baleinier du Vineyard ! -Et cela, monsieur Cyrus, demanda Harbert, quand l’opération fut terminée, cela servira ?... -À tuer des loups, des renards, et même des jaguars, répondit l’ingénieur. -Non, cet hiver, quand nous aurons de la glace à notre disposition. -Je ne comprends pas... répondit Harbert. -Tu vas comprendre, mon enfant, répondit l’ingénieur. +Mes amis, un bâtiment du Vineyard, un baleinier du Vineyard ! +Et cela, monsieur Cyrus, demanda Harbert, quand l’opération fut terminée, cela servira ?... +À tuer des loups, des renards, et même des jaguars, répondit l’ingénieur. +Non, cet hiver, quand nous aurons de la glace à notre disposition. +Je ne comprends pas... répondit Harbert. +Tu vas comprendre, mon enfant, répondit l’ingénieur. Ces fanons que vous voyez, mes amis, eh bien ! -Or, qu’arrivera-t-il si un animal affamé avale un de ces appâts ? -Voilà qui est ingénieux ! dit Pencroff. -Et qui épargnera la poudre et les balles, répondit Cyrus Smith. +Or, qu’arrivera-t-il si un animal affamé avale un de ces appâts ? +Voilà qui est ingénieux ! dit Pencroff. +Et qui épargnera la poudre et les balles, répondit Cyrus Smith. Cela vaut mieux que les trappes ! ajouta Nab. Attendons donc l’hiver ! Et le dessert que vous oubliez ? -Merci, monsieur Spilett, répondit le marin, je retourne au travail. -Eh bien, une tasse de café, mon ami ? -Oui, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et même de l’excellent tabac ! -Auteur sacré de toutes choses ! s’écria le marin. -Il ne manque donc plus rien à notre île ! +Merci, monsieur Spilett, répondit le marin, je retourne au travail. +Eh bien, une tasse de café, mon ami ? +Oui, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et même de l’excellent tabac ! +Auteur sacré de toutes choses ! s’écria le marin. +Il ne manque donc plus rien à notre île ! Et Pencroff fumait, fumait, fumait ! -Et qui a fait cette découverte ? demanda-t-il enfin. +Et qui a fait cette découverte ? demanda-t-il enfin. Vous, sans doute, Harbert ? Non, Pencroff, c’est Monsieur Spilett. -Eh bien, mes amis, je vous revaudrai cela quelque jour ! répondit le marin. -Maintenant, c’est à la vie, à la mort ! +Eh bien, mes amis, je vous revaudrai cela quelque jour ! répondit le marin. +Maintenant, c’est à la vie, à la mort ! Rien ne fut plus rudimentaire. -L’opération, bien dirigée par Cyrus Smith, réussit à souhait. -C’était du « feutre lincolnien », et l’île Lincoln comptait une industrie de plus. -La quitter pour quelques jours seulement, répondit Pencroff, pour quelques jours seulement, monsieur Cyrus ! -Mais il ne peut valoir l’île Lincoln ! -J’en suis sûr d’avance ! +L’opération, bien dirigée par Cyrus Smith, réussit à souhait. +C’était du « feutre lincolnien », et l’île Lincoln comptait une industrie de plus. +La quitter pour quelques jours seulement, répondit Pencroff, pour quelques jours seulement, monsieur Cyrus ! +Mais il ne peut valoir l’île Lincoln ! +J’en suis sûr d’avance ! Alors pourquoi vous aventurer ? -Pour savoir ce qui se passe à l’île Tabor ! +Pour savoir ce qui se passe à l’île Tabor ! Mais il ne s’y passe rien ! Il ne peut rien s’y passer ! -Et si vous êtes pris par quelque tempête ? -Cela n’est pas à craindre dans la belle saison, répondit Pencroff. +Et si vous êtes pris par quelque tempête ? +Cela n’est pas à craindre dans la belle saison, répondit Pencroff. Je ne vous cache pas que ce sera un chef-d’œuvre, votre bateau ! Dites au moins : notre bateau, Pencroff ! -répondit l’ingénieur, momentanément désarmé. -Les premières neiges tombèrent vers la fin du mois de juin. -C’eut été pure folie. -Où va-t-il ainsi ? demanda Pencroff. -Vers la Nouvelle-Zélande, répondit Harbert. -Non, mon ami, répondit Cyrus Smith. -Cependant j’insiste, reprit Gédéon Spilett. -Vous ne niez pas qu’un jour le charbon sera entièrement consommé ? +répondit l’ingénieur, momentanément désarmé. +Les premières neiges tombèrent vers la fin du mois de juin. +C’eut été pure folie. +Où va-t-il ainsi ? demanda Pencroff. +Vers la Nouvelle-Zélande, répondit Harbert. +Non, mon ami, répondit Cyrus Smith. +Cependant j’insiste, reprit Gédéon Spilett. +Vous ne niez pas qu’un jour le charbon sera entièrement consommé ? Combien de temps ? demanda le reporter. Au moins deux cent cinquante ou trois cents ans. -C’est rassurant pour nous, répondit Pencroff, mais inquiétant pour nos arrière-petits-cousins ! +C’est rassurant pour nous, répondit Pencroff, mais inquiétant pour nos arrière-petits-cousins ! On trouvera autre chose, dit Harbert. Mais que trouvera-t-on ? demanda Pencroff. L’imaginez-vous, monsieur Cyrus ? -À peu près, mon ami. -Et qu’est-ce qu’on brûlera à la place du charbon ? -L’eau, répondit Cyrus Smith. -Ainsi donc, rien à craindre. +À peu près, mon ami. +Et qu’est-ce qu’on brûlera à la place du charbon ? +L’eau, répondit Cyrus Smith. +Ainsi donc, rien à craindre. L’eau est le charbon de l’avenir. Je voudrais voir cela, dit le marin. -Qu’est-ce que Top a donc encore à aboyer ainsi ? demanda Pencroff. -Et Jup à grogner de cette façon ? +Qu’est-ce que Top a donc encore à aboyer ainsi ? demanda Pencroff. +Et Jup à grogner de cette façon ? Le singe et le chien se turent. -Cependant les colons ne laissèrent jamais passer une semaine sans aller visiter le corral. -Le pigeonnier fut décoiffé deux fois, et la barrière s’abattit également. -Seulement, ici, c’était la toupie qui était immobile, et le fouet qui tournait. +Cependant les colons ne laissèrent jamais passer une semaine sans aller visiter le corral. +Le pigeonnier fut décoiffé deux fois, et la barrière s’abattit également. +Seulement, ici, c’était la toupie qui était immobile, et le fouet qui tournait. Top et Jup les accompagnaient. Pourquoi Top tournait-il si souvent autour de cet orifice ? -Pourquoi Jup se joignait-il à Top dans une sorte d’anxiété commune ? +Pourquoi Jup se joignait-il à Top dans une sorte d’anxiété commune ? Ce puits avait-il d’autres branchements que la communication verticale avec la mer ? -Se ramifiait-il vers d’autres portions de l’île ? -Voilà ce que Cyrus Smith voulait savoir, et, d’abord, être seul à savoir. -C’est ce que fit l’ingénieur. -Cyrus Smith descendit plus profondément, en éclairant tous les points de la paroi. +Se ramifiait-il vers d’autres portions de l’île ? +Voilà ce que Cyrus Smith voulait savoir, et, d’abord, être seul à savoir. +C’est ce que fit l’ingénieur. +Cyrus Smith descendit plus profondément, en éclairant tous les points de la paroi. Il n’y vit rien de suspect. La muraille, que Cyrus Smith frappa du manche de son coutelas, sonnait le plein. -Voilà, mon maître, s’écria Nab, voilà de quoi employer notre temps ! -Conserves, pâtés, nous aurons là une réserve agréable ! +Voilà, mon maître, s’écria Nab, voilà de quoi employer notre temps ! +Conserves, pâtés, nous aurons là une réserve agréable ! Mais il faut que quelqu’un m’aide. Je compte sur toi, Pencroff. -Non, Nab, répondit le marin. -Le gréement du bateau me réclame, et tu voudras bien te passer de moi. +Non, Nab, répondit le marin. +Le gréement du bateau me réclame, et tu voudras bien te passer de moi. Et vous, monsieur Harbert ? -Moi, Nab, il faut que j’aille demain au corral, répondit le jeune garçon. +Moi, Nab, il faut que j’aille demain au corral, répondit le jeune garçon. Ce sera donc vous, monsieur Spilett, qui m’aiderez ? -À votre convenance, monsieur Spilett, répondit Nab, à votre convenance ! -Jup, de son côté, poussait des cris aigus. -cria Nab, qui fut le premier éveillé. +À votre convenance, monsieur Spilett, répondit Nab, à votre convenance ! +Jup, de son côté, poussait des cris aigus. +cria Nab, qui fut le premier éveillé. Mais le chien continua d’aboyer avec plus de fureur. Qu’est-ce donc ? -Qu’est-ce ? s’écria Pencroff. -Des loups, des jaguars ou des singes ! répondit Nab. +Qu’est-ce ? s’écria Pencroff. +Des loups, des jaguars ou des singes ! répondit Nab. Mais ils peuvent gagner le haut du plateau ! dit le reporter. -Et notre basse-cour, s’écria Harbert, et nos plantations ?... -Par où ont-ils donc passé ? demanda Pencroff. -En effet, dit Spilett, je me rappelle l’avoir laissé ouvert... -Un beau coup que vous avez fait là, monsieur Spilett ! s’écria le marin. -Ce qui est fait est fait, répondit Cyrus Smith. -Avisons à ce qu’il faut faire ! +Et notre basse-cour, s’écria Harbert, et nos plantations ?... +Par où ont-ils donc passé ? demanda Pencroff. +En effet, dit Spilett, je me rappelle l’avoir laissé ouvert... +Un beau coup que vous avez fait là, monsieur Spilett ! s’écria le marin. +Ce qui est fait est fait, répondit Cyrus Smith. +Avisons à ce qu’il faut faire ! Il fallait donc les gagner de vitesse et les combattre, au besoin. -Mais quelles sont ces bêtes-là ? +Mais quelles sont ces bêtes-là ? Ce sont des culpeux, ce sont des renards ! dit-il. -s’écria le marin. -La nuit était extrêmement obscure. -Il ne faut pas qu’ils passent ! s’écria Pencroff. +s’écria le marin. +La nuit était extrêmement obscure. +Il ne faut pas qu’ils passent ! s’écria Pencroff. Ils ne passeront pas ! -Et Jup ! s’écria Pencroff. -Où est donc Jup ? -Chacun se mit en quête de Jup, tremblant de le compter parmi les morts. -Il est vivant ! s’écria Nab, qui se pencha sur lui. -Il n’y avait donc que l’orang dont l’état fût grave. -On le remonta doucement à Granite-house. -Le seize août, Jup commença à manger. -Nab était ravi de voir revenir l’appétit de son élève. +Et Jup ! s’écria Pencroff. +Où est donc Jup ? +Chacun se mit en quête de Jup, tremblant de le compter parmi les morts. +Il est vivant ! s’écria Nab, qui se pencha sur lui. +Il n’y avait donc que l’orang dont l’état fût grave. +On le remonta doucement à Granite-house. +Le seize août, Jup commença à manger. +Nab était ravi de voir revenir l’appétit de son élève. Mange, lui disait-il, mon Jup, et ne te fais faute de rien ! -Enfin, le vingt-cinq août, on entendit la voix de Nab qui appelait ses compagnons. -Monsieur Cyrus, monsieur Gédéon, monsieur Harbert, Pencroff, venez ! venez ! +Enfin, le vingt-cinq août, on entendit la voix de Nab qui appelait ses compagnons. +Monsieur Cyrus, monsieur Gédéon, monsieur Harbert, Pencroff, venez ! venez ! Qu’y a-t-il ? demanda le reporter. -répondit Nab en poussant un vaste éclat de rire. +répondit Nab en poussant un vaste éclat de rire. Et que vit-on ? -Ma pipe ! s’écria Pencroff. +Ma pipe ! s’écria Pencroff. Il a pris ma pipe ! Ah ! mon brave Jup, je t’en fais cadeau ! Fume, mon ami, fume ! -C’est peut-être un homme, disait quelquefois Pencroff à Nab. -Est-ce que ça t’étonnerait si un jour il se mettait à nous parler ? -Ma foi non, répondait Nab. +C’est peut-être un homme, disait quelquefois Pencroff à Nab. +Est-ce que ça t’étonnerait si un jour il se mettait à nous parler ? +Ma foi non, répondait Nab. Quel malheur qu’il soit muet de naissance ! -La construction du bateau avança rapidement. -Le vaigrage et le pont du bateau furent entièrement finis vers le quinze septembre. -L’aménagement de l’embarcation fut des plus simples. -Pencroff n’eut aucune peine à trouver un arbre convenable pour la mâture. -Pendant tout ce temps, les travaux nécessaires n’avaient point été négligés. -Le dix octobre, le bateau fut lancé à la mer. -L’opération réussit parfaitement. -Le grade de capitaine lui fut décerné de l’agrément de tous. +La construction du bateau avança rapidement. +Le vaigrage et le pont du bateau furent entièrement finis vers le quinze septembre. +L’aménagement de l’embarcation fut des plus simples. +Pencroff n’eut aucune peine à trouver un arbre convenable pour la mâture. +Pendant tout ce temps, les travaux nécessaires n’avaient point été négligés. +Le dix octobre, le bateau fut lancé à la mer. +L’opération réussit parfaitement. +Le grade de capitaine lui fut décerné de l’agrément de tous. criait le capitaine Pencroff. -Les passagers du Bonadventure étaient véritablement enchantés. -Que c’est beau ! s’écria Harbert. -Oui, notre île est belle et bonne, répondit Pencroff. -Je l’aime comme j’aimais ma pauvre mère ! -Rien ! répondit Nab, rien, capitaine ! +Les passagers du Bonadventure étaient véritablement enchantés. +Que c’est beau ! s’écria Harbert. +Oui, notre île est belle et bonne, répondit Pencroff. +Je l’aime comme j’aimais ma pauvre mère ! +Rien ! répondit Nab, rien, capitaine ! Cyrus Smith regardait en silence. Eh bien, monsieur Cyrus, demanda Pencroff, que dites-vous de notre bateau ? -Il paraît se bien comporter, répondit l’ingénieur. -Et croyez-vous, à présent, qu’il pourrait entreprendre un voyage de quelque durée ? -Celui de l’île Tabor, par exemple ? -On aime à connaître ses voisins, répondit Pencroff, qui s’entêtait dans son idée. -L’île Tabor, c’est notre voisine, et c’est la seule ! +Il paraît se bien comporter, répondit l’ingénieur. +Et croyez-vous, à présent, qu’il pourrait entreprendre un voyage de quelque durée ? +Celui de l’île Tabor, par exemple ? +On aime à connaître ses voisins, répondit Pencroff, qui s’entêtait dans son idée. +L’île Tabor, c’est notre voisine, et c’est la seule ! La politesse veut qu’on aille, au moins, lui faire une visite ! -Diable ! fit Gédéon Spilett, notre ami Pencroff est à cheval sur les convenances ! +Diable ! fit Gédéon Spilett, notre ami Pencroff est à cheval sur les convenances ! Un compagnon me suffira. -Soit, répondit l’ingénieur. -Sur six ! répondit Pencroff. +Soit, répondit l’ingénieur. +Sur six ! répondit Pencroff. Sur sept ! ajouta Nab. Top en vaut bien un autre ! Il n’y a pas de risque, monsieur Cyrus, reprit Pencroff. Qu’est-ce qu’il y a ? -Répondit le marin en se levant. +Répondit le marin en se levant. Cyrus Smith prit la bouteille. -Ah ! monsieur Cyrus, vous ne vous opposerez plus maintenant à mon projet de voyage ! -Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et vous partirez le plus tôt possible. -Il y a eu naufrage, puisqu’il y a un naufragé. -Et cela ne vous semble pas bizarre ? demanda Cyrus Smith à Pencroff. -Cela me semble heureux, voilà tout, répondit le marin. -Est-ce que vous voyez quelque chose d’extraordinaire à cela, monsieur Cyrus ? -Rien, répondit Gédéon Spilett, et même le document paraît avoir été récemment écrit. +Ah ! monsieur Cyrus, vous ne vous opposerez plus maintenant à mon projet de voyage ! +Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, et vous partirez le plus tôt possible. +Il y a eu naufrage, puisqu’il y a un naufragé. +Et cela ne vous semble pas bizarre ? demanda Cyrus Smith à Pencroff. +Cela me semble heureux, voilà tout, répondit le marin. +Est-ce que vous voyez quelque chose d’extraordinaire à cela, monsieur Cyrus ? +Rien, répondit Gédéon Spilett, et même le document paraît avoir été récemment écrit. Qu’en pensez-vous, Cyrus ? -Cela est difficile à vérifier, et, d’ailleurs, nous le saurons ! -Pendant cette conversation, Pencroff n’était pas resté inactif. -Chacun songeait à ce naufragé de l’île Tabor. -Était-il encore temps de le sauver ? -Grand événement dans la vie des colons ! -Le soir même, les détails relatifs à la nouvelle expédition étaient réglés. -C’étaient Cyrus Smith et Nab. -Nos amis ! s’écria Gédéon Spilett. -Voilà notre première séparation depuis quinze mois !... +Cela est difficile à vérifier, et, d’ailleurs, nous le saurons ! +Pendant cette conversation, Pencroff n’était pas resté inactif. +Chacun songeait à ce naufragé de l’île Tabor. +Était-il encore temps de le sauver ? +Grand événement dans la vie des colons ! +Le soir même, les détails relatifs à la nouvelle expédition étaient réglés. +C’étaient Cyrus Smith et Nab. +Nos amis ! s’écria Gédéon Spilett. +Voilà notre première séparation depuis quinze mois !... Le Bonadventure se conduisait parfaitement. -Il s’élevait facilement à la lame et faisait une route rapide. +Il s’élevait facilement à la lame et faisait une route rapide. Le reporter dormit une partie de la nuit. -Pencroff et Harbert se relayèrent de deux heures en deux heures au gouvernail. -Quant à cette mer que l’embarcation parcourait alors, elle était absolument déserte. -Elle n’est point si déserte que cela ! répondit Pencroff. +Pencroff et Harbert se relayèrent de deux heures en deux heures au gouvernail. +Quant à cette mer que l’embarcation parcourait alors, elle était absolument déserte. +Elle n’est point si déserte que cela ! répondit Pencroff. Comment l’entendez-vous ? demanda le reporter. Mais puisque nous y sommes ! Et Pencroff de rire de sa plaisanterie. -La brise était faible et tendait à calmir. -Dans l’attente du lendemain, ils ne pouvaient se défendre d’une vive émotion. -Il y avait tant d’incertitudes dans l’entreprise qu’ils avaient tentée ! -Étaient-ils proche de l’île Tabor ? -L’île était-elle encore habitée par ce naufragé au secours duquel ils se portaient ? -Quel était cet homme ? -Consentirait-il, d’ailleurs, à échanger sa prison pour une autre ? +La brise était faible et tendait à calmir. +Dans l’attente du lendemain, ils ne pouvaient se défendre d’une vive émotion. +Il y avait tant d’incertitudes dans l’entreprise qu’ils avaient tentée ! +Étaient-ils proche de l’île Tabor ? +L’île était-elle encore habitée par ce naufragé au secours duquel ils se portaient ? +Quel était cet homme ? +Consentirait-il, d’ailleurs, à échanger sa prison pour une autre ? cria Pencroff vers six heures du matin. -Que l’on juge de la joie du petit équipage du Bonadventure ! -Avant quelques heures, il serait sur le littoral de l’île ! -Gédéon Spilett, la lunette aux yeux, parcourait tout le rivage sans rien apercevoir. -Identiquement, répondit le reporter, et c’est la meilleure manière de procéder ! -Tout autour, la mer, absolument, s’étendait jusqu’aux limites du ciel. +Que l’on juge de la joie du petit équipage du Bonadventure ! +Avant quelques heures, il serait sur le littoral de l’île ! +Gédéon Spilett, la lunette aux yeux, parcourait tout le rivage sans rien apercevoir. +Identiquement, répondit le reporter, et c’est la meilleure manière de procéder ! +Tout autour, la mer, absolument, s’étendait jusqu’aux limites du ciel. Il n’y avait pas une terre, pas une voile en vue ! Le domaine est restreint, dit Harbert. -Oui, répondit Pencroff, c’eût été un peu petit pour nous ! -Et de plus, répondit le reporter, il semble inhabité. -En effet, répondit Harbert, rien n’y décèle la présence de l’homme. +Oui, répondit Pencroff, c’eût été un peu petit pour nous ! +Et de plus, répondit le reporter, il semble inhabité. +En effet, répondit Harbert, rien n’y décèle la présence de l’homme. Descendons, dit Pencroff, et cherchons. Ils les craignent, donc ils les connaissent. -Maintenant, quels étaient ces hommes ? +Maintenant, quels étaient ces hommes ? Combien en reste-t-il ? -Le document, dit Harbert, ne parle que d’un seul naufragé. +Le document, dit Harbert, ne parle que d’un seul naufragé. L’exploration continua donc. Cela fera joliment l’affaire de Nab et « Terre ! -cria Pencroff. (Page trois cent quarante.) la nôtre. -Oui ! dit Pencroff, ce naufragé est parti !... -Cela est à supposer... -Il faut donc admettre que le document a une date déjà ancienne ? -Revenons à bord, et demain nous recommencerons, » dit le reporter. -Aussitôt, tous trois se dirigèrent vers l’habitation indiquée. -L’habitation était vide ! +cria Pencroff. (Page trois cent quarante.) la nôtre. +Oui ! dit Pencroff, ce naufragé est parti !... +Cela est à supposer... +Il faut donc admettre que le document a une date déjà ancienne ? +Revenons à bord, et demain nous recommencerons, » dit le reporter. +Aussitôt, tous trois se dirigèrent vers l’habitation indiquée. +L’habitation était vide ! Pencroff appela d’une voix forte. -Aucune réponse ne lui fut faite. +Aucune réponse ne lui fut faite. Le marin battit alors le briquet et alluma une brindille. -Cette lumière éclaira pendant un instant une petite salle, qui parut être absolument abandonnée. -Pencroff y jeta la brindille enflammée, le bois pétilla et donna une vive lueur. +Cette lumière éclaira pendant un instant une petite salle, qui parut être absolument abandonnée. +Pencroff y jeta la brindille enflammée, le bois pétilla et donna une vive lueur. Il n’y a personne, dit le reporter. -Voilà longtemps que cette chambre n’a été habitée, fit observer Harbert. -Oui, bien longtemps ! répondit le reporter. -Il ne reviendra pas ! dit le marin en hochant la tête. -Vous croyez qu’il a quitté l’île ? demanda le reporter. -Non ! non ! répéta le marin d’une voix convaincue, non ! -Il n’a pas quitté l’île ! -Non, il est sur l’île ! -Que cette nuit parut longue au marin et à ses deux compagnons ! -Pencroff et ses compagnons procédèrent immédiatement à l’examen de l’habitation. +Voilà longtemps que cette chambre n’a été habitée, fit observer Harbert. +Oui, bien longtemps ! répondit le reporter. +Il ne reviendra pas ! dit le marin en hochant la tête. +Vous croyez qu’il a quitté l’île ? demanda le reporter. +Non ! non ! répéta le marin d’une voix convaincue, non ! +Il n’a pas quitté l’île ! +Non, il est sur l’île ! +Que cette nuit parut longue au marin et à ses deux compagnons ! +Pencroff et ses compagnons procédèrent immédiatement à l’examen de l’habitation. Mais, avant de recommencer notre exploration, retournons d’abord au Bonadventure ! -Une sorte d’inquiétude avait pris Pencroff au sujet de son embarcation. -Toujours est-il que le marin n’était pas fâché d’aller déjeuner à bord. -La route, toute tracée d’ailleurs, n’était pas longue, — un mille à peine. +Une sorte d’inquiétude avait pris Pencroff au sujet de son embarcation. +Toujours est-il que le marin n’était pas fâché d’aller déjeuner à bord. +La route, toute tracée d’ailleurs, n’était pas longue, — un mille à peine. Pencroff ne put retenir un soupir de satisfaction. -En somme, il était très-probable que l’unique habitant de l’îlot avait succombé. -Si je ne me trompe, la réserve de poudre et de plomb est importante. +En somme, il était très-probable que l’unique habitant de l’îlot avait succombé. +Si je ne me trompe, la réserve de poudre et de plomb est importante. Alors ne perdons pas de temps ! dit Harbert en se levant. -Ne perdons pas de temps, répondit Pencroff. -Vous, Harbert, occupez-vous de récolter ces graines, que vous connaissez mieux que nous. -À ces cris se mêlaient d’horribles rauquements qui n’avaient rien d’humain. +Ne perdons pas de temps, répondit Pencroff. +Vous, Harbert, occupez-vous de récolter ces graines, que vous connaissez mieux que nous. +À ces cris se mêlaient d’horribles rauquements qui n’avaient rien d’humain. C’est la voix d’Harbert ! dit le reporter. -Tu n’as pas de mal, Harbert ? demanda Gédéon Spilett. -S’il t’avait blessé, ce singe !... s’écria Pencroff. +Tu n’as pas de mal, Harbert ? demanda Gédéon Spilett. +S’il t’avait blessé, ce singe !... s’écria Pencroff. Mais ce n’est pas un singe ! -En vérité, ce n’était point un singe ! -C’était une créature humaine, c’était un homme ! -Ce n’est pas douteux, répondit celui-ci. -Ce serait donc le naufragé ? dit Harbert. -Oui, répondit Gédéon Spilett, mais l’infortuné n’a plus rien d’humain ! +En vérité, ce n’était point un singe ! +C’était une créature humaine, c’était un homme ! +Ce n’est pas douteux, répondit celui-ci. +Ce serait donc le naufragé ? dit Harbert. +Oui, répondit Gédéon Spilett, mais l’infortuné n’a plus rien d’humain ! Le reporter disait vrai. -Gédéon Spilett lui parla. -Était-il anéanti par la présence de ces hommes dont il avait été le semblable ? -Libre, aurait-il tenté de s’enfuir, où serait-il resté ? -Pencroff secouait la tête d’un air de doute. -C’était, en effet, leur devoir d’êtres civilisés et chrétiens. -Le laisserons-nous lié ? demanda le marin. -Peut-être marcherait-il, si on détachait ses pieds ? dit Harbert. -Il se leva de lui-même et ne parut manifester aucun désir de s’enfuir. -Sur le conseil du reporter, cet infortuné fut ramené à sa maison. -Peut-être la vue des objets qui lui appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui ! -L’habitation n’était pas loin. -Vous croyez qu’il en reviendra ? dit Pencroff en secouant la tête. -Peut-être, répondit le reporter. -Peut-être, répondit Gédéon Spilett. -Quel âge peut-il avoir ? demanda le jeune garçon. -Nous allions chercher une créature humaine, et c’est un monstre que nous ramenons ! +Gédéon Spilett lui parla. +Était-il anéanti par la présence de ces hommes dont il avait été le semblable ? +Libre, aurait-il tenté de s’enfuir, où serait-il resté ? +Pencroff secouait la tête d’un air de doute. +C’était, en effet, leur devoir d’êtres civilisés et chrétiens. +Le laisserons-nous lié ? demanda le marin. +Peut-être marcherait-il, si on détachait ses pieds ? dit Harbert. +Il se leva de lui-même et ne parut manifester aucun désir de s’enfuir. +Sur le conseil du reporter, cet infortuné fut ramené à sa maison. +Peut-être la vue des objets qui lui appartenaient ferait-elle quelque impression sur lui ! +L’habitation n’était pas loin. +Vous croyez qu’il en reviendra ? dit Pencroff en secouant la tête. +Peut-être, répondit le reporter. +Peut-être, répondit Gédéon Spilett. +Quel âge peut-il avoir ? demanda le jeune garçon. +Nous allions chercher une créature humaine, et c’est un monstre que nous ramenons ! Enfin, on fait ce qu’on peut ! -À cinq heures du matin, l’ancre fut levée. -Le premier jour de la traversée ne fut marqué par aucun incident. -Lui revenait-il donc à la mémoire quelque souvenir de son ancien métier ? -En tout cas, il se tenait tranquille, étonné plutôt qu’abattu. -Vingt-quatre heures après, il n’y avait encore aucune terre en vue. -Le vent était tout à fait debout alors et la mer détestable. +À cinq heures du matin, l’ancre fut levée. +Le premier jour de la traversée ne fut marqué par aucun incident. +Lui revenait-il donc à la mémoire quelque souvenir de son ancien métier ? +En tout cas, il se tenait tranquille, étonné plutôt qu’abattu. +Vingt-quatre heures après, il n’y avait encore aucune terre en vue. +Le vent était tout à fait debout alors et la mer détestable. La nuit du dix-huit au dix-neuf fut obscure et froide. Du reste, il avait merveilleusement tenu la mer. -Vers deux heures du matin, il se leva tout à coup : « Un feu ! -s’écria-t-il. -Et, en effet, une vive lueur apparaissait à vingt milles dans le nord-est. -s’était écrié Cyrus Smith. +Vers deux heures du matin, il se leva tout à coup : « Un feu ! +s’écria-t-il. +Et, en effet, une vive lueur apparaissait à vingt milles dans le nord-est. +s’était écrié Cyrus Smith. pantomime plus touchante que le plus beau discours ! -Vous serait-il arrivé quelque malheur ? -Non, répondit Gédéon Spilett, et tout s’est passé à merveille, au contraire. +Vous serait-il arrivé quelque malheur ? +Non, répondit Gédéon Spilett, et tout s’est passé à merveille, au contraire. Nous allons vous conter cela. -Faites excuse, monsieur Cyrus, répondit le marin, nous sommes quatre ! -Vous avez retrouvé ce naufragé ? -Et vous l’avez ramené ? -C’est, répondit le reporter, ou plutôt c’était un homme ! -Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire ! -Certes, vous avez bien fait, Pencroff ! répondit vivement l’ingénieur. +Faites excuse, monsieur Cyrus, répondit le marin, nous sommes quatre ! +Vous avez retrouvé ce naufragé ? +Et vous l’avez ramené ? +C’est, répondit le reporter, ou plutôt c’était un homme ! +Voilà, Cyrus, tout ce que nous pouvons vous dire ! +Certes, vous avez bien fait, Pencroff ! répondit vivement l’ingénieur. Mais ce malheureux n’a plus de raison ? C’est impossible, mon cher Spilett. Pourquoi donc ? demanda le reporter. -Cyrus Smith l’avait attentivement observé. -J’eus à peine le temps de me retourner... -Vous espérez donc, Cyrus, réussir à en refaire un homme ? demanda le reporter. -Oui, » répondit l’ingénieur. -N’est-il donc pas convenablement à l’embouchure de la Mercy ? demanda Cyrus Smith. -Non, monsieur Cyrus, répondit le marin. -La moitié du temps, il est échoué sur le sable, et cela le fatigue. -Ne pourrait-on la tenir à flot dans la rivière même ? -Eh bien, où voulez-vous le mettre, Pencroff ? -Au port Ballon, répondit le marin. +Cyrus Smith l’avait attentivement observé. +J’eus à peine le temps de me retourner... +Vous espérez donc, Cyrus, réussir à en refaire un homme ? demanda le reporter. +Oui, » répondit l’ingénieur. +N’est-il donc pas convenablement à l’embouchure de la Mercy ? demanda Cyrus Smith. +Non, monsieur Cyrus, répondit le marin. +La moitié du temps, il est échoué sur le sable, et cela le fatigue. +Ne pourrait-on la tenir à flot dans la rivière même ? +Eh bien, où voulez-vous le mettre, Pencroff ? +Au port Ballon, répondit le marin. N’est-il pas un peu loin ? -Il faudra, quand nous aurons le temps, que nous lui aménagions un petit port. -Fameux ! s’écria Pencroff. -Un port avec un phare, un môle et un bassin de radoubs ! +Il faudra, quand nous aurons le temps, que nous lui aménagions un petit port. +Fameux ! s’écria Pencroff. +Un port avec un phare, un môle et un bassin de radoubs ! Ah ! vraiment, avec vous, monsieur Cyrus, tout devient trop facile ! -Deux heures après, il reposait sur les eaux tranquilles du port Ballon. +Deux heures après, il reposait sur les eaux tranquilles du port Ballon. Une lueur plus intense brillait-elle au fond de cet esprit obscurci ? -L’âme, enfin, revenait-elle au corps ? -On avait donc lieu d’espérer, et beaucoup. -On l’avait bien vu, pendant la tempête, à bord du Bonadventure ! -Quoi qu’il en fût, le pauvre être était calme et triste ! -Mais son calme n’était-il qu’apparent ? -Sa tristesse n’était-elle que la conséquence de sa séquestration ? +L’âme, enfin, revenait-elle au corps ? +On avait donc lieu d’espérer, et beaucoup. +On l’avait bien vu, pendant la tempête, à bord du Bonadventure ! +Quoi qu’il en fût, le pauvre être était calme et triste ! +Mais son calme n’était-il qu’apparent ? +Sa tristesse n’était-elle que la conséquence de sa séquestration ? On ne pouvait rien affirmer encore. -Pour lui, l’inconnu n’était qu’un malade ! +Pour lui, l’inconnu n’était qu’un malade ! Serait-ce jamais un convalescent ? -Aussi, comme l’ingénieur l’observait à tous moments ! -Comme il guettait son âme, si l’on peut parler ainsi ! -Comme il était prêt à la saisir ! -C’est une expérience à faire, répondit l’ingénieur. -Je ne le crois pas, répondit Cyrus Smith. -Essayons, dit Gédéon Spilett. -Essayons, » répondit l’ingénieur. -Il faisait chaud, et un beau soleil dardait ses rayons sur l’île. -Venez, mon ami, » lui dit l’ingénieur. -L’inconnu se leva aussitôt. -La banne descendit, et en quelques instants tous furent réunis sur la grève. -Là, l’expérience sera plus concluante. -Il aurait vite fait de le franchir, même d’un seul bond ! -Ah ! s’écria Cyrus Smith, te voilà donc redevenu homme, puisque tu pleures ! -Oui ! le malheureux avait pleuré ! -Le marin rapporta ces paroles à ses compagnons. -Il y a là quelque douloureux mystère ! -Il fallait être patient et attendre. +Aussi, comme l’ingénieur l’observait à tous moments ! +Comme il guettait son âme, si l’on peut parler ainsi ! +Comme il était prêt à la saisir ! +C’est une expérience à faire, répondit l’ingénieur. +Je ne le crois pas, répondit Cyrus Smith. +Essayons, dit Gédéon Spilett. +Essayons, » répondit l’ingénieur. +Il faisait chaud, et un beau soleil dardait ses rayons sur l’île. +Venez, mon ami, » lui dit l’ingénieur. +L’inconnu se leva aussitôt. +La banne descendit, et en quelques instants tous furent réunis sur la grève. +Là, l’expérience sera plus concluante. +Il aurait vite fait de le franchir, même d’un seul bond ! +Ah ! s’écria Cyrus Smith, te voilà donc redevenu homme, puisque tu pleures ! +Oui ! le malheureux avait pleuré ! +Le marin rapporta ces paroles à ses compagnons. +Il y a là quelque douloureux mystère ! +Il fallait être patient et attendre. Mon ami, dit Cyrus Smith d’une voix plus ferme, regardez-moi, je le veux ! Mais alors il se fit dans sa physionomie comme une transformation. -Son regard lança des éclairs. -Des paroles cherchèrent à s’échapper de ses lèvres. +Son regard lança des éclairs. +Des paroles cherchèrent à s’échapper de ses lèvres. Il ne pouvait plus se contenir !... -Des naufragés comme vous, répondit l’ingénieur, dont l’émotion était profonde. -Nous vous avons amené ici, parmi vos semblables. +Des naufragés comme vous, répondit l’ingénieur, dont l’émotion était profonde. +Nous vous avons amené ici, parmi vos semblables. Je n’en ai pas ! -Vous êtes au milieu d’amis... +Vous êtes au milieu d’amis... Non... jamais... laissez-moi ! laissez-moi ! Il a des secrets... -Que nous respecterons, répondit vivement Cyrus Smith. -Toute sa physionomie était empreinte d’une humilité profonde. -Monsieur, dit-il à Cyrus Smith, vos compagnons et vous, êtes-vous Anglais ? -Non, répondit l’ingénieur, nous sommes Américains. +Que nous respecterons, répondit vivement Cyrus Smith. +Toute sa physionomie était empreinte d’une humilité profonde. +Monsieur, dit-il à Cyrus Smith, vos compagnons et vous, êtes-vous Anglais ? +Non, répondit l’ingénieur, nous sommes Américains. fit l’inconnu, et il murmura ces mots : « J’aime mieux cela ! -Et vous, mon ami ? demanda l’ingénieur. -Anglais, » répondit-il précipitamment. +Et vous, mon ami ? demanda l’ingénieur. +Anglais, » répondit-il précipitamment. mille huit cent soixante-six. Douze ans ! douze ans ! -s’écria-t-il. +s’écria-t-il. Puis il le quitta brusquement. -Douze ans ! répondit Cyrus Smith. +Douze ans ! répondit Cyrus Smith. Mais alors, reprit Pencroff, il faudrait retourner, et... -Ne le provoquons pas à nous raconter son histoire ! +Ne le provoquons pas à nous raconter son histoire ! Et pourquoi ? demanda le reporter. -Cela est probable, répondit Cyrus Smith. -Il y aurait donc, par conséquent, plusieurs années qu’il aurait écrit ce document ! -Sans doute... et cependant le document semblait récemment écrit !... -Ce n’est pas absolument impossible, répondit le reporter. -Ne pouvait-elle être depuis longtemps déjà sur les parages de l’île ? -Non, répondit Pencroff, car elle flottait encore. -En effet, répondit Cyrus Smith, qui demeura songeur. -Quand il le voudra, mes amis, nous serons prêts à l’entendre ! +Cela est probable, répondit Cyrus Smith. +Il y aurait donc, par conséquent, plusieurs années qu’il aurait écrit ce document ! +Sans doute... et cependant le document semblait récemment écrit !... +Ce n’est pas absolument impossible, répondit le reporter. +Ne pouvait-elle être depuis longtemps déjà sur les parages de l’île ? +Non, répondit Pencroff, car elle flottait encore. +En effet, répondit Cyrus Smith, qui demeura songeur. +Quand il le voudra, mes amis, nous serons prêts à l’entendre ! Qu’avait-il donc ? -La vue de ses semblables lui était-elle insupportable ? -En avait-il assez de cette existence dans ce milieu honnête ? +La vue de ses semblables lui était-elle insupportable ? +En avait-il assez de cette existence dans ce milieu honnête ? Est-ce que la nostalgie de l’abrutissement le reprenait ? -De quel droit m’avez-vous arraché à mon îlot ?... +De quel droit m’avez-vous arraché à mon îlot ?... Est-ce qu’il peut y avoir un lien entre vous et moi ?... -Savez-vous qui je suis... ce que j’ai fait... pourquoi j’étais là-bas... seul ? -Non ! s’écria-t-il. -Vous êtes libre, répondit l’ingénieur. -s’écria-t-il, et il s’enfuit comme un fou. +Savez-vous qui je suis... ce que j’ai fait... pourquoi j’étais là-bas... seul ? +Non ! s’écria-t-il. +Vous êtes libre, répondit l’ingénieur. +s’écria-t-il, et il s’enfuit comme un fou. Il faut le laisser faire ! dit Cyrus Smith. -Il ne reviendra jamais... s’écria Pencroff. -Il reviendra, » répondit l’ingénieur. -Là, il y avait toujours à travailler. -Au quinze novembre, on fit la troisième moisson. +Il ne reviendra jamais... s’écria Pencroff. +Il reviendra, » répondit l’ingénieur. +Là, il y avait toujours à travailler. +Au quinze novembre, on fit la troisième moisson. Ce travail s’accomplit rapidement. Ce ne fut qu’une question de temps. -Maintenant, un bon vent, dit-il, et nous allons joliment moudre notre première récolte ! -Un bon vent, soit, répondit l’ingénieur, mais pas trop de vent, Pencroff. +Maintenant, un bon vent, dit-il, et nous allons joliment moudre notre première récolte ! +Un bon vent, soit, répondit l’ingénieur, mais pas trop de vent, Pencroff. Notre moulin n’en tournera que plus vite ! -Il n’est pas nécessaire qu’il tourne si vite, répondit Cyrus Smith. +Il n’est pas nécessaire qu’il tourne si vite, répondit Cyrus Smith. Cependant l’inconnu n’avait pas reparu. -Ils s’inquiétaient sérieusement de cette disparition prolongée. -Oui, il reviendra ! répétait-il avec une confiance que ses compagnons ne pouvaient partager. -Quand cet infortuné était à l’île Tabor, il se savait seul ! +Ils s’inquiétaient sérieusement de cette disparition prolongée. +Oui, il reviendra ! répétait-il avec une confiance que ses compagnons ne pouvaient partager. +Quand cet infortuné était à l’île Tabor, il se savait seul ! Ici, il sait que ses semblables l’attendent ! -L’événement allait donner raison à Cyrus Smith. -Soudain, des cris retentissent : « Au secours ! à moi ! -Cyrus Smith et le reporter, trop éloignés, n’avaient pu entendre ces cris. +L’événement allait donner raison à Cyrus Smith. +Soudain, des cris retentissent : « Au secours ! à moi ! +Cyrus Smith et le reporter, trop éloignés, n’avaient pu entendre ces cris. La lutte fut courte. -L’inconnu était d’une force et d’une adresse prodigieuses. -Pour sauver notre enfant, vous avez risqué votre vie ! +L’inconnu était d’une force et d’une adresse prodigieuses. +Pour sauver notre enfant, vous avez risqué votre vie ! Ma vie ! murmura l’inconnu. Qu’est-ce qu’elle vaut ? Voulez-vous me donner votre main ? -Peut-être, cette histoire racontée, dirait-il la sienne ? -L’inconnu l’écoutait avec une extrême attention. +Peut-être, cette histoire racontée, dirait-il la sienne ? +L’inconnu l’écoutait avec une extrême attention. Et maintenant que vous nous connaissez, ajouta Cyrus Smith, voulez-vous nous donner votre main ? -Non, répondit l’inconnu d’une voix sourde, non ! -Vous êtes d’honnêtes gens, vous ! -Ces dernières paroles justifiaient les pressentiments des colons. -Quel était le mystère de cette existence ? +Non, répondit l’inconnu d’une voix sourde, non ! +Vous êtes d’honnêtes gens, vous ! +Ces dernières paroles justifiaient les pressentiments des colons. +Quel était le mystère de cette existence ? L’inconnu parlerait-il un jour ? C’est ce que l’avenir apprendrait. -Cyrus Smith et Gédéon Spilett travaillaient ensemble, tantôt chimistes, tantôt physiciens. -Mais alors, faisait observer Pencroff, pourquoi a-t-il réclamé le secours de ses semblables ? -Pourquoi a-t-il jeté ce document à la mer ? -Il nous le dira, répondait invariablement Cyrus Smith. -Peut-être plus tôt que vous ne le pensez, Pencroff. -Et, en effet, le jour des aveux était proche. -Parlez, répondit l’ingénieur ; mais auparavant, laissez-moi vous faire une question. -À ces mots, l’inconnu rougit et fut sur le point de se retirer. -Je tenais à vous dire cela, et maintenant je vous écoute. +Cyrus Smith et Gédéon Spilett travaillaient ensemble, tantôt chimistes, tantôt physiciens. +Mais alors, faisait observer Pencroff, pourquoi a-t-il réclamé le secours de ses semblables ? +Pourquoi a-t-il jeté ce document à la mer ? +Il nous le dira, répondait invariablement Cyrus Smith. +Peut-être plus tôt que vous ne le pensez, Pencroff. +Et, en effet, le jour des aveux était proche. +Parlez, répondit l’ingénieur ; mais auparavant, laissez-moi vous faire une question. +À ces mots, l’inconnu rougit et fut sur le point de se retirer. +Je tenais à vous dire cela, et maintenant je vous écoute. L’inconnu passa la main sur ses yeux. -Monsieur, dit-il enfin, je viens vous prier de m’accorder une grâce. -Ces animaux ont besoin d’être soignés. -Voulez-vous me permettre de vivre là-bas avec eux ? -Cyrus Smith regarda pendant quelques instants l’infortuné avec un sentiment de commisération profonde. +Monsieur, dit-il enfin, je viens vous prier de m’accorder une grâce. +Ces animaux ont besoin d’être soignés. +Voulez-vous me permettre de vivre là-bas avec eux ? +Cyrus Smith regarda pendant quelques instants l’infortuné avec un sentiment de commisération profonde. Ce sera assez bon pour moi, monsieur. Mon ami, reprit Cyrus Smith, nous ne vous contrarierons jamais en rien. -Il vous plaît de vivre au corral. -Vous serez, d’ailleurs, toujours le bienvenu à Granite-house. +Il vous plaît de vivre au corral. +Vous serez, d’ailleurs, toujours le bienvenu à Granite-house. N’importe comment, j’y serai toujours bien. -Merci, monsieur, » répondit l’inconnu en se retirant. -C’était le vingt décembre que les installations avaient été achevées au corral. -Ce soir-là, les colons étaient réunis dans la grande salle de Granite-house. -Il était alors huit heures, — heure à laquelle leur compagnon devait les quitter. -Ces simples mots ne laissèrent pas d’impressionner très-vivement Cyrus Smith et ses compagnons. -L’ingénieur s’était levé. +Merci, monsieur, » répondit l’inconnu en se retirant. +C’était le vingt décembre que les installations avaient été achevées au corral. +Ce soir-là, les colons étaient réunis dans la grande salle de Granite-house. +Il était alors huit heures, — heure à laquelle leur compagnon devait les quitter. +Ces simples mots ne laissèrent pas d’impressionner très-vivement Cyrus Smith et ses compagnons. +L’ingénieur s’était levé. Nous ne vous demandons rien, mon ami, dit-il. C’est votre droit de vous taire... C’est mon devoir de parler. -Nous sommes prêts à vous entendre, » répondit Cyrus Smith. -Cette latitude était celle de trente-sept degréonze’ australe. -Mary et Robert Grant avaient été mis en rapport avec lui. +Nous sommes prêts à vous entendre, » répondit Cyrus Smith. +Cette latitude était celle de trente-sept degréonze’ australe. +Mary et Robert Grant avaient été mis en rapport avec lui. Si le capitaine Grant est encore vivant, il est vivant sur la terre australienne. -Qui êtes-vous ? demanda Lord Glenarvan. +Qui êtes-vous ? demanda Lord Glenarvan. Cet homme s’appelait Ayrton. -C’était, en effet, le contre-maître du Britannia, ainsi que le témoignaient ses papiers. -Cet homme, en parlant ainsi, avait la voix franche, le regard assuré. +C’était, en effet, le contre-maître du Britannia, ainsi que le témoignaient ses papiers. +Cet homme, en parlant ainsi, avait la voix franche, le regard assuré. On ne pouvait douter de ses paroles. -Irlandais, qui l’avait à son service depuis plus d’un an, en répondait. -Ils partirent le vingt-trois décembre mille huit cent cinquante-quatre. -Il est temps de dire que cet Ayrton était un traître. -Ainsi, ce misérable ne savait rien du naufrage du Britannia. -Il venait de l’apprendre par le récit de Glenarvan ! +Irlandais, qui l’avait à son service depuis plus d’un an, en répondait. +Ils partirent le vingt-trois décembre mille huit cent cinquante-quatre. +Il est temps de dire que cet Ayrton était un traître. +Ainsi, ce misérable ne savait rien du naufrage du Britannia. +Il venait de l’apprendre par le récit de Glenarvan ! Ici, l’inconnu s’interrompit un instant. -Cependant le Duncan avait été envoyé à Melbourne pour s’y réparer. -C’était là qu’Ayrton avait donné rendez-vous à ses complices. -Ayrton parvint à s’en emparer, et, deux jours après, il arrivait à Melbourne. -Jusqu’alors le criminel avait réussi dans ses odieux projets. -Dieu devait l’arrêter au dénouement de ses funestes desseins. +Cependant le Duncan avait été envoyé à Melbourne pour s’y réparer. +C’était là qu’Ayrton avait donné rendez-vous à ses complices. +Ayrton parvint à s’en emparer, et, deux jours après, il arrivait à Melbourne. +Jusqu’alors le criminel avait réussi dans ses odieux projets. +Dieu devait l’arrêter au dénouement de ses funestes desseins. Il voulut s’y opposer, Austin lui montra la lettre !... -Tous les plans d’Ayrton échouaient ! -Il voulut se révolter. -Le Duncan resta à croiser sur cette côte jusqu’au trois mars. -Ce jour-là, Ayrton entendit des détonations. -Voici ce qui s’était passé. -Il télégraphia à Melbourne. -On lui répondit : « Duncan parti depuis le dix-huit courant pour une destination inconnue. +Tous les plans d’Ayrton échouaient ! +Il voulut se révolter. +Le Duncan resta à croiser sur cette côte jusqu’au trois mars. +Ce jour-là, Ayrton entendit des détonations. +Voici ce qui s’était passé. +Il télégraphia à Melbourne. +On lui répondit : « Duncan parti depuis le dix-huit courant pour une destination inconnue. Cependant Lord Glenarvan ne voulut pas abandonner la partie. -C’était un homme intrépide et généreux. -On était au trois mars mille huit cent cinquante-cinq. -Lord Glenarvan était donc à bord du Duncan, mais Ayrton y était aussi. +C’était un homme intrépide et généreux. +On était au trois mars mille huit cent cinquante-cinq. +Lord Glenarvan était donc à bord du Duncan, mais Ayrton y était aussi. Ayrton refusa de parler. -Le Duncan reprit la route du trente-septième parallèle. -Cependant, lady Glenarvan entreprit de vaincre la résistance du bandit. -Le Duncan continua sa route et arriva à l’île Tabor. -Vous ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous laisse. -Je sais où vous êtes, Ayrton, et je sais où vous trouver. +Le Duncan reprit la route du trente-septième parallèle. +Cependant, lady Glenarvan entreprit de vaincre la résistance du bandit. +Le Duncan continua sa route et arriva à l’île Tabor. +Vous ne pourrez fuir cet îlot où le Duncan vous laisse. +Je sais où vous êtes, Ayrton, et je sais où vous trouver. Je ne l’oublierai jamais ! -Et le Duncan, appareillant, disparut bientôt. -On était au dix-huit mars mille huit cent cinquante-cinq. -Comme il souffrit, le misérable ! +Et le Duncan, appareillant, disparut bientôt. +On était au dix-huit mars mille huit cent cinquante-cinq. +Comme il souffrit, le misérable ! Comme il travailla pour se refaire par le travail ! -Comme il pria pour se régénérer par la prière ! -Ah ! quelle est dure cette solitude, pour une âme que rongent les remords ! -Il sentit peu à peu l’abrutissement le gagner ! -Cyrus Smith et ses compagnons s’étaient levés à la fin de ce récit. -Il est difficile de dire à quel point ils étaient émus ! -Tant de misère, tant de douleurs et de désespoir étalés à nu devant eux ! -Il l’a prouvé en vous ramenant parmi vos semblables. -Et maintenant, voulez-vous être notre compagnon ? -Ayrton s’était reculé. +Comme il pria pour se régénérer par la prière ! +Ah ! quelle est dure cette solitude, pour une âme que rongent les remords ! +Il sentit peu à peu l’abrutissement le gagner ! +Cyrus Smith et ses compagnons s’étaient levés à la fin de ce récit. +Il est difficile de dire à quel point ils étaient émus ! +Tant de misère, tant de douleurs et de désespoir étalés à nu devant eux ! +Il l’a prouvé en vous ramenant parmi vos semblables. +Et maintenant, voulez-vous être notre compagnon ? +Ayrton s’était reculé. Voulez-vous vivre avec nous ? demanda Cyrus Smith. -Comme vous le voudrez, Ayrton, » répondit Cyrus Smith. -Un document ? répondit Ayrton, qui paraissait ne pas savoir ce dont on lui parlait. +Comme vous le voudrez, Ayrton, » répondit Cyrus Smith. +Un document ? répondit Ayrton, qui paraissait ne pas savoir ce dont on lui parlait. Ayrton passa sa main sur son front. -Jamais ? s’écria Pencroff. +Jamais ? s’écria Pencroff. Et Ayrton, s’inclinant, regagna la porte et partit. Il reviendra, dit Cyrus Smith. -Ah çà, monsieur Cyrus, s’écria Pencroff, qu’est-ce que cela veut dire ? -Comment ! ce n’est pas Ayrton qui a jeté cette bouteille à la mer ? +Ah çà, monsieur Cyrus, s’écria Pencroff, qu’est-ce que cela veut dire ? +Comment ! ce n’est pas Ayrton qui a jeté cette bouteille à la mer ? Mais qui donc alors ? -À coup sûr, si jamais question dut être faite, c’était bien celle-là ! -C’est lui, répondit Nab, seulement le malheureux était déjà à demi fou. +À coup sûr, si jamais question dut être faite, c’était bien celle-là ! +C’est lui, répondit Nab, seulement le malheureux était déjà à demi fou. Oui ! dit Harbert, et il n’avait plus conscience de ce qu’il faisait. -Inexplicable, en effet, répondit l’ingénieur, qui semblait ne pas vouloir prolonger cette conversation. -Mais Ayrton a-t-il dit la vérité ? demanda le marin. -Oui, répondit le reporter. -L’histoire qu’il a racontée est vraie de tous points. +Inexplicable, en effet, répondit l’ingénieur, qui semblait ne pas vouloir prolonger cette conversation. +Mais Ayrton a-t-il dit la vérité ? demanda le marin. +Oui, répondit le reporter. +L’histoire qu’il a racontée est vraie de tous points. On dit vrai quand on s’accuse ainsi ! Le temps ferait sans doute ce que les encouragements n’avaient pu faire. -Aussi n’est-ce pas lui qui l’a jetée, mon cher Spilett. +Aussi n’est-ce pas lui qui l’a jetée, mon cher Spilett. Alors, vous croyez encore... -En vérité, Cyrus, dit Gédéon Spilett, ces choses sont incroyables ! -Le hasard nous donnera peut-être la clef de ce mystère ! +En vérité, Cyrus, dit Gédéon Spilett, ces choses sont incroyables ! +Le hasard nous donnera peut-être la clef de ce mystère ! Mais en attendant, observons et travaillons. Le mois de janvier arriva. -C’était l’année mille huit cent soixante-sept qui commençait. -Les travaux d’été furent menés assidûment. -Ah çà ! comment allez-vous vous y prendre, monsieur Cyrus ? demanda Pencroff. -Est-ce que, par hasard, vous songeriez à installer un télégraphe ? -Précisément, répondit l’ingénieur. -Électrique ? s’écria Harbert. -Électrique, répondit Cyrus Smith. -L’opération fut délicate et demanda beaucoup de soins. -Il s’agissait, dans l’espèce, d’obtenir une pile à courant constant. -Quant aux autres substances, acide azotique et potasse, tout cela était à sa disposition. -Un certain nombre de flacons de verre furent fabriqués et remplis d’acide azotique. -Quant au récepteur et au manipulateur, ils furent très-simples. -Le courant était-il interrompu, l’électro-aimant se désaimantait aussitôt. -Le tout fut complètement installé le douze février. -La belle saison s’écoula ainsi au milieu des travaux habituels. -Le plateau de Grande-Vue présentait un aspect très-rassurant. -Vers cette époque, la petite colonie était extrêmement prospère. +C’était l’année mille huit cent soixante-sept qui commençait. +Les travaux d’été furent menés assidûment. +Ah çà ! comment allez-vous vous y prendre, monsieur Cyrus ? demanda Pencroff. +Est-ce que, par hasard, vous songeriez à installer un télégraphe ? +Précisément, répondit l’ingénieur. +Électrique ? s’écria Harbert. +Électrique, répondit Cyrus Smith. +L’opération fut délicate et demanda beaucoup de soins. +Il s’agissait, dans l’espèce, d’obtenir une pile à courant constant. +Quant aux autres substances, acide azotique et potasse, tout cela était à sa disposition. +Un certain nombre de flacons de verre furent fabriqués et remplis d’acide azotique. +Quant au récepteur et au manipulateur, ils furent très-simples. +Le courant était-il interrompu, l’électro-aimant se désaimantait aussitôt. +Le tout fut complètement installé le douze février. +La belle saison s’écoula ainsi au milieu des travaux habituels. +Le plateau de Grande-Vue présentait un aspect très-rassurant. +Vers cette époque, la petite colonie était extrêmement prospère. Il y fut aussi fait, pendant cette saison, une guerre terrible aux jaguars. -La hardiesse d’Harbert était superbe, et le sang-froid du reporter étonnant. -Cet appareil, muni d’un puissant objectif, était très-complet. -Ça peuple, » disait Pencroff. +La hardiesse d’Harbert était superbe, et le sang-froid du reporter étonnant. +Cet appareil, muni d’un puissant objectif, était très-complet. +Ça peuple, » disait Pencroff. On dirait qu’il va faire la grimace ! -Les grandes chaleurs de l’été se terminèrent avec le mois de mars. -Le temps fut quelquefois pluvieux, mais l’atmosphère était chaude encore. -Peut-être annonçait-il un hiver précoce et rigoureux. -De la neige à cette époque ? -répondit le reporter, qui avait rejoint le jeune garçon. +Les grandes chaleurs de l’été se terminèrent avec le mois de mars. +Le temps fut quelquefois pluvieux, mais l’atmosphère était chaude encore. +Peut-être annonçait-il un hiver précoce et rigoureux. +De la neige à cette époque ? +répondit le reporter, qui avait rejoint le jeune garçon. C’est bien de la neige ! dit Pencroff. -Ou cela lui ressemble beaucoup ! répondit Nab. -Mais le thermomètre marque cinquante-huit degrés (quatorze degré centig. au-dessus de zéro) ! -fit observer Gédéon Spilett. -Mille diables ! s’écria Pencroff, nos plantations vont être gelées ! +Ou cela lui ressemble beaucoup ! répondit Nab. +Mais le thermomètre marque cinquante-huit degrés (quatorze degré centig. au-dessus de zéro) ! +fit observer Gédéon Spilett. +Mille diables ! s’écria Pencroff, nos plantations vont être gelées ! Que se passait-il alors dans leur pays ? Qui donc ? demanda Pencroff. -C’est juste, répondit Harbert. -S’il consentait à venir ! fit observer Pencroff. -Mais la question n’est pas là. -Mais où relâchera-t-il ? -À l’île Tabor, et non à l’île Lincoln. -Et pourquoi l’aurions-nous prise ? répondit Harbert. -Mais si le yacht écossais venait d’ici là ? dit Pencroff. -Cela est évident, répondit l’ingénieur. -Maître Jup devait lui tenir compagnie et ne fit aucune récrimination. -Le seize avril, au matin, tous les colons, accompagnés de Top, étaient embarqués. -La nuit était donc venue, quand le promontoire fut doublé. -Quel contraste entre la portion sud et la portion nord de cette côte ! -Autant celle-là était boisée et verdoyante, autant l’autre était âpre et sauvage ! -Et le Bonadventure vint raser d’aussi près que possible les rochers du littoral. -Peut-être existait-il là quelque grotte qu’il convenait d’explorer ? -Dans la portion nord-ouest de l’île, le rivage redevint plat et sablonneux. -Je pense que le Bonadventure y sera en sûreté. +C’est juste, répondit Harbert. +S’il consentait à venir ! fit observer Pencroff. +Mais la question n’est pas là. +Mais où relâchera-t-il ? +À l’île Tabor, et non à l’île Lincoln. +Et pourquoi l’aurions-nous prise ? répondit Harbert. +Mais si le yacht écossais venait d’ici là ? dit Pencroff. +Cela est évident, répondit l’ingénieur. +Maître Jup devait lui tenir compagnie et ne fit aucune récrimination. +Le seize avril, au matin, tous les colons, accompagnés de Top, étaient embarqués. +La nuit était donc venue, quand le promontoire fut doublé. +Quel contraste entre la portion sud et la portion nord de cette côte ! +Autant celle-là était boisée et verdoyante, autant l’autre était âpre et sauvage ! +Et le Bonadventure vint raser d’aussi près que possible les rochers du littoral. +Peut-être existait-il là quelque grotte qu’il convenait d’explorer ? +Dans la portion nord-ouest de l’île, le rivage redevint plat et sablonneux. +Je pense que le Bonadventure y sera en sûreté. Voyez comme il s’encrasse ! -Soyez tranquille, monsieur Cyrus, répondit le marin, je ne m’exposerai pas sans nécessité ! +Soyez tranquille, monsieur Cyrus, répondit le marin, je ne m’exposerai pas sans nécessité ! Quelle heure est-il ? demanda Pencroff. -Dix heures, répondit Gédéon Spilett. -Et quelle distance avons-nous à parcourir jusqu’au cap, monsieur Cyrus ? -Environ quinze milles, répondit l’ingénieur. -Malheureusement, la marée renversera à ce moment, et le jusant sortira du golfe. -Eh bien, Pencroff, demanda Cyrus Smith, ne pouvez-vous mouiller à la pointe du cap ? -Mouiller près de terre, avec du mauvais temps en perspective ! s’écria le marin. +Dix heures, répondit Gédéon Spilett. +Et quelle distance avons-nous à parcourir jusqu’au cap, monsieur Cyrus ? +Environ quinze milles, répondit l’ingénieur. +Malheureusement, la marée renversera à ce moment, et le jusant sortira du golfe. +Eh bien, Pencroff, demanda Cyrus Smith, ne pouvez-vous mouiller à la pointe du cap ? +Mouiller près de terre, avec du mauvais temps en perspective ! s’écria le marin. Y pensez-vous, monsieur Cyrus ? -Ce serait vouloir se mettre volontairement à la côte ! +Ce serait vouloir se mettre volontairement à la côte ! Alors, que ferez-vous ? -demanda Cyrus Smith, très-étonné des paroles du reporter. -C’est une heureuse idée que j’ai eue là ! répondit l’ingénieur. -Ce feu, il l’avait bien réellement vu ! +demanda Cyrus Smith, très-étonné des paroles du reporter. +C’est une heureuse idée que j’ai eue là ! répondit l’ingénieur. +Ce feu, il l’avait bien réellement vu ! Ses compagnons, Harbert et Pencroff, l’avaient vu comme lui ! C’est un peu grand pour lui ! fit observer le reporter. -Non, monsieur Harbert, répondit Nab, et pourtant ce golfe-là ne me plaît pas beaucoup ! -Il a une physionomie méchante ! -Facile à vérifier, » répondit Pencroff. +Non, monsieur Harbert, répondit Nab, et pourtant ce golfe-là ne me plaît pas beaucoup ! +Il a une physionomie méchante ! +Facile à vérifier, » répondit Pencroff. Allons, fit Pencroff, nos vaisseaux peuvent venir ici ! -Ils n’échoueront pas ! +Ils n’échoueront pas ! Et laquelle, monsieur Spilett ? -Une coupée, une tranchée quelconque, qui donne accès à l’intérieur de l’île. +Une coupée, une tranchée quelconque, qui donne accès à l’intérieur de l’île. Je ne vois pas un point sur lequel on puisse prendre pied ! fit Nab, en poussant un soupir de satisfaction. -Il y avait trois jours que les colons avaient quitté leur demeure. -N’était-ce pas une éruption partielle du volcan, un météore quelconque ? +Il y avait trois jours que les colons avaient quitté leur demeure. +N’était-ce pas une éruption partielle du volcan, un météore quelconque ? Du reste, interrogez Pencroff et Harbert. -Ils ont vu comme j’ai vu moi-même, et ils confirmeront mes paroles. +Ils ont vu comme j’ai vu moi-même, et ils confirmeront mes paroles. Ces faits sont pour ainsi dire surnaturels... -Surnaturels ! s’écria le marin en lançant une bouffée de tabac. -Se pourrait-il que notre île fût surnaturelle ? -Parlez, monsieur Cyrus, répondit le marin. -À moins que, étant évanoui... dit Pencroff. -Ce n’est pas admissible, répondit l’ingénieur. -L’instinct du chien... répondit Harbert. -Passons, reprit l’ingénieur. +Surnaturels ! s’écria le marin en lançant une bouffée de tabac. +Se pourrait-il que notre île fût surnaturelle ? +Parlez, monsieur Cyrus, répondit le marin. +À moins que, étant évanoui... dit Pencroff. +Ce n’est pas admissible, répondit l’ingénieur. +L’instinct du chien... répondit Harbert. +Passons, reprit l’ingénieur. Passons encore, reprit Cyrus Smith. Lequel, monsieur Cyrus ? demanda vivement Harbert. -Certainement, répondit le marin. -Et vous êtes bien certain de l’avoir vu, ce feu ? +Certainement, répondit le marin. +Et vous êtes bien certain de l’avoir vu, ce feu ? Comme je vous vois. -Mais n’était-ce point une étoile ? demanda l’ingénieur en insistant. +Mais n’était-ce point une étoile ? demanda l’ingénieur en insistant. Mais Monsieur Spilett l’a vu comme nous, et il peut confirmer nos paroles ! -Oui ! ils durent en convenir, un mystère existait ! -Y avait-il donc quelque être caché dans ses plus profondes retraites ? -C’est ce qu’il faudrait savoir à tout prix ! -Mais depuis ce jour, Pencroff parut être soucieux. -L’hiver semblait devoir être rude et précoce. +Oui ! ils durent en convenir, un mystère existait ! +Y avait-il donc quelque être caché dans ses plus profondes retraites ? +C’est ce qu’il faudrait savoir à tout prix ! +Mais depuis ce jour, Pencroff parut être soucieux. +L’hiver semblait devoir être rude et précoce. Aussi les travaux d’hivernage furent-ils entrepris sans retard. -Il va sans dire qu’Ayrton avait été pourvu de ces confortables vêtements. +Il va sans dire qu’Ayrton avait été pourvu de ces confortables vêtements. Ce qu’il fit vers la mi-avril. -Le moulin et la basse-cour eurent particulièrement à souffrir. +Le moulin et la basse-cour eurent particulièrement à souffrir. Pendant cet hiver, il ne se produisit aucun nouvel incident inexplicable. -On était au mois d’octobre. -La belle saison revenait à grands pas. -C’est un défaut qui se trouve dans le verre, » pensa-t-il. -Et, en effet, un navire était en vue de l’île Lincoln ! +On était au mois d’octobre. +La belle saison revenait à grands pas. +C’est un défaut qui se trouve dans le verre, » pensa-t-il. +Et, en effet, un navire était en vue de l’île Lincoln ! On n’en pouvait plus douter ! -Un navire était là ! -Mais passerait-il au large, ou relâcherait-il ? -Avant quelques heures, les colons sauraient évidemment à quoi s’en tenir. -Vient-il à nous ? demanda Gédéon Spilett. -Que faut-il faire ? dit le jeune garçon. -Attendre, » répondit Cyrus Smith. -De temps en temps, Pencroff reprenait la lunette et se postait à la fenêtre. -Les colons n’avaient donc encore aucun moyen de signaler leur présence. -Mais pourquoi ce bâtiment y atterrirait-il ? -À cette question que chacun se posait, une réponse fut soudain faite par Harbert. +Un navire était là ! +Mais passerait-il au large, ou relâcherait-il ? +Avant quelques heures, les colons sauraient évidemment à quoi s’en tenir. +Vient-il à nous ? demanda Gédéon Spilett. +Que faut-il faire ? dit le jeune garçon. +Attendre, » répondit Cyrus Smith. +De temps en temps, Pencroff reprenait la lunette et se postait à la fenêtre. +Les colons n’avaient donc encore aucun moyen de signaler leur présence. +Mais pourquoi ce bâtiment y atterrirait-il ? +À cette question que chacun se posait, une réponse fut soudain faite par Harbert. Ne serait-ce pas le Duncan ? -s’écria-t-il. -Cent cinquante milles seulement les séparaient en longitude, et soixante-quinze milles en latitude. -Il faut prévenir Ayrton, dit Gédéon Spilett, et le mander immédiatement. -Lui seul peut nous dire si c’est là le Duncan. -Quelques instants après, le timbre résonnait. -Je viens, » répondait Ayrton. -Puis les colons continuèrent d’observer le navire. -Et s’il le reconnaît, ajouta Pencroff, cela lui fera une fameuse émotion ! -Nous la défendrions ! s’écria Harbert. -Une simple observation, dit Gédéon Spilett. -Je le pense aussi, ajouta l’ingénieur. -Cette question, brusquement posée, demeura d’abord sans réponse. -Mais si on nous la prend pendant notre absence ? fit observer Gédéon Spilett. -Il s’en était rapproché, cependant, mais sous quelle allure naviguait-il ? -C’est ce que Pencroff ne put reconnaître. -Il entra dans la grande salle, en disant : « À vos ordres, messieurs. -Un bâtiment est en vue de l’île. +s’écria-t-il. +Cent cinquante milles seulement les séparaient en longitude, et soixante-quinze milles en latitude. +Il faut prévenir Ayrton, dit Gédéon Spilett, et le mander immédiatement. +Lui seul peut nous dire si c’est là le Duncan. +Quelques instants après, le timbre résonnait. +Je viens, » répondait Ayrton. +Puis les colons continuèrent d’observer le navire. +Et s’il le reconnaît, ajouta Pencroff, cela lui fera une fameuse émotion ! +Nous la défendrions ! s’écria Harbert. +Une simple observation, dit Gédéon Spilett. +Je le pense aussi, ajouta l’ingénieur. +Cette question, brusquement posée, demeura d’abord sans réponse. +Mais si on nous la prend pendant notre absence ? fit observer Gédéon Spilett. +Il s’en était rapproché, cependant, mais sous quelle allure naviguait-il ? +C’est ce que Pencroff ne put reconnaître. +Il entra dans la grande salle, en disant : « À vos ordres, messieurs. +Un bâtiment est en vue de l’île. Le Duncan ! murmura Ayrton. -Non, dit-il, non ! ce ne peut être le Duncan. -Ayrton prit la lunette et la braqua dans la direction indiquée. +Non, dit-il, non ! ce ne peut être le Duncan. +Ayrton prit la lunette et la braqua dans la direction indiquée. Pendant quelques minutes, il observa l’horizon sans bouger, sans prononcer une seule parole. -Pourquoi ne serait-ce pas lui ? demanda Gédéon Spilett. -Peut-être navigue-t-il seulement à la voile ? fit observer Pencroff. -Laissons-le donc rallier la côte, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. -Gédéon Spilett et Pencroff étaient singulièrement nerveux, allant, venant, ne pouvant tenir en place. -Harbert éprouvait plutôt de la curiosité. -Son pays n’était-il pas là où était son maître ? -Cependant, le bâtiment s’était un peu rapproché de l’île. -Ce qui fut confirmé par Ayrton. -Que ferons-nous, la nuit venue ? demanda Gédéon Spilett. -Allumerons-nous un feu afin de signaler notre présence sur cette côte ? -Or, qui pouvait prévoir ce que l’avenir réservait aux colons ? -Négliger la chance qui nous est offerte, ce serait nous créer des regrets futurs ! -C’était un bon marcheur que ce brick, car il s’approcha rapidement. -Le yacht écossais était, lui aussi, gréé en brick. -L’horizon était encore très-clair. -Ce ne pouvait être lui !... -Mais à quelle nation appartenait-il ? -Cela était difficile à dire. -Avant une demi-heure, nous serons fixés à cet égard, répondit le reporter. +Pourquoi ne serait-ce pas lui ? demanda Gédéon Spilett. +Peut-être navigue-t-il seulement à la voile ? fit observer Pencroff. +Laissons-le donc rallier la côte, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. +Gédéon Spilett et Pencroff étaient singulièrement nerveux, allant, venant, ne pouvant tenir en place. +Harbert éprouvait plutôt de la curiosité. +Son pays n’était-il pas là où était son maître ? +Cependant, le bâtiment s’était un peu rapproché de l’île. +Ce qui fut confirmé par Ayrton. +Que ferons-nous, la nuit venue ? demanda Gédéon Spilett. +Allumerons-nous un feu afin de signaler notre présence sur cette côte ? +Or, qui pouvait prévoir ce que l’avenir réservait aux colons ? +Négliger la chance qui nous est offerte, ce serait nous créer des regrets futurs ! +C’était un bon marcheur que ce brick, car il s’approcha rapidement. +Le yacht écossais était, lui aussi, gréé en brick. +L’horizon était encore très-clair. +Ce ne pouvait être lui !... +Mais à quelle nation appartenait-il ? +Cela était difficile à dire. +Avant une demi-heure, nous serons fixés à cet égard, répondit le reporter. N’importe ! dit Pencroff. Et, tout en parlant ainsi, le marin ne quittait pas sa lunette. -Voyons... dans ces mers... que trouverions-nous plus communément ?... le pavillon chilien ? -Mais il est tricolore... brésilien ? +Voyons... dans ces mers... que trouverions-nous plus communément ?... le pavillon chilien ? +Mais il est tricolore... brésilien ? Il est vert... japonais ? il est noir et jaune... tandis que celui-ci... En ce moment, une brise tendit le pavillon inconnu. -s’écria-t-il. -s'écria Ayrton. (Page quatre cent vingt-trois.) L’ingénieur avait-il donc raison dans ses pressentiments ? -Était-ce un bâtiment de pirates ? -Que venait-il chercher sur les atterrages de l’île Lincoln ? -Venait-il demander à ces côtes un port de refuge pour les mois d’hiver ? -Toutes ces idées se présentèrent instinctivement à l’esprit des colons. -C’était bien celui des écumeurs de mer ! -On ne perdit pas de temps à discuter. -Peut-être son équipage ne débarquera-t-il pas ? +s’écria-t-il. +s'écria Ayrton. (Page quatre cent vingt-trois.) L’ingénieur avait-il donc raison dans ses pressentiments ? +Était-ce un bâtiment de pirates ? +Que venait-il chercher sur les atterrages de l’île Lincoln ? +Venait-il demander à ces côtes un port de refuge pour les mois d’hiver ? +Toutes ces idées se présentèrent instinctivement à l’esprit des colons. +C’était bien celui des écumeurs de mer ! +On ne perdit pas de temps à discuter. +Peut-être son équipage ne débarquera-t-il pas ? C’est une chance. -Quoi qu’il en soit, nous devons tout faire pour cacher notre présence ici. -Le moulin, établi sur le plateau de Grande-Vue, est trop facilement reconnaissable. -Qu’Ayrton et Nab aillent en démonter les ailes. -Dissimulons également, sous des branchages plus épais, les fenêtres de Granite-house. -Que tous les feux soient éteints. -Que rien enfin ne trahisse la présence de l’homme sur cette île ! +Quoi qu’il en soit, nous devons tout faire pour cacher notre présence ici. +Le moulin, établi sur le plateau de Grande-Vue, est trop facilement reconnaissable. +Qu’Ayrton et Nab aillent en démonter les ailes. +Dissimulons également, sous des branchages plus épais, les fenêtres de Granite-house. +Que tous les feux soient éteints. +Que rien enfin ne trahisse la présence de l’homme sur cette île ! Et notre embarcation ? dit Harbert. -Les ordres de l’ingénieur furent immédiatement exécutés. -L’ingénieur tendit la main à ses compagnons, qui la pressèrent avec effusion. -Seul, Ayrton, demeuré dans son coin, ne s’était pas joint aux colons. -Peut-être, lui, l’ancien convict, se sentait-il indigne encore ! -Mon devoir, » répondit Ayrton. -Il était sept heures et demie alors. -Le soleil avait disparu depuis vingt minutes environ, en arrière de Granite-house. -En conséquence, l’horizon de l’est s’assombrissait peu à peu. -Cependant, le brick s’avançait toujours vers la baie de l’union. +Les ordres de l’ingénieur furent immédiatement exécutés. +L’ingénieur tendit la main à ses compagnons, qui la pressèrent avec effusion. +Seul, Ayrton, demeuré dans son coin, ne s’était pas joint aux colons. +Peut-être, lui, l’ancien convict, se sentait-il indigne encore ! +Mon devoir, » répondit Ayrton. +Il était sept heures et demie alors. +Le soleil avait disparu depuis vingt minutes environ, en arrière de Granite-house. +En conséquence, l’horizon de l’est s’assombrissait peu à peu. +Cependant, le brick s’avançait toujours vers la baie de l’union. Le brick allait-il s’enfoncer dans la baie ? -C’était la première question. +C’était la première question. Une fois en baie, y mouillerait-il ? -C’était la seconde. +C’était la seconde. On le saurait avant une heure. -Les colons n’avaient donc qu’à attendre. -Toutefois, ses compagnons et lui étaient décidés à résister jusqu’à la dernière extrémité. -Mais le moyen d’arriver jusqu’à eux ! -La nuit était faite. -La lune nouvelle, emportée dans l’irradiation solaire, avait disparu. -Une profonde obscurité enveloppait l’île et la mer. -Les nuages, lourds, entassés à l’horizon, ne laissaient filtrer aucune lueur. -Le vent était tombé complètement avec le crépuscule. +Les colons n’avaient donc qu’à attendre. +Toutefois, ses compagnons et lui étaient décidés à résister jusqu’à la dernière extrémité. +Mais le moyen d’arriver jusqu’à eux ! +La nuit était faite. +La lune nouvelle, emportée dans l’irradiation solaire, avait disparu. +Une profonde obscurité enveloppait l’île et la mer. +Les nuages, lourds, entassés à l’horizon, ne laissaient filtrer aucune lueur. +Le vent était tombé complètement avec le crépuscule. Eh ! qui sait ? dit alors Pencroff. -Six secondes s’étaient écoulées entre la lumière et le coup. -Donc, le brick était environ à un mille un quart de la côte. +Six secondes s’étaient écoulées entre la lumière et le coup. +Donc, le brick était environ à un mille un quart de la côte. Le navire venait de mouiller en vue de Granite-house ! -Il n’y avait plus aucun doute à avoir sur les intentions des pirates. -Mais pourquoi ce pavillon arboré à la corne du brick ? +Il n’y avait plus aucun doute à avoir sur les intentions des pirates. +Mais pourquoi ce pavillon arboré à la corne du brick ? Pourquoi ce coup de canon ? -Cyrus Smith savait maintenant que le navire était formidablement armé. +Cyrus Smith savait maintenant que le navire était formidablement armé. Toutefois, fit observer Cyrus Smith, nous sommes ici dans une situation inexpugnable. -Ils peuvent tout ravager, tout détruire en quelques heures ! -Voilà la question, dit alors le reporter. -Celle d’aller jusqu’au navire pour y reconnaître la force de son équipage. -Mais, Ayrton... répondit en hésitant l’ingénieur, vous risquerez votre vie... +Ils peuvent tout ravager, tout détruire en quelques heures ! +Voilà la question, dit alors le reporter. +Celle d’aller jusqu’au navire pour y reconnaître la force de son équipage. +Mais, Ayrton... répondit en hésitant l’ingénieur, vous risquerez votre vie... C’est plus que votre devoir, cela. -J’ai plus que mon devoir à faire, répondit Ayrton. -Vous iriez avec la pirogue jusqu’au bâtiment ? demanda Gédéon Spilett. -Non, monsieur, mais j’irai à la nage. +J’ai plus que mon devoir à faire, répondit Ayrton. +Vous iriez avec la pirogue jusqu’au bâtiment ? demanda Gédéon Spilett. +Non, monsieur, mais j’irai à la nage. Je suis bon nageur, monsieur Harbert. -C’est risquer votre vie, vous dis-je, reprit l’ingénieur. -Peu importe, répondit Ayrton. -Monsieur Smith, je vous demande cela comme une grâce. -C’est peut-être là un moyen de me relever à mes propres yeux ! +C’est risquer votre vie, vous dis-je, reprit l’ingénieur. +Peu importe, répondit Ayrton. +Monsieur Smith, je vous demande cela comme une grâce. +C’est peut-être là un moyen de me relever à mes propres yeux ! Je vous accompagnerai, dit Pencroff. -Vous vous défiez de moi ! -Puis, plus humblement : « Hélas ! +Vous vous défiez de moi ! +Puis, plus humblement : « Hélas ! Non ! non ! reprit avec animation Cyrus Smith, non, Ayrton ! -Pencroff ne se défie pas de vous ! -Vous avez mal interprété ses paroles. -Les choses ainsi convenues, Ayrton fit ses préparatifs de départ. +Pencroff ne se défie pas de vous ! +Vous avez mal interprété ses paroles. +Les choses ainsi convenues, Ayrton fit ses préparatifs de départ. Ayrton et Pencroff, suivis de leurs compagnons, descendirent sur le rivage. Ayrton s’embarqua dans la pirogue avec Pencroff. -Leurs compagnons revinrent les attendre aux Cheminées. -Mais, après observation, il parut certain que l’îlot était désert. -Le courant le portait, et il s’éloignait rapidement de la côte. -Là séchaient quelques culottes de matelot. +Leurs compagnons revinrent les attendre aux Cheminées. +Mais, après observation, il parut certain que l’îlot était désert. +Le courant le portait, et il s’éloignait rapidement de la côte. +Là séchaient quelques culottes de matelot. Il en passa une. -Puis, s’étant fixé solidement, il écouta. -On ne dormait pas à bord du brick. +Puis, s’étant fixé solidement, il écouta. +On ne dormait pas à bord du brick. On discutait, on chantait, on riait. Il marche bien, le Speedy ! -Il mérite son nom ! -Toute la marine de Norfolk peut se mettre à ses trousses ! +Il mérite son nom ! +Toute la marine de Norfolk peut se mettre à ses trousses ! Hurrah pour son commandant ! Hurrah pour Bob Harvey ! Or, voici ce qu’est Norfolk. -Il serait difficile d’imaginer une pire réunion de scélérats. +Il serait difficile d’imaginer une pire réunion de scélérats. Ainsi avait fait ce Bob Harvey et ses compagnons. Ainsi avait voulu faire autrefois Ayrton. -Le domaine des colons était donc menacé d’un immense danger. -Mais la résistance, et en dernier lieu la victoire, étaient-elles possibles ? -Il vérifia même, en les touchant, que ces canons se chargeaient par la culasse. -C’était beaucoup pour les six colons de l’île Lincoln ! -C’était sacrifier sa vie, mais il sauverait l’île et les colons. -Ayrton périrait dans l’explosion, mais il ferait son devoir. -Ayrton n’hésita pas. +Le domaine des colons était donc menacé d’un immense danger. +Mais la résistance, et en dernier lieu la victoire, étaient-elles possibles ? +Il vérifia même, en les touchant, que ces canons se chargeaient par la culasse. +C’était beaucoup pour les six colons de l’île Lincoln ! +C’était sacrifier sa vie, mais il sauverait l’île et les colons. +Ayrton périrait dans l’explosion, mais il ferait son devoir. +Ayrton n’hésita pas. Il ne lui en fallait pas plus pour accomplir l’œuvre de destruction. -De là des jurons et des coups. -Ayrton fut, plus d’une fois, forcé de suspendre sa marche. -En ce moment, un bras s’appuya sur l’épaule d’Ayrton. -Que fais-tu là ? -Ayrton se rejeta en arrière. -Que fais-tu là ? +De là des jurons et des coups. +Ayrton fut, plus d’une fois, forcé de suspendre sa marche. +En ce moment, un bras s’appuya sur l’épaule d’Ayrton. +Que fais-tu là ? +Ayrton se rejeta en arrière. +Que fais-tu là ? dit Bob Harvey, en saisissant Ayrton par la ceinture de son pantalon. -s’était écrié Bob Harvey. -Le vigoureux Ayrton se débarrassa de leurs étreintes. -Ayrton comprit bien qu’il ne pouvait plus exécuter son projet. -Il fallait qu’Ayrton se réservât pour combattre aux côtés de Cyrus Smith. -Il ne lui restait plus qu’à fuir ! -Mais la fuite était-elle encore possible ? -C’était douteux, quoiqu’Ayrton fût résolu à tout tenter pour rejoindre ses compagnons. -Quatre coups lui restaient à tirer. -Deux ou trois pirates, réveillés par le bruit, descendaient l’échelle en ce moment. +s’était écrié Bob Harvey. +Le vigoureux Ayrton se débarrassa de leurs étreintes. +Ayrton comprit bien qu’il ne pouvait plus exécuter son projet. +Il fallait qu’Ayrton se réservât pour combattre aux côtés de Cyrus Smith. +Il ne lui restait plus qu’à fuir ! +Mais la fuite était-elle encore possible ? +C’était douteux, quoiqu’Ayrton fût résolu à tout tenter pour rejoindre ses compagnons. +Quatre coups lui restaient à tirer. +Deux ou trois pirates, réveillés par le bruit, descendaient l’échelle en ce moment. Pour eux, il n’y avait pas de doute possible ! Une demi-heure se passa au milieu de transes mortelles. -Toutefois, les détonations avaient cessé, et ni Ayrton ni Pencroff ne reparaissaient. -L’îlot était-il donc envahi ? +Toutefois, les détonations avaient cessé, et ni Ayrton ni Pencroff ne reparaissaient. +L’îlot était-il donc envahi ? Ne fallait-il pas courir au secours d’Ayrton et de Pencroff ? La mer, haute en ce moment, rendait le canal infranchissable. -La pirogue n’était plus là ! -Enfin, vers minuit et demi, une pirogue, portant deux hommes, accosta la grève. -Aussitôt, tous se réfugièrent aux Cheminées. -Les pirates avaient l’éveil. -Ils savaient que l’île Lincoln était habitée. -Ils n’y descendraient qu’en nombre et bien armés. +La pirogue n’était plus là ! +Enfin, vers minuit et demi, une pirogue, portant deux hommes, accosta la grève. +Aussitôt, tous se réfugièrent aux Cheminées. +Les pirates avaient l’éveil. +Ils savaient que l’île Lincoln était habitée. +Ils n’y descendraient qu’en nombre et bien armés. Ils ne respecteraient rien. -Si les colons tombaient entre leurs mains, ils n’avaient aucune pitié à attendre ! +Si les colons tombaient entre leurs mains, ils n’avaient aucune pitié à attendre ! Eh bien ! nous saurons mourir ! dit le reporter. -Rentrons et veillons, répondit l’ingénieur. +Rentrons et veillons, répondit l’ingénieur. Avons-nous quelque chance de nous en tirer, monsieur Cyrus ? demanda le marin. Oui ! six !... sans compter... -Cyrus ne répondit pas, mais il montra le ciel de la main. -La nuit s’écoula sans incident. -Les pirates, de leur côté, ne semblaient avoir fait aucune tentative de débarquement. -C’était le Speedy. -Nous avons à notre usage deux carabines et quatre fusils. -Nous n’avons rien à craindre des fusils, ni même des canons du brick. -Donc, n’économisons pas les munitions. +Cyrus ne répondit pas, mais il montra le ciel de la main. +La nuit s’écoula sans incident. +Les pirates, de leur côté, ne semblaient avoir fait aucune tentative de débarquement. +C’était le Speedy. +Nous avons à notre usage deux carabines et quatre fusils. +Nous n’avons rien à craindre des fusils, ni même des canons du brick. +Donc, n’économisons pas les munitions. Tirons souvent, mais tirons juste. -Ses compagnons approuvèrent ces dispositions sans même prononcer une parole. -Nab et Pencroff remontèrent aussitôt à Granite-house et en rapportèrent des munitions suffisantes. -Les quatre autres fusils furent répartis entre Cyrus Smith, Nab, Pencroff et Harbert. -Voici comment les postes furent composés. -Il était six heures et demie du matin. -Le sinistre pavillon noir flottait à sa corne. -Ils étaient évidemment prêts à faire feu au premier signal. +Ses compagnons approuvèrent ces dispositions sans même prononcer une parole. +Nab et Pencroff remontèrent aussitôt à Granite-house et en rapportèrent des munitions suffisantes. +Les quatre autres fusils furent répartis entre Cyrus Smith, Nab, Pencroff et Harbert. +Voici comment les postes furent composés. +Il était six heures et demie du matin. +Le sinistre pavillon noir flottait à sa corne. +Ils étaient évidemment prêts à faire feu au premier signal. Cependant, le Speedy restait muet. On voyait une trentaine de pirates aller et venir sur le pont. -Avait-il pu regagner la côte à la nage ? -D’où venait-il ? -Que venait-il faire à bord ? -Tout cela devait être assez confus dans l’esprit des convicts. -Et pourtant, personne ne se montrait, ni sur la grève, ni sur les hauteurs. -Le littoral paraissait être absolument désert. +Avait-il pu regagner la côte à la nage ? +D’où venait-il ? +Que venait-il faire à bord ? +Tout cela devait être assez confus dans l’esprit des convicts. +Et pourtant, personne ne se montrait, ni sur la grève, ni sur les hauteurs. +Le littoral paraissait être absolument désert. En tout cas, il n’y avait aucune trace d’habitation. -Les habitants avaient-ils donc fui vers l’intérieur ? -Il était évident que Bob Harvey hésitait. +Les habitants avaient-ils donc fui vers l’intérieur ? +Il était évident que Bob Harvey hésitait. Sept hommes y descendirent. -Le canot s’avançait avec une extrême précaution. -Les rames ne plongeaient dans l’eau qu’à de longs intervalles. -L’homme de barre, debout, cherchait le meilleur point sur lequel il pût accoster. -En un instant, deux coups de feu éclatèrent. -Une petite fumée tourbillonna au-dessus des roches de l’îlot. -D’horribles imprécations s’étaient échappées du canot, qui reprit aussitôt sa marche. +Le canot s’avançait avec une extrême précaution. +Les rames ne plongeaient dans l’eau qu’à de longs intervalles. +L’homme de barre, debout, cherchait le meilleur point sur lequel il pût accoster. +En un instant, deux coups de feu éclatèrent. +Une petite fumée tourbillonna au-dessus des roches de l’îlot. +D’horribles imprécations s’étaient échappées du canot, qui reprit aussitôt sa marche. Silence absolu, calme complet dans l’air et sur les eaux. -Nab et Spilett n’avaient point manqué leur coup. +Nab et Spilett n’avaient point manqué leur coup. En ce moment, le canot ne renfermait plus que trois hommes valides. -Jusqu’ici les colons n’avaient point à se plaindre. +Jusqu’ici les colons n’avaient point à se plaindre. La partie s’engageait mal pour leurs adversaires. -On comprend combien les dispositions prises par l’ingénieur étaient avantageuses. +On comprend combien les dispositions prises par l’ingénieur étaient avantageuses. Qu’en pensez-vous ? Ils ne traverseront toujours pas le canal, dit le marin. -Les carabines d’Ayrton et de Monsieur Spilett sont là pour les en empêcher. -Vous savez bien qu’elles portent à plus d’un mille ! -Le brick n’est pas encore dans le canal, j’imagine ! répondit Pencroff. +Les carabines d’Ayrton et de Monsieur Spilett sont là pour les en empêcher. +Vous savez bien qu’elles portent à plus d’un mille ! +Le brick n’est pas encore dans le canal, j’imagine ! répondit Pencroff. Et s’il y vient ? dit Cyrus Smith. -C’est possible, répondit alors Ayrton. -Peut-être serons-nous forcés de nous réfugier dans Granite-house ? fit observer Harbert. -Attendons ! répondit Cyrus Smith. +C’est possible, répondit alors Ayrton. +Peut-être serons-nous forcés de nous réfugier dans Granite-house ? fit observer Harbert. +Attendons ! répondit Cyrus Smith. Mais Nab et Monsieur Spilett ?... dit Pencroff. Ils sauront nous rejoindre en temps utile. -Tenez-vous prêt, Ayrton. +Tenez-vous prêt, Ayrton. C’est votre carabine et celle de Spilett qui doivent parler maintenant. -Ce n’était que trop vrai ! -Leur illusion fut de courte durée. -Ce fut une débandade générale. -Huit de moins ! s’était écrié Pencroff. -Messieurs, répondit Ayrton en rechargeant sa carabine, voilà qui va devenir plus grave. -L’ancre est à pic !... s’écria Pencroff. -Oui, et elle dérape déjà. -Comment alors pourraient-ils empêcher les pirates de débarquer ? -Avant peu, il serait appelé à prendre une détermination. +Ce n’était que trop vrai ! +Leur illusion fut de courte durée. +Ce fut une débandade générale. +Huit de moins ! s’était écrié Pencroff. +Messieurs, répondit Ayrton en rechargeant sa carabine, voilà qui va devenir plus grave. +L’ancre est à pic !... s’écria Pencroff. +Oui, et elle dérape déjà. +Comment alors pourraient-ils empêcher les pirates de débarquer ? +Avant peu, il serait appelé à prendre une détermination. Et que deviendrait-il sans son navire ? -Nab ! s’était écrié l’ingénieur. -Vous n’êtes pas blessés ? -Non ! répondit le reporter, quelques contusions seulement, par ricochet ! -Mais ce damné brick entre dans le canal ! -Oui ! répondit Pencroff, et, avant dix minutes, il aura mouillé devant Granite-house ! +Nab ! s’était écrié l’ingénieur. +Vous n’êtes pas blessés ? +Non ! répondit le reporter, quelques contusions seulement, par ricochet ! +Mais ce damné brick entre dans le canal ! +Oui ! répondit Pencroff, et, avant dix minutes, il aura mouillé devant Granite-house ! Avez-vous un projet, Cyrus ? demanda le reporter. -C’est aussi mon avis, répondit Gédéon Spilett ; mais une fois renfermés... -Nous prendrons conseil des circonstances, répondit l’ingénieur. -En route donc, et dépêchons ! dit le reporter. -Ne nous séparons pas ! -Il n’y avait pas un instant à perdre. -Les colons quittèrent les Cheminées. -Les roches étaient fracassées, et des hurrahs accompagnaient chaque détonation. -La situation des colons était désespérée. -Leur retraite était découverte. -Cyrus Smith et les siens se précipitèrent à une des fenêtres... -Ils ont sauté ! s’écria Harbert. -Mais que s’est-il passé ? demanda Gédéon Spilett, encore stupéfait de ce dénouement inattendu. -Ah ! cette fois, nous saurons !... répondit vivement l’ingénieur. +C’est aussi mon avis, répondit Gédéon Spilett ; mais une fois renfermés... +Nous prendrons conseil des circonstances, répondit l’ingénieur. +En route donc, et dépêchons ! dit le reporter. +Ne nous séparons pas ! +Il n’y avait pas un instant à perdre. +Les colons quittèrent les Cheminées. +Les roches étaient fracassées, et des hurrahs accompagnaient chaque détonation. +La situation des colons était désespérée. +Leur retraite était découverte. +Cyrus Smith et les siens se précipitèrent à une des fenêtres... +Ils ont sauté ! s’écria Harbert. +Mais que s’est-il passé ? demanda Gédéon Spilett, encore stupéfait de ce dénouement inattendu. +Ah ! cette fois, nous saurons !... répondit vivement l’ingénieur. Plus tard ! plus tard ! -L’important est que ces pirates aient été exterminés ! -On ne voyait plus rien du brick, pas même sa mâture. -Quelques épaves flottaient à la surface de la mer. -Et les six convicts qui ont débarqué sur la rive droite de la Mercy ? +L’important est que ces pirates aient été exterminés ! +On ne voyait plus rien du brick, pas même sa mâture. +Quelques épaves flottaient à la surface de la mer. +Et les six convicts qui ont débarqué sur la rive droite de la Mercy ? On regarda dans cette direction. -Aucun des fugitifs n’était visible. +Aucun des fugitifs n’était visible. Plus tard, nous nous occuperons d’eux, dit alors Cyrus Smith. -Allons donc au plus pressé. -Ayrton et Pencroff s’embarquèrent dans la pirogue et nagèrent vigoureusement vers les épaves. -Là, les colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à haler ces épaves. +Allons donc au plus pressé. +Ayrton et Pencroff s’embarquèrent dans la pirogue et nagèrent vigoureusement vers les épaves. +Là, les colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à haler ces épaves. Quelques cadavres surnageaient aussi. -Mais ce que vous n’êtes plus, brave Ayrton ! -Il était assez singulier que les corps qui surnageaient fussent en si petit nombre. +Mais ce que vous n’êtes plus, brave Ayrton ! +Il était assez singulier que les corps qui surnageaient fussent en si petit nombre. Et en outre, pensait Pencroff, pourquoi serait-il impossible de renflouer ce brick ? Et l’on va loin avec cela ! -Et l’on va où l’on veut ! +Et l’on va où l’on veut ! Il faudra que Monsieur Cyrus, Ayrton et moi, nous examinions l’affaire ! Elle en vaut la peine ! -Ils mouraient littéralement de faim. -Eh ! monsieur Spilett, rien de plus simple, répondit Pencroff. +Ils mouraient littéralement de faim. +Eh ! monsieur Spilett, rien de plus simple, répondit Pencroff. Un navire de pirates n’est pas tenu comme un navire de guerre ! Des convicts ne sont pas des matelots ! -Il semblerait que le navire a plutôt coulé que sauté. -Cela t’étonne, mon enfant ? demanda l’ingénieur. +Il semblerait que le navire a plutôt coulé que sauté. +Cela t’étonne, mon enfant ? demanda l’ingénieur. Pourquoi pas ? fit observer Nab, s’il y a des roches dans le canal ? Tu n’as pas ouvert les yeux au bon moment. -C’est que précisément ce n’était pas un honnête navire ! répondit Nab. -Enfin, nous verrons bien, Pencroff, reprit l’ingénieur. -Cyrus Smith ne répondit pas. -Oui !... oui !... répondit le marin... mais ce n’est pas la question. -Je ne me prononce pas, Pencroff, dit l’ingénieur. -Voilà tout ce que je puis vous répondre. -Réponse qui ne satisfit aucunement Pencroff. -Il tenait pour « une explosion », et il n’en voulut pas démordre. +C’est que précisément ce n’était pas un honnête navire ! répondit Nab. +Enfin, nous verrons bien, Pencroff, reprit l’ingénieur. +Cyrus Smith ne répondit pas. +Oui !... oui !... répondit le marin... mais ce n’est pas la question. +Je ne me prononce pas, Pencroff, dit l’ingénieur. +Voilà tout ce que je puis vous répondre. +Réponse qui ne satisfit aucunement Pencroff. +Il tenait pour « une explosion », et il n’en voulut pas démordre. Donc, il ne pouvait y avoir eu choc. -Donc, le navire n’avait pas touché. -Donc, il avait sauté. -À ce moment, la coque du Speedy commençait à se montrer au-dessus des eaux. -Mille diables ! s’écria Pencroff. -Voilà un navire qu’il sera difficile de renflouer ! -Ce sera même impossible, dit Ayrton. -Il n’y a pas d’écueil dans le canal ! répliqua le marin. -J’admets tout ce que vous voudrez, excepté le choc d’une roche ! -Tâchons de pénétrer à l’intérieur du brick, dit l’ingénieur. -Peut-être saurons-nous à quoi nous en tenir sur la cause de sa destruction. -L’accès à l’intérieur du brick était facile alors. -Le lest, composé de lourdes gueuses de fonte, l’avait défoncé en plusieurs endroits. -On s’occupa donc de mettre toute cette cargaison en lieu sûr. -La pirogue les recevait et les transportait immédiatement sur la plage. -On prenait tout, indistinctement, quitte à faire plus tard un triage de ces objets. -Ce fut, en effet, ce qui était arrivé. -Alors, que s’est-il passé ? demanda Harbert. +Donc, le navire n’avait pas touché. +Donc, il avait sauté. +À ce moment, la coque du Speedy commençait à se montrer au-dessus des eaux. +Mille diables ! s’écria Pencroff. +Voilà un navire qu’il sera difficile de renflouer ! +Ce sera même impossible, dit Ayrton. +Il n’y a pas d’écueil dans le canal ! répliqua le marin. +J’admets tout ce que vous voudrez, excepté le choc d’une roche ! +Tâchons de pénétrer à l’intérieur du brick, dit l’ingénieur. +Peut-être saurons-nous à quoi nous en tenir sur la cause de sa destruction. +L’accès à l’intérieur du brick était facile alors. +Le lest, composé de lourdes gueuses de fonte, l’avait défoncé en plusieurs endroits. +On s’occupa donc de mettre toute cette cargaison en lieu sûr. +La pirogue les recevait et les transportait immédiatement sur la plage. +On prenait tout, indistinctement, quitte à faire plus tard un triage de ces objets. +Ce fut, en effet, ce qui était arrivé. +Alors, que s’est-il passé ? demanda Harbert. Il fallut suspendre les travaux de sauvetage. -On pouvait donc sans inconvénient attendre le prochain jusant pour reprendre les opérations. -Il était cinq heures du soir. -La journée avait été rude pour les travailleurs. -La plupart contenaient des vêtements confectionnés, qui, on le pense, furent bien reçus. -Nous voilà trop riches ! s’écriait Pencroff. +On pouvait donc sans inconvénient attendre le prochain jusant pour reprendre les opérations. +Il était cinq heures du soir. +La journée avait été rude pour les travailleurs. +La plupart contenaient des vêtements confectionnés, qui, on le pense, furent bien reçus. +Nous voilà trop riches ! s’écriait Pencroff. Mais qu’est-ce que nous allons faire de tout cela ? -Ah ! deux ans auparavant, comme ces choses seraient venues à point ! -La nuit se passa, cependant, sans que les convicts eussent tenté quelque agression. -À mer basse, on déménageait la cale. -À mer haute, on emmagasinait les objets sauvés. -Oui, monsieur Cyrus, répondit le marin. -Quoi, ce bout de tuyau ? s’écria Pencroff d’un ton d’incrédulité complète. -Oui, monsieur Cyrus ! répondit Harbert. -Eh bien, voulez-vous savoir ce qui avait soulevé cette trombe ? -C’est ceci, dit l’ingénieur en montrant le tube brisé. +Ah ! deux ans auparavant, comme ces choses seraient venues à point ! +La nuit se passa, cependant, sans que les convicts eussent tenté quelque agression. +À mer basse, on déménageait la cale. +À mer haute, on emmagasinait les objets sauvés. +Oui, monsieur Cyrus, répondit le marin. +Quoi, ce bout de tuyau ? s’écria Pencroff d’un ton d’incrédulité complète. +Oui, monsieur Cyrus ! répondit Harbert. +Eh bien, voulez-vous savoir ce qui avait soulevé cette trombe ? +C’est ceci, dit l’ingénieur en montrant le tube brisé. Oui ! ce cylindre est tout ce qui reste d’une torpille ! -Une torpille ! s’écrièrent les compagnons de l’ingénieur. +Une torpille ! s’écrièrent les compagnons de l’ingénieur. Ainsi donc, tout s’expliquait par l’explosion sous-marine de cette torpille. Je ne puis l’imaginer. -Quel intérêt a-t-il à agir ainsi, à se cacher après tant de services rendus ? +Quel intérêt a-t-il à agir ainsi, à se cacher après tant de services rendus ? Je ne puis le comprendre. -Vous avez raison de parler ainsi, mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett. -L’observation du reporter était juste, et chacun le sentait bien. -Quelle est votre opinion à cet égard ? -Soit, reprit Cyrus Smith, mais cela n’est pas répondre, Pencroff. -Ce n’est pas bête, ce que tu dis là, Nab, répondit Pencroff. -Pas dégoûté, mon garçon, riposta Pencroff, et moi aussi, et nous tous ! -Et vous, Ayrton ? demanda l’ingénieur. +Vous avez raison de parler ainsi, mon cher Cyrus, répondit Gédéon Spilett. +L’observation du reporter était juste, et chacun le sentait bien. +Quelle est votre opinion à cet égard ? +Soit, reprit Cyrus Smith, mais cela n’est pas répondre, Pencroff. +Ce n’est pas bête, ce que tu dis là, Nab, répondit Pencroff. +Pas dégoûté, mon garçon, riposta Pencroff, et moi aussi, et nous tous ! +Et vous, Ayrton ? demanda l’ingénieur. Ce que vous ferez sera bien fait. -Quand vous voudrez m’associer à vos recherches, je serai prêt à vous suivre. -Peut-être souffre-t-il ? -Peut-être est-ce une existence à renouveler ? +Quand vous voudrez m’associer à vos recherches, je serai prêt à vous suivre. +Peut-être souffre-t-il ? +Peut-être est-ce une existence à renouveler ? Non, je ne l’oublierai jamais ! -C’est décidé, dit alors Cyrus Smith. -Nous commencerons nos recherches le plus tôt possible. -Nous ne laisserons pas une partie de l’île inexplorée. -Nulle humidité n’était à craindre au milieu de cet épais massif de granit. -Croyez-vous que cela soit utile ? répondit l’ingénieur. -C’est plus qu’utile, c’est nécessaire ! -Essayons donc, Pencroff, répondit l’ingénieur. -D’ailleurs, ajouta l’ingénieur, nous agirons prudemment. -Nous en serons bien plus certains quand nous aurons essayé ! -Il va sans dire que les quatre canons étaient en parfait état. +C’est décidé, dit alors Cyrus Smith. +Nous commencerons nos recherches le plus tôt possible. +Nous ne laisserons pas une partie de l’île inexplorée. +Nulle humidité n’était à craindre au milieu de cet épais massif de granit. +Croyez-vous que cela soit utile ? répondit l’ingénieur. +C’est plus qu’utile, c’est nécessaire ! +Essayons donc, Pencroff, répondit l’ingénieur. +D’ailleurs, ajouta l’ingénieur, nous agirons prudemment. +Nous en serons bien plus certains quand nous aurons essayé ! +Il va sans dire que les quatre canons étaient en parfait état. Sur un signe de Cyrus Smith, le coup partit. -Il n’y eut que Pencroff à en être plus fier que lui ! -Un coup pareil, dont l’honneur revenait à son cher enfant ! -Tous les pirates du Pacifique n’ont qu’à se présenter devant Granite-house ! -Pas un n’y débarquera maintenant sans notre permission ! -Est-ce que nous les laisserons courir nos forêts, nos champs, nos prairies ? +Il n’y eut que Pencroff à en être plus fier que lui ! +Un coup pareil, dont l’honneur revenait à son cher enfant ! +Tous les pirates du Pacifique n’ont qu’à se présenter devant Granite-house ! +Pas un n’y débarquera maintenant sans notre permission ! +Est-ce que nous les laisserons courir nos forêts, nos champs, nos prairies ? Qu’en pensez-vous, Ayrton ? ajouta Pencroff en se retournant vers son compagnon. -Et d’un pas lent il s’éloigna. -Satanée bête que je suis ! s’écria-t-il. +Et d’un pas lent il s’éloigna. +Satanée bête que je suis ! s’écria-t-il. Il a pourtant droit de parler ici autant que qui que ce soit !... -Entendu, monsieur Spilett, répondit le marin, et on ne m’y reprendra plus ! -J’aimerais mieux avaler ma langue que de causer un chagrin à Ayrton ! -Mais revenons à la question. -C’est bien votre avis, Pencroff ? demanda l’ingénieur. -Tout à fait mon avis. -Ils peuvent revenir à d’autres sentiments ! dit Cyrus Smith, et peut-être se repentir... -Se repentir, eux ! s’écria le marin en levant les épaules. -Il est redevenu un honnête homme ! -Pencroff regarda ses compagnons les uns après les autres. -Il n’aurait jamais cru que sa proposition dût soulever une hésitation quelconque. +Entendu, monsieur Spilett, répondit le marin, et on ne m’y reprendra plus ! +J’aimerais mieux avaler ma langue que de causer un chagrin à Ayrton ! +Mais revenons à la question. +C’est bien votre avis, Pencroff ? demanda l’ingénieur. +Tout à fait mon avis. +Ils peuvent revenir à d’autres sentiments ! dit Cyrus Smith, et peut-être se repentir... +Se repentir, eux ! s’écria le marin en levant les épaules. +Il est redevenu un honnête homme ! +Pencroff regarda ses compagnons les uns après les autres. +Il n’aurait jamais cru que sa proposition dût soulever une hésitation quelconque. J’ai tout le monde contre moi ! -Vous voulez faire de la générosité avec ces gueux-là ! +Vous voulez faire de la générosité avec ces gueux-là ! Puissions-nous ne pas nous en repentir ! -Hum ! fit le reporter, qui ne se prononçait pas trop. -Ils sont six et bien armés. -Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? répondit Harbert. -Sans doute parce que leur intérêt n’était pas de le faire. +Hum ! fit le reporter, qui ne se prononçait pas trop. +Ils sont six et bien armés. +Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? répondit Harbert. +Sans doute parce que leur intérêt n’était pas de le faire. D’ailleurs, nous sommes six aussi. -Bon ! bon ! répondit Pencroff, qu’aucun raisonnement n’eût pu convaincre. -Allons, Pencroff, dit Nab, ne te fais pas si méchant que cela ! -Je tirerais sur lui comme sur un chien enragé, Nab, répondit froidement Pencroff. -Voulez-vous, dans cette circonstance, vous en rapporter encore à moi ? -Eh bien, attendons, et n’attaquons que si nous sommes attaqués. +Bon ! bon ! répondit Pencroff, qu’aucun raisonnement n’eût pu convaincre. +Allons, Pencroff, dit Nab, ne te fais pas si méchant que cela ! +Je tirerais sur lui comme sur un chien enragé, Nab, répondit froidement Pencroff. +Voulez-vous, dans cette circonstance, vous en rapporter encore à moi ? +Eh bien, attendons, et n’attaquons que si nous sommes attaqués. On ne les attaquerait pas, mais on se tiendrait sur ses gardes. -Après tout, l’île était grande et fertile. -En tout cas, ne fût-ce que par humanité, on devait attendre. -Dans le présent, les colons avaient raison contre Pencroff. +Après tout, l’île était grande et fertile. +En tout cas, ne fût-ce que par humanité, on devait attendre. +Dans le présent, les colons avaient raison contre Pencroff. Auraient-ils raison dans l’avenir ? -On était donc dans la belle saison. +On était donc dans la belle saison. Allons, dit Pencroff, ces gredins ne sont pas encore venus ici. -Les grandes « Ce n'est pas le vent qui a renversé ce poteau. -Eh bien, le Bonadventure est toujours là, monsieur Spilett ! répliqua le marin. -Son équipage et lui sont prêts à partir au premier signal ! -Mille diables ! s’écria Pencroff, qui ça peut-il bien être ? -Il nous connaît, ce personnage, et nous ne le connaissons pas ! -Si c’est un simple naufragé, pourquoi se cache-t-il ? +Les grandes « Ce n'est pas le vent qui a renversé ce poteau. +Eh bien, le Bonadventure est toujours là, monsieur Spilett ! répliqua le marin. +Son équipage et lui sont prêts à partir au premier signal ! +Mille diables ! s’écria Pencroff, qui ça peut-il bien être ? +Il nous connaît, ce personnage, et nous ne le connaissons pas ! +Si c’est un simple naufragé, pourquoi se cache-t-il ? Est-il venu volontairement ici ? -Peut-il quitter l’île si cela lui plaît ? +Peut-il quitter l’île si cela lui plaît ? N’y est-il plus ?... -Par exemple ! s’écria-t-il. -Voilà qui est fort ! +Par exemple ! s’écria-t-il. +Voilà qui est fort ! Qu’y a-t-il, Pencroff ? demanda le reporter. Il y a que ce n’est pas moi qui ai fait ce nœud ! -Comment, ce n’est pas vous ? demanda Gédéon Spilett. +Comment, ce n’est pas vous ? demanda Gédéon Spilett. Ceci est un nœud plat, et j’ai l’habitude de faire deux demi-clefs . -Vous vous serez trompé, Pencroff. -Je ne me suis pas trompé ! affirma le marin. -On a ça dans la main, naturellement, et la main ne se trompe pas ! -Alors, les convicts seraient donc venus à bord ? demanda Harbert. -Voilà une autre preuve. -Je vous répète qu’on s’est servi de notre embarcation ! -Fui !... où cela ?... à l’île Tabor ?... répliqua Pencroff ! -L’important était que le Bonadventure fût là, et il y est. -Alors, Pencroff, dit Harbert, peut-être serait-il prudent de ramener le Bonadventure devant Granite-house ? -Oui et non, répondit Pencroff, ou plutôt non. -Mais en le halant sur le sable, jusqu’au pied même des Cheminées ?... -Peut-être... oui... répondit Pencroff. +Vous vous serez trompé, Pencroff. +Je ne me suis pas trompé ! affirma le marin. +On a ça dans la main, naturellement, et la main ne se trompe pas ! +Alors, les convicts seraient donc venus à bord ? demanda Harbert. +Voilà une autre preuve. +Je vous répète qu’on s’est servi de notre embarcation ! +Fui !... où cela ?... à l’île Tabor ?... répliqua Pencroff ! +L’important était que le Bonadventure fût là, et il y est. +Alors, Pencroff, dit Harbert, peut-être serait-il prudent de ramener le Bonadventure devant Granite-house ? +Oui et non, répondit Pencroff, ou plutôt non. +Mais en le halant sur le sable, jusqu’au pied même des Cheminées ?... +Peut-être... oui... répondit Pencroff. C’est aussi mon avis, dit le reporter. Mais si les convicts allaient de nouveau lui rendre visite ! dit Harbert. -Je pense donc, comme Monsieur Spilett, qu’il faut le laisser à Port-Ballon. -Cela ne laissa pas d’étonner l’ingénieur. -Les colons attendirent donc qu’Ayrton se montrât sur les hauteurs de Grande-Vue. -Mais, vers dix heures du soir, il n’était aucunement question d’Ayrton. -On jugea donc convenable de lancer une nouvelle dépêche, demandant une réponse immédiate. +Je pense donc, comme Monsieur Spilett, qu’il faut le laisser à Port-Ballon. +Cela ne laissa pas d’étonner l’ingénieur. +Les colons attendirent donc qu’Ayrton se montrât sur les hauteurs de Grande-Vue. +Mais, vers dix heures du soir, il n’était aucunement question d’Ayrton. +On jugea donc convenable de lancer une nouvelle dépêche, demandant une réponse immédiate. Le timbre de Granite-house resta muet. -Alors l’inquiétude des colons fut grande. -Que s’était-il passé ? +Alors l’inquiétude des colons fut grande. +Que s’était-il passé ? Devait-on aller au corral par cette nuit obscure ? Les uns voulaient partir, les autres rester. Cela se peut, dit le reporter. -Attendons à demain, répondit Cyrus Smith. -On attendit, et, cela se comprend, non sans une certaine anxiété. -Il recommença : même résultat. +Attendons à demain, répondit Cyrus Smith. +On attendit, et, cela se comprend, non sans une certaine anxiété. +Il recommença : même résultat. En route pour le corral ! dit-il. -Les deux carabines et les deux fusils avaient été chargés à balle. +Les deux carabines et les deux fusils avaient été chargés à balle. Les colons marchaient rapidement et en silence. -Les poteaux étaient en bon état, les isoloirs intacts, le fil régulièrement tendu. -Là, le poteau renversé se trouvait en travers de la route. -Ce n’est pas le vent qui a renversé ce poteau, fit observer Pencroff. -Non, répondit Gédéon Spilett. -La cassure est-elle fraîche ? demanda Cyrus Smith. -s’écria le marin. -Les colons se trouvaient alors à mi-chemin de Granite-house et du corral. -Il leur restait donc encore deux milles et demi à franchir. +Les poteaux étaient en bon état, les isoloirs intacts, le fil régulièrement tendu. +Là, le poteau renversé se trouvait en travers de la route. +Ce n’est pas le vent qui a renversé ce poteau, fit observer Pencroff. +Non, répondit Gédéon Spilett. +La cassure est-elle fraîche ? demanda Cyrus Smith. +s’écria le marin. +Les colons se trouvaient alors à mi-chemin de Granite-house et du corral. +Il leur restait donc encore deux milles et demi à franchir. Ils prirent le pas de course. -Les colons couraient donc, le cœur serré par l’émotion. -Ils s’étaient sincèrement attachés à leur nouveau compagnon. -Les fusils n’étaient plus au cran de repos, mais armés. -Chacun surveillait un côté de la forêt. -Top faisait entendre quelques sourds grognements qui n’étaient pas de bon augure. -Enfin, l’enceinte palissadée apparut à travers les arbres. -On n’y voyait aucune trace de dégâts. -La porte en était fermée comme à l’ordinaire. -Un silence profond régnait dans le corral. -Une détonation éclata au-dessus de la palissade, et un cri de douleur lui répondit. -Au cri d’Harbert, Pencroff, laissant tomber son arme, s’était élancé vers lui. -Ils l’ont tué ! s’écria-t-il ! -Ils l’ont tué ! -Cyrus Smith, Gédéon Spilett s’étaient précipités vers Harbert. -Le reporter écoutait si le cœur du pauvre enfant battait encore. +Les colons couraient donc, le cœur serré par l’émotion. +Ils s’étaient sincèrement attachés à leur nouveau compagnon. +Les fusils n’étaient plus au cran de repos, mais armés. +Chacun surveillait un côté de la forêt. +Top faisait entendre quelques sourds grognements qui n’étaient pas de bon augure. +Enfin, l’enceinte palissadée apparut à travers les arbres. +On n’y voyait aucune trace de dégâts. +La porte en était fermée comme à l’ordinaire. +Un silence profond régnait dans le corral. +Une détonation éclata au-dessus de la palissade, et un cri de douleur lui répondit. +Au cri d’Harbert, Pencroff, laissant tomber son arme, s’était élancé vers lui. +Ils l’ont tué ! s’écria-t-il ! +Ils l’ont tué ! +Cyrus Smith, Gédéon Spilett s’étaient précipités vers Harbert. +Le reporter écoutait si le cœur du pauvre enfant battait encore. Il vit, dit-il. Mais il faut le transporter... -C’est impossible ! répondit l’ingénieur. -Au corral, alors ! s’écria Pencroff. +C’est impossible ! répondit l’ingénieur. +Au corral, alors ! s’écria Pencroff. Un instant, » dit Cyrus Smith. -Et il s’élança sur la gauche de manière à contourner l’enceinte. -Quelques instants après, Cyrus Smith était près de lui. -À voir Harbert inanimé, la douleur du marin fut terrible. -Ni l’ingénieur ni le reporter ne purent le calmer. -L’émotion les suffoquait eux-mêmes. +Et il s’élança sur la gauche de manière à contourner l’enceinte. +Quelques instants après, Cyrus Smith était près de lui. +À voir Harbert inanimé, la douleur du marin fut terrible. +Ni l’ingénieur ni le reporter ne purent le calmer. +L’émotion les suffoquait eux-mêmes. Ils ne pouvaient parler. -Ces symptômes étaient très-graves. -La contusion, ou plutôt la plaie contuse apparut. -Un trou ovalisé existait sur la poitrine entre la troisième et la quatrième côte. -C’est là que la balle avait atteint Harbert. +Ces symptômes étaient très-graves. +La contusion, ou plutôt la plaie contuse apparut. +Un trou ovalisé existait sur la poitrine entre la troisième et la quatrième côte. +C’est là que la balle avait atteint Harbert. Mais le cœur ?... demanda Cyrus Smith. -Le cœur n’a pas été touché, sans quoi Harbert serait mort ! -s’écria Pencroff, qui poussa un rugissement ! -Le marin n’avait entendu que les derniers mots prononcés par le reporter. -Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, non ! +Le cœur n’a pas été touché, sans quoi Harbert serait mort ! +s’écria Pencroff, qui poussa un rugissement ! +Le marin n’avait entendu que les derniers mots prononcés par le reporter. +Non, Pencroff, répondit Cyrus Smith, non ! Il n’est pas mort. Son pouls bat toujours ! -Il a fait même entendre un gémissement. -Mais, dans l’intérêt même de votre enfant, calmez-vous. +Il a fait même entendre un gémissement. +Mais, dans l’intérêt même de votre enfant, calmez-vous. Nous avons besoin de tout notre sang-froid. Ne nous le faites pas perdre, mon ami. -Cependant, Gédéon Spilett essayait de rappeler ses souvenirs et de procéder avec méthode. -Mais quels ravages cette balle avait-elle causés dans son passage ? -Quels organes essentiels étaient atteints ? +Cependant, Gédéon Spilett essayait de rappeler ses souvenirs et de procéder avec méthode. +Mais quels ravages cette balle avait-elle causés dans son passage ? +Quels organes essentiels étaient atteints ? Or, quels topiques, quels antiphlogistiques employer ? -Par quels moyens détourner cette inflammation ? -Harbert était placé sur le côté gauche, et il fut maintenu dans cette position. -Il ne faut pas qu’il remue, dit Gédéon Spilett. -Nous ne pouvons le transporter à Granite-house ? demanda Pencroff. -Non, Pencroff, répondit le reporter. -Malédiction ! s’écria le marin, dont le poing se tourna vers le ciel. -Gédéon Spilett s’était remis à examiner l’enfant blessé avec une extrême attention. -Harbert était toujours si affreusement pâle que le reporter se sentit troublé. -Il s’assit près du lit. +Par quels moyens détourner cette inflammation ? +Harbert était placé sur le côté gauche, et il fut maintenu dans cette position. +Il ne faut pas qu’il remue, dit Gédéon Spilett. +Nous ne pouvons le transporter à Granite-house ? demanda Pencroff. +Non, Pencroff, répondit le reporter. +Malédiction ! s’écria le marin, dont le poing se tourna vers le ciel. +Gédéon Spilett s’était remis à examiner l’enfant blessé avec une extrême attention. +Harbert était toujours si affreusement pâle que le reporter se sentit troublé. +Il s’assit près du lit. Cyrus Smith se tint debout. -Pencroff avait déchiré sa chemise, et, machinalement, il faisait de la charpie. -Fort heureusement, il ne sembla pas qu’elles eussent besoin d’être débridées. -Ils en avaient un, car la nature l’a généreusement prodigué. +Pencroff avait déchiré sa chemise, et, machinalement, il faisait de la charpie. +Fort heureusement, il ne sembla pas qu’elles eussent besoin d’être débridées. +Ils en avaient un, car la nature l’a généreusement prodigué. Le lendemain, douze novembre, Cyrus Smith et ses compagnons reprirent quelque espoir. -Harbert était revenu de sa longue stupeur. +Harbert était revenu de sa longue stupeur. Il ouvrit les yeux, il reconnut Cyrus Smith, le reporter, Pencroff. -Il prononça deux ou trois mots. -Il ne savait ce qui s’était passé. -Pencroff sentit son cœur se dégonfler peu à peu. -Harbert s’assoupit de nouveau, mais son sommeil parut être meilleur. -Répétez-moi que vous espérez, monsieur Spilett ! dit Pencroff. -Répétez-moi que vous sauverez Harbert ! -Oui, nous le sauverons ! répondit le reporter. +Il prononça deux ou trois mots. +Il ne savait ce qui s’était passé. +Pencroff sentit son cœur se dégonfler peu à peu. +Harbert s’assoupit de nouveau, mais son sommeil parut être meilleur. +Répétez-moi que vous espérez, monsieur Spilett ! dit Pencroff. +Répétez-moi que vous sauverez Harbert ! +Oui, nous le sauverons ! répondit le reporter. Tout d’abord, ils parcoururent le corral. Il n’y avait aucune trace d’Ayrton. -Le malheureux avait-il été entraîné par ses anciens complices ? -Avait-il été surpris par eux dans le corral ? -Avait-il lutté et succombé dans la lutte ? -Cette dernière hypothèse n’était que trop probable. -Quant au corral, il n’avait encore subi aucune dévastation. -Seulement, les munitions, dont Ayrton était approvisionné, avaient disparu avec lui. -Oui ! cela est à craindre ! répondit le reporter. -Cela nous eût épargné bien des malheurs ! -Oui, répondit le reporter, mais maintenant nous avons le droit d’être sans pitié ! +Le malheureux avait-il été entraîné par ses anciens complices ? +Avait-il été surpris par eux dans le corral ? +Avait-il lutté et succombé dans la lutte ? +Cette dernière hypothèse n’était que trop probable. +Quant au corral, il n’avait encore subi aucune dévastation. +Seulement, les munitions, dont Ayrton était approvisionné, avaient disparu avec lui. +Oui ! cela est à craindre ! répondit le reporter. +Cela nous eût épargné bien des malheurs ! +Oui, répondit le reporter, mais maintenant nous avons le droit d’être sans pitié ! Mais Nab ? demanda le reporter. -Nab est en sûreté. -Et si, inquiet de notre absence, il se hasardait à venir ? -Il ne faut pas qu’il vienne ! répondit vivement Cyrus Smith. -Il serait assassiné en route ! -C’est qu’il est bien probable qu’il cherchera à nous rejoindre ! -Ah ! si le télégraphe fonctionnait encore, on pourrait le prévenir ! +Nab est en sûreté. +Et si, inquiet de notre absence, il se hasardait à venir ? +Il ne faut pas qu’il vienne ! répondit vivement Cyrus Smith. +Il serait assassiné en route ! +C’est qu’il est bien probable qu’il cherchera à nous rejoindre ! +Ah ! si le télégraphe fonctionnait encore, on pourrait le prévenir ! Mais c’est impossible maintenant ! -Quant à laisser seuls ici Pencroff et Harbert, nous ne le pouvons pas !... -Eh bien, j’irai seul à Granite-house. +Quant à laisser seuls ici Pencroff et Harbert, nous ne le pouvons pas !... +Eh bien, j’irai seul à Granite-house. Votre courage n’y pourrait rien. -Mais Nab ? répétait l’ingénieur. -Voilà vingt-quatre heures qu’il est sans nouvelles de nous ! -N’y a-t-il donc pas moyen de le prévenir ? -s’écria Cyrus Smith. -L’animal bondit à l’appel de son maître. -Oui, Top ira ! dit le reporter, qui avait compris l’ingénieur. -Top passera où nous ne passerions pas ! -Vite ! répondit Cyrus Smith. +Mais Nab ? répétait l’ingénieur. +Voilà vingt-quatre heures qu’il est sans nouvelles de nous ! +N’y a-t-il donc pas moyen de le prévenir ? +s’écria Cyrus Smith. +L’animal bondit à l’appel de son maître. +Oui, Top ira ! dit le reporter, qui avait compris l’ingénieur. +Top passera où nous ne passerions pas ! +Vite ! répondit Cyrus Smith. Nous sommes au corral. Tiens-toi sur tes gardes. Ne quitte pas Granite-house. Les convicts ont-ils paru aux environs ? -Il fut plié et attaché au collier de Top, d’une façon très-apparente. -Top ! mon chien, dit alors l’ingénieur en caressant l’animal, Nab, Top ! -Top bondit à ces paroles. +Il fut plié et attaché au collier de Top, d’une façon très-apparente. +Top ! mon chien, dit alors l’ingénieur en caressant l’animal, Nab, Top ! +Top bondit à ces paroles. Il comprenait, il devinait ce qu’on exigeait de lui. -La route du corral lui était familière. -Top s’élança au dehors et disparut presque aussitôt. +La route du corral lui était familière. +Top s’élança au dehors et disparut presque aussitôt. Il arrivera ! dit le reporter. -Oui, et il reviendra, le fidèle animal ! -Quelle heure est-il ? demanda Gédéon Spilett. -Dans une heure il peut être ici. +Oui, et il reviendra, le fidèle animal ! +Quelle heure est-il ? demanda Gédéon Spilett. +Dans une heure il peut être ici. Nous guetterons son retour. -La porte du corral fut refermée. -L’ingénieur et le reporter rentrèrent dans la maison. -Harbert était alors profondément assoupi. -Pencroff maintenait ses compresses dans un état permanent d’humidité. -Les colons attendirent le retour de Top, non sans anxiété. -Presque aussitôt Top bondit dans le corral, dont la porte fut vivement refermée. +La porte du corral fut refermée. +L’ingénieur et le reporter rentrèrent dans la maison. +Harbert était alors profondément assoupi. +Pencroff maintenait ses compresses dans un état permanent d’humidité. +Les colons attendirent le retour de Top, non sans anxiété. +Presque aussitôt Top bondit dans le corral, dont la porte fut vivement refermée. Je ne bougerai pas. -Il n’y avait plus qu’à les traiter en bêtes féroces. -Il n’y a pas autre chose à faire ! répétait Cyrus Smith. -Ce sera l’objet de notre grande expédition, en même temps... -Qui sait ! répondit l’ingénieur. +Il n’y avait plus qu’à les traiter en bêtes féroces. +Il n’y a pas autre chose à faire ! répétait Cyrus Smith. +Ce sera l’objet de notre grande expédition, en même temps... +Qui sait ! répondit l’ingénieur. Que voulez-vous dire ? demanda le reporter. Mais il ne s’agit pas de cela. La vie d’Harbert avant tout. -C’était la plus douloureuse préoccupation des colons. -Or, du temps gagné sur la maladie, c’était beaucoup. -Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient devenus très-habiles à panser le jeune blessé. -Tout le linge de l’habitation avait été sacrifié. +C’était la plus douloureuse préoccupation des colons. +Or, du temps gagné sur la maladie, c’était beaucoup. +Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient devenus très-habiles à panser le jeune blessé. +Tout le linge de l’habitation avait été sacrifié. Au bout de dix jours, le vingt-deux novembre, Harbert allait sensiblement mieux. -Il avait commencé à prendre quelque nourriture. -Les couleurs revenaient à ses joues, et ses bons yeux souriaient à ses gardes-malades. +Il avait commencé à prendre quelque nourriture. +Les couleurs revenaient à ses joues, et ses bons yeux souriaient à ses gardes-malades. Hein ! disait-il, ces pirates ! -Voilà des gentlemen qui n’ont plus droit à aucun égard ! +Voilà des gentlemen qui n’ont plus droit à aucun égard ! Et Monsieur Smith qui voulait les prendre par les sentiments ! Je leur enverrai du sentiment, moi, mais en bon plomb de calibre ! Et on ne les a pas revus ? demanda Harbert. Je suis encore bien faible, mon pauvre Pencroff ! -Eh ! les forces reviendront peu à peu ! -Qu’est-ce qu’une balle à travers la poitrine ? -Mais le moment ne viendrait-il pas où toute leur science serait mise en défaut ? -Ils étaient seuls sur cette île. -Le bien-être matériel de la colonie était pour ainsi dire complet. +Eh ! les forces reviendront peu à peu ! +Qu’est-ce qu’une balle à travers la poitrine ? +Mais le moment ne viendrait-il pas où toute leur science serait mise en défaut ? +Ils étaient seuls sur cette île. +Le bien-être matériel de la colonie était pour ainsi dire complet. Bref, Cyrus Smith croyait s’apercevoir que la chance semblait tourner contre eux. -Étaient-ce donc là les premiers coups que la fortune contraire adressait aux colons ? -Voilà ce que se demandait Cyrus Smith ! -Avait-il succombé à son tour ? -À ces questions, aucune réponse n’était possible. -La convalescence du jeune malade marchait régulièrement. -On était sans nouvelles de Nab, mais sans inquiétude à son égard. -On attendait donc, mais les colons avaient hâte d’être réunis à Granite-house. -C’est à quoi je songeais, répondit Pencroff. +Étaient-ce donc là les premiers coups que la fortune contraire adressait aux colons ? +Voilà ce que se demandait Cyrus Smith ! +Avait-il succombé à son tour ? +À ces questions, aucune réponse n’était possible. +La convalescence du jeune malade marchait régulièrement. +On était sans nouvelles de Nab, mais sans inquiétude à son égard. +On attendait donc, mais les colons avaient hâte d’être réunis à Granite-house. +C’est à quoi je songeais, répondit Pencroff. Un homme en vaut un autre ! -Mais en vaut-il cinq ? demanda l’ingénieur. +Mais en vaut-il cinq ? demanda l’ingénieur. Mon cher Spilett, et vous, Pencroff, reprit Cyrus Smith, raisonnons froidement. -Celle qui a frappé Harbert ne s’est pas égarée, Pencroff, répondit l’ingénieur. -Ils feront tout pour reprendre le corral, qu’ils savent être bien approvisionné ! +Celle qui a frappé Harbert ne s’est pas égarée, Pencroff, répondit l’ingénieur. +Ils feront tout pour reprendre le corral, qu’ils savent être bien approvisionné ! Et, seul, vous ne pourriez tenir contre eux ! -Si nous étions à Granite-house ! -Si nous étions à Granite-house, répondit l’ingénieur, la situation serait très-différente ! -Si seulement Ayrton eût encore été des nôtres ! dit Gédéon Spilett. -Son retour à la vie sociale n’aura été que de courte durée ! +Si nous étions à Granite-house ! +Si nous étions à Granite-house, répondit l’ingénieur, la situation serait très-différente ! +Si seulement Ayrton eût encore été des nôtres ! dit Gédéon Spilett. +Son retour à la vie sociale n’aura été que de courte durée ! S’il est mort ?... ajouta Pencroff d’un ton assez singulier. -Espérez-vous donc, Pencroff, que ces coquins l’aient épargné ? demanda Gédéon Spilett. -Oui ! s’ils ont eu intérêt à le faire ! -Que sait-on ? répondit le marin, qui ne hasardait pas sans hésiter cette fâcheuse supposition. -Je garantis la fidélité d’Ayrton ! +Espérez-vous donc, Pencroff, que ces coquins l’aient épargné ? demanda Gédéon Spilett. +Oui ! s’ils ont eu intérêt à le faire ! +Que sait-on ? répondit le marin, qui ne hasardait pas sans hésiter cette fâcheuse supposition. +Je garantis la fidélité d’Ayrton ! Moi aussi, ajouta vivement le reporter. -Oui... oui !... monsieur Cyrus... j’ai tort, répondit Pencroff. +Oui... oui !... monsieur Cyrus... j’ai tort, répondit Pencroff. Mais que voulez-vous ? -Je n’ai plus tout à fait la tête à moi. -Cela remettait le retour à Granite-house aux premiers jours de décembre seulement. -À cette époque, le printemps avait déjà deux mois de date. -Le temps était beau, et la chaleur commençait à devenir forte. -On comprend donc combien cette séquestration au corral devait nuire aux colons. -Top l’accompagnait, et Gédéon Spilett, sa carabine armée, était prêt à tout événement. +Je n’ai plus tout à fait la tête à moi. +Cela remettait le retour à Granite-house aux premiers jours de décembre seulement. +À cette époque, le printemps avait déjà deux mois de date. +Le temps était beau, et la chaleur commençait à devenir forte. +On comprend donc combien cette séquestration au corral devait nuire aux colons. +Top l’accompagnait, et Gédéon Spilett, sa carabine armée, était prêt à tout événement. Il ne fit aucune mauvaise rencontre et ne trouva aucune trace suspecte. Pencroff y attela l'onagga. (Page cinq cents.) se couvrir. -Les convicts l’ont entraîné malgré lui ! -Doutez-vous encore de son honnêteté ? -Mais il y a, ce me semble, une conséquence à tirer de ce fait. +Les convicts l’ont entraîné malgré lui ! +Doutez-vous encore de son honnêteté ? +Mais il y a, ce me semble, une conséquence à tirer de ce fait. Laquelle ? demanda le reporter. -C’est qu’Ayrton n’a pas été tué au corral ! -C’est qu’on l’a entraîné vivant, puisqu’il a résisté ! -Or, peut-être vit-il encore ! -Peut-être, en effet, » répondit l’ingénieur, qui demeura pensif. -Il y avait là un espoir, auquel pouvaient se reprendre les compagnons d’Ayrton. -Il leur eût été si utile, s’ils avaient pu en faire un traître !... -Pencroff était devenu un vrai fermier, attaché de cœur à ses récoltes. -Et c’était lui qui les retenait au corral ! -Aussi cette idée unique occupait-elle son esprit : quitter le corral, le quitter quand même ! -Il croyait pouvoir supporter le transport à Granite-house. -On était au vingt-neuf novembre. -Il était sept heures du matin. +C’est qu’Ayrton n’a pas été tué au corral ! +C’est qu’on l’a entraîné vivant, puisqu’il a résisté ! +Or, peut-être vit-il encore ! +Peut-être, en effet, » répondit l’ingénieur, qui demeura pensif. +Il y avait là un espoir, auquel pouvaient se reprendre les compagnons d’Ayrton. +Il leur eût été si utile, s’ils avaient pu en faire un traître !... +Pencroff était devenu un vrai fermier, attaché de cœur à ses récoltes. +Et c’était lui qui les retenait au corral ! +Aussi cette idée unique occupait-elle son esprit : quitter le corral, le quitter quand même ! +Il croyait pouvoir supporter le transport à Granite-house. +On était au vingt-neuf novembre. +Il était sept heures du matin. Ce n’est pas un ennemi ! -Jup ! s’écria Pencroff. +Jup ! s’écria Pencroff. C’est Nab qui nous l’envoie ! dit le reporter. -Alors, répondit l’ingénieur, il doit avoir quelque billet sur lui. -Pencroff se précipita vers l’orang. -Cyrus Smith ne s’était pas trompé. +Alors, répondit l’ingénieur, il doit avoir quelque billet sur lui. +Pencroff se précipita vers l’orang. +Cyrus Smith ne s’était pas trompé. Plateau envahi par les convicts ! -Ils se regardèrent sans prononcer un mot, puis ils rentrèrent dans la maison. +Ils se regardèrent sans prononcer un mot, puis ils rentrèrent dans la maison. Que devaient-ils faire ? -Les convicts au plateau de Grande-Vue, c’était le désastre, la dévastation, la ruine ! +Les convicts au plateau de Grande-Vue, c’était le désastre, la dévastation, la ruine ! Monsieur Cyrus, dit-il, je veux partir. Je puis supporter la route ! -Gédéon Spilett s’approcha d’Harbert. -Puis, après l’avoir regardé. -Le chariot fut amené. +Gédéon Spilett s’approcha d’Harbert. +Puis, après l’avoir regardé. +Le chariot fut amené. Pencroff y attela l’onagga. -Le temps était beau. -De vifs rayons de soleil se glissaient à travers les arbres. -Les armes sont-elles prêtes ? -Es-tu bien, Harbert ? demanda l’ingénieur. -L’ingénieur sentit son cœur se serrer douloureusement. -Il hésita encore à donner le signal du départ. -Mais c’eût été désespérer Harbert, le tuer peut-être. +Le temps était beau. +De vifs rayons de soleil se glissaient à travers les arbres. +Les armes sont-elles prêtes ? +Es-tu bien, Harbert ? demanda l’ingénieur. +L’ingénieur sentit son cœur se serrer douloureusement. +Il hésita encore à donner le signal du départ. +Mais c’eût été désespérer Harbert, le tuer peut-être. La porte du corral fut ouverte. -Jup et Top, qui savaient se taire à propos, se précipitèrent en avant. -Il fallut donc suivre cette voie, bien qu’elle dût être connue des convicts. -Cependant, les colons se tenaient sévèrement sur leurs gardes. -Le chariot avançait lentement, sous la direction de Pencroff. -Il avait quitté le corral à sept heures et demie. +Jup et Top, qui savaient se taire à propos, se précipitèrent en avant. +Il fallut donc suivre cette voie, bien qu’elle dût être connue des convicts. +Cependant, les colons se tenaient sévèrement sur leurs gardes. +Le chariot avançait lentement, sous la direction de Pencroff. +Il avait quitté le corral à sept heures et demie. Aucune alerte n’eut lieu. On approchait du plateau. -Un mille encore, et on apercevrait le ponceau du creek Glycérine. -Enfin, la trouée des derniers arbres laissa voir l’horizon de mer. -En ce moment, Pencroff arrêta l’onagga, et d’une voix terrible : « Ah ! -s’écria-t-il. +Un mille encore, et on apercevrait le ponceau du creek Glycérine. +Enfin, la trouée des derniers arbres laissa voir l’horizon de mer. +En ce moment, Pencroff arrêta l’onagga, et d’une voix terrible : « Ah ! +s’écria-t-il. Un homme s’agitait au milieu de ces vapeurs. -Ses compagnons poussèrent un cri. -Il les entendit et courut à eux... -Les convicts avaient abandonné le plateau depuis une demi-heure environ, après l’avoir dévasté ! -Gédéon Spilett revint en ce moment au chariot. +Ses compagnons poussèrent un cri. +Il les entendit et courut à eux... +Les convicts avaient abandonné le plateau depuis une demi-heure environ, après l’avoir dévasté ! +Gédéon Spilett revint en ce moment au chariot. Harbert avait perdu connaissance ! -L’état d’Harbert dominait tout. -Le transport lui avait-il été funeste, en provoquant quelque lésion intérieure ? -Le reporter ne pouvait le dire, mais ses compagnons et lui étaient désespérés. -Le chariot fut amené au coude de la rivière. -Les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie. -Gédéon Spilett visita ses plaies. -D’où venait donc cette prostration ? -Pourquoi l’état d’Harbert avait-il empiré ? +L’état d’Harbert dominait tout. +Le transport lui avait-il été funeste, en provoquant quelque lésion intérieure ? +Le reporter ne pouvait le dire, mais ses compagnons et lui étaient désespérés. +Le chariot fut amené au coude de la rivière. +Les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie. +Gédéon Spilett visita ses plaies. +D’où venait donc cette prostration ? +Pourquoi l’état d’Harbert avait-il empiré ? Mais que faire alors ? -Comment empêcher les dévastations dont les convicts menaçaient le plateau ? -Nab avait-il un moyen de prévenir son maître ? -Et d’ailleurs, dans quelle situation se trouvaient eux-mêmes les hôtes du corral ? +Comment empêcher les dévastations dont les convicts menaçaient le plateau ? +Nab avait-il un moyen de prévenir son maître ? +Et d’ailleurs, dans quelle situation se trouvaient eux-mêmes les hôtes du corral ? Que faire ? se demandait le pauvre Nab. -Mais les constructions, les plantations, tous ces aménagements à la merci des pirates ! -Nab eut alors la pensée d’employer Jup et de lui confier un billet. +Mais les constructions, les plantations, tous ces aménagements à la merci des pirates ! +Nab eut alors la pensée d’employer Jup et de lui confier un billet. Le jour n’avait pas encore paru. -Nab n’hésita pas. -Nab acheva son récit. -Les convicts ne s’étaient point montrés sur la grève. -Nab s’était précipité hors de sa retraite. -Tels avaient été ces graves événements. -Les ateliers des Cheminées n’auraient pas échappé à la dévastation. -L’ingénieur et Nab arrivèrent sur le plateau. -C’était une désolation. -Les champs avaient été piétinés. -Les épis de la moisson, qui allait être faite, gisaient sur le sol. +Nab n’hésita pas. +Nab acheva son récit. +Les convicts ne s’étaient point montrés sur la grève. +Nab s’était précipité hors de sa retraite. +Tels avaient été ces graves événements. +Les ateliers des Cheminées n’auraient pas échappé à la dévastation. +L’ingénieur et Nab arrivèrent sur le plateau. +C’était une désolation. +Les champs avaient été piétinés. +Les épis de la moisson, qui allait être faite, gisaient sur le sol. Les autres plantations n’avaient pas moins souffert. -Le potager était bouleversé. -Heureusement, Granite-house possédait une réserve de graines qui permettait de réparer ces dommages. -Quelques animaux effarés rôdaient à travers le plateau. -Là, tout serait à refaire. +Le potager était bouleversé. +Heureusement, Granite-house possédait une réserve de graines qui permettait de réparer ces dommages. +Quelques animaux effarés rôdaient à travers le plateau. +Là, tout serait à refaire. La faiblesse d’Harbert s’accroissait visiblement. -Des tisanes rafraîchissantes, voilà les seuls remèdes qui fussent à la disposition des colons. -Gédéon Spilett le reconnut le six décembre. -Son pouls était petit et irrégulier, sa peau sèche, sa soif intense. -L’accès avait duré cinq heures environ. -Et pour la couper, dit Gédéon Spilett à Cyrus Smith, il faut un fébrifuge. -Un fébrifuge !... répondit l’ingénieur. +Des tisanes rafraîchissantes, voilà les seuls remèdes qui fussent à la disposition des colons. +Gédéon Spilett le reconnut le six décembre. +Son pouls était petit et irrégulier, sa peau sèche, sa soif intense. +L’accès avait duré cinq heures environ. +Et pour la couper, dit Gédéon Spilett à Cyrus Smith, il faut un fébrifuge. +Un fébrifuge !... répondit l’ingénieur. Nous n’avons ni quinquina, ni sulfate de quinine ! Essayons donc sans perdre un instant ! La nuit se passa sans incidents graves. Pencroff reprit quelque espoir. -Gédéon Spilett ne disait rien. -Aussi, ce lendemain, l’attendit-on avec la plus vive anxiété. -Gédéon Spilett fut atterré devant cette nouvelle complication. -Il emmena l’ingénieur à part. -C’est une fièvre pernicieuse ! -Une fièvre pernicieuse ! s’écria Cyrus Smith. +Gédéon Spilett ne disait rien. +Aussi, ce lendemain, l’attendit-on avec la plus vive anxiété. +Gédéon Spilett fut atterré devant cette nouvelle complication. +Il emmena l’ingénieur à part. +C’est une fièvre pernicieuse ! +Une fièvre pernicieuse ! s’écria Cyrus Smith. Vous vous trompez, Spilett. -Une fièvre pernicieuse ne se déclare pas spontanément. +Une fièvre pernicieuse ne se déclare pas spontanément. Il faut en avoir eu le germe !... -Je ne me trompe pas, répondit le reporter. -Il a déjà éprouvé un premier accès. -Mais cette écorce de saule ?... +Je ne me trompe pas, répondit le reporter. +Il a déjà éprouvé un premier accès. +Mais cette écorce de saule ?... Heureusement, Pencroff n’avait rien entendu de cette conversation. -Il fût devenu fou. -Vers le milieu de la journée, le second accès se produisit. +Il fût devenu fou. +Vers le milieu de la journée, le second accès se produisit. La crise fut terrible. Harbert se sentait perdu ! Il tendait ses bras vers Cyrus Smith, vers Spilett, vers Pencroff ! Il ne voulait pas mourir !... -Cette scène fut déchirante. -Il fallut éloigner Pencroff. -L’accès dura cinq heures. -Il était évident qu’Harbert n’en supporterait pas un troisième. +Cette scène fut déchirante. +Il fallut éloigner Pencroff. +L’accès dura cinq heures. +Il était évident qu’Harbert n’en supporterait pas un troisième. La nuit fut affreuse. -Dans son délire, Harbert disait des choses qui fendaient le cœur de ses compagnons ! +Dans son délire, Harbert disait des choses qui fendaient le cœur de ses compagnons ! Il divaguait, il luttait contre les convicts, il appelait Ayrton ! -La journée du lendemain, huit décembre, ne fut qu’une succession de faiblesses. -Les mains amaigries d’Harbert se crispaient à ses draps. -Vivrait-il jusqu’au lendemain, jusqu’à ce troisième accès qui devait immanquablement l’emporter ? -Ce n’était plus probable. -Ses forces étaient épuisées, et, dans l’intervalle des crises, il était comme inanimé. +La journée du lendemain, huit décembre, ne fut qu’une succession de faiblesses. +Les mains amaigries d’Harbert se crispaient à ses draps. +Vivrait-il jusqu’au lendemain, jusqu’à ce troisième accès qui devait immanquablement l’emporter ? +Ce n’était plus probable. +Ses forces étaient épuisées, et, dans l’intervalle des crises, il était comme inanimé. Vers trois heures du matin, Harbert poussa un cri effrayant. -Il sembla se tordre dans une suprême convulsion. -Top, en ce moment, aboya d’une façon étrange... -Il était cinq heures du matin. -Les rayons du soleil levant commençaient à se glisser dans les chambres de Granite-house. -Un rayon se glissa jusqu’à la table qui était placée près du lit. -Soudain, Pencroff, poussant un cri, montra un objet placé sur cette table... -Gédéon Spilett prit la boîte, il l’ouvrit. -L’extrême amertume de cette substance ne pouvait le tromper. -C’était bien le précieux alcaloïde du quinquina, l’anti-périodique par excellence. -Il fallait sans hésiter administrer cette poudre à Harbert. -Comment elle se trouvait là, on le discuterait plus tard. -Du café, » demanda Gédéon Spilett. -Quelques instants après, Nab apportait une tasse de l’infusion tiède. +Il sembla se tordre dans une suprême convulsion. +Top, en ce moment, aboya d’une façon étrange... +Il était cinq heures du matin. +Les rayons du soleil levant commençaient à se glisser dans les chambres de Granite-house. +Un rayon se glissa jusqu’à la table qui était placée près du lit. +Soudain, Pencroff, poussant un cri, montra un objet placé sur cette table... +Gédéon Spilett prit la boîte, il l’ouvrit. +L’extrême amertume de cette substance ne pouvait le tromper. +C’était bien le précieux alcaloïde du quinquina, l’anti-périodique par excellence. +Il fallait sans hésiter administrer cette poudre à Harbert. +Comment elle se trouvait là, on le discuterait plus tard. +Du café, » demanda Gédéon Spilett. +Quelques instants après, Nab apportait une tasse de l’infusion tiède. Et, qu’il soit permis d’ajouter, il ne devait pas revenir ! D’ailleurs, il faut le dire aussi, tous avaient repris espoir. Au bout de quelques heures, Harbert reposait plus paisiblement. Les colons purent causer alors de cet incident. -L’intervention de l’inconnu était plus évidente que jamais. -Mais comment avait-il pu pénétrer pendant la nuit jusque dans Granite-house ? +L’intervention de l’inconnu était plus évidente que jamais. +Mais comment avait-il pu pénétrer pendant la nuit jusque dans Granite-house ? Enfin, un immense espoir revint au cœur de tous. -Cet espoir ne fut pas trompé. -Dix jours après, le vingt décembre, Harbert entrait en convalescence. -Il avait tant envie de guérir ! -Pencroff était comme un homme qu’on a retiré du fond d’un abîme. -Il avait des crises de joie qui tenaient du délire. +Cet espoir ne fut pas trompé. +Dix jours après, le vingt décembre, Harbert entrait en convalescence. +Il avait tant envie de guérir ! +Pencroff était comme un homme qu’on a retiré du fond d’un abîme. +Il avait des crises de joie qui tenaient du délire. Depuis lors, il ne l’appela plus que le docteur Spilett. -Restait à découvrir le vrai docteur. -C’était à donner envie d’avoir été mourant ! +Restait à découvrir le vrai docteur. +C’était à donner envie d’avoir été mourant ! Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. -Quand on aurait purgé l’île de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier. -Les forces lui revenaient à vue d’œil, tant sa constitution était vigoureuse. +Quand on aurait purgé l’île de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier. +Les forces lui revenaient à vue d’œil, tant sa constitution était vigoureuse. Il avait dix-huit ans alors. -Le chariot était en parfait état. -Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite. -Il fut également décidé que personne ne resterait à Granite-house. -Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de l’expédition. +Le chariot était en parfait état. +Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite. +Il fut également décidé que personne ne resterait à Granite-house. +Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de l’expédition. L’inaccessible demeure pouvait se garder toute seule. -Le quatorze février, veille du départ, était un dimanche. -Le temps était magnifique. -Une chaude journée qui se prépare ! dit joyeusement le reporter. -Le chariot attendait sur le rivage, devant les Cheminées. -Nab se mit en tête des onaggas. +Le quatorze février, veille du départ, était un dimanche. +Le temps était magnifique. +Une chaude journée qui se prépare ! dit joyeusement le reporter. +Le chariot attendait sur le rivage, devant les Cheminées. +Nab se mit en tête des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le marin prirent les devants. Top gambadait d’un air joyeux. -Le moment du départ était arrivé, et la petite troupe se mit en marche. -L’épaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraîche sur le sol. -Mais, en somme, rien qui parût appartenir à un campement définitif. -L’ingénieur avait recommandé à ses compagnons de s’abstenir de chasser. -Afin de passer certains fourrés, il fallut abattre des arbres et faire un chemin. -La surveillance fut, d’ailleurs, sévèrement organisée. -Du reste, il y eut à peine quelques heures de nuit. -Ayrton n’était pas avec eux ! dit Harbert. -Non, répondit le reporter. -Les maîtres de l’île ! s’écria le marin. -Les maîtres de l’île !... -Mais le but des colons n’était pas d’admirer ces magnificences végétales. -Cela ne m’étonne pas, dit Cyrus Smith à ses compagnons. +Le moment du départ était arrivé, et la petite troupe se mit en marche. +L’épaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraîche sur le sol. +Mais, en somme, rien qui parût appartenir à un campement définitif. +L’ingénieur avait recommandé à ses compagnons de s’abstenir de chasser. +Afin de passer certains fourrés, il fallut abattre des arbres et faire un chemin. +La surveillance fut, d’ailleurs, sévèrement organisée. +Du reste, il y eut à peine quelques heures de nuit. +Ayrton n’était pas avec eux ! dit Harbert. +Non, répondit le reporter. +Les maîtres de l’île ! s’écria le marin. +Les maîtres de l’île !... +Mais le but des colons n’était pas d’admirer ces magnificences végétales. +Cela ne m’étonne pas, dit Cyrus Smith à ses compagnons. C’est ce qui explique les traces que nous avons reconnues dans les bois. -Alors, monsieur Cyrus, droit au corral ! s’écria Pencroff. +Alors, monsieur Cyrus, droit au corral ! s’écria Pencroff. Il faut en finir, et jusqu’ici nous avons perdu notre temps ! -Non, mon ami, répondit l’ingénieur. -Vous oubliez que nous avions intérêt « Dans quelques instants, murmura Gédéon Spilett... +Non, mon ami, répondit l’ingénieur. +Vous oubliez que nous avions intérêt « Dans quelques instants, murmura Gédéon Spilett... Notre exploration a un double but, Pencroff. -Voilà qui est bien parlé, monsieur Cyrus, répondit le marin. +Voilà qui est bien parlé, monsieur Cyrus, répondit le marin. Et, vraiment, Pencroff ne faisait qu’exprimer l’opinion de tous. -Sa place n’était plus sur le chariot, mais en tête de la caravane. -Les colons se trouvaient alors à une distance de six milles du mont Franklin. +Sa place n’était plus sur le chariot, mais en tête de la caravane. +Les colons se trouvaient alors à une distance de six milles du mont Franklin. Un rideau semi-circulaire de grands arbres la cachait encore. -Mieux valait donc attendre que la nuit fût venue. -Non, mes amis, répondit l’ingénieur. +Mieux valait donc attendre que la nuit fût venue. +Non, mes amis, répondit l’ingénieur. Je ne laisserai pas l’un de vous s’exposer en plein jour. -Mais, monsieur Cyrus... répliqua le marin, peu disposé à obéir. -Je vous en prie, Pencroff, dit l’ingénieur. -Trois heures se passèrent ainsi. -Le vent était tombé, et un silence absolu régnait sous les grands arbres. -Gédéon Spilett se déclara prêt à partir, en compagnie de Pencroff. +Mais, monsieur Cyrus... répliqua le marin, peu disposé à obéir. +Je vous en prie, Pencroff, dit l’ingénieur. +Trois heures se passèrent ainsi. +Le vent était tombé, et un silence absolu régnait sous les grands arbres. +Gédéon Spilett se déclara prêt à partir, en compagnie de Pencroff. Cyrus Smith y consentit. Ne vous engagez pas imprudemment, recommanda Cyrus Smith au marin et au reporter. -C’est convenu, » répondit Pencroff. +C’est convenu, » répondit Pencroff. Et tous deux partirent. -Quelques vagues lueurs baignaient encore la prairie dégarnie d’arbres. -À trente pas se dressait la porte du corral, qui paraissait être fermée. -Eux tués, que deviendraient Cyrus Smith, Nab, Harbert ? -Bientôt, les dernières lueurs du crépuscule s’effacèrent complétement. -L’ombre qui semblait sortir de l’épaisse forêt envahit la clairière. -C’était le moment. -Le corral semblait être absolument abandonné. -Cependant, le marin put constater que les barres extérieures n’avaient pas été mises. -Gédéon Spilett et Pencroff prêtèrent l’oreille. -Nul bruit à l’intérieur de l’enceinte. -Ce qui était contraire aux instructions de Cyrus Smith. -Il est vrai que l’opération pouvait réussir, mais elle pouvait échouer aussi. +Quelques vagues lueurs baignaient encore la prairie dégarnie d’arbres. +À trente pas se dressait la porte du corral, qui paraissait être fermée. +Eux tués, que deviendraient Cyrus Smith, Nab, Harbert ? +Bientôt, les dernières lueurs du crépuscule s’effacèrent complétement. +L’ombre qui semblait sortir de l’épaisse forêt envahit la clairière. +C’était le moment. +Le corral semblait être absolument abandonné. +Cependant, le marin put constater que les barres extérieures n’avaient pas été mises. +Gédéon Spilett et Pencroff prêtèrent l’oreille. +Nul bruit à l’intérieur de l’enceinte. +Ce qui était contraire aux instructions de Cyrus Smith. +Il est vrai que l’opération pouvait réussir, mais elle pouvait échouer aussi. Ce ne fut pas l’avis du reporter. -Quelques minutes après, l’ingénieur était mis au courant de la situation. -Nous le saurons bien, répondit Pencroff, quand nous aurons escaladé l’enceinte. +Quelques minutes après, l’ingénieur était mis au courant de la situation. +Nous le saurons bien, répondit Pencroff, quand nous aurons escaladé l’enceinte. Au corral, mes amis ! dit Cyrus Smith. Laissons-nous le chariot dans le bois ? demanda Nab. -Le chariot sortit du bois et commença à rouler sans bruit vers la palissade. -L’herbe épaisse étouffait complétement le bruit des pas. -Les colons étaient prêts à faire feu. -Jup, sur l’ordre de Pencroff, se tenait en arrière. -Nab menait Top en laisse, afin qu’il ne s’élançât pas en avant. -La clairière apparut bientôt. -Sans hésiter, la petite troupe se porta vers l’enceinte. +Le chariot sortit du bois et commença à rouler sans bruit vers la palissade. +L’herbe épaisse étouffait complétement le bruit des pas. +Les colons étaient prêts à faire feu. +Jup, sur l’ordre de Pencroff, se tenait en arrière. +Nab menait Top en laisse, afin qu’il ne s’élançât pas en avant. +La clairière apparut bientôt. +Sans hésiter, la petite troupe se porta vers l’enceinte. En un court espace de temps, la zone dangereuse fut franchie. -Pas un coup de feu n’avait été tiré. -Lorsque le chariot eut atteint la palissade, il s’arrêta. -Nab resta à la tête des onaggas pour les contenir. -Un des battants était ouvert ! +Pas un coup de feu n’avait été tiré. +Lorsque le chariot eut atteint la palissade, il s’arrêta. +Nab resta à la tête des onaggas pour les contenir. +Un des battants était ouvert ! Mais que disiez-vous ? -demanda l’ingénieur en se retournant vers le marin et Gédéon Spilett. -Tous deux étaient stupéfaits. -Sur mon salut, dit Pencroff, cette porte était fermée tout à l’heure ! -Les colons hésitèrent alors. -Y étaient-ils encore, ou un des leurs venait-il de sortir ? -Qu’y a-t-il ? demanda l’ingénieur. +demanda l’ingénieur en se retournant vers le marin et Gédéon Spilett. +Tous deux étaient stupéfaits. +Sur mon salut, dit Pencroff, cette porte était fermée tout à l’heure ! +Les colons hésitèrent alors. +Y étaient-ils encore, ou un des leurs venait-il de sortir ? +Qu’y a-t-il ? demanda l’ingénieur. Cyrus Smith prit rapidement son parti. -Ils sont à nous ! -Les colons se glissèrent alors dans l’enceinte, le fusil prêt à être épaulé. -Son regard plongea dans l’unique pièce, formant le rez-de-chaussée de la maison. -Sur la table brillait un fanal allumé. -Près de la table était le lit qui servait autrefois à Ayrton. +Ils sont à nous ! +Les colons se glissèrent alors dans l’enceinte, le fusil prêt à être épaulé. +Son regard plongea dans l’unique pièce, formant le rez-de-chaussée de la maison. +Sur la table brillait un fanal allumé. +Près de la table était le lit qui servait autrefois à Ayrton. Sur le lit reposait le corps d’un homme. -Soudain, Cyrus Smith recula, et d’une voix étouffée : « Ayrton ! -s’écria-t-il. +Soudain, Cyrus Smith recula, et d’une voix étouffée : « Ayrton ! +s’écria-t-il. Son visage attestait qu’il avait longuement et cruellement souffert. -À ses poignets et à ses chevilles se voyaient de larges meurtrissures. +À ses poignets et à ses chevilles se voyaient de larges meurtrissures. Cyrus Smith se pencha sur lui. Dans l’habitation du corral ! -Mais ils vont venir ! s’écria Ayrton ! -Défendez-vous ! défendez-vous ! -Et Ayrton retomba épuisé. +Mais ils vont venir ! s’écria Ayrton ! +Défendez-vous ! défendez-vous ! +Et Ayrton retomba épuisé. Faites entrer le chariot dans le corral. Puis, barricadez la porte, et revenez tous ici. -Il n’y avait pas un instant à perdre. -Peut-être même le chariot était-il déjà entre les mains des convicts ! -Harbert était à ses côtés. -Tous deux surveillaient la crête du contrefort qui dominait le corral. -Une masse noire se montra bientôt. +Il n’y avait pas un instant à perdre. +Peut-être même le chariot était-il déjà entre les mains des convicts ! +Harbert était à ses côtés. +Tous deux surveillaient la crête du contrefort qui dominait le corral. +Une masse noire se montra bientôt. Attention, mes amis, et en joue !... Top aboyait toujours, et Jup, courant vers le chien, fit entendre des sifflements aigus. -Et là, en pleine lumière, que virent-ils ? -Cinq corps, étendus sur la berge ! -Qu’était-il arrivé ? -Qui avait frappé les convicts ? -Était-ce donc Ayrton ? +Et là, en pleine lumière, que virent-ils ? +Cinq corps, étendus sur la berge ! +Qu’était-il arrivé ? +Qui avait frappé les convicts ? +Était-ce donc Ayrton ? Non, puisque, un instant avant, il redoutait leur retour ! -Ces misérables voulaient massacrer Ayrton ! -Ils respectèrent Ben Joyce ! +Ces misérables voulaient massacrer Ayrton ! +Ils respectèrent Ben Joyce ! Mais, depuis ce moment, Ayrton fut en butte aux obsessions de ses anciens complices. -L’ancien convict, repentant et pardonné, fût plutôt mort que de trahir ses compagnons. -Son compagnon, on le sait, était tombé sous le poignard de Cyrus Smith. -Les mauvais traitements infligés à Ayrton redoublèrent alors. -Ce fut ainsi jusqu’à la troisième semaine de février. -s’écria Ayrton, qui, malgré sa faiblesse, se souleva à demi. +L’ancien convict, repentant et pardonné, fût plutôt mort que de trahir ses compagnons. +Son compagnon, on le sait, était tombé sous le poignard de Cyrus Smith. +Les mauvais traitements infligés à Ayrton redoublèrent alors. +Ce fut ainsi jusqu’à la troisième semaine de février. +s’écria Ayrton, qui, malgré sa faiblesse, se souleva à demi. Ses compagnons le soutinrent. Il faisait grand jour. Cyrus Smith et ses compagnons le regardaient sans prononcer une parole. Ils ne portaient aucune trace apparente de blessure. -C’est là qu’ils ont été frappés ! dit Cyrus Smith. -Mais avec quelle arme ? s’écria le reporter. +C’est là qu’ils ont été frappés ! dit Cyrus Smith. +Mais avec quelle arme ? s’écria le reporter. Une arme foudroyante dont nous n’avons pas le secret ! -Et qui les a foudroyés ?... demanda Pencroff. -Cherchons-le donc ! s’écria Pencroff. -Eh bien ! répondit Gédéon Spilett, fouillons tout ce labyrinthe des contreforts du mont Franklin ! -Ne laissons pas une excavation, pas un trou inexploré ! +Et qui les a foudroyés ?... demanda Pencroff. +Cherchons-le donc ! s’écria Pencroff. +Eh bien ! répondit Gédéon Spilett, fouillons tout ce labyrinthe des contreforts du mont Franklin ! +Ne laissons pas une excavation, pas un trou inexploré ! Restons-nous au corral ? demanda Pencroff. -D’ailleurs, si cela est nécessaire, le chariot se rendra rapidement à Granite-house. -Bien, répondit le marin. -Une traversée ? dit Gédéon Spilett. -Celle de l’île Tabor, répondit Pencroff. -Qui sait s’il n’est pas déjà trop tard ? -Mais, Pencroff, demanda Ayrton, comment comptez-vous faire cette traversée ? -Le Bonadventure ! s’écria Ayrton... +D’ailleurs, si cela est nécessaire, le chariot se rendra rapidement à Granite-house. +Bien, répondit le marin. +Une traversée ? dit Gédéon Spilett. +Celle de l’île Tabor, répondit Pencroff. +Qui sait s’il n’est pas déjà trop tard ? +Mais, Pencroff, demanda Ayrton, comment comptez-vous faire cette traversée ? +Le Bonadventure ! s’écria Ayrton... Il n’existe plus. Mon Bonadventure n’existe plus ! hurla Pencroff en bondissant. Et ? fit Pencroff, dont le cœur palpitait. -Ah ! les misérables ! les bandits ! les infâmes coquins ! s’écria Pencroff. -Nous avons toutes les ferrures, tout le gréement du brick à notre disposition ! +Ah ! les misérables ! les bandits ! les infâmes coquins ! s’écria Pencroff. +Nous avons toutes les ferrures, tout le gréement du brick à notre disposition ! Mon Bonadventure ! mon pauvre Bonadventure ! -Des recherches furent commencées le jour même, dix-neuf février, et durèrent une semaine entière. -Cette caverne était absolument dans l’état où Ayrton l’avait laissée. -Ici les arbres étaient plus rares. -La pierre remplaçait l’herbe. -Les chèvres sauvages et les mouflons gambadaient entre les roches. -Là commençait la partie aride de l’île. +Des recherches furent commencées le jour même, dix-neuf février, et durèrent une semaine entière. +Cette caverne était absolument dans l’état où Ayrton l’avait laissée. +Ici les arbres étaient plus rares. +La pierre remplaçait l’herbe. +Les chèvres sauvages et les mouflons gambadaient entre les roches. +Là commençait la partie aride de l’île. Cette partie exigea de longues et difficiles explorations. -Mais partout le silence, l’obscurité. -Le volcan n'est donc pas totalement éteint ? -Le volcan n’est donc pas totalement éteint ? dit le reporter. -Tout volcan, bien qu’on le considère comme éteint, peut évidemment se rallumer. -Je ne le pense pas, répondit l’ingénieur. -Les volcans sont capricieux ! répondit le reporter. +Mais partout le silence, l’obscurité. +Le volcan n'est donc pas totalement éteint ? +Le volcan n’est donc pas totalement éteint ? dit le reporter. +Tout volcan, bien qu’on le considère comme éteint, peut évidemment se rallumer. +Je ne le pense pas, répondit l’ingénieur. +Les volcans sont capricieux ! répondit le reporter. Mais nous n’y pouvons rien, n’est-ce pas ? -Néanmoins, je le répète, mieux vaudrait qu’il n’y eût pas d’éruption. +Néanmoins, je le répète, mieux vaudrait qu’il n’y eût pas d’éruption. Et cependant nous ne nous trompons pas, reprit le reporter. -On entend bien de sourds grondements dans les entrailles mêmes du volcan ! -Bon ! s’écria Pencroff, ce volcan qui voudrait faire des siennes ! +On entend bien de sourds grondements dans les entrailles mêmes du volcan ! +Bon ! s’écria Pencroff, ce volcan qui voudrait faire des siennes ! Mais qu’il essaye ! -Il trouvera son maître !... +Il trouvera son maître !... Qui donc ? demanda Nab. -Les investigations furent alors dirigées sur toute la région des dunes. -Il fallut donc songer à revenir, car ces recherches ne pouvaient se poursuivre indéfiniment. -Mais quels avaient été les incidents de cette terrible guerre ? -Quel sang avait-elle coûté ? -Quels amis, à eux, avaient succombé dans la lutte ? -Dans cet ordre d’idées, ils s’attendaient à tout. -L’arrivée du yacht écossais à l’île Tabor est fort problématique. +Les investigations furent alors dirigées sur toute la région des dunes. +Il fallut donc songer à revenir, car ces recherches ne pouvaient se poursuivre indéfiniment. +Mais quels avaient été les incidents de cette terrible guerre ? +Quel sang avait-elle coûté ? +Quels amis, à eux, avaient succombé dans la lutte ? +Dans cet ordre d’idées, ils s’attendaient à tout. +L’arrivée du yacht écossais à l’île Tabor est fort problématique. Qu’en pensez-vous ? Ni le bois, ni les outils ne nous manquent. Ce n’est qu’une question de temps. -Sept ou huit mois au moins, répondit Pencroff. -En effet, monsieur Cyrus, répondit le marin. -Chacun des colons se distribuait l’ouvrage, et les bras ne chômaient pas. -Mais c’était un rude ouvrier à la besogne, vigoureux, adroit, ingénieux, intelligent. -Il était estimé et aimé de tous, il ne pouvait l’ignorer. -Cependant, le corral ne fut pas abandonné. -Ces excursions étaient en même temps des occasions de chasse. -Cependant, le fait qui s’était passé pouvait encore se reproduire. -Une descente de pirates, et même de convicts évadés, était toujours à craindre. +Sept ou huit mois au moins, répondit Pencroff. +En effet, monsieur Cyrus, répondit le marin. +Chacun des colons se distribuait l’ouvrage, et les bras ne chômaient pas. +Mais c’était un rude ouvrier à la besogne, vigoureux, adroit, ingénieux, intelligent. +Il était estimé et aimé de tous, il ne pouvait l’ignorer. +Cependant, le corral ne fut pas abandonné. +Ces excursions étaient en même temps des occasions de chasse. +Cependant, le fait qui s’était passé pouvait encore se reproduire. +Une descente de pirates, et même de convicts évadés, était toujours à craindre. Rien de suspect n’apparaissait, mais encore fallait-il se tenir toujours sur ses gardes. -Pendant les derniers jours du mois, le temps fut extrêmement mauvais. +Pendant les derniers jours du mois, le temps fut extrêmement mauvais. Le vent soufflait de l’est, et parfois avec la violence d’un ouragan. -Mais, fort heureusement, ces craintes ne se réalisèrent pas. -Les îles sont donc dans les meilleures conditions pour bénéficier de cette restitution. -Cela est difficile à expliquer, répondit l’ingénieur. +Mais, fort heureusement, ces craintes ne se réalisèrent pas. +Les îles sont donc dans les meilleures conditions pour bénéficier de cette restitution. +Cela est difficile à expliquer, répondit l’ingénieur. Ce n’est pas juste, cela ! Quel gros livre, monsieur Cyrus, on ferait avec tout ce qu’on sait ! -Nab s’était mis à rire. -Ma foi, avait-il répondu, ce qui m’occupe, moi, c’est la besogne quotidienne ! -La vérité est que, au dedans comme au dehors, le travail ne manqua pas. -L’incident du brick détruit avait été une nouvelle source de richesses. -Ainsi se passèrent les mois d’hiver, juin, juillet et août. -Elle fut donc inférieure à la température du précédent hivernage. +Nab s’était mis à rire. +Ma foi, avait-il répondu, ce qui m’occupe, moi, c’est la besogne quotidienne ! +La vérité est que, au dedans comme au dehors, le travail ne manqua pas. +L’incident du brick détruit avait été une nouvelle source de richesses. +Ainsi se passèrent les mois d’hiver, juin, juillet et août. +Elle fut donc inférieure à la température du précédent hivernage. Hommes et animaux se portaient tous bien. -Maître Jup se montrait un peu frileux, il faut en convenir. +Maître Jup se montrait un peu frileux, il faut en convenir. Et, de fait, l’intelligent quadrumane le faisait bien ! Son action ne se manifesta en aucune circonstance. -Qui sait ce que réservait l’avenir ? -Mais les feux souterrains provoqueraient-ils quelque éruption violente ? -C’était là une éventualité qu’on ne pouvait prévenir. -Les épanchements de matières volcaniques ne sont pas toujours désastreux. -Toutefois, le passé n’engageait pas nécessairement l’avenir. -Après tout, on n’y pouvait rien. -Le phénomène se concentrait encore dans la partie inférieure de la cheminée centrale. -Cependant, avec les beaux jours, les travaux avaient été repris. -Lorsque la nuit arrivait, les travailleurs étaient véritablement exténués. -Ils remontaient alors à Granite-house, et ils se hâtaient de se coucher. -Pencroff et Nab surtout espéraient bien y finir leurs jours. +Qui sait ce que réservait l’avenir ? +Mais les feux souterrains provoqueraient-ils quelque éruption violente ? +C’était là une éventualité qu’on ne pouvait prévenir. +Les épanchements de matières volcaniques ne sont pas toujours désastreux. +Toutefois, le passé n’engageait pas nécessairement l’avenir. +Après tout, on n’y pouvait rien. +Le phénomène se concentrait encore dans la partie inférieure de la cheminée centrale. +Cependant, avec les beaux jours, les travaux avaient été repris. +Lorsque la nuit arrivait, les travailleurs étaient véritablement exténués. +Ils remontaient alors à Granite-house, et ils se hâtaient de se coucher. +Pencroff et Nab surtout espéraient bien y finir leurs jours. Jamais, Pencroff, et surtout si tu prends le parti d’y rester ! -Il est tout pris, mon garçon, répondait Pencroff, je vous attendrai ! -C’est entendu, répliquait Harbert, riant et rougissant à la fois. -Ah, çà ! combien pourra-t-elle nourrir d’habitants ? +Il est tout pris, mon garçon, répondait Pencroff, je vous attendrai ! +C’est entendu, répliquait Harbert, riant et rougissant à la fois. +Ah, çà ! combien pourra-t-elle nourrir d’habitants ? Dix mille, au moins ! Ainsi est-il du cœur de l’homme. -Il était neuf heures du soir. -Tous étaient là, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Ayrton, Pencroff, Nab. +Il était neuf heures du soir. +Tous étaient là, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Ayrton, Pencroff, Nab. Il n’y avait donc aucun des colons au corral. -Cyrus Smith s’était levé. +Cyrus Smith s’était levé. Ses compagnons se regardaient, croyant avoir mal entendu. -Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Nab. +Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Nab. Est-ce le diable qui sonne ? Le temps est orageux, fit observer Harbert. -L’influence de l’électricité ne peut-elle pas... +L’influence de l’électricité ne peut-elle pas... Harbert n’acheva pas sa phrase. -L’ingénieur, vers lequel tous les regards étaient tournés, secouait la tête négativement. -Attendons, dit alors Gédéon Spilett. -Mais qui voulez-vous que ce soit ? s’écria Nab. -Mais, répondit Pencroff, celui qui... -s’écria Cyrus Smith. -Le mystère allait se dévoiler ! -Seuls, Jup et Top étaient restés. +L’ingénieur, vers lequel tous les regards étaient tournés, secouait la tête négativement. +Attendons, dit alors Gédéon Spilett. +Mais qui voulez-vous que ce soit ? s’écria Nab. +Mais, répondit Pencroff, celui qui... +s’écria Cyrus Smith. +Le mystère allait se dévoiler ! +Seuls, Jup et Top étaient restés. On pouvait se passer d’eux. -La nuit était noire. -La lune, nouvelle ce jour-là même, avait disparu en même temps que le soleil. -Quelques éclairs de chaleur, reflets d’un orage lointain, illuminaient l’horizon. -C’était une nuit menaçante. -Ils marchaient d’un bon pas, en proie à une émotion très-vive. -Chacun, abîmé dans ses réflexions, pressait le pas. -Aucun bruit, d’ailleurs, dans la forêt. -Quadrupèdes et oiseaux, influencés par la lourdeur de l’atmosphère, étaient immobiles et silencieux. +La nuit était noire. +La lune, nouvelle ce jour-là même, avait disparu en même temps que le soleil. +Quelques éclairs de chaleur, reflets d’un orage lointain, illuminaient l’horizon. +C’était une nuit menaçante. +Ils marchaient d’un bon pas, en proie à une émotion très-vive. +Chacun, abîmé dans ses réflexions, pressait le pas. +Aucun bruit, d’ailleurs, dans la forêt. +Quadrupèdes et oiseaux, influencés par la lourdeur de l’atmosphère, étaient immobiles et silencieux. Nul souffle n’agitait les feuilles. -Seul, le pas des colons résonnait, dans l’ombre, sur le sol durci. -Et par cette réponse de l’ingénieur : « Nous en trouverons un au corral. -Cyrus Smith et ses compagnons avaient quitté Granite-house à neuf heures douze minutes. -Ces éclats intenses éblouissaient et aveuglaient. -L’orage, évidemment, ne pouvait tarder à se déchaîner. -Les éclairs devinrent peu à peu plus rapides et plus lumineux. +Seul, le pas des colons résonnait, dans l’ombre, sur le sol durci. +Et par cette réponse de l’ingénieur : « Nous en trouverons un au corral. +Cyrus Smith et ses compagnons avaient quitté Granite-house à neuf heures douze minutes. +Ces éclats intenses éblouissaient et aveuglaient. +L’orage, évidemment, ne pouvait tarder à se déchaîner. +Les éclairs devinrent peu à peu plus rapides et plus lumineux. Des grondements lointains roulaient dans les profondeurs du ciel. -L’atmosphère était étouffante. -Toutefois, aucune lumière n’en éclairait la fenêtre. -L’ingénieur frappa à la porte. +L’atmosphère était étouffante. +Toutefois, aucune lumière n’en éclairait la fenêtre. +L’ingénieur frappa à la porte. Il n’y avait personne. -Les choses étaient dans l’état où on les avait laissées. -Avons-nous été dupes d’une illusion ? -Ce n’était pas possible ! -Le télégramme avait bien dit : « Venez au corral en toute hâte. -On s’approcha de la table qui était spécialement affectée au service du fil. -Qui est venu pour la dernière fois ici ? demanda l’ingénieur. -Moi, monsieur Smith, répondit Ayrton. +Les choses étaient dans l’état où on les avait laissées. +Avons-nous été dupes d’une illusion ? +Ce n’était pas possible ! +Le télégramme avait bien dit : « Venez au corral en toute hâte. +On s’approcha de la table qui était spécialement affectée au service du fil. +Qui est venu pour la dernière fois ici ? demanda l’ingénieur. +Moi, monsieur Smith, répondit Ayrton. Il y a quatre jours. -s’écria Harbert, qui montra un papier déposé sur la table. -Sur ce papier étaient écrits ces mots, en anglais : « Suivez le nouveau fil. -Nab prit le fanal allumé, et tous quittèrent le corral. -L’orage se déchaînait alors avec une extrême violence. -L’intervalle qui séparait chaque éclair de chaque coup de tonnerre diminuait sensiblement. -Le météore allait bientôt dominer le mont Franklin et l’île entière. +s’écria Harbert, qui montra un papier déposé sur la table. +Sur ce papier étaient écrits ces mots, en anglais : « Suivez le nouveau fil. +Nab prit le fanal allumé, et tous quittèrent le corral. +L’orage se déchaînait alors avec une extrême violence. +L’intervalle qui séparait chaque éclair de chaque coup de tonnerre diminuait sensiblement. +Le météore allait bientôt dominer le mont Franklin et l’île entière. D’ailleurs, il ne s’agissait pas de parler, mais d’aller en avant. Il n’en fut rien. -Mais il n’était plus douteux que ce fil courût directement à la mer. -Le ciel était en feu. -Un éclair n’attendait pas l’autre. -On eût pu croire, par instants, que le mont projetait des flammes. -Le vent s’était levé. -Le ressac mugissait à cinq cents pieds plus bas. -Cyrus Smith était en tête. +Mais il n’était plus douteux que ce fil courût directement à la mer. +Le ciel était en feu. +Un éclair n’attendait pas l’autre. +On eût pu croire, par instants, que le mont projetait des flammes. +Le vent s’était levé. +Le ressac mugissait à cinq cents pieds plus bas. +Cyrus Smith était en tête. Ayrton fermait la marche. -Les colons avaient atteint la limite inférieure de la muraille basaltique. -Là se développait un étroit épaulement qui courait horizontalement et parallèlement à la mer. -Le fil le suivait, et les colons s’y engagèrent. -Ses compagnons, arrêtés près de lui, étaient stupéfaits. -Un cri de désappointement, presque un cri de désespoir, leur échappa ! -Faudrait-il donc se précipiter sous ces eaux et y chercher quelque caverne sous-marine ? -Une réflexion de l’ingénieur les arrêta. -Cyrus Smith conduisit ses compagnons sous une anfractuosité des roches, et là : « Attendons, dit-il. +Les colons avaient atteint la limite inférieure de la muraille basaltique. +Là se développait un étroit épaulement qui courait horizontalement et parallèlement à la mer. +Le fil le suivait, et les colons s’y engagèrent. +Ses compagnons, arrêtés près de lui, étaient stupéfaits. +Un cri de désappointement, presque un cri de désespoir, leur échappa ! +Faudrait-il donc se précipiter sous ces eaux et y chercher quelque caverne sous-marine ? +Une réflexion de l’ingénieur les arrêta. +Cyrus Smith conduisit ses compagnons sous une anfractuosité des roches, et là : « Attendons, dit-il. La mer est haute. -À mer basse, le chemin sera ouvert. +À mer basse, le chemin sera ouvert. Mais qui peut vous faire croire... -Son observation, d’ailleurs, était logique. -C’étaient quelques heures à attendre. -Les échos répercutaient le fracas du tonnerre et lui donnaient une sonorité grandiose. -L’émotion des colons était extrême. -Il y avait déjà deux heures de mer baissée. -L’ingénieur ne s’était pas trompé. -La voussure d’une vaste excavation commençait à se dessiner au-dessus des eaux. -Là, le fil, se coudant à angle droit, pénétrait dans cette gueule béante. +Son observation, d’ailleurs, était logique. +C’étaient quelques heures à attendre. +Les échos répercutaient le fracas du tonnerre et lui donnaient une sonorité grandiose. +L’émotion des colons était extrême. +Il y avait déjà deux heures de mer baissée. +L’ingénieur ne s’était pas trompé. +La voussure d’une vaste excavation commençait à se dessiner au-dessus des eaux. +Là, le fil, se coudant à angle droit, pénétrait dans cette gueule béante. Elle existe donc ? demanda Pencroff. -En avez-vous douté ? répondit Cyrus Smith. -Une heure s’écoula. +En avez-vous douté ? répondit Cyrus Smith. +Une heure s’écoula. Tous descendirent sous la pluie au niveau de la mer. -En trois heures, la marée avait baissé de quinze pieds. -Il l’attira à lui. -Ce canot était fait en tôle boulonnée. -Deux avirons étaient au fond, sous les bancs. +En trois heures, la marée avait baissé de quinze pieds. +Il l’attira à lui. +Ce canot était fait en tôle boulonnée. +Deux avirons étaient au fond, sous les bancs. Embarquons, » dit Cyrus Smith. -Un instant après, les colons étaient dans le canot. -Nab et Ayrton s’étaient mis aux avirons, Pencroff au gouvernail. -Cyrus Smith à l’avant, le fanal posé sur l’étrave, éclairait la marche. -Au milieu de cette substruction basaltique régnait un silence imposant. -L’embarcation, modifiant sa direction, vint aussitôt ranger la paroi de droite. -Le fil était là, accroché aux saillies du roc. -Et les deux avirons, plongeant dans les eaux noires, enlevèrent l’embarcation. -C’était là le soleil de cette caverne, et il l’emplissait tout entière. +Un instant après, les colons étaient dans le canot. +Nab et Ayrton s’étaient mis aux avirons, Pencroff au gouvernail. +Cyrus Smith à l’avant, le fanal posé sur l’étrave, éclairait la marche. +Au milieu de cette substruction basaltique régnait un silence imposant. +L’embarcation, modifiant sa direction, vint aussitôt ranger la paroi de droite. +Le fil était là, accroché aux saillies du roc. +Et les deux avirons, plongeant dans les eaux noires, enlevèrent l’embarcation. +C’était là le soleil de cette caverne, et il l’emplissait tout entière. Le canot s’en approcha lentement. -À l’avant, Cyrus Smith s’était levé. -Il regardait, en proie à une violente agitation. -Puis, tout à coup, saisissant le bras du reporter : « Mais c’est lui ! -Ce ne peut être que lui ! s’écria-t-il, lui !... -Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur la plate-forme. -Un capot béant était là. -Tous s’élancèrent par l’ouverture. -Au bas de l’échelle se dessinait une coursive intérieure, éclairée électriquement. -À l’extrémité de cette coursive s’ouvrait une porte que Cyrus Smith poussa. -Son regard était calme. -Tous le regardaient avec une émotion véritable. -Mais comment se faisait-il que Cyrus Smith connût le capitaine Nemo ? -Vous savez le nom que j’ai porté, monsieur ? demanda-t-il. -Le Nautilus ? dit en souriant à demi le capitaine. +À l’avant, Cyrus Smith s’était levé. +Il regardait, en proie à une violente agitation. +Puis, tout à coup, saisissant le bras du reporter : « Mais c’est lui ! +Ce ne peut être que lui ! s’écria-t-il, lui !... +Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur la plate-forme. +Un capot béant était là. +Tous s’élancèrent par l’ouverture. +Au bas de l’échelle se dessinait une coursive intérieure, éclairée électriquement. +À l’extrémité de cette coursive s’ouvrait une porte que Cyrus Smith poussa. +Son regard était calme. +Tous le regardaient avec une émotion véritable. +Mais comment se faisait-il que Cyrus Smith connût le capitaine Nemo ? +Vous savez le nom que j’ai porté, monsieur ? demanda-t-il. +Le Nautilus ? dit en souriant à demi le capitaine. Mais savez-vous... savez-vous qui je suis ? Qui donc a pu trahir mon secret ? -Ce Français que le hasard jeta à mon bord il y a seize ans ? -Mon histoire de quelques mois seulement, monsieur ! répondit vivement le capitaine. -Oui, un révolté, mis peut-être au ban de l’humanité ! -L’ingénieur ne répondit pas. -C’est moi, » répondit simplement le capitaine. -L’ingénieur et le reporter s’étaient levés. -Il était évident qu’il luttait contre une extrême faiblesse. +Ce Français que le hasard jeta à mon bord il y a seize ans ? +Mon histoire de quelques mois seulement, monsieur ! répondit vivement le capitaine. +Oui, un révolté, mis peut-être au ban de l’humanité ! +L’ingénieur ne répondit pas. +C’est moi, » répondit simplement le capitaine. +L’ingénieur et le reporter s’étaient levés. +Il était évident qu’il luttait contre une extrême faiblesse. Le prince Dakkar voyagea dans toute l’Europe. -Le prince Dakkar haïssait. -L’envahisseur n’avait pu trouver grâce chez l’envahi. -Il n’en était rien. -Aussi, le prince Dakkar revint-il au Bundelkund dans l’année mille huit cent quarante-neuf. -Il en eut deux enfants qu’il chérissait. +Le prince Dakkar haïssait. +L’envahisseur n’avait pu trouver grâce chez l’envahi. +Il n’en était rien. +Aussi, le prince Dakkar revint-il au Bundelkund dans l’année mille huit cent quarante-neuf. +Il en eut deux enfants qu’il chérissait. Mais le bonheur domestique ne pouvait lui faire oublier l’asservissement de l’Inde. Il attendait une occasion. -Le joug anglais s’était trop pesamment peut-être alourdi sur les populations indoues. -Le prince Dakkar emprunta la voix des mécontents. -En mille huit cent cinquante-sept, la grande révolte des cipayes éclata. -Le prince Dakkar en fut l’âme. -Il organisa l’immense soulèvement. +Le joug anglais s’était trop pesamment peut-être alourdi sur les populations indoues. +Le prince Dakkar emprunta la voix des mécontents. +En mille huit cent cinquante-sept, la grande révolte des cipayes éclata. +Le prince Dakkar en fut l’âme. +Il organisa l’immense soulèvement. Il mit ses talents et ses richesses au service de cette cause. Le nom du prince Dakkar fut illustre alors. -Le héros qui le portait ne se cacha pas et lutta ouvertement. -Le droit, cette fois encore, était tombé devant la force. +Le héros qui le portait ne se cacha pas et lutta ouvertement. +Le droit, cette fois encore, était tombé devant la force. Les « Ai-je eu tort, ai-je eu raison ? ... Le prince Dakkar, qui n’avait pu mourir, revint dans les montagnes du Bundelkund. -Sous les eaux, dans la profondeur des mers, où nul ne pouvait le suivre. -À l’homme de guerre se substitua le savant. -Paria de l’univers habité, il recueillit dans ces mondes inconnus des trésors admirables. -C’étaient un professeur français, son domestique et un pêcheur canadien. +Sous les eaux, dans la profondeur des mers, où nul ne pouvait le suivre. +À l’homme de guerre se substitua le savant. +Paria de l’univers habité, il recueillit dans ces mondes inconnus des trésors admirables. +C’étaient un professeur français, son domestique et un pêcheur canadien. Pendant longtemps encore, le capitaine Nemo continua de vivre ainsi, courant les mers. Le capitaine Nemo avait alors soixante ans. -Un bon mouvement entraîna le capitaine... et il sauva Cyrus Smith. -Comme malgré lui, il pénétra tous les secrets de leur existence. -Le capitaine Nemo avait sauvé Cyrus Smith. +Un bon mouvement entraîna le capitaine... et il sauva Cyrus Smith. +Comme malgré lui, il pénétra tous les secrets de leur existence. +Le capitaine Nemo avait sauvé Cyrus Smith. Cependant, ce grand misanthrope avait soif du bien. -Le capitaine avait terminé le récit de sa vie. -Cyrus Smith comprit l’allusion et demeura sans répondre. -J’étais resserré dans une baie étroite et peu profonde !... -Il me fallait passer, et... j’ai passé ! +Le capitaine avait terminé le récit de sa vie. +Cyrus Smith comprit l’allusion et demeura sans répondre. +J’étais resserré dans une baie étroite et peu profonde !... +Il me fallait passer, et... j’ai passé ! Toute justice n’est pas dans le pardon ! -Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats qu’elles entraînent. +Elle aime les héroïques folies, tout en condamnant les résultats qu’elles entraînent. Ai-je eu tort, ai-je eu raison ? -Harbert s’était rapproché du capitaine. +Harbert s’était rapproché du capitaine. Il plia les genoux, il prit sa main et la lui baisa. Une larme glissa des yeux du mourant. -Mon enfant, dit-il, sois béni !... -Le jour était venu. -Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. +Mon enfant, dit-il, sois béni !... +Le jour était venu. +Aucun rayon lumineux ne pénétrait dans cette profonde crypte. La mer, haute en ce moment, en obstruait l’ouverture. -Une extrême fatigue accablait alors le capitaine Nemo, qui était retombé sur le divan. -Il était visible que le capitaine s’éteignait peu à peu. -Toute la vie était concentrée au cœur et à la tête. -L’ingénieur et le reporter s’étaient consultés à voix basse. -Y avait-il quelque soin à donner à ce mourant ? +Une extrême fatigue accablait alors le capitaine Nemo, qui était retombé sur le divan. +Il était visible que le capitaine s’éteignait peu à peu. +Toute la vie était concentrée au cœur et à la tête. +L’ingénieur et le reporter s’étaient consultés à voix basse. +Y avait-il quelque soin à donner à ce mourant ? Pouvait-on, sinon le sauver, du moins prolonger sa vie pendant quelques jours ? -Nous ne pouvons rien, dit Gédéon Spilett. +Nous ne pouvons rien, dit Gédéon Spilett. Mais de quoi meurt-il ? demanda Pencroff. -Il s’éteint, répondit le reporter. -Non, Pencroff, répondit l’ingénieur, rien n’est à tenter ! -D’ailleurs, le capitaine Nemo ne consentirait pas à quitter son bord. +Il s’éteint, répondit le reporter. +Non, Pencroff, répondit l’ingénieur, rien n’est à tenter ! +D’ailleurs, le capitaine Nemo ne consentirait pas à quitter son bord. Je dois et je veux mourir ici. -Aussi ai-je une demande à vous faire. -Cyrus Smith avait respecté le silence que gardait le capitaine Nemo. -Il attendait que le mourant reprît la parole. -Capitaine, nous donnerions notre vie pour prolonger la vôtre ! +Aussi ai-je une demande à vous faire. +Cyrus Smith avait respecté le silence que gardait le capitaine Nemo. +Il attendait que le mourant reprît la parole. +Capitaine, nous donnerions notre vie pour prolonger la vôtre ! Bien, reprit le capitaine Nemo, bien !... -Nous vous le promettons, » répondit Cyrus Smith. +Nous vous le promettons, » répondit Cyrus Smith. Et, par cette promesse, il engageait ses compagnons et lui. Messieurs, reprit le capitaine, demain, je serai mort. -Il arrêta d’un signe Harbert, qui voulut protester. +Il arrêta d’un signe Harbert, qui voulut protester. Tous mes amis reposent au fond des mers, j’y veux reposer aussi. Un silence profond accueillit ces paroles du capitaine Nemo. -Écoutez-moi bien, messieurs, reprit-il. -Le Nautilus est emprisonné dans « Ce coffret... là... renferme pour plusieurs millions... -Page cinq cent soixante-seize.) cette grotte, dont l’entrée s’est exhaussée. -Les colons écoutaient religieusement les paroles du mourant. +Écoutez-moi bien, messieurs, reprit-il. +Le Nautilus est emprisonné dans « Ce coffret... là... renferme pour plusieurs millions... +Page cinq cent soixante-seize.) cette grotte, dont l’entrée s’est exhaussée. +Les colons écoutaient religieusement les paroles du mourant. Un seul souvenir vous restera du prince Dakkar, dont vous savez maintenant l’histoire. -Avec ce trésor, vous pourrez faire, à un jour donné, de bonnes choses. -Nous le ferons, capitaine, répondit Cyrus Smith. -Vous vous embarquerez alors sur le canot qui vous a amenés. +Avec ce trésor, vous pourrez faire, à un jour donné, de bonnes choses. +Nous le ferons, capitaine, répondit Cyrus Smith. +Vous vous embarquerez alors sur le canot qui vous a amenés. Et, sur un geste de Cyrus Smith, le capitaine ajouta : « Ne craignez rien ! Vous n’ensevelirez qu’un mort ! J’ai votre promesse, messieurs ? ajouta le capitaine Nemo. -Vous l’avez, capitaine, » répondit l’ingénieur. -Voilà un homme ! dit Pencroff. -Est-il croyable qu’il ait ainsi vécu au fond de l’océan ! +Vous l’avez, capitaine, » répondit l’ingénieur. +Voilà un homme ! dit Pencroff. +Est-il croyable qu’il ait ainsi vécu au fond de l’océan ! Courir sur les mers, bien ! mais sous les mers, non ! -Pas de tempêtes, pas d’abordages à craindre. +Pas de tempêtes, pas d’abordages à craindre. Un bateau est fait pour aller sur l’eau et non dessous. Il ne pourrait, d’ailleurs, nous servir en aucun cas. -Sa volonté est formelle, et nous l’accomplirons. -Là, ils prirent quelque nourriture et rentrèrent dans le salon. -On voyait comme un sourire se dessiner sur ses lèvres. -Les colons s’approchèrent de lui. -Messieurs, leur dit le capitaine, vous êtes des hommes courageux, honnêtes et bons. -Vous vous êtes tous dévoués sans réserve à l’œuvre commune. -Je vous ai souvent observés. -Je vous ai aimés, je vous aime !... votre main, monsieur Smith ! +Sa volonté est formelle, et nous l’accomplirons. +Là, ils prirent quelque nourriture et rentrèrent dans le salon. +On voyait comme un sourire se dessiner sur ses lèvres. +Les colons s’approchèrent de lui. +Messieurs, leur dit le capitaine, vous êtes des hommes courageux, honnêtes et bons. +Vous vous êtes tous dévoués sans réserve à l’œuvre commune. +Je vous ai souvent observés. +Je vous ai aimés, je vous aime !... votre main, monsieur Smith ! Cyrus Smith tendit sa main au capitaine, qui la serra affectueusement. Puis, reprenant : « Mais c’est assez parler de moi ! -Pour y revenir, capitaine ! répondit vivement Pencroff. -Elle s’est modifiée par vos soins, et elle est bien vôtre ! -Vous pensez à votre pays, messieurs, répondit le capitaine. -Vous travaillez pour sa prospérité, pour sa gloire. -La patrie !... c’est là qu’il faut retourner ! -C’est là que l’on doit mourir !... -Et moi, je meurs loin de tout ce que j’ai aimé ! +Pour y revenir, capitaine ! répondit vivement Pencroff. +Elle s’est modifiée par vos soins, et elle est bien vôtre ! +Vous pensez à votre pays, messieurs, répondit le capitaine. +Vous travaillez pour sa prospérité, pour sa gloire. +La patrie !... c’est là qu’il faut retourner ! +C’est là que l’on doit mourir !... +Et moi, je meurs loin de tout ce que j’ai aimé ! Je n’ai plus d’amis ! -Mais revenons à vous. +Mais revenons à vous. La solitude, l’isolement sont choses tristes, au-dessus des forces humaines... Je meurs d’avoir cru que l’on pouvait vivre seul !... -Je sais que ces misérables ont détruit l’embarcation que vous aviez faite... +Je sais que ces misérables ont détruit l’embarcation que vous aviez faite... Trop de souvenirs nous y rattachent pour que nous l’oubliions jamais ! C’est ici que nous aurons connu le capitaine Nemo, dit Cyrus Smith. Ce n’est qu’ici que nous retrouverons votre souvenir tout entier ! ajouta Harbert. -Et c’est ici que je reposerai dans l’éternel sommeil, si... -Les compagnons de l’ingénieur, respectant ce désir du mourant, se retirèrent. -Gédéon Spilett observa alors le malade avec une extrême attention. -La journée se termina sans qu’aucun changement se manifestât. -Les colons ne quittèrent pas un instant le Nautilus. -Le capitaine Nemo ne souffrait pas, mais il déclinait. -Sa noble figure, pâlie par les approches de la mort, était calme. +Et c’est ici que je reposerai dans l’éternel sommeil, si... +Les compagnons de l’ingénieur, respectant ce désir du mourant, se retirèrent. +Gédéon Spilett observa alors le malade avec une extrême attention. +La journée se termina sans qu’aucun changement se manifestât. +Les colons ne quittèrent pas un instant le Nautilus. +Le capitaine Nemo ne souffrait pas, mais il déclinait. +Sa noble figure, pâlie par les approches de la mort, était calme. Puis, murmurant ces mots : « Dieu et patrie ! Harbert et Pencroff pleuraient. Ayrton essuyait une larme furtive. -Nab était à genoux près du reporter, changé en statue. -Le merveilleux salon, toujours inondé de lumière, avait été fermé soigneusement. -Ce canot fut conduit à l’arrière. -Mais les colons purent le suivre encore à travers les couches profondes. -Sa puissante lumière éclairait les eaux transparentes, tandis que la crypte redevenait obscure. -L’orage avait cessé avec la nuit. -Les derniers roulements du tonnerre s’évanouissaient dans l’ouest. -Il ne pleuvait plus, mais le ciel était encore chargé de nuages. +Nab était à genoux près du reporter, changé en statue. +Le merveilleux salon, toujours inondé de lumière, avait été fermé soigneusement. +Ce canot fut conduit à l’arrière. +Mais les colons purent le suivre encore à travers les couches profondes. +Sa puissante lumière éclairait les eaux transparentes, tandis que la crypte redevenait obscure. +L’orage avait cessé avec la nuit. +Les derniers roulements du tonnerre s’évanouissaient dans l’ouest. +Il ne pleuvait plus, mais le ciel était encore chargé de nuages. En marchant, les colons parlaient peu. -Son Nautilus et lui étaient ensevelis au fond d’un abîme. -Il semblait à chacun qu’ils étaient plus isolés qu’avant. -Aussi gardèrent-ils tous un profond silence en suivant la route du corral. -Vers neuf heures du matin, les colons étaient rentrés à Granite-house. -On ne savait ce que réservait l’avenir. +Son Nautilus et lui étaient ensevelis au fond d’un abîme. +Il semblait à chacun qu’ils étaient plus isolés qu’avant. +Aussi gardèrent-ils tous un profond silence en suivant la route du corral. +Vers neuf heures du matin, les colons étaient rentrés à Granite-house. +On ne savait ce que réservait l’avenir. Les travaux furent donc repris. Aussi les charpentiers ne perdirent-ils pas un moment. -C’était donc, avant tout, la coque du navire qu’il fallait achever. -Il fallait bien, cependant, entretenir les réserves de Granite-house, en vue du prochain hiver. -Toute cette saison d’été fut mauvaise. -Il était rare que des roulements lointains du tonnerre ne se fissent pas entendre. -Eh ! s’écria Pencroff, ce ne sont pas des vapeurs, cette fois ! -Le feu est dans la cheminée, dit Gédéon Spilett. -Et nous ne pourrons pas l’éteindre ! répondit Harbert. -Bon, Nab, s’écria Pencroff. -Est-ce toi qui te chargerais de ce ramonage-là ? -Et Pencroff poussa un gros éclat de rire. -Je ne pense pas qu’il y ait là de quoi nous préoccuper ! -Qui sait ? répondit le marin. -Il n’envisageait pas aussi légèrement que Pencroff les conséquences d’une éruption. -Mais aucune détonation proprement dite ne se faisait encore entendre. -Ah çà ! dit alors Pencroff, est-ce que nous n’allons pas retourner au travail ? -Donc, pas une heure à perdre ! -C’était là une grosse et pénible besogne, à laquelle tous durent prendre part. +C’était donc, avant tout, la coque du navire qu’il fallait achever. +Il fallait bien, cependant, entretenir les réserves de Granite-house, en vue du prochain hiver. +Toute cette saison d’été fut mauvaise. +Il était rare que des roulements lointains du tonnerre ne se fissent pas entendre. +Eh ! s’écria Pencroff, ce ne sont pas des vapeurs, cette fois ! +Le feu est dans la cheminée, dit Gédéon Spilett. +Et nous ne pourrons pas l’éteindre ! répondit Harbert. +Bon, Nab, s’écria Pencroff. +Est-ce toi qui te chargerais de ce ramonage-là ? +Et Pencroff poussa un gros éclat de rire. +Je ne pense pas qu’il y ait là de quoi nous préoccuper ! +Qui sait ? répondit le marin. +Il n’envisageait pas aussi légèrement que Pencroff les conséquences d’une éruption. +Mais aucune détonation proprement dite ne se faisait encore entendre. +Ah çà ! dit alors Pencroff, est-ce que nous n’allons pas retourner au travail ? +Donc, pas une heure à perdre ! +C’était là une grosse et pénible besogne, à laquelle tous durent prendre part. Le vent, soufflant du large, emportait toutes ces vapeurs dans l’ouest. Qui sait si ce navire ne serait pas un jour leur unique refuge ? -Le cratère est en feu ! -D’immenses tourbillons obscurcissaient les hauteurs du ciel, à travers lesquels scintillaient quelques étoiles. -Les progrès sont rapides ! dit l’ingénieur. -Ce n’est pas étonnant, répondit le reporter. -Le réveil du volcan date depuis un certain temps déjà. -C’était, si je ne me trompe, vers le quinze octobre ? -Oui ! répondit Harbert, et voilà déjà deux mois et demi de cela ! +Le cratère est en feu ! +D’immenses tourbillons obscurcissaient les hauteurs du ciel, à travers lesquels scintillaient quelques étoiles. +Les progrès sont rapides ! dit l’ingénieur. +Ce n’est pas étonnant, répondit le reporter. +Le réveil du volcan date depuis un certain temps déjà. +C’était, si je ne me trompe, vers le quinze octobre ? +Oui ! répondit Harbert, et voilà déjà deux mois et demi de cela ! Est-ce que vous ne sentez pas certaines vibrations dans le sol ? demanda Cyrus Smith. -En effet, répondit Gédéon Spilett, mais de là à un tremblement de terre... -Ces vibrations sont dues à l’effervescence du feu central. +En effet, répondit Gédéon Spilett, mais de là à un tremblement de terre... +Ces vibrations sont dues à l’effervescence du feu central. C’est cet effet qui se produit en ce moment. Les magnifiques gerbes de feu ! Des milliers de fragments lumineux et de points vifs se projetaient en directions contraires. -Oui et non, répondit Cyrus Smith. -Mais d’autres causes peuvent amener de grands désastres. +Oui et non, répondit Cyrus Smith. +Mais d’autres causes peuvent amener de grands désastres. Lesquels, mon cher Cyrus ? -Trois jours s’écoulèrent, les quatre, cinq et six janvier. -Je désire reconnaître où en est l’éruption. -L’éruption ! l’éruption ! répondit Pencroff d’un air peu satisfait. -Quelque chose d’important que cette éruption, et voilà qui ne m’inquiète guère ! -Ces nuages, qui roulaient pesamment dans l’atmosphère, étaient évidemment composés de substances hétérogènes. -Arbres, prairies, tout disparut sous une couche mesurant plusieurs pouces d’épaisseur. -Voilà qui est singulier, monsieur Smith, dit Ayrton. -Voilà qui est grave, répondit l’ingénieur. -Mais n’y a-t-il rien à faire ? -Rien, si ce n’est à se rendre compte des progrès du phénomène. -Occupez-vous donc, Ayrton, des soins à donner au corral. -Puis nous ferons une visite à la crypte Dakkar... +Trois jours s’écoulèrent, les quatre, cinq et six janvier. +Je désire reconnaître où en est l’éruption. +L’éruption ! l’éruption ! répondit Pencroff d’un air peu satisfait. +Quelque chose d’important que cette éruption, et voilà qui ne m’inquiète guère ! +Ces nuages, qui roulaient pesamment dans l’atmosphère, étaient évidemment composés de substances hétérogènes. +Arbres, prairies, tout disparut sous une couche mesurant plusieurs pouces d’épaisseur. +Voilà qui est singulier, monsieur Smith, dit Ayrton. +Voilà qui est grave, répondit l’ingénieur. +Mais n’y a-t-il rien à faire ? +Rien, si ce n’est à se rendre compte des progrès du phénomène. +Occupez-vous donc, Ayrton, des soins à donner au corral. +Puis nous ferons une visite à la crypte Dakkar... Je veux voir... enfin, je reviendrai vous prendre dans deux heures. -Les choses avaient bien changé ! -Et j’aimerais mieux que cela fût ! +Les choses avaient bien changé ! +Et j’aimerais mieux que cela fût ! Se dit Cyrus Smith. -Au moins je serais certain que les laves ont repris leur route accoutumée. -Qui sait si elles ne se déverseront pas par quelque nouvelle bouche ? -Mais là n’est pas le danger ! +Au moins je serais certain que les laves ont repris leur route accoutumée. +Qui sait si elles ne se déverseront pas par quelque nouvelle bouche ? +Mais là n’est pas le danger ! Le capitaine Nemo l’a bien pressenti ! -Le danger n’est pas là ! -Il put donc examiner suffisamment de ce côté les anciennes zébrures des laves. -À neuf heures du matin, il était de retour au corral. +Le danger n’est pas là ! +Il put donc examiner suffisamment de ce côté les anciennes zébrures des laves. +À neuf heures du matin, il était de retour au corral. Les animaux sont pourvus, monsieur Smith, dit Ayrton. Ils semblent inquiets, monsieur Smith. Oui, l’instinct parle en eux, et l’instinct ne trompe pas. -Prenez un fanal et un briquet, Ayrton, répondit l’ingénieur, et partons. -Ayrton fit ce qui lui était commandé. -Les onaggas, dételés, erraient dans le corral. -Tous deux marchaient sur un sol ouaté par les matières pulvérulentes tombées du nuage. -Aucun quadrupède n’apparaissait sous bois. -Les oiseaux eux-mêmes avaient fui. +Prenez un fanal et un briquet, Ayrton, répondit l’ingénieur, et partons. +Ayrton fit ce qui lui était commandé. +Les onaggas, dételés, erraient dans le corral. +Tous deux marchaient sur un sol ouaté par les matières pulvérulentes tombées du nuage. +Aucun quadrupède n’apparaissait sous bois. +Les oiseaux eux-mêmes avaient fui. Cyrus Smith et Ayrton ne pouvaient, dans ces conditions, marcher rapidement. -Tous les cent pas, il fallait s’arrêter et reprendre haleine. -Le canot de tôle doit être là ? dit l’ingénieur. -Les deux colons s’embarquèrent dans le canot. -Le Nautilus n’était plus là pour embraser de ses feux cette sombre caverne. +Tous les cent pas, il fallait s’arrêter et reprendre haleine. +Le canot de tôle doit être là ? dit l’ingénieur. +Les deux colons s’embarquèrent dans le canot. +Le Nautilus n’était plus là pour embraser de ses feux cette sombre caverne. C’est le volcan, » dit-il. Il faut pourtant aller jusqu’au bout. -Quelle était l’épaisseur de cette paroi ? -Était-elle de cent pieds ou de dix, on n’eût pu le dire. -Mais les bruits souterrains étaient trop perceptibles pour qu’elle fût bien épaisse. +Quelle était l’épaisseur de cette paroi ? +Était-elle de cent pieds ou de dix, on n’eût pu le dire. +Mais les bruits souterrains étaient trop perceptibles pour qu’elle fût bien épaisse. Cyrus Smith resta d’abord pensif. Puis, il murmura encore ces paroles : « Oui ! le capitaine avait raison ! -Là est le danger, et un danger terrible ! -Les colons se regardèrent et regardèrent l’ingénieur. +Là est le danger, et un danger terrible ! +Les colons se regardèrent et regardèrent l’ingénieur. Ils ne pouvaient le comprendre. -Expliquez-vous, Cyrus ! dit Gédéon Spilett. -Le capitaine Nemo ! s’écrièrent les colons. -Le dernier service ! s’écria Pencroff ! +Expliquez-vous, Cyrus ! dit Gédéon Spilett. +Le capitaine Nemo ! s’écrièrent les colons. +Le dernier service ! s’écria Pencroff ! Mais que vous a dit le capitaine Nemo ? demanda le reporter. -Sachez-le donc, mes amis, répondit l’ingénieur. -Une dislocation ! l’île Lincoln ! -Écoutez-moi, Pencroff, reprit l’ingénieur. +Sachez-le donc, mes amis, répondit l’ingénieur. +Une dislocation ! l’île Lincoln ! +Écoutez-moi, Pencroff, reprit l’ingénieur. Eh bien ? demanda Pencroff, dont le front se plissait violemment. -Bon ! répliqua Pencroff, qui essaya de plaisanter encore une fois. -La mer éteindra le volcan, et tout sera fini ! -Oui, tout sera fini ! répondit Cyrus Smith. -Les colons ne répondirent rien à cette phrase si affirmative de l’ingénieur. -Ils avaient compris quel danger les menaçait. -Il faut dire, d’ailleurs, que Cyrus Smith n’exagérait en aucune façon. +Bon ! répliqua Pencroff, qui essaya de plaisanter encore une fois. +La mer éteindra le volcan, et tout sera fini ! +Oui, tout sera fini ! répondit Cyrus Smith. +Les colons ne répondirent rien à cette phrase si affirmative de l’ingénieur. +Ils avaient compris quel danger les menaçait. +Il faut dire, d’ailleurs, que Cyrus Smith n’exagérait en aucune façon. Le premier sentiment des colons fut une douleur profonde ! -Tant de fatigues inutilement dépensées, tant de travaux perdus ! +Tant de fatigues inutilement dépensées, tant de travaux perdus ! La conversation continua pendant quelque temps encore. Tous les bras furent donc requis. -Les travaux furent repris avec une fiévreuse ardeur. -Vers le vingt-trois janvier, le navire était à demi bordé. -Jusqu’alors, aucune modification ne s’était produite à la cime du volcan. +Les travaux furent repris avec une fiévreuse ardeur. +Vers le vingt-trois janvier, le navire était à demi bordé. +Jusqu’alors, aucune modification ne s’était produite à la cime du volcan. Un bruit effroyable retentit. -Les colons crurent d’abord que l’île se disloquait. -Ils se précipitèrent hors de Granite-house. -Il était environ deux heures du matin. -Le ciel était en feu. +Les colons crurent d’abord que l’île se disloquait. +Ils se précipitèrent hors de Granite-house. +Il était environ deux heures du matin. +Le ciel était en feu. Le corral ! le corral ! -Au cri d’Ayrton, les colons s’étaient précipités vers l’étable des onaggas. -Le chariot avait été attelé. -Tous n’avaient qu’une pensée ! -Courir au corral et mettre en liberté les animaux qu’il renfermait. -Avant trois heures du matin, ils étaient arrivés au corral. -D’effroyables hurlements indiquaient assez quelle épouvante terrifiait les mouflons et les chèvres. +Au cri d’Ayrton, les colons s’étaient précipités vers l’étable des onaggas. +Le chariot avait été attelé. +Tous n’avaient qu’une pensée ! +Courir au corral et mettre en liberté les animaux qu’il renfermait. +Avant trois heures du matin, ils étaient arrivés au corral. +D’effroyables hurlements indiquaient assez quelle épouvante terrifiait les mouflons et les chèvres. Du corral il ne restait plus rien ! -Le lac nous couvrira, dit Gédéon Spilett. -répondit Cyrus Smith, et ce fut là toute sa réponse. -Le volcan, découronné, n’était plus reconnaissable. -Une sorte de table rase le terminait alors et remplaçait l’ancien cratère. -Le ciel répondait à coups d’éclairs à l’éruption volcanique. +Le lac nous couvrira, dit Gédéon Spilett. +répondit Cyrus Smith, et ce fut là toute sa réponse. +Le volcan, découronné, n’était plus reconnaissable. +Une sorte de table rase le terminait alors et remplaçait l’ancien cratère. +Le ciel répondait à coups d’éclairs à l’éruption volcanique. Les colons avaient repris la route du corral. -Ils marchaient lentement, à reculons pour ainsi dire. -Une question de vie ou de mort allait se décider pour eux. -s’écria Cyrus Smith. -La pensée de l’ingénieur fut aussitôt comprise. +Ils marchaient lentement, à reculons pour ainsi dire. +Une question de vie ou de mort allait se décider pour eux. +s’écria Cyrus Smith. +La pensée de l’ingénieur fut aussitôt comprise. Les colons coururent au chantier. -Les matières liquéfiées atteignirent presque aussitôt la partie inférieure de l’épaulement. +Les matières liquéfiées atteignirent presque aussitôt la partie inférieure de l’épaulement. Quel spectacle que ce combat entre l’eau et le feu ! -L’eau sifflait en s’évaporant au contact des laves bouillonnantes. -Cette fois, l’eau devait être vaincue par le feu. -Ils avaient devant eux quelques jours de répit. -Le plateau de Grande-Vue, Granite-house et le chantier de construction étaient momentanément préservés. -L’épanchement volcanique se faisait toujours, mais peut-être avec moins d’abondance. -Le liquide incandescent s’était donc répandu à travers la forêt de Far-West. -Chaque jour, Cyrus Smith et Gédéon Spilett montaient au plateau de Grande-Vue. -C’était un spectacle désolant, en effet. -Toute la partie boisée de l’île était maintenant dénudée. -Çà et là grimaçaient quelques souches ébranchées et noircies. -L’emplacement des forêts détruites était plus aride que le marais des tadornes. -L’envahissement des laves avait été complet. -Cela brise le cœur ! dit un jour Gédéon Spilett. -Oui, Spilett, répondit l’ingénieur. +L’eau sifflait en s’évaporant au contact des laves bouillonnantes. +Cette fois, l’eau devait être vaincue par le feu. +Ils avaient devant eux quelques jours de répit. +Le plateau de Grande-Vue, Granite-house et le chantier de construction étaient momentanément préservés. +L’épanchement volcanique se faisait toujours, mais peut-être avec moins d’abondance. +Le liquide incandescent s’était donc répandu à travers la forêt de Far-West. +Chaque jour, Cyrus Smith et Gédéon Spilett montaient au plateau de Grande-Vue. +C’était un spectacle désolant, en effet. +Toute la partie boisée de l’île était maintenant dénudée. +Çà et là grimaçaient quelques souches ébranchées et noircies. +L’emplacement des forêts détruites était plus aride que le marais des tadornes. +L’envahissement des laves avait été complet. +Cela brise le cœur ! dit un jour Gédéon Spilett. +Oui, Spilett, répondit l’ingénieur. Ne trouvez-vous pas, Cyrus, que le volcan semble vouloir se calmer ? Il vomit encore des laves, mais moins abondamment, si je ne me trompe ! -Peu importe, répondit Cyrus Smith. +Peu importe, répondit Cyrus Smith. Venez, Spilett, venez, et ne perdons pas une heure ! -On était au vingt février. -L’île tiendrait-elle jusque-là ? -Tous les efforts des travailleurs tendirent donc à l’achèvement de la coque. -Mais l’île Tabor après l’île Lincoln ! +On était au vingt février. +L’île tiendrait-elle jusque-là ? +Tous les efforts des travailleurs tendirent donc à l’achèvement de la coque. +Mais l’île Tabor après l’île Lincoln ! Ah ! malheur de ma vie ! Aurai-je cru jamais voir pareille chose ! -répondait invariablement l’ingénieur. +répondait invariablement l’ingénieur. Et l’on travaillait sans perdre un instant. -Oui, Nab, répondit Cyrus Smith. -Pendant la première semaine de mars, le mont Franklin redevint menaçant. -Ce dernier coup, porté à l’œuvre des colons, fut terrible. -Du moulin, des bâtiments de la basse-cour, des étables, il ne resta plus rien. -Les volatiles, effarés, disparurent en toutes directions. -Bon nombre des animaux de l’île avaient péri pendant la première éruption. -La sublime horreur de ce spectacle échappe à toute description. -Mais le cratère ne put donner une issue suffisante à ces vapeurs. \ No newline at end of file +Oui, Nab, répondit Cyrus Smith. +Pendant la première semaine de mars, le mont Franklin redevint menaçant. +Ce dernier coup, porté à l’œuvre des colons, fut terrible. +Du moulin, des bâtiments de la basse-cour, des étables, il ne resta plus rien. +Les volatiles, effarés, disparurent en toutes directions. +Bon nombre des animaux de l’île avaient péri pendant la première éruption. +La sublime horreur de ce spectacle échappe à toute description. +Mais le cratère ne put donner une issue suffisante à ces vapeurs. +C’était tout ce qui restait du massif de Granite-house ! +C’était sur ce roc nu qu’ils vivaient depuis neuf jours ! +Leur dernier espoir, leur navire, avait été brisé. +Pas de feu ni de quoi en faire. +Ils étaient destinés à périr ! +Toute leur science, toute leur intelligence ne pouvait rien dans cette situation. +Ils étaient uniquement entre les mains de Dieu. +Cyrus Smith était calme. +Nab et Ayrton étaient résignés à leur sort. +Les bras d'Ayrton s'étendirent... (Page six cent dix.) « Ah ! misère ! misère ! répétait souvent Pencroff ! +Le capitaine Nemo a bien fait de mourir ! +dit une fois Nab. +Leur affaiblissement était extrême. +Harbert et Nab commencèrent à donner quelques signes de délire. +Dans cette situation, pouvaient-ils conserver même une ombre d’espoir ? +Quelle était leur seule chance ? +Qu’un navire passât en vue du récif ? +Un navire était en vue de l’île ! +Ce navire ne courait point la mer à l’aventure. +murmura Ayrton, et il retomba sans mouvement. +Un mot d’Ayrton suffit à leur tout apprendre. +Le Duncan ! murmura-t-il. +Et, levant les bras vers le ciel, il s’écria : « Ah ! +Tu as donc voulu que nous fussions sauvés ! +Les colons étaient sauvés, ils étaient déjà sur le chemin du retour ! +Mes compagnons et moi ? +À l’île Lincoln ! +Une notice ? s’écria Gédéon Spilett. +Pour y déposer cette notice ! répondit Harbert. +dit Cyrus Smith avec une émotion profonde. +C’était comme une île en terre ferme. +Là, sous la main intelligente de l’ingénieur et de ses compagnons, tout prospéra. +fin de la troisième et dernière partie \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Un_Hivernage_dans_les_glaces.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Un_Hivernage_dans_les_glaces.txt index 9b37372f..e375a355 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Un_Hivernage_dans_les_glaces.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Un_Hivernage_dans_les_glaces.txt @@ -1,543 +1,543 @@ -Monsieur le curé, s’écria-t-il, halte là ! s’il vous plaît. -Qu’est-ce qui vous prend donc si matin, Jean Cornbutte ? répliqua le curé. +Monsieur le curé, s’écria-t-il, halte là ! s’il vous plaît. +Qu’est-ce qui vous prend donc si matin, Jean Cornbutte ? répliqua le curé. Ce qui me prend ?... -Une fameuse envie de vous sauter au cou, tout de même ! -Eh bien, après la messe à laquelle vous allez assister... -La messe ! répondit en riant le vieux marin. -Et pourquoi ne dirais-je pas ma messe ? demanda le curé. -Le troisième son a tinté... -Il est donc arrivé ? s’écria joyeusement le curé. -Il ne s’en faut guère, reprit Cornbutte en se frottant les mains. +Une fameuse envie de vous sauter au cou, tout de même ! +Eh bien, après la messe à laquelle vous allez assister... +La messe ! répondit en riant le vieux marin. +Et pourquoi ne dirais-je pas ma messe ? demanda le curé. +Le troisième son a tinté... +Il est donc arrivé ? s’écria joyeusement le curé. +Il ne s’en faut guère, reprit Cornbutte en se frottant les mains. Je connais vos conventions. Allez donc tout disposer, Cornbutte. -J’y cours, monsieur le curé. -Jean Cornbutte avait amassé quelque bien dans son état. -Marie avait vingt ans à peine. -C’était une belle Flamande, avec quelques gouttes de sang hollandais dans les veines. -Sa mère l’avait confiée, en mourant, à son frère Jean Cornbutte. +J’y cours, monsieur le curé. +Jean Cornbutte avait amassé quelque bien dans son état. +Marie avait vingt ans à peine. +C’était une belle Flamande, avec quelques gouttes de sang hollandais dans les veines. +Sa mère l’avait confiée, en mourant, à son frère Jean Cornbutte. En rentrant au logis, Jean Cornbutte trouva toute la maison sur pied. Pourvu que le brick n’arrive pas avant nous ! disait-elle. -Nos amis sont-ils prévenus, mon oncle ? demanda Marie. -Et le notaire, et le curé ? -Il n’y aura que toi à nous faire attendre ! -En ce moment entra le compère Clerbaut. -Eh bien ! mon vieux Cornbutte, s’écria-t-il, voilà de la chance ! -Qu’est-ce que ça me fait ? répondit Jean Cornbutte. +Nos amis sont-ils prévenus, mon oncle ? demanda Marie. +Et le notaire, et le curé ? +Il n’y aura que toi à nous faire attendre ! +En ce moment entra le compère Clerbaut. +Eh bien ! mon vieux Cornbutte, s’écria-t-il, voilà de la chance ! +Qu’est-ce que ça me fait ? répondit Jean Cornbutte. Il s’agit bien du gouvernement ! -Je ne disconviens pas que..., répondit le compère. +Je ne disconviens pas que..., répondit le compère. Mais enfin ces fournitures... Ces fournitures de bois... Et avec tous nos amis de terre et nos amis de mer, Clerbaut. -J’ai déjà prévenu mon monde, et j’inviterai tout l’équipage du brick ! +J’ai déjà prévenu mon monde, et j’inviterai tout l’équipage du brick ! Et nous irons l’attendre sur l’estacade ? demanda Marie. -Je te crois bien, répondit Jean Cornbutte. -Nous défilerons tous deux par deux, violons en tête ! -Les invités de Jean Cornbutte arrivèrent sans tarder. -Bien qu’il fût de grand matin, pas un ne manqua à l’appel. -Tous félicitèrent à l’envi le brave marin qu’ils aimaient. -Pendant ce temps, Marie, agenouillée, transformait devant Dieu ses prières en remercîments. -De chaque côté arrivait un honnête compliment ou un salut flatteur. -Le brick de Jean Cornbutte était devenu de plus en plus visible. -La joie devait évidemment régner à bord comme à terre. -Jean Cornbutte, une longue-vue à la main, répondait gaillardement aux questions de ses amis. +Je te crois bien, répondit Jean Cornbutte. +Nous défilerons tous deux par deux, violons en tête ! +Les invités de Jean Cornbutte arrivèrent sans tarder. +Bien qu’il fût de grand matin, pas un ne manqua à l’appel. +Tous félicitèrent à l’envi le brave marin qu’ils aimaient. +Pendant ce temps, Marie, agenouillée, transformait devant Dieu ses prières en remercîments. +De chaque côté arrivait un honnête compliment ou un salut flatteur. +Le brick de Jean Cornbutte était devenu de plus en plus visible. +La joie devait évidemment régner à bord comme à terre. +Jean Cornbutte, une longue-vue à la main, répondait gaillardement aux questions de ses amis. Pas un cordage de moins ! Voyez-vous votre fils le capitaine ? lui demandait-on. -Ah ! c’est qu’il est à son affaire ! +Ah ! c’est qu’il est à son affaire ! Pourquoi ne hisse-t-il pas son pavillon ? demanda Clerbaut. -Je ne sais guère, mon vieil ami, mais il a une raison sans doute. +Je ne sais guère, mon vieil ami, mais il a une raison sans doute. Mais c’est mon fils, mademoiselle ! -La Jeune-Hardie était entièrement visible. -Déjà l’équipage faisait ses préparatifs de mouillage. -Les voiles hautes avaient été carguées. -On pouvait reconnaître les matelots qui s’élançaient dans les agrès. -Ma foi, voici le second, André Vasling ! s’écria Clerbaut. -Voici Fidèle Misonne, le charpentier, répondit un des assistants. +La Jeune-Hardie était entièrement visible. +Déjà l’équipage faisait ses préparatifs de mouillage. +Les voiles hautes avaient été carguées. +On pouvait reconnaître les matelots qui s’élançaient dans les agrès. +Ma foi, voici le second, André Vasling ! s’écria Clerbaut. +Voici Fidèle Misonne, le charpentier, répondit un des assistants. Et notre ami Penellan ! -dit un autre, en faisant un signe au marin ainsi nommé. -Il y avait deuil à bord ! -Le brick arrivait tristement au port, et un silence glacial régnait sur son pont. -Bientôt il eut dépassé l’extrémité de l’estacade. +dit un autre, en faisant un signe au marin ainsi nommé. +Il y avait deuil à bord ! +Le brick arrivait tristement au port, et un silence glacial régnait sur son pont. +Bientôt il eut dépassé l’extrémité de l’estacade. dit Jean Cornbutte, qui ne put articuler que ces mots. -Les marins du brick, la tête découverte, lui montrèrent le pavillon de deuil. -Marie poussa un cri de détresse et tomba dans les bras du vieux Cornbutte. +Les marins du brick, la tête découverte, lui montrèrent le pavillon de deuil. +Marie poussa un cri de détresse et tomba dans les bras du vieux Cornbutte. La mer devint de plus en plus mauvaise. -Elle fut obligée de fuir vent arrière. -Halte là ! s’il vous plaît ! -Cette triste nouvelle se répandit aussitôt dans tout Dunkerque. -Les nombreux amis du vieux marin vinrent lui apporter leurs vives et sincères condoléances. -Hélas ! oui, monsieur Jean ! répondit André Vasling. +Elle fut obligée de fuir vent arrière. +Halte là ! s’il vous plaît ! +Cette triste nouvelle se répandit aussitôt dans tout Dunkerque. +Les nombreux amis du vieux marin vinrent lui apporter leurs vives et sincères condoléances. +Hélas ! oui, monsieur Jean ! répondit André Vasling. Et avez-vous bien fait toutes les recherches voulues pour le retrouver ? -André Vasling, apprit à Jean Cornbutte l’affreux événement (p. cent vingt-sept). +André Vasling, apprit à Jean Cornbutte l’affreux événement (p. cent vingt-sept). Toutes, sans contredit, monsieur Cornbutte ! -Vous plairait-il, André, de garder le commandement en second du navire ? -Cela dépendra du capitaine, monsieur Cornbutte. -Le capitaine, ce sera moi, André, répondit le vieux marin. -Votre fils est mort ! répondit André Vasling en insistant. -André Vasling, comprenant que cette décision était inébranlable, n’insista plus et se retira. -Le vieux marin décida que la Jeune-Hardie reprendrait aussitôt la mer. -Ce brick, solidement construit, n’avait aucune avarie à réparer. +Vous plairait-il, André, de garder le commandement en second du navire ? +Cela dépendra du capitaine, monsieur Cornbutte. +Le capitaine, ce sera moi, André, répondit le vieux marin. +Votre fils est mort ! répondit André Vasling en insistant. +André Vasling, comprenant que cette décision était inébranlable, n’insista plus et se retira. +Le vieux marin décida que la Jeune-Hardie reprendrait aussitôt la mer. +Ce brick, solidement construit, n’avait aucune avarie à réparer. Il remplacerait seulement son fils dans le commandement du navire. -Jean Cornbutte proposa de nouveau à André Vasling de reprendre son rang à bord. -Comme vous voudrez, André Vasling, répondit Cornbutte. +Jean Cornbutte proposa de nouveau à André Vasling de reprendre son rang à bord. +Comme vous voudrez, André Vasling, répondit Cornbutte. Souvenez-vous seulement que, si vous acceptez, vous serez le bienvenu parmi nous. -Le départ fut fixé au vingt-deux mai. -Il était encore indécis et ne savait quel parti prendre. -Il écouta attentivement et reconnut les voix de Penellan et de Marie. -Quel âge a mon oncle Cornbutte ? disait Marie. -Quelque chose comme soixante ans, répondait Penellan. +Le départ fut fixé au vingt-deux mai. +Il était encore indécis et ne savait quel parti prendre. +Il écouta attentivement et reconnut les voix de Penellan et de Marie. +Quel âge a mon oncle Cornbutte ? disait Marie. +Quelque chose comme soixante ans, répondait Penellan. Eh bien ! ne va-t-il pas affronter des dangers pour retrouver son fils ? -Notre capitaine est un homme solide encore, répliquait le marin. -Aussi, je ne suis point effrayé de lui voir reprendre la mer ! +Notre capitaine est un homme solide encore, répliquait le marin. +Aussi, je ne suis point effrayé de lui voir reprendre la mer ! Mon bon Penellan, reprit Marie, on est forte quand on aime ! D’ailleurs, j’ai pleine confiance dans l’appui du Ciel. Vous me comprenez et vous me viendrez en aide ! C’est impossible, Marie ! -Qui sait où nous dériverons, et quels maux il nous faudra souffrir ! +Qui sait où nous dériverons, et quels maux il nous faudra souffrir ! Combien ai-je vu d’hommes vigoureux laisser leur vie dans ces mers ! -André Vasling avait compris la résolution de la jeune fille. -Il réfléchit un instant, et son parti fut pris. -dit-il à voix haute. -Marie et Penellan parurent aussitôt. -Ma pauvre Marie, voici la dernière soirée que nous passerons ensemble ! -Mon oncle, s’écria Marie en tombant dans les bras de Jean Cornbutte. -Dieu aidant, je te ramènerai ton fiancé ! -Oui, nous retrouverons Louis ! ajouta André Vasling. -Vous êtes donc des nôtres ? demanda vivement Penellan. -Oui, Penellan, André Vasling sera mon second, répondit Jean Cornbutte. +André Vasling avait compris la résolution de la jeune fille. +Il réfléchit un instant, et son parti fut pris. +dit-il à voix haute. +Marie et Penellan parurent aussitôt. +Ma pauvre Marie, voici la dernière soirée que nous passerons ensemble ! +Mon oncle, s’écria Marie en tombant dans les bras de Jean Cornbutte. +Dieu aidant, je te ramènerai ton fiancé ! +Oui, nous retrouverons Louis ! ajouta André Vasling. +Vous êtes donc des nôtres ? demanda vivement Penellan. +Oui, Penellan, André Vasling sera mon second, répondit Jean Cornbutte. Oh ! oh ! fit le Breton d’un air singulier. Et ses conseils nous seront utiles, car il est habile et entreprenant. -Eh bien, mes amis, à demain. -Rendez-vous à bord et prenez les dernières dispositions. -Au revoir, André, au revoir, Penellan ! +Eh bien, mes amis, à demain. +Rendez-vous à bord et prenez les dernières dispositions. +Au revoir, André, au revoir, Penellan ! Le second et le matelot sortirent ensemble. -Jean Cornbutte et Marie demeurèrent en présence l’un de l’autre. -Bien des larmes furent répandues pendant cette triste soirée. -Ce départ avait attiré sur l’estacade tous les amis du vieux marin. -De rudes poignées de main furent silencieusement échangées, et Jean Cornbutte monta à bord. -L’équipage était au complet. -André Vasling donna les derniers ordres. -Où va ce navire ? -Il suit la route périlleuse sur laquelle se sont perdus tant de naufragés ! +Jean Cornbutte et Marie demeurèrent en présence l’un de l’autre. +Bien des larmes furent répandues pendant cette triste soirée. +Ce départ avait attiré sur l’estacade tous les amis du vieux marin. +De rudes poignées de main furent silencieusement échangées, et Jean Cornbutte monta à bord. +L’équipage était au complet. +André Vasling donna les derniers ordres. +Où va ce navire ? +Il suit la route périlleuse sur laquelle se sont perdus tant de naufragés ! Il n’a pas de destination certaine ! -Il doit s’attendre à tous les périls, et savoir les braver sans hésitation ! -Dieu seul sait où il lui sera donné d’aborder ! -Le plan de Jean Cornbutte se trouvait naturellement tracé. -Il se retourna et demeura stupéfait. +Il doit s’attendre à tous les périls, et savoir les braver sans hésitation ! +Dieu seul sait où il lui sera donné d’aborder ! +Le plan de Jean Cornbutte se trouvait naturellement tracé. +Il se retourna et demeura stupéfait. Marie l’entourait de ses bras. -Marie ! ma fille à bord ! s’écria-t-il. +Marie ! ma fille à bord ! s’écria-t-il. Comment supporteras-tu nos fatigues ? -Sais-tu bien que ta présence peut nuire à nos recherches ? +Sais-tu bien que ta présence peut nuire à nos recherches ? Non, mon oncle, car je suis forte ! -Qui sait où nous serons entraînés, Marie ! +Qui sait où nous serons entraînés, Marie ! Et toi, faible enfant ! Mais, mon oncle, je suis d’une famille de marins ! -Je suis faite aux récits de combats et de tempêtes ! -Je suis près de vous et de mon vieil ami Penellan ! -C’est lui qui t’a cachée à bord ! -Soyez tranquille, capitaine, répondit Penellan. +Je suis faite aux récits de combats et de tempêtes ! +Je suis près de vous et de mon vieil ami Penellan ! +C’est lui qui t’a cachée à bord ! +Soyez tranquille, capitaine, répondit Penellan. La petite a force et courage, et elle nous servira d’ange gardien. -Aucun naufragé, aucun débris de navire n’avait été recueilli sur les côtes. -La nouvelle même de l’événement y était entièrement inconnue. -L’état de la mer était bon, les vents fermes. -Jean Cornbutte résolut de se rendre à Bodoë. -Dieu ait pitié de nous ! +Aucun naufragé, aucun débris de navire n’avait été recueilli sur les côtes. +La nouvelle même de l’événement y était entièrement inconnue. +L’état de la mer était bon, les vents fermes. +Jean Cornbutte résolut de se rendre à Bodoë. +Dieu ait pitié de nous ! Le premier mouvement de Jean Cornbutte fut de remercier le Ciel. Il se croyait sur les traces de son fils ! -Il n’y avait pas à perdre un jour. -La Jeune-Hardie fut aussitôt mise en état d’affronter les périls des mers polaires. -Tout l’équipage fut employé à ces préparatifs et déploya une grande activité. -Penellan observait, sans en rien dire, les moindres actions d’André Vasling. -C’était alors l’époque favorable pour tenter des explorations dans les mers arctiques. +Il n’y avait pas à perdre un jour. +La Jeune-Hardie fut aussitôt mise en état d’affronter les périls des mers polaires. +Tout l’équipage fut employé à ces préparatifs et déploya une grande activité. +Penellan observait, sans en rien dire, les moindres actions d’André Vasling. +C’était alors l’époque favorable pour tenter des explorations dans les mers arctiques. Ayez bon courage, mon oncle ! La pluie et la neige tombaient souvent en abondance. -André Vasling et Penellan. +André Vasling et Penellan. Quand apercevrons-nous la terre ? demanda la jeune fille. -Dans trois ou quatre jours au plus tard, répondit Jean Cornbutte. +Dans trois ou quatre jours au plus tard, répondit Jean Cornbutte. Mais y trouverons-nous de nouveaux indices du passage de mon pauvre Louis ? -Il est à craindre que le Froöern n’ait été entraîné plus au nord ! +Il est à craindre que le Froöern n’ait été entraîné plus au nord ! Je crois que nous verrons la terre avant peu. -La voilà ! s’écria Marie. -Non, mon enfant, répondit Jean Cornbutte. -Ce sont des montagnes de glaces, les premières que nous rencontrons. +La voilà ! s’écria Marie. +Non, mon enfant, répondit Jean Cornbutte. +Ce sont des montagnes de glaces, les premières que nous rencontrons. Elles nous broieraient comme du verre, si nous nous laissions prendre entre elles. -Penellan et Vasling, veillez à la manœuvre. -L’obscurité s’augmenta bientôt avec le brouillard. -On fut même obligé d’orienter la grande vergue à toucher les haubans. +Penellan et Vasling, veillez à la manœuvre. +L’obscurité s’augmenta bientôt avec le brouillard. +On fut même obligé d’orienter la grande vergue à toucher les haubans. Jean Cornbutte redescendit sur le pont. -Ses regards ne pouvaient percer les ténèbres environnantes. -Et qui se doute de ce que nous trouverons derrière ? reprit le matelot. -Ne cause donc pas tant, bavard, dit Gervique, et veille à ton bord. -Quand nous serons passés, il sera temps de grogner ! -Gare à ta gaffe ! -Sens-tu la barre ? demanda Jean Cornbutte à Penellan. +Ses regards ne pouvaient percer les ténèbres environnantes. +Et qui se doute de ce que nous trouverons derrière ? reprit le matelot. +Ne cause donc pas tant, bavard, dit Gervique, et veille à ton bord. +Quand nous serons passés, il sera temps de grogner ! +Gare à ta gaffe ! +Sens-tu la barre ? demanda Jean Cornbutte à Penellan. Le navire ne gouverne plus ! -Tout est pour le mieux ! s’écria Penellan. +Tout est pour le mieux ! s’écria Penellan. Orientons nos huniers et notre misaine ! -Un phénomène, très-commun dans ces parages, venait de se produire. -Le brick voguait alors dans une mer presque entièrement libre. +Un phénomène, très-commun dans ces parages, venait de se produire. +Le brick voguait alors dans une mer presque entièrement libre. Le courage de Marie, d’ailleurs, ne faiblissait pas. -La coupe de ses vêtements de femme ne convenait pas sous ces latitudes froides. -Ils travaillèrent ainsi tout le temps que dura cette navigation dans les passes. -Enfin le brick, après mille détours, arriva en vue du cap Brewster. -Une chaloupe fut mise à la mer. -Jean Cornbutte et Penellan gagnèrent la côte, qui était absolument déserte. -Quelques indices de l’hiver furent aperçus. -La terre se trouvait alors à trente milles sous le vent. +La coupe de ses vêtements de femme ne convenait pas sous ces latitudes froides. +Ils travaillèrent ainsi tout le temps que dura cette navigation dans les passes. +Enfin le brick, après mille détours, arriva en vue du cap Brewster. +Une chaloupe fut mise à la mer. +Jean Cornbutte et Penellan gagnèrent la côte, qui était absolument déserte. +Quelques indices de l’hiver furent aperçus. +La terre se trouvait alors à trente milles sous le vent. Il fallut donc employer les scies pour couper la glace. -Tout l’équipage réuni mit près de vingt heures à ce travail. +Tout l’équipage réuni mit près de vingt heures à ce travail. Pendant quelques jours encore, la Jeune-Hardie lutta contre d’insurmontables obstacles. -La température se maintenait, en moyenne, à seize degrés au-dessous de zéro. -Jean Cornbutte fit ses premiers préparatifs d’hivernage. +La température se maintenait, en moyenne, à seize degrés au-dessous de zéro. +Jean Cornbutte fit ses premiers préparatifs d’hivernage. Ma foi ! dit Penellan, nous ne manquerons ni de fourrures ni de gibier ! -Il n’y a que des Groënlandais qui fréquentent ces terres, répliqua André Vasling. -J’aperçois une pointe de terre qui nous préservera joliment des vents du nord-est. +Il n’y a que des Groënlandais qui fréquentent ces terres, répliqua André Vasling. +J’aperçois une pointe de terre qui nous préservera joliment des vents du nord-est. Par ici, mes enfants ! -Ses compagnons le suivirent, et tous rejoignirent bientôt Penellan. +Ses compagnons le suivirent, et tous rejoignirent bientôt Penellan. Le marin avait dit vrai. -Ce lieu d’hivernage était excellent. -Restait à y conduire le navire. -C’était revenir sur ses pas, mais il n’y avait pas à hésiter. +Ce lieu d’hivernage était excellent. +Restait à y conduire le navire. +C’était revenir sur ses pas, mais il n’y avait pas à hésiter. Le bruit augmentait avec une violence sensible. -Diable ! nous n’en avons pas encore aperçu, cependant. -Commençons donc par les bien recevoir. -Un péril d’une nouvelle sorte venait les menacer. -Plusieurs matelots perdirent l’équilibre et tombèrent. -Oui ! lui répondit-on. -Me voici ! répondit Turquiette, secouant la neige dont il était couvert. +Diable ! nous n’en avons pas encore aperçu, cependant. +Commençons donc par les bien recevoir. +Un péril d’une nouvelle sorte venait les menacer. +Plusieurs matelots perdirent l’équilibre et tombèrent. +Oui ! lui répondit-on. +Me voici ! répondit Turquiette, secouant la neige dont il était couvert. Par ici, Vasling, cria Jean Cornbutte au second. -Mais nous sommes perdus ! s’écria Gradlin avec effroi. +Mais nous sommes perdus ! s’écria Gradlin avec effroi. Eh non ! fit Penellan. -Nous sommes peut-être sauvés ! -À peine achevait-il ces mots, qu’un craquement effroyable se fit entendre. -Les glaçons venaient « de lever l’ancre », suivant l’expression des marins. -Aux premières lueurs du jour, un tableau tout différent s’offrit à leurs yeux. -La pensée de son brick se présenta à l’esprit de Jean Cornbutte. -Mon pauvre navire ! s’écria-t-il. -Il doit être perdu ! -Le plus sombre désespoir commença à se peindre sur la figure de ses compagnons. -La perte du navire entraînait inévitablement leur mort prochaine. +Nous sommes peut-être sauvés ! +À peine achevait-il ces mots, qu’un craquement effroyable se fit entendre. +Les glaçons venaient « de lever l’ancre », suivant l’expression des marins. +Aux premières lueurs du jour, un tableau tout différent s’offrit à leurs yeux. +La pensée de son brick se présenta à l’esprit de Jean Cornbutte. +Mon pauvre navire ! s’écria-t-il. +Il doit être perdu ! +Le plus sombre désespoir commença à se peindre sur la figure de ses compagnons. +La perte du navire entraînait inévitablement leur mort prochaine. Courage ! mes amis, reprit Penellan. Il en fut quitte pour un bain un peu froid. -Effectivement, le brick flottait à deux milles au vent. -Après des peines infinies, la petite troupe l’atteignit. -Déjà le soleil s’élevait à peine au-dessus de l’horizon. -L’équipage se hâta de faire ses préparatifs. +Effectivement, le brick flottait à deux milles au vent. +Après des peines infinies, la petite troupe l’atteignit. +Déjà le soleil s’élevait à peine au-dessus de l’horizon. +L’équipage se hâta de faire ses préparatifs. Penellan en fut le grand ordonnateur. -Cette enveloppe ne permettait pas à la chaleur intérieure de rayonner au dehors. -André Vasling ne s’était pas montré le moins habile à ces divers aménagements. -Aussi le second détestait-il cordialement le timonier, qui le lui rendait avec du retour. +Cette enveloppe ne permettait pas à la chaleur intérieure de rayonner au dehors. +André Vasling ne s’était pas montré le moins habile à ces divers aménagements. +Aussi le second détestait-il cordialement le timonier, qui le lui rendait avec du retour. Penellan recommanda fortement aussi l’usage des ablutions froides, chaque matin. -Rien n’est plus dangereux dans ces latitudes désolées. -Le ciel, toujours sombre, remplissait l’âme de tristesse. -Une neige épaisse, fouettée par des vents violents, ajoutait à l’horreur accoutumée. -Le soleil allait disparaître bientôt. +Rien n’est plus dangereux dans ces latitudes désolées. +Le ciel, toujours sombre, remplissait l’âme de tristesse. +Une neige épaisse, fouettée par des vents violents, ajoutait à l’horreur accoutumée. +Le soleil allait disparaître bientôt. Penellan fit aussi creuser un trou dans la glace, non loin du navire. -Tous ces préparatifs durèrent environ trois semaines. +Tous ces préparatifs durèrent environ trois semaines. Il fut alors question de pousser les recherches plus avant. -La carte en main, il exposa nettement la situation présente. +La carte en main, il exposa nettement la situation présente. La carte en main, il exposa nettement la situation (p. cent cinquante et un). -La côte orientale du Groënland s’avance perpendiculairement vers le nord. -Les découvertes des navigateurs ont donné la limite exacte de ces parages. +La côte orientale du Groënland s’avance perpendiculairement vers le nord. +Les découvertes des navigateurs ont donné la limite exacte de ces parages. La caravane se mit en marche (p. cent cinquante-cinq). -Les dispositions furent immédiatement commencées. -Ce qui réussit complétement. -Les bottes de peau de phoque étaient heureusement en grand nombre. -La chasse devait fournir chaque jour des provisions fraîches. -Une certaine quantité de poudre fut divisée dans plusieurs sacs. +Les dispositions furent immédiatement commencées. +Ce qui réussit complétement. +Les bottes de peau de phoque étaient heureusement en grand nombre. +La chasse devait fournir chaque jour des provisions fraîches. +Une certaine quantité de poudre fut divisée dans plusieurs sacs. Le onze octobre, le soleil ne reparut pas au-dessus de l’horizon. -Ce dégel empêcherait forcément toute exploration. +Ce dégel empêcherait forcément toute exploration. Il fallait donc les sauver auparavant, ou tout espoir serait perdu. -André Vasling savait tout cela mieux que personne. -Aussi résolut-il d’apporter de nombreux obstacles à cette expédition. -Les préparatifs du voyage furent achevés vers le vingt octobre. +André Vasling savait tout cela mieux que personne. +Aussi résolut-il d’apporter de nombreux obstacles à cette expédition. +Les préparatifs du voyage furent achevés vers le vingt octobre. Il s’agit alors de choisir les hommes qui en feraient partie. -Or, ni l’un ni l’autre ne pouvaient manquer à la caravane. -Le thermomètre était descendu à vingt-cinq degrés au-dessous de zéro. -Le départ fut fixé au lendemain. -Jean Cornbutte suivit la côte, en remontant vers le nord. -Les pas des marcheurs ne laissaient aucune trace sur cette glace résistante. -La tente fut adossée à un bloc de glaces. -Puis, tous s’endormirent à la garde de Dieu. -Après huit heures de sommeil, chacun reprit son poste de marche. -Un déjeuner substantiel fut fourni aux hommes et aux chiens, puis on partit. -Les hommes, quelquefois, avaient de la peine à le suivre. -Mais un mal dont plusieurs marins eurent bientôt à souffrir, ce fut l’éblouissement. -Des ophtalmies se déclarèrent chez Aupic et Misonne. -Il se produisait aussi un effet de réfraction excessivement curieux. -La fatigue devenait extrême pour tout le monde. -Jean Cornbutte éprouvait des éblouissements terribles, et sa vue s’altérait sensiblement. -Dès que le lieu du campement fut choisi, on procéda à son installation. -Penellan ne savait plus à quel saint se vouer. -Il trouvait indigne et lâche d’abandonner ses compagnons sur des présomptions sans portée. -Aussi cherchait-il à les détruire, mais ce fut en vain. -Le départ fut fixé à dix heures du matin, le cinq novembre. -La tristesse la plus profonde s’était emparée de la petite troupe. -Marie avait peine à retenir ses larmes, en voyant son oncle tout découragé. +Or, ni l’un ni l’autre ne pouvaient manquer à la caravane. +Le thermomètre était descendu à vingt-cinq degrés au-dessous de zéro. +Le départ fut fixé au lendemain. +Jean Cornbutte suivit la côte, en remontant vers le nord. +Les pas des marcheurs ne laissaient aucune trace sur cette glace résistante. +La tente fut adossée à un bloc de glaces. +Puis, tous s’endormirent à la garde de Dieu. +Après huit heures de sommeil, chacun reprit son poste de marche. +Un déjeuner substantiel fut fourni aux hommes et aux chiens, puis on partit. +Les hommes, quelquefois, avaient de la peine à le suivre. +Mais un mal dont plusieurs marins eurent bientôt à souffrir, ce fut l’éblouissement. +Des ophtalmies se déclarèrent chez Aupic et Misonne. +Il se produisait aussi un effet de réfraction excessivement curieux. +La fatigue devenait extrême pour tout le monde. +Jean Cornbutte éprouvait des éblouissements terribles, et sa vue s’altérait sensiblement. +Dès que le lieu du campement fut choisi, on procéda à son installation. +Penellan ne savait plus à quel saint se vouer. +Il trouvait indigne et lâche d’abandonner ses compagnons sur des présomptions sans portée. +Aussi cherchait-il à les détruire, mais ce fut en vain. +Le départ fut fixé à dix heures du matin, le cinq novembre. +La tristesse la plus profonde s’était emparée de la petite troupe. +Marie avait peine à retenir ses larmes, en voyant son oncle tout découragé. Tant de souffrances inutiles ! tant de travaux perdus ! -André Vasling ne pouvait pas dissimuler le plaisir que lui causait cette détermination. -Chacun poussa un cri de terreur, et Penellan se précipita au dehors. -Il faisait une obscurité complète. -Une tempête effroyable, car ce n’était pas un dégel, éclatait dans ces parages. -Il fut obligé de rentrer, après s’être vivement frotté avec de la neige. -Voici la tempête, dit-il. -Nous voilà mal pris ! dit Fidèle Misonne. -Et je ne sais si nous en réchapperons ! répliqua Aupic. -Quittons cette maison de neige ! dit André Vasling. -C’est impossible ! répondit Penellan. -Donnez-moi le thermomètre, » dit André Vasling. +André Vasling ne pouvait pas dissimuler le plaisir que lui causait cette détermination. +Chacun poussa un cri de terreur, et Penellan se précipita au dehors. +Il faisait une obscurité complète. +Une tempête effroyable, car ce n’était pas un dégel, éclatait dans ces parages. +Il fut obligé de rentrer, après s’être vivement frotté avec de la neige. +Voici la tempête, dit-il. +Nous voilà mal pris ! dit Fidèle Misonne. +Et je ne sais si nous en réchapperons ! répliqua Aupic. +Quittons cette maison de neige ! dit André Vasling. +C’est impossible ! répondit Penellan. +Donnez-moi le thermomètre, » dit André Vasling. Eh bien, monsieur Vasling, dit Penellan, voulez-vous encore sortir ?... -Vous voyez bien que c’est ici que nous sommes le plus en sûreté ! -Mais il est un danger, plus terrible encore, qui nous menace ! dit André Vasling. +Vous voyez bien que c’est ici que nous sommes le plus en sûreté ! +Mais il est un danger, plus terrible encore, qui nous menace ! dit André Vasling. Lequel ? demanda Jean Cornbutte. -Voyons quelle est la température. -C’est le plus grand froid que nous ayons éprouvé jusqu’ici ! -Encore dix degrés, ajouta André Vasling, et le mercure gèlera ! -Un morne silence suivit cette réflexion. -L’ouverture était entièrement obstruée par une neige résistante. -Que dis-tu ? s’écria Jean Cornbutte. -trente-deux degré au-dessous de zéro (p. cent cinquante-neuf). -Essayons de repousser cette masse de neige, » répondit le capitaine. -Jean Cornbutte ne put retenir un cri, qui réveilla Misonne et André Vasling. -Un juron éclata entre les dents de ce dernier, dont les traits se contractèrent. -Le désespoir et la volonté luttaient (p. cent soixante-quatre). -Malédiction ! s’écria Misonne. -Le tuyau du poêle est bouché par la glace ! -Il ne fallait plus attendre qu’une fin affreuse, précédée d’une agonie terrible ! +Voyons quelle est la température. +C’est le plus grand froid que nous ayons éprouvé jusqu’ici ! +Encore dix degrés, ajouta André Vasling, et le mercure gèlera ! +Un morne silence suivit cette réflexion. +L’ouverture était entièrement obstruée par une neige résistante. +Que dis-tu ? s’écria Jean Cornbutte. +trente-deux degré au-dessous de zéro (p. cent cinquante-neuf). +Essayons de repousser cette masse de neige, » répondit le capitaine. +Jean Cornbutte ne put retenir un cri, qui réveilla Misonne et André Vasling. +Un juron éclata entre les dents de ce dernier, dont les traits se contractèrent. +Le désespoir et la volonté luttaient (p. cent soixante-quatre). +Malédiction ! s’écria Misonne. +Le tuyau du poêle est bouché par la glace ! +Il ne fallait plus attendre qu’une fin affreuse, précédée d’une agonie terrible ! Eh bien ! dit la jeune fille, vous avez donc fait trop de feu ? -La chambre est pleine de fumée ! -Oui ... oui ... répondit le timonier en balbutiant. -Personne n’osa lui apprendre la vérité. -Voyons, Marie, dit Penellan, en brusquant les choses, aide-nous à préparer le déjeuner. +La chambre est pleine de fumée ! +Oui ... oui ... répondit le timonier en balbutiant. +Personne n’osa lui apprendre la vérité. +Voyons, Marie, dit Penellan, en brusquant les choses, aide-nous à préparer le déjeuner. Il fait trop froid pour sortir. -Ces paroles ranimèrent ses compagnons. -Mangeons d’abord, ajouta Penellan, et nous verrons ensuite à sortir d’ici ! -Penellan joignit l’exemple au conseil et dévora sa portion. -Penellan regarda Marie, qui comprit la vérité, mais ne trembla pas. -Jean Cornbutte résolut alors de creuser une ouverture dans la porte même. -La glace était tellement dure que les coutelas l’entamaient difficilement. -Les morceaux que l’on parvenait à extraire encombrèrent bientôt la hutte. -Néanmoins, ce projet obtint l’assentiment de tous, et il fut mis à exécution. -Il faut qu’elle ait été amoncelée par le vent sur ce point. -Peut-être aurions-nous dû songer à nous échapper par un autre endroit ? +Ces paroles ranimèrent ses compagnons. +Mangeons d’abord, ajouta Penellan, et nous verrons ensuite à sortir d’ici ! +Penellan joignit l’exemple au conseil et dévora sa portion. +Penellan regarda Marie, qui comprit la vérité, mais ne trembla pas. +Jean Cornbutte résolut alors de creuser une ouverture dans la porte même. +La glace était tellement dure que les coutelas l’entamaient difficilement. +Les morceaux que l’on parvenait à extraire encombrèrent bientôt la hutte. +Néanmoins, ce projet obtint l’assentiment de tous, et il fut mis à exécution. +Il faut qu’elle ait été amoncelée par le vent sur ce point. +Peut-être aurions-nous dû songer à nous échapper par un autre endroit ? Il est impossible que nous ne trouvions pas une issue ! L’esprit-de-vin ne manquera-t-il pas ? demanda le capitaine. -D’ailleurs, ce n’est pas là ce qui m’inquiète le plus. +D’ailleurs, ce n’est pas là ce qui m’inquiète le plus. Qu’est-ce donc, Penellan ? demanda Jean Cornbutte. -Puis, Penellan alla remplacer André Vasling, qui travaillait avec énergie à la délivrance commune. -Le lendemain, quand les marins se réveillèrent, une obscurité complète les enveloppait. -La lampe s’était éteinte. -Jean Cornbutte réveilla Penellan pour lui demander le briquet, que celui-ci lui passa. -Il fut épouvanté, car, la veille, il pouvait encore se tenir debout. +Puis, Penellan alla remplacer André Vasling, qui travaillait avec énergie à la délivrance commune. +Le lendemain, quand les marins se réveillèrent, une obscurité complète les enveloppait. +La lampe s’était éteinte. +Jean Cornbutte réveilla Penellan pour lui demander le briquet, que celui-ci lui passa. +Il fut épouvanté, car, la veille, il pouvait encore se tenir debout. Penellan se remit au travail avec rage. Penellan sentit le courage lui revenir. Elle ne peut pas mourir ainsi ! -s’écria-t-il. -Était-il donc arrivé aux couches molles de la neige ? -À moi, mes amis ! -s’écria-t-il ! +s’écria-t-il. +Était-il donc arrivé aux couches molles de la neige ? +À moi, mes amis ! +s’écria-t-il ! Son coutelas aidant, Penellan agrandit l’ouverture et put enfin respirer au grand air. -Ils rentrèrent, mais, auparavant, Penellan regarda autour de lui. -La température l’obligea de rentrer. -Il ne parla de rien à ses compagnons. -Le traîneau n’est plus là ? s’écria André Vasling. +Ils rentrèrent, mais, auparavant, Penellan regarda autour de lui. +La température l’obligea de rentrer. +Il ne parla de rien à ses compagnons. +Le traîneau n’est plus là ? s’écria André Vasling. Mais nous sommes perdus, alors ! -André Vasling et Penellan sentirent se glisser le désespoir dans leur âme. +André Vasling et Penellan sentirent se glisser le désespoir dans leur âme. Ils n’osaient rentrer dans la maison de neige ! -Ils n’osaient annoncer cette fatale nouvelle à leurs compagnons d’infortune ! +Ils n’osaient annoncer cette fatale nouvelle à leurs compagnons d’infortune ! Qu’avez-vous, monsieur Vasling ? lui demanda-t-il. -Ce n’est rien ! répondit celui-ci. -Une légère fumée s’élevait dans le nord-est. -Il n’y avait pas à s’y tromper. -Là respiraient des êtres animés. -Il importait, cependant, de ne pas dévier de la ligne droite. -Je pourrai juger alors si Penellan ne s’écarte pas de la ligne droite. +Ce n’est rien ! répondit celui-ci. +Une légère fumée s’élevait dans le nord-est. +Il n’y avait pas à s’y tromper. +Là respiraient des êtres animés. +Il importait, cependant, de ne pas dévier de la ligne droite. +Je pourrai juger alors si Penellan ne s’écarte pas de la ligne droite. Le groupe de marins le rejoignit : « N’avez-vous rien entendu ? leur demanda-t-il. C’est singulier ! fit Penellan. -Il m’a semblé que des cris venaient de ce côté. -Des cris ? répondit la jeune fille. -Nous serions donc bien près de notre but ! -Ce n’est pas une raison ; répondit André Vasling. -Quoi qu’il en soit, dit Jean Cornbutte, marchons, sous peine d’être gelés ! +Il m’a semblé que des cris venaient de ce côté. +Des cris ? répondit la jeune fille. +Nous serions donc bien près de notre but ! +Ce n’est pas une raison ; répondit André Vasling. +Quoi qu’il en soit, dit Jean Cornbutte, marchons, sous peine d’être gelés ! Quelques sons faibles, mais perceptibles cependant, se faisaient entendre. Ces cris paraissaient des cris de douleur et d’angoisse. -Ils se renouvelèrent deux fois. -On eût dit que quelqu’un appelait au secours. +Ils se renouvelèrent deux fois. +On eût dit que quelqu’un appelait au secours. Puis tout retomba dans le silence. -Je ne me suis pas trompé, dit Penellan. -Et il se mit à courir dans la direction de ces cris. -C’est notre matelot Cortrois ! — Il est mort, répliqua Penellan, mort de froid ! -Jean Cornbutte et Marie arrivèrent auprès du cadavre, que la glace avait déjà raidi. -Le désespoir se peignit sur toutes les figures. -Le mort était l’un des compagnons de Louis Cornbutte ! -C’est l’île Shannon, » dit Jean Cornbutte. -Ils poussèrent des cris. -s’écria-t-il. -C’est moi ! s’écria Penellan ! +Je ne me suis pas trompé, dit Penellan. +Et il se mit à courir dans la direction de ces cris. +C’est notre matelot Cortrois ! — Il est mort, répliqua Penellan, mort de froid ! +Jean Cornbutte et Marie arrivèrent auprès du cadavre, que la glace avait déjà raidi. +Le désespoir se peignit sur toutes les figures. +Le mort était l’un des compagnons de Louis Cornbutte ! +C’est l’île Shannon, » dit Jean Cornbutte. +Ils poussèrent des cris. +s’écria-t-il. +C’est moi ! s’écria Penellan ! Ce sont tous tes amis ! -Pierre Nouquet revint à lui et tomba dans les bras de son vieux compagnon. -cria Jean Cornbutte avec l’accent du plus profond désespoir. -C’était Louis Cornbutte. -C’était Louis Cornbutte (p. cent soixante-sept). -Marie ! s’écria Louis Cornbutte. +Pierre Nouquet revint à lui et tomba dans les bras de son vieux compagnon. +cria Jean Cornbutte avec l’accent du plus profond désespoir. +C’était Louis Cornbutte. +C’était Louis Cornbutte (p. cent soixante-sept). +Marie ! s’écria Louis Cornbutte. Je vous aurai donc revus avant de mourir ! -Tu ne mourras pas ! répondit Penellan, car tous tes amis sont près de toi ! +Tu ne mourras pas ! répondit Penellan, car tous tes amis sont près de toi ! Pierre Nouquet ne se sentait pas de joie. -Mes amis, nous sommes donc sauvés ! dit Louis Cornbutte. -Marie ! vous vous êtes exposés à tant de périls ! -Nous ne le regrettons pas, mon Louis, répondit Jean Cornbutte. +Mes amis, nous sommes donc sauvés ! dit Louis Cornbutte. +Marie ! vous vous êtes exposés à tant de périls ! +Nous ne le regrettons pas, mon Louis, répondit Jean Cornbutte. Nous le rejoindrons tous ensemble. -Quand Cortrois rentrera, dit Pierre Nouquet, il sera fameusement content tout de même ! +Quand Cortrois rentrera, dit Pierre Nouquet, il sera fameusement content tout de même ! Mes amis, dit Penellan, nous attendrons ici que le froid diminue. Vous avez des vivres et du bois ? -Oui, et nous brûlerons ce qui nous reste du Froöern ! -En retour, Penellan le mit au courant de la conduite d’André Vasling. -Toute cette journée fut employée au repos et au plaisir de se revoir. -Louis Cornbutte lui-même éprouva un mieux sensible. -C’était le premier moment de plaisir qu’éprouvaient ces braves gens. +Oui, et nous brûlerons ce qui nous reste du Froöern ! +En retour, Penellan le mit au courant de la conduite d’André Vasling. +Toute cette journée fut employée au repos et au plaisir de se revoir. +Louis Cornbutte lui-même éprouva un mieux sensible. +C’était le premier moment de plaisir qu’éprouvaient ces braves gens. Avant de quitter ce lieu, on creusa une tombe au pauvre Cortrois. -Triste cérémonie, qui affecta vivement ses compagnons ! -C’était le premier d’entre eux qui ne devait pas revoir son pays. -Jean Cornbutte dirigea la marche par les chemins déjà parcourus. -Les campements s’organisaient, à l’heure du repos, avec une grande promptitude. -Aussi chercha-t-il à ne pas s’écarter de sa route. +Triste cérémonie, qui affecta vivement ses compagnons ! +C’était le premier d’entre eux qui ne devait pas revoir son pays. +Jean Cornbutte dirigea la marche par les chemins déjà parcourus. +Les campements s’organisaient, à l’heure du repos, avec une grande promptitude. +Aussi chercha-t-il à ne pas s’écarter de sa route. La petite troupe reprit sa route vers la baie d’hivernage. -Les chiens furent attelés au traîneau, et aucun incident ne signala l’expédition. -La tempête s’était fait ressentir dans toute la mer polaire. -Les premiers moments furent donnés à la joie du retour. -L’exhaussement du navire ne l’avait pas ébranlé, et il était parfaitement solide. +Les chiens furent attelés au traîneau, et aucun incident ne signala l’expédition. +La tempête s’était fait ressentir dans toute la mer polaire. +Les premiers moments furent donnés à la joie du retour. +L’exhaussement du navire ne l’avait pas ébranlé, et il était parfaitement solide. Mais une mauvaise nouvelle assombrit le visage de Jean Cornbutte et de ses compagnons. La chasse devint donc obligatoire pour procurer de la nourriture en plus grande abondance. -André Vasling s’était pris d’amitié pour les deux matelots norwégiens. -Néanmoins, Louis Cornbutte prit le second en particulier et lui dit. -André Vasling, vous êtes un misérable. -Aussi tous ces braves marins la bénissaient-ils du fond du cœur. +André Vasling s’était pris d’amitié pour les deux matelots norwégiens. +Néanmoins, Louis Cornbutte prit le second en particulier et lui dit. +André Vasling, vous êtes un misérable. +Aussi tous ces braves marins la bénissaient-ils du fond du cœur. Le premier janvier fut l’un des plus tristes jours de l’hivernage. -Le vent était violent, et le froid insupportable. -On ne pouvait sortir sans s’exposer à être gelé. -Jean Cornbutte, Gervique et Gradlin ne quittèrent pas leur lit. -C’est même assez extraordinaire ! -Prenons nos haches, dit Louis Cornbutte, et faisons notre récolte de bois. +Le vent était violent, et le froid insupportable. +On ne pouvait sortir sans s’exposer à être gelé. +Jean Cornbutte, Gervique et Gradlin ne quittèrent pas leur lit. +C’est même assez extraordinaire ! +Prenons nos haches, dit Louis Cornbutte, et faisons notre récolte de bois. Puis ils revinrent avec cette provision nouvelle. -Cependant Louis Cornbutte et ses amis furent bientôt sur les dents. -Ils ne pouvaient confier aucun détail de la vie commune à leurs ennemis. -Chargés de tous les soins domestiques, ils sentirent bientôt leurs forces s’épuiser. -Le scorbut se déclara chez Jean Cornbutte, qui souffrit d’intolérables douleurs. -Gervique et Gradlin commencèrent à être pris également. -Aussi ne leur épargna-t-on pas ce remède souverain. -Il remonta près de Penellan et lui fit part de ce nouveau malheur. -Un vol avait été commis, et les auteurs étaient faciles à reconnaître. -Louis Cornbutte comprit alors pourquoi la santé de ses ennemis se soutenait ! +Cependant Louis Cornbutte et ses amis furent bientôt sur les dents. +Ils ne pouvaient confier aucun détail de la vie commune à leurs ennemis. +Chargés de tous les soins domestiques, ils sentirent bientôt leurs forces s’épuiser. +Le scorbut se déclara chez Jean Cornbutte, qui souffrit d’intolérables douleurs. +Gervique et Gradlin commencèrent à être pris également. +Aussi ne leur épargna-t-on pas ce remède souverain. +Il remonta près de Penellan et lui fit part de ce nouveau malheur. +Un vol avait été commis, et les auteurs étaient faciles à reconnaître. +Louis Cornbutte comprit alors pourquoi la santé de ses ennemis se soutenait ! Louis ! disait-il, je vais mourir !... Oh ! que je souffre !... -Louis Cornbutte prit une résolution décisive. -Dans la cambuse, je suppose, reprit le second sans se déranger. -Vous savez bien qu’ils n’y sont plus, puisque vous les avez volés ! -Par pitié, Vasling, mon père se meurt ! +Louis Cornbutte prit une résolution décisive. +Dans la cambuse, je suppose, reprit le second sans se déranger. +Vous savez bien qu’ils n’y sont plus, puisque vous les avez volés ! +Par pitié, Vasling, mon père se meurt ! Vous pouvez le sauver ! -Je n’ai rien à répondre, répondit André Vasling. -À moi, les miens ! -s’écria André Vasling en reculant. -Il ne lui répondit pas (p. cent soixante-dix-huit). -Misonne, Turquiette, Penellan et Louis se préparèrent à se défendre. -Pierre Nouquet et Gradlin, quoique bien souffrants, se levèrent pour les seconder. -Marie se précipita vers le lit... (p. cent quatre-vingts). -Le froid avait donc dépassé quarante-deux degrés au-dessous de zéro. -Le temps était sec et clair, et le vent soufflait du nord. -André Vasling ne fit pas un pas pour le reprendre. -Il semblait qu’il attendît l’occasion d’accomplir ses odieux projets. -Gervique, Gradlin et Pierre Nouquet ne valent guère mieux ! +Je n’ai rien à répondre, répondit André Vasling. +À moi, les miens ! +s’écria André Vasling en reculant. +Il ne lui répondit pas (p. cent soixante-dix-huit). +Misonne, Turquiette, Penellan et Louis se préparèrent à se défendre. +Pierre Nouquet et Gradlin, quoique bien souffrants, se levèrent pour les seconder. +Marie se précipita vers le lit... (p. cent quatre-vingts). +Le froid avait donc dépassé quarante-deux degrés au-dessous de zéro. +Le temps était sec et clair, et le vent soufflait du nord. +André Vasling ne fit pas un pas pour le reprendre. +Il semblait qu’il attendît l’occasion d’accomplir ses odieux projets. +Gervique, Gradlin et Pierre Nouquet ne valent guère mieux ! Les autres perdent leur force de jour en jour ! -Le moment approche où leur vie nous appartiendra ! -La température s’était élevée un peu. -Louis Cornbutte se hasarda à sortir avec son fusil pour rapporter quelque gibier. -C’était ce qu’on appelle « le vertige du blanc ». -Son œil en était imprégné, son regard dévié. +Le moment approche où leur vie nous appartiendra ! +La température s’était élevée un peu. +Louis Cornbutte se hasarda à sortir avec son fusil pour rapporter quelque gibier. +C’était ce qu’on appelle « le vertige du blanc ». +Son œil en était imprégné, son regard dévié. Il crut qu’il allait devenir fou de blancheur. -Comment s’opposer à ces ennemis redoutables ? -Ne seraient-ils pas surpris, d’ailleurs, par une attaque imprévue ? -Louis Cornbutte fit en un instant ces réflexions. -Les ours avaient gravi les glaçons et montaient à l’assaut du navire. -J’étais là avant vous, dit brusquement Penellan à André Vasling. +Comment s’opposer à ces ennemis redoutables ? +Ne seraient-ils pas surpris, d’ailleurs, par une attaque imprévue ? +Louis Cornbutte fit en un instant ces réflexions. +Les ours avaient gravi les glaçons et montaient à l’assaut du navire. +J’étais là avant vous, dit brusquement Penellan à André Vasling. Pourquoi avez-vous pris ma place ? -Vous enlèverez cela tout de suite, répliqua Penellan, ou nous verrons ! -Nous ne verrons rien, répondit André Vasling, et ce souper cuira malgré vous ! -Vous n’y goûterez donc pas ! -Le coup était préparé. -Turquiette et le Norwégien Jocki luttaient avec acharnement. -André Vasling l’avait saisi à bras-le-corps. -Le second, apercevant Herming, s’écria : « À moi ! -cria Penellan à son tour. +Vous enlèverez cela tout de suite, répliqua Penellan, ou nous verrons ! +Nous ne verrons rien, répondit André Vasling, et ce souper cuira malgré vous ! +Vous n’y goûterez donc pas ! +Le coup était préparé. +Turquiette et le Norwégien Jocki luttaient avec acharnement. +André Vasling l’avait saisi à bras-le-corps. +Le second, apercevant Herming, s’écria : « À moi ! +cria Penellan à son tour. Cependant, le sang coulait au milieu des rugissements et des cris. -Celui-ci l’étreignait comme dans un étau, et aucun mouvement ne lui était possible. -André Vasling l’aperçut le premier. -Il n’était pas à quatre pieds de lui. -Le timonier replaça alors la porte défoncée et regarda autour de lui. -L’animal, frappant l’air de ses pattes formidables, cherchait à atteindre André Vasling. -Louis Cornbutte avait visé l’ours au cœur, et l’ours était mort. -Un troisième ours se dirigeait vers l’avant du navire. -Herming rechargea son pistolet, sans répondre. -Avant tout, il fallait se débarrasser du troisième ours. -André Vasling regarda du côté de l’avant et ne le vit pas. -Ah ! s’écria-t-il, tu me dois bien cette vengeance-là ! -Cependant Louis Cornbutte s’était réfugié dans la hune de misaine. -Tout le mât en tressaillit. -André Vasling poussa un cri de joie. -Herming ! cria-t-il au matelot norwégien, va me chercher Marie ! -Va me chercher ma fiancée ! +Celui-ci l’étreignait comme dans un étau, et aucun mouvement ne lui était possible. +André Vasling l’aperçut le premier. +Il n’était pas à quatre pieds de lui. +Le timonier replaça alors la porte défoncée et regarda autour de lui. +L’animal, frappant l’air de ses pattes formidables, cherchait à atteindre André Vasling. +Louis Cornbutte avait visé l’ours au cœur, et l’ours était mort. +Un troisième ours se dirigeait vers l’avant du navire. +Herming rechargea son pistolet, sans répondre. +Avant tout, il fallait se débarrasser du troisième ours. +André Vasling regarda du côté de l’avant et ne le vit pas. +Ah ! s’écria-t-il, tu me dois bien cette vengeance-là ! +Cependant Louis Cornbutte s’était réfugié dans la hune de misaine. +Tout le mât en tressaillit. +André Vasling poussa un cri de joie. +Herming ! cria-t-il au matelot norwégien, va me chercher Marie ! +Va me chercher ma fiancée ! Herming descendit l’escalier du logement. -André Vasling venait de tirer sur lui et l’avait manqué. -Ce combat devait être décisif. -Il ne devait donc plus compter que sur lui-même. +André Vasling venait de tirer sur lui et l’avait manqué. +Ce combat devait être décisif. +Il ne devait donc plus compter que sur lui-même. Des deux l’un devait tomber mort. -Des cris affreux arrivèrent en ce moment à son oreille. -C’était la voix de Marie, qu’Herming voulait entraîner. -André Vasling était appuyé contre le corps de l’animal. +Des cris affreux arrivèrent en ce moment à son oreille. +C’était la voix de Marie, qu’Herming voulait entraîner. +André Vasling était appuyé contre le corps de l’animal. Louis Cornbutte sentait les griffes du monstre lui entrer dans les chairs. -L’ours les étreignait tous deux. -À moi ! à moi, Herming ! put crier le second. -s’écria Louis Cornbutte. +L’ours les étreignait tous deux. +À moi ! à moi, Herming ! put crier le second. +s’écria Louis Cornbutte. Des pas se firent entendre sur l’escalier. -Penellan parut, arma son pistolet et le déchargea dans l’oreille de l’animal. +Penellan parut, arma son pistolet et le déchargea dans l’oreille de l’animal. Celui-ci poussa un rugissement. -Penellan se précipita au secours de Louis Cornbutte. +Penellan se précipita au secours de Louis Cornbutte. Marie !... dit-il en ouvrant les yeux. -Sauvée ! répondit le timonier. -Herming est étendu là, avec un coup de poignard au ventre ! +Sauvée ! répondit le timonier. +Herming est étendu là, avec un coup de poignard au ventre ! Morts, Louis, morts comme nos ennemis ! -Mais on peut dire que, sans ces bêtes-là, nous étions perdus ! -Vraiment ! ils sont venus à notre secours ! +Mais on peut dire que, sans ces bêtes-là, nous étions perdus ! +Vraiment ! ils sont venus à notre secours ! Remercions donc la Providence ! -L’ours les étreignait tous deux (p. cent quatre-vingt-trois). +L’ours les étreignait tous deux (p. cent quatre-vingt-trois). Mais un plus grand malheur devait frapper Louis Cornbutte. -Son père ne donnait plus aucun signe de vie. -Était-il mort avec l’anxiété de voir son fils livré à ses ennemis ? -Avait-il succombé avant cette terrible scène ? -Mais le pauvre vieux marin, brisé par la maladie, avait cessé de vivre ! -Les cadavres des trois ours furent tirés à l’avant. -mais il ne pensa pas un seul moment à manger leur chair. -D’ailleurs, le nombre des hommes à nourrir était bien diminué maintenant. -Jean Cornbutte fut enseveli sur cette côte. -Bientôt, la chasse devint plus facile et plus abondante. +Son père ne donnait plus aucun signe de vie. +Était-il mort avec l’anxiété de voir son fils livré à ses ennemis ? +Avait-il succombé avant cette terrible scène ? +Mais le pauvre vieux marin, brisé par la maladie, avait cessé de vivre ! +Les cadavres des trois ours furent tirés à l’avant. +mais il ne pensa pas un seul moment à manger leur chair. +D’ailleurs, le nombre des hommes à nourrir était bien diminué maintenant. +Jean Cornbutte fut enseveli sur cette côte. +Bientôt, la chasse devint plus facile et plus abondante. Les oiseaux aquatiques revenaient en grand nombre. On tua souvent une sorte de canard sauvage, qui procura une nourriture excellente. -Le mois de février fût signalé par de violentes tempêtes et des neiges abondantes. -Dès le mois de mars, quelques corbeaux furent aperçus, voltigeant autour du navire. -Louis Cornbutte captura des grues qui avaient poussé jusque là leurs pérégrinations septentrionales. -Des bandes d’oies sauvages se laissèrent aussi entrevoir dans le sud. +Le mois de février fût signalé par de violentes tempêtes et des neiges abondantes. +Dès le mois de mars, quelques corbeaux furent aperçus, voltigeant autour du navire. +Louis Cornbutte captura des grues qui avaient poussé jusque là leurs pérégrinations septentrionales. +Des bandes d’oies sauvages se laissèrent aussi entrevoir dans le sud. Ce retour des oiseaux indiquait une diminution du froid. -Il était donc temps que cet hivernage finît. -Depuis l’équinoxe, le soleil s’était constamment maintenu au-dessus de l’horizon. -Les huit mois de jour avaient commencé. +Il était donc temps que cet hivernage finît. +Depuis l’équinoxe, le soleil s’était constamment maintenu au-dessus de l’horizon. +Les huit mois de jour avaient commencé. Vers les premiers jours d’avril, il avait repris son niveau naturel. -Le thermomètre remonta à dix degrés au-dessous de zéro. -Bientôt, les glaces commencèrent à se briser avec de sourds craquements. -La santé de tous demeurait excellente. -Le temps était rempli par les préparatifs de départ et par les chasses. -Le vingt-cinq avril, le navire fut mis en état. -Au mois de mai, le dégel se fit rapidement. -Le thermomètre remonta enfin au-dessus de zéro. -Le vent soufflait du nord et favorisait le départ du brick. -La Jeune-Hardie fut enfin délivrée des glaces à la hauteur de l’île Jean-Mayen. -Il avait mis près d’un mois à sortir de la mer polaire. -Le seize août, la Jeune-Hardie se trouvait en vue de Dunkerque. -Les marins du brick tombèrent bientôt dans les bras de leurs amis. \ No newline at end of file +Le thermomètre remonta à dix degrés au-dessous de zéro. +Bientôt, les glaces commencèrent à se briser avec de sourds craquements. +La santé de tous demeurait excellente. +Le temps était rempli par les préparatifs de départ et par les chasses. +Le vingt-cinq avril, le navire fut mis en état. +Au mois de mai, le dégel se fit rapidement. +Le thermomètre remonta enfin au-dessus de zéro. +Le vent soufflait du nord et favorisait le départ du brick. +La Jeune-Hardie fut enfin délivrée des glaces à la hauteur de l’île Jean-Mayen. +Il avait mis près d’un mois à sortir de la mer polaire. +Le seize août, la Jeune-Hardie se trouvait en vue de Dunkerque. +Les marins du brick tombèrent bientôt dans les bras de leurs amis. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Un_drame_au_Mexique.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Un_drame_au_Mexique.txt index cd74b557..d10a754b 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Un_drame_au_Mexique.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/jules-verne/Un_drame_au_Mexique.txt @@ -1,248 +1,248 @@ -De l’île Guajan à Acapulco -Acapulco à Cigualan -De Cigualan à Tasco -De Tasco à Cuernavaca -Asia, commandée par don Roque de Guzuarte, avait été forcée de relâcher avec lui. -Une nuit, le compas s’était brisé on ne sait comment. -Enfin, les drosses du gouvernail s’étaient rompues deux fois pendant une importante manœuvre. -Les Espagnols, étant là chez eux, y purent donc promptement réparer leurs avaries. -Aussi, don Orteva avait-il là deux hommes dévoués, sur lesquels il pouvait compter absolument. -Mais que pouvaient-ils tous trois contre les passions d’un équipage indiscipliné ? -Bravo ! fit l’assemblée d’une seule voix. -Parlez, lieutenant, dirent alors plusieurs matelots, et faites-nous connaître votre projet. -Voici mon plan, répondit Martinez. -Vous savez que la nouvelle Confédération est dépourvue de marine. -Une fusée s’élancera de l’Asia, répondit Martinez. +De l’île Guajan à Acapulco +Acapulco à Cigualan +De Cigualan à Tasco +De Tasco à Cuernavaca +Asia, commandée par don Roque de Guzuarte, avait été forcée de relâcher avec lui. +Une nuit, le compas s’était brisé on ne sait comment. +Enfin, les drosses du gouvernail s’étaient rompues deux fois pendant une importante manœuvre. +Les Espagnols, étant là chez eux, y purent donc promptement réparer leurs avaries. +Aussi, don Orteva avait-il là deux hommes dévoués, sur lesquels il pouvait compter absolument. +Mais que pouvaient-ils tous trois contre les passions d’un équipage indiscipliné ? +Bravo ! fit l’assemblée d’une seule voix. +Parlez, lieutenant, dirent alors plusieurs matelots, et faites-nous connaître votre projet. +Voici mon plan, répondit Martinez. +Vous savez que la nouvelle Confédération est dépourvue de marine. +Une fusée s’élancera de l’Asia, répondit Martinez. Ce sera le moment ! -Où sera donné ce signal ? demanda l’un des contre-maîtres de la Constanzia. -Dans quelques jours, lorsque nous serons arrivés à la hauteur de l’île Mindanao. -Nous nous ferons reconnaître, et de loin, répliqua Martinez. -En hissant à la corne de nos brigantines le pavillon du Mexique. -Un morne silence accueillit l’apparition de cet emblème de l’indépendance mexicaine. -Oui ! oui ! s’écria toute l’assemblée d’une commune voix. -Cependant, don Orteva était assailli de sinistres pressentiments. -Je le jure, capitaine don Orteva ! répondit Pablo. -Il y avait trois jours que les navires avaient quitté les Mariannes. +Où sera donné ce signal ? demanda l’un des contre-maîtres de la Constanzia. +Dans quelques jours, lorsque nous serons arrivés à la hauteur de l’île Mindanao. +Nous nous ferons reconnaître, et de loin, répliqua Martinez. +En hissant à la corne de nos brigantines le pavillon du Mexique. +Un morne silence accueillit l’apparition de cet emblème de l’indépendance mexicaine. +Oui ! oui ! s’écria toute l’assemblée d’une commune voix. +Cependant, don Orteva était assailli de sinistres pressentiments. +Je le jure, capitaine don Orteva ! répondit Pablo. +Il y avait trois jours que les navires avaient quitté les Mariannes. La Constanzia marchait grand largue par une jolie brise. -Douze nœuds, lieutenant, dit un soir l’aspirant Pablo à Martinez. -L’île de Mindanao, répondit l’aspirant. -Vous êtes du quart de minuit, Pablo ? demanda Martinez. -Voilà six heures du soir, je ne vous retiens pas. +Douze nœuds, lieutenant, dit un soir l’aspirant Pablo à Martinez. +L’île de Mindanao, répondit l’aspirant. +Vous êtes du quart de minuit, Pablo ? demanda Martinez. +Voilà six heures du soir, je ne vous retiens pas. Le lieutenant chercha dans l’ombre les hommes de quart. -Un instant, Martinez s’approcha de l’homme qui était au gouvernail. -Il lui dit deux mots à voix basse, et ce fut tout. -Inquiet, tourmenté, il tordait dans sa main un porte-voix. -Soudain, une détonation se fit entendre à bord du vaisseau. -En ce moment, des détonations nouvelles éclataient à bord de l’Asia. -s’écria-t-il. -Et s’avançant vers Martinez : « Qu’on s’empare de cet officier ! dit-il. -Pablo et deux officiers mirent l’épée et le pistolet à la main. +Un instant, Martinez s’approcha de l’homme qui était au gouvernail. +Il lui dit deux mots à voix basse, et ce fut tout. +Inquiet, tourmenté, il tordait dans sa main un porte-voix. +Soudain, une détonation se fit entendre à bord du vaisseau. +En ce moment, des détonations nouvelles éclataient à bord de l’Asia. +s’écria-t-il. +Et s’avançant vers Martinez : « Qu’on s’empare de cet officier ! dit-il. +Pablo et deux officiers mirent l’épée et le pistolet à la main. Don Orteva dirigea le canon de son pistolet sur Martinez. -En ce moment, une fusée s’élança du bord de l’Asia. +En ce moment, une fusée s’élança du bord de l’Asia. La balle de don Orteva alla se perdre dans l’espace. -Cette scène ne fut pas longue. -Ses officiers, quelques instants après, eurent partagé son sort. -La révolte avait également éclaté et triomphé à bord du vaisseau. -Ce n’était pas assez d’avoir vaincu, il fallait tuer. -Égorgeons-les ! s’écrièrent plusieurs de ces furieux. +Cette scène ne fut pas longue. +Ses officiers, quelques instants après, eurent partagé son sort. +La révolte avait également éclaté et triomphé à bord du vaisseau. +Ce n’était pas assez d’avoir vaincu, il fallait tuer. +Égorgeons-les ! s’écrièrent plusieurs de ces furieux. Il n’y a qu’un homme mort qui ne parle pas ! Amenez don Orteva sur le pont, » ordonna Martinez. Don Roque est mon prisonnier comme toi. -Traître ! répondit don Orteva. -Il désignait don Orteva. -Les autres à fond de cale. -Parez à virer vent devant. -La manœuvre fut promptement exécutée. -Un cri d’horreur s’éleva du brick. +Traître ! répondit don Orteva. +Il désignait don Orteva. +Les autres à fond de cale. +Parez à virer vent devant. +La manœuvre fut promptement exécutée. +Un cri d’horreur s’éleva du brick. Mort par accident ! dit le lieutenant Martinez. -Jetez ce cadavre à la mer. -Et on obéit toujours. -Les deux navires reprirent leur route au plus près, courant vers les plages mexicaines. -Le lendemain, on aperçut un îlot par le travers. -D’où venait que Pablo et Jacopo avaient passé au camp des révoltés ? +Jetez ce cadavre à la mer. +Et on obéit toujours. +Les deux navires reprirent leur route au plus près, courant vers les plages mexicaines. +Le lendemain, on aperçut un îlot par le travers. +D’où venait que Pablo et Jacopo avaient passé au camp des révoltés ? Il faut attendre pour les juger. -Martinez fit savoir quelles étaient ses intentions au commandant militaire du port. -En effet, un navire venait d’être signalé au large. -Martinez revint à son bord. -C’étaient Martinez et José. +Martinez fit savoir quelles étaient ses intentions au commandant militaire du port. +En effet, un navire venait d’être signalé au large. +Martinez revint à son bord. +C’étaient Martinez et José. Le gabier connaissait parfaitement cette route. -Il avait tant de fois arpenté les montagnes de l’Anahuac ! -Au pas, lieutenant, fit José tout essoufflé. -Hâtons-nous ! répondit Martinez. — Tu connais bien la route, José, tu la connais bien ? -Plus vite, au contraire, reprenait Martinez, en éperonnant son cheval. +Il avait tant de fois arpenté les montagnes de l’Anahuac ! +Au pas, lieutenant, fit José tout essoufflé. +Hâtons-nous ! répondit Martinez. — Tu connais bien la route, José, tu la connais bien ? +Plus vite, au contraire, reprenait Martinez, en éperonnant son cheval. Je redoute cette disparition de Pablo et de Jacopo ! -Voudraient-ils profiter seuls du marché et nous voler notre part ? -Il ne manquerait plus que cela ! répondit cyniquement le gabier. +Voudraient-ils profiter seuls du marché et nous voler notre part ? +Il ne manquerait plus que cela ! répondit cyniquement le gabier. Voler des voleurs comme nous ! -Combien avons-nous de jours de marche à faire avant d’arriver à Mexico ? +Combien avons-nous de jours de marche à faire avant d’arriver à Mexico ? Quatre ou cinq, lieutenant ! Vous voyez bien que le terrain monte sensiblement ! -En effet, les premières ondulations des montagnes se faisaient sentir sur la longue plaine. -Après tout, ne disons pas de mal du sol !... -Sur la gauche, une forêt d’acajous coupait le paysage. -D’élégants poivriers balançaient leurs branches flexibles aux souffles brûlants de l’océan Pacifique. -Des champs de cannes à sucre hérissaient la campagne. -De magnifiques récoltes de coton agitaient sans bruit leurs panaches de soie grise. -C’est pourquoi ces campagnes, inanimées et désertes, demeuraient sans mouvement et sans bruit. -répondit dédaigneusement le gabier. -Ce cône était la première saillie importante de l’immense chaîne des Cordillières. -Pressons le pas, dit Martinez, en prêchant d’exemple. -Est-ce que le lieutenant Martinez aurait des remords ? demanda José en haussant les épaules. -Les Espagnols ne reçurent dans ce village qu’une médiocre hospitalité. -Ce repas terminé, ils s’étendirent sur le sol, le poignard à la main. -Le lendemain, les chevaux étaient sellés et bridés au point du jour. -Leur voyage s’annonçait sous de favorables auspices. +En effet, les premières ondulations des montagnes se faisaient sentir sur la longue plaine. +Après tout, ne disons pas de mal du sol !... +Sur la gauche, une forêt d’acajous coupait le paysage. +D’élégants poivriers balançaient leurs branches flexibles aux souffles brûlants de l’océan Pacifique. +Des champs de cannes à sucre hérissaient la campagne. +De magnifiques récoltes de coton agitaient sans bruit leurs panaches de soie grise. +C’est pourquoi ces campagnes, inanimées et désertes, demeuraient sans mouvement et sans bruit. +répondit dédaigneusement le gabier. +Ce cône était la première saillie importante de l’immense chaîne des Cordillières. +Pressons le pas, dit Martinez, en prêchant d’exemple. +Est-ce que le lieutenant Martinez aurait des remords ? demanda José en haussant les épaules. +Les Espagnols ne reçurent dans ce village qu’une médiocre hospitalité. +Ce repas terminé, ils s’étendirent sur le sol, le poignard à la main. +Le lendemain, les chevaux étaient sellés et bridés au point du jour. +Leur voyage s’annonçait sous de favorables auspices. Le terrain montait de plus en plus. -Où coucherons-nous ce soir ? demanda Martinez. -Tasco ! répondit José. -Une grande ville, lieutenant, auprès de ces bourgades ! +Où coucherons-nous ce soir ? demanda Martinez. +Tasco ! répondit José. +Une grande ville, lieutenant, auprès de ces bourgades ! On y trouve une bonne auberge ? Oui, sous un beau ciel et dans un beau climat ! -Là, le soleil est moins brûlant qu’au bord de la mer. -Quand franchirons-nous les montagnes, José ? +Là, le soleil est moins brûlant qu’au bord de la mer. +Quand franchirons-nous les montagnes, José ? Une ville d’or que Mexico ! -Savez-vous à quoi je pense, lieutenant ? -Martinez ne répondit pas. -Je ne sais !... répondit-il sourdement. +Savez-vous à quoi je pense, lieutenant ? +Martinez ne répondit pas. +Je ne sais !... répondit-il sourdement. Le marin demeura bouche close. C’est pour cela que tu as trahi ? demanda Martinez. -Ah !... fit Martinez avec dégoût. -Et vous ? reprit José. +Ah !... fit Martinez avec dégoût. +Et vous ? reprit José. Le lieutenant voulait surtout se venger du capitaine ! -fit José avec mépris. +fit José avec mépris. Ces deux hommes se valaient, quels que fussent leurs mobiles. -Chut !... dit Martinez, s’arrêtant court. -Que vois-je là-bas ? -José se dressa sur ses étriers. -Il n’y a personne, répondit-il. -J’ai vu un homme disparaître rapidement ! répéta Martinez. -Je l’ai vu ! reprit le lieutenant impatienté. -Eh bien !... cherchez à votre aise... -Et José continua sa route. -Le lieutenant mit pied à terre. -La solitude était complète. -Soudain, il aperçut une sorte de spirale remuer dans l’ombre. +Chut !... dit Martinez, s’arrêtant court. +Que vois-je là-bas ? +José se dressa sur ses étriers. +Il n’y a personne, répondit-il. +J’ai vu un homme disparaître rapidement ! répéta Martinez. +Je l’ai vu ! reprit le lieutenant impatienté. +Eh bien !... cherchez à votre aise... +Et José continua sa route. +Le lieutenant mit pied à terre. +La solitude était complète. +Soudain, il aperçut une sorte de spirale remuer dans l’ombre. Il y avait quelqu’un ici ! -s’écria le lieutenant. -Il se prit à frissonner. +s’écria le lieutenant. +Il se prit à frissonner. Qui ? qui ?... murmura-t-il. -Eh bien ? demanda José, qui avait rejoint son compagnon. -Ce n’est rien ! répondit Martinez. -Le chemin devenait très-abrupt. -Aussi le pas était-il l’allure la plus ordinaire de leurs montures. -Çà et là, des forêts d’oliviers apparurent sur le flanc des monts. -Le soir ne tarda pas à tomber. -Martinez suivait à quelques pas son guide José. +Eh bien ? demanda José, qui avait rejoint son compagnon. +Ce n’est rien ! répondit Martinez. +Le chemin devenait très-abrupt. +Aussi le pas était-il l’allure la plus ordinaire de leurs montures. +Çà et là, des forêts d’oliviers apparurent sur le flanc des monts. +Le soir ne tarda pas à tomber. +Martinez suivait à quelques pas son guide José. Le lieutenant laissait son cheval suivre celui de son compagnon. -La nuit était tout à fait venue. -Les voyageurs pressèrent le pas. -José avait dit vrai. +La nuit était tout à fait venue. +Les voyageurs pressèrent le pas. +José avait dit vrai. Une sorte d’auberge s’ouvrait sur la plus large rue. -Puis on servit à boire, après le repas. -Le lieutenant fut le premier éveillé. -Le gabier étendit les bras. +Puis on servit à boire, après le repas. +Le lieutenant fut le premier éveillé. +Le gabier étendit les bras. Quel chemin prenons-nous ? demanda Martinez. Ma foi, j’en connais deux, lieutenant. L’un qui passe par Zacualican, Tenancingo et Toluca. -C’est la route la plus sûre, car c’est la moins fréquentée. -Belle promenade d’une quinzaine de lieues sur une pente inclinée ! -Mais, en filant douze nœuds, à Cuernavaca, répondit le gabier. -La dépense payée, ils enfourchèrent leurs bêtes et appuyèrent sur la droite. -Les arbres d’Asie et de France y entremêlaient leurs feuillages. -Ah ! s’écria José, voici le premier des trois torrents que nous devons traverser ! -En effet, une rivière, profondément encaissée, se creusait devant les pas des voyageurs. -À mon dernier voyage, ce torrent était à sec, dit José. — Suivez-moi, lieutenant. -Et d’un ! fit José. -Les autres sont-ils également franchissables ? demanda le lieutenant. — Également, répondit José. -Nous n’avons rien à craindre dans ces solitudes ? +C’est la route la plus sûre, car c’est la moins fréquentée. +Belle promenade d’une quinzaine de lieues sur une pente inclinée ! +Mais, en filant douze nœuds, à Cuernavaca, répondit le gabier. +La dépense payée, ils enfourchèrent leurs bêtes et appuyèrent sur la droite. +Les arbres d’Asie et de France y entremêlaient leurs feuillages. +Ah ! s’écria José, voici le premier des trois torrents que nous devons traverser ! +En effet, une rivière, profondément encaissée, se creusait devant les pas des voyageurs. +À mon dernier voyage, ce torrent était à sec, dit José. — Suivez-moi, lieutenant. +Et d’un ! fit José. +Les autres sont-ils également franchissables ? demanda le lieutenant. — Également, répondit José. +Nous n’avons rien à craindre dans ces solitudes ? Rien, si ce n’est le poignard mexicain ! -C’est vrai, répondit Martinez. -Ces Indiens des pays élevés sont fidèles au poignard par tradition. +C’est vrai, répondit Martinez. +Ces Indiens des pays élevés sont fidèles au poignard par tradition. Eh bien, tant mieux, santa Maria ! -Au moins nous n’aurons pas à craindre les balles invisibles des longues carabines ! +Au moins nous n’aurons pas à craindre les balles invisibles des longues carabines ! Quels sont les Indiens qui habitent dans ces montagnes ? demanda Martinez. -Il s’écartait même volontiers de son compagnon, dont la présence semblait lui peser. -Deux autres torrents vinrent bientôt couper la route. -Nous voici comme en calme plat, sans vivres et sans eau, lieutenant, dit José. -Les cavaliers tournèrent le massif, et bientôt ils eurent trouvé l’arbre en question. -C’est singulier, dit José. -Les voyageurs n’échangèrent plus un mot jusqu’à la bourgade de Cacahuimilchan. -Là, ils délestèrent un peu leurs mochillas. -Puis, ils se dirigèrent vers Cuernavaca en s’enfonçant dans l’est. -Martinez s’arrêta court. -Santa Maria ! s’écria le gabier. — Ohé ! lieutenant ? +Il s’écartait même volontiers de son compagnon, dont la présence semblait lui peser. +Deux autres torrents vinrent bientôt couper la route. +Nous voici comme en calme plat, sans vivres et sans eau, lieutenant, dit José. +Les cavaliers tournèrent le massif, et bientôt ils eurent trouvé l’arbre en question. +C’est singulier, dit José. +Les voyageurs n’échangèrent plus un mot jusqu’à la bourgade de Cacahuimilchan. +Là, ils délestèrent un peu leurs mochillas. +Puis, ils se dirigèrent vers Cuernavaca en s’enfonçant dans l’est. +Martinez s’arrêta court. +Santa Maria ! s’écria le gabier. — Ohé ! lieutenant ? Les deux Espagnols se rejoignirent. Descendons, » dit le gabier. -Là, un large sillon marquait le passage du rocher. -Santa Maria ! s’écria José. -Voici que nos chevaux ont disparu, écrasés, morts ! +Là, un large sillon marquait le passage du rocher. +Santa Maria ! s’écria José. +Voici que nos chevaux ont disparu, écrasés, morts ! Vrai Dieu ? fit Martinez. -Si nous avions été dessus !... +Si nous avions été dessus !... reprit philosophiquement le gabier. -Martinez était en proie à un violent sentiment de terreur. +Martinez était en proie à un violent sentiment de terreur. Le serpent, la fontaine, l’avalanche ! -Soudain, les yeux hagards, il s’élança sur José. +Soudain, les yeux hagards, il s’élança sur José. Est-ce que tu ne viens pas de parler du capitaine don Orteva ? -s’écria-t-il, les lèvres contractées par la colère. +s’écria-t-il, les lèvres contractées par la colère. Ah ! pas de folie, lieutenant ! -Un dernier coup de chapeau à nos bêtes, et en route ! -Il ne fait pas bon demeurer ici, quand la vieille montagne secoue sa crinière ! -La température était froide et la végétation nulle. -Ces hauteurs inaccessibles appartiennent aux zones glaciales, appelées « terres froides ». -Bientôt la fatigue les força de s’asseoir. -José s’occupa de préparer quelque nourriture. -Satanée idée, de n’avoir pas pris le chemin ordinaire ! +Un dernier coup de chapeau à nos bêtes, et en route ! +Il ne fait pas bon demeurer ici, quand la vieille montagne secoue sa crinière ! +La température était froide et la végétation nulle. +Ces hauteurs inaccessibles appartiennent aux zones glaciales, appelées « terres froides ». +Bientôt la fatigue les força de s’asseoir. +José s’occupa de préparer quelque nourriture. +Satanée idée, de n’avoir pas pris le chemin ordinaire ! Il fallait arriver pourtant. -La route était d’une avidité désespérante. -De sombres crevasses lézardaient ses flancs abrupts. -Déjà le soleil déclinait sensiblement. -De gros nuages, écrasés contre le ciel, rendaient l’atmosphère plus obscure. -Je n’en puis plus ! dit enfin José, tombant de fatigue. -répondit le lieutenant Martinez avec une fiévreuse impatience. -Quelques coups de tonnerre résonnèrent bientôt dans les crevasses du Popocatepelt. -Relève-toi, et marchons ! -Il força José de reprendre route en trébuchant. -Et pas un être humain pour nous guider ! murmurait le gabier. +La route était d’une avidité désespérante. +De sombres crevasses lézardaient ses flancs abrupts. +Déjà le soleil déclinait sensiblement. +De gros nuages, écrasés contre le ciel, rendaient l’atmosphère plus obscure. +Je n’en puis plus ! dit enfin José, tombant de fatigue. +répondit le lieutenant Martinez avec une fiévreuse impatience. +Quelques coups de tonnerre résonnèrent bientôt dans les crevasses du Popocatepelt. +Relève-toi, et marchons ! +Il força José de reprendre route en trébuchant. +Et pas un être humain pour nous guider ! murmurait le gabier. Tant mieux ! dit le lieutenant. Les pics qui nous environnent une fois franchis, que verrons-nous ? demanda le lieutenant. -Mexico à gauche, Puebla à droite, répondit José, si nous voyons quelque chose ! +Mexico à gauche, Puebla à droite, répondit José, si nous voyons quelque chose ! Mais nous ne distinguerons rien ! Il fait trop noir !... Devant nous sera la montagne d’Icctacihualt, et, dans le ravin, la bonne route ! Mais du diable si nous y parviendrons ! -Le plateau de Mexico est enfermé dans un immense carré de montagnes. -Les éclats de tonnerre se répétaient alors avec une extrême violence dans la montagne. -La pluie et le vent, qui se taisaient parfois, rendaient les échos plus sonores. -José jurait à chaque pas. -Soudain un éclair illumina l’obscurité ! -Le gabier et le lieutenant étaient sur le bord d’un abîme !... -Martinez marcha vivement à José. +Le plateau de Mexico est enfermé dans un immense carré de montagnes. +Les éclats de tonnerre se répétaient alors avec une extrême violence dans la montagne. +La pluie et le vent, qui se taisaient parfois, rendaient les échos plus sonores. +José jurait à chaque pas. +Soudain un éclair illumina l’obscurité ! +Le gabier et le lieutenant étaient sur le bord d’un abîme !... +Martinez marcha vivement à José. Peur de l’orage ? -Ah ! vous pensez encore à don Orteva !... +Ah ! vous pensez encore à don Orteva !... Allons, lieutenant, vous me faites rire ! Un formidable coup de tonnerre retentit. -Tais-toi, José, tais-toi ! s’écria Martinez, qui ne semblait plus être maître de lui. +Tais-toi, José, tais-toi ! s’écria Martinez, qui ne semblait plus être maître de lui. La nuit est bien choisie pour me sermonner ! reprit le gabier. Si vous avez peur, lieutenant, bouchez-vous les yeux et les oreilles ! Qu’est-ce que c’est ?... -s’écria-t-il. -Un éclair les enveloppa tous deux. -Il n’y avait plus qu’un cadavre à cette place. -Martinez errait comme un fou à travers ces sombres solitudes. -Il courait, tête nue, sous la pluie qui tombait à flots. -À moi ! à moi ! -hurlait-il en trébuchant sur les roches glissantes. +s’écria-t-il. +Un éclair les enveloppa tous deux. +Il n’y avait plus qu’un cadavre à cette place. +Martinez errait comme un fou à travers ces sombres solitudes. +Il courait, tête nue, sous la pluie qui tombait à flots. +À moi ! à moi ! +hurlait-il en trébuchant sur les roches glissantes. Soudain, un bouillonnement profond se fit entendre. Martinez regarda et il entendit le fracas d’un torrent. -À force d’énergie, il parvint à la rive opposée... -Là, une ombre se dressa devant lui. -Là, aussi, une autre forme humaine lui apparut. -Martinez revint, à genoux, au milieu du pont, les mains crispées par le désespoir ! +À force d’énergie, il parvint à la rive opposée... +Là, une ombre se dressa devant lui. +Là, aussi, une autre forme humaine lui apparut. +Martinez revint, à genoux, au milieu du pont, les mains crispées par le désespoir ! Tu as trahi !... tu vas mourir ! -Tu as tué !... tu vas mourir ! +Tu as tué !... tu vas mourir ! Deux coups secs se firent entendre. -Les pieux, qui retenaient les deux extrémités du pont, tombèrent sous la hache... -Un horrible rugissement éclata, et Martinez, les mains étendues, fut précipité dans l’abîme. -J’ai vengé don Orteva ! dit Jacopo. -Et moi, répondit Pablo, j’ai vengé l’Espagne ! -Ainsi naquit la marine de la Confédération mexicaine. \ No newline at end of file +Les pieux, qui retenaient les deux extrémités du pont, tombèrent sous la hache... +Un horrible rugissement éclata, et Martinez, les mains étendues, fut précipité dans l’abîme. +J’ai vengé don Orteva ! dit Jacopo. +Et moi, répondit Pablo, j’ai vengé l’Espagne ! +Ainsi naquit la marine de la Confédération mexicaine. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/marcel-proust/Du_c\303\264t\303\251_de_chez_Swann.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/marcel-proust/Du_c\303\264t\303\251_de_chez_Swann.txt" index 31baa646..b02b2b98 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/marcel-proust/Du_c\303\264t\303\251_de_chez_Swann.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/marcel-proust/Du_c\303\264t\303\251_de_chez_Swann.txt" @@ -1,874 +1,874 @@ Je frottais une allumette pour regarder ma montre. -Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! -L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. -Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. -Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. -Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! -Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. +Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! +L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. +Justement il a cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. +Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. +Il est au moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! +Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée. Elle disait : « Enfin, on respire ! Vous avez l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Et elle regardait du coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs. -Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. -Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument indépendant du rang social. -Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon ! -Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. -Mais nous restâmes silencieux. -Cela doit être si cruel pour lui. -Mais mon père se fâchait : « Mais non ! tu as des idées absurdes. -Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. -Ah ! voilà Monsieur Swann. -Elle trouva le moyen de l’emmener un peu à l’écart. +Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. +Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument indépendant du rang social. +Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon ! +Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. +Mais nous restâmes silencieux. +Cela doit être si cruel pour lui. +Mais mon père se fâchait : « Mais non ! tu as des idées absurdes. +Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. +Ah ! voilà Monsieur Swann. +Elle trouva le moyen de l’emmener un peu à l’écart. Il n’y a qu’une maman qui soit digne de vous comprendre. -Je suis sûre que la sienne serait de mon avis. -Nous nous assîmes tous autour de la table de fer. +Je suis sûre que la sienne serait de mon avis. +Nous nous assîmes tous autour de la table de fer. Ces efforts furent infructueux. -Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir. -C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant. -Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. -enchérit ma tante Céline. « Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. -Comme cela la juste proportion serait rétablie. -Céline se mit à rire. -Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. +Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir. +C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant. +Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. +enchérit ma tante Céline. « Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. +Comme cela la juste proportion serait rétablie. +Céline se mit à rire. +Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. Eh bien ! c’est du joli ! Mais c’est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? -Ah ! oui : « Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr ! +Ah ! oui : « Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr ! Ah ! comme c’est bien ! -On dîne tard du reste ce soir. -Et puis, ce n’était pas tout : maman allait sans doute venir ! -Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. +On dîne tard du reste ce soir. +Et puis, ce n’était pas tout : maman allait sans doute venir ! +Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande ce que nous faisons là. Souvent, l’ami redescend seul. Vous avez pourtant bien remis ma lettre. C’est bien, je vais attendre encore. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. C’est la fable de la ville. Moi je crois qu’au fond il n’aime plus cette femme. -─ « Mais naturellement il ne l’aime plus, répondit mon grand-père. -─ « Mais toi, tu as été très bien aussi. -─ « Oui, j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables. -─ « Comment, c’est cela que vous appelez remercier ! s’écria mon grand-père. -Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien compris. -Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui donnait sur l’escalier. -Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa fenêtre. -Puis je la vis elle-même, je m’élançai. -Il était trop tard, mon père était devant nous. +─ « Mais naturellement il ne l’aime plus, répondit mon grand-père. +─ « Mais toi, tu as été très bien aussi. +─ « Oui, j’étais assez fière de ma phrase sur les voisins aimables. +─ « Comment, c’est cela que vous appelez remercier ! s’écria mon grand-père. +Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien compris. +Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui donnait sur l’escalier. +Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa fenêtre. +Puis je la vis elle-même, je m’élançai. +Il était trop tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit : « Je suis perdu ! Il n’en fut pas ainsi. -Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! -Il y a bien des années de cela. -La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. -J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. -Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? +Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! +Il y a bien des années de cela. +La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. +J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. +Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? Je n’avais jamais lu encore de vrais romans. -J’avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. -Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. -Tout cela était en réalité mort pour moi. -Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. -Il en est ainsi de notre passé. +J’avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. +Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. +Tout cela était en réalité mort pour moi. +Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. +Il en est ainsi de notre passé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, je me ravisai. -Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. -J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. -D’où avait pu me venir cette puissante joie ? -D’où venait-elle ? -Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. +Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. +J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. +D’où avait pu me venir cette puissante joie ? +D’où venait-elle ? +Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. -C’est à lui de trouver la vérité. -Chercher ? pas seulement : créer. -Je veux essayer de le faire réapparaître. -Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. +C’est à lui de trouver la vérité. +Chercher ? pas seulement : créer. +Je veux essayer de le faire réapparaître. +Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. -Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. -Hé ! il n’y aurait rien d’étonnant, répondait Françoise. -Chez Monsieur le Curé ! -Je vous dis que celles-là étaient grosses comme le bras. -Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a cassé la tête ? -C’était la Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. +Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seule à mi-voix. +Hé ! il n’y aurait rien d’étonnant, répondait Françoise. +Chez Monsieur le Curé ! +Je vous dis que celles-là étaient grosses comme le bras. +Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a cassé la tête ? +C’était la Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il faut qu’il y ait quelque enfant de malade. -Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? +Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Madame Rousseau. -Voilà-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. +Voilà-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille. -Je vas seulement voir si mon feu ne s’éteint pas. -Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ? +Je vas seulement voir si mon feu ne s’éteint pas. +Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ? Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. -C’est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c’est. -La fille à Monsieur Pupin ! -Oh ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise ! +C’est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c’est. +La fille à Monsieur Pupin ! +Oh ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise ! Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue ? -Il me ressemble de l’avoir déjà vue ce matin. -Ah ! à moins de ça, disait ma tante. -Il faudrait qu’elle soit venue pour les fêtes. -Il n’y a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fêtes. +Il me ressemble de l’avoir déjà vue ce matin. +Ah ! à moins de ça, disait ma tante. +Il faudrait qu’elle soit venue pour les fêtes. +Il n’y a pas besoin de chercher, elle sera venue pour les fêtes. J’ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une tarte ! Vous verrez que la tarte allait chez Madame Goupil. -Et encore cela tombera pendant mon déjeuner ! ajoutait-elle à mi-voix pour elle-même. -Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mademoiselle Pupin. -Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien. +Et encore cela tombera pendant mon déjeuner ! ajoutait-elle à mi-voix pour elle-même. +Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mademoiselle Pupin. +Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien. Ah ! je te crois bien ! -Ah ! ce sera le nouveau chien que Monsieur Galopin a rapporté de Lisieux. -Ah ! à moins de ça. -Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. -Allez surveiller votre déjeuner. -Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! -L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en parler ? -Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux. -C’était lui qui parlait pour elle. -Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. -Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre rencontre. -Il n’y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. -Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure d’Eulalie. +Ah ! ce sera le nouveau chien que Monsieur Galopin a rapporté de Lisieux. +Ah ! à moins de ça. +Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. +Allez surveiller votre déjeuner. +Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église ! +L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en parler ? +Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux. +C’était lui qui parlait pour elle. +Je suis sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. +Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre rencontre. +Il n’y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. +Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire cela. -C’est à quoi Eulalie excellait. +C’est à quoi Eulalie excellait. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. -Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d’une colombe. +Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d’une colombe. Il les recevait chez lui. Laisse-le entrer ; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse. -Comme il ressemble à sa mère, dit-elle. -C’est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère. -Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. +Comme il ressemble à sa mère, dit-elle. +C’est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère. +Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. N’est-ce pas votre neveu ? Comment ai-je pu l’oublier ? -Je ne savais pas ce que c’était qu’un « bleu ». -Qu’eux et les êtres d’élite comme vous. +Je ne savais pas ce que c’était qu’un « bleu ». +Qu’eux et les êtres d’élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. -Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. -Comment l’aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. -Je résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. +Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. +Comment l’aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. +Je résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. -pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. -Il n’avait pas parlé en vain : — De ne pas tenir à la vie ? +pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. +Il n’avait pas parlé en vain : — De ne pas tenir à la vie ? C’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent pas ! Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc. -Pardi, pour pas qu’on se sauve, disait Françoise. -Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire tranquille. +Pardi, pour pas qu’on se sauve, disait Françoise. +Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire tranquille. C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. -Il y avait d’abord été bien accueilli. +Il y avait d’abord été bien accueilli. Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ? -Oh ! je me méfie. +Oh ! je me méfie. Et il chantait : « Archers, faites bonne garde ! -ou : « Champs paternels, Hébron, douce vallée. -ou encore : « Oui je suis de la race élue. -Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. -Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent. -Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu’il fait ! -Mais il n’y a rien de plus intéressant ! -C’est un imbécile. -Il serait malgré tout revenu à Combray. +ou : « Champs paternels, Hébron, douce vallée. +ou encore : « Oui je suis de la race élue. +Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons. +Je n’y comprends rien, le baromètre était excellent. +Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu’il fait ! +Mais il n’y a rien de plus intéressant ! +C’est un imbécile. +Il serait malgré tout revenu à Combray. Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai. -Et sans doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. -Ces morceaux auxquels il se complaisait étaient nos morceaux préférés. +Et sans doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. +Ces morceaux auxquels il se complaisait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais par cœur. -J’étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. +J’étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Malheureusement sur presque toutes choses j’ignorais son opinion. Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder ? -Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? -Je lui dis que c’était Bloch. -Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. -En tout cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. +Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? +Je lui dis que c’était Bloch. +Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. +En tout cas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. L’acteur, je ne sais pas. L’avez-vous entendue ? -Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre. +Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre. Vous devriez leur demander. -Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie ?). -Mais c’était pourtant à ce genre de plaisirs qu’il employait sa vie. +Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie ?). +Mais c’était pourtant à ce genre de plaisirs qu’il employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. -Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. +Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le savaient pas. -Il y a peut-être eu cependant une réimpression. +Il y a peut-être eu cependant une réimpression. C’est le grand ami de ma fille. -Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux. -Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer. -Il faudra que je pense à le demander à Eulalie... -Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. +Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux. +Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer. +Il faudra que je pense à le demander à Eulalie... +Ce n’était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l’estomac. -Françoise, qu’est-ce que je disais ? +Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que cela tombe ! -Ça pleut pourtant fort. +Ça pleut pourtant fort. Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel. -Voilà le salut passé ! -À quatre heures et demie ! +Voilà le salut passé ! +À quatre heures et demie ! Huit jours avant les Rogations ! Aussi, le monde d’aujourd’hui en fait trop ! -Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie. -Monsieur le Curé ne veut pas déranger. -Et ce qu’il y a de plus vilain dans l’église ! +Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie. +Monsieur le Curé ne veut pas déranger. +Et ce qu’il y a de plus vilain dans l’église ! Mais qu’on ne vienne pas me parler des vitraux. -Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire ? -Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un homme ? -Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler. -Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les explications. +Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire ? +Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un homme ? +Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler. +Du reste Théodore prête un petit livre qui donne les explications. Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid de la mort. -Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. -Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. -Courez vite après elle ! -Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie. -C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. -La seule chose importante que j’avais à lui demander ! -Le visage du ciel même semblait changé. -C’était plus long la première fois quand vous l’avez raconté. -Monsieur Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. -Sa lumière avait détruit le bureau du télégraphe. -Il haussait les épaules et riait. -Ma mère lui disait avec admiration : « Tu es extraordinaire ! -Que je lui ai donné une voiture ! -J’avais cru que c’était Madame Octave qui lui avait donné. +Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. +Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. +Courez vite après elle ! +Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie. +C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. +La seule chose importante que j’avais à lui demander ! +Le visage du ciel même semblait changé. +C’était plus long la première fois quand vous l’avez raconté. +Monsieur Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. +Sa lumière avait détruit le bureau du télégraphe. +Il haussait les épaules et riait. +Ma mère lui disait avec admiration : « Tu es extraordinaire ! +Que je lui ai donné une voiture ! +J’avais cru que c’était Madame Octave qui lui avait donné. Ce que ma grand’tante interrompit par : « Abondance de biens... -D’ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. +D’ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? -Vous n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. -Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu... -Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin. -Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. +Vous n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. +Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu... +Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin. +Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et si je demandais : « Connaissez-vous les Guermantes ? -Legrandin le causeur répondait : « Non je n’ai jamais voulu les connaître. +Legrandin le causeur répondait : « Non je n’ai jamais voulu les connaître. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. -Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ? dit mon père. -Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur : « À quoi pensez-vous donc ? -Aussi est-ce une heure pour rentrer ! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes ! -Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. -Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager. -Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. -Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers le château. -À droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain plat. -On n’entendait aucun bruit de pas dans les allées. -Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. -En effet c’était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. -Et cette petite, mêlée à toute cette infamie ! -Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec nous tantôt. -Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. -C’est sincèrement qu’elle le disait. -Aussi je détournais la conversation par discrétion. +Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ? dit mon père. +Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur : « À quoi pensez-vous donc ? +Aussi est-ce une heure pour rentrer ! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes ! +Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. +Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager. +Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. +Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers le château. +À droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain plat. +On n’entendait aucun bruit de pas dans les allées. +Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. +En effet c’était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. +Et cette petite, mêlée à toute cette infamie ! +Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec nous tantôt. +Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. +C’est sincèrement qu’elle le disait. +Aussi je détournais la conversation par discrétion. Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous aimerai toujours. -À gauche était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). -Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute allure. -Ça a l’air de vous étonner. +À gauche était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). +Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute allure. +Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. -C’est le père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. -Après tout, elle a bien le droit d’aimer la musique, c’te fille. +C’est le père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. +Après tout, elle a bien le droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne puis pas contrarier les vocations artistiques des enfants. -Vinteuil non plus à ce qu’il paraît. -Ah ! sapristi, on en fait une musique dans c’te boîte-là. -L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. +Vinteuil non plus à ce qu’il paraît. +Ah ! sapristi, on en fait une musique dans c’te boîte-là. +L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes. -Il les connaissait, peut-être même y ajoutait-il foi. -Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé. +Il les connaissait, peut-être même y ajoutait-il foi. +Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait déplacé. Monsieur Vinteuil n’envoya pas sa fille chez Swann. -Et celui-ci fut le premier à le regretter. -Nous nous réfugiions dans le bois. -Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. -Que cette église était française ! +Et celui-ci fut le premier à le regretter. +Nous nous réfugiions dans le bois. +Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. +Que cette église était française ! Mais qu’importait la pluie, qu’importait l’orage ! -À côté d’elle nous comptions pour bien peu de chose. -Et la terre et les êtres, je ne les séparais pas. +À côté d’elle nous comptions pour bien peu de chose. +Et la terre et les êtres, je ne les séparais pas. En vain je suppliais maintenant. -Et s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler ? -Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. -Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme ? +Et s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler ? +Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. +Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme ? Il ne pourrait lui venir que d’elle. -Bientôt son amie entra. -Mademoiselle Vinteuil frémit et se leva. +Bientôt son amie entra. +Mademoiselle Vinteuil frémit et se leva. Oh ! tu n’oserais pas. -Ah ! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs ! +Ah ! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs ! On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. -Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. +Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. -Dans le ciel férié flânait longuement un nuage oisif. -C’était l’heure du goûter. -Parfois je comptais sur mon père pour arranger cela. -Tu pourras l’apercevoir à la cérémonie. -Ma déception était grande. -Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des personnes qui sont ici. +Dans le ciel férié flânait longuement un nuage oisif. +C’était l’heure du goûter. +Parfois je comptais sur mon père pour arranger cela. +Tu pourras l’apercevoir à la cérémonie. +Ma déception était grande. +Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des personnes qui sont ici. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Je descendis causer avec mes parents en attendant le docteur. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification qui n’est que pour moi. -Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux « son couvert mis ». -Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. +Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux « son couvert mis ». +Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne ! -Dans le cas contraire, le « nouveau » devenait à son tour un fidèle. -Elle désirerait te présenter un de ses amis, Monsieur Swann. +Dans le cas contraire, le « nouveau » devenait à son tour un fidèle. +Elle désirerait te présenter un de ses amis, Monsieur Swann. Qu’en dis-tu ? -Eh bien ! amenez-le votre ami, s’il est agréable. -Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble condition. +Eh bien ! amenez-le votre ami, s’il est agréable. +Il le désirait surtout si l’inconnue était d’humble condition. ou : « Dans ces affairesLe mieux est de ne rien voir. la figure de l’interlocuteur s’allongeait : « Ne prononcez jamais son nom devant moi ! -Mais je croyais que vous étiez si liés... -Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. -Nous venons à son aide, nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. -En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. -Je serais comme la grenouille devant l’aréopage. -Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. -Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux ! -Vous avez dû souffrir par une femme. +Mais je croyais que vous étiez si liés... +Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. +Nous venons à son aide, nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. +En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres. +Je serais comme la grenouille devant l’aréopage. +Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. +Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux ! +Vous avez dû souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont comme elle. -Elle n’a pas su vous comprendre ; vous êtes un être si à part. -Moi, je n’ai jamais rien à faire ! +Elle n’a pas su vous comprendre ; vous êtes un être si à part. +Moi, je n’ai jamais rien à faire ! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. -À leur défaut il plaçait des jeux de mots qu’il avait appris. -Mais vous m’avez exprimé le désir que je vienne. -Pour moi vos désirs sont des ordres. +À leur défaut il plaçait des jeux de mots qu’il avait appris. +Mais vous m’avez exprimé le désir que je vienne. +Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit service. -Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne ! -On écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. +Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vous êtes si bonne ! +On écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est une expression bizarre, n’est-ce pas ? dans l’espoir de commentaires qui ne venaient point. -Quand Madame Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, Monsieur Swann : « Swann ? -Et voyant qu’on ne lui répondait pas : « Swann ? -Ah ! bon, bon, ça va bien », répondit le docteur apaisé. -Elle s’inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. -C’est une si excellente femme, répondit-il. -Je n’en doute pas, s’empressa de concéder Swann. -Tenez, dit Monsieur Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d’une manière charmante. +Quand Madame Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée, Monsieur Swann : « Swann ? +Et voyant qu’on ne lui répondait pas : « Swann ? +Ah ! bon, bon, ça va bien », répondit le docteur apaisé. +Elle s’inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté. +C’est une si excellente femme, répondit-il. +Je n’en doute pas, s’empressa de concéder Swann. +Tenez, dit Monsieur Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d’une manière charmante. Vous n’avez jamais entendu son neveu ? c’est admirable, n’est-ce pas, docteur ? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, Monsieur Swann ? -Un bonheur pour la France ! s’écria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase. -Monsieur Verdurin ne put s’empêcher de rire. -Que l’andante, comme tu y vas ! s’écria Madame Verdurin. +Un bonheur pour la France ! s’écria-t-il malicieusement en levant les bras avec emphase. +Monsieur Verdurin ne put s’empêcher de rire. +Que l’andante, comme tu y vas ! s’écria Madame Verdurin. C’est justement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe le Patron ! -Et si vous êtes malade nous vous soignerons. -Quel joli beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui cherchait à être aimable. -Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Madame Verdurin. +Et si vous êtes malade nous vous soignerons. +Quel joli beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui cherchait à être aimable. +Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Madame Verdurin. Jamais ils n’ont rien fait de pareil. Les petites chaises aussi sont des merveilles. -Tout à l’heure vous regarderez cela. -Qu’est-ce que vous dites, je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner ! -Est-elle assez appétissante cette vigne ? +Tout à l’heure vous regarderez cela. +Qu’est-ce que vous dites, je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner ! +Est-elle assez appétissante cette vigne ? Est-ce assez doux comme patine ? -Mais non, à pleines mains, touchez-les bien. -Taisez-vous, vous êtes un vilain. -Mais il n’y a pas une chair comparable à cela ! +Mais non, à pleines mains, touchez-les bien. +Taisez-vous, vous êtes un vilain. +Mais il n’y a pas une chair comparable à cela ! Mais je ne dis absolument rien. -Voyons docteur je vous prends à témoins : est-ce que j’ai dit quelque chose ? +Voyons docteur je vous prends à témoins : est-ce que j’ai dit quelque chose ? Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de suite. Une impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. -Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. +Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Puis il cessa d’y penser. -Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. -C’est tout, excepté du piano, ma parole ! +Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. +C’est tout, excepté du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. -C’est même plus beau que l’orchestre, plus complet. -C’est peut-être lui, s’écria Madame Verdurin. -Oh ! non, répondit Swann en riant. +C’est même plus beau que l’orchestre, plus complet. +C’est peut-être lui, s’écria Madame Verdurin. +Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question. -Alors poser la question, c’est la résoudre ? dit le docteur. -Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation mentale. +Alors poser la question, c’est la résoudre ? dit le docteur. +Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation mentale. Vous ne tuez pas vos malades, vous au moins ! -Mais, madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton ironique. +Mais, madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton ironique. C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire : « C’est Potain qui me soigne. Ah ! c’est plus chic ? dit Madame Verdurin. -La première fois ne compte pas, c’était utile pour prendre langue. +La première fois ne compte pas, c’était utile pour prendre langue. Si vous alliez le prendre ? — Mais non, il ne veut pas. Ah ! enfin, comme vous voudrez. -Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au dernier moment ! -À la grande surprise de Madame Verdurin, il ne lâcha jamais. -Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante. -Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie : — Ça vous prend souvent ? -demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une curiosité de badaud. -Il a des relations personnelles avec Monsieur Grévy. +Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au dernier moment ! +À la grande surprise de Madame Verdurin, il ne lâcha jamais. +Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante. +Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie : — Ça vous prend souvent ? +demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une curiosité de badaud. +Il a des relations personnelles avec Monsieur Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman ? -Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela, lui disait-elle. +Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela, lui disait-elle. Oh ! ce serait bien simple. Il y a toujours moyen de s’arranger. -Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. -C’est ça notre morceau. +Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. +C’est ça notre morceau. Mais il n’entrait jamais chez elle. -Odette fit à Swann « son » thé, lui demanda : « Citron ou crème ? -et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! -Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. -Il lui apportait une gravure qu’elle désirait voir. -Le mot d’ « œuvre florentine » rendit un grand service à Swann. -Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. -Comment, vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des Swann... +Odette fit à Swann « son » thé, lui demanda : « Citron ou crème ? +et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! +Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. +Il lui apportait une gravure qu’elle désirait voir. +Le mot d’ « œuvre florentine » rendit un grand service à Swann. +Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. +Comment, vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des Swann... Monsieur Swann est venu ? Oh ! un instant seulement. -Nous avons eu un Swann très agité, très nerveux. -Vous comprenez, Odette était partie. -À moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Madame Verdurin. +Nous avons eu un Swann très agité, très nerveux. +Vous comprenez, Odette était partie. +À moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Madame Verdurin. Je vous dis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires ! -Elle serait peut-être beaucoup moins charmante, qui sait ? -D’ailleurs on commençait à éteindre partout. -Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devint exclusif. +Elle serait peut-être beaucoup moins charmante, qui sait ? +D’ailleurs on commençait à éteindre partout. +Ce qu’il fallait, c’est que notre goût pour lui devint exclusif. Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur. J’ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu. -Sincèrement je ne vous gêne pas ? +Sincèrement je ne vous gêne pas ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? -Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? -Je n’en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité ? +Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? +Je n’en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité ? Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les autres ? -C’était le printemps, un printemps pur et glacé. -Eux s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le même. +C’était le printemps, un printemps pur et glacé. +Eux s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le même. Chaque baiser appelle un autre baiser. -Ah ! dans ces premiers temps où l’on aime, les baisers naissent si naturellement ! -On venait lui dire que Madame de Crécy était dans son petit salon. -Il se rendait bien compte qu’elle n’était pas intelligente. -Mais bien souvent, il n’y a pas plus intéressé que ces gens-là. -Dans ses vers il ne parlait que de l’amour, du ciel, des étoiles. -Ah ! ce qu’elle a été refaite ! -Il lui a croqué plus de trois cent mille francs. +Ah ! dans ces premiers temps où l’on aime, les baisers naissent si naturellement ! +On venait lui dire que Madame de Crécy était dans son petit salon. +Il se rendait bien compte qu’elle n’était pas intelligente. +Mais bien souvent, il n’y a pas plus intéressé que ces gens-là. +Dans ses vers il ne parlait que de l’amour, du ciel, des étoiles. +Ah ! ce qu’elle a été refaite ! +Il lui a croqué plus de trois cent mille francs. Mais elle lui disait vivement : « Autre chose ? quoi ?... Toujours est-il qu’elle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son nom. Swann objectait : « Mais tout le monde n’a pas connu ton amie. -Mais si, ça fait la tache d’huile, le monde est si méchant. -Celui d’Odette était-il l’un de ceux-là ? +Mais si, ça fait la tache d’huile, le monde est si méchant. +Celui d’Odette était-il l’un de ceux-là ? Odette disait de quelqu’un : — Il ne va jamais que dans les endroits chics. -Mais les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je veux dire. -C’est plutôt pour pouvoir dire qu’on était chez Herbinger. +Mais les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je veux dire. +C’est plutôt pour pouvoir dire qu’on était chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole ! Mais elle a l’air d’une ouvreuse, d’une vieille concierge, darling ! -Mais Swann ne put arriver à lui faire dire quelle était cette époque. -Pourtant, après avoir réfléchi, elle répondit que c’était « moyenâgeux ». -Elle entendait par là qu’il y avait des boiseries. -et elle se sentait pour lui une immense et soudaine amitié. +Mais Swann ne put arriver à lui faire dire quelle était cette époque. +Pourtant, après avoir réfléchi, elle répondit que c’était « moyenâgeux ». +Elle entendait par là qu’il y avait des boiseries. +et elle se sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Comme tu es bien ainsi ! tu as l’air d’un vrai gentleman. Il ne te manque qu’un titre ! ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. -Comme c’est au fond la vraie vie qu’on mène là ! +Comme c’est au fond la vraie vie qu’on mène là ! Comme on y est plus intelligent, plus artiste que dans le monde ! -Quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire plaisir aux artistes ! -Quelle dépense de bonne humeur il se fait par jour dans ce salon-là. -Décidément, sauf quelques rares exceptions, je n’irai plus jamais que dans ce milieu. -Tu me demandes si Madame Verdurin est véritablement intelligente. +Quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire plaisir aux artistes ! +Quelle dépense de bonne humeur il se fait par jour dans ce salon-là. +Décidément, sauf quelques rares exceptions, je n’irai plus jamais que dans ce milieu. +Tu me demandes si Madame Verdurin est véritablement intelligente. Certes elle a la profonde intelligence des arts. -Mais la raison profonde en était autre. -Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela ? avait-elle demandé à Forcheville. -Il n’y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes avec lui. -Je vois qu’il va falloir que je demande à m’y faire admettre. -C’est toujours intéressant de dîner avec un homme en vue. -Mais, dites-moi, vous nous invitez là avec des convives de choix. +Mais la raison profonde en était autre. +Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela ? avait-elle demandé à Forcheville. +Il n’y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes avec lui. +Je vois qu’il va falloir que je demande à m’y faire admettre. +C’est toujours intéressant de dîner avec un homme en vue. +Mais, dites-moi, vous nous invitez là avec des convives de choix. On ne s’ennuie pas chez vous. -Ils parlent de ce qu’ils veulent, et la conversation rejaillit en fusées. -C’est curieux ! dit Forcheville étonné. -Toute la table éclata de rire. -Au moment où on s’y attend le moins, il vous sort une calembredaine. -Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. +Ils parlent de ce qu’ils veulent, et la conversation rejaillit en fusées. +C’est curieux ! dit Forcheville étonné. +Toute la table éclata de rire. +Au moment où on s’y attend le moins, il vous sort une calembredaine. +Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. Tout y est, mais non, je vous jure. Si vous l’aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. -Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi. -Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. -Elle avait invité quelques amies à venir en manger. -Malheureusement je n’étais pas des élues. +Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi. +Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. +Elle avait invité quelques amies à venir en manger. +Malheureusement je n’étais pas des élues. Tandis que Serge Panine ! Vraiment, qu’est-ce que vous leur reprochez ? Est-ce un parti pris ? -Trouvez-vous peut-être que c’est un peu triste ? +Trouvez-vous peut-être que c’est un peu triste ? Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. Bigre ! je voudrais bien en avoir autant. -Il ferait un excellent prédicateur. -Ça vient plus naturellement, c’est moins recherché. -Du reste Swann était dans le même régiment ; il a dû le connaître. +Il ferait un excellent prédicateur. +Ça vient plus naturellement, c’est moins recherché. +Du reste Swann était dans le même régiment ; il a dû le connaître. Vous voyez souvent Monsieur Swann ? demanda Madame Verdurin. D’ailleurs, comment faire pour le voir ? -On eût dit que sa bouche entr’ouverte allait parler. -Comment y a-t-il encore du peuple assez brute pour leur courir après. +On eût dit que sa bouche entr’ouverte allait parler. +Comment y a-t-il encore du peuple assez brute pour leur courir après. Je vous assure que tout le monde aime aller chez elle. Ce sont des gens charmants. Voyons, Swann, qu’entendez-vous par intelligence ? Mais si... protesta Swann. Cette blague ! dit Odette. -Blague à tabac ? demanda le docteur. -Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. -Après le dîner, Forcheville alla de lui-même vers le docteur. -Évidemment elle commence à avoir un peu de bouteille. +Blague à tabac ? demanda le docteur. +Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. +Après le dîner, Forcheville alla de lui-même vers le docteur. +Évidemment elle commence à avoir un peu de bouteille. Je me figure que comme corps de femme... Forcheville la connaissait, il la comprit et s’en amusa. -Un vieux troupier comme moi ça ne refuse jamais la goutte. -Monsieur de Forcheville trouve Odette charmante, dit Monsieur Verdurin à sa femme. -Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. -Nous allons combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. +Un vieux troupier comme moi ça ne refuse jamais la goutte. +Monsieur de Forcheville trouve Odette charmante, dit Monsieur Verdurin à sa femme. +Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. +Nous allons combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il met un peu de froid. -Avec la belle saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air. -Je la soigne pour de l’arthrite sèche, c’est une femme charmante. -Elle connaît du reste Madame Verdurin, je crois. -Dame, ça sait tant de choses, les médecins ! +Avec la belle saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air. +Je la soigne pour de l’arthrite sèche, c’est une femme charmante. +Elle connaît du reste Madame Verdurin, je crois. +Dame, ça sait tant de choses, les médecins ! Je vais jouer la phrase de la Sonate pour Monsieur Swann ? dit le pianiste. Forcheville lui expliqua le calembour. -Avouez qu’il est drôle, docteur ? -Oh ! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard. +Avouez qu’il est drôle, docteur ? +Oh ! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard. Mais il est parti. N’est-ce pas, monsieur Swann ? -N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot ? +N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot ? Swann s’inclina poliment. -Non ? il ne vous a pas intéressé ? lui demanda sèchement Madame Verdurin. -Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. -Il est peut-être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût. +Non ? il ne vous a pas intéressé ? lui demanda sèchement Madame Verdurin. +Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. +Il est peut-être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Tout le monde se retira fort tard. -Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête. -Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. -Quelle différence avec Forcheville ! -Voilà au moins un homme qui vous dit carrément sa façon de penser. -Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. -On sent le bon petit camarade qui vous débinera en sortant. -L’air était chaud ; c’étaient les plus beaux jours du printemps. -Mais tout de même il se moque du monde. -Cela t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n’insiste pas. +Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête. +Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. +Quelle différence avec Forcheville ! +Voilà au moins un homme qui vous dit carrément sa façon de penser. +Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. +On sent le bon petit camarade qui vous débinera en sortant. +L’air était chaud ; c’étaient les plus beaux jours du printemps. +Mais tout de même il se moque du monde. +Cela t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n’insiste pas. Il regarda l’heure. Il se haussa sur la pointe des pieds. -On n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation s’arrêta. -Il n’était pas sûr de la reconnaître. +On n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation s’arrêta. +Il n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. -On ouvrit la fenêtre, puis les volets. -Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n’y songeait plus. -Mais cette douleur-là, la pensée, rien qu’en se la rappelant, la recréait. -Vouloir n’y pas penser, c’était y penser encore, en souffrir encore. -C’était après dîner, chez les Verdurin. +On ouvrit la fenêtre, puis les volets. +Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n’y songeait plus. +Mais cette douleur-là, la pensée, rien qu’en se la rappelant, la recréait. +Vouloir n’y pas penser, c’était y penser encore, en souffrir encore. +C’était après dîner, chez les Verdurin. Il vit que des voisins le regardaient. -Une heure après, il revint. +Une heure après, il revint. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. -Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. -À ce moment, il entendit un coup de sonnette. -Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. +Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. +À ce moment, il entendit un coup de sonnette. +Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. -C’était une formule finale très froide. -Malgré cela il ne distinguait pas bien. +C’était une formule finale très froide. +Malgré cela il ne distinguait pas bien. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. -Mais là tout lui en apportait. -Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l’emmener quelques jours dans le Midi. +Mais là tout lui en apportait. +Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l’emmener quelques jours dans le Midi. Enfin on demanda leurs voitures. -Oui, Madame, répondit Odette. -Mais Madame Verdurin m’a demandé... -Mais c’est que j’avais une chose importante à dire à Madame. -Eh bien ! vous la lui écrirez... +Oui, Madame, répondit Odette. +Mais Madame Verdurin m’a demandé... +Mais c’est que j’avais une chose importante à dire à Madame. +Eh bien ! vous la lui écrirez... Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main. -Il essaya de sourire, mais il avait l’air atterré. +Il essaya de sourire, mais il avait l’air atterré. J’ai cru qu’il allait me manger, parce que nous ramenions Odette. C’est d’une inconvenance, vraiment ! Alors, qu’il dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez-vous ! -Je ne comprends pas qu’Odette supporte des manières pareilles. +Je ne comprends pas qu’Odette supporte des manières pareilles. Il a absolument l’air de dire : vous m’appartenez. -Je dirai ma manière de penser à Odette, j’espère qu’elle comprendra. +Je dirai ma manière de penser à Odette, j’espère qu’elle comprendra. Comme des merciers qui viennent de fermer leur boutique ! -Dans l’obscurité ! maquerelle, entremetteuse ! -Nul doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin ! +Dans l’obscurité ! maquerelle, entremetteuse ! +Nul doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin ! Quelle divination dans ce « Noli me tangere » du faubourg Saint-Germain ! Il est bien ce qu’on appelle un ami personnel du... Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin. -Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. -Vois-tu, « Une Nuit de Cléopâtre » (quel titre !) n’est rien dans la circonstance. -Odette depuis un moment donnait des signes d’émotion et d’incertitude. +Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. +Vois-tu, « Une Nuit de Cléopâtre » (quel titre !) n’est rien dans la circonstance. +Odette depuis un moment donnait des signes d’émotion et d’incertitude. Par un aveu, combien de fautes tu pourrais racheter ! Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais ! Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal pour elle. -Elle sera enchantée d’être débarrassée de vous pour un jour. +Elle sera enchantée d’être débarrassée de vous pour un jour. Le moyen ? presque davantage : l’autorisation. -S’il y allait, malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourd’hui même ! -Swann s’imaginait déjà là-bas avec Monsieur de Forestelle. -Mais non, elle devinerait bien que c’était pour elle qu’il était là. -C’était un domestique qui rentrait. -C’est qu’elle n’avait même pas pensé à lui. +S’il y allait, malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourd’hui même ! +Swann s’imaginait déjà là-bas avec Monsieur de Forestelle. +Mais non, elle devinerait bien que c’était pour elle qu’il était là. +C’était un domestique qui rentrait. +C’est qu’elle n’avait même pas pensé à lui. Alors il s’indignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs. -Pour qu’il crût qu’elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. -C’était d’ailleurs aussi une condition suffisante. +Pour qu’il crût qu’elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. +C’était d’ailleurs aussi une condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect. Je vous ferai travailler, moi ! -En tous cas, renonçons provisoirement aux gentillesses supplémentaires ! -Ah ! comme il eût aimé qu’elle pût avoir cette audace ! -Or, c’est ce qui arriva le lendemain même. -Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. -commençait à pâlir, à s’effacer. -Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ! -Comme il avait dû lui faire de la peine ! -Elle était redevenue l’Odette charmante et bonne. -Il avait des remords d’avoir été dur pour elle. -Il se demandait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. -Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas une conscience directe. -La personne même d’Odette n’y tenait plus une grande place. +En tous cas, renonçons provisoirement aux gentillesses supplémentaires ! +Ah ! comme il eût aimé qu’elle pût avoir cette audace ! +Or, c’est ce qui arriva le lendemain même. +Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. +commençait à pâlir, à s’effacer. +Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ! +Comme il avait dû lui faire de la peine ! +Elle était redevenue l’Odette charmante et bonne. +Il avait des remords d’avoir été dur pour elle. +Il se demandait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. +Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas une conscience directe. +La personne même d’Odette n’y tenait plus une grande place. Mais vous savez ce que c’est que la vie de Paris. Or mon oncle Adolphe y passait l’hiver. -Et Swann pensait que c’était même peut-être là qu’il avait connu Odette. -Si rares qu’ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. -Mais que ces moments étaient rares, et que maintenant il la voyait peu ! +Et Swann pensait que c’était même peut-être là qu’il avait connu Odette. +Si rares qu’ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. +Mais que ces moments étaient rares, et que maintenant il la voyait peu ! Moi qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. -C’est bon à savoir pour une autre fois ! -Il était heureux toutes les fois où Monsieur de Charlus était avec Odette. -Vous étiez allés ailleurs d’abord. -Oh ! que c’est drôle ! -Vous ne savez pas comme vous m’amusez, mon petit Mémé. +C’est bon à savoir pour une autre fois ! +Il était heureux toutes les fois où Monsieur de Charlus était avec Odette. +Vous étiez allés ailleurs d’abord. +Oh ! que c’est drôle ! +Vous ne savez pas comme vous m’amusez, mon petit Mémé. Non ? c’est vous ? -Non ? elle n’a parlé à personne ? -Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux tout seuls ? -Je vois d’ici cette scène. -Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime bien. -Swann se sentait soulagé. -comme ils circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles, respirables ! -Même il y avait des jours où il n’était tourmenté par aucun soupçon. -Il se croyait guéri. -Mais elle n’avait pas bougé de place. -Et même, c’était l’acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann. -Il eût fait pour elles plus de frais que pour des reines. +Non ? elle n’a parlé à personne ? +Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux tout seuls ? +Je vois d’ici cette scène. +Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime bien. +Swann se sentait soulagé. +comme ils circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles, respirables ! +Même il y avait des jours où il n’était tourmenté par aucun soupçon. +Il se croyait guéri. +Mais elle n’avait pas bougé de place. +Et même, c’était l’acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann. +Il eût fait pour elles plus de frais que pour des reines. Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux qu’on aime. Tu le peux si tu le veux, lui disait-il. Pour me transformer, il faudra qu’elle me voie davantage. -Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit ; il fut attendri. +Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit ; il fut attendri. Vous savez l’excellente influence que vous avez sur elle. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. -Tâchez de la distraire et aussi de lui parler raison. -Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais ne l’imitait pas. -Mais aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie. -Madame de Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. -La princesse des Laumes les éprouvait aussi. -Elle était morte aujourd’hui. -La fin de la phrase commencée chanta d’elle-même sur ses lèvres. -Elle ne savait pas que sa cousine fût là. -Un mouvement de tête de Madame de Franquetot la lui découvrit. -de la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. +Tâchez de la distraire et aussi de lui parler raison. +Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais ne l’imitait pas. +Mais aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie. +Madame de Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. +La princesse des Laumes les éprouvait aussi. +Elle était morte aujourd’hui. +La fin de la phrase commencée chanta d’elle-même sur ses lèvres. +Elle ne savait pas que sa cousine fût là. +Un mouvement de tête de Madame de Franquetot la lui découvrit. +de la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. Et elle rit encore. -Je voudrais avoir ton appréciation. +Je voudrais avoir ton appréciation. Tiens, tu as vu ton ami Monsieur Swann ? -Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents. -Je suis sans lumières à ce sujet. -Mais comment, princesse, vous étiez là ? -Je suis bien n’importe où ! +Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents. +Je suis sans lumières à ce sujet. +Mais comment, princesse, vous étiez là ? +Je suis bien n’importe où ! Cela me fera tenir droite. Oh ! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer. Est-ce donc une artiste ? -Ça doit être des « gens de la campagne » ! -Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements. -Avouez que ces « invités de chez Belloir » sont magnifiques. +Ça doit être des « gens de la campagne » ! +Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements. +Avouez que ces « invités de chez Belloir » sont magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible ! -Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le général. +Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le général. Ce n’est pas votre avis, princesse ? -Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général. -Basin les connaît, les chérit. +Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général. +Basin les connaît, les chérit. Pensez que tous leurs meubles sont « Empire » ! Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de leurs grands-parents. -Mais ça ne peut pas être beau... puisque c’est horrible ! -Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a héritées des Montesquiou. -Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où personne ne les voit. +Mais ça ne peut pas être beau... puisque c’est horrible ! +Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a héritées des Montesquiou. +Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où personne ne les voit. Alors, je fais ce qu’on m’a appris. -Ils me recevraient peut-être très mal ! dit la princesse. +Ils me recevraient peut-être très mal ! dit la princesse. Ah ! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de joie... -Cela leur serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. -Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme quatorzième. -Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. +Cela leur serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. +Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme quatorzième. +Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et comme je n’en donne pas... -Ah ! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. -Le possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes ! -Demandez-lui de vous présenter. -Mais dépêchez-vous, il cherche à s’en aller ! -Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a ? dit le général. -C’est très joli, ma chère princesse. -Comment la princesse est venue exprès de Guermantes. +Ah ! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. +Le possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes ! +Demandez-lui de vous présenter. +Mais dépêchez-vous, il cherche à s’en aller ! +Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a ? dit le général. +C’est très joli, ma chère princesse. +Comment la princesse est venue exprès de Guermantes. Mais c’est trop ! -Mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon programme ! -Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi. -Hé bien ! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous plaisent. -Mais vous l’êtes vous-même, princesse. +Mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon programme ! +Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi. +Hé bien ! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous plaisent. +Mais vous l’êtes vous-même, princesse. Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens ! -Mais comme j’aimerais être à leur place ! -Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. -Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant. -Il ne commence pas mieux, répondit Swann. -En effet cette double abréviation !... +Mais comme j’aimerais être à leur place ! +Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. +Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant. +Il ne commence pas mieux, répondit Swann. +En effet cette double abréviation !... Avouez que la vie est une chose affreuse. -Et sans doute cela n’était pas vrai. +Et sans doute cela n’était pas vrai. Oh ! oui, la vie est une chose affreuse. -Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. -On pourrait passer une soirée ensemble. +Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. +On pourrait passer une soirée ensemble. Du reste, je me sauve. -Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé... +Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé... Pensez que je ne vous vois plus jamais ! -Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. -Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit le général. +Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. +Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il a sa rue. -Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse ? demanda Swann d’un air agité. +Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse ? demanda Swann d’un air agité. Je ne connais que Madame de Chanlivault, la sœur de ce brave Chaussepierre. -Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre jour. -C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez ! -Ah ! elle demeure rue La Pérouse. +Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre jour. +C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez ! +Ah ! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie rue, si triste. -Qu’y peut-elle être allée faire ! avec qui ? que s’y est-il passé ? -C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! -Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. -Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. -Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. -Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. +Qu’y peut-elle être allée faire ! avec qui ? que s’y est-il passé ? +C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! +Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. +Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. +Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. +Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Merveilleux oiseau ! le violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Swann savait qu’elle allait parler une fois encore. -Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. -Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. -Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. -Il en avait eu souvent la pensée. -Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. +Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. +Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. +Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. +Il en avait eu souvent la pensée. +Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit. -Il chercha qui cela pouvait être. -Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. -Après tout Monsieur de Charlus l’aimait, avait bon cœur. +Il chercha qui cela pouvait être. +Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. +Après tout Monsieur de Charlus l’aimait, avait bon cœur. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. -La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. +La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Avoir du cœur, c’est tout, et Monsieur de Charlus en avait. Oui, mais cette vie peu honorable qu’il menait ? -Orsan n’en a peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. +Orsan n’en a peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir une fois de plus. -D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. -Il soupçonna aussi mon grand-père. +D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. +Il soupçonna aussi mon grand-père. Fallait-il cesser de les voir toutes ? Swann comme beaucoup de gens avait l’esprit paresseux et manquait d’invention. Mais il avait alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre anonyme parlait d’amour de ce genre. -Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière. +Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. -Tout à coup il prit une résolution. -Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une autre. -Oui, je sais, mais en es-tu sûre ? -Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet ? -Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là. -Mais as-tu bientôt fini ? +Tout à coup il prit une résolution. +Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une autre. +Oui, je sais, mais en es-tu sûre ? +Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet ? +Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là. +Mais as-tu bientôt fini ? Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? -Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses. -Swann avait envisagé toutes les possibilités. +Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses. +Swann avait envisagé toutes les possibilités. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. -Déjà il recommençait à poser ses questions. -Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je connais ? -De pouvoir me représenter la personne, cela m’empêcherait de plus jamais y penser. +Déjà il recommençait à poser ses questions. +Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je connais ? +De pouvoir me représenter la personne, cela m’empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne t’ennuierais plus. -C’est si calmant de se représenter les choses ! +C’est si calmant de se représenter les choses ! Ce qui est affreux, c’est ce qu’on ne peut pas imaginer. -Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. +Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Seulement ce mot : « Il y a combien de temps ? -Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue. +Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue. Oh ! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je te connais. Je lui ai dit : « cette blague ! -je savais bien où elle voulait en venir. -Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. -Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. -Il l’entendait répondre — gaîment, hélas ! -Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. -mais la souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. -Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. +je savais bien où elle voulait en venir. +Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. +Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. +Il l’entendait répondre — gaîment, hélas ! +Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. +mais la souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. +Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas. -Elle n’était qu’à demi coupable. -Quelle a été sa vie ? -Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. -Swann s’étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme « Cette blague ! -Je voyais bien où elle voulait en venir » pussent lui faire si mal. -Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. -Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. -Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. -C’est une idée comme ça, ça ne me plaît pas. +Elle n’était qu’à demi coupable. +Quelle a été sa vie ? +Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. +Swann s’étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme « Cette blague ! +Je voyais bien où elle voulait en venir » pussent lui faire si mal. +Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. +Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. +Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. +C’est une idée comme ça, ça ne me plaît pas. Si j’avais besoin d’argent, je comprends... -Ah ! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. -Je crois que tu aurais été content, mon chéri. -Car ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci. +Ah ! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. +Je crois que tu aurais été content, mon chéri. +Car ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci. Et ces aveux il ne pouvait plus les oublier. -Son âme les charriait, les rejetait, les berçait, comme des cadavres. -Et elle en était empoisonnée. -Mais il était venu quelqu’un pour le voir. -Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part. -Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. +Son âme les charriait, les rejetait, les berçait, comme des cadavres. +Et elle en était empoisonnée. +Mais il était venu quelqu’un pour le voir. +Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part. +Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Il y a toujours moyen de s’arranger. -lui demanda Swann anxieusement. — « Pour sûr ! ça dépend des caractères ! +lui demanda Swann anxieusement. — « Pour sûr ! ça dépend des caractères ! Vous aussi, vous avez des manchettes bleues. Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit de ce genre ! -Je ne t’ennuie pas ? tu as peut-être à faire ? +Je ne t’ennuie pas ? tu as peut-être à faire ? Non, j’ai tout mon temps. -Si vous m’auriez ennuyée, je vous l’aurais dit. +Si vous m’auriez ennuyée, je vous l’aurais dit. Au contraire j’aime bien vous entendre causer. -Je suis très flatté. +Je suis très flatté. N’est-ce pas que nous causons gentiment ? Comme ils sont sages ! -Voilà ! on vient maintenant pour causer chez moi. -Je vous quitte, je suis discrète. +Voilà ! on vient maintenant pour causer chez moi. +Je vous quitte, je suis discrète. Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. -Le voyage durait depuis près d’un an. +Le voyage durait depuis près d’un an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Et le peintre partit avec eux. Eh bien ! qu’en dites-vous ? -Je trouve cela très beau de votre part. -Évidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. -Évidemment c’est un beau rêve ! -J’ai une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. +Je trouve cela très beau de votre part. +Évidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. +Évidemment c’est un beau rêve ! +J’ai une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. On ne parlait que de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal. Comment ! vous en doutez ? dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann. -Ah ! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de vous devant elle ! -On serait bien arrangé ! -Il n’y a personne comme lui pour ça. +Ah ! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de vous devant elle ! +On serait bien arrangé ! +Il n’y a personne comme lui pour ça. Si seulement il travaillait un peu ! Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. -Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve. -Elle est sa maîtresse. -Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. -Je le lui ai conseillé dix fois. -Pourquoi en être triste ? -C’était bien l’homme qui pouvait la comprendre. +Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve. +Elle est sa maîtresse. +Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. +Je le lui ai conseillé dix fois. +Pourquoi en être triste ? +C’était bien l’homme qui pouvait la comprendre. C’est eux qui ont mis le feu. Il toucha sa joue. Il se leva, s’habilla. -Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. -Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées ? -J’espère bien que maman me laissera aller chez mon amie. -Devant la fenêtre, le balcon était gris. -Les chaises désertées par l’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides. +Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. +Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées ? +J’espère bien que maman me laissera aller chez mon amie. +Devant la fenêtre, le balcon était gris. +Les chaises désertées par l’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides. Vous savez que je suis confuse ! -Si je vous disais que je les aime, même ainsi. -Et la vieille dame se mit à rire. +Si je vous disais que je les aime, même ainsi. +Et la vieille dame se mit à rire. Puis, elle ne m’avait encore jamais dit qu’elle m’aimait. Il en faisait pourtant quelques-uns. J’achetai deux billes d’un sou. Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je n’aurais voulu lui en faire sacrifier aucune. -J’aurais aimé qu’elle pût les acheter, les délivrer toutes. -Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de ses yeux. -C’est trop gênant. -Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux. -Hélas ! aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore arrivée. -Elle va repartir bientôt. +J’aurais aimé qu’elle pût les acheter, les délivrer toutes. +Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de ses yeux. +C’est trop gênant. +Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux. +Hélas ! aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore arrivée. +Elle va repartir bientôt. On vous attend pour faire une partie de barres. -J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. -Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. -Et aussitôt arrivée, vous allez partir ! -Tâchez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler. -Peut-être on va m’emmener dans le midi. -Adieu, voilà papa qui m’appelle. -Je ne pouvais pas traîner mes jambes. -Tout d’un coup je m’arrêtais effrayé. +J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je. +Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. +Et aussitôt arrivée, vous allez partir ! +Tâchez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin vous parler. +Peut-être on va m’emmener dans le midi. +Adieu, voilà papa qui m’appelle. +Je ne pouvais pas traîner mes jambes. +Tout d’un coup je m’arrêtais effrayé. Alors les unes et les autres prenaient un sens. -Je le décomposais, je l’épelais, son orthographe était pour moi une surprise. -À la garde ! comme aurait dit ton pauvre grand-père. +Je le décomposais, je l’épelais, son orthographe était pour moi une surprise. +À la garde ! comme aurait dit ton pauvre grand-père. Et c’est elle que tu trouves belle ! -Mais elle est horrible et elle l’a toujours été. +Mais elle est horrible et elle l’a toujours été. C’est la veuve d’un huissier. Mais il fallait toujours qu’elle se fasse des relations. Elle est horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse d’embarras. -Mon père disait : « cet enfant est idiot, il deviendra affreux. -J’aurais surtout voulu être aussi chauve que Swann. -Est-ce que vous vous êtes dit bonjour ? demandai-je. +Mon père disait : « cet enfant est idiot, il deviendra affreux. +J’aurais surtout voulu être aussi chauve que Swann. +Est-ce que vous vous êtes dit bonjour ? demandai-je. C’est lui qui est venu me saluer, je ne le voyais pas. -Mais alors, vous n’êtes pas brouillés ? +Mais alors, vous n’êtes pas brouillés ? Il pourrait t’en vouloir de ne plus l’inviter. -Je ne connais pas sa femme. — Mais il venait bien à Combray. -Mais ces ornements, j’étais seul à les voir. -Parfois j’emmenais Françoise en pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. -Ah ! c’est une personne très croyante ! -Françoise me disait : — Qu’est-ce que vous avez ? -à d’autres : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été la mauvaise chance ! -à d’autres : « Mais si vous voulez ! +Je ne connais pas sa femme. — Mais il venait bien à Combray. +Mais ces ornements, j’étais seul à les voir. +Parfois j’emmenais Françoise en pèlerinage devant la maison qu’habitaient les Swann. +Ah ! c’est une personne très croyante ! +Françoise me disait : — Qu’est-ce que vous avez ? +à d’autres : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été la mauvaise chance ! +à d’autres : « Mais si vous voulez ! Est-ce que je m’occupe de vous, moi ! Ils se demandaient : « Qui est-ce ? -D’autres promeneurs, s’arrêtant à demi, disaient : — Vous savez qui c’est ? +D’autres promeneurs, s’arrêtant à demi, disaient : — Vous savez qui c’est ? Cela ne vous dit rien ? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes... -Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse ! +Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse ! Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est du reste encore superbe. -Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries. -Et c’était aussi l’heure. -J’allais vers l’allée des Acacias. +Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries. +Et c’était aussi l’heure. +J’allais vers l’allée des Acacias. Je rejoignis les bords du Lac, j’allai jusqu’au Tir aux pigeons. -Tous maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux variés. +Tous maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux variés. Je voudrais les retrouver tels que je me les rappelais. -D’ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très tard. -Le soleil s’était caché. -La réalité que j’avais connue n’existait plus. \ No newline at end of file +D’ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très tard. +Le soleil s’était caché. +La réalité que j’avais connue n’existait plus. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/marcel-proust/S\303\251same_et_les_lys.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/marcel-proust/S\303\251same_et_les_lys.txt" index 59ad8c59..697b7b1e 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/marcel-proust/S\303\251same_et_les_lys.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/marcel-proust/S\303\251same_et_les_lys.txt" @@ -1,194 +1,194 @@ -TABLE PRÉFACE DU TRADUCTEUR Sur la lecture cinq SÉSAME ET LES LYS -Des Trésors des Rois cinquante-neuf -Et dire que c’est dans huit jours Pâques ! -Quelques-uns, sans plus attendre, s’asseyaient d’avance à table, à leurs places. -Que le déjeuner me paraissait long ! -Puis la dernière page était lue, le livre était fini. -Alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? -L’emploi de chaque heure de leur vie nous avait été narrée. -Nous ne pouvons connaître qui nous voudrions... -Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. -Je n’imaginais pas qu’un autre auteur en eût jamais écrit de comparables. -Cette phrase me donnait une véritable ivresse. -Regarde la maison de Zélande, rose et luisante comme un coquillage. -Et à ce moment il disparaît. +TABLE PRÉFACE DU TRADUCTEUR Sur la lecture cinq SÉSAME ET LES LYS +Des Trésors des Rois cinquante-neuf +Et dire que c’est dans huit jours Pâques ! +Quelques-uns, sans plus attendre, s’asseyaient d’avance à table, à leurs places. +Que le déjeuner me paraissait long ! +Puis la dernière page était lue, le livre était fini. +Alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? +L’emploi de chaque heure de leur vie nous avait été narrée. +Nous ne pouvons connaître qui nous voudrions... +Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. +Je n’imaginais pas qu’un autre auteur en eût jamais écrit de comparables. +Cette phrase me donnait une véritable ivresse. +Regarde la maison de Zélande, rose et luisante comme un coquillage. +Et à ce moment il disparaît. Tel est le prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. Son cerveau, ses jambes, ses poumons, son estomac, sont intacts. -Notez que l’impuissant prétend toujours qu’il ne l’est pas. -Emerson commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. -Il n’en est pas de même pour le lettré. +Notez que l’impuissant prétend toujours qu’il ne l’est pas. +Emerson commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. +Il n’en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire, pour retenir ce qu’il a lu. -Quant aux détails du voyage, ils reposent tous sur des impressions vraies. -Le canal que j’ai placé à Utrecht est à Delft. +Quant aux détails du voyage, ils reposent tous sur des impressions vraies. +Le canal que j’ai placé à Utrecht est à Delft. Plus que les autres, pourrait-on dire. Byron enfin : « Tis someting better not to be. -Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. -Avec les livres, pas d’amabilité. -Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. -L'atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. -Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. -Il est pur, il est vraiment une atmosphère. -Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. -Et, réciproquement, les classiques n’ont pas de meilleurs commentateurs que les « romantiques ». +Dans la lecture, l’amitié est soudain ramenée à sa pureté première. +Avec les livres, pas d’amabilité. +Eux, du moins, nous ne les quittons souvent qu’à regret. +L'atmosphère de cette pure amitié est le silence, plus pur que la parole. +Car nous parlons pour les autres, mais nous nous taisons pour nous-mêmes. +Il est pur, il est vraiment une atmosphère. +Un esprit original sait subordonner la lecture à son activité personnelle. +Et, réciproquement, les classiques n’ont pas de meilleurs commentateurs que les « romantiques ». Cela est vrai pour les ouvrages les moins « romantiques ». -Monsieur P. « Vous aurez chacun un gâteau de Sésame et dix livres. +Monsieur P. « Vous aurez chacun un gâteau de Sésame et dix livres. Un grand sujet, direz-vous, et vaste ! En un mot nous cherchons la satisfaction de notre soif de l’applaudissement. -Je ne compte ni critiquer ni défendre cette force d’impulsion. -Il désire être fait capitaine pour pouvoir être appelé capitaine. -Ou du moins combien est limitée pour la plupart la sphère de ce choix ! +Je ne compte ni critiquer ni défendre cette force d’impulsion. +Il désire être fait capitaine pour pouvoir être appelé capitaine. +Ou du moins combien est limitée pour la plupart la sphère de ce choix ! Mais il n’en est pas ainsi. -Notez cette distinction : elle ne concerne pas seulement la qualité. +Notez cette distinction : elle ne concerne pas seulement la qualité. C’est une distinction de genres. -Je dois définir ces deux sortes de livres avant d’aller plus loin. +Je dois définir ces deux sortes de livres avant d’aller plus loin. Vous ne pouvez vous entretenir avec votre ami dans l’Inde. Ceci est un « Livre ». -Peut-être pensez-vous qu’aucun livre n’a jamais été écrit ainsi ? -Aucun de nous, j’espère, n’est assez malheureux pour penser cela. -Il est toujours mêlé de mauvais fragments, de travail malfait, redondant, affecté. -Tous sont à votre disposition et la Vie est courte. -Au sens profond du mot, aucune personne vile ou vulgaire n’entre là. +Peut-être pensez-vous qu’aucun livre n’a jamais été écrit ainsi ? +Aucun de nous, j’espère, n’est assez malheureux pour penser cela. +Il est toujours mêlé de mauvais fragments, de travail malfait, redondant, affecté. +Tous sont à votre disposition et la Vie est courte. +Au sens profond du mot, aucune personne vile ou vulgaire n’entre là. Demandez-vous la compagnie des nobles ? -Faites-vous noble vous-même, et vous le serez. -Désirez-vous ardemment la conversation des sages ? -Apprenez à la comprendre et vous l’entendrez. -Mais à d’autres conditions ? +Faites-vous noble vous-même, et vous le serez. +Désirez-vous ardemment la conversation des sages ? +Apprenez à la comprendre et vous l’entendrez. +Mais à d’autres conditions ? L’ambition ne serait d’aucun usage. -Ils méprisent votre ambition. -D’entrer dans les leurs, remarquez, non de retrouver les vôtres exprimées par eux. -Mais le sentiment juste est : « Comme ceci est étrange ! -Jugez-la ensuite, si vous vous croyez qualifié pour cela ; mais comprenez-la d’abord. +Ils méprisent votre ambition. +D’entrer dans les leurs, remarquez, non de retrouver les vôtres exprimées par eux. +Mais le sentiment juste est : « Comme ceci est étrange ! +Jugez-la ensuite, si vous vous croyez qualifié pour cela ; mais comprenez-la d’abord. Mais la nature n’agit pas ainsi. -Et il en est exactement de même de la meilleure sagesse des hommes. -Oui ; et les mots, s’ils ne sont surveillés, feront quelquefois une besogne mortelle. +Et il en est exactement de même de la meilleure sagesse des hommes. +Oui ; et les mots, s’ils ne sont surveillés, feront quelquefois une besogne mortelle. Elle dit : « Aucun homme Seigneur. -Jésus lui répondit : « Moi non plus, je ne te damne pas. -Va et ne pèche plus. -Il faut toute une vie pour apprendre à fond une langue. +Jésus lui répondit : « Moi non plus, je ne te damne pas. +Va et ne pèche plus. +Il faut toute une vie pour apprendre à fond une langue. Je prendrai un livre connu de vous tous. De qui ont-ils besoin ? -Réfléchissons un peu sur ce passage et examinons-le mot à mot. +Réfléchissons un peu sur ce passage et examinons-le mot à mot. Ne croyez pas cela. Il n’y a que de petits hommes qui fassent cela. Il n’en est pas ainsi. -Un « Évêque » signifie « une personne qui voit ». +Un « Évêque » signifie « une personne qui voit ». Un « pasteur » signifie « une personne qui nourrit ». Mettez les contraires ensemble et vous avez « Aveugles bouches ». -Nous pourrons trouver quelque utilité à poursuivre un peu cette idée. -Ils souhaitent l’autorité, non la vigilance. -L’évêque sait-il tout là-dessus ? +Nous pourrons trouver quelque utilité à poursuivre un peu cette idée. +Ils souhaitent l’autorité, non la vigilance. +L’évêque sait-il tout là-dessus ? A t-il l’œil sur eux ? A-t-il eu l’œil sur eux ? -Mais ceci n’est pas notre conception d’un Évêque. -Je continue : « Mais, enflées de vent et des brouillards pestilentiels qu’elles respirent. +Mais ceci n’est pas notre conception d’un Évêque. +Je continue : « Mais, enflées de vent et des brouillards pestilentiels qu’elles respirent. Tout d’abord, vous pouvez croire que ceci est un symbole grossier et obscur. -Mais, Je le répète, c’en est un tout à fait exact et littéral. +Mais, Je le répète, c’en est un tout à fait exact et littéral. Prenez vos dictionnaires grec et latin et trouvez le sens de « Spirit ». Nous en avons le vrai sens dans nos mots « inspiration » et « expirer ». Mais l’inverse est vrai aussi. -Shakespeare et Alighieri connaissaient les hommes mieux que la plupart de nous, je présume. -Mais où se trouve-t-elle ? +Shakespeare et Alighieri connaissaient les hommes mieux que la plupart de nous, je présume. +Mais où se trouve-t-elle ? Produisez-la devant la Cour. -Je ne suis pas effrayé du mot, encore moins de la chose. +Je ne suis pas effrayé du mot, encore moins de la chose. Que pensez-vous que j’aie voulu dire par une personne vulgaire ? -Qu’attendez-vous vous-mêmes par vulgarité ? +Qu’attendez-vous vous-mêmes par vulgarité ? Mes amis, je ne sais pas pourquoi aucun de nous parlerait sur la lecture. -Croyez-vous que ce soient là des paroles dures ou irréfléchies ? -Je dis d’abord que nous avons méprisé la littérature. +Croyez-vous que ce soient là des paroles dures ou irréfléchies ? +Je dis d’abord que nous avons méprisé la littérature. En quoi, comme nation, avons-nous souci des livres ? -Je dis que nous avons méprise la science. « Quoi ! -Oui, mais croyez-Vous que ce soit là une œuvre nationale ? +Je dis que nous avons méprise la science. « Quoi ! +Oui, mais croyez-Vous que ce soit là une œuvre nationale ? Qu’avons-nous fait, comme nation, pour la science ? -Considérez, je vous le demande, arithmétiquement ce que ce fait signifie. +Considérez, je vous le demande, arithmétiquement ce que ce fait signifie. Oui, certainement, mais tout cela est affaire de boutique. Tel est, en tant que nation, votre amour de l’art. -Vous avez détruit le rivage de Clarens, au lac de Genève. -Vous méprisez la compassion. +Vous avez détruit le rivage de Clarens, au lac de Genève. +Vous méprisez la compassion. Il n’est pas besoin de mes paroles comme preuve de ceci. -En voici un pris dans un vieux Daily Telegraph de cette année. +En voici un pris dans un vieux Daily Telegraph de cette année. J’imprimerai l’entrefilet en rouge. -Le défunt était rapetasseur de chaussures. -Vendredi soir, le défunt se leva de son banc et commença à frissonner. -La famille n’a jamais eu suffisamment à manger. -Le témoin : « Nous avions besoin des conforts de notre petit chez nous. -Le défunt disait qu’il ne voudrait jamais entrer à l’hospice. -L’hiver ils ne se faisaient pas moitié autant. -Depuis trois ans ils avaient été de mal en pire. -Cornelius Collins dit qu’il avait aidé son père depuis mille huit cent quarante-sept. -Le témoin avait maintenant un voile sur les yeux. -Il y a trois ans, le défunt demanda des secours à la paroisse. -Le témoin : « Si nous entrions, nous mourrions. -Quand nous en sortirions l’été, nous serions comme des gens tombés du ciel. -Personne ne nous connaîtrait et nous n’aurions pas même une chambre. -Le défunt n’avait pas de couvertures. +Le défunt était rapetasseur de chaussures. +Vendredi soir, le défunt se leva de son banc et commença à frissonner. +La famille n’a jamais eu suffisamment à manger. +Le témoin : « Nous avions besoin des conforts de notre petit chez nous. +Le défunt disait qu’il ne voudrait jamais entrer à l’hospice. +L’hiver ils ne se faisaient pas moitié autant. +Depuis trois ans ils avaient été de mal en pire. +Cornelius Collins dit qu’il avait aidé son père depuis mille huit cent quarante-sept. +Le témoin avait maintenant un voile sur les yeux. +Il y a trois ans, le défunt demanda des secours à la paroisse. +Le témoin : « Si nous entrions, nous mourrions. +Quand nous en sortirions l’été, nous serions comme des gens tombés du ciel. +Personne ne nous connaîtrait et nous n’aurions pas même une chambre. +Le défunt n’avait pas de couvertures. Il n’existait pas dans le corps une parcelle de graisse. -Pourquoi le témoin n’a-t-il pas voulu aller à l’asile ? demandez-vous. -Je dis que vous méprisez la compassion. -Chrétien », ai-je dit ? -Êtes-vous aussi devenu un des nôtres ? -Êtes-vous aussi devenu un des nôtres ? +Pourquoi le témoin n’a-t-il pas voulu aller à l’asile ? demandez-vous. +Je dis que vous méprisez la compassion. +Chrétien », ai-je dit ? +Êtes-vous aussi devenu un des nôtres ? +Êtes-vous aussi devenu un des nôtres ? Accepteriez-vous l’offre ainsi faite verbalement par l’ange de la mort ? Le plus humble d’entre nous, l’accepterait-il, croyez-vous ? Mesurer ! — que dis-je ; vous ne pouvez pas mesurer. Cela ne serait-il pas quelque peu mieux pour la France et l’Angleterre ? Il se passera encore longtemps avant que cela n’arrive. -Cette théorie ne sera plus très longtemps soutenable. -Cette théorie paraîtrait également insoutenable le jour où elle serait mise en pratique. -Et qui devra faire la besogne agréable et facile et à quel prix ? -Qui ne devra faire aucune besogne du tout et à quel prix ? -Et d’étranges questions de morale et de religion se lient à celles-là. -Sans doute il y a beaucoup à dire en faveur de ceci. -Isaïe, xxxv, un, Version des Septante). +Cette théorie ne sera plus très longtemps soutenable. +Cette théorie paraîtrait également insoutenable le jour où elle serait mise en pratique. +Et qui devra faire la besogne agréable et facile et à quel prix ? +Qui ne devra faire aucune besogne du tout et à quel prix ? +Et d’étranges questions de morale et de religion se lient à celles-là. +Sans doute il y a beaucoup à dire en faveur de ceci. +Isaïe, xxxv, un, Version des Septante). Ce qui est au moins faux. Et d’abord prenons Shakespeare. -Dans les pièces travaillées et parfaites vous n’avez pas de héros. +Dans les pièces travaillées et parfaites vous n’avez pas de héros. Puis en second lieu observez ceci. -Et, cela étant, elle le sauve presque. -Qu’est-ce qu’un tel fou avait à faire d’une si bonne femme ? -Ni jamais, semble-t-il, rien ne pourra plus éveillerxxx Une peine ou un regret. -En toi chaque souverain bien habite séparément Remplissant la perfection de ton empire. -La femme, disons-nous, ne doit ni nous guider, ni seulement penser par elle-même. +Et, cela étant, elle le sauve presque. +Qu’est-ce qu’un tel fou avait à faire d’une si bonne femme ? +Ni jamais, semble-t-il, rien ne pourra plus éveillerxxx Une peine ou un regret. +En toi chaque souverain bien habite séparément Remplissant la perfection de ton empire. +La femme, disons-nous, ne doit ni nous guider, ni seulement penser par elle-même. N’est-il pas de quelque importance de nous faire une opinion sur cette question ? Sont-ce tous ces grands hommes qui se trompent ou nous ? Ne connaissez-vous pas ces vers charmants ? Tout ceci, concernant les relations des amants, je crois que vous l’accepterez volontiers. -Nous pensons qu’elles conviennent entre amant et maîtresse, non entre mari et femme. +Nous pensons qu’elles conviennent entre amant et maîtresse, non entre mari et femme. Ne voyez-vous pas ce que ce raisonnement a de vil autant que d’absurde ? -Voici maintenant leurs caractères distinctifs. -Elle perçoit les qualités des choses, leurs aspirations, leur juste place. +Voici maintenant leurs caractères distinctifs. +Elle perçoit les qualités des choses, leurs aspirations, leur juste place. Sa grande fonction est la louange. Mais il garde la femme de tout cela. -Et partout où va une vraie épouse, le foyer est toujours autour d’elle. -Aussi loin qu’elle règne, tout doit être juste, ou rien ne l’est. +Et partout où va une vraie épouse, le foyer est toujours autour d’elle. +Aussi loin qu’elle règne, tout doit être juste, ou rien ne l’est. Des sentiments vitaux de joie », remarquez-le. Et ils seront des sentiments de joie, s’ils sont vitaux. -Voilà pour les moyens ; maintenant notez bien la fin. -Empruntez au même poète une parfaite description de la beauté de la femme. +Voilà pour les moyens ; maintenant notez bien la fin. +Empruntez au même poète une parfaite description de la beauté de la femme. Une contenance en laquelle se rencontrent De doux souvenirs, des promesses aussi douces. Il n’y a pas de vieillesse tant que subsistent ces promesses. -Cependant, remarquez-le, elle ne doit toucher à aucune étude qu’avec une exactitude exquise. +Cependant, remarquez-le, elle ne doit toucher à aucune étude qu’avec une exactitude exquise. Je n’entre maintenant dans aucune question de choix de livres. -Lâchez-la, dis-je, dans la bibliothèque comme vous feriez d’un faon dans la campagne. -Faites attention à ces épithètes : elles conviennent à tous les arts. -Et donnez-leur enfin non seulement de nobles préceptes, mais de nobles précepteurs. -Écoutez ceci, sur l’éducation de Jeanne d’Arc. -Après ses avantages spirituels, elle fut redevable surtout aux avantages de sa situation. -Mais en avez-vous réellement envie ? -J’espère que non. +Lâchez-la, dis-je, dans la bibliothèque comme vous feriez d’un faon dans la campagne. +Faites attention à ces épithètes : elles conviennent à tous les arts. +Et donnez-leur enfin non seulement de nobles préceptes, mais de nobles précepteurs. +Écoutez ceci, sur l’éducation de Jeanne d’Arc. +Après ses avantages spirituels, elle fut redevable surtout aux avantages de sa situation. +Mais en avez-vous réellement envie ? +J’espère que non. Et pourtant c’est cela que vous train de faire de toute l’Angleterre. -Ce Snowdon est votre Parnasse ; mais où sont ses Muses ? -Nous arrivons maintenant à notre dernière et plus importante question. -En quoi consiste son rôle de reine à l’égard de l’État ? -Mais il n’en est pas tout à fait ainsi. -Élargissons ces deux fonctions. -Vainement autant qu’à tort, vous blâmez et rebutez le désir du pouvoir ! +Ce Snowdon est votre Parnasse ; mais où sont ses Muses ? +Nous arrivons maintenant à notre dernière et plus importante question. +En quoi consiste son rôle de reine à l’égard de l’État ? +Mais il n’en est pas tout à fait ainsi. +Élargissons ces deux fonctions. +Vainement autant qu’à tort, vous blâmez et rebutez le désir du pouvoir ! Ceci est toute la question. -Pouvoir de détruire ? la force du lion et l’haleine du dragon ? -Pouvoir de guérir de racheter, de guider, de protéger. +Pouvoir de détruire ? la force du lion et l’haleine du dragon ? +Pouvoir de guérir de racheter, de guider, de protéger. quatre-vingt-onze. « Prince de la Paix ». -Pensez à ce nom. -Vous pensez que c’est là seulement une rêverie d’amant ; — fausse et vaine ! -Et si elle était vraie ? +Pensez à ce nom. +Vous pensez que c’est là seulement une rêverie d’amant ; — fausse et vaine ! +Et si elle était vraie ? Vous pensez que je me jette dans de folles hyperboles. -Est-ce là un faible pouvoir ? -Les matins succéderont-ils aux matins, pour nous, mais non pour elles ? \ No newline at end of file +Est-ce là un faible pouvoir ? +Les matins succéderont-ils aux matins, pour nous, mais non pour elles ? \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Le_roi_s\342\200\231amuse.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Le_roi_s\342\200\231amuse.txt" index d2267948..e9ae0ebe 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Le_roi_s\342\200\231amuse.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Le_roi_s\342\200\231amuse.txt" @@ -1,331 +1,331 @@ C’est Monsieur Taylor qui me communique cet ordre de la part du ministre. Le premier mouvement de l’auteur fut de douter. -L’acte était arbitraire au point d’être incroyable. -La loi fondamentale ajoute : « La censure ne pourra jamais être rétablie. -Le théâtre ne saurait donc désormais être légalement censuré. +L’acte était arbitraire au point d’être incroyable. +La loi fondamentale ajoute : « La censure ne pourra jamais être rétablie. +Le théâtre ne saurait donc désormais être légalement censuré. Ailleurs, la Charte dit : « La confiscation est abolie. -Tout notre droit public se révolte contre une pareille voie de fait. -Là le fait lui fut confirmé de toute part. -Le ministre n’avait pas de raison à donner. -Il ne restait plus qu’à le mettre, lui poète, à la Bastille. -Mille questions se pressent dans votre esprit. — Où est la loi ? -Où est le droit ? +Tout notre droit public se révolte contre une pareille voie de fait. +Là le fait lui fut confirmé de toute part. +Le ministre n’avait pas de raison à donner. +Il ne restait plus qu’à le mettre, lui poète, à la Bastille. +Mille questions se pressent dans votre esprit. — Où est la loi ? +Où est le droit ? Est-ce que cela peut se passer ainsi ? -Il est évident que nous ne sommes plus à Paris. +Il est évident que nous ne sommes plus à Paris. Mais elle perdit sa peine. -Le vingt-trois, la pièce n’était que suspendue ; le vingt-quatre, elle fut définitivement défendue. -L’auteur demeura et dut demeurer étranger à ces démarches du théâtre. -Il ne dépend, lui poète, d’aucun ministre. -Demander grâce au pouvoir, c’est le reconnaître. -La liberté et la propriété ne sont pas choses d’antichambre. +Le vingt-trois, la pièce n’était que suspendue ; le vingt-quatre, elle fut définitivement défendue. +L’auteur demeura et dut demeurer étranger à ces démarches du théâtre. +Il ne dépend, lui poète, d’aucun ministre. +Demander grâce au pouvoir, c’est le reconnaître. +La liberté et la propriété ne sont pas choses d’antichambre. Un droit ne se traite pas comme une faveur. -Pour une faveur, réclamez devant le ministre. -Pour un droit, réclamez devant le pays. +Pour une faveur, réclamez devant le ministre. +Pour un droit, réclamez devant le pays. C’est donc au pays qu’il s’adresse. Il a deux voies pour obtenir justice, l’opinion publique et les tribunaux. Il les choisit toutes deux. -Devant l’opinion publique, le procès est déjà jugé et gagné. +Devant l’opinion publique, le procès est déjà jugé et gagné. Il comptait d’avance sur leur appui. -Le pouvoir s’est trompé. -Son acte brutal a révolté les hommes honnêtes dans tous les camps. -En France, quiconque est persécuté n’a plus d’ennemis que le persécuteur. -Le drame est imprimé aujourd’hui. -Si vous n’étiez pas a la représentation, lisez. -Si vous y étiez, lisez encore. -La pièce est immorale ? +Le pouvoir s’est trompé. +Son acte brutal a révolté les hommes honnêtes dans tous les camps. +En France, quiconque est persécuté n’a plus d’ennemis que le persécuteur. +Le drame est imprimé aujourd’hui. +Si vous n’étiez pas a la représentation, lisez. +Si vous y étiez, lisez encore. +La pièce est immorale ? Est-ce par le fond ? -Le père lève le bras et maudit Triboulet. -De ceci découle toute la pièce. -Le sujet véritable du drame, c’est la malédiction de Monsieur de Saint-Vallier. -Vous êtes au second acte. -Cette malédiction, sur qui est-elle tombée ? +Le père lève le bras et maudit Triboulet. +De ceci découle toute la pièce. +Le sujet véritable du drame, c’est la malédiction de Monsieur de Saint-Vallier. +Vous êtes au second acte. +Cette malédiction, sur qui est-elle tombée ? Sur Triboulet fou du roi ? -Triboulet a une fille, tout est là. -Il élève son enfant dans l’innocence, dans la foi et dans la pudeur. -Ce même roi que Triboulet pousse au rapt, ravira sa fille à Triboulet. +Triboulet a une fille, tout est là. +Il élève son enfant dans l’innocence, dans la foi et dans la pudeur. +Ce même roi que Triboulet pousse au rapt, ravira sa fille à Triboulet. L’un perdra l’autre. Au fond de celui-ci, il y a la providence. -La question ainsi posée nous paraît se détruire d’elle-même, mais voyons. +La question ainsi posée nous paraît se détruire d’elle-même, mais voyons. Probablement rien d’immoral au premier et au second acte. -Est-ce la situation du troisième qui vous choque ? -Est-ce le quatrième acte ? -Cela n’est même nouveau ni dans l’histoire ni au théâtre. -Il sait tout ce qu’on a écrit de la maison de Saltabadil. -Restent donc les détails du style. +Est-ce la situation du troisième qui vous choque ? +Est-ce le quatrième acte ? +Cela n’est même nouveau ni dans l’histoire ni au théâtre. +Il sait tout ce qu’on a écrit de la maison de Saltabadil. +Restent donc les détails du style. Il veut l’art chaste, et non l’art prude. -Cette immoralité, cette obscénité, la voilà mise à nu. -Le lendemain de la représentation, la pièce est défendue par ordre. -Ces succès valent peu et durent peu. -C’est ainsi qu’ils placeront haut la dignité de l’art. -Quand on a toute liberté, il sied de garder toute mesure. -Ce motif a déjà transpiré dans le public, et le public a deviné juste. +Cette immoralité, cette obscénité, la voilà mise à nu. +Le lendemain de la représentation, la pièce est défendue par ordre. +Ces succès valent peu et durent peu. +C’est ainsi qu’ils placeront haut la dignité de l’art. +Quand on a toute liberté, il sied de garder toute mesure. +Ce motif a déjà transpiré dans le public, et le public a deviné juste. Nous n’en dirons pas davantage. Nous ne ferons pas revivre de vieux scandales historiques. -On peut faire, même à un roi, une guerre généreuse. +On peut faire, même à un roi, une guerre généreuse. Nous entendons la faire ainsi. -Tout ceci, à vrai dire, nous inspire une grande pitié. -Mérite-t-il en effet qu’on dépense contre lui beaucoup de colère virile ? +Tout ceci, à vrai dire, nous inspire une grande pitié. +Mérite-t-il en effet qu’on dépense contre lui beaucoup de colère virile ? Quand il sera grand, nous verrons. -Assurément le tort fait à l’auteur est grand. -Qui lui dira de quoi eût été suivie cette première représentation ? -Le moment de transition politique où nous sommes est curieux. -Maintenant beaucoup sont harassés, beaucoup sont essoufflés, beaucoup demandent à faire halte. -Situation bizarre, facile à comprendre, difficile à définir. -Ce sont toutes les existences qui ont peur de toutes les idées. -C’est la ligue des intérêts froissés du mouvement des théories. -Il en est venu à tyranniser petitement. +Assurément le tort fait à l’auteur est grand. +Qui lui dira de quoi eût été suivie cette première représentation ? +Le moment de transition politique où nous sommes est curieux. +Maintenant beaucoup sont harassés, beaucoup sont essoufflés, beaucoup demandent à faire halte. +Situation bizarre, facile à comprendre, difficile à définir. +Ce sont toutes les existences qui ont peur de toutes les idées. +C’est la ligue des intérêts froissés du mouvement des théories. +Il en est venu à tyranniser petitement. Il a tort pour lui et pour nous. Que de chemin il nous a fait faire ! -Il parlera lui-même, au besoin, pour l’indépendance de son art. -Il réussira, il n’en doute pas. +Il parlera lui-même, au besoin, pour l’indépendance de son art. +Il réussira, il n’en doute pas. trente novembre mille huit cent trente-deux. -NOTE ajoutée à la cinquième édition. -Paris, vingt et un décembre mille neuf cent trente-deux. +NOTE ajoutée à la cinquième édition. +Paris, vingt et un décembre mille neuf cent trente-deux. Cette cause, Messieurs, n’est pas une cause ordinaire. -Vous voyez, Messieurs, combien l’horizon de la cause s’élève et s’élargit. -Les petits détails du procès s’effacent devant la question ainsi posée. -Votre conscience est face à face avec la mienne. -Or, la justice et la liberté sont faites pour s’entendre. -La liberté est juste et la justice est libre. -Oui, Messieurs, le droit est de mon côté. -N’est-elle pas évidemment abrogée dans son texte comme dans son esprit ? +Vous voyez, Messieurs, combien l’horizon de la cause s’élève et s’élargit. +Les petits détails du procès s’effacent devant la question ainsi posée. +Votre conscience est face à face avec la mienne. +Or, la justice et la liberté sont faites pour s’entendre. +La liberté est juste et la justice est libre. +Oui, Messieurs, le droit est de mon côté. +N’est-elle pas évidemment abrogée dans son texte comme dans son esprit ? Faite pour la terreur, elle est morte avec la terreur. -Est-ce que tout cela existe à l’heure qu’il est ? -Nous en appelons au serment sérieux du neuf août. -Une loi sur les théâtres, cela leur aura paru chose peu urgente. -Je n’insisterai pas sur ce que Monsieur Odilon-Barrot a si souverainement démontré. +Est-ce que tout cela existe à l’heure qu’il est ? +Nous en appelons au serment sérieux du neuf août. +Une loi sur les théâtres, cela leur aura paru chose peu urgente. +Je n’insisterai pas sur ce que Monsieur Odilon-Barrot a si souverainement démontré. Je dis, selon moi, car ce n’est ici que mon opinion personnelle. -Examinons-les l’une après l’autre. -Il y a d’abord, ou plutôt il y avait, la raison morale. -J’ai déjà imposé silence à la police sur ce point. +Examinons-les l’une après l’autre. +Il y a d’abord, ou plutôt il y avait, la raison morale. +J’ai déjà imposé silence à la police sur ce point. Elle s’est tue, et elle a bien fait. -Dans une pareille matière, d’ailleurs, mon affirmation suffisait. +Dans une pareille matière, d’ailleurs, mon affirmation suffisait. Je ne rentrerai donc pas dans une discussion superflue. Qu’elle se le tienne pour dit. Je n’y reviendrai plus. -Après la raison morale, il y a la raison politique. -Ces ménagements que je me suis engagé à garder, je les garderai, messieurs. -Je suis sans colère et sans haine. +Après la raison morale, il y a la raison politique. +Ces ménagements que je me suis engagé à garder, je les garderai, messieurs. +Je suis sans colère et sans haine. Qu’elle se tienne encore ceci pour dit. -C’est aussi là une chose sur laquelle je ne reviendrai plus. -Après la raison morale et la raison politique, il y a la raison littéraire. -La pétition expira sous le ridicule. -Je n’insisterai pas davantage là-dessus. -Cela est curieux, voilà tout. -Le gouvernement prêtant main-forte à l’Académie en mille huit cent trente-deux ! -Raisons morales, nulles ; raisons politiques, inadmissibles ; raisons littéraires, ridicules. +C’est aussi là une chose sur laquelle je ne reviendrai plus. +Après la raison morale et la raison politique, il y a la raison littéraire. +La pétition expira sous le ridicule. +Je n’insisterai pas davantage là-dessus. +Cela est curieux, voilà tout. +Le gouvernement prêtant main-forte à l’Académie en mille huit cent trente-deux ! +Raisons morales, nulles ; raisons politiques, inadmissibles ; raisons littéraires, ridicules. Mais y a-t-il donc quelques raisons personnelles ? -Il est des idées que je ne laisse pas approcher de moi. -Messieurs, je me résume. -Son caprice, sa fantaisie, sa volonté, c’est-à-dire rien. -Vous ferez justice, messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice. -Mais cette réaction durera peu. -D’ailleurs, que ce jour vienne tard ou bientôt, cela ne m’importe guère. -Il n’y a pas d’arrière-pensée dans ma polémique. +Il est des idées que je ne laisse pas approcher de moi. +Messieurs, je me résume. +Son caprice, sa fantaisie, sa volonté, c’est-à-dire rien. +Vous ferez justice, messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice. +Mais cette réaction durera peu. +D’ailleurs, que ce jour vienne tard ou bientôt, cela ne m’importe guère. +Il n’y a pas d’arrière-pensée dans ma polémique. Bonaparte, quand il fut consul et quand il fut empereur, voulut aussi le despotisme. Mais il fit autrement. Il y entra de front et de plain-pied. -Napoléon ne fut ni sournois ni hypocrite. +Napoléon ne fut ni sournois ni hypocrite. Le lion n’a pas les mœurs du renard. -Alors, messieurs, c’était grand ! +Alors, messieurs, c’était grand ! On faisait se coudoyer toutes sortes de rois dans ses antichambres. -On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. -Alors, je le répète, c’était grand ; aujourd’hui, c’est petit. -Nous marchons à l’arbitraire comme alors, mais nous ne sommes pas des colosses. -De liberté, de garanties, de Charte, de droit public, plus un mot. +On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. +Alors, je le répète, c’était grand ; aujourd’hui, c’est petit. +Nous marchons à l’arbitraire comme alors, mais nous ne sommes pas des colosses. +De liberté, de garanties, de Charte, de droit public, plus un mot. Nous aurons l’empire, sans l’empereur. -Nous n’avons plus le grand homme, tâchons d’avoir la grande chose. -ACTEURS Qui ont représenté la pièce en mille huit cent trente-deux FRANÇOIS PREMIER. -Mademoiselle Anaïs Monsieur DE SAINT-VALLIER. +Nous n’avons plus le grand homme, tâchons d’avoir la grande chose. +ACTEURS Qui ont représenté la pièce en mille huit cent trente-deux FRANÇOIS PREMIER. +Mademoiselle Anaïs Monsieur DE SAINT-VALLIER. Monsieur DE LA TOUR-LANDRY. un gentilhomme de la reine. un valet du roi. -Monsieur Faure un médecin. +Monsieur Faure un médecin. seigneurs, pages, gens du peuple Paris, cent cinquante-deux... Monsieur DE LA TOUR-LANDRY. -Une fête de nuit au Louvre. +Une fête de nuit au Louvre. Salles magnifiques pleines d’hommes et de femmes en parure. -Comte, je veux mener à fin cette aventure. +Comte, je veux mener à fin cette aventure. Une femme bourgeoise, et de naissance obscure, Sans doute, mais charmante ! Monsieur de La Tour-Landry. Sans doute, mais charmante ! -Et vous la rencontrez Le dimanche à l’église ? -Le dimanche à l’église ? -À saint-Germain-des-Prés. +Et vous la rencontrez Le dimanche à l’église ? +Le dimanche à l’église ? +À saint-Germain-des-Prés. J’y vais chaque dimanche. Monsieur de La Tour-Landry. J’y vais chaque dimanche. -Et voilà tout à l’heure Deux mois que cela dure ? +Et voilà tout à l’heure Deux mois que cela dure ? Deux mois que cela dure ? Monsieur de La Tour-Landry. Deux mois que cela dure ? Monsieur de La Tour-Landry. -Près de l’hôtel Cossé ? +Près de l’hôtel Cossé ? Le Roi, avec un signe affirmatif. -Dans l’endroit où se trouve un grand mur. +Dans l’endroit où se trouve un grand mur. Monsieur de La Tour-Landry. -Dans l’endroit où se trouve un grand mur. +Dans l’endroit où se trouve un grand mur. Et vous la suivez, sire ? Et vous la suivez, sire ? Monsieur de La Tour-Landry. Monsieur de La Tour-Landry. Entre dans la maison. -Hé, faites de même ! +Hé, faites de même ! Entre dans la maison. -Hé, faites de même ! -La maison est fermée et murée au prochain ! +Hé, faites de même ! +La maison est fermée et murée au prochain ! Monsieur de La Tour-Landry. Monsieur de La Tour-Landry. Sait-elle que le roi l’aime ? -Le Roi, avec un signe négatif. +Le Roi, avec un signe négatif. Sait-elle que le roi l’aime ? -Je me déguise D’une livrée en laine et d’une robe grise. +Je me déguise D’une livrée en laine et d’une robe grise. Monsieur de La Tour-Landry, riant. Entrent plusieurs seigneurs et Triboulet. -Le Roi, à Monsieur de la Tour-Landry. -Chut ! on vient. — En amour il faut savoir se taire Quand on veut réussir. -Quand on veut réussir. +Le Roi, à Monsieur de la Tour-Landry. +Chut ! on vient. — En amour il faut savoir se taire Quand on veut réussir. +Quand on veut réussir. N’est-ce pas ? -Quand on veut réussir. +Quand on veut réussir. N’est-ce pas ? -Les seigneurs superbement vêtus. +Les seigneurs superbement vêtus. Le Roi regarde passer un groupe de femmes. Monsieur de La Tour-Landry. Madame de Vendosme est divine ! Madame de Vendosme est divine ! Mesdames D’Albe et de Montchevreuil sont de fort belles femmes. -Madame de Cossé les passe toutes trois. +Madame de Cossé les passe toutes trois. Le mari vous entend. Le mari vous entend. -Hé, mon cher Simiane, Qu’importe ! -Il l’ira dire à madame Diane Le Roi. -Il va au fond du théâtre parler à d’autres femmes qui passent. -Qu’importe : Il va fâcher Diane de Poitiers. +Hé, mon cher Simiane, Qu’importe ! +Il l’ira dire à madame Diane. +Il va au fond du théâtre parler à d’autres femmes qui passent. +Qu’importe : Il va fâcher Diane de Poitiers. Il ne lui parle pas depuis huit jours entiers. -S’il l’allait renvoyer à son mari ? -S’il l’allait renvoyer à son mari ? -J’espère Que non. -Elle a payé la grâce de son père. -J’étais plus plus près de lui que je ne suis de toi. +S’il l’allait renvoyer à son mari ? +S’il l’allait renvoyer à son mari ? +J’espère Que non. +Elle a payé la grâce de son père. +J’étais plus plus près de lui que je ne suis de toi. Il ne dit rien, sinon : que Dieu garde le roi ! -Il est fou maintenant tout-à-fait. -Le Roi, passant avec madame de Cossé. -Il est fou maintenant tout-à-fait. -Madame de Cossé, soupirant. -Pour Soissons, où mon mari m’emmène. -Caprice original Que d’éteindre le lustre au beau milieu du bal ! -Entre Monsieur de Cossé. +Il est fou maintenant tout-à-fait. +Le Roi, passant avec madame de Cossé. +Il est fou maintenant tout-à-fait. +Madame de Cossé, soupirant. +Pour Soissons, où mon mari m’emmène. +Caprice original Que d’éteindre le lustre au beau milieu du bal ! +Entre Monsieur de Cossé. Voici mon jaloux, sire ! Elle quitte vivement le roi. Voici mon jaloux, sire ! -Ah ! le diable ait son âme ! -Triboulet Je n’en ai pas moins fait un quatrain à sa femme ! -Marot t’a-t-il montré ces derniers vers de moi ?... -Sont toujours très mauvais. -Sont toujours très mauvais. +Ah ! le diable ait son âme ! +Triboulet Je n’en ai pas moins fait un quatrain à sa femme ! +Marot t’a-t-il montré ces derniers vers de moi ?... +Sont toujours très mauvais. +Sont toujours très mauvais. Que la canaille Fasse rimer amour et jour vaille que vaille. -Roi qui rime déroge. +Roi qui rime déroge. Le Roi, avec enthousiasme. -Roi qui rime déroge. -À mon donjon royalC’est en faire un moulin. -Si je ne voyais là madame de Coislin, Je te ferais fouetter. -Il court à madame de Coislin et paraît lui adresser quelques galanteries. +Roi qui rime déroge. +À mon donjon royalC’est en faire un moulin. +Si je ne voyais là madame de Coislin, Je te ferais fouetter. +Il court à madame de Coislin et paraît lui adresser quelques galanteries. Je te ferais fouetter. -Suis le vent qui t’emporte Aussi vers celle-là ! -Voici par l’autre porte Madame de Cossé. +Suis le vent qui t’emporte Aussi vers celle-là ! +Voici par l’autre porte Madame de Cossé. L’ai-je dit ? L’ai-je dit ? -Voilà le roi repris ! -Voilà le roi repris ! -Une femme est un diable Très-perfectionné. -Le Roi serre la taille de madame de Cossé et lui baise la main. +Voilà le roi repris ! +Voilà le roi repris ! +Une femme est un diable Très-perfectionné. +Le Roi serre la taille de madame de Cossé et lui baise la main. Elle rit et babille gaiment. -Madame de Cossé, apercevant son mari, au Roi qui la tient presque embrassée. +Madame de Cossé, apercevant son mari, au Roi qui la tient presque embrassée. Elle glisse des mains du Roi et s’enfuit. Que vient-il faire ici, ce gros ventru jaloux ! Que se disaient-ils ? Que se disaient-ils ? -Monsieur de La Tour-Landry, mystérieusement. +Monsieur de La Tour-Landry, mystérieusement. Que se disaient-ils ? Votre femme est bien belle ! Qu’est-ce donc qui vous trotte ainsi par la cervelle ? -Pourquoi regardez-vous si souvent de côté ? +Pourquoi regardez-vous si souvent de côté ? Oh ! que je suis heureux ! -Près de moi, non, Hercules, Et Jupiter ne sont que des fats ridicules ! +Près de moi, non, Hercules, Et Jupiter ne sont que des fats ridicules ! Olympe est un taudis ! — Ces femmes, c’est charmant. Je suis heureux ! et toi ? Je suis heureux ! et toi ? -Jour de joie où ma mère en riant m’a conçu ! -Regardant Monsieur de Cossé qui sort. -Ce monsieur de Cossé, seul, dérange la fête. +Jour de joie où ma mère en riant m’a conçu ! +Regardant Monsieur de Cossé qui sort. +Ce monsieur de Cossé, seul, dérange la fête. Comment te semble-t-il ? Comment te semble-t-il ? -Ah ! n’importe ! excepté ce jaloux, tout me plaît. +Ah ! n’importe ! excepté ce jaloux, tout me plaît. Tout pouvoir, tout vouloir, tout avoir ! -Quel plaisir d’être au monde, et qu’il fait bon de vivre ! -Je crois bien, sire, vous êtes ivre ! -Mais, là-bas, j’aperçois... les beaux yeux ! les beaux bras ! +Quel plaisir d’être au monde, et qu’il fait bon de vivre ! +Je crois bien, sire, vous êtes ivre ! +Mais, là-bas, j’aperçois... les beaux yeux ! les beaux bras ! Viens, tu nous garderas ! Vivent les gais dimanchesDu peuple de Paris ! Quand les femmes sont blanches... Quand les hommes sont gris ! -Clément Marot, saluant Monsieur de Gordes. +Clément Marot, saluant Monsieur de Gordes. Que savez-vous, ce soir ? Que savez-vous, ce soir ? -Rien ; que la fête est belle Et que le roi s’amuse. +Rien ; que la fête est belle Et que le roi s’amuse. Et que le roi s’amuse. Ah ! c’est une nouvelle ! Le roi s’amuse ? Le roi s’amuse ? -Et c’est très-malheureux, Car un roi qui s’amuse est un roi dangereux. -Ce pauvre gros Cossé me met la mort dans l’âme. -Il paraît que le roi serre de près sa femme ? +Et c’est très-malheureux, Car un roi qui s’amuse est un roi dangereux. +Ce pauvre gros Cossé me met la mort dans l’âme. +Il paraît que le roi serre de près sa femme ? Monsieur de Gordes lui fait un signe affirmatif. Entre Monsieur de Pienne. -Hé, voilà ce cher duc ! -Hé, voilà ce cher duc ! +Hé, voilà ce cher duc ! +Hé, voilà ce cher duc ! Mes amis ! du nouveau ! -Une chose à brouiller le plus sage cerveau ! +Une chose à brouiller le plus sage cerveau ! Une chose admirable ! une chose risible ! Une chose amoureuse ! une chose impossible ! Il les ramasse en groupe autour de lui. -Marot, qui est allé causer avec d’autres dans un coin. -Venez çà, maître Clément Marot ! +Marot, qui est allé causer avec d’autres dans un coin. +Venez çà, maître Clément Marot ! Que me veut monseigneur ? Que me veut monseigneur ? -Vous êtes un grand sot. -Je ne me croyais grand en aucune manière. -Vous êtes un grand sot ! +Vous êtes un grand sot. +Je ne me croyais grand en aucune manière. +Vous êtes un grand sot ! Que Cupido me damne Si je vous comprends ! Si je vous comprends ! Monsieur de Gordes. Si je vous comprends ! -Une chose inouïe arrive à Triboulet. +Une chose inouïe arrive à Triboulet. Il est devenu droit ? Il est devenu droit ? -On l’a fait connétable ? +On l’a fait connétable ? On l’a servi tout cuit par hasard sur la table ? -Non, c’est plus drôle. +Non, c’est plus drôle. Il a... — Devinez ce qu’il a. — C’est incroyable ! Un duel avec Gargantua ? Un singe plus laid que lui ? Un singe plus laid que lui ? Un singe plus laid que lui ? -Sa poche Pleine d’écus ? +Sa poche Pleine d’écus ? L’emploi du chien du tourne-broche ? Un rendez-vous avec la Vierge au paradis ? -Une âme, par hasard ? -Une âme, par hasard ? +Une âme, par hasard ? +Une âme, par hasard ? Je vous le donne en dix ! -Il a... — Je vous le donne en cent ! — Une maîtresse ! -Tous éclatent de rire. +Il a... — Je vous le donne en cent ! — Une maîtresse ! +Tous éclatent de rire. Le duc est fort plaisant. Je lui veux faire un tour. Gardez-moi le secret. Gardez-moi le secretQuel sujet de rondeau ! Triboulet la nuit se change en Cupido ! -Une femme à messer Triboulet ! -Une femme à messer Triboulet ! +Une femme à messer Triboulet ! +Une femme à messer Triboulet ! Une selle Sur un cheval de bois ! Sur un cheval de bois ! Survient Monsieur de Vic. @@ -334,46 +334,46 @@ Vic nous dira cela. Vic nous dira cela. Ah ! ne m’en parlez pas ! Ah ! ne m’en parlez pas ! -Un puissant en gaîté ne peut songer qu’à nuire. -Il est bien des sujets de craindre là-dedans. +Un puissant en gaîté ne peut songer qu’à nuire. +Il est bien des sujets de craindre là-dedans. D’une bouche qui rit on voit toutes les dents. Comme il a peur du roi ! Comme il a peur du roi ! Sa femme fort charmante En a moins peur que lui. En a moins peur que lui. -C’est ce qui l’épouvante. -Il est très-important De maintenir le roi gai, prodigue et content. +C’est ce qui l’épouvante. +Il est très-important De maintenir le roi gai, prodigue et content. C’est un amour sans duel. C’est un amour sans duel. C’est un flacon plein d’eau. Le roi revient avec Triboulet-Cupido. Entrent le roi et Triboulet. -Les courtisans s’écartent avec respect. -Les mêmes, LE ROI, TRIBOULET.Triboulet, entrant et comme poursuivant une conversation commencée. -Des savants à la cour ! monstruosité rare ! -Fais entendre raison à ma sœur de Navarre. +Les courtisans s’écartent avec respect. +Les mêmes, LE ROI, TRIBOULET.Triboulet, entrant et comme poursuivant une conversation commencée. +Des savants à la cour ! monstruosité rare ! +Fais entendre raison à ma sœur de Navarre. Elle veut m’entourer de savants. Elle veut m’entourer de savants. Entre nous, Convenez de ceci, — que j’ai bu moins que vous. -Plutôt que des savants, ayez ici la peste, La fièvre, et cætera ! -La fièvre, et cætera ! +Plutôt que des savants, ayez ici la peste, La fièvre, et cætera ! +La fièvre, et cætera ! L’avis est un peu leste, Ma sœur veut m’entourer de savants ! Ma sœur veut m’entourer de savants ! -Et quand je m’ennuîrai... -Conseiller les savants à quelqu’un qui s’ennuie ! -Madame Marguerite est, vous en conviendrez, Toujours pour les partis les plus désespérés. -Hé bien, pas de savants, mais cinq ou six poètes... -Cinq ou six ! c’est tout une écurie ! -C’est une académie, une ménagerie ! -N’avons-nous pas assez de Marot que voici, Sans nous empoisonner de poètes ainsi ! -Le bouffon eût mieux fait de se taire. +Et quand je m’ennuîrai... +Conseiller les savants à quelqu’un qui s’ennuie ! +Madame Marguerite est, vous en conviendrez, Toujours pour les partis les plus désespérés. +Hé bien, pas de savants, mais cinq ou six poètes... +Cinq ou six ! c’est tout une écurie ! +C’est une académie, une ménagerie ! +N’avons-nous pas assez de Marot que voici, Sans nous empoisonner de poètes ainsi ! +Le bouffon eût mieux fait de se taire. Les femmes, sire ! ah Dieu ! c’est le ciel, c’est la terre ! De vouloir des savants ! Moi, foi de gentilhomme ! Je m’en soucie autant qu’un poisson d’une pomme. -Éclats de rire dans un groupe au fond. -Tiens, voilà des muguets qui se raillent de toi. -Triboulet va les écouter et revient. +Éclats de rire dans un groupe au fond. +Tiens, voilà des muguets qui se raillent de toi. +Triboulet va les écouter et revient. Non, c’est d’un autre fou. Non, c’est d’un autre fou. Bah ! de qui donc ? @@ -384,109 +384,109 @@ Vrai ! que chantent-ils ? Qu’on ne fait rien pour eux. Qu’on ne fait rien pour eux. Oui, je les vois d’ici Tous les trois. — Montchenu, Brion, Montmorency. -Ces courtisans ! engeance détestable ! +Ces courtisans ! engeance détestable ! Ils ne sont pas contents ! as-tu vu rien de tel ? -Mais vous pouvez encor, c’est justice à leur rendre, Les faire quelque chose. +Mais vous pouvez encor, c’est justice à leur rendre, Les faire quelque chose. Les faire quelque chose. Les faire quelque chose. Messieurs, entendez-vous ce que dit Triboulet ? -Il jette sur le fou un regard de colère. +Il jette sur le fou un regard de colère. Qu’en sais-tu ? Qu’en sais-tu ? -N’être aimé que d’un cœur ébloui, Ce n’est pas être aimé. -Ce n’est pas être aimé. -Sans compromettre ici Ma petite beauté du cul-de-sac Bussy. -Une bourgeoise ! ô ciel ! votre amour se hasarde. +N’être aimé que d’un cœur ébloui, Ce n’est pas être aimé. +Ce n’est pas être aimé. +Sans compromettre ici Ma petite beauté du cul-de-sac Bussy. +Une bourgeoise ! ô ciel ! votre amour se hasarde. Les bourgeois sont parfois de farouches Romains. -Quand on touche à leur bien, la marque en reste aux mains. -Oui, je m’arrangerai de la femme à Cossé. -C’est facile à dire et malaisé À faire. +Quand on touche à leur bien, la marque en reste aux mains. +Oui, je m’arrangerai de la femme à Cossé. +C’est facile à dire et malaisé À faire. Enlevons-la cette nuit. -Le Roi, montrant Monsieur de Cossé. +Le Roi, montrant Monsieur de Cossé. Enlevons-la cette nuit. -Pour régler votre compte, Faites-le duc. +Pour régler votre compte, Faites-le duc. Il est jaloux comme un bourgeois. Il refusera tout et criera sur les toits. -Cet homme est fort gênant, qu’on le paie ou l’exile... +Cet homme est fort gênant, qu’on le paie ou l’exile... Triboulet se frappe le front avec joie. -Mais il est un moyen, commode, très-facile, Simple, auquel je devrais avoir déjà pensé. -Monsieur de Cossé se rapproche encore et écoute. -Faites couper la tête à monsieur de Cossé. -Monsieur de Cosse recule tout effaré. +Mais il est un moyen, commode, très-facile, Simple, auquel je devrais avoir déjà pensé. +Monsieur de Cossé se rapproche encore et écoute. +Faites couper la tête à monsieur de Cossé. +Monsieur de Cosse recule tout effaré. On suppose un complot avec l’Espagne ou Rome... Oh ! le petit satan ! -Le Roi, riant et frappant sur l’épaule de Monsieur de Cossé. +Le Roi, riant et frappant sur l’épaule de Monsieur de Cossé. Oh ! le petit satan ! -Là, foi de gentilhomme, Y penses-tu ? couper la tête que voilà ? -Regarde cette tête, ami ! -S’il en sort une idée, elle est toute cornue. -Comme le moule, auquel elle était contenue. -Le Roi, à Triboulet. -Tu le pousses à bout. -Que diable ! on n’est pas roi pour se gêner en tout. +Là, foi de gentilhomme, Y penses-tu ? couper la tête que voilà ? +Regarde cette tête, ami ! +S’il en sort une idée, elle est toute cornue. +Comme le moule, auquel elle était contenue. +Le Roi, à Triboulet. +Tu le pousses à bout. +Que diable ! on n’est pas roi pour se gêner en tout. Pour ne point se passer la moindre fantaisie. -Me couper la tête ! ah ! j’en ai l’âme saisie. -De ne pas vous couper la tête ? -Je te châtierai, drôle ! -Je te châtierai, drôle ! -Oh ! je ne vous crains guère ! +Me couper la tête ! ah ! j’en ai l’âme saisie. +De ne pas vous couper la tête ? +Je te châtierai, drôle ! +Je te châtierai, drôle ! +Oh ! je ne vous crains guère ! Ce qui m’enlaidirait. Ce qui m’enlaidirait. -Comte, arrêtez. — Viens, fou ! -Il s’éloigne avec Triboulet, en riant. -Le roi se tient de rire les côtés ! -Comme à la moindre chose il rit, il s’abandonne ! +Comte, arrêtez. — Viens, fou ! +Il s’éloigne avec Triboulet, en riant. +Le roi se tient de rire les côtés ! +Comme à la moindre chose il rit, il s’abandonne ! Un roi qui s’amuse en personne ! Vengeons-nous du bouffon ! Vengeons-nous du bouffon ! Vengeons-nous du bouffon ! -Par où le prendre ? où donc le frapper ? -Par où le prendre ? où donc le frapper ? +Par où le prendre ? où donc le frapper ? +Par où le prendre ? où donc le frapper ? Nous avons contre lui chacun quelque rancune ; Nous pouvons nous venger. -Tous se rapprochent avec curiosité de Monsieur de Pienne. +Tous se rapprochent avec curiosité de Monsieur de Pienne. Nous pouvons nous venger. -Rentrent Triboulet et le roi entouré de femmes. -À qui jouer un tour maintenant ? — au roi... — Diantre ! -Un valet, entrant, bas à Triboulet. -Demande à voir le Roi. +Rentrent Triboulet et le roi entouré de femmes. +À qui jouer un tour maintenant ? — au roi... — Diantre ! +Un valet, entrant, bas à Triboulet. +Demande à voir le Roi. Mortdieu ! laissez-nous voir Monsieur de Saint-Vallier. C’est charmant ! comment diable ! Mais cela va nous faire un esclandre effroyable ! -Bruit, tumulte au fond du théâtre, à la grande porte. +Bruit, tumulte au fond du théâtre, à la grande porte. Je veux parler au Roi ! Le Roi, s’interrompant de sa causerie. Je veux parler au Roi ! -Non !... qui donc est entré ? -Tous les courtisans s’écartent avec étonnement. -Les mêmes, Monsieur DE SAINT-VALLIER, grand deuil, barbe et cheveux blancs. +Non !... qui donc est entré ? +Tous les courtisans s’écartent avec étonnement. +Les mêmes, Monsieur DE SAINT-VALLIER, grand deuil, barbe et cheveux blancs. C’est ainsi qu’on me nomme. -Le roi fait un pas vers lui avec colère. +Le roi fait un pas vers lui avec colère. Oh, sire ! laissez-moi haranguer le bonhomme. -Monsieur de Saint-Vallier, avec une attitude théâtrale. +Monsieur de Saint-Vallier, avec une attitude théâtrale. C’est au mieux. -Ventru comme monsieur, Bossu comme moi-même. -Qui verrait votre fille à son côté, rirait. +Ventru comme monsieur, Bossu comme moi-même. +Qui verrait votre fille à son côté, rirait. Ventru comme monsieur, Et bossus comme moi ! -Les courtisans applaudissent Triboulet avec des huées et des éclats de rire. -Ou le lit de la fille, ou l’échafaud du père ! +Les courtisans applaudissent Triboulet avec des huées et des éclats de rire. +Ou le lit de la fille, ou l’échafaud du père ! Sire ! en faisant cela, vous avez mal agi. -Que du sang d’un vieillard le pavé fût rougi, C’était bien. -Ce vieillard, peut-être respectable, Le méritait, étant de ceux du connétable. -Vous avez dépassé votre droit d’un grand pas. -Le père était à vous, mais la fille, non pas. -Je vous aurais crié : — Faites-moi mourir, grâce ! -Oh ! grâce pour ma fille, et grâce pour ma race ! +Que du sang d’un vieillard le pavé fût rougi, C’était bien. +Ce vieillard, peut-être respectable, Le méritait, étant de ceux du connétable. +Vous avez dépassé votre droit d’un grand pas. +Le père était à vous, mais la fille, non pas. +Je vous aurais crié : — Faites-moi mourir, grâce ! +Oh ! grâce pour ma fille, et grâce pour ma race ! Oh ! faites-moi mourir ! la tombe, et non l’affront ! -Pas de tête plutôt qu’une souillure au front ! -Vous voudrez, pour forcer ma vengeance à se taire, Me rendre au bourreau. -Revienne vous parler, — cette tête à la main ! -Le Roi, comme suffoqué de colère. +Pas de tête plutôt qu’une souillure au front ! +Vous voudrez, pour forcer ma vengeance à se taire, Me rendre au bourreau. +Revienne vous parler, — cette tête à la main ! +Le Roi, comme suffoqué de colère. Le bonhomme est fou, Sire ! Soyez maudits tous deux ! — Soyez maudits tous deux ! — Au Roi. Soyez maudits tous deux ! — Sire, ce n’est pas bien. -Sur le lion mourant vous lâchez votre chien ! -Vous êtes roi, moi père, et l’âge vaut le trône. -Le recoin le plus désert du cul-de-sac Bussy. +Sur le lion mourant vous lâchez votre chien ! +Vous êtes roi, moi père, et l’âge vaut le trône. +Le recoin le plus désert du cul-de-sac Bussy. Dans cette cour, quelques arbres, un banc de pierre. Ce vieillard m’a maudit ! L’homme, le saluant. @@ -500,19 +500,19 @@ Je ne demande rien, monsieur ! fi donc ! Je ne demande rien, monsieur ! fi donc ! L’homme, le saluant. Monsieur me juge mal. -Je suis homme d’épée. +Je suis homme d’épée. Est-ce un voleur ? L’homme, s’approchant d’un air doucereux. Est-ce un voleur ? -Monsieur a la mine occupée. -Je vous vois tous les soirs de ce côté rôder. -Vous avez l’air d’avoir une femme à garder ! +Monsieur a la mine occupée. +Je vous vois tous les soirs de ce côté rôder. +Vous avez l’air d’avoir une femme à garder ! Je ne dis pas mes affaires aux autres. Il veut passer outre : l’homme le retient.) L’homme. -Mais c’est pour votre bien qu’on se mêle des vôtres. +Mais c’est pour votre bien qu’on se mêle des vôtres. Si vous me connaissiez, vous me traiteriez mieux. -Peut-être à votre femme un fat fait les doux yeux, Et vous êtes jaloux ?... -Et vous êtes jaloux ?... +Peut-être à votre femme un fat fait les doux yeux, Et vous êtes jaloux ?... +Et vous êtes jaloux ?... Que voulez-vous en somme ? L’homme, avec un sourire aimable, bas et vite. Pour quelque paraguante on vous tuera votre homme. @@ -523,10 +523,10 @@ C’est pour de bons desseins. Oui, certe, un homme utile ! Le gardien de l’honneur des dames de la ville. Et combien prenez-vous pour tuer un galant ? -Pour dépêcher un grand seigneur ? -Qu’on a. Pour dépêcher un grand seigneur ? -On court plus d’un péril de coups d’épée au ventre. -Ces gens-là sont armés. +Pour dépêcher un grand seigneur ? +Qu’on a. Pour dépêcher un grand seigneur ? +On court plus d’un péril de coups d’épée au ventre. +Ces gens-là sont armés. On y risque sa chair. Le grand seigneur est cher. Le grand seigneur est cher. @@ -534,205 +534,205 @@ Le grand seigneur est cher ! Est-ce que les bourgeois, par hasard, se permettent De se faire tuer entr’eux ? De se faire tuer entr’eux ? Mais ils s’y mettent ! -On me donne moitié d’avance, et la moitié Après. +On me donne moitié d’avance, et la moitié Après. Oui, vous risquez le gibet, le supplice... -Non, non, nous redevons un droit à la police. +Non, non, nous redevons un droit à la police. Tant pour un homme ? L’homme, avec un signe affirmatif. Tant pour un homme ? -À moins... que vous dirai-je, moi ?... -Qu’on n’ait tué, mon Dieu !... qu’on n’ait tué... le Roi ! +À moins... que vous dirai-je, moi ?... +Qu’on n’ait tué, mon Dieu !... qu’on n’ait tué... le Roi ! Et comment t’y prends-tu ? Et comment t’y prends-tu ? Ou chez moi, comme on veut. -Ta manière est civile. +Ta manière est civile. J’ai, pour aller en ville, un estoc bien pointu. J’attends l’homme le soir... J’attends l’homme le soir... Chez toi, comment fais-tu ? Elle attire chez nous le galant une nuit... -Je ne tiens pas boutique, Je ne fais pas d’éclat. -Il tire de dessous sa cape une épée démesurément longue. +Je ne tiens pas boutique, Je ne fais pas d’éclat. +Il tire de dessous sa cape une épée démesurément longue. Voici mon instrumentTriboulet recule d’effroi. Voici mon instrument. — Pour vous servir. Merci, je n’ai besoin de rien pour le moment. -L’homme, remettant l’épée au fourreau. -Bas à Monsieur de Pienne. -Un homme précieux, et dont je prends le nom. -L’homme, à Triboulet. +L’homme, remettant l’épée au fourreau. +Bas à Monsieur de Pienne. +Un homme précieux, et dont je prends le nom. +L’homme, à Triboulet. Que diable, il faut bien avoir une industrie ! Un gueux. — J’ai quatre enfants... -Qu’il serait malséant De ne pas élever... -De ne pas élever... +Qu’il serait malséant De ne pas élever... +De ne pas élever... Le ciel vous tienne en joie ! Il fait grand jour encor, je crains qu’il ne nous voie. L’homme, le saluant. -Nous sommes tous les deux à la même hauteur. -Une langue acérée, une lame pointue. +Nous sommes tous les deux à la même hauteur. +Une langue acérée, une lame pointue. Je suis l’homme qui rit, il est l’homme qui tue. -Profondément rêveur et la main sur son front. -Ô rage ! être bouffon ! ô rage ! être difforme ! -Ô pauvre fou de cour ! — C’est un homme, après tout ! -Mépris de toute part ! — Tout homme l’humilie. -Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains ! +Profondément rêveur et la main sur son front. +Ô rage ! être bouffon ! ô rage ! être difforme ! +Ô pauvre fou de cour ! — C’est un homme, après tout ! +Mépris de toute part ! — Tout homme l’humilie. +Comme il vous fait parfois payer cher vos dédains ! Comme il sait leur trouver des contre-coups soudains ! -Il est le noir démon qui conseille le maître. -Vous l’avez fait méchant ! — Ô douleur ! est-ce vivre ? +Il est le noir démon qui conseille le maître. +Vous l’avez fait méchant ! — Ô douleur ! est-ce vivre ? Oh ! je suis malheureux ! -Oh ! je suis malheureuxSe levant du banc de pierre où il est assis. +Oh ! je suis malheureuxSe levant du banc de pierre où il est assis. Oh ! je suis malheureux ! Mais ici, que m’importe ? Suis-je pas un autre homme en passant cette porte ? Oublions un instant le monde dont je sors. Ici je ne dois rien apporter du dehors. -Retombant dans sa rêverie. +Retombant dans sa rêverie. Pourvu qu’il n’aille rien m’arriver ? -Pourvu qu’il n’aille rienHaussant les épaules. +Pourvu qu’il n’aille rienHaussant les épaules. Pourvu qu’il n’aille rien m’arriver ? -Il va à la porte de la maison et frappe. +Il va à la porte de la maison et frappe. Il la serre sur sa poitrine avec transport. -Oh ! mets tes bras à l’entour de mon cou ! -Il la regarde d’un œil enivré. -Comme vous êtes bon, mon père ! -Comme vous êtes bon, mon père ! -Non, je t’aime, Voilà tout. -N’es-tu pas ma vie et mon sang même ? +Oh ! mets tes bras à l’entour de mon cou ! +Il la regarde d’un œil enivré. +Comme vous êtes bon, mon père ! +Comme vous êtes bon, mon père ! +Non, je t’aime, Voilà tout. +N’es-tu pas ma vie et mon sang même ? Si je ne t’avais point, qu’est-ce que je ferais, Mon Dieu ! Vous soupirez : quelques chagrins secrets, N’est-ce pas ? -Dites-les à votre pauvre fille. -Hélas ! je ne sais pas, moi, quelle est ma famille. +Dites-les à votre pauvre fille. +Hélas ! je ne sais pas, moi, quelle est ma famille. Enfant, tu n’en as pas ! Enfant, tu n’en as pas ! J’ignore votre nom. Que t’importe mon nom ! Que t’importe mon nom ! -J’aurais dû t’y laisser. -C’eût été plus prudent. +J’aurais dû t’y laisser. +C’eût été plus prudent. Mais je ne pouvais plus vivre ainsi cependant. J’avais besoin de toi, besoin d’un cœur qui m’aime. Il la serre de nouveau dans ses bras. -Si vous ne voulez pas me parler de vous-même... -Mon bon père, au moins parlez-moi de ma mère ! -Toi, seule, m’es restée ! -Toi, seule, m’es restée ! +Si vous ne voulez pas me parler de vous-même... +Mon bon père, au moins parlez-moi de ma mère ! +Toi, seule, m’es restée ! +Toi, seule, m’es restée ! Levant les yeux au ciel. -Toi, seule, m’es restée ! +Toi, seule, m’es restée ! Eh bien ! mon Dieu, merci ! Il pleure et cache son front dans ses mains. Et que dirais-tu donc si tu me voyais rire ! -Mon père, qu’avez-vous ? dites-moi votre nom. +Mon père, qu’avez-vous ? dites-moi votre nom. Oh ! versez dans mon sein toutes vos peines ! Oh ! versez dans mon sein toutes vos peines ! -À quoi bon me nommer ? +À quoi bon me nommer ? Mon nom, qu’en ferais-tu quand je te l’aurais dit ? -Est-il ailleurs un cœur qui me réponde ? +Est-il ailleurs un cœur qui me réponde ? Oh ! je t’aime pour tout ce que je hais au monde ! -Assieds-toi près de moi. +Assieds-toi près de moi. Viens, parlons de cela. Moi, je n’ai que toi seule ! Un autre croit en Dieu. -Je ne crois qu’en ton âme ! -De tout autre côté ma pauvre âme est froissée. +Je ne crois qu’en ton âme ! +De tout autre côté ma pauvre âme est froissée. Souris-moi donc un peu. — Ton sourire est charmant. -Oui, c’est toute ta mère ! — Elle était aussi belle. +Oui, c’est toute ta mère ! — Elle était aussi belle. Le jour me vient de toi. Oh ! que je voudrais bien vous rendre heureux ! Oh ! que je voudrais bien vous rendre heureux ! Il lui passe la main dans les cheveux en souriant. -Oh ! les beaux cheveux noirs ! enfant, vous étiez blonde, Qui le croirait ? +Oh ! les beaux cheveux noirs ! enfant, vous étiez blonde, Qui le croirait ? Un jour, avant le couvre-feu, Je voudrais bien sortir, et voir Paris un peu. -Jamais, jamais ! — Ma fille, avec dame Bérarde Tu n’es jamais sortie, au moins ? +Jamais, jamais ! — Ma fille, avec dame Bérarde Tu n’es jamais sortie, au moins ? Tu n’es jamais sortie, au moins ? Tu n’es jamais sortie, au moins ? -Je ne vais qu’à l’église. -Je ne vais qu’à l’église. -Ô ciel ! on la verrait, On la suivrait, peut-être on me l’enlèverait ! +Je ne vais qu’à l’église. +Je ne vais qu’à l’église. +Ô ciel ! on la verrait, On la suivrait, peut-être on me l’enlèverait ! l’on ne fait qu’en rire ! oh ! Et l’on ne fait qu’en rire ! oh ! -Je t’en prie encore, Reste ici renfermée ! +Je t’en prie encore, Reste ici renfermée ! Enfant, si tu savais Comme l’air de Paris aux femmes est mauvais ! -Comme les débauchés vont courant par la ville ! +Comme les débauchés vont courant par la ville ! Oh ! les seigneurs surtout ! Oh ! les seigneursLevant les yeux au cielOh ! les seigneurs surtout ! -Il cache sa tête dans ses mains et pleure. -Je ne parlerai plus de sortir ; mais, par grâce, Ne pleurez pas ainsi ! +Il cache sa tête dans ses mains et pleure. +Je ne parlerai plus de sortir ; mais, par grâce, Ne pleurez pas ainsi ! Ne pleurez pas ainsi ! -Non, cela me délasse. +Non, cela me délasse. J’ai tant ri l’autre nuit ! J’ai tant ri l’autre nuitSe levant. J’ai tant ri l’autre nuit ! Mais c’est trop m’oublier. -Reviendrez-vous bientôt, dites ? -Reviendrez-vous bientôt, dites ? -Vois-tu, ma pauvre enfant, je ne suis pas mon maître. -Une vieille duègne paraît à la porte de la maison. +Reviendrez-vous bientôt, dites ? +Reviendrez-vous bientôt, dites ? +Vois-tu, ma pauvre enfant, je ne suis pas mon maître. +Une vieille duègne paraît à la porte de la maison. Lorsque je vien, Personne ne me voit entrer ? Personne ne me voit entrer ? -Je le crois bien, C’est si désert ! +Je le crois bien, C’est si désert ! Il est presque nuit. -C’est si désert ! -Adieu, ma fille bien-aimée ! -La porte sur le quai, vous la tenez fermée ? -Dame Bérarde fait un signe affirmatif. -Je sais une maison, derrière Saint-Germain, Plus retirée encor. +C’est si désert ! +Adieu, ma fille bien-aimée ! +La porte sur le quai, vous la tenez fermée ? +Dame Bérarde fait un signe affirmatif. +Je sais une maison, derrière Saint-Germain, Plus retirée encor. Je la verrai demain. -D’où l’on voit les jardins. -N’y monte pas, de grâce ! +D’où l’on voit les jardins. +N’y monte pas, de grâce ! Marche-t-on pas dehors ? Marche-t-on pas dehors ? -Quoi ! ne puis-je le soir Aller respirer là ? +Quoi ! ne puis-je le soir Aller respirer là ? Prends garde, on peut t’y voir. -Vous, ne mettez jamais de lampe à la fenêtre. -Dame Bérarde, joignant les mains. -Et comment voulez-vous qu’un homme ici pénètre ? -Elle se retourne et aperçoit le roi derrière l’arbre. -Elle s’interrompt, ébahie. -Quelles précautions ! mon père, dites-moi, Mais que craignez-vous donc ? +Vous, ne mettez jamais de lampe à la fenêtre. +Dame Bérarde, joignant les mains. +Et comment voulez-vous qu’un homme ici pénètre ? +Elle se retourne et aperçoit le roi derrière l’arbre. +Elle s’interrompt, ébahie. +Quelles précautions ! mon père, dites-moi, Mais que craignez-vous donc ? Mais que craignez-vous donc ? Rien pour moi, tout pour toi ! Il la serre encore une fois dans ses bras. -Un rayon de la lanterne que tient dame Bérarde éclaire Triboulet et Blanche. -Le Roi, à part, derrière l’arbre. -La fille à Triboulet ! l’histoire est impayable ! +Un rayon de la lanterne que tient dame Bérarde éclaire Triboulet et Blanche. +Le Roi, à part, derrière l’arbre. +La fille à Triboulet ! l’histoire est impayable ! Au moment de sortir, il revient sur ses pas. -J’y pense, quand tu vas à l’église prier, Personne ne vous suit ? +J’y pense, quand tu vas à l’église prier, Personne ne vous suit ? Blanche baisse les yeux avec embarras. Personne ne vous suit ? Personne ne vous suit ? Il faut crier Si l’on vous suivait. Si l’on vous suivait. Ah ! j’appellerais main-forte ! -Et puis, n’ouvrez jamais si l’on frappe à la porte. -Dame Bérarde, comme enchérissant sur les précautions de Triboulet. +Et puis, n’ouvrez jamais si l’on frappe à la porte. +Dame Bérarde, comme enchérissant sur les précautions de Triboulet. Quand ce serait le Roi ! Quand ce serait le Roi ! Surtout si c’est le Roi ! J’ai du remords, pourtant ! J’ai du remords, pourtant ! Du remords ! et pourquoi ? -Comme à la moindre chose il s’effraie et s’alarme ! +Comme à la moindre chose il s’effraie et s’alarme ! En partant, dans ses yeux j’ai vu luire une larme. -Vous haïssez donc bien ce jeune cavalier ? +Vous haïssez donc bien ce jeune cavalier ? Comme il est brave et doux ! comme il est noble et fier ! -Bérarde ! et qu’à cheval il doit avoir bel air ! +Bérarde ! et qu’à cheval il doit avoir bel air ! C’est vrai qu’il est charmant ! C’est vrai qu’il est charmant ! -Un tel homme doit être... -Dame Bérarde, tendant la main au roi, qui lui donne toujours de l’argent. -Dans ses yeux on voit son cœur paraître. +Un tel homme doit être... +Dame Bérarde, tendant la main au roi, qui lui donne toujours de l’argent. +Dans ses yeux on voit son cœur paraître. Certe ! un cœur immense ! Certe ! un cœur immense ! -Dame Bérarde, continuant son manège. -Dame Bérarde, tendant la main. -Dame Bérarde, tendant la main. -Dame Bérarde, tendant toujours la main à chaque mot qu’elle dit. +Dame Bérarde, continuant son manège. +Dame Bérarde, tendant la main. +Dame Bérarde, tendant la main. +Dame Bérarde, tendant toujours la main à chaque mot qu’elle dit. Sa taille est sans pareille ! -Ses yeux ! — son front ! — son nez !... — Le Roi, à part. +Ses yeux ! — son front ! — son nez !... — Le Roi, à part. Ses yeux ! — son front ! — son nez !... -Dieu ! voilà la vieille Qui m’admire en détail ! je suis dévalisé ! +Dieu ! voilà la vieille Qui m’admire en détail ! je suis dévalisé ! Je t’aime d’en parler aussi bien. Je t’aime d’en parler aussi bien. -Le Roi, à part. +Le Roi, à part. De l’huile sur le feu ! De l’huile sur le feu ! Bon, tendre, un cœur immense ! @@ -740,51 +740,51 @@ Le Roi, vidant ses poches. Elle tend la main. Le roi lui fait signe qu’il n’a plus rien. Cela doit mieux aimer. -C’est possible, après tout, Si vous le préférez ainsi. -Si vous le préférez ainsi. -Si vous le préférez ainsi. -Cerveau de jeune fille, où tout se contrarie ! +C’est possible, après tout, Si vous le préférez ainsi. +Si vous le préférez ainsi. +Si vous le préférez ainsi. +Cerveau de jeune fille, où tout se contrarie ! Essayant encore de tendre la main au Roi. -Ce beau jeune homme-là vous aime à la furie. +Ce beau jeune homme-là vous aime à la furie. Le Roi ne donne pas. -Je crois notre homme à sec. — Plus un sou, plus un mot. -Le dimanche jamais ne revient assez tôt. +Je crois notre homme à sec. — Plus un sou, plus un mot. +Le dimanche jamais ne revient assez tôt. Quand je ne le vois pas, ma tristesse est bien grande. -Je suis sûre Que toujours dans son âme il porte ma figure. +Je suis sûre Que toujours dans son âme il porte ma figure. C’est un homme ainsi fait, oh ! cela se voit bien ! -Il ne pense qu’à moi. -Dame Bérarde, faisant un dernier effort et tendant la main au roi. -Il ne pense qu’à moi. -J’en jurerais ma tête ! -Le Roi, ôtant son anneau qu’il lui donne. -Ma bague pour la tête ! -Ma bague pour la tête ! -Elle a le visage tourné du côté opposé. -Elle se retourne, voit le roi à ses genoux, et s’arrête, pétrifiée. +Il ne pense qu’à moi. +Dame Bérarde, faisant un dernier effort et tendant la main au roi. +Il ne pense qu’à moi. +J’en jurerais ma tête ! +Le Roi, ôtant son anneau qu’il lui donne. +Ma bague pour la tête ! +Ma bague pour la tête ! +Elle a le visage tourné du côté opposé. +Elle se retourne, voit le roi à ses genoux, et s’arrête, pétrifiée. Le Roi, lui tendant les bras. sois heureux ! sois content ! oh ! oui, je t’aiJe t’aime ! -Achève ! achève ! — Oh ! dis : je t’aime ! +Achève ! achève ! — Oh ! dis : je t’aime ! Dans une telle bouche un tel mot va si bien ! -Bérarde !... — Plus personne, ô Dieu ! qui me réponde ! -Le Roi, toujours à genoux. +Bérarde !... — Plus personne, ô Dieu ! qui me réponde ! +Le Roi, toujours à genoux. Deux amants heureux, c’est tout un monde ! Tu m’aimes ! tu l’as dit. Tu m’aimes ! tu l’as dit. Tu m’aimes ! tu l’as dit. -Quel concert plus divin veux-tu donc que j’écoute ? -Ah ! vous m’avez parlé. — Maintenant, par pitié, Sors ! -Viens, regarde, oh ! l’amour, c’est le soleil de l’âme ! -Te sens-tu réchauffée à cette douce flamme ? +Quel concert plus divin veux-tu donc que j’écoute ? +Ah ! vous m’avez parlé. — Maintenant, par pitié, Sors ! +Viens, regarde, oh ! l’amour, c’est le soleil de l’âme ! +Te sens-tu réchauffée à cette douce flamme ? La vie est une fleur, l’amour en est le miel. Aimons-nous ! aimons-nous ! -Il cherche à l’embrasser. +Il cherche à l’embrasser. Aimons-nous ! aimons-nous ! Il la serre dans ses bras, et lui prend un baiser. -Dame Bérarde, au fond du théâtre, sur la terrasse, à part. +Dame Bérarde, au fond du théâtre, sur la terrasse, à part. Aimons-nous ! aimons-nous ! -Le Roi, à part. +Le Roi, à part. Dis-moi que tu m’aimes ! -Dame Bérarde, au fond, à part. +Dame Bérarde, au fond, à part. Dis-moi que tu m’aimes ! Blanche ! redis-le moi ! Blanche ! redis-le moi ! @@ -792,311 +792,311 @@ Vous m’avez entendue. Le Roi, l’embrasse de nouveau avec transport. Non, heureuse avec moi ! Non, heureuse avec moi ! -Vous m’êtes étranger. +Vous m’êtes étranger. Dites-moi votre nom. -Dame Bérarde, au fond, à part. +Dame Bérarde, au fond, à part. Dites-moi votre nom. Il est temps d’y songer ! -Vous n’êtes pas au moins seigneur ni gentilhomme ? -Mon père les craint tant ! -Mon père les craint tant ! +Vous n’êtes pas au moins seigneur ni gentilhomme ? +Mon père les craint tant ! +Mon père les craint tant ! Mon Dieu, non, je me nomme... -Gaucher Mahiet. — Je suis un écolier... +Gaucher Mahiet. — Je suis un écolier... C’est ici, chevalier ! -Dame Bérarde, bas, et descendant précipitamment la terrasse. +Dame Bérarde, bas, et descendant précipitamment la terrasse. J’entends quelqu’un dehors. J’entends quelqu’un dehors. -C’est mon père peut-être ! -Dame Bérarde, au roi. -Que n’ai-je entre mes mains le traître Qui me dérange ainsi ! -Qui me dérange ainsi ! +C’est mon père peut-être ! +Dame Bérarde, au roi. +Que n’ai-je entre mes mains le traître Qui me dérange ainsi ! +Qui me dérange ainsi ! Fais-le vite passer Par la porte du quai. -Le Roi, à Blanche. +Le Roi, à Blanche. Par la porte du quai. -Quoi ! déjà te laisser ! +Quoi ! déjà te laisser ! M’aimeras-tu demain ? M’aimeras-tu demain ? M’aimeras-tu demain ? -Ah ! vous me tromperez, car je trompe mon père. +Ah ! vous me tromperez, car je trompe mon père. Jamais ! — Un seul baiser, Blanche, sur tes beaux yeux. -Dame Bérarde, à part. -Mais c’est un embrasseur tout à fait furieux ! -Le roi l’embrasse, et rentre avec dame Bérarde dans la maison. -La nuit est très-noire. -La lanterne sourde de ces messieurs est bouchée. -Un valet les suit portant une échelle. -Elle tient à la main un flambeau qui éclaire son visage. +Dame Bérarde, à part. +Mais c’est un embrasseur tout à fait furieux ! +Le roi l’embrasse, et rentre avec dame Bérarde dans la maison. +La nuit est très-noire. +La lanterne sourde de ces messieurs est bouchée. +Un valet les suit portant une échelle. +Elle tient à la main un flambeau qui éclaire son visage. Gaucher Mahiet ! nom de celui que j’aime, Grave-toi dans mon cœur ! Grave-toi dans mon cœur ! -Messieurs, c’est elle-même ! -Quelque beauté bourgeoiseÀ Monsieur de Pienne. -Je te plains Si tu fais ton régal de femmes de vilains ! -En ce moment Blanche se retourne, de façon que les gentilshommes peuvent la voir. +Messieurs, c’est elle-même ! +Quelque beauté bourgeoiseÀ Monsieur de Pienne. +Je te plains Si tu fais ton régal de femmes de vilains ! +En ce moment Blanche se retourne, de façon que les gentilshommes peuvent la voir. Comment la trouves-tu ? Comment la trouves-tu ? La vilaine est jolie ! -C’est une fée ! un ange ! une grâce accomplie ! -Quoi ! c’est là la maîtresse à messer Triboulet ! +C’est une fée ! un ange ! une grâce accomplie ! +Quoi ! c’est là la maîtresse à messer Triboulet ! La plus belle au plus laid. -C’est juste. — Jupiter aime à croiser les races. +C’est juste. — Jupiter aime à croiser les races. Blanche rentre chez elle. -On ne voit plus qu’une lumière à la fenêtre. +On ne voit plus qu’une lumière à la fenêtre. Messieurs, ne perdons pas notre temps en grimaces. -Nous avons résolu de punir Triboulet. +Nous avons résolu de punir Triboulet. Le roi mettra la main dessus, que je suppose. -Le diable à sa façon débrouillera la chose ! +Le diable à sa façon débrouillera la chose ! Au fait, c’est un morceau de roi. -Je reviens... à quoi bon ? +Je reviens... à quoi bon ? Ah ! je ne sais pourquoi ! Si quelqu’un usurpait la reine ? Ce vieillard m’a maudit ! — Quelque chose me trouble ! Il est dans notre main. Eh ! nous ne l’aurions plus pour en rire demain ! -Oui, si nous le tuons, le tour n’est plus si drôle. -Mais il va nous gêner. -Mais il va nous gêner. +Oui, si nous le tuons, le tour n’est plus si drôle. +Mais il va nous gêner. +Mais il va nous gêner. Laissez-moi la parole. Je vais arranger tout. Je vais arranger tout. -On s’est parlé tout bas. -Là ! ne nous mange pas. +On s’est parlé tout bas. +Là ! ne nous mange pas. Ah ! la nuit est si noire ! -Oui, le diable s’est fait du ciel une écritoire. -Nous venons, ne l’as-tu pas pensé ? -Enlever pour le roi madame de Cossé. +Oui, le diable s’est fait du ciel une écritoire. +Nous venons, ne l’as-tu pas pensé ? +Enlever pour le roi madame de Cossé. Je voudrais lui rompre quelque membre ! Mais comment ferez-vous pour entrer dans sa chambre ? -Marot, bas à Monsieur de Cossé. -Donnez-moi votre clé. -Monsieur de Cossé lui passe la clef, qu’il transmet à Triboulet. -Donnez-moi votre clé. -Tiens, touche cette clé. -Y sens-tu le blason de Cossé ciselé ? +Marot, bas à Monsieur de Cossé. +Donnez-moi votre clé. +Monsieur de Cossé lui passe la clef, qu’il transmet à Triboulet. +Donnez-moi votre clé. +Tiens, touche cette clé. +Y sens-tu le blason de Cossé ciselé ? Les trois feuilles de scie, oui. Les trois feuilles de scie, oui. Les trois feuilles de scie, oui. -Mon Dieu, suis-je bête ! -Montrant le mur à gauche. -Voilà l’hôtel Cossé. -Que diable avais-je en tête ? -Nous sommes tous masqués. -Nous sommes tous masqués. +Mon Dieu, suis-je bête ! +Montrant le mur à gauche. +Voilà l’hôtel Cossé. +Que diable avais-je en tête ? +Nous sommes tous masqués. +Nous sommes tous masqués. Eh bien ! un masque ! -Nous sommes tous masqués. +Nous sommes tous masqués. Eh bien ! un masque ! -Tu nous tiendras l’échelle ? -Les gentilshommes appliquent l’échelle au mur de la terrasse. +Tu nous tiendras l’échelle ? +Les gentilshommes appliquent l’échelle au mur de la terrasse. Marot y conduit Triboulet, auquel il la fait tenir. -Tu nous tiendras l’échelle ? -Hum ! êtes-vous en nombre ? +Tu nous tiendras l’échelle ? +Hum ! êtes-vous en nombre ? Je n’y vois plus du tout. Je n’y vois plus du tout. C’est que la nuit est sombre. Aux autres, en riant. Vous pouvez crier haut et marcher d’un pas lourd. -Le bandeau que voilà le rend aveugle et sourd. -Mon père, à mon secours ! ô mon père ! -Voix des gentilshommes, dans l’éloignement. -Mon père, à mon secours ! ô mon père ! +Le bandeau que voilà le rend aveugle et sourd. +Mon père, à mon secours ! ô mon père ! +Voix des gentilshommes, dans l’éloignement. +Mon père, à mon secours ! ô mon père ! Ils disparaissent avec Blanche. -Çà, me font-ils ici faire mon purgatoire ? -Ont-ils bientôt fini ? quelle dérision ! -Il lâche l’échelle, porte la main à son masque et rencontre le bandeau. -J’ai les yeux bandés ! +Çà, me font-ils ici faire mon purgatoire ? +Ont-ils bientôt fini ? quelle dérision ! +Il lâche l’échelle, porte la main à son masque et rencontre le bandeau. +J’ai les yeux bandés ! Il arrache son bandeau et son masque. Enfin la voix lui revient. -J’ai les yeux bandés ! +J’ai les yeux bandés ! GENTILSHOMMES.Monsieur de Gordes. Maintenant, arrangeons la fin de l’aventure. -Bon, l’hôtel d’Hautefort le jette loin du Louvre ! +Bon, l’hôtel d’Hautefort le jette loin du Louvre ! Serrons bien sur ses yeux le bandeau qui les couvre. -Je viens de t’enlever ta belle, ô Triboulet ! +Je viens de t’enlever ta belle, ô Triboulet ! Hors de France avec moi. Hors de France avec moi. -Les éclats de rire redoublent. +Les éclats de rire redoublent. Oh ! comme il va chercher ! Oh ! comme il va chercher ! Je jouis de le voir ! -La porte latérale s’ouvre. -Entre le Roi, vêtu d’un magnifique négligé du matin. -Il est accompagné de Monsieur de Pienne. -Tous les courtisans se rangent et se découvrent. -Le Roi et Monsieur de Pienne rient aux éclats. -Le Roi, désignant la porte du fond. -La maîtresse à Triboulet ! -La maîtresse à Triboulet ! -Dieu ! souffler la maîtresse à mon fou ! c’est charmant ! -Sa maîtresse, ou sa femme ! -Le Roi, à part. -Sa maîtresse, ou sa femme ! +La porte latérale s’ouvre. +Entre le Roi, vêtu d’un magnifique négligé du matin. +Il est accompagné de Monsieur de Pienne. +Tous les courtisans se rangent et se découvrent. +Le Roi et Monsieur de Pienne rient aux éclats. +Le Roi, désignant la porte du fond. +La maîtresse à Triboulet ! +La maîtresse à Triboulet ! +Dieu ! souffler la maîtresse à mon fou ! c’est charmant ! +Sa maîtresse, ou sa femme ! +Le Roi, à part. +Sa maîtresse, ou sa femme ! Une femme ! une fille ! -Je ne le savais pas si père de famille ! +Je ne le savais pas si père de famille ! Le roi la veut-il voir ? Le Roi la veut-il voir ? Le roi s’assied nonchalamment dans son fauteuil. Le Roi la veut-il voir ? -Vous tremblerez après tant que vous le voudrez. -Vous êtes près du Roi. -Vous êtes près du Roi. +Vous tremblerez après tant que vous le voudrez. +Vous êtes près du Roi. +Vous êtes près du Roi. C’est le Roi ! ce jeune homme ! Elle court se jeter aux pieds du Roi. -Le Roi, éclatant de rire. -Foi de gentilhomme, Méprise ou fait exprès, je suis ravi du tour. -Vive Dieu ! ma beauté, ma Blanche, mon amour, Viens dans mes bras ! +Le Roi, éclatant de rire. +Foi de gentilhomme, Méprise ou fait exprès, je suis ravi du tour. +Vive Dieu ! ma beauté, ma Blanche, mon amour, Viens dans mes bras ! Viens dans mes bras ! -Oh ! qui que vous soyez, ayez pitié de moi. -Avoir pitié de toi, Blanche ! moi qui t’adore ! -Ce que Gaucher disait, François le dit encore. +Oh ! qui que vous soyez, ayez pitié de moi. +Avoir pitié de toi, Blanche ! moi qui t’adore ! +Ce que Gaucher disait, François le dit encore. Tu m’aimes et je t’aime, et nous sommes heureux ! -Être roi ne saurait gâter un amoureux. -Enfant ! tu me croyais bourgeois, clerc, moins peut-être. -Je n’ai pas le bonheur d’être un manant, qu’importe ! -Comme il rit ! ô mon Dieu, je voudrais être morte ! +Être roi ne saurait gâter un amoureux. +Enfant ! tu me croyais bourgeois, clerc, moins peut-être. +Je n’ai pas le bonheur d’être un manant, qu’importe ! +Comme il rit ! ô mon Dieu, je voudrais être morte ! Le Roi, souriant et riant plus encore. -Oh ! soyons deux amants, deux heureux, deux époux ! -Ô mes illusions ! qu’il est peu ressemblant ! +Oh ! soyons deux amants, deux heureux, deux époux ! +Ô mes illusions ! qu’il est peu ressemblant ! Oh ! sais-tu qui nous sommes ? Eh bien ! du souverain tu seras souveraine. La reine ! et votre femme ! La reine ! et votre femme ! -Ah ! ma femme n’est pas ma maîtresse, vois-tu ? -Votre maîtresse ! oh ! non ! quelle honte ! -Votre maîtresse ! oh ! non ! quelle honte ! -Je ne suis pas à vous, non, je suis à mon père ! -Ton père ! mon bouffon ! mon fou ! mon Triboulet ! -Ton père ! il est à moi ! j’en fais ce qu’il me plaît ! +Ah ! ma femme n’est pas ma maîtresse, vois-tu ? +Votre maîtresse ! oh ! non ! quelle honte ! +Votre maîtresse ! oh ! non ! quelle honte ! +Je ne suis pas à vous, non, je suis à mon père ! +Ton père ! mon bouffon ! mon fou ! mon Triboulet ! +Ton père ! il est à moi ! j’en fais ce qu’il me plaît ! Il veut ce que je veux ! Il veut ce que je veux ! -Dieu ! mon pauvre père ! -Quoi ! tout est donc à vous ! -Il se jette à ses pieds pour la consoler. +Dieu ! mon pauvre père ! +Quoi ! tout est donc à vous ! +Il se jette à ses pieds pour la consoler. Le Roi, avec un accent attendri. -Quoi ! tout est donc à vous ! -Blanche ! oh ! tu m’es bien chère ! +Quoi ! tout est donc à vous ! +Blanche ! oh ! tu m’es bien chère ! Viens sur mon cœur. Viens sur mon cœur. Tu ne m’as pas encor redit que tu m’aimais. Oh ! c’est fini ! Oh ! c’est fini ! -Je t’ai, sans le vouloir, blessée. -Ne sanglote donc pas comme une délaissée. -Un roi qui fait pleurer une femme ! ô mon Dieu ! +Je t’ai, sans le vouloir, blessée. +Ne sanglote donc pas comme une délaissée. +Un roi qui fait pleurer une femme ! ô mon Dieu ! N’est-ce pas, tout ceci n’est qu’un jeu ? -Si vous êtes le roi, j’ai mon père. -Faites-moi ramener près de lui. -Je demeure Devant l’hôtel Cossé. +Si vous êtes le roi, j’ai mon père. +Faites-moi ramener près de lui. +Je demeure Devant l’hôtel Cossé. Mais vous le savez bien. -Oh ! qui donc êtes-vous ? je n’y comprends plus rien. -Comme ils m’ont emportée avec des cris de fête ! -Tout ceci comme un rêve est brouillé dans ma tête ! +Oh ! qui donc êtes-vous ? je n’y comprends plus rien. +Comme ils m’ont emportée avec des cris de fête ! +Tout ceci comme un rêve est brouillé dans ma tête ! Reculant avec un mouvement d’horreur. Si je vous aime encor ! Vous roi ! — J’ai peur de vous ! -Le Roi, cherchant à la prendre dans ses bras. -Je vous fais peur, méchante ! -Je vous fais peur, méchante ! -Le Roi, la serrant de plus près. -Je vous fais peur, méchante ! +Le Roi, cherchant à la prendre dans ses bras. +Je vous fais peur, méchante ! +Je vous fais peur, méchante ! +Le Roi, la serrant de plus près. +Je vous fais peur, méchante ! Un baiser de pardon ! Un baiser de pardon ! -Le Roi, riant, à part. +Le Roi, riant, à part. Un baiser de pardon ! Laissez-moi ! — Cette porte !... -Le Roi, prenant une petite clef d’or à sa ceinture. +Le Roi, prenant une petite clef d’or à sa ceinture. Laissez-moi ! — Cette porte !... Oh ! j’ai la clef sur moi. Il ouvre la porte, la pousse vivement, entre, et la referme sur lui. -Marot, en observation à la porte du fond depuis quelques instants. -Elle se réfugie en la chambre du roi ! -Ô la pauvre petite ! +Marot, en observation à la porte du fond depuis quelques instants. +Elle se réfugie en la chambre du roi ! +Ô la pauvre petite ! Appelant monsieur de Gordes. -Ô la pauvre petite ! -Ô la pauvre petite ! +Ô la pauvre petite ! +Ô la pauvre petite ! Est-ce qu’on rentre ? -Le lion a traîné la brebis dans son antre. -Çà, n’ayons l’air de rien et tenons-nous bien tous. -Messieurs, je suis le seul qu’il puisse reconnaître. -Il n’a parlé qu’à moi. -Il n’a parlé qu’à moi. -Ne faisons rien paraître. -Rien ne paraît changé en lui. -Il a le costume et l’air indifférent du bouffon. -Seulement il est très-pâle. -Où peut-elle être ? -Il se remet à fredonner. -Montèrent tous ensemble En soufflant à leurs doigts. -Où peut-elle être ? -Ils ont tous fait le coup, c’est sûr ! -Ils ont tous fait le coup, c’est sûr ! +Le lion a traîné la brebis dans son antre. +Çà, n’ayons l’air de rien et tenons-nous bien tous. +Messieurs, je suis le seul qu’il puisse reconnaître. +Il n’a parlé qu’à moi. +Il n’a parlé qu’à moi. +Ne faisons rien paraître. +Rien ne paraît changé en lui. +Il a le costume et l’air indifférent du bouffon. +Seulement il est très-pâle. +Où peut-elle être ? +Il se remet à fredonner. +Montèrent tous ensemble En soufflant à leurs doigts. +Où peut-elle être ? +Ils ont tous fait le coup, c’est sûr ! +Ils ont tous fait le coup, c’est sûr ! Quoi de nouveau, Bouffon ? -Ce gentilhomme est lugubre à voir rire. -Contrefaisant Monsieur de Cossé. +Ce gentilhomme est lugubre à voir rire. +Contrefaisant Monsieur de Cossé. Quoi de nouveau, bouffon ? Quoi de nouveau, bouffon ? Oui, que viens-tu nous dire ? -Le plus souvent, son regard seul indique cette préoccupation. +Le plus souvent, son regard seul indique cette préoccupation. Accostant Marot d’un air riant. Ils se riront de moi ! -Marot, ma joie est grande Que tu ne te sois pas cette nuit enrhumé. +Marot, ma joie est grande Que tu ne te sois pas cette nuit enrhumé. Marot, jouant la surprise. -Un bon tour, et dont je suis charmé ! +Un bon tour, et dont je suis charmé ! Marot, d’un air candide. Ah ! tu n’es pas sorti cette nuit ? -Il aperçoit un mouchoir sur la table et se jette dessus. +Il aperçoit un mouchoir sur la table et se jette dessus. Tiens, duc, de mon mouchoir il regarde la lettre. Non, ce n’est pas le sien ! Non, ce n’est pas le sien ! Non, ce n’est pas le sien ! -Où peut-elle être ? -Qu’avez-vous donc à rire ainsi ? -Qu’avez-vous donc à rire ainsi ? +Où peut-elle être ? +Qu’avez-vous donc à rire ainsi ? +Qu’avez-vous donc à rire ainsi ? Pardieu, c’est lui Qui nous fait rire ! Qui nous fait rire ! Ils sont bien joyeux aujourd’hui ! -Le roi n’est pas encore éveillé ? -Le Roi n’est pas encore éveillé ? +Le roi n’est pas encore éveillé ? +Le Roi n’est pas encore éveillé ? Se fait-il quelque bruit dans son appartement ? Il veut approcher de la porte. Monsieur de Pardaillan le retient. -Ne va pas réveiller sa majesté ! -Ne va pas réveiller sa majesté ! +Ne va pas réveiller sa majesté ! +Ne va pas réveiller sa majesté ! Vicomte, Ce faquin de Marot nous fait un plaisant conte. Leurs femmes, toutes trois, avec d’autres... -Les morales du temps se font si relâchées ! -Les femmes, c’est si traître ! -Les femmes, c’est si traître ! -Les femmes, c’est si traître ! -Prenez garde, monsieur de Cossé ! -Prenez garde, monsieur de Cossé ! -Prenez garde, monsieur de Cossé ! -Je voi Quelque chose d’affreux qui vous pend à l’oreille. +Les morales du temps se font si relâchées ! +Les femmes, c’est si traître ! +Les femmes, c’est si traître ! +Les femmes, c’est si traître ! +Prenez garde, monsieur de Cossé ! +Prenez garde, monsieur de Cossé ! +Prenez garde, monsieur de Cossé ! +Je voi Quelque chose d’affreux qui vous pend à l’oreille. Une aventure absolument pareille ! Messieurs, l’animal est, vraiment, curieux. -Voilà le cri qu’il fait quand il est furieux. -Contrefaisant monsieur de Cossé. -Entre un gentilhomme à la livrée de la reine. +Voilà le cri qu’il fait quand il est furieux. +Contrefaisant monsieur de Cossé. +Entre un gentilhomme à la livrée de la reine. Qu’est-ce, Vaudragon ? Qu’est-ce, Vaudragon ? -La reine ma maîtresse Demande à voir le Roi pour affaire qui presse. +La reine ma maîtresse Demande à voir le Roi pour affaire qui presse. Monsieur de Pienne lui fait signe que la chose est impossible, le gentilhomme insiste. -Madame de Brézé n’est pas chez lui pourtant. -Le Roi n’est pas levé ! -Le Roi n’est pas levé ! -Comment, duc ! dans l’instant Il était avec vous. -Il était avec vous. -Il était avec vous. -Sans pages Et sans piqueurs alors ; car tous ses équipages Sont là. -Parlant au gentilhomme entre deux yeux et avec colère. +Madame de Brézé n’est pas chez lui pourtant. +Le Roi n’est pas levé ! +Le Roi n’est pas levé ! +Comment, duc ! dans l’instant Il était avec vous. +Il était avec vous. +Il était avec vous. +Sans pages Et sans piqueurs alors ; car tous ses équipages Sont là. +Parlant au gentilhomme entre deux yeux et avec colère. On vous dit, comprenez-vous ceci ? Que le Roi ne peut voir personne ! Que le Roi ne peut voir personne ! Elle est avec le Roi ! -Étonnement dans les gentilshommes. +Étonnement dans les gentilshommes. Elle est avec le Roi ! -Qu’a-t-il donc ? il délire ! +Qu’a-t-il donc ? il délire ! Oh ! vous savez bien, messieurs, qui je veux dire ! -Ce n’est pas une affaire à me dire : va-t’en ! -Triboulet a perdu sa maîtresse ! — gentille Ou laide, qu’il la cherche ailleurs. +Ce n’est pas une affaire à me dire : va-t’en ! +Triboulet a perdu sa maîtresse ! — gentille Ou laide, qu’il la cherche ailleurs. Ou laide, qu’il la cherche ailleurs. Je veux ma fille ! C’est ma fille ! — Oui, riez maintenant ! @@ -1107,145 +1107,145 @@ Que si vous plaisantiez, c’est charmant, finissez ! Moi, je n’ai pas besoin de votre air triomphant. Messeigneurs ! je vous dis qu’il me faut mon enfant ! Il se jette sur la porte du roi. -Tous les gentilshommes se placent devant la porte, et l’empêchent. -Sa folie en furie est tournée. -Courtisans ! courtisans ! démons ! race damnée ! +Tous les gentilshommes se placent devant la porte, et l’empêchent. +Sa folie en furie est tournée. +Courtisans ! courtisans ! démons ! race damnée ! C’est donc vrai qu’ils m’ont pris ma fille, ces bandits ! -Une femme à leurs yeux, ce n’est rien, je vous dis ! +Une femme à leurs yeux, ce n’est rien, je vous dis ! Les regardant tous en face. -En est-il parmi vous un seul qui me démente ? +En est-il parmi vous un seul qui me démente ? Toi, ta femme, Brion ! -À monsieur de Gordes. +À monsieur de Gordes. Toi, ta femme, Brion ! Toi, ta femme, Brion ! Toi, taAu jeune page Pardaillan. Toi, ta femme, Brion ! -Vous êtes tous bâtards ! -Vous êtes tous bâtards ! -Vous êtes tous bâtards ! +Vous êtes tous bâtards ! +Vous êtes tous bâtards ! +Vous êtes tous bâtards ! Combien Le Roi vous donne-t-il pour lui vendre mon bien ? -Il a payé le coup, dites ! +Il a payé le coup, dites ! S’arrachant les cheveux. -Il a payé le coup, dites ! +Il a payé le coup, dites ! Moi qui n’ai qu’elle ! Si je voulais. — Sans doute. — Elle est jeune, elle est belle ! Certes, il me la paierait ! Certes, il me la paierait ! Est-ce que votre Roi S’imagine qu’il peut quelque chose pour moi ? -Peut-il couvrir mon nom d’un nom comme les vôtres ? +Peut-il couvrir mon nom d’un nom comme les vôtres ? Peut-il me faire beau, bien fait, pareil aux autres ? -Scélérats ! assassins ! vous êtes des infâmes, Des voleurs, des bandits, des tourmenteurs de femmes ! -Voici longtemps déjà que j’attends, il me semble ! +Scélérats ! assassins ! vous êtes des infâmes, Des voleurs, des bandits, des tourmenteurs de femmes ! +Voici longtemps déjà que j’attends, il me semble ! Rendez-la-moi ! — La porte ! ouvrez-la ! Rendez-la-moi ! — La porte ! ouvrez-la ! Tous ensemble Contre moi ! dix contre un ! Fondant en larmes et en sanglots. Contre moi ! dix contre un ! -Hé bien ! je pleure, oui ! -Marot, tu t’es de moi bien assez réjoui. -Elle est là, n’est-ce pas ? -Oh ! parmi ces maudits, Faisons cause commune en frères que nous sommes ! +Hé bien ! je pleure, oui ! +Marot, tu t’es de moi bien assez réjoui. +Elle est là, n’est-ce pas ? +Oh ! parmi ces maudits, Faisons cause commune en frères que nous sommes ! Toi seul as de l’esprit dans tous ces gentilshommes. Marot ! mon bon Marot ! — Tu te tais ! -Marot ! mon bon Marot ! — Se traînant vers les seigneurs. +Marot ! mon bon Marot ! — Se traînant vers les seigneurs. Marot ! mon bon Marot ! — Tu te tais ! Je demande pardon, messeigneurs, sous vos pieds ! -Ayez pitié, je vous en prie ! -J’aurais un autre jour mieux pris l’espièglerie. -Mon unique trésor ! — Mes bons seigneurs, par grâce ! -C’était la seule chose au monde que j’avais ! +Ayez pitié, je vous en prie ! +J’aurais un autre jour mieux pris l’espièglerie. +Mon unique trésor ! — Mes bons seigneurs, par grâce ! +C’était la seule chose au monde que j’avais ! Tous gardent le silence. -Il se relève désespéré. +Il se relève désespéré. Ah Dieu ! vous ne savez que rire ou que vous taire ! La porte de la chambre du roi s’ouvre brusquement. Mon enfant ! ah ! c’est elle ! ah ! ma fille ! -Suffoqué de sanglots et riant au travers. +Suffoqué de sanglots et riant au travers. Mais ils sont bons. — Ils ont vu comme je t’aimais. N’est-ce pas ? Blanche, en la serrant dans ses bras. N’est-ce pas ? — Quel bonheur de te revoir encore ! -La regardant avec inquiétude. +La regardant avec inquiétude. Mais pourquoi pleurer, toi ? Mais pourquoi pleurer, toi ? Malheureux que nous sommes ! Pas devant tous ces hommes ! Rougir devant vous seul ! Rougir devant vous seul ! -Oh ! l’infâme — elle aussi ! +Oh ! l’infâme — elle aussi ! Rester seule avec vous ! Rester seule avec vous ! On n’a jamais rien vu de fou comme cela. -Aux fous comme aux enfants on cède quelque chose. +Aux fous comme aux enfants on cède quelque chose. Veillons pourtant de peur d’accident. Veillons pourtant de peur d’accident. M’avez-vous entendu, monseigneur ? Ces fous, cela se croit tout permis, en honneur ! -Qu’il s’est hier glissé dansPleurant, et les mains sur ses yeux. -Qu’il s’est hier glissé dans la maison... +Qu’il s’est hier glissé dansPleurant, et les mains sur ses yeux. +Qu’il s’est hier glissé dans la maison... Triboulet la serre dans ses bras et lui essuie le front avec tendresse. -Depuis longtemps, — j’aurais dû vous parler plus tôt, — Il me suivait. +Depuis longtemps, — j’aurais dû vous parler plus tôt, — Il me suivait. Il me suivaitS’interrompant encore. Il faut reprendre de plus haut. D’une voix de plus en plus faible. Hier, dans la maison il a su s’introduire... — Triboulet. -Que je t’épargne au moins l’angoisse de tout dire ! -Je devine le reste ! — Il se lève. +Que je t’épargne au moins l’angoisse de tout dire ! +Je devine le reste ! — Il se lève. Je devine le reste ! -Son haleine a souillé l’air pur qui t’environne ! -Il a brutalement effeuillé ta couronne ! -Blanche ! ô mon seul asile en l’état où je suis ! -Jour qui me réveillais au sortir de leurs nuits ! -Âme par qui mon âme à la vertu remonte ! -Voile de dignité déployé sur ma honte ! -Seul abri du maudit à qui tout dit adieu ! -Plus j’étais tombé bas, plus je la voulais haut. -Il faut bien un autel auprès d’un échafaud. +Son haleine a souillé l’air pur qui t’environne ! +Il a brutalement effeuillé ta couronne ! +Blanche ! ô mon seul asile en l’état où je suis ! +Jour qui me réveillais au sortir de leurs nuits ! +Âme par qui mon âme à la vertu remonte ! +Voile de dignité déployé sur ma honte ! +Seul abri du maudit à qui tout dit adieu ! +Plus j’étais tombé bas, plus je la voulais haut. +Il faut bien un autel auprès d’un échafaud. Quoi, suffit-il d’un jour pour que tout change tant ! Se relevant avec fureur. Se tournant vers la chambre du roi. -Puisse s’ouvrir demain le sépulcre où tu cours ! -Dieu ! n’écoutez pas, car je l’aime toujours ! -À leur tête, Monsieur de Pienne. -Le groupe de soldats défile deux à deux au fond. +Puisse s’ouvrir demain le sépulcre où tu cours ! +Dieu ! n’écoutez pas, car je l’aime toujours ! +À leur tête, Monsieur de Pienne. +Le groupe de soldats défile deux à deux au fond. Comte ! vous vous trompez. — Quelqu’un vous vengera ! -Il doit regarder souvent autour de lui, et surtout du côté de la masure. +Il doit regarder souvent autour de lui, et surtout du côté de la masure. Et tu l’aimes ! Et tu l’aimes ! Et tu l’aimes ! -Je t’ai pourtant laissé Tout le temps de guérir cet amour insensé. -Ô pauvre cœur de femme ! — Mais explique Tes raisons de l’aimer. +Je t’ai pourtant laissé Tout le temps de guérir cet amour insensé. +Ô pauvre cœur de femme ! — Mais explique Tes raisons de l’aimer. Tes raisons de l’aimer. Tes raisons de l’aimer. C’est bien cela qui fait Justement que je l’aime. Je te pardonne, enfant ! Je te pardonne, enfant ! -Mais, écoutez, il m’aime. -Il me l’a dit ! il me l’a juré même ! +Mais, écoutez, il m’aime. +Il me l’a dit ! il me l’a juré même ! Et puis il a des yeux si doux pour une femme ! C’est un roi brave, illustre et beau ! C’est un roi brave, illustre et beau ! -C’est un infâme ! -Vous aviez pardonné, mon père... -Vous aviez pardonné, mon père... -Il me fallait le temps de construire le piége. +C’est un infâme ! +Vous aviez pardonné, mon père... +Vous aviez pardonné, mon père... +Il me fallait le temps de construire le piége. Vous avez l’air d’aimer le Roi. Je te vengerai, Blanche ! Je te vengerai, Blanche ! -Épargnez-moi, mon père ! -viendrait-il du moins au cœur quelque colère S’il te trompait ? +Épargnez-moi, mon père ! +viendrait-il du moins au cœur quelque colère S’il te trompait ? S’il te trompait ? Je ne crois pas cela. -Et si tu le voyais de ces yeux que voilà ? +Et si tu le voyais de ces yeux que voilà ? Dis, s’il ne t’aimait plus, tu l’aimerais encore ? Je ne sais pas. — Il m’aime, il me dit qu’il m’adore. Il me l’a dit hier ! Il me l’a dit hier. Il me l’a dit hier ! Eh bien ! regarde donc, et vois si tu peux voir ! -Il désigne à Blanche une des crevasses du mur de la maison : elle regarde. +Il désigne à Blanche une des crevasses du mur de la maison : elle regarde. Je ne vois rien qu’un homme. Je ne vois rien qu’un homme. -Le roi, vêtu en simple officier, paraît dans la salle basse de l’hôtellerie. +Le roi, vêtu en simple officier, paraît dans la salle basse de l’hôtellerie. Il entre par une petite porte qui communique avec quelque chambre voisine. Je ne vois rien qu’un homme. Deux choses, sur-le-champ. @@ -1253,21 +1253,21 @@ Ta sœur et mon verre. Le Roi, dans le cabaret, chantant. Souvent femme varie, Bien fol est qui s’y fie ! Une femme souvent N’est qu’une plume au vent ! -Puis il frappe deux coups au plafond avec le pommeau de sa longue épée. -Dès qu’elle entre, le Roi cherche à l’embrasser, mais elle lui échappe. -Le Roi, à Saltabadil, qui s’est remis gravement à frotter son baudrier. +Puis il frappe deux coups au plafond avec le pommeau de sa longue épée. +Dès qu’elle entre, le Roi cherche à l’embrasser, mais elle lui échappe. +Le Roi, à Saltabadil, qui s’est remis gravement à frotter son baudrier. Voulez-vous qu’il vive ou bien qu’il meure ? -Votre homme est dans nos mains. — Là. -Votre homme est dans nos mains. — Là. -Reviens tout-à-l’heure. -Il lui fait signe de s’éloigner. -Saltabadil disparaît à pas lents derrière le vieux parapet. -Pendant ce temps-là, le Roi lutine la jeune bohémienne, qui le repousse en riant. -Dans l’instant, pour te serrer de près, Tu m’as très-fort battu. -Nenni, c’est un progrès. +Votre homme est dans nos mains. — Là. +Votre homme est dans nos mains. — Là. +Reviens tout-à-l’heure. +Il lui fait signe de s’éloigner. +Saltabadil disparaît à pas lents derrière le vieux parapet. +Pendant ce temps-là, le Roi lutine la jeune bohémienne, qui le repousse en riant. +Dans l’instant, pour te serrer de près, Tu m’as très-fort battu. +Nenni, c’est un progrès. Nenni, c’est un grand pas ! — toujours elle recule ! -Causons. — La bohémienne se rapproche. -Voilà huit jours. — C’est à l’hôtel d’Hercule... +Causons. — La bohémienne se rapproche. +Voilà huit jours. — C’est à l’hôtel d’Hercule... Je n’aime que toi seule ! Et vingt autres encore ! Le Roi, riant aussi. @@ -1275,221 +1275,221 @@ Oui, j’ai fait le malheur de plus d’une, en effet. C’est vrai, je suis un monstre ! C’est vrai, je suis un monstre ! C’est vrai, je suis un monstre ! -C’est égal, je prétends y passer cette nuit. +C’est égal, je prétends y passer cette nuit. Bon, cela va tout seul ! Au roi, qui veut encore l’embrasser. Bon, cela va tout seul ! Bon, cela va tout seul ! -Voici la sagesse, ma chère. -Aimons, et jouissons, et faisons bonne chère. -Je pense là-dessus comme feu Salomon. +Voici la sagesse, ma chère. +Aimons, et jouissons, et faisons bonne chère. +Je pense là-dessus comme feu Salomon. Tu vas au cabaret plus souvent qu’au sermon ! Le Roi, lui tendant les bras. -Je renverse la table Si tu redis ce mot sauvage et détestable. -Jamais une beauté ne doit dire demain ! +Je renverse la table Si tu redis ce mot sauvage et détestable. +Jamais une beauté ne doit dire demain ! Eh bien ! faisons la paix. Le Roi, lui prenant la main. Eh bien ! faisons la paix. Mon Dieu, la belle main ! -Rends donc plus de justice à tes divins appas ! +Rends donc plus de justice à tes divins appas ! Vous avez lu cela quelque part dans un livre. -Le Roi, à part. -Allons ! vous êtes ivre ! +Le Roi, à part. +Allons ! vous êtes ivre ! Vous vous raillez, avec votre air mignon, Monsieur l’insouciant de belle humeur ! Monsieur l’insouciant de belle humeur ! Monsieur l’insouciant de belle humeur ! Le Roi l’embrasse. -Çà, je veux t’épouser. -Çà, je veux t’épouser. -Quelle fille d’amour délicieuse et folle ! -Il la prend sur ses genoux et se met à lui parler tout bas. +Çà, je veux t’épouser. +Çà, je veux t’épouser. +Quelle fille d’amour délicieuse et folle ! +Il la prend sur ses genoux et se met à lui parler tout bas. Elle rit et minaude. -Blanche n’en peut supporter davantage ; elle se retourne, pâle et tremblante, vers Triboulet. -Hé bien ! que penses-tu de la vengeance, enfant ? -Ô trahison ! — L’ingrat ! — Grand Dieu ! mon cœur se fend ! +Blanche n’en peut supporter davantage ; elle se retourne, pâle et tremblante, vers Triboulet. +Hé bien ! que penses-tu de la vengeance, enfant ? +Ô trahison ! — L’ingrat ! — Grand Dieu ! mon cœur se fend ! Mais c’est abominable ! -Cachant sa tête dans la poitrine de son père. -Et cette femme, est-elle effrontée ! — oh !... -Et cette femme, est-elle effrontée ! — oh !... +Cachant sa tête dans la poitrine de son père. +Et cette femme, est-elle effrontée ! — oh !... +Et cette femme, est-elle effrontée ! — oh !... Laisse-moi te venger ! Laisse-moi te venger ! -Hélas ! — Faites Tout ce que vous voudrez. +Hélas ! — Faites Tout ce que vous voudrez. Tout ce que vous voudrez. Tout ce que vous voudrez. -Grand Dieu ! vous êtes Effrayant. +Grand Dieu ! vous êtes Effrayant. Quel dessein avez-vous ? Quel dessein avez-vous ? -Ne me le reprends pas, cela m’étoufferait ! -Tu sais, ce coffre auprès du portrait de ta mère ? -Venez avec moi, mon bon père ! -Venez avec moi, mon bon pèreImpossible. -Venez avec moi, mon bon père ! +Ne me le reprends pas, cela m’étoufferait ! +Tu sais, ce coffre auprès du portrait de ta mère ? +Venez avec moi, mon bon père ! +Venez avec moi, mon bon pèreImpossible. +Venez avec moi, mon bon père ! Il l’embrasse encore. Blanche se retire en chancelant. Fais ce que je te dis. Tu m’en demandes vingt, en voici d’abord dix. -S’arrêtant au moment de les lui donner. -Il passe ici la nuit, pour sûr ? -Il passe ici la nuit, pour sûr ? +S’arrêtant au moment de les lui donner. +Il passe ici la nuit, pour sûr ? +Il passe ici la nuit, pour sûr ? Le temps se couvre. Au fait, il ne va pas toujours coucher au Louvre. Soyez tranquille ; avant une heure il va pleuvoir. -La tempête et ma sœur le retiendront ce soir. -À minuit, je reviens. -À minuit, je reviens. +La tempête et ma sœur le retiendront ce soir. +À minuit, je reviens. +À minuit, je reviens. N’en prenez pas la peine. -Je puis jeter tout seul un cadavre à la Seine. -Non, je veux l’y jeter moi-même ! -Non, je veux l’y jeter moi-même ! +Je puis jeter tout seul un cadavre à la Seine. +Non, je veux l’y jeter moi-même ! +Non, je veux l’y jeter moi-même ! Tout cousu dans un sac, je vous le livrerai. -Bien. — À minuit ! — J’aurai le reste de la somme. +Bien. — À minuit ! — J’aurai le reste de la somme. Tout sera fait — Comment nommez-vous ce jeune homme ? -Veux-tu savoir le mien également ? -Il s’appelle le crime, et moi le châtiment ! -La nuit est presque tombée ; quelques éclairs. +Veux-tu savoir le mien également ? +Il s’appelle le crime, et moi le châtiment ! +La nuit est presque tombée ; quelques éclairs. L’orage vient, la ville en est presque couverte. -Tant mieux, tantôt la grève en sera plus déserte. +Tant mieux, tantôt la grève en sera plus déserte. Je ne devine rien de plus, l’aze me quille ! -Il examine le ciel en hochant la tête. -Pendant ce temps-là, le Roi badine avec Maguelonne. +Il examine le ciel en hochant la tête. +Pendant ce temps-là, le Roi badine avec Maguelonne. Le Roi, essayant de lui prendre la taille. -Ô la méchante fille ! +Ô la méchante fille ! Bourgeon qui pousse en avril Met peu de vin au baril. LairelanlaireRepoussant encore le Roi. Entre Saltabadil, qui referme la porte sur lui. -On entend un tonnerre éloigné. +On entend un tonnerre éloigné. Il va pleuvoir d’une admirable sorte. -Le Roi, frappant sur l’épaule de Saltabadil. -Qu’il pleuve ! — Il me plaît cette nuit de choisir Ta chambre pour logis. +Le Roi, frappant sur l’épaule de Saltabadil. +Qu’il pleuve ! — Il me plaît cette nuit de choisir Ta chambre pour logis. Ta chambre pour logis. C’est votre bon plaisir ? Prend-il des airs de roi ! — Monsieur, votre famille S’alarmera. Saltabadil la tire par le bras et lui fait des signes. -Je n’ai ni grand’mère, ni fille, Et je ne tiens à rien. -Et je ne tiens à rien. -La pluie commence à tomber à larges gouttes. +Je n’ai ni grand’mère, ni fille, Et je ne tiens à rien. +Et je ne tiens à rien. +La pluie commence à tomber à larges gouttes. Il est nuit noire. -Le Roi, à Saltabadil. -Et je ne tiens à rien. -Tu coucheras, Mon cher, à l’écurie, au diable, où tu voudras. -Le Roi, éclatant de rire et tout haut. -Il va regarder à la fenêtre. -Laisse-le donc rester ! — Dix écus d’or ! et puis Dix autres à minuit ! -Dix autres à minuit ! -Trop heureux si je puis Offrir pour cette nuit à monseigneur ma chambre ! -On y grille en juillet, en revanche en décembre On y gèle, est-ce pas ? -On y gèle, est-ce pas ? +Le Roi, à Saltabadil. +Et je ne tiens à rien. +Tu coucheras, Mon cher, à l’écurie, au diable, où tu voudras. +Le Roi, éclatant de rire et tout haut. +Il va regarder à la fenêtre. +Laisse-le donc rester ! — Dix écus d’or ! et puis Dix autres à minuit ! +Dix autres à minuit ! +Trop heureux si je puis Offrir pour cette nuit à monseigneur ma chambre ! +On y grille en juillet, en revanche en décembre On y gèle, est-ce pas ? +On y gèle, est-ce pas ? Monsieur la veut-il voir ? Saltabadil prend la lampe. -Le Roi va dire deux mots en riant à l’oreille de Maguelonne. -Allant à une fenêtre. -Ô mon Dieu ! qu’il fait noir ! +Le Roi va dire deux mots en riant à l’oreille de Maguelonne. +Allant à une fenêtre. +Ô mon Dieu ! qu’il fait noir ! Voici le lit, monsieur, la chaise, et puis la table. Combien de pieds en tout ? Il regarde alternativement le lit, la table et la chaise. Combien de pieds en tout ? Trois, six, neuf, — admirable ! -Tes meubles étaient donc à Marignan, mon cher, Qu’ils sont tous éclopés ? -S’approchant de la lucarne, dont les carreaux sont cassés. -Qu’ils sont tous éclopés ? +Tes meubles étaient donc à Marignan, mon cher, Qu’ils sont tous éclopés ? +S’approchant de la lucarne, dont les carreaux sont cassés. +Qu’ils sont tous éclopés ? Et l’on dort en plein air. Ni vitres, ni volets. -Impossible qu’on traite Le vent qui veut entrer de façon plus honnête ! +Impossible qu’on traite Le vent qui veut entrer de façon plus honnête ! Saltabadil, qui vient d’allumer une veilleuse sur la table. Que Dieu vous garde ! Il sort, pousse la porte, et on l’entend redescendre lentement l’escalier. -Le Roi, seul, débouclant son baudrier. +Le Roi, seul, débouclant son baudrier. Que Dieu vous garde ! Ah ! je suis las, mordieu ! — Donc, en attendant mieux, je vais dormir un peu. -Que cette Maguelonne est fraîche, vive, alerte ! -J’espère bien qu’il a laissé la porte ouverte. +Que cette Maguelonne est fraîche, vive, alerte ! +J’espère bien qu’il a laissé la porte ouverte. Oui, c’est bien ! -Cependant Maguelonne et Saltabadil sont tous deux dans la salle inférieure. -L’orage a éclaté depuis quelques instants. -Il couvre le théâtre de pluie et d’éclairs. -À chaque instant des coups de tonnerre. -Maguelonne est assise près de la table, quelque couture à la main. -Tous deux gardent quelque temps le silence, comme préoccupés d’une idée grave. +Cependant Maguelonne et Saltabadil sont tous deux dans la salle inférieure. +L’orage a éclaté depuis quelques instants. +Il couvre le théâtre de pluie et d’éclairs. +À chaque instant des coups de tonnerre. +Maguelonne est assise près de la table, quelque couture à la main. +Tous deux gardent quelque temps le silence, comme préoccupés d’une idée grave. Oui, c’est bien ! Ce jeune homme est charmant ! Oui, c’est bien ! Ce jeune homme est charmant ! -Il met vingt écus d’or dans ma poche. -Il met vingt écus d’or dans ma poche. +Il met vingt écus d’or dans ma poche. +Il met vingt écus d’or dans ma poche. Il valait plus que cela. Il valait plus que cela. -Va voir là-haut s’il dort. -N’a-t-il pas une épée ? +Va voir là-haut s’il dort. +N’a-t-il pas une épée ? L’orage est dans toute sa violence. -Elle prend l’épée. -Elle redescend et rapporte l’épée à son frère. -Il tonne à chaque instant. +Elle prend l’épée. +Elle redescend et rapporte l’épée à son frère. +Il tonne à chaque instant. Une chose terrible ? — Ah ! je perds la raison. -Il doit passer la nuit dans cette maison même. +Il doit passer la nuit dans cette maison même. Mais je n’y puis tenir. Qu’est-ce donc qu’on va faire ? De tout cet incendie il reste un peu de cendre. -Il ne m’aime donc plus ! — Relevant la tête. +Il ne m’aime donc plus ! — Relevant la tête. Il ne m’aime donc plus ! Il tonnait, je crois. — L’affreuse nuit ! -Il n’est rien qu’une femme au désespoir ne fasse. -Moi qui craignais mon ombre ! — Apercevant la lumière de la maison. +Il n’est rien qu’une femme au désespoir ne fasse. +Moi qui craignais mon ombre ! — Apercevant la lumière de la maison. Moi qui craignais mon ombre ! Oh ! qu’est-ce qui se passe ! Elle avance, puis recule. -Maguelonne et Saltabadil se remettent à causer dans la salle voisine. -Si mon père savait à présent où je suis ! -On a parlé, je crois. -On a parlé, je crois. -On a parlé, je crois. -Sais-tu, mon frère, à quoi je pense ? -Sais-tu, mon frère, à quoi je pense ? -Sais-tu, mon frère, à quoi je pense ? +Maguelonne et Saltabadil se remettent à causer dans la salle voisine. +Si mon père savait à présent où je suis ! +On a parlé, je crois. +On a parlé, je crois. +On a parlé, je crois. +Sais-tu, mon frère, à quoi je pense ? +Sais-tu, mon frère, à quoi je pense ? +Sais-tu, mon frère, à quoi je pense ? Ce jeune homme est de fort bonne mine. Grand, fier comme Apollo, beau, galant par-dessus. Il m’aime fort. -Il dort comme un enfant Jésus. +Il dort comme un enfant Jésus. Ne le tuons pas. Ne le tuons pas. Ne le tuons pas. Recouds-moi tout de suite Ce vieux sac. -Ne te mêle pas de cela, Maguelonne. -Si l’on t’écoutait, on ne tuerait personne. +Ne te mêle pas de cela, Maguelonne. +Si l’on t’écoutait, on ne tuerait personne. Quel est ce couple-ci ? N’est-ce pas dans l’enfer que je regarde ainsi ? -J’obéis. — Mais causons. -J’obéis. — Mais causons. -J’obéis. — Mais causons. +J’obéis. — Mais causons. +J’obéis. — Mais causons. +J’obéis. — Mais causons. Tu n’as pas de haine Contre ce cavalier ? C’est un capitaine ! -J’aime les gens d’épée, en étant moi-même un. -Pour un méchant bossu fait comme un S ! +J’aime les gens d’épée, en étant moi-même un. +Pour un méchant bossu fait comme un S ! Tu peux tuer le petit homme Quand il va repasser avec toute la somme. -Cela revient au même. -Cela revient au même. -Cela revient au même. +Cela revient au même. +Cela revient au même. +Cela revient au même. Hein ? pour qui me prends-tu, ma sœur ? suis-je un bandit ? Suis-je un voleur ? Tuer un client qui me paie ! -Hé bien ! mets dans le sac ce fagot de futaie. +Hé bien ! mets dans le sac ce fagot de futaie. Dans l’ombre, il le prendra pour son homme. Dans l’ombre, il le prendra pour son homme. Comment veux-tu qu’on prenne un fagot pour un mort ? -C’est immobile, sec, tout d’une pièce, roide, Cela n’est pas vivant. +C’est immobile, sec, tout d’une pièce, roide, Cela n’est pas vivant. Cela n’est pas vivant. Que cette pluie est froide ! Il faut qu’il meure ! Il faut qu’il meure ! Je ne veux pas ! -Je l’éveille et le fais évader. -Je l’éveille et le fais évader. -Et les dix écus d’or ? -Et les dix écus d’or ? -Et les dix écus d’or ? -Là, sois gentille, Laisse-moi faire, enfant ! +Je l’éveille et le fais évader. +Je l’éveille et le fais évader. +Et les dix écus d’or ? +Et les dix écus d’or ? +Et les dix écus d’or ? +Là, sois gentille, Laisse-moi faire, enfant ! Laisse-moi faire, enfant ! Je veux le sauver ! -Voyons. — L’autre à minuit viendra me retrouver. +Voyons. — L’autre à minuit viendra me retrouver. L’autre n’y verra rien. C’est tout ce que je puis faire pour toi. C’est tout ce que je puis faire pour toi. @@ -1502,38 +1502,38 @@ Oh ! non, je suis trop jeune ! — Oh ! ne me poussez pas, Mon Dieu ! Si personne ne vient, ton beau jeune homme est mort. Horreur ! — Si j’appelais le guet ?... Mais non, tout dort. -D’ailleurs cet homme-là dénoncerait mon père. +D’ailleurs cet homme-là dénoncerait mon père. Je ne veux pas mourir pourtant. Dieu ! sentir le fer entrer dans ma poitrine ! Une horloge frappe un coup. -Ma sœur, l’heure sonne à l’horloge voisine. +Ma sœur, l’heure sonne à l’horloge voisine. C’est onze heures trois quarts. Personne avant minuit Ne viendra. Tu n’entends au dehors aucun bruit ? Il faut pourtant finir, je n’ai plus qu’un quart d’heure. Il met le pied sur l’escalier. Maguelonne le retient en sanglotant. -Mon frère, encore un peu ! -Mon frère, encore un peu ! +Mon frère, encore un peu ! +Mon frère, encore un peu ! Quoi ! cette femme pleure ! -Et moi, je reste là, qui peux le secourir ! -Puisqu’il ne m’aime plus, je n’ai plus qu’à mourir. -Eh bien ! mourons pour lui. — Hésitant encore. +Et moi, je reste là, qui peux le secourir ! +Puisqu’il ne m’aime plus, je n’ai plus qu’à mourir. +Eh bien ! mourons pour lui. — Hésitant encore. Eh bien ! mourons pour lui. -C’est égal, c’est horrible ! +C’est égal, c’est horrible ! Non, je ne puis attendre enfin, c’est impossible. Encor si l’on savait comme ils vous frapperont ! Si l’on ne souffrait pas ! mais on vous frappe au front, Au visage... Que veux-tu que je fasse ? Crois-tu pas que quelqu’un viendra prendre sa place ? Je suisSe dirigeant vers la porte. -Je suis glacée AllonsS’arrêtant. +Je suis glacée AllonsS’arrêtant. Mourir ayant si froid ! C’est le vent qui fait craquer le toit. Blanche frappe de nouveau. Elle court ouvrir la lucarne et regarde au dehors. -Holà ! qu’est-ce ? -Holà ! qu’est-ce ? +Holà ! qu’est-ce ? +Holà ! qu’est-ce ? Asile pour la nuit ! Asile pour la nuit ! Il va faire un fier somme ! @@ -1543,107 +1543,107 @@ Oui, la nuit sera longue. Donne-moi mon couteau que je l’aiguise un peu. Elle lui donne son couteau, qu’il aiguise au fer d’une faux. Ciel ! j’entends le couteau qu’ils aiguisent ensemble ! -Pauvre jeune homme ! il frappe à son tombeau. -Pauvre jeune homme ! il frappe à son tombeau. +Pauvre jeune homme ! il frappe à son tombeau. +Pauvre jeune homme ! il frappe à son tombeau. Quoi, je vais donc mourir ! Quoi, je vais donc mourir ! J’offre pour un ingrat ma vie en sacrifice. -L’homme doit être prêt ! -Elle va frapper de nouveau à la porte. -L’homme doit être prêt ! -Hé ! dépêche, il se lasse. -Bon. — Derrière la porte attends que je me place. +L’homme doit être prêt ! +Elle va frapper de nouveau à la porte. +L’homme doit être prêt ! +Hé ! dépêche, il se lasse. +Bon. — Derrière la porte attends que je me place. J’entends tout ce qu’il dit. J’entends tout ce qu’il dit. J’attends le signal. Ciel ! il va me faire bien du mal ! Eh bien ! qu’attendez-vous ? Eh bien ! qu’attendez-vous ? -La sœur aide le frère. -Dieu ! pardonnez-leur ! — Pardonnez-moi, mon père ! -On n’y voit aucune lumière. -TRIBOULET.Il s’avance lentement du fond du théâtre, enveloppé d’un manteau. -L’orage a diminué de violence. -La pluie a cessé. -Il n’y a que quelques éclairs et par moments un tonnerre lointain. +La sœur aide le frère. +Dieu ! pardonnez-leur ! — Pardonnez-moi, mon père ! +On n’y voit aucune lumière. +TRIBOULET.Il s’avance lentement du fond du théâtre, enveloppé d’un manteau. +L’orage a diminué de violence. +La pluie a cessé. +Il n’y a que quelques éclairs et par moments un tonnerre lointain. Examinant une porte basse dans la devanture de la maison. Il n’est pas l’heure encor. Oui, je regarderai la porte en attendant. Oui, c’est toujours cela. — Il tonne. Oui, c’est toujours cela. -Quel temps ! nuit de mystère ! -Une tempête au ciel ! un meurtre sur la terre ! +Quel temps ! nuit de mystère ! +Une tempête au ciel ! un meurtre sur la terre ! Il porte maintenant le poids du monde entier. Quand il n’y sera plus, comme tout va plier ! -Qui donc émeut ainsi le chrétien, l’ottoman, Clément Sept, Doria, Charles-Quint, Soliman ? -Quel bras te fait trembler, terre, comme il lui plaît ? -La terre, avec terreur, répondrait : Triboulet ! — Oh ! jouis, vil bouffon, dans ta fierté profonde. +Qui donc émeut ainsi le chrétien, l’ottoman, Clément Sept, Doria, Charles-Quint, Soliman ? +Quel bras te fait trembler, terre, comme il lui plaît ? +La terre, avec terreur, répondrait : Triboulet ! — Oh ! jouis, vil bouffon, dans ta fierté profonde. La vengeance d’un fou fait osciller le monde ! -Il court à la maison et frappe à la porte basse. -Voix de l’intérieur. -Le panneau inférieur de la porte s’ouvre seul. -Saltabadil sort en rampant par le panneau inférieur de la porte. +Il court à la maison et frappe à la porte basse. +Voix de l’intérieur. +Le panneau inférieur de la porte s’ouvre seul. +Saltabadil sort en rampant par le panneau inférieur de la porte. Ouf ! c’est lourd. — Aidez-moi, monsieur, pour quelques pas. Votre homme est dans ce sac. Votre homme est dans ce sac. Voyons-le ! quelle joie ! Que crains-tu qui nous voie ? -Les archers de l’écuelle et les guetteurs de nuit. +Les archers de l’écuelle et les guetteurs de nuit. Diable ! pas de flambeau ! c’est bien assez du bruit ! — L’argent ! -Examinant le sac étendu à terre pendant que l’autre compte. +Examinant le sac étendu à terre pendant que l’autre compte. Il est donc des bonheurs dans la haine ! Vous aiderai-je un peu pour le jeter en Seine ? J’y suffirai tout seul. J’y suffirai tout seul. -À nous deux, c’est plus court. +À nous deux, c’est plus court. Un ennemi qu’on porte en terre n’est pas lourd. Vous voulez dire en Seine ? -Hé bien ! maître, à votre aise ! -Allant à un point du parapet. -Ne le jetez pas là. +Hé bien ! maître, à votre aise ! +Allant à un point du parapet. +Ne le jetez pas là. Cette place est mauvaise. -Lui montrant une brèche dans le parapet. -Ici, c’est très-profond. — Faites vite. — Bonsoir. +Lui montrant une brèche dans le parapet. +Ici, c’est très-profond. — Faites vite. — Bonsoir. Il rentre et ferme la maison sur lui. -TRIBOULET.Triboulet, seul, l’œil fixé sur le sac. -Il est là ! — Mort ! — Pourtant je voudrais bien le voir. +TRIBOULET.Triboulet, seul, l’œil fixé sur le sac. +Il est là ! — Mort ! — Pourtant je voudrais bien le voir. Se redressant et mettant le pied sur le sac. C’est bien lui ! Maintenant, monde, regarde-moi. -Le voilà sous mes pieds, je le tiens, c’est lui-même. -La Seine pour sépulcre, et ce sac pour linceul. +Le voilà sous mes pieds, je le tiens, c’est lui-même. +La Seine pour sépulcre, et ce sac pour linceul. Qui donc a fait cela ? Qui donc a fait cela ? -Que dira l’avenir ? quel long étonnement Parmi les nations d’un tel événement ! -Sort, qui nous mets ici, comme tu nous en ôtes ! -Quoi ! cette cour, ce siècle et ce règne, fumée ! -Apparu, disparu, — comme un de ces éclairs ! -C’est merveilleux ! — Après un silence. -Ma fille, ô ma pauvre affligée, Le voilà donc puni, te voilà donc vengée ! +Que dira l’avenir ? quel long étonnement Parmi les nations d’un tel événement ! +Sort, qui nous mets ici, comme tu nous en ôtes ! +Quoi ! cette cour, ce siècle et ce règne, fumée ! +Apparu, disparu, — comme un de ces éclairs ! +C’est merveilleux ! — Après un silence. +Ma fille, ô ma pauvre affligée, Le voilà donc puni, te voilà donc vengée ! Se penchant avec rage sur le cadavre. Et je l’ai ! -Scélérat ! peux-tu m’entendre encor ? -Lui qui léchait tes pieds, il te ronge le cœur ! +Scélérat ! peux-tu m’entendre encor ? +Lui qui léchait tes pieds, il te ronge le cœur ! Se penchant de plus en plus sur le sac. C’est que, quand la vengeance est en nous, vois-tu bien ? -Se relevant à demi. +Se relevant à demi. M’entends-tu ? je t’abhorre ! -À l’eau François Premier ! -À l’eau François Premier ! -Le Roi, chantant au fond du théâtre. +À l’eau François Premier ! +À l’eau François Premier ! +Le Roi, chantant au fond du théâtre. Souvent femme varie, Bien fol est qui s’y fie ! -À l’eau François Premier ! +À l’eau François Premier ! Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi ? -Il se retourne et prête l’oreille, effaré. -Le roi a disparu ; mais on l’entend chanter dans l’éloignement. +Il se retourne et prête l’oreille, effaré. +Le roi a disparu ; mais on l’entend chanter dans l’éloignement. Souvent femme varie, Bien fol est qui s’y fie ! -Ô malédiction ! ce n’est pas lui que j’ai ! -On m’a trompé ! -On m’a trompéLa mesurant des yeux comme pour l’escalader. -On m’a trompé ! — Bandit ! -C’est trop haut, la fenêtre ! +Ô malédiction ! ce n’est pas lui que j’ai ! +On m’a trompé ! +On m’a trompéLa mesurant des yeux comme pour l’escalader. +On m’a trompé ! — Bandit ! +C’est trop haut, la fenêtre ! Revenant au sac avec fureur. -Mais qui donc m’a-t-il mis à sa place, le traître ? +Mais qui donc m’a-t-il mis à sa place, le traître ? Quel innocent ? — Je tremble... Quel innocent ? — Je tremble... Oui, c’est un corps humain ! @@ -1651,33 +1651,33 @@ Je n’y vois pas ! — La nuit ! Je n’y vois pas ! — La nuit ! Quoi ! rien dans le chemin ! Rien dans cette maison ! pas un flambeau qui brille ! -S’accoudant avec désespoir sur le corps. -Un éclair passe ; il se lève et recule avec un cri frénétique. -Attendons un éclair.— Ma fille ! -Terre et cieux ! c’est ma fille à présent ! -Dieu ! ma main est mouillée ! à qui donc est ce sang ? +S’accoudant avec désespoir sur le corps. +Un éclair passe ; il se lève et recule avec un cri frénétique. +Attendons un éclair.— Ma fille ! +Terre et cieux ! c’est ma fille à présent ! +Dieu ! ma main est mouillée ! à qui donc est ce sang ? Ma fille ! — Oh ! je m’y perds ! c’est un prodige horrible ! C’est une vision ! -Oh ! non, c’est impossible, Elle est partie, elle est en route pour Évreux ! -Tombant à genoux près du corps les yeux au ciel. -Et que ce n’est pas elle, ô mon Dieu ? +Oh ! non, c’est impossible, Elle est partie, elle est en route pour Évreux ! +Tombant à genoux près du corps les yeux au ciel. +Et que ce n’est pas elle, ô mon Dieu ? Si ! c’est elle ! C’est bien elle ! Se jetant sur le corps avec des sanglots. C’est bien elle ! -Ma fille ! enfant, réponds-moi, dis, Ils t’ont assassinée ! oh ! réponds ! oh ! bandits ! +Ma fille ! enfant, réponds-moi, dis, Ils t’ont assassinée ! oh ! réponds ! oh ! bandits ! Personne ici, grand Dieu ! que l’horrible famille ! -Parle-moi ! parle-moi ! ma fille ! ô ciel, ma fille ! +Parle-moi ! parle-moi ! ma fille ! ô ciel, ma fille ! Elle parle ! elle remue un peu ! -Son cœur bat, son œil s’ouvre, elle est vivante, ô Dieu ! -Elle se relève à demi ; elle est en chemise, tout ensanglantée, les cheveux épars. -Le bas du corps, qui est resté vêtu, est caché dans le sac. +Son cœur bat, son œil s’ouvre, elle est vivante, ô Dieu ! +Elle se relève à demi ; elle est en chemise, tout ensanglantée, les cheveux épars. +Le bas du corps, qui est resté vêtu, est caché dans le sac. Mon enfant, mon seul bien sur la terre, Reconnais-tu ma voix ? m’entends-tu ? dis ? Reconnais-tu ma voix ? m’entends-tu ? dis ? Je n’y vois pas. Ma fille, as-tu quelque blessure ? Le cœur, — je l’ai senti... -Ce coup, qui l’a frappé ? +Ce coup, qui l’a frappé ? Je l’aimais trop, — je meurs — pour lui. Prise dans ma vengeance ! oh ! c’est Dieu qui m’accable ! Comment donc ont-ils fait ? @@ -1685,8 +1685,8 @@ Ma fille, explique-toi ! Ne me faites pas parler. Ne me faites pas parler. Mais, sans savoir comment, te perdre ! — Oh ! ton front penche ! -Oh !... de l’autre côté !... — J’étouffe !... -Oh !... de l’autre côté !... — J’étouffe !... +Oh !... de l’autre côté !... — J’étouffe !... +Oh !... de l’autre côté !... — J’étouffe !... Au secours ! quelqu’un ! personne ici ! Est-ce qu’on va laisser mourir ma fille ainsi ? Blanche fait signe que c’est inutile. @@ -1697,130 +1697,130 @@ Cette maison, grand Dieu, c’est une tombe ! Ne meurs pas, je t’en prie ! Ne meurs pas, je t’en prie ! Ne meurs pas, je t’en prie ! -Pardonnez-lui, mon père... — Adieu ! -Pardonnez-lui, mon père... — Adieu ! -Il court à la cloche du bac et la secoue avec fureur. -À l’aide ! au meurtre ! au feu ! -À l’aide ! au meurtre ! au feu ! -Tâche encor de me dire Un mot ! un seulement ! parle-moi, par pitié ! +Pardonnez-lui, mon père... — Adieu ! +Pardonnez-lui, mon père... — Adieu ! +Il court à la cloche du bac et la secoue avec fureur. +À l’aide ! au meurtre ! au feu ! +À l’aide ! au meurtre ! au feu ! +Tâche encor de me dire Un mot ! un seulement ! parle-moi, par pitié ! Essayant de la relever. -Pourquoi veux-tu rester ainsi le corps plié ? +Pourquoi veux-tu rester ainsi le corps plié ? Seize ans ! non, c’est trop jeune ! oh non ! tu n’es pas morte ! -Blanche ! as-tu pu quitter ton père de la sorte ? -Est-ce qu’il ne doit plus t’entendre ? ô Dieu ! pourquoi ? +Blanche ! as-tu pu quitter ton père de la sorte ? +Est-ce qu’il ne doit plus t’entendre ? ô Dieu ! pourquoi ? Entrent des gens du peuple, accourant au bruit avec des flambeaux. -Le ciel fut sans pitié de te donner à moi ! -Pourquoi m’a-t-il laissé connaître mon trésor ! +Le ciel fut sans pitié de te donner à moi ! +Pourquoi m’a-t-il laissé connaître mon trésor ! Mon enfant ! mon enfant ! -Les mêmes, HOMMES, FEMMES du peuple. +Les mêmes, HOMMES, FEMMES du peuple. Mon enfant ! mon enfant ! Ses paroles me serrent Le cœur ! -Ah ! vous voilà ! vous venez, maintenant ! +Ah ! vous voilà ! vous venez, maintenant ! Il est bien temps ! -Prenant au collet un charretier, qui tient son fouet à la main. +Prenant au collet un charretier, qui tient son fouet à la main. Il est bien temps ! As-tu des chevaux, toi, manant ? Oui. — Comme il me secoue ! -Hé bien, prends ma tête, et mets-la sous ta roue ! +Hé bien, prends ma tête, et mets-la sous ta roue ! Il revient se jeter sur le corps de Blanche. -Quelque meurtre ! un père au désespoir ! -Ils veulent entraîner Triboulet, qui se débat. +Quelque meurtre ! un père au désespoir ! +Ils veulent entraîner Triboulet, qui se débat. Je veux rester ! je veux la voir ! Je ne vous ai point fait de mal pour me la prendre ! Je ne vous connais pas. — Voulez-vous bien m’entendre ? -Madame, vous pleurez, vous êtes bonne, vous ! +Madame, vous pleurez, vous êtes bonne, vous ! Dites-leur de ne pas m’emmener. -La femme intercède pour lui. -Il revient près de Blanche. +La femme intercède pour lui. +Il revient près de Blanche. Dites-leur de ne pas m’emmener. -À genoux, misérable ! et meurs à côté d’elle ! +À genoux, misérable ! et meurs à côté d’elle ! Si c’est pour crier de plus belle, On va vous remmener. On va vous remmener. Non, non, laissez ! — Saisissant Blanche dans ses bras. On va vous remmener. Je croi Qu’elle respire encore ! elle a besoin de moi ! -Allez vite chercher du secours à la ville. +Allez vite chercher du secours à la ville. Laissez-la dans mes bras, je serai bien tranquille. Non, elle n’est pas morte ! oh ! Dieu ne voudrait pas. Car enfin, il le sait, je n’ai qu’elle ici-bas. -Quand on rit de son père, elle pleure avec lui. +Quand on rit de son père, elle pleure avec lui. Pour essuyer son front. -Sa lèvre est encor rose. -Elle était blonde alors ! — La serrant sur son cœur avec emportement. -Elle était blonde alors ! -Ô ma pauvre opprimée ! -Ma Blanche ! mon bonheur ! ma fille bien aimée ! -Lorsqu’elle était enfant, je la tenais ainsi. +Sa lèvre est encor rose. +Elle était blonde alors ! — La serrant sur son cœur avec emportement. +Elle était blonde alors ! +Ô ma pauvre opprimée ! +Ma Blanche ! mon bonheur ! ma fille bien aimée ! +Lorsqu’elle était enfant, je la tenais ainsi. Elle dormait sur moi, tout comme la voici ! -Quand elle s’éveillait, si vous saviez quel ange ! +Quand elle s’éveillait, si vous saviez quel ange ! Pauvre agneau ! — Morte ! oh non ! elle dort et repose. Vous l’allez voir rouvrir ses yeux dans un instant ! -La femme, à Triboulet. +La femme, à Triboulet. Voyez, touchez-les donc un peu ! -Tenez, regardez-la, je n’empêcherai rien. -Elle est évanouie, est-ce pas ? +Tenez, regardez-la, je n’empêcherai rien. +Elle est évanouie, est-ce pas ? Le chirurgien, examinant Blanche. -Elle est évanouie, est-ce pas ? -Triboulet se lève debout d’un mouvement convulsif. +Elle est évanouie, est-ce pas ? +Triboulet se lève debout d’un mouvement convulsif. Elle a dans le flanc gauche une plaie assez forte. -Le sang a dû causer la mort en l’étouffant. -J’ai tué mon enfant ! j’ai tué mon enfant ! -Il tombe sur le pavé. -Le premier Paris dérive de Marat et le feuilleton de Boileau. -Il ne se rencontre rien de semblable dans le procès actuel. -Fait à Paris, le dix décembre mille huit cent cinquante-deux. -Signé : comte d’Argout. -Les clameurs redoublent au fond de la salle, on entend même quelques sifflets. -Trois espèces d’influence ou d’autorité peuvent s’exercer sur les théâtres. -Monsieur LE PRÉSIDENT : Que l’on ferme les portes. -Voix de l’intérieur : Nous étoufferons. -Autres voix : Il vaudrait mieux ouvrir les fenêtres ; on étouffe. -Me ODILON BARROT : La première influence est celle de la police municipale. -Cette considération ne saurait intéresser l’auteur, ni influer sur la décision du tribunal. -Le théâtre doit exécuter ses engagements, dût-il perdre sa subvention. -En passant le contrat, il a dû calculer toutes les chances. -Un article formel dit que la censure ne pourra être rétablie. -Monsieur LE PRÉSIDENT : L’avocat du Théâtre-Français a la parole. -Monsieur LE PRÉSIDENT : Vous l’avez en ce moment. -Monsieur VICTOR HUGO : Je préférerais parler après mes deux adversaires. +Le sang a dû causer la mort en l’étouffant. +J’ai tué mon enfant ! j’ai tué mon enfant ! +Il tombe sur le pavé. +Le premier Paris dérive de Marat et le feuilleton de Boileau. +Il ne se rencontre rien de semblable dans le procès actuel. +Fait à Paris, le dix décembre mille huit cent cinquante-deux. +Signé : comte d’Argout. +Les clameurs redoublent au fond de la salle, on entend même quelques sifflets. +Trois espèces d’influence ou d’autorité peuvent s’exercer sur les théâtres. +Monsieur LE PRÉSIDENT : Que l’on ferme les portes. +Voix de l’intérieur : Nous étoufferons. +Autres voix : Il vaudrait mieux ouvrir les fenêtres ; on étouffe. +Me ODILON BARROT : La première influence est celle de la police municipale. +Cette considération ne saurait intéresser l’auteur, ni influer sur la décision du tribunal. +Le théâtre doit exécuter ses engagements, dût-il perdre sa subvention. +En passant le contrat, il a dû calculer toutes les chances. +Un article formel dit que la censure ne pourra être rétablie. +Monsieur LE PRÉSIDENT : L’avocat du Théâtre-Français a la parole. +Monsieur LE PRÉSIDENT : Vous l’avez en ce moment. +Monsieur VICTOR HUGO : Je préférerais parler après mes deux adversaires. Le tumulte devient si violent, qu’il est impossible de continuer les plaidoiries. -On crie de toutes parts : On étouffe ! +On crie de toutes parts : On étouffe ! Donnez-nous de l’air ! -Il faut faire évacuer la première pièce ! -Plusieurs dames effrayées se retirent de l’enceinte. -Une foule de voix : Nous ne pouvons ni sortir ni respirer ; nous étouffons. -La force armée dissipe la foule qui se trouvait dans le premier vestibule. +Il faut faire évacuer la première pièce ! +Plusieurs dames effrayées se retirent de l’enceinte. +Une foule de voix : Nous ne pouvons ni sortir ni respirer ; nous étouffons. +La force armée dissipe la foule qui se trouvait dans le premier vestibule. Quelques spectateurs, en se retirant, fredonnent la Marseillaise. -Monsieur LÉON DUVAL achève son plaidoyer. -Sans quoi, je serai obligé de demander une réplique. -Monsieur VICTOR HUGO : Je suis prêt à plaider. -Au fond de cette affaire, il y a une pièce défendue par ordre. -Vous voyez, Messieurs, combien l’horizon de la cause s’élève et s’élargit. -Messieurs, je me résume. -Son caprice, sa fantaisie, sa volonté, c’est-à-dire rien. -Vous ferez justice, Messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice. -Mais cette réaction durera peu. -Il n’y a pas d’arrière-pensée dans ma polémique. +Monsieur LÉON DUVAL achève son plaidoyer. +Sans quoi, je serai obligé de demander une réplique. +Monsieur VICTOR HUGO : Je suis prêt à plaider. +Au fond de cette affaire, il y a une pièce défendue par ordre. +Vous voyez, Messieurs, combien l’horizon de la cause s’élève et s’élargit. +Messieurs, je me résume. +Son caprice, sa fantaisie, sa volonté, c’est-à-dire rien. +Vous ferez justice, Messieurs, de cette volonté, de cette fantaisie, de ce caprice. +Mais cette réaction durera peu. +Il n’y a pas d’arrière-pensée dans ma polémique. Le lion n’a pas les mœurs du renard. -Alors, Messieurs, c’était grand. -On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. +Alors, Messieurs, c’était grand. +On détrônait une dynastie avec un décret du Moniteur. On faisait se coudoyer toutes sortes de rois dans les antichambres. -Alors, je le répète, c’était grand ; aujourd’hui c’est petit. -Nous marchons à l’arbitraire comme alors, mais nous ne sommes pas des colosses. -Aujourd’hui, on me bannit du théâtre ; demain, on me bannira du pays. -Aujourd’hui, on me bâillonne ; demain, on me déportera. -De liberté, de garanties, de Charte, de droit public, plus un mot, néant. -Sur la première question, soulevée par moi-même, je dois entrer dans quelques détails. +Alors, je le répète, c’était grand ; aujourd’hui c’est petit. +Nous marchons à l’arbitraire comme alors, mais nous ne sommes pas des colosses. +Aujourd’hui, on me bannit du théâtre ; demain, on me bannira du pays. +Aujourd’hui, on me bâillonne ; demain, on me déportera. +De liberté, de garanties, de Charte, de droit public, plus un mot, néant. +Sur la première question, soulevée par moi-même, je dois entrer dans quelques détails. Cette division n’est pas nouvelle. Ici mes deux adversaires ne sont pas d’accord. -Or, je dis à mes adversaires : Mettez-vous donc d’accord. -Je ne m’étonne pas, au surplus, de cette hésitation de mon adversaire. -Pouvait-il en être autrement ? -L’influence des subventions n’aurait pas dû être traitée par un auteur dramatique. +Or, je dis à mes adversaires : Mettez-vous donc d’accord. +Je ne m’étonne pas, au surplus, de cette hésitation de mon adversaire. +Pouvait-il en être autrement ? +L’influence des subventions n’aurait pas dû être traitée par un auteur dramatique. La raison en est simple. -La parole a été donnée ; voilà pourquoi la pièce a été permise sans examen. -Il a maintenu le respect des lois en les respectant lui-même. -Monsieur VICTOR HUGO : Je demande à dire seulement quelques mots. -Monsieur LE PRÉSIDENT : La cause a été longuement plaidée. -L’audience est levée à six heures moins un quart. \ No newline at end of file +La parole a été donnée ; voilà pourquoi la pièce a été permise sans examen. +Il a maintenu le respect des lois en les respectant lui-même. +Monsieur VICTOR HUGO : Je demande à dire seulement quelques mots. +Monsieur LE PRÉSIDENT : La cause a été longuement plaidée. +L’audience est levée à six heures moins un quart. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Les_Contemplations.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Les_Contemplations.txt index c6859e23..8c07dd63 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Les_Contemplations.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Les_Contemplations.txt @@ -1,34 +1,34 @@ -À ma fille -Le poëte s’en va dans les champs... » +À ma fille +Le poëte s’en va dans les champs... » Mes deux filles -Le firmament est plein de la vaste clarté » -André Chénier +Le firmament est plein de la vaste clarté » +André Chénier La vie aux champs -Réponse à un acte d’accusation -Le poëme éploré se lamente ; le drame » +Réponse à un acte d’accusation +Le poëme éploré se lamente ; le drame » Madame D. G. de G. -À propos d’Horace +À propos d’Horace Granville, en mille huit cent trente-six Vers mille huit cent vingt Monsieur Froment-Meurice Vieille chanson du jeune temps -À un poëte aveugle -Elle était déchaussée, elle était décoiffée » -La fête chez Thérèse +À un poëte aveugle +Elle était déchaussée, elle était décoiffée » +La fête chez Thérèse Heureux l’homme... » -Quelques mots à un autre -Oui, je suis le rêveur... » -Il faut que le poëte... » +Quelques mots à un autre +Oui, je suis le rêveur... » +Il faut que le poëte... » Halte en marchant -Mes vers fuiraient, doux et frêles » +Mes vers fuiraient, doux et frêles » Le rouet d’Omphale Hier au soir Nous allions au verger... » -Tu peux, comme il te plaît... » -En écoutant les oiseaux -Mon bras pressait ta taille frêle » +Tu peux, comme il te plaît... » +En écoutant les oiseaux +Mon bras pressait ta taille frêle » Les femmes sont sur la terre » -Viens ! — une flûte invisible » +Viens ! — une flûte invisible » Billet du matin Paroles dans l’ombre L’hirondelle au printemps... » @@ -38,476 +38,476 @@ N’envions rien Il fait froid Il lui disait : Vois-tu... » Aimons toujours ! aimons encore » -Après l’hiver +Après l’hiver Que le sort, quel qu’il soit... » -Je respire où tu palpites » -La nichée sous le portail +Je respire où tu palpites » +La nichée sous le portail Un soir que je regardais le ciel -Écrit sur un exemplaire de la « Divina Commedia » -Écrit au bas d’un crucifix +Écrit sur un exemplaire de la « Divina Commedia » +Écrit au bas d’un crucifix Quia pulvis es Que lisais-je ?... » -Jeune fille, la grâce emplit... » -À la mère de l’enfant mort -Le maître d’études +Jeune fille, la grâce emplit... » +À la mère de l’enfant mort +Le maître d’études Chose vue un jour de printemps Baraques de la foire -Écrit sur la plinthe d’un bas-relief antique -La clarté du dehors... » -L’enfant, voyant l’aïeule... » +Écrit sur la plinthe d’un bas-relief antique +La clarté du dehors... » +L’enfant, voyant l’aïeule... » Joies du soir -J’aime l’araignée et j’aime l’ortie » +J’aime l’araignée et j’aime l’ortie » Magnitudo parvi ❉ AUJOURD’HUI mille huit cent quarante-trois–mille huit cent cinquante-cinq -quinze février dix-huit mille quatre cent trente-quatre septembre mille huit cent quarante-trois -Trois ans après +quinze février dix-huit mille quatre cent trente-quatre septembre mille huit cent quarante-trois +Trois ans après Oh ! je fus comme fou... » Elle avait pris ce pli... » Quand nous habitions tous ensemble » -Elle était pâle, et pourtant rose » -À qui donc sommes-nous ?... » -Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! » +Elle était pâle, et pourtant rose » +À qui donc sommes-nous ?... » +Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! » Pendant que le marin... » On vit, on parle... » -À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt +À quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt Veni, vidi, vixi -Demain, dès l’aube... » -Au fils d’un poëte -Écrit en mille huit cent quarante-sixÉcrit en mille huit cent cinquante-cinq +Demain, dès l’aube... » +Au fils d’un poëte +Écrit en mille huit cent quarante-sixÉcrit en mille huit cent cinquante-cinq La source tombait du rocher » Mademoiselle Louise B. -À vous qui êtes là -Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier » +À vous qui êtes là +Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier » Jules J. Paroles sur la dune Alexandre D. Lueur au couchant -Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle +Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle Paul Monsieur -Je payai le pêcheur qui passa son chemin » +Je payai le pêcheur qui passa son chemin » Pasteurs et troupeaux J’ai cueilli cette fleur pour toi... » -Ô strophe du poëte, autrefois... » +Ô strophe du poëte, autrefois... » Un spectre m’attendait... » Croire, mais pas en nous Pleurs dans la nuit Un jour, le morne esprit... » -À la fenêtre, pendant la nuit +À la fenêtre, pendant la nuit Oh ! par nos vils plaisirs... » Aux anges qui nous voient -Ô gouffre ! l’âme plonge... » -À celle qui est voilée -Hélas ! tout est sépulcre... » +Ô gouffre ! l’âme plonge... » +À celle qui est voilée +Hélas ! tout est sépulcre... » Voyage de nuit Ce que c’est que la mort -En frappant à une porte +En frappant à une porte Nomen, numen, lumen -Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. +Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes. Grande mortalis ævi spatium. -L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. +L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. Qu’est-ce que les Contemplations ? -Une destinée est écrite là jour à jour. +Une destinée est écrite là jour à jour. Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. -On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. +On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. -Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. +Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? -Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! -Le vrai, l’unique : la mort ; la perte des êtres chers. -Un abîme les sépare, le tombeau. +Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! +Le vrai, l’unique : la mort ; la perte des êtres chers. +Un abîme les sépare, le tombeau. H. Guernesey, mars mille huit cent cinquante-six. -1 À MA FILLE Ô mon enfant, tu vois, je me soumets. +1 À MA FILLE Ô mon enfant, tu vois, je me soumets. Nul n’est heureux et nul n’est triomphant. Oui, de leur sort tous les hommes sont las. -Pour être heureux, à tous, — destin morose ! — Tout a manqué. -L’homme est un puits où le vide toujoursRecommence. +Pour être heureux, à tous, — destin morose ! — Tout a manqué. +L’homme est un puits où le vide toujoursRecommence. Chaque matin, il baigne de ses pleursNos aurores. Paris, octobre mille huit cent quarante-deux. Les Roches, juin mille huit cent trente et un. -La Terrasse, près d’Enghien, juin mille huit cent quarante-deux. +La Terrasse, près d’Enghien, juin mille huit cent quarante-deux. Qu’a donc le papillon ? qu’a donc la sauterelle ? -Ô coteaux ! ô sillons ! souffles, soupirs, haleines ! -Le ciel s’ouvre à ce chant comme une oreille immense. -L’infini tout entier d’extase se soulève. -Et, pendant ce temps-là, Satan, l’envieux, rêve. +Ô coteaux ! ô sillons ! souffles, soupirs, haleines ! +Le ciel s’ouvre à ce chant comme une oreille immense. +L’infini tout entier d’extase se soulève. +Et, pendant ce temps-là, Satan, l’envieux, rêve. La Terrasse, avril mille huit cent quarante. -André, c’est vrai, je ris quelquefois sur la lyre. +André, c’est vrai, je ris quelquefois sur la lyre. Les bois ont des soupirs, mais ils ont des sifflets. Les Roches, juillet mille huit cent trente. Je vais volontiers seul. -Je médite ou j’écoute. +Je médite ou j’écoute. Pourtant, si quelqu’un veut m’accompagner en route, J’accepte. -Chaque soir donc, je m’en vais, j’ai congé, Je sors. +Chaque soir donc, je m’en vais, j’ai congé, Je sors. J’entre en passant chez des amis que j’ai. On prend le frais, au fond du jardin, en famille. -Dès que je suis assis, les voilà tous qui viennent. -Aussi, dès qu’on m’a vu : — le voilà ! tous accourent. +Dès que je suis assis, les voilà tous qui viennent. +Aussi, dès qu’on m’a vu : — le voilà ! tous accourent. Je leur parle de tout. -Mes discours en eux sèment Ou l’idée ou le fait. +Mes discours en eux sèment Ou l’idée ou le fait. Comme ils m’aiment, ils aiment Tout ce que je leur dis. -Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. -Je dis comme Il faut penser, rêver, chercher. -Dieu bénit l’homme, Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché. -Je dis : Donnez l’aumône au pauvre humble et penché. -Recevez doucement la leçon ou le blâme. -Donner et recevoir, c’est faire vivre l’âme ! +Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. +Je dis comme Il faut penser, rêver, chercher. +Dieu bénit l’homme, Non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché. +Je dis : Donnez l’aumône au pauvre humble et penché. +Recevez doucement la leçon ou le blâme. +Donner et recevoir, c’est faire vivre l’âme ! Lieux effrayants ! tout meurt ; le bruit humain finit. -La Terrasse, août mille huit cent quarante. -Et l’ombre fut. — Voilà votre réquisitoire. +La Terrasse, août mille huit cent quarante. +Et l’ombre fut. — Voilà votre réquisitoire. Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi. -Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ? +Alors, brigand, je vins ; je m’écriai : Pourquoi Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ? Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. -Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! +Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ? -Guichardin a nommé le Borgia, Tacite Le Vitellius. +Guichardin a nommé le Borgia, Tacite Le Vitellius. On entendit un roi dire : Quelle heure est-il ? -Mithridate Du siège de Cyzique eût pu citer la date. -Jours d’effroi ! les Laïs devinrent des catins. -Remplis-toi De l’âme de ces mots que tu tiens prisonnière ! -Et la perruque alors rugit, et fut crinière. +Mithridate Du siège de Cyzique eût pu citer la date. +Jours d’effroi ! les Laïs devinrent des catins. +Remplis-toi De l’âme de ces mots que tu tiens prisonnière ! +Et la perruque alors rugit, et fut crinière. J’affichai sur Lhomond des proclamations. On y lisait : « — Il faut que nous en finissions ! Au panier les Bouhours, les Batteux, les Brossettes ! -À la pensée humaine ils ont mis les poucettes. +À la pensée humaine ils ont mis les poucettes. Aux armes, prose et vers ! formez vos bataillons ! -Et tout quatrevingt-treize éclata. +Et tout quatrevingt-treize éclata. Sur leur axe, On vit trembler l’athos, l’ithos et le pathos. -On but l’horreur jusqu’à la lie. +On but l’horreur jusqu’à la lie. Oui, je suis ce Danton ! je suis ce Robespierre ! -Oui, c’est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes. -J’ai pris et démoli la bastille des rimes. -L’unité, des efforts de l’homme est l’attribut. -Tout est la même flèche et frappe au même but. -Oui, si Beauzée est dieu, c’est vrai, je suis athée. +Oui, c’est vrai, ce sont là quelques-uns de mes crimes. +J’ai pris et démoli la bastille des rimes. +L’unité, des efforts de l’homme est l’attribut. +Tout est la même flèche et frappe au même but. +Oui, si Beauzée est dieu, c’est vrai, je suis athée. Vous tenez le reum confitentem. -J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez ! -J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’une mâchoire ! +J’ai dit à la narine : Eh mais ! tu n’es qu’un nez ! +J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’une mâchoire ! Et, ce que je faisais, d’autres l’ont fait aussi ; Mieux que moi. -Calliope, Euterpe au ton transi, Polymnie, ont perdu leur gravité postiche. -Nous faisons basculer la balance hémistiche. +Calliope, Euterpe au ton transi, Polymnie, ont perdu leur gravité postiche. +Nous faisons basculer la balance hémistiche. C’est vrai, maudissez-nous. -Tous les mots à présent planent dans la clarté. -Les écrivains ont mis la langue en liberté. -Le mouvement complète ainsi son action. +Tous les mots à présent planent dans la clarté. +Les écrivains ont mis la langue en liberté. +Le mouvement complète ainsi son action. Dans le mot palpitant le lecteur la sent vivre. Elle crie, elle chante, elle enseigne, elle rit. -Sa langue est déliée ainsi que son esprit. +Sa langue est déliée ainsi que son esprit. Elle est dans le roman, parlant tout bas aux femmes. Paris, janvier mille huit cent trente-quatre. -8 SUITE Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant. +8 SUITE Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant. Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses. Du sphinx Esprit Humain le mot sait le secret. Le mot fait vibrer tout au fond de nos esprits. -Il remue, en disant : Béatrix, Lycoris, Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe. -De l’océan pensée il est le noir polype. -Ô main de l’impalpable ! ô pouvoir surprenant ! +Il remue, en disant : Béatrix, Lycoris, Dante au Campo-Santo, Virgile au Pausilippe. +De l’océan pensée il est le noir polype. +Ô main de l’impalpable ! ô pouvoir surprenant ! Cette toute-puissance immense sort des bouches. Il fait le marbre spectre, il fait l’homme statue. Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue. -Alors, du Gange à l’Ilissus, Le fer luit, le sang coule. -Allume l’astre ! emplis à jamais la prunelle ! -Échauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents ; Éclaire le dehors, j’éclaire le dedans. -Tu vas être une vie, et je vais être l’autre. -Sois la langue de feu, ma sœur, je suis l’apôtre. -J’existais avant l’âme, Adam n’est pas mon père. +Alors, du Gange à l’Ilissus, Le fer luit, le sang coule. +Allume l’astre ! emplis à jamais la prunelle ! +Échauffe éthers, azurs, sphères, globes ardents ; Éclaire le dehors, j’éclaire le dedans. +Tu vas être une vie, et je vais être l’autre. +Sois la langue de feu, ma sœur, je suis l’apôtre. +J’existais avant l’âme, Adam n’est pas mon père. Tel est le mot. Fou qui s’en joue ! -Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, il le dénoue. -Il est foudre dans l’ombre et ver dans le fruit mûr. -Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule. +Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, il le dénoue. +Il est foudre dans l’ombre et ver dans le fruit mûr. +Il s’incorpore au peuple, étant lui-même foule. Jersey, octobre mille huit cent cinquante-quatre. -Ce qui fait qu’il est dieu, c’est plus d’humanité. -Il est génie, étant, plus que les autres, homme. -Du mal dont rêve Argan, Poquelin est mourant ; Il rit : oui, peuple, il râle ! -Avec Ulysse errant, Homère éperdu fuit dans la brume marine. +Ce qui fait qu’il est dieu, c’est plus d’humanité. +Il est génie, étant, plus que les autres, homme. +Du mal dont rêve Argan, Poquelin est mourant ; Il rit : oui, peuple, il râle ! +Avec Ulysse errant, Homère éperdu fuit dans la brume marine. Paris, janvier mille huit cent trente-quatre. -10 À MADAME D. G. DE G. Jadis je vous disais : — Vivez, régnez, Madame ! -Le salon vous attend ! le succès vous réclame ! -Le bal éblouissant pâlit quand vous partez ! +10 À MADAME D. G. DE G. Jadis je vous disais : — Vivez, régnez, Madame ! +Le salon vous attend ! le succès vous réclame ! +Le bal éblouissant pâlit quand vous partez ! Soyez illustre et belle ! aimez ! riez ! chantez ! Vous avez la splendeur des astres et des roses ! -Ce que dit votre bouche étincelle en vos yeux. -Même quand vous rêvez, vous souriez encor. +Ce que dit votre bouche étincelle en vos yeux. +Même quand vous rêvez, vous souriez encor. Fais pour moi transparents et la terre et les cieux ! Confirme en mon esprit Descarte ou Spinosa ! Paris, mille huit cent quarante. — Jersey, mille huit cent cinquante-cinq. 11 LISE J’avais douze ans ; elle en avait bien seize. -Elle était grande, et, moi, j’étais petit. -Que de printemps passés avec leurs fleurs ! +Elle était grande, et, moi, j’étais petit. +Que de printemps passés avec leurs fleurs ! Que de feux morts, et que de tombes closes ! Se souvient-on qu’il fut jadis des cœurs ? Se souvient-on qu’il fut jadis des roses ? -Nous étions Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons. -Dieu l’avait faite ange, fée et princesse. -Et, par moments, elle évitait, craintive, Mon œil rêveur qui la rendait pensive. +Nous étions Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons. +Dieu l’avait faite ange, fée et princesse. +Et, par moments, elle évitait, craintive, Mon œil rêveur qui la rendait pensive. Elle disait de moi : C’est un enfant ! Je l’appelais mademoiselle Lise. -Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu. -Jeunes amours, si vite épanouies, Vous êtes l’aube et le matin du cœur. -Charmez l’enfant, extases inouïes ! +Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu. +Jeunes amours, si vite épanouies, Vous êtes l’aube et le matin du cœur. +Charmez l’enfant, extases inouïes ! Mai mille huit cent quarante-trois. 12 VERE NOVO Comme le matin rit sur les roses en pleurs ! Oh ! les charmants petits amoureux qu’ont les fleurs ! Mai mille huit cent trente et un. 13 A PROPOS D’HORACE Marchands de grec ! marchands de latin ! cuistres ! dogues ! -Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues ! -Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles ! -Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles ! +Philistins ! magisters ! je vous hais, pédagogues ! +Car vos textes, vos lois, vos règles sont fossiles ! +Car, avec l’air profond, vous êtes imbéciles ! Car vous enseignez tout, et vous ignorez tout ! Grand Dieu ! perdre un tel jour ! le perdre tout entier ! Je devais, en parlant d’amour, extase pure ! -Oh ! comme on fit jadis au pédant de Veïes, Culotte bas, vieux tigre ! -Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons ! +Oh ! comme on fit jadis au pédant de Veïes, Culotte bas, vieux tigre ! +Jeunes bouches, mordez le metteur de bâillons ! Ces diacres, ces bedeaux dont le groin renifle ! -Ils ignorent comment l’âme naît et veut croître. -Cela vous a Laharpe et Nonotte pour cloître ! +Ils ignorent comment l’âme naît et veut croître. +Cela vous a Laharpe et Nonotte pour cloître ! Et puis ces noirs tessons ont une odeur de vices. -Ô vieux pots égueulés des soifs qu’on ne dit pas ! -Leur vieux viscère mort insulte au cœur naissant. +Ô vieux pots égueulés des soifs qu’on ne dit pas ! +Leur vieux viscère mort insulte au cœur naissant. Le monologue avait le temps de varier. -De là mes cris. -De là mes cris. +De là mes cris. +De là mes cris. L’aube vient en chantant, et non pas en grondant. Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits, devoirs. Paris, mai mille huit cent trente et un. -14 À GRANVILLE, EN mille huit cent trente-six Voici juin. -Virgile, verse à boire ! -Verse à boire, ô Rabelais ! -La forêt est une gloire ; La caverne est un palais ! +14 À GRANVILLE, EN mille huit cent trente-six Voici juin. +Virgile, verse à boire ! +Verse à boire, ô Rabelais ! +La forêt est une gloire ; La caverne est un palais ! Granville, juin mille huit cent trente-six. 15 LA COCCINELLE Elle me dit : Quelque chose Me tourmente. -Et j’aperçus Son cou de neige, et, dessus, Un petit insecte rose. -On eût dit un coquillage ; Dos rose et taché de noir. +Et j’aperçus Son cou de neige, et, dessus, Un petit insecte rose. +On eût dit un coquillage ; Dos rose et taché de noir. Les fauvettes pour nous voir Se penchaient dans le feuillage. Paris, mai mille huit cent trente. -Le poëte est ciseleur, Le ciseleur est poëte. -Poëtes ou ciseleurs, Par nous l’esprit se révèle. -Nous rendons les bons meilleurs, Tu rends la beauté plus belle. +Le poëte est ciseleur, Le ciseleur est poëte. +Poëtes ou ciseleurs, Par nous l’esprit se révèle. +Nous rendons les bons meilleurs, Tu rends la beauté plus belle. Ne dis pas : Mon art n’est rien... -Sors de la route tracée, Ouvrier magicien, Et mêle à l’or la pensée ! -Tous les penseurs, sans chercher Qui finit ou qui commence, Sculptent le même rocher. +Sors de la route tracée, Ouvrier magicien, Et mêle à l’or la pensée ! +Tous les penseurs, sans chercher Qui finit ou qui commence, Sculptent le même rocher. Ce rocher, c’est l’art immense. -Sombre ou vermeil, Tout feu qui brille est une âme. -L’étoile vaut le soleil ; L’étincelle vaut la flamme. +Sombre ou vermeil, Tout feu qui brille est une âme. +L’étoile vaut le soleil ; L’étincelle vaut la flamme. Paris, vingt-deux octobre mille huit cent quarante et un. -Dieu veut que ce qui naît sorte de ce qui tombe. +Dieu veut que ce qui naît sorte de ce qui tombe. Et l’ombre m’emplissait. Et l’ombre m’emplissait. -C’était l’éternité que taquine l’instant. +C’était l’éternité que taquine l’instant. Nous sommes des moineaux, me dirent ces impies. -Silence ! allez-vous en ! repris-je, peu clément. -Ils s’enfuirent ; j’étais le plus fort. +Silence ! allez-vous en ! repris-je, peu clément. +Ils s’enfuirent ; j’étais le plus fort. Nous avons besoin de ce rayon. -Ils font vivre le cimetière. -Homme, ils sont la gaîté de la nature entière. -Ils ont cette raison qui te semble démence. +Ils font vivre le cimetière. +Homme, ils sont la gaîté de la nature entière. +Ils ont cette raison qui te semble démence. Paris, mai mille huit cent trente-cinq. Moi, seize ans, et l’air morose. Elle vingt ; ses yeux brillaient. Les rossignols chantaient Rose Et les merles me sifflaient. -Je ne vis qu’elle était belle Qu’en sortant des grands bois sourds. +Je ne vis qu’elle était belle Qu’en sortant des grands bois sourds. Soit ; n’y pensons plus ! dit-elle. Depuis, j’y pense toujours. Paris, juin mille huit cent trente et un. -Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume. +Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume. Paris, mai mille huit cent quarante-deux. Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois ! Comme l’eau caressait doucement le rivage ! -On était peu nombreux. -Le choix faisait la fête. -Nous étions tous ensemble et chacun tête à tête. -Des couples pas à pas erraient de tous côtés. -À midi, le spectacle avec la mélodie. +On était peu nombreux. +Le choix faisait la fête. +Nous étions tous ensemble et chacun tête à tête. +Des couples pas à pas erraient de tous côtés. +À midi, le spectacle avec la mélodie. Pourquoi jouer Plautus la nuit ? -La comédie Est une belle fille, et rit mieux au grand jour. -Pour la pièce, elle était fort bonne, quoique ancienne. +La comédie Est une belle fille, et rit mieux au grand jour. +Pour la pièce, elle était fort bonne, quoique ancienne. Paris, janvier mille huit cent trente-cinq. Paris, septembre mille huit cent quarante-deux. Et moi, j’ai des rayons aussi ! — lui disait-elle. Granville, juillet mille huit cent trente-six. -26 QUELQUES MOTS A UN AUTRE On y revient ; il faut y revenir moi-même. +26 QUELQUES MOTS A UN AUTRE On y revient ; il faut y revenir moi-même. Ce qu’on attaque en moi, c’est mon temps, et je l’aime. -Hier le citoyen, aujourd’hui le poëte. -Je suis le ténébreux par qui tout dégénère. -Sur mon autre côté lancez l’autre tonnerre. +Hier le citoyen, aujourd’hui le poëte. +Je suis le ténébreux par qui tout dégénère. +Sur mon autre côté lancez l’autre tonnerre. Vous me criez : Comment, Monsieur ! qu’est-ce que c’est ? La stance va nu-pieds ! le drame est sans corset ! La muse jette au vent sa robe d’innocence ! -Et, sur ce, les pédants en chœur disent : Amen ! -Le Pinde entend rugir leurs rimes bêtes fauves Et frémit. -Il faut à toute chose un Magister dixit. -Nous avons au vieux style attaché ce brûlot : Liberté ! +Et, sur ce, les pédants en chœur disent : Amen ! +Le Pinde entend rugir leurs rimes bêtes fauves Et frémit. +Il faut à toute chose un Magister dixit. +Nous avons au vieux style attaché ce brûlot : Liberté ! Tous on fait rage en foule. -Le vers vague sans muselière ! -Racine effaré nous préférons Molière ; Ô pédants ! à Ducis nous préférons Rotrou. -Oui, je suis Papavoine, Érostrate, Attila. -Emportez-vous, et criez à la garde, Brave homme ! tempêtez ! tonnez ! je vous regarde. -Le flot, conque d’amour, est-il d’un goût peu sûr ? +Le vers vague sans muselière ! +Racine effaré nous préférons Molière ; Ô pédants ! à Ducis nous préférons Rotrou. +Oui, je suis Papavoine, Érostrate, Attila. +Emportez-vous, et criez à la garde, Brave homme ! tempêtez ! tonnez ! je vous regarde. +Le flot, conque d’amour, est-il d’un goût peu sûr ? Est-ce que le soleil splendide est un cynique ? -La fleur a-t-elle tort d’écarter sa tunique ? -Vous êtes un ancien d’hier. +La fleur a-t-elle tort d’écarter sa tunique ? +Vous êtes un ancien d’hier. Libre et sans voiles, Le grand Olympe nu vous ferait dire : fi ! Vous mettez une jupe au Cupidon bouffi. -Ces gens-ci vont leur train ; qu’est-ce que ça vous fait ? +Ces gens-ci vont leur train ; qu’est-ce que ça vous fait ? Ils ne trouvent que cendre au feu qui vous chauffait. -Pourquoi déclarez-vous la guerre à leur tapage ? -Ce siècle est libéral comme vous fûtes page. -Qu’est l’âme du vrai sage ? +Pourquoi déclarez-vous la guerre à leur tapage ? +Ce siècle est libéral comme vous fûtes page. +Qu’est l’âme du vrai sage ? Paris, novembre mille huit cent trente-quatre. -Tout cela me connaît, voyez-vous. -Je cause Avec toutes les voix de la métempsycose. -Je suis l’habitué de l’orchestre divin. -Si je n’étais songeur, j’aurais été sylvain. +Tout cela me connaît, voyez-vous. +Je cause Avec toutes les voix de la métempsycose. +Je suis l’habitué de l’orchestre divin. +Si je n’étais songeur, j’aurais été sylvain. Il est de la maison. -Les Roches, août mille huit cent trente-cinq. +Les Roches, août mille huit cent trente-cinq. Paris, mai mille huit cent quarante-deux. -Toujours au même but le même sort ramène. -Nuit d’où l’on voit sortir leurs mémoires planantes ! -Car ils ne sont complets qu’après qu’ils sont déchus. -Forêt de Compiègne, juin mille huit cent trente-sept. +Toujours au même but le même sort ramène. +Nuit d’où l’on voit sortir leurs mémoires planantes ! +Car ils ne sont complets qu’après qu’ils sont déchus. +Forêt de Compiègne, juin mille huit cent trente-sept. 1 PREMIER MAI Tout conjugue le verbe aimer. Je ne suis pas en train de parler d’autres choses. Il est dans l’atrium sur un riche tapis. Le taureau blanc l’emporte. -Pourquoi me faire ce sourire Qui tournerait la tête au roi ? -Si vous n’avez rien à me dire, Pourquoi venir auprès de moi ? -Si vous n’avez rien à m’apprendre, Pourquoi me pressez-vous la main ? +Pourquoi me faire ce sourire Qui tournerait la tête au roi ? +Si vous n’avez rien à me dire, Pourquoi venir auprès de moi ? +Si vous n’avez rien à m’apprendre, Pourquoi me pressez-vous la main ? Si vous voulez que je m’en aille, Pourquoi passez-vous par ici ? Si vous voulez que je m’en aille, Pourquoi passez-vous par ici ? -La nuit tombait ; l’oiseau dormait dans l’ombre épaisse. +La nuit tombait ; l’oiseau dormait dans l’ombre épaisse. Le printemps embaumait, moins que votre jeunesse ; Les astres rayonnaient, moins que votre regard. Moi, je parlais tout bas. -Et j’ai dit à vos yeux : Versez l’amour sur nous ! -Près le Tréport, juin dix-huit... +Et j’ai dit à vos yeux : Versez l’amour sur nous ! +Près le Tréport, juin dix-huit... 7 Nous allions au verger cueillir des bigarreaux. -8 Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux. +8 Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux. Elle avait quelque chose. Joyeux, j’ai vingt-cinq ans ; triste, j’en ai soixante. -9 EN ÉCOUTANT LES OISEAUX Oh ! +9 EN ÉCOUTANT LES OISEAUX Oh ! Rouge-gorge, verdier, fauvette, tourterelle, Oiseaux, je vous entends, je vous connais. Caudebec, septembre cent quatre-vingt-trois... -Longtemps muets, nous contemplâmes Le ciel où s’éteignait le jour. -Que se passait-il dans nos âmes ? -Forêt de fontainebleau, juillet dix-huit... -À quoi bon vos étincelles, Bleus saphirs, sans les yeux doux ? -12 ÉGLOGUE Nous errions, elle et moi, dans les monts de Sicile. -Elle est fière pour tous et pour moi seul docile. -Les cieux et nos pensers rayonnaient à la fois. -Oh ! comme aux lieux déserts les cœurs sont peu farouches ! +Longtemps muets, nous contemplâmes Le ciel où s’éteignait le jour. +Que se passait-il dans nos âmes ? +Forêt de fontainebleau, juillet dix-huit... +À quoi bon vos étincelles, Bleus saphirs, sans les yeux doux ? +12 ÉGLOGUE Nous errions, elle et moi, dans les monts de Sicile. +Elle est fière pour tous et pour moi seul docile. +Les cieux et nos pensers rayonnaient à la fois. +Oh ! comme aux lieux déserts les cœurs sont peu farouches ! Alors, elle me dit : — J’ai peur qu’on ne nous voie ! Cherchons un antre afin d’y cacher notre joie ! -Vois ce pauvre géant ! nous aurions notre tour ! +Vois ce pauvre géant ! nous aurions notre tour ! Que nul soin ne te tourmente. Aimons-nous ! aimons toujours ! — La chanson la plus charmante Est la chanson des amours. -Les Metz, août dix-huit... -Oh ! oui, nous étions morts, bien sûr ; je vous le dis. -Nous avions tous les deux la forme de nos âmes. -Vous me disiez : Écoute ! et je répondais : Vois ! +Les Metz, août dix-huit... +Oh ! oui, nous étions morts, bien sûr ; je vous le dis. +Nous avions tous les deux la forme de nos âmes. +Vous me disiez : Écoute ! et je répondais : Vois ! Vous voir est un bonheur ; je ne l’ai pas complet. Sans doute, c’est encor bien charmant de la sorte ! Ainsi fait l’oiseau. L’oiseau cache son nid, nous cachons nos amours. -Ô champs ! il savourait ces fleurs et cette femme. +Ô champs ! il savourait ces fleurs et cette femme. Juin mille huit cent trente-neuf. -Là, tout est beau ; Là, sur la fleur qui rayonne, Plane l’oiseau. -Fleur pure, alouette agile, À vous le prix ! -Toi, tu dépasses Virgile,Toi, Lycoris ! +Là, tout est beau ; Là, sur la fleur qui rayonne, Plane l’oiseau. +Fleur pure, alouette agile, À vous le prix ! +Toi, tu dépasses Virgile,Toi, Lycoris ! Quel vol profond dans l’air sombre ! Quels doux parfums ! — Et des pleurs brillent sous l’ombreDe vos cils bruns. 20 IL FAIT FROID L’hiver blanchit le dur chemin. -Tes jours aux méchants sont en proie. +Tes jours aux méchants sont en proie. La bise mord ta douce main, La haine souffle sur ta joie. La neige emplit le noir sillon. -La lumière est diminuée... -Ferme ta porte à l’aquilon ! -Ferme ta vitre à la nuée ! +La lumière est diminuée... +Ferme ta porte à l’aquilon ! +Ferme ta vitre à la nuée ! Et puis laisse ton cœur ouvert ! -Le cœur, c’est la sainte fenêtre. -Le soleil de brume est couvert ; Mais Dieu va rayonner peut-être ! -Crois à l’amour, toujours entier, Toujours brillant sous tous les voiles ! -À l’amour, tison du foyer ! -À l’amour, rayon des étoiles ! -Aime, et ne désespère pas. -Dans ta pensée où tout est beau, Que rien ne tombe ou ne recule. +Le cœur, c’est la sainte fenêtre. +Le soleil de brume est couvert ; Mais Dieu va rayonner peut-être ! +Crois à l’amour, toujours entier, Toujours brillant sous tous les voiles ! +À l’amour, tison du foyer ! +À l’amour, rayon des étoiles ! +Aime, et ne désespère pas. +Dans ta pensée où tout est beau, Que rien ne tombe ou ne recule. Fais de ton amour ton flambeau. -On s’éclaire de ce qui brûle. +On s’éclaire de ce qui brûle. La haine, c’est l’hiver du cœur. Mais garde ton courage. Garde ton sourire vainqueur. Bel arc-en-ciel, sors de l’orage ! -Garde ton amour éternel. -L’hiver, l’astre éteint-il sa flamme ? -Dieu ne retire rien du ciel ; Ne retire rien de ton âme ! -trente et un Décembre dix-huit... +Garde ton amour éternel. +L’hiver, l’astre éteint-il sa flamme ? +Dieu ne retire rien du ciel ; Ne retire rien de ton âme ! +trente et un Décembre dix-huit... 22 Aimons toujours ! aimons encore ! Quand l’amour s’en va, l’espoir fuit. L’amour fait songer, vivre et croire. -Aime ! qu’on les loue ou les blâme, Toujours les grands cœurs aimeront. -Joins cette jeunesse de l’âme À la jeunesse de ton front ! +Aime ! qu’on les loue ou les blâme, Toujours les grands cœurs aimeront. +Joins cette jeunesse de l’âme À la jeunesse de ton front ! Aime, afin de charmer tes heures ! -Afin qu’on voie en tes beaux yeux Des voluptés intérieures Le sourire mystérieux ! +Afin qu’on voie en tes beaux yeux Des voluptés intérieures Le sourire mystérieux ! Aimons-nous toujours davantage ! Unissons-nous mieux chaque jour. -Les arbres croissent en feuillage ; Que notre âme croisse en amour ! +Les arbres croissent en feuillage ; Que notre âme croisse en amour ! Soyons le miroir et l’image ! Soyons la fleur et le parfum ! -Les poëtes cherchent les belles. -Venez à nous, beautés touchantes ! -Viens à moi, toi, mon bien, ma loi ! -Ange ! viens à moi quand tu chantes, Et, quand tu pleures, viens à moi ! +Les poëtes cherchent les belles. +Venez à nous, beautés touchantes ! +Viens à moi, toi, mon bien, ma loi ! +Ange ! viens à moi quand tu chantes, Et, quand tu pleures, viens à moi ! Nous seuls comprenons vos extases. L’amour seul reste. -23 APRÈS L’HIVER Tout revit, ma bien-aimée ! -Ô douce désuétude De souffrir et de pleurer ! -Veux-tu, dans la solitude, Nous mettre à nous adorer ? -L’air enivre ; tu reposes À mon cou tes bras vainqueurs. +23 APRÈS L’HIVER Tout revit, ma bien-aimée ! +Ô douce désuétude De souffrir et de pleurer ! +Veux-tu, dans la solitude, Nous mettre à nous adorer ? +L’air enivre ; tu reposes À mon cou tes bras vainqueurs. Sur les rosiers que de roses ! Que de soupirs dans nos cœurs ! 24 Que le sort, quel qu’il soit, vous trouve toujours grande ! Que demain soit doux comme hier ! -Vivez pour la nature, et le ciel, et moi-même ! -Après avoir souffert, aimez ! -25 Je respire où tu palpites, Tu sais ; à quoi bon, hélas ! -Rester là si tu me quittes, Et vivre si tu t’en vas ? -À quoi bon vivre, étant l’ombre De cet ange qui s’enfuit ! -À quoi bon, sous le ciel sombre, N’être plus que de la nuit ? +Vivez pour la nature, et le ciel, et moi-même ! +Après avoir souffert, aimez ! +25 Je respire où tu palpites, Tu sais ; à quoi bon, hélas ! +Rester là si tu me quittes, Et vivre si tu t’en vas ? +À quoi bon vivre, étant l’ombre De cet ange qui s’enfuit ! +À quoi bon, sous le ciel sombre, N’être plus que de la nuit ? Je suis la fleur des murailles Dont avril est le seul bien. Il suffit que tu t’en ailles Pour qu’il ne reste plus rien. -Tu m’entoures d’auréoles ; Te voir est mon seul souci. +Tu m’entoures d’auréoles ; Te voir est mon seul souci. Il suffit que tu t’envoles Pour que je m’envole aussi. Que veux-tu que je devienne, Si je n’entends plus ton pas ? Est-ce ta vie ou la mienne Qui s’en va ? Je ne sais pas. Que dirai-je aux champs que voile L’inconsolable douleur ? -Que ferai-je de l’étoile ? +Que ferai-je de l’étoile ? Que ferai-je de la fleur ? Que dirai-je au bois morose Qu’illuminait ta douceur ? -Que répondrai-je à la rose Disant : Où donc est ma sœur ? +Que répondrai-je à la rose Disant : Où donc est ma sœur ? J’en mourrai ; fuis, si tu l’oses. -À quoi bon, jours révolus ! +À quoi bon, jours révolus ! Regarder toutes ces choses Qu’elle ne regarde plus ? Que ferai-je de la lyre, De la vertu, du destin ? -Hélas ! et, sans ton sourire, Que ferai-je du matin ? -Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ? -Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ? -Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ? +Hélas ! et, sans ton sourire, Que ferai-je du matin ? +Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ? +Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ? +Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ? Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs. -Dieu veut qu’on ait aimé. -Vivez ! faites envie, Ô couples qui passez sous le vert coudrier. +Dieu veut qu’on ait aimé. +Vivez ! faites envie, Ô couples qui passez sous le vert coudrier. Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles. Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau. -Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres. -L’oiseau se perche sur l’ange ; L’apôtre rit sous l’arceau. -Bonjour, saint ! dit la mésange. +Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres. +L’oiseau se perche sur l’ange ; L’apôtre rit sous l’arceau. +Bonjour, saint ! dit la mésange. Le saint dit : Bonjour, oiseau ! -Que font vos yeux là-haut ? je les réclame. -Quittez le ciel ; regardez dans mon âme ! +Que font vos yeux là-haut ? je les réclame. +Quittez le ciel ; regardez dans mon âme ! Qu’apprendras-tu qui vaille nos baisers ? -Oh ! de mon cœur lève les chastes voiles. -Si tu savais comme il est plein d’étoiles ! +Oh ! de mon cœur lève les chastes voiles. +Si tu savais comme il est plein d’étoiles ! Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons, Tout est en nous un radieux spectacle. -Le dévouement, rayonnant sur l’obstacle, Vaut bien Vénus qui brille sur les monts. +Le dévouement, rayonnant sur l’obstacle, Vaut bien Vénus qui brille sur les monts. C’est beau de voir un astre s’allumer. Le monde est plein de merveilleuses choses. Douce est l’aurore, et douces sont les roses. @@ -515,1458 +515,1458 @@ Rien n’est si doux que le charme d’aimer ! Aimons ! c’est tout. Et Dieu le veut ainsi. Laisse ton ciel que de froids rayons dorent ! -Aimer, c’est voir, sentir, rêver, comprendre. +Aimer, c’est voir, sentir, rêver, comprendre. L’esprit plus grand s’ajoute au cœur plus tendre. -Viens ! bien-aimé ! n’entends-tu pas toujours Dans nos transports une harmonie étrange ? +Viens ! bien-aimé ! n’entends-tu pas toujours Dans nos transports une harmonie étrange ? Autour de nous la nature se change En une lyre et chante nos amours. Viens ! aimons-nous ! errons sur la pelouse. Qu’avez-vous fait, arbres, de nos paroles ? De nos soupirs, rochers, qu’avez-vous fait ? -Ô souvenir ! trésor dans l’ombre accru ! -Sombre horizon des anciennes pensées ! -Chère lueur des choses éclipsées ! -Rayonnement du passé disparu ! +Ô souvenir ! trésor dans l’ombre accru ! +Sombre horizon des anciennes pensées ! +Chère lueur des choses éclipsées ! +Rayonnement du passé disparu ! Montf., septembre, dix-huit... — Brux., janvier dix-huit... Juillet mille huit cent quarante-trois. La foule, pour l’entendre, autour d’elle se rue. Elle accuse quelqu’un, une autre femme, ou bien Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n’a rien. -À peine un lit de paille. +À peine un lit de paille. L’homme est au cabaret pendant qu’elle travaille. Elle pleure, et s’en va. -Un long éclat de rire. +Un long éclat de rire. Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille ! Mais l’hiver vient. -Ô jeunesse ! printemps ! aube ! en proie à l’hiver ! -L’ouvrage manque, hélas ! cela se voit souvent. +Ô jeunesse ! printemps ! aube ! en proie à l’hiver ! +L’ouvrage manque, hélas ! cela se voit souvent. Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu’elle meure ! -Hélas ! et maintenant, deuil et pleurs éternels ! -Regardez cette salle où le peuple fourmille ; Ce riche y vient juger ce pauvre. +Hélas ! et maintenant, deuil et pleurs éternels ! +Regardez cette salle où le peuple fourmille ; Ce riche y vient juger ce pauvre. C’est juste, puisque l’un a tout et l’autre rien. -Un homme de génie apparaît. +Un homme de génie apparaît. Il vient ! — Certe, on le va couronner ! — On le hue ! Si c’est un orateur ou si c’est un ministre, On le siffle. -Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? -Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ? +Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ? +Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ? Ces filles de huit ans qu’on voit cheminer seules ? Tout est d’airain, tout est de fer. -Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue. +Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue. La cendre est sur leur joue. -Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. -Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! -Progrès dont on demande : Où va-t-il ? -Que ce travail, haï des mères, soit maudit ! -Il tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête. -Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut. +Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las. +Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas ! +Progrès dont on demande : Où va-t-il ? +Que ce travail, haï des mères, soit maudit ! +Il tire, traîne, geint, tire encore et s’arrête. +Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut. La foule hait cet homme et proscrit cette femme ; Ils sont maudits. Quel est leur crime ? De l’inventeur mourant le parasite engraisse. -Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur. -Qui, des vents ou des cœurs, est le plus sûr ? +Les nains sont dédaigneux de toute leur hauteur. +Qui, des vents ou des cœurs, est le plus sûr ? Un homme y dort. Allons, debout, et chapeau bas ! Les carrefours sont pleins de chocs et de combats. Les multitudes vont et viennent dans les rues. -Vie et mort ! onde où l’hydre à l’infini s’enlace ! -Peuple océan jetant l’écume populace ! -Les malheureux sont là, dans le malheur reclus. +Vie et mort ! onde où l’hydre à l’infini s’enlace ! +Peuple océan jetant l’écume populace ! +Les malheureux sont là, dans le malheur reclus. Qui grince des dents ? La vierge aux yeux hagards et doux. Qui dit : J’ai froid ? Et qui dit : J’ai faim ? Et le fond est horreur, et la surface est joie. -Ceux-là sont les heureux. -Ils n’ont qu’une pensée : À quel néant jeter la journée insensée ? +Ceux-là sont les heureux. +Ils n’ont qu’une pensée : À quel néant jeter la journée insensée ? Chiens, voitures, chevaux ! cendre au reflet vermeil ! -Poussière dont les grains semblent d’or au soleil ! -Quand on voile Lazare, on efface Jésus. +Poussière dont les grains semblent d’or au soleil ! +Quand on voile Lazare, on efface Jésus. Ils ne regardent pas dans les ombres moroses. -Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases. +Les fleurs couvrent les seins et débordent des vases. Noir paradis dansant sur l’immense cachot ! Les valses, visions, passent dans les miroirs. Paris, juillet mille huit cent trente-huit. -Tous ! hormis les méchants, dont les esprits infâmesSont comme un livre déchiré. -iii Saturne ! sphère énorme ! astre aux aspects funèbres ! +Tous ! hormis les méchants, dont les esprits infâmesSont comme un livre déchiré. +iii Saturne ! sphère énorme ! astre aux aspects funèbres ! Bagne du ciel ! prison dont le soupirail luit ! -Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres ! +Monde en proie à la brume, aux souffles, aux ténèbres ! Enfer fait d’hiver et de nuit ! -Son atmosphère flotte en zones tortueuses. -Que tout se révélât à nos paupières closes ! -Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés !... -Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autres choses ? +Son atmosphère flotte en zones tortueuses. +Que tout se révélât à nos paupières closes ! +Que, morts, ces grands destins nous fussent réservés !... +Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autres choses ? Il est certain, Seigneur, que seul vous le savez. Avril mille huit cent trente-neuf. -Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit. -Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit. -Vous qui passez, venez à lui, car il demeure. +Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit. +Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit. +Vous qui passez, venez à lui, car il demeure. Mars mille huit cent quarante-deux. -5 QUIA PULVIS ES Ceux-ci partent, ceux-là demeurent. -Ceux qui restent à ceux qui passent Disent : — Infortunés ! déjà vos fronts s’effacent. +5 QUIA PULVIS ES Ceux-ci partent, ceux-là demeurent. +Ceux qui restent à ceux qui passent Disent : — Infortunés ! déjà vos fronts s’effacent. Quoi ! vous n’entendez plus la parole et le bruit ! Quoi ! vous ne verrez plus ni le ciel ni les arbres ! Vous allez dormir sous les marbres ! Vous allez tomber dans la nuit ! -Pour vous, gloire et bonheur sont des mots décevants. -Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes. -Vivants ! vous êtes des fantômes ;C’est nous qui sommes les vivants ! -Février mille huit cent quarante-trois. -Insensés ! à quoi bon cette guerre âpre et rude, Ce duel, ce talion ?... +Pour vous, gloire et bonheur sont des mots décevants. +Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes. +Vivants ! vous êtes des fantômes ;C’est nous qui sommes les vivants ! +Février mille huit cent quarante-trois. +Insensés ! à quoi bon cette guerre âpre et rude, Ce duel, ce talion ?... Je vis en paix, moi, l’aigle, en cette solitude,Avec lui, le lion. Octobre mille huit cent quarante-six. -Février mille huit cent quarante-trois. -Oh ! le vieux livre austère, Le poëme éternel ! — La Bible ? — Non, la terre. +Février mille huit cent quarante-trois. +Oh ! le vieux livre austère, Le poëme éternel ! — La Bible ? — Non, la terre. Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c’est aimer. Bien lire l’univers, c’est bien lire la vie. L’homme injuste est celui qui fait des contre-sens. Juillet mille huit cent quarante-trois. -9 Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans. +9 Jeune fille, la grâce emplit tes dix-sept ans. Ton regard dit : Matin, et ton front dit : Printemps. Il semble que ta main porte un lys invisible. Don Juan te voit passer et murmure : Impossible ! — Sois belle. -Sois bénie, enfant, dans ta beauté. +Sois bénie, enfant, dans ta beauté. Ton souffle est un encens qui monte au ciel. -Février cent quatre-vingt-quatre.. 10 AMOUR Amour ! +Février cent quatre-vingt-quatre.. 10 AMOUR Amour ! Sait-on quel fil nous lie au firmament ? -Sait-on Ce que les mains de Dieu dans l’immensité sèment ? -Est-on maître d’aimer ? -Demande à ce qui chante, appelle, attend, murmure ! -Demande aux nids profonds qu’avril met en émoi ! -Le cœur éperdu crie : Est-ce que je sais, moi ? -Cette femme a passé : je suis fou. +Sait-on Ce que les mains de Dieu dans l’immensité sèment ? +Est-on maître d’aimer ? +Demande à ce qui chante, appelle, attend, murmure ! +Demande aux nids profonds qu’avril met en émoi ! +Le cœur éperdu crie : Est-ce que je sais, moi ? +Cette femme a passé : je suis fou. C’est l’histoire. Est-ce que je sais, moi ? -Exorcisez le pré tentateur, l’antre, l’orme ! -Dressez procès-verbal contre les pâquerettes Qui laissent les bourdons froisser leurs collerettes ; Instrumentez ; tonnez. +Exorcisez le pré tentateur, l’antre, l’orme ! +Dressez procès-verbal contre les pâquerettes Qui laissent les bourdons froisser leurs collerettes ; Instrumentez ; tonnez. Juillet mille huit cent quarante-trois. Octobre mille huit cent quarante. -L’un est fait de splendeur ; l’autre est pétri de fange. -Toute étoile est soleil ; tout astre est paradis. -Voilà ce que le vent m’a dit sur la montagne. +L’un est fait de splendeur ; l’autre est pétri de fange. +Toute étoile est soleil ; tout astre est paradis. +Voilà ce que le vent m’a dit sur la montagne. Plus le globe est lointain, plus le bagne est terrible. -Ô globes sans rayons et presque sans aurores ! -Châtiments inconnus ! rédemptions ! mystères ! -Deuils ! ô lunes encor plus mortes que les terres ! +Ô globes sans rayons et presque sans aurores ! +Châtiments inconnus ! rédemptions ! mystères ! +Deuils ! ô lunes encor plus mortes que les terres ! Il souffrent ; ils sont noirs ; et qui sait ce qu’ils font ? Novembre mille huit cent quarante. Il remplit tout le fond de l’ombre. -Comme sa tête morte pend ! -De ses yeux coulent ses pensées. -Ses pieds troués, ses mains percées Bleuissent à l’air glacial. +Comme sa tête morte pend ! +De ses yeux coulent ses pensées. +Ses pieds troués, ses mains percées Bleuissent à l’air glacial. Oh ! comme il saigne dans le gouffre ! Lui qui faisait le bien, il souffre Comme moi qui faisait le mal. -Une lumière à son front tremble. +Une lumière à son front tremble. Race qui frappes et lapides, Je te plains ! hommes, je vous plains ! -Hélas ! je plains vos poings stupides, D’affreux clous et de marteaux pleins ! +Hélas ! je plains vos poings stupides, D’affreux clous et de marteaux pleins ! Mai mille huit cent quarante-trois. Avril mille huit cent quarante-trois. -15 ÉPITAPHE Il vivait, il jouait, riante créature. -Que te sert d’avoir pris cet enfant, ô nature ? +15 ÉPITAPHE Il vivait, il jouait, riante créature. +Que te sert d’avoir pris cet enfant, ô nature ? Mai mille huit cent quarante-trois. -16 LE MAÎTRE D’ÉTUDES Ne le tourmentez pas, il souffre. -Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes. -Songez qu’il saigne, hélas ! sous ses pauvres habits. +16 LE MAÎTRE D’ÉTUDES Ne le tourmentez pas, il souffre. +Voyez, la morne angoisse a fait blêmir ses tempes. +Songez qu’il saigne, hélas ! sous ses pauvres habits. Le nuage d’ennui passe et se renouvelle. Dormir, il ne le peut ; penser, il ne le peut. Chaque enfant est un fil dont son cœur sent le nœud. Songez que c’est sur lui que marchent tous vos pas ! Songez qu’il ne rit pas, songez qu’il ne vit pas ! -Oh ! que votre pensée aime, console, encense Ce sublime forçat du bagne d’innocence ! -Pesez ce qu’il prodigue avec ce qu’il reçoit. +Oh ! que votre pensée aime, console, encense Ce sublime forçat du bagne d’innocence ! +Pesez ce qu’il prodigue avec ce qu’il reçoit. Quand les cœurs sont troupeau, le berger est esprit. Juin mille huit cent quarante-trois. 17 CHOSE VUE UN JOUR DE PRINTEMPS Entendant des sanglots, je poussai cette porte. -Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte. +Les quatre enfants pleuraient et la mère était morte. Tout dans ce lieu lugubre effrayait le regard. Pas de feu ; le plafond laissait passer le chaume. Les quatre enfants songeaient comme quatre vieillards. -Un crime en cette chambre avait été commis. +Un crime en cette chambre avait été commis. Un jour on va chez elle, elle est morte de faim. -C’est l’immense assassin qui sort de nos ténèbres. -Dieu ! pourquoi l’orphelin, dans ses langes funèbres, Dit-il : J’ai faim ! +C’est l’immense assassin qui sort de nos ténèbres. +Dieu ! pourquoi l’orphelin, dans ses langes funèbres, Dit-il : J’ai faim ! L’enfant, n’est-ce pas un oiseau ? Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque au berceau ? Avril mille huit cent quarante. Les mots heurtent les mots. L’enfant s’effraie et pleure. La femme et le mari laissent l’enfant crier. -D’où viens-tu ? — Qu’as-tu fait ? — Oh ! mauvais ouvrier ! -Il vit dans la débauche et mourra sur la paille. +D’où viens-tu ? — Qu’as-tu fait ? — Oh ! mauvais ouvrier ! +Il vit dans la débauche et mourra sur la paille. Femme vaine et sans cœur qui jamais ne travaille ! Tu sors du cabaret ? — Quelque amant est venu ? L’enfant pleure, l’enfant a faim, l’enfant est nu. Pas de pain. — Elle a peur de salir ses mains blanches ! -Où cours-tu tous les jours ? — Et toi, tous les dimanches ? +Où cours-tu tous les jours ? — Et toi, tous les dimanches ? Va boire ! — Va danser ! — Il n’a ni feu ni lieu ! Ta fille seulement ne sait pas prier Dieu ! -Et ta mère, bandit, c’est toi qui l’as tuée ! +Et ta mère, bandit, c’est toi qui l’as tuée ! Septembre mille huit cent quarante et un. 19 BARAQUES DE LA FOIRE Lion ! Nous songions tous les deux, et tu me regardais. -Ton regard était beau, lion. -Nous avons dans nos yeux notre moi misérable. +Ton regard était beau, lion. +Nous avons dans nos yeux notre moi misérable. Juin mille huit cent quarante-deux. -Mais, au milieu des nuits, s’éveiller ! quel mystère ! +Mais, au milieu des nuits, s’éveiller ! quel mystère ! Songer, sinistre et seul, quand tout dort sur la terre ! Travaillons ! — La chair gronde et demande pourquoi. Aie un peu de raison. -Va-t’en ! je dors, j’ai chaud, je rêve à ma maîtresse. +Va-t’en ! je dors, j’ai chaud, je rêve à ma maîtresse. Tu reviendras demain, au jour, ailleurs. -Je te tourne le dos, je ne veux pas ! décampe ! -J’étais heureux, Je ronflais comme un bœuf ; laisse-moi. +Je te tourne le dos, je ne veux pas ! décampe ! +J’étais heureux, Je ronflais comme un bœuf ; laisse-moi. Je n’en veux pas. -Est-ce que je dors, moi ? dit l’Idée implacable. -Penseur, subis ta loi ; forçat, tire ton câble. -Quoi ! cette bête a goût au vil foin du sommeil ! +Est-ce que je dors, moi ? dit l’Idée implacable. +Penseur, subis ta loi ; forçat, tire ton câble. +Quoi ! cette bête a goût au vil foin du sommeil ! L’orient est pour moi toujours clair et vermeil. Que m’importe le corps ! qu’il marche, souffre et meure ! Horrible esclave, allons, travaille ! c’est mon heure. mille huit cent quarante-trois, nuit. Un hymne sort du monde. -Vous êtes les soupirs qui font le chant suprême ! -Par moment, un troupeau bêle, une cloche tinte. -Toujours avec notre âme un doux bruit s’accoupla ; La nature nous dit : Chante ! +Vous êtes les soupirs qui font le chant suprême ! +Par moment, un troupeau bêle, une cloche tinte. +Toujours avec notre âme un doux bruit s’accoupla ; La nature nous dit : Chante ! Juin mille huit cent trente-trois. -22 La clarté du dehors ne distrait pas mon âme. +22 La clarté du dehors ne distrait pas mon âme. Ingouville, mai mille huit cent quarante-trois. -23 LE REVENANT Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus. -Ô mères, le berceau communique à la tombe. -L’éternité contient plus d’un divin secret. +23 LE REVENANT Mères en deuil, vos cris là-haut sont entendus. +Ô mères, le berceau communique à la tombe. +L’éternité contient plus d’un divin secret. Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet. -On l’avait mariée à l’homme qu’elle aimait. +On l’avait mariée à l’homme qu’elle aimait. Elle eut un fils ; ce fut une ineffable joie. -Dès l’aube, elle chantait, ravie et toute fière. +Dès l’aube, elle chantait, ravie et toute fière. Oh ! comme elle baisait ces beaux petits pieds roses ! Comme elle leur parlait ! Tremblant comme le daim qu’une feuille effarouche, Il grandit. Pour l’enfant, grandir, c’est chanceler. -Il se mit à marcher, il se mit à parler. -Et la mère disait : Mon fils ! — et reprenait : — Voyez comme il est grand ! -Il apprend ; il connaît Ses lettres. +Il se mit à marcher, il se mit à parler. +Et la mère disait : Mon fils ! — et reprenait : — Voyez comme il est grand ! +Il apprend ; il connaît Ses lettres. C’est un diable ! -C’est déjà très méchant, ces petits hommes-là ! +C’est déjà très méchant, ces petits hommes-là ! De l’air par qui l’on vit sinistre perfidie ! -Tel qu’un fruit qui du givre a senti la piqûre, L’enfant mourut. +Tel qu’un fruit qui du givre a senti la piqûre, L’enfant mourut. Silence aux mots humains ! -Elle se sentit mère une seconde fois. +Elle se sentit mère une seconde fois. Non, non ! — Non, non ! Ainsi pleurait cette douleur profonde. Ne le dis pas. -Août mille huit cent quarante-trois. -24 AUX ARBRES Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme ! +Août mille huit cent quarante-trois. +24 AUX ARBRES Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme ! La contemplation m’emplit le cœur d’amour. Juin mille huit cent quarante-trois. -L’aïeule s’assoupit un peu ; c’est le moment. -Cauterets, vingt-cinq août mille huit cent quarante-trois. +L’aïeule s’assoupit un peu ; c’est le moment. +Cauterets, vingt-cinq août mille huit cent quarante-trois. C’est l’instant de songer aux choses redoutables. -Mourir ! demandons-nous, à toute heure, en nous-même : — Comment passerons-nous le passage suprême ? +Mourir ! demandons-nous, à toute heure, en nous-même : — Comment passerons-nous le passage suprême ? Finir avec grandeur est un illustre effort. -Quel frisson dans les os de l’agonisant blême ! -On croit sentir dans l’ombre une horrible piqûre. +Quel frisson dans les os de l’agonisant blême ! +On croit sentir dans l’ombre une horrible piqûre. Biarritz, juillet mille huit cent quarante-trois. -Passants, faites grâce à la plante obscure, Au pauvre animal. -Plaignez la laideur, plaignez la piqûre, Oh ! plaignez le mal ! -Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ;Tout veut un baiser. +Passants, faites grâce à la plante obscure, Au pauvre animal. +Plaignez la laideur, plaignez la piqûre, Oh ! plaignez le mal ! +Il n’est rien qui n’ait sa mélancolie ;Tout veut un baiser. Juillet mille huit cent quarante-deux. -Jamais il ne recule ; il est géant ; il dompte Richard Trois, léopard, Caliban, mastodonte. -L’idéal est le vin que verse ce Bacchus. +Jamais il ne recule ; il est géant ; il dompte Richard Trois, léopard, Caliban, mastodonte. +L’idéal est le vin que verse ce Bacchus. Paris, avril mille huit cent trente-cinq. -Veux-tu, bon arbre, Être dans mon foyer la bûche de Noël ? +Veux-tu, bon arbre, Être dans mon foyer la bûche de Noël ? Bois, je viens de la terre, et, feu, je monte au ciel. -Père, aïeul, homme, femme, Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme. -Je puis porter les toits, ayant porté les nids. -Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau ? -Je veux bien être oiseau. -J’appartiens à la vie, à la vie indignée ! -Va-t’en, bourreau ! va-t’en, juge ! fuyez, démons ! -Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres. -Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres. -Allez-vous-en ! laissez l’arbre dans ses déserts. -Tuez entre deux fêtes Le malheureux, chargé de fautes et de maux. -Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux ! +Père, aïeul, homme, femme, Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme. +Je puis porter les toits, ayant porté les nids. +Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau ? +Je veux bien être oiseau. +J’appartiens à la vie, à la vie indignée ! +Va-t’en, bourreau ! va-t’en, juge ! fuyez, démons ! +Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres. +Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres. +Allez-vous-en ! laissez l’arbre dans ses déserts. +Tuez entre deux fêtes Le malheureux, chargé de fautes et de maux. +Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux ! Janvier mille huit cent quarante-trois. -J’avais à mes côtés ma fille bien-aimée. -La nuit se répandait ainsi qu’une fumée. +J’avais à mes côtés ma fille bien-aimée. +La nuit se répandait ainsi qu’une fumée. Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brume voile ? -Monde rêve ! idéal réel ! +Monde rêve ! idéal réel ! Lueurs ! tonnerres ! jets de souffre ! -Mystère qui chante et qui souffre ! +Mystère qui chante et qui souffre ! Formule nouvelle du gouffre ! Mot nouveau du noir livre ciel ! Regardons, puisque nous y sommes ! Figure-toi ! figure-toi ! Plus rien des choses que tu nommes ! Un autre monde ! une autre loi ! -La terre a fui dans l’étendue ;Derrière nous elle est perdue ! +La terre a fui dans l’étendue ;Derrière nous elle est perdue ! Jour nouveau ! nuit inattendue ! D’autres groupes d’astres au ciel ! -Ce monde est-il le vrai ? le nôtre est-il l’erreur ? -Ô possibles qui sont pour nous les impossibles ! -Réverbérations des chimères visibles ! +Ce monde est-il le vrai ? le nôtre est-il l’erreur ? +Ô possibles qui sont pour nous les impossibles ! +Réverbérations des chimères visibles ! Le baiser de la vie ici nous fait horreur. Rencontre inexprimable et sombre ! -Ils diraient : D’où venez-vous, nuit ? +Ils diraient : D’où venez-vous, nuit ? * Sont-ils aussi des cœurs, des cerveaux, des entrailles ? -Cherchent-ils comme nous le mot jamais trouvé ? -L’abîme semble fou sous l’ouragan de l’être. -Quelle tempête autour de l’astre radieux ! +Cherchent-ils comme nous le mot jamais trouvé ? +L’abîme semble fou sous l’ouragan de l’être. +Quelle tempête autour de l’astre radieux ! * Par instant, dans le vague espace, Regarde, enfant ! tu vas la voir ! -Ô boulets monstrueux qui sont des univers ! -Soleils, astres aux larges queues, Gouffres ! ô millions de lieues ! -Un double précipice à la fois les réclame. -Immensité ! dit l’être. -Éternité ! dit l’âme. -À jamais ! le sans fin roule dans le sans fond. -Il est devenu presque fauve ; Son bâton est son seul appui. -En le voyant, l’homme se sauve ; La bête seule vient à lui. -Il est l’être crépusculaire. -Pourtant, il sait que l’homme souffre ; Mais il sonde l’éther profond. +Ô boulets monstrueux qui sont des univers ! +Soleils, astres aux larges queues, Gouffres ! ô millions de lieues ! +Un double précipice à la fois les réclame. +Immensité ! dit l’être. +Éternité ! dit l’âme. +À jamais ! le sans fin roule dans le sans fond. +Il est devenu presque fauve ; Son bâton est son seul appui. +En le voyant, l’homme se sauve ; La bête seule vient à lui. +Il est l’être crépusculaire. +Pourtant, il sait que l’homme souffre ; Mais il sonde l’éther profond. Toute solitude est un gouffre, Toute solitude est un mont. -Où marchez-vous, tremblants prophètes ? -Où courez-vous, pâtres troublés ? -Ainsi parlaient ces sombres têtes, Et l’ombre leur criait : Allez ! -Le désert au ciel nous convie. +Où marchez-vous, tremblants prophètes ? +Où courez-vous, pâtres troublés ? +Ainsi parlaient ces sombres têtes, Et l’ombre leur criait : Allez ! +Le désert au ciel nous convie. Il plonge au fond. -Calme, il savoure Le réel, le vrai, l’élément. -Toute la grandeur qui l’entoure Le pénètre confusément. +Calme, il savoure Le réel, le vrai, l’élément. +Toute la grandeur qui l’entoure Le pénètre confusément. Il sent que l’humaine aventure N’est rien qu’une apparition. -J’étais, je suis et je dois être. -L’ombre est une échelle. +J’étais, je suis et je dois être. +L’ombre est une échelle. Montons — Il se dit : — Le vrai, c’est le centre. Le reste est apparence ou bruit. * Il le regarde, il le contemple ; Vision que rien n’interrompt ! -Il devient tombe, il devient temple ; Le mystère flambe à son front. +Il devient tombe, il devient temple ; Le mystère flambe à son front. Quand Hobbes dit : Quelle est la base ? Quand Locke dit : Quelle est la loi ? -Que font à sa splendide extase Ces dialogues de l’effroi ? -Lueurs que couvre la fumée ! +Que font à sa splendide extase Ces dialogues de l’effroi ? +Lueurs que couvre la fumée ! Sciences disant : Que sait-on ? -Qui, de l’aveugle Ptolémée, Montent au myope Newton ! -Que lui font les choses bornées, Grands, petits, couronnes, carcans ? -L’ombre qui sort des cheminées Vaut l’ombre qui sort des volcans. -Que lui fait l’assurance triste Des créatures dans leurs nuits ? -La terre s’écriant : J’existe ! -Le soleil répliquant : Je suis ! +Qui, de l’aveugle Ptolémée, Montent au myope Newton ! +Que lui font les choses bornées, Grands, petits, couronnes, carcans ? +L’ombre qui sort des cheminées Vaut l’ombre qui sort des volcans. +Que lui fait l’assurance triste Des créatures dans leurs nuits ? +La terre s’écriant : J’existe ! +Le soleil répliquant : Je suis ! Que lui fait le temps, cette brume ? L’espace, cette illusion ? -Que lui fait l’éternelle écume De l’océan Création ? -L’homme n’est qu’une lampe, elle en fait une étoile. +Que lui fait l’éternelle écume De l’océan Création ? +L’homme n’est qu’une lampe, elle en fait une étoile. Il ne se doute pas de cette grandeur sombre. -Quand il sort de son rêve, il revoit la nature. -Le feu de pâtre dit : — La mère pleure, hélas ! -L’étoile répond : — Certitude ! -Ingouville, août mille huit cent trente-neuf. -Ô les deux sommets d’ici-bas ! -Où croissent, sans ombre et sans crainte, Les deux palmes des deux combats ! +Quand il sort de son rêve, il revoit la nature. +Le feu de pâtre dit : — La mère pleure, hélas ! +L’étoile répond : — Certitude ! +Ingouville, août mille huit cent trente-neuf. +Ô les deux sommets d’ici-bas ! +Où croissent, sans ombre et sans crainte, Les deux palmes des deux combats ! Palme du combat Ignorance ! -Palme du combat Vérité ! -L’âme, à travers sa transparence, Voit trembler leur double clarté. -Vertu ! sublimes Même pour l’œil mort du méchant ! +Palme du combat Vérité ! +L’âme, à travers sa transparence, Voit trembler leur double clarté. +Vertu ! sublimes Même pour l’œil mort du méchant ! Janvier mille huit cent quarante-trois. -Adieu ! — Sois son trésor, ô toi qui fus le nôtre ! -Va, mon enfant béni, d’une famille à l’autre. +Adieu ! — Sois son trésor, ô toi qui fus le nôtre ! +Va, mon enfant béni, d’une famille à l’autre. Emporte le bonheur et laisse-nous l’ennui ! -Ici, l’on te retient ; là-bas, on te désire. -Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir. +Ici, l’on te retient ; là-bas, on te désire. +Fille, épouse, ange, enfant, fais ton double devoir. Donne-nous un regret, donne-leur un espoir, Sors avec une larme ! entre avec un sourire ! -Dans l’église, quinze février mille huit cent quarante-trois. +Dans l’église, quinze février mille huit cent quarante-trois. quatre SEPTEMBRE mille huit cent quarante-trois . . . . . . . . . -Ne me parlez pas d’autre chose Que des ténèbres où l’on dort ! +Ne me parlez pas d’autre chose Que des ténèbres où l’on dort ! Que veut-on que je recommence ? Pourquoi m’appelez-vous encore ? -J’ai fait ma tâche et mon devoir. +J’ai fait ma tâche et mon devoir. Qui travaillait avant l’aurore, Peut s’en aller avant le soir. -À vingt ans, deuil et solitude ! -Mon œuvre n’est pas terminée, Dites-vous. -Ces clartés, jour d’une autre sphère, Ô Dieu jaloux, tu nous les vends ! -Pourquoi m’as-tu pris la lumière Que j’avais parmi les vivants ? +À vingt ans, deuil et solitude ! +Mon œuvre n’est pas terminée, Dites-vous. +Ces clartés, jour d’une autre sphère, Ô Dieu jaloux, tu nous les vends ! +Pourquoi m’as-tu pris la lumière Que j’avais parmi les vivants ? Maintenant, je veux qu’on me laisse ! J’ai fini ! le sort est vainqueur. Que vient-on rallumer sans cesse Dans l’ombre qui m’emplit le cœur ? -Mais songez à ce que vous faites ! -Vous voulez que j’aspire encore Aux triomphes doux et dorés ! +Mais songez à ce que vous faites ! +Vous voulez que j’aspire encore Aux triomphes doux et dorés ! Que j’annonce aux dormeurs l’aurore ! -Que je crie : Allez ! espérez ! +Que je crie : Allez ! espérez ! dix novembre mille huit cent quarante-six. -Oh ! que de fois j’ai dit : Silence ! elle a parlé ! -Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé ! -Laissez-moi, que j’écoute ! +Oh ! que de fois j’ai dit : Silence ! elle a parlé ! +Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé ! +Laissez-moi, que j’écoute ! Car elle est quelque part dans la maison sans doute ! Jersey, Marine-Terrace, quatre septembre mille huit cent cinquante-deux. -Son regard reflétait la clarté de son âme. -Elle me consultait sur tout à tous moments. -J’appelais cette vie être content de peu ! +Son regard reflétait la clarté de son âme. +Elle me consultait sur tout à tous moments. +J’appelais cette vie être content de peu ! Et dire qu’elle est morte ! -Hélas ! que Dieu m’assiste ! +Hélas ! que Dieu m’assiste ! Novembre mille huit cent quarante-six, jour des Morts. Oh ! comme l’herbe est odorante Sous les arbres profonds et verts ! -Elle faisait mon sort prospère, Mon travail léger, mon ciel bleu. -Lorsqu’elle me disait : Mon père, Tout mon cœur s’écriait : Mon Dieu ! +Elle faisait mon sort prospère, Mon travail léger, mon ciel bleu. +Lorsqu’elle me disait : Mon père, Tout mon cœur s’écriait : Mon Dieu ! Elle avait l’air d’une princesse Quand je la tenais par la main. Elle cherchait des fleurs sans cesse Et des pauvres dans le chemin. -Elle donnait comme on dérobe, En se cachant aux yeux de tous. +Elle donnait comme on dérobe, En se cachant aux yeux de tous. Oh ! la belle petite robe Qu’elle avait, vous rappelez-vous ? Les anges se miraient en elle. -Que son bonjour était charmant ! +Que son bonjour était charmant ! Le ciel mettait dans sa prunelle Ce regard qui jamais ne ment. -Oh ! je l’avais, si jeune encore, Vue apparaître en mon destin ! -C’était l’enfant de mon aurore, Et mon étoile du matin ! +Oh ! je l’avais, si jeune encore, Vue apparaître en mon destin ! +C’était l’enfant de mon aurore, Et mon étoile du matin ! Comme nous courions dans les bois ! -Je composais cette jeune âme Comme l’abeille fait son miel. +Je composais cette jeune âme Comme l’abeille fait son miel. Villequier, quatre septembre mille huit cent quarante-quatre. -7 Elle était pâle, et pourtant rose, Petite avec de grands cheveux. +7 Elle était pâle, et pourtant rose, Petite avec de grands cheveux. Elle disait souvent : Je n’ose, Et ne disait jamais : Je veux. Elle lui disait : Sois bien sage ! -Moi, j’écoutais... — Ô joie immense De voir la sœur près de la sœur ! +Moi, j’écoutais... — Ô joie immense De voir la sœur près de la sœur ! Mes yeux s’enivraient en silence De cette ineffable douceur. douze Octobre mille huit cent quarante-six. -8 À qui donc sommes-nous ? -Qui nous a ? qui nous mène ? -Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ? -Oh ! parlez, cieux vermeils, L’âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ? -Ô vivants, serions-nous l’objet d’une dispute ? +8 À qui donc sommes-nous ? +Qui nous a ? qui nous mène ? +Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ? +Oh ! parlez, cieux vermeils, L’âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ? +Ô vivants, serions-nous l’objet d’une dispute ? L’un veut-il notre gloire, et l’autre notre chute ? -Combien sont-ils là-haut ? +Combien sont-ils là-haut ? Qui craindre ? qui prier ? -Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte Pendent-ils sur nos fronts ? -Ô sphinx, dis-moi le mot ! +Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte Pendent-ils sur nos fronts ? +Ô sphinx, dis-moi le mot ! Villequier, quatre septembre mille huit cent quarante-cinq. -9 Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! -Doux rayon triste et réchauffant ! -Ses frères riaient... — Aube pure ! +9 Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! +Doux rayon triste et réchauffant ! +Ses frères riaient... — Aube pure ! Je toussais, on devenait brave. -C’était ma fée, Et le doux astre de mes yeux ! -Nous jouions toute la journée. -Ô jeux charmants ! chers entretiens ! -Le soir, comme elle était l’aînée, Elle me disait : — Père, viens ! +C’était ma fée, Et le doux astre de mes yeux ! +Nous jouions toute la journée. +Ô jeux charmants ! chers entretiens ! +Le soir, comme elle était l’aînée, Elle me disait : — Père, viens ! Villequier, quatre septembre mille huit cent quarante-six. -Mais que ce saphir sombre est un abîme obscur ! +Mais que ce saphir sombre est un abîme obscur ! Avril mille huit cent quarante-sept. -onze juillet mille huit cent quarante-six, en revenant du cimetière. -Hermann à mes côtés me paraissait une ombre. -À la garde de Dieu ! -Les nuages du ciel ressemblaient à des marbres. -Les étoiles volaient dans les branches des arbresComme un essaim d’oiseaux de feu. +onze juillet mille huit cent quarante-six, en revenant du cimetière. +Hermann à mes côtés me paraissait une ombre. +À la garde de Dieu ! +Les nuages du ciel ressemblaient à des marbres. +Les étoiles volaient dans les branches des arbresComme un essaim d’oiseaux de feu. Je suis plein de regrets. -Brisé par la souffrance, L’esprit profond d’Hermann est vide d’espérance. +Brisé par la souffrance, L’esprit profond d’Hermann est vide d’espérance. Je suis plein de regrets. -Ô mes amours, dormez ! -Et je lui dis : Je pense aux tombeaux refermés ! -Lui regarde en avant : je regarde en arrière. +Ô mes amours, dormez ! +Et je lui dis : Je pense aux tombeaux refermés ! +Lui regarde en avant : je regarde en arrière. Que disaient les fontaines ? -Que murmuraient les chênes ? +Que murmuraient les chênes ? Les buissons chuchotaient comme d’anciens amis. Hermann me dit : Jamais les vivants ne sommeillent. En ce moment, des yeux pleurent, d’autres yeux veillent. -Et je lui dis : Hélas ! d’autres sont endormis ! +Et je lui dis : Hélas ! d’autres sont endormis ! Hermann reprit alors : Le malheur, c’est la vie. Les morts ne souffrent plus. -J’envie Leur fosse où l’herbe pousse, où s’effeuillent les bois. -Et je lui dis : Tais-toi ! respect au noir mystère ! -Les morts gisent couchés sous nos pieds dans la terre. +J’envie Leur fosse où l’herbe pousse, où s’effeuillent les bois. +Et je lui dis : Tais-toi ! respect au noir mystère ! +Les morts gisent couchés sous nos pieds dans la terre. Les morts, ce sont les cœurs qui t’aimaient autrefois ! -C’est ton ange expiré ! c’est ton père et ta mère ! -Ne les attristons point par l’ironie amère. -Comme à travers un rêve ils entendent nos voix. +C’est ton ange expiré ! c’est ton père et ta mère ! +Ne les attristons point par l’ironie amère. +Comme à travers un rêve ils entendent nos voix. Octobre mille huit cent cinquante-trois. -Je n’ai pas refusé ma tâche sur la terre. -J’ai vécu souriant, toujours plus adouci, Debout, mais incliné du côté du mystère. +Je n’ai pas refusé ma tâche sur la terre. +J’ai vécu souriant, toujours plus adouci, Debout, mais incliné du côté du mystère. Avril mille huit cent quarante-huit. -14 Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, Je partirai. +14 Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends. -J’irai par la forêt, j’irai par la montagne. +J’irai par la forêt, j’irai par la montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. trois septembre mille huit cent quarante-sept. -Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrivePar votre volonté. -L’homme subit le joug sans connaître les causes. +Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrivePar votre volonté. +L’homme subit le joug sans connaître les causes. Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant. Vous faites revenir toujours la solitudeAutour de tous ses pas. -Vous n’avez pas voulu qu’il eût la certitudeNi la joie ici-bas ! -Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire. -Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure,L’instant, pleurs superflus ! +Vous n’avez pas voulu qu’il eût la certitudeNi la joie ici-bas ! +Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire. +Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure,L’instant, pleurs superflus ! Villequier, quatre septembre mille huit cent quarante-sept. 16 MORS Je vis cette faucheuse. -Elle était dans son champ. -Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant, Noir squelette laissant passer le crépuscule. -Et les femmes criaient : — Rends-nous ce petit être. +Elle était dans son champ. +Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant, Noir squelette laissant passer le crépuscule. +Et les femmes criaient : — Rends-nous ce petit être. Mars mille huit cent cinquante-quatre. -17 CHARLES VACQUERIE Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil ! +17 CHARLES VACQUERIE Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ô deuil ! N’ayant pu la sauver, il a voulu mourir. -Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs. -Aie à jamais sur toi l’ombre de Dieu penché ! -Sois béni sous la pierre où te voilà couché ! -Dors, mon fils, auprès de ma fille ! +Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs. +Aie à jamais sur toi l’ombre de Dieu penché ! +Sois béni sous la pierre où te voilà couché ! +Dors, mon fils, auprès de ma fille ! Que la source te pleure avec sa goutte d’eau ! Que le frais liseron se glisse en ton tombeauComme une caresse de l’ombre ! -Dors ! — Ô mes douloureux et sombres bien-aimés ! -Dormez le chaste hymen du sépulcre ! dormez ! -Franchissez l’éther d’un coup d’aile ! +Dors ! — Ô mes douloureux et sombres bien-aimés ! +Dormez le chaste hymen du sépulcre ! dormez ! +Franchissez l’éther d’un coup d’aile ! Vous n’irez plus cueillant des roses ! -Les hardis goëlands ne diront plus : — C’est lui ! +Les hardis goëlands ne diront plus : — C’est lui ! Les fleurs ne diront plus : — C’est elle ! -Allez des esprits purs accroître la tribu. +Allez des esprits purs accroître la tribu. Vivez ! aimez ! ayez les bonheurs infinis. Jersey, quatre septembre mille huit cent cinquante-deux. -Et toi, son frère, sois le frère de mes fils. -Que ta mère au front gris soit ma sœur vénérable ! -Qu’il dorme, voyant l’aube à travers sa paupière ! -Ah ! famille ! ah ! douleur ! ô sœur ! ô mère ! ô veuve ! -Ô sombres lieux, qu’emplit le murmure du fleuve ! +Et toi, son frère, sois le frère de mes fils. +Que ta mère au front gris soit ma sœur vénérable ! +Qu’il dorme, voyant l’aube à travers sa paupière ! +Ah ! famille ! ah ! douleur ! ô sœur ! ô mère ! ô veuve ! +Ô sombres lieux, qu’emplit le murmure du fleuve ! Chaste tombe jumelle au pied du coteau vert ! -Hélas ! c’est par les deuils que nous nous enchaînons. -Ô frères, que vos noms soient mêlés à nos noms ! -Dieu vous fait des rayons de toutes nos ténèbres. +Hélas ! c’est par les deuils que nous nous enchaînons. +Ô frères, que vos noms soient mêlés à nos noms ! +Dieu vous fait des rayons de toutes nos ténèbres. Jersey, Marine-Terrace, quatre septembre mille huit cent cinquante-deux. -La poésie est près de toi. -Les yeux en pleurs, tu me demandes Où je vais, et pourquoi je pars. -Ce que Dieu nous donne, il nous l’ôte. +La poésie est près de toi. +Les yeux en pleurs, tu me demandes Où je vais, et pourquoi je pars. +Ce que Dieu nous donne, il nous l’ôte. Adieu, patrie ! adieu, Sion ! -Le proscrit n’est pas même un hôte, Enfant, c’est une vision. -Sa vie erre de grève en grève Sous le souffle de Jéhovah. +Le proscrit n’est pas même un hôte, Enfant, c’est une vision. +Sa vie erre de grève en grève Sous le souffle de Jéhovah. Il fuit sur les vagues profondes, Sans repos, toujours en avant. Qu’importe ce qu’en font les ondes ! Qu’importe ce qu’en fait le vent ! -Son âme aux chocs habituée Traversait l’orage et le bruit. -D’où sortait-il ? -Où s’enfonçait-il ? +Son âme aux chocs habituée Traversait l’orage et le bruit. +D’où sortait-il ? +Où s’enfonçait-il ? Bruxelles, juillet mille huit cent cinquante-deux. -3 ÉCRIT EN mille huit cent quarante-six « ... -J’ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis.. -Vous êtes aujourd’hui, monsieur, en démagogie pure, en plein jacobinisme. -Vous en êtes à la Carmagnole... +3 ÉCRIT EN mille huit cent quarante-six « ... +J’ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, Louis.. +Vous êtes aujourd’hui, monsieur, en démagogie pure, en plein jacobinisme. +Vous en êtes à la Carmagnole... Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est donc votre ambition ? -Depuis ces beaux jours de votre adolescence monarchique, qu’avez-vous fait ? où allez-vous ?... -Le marquis de C. d’E. — Lettre à Victor Hugo. -J’étais un doux enfant, le grain d’un honnête homme. -C’est quelqu’un qui naît ! -Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait. -Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ? -Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois, Ô baisers d’une mère ! +Depuis ces beaux jours de votre adolescence monarchique, qu’avez-vous fait ? où allez-vous ?... +Le marquis de C. d’E. — Lettre à Victor Hugo. +J’étais un doux enfant, le grain d’un honnête homme. +C’est quelqu’un qui naît ! +Et, souvenir sacré ! ma mère rayonnait. +Où donc est ce sourire ? où donc est cette voix ? +Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois, Ô baisers d’une mère ! Vous aviez de l’esprit, marquis. -Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire. -Pigault-Lebrun allait à votre goût austère, Mais Diderot était digne du pilori. -Vous détestiez, c’est vrai, madame Dubarry, Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée. -Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Je t’aime ! +Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiez Voltaire. +Pigault-Lebrun allait à votre goût austère, Mais Diderot était digne du pilori. +Vous détestiez, c’est vrai, madame Dubarry, Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée. +Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Je t’aime ! Plus tard, la peur vous prit quand surgit le flambeau. -Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau. +Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau. Vous nous disiez : — Quel deuil ! -Une transaction eût tout sauvé peut-être. -Ne peut-on être libre et le roi rester maître ? +Une transaction eût tout sauvé peut-être. +Ne peut-on être libre et le roi rester maître ? La patte du lion creva cette pantoufle ! -Sa voix à des chansons de carrefour s’éraille. +Sa voix à des chansons de carrefour s’éraille. Pourquoi regardes-tu par-dessus la muraille ? -Où vas-tu ? d’où viens-tu ? qui te rends si hardi ? +Où vas-tu ? d’où viens-tu ? qui te rends si hardi ? Depuis qu’on ne t’a vu, qu’as-tu fait ? Depuis qu’on ne t’a vu, qu’as-tu fait ? -Dois-je exister sans être et regarder sans voir ? -3 Car le roi masque Dieu même dans son église, L’azur. -J’ai vécu ; j’ai songé. -La vie en larmes m’a doucement corrigé. -Hélas ! j’étais la roue et vous étiez l’essieu. -J’étais en porte-à-faux, je me suis redressé. -La pensée est le droit sévère de la vie. -Puis je me suis penché sur l’homme, autre alphabet. -Et j’ai vidé les poches de la vie. -Je n’ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui. +Dois-je exister sans être et regarder sans voir ? +3 Car le roi masque Dieu même dans son église, L’azur. +J’ai vécu ; j’ai songé. +La vie en larmes m’a doucement corrigé. +Hélas ! j’étais la roue et vous étiez l’essieu. +J’étais en porte-à-faux, je me suis redressé. +La pensée est le droit sévère de la vie. +Puis je me suis penché sur l’homme, autre alphabet. +Et j’ai vidé les poches de la vie. +Je n’ai trouvé dedans que deuil, misère, ennui. J’ai vu le loup mangeant l’agneau, dire : Il m’a nui ! -Ah ! malheur à l’apôtre et malheur au tribun ! -Les Révolutions, qui viennent tout venger, Font un bien éternel dans leur mal passager. +Ah ! malheur à l’apôtre et malheur au tribun ! +Les Révolutions, qui viennent tout venger, Font un bien éternel dans leur mal passager. C’est ainsi que les vieux mondes croulent. Oh ! l’heure vient toujours ! Des flots sourds au loin roulent. -Voilà ce que m’apprit l’histoire. -Oui, c’est cruel, Ma raison a tué mon royalisme en duel. +Voilà ce que m’apprit l’histoire. +Oui, c’est cruel, Ma raison a tué mon royalisme en duel. Que veut-on que j’y fasse ? Le revers du louis dont vous aimez la face, M’a fait peur. Je n’y puis rien. L’erreur est d’un aimable et galant entretien. Qu’on la quitte, elle met les deux poings sur sa hanche. -L’une est la harengère, et l’autre est l’euménide. -Et ne nous fâchons point. -Le passé ne veut pas s’en aller. -Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord. +L’une est la harengère, et l’autre est l’euménide. +Et ne nous fâchons point. +Le passé ne veut pas s’en aller. +Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle, mord. L’avenir souriant lui dit : Passe, bonhomme. -Ô marquis peu semblable aux anciens barons loups, Ô français renégat du celte, embrassons-nous. +Ô marquis peu semblable aux anciens barons loups, Ô français renégat du celte, embrassons-nous. Vous voyez bien, marquis, que vous aviez trop d’ire. -Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là. +Je suis cet homme-là, je suis cet enfant-là. Rien au dedans de moi, mais tout autour de moi. -Je restai le même œil, voyant un autre ciel. -C’est la faute au soleil et non à la prunelle. -Vous dites : Où vas-tu ? +Je restai le même œil, voyant un autre ciel. +C’est la faute au soleil et non à la prunelle. +Vous dites : Où vas-tu ? Je l’ignore ; et j’y vais. Quand le chemin est droit, jamais il n’est mauvais. Je vois, et rien de plus ; je crois, et rien de moins. -Mon avenir à moi n’est pas un de mes soins. -Les derniers rois l’ont su quand ils s’en sont allés. -Ô saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme ! +Mon avenir à moi n’est pas un de mes soins. +Les derniers rois l’ont su quand ils s’en sont allés. +Ô saint tombeau, tu vois dans le fond de mon âme ! Paris, juin mille huit cent quarante-six. -J’écoute ; Êtes-vous toujours là ? -Ah ! votre cercueil s’ouvre : — Où donc es-tu ? — Dehors. +J’écoute ; Êtes-vous toujours là ? +Ah ! votre cercueil s’ouvre : — Où donc es-tu ? — Dehors. Comme vous. — Es-tu mort ? — Presque. J’habite l’ombre. -La rumeur des vivants s’éteint diminuée. -Tout ce que j’ai rêvé s’est envolé, nuée ! +La rumeur des vivants s’éteint diminuée. +Tout ce que j’ai rêvé s’est envolé, nuée ! Jersey, janvier mille huit cent cinquante-cinq. -4 La source tombait du rocher Goutte à goutte à la mer affreuse. -Océan, fatal au nocher, Lui dit : — Que me veux-tu, pleureuse ? -Je suis la tempête et l’effroi ; Je finis où le ciel commence. +4 La source tombait du rocher Goutte à goutte à la mer affreuse. +Océan, fatal au nocher, Lui dit : — Que me veux-tu, pleureuse ? +Je suis la tempête et l’effroi ; Je finis où le ciel commence. Une goutte d’eau qu’on peut boire. Avril mille huit cent cinquante-quatre. Vous souvient-il des jours ? -Vous souvient-il des chênes Et des petits enfants ? +Vous souvient-il des chênes Et des petits enfants ? Le parc avait des fleurs et n’avait pas de marbres. -Oh ! comme il était beau, le vieillard, sous les arbres ! -Où sont-ils, ces fronts purs ? -Ingrates ! vous n’avez ni regrets, ni mémoire. -Vous vous réjouissez dans toute votre gloire ;Vous n’avez point pâli. -Oh ! qu’est-ce que le sort a fait de tout ce rêve ? -Où sont-ils, les amis de ce temps que j’adore ? -Mère, frère, à son tour chacun sombre. +Oh ! comme il était beau, le vieillard, sous les arbres ! +Où sont-ils, ces fronts purs ? +Ingrates ! vous n’avez ni regrets, ni mémoire. +Vous vous réjouissez dans toute votre gloire ;Vous n’avez point pâli. +Oh ! qu’est-ce que le sort a fait de tout ce rêve ? +Où sont-ils, les amis de ce temps que j’adore ? +Mère, frère, à son tour chacun sombre. Je saigne et vous saignez. -Mêmes douleurs ! même ombre ! -Ô jours trop tôt décrus ! -Ils vont se marier ; faites venir un prêtre ; Qu’il revienne ! ils sont morts. -Et, le temps d’apparaître, Les voilà disparus ! -Nous vivons tous penchés sur un océan triste. +Mêmes douleurs ! même ombre ! +Ô jours trop tôt décrus ! +Ils vont se marier ; faites venir un prêtre ; Qu’il revienne ! ils sont morts. +Et, le temps d’apparaître, Les voilà disparus ! +Nous vivons tous penchés sur un océan triste. L’onde est sombre. Qui donc survit ? qui donc existe ? Ce bruit sourd, c’est le glas. -Chaque flot est une âme ; et tout fuit. -Un sanglot dit : Mon père ! un sanglot dit : Ma fille ! -Un sanglot dit : Hélas ! +Chaque flot est une âme ; et tout fuit. +Un sanglot dit : Mon père ! un sanglot dit : Ma fille ! +Un sanglot dit : Hélas ! Marine-Terrace, juin mille huit cent cinquante-cinq. -Ô tendres survivants de tout ce qui n’est plus ! -Rayonnements masquant la grande éclipse à l’âme ! -Gaîtés saintes chassant le souvenir rongeur ! +Ô tendres survivants de tout ce qui n’est plus ! +Rayonnements masquant la grande éclipse à l’âme ! +Gaîtés saintes chassant le souvenir rongeur ! La famille, mensonge auguste, dit : C’est moi ! -C’est beau de suivre un exilé ! +C’est beau de suivre un exilé ! Et les ruisseaux coulaient en disant : Non. Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises. -Il disait aux forêts : M’enverrez-vous vos brises ? +Il disait aux forêts : M’enverrez-vous vos brises ? Les arbres lui faisaient des signes de refus. Marine-Terrace, janvier mille huit cent cinquante-cinq. -7 Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier. -Aujourd’hui ne naît pas impunément d’hier. -L’aube sort de la nuit, qui la déclare ingrate. -Anitus criait : Mort à l’apostat Socrate ! -Caïphe disait : Mort au renégat Jésus ! -Destin ! sinistre éclat de rire ! +7 Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier. +Aujourd’hui ne naît pas impunément d’hier. +L’aube sort de la nuit, qui la déclare ingrate. +Anitus criait : Mort à l’apostat Socrate ! +Caïphe disait : Mort au renégat Jésus ! +Destin ! sinistre éclat de rire ! Marine-Terrace, novembre mille huit cent cinquante-quatre. -8 À JULES J. Je dormais en effet, et tu me réveillas. -Je te criai : Salut ! et tu me dis : Hélas ! +8 À JULES J. Je dormais en effet, et tu me réveillas. +Je te criai : Salut ! et tu me dis : Hélas ! Merci, toi dont le cœur aima, sentit, comprit ! Qui vois mon destin sombre et qui n’a pas d’envie ! -Marine-Terrace, décembre mille huit cent cinquante-quatre. +Marine-Terrace, décembre mille huit cent cinquante-quatre. 9 LE MENDIANT Un pauvre homme passait dans le givre et le vent. -Je lui criai : — Venez vous réchauffer un peu. +Je lui criai : — Venez vous réchauffer un peu. Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait. -Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre. -Décembre mille huit cent cinquante-quatre. -10 AUX FEUILLANTINES Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants. -Abel était l’aîné, j’étais le plus petit. +Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre. +Décembre mille huit cent cinquante-quatre. +10 AUX FEUILLANTINES Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants. +Abel était l’aîné, j’étais le plus petit. Nous montions pour jouer au grenier du couvent. Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir. -Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir. -Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire ! -Marine-Terrace, août mille huit cent cinquante-cinq. -Hélas ! l’horreur partout, même chez les meilleurs ! +Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir. +Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire ! +Marine-Terrace, août mille huit cent cinquante-cinq. +Hélas ! l’horreur partout, même chez les meilleurs ! Toujours l’homme en sa nuit trahi par ses veilleurs ! -Toutes les grandes mains, hélas ! de sang rougies ! -Que de spectres, ô gloire ! autour de ton chevet ! -Ô triste humanité, je fuis dans la nature ! +Toutes les grandes mains, hélas ! de sang rougies ! +Que de spectres, ô gloire ! autour de ton chevet ! +Ô triste humanité, je fuis dans la nature ! Et, pendant que je dis : — Tout est leurre, imposture. -Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu ! — Mon chien Ponto me suit. -Et Ponto me regarde avec son œil honnête. +Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu ! — Mon chien Ponto me suit. +Et Ponto me regarde avec son œil honnête. Marine-Terrace, trois mars mille huit cent cinquante-cinq. -Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux. -Marine-Terrace, août mille huit cent cinquante-cinq. -Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ? +Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux. +Marine-Terrace, août mille huit cent cinquante-cinq. +Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ? Est-il quelqu’un qui me connaisse ? -Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis, De la clarté de ma jeunesse ? -Tout s’est-il envolé ? -Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ? +Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis, De la clarté de ma jeunesse ? +Tout s’est-il envolé ? +Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ? Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais ? Au dedans de moi le soir tombe. -Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ? +Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ? Comme le souvenir est voisin du remord ! -Comme à pleurer tout nous ramène ! -cinq août mille huit cent cinquante-quatre, anniversaire de mon arrivée à Jersey. -14 CLAIRE P. Quel âge hier ? -Et quel âge aujourd’hui ? +Comme à pleurer tout nous ramène ! +cinq août mille huit cent cinquante-quatre, anniversaire de mon arrivée à Jersey. +14 CLAIRE P. Quel âge hier ? +Et quel âge aujourd’hui ? Ce front pendant une heure a lui. Et moi, je l’avais vue encor toute petite. Elle me disait vous et je lui disais tu. -Il n’a brillé qu’un jour, ce beau front ingénu. -Elle était fiancée à l’hymen inconnu. -À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges ? -Son père, le sculpteur, s’écriait : — Qu’elle est belle ! +Il n’a brillé qu’un jour, ce beau front ingénu. +Elle était fiancée à l’hymen inconnu. +À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges ? +Son père, le sculpteur, s’écriait : — Qu’elle est belle ! Je ferai sa statue aussi charmante qu’elle. C’est pour elle qu’avril fleurit les verts sentiers. -Marine-Terrace, décembre mille huit cent cinquante-quatre. -Rêveur, j’étais heureux ; muet, j’étais présent. -Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè. -Le Panthéon brillait comme une vision. +Marine-Terrace, décembre mille huit cent cinquante-quatre. +Rêveur, j’étais heureux ; muet, j’étais présent. +Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè. +Le Panthéon brillait comme une vision. Marine-Terrace, juillet mille huit cent cinquante-cinq. -Vis, bête ; vis, caillou ; vis, homme ; vis, buisson ! -Êtres ! choses ! vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre ! -Que tout s’épanouisse en sourire vermeil ! +Vis, bête ; vis, caillou ; vis, homme ; vis, buisson ! +Êtres ! choses ! vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre ! +Que tout s’épanouisse en sourire vermeil ! Que l’homme ait le repos et le bœuf le sommeil ! -Vivez ! croissez ! semez le grain à l’aventure ! -Qu’on sente le baiser de l’être illimité ! -Ô nature ! abîme ! immensité de l’ombre ! +Vivez ! croissez ! semez le grain à l’aventure ! +Qu’on sente le baiser de l’être illimité ! +Ô nature ! abîme ! immensité de l’ombre ! Marine-Terrace, juillet mille huit cent cinquante-cinq. Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ? Jersey, septembre mille huit cent cinquante-cinq. Oh ! soyez donc les bienvenues, Plume ! strophe ! envoi glorieux ! -Vous avez erré dans les nues, Vous avez plané dans les cieux ! +Vous avez erré dans les nues, Vous avez plané dans les cieux ! C’est toi ? qu’as-tu donc fait de ta blanche tunique ? -Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donc es-tu ? -Où donc est Mars ? où donc Éros ? où donc Psyché ? -Où donc le doux oiseau bonheur, effarouché ? +Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donc es-tu ? +Où donc est Mars ? où donc Éros ? où donc Psyché ? +Où donc le doux oiseau bonheur, effarouché ? Qu’en as-tu fait, rocher, et qu’as-tu fait des roses ? -Plus d’autels ; ô passé ! splendeurs évanouies ! +Plus d’autels ; ô passé ! splendeurs évanouies ! Mais toujours le ciel bleu. -Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère ? -L’éden s’est éclipsé, laissant à nu l’écueil. -Ô naufragée, hélas ! c’est donc là que tu tombes ! -Les hiboux même ont peur de l’île des colombes. -2 Vénus ! que parles-tu de Vénus ? elle est là. -Si tu veux voir l’étoile, homme, lève les yeux. +Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère ? +L’éden s’est éclipsé, laissant à nu l’écueil. +Ô naufragée, hélas ! c’est donc là que tu tombes ! +Les hiboux même ont peur de l’île des colombes. +2 Vénus ! que parles-tu de Vénus ? elle est là. +Si tu veux voir l’étoile, homme, lève les yeux. Oui, meurs, plaisir ; mais vis, amour ! Chacun de tes rayons tient un homme en ses nœuds. Juin mille huit cent cinquante-cinq. -Marine-Terrace, août mille huit cent cinquante-cinq. -Jersey, grève d’Azette, juillet mille huit cent cinquante-cinq. +Marine-Terrace, août mille huit cent cinquante-cinq. +Jersey, grève d’Azette, juillet mille huit cent cinquante-cinq. Jersey, Grouville, avril mille huit cent cinquante-cinq. 24 J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline. -J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée. -Va mourir sur un cœur, abîme plus profond. +J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée. +Va mourir sur un cœur, abîme plus profond. Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde. -Île de Serk, août mille huit cent cinquante-cinq. +Île de Serk, août mille huit cent cinquante-cinq. L’aube a lui ! — Et, douce, tu courais et tu riais. Jersey, novembre mille huit cent cinquante-quatre. Pensif, dans les buissons j’en cherchais le sentier. -Comme je regardais ce chaume, un muletier Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme. -Qui donc demeure là ? demandai-je à cet homme. +Comme je regardais ce chaume, un muletier Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme. +Qui donc demeure là ? demandai-je à cet homme. L’homme, tout en chantant, me dit : — Un malheureux. Comment pouvait-il vivre ainsi ? -Là ! sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit ! +Là ! sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit ! Je n’ai point fait de mal. -L’abîme des douleurs m’attire. +L’abîme des douleurs m’attire. Leur gouffre est effrayant, mais pas plus que le mien. -Coligny, sous l’éclair farouche des épées, Resplendissait devant mon regard éperdu. +Coligny, sous l’éclair farouche des épées, Resplendissait devant mon regard éperdu. Huss, me voyant pleurer, m’a dit : Est-ce d’envie ? Saint-Just sanglant m’a dit : Je suis libre et vivant. Qu’est-ce que cette terre ? Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t’est cher ? -La véritable vie est où n’est plus la chair. +La véritable vie est où n’est plus la chair. Ne crains pas de mourir. -Créature plaintive, Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive ? -Désormais les hommes s’aimeront ; Jésus règne. -Ô mon Dieu, récompensez les hommes ! -Ce sont eux qui nous font les élus que nous sommes. -L’obscurité farouche, aveugle, sourde, affreuse, Pleurait de toutes parts autour du Golgotha. -Christ, le jour devint noir quand on vous en ôta. -Et votre dernier souffle emporta la lumière. -Elle était là debout près du gibet, la mère ! -Et je me dis : Voilà la douleur ! et je vins. +Créature plaintive, Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive ? +Désormais les hommes s’aimeront ; Jésus règne. +Ô mon Dieu, récompensez les hommes ! +Ce sont eux qui nous font les élus que nous sommes. +L’obscurité farouche, aveugle, sourde, affreuse, Pleurait de toutes parts autour du Golgotha. +Christ, le jour devint noir quand on vous en ôta. +Et votre dernier souffle emporta la lumière. +Elle était là debout près du gibet, la mère ! +Et je me dis : Voilà la douleur ! et je vins. Qu’avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins ? -Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n’est pas même certain ! +Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n’est pas même certain ! Quand on est un Socrate, un Jean Huss, un Messie ! -Quand on s’appelle vie, avenir, prophétie ! -Le billot tenterait même le plus timide Si sa bière dormait sous une pyramide. -C’est le vaincu Rayon, le damné Météore ! +Quand on s’appelle vie, avenir, prophétie ! +Le billot tenterait même le plus timide Si sa bière dormait sous une pyramide. +C’est le vaincu Rayon, le damné Météore ! Eh bien, non ! — Le sublime est en bas. Le grand choix, C’est de choisir l’affront. -De même que parfois La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre. +De même que parfois La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre. Plus de brume ne fait que couvrir plus d’azur. -Ô croix ! les deux voleurs sont deux rayons du Christ ! -Qu’en dois-je faire ? à qui faut-il que je la garde ? -Où sont les malheureux ? — et Dieu m’a dit : Regarde. -Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux, Je leur ai demandé : Mais qui donc êtes-vous ? +Ô croix ! les deux voleurs sont deux rayons du Christ ! +Qu’en dois-je faire ? à qui faut-il que je la garde ? +Où sont les malheureux ? — et Dieu m’a dit : Regarde. +Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux, Je leur ai demandé : Mais qui donc êtes-vous ? L’innocence aux tourments jette ce cri : C’est peu. -Zénon Se dresse devant moi paisible, et me dit : Non. +Zénon Se dresse devant moi paisible, et me dit : Non. Marine-Terrace, septembre mille huit cent cinquante-cinq. -1 LE PONT J’avais devant les yeux les ténèbres. +1 LE PONT J’avais devant les yeux les ténèbres. Je me sentais perdu dans l’infini muet. Qui le pourra jamais ? -Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière. +Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière. Quel est ton nom ? lui dis-je. -Il me dit : — La prière. -Jersey, décembre mille huit cent cinquante-deux. -Vous savez bien que j’ai des ailes, Ô vérités ! +Il me dit : — La prière. +Jersey, décembre mille huit cent cinquante-deux. +Vous savez bien que j’ai des ailes, Ô vérités ! Pourquoi vous cachez-vous dans l’ombreQui nous confond ? Pourquoi fuyez-vous l’homme sombreAu vol profond ? J’ai des ailes. Je gravis les marches sans nombre. Je veux savoir, Quand la science serait sombreComme le soir ! -L’homme en cette époque agitée, Sombre océan, Doit faire comme ProméthéeEt comme Adam. -Toujours ignorance et misère ! +L’homme en cette époque agitée, Sombre océan, Doit faire comme ProméthéeEt comme Adam. +Toujours ignorance et misère ! L’homme en vain fuit, Le sort le tient ; toujours la serre ! Pourquoi cacher ces lois profondes ? -Rien n’est muré. +Rien n’est muré. Au dolmen de Rozel, janvier mille huit cent cinquante-trois. -L’infini rêve, avec un visage irrité. +L’infini rêve, avec un visage irrité. Tout ce qui vous emporte est rapide et farouche. Sais-tu pourquoi tu vis ? sais-tu pourquoi tu meurs ? -Les vivants orageux passent dans les rumeurs, Chiffres tumultueux, flots de l’océan Nombre. +Les vivants orageux passent dans les rumeurs, Chiffres tumultueux, flots de l’océan Nombre. La mort est le baiser de la bouche tombeau. -Tâche de vivre ; Crois. -L’espace sait, regarde, écoute. -Il est rempli D’oreilles sous la tombe, et d’yeux dans les ténèbres. -Ne sens-tu pas souffler le vent mystérieux ? +Tâche de vivre ; Crois. +L’espace sait, regarde, écoute. +Il est rempli D’oreilles sous la tombe, et d’yeux dans les ténèbres. +Ne sens-tu pas souffler le vent mystérieux ? Au dolmen de Rozel, avril mille huit cent cinquante-trois. J’ai vu des choses sombres. Continuez, grands, petits, jeunes, vieux ! -Que celui qui fut lâche et vil, le soit toujours ! -Considérez la terre et regardez les hommes. +Que celui qui fut lâche et vil, le soit toujours ! +Considérez la terre et regardez les hommes. Ils brisent tous les nœuds qui devaient les unir. -Et Dieu m’a répondu : Certes, je vais venir ! +Et Dieu m’a répondu : Certes, je vais venir ! Serk, juillet mille huit cent cinquante-trois. -On dit : Je suis parfait ! louez-moi ; me voilà ! -Nous bons ! nous fraternels ! ô fange et pourriture ! -Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature ! +On dit : Je suis parfait ! louez-moi ; me voilà ! +Nous bons ! nous fraternels ! ô fange et pourriture ! +Mais tournez donc vos yeux vers la mère nature ! Toutes nos actions ne valent pas la rose. -L’homme est l’orgueil du cèdre emplissant le roseau. +L’homme est l’orgueil du cèdre emplissant le roseau. Ah ! rapides passants ! ne comptons pas sur nous, Comptons sur lui. Dieu seul peut nous sauver. -L’abîme en en parlant prend l’atome à témoin. -Marine-Terrace, décembre mille huit cent cinquante-quatre. -Viens ! — et l’homme dort à l’ombreDe ce mancenillier. +L’abîme en en parlant prend l’atome à témoin. +Marine-Terrace, décembre mille huit cent cinquante-quatre. +Viens ! — et l’homme dort à l’ombreDe ce mancenillier. L’effet pleure et sans cesse interroge la cause. -La création semble attendre quelque chose. -L’homme à l’homme est obscur. -Où donc commence l’âme ? où donc finit la vie ? -Nous voudrions, c’est là notre incurable envie, Voir par-dessus le mur. -La vision de l’être emplit les yeux de l’homme. -Nous avons dans le cœur des ténèbres de haineEt des clartés d’amour. -La création n’a qu’une prunelle trouble. -Mais à de certains jours, l’âme est comme une veuve. -Nous entendons gémir les vivants dans l’épreuve. +La création semble attendre quelque chose. +L’homme à l’homme est obscur. +Où donc commence l’âme ? où donc finit la vie ? +Nous voudrions, c’est là notre incurable envie, Voir par-dessus le mur. +La vision de l’être emplit les yeux de l’homme. +Nous avons dans le cœur des ténèbres de haineEt des clartés d’amour. +La création n’a qu’une prunelle trouble. +Mais à de certains jours, l’âme est comme une veuve. +Nous entendons gémir les vivants dans l’épreuve. 3 Le sort nous use au jour, triste meule qui tourne. -L’homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne ;Il expire en créant. -Nous voulons durer, vivre, être éternels. -Où donc est la fourmi qu’on appelle Alexandre ? -Où donc le ver César ? +L’homme inquiet et vain croit marcher, il séjourne ;Il expire en créant. +Nous voulons durer, vivre, être éternels. +Où donc est la fourmi qu’on appelle Alexandre ? +Où donc le ver César ? En tombant sur nos fronts, la minute nous tue. -Nous passons, noir essaim, foule de deuil vêtue, Comme le bruit d’un char. -Nous montons à l’assaut du temps comme une armée. -4 À l’instant où l’on dit : Vivons ! tout se déchire. +Nous passons, noir essaim, foule de deuil vêtue, Comme le bruit d’un char. +Nous montons à l’assaut du temps comme une armée. +4 À l’instant où l’on dit : Vivons ! tout se déchire. Les pleurs subitement descendent sur le rire. -Tête nue ! à genoux ! -Tes fils sont morts, mon père est mort, leur mère est morte. -Ô deuil ! qui passe là ? +Tête nue ! à genoux ! +Tes fils sont morts, mon père est mort, leur mère est morte. +Ô deuil ! qui passe là ? C’est un cercueil qu’on porte. -À qui le portez-vous ? -5 Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-Être ! -Pour eux l’âme naufrage avec le corps qui sombre. -Quelle nuit ! le semeur nié par la semence ! -6 Le corbillard franchit le seuil du cimetière. -Le dedans de la fosse apparaît, triste crèche. -Et la fleur dit : Hélas ! +À qui le portez-vous ? +5 Ils le portent aux vers, au néant, à Peut-Être ! +Pour eux l’âme naufrage avec le corps qui sombre. +Quelle nuit ! le semeur nié par la semence ! +6 Le corbillard franchit le seuil du cimetière. +Le dedans de la fosse apparaît, triste crèche. +Et la fleur dit : Hélas ! Homme et roche, exister, noir dans l’ombre vivante ! -Songer, pétrifié dans sa propre épouvante ! -Dévorer ses fureurs, confusément rugies ! -Être pris, ouragan de crimes et d’orgies, Dans l’immobilité ! -Punition ! problème obscur ! questions sombres ! -Quoi ! ce caillou dirait : — J’ai mis Thèbe en décombres ! -J’ai vu Suze à genoux ! -J’étais Bélus à Tyr ! -J’étais Sylla dans Rome ! — Noire captivité des vieux démons de l’homme ! -Ô pierres, qu’êtes-vous ? -Qu’a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre ? +Songer, pétrifié dans sa propre épouvante ! +Dévorer ses fureurs, confusément rugies ! +Être pris, ouragan de crimes et d’orgies, Dans l’immobilité ! +Punition ! problème obscur ! questions sombres ! +Quoi ! ce caillou dirait : — J’ai mis Thèbe en décombres ! +J’ai vu Suze à genoux ! +J’étais Bélus à Tyr ! +J’étais Sylla dans Rome ! — Noire captivité des vieux démons de l’homme ! +Ô pierres, qu’êtes-vous ? +Qu’a fait ce bloc, béant dans la fosse insalubre ? Ce n’est que Borgia ! -Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables ! -Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables ! +Dieu bon, penchez-vous sur tous ces misérables ! +Sauvez ces submergés, aimez ces exécrables ! Au nom des innocents, Dieu, pardonnez aux crimes. -Père, fermez l’enfer. -Juge, au nom des victimes, Grâce pour les bourreaux ! -De toutes parts s’élève un cri : Miséricorde ! -Père, prenez pitié du monstre et de la roche. -De tous les condamnés que le pardon s’approche ! -Le méchant, c’est le fou. -Rendez à tous l’azur. -Donnez au tigre une âme,Des ailes au caillou ! -Mystère ! obsession de tout esprit qui pense ! -Échelle de la peine et de la récompense ! -Nuit qui monte en clarté ! -Sourire épanoui sur la torture amère ! -Vision du sépulcre ! êtes-vous la chimère,Ou la réalité ? -9 L’âme est partie, on rend le corps à la nature. -La vie a disparu sous cette créature ;Mort, où sont tes appuis ? -Le voilà hors du temps, de l’espace et du nombre. +Père, fermez l’enfer. +Juge, au nom des victimes, Grâce pour les bourreaux ! +De toutes parts s’élève un cri : Miséricorde ! +Père, prenez pitié du monstre et de la roche. +De tous les condamnés que le pardon s’approche ! +Le méchant, c’est le fou. +Rendez à tous l’azur. +Donnez au tigre une âme,Des ailes au caillou ! +Mystère ! obsession de tout esprit qui pense ! +Échelle de la peine et de la récompense ! +Nuit qui monte en clarté ! +Sourire épanoui sur la torture amère ! +Vision du sépulcre ! êtes-vous la chimère,Ou la réalité ? +9 L’âme est partie, on rend le corps à la nature. +La vie a disparu sous cette créature ;Mort, où sont tes appuis ? +Le voilà hors du temps, de l’espace et du nombre. On le descend avec une corde dans l’ombreComme un seau dans un puits. Que voulez-vous puiser dans ce puits formidable ? -Et pourquoi jetez-vous la sonde à l’insondable ? +Et pourquoi jetez-vous la sonde à l’insondable ? Qu’y voulez-vous puiser ? Est-ce l’adieu lointain et doux de ceux qu’on aime ? -Est-ce un regard ? hélas ! est-ce un soupir suprême ? +Est-ce un regard ? hélas ! est-ce un soupir suprême ? Est-ce un dernier baiser ? Qu’y voulez-vous puiser, vivants, essaim frivole ? -Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire, Un peu d’éternité ? -Est-ce quelque lueur effarée et hagarde ? -Est-ce le cri jeté par tout ce qui regardeDerrière le tombeau ? +Est-ce, pour le mêler à vos éclats de rire, Un peu d’éternité ? +Est-ce quelque lueur effarée et hagarde ? +Est-ce le cri jeté par tout ce qui regardeDerrière le tombeau ? Vous ne puiserez rien. Pourquoi me le rend-on ? Terre ! fais-en des fleurs ! des lys que l’aube arrose ! -De cette bouche aux dents béantes, fais la roseEntr’ouvrant son bouton ! +De cette bouche aux dents béantes, fais la roseEntr’ouvrant son bouton ! Fais avec tous ces morts une joyeuse vie. -Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie, La mousse aux frais tapis ! +Fais-en le fier torrent qui gronde et qui dévie, La mousse aux frais tapis ! Fais-en des buissons verts, fais-en de grandes herbes ! -Commencement de l’âpre et morne solitude ! +Commencement de l’âpre et morne solitude ! Et puis le fossoyeur s’en va boire la fosse. Le mort est seul. -Il sent la nuit qui le dévore. +Il sent la nuit qui le dévore. Allez, vivants ! riez, chantez ; le jour flamboie. 12 Tous y viendront. 13 Tous y viendrontAssez ! et levez-vous de table. -Jeunes filles, hélas ! qui donc croit à l’aurore ? -Ce qu’ils disaient hier, le savent-ils eux-mêmes ? -Des chimères, des vœux, des cris, de vains problèmes ! -Ô promesses ! espoirs ! cherchez-les dans l’espace. +Jeunes filles, hélas ! qui donc croit à l’aurore ? +Ce qu’ils disaient hier, le savent-ils eux-mêmes ? +Des chimères, des vœux, des cris, de vains problèmes ! +Ô promesses ! espoirs ! cherchez-les dans l’espace. La bouche qui promet est un oiseau qui passe. Fou qui s’y confierait ! -Songe à la profondeur du néant où nous sommes. -Ce que vous rêvez tombe avec ce que vous faites. -Ils diront : — Ô douleur ! ô deuil ! guerre civile ! -Quelle ville a jamais égalé cette ville ? -Ville ! où sont tes docteurs qui t’enseignaient à lire ? +Songe à la profondeur du néant où nous sommes. +Ce que vous rêvez tombe avec ce que vous faites. +Ils diront : — Ô douleur ! ô deuil ! guerre civile ! +Quelle ville a jamais égalé cette ville ? +Ville ! où sont tes docteurs qui t’enseignaient à lire ? Tes dompteurs de lions qui jouaient de la lyre,Tes lutteurs jamais las ? -Ville ! est-ce qu’un voleur, la nuit, t’a dérobée ? -Où donc est Babylone ? -Hélas ! elle est tombée ! -Elle est tombée, hélas ! +Ville ! est-ce qu’un voleur, la nuit, t’a dérobée ? +Où donc est Babylone ? +Hélas ! elle est tombée ! +Elle est tombée, hélas ! On n’entend plus chez toi le bruit que fait la meule. Pas un marteau n’y frappe un clou. -Ville, où sont tes bouffons ? -Où donc est Thèbes ? dit Babylone pensive. -Thèbes demande : — Où donc est Ninive ? et NiniveS’écrie : — Où donc est Tyr ? -Les races vont au but qu’ici-bas tout révèle. -Ô coups soudains ! départs vertigineux ! mystère ! +Ville, où sont tes bouffons ? +Où donc est Thèbes ? dit Babylone pensive. +Thèbes demande : — Où donc est Ninive ? et NiniveS’écrie : — Où donc est Tyr ? +Les races vont au but qu’ici-bas tout révèle. +Ô coups soudains ! départs vertigineux ! mystère ! Un spectre au seuil de tout tient le doigt sur sa bouche. La nuit de sa verge les touche. -Où donc sont-ils allés ? -On n’a rien à vous dire. +Où donc sont-ils allés ? +On n’a rien à vous dire. Ceux qui s’en vont, s’en vont. -Sur quoi donc marchent-ils ? sur l’énigme, sur l’ombre, Sur l’être. -Ô sort ! obscurité ! nuée ! on rêve, on souffre. +Sur quoi donc marchent-ils ? sur l’énigme, sur l’ombre, Sur l’être. +Ô sort ! obscurité ! nuée ! on rêve, on souffre. Les vivants sont hagards. Les morts sont dans leurs couches. Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttes farouches, Tombent du noir plafond. -Écoutez-le : — Jouir est tout. +Écoutez-le : — Jouir est tout. L’heure est rapide. Le sacrifice est fou, le martyre est stupide ;Vivre est l’essentiel. -L’immensité ricane et la tombe grimace. -Il dit : Non ! à celui sous qui tremble le pôle. -Que feras-tu des cœurs ? que feras-tu des âmes ? +L’immensité ricane et la tombe grimace. +Il dit : Non ! à celui sous qui tremble le pôle. +Que feras-tu des cœurs ? que feras-tu des âmes ? Et ton souffle nous tient, nous arrache et nous ronge ! -Et nous étions la vie, et nous sommes le songe ! -Et voilà que tout fuit ! -16 L’arbre Éternité vit sans faîte et sans racines. -Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche. -L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, se penche. +Et nous étions la vie, et nous sommes le songe ! +Et voilà que tout fuit ! +16 L’arbre Éternité vit sans faîte et sans racines. +Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche. +L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, se penche. L’un voulut, l’autre osa. -Tous se sont arrêtés en voyant le mystère. -Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et VoltaireRegarde Spinosa. -Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes ? -Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes Sur ces rameaux noueux ? +Tous se sont arrêtés en voyant le mystère. +Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et VoltaireRegarde Spinosa. +Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes ? +Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes Sur ces rameaux noueux ? Cachaient-ils des essaims d’ailes sombres ou blanches ? Dites, avez-vous fait envoler de ces branchesQuelque aigle monstrueux ? -Qui donc sait le secret ? le savez-vous, tempêtes ? +Qui donc sait le secret ? le savez-vous, tempêtes ? Gouffres, en parlez-vous ? Le mot, c’est Dieu. -Emplissons l’étendue De notre confiance, humble, ailée, éperdue. +Emplissons l’étendue De notre confiance, humble, ailée, éperdue. Soyons l’immense Oui. -Car je vous le redis, votre oreille étant dure : Non est un précipice. -Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche. -Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril mille huit cent cinquante-quatre. -Je veux voir Jéhovah. — L’aigle obéit. +Car je vous le redis, votre oreille étant dure : Non est un précipice. +Tout, dès que nous doutons, devient triste et farouche. +Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril mille huit cent cinquante-quatre. +Je veux voir Jéhovah. — L’aigle obéit. Jersey, septembre mille huit cent cinquante-cinq. -8 CLAIRE Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne ! -Voilà que tu n’es plus, ayant à peine été ! +8 CLAIRE Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne ! +Voilà que tu n’es plus, ayant à peine été ! Nous ne t’entendrons plus rire en notre nuit noire. -Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame ? +Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame ? Croire qu’ils resteraient ! quel songe ! -Nous disons : — À quoi bon l’âtre sans étincelles ? -À quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas ? -À quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes ? -Ma mère, encore un jour ! +Nous disons : — À quoi bon l’âtre sans étincelles ? +À quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas ? +À quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes ? +Ma mère, encore un jour ! Je t’attends pour pouvoir nous en aller ensemble. -Cette vie est amère, et tu vas en sortir. +Cette vie est amère, et tu vas en sortir. Pauvre cœur, ne crains rien, Dieu vit ! la mort rassemble. -Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes ! -Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ? +Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes ! +Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ? Quand viendrez-vous chercher notre humble cœur qui sombre ? -Décembre mille huit cent quarante-six. +Décembre mille huit cent quarante-six. Tout s’en va. -La nature est l’urne mal fermée. -La tempête est écume et la flamme est fumée. -Il tombe, heure par heure, et, ruine, il regardeLe monde, écroulement. -L’astre est-il le point fixe en ce mouvant problème ? -Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même ? +La nature est l’urne mal fermée. +La tempête est écume et la flamme est fumée. +Il tombe, heure par heure, et, ruine, il regardeLe monde, écroulement. +L’astre est-il le point fixe en ce mouvant problème ? +Ce ciel que nous voyons fut-il toujours le même ? Le sera-t-il toujours ? -L’homme a-t-il sur son front des clartés éternelles ? -Et verra-t-il toujours les mêmes sentinellesMonter aux mêmes tours ? -2 Nuits, serez-vous pour nous toujours ce que vous êtes ? -Pour toute vision, aurons-nous sur nos têtesToujours les mêmes cieux ? +L’homme a-t-il sur son front des clartés éternelles ? +Et verra-t-il toujours les mêmes sentinellesMonter aux mêmes tours ? +2 Nuits, serez-vous pour nous toujours ce que vous êtes ? +Pour toute vision, aurons-nous sur nos têtesToujours les mêmes cieux ? Ne verrons-nous jamais briller de nouveaux astres ? -Savons-nous où le monde en est de son mystère ? -3 Dieu n’a-t-il plus de flamme à ses lèvres profondes ? +Savons-nous où le monde en est de son mystère ? +3 Dieu n’a-t-il plus de flamme à ses lèvres profondes ? N’en fait-il plus jaillir des tourbillons de mondes ? Parlez, Nord et Midi ! -N’emplit-il plus de lui sa création sainte ? -Et ne souffle-t-il plus que d’une bouche éteinteSur l’être refroidi ? -Qui donc a vu la source et connaît l’origine ? -Qui donc, ayant sondé l’abîme, s’imagineEn être mage et roi ? -Ah ! fantômes humains, courbés sous les désastres ! -Qui donc a dit : — C’est bien, Éternel. +N’emplit-il plus de lui sa création sainte ? +Et ne souffle-t-il plus que d’une bouche éteinteSur l’être refroidi ? +Qui donc a vu la source et connaît l’origine ? +Qui donc, ayant sondé l’abîme, s’imagineEn être mage et roi ? +Ah ! fantômes humains, courbés sous les désastres ! +Qui donc a dit : — C’est bien, Éternel. N’en fais plus. -Calme-toi ! — L’effet séditieux limiterait la cause ? -Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose :Tu n’iras pas plus loin ? -L’homme n’est qu’un témoin frémissant d’épouvante. -Les firmaments sont pleins de la sève vivanteComme les animaux. -Car la création est devant, Dieu derrière. +Calme-toi ! — L’effet séditieux limiterait la cause ? +Quelle bouche ici-bas peut dire à quelque chose :Tu n’iras pas plus loin ? +L’homme n’est qu’un témoin frémissant d’épouvante. +Les firmaments sont pleins de la sève vivanteComme les animaux. +Car la création est devant, Dieu derrière. Marine-Terrace, avril mille huit cent cinquante-quatre. -10 ÉCLAIRCIE L’Océan resplendit sous sa vaste nuée. -La grande paix d’en haut vient comme une marée. -Le brin d’herbe palpite aux fentes du pavé ; Et l’âme a chaud. -On sent que le nid est couvé. -L’infini semble plein d’un frisson de feuillée. -Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde. +10 ÉCLAIRCIE L’Océan resplendit sous sa vaste nuée. +La grande paix d’en haut vient comme une marée. +Le brin d’herbe palpite aux fentes du pavé ; Et l’âme a chaud. +On sent que le nid est couvé. +L’infini semble plein d’un frisson de feuillée. +Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde. Marine-Terrace, juillet mille huit cent cinquante-cinq. Juin mille huit cent cinquante-cinq. 12 AUX ANGES QUI NOUS VOIENT — Passant, qu’es-tu ? je te connais. -Je suis ta mère, et je venais ! +Je suis ta mère, et je venais ! Et toi, qu’es-tu ? — Je suis ta fille. -Et toi ? — Je suis ton âme même. — Oh ! cachez-moi, profondes nuits ! +Et toi ? — Je suis ton âme même. — Oh ! cachez-moi, profondes nuits ! Juin mille huit cent cinquante-cinq. -13 CADAVER Ô mort ! heure splendide ! ô rayons mortuaires ! -Avez-vous quelquefois soulevé des suaires ? -Tout à l’heure il râlait, se tordait, étouffait ; Maintenant il rayonne. +13 CADAVER Ô mort ! heure splendide ! ô rayons mortuaires ! +Avez-vous quelquefois soulevé des suaires ? +Tout à l’heure il râlait, se tordait, étouffait ; Maintenant il rayonne. La mort est bleue. -Ô mort ! ô paix ! -Un commencement d’astre éclôt dans la prunelle. -Au cimetière, août mille huit cent cinquante-cinq. -14 Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte le doute. +Ô mort ! ô paix ! +Un commencement d’astre éclôt dans la prunelle. +Au cimetière, août mille huit cent cinquante-cinq. +14 Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte le doute. Nous contemplons l’obscur, l’inconnu, l’invisible. -Nous sondons le réel, l’idéal, le possible, L’être, spectre toujours présent. -Nous regardons trembler l’ombre indéterminée. -Nous sommes accoudés sur notre destinée, L’œil fixe et l’esprit frémissant. +Nous sondons le réel, l’idéal, le possible, L’être, spectre toujours présent. +Nous regardons trembler l’ombre indéterminée. +Nous sommes accoudés sur notre destinée, L’œil fixe et l’esprit frémissant. Marine-Terrace, septembre mille huit cent cinquante-trois. -Comme l’écume de la grève, Ta robe flotte dans les vents. +Comme l’écume de la grève, Ta robe flotte dans les vents. Sors du nuage, ombre charmante. -Ô fantôme, laisse-toi voir ! +Ô fantôme, laisse-toi voir ! Sois un phare dans ma tourmente, Sois un regard dans mon ciel noir ! Cherche-moi parmi les mouettes ! -Sois l’asile qui passe et se mêle Aux grandes vagues en courroux. +Sois l’asile qui passe et se mêle Aux grandes vagues en courroux. Oh, fais un pas de plus ! -Change en perles dans mes décombres Toutes mes gouttes de sueur ! -Viens poser sur mes œuvres sombres Ton doigt d’où sort une lueur ! -Sur mon âme, qui fut colombe, Viens, toi qui des cieux as le sceau. +Change en perles dans mes décombres Toutes mes gouttes de sueur ! +Viens poser sur mes œuvres sombres Ton doigt d’où sort une lueur ! +Sur mon âme, qui fut colombe, Viens, toi qui des cieux as le sceau. Quelquefois une plume tombe Sur le cadavre d’un oiseau. Marine-Terrace, janvier mille huit cent cinquante-quatre. Est-ce toi que chez moi minuit parfois apporte ? -C’est donc vers moi que vient lentement ta lumière ? -La pierre de mon seuil peut-être est la premièreDes sombres marches du trépas. -Le proscrit est celui qui sort ; Il flotte submergé comme la nef qui sombre. -Le jour le voit à peine et dit : Quelle est cette ombre ? +C’est donc vers moi que vient lentement ta lumière ? +La pierre de mon seuil peut-être est la premièreDes sombres marches du trépas. +Le proscrit est celui qui sort ; Il flotte submergé comme la nef qui sombre. +Le jour le voit à peine et dit : Quelle est cette ombre ? Et la nuit dit : Quel est ce mort ? -2 Oh ! que le gouffre est noir et que l’œil est débile ! +2 Oh ! que le gouffre est noir et que l’œil est débile ! Nous avons devant nous le silence immobile. -Qui sommes-nous ? où sommes-nous ? +Qui sommes-nous ? où sommes-nous ? Faut-il jouir ? faut-il pleurer ? Ceux qu’on rencontre Passent. Quelle est la loi ? -La prière nous montreL’écorchure de ses genoux. -D’où viens-tu ? -L’homme ainsi parle à l’homme et l’onde au flot sonore. +La prière nous montreL’écorchure de ses genoux. +D’où viens-tu ? +L’homme ainsi parle à l’homme et l’onde au flot sonore. Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit. -Nous voyons fuir la flèche et l’ombre est sur la cible. -L’homme est lancé. +Nous voyons fuir la flèche et l’ombre est sur la cible. +L’homme est lancé. Par qui ? vers qui ? -L’arc ténébreux siffle dans l’air. +L’arc ténébreux siffle dans l’air. Qu’est-ce que l’ouragan, nuit ? C’est quelqu’un qui passe. -L’ombre semble absorbée en une idée unique. -3 La chose est pour la chose ici-bas un problème. -L’être pour l’être est sphinx. -L’aube au jour paraît blême ;L’éclair est noir pour le rayon. +L’ombre semble absorbée en une idée unique. +3 La chose est pour la chose ici-bas un problème. +L’être pour l’être est sphinx. +L’aube au jour paraît blême ;L’éclair est noir pour le rayon. Qui punit-on ici ? -Passez sans vous connaître ! -Est-ce toi le coupable, enfant qui viens de naître ? -Ô mort, est-ce toi le vivant ? -Je préfère mourir et m’en aller. +Passez sans vous connaître ! +Est-ce toi le coupable, enfant qui viens de naître ? +Ô mort, est-ce toi le vivant ? +Je préfère mourir et m’en aller. Allez, choisissez vos chemins. -Rampe, esprit ! garde tes chaînes. -Savez-vous seulement à quoi songentTous ces muets mystérieux ? -Nous dressons l’échafaud. +Rampe, esprit ! garde tes chaînes. +Savez-vous seulement à quoi songentTous ces muets mystérieux ? +Nous dressons l’échafaud. L’homme tue Et meurt. -Le genre humain, foule d’erreur vêtue, Condamne, extermine, détruit, Puis s’en va. -Le poteau du gibet, ô démence ! -Ô deuil ! est le bâton de cet aveugle immenseMarchant dans cet immense nuit. +Le genre humain, foule d’erreur vêtue, Condamne, extermine, détruit, Puis s’en va. +Le poteau du gibet, ô démence ! +Ô deuil ! est le bâton de cet aveugle immenseMarchant dans cet immense nuit. Nous sommes les passants, les foules et les races. Nous sentons, frissonnants, des souffles sur nos faces. -Pour qui luis-tu, Vénus ? -Où roules-tu, Saturne ? -Rien ne répond dans l’éther taciturne. +Pour qui luis-tu, Vénus ? +Où roules-tu, Saturne ? +Rien ne répond dans l’éther taciturne. L’homme grelotte, seul et nu. Toujours la nuit ! jamais l’azur ! jamais l’aurore ! Nous n’avons point fait un pas encore ! Marine-Terrace, nuit du trente mars mille huit cent cinquante-quatre. -17 DOLOR Création ! figure en deuil ! -Peut-être l’homme est-il son trouble et son mystère ? +17 DOLOR Création ! figure en deuil ! +Peut-être l’homme est-il son trouble et son mystère ? Soyons dignes, Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenir cygnes ! Courbons-nous sous l’obscure loi. Ne jetons pas le doute aux flots comme une sonde. -Marchons sans savoir où, parlons sans qu’on réponde, Et pleurons sans savoir pourquoi. +Marchons sans savoir où, parlons sans qu’on réponde, Et pleurons sans savoir pourquoi. Homme, n’exige pas qu’on rompe le silence ; Dis-toi : Je suis puni. -Baisse la tête et pense. +Baisse la tête et pense. C’est assez de ce que tu vois. Une parole peut sortir du puits farouche ; Ne la demande pas. -Si l’abîme est la bouche, Ô Dieu, qu’est-ce donc que la voix ? +Si l’abîme est la bouche, Ô Dieu, qu’est-ce donc que la voix ? Ne nous irritons pas. -Mais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe. +Mais, grandis, rêve, souffre, aime, vis, vieillis, tombe. L’explication sainte et calme est dans la tombe. -Ô vivants ! ne blasphémons point. +Ô vivants ! ne blasphémons point. La nuit, la mort, l’oubli, personne. Cette splendeur suffit pour qu’on frissonne. C’est lui l’amour, c’est lui le feu. -Quand les fleurs en avril éclatent pêle-mêle, C’est lui. +Quand les fleurs en avril éclatent pêle-mêle, C’est lui. Le penseur cherche l’homme et trouve de la cendre. -Nier l’Être ! à quoi bon ? +Nier l’Être ! à quoi bon ? Quand notre orgueil le tait, notre douleur le nomme. Ah ! quand nous le frappons, c’est pour nous qu’est la plaie. -Voit-on l’océan qui bégaie, Mordre avec rage son bâillon ? +Voit-on l’océan qui bégaie, Mordre avec rage son bâillon ? Adorons-le dans l’astre, et la fleur, et la femme. -Nos cœurs sont les pavés du temple. +Nos cœurs sont les pavés du temple. Il nous regarde, lui que l’infini contemple. -Insensé qui nie et qui mord ! +Insensé qui nie et qui mord ! Ne chantons pas : — Jouir est tout. -Ô douleur ! clef des cieux ! -L’ironie est fumée. -L’expiation rouvre une porte fermée ;Les souffrances sont des faveurs. +Ô douleur ! clef des cieux ! +L’ironie est fumée. +L’expiation rouvre une porte fermée ;Les souffrances sont des faveurs. Monter, c’est s’immoler. -Toute cime est sévère. +Toute cime est sévère. Ah ! vivants, vous doutez ! ah ! vous riez, squelettes ! Vous criez : — Tout est mal. L’aigle vaut le reptile. Tout ce que nous voyons n’est qu’une ombre inutile. -La vie au néant nous vomit. -Rien avant, rien après. +La vie au néant nous vomit. +Rien avant, rien après. Marine-Terrace, trente et un mars mille huit cent cinquante-quatre. -18 Hélas ! tout est sépulcre. -Au dolmen de la Corbière, juin mille huit cent cinquante-cinq. +18 Hélas ! tout est sépulcre. +Au dolmen de la Corbière, juin mille huit cent cinquante-cinq. 19 VOYAGE DE NUIT On conteste, on dispute, on proclame, on ignore. -Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet. -Nous appelons science un tâtonnement sombre. -Le mal peut être joie, et le poison parfum. -Le lys a-t-il raison ? et l’astre est-il sincère ? +Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet. +Nous appelons science un tâtonnement sombre. +Le mal peut être joie, et le poison parfum. +Le lys a-t-il raison ? et l’astre est-il sincère ? Je dis oui, tu dis non. -Ténèbres et rayons Affirment à la fois. +Ténèbres et rayons Affirment à la fois. Marine-Terrace, octobre mille huit cent cinquante-cinq. 20 RELIGIO L’ombre venait ; le soir tombait, calme et terrible. Hermann me dit : — Quelle est ta foi, quelle est ta bible ? -Es-tu ton propre géant ? +Es-tu ton propre géant ? Nous marchions tous deux dans les bois. Et je lui dis : — Je prie. — Hermann dit : — Dans quel temple ? -Quel est le célébrant que ton âme contemple, Et l’autel qu’elle réfléchit ? -Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ? -L’église, c’est l’azur, lui dis-je ; et quant au prêtre... +Quel est le célébrant que ton âme contemple, Et l’autel qu’elle réfléchit ? +Devant quel confesseur la fais-tu comparaître ? +L’église, c’est l’azur, lui dis-je ; et quant au prêtre... En ce moment le ciel blanchit. -Dieu lui-même officie, Et voici l’élévation. +Dieu lui-même officie, Et voici l’élévation. Marine-Terrace, octobre mille huit cent cinquante-cinq. -L’éternité dit : Nuit ! +L’éternité dit : Nuit ! Janvier mille huit cent cinquante-six. -22 CE QUE C’EST QUE LA MORT Ne dites pas : mourir ; dites : naître. +22 CE QUE C’EST QUE LA MORT Ne dites pas : mourir ; dites : naître. Quelle est donc cette aube ? C’est la tombe. Un vent inconnu Vous jette au seuil des cieux. Au dolmen de la tour Blanche, jour des Morts, novembre mille huit cent cinquante-quatre. -Les esprits conducteurs des êtres Portent un signe sombre et doux. +Les esprits conducteurs des êtres Portent un signe sombre et doux. Nous naissons tous ce que nous sommes. -Le poëte s’adosse à l’arche. +Le poëte s’adosse à l’arche. Pontificat de l’infini ! -L’un à Patmos, l’autre à Tyrane ; D’autres criant : Demain ! demain ! +L’un à Patmos, l’autre à Tyrane ; D’autres criant : Demain ! demain ! Rites profonds de la nature ! -Tes cheveux sont gris sur l’abîme, Jérôme, ô vieillard du désert ! -Élie, un pâle esprit t’anime, Un ange épouvanté te sert. -Le désespoir et l’espérance ! -Voilà les prêtres de l’amour ! -L’envie à leur ombre ricane. -2 Oui, c’est un prêtre que Socrate ! -Oui, c’est un prêtre que Caton ! -Fronts d’inspirés, d’esprits, d’arbitres ! -Plus resplendissants que les mitres Dans l’auréole des Noëls ! +Tes cheveux sont gris sur l’abîme, Jérôme, ô vieillard du désert ! +Élie, un pâle esprit t’anime, Un ange épouvanté te sert. +Le désespoir et l’espérance ! +Voilà les prêtres de l’amour ! +L’envie à leur ombre ricane. +2 Oui, c’est un prêtre que Socrate ! +Oui, c’est un prêtre que Caton ! +Fronts d’inspirés, d’esprits, d’arbitres ! +Plus resplendissants que les mitres Dans l’auréole des Noëls ! Comme ils regardent, ces messies ! -Oh ! comme ils songent, effarés ! -Dans les ténèbres épaissies Quels spectateurs démesurés ! -Oh ! que de têtes stupéfaites ! -3 Savent-ils ce qu’ils font eux-mêmes, Ces acteurs du drame profond ? -Savent-ils leur propre problème ? +Oh ! comme ils songent, effarés ! +Dans les ténèbres épaissies Quels spectateurs démesurés ! +Oh ! que de têtes stupéfaites ! +3 Savent-ils ce qu’ils font eux-mêmes, Ces acteurs du drame profond ? +Savent-ils leur propre problème ? Savent-ils ce qu’ils sont ? Graves, tristes, joyeux, fantasques, Ne sont-ils pas les sombres masques De quelque prodige inconnu ? 4 Ah ! ce qu’ils font est l’œuvre auguste. -Ces histrions sont les héros ! -Ils sont le vrai, le saint, le juste, Apparaissant à nos barreaux. +Ces histrions sont les héros ! +Ils sont le vrai, le saint, le juste, Apparaissant à nos barreaux. Devant notre race asservie Le ciel se tait, et rien n’en sort. Est-ce le rideau de la vie ? Est-ce le voile de la mort ? -Eux, ils parlent à ce mystère ! +Eux, ils parlent à ce mystère ! On ne le sait. -Se mêle-t-elle à notre fange ? -Et qu’a donc crié cet archange ? +Se mêle-t-elle à notre fange ? +Et qu’a donc crié cet archange ? A-t-il dit non ? a-t-il dit oui ? Et l’homme dit : Je suis Newton. -Les ténèbres sont des visages, Le silence s’emplit de voix ! -Nuit ! répond le cromlech pensif. -Archipel où la vague fume, Quel mot jettes-tu dans la brume ? -Mort ! dit la roche à l’alcyon. -Pléiades, qui percez nos voiles, Qu’est-ce que disent vos étoiles ? +Les ténèbres sont des visages, Le silence s’emplit de voix ! +Nuit ! répond le cromlech pensif. +Archipel où la vague fume, Quel mot jettes-tu dans la brume ? +Mort ! dit la roche à l’alcyon. +Pléiades, qui percez nos voiles, Qu’est-ce que disent vos étoiles ? Dieu ! dit la constellation. -C’est, ô noirs témoins de l’espace, Dans trois langues le même mot ! -Tout ce qui s’obscurcit, vit, passe, S’effeuille et meurt, tombe là-haut. -Nous faisons tous la même course. -Être abîme, c’est être source. -Comment naît un peuple ? -Ainsi s’accomplit la genèse Du grand rien d’où naît le grand tout. +C’est, ô noirs témoins de l’espace, Dans trois langues le même mot ! +Tout ce qui s’obscurcit, vit, passe, S’effeuille et meurt, tombe là-haut. +Nous faisons tous la même course. +Être abîme, c’est être source. +Comment naît un peuple ? +Ainsi s’accomplit la genèse Du grand rien d’où naît le grand tout. Dieu pensif dit : Je suis bien aise Que ce qui gisait soit debout. -Ainsi tombe le noir suaire ; Le désert devient ossuaire, Et l’ossuaire Nation. -Surgis, Volta ! dompte en ton aire Les Fluides, noir phlégéton ! +Ainsi tombe le noir suaire ; Le désert devient ossuaire, Et l’ossuaire Nation. +Surgis, Volta ! dompte en ton aire Les Fluides, noir phlégéton ! Viens, Franklin ! voici le Tonnerre. Le flot gronde ; parais, Fulton ! -Rousseau ! prends corps à corps la Haine. -Esclavage agite sa chaîne ; Ô Voltaire ! aide au paria ! -La Grève rit, Tyburn flamboie, L’affreux chien Montfaucon aboie, On meurt... +Rousseau ! prends corps à corps la Haine. +Esclavage agite sa chaîne ; Ô Voltaire ! aide au paria ! +La Grève rit, Tyburn flamboie, L’affreux chien Montfaucon aboie, On meurt... Il n’est rien que l’homme ne tente. La foudre craint cet oiseleur. -Dans la blessure palpitante Il dit : Silence ! à la douleur. -Et Camoëns cria : Les cieux ! -Ainsi s’entassent les conquêtes. +Dans la blessure palpitante Il dit : Silence ! à la douleur. +Et Camoëns cria : Les cieux ! +Ainsi s’entassent les conquêtes. Les songeurs sont les inventeurs. -Parlez, dites ce que vous êtes, Forces, ondes, aimants, moteurs ! -Âmes devant Dieu toutes nues, Voyant des choses inconnues, Vous savez la religion ! -Et, quand vous sortez du problème, Célébrateurs, révélateurs ! -Allez tous à la découverte ! +Parlez, dites ce que vous êtes, Forces, ondes, aimants, moteurs ! +Âmes devant Dieu toutes nues, Voyant des choses inconnues, Vous savez la religion ! +Et, quand vous sortez du problème, Célébrateurs, révélateurs ! +Allez tous à la découverte ! Entrez au nuage grondant ! Et de se dire : J’ai l’azur ! -Allez, prêtres ! allez, génies ! -Cherchez la note humaine, allez, Dans les suprêmes symphonies Des grands abîmes étoilés ! +Allez, prêtres ! allez, génies ! +Cherchez la note humaine, allez, Dans les suprêmes symphonies Des grands abîmes étoilés ! Janvier mille huit cent cinquante-six. -Et pour moi la nature entièreSonne le glas. +Et pour moi la nature entièreSonne le glas. J’ai su monter, j’ai su descendre. J’ai vu l’aube et l’ombre en mes cieux. J’ai connu la pourpre, et la cendreQui me va mieux. Marine-Terrace, quatre septembre mille huit cent cinquante-cinq. Minuit, au dolmen du Faldouet, mars mille huit cent cinquante-cinq. T’imaginais-tu donc l’univers autrement ? -Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ? -Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue épaissie ? -Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le verbe. -Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ; Tout parle. +Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ? +Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue épaissie ? +Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le verbe. +Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ; Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi Tout parle ? C’est que vents, ondes, flammes Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! -Tout est plein d’âmes. -Oh ! voilà le mystère inouï. -Puisque tu ne t’es pas en route évanoui, Causons. -Dieu n’a créé que l’être impondérable. -La création sainte où rêve le prophète, Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite. +Tout est plein d’âmes. +Oh ! voilà le mystère inouï. +Puisque tu ne t’es pas en route évanoui, Causons. +Dieu n’a créé que l’être impondérable. +La création sainte où rêve le prophète, Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite. Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit le mal. Tout nageait, tout volait. -Or, la première faute Fut le premier poids. +Or, la première faute Fut le premier poids. Fut le premier poids. Dieu sentit une douleur. -Le mal était fait. -Être vils qu’à regret les anges énumèrent ! -Le mal, c’est la matière. +Le mal était fait. +Être vils qu’à regret les anges énumèrent ! +Le mal, c’est la matière. Arbre noir, fatal fruit. -* Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ? -Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs. +* Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ? +Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs. Je te le jette ; prends, et vois. Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible. -Vous habitez le seuil du monde châtiment. -Ô sombre aile invisible à l’immense envergure ! -Esprit ! esprit ! esprit ! m’écriai-je éperdu. -L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur. -En deçà, c’est la nuit ; au-delà, c’est le rêve. -L’idéal est un œil que la science crève. -Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres ? -Interroges-tu l’onde ? et, quand tu vois des arbres, Parles-tu quelquefois à ces religieux ? -Le rocher est plus loin, l’animal est plus près. -Comme le faîte altier et vivant, tu parais ! -Mais, dis, crois-tu que l’être illogique nous trompe ? -L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle se rompe ? -Cette échelle apparaît vaguement dans la vie Et dans la mort. -Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir. -Et cette échelle vient de plus loin que la terre. +Vous habitez le seuil du monde châtiment. +Ô sombre aile invisible à l’immense envergure ! +Esprit ! esprit ! esprit ! m’écriai-je éperdu. +L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur. +En deçà, c’est la nuit ; au-delà, c’est le rêve. +L’idéal est un œil que la science crève. +Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres ? +Interroges-tu l’onde ? et, quand tu vois des arbres, Parles-tu quelquefois à ces religieux ? +Le rocher est plus loin, l’animal est plus près. +Comme le faîte altier et vivant, tu parais ! +Mais, dis, crois-tu que l’être illogique nous trompe ? +L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle se rompe ? +Cette échelle apparaît vaguement dans la vie Et dans la mort. +Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir. +Et cette échelle vient de plus loin que la terre. Avec le grand qui croule elle fait le petit. Et, d’abord, qu’est-ce que la justice ? -Qui la rend ? qui la fait ? où ? quand ? à quel moment ? -Qui donc pèse la faute ? et qui le châtiment ? -* L’être créé se meurt dans la lumière immense. +Qui la rend ? qui la fait ? où ? quand ? à quel moment ? +Qui donc pèse la faute ? et qui le châtiment ? +* L’être créé se meurt dans la lumière immense. Il a ses actions pour juges. -Il suffit Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit. -Ce qu’on fit, Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nous délivre. -L’être en la traversant devient mauvais ou pur. -En haut plane la joie ; en bas l’horreur se traîne. +Il suffit Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit. +Ce qu’on fit, Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nous délivre. +L’être en la traversant devient mauvais ou pur. +En haut plane la joie ; en bas l’horreur se traîne. Dieu ne nous juge point. -Vivant tous à la fois, Nous pesons, et chacun descend selon son poids. -De ces immensités d’en bas. +Vivant tous à la fois, Nous pesons, et chacun descend selon son poids. +De ces immensités d’en bas. Viens, si tu l’oses ! -Avançons dans cette ombre et sois mon compagnon. +Avançons dans cette ombre et sois mon compagnon. * Toute faute qu’on fait est un cachot qu’on s’ouvre. -L’homme marche sans voir ce qu’il fait dans l’abîme. -L’assassin pâlirait s’il voyait sa victime ; C’est lui. -* L’effrayant tourbillon des âmes. -Tout méchant Fait naître en expirant le monstre de sa vie, Qui le saisit. +L’homme marche sans voir ce qu’il fait dans l’abîme. +L’assassin pâlirait s’il voyait sa victime ; C’est lui. +* L’effrayant tourbillon des âmes. +Tout méchant Fait naître en expirant le monstre de sa vie, Qui le saisit. L’horreur par l’horreur est suivie. -À chacun son forfait ! à chacun sa douleur ! -L’âme en ces trois cachots traîne sa faute noire. -Le monstre est enfermé dans son horreur vivante. -Étages effrayants ! cavernes sur cavernes. +À chacun son forfait ! à chacun sa douleur ! +L’âme en ces trois cachots traîne sa faute noire. +Le monstre est enfermé dans son horreur vivante. +Étages effrayants ! cavernes sur cavernes. Ruche obscure du mal, du crime et du remord ! -Elle songe à Dieu ! -Elle songe à Dieu ! -Échéance ! retour ! revers ! autre côté ! -Nous avons, nous, voyants du ciel supérieur, Le spectacle inouï de vos régions basses. -Ô songeur, fallait-il qu’en ces nuits tu tombasses ! -Nous écoutons le cri de l’immense malheur. -Nous voyons la pâleur de tous les fronts murés. -Ô châtiment ! dédale aux spirales funèbres ! -L’homme qui plane et rampe, être crépusculaire, En est le milieu. +Elle songe à Dieu ! +Elle songe à Dieu ! +Échéance ! retour ! revers ! autre côté ! +Nous avons, nous, voyants du ciel supérieur, Le spectacle inouï de vos régions basses. +Ô songeur, fallait-il qu’en ces nuits tu tombasses ! +Nous écoutons le cri de l’immense malheur. +Nous voyons la pâleur de tous les fronts murés. +Ô châtiment ! dédale aux spirales funèbres ! +L’homme qui plane et rampe, être crépusculaire, En est le milieu. * En est le milieu. -De là vient que parfois, mystère que Dieu mène ! -Roi forçat, l’homme, esprit, pense, et, matière, mange. -L’âme en lui ne se peut dresser sur son séant. -* Par un côté pourtant l’homme est illimité. -Le monstre a le carcan, l’homme a la liberté. -Songeur, retiens ceci : l’homme est un équilibre. -L’homme est une prison où l’âme reste libre. -Le monstre se connaît lorsque l’homme s’ignore. +De là vient que parfois, mystère que Dieu mène ! +Roi forçat, l’homme, esprit, pense, et, matière, mange. +L’âme en lui ne se peut dresser sur son séant. +* Par un côté pourtant l’homme est illimité. +Le monstre a le carcan, l’homme a la liberté. +Songeur, retiens ceci : l’homme est un équilibre. +L’homme est une prison où l’âme reste libre. +Le monstre se connaît lorsque l’homme s’ignore. Le monstre est la souffrance, et l’homme est l’action. -Mystère ! au seuil de tout l’esprit rêve ébloui. +Mystère ! au seuil de tout l’esprit rêve ébloui. L’homme a l’amour pour aile, et pour joug le besoin. -Homme ! autour de toi la création rêve. -Mille êtres inconnus t’entourent dans ton mur. -Tous tes pas vers le jour sont par l’ombre épiés. -Ce que tu nommes chose, objet, nature morte, Sait, pense, écoute, entend. +Homme ! autour de toi la création rêve. +Mille êtres inconnus t’entourent dans ton mur. +Tous tes pas vers le jour sont par l’ombre épiés. +Ce que tu nommes chose, objet, nature morte, Sait, pense, écoute, entend. Le verrou de ta porte Voit arriver ta faute et voudrait se fermer. -Ta vitre connaît l’aube, et dit : Voir ! croire ! aimer ! +Ta vitre connaît l’aube, et dit : Voir ! croire ! aimer ! Les rideaux de ton lit frissonnent de tes songes. -Hélas ! l’homme imprudent trahit, torture, opprime. -Homme ! homme ! aigle aveuglé, moindre qu’un moucheron ! +Hélas ! l’homme imprudent trahit, torture, opprime. +Homme ! homme ! aigle aveuglé, moindre qu’un moucheron ! Ah ! je t’entends. -Tu dis : — Quel deuil ! la bête est peu, L’homme n’est rien. -Ô loi misérable ! ombre ! abîme ! — * Ô songeur ! cette loi misérable est sublime. -Il faut donc tout redire à ton esprit chétif ! -À la fatalité, loi du monstre captif, Succède le devoir, fatalité de l’homme. -Il doit être aveuglé par toutes les poussières. +Tu dis : — Quel deuil ! la bête est peu, L’homme n’est rien. +Ô loi misérable ! ombre ! abîme ! — * Ô songeur ! cette loi misérable est sublime. +Il faut donc tout redire à ton esprit chétif ! +À la fatalité, loi du monstre captif, Succède le devoir, fatalité de l’homme. +Il doit être aveuglé par toutes les poussières. Douter est sa puissance et sa punition. -C’est ainsi que du ciel l’âme à pas lents s’empare. -Dans le monstre, elle expie ; en l’homme, elle répare. -* Oui, ton fauve univers est le forçat de Dieu. -Amours de l’âme monstre et du monstre univers ! +C’est ainsi que du ciel l’âme à pas lents s’empare. +Dans le monstre, elle expie ; en l’homme, elle répare. +* Oui, ton fauve univers est le forçat de Dieu. +Amours de l’âme monstre et du monstre univers ! Je viens de te montrer le gouffre. On en sent quelques-uns frissonner et trembler. -De là les songes vains du bronze et de l’augure. -Donc, représente-toi cette sombre figure : Ce gouffre, c’est l’égout du mal universel. -Âme immortelle, vois, et frémis en voyant : Voilà le précipice exécrable où tu sombres. -Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur ces misères ! -Hélas ! hélas ! hélas ! tout est vivant ! tout pense ! -La mémoire est la peine, étant la récompense. +De là les songes vains du bronze et de l’augure. +Donc, représente-toi cette sombre figure : Ce gouffre, c’est l’égout du mal universel. +Âme immortelle, vois, et frémis en voyant : Voilà le précipice exécrable où tu sombres. +Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur ces misères ! +Hélas ! hélas ! hélas ! tout est vivant ! tout pense ! +La mémoire est la peine, étant la récompense. Oh ! comme ici l’on souffre et comme on se souvient ! -Torture de l’esprit que la matière tient ! -La brute et le granit, quel chevalet pour l’âme ! -Ce mulet fut sultan, ce cloporte était femme. -L’arbre est un exilé, la roche est un proscrit. -La ruine, la mort, l’ossement, le décombre, Sont vivants. -Un remords songe dans un débris. +Torture de l’esprit que la matière tient ! +La brute et le granit, quel chevalet pour l’âme ! +Ce mulet fut sultan, ce cloporte était femme. +L’arbre est un exilé, la roche est un proscrit. +La ruine, la mort, l’ossement, le décombre, Sont vivants. +Un remords songe dans un débris. Pour l’œil profond qui voit, les antres sont des cris. -Plaignez l’oiseau de crime et la bête de proie. -Ce que Domitien, césar, fit avec joie, Tigre, il le continue avec horreur. -Sur ces tombeaux vivants, masqués d’obscurs arrêts, Penchez-vous attendri ! versez votre prière ! -La pitié fait sortir des rayons de la pierre. +Plaignez l’oiseau de crime et la bête de proie. +Ce que Domitien, césar, fit avec joie, Tigre, il le continue avec horreur. +Sur ces tombeaux vivants, masqués d’obscurs arrêts, Penchez-vous attendri ! versez votre prière ! +La pitié fait sortir des rayons de la pierre. Plaignez le louveteau, plaignez le lionceau. -Voyez des âmes dans les choses. +Voyez des âmes dans les choses. Oh ! que la terre est froide et que les rocs sont durs ! Quelle muette horreur dans les halliers obscurs ! Quel frisson dans l’herbe ! -Oh ! quels yeux fixes ouverts Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes ! -Ténèbres ! l’univers est hagard. +Oh ! quels yeux fixes ouverts Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes ! +Ténèbres ! l’univers est hagard. Oh ! les berceaux font peur. Un bagne est dans un germe. -Ayez pitié, vous tous et qui que vous soyez ! -* Espérez ! espérez ! espérez, misérables ! -Pas de deuil infini, pas de maux incurables, Pas d’enfer éternel ! -Les enfers se refont édens ; c’est là leur tâche. -Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche. -Rallumez l’âme éteinte ! -Ô disparition de l’antique anathème ! -La profondeur disant à la hauteur : Je t’aime ! -Ô retour du banni ! -Quel éblouissement au fond des cieux sublimes ! -Quel surcroît de clarté que l’ombre des abîmesS’écriant : Sois béni ! +Ayez pitié, vous tous et qui que vous soyez ! +* Espérez ! espérez ! espérez, misérables ! +Pas de deuil infini, pas de maux incurables, Pas d’enfer éternel ! +Les enfers se refont édens ; c’est là leur tâche. +Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche. +Rallumez l’âme éteinte ! +Ô disparition de l’antique anathème ! +La profondeur disant à la hauteur : Je t’aime ! +Ô retour du banni ! +Quel éblouissement au fond des cieux sublimes ! +Quel surcroît de clarté que l’ombre des abîmesS’écriant : Sois béni ! Les douleurs finiront dans toute l’ombre ; un angeCriera : Commencement ! Jersey, mille huit cent cinquante-cinq. -D’où sort le blême éclair qui déchire la brume ? -Depuis quatre ans, j’habite un tourbillon d’écume ; Ce livre en a jailli. -Dieu dictait, j’écrivais ; Car je suis paille au vent. +D’où sort le blême éclair qui déchire la brume ? +Depuis quatre ans, j’habite un tourbillon d’écume ; Ce livre en a jailli. +Dieu dictait, j’écrivais ; Car je suis paille au vent. Va ! dit l’esprit. -― C’est à moi qu’appartient cet hymne, a dit l’étoile. -― Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. -Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines ! -À quelle horloge d’ombre as-tu compté les heures ? -As-tu sans bruit parfois poussé l’autre endormi ? -Et t’es-tu, m’attendant, réveillée à demi ? -Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? -Que de fois j’ai cueilli de l’aubépine en fleur ! +― C’est à moi qu’appartient cet hymne, a dit l’étoile. +― Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents. +Ô souvenirs ! ô forme horrible des collines ! +À quelle horloge d’ombre as-tu compté les heures ? +As-tu sans bruit parfois poussé l’autre endormi ? +Et t’es-tu, m’attendant, réveillée à demi ? +Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ? +Que de fois j’ai cueilli de l’aubépine en fleur ! Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit ! Qu’il y tombe, sanglot, soupir, larme d’amour ! -Qu’elle dise : Quelqu’un est là ; j’entends du bruit ! -Qu’il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! -Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! -Qu’il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! -Hélas ! j’ai fouillé tout. +Qu’elle dise : Quelqu’un est là ; j’entends du bruit ! +Qu’il soit comme le pas de mon âme en sa nuit ! +Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit ! +Qu’il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme ! +Hélas ! j’ai fouillé tout. J’ai voulu voir le fond. J’ai dit : Que faut-il croire ? Qu’ai-je appris ? Qui sommes-nous ? que veut dire ce mot : Toujours ? -Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? -Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. -Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. +Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ? +Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas. +Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos. Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots ! -À quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? +À quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ? Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ? -Où vas-tu de la sorte et machinalement ? -Ô songeur ! penche-toi sur l’être et l’élément ! -Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! -Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! -Laisse là ton vil coin de terre. -Tends les bras, Ô proscrit de l’azur, vers les astres patries ! -Mais mon cœur toujours saigne et du même côté. -Tout l’éblouissement des lumières du dôme M’ôte-t-il une larme ? -Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! -Les fleurs sont l’or, l’azur, l’émeraude, l’opale ! -Ô vent noir dont j’entends sur mon plafond le pas ! -Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! +Où vas-tu de la sorte et machinalement ? +Ô songeur ! penche-toi sur l’être et l’élément ! +Écoute la rumeur des âmes dans les ondes ! +Sois tout à ces soleils où tu remonteras ! +Laisse là ton vil coin de terre. +Tends les bras, Ô proscrit de l’azur, vers les astres patries ! +Mais mon cœur toujours saigne et du même côté. +Tout l’éblouissement des lumières du dôme M’ôte-t-il une larme ? +Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle ! +Les fleurs sont l’or, l’azur, l’émeraude, l’opale ! +Ô vent noir dont j’entends sur mon plafond le pas ! +Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle ! Mers, nuits ! et je l’ai mise en ce livre pour elle ! -Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! +Et, quoique de loin, reconnais ma voix, âme ! Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume ! -Qu’entre tes vagues mains il devienne fantôme ! -Ô rocher de l’étrange et funèbre sueur ! -Toujours nous arrivons à cette solitude, Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! -Paix à l’ombre ! +Qu’entre tes vagues mains il devienne fantôme ! +Ô rocher de l’étrange et funèbre sueur ! +Toujours nous arrivons à cette solitude, Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude ! +Paix à l’ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez ! -Êtres, groupes confus lentement transformés ! +Êtres, groupes confus lentement transformés ! Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez, les tombes ! -Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse ! -Paix à l’obscurité muette et redoutée ! -Ô générations aux brumeuses haleines, Reposez-vous, pas noirs qui marchez dans les plaines ! +Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse ! +Paix à l’obscurité muette et redoutée ! +Ô générations aux brumeuses haleines, Reposez-vous, pas noirs qui marchez dans les plaines ! Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez ! -Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! +Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés ! Tout est religion et rien n’est imposture. -Que les enfers dormants rêvent les paradis ! +Que les enfers dormants rêvent les paradis ! Guernesey, deux novembre mille huit cent cinquante-cinq, jour des morts. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Les_Mis\303\251rables.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Les_Mis\303\251rables.txt" index aa377020..bea8fc24 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Les_Mis\303\251rables.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Les_Mis\303\251rables.txt" @@ -1,636 +1,636 @@ -Préface LIVRE PREMIER UN JUSTE +Préface LIVRE PREMIER UN JUSTE Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu -À bon évêque dur évêché +À bon évêque dur évêché Les œuvres semblables aux paroles Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes Par qui il faisait garder sa maison -Philosophie après boire -Le frère raconté par la sœur -L’évêque en présence d’une lumière inconnue +Philosophie après boire +Le frère raconté par la sœur +L’évêque en présence d’une lumière inconnue Solitude de monseigneur Bienvenu Ce qu’il croyait -Ce qu’il pensait LIVRE DEUXIÈME LA CHUTE +Ce qu’il pensait LIVRE DEUXIÈME LA CHUTE Le soir d’un jour de marche -La prudence conseillée à la sagesse -Héroïsme de l’obéissance passive -Détails sur les fromageries de Pontarlier -Le dedans du désespoir +La prudence conseillée à la sagesse +Héroïsme de l’obéissance passive +Détails sur les fromageries de Pontarlier +Le dedans du désespoir L’onde et l’ombre -L’homme réveillé +L’homme réveillé Ce qu’il fait -L’évêque travaille -Petit-Gervais LIVRE TROISIÈME EN L’ANNÉE mille huit cent dix-sept -L’année mille huit cent dix-sept -Quatre à quatre -Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole -Chapitre où l'on s’adore -Sagesse de Tholomyès +L’évêque travaille +Petit-Gervais LIVRE TROISIÈME EN L’ANNÉE mille huit cent dix-sept +L’année mille huit cent dix-sept +Quatre à quatre +Tholomyès est si joyeux qu’il chante une chanson espagnole +Chapitre où l'on s’adore +Sagesse de Tholomyès Mort d’un cheval -Fin joyeuse de la joie LIVRE QUATRIÈME CONFIER C’EST QUELQUEFOIS LIVRER -Une mère qui en rencontre une autre -Première esquisse de deux figures louches -Alouette LIVRE CINQUIÈME LA DESCENTE -Histoire d’un progrès dans les verroteries noires -Sommes déposées chez Laffitte +Fin joyeuse de la joie LIVRE QUATRIÈME CONFIER C’EST QUELQUEFOIS LIVRER +Une mère qui en rencontre une autre +Première esquisse de deux figures louches +Alouette LIVRE CINQUIÈME LA DESCENTE +Histoire d’un progrès dans les verroteries noires +Sommes déposées chez Laffitte Monsieur Madeleine en deuil -Vagues éclairs à l’horizon -Le père Fauchelevent -Fauchelevent devient jardinier à Paris -Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale -Succès de Madame Victurnien -Suite du succès +Vagues éclairs à l’horizon +Le père Fauchelevent +Fauchelevent devient jardinier à Paris +Madame Victurnien dépense trente-cinq francs pour la morale +Succès de Madame Victurnien +Suite du succès Christus nos liberavit -Le désœuvrement de Monsieur Bamatabois -Solution de quelques questions de police municipale LIVRE SIXIÈME JAVERT +Le désœuvrement de Monsieur Bamatabois +Solution de quelques questions de police municipale LIVRE SIXIÈME JAVERT Commencement du repos -Comment Jean peut devenir Champ LIVRE SEPTIÈME L’AFFAIRE CHAMPMATHIEU +Comment Jean peut devenir Champ LIVRE SEPTIÈME L’AFFAIRE CHAMPMATHIEU La sœur Simplice -Perspicacité de maître Scaufflaire -Une tempête sous un crâne +Perspicacité de maître Scaufflaire +Une tempête sous un crâne Formes que prend la souffrance pendant le sommeil -Bâtons dans les roues -La sœur Simplice mise à l’épreuve -Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir -Entrée de faveur -Un lieu où des convictions sont en train de se former -Le système de dénégations -Champmathieu de plus en plus étonné LIVRE HUITIÈME CONTRE-COUP Pages. +Bâtons dans les roues +La sœur Simplice mise à l’épreuve +Le voyageur arrivé prend ses précautions pour repartir +Entrée de faveur +Un lieu où des convictions sont en train de se former +Le système de dénégations +Champmathieu de plus en plus étonné LIVRE HUITIÈME CONTRE-COUP Pages. Dans quel miroir Monsieur Madeleine regarde ses cheveux -L’autorité reprend ses droits +L’autorité reprend ses droits Tombeau convenable LIVRE PREMIER WATERLOO Pages. Ce qu’on rencontre en venant de Nivelles Le dix-huit juin mille huit cent quinze Le quid obscurum des batailles -Quatre heures de l’après-midi -Napoléon de belle humeur +Quatre heures de l’après-midi +Napoléon de belle humeur L’empereur fait une question au guide Lacoste Le plateau de Mont-Saint-Jean -Mauvais guide à Napoléon, bon guide à Bülow -Le dernier carré +Mauvais guide à Napoléon, bon guide à Bülow +Le dernier carré Quot libras in duce ? Faut-il trouver bon Waterloo ? Recrudescence du droit divin -Le champ de bataille la nuit LIVRE DEUXIÈME LE VAISSEAU L’ORION -Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable -La question de l’eau à Montfermeil -Deux portraits complétés +Le champ de bataille la nuit LIVRE DEUXIÈME LE VAISSEAU L’ORION +Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable +La question de l’eau à Montfermeil +Deux portraits complétés Il faut du vin aux hommes et de l’eau aux chevaux -Entrée en scène d’une poupée +Entrée en scène d’une poupée La petite toute seule -Qui peut-être prouve l’intelligence de Boulatruelle -Cosette côte à côte dans l’ombre avec l’inconnu -Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui est peut-être un riche -Thénardier à la manœuvre +Qui peut-être prouve l’intelligence de Boulatruelle +Cosette côte à côte dans l’ombre avec l’inconnu +Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui est peut-être un riche +Thénardier à la manœuvre Qui cherche le mieux peut trouver le pire Nid pour hibou et fauvette -Deux malheurs mêlés font du bonheur +Deux malheurs mêlés font du bonheur Les remarques de la principale locataire -Les zigzags de la stratégie +Les zigzags de la stratégie Il est heureux que le pont d’Austerlitz porte voitures Voir le plan de Paris de mille sept cent vingt-sept -Les tâtonnements de l’évasion -Qui serait impossible avec l’éclairage au gaz -Commencement d’une énigme -Suite de l’énigme -L’énigme redouble +Les tâtonnements de l’évasion +Qui serait impossible avec l’éclairage au gaz +Commencement d’une énigme +Suite de l’énigme +L’énigme redouble L’homme au grelot -Petite rue Picpus, numéro soixante-deux -L’obédience de Martin Verga +Petite rue Picpus, numéro soixante-deux +L’obédience de Martin Verga Le petit couvent Quelques silhouettes de cette ombre Post corda lapides -Un siècle sous une guimpe -Origine de l’Adoration perpétuelle -Fin du Petit-Picpus LIVRE SEPTIÈME PARENTHÈSE -Le couvent, idée abstraite +Un siècle sous une guimpe +Origine de l’Adoration perpétuelle +Fin du Petit-Picpus LIVRE SEPTIÈME PARENTHÈSE +Le couvent, idée abstraite Le couvent, fait historique -À quelle condition on peut respecter le passé +À quelle condition on peut respecter le passé Le couvent au point de vue des principes -Bonté absolue de la prière -Précautions à prendre dans le blâme -Foi, loi LIVRE HUITIÈME LES CIMETIÈRES PRENNENT CE QU’ONLEUR DONNE -Où il est traité de la manière d’entrer au couvent -Fauchelevent en présence de la difficulté -Il ne suffit pas d’être ivrogne pour être immortel +Bonté absolue de la prière +Précautions à prendre dans le blâme +Foi, loi LIVRE HUITIÈME LES CIMETIÈRES PRENNENT CE QU’ONLEUR DONNE +Où il est traité de la manière d’entrer au couvent +Fauchelevent en présence de la difficulté +Il ne suffit pas d’être ivrogne pour être immortel Entre quatre planches -Où l’on trouvera l’origine du mot : ne pas perdre la carte -Clôture LIVRE PREMIER PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME Pages. +Où l’on trouvera l’origine du mot : ne pas perdre la carte +Clôture LIVRE PREMIER PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME Pages. Quelques-uns de ses signes particuliers -Il est agréable -Il peut-être utile +Il est agréable +Il peut-être utile Un peu d’histoire Le gamin aurait sa place dans les classifications de l’Inde -Où on lira un mot charmant du dernier roi -La vieille âme de la Gaule +Où on lira un mot charmant du dernier roi +La vieille âme de la Gaule Ecce Paris, ecce homo L’avenir latent dans le peuple -Le petit Gavroche LIVRE DEUXIÈME LE GRAND BOURGEOIS Pages. +Le petit Gavroche LIVRE DEUXIÈME LE GRAND BOURGEOIS Pages. Quatrevingt-dix ans et trente-deux dents -Tel maître, tel logis +Tel maître, tel logis Basque et Nicolette -Où l’on entrevoit la Magnon et ses deux petits -Règle : Ne recevoir personne que le soir +Où l’on entrevoit la Magnon et ses deux petits +Règle : Ne recevoir personne que le soir Un ancien salon -Un des spectres rouges de ce temps-là +Un des spectres rouges de ce temps-là Fin du brigand -L’utilité d’aller à la messe pour devenir révolutionnaire -Ce que c’est que d’avoir rencontré un marguillier -Marbre contre granit LIVRE QUATRIÈME LES AMIS DE L’A B C Pages. +L’utilité d’aller à la messe pour devenir révolutionnaire +Ce que c’est que d’avoir rencontré un marguillier +Marbre contre granit LIVRE QUATRIÈME LES AMIS DE L’A B C Pages. Un groupe qui a failli devenir historique -Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet -Les étonnements de Marius -L’arrière-salle du café Musain -Élargissement de l’horizon -Res angusta LIVRE CINQUIÈME EXCELLENCE DU MALHEUR -Pauvreté, bonne voisine de misère -Le remplaçant LIVRE SIXIÈME LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES +Oraison funèbre de Blondeau, par Bossuet +Les étonnements de Marius +L’arrière-salle du café Musain +Élargissement de l’horizon +Res angusta LIVRE CINQUIÈME EXCELLENCE DU MALHEUR +Pauvreté, bonne voisine de misère +Le remplaçant LIVRE SIXIÈME LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES Le sobriquet, mode de formation des noms de famille Lux facta est Effet de printemps Commencement d’une grande maladie Divers coups de foudre tombent sur mame Bougon -Aventures de la lettre U livrée aux conjectures -Les invalides eux-mêmes peuvent être heureux -Éclipse LIVRE SEPTIÈME PATRON-MINETTE +Aventures de la lettre U livrée aux conjectures +Les invalides eux-mêmes peuvent être heureux +Éclipse LIVRE SEPTIÈME PATRON-MINETTE Les mines et les mineurs Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse -Composition de la troupe LIVRE HUITIÈME LE MAUVAIS PAUVRE +Composition de la troupe LIVRE HUITIÈME LE MAUVAIS PAUVRE Marius cherchant une fille en chapeau, rencontre un homme en casquette -Une rose dans la misère +Une rose dans la misère Le judas de la providence -L’homme fauve au gîte -Stratégie et tactique +L’homme fauve au gîte +Stratégie et tactique Le rayon dans le bouge Jondrette pleure presque -Tarif des cabriolets de régie : deux francs l’heure -Offres de service de la misère à la douleur -Emploi de la pièce de cinq francs de Monsieur Leblanc +Tarif des cabriolets de régie : deux francs l’heure +Offres de service de la misère à la douleur +Emploi de la pièce de cinq francs de Monsieur Leblanc Solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur orare pater noster -Où un agent de police donne deux coups de poing à un avocat +Où un agent de police donne deux coups de poing à un avocat Jondrette fait son emplette -Emploi de la pièce de cinq francs de Marius -Les deux chaises de Marius se font vis-à-vis -Se préoccuper des fonds obscurs -On devrait toujours commencer par arrêter les victimes +Emploi de la pièce de cinq francs de Marius +Les deux chaises de Marius se font vis-à-vis +Se préoccuper des fonds obscurs +On devrait toujours commencer par arrêter les victimes Le petit qui criait au tome deux LIVRE PREMIER QUELQUES PAGES D’HISTOIRE Pages. -Lézardes sous la fondation -Faits d’où l’histoire sort et que l’histoire ignore -Enjolras et ses lieutenants LIVRE DEUXIÈME ÉPONINE Pages. +Lézardes sous la fondation +Faits d’où l’histoire sort et que l’histoire ignore +Enjolras et ses lieutenants LIVRE DEUXIÈME ÉPONINE Pages. Le Champ de l’Alouette Formation embryonnaire des crimes dans l’incubation des prisons -Apparition au père Mabeuf -Apparition à Marius LIVRE TROISIÈME LA MAISON DE LA RUE PLUMET -La maison à secret +Apparition au père Mabeuf +Apparition à Marius LIVRE TROISIÈME LA MAISON DE LA RUE PLUMET +La maison à secret Jean Valjean garde national Foliis ac frondibus Changement de grille -La rose s’aperçoit qu’elle est une machine de guerre +La rose s’aperçoit qu’elle est une machine de guerre La bataille commence -À tristesse, tristesse et demie -Blessure au dehors, guérison au dedans -La solitude et la caserne combinées +À tristesse, tristesse et demie +Blessure au dehors, guérison au dedans +La solitude et la caserne combinées Peurs de Cosette Enrichies des commentaires de Toussaint Un cœur sous une pierre -Cosette après la lettre -Les vieux sont faits pour sortir à propos LIVRE SIXIÈME LE PETIT GAVROCHE Pages. -Méchante espièglerie du vent -Où le petit Gavroche tire parti de Napoléon le Grand -Les péripéties de l’évasion LIVRE SEPTIÈME L’ARGOT +Cosette après la lettre +Les vieux sont faits pour sortir à propos LIVRE SIXIÈME LE PETIT GAVROCHE Pages. +Méchante espièglerie du vent +Où le petit Gavroche tire parti de Napoléon le Grand +Les péripéties de l’évasion LIVRE SEPTIÈME L’ARGOT Argot qui pleure et argot qui rit -Les deux devoirs : veiller et espérer LIVRE HUITIÈME LES ENCHANTEMENTS ET LES DÉSOLATIONS -L’étourdissement du bonheur complet +Les deux devoirs : veiller et espérer LIVRE HUITIÈME LES ENCHANTEMENTS ET LES DÉSOLATIONS +L’étourdissement du bonheur complet Commencement d’ombre Cab roule en anglais et jappe en argot Choses de la nuit -Marius redevient réel au point de donner son adresse à Cosette -Le vieux cœur et le jeune cœur en présence LIVRE NEUVIÈME OÙ VONT-ILS ? -Monsieur Mabeuf LIVRE DIXIÈME LE cinq JUIN mille huit cent trente-deux +Marius redevient réel au point de donner son adresse à Cosette +Le vieux cœur et le jeune cœur en présence LIVRE NEUVIÈME OÙ VONT-ILS ? +Monsieur Mabeuf LIVRE DIXIÈME LE cinq JUIN mille huit cent trente-deux La surface de la question Le fond de la question -Un enterrement : occasion de renaître +Un enterrement : occasion de renaître Les bouillonnements d’autrefois -Originalité de Paris LIVRE ONZIÈME L’ATOME FRATERNISE AVEC L’OURAGAN -Quelques éclaircissements sur les origines de la poésie de Gavroche. -Influence d’un académicien sur cette poésie +Originalité de Paris LIVRE ONZIÈME L’ATOME FRATERNISE AVEC L’OURAGAN +Quelques éclaircissements sur les origines de la poésie de Gavroche. +Influence d’un académicien sur cette poésie Gavroche en marche Juste indignation d’un perruquier -L’enfant s’étonne du vieillard -Recrues LIVRE DOUZIÈME CORINTHE Pages. +L’enfant s’étonne du vieillard +Recrues LIVRE DOUZIÈME CORINTHE Pages. Histoire de Corinthe depuis sa fondation -La nuit commence à se faire sur Grantaire +La nuit commence à se faire sur Grantaire Essai de consolation sur la veuve Hucheloup -L’homme recruté rue des Billettes +L’homme recruté rue des Billettes De la rue Plumet au quartier Saint-Denis -Paris à vol de hibou -L’extrême bord LIVRE QUATORZIÈME LES GRANDEURS DU DÉSESPOIR +Paris à vol de hibou +L’extrême bord LIVRE QUATORZIÈME LES GRANDEURS DU DÉSESPOIR Le drapeau. — Premier acte -Le drapeau. — Deuxième acte +Le drapeau. — Deuxième acte Gavroche aurait mieux fait d’accepter la carabine d’Enjolras Pages. Le baril de poudre Fin des vers de Jean Prouvaire -L’agonie de la mort après l’agonie de la vie -Gavroche profond calculateur des distances LIVRE QUINZIÈME LA RUE DE L’HOMME-ARMÉ -Le gamin ennemi des lumières +L’agonie de la mort après l’agonie de la vie +Gavroche profond calculateur des distances LIVRE QUINZIÈME LA RUE DE L’HOMME-ARMÉ +Le gamin ennemi des lumières Pendant que Cosette et Toussaint dorment -Les excès de zèle de Gavroche LIVRE PREMIER LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS Pages. +Les excès de zèle de Gavroche LIVRE PREMIER LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS Pages. La Charybde du Faubourg Saint-Antoine et la Scylla du Faubourg du Temple -Que faire dans l’abîme à moins que l’on ne cause ? -Éclaircissement et assombrissement +Que faire dans l’abîme à moins que l’on ne cause ? +Éclaircissement et assombrissement Cinq de moins, un de plus Quel horizon on voit du haut de la barricade Marius hagard, Javert laconique La situation s’aggrave -Les artilleurs se font prendre au sérieux +Les artilleurs se font prendre au sérieux Le coup de fusil qui ne manque rien et qui ne tue personne -Le désordre partisan de l’ordre Pages. +Le désordre partisan de l’ordre Pages. Lueurs qui passent -Où on lira le nom de la maîtresse d’Enjolras -Comment de frère on devient père +Où on lira le nom de la maîtresse d’Enjolras +Comment de frère on devient père Mortuus pater filium moriturum expectat Le vautour devenu proie Jean Valjean se venge Les morts ont raison et les vivants n’ont pas tort -Pied à pied -Oreste à jeun et Pylade ivre -Prisonnier LIVRE DEUXIÈME L’INTESTIN DE LÉVIATHAN +Pied à pied +Oreste à jeun et Pylade ivre +Prisonnier LIVRE DEUXIÈME L’INTESTIN DE LÉVIATHAN La terre appauvrie par la mer -L’histoire ancienne de l’égout -Progrès futur LIVRE TROISIÈME LA BOUE, MAIS L’ÂME +L’histoire ancienne de l’égout +Progrès futur LIVRE TROISIÈME LA BOUE, MAIS L’ÂME Le cloaque et ses surprises -L’homme filé Pages. +L’homme filé Pages. Lui aussi porte sa croix -Quelquefois on échoue où l’on croit débarquer -Le pan de l’habit déchiré -Rentrée de l’enfant prodigue de sa vie -Ébranlement dans l’absolu -L’aïeul LIVRE QUATRIÈME JAVERT DÉRAILLÉ . -Javert déraillé LIVRE QUATRIÈME LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE -Où l’on revoit l’arbre à l’emplâtre de zinc -Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire Pages. -Les effets de rêve mêlés au bonheur -Deux hommes impossibles à retrouver LIVRE SIXIÈME LA NUIT BLANCHE -Le seize février mille huit cent trente-trois -Jean Valjean a toujours son bras en écharpe -Immortale jecur LIVRE SEPTIÈME LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE -Le septième cercle et le huitième ciel -Les obscurités que peut contenir une révélation LIVRE HUITIÈME LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE +Quelquefois on échoue où l’on croit débarquer +Le pan de l’habit déchiré +Rentrée de l’enfant prodigue de sa vie +Ébranlement dans l’absolu +L’aïeul LIVRE QUATRIÈME JAVERT DÉRAILLÉ . +Javert déraillé LIVRE QUATRIÈME LE PETIT-FILS ET LE GRAND-PÈRE +Où l’on revoit l’arbre à l’emplâtre de zinc +Déposez plutôt votre argent dans telle forêt que chez tel notaire Pages. +Les effets de rêve mêlés au bonheur +Deux hommes impossibles à retrouver LIVRE SIXIÈME LA NUIT BLANCHE +Le seize février mille huit cent trente-trois +Jean Valjean a toujours son bras en écharpe +Immortale jecur LIVRE SEPTIÈME LA DERNIÈRE GORGÉE DU CALICE +Le septième cercle et le huitième ciel +Les obscurités que peut contenir une révélation LIVRE HUITIÈME LA DÉCROISSANCE CRÉPUSCULAIRE La chambre d’en bas -Autre pas en arrière +Autre pas en arrière Ils se souviennent du jardin de la rue Plumet -L’attraction et l’extinction LIVRE NEUVIÈME SUPRÊME OMBRE, SUPRÊME AURORE Pages. -Pitié pour les malheureux, mais indulgence pour les heureux -Dernières palpitations de la lampe sans huile -Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauchelevent -Bouteille d’encre qui ne réussit qu’à blanchir -Nuit derrière laquelle il y a le jour -Monsieur Myriel était fils d’un conseiller au parlement d’Aix ; noblesse de robe. +L’attraction et l’extinction LIVRE NEUVIÈME SUPRÊME OMBRE, SUPRÊME AURORE Pages. +Pitié pour les malheureux, mais indulgence pour les heureux +Dernières palpitations de la lampe sans huile +Une plume pèse à qui soulevait la charrette Fauchelevent +Bouteille d’encre qui ne réussit qu’à blanchir +Nuit derrière laquelle il y a le jour +Monsieur Myriel était fils d’un conseiller au parlement d’Aix ; noblesse de robe. Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. -Monsieur Charles Myriel, dès les premiers jours de la révolution, émigra en Italie. +Monsieur Charles Myriel, dès les premiers jours de la révolution, émigra en Italie. Ils n’avaient point d’enfants. -Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de Monsieur Myriel ? -En mille huit cent quatre, Monsieur Myriel était curé de B. (Brignolles). -Il était déjà vieux, et vivait dans une retraite profonde. +Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de Monsieur Myriel ? +En mille huit cent quatre, Monsieur Myriel était curé de B. (Brignolles). +Il était déjà vieux, et vivait dans une retraite profonde. Entre autres personnes puissantes, il allait solliciter pour ses paroissiens Monsieur le cardinal Fesch. Chacun de nous peut profiter. Personne ne le savait. -Peu de familles avaient connu la famille Myriel avant la révolution. -Il devait le subir, quoiqu’il fût évêque et parce qu’il était évêque. -Personne n’eût osé en parler, personne n’eût osé s’en souvenir. -C’était une âme plus encore que ce n’était une vierge. -L’installation terminée, la ville attendit son évêque à l’œuvre. -Le palais épiscopal de Digne était attenant à l’hôpital. -Ce palais était un vrai logis seigneurial. -Trois jours après son arrivée, l’évêque visita l’hôpital. -C’est ce que j’avais compté, dit l’évêque. -Les lits, reprit le directeur, sont bien serrés les uns contre les autres. -C’est ce que j’avais remarqué. +Peu de familles avaient connu la famille Myriel avant la révolution. +Il devait le subir, quoiqu’il fût évêque et parce qu’il était évêque. +Personne n’eût osé en parler, personne n’eût osé s’en souvenir. +C’était une âme plus encore que ce n’était une vierge. +L’installation terminée, la ville attendit son évêque à l’œuvre. +Le palais épiscopal de Digne était attenant à l’hôpital. +Ce palais était un vrai logis seigneurial. +Trois jours après son arrivée, l’évêque visita l’hôpital. +C’est ce que j’avais compté, dit l’évêque. +Les lits, reprit le directeur, sont bien serrés les uns contre les autres. +C’est ce que j’avais remarqué. Les salles ne sont que des chambres, et l’air s’y renouvelle difficilement. C’est ce qui me semble. C’est ce que je me disais. -C’est la pensée qui m’était venue. -Que voulez-vous, monseigneur ? dit le directeur, il faut se résigner. -Cette conversation avait lieu dans la salle à manger-galerie du rez-de-chaussée. -Dans la salle à manger de monseigneur ? s’écria le directeur stupéfait. -Il y a évidemment une erreur. -Vous êtes vingt-six personnes dans cinq ou six petites chambres. +C’est la pensée qui m’était venue. +Que voulez-vous, monseigneur ? dit le directeur, il faut se résigner. +Cette conversation avait lieu dans la salle à manger-galerie du rez-de-chaussée. +Dans la salle à manger de monseigneur ? s’écria le directeur stupéfait. +Il y a évidemment une erreur. +Vous êtes vingt-six personnes dans cinq ou six petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour soixante. Il y a erreur, je vous dis. -Vous avez mon logis, et j’ai le vôtre. +Vous avez mon logis, et j’ai le vôtre. Rendez-moi ma maison. C’est ici chez vous. -Monsieur Myriel n’avait pas de bien, sa famille étant ruinée par la révolution. -Monsieur Myriel recevait de l’état comme évêque un traitement de quinze mille francs. -Nous transcrivons ici une note écrite de sa main. -Pour le petit séminaire : quinze cents livres. -Congrégation de la mission : cent livres. +Monsieur Myriel n’avait pas de bien, sa famille étant ruinée par la révolution. +Monsieur Myriel recevait de l’état comme évêque un traitement de quinze mille francs. +Nous transcrivons ici une note écrite de sa main. +Pour le petit séminaire : quinze cents livres. +Congrégation de la mission : cent livres. Pour les lazaristes de Montdidier : cent livres. -Séminaire des missions étrangères à Paris : deux cents livres. -Congrégation du Saint-Esprit : cent cinquante livres. -Établissements religieux de la Terre-Sainte : cent livres. -Sociétés de charité maternelle : trois cents livres. +Séminaire des missions étrangères à Paris : deux cents livres. +Congrégation du Saint-Esprit : cent cinquante livres. +Établissements religieux de la Terre-Sainte : cent livres. +Sociétés de charité maternelle : trois cents livres. En sus, pour celle d’Arles : cinquante livres. -Œuvre pour l’amélioration des prisons : quatre cents livres. -Œuvre pour le soulagement et la délivrance des prisonniers : cinq cents livres. -Pour libérer des pères de famille prisonniers pour dettes : mille livres. -Supplément au traitement des pauvres maîtres d’école du diocèse : deux mille livres. +Œuvre pour l’amélioration des prisons : quatre cents livres. +Œuvre pour le soulagement et la délivrance des prisonniers : cinq cents livres. +Pour libérer des pères de famille prisonniers pour dettes : mille livres. +Supplément au traitement des pauvres maîtres d’école du diocèse : deux mille livres. Grenier d’abondance des Hautes-Alpes : cent livres. Pour les pauvres : six mille livres. -Ma dépense personnelle : mille livres. +Ma dépense personnelle : mille livres. Total : quinze mille livres. -Il appelait cela, comme on voit, avoir réglé les dépenses de sa maison. -Cet arrangement fut accepté avec une soumission absolue par mademoiselle Baptistine. -Elle l’aimait et elle le vénérait tout simplement. -Quand il parlait, elle s’inclinait ; quand il agissait, elle adhérait. +Il appelait cela, comme on voit, avoir réglé les dépenses de sa maison. +Cet arrangement fut accepté avec une soumission absolue par mademoiselle Baptistine. +Elle l’aimait et elle le vénérait tout simplement. +Quand il parlait, elle s’inclinait ; quand il agissait, elle adhérait. La servante seule, madame Magloire, murmura un peu. Avec ces quinze cents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard vivaient. -Pour les évêques d’autrefois c’était l’usage. -Tiens ! dit l’évêque, vous avez raison, madame Magloire. -Il fit sa réclamation. +Pour les évêques d’autrefois c’était l’usage. +Tiens ! dit l’évêque, vous avez raison, madame Magloire. +Il fit sa réclamation. Il n’y a pas de routes. -On ne va qu’à cheval. -Ces prêtres sont tous ainsi. -Celui-ci a fait le bon apôtre en arrivant. +On ne va qu’à cheval. +Ces prêtres sont tous ainsi. +Celui-ci a fait le bon apôtre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut carrosse et chaise de poste. -Il lui faut du luxe comme aux anciens évêques. -Oh ! toute cette prêtraille ! -À bas le pape ! (les affaires se brouillaient avec Rome). -Quant à moi, je suis pour César tout seul. -Il a réglé toutes ses charités. -Voilà trois mille livres pour nous. -Pour donner du bouillon de viande aux malades de l’hôpital : quinze cents livres. -Pour la société de charité maternelle d’Aix : deux cent cinquante livres. -Pour la société de charité maternelle de Draguignan : deux cent cinquante livres. -Pour les enfants trouvés : cinq cents livres. +Il lui faut du luxe comme aux anciens évêques. +Oh ! toute cette prêtraille ! +À bas le pape ! (les affaires se brouillaient avec Rome). +Quant à moi, je suis pour César tout seul. +Il a réglé toutes ses charités. +Voilà trois mille livres pour nous. +Pour donner du bouillon de viande aux malades de l’hôpital : quinze cents livres. +Pour la société de charité maternelle d’Aix : deux cent cinquante livres. +Pour la société de charité maternelle de Draguignan : deux cent cinquante livres. +Pour les enfants trouvés : cinq cents livres. Pour les orphelins : cinq cents livres. Total : trois mille livres. -Tel était le budget de Monsieur Myriel. -Au bout de peu de temps, les offrandes d’argent affluèrent. -Alors il se dépouillait. +Tel était le budget de Monsieur Myriel. +Au bout de peu de temps, les offrandes d’argent affluèrent. +Alors il se dépouillait. Nous ferons comme eux, et nous le nommerons ainsi dans l’occasion. -Du reste, cette appellation lui plaisait. — J’aime ce nom-là, disait-il. -C’est un diocèse fatigant que celui de Digne. +Du reste, cette appellation lui plaisait. — J’aime ce nom-là, disait-il. +C’est un diocèse fatigant que celui de Digne. Visiter tout cela, c’est une affaire. -Monsieur l’évêque en venait à bout. +Monsieur l’évêque en venait à bout. Les deux vieilles femmes l’accompagnaient. -Quand le trajet était trop pénible pour elles, il allait seul. -Je l’ai fait par nécessité, je vous assure, et non par vanité. -Il n’allait jamais chercher bien loin ses raisonnements et ses modèles. +Quand le trajet était trop pénible pour elles, il allait seul. +Je l’ai fait par nécessité, je vous assure, et non par vanité. +Il n’allait jamais chercher bien loin ses raisonnements et ses modèles. Aux habitants d’un pays il citait l’exemple du pays voisin. -Ils leur rebâtissent gratuitement leurs maisons quand elles sont en ruine. -Aussi est-ce un pays béni de Dieu. -Ils sont là trois mille âmes. -Mon Dieu ! c’est comme une petite république. -On n’y connaît ni le juge, ni l’huissier. +Ils leur rebâtissent gratuitement leurs maisons quand elles sont en ruine. +Aussi est-ce un pays béni de Dieu. +Ils sont là trois mille âmes. +Mon Dieu ! c’est comme une petite république. +On n’y connaît ni le juge, ni l’huissier. Le maire fait tout. -Ces magisters vont aux foires, où je les ai vus. -Ceux-là sont de grands savants. -Mais quelle honte d’être ignorants ! +Ces magisters vont aux foires, où je les ai vus. +Ceux-là sont de grands savants. +Mais quelle honte d’être ignorants ! Faites comme les gens de Queyras. -Sa conversation était affable et gaie. +Sa conversation était affable et gaie. Madame Magloire l’appelait volontiers Votre Grandeur. -Ce livre était sur un des rayons d’en haut. -Comme l’évêque était d’assez petite taille, il ne put y atteindre. +Ce livre était sur un des rayons d’en haut. +Comme l’évêque était d’assez petite taille, il ne put y atteindre. Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. -Ma Grandeur ne va pas jusqu’à cette planche. -L’évêque écoutait habituellement en silence ces innocents et pardonnables étalages maternels. -Pendant un carême, un jeune vicaire vint à Digne et prêcha dans la cathédrale. -Il fut assez éloquent. -Le sujet de son sermon était la charité. -De sa vie Monsieur Géborand n’avait fait l’aumône à un malheureux. -Elles étaient six à se partager cela. -Cette variété a existé. +Ma Grandeur ne va pas jusqu’à cette planche. +L’évêque écoutait habituellement en silence ces innocents et pardonnables étalages maternels. +Pendant un carême, un jeune vicaire vint à Digne et prêcha dans la cathédrale. +Il fut assez éloquent. +Le sujet de son sermon était la charité. +De sa vie Monsieur Géborand n’avait fait l’aumône à un malheureux. +Elles étaient six à se partager cela. +Cette variété a existé. Dieu donne l’air aux hommes, la loi le leur vend. -Je n’accuse pas la loi, mais je bénis Dieu. -C’est comme cela dans tout le pays haut du Dauphiné. -Né provençal, il s’était facilement familiarisé avec tous les patois du midi. -Il disait : — Eh bé ! moussu, sès sagé ? -comme dans le bas Languedoc. — Onté anaras passa ? -Il était dans la chaumière et dans la montagne comme chez lui. +Je n’accuse pas la loi, mais je bénis Dieu. +C’est comme cela dans tout le pays haut du Dauphiné. +Né provençal, il s’était facilement familiarisé avec tous les patois du midi. +Il disait : — Eh bé ! moussu, sès sagé ? +comme dans le bas Languedoc. — Onté anaras passa ? +Il était dans la chaumière et dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus grandes dans les idiomes les plus vulgaires. -Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les âmes. -Il ne condamnait rien hâtivement, et sans tenir compte des circonstances. -Il disait : Voyons le chemin par où la faute a passé. -Il la traîne et lui cède. -Être un saint, c’est l’exception ; être un juste, c’est la règle. -Errez, défaillez, péchez, mais soyez des justes. -Le moins de péché possible, c’est la loi de l’homme. -Pas de péché du tout est le rêve de l’ange. -Tout ce qui est terrestre est soumis au péché. -Le péché est une gravitation. -Cette âme est pleine d’ombre, le péché s’y commet. -Je soupçonne qu’il avait pris cela dans l’évangile. -La fausse monnaie était encore punie de mort à cette époque. -La femme avait été arrêtée émettant la première pièce fausse fabriquée par l’homme. +Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les âmes. +Il ne condamnait rien hâtivement, et sans tenir compte des circonstances. +Il disait : Voyons le chemin par où la faute a passé. +Il la traîne et lui cède. +Être un saint, c’est l’exception ; être un juste, c’est la règle. +Errez, défaillez, péchez, mais soyez des justes. +Le moins de péché possible, c’est la loi de l’homme. +Pas de péché du tout est le rêve de l’ange. +Tout ce qui est terrestre est soumis au péché. +Le péché est une gravitation. +Cette âme est pleine d’ombre, le péché s’y commet. +Je soupçonne qu’il avait pris cela dans l’évangile. +La fausse monnaie était encore punie de mort à cette époque. +La femme avait été arrêtée émettant la première pièce fausse fabriquée par l’homme. On la tenait, mais on n’avait de preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le perdre en avouant. -Elle s’obstina à nier. -Sur ce, le procureur du roi avait eu une idée. -Alors, exaspérée de jalousie, elle avait dénoncé son amant, tout avoué, tout prouvé. -L’homme était perdu. -Il allait être prochainement jugé à Aix avec sa complice. -On racontait le fait, et chacun s’extasiait sur l’habileté du magistrat. -L’évêque écoutait tout cela en silence. -Quand ce fut fini, il demanda : — Où jugera-t-on cet homme et cette femme ? -À la cour d’assises. -Il reprit : — Et où jugera-t-on monsieur le procureur du roi ? -Il arriva à Digne une aventure tragique. -Un homme fut condamné à mort pour meurtre. -Le procès occupa beaucoup la ville. -Il fallait un prêtre pour assister le patient à ses derniers moments. -On alla chercher le curé. -Il paraît qu’il refusa, en disant : Cela ne me regarde pas. -On rapporta cette réponse à l’évêque qui dit : — Monsieur le curé a raison. +Elle s’obstina à nier. +Sur ce, le procureur du roi avait eu une idée. +Alors, exaspérée de jalousie, elle avait dénoncé son amant, tout avoué, tout prouvé. +L’homme était perdu. +Il allait être prochainement jugé à Aix avec sa complice. +On racontait le fait, et chacun s’extasiait sur l’habileté du magistrat. +L’évêque écoutait tout cela en silence. +Quand ce fut fini, il demanda : — Où jugera-t-on cet homme et cette femme ? +À la cour d’assises. +Il reprit : — Et où jugera-t-on monsieur le procureur du roi ? +Il arriva à Digne une aventure tragique. +Un homme fut condamné à mort pour meurtre. +Le procès occupa beaucoup la ville. +Il fallait un prêtre pour assister le patient à ses derniers moments. +On alla chercher le curé. +Il paraît qu’il refusa, en disant : Cela ne me regarde pas. +On rapporta cette réponse à l’évêque qui dit : — Monsieur le curé a raison. Ce n’est pas sa place, c’est la mienne. -Il lui dit les meilleures vérités, qui sont les plus simples. -Il fut père, frère, ami, évêque pour bénir seulement. +Il lui dit les meilleures vérités, qui sont les plus simples. +Il fut père, frère, ami, évêque pour bénir seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. -Cet homme allait mourir désespéré. -La mort était pour lui comme un abîme. -Debout et frémissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. -Il n’était pas assez ignorant pour être absolument indifférent. -L’évêque lui fit voir une clarté. -Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l’évêque était là. -Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l’échafaud avec lui. -Le patient, si morne et si accablé la veille, était rayonnant. -Il sentait que son âme était réconciliée et il espérait Dieu. -Priez, croyez, entrez dans la vie ! le Père est là. +Cet homme allait mourir désespéré. +La mort était pour lui comme un abîme. +Debout et frémissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. +Il n’était pas assez ignorant pour être absolument indifférent. +L’évêque lui fit voir une clarté. +Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l’évêque était là. +Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l’échafaud avec lui. +Le patient, si morne et si accablé la veille, était rayonnant. +Il sentait que son âme était réconciliée et il espérait Dieu. +Priez, croyez, entrez dans la vie ! le Père est là. Ceci ne fut du reste qu’un propos de salons. Le peuple, qui n’entend pas malice aux actions saintes, fut attendri et admira. -Les uns admirent, comme de Maistre ; les autres exècrent, comme Beccaria. -Qui l’aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons. +Les uns admirent, comme de Maistre ; les autres exècrent, comme Beccaria. +Qui l’aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d’interrogation. -L’échafaud est vision. -Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayait à demi-voix des monologues lugubres. -La mort n’appartient qu’à Dieu. -De quel droit les hommes touchent-ils à cette chose inconnue ? -Avec le temps, ces impressions s’atténuèrent, et probablement s’effacèrent. -Il disait : — « Prenez garde à la façon dont vous vous tournez vers les morts. -Ne songez pas à ce qui pourrit. -Vous apercevrez la lueur vivante de votre mort bien-aimé au fond du ciel. +L’échafaud est vision. +Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayait à demi-voix des monologues lugubres. +La mort n’appartient qu’à Dieu. +De quel droit les hommes touchent-ils à cette chose inconnue ? +Avec le temps, ces impressions s’atténuèrent, et probablement s’effacèrent. +Il disait : — « Prenez garde à la façon dont vous vous tournez vers les morts. +Ne songez pas à ce qui pourrit. +Vous apercevrez la lueur vivante de votre mort bien-aimé au fond du ciel. Il savait que la croyance est saine. Comme tous les vieillards et comme la plupart des penseurs, il dormait peu. -Ce court sommeil était profond. -Tantôt il bêchait dans son jardin, tantôt il lisait et écrivait. -C’était une fête partout où il paraissait. -On eût dit que son passage avait quelque chose de réchauffant et de lumineux. -Il bénissait et on le bénissait. -On montrait sa maison à quiconque avait besoin de quelque chose. -Cela le gênait un peu en été. -En rentrant il dînait. -Le dîner ressemblait au déjeuner. +Ce court sommeil était profond. +Tantôt il bêchait dans son jardin, tantôt il lisait et écrivait. +C’était une fête partout où il paraissait. +On eût dit que son passage avait quelque chose de réchauffant et de lumineux. +Il bénissait et on le bénissait. +On montrait sa maison à quiconque avait besoin de quelque chose. +Cela le gênait un peu en été. +En rentrant il dînait. +Le dîner ressemblait au déjeuner. Rien de plus frugal que ce repas. -Tout curé était un prétexte à bon repas ; l’évêque se laissait faire. -Il était lettré et quelque peu savant. +Tout curé était un prétexte à bon repas ; l’évêque se laissait faire. +Il était lettré et quelque peu savant. Ces lignes souvent n’ont aucun rapport avec le livre qui les contient. -Versailles, chez Poinçot, libraire, et à Paris, chez Pissot, libraire, quai des Augustins. -Voici cette note : « Ô vous qui êtes ! -Derrière la maison, un jardin d’un quart d’arpent. +Versailles, chez Poinçot, libraire, et à Paris, chez Pissot, libraire, quai des Augustins. +Voici cette note : « Ô vous qui êtes ! +Derrière la maison, un jardin d’un quart d’arpent. Les deux femmes occupaient le premier. -L’évêque logeait en bas. -Je paye ma dîme, disait-il. -Sa chambre était assez grande et assez difficile à chauffer dans la mauvaise saison. -C’était là qu’il passait ses soirées dans les grands froids. +L’évêque logeait en bas. +Je paye ma dîme, disait-il. +Sa chambre était assez grande et assez difficile à chauffer dans la mauvaise saison. +C’était là qu’il passait ses soirées dans les grands froids. Il appelait cela son salon d’hiver. -À chaque nouvelle visite on démeublait une pièce. -D’ailleurs qui est-ce qui atteint son idéal ? +À chaque nouvelle visite on démeublait une pièce. +D’ailleurs qui est-ce qui atteint son idéal ? Devant la table, le fauteuil de paille. -Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à l’oratoire. -C’étaient des prêtres, probablement des donateurs, deux motifs pour qu’il les respectât. +Devant le lit, un prie-Dieu, emprunté à l’oratoire. +C’étaient des prêtres, probablement des donateurs, deux motifs pour qu’il les respectât. Cette couture dessinait une croix. -L’évêque le faisait souvent remarquer. — Comme cela fait bien ! disait-il. -Avant d’être l’hôpital, cette maison avait été le parloir aux bourgeois. -De là cette décoration. -C’était le seul luxe que l’évêque permît. +L’évêque le faisait souvent remarquer. — Comme cela fait bien ! disait-il. +Avant d’être l’hôpital, cette maison avait été le parloir aux bourgeois. +De là cette décoration. +C’était le seul luxe que l’évêque permît. Il disait : — Cela ne prend rien aux pauvres. -Il faut dire qu’on n’en ôtait jamais la clef. -Ces allées laissaient entre elles quatre carrés bornés de buis. -Il y avait çà et là quelques arbres fruitiers. -Il n’était pas aussi hostile aux insectes qu’un jardinier l’eût voulu. -Il n’étudiait pas les plantes ; il aimait les fleurs. -La maison n’avait pas une porte qui fermât à clef. +Il faut dire qu’on n’en ôtait jamais la clef. +Ces allées laissaient entre elles quatre carrés bornés de buis. +Il y avait çà et là quelques arbres fruitiers. +Il n’était pas aussi hostile aux insectes qu’un jardinier l’eût voulu. +Il n’étudiait pas les plantes ; il aimait les fleurs. +La maison n’avait pas une porte qui fermât à clef. Madame Magloire seule avait de temps en temps des frayeurs. -C’est surtout celui-là que son nom embarrasse qui a besoin d’asile. +C’est surtout celui-là que son nom embarrasse qui a besoin d’asile. Puis il parla d’autre chose. -Seulement, ajoutait-il, la nôtre doit être tranquille. -On le vit à Jauziers d’abord, puis aux Tuiles. -Ses brigandages désolaient le pays. -On mit la gendarmerie à ses trousses, mais en vain. -Il échappait toujours ; quelquefois il résistait de vive force. -C’était un hardi misérable. -Au milieu de toute cette terreur, l’évêque arriva. -Il faisait sa tournée au Chastelar. -Le maire vint le trouver et l’engagea à rebrousser chemin. -Cravatte tenait la montagne jusqu’à l’Arche, et au-delà. -Il y avait danger même avec une escorte. -C’était exposer inutilement trois ou quatre malheureux gendarmes. -Aussi, dit l’évêque, je compte aller sans escorte. -Y pensez-vous, monseigneur ? s’écria le maire. +Seulement, ajoutait-il, la nôtre doit être tranquille. +On le vit à Jauziers d’abord, puis aux Tuiles. +Ses brigandages désolaient le pays. +On mit la gendarmerie à ses trousses, mais en vain. +Il échappait toujours ; quelquefois il résistait de vive force. +C’était un hardi misérable. +Au milieu de toute cette terreur, l’évêque arriva. +Il faisait sa tournée au Chastelar. +Le maire vint le trouver et l’engagea à rebrousser chemin. +Cravatte tenait la montagne jusqu’à l’Arche, et au-delà. +Il y avait danger même avec une escorte. +C’était exposer inutilement trois ou quatre malheureux gendarmes. +Aussi, dit l’évêque, je compte aller sans escorte. +Y pensez-vous, monseigneur ? s’écria le maire. Monseigneur ! vous ne ferez pas cela. Ce sont mes bons amis. -De doux et honnêtes bergers. -Ils possèdent une chèvre sur trente qu’ils gardent. +De doux et honnêtes bergers. +Ils possèdent une chèvre sur trente qu’ils gardent. Ils ont besoin qu’on leur parle de temps en temps du bon Dieu. -Que diraient-ils d’un évêque qui a peur ? +Que diraient-ils d’un évêque qui a peur ? Que diraient-ils si je n’y allais pas ? Mais, monseigneur, les brigands ? -Tiens ! dit l’évêque, j’y songe. +Tiens ! dit l’évêque, j’y songe. Je puis les rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin qu’on leur parle du bon Dieu. Monseigneur ! mais c’est une bande ! un troupeau de loups ! Qui sait les voies de la providence ? -Monseigneur, ils vous dévaliseront. +Monseigneur, ils vous dévaliseront. Je n’ai rien. -Un vieux bonhomme de prêtre qui passe en marmottant ses momeries ? -Bah ! à quoi bon ? +Un vieux bonhomme de prêtre qui passe en marmottant ses momeries ? +Bah ! à quoi bon ? Oh ! mon Dieu ! si vous alliez les rencontrer ! -Je leur demanderai l’aumône pour mes pauvres. +Je leur demanderai l’aumône pour mes pauvres. Monseigneur, n’y allez pas, au nom du ciel ! vous exposez votre vie. -Monsieur le maire, dit l’évêque, n’est-ce décidément que cela ? +Monsieur le maire, dit l’évêque, n’est-ce décidément que cela ? Il fallut le laisser faire. Son obstination fit bruit dans le pays, et effraya fort. Il ne voulut emmener ni sa sœur ni madame Magloire. -Il y resta quinze jours, prêchant, administrant, enseignant, moralisant. -Il en parla au curé. -Mais comment faire ? pas d’ornements épiscopaux. -Bah ! dit l’évêque. -Monsieur le curé, annonçons toujours au prône notre Te Deum. -On chercha dans les églises d’alentour. -Quand je disais que cela s’arrangerait ! dit l’évêque. -L’évêque regarda fixement le curé et reprit avec autorité : — Dieu ! -Ce sont là les dangers du dehors, les petits dangers. -Les préjugés, voilà les voleurs ; les vices, voilà les meurtriers. +Il y resta quinze jours, prêchant, administrant, enseignant, moralisant. +Il en parla au curé. +Mais comment faire ? pas d’ornements épiscopaux. +Bah ! dit l’évêque. +Monsieur le curé, annonçons toujours au prône notre Te Deum. +On chercha dans les églises d’alentour. +Quand je disais que cela s’arrangerait ! dit l’évêque. +L’évêque regarda fixement le curé et reprit avec autorité : — Dieu ! +Ce sont là les dangers du dehors, les petits dangers. +Les préjugés, voilà les voleurs ; les vices, voilà les meurtriers. Les grands dangers sont au dedans de nous. -Qu’importe ce qui menace notre tête ou notre bourse ! -Ne songeons qu’à ce qui menace notre âme. +Qu’importe ce qui menace notre tête ou notre bourse ! +Ne songeons qu’à ce qui menace notre âme. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. -Bornons-nous à prier Dieu quand nous croyons qu’un danger arrive sur nous. -Du reste, les événements étaient rares dans son existence. -Un mois de son année ressemblait à une heure de sa journée. -Volées, elles l’étaient déjà d’ailleurs. -Nous n’affirmons rien du reste à ce sujet. -Le reste lui semblait assez bête. -Il en riait quelquefois, avec une aimable autorité, devant Monsieur Myriel lui-même, qui écoutait. -Un sénateur et un évêque se regardent difficilement sans cligner de l’œil. +Bornons-nous à prier Dieu quand nous croyons qu’un danger arrive sur nous. +Du reste, les événements étaient rares dans son existence. +Un mois de son année ressemblait à une heure de sa journée. +Volées, elles l’étaient déjà d’ailleurs. +Nous n’affirmons rien du reste à ce sujet. +Le reste lui semblait assez bête. +Il en riait quelquefois, avec une aimable autorité, devant Monsieur Myriel lui-même, qui écoutait. +Un sénateur et un évêque se regardent difficilement sans cligner de l’œil. Nous sommes deux augures. Je vais vous faire un aveu : j’ai ma philosophie. -Et vous avez raison, répondit l’évêque. +Et vous avez raison, répondit l’évêque. Comme on fait sa philosophie on se couche. -Vous êtes sur le lit de pourpre, monsieur le sénateur. -Le sénateur, encouragé, reprit : — Soyons bons enfants. -Bons diables même, dit l’évêque. -J’ai dans ma bibliothèque tous mes philosophes dorés sur tranche. -Comme vous-même, monsieur le comte, interrompit l’évêque. -Supposez la goutte plus grosse et la cuillerée plus grande, vous avez le monde. +Vous êtes sur le lit de pourpre, monsieur le sénateur. +Le sénateur, encouragé, reprit : — Soyons bons enfants. +Bons diables même, dit l’évêque. +J’ai dans ma bibliothèque tous mes philosophes dorés sur tranche. +Comme vous-même, monsieur le comte, interrompit l’évêque. +Supposez la goutte plus grosse et la cuillerée plus grande, vous avez le monde. L’homme, c’est l’anguille. -Alors à quoi bon le Père éternel ? -Monsieur l’évêque, l’hypothèse Jéhovah me fatigue. -Elle n’est bonne qu’à produire des gens maigres qui songent creux. -À bas ce grand Tout qui me tracasse ! -Vive Zéro qui me laisse tranquille ! -Conseil d’avare à des gueux. +Alors à quoi bon le Père éternel ? +Monsieur l’évêque, l’hypothèse Jéhovah me fatigue. +Elle n’est bonne qu’à produire des gens maigres qui songent creux. +À bas ce grand Tout qui me tracasse ! +Vive Zéro qui me laisse tranquille ! +Conseil d’avare à des gueux. Restons donc dans la nature. -Nous sommes au sommet ; ayons la philosophie supérieure. +Nous sommes au sommet ; ayons la philosophie supérieure. La vie, c’est tout. -Pourquoi ? parce que j’aurai à rendre compte de mes actions. -Après ma mort, bien fin qui me pincera. -Faites donc saisir une poignée de cendres par une main d’ombre. -Creusons tout à fait. +Pourquoi ? parce que j’aurai à rendre compte de mes actions. +Après ma mort, bien fin qui me pincera. +Faites donc saisir une poignée de cendres par une main d’ombre. +Creusons tout à fait. Allons au fond, que diable ! -Il faut flairer la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. +Il faut flairer la vérité, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. -Je suis carré par la base, moi. -Monsieur l’évêque, l’immortalité de l’homme est un écoute-s’il-pleut. +Je suis carré par la base, moi. +Monsieur l’évêque, l’immortalité de l’homme est un écoute-s’il-pleut. Oh ! la charmante promesse ! Le bon billet qu’a Adam ! -On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux omoplates. -On sera les sauterelles des étoiles. +On est âme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux omoplates. +On sera les sauterelles des étoiles. Et puis, on verra Dieu. Fadaises que tous ces paradis. Dieu est une sornette monstre. -Sacrifier la terre au paradis, c’est lâcher la proie pour l’ombre. -Être dupe de l’infini ! pas si bête. -Je m’appelle monsieur le comte Néant, sénateur. -Étais-je avant ma naissance ? -Serai-je après ma mort ? -Que suis-je ? un peu de poussière agrégée par un organisme. -Qu’ai-je à faire sur cette terre ? +Sacrifier la terre au paradis, c’est lâcher la proie pour l’ombre. +Être dupe de l’infini ! pas si bête. +Je m’appelle monsieur le comte Néant, sénateur. +Étais-je avant ma naissance ? +Serai-je après ma mort ? +Que suis-je ? un peu de poussière agrégée par un organisme. +Qu’ai-je à faire sur cette terre ? J’ai le choix : souffrir ou jouir. -Où me mènera la souffrance ? +Où me mènera la souffrance ? Mais j’aurai souffert. -Où me mènera la jouissance ? +Où me mènera la jouissance ? Mais j’aurai joui. Mon choix est fait. -Il faut être mangeant ou mangé. -Mieux vaut être la dent que l’herbe. +Il faut être mangeant ou mangé. +Mieux vaut être la dent que l’herbe. Telle est ma sagesse. -Ceci est l’endroit de l’évanouissement. +Ceci est l’endroit de l’évanouissement. La mort est morte, croyez-moi. -Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah pour les hommes. +Croquemitaine pour les enfants, Jéhovah pour les hommes. Non ; notre lendemain est de la nuit. -Derrière la tombe, il n’y a plus que des néants égaux. +Derrière la tombe, il n’y a plus que des néants égaux. Donc vivez, par-dessus tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. Je ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. @@ -639,169 +639,169 @@ Qui n’a rien a le bon Dieu. C’est bien le moins. Je n’y fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon Dieu est bon pour le peuple. -L’évêque battit des mains. -Voilà parler ! s’écria-t-il. -L’excellente chose, et vraiment merveilleuse, que ce matérialisme-là ! +L’évêque battit des mains. +Voilà parler ! s’écria-t-il. +L’excellente chose, et vraiment merveilleuse, que ce matérialisme-là ! Ne l’a pas qui veut. -Comme c’est agréable ! -Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le sénateur. -Cependant il m’est impossible de ne point vous féliciter. -Cette philosophie est prise dans les profon deurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. +Comme c’est agréable ! +Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le sénateur. +Cependant il m’est impossible de ne point vous féliciter. +Cette philosophie est prise dans les profon deurs et déterrée par des chercheurs spéciaux. Cette lettre est entre nos mains. -Digne, seize décembre dix-huit... +Digne, seize décembre dix-huit... C’est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus. -Madame Magloire a déchiré tout le papier. +Madame Magloire a déchiré tout le papier. Il y avait des choses dessous. -C’était recouvert d’une toile, du temps que c’était l’hôpital. -Enfin des boiseries du temps de nos grand’mères. +C’était recouvert d’une toile, du temps que c’était l’hôpital. +Enfin des boiseries du temps de nos grand’mères. Mais c’est ma chambre qu’il faut voir. Je suis toujours bien heureuse. -Mon frère est si bon. +Mon frère est si bon. Il donne tout ce qu’il a aux indigents et aux malades. -Nous sommes très gênés. -Nous sommes à peu près chauffés et éclairés. +Nous sommes très gênés. +Nous sommes à peu près chauffés et éclairés. Vous voyez que ce sont de grandes douceurs. -Mon frère a ses habitudes à lui. -Quand il cause, il dit qu’un évêque doit être ainsi. -Figurez-vous que la porte de la maison n’est jamais fermée. -Entre qui veut, et l’on est tout de suite chez mon frère. -Il ne craint rien, même la nuit. -C’est sa bravoure à lui, comme il dit. +Mon frère a ses habitudes à lui. +Quand il cause, il dit qu’un évêque doit être ainsi. +Figurez-vous que la porte de la maison n’est jamais fermée. +Entre qui veut, et l’on est tout de suite chez mon frère. +Il ne craint rien, même la nuit. +C’est sa bravoure à lui, comme il dit. Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne. Il faut savoir le comprendre. Il sort par la pluie, il marche dans l’eau, il voyage en hiver. Il n’a pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres. -L’an dernier, il est allé tout seul dans un pays de voleurs. +L’an dernier, il est allé tout seul dans un pays de voleurs. Il n’a pas voulu nous emmener. -Il est resté quinze jours absent. -À présent j’ai fini par m’y accoutumer. -Je fais signe à madame Magloire pour qu’elle ne le contrarie pas. +Il est resté quinze jours absent. +À présent j’ai fini par m’y accoutumer. +Je fais signe à madame Magloire pour qu’elle ne le contrarie pas. Il se risque comme il veut. -Je m’en irais au bon Dieu avec mon frère et mon évêque. -Mais à présent le pli est pris. +Je m’en irais au bon Dieu avec mon frère et mon évêque. +Mais à présent le pli est pris. Nous prions toutes les deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable entrerait dans la maison qu’on le laisserait faire. -Après tout, que craignons-nous dans cette maison ? +Après tout, que craignons-nous dans cette maison ? Il y a toujours quelqu’un avec nous qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu l’habite. -Voilà qui me suffit. -Mon frère n’a plus même besoin de me dire un mot maintenant. -Je le comprends sans qu’il parle, et nous nous abandonnons à la Providence. -C’est de vrai une très ancienne famille normande de la généralité de Caen. -On écrit Faux, Fauq et Faoucq. -Bonne madame, recommandez-nous aux prières de votre saint parent, Monsieur le cardinal. -Elle se porte bien, travaille selon vos désirs, m’aime toujours. +Voilà qui me suffit. +Mon frère n’a plus même besoin de me dire un mot maintenant. +Je le comprends sans qu’il parle, et nous nous abandonnons à la Providence. +C’est de vrai une très ancienne famille normande de la généralité de Caen. +On écrit Faux, Fauq et Faoucq. +Bonne madame, recommandez-nous aux prières de votre saint parent, Monsieur le cardinal. +Elle se porte bien, travaille selon vos désirs, m’aime toujours. C’est ce que je veux. -Son souvenir par vous m’est arrivé, je m’en trouve heureuse. -Adieu, le papier me manque et me force à vous quitter. -Savez-vous qu’il a cinq ans bientôt ? +Son souvenir par vous m’est arrivé, je m’en trouve heureuse. +Adieu, le papier me manque et me force à vous quitter. +Savez-vous qu’il a cinq ans bientôt ? Elles tremblaient, mais elles le laissaient faire. -Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant ; jamais pendant ni après. -Elles le servaient passivement, et, si c’était obéir que de disparaître, elles disparaissaient. -Elles savaient, avec une admirable délicatesse d’instinct, que de certaines sollicitudes peuvent gêner. -Elles le confiaient à Dieu. +Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant ; jamais pendant ni après. +Elles le servaient passivement, et, si c’était obéir que de disparaître, elles disparaissaient. +Elles savaient, avec une admirable délicatesse d’instinct, que de certaines sollicitudes peuvent gêner. +Elles le confiaient à Dieu. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle le savait. -Il y avait près de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire. -Cet homme, disons tout de suite le gros mot, était un ancien conventionnel. +Il y avait près de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire. +Cet homme, disons tout de suite le gros mot, était un ancien conventionnel. Un conventionnel, vous figurez-vous cela ? Cela existait du temps qu’on se tutoyait et qu’on disait : Citoyen. -Cet homme était à peu près un monstre. -Il n’avait pas voté la mort du roi, mais presque. -C’était un quasi-régicide. -Il avait été terrible. -Était-ce du reste un vautour que G. ? -Il avait là, disait-on, une espèce de champ, un trou, un repaire. -Pas de voisins ; pas même de passants. -On parlait de cet endroit-là comme de la maison du bourreau. -Et au fond de sa pensée il ajoutait : Je lui dois ma visite. +Cet homme était à peu près un monstre. +Il n’avait pas voté la mort du roi, mais presque. +C’était un quasi-régicide. +Il avait été terrible. +Était-ce du reste un vautour que G. ? +Il avait là, disait-on, une espèce de champ, un trou, un repaire. +Pas de voisins ; pas même de passants. +On parlait de cet endroit-là comme de la maison du bourreau. +Et au fond de sa pensée il ajoutait : Je lui dois ma visite. Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur ? -Le bon évêque était perplexe. -Quelquefois il allait de ce côté-là, puis il revenait. -Près du vieillard assis se tenait debout un jeune garçon, le petit pâtre. +Le bon évêque était perplexe. +Quelquefois il allait de ce côté-là, puis il revenait. +Près du vieillard assis se tenait debout un jeune garçon, le petit pâtre. Il tendait au vieillard une jatte de lait. -Et son sourire quitta le soleil pour s’arrêter sur l’enfant. -L’évêque s’avança. -Qui êtes-vous, monsieur ? -L’évêque répondit : — Je me nomme Bienvenu Myriel. +Et son sourire quitta le soleil pour s’arrêter sur l’enfant. +L’évêque s’avança. +Qui êtes-vous, monsieur ? +L’évêque répondit : — Je me nomme Bienvenu Myriel. Bienvenu Myriel ! j’ai entendu prononcer ce nom. Est-ce que c’est vous que le peuple appelle monseigneur Bienvenu ? -Le vieillard reprit avec un demi-sourire : — En ce cas, vous êtes mon évêque ? +Le vieillard reprit avec un demi-sourire : — En ce cas, vous êtes mon évêque ? Vous ne me semblez, certes, pas malade. Il fit une pause, et dit : — Je mourrai dans trois heures. Vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites bien de venir regarder un homme qui va mourir. -Il est bon que ce moment-là ait des témoins. -On a des manies ; j’aurais voulu aller jusqu’à l’aube. -Mais je sais que j’en ai à peine pour trois heures. +Il est bon que ce moment-là ait des témoins. +On a des manies ; j’aurais voulu aller jusqu’à l’aube. +Mais je sais que j’en ai à peine pour trois heures. Au fait, qu’importe ! Finir est une affaire simple. On n’a pas besoin du matin pour cela. -Je mourrai à la belle étoile. -Le vieillard se tourna vers le pâtre. +Je mourrai à la belle étoile. +Le vieillard se tourna vers le pâtre. Toi, va te coucher. -Tu as veillé l’autre nuit, tu es fatigué. +Tu as veillé l’autre nuit, tu es fatigué. L’enfant rentra dans la cabane. Les deux sommeils peuvent faire bon voisinage. -La révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l’époque. -On sentait dans ce vieillard l’homme à l’épreuve. -Si près de sa fin il avait conservé tous les gestes de la santé. +La révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l’époque. +On sentait dans ce vieillard l’homme à l’épreuve. +Si près de sa fin il avait conservé tous les gestes de la santé. G. semblait mourir parce qu’il le voulait bien. -Il y avait de la liberté dans son agonie. -Les jambes seulement étaient immobiles. -Les ténèbres le tenaient par là. -Une pierre était là. -L’évêque s’y assit. +Il y avait de la liberté dans son agonie. +Les jambes seulement étaient immobiles. +Les ténèbres le tenaient par là. +Une pierre était là. +L’évêque s’y assit. L’exorde fut ex abrupto. -Je vous félicite, dit-il du ton dont on réprimande. -Vous n’avez toujours pas voté la mort du roi. -Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer caché dans ce mot : toujours. +Je vous félicite, dit-il du ton dont on réprimande. +Vous n’avez toujours pas voté la mort du roi. +Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer caché dans ce mot : toujours. Tout sourire avait disparu de sa face. -Ne me félicitez pas trop, monsieur ; j’ai voté la fin du tyran. -C’est l’accent austère en présence de l’accent sévère. -Que voulez-vous dire ? reprit l’évêque. +Ne me félicitez pas trop, monsieur ; j’ai voté la fin du tyran. +C’est l’accent austère en présence de l’accent sévère. +Que voulez-vous dire ? reprit l’évêque. Je veux dire que l’homme a un tyran, l’ignorance. -J’ai voté la fin de ce tyran-là. -L’homme ne doit être gouverné que par la science. -Et la conscience, ajouta l’évêque. -C’est la même chose. -La conscience, c’est la quantité de science innée que nous avons en nous. -Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné, ce langage très nouveau pour lui. -Le conventionnel poursuivit : — Quant à Louis 16, j’ai dit non. -J’ai voté la fin du tyran. -En votant la république, j’ai voté cela. -J’ai voté la fraternité, la concorde, l’aurore ! -J’ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs. -Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. -Joie mêlée, dit l’évêque. -Détruire les abus, cela ne suffit pas ; il faut modifier les mœurs. +J’ai voté la fin de ce tyran-là. +L’homme ne doit être gouverné que par la science. +Et la conscience, ajouta l’évêque. +C’est la même chose. +La conscience, c’est la quantité de science innée que nous avons en nous. +Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné, ce langage très nouveau pour lui. +Le conventionnel poursuivit : — Quant à Louis 16, j’ai dit non. +J’ai voté la fin du tyran. +En votant la république, j’ai voté cela. +J’ai voté la fraternité, la concorde, l’aurore ! +J’ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs. +Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. +Joie mêlée, dit l’évêque. +Détruire les abus, cela ne suffit pas ; il faut modifier les mœurs. Le moulin n’y est plus, le vent y est encore. -Démolir peut être utile ; mais je me défie d’une démolition compliquée de colère. -Incomplète, soit, mais sublime. -Elle a été bonne. -La révolution française, c’est le sacre de l’humanité. -L’évêque ne put s’empêcher de murmurer : — Oui ? quatre-vingt-treize ! -J’attendais ce mot-là. -Un nuage s’est formé pendant quinze cents ans. -Au bout de quinze siècles, il a crevé. -Vous faites le procès au coup de tonnerre. +Démolir peut être utile ; mais je me défie d’une démolition compliquée de colère. +Incomplète, soit, mais sublime. +Elle a été bonne. +La révolution française, c’est le sacre de l’humanité. +L’évêque ne put s’empêcher de murmurer : — Oui ? quatre-vingt-treize ! +J’attendais ce mot-là. +Un nuage s’est formé pendant quinze cents ans. +Au bout de quinze siècles, il a crevé. +Vous faites le procès au coup de tonnerre. Pourtant il fit bonne contenance. Un coup de tonnerre ne doit pas se tromper. Et il ajouta en regardant fixement le conventionnel : — Louis 17 ? Sur qui pleurez-vous ? Est-ce sur l’enfant innocent ? alors soit. Je pleure avec vous. -Est-ce sur l’enfant royal ? je demande à réfléchir. -Louis 15 ? pour lequel des deux réclamez-vous ? +Est-ce sur l’enfant royal ? je demande à réfléchir. +Louis 15 ? pour lequel des deux réclamez-vous ? Il y eut un moment de silence. Christ les aimait, lui. -Il prenait une verge et il époussetait le temple. -Son fouet plein d’éclairs était un rude diseur de vérités. -Quand il s’écriait : Sinite parvulos... il ne distinguait pas entre les petits enfants. -L’innocence n’a que faire d’être altesse. -Elle est aussi auguste déguenillée que fleurdelysée. -C’est vrai, dit l’évêque à voix basse. -J’insiste, continua le conventionnel G. Vous m’avez nommé Louis -Je pleure sur tous, dit l’évêque. +Il prenait une verge et il époussetait le temple. +Son fouet plein d’éclairs était un rude diseur de vérités. +Quand il s’écriait : Sinite parvulos... il ne distinguait pas entre les petits enfants. +L’innocence n’a que faire d’être altesse. +Elle est aussi auguste déguenillée que fleurdelysée. +C’est vrai, dit l’évêque à voix basse. +J’insiste, continua le conventionnel G. Vous m’avez nommé Louis +Je pleure sur tous, dit l’évêque. Il y a plus longtemps qu’il souffre. Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit. @@ -809,1457 +809,1457 @@ Ce fut presque une explosion. Oui, monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre. Je ne vous connais pas, moi. Je ne vous connais pas, vous dis-je. -En somme, je vous répète ma question. -À qui est-ce que je parle ? -L’évêque baissa la tête et répondit : — Vermis sum. +En somme, je vous répète ma question. +À qui est-ce que je parle ? +L’évêque baissa la tête et répondit : — Vermis sum. Un ver de terre en carrosse ! grommela le conventionnel. -L’évêque reprit avec douceur : — Monsieur, soit. -Le conventionnel passa la main sur son front comme pour en écarter un nuage. -Avant de vous répondre, dit-il, je vous prie de me pardonner. +L’évêque reprit avec douceur : — Monsieur, soit. +Le conventionnel passa la main sur son front comme pour en écarter un nuage. +Avant de vous répondre, dit-il, je vous prie de me pardonner. Je viens d’avoir un tort, monsieur. -Vous êtes chez moi, vous êtes mon hôte. +Vous êtes chez moi, vous êtes mon hôte. Je vous dois courtoisie. -Vous discutez mes idées, il sied que je me borne à combattre vos raisonnements. +Vous discutez mes idées, il sied que je me borne à combattre vos raisonnements. Je vous promets de ne plus en user. -Je vous remercie, dit l’évêque. -G. reprit : — Revenons à l’explication que vous me demandiez. -Où en étions-nous ? -Que me disiez-vous ? que quatre-vingt-treize a été inexorable ? -Inexorable, oui, dit l’évêque. -Que pensez-vous de Marat battant des mains à la guillotine ? +Je vous remercie, dit l’évêque. +G. reprit : — Revenons à l’explication que vous me demandiez. +Où en étions-nous ? +Que me disiez-vous ? que quatre-vingt-treize a été inexorable ? +Inexorable, oui, dit l’évêque. +Que pensez-vous de Marat battant des mains à la guillotine ? Que pensez-vous de Bossuet chantant le Te Deum sur les dragonnades ? -Il continua : — Disons encore quelques mots çà et là, je veux bien. +Il continua : — Disons encore quelques mots çà et là, je veux bien. Vous le trouvez inexorable, mais toute la monarchie, monsieur ? -Carrier est un bandit ; mais quel nom donnez-vous à Montrevel ? -Fouquier-Tinville est un gueux ; mais quel est votre avis sur Lamoignon-Bâville ? -Maillard est affreux, mais Saulx-Tavannes, s’il vous plaît ? -Le père Duchêne est féroce, mais quelle épithète m’accorderez-vous pour le père Letellier ? -Jourdan-Coupe-Tête est un monstre, mais moindre que Monsieur le marquis de Louvois. -Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à une mère ? -Sa colère sera absoute par l’avenir. -Son résultat, c’est le monde meilleur. +Carrier est un bandit ; mais quel nom donnez-vous à Montrevel ? +Fouquier-Tinville est un gueux ; mais quel est votre avis sur Lamoignon-Bâville ? +Maillard est affreux, mais Saulx-Tavannes, s’il vous plaît ? +Le père Duchêne est féroce, mais quelle épithète m’accorderez-vous pour le père Letellier ? +Jourdan-Coupe-Tête est un monstre, mais moindre que Monsieur le marquis de Louvois. +Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à une mère ? +Sa colère sera absoute par l’avenir. +Son résultat, c’est le monde meilleur. De ses coups les plus terribles il sort une caresse pour le genre humain. -Je m’arrête, j’ai trop beau jeu. +Je m’arrête, j’ai trop beau jeu. D’ailleurs je me meurs. Le bien ne peut pas avoir de serviteur impie. -C’est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est athée. -Le vieux représentant du peuple ne répondit pas. +C’est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est athée. +Le vieux représentant du peuple ne répondit pas. Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. -L’évêque eut une sorte d’inexprimable commotion. +L’évêque eut une sorte d’inexprimable commotion. Donc il a un moi. Ce moi de l’infini, c’est Dieu. -Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent. -L’effort l’avait épuisé. -L’instant suprême arrivait. -Ne trouvez-vous pas qu’il serait regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain ? +Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent. +L’effort l’avait épuisé. +L’instant suprême arrivait. +Ne trouvez-vous pas qu’il serait regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain ? Le conventionnel rouvrit les yeux. -Une gravité où il y avait de l’ombre s’empreignit sur son visage. -Je n’étais pas riche ; je suis pauvre. -J’ai secouru les opprimés, j’ai soulagé les souffrants. -J’ai, dans l’occasion, protégé mes propres adversaires, vous autres. -Après quoi j’ai été chassé, traqué, poursuivi, persécuté, noirci, raillé, conspué, maudit, proscrit. +Une gravité où il y avait de l’ombre s’empreignit sur son visage. +Je n’étais pas riche ; je suis pauvre. +J’ai secouru les opprimés, j’ai soulagé les souffrants. +J’ai, dans l’occasion, protégé mes propres adversaires, vous autres. +Après quoi j’ai été chassé, traqué, poursuivi, persécuté, noirci, raillé, conspué, maudit, proscrit. Maintenant, j’ai quatre-vingt-six ans ; je vais mourir. Qu’est-ce que vous venez me demander ? -Votre bénédiction, dit l’évêque. +Votre bénédiction, dit l’évêque. Et il s’agenouilla. -Quand l’évêque releva la tête, la face du conventionnel était devenue auguste. +Quand l’évêque releva la tête, la face du conventionnel était devenue auguste. Il venait d’expirer. -L’évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles pensées. -Il passa toute la nuit en prière. -Il n’y avait évidemment pas de conversion à attendre. -Tous ces révolutionnaires sont relaps. +L’évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles pensées. +Il passa toute la nuit en prière. +Il n’y avait évidemment pas de conversion à attendre. +Tous ces révolutionnaires sont relaps. Alors pourquoi y aller ? -Qu’a-t-il été regarder là ? -Heureusement que ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau. -Remontons donc en arrière de quelques années. -Monsieur Myriel fut du nombre des quatre-vingt-quinze évêques qui s’y rendirent. -Il revint bien vite à Digne. -On le questionna sur ce prompt retour, il répondit : — Je les gênais. +Qu’a-t-il été regarder là ? +Heureusement que ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau. +Remontons donc en arrière de quelques années. +Monsieur Myriel fut du nombre des quatre-vingt-quinze évêques qui s’y rendirent. +Il revint bien vite à Digne. +On le questionna sur ce prompt retour, il répondit : — Je les gênais. L’air du dehors leur venait par moi. Je leur faisais l’effet d’une porte ouverte. -Une autre fois il dit : — Que voulez-vous ? ces messeigneurs-là sont des princes. -Moi, je ne suis qu’un pauvre évêque paysan. -Le fait est qu’il avait déplu. -Ce doit être bien importun ! +Une autre fois il dit : — Que voulez-vous ? ces messeigneurs-là sont des princes. +Moi, je ne suis qu’un pauvre évêque paysan. +Le fait est qu’il avait déplu. +Ce doit être bien importun ! Cette haine impliquerait la haine des arts. -Il semble révéler des habitudes peu réellement charitables. -Un prêtre opulent est un contre-sens. -Le prêtre doit se tenir près des pauvres. -C’était là sans doute ce que pensait Monsieur l’évêque de Digne. -Il écrivait assez souvent à tous les deux. -Certes, un pareil homme eût mérité de n’avoir pas d’opinions politiques. -Le dénonciateur du succès est le seul légitime justicier de la chute. -C’était un prêtre, un sage, et un homme. -Plutôt mourir, disait-il, que de porter sur mon cœur les trois crapauds ! +Il semble révéler des habitudes peu réellement charitables. +Un prêtre opulent est un contre-sens. +Le prêtre doit se tenir près des pauvres. +C’était là sans doute ce que pensait Monsieur l’évêque de Digne. +Il écrivait assez souvent à tous les deux. +Certes, un pareil homme eût mérité de n’avoir pas d’opinions politiques. +Le dénonciateur du succès est le seul légitime justicier de la chute. +C’était un prêtre, un sage, et un homme. +Plutôt mourir, disait-il, que de porter sur mon cœur les trois crapauds ! Il raillait volontiers tout haut Louis -Vieux goutteux à guêtres d’anglais ! +Vieux goutteux à guêtres d’anglais ! disait-il, qu’il s’en aille en Prusse avec son salsifis ! Il en fit tant qu’il perdit sa place. -Le voilà sans pain sur le pavé avec femme et enfants. -Toute carrière a ses aspirants qui font cortège aux arrivés. +Le voilà sans pain sur le pavé avec femme et enfants. +Toute carrière a ses aspirants qui font cortège aux arrivés. Pas une puissance qui n’ait son entourage. Pas une fortune qui n’ait sa cour. -Les chercheurs d’avenir tourbillonnent autour du présent splendide. -Toute métropole a son état-major. -Agréer à un évêque, c’est le pied à l’étrier pour un sous-diacre. -Il faut bien faire son chemin ; l’apostolat ne dédaigne pas le canonicat. +Les chercheurs d’avenir tourbillonnent autour du présent splendide. +Toute métropole a son état-major. +Agréer à un évêque, c’est le pied à l’étrier pour un sous-diacre. +Il faut bien faire son chemin ; l’apostolat ne dédaigne pas le canonicat. Heureux qui les approche ! Leur rayonnement empourpre leur suite. -Leur prospérité s’émiette sur la cantonade en bonnes petites promotions. -Plus grand diocèse au patron, plus grosse cure au favori. -Et puis Rome est là. -Toute calotte peut rêver la tiare. -Aussi quelle pépinière d’aspirations qu’un séminaire ! -Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n’était pas compté parmi les grosses mitres. -Cela était visible à l’absence complète de jeunes prêtres autour de lui. -On a vu qu’à Paris « il n’avait pas pris ». -Pas un avenir ne songeait à se greffer sur ce vieillard solitaire. -Pas une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir à son ombre. -Car enfin, nous le répétons, on veut être poussé. -De là l’isolement de monseigneur Bienvenu. -Nous vivons dans une société sombre. -Réussir, voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb. -Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. -Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. -Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. -Le succès, ce ménechme du talent, a une dupe, l’histoire. -Juvénal et Tacite seuls en bougonnent. -Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. -Qui triomphe est vénéré. -Naissez coiffé, tout est là. +Leur prospérité s’émiette sur la cantonade en bonnes petites promotions. +Plus grand diocèse au patron, plus grosse cure au favori. +Et puis Rome est là. +Toute calotte peut rêver la tiare. +Aussi quelle pépinière d’aspirations qu’un séminaire ! +Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n’était pas compté parmi les grosses mitres. +Cela était visible à l’absence complète de jeunes prêtres autour de lui. +On a vu qu’à Paris « il n’avait pas pris ». +Pas un avenir ne songeait à se greffer sur ce vieillard solitaire. +Pas une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir à son ombre. +Car enfin, nous le répétons, on veut être poussé. +De là l’isolement de monseigneur Bienvenu. +Nous vivons dans une société sombre. +Réussir, voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb. +Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. +Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. +Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. +Le succès, ce ménechme du talent, a une dupe, l’histoire. +Juvénal et Tacite seuls en bougonnent. +Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. +Qui triomphe est vénéré. +Naissez coiffé, tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ; soyez heureux, on vous croira grand. -Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvu qu’on soit le parvenu. -Devant une telle âme, nous ne nous sentons en humeur que de respect. -La conscience du juste doit être crue sur parole. -Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystère-là ? +Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvu qu’on soit le parvenu. +Devant une telle âme, nous ne nous sentons en humeur que de respect. +La conscience du juste doit être crue sur parole. +Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystère-là ? Aucune pourriture n’est possible au diamant. Il croyait le plus qu’il pouvait. -Credo in Patrem, s’écriait-il souvent. -Qu’était-ce que cet excès d’amour ? -Il vivait sans dédain. -Il était indulgent pour la création de Dieu. -Il en était ému, presque attendri. -Il semblait par moments demander à Dieu des commutations. -Cette rêverie faisait parfois sortir de lui des mots étranges. -Sa sœur l’entendit qui disait : — Pauvre bête ! ce n’est pas sa faute. -Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presque divins de la bonté ? +Credo in Patrem, s’écriait-il souvent. +Qu’était-ce que cet excès d’amour ? +Il vivait sans dédain. +Il était indulgent pour la création de Dieu. +Il en était ému, presque attendri. +Il semblait par moments demander à Dieu des commutations. +Cette rêverie faisait parfois sortir de lui des mots étranges. +Sa sœur l’entendit qui disait : — Pauvre bête ! ce n’est pas sa faute. +Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presque divins de la bonté ? Ainsi vivait cet homme juste. -Ces creusements-là sont ineffaçables ; ces formations-là sont indestructibles. -C’était, on s’en souvient, l’effet qu’il avait fait à Napoléon. -Mystérieux échanges des gouffres de l’âme avec les gouffres de l’univers ! -Il n’étudiait pas Dieu ; il s’en éblouissait. -N’est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au delà ? -Un petit jardin pour se promener, et l’immensité pour rêver. -Ce qui éclairait cet homme, c’était le cœur. -Sa sagesse était faite de la lumière qui vient de là. -Point de systèmes, beaucoup d’œuvres. -L’apôtre peut être hardi, mais l’évêque doit être timide. -Malheur à qui y pénètre ! -Leur prière offre audacieusement la discussion. -La méditation humaine n’a point de limite. -À ses risques et périls, elle analyse et creuse son propre éblouissement. -Lui, il prenait le sentier qui abrège, l’évangile. -Cette âme humble aimait, voilà tout. -Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. -L’universelle misère était sa mine. -La douleur partout n’était qu’une occasion de bonté toujours. -Votre Aimez-vous les uns les autres est une bêtise. — Eh bien ! -Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plus misérable. +Ces creusements-là sont ineffaçables ; ces formations-là sont indestructibles. +C’était, on s’en souvient, l’effet qu’il avait fait à Napoléon. +Mystérieux échanges des gouffres de l’âme avec les gouffres de l’univers ! +Il n’étudiait pas Dieu ; il s’en éblouissait. +N’est-ce pas là tout, en effet, et que désirer au delà ? +Un petit jardin pour se promener, et l’immensité pour rêver. +Ce qui éclairait cet homme, c’était le cœur. +Sa sagesse était faite de la lumière qui vient de là. +Point de systèmes, beaucoup d’œuvres. +L’apôtre peut être hardi, mais l’évêque doit être timide. +Malheur à qui y pénètre ! +Leur prière offre audacieusement la discussion. +La méditation humaine n’a point de limite. +À ses risques et périls, elle analyse et creuse son propre éblouissement. +Lui, il prenait le sentier qui abrège, l’évangile. +Cette âme humble aimait, voilà tout. +Il se penchait sur ce qui gémit et sur ce qui expie. +L’universelle misère était sa mine. +La douleur partout n’était qu’une occasion de bonté toujours. +Votre Aimez-vous les uns les autres est une bêtise. — Eh bien ! +Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plus misérable. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Personne ne le connaissait. -Ce n’était évidemment qu’un passant. -D’où venait-il ? -Des bords de la mer peut-être. -Cet homme avait dû marcher tout le jour. -Il paraissait très fatigué. -Il y entra, puis sortit un quart d’heure après. -L’homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme. -L’homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays. +Ce n’était évidemment qu’un passant. +D’où venait-il ? +Des bords de la mer peut-être. +Cet homme avait dû marcher tout le jour. +Il paraissait très fatigué. +Il y entra, puis sortit un quart d’heure après. +L’homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme. +L’homme se dirigea vers cette auberge, qui était la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelle s’ouvrait de plain-pied sur la rue. -Tous les fourneaux étaient allumés ; un grand feu flambait gaîment dans la cheminée. -Quiconque a voyagé sait que personne ne fait meilleure chère que les rouliers. +Tous les fourneaux étaient allumés ; un grand feu flambait gaîment dans la cheminée. +Quiconque a voyagé sait que personne ne fait meilleure chère que les rouliers. Manger et coucher, dit l’homme. -Rien de plus facile, reprit l’hôte. -En ce cas on est à vous, dit l’hôte. +Rien de plus facile, reprit l’hôte. +En ce cas on est à vous, dit l’hôte. Digne est dans la montagne. -Les soirées d’octobre y sont froides. -Cependant, tout en allant et venant, l’homme considérait le voyageur. -Dîne-t-on bientôt ? dit l’homme. -Tout à l’heure, dit l’hôte. +Les soirées d’octobre y sont froides. +Cependant, tout en allant et venant, l’homme considérait le voyageur. +Dîne-t-on bientôt ? dit l’homme. +Tout à l’heure, dit l’hôte. Le voyageur n’avait rien vu de tout cela. -Il demanda encore une fois : — Dîne-t-on bientôt ? -Tout à l’heure, dit l’hôte. +Il demanda encore une fois : — Dîne-t-on bientôt ? +Tout à l’heure, dit l’hôte. Il rapportait le papier. -L’hôte le déplia avec empressement, comme quelqu’un qui attend une réponse. -Il parut lire attentivement, puis hocha la tête, et resta un moment pensif. -L’homme se dressa à demi sur son séant. +L’hôte le déplia avec empressement, comme quelqu’un qui attend une réponse. +Il parut lire attentivement, puis hocha la tête, et resta un moment pensif. +L’homme se dressa à demi sur son séant. Avez-vous peur que je ne paye pas ? Voulez-vous que je paye d’avance ? J’ai de l’argent, vous dis-je. Ce n’est pas cela. Vous avez de l’argent... Oui, dit l’homme. -Et moi, dit l’hôte, je n’ai pas de chambre. -L’homme reprit tranquillement : — Mettez-moi à l’écurie. +Et moi, dit l’hôte, je n’ai pas de chambre. +L’homme reprit tranquillement : — Mettez-moi à l’écurie. Les chevaux prennent toute la place. Eh bien, repartit l’homme, un coin dans le grenier. Une botte de paille. -Nous verrons cela après dîner. -Je ne puis vous donner à dîner. -Cette déclaration, faite d’un ton mesuré, mais ferme, parut grave à l’étranger. +Nous verrons cela après dîner. +Je ne puis vous donner à dîner. +Cette déclaration, faite d’un ton mesuré, mais ferme, parut grave à l’étranger. Ah bah ! mais je meurs de faim, moi. -J’ai marché dès le soleil levé. +J’ai marché dès le soleil levé. J’ai fait douze lieues. -Je n’ai rien, dit l’hôte. -L’homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux. +Je n’ai rien, dit l’hôte. +L’homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux. Rien ! et tout cela ? Tout cela m’est retenu. Par ces messieurs les rouliers. -Il y a là à manger pour vingt. -Ils ont tout retenu et tout payé d’avance. +Il y a là à manger pour vingt. +Ils ont tout retenu et tout payé d’avance. Voulez-vous que je vous dise votre nom ? Vous vous appelez Jean Valjean. -Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous êtes ? +Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous êtes ? L’homme y jeta un regard. Il prit la grande rue. Il ne se retourna pas une seule fois. Il ne vit rien de tout cela. -Les gens accablés ne regardent pas derrière eux. +Les gens accablés ne regardent pas derrière eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit. -Tout à coup il sentit vivement la faim. -Il regarda autour de lui pour voir s’il ne découvrirait pas quelque gîte. +Tout à coup il sentit vivement la faim. +Il regarda autour de lui pour voir s’il ne découvrirait pas quelque gîte. Quelques hommes y buvaient. -L’hôte se chauffait. -La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochée à la crémaillère. +L’hôte se chauffait. +La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochée à la crémaillère. Le voyageur n’osa pas entrer par la porte de la rue. -Qui va là ? dit le maître. +Qui va là ? dit le maître. Quelqu’un qui voudrait souper et coucher. Ici on soupe et on couche. -Tous les gens qui buvaient se retournèrent. -La lampe l’éclairait d’un côté, le feu de l’autre. -On l’examina quelque temps pendant qu’il défaisait son sac. -L’hôte lui dit : — Voilà du feu. +Tous les gens qui buvaient se retournèrent. +La lampe l’éclairait d’un côté, le feu de l’autre. +On l’examina quelque temps pendant qu’il défaisait son sac. +L’hôte lui dit : — Voilà du feu. Le souper cuit dans la marmite. Venez vous chauffer, camarade. -Il alla s’asseoir près de l’âtre. -C’était d’ailleurs un profil ferme, énergique et triste. +Il alla s’asseoir près de l’âtre. +C’était d’ailleurs un profil ferme, énergique et triste. L’œil luisait sous les sourcils comme un feu sous une broussaille. Il fit de sa place au cabaretier un signe imperceptible. -Le cabaretier vint à lui. -Ils échangèrent quelques paroles à voix basse. -L’homme était retombé dans ses réflexions. -L’étranger se retourna et répondit avec douceur. -On m’a renvoyé de l’autre auberge. +Le cabaretier vint à lui. +Ils échangèrent quelques paroles à voix basse. +L’homme était retombé dans ses réflexions. +L’étranger se retourna et répondit avec douceur. +On m’a renvoyé de l’autre auberge. Et l’on te chasse de celle-ci. -Où voulez-vous que j’aille ? -L’homme prit son bâton et son sac, et s’en alla. +Où voulez-vous que j’aille ? +L’homme prit son bâton et son sac, et s’en alla. Il passa devant la prison. -À la porte pendait une chaîne de fer attachée à une cloche. +À la porte pendait une chaîne de fer attachée à une cloche. Un guichet s’ouvrit. -Une voix répondit : — Une prison n’est pas une auberge. -Faites-vous arrêter, on vous ouvrira. +Une voix répondit : — Une prison n’est pas une auberge. +Faites-vous arrêter, on vous ouvrira. Le guichet se referma. -Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. -Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui égaye la rue. +Il entra dans une petite rue où il y a beaucoup de jardins. +Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui égaye la rue. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. -Une table était servie au milieu de la chambre. -Près de lui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. -Le père riait, l’enfant riait, la mère souriait. -L’étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant. +Une table était servie au milieu de la chambre. +Près de lui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. +Le père riait, l’enfant riait, la mère souriait. +L’étranger resta un moment rêveur devant ce spectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui ? -Lui seul eût pu le dire. -Il frappa au carreau un petit coup très faible. +Lui seul eût pu le dire. +Il frappa au carreau un petit coup très faible. On n’entendit pas. Il frappa un second coup. Il entendit la femme qui disait : — Mon homme, il me semble qu’on frappe. -Non, répondit le mari. -Il frappa un troisième coup. -C’était un homme de haute taille, demi-paysan, demi artisan. -Qui êtes-vous ? demanda le maître du logis. -L’homme répondit : — J’arrive de Puy-Moisson. -J’ai marché toute la journée. +Non, répondit le mari. +Il frappa un troisième coup. +C’était un homme de haute taille, demi-paysan, demi artisan. +Qui êtes-vous ? demanda le maître du logis. +L’homme répondit : — J’arrive de Puy-Moisson. +J’ai marché toute la journée. J’ai fait douze lieues. -Mais pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge ? +Mais pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge ? Il n’y a pas de place. -Ce n’est pas jour de foire ni de marché. -Êtes-vous allé chez Labarre ? -Êtes-vous allé chez chose, de la rue de Chaffaut ? -L’embarras de l’étranger croissait. -Il balbutia : — Il ne m’a pas reçu non plus. -Par grâce, reprit l’homme, un verre d’eau. +Ce n’est pas jour de foire ni de marché. +Êtes-vous allé chez Labarre ? +Êtes-vous allé chez chose, de la rue de Chaffaut ? +L’embarras de l’étranger croissait. +Il balbutia : — Il ne m’a pas reçu non plus. +Par grâce, reprit l’homme, un verre d’eau. Un coup de fusil ! dit le paysan. La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. -Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le jardin. -Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés la nuit. -Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. +Il franchit résolument une barrière de bois et se trouva dans le jardin. +Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupés la nuit. +Il se coucha à plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. En ce moment, un grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. -C’était la niche d’un chien. -Bientôt il se releva et se remit à marcher. -Il chemina ainsi quelque temps, la tête toujours baissée. -Tout cet ensemble était hideux, petit, lugubre et borné. -Il y a des instants où la nature semble hostile. +C’était la niche d’un chien. +Bientôt il se releva et se remit à marcher. +Il chemina ainsi quelque temps, la tête toujours baissée. +Tout cet ensemble était hideux, petit, lugubre et borné. +Il y a des instants où la nature semble hostile. Il revint sur ses pas. -Les portes de Digne étaient fermées. -Il passa par une brèche et rentra dans la ville. -Il pouvait être huit heures du soir. -Comme il ne connaissait pas les rues, il recommença sa promenade à l’aventure. -Il parvint ainsi à la préfecture, puis au séminaire. +Les portes de Digne étaient fermées. +Il passa par une brèche et rentra dans la ville. +Il pouvait être huit heures du soir. +Comme il ne connaissait pas les rues, il recommença sa promenade à l’aventure. +Il parvint ainsi à la préfecture, puis au séminaire. Il y a au coin de cette place une imprimerie. -Une vieille femme sortait de l’église en ce moment. -Elle vit cet homme étendu dans l’ombre. — Que faites-vous là, mon ami ? dit-elle. -Il répondit durement et avec colère : — Vous le voyez, bonne femme, je me couche. -Vous avez été soldat ? -Pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge ? +Une vieille femme sortait de l’église en ce moment. +Elle vit cet homme étendu dans l’ombre. — Que faites-vous là, mon ami ? dit-elle. +Il répondit durement et avec colère : — Vous le voyez, bonne femme, je me couche. +Vous avez été soldat ? +Pourquoi n’allez-vous pas à l’auberge ? Parce que je n’ai pas d’argent. -Hélas, dit madame de R., je n’ai dans ma bourse que quatre sous. +Hélas, dit madame de R., je n’ai dans ma bourse que quatre sous. L’homme prit les quatre sous. -Avez-vous essayé pourtant ? +Avez-vous essayé pourtant ? Il est impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez sans doute froid et faim. -On aurait pu vous loger par charité. -J’ai frappé à toutes les portes. -Partout on m’a chassé. -Vous avez, reprit-elle, frappé à toutes les portes ? -Avez-vous frappé à celle-là ? +On aurait pu vous loger par charité. +J’ai frappé à toutes les portes. +Partout on m’a chassé. +Vous avez, reprit-elle, frappé à toutes les portes ? +Avez-vous frappé à celle-là ? Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a quatre. Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert. Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle Baptistine. -Une lampe était sur la table ; la table était près de la cheminée. -Un assez bon feu était allumé. -Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisée dite à l’enfant. -Mademoiselle Baptistine ne parlait même pas. -Elle se bornait à obéir et à complaire. +Une lampe était sur la table ; la table était près de la cheminée. +Un assez bon feu était allumé. +Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisée dite à l’enfant. +Mademoiselle Baptistine ne parlait même pas. +Elle se bornait à obéir et à complaire. Pauvre sainte fille ! doux souvenir disparu ! -Au moment où Monsieur l’évêque entra, madame Magloire parlait avec quelque vivacité. -Il s’agissait du loquet de la porte d’entrée. -J’en ai entendu vaguement quelque chose, répondit l’évêque. +Au moment où Monsieur l’évêque entra, madame Magloire parlait avec quelque vivacité. +Il s’agissait du loquet de la porte d’entrée. +J’en ai entendu vaguement quelque chose, répondit l’évêque. Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? Nous sommes donc dans quelque gros danger ? Un homme de sac et de corde avec une figure terrible. -Vraiment ? dit l’évêque. +Vraiment ? dit l’évêque. C’est comme cela. Il y aura quelque malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde le dit. -Avec cela que la police est si mal faite (répétition utile). -Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi... +Avec cela que la police est si mal faite (répétition utile). +Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilà dit comme moi... Moi, interrompit la sœur, je ne dis rien. -Ce que mon frère fait est bien fait. -En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent. -Entrez, dit l’évêque. +Ce que mon frère fait est bien fait. +En ce moment, on frappa à la porte un coup assez violent. +Entrez, dit l’évêque. La porte s’ouvrit. -Cet homme, nous le connaissons déjà. -Il entra, fit un pas et s’arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. -Le feu de la cheminée l’éclairait. -C’était une sinistre apparition. -Madame Magloire n’eut pas même la force de jeter un cri. -Elle tressaillit, et resta béante. -L’évêque fixait sur l’homme un œil tranquille. +Cet homme, nous le connaissons déjà. +Il entra, fit un pas et s’arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. +Le feu de la cheminée l’éclairait. +C’était une sinistre apparition. +Madame Magloire n’eut pas même la force de jeter un cri. +Elle tressaillit, et resta béante. +L’évêque fixait sur l’homme un œil tranquille. Je m’appelle Jean Valjean. -Je suis un galérien. -J’ai passé dix-neuf ans au bagne. +Je suis un galérien. +J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Quatre jours que je marche depuis Toulon. -Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. -J’ai été à une autre auberge. +Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. +J’ai été à une autre auberge. On m’a dit : Va-t-en ! Chez l’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. -J’ai été à la prison, le guichetier n’a pas ouvert. -J’ai été dans la niche d’un chien. -On aurait dit qu’il savait qui j’étais. -Je m’en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. -Il n’y avait pas d’étoile. -Qu’est-ce que c’est ici ? êtes-vous une auberge ? +J’ai été à la prison, le guichetier n’a pas ouvert. +J’ai été dans la niche d’un chien. +On aurait dit qu’il savait qui j’étais. +Je m’en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. +Il n’y avait pas d’étoile. +Qu’est-ce que c’est ici ? êtes-vous une auberge ? J’ai de l’argent. Qu’est-ce que cela me fait ? J’ai de l’argent. -Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j’ai bien faim. +Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j’ai bien faim. Voulez-vous que je reste ? -Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus. -Je suis un galérien. +Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus. +Je suis un galérien. Jaune, comme vous voyez. -Cela sert à me faire chasser de partout où je vais. +Cela sert à me faire chasser de partout où je vais. Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. -Il y a une école pour ceux qui veulent. +Il y a une école pour ceux qui veulent. Cinq ans pour vol avec effraction. -Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. -Cet homme est très dangereux. -Tout le monde m’a jeté dehors. +Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. +Cet homme est très dangereux. +Tout le monde m’a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous ? Est-ce une auberge ? -Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? -Avez-vous une écurie ? -Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l’obéissance des deux femmes. -Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. -L’évêque se tourna vers l’homme. -Ici l’homme comprit tout à fait. +Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? +Avez-vous une écurie ? +Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l’obéissance des deux femmes. +Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. +L’évêque se tourna vers l’homme. +Ici l’homme comprit tout à fait. Vous m’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez pas ? Va-t’en, chien ! qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suis. -Oh ! la brave femme qui m’a enseigné ici ! +Oh ! la brave femme qui m’a enseigné ici ! Un lit avec des matelas et des draps ! comme tout le monde ! Vous voulez bien que je ne m’en aille pas ! -Vous êtes de dignes gens ! +Vous êtes de dignes gens ! D’ailleurs j’ai de l’argent. Je payerai tout ce qu’on voudra. -Vous êtes un brave homme. -Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas ? -Je suis, dit l’évêque, un prêtre qui demeure ici. -Un prêtre ! reprit l’homme. -Oh ! un brave homme de prêtre ! +Vous êtes un brave homme. +Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas ? +Je suis, dit l’évêque, un prêtre qui demeure ici. +Un prêtre ! reprit l’homme. +Oh ! un brave homme de prêtre ! Alors vous ne me demandez pas d’argent ? -Le curé, n’est-ce pas ? le curé de cette grande église ? -Mademoiselle Baptistine le considérait avec douceur. -Il continua : — Vous êtes humain, monsieur le curé. -Vous n’avez pas de mépris. -C’est bien bon un bon prêtre. +Le curé, n’est-ce pas ? le curé de cette grande église ? +Mademoiselle Baptistine le considérait avec douceur. +Il continua : — Vous êtes humain, monsieur le curé. +Vous n’avez pas de mépris. +C’est bien bon un bon prêtre. Alors vous n’avez pas besoin que je paye ? -Non, dit l’évêque, gardez votre argent. +Non, dit l’évêque, gardez votre argent. Combien avez-vous ? ne m’avez-vous pas dit cent neuf francs ? Quinze sous, ajouta l’homme. Cent neuf francs quinze sous. -Et combien de temps avez-vous mis à gagner cela ? -L’évêque soupira profondément. +Et combien de temps avez-vous mis à gagner cela ? +L’évêque soupira profondément. L’homme poursuivit : — J’ai encore tout mon argent. -Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne. -Et puis un jour j’ai vu un évêque. +Puisque vous êtes abbé, je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne. +Et puis un jour j’ai vu un évêque. Monseigneur qu’on appelle. -C’était l’évêque de la Majore, à Marseille. -C’est le curé qui est sur les curés. +C’était l’évêque de la Majore, à Marseille. +C’est le curé qui est sur les curés. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous ne voyions pas bien. -Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n’entendions pas. -Voilà ce que c’est qu’un évêque. +Il a parlé, mais il était trop au fond, nous n’entendions pas. +Voilà ce que c’est qu’un évêque. Elle apportait un couvert qu’elle mit sur la table. Vous devez avoir froid, monsieur ? -L’ignominie a soif de considération. -Voici, reprit l’évêque, une lampe qui éclaire bien mal. -Monsieur le curé, dit l’homme, vous êtes bon. -Vous ne me méprisez pas. +L’ignominie a soif de considération. +Voici, reprit l’évêque, une lampe qui éclaire bien mal. +Monsieur le curé, dit l’homme, vous êtes bon. +Vous ne me méprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. -Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. +Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. Vous souffrez, vous avez faim et soif ; soyez le bienvenu. -Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. -Tout ce qui est ici est à vous. +Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. +Tout ce qui est ici est à vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ? -L’homme ouvrit des yeux étonnés. +L’homme ouvrit des yeux étonnés. Vrai ? vous saviez comment je m’appelle ? -Oui, répondit l’évêque, vous vous appelez mon frère. -L’évêque le regarda et lui dit : — Vous avez bien souffert ? -La double chaîne pour rien. +Oui, répondit l’évêque, vous vous appelez mon frère. +L’évêque le regarda et lui dit : — Vous avez bien souffert ? +La double chaîne pour rien. Le cachot pour un mot. -Même malade au lit, la chaîne. -Les chiens, les chiens eux-mêmes sont plus heureux ! +Même malade au lit, la chaîne. +Les chiens, les chiens eux-mêmes sont plus heureux ! J’en ai quarante-six. -À présent, le passe-port jaune ! -Oui, reprit l’évêque, vous sortez d’un lieu de tristesse. +À présent, le passe-port jaune ! +Oui, reprit l’évêque, vous sortez d’un lieu de tristesse. Cependant madame Magloire avait servi le souper. -Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, prit place à sa gauche. -L’évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son habitude. -L’homme se mit à manger avidement. -Madame Magloire en effet n’avait mis que les trois couverts absolument nécessaires. -Cet homme ne faisait aucune attention à personne. -Il mangeait avec une voracité d’affamé. -Entre nous, l’observation m’a un peu choquée. -Mon frère a répondu : « — Ils ont plus de fatigue que moi. +Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, prit place à sa gauche. +L’évêque dit le bénédicité, puis servit lui-même la soupe, selon son habitude. +L’homme se mit à manger avidement. +Madame Magloire en effet n’avait mis que les trois couverts absolument nécessaires. +Cet homme ne faisait aucune attention à personne. +Il mangeait avec une voracité d’affamé. +Entre nous, l’observation m’a un peu choquée. +Mon frère a répondu : « — Ils ont plus de fatigue que moi. Non, a repris cet homme, ils ont plus d’argent. -Vous n’êtes peut-être pas même curé. -Êtes-vous curé seulement ? -Ah ! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez bien être curé. -Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère. +Vous n’êtes peut-être pas même curé. +Êtes-vous curé seulement ? +Ah ! par exemple, si le bon Dieu était juste, vous devriez bien être curé. +Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frère. Je crois bien que c’est comme cela que l’homme a dit. Il fait dur voyager. -Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes. -Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. -J’avais de la bonne volonté. -J’ai trouvé à m’y occuper. -On n’a qu’à choisir. +Si les nuits sont froides, les journées sont chaudes. +Vous allez là, a repris mon frère, dans un bon pays. +J’avais de la bonne volonté. +J’ai trouvé à m’y occuper. +On n’a qu’à choisir. L’homme se ranimait tout en mangeant. -Une chose m’a frappée. -Cet homme était ce que je vous ai dit. -N’est-ce pas là en effet bien entendre la charité ? -Vers la fin, comme nous étions aux figues, on a cogné à la porte. -C’était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. -L’homme pendant ce temps-là ne faisait pas grande attention. -Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. -Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite. +Une chose m’a frappée. +Cet homme était ce que je vous ai dit. +N’est-ce pas là en effet bien entendre la charité ? +Vers la fin, comme nous étions aux figues, on a cogné à la porte. +C’était la mère Gerbaud avec son petit dans ses bras. +L’homme pendant ce temps-là ne faisait pas grande attention. +Il ne parlait plus et paraissait très fatigué. +Madame Magloire a enlevé le couvert bien vite. Les nuits sont glaciales, et cela tient chaud. C’est dommage que cette peau soit vieille ; tout le poil s’en va. L’homme le suivit. -L’évêque installa son hôte dans l’alcôve. -Un lit blanc et frais y était dressé. +L’évêque installa son hôte dans l’alcôve. +Un lit blanc et frais y était dressé. L’homme posa le flambeau sur une petite table. -Allons, dit l’évêque, faites une bonne nuit. -Merci, monsieur l’abbé, dit l’homme. +Allons, dit l’évêque, faites une bonne nuit. +Merci, monsieur l’abbé, dit l’homme. Voulait-il donner un avertissement ou jeter une menace ? -Obéissait-il simplement à une sorte d’impulsion instinctive et obscure pour lui-même ? -Qui est-ce qui vous dit que je n’ai pas assassiné ? -L’évêque répondit : — Cela regarde le bon Dieu. -L’évêque s’agenouilla en passant devant ce rideau et fit une courte prière. -Minuit sonnait comme l’évêque rentrait de son jardin dans son appartement. -Quelques minutes après, tout dormait dans la petite maison. -Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla. -Jean Valjean était d’une pauvre famille de paysans de la Brie. -Dans son enfance, il n’avait pas appris à lire. -Quand il eut l’âge d’homme, il était émondeur à Faverolles. -Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. -Sa mère était morte d’une fièvre de lait mal soignée. -Son père, émondeur comme lui, s’était tué en tombant d’un arbre. -L’aîné des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. -Jean Valjean venait d’atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. -Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal payé. +Obéissait-il simplement à une sorte d’impulsion instinctive et obscure pour lui-même ? +Qui est-ce qui vous dit que je n’ai pas assassiné ? +L’évêque répondit : — Cela regarde le bon Dieu. +L’évêque s’agenouilla en passant devant ce rideau et fit une courte prière. +Minuit sonnait comme l’évêque rentrait de son jardin dans son appartement. +Quelques minutes après, tout dormait dans la petite maison. +Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se réveilla. +Jean Valjean était d’une pauvre famille de paysans de la Brie. +Dans son enfance, il n’avait pas appris à lire. +Quand il eut l’âge d’homme, il était émondeur à Faverolles. +Il avait perdu en très bas âge son père et sa mère. +Sa mère était morte d’une fièvre de lait mal soignée. +Son père, émondeur comme lui, s’était tué en tombant d’un arbre. +L’aîné des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. +Jean Valjean venait d’atteindre, lui, sa vingt-cinquième année. +Sa jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal payé. On ne lui avait jamais connu de « bonne amie » dans le pays. -Il n’avait pas eu le temps d’être amoureux. -Le soir il rentrait fatigué et mangeait sa soupe sans dire un mot. -La mère, si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants. +Il n’avait pas eu le temps d’être amoureux. +Le soir il rentrait fatigué et mangeait sa soupe sans dire un mot. +La mère, si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants. Il faisait ce qu’il pouvait. -Sa sœur travaillait de son côté, mais que faire avec sept petits enfants ? -C’était un triste groupe que la misère enveloppa et étreignit peu à peu. +Sa sœur travaillait de son côté, mais que faire avec sept petits enfants ? +C’était un triste groupe que la misère enveloppa et étreignit peu à peu. Il arriva qu’un hiver fut rude. Jean n’eut pas d’ouvrage. La famille n’eut pas de pain. Le bras saisit un pain et l’emporta. -Le voleur avait jeté le pain, mais il avait encore le bras ensanglanté. -C’était Jean Valjean. +Le voleur avait jeté le pain, mais il avait encore le bras ensanglanté. +C’était Jean Valjean. Ceci se passait en mille sept cent quatre-vingt-quinze. -Il y a contre les braconniers un préjugé légitime. -Le braconnier, de même que le contrebandier, côtoie de fort près le brigand. -Les villes font des hommes féroces, parce qu’elles font des hommes corrompus. -La montagne, la mer, la forêt, font des hommes sauvages. -Elles développent le côté farouche, mais souvent sans détruire le côté humain. -Jean Valjean fut déclaré coupable. -Les termes du code étaient formels. -Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères. -Jean Valjean fit partie de cette chaîne. -Il était assis à terre comme tous les autres. -Il paraissait ne rien comprendre à sa position, sinon qu’elle était horrible. +Il y a contre les braconniers un préjugé légitime. +Le braconnier, de même que le contrebandier, côtoie de fort près le brigand. +Les villes font des hommes féroces, parce qu’elles font des hommes corrompus. +La montagne, la mer, la forêt, font des hommes sauvages. +Elles développent le côté farouche, mais souvent sans détruire le côté humain. +Jean Valjean fut déclaré coupable. +Les termes du code étaient formels. +Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères. +Jean Valjean fit partie de cette chaîne. +Il était assis à terre comme tous les autres. +Il paraissait ne rien comprendre à sa position, sinon qu’elle était horrible. Il partit pour Toulon. -Toulon, il fut revêtu de la casaque rouge. +Toulon, il fut revêtu de la casaque rouge. Que devint la sœur ? que devinrent les sept enfants ? Qui est-ce qui s’occupe de cela ? -Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre scié par le pied ? -C’est toujours la même histoire. -Ils quittèrent le pays. -C’était, je crois, vers la fin de la quatrième année de sa captivité. +Que devient la poignée de feuilles du jeune arbre scié par le pied ? +C’est toujours la même histoire. +Ils quittèrent le pays. +C’était, je crois, vers la fin de la quatrième année de sa captivité. Je ne sais plus par quelle voie ce renseignement lui parvint. Quelqu’un, qui les avait connus au pays, avait vu sa sœur. -Elle était à Paris. -Elle habitait une pauvre rue près de Saint-Sulpice, la rue du Geindre. -Elle n’avait plus avec elle qu’un enfant, un petit garçon, le dernier. -Où étaient les six autres ? -Elle ne le savait peut-être pas elle-même. -À sept heures, l’école ouvrait et il y entrait. -Voilà ce qu’on dit à Jean Valjean. -Ses camarades l’aidèrent comme cela se fait dans ce triste lieu. +Elle était à Paris. +Elle habitait une pauvre rue près de Saint-Sulpice, la rue du Geindre. +Elle n’avait plus avec elle qu’un enfant, un petit garçon, le dernier. +Où étaient les six autres ? +Elle ne le savait peut-être pas elle-même. +À sept heures, l’école ouvrait et il y entrait. +Voilà ce qu’on dit à Jean Valjean. +Ses camarades l’aidèrent comme cela se fait dans ce triste lieu. Le soir du second jour, il fut repris. -Il n’avait ni mangé, ni dormi depuis trente-six heures. -Il avait manqué à l’appel. -La dixième année, son tour revint, il en profita encore. -Il ne réussit pas mieux. +Il n’avait ni mangé, ni dormi depuis trente-six heures. +Il avait manqué à l’appel. +La dixième année, son tour revint, il en profita encore. +Il ne réussit pas mieux. Trois ans pour cette nouvelle tentative. Trois ans pour ces quatre heures. -Place pour une courte parenthèse. -Claude Gueux avait volé un pain ; Jean Valjean avait volé un pain. -Jean Valjean était entré au bagne sanglotant et frémissant ; il en sortit impassible. -Il y était entré désespéré ; il en sortit sombre. -Que s’était-il passé dans cette âme ? +Place pour une courte parenthèse. +Claude Gueux avait volé un pain ; Jean Valjean avait volé un pain. +Jean Valjean était entré au bagne sanglotant et frémissant ; il en sortit impassible. +Il y était entré désespéré ; il en sortit sombre. +Que s’était-il passé dans cette âme ? Essayons de le dire. -La lumière naturelle était allumée en lui. +La lumière naturelle était allumée en lui. Il se constitua tribunal. -Il commença par se juger lui-même. -Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement puni. -Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna. -Il la condamna à sa haine. -Jean Valjean se sentait indigné. -Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal. -Les hommes ne l’avaient touché que pour le meurtrir. -Tout contact avec eux lui avait été un coup. +Il commença par se juger lui-même. +Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement puni. +Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna. +Il la condamna à sa haine. +Jean Valjean se sentait indigné. +Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal. +Les hommes ne l’avaient touché que pour le meurtrir. +Tout contact avec eux lui avait été un coup. Il n’avait d’autre arme que sa haine. -Il fut du nombre des hommes de bonne volonté. -Il sentit que fortifier son intelligence, c’était fortifier sa haine. -Dans certains cas, l’instruction et la lumière peuvent servir de rallonge au mal. -Jean Valjean n’était pas, on l’a vu, d’une nature mauvaise. -Il était encore bon lorsqu’il arriva au bagne. -Ici il est difficile de ne pas méditer un instant. -La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout à fait ? -L’homme créé bon par Dieu peut-il être fait méchant par l’homme ? -Par moments il ne savait pas bien au juste ce qu’il éprouvait. -Il vivait habituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. -L’éclair passé, la nuit retombait, et où était-il ? il ne le savait plus. -Il s’échappait impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. +Il fut du nombre des hommes de bonne volonté. +Il sentit que fortifier son intelligence, c’était fortifier sa haine. +Dans certains cas, l’instruction et la lumière peuvent servir de rallonge au mal. +Jean Valjean n’était pas, on l’a vu, d’une nature mauvaise. +Il était encore bon lorsqu’il arriva au bagne. +Ici il est difficile de ne pas méditer un instant. +La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout à fait ? +L’homme créé bon par Dieu peut-il être fait méchant par l’homme ? +Par moments il ne savait pas bien au juste ce qu’il éprouvait. +Il vivait habituellement dans cette ombre, tâtonnant comme un aveugle et comme un rêveur. +L’éclair passé, la nuit retombait, et où était-il ? il ne le savait plus. +Il s’échappait impétueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L’instinct lui disait : sauve-toi ! -Le raisonnement lui eût dit : reste ! -La bête seule agissait. -Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric. -Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. +Le raisonnement lui eût dit : reste ! +La bête seule agissait. +Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric. +Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. C’est la science des muscles. Quelquefois il montait ainsi jusqu’au toit du bagne. Il ne riait pas. -À le voir, il semblait occupé à regarder continuellement quelque chose de terrible. -Il était absorbé en effet. -Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s’arrêtait. -Il se mettait à penser. -Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée qu’autrefois, se révoltait. -Il se disait : c’est un rêve. -La nature visible existait à peine pour lui. -Je ne sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme. -À cœur sec, œil sec. -Un homme à la mer ! -Qu’importe ! le navire ne s’arrête pas. -Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. +À le voir, il semblait occupé à regarder continuellement quelque chose de terrible. +Il était absorbé en effet. +Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s’arrêtait. +Il se mettait à penser. +Sa raison, à la fois plus mûre et plus troublée qu’autrefois, se révoltait. +Il se disait : c’est un rêve. +La nature visible existait à peine pour lui. +Je ne sais quel jour de soupirail éclairait habituellement son âme. +À cœur sec, œil sec. +Un homme à la mer ! +Qu’importe ! le navire ne s’arrête pas. +Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s’en va ! -Il la regarde, il la regarde frénétiquement. -Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. -Maintenant, que s’est-il donc passé ? -Il a glissé, il est tombé, c’est fini. +Il la regarde, il la regarde frénétiquement. +Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. +Maintenant, que s’est-il donc passé ? +Il a glissé, il est tombé, c’est fini. Il est dans l’eau monstrueuse. Il semble que toute cette eau soit de la haine. -Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l’inépuisable. -Où donc est le navire ? -À peine visible dans les pâles ténèbres de l’horizon. -Les rafales soufflent ; toutes les écumes l’accablent. -Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. -Il assiste, agonisant, à l’immense démence de la mer. -Il est supplicié par cette folie. -Cela vole, chante et plane, et lui, il râle. +Lui, cette pauvre force tout de suite épuisée, il combat l’inépuisable. +Où donc est le navire ? +À peine visible dans les pâles ténèbres de l’horizon. +Les rafales soufflent ; toutes les écumes l’accablent. +Il lève les yeux et ne voit que les lividités des nuages. +Il assiste, agonisant, à l’immense démence de la mer. +Il est supplicié par cette folie. +Cela vole, chante et plane, et lui, il râle. Il n’y a plus d’hommes. -Rien à l’horizon. -Il implore l’étendue, la vague, l’algue, l’écueil ; cela est sourd. -Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n’obéit qu’à l’infini. +Rien à l’horizon. +Il implore l’étendue, la vague, l’algue, l’écueil ; cela est sourd. +Il supplie la tempête ; la tempête imperturbable n’obéit qu’à l’infini. En lui l’horreur et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d’appui. -Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l’ombre illimitée. +Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l’ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. -Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. -Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! -Ô marche implacable des sociétés humaines ! -Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! -Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! +Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. +Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! +Ô marche implacable des sociétés humaines ! +Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! +Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! -La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. -La mer, c’est l’immense misère. -L’âme, à vau-l’eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. -Mais ce rayon ne tarda point à pâlir. -Jean Valjean avait été ébloui de l’idée de la liberté. -Il avait cru à une vie nouvelle. +La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. +La mer, c’est l’immense misère. +L’âme, à vau-l’eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. +Mais ce rayon ne tarda point à pâlir. +Jean Valjean avait été ébloui de l’idée de la liberté. +Il avait cru à une vie nouvelle. Et autour de cela bien des amertumes. -Il n’y avait rien compris, et se croyait lésé. -Disons le mot, volé. +Il n’y avait rien compris, et se croyait lésé. +Disons le mot, volé. Il offrit ses services. La besogne pressait, on les accepta. -Il se mit à l’ouvrage. +Il se mit à l’ouvrage. Pendant qu’il travaillait, un gendarme passa, le remarqua, et lui demanda ses papiers. Il fallut montrer le passe-port jaune. Cela fait, Jean Valjean reprit son travail. -Le maître ne proféra pas une parole, et lui remit quinze sous. -On lui répondit : cela est assez bon pour toi. -Le maître le regarda entre les deux yeux et lui dit : Gare le bloc ! -Là encore il se considéra comme volé. -La société, l’État, en lui diminuant sa masse, l’avait volé en grand. -Maintenant c’était le tour de l’individu qui le volait en petit. -Libération n’est pas délivrance. +Le maître ne proféra pas une parole, et lui remit quinze sous. +On lui répondit : cela est assez bon pour toi. +Le maître le regarda entre les deux yeux et lui dit : Gare le bloc ! +Là encore il se considéra comme volé. +La société, l’État, en lui diminuant sa masse, l’avait volé en grand. +Maintenant c’était le tour de l’individu qui le volait en petit. +Libération n’est pas délivrance. On sort du bagne, mais non de la condamnation. -Voilà ce qui lui était arrivé à Grasse. -On a vu de quelle façon il avait été accueilli à Digne. -Ce qui le réveilla, c’est que le lit était trop bon. +Voilà ce qui lui était arrivé à Grasse. +On a vu de quelle façon il avait été accueilli à Digne. +Ce qui le réveilla, c’est que le lit était trop bon. Il avait dormi plus de quatre heures. -Sa fatigue était passée. -Il était accoutumé à ne pas donner beaucoup d’heures au repos. -Le sommeil vient plus aisément qu’il ne revient. -C’est ce qui arriva à Jean Valjean. -Il ne put se rendormir, et il se mit à penser. +Sa fatigue était passée. +Il était accoutumé à ne pas donner beaucoup d’heures au repos. +Le sommeil vient plus aisément qu’il ne revient. +C’est ce qui arriva à Jean Valjean. +Il ne put se rendormir, et il se mit à penser. Il avait une sorte de va-et-vient obscur dans le cerveau. -Le dessin en damier de cette bretelle lui revenait sans cesse à l’esprit. -Il sembla que ce coup lui eût dit : « Allons ! -Arrivé à la fenêtre, Jean Valjean l’examina. -Le jardin était enclos d’un mur blanc assez bas, facile à escalader. -C’était peut-être un levier ? -C’était peut-être une massue ? -Arrivé à cette porte, il la trouva entrebâillée. -L’évêque ne l’avait point fermée. +Le dessin en damier de cette bretelle lui revenait sans cesse à l’esprit. +Il sembla que ce coup lui eût dit : « Allons ! +Arrivé à la fenêtre, Jean Valjean l’examina. +Le jardin était enclos d’un mur blanc assez bas, facile à escalader. +C’était peut-être un levier ? +C’était peut-être une massue ? +Arrivé à cette porte, il la trouva entrebâillée. +L’évêque ne l’avait point fermée. Il poussa la porte. Il attendit un moment, puis poussa la porte une seconde fois, plus hardiment. -Elle continua de céder en silence. -L’ouverture était assez grande maintenant pour qu’il pût passer. -Jean Valjean reconnut la difficulté. -Il fallait à toute force que l’ouverture fût encore élargie. +Elle continua de céder en silence. +L’ouverture était assez grande maintenant pour qu’il pût passer. +Jean Valjean reconnut la difficulté. +Il fallait à toute force que l’ouverture fût encore élargie. Un moment il se crut perdu. -Quelques minutes s’écoulèrent. -La porte s’était ouverte toute grande. -Il se hasarda à regarder dans la chambre. -Rien n’y avait bougé. -Il prêta l’oreille. +Quelques minutes s’écoulèrent. +La porte s’était ouverte toute grande. +Il se hasarda à regarder dans la chambre. +Rien n’y avait bougé. +Il prêta l’oreille. Rien ne remuait dans la maison. -Le bruit du gond rouillé n’avait éveillé personne. +Le bruit du gond rouillé n’avait éveillé personne. Il ne recula pas pourtant. -Même quand il s’était cru perdu, il n’avait pas reculé. -Il ne songea plus qu’à finir vite. +Même quand il s’était cru perdu, il n’avait pas reculé. +Il ne songea plus qu’à finir vite. Il fit un pas et entra dans la chambre. -Cette chambre était dans un calme parfait. -Jean Valjean avança avec précaution en évitant de se heurter aux meubles. -Il s’arrêta tout à coup. -Il était près du lit. -Il y était arrivé plus tôt qu’il n’aurait cru. -Depuis près d’une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. -C’était plus qu’un sourire et presque un rayonnement. -L’âme des justes pendant le sommeil contemple un ciel mystérieux. -Un reflet de ce ciel était sur l’évêque. -Ce ciel, c’était sa conscience. -Cela pourtant resta doux et voilé d’un demi-jour ineffable. +Cette chambre était dans un calme parfait. +Jean Valjean avança avec précaution en évitant de se heurter aux meubles. +Il s’arrêta tout à coup. +Il était près du lit. +Il y était arrivé plus tôt qu’il n’aurait cru. +Depuis près d’une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. +C’était plus qu’un sourire et presque un rayonnement. +L’âme des justes pendant le sommeil contemple un ciel mystérieux. +Un reflet de ce ciel était sur l’évêque. +Ce ciel, c’était sa conscience. +Cela pourtant resta doux et voilé d’un demi-jour ineffable. Jamais il n’avait rien vu de pareil. -Cette confiance l’épouvantait. -Nul n’eût pu dire ce qui se passait en lui, pas même lui. -Sur son visage même on n’eût rien pu distinguer avec certitude. -C’était une sorte d’étonnement hagard. -Mais quelle était sa pensée ? il eût été impossible de le deviner. -Ce qui était évident, c’est qu’il était ému et bouleversé. -Mais de quelle nature était cette émotion ? -Son œil ne se détachait pas du vieillard. -Il semblait prêt à briser ce crâne ou à baiser cette main. -L’évêque continuait de dormir dans une paix profonde sous ce regard effrayant. +Cette confiance l’épouvantait. +Nul n’eût pu dire ce qui se passait en lui, pas même lui. +Sur son visage même on n’eût rien pu distinguer avec certitude. +C’était une sorte d’étonnement hagard. +Mais quelle était sa pensée ? il eût été impossible de le deviner. +Ce qui était évident, c’est qu’il était ému et bouleversé. +Mais de quelle nature était cette émotion ? +Son œil ne se détachait pas du vieillard. +Il semblait prêt à briser ce crâne ou à baiser cette main. +L’évêque continuait de dormir dans une paix profonde sous ce regard effrayant. Le lendemain, au soleil levant, monseigneur Bienvenu se promenait dans son jardin. -Madame Magloire accourut vers lui toute bouleversée. -Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur sait-elle où est le panier d’argenterie ? -Oui, dit l’évêque. -Jésus-Dieu soit béni ! reprit-elle. -Je ne savais ce qu’il était devenu. -L’évêque venait de ramasser le panier dans une plate-bande. -Il le présenta à madame Magloire. +Madame Magloire accourut vers lui toute bouleversée. +Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur sait-elle où est le panier d’argenterie ? +Oui, dit l’évêque. +Jésus-Dieu soit béni ! reprit-elle. +Je ne savais ce qu’il était devenu. +L’évêque venait de ramasser le panier dans une plate-bande. +Il le présenta à madame Magloire. Eh bien ? dit-elle. Rien dedans ? et l’argenterie ? -Ah ! repartit l’évêque. +Ah ! repartit l’évêque. C’est donc l’argenterie qui vous occupe ? -Je ne sais où elle est. -Grand bon Dieu ! elle est volée ! -C’est l’homme d’hier soir qui l’a volée ! +Je ne sais où elle est. +Grand bon Dieu ! elle est volée ! +C’est l’homme d’hier soir qui l’a volée ! Il se redressa au cri de madame Magloire. -Monseigneur, l’homme est parti ! l’argenterie est volée ! -Le chevron du mur avait été arraché. -Tenez ! c’est par là qu’il s’en est allé. -Il a sauté dans la ruelle Cochefilet ! -Il nous a volé notre argenterie ! +Monseigneur, l’homme est parti ! l’argenterie est volée ! +Le chevron du mur avait été arraché. +Tenez ! c’est par là qu’il s’en est allé. +Il a sauté dans la ruelle Cochefilet ! +Il nous a volé notre argenterie ! Madame Magloire resta interdite. -Elle était aux pauvres. -Qu’était-ce que cet homme ? -Hélas Jésus ! repartit madame Magloire. +Elle était aux pauvres. +Qu’était-ce que cet homme ? +Hélas Jésus ! repartit madame Magloire. Ce n’est pas pour moi ni pour mademoiselle. -Cela nous est bien égal. +Cela nous est bien égal. Mais c’est pour monseigneur. Dans quoi monseigneur va-t-il manger maintenant ? -L’évêque la regarda d’un air étonné. -Ah çà ! est-ce qu’il n’y a pas des couverts d’étain ? -Madame Magloire haussa les épaules. -L’étain a une odeur. +L’évêque la regarda d’un air étonné. +Ah çà ! est-ce qu’il n’y a pas des couverts d’étain ? +Madame Magloire haussa les épaules. +L’étain a une odeur. Alors, des couverts de fer. Madame Magloire fit une grimace significative. -Le fer a un goût. -Eh bien, dit l’évêque, des couverts de bois. -Ah mon Dieu ! cela fait frémir quand on songe ! -Entrez, dit l’évêque. +Le fer a un goût. +Eh bien, dit l’évêque, des couverts de bois. +Ah mon Dieu ! cela fait frémir quand on songe ! +Entrez, dit l’évêque. La porte s’ouvrit. -Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil. -Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. -Les trois hommes étaient des gendarmes ; l’autre était Jean Valjean. -Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près de la porte. -Il entra et s’avança vers l’évêque en faisant le salut militaire. +Un groupe étrange et violent apparut sur le seuil. +Trois hommes en tenaient un quatrième au collet. +Les trois hommes étaient des gendarmes ; l’autre était Jean Valjean. +Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, était près de la porte. +Il entra et s’avança vers l’évêque en faisant le salut militaire. Monseigneur ! murmura-t-il. -Ce n’est donc pas le curé... +Ce n’est donc pas le curé... Silence ! dit un gendarme. -C’est monseigneur l’évêque. -Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il en regardant Jean Valjean. +C’est monseigneur l’évêque. +Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. -Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? -Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? -Nous l’avons rencontré. +Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? +Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait était donc vrai ? +Nous l’avons rencontré. Il allait comme quelqu’un qui s’en va. -Nous l’avons arrêté pour voir. +Nous l’avons arrêté pour voir. Il avait cette argenterie. Je vois la chose. -Et vous l’avez ramené ici ? -C’est une méprise. +Et vous l’avez ramené ici ? +C’est une méprise. Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller ? -Sans doute, reprit l’évêque. -Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula. +Sans doute, reprit l’évêque. +Les gendarmes lâchèrent Jean Valjean qui recula. Oui, on te laisse, tu n’entends donc pas ? dit un gendarme. -Mon ami, reprit l’évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. +Mon ami, reprit l’évêque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Jean Valjean tremblait de tous ses membres. -Il prit les deux chandeliers machinalement et d’un air égaré. +Il prit les deux chandeliers machinalement et d’un air égaré. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la rue. -Elle n’est fermée qu’au loquet jour et nuit. +Elle n’est fermée qu’au loquet jour et nuit. Puis se tournant vers la gendarmerie : — Messieurs, vous pouvez vous retirer. -Les gendarmes s’éloignèrent. -Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir. +Les gendarmes s’éloignèrent. +Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir. Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. -L’évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. -Jean Valjean sortit de la ville comme s’il s’échappait. -Il était en proie à une foule de sensations nouvelles. -Il se sentait une sorte de colère ; il ne savait contre qui. -Il n’eût pu dire s’il était touché ou humilié. -Cet état le fatiguait. +L’évêque avait appuyé sur ces paroles en les prononçant. +Jean Valjean sortit de la ville comme s’il s’échappait. +Il était en proie à une foule de sensations nouvelles. +Il se sentait une sorte de colère ; il ne savait contre qui. +Il n’eût pu dire s’il était touché ou humilié. +Cet état le fatiguait. Il se demandait qu’est-ce qui remplacerait cela. -Des pensées inexprimables s’amoncelèrent ainsi en lui toute la journée. -Il n’y avait à l’horizon que les Alpes. -Pas même le clocher d’un village lointain. -Jean Valjean pouvait être à trois lieues de Digne. -Un sentier qui coupait la plaine passait à quelques pas du buisson. -Parmi cette monnaie il y avait une pièce de quarante sous. +Des pensées inexprimables s’amoncelèrent ainsi en lui toute la journée. +Il n’y avait à l’horizon que les Alpes. +Pas même le clocher d’un village lointain. +Jean Valjean pouvait être à trois lieues de Digne. +Un sentier qui coupait la plaine passait à quelques pas du buisson. +Parmi cette monnaie il y avait une pièce de quarante sous. Jean Valjean posa le pied dessus. -Cependant l’enfant avait suivi sa pièce du regard, et l’avait vu. -Il ne s’étonna point et marcha droit à l’homme. -C’était un lieu absolument solitaire. +Cependant l’enfant avait suivi sa pièce du regard, et l’avait vu. +Il ne s’étonna point et marcha droit à l’homme. +C’était un lieu absolument solitaire. Comment t’appelles-tu ? dit Jean Valjean. Va-t’en, dit Jean Valjean. -Jean Valjean baissa la tête et ne répondit pas. -L’enfant recommença : — Ma pièce, monsieur ! -L’œil de Jean Valjean resta fixé à terre. -Ma pièce ! cria l’enfant, ma pièce blanche ! mon argent ! -Il semblait que Jean Valjean n’entendît point. +Jean Valjean baissa la tête et ne répondit pas. +L’enfant recommença : — Ma pièce, monsieur ! +L’œil de Jean Valjean resta fixé à terre. +Ma pièce ! cria l’enfant, ma pièce blanche ! mon argent ! +Il semblait que Jean Valjean n’entendît point. L’enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. -Je veux ma pièce ! ma pièce de quarante sous ! -La tête de Jean Valjean se releva. -Il était toujours assis. -Ses yeux étaient troubles. -Moi, monsieur, répondit l’enfant. +Je veux ma pièce ! ma pièce de quarante sous ! +La tête de Jean Valjean se releva. +Il était toujours assis. +Ses yeux étaient troubles. +Moi, monsieur, répondit l’enfant. Petit-Gervais ! moi ! moi ! -Rendez-moi mes quarante sous, s’il vous plaît ! -Ôtez votre pied, monsieur, s’il vous plaît ! -Puis irrité, quoique tout petit, et devenant presque menaçant : — Ah, çà, ôterez-vous votre pied ? -Ôtez donc votre pied, voyons. +Rendez-moi mes quarante sous, s’il vous plaît ! +Ôtez votre pied, monsieur, s’il vous plaît ! +Puis irrité, quoique tout petit, et devenant presque menaçant : — Ah, çà, ôterez-vous votre pied ? +Ôtez donc votre pied, voyons. Au bout de quelques instants l’enfant avait disparu. -Le soleil s’était couché. +Le soleil s’était couché. L’ombre se faisait autour de Jean Valjean. -Son souffle soulevait sa poitrine à des intervalles longs et inégaux. -Tout à coup il tressaillit ; il venait de sentir le froid du soir. +Son souffle soulevait sa poitrine à des intervalles longs et inégaux. +Tout à coup il tressaillit ; il venait de sentir le froid du soir. Il ne vit rien. -Après une trentaine de pas, il s’arrêta, regarda, et ne vit rien. +Après une trentaine de pas, il s’arrêta, regarda, et ne vit rien. Alors il cria de toute sa force : Petit-Gervais ! Il se tut, et attendit. -La campagne était déserte et morne. -Il était environné de l’étendue. +La campagne était déserte et morne. +Il était environné de l’étendue. Il n’y avait rien autour de lui qu’une sorte de vie lugubre. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras maigres avec une furie incroyable. -On eût dit qu’ils menaçaient et poursuivaient quelqu’un. -Mais l’enfant était sans doute déjà bien loin. -Il rencontra un prêtre qui était à cheval. -Non, dit le prêtre. -Un nommé Petit-Gervais ? +On eût dit qu’ils menaçaient et poursuivaient quelqu’un. +Mais l’enfant était sans doute déjà bien loin. +Il rencontra un prêtre qui était à cheval. +Non, dit le prêtre. +Un nommé Petit-Gervais ? Je n’ai vu personne. Un de ces savoyards, vous savez ? Je ne l’ai point vu. Petit-Gervais ? il n’est point des villages d’ici ? pouvez-vous me dire ? -Si c’est comme vous dites, mon ami, c’est un petit enfant étranger. +Si c’est comme vous dites, mon ami, c’est un petit enfant étranger. Cela passe dans le pays. -On ne les connaît pas. +On ne les connaît pas. Pour vos pauvres, dit-il. -Puis il ajouta avec égarement : — Monsieur l’abbé, faites-moi arrêter. +Puis il ajouta avec égarement : — Monsieur l’abbé, faites-moi arrêter. Je suis un voleur. -Le prêtre piqua des deux et s’enfuit très effrayé. -Enfin, à un endroit où trois sentiers se croisaient, il s’arrêta. -La lune s’était levée. -Il promena sa vue au loin et appela une dernière fois : Petit-Gervais ! -Son cri s’éteignit dans la brume, sans même éveiller un écho. -Il murmura encore : Petit-Gervais ! mais d’une voix faible et presque inarticulée. -Alors son cœur creva et il se mit à pleurer. -C’était la première fois qu’il pleurait depuis dix-neuf ans. +Le prêtre piqua des deux et s’enfuit très effrayé. +Enfin, à un endroit où trois sentiers se croisaient, il s’arrêta. +La lune s’était levée. +Il promena sa vue au loin et appela une dernière fois : Petit-Gervais ! +Son cri s’éteignit dans la brume, sans même éveiller un écho. +Il murmura encore : Petit-Gervais ! mais d’une voix faible et presque inarticulée. +Alors son cœur creva et il se mit à pleurer. +C’était la première fois qu’il pleurait depuis dix-neuf ans. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. -Je vous achète votre âme. +Je vous achète votre âme. Cela lui revenait sans cesse. -En présence de toutes ces lueurs, il allait comme un homme ivre. -Il ne savait vraiment plus où il en était. -C’était cela, et c’était aussi peut-être moins encore que cela. +En présence de toutes ces lueurs, il allait comme un homme ivre. +Il ne savait vraiment plus où il en était. +C’était cela, et c’était aussi peut-être moins encore que cela. Ceci fut donc comme une vision. -Il vit véritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre, devant lui. -Il n’avait pas fallu moins que le premier pour détremper le second. -À un certain moment il ne fut plus qu’une ombre. -Tout à coup il disparut. -L’évêque seul était resté. -Il remplissait toute l’âme de ce misérable d’un rayonnement magnifique. +Il vit véritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre, devant lui. +Il n’avait pas fallu moins que le premier pour détremper le second. +À un certain moment il ne fut plus qu’une ombre. +Tout à coup il disparut. +L’évêque seul était resté. +Il remplissait toute l’âme de ce misérable d’un rayonnement magnifique. Jean Valjean pleura longtemps. -Cependant un jour doux était sur cette vie et sur cette âme. -Il lui semblait qu’il voyait Satan à la lumière du paradis. -C’est l’année où Monsieur Bruguière de Sorsum était célèbre. -De là sa pairie. -Madame Saqui succédait à Forioso. +Cependant un jour doux était sur cette vie et sur cette âme. +Il lui semblait qu’il voyait Satan à la lumière du paradis. +C’est l’année où Monsieur Bruguière de Sorsum était célèbre. +De là sa pairie. +Madame Saqui succédait à Forioso. Il y avait encore des Prussiens en France. -Monsieur Delalot était un personnage. -Le colonel Selves allait en Égypte pour y devenir Soliman pacha. -Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait de boutique à un tonnelier. +Monsieur Delalot était un personnage. +Le colonel Selves allait en Égypte pour y devenir Soliman pacha. +Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait de boutique à un tonnelier. On grattait les N au Louvre. -L’académie française donnait pour sujet de prix : Le bonheur que procure l’étude. -Monsieur Bellart était officiellement éloquent. -Institut laissait rayer de sa liste l’académicien Napoléon Bonaparte. -Toutes les jeunes filles chantaient l’Ermite de Saint-Avelle, paroles d’Edmond Géraud. +L’académie française donnait pour sujet de prix : Le bonheur que procure l’étude. +Monsieur Bellart était officiellement éloquent. +Institut laissait rayer de sa liste l’académicien Napoléon Bonaparte. +Toutes les jeunes filles chantaient l’Ermite de Saint-Avelle, paroles d’Edmond Géraud. Le Nain jaune se transformait en Miroir. -Il y avait un an que madame de Staël était morte. +Il y avait un an que madame de Staël était morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. -Les grands journaux étaient tout petits. -Le format était restreint, mais la liberté était grande. -Le Constitutionnel était constitutionnel. +Les grands journaux étaient tout petits. +Le format était restreint, mais la liberté était grande. +Le Constitutionnel était constitutionnel. La Minerve appelait Chateaubriand Chateaubriant. -Ce t faisait beaucoup rire les bourgeois aux dépens du grand écrivain. +Ce t faisait beaucoup rire les bourgeois aux dépens du grand écrivain. Le fait n’est point nouveau ; Descartes banni s’en plaignait. -Monsieur Piet ébauchait, rue Thérèse, n degré quatre, son conciliabule pour consolider la monarchie. -Épingle Noire complotait de son côté. +Monsieur Piet ébauchait, rue Thérèse, n degré quatre, son conciliabule pour consolider la monarchie. +Épingle Noire complotait de son côté. Delaverderie s’abouchait avec Trogoff. -Monsieur Decazes, esprit dans une certaine mesure libéral, dominait. -La critique faisant autorité préférait Lafon à Talma. -Monsieur de Féletz signait A. ; Monsieur Hoffmann signait Z. Charles Nodier écrivait Thérèse Aubert. -Le divorce était aboli. -Les lycées s’appelaient collèges. -La ville de Paris faisait redorer à ses frais le dôme des Invalides. +Monsieur Decazes, esprit dans une certaine mesure libéral, dominait. +La critique faisant autorité préférait Lafon à Talma. +Monsieur de Féletz signait A. ; Monsieur Hoffmann signait Z. Charles Nodier écrivait Thérèse Aubert. +Le divorce était aboli. +Les lycées s’appelaient collèges. +La ville de Paris faisait redorer à ses frais le dôme des Invalides. On prenait parti pour ou contre Cugnet de Montarlot. -Fabvier était factieux ; Bavoux était révolutionnaire. -Saint-Simon, ignoré, échafaudait son rêve sublime. -David d’Angers s’essayait à pétrir le marbre. -Les Parisiens regardaient cette inutilité avec indifférence. +Fabvier était factieux ; Bavoux était révolutionnaire. +Saint-Simon, ignoré, échafaudait son rêve sublime. +David d’Angers s’essayait à pétrir le marbre. +Les Parisiens regardaient cette inutilité avec indifférence. Six mois de prison. -C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles. -En cette année mille huit cent dix-sept, quatre jeunes Parisiens firent « une bonne farce ». -Naturellement chacun avait sa maîtresse. +C’est de la physionomie des années que se compose la figure des siècles. +En cette année mille huit cent dix-sept, quatre jeunes Parisiens firent « une bonne farce ». +Naturellement chacun avait sa maîtresse. La vieille avait vingt-trois ans. -Dahlia, Zéphine, et surtout Favourite, n’en auraient pu dire autant. -Ces âmes mal gardées écoutent. -De là les chutes qu’elles font et les pierres qu’on leur jette. -On les accable avec la splendeur de tout ce qui est immaculé et inaccessible. -Hélas ! si la Jungfrau avait faim ? -Favourite, ayant été en Angleterre, avait pour admiratrices Zéphine et Dahlia. -Elle avait eu de très bonne heure un chez-soi. -Il en était résulté Favourite. -Elle rencontrait de temps en temps son père, qui la saluait. -Comment faire travailler ces ongles-là ? -Qui veut rester vertueuse ne doit pas avoir pitié de ses mains. -Les jeunes gens étant camarades, les jeunes filles étaient amies. -Ces amours-là sont toujours doublés de ces amitiés-là. -Sage ? dira-t-on ? et Tholomyès ? -Salomon répondrait que l’amour fait partie de la sagesse. -Elle était la seule des quatre qui ne fût tutoyée que par un seul. -Elle était née à Montreuil-sur-Mer. +Dahlia, Zéphine, et surtout Favourite, n’en auraient pu dire autant. +Ces âmes mal gardées écoutent. +De là les chutes qu’elles font et les pierres qu’on leur jette. +On les accable avec la splendeur de tout ce qui est immaculé et inaccessible. +Hélas ! si la Jungfrau avait faim ? +Favourite, ayant été en Angleterre, avait pour admiratrices Zéphine et Dahlia. +Elle avait eu de très bonne heure un chez-soi. +Il en était résulté Favourite. +Elle rencontrait de temps en temps son père, qui la saluait. +Comment faire travailler ces ongles-là ? +Qui veut rester vertueuse ne doit pas avoir pitié de ses mains. +Les jeunes gens étant camarades, les jeunes filles étaient amies. +Ces amours-là sont toujours doublés de ces amitiés-là. +Sage ? dira-t-on ? et Tholomyès ? +Salomon répondrait que l’amour fait partie de la sagesse. +Elle était la seule des quatre qui ne fût tutoyée que par un seul. +Elle était née à Montreuil-sur-Mer. Qui pourrait le dire ? -On ne lui avait jamais connu ni père ni mère. +On ne lui avait jamais connu ni père ni mère. Elle se nommait Fantine. On ne lui avait jamais connu d’autre nom. -À l’époque de sa naissance, le Directoire existait encore. +À l’époque de sa naissance, le Directoire existait encore. On l’appela la petite Fantine. Personne n’en savait d’avantage. -Cette créature humaine était venue dans la vie comme cela. -À quinze ans, elle vint à Paris « chercher fortune ». -Fantine était belle et resta pure le plus longtemps qu’elle put. -C’était une jolie blonde avec de belles dents. +Cette créature humaine était venue dans la vie comme cela. +À quinze ans, elle vint à Paris « chercher fortune ». +Fantine était belle et resta pure le plus longtemps qu’elle put. +C’était une jolie blonde avec de belles dents. Amourette pour lui, passion pour elle. -Il y a une manière d’éviter qui ressemble à chercher. -Bref, l’églogue eut lieu. -Blachevelle, Listolier et Fameuil formaient une sorte de groupe dont Tholomyès était la tête. -C’était lui qui avait l’esprit. -Tholomyès était un viveur de trente ans, mal conservé. -Il digérait médiocrement, et il lui était venu un larmoiement à un œil. -Il était délabré, mais tout en fleurs. -Il avait eu une pièce refusée au Vaudeville. -Il faisait çà et là des vers quelconques. -En outre, il doutait supérieurement de toute chose, grande force aux yeux des faibles. -Donc, étant ironique et chauve, il était le chef. +Il y a une manière d’éviter qui ressemble à chercher. +Bref, l’églogue eut lieu. +Blachevelle, Listolier et Fameuil formaient une sorte de groupe dont Tholomyès était la tête. +C’était lui qui avait l’esprit. +Tholomyès était un viveur de trente ans, mal conservé. +Il digérait médiocrement, et il lui était venu un larmoiement à un œil. +Il était délabré, mais tout en fleurs. +Il avait eu une pièce refusée au Vaudeville. +Il faisait çà et là des vers quelconques. +En outre, il doutait supérieurement de toute chose, grande force aux yeux des faibles. +Donc, étant ironique et chauve, il était le chef. Iron est un mot anglais qui veut dire fer. -Serait-ce de là que viendrait ironie ? +Serait-ce de là que viendrait ironie ? Nous la leur avons promise solennellement. -Elles nous en parlent toujours, à moi surtout. -En même temps nos parents nous écrivent. -Scie des deux côtés. +Elles nous en parlent toujours, à moi surtout. +En même temps nos parents nous écrivent. +Scie des deux côtés. Le moment me semble venu. -Les quatre couples accomplirent consciencieusement toutes les folies champêtres possibles alors. -C’est pourquoi ils se levèrent à cinq heures du matin. -Les jeunes filles bruissaient et bavardaient comme des fauvettes échappées. -C’était un délire. +Les quatre couples accomplirent consciencieusement toutes les folies champêtres possibles alors. +C’est pourquoi ils se levèrent à cinq heures du matin. +Les jeunes filles bruissaient et bavardaient comme des fauvettes échappées. +C’était un délire. Elles donnaient par moments de petites tapes aux jeunes gens. Ivresse matinale de la vie ! L’aile des libellules frissonne. Oh ! qui que vous soyez, vous souvenez-vous ? Signe de pluie, mes enfants. -Toutes quatre étaient follement jolies. -Zéphine et Dahlia étaient coiffées en rouleaux. -Tholomyès suivait, dominant le groupe. -Rien n’étant sacré pour lui, il fumait. -Ce Tholomyès est étonnant, disaient les autres avec vénération. -Quels pantalons ! quelle énergie ! -Quant à Fantine, c’était la joie. -Ses dents splendides avaient évidemment reçu de Dieu une fonction, le rire. -Ses lèvres roses babillaient avec enchantement. +Toutes quatre étaient follement jolies. +Zéphine et Dahlia étaient coiffées en rouleaux. +Tholomyès suivait, dominant le groupe. +Rien n’étant sacré pour lui, il fumait. +Ce Tholomyès est étonnant, disaient les autres avec vénération. +Quels pantalons ! quelle énergie ! +Quant à Fantine, c’était la joie. +Ses dents splendides avaient évidemment reçu de Dieu une fonction, le rire. +Ses lèvres roses babillaient avec enchantement. Toute sa toilette avait on ne sait quoi de chantant et de flambant. -Le plus naïf est quelquefois le plus savant. -Fantine était belle, sans trop le savoir. +Le plus naïf est quelquefois le plus savant. +Fantine était belle, sans trop le savoir. Cette fille de l’ombre avait de la race. -Elle était belle sous les deux espèces, qui sont le style et le rythme. -Le style est la forme de l’idéal ; le rythme en est le mouvement. -Nous avons dit que Fantine était la joie ; Fantine était aussi la pudeur. -Elle restait un peu étonnée. -Ce chaste étonnement-là est la nuance qui sépare Psyché de Vénus. -Cette gravité subite, parfois sévèrement accentuée, ressemblait au dédain d’une déesse. +Elle était belle sous les deux espèces, qui sont le style et le rythme. +Le style est la forme de l’idéal ; le rythme en est le mouvement. +Nous avons dit que Fantine était la joie ; Fantine était aussi la pudeur. +Elle restait un peu étonnée. +Ce chaste étonnement-là est la nuance qui sépare Psyché de Vénus. +Cette gravité subite, parfois sévèrement accentuée, ressemblait au dédain d’une déesse. L’amour est une faute ; soit. -Fantine était l’innocence surnageant sur la faute. -Cette journée-là était d’un bout à l’autre faite d’aurore. -Toute la nature semblait avoir congé, et rire. -Les quatre joyeux couples, mêlés au soleil, aux champs, aux fleurs, aux arbres, resplendissaient. -Ce sont là les joies. -De là la popularité du printemps parmi les penseurs. +Fantine était l’innocence surnageant sur la faute. +Cette journée-là était d’un bout à l’autre faite d’aurore. +Toute la nature semblait avoir congé, et rire. +Les quatre joyeux couples, mêlés au soleil, aux champs, aux fleurs, aux arbres, resplendissaient. +Ce sont là les joies. +De là la popularité du printemps parmi les penseurs. Les clercs de notaire sont des dieux. -Les belles filles font un doux gaspillage d’elles-mêmes. +Les belles filles font un doux gaspillage d’elles-mêmes. On croit que cela ne finira jamais. -Il y avait toujours foule à l’admirer. -Amor me llama Toda mi alma, Es en mi ojosPorque enseñasA tus piernas. +Il y avait toujours foule à l’admirer. +Amor me llama Toda mi alma, Es en mi ojosPorque enseñasA tus piernas. Fantine seule refusa de se balancer. -De temps en temps Favourite s’écriait : — Et la surprise ? je demande la surprise. -Le soleil déclinait, l’appétit s’éteignait. +De temps en temps Favourite s’écriait : — Et la surprise ? je demande la surprise. +Le soleil déclinait, l’appétit s’éteignait. Les chevaux de Marly ces marbres hennissants, se cabraient dans un nuage d’or. Les carrosses allaient et venaient. La place de la Concorde, redevenue alors place Louis 15, regorgeait de promeneurs contents. Ils sont insouciants et indolents comme des chats. Le bas peuple des provinces est remuant, celui de Paris ne l’est pas. Ce sont tous petits hommes. -Sire, il en faudrait deux bout à bout pour faire un de vos grenadiers. +Sire, il en faudrait deux bout à bout pour faire un de vos grenadiers. Il n’est point dangereux. En somme, c’est de la canaille bonne. -La police naïve de la Restauration voyait trop « en beau » le peuple de Paris. +La police naïve de la Restauration voyait trop « en beau » le peuple de Paris. Ce n’est point, autant qu’on le croit, de la « canaille bonne ». -Donnez-lui une pique, il fera le dix août ; donnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. -Il est le point d’appui de Napoléon et la ressource de Danton. -Gare ! ses cheveux pleins de colère sont épiques ; sa blouse se drape en chlamyde. -De la première rue Greneta venue, il fera des fourches caudines. +Donnez-lui une pique, il fera le dix août ; donnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. +Il est le point d’appui de Napoléon et la ressource de Danton. +Gare ! ses cheveux pleins de colère sont épiques ; sa blouse se drape en chlamyde. +De la première rue Greneta venue, il fera des fourches caudines. Il chante, c’est sa joie. -Proportionnez sa chanson à sa nature, et vous verrez ! -Cette note écrite en marge du rapport Angles, nous revenons à nos quatre couples. -Le dîner, comme nous l’avons dit, s’achevait. -Fameuil et Dahlia fredonnaient ; Tholomyès buvait ; Zéphine riait, Fantine souriait. -Listolier soufflait dans une trompette de bois achetée à Saint-Cloud. +Proportionnez sa chanson à sa nature, et vous verrez ! +Cette note écrite en marge du rapport Angles, nous revenons à nos quatre couples. +Le dîner, comme nous l’avons dit, s’achevait. +Fameuil et Dahlia fredonnaient ; Tholomyès buvait ; Zéphine riait, Fantine souriait. +Listolier soufflait dans une trompette de bois achetée à Saint-Cloud. Favourite regardait tendrement Blachevelle et disait : — Blachevelle je t’adore. -Moi ! s’écria Favourite. -Ah ! ne dis pas cela, même pour rire ! -Blachevelle sourit avec la fatuité voluptueuse d’un homme chatouillé à l’amour-propre. -Favourite reprit : — Oui, je crierais à la garde ! -Ah ! je me gênerais par exemple ! -Blachevelle, extasié, se renversa sur sa chaise et ferma orgueilleusement les deux yeux. -Moi ? je le déteste, répondit Favourite du même ton en ressaisissant sa fourchette. +Moi ! s’écria Favourite. +Ah ! ne dis pas cela, même pour rire ! +Blachevelle sourit avec la fatuité voluptueuse d’un homme chatouillé à l’amour-propre. +Favourite reprit : — Oui, je crierais à la garde ! +Ah ! je me gênerais par exemple ! +Blachevelle, extasié, se renversa sur sa chaise et ferma orgueilleusement les deux yeux. +Moi ? je le déteste, répondit Favourite du même ton en ressaisissant sa fourchette. J’aime le petit d’en face de chez moi. -Il est très bien, ce jeune homme-là, le connais-tu ? -On voit qu’il a le genre d’être acteur. +Il est très bien, ce jeune homme-là, le connais-tu ? +On voit qu’il a le genre d’être acteur. J’aime les acteurs. -Sitôt qu’il rentre, sa mère dit : — Ah ! mon Dieu ! ma tranquillité est perdue. -Le voilà qui va crier. -Ah ! il est très bien. -Il n’y a que les artistes pour dire des choses comme ça. -Ah ! il est très bien. -Je suis en train d’être insensée de ce petit-là. -C’est égal, je dis à Blachevelle que je l’adore. +Sitôt qu’il rentre, sa mère dit : — Ah ! mon Dieu ! ma tranquillité est perdue. +Le voilà qui va crier. +Ah ! il est très bien. +Il n’y a que les artistes pour dire des choses comme ça. +Ah ! il est très bien. +Je suis en train d’être insensée de ce petit-là. +C’est égal, je dis à Blachevelle que je l’adore. Hein ? comme je mens ! Favourite fit une pause, et continua : — Dahlia, vois-tu je suis triste. -Ne parlons point au hasard ni trop vite, s’écria-t-il. -Méditons si nous voulons être éblouissants. -Trop d’improvisation vide bêtement l’esprit. -Bière qui coule n’amasse point de mousse. -Messieurs, pas de hâte. -Mêlons la majesté à la ripaille ; mangeons avec recueillement ; festinons lentement. +Ne parlons point au hasard ni trop vite, s’écria-t-il. +Méditons si nous voulons être éblouissants. +Trop d’improvisation vide bêtement l’esprit. +Bière qui coule n’amasse point de mousse. +Messieurs, pas de hâte. +Mêlons la majesté à la ripaille ; mangeons avec recueillement ; festinons lentement. Ne nous pressons pas. -Voyez le printemps ; s’il se dépêche, il est flambé, c’est-à-dire gelé. -L’excès de zèle perd les pêchers et les abricotiers. -L’excès de zèle tue la grâce et la joie des bons dîners. -Pas de zèle, messieurs ! -Grimod de la Reynière est de l’avis de Talleyrand. -Une sourde rébellion gronda dans le groupe. -Tholomyès, laisse-nous tranquilles, dit Blachevelle. -À bas le tyran ! dit Fameuil. +Voyez le printemps ; s’il se dépêche, il est flambé, c’est-à-dire gelé. +L’excès de zèle perd les pêchers et les abricotiers. +L’excès de zèle tue la grâce et la joie des bons dîners. +Pas de zèle, messieurs ! +Grimod de la Reynière est de l’avis de Talleyrand. +Une sourde rébellion gronda dans le groupe. +Tholomyès, laisse-nous tranquilles, dit Blachevelle. +À bas le tyran ! dit Fameuil. Bombarda, Bombance et Bamboche ! cria Listolier. Le dimanche existe, reprit Fameuil. Nous sommes sobres, ajouta Listolier. -Tholomyès, fit Blachevelle, contemple mon calme. -Tu en es le marquis, répondit Tholomyès. -Ce médiocre jeu de mots fit l’effet d’une pierre dans une mare. -Le marquis de Montcalm était un royaliste alors célèbre. +Tholomyès, fit Blachevelle, contemple mon calme. +Tu en es le marquis, répondit Tholomyès. +Ce médiocre jeu de mots fit l’effet d’une pierre dans une mare. +Le marquis de Montcalm était un royaliste alors célèbre. Toutes les grenouilles se turent. -Il ne faut pas que trop de stupeur accueille ce calembour tombé du ciel. +Il ne faut pas que trop de stupeur accueille ce calembour tombé du ciel. Le calembour est la fiente de l’esprit qui vole. Loin de moi l’insulte au calembour ! -Je l’honore dans la proportion de ses mérites ; rien de plus. -Cela concédé, je reviens à mon exhortation. -Écoutez-moi, j’ai la prudence d’Amphiaraüs et la calvitie de César. -Il faut une limite, même aux rébus. +Je l’honore dans la proportion de ses mérites ; rien de plus. +Cela concédé, je reviens à mon exhortation. +Écoutez-moi, j’ai la prudence d’Amphiaraüs et la calvitie de César. +Il faut une limite, même aux rébus. Est modus in rebus. -Il faut une limite, même aux dîners. +Il faut une limite, même aux dîners. Vous aimez les chaussons aux pommes, mesdames, n’en abusez pas. -Il faut, même en chaussons, du bon sens et de l’art. -La gloutonnerie châtie le glouton. -Le sage est celui qui sait à un moment donné opérer sa propre arrestation. +Il faut, même en chaussons, du bon sens et de l’art. +La gloutonnerie châtie le glouton. +Le sage est celui qui sait à un moment donné opérer sa propre arrestation. Ayez quelque confiance en moi. -Vrai comme je m’appelle Félix Tholomyès, je parle bien. -Favourite écoutait avec une attention profonde. -Félix ! dit-elle, quel joli mot ! j’aime ce nom-là. +Vrai comme je m’appelle Félix Tholomyès, je parle bien. +Favourite écoutait avec une attention profonde. +Félix ! dit-elle, quel joli mot ! j’aime ce nom-là. C’est en latin. -Ça veut dire Prosper. +Ça veut dire Prosper. Rien de plus simple. J’aime mieux une femme, dit Listolier. -La femme ! reprit Tholomyès, méfiez-vous-en. -Malheur à celui qui se livre au cœur changeant de la femme ! +La femme ! reprit Tholomyès, méfiez-vous-en. +Malheur à celui qui se livre au cœur changeant de la femme ! La femme est perfide et tortueuse. -Elle déteste le serpent par jalousie de métier. +Elle déteste le serpent par jalousie de métier. Le serpent, c’est la boutique en face. -Tholomyès, cria Blachevelle, tu es ivre ! +Tholomyès, cria Blachevelle, tu es ivre ! Alors sois gai, reprit Blachevelle. -J’y consens, répondit Tholomyès. +J’y consens, répondit Tholomyès. Et, remplissant son verre, il se leva : — Gloire au vin ! Nunc te, Bacche, canam ! Pardon, mesdemoiselles, c’est de l’espagnol. -Et la preuve, señoras, la voici : tel peuple, telle futaille. +Et la preuve, señoras, la voici : tel peuple, telle futaille. Mesdames, un conseil d’amis : trompez-vous de voisin, si bon vous semble. Le propre de l’amour, c’est d’errer. -Elle n’est pas faite pour cela, elle erre gaîment, la douce amourette ! +Elle n’est pas faite pour cela, elle erre gaîment, la douce amourette ! On a dit : l’erreur est humaine ; moi je dis : l’erreur est amoureuse. -Mesdames, je vous idolâtre toutes. +Mesdames, je vous idolâtre toutes. Ce prologue lui plut, et Blachevelle aima. -Celle qu’il aima était Favourite. -Favourite, tu as des lèvres ioniennes. -Ce grec seul eût été digne de peindre ta bouche. -Écoute ! avant toi, il n’y avait pas de créature digne de ce nom. -La beauté commence à toi. -Je viens de parler d’Ève, c’est toi qui l’a créée. -Tu mérites le brevet d’invention de la jolie femme. -Vous parliez de mon nom tout à l’heure. -Cela m’a attendri ; mais, qui que nous soyons, méfions-nous des noms. +Celle qu’il aima était Favourite. +Favourite, tu as des lèvres ioniennes. +Ce grec seul eût été digne de peindre ta bouche. +Écoute ! avant toi, il n’y avait pas de créature digne de ce nom. +La beauté commence à toi. +Je viens de parler d’Ève, c’est toi qui l’a créée. +Tu mérites le brevet d’invention de la jolie femme. +Vous parliez de mon nom tout à l’heure. +Cela m’a attendri ; mais, qui que nous soyons, méfions-nous des noms. Ils peuvent se tromper. -Je me nomme Félix et ne suis pas heureux. +Je me nomme Félix et ne suis pas heureux. Les mots sont des menteurs. -N’acceptons pas aveuglément les indications qu’ils nous donnent. -Miss Dahlia, à votre place, je m’appellerais Rosa. -Du reste, tout en elle est fraîcheur, suavité, jeunesse, douce clarté matinale. -Mais, bah ! qu’est-ce que je chante là ? +N’acceptons pas aveuglément les indications qu’ils nous donnent. +Miss Dahlia, à votre place, je m’appellerais Rosa. +Du reste, tout en elle est fraîcheur, suavité, jeunesse, douce clarté matinale. +Mais, bah ! qu’est-ce que je chante là ? Je perds mes paroles. Enfin, soit ; mais, belles, retenez ceci : vous mangez trop de sucre. -Vous n’avez qu’un tort, ô femmes, c’est de grignoter du sucre. -Ô sexe rongeur, tes jolies petites dents blanches adorent le sucre. -Or, écoutez bien, le sucre est un sel. -Tout sel est desséchant. -Le sucre est le plus desséchant de tous les sels. -Et c’est pourquoi le diabète confine à la phthisie. +Vous n’avez qu’un tort, ô femmes, c’est de grignoter du sucre. +Ô sexe rongeur, tes jolies petites dents blanches adorent le sucre. +Or, écoutez bien, le sucre est un sel. +Tout sel est desséchant. +Le sucre est le plus desséchant de tous les sels. +Et c’est pourquoi le diabète confine à la phthisie. Donc ne croquez pas de sucre et vous vivrez ! Je me tourne vers les hommes. -Messieurs, faites des conquêtes. -Pillez-vous les uns aux autres sans remords vos bien-aimées. +Messieurs, faites des conquêtes. +Pillez-vous les uns aux autres sans remords vos bien-aimées. En amour, il n’y a pas d’amis. -Partout où il y a une jolie femme l’hostilité est ouverte. -Pas de quartier, guerre à outrance ! -Une jolie femme est un casus belli ; une jolie femme est un flagrant délit. -Toutes les invasions de l’histoire sont déterminées par des cotillons. +Partout où il y a une jolie femme l’hostilité est ouverte. +Pas de quartier, guerre à outrance ! +Une jolie femme est un casus belli ; une jolie femme est un flagrant délit. +Toutes les invasions de l’histoire sont déterminées par des cotillons. La femme est le droit de l’homme. -L’ennemi en a. » Tholomyès s’interrompit. -Souffle, Tholomyès, dit Blachevelle. -À bas la sagesse ! oubliez tout ce que j’ai dit. +L’ennemi en a. » Tholomyès s’interrompit. +Souffle, Tholomyès, dit Blachevelle. +À bas la sagesse ! oubliez tout ce que j’ai dit. Ne soyons ni prudes, ni prudents, ni prud’hommes. -Je porte un toast à l’allégresse ; soyons allègres ! -Complétons notre cours de droit par la folie et la nourriture. -Que Justinien soit le mâle et que Ripaille soit la femelle ! +Je porte un toast à l’allégresse ; soyons allègres ! +Complétons notre cours de droit par la folie et la nourriture. +Que Justinien soit le mâle et que Ripaille soit la femelle ! Joie dans les profondeurs ! Le monde est un gros diamant. -Les oiseaux sont étonnants. +Les oiseaux sont étonnants. Le rossignol est un Elleviou gratis. -Été, je te salue. -Mon âme s’envole dans les forêts vierges et dans les savanes. +Été, je te salue. +Mon âme s’envole dans les forêts vierges et dans les savanes. Les mouches bourdonnent dans les rayons. -Le soleil a éternué le colibri. +Le soleil a éternué le colibri. Il se trompa, et embrassa Favourite. -On dîne mieux chez Édon que chez Bombarda, s’écria Zéphine. -Je préfère Bombarda à Édon, déclara Blachevelle. +On dîne mieux chez Édon que chez Bombarda, s’écria Zéphine. +Je préfère Bombarda à Édon, déclara Blachevelle. Il a plus de luxe. C’est plus asiatique. Voyez la salle d’en bas. Il y a des glaces sur les murs. J’en aime mieux dans mon assiette, dit Favourite. Blachevelle insista : — Regardez les couteaux. -Les manches sont en argent chez Bombarda et en os chez Édon. -Or, l’argent est plus précieux que l’os. -Excepté pour ceux qui ont un menton d’argent, observa Tholomyès. -Il regardait en cet instant-là le dôme des Invalides, visible des fenêtres de Bombarda. +Les manches sont en argent chez Bombarda et en os chez Édon. +Or, l’argent est plus précieux que l’os. +Excepté pour ceux qui ont un menton d’argent, observa Tholomyès. +Il regardait en cet instant-là le dôme des Invalides, visible des fenêtres de Bombarda. Il y eut une pause. -Tholomyès, cria Fameuil, tout à l’heure, Listolier et moi, nous avions une discussion. -Une discussion est bonne, répondit Tholomyès, une querelle vaut mieux. -Lequel préfères-tu de Descartes ou de Spinosa ? -Cet arrêt rendu, il but et reprit : — Je consens à vivre. -Tout n’est pas fini sur la terre, puisqu’on peut encore déraisonner. -J’en rends grâces aux dieux immortels. +Tholomyès, cria Fameuil, tout à l’heure, Listolier et moi, nous avions une discussion. +Une discussion est bonne, répondit Tholomyès, une querelle vaut mieux. +Lequel préfères-tu de Descartes ou de Spinosa ? +Cet arrêt rendu, il but et reprit : — Je consens à vivre. +Tout n’est pas fini sur la terre, puisqu’on peut encore déraisonner. +J’en rends grâces aux dieux immortels. On ment, mais on rit. On affirme, mais on doute. L’inattendu jaillit du syllogisme. -Fameuil interrompit de nouveau : — Tholomyès, tes opinions font loi. +Fameuil interrompit de nouveau : — Tholomyès, tes opinions font loi. Quel est ton auteur favori ? -C’est Apulée qui nous l’apprend. -Hélas ! toujours les mêmes choses et rien de nouveau. -Plus rien d’inédit dans la création du créateur ! -Savez-vous ce que c’était qu’Aspasie, mesdames ? +C’est Apulée qui nous l’apprend. +Hélas ! toujours les mêmes choses et rien de nouveau. +Plus rien d’inédit dans la création du créateur ! +Savez-vous ce que c’était qu’Aspasie, mesdames ? Socrate, plus Manon Lescaut. -Aspasie fut créée pour le cas où il faudrait une catin à Prométhée. -Du choc, la charrette et l’orateur restèrent court. -Parvenue devant Bombarda, la bête, épuisée et accablée, avait refusé d’aller plus loin. +Aspasie fut créée pour le cas où il faudrait une catin à Prométhée. +Du choc, la charrette et l’orateur restèrent court. +Parvenue devant Bombarda, la bête, épuisée et accablée, avait refusé d’aller plus loin. Cet incident avait fait de la foule. Pauvre cheval, soupira Fantine. -Et Dahlia s’écria : — Voilà Fantine qui va se mettre à plaindre les chevaux ! -Peut-on être fichue bête comme ça ! -L’instant est arrivé, répondit Tholomyès. -Messieurs, l’heure de surprendre ces dames a sonné. +Et Dahlia s’écria : — Voilà Fantine qui va se mettre à plaindre les chevaux ! +Peut-on être fichue bête comme ça ! +L’instant est arrivé, répondit Tholomyès. +Messieurs, l’heure de surprendre ces dames a sonné. Mesdames, attendez-nous un moment. Cela commence par un baiser, dit Blachevelle. -Sur le front, ajouta Tholomyès. -Favourite battit des mains à leur sortie. -C’est déjà amusant, dit-elle. +Sur le front, ajouta Tholomyès. +Favourite battit des mains à leur sortie. +C’est déjà amusant, dit-elle. Ne soyez pas trop longtemps, murmura Fantine. Ne soyez pas longtemps ! cria Fantine. -Que vont-ils nous rapporter ? dit Zéphine. -Pour sûr ce sera joli, dit Dahlia. +Que vont-ils nous rapporter ? dit Zéphine. +Pour sûr ce sera joli, dit Dahlia. Moi, reprit Favourite, je veux que ce soit en or. -C’était l’heure du départ des malles-postes et des diligences. -La plupart suivaient le quai et sortaient par la barrière de Passy. -Ce vacarme réjouissait les jeunes filles. -Favourite s’exclamait : — Quel tapage ! on dirait des tas de chaînes qui s’envolent. +C’était l’heure du départ des malles-postes et des diligences. +La plupart suivaient le quai et sortaient par la barrière de Passy. +Ce vacarme réjouissait les jeunes filles. +Favourite s’exclamait : — Quel tapage ! on dirait des tas de chaînes qui s’envolent. C’est particulier ! dit-elle. -Je croyais que la diligence ne s’arrêtait jamais. -Favourite haussa les épaules. +Je croyais que la diligence ne s’arrêtait jamais. +Favourite haussa les épaules. Cette Fantine est surprenante. -Je viens la voir par curiosité. -Elle s’éblouit des choses les plus simples. -La diligence me voit, s’arrête, et me prend. +Je viens la voir par curiosité. +Elle s’éblouit des choses les plus simples. +La diligence me voit, s’arrête, et me prend. Cela se fait tous les jours. -Tu ne connais pas la vie, ma chère. -Un certain temps s’écoula ainsi. -Tout à coup Favourite eut le mouvement de quelqu’un qui se réveille. +Tu ne connais pas la vie, ma chère. +Un certain temps s’écoula ainsi. +Tout à coup Favourite eut le mouvement de quelqu’un qui se réveille. Eh bien, fit-elle, et la surprise ? -À propos, oui, reprit Dahlia, la fameuse surprise ? +À propos, oui, reprit Dahlia, la fameuse surprise ? Ils sont bien longtemps, dit Fantine. -Comme Fantine achevait ce soupir, le garçon qui avait servi le dîner, entra. -Il tenait à la main quelque chose qui ressemblait a une lettre. +Comme Fantine achevait ce soupir, le garçon qui avait servi le dîner, entra. +Il tenait à la main quelque chose qui ressemblait a une lettre. Qu’est-ce que cela ? demanda Favourite. -Pourquoi ne l’avoir pas apporté tout de suite ? -Favourite arracha le papier des mains du garçon. -C’était une lettre en effet. +Pourquoi ne l’avoir pas apporté tout de suite ? +Favourite arracha le papier des mains du garçon. +C’était une lettre en effet. Il n’y a pas d’adresse. -Mais voici ce qui est écrit au-dessus : Ceci est la surprise. -Des parents, vous ne connaissez pas beaucoup ça. -Ça s’appelle des pères et mères dans le code civil, puéril et honnête. -Nous leur obéissons, étant vertueux. +Mais voici ce qui est écrit au-dessus : Ceci est la surprise. +Des parents, vous ne connaissez pas beaucoup ça. +Ça s’appelle des pères et mères dans le code civil, puéril et honnête. +Nous leur obéissons, étant vertueux. Nous fichons le camp, comme dit Bossuet. Nous partons, nous sommes partis. Nous fuyons dans les bras de Laffitte et sur les ailes de Caillard. Pleurez-nous rapidement et remplacez-nous vite. -Si cette lettre vous déchire, rendez-le-lui. -Pendant près de deux ans, nous vous avons rendues heureuses. +Si cette lettre vous déchire, rendez-le-lui. +Pendant près de deux ans, nous vous avons rendues heureuses. Ne nous en gardez pas rancune. -Signé : Blachevelle.« Fameuil.« Listolier.« Félix Tholomyès.« Post-scriptum. -Le dîner est payé. -Les quatre jeunes filles se regardèrent. -Favourite rompit la première le silence. -Eh bien ! s’écria-t-elle, c’est tout de même une bonne farce. -C’est très drôle, dit Zéphine. -Ce doit être Blachevelle qui a eu cette idée-là, reprit Favourite. -Ça me rend amoureuse de lui. -Sitôt parti, sitôt aimé. -Non, dit Dahlia, c’est une idée de Tholomyès. -En ce cas, repartit Favourite, mort à Blachevelle et vive Tholomyès ! -Vive Tholomyès ! crièrent Dahlia et Zéphine. -Et elles éclatèrent de rire. +Signé : Blachevelle.« Fameuil.« Listolier.« Félix Tholomyès.« Post-scriptum. +Le dîner est payé. +Les quatre jeunes filles se regardèrent. +Favourite rompit la première le silence. +Eh bien ! s’écria-t-elle, c’est tout de même une bonne farce. +C’est très drôle, dit Zéphine. +Ce doit être Blachevelle qui a eu cette idée-là, reprit Favourite. +Ça me rend amoureuse de lui. +Sitôt parti, sitôt aimé. +Non, dit Dahlia, c’est une idée de Tholomyès. +En ce cas, repartit Favourite, mort à Blachevelle et vive Tholomyès ! +Vive Tholomyès ! crièrent Dahlia et Zéphine. +Et elles éclatèrent de rire. Fantine rit comme les autres. -Une heure après, quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle pleura. -Cette gargote était tenue par des gens appelés Thénardier, mari et femme. -Elle était située dans la ruelle du Boulanger. -On voyait au-dessus de la porte une planche clouée à plat sur le mur. +Une heure après, quand elle fut rentrée dans sa chambre, elle pleura. +Cette gargote était tenue par des gens appelés Thénardier, mari et femme. +Elle était située dans la ruelle du Boulanger. +On voyait au-dessus de la porte une planche clouée à plat sur le mur. Au bas on lisait cette inscription : Au sergent de Waterloo. -Tout cet ensemble était trapu, écrasant et difforme. -On eût dit l’affût d’un canon géant. +Tout cet ensemble était trapu, écrasant et difforme. +On eût dit l’affût d’un canon géant. Le bois disparaissait sous la boue et le fer sous la rouille. -Sous l’essieu pendait en draperie une grosse chaîne digne de Goliath forçat. -Homère y eût lié Polyphème et Shakespeare Caliban. -Pourquoi cet avant-train de fardier était-il à cette place dans la rue ? +Sous l’essieu pendait en draperie une grosse chaîne digne de Goliath forçat. +Homère y eût lié Polyphème et Shakespeare Caliban. +Pourquoi cet avant-train de fardier était-il à cette place dans la rue ? D’abord, pour encombrer la rue ; ensuite pour achever de se rouiller. -Un mouchoir savamment noué les empêchait de tomber. -L’une était châtaine, l’autre était brune. -À la belle et tendre Imogine. -répondit la mère, continuant sa romance puis elle tourna la tête. -Une femme était devant elle, à quelques pas. +Un mouchoir savamment noué les empêchait de tomber. +L’une était châtaine, l’autre était brune. +À la belle et tendre Imogine. +répondit la mère, continuant sa romance puis elle tourna la tête. +Une femme était devant elle, à quelques pas. Cette femme, elle aussi, avait un enfant qu’elle portait dans ses bras. Elle portait en outre un assez gros sac de nuit qui semblait fort lourd. -C’était une fille de deux à trois ans. -Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. -Elle était admirablement rose et bien portante. +C’était une fille de deux à trois ans. +Le pli de sa jupe relevée laissait voir sa cuisse blanche, potelée et ferme. +Elle était admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. -Elle dormait de ce sommeil d’absolue confiance propre à son âge. -Les bras des mères sont faits de tendresse ; les enfants y dorment profondément. -Quant à la mère, l’aspect en était pauvre et triste. -Elle avait la mise d’une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. -Était-elle belle ? peut-être ; mais avec cette mise il n’y paraissait pas. -Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très longtemps. -Pourtant, à l’examiner attentivement, elle avait toujours sa beauté. -Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d’ironie, ridait sa joue droite. -Dix mois s’étaient écoulés depuis « la bonne farce ». -Que s’était-il passé pendant ces dix mois ? on le devine. -Après l’abandon, la gêne. -Fantine était restée seule. -Tholomyès n’avait répondu à aucune. +Elle dormait de ce sommeil d’absolue confiance propre à son âge. +Les bras des mères sont faits de tendresse ; les enfants y dorment profondément. +Quant à la mère, l’aspect en était pauvre et triste. +Elle avait la mise d’une ouvrière qui tend à redevenir paysanne. +Était-elle belle ? peut-être ; mais avec cette mise il n’y paraissait pas. +Ses yeux ne semblaient pas être secs depuis très longtemps. +Pourtant, à l’examiner attentivement, elle avait toujours sa beauté. +Un pli triste, qui ressemblait à un commencement d’ironie, ridait sa joue droite. +Dix mois s’étaient écoulés depuis « la bonne farce ». +Que s’était-il passé pendant ces dix mois ? on le devine. +Après l’abandon, la gêne. +Fantine était restée seule. +Tholomyès n’avait répondu à aucune. Quel parti prendre pourtant ? -Elle ne savait plus à qui s’adresser. +Elle ne savait plus à qui s’adresser. Il fallait du courage ; elle en eut, et se roidit. -L’idée lui vint de retourner dans sa ville natale, à Montreuil-sur-Mer. -Là quelqu’un peut-être la connaîtrait et lui donnerait du travail. +L’idée lui vint de retourner dans sa ville natale, à Montreuil-sur-Mer. +Là quelqu’un peut-être la connaîtrait et lui donnerait du travail. Oui ; mais il faudrait cacher sa faute. -Son cœur se serra, mais elle prit sa résolution. +Son cœur se serra, mais elle prit sa résolution. Fantine, on le verra, avait la farouche bravoure de la vie. -Quelqu’un qui les eût vues passer toutes les deux eût eu pitié. -Nous n’aurons plus occasion de parler de Monsieur Félix Tholomyès. +Quelqu’un qui les eût vues passer toutes les deux eût eu pitié. +Nous n’aurons plus occasion de parler de Monsieur Félix Tholomyès. Il y a des charmes. -Ces deux petites filles en furent un pour cette mère. -Elle les considérait, toute émue. -La présence des anges est une annonce de paradis. -Elle crut voir au dessus de cette auberge le mystérieux ICI de la providence. -Ces deux petites étaient si évidemment heureuses ! -Les créatures les plus féroces sont désarmées par la caresse à leurs petits. -Les deux femmes causèrent. -Je m’appelle madame Thénardier, dit la mère des deux petites. +Ces deux petites filles en furent un pour cette mère. +Elle les considérait, toute émue. +La présence des anges est une annonce de paradis. +Elle crut voir au dessus de cette auberge le mystérieux ICI de la providence. +Ces deux petites étaient si évidemment heureuses ! +Les créatures les plus féroces sont désarmées par la caresse à leurs petits. +Les deux femmes causèrent. +Je m’appelle madame Thénardier, dit la mère des deux petites. Nous tenons cette auberge. -Et, chose bizarre, avec un air penché qu’elle devait à des lectures romanesques. -C’était une minaudière hommasse. -Elle était jeune encore ; elle avait à peine trente ans. -La voyageuse raconta son histoire, un peu modifiée. +Et, chose bizarre, avec un air penché qu’elle devait à des lectures romanesques. +C’était une minaudière hommasse. +Elle était jeune encore ; elle avait à peine trente ans. +La voyageuse raconta son histoire, un peu modifiée. On dirait qu’ils se sentent anges et qu’ils nous savent hommes. Ce que fait le fossoyeur devient riant, fait par l’enfant. -Les deux femmes continuaient à causer. +Les deux femmes continuaient à causer. Comment s’appelle votre mioche ? La petite se nommait Euphrasie. -Nous avons connu une grand’mère qui avait réussi à faire de Théodore, Gnon. -Quel âge a-t-elle ? +Nous avons connu une grand’mère qui avait réussi à faire de Théodore, Gnon. +Quel âge a-t-elle ? Elle va sur trois ans. -C’est comme mon aînée. -Leurs fronts radieux se touchaient ; on eût dit trois têtes dans une auréole. -Ce mot fut l’étincelle qu’attendait probablement l’autre mère. +C’est comme mon aînée. +Leurs fronts radieux se touchaient ; on eût dit trois têtes dans une auréole. +Ce mot fut l’étincelle qu’attendait probablement l’autre mère. L’ouvrage ne le permet pas. -Avec un enfant, on ne trouve pas à se placer. -Ils sont si ridicules dans ce pays-là. +Avec un enfant, on ne trouve pas à se placer. +Ils sont si ridicules dans ce pays-là. C’est le bon Dieu qui m’a fait passer devant votre auberge. -J’ai dit : voilà une bonne mère. -C’est ça ; ça fera trois sœurs. -Et puis, je ne serai pas longtemps à revenir. +J’ai dit : voilà une bonne mère. +C’est ça ; ça fera trois sœurs. +Et puis, je ne serai pas longtemps à revenir. Voulez-vous me garder mon enfant ? -Il faudrait voir, dit la Thénardier. +Il faudrait voir, dit la Thénardier. Je donnerais six francs par mois. -Et six mois payés d’avance. -Six fois sept quarante-deux, dit la Thénardier. -Je les donnerai, dit la mère. +Et six mois payés d’avance. +Six fois sept quarante-deux, dit la Thénardier. +Je les donnerai, dit la mère. Et quinze francs en dehors pour les premiers frais, ajouta la voix d’homme. -Total cinquante-sept francs, dit madame Thénardier. +Total cinquante-sept francs, dit madame Thénardier. Il me restera de quoi aller au pays. -En allant à pied. +En allant à pied. La voix d’homme reprit : — La petite a un trousseau ? -C’est mon mari, dit la Thénardier. -Sans doute elle a un trousseau, le pauvre trésor. -J’ai bien vu que c’était votre mari. -Et un beau trousseau encore ! un trousseau insensé. +C’est mon mari, dit la Thénardier. +Sans doute elle a un trousseau, le pauvre trésor. +J’ai bien vu que c’était votre mari. +Et un beau trousseau encore ! un trousseau insensé. Tout par douzaines ; et des robes de soie comme une dame. -Il est là dans mon sac de nuit. +Il est là dans mon sac de nuit. Il faudra le donner, repartit la voix d’homme. -Je crois bien que je le donnerai ! dit la mère. -Ce serait cela qui serait drôle si je laissais ma fille toute nue ! -La face du maître apparut. +Je crois bien que je le donnerai ! dit la mère. +Ce serait cela qui serait drôle si je laissais ma fille toute nue ! +La face du maître apparut. C’est bon, dit-il. -Le marché fut conclu. -On arrange tranquillement ces départs-là, mais ce sont des désespoirs. +Le marché fut conclu. +On arrange tranquillement ces départs-là, mais ce sont des désespoirs. Il me manquait cinquante francs. -Sais-tu que j’aurais eu l’huissier et un protêt ? -Tu as fait là une bonne souricière avec tes petites. +Sais-tu que j’aurais eu l’huissier et un protêt ? +Tu as fait là une bonne souricière avec tes petites. Sans m’en douter, dit la femme. -Qu’était-ce que les Thénardier ? -Disons-en un mot dès à présent. -Nous compléterons le croquis plus tard. -Cet homme et cette femme étaient de ces âmes-là. -Le Thénardier particulièrement était gênant pour le physionomiste. -Ils sont inquiets derrière eux et menaçants devant eux. +Qu’était-ce que les Thénardier ? +Disons-en un mot dès à présent. +Nous compléterons le croquis plus tard. +Cet homme et cette femme étaient de ces âmes-là. +Le Thénardier particulièrement était gênant pour le physionomiste. +Ils sont inquiets derrière eux et menaçants devant eux. Il y a en eux de l’inconnu. -L’ombre qu’ils ont dans le regard les dénonce. -Nous verrons plus tard ce qu’il en était. -Il l’avait peinte lui-même, car il savait faire un peu de tout ; mal. -Madame Thénardier était juste assez intelligente pour lire ces espèces de livres. +L’ombre qu’ils ont dans le regard les dénonce. +Nous verrons plus tard ce qu’il en était. +Il l’avait peinte lui-même, car il savait faire un peu de tout ; mal. +Madame Thénardier était juste assez intelligente pour lire ces espèces de livres. Elle s’en nourrissait. Sa femme avait quelque douze ou quinze ans de moins que lui. -Or on ne lit pas impunément des niaiseries. -Il en résulta que sa fille aînée se nomma Éponine. -L’irrésistible pénétration du souffle nouveau est là comme en tout. -Il ne suffit pas d’être méchant pour prospérer. +Or on ne lit pas impunément des niaiseries. +Il en résulta que sa fille aînée se nomma Éponine. +L’irrésistible pénétration du souffle nouveau est là comme en tout. +Il ne suffit pas d’être méchant pour prospérer. La gargote allait mal. -Les Thénardier répondaient invariablement : Cosette est à merveille. -Et il écrivit pour exiger douze francs. -Certaines natures ne peuvent aimer d’un côté sans haïr de l’autre. +Les Thénardier répondaient invariablement : Cosette est à merveille. +Et il écrivit pour exiger douze francs. +Certaines natures ne peuvent aimer d’un côté sans haïr de l’autre. Ses filles n’eurent que les caresses. -La Thénardier étant méchante pour Cosette, Éponine et Azelma furent méchantes. -Les enfants, à cet âge, ne sont que des exemplaires de la mère. -Le format est plus petit, voilà tout. -Une année s’écoula, puis une autre. -On disait dans le village : — Ces Thénardier sont de braves gens. -On croyait Cosette oubliée par sa mère. -s’écriait-il, « je lui bombarde son mioche tout au beau milieu de ses cachoteries. +La Thénardier étant méchante pour Cosette, Éponine et Azelma furent méchantes. +Les enfants, à cet âge, ne sont que des exemplaires de la mère. +Le format est plus petit, voilà tout. +Une année s’écoula, puis une autre. +On disait dans le village : — Ces Thénardier sont de braves gens. +On croyait Cosette oubliée par sa mère. +s’écriait-il, « je lui bombarde son mioche tout au beau milieu de ses cachoteries. Il me faut de l’augmentation. -La mère paya les quinze francs. -D’année en année, l’enfant grandit, et sa misère aussi. +La mère paya les quinze francs. +D’année en année, l’enfant grandit, et sa misère aussi. Cinq ans, dira-t-on, c’est invraisemblable. -Hélas, c’est vrai. -La souffrance sociale commence à tout âge. -Quelques mois restèrent en souffrance. -Elle avait je ne sais quelle allure inquiète. -Sournoise ! disaient les Thénardier. -L’injustice l’avait faite hargneuse et la misère l’avait rendue laide. +Hélas, c’est vrai. +La souffrance sociale commence à tout âge. +Quelques mois restèrent en souffrance. +Elle avait je ne sais quelle allure inquiète. +Sournoise ! disaient les Thénardier. +L’injustice l’avait faite hargneuse et la misère l’avait rendue laide. Dans le pays on l’appelait l’Alouette. Seulement la pauvre alouette ne chantait jamais. -C’était, on se le rappelle, en mille huit cent dix-huit. -Fantine avait quitté sa province depuis une dizaine d’années. -Montreuil-sur-Mer avait changé d’aspect. -Tandis que Fantine descendait lentement de misère en misère, sa ville natale avait prospéré. -Ce tout petit changement avait été une révolution. -Ainsi pour une idée trois résultats. -Il était étranger au département ! +C’était, on se le rappelle, en mille huit cent dix-huit. +Fantine avait quitté sa province depuis une dizaine d’années. +Montreuil-sur-Mer avait changé d’aspect. +Tandis que Fantine descendait lentement de misère en misère, sa ville natale avait prospéré. +Ce tout petit changement avait été une révolution. +Ainsi pour une idée trois résultats. +Il était étranger au département ! De son origine, on ne savait rien ; de ses commencements, peu de chose. Depuis lors, on avait su son nom. -Il s’appelait le père Madeleine. -Voilà tout ce qu’on en pouvait dire. -Sur ce point, il était inflexible. -C’était le seul où il fût en quelque sorte intolérant. -Du reste sa venue avait été un bienfait, et sa présence était une providence. -Une forte circulation échauffait tout et pénétrait partout. -Le chômage et la misère étaient inconnus. -Le père Madeleine employait tout le monde. -Il n’exigeait qu’une chose : soyez honnête homme ! soyez honnête fille ! -Il semblait qu’il songeât beaucoup aux autres et peu à lui. -L’hôpital était mal doté ; il y avait fondé deux lits. -Montreuil-sur-Mer est divisé en ville haute et ville basse. -Il allait régulièrement entendre une basse messe tous les dimanches. -À huis clos il riait de Dieu doucement. +Il s’appelait le père Madeleine. +Voilà tout ce qu’on en pouvait dire. +Sur ce point, il était inflexible. +C’était le seul où il fût en quelque sorte intolérant. +Du reste sa venue avait été un bienfait, et sa présence était une providence. +Une forte circulation échauffait tout et pénétrait partout. +Le chômage et la misère étaient inconnus. +Le père Madeleine employait tout le monde. +Il n’exigeait qu’une chose : soyez honnête homme ! soyez honnête fille ! +Il semblait qu’il songeât beaucoup aux autres et peu à lui. +L’hôpital était mal doté ; il y avait fondé deux lits. +Montreuil-sur-Mer est divisé en ville haute et ville basse. +Il allait régulièrement entendre une basse messe tous les dimanches. +À huis clos il riait de Dieu doucement. Tout Montreuil-sur-Mer fut en rumeur. -Le bruit était fondé. -Quelques jours après, la nomination parut dans le Moniteur. -Le lendemain, le père Madeleine refusa. +Le bruit était fondé. +Quelques jours après, la nomination parut dans le Moniteur. +Le lendemain, le père Madeleine refusa. Nouvelle rumeur dans la petite ville. Eh bien ! c’est la croix qu’il voulait ! -Le père Madeleine refusa la croix. -Décidément cet homme était une énigme. -À mesure qu’il montait, les invitations pleuvaient sur lui. « La société » le réclamait. +Le père Madeleine refusa la croix. +Décidément cet homme était une énigme. +À mesure qu’il montait, les invitations pleuvaient sur lui. « La société » le réclamait. On lui fit mille avances. -On ne sait d’où cela sort. +On ne sait d’où cela sort. Il ne saurait pas se tenir dans le monde. -Il n’est pas du tout prouvé qu’il sache lire. +Il n’est pas du tout prouvé qu’il sache lire. Quand on le vit repousser le monde, on dit : c’est une brute. Est-ce qu’on recule devant du bien qu’on peut faire ? -Ce fut là la troisième phase de son ascension. -Le père Madeleine était devenu monsieur Madeleine, monsieur Madeleine devint monsieur le maire. -Du reste, il était demeuré aussi simple que le premier jour. -Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de là il vivait solitaire. +Ce fut là la troisième phase de son ascension. +Le père Madeleine était devenu monsieur Madeleine, monsieur Madeleine devint monsieur le maire. +Du reste, il était demeuré aussi simple que le premier jour. +Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de là il vivait solitaire. Les femmes disaient de lui : Quel bon ours ! -Son plaisir était de se promener dans les champs. -Il avait une petite bibliothèque bien faite. -Il aimait les livres ; les livres sont des amis froids et sûrs. +Son plaisir était de se promener dans les champs. +Il avait une petite bibliothèque bien faite. +Il aimait les livres ; les livres sont des amis froids et sûrs. Il emportait volontiers un fusil dans ses promenades, mais il s’en servait rarement. Quand cela lui arrivait par aventure, il avait un tir infaillible qui effrayait. Jamais il ne tuait un animal inoffensif. @@ -2268,943 +2268,943 @@ Il avait toujours ses poches pleines de monnaie en sortant et vides en rentrant. Cela serait pourtant bon si l’on savait s’en servir. La toile d’ortie vaut la toile de chanvre. C’est du reste un excellent foin qu’on peut faucher deux fois. -Et que faut-il à l’ortie ? +Et que faut-il à l’ortie ? Peu de terre, nul soin, nulle culture. -Seulement la graine tombe à mesure qu’elle mûrit, et est difficile à récolter. +Seulement la graine tombe à mesure qu’elle mûrit, et est difficile à récolter. Alors on la tue. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. -Le pauvre homme se récriait : quelque malfaiteur est venu ! -Il était affable et triste. -Le peuple disait : Voilà un homme riche qui n’a pas l’air fier. -Voilà un homme heureux qui n’a pas l’air content. -Elles furent bien punies de leur curiosité. +Le pauvre homme se récriait : quelque malfaiteur est venu ! +Il était affable et triste. +Le peuple disait : Voilà un homme riche qui n’a pas l’air fier. +Voilà un homme heureux qui n’a pas l’air content. +Elles furent bien punies de leur curiosité. Observation pleine de l’esprit des petites villes. -Dans celle détresse, être servi, c’est être caressé. +Dans celle détresse, être servi, c’est être caressé. Lui manque-t-il quelque chose ? -Il n’y a point de cécité où il y a certitude. -L’âme à tâtons cherche l’âme, et la trouve. -Et cette âme trouvée et prouvée est une femme. -Le cœur, cette céleste fleur obscure, entre dans un épanouissement mystérieux. -On ne donnerait pas cette ombre pour toute la clarté. -On sent de la chaleur qui approche, la voilà. +Il n’y a point de cécité où il y a certitude. +L’âme à tâtons cherche l’âme, et la trouve. +Et cette âme trouvée et prouvée est une femme. +Le cœur, cette céleste fleur obscure, entre dans un épanouissement mystérieux. +On ne donnerait pas cette ombre pour toute la clarté. +On sent de la chaleur qui approche, la voilà. Et mille petits soins. -Des riens qui sont énormes dans ce vide. -On est caressé avec de l’âme. -On ne voit rien, mais on se sent adoré. -C’est un paradis de ténèbres. -C’est de ce paradis que monseigneur Bienvenu était passé à l’autre. +Des riens qui sont énormes dans ce vide. +On est caressé avec de l’âme. +On ne voit rien, mais on se sent adoré. +C’est un paradis de ténèbres. +C’est de ce paradis que monseigneur Bienvenu était passé à l’autre. L’annonce de sa mort fut reproduite par le journal local de Montreuil-sur-Mer. -Monsieur Madeleine parut le lendemain tout en noir avec un crêpe à son chapeau. +Monsieur Madeleine parut le lendemain tout en noir avec un crêpe à son chapeau. On remarqua dans la ville ce deuil, et l’on jasa. Cela parut une lueur sur l’origine de Monsieur Madeleine. -On en conclut qu’il avait quelque alliance avec le vénérable évêque. +On en conclut qu’il avait quelque alliance avec le vénérable évêque. Il dit : — Non, madame. -Mais, reprit la douairière, vous en portez le deuil ? +Mais, reprit la douairière, vous en portez le deuil ? Les petits savoyards se le disaient et il en passait beaucoup. -Peu à peu, et avec le temps, toutes les oppositions étaient tombées. -On venait de dix lieues à la ronde consulter Monsieur Madeleine. -Il terminait les différends, il empêchait les procès, il réconciliait les ennemis. +Peu à peu, et avec le temps, toutes les oppositions étaient tombées. +On venait de dix lieues à la ronde consulter Monsieur Madeleine. +Il terminait les différends, il empêchait les procès, il réconciliait les ennemis. Chacun le prenait pour juge de son bon droit. -Il semblait qu’il eût pour âme le livre de la loi naturelle. -Il se nommait Javert, et il était de la police. -Il remplissait à Montreuil-sur-Mer les fonctions pénibles, mais utiles, d’inspecteur. +Il semblait qu’il eût pour âme le livre de la loi naturelle. +Il se nommait Javert, et il était de la police. +Il remplissait à Montreuil-sur-Mer les fonctions pénibles, mais utiles, d’inspecteur. Il n’avait pas vu les commencements de Madeleine. Javert avait cette physionomie, moins la bassesse. -Quelquefois même plusieurs d’entre eux à la fois. -Dieu nous les montre pour nous faire réfléchir. -Cette réserve faite, passons. +Quelquefois même plusieurs d’entre eux à la fois. +Dieu nous les montre pour nous faire réfléchir. +Cette réserve faite, passons. Il entra dans la police. -À quarante ans il était inspecteur. -Il avait dans sa jeunesse été employé dans les chiourmes du midi. -Javert sérieux était un dogue ; lorsqu’il riait, c’était un tigre. -Il était absolu et n’admettait pas d’exceptions. -Il était stoïque, sérieux, austère ; rêveur triste ; humble et hautain comme les fanatiques. -Son regard était une vrille, cela était froid et cela perçait. +À quarante ans il était inspecteur. +Il avait dans sa jeunesse été employé dans les chiourmes du midi. +Javert sérieux était un dogue ; lorsqu’il riait, c’était un tigre. +Il était absolu et n’admettait pas d’exceptions. +Il était stoïque, sérieux, austère ; rêveur triste ; humble et hautain comme les fanatiques. +Son regard était une vrille, cela était froid et cela perçait. Toute sa vie tenait dans ces deux mots : veiller et surveiller. -Malheur à qui tombait sous sa main ! -Toute la personne de Javert exprimait l’homme qui épie et qui se dérobe. -Cela se reconnaissait à quelque emphase dans sa parole. +Malheur à qui tombait sous sa main ! +Toute la personne de Javert exprimait l’homme qui épie et qui se dérobe. +Cela se reconnaissait à quelque emphase dans sa parole. Il n’avait aucun vice, nous l’avons dit. -Quand il était content de lui, il s’accordait une prise de tabac. -Il tenait à l’humanité par là. -Tel était cet homme formidable. -Javert était comme un œil toujours fixé sur Monsieur Madeleine. -Œil plein de soupçon et de conjectures. -Il traitait Javert comme tout le monde, avec aisance et bonté. -Il paraît que le fil qu’il croyait tenir s’était rompu. -Un jour pourtant son étrange manière d’être parut faire impression sur Monsieur Madeleine. -Voici à quelle occasion. -Monsieur Madeleine passait un matin dans une ruelle non pavée de Montreuil-sur-Mer. -Il entendit du bruit et vit un groupe à quelque distance. -Le cheval avait les deux cuisses cassées et ne pouvait se relever. -Le vieillard était engagé entre les roues. -La chute avait été tellement malheureuse que toute la voiture pesait sur sa poitrine. -La charrette était assez lourdement chargée. -Le père Fauchelevent poussait des râles lamentables. -On avait essayé de le tirer, mais en vain. -Un effort désordonné, une aide maladroite, une secousse à faux pouvaient l’achever. -Il était impossible de le dégager autrement qu’en soulevant la voiture par dessous. -Javert, qui était survenu au moment de l’accident, avait envoyé chercher un cric. -On s’écarta avec respect. -À l’aide ! criait le vieux Fauchelevent. +Quand il était content de lui, il s’accordait une prise de tabac. +Il tenait à l’humanité par là. +Tel était cet homme formidable. +Javert était comme un œil toujours fixé sur Monsieur Madeleine. +Œil plein de soupçon et de conjectures. +Il traitait Javert comme tout le monde, avec aisance et bonté. +Il paraît que le fil qu’il croyait tenir s’était rompu. +Un jour pourtant son étrange manière d’être parut faire impression sur Monsieur Madeleine. +Voici à quelle occasion. +Monsieur Madeleine passait un matin dans une ruelle non pavée de Montreuil-sur-Mer. +Il entendit du bruit et vit un groupe à quelque distance. +Le cheval avait les deux cuisses cassées et ne pouvait se relever. +Le vieillard était engagé entre les roues. +La chute avait été tellement malheureuse que toute la voiture pesait sur sa poitrine. +La charrette était assez lourdement chargée. +Le père Fauchelevent poussait des râles lamentables. +On avait essayé de le tirer, mais en vain. +Un effort désordonné, une aide maladroite, une secousse à faux pouvaient l’achever. +Il était impossible de le dégager autrement qu’en soulevant la voiture par dessous. +Javert, qui était survenu au moment de l’accident, avait envoyé chercher un cric. +On s’écarta avec respect. +À l’aide ! criait le vieux Fauchelevent. Qui est ce qui est un bon enfant pour sauver le vieux ? Monsieur Madeleine se tourna vers les assistants : — A-t-on un cric ? -On en est allé quérir un, répondit un paysan. +On en est allé quérir un, répondit un paysan. Dans combien de temps l’aura-t-on ? -Un quart d’heure ! s’écria Madeleine. -Il était évident qu’avant cinq minutes il aurait les côtes brisées. +Un quart d’heure ! s’écria Madeleine. +Il était évident qu’avant cinq minutes il aurait les côtes brisées. Mais il ne sera plus temps ! Vous ne voyez donc pas que la charrette s’enfonce ? Rien qu’une demi-minute, et l’on tirera le pauvre homme. Y a-t-il quelqu’un qui ait des reins et du cœur ? -Cinq louis d’or à gagner ! +Cinq louis d’or à gagner ! Personne ne bougea dans le groupe. Dix louis, dit Madeleine. Les assistants baissaient les yeux. -Un d’eux murmura : — Il faudrait être diablement fort. -Et puis, on risque de se faire écraser ! -Allons ! recommença Madeleine, vingt louis ! -Ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque, dit une voix. +Un d’eux murmura : — Il faudrait être diablement fort. +Et puis, on risque de se faire écraser ! +Allons ! recommença Madeleine, vingt louis ! +Ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque, dit une voix. Monsieur Madeleine se retourna, et reconnut Javert. -Il ne l’avait pas aperçu en arrivant. +Il ne l’avait pas aperçu en arrivant. Javert continua : — C’est la force. Du bagne de Toulon. -Cependant la charrette continuait à s’enfoncer lentement. -Le père Fauchelevent râlait et hurlait : — J’étouffe ! -Ça me brise les côtes ! +Cependant la charrette continuait à s’enfoncer lentement. +Le père Fauchelevent râlait et hurlait : — J’étouffe ! +Ça me brise les côtes ! Un cric ! quelque chose ! Aucun des assistants ne remua. -Ah ! voilà que ça m’écrase ! cria le vieillard. +Ah ! voilà que ça m’écrase ! cria le vieillard. Il y eut un affreux moment d’attente et de silence. C’est qu’il faut que je meure, voyez-vous ! -Vous allez vous faire écraser aussi ! — Madeleine ne répondit pas. -On entendit une voix étouffée qui criait : Dépêchez-vous ! aidez ! -C’était Madeleine qui venait de faire un dernier effort. -La charrette fut enlevée par vingt bras. -Le vieux Fauchelevent était sauvé. -Il était blême, quoique ruisselant de sueur. -Ses habits étaient déchirés et couverts de boue. +Vous allez vous faire écraser aussi ! — Madeleine ne répondit pas. +On entendit une voix étouffée qui criait : Dépêchez-vous ! aidez ! +C’était Madeleine qui venait de faire un dernier effort. +La charrette fut enlevée par vingt bras. +Le vieux Fauchelevent était sauvé. +Il était blême, quoique ruisselant de sueur. +Ses habits étaient déchirés et couverts de boue. Le vieillard lui baisait les genoux et l’appelait le bon Dieu. -Il était blême, quoique ruisselant de sueur. -Ses habits étaient déchirés et couverts de boue. +Il était blême, quoique ruisselant de sueur. +Ses habits étaient déchirés et couverts de boue. Le vieillard lui baisait les genoux et l’appelait le bon Dieu. -La charrette était brisée et le cheval était mort. -Fauchelevent guérit, mais son genou resta ankylosé. -Quelque temps après, Monsieur Madeleine fut nommé maire. -À partir de ce moment, il l’évita le plus qu’il put. +La charrette était brisée et le cheval était mort. +Fauchelevent guérit, mais son genou resta ankylosé. +Quelque temps après, Monsieur Madeleine fut nommé maire. +À partir de ce moment, il l’évita le plus qu’il put. Ceci ne trompe jamais. -Telle était la situation du pays, lorsque Fantine y revint. +Telle était la situation du pays, lorsque Fantine y revint. Personne ne se souvenait plus d’elle. -Heureusement la porte de la fabrique de Monsieur Madeleine était comme un visage ami. -Elle s’y présenta, et fut admise dans l’atelier des femmes. +Heureusement la porte de la fabrique de Monsieur Madeleine était comme un visage ami. +Elle s’y présenta, et fut admise dans l’atelier des femmes. Quand Fantine vit qu’elle vivait, elle eut un moment de joie. -Vivre honnêtement de son travail, quelle grâce du ciel ! -Le goût du travail lui revint vraiment. -En ces commencements, on l’a vu, elle payait exactement les Thénardier. -Pur acharnement de voir, de savoir et de pénétrer. -Pure démangeaison de dire. -Certaines personnes sont méchantes uniquement par besoin de parler. +Vivre honnêtement de son travail, quelle grâce du ciel ! +Le goût du travail lui revint vraiment. +En ces commencements, on l’a vu, elle payait exactement les Thénardier. +Pur acharnement de voir, de savoir et de pénétrer. +Pure démangeaison de dire. +Certaines personnes sont méchantes uniquement par besoin de parler. On observa donc Fantine. -C’est un douloureux labeur que la rupture des sombres attaches du passé. -On parvint à se procurer l’adresse : Monsieur, Monsieur Thénardier, aubergiste, à Montfermeil. +C’est un douloureux labeur que la rupture des sombres attaches du passé. +On parvint à se procurer l’adresse : Monsieur, Monsieur Thénardier, aubergiste, à Montfermeil. J’ai vu l’enfant ! Voix chevrotante, esprit capricant. -Cette vieille femme avait été jeune, chose étonnante. -C’était une ortie où l’on voyait le froissement du froc. -Elle avait un petit bien qu’elle léguait bruyamment à une communauté religieuse. -Elle était fort bien vue à l’évêché d’Arras. +Cette vieille femme avait été jeune, chose étonnante. +C’était une ortie où l’on voyait le froissement du froc. +Elle avait un petit bien qu’elle léguait bruyamment à une communauté religieuse. +Elle était fort bien vue à l’évêché d’Arras. Tout cela prit du temps. Cinquante francs ne suffisaient pas pour acquitter cette dette. Elle balbutia quelques mots suppliants. -La surveillante lui signifia qu’elle eût à sortir sur-le-champ de l’atelier. -Fantine n’était du reste qu’une ouvrière médiocre. -Sa faute était donc maintenant connue de tous ! +La surveillante lui signifia qu’elle eût à sortir sur-le-champ de l’atelier. +Fantine n’était du reste qu’une ouvrière médiocre. +Sa faute était donc maintenant connue de tous ! Elle ne se sentit plus la force de dire un mot. On lui conseilla de voir Monsieur le maire ; elle n’osa pas. -Elle plia sous cet arrêt. -La veuve du moine fut donc bonne à quelque chose. +Elle plia sous cet arrêt. +La veuve du moine fut donc bonne à quelque chose. Du reste ; Monsieur Madeleine n’avait rien su de tout cela. -Ce sont là de ces combinaisons d’événements dont la vie est pleine. +Ce sont là de ces combinaisons d’événements dont la vie est pleine. Monsieur Madeleine se remettait de tout sur elle. -Les meilleurs hommes sont souvent forcés de déléguer leur autorité. +Les meilleurs hommes sont souvent forcés de déléguer leur autorité. Personne ne voulut d’elle. Elle n’avait pu quitter la ville. -Sa fille lui en coûtait dix. -C’est en ce moment qu’elle commença à mal payer les Thénardier. -Derrière vivre de peu, il y a vivre de rien. -Ce sont deux chambres ; la première est obscure, la seconde est noire. -Cela finit par être un talent. +Sa fille lui en coûtait dix. +C’est en ce moment qu’elle commença à mal payer les Thénardier. +Derrière vivre de peu, il y a vivre de rien. +Ce sont deux chambres ; la première est obscure, la seconde est noire. +Cela finit par être un talent. Fantine acquit ce sublime talent et reprit un peu de courage. Et puis, quand on est triste, on mange moins. -Dans cette détresse, avoir sa petite fille eût été un étrange bonheur. -Elle songea à la faire venir. -Mais quoi ! lui faire partager son dénûment ! -Et puis, elle devait aux Thénardier ! comment s’acquitter ? +Dans cette détresse, avoir sa petite fille eût été un étrange bonheur. +Elle songea à la faire venir. +Mais quoi ! lui faire partager son dénûment ! +Et puis, elle devait aux Thénardier ! comment s’acquitter ? Et le voyage ! comment le payer ? Cette vie a un lendemain. -Paris, du moins, personne ne vous connaît, et cette obscurité est un vêtement. -Oh ! comme elle eût souhaité venir à Paris ! -Peu à peu elle en prit son parti. -Les méchants ont un bonheur noir. -Elle disait quelquefois à sa voisine : — Tâtez donc comme mes mains sont chaudes. +Paris, du moins, personne ne vous connaît, et cette obscurité est un vêtement. +Oh ! comme elle eût souhaité venir à Paris ! +Peu à peu elle en prit son parti. +Les méchants ont un bonheur noir. +Elle disait quelquefois à sa voisine : — Tâtez donc comme mes mains sont chaudes. Jours courts, moins de travail. Le ciel est un soupirail. -Toute la journée est une cave. +Toute la journée est une cave. Le soleil a l’air d’un pauvre. -Ses créanciers la harcelaient. +Ses créanciers la harcelaient. Fantine gagnait trop peu. Ses dettes avaient grossi. -Elle reçut la lettre et la froissa dans ses mains tout le jour. -Ses admirables cheveux blonds lui tombèrent jusqu’aux reins. -Les beaux cheveux ! s’écria le barbier. +Elle reçut la lettre et la froissa dans ses mains tout le jour. +Ses admirables cheveux blonds lui tombèrent jusqu’aux reins. +Les beaux cheveux ! s’écria le barbier. Combien m’en donneriez-vous ? dit-elle. -Elle acheta une jupe de tricot et l’envoya aux Thénardier. -Cette jupe fit les Thénardier furieux. -C’était de l’argent qu’ils voulaient. -Ils donnèrent la jupe à Éponine. +Elle acheta une jupe de tricot et l’envoya aux Thénardier. +Cette jupe fit les Thénardier furieux. +C’était de l’argent qu’ils voulaient. +Ils donnèrent la jupe à Éponine. La pauvre Alouette continua de frissonner. Fantine pensa : — Mon enfant n’a plus froid. -Un travail ténébreux se faisait dans le cœur de Fantine. +Un travail ténébreux se faisait dans le cœur de Fantine. Elle adorait son enfant. La toux ne la quittait pas, et elle avait des sueurs dans le dos. -Une fièvre miliaire, qu’ils appellent. -Il faut des drogues chères. +Une fièvre miliaire, qu’ils appellent. +Il faut des drogues chères. Cela nous ruine et nous ne pouvons plus payer. -Où veulent-ils que je les prenne ? -Sont-ils bêtes ces paysans ! -Cependant elle alla dans l’escalier près d’une lucarne et relut cette lettre. +Où veulent-ils que je les prenne ? +Sont-ils bêtes ces paysans ! +Cependant elle alla dans l’escalier près d’une lucarne et relut cette lettre. Puis elle descendit l’escalier et sortit en courant et en sautant, riant toujours. Ils me demandent quarante francs. -Qu’est-ce que c’est que ça, mes palettes ? demanda Fantine. -Quelle horreur ! s’écria Fantine, — Deux napoléons ! grommela une vieille édentée qui était là. -Qu’en voilà une qui est heureuse ! +Qu’est-ce que c’est que ça, mes palettes ? demanda Fantine. +Quelle horreur ! s’écria Fantine, — Deux napoléons ! grommela une vieille édentée qui était là. +Qu’en voilà une qui est heureuse ! M’arracher mes deux dents de devant ! mais je serais horrible ! Les cheveux repoussent, mais les dents ! Il m’a dit qu’il serait ce soir au Tillac d’argent. Et qu’est-ce qu’il offrait ? demanda Marguerite. Cela fait quarante francs. Oui, dit Fantine, cela fait quarante francs. -Elle resta pensive, et se mit à son ouvrage. -Oui, répondit la vieille fille, c’est une maladie. -Ça a donc besoin de beaucoup de drogues ? +Elle resta pensive, et se mit à son ouvrage. +Oui, répondit la vieille fille, c’est une maladie. +Ça a donc besoin de beaucoup de drogues ? Oh ! des drogues terribles. -Où ça vous prend-il ? -C’est une maladie qu’on a comme ça. +Où ça vous prend-il ? +C’est une maladie qu’on a comme ça. Cela attaque donc les enfants ? Est-ce qu’on en meurt ? -Très bien, dit Marguerite. +Très bien, dit Marguerite. Fantine sortit et alla encore une fois relire la lettre sur l’escalier. -Elle ne s’était pas couchée. -Son bonnet était tombé sur ses genoux. -La chandelle avait brûlé toute la nuit et était presque entièrement consumée. -Puis elle regarda Fantine qui tournait vers elle sa tête sans cheveux. +Elle ne s’était pas couchée. +Son bonnet était tombé sur ses genoux. +La chandelle avait brûlé toute la nuit et était presque entièrement consumée. +Puis elle regarda Fantine qui tournait vers elle sa tête sans cheveux. Fantine depuis la veille avait vieilli de dix ans. -Jésus ! fit Marguerite, qu’est-ce que vous avez, Fantine ? -Je n’ai rien, répondit Fantine. +Jésus ! fit Marguerite, qu’est-ce que vous avez, Fantine ? +Je n’ai rien, répondit Fantine. Mon enfant ne mourra pas de cette affreuse maladie, faute de secours. -Ah, Jésus Dieu ! dit Marguerite. +Ah, Jésus Dieu ! dit Marguerite. Mais c’est une fortune ! -Où avez-vous eu ces louis d’or ? -Je les ai eus, répondit Fantine. -En même temps elle sourit. -La chandelle éclairait son visage. -C’était un sourire sanglant. -Les deux dents étaient arrachées. -Elle envoya les quarante francs à Montfermeil. -Du reste c’était une ruse des Thénardier pour avoir de l’argent. -Cosette n’était pas malade. -Fantine jeta son miroir par la fenêtre. -Un petit rosier qu’elle avait s’était desséché dans un coin, oublié. +Où avez-vous eu ces louis d’or ? +Je les ai eus, répondit Fantine. +En même temps elle sourit. +La chandelle éclairait son visage. +C’était un sourire sanglant. +Les deux dents étaient arrachées. +Elle envoya les quarante francs à Montfermeil. +Du reste c’était une ruse des Thénardier pour avoir de l’argent. +Cosette n’était pas malade. +Fantine jeta son miroir par la fenêtre. +Un petit rosier qu’elle avait s’était desséché dans un coin, oublié. Elle avait perdu la honte, elle perdit la coquetterie. Elle sortait avec des bonnets sales. -Soit faute de temps, soit indifférence, elle ne raccommodait plus son linge. -À mesure que les talons s’usaient, elle tirait ses bas dans ses souliers. -Cela se voyait à de certains plis perpendiculaires. +Soit faute de temps, soit indifférence, elle ne raccommodait plus son linge. +À mesure que les talons s’usaient, elle tirait ses bas dans ses souliers. +Cela se voyait à de certains plis perpendiculaires. Elle les trouvait dans la rue, elle les retrouvait dans son escalier. -Elle passait des nuits à pleurer et à songer. -Elle haïssait profondément le père Madeleine, et ne se plaignait pas. +Elle passait des nuits à pleurer et à songer. +Elle haïssait profondément le père Madeleine, et ne se plaignait pas. Dix-sept heures de travail, et neuf sous par jour ! -Ses créanciers étaient plus impitoyables que jamais. +Ses créanciers étaient plus impitoyables que jamais. Que voulait-on d’elle, bon Dieu ! -Mais où y a-t-il un état à gagner cent sous par jour ? +Mais où y a-t-il un état à gagner cent sous par jour ? Allons ! dit-elle, vendons le reste. -L’infortunée se fit fille publique. +L’infortunée se fit fille publique. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Fantine ? -C’est la société achetant une esclave. -À la faim, au froid, à l’isolement, à l’abandon, au dénûment. -Une âme pour un morceau de pain. -La misère offre, la société accepte. -On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. +C’est la société achetant une esclave. +À la faim, au froid, à l’isolement, à l’abandon, au dénûment. +Une âme pour un morceau de pain. +La misère offre, la société accepte. +On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Ceci n’est pas une des moindres hontes de l’homme. Elle est devenue marbre en devenant boue. Qui la touche a froid. La vie et l’ordre social lui ont dit leur dernier mot. -Il lui est arrivé tout ce qui lui arrivera. -Elle a tout ressenti, tout supporté, tout éprouvé, tout souffert, tout perdu, tout pleuré. -Elle n’évite plus rien. +Il lui est arrivé tout ce qui lui arrivera. +Elle a tout ressenti, tout supporté, tout éprouvé, tout souffert, tout perdu, tout pleuré. +Elle n’évite plus rien. Elle ne craint plus rien. Celui qui sait cela voit toute l’ombre. Il s’appelle Dieu. -Ce sont tout simplement des désœuvrés. -Sur le tout des éperons et des moustaches. -À cette époque, des moustaches voulaient dire bourgeois et des éperons voulaient dire piéton. -L’élégant de province portait les éperons plus longs et les moustaches plus farouches. -Cet élégant fumait, car c’était décidément la mode. -C’était la Fantine. -La femme leva la tête ; sa voix furieuse s’éteignit subitement. +Ce sont tout simplement des désœuvrés. +Sur le tout des éperons et des moustaches. +À cette époque, des moustaches voulaient dire bourgeois et des éperons voulaient dire piéton. +L’élégant de province portait les éperons plus longs et les moustaches plus farouches. +Cet élégant fumait, car c’était décidément la mode. +C’était la Fantine. +La femme leva la tête ; sa voix furieuse s’éteignit subitement. Elle avait reconnu Javert. -L’élégant avait profité de l’incident pour s’esquiver. +L’élégant avait profité de l’incident pour s’esquiver. Elle se laissait faire machinalement. Ni lui, ni elle ne disaient un mot. -La nuée des spectateurs, au paroxysme de la joie, suivait avec des quolibets. -La suprême misère, occasion d’obscénités. -La curiosité est une gourmandise. -Voir, c’est dévorer. -Le sergent du poste apporta une chandelle allumée sur une table. -Javert était impassible ; son visage sérieux ne trahissait aucune émotion. -Pourtant il était gravement et profondément préoccupé. +La nuée des spectateurs, au paroxysme de la joie, suivait avec des quolibets. +La suprême misère, occasion d’obscénités. +La curiosité est une gourmandise. +Voir, c’est dévorer. +Le sergent du poste apporta une chandelle allumée sur une table. +Javert était impassible ; son visage sérieux ne trahissait aucune émotion. +Pourtant il était gravement et profondément préoccupé. Il jugeait et il condamnait. -Plus il examinait le fait de cette fille, plus il se sentait révolté. -Il était évident qu’il venait de voir commettre un crime. -Une prostituée avait attenté à un bourgeois. +Plus il examinait le fait de cette fille, plus il se sentait révolté. +Il était évident qu’il venait de voir commettre un crime. +Une prostituée avait attenté à un bourgeois. Il avait vu cela, lui Javert. -Il écrivait en silence. +Il écrivait en silence. Six mois ! six mois de prison ! cria-t-elle. -Six mois à gagner sept sous par jour ! +Six mois à gagner sept sous par jour ! Mais que deviendra Cosette ? ma ma fille ! ma fille ! -Monsieur Javert, dit-elle, je vous demande grâce. +Monsieur Javert, dit-elle, je vous demande grâce. Je vous assure que je n’ai pas eu tort. Cela m’a saisie. Je suis un peu malade, voyez-vous ! Tu es laide ! tu n’as pas de dents ! Je ne faisais rien, moi ; je disais : c’est un monsieur qui s’amuse. -J’étais honnête avec lui, je ne lui parlais pas. -C’est à cet instant-là qu’il m’a mis de la neige. -J’ai peut-être eu tort de me fâcher. -Vous savez, dans le premier moment, on n’est pas maître. -On a des vivacités. -J’ai eu tort d’abîmer le chapeau de ce monsieur. -Pourquoi s’est-il en allé ? je lui demanderais pardon. -Oh ! mon Dieu, cela me serait bien égal de lui demander pardon. -Faites-moi grâce pour aujourd’hui cette fois, monsieur Javert. -Ô mon Dieu ! je ne peux pas l’avoir avec moi. +J’étais honnête avec lui, je ne lui parlais pas. +C’est à cet instant-là qu’il m’a mis de la neige. +J’ai peut-être eu tort de me fâcher. +Vous savez, dans le premier moment, on n’est pas maître. +On a des vivacités. +J’ai eu tort d’abîmer le chapeau de ce monsieur. +Pourquoi s’est-il en allé ? je lui demanderais pardon. +Oh ! mon Dieu, cela me serait bien égal de lui demander pardon. +Faites-moi grâce pour aujourd’hui cette fois, monsieur Javert. +Ô mon Dieu ! je ne peux pas l’avoir avec moi. C’est si vilain ce que je fais ! Il leur faut de l’argent. Ne me mettez pas en prison ! Je ne suis pas une mauvaise femme au fond. -J’ai bu de l’eau-de-vie, c’est par misère. -Je ne l’aime pas, mais cela étourdit. +J’ai bu de l’eau-de-vie, c’est par misère. +Je ne l’aime pas, mais cela étourdit. J’avais du linge, beaucoup de linge. -Ayez pitié de moi, monsieur Javert ! -La grande douleur est un rayon divin et terrible qui transfigure les misérables. -À ce moment-là, la Fantine était redevenue belle. -Allons ! dit Javert, je t’ai écoutée. +Ayez pitié de moi, monsieur Javert ! +La grande douleur est un rayon divin et terrible qui transfigure les misérables. +À ce moment-là, la Fantine était redevenue belle. +Allons ! dit Javert, je t’ai écoutée. As-tu bien tout dit ? -Elle s’affaissa sur elle-même en murmurant : — Grâce ! +Elle s’affaissa sur elle-même en murmurant : — Grâce ! Javert tourna le dos. Les soldats la saisirent par le bras. Javert leva les yeux et reconnut Monsieur Madeleine. -Ce mot, monsieur le maire, fit sur Fantine un effet étrange. -Puis elle éclata de rire et lui cracha au visage. +Ce mot, monsieur le maire, fit sur Fantine un effet étrange. +Puis elle éclata de rire et lui cracha au visage. Javert se sentit au moment de devenir fou. -Ce mot n’avait pas porté un coup moins étrange à la Fantine. +Ce mot n’avait pas porté un coup moins étrange à la Fantine. Qui est-ce qui a dit cela ? Il n’est pas possible qu’on ait dit cela. J’ai mal entendu. -Ça ne peut pas être ce monstre de maire ! +Ça ne peut pas être ce monstre de maire ! Oh ! voyez-vous ! je vais vous dire et vous me laisserez aller. -Alors je n’ai plus gagné assez, et tout le malheur est venu. +Alors je n’ai plus gagné assez, et tout le malheur est venu. Je vais vous expliquer cela, voyez-vous. Il faut donc devenir ce qu’on peut. Mais lui, il m’avait perdu toute ma robe avec de la neige. Nous autres, nous n’avons qu’une robe de soie, pour le soir. -Monsieur Madeleine l’écoutait avec une attention profonde. +Monsieur Madeleine l’écoutait avec une attention profonde. Il l’avait remise dans sa poche. -Il dit à la Fantine : — Combien avez-vous dit que vous deviez ? +Il dit à la Fantine : — Combien avez-vous dit que vous deviez ? J’ai peur de monsieur Javert. J’ai peur de mon bon monsieur Javert ! -Je comprends que vous êtes juste, monsieur l’inspecteur. +Je comprends que vous êtes juste, monsieur l’inspecteur. Seulement n’y reviens plus, coquine ! -Tenez, tâtez, donnez votre main, n’ayez pas peur, c’est ici. +Tenez, tâtez, donnez votre main, n’ayez pas peur, c’est ici. Elle mit la main sur le loquet. -Un pas de plus, elle était dans la rue. -Le bruit que fit le loquet le réveilla. -Sergent ! cria-t-il, vous ne voyez pas que cette drôlesse s’en va ! +Un pas de plus, elle était dans la rue. +Le bruit que fit le loquet le réveilla. +Sergent ! cria-t-il, vous ne voyez pas que cette drôlesse s’en va ! Qui est-ce qui vous a dit de la laisser aller ? -En était-il venu à oublier la présence de monsieur le maire ? +En était-il venu à oublier la présence de monsieur le maire ? Comment ? dit Monsieur Madeleine. -Cette malheureuse a insulté un bourgeois. -Inspecteur Javert, repartit Monsieur Madeleine avec un accent conciliant et calme, écoutez. -Javert reprit : — Cette misérable vient d’insulter monsieur le maire. +Cette malheureuse a insulté un bourgeois. +Inspecteur Javert, repartit Monsieur Madeleine avec un accent conciliant et calme, écoutez. +Javert reprit : — Cette misérable vient d’insulter monsieur le maire. Ceci me regarde, dit Monsieur Madeleine. -Mon injure est à moi peut-être. +Mon injure est à moi peut-être. J’en puis faire ce que je veux. -Je demande pardon à monsieur le maire. -Son injure n’est pas à lui, elle est à la justice. -Inspecteur Javert, répliqua Monsieur Madeleine, la première justice, c’est la conscience. +Je demande pardon à monsieur le maire. +Son injure n’est pas à lui, elle est à la justice. +Inspecteur Javert, répliqua Monsieur Madeleine, la première justice, c’est la conscience. J’ai entendu cette femme. Je sais ce que je fais. Et moi, monsieur le maire, je ne sais pas ce que je vois. -Alors contentez-vous d’obéir. -J’obéis à mon devoir. +Alors contentez-vous d’obéir. +J’obéis à mon devoir. Mon devoir veut que cette femme fasse six mois de prison. -Monsieur Madeleine répondit avec douceur : — Écoutez bien ceci. +Monsieur Madeleine répondit avec douceur : — Écoutez bien ceci. Elle n’en fera pas un jour. Je reste, puisque monsieur le maire le veut, dans le fait du bourgeois. Enfin, il y a des choses dans ce monde ! -J’ordonne que cette femme soit mise en liberté. +J’ordonne que cette femme soit mise en liberté. Javert voulut tenter un dernier effort. Mais, monsieur le maire... Monsieur le maire, permettez... Sortez, dit Monsieur Madeleine. -Il salua jusqu’à terre monsieur le maire, et sortit. +Il salua jusqu’à terre monsieur le maire, et sortit. Fantine se rangea de la porte et le regarda avec stupeur passer devant elle. -Cependant elle aussi était en proie à un bouleversement étrange. -Elle venait de se voir en quelque sorte disputée par deux puissances opposées. -S’était-elle donc trompée ? -Devait-elle donc changer toute son âme ?... +Cependant elle aussi était en proie à un bouleversement étrange. +Elle venait de se voir en quelque sorte disputée par deux puissances opposées. +S’était-elle donc trompée ? +Devait-elle donc changer toute son âme ?... Elle ne savait, elle tremblait. Je ne savais rien de ce que vous avez dit. Je crois que c’est vrai, et je sens que c’est vrai. -J’ignorais même que vous eussiez quitté mes ateliers. -Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? -Vous vivrez ici, à Paris, où vous voudrez. +J’ignorais même que vous eussiez quitté mes ateliers. +Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? +Vous vivrez ici, à Paris, où vous voudrez. Je me charge de votre enfant et de vous. Vous ne travaillerez plus, si vous voulez. Je vous donnerai tout l’argent qu’il vous faudra. -Vous redeviendrez honnête en redevenant heureuse. -C’en était plus que la pauvre Fantine n’en pouvait supporter. -Puis elle s’évanouit. +Vous redeviendrez honnête en redevenant heureuse. +C’en était plus que la pauvre Fantine n’en pouvait supporter. +Puis elle s’évanouit. Il la confia aux sœurs qui la mirent au lit. -Une fièvre ardente était survenue. -Elle passa une partie de la nuit à délirer et à parler haut. +Une fièvre ardente était survenue. +Elle passa une partie de la nuit à délirer et à parler haut. Cependant elle finit par s’endormir. -Ce regard était plein de pitié et d’angoisse et suppliait. -Monsieur Madeleine était désormais transfiguré aux yeux de Fantine. -Il lui paraissait enveloppé de lumière. -Il était absorbé dans une sorte de prière. -Elle le considéra longtemps sans oser l’interrompre. -Enfin elle lui dit timidement : — Que faites-vous donc là ? -Monsieur Madeleine était à cette place depuis une heure. -Il attendait que Fantine se réveillât. -Il lui prit la main, lui tâta le pouls, et répondit : — Comment êtes-vous ? +Ce regard était plein de pitié et d’angoisse et suppliait. +Monsieur Madeleine était désormais transfiguré aux yeux de Fantine. +Il lui paraissait enveloppé de lumière. +Il était absorbé dans une sorte de prière. +Elle le considéra longtemps sans oser l’interrompre. +Enfin elle lui dit timidement : — Que faites-vous donc là ? +Monsieur Madeleine était à cette place depuis une heure. +Il attendait que Fantine se réveillât. +Il lui prit la main, lui tâta le pouls, et répondit : — Comment êtes-vous ? Bien, j’ai dormi, dit-elle, je crois que je vais mieux. Ce ne sera rien. -Et il ajouta dans sa pensée : — Pour la martyre qui est ici-bas. -Monsieur Madeleine avait passé la nuit et la matinée à s’informer. +Et il ajouta dans sa pensée : — Pour la martyre qui est ici-bas. +Monsieur Madeleine avait passé la nuit et la matinée à s’informer. Il savait tout maintenant. -Il connaissait dans tous ses poignants détails l’histoire de Fantine. -Il continua : — Vous avez bien souffert, pauvre mère. -Oh ! ne vous plaignez pas, vous avez à présent la dot des élus. -C’est de cette façon que les hommes font des anges. +Il connaissait dans tous ses poignants détails l’histoire de Fantine. +Il continua : — Vous avez bien souffert, pauvre mère. +Oh ! ne vous plaignez pas, vous avez à présent la dot des élus. +C’est de cette façon que les hommes font des anges. Ce n’est point leur faute ; ils ne savent pas s’y prendre autrement. -Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez est la première forme du ciel. -Il fallait commencer par là. +Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez est la première forme du ciel. +Il fallait commencer par là. Elle cependant lui souriait avec ce sublime sourire auquel il manquait deux dents. -Javert dans cette même nuit avait écrit une lettre. -Il remit lui-même cette lettre le lendemain matin au bureau de poste de Montreuil-sur-mer. -Monsieur Madeleine se hâta d’écrire aux Thénardier. +Javert dans cette même nuit avait écrit une lettre. +Il remit lui-même cette lettre le lendemain matin au bureau de poste de Montreuil-sur-mer. +Monsieur Madeleine se hâta d’écrire aux Thénardier. Fantine leur devait cent vingt francs. -Ceci éblouit le Thénardier. -Diable ! dit-il à sa femme, ne lâchons pas l’enfant. -Voilà que cette mauviette va devenir une vache à lait. -Quelque jocrisse se sera amouraché de la mère. -Il riposta par un mémoire de cinq cents et quelques francs fort bien fait. +Ceci éblouit le Thénardier. +Diable ! dit-il à sa femme, ne lâchons pas l’enfant. +Voilà que cette mauviette va devenir une vache à lait. +Quelque jocrisse se sera amouraché de la mère. +Il riposta par un mémoire de cinq cents et quelques francs fort bien fait. Ce fut l’affaire d’une toute petite substitution de noms. -Thénardier mit au bas du mémoire : Reçu à compte trois cents francs. -Cristi ! dit le Thénardier, ne lâchons pas l’enfant. -Cependant Fantine ne se rétablissait point. -Elle était toujours à l’infirmerie. -Les sœurs n’avaient d’abord reçu et soigné « cette fille » qu’avec répugnance. -Mais, en peu de jours, Fantine les avait désarmées. -Je sentirai la bénédiction du bon Dieu quand Cosette sera ici. +Thénardier mit au bas du mémoire : Reçu à compte trois cents francs. +Cristi ! dit le Thénardier, ne lâchons pas l’enfant. +Cependant Fantine ne se rétablissait point. +Elle était toujours à l’infirmerie. +Les sœurs n’avaient d’abord reçu et soigné « cette fille » qu’avec répugnance. +Mais, en peu de jours, Fantine les avait désarmées. +Je sentirai la bénédiction du bon Dieu quand Cosette sera ici. Je la regarderai, cela me fera du bien de voir cette innocente. Elle ne sait rien du tout. C’est un ange, voyez-vous, mes sœurs. -À cet âge-là, les ailes, ça n’est pas encore tombé. -Il lui répondait : — Peut-être demain matin. -D’un moment à l’autre elle arrivera, je l’attends. -Et le visage pâle de la mère rayonnait. -Oh ! disait-elle, comme je vais être heureuse ! -Nous venons de dire qu’elle ne se rétablissait pas. -Au contraire, son état semblait s’aggraver de semaine en semaine. -Le médecin ausculta Fantine et hocha la tête. -Monsieur Madeleine dit au médecin : — Eh bien ? -N’a-t-elle pas un enfant qu’elle désire voir ? dit le médecin. -Eh bien, hâtez-vous de le faire venir. +À cet âge-là, les ailes, ça n’est pas encore tombé. +Il lui répondait : — Peut-être demain matin. +D’un moment à l’autre elle arrivera, je l’attends. +Et le visage pâle de la mère rayonnait. +Oh ! disait-elle, comme je vais être heureuse ! +Nous venons de dire qu’elle ne se rétablissait pas. +Au contraire, son état semblait s’aggraver de semaine en semaine. +Le médecin ausculta Fantine et hocha la tête. +Monsieur Madeleine dit au médecin : — Eh bien ? +N’a-t-elle pas un enfant qu’elle désire voir ? dit le médecin. +Eh bien, hâtez-vous de le faire venir. Monsieur Madeleine eut un tressaillement. -Fantine lui demanda : — Qu’a dit le médecin ? -Monsieur Madeleine s’efforça de sourire. +Fantine lui demanda : — Qu’a dit le médecin ? +Monsieur Madeleine s’efforça de sourire. Il a dit de faire venir bien vite votre enfant. -Que cela vous rendra la santé. +Que cela vous rendra la santé. Oh ! reprit-elle, il a raison ! -Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ces Thénardier à me garder ma Cosette ! +Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ces Thénardier à me garder ma Cosette ! Oh ! elle va venir. -Voici enfin que je vois le bonheur tout près de moi ! -Le Thénardier cependant ne « lâchait pas l’enfant » et donnait cent mauvaises raisons. -Cosette était un peu souffrante pour se mettre en route l’hiver. -S’il le faut, j’irai moi-même. +Voici enfin que je vois le bonheur tout près de moi ! +Le Thénardier cependant ne « lâchait pas l’enfant » et donnait cent mauvaises raisons. +Cosette était un peu souffrante pour se mettre en route l’hiver. +S’il le faut, j’irai moi-même. On vous payera toutes les petites choses. -J’ai l’honneur de vous saluer avec considération. +J’ai l’honneur de vous saluer avec considération. Sur ces entrefaites, il survint un grave incident. Faites entrer, dit-il. -Il ne se dérangea point pour Javert. +Il ne se dérangea point pour Javert. Javert salua respectueusement Monsieur le maire qui lui tournait le dos. Monsieur le maire ne le regarda pas et continua d’annoter son dossier. -Il était, comme les gens violents, sujet aux revirements brusques. -Jamais sa physionomie n’avait été plus étrange et plus inattendue. -Enfin Monsieur le maire posa sa plume et se tourna à demi. +Il était, comme les gens violents, sujet aux revirements brusques. +Jamais sa physionomie n’avait été plus étrange et plus inattendue. +Enfin Monsieur le maire posa sa plume et se tourna à demi. Eh bien ! qu’est-ce ? qu’y a-t-il, Javert ? -Je viens, comme c’est mon devoir, porter le fait à votre connaissance. +Je viens, comme c’est mon devoir, porter le fait à votre connaissance. Quel est cet agent ? demanda Monsieur Madeleine. -Et quel est le magistrat qui aurait à se plaindre de l’agent ? +Et quel est le magistrat qui aurait à se plaindre de l’agent ? Vous, monsieur le maire. Monsieur Madeleine se dressa sur son fauteuil. -Monsieur Madeleine stupéfait ouvrit la bouche. -Vous direz, j’aurais pu donner ma démission, mais cela ne suffit pas. -Donner sa démission, c’est honorable. -J’ai failli, je dois être puni. -Il faut que je sois chassé. +Monsieur Madeleine stupéfait ouvrit la bouche. +Vous direz, j’aurais pu donner ma démission, mais cela ne suffit pas. +Donner sa démission, c’est honorable. +J’ai failli, je dois être puni. +Il faut que je sois chassé. Soyez-le aujourd’hui justement. -Ah çà ! pourquoi ? s’écria Monsieur Madeleine. -Vous vous accusez, vous voulez être remplacé... +Ah çà ! pourquoi ? s’écria Monsieur Madeleine. +Vous vous accusez, vous voulez être remplacé... C’est fort bien. Je ne comprends pas. Vous allez comprendre, monsieur le maire. -À la préfecture de police de Paris. -Comme maire ayant empiété sur la police ? +À la préfecture de police de Paris. +Comme maire ayant empiété sur la police ? Le maire devint livide. -Javert, qui n’avait pas levé les yeux, continua : — Je le croyais. -Depuis longtemps j’avais des idées. -Comment dites-vous ce nom-là ? -Moi je m’étais figuré... +Javert, qui n’avait pas levé les yeux, continua : — Je le croyais. +Depuis longtemps j’avais des idées. +Comment dites-vous ce nom-là ? +Moi je m’étais figuré... Enfin, j’ai fait cette chose ! -La colère m’a décidé, je vous ai dénoncé à la préfecture. -Que j’étais fou. +La colère m’a décidé, je vous ai dénoncé à la préfecture. +Que j’étais fou. Eh bien, on avait raison. C’est heureux que vous le reconnaissiez ! -Il faut bien, puisque le véritable Jean Valjean est trouvé. -Javert poursuivit : — Voilà ce que c’est, monsieur le maire. -C’était très misérable. +Il faut bien, puisque le véritable Jean Valjean est trouvé. +Javert poursuivit : — Voilà ce que c’est, monsieur le maire. +C’était très misérable. On n’y faisait pas attention. -Ces gens-là, on ne sait pas de quoi cela vit. -Il y a eu vol, mur escaladé, branches de l’arbre cassées. -On a arrêté mon Champmathieu. -Il avait encore la branche de pommier à la main. -On coffre le drôle. +Ces gens-là, on ne sait pas de quoi cela vit. +Il y a eu vol, mur escaladé, branches de l’arbre cassées. +On a arrêté mon Champmathieu. +Il avait encore la branche de pommier à la main. +On coffre le drôle. Jusqu’ici ce n’est pas beaucoup plus qu’une affaire correctionnelle. Mais voici qui est de la providence. C’est un fagot. -Vous êtes Jean Valjean ! — Jean Valjean ! qui ça Jean Valjean ? -Le Champmathieu joue l’étonné. — Ne fais donc pas le sinvre, dit Brevet. +Vous êtes Jean Valjean ! — Jean Valjean ! qui ça Jean Valjean ? +Le Champmathieu joue l’étonné. — Ne fais donc pas le sinvre, dit Brevet. Tu es Jean Valjean ! -Tu as été au bagne de Toulon. +Tu as été au bagne de Toulon. Il y a vingt ans. -Nous y étions ensemble. — Le Champmathieu nie. -On me fouille cette aventure-là. -Là on perd sa trace. -Or, avant d’aller au bagne pour vol qualifié, qu’était Jean Valjean ? émondeur. +Nous y étions ensemble. — Le Champmathieu nie. +On me fouille cette aventure-là. +Là on perd sa trace. +Or, avant d’aller au bagne pour vol qualifié, qu’était Jean Valjean ? émondeur. Il va en Auvergne. De Jean la prononciation du pays fait Chan, on l’appelle Chan Mathieu. -Notre homme se laisse faire et le voilà transformé en Champmathieu. +Notre homme se laisse faire et le voilà transformé en Champmathieu. Vous me suivez, n’est-ce pas ? -On s’informe à Faverolles. +On s’informe à Faverolles. La famille de Jean Valjean n’y est plus. -On ne sait plus où elle est. +On ne sait plus où elle est. On cherche, on ne trouve plus rien. -On s’informe à Toulon. -Ce sont les condamnés à vie Cochepaille et Chenildieu. +On s’informe à Toulon. +Ce sont les condamnés à vie Cochepaille et Chenildieu. On les extrait du bagne et on les fait venir. -On les confronte au prétendu Champmathieu. -Ils n’hésitent pas. +On les confronte au prétendu Champmathieu. +Ils n’hésitent pas. Pour eux comme pour Brevet, c’est Jean Valjean. -J’écris à monsieur le juge d’instruction. -Il me fait venir, on m’amène le Champmathieu... +J’écris à monsieur le juge d’instruction. +Il me fait venir, on m’amène le Champmathieu... Eh bien ? interrompit Monsieur Madeleine. -J’en suis fâché, mais c’est cet homme-là qui est Jean Valjean. +J’en suis fâché, mais c’est cet homme-là qui est Jean Valjean. Moi aussi je l’ai reconnu. -Monsieur Madeleine reprit d’une voix très basse : — Vous êtes sûr ? +Monsieur Madeleine reprit d’une voix très basse : — Vous êtes sûr ? Je vous demande pardon, monsieur le maire. -Javert, cet homme hautain, était à son insu plein de simplicité et de dignité. +Javert, cet homme hautain, était à son insu plein de simplicité et de dignité. Ah, dame ! monsieur le maire, l’affaire est mauvaise. -Si c’est Jean Valjean, il y a récidive. +Si c’est Jean Valjean, il y a récidive. Escalade et vol, tout y est. Ce n’est plus la police correctionnelle, c’est la cour d’assises. -Ce n’est plus quelques jours de prison, ce sont les galères à perpétuité. -Diable ! il y a de quoi se débattre, n’est-ce pas ? +Ce n’est plus quelques jours de prison, ce sont les galères à perpétuité. +Diable ! il y a de quoi se débattre, n’est-ce pas ? Oui, pour un autre que Jean Valjean. Mais Jean Valjean est un sournois. -C’est encore là que je le reconnais. -Il a l’air étonné, il fait la brute, c’est bien mieux. -Oh ! le drôle est habile. -Mais c’est égal, les preuves sont là. -Il est reconnu par quatre personnes, le vieux coquin sera condamné. -C’est porté aux assises, à Arras. -Je vais y aller pour témoigner. +C’est encore là que je le reconnais. +Il a l’air étonné, il fait la brute, c’est bien mieux. +Oh ! le drôle est habile. +Mais c’est égal, les preuves sont là. +Il est reconnu par quatre personnes, le vieux coquin sera condamné. +C’est porté aux assises, à Arras. +Je vais y aller pour témoigner. Il se tourna vers Javert : — Assez, Javert. -Au fait, tous ces détails m’intéressent fort peu. -Nous perdons notre temps, et nous avons des affaires pressées. -Vous lui direz de déposer sa plainte contre le charretier Pierre Chesnelong. -Cet homme est un brutal qui a failli écraser cette femme et son enfant. +Au fait, tous ces détails m’intéressent fort peu. +Nous perdons notre temps, et nous avons des affaires pressées. +Vous lui direz de déposer sa plainte contre le charretier Pierre Chesnelong. +Cet homme est un brutal qui a failli écraser cette femme et son enfant. Il faut qu’il soit puni. Vous irez ensuite chez Monsieur Charcellay, rue Montre-de-Champigny. -Mais je vous donne là beaucoup de besogne. -Plus tôt que cela, monsieur le maire. +Mais je vous donne là beaucoup de besogne. +Plus tôt que cela, monsieur le maire. Monsieur Madeleine fit un mouvement imperceptible. Et combien de temps durera l’affaire ? Un jour tout au plus. -L’arrêt sera prononcé au plus tard demain dans la nuit. -Mais je n’attendrai pas l’arrêt, qui ne peut manquer. -Sitôt ma déposition faite, je reviendrai ici. +L’arrêt sera prononcé au plus tard demain dans la nuit. +Mais je n’attendrai pas l’arrêt, qui ne peut manquer. +Sitôt ma déposition faite, je reviendrai ici. C’est bon, dit Monsieur Madeleine. -Et il congédia Javert d’un signe de main. +Et il congédia Javert d’un signe de main. Javert ne s’en alla pas. Pardon, monsieur le maire, dit-il. Qu’est-ce encore ? demanda Monsieur Madeleine. -Monsieur le maire, il me reste une chose à vous rappeler. -C’est que je dois être destitué. +Monsieur le maire, il me reste une chose à vous rappeler. +C’est que je dois être destitué. Monsieur Madeleine se leva. -Javert, vous êtes un homme d’honneur, et je vous estime. -Vous vous exagérez votre faute. +Javert, vous êtes un homme d’honneur, et je vous estime. +Vous vous exagérez votre faute. Ceci d’ailleurs est encore une offense qui me concerne. -Javert, vous êtes digne de monter et non de descendre. +Javert, vous êtes digne de monter et non de descendre. J’entends que vous gardiez votre place. -Je vous répète, répliqua Monsieur Madeleine, que la chose me regarde. +Je vous répète, répliqua Monsieur Madeleine, que la chose me regarde. Voici comment je raisonne. -Je vous ai soupçonné injustement. +Je vous ai soupçonné injustement. Cela, ce n’est rien. -J’ai offensé l’autorité dans votre personne, moi, agent de l’autorité ! +J’ai offensé l’autorité dans votre personne, moi, agent de l’autorité ! Eh bien ? — Tenez, monsieur le maire, encore un mot. -J’ai souvent été sévère dans ma vie. -Est-ce que je dois m’épargner plus que les autres ? +J’ai souvent été sévère dans ma vie. +Est-ce que je dois m’épargner plus que les autres ? Je n’en veux pas pour moi. -C’est avec cette bonté-là que la société se désorganise. +C’est avec cette bonté-là que la société se désorganise. Monsieur le maire, je dois me traiter comme je traiterais tout autre. -Allons, renvoyé, cassé, chassé ! c’est bon. -J’ai des bras, je travaillerai à la terre, cela m’est égal. +Allons, renvoyé, cassé, chassé ! c’est bon. +J’ai des bras, je travaillerai à la terre, cela m’est égal. Monsieur le maire, le bien du service veut un exemple. Je demande simplement la destitution de l’inspecteur Javert. Nous verrons, fit Monsieur Madeleine. Et il lui tendit la main. -Un maire ne donne pas la main à un mouchard. -Puis il salua profondément, et se dirigea vers la porte. -Avant de pénétrer près de Fantine, il fit demander la sœur Simplice. -Elle était religieuse comme on est cuisinière. -Ce type n’est point très rare. -Ces rusticités s’utilisent pour les grosses besognes de la dévotion. -Un peu d’ampleur au sarrau, et voilà un froc. -La sœur Simplice était blanche d’une blancheur de cire. -Près de sœur Perpétue, c’était le cierge à côté de la chandelle. -Cet idéal était vivant dans la sœur Simplice. +Un maire ne donne pas la main à un mouchard. +Puis il salua profondément, et se dirigea vers la porte. +Avant de pénétrer près de Fantine, il fit demander la sœur Simplice. +Elle était religieuse comme on est cuisinière. +Ce type n’est point très rare. +Ces rusticités s’utilisent pour les grosses besognes de la dévotion. +Un peu d’ampleur au sarrau, et voilà un froc. +La sœur Simplice était blanche d’une blancheur de cire. +Près de sœur Perpétue, c’était le cierge à côté de la chandelle. +Cet idéal était vivant dans la sœur Simplice. Elle touchait aux malheureux avec de charmants doigts fins et purs. -Insistons sur un détail. -Elle était presque célèbre dans la congrégation pour cette véracité imperturbable. -L’abbé Sicard parle de la sœur Simplice dans une lettre au sourd-muet Massieu. +Insistons sur un détail. +Elle était presque célèbre dans la congrégation pour cette véracité imperturbable. +L’abbé Sicard parle de la sœur Simplice dans une lettre au sourd-muet Massieu. Petit mensonge, mensonge innocent, est-ce que cela existe ? Mentir, c’est l’absolu du mal. -Voilà ce qu’elle pensait. +Voilà ce qu’elle pensait. Et comme elle pensait, elle pratiquait. -Son sourire était blanc, son regard était blanc. -Cette patronne convenait à cette âme. +Son sourire était blanc, son regard était blanc. +Cette patronne convenait à cette âme. Elle ne comprenait pas le latin, mais elle comprenait le livre. En quittant la sœur, il s’approcha de Fantine. -Elle disait aux sœurs : — Je ne vis que lorsque monsieur le maire est là. -Elle avait ce jour-là beaucoup de fièvre. -Dès qu’elle vit Monsieur Madeleine, elle lui demanda : — Et Cosette ? -Il répondit en souriant : — Bientôt. -Monsieur Madeleine fut avec Fantine comme à l’ordinaire. -On remarqua qu’il y eut un moment où son visage devint très sombre. -Il écrivit quelques chiffres au crayon sur un papier. -Le curé était, disait-on, un homme digne et respectable, et de bon conseil. -Monsieur Madeleine trouva maître Scaufflaire chez lui occupé à repiquer un harnais. -Maître Scaufflaire, demanda-t-il, avez-vous un bon cheval ? +Elle disait aux sœurs : — Je ne vis que lorsque monsieur le maire est là. +Elle avait ce jour-là beaucoup de fièvre. +Dès qu’elle vit Monsieur Madeleine, elle lui demanda : — Et Cosette ? +Il répondit en souriant : — Bientôt. +Monsieur Madeleine fut avec Fantine comme à l’ordinaire. +On remarqua qu’il y eut un moment où son visage devint très sombre. +Il écrivit quelques chiffres au crayon sur un papier. +Le curé était, disait-on, un homme digne et respectable, et de bon conseil. +Monsieur Madeleine trouva maître Scaufflaire chez lui occupé à repiquer un harnais. +Maître Scaufflaire, demanda-t-il, avez-vous un bon cheval ? Monsieur le maire, dit le flamand, tous mes chevaux sont bons. Qu’entendez-vous par un bon cheval ? J’entends un cheval qui puisse faire vingt lieues en un jour. Diable ! fit le flamand, vingt lieues ! -Attelé à un cabriolet ? -Et combien de temps se reposera-t-il après la course ? +Attelé à un cabriolet ? +Et combien de temps se reposera-t-il après la course ? Il faut qu’il puisse au besoin repartir le lendemain. -Pour refaire le même trajet ? +Pour refaire le même trajet ? Diable ! diable ! et c’est vingt lieues ? -Monsieur Madeleine tira de sa poche le papier où il avait crayonné des chiffres. +Monsieur Madeleine tira de sa poche le papier où il avait crayonné des chiffres. Il les montra au flamand. -C’étaient les chiffres cinq, six, huit un/deux. +C’étaient les chiffres cinq, six, huit un/deux. Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et demi, autant dire vingt lieues. Monsieur le maire, reprit le flamand, j’ai votre affaire. Mon petit cheval blanc. -Vous avez dû le voir passer quelquefois. -C’est une petite bête du bas Boulonnais. +Vous avez dû le voir passer quelquefois. +C’est une petite bête du bas Boulonnais. C’est plein de feu. On a voulu d’abord en faire un cheval de selle. Bah ! il ruait, il flanquait tout le monde par terre. On le croyait vicieux, on ne savait qu’en faire. -Je l’ai acheté. +Je l’ai acheté. Je l’ai mis au cabriolet. Ah ! par exemple, il ne faudrait pas lui monter sur le dos. -Ce n’est pas son idée d’être cheval de selle. +Ce n’est pas son idée d’être cheval de selle. Chacun a son ambition. -Tirer, oui ; porter, non ; il faut croire qu’il s’est dit ça. +Tirer, oui ; porter, non ; il faut croire qu’il s’est dit ça. Et il fera la course ? Toujours au grand trot, et en moins de huit heures. -Mais voici à quelles conditions. +Mais voici à quelles conditions. Est-ce pour monsieur le maire le cabriolet ? Monsieur le maire sait conduire ? Il me faudra trente francs par jour. -Les jours de repos payés. -Monsieur Madeleine tira trois napoléons de sa bourse et les mit sur la table. -Voilà deux jours d’avance. -Quatrièmement, pour une course pareille sur cabriolet serait trop lourd et fatiguerait le cheval. -C’est léger, mais c’est découvert. -Cela m’est égal. -Monsieur le maire a-t-il réfléchi que nous sommes en hiver ?... -Monsieur Madeleine ne répondit pas. -Le flamand reprit : — Qu’il fait très froid ? +Les jours de repos payés. +Monsieur Madeleine tira trois napoléons de sa bourse et les mit sur la table. +Voilà deux jours d’avance. +Quatrièmement, pour une course pareille sur cabriolet serait trop lourd et fatiguerait le cheval. +C’est léger, mais c’est découvert. +Cela m’est égal. +Monsieur le maire a-t-il réfléchi que nous sommes en hiver ?... +Monsieur Madeleine ne répondit pas. +Le flamand reprit : — Qu’il fait très froid ? Monsieur Madeleine garda le silence. -Maître Scaufflaire continua : — Qu’il peut pleuvoir ? -Où est-ce que va monsieur le maire ? +Maître Scaufflaire continua : — Qu’il peut pleuvoir ? +Où est-ce que va monsieur le maire ? Votre cheval a-t-il de bonnes jambes de devant ? dit Monsieur Madeleine. Oui, monsieur le maire. Vous le soutiendrez un peu dans les descentes. -Y a-t-il beaucoup de descentes d’ici où vous allez ? -Le flamand resta « tout bête », comme il disait lui-même quelque temps après. -Il avait toujours le même air impassible et préoccupé. +Y a-t-il beaucoup de descentes d’ici où vous allez ? +Le flamand resta « tout bête », comme il disait lui-même quelque temps après. +Il avait toujours le même air impassible et préoccupé. Est-ce que monsieur le maire veut me les acheter ? -Non ; mais à tout événement, je veux vous les garantir. -À mon retour vous me rendrez la somme. -À combien estimez-vous cabriolet et cheval ? -À cinq cents francs, monsieur le maire. -Maître Scaufflaire regretta affreusement de n’avoir point dit mille francs. -Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent écus. +Non ; mais à tout événement, je veux vous les garantir. +À mon retour vous me rendrez la somme. +À combien estimez-vous cabriolet et cheval ? +À cinq cents francs, monsieur le maire. +Maître Scaufflaire regretta affreusement de n’avoir point dit mille francs. +Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent écus. Le flamand appela sa femme, et lui conta la chose. -Où diable monsieur le maire peut-il aller ? -Il va à Arras. -Cependant Monsieur Madeleine était rentré chez lui. -Ce caissier habitait une chambre située précisément au-dessous de la chambre de Monsieur Madeleine. -Il écouta plus attentivement, et reconnut le pas de Monsieur Madeleine. -Puis on dérangea un meuble, il y eut un silence, et le pas recommença. -Par le froid qu’il faisait, cette fenêtre ouverte était surprenante. +Où diable monsieur le maire peut-il aller ? +Il va à Arras. +Cependant Monsieur Madeleine était rentré chez lui. +Ce caissier habitait une chambre située précisément au-dessous de la chambre de Monsieur Madeleine. +Il écouta plus attentivement, et reconnut le pas de Monsieur Madeleine. +Puis on dérangea un meuble, il y eut un silence, et le pas recommença. +Par le froid qu’il faisait, cette fenêtre ouverte était surprenante. Le caissier se rendormit. -Une heure ou deux heures après, il se réveilla encore. -Le même pas, lent et régulier, allait et venait toujours au-dessus de sa tête. -La fenêtre était toujours ouverte. +Une heure ou deux heures après, il se réveilla encore. +Le même pas, lent et régulier, allait et venait toujours au-dessus de sa tête. +La fenêtre était toujours ouverte. Voici ce qui se passait dans la chambre de Monsieur Madeleine. -Nous ne le faisons pas sans émotion et sans tremblement. +Nous ne le faisons pas sans émotion et sans tremblement. Il n’existe rien de plus terrifiant que cette sorte de contemplation. -Alighieri rencontra un jour une sinistre porte devant laquelle il hésita. -En voici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous hésitons. -À partir de ce moment, on l’a vu, il fut un autre homme. -Ce que l’évêque avait voulu faire de lui, il l’exécuta. +Alighieri rencontra un jour une sinistre porte devant laquelle il hésita. +En voici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous hésitons. +À partir de ce moment, on l’a vu, il fut un autre homme. +Ce que l’évêque avait voulu faire de lui, il l’exécuta. Ce fut plus qu’une transformation, ce fut une transfiguration. Quelquefois cependant il y avait conflit entre elles. -Toutefois, il faut le dire, jamais rien de pareil ne s’était encore présenté. -Il sentit venir sur sa tête des ombres pleines de foudres et d’éclairs. -Il dîna avec assez d’appétit. -Rentré dans sa chambre il se recueillit. -Il craignait qu’il n’entrât encore quelque chose. +Toutefois, il faut le dire, jamais rien de pareil ne s’était encore présenté. +Il sentit venir sur sa tête des ombres pleines de foudres et d’éclairs. +Il dîna avec assez d’appétit. +Rentré dans sa chambre il se recueillit. +Il craignait qu’il n’entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre le possible. -Un moment après il souffla sa lumière. +Un moment après il souffla sa lumière. Il lui semblait qu’on pouvait le voir. -Sa conscience, c’est-à-dire Dieu. -Voilà dans quelle tourmente il était. -Sa tête était brûlante. -Il alla à la fenêtre et l’ouvrit toute grande. -Il n’y avait pas d’étoiles au ciel. -Il revint s’asseoir près de la table. -La première heure s’écoula ainsi. -Sa stupeur ne fit que s’en accroître. -Il frémissait de la seule pensée que c’était possible. -Sa rêverie continuait de s’éclaircir. +Sa conscience, c’est-à-dire Dieu. +Voilà dans quelle tourmente il était. +Sa tête était brûlante. +Il alla à la fenêtre et l’ouvrit toute grande. +Il n’y avait pas d’étoiles au ciel. +Il revint s’asseoir près de la table. +La première heure s’écoula ainsi. +Sa stupeur ne fit que s’en accroître. +Il frémissait de la seule pensée que c’était possible. +Sa rêverie continuait de s’éclaircir. Il se rendait de plus en plus compte de sa position. -Il n’avait qu’à laisser faire. +Il n’avait qu’à laisser faire. Il ralluma brusquement sa bougie. -Il est satisfait désormais, il me laissera tranquille, il tient son Jean Valjean ! -Qui sait même, il est probable qu’il voudra quitter la ville ! +Il est satisfait désormais, il me laissera tranquille, il tient son Jean Valjean ! +Qui sait même, il est probable qu’il voudra quitter la ville ! Et tout cela s’est fait sans moi ! Et je n’y suis pour rien ! -Ah çà, mais ! qu’est-ce qu’il y a de malheureux dans ceci ? +Ah çà, mais ! qu’est-ce qu’il y a de malheureux dans ceci ? C’est la providence qui a tout fait. C’est qu’elle veut cela apparemment ! -Ai-je le droit de déranger ce qu’elle arrange ? -Qu’est-ce que je demande à présent ? -De quoi est-ce que je vais me mêler ? +Ai-je le droit de déranger ce qu’elle arrange ? +Qu’est-ce que je demande à présent ? +De quoi est-ce que je vais me mêler ? Cela ne me regarde pas. Comment ! je ne suis pas content ! Mais qu’est-ce qu’il me faut donc ? C’est Dieu qui le veut. -Je n’ai rien à faire contre la volonté de Dieu. +Je n’ai rien à faire contre la volonté de Dieu. Et pourquoi Dieu le veut-il ? -C’est décidé, laissons aller les choses ! laissons faire le bon Dieu ! -Voilà une résolution prise ! — Mais il ne sentit aucune joie. -Dieu soulève l’âme comme l’océan. -Il y a un grand tumulte ; tout parle en nous, excepté la bouche. -Il se demanda donc où il en était. -Il s’interrogea sur cette « résolution prise ». -Il la recracha avec dégoût. +C’est décidé, laissons aller les choses ! laissons faire le bon Dieu ! +Voilà une résolution prise ! — Mais il ne sentit aucune joie. +Dieu soulève l’âme comme l’océan. +Il y a un grand tumulte ; tout parle en nous, excepté la bouche. +Il se demanda donc où il en était. +Il s’interrogea sur cette « résolution prise ». +Il la recracha avec dégoût. Il continua de se questionner. -Il se déclara que sa vie avait un but en effet. +Il se déclara que sa vie avait un but en effet. Cacher son nom ? tromper la police ? -Sauver, non sa personne, mais son âme. -Redevenir honnête et bon. -Y retomber en apparence, c’était en sortir en réalité ! -Que les hommes voyaient son masque, mais que l’évêque voyait sa face. -Que les hommes voyaient sa vie, mais que l’évêque voyait sa conscience. -Il fallait donc aller à Arras, délivrer le faux Jean Valjean, dénoncer le véritable ! +Sauver, non sa personne, mais son âme. +Redevenir honnête et bon. +Y retomber en apparence, c’était en sortir en réalité ! +Que les hommes voyaient son masque, mais que l’évêque voyait sa face. +Que les hommes voyaient sa vie, mais que l’évêque voyait sa conscience. +Il fallait donc aller à Arras, délivrer le faux Jean Valjean, dénoncer le véritable ! Eh bien, dit-il, prenons ce parti ! faisons notre devoir ! sauvons cet homme ! -Il prit ses livres, les vérifia et les mit en ordre. -Sa rêverie n’avait point dévié. +Il prit ses livres, les vérifia et les mit en ordre. +Sa rêverie n’avait point dévié. Elles se combattaient, il les voyait se combattre. -Après la grande crise, la grande épreuve. -Cependant la fièvre, un instant apaisée, lui revenait peu à peu. -Mille pensées le traversaient, mais elles continuaient de le fortifier dans sa résolution. -Il y a loin de là aux galères. -Et qui sait même ? a-t-il volé ? est-ce prouvé ? +Après la grande crise, la grande épreuve. +Cependant la fièvre, un instant apaisée, lui revenait peu à peu. +Mille pensées le traversaient, mais elles continuaient de le fortifier dans sa résolution. +Il y a loin de là aux galères. +Et qui sait même ? a-t-il volé ? est-ce prouvé ? Le nom de Jean Valjean l’accable et semble dispenser de preuves. Les procureurs du roi n’agissent-ils pas habituellement ainsi ? -On le croit voleur parce qu’on le sait forçat. -Il commençait à penser malgré lui à d’autres choses, à des choses indifférentes. -Ses artères battaient violemment dans ses tempes. +On le croit voleur parce qu’on le sait forçat. +Il commençait à penser malgré lui à d’autres choses, à des choses indifférentes. +Ses artères battaient violemment dans ses tempes. Il allait et venait toujours. -Minuit sonna d’abord à la paroisse, puis à la maison de ville. +Minuit sonna d’abord à la paroisse, puis à la maison de ville. Il alluma un peu de feu. -Il ne songea pas à fermer la fenêtre. -Cependant il était retombé dans sa stupeur. +Il ne songea pas à fermer la fenêtre. +Cependant il était retombé dans sa stupeur. Il y parvint enfin. -Ah ! oui, se dit-il, j’avais pris la résolution de me dénoncer. -Et puis tout à coup il pensa à la Fantine. +Ah ! oui, se dit-il, j’avais pris la résolution de me dénoncer. +Et puis tout à coup il pensa à la Fantine. Tiens ! dit-il, et cette pauvre femme ! -Ici une crise nouvelle se déclara. -Mais, mon Dieu, c’est de l’égoïsme tout cela ! -Ce sont des formes diverses de l’égoïsme, mais c’est de l’égoïsme ! +Ici une crise nouvelle se déclara. +Mais, mon Dieu, c’est de l’égoïsme tout cela ! +Ce sont des formes diverses de l’égoïsme, mais c’est de l’égoïsme ! Si je songeais un peu aux autres ? -La première sainteté est de penser à autrui. +La première sainteté est de penser à autrui. Que se passe-t-il ici ? Si je disparais, qu’arrive-t-il ? L’enfant devient ce qu’il peut. -Voilà ce qui se passe, si je me dénonce. -Si je ne me dénonce pas !... -Voyons, si je ne me dénonce pas ? -J’ai beau me dire qu’il n’a pas volé, il a volé ! +Voilà ce qui se passe, si je me dénonce. +Si je ne me dénonce pas !... +Voyons, si je ne me dénonce pas ? +J’ai beau me dire qu’il n’a pas volé, il a volé ! Moi, je reste ici, je continue. Ce n’est pas pour moi ce que je fais ! -Il faut faire attention, vraiment, et ne rien précipiter. +Il faut faire attention, vraiment, et ne rien précipiter. Ah ! mais c’est abominable ! -Voilà encore des canailles, ceux-là ! -Et je manquerais à mes devoirs envers tous ces pauvres êtres ! -Et je m’en irais me dénoncer ! +Voilà encore des canailles, ceux-là ! +Et je manquerais à mes devoirs envers tous ces pauvres êtres ! +Et je m’en irais me dénoncer ! Et je ferais cette inepte sottise ! Mettons tout au pis. -Il se leva, il se remit à marcher. -Cette fois il lui semblait qu’il était content. +Il se leva, il se remit à marcher. +Cette fois il lui semblait qu’il était content. Oui, pensa-t-il, c’est cela. Je suis dans le vrai. J’ai la solution. -Il faut finir par s’en tenir à quelque chose. +Il faut finir par s’en tenir à quelque chose. Mon parti est pris. Ne vacillons plus, ne reculons plus. -Ceci est dans l’intérêt de tous, non dans le mien. +Ceci est dans l’intérêt de tous, non dans le mien. Je suis Madeleine, je reste Madeleine. -Malheur à celui qui est Jean Valjean ! +Malheur à celui qui est Jean Valjean ! Ce n’est plus moi. -Je suis tout autre à présent. -Il y a encore des fils qui m’attachent à ce Jean Valjean. +Je suis tout autre à présent. +Il y a encore des fils qui m’attachent à ce Jean Valjean. Il faut les briser ! -En se penchant, on eût aisément reconnu une pièce d’argent. -Sans doute la pièce de quarante sous volée au petit savoyard. -Tiens ! pensa-t-il, tout Jean Valjean est encore là-dedans. -Il faut aussi détruire cela. +En se penchant, on eût aisément reconnu une pièce d’argent. +Sans doute la pièce de quarante sous volée au petit savoyard. +Tiens ! pensa-t-il, tout Jean Valjean est encore là-dedans. +Il faut aussi détruire cela. Il prit les deux flambeaux. Il se pencha sur le foyer et s’y chauffa un instant. -Il eut un vrai bien-être. — La bonne chaleur ! dit-il. +Il eut un vrai bien-être. — La bonne chaleur ! dit-il. Il remua le brasier avec un des deux chandeliers. -Une minute de plus, et ils étaient dans le feu. -Ses cheveux se dressèrent, il devint comme un homme qui écoute une chose terrible. -Oui ! c’est cela, achève ! disait la voix. -Sois honnête homme, toi. -Oui, c’est bien arrangé ainsi ! +Une minute de plus, et ils étaient dans le feu. +Ses cheveux se dressèrent, il devint comme un homme qui écoute une chose terrible. +Oui ! c’est cela, achève ! disait la voix. +Sois honnête homme, toi. +Oui, c’est bien arrangé ainsi ! La sueur lui coulait du front. Il attachait sur les flambeaux un œil hagard. Cependant ce qui parlait en lui n’avait pas fini. -Y a-t-il quelqu’un ici ? demanda-t-il à haute voix, et tout égaré. -Il posa les flambeaux sur la cheminée. -Cette marche le soulageait et l’enivrait en même temps. -Au bout de quelques instants il ne savait plus où il en était. -Il y eut un moment où il considéra l’avenir. -Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! -Il quitterait cette maison qu’il avait bâtie, cette petite chambre ! -Tout lui paraissait charmant à cette heure. -À son âge, après avoir été ce qu’il était ! -Si encore il était jeune ! +Y a-t-il quelqu’un ici ? demanda-t-il à haute voix, et tout égaré. +Il posa les flambeaux sur la cheminée. +Cette marche le soulageait et l’enivrait en même temps. +Au bout de quelques instants il ne savait plus où il en était. +Il y eut un moment où il considéra l’avenir. +Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! +Il quitterait cette maison qu’il avait bâtie, cette petite chambre ! +Tout lui paraissait charmant à cette heure. +À son âge, après avoir été ce qu’il était ! +Si encore il était jeune ! Que faire, grand Dieu ! que faire ? -Ses idées recommencèrent à se mêler. +Ses idées recommencèrent à se mêler. Il chancelait au dehors comme au dedans. Il marchait comme un petit enfant qu’on laisse aller seul. -Faut-il se dénoncer ! -Faut-il se taire ? — Il ne réussissait à rien voir de distinct. -Hélas ! toutes ses irrésolutions l’avaient repris. -Il n’était pas plus avancé qu’au commencement. -Ainsi se débattait sous l’angoisse cette malheureuse âme. -Il s’y endormit et fit un rêve. -Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l’a écrit. -C’est un des papiers écrits de sa main qu’il a laissés. +Faut-il se dénoncer ! +Faut-il se taire ? — Il ne réussissait à rien voir de distinct. +Hélas ! toutes ses irrésolutions l’avaient repris. +Il n’était pas plus avancé qu’au commencement. +Ainsi se débattait sous l’angoisse cette malheureuse âme. +Il s’y endormit et fit un rêve. +Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l’a écrit. +C’est un des papiers écrits de sa main qu’il a laissés. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose textuellement. -C’est la sombre aventure d’une âme malade. -Une grande campagne triste où il n’y avait pas d’herbe. -Il ne me semblait pas qu’il fît jour, ni qu’il fît nuit. +C’est la sombre aventure d’une âme malade. +Une grande campagne triste où il n’y avait pas d’herbe. +Il ne me semblait pas qu’il fît jour, ni qu’il fît nuit. Nous causions, et nous rencontrions des passants. -Tout en causant, nous avions froid à cause de cette fenêtre ouverte. +Tout en causant, nous avions froid à cause de cette fenêtre ouverte. Il n’y avait pas d’arbres dans la campagne. -Nous vîmes un homme qui passa près de nous. +Nous vîmes un homme qui passa près de nous. Ce cavalier passa et ne nous dit rien. -Mon frère me dit : Prenons par le chemin creux. -Tout était couleur de terre, même le ciel. -Au bout de quelques pas, on ne me répondit plus quand je parlais. -Je m’aperçus que mon frère n’était plus avec moi. +Mon frère me dit : Prenons par le chemin creux. +Tout était couleur de terre, même le ciel. +Au bout de quelques pas, on ne me répondit plus quand je parlais. +Je m’aperçus que mon frère n’était plus avec moi. J’entrai dans un village que je vis. J’entrai dans une seconde rue. -Je dis à cet homme : Quel est ce pays ? où suis-je ? -L’homme ne répondit pas. +Je dis à cet homme : Quel est ce pays ? où suis-je ? +L’homme ne répondit pas. Je vis la porte d’une maison ouverte, j’y entrai. -La première chambre était déserte. +La première chambre était déserte. J’entrai dans la seconde. -Je demandai à cet homme : — À qui est cette maison ? où suis-je ? -L’homme ne répondit pas. +Je demandai à cet homme : — À qui est cette maison ? où suis-je ? +L’homme ne répondit pas. La maison avait un jardin. Je sortis de la maison et j’entrai dans le jardin. -Le jardin était désert. -Derrière le premier arbre, je trouvai un homme qui se tenait debout. -Je dis à cet homme : Quel est ce jardin ? où suis-je ? -L’homme ne répondit pas. -J’errai dans le village, et je m’aperçus que c’était une ville. -Toutes les rues étaient désertes, toutes les portes étaient ouvertes. -On n’en voyait jamais qu’un à la fois. +Le jardin était désert. +Derrière le premier arbre, je trouvai un homme qui se tenait debout. +Je dis à cet homme : Quel est ce jardin ? où suis-je ? +L’homme ne répondit pas. +J’errai dans le village, et je m’aperçus que c’était une ville. +Toutes les rues étaient désertes, toutes les portes étaient ouvertes. +On n’en voyait jamais qu’un à la fois. Ces hommes me regardaient passer. -Je sortis de la ville et je me mis à marcher dans les champs. +Je sortis de la ville et je me mis à marcher dans les champs. Je reconnus tous les hommes que j’avais vus dans la ville. -Ils avaient des têtes étranges. -Ils ne semblaient pas se hâter, et cependant ils marchaient plus vite que moi. +Ils avaient des têtes étranges. +Ils ne semblaient pas se hâter, et cependant ils marchaient plus vite que moi. Ils ne faisaient aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule me rejoignit et m’entoura. -Les visages de ces hommes étaient couleur de terre. -Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ? -Le feu s’était éteint. -La bougie touchait à sa fin. -Il était encore nuit noire. -Il se leva, il alla à la fenêtre. -Il n’y avait toujours pas d’étoiles au ciel. -De sa fenêtre on voyait la cour de la maison et la rue. +Les visages de ces hommes étaient couleur de terre. +Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ? +Le feu s’était éteint. +La bougie touchait à sa fin. +Il était encore nuit noire. +Il se leva, il alla à la fenêtre. +Il n’y avait toujours pas d’étoiles au ciel. +De sa fenêtre on voyait la cour de la maison et la rue. Elles sont sur la terre maintenant. -À la clarté qu’elles jetaient, il put distinguer la forme de cette voiture. -C’était un tilbury attelé d’un petit cheval blanc. +À la clarté qu’elles jetaient, il put distinguer la forme de cette voiture. +C’était un tilbury attelé d’un petit cheval blanc. Qu’est-ce que c’est que cette voiture ? se dit-il. Qui est-ce qui vient donc si matin ? -En ce moment on frappa un petit coup à la porte de sa chambre. -Quelqu’un répondit : — Moi, monsieur le maire. -Il reconnut la voix de la vieille femme, sa portière. +En ce moment on frappa un petit coup à la porte de sa chambre. +Quelqu’un répondit : — Moi, monsieur le maire. +Il reconnut la voix de la vieille femme, sa portière. Eh bien, reprit-il, qu’est-ce que c’est ? -Monsieur le maire, il est tout à l’heure cinq heures du matin. +Monsieur le maire, il est tout à l’heure cinq heures du matin. Qu’est-ce que cela me fait ? Monsieur le maire, c’est le cabriolet. Est-ce que monsieur le maire n’a pas fait demander un tilbury ? @@ -3212,53 +3212,53 @@ Le cocher dit qu’il vient chercher monsieur le maire. Le cocher de Monsieur Scaufflaire. Il se fit un assez long silence. Dites que c’est bien, et que je descends. -Ce coffre était peint en noir et le cabriolet en jaune. +Ce coffre était peint en noir et le cabriolet en jaune. Elles allaient, du reste, fort vite. -La roue du tilbury reçut un choc assez rude. -Voilà un homme diablement pressé ! dit le courrier. -Il n’eût pu le dire. -Pourquoi se hâtait-il ? +La roue du tilbury reçut un choc assez rude. +Voilà un homme diablement pressé ! dit le courrier. +Il n’eût pu le dire. +Pourquoi se hâtait-il ? Il allait au hasard devant lui. -Arras sans doute ; mais il allait peut-être ailleurs aussi. +Arras sans doute ; mais il allait peut-être ailleurs aussi. Par moments il le sentait, et il tressaillait. -Il s’enfonçait dans cette nuit comme dans un gouffre. +Il s’enfonçait dans cette nuit comme dans un gouffre. Quelque chose le poussait, quelque chose l’attirait. Ce qui se passait en lui, personne ne pourrait le dire, tous le comprendront. -Du reste il n’avait rien résolu, rien décidé, rien arrêté, rien fait. -Aucun des actes de sa conscience n’avait été définitif. -Il était plus que jamais comme au premier moment. -Pourquoi allait-il à Arras ? -Il se cramponnait à cette pensée. -Au fond, pour tout dire, il eût mieux aimé ne point aller à Arras. +Du reste il n’avait rien résolu, rien décidé, rien arrêté, rien fait. +Aucun des actes de sa conscience n’avait été définitif. +Il était plus que jamais comme au premier moment. +Pourquoi allait-il à Arras ? +Il se cramponnait à cette pensée. +Au fond, pour tout dire, il eût mieux aimé ne point aller à Arras. Cependant il y allait. -À mesure que le cabriolet avançait, il sentait quelque chose en lui qui reculait. +À mesure que le cabriolet avançait, il sentait quelque chose en lui qui reculait. Le matin a ses spectres comme le soir. -Ces choses-là sont charmantes quand on est joyeux et lugubres quand on est triste. -Il était grand jour lorsqu’il arriva à Hesdin. -Il n’était pas descendu du tilbury. +Ces choses-là sont charmantes quand on est joyeux et lugubres quand on est triste. +Il était grand jour lorsqu’il arriva à Hesdin. +Il n’était pas descendu du tilbury. Allez-vous loin comme cela ? dit cet homme. -Il répondit, presque sans sortir de sa rêverie : — Pourquoi ? -Venez-vous de loin ? reprit le garçon. +Il répondit, presque sans sortir de sa rêverie : — Pourquoi ? +Venez-vous de loin ? reprit le garçon. De cinq lieues d’ici. Pourquoi dites-vous : ah ? -Il sauta à bas du tilbury. -Que dites-vous là, mon ami ? -La roue en effet était gravement endommagée. +Il sauta à bas du tilbury. +Que dites-vous là, mon ami ? +La roue en effet était gravement endommagée. Rendez-moi le service de l’aller chercher. -Il est là, à deux pas. -Maître Bourgaillard, le charron, était sur le seuil de sa porte. +Il est là, à deux pas. +Maître Bourgaillard, le charron, était sur le seuil de sa porte. Pouvez-vous raccommoder cette roue sur-le-champ ? Quand pourrai-je repartir ? -Il y a une grande journée d’ouvrage. -Est-ce que monsieur est pressé ? +Il y a une grande journée d’ouvrage. +Est-ce que monsieur est pressé ? Il faut que je reparte dans une heure au plus tard. Je payerai tout ce qu’on voudra. Eh bien ! dans deux heures. Il faut refaire deux rais et un moyeu. Monsieur ne pourra repartir avant demain. -L’affaire que j’ai ne peut attendre à demain. -Si, au lieu de raccommoder cette roue, on la remplaçait ? -Est-ce que vous n’auriez pas une roue à me vendre ? +L’affaire que j’ai ne peut attendre à demain. +Si, au lieu de raccommoder cette roue, on la remplaçait ? +Est-ce que vous n’auriez pas une roue à me vendre ? Je pourrais repartir tout de suite. Une roue de rechange ? — Oui. Je n’ai pas une roue toute faite pour votre cabriolet. @@ -3266,676 +3266,676 @@ Deux roues font la paire. Deux roues ne vont pas ensemble au hasard. En ce cas, vendez-moi une paire de roues. C’est inutile, monsieur. -Je n’ai à vendre que des roues de charrette. +Je n’ai à vendre que des roues de charrette. Nous sommes un petit pays ici. -Auriez-vous un cabriolet à me louer ? -Il haussa les épaules. -Eh bien, à me vendre ? +Auriez-vous un cabriolet à me louer ? +Il haussa les épaules. +Eh bien, à me vendre ? Je n’en ai pas. Quoi ! pas une carriole ? Je ne suis pas difficile, comme vous voyez. Nous sommes un petit pays. Je prendrai deux chevaux de poste. -Où va monsieur ? — À Arras. +Où va monsieur ? — À Arras. Et monsieur veut arriver aujourd’hui ? En prenant des chevaux de poste ? -Est-il égal à monsieur d’arriver cette nuit à quatre heures du matin ? +Est-il égal à monsieur d’arriver cette nuit à quatre heures du matin ? Nous sommes un chemin de traverse. Les relais sont mal servis, les chevaux sont aux champs. -Monsieur attendra au moins trois ou quatre heures à chaque relais. +Monsieur attendra au moins trois ou quatre heures à chaque relais. Et puis on va au pas. -Il y a beaucoup de côtes à monter. -Allons, j’irai à cheval. +Il y a beaucoup de côtes à monter. +Allons, j’irai à cheval. On me vendra bien une selle dans le pays. Mais ce cheval-ci endure-t-il la selle ? C’est vrai, vous m’y faites penser. Il ne l’endure pas. -Mais je trouverai bien dans le village un cheval à louer ? -Un cheval pour aller à Arras d’une traite ! +Mais je trouverai bien dans le village un cheval à louer ? +Un cheval pour aller à Arras d’une traite ! Il faudrait un cheval comme on n’en a pas dans nos endroits. -Il faudrait l’acheter d’abord, car on ne vous connaît pas. +Il faudrait l’acheter d’abord, car on ne vous connaît pas. Demain il sera trop tard. -N’y a-t-il pas la malle-poste qui va à Arras ? +N’y a-t-il pas la malle-poste qui va à Arras ? Quand passe-t-elle ? -Comment ! il vous faut une journée pour raccommoder cette roue ? -Une journée, et une bonne ! +Comment ! il vous faut une journée pour raccommoder cette roue ? +Une journée, et une bonne ! En mettant deux ouvriers ? En en mettant dix ! Si on liait les rayons avec des cordes ? Les rayons, oui ; le moyeu, non. -Et puis la jante aussi est en mauvais état. +Et puis la jante aussi est en mauvais état. Y a-t-il un loueur de voitures dans la ville ? Y a-t-il un autre charron ? Il sentit une immense joie. -Il était évident que la providence s’en mêlait. +Il était évident que la providence s’en mêlait. S’il n’allait pas plus loin, cela ne le regardait plus. -Il lui paraissait que maintenant Dieu était pour lui, et se déclarait. -Tout colloque dans la rue produit inévitablement un cercle. -Il y a toujours des gens qui ne demandent qu’à être spectateurs. -Il était accompagné d’une vieille femme. -Il répondit : — Oui, bonne femme, je cherche un cabriolet à louer. +Il lui paraissait que maintenant Dieu était pour lui, et se déclarait. +Tout colloque dans la rue produit inévitablement un cercle. +Il y a toujours des gens qui ne demandent qu’à être spectateurs. +Il était accompagné d’une vieille femme. +Il répondit : — Oui, bonne femme, je cherche un cabriolet à louer. Si fait, dit la vieille. -Où ça donc ? reprit le charron. -Chez moi, répliqua la vieille. +Où ça donc ? reprit le charron. +Chez moi, répliqua la vieille. La main fatale l’avait ressaisi. -La vieille avait en effet sous un hangar une façon de carriole en osier. -Le charron et le garçon d’auberge, désolés que le voyageur leur échappât, intervinrent. -Il examina cette joie avec une sorte de colère et la trouva absurde. -Pourquoi de la joie à revenir en arrière ? -Après tout, il faisait ce voyage librement. -Personne ne l’y forçait. +La vieille avait en effet sous un hangar une façon de carriole en osier. +Le charron et le garçon d’auberge, désolés que le voyageur leur échappât, intervinrent. +Il examina cette joie avec une sorte de colère et la trouva absurde. +Pourquoi de la joie à revenir en arrière ? +Après tout, il faisait ce voyage librement. +Personne ne l’y forçait. Et, certainement, rien n’arriverait que ce qu’il voudrait bien. -Comme il sortait de Hesdin, il entendit une voix qui lui criait : arrêtez ! arrêtez ! -C’était le petit garçon de la vieille. -Vous ne m’avez rien donné. -Ah ! c’est toi, drôle ? dit-il, tu n’auras rien ! +Comme il sortait de Hesdin, il entendit une voix qui lui criait : arrêtez ! arrêtez ! +C’était le petit garçon de la vieille. +Vous ne m’avez rien donné. +Ah ! c’est toi, drôle ? dit-il, tu n’auras rien ! Il fouetta le cheval et repartit au grand trot. -Il avait perdu beaucoup de temps à Hesdin, il eût voulu le rattraper. -Et puis, ce n’était plus le tilbury. -La carriole était dure et très lourde. -Avec cela force montées. -Il mit près de quatre heures pour aller de Hesdin à Saint-Pol. +Il avait perdu beaucoup de temps à Hesdin, il eût voulu le rattraper. +Et puis, ce n’était plus le tilbury. +La carriole était dure et très lourde. +Avec cela force montées. +Il mit près de quatre heures pour aller de Hesdin à Saint-Pol. Quatre heures pour cinq lieues. -Il songeait à des choses tristes et confuses. -La femme de l’aubergiste entre dans l’écurie. -Est-ce que monsieur ne veut pas déjeuner ? -Tiens, c’est vrai, dit-il, j’ai même bon appétit. -Il suivit cette femme qui avait une figure fraîche et réjouie. -Dépêchez-vous, reprit-il, il faut que je reparte. -Une grosse servante flamande mit son couvert en toute hâte. -Il regardait cette fille avec un sentiment de bien-être. -C’est là ce que j’avais, pensa-t-il. -Je n’avais pas déjeuné. -Un roulier mangeait à une autre table. -Il dit à cet homme : — Pourquoi leur pain est-il donc si amer ? -Le roulier était allemand et n’entendit pas. -Il retourna dans l’écurie près du cheval. +Il songeait à des choses tristes et confuses. +La femme de l’aubergiste entre dans l’écurie. +Est-ce que monsieur ne veut pas déjeuner ? +Tiens, c’est vrai, dit-il, j’ai même bon appétit. +Il suivit cette femme qui avait une figure fraîche et réjouie. +Dépêchez-vous, reprit-il, il faut que je reparte. +Une grosse servante flamande mit son couvert en toute hâte. +Il regardait cette fille avec un sentiment de bien-être. +C’est là ce que j’avais, pensa-t-il. +Je n’avais pas déjeuné. +Un roulier mangeait à une autre table. +Il dit à cet homme : — Pourquoi leur pain est-il donc si amer ? +Le roulier était allemand et n’entendit pas. +Il retourna dans l’écurie près du cheval. Que faisait-il pendant ce trajet ? -À quoi pensait-il ? -Voyager, c’est naître et mourir à chaque instant. -Toutes les choses de la vie sont perpétuellement en fuite devant nous. -Il est vrai qu’on était encore aux jours courts de l’année. -Il ne s’arrêta pas à Tinques. +À quoi pensait-il ? +Voyager, c’est naître et mourir à chaque instant. +Toutes les choses de la vie sont perpétuellement en fuite devant nous. +Il est vrai qu’on était encore aux jours courts de l’année. +Il ne s’arrêta pas à Tinques. Si vous allez de ce train, vous n’y arriverez pas de bonne heure. -Près de sept grandes lieues. +Près de sept grandes lieues. Comment cela ? le livre de poste ne marque que cinq lieues et un quart. -Vous allez la trouver coupée à un quart d’heure d’ici. +Vous allez la trouver coupée à un quart d’heure d’ici. Pas moyen d’aller plus loin. -Mais voilà la nuit, je me perdrai. -Vous n’êtes pas du pays ? -Avec ça, c’est tout chemins de traverse. +Mais voilà la nuit, je me perdrai. +Vous n’êtes pas du pays ? +Avec ça, c’est tout chemins de traverse. Tenez, Monsieur, reprit le cantonnier, voulez-vous que je vous donne un conseil ? Votre cheval est las, rentrez dans Tinques. Il y a une bonne auberge. -Vous irez demain à Arras. +Vous irez demain à Arras. Il faut que j’y sois ce soir. -Alors allez tout de même à cette auberge et prenez-y un cheval de renfort. -Le garçon du cheval vous guidera dans la traverse. +Alors allez tout de même à cette auberge et prenez-y un cheval de renfort. +Le garçon du cheval vous guidera dans la traverse. Cependant il sentait qu’il perdait du temps. -Il faisait tout à fait nuit. -Ils s’engagèrent dans la traverse. +Il faisait tout à fait nuit. +Ils s’engagèrent dans la traverse. La route devint affreuse. -La carriole tombait d’une ornière dans l’autre. +La carriole tombait d’une ornière dans l’autre. Il dit au postillon : — Toujours au trot, et double pourboire. Dans un cahot le palonnier cassa. -Il répondit : — As-tu un bout de corde et un couteau ? +Il répondit : — As-tu un bout de corde et un couteau ? Il coupa une branche d’arbre et en fit un palonnier. Ce fut encore une perte de vingt minutes ; mais ils repartirent au galop. -La plaine était ténébreuse. -Il y avait des lueurs blanchâtres dans les nuages. +La plaine était ténébreuse. +Il y avait des lueurs blanchâtres dans les nuages. Tout ce qu’on entrevoyait avait des attitudes de terreur. Que de choses frissonnent sous ces vastes souffles de la nuit ! -Le froid le pénétrait. -Il n’avait pas mangé depuis la veille. +Le froid le pénétrait. +Il n’avait pas mangé depuis la veille. Il y avait huit ans ; et cela lui semblait hier. -Une heure sonna à quelque clocher lointain. -Il demanda au garçon : — Quelle est cette heure ? -Nous serons à Arras à huit. +Une heure sonna à quelque clocher lointain. +Il demanda au garçon : — Quelle est cette heure ? +Nous serons à Arras à huit. Nous n’avons plus que trois lieues. Le postillon fouettait les chevaux. -Ils avaient passé la rivière et laissé derrière eux Mont-Saint-Éloy. +Ils avaient passé la rivière et laissé derrière eux Mont-Saint-Éloy. La nuit devenait de plus en plus profonde. -Cependant, en ce moment-là même, Fantine était dans la joie. -Elle avait passé une très mauvaise nuit. -Toux affreuse, redoublement de fièvre ; elle avait eu des songes. -Le matin, à la visite du médecin, elle délirait. -Ses yeux étaient caves et fixes. +Cependant, en ce moment-là même, Fantine était dans la joie. +Elle avait passé une très mauvaise nuit. +Toux affreuse, redoublement de fièvre ; elle avait eu des songes. +Le matin, à la visite du médecin, elle délirait. +Ses yeux étaient caves et fixes. Je voudrais voir monsieur Madeleine. -Le mal physique avait complété l’œuvre du mal moral. -Hélas ! comme la maladie improvise la vieillesse ! -Monsieur Madeleine venait d’habitude à trois heures voir la malade. -Comme l’exactitude était de la bonté, il était exact. -Vers deux heures et demie, Fantine commença à s’agiter. +Le mal physique avait complété l’œuvre du mal moral. +Hélas ! comme la maladie improvise la vieillesse ! +Monsieur Madeleine venait d’habitude à trois heures voir la malade. +Comme l’exactitude était de la bonté, il était exact. +Vers deux heures et demie, Fantine commença à s’agiter. Puis Fantine se tourna et regarda la porte. Personne n’entra ; la porte ne s’ouvrit point. La sœur n’osait lui parler. -L’église sonna trois heures un quart. +L’église sonna trois heures un quart. Fantine se laissa retomber sur l’oreiller. -Elle ne dit rien et se remit à faire des plis à son drap. +Elle ne dit rien et se remit à faire des plis à son drap. La demi-heure passa, puis l’heure. -Seulement elle toussait d’une façon lugubre. -On eût dit que quelque chose d’obscur s’abaissait sur elle. -Elle était livide et avait les lèvres bleues. +Seulement elle toussait d’une façon lugubre. +On eût dit que quelque chose d’obscur s’abaissait sur elle. +Elle était livide et avait les lèvres bleues. Elle souriait par moments. -La sœur Simplice elle-même était surprise du retard de Monsieur Madeleine. +La sœur Simplice elle-même était surprise du retard de Monsieur Madeleine. Cependant Fantine regardait le ciel de son lit. -Elle avait l’air de chercher à se rappeler quelque chose. -Nous achèterons de bien belles choses En nous promenant le long des faubourgs. +Elle avait l’air de chercher à se rappeler quelque chose. +Nous achèterons de bien belles choses En nous promenant le long des faubourgs. Madame, que faire avec cette toile ? -Faites un trousseau pour mon nouveau-né. -Lavez cette toile. — Où ? — Dans la rivière. -L’enfant n’est plus là, madame, qu’en faire ? +Faites un trousseau pour mon nouveau-né. +Lavez cette toile. — Où ? — Dans la rivière. +L’enfant n’est plus là, madame, qu’en faire ? Faites-en un drap pour m’ensevelir. -Nous achèterons de bien belles choses En nous promenant le long des faubourgs. -La sœur, habituée aux choses austères, sentit une larme lui venir. +Nous achèterons de bien belles choses En nous promenant le long des faubourgs. +La sœur, habituée aux choses austères, sentit une larme lui venir. L’horloge sonna six heures. Fantine ne parut pas entendre. -Elle semblait ne plus faire attention à aucune chose autour d’elle. +Elle semblait ne plus faire attention à aucune chose autour d’elle. La fille revint au bout de quelques minutes. -Fantine était toujours immobile et paraissait attentive à des idées qu’elle avait. +Fantine était toujours immobile et paraissait attentive à des idées qu’elle avait. Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi ne vient-il pas ? -Répondez donc ! cria Fantine. +Répondez donc ! cria Fantine. Mon enfant, dit la sœur, tenez-vous tranquille, recouchez-vous. Vous savez la raison. -Vous la chuchotiez là entre vous. +Vous la chuchotiez là entre vous. Je veux le savoir. -La sœur Simplice rougit légèrement ; c’était un mensonge que la servante lui proposait. +La sœur Simplice rougit légèrement ; c’était un mensonge que la servante lui proposait. Cette rougeur dura peu. Fantine se redressa et s’assit sur ses talons. -Une joie inouïe rayonna sur cette physionomie douloureuse. -Parti ! s’écria-t-elle. -Il est allé chercher Cosette ! -Ses lèvres remuaient ; elle priait à voix basse. -Mon enfant, dit la sœur, tâchez de reposer maintenant, et ne parlez plus. -Il est parti ce matin pour aller à Paris. -Au fait il n’a pas même besoin de passer par Paris. -Montfermeil, c’est un peu à gauche en venant. +Une joie inouïe rayonna sur cette physionomie douloureuse. +Parti ! s’écria-t-elle. +Il est allé chercher Cosette ! +Ses lèvres remuaient ; elle priait à voix basse. +Mon enfant, dit la sœur, tâchez de reposer maintenant, et ne parlez plus. +Il est parti ce matin pour aller à Paris. +Au fait il n’a pas même besoin de passer par Paris. +Montfermeil, c’est un peu à gauche en venant. C’est une surprise qu’il veut me faire. -Vous savez ? il m’avait fait signer une lettre pour la reprendre aux Thénardier. -Ils n’auront rien à dire, pas vrai ? -Puisqu’ils sont payés. -Les autorités ne souffriraient pas qu’on garde un enfant quand on est payé. -Il y a près de cinq ans que je ne l’ai vue. +Vous savez ? il m’avait fait signer une lettre pour la reprendre aux Thénardier. +Ils n’auront rien à dire, pas vrai ? +Puisqu’ils sont payés. +Les autorités ne souffriraient pas qu’on garde un enfant quand on est payé. +Il y a près de cinq ans que je ne l’ai vue. Vous ne vous figurez pas, vous, comme cela vous tient, les enfants ! Et puis elle sera si gentille, vous verrez ! Si vous saviez, elle a de si jolis petits doigts roses ! -D’abord elle aura de très belles mains. -À un an, elle avait des mains ridicules. -Ainsi ! — Elle doit être grande à présent. +D’abord elle aura de très belles mains. +À un an, elle avait des mains ridicules. +Ainsi ! — Elle doit être grande à présent. Cela vous a sept ans. C’est une demoiselle. Je l’appelle Cosette, mais elle s’appelle Euphrasie. -Oh ! comme il est bon d’être parti, monsieur le maire ! -C’est vrai ça qu’il fait bien froid ? avait-il son manteau au moins ? +Oh ! comme il est bon d’être parti, monsieur le maire ! +C’est vrai ça qu’il fait bien froid ? avait-il son manteau au moins ? Il sera ici demain, n’est-ce pas ? -Ce sera demain fête. +Ce sera demain fête. Montfermeil, c’est un pays. -J’ai fait cette route-là, à pied, dans le temps. +J’ai fait cette route-là, à pied, dans le temps. Il y a eu bien loin pour moi. -Mais les diligences vont très vite ! +Mais les diligences vont très vite ! Il sera ici demain avec Cosette. Combien y a-t-il d’ici Montfermeil ? Demain ! demain ! dit Fantine, je verrai Cosette demain ! Voyez-vous, bonne sœur du bon Dieu, je ne suis plus malade. Je danserais, si on voulait. Par moments elle riait en se parlant tout bas. -Joie de mère, c’est presque joie d’enfant. -Eh bien, reprit la religieuse, vous voilà heureuse, obéissez-moi, ne parlez plus. +Joie de mère, c’est presque joie d’enfant. +Eh bien, reprit la religieuse, vous voilà heureuse, obéissez-moi, ne parlez plus. Elle a raison, sœur Simplice. Tous ceux qui sont ici ont raison. -La sœur referma ses rideaux, espérant qu’elle s’assoupirait. -Entre sept et huit heures le médecin vint. -Le médecin crut qu’elle délirait. -Elle ajouta : — Regardez plutôt, il y a juste de la place. +La sœur referma ses rideaux, espérant qu’elle s’assoupirait. +Entre sept et huit heures le médecin vint. +Le médecin crut qu’elle délirait. +Elle ajouta : — Regardez plutôt, il y a juste de la place. Sa petite respiration si douce, cela me fera du bien. -Donnez-moi votre main, dit le médecin. -Le médecin fut surpris. -L’oppression était moindre. +Donnez-moi votre main, dit le médecin. +Le médecin fut surpris. +L’oppression était moindre. Le pouls avait repris de la force. -Une sorte de vie survenue tout à coup ranimait ce pauvre être épuisé. -Le médecin recommanda le silence et qu’on évitât toute émotion pénible. -En s’en allant, il dit à la sœur : — Cela va mieux. -Nous la sauverions peut-être. -Il avait mis quatorze heures à ce trajet qu’il comptait faire en six. -La maîtresse de l’hôtel entra. +Une sorte de vie survenue tout à coup ranimait ce pauvre être épuisé. +Le médecin recommanda le silence et qu’on évitât toute émotion pénible. +En s’en allant, il dit à la sœur : — Cela va mieux. +Nous la sauverions peut-être. +Il avait mis quatorze heures à ce trajet qu’il comptait faire en six. +La maîtresse de l’hôtel entra. Monsieur couche-t-il ? monsieur soupe-t-il ? -Il fit un signe de tête négatif. -Le garçon d’écurie dit que le cheval de monsieur est bien fatigué ! +Il fit un signe de tête négatif. +Le garçon d’écurie dit que le cheval de monsieur est bien fatigué ! Ici il rompit le silence. Est-ce que le cheval ne pourra pas repartir demain matin ? Oh ! monsieur ! il lui faut au moins deux jours de repos. Il demanda : — N’est-ce pas ici le bureau de poste ? -Il ne connaissait pas Arras, les rues étaient obscures, et il allait au hasard. -Cependant il semblait s’obstiner à ne pas demander son chemin aux passants. +Il ne connaissait pas Arras, les rues étaient obscures, et il allait au hasard. +Cependant il semblait s’obstiner à ne pas demander son chemin aux passants. Un bourgeois cheminait avec un falot. -Est-ce là, demanda-t-il, qu’on tient les assises ? -Voyez-vous, ce qui est la préfecture aujourd’hui était l’évêché avant la révolution. +Est-ce là, demanda-t-il, qu’on tient les assises ? +Voyez-vous, ce qui est la préfecture aujourd’hui était l’évêché avant la révolution. C’est dans cette grande salle qu’on juge. -Ordinairement les séances finissent à six heures. -Ma foi, monsieur, vous arrivez à temps, vous avez du bonheur. -Voyez-vous ces quatre fenêtres ? c’est la cour d’assises. -Il y a de la lumière. +Ordinairement les séances finissent à six heures. +Ma foi, monsieur, vous arrivez à temps, vous avez du bonheur. +Voyez-vous ces quatre fenêtres ? c’est la cour d’assises. +Il y a de la lumière. Donc ce n’est pas fini. -L’affaire aura traîné en longueur et on fait une audience du soir. -Vous vous intéressez à cette affaire ? -Est-ce que c’est un procès criminel ? -Est-ce que vous êtes témoin ? -C’est différent, dit le bourgeois. +L’affaire aura traîné en longueur et on fait une audience du soir. +Vous vous intéressez à cette affaire ? +Est-ce que c’est un procès criminel ? +Est-ce que vous êtes témoin ? +C’est différent, dit le bourgeois. Tenez, monsieur, voici la porte. -Où est le factionnaire. -Vous n’aurez qu’à monter le grand escalier. -Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles. +Où est le factionnaire. +Vous n’aurez qu’à monter le grand escalier. +Il est rare que la charité et la pitié sortent de toutes ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des condamnations faites d’avance. C’est fini, dit l’avocat. Non, Je ne connais personne ici. Et y a-t-il eu condamnation ? -Cela n’était guère possible autrement. -Quelle identité ? répondit l’avocat. -Il n’y avait pas d’identité à constater. -L’affaire était simple. +Cela n’était guère possible autrement. +Quelle identité ? répondit l’avocat. +Il n’y avait pas d’identité à constater. +L’affaire était simple. C’est donc une femme ? dit-il. De quoi me parlez-vous donc ? -Mais puisque c’est fini, comment se fait-il que la salle soit encore éclairée ? -Oh ! celle-là est claire aussi. -C’est une espèce de gueux, un récidiviste, un galérien, qui a volé. +Mais puisque c’est fini, comment se fait-il que la salle soit encore éclairée ? +Oh ! celle-là est claire aussi. +C’est une espèce de gueux, un récidiviste, un galérien, qui a volé. Je ne sais plus trop son nom. -En voilà un qui vous a une mine de bandit. -Rien que pour avoir cette figure-là, je l’enverrais aux galères. +En voilà un qui vous a une mine de bandit. +Rien que pour avoir cette figure-là, je l’enverrais aux galères. Je ne crois vraiment pas. Il y a beaucoup de foule. Cependant l’audience est suspendue. Par cette grande porte. L’avocat le quitta. -Il s’approcha de plusieurs groupes et il écouta ce qu’on disait. +Il s’approcha de plusieurs groupes et il écouta ce qu’on disait. C’est ce qui faisait son affaire mauvaise. Parce que la salle est pleine. Quoi ! il n’y a plus une place ? -La porte est fermée. +La porte est fermée. Personne ne peut plus entrer. Cela dit, l’huissier lui tourna le dos. -Il est probable qu’il tenait conseil avec lui-même. -L’huissier prit le papier, y jeta un coup d’œil et obéit. -Il avait su même au besoin aider et féconder les industries des autres arrondissements. -Partout on prononçait avec vénération le nom de Monsieur Madeleine. -Arras et Douai enviaient son maire à l’heureuse petite ville de Montreuil-sur-Mer. -L’huissier en même temps lui remit le papier. +Il est probable qu’il tenait conseil avec lui-même. +L’huissier prit le papier, y jeta un coup d’œil et obéit. +Il avait su même au besoin aider et féconder les industries des autres arrondissements. +Partout on prononçait avec vénération le nom de Monsieur Madeleine. +Arras et Douai enviaient son maire à l’heureuse petite ville de Montreuil-sur-Mer. +L’huissier en même temps lui remit le papier. Il suivit l’huissier. -L’huissier l’avait laissé seul. -Le moment suprême était arrivé. -Il cherchait à se recueillir sans pouvoir y parvenir. -Il était dans l’endroit même où les juges délibèrent et condamnent. -Il la lisait sans y faire attention et à son insu. -Il pensait à Fantine et à Cosette. -Il avait presque oublié cette porte. -Quand il eut doublé plusieurs des coudes de ce couloir, il écouta encore. -C’était toujours le même silence et la même ombre autour de lui. -Il était essoufflé, il chancelait, il s’appuya au mur. -Un quart d’heure s’écoula ainsi. -Il marchait lentement et comme accablé. -Il semblait que quelqu’un l’eût atteint dans sa fuite et le ramenât. +L’huissier l’avait laissé seul. +Le moment suprême était arrivé. +Il cherchait à se recueillir sans pouvoir y parvenir. +Il était dans l’endroit même où les juges délibèrent et condamnent. +Il la lisait sans y faire attention et à son insu. +Il pensait à Fantine et à Cosette. +Il avait presque oublié cette porte. +Quand il eut doublé plusieurs des coudes de ce couloir, il écouta encore. +C’était toujours le même silence et la même ombre autour de lui. +Il était essoufflé, il chancelait, il s’appuya au mur. +Un quart d’heure s’écoula ainsi. +Il marchait lentement et comme accablé. +Il semblait que quelqu’un l’eût atteint dans sa fuite et le ramenât. Il rentra dans la chambre du conseil. -La première chose qu’il aperçut, ce fut la gâchette de la porte. -Cette gâchette, ronde et en cuivre poli, resplendissait pour lui comme une effroyable étoile. +La première chose qu’il aperçut, ce fut la gâchette de la porte. +Cette gâchette, ronde et en cuivre poli, resplendissait pour lui comme une effroyable étoile. Il la regardait comme une brebis regarderait l’œil d’un tigre. -Ses yeux ne pouvaient s’en détacher. +Ses yeux ne pouvaient s’en détacher. De temps en temps il faisait un pas et se rapprochait de la porte. Il saisit convulsivement le bouton ; la porte s’ouvrit. -Il était dans la salle d’audience. -Personne dans cette foule ne fit attention à lui. -Cet homme, c’était l’homme. +Il était dans la salle d’audience. +Personne dans cette foule ne fit attention à lui. +Cet homme, c’était l’homme. Il ne le chercha pas, il le vit. -Il se dit avec un frémissement : — Mon Dieu ! est-ce que je redeviendrai ainsi ? -Cet être paraissait au moins soixante ans. -Il avait je ne sais quoi de rude, de stupide et d’effarouché. -Lui s’en aperçut à peine. -Il était en proie à une sorte d’hallucination ; il regardait. -Ces choses funestes, il les retrouvait ; elles étaient là, elles remuaient, elles existaient. -Tout cela était béant devant lui. +Il se dit avec un frémissement : — Mon Dieu ! est-ce que je redeviendrai ainsi ? +Cet être paraissait au moins soixante ans. +Il avait je ne sais quoi de rude, de stupide et d’effarouché. +Lui s’en aperçut à peine. +Il était en proie à une sorte d’hallucination ; il regardait. +Ces choses funestes, il les retrouvait ; elles étaient là, elles remuaient, elles existaient. +Tout cela était béant devant lui. Cet homme qu’on jugeait, tous l’appelaient Jean Valjean ! -Quand on l’avait jugé, Dieu était absent. -Il pouvait maintenant voir sans être vu. -Peu à peu il se remit. -Monsieur Bamatabois était au nombre des jurés. +Quand on l’avait jugé, Dieu était absent. +Il pouvait maintenant voir sans être vu. +Peu à peu il se remit. +Monsieur Bamatabois était au nombre des jurés. Il chercha Javert, mais il ne le vit pas. -Le banc des témoins lui était caché par la table du greffier. -Et puis, nous venons de le dire, la salle était à peine éclairée. -Au moment où il était entré, l’avocat de l’accusé achevait sa plaidoirie. -Qui était cet homme ? +Le banc des témoins lui était caché par la table du greffier. +Et puis, nous venons de le dire, la salle était à peine éclairée. +Au moment où il était entré, l’avocat de l’accusé achevait sa plaidoirie. +Qui était cet homme ? Il vient de commettre un nouveau vol. -C’est un cas de récidive. -Qu’était-ce que cet homme ? -De quelle nature était son apathie ? -Était-ce imbécillité ou ruse ? +C’est un cas de récidive. +Qu’était-ce que cet homme ? +De quelle nature était son apathie ? +Était-ce imbécillité ou ruse ? Comprenait-il trop, ou ne comprenait-il pas du tout ? Questions qui divisaient la foule et semblaient partager le jury. -Sa qualité d’ancien forçat. -C’était une présomption tout au plus ; non une preuve. -Il s’obstinait à nier tout, le vol et sa qualité de forçat. -C’était un tort ; mais ne fallait-il pas considérer la brièveté de cette intelligence ? -Cet homme était visiblement stupide. -L’avocat général répliqua au défenseur. -Il fut violent et fleuri, comme sont habituellement les avocats généraux. -Il félicita le défenseur de sa « loyauté », et profita habilement de cette loyauté. +Sa qualité d’ancien forçat. +C’était une présomption tout au plus ; non une preuve. +Il s’obstinait à nier tout, le vol et sa qualité de forçat. +C’était un tort ; mais ne fallait-il pas considérer la brièveté de cette intelligence ? +Cet homme était visiblement stupide. +L’avocat général répliqua au défenseur. +Il fut violent et fleuri, comme sont habituellement les avocats généraux. +Il félicita le défenseur de sa « loyauté », et profita habilement de cette loyauté. Il en prit acte. -Cet homme était donc Jean Valjean. -Ceci était acquis à l’accusation et ne pouvait plus se contester. -Ces considérations épuisées, il passa à Jean Valjean lui-même. -Qu’était-ce que Jean Valjean ? +Cet homme était donc Jean Valjean. +Ceci était acquis à l’accusation et ne pouvait plus se contester. +Ces considérations épuisées, il passa à Jean Valjean lui-même. +Qu’était-ce que Jean Valjean ? Description de Jean Valjean. -L’auditoire et les jurés « frémirent ». -Qu’oppose-t-il à cette unanimité foudroyante ? -Il était évidemment surpris qu’un homme pût parler comme cela. -C’était, pour l’instant, on s’en souvient, les travaux forcés à perpétuité. -L’instant de clore les débats était venu. -Le président répéta la question. +L’auditoire et les jurés « frémirent ». +Qu’oppose-t-il à cette unanimité foudroyante ? +Il était évidemment surpris qu’un homme pût parler comme cela. +C’était, pour l’instant, on s’en souvient, les travaux forcés à perpétuité. +L’instant de clore les débats était venu. +Le président répéta la question. Cette fois l’homme entendit. -Ce fut comme une éruption. -Il dit : — J’ai à dire ça. -Que j’ai été charron à Paris, même que c’était chez monsieur Baloup. -C’est un état dur. -Ça vous use vite un homme. -On est vieux tout jeune dans cet état-là. -À quarante ans, un homme est fini. +Ce fut comme une éruption. +Il dit : — J’ai à dire ça. +Que j’ai été charron à Paris, même que c’était chez monsieur Baloup. +C’est un état dur. +Ça vous use vite un homme. +On est vieux tout jeune dans cet état-là. +À quarante ans, un homme est fini. Moi, j’en avais cinquante-trois, j’avais bien du mal. -Et puis c’est si méchant les ouvriers ! -Avec ça, j’avais ma fille qui était blanchisseuse à la rivière. -Elle gagnait un peu de son côté. -À nous deux, cela allait. +Et puis c’est si méchant les ouvriers ! +Avec ça, j’avais ma fille qui était blanchisseuse à la rivière. +Elle gagnait un peu de son côté. +À nous deux, cela allait. Elle avait de la peine aussi. Les planches sont mal jointes et il vous tombe des gouttes d’eau partout. -On a ses jupes toutes mouillées, dessus et dessous. +On a ses jupes toutes mouillées, dessus et dessous. On n’est pas dans le baquet. On lave devant soi au robinet et on rince devant soi dans le bassin. -Comme c’est fermé, on a moins froid au corps. +Comme c’est fermé, on a moins froid au corps. Son mari la battait. -Nous n’avons pas été bien heureux. -Je me rappelle un mardi gras où elle était couchée à huit heures. -Vous n’avez qu’à demander. -Ah bien oui ! demander ! que je suis bête ! +Nous n’avons pas été bien heureux. +Je me rappelle un mardi gras où elle était couchée à huit heures. +Vous n’avez qu’à demander. +Ah bien oui ! demander ! que je suis bête ! Paris, c’est un gouffre. -Qui est-ce qui connaît le père Champmathieu ? +Qui est-ce qui connaît le père Champmathieu ? Pourtant je vous dis monsieur Baloup. Voyez chez monsieur Baloup. -Après ça, je ne sais pas ce qu’on me veut. +Après ça, je ne sais pas ce qu’on me veut. L’homme se tut, et resta debout. -Une fois il s’était interrompu pour saluer quelqu’un dans la foule. -Quand il eut fini, l’auditoire éclata de rire. -Le président, homme attentif et bienveillant, éleva la voix. -Il était en faillite et n’avait pu être retrouvé ». -Les présomptions les plus graves pèsent sur vous et peuvent entraîner des conséquences capitales. -Deuxièmement, oui ou non, êtes-vous le forçat libéré Jean Valjean ? -Il ouvrit la bouche, se tourna vers le président et dit : — D’abord... +Une fois il s’était interrompu pour saluer quelqu’un dans la foule. +Quand il eut fini, l’auditoire éclata de rire. +Le président, homme attentif et bienveillant, éleva la voix. +Il était en faillite et n’avait pu être retrouvé ». +Les présomptions les plus graves pèsent sur vous et peuvent entraîner des conséquences capitales. +Deuxièmement, oui ou non, êtes-vous le forçat libéré Jean Valjean ? +Il ouvrit la bouche, se tourna vers le président et dit : — D’abord... Puis il regarda son bonnet, il regarda le plafond, et se tut. -Accusé, reprit l’avocat général d’une voix sévère, faites attention. -Vous ne répondez à rien de ce qu’on vous demande. +Accusé, reprit l’avocat général d’une voix sévère, faites attention. +Vous ne répondez à rien de ce qu’on vous demande. Votre trouble vous condamne. -Messieurs les jurés apprécieront. -Voilà ce que je voulais dire. +Messieurs les jurés apprécieront. +Voilà ce que je voulais dire. Je ne trouvais pas d’abord. -Je n’ai rien volé. +Je n’ai rien volé. Je suis un homme qui ne mange pas tous les jours. -Voilà ce qu’on a tort de ne pas voir. +Voilà ce qu’on a tort de ne pas voir. Vous dites Jean Valjean, Jean Mathieu ! -Je ne connais pas ces personnes-là. +Je ne connais pas ces personnes-là. C’est des villageois. -J’ai travaillé chez monsieur Baloup, boulevard de l’Hôpital. +J’ai travaillé chez monsieur Baloup, boulevard de l’Hôpital. Je m’appelle Champmathieu. -Vous êtes bien malins de me dire où je suis né. +Vous êtes bien malins de me dire où je suis né. Moi, je l’ignore. Tout le monde n’a pas des maisons pour y venir au monde. Ce serait trop commode. Je ne sais pas d’ailleurs. -Prenez ça comme vous voudrez. -J’ai été en Auvergne, j’ai été à Faverolles, pardi ! -J’ai été chez monsieur Baloup, j’ai été domicilié. -Vous m’ennuyez avec vos bêtises à la fin ! -Pourquoi donc est-ce que le monde est après moi comme des acharnés ? -C’est juste, monsieur le président, reprit l’avocat général. +Prenez ça comme vous voudrez. +J’ai été en Auvergne, j’ai été à Faverolles, pardi ! +J’ai été chez monsieur Baloup, j’ai été domicilié. +Vous m’ennuyez avec vos bêtises à la fin ! +Pourquoi donc est-ce que le monde est après moi comme des acharnés ? +C’est juste, monsieur le président, reprit l’avocat général. Je le reconnais parfaitement. -Il a subi dix-neuf ans de travaux forcés pour vol qualifié. -Il avait cinq ou six fois tenté de s’évader. -Je répète que je le reconnais parfaitement. -L’ancien forçat Brevet portait la veste noire et grise des maisons centrales. +Il a subi dix-neuf ans de travaux forcés pour vol qualifié. +Il avait cinq ou six fois tenté de s’évader. +Je répète que je le reconnais parfaitement. +L’ancien forçat Brevet portait la veste noire et grise des maisons centrales. Cela va quelquefois ensemble. -C’était un homme dont les chefs disaient : Il cherche à se rendre utile. -Les aumôniers portaient bon témoignage de ses habitudes religieuses. +C’était un homme dont les chefs disaient : Il cherche à se rendre utile. +Les aumôniers portaient bon témoignage de ses habitudes religieuses. Il ne faut pas oublier que ceci se passait sous la restauration. Brevet baissa les yeux. -C’est à ce sentiment que je fais appel à cette heure décisive. -Brevet regarda l’accusé, puis se retourna vers la cour. -Oui, monsieur le président. +C’est à ce sentiment que je fais appel à cette heure décisive. +Brevet regarda l’accusé, puis se retourna vers la cour. +Oui, monsieur le président. C’est moi qui l’ai reconnu le premier et je persiste. -Je suis sorti l’an d’après. +Je suis sorti l’an d’après. Je le reconnais positivement. -Allez vous asseoir, dit le président. -Ses compagnons du bagne l’avaient surnommé Je-nie-Dieu. -Le président lui adressa à peu près les mêmes paroles qu’à Brevet. -Chenildieu éclata de rire. +Allez vous asseoir, dit le président. +Ses compagnons du bagne l’avaient surnommé Je-nie-Dieu. +Le président lui adressa à peu près les mêmes paroles qu’à Brevet. +Chenildieu éclata de rire. Tu boudes donc, mon vieux ? -Allez vous asseoir, dit le président. +Allez vous asseoir, dit le président. L’huissier amena Cochepaille. -Cochepaille n’était pas moins sauvage et paraissait plus stupide encore que l’accusé. +Cochepaille n’était pas moins sauvage et paraissait plus stupide encore que l’accusé. C’est Jean Valjean, dit Cochepaille. -Même qu’on l’appelait Jean-le-Cric, tant il était fort. -À la troisième il s’écria : Fameux ! -Le président l’interpella : — Accusé, vous avez entendu. -Qu’avez-vous à dire ? -Il répondit : — Je dis — Fameux ! -Une rumeur éclata dans le public et gagna presque le jury. -Il était évident que l’homme était perdu. -Huissiers, dit le président, faites faire silence. -Je vais clore les débats. -En ce moment un mouvement se fit tout à côté du président. -On entendit une voix qui criait : — Brevet, Chenildieu, Cochepaille ! regardez de ce côté-ci. -Les yeux se tournèrent vers le point d’où elle venait. -C’était lui en effet. -La lampe du greffier éclairait son visage. -Il était très pâle et il tremblait légèrement. -Ils avaient blanchi depuis une heure qu’il était là. -Toutes les têtes se dressèrent. +Même qu’on l’appelait Jean-le-Cric, tant il était fort. +À la troisième il s’écria : Fameux ! +Le président l’interpella : — Accusé, vous avez entendu. +Qu’avez-vous à dire ? +Il répondit : — Je dis — Fameux ! +Une rumeur éclata dans le public et gagna presque le jury. +Il était évident que l’homme était perdu. +Huissiers, dit le président, faites faire silence. +Je vais clore les débats. +En ce moment un mouvement se fit tout à côté du président. +On entendit une voix qui criait : — Brevet, Chenildieu, Cochepaille ! regardez de ce côté-ci. +Les yeux se tournèrent vers le point d’où elle venait. +C’était lui en effet. +La lampe du greffier éclairait son visage. +Il était très pâle et il tremblait légèrement. +Ils avaient blanchi depuis une heure qu’il était là. +Toutes les têtes se dressèrent. La sensation fut indescriptible. -Il y eut dans l’auditoire un instant d’hésitation. -On se demanda qui avait crié. -Cette indécision ne dura que quelques secondes. +Il y eut dans l’auditoire un instant d’hésitation. +On se demanda qui avait crié. +Cette indécision ne dura que quelques secondes. Vous ne me reconnaissez pas ? dit-il. -Cochepaille intimidé fit le salut militaire. -Monsieur le président, faites-moi arrêter. +Cochepaille intimidé fit le salut militaire. +Monsieur le président, faites-moi arrêter. L’homme que vous cherchez, ce n’est pas lui, c’est moi. Je suis Jean Valjean. Pas une bouche ne respirait. -À la première commotion de l’étonnement avait succédé un silence de sépulcre. -Vous connaissez tous, au moins de réputation, l’honorable Monsieur Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer. -Monsieur Madeleine ne laissa point achever l’avocat général. -Il l’interrompit d’un accent plein de mansuétude et d’autorité. -Je vous remercie, monsieur l’avocat général, mais je ne suis pas fou. -Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. -Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. +À la première commotion de l’étonnement avait succédé un silence de sépulcre. +Vous connaissez tous, au moins de réputation, l’honorable Monsieur Madeleine, maire de Montreuil-sur-Mer. +Monsieur Madeleine ne laissa point achever l’avocat général. +Il l’interrompit d’un accent plein de mansuétude et d’autorité. +Je vous remercie, monsieur l’avocat général, mais je ne suis pas fou. +Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la vérité. +Vous pouvez me prendre, puisque me voilà. J’avais pourtant fait de mon mieux. -Il paraît que cela ne se peut pas. -Toute la faute n’est peut-être pas à lui. -Les galères font le galérien. +Il paraît que cela ne se peut pas. +Toute la faute n’est peut-être pas à lui. +Les galères font le galérien. Recueillez cela, si vous voulez. -J’étais stupide, je suis devenu méchant ; j’étais bûche, je suis devenu tison. -Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. -Je n’ai plus rien à ajouter. -Voilà qui est affligeant. +J’étais stupide, je suis devenu méchant ; j’étais bûche, je suis devenu tison. +Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis là. +Je n’ai plus rien à ajouter. +Voilà qui est affligeant. N’allez point condamner cet homme au moins ! Quoi ! ceux-ci ne me reconnaissent pas ! -Je voudrais que Javert fût ici. -Il me reconnaîtrait, lui ! -Il se tourna vers les trois forçats : — Eh bien, je vous reconnais, moi ! +Je voudrais que Javert fût ici. +Il me reconnaîtrait, lui ! +Il se tourna vers les trois forçats : — Eh bien, je vous reconnais, moi ! Brevet ! vous rappelez-vous ?... -Réponds, est-ce vrai ? +Réponds, est-ce vrai ? C’est vrai, dit Chenildieu. -Un gendarme approcha une lampe ; la date y était. -C’était le sourire du triomphe, c’était aussi le sourire du désespoir. +Un gendarme approcha une lampe ; la date y était. +C’était le sourire du triomphe, c’était aussi le sourire du désespoir. Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean. -Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n’intervint. -Il était évident qu’on avait sous les yeux Jean Valjean. -Impression qui passa vite, mais qui dans l’instant fut irrésistible. -Je ne veux pas déranger davantage l’audience, reprit Jean Valjean. -Je m’en vais, puisqu’on ne m’arrête pas. -J’ai plusieurs choses à faire. +Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorité n’intervint. +Il était évident qu’on avait sous les yeux Jean Valjean. +Impression qui passa vite, mais qui dans l’instant fut irrésistible. +Je ne veux pas déranger davantage l’audience, reprit Jean Valjean. +Je m’en vais, puisqu’on ne m’arrête pas. +J’ai plusieurs choses à faire. Il se dirigea vers la porte de sortie. -Cependant j’aurais mieux aimé que tout ceci n’arrivât pas. -Tout à coup elle tourna la tête et fit un léger cri. -Monsieur Madeleine était devant elle. +Cependant j’aurais mieux aimé que tout ceci n’arrivât pas. +Tout à coup elle tourna la tête et fit un léger cri. +Monsieur Madeleine était devant elle. Il venait d’entrer silencieusement. -C’est vous, monsieur le maire ! s’écria-t-elle. -Il répondit, à voix basse : — Comment va cette pauvre femme ? +C’est vous, monsieur le maire ! s’écria-t-elle. +Il répondit, à voix basse : — Comment va cette pauvre femme ? Pas mal en ce moment. -Mais nous avons été bien inquiets, allez ! -Tout cela est bien, dit-il, vous avez eu raison de ne pas la détromper. -Il resta un moment rêveur. +Mais nous avons été bien inquiets, allez ! +Tout cela est bien, dit-il, vous avez eu raison de ne pas la détromper. +Il resta un moment rêveur. Dieu nous inspirera, dit-il. -On ne pourrait cependant pas mentir, murmura la sœur à demi-voix. -Le plein jour s’était fait dans la chambre. -Il éclairait en face le visage de Monsieur Madeleine. +On ne pourrait cependant pas mentir, murmura la sœur à demi-voix. +Le plein jour s’était fait dans la chambre. +Il éclairait en face le visage de Monsieur Madeleine. Le hasard fit que la sœur leva les yeux. -Mon Dieu, monsieur ! s’écria-t-elle, que vous est-il arrivé ? vos cheveux sont tout blancs ! -Monsieur Madeleine prit la glace, y considéra ses cheveux, et dit : Tiens ! -Il prononça ce mot avec indifférence et comme s’il pensait à autre chose. +Mon Dieu, monsieur ! s’écria-t-elle, que vous est-il arrivé ? vos cheveux sont tout blancs ! +Monsieur Madeleine prit la glace, y considéra ses cheveux, et dit : Tiens ! +Il prononça ce mot avec indifférence et comme s’il pensait à autre chose. Il demanda : — Puis-je la voir ? Sans doute, mais il faut au moins deux ou trois jours. -On n’aurait pas de mensonge à faire. -Je suis peut-être pressé. -Sa pâleur était devenue de la blancheur ; ses joues étaient vermeilles. -La sœur n’était pas entrée avec lui. +On n’aurait pas de mensonge à faire. +Je suis peut-être pressé. +Sa pâleur était devenue de la blancheur ; ses joues étaient vermeilles. +La sœur n’était pas entrée avec lui. Elle ouvrit les yeux, le vit, et dit paisiblement, avec un sourire : — Et Cosette ? -Elle continua : — Je savais que vous étiez là. +Elle continua : — Je savais que vous étiez là. Je dormais, mais je vous voyais. Il y a longtemps que je vous vois. Je vous ai suivi des yeux toute la nuit. Il leva son regard vers le crucifix. -Mais, reprit-elle, dites-moi donc où est Cosette ? -Heureusement le médecin, averti, était survenu. -Il vint en aide à Monsieur Madeleine. — Mon enfant, dit le médecin, calmez-vous. -Votre enfant est là. -Les yeux de Fantine s’illuminèrent et couvrirent de clarté tout son visage. -Touchante illusion de mère ! -Cosette était toujours pour elle le petit enfant qu’on apporte. -Pas encore, reprit le médecin, pas en ce moment. -Vous avez un reste de fièvre. +Mais, reprit-elle, dites-moi donc où est Cosette ? +Heureusement le médecin, averti, était survenu. +Il vint en aide à Monsieur Madeleine. — Mon enfant, dit le médecin, calmez-vous. +Votre enfant est là. +Les yeux de Fantine s’illuminèrent et couvrirent de clarté tout son visage. +Touchante illusion de mère ! +Cosette était toujours pour elle le petit enfant qu’on apporte. +Pas encore, reprit le médecin, pas en ce moment. +Vous avez un reste de fièvre. La vue de votre enfant vous agiterait et vous ferait du mal. -Il faut d’abord vous guérir. -Elle l’interrompit impétueusement. -Mais je suis guérie ! je vous dis que je suis guérie ! -Est-il âne, ce médecin ! -Ah çà ! je veux voir mon enfant, moi ! -Vous voyez, dit le médecin, comme vous vous emportez. +Il faut d’abord vous guérir. +Elle l’interrompit impétueusement. +Mais je suis guérie ! je vous dis que je suis guérie ! +Est-il âne, ce médecin ! +Ah çà ! je veux voir mon enfant, moi ! +Vous voyez, dit le médecin, comme vous vous emportez. Il ne suffit pas de la voir, il faut vivre pour elle. -Quand vous serez raisonnable, je vous l’amènerai moi-même. -La pauvre mère courba la tête. -Monsieur le médecin, je vous demande pardon, je vous demande vraiment bien pardon. +Quand vous serez raisonnable, je vous l’amènerai moi-même. +La pauvre mère courba la tête. +Monsieur le médecin, je vous demande pardon, je vous demande vraiment bien pardon. Je la vois, je ne la quitte pas des yeux depuis hier au soir. -Savez-vous ? on me l’apporterait maintenant que je me mettrais à lui parler doucement. -Je ne suis pas en colère. -Je sais bien que je vais être heureuse. -Quand monsieur le médecin voudra, il m’apportera ma Cosette. -Monsieur Madeleine s’était assis sur une chaise qui était à côté du lit. +Savez-vous ? on me l’apporterait maintenant que je me mettrais à lui parler doucement. +Je ne suis pas en colère. +Je sais bien que je vais être heureuse. +Quand monsieur le médecin voudra, il m’apportera ma Cosette. +Monsieur Madeleine s’était assis sur une chaise qui était à côté du lit. Avez-vous fait un bon voyage, monsieur le maire ? -Oh ! comme vous êtes bon d’avoir été me la chercher ! +Oh ! comme vous êtes bon d’avoir été me la chercher ! Dites-moi seulement comment elle est. -A-t-elle bien supporté la route ? -Hélas ! elle ne me reconnaîtra pas ! -Depuis le temps, elle m’a oubliée, pauvre chou ! -Les enfants, cela n’a pas de mémoire. +A-t-elle bien supporté la route ? +Hélas ! elle ne me reconnaîtra pas ! +Depuis le temps, elle m’a oubliée, pauvre chou ! +Les enfants, cela n’a pas de mémoire. C’est comme des oiseaux. Avait-elle du linge blanc seulement ? -Ces Thénardier la tenaient-ils proprement ? +Ces Thénardier la tenaient-ils proprement ? Comment la nourrissait-on ? -Maintenant, c’est passé. +Maintenant, c’est passé. Oh ! que je voudrais donc la voir ! -Monsieur le maire, l’avez-vous trouvée jolie ? +Monsieur le maire, l’avez-vous trouvée jolie ? N’est-ce pas qu’elle est belle, ma fille ? Vous devez avoir eu bien froid dans cette diligence ! Est-ce qu’on ne pourrait pas l’amener rien qu’un petit moment ? -On la remporterait tout de suite après. -Dites ! vous qui êtes le maître, si vous vouliez ! -En effet, des quintes de toux interrompaient Fantine, presque à chaque mot. +On la remporterait tout de suite après. +Dites ! vous qui êtes le maître, si vous vouliez ! +En effet, des quintes de toux interrompaient Fantine, presque à chaque mot. C’est assez joli, Monfermeil, n’est-ce pas ? -L’été, on y va faire des parties de plaisir. -Ces Thénardier font-ils de bonnes affaires ? +L’été, on y va faire des parties de plaisir. +Ces Thénardier font-ils de bonnes affaires ? Il ne passe pas grand monde dans leur pays. -C’est une espèce de gargote que cette auberge-là. -Le médecin, sa visite faite, s’était retiré. -La sœur Simplice était restée auprès d’eux. -Hélas ! à quoi les jeux des enfants ne se mêlent-ils pas ! -C’était cette petite fille que Fantine entendait chanter. +C’est une espèce de gargote que cette auberge-là. +Le médecin, sa visite faite, s’était retiré. +La sœur Simplice était restée auprès d’eux. +Hélas ! à quoi les jeux des enfants ne se mêlent-ils pas ! +C’était cette petite fille que Fantine entendait chanter. Oh ! reprit-elle, c’est ma Cosette ! je reconnais sa voix ! -Il a une mauvaise figure, cet homme-là ! -Cependant le fond riant de ses idées revint. +Il a une mauvaise figure, cet homme-là ! +Cependant le fond riant de ses idées revint. Nous aurons un petit jardin, d’abord ! monsieur Madeleine me l’a promis. Ma fille jouera dans le jardin. Elle doit savoir ses lettres maintenant. -Je la ferai épeler. -Elle courra dans l’herbe après les papillons. -Et puis elle fera sa première communion. -Ah çà ! quand fera-t-elle sa première communion ? -Elle se mit à compter sur ces doigts. +Je la ferai épeler. +Elle courra dans l’herbe après les papillons. +Et puis elle fera sa première communion. +Ah çà ! quand fera-t-elle sa première communion ? +Elle se mit à compter sur ces doigts. Un, deux, trois, quatre... elle a sept ans. -Et elle se mit à rire. -Il avait quitté la main de Fantine. -Mon Dieu ! s’écria-t-il. +Et elle se mit à rire. +Il avait quitté la main de Fantine. +Mon Dieu ! s’écria-t-il. Qu’avez-vous, Fantine ? Il se retourna, et vit Javert. -Voici ce qui s’était passé. -La première émotion passée, le président fit peu d’objections. -Il fallait bien que justice eût son cours. -L’ordre d’arrestation fut donc expédié. -On sait que Javert était revenu à Montreuil-sur-Mer immédiatement après avoir fait sa déposition. -Ceci révélait une agitation inouïe. -À proprement parler, il n’entra pas. -Tout à coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit retourner Monsieur Madeleine. -Aucun sentiment humain ne réussit à être effroyable comme la joie. -Ce fut le visage d’un démon qui vient de retrouver son damné. -Le fond remué monta à la surface. -Le contentement de Javert éclata dans son attitude souveraine. -La difformité du triomphe s’épanouit sur ce front étroit. -Ce fut tout le déploiement d’horreur que peut donner une figure satisfaite. -Javert en ce moment était au ciel. +Voici ce qui s’était passé. +La première émotion passée, le président fit peu d’objections. +Il fallait bien que justice eût son cours. +L’ordre d’arrestation fut donc expédié. +On sait que Javert était revenu à Montreuil-sur-Mer immédiatement après avoir fait sa déposition. +Ceci révélait une agitation inouïe. +À proprement parler, il n’entra pas. +Tout à coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit retourner Monsieur Madeleine. +Aucun sentiment humain ne réussit à être effroyable comme la joie. +Ce fut le visage d’un démon qui vient de retrouver son damné. +Le fond remué monta à la surface. +Le contentement de Javert éclata dans son attitude souveraine. +La difformité du triomphe s’épanouit sur ce front étroit. +Ce fut tout le déploiement d’horreur que peut donner une figure satisfaite. +Javert en ce moment était au ciel. Javert, effroyable, n’avait rien d’ignoble. Ce sont des vertus qui ont un vice, l’erreur. -Jean Valjean — nous ne le nommerons plus désormais autrement — s’était levé. -Javert répondit : — Allons, vite ! +Jean Valjean — nous ne le nommerons plus désormais autrement — s’était levé. +Javert répondit : — Allons, vite ! Javert ne dit pas : Allons, vite ! il dit : Allonouaite ! -Cette arrestation n’était pas un commencement, mais une fin. -Il se borna à dire : Allons, vite ! +Cette arrestation n’était pas un commencement, mais une fin. +Il se borna à dire : Allons, vite ! Au cri de Javert, Fantine avait rouvert les yeux. -Mais Monsieur le maire était là. +Mais Monsieur le maire était là. Que pouvait-elle craindre ? -Javert avança au milieu de la chambre et cria : — Ah çà ! viendras-tu ? +Javert avança au milieu de la chambre et cria : — Ah çà ! viendras-tu ? La malheureuse regarda autour d’elle. Il n’y avait personne que la religieuse et monsieur le maire. -À qui pouvait s’adresser ce tutoiement abject ? -Il lui sembla que le monde s’évanouissait. +À qui pouvait s’adresser ce tutoiement abject ? +Il lui sembla que le monde s’évanouissait. Javert, en effet, avait pris Jean Valjean au collet. Monsieur le maire ! cria Fantine. -Javert éclata de rire, de cet affreux rire qui lui déchaussait toutes les dents. +Javert éclata de rire, de cet affreux rire qui lui déchaussait toutes les dents. Il n’y a plus de monsieur le maire ici ! Javert l’interrompit : — Appelle-moi monsieur l’inspecteur. -Tout haut ! parle tout haut ! répondit Javert ; on me parle tout haut à moi ! +Tout haut ! parle tout haut ! répondit Javert ; on me parle tout haut à moi ! Je te dis de parler tout haut. -Mais cela ne doit être entendu que de vous seul... -Qu’est-ce que cela me fait ? je n’écoute pas ! +Mais cela ne doit être entendu que de vous seul... +Qu’est-ce que cela me fait ? je n’écoute pas ! Je payerai ce qu’il faudra. Vous m’accompagnerez si vous voulez. Tu veux rire ! cria Javert. -Ah çà ! je ne te croyais pas bête ! +Ah çà ! je ne te croyais pas bête ! Tu me demandes trois jours pour t’en aller ! Tu dis que c’est pour aller chercher l’enfant de cette fille ! -Ah ! ah ! c’est bon ! voilà qui est bon ! +Ah ! ah ! c’est bon ! voilà qui est bon ! Fantine eut un tremblement. -Mon enfant ! s’écria-t-elle, aller chercher mon enfant ! +Mon enfant ! s’écria-t-elle, aller chercher mon enfant ! Elle n’est donc pas ici ! -Ma sœur, répondez-moi ; où est Cosette ? +Ma sœur, répondez-moi ; où est Cosette ? Je veux mon enfant ! Monsieur Madeleine ! monsieur le maire ! Javert frappa du pied. -Voilà l’autre, à présent ! -Te tairas-tu, drôlesse ! -Ah mais ! tout ça va changer ; il était temps ! +Voilà l’autre, à présent ! +Te tairas-tu, drôlesse ! +Ah mais ! tout ça va changer ; il était temps ! Finirons-nous ! cria Javert furieux. Je ne suis pas ici pour entendre des raisons. La garde est en bas. @@ -3943,950 +3943,950 @@ Marchons tout de suite, ou les poucettes ! Javert recula vers la porte. Ce qui est certain, c’est que Javert tremblait. Que lui dit-il ? -Que pouvait dire cet homme qui était réprouvé, à cette femme qui était morte ? -Qu’était-ce que ces paroles ? +Que pouvait dire cet homme qui était réprouvé, à cette femme qui était morte ? +Qu’était-ce que ces paroles ? Personne sur la terre ne les a entendues. La morte les entendit-elle ? -Il y a des illusions touchantes qui sont peut-être des réalités sublimes. +Il y a des illusions touchantes qui sont peut-être des réalités sublimes. Cela fait, il lui ferma les yeux. -La face de Fantine en cet instant semblait étrangement éclairée. -La mort, c’est l’entrée dans la grande lueur. +La face de Fantine en cet instant semblait étrangement éclairée. +La mort, c’est l’entrée dans la grande lueur. La main de Fantine pendait hors du lit. Jean Valjean s’agenouilla devant cette main, la souleva doucement et la baisa. -Javert déposa Jean Valjean à la prison de la ville. -On va le transférer ! -Cet homme était trop bon, trop parfait, trop confit. -J’ai toujours pensé qu’il y avait là-dessous quelque mauvaise histoire. -Les « salons » surtout abondèrent dans ce sens. +Javert déposa Jean Valjean à la prison de la ville. +On va le transférer ! +Cet homme était trop bon, trop parfait, trop confit. +J’ai toujours pensé qu’il y avait là-dessous quelque mauvaise histoire. +Les « salons » surtout abondèrent dans ce sens. Cela apprendra aux buonapartistes ! -Trois ou quatre personnes seulement dans toute la ville restèrent fidèles à cette mémoire. -La vieille portière qui l’avait servi fut du nombre. -Ensuite elle se rassit sur sa chaise et se remit à songer. +Trois ou quatre personnes seulement dans toute la ville restèrent fidèles à cette mémoire. +La vieille portière qui l’avait servi fut du nombre. +Ensuite elle se rassit sur sa chaise et se remit à songer. La pauvre bonne vieille avait fait tout cela sans en avoir conscience. Elle connaissait cette main, ce bras, cette manche de redingote. -C’était Monsieur Madeleine. -Mon Dieu ! monsieur le maire, s’écria-t-elle enfin, je vous croyais... -Elle s’arrêta, la fin de sa phrase eût manqué de respect au commencement. -Jean Valjean était toujours pour elle monsieur le maire. -Il acheva sa pensée. +C’était Monsieur Madeleine. +Mon Dieu ! monsieur le maire, s’écria-t-elle enfin, je vous croyais... +Elle s’arrêta, la fin de sa phrase eût manqué de respect au commencement. +Jean Valjean était toujours pour elle monsieur le maire. +Il acheva sa pensée. En prison, dit-il. -Je monte à ma chambre, allez me chercher la sœur Simplice. -Elle est sans doute près de cette pauvre femme. -La vieille obéit en toute hâte. -Ce point n’a pas été éclairci. -Il monta l’escalier qui conduisait à sa chambre. -Il tira d’une armoire une vieille chemise à lui qu’il déchira. -On frappa deux petits coups à la porte. -C’était la sœur Simplice. -Dans les émotions de cette journée, la religieuse était redevenue femme. -Elle avait pleuré, et elle tremblait. -Le papier était déplié. +Je monte à ma chambre, allez me chercher la sœur Simplice. +Elle est sans doute près de cette pauvre femme. +La vieille obéit en toute hâte. +Ce point n’a pas été éclairci. +Il monta l’escalier qui conduisait à sa chambre. +Il tira d’une armoire une vieille chemise à lui qu’il déchira. +On frappa deux petits coups à la porte. +C’était la sœur Simplice. +Dans les émotions de cette journée, la religieuse était redevenue femme. +Elle avait pleuré, et elle tremblait. +Le papier était déplié. Elle y jeta les yeux. Vous pouvez lire, dit-il. Le reste sera aux pauvres. -La sœur voulut parler, mais elle put à peine balbutier quelques sons inarticulés. -Il achevait à peine qu’un grand bruit se fit dans l’escalier. -Un homme répondit : — Cependant il y a de la lumière dans cette chambre. +La sœur voulut parler, mais elle put à peine balbutier quelques sons inarticulés. +Il achevait à peine qu’un grand bruit se fit dans l’escalier. +Un homme répondit : — Cependant il y a de la lumière dans cette chambre. Ils reconnurent la voix de Javert. Jean Valjean souffla la bougie et se mit dans cet angle. -La sœur Simplice tomba à genoux près de la table. +La sœur Simplice tomba à genoux près de la table. La porte s’ouvrit. La religieuse ne leva pas les yeux. -La chandelle était sur la cheminée et ne donnait que peu de clarté. -Javert aperçut la sœur et s’arrêta interdit. -Il était tout d’une pièce et n’admettait ni objection, ni restriction. +La chandelle était sur la cheminée et ne donnait que peu de clarté. +Javert aperçut la sœur et s’arrêta interdit. +Il était tout d’une pièce et n’admettait ni objection, ni restriction. En apercevant la sœur, son premier mouvement fut de se retirer. Son second mouvement fut de rester et de hasarder au moins une question. -C’était cette sœur Simplice qui n’avait menti de sa vie. -Javert le savait, et la vénérait particulièrement à cause de cela. -Ma sœur, dit-il, êtes-vous seule dans cette chambre ? -Il y eut un moment affreux pendant lequel la pauvre portière se sentit défaillir. -La sœur leva les yeux et répondit : — Oui. -La sœur répondit : — Non. -Pardon, dit Javert ; et il se retira en saluant profondément. -Cet homme était Jean Valjean. -Où avait-il pris cette blouse ? +C’était cette sœur Simplice qui n’avait menti de sa vie. +Javert le savait, et la vénérait particulièrement à cause de cela. +Ma sœur, dit-il, êtes-vous seule dans cette chambre ? +Il y eut un moment affreux pendant lequel la pauvre portière se sentit défaillir. +La sœur leva les yeux et répondit : — Oui. +La sœur répondit : — Non. +Pardon, dit Javert ; et il se retira en saluant profondément. +Cet homme était Jean Valjean. +Où avait-il pris cette blouse ? On ne l’a jamais su. -C’était peut-être celle-là. +C’était peut-être celle-là. Un dernier mot sur Fantine. -Nous avons tous une mère, la terre. -On rendit Fantine à cette mère. -Après tout, de quoi s’agissait-il ? d’un forçat et d’une fille publique. -Heureusement Dieu sait où retrouver l’âme. -Elle fut jetée à la fosse publique. -Sa tombe ressembla à son lit. -Il allait à pied. -Il avait dépassé Lillois et Bois-Seigneur-Isaac. -Échabeau, café de particulier. +Nous avons tous une mère, la terre. +On rendit Fantine à cette mère. +Après tout, de quoi s’agissait-il ? d’un forçat et d’une fille publique. +Heureusement Dieu sait où retrouver l’âme. +Elle fut jetée à la fosse publique. +Sa tombe ressembla à son lit. +Il allait à pied. +Il avait dépassé Lillois et Bois-Seigneur-Isaac. +Échabeau, café de particulier. Ce passant y entra. -La porte était fermée. -Elle avait pour clôture deux battants décrépits ornés d’un vieux marteau rouillé. -Un brave petit oiseau, probablement amoureux, vocalisait éperdument dans un grand arbre. -En ce moment les battants s’écartèrent et une paysanne sortit. -Elle vit le passant et aperçut ce qu’il regardait. -C’est un boulet français qui a fait ça, lui dit-elle. -Le biscaïen n’a pas traversé le bois. +La porte était fermée. +Elle avait pour clôture deux battants décrépits ornés d’un vieux marteau rouillé. +Un brave petit oiseau, probablement amoureux, vocalisait éperdument dans un grand arbre. +En ce moment les battants s’écartèrent et une paysanne sortit. +Elle vit le passant et aperçut ce qu’il regardait. +C’est un boulet français qui a fait ça, lui dit-elle. +Le biscaïen n’a pas traversé le bois. Comment s’appelle cet endroit-ci ? demanda le passant. Hougomont, dit la paysanne. Le passant se redressa. Il fit quelques pas et s’en alla regarder au-dessus des haies. -Il était dans le champ de bataille de Waterloo. -C’était un château, ce n’est plus qu’une ferme. +Il était dans le champ de bataille de Waterloo. +C’était un château, ce n’est plus qu’une ferme. Hougomont, pour l’antiquaire, c’est Hugomons. -L’aspect monumental naît souvent de la ruine. -Des poules y éparpillent du bec la poussière. -Les Anglais là ont été admirables. -Les bâtiments de la ferme bordent la cour au sud. -Un morceau de la porte nord, brisée par les Français, pend accroché au mur. -La dispute de cette entrée a été furieuse. -C’est là que Bauduin fut tué. -Le château servit de donjon, la chapelle servit de blockhaus. +L’aspect monumental naît souvent de la ruine. +Des poules y éparpillent du bec la poussière. +Les Anglais là ont été admirables. +Les bâtiments de la ferme bordent la cour au sud. +Un morceau de la porte nord, brisée par les Français, pend accroché au mur. +La dispute de cette entrée a été furieuse. +C’est là que Bauduin fut tué. +Le château servit de donjon, la chapelle servit de blockhaus. On s’y extermina. -Ces degrés inaccessibles sont solides dans leurs alvéoles. -Tout le reste ressemble à une mâchoire édentée. -On s’est massacré dans la chapelle. -Le dedans, redevenu calme, est étrange. +Ces degrés inaccessibles sont solides dans leurs alvéoles. +Tout le reste ressemble à une mâchoire édentée. +On s’est massacré dans la chapelle. +Le dedans, redevenu calme, est étrange. On n’y a plus dit la messe depuis le carnage. -Les français, maîtres un moment de la chapelle, puis délogés, l’ont incendiée. +Les français, maîtres un moment de la chapelle, puis délogés, l’ont incendiée. Miracle, au dire des gens du pays. -L’enfant Jésus, décapité, n’a pas été aussi heureux que le christ. +L’enfant Jésus, décapité, n’a pas été aussi heureux que le christ. Les murs sont couverts d’inscriptions. -Près des pieds du Christ on lit ce nom : Henquinez. -Puis ces autres : Conde de Rio Maïor. +Près des pieds du Christ on lit ce nom : Henquinez. +Puis ces autres : Conde de Rio Maïor. Marques y Marquesa de Almagro (Habana). -Il y a des noms français avec des points d’exclamation, signes de colère. +Il y a des noms français avec des points d’exclamation, signes de colère. On a reblanchi le mur en mille huit cent quarante-neuf. Les nations s’y insultaient. -Ce cadavre était le sous-lieutenant Legros. -On sort de la chapelle, et à gauche on voit un puits. +Ce cadavre était le sous-lieutenant Legros. +On sort de la chapelle, et à gauche on voit un puits. Il y en a deux dans cette cour. -On demande : pourquoi n’y a-t-il pas de seau et de poulie à celui-ci ? +On demande : pourquoi n’y a-t-il pas de seau et de poulie à celui-ci ? C’est qu’on n’y puise plus d’eau. Pourquoi n’y puise-t-on plus d’eau ? Parce qu’il est plein de squelettes. -C’était un paysan qui habitait Hougomont et y était jardinier. -Les anglais l’y découvrirent. -Ils avaient soif ; ce Guillaume leur portait à boire. -C’est à ce puits qu’il puisait l’eau. -Beaucoup burent là leur dernière gorgée. -Ce puits, où burent tant de morts, devait mourir lui aussi. -Après l’action, on eut une hâte : enterrer les cadavres. +C’était un paysan qui habitait Hougomont et y était jardinier. +Les anglais l’y découvrirent. +Ils avaient soif ; ce Guillaume leur portait à boire. +C’est à ce puits qu’il puisait l’eau. +Beaucoup burent là leur dernière gorgée. +Ce puits, où burent tant de morts, devait mourir lui aussi. +Après l’action, on eut une hâte : enterrer les cadavres. Le typhus est une annexe du triomphe. -Ce puits était profond, on en fit un sépulcre. +Ce puits était profond, on en fit un sépulcre. On y jeta trois cents morts. -Peut-être avec trop d’empressement. -Tous étaient-ils morts ? la légende dit non. -Ce puits est isolé au milieu de la cour. -Le quatrième côté est ouvert. -C’est par là qu’on puisait l’eau. +Peut-être avec trop d’empressement. +Tous étaient-ils morts ? la légende dit non. +Ce puits est isolé au milieu de la cour. +Le quatrième côté est ouvert. +C’est par là qu’on puisait l’eau. Cette tourelle avait un plafond dont il ne reste que les poutres. -La ferrure de soutènement du mur de droite dessine une croix. -Tout autour du puits, le bas des murs disparaît dans les orties. -Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est encore habitée. +La ferrure de soutènement du mur de droite dessine une croix. +Tout autour du puits, le bas des murs disparaît dans les orties. +Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est encore habitée. La porte de cette maison donne sur la cour. -Une femme en cheveux gris nous dit : ― J’étais là. +Une femme en cheveux gris nous dit : ― J’étais là. J’avais trois ans. Ma sœur, plus grande, avait peur et pleurait. -On nous a emportées dans les bois. -J’étais dans les bras de ma mère. -On se collait l’oreille à terre pour écouter. +On nous a emportées dans les bois. +J’étais dans les bras de ma mère. +On se collait l’oreille à terre pour écouter. Moi, j’imitais le canon et je faisais boum, boum. Le verger est terrible. Il est en trois parties, on pourrait presque dire en trois actes. Le mur de droite est en brique, le mur du fond est en pierre. On entre dans le jardin d’abord. -Les pilastres sont surmontés de globes qui semblent des boulets de pierre. -Presque tous ont des éraflures de mousqueterie. -Un balustre brisé est posé sur l’étrave comme une jambe cassée. +Les pilastres sont surmontés de globes qui semblent des boulets de pierre. +Presque tous ont des éraflures de mousqueterie. +Un balustre brisé est posé sur l’étrave comme une jambe cassée. Les hanovriens bordaient ces balustres et tiraient d’en haut. On monte quelques marches, et du jardin on passe dans le verger proprement dit. -Le mur semble prêt à recommencer le combat. -Les trente-huit meurtrières percées par les anglais à des hauteurs irrégulières, y sont encore. -Devant la seizième sont couchées deux tombes anglaises en granit. +Le mur semble prêt à recommencer le combat. +Les trente-huit meurtrières percées par les anglais à des hauteurs irrégulières, y sont encore. +Devant la seizième sont couchées deux tombes anglaises en granit. Le verger pourtant fut pris. -On n’avait pas d’échelles, les français grimpèrent avec les ongles. -On se battit corps à corps sous les arbres. -Toute cette herbe a été mouillée de sang. -Un bataillon de Nassau, sept cents hommes, fut foudroyé là. +On n’avait pas d’échelles, les français grimpèrent avec les ongles. +On se battit corps à corps sous les arbres. +Toute cette herbe a été mouillée de sang. +Un bataillon de Nassau, sept cents hommes, fut foudroyé là. Ce verger est sensible comme un autre au mois de mai. -Au milieu de l’herbe on remarque un tronc déraciné, gisant, verdissant. -Le major Blackmann s’y est adossé pour expirer. +Au milieu de l’herbe on remarque un tronc déraciné, gisant, verdissant. +Le major Blackmann s’y est adossé pour expirer. Presque tous les pommiers tombent de vieillesse. Les squelettes d’arbres morts abondent dans ce verger. -Quelques gouttes d’eau de plus ou de moins ont fait pencher Napoléon. -Parce que la terre était mouillée. -Il a fallu attendre un peu de raffermissement pour que l’artillerie pût manœuvrer. -Napoléon était officier d’artillerie, et il s’en ressentait. +Quelques gouttes d’eau de plus ou de moins ont fait pencher Napoléon. +Parce que la terre était mouillée. +Il a fallu attendre un peu de raffermissement pour que l’artillerie pût manœuvrer. +Napoléon était officier d’artillerie, et il s’en ressentait. Tous ses plans de bataille sont faits pour le projectile. -Il y avait du tir dans son génie. +Il y avait du tir dans son génie. Nous ne le pensons point. -Son plan de bataille était, de l’aveu de tous, un chef-d’œuvre. -Tout cela, pour Napoléon, était dans cette bataille. +Son plan de bataille était, de l’aveu de tous, un chef-d’œuvre. +Tout cela, pour Napoléon, était dans cette bataille. La dispute de ce plateau fut toute la bataille. Deux troupes ennemies sur un champ de bataille sont deux lutteurs. C’est un bras-le-corps. -L’une cherche à faire glisser l’autre. +L’une cherche à faire glisser l’autre. Qui sort du champ est perdu. -L’armée anglaise était en haut, l’armée française en bas. +L’armée anglaise était en haut, l’armée française en bas. Avant qu’on le montre, tout le monde l’a vu. -De là une mesure plus vraie dans l’appréciation définitive des peuples. -Babylone violée diminue Alexandre ; Rome enchaînée diminue César ; Jérusalem tuée diminue Titus. +De là une mesure plus vraie dans l’appréciation définitive des peuples. +Babylone violée diminue Alexandre ; Rome enchaînée diminue César ; Jérusalem tuée diminue Titus. La tyrannie suit le tyran. Mais le soleil ne parut pas. -Ce n’était plus le rendez-vous d’Austerlitz. -À part quelques incidents, cette attaque réussit. -Papelotte fut pris ; la Haie-Sainte fut enlevée. +Ce n’était plus le rendez-vous d’Austerlitz. +À part quelques incidents, cette attaque réussit. +Papelotte fut pris ; la Haie-Sainte fut enlevée. Cette infanterie novice eut de la verve. -Ceci déplut à Wellington. -Après la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla. -Le crépuscule s’y fait. -Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une bataille. +Ceci déplut à Wellington. +Après la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla. +Le crépuscule s’y fait. +Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une bataille. Quid obscurum, quid divinum. -Chaque historien trace un peu le linéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle. -On est obligé de reverser là plus de soldats qu’on ne voudrait. -Dépenses qui sont l’imprévu. -Qu’est-ce qu’une mêlée ? une oscillation. -L’immobilité d’un plan mathématique exprime une minute et non une journée. -Vandermeulen, exact à midi, ment à trois heures. -La géométrie trompe ; l’ouragan seul est vrai. -C’est ce qui donne à Folard le droit de contredire Polybe. -L’historien, en ce cas, a le droit évident de résumé. -Toutefois, dans l’après-midi, à un certain moment, la bataille se précisa. -Le prince d’Orange, éperdu et intrépide, criait aux hollando-belges : Nassau ! -Brunswick ! jamais en arrière ! -Hill, affaibli, venait s’adosser à Wellington, Picton était mort. -Trois mille combattants s’étaient massacrés dans cette grange. -Les Écossais gris n’existaient plus ; les gros dragons de Ponsonby étaient hachés. -Ponsonby était tombé, troué de sept coups de lance. -Gordon était mort, Marsh était mort. -Deux divisions, la cinquième et la sixième, étaient détruites. -Ce nœud-là tenait toujours. -Leur artillerie était en embuscade sous les broussailles. -Ainsi assuré et contre-buté, le centre de l’armée anglo-hollandaise était en bonne posture. -L’artillerie s’y fût perdue dans les marais. +Chaque historien trace un peu le linéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle. +On est obligé de reverser là plus de soldats qu’on ne voudrait. +Dépenses qui sont l’imprévu. +Qu’est-ce qu’une mêlée ? une oscillation. +L’immobilité d’un plan mathématique exprime une minute et non une journée. +Vandermeulen, exact à midi, ment à trois heures. +La géométrie trompe ; l’ouragan seul est vrai. +C’est ce qui donne à Folard le droit de contredire Polybe. +L’historien, en ce cas, a le droit évident de résumé. +Toutefois, dans l’après-midi, à un certain moment, la bataille se précisa. +Le prince d’Orange, éperdu et intrépide, criait aux hollando-belges : Nassau ! +Brunswick ! jamais en arrière ! +Hill, affaibli, venait s’adosser à Wellington, Picton était mort. +Trois mille combattants s’étaient massacrés dans cette grange. +Les Écossais gris n’existaient plus ; les gros dragons de Ponsonby étaient hachés. +Ponsonby était tombé, troué de sept coups de lance. +Gordon était mort, Marsh était mort. +Deux divisions, la cinquième et la sixième, étaient détruites. +Ce nœud-là tenait toujours. +Leur artillerie était en embuscade sous les broussailles. +Ainsi assuré et contre-buté, le centre de l’armée anglo-hollandaise était en bonne posture. +L’artillerie s’y fût perdue dans les marais. Cela lui mit sous la main vingt-six bataillons. -L’aile droite, comme dit Charras, fut rabattue derrière le centre. -C’était l’autre moitié de cette cavalerie anglaise, si justement célèbre. -Ponsomby détruit, restait Somerset. -Wellington fut là froidement héroïque. -L’aide de camp Gordon venait de tomber à côté de lui. -Vers quatre heures, la ligne anglaise s’ébranla en arrière. -Depuis le matin, son impénétrabilité souriait. -L’homme qui avait été sombre à Austerlitz fut gai à Waterloo. -Les plus grands prédestinés font de ces contre-sens. +L’aile droite, comme dit Charras, fut rabattue derrière le centre. +C’était l’autre moitié de cette cavalerie anglaise, si justement célèbre. +Ponsomby détruit, restait Somerset. +Wellington fut là froidement héroïque. +L’aide de camp Gordon venait de tomber à côté de lui. +Vers quatre heures, la ligne anglaise s’ébranla en arrière. +Depuis le matin, son impénétrabilité souriait. +L’homme qui avait été sombre à Austerlitz fut gai à Waterloo. +Les plus grands prédestinés font de ces contre-sens. Nos joies sont de l’ombre. -Le suprême sourire est à Dieu. -Ridet Caesar, Pompeius flebit, disaient les légionnaires de la légion Fulminatrix. -Pompée cette fois ne devait pas pleurer, mais il est certain que César riait. -Ils n’étaient plus d’accord. -Il avait dit : C’est l’arrière-garde anglaise qui s’ébranle pour décamper. -Je ferai prisonniers les six mille anglais qui viennent d’arriver à Ostende. +Le suprême sourire est à Dieu. +Ridet Caesar, Pompeius flebit, disaient les légionnaires de la légion Fulminatrix. +Pompée cette fois ne devait pas pleurer, mais il est certain que César riait. +Ils n’étaient plus d’accord. +Il avait dit : C’est l’arrière-garde anglaise qui s’ébranle pour décamper. +Je ferai prisonniers les six mille anglais qui viennent d’arriver à Ostende. La pluie redoublait ; il tonnait pendant que l’empereur parlait. -Rien ne bougeait ; pas un feu de bivouac n’était éteint. -L’armée anglaise dormait. +Rien ne bougeait ; pas un feu de bivouac n’était éteint. +L’armée anglaise dormait. J’aime encore mieux les culbuter que les refouler. -À huit heures, on avait apporté le déjeuner de l’empereur. -Il y avait invité plusieurs généraux. -C’était là d’ailleurs sa manière. +À huit heures, on avait apporté le déjeuner de l’empereur. +Il y avait invité plusieurs généraux. +C’était là d’ailleurs sa manière. Il badinait volontiers, dit Fleury de Chaboulon. -Le fond de son caractère était une humeur enjouée, dit Gourgaud. -Il abondait en plaisanteries, plutôt bizarres que spirituelles, dit Benjamin Constant. -Ces gaîtés de géants valent la peine qu’on y insiste. -Qui rit de la sorte est en familiarité avec les événements. -Napoléon avait eu plusieurs accès de rire pendant le déjeuner de Waterloo. -Pour le glorifier, on l’a défiguré. -Il n’y a point de tombeau français. -Pour la France, toute cette plaine est sépulcre. -Qu’était-ce que ce fossé ? +Le fond de son caractère était une humeur enjouée, dit Gourgaud. +Il abondait en plaisanteries, plutôt bizarres que spirituelles, dit Benjamin Constant. +Ces gaîtés de géants valent la peine qu’on y insiste. +Qui rit de la sorte est en familiarité avec les événements. +Napoléon avait eu plusieurs accès de rire pendant le déjeuner de Waterloo. +Pour le glorifier, on l’a défiguré. +Il n’y a point de tombeau français. +Pour la France, toute cette plaine est sépulcre. +Qu’était-ce que ce fossé ? Braine-l’Alleud est un village de Belgique, Ohain en est un autre. On lui a pris ses deux talus pour la butte-monument. Des accidents y arrivaient. Il paraissait dire au sort : tu n’oserais pas. -Un mystérieux froncement de sourcil devient visible au fond du ciel. -Au moment où Wellington rétrograda, Napoléon tressaillit. -Elle se ralliait, mais se dérobait. -L’empereur se souleva à demi sur ses étriers. -L’éclair de la victoire passa dans ses yeux. +Un mystérieux froncement de sourcil devient visible au fond du ciel. +Au moment où Wellington rétrograda, Napoléon tressaillit. +Elle se ralliait, mais se dérobait. +L’empereur se souleva à demi sur ses étriers. +L’éclair de la victoire passa dans ses yeux. L’homme de Marengo raturait Azincourt. -Il se pencha et parla à demi-voix au guide Lacoste. -Le guide fit un signe de tête négatif, probablement perfide. +Il se pencha et parla à demi-voix au guide Lacoste. +Le guide fit un signe de tête négatif, probablement perfide. L’empereur se redressa et se recueillit. -Il ne restait plus qu’à achever ce recul par un écrasement. -Napoléon était un de ces génies d’où sort le tonnerre. +Il ne restait plus qu’à achever ce recul par un écrasement. +Napoléon était un de ces génies d’où sort le tonnerre. Il venait de trouver son coup de foudre. Il donna l’ordre aux cuirassiers de Milhaud d’enlever le plateau de Mont-Saint-Jean. -9 L’INATTENDU Ils étaient trois mille cinq cents. +9 L’INATTENDU Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front d’un quart de lieue. -C’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. +C’étaient des hommes géants sur des chevaux colosses. L’aide de camp Bernard leur porta l’ordre de l’empereur. -Ney tira son épée et prit la tête. -Les escadrons énormes s’ébranlèrent. +Ney tira son épée et prit la tête. +Les escadrons énormes s’ébranlèrent. Alors on vit un spectacle formidable. Cela traversa la bataille comme un prodige. -Il semblait que cette masse était devenue monstre et n’eût qu’une âme. +Il semblait que cette masse était devenue monstre et n’eût qu’une âme. Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau du polype. -On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. -Ces récits semblent d’un autre âge. -Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. +On les apercevait à travers une vaste fumée déchirée çà et là. +Ces récits semblent d’un autre âge. +Bizarre coïncidence numérique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. -Elle écoutait monter cette marée d’hommes. -C’était le chemin creux d’Ohain. -L’instant fut épouvantable. -Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme. -Ceci commença la perte de la bataille. -Le guide avait répondu non. -D’autres fatalités encore devaient surgir. -Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille ? nous répondons non. -À cause de Wellington ? à cause de Blücher ? -À cause de Dieu. -Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n’était plus dans la loi du dix-neuvième siècle. -Une autre série de faits se préparait, où Napoléon n’avait plus de place. -La mauvaise volonté des événements s’était annoncée de longue date. -Il était temps que cet homme vaste tombât. -L’excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait l’équilibre. -Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe universel. -Le moment était venu pour l’incorruptible équité suprême d’aviser. -Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée. -Soixante canons et les treize carrés foudroyèrent les cuirassiers à bout portant. -L’intrépide général Delord fit le salut militaire à la batterie anglaise. -Toute l’artillerie volante anglaise était rentrée au galop dans les carrés. -Les cuirassiers n’eurent pas même un temps d’arrêt. -Le désastre du chemin creux les avait décimés, mais non découragés. -C’étaient de ces hommes qui, diminués de nombre, grandissent de cœur. -Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais. -Les bataillons anglais, éperdument assaillis, ne bougèrent pas. +Elle écoutait monter cette marée d’hommes. +C’était le chemin creux d’Ohain. +L’instant fut épouvantable. +Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abîme. +Ceci commença la perte de la bataille. +Le guide avait répondu non. +D’autres fatalités encore devaient surgir. +Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille ? nous répondons non. +À cause de Wellington ? à cause de Blücher ? +À cause de Dieu. +Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n’était plus dans la loi du dix-neuvième siècle. +Une autre série de faits se préparait, où Napoléon n’avait plus de place. +La mauvaise volonté des événements s’était annoncée de longue date. +Il était temps que cet homme vaste tombât. +L’excessive pesanteur de cet homme dans la destinée humaine troublait l’équilibre. +Cet individu comptait à lui seul plus que le groupe universel. +Le moment était venu pour l’incorruptible équité suprême d’aviser. +Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée. +Soixante canons et les treize carrés foudroyèrent les cuirassiers à bout portant. +L’intrépide général Delord fit le salut militaire à la batterie anglaise. +Toute l’artillerie volante anglaise était rentrée au galop dans les carrés. +Les cuirassiers n’eurent pas même un temps d’arrêt. +Le désastre du chemin creux les avait décimés, mais non découragés. +C’étaient de ces hommes qui, diminués de nombre, grandissent de cœur. +Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais. +Les bataillons anglais, éperdument assaillis, ne bougèrent pas. Alors ce fut effrayant. -Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. -Un tournoiement frénétique les enveloppa. +Toutes les faces des carrés anglais furent attaquées à la fois. +Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. -Les cuirassiers répondaient par l’écrasement. -Des files d’hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. -Les bayonnettes s’enfonçaient dans les ventres de ces centaures. -De là une difformité de blessures qu’on n’a pas vue peut-être ailleurs. -Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. -Inépuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. -La figure de ce combat était monstrueuse. -Chaque carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave combattait la foudre. -Il était formé du soixante-quinzee régiment de highlanders. -Cependant quelques bataillons hanovriens plièrent. -Wellington le vit, et songea à sa cavalerie. +Les cuirassiers répondaient par l’écrasement. +Des files d’hommes disparaissaient broyées sous les chevaux. +Les bayonnettes s’enfonçaient dans les ventres de ces centaures. +De là une difformité de blessures qu’on n’a pas vue peut-être ailleurs. +Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée, se rétrécissaient sans broncher. +Inépuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. +La figure de ce combat était monstrueuse. +Chaque carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave combattait la foudre. +Il était formé du soixante-quinzee régiment de highlanders. +Cependant quelques bataillons hanovriens plièrent. +Wellington le vit, et songea à sa cavalerie. Cet oubli fut sa grande faute fatale. -Tout à coup les cuirassiers, assaillants, se sentirent assaillis. -La cavalerie anglaise était sur leur dos. -Devant eux les carrés, derrière eux Somerset ; Somerset, c’étaient les quatorze cents dragons-gardes. -Que leur importait ? ils étaient tourbillon. +Tout à coup les cuirassiers, assaillants, se sentirent assaillis. +La cavalerie anglaise était sur leur dos. +Devant eux les carrés, derrière eux Somerset ; Somerset, c’étaient les quatorze cents dragons-gardes. +Que leur importait ? ils étaient tourbillon. La bravoure devint inexprimable. -En outre, ils avaient derrière eux la batterie toujours tonnante. -Il fallait cela pour que ces hommes fussent blessés dans le dos. -Pour de tels français, il ne fallait pas moins que de tels anglais. +En outre, ils avaient derrière eux la batterie toujours tonnante. +Il fallait cela pour que ces hommes fussent blessés dans le dos. +Pour de tels français, il ne fallait pas moins que de tels anglais. Ney accourut avec les lanciers et les chasseurs de Lefebvre-Desnouettes. Le plateau de Mont-Saint-Jean fut pris, repris, pris encore. -Les carrés tenaient toujours. +Les carrés tenaient toujours. Il y eut douze assauts. -Ney eut quatre chevaux tués sous lui. -La moitié des cuirassiers resta sur le plateau. +Ney eut quatre chevaux tués sous lui. +La moitié des cuirassiers resta sur le plateau. Cette lutte dura deux heures. -L’armée anglaise en fut profondément ébranlée. -Cette cavalerie extraordinaire pétrifia Clinton qui avait vu Talavera et Badajoz. -Wellington, aux trois quarts vaincu, admirait héroïquement. -Il disait à demi-voix : Sublime ! -La situation de Wellington avait empiré. +L’armée anglaise en fut profondément ébranlée. +Cette cavalerie extraordinaire pétrifia Clinton qui avait vu Talavera et Badajoz. +Wellington, aux trois quarts vaincu, admirait héroïquement. +Il disait à demi-voix : Sublime ! +La situation de Wellington avait empiré. Lequel des deux tombera le premier ? La lutte du plateau continuait. -Jusqu’où sont allés les cuirassiers ? personne ne saurait le dire. -Ce cavalier avait percé les lignes anglaises. -Un des hommes qui ont relevé ce cadavre vit encore à Mont-Saint-Jean. +Jusqu’où sont allés les cuirassiers ? personne ne saurait le dire. +Ce cavalier avait percé les lignes anglaises. +Un des hommes qui ont relevé ce cadavre vit encore à Mont-Saint-Jean. Il se nomme Dehaze. Il avait alors dix-huit ans. Wellington se sentait pencher. -La crise était proche. -Des deux côtés on semblait enraciné dans ce sol funèbre. -Mais l’affaiblissement des anglais paraissait irrémédiable. -L’hémorrhagie de cette armée était horrible. +La crise était proche. +Des deux côtés on semblait enraciné dans ce sol funèbre. +Mais l’affaiblissement des anglais paraissait irrémédiable. +L’hémorrhagie de cette armée était horrible. Veut-il que j’en fasse ? -Pourtant l’armée anglaise était la plus malade. -La perte en officiers était considérable. -Lord Uxbridge, qui le lendemain fit enterrer sa jambe, avait le genou fracassé. -Nombre de batteries gisaient démontées. -Le duc-de-fer demeurait calme, mais ses lèvres avaient blêmi. -Ici est la péripétie de ce drame géant. -Napoléon eût gagné la bataille de Waterloo. -Il était temps, on le voit, que Bülow arrivât. -Il avait du reste été fort retardé. -Il avait bivouaqué à Dion-le-Mont et était parti dès l’aube. -Mais les chemins étaient impraticables et ses divisions s’étaient embourbées. -Les ornières venaient au moyeu des canons. -Il était midi que l’avant-garde de Bülow n’avait pu encore atteindre Chapelle-Saint-Lambert. -Tels sont ces immenses hasards, proportionnés à un infini qui nous échappe. -Il avait dit : — Je vois là-bas un nuage qui me paraît être des troupes. -Évidemment Grouchy. — Cependant cela restait immobile dans la brume. -Toutes les lunettes de l’état-major avaient étudié « le nuage » signalé par l’empereur. +Pourtant l’armée anglaise était la plus malade. +La perte en officiers était considérable. +Lord Uxbridge, qui le lendemain fit enterrer sa jambe, avait le genou fracassé. +Nombre de batteries gisaient démontées. +Le duc-de-fer demeurait calme, mais ses lèvres avaient blêmi. +Ici est la péripétie de ce drame géant. +Napoléon eût gagné la bataille de Waterloo. +Il était temps, on le voit, que Bülow arrivât. +Il avait du reste été fort retardé. +Il avait bivouaqué à Dion-le-Mont et était parti dès l’aube. +Mais les chemins étaient impraticables et ses divisions s’étaient embourbées. +Les ornières venaient au moyeu des canons. +Il était midi que l’avant-garde de Bülow n’avait pu encore atteindre Chapelle-Saint-Lambert. +Tels sont ces immenses hasards, proportionnés à un infini qui nous échappe. +Il avait dit : — Je vois là-bas un nuage qui me paraît être des troupes. +Évidemment Grouchy. — Cependant cela restait immobile dans la brume. +Toutes les lunettes de l’état-major avaient étudié « le nuage » signalé par l’empereur. Quelques-uns avaient dit : Ce sont des colonnes qui font halte. La plupart avaient dit : Ce sont des arbres. -La vérité est que le nuage ne remuait pas. -Bülow en effet n’avait pas bougé. -Son avant-garde était très faible, et ne pouvait rien. +La vérité est que le nuage ne remuait pas. +Bülow en effet n’avait pas bougé. +Son avant-garde était très faible, et ne pouvait rien. Comme elle sentait qu’elle allait mourir, elle cria : Vive l’empereur ! -L’histoire n’a rien de plus émouvant que cette agonie éclatant en acclamations. -Le ciel avait été couvert toute la journée. -On l’avait vu se lever à Austerlitz. -Chaque bataillon de la garde, pour ce dénouement, était commandé par un général. -Friant, Michel, Roguet, Harlet, Mallet, Poret de Morvan, étaient là. -Il n’y eut point d’hésitants ni de timides. -Le soldat dans cette troupe était aussi héros que le général. +L’histoire n’a rien de plus émouvant que cette agonie éclatant en acclamations. +Le ciel avait été couvert toute la journée. +On l’avait vu se lever à Austerlitz. +Chaque bataillon de la garde, pour ce dénouement, était commandé par un général. +Friant, Michel, Roguet, Harlet, Mallet, Poret de Morvan, étaient là. +Il n’y eut point d’hésitants ni de timides. +Le soldat dans cette troupe était aussi héros que le général. Pas un homme ne manqua au suicide. -Il eut là son cinquième cheval tué sous lui. +Il eut là son cinquième cheval tué sous lui. Mais en vain ; il ne mourut pas. -Il était hagard et indigné. +Il était hagard et indigné. Oh ! je voudrais que tous ces boulets anglais m’entrassent dans le ventre ! -Tu étais réservé à des balles françaises, infortuné ! -13 LA CATASTROPHE La déroute derrière la garde fut lugubre. +Tu étais réservé à des balles françaises, infortuné ! +13 LA CATASTROPHE La déroute derrière la garde fut lugubre. Le cri trahison ! fut suivi du cri sauve-qui-peut ! -Une armée qui se débande, c’est un dégel. -Tout fléchit, se fêle, craque, flotte, roule, tombe, se heurte, se hâte, se précipite. -Les soldats le fuient, en criant : Vive le maréchal Ney ! -Lobau à une extrémité comme Reille à l’autre sont roulés dans le flot. -Napoléon court au galop le long des fuyards, les harangue, presse, menace, supplie. -La cavalerie prussienne, fraîche venue, s’élance, vole, sabre, taille, hache, tue, extermine. -Les bras sont éperdus. -Zieten sabrant la France à son aise. +Une armée qui se débande, c’est un dégel. +Tout fléchit, se fêle, craque, flotte, roule, tombe, se heurte, se hâte, se précipite. +Les soldats le fuient, en criant : Vive le maréchal Ney ! +Lobau à une extrémité comme Reille à l’autre sont roulés dans le flot. +Napoléon court au galop le long des fuyards, les harangue, presse, menace, supplie. +La cavalerie prussienne, fraîche venue, s’élance, vole, sabre, taille, hache, tue, extermine. +Les bras sont éperdus. +Zieten sabrant la France à son aise. Les lions devenus chevreuils. Telle fut cette fuite. Genappe, on essaya de se retourner, de faire front, d’enrayer. Lobau rallia trois cents hommes. -Les prussiens s’élancèrent dans Genappe, furieux sans doute d’être si peu vainqueurs. +Les prussiens s’élancèrent dans Genappe, furieux sans doute d’être si peu vainqueurs. La poursuite fut monstrueuse. -Blücher ordonna l’extermination. +Blücher ordonna l’extermination. La victoire s’acheva par l’assassinat des vaincus. -Punissons, puisque nous sommes l’histoire : le vieux Blücher se déshonora. -Cette férocité mit le comble au désastre. -Hélas ! et qui donc fuyait de la sorte ? la grande armée. -L’ombre d’une droite énorme se projette sur Waterloo. -C’est la journée du destin. -La force au-dessus de l’homme a donné ce jour-là. +Punissons, puisque nous sommes l’histoire : le vieux Blücher se déshonora. +Cette férocité mit le comble au désastre. +Hélas ! et qui donc fuyait de la sorte ? la grande armée. +L’ombre d’une droite énorme se projette sur Waterloo. +C’est la journée du destin. +La force au-dessus de l’homme a donné ce jour-là. Hoc erat in fatis. -Ce jour-là, la perspective du genre humain a changé. -Waterloo, c’est le gond du dix-neuvième siècle. -La disparition du grand homme était nécessaire à l’avènement du grand siècle. -Quelqu’un à qui on ne réplique pas s’en est chargé. -La panique des héros s’explique. -Là, abandonnés, vaincus, terribles, ces carrés sombres agonisaient formidablement. -Ulm, Wagram, Iéna, Friedland, mouraient en eux. -Il était commandé par un officier obscur nommé Cambronne. -À chaque décharge, le carré diminuait, et ripostait. -Il répliquait à la mitraille par la fusillade, rétrécissant continuellement ses quatre murs. -Ce fut une espèce de répit. -Défense de déposer du sublime dans l’histoire. -À nos risques et périls, nous enfreignons cette défense. -Donc, parmi tous ces géants, il y eut un titan, Cambronne. +Ce jour-là, la perspective du genre humain a changé. +Waterloo, c’est le gond du dix-neuvième siècle. +La disparition du grand homme était nécessaire à l’avènement du grand siècle. +Quelqu’un à qui on ne réplique pas s’en est chargé. +La panique des héros s’explique. +Là, abandonnés, vaincus, terribles, ces carrés sombres agonisaient formidablement. +Ulm, Wagram, Iéna, Friedland, mouraient en eux. +Il était commandé par un officier obscur nommé Cambronne. +À chaque décharge, le carré diminuait, et ripostait. +Il répliquait à la mitraille par la fusillade, rétrécissant continuellement ses quatre murs. +Ce fut une espèce de répit. +Défense de déposer du sublime dans l’histoire. +À nos risques et périls, nous enfreignons cette défense. +Donc, parmi tous ces géants, il y eut un titan, Cambronne. Foudroyer d’un tel mot le tonnerre qui vous tue, c’est vaincre. -C’est l’insulte à la foudre. +C’est l’insulte à la foudre. Cela atteint la grandeur eschylienne. Le mot de Cambronne fait l’effet d’une fracture. -Sans Blücher il était perdu. -Si Wellington n’eût pas commencé, Blücher n’aurait pu finir. +Sans Blücher il était perdu. +Si Wellington n’eût pas commencé, Blücher n’aurait pu finir. Comment ne pas bondir ? -Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. -Il lui vient de l’écume, et cette écume, c’est le mot. -Dire cela, faire cela, trouver cela, c’est être le vainqueur. -L’esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. -On l’entend, et l’on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. -Il semble que c’est Danton qui parle ou Kléber qui rugit. -Ce reste formidable était anéanti, la garde était morte. -La bataille de Waterloo est une énigme. -Les bulletins sont confus, les commentaires sont embrouillés. -Ceux-ci balbutient, ceux-là bégayent. -Tous les autres historiens ont un certain éblouissement, et dans cet éblouissement ils tâtonnent. -Dans cet événement, empreint de nécessité surhumaine, la part des hommes n’est rien. +Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. +Il lui vient de l’écume, et cette écume, c’est le mot. +Dire cela, faire cela, trouver cela, c’est être le vainqueur. +L’esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. +On l’entend, et l’on reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. +Il semble que c’est Danton qui parle ou Kléber qui rugit. +Ce reste formidable était anéanti, la garde était morte. +La bataille de Waterloo est une énigme. +Les bulletins sont confus, les commentaires sont embrouillés. +Ceux-ci balbutient, ceux-là bégayent. +Tous les autres historiens ont un certain éblouissement, et dans cet éblouissement ils tâtonnent. +Dans cet événement, empreint de nécessité surhumaine, la part des hommes n’est rien. Ni l’Allemagne, ni l’Angleterre, ni la France, ne tiennent dans un fourreau. Elles sont majestueuses par ce qu’elles pensent. -C’est la vanité passagère des torrents enflés d’un orage. -Souvent bataille perdue, progrès conquis. -Moins de gloire, plus de liberté. +C’est la vanité passagère des torrents enflés d’un orage. +Souvent bataille perdue, progrès conquis. +Moins de gloire, plus de liberté. Le tambour se tait, la raison prend la parole. -C’est le jeu à qui perd gagne. -Parlons donc de Waterloo froidement des deux côtés. +C’est le jeu à qui perd gagne. +Parlons donc de Waterloo froidement des deux côtés. Qu’est-ce que Waterloo ? -Quine gagné par l’Europe, payé par la France. -Ce n’était pas beaucoup la peine de mettre là un lion. -Waterloo, du reste, est la plus étrange rencontre qui soit dans l’histoire. +Quine gagné par l’Europe, payé par la France. +Ce n’était pas beaucoup la peine de mettre là un lion. +Waterloo, du reste, est la plus étrange rencontre qui soit dans l’histoire. Ce ne sont pas des ennemis, ce sont des contraires. -Des deux côtés on attendait quelqu’un. -Ce fut le calculateur exact qui réussit. -Napoléon attendait Grouchy ; il ne vint pas. -Wellington attendait Blücher ; il vint. +Des deux côtés on attendait quelqu’un. +Ce fut le calculateur exact qui réussit. +Napoléon attendait Grouchy ; il ne vint pas. +Wellington attendait Blücher ; il vint. Wellington, c’est la guerre classique qui prend sa revanche. -Bonaparte, à son aurore, l’avait rencontrée en Italie, et superbement battue. +Bonaparte, à son aurore, l’avait rencontrée en Italie, et superbement battue. La vieille chouette avait fui devant le jeune vautour. -L’ancienne tactique avait été non seulement foudroyée, mais scandalisée. -L’école académique militaire l’excommuniait en lâchant pied. -Triomphe des médiocres, doux aux majorités. -Le destin consentit à cette ironie. -À son déclin, Napoléon retrouva devant lui Wurmser jeune. -Pour avoir Wurmser en effet, il suffît de blanchir les cheveux de Wellington. -Waterloo est une bataille du premier ordre gagnée par un capitaine du second. -Ce n’est pas son capitaine, c’est son armée. -Qu’en pense cette sombre mêlée d’ossements enfouis sous les sillons de Waterloo ? -Angleterre a été trop modeste vis-à-vis de Wellington. +L’ancienne tactique avait été non seulement foudroyée, mais scandalisée. +L’école académique militaire l’excommuniait en lâchant pied. +Triomphe des médiocres, doux aux majorités. +Le destin consentit à cette ironie. +À son déclin, Napoléon retrouva devant lui Wurmser jeune. +Pour avoir Wurmser en effet, il suffît de blanchir les cheveux de Wellington. +Waterloo est une bataille du premier ordre gagnée par un capitaine du second. +Ce n’est pas son capitaine, c’est son armée. +Qu’en pense cette sombre mêlée d’ossements enfouis sous les sillons de Waterloo ? +Angleterre a été trop modeste vis-à-vis de Wellington. Faire Wellington si grand, c’est faire l’Angleterre petite. -Wellington n’est qu’un héros comme un autre. +Wellington n’est qu’un héros comme un autre. L’iron-soldier vaut l’iron-duke. -Quant à nous, toute notre glorification va au soldat anglais. +Quant à nous, toute notre glorification va au soldat anglais. Mais cette grande Angleterre s’irritera de ce que nous disons ici. -Elle croit à l’hérédité et à la hiérarchie. -Workman, il se laisse dédaigner ; soldat, il se laisse bâtonner. -Au total, disons-le, il y eut à Waterloo plus de massacre que de bataille. -Napoléon, trois quarts de lieue, Wellington, une demi-lieue ; soixante-douze mille combattants de chaque côté. -De cette épaisseur vint le carnage. -Wagram, français, treize pour cent ; autrichiens, quatorze. -À la Moskowa, français, trente-sept pour cent ; russes, quarante-quatre. -Bautzen, français, treize pour cent ; russes et prussiens, quatorze. -Waterloo, français, cinquante-six pour cent ; alliés, trente et un. +Elle croit à l’hérédité et à la hiérarchie. +Workman, il se laisse dédaigner ; soldat, il se laisse bâtonner. +Au total, disons-le, il y eut à Waterloo plus de massacre que de bataille. +Napoléon, trois quarts de lieue, Wellington, une demi-lieue ; soixante-douze mille combattants de chaque côté. +De cette épaisseur vint le carnage. +Wagram, français, treize pour cent ; autrichiens, quatorze. +À la Moskowa, français, trente-sept pour cent ; russes, quarante-quatre. +Bautzen, français, treize pour cent ; russes et prussiens, quatorze. +Waterloo, français, cinquante-six pour cent ; alliés, trente et un. Total pour Waterloo, quarante et un pour cent. Cent quarante-quatre mille combattants ; soixante mille morts. -Il existe une école libérale très respectable qui ne hait point Waterloo. +Il existe une école libérale très respectable qui ne hait point Waterloo. Nous n’en sommes pas. -Pour nous, Waterloo n’est que la date stupéfaite de la liberté. -Éteindre enfin ce vaste peuple en éruption depuis vingt-six ans, tel était le rêve. -Solidarité des Brunswick, des Nassau, des Romanoff, des Hohenzollern, des Habsburg, avec les Bourbons. +Pour nous, Waterloo n’est que la date stupéfaite de la liberté. +Éteindre enfin ce vaste peuple en éruption depuis vingt-six ans, tel était le rêve. +Solidarité des Brunswick, des Nassau, des Romanoff, des Hohenzollern, des Habsburg, avec les Bourbons. Waterloo porte en croupe le droit divin. -Demain fait irrésistiblement son œuvre, et il la fait dès aujourd’hui. -Il arrive toujours à son but, étrangement. -Foy tombe à Hougomont et se relève à la tribune. -Ainsi procède le progrès. -Pas de mauvais outil pour cet ouvrier-là. +Demain fait irrésistiblement son œuvre, et il la fait dès aujourd’hui. +Il arrive toujours à son but, étrangement. +Foy tombe à Hougomont et se relève à la tribune. +Ainsi procède le progrès. +Pas de mauvais outil pour cet ouvrier-là. Les sabreurs ont fini, c’est le tour des penseurs. -Le siècle que Waterloo voulait arrêter a marché dessus et a poursuivi sa route. -Cette victoire sinistre a été vaincue par la liberté. -C’est la contre-révolution qui murmurait ce mot infâme : démembrement. -Elle est revenue au bégaiement d’une charte. +Le siècle que Waterloo voulait arrêter a marché dessus et a poursuivi sa route. +Cette victoire sinistre a été vaincue par la liberté. +C’est la contre-révolution qui murmurait ce mot infâme : démembrement. +Elle est revenue au bégaiement d’une charte. Ne voyons dans Waterloo que ce qui est dans Waterloo. -De liberté intentionnelle, point. -Le dix-huit juin mille huit cent quinze, Robespierre à cheval fut désarçonné. +De liberté intentionnelle, point. +Le dix-huit juin mille huit cent quinze, Robespierre à cheval fut désarçonné. 18 RECRUDESCENCE DU DROIT DIVIN Fin de la dictature. -Tout un système d’Europe croula. -On revit de l’abîme comme au temps des barbares. -L’empire, avouons-le, fut pleuré, et pleuré par des yeux héroïques. -Disons plus : lumière obscure. -Comparée au vrai jour, c’est de la nuit. -Cette disparition de la nuit fit l’effet d’une éclipse. +Tout un système d’Europe croula. +On revit de l’abîme comme au temps des barbares. +L’empire, avouons-le, fut pleuré, et pleuré par des yeux héroïques. +Disons plus : lumière obscure. +Comparée au vrai jour, c’est de la nuit. +Cette disparition de la nuit fit l’effet d’une éclipse. Louis 18 rentra dans Paris. -Les danses en rond du huit juillet effacèrent les enthousiasmes du vingt mars. -Le corse devint l’antithèse du béarnais. -Le drapeau du dôme des Tuileries fut blanc. +Les danses en rond du huit juillet effacèrent les enthousiasmes du vingt mars. +Le corse devint l’antithèse du béarnais. +Le drapeau du dôme des Tuileries fut blanc. On parla de Bouvines et de Fontenoy comme d’hier, Austerlitz ayant vieilli. -L’autel et le trône fraternisèrent majestueusement. +L’autel et le trône fraternisèrent majestueusement. Europe prit la cocarde blanche. -Où il y avait eu une garde impériale, il y eut une maison rouge. +Où il y avait eu une garde impériale, il y eut une maison rouge. Ce mille huit cent quinze fut une sorte d’avril lugubre. -Les vieilles réalités malsaines et vénéneuses se couvrirent d’apparences neuves. +Les vieilles réalités malsaines et vénéneuses se couvrirent d’apparences neuves. Changement de peau des serpents. -L’homme avait été à la fois agrandi et amoindri par Napoléon. -Grave imprudence d’un grand homme, tourner en dérision l’avenir. -Les imaginations déifiaient cet homme terrassé. -Le fond de l’Europe, après Waterloo, fut ténébreux. -Quelque chose d’énorme resta longtemps vide par l’évanouissement de Napoléon. +L’homme avait été à la fois agrandi et amoindri par Napoléon. +Grave imprudence d’un grand homme, tourner en dérision l’avenir. +Les imaginations déifiaient cet homme terrassé. +Le fond de l’Europe, après Waterloo, fut ténébreux. +Quelque chose d’énorme resta longtemps vide par l’évanouissement de Napoléon. Les rois se mirent dans ce vide. La vieille Europe en profita pour se reformer. Il y eut une Sainte-Alliance. Belle-Alliance, avait dit d’avance le champ fatal de Waterloo. -L’avenir, raillé par l’empereur, fit son entrée. -Il avait sur le front cette étoile, Liberté. -Les yeux ardents des jeunes générations se tournèrent vers lui. -La défaite avait grandi le vaincu. -Bonaparte tombé semblait plus haut que Napoléon debout. -Ceux qui avaient triomphé eurent peur. -Ses bras croisés devinrent l’inquiétude des trônes. +L’avenir, raillé par l’empereur, fit son entrée. +Il avait sur le front cette étoile, Liberté. +Les yeux ardents des jeunes générations se tournèrent vers lui. +La défaite avait grandi le vaincu. +Bonaparte tombé semblait plus haut que Napoléon debout. +Ceux qui avaient triomphé eurent peur. +Ses bras croisés devinrent l’inquiétude des trônes. Alexandre le nommait : mon insomnie. -Cet effroi venait de la quantité de révolution qu’il avait en lui. -C’est ce qui explique et excuse le libéralisme bonapartiste. -Ce fantôme donnait le tremblement au vieux monde. -Voilà ce que c’est que Waterloo. -Mais qu’importe à l’infini ? -Le dix-huit juin mille huit cent quinze, c’était pleine lune. +Cet effroi venait de la quantité de révolution qu’il avait en lui. +C’est ce qui explique et excuse le libéralisme bonapartiste. +Ce fantôme donnait le tremblement au vieux monde. +Voilà ce que c’est que Waterloo. +Mais qu’importe à l’infini ? +Le dix-huit juin mille huit cent quinze, c’était pleine lune. Il y a parfois dans les catastrophes de ces tragiques complaisances de la nuit. -Après le dernier coup de canon tiré, la plaine de Mont-Saint-Jean resta déserte. -Ils établirent leur bivouac au delà de Rossomme. -Waterloo n’a rien fait, et est resté à une demi-lieue de l’action. -Une des plus surprenantes, c’est le prompt dépouillement des morts après la victoire. -L’aube qui suit une bataille se lève toujours sur des cadavres nus. +Après le dernier coup de canon tiré, la plaine de Mont-Saint-Jean resta déserte. +Ils établirent leur bivouac au delà de Rossomme. +Waterloo n’a rien fait, et est resté à une demi-lieue de l’action. +Une des plus surprenantes, c’est le prompt dépouillement des morts après la victoire. +L’aube qui suit une bataille se lève toujours sur des cadavres nus. Qui souille ainsi le triomphe ? -Quels sont ces filous faisant leur coup derrière la gloire ? -Le héros du jour est le vampire de la nuit. -Quant à nous, nous ne le croyons pas. +Quels sont ces filous faisant leur coup derrière la gloire ? +Le héros du jour est le vampire de la nuit. +Quant à nous, nous ne le croyons pas. Mais mettons le soldat, surtout le soldat contemporain, hors de cause. -Toute armée a une queue, et c’est là ce qu’il faut accuser. +Toute armée a une queue, et c’est là ce qu’il faut accuser. De la maraude naissait le maraud. -Pourtant, dans la nuit du dix-huit au dix-neuf juin, on dépouilla les morts. -La lune était sinistre sur cette plaine. -Qu’était-ce que cet homme ? +Pourtant, dans la nuit du dix-huit au dix-neuf juin, on dépouilla les morts. +La lune était sinistre sur cette plaine. +Qu’était-ce que cet homme ? La nuit probablement en savait plus sur son compte que le jour. -Il n’avait point de sac, mais évidemment de larges poches sous sa capote. -De certains échassiers nocturnes font de ces silhouettes dans les marécages. -Peut-être y avait-il un lien entre ce fourgon et ce rôdeur. -L’obscurité était sereine. -Pas un nuage au zénith. +Il n’avait point de sac, mais évidemment de larges poches sous sa capote. +De certains échassiers nocturnes font de ces silhouettes dans les marécages. +Peut-être y avait-il un lien entre ce fourgon et ce rôdeur. +L’obscurité était sereine. +Pas un nuage au zénith. Qu’importe que la terre soit rouge, la lune reste blanche. -Ce sont là les indifférences du ciel. +Ce sont là les indifférences du ciel. Une haleine, presque une respiration, remuait les broussailles. Nous avons dit la catastrophe du chemin d’Ohain. -Là où avait râlé ce lamentable désastre, tout faisait silence maintenant. -L’encaissement du chemin creux était comble de chevaux et de cavaliers inextricablement amoncelés. -L’épaisseur des cadavres se proportionnait à la profondeur du chemin creux. +Là où avait râlé ce lamentable désastre, tout faisait silence maintenant. +L’encaissement du chemin creux était comble de chevaux et de cavaliers inextricablement amoncelés. +L’épaisseur des cadavres se proportionnait à la profondeur du chemin creux. Il passait on ne sait quelle hideuse revue des morts. Il marchait les pieds dans le sang. -Tout à coup il s’arrêta. -Les quatre pattes du chacal conviennent à de certaines actions. +Tout à coup il s’arrêta. +Les quatre pattes du chacal conviennent à de certaines actions. Puis, prenant son parti, il se dressa. En ce moment il eut un soubresaut. -Il sentit que par derrière on le tenait. -Un honnête homme eût eu peur. -Celui-ci se mit à rire. +Il sentit que par derrière on le tenait. +Un honnête homme eût eu peur. +Celui-ci se mit à rire. Tiens, dit-il, ce n’est que le mort. J’aime mieux un revenant qu’un gendarme. -Cependant la main défaillit et le lâcha. -L’effort s’épuise vite dans la tombe. -Ah çà ! reprit le rôdeur, est-il vivant ce mort ? -Ses yeux étaient fermés. -Il avait sur sa cuirasse la croix d’argent de la Légion d’honneur. +Cependant la main défaillit et le lâcha. +L’effort s’épuise vite dans la tombe. +Ah çà ! reprit le rôdeur, est-il vivant ce mort ? +Ses yeux étaient fermés. +Il avait sur sa cuirasse la croix d’argent de la Légion d’honneur. Puis il fouilla le gilet, y trouva une bourse et l’empocha. Merci, dit-il faiblement. -Le rôdeur ne répondit point. -Il leva la tête. +Le rôdeur ne répondit point. +Il leva la tête. On entendait un bruit de pas dans la plaine ; probablement quelque patrouille qui approchait. -Les anglais, répondit le rôdeur. +Les anglais, répondit le rôdeur. L’officier reprit : — Cherchez dans mes poches. Vous y trouverez une bourse et une montre. -C’était déjà fait. -Le rôdeur exécuta le semblant demandé, et dit : — Il n’y a rien. -On m’a volé, reprit l’officier, j’en suis fâché. -C’eût été pour vous. +C’était déjà fait. +Le rôdeur exécuta le semblant demandé, et dit : — Il n’y a rien. +On m’a volé, reprit l’officier, j’en suis fâché. +C’eût été pour vous. Les pas de la patrouille devenaient de plus en plus distincts. -L’officier, soulevant péniblement le bras, le retint : — Vous m’avez sauvé la vie. -Le rôdeur répondit vite et bas : — J’étais comme vous de l’armée française. +L’officier, soulevant péniblement le bras, le retint : — Vous m’avez sauvé la vie. +Le rôdeur répondit vite et bas : — J’étais comme vous de l’armée française. Il faut que je vous quitte. Si l’on me prenait, on me fusillerait. -Je vous ai sauvé la vie. +Je vous ai sauvé la vie. Tirez-vous d’affaire maintenant. Quel est votre grade ? Comment vous appelez-vous ? Je n’oublierai pas ce nom, dit l’officier. Et vous, retenez le mien. Je me nomme Pontmercy. -On nous saura gré de passer rapidement sur des détails douloureux. +On nous saura gré de passer rapidement sur des détails douloureux. Ces articles sont un peu sommaires. Nous empruntons le premier au Drapeau blanc. Il y avait fait sa fortune, et, disons-le, celle de l’arrondissement. -En reconnaissance de ses services, on l’avait nommé maire. -Jean Valjean a été réintégré au bagne. -Il avait établi dans cette ville un commerce assez considérable. -Il a été enfin démasqué et arrêté, grâce au zèle infatigable du ministère public. -On évalue cette somme à six ou sept cent mille francs. -En conséquence Jean Valjean, déclaré coupable, a été condamné à la peine de mort. -Ce criminel avait refusé de se pourvoir en cassation. -Jean Valjean a été immédiatement dirigé sur le bagne de Toulon. -On n’a pas oublié que Jean Valjean avait à Montreuil-sur-Mer des habitudes religieuses. +En reconnaissance de ses services, on l’avait nommé maire. +Jean Valjean a été réintégré au bagne. +Il avait établi dans cette ville un commerce assez considérable. +Il a été enfin démasqué et arrêté, grâce au zèle infatigable du ministère public. +On évalue cette somme à six ou sept cent mille francs. +En conséquence Jean Valjean, déclaré coupable, a été condamné à la peine de mort. +Ce criminel avait refusé de se pourvoir en cassation. +Jean Valjean a été immédiatement dirigé sur le bagne de Toulon. +On n’a pas oublié que Jean Valjean avait à Montreuil-sur-Mer des habitudes religieuses. Jean Valjean changea de chiffre au bagne. Il s’appela neuf mille quatre cent trente. -Les lieutenants se couronnent rois ; les contre-maîtres s’improvisèrent fabricants. -Les rivalités envieuses surgirent. -Les uns quittèrent le pays, les autres quittèrent le métier. +Les lieutenants se couronnent rois ; les contre-maîtres s’improvisèrent fabricants. +Les rivalités envieuses surgirent. +Les uns quittèrent le pays, les autres quittèrent le métier. Plus de centre ; la concurrence partout, et l’acharnement. Monsieur Madeleine dominait tout, et dirigeait. Et puis plus rien pour les pauvres. -L’état lui-même s’aperçut que quelqu’un avait été écrasé quelque part. +L’état lui-même s’aperçut que quelqu’un avait été écrasé quelque part. Voici donc la superstition de Montfermeil. Ceci doit le rendre reconnaissable en effet. -Cet homme est habituellement occupé à creuser un trou. -Il y a trois manières de tirer parti de cette rencontre. -La première, c’est d’aborder l’homme et de lui parler. +Cet homme est habituellement occupé à creuser un trou. +Il y a trois manières de tirer parti de cette rencontre. +La première, c’est d’aborder l’homme et de lui parler. On rentre chez soi, et l’on meurt dans la semaine. En ce cas, on meurt dans le mois. -On meurt dans l’année. -Il paraît que l’opération est médiocre. -Il n’avait que cela pour lui qu’il était ivrogne. +On meurt dans l’année. +Il paraît que l’opération est médiocre. +Il n’avait que cela pour lui qu’il était ivrogne. Ces rencontres paraissaient contrarier vivement Boulatruelle. Boulatruelle l’a vu, et cherche. On parla d’autre chose. -Il a été aux galères ? disait Thénardier. +Il a été aux galères ? disait Thénardier. Eh ! mon Dieu ! on ne sait ni qui y est, ni qui y sera. -On se mit à quatre et l’on fit boire le vieux cantonnier. -Boulatruelle but énormément, et parla peu. -Traduction par Thénardier : un camarade du bagne. -Boulatruelle s’était obstinément refusé à dire le nom. +On se mit à quatre et l’on fit boire le vieux cantonnier. +Boulatruelle but énormément, et parla peu. +Traduction par Thénardier : un camarade du bagne. +Boulatruelle s’était obstinément refusé à dire le nom. Touchante effusion de deux vieux camarades qui se retrouvent. -De là ses recherches. -Il n’avait rien « déniché ». +De là ses recherches. +Il n’avait rien « déniché ». Personne n’y pensa plus dans Montfermeil. -Ceci n’est qu’un détail. -Pendant ce temps-là les pauvres meurent de faim. -Cette guerre contenait beaucoup d’événements dans un seul, et force singularités. -C’était une entreprise d’asservissement. -La France est faite pour réveiller l’âme des peuples, non pour l’étouffer. -C’est là un fait solaire. +Ceci n’est qu’un détail. +Pendant ce temps-là les pauvres meurent de faim. +Cette guerre contenait beaucoup d’événements dans un seul, et force singularités. +C’était une entreprise d’asservissement. +La France est faite pour réveiller l’âme des peuples, non pour l’étouffer. +C’est là un fait solaire. Aveugle qui ne le voit pas ! c’est Bonaparte qui l’a dit. -Le mot obéissance passive l’indique. +Le mot obéissance passive l’indique. Quant aux Bourbons, la guerre de mille huit cent vingt-trois leur fut fatale. -Ils la prirent pour un succès. -Cette confiance-là perd les trônes. +Ils la prirent pour un succès. +Cette confiance-là perd les trônes. Revenons au navire l’Orion. -Dans les nuits noires ses fanaux suppléent aux étoiles. -Les vaisseaux en construction sont là sous cloche, pour ainsi dire. -La marine de nos pères employait des câbles, la nôtre emploie des chaînes. +Dans les nuits noires ses fanaux suppléent aux étoiles. +Les vaisseaux en construction sont là sous cloche, pour ainsi dire. +La marine de nos pères employait des câbles, la nôtre emploie des chaînes. Et pour faire ce vaisseau, combien faut-il de bois ? -C’est une forêt qui flotte. -Orion était un navire malade depuis longtemps. -Mais ce grattage avait altéré les boulonnages de la carène. -À la suite de ces avaries, l’Orion avait regagné Toulon. -Il était mouillé près de l’Arsenal. -Il était en armement et on le réparait. -Un matin la foule qui le contemplait fut témoin d’un accident. -L’équipage était occupé à enverguer les voiles. -Le gabier chargé de prendre l’empointure du grand hunier tribord perdit l’équilibre. -La mer était au-dessous de lui à une profondeur vertigineuse. -Aller à son secours, c’était courir un risque effrayant. +C’est une forêt qui flotte. +Orion était un navire malade depuis longtemps. +Mais ce grattage avait altéré les boulonnages de la carène. +À la suite de ces avaries, l’Orion avait regagné Toulon. +Il était mouillé près de l’Arsenal. +Il était en armement et on le réparait. +Un matin la foule qui le contemplait fut témoin d’un accident. +L’équipage était occupé à enverguer les voiles. +Le gabier chargé de prendre l’empointure du grand hunier tribord perdit l’équilibre. +La mer était au-dessous de lui à une profondeur vertigineuse. +Aller à son secours, c’était courir un risque effrayant. Ses bras se tordaient dans un tiraillement horrible. Il ne criait pas de peur de perdre de la force. -Personne ne remarqua en cet instant-là avec quelle facilité cette chaîne fut brisée. +Personne ne remarqua en cet instant-là avec quelle facilité cette chaîne fut brisée. Ce ne fut que plus tard qu’on s’en souvint. En un clin d’œil il fut sur la vergue. -Il s’arrêta quelques secondes et parut la mesurer du regard. -Enfin, le forçat leva les yeux au ciel, et fit un pas en avant. +Il s’arrêta quelques secondes et parut la mesurer du regard. +Enfin, le forçat leva les yeux au ciel, et fit un pas en avant. On le vit parcourir la vergue en courant. -Dix mille regards étaient fixés sur ce groupe. -Pas un cri, pas une parole, le même frémissement fronçait tous les sourcils. -Cependant le forçat était parvenu à s’affaler près du matelot. -Lui, cependant, s’était mis en devoir de redescendre immédiatement pour rejoindre sa corvée. +Dix mille regards étaient fixés sur ce groupe. +Pas un cri, pas une parole, le même frémissement fronçait tous les sourcils. +Cependant le forçat était parvenu à s’affaler près du matelot. +Lui, cependant, s’était mis en devoir de redescendre immédiatement pour rejoindre sa corvée. Tous les yeux le suivaient. -La chute était périlleuse. -Quatre hommes se jetèrent en hâte dans une embarcation. -La foule les encourageait, l’anxiété était de nouveau dans toutes les âmes. -L’homme n’était pas remonté à la surface. +La chute était périlleuse. +Quatre hommes se jetèrent en hâte dans une embarcation. +La foule les encourageait, l’anxiété était de nouveau dans toutes les âmes. +L’homme n’était pas remonté à la surface. On sonda, on plongea. Ce fut en vain. -On chercha jusqu’au soir ; on ne retrouva pas même le corps. +On chercha jusqu’au soir ; on ne retrouva pas même le corps. On n’a pu retrouver son cadavre. -Ce n’était qu’un village dans les bois. -Mais Montfermeil n’en était pas moins un village. -Seulement l’eau y était rare à cause de l’élévation du plateau. +Ce n’était qu’un village dans les bois. +Mais Montfermeil n’en était pas moins un village. +Seulement l’eau y était rare à cause de l’élévation du plateau. Il fallait aller la chercher assez loin. -Elle leur remplaçait une servante. -La Noël de l’année mille huit cent vingt-trois fut particulièrement brillante à Montfermeil. -Où l’on comptait sur dix pièces on en a eu douze. +Elle leur remplaçait une servante. +La Noël de l’année mille huit cent vingt-trois fut particulièrement brillante à Montfermeil. +Où l’on comptait sur dix pièces on en a eu douze. Il faut qu’on vendange vert. -Jugez de la mauvaise poussière que tout cela fait dans le rendement. -Après quoi on se plaint de la farine. +Jugez de la mauvaise poussière que tout cela fait dans le rendement. +Après quoi on se plaint de la farine. La farine n’est pas notre faute. Elle se coupe mieux. -La rousée est bonne, monsieur. -C’est égal, cette herbe-là, votre herbe, est jeune et bien difficile encore. +La rousée est bonne, monsieur. +C’est égal, cette herbe-là, votre herbe, est jeune et bien difficile encore. Un tout jeune chat jouait sous les chaises. -Au coin de la cheminée, un martinet était suspendu à un clou. -La mère l’avait nourri, mais ne l’aimait pas. -Elle avait pour tout domestique Cosette ; une souris au service d’un éléphant. +Au coin de la cheminée, un martinet était suspendu à un clou. +La mère l’avait nourri, mais ne l’aimait pas. +Elle avait pour tout domestique Cosette ; une souris au service d’un éléphant. Tout tremblait au son de sa voix, les vitres, les meubles et les gens. -Son large visage, criblé de taches de rousseur, avait l’aspect d’une écumoire. +Son large visage, criblé de taches de rousseur, avait l’aspect d’une écumoire. Elle avait de la barbe. -C’était l’idéal d’un fort de la halle habillé en fille. +C’était l’idéal d’un fort de la halle habillé en fille. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent. -Il ressemblait beaucoup aux portraits de l’abbé Delille. -Sa coquetterie consistait à boire avec les rouliers. +Il ressemblait beaucoup aux portraits de l’abbé Delille. +Sa coquetterie consistait à boire avec les rouliers. Personne n’avait jamais pu le griser. Il fumait dans une grosse pipe. Il portait une blouse et sous sa blouse un vieil habit noir. -Il avait des prétentions à la littérature et au matérialisme. -Il affirmait avoir « un système ». +Il avait des prétentions à la littérature et au matérialisme. +Il affirmait avoir « un système ». Du reste fort escroc. -Il était libéral, classique, et bonapartiste. +Il était libéral, classique, et bonapartiste. Il avait souscrit pour le champ d’Asile. -On disait dans le village qu’il avait étudié pour être prêtre. -Nous croyons qu’il avait simplement étudié, en Hollande pour être aubergiste. -Sa prouesse à Waterloo, on la connaît. -Comme on voit, il l’exagérait un peu. -Il était beau parleur. +On disait dans le village qu’il avait étudié pour être prêtre. +Nous croyons qu’il avait simplement étudié, en Hollande pour être aubergiste. +Sa prouesse à Waterloo, on la connaît. +Comme on voit, il l’exagérait un peu. +Il était beau parleur. Il se laissait croire savant. -Néanmoins, le maître d’école avait remarqué qu’il faisait — « des cuirs ». -Thénardier était sournois, gourmand, flâneur et habile. -Cette géante était jalouse. -Cette espèce est la pire ; l’hypocrisie s’y mêle. -Malheur à qui passait sous sa fureur alors ! -Thénardier était un homme d’état. -Elle n’était même pas maîtresse. -Le maître et la maîtresse, c’était le mari. -Elle faisait, il créait. -Il dirigeait tout par une sorte d’action magnétique invisible et continuelle. -Un mot lui suffisait, quelquefois un signe ; le mastodonte obéissait. -Elle était mère parce qu’elle était mammifère. -Lui, l’homme, n’avait qu’une pensée : s’enrichir. -Il n’y réussissait point. -Un digne théâtre manquait à ce grand talent. -Mais où le sort attache l’aubergiste, il faut qu’il broute. -Du reste braconnier admirable et cité pour son coup de fusil. -Il avait un certain rire froid et paisible qui était particulièrement dangereux. -Ses théories d’aubergiste jaillissaient quelquefois de lui par éclairs. -Tels étaient ces deux êtres. -Nulle pitié ; une maîtresse farouche, un maître venimeux. -La gargote Thénardier était comme une toile où Cosette était prise et tremblait. -L’idée de l’oppression était réalisée par cette domesticité sinistre. -C’était quelque chose comme la mouche servante des araignées. +Néanmoins, le maître d’école avait remarqué qu’il faisait — « des cuirs ». +Thénardier était sournois, gourmand, flâneur et habile. +Cette géante était jalouse. +Cette espèce est la pire ; l’hypocrisie s’y mêle. +Malheur à qui passait sous sa fureur alors ! +Thénardier était un homme d’état. +Elle n’était même pas maîtresse. +Le maître et la maîtresse, c’était le mari. +Elle faisait, il créait. +Il dirigeait tout par une sorte d’action magnétique invisible et continuelle. +Un mot lui suffisait, quelquefois un signe ; le mastodonte obéissait. +Elle était mère parce qu’elle était mammifère. +Lui, l’homme, n’avait qu’une pensée : s’enrichir. +Il n’y réussissait point. +Un digne théâtre manquait à ce grand talent. +Mais où le sort attache l’aubergiste, il faut qu’il broute. +Du reste braconnier admirable et cité pour son coup de fusil. +Il avait un certain rire froid et paisible qui était particulièrement dangereux. +Ses théories d’aubergiste jaillissaient quelquefois de lui par éclairs. +Tels étaient ces deux êtres. +Nulle pitié ; une maîtresse farouche, un maître venimeux. +La gargote Thénardier était comme une toile où Cosette était prise et tremblait. +L’idée de l’oppression était réalisée par cette domesticité sinistre. +C’était quelque chose comme la mouche servante des araignées. La pauvre enfant, passive, se taisait. L’enfant ne respirait pas. -Si fait vraiment, dit la Thénardier. -Je vous dis que non, la mère, reprit le marchand. -Cosette était sortie de dessous la table. -Cela n’était pas vrai. -Je te dis qu’il n’a pas bu, petite drôlesse ! +Si fait vraiment, dit la Thénardier. +Je vous dis que non, la mère, reprit le marchand. +Cosette était sortie de dessous la table. +Cela n’était pas vrai. +Je te dis qu’il n’a pas bu, petite drôlesse ! Cosette rentra sous la table. Puis, regardant autour d’elle. -Eh bien, où donc est cette autre ? -Vas-tu venir ? cria la Thénardier. -Cosette sortit de l’espèce de trou où elle s’était cachée. -La Thénardier reprit : — Mademoiselle Chien-faute-de-nom, va porter à boire à ce cheval. -Ce n’est pas plus malin que ça. +Eh bien, où donc est cette autre ? +Vas-tu venir ? cria la Thénardier. +Cosette sortit de l’espèce de trou où elle s’était cachée. +La Thénardier reprit : — Mademoiselle Chien-faute-de-nom, va porter à boire à ce cheval. +Ce n’est pas plus malin que ça. Je crois que j’aurais mieux fait de passer mes oignons. Tiens, mamselle Crapaud, ajouta-t-elle, en revenant tu prendras un gros pain chez le boulanger. -Voilà une pièce de quinze sous. -Puis elle resta immobile le seau à la main, la porte ouverte devant elle. -Elle semblait attendre qu’on vînt à son secours. -Va donc ! cria la Thénardier. +Voilà une pièce de quinze sous. +Puis elle resta immobile le seau à la main, la porte ouverte devant elle. +Elle semblait attendre qu’on vînt à son secours. +Va donc ! cria la Thénardier. La porte se referma. -En revanche, on ne voyait pas une étoile au ciel. -La pauvre enfant s’arrêta pétrifiée. -Elle n’avait pas encore vu cette poupée de près. -Ses yeux ne pouvaient se détacher de cette boutique fantastique. -Plus elle regardait, plus elle s’éblouissait. +En revanche, on ne voyait pas une étoile au ciel. +La pauvre enfant s’arrêta pétrifiée. +Elle n’avait pas encore vu cette poupée de près. +Ses yeux ne pouvaient se détacher de cette boutique fantastique. +Plus elle regardait, plus elle s’éblouissait. Elle croyait voir le paradis. -Dans son adoration, elle oubliait tout, même la commission dont elle était chargée. -Attends ! je vais à toi ! -Je vous demande un peu ce qu’elle fait là ! -Elle ne regarda plus un seul étalage de marchand. -La pauvre enfant se trouva dans l’obscurité. -Elle s’y enfonça. +Dans son adoration, elle oubliait tout, même la commission dont elle était chargée. +Attends ! je vais à toi ! +Je vous demande un peu ce qu’elle fait là ! +Elle ne regarda plus un seul étalage de marchand. +La pauvre enfant se trouva dans l’obscurité. +Elle s’y enfonça. Cela faisait un bruit qui lui tenait compagnie. -Plus elle cheminait, plus les ténèbres devenaient épaisses. +Plus elle cheminait, plus les ténèbres devenaient épaisses. Il n’y avait plus personne dans les rues. Est-ce que c’est un enfant-garou ? Puis la femme reconnut Cosette. — Tiens, dit-elle, c’est l’Alouette ! -Cependant, à mesure qu’elle avançait, sa marche se ralentissait comme machinalement. -Quand elle eut passé l’angle de la dernière maison, Cosette s’arrêta. -Ce n’était plus Montfermeil, c’étaient les champs. -L’espace noir et désert était devant elle. -L’enfant jeta un regard lamentable en avant et en arrière. -Que faire ? que devenir ? où aller ? -Ce fut devant la Thénardier qu’elle recula. -Elle reprit le chemin de la source et se mit à courir. -Elle allait devant elle, éperdue. +Cependant, à mesure qu’elle avançait, sa marche se ralentissait comme machinalement. +Quand elle eut passé l’angle de la dernière maison, Cosette s’arrêta. +Ce n’était plus Montfermeil, c’étaient les champs. +L’espace noir et désert était devant elle. +L’enfant jeta un regard lamentable en avant et en arrière. +Que faire ? que devenir ? où aller ? +Ce fut devant la Thénardier qu’elle recula. +Elle reprit le chemin de la source et se mit à courir. +Elle allait devant elle, éperdue. Tout en courant elle avait envie de pleurer. -Le frémissement nocturne de la forêt l’enveloppait tout entière. +Le frémissement nocturne de la forêt l’enveloppait tout entière. Elle ne pensait plus, elle ne voyait plus. -L’immense nuit faisait face à ce petit être. -D’un côté, toute l’ombre ; de l’autre, un atome. +L’immense nuit faisait face à ce petit être. +D’un côté, toute l’ombre ; de l’autre, un atome. Cosette connaissait le chemin pour l’avoir fait plusieurs fois le jour. -Chose étrange, elle ne se perdit pas. +Chose étrange, elle ne se perdit pas. Un reste d’instinct la conduisait vaguement. -Elle arriva ainsi à la source. -Un ruisseau s’en échappait avec un petit bruit tranquille. +Elle arriva ainsi à la source. +Un ruisseau s’en échappait avec un petit bruit tranquille. Cosette ne prit pas le temps de respirer. -Il faisait très noir, mais elle avait l’habitude de venir à cette fontaine. -Elle était dans un moment si violent que ses forces étaient triplées. -La pièce de quinze sous tomba dans l’eau. +Il faisait très noir, mais elle avait l’habitude de venir à cette fontaine. +Elle était dans un moment si violent que ses forces étaient triplées. +La pièce de quinze sous tomba dans l’eau. Cosette ne la vit ni ne l’entendit tomber. Elle retira le seau presque plein et le posa sur l’herbe. -Cela fait, elle s’aperçut qu’elle était épuisée de lassitude. -Elle fut bien forcée de s’asseoir. +Cela fait, elle s’aperçut qu’elle était épuisée de lassitude. +Elle fut bien forcée de s’asseoir. Elle se laissa tomber sur l’herbe et y demeura accroupie. Le tragique masque de l’ombre semblait se pencher vaguement sur cet enfant. Jupiter se couchait dans les profondeurs. -La brume, lugubrement empourprée, élargissait l’astre. -On eût dit une plaie lumineuse. +La brume, lugubrement empourprée, élargissait l’astre. +On eût dit une plaie lumineuse. Un vent froid soufflait de la plaine. De grands branchages s’y dressaient affreusement. -Des buissons chétifs et difformes sifflaient dans les clairières. +Des buissons chétifs et difformes sifflaient dans les clairières. Les hautes herbes fourmillaient sous la bise comme des anguilles. -De tous les côtés il y avait des étendues lugubres. -L’obscurité est vertigineuse. -Il faut à l’homme de la clarté. -Quiconque s’enfonce dans le contraire du jour se sent le cœur serré. +De tous les côtés il y avait des étendues lugubres. +L’obscurité est vertigineuse. +Il faut à l’homme de la clarté. +Quiconque s’enfonce dans le contraire du jour se sent le cœur serré. Quand l’œil voit noir, l’esprit voit trouble. -Nul ne marche seul la nuit dans la forêt sans tremblement. -Ombres et arbres, deux épaisseurs redoutables. -Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte. -L’inconcevable s’ébauche à quelques pas de vous avec une netteté spectrale. +Nul ne marche seul la nuit dans la forêt sans tremblement. +Ombres et arbres, deux épaisseurs redoutables. +Une réalité chimérique apparaît dans la profondeur indistincte. +L’inconcevable s’ébauche à quelques pas de vous avec une netteté spectrale. Il y a des attitudes farouches sur l’horizon. On aspire les effluves du grand vide noir. -On a peur et envie de regarder derrière soi. -Cette pénétration des ténèbres est inexprimablement sinistre dans un enfant. -Son œil était devenu farouche. +On a peur et envie de regarder derrière soi. +Cette pénétration des ténèbres est inexprimablement sinistre dans un enfant. +Son œil était devenu farouche. Cela lui rendit la perception vraie des choses qui l’entouraient. -La peur lui était revenue, une peur naturelle et insurmontable. -Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. -Elle saisit l’anse à deux mains. -Elle eut de la peine à soulever le seau. -Mais il fallut s’arrêter encore. -Après quelques secondes de repos, elle repartit. +La peur lui était revenue, une peur naturelle et insurmontable. +Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. +Elle saisit l’anse à deux mains. +Elle eut de la peine à soulever le seau. +Mais il fallut s’arrêter encore. +Après quelques secondes de repos, elle repartit. Il n’y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette chose triste. -Et sans doute sa mère, hélas ! -C’était son habitude de se figurer toujours que la Thénardier était là. -Elle était harassée de fatigue et n’était pas encore sortie de la forêt. -Elle leva la tête. -Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d’elle dans l’obscurité. +Et sans doute sa mère, hélas ! +C’était son habitude de se figurer toujours que la Thénardier était là. +Elle était harassée de fatigue et n’était pas encore sortie de la forêt. +Elle leva la tête. +Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d’elle dans l’obscurité. Il y a des instincts pour toutes les rencontres de la vie. L’enfant n’eut pas peur. -On eût dit un ancien précepteur de bonne maison revenu de l’émigration. -Il y avait au fond de son regard on ne sait quelle sérénité lugubre. +On eût dit un ancien précepteur de bonne maison revenu de l’émigration. +Il y avait au fond de son regard on ne sait quelle sérénité lugubre. Il y a peu de passants sur ce boulevard, surtout l’hiver. -Cet homme, sans affectation pourtant, paraissait les éviter plutôt que les chercher. -À cette époque le roi Louis 18 allait presque tous les jours à Choisy-le-Roi. -C’était une de ses promenades favorites. -Cela était rapide, mais, majestueux. -Il passait, pacifique et sévère, au milieu des sabres nus. -À peine avait-on le temps d’y jeter un coup d’œil. +Cet homme, sans affectation pourtant, paraissait les éviter plutôt que les chercher. +À cette époque le roi Louis 18 allait presque tous les jours à Choisy-le-Roi. +C’était une de ses promenades favorites. +Cela était rapide, mais, majestueux. +Il passait, pacifique et sévère, au milieu des sabres nus. +À peine avait-on le temps d’y jeter un coup d’œil. Il regardait froidement le peuple, qui le lui rendait. -Il dit à sa majesté : Voilà un homme d’assez mauvaise mine. -Cette voiture partait à quatre heures et demie. +Il dit à sa majesté : Voilà un homme d’assez mauvaise mine. +Cette voiture partait à quatre heures et demie. L’homme demanda : — Avez-vous une place ? -Une seule, à côté de moi, sur le siège, dit le cocher. -Allez-vous jusqu’à Lagny ? demanda le cocher. +Une seule, à côté de moi, sur le siège, dit le cocher. +Allez-vous jusqu’à Lagny ? demanda le cocher. Oui, dit l’homme. -Le voyageur paya jusqu’à Lagny. -Le cocher prit le parti de siffler et de jurer après ses chevaux. +Le voyageur paya jusqu’à Lagny. +Le cocher prit le parti de siffler et de jurer après ses chevaux. Le cocher s’enveloppa de son manteau. L’homme ne paraissait pas y songer, On traversa ainsi Gournay et Neuilly-sur-Marne. -Vers six heures du soir on était à Chelles. +Vers six heures du soir on était à Chelles. Je descends ici, dit l’homme. -Il prit son paquet et son bâton, et sauta à bas de la voiture. -Un instant après il avait disparu. -Il n’était pas entré dans l’auberge. -Le cocher se tourna vers les voyageurs de l’intérieur. -Il s’est donc enfoncé dans la terre. +Il prit son paquet et son bâton, et sauta à bas de la voiture. +Un instant après il avait disparu. +Il n’était pas entré dans l’auberge. +Le cocher se tourna vers les voyageurs de l’intérieur. +Il s’est donc enfoncé dans la terre. Il suivit ce chemin rapidement. -On voyait à peine deux ou trois étoiles au ciel. -C’est à ce point-là que commence la montée de la colline. +On voyait à peine deux ou trois étoiles au ciel. +C’est à ce point-là que commence la montée de la colline. Il se haussa sur la pointe des pieds et toucha cette bande de zinc. -Cela fait, il s’orienta et reprit sa marche à travers le bois. -C’était cet homme qui venait de rencontrer Cosette. +Cela fait, il s’orienta et reprit sa marche à travers le bois. +C’était cet homme qui venait de rencontrer Cosette. L’homme lui adressa la parole. Il parlait d’une voix grave et presque basse. -Mon enfant, c’est bien lourd pour vous ce que vous portez là. -Cosette leva la tête et répondit : — Oui, monsieur. +Mon enfant, c’est bien lourd pour vous ce que vous portez là. +Cosette leva la tête et répondit : — Oui, monsieur. Donnez, reprit l’homme, je vais vous le porter. -Cosette lâcha le seau. -L’homme se mit à cheminer près d’elle. -C’est très lourd, en effet, dit-il entre ses dents. -Puis il ajouta : — Petite, quel âge as-tu ? +Cosette lâcha le seau. +L’homme se mit à cheminer près d’elle. +C’est très lourd, en effet, dit-il entre ses dents. +Puis il ajouta : — Petite, quel âge as-tu ? Et viens-tu de loin comme cela ? De la source qui est dans le bois. -Et est-ce loin où tu vas ? -À un bon quart d’heure d’ici. -Je ne sais pas, répondit l’enfant. +Et est-ce loin où tu vas ? +À un bon quart d’heure d’ici. +Je ne sais pas, répondit l’enfant. Les autres en ont. Moi, je n’en ai pas. Comment t’appelles-tu ? -L’homme eut comme une secousse électrique. -Au bout d’un instant, il demanda : — Petite, où demeures-tu ? +L’homme eut comme une secousse électrique. +Au bout d’un instant, il demanda : — Petite, où demeures-tu ? Montfermeil, si vous connaissez. -C’est là que nous allons ? -C’est madame Thénardier. +C’est là que nous allons ? +C’est madame Thénardier. C’est ma bourgeoise, dit l’enfant. Elle tient l’auberge. L’auberge ? dit l’homme. @@ -4895,835 +4895,835 @@ Nous y allons, dit l’enfant. L’homme marchait assez vite. Cosette le suivait sans peine. Elle ne sentait plus la fatigue. -Quelques minutes s’écoulèrent. +Quelques minutes s’écoulèrent. Est-ce que tu es seule ? Il y eut encore une interruption. -Cosette éleva la voix : — C’est-à-dire il y a deux petites filles. -L’enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques chers à la Thénardier. +Cosette éleva la voix : — C’est-à-dire il y a deux petites filles. +L’enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques chers à la Thénardier. Qu’est-ce que Ponine et Zelma ? -Ce sont les demoiselles de madame Thénardier. +Ce sont les demoiselles de madame Thénardier. Comme qui dirait ses filles. -Et que font-elles, celles-là ? +Et que font-elles, celles-là ? Elles jouent, elles s’amusent. Comment t’amuses-tu ? -Je n’ai qu’un petit sabre en plomb, pas plus long que ça. +Je n’ai qu’un petit sabre en plomb, pas plus long que ça. L’enfant montrait son petit doigt. Et qui ne coupe pas ? -Si, monsieur, dit l’enfant, ça coupe la salade et les têtes de mouches. -Ils atteignirent le village ; Cosette guida l’étranger dans les rues. -Non, monsieur, c’est Noël. +Si, monsieur, dit l’enfant, ça coupe la salade et les têtes de mouches. +Ils atteignirent le village ; Cosette guida l’étranger dans les rues. +Non, monsieur, c’est Noël. Comme ils approchaient de l’auberge, Cosette lui toucha le bras timidement. -Nous voilà tout près de la maison. -Voulez-vous me laisser reprendre le seau à présent ? +Nous voilà tout près de la maison. +Voulez-vous me laisser reprendre le seau à présent ? L’homme lui remit le seau. -Un instant après, ils étaient à la porte de la gargote. +Un instant après, ils étaient à la porte de la gargote. La porte s’ouvrit. -La Thénardier parut une chandelle à la main. +La Thénardier parut une chandelle à la main. Ah ! c’est toi, petite gueuse ! -Dieu merci, tu y as mis le temps ! elle se sera amusée, la drôlesse ! -Madame, dit Cosette toute tremblante, voilà un monsieur qui vient loger. +Dieu merci, tu y as mis le temps ! elle se sera amusée, la drôlesse ! +Madame, dit Cosette toute tremblante, voilà un monsieur qui vient loger. C’est monsieur ? dit-elle. -Oui, madame, répondit l’homme en portant la main à son chapeau. +Oui, madame, répondit l’homme en portant la main à son chapeau. Les voyageurs riches ne sont pas si polis. -Elle reprit sèchement : — Entrez, bonhomme. -Mettez-moi où vous voudrez, dit l’homme, au grenier, à l’écurie. +Elle reprit sèchement : — Entrez, bonhomme. +Mettez-moi où vous voudrez, dit l’homme, au grenier, à l’écurie. Je payerai comme si j’avais une chambre. -À la bonne heure. -C’est quarante sous pour lui, répliqua la Thénardier du même ton. +À la bonne heure. +C’est quarante sous pour lui, répliqua la Thénardier du même ton. Cosette avait repris sa place sous la table de cuisine et son tricot. -Heureuse, elle eût peut-être été jolie. -Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. -Ses mains étaient, comme sa mère l’avait deviné, « perdues d’engelures ». -Ses jambes nues étaient rouges et grêles. -Le creux de ses clavicules était à faire pleurer. -L’homme à la redingote jaune ne quittait pas Cosette des yeux. -Tout à coup la Thénardier s’écria : — À propos ! et ce pain ? -Elle avait complètement oublié ce pain. -Elle eut recours à l’expédient des enfants toujours effrayés. -Madame, le boulanger était fermé. -J’ai cogné, madame. +Heureuse, elle eût peut-être été jolie. +Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. +Ses mains étaient, comme sa mère l’avait deviné, « perdues d’engelures ». +Ses jambes nues étaient rouges et grêles. +Le creux de ses clavicules était à faire pleurer. +L’homme à la redingote jaune ne quittait pas Cosette des yeux. +Tout à coup la Thénardier s’écria : — À propos ! et ce pain ? +Elle avait complètement oublié ce pain. +Elle eut recours à l’expédient des enfants toujours effrayés. +Madame, le boulanger était fermé. +J’ai cogné, madame. Il n’a pas ouvert. -En attendant, rends-moi la pièce-quinze-sous. +En attendant, rends-moi la pièce-quinze-sous. Cosette plongea sa main dans la poche de son tablier, et devint verte. -La pièce de quinze sous n’y était plus. -Ah çà ! dit la Thénardier, m’as-tu entendue ? +La pièce de quinze sous n’y était plus. +Ah çà ! dit la Thénardier, m’as-tu entendue ? Cosette retourna la poche. Il n’y avait rien. -Qu’est-ce que cet argent pouvait être devenu ? +Qu’est-ce que cet argent pouvait être devenu ? La malheureuse petite ne trouva pas une parole. -La Thénardier détacha le martinet. -La Thénardier leva le bras. -C’est peut-être cela. -En même temps il se baissa et parut chercher à terre un instant. +La Thénardier détacha le martinet. +La Thénardier leva le bras. +C’est peut-être cela. +En même temps il se baissa et parut chercher à terre un instant. Justement, voici, reprit-il en se relevant. -Et il tendit une pièce d’argent à la Thénardier. +Et il tendit une pièce d’argent à la Thénardier. Oui, c’est cela, dit-elle. -À propos, voulez-vous souper ? demanda la Thénardier au voyageur. -Il ne répondit pas. -Il semblait songer profondément. -Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? dit-elle entre ses dents. +À propos, voulez-vous souper ? demanda la Thénardier au voyageur. +Il ne répondit pas. +Il semblait songer profondément. +Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? dit-elle entre ses dents. C’est quelque affreux pauvre. Cela n’a pas le sou pour souper. Me payera-t-il mon logement seulement ? -Cependant une porte s’était ouverte et Éponine et Azelma étaient entrées. -L’hiver était prévu sans que le printemps fût effacé. -Ces deux petites dégageaient de la lumière. -En outre, elles étaient régnantes. +Cependant une porte s’était ouverte et Éponine et Azelma étaient entrées. +L’hiver était prévu sans que le printemps fût effacé. +Ces deux petites dégageaient de la lumière. +En outre, elles étaient régnantes. Elles vinrent s’asseoir au coin du feu. -Éponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. -C’était pour elles comme le chien. +Éponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. +C’était pour elles comme le chien. Ah ! je t’y prends ! cria-t-elle. C’est comme cela que tu travailles ! -Je vais te faire travailler à coups de martinet, moi. -L’étranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la Thénardier. +Je vais te faire travailler à coups de martinet, moi. +L’étranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la Thénardier. Madame, dit-il en souriant d’un air presque craintif, bah ! laissez-la jouer ! Elle repartit aigrement : — Il faut qu’elle travaille puisqu’elle mange. -Je ne la nourris pas à rien faire. -La Thénardier daigna répondre : — Des bas, s’il vous plaît. +Je ne la nourris pas à rien faire. +La Thénardier daigna répondre : — Des bas, s’il vous plaît. Elle en a encore au moins pour trois ou quatre grands jours, la paresseuse. Et combien peut valoir cette paire de bas, quand elle sera faite ? -La Thénardier lui jeta un coup d’œil méprisant. +La Thénardier lui jeta un coup d’œil méprisant. Au moins trente sous. La donneriez-vous pour cinq francs ? reprit l’homme. -Pardieu ! s’écria avec un gros rire un roulier qui écoutait, cinq francs ? +Pardieu ! s’écria avec un gros rire un roulier qui écoutait, cinq francs ? Je crois fichtre bien ! cinq balles ! -Le Thénardier crut devoir prendre la parole. +Le Thénardier crut devoir prendre la parole. Nous ne savons rien refuser aux voyageurs. Puis il se tourna vers Cosette. -Maintenant ton travail est à moi. +Maintenant ton travail est à moi. C’est pourtant vrai ! cria-t-il en l’examinant. -Une vraie roue de derrière ! et pas fausse ! -Le Thénardier approcha et mit silencieusement la pièce dans son gousset. -La Thénardier n’avait rien à répliquer. -Elle se mordit les lèvres, et son visage prit une expression de haine. -Joue ! dit la Thénardier d’une voix terrible. +Une vraie roue de derrière ! et pas fausse ! +Le Thénardier approcha et mit silencieusement la pièce dans son gousset. +La Thénardier n’avait rien à répliquer. +Elle se mordit les lèvres, et son visage prit une expression de haine. +Joue ! dit la Thénardier d’une voix terrible. Merci, madame, dit Cosette. -Le Thénardier s’était remis à boire. -J’ai vu, répondit souverainement Thénardier, des millionnaires qui avaient des redingotes comme cela. +Le Thénardier s’était remis à boire. +J’ai vu, répondit souverainement Thénardier, des millionnaires qui avaient des redingotes comme cela. Cosette bougeait toujours le moins possible. -Éponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui se passait. -Elles venaient d’exécuter une opération fort importante ; elles s’étaient emparées du chat. -Vois-tu, ma sœur, cette poupée-là est plus amusante que l’autre. +Éponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui se passait. +Elles venaient d’exécuter une opération fort importante ; elles s’étaient emparées du chat. +Vois-tu, ma sœur, cette poupée-là est plus amusante que l’autre. Elle remue, elle crie, elle est chaude. Vois-tu, ma sœur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais une dame. Je viendrais te voir et tu la regarderais. -Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela t’étonnerait. -Les petites filles sont comme ça à présent. -Azelma écoutait Éponine avec admiration. -Le Thénardier les encourageait et les accompagnait. -Le premier enfant continue la dernière poupée. -Cosette s’était donc fait une poupée avec le sabre. +Peu à peu tu verrais ses moustaches, et cela t’étonnerait. +Les petites filles sont comme ça à présent. +Azelma écoutait Éponine avec admiration. +Le Thénardier les encourageait et les accompagnait. +Le premier enfant continue la dernière poupée. +Cosette s’était donc fait une poupée avec le sabre. Il y a des riches si farces ! -Elle vint s’accouder à sa table. +Elle vint s’accouder à sa table. Voyez-vous, cela n’a rien. Il faut que cela travaille. -Une espèce d’enfant imbécile. -Elle doit avoir de l’eau dans la tête. -Elle a la tête grosse, comme vous voyez. +Une espèce d’enfant imbécile. +Elle doit avoir de l’eau dans la tête. +Elle a la tête grosse, comme vous voyez. Nous faisons pour elle ce que nous pouvons, car nous ne sommes pas riches. -Il faut croire que sa mère est morte. -Ah ! dit l’homme, et il retomba dans sa rêverie. -C’était une pas grand’chose que cette mère, ajouta la Thénardier. +Il faut croire que sa mère est morte. +Ah ! dit l’homme, et il retomba dans sa rêverie. +C’était une pas grand’chose que cette mère, ajouta la Thénardier. Elle abandonnait son enfant. -Elle entendait çà et là quelques mots. -La Thénardier était allée prendre sa part des éclats de rire. +Elle entendait çà et là quelques mots. +La Thénardier était allée prendre sa part des éclats de rire. Du pain et du fromage, dit l’homme. -Décidément, c’est un gueux, pensa la Thénardier. -Tout à coup Cosette s’interrompit. -Elle n’avait pas un moment à perdre. -Personne ne l’avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper. -Cette joie dura près d’un quart d’heure. -Les deux petites filles s’arrêtèrent, stupéfaites. -Cosette avait osé prendre la poupée ! -Mais laisse-moi donc ! dit la mère. +Décidément, c’est un gueux, pensa la Thénardier. +Tout à coup Cosette s’interrompit. +Elle n’avait pas un moment à perdre. +Personne ne l’avait vue, excepté le voyageur, qui mangeait lentement son maigre souper. +Cette joie dura près d’un quart d’heure. +Les deux petites filles s’arrêtèrent, stupéfaites. +Cosette avait osé prendre la poupée ! +Mais laisse-moi donc ! dit la mère. Qu’est-ce que tu me veux ? -Mère, dit l’enfant, regarde donc ! -Et elle désignait du doigt Cosette. -Cette fois, l’orgueil blessé exaspérait encore sa colère. +Mère, dit l’enfant, regarde donc ! +Et elle désignait du doigt Cosette. +Cette fois, l’orgueil blessé exaspérait encore sa colère. Elle cria d’une voix que l’indignation enrouait : — Cosette ! -Cosette tressaillit comme si la terre eût tremblé sous elle. -Cosette ! répéta la Thénardier. -Elle éclata en sanglots. -Cependant le voyageur s’était levé. -Qu’est-ce donc ? dit-il à la Thénardier. +Cosette tressaillit comme si la terre eût tremblé sous elle. +Cosette ! répéta la Thénardier. +Elle éclata en sanglots. +Cependant le voyageur s’était levé. +Qu’est-ce donc ? dit-il à la Thénardier. Eh bien, quoi ? reprit l’homme. Tout ce bruit pour cela ! dit l’homme. -Eh bien, quand elle jouerait avec cette poupée ? +Eh bien, quand elle jouerait avec cette poupée ? Ici Cosette redoubla ses sanglots. -Te tairas-tu ! cria la Thénardier. -L’homme alla droit à la porte de la rue, l’ouvrit et sortit. -La Thénardier, Éponine, Azelma étaient autant de statues. -Les buveurs eux-mêmes s’étaient arrêtés. -Il s’était fait un silence solennel dans tout le cabaret. -C’est peut-être les deux, c’est-à-dire un voleur. -Cela ne dura que le temps d’un éclair. -À plat ventre devant l’homme ! -Cosette se hasarda à sortir de son trou. -Elle est à toi. -Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur. -Il lui semblait que si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en sortirait. +Te tairas-tu ! cria la Thénardier. +L’homme alla droit à la porte de la rue, l’ouvrit et sortit. +La Thénardier, Éponine, Azelma étaient autant de statues. +Les buveurs eux-mêmes s’étaient arrêtés. +Il s’était fait un silence solennel dans tout le cabaret. +C’est peut-être les deux, c’est-à-dire un voleur. +Cela ne dura que le temps d’un éclair. +À plat ventre devant l’homme ! +Cosette se hasarda à sortir de son trou. +Elle est à toi. +Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur. +Il lui semblait que si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en sortirait. Pourtant l’attraction l’emporta. -Aucune expression ne saurait rendre cet air à la fois désespéré, épouvanté et ravi. -Pardi ! fit la Thénardier, c’est à toi. +Aucune expression ne saurait rendre cet air à la fois désespéré, épouvanté et ravi. +Pardi ! fit la Thénardier, c’est à toi. Puisque monsieur te la donne. -L’étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. -Tout à coup, elle se retourna et saisit la poupée avec emportement. +L’étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. +Tout à coup, elle se retourna et saisit la poupée avec emportement. Je l’appellerai Catherine, dit-elle. Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise ? -Oui, mon enfant, répondit la Thénardier. -Maintenant c’était Éponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie. -Joue donc, Cosette, dit l’étranger. -Oh ! je joue, répondit l’enfant. +Oui, mon enfant, répondit la Thénardier. +Maintenant c’était Éponine et Azelma qui regardaient Cosette avec envie. +Joue donc, Cosette, dit l’étranger. +Oh ! je joue, répondit l’enfant. Pourtant, il fallait se contraindre. Cosette s’alla coucher emportant Catherine entre ses bras. -Encore un peu il lui dirait votre majesté comme à la duchesse de Berry ! -Y a-t-il du bon sens ? il est donc enragé, ce vieux mystérieux-là ? -C’est tout simple, répliquait le Thénardier. -Si ça l’amuse ! +Encore un peu il lui dirait votre majesté comme à la duchesse de Berry ! +Y a-t-il du bon sens ? il est donc enragé, ce vieux mystérieux-là ? +C’est tout simple, répliquait le Thénardier. +Si ça l’amuse ! Il est dans son droit. -Un voyageur, ça fait ce que ça veut quand ça paye. -Si ce vieux est un philanthrope, qu’est-ce que ça te fait ? -Si c’est un imbécile, ça ne te regarde pas. -De quoi te mêles-tu, puisqu’il a de l’argent ? -Ils le considéraient à distance avec une sorte de crainte respectueuse. +Un voyageur, ça fait ce que ça veut quand ça paye. +Si ce vieux est un philanthrope, qu’est-ce que ça te fait ? +Si c’est un imbécile, ça ne te regarde pas. +De quoi te mêles-tu, puisqu’il a de l’argent ? +Ils le considéraient à distance avec une sorte de crainte respectueuse. De temps en temps il changeait le coude sur lequel il s’appuyait. Une bonne heure passa ainsi. -L’étranger ne bougeait pas. -Le Thénardier remua, toussa, cracha, se moucha, fit craquer sa chaise. -Ne va pas se coucher lui eût semblé excessif et familier. -Reposer sentait le luxe et était du respect. -Tiens ! dit l’étranger, vous avez raison. -Où est votre écurie ? +L’étranger ne bougeait pas. +Le Thénardier remua, toussa, cracha, se moucha, fit craquer sa chaise. +Ne va pas se coucher lui eût semblé excessif et familier. +Reposer sentait le luxe et était du respect. +Tiens ! dit l’étranger, vous avez raison. +Où est votre écurie ? Qu’est-ce que c’est que cela ? dit le voyageur. C’est notre propre chambre de noce, dit l’aubergiste. -Nous en habitons une autre, mon épouse et moi. -On n’entre ici que trois ou quatre fois dans l’année. -J’aurais autant aimé l’écurie, dit l’homme brusquement. -Le Thénardier n’eut pas l’air d’entendre cette réflexion peu obligeante. -Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figuraient sur la cheminée. -Un assez bon feu flambait dans l’âtre. -Et ceci, qu’est-ce que c’est ? reprit l’étranger. -Du reste le Thénardier mentait. -Quand le voyageur se retourna, l’hôte avait disparu. +Nous en habitons une autre, mon épouse et moi. +On n’entre ici que trois ou quatre fois dans l’année. +J’aurais autant aimé l’écurie, dit l’homme brusquement. +Le Thénardier n’eut pas l’air d’entendre cette réflexion peu obligeante. +Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figuraient sur la cheminée. +Un assez bon feu flambait dans l’âtre. +Et ceci, qu’est-ce que c’est ? reprit l’étranger. +Du reste le Thénardier mentait. +Quand le voyageur se retourna, l’hôte avait disparu. L’aubergiste se retira dans sa chambre. -Sa femme était couchée, mais elle ne dormait pas. -Le Thénardier répondit froidement : — Comme tu y vas ! -L’hôte parti, il s’assit sur un fauteuil et resta quelque temps pensif. -Il traversa un corridor et parvint à l’escalier. -Cet enfoncement n’était autre chose que le dessous des marches. -Cela était posé à terre sur le carreau. +Sa femme était couchée, mais elle ne dormait pas. +Le Thénardier répondit froidement : — Comme tu y vas ! +L’hôte parti, il s’assit sur un fauteuil et resta quelque temps pensif. +Il traversa un corridor et parvint à l’escalier. +Cet enfoncement n’était autre chose que le dessous des marches. +Cela était posé à terre sur le carreau. Dans ce lit Cosette dormait. -L’homme s’approcha et la considéra. -Cosette dormait profondément, elle était tout habillée. -L’hiver elle ne se déshabillait pas pour avoir moins froid. -Il n’y avait à côté de son lit qu’un de ses sabots. -L’étranger y pénétra. -C’étaient ceux d’Azelma et d’Éponine. -L’étranger conjectura que cette chambre communiquait avec celle des époux Thénardier. +L’homme s’approcha et la considéra. +Cosette dormait profondément, elle était tout habillée. +L’hiver elle ne se déshabillait pas pour avoir moins froid. +Il n’y avait à côté de son lit qu’un de ses sabots. +L’étranger y pénétra. +C’étaient ceux d’Azelma et d’Éponine. +L’étranger conjectura que cette chambre communiquait avec celle des époux Thénardier. Le voyageur se pencha. -C’était le sabot de Cosette. +C’était le sabot de Cosette. Il n’y avait rien dans ce sabot. -Puis il regagna sa chambre à pas de loup. -La femme debout, à demi courbée sur lui, le suivait des yeux. -Ils n’échangeaient pas une parole. -Vingt-trois francs ! s’écria la femme avec un enthousiasme mêlé de quelque hésitation. -Comme tous les grands artistes, le Thénardier n’était pas content. +Puis il regagna sa chambre à pas de loup. +La femme debout, à demi courbée sur lui, le suivait des yeux. +Ils n’échangeaient pas une parole. +Vingt-trois francs ! s’écria la femme avec un enthousiasme mêlé de quelque hésitation. +Comme tous les grands artistes, le Thénardier n’était pas content. Il ne voudra pas payer. -Le Thénardier fit son rire froid, et dit : — Il payera. -Ce rire était la signification suprême de la certitude et de l’autorité. -Ce qui était dit ainsi devait être. +Le Thénardier fit son rire froid, et dit : — Il payera. +Ce rire était la signification suprême de la certitude et de l’autorité. +Ce qui était dit ainsi devait être. La femme n’insista point. -Un moment après il ajouta : — Je dois bien quinze cents francs, moi ! -Ce monstre ! elle me mange le cœur avec sa poupée ! -Il était à peine hors de la salle que le voyageur y entra. -L’homme jaune portait à la main son bâton et son paquet. -Levé si tôt ! dit la Thénardier, est-ce que monsieur nous quitte déjà ? -Le voyageur semblait préoccupé et distrait. -Il répondit : — Oui, madame, je m’en vais. +Un moment après il ajouta : — Je dois bien quinze cents francs, moi ! +Ce monstre ! elle me mange le cœur avec sa poupée ! +Il était à peine hors de la salle que le voyageur y entra. +L’homme jaune portait à la main son bâton et son paquet. +Levé si tôt ! dit la Thénardier, est-ce que monsieur nous quitte déjà ? +Le voyageur semblait préoccupé et distrait. +Il répondit : — Oui, madame, je m’en vais. Je passe par ici. -Voilà tout. — Madame, ajouta-t-il, qu’est-ce que je dois ? -La Thénardier, sans répondre, lui tendit la carte pliée. -L’homme déplia le papier, et le regarda, mais son attention était visiblement ailleurs. +Voilà tout. — Madame, ajouta-t-il, qu’est-ce que je dois ? +La Thénardier, sans répondre, lui tendit la carte pliée. +L’homme déplia le papier, et le regarda, mais son attention était visiblement ailleurs. Madame, reprit-il, faites-vous de bonnes affaires dans ce Montfermeil ? -Comme cela, monsieur, répondit la Thénardier stupéfaite de ne point voir d’autre explosion. +Comme cela, monsieur, répondit la Thénardier stupéfaite de ne point voir d’autre explosion. C’est tout petit monde, voyez-vous. -Si nous n’avions pas par-ci par-là des voyageurs généreux et riches comme monsieur ! +Si nous n’avions pas par-ci par-là des voyageurs généreux et riches comme monsieur ! Nous avons tant de charges. -Tenez, cette petite nous coûte les yeux de la tête. +Tenez, cette petite nous coûte les yeux de la tête. Eh bien, la petite, vous savez ! Cosette ! l’Alouette, comme on dit dans le pays ! Ah ! dit l’homme. -Nous ne gagnons rien et nous avons gros à payer. -La patente, les impositions, les portes et fenêtres, les centimes ! +Nous ne gagnons rien et nous avons gros à payer. +La patente, les impositions, les portes et fenêtres, les centimes ! Monsieur sait que le gouvernement demande un argent terrible. Et puis j’ai mes filles, moi. Je n’ai pas besoin de nourrir l’enfant des autres. De qui ? de la Cosette ? -La face rouge et violente de la gargotière s’illumina d’un épanouissement hideux. +La face rouge et violente de la gargotière s’illumina d’un épanouissement hideux. Vrai ? vous l’emmenez ? -Cosette ! cria la Thénardier. -En attendant, poursuivit l’homme, je vais toujours vous payer ma dépense. -Il regarda la gargotière et répéta : — Vingt-trois francs ! -La Thénardier avait eu le temps de se préparer au choc. -Elle répondit avec assurance : — Dame oui, monsieur ! c’est vingt-trois francs. -L’étranger posa cinq pièces de cinq francs sur la table. +Cosette ! cria la Thénardier. +En attendant, poursuivit l’homme, je vais toujours vous payer ma dépense. +Il regarda la gargotière et répéta : — Vingt-trois francs ! +La Thénardier avait eu le temps de se préparer au choc. +Elle répondit avec assurance : — Dame oui, monsieur ! c’est vingt-trois francs. +L’étranger posa cinq pièces de cinq francs sur la table. Allez chercher la petite, dit-il. -Vingt-six sous ! s’écria la femme. -Vingt sous pour la chambre, reprit le Thénardier froidement, et six pour le souper. -Quant à la petite, j’ai besoin d’en causer un peu avec monsieur. +Vingt-six sous ! s’écria la femme. +Vingt sous pour la chambre, reprit le Thénardier froidement, et six pour le souper. +Quant à la petite, j’ai besoin d’en causer un peu avec monsieur. Laisse-nous, ma femme. -La Thénardier eut un de ces éblouissements que donnent les éclairs imprévus du talent. -Dès qu’ils furent seuls, le Thénardier offrit une chaise au voyageur. -L’étranger le regarda fixement. -Thénardier continua : — Comme c’est drôle ! on s’attache. +La Thénardier eut un de ces éblouissements que donnent les éclairs imprévus du talent. +Dès qu’ils furent seuls, le Thénardier offrit une chaise au voyageur. +L’étranger le regarda fixement. +Thénardier continua : — Comme c’est drôle ! on s’attache. C’est une enfant que j’adore. -Qui ça ? demanda l’étranger. +Qui ça ? demanda l’étranger. Eh, notre petite Cosette ! ne voulez-vous pas nous l’emmener ? Elle me ferait faute, cette enfant. -J’ai vu ça tout petit. +J’ai vu ça tout petit. Mais il faut bien faire quelque chose pour le bon Dieu. -Ça n’a ni père ni mère, je l’ai élevée. +Ça n’a ni père ni mère, je l’ai élevée. J’ai du pain pour elle et pour moi. -Au fait j’y tiens, à cette enfant. +Au fait j’y tiens, à cette enfant. Voyez-vous, c’est comme notre enfant. -J’ai besoin que ça babille dans la maison. -L’étranger le regardait toujours fixement. +J’ai besoin que ça babille dans la maison. +L’étranger le regardait toujours fixement. Pas vrai que j’ai raison ? Enfin il y a des choses qui ne sont pas possibles. Je ne sais seulement pas votre nom. -Vous l’emmèneriez, je dirais : eh bien, l’Alouette ? où donc a-t-elle passé ? -Si j’emmène Cosette, je l’emmènerai, voilà tout. +Vous l’emmèneriez, je dirais : eh bien, l’Alouette ? où donc a-t-elle passé ? +Si j’emmène Cosette, je l’emmènerai, voilà tout. Je casse le fil qu’elle a au pied, et elle s’en va. Cela vous convient-il ? oui ou non ? Ce fut comme une intuition ; il comprit cela avec sa promptitude nette et sagace. -Questions qu’il se posait sans pouvoir les résoudre et qui l’irritaient. -Il y avait songé toute la nuit. -Ce ne pouvait être le père de Cosette. -Était-ce quelque grand-père ? -Alors pourquoi ne pas se faire connaître tout de suite ? -Alors qu’était-ce ? -Le Thénardier se perdait en suppositions. +Questions qu’il se posait sans pouvoir les résoudre et qui l’irritaient. +Il y avait songé toute la nuit. +Ce ne pouvait être le père de Cosette. +Était-ce quelque grand-père ? +Alors pourquoi ne pas se faire connaître tout de suite ? +Alors qu’était-ce ? +Le Thénardier se perdait en suppositions. Il entrevoyait tout, et ne voyait rien. -Il ne s’attendait à rien de pareil. -Ce fut la déroute de ses conjectures. -Il rallia ses idées. +Il ne s’attendait à rien de pareil. +Ce fut la déroute de ses conjectures. +Il rallia ses idées. Il pesa tout cela en une seconde. -Il estima que c’était le moment de marcher droit et vite. +Il estima que c’était le moment de marcher droit et vite. Pendant que ceci se passait, que faisait Cosette ? -Elle y avait trouvé la pièce d’or. -Sa destinée commençait à l’enivrer. -Elle était contente ; elle était surtout stupéfaite. -Ces choses si magnifiques et si jolies ne lui paraissaient pas réelles. -La poupée lui faisait peur, la pièce d’or lui faisait peur. +Elle y avait trouvé la pièce d’or. +Sa destinée commençait à l’enivrer. +Elle était contente ; elle était surtout stupéfaite. +Ces choses si magnifiques et si jolies ne lui paraissaient pas réelles. +La poupée lui faisait peur, la pièce d’or lui faisait peur. Elle tremblait vaguement devant ces magnificences. -L’étranger seul ne lui faisait pas peur. +L’étranger seul ne lui faisait pas peur. Au contraire, il la rassurait. -Autrefois son âme avait froid, maintenant elle avait chaud. -Elle n’avait plus autant de crainte de la Thénardier. -Elle n’était plus seule ; il y avait quelqu’un là. -Elle s’était mise bien vite à la besogne de tous les matins. -Ce fut dans une de ces contemplations que la Thénardier la rejoignit. -Sur l’ordre de son mari, elle l’était allée chercher. -Un instant après, Cosette entrait dans la salle basse. -L’étranger prit le paquet qu’il avait apporté et le dénoua. -Tout cela était noir. +Autrefois son âme avait froid, maintenant elle avait chaud. +Elle n’avait plus autant de crainte de la Thénardier. +Elle n’était plus seule ; il y avait quelqu’un là. +Elle s’était mise bien vite à la besogne de tous les matins. +Ce fut dans une de ces contemplations que la Thénardier la rejoignit. +Sur l’ordre de son mari, elle l’était allée chercher. +Un instant après, Cosette entrait dans la salle basse. +L’étranger prit le paquet qu’il avait apporté et le dénoua. +Tout cela était noir. Mon enfant, dit l’homme, prends ceci et va t’habiller bien vite. -Ils se dirigeaient du côté de Livry. -C’était notre homme et Cosette. +Ils se dirigeaient du côté de Livry. +C’était notre homme et Cosette. Cosette s’en allait. Avec qui ? elle l’ignorait. -Où ? elle ne savait. -Elle sortait de cette maison haïe et haïssant. -Cosette marchait gravement, ouvrant ses grands yeux et considérant le ciel. +Où ? elle ne savait. +Elle sortait de cette maison haïe et haïssant. +Cosette marchait gravement, ouvrant ses grands yeux et considérant le ciel. Elle avait mis son louis dans la poche de son tablier neuf. -Elle sentait quelque chose comme si elle était près du bon Dieu. -Elle s’attendait à de grands événements. -Que ça ! dit-elle. -Au fait, tu as raison, dit-il, je suis un imbécile. +Elle sentait quelque chose comme si elle était près du bon Dieu. +Elle s’attendait à de grands événements. +Que ça ! dit-elle. +Au fait, tu as raison, dit-il, je suis un imbécile. Donne-moi mon chapeau. -Il suivit cette indication, marchant à grands pas et monologuant. -Il aurait donné quinze mille francs. +Il suivit cette indication, marchant à grands pas et monologuant. +Il aurait donné quinze mille francs. Mais je vais le rattraper. -On ne lâche pas des mystères quand on les tient. -Toutes ces pensées lui tourbillonnaient dans le cerveau. — Je suis un animal, disait-il. -Parvenu là, il calcula qu’il devait apercevoir l’homme et la petite. -Il regarda aussi loin que sa vue put s’étendre, et ne vit rien. +On ne lâche pas des mystères quand on les tient. +Toutes ces pensées lui tourbillonnaient dans le cerveau. — Je suis un animal, disait-il. +Parvenu là, il calcula qu’il devait apercevoir l’homme et la petite. +Il regarda aussi loin que sa vue put s’étendre, et ne vit rien. Il s’informa encore. Cependant il perdait du temps. -Il se hâta dans cette direction. -Et puis le pays lui était bien connu. -J’aurais dû prendre mon fusil ! se dit-il. -Le sort de beaucoup d’hommes est de vivre ainsi à demi submergés. -Après une hésitation d’un instant : — Bah ! pensa-t-il, ils auraient le temps d’échapper ! -C’était le chapeau de l’homme. -La broussaille était basse. -Le Thénardier reconnut que l’homme et Cosette étaient assis là. -Le Thénardier ne se trompait pas. -L’homme s’était assis là pour laisser un peu reposer Cosette. -Pardon, excuse, monsieur, dit-il tout essoufflé, mais voici vos quinze cents francs. -En parlant ainsi, il tendait à l’étranger les trois billets de banque. +Il se hâta dans cette direction. +Et puis le pays lui était bien connu. +J’aurais dû prendre mon fusil ! se dit-il. +Le sort de beaucoup d’hommes est de vivre ainsi à demi submergés. +Après une hésitation d’un instant : — Bah ! pensa-t-il, ils auraient le temps d’échapper ! +C’était le chapeau de l’homme. +La broussaille était basse. +Le Thénardier reconnut que l’homme et Cosette étaient assis là. +Le Thénardier ne se trompait pas. +L’homme s’était assis là pour laisser un peu reposer Cosette. +Pardon, excuse, monsieur, dit-il tout essoufflé, mais voici vos quinze cents francs. +En parlant ainsi, il tendait à l’étranger les trois billets de banque. L’homme leva les yeux. Qu’est-ce que cela signifie ? -Le Thénardier répondit respectueusement : — Monsieur, cela signifie que je reprends Cosette. +Le Thénardier répondit respectueusement : — Monsieur, cela signifie que je reprends Cosette. Cosette frissonna et se serra contre le bonhomme. Oui, monsieur, je la reprends. Je vais vous dire. Au fait, je n’ai pas le droit de vous la donner. -Je suis un honnête homme, voyez-vous. -Cette petite n’est pas à moi, elle est à sa mère. -Vous me direz : Mais la mère est morte. -Le gargotier eut un frémissement de joie. +Je suis un honnête homme, voyez-vous. +Cette petite n’est pas à moi, elle est à sa mère. +Vous me direz : Mais la mère est morte. +Le gargotier eut un frémissement de joie. Bon ! pensa-t-il, tenons-nous. Il va me corrompre ! -Le lieu était absolument désert. -Il n’y avait pas une âme dans le bois ni dans la vallée. -J’ai l’honneur de vous saluer avec considération. +Le lieu était absolument désert. +Il n’y avait pas une âme dans le bois ni dans la vallée. +J’ai l’honneur de vous saluer avec considération. Vous connaissez cette signature ? reprit l’homme. -C’était bien la signature de Fantine. -Le Thénardier la reconnut. -Il n’y avait rien à répliquer. -L’homme ajouta : — Vous pouvez garder ce papier pour votre décharge. -Le Thénardier se replia en bon ordre. -Cette signature est assez bien imitée, grommela-t-il entre ses dents. -Puis il essaya un effort désespéré. -Puisque vous êtes la personne. +C’était bien la signature de Fantine. +Le Thénardier la reconnut. +Il n’y avait rien à répliquer. +L’homme ajouta : — Vous pouvez garder ce papier pour votre décharge. +Le Thénardier se replia en bon ordre. +Cette signature est assez bien imitée, grommela-t-il entre ses dents. +Puis il essaya un effort désespéré. +Puisque vous êtes la personne. Mais il faut me payer « toutes les petites choses ». On me doit gros. -Vous aviez reçu cent francs de trop. +Vous aviez reçu cent francs de trop. Reste trente-cinq francs qu’on vous doit. Je viens de vous donner quinze cents francs. Quel est ce diable d’homme ? pensa-t-il. Il fit ce que fait le loup, il donna une secousse. -L’audace lui avait déjà réussi une fois. -L’étranger dit tranquillement : — Viens, Cosette. -Le Thénardier remarqua l’énormité de la trique et la solitude du lieu. -Cependant l’aubergiste ne lâcha pas prise. +L’audace lui avait déjà réussi une fois. +L’étranger dit tranquillement : — Viens, Cosette. +Le Thénardier remarqua l’énormité de la trique et la solitude du lieu. +Cependant l’aubergiste ne lâcha pas prise. L’homme emmenait Cosette dans la direction de Livry et de Bondy. -Il marchait lentement, la tête baissée, dans une attitude de réflexion et de tristesse. -Tout à coup il aperçut Thénardier. -L’épaisseur du fourré l’avait forcé de se rapprocher d’eux. -Quand l’homme fut au plus épais, il se retourna. -L’aubergiste se remit à le suivre. +Il marchait lentement, la tête baissée, dans une attitude de réflexion et de tristesse. +Tout à coup il aperçut Thénardier. +L’épaisseur du fourré l’avait forcé de se rapprocher d’eux. +Quand l’homme fut au plus épais, il se retourna. +L’aubergiste se remit à le suivre. Ils firent ainsi deux ou trois cents pas. -Tout à coup l’homme se retourna encore. -Il aperçut l’aubergiste. +Tout à coup l’homme se retourna encore. +Il aperçut l’aubergiste. Il trouva moyen de se cacher dans cette embarcation jusqu’au soir. -Il trouva un premier asile aux Pradeaux, près Beausset. -Ensuite il se dirigea vers le Grand-Villard, près Briançon, dans les Hautes-Alpes. -Fuite tâtonnante et inquiète, chemin de taupe dont les embranchements sont inconnus. -On vient de le voir à Montfermeil. -Cela fait, il s’était rendu à Montfermeil. +Il trouva un premier asile aux Pradeaux, près Beausset. +Ensuite il se dirigea vers le Grand-Villard, près Briançon, dans les Hautes-Alpes. +Fuite tâtonnante et inquiète, chemin de taupe dont les embranchements sont inconnus. +On vient de le voir à Montfermeil. +Cela fait, il s’était rendu à Montfermeil. Paris, il lui tomba sous la main un des journaux qui enregistraient le fait. -Il se sentit rassuré et presque en paix comme s’il était réellement mort. -Qu’était-ce donc ? -C’était le vieux quartier du Marché-aux-Chevaux. -Presque toute la maison était cachée. -On n’en apercevait que la porte et une fenêtre. -Cette masure n’avait qu’un étage. +Il se sentit rassuré et presque en paix comme s’il était réellement mort. +Qu’était-ce donc ? +C’était le vieux quartier du Marché-aux-Chevaux. +Presque toute la maison était cachée. +On n’en apercevait que la porte et une fenêtre. +Cette masure n’avait qu’un étage. Ces chambres prenaient jour sur des terrains vagues des environs. -Une partie de ce bâtiment a été dernièrement démolie. -Le tout, dans son ensemble, n’a guère plus d’une centaine d’années. -Disons d’où lui venait cette appellation. -Deux noms prévus par La Fontaine. -Il était même l’auteur de la fenêtre monumentale. -De là à cette masure le nom de maison Gorbeau. -Une odeur de couperose sort par bouffées des toits d’une fabrique voisine. -La barrière était tout près. +Une partie de ce bâtiment a été dernièrement démolie. +Le tout, dans son ensemble, n’a guère plus d’une centaine d’années. +Disons d’où lui venait cette appellation. +Deux noms prévus par La Fontaine. +Il était même l’auteur de la fenêtre monumentale. +De là à cette masure le nom de maison Gorbeau. +Une odeur de couperose sort par bouffées des toits d’une fabrique voisine. +La barrière était tout près. En mille huit cent vingt-trois, le mur d’enceinte existait encore. -Cette barrière elle-même jetait dans l’esprit des figures funestes. -C’était le chemin de Bicêtre. -Les maisons bourgeoises n’ont commencé à peindre là que vingt-cinq ans plus tard. -Le lieu était morose. +Cette barrière elle-même jetait dans l’esprit des figures funestes. +C’était le chemin de Bicêtre. +Les maisons bourgeoises n’ont commencé à peindre là que vingt-cinq ans plus tard. +Le lieu était morose. Pas un accident de terrain, pas un caprice d’architecture, pas un pli. -C’était un ensemble glacial, régulier, hideux. -Rien ne serre le cœur comme la symétrie. -Le passant ne pouvait s’empêcher de songer aux innombrables traditions patibulaires du lieu. +C’était un ensemble glacial, régulier, hideux. +Rien ne serre le cœur comme la symétrie. +Le passant ne pouvait s’empêcher de songer aux innombrables traditions patibulaires du lieu. Ces bonnes vieilles mendiaient volontiers. -Dès cette époque, qui voulait le voir devait se hâter. -Chaque jour quelque détail de cet ensemble s’en allait. +Dès cette époque, qui voulait le voir devait se hâter. +Chaque jour quelque détail de cet ensemble s’en allait. Les vieilles maisons croulent, les maisons neuves montent. -Les symptômes d’une vie nouvelle sont évidents. -Un poêle allumé et dont on voyait la braise était dans un coin. -Le réverbère du boulevard éclairait vaguement cet intérieur pauvre. +Les symptômes d’une vie nouvelle sont évidents. +Un poêle allumé et dont on voyait la braise était dans un coin. +Le réverbère du boulevard éclairait vaguement cet intérieur pauvre. Au fond il y avait un cabinet avec un lit de sangle. Jean Valjean se courba et baisa la main de cette enfant. -Le même sentiment douloureux, religieux, poignant, lui remplissait le cœur. -Il s’agenouilla près du lit de Cosette. +Le même sentiment douloureux, religieux, poignant, lui remplissait le cœur. +Il s’agenouilla près du lit de Cosette. Il faisait grand jour que l’enfant dormait encore. -Oui, madame ! cria Cosette réveillée en sursaut, voilà ! voilà ! +Oui, madame ! cria Cosette réveillée en sursaut, voilà ! voilà ! Ah ! mon Dieu ! mon balai ! dit-elle. Ah ! tiens, c’est vrai ! dit l’enfant. -Si c’était grand, Paris ? -Si madame Thénardier était bien loin ? -C’était un affreux taudis ; mais elle se sentait libre. +Si c’était grand, Paris ? +Si madame Thénardier était bien loin ? +C’était un affreux taudis ; mais elle se sentait libre. Faut-il que je balaye ? reprit-elle enfin. Joue, dit Jean Valjean. -La journée se passa ainsi. -Il attendait là, immobile, et il la regarda se réveiller. -Quelque chose de nouveau lui entrait dans l’âme. -Jean Valjean n’avait jamais rien aimé. -Depuis vingt-cinq ans il était seul au monde. -Il n’avait jamais été père, amant, mari, ami. -Au bagne il était mauvais, sombre, chaste, ignorant et farouche. -Le cœur de ce vieux forçat était plein de virginités. +La journée se passa ainsi. +Il attendait là, immobile, et il la regarda se réveiller. +Quelque chose de nouveau lui entrait dans l’âme. +Jean Valjean n’avait jamais rien aimé. +Depuis vingt-cinq ans il était seul au monde. +Il n’avait jamais été père, amant, mari, ami. +Au bagne il était mauvais, sombre, chaste, ignorant et farouche. +Le cœur de ce vieux forçat était plein de virginités. La nature humaine est ainsi faite. Pauvre vieux cœur tout neuf ! -C’était la deuxième apparition blanche qu’il rencontrait. -Les premiers jours s’écoulèrent dans cet éblouissement. -De son côté, Cosette, elle aussi, devenait autre, à son insu, pauvre petit être ! -Elle n’y avait pu réussir. -Tous l’avaient repoussée, les Thénardier, leurs enfants, d’autres enfants. -Elle avait aimé le chien, qui était mort. -Après quoi, rien n’avait voulu d’elle, ni personne. -Elle éprouvait ce qu’elle n’avait jamais ressenti, une sensation d’épanouissement. -Elle trouvait Jean Valjean beau, de même qu’elle trouvait le taudis joli. -Ce sont là des effets d’aurore, d’enfance, de jeunesse, de joie. -La nouveauté de la terre et de la vie y est pour quelque chose. +C’était la deuxième apparition blanche qu’il rencontrait. +Les premiers jours s’écoulèrent dans cet éblouissement. +De son côté, Cosette, elle aussi, devenait autre, à son insu, pauvre petit être ! +Elle n’y avait pu réussir. +Tous l’avaient repoussée, les Thénardier, leurs enfants, d’autres enfants. +Elle avait aimé le chien, qui était mort. +Après quoi, rien n’avait voulu d’elle, ni personne. +Elle éprouvait ce qu’elle n’avait jamais ressenti, une sensation d’épanouissement. +Elle trouvait Jean Valjean beau, de même qu’elle trouvait le taudis joli. +Ce sont là des effets d’aurore, d’enfance, de jeunesse, de joie. +La nouveauté de la terre et de la vie y est pour quelque chose. Rien n’est charmant comme le reflet colorant du bonheur sur le grenier. -Nous avons tous ainsi dans notre passé un galetas bleu. -L’une en effet complétait l’autre. +Nous avons tous ainsi dans notre passé un galetas bleu. +L’une en effet complétait l’autre. Se rencontrer, ce fut se trouver. -Au moment mystérieux où leurs deux mains se touchèrent, elles se soudèrent. +Au moment mystérieux où leurs deux mains se touchèrent, elles se soudèrent. Du reste, Jean Valjean avait bien choisi son asile. -Il était là dans une sécurité qui pouvait sembler entière. -Tout le reste était inhabité. -Les semaines se succédèrent. -Ces deux êtres menaient dans ce taudis misérable une existence heureuse. -Dès l’aube, Cosette riait, jasait, chantait. +Il était là dans une sécurité qui pouvait sembler entière. +Tout le reste était inhabité. +Les semaines se succédèrent. +Ces deux êtres menaient dans ce taudis misérable une existence heureuse. +Dès l’aube, Cosette riait, jasait, chantait. Les enfants ont leur chant du matin comme les oiseaux. -Par moments elle devenait sérieuse et elle considérait sa petite robe noire. -Cosette n’était plus en guenilles, elle était en deuil. -Elle sortait de la misère et elle entrait dans la vie. -Jean Valjean s’était mis à lui enseigner à lire. -Cette idée avait tourné à montrer à lire à un enfant. -Alors le vieux galérien souriait du sourire pensif des anges. -Les bonnes pensées ont leurs abîmes comme les mauvaises. -Et puis il lui parlait de sa mère et il la faisait prier. -Elle l’appelait : père, et ne lui savait pas d’autre nom. -Il se voyait tout un avenir éclairé par Cosette comme par une charmante lumière. -Les meilleurs ne sont pas exempts d’une pensée égoïste. +Par moments elle devenait sérieuse et elle considérait sa petite robe noire. +Cosette n’était plus en guenilles, elle était en deuil. +Elle sortait de la misère et elle entrait dans la vie. +Jean Valjean s’était mis à lui enseigner à lire. +Cette idée avait tourné à montrer à lire à un enfant. +Alors le vieux galérien souriait du sourire pensif des anges. +Les bonnes pensées ont leurs abîmes comme les mauvaises. +Et puis il lui parlait de sa mère et il la faisait prier. +Elle l’appelait : père, et ne lui savait pas d’autre nom. +Il se voyait tout un avenir éclairé par Cosette comme par une charmante lumière. +Les meilleurs ne sont pas exempts d’une pensée égoïste. Par moments il songeait avec une sorte de joie qu’elle serait laide. Il aima, et il redevint fort. -Hélas ! il n’était guère moins chancelant que Cosette. -Il la protégea et elle l’affermit. -Ô mystère insondable et divin des équilibres de la destinée ! -Il allait volontiers à Saint-Médard qui est l’église la plus proche. -Elle préférait une heure avec lui, même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. -Il se trouva que Cosette était très gaie. -La vieille faisait le ménage et la cuisine et allait aux provisions. +Hélas ! il n’était guère moins chancelant que Cosette. +Il la protégea et elle l’affermit. +Ô mystère insondable et divin des équilibres de la destinée ! +Il allait volontiers à Saint-Médard qui est l’église la plus proche. +Elle préférait une heure avec lui, même aux tête-à-tête ravissants de Catherine. +Il se trouva que Cosette était très gaie. +La vieille faisait le ménage et la cuisine et allait aux provisions. Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et son vieux chapeau. Dans la rue on le prenait pour un pauvre. Il arrivait quelquefois que des bonnes femmes se retournaient et lui donnaient un sou. -Jean Valjean recevait le sou et saluait profondément. -Cela avait ses inconvénients. -Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. -Jean Valjean, pour plus de précaution sans doute, tournait le dos à cette porte. -La vieille reconnut avec épouvante que c’était un billet de mille francs. -Elle s’enfuit très effrayée. -La vieille était dans la chambre et faisait le ménage. -La doublure avait été recousue. +Jean Valjean recevait le sou et saluait profondément. +Cela avait ses inconvénients. +Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. +Jean Valjean, pour plus de précaution sans doute, tournait le dos à cette porte. +La vieille reconnut avec épouvante que c’était un billet de mille francs. +Elle s’enfuit très effrayée. +La vieille était dans la chambre et faisait le ménage. +La doublure avait été recousue. D’autres billets de mille francs, sans doute ! Les habitants de la masure atteignirent ainsi les derniers jours de l’hiver. -Il ne passait guère devant cet homme sans lui donner quelques sous. +Il ne passait guère devant cet homme sans lui donner quelques sous. Parfois il lui parlait. -Les envieux de ce mendiant disaient qu’il était de la police. -C’était un vieux bedeau de soixante-quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons. -Cet homme, selon son habitude, semblait prier et était tout courbé. -Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône accoutumée. -Ce mouvement fut comme un éclair, Jean Valjean eut un tressaillement. -Le lendemain à la nuit tombante il y retourna. -Jean Valjean se sentit pleinement rassuré. -Il se mit à rire. -Où diable ai-je été voir là Javert ? pensa-t-il. +Les envieux de ce mendiant disaient qu’il était de la police. +C’était un vieux bedeau de soixante-quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons. +Cet homme, selon son habitude, semblait prier et était tout courbé. +Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumône accoutumée. +Ce mouvement fut comme un éclair, Jean Valjean eut un tressaillement. +Le lendemain à la nuit tombante il y retourna. +Jean Valjean se sentit pleinement rassuré. +Il se mit à rire. +Où diable ai-je été voir là Javert ? pensa-t-il. Cela lui parut singulier. -Jean Valjean fit signe à Cosette de se taire. +Jean Valjean fit signe à Cosette de se taire. Il entendit qu’on montait l’escalier. Cependant Jean Valjean souffla sa chandelle. -Quelques minutes s’écoulèrent, et la lumière s’en alla. +Quelques minutes s’écoulèrent, et la lumière s’en alla. Le pas s’approchait. -C’était l’encolure formidable de Javert. -Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenêtre sur le boulevard. -Mais il eût fallu ouvrir cette fenêtre, il n’osa pas. -Qui lui avait donné cette clé ? qu’est-ce que cela voulait dire ? -La bonne femme était comme à l’ordinaire. -À propos, c’est vrai, répondit-il de l’accent le plus naturel. -Qui était-ce donc ? +C’était l’encolure formidable de Javert. +Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenêtre sur le boulevard. +Mais il eût fallu ouvrir cette fenêtre, il n’osa pas. +Qui lui avait donné cette clé ? qu’est-ce que cela voulait dire ? +La bonne femme était comme à l’ordinaire. +À propos, c’est vrai, répondit-il de l’accent le plus naturel. +Qui était-ce donc ? Et qui s’appelle ? Je ne sais plus trop. Un nom comme cela. Et qu’est-ce qu’il est, ce monsieur Dumont ? -Elle n’avait peut-être aucune intention. -Jean Valjean crut lui en démêler une. +Elle n’avait peut-être aucune intention. +Jean Valjean crut lui en démêler une. Il n’y vit personne. -Le boulevard semblait absolument désert. -Il est vrai qu’on peut s’y cacher derrière les arbres. -Viens, dit-il à Cosette. +Le boulevard semblait absolument désert. +Il est vrai qu’on peut s’y cacher derrière les arbres. +Viens, dit-il à Cosette. Il la prit par la main, et ils sortirent tous deux. -Depuis qu’il l’a quitté, Paris s’est transformé. +Depuis qu’il l’a quitté, Paris s’est transformé. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte inconnue. -Qu’on lui permette de parler de ce Paris-là comme s’il existait encore. -Les lecteurs vérifieront, s’ils veulent en prendre la peine. -Qu’il nous soit donc permis de parler du passé au présent. +Qu’on lui permette de parler de ce Paris-là comme s’il existait encore. +Les lecteurs vérifieront, s’ils veulent en prendre la peine. +Qu’il nous soit donc permis de parler du passé au présent. Cela dit, nous prions le lecteur d’en tenir note, et nous continuons. -Cette manœuvre est propre au cerf traqué. -C’est ce qu’en vénerie on appelle faux rembuchement. -C’était une nuit de pleine lune. -Jean Valjean n’en fut pas fâché. -Il ne réfléchissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échappait. +Cette manœuvre est propre au cerf traqué. +C’est ce qu’en vénerie on appelle faux rembuchement. +C’était une nuit de pleine lune. +Jean Valjean n’en fut pas fâché. +Il ne réfléchissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échappait. Cosette marchait sans faire de questions. -Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec lui. -Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait où il allait. -Il se confiait à Dieu comme elle se confiait à lui. -Du reste, il n’avait aucune idée arrêtée, aucun plan, aucun projet. -N’était-il pas déguisé ? ne le croyait-on pas mort ? -Cependant depuis quelques jours il se passait des choses qui devenaient singulières. +Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec lui. +Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait où il allait. +Il se confiait à Dieu comme elle se confiait à lui. +Du reste, il n’avait aucune idée arrêtée, aucun plan, aucun projet. +N’était-il pas déguisé ? ne le croyait-on pas mort ? +Cependant depuis quelques jours il se passait des choses qui devenaient singulières. Il ne lui en fallait pas davantage. -Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maison Gorbeau. -Celui qui marchait en tête lui parut décidément suspect. -La lune jetait une vive lumière dans ce carrefour. -En effet, il ne s’était pas écoulé trois minutes que les hommes parurent. -On eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois. -Ils avaient l’air indécis. +Il était déterminé à ne plus rentrer dans la maison Gorbeau. +Celui qui marchait en tête lui parut décidément suspect. +La lune jetait une vive lumière dans ce carrefour. +En effet, il ne s’était pas écoulé trois minutes que les hommes parurent. +On eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois. +Ils avaient l’air indécis. Jean Valjean reconnut parfaitement Javert. -Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et la porta. +Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras, et la porta. Il doubla le pas. -Là il se retourna. -Le quai était désert. -Les rues étaient désertes. +Là il se retourna. +Le quai était désert. +Les rues étaient désertes. Il gagna le pont d’Austerlitz. -Le péage y existait encore à cette époque. -Il se présenta au bureau du péager et donna un sou. +Le péage y existait encore à cette époque. +Il se présenta au bureau du péager et donna un sou. C’est deux sous, dit l’invalide du pont. -Vous portez là un enfant qui peut marcher. -Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation. -Toute fuite doit être un glissement. +Vous portez là un enfant qui peut marcher. +Il paya, contrarié que son passage eût donné lieu à une observation. +Toute fuite doit être un glissement. Cela lui fut utile. Il put traverser tout le pont dans l’ombre de cette charrette. -Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira marcher. -Il la posa à terre et la reprit par la main. -Il n’hésita pas. -Cherché, oui ; suivi, non. -Cette rue était étroite, obscure, et comme faite exprès pour lui. -Avant d’y entrer, il regarda en arrière. +Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, désira marcher. +Il la posa à terre et la reprit par la main. +Il n’hésita pas. +Cherché, oui ; suivi, non. +Cette rue était étroite, obscure, et comme faite exprès pour lui. +Avant d’y entrer, il regarda en arrière. Quatre ombres venaient d’entrer sur le pont. -Ces quatre ombres, c’étaient les quatre hommes. -Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise. -Il lui sembla qu’on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse. +Ces quatre ombres, c’étaient les quatre hommes. +Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise. +Il lui sembla qu’on pouvait se confier à cette petite rue silencieuse. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches d’un Y. Laquelle choisir ? -Il ne balança point, et prit la droite. -Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. +Il ne balança point, et prit la droite. +Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le pas de Cosette ralentissait le pas de Jean Valjean. -Il se remit à la porter. +Il se remit à la porter. Il se retournait de temps en temps et regardait. -Il avait soin de se tenir debout du côté obscur de la rue. -La rue était droite derrière lui. -Il arriva à un mur. -Ici encore il fallait se décider ; prendre à droite ou à gauche. -Il regarda à droite. +Il avait soin de se tenir debout du côté obscur de la rue. +La rue était droite derrière lui. +Il arriva à un mur. +Ici encore il fallait se décider ; prendre à droite ou à gauche. +Il regarda à droite. On voyait distinctement le fond du cul-de-sac ; un grand mur blanc. -Il regarda à gauche. -C’était de ce côté-là qu’était le salut. -Les cultures, les chantiers et les vieilles bâtisses se sont effacés. -La mémoire du peuple flotte sur ces épaves du passé. -Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties. -Tel était ce quartier au dernier siècle. -La révolution l’avait déjà fort rabroué. -L’édilité républicaine l’avait démoli, percé, troué. -Des dépôts de gravats y avaient été établis. +Il regarda à gauche. +C’était de ce côté-là qu’était le salut. +Les cultures, les chantiers et les vieilles bâtisses se sont effacés. +La mémoire du peuple flotte sur ces épaves du passé. +Les chemins étaient peu pavés, les rues étaient peu bâties. +Tel était ce quartier au dernier siècle. +La révolution l’avait déjà fort rabroué. +L’édilité républicaine l’avait démoli, percé, troué. +Des dépôts de gravats y avaient été établis. Il y a trente ans, ce quartier disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. -Aujourd’hui il est biffé tout à fait. +Aujourd’hui il est biffé tout à fait. Cette barre se nommait rue Droit-Mur. -C’est là qu’était Jean Valjean. -Il était guetté par ce fantôme. -Il n’était plus temps de rétrograder. -Il examina le cul-de-sac Genrot ; là, barrage. -Il examina la petite rue Picpus ; là, une sentinelle. -Avancer, c’était tomber sur cet homme. -Reculer, c’était se jeter dans Javert. +C’est là qu’était Jean Valjean. +Il était guetté par ce fantôme. +Il n’était plus temps de rétrograder. +Il examina le cul-de-sac Genrot ; là, barrage. +Il examina la petite rue Picpus ; là, une sentinelle. +Avancer, c’était tomber sur cet homme. +Reculer, c’était se jeter dans Javert. Jean Valjean se sentait pris comme dans un filet qui se resserrait lentement. -Il regarda le ciel avec désespoir. +Il regarda le ciel avec désespoir. Il le parcourut rapidement des yeux. -Il se disait que s’il parvenait à y pénétrer, il était peut-être sauvé. -Il eut d’abord une idée et une espérance. -Peut-être y avait-il moyen d’escalader par là et d’entrer dans la maison. -En outre il était dans l’ombre. +Il se disait que s’il parvenait à y pénétrer, il était peut-être sauvé. +Il eut d’abord une idée et une espérance. +Peut-être y avait-il moyen d’escalader par là et d’entrer dans la maison. +En outre il était dans l’ombre. Enfin il y avait deux portes. -Peut-être pourrait-on les forcer. -Le temps s’écoulait. +Peut-être pourrait-on les forcer. +Le temps s’écoulait. Il fallait faire vite. Il s’approcha de l’autre grande porte avec plus d’espoir. -Il semblait possible de percer cette clôture vermoulue. -En l’examinant, il vit que cette porte n’était pas une porte. +Il semblait possible de percer cette clôture vermoulue. +En l’examinant, il vit que cette porte n’était pas une porte. Elle n’avait ni gonds, ni pentures, ni serrure, ni fente au milieu. -Les bandes de fer la traversaient de part en part sans solution de continuité. +Les bandes de fer la traversaient de part en part sans solution de continuité. Jean Valjean risqua un peu son regard en dehors du coin de la rue. -Sept ou huit soldats disposés en peloton venaient de déboucher dans la rue Polonceau. +Sept ou huit soldats disposés en peloton venaient de déboucher dans la rue Polonceau. Il voyait briller les bayonnettes. Cela venait vers lui. -Ils s’arrêtaient fréquemment. +Ils s’arrêtaient fréquemment. Les deux acolytes de Javert marchaient dans leurs rangs. Ce fut un instant affreux. Il n’y avait plus qu’une chose possible. Il fouillait dans l’une ou l’autre, selon l’occasion. Jean Valjean mesura des yeux la muraille au-dessus de laquelle il voyait le tilleul. Elle avait environ dix-huit pieds de haut. -Ce remplissage préventif des coins de mur est fort usité à Paris. +Ce remplissage préventif des coins de mur est fort usité à Paris. Ce massif avait environ cinq pieds de haut. -Le mur était surmonté d’une pierre plate sans chevron. -La difficulté était Cosette. +Le mur était surmonté d’une pierre plate sans chevron. +La difficulté était Cosette. Jean Valjean n’y songeait pas. -L’emporter était impossible. -Le moindre fardeau dérangerait son centre de gravité et le précipiterait. +L’emporter était impossible. +Le moindre fardeau dérangerait son centre de gravité et le précipiterait. Il aurait fallu une corde. Jean Valjean n’en avait pas. -Où trouver une corde à minuit, rue Polonceau ? -Toutes les situations extrêmes ont leurs éclairs qui tantôt nous aveuglent, tantôt nous illuminent. -Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence du réverbère du cul-de-sac Genrot. +Où trouver une corde à minuit, rue Polonceau ? +Toutes les situations extrêmes ont leurs éclairs qui tantôt nous aveuglent, tantôt nous illuminent. +Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence du réverbère du cul-de-sac Genrot. Il avait une corde. -Nous avons expliqué que les réverbères n’avaient pas été allumés cette nuit-là. -Tout autre enfant qu’elle aurait depuis longtemps jeté les hauts cris. -Elle se borna à tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote. -Père, dit-elle tout bas, j’ai peur. -Qu’est-ce qui vient donc là ? -Chut ! répondit le malheureux homme, c’est la Thénardier. +Nous avons expliqué que les réverbères n’avaient pas été allumés cette nuit-là. +Tout autre enfant qu’elle aurait depuis longtemps jeté les hauts cris. +Elle se borna à tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote. +Père, dit-elle tout bas, j’ai peur. +Qu’est-ce qui vient donc là ? +Chut ! répondit le malheureux homme, c’est la Thénardier. Il ajouta : — Ne dis rien. -Si tu cries, si tu pleures, la Thénardier te guette. +Si tu cries, si tu pleures, la Thénardier te guette. Elle vient pour te ravoir. -Cosette le considérait avec stupeur, sans dire une parole. -La recommandation de Jean Valjean et le nom de la Thénardier l’avaient glacée. +Cosette le considérait avec stupeur, sans dire une parole. +La recommandation de Jean Valjean et le nom de la Thénardier l’avaient glacée. Ne dis pas un mot et n’aie pas peur, reprit Jean Valjean. Et elle se sentit enlever de terre. -Jean Valjean n’apercevait le sol au-dessous de lui que très profondément. +Jean Valjean n’apercevait le sol au-dessous de lui que très profondément. On entendit la voix tonnante de Javert : — Fouillez le cul-de-sac ! -La rue Droit-Mur est gardée, la petite rue Picpus aussi. -Je réponds qu’il est dans le cul-de-sac ! -Les soldats se précipitèrent dans le cul-de-sac Genrot. -Soit terreur, soit courage, Cosette n’avait pas soufflé. -Elle avait les mains un peu écorchées. -Les allées étaient bordées de petits arbustes sombres et toutes droites. -L’herbe en envahissait la moitié et une moisissure verte couvrait le reste. -Ces façades du dedans étaient plus tragiques encore que celles du dehors. -Toutes les fenêtres étaient grillées. -On n’y entrevoyait aucune lumière. -Aux étages supérieurs il y avait des hottes comme aux prisons. +La rue Droit-Mur est gardée, la petite rue Picpus aussi. +Je réponds qu’il est dans le cul-de-sac ! +Les soldats se précipitèrent dans le cul-de-sac Genrot. +Soit terreur, soit courage, Cosette n’avait pas soufflé. +Elle avait les mains un peu écorchées. +Les allées étaient bordées de petits arbustes sombres et toutes droites. +L’herbe en envahissait la moitié et une moisissure verte couvrait le reste. +Ces façades du dedans étaient plus tragiques encore que celles du dehors. +Toutes les fenêtres étaient grillées. +On n’y entrevoyait aucune lumière. +Aux étages supérieurs il y avait des hottes comme aux prisons. On n’apercevait pas d’autre maison. Le fond du jardin se perdait dans la brume et dans la nuit. -Celui qui s’évade ne se croit jamais assez caché. +Celui qui s’évade ne se croit jamais assez caché. Cosette tremblait et se serrait contre lui. Jean Valjean ne respirait pas. -Il avait posé doucement sa main sur la bouche de Cosette. -Ce chant venait du sombre édifice qui dominait le jardin. -Cosette et Jean Valjean tombèrent à genoux. -C’était comme un chant surnaturel dans une demeure inhabitée. -Pendant que ces voix chantaient, Jean Valjean ne songeait plus à rien. +Il avait posé doucement sa main sur la bouche de Cosette. +Ce chant venait du sombre édifice qui dominait le jardin. +Cosette et Jean Valjean tombèrent à genoux. +C’était comme un chant surnaturel dans une demeure inhabitée. +Pendant que ces voix chantaient, Jean Valjean ne songeait plus à rien. Il ne voyait plus la nuit, il voyait un ciel bleu. -Le chant s’éteignit. -Il avait peut-être duré longtemps. +Le chant s’éteignit. +Il avait peut-être duré longtemps. Jean Valjean n’aurait pu le dire. Les heures de l’extase ne sont jamais qu’une minute. -Tout était retombé dans le silence. +Tout était retombé dans le silence. Plus rien dans la rue, plus rien dans le jardin. -Ce qui menaçait, ce qui rassurait, tout s’était évanoui. +Ce qui menaçait, ce qui rassurait, tout s’était évanoui. La pauvre Cosette ne disait rien. Il se baissa et la regarda. As-tu envie de dormir ? dit Jean Valjean. -J’ai bien froid, répondit-elle. -Un moment après elle reprit : — Est-ce qu’elle est toujours là ? +J’ai bien froid, répondit-elle. +Un moment après elle reprit : — Est-ce qu’elle est toujours là ? Qui ? dit Jean Valjean. Ah ! dit-il, elle est partie. Ne crains plus rien. L’enfant soupira comme si un poids se soulevait de dessus sa poitrine. -Le bonhomme ôta sa redingote et en enveloppa Cosette. +Le bonhomme ôta sa redingote et en enveloppa Cosette. As-tu moins froid ainsi ? dit-il. Eh bien, attends-moi un instant. -Il rencontra des portes, mais elles étaient fermées. -Il y avait des barreaux à toutes les croisées du rez-de-chaussée. -La lueur venait d’une veilleuse allumée dans un coin. -Cette salle était déserte et rien n’y bougeait. -Il se mit à courir vers le hangar sans oser regarder en arrière. -Il arriva à la ruine haletant. +Il rencontra des portes, mais elles étaient fermées. +Il y avait des barreaux à toutes les croisées du rez-de-chaussée. +La lueur venait d’une veilleuse allumée dans un coin. +Cette salle était déserte et rien n’y bougeait. +Il se mit à courir vers le hangar sans oser regarder en arrière. +Il arriva à la ruine haletant. Ses genoux pliaient ; la sueur lui coulait dans les reins. -Ce n’était pas un rêve ! +Ce n’était pas un rêve ! Il avait besoin d’en toucher les pierres pour y croire. Il s’approcha de Cosette. -Il s’assit auprès d’elle et se mit à la considérer. -C’était comme un grelot qu’on agitait. -Ce bruit était dans le jardin. +Il s’assit auprès d’elle et se mit à la considérer. +C’était comme un grelot qu’on agitait. +Ce bruit était dans le jardin. On l’entendait distinctement, quoique faiblement. Ce bruit fit retourner Jean Valjean. Il regarda, et vit qu’il y avait quelqu’un dans le jardin. -Cet être paraissait boiter. +Cet être paraissait boiter. Jean Valjean tressaillit avec ce tremblement continuel des malheureux. Tout leur est hostile et suspect. -Il retomba des terreurs chimériques aux terreurs réelles. +Il retomba des terreurs chimériques aux terreurs réelles. Cosette ne remua pas. -De là il observa les allures de l’être qui était dans la melonnière. +De là il observa les allures de l’être qui était dans la melonnière. Tout en se faisant ces questions, il toucha les mains de Cosette. Ah mon Dieu ! dit-il. -Il appela à voix basse : — Cosette ! +Il appela à voix basse : — Cosette ! Elle n’ouvrit pas les yeux. Il la secoua vivement. -Elle ne s’éveilla pas. -Serait-elle morte ! dit-il, et il se dressa debout, frémissant de la tête aux pieds. -Les idées les plus affreuses lui traversèrent l’esprit pêle-mêle. -Comment la réchauffer ? comment la réveiller ? -Tout ce qui n’était pas ceci s’effaça de sa pensée. -Il s’élança éperdu hors de la ruine. -Cet homme baissait la tête et ne le voyait pas venir. -En quelques enjambées, Jean Valjean fut à lui. +Elle ne s’éveilla pas. +Serait-elle morte ! dit-il, et il se dressa debout, frémissant de la tête aux pieds. +Les idées les plus affreuses lui traversèrent l’esprit pêle-mêle. +Comment la réchauffer ? comment la réveiller ? +Tout ce qui n’était pas ceci s’effaça de sa pensée. +Il s’élança éperdu hors de la ruine. +Cet homme baissait la tête et ne le voyait pas venir. +En quelques enjambées, Jean Valjean fut à lui. Jean Valjean l’aborda en criant : — Cent francs ! L’homme fit un soubresaut et leva les yeux. -La lune éclairait en plein le visage effaré de Jean Valjean. -Tiens, c’est vous, père Madeleine ! dit l’homme. -Il s’attendait à tout, excepté à cela. -On ne distinguait pas son visage qui était dans l’ombre. -Par où êtes-vous entré, Dieu Jésus ? +La lune éclairait en plein le visage effaré de Jean Valjean. +Tiens, c’est vous, père Madeleine ! dit l’homme. +Il s’attendait à tout, excepté à cela. +On ne distinguait pas son visage qui était dans l’ombre. +Par où êtes-vous entré, Dieu Jésus ? Vous tombez donc du ciel ! -Et comme vous voilà fait ! -Mon Dieu Seigneur, est-ce que les saints deviennent fous à présent ? -Mais comment donc êtes-vous entré ici ? +Et comme vous voilà fait ! +Mon Dieu Seigneur, est-ce que les saints deviennent fous à présent ? +Mais comment donc êtes-vous entré ici ? Un mot n’attendait pas l’autre. -Tout cela était dit avec un mélange de stupéfaction et de bonhomie naïve. -Qui êtes-vous ? et qu’est-ce que c’est que cette maison-ci ? demanda Jean Valjean. +Tout cela était dit avec un mélange de stupéfaction et de bonhomie naïve. +Qui êtes-vous ? et qu’est-ce que c’est que cette maison-ci ? demanda Jean Valjean. Comment ! vous ne me reconnaissez pas ? Non, dit Jean Valjean. Et comment se fait-il que vous me connaissiez, vous ? -Vous m’avez sauvé la vie, dit l’homme. +Vous m’avez sauvé la vie, dit l’homme. Ah ! dit Jean Valjean, c’est vous ? oui, je vous reconnais. C’est bien heureux ! fit le vieux d’un ton de reproche. Et que faites-vous ici ? reprit Jean Valjean. Tiens ! je couvre mes melons donc ! Il continua : — Je me suis dit : la lune est claire, il va geler. -Si je mettais à mes melons leurs carricks ? -Mais comment donc êtes-vous ici ? +Si je mettais à mes melons leurs carricks ? +Mais comment donc êtes-vous ici ? Il multipliait les questions. -Chose bizarre, les rôles semblaient intervertis. -C’était lui, intrus, qui interrogeait. +Chose bizarre, les rôles semblaient intervertis. +C’était lui, intrus, qui interrogeait. Et qu’est-ce que c’est que cette sonnette que vous avez au genou ? -Ça ? répondit Fauchelevent, c’est pour qu’on m’évite. -Comment ! pour qu’on vous évite ? +Ça ? répondit Fauchelevent, c’est pour qu’on m’évite. +Comment ! pour qu’on vous évite ? Le vieux Fauchelevent cligna de l’œil d’un air inexprimable. -Il paraît que je serais dangereux à rencontrer. +Il paraît que je serais dangereux à rencontrer. La sonnette les avertit. Quand je viens, elles s’en vont. Qu’est-ce que c’est que cette maison-ci ? Tiens, vous savez bien. Mais non, je ne sais pas. Puisque vous m’y avez fait placer jardinier ! -Répondez-moi comme si je ne savais rien. +Répondez-moi comme si je ne savais rien. Eh bien, c’est le couvent du Petit-Picpus donc ! -Les souvenirs revenaient à Jean Valjean. -Il répéta comme se parlant à lui-même : — Le couvent du Petit-Picpus ! -Vous y êtes bien. +Les souvenirs revenaient à Jean Valjean. +Il répéta comme se parlant à lui-même : — Le couvent du Petit-Picpus ! +Vous y êtes bien. Il n’y a que moi. Cependant, reprit Jean Valjean, il faut que j’y reste. -Ah mon Dieu ! s’écria Fauchelevent. -C’est moi qui m’en suis souvenu le premier, répondit Fauchelevent. +Ah mon Dieu ! s’écria Fauchelevent. +C’est moi qui m’en suis souvenu le premier, répondit Fauchelevent. Moi ! vous sauver la vie ! Monsieur le maire, disposez du vieux bonhomme ! -Une joie admirable avait comme transfiguré ce vieillard. +Une joie admirable avait comme transfiguré ce vieillard. Un rayon semblait lui sortir du visage. Que voulez-vous que je fasse ? reprit-il. Je vous expliquerai cela. @@ -5732,2298 +5732,2298 @@ Il y a trois chambres. Bien, dit Jean Valjean. Maintenant je vous demande deux choses. Lesquelles, monsieur le maire ? -Premièrement, vous ne direz à personne ce que vous savez de moi. -Deuxièmement, vous ne chercherez pas à en savoir davantage. +Premièrement, vous ne direz à personne ce que vous savez de moi. +Deuxièmement, vous ne chercherez pas à en savoir davantage. Et puis d’ailleurs, c’est vous qui m’avez mis ici. -Je suis à vous. -À présent, venez avec moi. +Je suis à vous. +À présent, venez avec moi. Nous allons chercher l’enfant. Il y a un enfant ? -Vous sauvez la vie aux gens, et après vous les oubliez ! -Oh ! c’est mal ! eux ils se souviennent de vous ! vous êtes un ingrat ! -Aucune forêt ne cache un homme comme cette foule. -Les fugitifs de toute espèce le savent. +Vous sauvez la vie aux gens, et après vous les oubliez ! +Oh ! c’est mal ! eux ils se souviennent de vous ! vous êtes un ingrat ! +Aucune forêt ne cache un homme comme cette foule. +Les fugitifs de toute espèce le savent. Elle y chercha l’ex-maire de Montreuil-sur-Mer. -Javert fut appelé à Paris afin d’éclairer les perquisitions. -Javert en effet aida puissamment à reprendre Jean Valjean. -Il se borna à dire : c’est là le bon écrou. +Javert fut appelé à Paris afin d’éclairer les perquisitions. +Javert en effet aida puissamment à reprendre Jean Valjean. +Il se borna à dire : c’est là le bon écrou. Puis il jeta le journal, et n’y pensa plus. -Cette note passa sous les yeux de Javert, et le rendit rêveur. -Le nom de Fantine lui était bien connu. +Cette note passa sous les yeux de Javert, et le rendit rêveur. +Le nom de Fantine lui était bien connu. Qu’allait-il faire dans ce pays de Montfermeil ? on ne l’avait pu deviner. Javert le comprenait maintenant. La fille de Fantine s’y trouvait. Jean Valjean l’allait chercher. -Or, cette enfant venait d’être volée par un inconnu. -Quel pouvait être cet inconnu ? -Dans les premiers jours, les Thénardier, dépités, avaient jasé. +Or, cette enfant venait d’être volée par un inconnu. +Quel pouvait être cet inconnu ? +Dans les premiers jours, les Thénardier, dépités, avaient jasé. La disparition de l’Alouette avait fait bruit dans le village. -De là, la note de police. -Et d’abord, comment se tirerait-il des quinze cents francs qu’il avait reçus ? -Il avait ajouté le grand-père, qui faisait bien. -Ce fut sur cette histoire que Javert tomba en arrivant à Montfermeil. -Le grand-père faisait évanouir Jean Valjean. +De là, la note de police. +Et d’abord, comment se tirerait-il des quinze cents francs qu’il avait reçus ? +Il avait ajouté le grand-père, qui faisait bien. +Ce fut sur cette histoire que Javert tomba en arrivant à Montfermeil. +Le grand-père faisait évanouir Jean Valjean. J’ai vu son passeport. Je crois qu’il s’appelle Monsieur Guillaume Lambert. -Lambert est un nom bonhomme et très rassurant. -Javert s’en revint à Paris. +Lambert est un nom bonhomme et très rassurant. +Javert s’en revint à Paris. Le Jean Valjean est bien mort, se dit-il, et je suis un jobard. -Montfermeil ! ce nom revenait toujours, et fit dresser l’oreille à Javert. -Elle avait vu ! elle avait touché ! +Montfermeil ! ce nom revenait toujours, et fit dresser l’oreille à Javert. +Elle avait vu ! elle avait touché ! Javert loua une chambre. -Le soir même il s’y installa. -Le lendemain Jean Valjean décampait. -Il haïssait ces succès annoncés qu’on déflore en en parlant longtemps d’avance. -Pourquoi Javert n’arrêtait-il pas Jean Valjean ? c’est qu’il doutait encore. -Attenter à la liberté individuelle était un fait grave. -Jean Valjean tournait le dos et marchait dans l’obscurité. -Il eut un moment l’idée de lui demander brusquement ses papiers. -L’arrêter trop vite, c’était « tuer la poule aux œufs d’or ». -Où était l’inconvénient d’attendre ? -Javert était bien sûr qu’il n’échapperait pas. -Il cheminait donc assez perplexe, en se posant cent questions sur ce personnage énigmatique. +Le soir même il s’y installa. +Le lendemain Jean Valjean décampait. +Il haïssait ces succès annoncés qu’on déflore en en parlant longtemps d’avance. +Pourquoi Javert n’arrêtait-il pas Jean Valjean ? c’est qu’il doutait encore. +Attenter à la liberté individuelle était un fait grave. +Jean Valjean tournait le dos et marchait dans l’obscurité. +Il eut un moment l’idée de lui demander brusquement ses papiers. +L’arrêter trop vite, c’était « tuer la poule aux œufs d’or ». +Où était l’inconvénient d’attendre ? +Javert était bien sûr qu’il n’échapperait pas. +Il cheminait donc assez perplexe, en se posant cent questions sur ce personnage énigmatique. Javert eut ce tressaillement profond. -Avant d’empoigner un bâton d’épines, on met des gants. +Avant d’empoigner un bâton d’épines, on met des gants. Javert, avec sa puissante rectitude d’instinct, alla droit au pont d’Austerlitz. -Dans ces parties-là, les soldats sont des atouts. -Puis il se mit à jouer. -Quel délice que cet étouffement ! -Les mailles de son filet étaient solidement attachées. -On imagine son exaspération. +Dans ces parties-là, les soldats sont des atouts. +Puis il se mit à jouer. +Quel délice que cet étouffement ! +Les mailles de son filet étaient solidement attachées. +On imagine son exaspération. Duvivier, Ligniville et Desprez restent court. -Javert eût volontiers jeté le même cri. -Son désappointement tint un moment du désespoir et de la fureur. -Il eut tort peut-être d’hésiter à reconnaître l’ancien galérien. -Le premier coup d’œil aurait dû lui suffire. -Il eut tort de ne pas l’appréhender purement et simplement dans la masure. -Précaution fatale, perte d’un temps précieux. +Javert eût volontiers jeté le même cri. +Son désappointement tint un moment du désespoir et de la fureur. +Il eut tort peut-être d’hésiter à reconnaître l’ancien galérien. +Le premier coup d’œil aurait dû lui suffire. +Il eut tort de ne pas l’appréhender purement et simplement dans la masure. +Précaution fatale, perte d’un temps précieux. Mais qui est-ce qui est parfait ? -Les grands stratégistes ont leurs éclipses. -Jean Valjean avait dû évidemment s’enfuir par là. +Les grands stratégistes ont leurs éclipses. +Jean Valjean avait dû évidemment s’enfuir par là. Au-dessus du mur du fond on apercevait de grands arbres. -C’était pourtant un lieu sombre qu’on avait entrevu. +C’était pourtant un lieu sombre qu’on avait entrevu. Le seuil souriait ; la maison priait et pleurait. -Escalier et corridor étaient éclairés par deux belles fenêtres. +Escalier et corridor étaient éclairés par deux belles fenêtres. Le corridor faisait un coude et devenait obscur. -La muraille était nue ; la chambre n’était point meublée ; pas une chaise. -Qui est là ? demandait la voix. +La muraille était nue ; la chambre n’était point meublée ; pas une chaise. +Qui est là ? demandait la voix. Ici encore il y avait un mot magique qu’il fallait savoir. -Si l’on savait le mot, la voix reprenait : — Entrez à droite. -Ils étaient toujours clos. +Si l’on savait le mot, la voix reprenait : — Entrez à droite. +Ils étaient toujours clos. Que me voulez-vous ? -C’était une voix aimée, quelquefois une voix adorée. +C’était une voix aimée, quelquefois une voix adorée. On ne voyait personne. -On entendait à peine le bruit d’un souffle. -Cette tête vous parlait, mais ne vous regardait pas et ne vous souriait jamais. -Ce jour était un symbole. -Un vague profond enveloppait cette forme vêtue de deuil. -Ce qu’on voyait, c’était l’intérieur d’un cloître. -Cette loge où l’on était, c’était le parloir. -Les yeux profanes ne devaient rien voir de ce lieu sacré. -Cette congrégation avait poussé des rameaux dans tous les pays catholiques de l’Europe. -Tout est noir, excepté le bandeau qui est blanc. -Les novices portent le même habit, tout blanc. -Les professes ont en outre un rosaire au côté. +On entendait à peine le bruit d’un souffle. +Cette tête vous parlait, mais ne vous regardait pas et ne vous souriait jamais. +Ce jour était un symbole. +Un vague profond enveloppait cette forme vêtue de deuil. +Ce qu’on voyait, c’était l’intérieur d’un cloître. +Cette loge où l’on était, c’était le parloir. +Les yeux profanes ne devaient rien voir de ce lieu sacré. +Cette congrégation avait poussé des rameaux dans tous les pays catholiques de l’Europe. +Tout est noir, excepté le bandeau qui est blanc. +Les novices portent le même habit, tout blanc. +Les professes ont en outre un rosaire au côté. Les religieuses du Petit-Picpus ne portaient point ce Saint-Sacrement. -Revenons à la dure règle espagnole de Martin Verga. +Revenons à la dure règle espagnole de Martin Verga. Il a fallu en restreindre l’usage. -Obéissance, pauvreté, chasteté, stabilité sous clôture ; voilà leurs vœux, fort aggravés par la règle. -Elles doivent toujours parler bas, marcher les yeux à terre et la tête inclinée. -Un seul homme peut entrer dans le couvent, l’archevêque diocésain. -Elles sont soumises à la prieure d’une soumission absolue et passive. -C’est la sujétion canonique dans toute son abnégation. -À tour de rôle chacune d’elles fait ce qu’elles appellent la réparation. +Obéissance, pauvreté, chasteté, stabilité sous clôture ; voilà leurs vœux, fort aggravés par la règle. +Elles doivent toujours parler bas, marcher les yeux à terre et la tête inclinée. +Un seul homme peut entrer dans le couvent, l’archevêque diocésain. +Elles sont soumises à la prieure d’une soumission absolue et passive. +C’est la sujétion canonique dans toute son abnégation. +À tour de rôle chacune d’elles fait ce qu’elles appellent la réparation. Dans cette attitude, elle prie pour tous les coupables de l’univers. Ceci est grand jusqu’au sublime. -Faire la réparation est une fonction où toute l’âme s’absorbe. -La sœur au poteau ne se retournerait pas pour le tonnerre tombant derrière elle. -En outre, il y a toujours une religieuse à genoux devant le Saint-Sacrement. +Faire la réparation est une fonction où toute l’âme s’absorbe. +La sœur au poteau ne se retournerait pas pour le tonnerre tombant derrière elle. +En outre, il y a toujours une religieuse à genoux devant le Saint-Sacrement. Cette station dure une heure. -Elles se relèvent comme des soldats en faction. -C’est là l’Adoration Perpétuelle. +Elles se relèvent comme des soldats en faction. +C’est là l’Adoration Perpétuelle. Cependant les noms de saintes ne sont pas interdits. Quand on les voit, on ne voit jamais que leur bouche. Toutes ont les dents jaunes. -Jamais une brosse à dents n’est entrée dans le couvent. +Jamais une brosse à dents n’est entrée dans le couvent. Elles ne disent de rien ma ni mon. -Elles n’ont rien à elles et ne doivent tenir à rien. +Elles n’ont rien à elles et ne doivent tenir à rien. En ce cas, n’entrez pas chez nous. Elles vivent cellules ouvertes. -L’autre répond : À jamais. -Même cérémonie quand l’une frappe à la porte de l’autre. -C’est leur bonjour, qui est « plein de grâce » en effet. -Il en résulte un effet saisissant et tragique. -Le gouvernement, comme elles disent, ne permit pas que ce caveau reçût les cercueils. -Elles sortaient donc du couvent quand elles étaient mortes. +L’autre répond : À jamais. +Même cérémonie quand l’une frappe à la porte de l’autre. +C’est leur bonjour, qui est « plein de grâce » en effet. +Il en résulte un effet saisissant et tragique. +Le gouvernement, comme elles disent, ne permit pas que ce caveau reçût les cercueils. +Elles sortaient donc du couvent quand elles étaient mortes. Ceci les affligeait et les consternait comme une infraction. -Leurs stations à la chapelle sont interminables. -Les mères vocales se consultent après chaque confession, et infligent tout haut les pénitences. -Ce qui rendait la faute énorme, c’est que le chapitre avait ri. -La prieure seule peut communiquer avec des étrangers. -Les autres ne peuvent voir que leur famille étroite, et très rarement. -Il va sans dire que la permission est toujours refusée aux hommes. -Telle est la règle de saint Benoît, aggravée par Martin Verga. -Elles sont pâles et graves. -De mille huit cent vingt-cinq à mille huit cent trente trois sont devenues folles. -3 SÉVÉRITÉSOn est au moins deux ans postulante, souvent quatre ; quatre ans novice. -Les bernardines-bénédictines de Martin Verga n’admettent point de veuves dans leur ordre. -À l’époque où se passe cette histoire, un pensionnat était joint au couvent. -Dans les premiers temps, les religieuses leur prêtaient leurs vêtements noirs. -Cela parut profane, et la prieure le défendit. -Ce prêt ne fut permis qu’aux novices. +Leurs stations à la chapelle sont interminables. +Les mères vocales se consultent après chaque confession, et infligent tout haut les pénitences. +Ce qui rendait la faute énorme, c’est que le chapitre avait ri. +La prieure seule peut communiquer avec des étrangers. +Les autres ne peuvent voir que leur famille étroite, et très rarement. +Il va sans dire que la permission est toujours refusée aux hommes. +Telle est la règle de saint Benoît, aggravée par Martin Verga. +Elles sont pâles et graves. +De mille huit cent vingt-cinq à mille huit cent trente trois sont devenues folles. +3 SÉVÉRITÉSOn est au moins deux ans postulante, souvent quatre ; quatre ans novice. +Les bernardines-bénédictines de Martin Verga n’admettent point de veuves dans leur ordre. +À l’époque où se passe cette histoire, un pensionnat était joint au couvent. +Dans les premiers temps, les religieuses leur prêtaient leurs vêtements noirs. +Cela parut profane, et la prieure le défendit. +Ce prêt ne fut permis qu’aux novices. Elles s’en amusaient tout simplement. -C’était nouveau, cela les changeait. -Les élèves, aux austérités près, se conformaient à toutes les pratiques du couvent. +C’était nouveau, cela les changeait. +Les élèves, aux austérités près, se conformaient à toutes les pratiques du couvent. Comme les religieuses, les pensionnaires ne voyaient leurs parents qu’au parloir. -Leurs mères elles-mêmes n’obtenaient pas de les embrasser. -Voici jusqu’où allait la sévérité sur ce point. -La jeune fille pleurait, car elle eût bien voulu embrasser sa sœur. -Ceci fut refusé presque avec scandale. -À de certaines heures, l’enfance étincelait dans ce cloître. +Leurs mères elles-mêmes n’obtenaient pas de les embrasser. +Voici jusqu’où allait la sévérité sur ce point. +La jeune fille pleurait, car elle eût bien voulu embrasser sa sœur. +Ceci fut refusé presque avec scandale. +À de certaines heures, l’enfance étincelait dans ce cloître. Une porte tournait sur ses gonds. -Les oiseaux disaient : Bon ! voilà les enfants ! -Une irruption de jeunesse inondait ce jardin coupé d’une croix comme un linceul. +Les oiseaux disaient : Bon ! voilà les enfants ! +Une irruption de jeunesse inondait ce jardin coupé d’une croix comme un linceul. La ruche de la joie s’ouvrait, et chacune apportait son miel. -Ces quatre murs lugubres avaient leur minute d’éblouissement. -C’était comme une pluie de roses traversant ce deuil. +Ces quatre murs lugubres avaient leur minute d’éblouissement. +C’était comme une pluie de roses traversant ce deuil. Les petites sautaient, les grandes dansaient. -Dans ce cloître, le jeu était mêlé de ciel. -Rien n’était ravissant et auguste comme toutes ces fraîches âmes épanouies. +Dans ce cloître, le jeu était mêlé de ciel. +Rien n’était ravissant et auguste comme toutes ces fraîches âmes épanouies. Elle me dit que je ne la sais pas, et je la sais. alix (la grande, neuf ans). — Non. Elle ne la sait pas. -la mère. — Comment cela, mon enfant ? -Elle n’a pas répondu. -Que lui avez-vous demandé ? -Et qu’est-ce que c’était que cette demande ? -C’était : Qu’arriva-t-il ensuite ? -Mon père, je m’accuse d’avoir été adultère. -Mon père, je m’accuse d’avoir élevé mes regards vers les monsieurs. +la mère. — Comment cela, mon enfant ? +Elle n’a pas répondu. +Que lui avez-vous demandé ? +Et qu’est-ce que c’était que cette demande ? +C’était : Qu’arriva-t-il ensuite ? +Mon père, je m’accuse d’avoir été adultère. +Mon père, je m’accuse d’avoir élevé mes regards vers les monsieurs. Ils ont cueilli les fleurs, et ils les ont mises dans leur poche. -Et encore cet autre poème : « — Il est arrivé un coup de bâton. -C’est Polichinelle qui l’a donné au chat. -Ça ne lui a pas fait de bien, ça lui a fait du mal. +Et encore cet autre poème : « — Il est arrivé un coup de bâton. +C’est Polichinelle qui l’a donné au chat. +Ça ne lui a pas fait de bien, ça lui a fait du mal. Alors une dame a mis Polichinelle en prison. -Les grandes grandes, au-dessus de dix ans, — l’appelaient Agathoclès. +Les grandes grandes, au-dessus de dix ans, — l’appelaient Agathoclès. Tous les lieux circonvoisins y fournissaient leur contingent d’insectes. -Le coin des Cricris était voisin de la cuisine et fort estimé. +Le coin des Cricris était voisin de la cuisine et fort estimé. On y avait moins froid qu’ailleurs. -C’est une araignée, monseigneur. +C’est une araignée, monseigneur. Bah ! et cette autre ? C’est un cricri. C’est une chenille. -En vérité ! et vous-même ? +En vérité ! et vous-même ? Je suis un cloporte, monseigneur. -Chaque maison de ce genre a ses particularités. +Chaque maison de ce genre a ses particularités. Les fleurs revenaient de droit aux fleuristes. Quatre « vierges » marchaient en avant. -Monsieur saint Jean, d’où venez-vous ? +Monsieur saint Jean, d’où venez-vous ? Je viens d’Ave Salus. Vous n’avez pas vu le bon Dieu, si est ? -Les repas étaient revêches et la nourriture des enfants eux-mêmes sévère. -Un seul plat, viande et légumes mêlés, ou poisson salé, tel était le luxe. -Ce bref ordinaire, réservé aux pensionnaires seules, était pourtant une exception. -La lectrice était une grande élève, de semaine. +Les repas étaient revêches et la nourriture des enfants eux-mêmes sévère. +Un seul plat, viande et légumes mêlés, ou poisson salé, tel était le luxe. +Ce bref ordinaire, réservé aux pensionnaires seules, était pourtant une exception. +La lectrice était une grande élève, de semaine. On appelait ces terrines ronds d’eau. L’enfant qui rompait le silence faisait une « croix de langue ». -Elle léchait le pavé. -C’est la règle de saint Benoît. -Arcane où nul œil profane ne doit pénétrer. +Elle léchait le pavé. +C’est la règle de saint Benoît. +Arcane où nul œil profane ne doit pénétrer. Nemo regulas, seu constitutiones nostras, externis communicabit. -Elles ne tirèrent de ce grand danger couru qu’un plaisir médiocre. -Elles jouaient dans une allée du jardin, bordée de quelques maigres arbres fruitiers. +Elles ne tirèrent de ce grand danger couru qu’un plaisir médiocre. +Elles jouaient dans une allée du jardin, bordée de quelques maigres arbres fruitiers. Je cite textuellement : « On cache sa poire ou sa pomme comme on peut. -C’était là une de leurs voluptés les plus vives. -Trois jours, s’il vous plaît. +C’était là une de leurs voluptés les plus vives. +Trois jours, s’il vous plaît. J’accorde trois jours. -La prieure n’y pouvait rien, l’archevêque avait parlé. +La prieure n’y pouvait rien, l’archevêque avait parlé. Scandale pour le couvent, mais joie pour le pensionnat. Qu’on juge de l’effet. -Ses narines étaient pincées et livides comme après le dernier soupir. -Toucher sa main, c’était toucher de la neige. -Elle avait une étrange grâce spectrale. -Là où elle entrait, on avait froid. -On faisait sur madame Albertine cent récits. -C’était l’éternelle curiosité des pensionnaires. +Ses narines étaient pincées et livides comme après le dernier soupir. +Toucher sa main, c’était toucher de la neige. +Elle avait une étrange grâce spectrale. +Là où elle entrait, on avait froid. +On faisait sur madame Albertine cent récits. +C’était l’éternelle curiosité des pensionnaires. Il y avait dans la chapelle une tribune qu’on appelait l’Œil-de-Bœuf. -C’était la première fois que Monsieur de Rohan prêchait au couvent du Petit-Picpus. +C’était la première fois que Monsieur de Rohan prêchait au couvent du Petit-Picpus. Ces deux mots cependant firent jaser tout ce qui pouvait parler dans le couvent. Que de choses dans ce tiens ! Monsieur de Rohan s’appelait en effet Auguste. Il occupait fort toutes ces imaginations de seize ans. -Aucun bruit du dehors ne pénétrait dans le couvent. -Cependant il y eut une année où le son d’une flûte y parvint. -Ce fut un événement, et les pensionnaires d’alors s’en souviennent encore. -C’était une flûte dont quelqu’un jouait dans le voisinage. +Aucun bruit du dehors ne pénétrait dans le couvent. +Cependant il y eut une année où le son d’une flûte y parvint. +Ce fut un événement, et les pensionnaires d’alors s’en souviennent encore. +C’était une flûte dont quelqu’un jouait dans le voisinage. Cela dura plusieurs mois. -Les pensionnaires étaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. -Chacune se rêvait Zétulbé. +Les pensionnaires étaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. +Chacune se rêvait Zétulbé. Deux furent plus hardies encore. -C’était un pêle-mêle bizarre. -Chacune suivait sa règle. -Une de ces réfugiées se retrouvait presque chez elle. -C’était une religieuse de Sainte-Aure, la seule de son ordre qui eût survécu. -De ce nombre étaient madame de Beaufort d’Hautpoul et madame la marquise Dufresne. -Les élèves l’appelaient madame Vacarmini. -Monsieur le duc d’Orléans la recommandait. -Rumeur dans la ruche ; les mères vocales étaient toutes tremblantes. +C’était un pêle-mêle bizarre. +Chacune suivait sa règle. +Une de ces réfugiées se retrouvait presque chez elle. +C’était une religieuse de Sainte-Aure, la seule de son ordre qui eût survécu. +De ce nombre étaient madame de Beaufort d’Hautpoul et madame la marquise Dufresne. +Les élèves l’appelaient madame Vacarmini. +Monsieur le duc d’Orléans la recommandait. +Rumeur dans la ruche ; les mères vocales étaient toutes tremblantes. Madame de Genlis avait fait des romans. Dieu aidant, et le prince aussi, elle entra. Les religieuses en furent ravies. -Quoique très vieille, elle jouait encore de la harpe, et fort bien. -En s’en allant, elle laissa sa marque à sa cellule. -Madame de Genlis était superstitieuse et latiniste. +Quoique très vieille, elle jouait encore de la harpe, et fort bien. +En s’en allant, elle laissa sa marque à sa cellule. +Madame de Genlis était superstitieuse et latiniste. Ces deux mots donnent d’elle un assez bon profil. Nos et res nostras conservet summa potestas. Hos versus dicas, ne tu furto tua perdas. -Cette caverne, qu’on appelait le chœur, communiquait avec le cloître par un couloir. -L’église prenait jour sur le jardin. -Elle avait été réélue. -Mère Innocente tenait de son ascendante Marguerite, la Dacier de l’Ordre. -La sous-prieure était une vieille religieuse espagnole presque aveugle, la mère Cineres. -La mère Sainte-Mechtilde, chargée du chant et du chœur, y employait volontiers les pensionnaires. -Toutes ces femmes étaient douces pour tous ces enfants. -Les religieuses n’étaient sévères que pour elles-mêmes. +Cette caverne, qu’on appelait le chœur, communiquait avec le cloître par un couloir. +L’église prenait jour sur le jardin. +Elle avait été réélue. +Mère Innocente tenait de son ascendante Marguerite, la Dacier de l’Ordre. +La sous-prieure était une vieille religieuse espagnole presque aveugle, la mère Cineres. +La mère Sainte-Mechtilde, chargée du chant et du chœur, y employait volontiers les pensionnaires. +Toutes ces femmes étaient douces pour tous ces enfants. +Les religieuses n’étaient sévères que pour elles-mêmes. Avec cela mille soins. Chaque personne et chaque chose avait sa sonnerie. La prieure avait un et un ; la sous-prieure un et deux. -Quatre-quatre était le timbre de madame de Genlis. -On l’entendait très souvent. -C’est le diable à quatre, disaient celles qui n’étaient point charitables. -Dix-neuf coups annonçaient un grand événement. -On voit que tous les hommes étaient choisis. -Telle était cette curieuse maison. -Le lecteur en a déjà quelque idée. -Ces quatre rues entouraient ce trapèze comme ferait un fossé. -Le couvent se composait de plusieurs bâtiments et d’un jardin. -C’était l’entrée publique de l’église. -Dans le petit bras les cuisines, le réfectoire, doublé du cloître, et l’église. -Elles étaient bordées de groseilliers. -Toutes ces rues du reste étaient des plus anciennes de Paris. -Avant la révolution elle avait même été du monde. -Elle parlait avec un parler picard qui égayait les pensionnaires. +Quatre-quatre était le timbre de madame de Genlis. +On l’entendait très souvent. +C’est le diable à quatre, disaient celles qui n’étaient point charitables. +Dix-neuf coups annonçaient un grand événement. +On voit que tous les hommes étaient choisis. +Telle était cette curieuse maison. +Le lecteur en a déjà quelque idée. +Ces quatre rues entouraient ce trapèze comme ferait un fossé. +Le couvent se composait de plusieurs bâtiments et d’un jardin. +C’était l’entrée publique de l’église. +Dans le petit bras les cuisines, le réfectoire, doublé du cloître, et l’église. +Elles étaient bordées de groseilliers. +Toutes ces rues du reste étaient des plus anciennes de Paris. +Avant la révolution elle avait même été du monde. +Elle parlait avec un parler picard qui égayait les pensionnaires. Une autre fois, la centenaire racontait des histoires. -Elle disait que dans sa jeunesse les bernardins ne le cédaient pas aux mousquetaires. -C’était un siècle qui parlait, mais c’était le dix-huitième siècle. -Elle contait la coutume champenoise et bourguignonne des quatre vins avant la révolution. -Elle avait dans une armoire, sous clef, un objet mystérieux auquel elle tenait fort. -La règle de Fontevrault ne le lui défendait pas. -Elle ne voulait montrer cet objet à personne. -Les plus curieuses échouèrent devant son silence et les plus tenaces devant son obstination. -Sans doute quelque saint livre ? quelque chapelet unique ? quelque relique prouvée ? +Elle disait que dans sa jeunesse les bernardins ne le cédaient pas aux mousquetaires. +C’était un siècle qui parlait, mais c’était le dix-huitième siècle. +Elle contait la coutume champenoise et bourguignonne des quatre vins avant la révolution. +Elle avait dans une armoire, sous clef, un objet mystérieux auquel elle tenait fort. +La règle de Fontevrault ne le lui défendait pas. +Elle ne voulait montrer cet objet à personne. +Les plus curieuses échouèrent devant son silence et les plus tenaces devant son obstination. +Sans doute quelque saint livre ? quelque chapelet unique ? quelque relique prouvée ? On se perdait en conjectures. -On trouva l’objet sous un triple linge comme une patène bénite. +On trouva l’objet sous un triple linge comme une patène bénite. La poursuite abonde en grimaces et en postures comiques. -Un des charmants petits amours est déjà tout embroché. -Moralité : l’amour vaincu par la colique. -Mais les deux ordres n’en étaient pas moins restés distincts. -La maison du Petit-Picpus se dépeuplait rapidement. +Un des charmants petits amours est déjà tout embroché. +Moralité : l’amour vaincu par la colique. +Mais les deux ordres n’en étaient pas moins restés distincts. +La maison du Petit-Picpus se dépeuplait rapidement. En mille huit cent quarante, le petit couvent avait disparu, le pensionnat avait disparu. Combien sont-elles aujourd’hui ? Elle n’avait pas quarante ans. -Le fardeau est implacable et reste le même à peu comme à beaucoup. -Il pesait, il écrase. +Le fardeau est implacable et reste le même à peu comme à beaucoup. +Il pesait, il écrase. Du temps que l’auteur de ce livre habitait encore Paris, deux sont mortes. L’une avait vingt-cinq ans ; l’autre vingt-trois. Celle-ci peut dire comme Julia Alpinula : Hic jaceo. Vixi annos viginti et tres. -C’est le jardin fermé. +C’est le jardin fermé. Nous ne comprenons pas tout, mais nous n’insultons rien. -Au dix-neuvième siècle, l’idée religieuse subit une crise. +Au dix-neuvième siècle, l’idée religieuse subit une crise. Pas de vide dans le cœur humain. -En attendant, étudions les choses qui ne sont plus. -Il est nécessaire de les connaître, ne fût-ce que pour les éviter. -Les contrefaçons du passé prennent de faux noms et s’appellent volontiers l’avenir. -Ce revenant, le passé, est sujet à falsifier son passeport. -Mettons-nous au fait du piège. -Le passé a un visage, la superstition, et un masque, l’hypocrisie. -Dénonçons le visage et arrachons le masque. +En attendant, étudions les choses qui ne sont plus. +Il est nécessaire de les connaître, ne fût-ce que pour les éviter. +Les contrefaçons du passé prennent de faux noms et s’appellent volontiers l’avenir. +Ce revenant, le passé, est sujet à falsifier son passeport. +Mettons-nous au fait du piège. +Le passé a un visage, la superstition, et un masque, l’hypocrisie. +Dénonçons le visage et arrachons le masque. Quant aux couvents, ils offrent une question complexe. -Question de civilisation, qui les condamne ; question de liberté, qui les protège. +Question de civilisation, qui les condamne ; question de liberté, qui les protège. L’homme est le second. -Leur prospérité et leur embonpoint sont l’appauvrissement du pays. +Leur prospérité et leur embonpoint sont l’appauvrissement du pays. Les claustrations ont fait leur temps. -Le cloître, ce cloître-là, est le point d’intersection des terreurs. -Le cloître catholique proprement dit est tout rempli du rayonnement noir de la mort. -Le couvent espagnol surtout est funèbre. +Le cloître, ce cloître-là, est le point d’intersection des terreurs. +Le cloître catholique proprement dit est tout rempli du rayonnement noir de la mort. +Le couvent espagnol surtout est funèbre. Ces femmes pensent-elles ? non. Leurs nerfs sont devenus des os ; leurs os sont devenus des pierres. Leur voile est de la nuit tissue. L’abbesse, une larve, les sanctifie et les terrifie. -L’immaculé est là, farouche. -Tels sont les vieux monastères d’Espagne. -Repaires de la dévotion terrible ; antres de vierges ; lieux féroces. -Espagne catholique était plus romaine que Rome même. -Le couvent espagnol était par excellence le couvent catholique. +L’immaculé est là, farouche. +Tels sont les vieux monastères d’Espagne. +Repaires de la dévotion terrible ; antres de vierges ; lieux féroces. +Espagne catholique était plus romaine que Rome même. +Le couvent espagnol était par excellence le couvent catholique. On y sentait l’orient. -La nonne était l’odalisque, le prêtre était l’eunuque. -Les ferventes étaient choisies en songe et possédaient Christ. -Un regard dehors était une infidélité. -L’in-pace remplaçait le sac de cuir. -Matière à déclamations, disent les habiles. -Déclamations, répètent les niais. -Les faits pourtant sont malaisés à déconcerter, et s’obstinent. -C’étaient des in-pace. -Quatre pieds de rivière coulent extérieurement le long du mur. -Le sol est toujours mouillé. -L’habitant de l’in-pace avait pour lit cette terre mouillée. -On mettait là dedans un être avec un couvercle de pierre par-dessus. -Il arrête net la vie. -Il dépeuple, tout simplement. -Il a été fléau en Europe. +La nonne était l’odalisque, le prêtre était l’eunuque. +Les ferventes étaient choisies en songe et possédaient Christ. +Un regard dehors était une infidélité. +L’in-pace remplaçait le sac de cuir. +Matière à déclamations, disent les habiles. +Déclamations, répètent les niais. +Les faits pourtant sont malaisés à déconcerter, et s’obstinent. +C’étaient des in-pace. +Quatre pieds de rivière coulent extérieurement le long du mur. +Le sol est toujours mouillé. +L’habitant de l’in-pace avait pour lit cette terre mouillée. +On mettait là dedans un être avec un couvercle de pierre par-dessus. +Il arrête net la vie. +Il dépeuple, tout simplement. +Il a été fléau en Europe. Je viens de la pleine mer, dit le poisson. -J’ai été la rose, dit le parfum. -Je vous ai aimés, dit le cadavre. -Je vous ai civilisés, dit le couvent. -À cela une seule réponse : Jadis. -Il y a cependant des théoriciens pour ces théories-là. +J’ai été la rose, dit le parfum. +Je vous ai aimés, dit le cadavre. +Je vous ai civilisés, dit le couvent. +À cela une seule réponse : Jadis. +Il y a cependant des théoriciens pour ces théories-là. Les aruspices la pratiquaient. -Ils frottaient de craie une génisse noire, et disaient : Elle est blanche. -S’il veut être vivant, nous l’attaquons, et nous tâchons de le tuer. -L’ombre est difficile à prendre à la gorge et à terrasser. +Ils frottaient de craie une génisse noire, et disaient : Elle est blanche. +S’il veut être vivant, nous l’attaquons, et nous tâchons de le tuer. +L’ombre est difficile à prendre à la gorge et à terrasser. Mais nous ne sommes point en temps ordinaire. -Le propre de la vérité, c’est de n’être jamais excessive. -Quel besoin a-t-elle d’exagérer ? +Le propre de la vérité, c’est de n’être jamais excessive. +Quel besoin a-t-elle d’exagérer ? L’examen bienveillant et grave, quelle force ! -N’apportons point la flamme là où la lumière suffit. +N’apportons point la flamme là où la lumière suffit. Qui dit couvent dit marais. Cela dit, la question religieuse subsiste. En vertu de quel droit ? en vertu du droit d’association. Ils s’enferment chez eux. Ils ne sortent pas. -Là, chez eux, que font-ils ? +Là, chez eux, que font-ils ? Ils parlent bas ; ils baissent les yeux ; ils travaillent. -Ils sont vêtus de grosse laine ou de grosse toile. -Pas un d’eux ne possède en propriété quoi que ce soit. -En entrant là, celui qui était riche se fait pauvre. -Ce qu’il a, il le donne à tous. +Ils sont vêtus de grosse laine ou de grosse toile. +Pas un d’eux ne possède en propriété quoi que ce soit. +En entrant là, celui qui était riche se fait pauvre. +Ce qu’il a, il le donne à tous. La cellule est identique pour tous. -Le même sac sur le dos, la même corde autour des reins. +Le même sac sur le dos, la même corde autour des reins. Si le parti pris est d’aller pieds nus, tous vont pieds nus. -Les noms de famille même ont disparu. -Ils ne portent que des prénoms. -Tous sont courbés sous l’égalité des noms de baptême. -Ils ont dissous la famille charnelle et constitué dans leur communauté la famille spirituelle. +Les noms de famille même ont disparu. +Ils ne portent que des prénoms. +Tous sont courbés sous l’égalité des noms de baptême. +Ils ont dissous la famille charnelle et constitué dans leur communauté la famille spirituelle. Ils n’ont plus d’autres parents que tous les hommes. Ils secourent les pauvres, ils soignent les malades. -Ils élisent ceux auxquels ils obéissent. -Ils se disent l’un à l’autre : mon frère. -Vous m’arrêtez, et vous vous écriez : — Mais c’est là le couvent idéal ! -Le monastère est le produit de la formule : Égalité, Fraternité. -Ils regardent l’ombre, ils se mettent à genoux, et ils joignent les mains. +Ils élisent ceux auxquels ils obéissent. +Ils se disent l’un à l’autre : mon frère. +Vous m’arrêtez, et vous vous écriez : — Mais c’est là le couvent idéal ! +Le monastère est le produit de la formule : Égalité, Fraternité. +Ils regardent l’ombre, ils se mettent à genoux, et ils joignent les mains. Qu’est-ce que cela signifie ? -5 LA PRIÈRE Ils prient. +5 LA PRIÈRE Ils prient. Prier Dieu, que veut dire ce mot ? Y a-t-il un infini hors de nous ? En d’autres termes, n’est-il pas l’absolu dont nous sommes le relatif ? Ce second infini est-il intelligent lui aussi ? Pense-t-il ? aime-t-il ? veut-il ? -Ne retirons rien à l’esprit humain ; supprimer est mauvais. -Il faut réformer et transformer. -Inconnu est un océan. +Ne retirons rien à l’esprit humain ; supprimer est mauvais. +Il faut réformer et transformer. +Inconnu est un océan. Qu’est-ce que la conscience ? C’est la boussole de l’Inconnu. -Pensée, rêverie, prière, ce sont là de grands rayonnements mystérieux. -Où vont ces irradiations majestueuses de l’âme ? -à l’ombre ; c’est-à-dire à la lumière. -Écraser les fanatismes et vénérer l’infini, telle est la loi. -Tournez votre livre à l’envers, et soyez dans l’infini. +Pensée, rêverie, prière, ce sont là de grands rayonnements mystérieux. +Où vont ces irradiations majestueuses de l’âme ? +à l’ombre ; c’est-à-dire à la lumière. +Écraser les fanatismes et vénérer l’infini, telle est la loi. +Tournez votre livre à l’envers, et soyez dans l’infini. Il y a, nous le savons, une philosophie qui nie l’infini. -On croit entendre une taupe s’écrier : Ils me font pitié avec leur soleil ! -Il y a, nous le savons, d’illustres et puissants athées. +On croit entendre une taupe s’écrier : Ils me font pitié avec leur soleil ! +Il y a, nous le savons, d’illustres et puissants athées. Nous saluons en eux les philosophes, tout en qualifiant inexorablement leur philosophie. -L’admirable aussi, c’est la facilité à se payer de mots. -Nous l’avons démontré. -La négation de l’infini mène droit au nihilisme. +L’admirable aussi, c’est la facilité à se payer de mots. +Nous l’avons démontré. +La négation de l’infini mène droit au nihilisme. Tout devient « une conception de l’esprit ». Avec le nihilisme pas de discussion possible. -À : Non, il n’y a qu’une réponse : Oui. -Le nihilisme est sans portée. -Il n’y a pas de néant. -Zéro n’existe pas. +À : Non, il n’y a qu’une réponse : Oui. +Le nihilisme est sans portée. +Il n’y a pas de néant. +Zéro n’existe pas. Tout est quelque chose. Rien n’est rien. L’homme vit d’affirmation plus encore que de pain. -Voir et montrer, cela même ne suffit pas. -Changer l’Éden en Lycée. -La science doit être un cordial. -Jouir, quel triste but et quelle ambition chétive ! -Penser, voilà le triomphe vrai de l’âme. -La morale est un épanouissement de vérités. -Contempler mène à agir. -L’absolu doit être pratique. -Il faut que l’idéal soit respirable, potable et mangeable à l’esprit humain. -La sagesse est une communion sacrée. -Le progrès est le but, l’idéal est le type. -Qu’est-ce que l’idéal ? -Idéal, absolu, perfection, infini ; mots identiques. -Le cénobitisme est un problème humain. +Voir et montrer, cela même ne suffit pas. +Changer l’Éden en Lycée. +La science doit être un cordial. +Jouir, quel triste but et quelle ambition chétive ! +Penser, voilà le triomphe vrai de l’âme. +La morale est un épanouissement de vérités. +Contempler mène à agir. +L’absolu doit être pratique. +Il faut que l’idéal soit respirable, potable et mangeable à l’esprit humain. +La sagesse est une communion sacrée. +Le progrès est le but, l’idéal est le type. +Qu’est-ce que l’idéal ? +Idéal, absolu, perfection, infini ; mots identiques. +Le cénobitisme est un problème humain. Un couvent, c’est une contradiction. Pour but, le salut ; pour moyen, le sacrifice. -Le couvent, c’est le suprême égoïsme ayant pour résultante la suprême abnégation. -Abdiquer pour régner, semble être la devise du monachisme. -Au cloître, on souffre pour jouir. +Le couvent, c’est le suprême égoïsme ayant pour résultante la suprême abnégation. +Abdiquer pour régner, semble être la devise du monachisme. +Au cloître, on souffre pour jouir. On tire une lettre de change sur la mort. -On escompte en nuit terrestre la lumière céleste. -Au cloître, l’enfer est accepté en avance d’hoirie sur le paradis. -La prise de voile ou de froc est un suicide payé d’éternité. -Tout y est sérieux, le bien comme le mal. +On escompte en nuit terrestre la lumière céleste. +Au cloître, l’enfer est accepté en avance d’hoirie sur le paradis. +La prise de voile ou de froc est un suicide payé d’éternité. +Tout y est sérieux, le bien comme le mal. L’homme juste fronce le sourcil, mais ne sourit jamais du mauvais sourire. -Nous comprenons la colère, non la malignité. +Nous comprenons la colère, non la malignité. 8 FOI, LOI Encore quelques mots. Nous saluons qui s’agenouille. -Une foi ; c’est là pour l’homme le nécessaire. -Malheur à qui ne croit rien ! -On n’est pas inoccupé parce qu’on est absorbé. +Une foi ; c’est là pour l’homme le nécessaire. +Malheur à qui ne croit rien ! +On n’est pas inoccupé parce qu’on est absorbé. Il y a le labeur visible et le labeur invisible. Contempler, c’est labourer ; penser, c’est agir. -Les bras croisés travaillent, les mains jointes font. +Les bras croisés travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel est une œuvre. -Thalès resta quatre ans immobile. +Thalès resta quatre ans immobile. Il fonda la philosophie. -Songer à l’Ombre est une chose sérieuse. -Sur ce point le prêtre et le philosophe sont d’accord. -L’abbé de La Trappe donne la réplique à Horace. -Sous ce rapport l’ascète et le sage convergent. -Il y a la croissance matérielle ; nous la voulons. +Songer à l’Ombre est une chose sérieuse. +Sur ce point le prêtre et le philosophe sont d’accord. +L’abbé de La Trappe donne la réplique à Horace. +Sous ce rapport l’ascète et le sage convergent. +Il y a la croissance matérielle ; nous la voulons. Il y a aussi la grandeur morale ; nous y tenons. -Et nous ajoutons : Il n’y a peut-être pas de travail plus utile. +Et nous ajoutons : Il n’y a peut-être pas de travail plus utile. Il faut bien ceux qui prient toujours pour ceux qui ne prient jamais. Leibniz priant, cela est grand ; Voltaire adorant, cela est beau. Nous sommes pour la religion contre les religions. -Le monastère est un renoncement. -Le sacrifice qui porte à faux est encore le sacrifice. -Prendre pour devoir une erreur sévère, cela a sa grandeur. -À vrai dire, ni l’un ni l’autre n’avaient dormi. -Habiter un lieu impossible, c’était le salut. -De son côté, Fauchelevent se creusait la cervelle. -Il commençait par se déclarer qu’il n’y comprenait rien. -Comment Monsieur Madeleine se trouvait-il là, avec les murs qu’il y avait ? -Des murs de cloître ne s’enjambent pas. +Le monastère est un renoncement. +Le sacrifice qui porte à faux est encore le sacrifice. +Prendre pour devoir une erreur sévère, cela a sa grandeur. +À vrai dire, ni l’un ni l’autre n’avaient dormi. +Habiter un lieu impossible, c’était le salut. +De son côté, Fauchelevent se creusait la cervelle. +Il commençait par se déclarer qu’il n’y comprenait rien. +Comment Monsieur Madeleine se trouvait-il là, avec les murs qu’il y avait ? +Des murs de cloître ne s’enjambent pas. Comment s’y trouvait-il avec un enfant ? -On n’escalade pas une muraille à pic avec un enfant dans ses bras. -Qu’était-ce que cet enfant ? -D’où venaient-ils tous les deux ? -Monsieur Madeleine avait conservé pour lui tout son prestige. +On n’escalade pas une muraille à pic avec un enfant dans ses bras. +Qu’était-ce que cet enfant ? +D’où venaient-ils tous les deux ? +Monsieur Madeleine avait conservé pour lui tout son prestige. Fauchelevent les voyait, les touchait, leur parlait, et n’y croyait pas. -L’incompréhensible venait de faire son entrée dans la cahute de Fauchelevent. -Cette certitude unique suffisait, et le détermina. -Il se dit à part lui : C’est mon tour. -Il décida qu’il sauverait Monsieur Madeleine. -Si c’était un assassin, le sauverais-je ? +L’incompréhensible venait de faire son entrée dans la cahute de Fauchelevent. +Cette certitude unique suffisait, et le détermina. +Il se dit à part lui : C’est mon tour. +Il décida qu’il sauverait Monsieur Madeleine. +Si c’était un assassin, le sauverais-je ? Puisque c’est un saint, le sauverai-je ? -Mais le faire rester dans le couvent, quel problème ! -Il prit donc sa résolution : se dévouer à Monsieur Madeleine. +Mais le faire rester dans le couvent, quel problème ! +Il prit donc sa résolution : se dévouer à Monsieur Madeleine. Nous venons de le qualifier pauvre paysan picard. -La qualification est juste, mais incomplète. -Ce mot résumait la situation, et réveilla Jean Valjean de sa rêverie. +La qualification est juste, mais incomplète. +Ce mot résumait la situation, et réveilla Jean Valjean de sa rêverie. Les deux bonshommes tinrent conseil. -Un pas dans le jardin, nous sommes flambés. -Cela fait qu’on ne regardera pas beaucoup de notre côté. -Il paraît qu’elle se meurt. -On dit les prières de quarante heures. -Toute la communauté est en l’air. +Un pas dans le jardin, nous sommes flambés. +Cela fait qu’on ne regardera pas beaucoup de notre côté. +Il paraît qu’elle se meurt. +On dit les prières de quarante heures. +Toute la communauté est en l’air. Celle qui est en train de s’en aller est une sainte. Au fait, nous sommes tous des saints ici. -Pour aujourd’hui nous serons tranquilles ici ; mais je ne réponds pas de demain. +Pour aujourd’hui nous serons tranquilles ici ; mais je ne réponds pas de demain. Et j’ajoute que les religieuses n’en approchent jamais. Eh bien ? fit Jean Valjean. Quelles petites ? demanda Jean Valjean. La religieuse est morte, dit-il. -Et il fit signe à Jean Valjean d’écouter. +Et il fit signe à Jean Valjean d’écouter. La cloche sonna un second coup. C’est le glas, monsieur Madeleine. -C’est des diables, ces chérubins-là. +C’est des diables, ces chérubins-là. Qui ? demanda Jean Valjean. -Vous seriez bien vite découvert, allez. +Vous seriez bien vite découvert, allez. Elles crieraient : Tiens ! un homme ! Mais il n’y a pas de danger aujourd’hui. -Il n’y aura pas de récréation. -La journée va être tout prières. +Il n’y aura pas de récréation. +La journée va être tout prières. Vous entendez la cloche. Comme je vous le disais, un coup par minute. C’est le glas. -Je comprends, père Fauchelevent. +Je comprends, père Fauchelevent. Il y a des pensionnaires. Fauchelevent s’exclama : — Pardine ! s’il y a des petites filles ! Et qui piailleraient autour de vous ! et qui se sauveraient ! -Ici, être homme, c’est avoir la peste. -Jean Valjean songeait de plus en plus profondément. — Ce couvent nous sauverait, murmurait-il. -Puis il éleva la voix : — Oui, le difficile, c’est de rester. +Ici, être homme, c’est avoir la peste. +Jean Valjean songeait de plus en plus profondément. — Ce couvent nous sauverait, murmurait-il. +Puis il éleva la voix : — Oui, le difficile, c’est de rester. Non, dit Fauchelevent, c’est de sortir. Jean Valjean sentit le sang lui refluer au cœur. Oui, monsieur Madeleine, pour rentrer, il faut que vous sortiez. -D’où venez-vous ? -Tout à coup on entendit une sonnerie assez compliquée d’une autre cloche. -Ah ! dit Fauchelevent, on sonne les mères vocales. +D’où venez-vous ? +Tout à coup on entendit une sonnerie assez compliquée d’une autre cloche. +Ah ! dit Fauchelevent, on sonne les mères vocales. Elles vont au chapitre. On tient toujours chapitre quand quelqu’un est mort. Elle est morte au point du jour. C’est ordinairement au point du jour qu’on meurt. -Mais est-ce que vous ne pourriez pas sortir par où vous êtes entré ? -Voyons, ce n’est pas pour vous faire une question, par où êtes-vous entré ? -Jean Valjean devint pâle. -La seule idée de redescendre dans cette rue formidable le faisait frissonner. -Père Fauchelevent, mettez que je suis tombé de là-haut. +Mais est-ce que vous ne pourriez pas sortir par où vous êtes entré ? +Voyons, ce n’est pas pour vous faire une question, par où êtes-vous entré ? +Jean Valjean devint pâle. +La seule idée de redescendre dans cette rue formidable le faisait frissonner. +Père Fauchelevent, mettez que je suis tombé de là-haut. Mais je le crois, je le crois, reprit Fauchelevent. Vous n’avez pas besoin de me le dire. -Seulement il voulait vous mettre dans un couvent d’hommes ; il s’est trompé. +Seulement il voulait vous mettre dans un couvent d’hommes ; il s’est trompé. Allons, encore une sonnerie. -Tout ça, c’est la cérémonie de mourir. -Elles n’aiment pas beaucoup cette visite-là, ces bonnes dames. -Un médecin, ça ne croit à rien. -Il lève le voile. -Il lève même quelquefois autre chose. -Comme elles ont vite fait avertir le médecin, cette fois-ci ! +Tout ça, c’est la cérémonie de mourir. +Elles n’aiment pas beaucoup cette visite-là, ces bonnes dames. +Un médecin, ça ne croit à rien. +Il lève le voile. +Il lève même quelquefois autre chose. +Comme elles ont vite fait avertir le médecin, cette fois-ci ! Qu’est-ce qu’il y a donc ? Votre petite dort toujours. Comment se nomme-t-elle ? -C’est votre fille ? comme qui dirait : vous seriez son grand-père ? +C’est votre fille ? comme qui dirait : vous seriez son grand-père ? Pour elle, sortir d’ici, ce sera facile. J’ai ma porte de service qui donne sur la cour. J’ai ma hotte sur le dos, la petite est dedans. -Le père Fauchelevent sort avec sa hotte, c’est tout simple. -Vous direz à la petite de se tenir bien tranquille. -Elle sera sous la bâche. +Le père Fauchelevent sort avec sa hotte, c’est tout simple. +Vous direz à la petite de se tenir bien tranquille. +Elle sera sous la bâche. Puis la petite rentrera avec vous. Car je vous ferai rentrer. Il le faudra bien. Mais vous, comment ferez-vous pour sortir ? -Jean Valjean hocha la tête. +Jean Valjean hocha la tête. Que personne ne me voie. -Tout est là, père Fauchelevent. -Une troisième sonnerie fit diversion. -Voici le médecin des morts qui s’en va, dit Fauchelevent. -Il a regardé, et dit : elle est morte, c’est bon. -Après quoi, je cloue. +Tout est là, père Fauchelevent. +Une troisième sonnerie fit diversion. +Voici le médecin des morts qui s’en va, dit Fauchelevent. +Il a regardé, et dit : elle est morte, c’est bon. +Après quoi, je cloue. Cela fait partie de mon jardinage. Un jardinier est un peu un fossoyeur. Je ne compte pas pour des hommes les croque-morts et moi. -C’est dans cette salle que je cloue la bière. -Voilà ce que c’est qu’un enterrement. -Jean Valjean s’était mis à la regarder. -Il n’écoutait plus Fauchelevent. -N’être pas écouté, ce n’est pas une raison pour se taire. -On prétend qu’on va le supprimer, ce cimetière Vaugirard. +C’est dans cette salle que je cloue la bière. +Voilà ce que c’est qu’un enterrement. +Jean Valjean s’était mis à la regarder. +Il n’écoutait plus Fauchelevent. +N’être pas écouté, ce n’est pas une raison pour se taire. +On prétend qu’on va le supprimer, ce cimetière Vaugirard. C’est dommage, car il est commode. -J’ai là un ami, le père Mestienne, le fossoyeur. -Il y a un arrêté de la préfecture exprès pour elles. -Est enterré, dit Jean Valjean souriant tristement. +J’ai là un ami, le père Mestienne, le fossoyeur. +Il y a un arrêté de la préfecture exprès pour elles. +Est enterré, dit Jean Valjean souriant tristement. Fauchelevent fit ricocher le mot. -Dame ! si vous étiez ici tout à fait, ce serait un véritable enterrement. -Une quatrième sonnerie éclata. +Dame ! si vous étiez ici tout à fait, ce serait un véritable enterrement. +Une quatrième sonnerie éclata. Cette fois, c’est moi. -La mère prieure me demande. -Bon, je me pique à l’ardillon de ma boucle. +La mère prieure me demande. +Bon, je me pique à l’ardillon de ma boucle. Monsieur Madeleine, ne bougez pas, et attendez-moi. Il y a du nouveau. Et il sortit de la cahute en disant : On y va ! on y va ! -À jamais, c’est-à-dire : Entrez. -Cette porte était celle du parloir réservé au jardinier pour les besoins du service. -Ce parloir était contigu à la salle du chapitre. +À jamais, c’est-à-dire : Entrez. +Cette porte était celle du parloir réservé au jardinier pour les besoins du service. +Ce parloir était contigu à la salle du chapitre. La prieure, assise sur l’unique chaise du parloir, attendait Fauchelevent. Le jardinier fit un salut craintif, et resta sur le seuil de la cellule. -Cette abréviation avait été adoptée dans le couvent. -Fauchelevent recommença son salut. -Père Fauvent, je vous ai fait appeler. -Me voici, révérende mère. -J’ai à vous parler. +Cette abréviation avait été adoptée dans le couvent. +Fauchelevent recommença son salut. +Père Fauvent, je vous ai fait appeler. +Me voici, révérende mère. +J’ai à vous parler. La prieure le regarda. -Ah ! vous avez une communication à me faire. +Ah ! vous avez une communication à me faire. Fauchelevent, sachant tout, cachait tout. -C’était là son art. +C’était là son art. Tout le couvent le croyait stupide. -Grand mérite en religion. -Les mères vocales faisaient cas de Fauchelevent. -C’était un curieux muet. +Grand mérite en religion. +Les mères vocales faisaient cas de Fauchelevent. +C’était un curieux muet. Il inspirait la confiance. -Cette discrétion d’allures lui était comptée. +Cette discrétion d’allures lui était comptée. Mais il n’abusait de rien. -La congrégation tenait à lui. -Vieux, boiteux, n’y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualités ! -On l’eût difficilement remplacé. +La congrégation tenait à lui. +Vieux, boiteux, n’y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualités ! +On l’eût difficilement remplacé. Pour servir de levier. -Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent. -3 MÈRE INNOCENTE Un quart d’heure environ s’écoula. +Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent. +3 MÈRE INNOCENTE Un quart d’heure environ s’écoula. La prieure rentra et revint s’asseoir sur la chaise. -Les deux interlocuteurs semblaient préoccupés. -Nous sténographions de notre mieux le dialogue qui s’engagea. +Les deux interlocuteurs semblaient préoccupés. +Nous sténographions de notre mieux le dialogue qui s’engagea. Vous connaissez la chapelle ? J’y ai une petite cage pour entendre la messe et les offices. -Et vous êtes entré dans le chœur pour votre ouvrage ? +Et vous êtes entré dans le chœur pour votre ouvrage ? Deux ou trois fois. Il s’agit de soulever une pierre. -La dalle du pavé qui est à côté de l’autel. +La dalle du pavé qui est à côté de l’autel. La pierre qui ferme le caveau ? -C’est là une occasion où il serait bon d’être deux hommes. -La mère Ascension, qui est forte comme un homme, vous aidera. +C’est là une occasion où il serait bon d’être deux hommes. +La mère Ascension, qui est forte comme un homme, vous aidera. Une femme n’est jamais un homme. Nous n’avons qu’une femme pour vous aider. Chacun fait ce qu’il peut. Ni moi non plus. -Le mérite est de travailler selon ses forces. -Un cloître n’est pas un chantier. +Le mérite est de travailler selon ses forces. +Un cloître n’est pas un chantier. Et une femme n’est pas un homme. -C’est mon frère qui est fort ! +C’est mon frère qui est fort ! Et puis vous aurez un levier. -C’est la seule espèce de clef qui aille à ces espèces de portes. -Il y a un anneau à la pierre. +C’est la seule espèce de clef qui aille à ces espèces de portes. +Il y a un anneau à la pierre. J’y passerai le levier. -Et la pierre est arrangée de façon à pivoter. -C’est bien, révérende mère. +Et la pierre est arrangée de façon à pivoter. +C’est bien, révérende mère. J’ouvrirai le caveau. -Et les quatre mères chantres vous assisteront. +Et les quatre mères chantres vous assisteront. Et quand le caveau sera ouvert ? Il faudra le refermer. -Donnez-moi vos ordres, très révérende mère. +Donnez-moi vos ordres, très révérende mère. Fauvent, nous avons confiance en vous. Je suis ici pour tout faire. Et pour tout taire. Quand le caveau sera ouvert... Il faudra y descendre quelque chose. Il y eut un silence. -Vous savez qu’une mère est morte ce matin. +Vous savez qu’une mère est morte ce matin. Vous n’avez donc pas entendu la cloche ? On n’entend rien au fond du jardin. -C’est à peine si je distingue ma sonnerie. -Elle est morte à la pointe du jour. -Et puis, ce matin, le vent ne portait pas de mon côté. -C’est la mère Crucifixion. -Ah oui, j’entends le glas maintenant, révérende mère. -Aucun autre homme que vous ne peut et ne doit entrer dans cette chambre-là. -Il ferait beau voir qu’un homme entrât dans la chambre des mortes ! +C’est à peine si je distingue ma sonnerie. +Elle est morte à la pointe du jour. +Et puis, ce matin, le vent ne portait pas de mon côté. +C’est la mère Crucifixion. +Ah oui, j’entends le glas maintenant, révérende mère. +Aucun autre homme que vous ne peut et ne doit entrer dans cette chambre-là. +Il ferait beau voir qu’un homme entrât dans la chambre des mortes ! Qu’est-ce que vous dites ? Je dis plus souvent. Plus souvent que quoi ? -Révérende mère, je ne dis pas plus souvent que quoi, je dis plus souvent. +Révérende mère, je ne dis pas plus souvent que quoi, je dis plus souvent. Je ne vous comprends pas. Pourquoi dites-vous plus souvent ? -Pour dire comme vous, révérende mère. +Pour dire comme vous, révérende mère. Mais je n’ai pas dit plus souvent. -En ce moment neuf heures sonnèrent. -L’heure sonna à propos. -Elle coupa court à Plus Souvent. +En ce moment neuf heures sonnèrent. +L’heure sonna à propos. +Elle coupa court à Plus Souvent. Fauchelevent s’essuya le front. -La prieure fit un nouveau petit murmure intérieur, probablement sacré, puis haussa la voix. -Père Fauvent, la communauté a été bénie en la mère Crucifixion. +La prieure fit un nouveau petit murmure intérieur, probablement sacré, puis haussa la voix. +Père Fauvent, la communauté a été bénie en la mère Crucifixion. Elle a eu sa connaissance jusqu’au dernier instant. Elle nous parlait, puis elle parlait aux anges. Elle nous a fait ses derniers commandements. On sentait qu’elle ressuscitait en Dieu. -Il y a eu du paradis dans cette mort-là. -Fauchelevent crut que c’était une oraison qui finissait. -Père Fauvent, il faut faire ce que veulent les morts. -La prieure dévida quelques grains de son chapelet. -Révérende mère, on entend bien mieux le glas d’ici que dans le jardin. +Il y a eu du paradis dans cette mort-là. +Fauchelevent crut que c’était une oraison qui finissait. +Père Fauvent, il faut faire ce que veulent les morts. +La prieure dévida quelques grains de son chapelet. +Révérende mère, on entend bien mieux le glas d’ici que dans le jardin. D’ailleurs, c’est plus qu’une morte, c’est une sainte. -Comme vous, révérende mère. -Celui qui a couronné l’emp... -Pour un habile homme comme Fauchelevent, le souvenir était malencontreux. -Heureusement la prieure, toute à sa pensée, ne l’entendit pas. -Elle continua : — Père Fauvent ? -Il faut obéir aux morts. +Comme vous, révérende mère. +Celui qui a couronné l’emp... +Pour un habile homme comme Fauchelevent, le souvenir était malencontreux. +Heureusement la prieure, toute à sa pensée, ne l’entendit pas. +Elle continua : — Père Fauvent ? +Il faut obéir aux morts. Peut-on dire le contraire ? -Pour ça non, révérende mère. -Le fait est attesté par Plantavit de la Fosse. -Quelques grains du chapelet s’égrenèrent encore silencieusement. +Pour ça non, révérende mère. +Le fait est attesté par Plantavit de la Fosse. +Quelques grains du chapelet s’égrenèrent encore silencieusement. C’est une continuation de sommeil. -J’aurai donc à la clouer dans ce cercueil-là ? -Et nous laisserons de côté la bière des pompes ? -Je suis aux ordres de la très révérende communauté. -Les quatre mères chantres vous aideront. -À clouer le cercueil ? +J’aurai donc à la clouer dans ce cercueil-là ? +Et nous laisserons de côté la bière des pompes ? +Je suis aux ordres de la très révérende communauté. +Les quatre mères chantres vous aideront. +À clouer le cercueil ? Je n’ai pas besoin d’elles. Fauchelevent fit un soubresaut. Le caveau sous l’autel ! Vous aurez une barre de fer. -Vous lèverez la pierre avec la barre au moyen de l’anneau. -Il faut obéir aux morts. -Elle nous l’a demandé, c’est-à-dire commandé. -Mais c’est défendu. -Défendu par les hommes, ordonné par Dieu. -Si cela venait à se savoir ? +Vous lèverez la pierre avec la barre au moyen de l’anneau. +Il faut obéir aux morts. +Elle nous l’a demandé, c’est-à-dire commandé. +Mais c’est défendu. +Défendu par les hommes, ordonné par Dieu. +Si cela venait à se savoir ? Nous avons confiance en vous. Oh, moi, je suis une pierre de votre mur. -Le chapitre s’est assemblé. +Le chapitre s’est assemblé. Les miracles sortent des tombeaux. -Mais, révérende mère, si l’agent de la commission de salubrité... -Saint Benoît 2, en matière de sépulture, a résisté à Constantin Pogonat. +Mais, révérende mère, si l’agent de la commission de salubrité... +Saint Benoît 2, en matière de sépulture, a résisté à Constantin Pogonat. Pourtant le commissaire de police... -Mais l’inspecteur de la préfecture... +Mais l’inspecteur de la préfecture... Le monde n’est rien devant la croix. -Un auditoire quelconque suffit à qui s’est tu trop longtemps. -Qu’est-ce que Bernard ? c’est le premier abbé de Clairvaux. -Fontaines en Bourgogne est un pays béni pour l’avoir vu naître. -Son père s’appelait Técelin et sa mère Alèthe. -D’un côté saint Bernard ; de l’autre l’agent de la salubrité ! -D’un côté saint Benoît ; de l’autre l’inspecteur de la voirie ! -Aucuns passants seraient indignés de voir comme on nous traite. -Nous n’avons même pas le droit de donner notre poussière à Jésus-Christ ! -Votre salubrité est une invention révolutionnaire. -Dieu subordonné au commissaire de police ; tel est le siècle. -Fauchelevent, sous cette douche, n’était pas fort à son aise. -Le droit du monastère à la sépulture ne fait doute pour personne. +Un auditoire quelconque suffit à qui s’est tu trop longtemps. +Qu’est-ce que Bernard ? c’est le premier abbé de Clairvaux. +Fontaines en Bourgogne est un pays béni pour l’avoir vu naître. +Son père s’appelait Técelin et sa mère Alèthe. +D’un côté saint Bernard ; de l’autre l’agent de la salubrité ! +D’un côté saint Benoît ; de l’autre l’inspecteur de la voirie ! +Aucuns passants seraient indignés de voir comme on nous traite. +Nous n’avons même pas le droit de donner notre poussière à Jésus-Christ ! +Votre salubrité est une invention révolutionnaire. +Dieu subordonné au commissaire de police ; tel est le siècle. +Fauchelevent, sous cette douche, n’était pas fort à son aise. +Le droit du monastère à la sépulture ne fait doute pour personne. Il n’y a pour le nier que les fanatiques et les errants. Nous vivons dans des temps de confusion terrible. On est crasse et impie. -Louis 16 n’était qu’un roi. -Prenons donc garde à Dieu ! +Louis 16 n’était qu’un roi. +Prenons donc garde à Dieu ! Il n’y a plus ni juste ni injuste. -Pourtant César de Bus est un bienheureux et Voltaire est un malheureux. +Pourtant César de Bus est un bienheureux et Voltaire est un malheureux. Et puis on attaque la religion. Qu’est-ce que cela fait ? -On persécute les saints. -On ferme les yeux aux vérités. -Les ténèbres sont l’habitude. -Les plus féroces bêtes sont les bêtes aveugles. -Personne ne pense à l’enfer pour de bon. -Oh ! le méchant peuple ! -De par le Roi signifie aujourd’hui de par la Révolution. +On persécute les saints. +On ferme les yeux aux vérités. +Les ténèbres sont l’habitude. +Les plus féroces bêtes sont les bêtes aveugles. +Personne ne pense à l’enfer pour de bon. +Oh ! le méchant peuple ! +De par le Roi signifie aujourd’hui de par la Révolution. On ne sait plus ce qu’on doit, ni aux vivants, ni aux morts. -Il est défendu de mourir saintement. -Le sépulcre est une affaire civile. -Gautier, évêque de Châlons, tenait tête en cette matière à Othon, duc de Bourgogne. +Il est défendu de mourir saintement. +Le sépulcre est une affaire civile. +Gautier, évêque de Châlons, tenait tête en cette matière à Othon, duc de Bourgogne. L’ancienne magistrature en tombait d’accord. -Autrefois nous avions voix au chapitre même dans les choses du siècle. -L’abbé de Cîteaux, général de l’ordre, était conseiller-né au parlement de Bourgogne. +Autrefois nous avions voix au chapitre même dans les choses du siècle. +L’abbé de Cîteaux, général de l’ordre, était conseiller-né au parlement de Bourgogne. Nous faisons de nos morts ce que nous voulons. Tout ceci est incontestable. -La prieure respira, puis se tourna vers Fauchelevent : — Père Fauvent, est-ce dit ? -C’est dit, révérende mère. +La prieure respira, puis se tourna vers Fauchelevent : — Père Fauvent, est-ce dit ? +C’est dit, révérende mère. Peut-on compter sur vous ? -Je suis tout dévoué au couvent. +Je suis tout dévoué au couvent. Vous fermerez le cercueil. Les sœurs le porteront dans la chapelle. On dira l’office des morts. -Puis on rentrera dans le cloître. +Puis on rentrera dans le cloître. Entre onze heures et minuit, vous viendrez avec votre barre de fer. Tout se passera dans le plus grand secret. Et la sœur qui sera au poteau ? Elle ne se retournera pas. -Elle n’écoutera pas. -D’ailleurs, ce que le cloître sait, le monde l’ignore. +Elle n’écoutera pas. +D’ailleurs, ce que le cloître sait, le monde l’ignore. Il y eut encore une pause. -La prieure poursuivit : — Vous ôterez votre grelot. -Il est inutile que la sœur au poteau s’aperçoive que vous êtes là. -Le médecin des morts a-t-il fait sa visite ? -Il va la faire aujourd’hui à quatre heures. -On a sonné la sonnerie qui fait venir le médecin des morts. +La prieure poursuivit : — Vous ôterez votre grelot. +Il est inutile que la sœur au poteau s’aperçoive que vous êtes là. +Le médecin des morts a-t-il fait sa visite ? +Il va la faire aujourd’hui à quatre heures. +On a sonné la sonnerie qui fait venir le médecin des morts. Mais vous n’entendez donc aucune sonnerie ? -Je ne fais attention qu’à la mienne. -Cela est bien, père Fauvent. -Révérende mère, il faudra un levier d’au moins six pieds. -Où le prendrez-vous ? +Je ne fais attention qu’à la mienne. +Cela est bien, père Fauvent. +Révérende mère, il faudra un levier d’au moins six pieds. +Où le prendrez-vous ? J’ai mon tas de ferrailles au fond du jardin. Trois quarts d’heure environ avant minuit ; n’oubliez pas. Vous ferez le plus vite possible. Je ne vais pas hardi vite. Je suis infirme ; c’est pour cela qu’il me faudrait un aide. -Boiter n’est pas un tort, et peut être une bénédiction. -Père Fauvent, j’y pense, prenons une heure entière. +Boiter n’est pas un tort, et peut être une bénédiction. +Père Fauvent, j’y pense, prenons une heure entière. Ce n’est pas trop. -Soyez près du maître-autel avec votre barre de fer à onze heures. -L’office commence à minuit. +Soyez près du maître-autel avec votre barre de fer à onze heures. +L’office commence à minuit. Il faut que tout soit fini un bon quart d’heure auparavant. -Je ferai tout pour prouver mon zèle à la communauté. -Voilà qui est dit. +Je ferai tout pour prouver mon zèle à la communauté. +Voilà qui est dit. Je clouerai le cercueil. -À onze heures précises je serai dans la chapelle. -Les mères chantres y seront, la mère Ascension y sera. +À onze heures précises je serai dans la chapelle. +Les mères chantres y seront, la mère Ascension y sera. Deux hommes, cela vaudrait mieux. J’aurai mon levier. Nous ouvrirons le caveau, nous descendrons le cercueil, et nous refermerons le caveau. -Après quoi, plus trace de rien. +Après quoi, plus trace de rien. Le gouvernement ne s’en doutera pas. -Révérende mère, tout est arrangé ainsi ? +Révérende mère, tout est arrangé ainsi ? Qu’y a-t-il donc encore ? -Il reste la bière vide. -Ceci fit un temps d’arrêt. -Père Fauvent, que fera-t-on de la bière ? +Il reste la bière vide. +Ceci fit un temps d’arrêt. +Père Fauvent, que fera-t-on de la bière ? On la portera en terre. -La prieure commença un signe de croix, et regarda fixement le jardinier. +La prieure commença un signe de croix, et regarda fixement le jardinier. Able lui resta dans le gosier. -Il se hâta d’improviser un expédient pour faire oublier le juron. -Révérende mère, je mettrai de la terre dans la bière. +Il se hâta d’improviser un expédient pour faire oublier le juron. +Révérende mère, je mettrai de la terre dans la bière. Cela fera l’effet de quelqu’un. -La terre, c’est la même chose que l’homme. -Ainsi vous arrangerez la bière vide ? +La terre, c’est la même chose que l’homme. +Ainsi vous arrangerez la bière vide ? J’en fais mon affaire. -Le visage de la prieure, jusqu’alors trouble et obscur, se rasséréna. -Elle lui fit le signe du supérieur congédiant l’inférieur. +Le visage de la prieure, jusqu’alors trouble et obscur, se rasséréna. +Elle lui fit le signe du supérieur congédiant l’inférieur. Fauchelevent se dirigea vers la porte. -En outre, Fauchelevent était perplexe. -Jean Valjean l’avait assise près du feu. -Le bonhomme d’ici t’emportera sur son dos là-dedans. +En outre, Fauchelevent était perplexe. +Jean Valjean l’avait assise près du feu. +Le bonhomme d’ici t’emportera sur son dos là-dedans. Tu m’attendras chez une dame. J’irai te retrouver. -Cosette fit un signe de tête d’un air grave. +Cosette fit un signe de tête d’un air grave. Au bruit de Fauchelevent poussant la porte, Jean Valjean se retourna. -Tout est arrangé, et rien ne l’est, dit Fauchelevent. -C’est là qu’est l’embarras de charrettes. -Pour la petite, c’est aisé. +Tout est arrangé, et rien ne l’est, dit Fauchelevent. +C’est là qu’est l’embarras de charrettes. +Pour la petite, c’est aisé. Et elle se taira ? -Mais vous, père Madeleine ? -Jean Valjean, comme la première fois, se borna à répondre : — Impossible. +Mais vous, père Madeleine ? +Jean Valjean, comme la première fois, se borna à répondre : — Impossible. J’ai dit que j’y mettrais de la terre. Les hommes le sentiront. -Vous comprenez, père Madeleine, le gouvernement s’en apercevra. -Jean Valjean le considéra entre les deux yeux, et crut qu’il délirait. +Vous comprenez, père Madeleine, le gouvernement s’en apercevra. +Jean Valjean le considéra entre les deux yeux, et crut qu’il délirait. Fauchelevent reprit : — Comment di — antre allez-vous sortir ? C’est qu’il faut que tout cela soit fait demain ! -C’est demain que je vous amène. +C’est demain que je vous amène. La prieure vous attend. -Que la prieure et les mères vocales entendaient exécuter le vœu de la défunte. +Que la prieure et les mères vocales entendaient exécuter le vœu de la défunte. Que tant pis pour le gouvernement. -Que son frère, c’était Monsieur Madeleine, et que sa nièce, c’était Cosette. -Que c’était là le premier embarras. -Et puis qu’il avait encore un embarras, la bière vide. -Qu’est-ce que c’est que la bière vide ? demanda Jean Valjean. -Fauchelevent répondit : — La bière de l’administration. -Quelle bière ? et quelle administration ? -Le médecin de la municipalité vient et dit : il y a une religieuse morte. -Le gouvernement envoie une bière. -Les croque-morts viendront et soulèveront la bière ; il n’y aura rien dedans. +Que son frère, c’était Monsieur Madeleine, et que sa nièce, c’était Cosette. +Que c’était là le premier embarras. +Et puis qu’il avait encore un embarras, la bière vide. +Qu’est-ce que c’est que la bière vide ? demanda Jean Valjean. +Fauchelevent répondit : — La bière de l’administration. +Quelle bière ? et quelle administration ? +Le médecin de la municipalité vient et dit : il y a une religieuse morte. +Le gouvernement envoie une bière. +Les croque-morts viendront et soulèveront la bière ; il n’y aura rien dedans. Mettez-y quelque chose. Un mort ? je n’en ai pas. Moi, dit Jean Valjean. Ah, bon, vous riez. -Vous ne parlez pas sérieusement. +Vous ne parlez pas sérieusement. Il faut sortir d’ici ? -La hotte sera en sapin, et la bâche sera un drap noir. +La hotte sera en sapin, et la bâche sera un drap noir. D’abord, un drap blanc. On enterre les religieuses en blanc. Va pour le drap blanc. -Vous n’êtes pas un homme comme les autres, père Madeleine. -Jean Valjean poursuivit : — Il s’agit de sortir d’ici sans être vu. +Vous n’êtes pas un homme comme les autres, père Madeleine. +Jean Valjean poursuivit : — Il s’agit de sortir d’ici sans être vu. C’est un moyen. Mais d’abord renseignez-moi. Comment cela se passe-t-il ? -Où est cette bière ? +Où est cette bière ? Celle qui est vide ? En bas, dans ce qu’on appelle la salle des mortes. -Elle est sur deux tréteaux et sous le drap mortuaire. -Quelle est la longueur de la bière ? +Elle est sur deux tréteaux et sous le drap mortuaire. +Quelle est la longueur de la bière ? Qu’est-ce que c’est que la salle des mortes ? -L’église de la rue, l’église de tout le monde. +L’église de la rue, l’église de tout le monde. Avez-vous les clefs de ces deux portes ? -Quand le concierge ouvre-t-il cette porte-là ? -Uniquement pour laisser entrer les croque-morts qui viennent chercher la bière. -La bière sortie, la porte se referme. -Qui est-ce qui cloue la bière ? +Quand le concierge ouvre-t-il cette porte-là ? +Uniquement pour laisser entrer les croque-morts qui viennent chercher la bière. +La bière sortie, la porte se referme. +Qui est-ce qui cloue la bière ? Qui est-ce qui met le drap dessus ? -C’est même écrit sur le mur. +C’est même écrit sur le mur. Pourriez-vous, cette nuit, quand tout dormira dans le couvent, me cacher dans cette salle ? -À quelle heure le corbillard viendra-t-il chercher la bière demain ? +À quelle heure le corbillard viendra-t-il chercher la bière demain ? Vers trois heures du soir. -L’enterrement se fait au cimetière Vaugirard, un peu avant la nuit. -Ce n’est pas tout près. +L’enterrement se fait au cimetière Vaugirard, un peu avant la nuit. +Ce n’est pas tout près. Je vous porterai de quoi. -Vous pourriez venir me clouer dans la bière à deux heures. -Fauchelevent recula et se fît craquer les os des doigts. +Vous pourriez venir me clouer dans la bière à deux heures. +Fauchelevent recula et se fît craquer les os des doigts. Mais c’est impossible ! Bah ! prendre un marteau et clouer des clous dans une planche ! -Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était, nous le répétons, simple pour Jean Valjean. -Jean Valjean avait traversé de pires détroits. -Une évasion, c’est une guérison. -Que n’accepte-t-on pas pour guérir ? -Fauchelevent, un peu revenu à lui, s’écria : — Mais comment ferez-vous pour respirer ? +Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était, nous le répétons, simple pour Jean Valjean. +Jean Valjean avait traversé de pires détroits. +Une évasion, c’est une guérison. +Que n’accepte-t-on pas pour guérir ? +Fauchelevent, un peu revenu à lui, s’écria : — Mais comment ferez-vous pour respirer ? Moi, seulement d’y penser, je suffoque. -Et s’il vous arrive de tousser ou d’éternuer ? -Celui qui s’évade ne tousse pas et n’éternue pas. -Qui n’a dit à un chat : Mais entre donc ! -Fauchelevent était de cette nature hésitante. -Pourtant le sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. -C’est justement cela qui ne m’embarrasse pas, s’écria Fauchelevent. +Et s’il vous arrive de tousser ou d’éternuer ? +Celui qui s’évade ne tousse pas et n’éternue pas. +Qui n’a dit à un chat : Mais entre donc ! +Fauchelevent était de cette nature hésitante. +Pourtant le sang-froid de Jean Valjean le gagnait malgré lui. +C’est justement cela qui ne m’embarrasse pas, s’écria Fauchelevent. Le fossoyeur est un ivrogne de mes amis. -C’est le père Mestienne. +C’est le père Mestienne. Un vieux de la vieille vigne. Ce qui se passera je vais vous le dire. -Le corbillard roulera jusqu’à la fosse. +Le corbillard roulera jusqu’à la fosse. Je suivrai ; c’est ma besogne. J’aurai un marteau, un ciseau et des tenailles dans ma poche. -Je reste seul avec le père Mestienne. +Je reste seul avec le père Mestienne. C’est mon ami, je vous dis. -Vous n’avez plus affaire qu’à moi. -S’il est soûl, je lui dis : Va-t’en, je vais faire ta besogne. +Vous n’avez plus affaire qu’à moi. +S’il est soûl, je lui dis : Va-t’en, je vais faire ta besogne. Il s’en va, et je vous tire du trou. -C’est convenu, père Fauchelevent. -Pourvu que rien ne se dérange, pensa Fauchelevent. +C’est convenu, père Fauchelevent. +Pourvu que rien ne se dérange, pensa Fauchelevent. Si cela allait devenir terrible ! -Derrière venait un vieux homme en habits d’ouvrier, qui boitait. -Ce cortège se dirigeait vers le cimetière Vaugirard. -Le cimetière Vaugirard faisait exception parmi les cimetières de Paris. -Ce cimetière, avec ses originalités en dehors de la règle, gênait la symétrie administrative. -On l’a supprimé peu après mille huit cent trente. -Le cimetière Vaugirard était ce qu’on pourrait appeler un cimetière fané. -Il tombait en désuétude. +Derrière venait un vieux homme en habits d’ouvrier, qui boitait. +Ce cortège se dirigeait vers le cimetière Vaugirard. +Le cimetière Vaugirard faisait exception parmi les cimetières de Paris. +Ce cimetière, avec ses originalités en dehors de la règle, gênait la symétrie administrative. +On l’a supprimé peu après mille huit cent trente. +Le cimetière Vaugirard était ce qu’on pourrait appeler un cimetière fané. +Il tombait en désuétude. La moisissure l’envahissait, les fleurs le quittaient. -Les bourgeois se souciaient peu d’être enterrés à Vaugirard ; cela sentait le pauvre. -Le Père-Lachaise, à la bonne heure ! -Être enterré au Père-Lachaise, c’est comme avoir des meubles en acajou. -L’élégance se reconnaît là. -Le cimetière Vaugirard était un enclos vénérable, planté en ancien jardin français. -Le soir y était tragique. -Il y avait là des lignes très lugubres. -L’homme boiteux qui le suivait n’était autre que Fauchelevent. -C’est une de ces fautes qui ressemblent à un devoir. -D’abord la règle ; quant au code, on verra. +Les bourgeois se souciaient peu d’être enterrés à Vaugirard ; cela sentait le pauvre. +Le Père-Lachaise, à la bonne heure ! +Être enterré au Père-Lachaise, c’est comme avoir des meubles en acajou. +L’élégance se reconnaît là. +Le cimetière Vaugirard était un enclos vénérable, planté en ancien jardin français. +Le soir y était tragique. +Il y avait là des lignes très lugubres. +L’homme boiteux qui le suivait n’était autre que Fauchelevent. +C’est une de ces fautes qui ressemblent à un devoir. +D’abord la règle ; quant au code, on verra. Hommes, faites des lois tant qu’il vous plaira, mais gardez-les pour vous. -Le péage à César n’est jamais que le reste du péage à Dieu. -Un prince n’est rien près d’un principe. -Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content. -Le calme de Jean Valjean était de ces tranquillités puissantes qui se communiquent. -Fauchelevent ne doutait plus du succès. -Ce qui restait à faire n’était rien. -Il en jouait, du père Mestienne. +Le péage à César n’est jamais que le reste du péage à Dieu. +Un prince n’est rien près d’un principe. +Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content. +Le calme de Jean Valjean était de ces tranquillités puissantes qui se communiquent. +Fauchelevent ne doutait plus du succès. +Ce qui restait à faire n’était rien. +Il en jouait, du père Mestienne. Il en faisait ce qu’il voulait. -Il le coiffait de sa volonté et de sa fantaisie. -La tête de Mestienne s’ajustait au bonnet de Fauchelevent. -La sécurité de Fauchelevent était complète. -Tout à coup le corbillard s’arrêta ; on était à la grille. +Il le coiffait de sa volonté et de sa fantaisie. +La tête de Mestienne s’ajustait au bonnet de Fauchelevent. +La sécurité de Fauchelevent était complète. +Tout à coup le corbillard s’arrêta ; on était à la grille. Il fallait exhiber le permis d’inhumer. -L’homme des pompes funèbres s’aboucha avec le portier du cimetière. +L’homme des pompes funèbres s’aboucha avec le portier du cimetière. Fauchelevent regarda cet inconnu. -Qui êtes-vous ? demanda-t-il. -L’homme répondit : — Le fossoyeur. -Le fossoyeur, c’est le père Mestienne. -Fauchelevent s’était attendu à tout, excepté à ceci, qu’un fossoyeur pût mourir. -C’est pourtant vrai ; les fossoyeurs eux-mêmes meurent. -À force de creuser la fosse des autres, on ouvre la sienne. -Il eut à peine la force de bégayer : — Mais ce n’est pas possible ! -Mais, reprit-il faiblement, le fossoyeur, c’est le père Mestienne. -Après Napoléon, Louis +Qui êtes-vous ? demanda-t-il. +L’homme répondit : — Le fossoyeur. +Le fossoyeur, c’est le père Mestienne. +Fauchelevent s’était attendu à tout, excepté à ceci, qu’un fossoyeur pût mourir. +C’est pourtant vrai ; les fossoyeurs eux-mêmes meurent. +À force de creuser la fosse des autres, on ouvre la sienne. +Il eut à peine la force de bégayer : — Mais ce n’est pas possible ! +Mais, reprit-il faiblement, le fossoyeur, c’est le père Mestienne. +Après Napoléon, Louis Paysan, je m’appelle Gribier. -Fauchelevent, tout pâle, considéra ce Gribier. -C’était un homme long, maigre, livide, parfaitement funèbre. -Il avait l’air d’un médecin manqué tourné fossoyeur. -Fauchelevent éclata de rire. -Ah ! comme il arrive de drôles de choses ! le père Mestienne est mort. -Le petit père Mestienne est mort, mais vive le petit père Lenoir ! -Vous savez ce que c’est que le petit père Lenoir ? -C’est le cruchon du rouge à six sur le plomb. +Fauchelevent, tout pâle, considéra ce Gribier. +C’était un homme long, maigre, livide, parfaitement funèbre. +Il avait l’air d’un médecin manqué tourné fossoyeur. +Fauchelevent éclata de rire. +Ah ! comme il arrive de drôles de choses ! le père Mestienne est mort. +Le petit père Mestienne est mort, mais vive le petit père Lenoir ! +Vous savez ce que c’est que le petit père Lenoir ? +C’est le cruchon du rouge à six sur le plomb. C’est le cruchon du Suresne, morbigou ! du vrai Suresne de Paris ! Ah ! il est mort, le vieux Mestienne ! -J’en suis fâché ; c’était un bon vivant. -Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. -Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l’heure. -L’homme répondit : — J’ai étudié. -J’ai fait ma quatrième. +J’en suis fâché ; c’était un bon vivant. +Mais vous aussi, vous êtes un bon vivant. +Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l’heure. +L’homme répondit : — J’ai étudié. +J’ai fait ma quatrième. Je ne bois jamais. Fauchelevent avait ralenti son pas. -Il boitait plus encore d’anxiété que d’infirmité. +Il boitait plus encore d’anxiété que d’infirmité. Le fossoyeur marchait devant lui. Fauchelevent passa encore une fois l’examen du Gribier inattendu. L’homme se retourna. Je suis le fossoyeur du couvent. -Mon collègue, dit l’homme. -Il grommela : — Comme ça, le père Mestienne est mort. -L’homme répondit : — Complètement. -Le bon Dieu a consulté son carnet d’échéances. -C’était le tour du père Mestienne. -Le père Mestienne est mort. -Fauchelevent répéta machinalement : — Le bon Dieu... -Le bon Dieu, fit l’homme avec autorité. -Pour les philosophes, le Père éternel ; pour les jacobins, l’Être suprême. +Mon collègue, dit l’homme. +Il grommela : — Comme ça, le père Mestienne est mort. +L’homme répondit : — Complètement. +Le bon Dieu a consulté son carnet d’échéances. +C’était le tour du père Mestienne. +Le père Mestienne est mort. +Fauchelevent répéta machinalement : — Le bon Dieu... +Le bon Dieu, fit l’homme avec autorité. +Pour les philosophes, le Père éternel ; pour les jacobins, l’Être suprême. Est-ce que nous ne ferons pas connaissance ? balbutia Fauchelevent. -Vous êtes paysan, je suis parisien. -On ne se connaît pas tant qu’on n’a pas bu ensemble. +Vous êtes paysan, je suis parisien. +On ne se connaît pas tant qu’on n’a pas bu ensemble. Qui vide son verre vide son cœur. Vous allez venir boire avec moi. -Ça ne se refuse pas. +Ça ne se refuse pas. D’abord la besogne. Fauchelevent pensa : je suis perdu. Le fossoyeur reprit : — Paysan, j’ai sept mioches qu’il faut nourrir. Comme il faut qu’ils mangent, il ne faut pas que je boive. -Ceci indiquait la proximité immédiate de la sépulture. +Ceci indiquait la proximité immédiate de la sépulture. Fauchelevent ralentissait son pas, mais ne pouvait ralentir le corbillard. Il se rapprocha du fossoyeur. Il y a un si bon petit vin d’Argenteuil, murmura Fauchelevent. -Villageois, reprit l’homme, cela ne devrait pas être que je sois fossoyeur. -Mon père était portier au Prytanée. -Il me destinait à la littérature. +Villageois, reprit l’homme, cela ne devrait pas être que je sois fossoyeur. +Mon père était portier au Prytanée. +Il me destinait à la littérature. Mais il a eu des malheurs. -Il a fait des pertes à la Bourse. -J’ai dû renoncer à l’état d’auteur. -Pourtant je suis encore écrivain public. -L’un n’empêche pas l’autre. +Il a fait des pertes à la Bourse. +J’ai dû renoncer à l’état d’auteur. +Pourtant je suis encore écrivain public. +L’un n’empêche pas l’autre. Fauchelevent ne comprit pas ce dernier mot. Venons boire, dit-il. -Ici une observation est nécessaire. -D’ordinaire Fauchelevent offrait, et le père Mestienne payait. -Le fossoyeur poursuivit, avec un sourire supérieur : — Il faut manger. -J’ai accepté la survivance du père Mestienne. +Ici une observation est nécessaire. +D’ordinaire Fauchelevent offrait, et le père Mestienne payait. +Le fossoyeur poursuivit, avec un sourire supérieur : — Il faut manger. +J’ai accepté la survivance du père Mestienne. Quand on a fait presque ses classes, on est philosophe. -Au travail de la main, j’ai ajouté le travail du bras. -J’ai mon échoppe d’écrivain au marché de la rue de Sèvres. -Vous savez ? le marché aux Parapluies. -Toutes les cuisinières de la Croix-Rouge s’adressent à moi. -Je leur bâcle leurs déclarations aux tourlourous. -Le matin j’écris des billets doux, le soir je creuse des fosses. +Au travail de la main, j’ai ajouté le travail du bras. +J’ai mon échoppe d’écrivain au marché de la rue de Sèvres. +Vous savez ? le marché aux Parapluies. +Toutes les cuisinières de la Croix-Rouge s’adressent à moi. +Je leur bâcle leurs déclarations aux tourlourous. +Le matin j’écris des billets doux, le soir je creuse des fosses. Telle est la vie, campagnard. -Fauchelevent, au comble de l’inquiétude, regardait de tous les côtés autour de lui. +Fauchelevent, au comble de l’inquiétude, regardait de tous les côtés autour de lui. De grosses larmes de sueur lui tombaient du front. -Pourtant, continua le fossoyeur, on ne peut pas servir deux maîtresses. +Pourtant, continua le fossoyeur, on ne peut pas servir deux maîtresses. Il faudra que je choisisse de la plume ou de la pioche. -La pioche me gâte la main. -Le corbillard s’arrêta. -L’enfant de chœur descendit de la voiture drapée, puis le prêtre. -En voilà une farce ! répéta Fauchelevent consterné. -6 ENTRE QUATRE PLANCHES Qui était dans la bière ? on le sait. -Toute la combinaison préméditée par Jean Valjean marchait, et marchait bien, depuis la veille. -Il comptait, comme Fauchelevent, sur le père Mestienne. +La pioche me gâte la main. +Le corbillard s’arrêta. +L’enfant de chœur descendit de la voiture drapée, puis le prêtre. +En voilà une farce ! répéta Fauchelevent consterné. +6 ENTRE QUATRE PLANCHES Qui était dans la bière ? on le sait. +Toute la combinaison préméditée par Jean Valjean marchait, et marchait bien, depuis la veille. +Il comptait, comme Fauchelevent, sur le père Mestienne. Il ne doutait pas de la fin. Jamais situation plus critique, jamais calme plus complet. -Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte de paix terrible. -À un bruit sourd, il avait deviné qu’on traversait le pont d’Austerlitz. -Puis il eut une espèce d’étourdissement. -Il revint pleinement à lui en se sentant horizontal et immobile. +Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte de paix terrible. +À un bruit sourd, il avait deviné qu’on traversait le pont d’Austerlitz. +Puis il eut une espèce d’étourdissement. +Il revint pleinement à lui en se sentant horizontal et immobile. Il venait de toucher le fond. Il sentit un certain froid. -Une voix s’éleva au-dessus de lui, glaciale et solennelle. +Une voix s’éleva au-dessus de lui, glaciale et solennelle. Une voix d’enfant dit : — De profundis. -La voix grave recommença : — Requiem æternam dona ei, Domine. -La voix d’enfant répondit : — Et lux perpetua luceat ei. -C’était probablement l’eau bénite. -Il songea : Cela va être fini. +La voix grave recommença : — Requiem æternam dona ei, Domine. +La voix d’enfant répondit : — Et lux perpetua luceat ei. +C’était probablement l’eau bénite. +Il songea : Cela va être fini. Encore un peu de patience. -Le prêtre va s’en aller. -Fauchelevent emmènera Mestienne boire. +Le prêtre va s’en aller. +Fauchelevent emmènera Mestienne boire. Puis Fauchelevent reviendra seul, et je sortirai. Ce sera l’affaire d’une bonne heure. La voix grave reprit : — Requiescat in pace. Et la voix d’enfant dit : — Amen. -Jean Valjean, l’oreille tendue, perçut quelque chose comme des pas qui s’éloignaient. -Les voilà qui s’en vont, pensa-t-il. -C’était une pelletée de terre qui tombait sur le cercueil. -Une seconde pelletée de terre tomba. -Un des trous par où il respirait venait de se boucher. -Une troisième pelletée de terre tomba. +Jean Valjean, l’oreille tendue, perçut quelque chose comme des pas qui s’éloignaient. +Les voilà qui s’en vont, pensa-t-il. +C’était une pelletée de terre qui tombait sur le cercueil. +Une seconde pelletée de terre tomba. +Un des trous par où il respirait venait de se boucher. +Une troisième pelletée de terre tomba. Il est des choses plus fortes que l’homme le plus fort. Jean Valjean perdit connaissance. -Alors Fauchelevent prit une résolution suprême. -Le fossoyeur le regarda avec étonnement, et répondit : — Quoi, paysan ? -Fauchelevent répéta : — C’est moi qui paye ! -Où ça l’Argenteuil ? +Alors Fauchelevent prit une résolution suprême. +Le fossoyeur le regarda avec étonnement, et répondit : — Quoi, paysan ? +Fauchelevent répéta : — C’est moi qui paye ! +Où ça l’Argenteuil ? Va-t’en au diable ! dit le fossoyeur. -Et il jeta une pelletée de terre sur le cercueil. -La bière rendit un son creux. -Fauchelevent se sentit chanceler et prêt à tomber lui-même dans la fosse. +Et il jeta une pelletée de terre sur le cercueil. +La bière rendit un son creux. +Fauchelevent se sentit chanceler et prêt à tomber lui-même dans la fosse. Le fossoyeur reprit de la terre dans la pelle. Fauchelevent continua : — Je paye ! Et il saisit le bras du fossoyeur. Je suis le fossoyeur du couvent, je viens pour vous aider. C’est une besogne qui peut se faire la nuit. -Commençons donc par aller boire un coup. +Commençons donc par aller boire un coup. Provincial, dit le fossoyeur, si vous le voulez absolument, j’y consens. -Après l’ouvrage, jamais avant. -Et il donna le branle à sa pelle. -C’est de l’Argenteuil à six ! -Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtes sonneur de cloches. -Din don, din don ; vous ne savez dire que ça. +Après l’ouvrage, jamais avant. +Et il donna le branle à sa pelle. +C’est de l’Argenteuil à six ! +Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtes sonneur de cloches. +Din don, din don ; vous ne savez dire que ça. Allez vous faire lanlaire. -Et il lança la seconde pelletée. +Et il lança la seconde pelletée. Mais venez donc boire, cria-t-il, puisque c’est moi qui paye ! -Quand nous aurons couché l’enfant, dit le fossoyeur. -Il jeta la troisième pelletée. -Le regard égaré de Fauchelevent tomba machinalement dans cette poche, et s’y arrêta. -Il venait de lui venir une idée. -Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrième pelletée. +Quand nous aurons couché l’enfant, dit le fossoyeur. +Il jeta la troisième pelletée. +Le regard égaré de Fauchelevent tomba machinalement dans cette poche, et s’y arrêta. +Il venait de lui venir une idée. +Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrième pelletée. Le fossoyeur s’interrompit. Le soleil va se coucher. C’est bon, qu’il mette son bonnet de nuit. -La grille du cimetière va se fermer. +La grille du cimetière va se fermer. Avez-vous votre carte ? Ah, ma carte ! dit le fossoyeur. Et il fouilla dans sa poche. -Une poche fouillée, il fouilla l’autre. +Une poche fouillée, il fouilla l’autre. Il passa aux goussets, explora le premier, retourna le second. Mais non, dit-il, je n’ai pas ma carte. -Je l’aurai oubliée. +Je l’aurai oubliée. Quinze francs d’amende, dit Fauchelevent. Le fossoyeur devint vert. -Le vert est la pâleur des gens livides. -Ah Jésus-mon-Dieu-bancroche-à-bas-la-lune ! s’écria-t-il. +Le vert est la pâleur des gens livides. +Ah Jésus-mon-Dieu-bancroche-à-bas-la-lune ! s’écria-t-il. Quinze francs d’amende ! -Trois pièces-cent-sous, dit Fauchelevent. +Trois pièces-cent-sous, dit Fauchelevent. Le fossoyeur laissa tomber sa pelle. -Le tour de Fauchelevent était venu. -Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pas de désespoir. +Le tour de Fauchelevent était venu. +Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pas de désespoir. Il ne s’agit pas de se suicider, et de profiter de la fosse. -Je suis vieux, vous êtes nouveau. +Je suis vieux, vous êtes nouveau. Je connais les trucs, les trocs, les trics et les tracs. Je vas vous donner un conseil d’ami. -C’est vrai, répondit le fossoyeur. +C’est vrai, répondit le fossoyeur. En ce cas, quinze francs d’amende. -Mais vous avez le temps... — Où demeurez-vous ? -À deux pas de la barrière. -À un quart d’heure d’ici. -Rue de Vaugirard, numéro quatre-vingt-sept. -Ayant votre carte, rien à payer. +Mais vous avez le temps... — Où demeurez-vous ? +À deux pas de la barrière. +À un quart d’heure d’ici. +Rue de Vaugirard, numéro quatre-vingt-sept. +Ayant votre carte, rien à payer. Et vous enterrez votre mort. Je vous dois la vie, paysan. Fichez-moi le camp, dit Fauchelevent. -Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, lui secoua la main, et partit en courant. -Fauchelevent eut un frémissement. -Silence dans la bière. -La face de Jean Valjean apparut dans le crépuscule, les yeux fermés, pâle. +Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, lui secoua la main, et partit en courant. +Fauchelevent eut un frémissement. +Silence dans la bière. +La face de Jean Valjean apparut dans le crépuscule, les yeux fermés, pâle. Il regarda Jean Valjean. Fauchelevent murmura d’une voix basse comme un souffle : — Il est mort ! -Alors le pauvre bonhomme se mit à sangloter. -Il est dans la bière. -Il est tout porté. -C’est fini. — Aussi, ces choses-là, est-ce que ça a du bon sens ? +Alors le pauvre bonhomme se mit à sangloter. +Il est dans la bière. +Il est tout porté. +C’est fini. — Aussi, ces choses-là, est-ce que ça a du bon sens ? Ah ! mon Dieu ! il est mort ! -Qu’un homme comme ça meure comme ça, si c’est Dieu possible ! -Quand je pense qu’il s’était mis sous ma charrette ! -Père Madeleine ! père Madeleine ! -Pardine, il a étouffé, je disais bien. +Qu’un homme comme ça meure comme ça, si c’est Dieu possible ! +Quand je pense qu’il s’était mis sous ma charrette ! +Père Madeleine ! père Madeleine ! +Pardine, il a étouffé, je disais bien. Il n’a pas voulu me croire. -Eh bien, voilà une jolie polissonnerie de faite ! -Ah ! d’abord je ne rentre pas là-bas, moi. -Avoir fait un coup comme ça ! -C’est bien la peine d’être deux vieux pour être deux vieux fous. -On ne doit pas faire de ces choses-là. -Père Madeleine ! père Madeleine ! père Madeleine ! +Eh bien, voilà une jolie polissonnerie de faite ! +Ah ! d’abord je ne rentre pas là-bas, moi. +Avoir fait un coup comme ça ! +C’est bien la peine d’être deux vieux pour être deux vieux fous. +On ne doit pas faire de ces choses-là. +Père Madeleine ! père Madeleine ! père Madeleine ! Madeleine ! monsieur Madeleine ! monsieur le maire ! Il ne m’entend pas. -Tirez-vous donc de là à présent ! +Tirez-vous donc de là à présent ! Et il s’arracha les cheveux. On entendit au loin dans les arbres un grincement aigu. -C’était la grille du cimetière qui se fermait. +C’était la grille du cimetière qui se fermait. Jean Valjean avait les yeux ouverts, et le regardait. -Voir une mort est effrayant, voir une résurrection l’est presque autant. -Et il se mit sur son séant. -Fauchelevent tomba à genoux. +Voir une mort est effrayant, voir une résurrection l’est presque autant. +Et il se mit sur son séant. +Fauchelevent tomba à genoux. Juste bonne Vierge ! m’avez-vous fait peur ! -Puis il se releva et cria : — Merci, père Madeleine ! -Jean Valjean n’était qu’évanoui. -Le grand air l’avait réveillé. +Puis il se releva et cria : — Merci, père Madeleine ! +Jean Valjean n’était qu’évanoui. +Le grand air l’avait réveillé. La joie est le reflux de la terreur. -Fauchelevent avait presque autant à faire que Jean Valjean pour revenir à lui. -Vous n’êtes donc pas mort ! +Fauchelevent avait presque autant à faire que Jean Valjean pour revenir à lui. +Vous n’êtes donc pas mort ! Oh ! comme vous avez de l’esprit, vous ! -Je vous ai tant appelé que vous êtes revenu. -Quand j’ai vu vos yeux fermés, j’ai dit : bon ! le voilà étouffé. -Je serais devenu fou furieux, vrai fou à camisole. -On m’aurait mis à Bicêtre. -Qu’est-ce que vous voulez que je fasse si vous étiez mort ? -Et votre petite ! c’est la fruitière qui n’y aurait rien compris ! -On lui campe l’enfant sur les bras, et le grand-père est mort ! +Je vous ai tant appelé que vous êtes revenu. +Quand j’ai vu vos yeux fermés, j’ai dit : bon ! le voilà étouffé. +Je serais devenu fou furieux, vrai fou à camisole. +On m’aurait mis à Bicêtre. +Qu’est-ce que vous voulez que je fasse si vous étiez mort ? +Et votre petite ! c’est la fruitière qui n’y aurait rien compris ! +On lui campe l’enfant sur les bras, et le grand-père est mort ! Quelle histoire ! mes bons saints du paradis, quelle histoire ! -Ah ! vous êtes vivant, voilà le bouquet. +Ah ! vous êtes vivant, voilà le bouquet. J’ai froid, dit Jean Valjean. -Ce mot rappela complètement Fauchelevent à la réalité, qui était urgente. +Ce mot rappela complètement Fauchelevent à la réalité, qui était urgente. Sortons vite d’ici, cria Fauchelevent. Mais d’abord la goutte ! dit-il. -La gourde acheva ce que le grand air avait commencé. -Jean Valjean but une gorgée d’eau-de-vie et reprit pleine possession de lui-même. -Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent à en reclouer le couvercle. -Trois minutes après, ils étaient hors de la fosse. -Du reste Fauchelevent était tranquille. +La gourde acheva ce que le grand air avait commencé. +Jean Valjean but une gorgée d’eau-de-vie et reprit pleine possession de lui-même. +Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent à en reclouer le couvercle. +Trois minutes après, ils étaient hors de la fosse. +Du reste Fauchelevent était tranquille. Il prit son temps. -Le cimetière était fermé. -La survenue du fossoyeur Gribier n’était pas à craindre. -Sans carte, il ne pouvait rentrer au cimetière. -Quand la fosse fut comblée, Fauchelevent dit à Jean Valjean : — Venons-nous-en. +Le cimetière était fermé. +La survenue du fossoyeur Gribier n’était pas à craindre. +Sans carte, il ne pouvait rentrer au cimetière. +Quand la fosse fut comblée, Fauchelevent dit à Jean Valjean : — Venons-nous-en. Je garde la pelle ; emportez la pioche. -Jean Valjean eut quelque peine à se remuer et à marcher. -Dans cette bière il s’était roidi et était devenu un peu cadavre. +Jean Valjean eut quelque peine à se remuer et à marcher. +Dans cette bière il s’était roidi et était devenu un peu cadavre. L’ankylose de la mort l’avait saisi entre ces quatre planches. -Il fallut, en quelque sorte, qu’il se dégelât du sépulcre. -Vous êtes gourd, dit Fauchelevent. +Il fallut, en quelque sorte, qu’il se dégelât du sépulcre. +Vous êtes gourd, dit Fauchelevent. C’est dommage que je sois bancal, nous battrions la semelle. -Bah ! répondit Jean Valjean, quatre pas me mettront la marche dans les jambes. -Ils s’en allèrent par les allées où le corbillard avait passé. -Ils franchirent la barrière Vaugirard de la façon la plus simple du monde. -Aux alentours d’un cimetière, une pelle et une pioche sont deux passe-ports. -La rue de Vaugirard était déserte. -Indiquez-moi donc le numéro quatre-vingt-sept. +Bah ! répondit Jean Valjean, quatre pas me mettront la marche dans les jambes. +Ils s’en allèrent par les allées où le corbillard avait passé. +Ils franchirent la barrière Vaugirard de la façon la plus simple du monde. +Aux alentours d’un cimetière, une pelle et une pioche sont deux passe-ports. +La rue de Vaugirard était déserte. +Indiquez-moi donc le numéro quatre-vingt-sept. Le voici justement, dit Jean Valjean. Il n’y a personne dans la rue, reprit Fauchelevent. Donnez-moi la pioche, et attendez-moi deux minutes. -Une voix répondit : — Entrez. -C’était la voix de Gribier. +Une voix répondit : — Entrez. +C’était la voix de Gribier. Fauchelevent poussa la porte. -Tout ce pauvre intérieur portait les traces d’un bouleversement. -Il avait l’air désespéré. +Tout ce pauvre intérieur portait les traces d’un bouleversement. +Il avait l’air désespéré. Il entra et dit : — Je vous rapporte votre pioche et votre pelle. -Gribier le regarda stupéfait. +Gribier le regarda stupéfait. C’est vous, paysan ? -Et demain matin chez le concierge du cimetière vous trouverez votre carte. +Et demain matin chez le concierge du cimetière vous trouverez votre carte. Et il posa la pelle et la pioche sur le carreau. Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Gribier. -Merci, villageois ! s’écria Gribier ébloui. -La prochaine fois, c’est moi qui paye à boire. +Merci, villageois ! s’écria Gribier ébloui. +La prochaine fois, c’est moi qui paye à boire. Le plus vieux de ces hommes levait le marteau et frappait. -C’étaient Fauchelevent, Jean Valjean et Cosette. -Cosette avait passé ces vingt-quatre heures à ne rien comprendre et à trembler silencieusement. -Elle tremblait tant qu’elle n’avait pas pleuré. -Elle n’avait pas mangé non plus, ni dormi. +C’étaient Fauchelevent, Jean Valjean et Cosette. +Cosette avait passé ces vingt-quatre heures à ne rien comprendre et à trembler silencieusement. +Elle tremblait tant qu’elle n’avait pas pleuré. +Elle n’avait pas mangé non plus, ni dormi. Elle devinait qu’on traversait une crise. -Elle sentait profondément qu’il fallait « être sage ». +Elle sentait profondément qu’il fallait « être sage ». La peur est une muette. D’ailleurs, personne ne garde un secret comme un enfant. -Fauchelevent était du couvent et savait les mots de passe. +Fauchelevent était du couvent et savait les mots de passe. Toutes les portes s’ouvrirent. -Ainsi fut résolu le double et effrayant problème : sortir et entrer. -La prieure, son rosaire à la main, les attendait. -Une mère vocale, le voile bas, était debout près d’elle. -Une chandelle discrète éclairait, on pourrait presque dire faisait semblant d’éclairer le parloir. +Ainsi fut résolu le double et effrayant problème : sortir et entrer. +La prieure, son rosaire à la main, les attendait. +Une mère vocale, le voile bas, était debout près d’elle. +Une chandelle discrète éclairait, on pourrait presque dire faisait semblant d’éclairer le parloir. La prieure passa en revue Jean Valjean. -Rien n’examine comme un œil baissé. -Puis elle le questionna : — C’est vous le frère ? -Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent. +Rien n’examine comme un œil baissé. +Puis elle le questionna : — C’est vous le frère ? +Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent. Comment vous appelez-vous ? -Fauchelevent répondit : — Ultime Fauchelevent. -Il avait eu en effet un frère nommé Ultime qui était mort. -De quel pays êtes-vous ? -Fauchelevent répondit : — De Picquigny, près Amiens. -Quel âge avez-vous ? -Fauchelevent répondit : — Cinquante ans. -Quel est votre état ? -Êtes-vous bon chrétien ? -Fauchelevent répondit : — Tout le monde l’est dans la famille. -Cette petite est à vous ? -Fauchelevent répondit : — Oui, révérende mère. -Vous êtes son père ? -Fauchelevent répondit : — Son grand-père. -La mère vocale dit à la prieure à demi-voix : — Il répond bien. -Jean Valjean n’avait pas prononcé un mot. +Fauchelevent répondit : — Ultime Fauchelevent. +Il avait eu en effet un frère nommé Ultime qui était mort. +De quel pays êtes-vous ? +Fauchelevent répondit : — De Picquigny, près Amiens. +Quel âge avez-vous ? +Fauchelevent répondit : — Cinquante ans. +Quel est votre état ? +Êtes-vous bon chrétien ? +Fauchelevent répondit : — Tout le monde l’est dans la famille. +Cette petite est à vous ? +Fauchelevent répondit : — Oui, révérende mère. +Vous êtes son père ? +Fauchelevent répondit : — Son grand-père. +La mère vocale dit à la prieure à demi-voix : — Il répond bien. +Jean Valjean n’avait pas prononcé un mot. Il en faut deux maintenant. -Le silence fut rompu jusqu’à s’entre-dire : C’est un aide-jardinier. -Les mères vocales ajoutaient : C’est un frère au père Fauvent. +Le silence fut rompu jusqu’à s’entre-dire : C’est un aide-jardinier. +Les mères vocales ajoutaient : C’est un frère au père Fauvent. Il s’appelait Ultime Fauchelevent. -Ceci n’a rien que de très logique. -De là un goût vif pour les laiderons. +Ceci n’a rien que de très logique. +De là un goût vif pour les laiderons. Quant au couvent, sa reconnaissance pour Fauchelevent fut grande. -Fauchelevent devint le meilleur des serviteurs et le plus précieux des jardiniers. -L’admiration pour Fauchelevent fit du chemin, car elle alla à Rome. -9 CLÔTURE Cosette au couvent continua de se taire. +Fauchelevent devint le meilleur des serviteurs et le plus précieux des jardiniers. +L’admiration pour Fauchelevent fit du chemin, car elle alla à Rome. +9 CLÔTURE Cosette au couvent continua de se taire. Cosette se croyait tout naturellement la fille de Jean Valjean. -Cosette avait tant souffert qu’elle craignait tout, même de parler, même de respirer. +Cosette avait tant souffert qu’elle craignait tout, même de parler, même de respirer. Une parole avait si souvent fait crouler sur elle une avalanche ! -À peine commençait-elle à se rassurer depuis qu’elle était à Jean Valjean. +À peine commençait-elle à se rassurer depuis qu’elle était à Jean Valjean. Elle s’habitua assez vite au couvent. Seulement elle regrettait Catherine, mais elle n’osait pas le dire. -Jean Valjean obtint qu’on lui remît les vêtements qu’elle dépouillait. -Il n’était pas encore très usé. +Jean Valjean obtint qu’on lui remît les vêtements qu’elle dépouillait. +Il n’était pas encore très usé. Javert observa le quartier plus d’un grand mois. -Ce couvent était pour Jean Valjean comme une île entourée de gouffres. -Ces quatre murs étaient désormais le monde pour lui. -Une vie très douce recommença pour lui. +Ce couvent était pour Jean Valjean comme une île entourée de gouffres. +Ces quatre murs étaient désormais le monde pour lui. +Une vie très douce recommença pour lui. Il habitait avec le vieux Fauchelevent la baraque du fond du jardin. -Jean Valjean travaillait tous les jours dans le jardin et y était très utile. -Il avait été jadis émondeur et se retrouvait volontiers jardinier. +Jean Valjean travaillait tous les jours dans le jardin et y était très utile. +Il avait été jadis émondeur et se retrouvait volontiers jardinier. Il en tira parti. -Cosette avait permission de venir tous les jours passer une heure près de lui. -À l’heure fixée elle accourait vers la baraque. +Cosette avait permission de venir tous les jours passer une heure près de lui. +À l’heure fixée elle accourait vers la baraque. Quand elle entrait dans la masure, elle l’emplissait de paradis. Car maintenant Cosette riait. -La figure de Cosette en était même jusqu’à un certain point changée. +La figure de Cosette en était même jusqu’à un certain point changée. Le sombre en avait disparu. Le rire, c’est le soleil ; il chasse l’hiver du visage humain. -Il est certain qu’un des côtés de la vertu aboutit à l’orgueil. -Il y a là un pont bâti par le diable. -Qui sait ? il aurait peut-être fini par revenir tout doucement à la haine. -Le couvent l’arrêta sur cette pente. -C’était le deuxième lieu de captivité qu’il voyait. -Puis son esprit retombait sur les êtres qu’il avait devant les yeux. -Les autres étaient des hommes ; ceux-ci étaient des femmes. +Il est certain qu’un des côtés de la vertu aboutit à l’orgueil. +Il y a là un pont bâti par le diable. +Qui sait ? il aurait peut-être fini par revenir tout doucement à la haine. +Le couvent l’arrêta sur cette pente. +C’était le deuxième lieu de captivité qu’il voyait. +Puis son esprit retombait sur les êtres qu’il avait devant les yeux. +Les autres étaient des hommes ; ceux-ci étaient des femmes. Qu’avaient fait ces hommes ? -Ils avaient volé, violé, pillé, tué, assassiné. -C’étaient des bandits, des faussaires, des empoisonneurs, des incendiaires, des meurtriers, des parricides. +Ils avaient volé, violé, pillé, tué, assassiné. +C’étaient des bandits, des faussaires, des empoisonneurs, des incendiaires, des meurtriers, des parricides. Qu’avaient fait ces femmes ? Elles n’avaient rien fait. -D’un côté des confidences de crimes qu’on se fait à voix basse. -De l’autre la confession des fautes qui se fait à voix haute. +D’un côté des confidences de crimes qu’on se fait à voix basse. +De l’autre la confession des fautes qui se fait à voix haute. Et quels crimes ! et quelles fautes ! -D’un côté des miasmes, de l’autre un ineffable parfum. -Que se dégageait-il du premier ? +D’un côté des miasmes, de l’autre un ineffable parfum. +Que se dégageait-il du premier ? Que sortait-il du second ? -La bénédiction et l’amour. -Et il se rappelait qu’il avait osé se plaindre ! -Était-ce un symbole de sa destinée ? +La bénédiction et l’amour. +Et il se rappelait qu’il avait osé se plaindre ! +Était-ce un symbole de sa destinée ? Il revoyait des grilles, des verrous, des barreaux de fer, pour garder qui ? -Ces vierges étaient plus durement courbées que les forçats. -Dans ces méditations l’orgueil s’évanouit. -Il priait, ainsi agenouillé devant cette sœur. -Il semblait qu’il n’osât s’agenouiller directement devant Dieu. +Ces vierges étaient plus durement courbées que les forçats. +Dans ces méditations l’orgueil s’évanouit. +Il priait, ainsi agenouillé devant cette sœur. +Il semblait qu’il n’osât s’agenouiller directement devant Dieu. Tout son cœur se fondait en reconnaissance et il aimait de plus en plus. -Plusieurs années s’écoulèrent ainsi ; Cosette grandissait. -Ce petit être est joyeux. +Plusieurs années s’écoulèrent ainsi ; Cosette grandissait. +Ce petit être est joyeux. Tant que l’homme est enfant, Dieu veut qu’il soit innocent. -Le gamin de Paris, c’est le nain de la géante. +Le gamin de Paris, c’est le nain de la géante. Chercher des sourds dans les pierres, c’est un plaisir du genre redoutable. -Autre plaisir, lever brusquement un pavé, et voir des cloportes. -Quant à des mots, cet enfant en a comme Talleyrand. -Il n’est pas moins cynique, mais il est plus honnête. -Sa gamme va gaillardement de la haute comédie à la farce. +Autre plaisir, lever brusquement un pavé, et voir des cloportes. +Quant à des mots, cet enfant en a comme Talleyrand. +Il n’est pas moins cynique, mais il est plus honnête. +Sa gamme va gaillardement de la haute comédie à la farce. Un autre est dans une foule. -Les théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en haut. +Les théâtres sont des espèces de vaisseaux retournés qui ont la cale en haut. C’est dans cette cale que le titi s’entasse. -Donnez à un être l’inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous aurez le gamin. -Le gamin n’est pas sans quelque intuition littéraire. -Il est, de sa nature, peu académique. +Donnez à un être l’inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous aurez le gamin. +Le gamin n’est pas sans quelque intuition littéraire. +Il est, de sa nature, peu académique. Le gamin l’appelait mademoiselle Muche. Le gamin de Paris, c’est Rabelais petit. Si Adamastor lui apparaissait, le gamin dirait : Tiens ! Paris seul a cela dans son histoire naturelle. Toute la monarchie est dans le badaud. Toute l’anarchie est dans le gamin. -Il se croit lui-même insouciant ; il ne l’est pas. -Il regarde, prêt à rire ; prêt à autre chose aussi. -De quelle argile est-il fait ? de la première fange venue. -Une poignée de boue, un souffle, et voilà Adam. +Il se croit lui-même insouciant ; il ne l’est pas. +Il regarde, prêt à rire ; prêt à autre chose aussi. +De quelle argile est-il fait ? de la première fange venue. +Une poignée de boue, un souffle, et voilà Adam. Il suffit qu’un dieu passe. -Un dieu a toujours passé sur le gamin. -La fortune travaille à ce petit être. +Un dieu a toujours passé sur le gamin. +La fortune travaille à ce petit être. Par ce mot la fortune, nous entendons un peu l’aventure. Urbis amator, comme Fuscus ; ruris amator, comme Flaccus. Observer la banlieue, c’est observer l’amphibie. -La nature et l’humanité vous y parlent à la fois. -Les originalités locales y apparaissent. -Ce sont tous les petits échappés des familles pauvres. -Le boulevard extérieur est leur milieu respirable ; la banlieue leur appartient. -Ils y font une éternelle école buissonnière. -Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansons malpropres. -On en voit qui mangent des cerises dans les blés. +La nature et l’humanité vous y parlent à la fois. +Les originalités locales y apparaissent. +Ce sont tous les petits échappés des familles pauvres. +Le boulevard extérieur est leur milieu respirable ; la banlieue leur appartient. +Ils y font une éternelle école buissonnière. +Ils y chantent ingénument leur répertoire de chansons malpropres. +On en voit qui mangent des cerises dans les blés. Le soir on les entend rire. -Paris, centre, la banlieue, circonférence ; voilà pour ces enfants toute la terre. -Jamais ils ne se hasardent au delà. -Pour eux, à deux lieues des barrières, il n’y a plus rien. -Un de ces nids, resté fameux, a produit « les hirondelles du pont d’Arcole ». -C’est là, du reste, le plus désastreux des symptômes sociaux. +Paris, centre, la banlieue, circonférence ; voilà pour ces enfants toute la terre. +Jamais ils ne se hasardent au delà. +Pour eux, à deux lieues des barrières, il n’y a plus rien. +Un de ces nids, resté fameux, a produit « les hirondelles du pont d’Arcole ». +C’est là, du reste, le plus désastreux des symptômes sociaux. Tous les crimes de l’homme commencent au vagabondage de l’enfant. -Respirer Paris, cela conserve l’âme. -De là des destinées obscures. -La haine de l’enseignement des enfants du peuple était un dogme. -À quoi bon les « demi-lumières » ? -Tel était le mot d’ordre. +Respirer Paris, cela conserve l’âme. +De là des destinées obscures. +La haine de l’enseignement des enfants du peuple était un dogme. +À quoi bon les « demi-lumières » ? +Tel était le mot d’ordre. Or l’enfant errant est le corollaire de l’enfant ignorant. -L’idée était bonne. +L’idée était bonne. Mais voyons le moyen. La magistrature y mettait beaucoup de complaisance. -Grand règne ; grand siècle. -On chuchotait avec épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi. -Barbier parle naïvement de ces choses. -Les pères, désespérés, couraient sus aux exempts. -En ce cas-là, le parlement intervenait, et faisait pendre, qui ? +Grand règne ; grand siècle. +On chuchotait avec épouvante de monstrueuses conjectures sur les bains de pourpre du roi. +Barbier parle naïvement de ces choses. +Les pères, désespérés, couraient sus aux exempts. +En ce cas-là, le parlement intervenait, et faisait pendre, qui ? On pourrait dire : n’en est pas qui veut. -C’est dans un opuscule intitulé Claude Gueux que ce mot fit son apparition. +C’est dans un opuscule intitulé Claude Gueux que ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. -Le mot a passé. -Les éléments qui constituent la considération des gamins entre eux sont très variés. -Un condamné à mort dans la charrette écoute son confesseur. -L’enfant de Paris se récrie : — Il parle à son calotin. -Une certaine audace en matière religieuse rehausse le gamin. -Être esprit fort est important. -Assister aux exécutions constitue un devoir. +Le mot a passé. +Les éléments qui constituent la considération des gamins entre eux sont très variés. +Un condamné à mort dans la charrette écoute son confesseur. +L’enfant de Paris se récrie : — Il parle à son calotin. +Une certaine audace en matière religieuse rehausse le gamin. +Être esprit fort est important. +Assister aux exécutions constitue un devoir. On se montre la guillotine et l’on rit. -Le gamin naît couvreur comme il naît marin. -Un toit ne lui fait pas plus peur qu’un mât. -Pas de fête qui vaille la Grève. -Samson et l’abbé Montès sont les vrais noms populaires. +Le gamin naît couvreur comme il naît marin. +Un toit ne lui fait pas plus peur qu’un mât. +Pas de fête qui vaille la Grève. +Samson et l’abbé Montès sont les vrais noms populaires. On hue le patient pour l’encourager. On l’admire quelquefois. -Dans la gaminerie, on ne connaît pas Voltaire, mais on connaît Papavoine. -On mêle dans la même légende « les politiques » aux assassins. -On a les traditions du dernier vêtement de tous. -Dans la gaminerie, un accident mémorable est fort compté. -Le poing n’est pas un médiocre élément de respect. -Loucher est une chose estimée. +Dans la gaminerie, on ne connaît pas Voltaire, mais on connaît Papavoine. +On mêle dans la même légende « les politiques » aux assassins. +On a les traditions du dernier vêtement de tous. +Dans la gaminerie, un accident mémorable est fort compté. +Le poing n’est pas un médiocre élément de respect. +Loucher est une chose estimée. Le gamin aime le hourvari. -Un certain état violent lui plaît. -Il exècre « les curés ». -L’enfant répondit : Il y a là un curé. -C’est là, en effet, que demeure le nonce du pape. -Il les dénombre sur le bout du doigt. -Il étudie leurs mœurs, et il a sur chacun des notes spéciales. -Il lit à livre ouvert dans les âmes de la police. +Un certain état violent lui plaît. +Il exècre « les curés ». +L’enfant répondit : Il y a là un curé. +C’est là, en effet, que demeure le nonce du pape. +Il les dénombre sur le bout du doigt. +Il étudie leurs mœurs, et il a sur chacun des notes spéciales. +Il lit à livre ouvert dans les âmes de la police. La gaminerie est une nuance de l’esprit gaulois. -Quelquefois elle est défaut. -Homère rabâche, soit ; on pourrait dire que Voltaire gamine. -Camille Desmoulins était faubourien. +Quelquefois elle est défaut. +Homère rabâche, soit ; on pourrait dire que Voltaire gamine. +Camille Desmoulins était faubourien. Le gamin de Paris est respectueux, ironique et insolent. -Jéhovah présent, il sauterait à cloche-pied les marches du paradis. -Il est fort à la savate. +Jéhovah présent, il sauterait à cloche-pied les marches du paradis. +Il est fort à la savate. Toutes les croissances lui sont possibles. -Cet enfant du bourbier est aussi l’enfant de l’idéal. -Mesurez cette envergure qui va de Molière à Bara. -Le gamin est une grâce pour la nation, et en même temps une maladie. -Maladie qu’il faut guérir. +Cet enfant du bourbier est aussi l’enfant de l’idéal. +Mesurez cette envergure qui va de Molière à Bara. +Le gamin est une grâce pour la nation, et en même temps une maladie. +Maladie qu’il faut guérir. Faites des hommes, faites des hommes. -Éclairez-les pour qu’ils vous échauffent. +Éclairez-les pour qu’ils vous échauffent. Le gamin exprime Paris, et Paris exprime le monde. Car Paris est un total. Paris est le plafond du genre humain. Toute cette prodigieuse ville est un raccourci des mœurs mortes et des mœurs vivantes. -Tout ce qui est ailleurs est à Paris. +Tout ce qui est ailleurs est à Paris. Cherchez quelque chose que Paris n’ait pas. -Paris a un Ésope qui est Mayeux, et une Canidie qui est mademoiselle Lenormand. +Paris a un Ésope qui est Mayeux, et une Canidie qui est mademoiselle Lenormand. Bibere Tiberim, id est seditionem oblivisci. -À cela près, Paris est bon enfant. +À cela près, Paris est bon enfant. Aucun trait de la face universelle ne manque au profil de Paris. -Les génies y flamboient, les queues-rouges y prospèrent. +Les génies y flamboient, les queues-rouges y prospèrent. Paris est synonyme de Cosmos. -Paris est Athènes, Rome, Sybaris, Jérusalem, Pantin. -Toutes les civilisations y sont en abrégé, toutes les barbaries aussi. -Paris serait bien fâché de n’avoir pas une guillotine. -Un peu de place de Grève est bon. -Que serait toute cette fête éternelle sans cet assaisonnement ? -11 RAILLER, RÉGNER De limite à Paris, point. +Paris est Athènes, Rome, Sybaris, Jérusalem, Pantin. +Toutes les civilisations y sont en abrégé, toutes les barbaries aussi. +Paris serait bien fâché de n’avoir pas une guillotine. +Un peu de place de Grève est bon. +Que serait toute cette fête éternelle sans cet assaisonnement ? +11 RAILLER, RÉGNER De limite à Paris, point. Aucune ville n’a eu cette domination qui bafoue parfois ceux qu’elle subjugue. -Vous plaire, ô athéniens ! s’écriait Alexandre. +Vous plaire, ô athéniens ! s’écriait Alexandre. Quelle merveille qu’une telle ville ! -Paris a une jovialité souveraine. -Sa gaîté est de la foudre et sa farce tient un sceptre. +Paris a une jovialité souveraine. +Sa gaîté est de la foudre et sa farce tient un sceptre. Son ouragan sort parfois d’une grimace. -Son rire est une bouche de volcan qui éclabousse toute la terre. -Ses lazzis sont des flammèches. +Son rire est une bouche de volcan qui éclabousse toute la terre. +Ses lazzis sont des flammèches. Paris montre toujours les dents ; quand il ne gronde pas, il rit. Tel est ce Paris. -Les fumées de ses toits sont les idées de l’univers. +Les fumées de ses toits sont les idées de l’univers. Il est plus que grand, il est immense. Pourquoi ? parce qu’il ose. -Oser ; le progrès est à ce prix. -Toutes les conquêtes sublimes sont plus ou moins des prix de hardiesse. +Oser ; le progrès est à ce prix. +Toutes les conquêtes sublimes sont plus ou moins des prix de hardiesse. Le cri : Audace ! est un Fiat lux. -Les témérités éblouissent l’histoire et sont une des grandes clartés de l’homme. -L’aurore ose quand elle se lève. -Le même éclair formidable va de la torche de Prométhée au brûle-gueule de Cambronne. -Fex urbis, s’écrie Cicéron ; mob, ajoute Burke indigné ; tourbe, multitude, populace. -Ces mots-là sont vite dits. +Les témérités éblouissent l’histoire et sont une des grandes clartés de l’homme. +L’aurore ose quand elle se lève. +Le même éclair formidable va de la torche de Prométhée au brûle-gueule de Cambronne. +Fex urbis, s’écrie Cicéron ; mob, ajoute Burke indigné ; tourbe, multitude, populace. +Ces mots-là sont vite dits. Qu’importe ? qu’est-ce que cela fait qu’ils aillent pieds nus ? Ils ne savent pas lire ; tant pis. -Revenons à ce cri : Lumière ! et obstinons-nous-y ! -Faites de l’idée un tourbillon. -Cette foule peut être sublimée. -Regardez à travers le peuple et vous apercevrez la vérité. -Des gens quelconques l’avaient habillé de chiffons par charité. -Pourtant il avait un père et une mère. +Revenons à ce cri : Lumière ! et obstinons-nous-y ! +Faites de l’idée un tourbillon. +Cette foule peut être sublimée. +Regardez à travers le peuple et vous apercevrez la vérité. +Des gens quelconques l’avaient habillé de chiffons par charité. +Pourtant il avait un père et une mère. Cet enfant ne se sentait jamais si bien que dans la rue. -Le pavé lui était moins dur que le cœur de sa mère. -Ses parents l’avaient jeté dans la vie d’un coup de pied. -Il avait tout bonnement pris sa volée. +Le pavé lui était moins dur que le cœur de sa mère. +Ses parents l’avaient jeté dans la vie d’un coup de pied. +Il avait tout bonnement pris sa volée. Le moindre trou les sauve. -Précisément à ce double numéro cinquante-cinquante-deux que le lecteur connaît, à la masure Gorbeau. +Précisément à ce double numéro cinquante-cinquante-deux que le lecteur connaît, à la masure Gorbeau. Je ne sais quel philosophe a dit : On ne manque jamais de vieilles femmes. -Le père en louant la chambre avait dit s’appeler Jondrette. -Cette famille était la famille du joyeux va-nu-pieds. -Quand il entrait, on lui demandait : — D’où viens-tu ? -Il répondait : — De la rue. -Sa mère lui disait : — Qu’est-ce que tu viens faire ici ? -Il ne souffrait pas d’être ainsi et n’en voulait à personne. -Il ne savait pas au juste comment devaient être un père et une mère. -Du reste sa mère aimait ses sœurs. +Le père en louant la chambre avait dit s’appeler Jondrette. +Cette famille était la famille du joyeux va-nu-pieds. +Quand il entrait, on lui demandait : — D’où viens-tu ? +Il répondait : — De la rue. +Sa mère lui disait : — Qu’est-ce que tu viens faire ici ? +Il ne souffrait pas d’être ainsi et n’en voulait à personne. +Il ne savait pas au juste comment devaient être un père et une mère. +Du reste sa mère aimait ses sœurs. Pourquoi s’appelait-il Gavroche ? -Probablement parce que son père s’appelait Jondrette. -Casser le fil semble être l’instinct de certaines familles misérables. -Disons ce que c’était que monsieur Marius. -Ce bonhomme était vieux quand ils étaient jeunes. +Probablement parce que son père s’appelait Jondrette. +Casser le fil semble être l’instinct de certaines familles misérables. +Disons ce que c’était que monsieur Marius. +Ce bonhomme était vieux quand ils étaient jeunes. Il avait ses trente-deux dents. Il ne mettait de lunettes que pour lire. -Il était superficiel, rapide, aisément courroucé. -Il entrait en tempête à tout propos, le plus souvent à contre-sens du vrai. +Il était superficiel, rapide, aisément courroucé. +Il entrait en tempête à tout propos, le plus souvent à contre-sens du vrai. Elle lui faisait l’effet d’avoir huit ans. -Il souffletait énergiquement ses domestiques et disait : Ah ! carogne ! -Un de ses jurons était : Par la pantoufloche de la pantouflochade ! -Europe a des échantillons de l’Asie et de l’Afrique, en petit format. -Le chat est un tigre de salon, le lézard est un crocodile de poche. -Les danseuses de l’opéra sont des sauvagesses roses. +Il souffletait énergiquement ses domestiques et disait : Ah ! carogne ! +Un de ses jurons était : Par la pantoufloche de la pantouflochade ! +Europe a des échantillons de l’Asie et de l’Afrique, en petit format. +Le chat est un tigre de salon, le lézard est un crocodile de poche. +Les danseuses de l’opéra sont des sauvagesses roses. Elles ne mangent pas les hommes, elles les grugent. -Ou bien, les magiciennes ! elles les changent en huîtres, et les avalent. -Les caraïbes ne laissent que les os, elles ne laissent que l’écaille. +Ou bien, les magiciennes ! elles les changent en huîtres, et les avalent. +Les caraïbes ne laissent que les os, elles ne laissent que l’écaille. Telles sont nos mœurs. -Nous ne dévorons pas, nous rongeons ; nous n’exterminons pas, nous griffons. -La maison était à lui. -Monsieur Gillenormand avait hérité cela d’une farouche grand’tante maternelle, morte centenaire. +Nous ne dévorons pas, nous rongeons ; nous n’exterminons pas, nous griffons. +La maison était à lui. +Monsieur Gillenormand avait hérité cela d’une farouche grand’tante maternelle, morte centenaire. Il avait eu deux femmes. -Il était gai, et caressant quand il voulait. -Il était connaisseur en peinture. -Il s’était cru tout jeune jusque-là et avait suivi les modes. -Avec cela la culotte course et les souliers à boucles. +Il était gai, et caressant quand il voulait. +Il était connaisseur en peinture. +Il s’était cru tout jeune jusque-là et avait suivi les modes. +Avec cela la culotte course et les souliers à boucles. Il mettait toujours les mains dans ses goussets. -Il disait avec autorité : La révolution française est un tas de chenapans. +Il disait avec autorité : La révolution française est un tas de chenapans. Il abondait en souvenirs. -Oh ! disait-il, quelles sont ces gens-là ? +Oh ! disait-il, quelles sont ces gens-là ? Casimir-Perier ! cela vous est ministre. Je me figure ceci dans un journal : Monsieur Gillenormand, ministre ! -Eh bien ! ils sont si bêtes que ça irait ! -C’était le sans-façon de son siècle. -Le duc de Nevers était pour lui la grande figure du siècle. +Eh bien ! ils sont si bêtes que ça irait ! +C’était le sans-façon de son siècle. +Le duc de Nevers était pour lui la grande figure du siècle. D’autres fois, il signifiait aux gens qu’il entendait vivre cent ans. -5 BASQUE ET NICOLETTE Il avait des théories. +5 BASQUE ET NICOLETTE Il avait des théories. Cette abdication le fait libre. -Pendant que son mari la dédaigne, elle a la satisfaction de ruiner son mari. -Cette théorie, Monsieur Gillenormand se l’était appliquée, et elle était devenue son histoire. -Il n’avait pas hésité, peu préoccupé du souci de laisser un héritage. +Pendant que son mari la dédaigne, elle a la satisfaction de ruiner son mari. +Cette théorie, Monsieur Gillenormand se l’était appliquée, et elle était devenue son histoire. +Il n’avait pas hésité, peu préoccupé du souci de laisser un héritage. Sa maison de la rue des Filles-du-Calvaire, nous l’avons dit, lui appartenait. -Il avait deux domestiques, « un mâle et une femelle ». +Il avait deux domestiques, « un mâle et une femelle ». Quand un domestique entrait chez lui, Monsieur Gillenormand le rebaptisait. Il donnait aux hommes le nom de leur province : Nimois, Comtois, Poitevin, Picard. -Il avait tous les préjugés et prenait toutes les licences. -Il appelait cela avoir « royale renommée ». -La royale renommée lui attirait parfois de singulières aubaines. +Il avait tous les préjugés et prenait toutes les licences. +Il appelait cela avoir « royale renommée ». +La royale renommée lui attirait parfois de singulières aubaines. Monsieur Gillenormand avait alors ses parfaits quatrevingt-quatre ans. Indignation et clameur dans l’entourage. -Et à qui cette effrontée drôlesse espérait-elle faire accroire cela ? +Et à qui cette effrontée drôlesse espérait-elle faire accroire cela ? Quelle audace ! quelle abominable calomnie ! -Monsieur Gillenormand, lui, n’eut aucune colère. -Ces choses-là n’ont rien que d’ordinaire. +Monsieur Gillenormand, lui, n’eut aucune colère. +Ces choses-là n’ont rien que d’ordinaire. Et la Bible donc ! -Sur ce, je déclare que ce petit monsieur n’est pas de moi. +Sur ce, je déclare que ce petit monsieur n’est pas de moi. Qu’on en prenne soin. Ce n’est pas sa faute. -Le procédé était débonnaire. -C’était encore un garçon. +Le procédé était débonnaire. +C’était encore un garçon. Pour le coup Monsieur Gillenormand capitula. -Il ajouta : « J’entends que la mère les traite bien. +Il ajouta : « J’entends que la mère les traite bien. Je les irai voir de temps en temps. Ce qu’il fit. Je l’ai perdu jeune, disait-il. -Il voulait que tout ce qui le concernait fût fait grandement, même les friponneries. -Tout a dégénéré dans ce siècle, même les coquins. +Il voulait que tout ce qui le concernait fût fait grandement, même les friponneries. +Tout a dégénéré dans ce siècle, même les coquins. ce n’est pas ainsi qu’on doit voler un homme de ma sorte. -Je suis volé comme dans un bois, mais mal volé. +Je suis volé comme dans un bois, mais mal volé. Sylvæ sint consule dignæ ! C’est la honte de ma famille, disait le vieux bourgeois. Il croyait fort peu en Dieu. -En somme, et avec tout cela, vénérable. -Il tenait du dix-huitième siècle : frivole et grand. -Et en sortant du monde, il s’était muré dans ses habitudes. -Il dînait à cinq heures, puis sa porte était ouverte. -Vieille élégance de son temps. -Elles étaient nées à dix ans d’intervalle. -Aucune ambition ne se réalise pleinement, ici-bas du moins. -Aucun paradis ne devient terrestre à l’époque où nous sommes. -La cadette avait épousé l’homme de ses songes, mais elle était morte. -L’aînée ne s’était pas mariée. -On l’appelait mademoiselle Gillenormand l’aînée. -C’était la pudeur poussée au noir. -L’âge n’avait fait qu’accroître cette pudeur impitoyable. -Sa guimpe n’était jamais assez opaque, et ne montait jamais assez haut. -Elle multipliait les agrafes et les épingles là où personne ne songeait à regarder. -Mademoiselle Gillenormand était une espèce d’âme crépusculaire. +En somme, et avec tout cela, vénérable. +Il tenait du dix-huitième siècle : frivole et grand. +Et en sortant du monde, il s’était muré dans ses habitudes. +Il dînait à cinq heures, puis sa porte était ouverte. +Vieille élégance de son temps. +Elles étaient nées à dix ans d’intervalle. +Aucune ambition ne se réalise pleinement, ici-bas du moins. +Aucun paradis ne devient terrestre à l’époque où nous sommes. +La cadette avait épousé l’homme de ses songes, mais elle était morte. +L’aînée ne s’était pas mariée. +On l’appelait mademoiselle Gillenormand l’aînée. +C’était la pudeur poussée au noir. +L’âge n’avait fait qu’accroître cette pudeur impitoyable. +Sa guimpe n’était jamais assez opaque, et ne montait jamais assez haut. +Elle multipliait les agrafes et les épingles là où personne ne songeait à regarder. +Mademoiselle Gillenormand était une espèce d’âme crépusculaire. La pruderie est une demi-vertu et un demi-vice. -Elle ajoutait à la pruderie le bigotisme, doublure assortie. -Disons-le, en vieillissant Mademoiselle Gillenormand avait plutôt gagné que perdu. +Elle ajoutait à la pruderie le bigotisme, doublure assortie. +Disons-le, en vieillissant Mademoiselle Gillenormand avait plutôt gagné que perdu. C’est le fait des natures passives. -Elle tenait la maison de son père. -C’était son petit-fils. +Elle tenait la maison de son père. +C’était son petit-fils. Nous retrouverons cet enfant. -Quoique bourgeois, Monsieur Gillenormand était reçu. -Il n’allait nulle part qu’à la condition d’y dominer. -Il était oracle partout. -Qu’on n’ dis’ pas qu’ les patriotes Ont arboré l’drapeau blanc ! -Dans ce monde-là on parodiait la révolution. -On chantait son petit Ça ira : Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira ! -Les buonapartist’ à la lanterne ! +Quoique bourgeois, Monsieur Gillenormand était reçu. +Il n’allait nulle part qu’à la condition d’y dominer. +Il était oracle partout. +Qu’on n’ dis’ pas qu’ les patriotes Ont arboré l’drapeau blanc ! +Dans ce monde-là on parodiait la révolution. +On chantait son petit Ça ira : Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira ! +Les buonapartist’ à la lanterne ! Ce n’est qu’une variante. C’est le Lamothe de l’affaire du collier. -Les partis ont de ces amnisties singulières. -Marigny, frère de la Pompadour, a ses entrées chez Monsieur le prince de Soubise. +Les partis ont de ces amnisties singulières. +Marigny, frère de la Pompadour, a ses entrées chez Monsieur le prince de Soubise. Quoique ? non, parce que. -Ce monde-là, c’est l’olympe. -Mercure et le prince de Guéménée y sont chez eux. +Ce monde-là, c’est l’olympe. +Mercure et le prince de Guéménée y sont chez eux. Un voleur y est admis, pourvu qu’il soit dieu. -Son visage était de la couleur de son pantalon. -Quant à Monsieur Gillenormand, sa considération était absolument de bon aloi. -On n’est pas impunément un siècle. -Les années finissent par faire autour d’une tête un échevellement vénérable. +Son visage était de la couleur de son pantalon. +Quant à Monsieur Gillenormand, sa considération était absolument de bon aloi. +On n’est pas impunément un siècle. +Les années finissent par faire autour d’une tête un échevellement vénérable. Sus est de trop, observa Gillenormand. Des paroles de ce genre fondent une situation. -Cet enfant était celui dont nous avons dit un mot tout à l’heure. -Les fleurs étaient son occupation. +Cet enfant était celui dont nous avons dit un mot tout à l’heure. +Les fleurs étaient son occupation. Il avait une table fort maigre, et buvait plus de lait que de vin. -Un marmot le faisait céder, sa servante le grondait. -C’était le brigand de la Loire. -Tout jeune, ce Georges Pontmercy était soldat au régiment de Saintonge. -Le régiment de Saintonge fit partie de l’armée du Rhin. -Joubert en fut nommé adjudant général et Pontmercy sous-lieutenant. +Un marmot le faisait céder, sa servante le grondait. +C’était le brigand de la Loire. +Tout jeune, ce Georges Pontmercy était soldat au régiment de Saintonge. +Le régiment de Saintonge fit partie de l’armée du Rhin. +Joubert en fut nommé adjudant général et Pontmercy sous-lieutenant. L’empereur lui donna la croix. -Pontmercy vit successivement faire prisonniers Wurmser dans Mantoue, Mélas dans Alexandrie, Mack dans Ulm. -Pontmercy fut un des trois qui sortirent de ce cimetière vivants. +Pontmercy vit successivement faire prisonniers Wurmser dans Mantoue, Mélas dans Alexandrie, Mack dans Ulm. +Pontmercy fut un des trois qui sortirent de ce cimetière vivants. Il fut de Friedland. -Il accompagna Napoléon à l’île d’Elbe. -Waterloo, il était chef d’escadron de cuirassiers dans la brigade Dubois. +Il accompagna Napoléon à l’île d’Elbe. +Waterloo, il était chef d’escadron de cuirassiers dans la brigade Dubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du bataillon de Lunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de l’empereur. -Il était couvert de sang. -Pontmercy répondit : Sire, je vous remercie pour ma veuve. -Une heure après, il tombait dans le ravin d’Ohain. -Maintenant qu’était-ce que ce Georges Pontmercy ? -C’était ce même brigand de la Loire. -On a déjà vu quelque chose de son histoire. -Lui, de son côté, ne négligeait aucune occasion de signer le colonel baron Pontmercy. -On n’osa point l’inquiéter. -Il renvoya les lettres non décachetées. -Il n’avait rien, que sa très chétive demi-solde de chef d’escadron. -Il avait loué à Vernon la plus petite maison qu’il avait pu trouver. +Il était couvert de sang. +Pontmercy répondit : Sire, je vous remercie pour ma veuve. +Une heure après, il tombait dans le ravin d’Ohain. +Maintenant qu’était-ce que ce Georges Pontmercy ? +C’était ce même brigand de la Loire. +On a déjà vu quelque chose de son histoire. +Lui, de son côté, ne négligeait aucune occasion de signer le colonel baron Pontmercy. +On n’osa point l’inquiéter. +Il renvoya les lettres non décachetées. +Il n’avait rien, que sa très chétive demi-solde de chef d’escadron. +Il avait loué à Vernon la plus petite maison qu’il avait pu trouver. Il y vivait seul, on vient de voir comment. -Il avait du reste renoncé à tout, ne remuant ni ne conspirant. -Il passait son temps à espérer un œillet ou à se souvenir d’Austerlitz. +Il avait du reste renoncé à tout, ne remuant ni ne conspirant. +Il passait son temps à espérer un œillet ou à se souvenir d’Austerlitz. Monsieur Gillenormand n’avait aucune relation avec son gendre. -Pour les Gillenormand, Pontmercy était un pestiféré. -Ils entendaient élever l’enfant à leur guise. +Pour les Gillenormand, Pontmercy était un pestiféré. +Ils entendaient élever l’enfant à leur guise. Personne ne lui en ouvrait la bouche. -Ce balafré avait peur de cette vieille fille. -Cette figure lui était restée dans l’esprit. +Ce balafré avait peur de cette vieille fille. +Cette figure lui était restée dans l’esprit. Cette visite en amena d’autres. -Au fond, c’est le même homme. -C’était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dans la vie. -Tout se réunissait pour accroître en lui cette stupeur. -C’était à Toulon. -Monsieur Gillenormand y régnait. -C’était là l’essence et la quintessence de la société parisienne blanche. -On y tenait en quarantaine les renommées, même royalistes. -Il y a toujours de l’anarchie dans la renommée. -Chateaubriand, entrant là, eût fait l’effet du Père Duchêne. -Quelques ralliés pourtant pénétraient, par tolérance, dans ce monde orthodoxe. -Le comte Beugnot y était reçu à correction. -Les salons « nobles » d’aujourd’hui ne ressemblent plus à ces salons-là. -Le faubourg Saint-Germain d’à présent sent le fagot. -Les royalistes de maintenant sont des démagogues, disons-le à leur louange. +Au fond, c’est le même homme. +C’était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dans la vie. +Tout se réunissait pour accroître en lui cette stupeur. +C’était à Toulon. +Monsieur Gillenormand y régnait. +C’était là l’essence et la quintessence de la société parisienne blanche. +On y tenait en quarantaine les renommées, même royalistes. +Il y a toujours de l’anarchie dans la renommée. +Chateaubriand, entrant là, eût fait l’effet du Père Duchêne. +Quelques ralliés pourtant pénétraient, par tolérance, dans ce monde orthodoxe. +Le comte Beugnot y était reçu à correction. +Les salons « nobles » d’aujourd’hui ne ressemblent plus à ces salons-là. +Le faubourg Saint-Germain d’à présent sent le fagot. +Les royalistes de maintenant sont des démagogues, disons-le à leur louange. Quelques-unes de ces habitudes, dans le langage surtout, semblaient bizarres. -Des connaisseurs superficiels eussent pris pour province ce qui n’était que vétusté. -On appelait une femme madame la générale. -Madame la colonelle n’était pas absolument inusité. -La marquise de Créquy, elle aussi, s’était appelée madame la colonelle. -On jugeait là les faits et les hommes. -On raillait le siècle, ce qui dispensait de le comprendre. -On s’entr’aidait dans l’étonnement. -On se communiquait la quantité de clarté qu’on avait. +Des connaisseurs superficiels eussent pris pour province ce qui n’était que vétusté. +On appelait une femme madame la générale. +Madame la colonelle n’était pas absolument inusité. +La marquise de Créquy, elle aussi, s’était appelée madame la colonelle. +On jugeait là les faits et les hommes. +On raillait le siècle, ce qui dispensait de le comprendre. +On s’entr’aidait dans l’étonnement. +On se communiquait la quantité de clarté qu’on avait. Le sourd mettait l’aveugle au courant. -On déclarait non avenu le temps écoulé depuis Coblentz. -Il y avait des jeunes gens, mais ils étaient un peu morts. -Dans l’antichambre, les livrées étaient vieillottes. -Ces personnages, complètement passés, étaient servis par des domestiques du même genre. -Conserver, Conservation, Conservateur, c’était là à peu près tout le dictionnaire. -Être en bonne odeur, était la question. -C’était un monde momie. -Les maîtres étaient embaumés, les valets étaient empaillés. +On déclarait non avenu le temps écoulé depuis Coblentz. +Il y avait des jeunes gens, mais ils étaient un peu morts. +Dans l’antichambre, les livrées étaient vieillottes. +Ces personnages, complètement passés, étaient servis par des domestiques du même genre. +Conserver, Conservation, Conservateur, c’était là à peu près tout le dictionnaire. +Être en bonne odeur, était la question. +C’était un monde momie. +Les maîtres étaient embaumés, les valets étaient empaillés. Que faisait-on dans le salon de madame de T. ? -Être ultra, c’est aller au delà. -L’esprit ultra caractérise spécialement la première phase de la Restauration. +Être ultra, c’est aller au delà. +L’esprit ultra caractérise spécialement la première phase de la Restauration. Il y eut quelqu’un qui appela Bonaparte Scapin. Ce monde n’est plus. -Rien, répétons-le, n’en reste aujourd’hui. -C’est qu’en effet il a été lui aussi englouti par un déluge. -Il a disparu sous deux révolutions. -Quels flots que les idées ! -Ces salons avaient une littérature et une politique à eux. -On y croyait en Fiévée. +Rien, répétons-le, n’en reste aujourd’hui. +C’est qu’en effet il a été lui aussi englouti par un déluge. +Il a disparu sous deux révolutions. +Quels flots que les idées ! +Ces salons avaient une littérature et une politique à eux. +On y croyait en Fiévée. Monsieur Agier y faisait loi. On y commentait Monsieur Colnet, le publiciste bouquiniste du quai Malaquais. -Napoléon y était pleinement Ogre de Corse. +Napoléon y était pleinement Ogre de Corse. Ces salons ne furent pas longtemps purs. -Dès mille huit cent dix-huit, quelques doctrinaires commencèrent à y poindre, nuance inquiétante. -La manière de ceux-là était d’être royalistes et de s’en excuser. -Là où les ultras étaient très fiers, les doctrinaires étaient un peu honteux. -Ils faisaient, utilement d’ailleurs, des excès de cravate blanche et d’habit boutonné. +Dès mille huit cent dix-huit, quelques doctrinaires commencèrent à y poindre, nuance inquiétante. +La manière de ceux-là était d’être royalistes et de s’en excuser. +Là où les ultras étaient très fiers, les doctrinaires étaient un peu honteux. +Ils faisaient, utilement d’ailleurs, des excès de cravate blanche et d’habit boutonné. Ils prenaient des poses de sages. -Ils rêvaient de greffer sur le principe absolu et excessif un pouvoir tempéré. -Ils opposaient, et parfois avec une rare intelligence, au libéralisme démolisseur un libéralisme conservateur. -On les entendait dire : « Grâce pour le royalisme ! +Ils rêvaient de greffer sur le principe absolu et excessif un pouvoir tempéré. +Ils opposaient, et parfois avec une rare intelligence, au libéralisme démolisseur un libéralisme conservateur. +On les entendait dire : « Grâce pour le royalisme ! il a rendu plus d’un service. -Il a rapporté la tradition, le culte, la religion, le respect. -Il est fidèle, brave, chevaleresque, aimant, dévoué. -La révolution, dont nous sommes les héritiers, doit avoir l’intelligence de tout. -Attaquer le royalisme, c’est le contre-sens du libéralisme. +Il a rapporté la tradition, le culte, la religion, le respect. +Il est fidèle, brave, chevaleresque, aimant, dévoué. +La révolution, dont nous sommes les héritiers, doit avoir l’intelligence de tout. +Attaquer le royalisme, c’est le contre-sens du libéralisme. Quelle faute ! et quel aveuglement ! -On veut donc toujours avoir quelque chose à proscrire ! -Nous raillons Monsieur de Vaublanc qui effaçait les N du pont d’Iéna ! +On veut donc toujours avoir quelque chose à proscrire ! +Nous raillons Monsieur de Vaublanc qui effaçait les N du pont d’Iéna ! Que faisait-il donc ? Ce que nous faisons. Bouvines nous appartient comme Marengo. -Les fleurs de lys sont à nous comme les N. C’est notre patrimoine. -À quoi bon l’amoindrir ? +Les fleurs de lys sont à nous comme les N. C’est notre patrimoine. +À quoi bon l’amoindrir ? Pourquoi ne pas vouloir toute l’histoire ? Pourquoi ne pas aimer toute la France ? -Les ultras marquèrent la première époque du royalisme ; la congrégation caractérisa la seconde. -À la fougue succéda l’habileté. +Les ultras marquèrent la première époque du royalisme ; la congrégation caractérisa la seconde. +À la fougue succéda l’habileté. Bornons ici cette esquisse. -Mais il le fait rapidement et sans aucune idée amère ou dérisoire. -D’ailleurs, disons-le, ce même petit monde avait sa grandeur. -On en peut sourire, mais on ne peut ni le mépriser ni le haïr. -C’était la France d’autrefois. -Marius Pontmercy fit comme tous les enfants des études quelconques. -Cette jeune âme qui s’ouvrait passa d’une prude à un cuistre. -Marius eut ses années de collège, puis il entra à l’école de droit. -Il était royaliste, fanatique et austère. +Mais il le fait rapidement et sans aucune idée amère ou dérisoire. +D’ailleurs, disons-le, ce même petit monde avait sa grandeur. +On en peut sourire, mais on ne peut ni le mépriser ni le haïr. +C’était la France d’autrefois. +Marius Pontmercy fit comme tous les enfants des études quelconques. +Cette jeune âme qui s’ouvrait passa d’une prude à un cuistre. +Marius eut ses années de collège, puis il entra à l’école de droit. +Il était royaliste, fanatique et austère. En mille huit cent vingt-sept, Marius venait d’atteindre ses dix-sept ans. -Pour voir ton père. +Pour voir ton père. Marius eut un tremblement. -Rien ne pouvait être pour lui plus inattendu, plus surprenant, et, disons-le, plus désagréable. -C’était l’éloignement contraint au rapprochement. -Ce n’était pas un chagrin, non, c’était une corvée. -Ne se sentant point aimé, il n’aimait point. +Rien ne pouvait être pour lui plus inattendu, plus surprenant, et, disons-le, plus désagréable. +C’était l’éloignement contraint au rapprochement. +Ce n’était pas un chagrin, non, c’était une corvée. +Ne se sentant point aimé, il n’aimait point. Rien de plus simple, se disait-il. -Il fut si stupéfait qu’il ne questionna pas Monsieur Gillenormand. -Le grand-père reprit : — Il paraît qu’il est malade. -Et après un silence il ajouta : — Pars demain matin. -Il dit que c’est pressé. +Il fut si stupéfait qu’il ne questionna pas Monsieur Gillenormand. +Le grand-père reprit : — Il paraît qu’il est malade. +Et après un silence il ajouta : — Pars demain matin. +Il dit que c’est pressé. Puis il froissa la lettre et la mit dans sa poche. -Ni Monsieur Gillenormand ni Marius ne songèrent à s’informer. -Le lendemain, à la brune, Marius arrivait à Vernon. -Les chandelles commençaient à s’allumer. +Ni Monsieur Gillenormand ni Marius ne songèrent à s’informer. +Le lendemain, à la brune, Marius arrivait à Vernon. +Les chandelles commençaient à s’allumer. Il demanda au premier passant venu la maison de monsieur Pontmercy. On lui indiqua le logis. -Une femme vint lui ouvrir, une petite lampe à la main. +Une femme vint lui ouvrir, une petite lampe à la main. Monsieur Pontmercy ? dit Marius. La femme resta immobile. Est-ce ici ? demanda Marius. -La femme fit de la tête un signe affirmatif. +La femme fit de la tête un signe affirmatif. Pourrais-je lui parler ? -La femme fit un signe négatif. +La femme fit un signe négatif. Mais je suis son fils, reprit Marius. Il ne vous attend plus, dit la femme. -Alors il s’aperçut qu’elle pleurait. -Elle lui désigna du doigt la porte d’une salle basse. -Celui qui était à terre était le colonel. -Les deux autres étaient un médecin et un prêtre qui priait. -Le colonel était depuis trois jours atteint d’une fièvre cérébrale. -La maladie avait empiré. +Alors il s’aperçut qu’elle pleurait. +Elle lui désigna du doigt la porte d’une salle basse. +Celui qui était à terre était le colonel. +Les deux autres étaient un médecin et un prêtre qui priait. +Le colonel était depuis trois jours atteint d’une fièvre cérébrale. +La maladie avait empiré. Il venait d’expirer. -On avait appelé le médecin et le curé. -Le médecin était arrivé trop tard, le curé était arrivé trop tard. -Le fils aussi était arrivé trop tard. -L’œil était éteint, mais la larme n’était pas séchée. -Cette larme, c’était le retard de son fils. -Le deuil, un deuil poignant, était dans cette chambre. -Mais était-ce sa faute ? -Il n’aimait pas son père, quoi ! +On avait appelé le médecin et le curé. +Le médecin était arrivé trop tard, le curé était arrivé trop tard. +Le fils aussi était arrivé trop tard. +L’œil était éteint, mais la larme n’était pas séchée. +Cette larme, c’était le retard de son fils. +Le deuil, un deuil poignant, était dans cette chambre. +Mais était-ce sa faute ? +Il n’aimait pas son père, quoi ! Le colonel ne laissait rien. -La vente du mobilier paya à peine l’enterrement. -La servante trouva un chiffon de papier qu’elle remit à Marius. +La vente du mobilier paya à peine l’enterrement. +La servante trouva un chiffon de papier qu’elle remit à Marius. Il va sans dire qu’il en sera digne. -Cet homme s’appelle Thénardier. +Cet homme s’appelle Thénardier. Rien ne resta du colonel. -Monsieur Gillenormand fit vendre au fripier son épée et son uniforme. -Les voisins dévalisèrent le jardin et pillèrent les fleurs rares. +Monsieur Gillenormand fit vendre au fripier son épée et son uniforme. +Les voisins dévalisèrent le jardin et pillèrent les fleurs rares. Les autres plantes devinrent ronces et broussailles, et moururent. -Marius n’était demeuré que quarante-huit heures à Vernon. -En deux jours le colonel avait été enterré, et en trois jours oublié. -Marius avait un crêpe à son chapeau. -Marius s’écarta avec empressement, et le vieillard reprit sa chaise. -Voyez-vous, je tiens à cette place. +Marius n’était demeuré que quarante-huit heures à Vernon. +En deux jours le colonel avait été enterré, et en trois jours oublié. +Marius avait un crêpe à son chapeau. +Marius s’écarta avec empressement, et le vieillard reprit sa chaise. +Voyez-vous, je tiens à cette place. Il me semble que la messe y est meilleure. Pourquoi ? je vais vous le dire. -Le petit ne se doutait pas que son père était là. -Il ne savait même peut-être pas qu’il avait un père, l’innocent ! +Le petit ne se doutait pas que son père était là. +Il ne savait même peut-être pas qu’il avait un père, l’innocent ! Il regardait son enfant, et il pleurait. Il adorait ce petit, ce pauvre homme ! J’ai vu cela. -J’ai même un peu connu ce malheureux monsieur. -Il s’était sacrifié pour que son fils fût riche un jour et heureux. -On l’en séparait pour opinion politique. -C’était un colonel de Bonaparte. +J’ai même un peu connu ce malheureux monsieur. +Il s’était sacrifié pour que son fils fût riche un jour et heureux. +On l’en séparait pour opinion politique. +C’était un colonel de Bonaparte. Il est mort, je crois. -Pontmercy ? dit Marius en pâlissant. +Pontmercy ? dit Marius en pâlissant. Est-ce que vous l’avez connu ? -Le vieux marguillier joignit les mains, et s’écria : — Ah ! vous êtes l’enfant ! -Oui, c’est cela, ce doit être un homme à présent. -Marius offrit son bras au vieillard et le ramena jusqu’à son logis. +Le vieux marguillier joignit les mains, et s’écria : — Ah ! vous êtes l’enfant ! +Oui, c’est cela, ce doit être un homme à présent. +Marius offrit son bras au vieillard et le ramena jusqu’à son logis. Voulez-vous me permettre de m’absenter trois jours ? -Quatre ! répondit le grand-père. -Et, clignant de l’œil, il dit bas à sa fille : — Quelque amourette ! -je croyais que c’était une galanterie, il paraît que c’est une passion. -C’était une passion en effet. -Marius était en train d’adorer son père. -En même temps un changement extraordinaire se faisait dans ses idées. +Quatre ! répondit le grand-père. +Et, clignant de l’œil, il dit bas à sa fille : — Quelque amourette ! +je croyais que c’était une galanterie, il paraît que c’est une passion. +C’était une passion en effet. +Marius était en train d’adorer son père. +En même temps un changement extraordinaire se faisait dans ses idées. Les phases de ce changement furent nombreuses et successives. -Cette histoire où il venait de mettre les yeux l’effarait. -Le premier effet fut l’éblouissement. -La république, une guillotine dans un crépuscule ; l’empire, un sabre dans la nuit. -Il ne savait où il en était. -Il reculait aveuglé de clartés. -Il se déclara dans sa conscience que tout cela avait été bon. -C’est l’état d’un esprit en marche que nous constatons. -Les progrès ne se font pas tous en une étape. -Il voyait maintenant ; et d’un côté il admirait, de l’autre il adorait. -Marius avait un continuel sanglot dans le cœur qui disait à tout moment : hélas ! -À chaque instant des lueurs du vrai venaient compléter sa raison. -Il se faisait en lui comme une croissance intérieure. -Pourtant, celle-ci, disons-le, ne s’était point faite sans labeur. -Elle l’exécrait plus encore que Robespierre. -Elles s’étaient combinées avec la ténacité qui était dans sa nature. -Il y avait en lui tout un petit homme têtu qui haïssait Napoléon. -Une nuit, il était seul dans sa petite chambre située sous le toit. -Il avait le cœur serré. -À partir de ce moment, tout fut dit. -Despote, mais dictateur, despote résultant d’une république et résumant une révolution. -Napoléon devint pour lui l’homme-peuple comme Jésus est l’homme-Dieu. -À plusieurs égards, il s’était mis à se tromper autrement. -Il y a une manière de rencontrer l’erreur en allant à la vérité. +Cette histoire où il venait de mettre les yeux l’effarait. +Le premier effet fut l’éblouissement. +La république, une guillotine dans un crépuscule ; l’empire, un sabre dans la nuit. +Il ne savait où il en était. +Il reculait aveuglé de clartés. +Il se déclara dans sa conscience que tout cela avait été bon. +C’est l’état d’un esprit en marche que nous constatons. +Les progrès ne se font pas tous en une étape. +Il voyait maintenant ; et d’un côté il admirait, de l’autre il adorait. +Marius avait un continuel sanglot dans le cœur qui disait à tout moment : hélas ! +À chaque instant des lueurs du vrai venaient compléter sa raison. +Il se faisait en lui comme une croissance intérieure. +Pourtant, celle-ci, disons-le, ne s’était point faite sans labeur. +Elle l’exécrait plus encore que Robespierre. +Elles s’étaient combinées avec la ténacité qui était dans sa nature. +Il y avait en lui tout un petit homme têtu qui haïssait Napoléon. +Une nuit, il était seul dans sa petite chambre située sous le toit. +Il avait le cœur serré. +À partir de ce moment, tout fut dit. +Despote, mais dictateur, despote résultant d’une république et résumant une révolution. +Napoléon devint pour lui l’homme-peuple comme Jésus est l’homme-Dieu. +À plusieurs égards, il s’était mis à se tromper autrement. +Il y a une manière de rencontrer l’erreur en allant à la vérité. Il avait une sorte de bonne foi violente qui prenait tout en bloc. -Quoi qu’il en fût, un pas prodigieux était fait. -Son orientation était changée. -Ce qui avait été le couchant était le levant. -Il s’était retourné. -Toutes ces révolutions s’accomplissaient en lui sans que sa famille s’en doutât. -La gaîté de Géronte choque et exaspère la mélancolie de Werther. -Quand ce pont tomba, l’abîme se fit. +Quoi qu’il en fût, un pas prodigieux était fait. +Son orientation était changée. +Ce qui avait été le couchant était le levant. +Il s’était retourné. +Toutes ces révolutions s’accomplissaient en lui sans que sa famille s’en doutât. +La gaîté de Géronte choque et exaspère la mélancolie de Werther. +Quand ce pont tomba, l’abîme se fit. Rien de cela du reste, nous l’avons dit, ne se trahissait au dehors. Je m’y connais. Marius faisait de temps en temps quelques absences. -Où va-t-il donc comme cela ? demandait la tante. -7 QUELQUE COTILLON Nous avons parlé d’un lancier. +Où va-t-il donc comme cela ? demandait la tante. +7 QUELQUE COTILLON Nous avons parlé d’un lancier. Les deux cousins ne se connaissaient que de nom. Ne pas voir les gens, cela permet de leur supposer toutes les perfections. -et ce point d’interrogation : Mais où donc est-ce qu’il va ? -Elle était donc en proie au vague appétit de savoir une histoire. -Ouvrage maussade, ouvrière revêche. -Elle était depuis plusieurs heures sur sa chaise quand la porte s’ouvrit. +et ce point d’interrogation : Mais où donc est-ce qu’il va ? +Elle était donc en proie au vague appétit de savoir une histoire. +Ouvrage maussade, ouvrière revêche. +Elle était depuis plusieurs heures sur sa chaise quand la porte s’ouvrit. Elle poussa un cri de bonheur. -Toi ici, Théodule ! s’écria-t-elle. +Toi ici, Théodule ! s’écria-t-elle. En passant, ma tante. Mais embrasse-moi donc. Et il l’embrassa. -La tante Gillenormand alla à son secrétaire, et l’ouvrit. +La tante Gillenormand alla à son secrétaire, et l’ouvrit. Tu nous restes au moins toute la semaine ? Ma tante, je repars ce soir. -Reste, mon petit Théodule, je t’en prie. +Reste, mon petit Théodule, je t’en prie. Le cœur dit oui, mais la consigne dit non. L’histoire est simple. -On nous change de garnison ; nous étions à Melun, on nous met à Gaillon. -Pour aller de l’ancienne garnison à la nouvelle, il faut passer par Paris. +On nous change de garnison ; nous étions à Melun, on nous met à Gaillon. +Pour aller de l’ancienne garnison à la nouvelle, il faut passer par Paris. J’ai dit : je vais aller voir ma tante. Et voici pour ta peine. Elle lui mit dix louis dans la main. -Vous voulez dire pour mon plaisir, chère tante. +Vous voulez dire pour mon plaisir, chère tante. lui demanda-t-elle. -J’ai tenu à vous voir. -J’ai une permission spéciale. -Mon brosseur mène mon cheval ; je vais par la diligence. -Et à ce propos, il faut que je vous demande une chose. +J’ai tenu à vous voir. +J’ai une permission spéciale. +Mon brosseur mène mon cheval ; je vais par la diligence. +Et à ce propos, il faut que je vous demande une chose. Mon cousin Marius Pontmercy voyage donc aussi, lui ? -Comment sais-tu cela ? fit la tante, subitement chatouillée au vif de la curiosité. -En arrivant, je suis allé à la diligence retenir une place dans le coupé. -Un voyageur était déjà venu retenir une place sur l’impériale. +Comment sais-tu cela ? fit la tante, subitement chatouillée au vif de la curiosité. +En arrivant, je suis allé à la diligence retenir une place dans le coupé. +Un voyageur était déjà venu retenir une place sur l’impériale. J’ai vu sur la feuille son nom. -Le mauvais sujet ! s’écria la tante. -Ah ! ton cousin n’est pas un garçon rangé comme toi. +Le mauvais sujet ! s’écria la tante. +Ah ! ton cousin n’est pas un garçon rangé comme toi. Dire qu’il va passer la nuit en diligence ! -Mais toi, c’est par devoir ; lui, c’est par désordre. -Ici, il arriva un événement à Mademoiselle Gillenormand aînée ; elle eut une idée. -Si elle eût été homme, elle se fût frappé le front. -Elle apostropha Théodule : — Sais-tu que ton cousin ne te connaît pas ? -Lui sur l’impériale, moi dans le coupé. -Où va cette diligence ? -C’est donc là que va Marius ? -À moins que, comme moi, il ne s’arrête en route. -Moi, je descends à Vernon pour prendre la correspondance de Gaillon. -Je ne sais rien de l’itinéraire de Marius. +Mais toi, c’est par devoir ; lui, c’est par désordre. +Ici, il arriva un événement à Mademoiselle Gillenormand aînée ; elle eut une idée. +Si elle eût été homme, elle se fût frappé le front. +Elle apostropha Théodule : — Sais-tu que ton cousin ne te connaît pas ? +Lui sur l’impériale, moi dans le coupé. +Où va cette diligence ? +C’est donc là que va Marius ? +À moins que, comme moi, il ne s’arrête en route. +Moi, je descends à Vernon pour prendre la correspondance de Gaillon. +Je ne sais rien de l’itinéraire de Marius. Marius ! quel vilain nom ! -Quelle idée a-t-on eue de l’appeler Marius ! -Tandis que toi, au moins, tu t’appelles Théodule ! +Quelle idée a-t-on eue de l’appeler Marius ! +Tandis que toi, au moins, tu t’appelles Théodule ! J’aimerais mieux m’appeler Alfred, dit l’officier. -J’écoute, ma tante. +J’écoute, ma tante. Eh bien, Marius fait des absences. -Nous voudrions savoir ce qu’il y a là-dessous. -Théodule répondit avec le calme d’un homme bronzé : — Quelque cotillon. +Nous voudrions savoir ce qu’il y a là-dessous. +Théodule répondit avec le calme d’un homme bronzé : — Quelque cotillon. Elle reprit : — Fais-nous un plaisir. Suis un peu Marius. -Il ne te connaît pas, cela te sera facile. -Puisque fillette il y a, tâche de voir la fillette. -Tu nous écriras l’historiette. -Cela amusera le grand-père. +Il ne te connaît pas, cela te sera facile. +Puisque fillette il y a, tâche de voir la fillette. +Tu nous écriras l’historiette. +Cela amusera le grand-père. Il accepta la commission et dit : — Comme il vous plaira, ma tante. -Et il ajouta à part lui : — Me voilà duègne. +Et il ajouta à part lui : — Me voilà duègne. Mademoiselle Gillenormand l’embrassa. -Ce n’est pas toi, Théodule, qui ferais de ces frasques-là. -Le lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche loué pour sa probité. -Quant au surveillant, la première chose qu’il fit, ce fut de s’endormir. +Ce n’est pas toi, Théodule, qui ferais de ces frasques-là. +Le lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche loué pour sa probité. +Quant au surveillant, la première chose qu’il fit, ce fut de s’endormir. Le sommeil fut complet et consciencieux. Argus ronfla toute la nuit. Cela le fit rire. -Cours après, ma tante. -Que diable vais-je lui écrire, à la bonne vieille ? +Cours après, ma tante. +Que diable vais-je lui écrire, à la bonne vieille ? Serait-ce Marius ? dit le lieutenant. Fleurissez vos dames, criait-elle. -Pour le coup, dit Théodule sautant à bas du coupé, voilà qui me pique. -À qui diantre va-t-il porter ces fleurs-là ? -Il faut une fièrement jolie femme pour un si beau bouquet. +Pour le coup, dit Théodule sautant à bas du coupé, voilà qui me pique. +À qui diantre va-t-il porter ces fleurs-là ? +Il faut une fièrement jolie femme pour un si beau bouquet. Je veux la voir. -Marius ne faisait nulle attention à Théodule. -Des femmes élégantes descendaient de la diligence ; il ne les regarda pas. +Marius ne faisait nulle attention à Théodule. +Des femmes élégantes descendaient de la diligence ; il ne les regarda pas. Il semblait ne rien voir autour de lui. -Est-il amoureux ! pensa Théodule. -Marius se dirigea vers l’église. -À merveille, se dit Théodule. -L’église ! c’est cela. -Les rendez-vous assaisonnés d’un peu de messe sont les meilleurs. +Est-il amoureux ! pensa Théodule. +Marius se dirigea vers l’église. +À merveille, se dit Théodule. +L’église ! c’est cela. +Les rendez-vous assaisonnés d’un peu de messe sont les meilleurs. Rien n’est exquis comme une œillade qui passe par-dessus le bon Dieu. -Parvenu à l’église, Marius n’y entra point, et tourna derrière le chevet. -Il disparut à l’angle d’un des contreforts de l’abside. -Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. -Arrivé là, il s’arrêta stupéfait. -Il y avait effeuillé son bouquet. +Parvenu à l’église, Marius n’y entra point, et tourna derrière le chevet. +Il disparut à l’angle d’un des contreforts de l’abside. +Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. +Arrivé là, il s’arrêta stupéfait. +Il y avait effeuillé son bouquet. On entendait Marius sangloter. -La fillette était une tombe. -C’était là qu’il revenait chaque fois que Monsieur Gillenormand disait : Il découche. -J’aime mieux ça, dit Monsieur Gillenormand. -L’entrée fut triomphante. +La fillette était une tombe. +C’était là qu’il revenait chaque fois que Monsieur Gillenormand disait : Il découche. +J’aime mieux ça, dit Monsieur Gillenormand. +L’entrée fut triomphante. J’ai le portrait ! -Car c’est évidemment là un portrait. +Car c’est évidemment là un portrait. Je m’y connais. Cela se porte sur le cœur. -Quelque abominable goton, qui fait frémir probablement ! -Les jeunes gens ont si mauvais goût aujourd’hui ! -Voyons, mon père, dit la vieille fille. -La boîte s’ouvrait en pressant un ressort. -Ils n’y trouvèrent rien qu’un papier soigneusement plié. -De la même au même, dit Monsieur Gillenormand éclatant de rire. +Quelque abominable goton, qui fait frémir probablement ! +Les jeunes gens ont si mauvais goût aujourd’hui ! +Voyons, mon père, dit la vieille fille. +La boîte s’ouvrait en pressant un ressort. +Ils n’y trouvèrent rien qu’un papier soigneusement plié. +De la même au même, dit Monsieur Gillenormand éclatant de rire. Je sais ce que c’est. Ah ! lisons donc ! dit la tante. Et elle mit ses lunettes. Il va sans dire qu’il en sera digne. -Ce que le père et la fille éprouvèrent ne saurait se dire. -Ils se sentirent glacés comme par le souffle d’une tête de mort. -Ils n’échangèrent pas un mot. -Mademoiselle Gillenormand le ramassa et développa le papier bleu. -C’était le cent de cartes de Marius. -Elle en passa une à Monsieur Gillenormand qui lut : Le baron Marius Pontmercy. +Ce que le père et la fille éprouvèrent ne saurait se dire. +Ils se sentirent glacés comme par le souffle d’une tête de mort. +Ils n’échangèrent pas un mot. +Mademoiselle Gillenormand le ramassa et développa le papier bleu. +C’était le cent de cartes de Marius. +Elle en passa une à Monsieur Gillenormand qui lut : Le baron Marius Pontmercy. Une grande heure se passa dans le plus profond silence. Au bout de cette heure, la tante Gillenormand dit : — Joli ! -Quelques instants après, Marius parut. +Quelques instants après, Marius parut. Je te fais mon compliment. Qu’est-ce que cela veut dire ? -Monsieur Gillenormand cessa de rire et dit durement : — Ton père, c’est moi. -C’était plus que Monsieur Gillenormand n’en pouvait entendre. -De sombre il était devenu rouge, de rouge pourpre, et de pourpre flamboyant. -Marius ! s’écria-t-il. +Monsieur Gillenormand cessa de rire et dit durement : — Ton père, c’est moi. +C’était plus que Monsieur Gillenormand n’en pouvait entendre. +De sombre il était devenu rouge, de rouge pourpre, et de pourpre flamboyant. +Marius ! s’écria-t-il. Vois-tu bien, tu es baron comme ma pantoufle ! -Voilà ce que je sais. -Marius frissonnait dans tous ses membres, il ne savait que devenir, sa tête flambait. -Il ne se pouvait que de telles choses eussent été dites impunément devant lui. +Voilà ce que je sais. +Marius frissonnait dans tous ses membres, il ne savait que devenir, sa tête flambait. +Il ne se pouvait que de telles choses eussent été dites impunément devant lui. Comment venger l’un sans outrager l’autre ? -D’un côté une tombe sacrée, de l’autre des cheveux blancs. -Louis 18 était mort depuis quatre ans, mais cela lui était bien égal. -Le vieillard, d’écarlate qu’il était, devint subitement plus blanc que ses cheveux. +D’un côté une tombe sacrée, de l’autre des cheveux blancs. +Louis 18 était mort depuis quatre ans, mais cela lui était bien égal. +Le vieillard, d’écarlate qu’il était, devint subitement plus blanc que ses cheveux. Marius quitta la maison. -Une circonstance qu’il faut dire avait aggravé encore son exaspération. -Il y a toujours de ces petites fatalités qui compliquent les drames domestiques. -Ce papier ni ce médaillon ne purent être retrouvés. -Mais le papier, l’écriture, cette relique sacrée, tout cela était son cœur même. +Une circonstance qu’il faut dire avait aggravé encore son exaspération. +Il y a toujours de ces petites fatalités qui compliquent les drames domestiques. +Ce papier ni ce médaillon ne purent être retrouvés. +Mais le papier, l’écriture, cette relique sacrée, tout cela était son cœur même. Qu’en avait-on fait ? Qu’allait devenir Marius ? -Des souffles, revenus des profondeurs de quatre-vingt-neuf et de quatre-vingt-douze, étaient dans l’air. -La jeunesse était, qu’on nous passe le mot, en train de muer. -On se transformait presque sans s’en douter, par le mouvement même du temps. -L’aiguille qui marche sur le cadran marche aussi dans les âmes. -Chacun faisait en avant le pas qu’il avait à faire. -Les royalistes devenaient libéraux, les libéraux devenaient démocrates. +Des souffles, revenus des profondeurs de quatre-vingt-neuf et de quatre-vingt-douze, étaient dans l’air. +La jeunesse était, qu’on nous passe le mot, en train de muer. +On se transformait presque sans s’en douter, par le mouvement même du temps. +L’aiguille qui marche sur le cadran marche aussi dans les âmes. +Chacun faisait en avant le pas qu’il avait à faire. +Les royalistes devenaient libéraux, les libéraux devenaient démocrates. Nous faisons ici de l’histoire. -C’étaient les mirages de ce temps-là. +C’étaient les mirages de ce temps-là. Les opinions traversent des phases. -D’autres groupes d’esprits étaient plus sérieux. -Là on sondait le principe ; là on s’attachait au droit. -Rien n’est tel que le dogme pour enfanter le rêve. -Et rien n’est tel que le rêve pour engendrer l’avenir. +D’autres groupes d’esprits étaient plus sérieux. +Là on sondait le principe ; là on s’attachait au droit. +Rien n’est tel que le dogme pour enfanter le rêve. +Et rien n’est tel que le rêve pour engendrer l’avenir. Utopie aujourd’hui, chair et os demain. -Les opinions avancées avaient des doubles fonds. -Un commencement de mystère menaçait « l’ordre établi », lequel était suspect et sournois. -Signe au plus haut point révolutionnaire. -L’arrière-pensée du pouvoir rencontre dans la sape l’arrière-pensée du peuple. -L’incubation des insurrections donne la réplique à la préméditation des coups d’état. +Les opinions avancées avaient des doubles fonds. +Un commencement de mystère menaçait « l’ordre établi », lequel était suspect et sournois. +Signe au plus haut point révolutionnaire. +L’arrière-pensée du pouvoir rencontre dans la sape l’arrière-pensée du peuple. +L’incubation des insurrections donne la réplique à la préméditation des coups d’état. On voulait le relever. Calembour dont on aurait tort de rire. On y fumait, on y buvait, on y jouait, on y riait. -On y causait très haut de tout, et à voix basse d’autre chose. +On y causait très haut de tout, et à voix basse d’autre chose. Voici les noms des principaux. -Ces jeunes gens faisaient entre eux une sorte de famille, à force d’amitié. -Tous, Laigle excepté, étaient du midi. -Ce groupe était remarquable. -Il s’est évanoui dans les profondeurs invisibles qui sont derrière nous. -Enjolras était un jeune homme charmant, capable d’être terrible. -Il était angéliquement beau. -C’était Antinoüs farouche. -Il en avait la tradition comme un témoin. -Il savait tous les petits détails de la grande chose. -Nature pontificale et guerrière, étrange dans un adolescent. -Déjà homme, il semblait encore enfant. +Ces jeunes gens faisaient entre eux une sorte de famille, à force d’amitié. +Tous, Laigle excepté, étaient du midi. +Ce groupe était remarquable. +Il s’est évanoui dans les profondeurs invisibles qui sont derrière nous. +Enjolras était un jeune homme charmant, capable d’être terrible. +Il était angéliquement beau. +C’était Antinoüs farouche. +Il en avait la tradition comme un témoin. +Il savait tous les petits détails de la grande chose. +Nature pontificale et guerrière, étrange dans un adolescent. +Déjà homme, il semblait encore enfant. Ses vingt-deux ans en paraissaient dix-sept. -Il n’avait qu’une passion, le droit, qu’une pensée, renverser l’obstacle. -Il était sévère dans les joies. -Devant tout ce qui n’était pas la république, il baissait chastement les yeux. -C’était l’amoureux de marbre de la Liberté. -Sa parole était âprement inspirée et avait un frémissement d’hymne. +Il n’avait qu’une passion, le droit, qu’une pensée, renverser l’obstacle. +Il était sévère dans les joies. +Devant tout ce qui n’était pas la république, il baissait chastement les yeux. +C’était l’amoureux de marbre de la Liberté. +Sa parole était âprement inspirée et avait un frémissement d’hymne. Il avait des ouvertures d’ailes inattendues. -Malheur à l’amourette qui se fût risquée de son côté ! -Combeferre complétait et rectifiait Enjolras. -Il était moins haut et plus large. -La révolution avec Combeferre était plus respirable qu’avec Enjolras. +Malheur à l’amourette qui se fût risquée de son côté ! +Combeferre complétait et rectifiait Enjolras. +Il était moins haut et plus large. +La révolution avec Combeferre était plus respirable qu’avec Enjolras. Enjolras en exprimait le droit divin, et Combeferre le droit naturel. -Le premier se rattachait à Robespierre ; le second confinait à Condorcet. +Le premier se rattachait à Robespierre ; le second confinait à Condorcet. Combeferre vivait plus qu’Enjolras de la vie de tout le monde. -Enjolras était plus viril, Combeferre était plus humain. -Homo et Vir, c’était bien là en effet leur nuance. -Combeferre était doux comme Enjolras était sévère, par blancheur naturelle. -Il aimait le mot citoyen, mais il préférait le mot homme. -Il eût volontiers dit : Hombre, comme les espagnols. -Il était de ceux qui pensent que la science finira par tourner la position. -Enjolras était un chef, Combeferre était un guide. -On eût voulu combattre avec l’un et marcher avec l’autre. -Un volcan éclaire, mais l’aube éclaire encore mieux. -Combeferre préférait peut-être la blancheur du beau au flamboiement du sublime. -En somme, il ne voulait ni halte ni hâte. -Il faut que le bien soit innocent, répétait-il sans cesse. -Jean Prouvaire était une nuance plus adoucie encore que Combeferre. -Il avait la voix habituellement délicate et tout à coup virile. -Il était lettré jusqu’à l’érudition, et presque orientaliste. -En français il préférait Corneille à Racine et Agrippa d’Aubigné à Corneille. -Comme Enjolras, il était riche et fils unique. -Feuilly était un généreux cœur. +Enjolras était plus viril, Combeferre était plus humain. +Homo et Vir, c’était bien là en effet leur nuance. +Combeferre était doux comme Enjolras était sévère, par blancheur naturelle. +Il aimait le mot citoyen, mais il préférait le mot homme. +Il eût volontiers dit : Hombre, comme les espagnols. +Il était de ceux qui pensent que la science finira par tourner la position. +Enjolras était un chef, Combeferre était un guide. +On eût voulu combattre avec l’un et marcher avec l’autre. +Un volcan éclaire, mais l’aube éclaire encore mieux. +Combeferre préférait peut-être la blancheur du beau au flamboiement du sublime. +En somme, il ne voulait ni halte ni hâte. +Il faut que le bien soit innocent, répétait-il sans cesse. +Jean Prouvaire était une nuance plus adoucie encore que Combeferre. +Il avait la voix habituellement délicate et tout à coup virile. +Il était lettré jusqu’à l’érudition, et presque orientaliste. +En français il préférait Corneille à Racine et Agrippa d’Aubigné à Corneille. +Comme Enjolras, il était riche et fils unique. +Feuilly était un généreux cœur. Il avait l’embrassement immense. -Cet orphelin avait adopté les peuples. -Sa mère lui manquant, il avait médité sur la patrie. -Il avait appris l’histoire exprès pour s’indigner en connaissance de cause. -Il avait pour spécialité la Grèce, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, l’Italie. +Cet orphelin avait adopté les peuples. +Sa mère lui manquant, il avait médité sur la patrie. +Il avait appris l’histoire exprès pour s’indigner en connaissance de cause. +Il avait pour spécialité la Grèce, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, l’Italie. Entre toutes, la grande voie de fait de mille sept cent soixante-douze le soulevait. -Tous les attentats sociaux contemporains dérivent du partage de la Pologne. -Quand on compulse le dossier des trahisons modernes, celle-là apparaît la première. -Tel était le texte habituel de Feuilly. -C’est qu’en effet il y a de l’éternité dans le droit. -Varsovie ne peut pas plus être tartare que Venise ne peut être tudesque. +Tous les attentats sociaux contemporains dérivent du partage de la Pologne. +Quand on compulse le dossier des trahisons modernes, celle-là apparaît la première. +Tel était le texte habituel de Feuilly. +C’est qu’en effet il y a de l’éternité dans le droit. +Varsovie ne peut pas plus être tartare que Venise ne peut être tudesque. Les rois y perdent leur peine, et leur honneur. -Tôt ou tard, la patrie submergée flotte à la surface et reparaît. -La Grèce redevient la Grèce, l’Italie redevient l’Italie. -La protestation du droit contre le fait persiste à jamais. +Tôt ou tard, la patrie submergée flotte à la surface et reparaît. +La Grèce redevient la Grèce, l’Italie redevient l’Italie. +La protestation du droit contre le fait persiste à jamais. Le vol d’un peuple ne se prescrit pas. Ces hautes escroqueries n’ont point d’avenir. -On ne démarque pas une nation comme un mouchoir. -Courfeyrac avait un père qu’on nommait Monsieur de Courfeyrac. +On ne démarque pas une nation comme un mouchoir. +Courfeyrac avait un père qu’on nommait Monsieur de Courfeyrac. La particule, on le sait, n’a aucune signification. -Courfeyrac n’avait pas voulu rester en arrière, et s’appelait Courfeyrac tout court. -Seulement Courfeyrac était un brave garçon. -Il y avait dans Tholomyès un procureur et dans Courfeyrac un paladin. -Enjolras était le chef, Combeferre était le guide, Courfeyrac était le centre. +Courfeyrac n’avait pas voulu rester en arrière, et s’appelait Courfeyrac tout court. +Seulement Courfeyrac était un brave garçon. +Il y avait dans Tholomyès un procureur et dans Courfeyrac un paladin. +Enjolras était le chef, Combeferre était le guide, Courfeyrac était le centre. Il flairait le droit, mais il ne le faisait pas. -Errer est humain, flâner est parisien. -Au fond, esprit pénétrant, et penseur plus qu’il ne semblait. -Il y avait dans ce conclave de jeunes têtes un membre chauve. +Errer est humain, flâner est parisien. +Au fond, esprit pénétrant, et penseur plus qu’il ne semblait. +Il y avait dans ce conclave de jeunes têtes un membre chauve. Ce surnom a fait mon nom. -Ses camarades, pour abréger, l’appelaient Bossuet. -Bossuet était un garçon gai qui avait du malheur. -Sa spécialité était de ne réussir à rien. +Ses camarades, pour abréger, l’appelaient Bossuet. +Bossuet était un garçon gai qui avait du malheur. +Sa spécialité était de ne réussir à rien. Par contre, il riait de tout. -À vingt-cinq ans, il était chauve. -Il ne lui était rien resté. +À vingt-cinq ans, il était chauve. +Il ne lui était rien resté. Il avait de la science et de l’esprit, mais il avortait. -Tout lui manquait, tout le trompait ; ce qu’il échafaudait croulait sur lui. +Tout lui manquait, tout le trompait ; ce qu’il échafaudait croulait sur lui. S’il fendait du bois, il se coupait un doigt. -S’il avait une maîtresse, il découvrait bientôt qu’il avait aussi un ami. -À tout moment quelque misère lui advenait ; de là sa jovialité. +S’il avait une maîtresse, il découvrait bientôt qu’il avait aussi un ami. +À tout moment quelque misère lui advenait ; de là sa jovialité. Il disait : J’habite sous le toit des tuiles qui tombent. -Il était pauvre, mais son gousset de bonne humeur était inépuisable. -Il arrivait vite à son dernier sou, jamais à son dernier éclat de rire. -Ces persécutions du sort l’avaient fait inventif. -Il était plein de ressources. +Il était pauvre, mais son gousset de bonne humeur était inépuisable. +Il arrivait vite à son dernier sou, jamais à son dernier éclat de rire. +Ces persécutions du sort l’avaient fait inventif. +Il était plein de ressources. Bossuet avait peu de domicile ; quelquefois pas du tout. -Joly étudiait la médecine. +Joly étudiait la médecine. Il avait deux ans de moins que Bossuet. -Joly était le malade imaginaire jeune. -Dans les orages, il se tâtait le pouls. +Joly était le malade imaginaire jeune. +Dans les orages, il se tâtait le pouls. Du reste, le plus gai de tous. -Tous étaient les fils directs de la révolution française. -Les plus légers devenaient solennels en prononçant cette date : quatre-vingt-neuf. -Ils se rattachaient sans nuance intermédiaire au droit incorruptible et au devoir absolu. -Affiliés et initiés, ils ébauchaient souterrainement l’idéal. -Comment se trouvait-il là ? -Par-dessus le marché, grand buveur. +Tous étaient les fils directs de la révolution française. +Les plus légers devenaient solennels en prononçant cette date : quatre-vingt-neuf. +Ils se rattachaient sans nuance intermédiaire au droit incorruptible et au devoir absolu. +Affiliés et initiés, ils ébauchaient souterrainement l’idéal. +Comment se trouvait-il là ? +Par-dessus le marché, grand buveur. Il vivait avec ironie. -Ceci était son axiome : Il n’y a qu’une certitude, mon verre plein. -Il disait du crucifix : Voilà une potence qui a réussi. +Ceci était son axiome : Il n’y a qu’une certitude, mon verre plein. +Il disait du crucifix : Voilà une potence qui a réussi. Air : Vive Henri Du reste, ce sceptique avait un fanatisme. -Grantaire admirait, aimait et vénérait Enjolras. -À qui se ralliait ce douteur anarchique dans cette phalange d’esprits absolus ? -De quelle façon Enjolras le subjuguait-il ? +Grantaire admirait, aimait et vénérait Enjolras. +À qui se ralliait ce douteur anarchique dans cette phalange d’esprits absolus ? +De quelle façon Enjolras le subjuguait-il ? Ce qui nous manque nous attire. Personne n’aime le jour comme l’aveugle. La naine adore le tambour-major. Le crapaud a toujours les yeux au ciel ; pourquoi ? pour voir voler l’oiseau. -Grantaire, en qui rampait le doute, aimait à voir dans Enjolras la foi planer. +Grantaire, en qui rampait le doute, aimait à voir dans Enjolras la foi planer. Il avait besoin d’Enjolras. Il admirait, d’instinct, son contraire. -Son rachis moral s’appuyait à cette fermeté. -Grantaire, près d’Enjolras, redevenait quelqu’un. -Il était lui-même d’ailleurs composé de deux éléments en apparence incompatibles. -Il était ironique et cordial. +Son rachis moral s’appuyait à cette fermeté. +Grantaire, près d’Enjolras, redevenait quelqu’un. +Il était lui-même d’ailleurs composé de deux éléments en apparence incompatibles. +Il était ironique et cordial. Contradiction profonde ; car une affection est une conviction. -Sa nature était ainsi. -Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus, Eudamidas, Éphestion, Pechméja. -Grantaire était un de ces hommes. -Il était l’envers d’Enjolras. -On pourrait presque dire que les affinités commencent aux lettres de l’alphabet. -Dans la série, O et P sont inséparables. -Vous pouvez, à votre gré, prononcer O et P, ou Oreste et Pylade. -On le tolérait pour sa bonne humeur. -Enjolras, croyant, dédaignait ce sceptique, et, sobre, cet ivrogne. -Il lui accordait un peu de pitié hautaine. -Grantaire était un Pylade point accepté. +Sa nature était ainsi. +Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus, Eudamidas, Éphestion, Pechméja. +Grantaire était un de ces hommes. +Il était l’envers d’Enjolras. +On pourrait presque dire que les affinités commencent aux lettres de l’alphabet. +Dans la série, O et P sont inséparables. +Vous pouvez, à votre gré, prononcer O et P, ou Oreste et Pylade. +On le tolérait pour sa bonne humeur. +Enjolras, croyant, dédaignait ce sceptique, et, sobre, cet ivrogne. +Il lui accordait un peu de pitié hautaine. +Grantaire était un Pylade point accepté. Il regardait la place Saint-Michel. -À qui en voulait ce cabriolet ? pourquoi allait-il au pas ? -Ce nom fit changer d’attitude à Laigle. -Le cabriolet interpellé s’arrêta. -Le jeune homme qui, lui aussi, semblait songer profondément, leva les yeux. -Vous êtes monsieur Marius Pontmercy ? +À qui en voulait ce cabriolet ? pourquoi allait-il au pas ? +Ce nom fit changer d’attitude à Laigle. +Le cabriolet interpellé s’arrêta. +Le jeune homme qui, lui aussi, semblait songer profondément, leva les yeux. +Vous êtes monsieur Marius Pontmercy ? Je vous cherchais, reprit Laigle de Meaux. Je ne vous connais pas. -Moi non plus, je ne vous connais point, répondit Laigle. -Il n’était pas d’humeur facile en ce moment-là. -Il fronça le sourcil. -Laigle de Meaux, imperturbable, poursuivit : — Vous n’étiez pas avant-hier à l’école ? -Vous êtes étudiant ? demanda Marius. -Avant-hier je suis entré à l’école par hasard. -Vous savez, on a quelquefois de ces idées-là. -Le professeur était en train de faire l’appel. -Vous n’ignorez pas qu’ils sont très ridicules dans ce moment-ci. -Au troisième appel manqué, on vous raye l’inscription. +Moi non plus, je ne vous connais point, répondit Laigle. +Il n’était pas d’humeur facile en ce moment-là. +Il fronça le sourcil. +Laigle de Meaux, imperturbable, poursuivit : — Vous n’étiez pas avant-hier à l’école ? +Vous êtes étudiant ? demanda Marius. +Avant-hier je suis entré à l’école par hasard. +Vous savez, on a quelquefois de ces idées-là. +Le professeur était en train de faire l’appel. +Vous n’ignorez pas qu’ils sont très ridicules dans ce moment-ci. +Au troisième appel manqué, on vous raye l’inscription. Soixante francs dans le gouffre. -Marius commençait à écouter. -Laigle continua : — C’était Blondeau qui faisait l’appel. +Marius commençait à écouter. +Laigle continua : — C’était Blondeau qui faisait l’appel. L’appel n’allait pas mal. -Aucune radiation, l’univers était présent. -Tout à coup Blondeau appelle Marius Pontmercy. -Blondeau, plein d’espoir, répète plus fort : Marius Pontmercy. +Aucune radiation, l’univers était présent. +Tout à coup Blondeau appelle Marius Pontmercy. +Blondeau, plein d’espoir, répète plus fort : Marius Pontmercy. Et il prend sa plume. -Je me suis dit rapidement : Voilà un brave garçon qu’on va rayer. -Ceci est un véritable vivant qui n’est pas exact. -Ceci n’est point un bon élève. -J’ai répondu : Présent ! -Cela fait que vous n’avez pas été rayé. -Et que, moi, je l’ai été, ajouta Laigle de Meaux. +Je me suis dit rapidement : Voilà un brave garçon qu’on va rayer. +Ceci est un véritable vivant qui n’est pas exact. +Ceci n’est point un bon élève. +J’ai répondu : Présent ! +Cela fait que vous n’avez pas été rayé. +Et que, moi, je l’ai été, ajouta Laigle de Meaux. Je ne vous comprends pas, fit Marius. Laigle reprit : — Rien de plus simple. -Le professeur me contemplait avec une certaine fixité. +Le professeur me contemplait avec une certaine fixité. Je suis de Meaux et je m’appelle Lesgle. L’Aigle ! interrompit Marius, quel beau nom ! Cela dit, il me raye. -Marius s’exclama. ― Monsieur, je suis mortifié... +Marius s’exclama. ― Monsieur, je suis mortifié... Je le suppose mort. Et je dis : Erudimini qui judicatis terram. -Dieu le raya comme il m’a rayé. -Marius reprit : ― Je suis désolé... -― Jeune homme, dit Laigle de Meaux, que ceci vous serve de leçon. -À l’avenir, soyez exact. +Dieu le raya comme il m’a rayé. +Marius reprit : ― Je suis désolé... +― Jeune homme, dit Laigle de Meaux, que ceci vous serve de leçon. +À l’avenir, soyez exact. ― Je vous fais vraiment mille excuses. -― Ne vous exposez plus à faire rayer votre prochain. -Laigle éclata de rire. -J’étais sur la pente d’être avocat. +― Ne vous exposez plus à faire rayer votre prochain. +Laigle éclata de rire. +J’étais sur la pente d’être avocat. Cette rature me sauve. Je renonce aux triomphes du barreau. -Je ne défendrai point la veuve et je n’attaquerai point l’orphelin. +Je ne défendrai point la veuve et je n’attaquerai point l’orphelin. Plus de toge, plus de stage. -Voilà ma radiation obtenue. -C’est à vous que je la dois, monsieur Pontmercy. -J’entends vous faire solennellement une visite de remercîments. +Voilà ma radiation obtenue. +C’est à vous que je la dois, monsieur Pontmercy. +J’entends vous faire solennellement une visite de remercîments. ― Dans ce cabriolet, dit Marius. ― Signe d’opulence, repartit Laigle avec calme. -Vous avez là un loyer de neuf mille francs par an. -En ce moment Courfeyrac sortait du café. +Vous avez là un loyer de neuf mille francs par an. +En ce moment Courfeyrac sortait du café. ― Tais-toi, Bossuet, reprit Courfeyrac. ― Bossuet, fit Marius, mais il me semblait que vous vous appeliez Laigle. -― De Meaux, répondit Laigle ; par métaphore, Bossuet. +― De Meaux, répondit Laigle ; par métaphore, Bossuet. Courfeyrac monta dans le cabriolet. -― Cocher, dit-il, hôtel de la Porte-Saint-Jacques. -3 LES ÉTONNEMENTS DE MARIUS En quelques jours, Marius fut l’ami de Courfeyrac. +― Cocher, dit-il, hôtel de la Porte-Saint-Jacques. +3 LES ÉTONNEMENTS DE MARIUS En quelques jours, Marius fut l’ami de Courfeyrac. La jeunesse est la saison des promptes soudures et des cicatrisations rapides. -Marius près de Courfeyrac respirait librement, chose assez nouvelle pour lui. +Marius près de Courfeyrac respirait librement, chose assez nouvelle pour lui. Courfeyrac ne lui fit pas de questions. -Il n’y songea même pas. -À cet âge, les visages disent tout de suite tout. +Il n’y songea même pas. +À cet âge, les visages disent tout de suite tout. La parole est inutile. Il y a tel jeune homme dont on pourrait dire que sa physionomie bavarde. -On se regarde, on se connaît. -Tiens ! dit Marius, presque offensé de la question. -Qu’est-ce que vous êtes ? -Nuance gris de souris rassurée, dit Courfeyrac. -Le lendemain, Courfeyrac introduisit Marius au café Musain. -Marius était tombé dans un guêpier d’esprits. -Toutes ces initiatives diverses le sollicitaient à la fois, et le tiraillaient. -L’angle sous lequel il voyait toute chose commençait de nouveau à se déplacer. +On se regarde, on se connaît. +Tiens ! dit Marius, presque offensé de la question. +Qu’est-ce que vous êtes ? +Nuance gris de souris rassurée, dit Courfeyrac. +Le lendemain, Courfeyrac introduisit Marius au café Musain. +Marius était tombé dans un guêpier d’esprits. +Toutes ces initiatives diverses le sollicitaient à la fois, et le tiraillaient. +L’angle sous lequel il voyait toute chose commençait de nouveau à se déplacer. Une certaine oscillation mettait en branle tous les horizons de son cerveau. Il en souffrait presque. -Marius entendait, sur toute matière, des langages singuliers, gênants pour son esprit encore timide. -Et Marius entendait Combeferre répliquer : — Tu as tort, Bahorel. +Marius entendait, sur toute matière, des langages singuliers, gênants pour son esprit encore timide. +Et Marius entendait Combeferre répliquer : — Tu as tort, Bahorel. Ou bien le hasard faisait que Marius passait rue Jean-Jacques-Rousseau entre Enjolras et Courfeyrac. Courfeyrac lui prenait le bras. -C’étaient Jean-Jacques et Thérèse. -De temps en temps, il naissait là de petits êtres. -Thérèse les enfantait, Jean-Jacques les enfantrouvait. +C’étaient Jean-Jacques et Thérèse. +De temps en temps, il naissait là de petits êtres. +Thérèse les enfantait, Jean-Jacques les enfantrouvait. Et Enjolras rudoyait Courfeyrac. Silence devant Jean-Jacques ! Cet homme, je l’admire. -Il a renié ses enfants, soit ; mais il a adopté le peuple. +Il a renié ses enfants, soit ; mais il a adopté le peuple. Aucun de ces jeunes gens n’articulait ce mot : l’empereur. -Jean Prouvaire seul disait quelquefois Napoléon ; tous les autres disaient Bonaparte. -Marius s’étonnait vaguement. -Cela se passait dans l’arrière-salle du café Musain. -Le quinquet était solennellement allumé. +Jean Prouvaire seul disait quelquefois Napoléon ; tous les autres disaient Bonaparte. +Marius s’étonnait vaguement. +Cela se passait dans l’arrière-salle du café Musain. +Le quinquet était solennellement allumé. On parlait de choses et d’autres, sans passion et avec bruit. -Excepté Enjorlas et Marius, qui se taisaient, chacun haranguait un peu au hasard. +Excepté Enjorlas et Marius, qui se taisaient, chacun haranguait un peu au hasard. Les causeries entre camarades ont parfois de ces tumultes paisibles. -C’était un jeu et un pêle-mêle autant qu’une conversation. +C’était un jeu et un pêle-mêle autant qu’une conversation. On se jetait des mots qu’on rattrapait. On causait aux quatre coins. -Grantaire, parfaitement gris, assourdissait le coin dont il s’était emparé. -Il raisonnait et déraisonnait à tue-tête, il criait : — J’ai soif. -Je désire oublier la vie. +Grantaire, parfaitement gris, assourdissait le coin dont il s’était emparé. +Il raisonnait et déraisonnait à tue-tête, il criait : — J’ai soif. +Je désire oublier la vie. La vie est une invention hideuse de je ne sais qui. Cela ne dure rien et cela ne vaut rien. -On se casse le cou à vivre. -La vie est un décor où il y a peu de praticables. -Le bonheur est un vieux châssis peint d’un seul côté. -Zéro, ne voulant pas aller tout nu, s’est vêtu de vanité. +On se casse le cou à vivre. +La vie est un décor où il y a peu de praticables. +Le bonheur est un vieux châssis peint d’un seul côté. +Zéro, ne voulant pas aller tout nu, s’est vêtu de vanité. Je pleure sur l’un et je ris de l’autre. Les rois font joujou avec l’orgueil humain. Caligula faisait consul un cheval ; Charles 2 faisait chevalier un aloyau. Drapez-vous donc maintenant entre le consul Incitatus et le baronnet Roastbeef. -Quant à la valeur intrinsèque des gens, elle n’est guère plus respectable. -Écoutez le panégyrique que le voisin fait du voisin. -Blanc sur blanc est féroce ; si le lys parlait, comme il arrangerait la colombe ! +Quant à la valeur intrinsèque des gens, elle n’est guère plus respectable. +Écoutez le panégyrique que le voisin fait du voisin. +Blanc sur blanc est féroce ; si le lys parlait, comme il arrangerait la colombe ! Par exemple, j’ai toujours eu de l’esprit. -Voilà pour moi ; quant à vous autres, vous me valez. -Je me fiche de vos perfections, excellences et qualités. -Qui admirez-vous, le tué ou le tueur, César ou Brutus ? -Généralement on est pour le tueur. -Vive Brutus ! il a tué. -C’est ça qui est la vertu. +Voilà pour moi ; quant à vous autres, vous me valez. +Je me fiche de vos perfections, excellences et qualités. +Qui admirez-vous, le tué ou le tueur, César ou Brutus ? +Généralement on est pour le tueur. +Vive Brutus ! il a tué. +C’est ça qui est la vertu. Vertu, soit, mais folie aussi. -Il y a des taches bizarres à ces grands hommes-là. -Le Brutus qui tua César était amoureux d’une statue de petit garçon. -Toute l’histoire n’est qu’un long rabâchage. -Un siècle est le plagiaire de l’autre. +Il y a des taches bizarres à ces grands hommes-là. +Le Brutus qui tua César était amoureux d’une statue de petit garçon. +Toute l’histoire n’est qu’un long rabâchage. +Un siècle est le plagiaire de l’autre. Je fais peu de cas de la victoire. Rien n’est stupide comme vaincre ; la vraie gloire est convaincre. -Mais tâchez donc de prouver quelque chose ! -Vous vous contentez de réussir, quelle médiocrité ! et de conquérir, quelle misère ! -Hélas, vanité et lâcheté partout. -Tout obéit au succès, même la grammaire. +Mais tâchez donc de prouver quelque chose ! +Vous vous contentez de réussir, quelle médiocrité ! et de conquérir, quelle misère ! +Hélas, vanité et lâcheté partout. +Tout obéit au succès, même la grammaire. Si volet usus, dit Horace. -Donc, je dédaigne le genre humain. -Descendrons-nous du tout à la partie ? -Voulez-vous que je me mette à admirer les peuples ? -Quel peuple, s’il vous plaît ? -Est-ce la Grèce ? -Qu’a fait Épisthate ? il a inventé le croc-en-jambe. -Ceci résume la Grèce et la gloire. -Passons à d’autres. +Donc, je dédaigne le genre humain. +Descendrons-nous du tout à la partie ? +Voulez-vous que je me mette à admirer les peuples ? +Quel peuple, s’il vous plaît ? +Est-ce la Grèce ? +Qu’a fait Épisthate ? il a inventé le croc-en-jambe. +Ceci résume la Grèce et la gloire. +Passons à d’autres. Admirerai-je l’Angleterre ? Admirerai-je la France ? -À cause de Paris ? je viens de vous dire mon opinion sur Athènes. -À cause de Londres ? je hais Carthage. -Et puis, Londres, métropole du luxe, est le chef-lieu de la misère. +À cause de Paris ? je viens de vous dire mon opinion sur Athènes. +À cause de Londres ? je hais Carthage. +Et puis, Londres, métropole du luxe, est le chef-lieu de la misère. Donc un groing pour l’Angleterre ! -Si je n’admire pas John Bull, j’admirerai donc frère Jonathan ? -Je goûte peu ce frère à esclaves. -Ôtez time is money, que reste-t-il de l’Angleterre ? -Ôtez cotton is king, que reste-t-il de l’Amérique ? +Si je n’admire pas John Bull, j’admirerai donc frère Jonathan ? +Je goûte peu ce frère à esclaves. +Ôtez time is money, que reste-t-il de l’Angleterre ? +Ôtez cotton is king, que reste-t-il de l’Amérique ? Allemagne, c’est la lymphe ; l’Italie, c’est la bile. Nous extasierons-nous sur la Russie ? Il admirait aussi la Chine. -Ils ont une santé délicate. +Ils ont une santé délicate. Bah ! me direz-vous, l’Europe vaut pourtant mieux que l’Asie ? Messieurs les humains, je vous dis bernique ! Paris l’emporte, en somme. @@ -8032,717 +8032,717 @@ Je te dispense de me calmer. D’ailleurs je suis triste. Que voulez-vous que je vous dise ? L’homme est mauvais, l’homme est difforme. -Le papillon est réussi, l’homme est raté. -Dieu a manqué cet animal-là. +Le papillon est réussi, l’homme est raté. +Dieu a manqué cet animal-là. Une foule est un choix de laideurs. -Le premier venu est un misérable. -Femme rime à infâme. +Le premier venu est un misérable. +Femme rime à infâme. Que Dieu aille au diable ! -Échos, nymphes plaintives, fredonna Grantaire. +Échos, nymphes plaintives, fredonna Grantaire. Quand on a les noms, on trouve le sujet. -C’est une belle épée. +C’est une belle épée. Son jeu est net. Tu es heureux, toi, disait Joly. -Tu as une maîtresse qui rit toujours. -C’est une faute qu’elle fait, répondait Bahorel. -La maîtresse qu’on a a tort de rire. -Ça encourage à la tromper. +Tu as une maîtresse qui rit toujours. +C’est une faute qu’elle fait, répondait Bahorel. +La maîtresse qu’on a a tort de rire. +Ça encourage à la tromper. Ingrat ! c’est si bon une femme qui rit ! Et jamais vous ne vous querellez ! -Cela tient au traité que nous avons fait. -De là la paix. -La paix, c’est le bonheur digérant. +Cela tient au traité que nous avons fait. +De là la paix. +La paix, c’est le bonheur digérant. Elle me boude avec une patience cruelle. Tu es pourtant un amoureux attendrissant de maigreur. -À ta place, je la planterais là. -C’est facile à dire. +À ta place, je la planterais là. +C’est facile à dire. N’est-ce pas Musichetta qu’elle s’appelle ? J’en suis fou. -Achète-moi chez Staub un bon pantalon de cuir de laine. -À combien ? cria Grantaire. -Le troisième coin était en proie à une discussion poétique. -La mythologie païenne se gourmait avec la mythologie chrétienne. -Jean Prouvaire n’était timide qu’au repos. -Les dieux ne s’en sont peut-être pas allés. +Achète-moi chez Staub un bon pantalon de cuir de laine. +À combien ? cria Grantaire. +Le troisième coin était en proie à une discussion poétique. +La mythologie païenne se gourmait avec la mythologie chrétienne. +Jean Prouvaire n’était timide qu’au repos. +Les dieux ne s’en sont peut-être pas allés. Jupiter ne me fait point l’effet d’un mort. Les dieux sont des songes, dites-vous. Dans le dernier coin, on parlait politique. -On malmenait la charte octroyée. -Combeferre la soutenait mollement, Courfeyrac la battait en brèche énergiquement. +On malmenait la charte octroyée. +Combeferre la soutenait mollement, Courfeyrac la battait en brèche énergiquement. Il y avait sur la table un malencontreux exemplaire de la fameuse charte-Touquet. -Premièrement, je ne veux pas de rois. +Premièrement, je ne veux pas de rois. On n’a pas de roi gratis. -Écoutez ceci : Cherté des rois. -Non ! non ! n’éclairons jamais le peuple à faux jour. -Les principes s’étiolent et pâlissent dans votre cave constitutionnelle. +Écoutez ceci : Cherté des rois. +Non ! non ! n’éclairons jamais le peuple à faux jour. +Les principes s’étiolent et pâlissent dans votre cave constitutionnelle. Pas d’octroi du roi au peuple. -Dans tous ces octrois-là, il y a un article quatorze. -À côté de la main qui donne, il y a la griffe qui reprend. +Dans tous ces octrois-là, il y a un article quatorze. +À côté de la main qui donne, il y a la griffe qui reprend. Je refuse net votre charte. Une charte est un masque ; le mensonge est au-dessous. Un peuple qui accepte une charte abdique. Le droit n’est le droit qu’entier. Non ! pas de charte ! -On était en hiver ; deux bûches pétillaient dans la cheminée. -Cela était tentant, et Courfeyrac n’y résista pas. +On était en hiver ; deux bûches pétillaient dans la cheminée. +Cela était tentant, et Courfeyrac n’y résista pas. Il froissa dans son poing la pauvre charte-Touquet, et la jeta au feu. -Que va-t-il jaillir tout à l’heure ? on l’ignore. -L’éclat de rire part de l’attendrissement. -Au moment bouffon, le sérieux fait son entrée. -Les impulsions dépendent du premier mot venu. +Que va-t-il jaillir tout à l’heure ? on l’ignore. +L’éclat de rire part de l’attendrissement. +Au moment bouffon, le sérieux fait son entrée. +Les impulsions dépendent du premier mot venu. La verve de chacun est souveraine. -Un lazzi suffit pour ouvrir le champ à l’inattendu. -Ce sont des entretiens à brusques tournants où la perspective change tout à coup. -Le hasard est le machiniste de ces conversations-là. +Un lazzi suffit pour ouvrir le champ à l’inattendu. +Ce sont des entretiens à brusques tournants où la perspective change tout à coup. +Le hasard est le machiniste de ces conversations-là. Nous venons de le dire, nul n’en sait rien. C’est le nombre fatal de Bonaparte. -Une petite île qui a fait la France bien grande. -Ce fut le souffle d’air glacé. +Une petite île qui a fait la France bien grande. +Ce fut le souffle d’air glacé. On sentit que quelque chose allait commencer. -Il y renonça pour écouter. +Il y renonça pour écouter. La France est grande parce qu’elle est la France. -Ah çà, parlons donc. -Je suis nouveau venu parmi vous, mais je vous avoue que vous m’étonnez. -Où en sommes-nous ? qui sommes-nous ? qui êtes-vous ? qui suis-je ? +Ah çà, parlons donc. +Je suis nouveau venu parmi vous, mais je vous avoue que vous m’étonnez. +Où en sommes-nous ? qui sommes-nous ? qui êtes-vous ? qui suis-je ? Expliquons-nous sur l’empereur. Je vous entends dire Buonaparte en accentuant l’u comme des royalistes. -Je vous préviens que mon grand-père fait mieux encore ; il dit Buonaparté. +Je vous préviens que mon grand-père fait mieux encore ; il dit Buonaparté. Je vous croyais des jeunes gens. -Si vous ne voulez pas de ce grand homme-là, de quels grands hommes voudrez-vous ? -Il avait dans son cerveau le cube des facultés humaines. -Tous se taisaient, et Enjolras baissait la tête. -Être libre, dit Combeferre. -Marius à son tour baissa la tête. -Lorsqu’il leva les yeux, Combeferre n’était plus là. -La salle s’était vidée. -Enjolras, resté seul avec Marius, le regardait gravement. -J’aime mieux ma mère. -En ce moment, il sentit sur son épaule la main d’Enjolras. -Citoyen, lui dit Enjolras, ma mère, c’est la république. -Il venait à peine de se faire une foi ; fallait-il donc déjà la rejeter ? -Il s’affirma à lui-même que non. -Marius était une prunelle franche, et il lui fallait de la vraie lumière. +Si vous ne voulez pas de ce grand homme-là, de quels grands hommes voudrez-vous ? +Il avait dans son cerveau le cube des facultés humaines. +Tous se taisaient, et Enjolras baissait la tête. +Être libre, dit Combeferre. +Marius à son tour baissa la tête. +Lorsqu’il leva les yeux, Combeferre n’était plus là. +La salle s’était vidée. +Enjolras, resté seul avec Marius, le regardait gravement. +J’aime mieux ma mère. +En ce moment, il sentit sur son épaule la main d’Enjolras. +Citoyen, lui dit Enjolras, ma mère, c’est la république. +Il venait à peine de se faire une foi ; fallait-il donc déjà la rejeter ? +Il s’affirma à lui-même que non. +Marius était une prunelle franche, et il lui fallait de la vraie lumière. Les demi-jours du doute lui faisaient mal. -Son malaise croissait de toutes les réflexions qui lui venaient. +Son malaise croissait de toutes les réflexions qui lui venaient. L’escarpement se dessinait autour de lui. -Il cessa d’aller au café Musain. -Les réalités de la vie ne se laissent pas oublier. +Il cessa d’aller au café Musain. +Les réalités de la vie ne se laissent pas oublier. Elles vinrent brusquement lui donner leur coup de coude. Mais il me faudrait de l’argent. Priez Courfeyrac de venir me parler, dit Marius. -Courfeyrac venu, l’hôte les quitta. +Courfeyrac venu, l’hôte les quitta. Qu’allez-vous devenir ? dit Courfeyrac. -Je n’en sais rien, répondit Marius. +Je n’en sais rien, répondit Marius. Qu’allez-vous faire ? Je n’en sais rien. Avez-vous de l’argent ? -Voulez-vous que je vous en prête ? +Voulez-vous que je vous en prête ? Avez-vous des habits ? Avez-vous des bijoux ? Je sais un marchand d’habits qui vous prendra votre redingote et un pantalon. Vous n’aurez plus qu’un pantalon, un gilet, un chapeau et un habit. Quoi ! vous n’irez pas pieds nus ? quelle opulence ! -Je sais un horloger qui vous achètera votre montre. +Je sais un horloger qui vous achètera votre montre. Non, ce n’est pas bon. -Que ferez-vous après ? +Que ferez-vous après ? Tout ce qu’il faudra. -Tout l’honnête du moins. +Tout l’honnête du moins. Savez-vous l’anglais ? — Non. -C’est mal payé, mais on vit. +C’est mal payé, mais on vit. J’apprendrai l’anglais et l’allemand. En attendant je mangerai mes habits et ma montre. On fit venir le marchand d’habits. -Il acheta la défroque vingt francs. +Il acheta la défroque vingt francs. On alla chez l’horloger. Il acheta la montre quarante-cinq francs. -Et la note de l’hôtel ? observa Courfeyrac. +Et la note de l’hôtel ? observa Courfeyrac. Tiens, j’oubliais, dit Marius. -L’hôte présenta sa note qu’il fallut payer sur-le-champ. -Elle se montait à soixante-dix francs. +L’hôte présenta sa note qu’il fallut payer sur-le-champ. +Elle se montait à soixante-dix francs. Il me reste dix francs, dit Marius. -En ce moment-là il lui restait trois francs. -Manger ses habits et sa montre, ce n’était rien. -Il mangea de cette chose inexprimable qu’on appelle de la vache enragée. -Admirable et terrible épreuve dont les faibles sortent infâmes, dont les forts sortent sublimes. +En ce moment-là il lui restait trois francs. +Manger ses habits et sa montre, ce n’était rien. +Il mangea de cette chose inexprimable qu’on appelle de la vache enragée. +Admirable et terrible épreuve dont les faibles sortent infâmes, dont les forts sortent sublimes. Car il se fait beaucoup de grandes actions dans les petites luttes. -Avec cette côtelette, qu’il faisait cuire lui-même, il vivait trois jours. +Avec cette côtelette, qu’il faisait cuire lui-même, il vivait trois jours. Marius les renvoya constamment, en disant qu’il n’avait besoin de rien. -Depuis lors, il n’avait plus quitté les vêtements noirs. -Cependant ses vêtements le quittèrent. -Un jour vint où il n’eut plus d’habit. +Depuis lors, il n’avait plus quitté les vêtements noirs. +Cependant ses vêtements le quittèrent. +Un jour vint où il n’eut plus d’habit. Le pantalon allait encore. -Mais cet habit était vert. -Alors Marius ne sortit plus qu’après la chute du jour. -Cela faisait que son habit était noir. -Voulant toujours être en deuil, il se vêtissait de la nuit. -À travers tout cela, il se fit recevoir avocat. +Mais cet habit était vert. +Alors Marius ne sortit plus qu’après la chute du jour. +Cela faisait que son habit était noir. +Voulant toujours être en deuil, il se vêtissait de la nuit. +À travers tout cela, il se fit recevoir avocat. Il se faisait adresser ses lettres chez Courfeyrac. -Cela lui arrivait chaque fois qu’il était très agité. -2 MARIUS PAUVRE Il en est de la misère comme de tout. -Elle arrive à devenir possible. +Cela lui arrivait chaque fois qu’il était très agité. +2 MARIUS PAUVRE Il en est de la misère comme de tout. +Elle arrive à devenir possible. Elle finit par prendre une forme et se composer. Il avait appris l’allemand et l’anglais. Nous l’allons dire. -Ces meubles étaient à lui. -De ce pain et de cet œuf, il déjeunait. +Ces meubles étaient à lui. +De ce pain et de cet œuf, il déjeunait. Il ne mangeait pas de soupe. -Pour trois sous, du pain à discrétion. +Pour trois sous, du pain à discrétion. Quant au vin, il buvait de l’eau. Puis il s’en allait. -Pour seize sous, il avait un sourire et un dîner. +Pour seize sous, il avait un sourire et un dîner. Il n’existe plus aujourd’hui. -Le maître avait un beau surnom ; on l’appelait Rousseau l’aquatique. +Le maître avait un beau surnom ; on l’appelait Rousseau l’aquatique. Il lui restait cinquante francs. -Quant au chauffage, n’ayant pas de cheminée, Marius l’avait « simplifié ». -Les deux étaient noirs. -Il les renouvelait à mesure qu’elles s’usaient. -Elles étaient habituellement déchirées, ce qui lui faisait boutonner son habit jusqu’au menton. -Pour que Marius en vînt à cette situation florissante, il avait fallu des années. -Années rudes ; difficiles, les unes à traverser, les autres à gravir. +Quant au chauffage, n’ayant pas de cheminée, Marius l’avait « simplifié ». +Les deux étaient noirs. +Il les renouvelait à mesure qu’elles s’usaient. +Elles étaient habituellement déchirées, ce qui lui faisait boutonner son habit jusqu’au menton. +Pour que Marius en vînt à cette situation florissante, il avait fallu des années. +Années rudes ; difficiles, les unes à traverser, les autres à gravir. Marius n’avait point failli un seul jour. -Pour lui, une dette, c’était le commencement de l’esclavage. -Plutôt que d’emprunter il ne mangeait pas. -Il avait eu beaucoup de jours de jeûne. +Pour lui, une dette, c’était le commencement de l’esclavage. +Plutôt que d’emprunter il ne mangeait pas. +Il avait eu beaucoup de jours de jeûne. Il ne hasardait rien, ne voulant pas reculer. -Il avait sur le visage une sorte de rougeur sévère. -Il était timide jusqu’à l’âpreté. -L’âme aide le corps, et à de certains moments le soulève. +Il avait sur le visage une sorte de rougeur sévère. +Il était timide jusqu’à l’âpreté. +L’âme aide le corps, et à de certains moments le soulève. C’est le seul oiseau qui soutienne sa cage. -Marius avait appris à Montfermeil la ruine et la faillite du malheureux aubergiste. -3 MARIUS GRANDI À cette époque, Marius avait vingt ans. -Il y avait trois ans qu’il avait quitté son grand-père. -D’ailleurs, se revoir, à quoi bon ? pour se heurter ? -Lequel eût eu raison de l’autre ? -Disons-le, Marius s’était mépris sur le cœur de son grand-père. -Au fond, nous l’avons dit, Monsieur Gillenormand idolâtrait Marius. +Marius avait appris à Montfermeil la ruine et la faillite du malheureux aubergiste. +3 MARIUS GRANDI À cette époque, Marius avait vingt ans. +Il y avait trois ans qu’il avait quitté son grand-père. +D’ailleurs, se revoir, à quoi bon ? pour se heurter ? +Lequel eût eu raison de l’autre ? +Disons-le, Marius s’était mépris sur le cœur de son grand-père. +Au fond, nous l’avons dit, Monsieur Gillenormand idolâtrait Marius. Il avait ses heures d’abattement. Les vieillards ont besoin d’affection comme de soleil. C’est de la chaleur. Il ne s’informait jamais de lui, mais il y pensait toujours. -Il vivait, de plus en plus retiré, au Marais. +Il vivait, de plus en plus retiré, au Marais. Il disait quelquefois : — Oh ! s’il revenait, quel bon soufflet je lui donnerais ! -Son chagrin était comme ces fournaises nouvellement inventées qui brûlent leur fumée. +Son chagrin était comme ces fournaises nouvellement inventées qui brûlent leur fumée. Pendant que le vieillard regrettait, Marius s’applaudissait. -Comme à tous les bons cœurs, le malheur lui avait ôté l’amertume. -En outre, il était heureux d’avoir souffert, et de souffrir encore. -C’était pour son père. -La dureté de sa vie le satisfaisait et lui plaisait. -La misère, insistons-y, lui avait été bonne. +Comme à tous les bons cœurs, le malheur lui avait ôté l’amertume. +En outre, il était heureux d’avoir souffert, et de souffrir encore. +C’était pour son père. +La dureté de sa vie le satisfaisait et lui plaisait. +La misère, insistons-y, lui avait été bonne. D’ailleurs est-il malheureux ? -La misère d’un jeune homme n’est jamais misérable. -C’était là ce qui s’était passé en Marius. -La rêverie l’avait détourné de la plaidoirie. -Hanter les avoués, suivre le palais, chercher des causes, ennui. +La misère d’un jeune homme n’est jamais misérable. +C’était là ce qui s’était passé en Marius. +La rêverie l’avait détourné de la plaidoirie. +Hanter les avoués, suivre le palais, chercher des causes, ennui. Il ne voyait aucune raison pour changer de gagne-pain. -Être bien logé ! quinze cents francs ! +Être bien logé ! quinze cents francs ! Marius avait deux amis, un jeune, Courfeyrac, et un vieux, Monsieur Mabeuf. Il penchait vers le vieux. -Il m’a opéré de la cataracte, disait-il. -Certes, ce marguillier avait été décisif. +Il m’a opéré de la cataracte, disait-il. +Certes, ce marguillier avait été décisif. Comme on retrouvera plus tard Monsieur Mabeuf, quelques mots ne sont pas inutiles. Il vivait seul avec une vieille gouvernante. -La vue d’un sabre ou d’un fusil le glaçait. -De sa vie, il n’avait approché d’un canon, même aux Invalides. -Il avait pour rêve de naturaliser l’indigo en France. -Aucun de ses rêves n’était allé jusqu’à l’homme. +La vue d’un sabre ou d’un fusil le glaçait. +De sa vie, il n’avait approché d’un canon, même aux Invalides. +Il avait pour rêve de naturaliser l’indigo en France. +Aucun de ses rêves n’était allé jusqu’à l’homme. Elle n’avait jamais pu franchir son chat. Elle avait, comme lui, des moustaches. -Sa gloire était dans ses bonnets toujours blancs. -Monsieur Mabeuf l’avait surnommée la mère Plutarque. -La révolution de Juillet amena une crise dans la librairie. -La Flore des environs de Cauteretz s’arrêta court. -Des semaines s’écoulaient sans un acheteur. -Il profita de ce déménagement pour vendre presque tous ses meubles. +Sa gloire était dans ses bonnets toujours blancs. +Monsieur Mabeuf l’avait surnommée la mère Plutarque. +La révolution de Juillet amena une crise dans la librairie. +La Flore des environs de Cauteretz s’arrêta court. +Des semaines s’écoulaient sans un acheteur. +Il profita de ce déménagement pour vendre presque tous ses meubles. nous avons l’indigo ! Leur propre destin leur est lointain. -Cela finit toujours, il est vrai, par un réveil, mais tardif. -On est l’enjeu, et l’on regarde la partie avec indifférence. +Cela finit toujours, il est vrai, par un réveil, mais tardif. +On est l’enjeu, et l’on regarde la partie avec indifférence. Ses habitudes d’esprit avaient le va-et-vient d’un pendule. Monsieur Mabeuf avait des plaisirs innocents. -Ces plaisirs étaient peu coûteux et inattendus ; le moindre hasard les lui fournissait. -Un jour la mère Plutarque lisait un roman dans un coin de la chambre. +Ces plaisirs étaient peu coûteux et inattendus ; le moindre hasard les lui fournissait. +Un jour la mère Plutarque lisait un roman dans un coin de la chambre. Elle lisait haut, trouvant qu’elle comprenait mieux ainsi. -Lire haut, c’est s’affirmer à soi-même sa lecture. -Monsieur Mabeuf entendait sans écouter. -Tout en lisant la mère Plutarque arriva à cette phrase. -Il était question d’un officier de dragons et d’une belle : « ... +Lire haut, c’est s’affirmer à soi-même sa lecture. +Monsieur Mabeuf entendait sans écouter. +Tout en lisant la mère Plutarque arriva à cette phrase. +Il était question d’un officier de dragons et d’une belle : « ... La belle bouda, et le dragon... Ici elle s’interrompit pour essuyer ses lunettes. -Boudha et le Dragon, reprit à demi-voix Monsieur Mabeuf. -Bouddha alla dans son antre et réussit à convertir le dragon. -C’est un bon livre que vous lisez là, mère Plutarque. -Il n’y a pas de plus belle légende. -Et Monsieur Mabeuf tomba dans une rêverie délicieuse. +Boudha et le Dragon, reprit à demi-voix Monsieur Mabeuf. +Bouddha alla dans son antre et réussit à convertir le dragon. +C’est un bon livre que vous lisez là, mère Plutarque. +Il n’y a pas de plus belle légende. +Et Monsieur Mabeuf tomba dans une rêverie délicieuse. Marius rencontrait Courfeyrac et cherchait Monsieur Mabeuf. Fort rarement pourtant, une ou deux fois par mois, tout au plus. -Ce n’était qu’un jeune homme pauvre rêvant sans objet. +Ce n’était qu’un jeune homme pauvre rêvant sans objet. On ne l’y connaissait que sous le nom de monsieur Marius. -Marius n’avait point refusé. -C’étaient des occasions de parler de son père. +Marius n’avait point refusé. +C’étaient des occasions de parler de son père. On y faisait de la musique, on y dansait. -Ces soirs-là Marius mettait son habit neuf. -Toutes les passions, autres que celles du cœur, se dissipent dans la rêverie. -Les fièvres politiques de Marius s’y étaient évanouies. -Il était resté le même, aux colères près. -Il avait toujours les mêmes opinions, seulement elles s’étaient attendries. -À proprement parler, il n’avait plus d’opinions, il avait des sympathies. -De quel parti était-il ? -du parti de l’humanité. -C’était là surtout que sa pitié allait. -Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. -Chacun rêve l’inconnu et l’impossible selon sa nature. +Ces soirs-là Marius mettait son habit neuf. +Toutes les passions, autres que celles du cœur, se dissipent dans la rêverie. +Les fièvres politiques de Marius s’y étaient évanouies. +Il était resté le même, aux colères près. +Il avait toujours les mêmes opinions, seulement elles s’étaient attendries. +À proprement parler, il n’avait plus d’opinions, il avait des sympathies. +De quel parti était-il ? +du parti de l’humanité. +C’était là surtout que sa pitié allait. +Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. +Chacun rêve l’inconnu et l’impossible selon sa nature. Pourquoi les renvoie-t-on ? dit-il. Parce qu’ils ne payent pas leur loyer, ils doivent deux termes. Vingt francs, dit la vieille. -Marius avait trente francs en réserve dans un tiroir. -Tenez, dit-il à la vieille, voilà vingt-cinq francs. -Ceci fut l’occasion d’une deuxième idée pour la tante Gillenormand. -Votre petit — Ah ! fit le grand-père. -Les étudiants devaient « délibérer » là-dessus. +Marius avait trente francs en réserve dans un tiroir. +Tenez, dit-il à la vieille, voilà vingt-cinq francs. +Ceci fut l’occasion d’une deuxième idée pour la tante Gillenormand. +Votre petit — Ah ! fit le grand-père. +Les étudiants devaient « délibérer » là-dessus. Il n’en fallait pas beaucoup plus pour gonfler Monsieur Gillenormand. -Cela vaut bien qu’on se déguise en pékin de temps en temps. -Mademoiselle Gillenormand dit, haut, à son père : — Théodule, votre petit-neveu. +Cela vaut bien qu’on se déguise en pékin de temps en temps. +Mademoiselle Gillenormand dit, haut, à son père : — Théodule, votre petit-neveu. Et, bas, au lieutenant : — Approuve tout. -Ah ! c’est vous ; c’est bien, asseyez-vous, dit l’aïeul. +Ah ! c’est vous ; c’est bien, asseyez-vous, dit l’aïeul. Cela dit, il oublia parfaitement le lancier. -Théodule s’assit, et Monsieur Gillenormand se leva. -Ce tas de morveux ! ça se convoque sur la place du Panthéon ! +Théodule s’assit, et Monsieur Gillenormand se leva. +Ce tas de morveux ! ça se convoque sur la place du Panthéon ! Vertu de ma mie ! -Des galopins qui étaient hier en nourrice ! +Des galopins qui étaient hier en nourrice ! Si on leur pressait le nez, il en sortirait du lait ! -Et ça délibère demain à midi ! -Où va-t-on ? où va-t-on ? -Il est clair qu’on va à l’abîme. -C’est là que nous ont conduits les descamisados ! -Délibérer sur l’artillerie citoyenne ! -S’en aller jaboter en plein air sur les pétarades de la garde nationale ! -Et avec qui vont-ils se trouver là ? -Voyez un peu où mène le jacobinisme. -Carnot disait : Où veux-tu que j’aille, traître ? -Fouché répondait : Où tu voudras, imbécile ! -Voilà ce que c’est que les républicains. -C’est juste, dit Théodule. -Pourquoi as-tu quitté ma maison ? -Pour t’aller faire républicain. -Est-ce assez horrible, ce caprice-là ? -Ils en sont tous là. -Pas un n’échappe. -Il suffit de respirer l’air qui passe dans la rue pour être insensé. -Le dix-neuvième siècle est du poison. -C’est républicain, c’est romantique. +Et ça délibère demain à midi ! +Où va-t-on ? où va-t-on ? +Il est clair qu’on va à l’abîme. +C’est là que nous ont conduits les descamisados ! +Délibérer sur l’artillerie citoyenne ! +S’en aller jaboter en plein air sur les pétarades de la garde nationale ! +Et avec qui vont-ils se trouver là ? +Voyez un peu où mène le jacobinisme. +Carnot disait : Où veux-tu que j’aille, traître ? +Fouché répondait : Où tu voudras, imbécile ! +Voilà ce que c’est que les républicains. +C’est juste, dit Théodule. +Pourquoi as-tu quitté ma maison ? +Pour t’aller faire républicain. +Est-ce assez horrible, ce caprice-là ? +Ils en sont tous là. +Pas un n’échappe. +Il suffit de respirer l’air qui passe dans la rue pour être insensé. +Le dix-neuvième siècle est du poison. +C’est républicain, c’est romantique. Toutes les folies possibles. -Il y a un an, ça vous allait à Hernani. +Il y a un an, ça vous allait à Hernani. Et puis on a des canons dans la cour du Louvre. Tels sont les brigandages de ce temps-ci. -Vous avez raison, mon oncle, dit Théodule. -Monsieur Gillenormand reprit : — Des canons dans la cour du Muséum ! pourquoi faire ? +Vous avez raison, mon oncle, dit Théodule. +Monsieur Gillenormand reprit : — Des canons dans la cour du Muséum ! pourquoi faire ? Canon, que me veux-tu ? -Vous voulez donc mitrailler l’Apollon du Belvédère ? -Qu’est-ce que les gargousses ont à faire avec la Vénus de Médicis ? -Oh ! ces jeunes gens d’à présent, tous des chenapans ! +Vous voulez donc mitrailler l’Apollon du Belvédère ? +Qu’est-ce que les gargousses ont à faire avec la Vénus de Médicis ? +Oh ! ces jeunes gens d’à présent, tous des chenapans ! Quel pas grand’chose que leur Benjamin Constant ! -Et ceux qui ne sont pas des scélérats sont des dadais ! +Et ceux qui ne sont pas des scélérats sont des dadais ! On pourrait se servir de leur jargon pour ressemeler leurs savates. Et toute cette inepte marmaille vous a des opinions politiques. -Il devrait être sévèrement défendu d’avoir des opinions politiques. -J’ai vu le chaos, je vois le gâchis. +Il devrait être sévèrement défendu d’avoir des opinions politiques. +J’ai vu le chaos, je vois le gâchis. C’est la fin du monde. -C’est évidemment la fin de ce misérable globe terraqué. +C’est évidemment la fin de ce misérable globe terraqué. Il fallait un hoquet final, la France le pousse. -On sort de là, et l’on fiche le camp de chez sa famille. -Ah ! juste ciel ! tu pourras te vanter d’avoir désespéré ton grand-père, toi ! -C’est évident, dit Théodule. +On sort de là, et l’on fiche le camp de chez sa famille. +Ah ! juste ciel ! tu pourras te vanter d’avoir désespéré ton grand-père, toi ! +C’est évident, dit Théodule. Monsieur le comte gros comme le bras, des assommeurs de septembre ! -On eût dit les singes de la cour du tigre. +On eût dit les singes de la cour du tigre. Je vous signifie cela, mes bonshommes ! -Parbleu, cria le lieutenant, voilà qui est admirablement vrai. -Ses façons étaient réservées, froides, polies, peu ouvertes. +Parbleu, cria le lieutenant, voilà qui est admirablement vrai. +Ses façons étaient réservées, froides, polies, peu ouvertes. Il avait l’œil petit et le regard grand. Ce muet malentendu entre lui et les jolies passantes l’avait rendu farouche. -Il vécut ainsi indéfiniment, — bêtement, disait Courfeyrac. +Il vécut ainsi indéfiniment, — bêtement, disait Courfeyrac. Mon cher, un conseil. Ne lis pas tant dans les livres et regarde un peu plus les margotons. -Les coquines ont du bon, ô Marius ! -À force de t’enfuir et de rougir, tu t’abrutiras. -D’autres fois Courfeyrac le rencontrait et lui disait : — Bonjour, monsieur l’abbé. -S’il avait eu une décoration, Marius eût dit : c’est un ancien officier. -Une grisette passant un jour près de lui, dit : Voilà un veuf fort propre. -Il avait les cheveux très blancs. -Seulement ils étaient toujours levés avec une sorte d’assurance déplaisante. -Ils avaient l’air du père et de la fille. -La fille jasait sans cesse, et gaîment. -Marius avait pris l’habitude machinale de se promener dans cette allée. +Les coquines ont du bon, ô Marius ! +À force de t’enfuir et de rougir, tu t’abrutiras. +D’autres fois Courfeyrac le rencontrait et lui disait : — Bonjour, monsieur l’abbé. +S’il avait eu une décoration, Marius eût dit : c’est un ancien officier. +Une grisette passant un jour près de lui, dit : Voilà un veuf fort propre. +Il avait les cheveux très blancs. +Seulement ils étaient toujours levés avec une sorte d’assurance déplaisante. +Ils avaient l’air du père et de la fille. +La fille jasait sans cesse, et gaîment. +Marius avait pris l’habitude machinale de se promener dans cette allée. Il les y retrouvait invariablement. -Il s’était enfui comme un parthe en leur décochant un sobriquet. -Il trouvait l’homme à son gré, mais la fille assez maussade. +Il s’était enfui comme un parthe en leur décochant un sobriquet. +Il trouvait l’homme à son gré, mais la fille assez maussade. Un jour enfin il y retourna. -Il ne vit que ses longs cils châtains pénétrés d’ombre et de pudeur. -En six mois, la petite fille était devenue jeune fille ; voilà tout. -Rien n’est plus fréquent que ce phénomène. -Hier on les a laissées enfants, aujourd’hui on les retrouve inquiétantes. -Celle-ci n’avait pas seulement grandi, elle s’était idéalisée. -Son avril à elle était venu. -Cela tient à une rente empochée ; il y a eu une échéance hier. -La jeune fille avait touché son semestre. -Quant à l’homme, il était toujours le même. +Il ne vit que ses longs cils châtains pénétrés d’ombre et de pudeur. +En six mois, la petite fille était devenue jeune fille ; voilà tout. +Rien n’est plus fréquent que ce phénomène. +Hier on les a laissées enfants, aujourd’hui on les retrouve inquiétantes. +Celle-ci n’avait pas seulement grandi, elle s’était idéalisée. +Son avril à elle était venu. +Cela tient à une rente empochée ; il y a eu une échéance hier. +La jeune fille avait touché son semestre. +Quant à l’homme, il était toujours le même. Qu’y avait-il cette fois dans le regard de la jeune fille ? -Marius n’eût pu le dire. +Marius n’eût pu le dire. Il n’y avait rien et il y avait tout. -Ce fut un étrange éclair. +Ce fut un étrange éclair. Elle baissa les yeux, et il continua son chemin. -Il y a un jour où toute jeune fille regarde ainsi. -Malheur à qui se trouve là ! -C’est l’éveil de quelque chose de rayonnant et d’inconnu. +Il y a un jour où toute jeune fille regarde ainsi. +Malheur à qui se trouve là ! +C’est l’éveil de quelque chose de rayonnant et d’inconnu. C’est une vierge qui regarde comme une femme. Chemin faisant, il rencontra Courfeyrac, et feignit de ne pas le voir. Il allait sans doute passer un examen. -Il avait l’air tout bête. +Il avait l’air tout bête. Puis il fit encore une fois le tour du bassin. Il avait un sifflement aigu dans l’oreille. -À mesure qu’il approchait, son pas se ralentissait de plus en plus. -Il ne se dit même point qu’il n’allait pas jusqu’au bout. +À mesure qu’il approchait, son pas se ralentissait de plus en plus. +Il ne se dit même point qu’il n’allait pas jusqu’au bout. Il avait cru voir le visage de la jeune fille se pencher vers lui. -Elle avait comme la veille sa robe de damas et son chapeau de crêpe. -Il entendit une voix ineffable qui devait être « sa voix ». -Elle était bien jolie. -Cette fois il était très pâle. -Du reste il n’éprouvait rien que de fort désagréable. +Elle avait comme la veille sa robe de damas et son chapeau de crêpe. +Il entendit une voix ineffable qui devait être « sa voix ». +Elle était bien jolie. +Cette fois il était très pâle. +Du reste il n’éprouvait rien que de fort désagréable. Cependant il restait debout et immobile. -Ce jour-là il oublia d’aller dîner. +Ce jour-là il oublia d’aller dîner. Il ne vit pas Monsieur Leblanc et sa fille se retirer. -Le lendemain, c’était le troisième jour, mame Bougon fut refoudroyée. +Le lendemain, c’était le troisième jour, mame Bougon fut refoudroyée. Marius sortit avec son habit neuf. -Trois jours de suite ! s’écria-t-elle. -Marius s’était rendu au Luxembourg. -La jeune fille y était avec Monsieur Leblanc. -Une quinzaine s’écoula ainsi. -Arrivé là, il ne remuait plus. -Elle était décidément d’une beauté merveilleuse. -Tout à coup il tressaillit. -Un événement se passait à l’extrémité de l’allée. -Marius ferma son livre, puis il le rouvrit, puis il s’efforça de lire. -Cependant, l’homme à cheveux blancs et la jeune fille s’avançaient. -Comment ! elle va passer là ? -Il entendait s’approcher le bruit doux et mesuré de leurs pas. -Il s’imaginait que Monsieur Leblanc lui jetait des regards irrités. +Trois jours de suite ! s’écria-t-elle. +Marius s’était rendu au Luxembourg. +La jeune fille y était avec Monsieur Leblanc. +Une quinzaine s’écoula ainsi. +Arrivé là, il ne remuait plus. +Elle était décidément d’une beauté merveilleuse. +Tout à coup il tressaillit. +Un événement se passait à l’extrémité de l’allée. +Marius ferma son livre, puis il le rouvrit, puis il s’efforça de lire. +Cependant, l’homme à cheveux blancs et la jeune fille s’avançaient. +Comment ! elle va passer là ? +Il entendait s’approcher le bruit doux et mesuré de leurs pas. +Il s’imaginait que Monsieur Leblanc lui jetait des regards irrités. Est-ce que ce monsieur va me parler ? pensait-il. -Il baissa la tête ; quand il la releva, ils étaient tout près de lui. +Il baissa la tête ; quand il la releva, ils étaient tout près de lui. La jeune fille passa, et en passant elle le regarda. -Marius resta ébloui devant ces prunelles pleines de rayons et d’abîmes. +Marius resta ébloui devant ces prunelles pleines de rayons et d’abîmes. Il se sentait un brasier dans le cerveau. -Elle était venue à lui, quelle joie ! et puis, comme elle l’avait regardé ! +Elle était venue à lui, quelle joie ! et puis, comme elle l’avait regardé ! Elle lui parut plus belle qu’il ne l’avait encore vue. Il lui semblait qu’il nageait en plein ciel bleu. -Il croyait être sûr qu’elle avait regardé aussi ses bottes. -Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu. -Puis il se mit à marcher dans le Luxembourg comme un fou. +Il croyait être sûr qu’elle avait regardé aussi ses bottes. +Il la suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu. +Puis il se mit à marcher dans le Luxembourg comme un fou. Il est probable que par moments il riait tout seul et parlait haut. -Il sortit du Luxembourg, espérant la retrouver dans une rue. -Ils s’en allèrent chez Rousseau, et dépensèrent six francs. +Il sortit du Luxembourg, espérant la retrouver dans une rue. +Ils s’en allèrent chez Rousseau, et dépensèrent six francs. Marius mangea comme un ogre. -Il donna six sous au garçon. -Au dessert il dit à Courfeyrac : As-tu lu le journal ? +Il donna six sous au garçon. +Au dessert il dit à Courfeyrac : As-tu lu le journal ? Quel beau discours a fait Audry de Puyraveau ! -Il était éperdument amoureux. -Après le dîner, il dit à Courfeyrac : Je te paye le spectacle. -Ils allèrent à la Porte-Saint-Martin voir Frédérick dans l’Auberge des Adrets. -Marius s’amusa énormément. -En même temps il eut un redoublement de sauvagerie. -Courfeyrac l’avait invité à déjeuner au café Voltaire le lendemain. +Il était éperdument amoureux. +Après le dîner, il dit à Courfeyrac : Je te paye le spectacle. +Ils allèrent à la Porte-Saint-Martin voir Frédérick dans l’Auberge des Adrets. +Marius s’amusa énormément. +En même temps il eut un redoublement de sauvagerie. +Courfeyrac l’avait invité à déjeuner au café Voltaire le lendemain. Marius y alla, et mangea encore plus que la veille. -Il était tout pensif et très gai. -On eût dit qu’il saisissait toutes les occasions de rire aux éclats. -Il embrassa tendrement un provincial quelconque qu’on lui présenta. -Voilà qui est drôle ! dit Courfeyrac bas à Jean Prouvaire. -Non, répondit Jean Prouvaire, voilà qui est sérieux. -Cela était sérieux en effet. +Il était tout pensif et très gai. +On eût dit qu’il saisissait toutes les occasions de rire aux éclats. +Il embrassa tendrement un provincial quelconque qu’on lui présenta. +Voilà qui est drôle ! dit Courfeyrac bas à Jean Prouvaire. +Non, répondit Jean Prouvaire, voilà qui est sérieux. +Cela était sérieux en effet. Un regard avait fait tout cela. -Un regard est une étincelle. -C’en était fait. +Un regard est une étincelle. +C’en était fait. Marius aimait une femme. -Sa destinée entrait dans l’inconnu. -Le regard des femmes ressemble à de certains rouages tranquilles en apparence et formidables. -Il vient un moment où l’on oublie même que cette chose est là. -On va, on vient, on rêve, on parle, on rit. -Tout à coup on se sent saisi. +Sa destinée entrait dans l’inconnu. +Le regard des femmes ressemble à de certains rouages tranquilles en apparence et formidables. +Il vient un moment où l’on oublie même que cette chose est là. +On va, on vient, on rêve, on parle, on rit. +Tout à coup on se sent saisi. Le rouage vous tient, le regard vous a pris. Vous y passerez tout entier. -Un enchaînement de forces mystérieuses s’empare de vous. -Vous vous débattez en vain. +Un enchaînement de forces mystérieuses s’empare de vous. +Vous vous débattez en vain. Plus de secours humain possible. Il fallait quelque chose sur le premier plan. L’heure venue, rien ne pouvait le retenir. — Il est de service, disait Courfeyrac. Marius vivait dans les ravissements. Il est certain que la jeune fille le regardait. Il avait fini par s’enhardir, et il s’approchait du banc. -Il jugeait utile de ne point attirer « l’attention du père ». +Il jugeait utile de ne point attirer « l’attention du père ». Marius ne comprit point, et fit cette faute. Quelquefois il venait seul. Alors Marius ne restait pas. -Marius ne prenait point garde à ces symptômes. -Il en rêvait toutes les nuits. +Marius ne prenait point garde à ces symptômes. +Il en rêvait toutes les nuits. Il s’en empara avec transport. -U était évidemment le prénom. -Ursule ! pensa-t-il, quel délicieux nom ! -J’y sens toute son âme ! s’écriait-il. -Ô pudeur ! disait Marius. +U était évidemment le prénom. +Ursule ! pensa-t-il, quel délicieux nom ! +J’y sens toute son âme ! s’écriait-il. +Ô pudeur ! disait Marius. Il faisait une vive brise de prairial qui remuait le haut des platanes. Une jambe d’une forme exquise apparut. -Il fut exaspéré et furieux. +Il fut exaspéré et furieux. Mais il pouvait y avoir eu quelqu’un. Et s’il y avait eu quelqu’un ! Comprend-on une chose pareille ? -Ce fut là leur « première querelle ». -Marius crut distinguer que cet être avait l’air extrêmement satisfait. -Qu’avait-il donc à être si content, ce débris de Mars ? -Que s’était-il donc passé entre cette jambe de bois et l’autre ? -Le temps aidant, toute pointe s’émousse. -L’appétit vient en aimant. -Savoir qu’elle se nommait Ursule, c’était déjà beaucoup ; c’était peu. -Marius en trois ou quatre semaines eut dévoré ce bonheur. +Ce fut là leur « première querelle ». +Marius crut distinguer que cet être avait l’air extrêmement satisfait. +Qu’avait-il donc à être si content, ce débris de Mars ? +Que s’était-il donc passé entre cette jambe de bois et l’autre ? +Le temps aidant, toute pointe s’émousse. +L’appétit vient en aimant. +Savoir qu’elle se nommait Ursule, c’était déjà beaucoup ; c’était peu. +Marius en trois ou quatre semaines eut dévoré ce bonheur. Il en voulut un autre. -Il voulut savoir où elle demeurait. -Il avait fait une première faute : tomber dans l’embûche du banc du Gladiateur. -Il en fit une troisième. -Non, répondit le portier. -C’est le monsieur du troisième. +Il voulut savoir où elle demeurait. +Il avait fait une première faute : tomber dans l’embûche du banc du Gladiateur. +Il en fit une troisième. +Non, répondit le portier. +C’est le monsieur du troisième. Encore un pas de fait. -Ce succès enhardit Marius. +Ce succès enhardit Marius. Sur le devant ? demanda-t-il. -Parbleu ! fit le portier, la maison n’est bâtie que sur la rue. -Et quel est l’état de ce monsieur ? repartit Marius. +Parbleu ! fit le portier, la maison n’est bâtie que sur la rue. +Et quel est l’état de ce monsieur ? repartit Marius. C’est un rentier, monsieur. Un homme bien bon, et qui fait du bien aux malheureux, quoique pas riche. Comment s’appelle-t-il ? reprit Marius. -Le portier leva la tête, et dit : — Est-ce que monsieur est mouchard ? -Marius s’en alla assez penaud, mais fort ravi ; il avançait. +Le portier leva la tête, et dit : — Est-ce que monsieur est mouchard ? +Marius s’en alla assez penaud, mais fort ravi ; il avançait. Bon, pensa-t-il. -Ils s’en allèrent qu’il faisait grand jour. +Ils s’en allèrent qu’il faisait grand jour. Marius les suivit rue de l’Ouest comme il en avait pris l’habitude. -Il se promena sous ces fenêtres jusqu’à ce que cette lumière fût éteinte. +Il se promena sous ces fenêtres jusqu’à ce que cette lumière fût éteinte. Le jour suivant, personne au Luxembourg. -Cela le conduisait jusqu’à dix heures du soir. -Son dîner devenait ce qu’il pouvait. -La fièvre nourrit le malade et l’amour l’amoureux. +Cela le conduisait jusqu’à dix heures du soir. +Son dîner devenait ce qu’il pouvait. +La fièvre nourrit le malade et l’amour l’amoureux. Il se passa huit jours de la sorte. Monsieur Leblanc et sa fille ne paraissaient plus au Luxembourg. -Il se contentait d’aller à la nuit contempler la clarté rougeâtre des vitres. +Il se contentait d’aller à la nuit contempler la clarté rougeâtre des vitres. Il y voyait par moment passer des ombres, et le cœur lui battait. -Tiens ! dit-il, la lampe n’est pas encore allumée. +Tiens ! dit-il, la lampe n’est pas encore allumée. Il fait nuit pourtant. Est-ce qu’ils seraient sortis ? -Il attendit jusqu’à dix heures. -Jusqu’à une heure du matin. -Il s’en alla très sombre. -Aucune lueur aux fenêtres ; les persiennes étaient fermées ; le troisième était tout noir. -Déménagé, répondit le portier. +Il attendit jusqu’à dix heures. +Jusqu’à une heure du matin. +Il s’en alla très sombre. +Aucune lueur aux fenêtres ; les persiennes étaient fermées ; le troisième était tout noir. +Déménagé, répondit le portier. Marius chancela et dit faiblement : — Depuis quand donc ? -Où demeure-t-il maintenant ? +Où demeure-t-il maintenant ? Je n’en sais rien. -Il n’a donc point laissé sa nouvelle adresse ? +Il n’a donc point laissé sa nouvelle adresse ? Et le portier levant le nez reconnut Marius. -Tiens ! c’est vous ! dit-il, mais vous êtes donc décidément quart-d’œil ? -Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. +Tiens ! c’est vous ! dit-il, mais vous êtes donc décidément quart-d’œil ? +Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. Ces travaux se superposent. -Il y a les mines supérieures et les mines inférieures. -Encyclopédie, au siècle dernier, était une mine presque à ciel ouvert. -Car dans les ténèbres sacrées il y a de la lumière latente. +Il y a les mines supérieures et les mines inférieures. +Encyclopédie, au siècle dernier, était une mine presque à ciel ouvert. +Car dans les ténèbres sacrées il y a de la lumière latente. Les volcans sont pleins d’une ombre capable de flamboiement. -Toute lave commence par être nuit. -On s’appelle et on se répond d’une catacombes à l’autre. +Toute lave commence par être nuit. +On s’appelle et on se répond d’une catacombes à l’autre. Les utopies cheminent sous terre dans les conduits. Elles s’y ramifient en tous sens. Elles s’y rencontrent parfois, et y fraternisent. Quelquefois elles s’y combattent. Calvin prend Socin aux cheveux. -Autant d’étages souterrains, autant de travaux différents, autant d’extractions diverses. +Autant d’étages souterrains, autant de travaux différents, autant d’extractions diverses. Que sort-il de toutes ces fouilles profondes ? -Plus on s’enfonce, plus les travailleurs sont mystérieux. +Plus on s’enfonce, plus les travailleurs sont mystérieux. Ceux d’hier sont des spectres ; ceux de demain sont des larves. -L’œil de l’esprit les distingue obscurément. +L’œil de l’esprit les distingue obscurément. Le travail embryonnaire de l’avenir est une des visions du philosophe. -Un monde dans les limbes à l’état de fœtus, quelle silhouette inouïe ! -Saint-Simon, Owen, Fourier, sont là aussi, dans des sapes latérales. +Un monde dans les limbes à l’état de fœtus, quelle silhouette inouïe ! +Saint-Simon, Owen, Fourier, sont là aussi, dans des sapes latérales. Les uns sont paradisiaques, les autres sont tragiques. -Marat s’oublie comme Jésus. -Ils se laissent de côté, ils l’omettent, ils ne songent point à eux. -Ils voient autre chose qu’eux-mêmes. +Marat s’oublie comme Jésus. +Ils se laissent de côté, ils l’omettent, ils ne songent point à eux. +Ils voient autre chose qu’eux-mêmes. Ils ont un regard, et ce regard cherche l’absolu. -Vénérez, quoi qu’il fasse, quiconque a ce signe, la prunelle étoile. +Vénérez, quoi qu’il fasse, quiconque a ce signe, la prunelle étoile. La prunelle ombre est l’autre signe. -À elle commence le mal. +À elle commence le mal. Devant qui n’a pas de regard, songez et tremblez. L’ordre social a ses mineurs noirs. -C’est ce que nous avons nommé le troisième dessous. -C’est la fosse des ténèbres. +C’est ce que nous avons nommé le troisième dessous. +C’est la fosse des ténèbres. C’est la cave des aveugles. -Ceci communique aux abîmes. -2 LE BAS-FOND Là le désintéressement s’évanouit. -Le démon s’ébauche vaguement ; chacun pour soi. -Le moi sans yeux hurle, cherche, tâtonne et ronge. +Ceci communique aux abîmes. +2 LE BAS-FOND Là le désintéressement s’évanouit. +Le démon s’ébauche vaguement ; chacun pour soi. +Le moi sans yeux hurle, cherche, tâtonne et ronge. Ugolin social est dans ce gouffre. -Elles ont deux mères, toutes deux marâtres, l’ignorance et la misère. +Elles ont deux mères, toutes deux marâtres, l’ignorance et la misère. L’homme y devient dragon. De cette cave sort Lacenaire. -Là, nous venons de le dire, tout est noble, pur, digne, honnête. -L’ensemble du travail qui se fait là a un nom, le Progrès. +Là, nous venons de le dire, tout est noble, pur, digne, honnête. +L’ensemble du travail qui se fait là a un nom, le Progrès. Le moment est venu d’entrevoir d’autres profondeurs, les profondeurs hideuses. Cette cave est au-dessous de toutes et est l’ennemie de toutes. C’est la haine sans exception. -Cette cave ne connaît pas de philosophes. -Son poignard n’a jamais taillé de plume. -Sa noirceur n’a aucun rapport avec la noirceur sublime de l’écritoire. +Cette cave ne connaît pas de philosophes. +Son poignard n’a jamais taillé de plume. +Sa noirceur n’a aucun rapport avec la noirceur sublime de l’écritoire. Babeuf est un exploiteur pour Cartouche ; Marat est un aristocrate pour Schinderhannes. Cette cave a pour but l’effondrement de tout. -Y compris les sapes supérieures, qu’elle exècre. +Y compris les sapes supérieures, qu’elle exècre. Elle s’appelle tout simplement vol, prostitution, meurtre et assassinat. -Elle est ténèbres, et elle veut le chaos. -Sa voûte est faite d’ignorance. +Elle est ténèbres, et elle veut le chaos. +Sa voûte est faite d’ignorance. Toutes les autres, celles d’en haut, n’ont qu’un but, la supprimer. -Détruisez la cave Ignorance, vous détruisez la taupe Crime. -Condensons en quelques mots une partie de ce que nous venons d’écrire. -L’unique péril social, c’est l’Ombre. -Humanité, c’est identité. -Tous les hommes sont la même argile. -Nulle différence, ici-bas du moins, dans la prédestination. -Même ombre avant, même chair pendant, même cendre après. -Mais l’ignorance mêlée à la pâte humaine, la noircit. +Détruisez la cave Ignorance, vous détruisez la taupe Crime. +Condensons en quelques mots une partie de ce que nous venons d’écrire. +L’unique péril social, c’est l’Ombre. +Humanité, c’est identité. +Tous les hommes sont la même argile. +Nulle différence, ici-bas du moins, dans la prédestination. +Même ombre avant, même chair pendant, même cendre après. +Mais l’ignorance mêlée à la pâte humaine, la noircit. Cette incurable noirceur gagne le dedans de l’homme et y devient le Mal. -Gueulemer était un Hercule déclassé. -Il avait pour antre l’égout de l’Arche-Marion. -Ses muscles sollicitaient le travail, sa stupidité n’en voulait pas. -C’était une grosse force paresseuse. -Il était assassin par nonchalance. -On le croyait créole. -Après ce stage, il était passé bandit. -La diaphanéité de Babet contrastait avec la viande de Gueulemer. -Babet était maigre et savant. -Il était transparent mais impénétrable. -On voyait le jour à travers les os, mais rien à travers la prunelle. -Il se déclarait chimiste. -Il avait été pitre chez Bobèche et paillasse chez Bobino. -Il avait joué le vaudeville à Saint-Mihiel. +Gueulemer était un Hercule déclassé. +Il avait pour antre l’égout de l’Arche-Marion. +Ses muscles sollicitaient le travail, sa stupidité n’en voulait pas. +C’était une grosse force paresseuse. +Il était assassin par nonchalance. +On le croyait créole. +Après ce stage, il était passé bandit. +La diaphanéité de Babet contrastait avec la viande de Gueulemer. +Babet était maigre et savant. +Il était transparent mais impénétrable. +On voyait le jour à travers les os, mais rien à travers la prunelle. +Il se déclarait chimiste. +Il avait été pitre chez Bobèche et paillasse chez Bobino. +Il avait joué le vaudeville à Saint-Mihiel. De plus, il arrachait les dents. -Il ne savait pas ce que sa femme et ses enfants étaient devenus. +Il ne savait pas ce que sa femme et ses enfants étaient devenus. Il les avait perdus comme on perd son mouchoir. -Haute exception dans le monde obscur dont il était, Babet lisait les journaux. -Depuis, il avait tout quitté pour « entreprendre Paris ». -Qu’était-ce que Claquesous ? -C’était la nuit. -Il attendait pour se montrer que le ciel se fût barbouillé de noir. -Le soir il sortait d’un trou où il rentrait avant le jour. -Où était ce trou ? +Haute exception dans le monde obscur dont il était, Babet lisait les journaux. +Depuis, il avait tout quitté pour « entreprendre Paris ». +Qu’était-ce que Claquesous ? +C’était la nuit. +Il attendait pour se montrer que le ciel se fût barbouillé de noir. +Le soir il sortait d’un trou où il rentrait avant le jour. +Où était ce trou ? Personne ne le savait. S’appelait-il Claquesous ? non. Il disait : Je m’appelle Pas-du-tout. Si une chandelle survenait il mettait un masque. -Babet disait : Claquesous est un nocturne à deux voix. -Claquesous était vague, errant, terrible. -Il disparaissait comme un évanouissement ; ses apparitions étaient des sorties de terre. -Un être lugubre, c’était Montparnasse. -La digestion du mal le mettait en appétit du pire. -C’était le gamin tourné voyou, et le voyou devenu escarpe. -Il était gentil, efféminé, gracieux, robuste, mou, féroce. +Babet disait : Claquesous est un nocturne à deux voix. +Claquesous était vague, errant, terrible. +Il disparaissait comme un évanouissement ; ses apparitions étaient des sorties de terre. +Un être lugubre, c’était Montparnasse. +La digestion du mal le mettait en appétit du pire. +C’était le gamin tourné voyou, et le voyou devenu escarpe. +Il était gentil, efféminé, gracieux, robuste, mou, féroce. Il vivait de voler violemment. -Sa redingote était de la meilleure coupe, mais râpée. -Peu de rôdeurs étaient aussi redoutés que Montparnasse. -À dix-huit ans, il avait déjà plusieurs cadavres derrière lui. -Ils faisaient sur le passant le coup d’état d’en bas. -Ils travaillaient sur scénario. -Un crime étant en quête de bras, ils lui sous-louaient des complices. -Ils avaient les douze heures noires devant eux ; ils en réglaient l’emploi. -Ces quatre hommes étaient connus sous cette rubrique. +Sa redingote était de la meilleure coupe, mais râpée. +Peu de rôdeurs étaient aussi redoutés que Montparnasse. +À dix-huit ans, il avait déjà plusieurs cadavres derrière lui. +Ils faisaient sur le passant le coup d’état d’en bas. +Ils travaillaient sur scénario. +Un crime étant en quête de bras, ils lui sous-louaient des complices. +Ils avaient les douze heures noires devant eux ; ils en réglaient l’emploi. +Ces quatre hommes étaient connus sous cette rubrique. Barrecarrosse, dit monsieur Dupont. Les-pieds-en-l’air. Demi-liards, dit Deux-milliards. Etc., etc. Nous en passons, et non des pires. Ces noms ont des figures. -Ils n’expriment pas seulement des êtres, mais des espèces. +Ils n’expriment pas seulement des êtres, mais des espèces. Que sont devenus ces hommes ? -Ils ont toujours existé. -Sous l’obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais du suintement social. -Les individus extirpés, la tribu subsiste. -Ils ont toujours les mêmes facultés. -Du truand au rôdeur, la race se maintient pure. +Ils ont toujours existé. +Sous l’obscur plafond de leur cave, ils renaissent à jamais du suintement social. +Les individus extirpés, la tribu subsiste. +Ils ont toujours les mêmes facultés. +Du truand au rôdeur, la race se maintient pure. Ils devinent les bourses dans les poches, ils flairent les montres dans les goussets. L’or et l’argent ont pour eux une odeur. Ces hommes suivent patiemment ces bourgeois. -Que faut-il faire pour faire évanouir ces larves ? -De la lumière à flots. -Pas une chauve-souris ne résiste à l’aube. -Éclairez la société en dessous. +Que faut-il faire pour faire évanouir ces larves ? +De la lumière à flots. +Pas une chauve-souris ne résiste à l’aube. +Éclairez la société en dessous. Ni Monsieur Leblanc ni la jeune fille n’avaient remis les pieds au Luxembourg. -Marius n’avait plus qu’une pensée, revoir ce doux et adorable visage. +Marius n’avait plus qu’une pensée, revoir ce doux et adorable visage. Il cherchait toujours, il cherchait partout ; il ne trouvait rien. Il tomba dans une tristesse noire. Il lui semblait que tout avait disparu. Il se faisait cent reproches. Pourquoi l’ai-je suivie ? -J’étais si heureux rien que de la voir ! -Elle me regardait ; est-ce que ce n’était pas immense ? +J’étais si heureux rien que de la voir ! +Elle me regardait ; est-ce que ce n’était pas immense ? Elle avait l’air de m’aimer. -Est-ce que ce n’était pas tout ? +Est-ce que ce n’était pas tout ? J’ai voulu avoir quoi ? -Il n’y a rien après cela. -J’ai été absurde. -Tiens, viens à la Chaumière. -Chose étrange, il lui parut reconnaître Monsieur Leblanc. -Marius fut très étonné. -En tout cas, il fallait revoir l’homme de près et éclaircir l’énigme. -Il avait pris quelque petite rue latérale, et Marius ne put le retrouver. -2 TROUVAILLE Marius n’avait pas cessé d’habiter la masure Gorbeau. -Il n’y faisait attention à personne. -Les autres locataires étaient déménagés ou morts, ou avaient été expulsés faute de payement. +Il n’y a rien après cela. +J’ai été absurde. +Tiens, viens à la Chaumière. +Chose étrange, il lui parut reconnaître Monsieur Leblanc. +Marius fut très étonné. +En tout cas, il fallait revoir l’homme de près et éclaircir l’énigme. +Il avait pris quelque petite rue latérale, et Marius ne put le retrouver. +2 TROUVAILLE Marius n’avait pas cessé d’habiter la masure Gorbeau. +Il n’y faisait attention à personne. +Les autres locataires étaient déménagés ou morts, ou avaient été expulsés faute de payement. Marius venait de sortir de la sienne. -Il marchait pensif, la tête baissée. +Il marchait pensif, la tête baissée. Tout en courant, elles se parlaient. -La plus grande disait d’une voix très basse : — Les cognes sont venus. -Ils ont manqué me pincer au demi-cercle. -L’autre répondait : — Je les ai vus. -J’ai cavalé, cavalé, cavalé ! -Marius s’était arrêté un moment. +La plus grande disait d’une voix très basse : — Les cognes sont venus. +Ils ont manqué me pincer au demi-cercle. +L’autre répondait : — Je les ai vus. +J’ai cavalé, cavalé, cavalé ! +Marius s’était arrêté un moment. Il se baissa et le ramassa. -C’était une façon d’enveloppe qui paraissait contenir des papiers. -Bon, dit-il, ces malheureuses auront laissé tomber cela ! -Les deux filles du crépuscule lui revinrent à l’esprit. -Pauvres mères ! pensa-t-il. +C’était une façon d’enveloppe qui paraissait contenir des papiers. +Bon, dit-il, ces malheureuses auront laissé tomber cela ! +Les deux filles du crépuscule lui revinrent à l’esprit. +Pauvres mères ! pensa-t-il. Comme ma vie est devenue sombre ! se disait-il. Les jeunes filles m’apparaissent toujours. -Seulement autrefois c’étaient les anges ; maintenant ce sont les goules. -Il l’avait oublié. -Il défit l’enveloppe. -Elle n’était pas cachetée et contenait quatre lettres, non cachetées également. -Les adresses y étaient mises. +Seulement autrefois c’étaient les anges ; maintenant ce sont les goules. +Il l’avait oublié. +Il défit l’enveloppe. +Elle n’était pas cachetée et contenait quatre lettres, non cachetées également. +Les adresses y étaient mises. Toutes quatre exhalaient une odeur d’affreux tabac. -Leur prière ne sera pas en vaine, et leur reconnaissance conservera sont charmant souvenir. -Aucune adresse n’était jointe à la signature. -Le style, je crois, en est naturel, laconique, et peut avoir quelque mérite. +Leur prière ne sera pas en vaine, et leur reconnaissance conservera sont charmant souvenir. +Aucune adresse n’était jointe à la signature. +Le style, je crois, en est naturel, laconique, et peut avoir quelque mérite. Il y a des couplets a chanter a quatre endroits. -Marius ouvrit enfin la quatrième lettre. -Il y avait sur l’adresse : Au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. +Marius ouvrit enfin la quatrième lettre. +Il y avait sur l’adresse : Au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas. D’abord aucun des signataires ne donnait son adresse. -Que conclure de là, sinon qu’elles venaient de la même personne ? -S’évertuer à deviner ce petit mystère était peine inutile. -Après tout, c’étaient des paperasses évidemment sans aucune valeur. -On frappa un second coup, très doux comme le premier. +Que conclure de là, sinon qu’elles venaient de la même personne ? +S’évertuer à deviner ce petit mystère était peine inutile. +Après tout, c’étaient des paperasses évidemment sans aucune valeur. +On frappa un second coup, très doux comme le premier. La porte s’ouvrit. -Une voix, qui n’était pas celle de mame Bougon, répondit : — Pardon, monsieur... +Une voix, qui n’était pas celle de mame Bougon, répondit : — Pardon, monsieur... Marius se tourna vivement, et vit une jeune fille. -Dans sa première enfance, elle avait dû même être jolie. -Ce visage n’était pas absolument inconnu à Marius. +Dans sa première enfance, elle avait dû même être jolie. +Ce visage n’était pas absolument inconnu à Marius. Il croyait se rappeler l’avoir vu quelque part. Que voulez-vous, mademoiselle ? demanda-t-il. -Sans attendre qu’il lui dît d’avancer, elle entra. +Sans attendre qu’il lui dît d’avancer, elle entra. Elle avait les pieds nus. -Elle tenait en effet une lettre à la main qu’elle présenta à Marius. +Elle tenait en effet une lettre à la main qu’elle présenta à Marius. Le message ne pouvait venir de bien loin. -Je vous bénis, jeune homme. -Tout fut brusquement éclairé. -Cette lettre venait d’où venaient les quatre autres. -Il avait l’esprit ailleurs, et où est l’esprit est le regard. +Je vous bénis, jeune homme. +Tout fut brusquement éclairé. +Cette lettre venait d’où venaient les quatre autres. +Il avait l’esprit ailleurs, et où est l’esprit est le regard. Maintenant il voyait clairement tout. -Elle se démenait sans se préoccuper de sa nudité. -Par instants, sa chemise défaite et déchirée lui tombait presque à la ceinture. +Elle se démenait sans se préoccuper de sa nudité. +Par instants, sa chemise défaite et déchirée lui tombait presque à la ceinture. Tiens, dit-elle, vous avez un miroir ! L’effronterie est une honte. Cela ne se voit que parmi les hommes. @@ -8753,458 +8753,458 @@ Une lueur traversa son œil vitreux. Elle saisit vivement le livre ouvert sur la table, et lut assez couramment : « ... Elle s’interrompit : — Ah ! C’est une bataille dans les temps. -Mon père y était. -Mon père a servi dans les armées. +Mon père y était. +Mon père a servi dans les armées. Nous sommes joliment bonapartistes chez nous, allez ! C’est contre les anglais Waterloo. Elle trempa la plume dans l’encre, et se tournant vers Marius : — Voulez-vous voir ? -Tenez, je vais écrire un mot pour voir. +Tenez, je vais écrire un mot pour voir. Puis jetant la plume : — Il n’y a pas de fautes d’orthographe. -Nous avons reçu de l’éducation, ma sœur et moi. -Nous n’avons pas toujours été comme nous sommes. -Nous n’étions pas faites... -J’ai froid, ma mère. +Nous avons reçu de l’éducation, ma sœur et moi. +Nous n’avons pas toujours été comme nous sommes. +Nous n’étions pas faites... +J’ai froid, ma mère. Moi, j’y vais. Par exemple, je n’aime pas les banquettes de galeries. -On y est gêné, on y est mal. -Elle s’approcha de lui, et lui posa une main sur l’épaule. -Vous ne faites pas attention à moi, mais je vous connais, monsieur Marius. -Cela vous va très bien, vos cheveux ébouriffés. -Marius s’était reculé doucement. +On y est gêné, on y est mal. +Elle s’approcha de lui, et lui posa une main sur l’épaule. +Vous ne faites pas attention à moi, mais je vous connais, monsieur Marius. +Cela vous va très bien, vos cheveux ébouriffés. +Marius s’était reculé doucement. Permettez-moi de vous le remettre. Et il lui tendit l’enveloppe qui renfermait les quatre lettres. -Elle frappa dans ses deux mains, et s’écria : — Nous avons cherché partout ! -Et c’est vous qui l’aviez trouvé ! -Sur le boulevard, n’est-ce pas ? ce doit être sur le boulevard ? -Voyez-vous, ça a tombé quand nous avons couru. -C’est ma mioche de sœur qui a fait la bêtise. -En rentrant nous ne l’avons plus trouvé. -Les voilà, ces pauvres lettres ! -Et à quoi avez-vous vu qu’elles étaient à moi ? -Ah ! oui, à l’écriture ! -C’est donc vous que nous avons cogné en passant hier au soir. +Elle frappa dans ses deux mains, et s’écria : — Nous avons cherché partout ! +Et c’est vous qui l’aviez trouvé ! +Sur le boulevard, n’est-ce pas ? ce doit être sur le boulevard ? +Voyez-vous, ça a tombé quand nous avons couru. +C’est ma mioche de sœur qui a fait la bêtise. +En rentrant nous ne l’avons plus trouvé. +Les voilà, ces pauvres lettres ! +Et à quoi avez-vous vu qu’elles étaient à moi ? +Ah ! oui, à l’écriture ! +C’est donc vous que nous avons cogné en passant hier au soir. On n’y voyait pas, quoi ! -J’ai dit à ma sœur : Est-ce que c’est un monsieur ? +J’ai dit à ma sœur : Est-ce que c’est un monsieur ? Ma sœur m’a dit : Je crois que c’est un monsieur. -Cependant, elle avait déplié la supplique adressée « au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas ». -Tiens ! dit-elle, c’est celle pour ce vieux qui va à la messe. +Cependant, elle avait déplié la supplique adressée « au monsieur bienfaisant de l’église Saint-Jacques-du-Haut-Pas ». +Tiens ! dit-elle, c’est celle pour ce vieux qui va à la messe. Au fait, c’est l’heure. Je vas lui porter. -Il nous donnera peut-être de quoi déjeuner. -si vous n’êtes pas contents, crevez, chiens. +Il nous donnera peut-être de quoi déjeuner. +si vous n’êtes pas contents, crevez, chiens. Ceci fit souvenir Marius de ce que la malheureuse venait chercher chez lui. Il fouilla dans son gilet, il n’y trouva rien. Des fois je m’en vais le soir. Des fois je ne rentre pas. -Avant d’être ici, l’autre hiver, nous demeurions sous les arches des ponts. +Avant d’être ici, l’autre hiver, nous demeurions sous les arches des ponts. On se serrait pour ne pas geler. Ma petite sœur pleurait. L’eau, comme c’est triste ! -Quand je pensais à me noyer, je disais : Non, c’est trop froid. -Je vais toute seule quand je veux, je dors des fois dans les fossés. -Quand on n’a pas mangé, c’est très drôle. -Et elle le regarda d’un air égaré. -Il prit les seize sous et donna les cinq francs à la fille. -Elle saisit la pièce. +Quand je pensais à me noyer, je disais : Non, c’est trop froid. +Je vais toute seule quand je veux, je dors des fois dans les fossés. +Quand on n’a pas mangé, c’est très drôle. +Et elle le regarda d’un air égaré. +Il prit les seize sous et donna les cinq francs à la fille. +Elle saisit la pièce. Bon, dit-elle, il y a du soleil ! -Vous êtes un bon mion. +Vous êtes un bon mion. Je vous fonce mon palpitant. Je vas trouver mon vieux. -La vraie misère, il venait de la voir. -C’était cette larve qui venait de passer sous ses yeux. -Malheur aux êtres sans défense qui l’entourent ! +La vraie misère, il venait de la voir. +C’était cette larve qui venait de passer sous ses yeux. +Malheur aux êtres sans défense qui l’entourent ! Alors toutes les horreurs sont possibles. -Ils s’accroupissent, adossés les uns aux autres, dans une espèce de destin taudis. +Ils s’accroupissent, adossés les uns aux autres, dans une espèce de destin taudis. Ils s’entre-regardent lamentablement. -Ô les infortunés ! comme ils sont pâles ! comme ils ont froid ! -Cette jeune fille fut pour Marius une sorte d’envoyée des ténèbres. -Elle lui révéla tout un côté hideux de la nuit. -Il faisait même partie de leur malheur, et il l’aggravait. -Il fallait être le songeur Marius pour ne pas s’en être encore aperçu. -La commisération a et doit avoir sa curiosité. -Ce trou faisait une espèce de judas. +Ô les infortunés ! comme ils sont pâles ! comme ils ont froid ! +Cette jeune fille fut pour Marius une sorte d’envoyée des ténèbres. +Elle lui révéla tout un côté hideux de la nuit. +Il faisait même partie de leur malheur, et il l’aggravait. +Il fallait être le songeur Marius pour ne pas s’en être encore aperçu. +La commisération a et doit avoir sa curiosité. +Ce trou faisait une espèce de judas. Il escalada la commode, approcha sa prunelle de la crevasse et regarda. -Repaires pour repaires, ceux des bêtes sont préférables à ceux des hommes. +Repaires pour repaires, ceux des bêtes sont préférables à ceux des hommes. Les cavernes valent mieux que les bouges. -Ce que voyait Marius était un bouge. -Une humidité chassieuse y suintait. -On y distinguait des dessins obscènes grossièrement charbonnés. +Ce que voyait Marius était un bouge. +Une humidité chassieuse y suintait. +On y distinguait des dessins obscènes grossièrement charbonnés. Deux tisons y fumaient tristement. -Tous deux touchaient par une extrémité à la cheminée et faisaient face à Marius. +Tous deux touchaient par une extrémité à la cheminée et faisaient face à Marius. Cet homme avait une longue barbe grise. -Il avait une pipe à la bouche et il fumait. -Il écrivait, probablement quelque lettre comme celles que, Marius avait lues. +Il avait une pipe à la bouche et il fumait. +Il écrivait, probablement quelque lettre comme celles que, Marius avait lues. Ils peuvent y arriver en voiture. -On les met là pour qu’ils soient plus vite gâtés ! +On les met là pour qu’ils soient plus vite gâtés ! On ne peut pas aller les voir sans enfoncer dans la terre. -Un tablier de grosse toile cachait la moitié du jupon. -C’était une espèce de géante à côté de son mari. -La sœur cadette sans doute de celle qui était venue chez lui. +Un tablier de grosse toile cachait la moitié du jupon. +C’était une espèce de géante à côté de son mari. +La sœur cadette sans doute de celle qui était venue chez lui. Elle paraissait onze ou douze ans. En l’examinant avec attention, on reconnaissait qu’elle en avait bien quatorze. C’est l’indigence qui fait ces tristes plantes humaines. -Ces créatures n’ont ni enfance ni adolescence. -À quinze ans, elles en paraissent douze, à seize ans, elles en paraissent vingt. +Ces créatures n’ont ni enfance ni adolescence. +À quinze ans, elles en paraissent douze, à seize ans, elles en paraissent vingt. Aujourd’hui petites filles, demain femmes. On dirait qu’elles enjambent la vie, pour avoir fini plus vite. -En ce moment, cet être avait l’air d’un enfant. +En ce moment, cet être avait l’air d’un enfant. Dans un coin quelques ferrailles d’un aspect douteux. -C’était cette morne paresse qui suit le désespoir et qui précède l’agonie. +C’était cette morne paresse qui suit le désespoir et qui précède l’agonie. On entendait crier la plume sur le papier. -L’homme grommela, sans cesser d’écrire : — Canaille ! canaille ! tout est canaille ! -Cette variante à l’épiphonème de Salomon arracha un soupir à la femme. +L’homme grommela, sans cesser d’écrire : — Canaille ! canaille ! tout est canaille ! +Cette variante à l’épiphonème de Salomon arracha un soupir à la femme. Petit ami, calme-toi, dit-elle. -Ne te fais pas de mal, chéri. -Tu es trop bon d’écrire à tous ces gens-là, mon homme. -Pourtant les appellations caressantes, comme cela arrive souvent, avaient survécu. -L’homme s’était remis à écrire. +Ne te fais pas de mal, chéri. +Tu es trop bon d’écrire à tous ces gens-là, mon homme. +Pourtant les appellations caressantes, comme cela arrive souvent, avaient survécu. +L’homme s’était remis à écrire. La porte du galetas venait de s’ouvrir brusquement. -La fille aînée parut sur le seuil. -De l’église Saint-Jacques ? +La fille aînée parut sur le seuil. +De l’église Saint-Jacques ? Et il va venir ? La, vrai, il vient ? Il vient en fiacre. -Le père se leva. -Comment es-tu sûre ? +Le père se leva. +Comment es-tu sûre ? S’il vient en fiacre, comment se fait-il que tu arrives avant lui ? Pourvu qu’il ne se trompe pas ! Ta, ta, ta ! dit la fille, comme tu galopes, bonhomme ! J’ai dit : Monsieur, je vas vous mener. -Je lui ai donné l’adresse. +Je lui ai donné l’adresse. Et qu’est-ce qui te dit qu’il viendra ? Je viens de voir le fiacre qui arrivait rue du Petit-Banquier. C’est ce qui fait que j’ai couru. -Comment sais-tu que c’est le même fiacre ? -Parce que j’en avais remarqué le numéro donc ! -Quel est ce numéro ? +Comment sais-tu que c’est le même fiacre ? +Parce que j’en avais remarqué le numéro donc ! +Quel est ce numéro ? Bien, tu es une fille d’esprit. J’aime mieux aller nu-pieds. Il faut que les pauvres aient des souliers. -On ne va pas pieds nus chez le bon Dieu, ajouta-t-il amèrement. -Il est derrière mes talons, dit-elle. +On ne va pas pieds nus chez le bon Dieu, ajouta-t-il amèrement. +Il est derrière mes talons, dit-elle. L’homme se dressa. Il y avait une sorte d’illumination sur son visage. Ma femme ! cria-t-il, tu entends. -La mère stupéfaite ne bougea pas. -Puis s’adressant à sa fille aînée : — Toi ! dépaille la chaise ! +La mère stupéfaite ne bougea pas. +Puis s’adressant à sa fille aînée : — Toi ! dépaille la chaise ! Sa fille ne comprenait point. Sa jambe passa au travers. -Tout en retirant la jambe, il demanda à sa fille : — Fait-il froid ? -La petite se jeta à bas du lit en frissonnant. +Tout en retirant la jambe, il demanda à sa fille : — Fait-il froid ? +La petite se jeta à bas du lit en frissonnant. Casse un carreau ! reprit-il. L’enfant demeura interdite. -M’entends-tu ? répéta le père, je te dis de casser un carreau ! -La vitre se brisa et tomba à grand bruit. -Bien, dit le père. -Il était grave et brusque. +M’entends-tu ? répéta le père, je te dis de casser un carreau ! +La vitre se brisa et tomba à grand bruit. +Bien, dit le père. +Il était grave et brusque. Son regard parcourait rapidement tous les recoins du galetas. -Mets-toi au lit, répondit l’homme. -L’intonation n’admettait pas de délibération. -La mère obéit et se jeta lourdement sur un des grabats. +Mets-toi au lit, répondit l’homme. +L’intonation n’admettait pas de délibération. +La mère obéit et se jeta lourdement sur un des grabats. Cependant on entendait un sanglot dans un coin. -Qu’est-ce que c’est ? cria le père. -Tant mieux ! dit l’homme, c’était prévu. +Qu’est-ce que c’est ? cria le père. +Tant mieux ! dit l’homme, c’était prévu. Comment ? tant mieux ? reprit la femme. -Paix ! répliqua le père, je supprime la liberté de la presse. +Paix ! répliqua le père, je supprime la liberté de la presse. Tout cela a bon air. -Une bise glacée sifflait à la vitre et entrait dans la chambre. -À travers le carreau cassé, on voyait tomber la neige. -Tâte comme j’ai froid, dit-elle. -Bah ! répondit le père, j’ai bien plus froid que cela. -À bas ! dit l’homme. -La mère, regardée d’une certaine façon, se tut. +Une bise glacée sifflait à la vitre et entrait dans la chambre. +À travers le carreau cassé, on voyait tomber la neige. +Tâte comme j’ai froid, dit-elle. +Bah ! répondit le père, j’ai bien plus froid que cela. +À bas ! dit l’homme. +La mère, regardée d’une certaine façon, se tut. Il y eut dans le bouge un moment de silence. -Non ! cria le père, au contraire ! sanglote ! sanglote ! -Puis revenant à l’aînée : — Ah çà, mais ! il n’arrive pas ! +Non ! cria le père, au contraire ! sanglote ! sanglote ! +Puis revenant à l’aînée : — Ah çà, mais ! il n’arrive pas ! S’il allait ne pas venir ! -Et blessé la petite ! murmura la mère. +Et blessé la petite ! murmura la mère. Si cet homme ne venait pas ! -voilà ! il se fait attendre ! il se dit : Eh bien ! ils m’attendront ! +voilà ! il se fait attendre ! il se dit : Eh bien ! ils m’attendront ! comme ils disent ! des nippes qui ne valent pas quatre sous, et du pain ! Ce n’est pas cela que je veux, tas de canailles ! c’est de l’argent ! -L’animal a peut-être oublié l’adresse ! -Gageons que cette vieille bête... -Marius n’avait pas quitté sa place. -Ce qu’il éprouva en ce moment échappe à la langue humaine. -C’était bien elle. -La vision s’était éclipsée, elle reparaissait ! -Quoi ! c’était elle ! les palpitations de son cœur lui troublaient la vue. -Il se sentait prêt à fondre en larmes. -Elle était toujours accompagnée de Monsieur Leblanc. -Ils sont tous les mêmes ! -À propos, comment la lettre à cette vieille ganache était-elle signée ? -Fabantou, répondit la fille. +L’animal a peut-être oublié l’adresse ! +Gageons que cette vieille bête... +Marius n’avait pas quitté sa place. +Ce qu’il éprouva en ce moment échappe à la langue humaine. +C’était bien elle. +La vision s’était éclipsée, elle reparaissait ! +Quoi ! c’était elle ! les palpitations de son cœur lui troublaient la vue. +Il se sentait prêt à fondre en larmes. +Elle était toujours accompagnée de Monsieur Leblanc. +Ils sont tous les mêmes ! +À propos, comment la lettre à cette vieille ganache était-elle signée ? +Fabantou, répondit la fille. L’artiste dramatique, bon. -Fabantou, répondit vivement Jondrette. +Fabantou, répondit vivement Jondrette. Monsieur Fabantou, oui, c’est cela, je me rappelle. -Artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des succès. -Ici Jondrette crut évidemment le moment venu de s’emparer du « philanthrope ». +Artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des succès. +Ici Jondrette crut évidemment le moment venu de s’emparer du « philanthrope ». La fortune m’a souri jadis. -Hélas ! maintenant c’est le tour du malheur. +Hélas ! maintenant c’est le tour du malheur. Voyez, mon bienfaiteur, pas de pain, pas de feu. -Mes pauvres mômes n’ont pas de feu ! -Mon unique chaise dépaillée ! -Un carreau cassé ! par le temps qu’il fait ! -Mon épouse au lit ! malade ! +Mes pauvres mômes n’ont pas de feu ! +Mon unique chaise dépaillée ! +Un carreau cassé ! par le temps qu’il fait ! +Mon épouse au lit ! malade ! Pauvre femme ! dit Monsieur Leblanc. -Mon enfant blessée ! ajouta Jondrette. +Mon enfant blessée ! ajouta Jondrette. Pleure donc ! braille donc ! lui dit Jondrette bas. -En même temps il lui pinça sa main malade. +En même temps il lui pinça sa main malade. Tout cela avec un talent d’escamoteur. La petite jeta les hauts cris. -Voyez, ma belle demoiselle, poursuivit Jondrette, son poignet ensanglanté ! -On sera peut-être obligé de lui couper le bras ! -Vraiment ? dit le vieux monsieur alarmé. -Hélas, oui, mon bienfaiteur ! répondit le père. -Depuis quelques instants, Jondrette considérait « le philanthrope » d’une manière bizarre. +Voyez, ma belle demoiselle, poursuivit Jondrette, son poignet ensanglanté ! +On sera peut-être obligé de lui couper le bras ! +Vraiment ? dit le vieux monsieur alarmé. +Hélas, oui, mon bienfaiteur ! répondit le père. +Depuis quelques instants, Jondrette considérait « le philanthrope » d’une manière bizarre. Je ne puis sortir faute d’un habit. Ne demeure-t-elle pas toujours rue de la Tour-des-Dames ? -Savez-vous, monsieur ? nous avons joué ensemble en province. -J’ai partagé ses lauriers. -Célimène viendrait à mon secours, monsieur ! -Elmire ferait l’aumône à Bélisaire ! +Savez-vous, monsieur ? nous avons joué ensemble en province. +J’ai partagé ses lauriers. +Célimène viendrait à mon secours, monsieur ! +Elmire ferait l’aumône à Bélisaire ! Et pas un sou dans la maison ! Ma femme malade, pas un sou ! -Ma fille dangereusement blessée, pas un sou ! -Mon épouse a des étouffements. -C’est son âge, et puis le système nerveux s’en est mêlé. -Il lui faudrait des secours, et à ma fille aussi ! +Ma fille dangereusement blessée, pas un sou ! +Mon épouse a des étouffements. +C’est son âge, et puis le système nerveux s’en est mêlé. +Il lui faudrait des secours, et à ma fille aussi ! mais le pharmacien ! comment payer ? pas un liard ! -Je m’agenouillerais devant un décime, monsieur ! -Voilà où les arts en sont réduits ! -Car j’élève mes filles dans la religion, monsieur. -Je n’ai pas voulu qu’elles prissent le théâtre. -Ah ! les drôlesses ! que je les voie broncher ! +Je m’agenouillerais devant un décime, monsieur ! +Voilà où les arts en sont réduits ! +Car j’élève mes filles dans la religion, monsieur. +Je n’ai pas voulu qu’elles prissent le théâtre. +Ah ! les drôlesses ! que je les voie broncher ! Je ne badine pas, moi ! Je leur flanque des bouzins sur l’honneur, sur la morale, sur la vertu ! -Il faut que ça marche droit. -Elles ont un père. +Il faut que ça marche droit. +Elles ont un père. On est mamselle Personne, on devient madame Tout-le-monde. -Crebleur ! pas de ça dans la famille Fabantou ! -Je dois quatre termes, une année ! c’est-à-dire une soixantaine de francs. +Crebleur ! pas de ça dans la famille Fabantou ! +Je dois quatre termes, une année ! c’est-à-dire une soixantaine de francs. Monsieur Leblanc tira cinq francs de sa poche et les jeta sur la table. Cela ne me paye pas ma chaise et mon carreau ! Faites donc des frais ! -Le visage de Jondrette s’éclaira d’une expression étrange. -Il répondit vivement : — Oui, mon respectable monsieur. -À huit heures je dois être chez mon propriétaire. -Je serai ici à six heures, et je vous apporterai les soixante francs. -Mon bienfaiteur ! cria Jondrette éperdu. +Le visage de Jondrette s’éclaira d’une expression étrange. +Il répondit vivement : — Oui, mon respectable monsieur. +À huit heures je dois être chez mon propriétaire. +Je serai ici à six heures, et je vous apporterai les soixante francs. +Mon bienfaiteur ! cria Jondrette éperdu. Et il ajouta tout bas : — Regarde-le bien, ma femme ! -À ce soir, mes amis, dit-il. +À ce soir, mes amis, dit-il. Six heures ? fit Jondrette. -Ô mon protecteur, dit Jondrette, mon auguste bienfaiteur, je fonds en larmes ! -Souffrez que je vous reconduise jusqu’à votre fiacre. +Ô mon protecteur, dit Jondrette, mon auguste bienfaiteur, je fonds en larmes ! +Souffrez que je vous reconduise jusqu’à votre fiacre. Si vous sortez, repartit Monsieur Leblanc, mettez ce pardessus. -Il fait vraiment très froid. +Il fait vraiment très froid. Jondrette ne se le fit pas dire deux fois. Il endossa vivement la redingote brune. -Et ils sortirent tous les trois, Jondrette précédant les deux étrangers. -Cela mêlait une vraie colère au ravissement de Marius. +Et ils sortirent tous les trois, Jondrette précédant les deux étrangers. +Cela mêlait une vraie colère au ravissement de Marius. Il la couvait des yeux. Il lui semblait voir un colibri parmi des crapauds. -Il sauta à bas de la commode et prit son chapeau. +Il sauta à bas de la commode et prit son chapeau. mais pendant cette attente, la voiture pouvait partir. Enfin il se risqua, et sortit de sa chambre. Il n’y avait plus personne dans le corridor. -Il courut à l’escalier. +Il courut à l’escalier. Il n’y avait personne dans l’escalier. -Marius se précipita dans cette direction. -Cela était sûr, efficace et sans danger. -Marius fit signe au cocher d’arrêter, et lui cria : — À l’heure ! +Marius se précipita dans cette direction. +Cela était sûr, efficace et sans danger. +Marius fit signe au cocher d’arrêter, et lui cria : — À l’heure ! Payez d’avance, dit le cocher. Marius se souvint qu’il n’avait sur lui que seize sous. Combien ? demanda-t-il. Je payerai en revenant. -Marius regarda le cabriolet s’éloigner d’un air égaré. -Il rentra dans la masure désespéré. -On a vu, dans le livre précédent, le nom de cet homme. -Il n’était alors qu’un fameux coquin. -Il faisait école vers la fin du dernier règne. +Marius regarda le cabriolet s’éloigner d’un air égaré. +Il rentra dans la masure désespéré. +On a vu, dans le livre précédent, le nom de cet homme. +Il n’était alors qu’un fameux coquin. +Il faisait école vers la fin du dernier règne. D’ailleurs, elle ne les lui rendrait pas. -Marius entra dans sa chambre et poussa sa porte derrière lui. -C’était la fille Jondrette. +Marius entra dans sa chambre et poussa sa porte derrière lui. +C’était la fille Jondrette. C’est vous ? reprit Marius presque durement, toujours vous donc ! Que me voulez-vous ? Elle semblait pensive et ne regardait pas. Elle n’avait plus son assurance du matin. -Ah çà, répondrez-vous ? fit Marius. +Ah çà, répondrez-vous ? fit Marius. Qu’est-ce que vous me voulez ? Qu’est-ce que vous avez ? Je n’ai rien. Je vous dis que si. Marius poussa de nouveau la porte, elle continua de la retenir. Tenez, dit-elle, vous avez tort. -Quoique vous ne soyez pas riche, vous avez été bon ce matin. -Soyez-le encore à présent. -Vous m’avez donné de quoi manger, dites-moi maintenant ce que vous avez. +Quoique vous ne soyez pas riche, vous avez été bon ce matin. +Soyez-le encore à présent. +Vous m’avez donné de quoi manger, dites-moi maintenant ce que vous avez. Vous avez du chagrin, cela se voit. Je ne voudrais pas que vous eussiez du chagrin. Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela ? -Puis-je servir à quelque chose ? -Je peux bien vous aider, puisque j’aide mon père. +Puis-je servir à quelque chose ? +Je peux bien vous aider, puisque j’aide mon père. Servez-vous de moi. -Une idée traversa l’esprit de Marius. -Quelle branche dédaigne-t-on quand on se sent tomber ? +Une idée traversa l’esprit de Marius. +Quelle branche dédaigne-t-on quand on se sent tomber ? Il s’approcha de la Jondrette. -Écoute... lui dit-il. -Elle l’interrompit avec un éclair de joie dans les yeux. +Écoute... lui dit-il. +Elle l’interrompit avec un éclair de joie dans les yeux. Sais-tu leur adresse ? -C’est là ce que vous voulez ? demanda-t-elle. +C’est là ce que vous voulez ? demanda-t-elle. Est-ce que vous les connaissez ? -C’est-à-dire, reprit-elle vivement, vous ne la connaissez pas, mais vous voulez la connaître. +C’est-à-dire, reprit-elle vivement, vous ne la connaissez pas, mais vous voulez la connaître. Enfin, peux-tu ? dit Marius. Vous aurez l’adresse de la belle demoiselle. -Il reprit : — Enfin n’importe ! l’adresse du père et de la fille. +Il reprit : — Enfin n’importe ! l’adresse du père et de la fille. Elle le regarda fixement. Qu’est-ce que vous me donnerez ? Tout ce que tu voudras ! Tout ce que je voudrai ? Vous aurez l’adresse. Marius se retrouva seul. -Tout à coup il fut violemment arraché à sa rêverie. +Tout à coup il fut violemment arraché à sa rêverie. De qui parlait Jondrette ? il avait reconnu qui ? -Monsieur Leblanc ? le père de « son Ursule » ? quoi ! est-ce que Jondrette le connaissait ? -Il revoyait l’intérieur du bouge Jondrette. -Deux couvertures neuves étaient jetées sur les deux lits. -Le Jondrette venait évidemment de rentrer. +Monsieur Leblanc ? le père de « son Ursule » ? quoi ! est-ce que Jondrette le connaissait ? +Il revoyait l’intérieur du bouge Jondrette. +Deux couvertures neuves étaient jetées sur les deux lits. +Le Jondrette venait évidemment de rentrer. Il avait encore l’essoufflement du dehors. -Jondrette marchait dans le galetas de long en large à grands pas. +Jondrette marchait dans le galetas de long en large à grands pas. Il avait les yeux extraordinaires. Il y a huit ans ! mais je le reconnais ! Ah ! je le reconnais ! je l’ai reconnu tout de suite ! -Quoi, cela ne t’a pas sauté aux yeux ? -Il est mieux mis, voilà tout ! -Ah ! vieux mystérieux du diable, je te tiens, va ! -Elles se levèrent pour obéir. -La mère balbutia : — Avec sa main malade ? +Quoi, cela ne t’a pas sauté aux yeux ? +Il est mieux mis, voilà tout ! +Ah ! vieux mystérieux du diable, je te tiens, va ! +Elles se levèrent pour obéir. +La mère balbutia : — Avec sa main malade ? L’air lui fera du bien, dit Jondrette. -Il était visible que cet homme était de ceux auxquels on ne réplique pas. +Il était visible que cet homme était de ceux auxquels on ne réplique pas. Les deux filles sortirent. J’aurai besoin de vous. Marius redoubla d’attention. Eh bien quoi ? repartit la femme, la demoiselle ? -Marius n’en pouvait douter, c”était bien d’elle qu’on parlait. -Il écoutait avec une anxiété ardente. -Toute sa vie était dans ses oreilles. -Mais le Jondrette s’était penché, et avait parlé bas à sa femme. +Marius n’en pouvait douter, c”était bien d’elle qu’on parlait. +Il écoutait avec une anxiété ardente. +Toute sa vie était dans ses oreilles. +Mais le Jondrette s’était penché, et avait parlé bas à sa femme. Puis il se releva et termina tout haut : — C’est elle ! -Ça ? dit la femme. -Ça ! dit le mari. -Pas possible ! s’écria-t-elle. +Ça ? dit la femme. +Ça ! dit le mari. +Pas possible ! s’écria-t-elle. qu’on croirait que c’est une dame ! Non, tu te trompes ! -Mais d’abord l’autre était affreuse, celle-ci n’est pas mal ! -elle n’est vraiment pas mal ! ce ne peut pas être elle ! +Mais d’abord l’autre était affreuse, celle-ci n’est pas mal ! +elle n’est vraiment pas mal ! ce ne peut pas être elle ! Je te dis que c’est elle. -En ce moment elle parut à Marius plus redoutable encore que son mari. -C’était une truie avec le regard d’une tigresse. -Oh ! je voudrais lui crever le ventre à coups de sabot ! +En ce moment elle parut à Marius plus redoutable encore que son mari. +C’était une truie avec le regard d’une tigresse. +Oh ! je voudrais lui crever le ventre à coups de sabot ! Puis elle se laissa retomber sur le grabat. -L’homme allait et venait sans faire attention à sa femelle. +L’homme allait et venait sans faire attention à sa femelle. Et veux-tu que je te dise encore une chose ? Quoi ? demanda-t-elle. Il fit le tour du bouge et ajouta : — Comme les autres. Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda la femme. -Bah ! qui ça ? le voisin ? -Je l’ai vu sortir tout à l’heure. -D’ailleurs est-ce qu’il entend, ce grand bêta ? +Bah ! qui ça ? le voisin ? +Je l’ai vu sortir tout à l’heure. +D’ailleurs est-ce qu’il entend, ce grand bêta ? Et puis je te dis que je l’ai vu sortir. -Voici ce que Marius entendit : — Écoute bien. -Il est pris, le crésus ! +Voici ce que Marius entendit : — Écoute bien. +Il est pris, le crésus ! C’est tout comme. -C’est déjà fait. +C’est déjà fait. J’ai vu des gens. -Il viendra ce soir à six heures. +Il viendra ce soir à six heures. Apporter ses soixante francs, canaille ! -La mère Burgon lave la vaisselle en ville. +La mère Burgon lave la vaisselle en ville. Il n’y a personne dans la maison. Le voisin ne rentre jamais avant onze heures. Les petites feront le guet. -Et s’il ne s’exécute pas ? demanda la femme. -Jondrette fit un geste sinistre et dit : — Nous l’exécuterons. -Et il éclata de rire. -C’était la première fois que Marius le voyait rire. -Ce rire était froid et doux, et faisait frissonner. +Et s’il ne s’exécute pas ? demanda la femme. +Jondrette fit un geste sinistre et dit : — Nous l’exécuterons. +Et il éclata de rire. +C’était la première fois que Marius le voyait rire. +Ce rire était froid et doux, et faisait frissonner. Maintenant, fit-il, je sors. -J’ai encore des gens à voir. -Tu verras comme ça va marcher. +J’ai encore des gens à voir. +Tu verras comme ça va marcher. Je serai dehors le moins longtemps possible. -C’est un beau coup à jouer. -S’il m’avait reconnu de son côté, il ne serait pas revenu. -Et il se remit à rire. -Il alla à la fenêtre. +C’est un beau coup à jouer. +S’il m’avait reconnu de son côté, il ne serait pas revenu. +Et il se remit à rire. +Il alla à la fenêtre. La neige tombait toujours et rayait le gris du ciel. Quel chien de temps ! dit-il. -Sans cela je n’aurais pas pu sortir et tout aurait encore manqué. -À quoi les choses tiennent pourtant ! -Et, enfonçant la casquette sur ses yeux, il sortit. +Sans cela je n’aurais pas pu sortir et tout aurait encore manqué. +À quoi les choses tiennent pourtant ! +Et, enfonçant la casquette sur ses yeux, il sortit. J’oubliais, dit-il. -Tu auras un réchaud de charbon. -Un réchaud de charbon ? demanda la femme. +Tu auras un réchaud de charbon. +Un réchaud de charbon ? demanda la femme. Cela fera trente sous. -Avec le reste, j’achèterai de quoi dîner. -Ne va pas dépenser la pièce-cent-sous. -Parce que j’aurai quelque chose à acheter de mon côté. +Avec le reste, j’achèterai de quoi dîner. +Ne va pas dépenser la pièce-cent-sous. +Parce que j’aurai quelque chose à acheter de mon côté. Quelque chose. — Combien te faudra-t-il ? -Où y a-t-il un quincaillier par ici ? +Où y a-t-il un quincaillier par ici ? Ah ! oui, au coin d’une rue ; je vois la boutique. -Mais dis-moi donc combien il te faudra pour ce que tu as à acheter ? -Il ne restera pas gras pour le dîner. +Mais dis-moi donc combien il te faudra pour ce que tu as à acheter ? +Il ne restera pas gras pour le dîner. Aujourd’hui il ne s’agit pas de manger. -Il y a mieux à faire. -Ça suffit, mon bijou. -Une heure sonnait en cet instant à Saint-Médard. -Il faut mettre le pied sur ces misérables, dit-il. +Il y a mieux à faire. +Ça suffit, mon bijou. +Une heure sonnait en cet instant à Saint-Médard. +Il faut mettre le pied sur ces misérables, dit-il. Il observa un moment la Jondrette. -Avertir les personnes menacées ? +Avertir les personnes menacées ? Il ne savait pas leur adresse. -Une heure venait de sonner, le guet-apens devait s’accomplir à six heures. +Une heure venait de sonner, le guet-apens devait s’accomplir à six heures. Marius avait cinq heures devant lui. -Il n’y avait qu’une chose à faire. +Il n’y avait qu’une chose à faire. D’ailleurs la Jondrette continuait de fourgonner dans ses ferrailles. Une fois hors de la maison, il gagna la rue du Petit-Banquier. -Il eut l’idée de regarder par-dessus le mur qu’il côtoyait. -En avançant la tête au-dessus d’eux, Marius pouvait entendre. -On ne peut pas aller à l’encontre de ces choses-là. +Il eut l’idée de regarder par-dessus le mur qu’il côtoyait. +En avançant la tête au-dessus d’eux, Marius pouvait entendre. +On ne peut pas aller à l’encontre de ces choses-là. Je te dis que l’affaire ne peut pas manquer, reprit le chevelu. -La maringotte du père Chose sera attelée. +La maringotte du père Chose sera attelée. Marius continua son chemin. -Ce devait être là l’affaire. -On lui indiqua la rue de-Pontoise et le numéro quatorze. +Ce devait être là l’affaire. +On lui indiqua la rue de-Pontoise et le numéro quatorze. Marius s’y rendit. -Chemin faisant, il rendit justice à la providence. -Voulez-vous lui parler ? est-ce pressé ? -Le garçon de bureau l’introduisit dans le cabinet du commissaire. -Que voulez-vous ? dit-il à Marius, sans ajouter monsieur. +Chemin faisant, il rendit justice à la providence. +Voulez-vous lui parler ? est-ce pressé ? +Le garçon de bureau l’introduisit dans le cabinet du commissaire. +Que voulez-vous ? dit-il à Marius, sans ajouter monsieur. Monsieur le commissaire de police ? -C’est pour une affaire très secrète. -Cet homme, calme et brusque, était tout à la fois effrayant et rassurant. +C’est pour une affaire très secrète. +Cet homme, calme et brusque, était tout à la fois effrayant et rassurant. Il inspirait la crainte et la confiance. Marius lui conta l’aventure. -Précisément, fit Marius, et il ajouta : — Est-ce que vous connaissez cette maison ? +Précisément, fit Marius, et il ajouta : — Est-ce que vous connaissez cette maison ? Ce mot frappa Marius. Patron-Minette, dit-il. -J’ai en effet entendu prononcer ce mot-là. -Il avait de nouveau baissé les paupières, et il méditait. -Quant au père Chose, je l’entrevois. -Voilà que j’ai brûlé mon carrick. -Ils font toujours trop de feu dans ces maudits poêles. -Le numéro cinquante-cinquante-deux. +J’ai en effet entendu prononcer ce mot-là. +Il avait de nouveau baissé les paupières, et il méditait. +Quant au père Chose, je l’entrevois. +Voilà que j’ai brûlé mon carrick. +Ils font toujours trop de feu dans ces maudits poêles. +Le numéro cinquante-cinquante-deux. Puis il regarda Marius. Vous n’avez vu que ce barbu et ce chevelu ? Ni un malin qui a l’air d’une ancienne queue-rouge ? -Quant au quatrième, personne ne le voit, pas même ses adjudants, commis et employés. -Il est peu surprenant que vous ne l’ayez pas aperçu. -Qu’est-ce que c’est, demanda Marius, que tous ces êtres-là ? -L’inspecteur répondit : — D’ailleurs ce n’est pas leur heure. +Quant au quatrième, personne ne le voit, pas même ses adjudants, commis et employés. +Il est peu surprenant que vous ne l’ayez pas aperçu. +Qu’est-ce que c’est, demanda Marius, que tous ces êtres-là ? +L’inspecteur répondit : — D’ailleurs ce n’est pas leur heure. Il retomba dans son silence, puis reprit : — cinquante-cinquante-deux. Je connais la baraque. -Impossible de nous cacher dans l’intérieur sans que les artistes s’en aperçoivent. -Alors ils en seraient quittes pour décommander le vaudeville. -Ils sont si modestes ! le public les gêne. -Pas de ça, pas de ça. +Impossible de nous cacher dans l’intérieur sans que les artistes s’en aperçoivent. +Alors ils en seraient quittes pour décommander le vaudeville. +Ils sont si modestes ! le public les gêne. +Pas de ça, pas de ça. Je veux les entendre chanter et les faire danser. De quoi ? dit Marius. Marius l’interrompit : — C’est bon ; mais que comptez-vous faire ? @@ -9216,10 +9216,10 @@ Qu’on vous croie sorti. Chacun de deux balles. Laissez-les aller un peu. Le reste me regarde. -Un coup de pistolet en l’air, au plafond, n’importe où. -Surtout pas trop tôt. +Un coup de pistolet en l’air, au plafond, n’importe où. +Surtout pas trop tôt. Cela fait une bosse comme cela, cela se voit, dit l’inspecteur. -Mettez-les plutôt dans vos goussets. +Mettez-les plutôt dans vos goussets. Marius cacha les pistolets dans ses goussets. Deux heures et demie. C’est pour sept heures ? @@ -9227,7 +9227,7 @@ Six heures, dit Marius. J’ai le temps, reprit l’inspecteur, mais je n’ai que le temps. N’oubliez rien de ce que je vous ai dit. Un coup de pistolet. -Soyez tranquille, répondit Marius. +Soyez tranquille, répondit Marius. Vous feriez demander l’inspecteur Javert. La neige redoublait et emplissait l’espace. Tiens ! s’exclama Bossuet, Marius ! @@ -9240,127 +9240,127 @@ Vois donc les yeux qu’il fait ! reprit Courfeyrac. Mais qui diable suit-il ? Quelque mimi-goton-bonnet-fleuri ! il est amoureux. Il n’y a pas une femme. -Courfeyrac regarda, et s’écria : — Il suit un homme ! -Bossuet éclata de rire. -Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? -Ça ? reprit Courfeyrac, c’est un poëte. -Voyons où va Marius, fit Bossuet, voyons où va cet homme, suivons-les, hein ? -Bossuet ! s’écria Courfeyrac, aigle de Meaux ! vous êtes une prodigieuse brute. +Courfeyrac regarda, et s’écria : — Il suit un homme ! +Bossuet éclata de rire. +Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? +Ça ? reprit Courfeyrac, c’est un poëte. +Voyons où va Marius, fit Bossuet, voyons où va cet homme, suivons-les, hein ? +Bossuet ! s’écria Courfeyrac, aigle de Meaux ! vous êtes une prodigieuse brute. Suivre un homme qui suit un homme ! -Marius en effet avait vu passer Jondrette rue Mouffetard, et l’épiait. -Elle se levait rouge derrière le dôme bas de la Salpêtrière. -Marius regagna à grands pas le n degré cinquante-cinquante-deux. -La porte était encore ouverte quand il arriva. +Marius en effet avait vu passer Jondrette rue Mouffetard, et l’épiait. +Elle se levait rouge derrière le dôme bas de la Salpêtrière. +Marius regagna à grands pas le n degré cinquante-cinquante-deux. +La porte était encore ouverte quand il arriva. Mame Burgon en laissait habituellement les portes ouvertes. -Marius ne chercha pas à voir, ne voulant pas être vu. -Il parvint à rentrer dans sa chambre sans être aperçu et sans bruit. -Il pouvait être cinq heures et demie. -Une demi-heure seulement le séparait de ce qui allait arriver. -Il y avait de la lumière dans le taudis Jondrette. -Il était réel que cette clarté ne pouvait guère être produite par une chandelle. -Marius ôta doucement ses bottes et les poussa sous son lit. -Quelques minutes s’écoulèrent. -Tout de suite plusieurs voix s’élevèrent. -Toute la famille était dans le galetas. +Marius ne chercha pas à voir, ne voulant pas être vu. +Il parvint à rentrer dans sa chambre sans être aperçu et sans bruit. +Il pouvait être cinq heures et demie. +Une demi-heure seulement le séparait de ce qui allait arriver. +Il y avait de la lumière dans le taudis Jondrette. +Il était réel que cette clarté ne pouvait guère être produite par une chandelle. +Marius ôta doucement ses bottes et les poussa sous son lit. +Quelques minutes s’écoulèrent. +Tout de suite plusieurs voix s’élevèrent. +Toute la famille était dans le galetas. C’est moi, dit-il. -Bonsoir, pèremuche ! glapirent les filles. -Eh bien ? dit la mère. -Bon, c’est cela, tu t’es habillée. +Bonsoir, pèremuche ! glapirent les filles. +Eh bien ? dit la mère. +Bon, c’est cela, tu t’es habillée. Il faudra que tu puisses inspirer de la confiance. -Toute prête à sortir. +Toute prête à sortir. C’est que... dit Jondrette. Et il n’acheva pas sa phrase. -Ah çà, reprit Jondrette, a-t-on mangé ici ? -J’ai profité du feu pour les faire cuire. -Demain je vous mène dîner avec moi. +Ah çà, reprit Jondrette, a-t-on mangé ici ? +J’ai profité du feu pour les faire cuire. +Demain je vous mène dîner avec moi. Il y aura un canard et des accessoires. -Vous dînerez comme des Charles-Dix. -Puis il ajouta en baissant la voix : — La souricière est ouverte. -Les chats sont là. -Il baissa encore la voix et dit : — Mets ça dans le feu. -Oui, répondit la mère. -La demie vient de sonner à Saint-Médard. +Vous dînerez comme des Charles-Dix. +Puis il ajouta en baissant la voix : — La souricière est ouverte. +Les chats sont là. +Il baissa encore la voix et dit : — Mets ça dans le feu. +Oui, répondit la mère. +La demie vient de sonner à Saint-Médard. Il faut que les petites aillent faire le guet. -Venez, vous autres, écoutez ici. +Venez, vous autres, écoutez ici. Il y eut un chuchotement. -La voix de Jondrette s’éleva encore : — La Burgon est-elle partie ? -Oui, dit la mère. -Es-tu sûre qu’il n’y a personne chez le voisin ? +La voix de Jondrette s’éleva encore : — La Burgon est-elle partie ? +Oui, dit la mère. +Es-tu sûre qu’il n’y a personne chez le voisin ? Ma fille, prends la chandelle et vas-y. P’pa cria une voix, il est sorti. -Il reconnut la voix de la fille aînée. -Es-tu entrée ? demanda le père. -Le père cria : — Entre tout de même. -Elle était comme le matin, seulement plus effrayante encore à cette clarté. +Il reconnut la voix de la fille aînée. +Es-tu entrée ? demanda le père. +Le père cria : — Entre tout de même. +Elle était comme le matin, seulement plus effrayante encore à cette clarté. Elle marcha droit au lit. Elle se haussa sur la pointe des pieds et s’y regarda. -On entendait un bruit de ferrailles remuées dans la pièce voisine. +On entendait un bruit de ferrailles remuées dans la pièce voisine. Ah ! que du bonheur les instants sont courts ! -S’adorer huit jours, c’était bien la peine ! +S’adorer huit jours, c’était bien la peine ! Le temps des amours devrait durer toujours ! Devrait durer toujours ! devrait durer toujours ! -Il lui semblait impossible qu’elle n’entendît pas sa respiration. +Il lui semblait impossible qu’elle n’entendît pas sa respiration. Comme Paris est laid quand il a mis une chemise blanche ! dit-elle. -Eh bien ! cria le père, qu’est-ce que tu fais donc ? -Cruche ! hurla le père. +Eh bien ! cria le père, qu’est-ce que tu fais donc ? +Cruche ! hurla le père. Ici tout de suite ! et ne perdons pas le temps. J’y vas ! j’y vas ! dit-elle. On n’a le temps de rien dans leur baraque ! Vous avez une clef pour rentrer. -La fille aînée grommela : — Faire faction nu-pieds dans la neige ! -Demain, vous aurez des bottines de soie couleur scarabée ! dit le père. -Le réchaud que la Jondrette avait préparé le matin. -Si le guet-apens n’existait pas, on l’y eût inventé. -Jondrette avait allumé sa pipe, s’était assis sur la chaise dépaillée, et fumait. +La fille aînée grommela : — Faire faction nu-pieds dans la neige ! +Demain, vous aurez des bottines de soie couleur scarabée ! dit le père. +Le réchaud que la Jondrette avait préparé le matin. +Si le guet-apens n’existait pas, on l’y eût inventé. +Jondrette avait allumé sa pipe, s’était assis sur la chaise dépaillée, et fumait. Sa femme lui parlait bas. Il faut que tu puisses inspirer de la confiance ! -Tout à coup Jondrette haussa la voix. -À propos ! j’y songe. +Tout à coup Jondrette haussa la voix. +À propos ! j’y songe. Par le temps qu’il fait il va venir en fiacre. Allume la lanterne, prends-la, et descends. -Tu te tiendras derrière la porte en bas. +Tu te tiendras derrière la porte en bas. Et de l’argent ? demanda la femme. Jondrette fouilla dans son pantalon, et lui remit cinq francs. -Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-elle. +Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria-t-elle. Et il ajouta : — Sais-tu ? il faudrait ici deux chaises. Prends la chandelle, cria Jondrette. -Non, dit-elle, cela m’embarrasserait, j’ai les deux chaises à porter. +Non, dit-elle, cela m’embarrasserait, j’ai les deux chaises à porter. Il fait clair de lune. La porte s’ouvrit. -Il resta cloué à sa place par le saisissement et la stupeur. +Il resta cloué à sa place par le saisissement et la stupeur. Elle rentra dans le bouge. Voici les deux chaises. -Et voilà la lanterne, dit le mari. -Elle obéit en hâte, et Jondrette resta seul. +Et voilà la lanterne, dit le mari. +Elle obéit en hâte, et Jondrette resta seul. Ce sont des outils de taillandier, pensa Marius. -Un pot à l’eau égueulé masquait la moitié du mur. -Il y avait dans cette chambre je ne sais quel calme hideux et menaçant. -On y sentait l’attente de quelque chose d’épouvantable. +Un pot à l’eau égueulé masquait la moitié du mur. +Il y avait dans cette chambre je ne sais quel calme hideux et menaçant. +On y sentait l’attente de quelque chose d’épouvantable. La chandelle faisait saillir les angles farouches et fins de son visage. Cela fait, il remit le couteau dans le tiroir, qu’il repoussa. Le pistolet en s’armant fit un petit bruit clair et sec. -Jondrette tressaillit et se souleva à demi sur sa chaise : — Qui est là ? cria-t-il. +Jondrette tressaillit et se souleva à demi sur sa chaise : — Qui est là ? cria-t-il. C’est la cloison qui craque. -Marius garda le pistolet à sa main. -Six heures sonnaient à Saint-Medard. -Jondrette marqua chaque coup d’un hochement de tête. -Le sixième sonné, il moucha la chandelle avec ses doigts. -grommela-t-il ; puis il revint à sa chaise. -Il se rasseyait à peine que la porte s’ouvrit. +Marius garda le pistolet à sa main. +Six heures sonnaient à Saint-Medard. +Jondrette marqua chaque coup d’un hochement de tête. +Le sixième sonné, il moucha la chandelle avec ses doigts. +grommela-t-il ; puis il revint à sa chaise. +Il se rasseyait à peine que la porte s’ouvrit. Entrez, monsieur, dit-elle. -Entrez, mon bienfaiteur, répéta Jondrette se levant précipitamment. -Il avait un air de sérénité qui le faisait singulièrement vénérable. +Entrez, mon bienfaiteur, répéta Jondrette se levant précipitamment. +Il avait un air de sérénité qui le faisait singulièrement vénérable. Il posa sur la table quatre louis. Monsieur Fabantou, dit-il, voici pour votre loyer et vos premiers besoins. -Cependant Monsieur Leblanc s’était assis. +Cependant Monsieur Leblanc s’était assis. Jondrette avait pris possession de l’autre chaise en face de Monsieur Leblanc. -Marius du reste n’éprouvait qu’une émotion d’horreur, mais aucune crainte. -Comment va la pauvre petite blessée ? demanda-t-il. -Mal, répondit Jondrette avec un sourire navré et reconnaissant, très mal, mon digne monsieur. -Sa sœur aînée l’a menée à la Bourbe se faire panser. -Vous allez les voir, elles vont rentrer tout à l’heure. +Marius du reste n’éprouvait qu’une émotion d’horreur, mais aucune crainte. +Comment va la pauvre petite blessée ? demanda-t-il. +Mal, répondit Jondrette avec un sourire navré et reconnaissant, très mal, mon digne monsieur. +Sa sœur aînée l’a menée à la Bourbe se faire panser. +Vous allez les voir, elles vont rentrer tout à l’heure. Elle est mourante, dit Jondrette. -Mais que voulez vous, monsieur ? elle a tant de courage, cette femme-là ! +Mais que voulez vous, monsieur ? elle a tant de courage, cette femme-là ! Ce n’est pas une femme, c’est un bœuf. Jondrette, dit Monsieur Leblanc, je croyais que vous vous appeliez Fabantou ? Fabantou, dit Jondrette ! reprit vivement le mari. @@ -9368,675 +9368,675 @@ Qu’est-ce qu’il nous resterait, si nous n’avions pas cela ? Nous sommes si malheureux, mon respectable monsieur ! On a des bras, pas de travail ! On a du cœur, pas d’ouvrage ! -Tenez, exemple, j’ai voulu faire apprendre le métier du cartonnage à mes filles. -Vous me direz : Quoi ! un métier ? -Oui ! un métier ! un simple métier ! un gagne-pain ! +Tenez, exemple, j’ai voulu faire apprendre le métier du cartonnage à mes filles. +Vous me direz : Quoi ! un métier ? +Oui ! un métier ! un simple métier ! un gagne-pain ! Quelle chute, mon bienfaiteur ! -Quelle dégradation quand on a été ce que nous étions ! -Hélas ! il ne nous reste rien de notre temps de prospérité ! +Quelle dégradation quand on a été ce que nous étions ! +Hélas ! il ne nous reste rien de notre temps de prospérité ! Elle me va ! ma foi, elle me va ! Qu’est-ce que c’est que cet homme ? dit Monsieur Leblanc. -Ça ? fit Jondrette, c’est un voisin. +Ça ? fit Jondrette, c’est un voisin. Ne faites pas attention. -Le voisin était d’un aspect singulier. +Le voisin était d’un aspect singulier. Cependant les fabriques de produits chimiques abondent dans le faubourg Saint-Marceau. Beaucoup d’ouvriers d’usines peuvent avoir le visage noir. -Toute la personne de Monsieur Leblanc respirait d’ailleurs une confiance candide et intrépide. +Toute la personne de Monsieur Leblanc respirait d’ailleurs une confiance candide et intrépide. Il reprit : — Pardon, que me disiez-vous donc, monsieur Fabantou ? -Un léger bruit se fit à la porte. +Un léger bruit se fit à la porte. Ne prenez pas garde, dit Jondrette. Ce sont des gens de la maison. -Je disais donc qu’il me restait un tableau précieux... — Tenez, monsieur, voyez. -Celui-là était vieux, ses cheveux blancs sur son visage noir étaient horribles. +Je disais donc qu’il me restait un tableau précieux... — Tenez, monsieur, voyez. +Celui-là était vieux, ses cheveux blancs sur son visage noir étaient horribles. Les deux autres semblaient jeunes. -L’un était barbu, l’autre chevelu. -Jondrette remarqua que l’œil de Monsieur Leblanc s’attachait à ces hommes. +L’un était barbu, l’autre chevelu. +Jondrette remarqua que l’œil de Monsieur Leblanc s’attachait à ces hommes. C’est des amis. -Ça voisine, dit-il. -C’est barbouillé parce que ça travaille dans le charbon. +Ça voisine, dit-il. +C’est barbouillé parce que ça travaille dans le charbon. Ce sont des fumistes. Ne vous en occupez pas, mon bienfaiteur, mais achetez-moi mon tableau. -Ayez pitié de ma misère. +Ayez pitié de ma misère. Je ne vous le vendrai pas cher. Combien l’estimez-vous ? -Jondrette répondit avec douceur : — Avez-vous votre portefeuille là ? je me contenterais de mille écus. +Jondrette répondit avec douceur : — Avez-vous votre portefeuille là ? je me contenterais de mille écus. Tout en parlant, Jondrette ne regardait pas Monsieur Leblanc qui l’observait. -L’attention haletante de Marius allait de l’un à l’autre. +L’attention haletante de Marius allait de l’un à l’autre. Monsieur Leblanc paraissait se demander : Est-ce un idiot ? -Il paraît que c’était l’arrivée de ces hommes que Jondrette attendait. -Tout est-il prêt ? dit Jondrette. -Oui, répondit l’homme maigre. -Où donc est Montparnasse ? -Le jeune premier s’est arrêté pour causer avec ta fille. +Il paraît que c’était l’arrivée de ces hommes que Jondrette attendait. +Tout est-il prêt ? dit Jondrette. +Oui, répondit l’homme maigre. +Où donc est Montparnasse ? +Le jeune premier s’est arrêté pour causer avec ta fille. Y a-t-il un fiacre en bas ? -La maringotte est attelée ? +La maringotte est attelée ? De deux bons chevaux ? -Elle attend où j’ai dit qu’elle attendît ? -Monsieur Leblanc était très pâle. +Elle attend où j’ai dit qu’elle attendît ? +Monsieur Leblanc était très pâle. Marius se sentit fier de cet inconnu. -Le vieux était resté sur le lit, et avait seulement ouvert les yeux. -La Jondrette s’était assise à côté de lui. -Monsieur Leblanc le regarda en face et répondit : — Non. -Alors Jondrette vint jusqu’à la table. +Le vieux était resté sur le lit, et avait seulement ouvert les yeux. +La Jondrette s’était assise à côté de lui. +Monsieur Leblanc le regarda en face et répondit : — Non. +Alors Jondrette vint jusqu’à la table. Maintenant me reconnaissez-vous ? -Marius n’entendit pas cette réponse. -Ce nom de Thénardier, que Monsieur Leblanc ne semblait pas connaître, Marius le connaissait. -Qu’on se rappelle ce que ce nom était pour lui ! +Marius n’entendit pas cette réponse. +Ce nom de Thénardier, que Monsieur Leblanc ne semblait pas connaître, Marius le connaissait. +Qu’on se rappelle ce que ce nom était pour lui ! Si mon fils le rencontre, il lui fera tout le bien qu’il pourra. -Quelle fatalité ! quelle amère moquerie du sort ! -Mais, d’un autre côté, assister à ce guet-apens et ne pas l’empêcher ! -Tout dépendait de lui. -Précipiter l’un ou laisser tomber l’autre ! remords des deux côtés. -manquer au testament de son père, ou laisser s’accomplir un crime ! +Quelle fatalité ! quelle amère moquerie du sort ! +Mais, d’un autre côté, assister à ce guet-apens et ne pas l’empêcher ! +Tout dépendait de lui. +Précipiter l’un ou laisser tomber l’autre ! remords des deux côtés. +manquer au testament de son père, ou laisser s’accomplir un crime ! Il se sentait fou. -Ses genoux se dérobaient sous lui. -Il fut au moment de s’évanouir. -Et il se remit à marcher en pleine explosion. +Ses genoux se dérobaient sous lui. +Il fut au moment de s’évanouir. +Et il se remit à marcher en pleine explosion. Ah ! vous ne me reconnaissez pas ! Ah ! vous ne me reconnaissez pas ? -Il s’arrêta, et parut un moment se parler à lui-même. -Et apostrophant Monsieur Leblanc : — Parbleu ! vous vous êtes moqué de moi autrefois ! -Vous êtes cause de tous mes malheurs ! -Vous aviez votre gourdin dans la forêt. -Vous étiez le plus fort. +Il s’arrêta, et parut un moment se parler à lui-même. +Et apostrophant Monsieur Leblanc : — Parbleu ! vous vous êtes moqué de moi autrefois ! +Vous êtes cause de tous mes malheurs ! +Vous aviez votre gourdin dans la forêt. +Vous étiez le plus fort. C’est moi qui ai l’atout aujourd’hui ! -Vous êtes fichu, mon bonhomme ! +Vous êtes fichu, mon bonhomme ! Oh ! mais, je ris. -Est-il tombé dans le panneau ! -Et ces quatre méchants philippes qu’il m’apporte ! +Est-il tombé dans le panneau ! +Et ces quatre méchants philippes qu’il m’apporte ! Et comme il donnait dans mes platitudes ! Je me disais : Ganache ! va, je te tiens. -Je te lèche les pattes ce matin ! +Je te lèche les pattes ce matin ! Je te rongerai le cœur ce soir ! -Sa petite poitrine étroite haletait comme un soufflet de forge. -Je suis un homme très pauvre et rien moins qu’un millionnaire. +Sa petite poitrine étroite haletait comme un soufflet de forge. +Je suis un homme très pauvre et rien moins qu’un millionnaire. Je ne vous connais pas. Vous me prenez pour un autre. -Ah ! râla Thénardier, la bonne balançoire ! -Vous tenez à cette plaisanterie ! +Ah ! râla Thénardier, la bonne balançoire ! +Vous tenez à cette plaisanterie ! Vous pataugez, mon vieux ! Ah ! vous ne vous souvenez pas ? Vous ne voyez pas qui je suis ? -Voilà trois jours que je n’ai pas mangé, je suis un bandit ! +Voilà trois jours que je n’ai pas mangé, je suis un bandit ! Et vous venez dans nos cavernes, oui, dans nos cavernes, nous appeler bandits ! -Mais nous vous mangerons ! mais nous vous dévorerons, pauvres petits ! -Je suis un ancien soldat français, je devrais être décoré ! +Mais nous vous mangerons ! mais nous vous dévorerons, pauvres petits ! +Je suis un ancien soldat français, je devrais être décoré ! Je n’ai entendu que Merci. -J’aurais mieux aimé son nom que son remercîment. -Cela m’aurait aidé à le retrouver. +J’aurais mieux aimé son nom que son remercîment. +Cela m’aurait aidé à le retrouver. David a voulu immortaliser ce fait d’armes. Je suis un soldat de Waterloo, mille noms de noms ! -Marius avait repris quelque empire sur ses angoisses, et écoutait. -La dernière possibilité de doute venait de s’évanouir. -C’était bien le Thénardier du testament. -Ses perplexités en redoublèrent. +Marius avait repris quelque empire sur ses angoisses, et écoutait. +La dernière possibilité de doute venait de s’évanouir. +C’était bien le Thénardier du testament. +Ses perplexités en redoublèrent. Monsieur Leblanc se taisait. -C’était l’homme au merlin qui s’égayait. -C’était la face de l’homme au merlin. -Pourquoi as-tu ôté ton masque ? lui cria Thénardier avec fureur. -Pour rire, répliqua l’homme. +C’était l’homme au merlin qui s’égayait. +C’était la face de l’homme au merlin. +Pourquoi as-tu ôté ton masque ? lui cria Thénardier avec fureur. +Pour rire, répliqua l’homme. L’ouvrir, escalader l’appui, l’enjamber, ce fut une seconde. -C’étaient les trois « fumistes » qui s’étaient élancés sur lui. -En même temps, la Thénardier l’avait empoigné aux cheveux. -Au piétinement qui se fit, les autres bandits accoururent du corridor. -Cette tentative désespérée de la victime, loin d’exaspérer Thénardier, l’avait calmé. -Il y avait deux hommes en lui, l’homme féroce et l’homme adroit. -Ne lui faites pas de mal ! répéta-t-il. -Une lutte herculéenne s’était engagée. -La Thénardier ne lui avait pas lâché les cheveux. -Toi, dit Thénardier, ne t’en mêle pas. -Tu vas déchirer ton châle. -La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement. -Vous autres, reprit Thénardier, fouillez-le. -Monsieur Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance. -Thénardier mit le mouchoir dans sa poche. +C’étaient les trois « fumistes » qui s’étaient élancés sur lui. +En même temps, la Thénardier l’avait empoigné aux cheveux. +Au piétinement qui se fit, les autres bandits accoururent du corridor. +Cette tentative désespérée de la victime, loin d’exaspérer Thénardier, l’avait calmé. +Il y avait deux hommes en lui, l’homme féroce et l’homme adroit. +Ne lui faites pas de mal ! répéta-t-il. +Une lutte herculéenne s’était engagée. +La Thénardier ne lui avait pas lâché les cheveux. +Toi, dit Thénardier, ne t’en mêle pas. +Tu vas déchirer ton châle. +La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec un grondement. +Vous autres, reprit Thénardier, fouillez-le. +Monsieur Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance. +Thénardier mit le mouchoir dans sa poche. Quoi ! pas de portefeuille ? demanda-t-il. -Ni de montre, répondit un des « fumistes ». -Non, répondit Bigrenaille, il est ivre. -Balayez-le dans un coin, dit Thénardier. -Deux des « fumistes » poussèrent l’ivrogne avec le pied près du tas de ferrailles. -Que veux-tu ? répliqua l’homme à la trique, ils ont tous voulu en être. +Ni de montre, répondit un des « fumistes ». +Non, répondit Bigrenaille, il est ivre. +Balayez-le dans un coin, dit Thénardier. +Deux des « fumistes » poussèrent l’ivrogne avec le pied près du tas de ferrailles. +Que veux-tu ? répliqua l’homme à la trique, ils ont tous voulu en être. La saison est mauvaise. Il ne se fait pas d’affaires. Monsieur Leblanc se laissa faire. -Tous se retirèrent vers la porte. -Il reprit : — Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la fenêtre. +Tous se retirèrent vers la porte. +Il reprit : — Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la fenêtre. Vous auriez pu vous casser une jambe. Maintenant, si vous le permettez, nous allons causer tranquillement. -Vous l’auriez fait qu’on ne vous aurait pas dérangé. -On ne vous aurait même pas bâillonné. +Vous l’auriez fait qu’on ne vous aurait pas dérangé. +On ne vous aurait même pas bâillonné. Et je vais vous dire pourquoi. -C’est que cette chambre-ci est très sourde. +C’est que cette chambre-ci est très sourde. Elle n’a que cela pour elle, mais elle a cela. C’est une cave. Ici le canon ferait boum et le tonnerre ferait pouf. C’est un logement commode. Mon cher monsieur, quand on crie, qu’est-ce qui vient ? la police. -Et après la police ? la justice. -De notre côté nous avons le même intérêt. +Et après la police ? la justice. +De notre côté nous avons le même intérêt. Donc nous pouvons nous entendre. -C’était un de ces hommes qui dominent l’étonnement des situations désespérées. -Puis Thénardier vint se rasseoir près de Monsieur Leblanc. +C’était un de ces hommes qui dominent l’étonnement des situations désespérées. +Puis Thénardier vint se rasseoir près de Monsieur Leblanc. Je continue, dit-il. Nous pouvons nous entendre. -Arrangeons ceci à l’amiable. +Arrangeons ceci à l’amiable. Cela ne serait pas raisonnable. -Je ne veux pas vous ruiner, je ne suis pas un happe-chair, après tout. -Tenez, j’y mets du mien et je fais un sacrifice de mon côté. +Je ne veux pas vous ruiner, je ne suis pas un happe-chair, après tout. +Tenez, j’y mets du mien et je fais un sacrifice de mon côté. Il me faut simplement deux cent mille francs. Monsieur Leblanc ne souffla pas un mot. -Deux cent mille francs, ça vaut ça. +Deux cent mille francs, ça vaut ça. Vous me direz : Mais je n’ai pas deux cent mille francs sur moi. -Oh ! je ne suis pas exagéré. +Oh ! je ne suis pas exagéré. Je n’exige pas cela. Je ne vous demande qu’une chose. -Ayez la bonté d’écrire ce que je vais vous dicter. -Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire. +Ayez la bonté d’écrire ce que je vais vous dicter. +Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire. Il posa la feuille de papier devant Monsieur Leblanc. Le prisonnier parla enfin. -Comment voulez-vous que j’écrive ? je suis attaché. -C’est vrai, pardon ! fit Thénardier, vous avez bien raison. -Et se tournant vers Bigrenaille : — Déliez le bras droit de monsieur. -Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, exécuta l’ordre de Thénardier. +Comment voulez-vous que j’écrive ? je suis attaché. +C’est vrai, pardon ! fit Thénardier, vous avez bien raison. +Et se tournant vers Bigrenaille : — Déliez le bras droit de monsieur. +Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, exécuta l’ordre de Thénardier. Quoi ? demanda le prisonnier. Monsieur Leblanc prit la plume. -Thénardier commença à dicter : — « Ma fille... -Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier. -Mettez « ma chère fille », dit Thénardier. -Thénardier continua : — « Viens sur-le-champ... +Thénardier commença à dicter : — « Ma fille... +Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier. +Mettez « ma chère fille », dit Thénardier. +Thénardier continua : — « Viens sur-le-champ... Vous la tutoyez, n’est-ce pas ? Qui ? demanda Monsieur Leblanc. -Parbleu ! dit Thénardier, la petite, l’Alouette. -Allez toujours, fit Thénardier ; et il se remit à dicter. +Parbleu ! dit Thénardier, la petite, l’Alouette. +Allez toujours, fit Thénardier ; et il se remit à dicter. J’ai absolument besoin de toi. -Monsieur Leblanc avait tout écrit. +Monsieur Leblanc avait tout écrit. Monsieur Leblanc ratura les trois mots. -À présent, poursuivit Thénardier, signez. +À présent, poursuivit Thénardier, signez. Comment vous appelez-vous ? Le prisonnier posa la plume et demanda : — Pour qui est cette lettre ? -Vous le savez bien, répondit Thénardier. +Vous le savez bien, répondit Thénardier. Je viens de vous le dire. -Précaution d’habile homme gardant son secret devant ses complices. +Précaution d’habile homme gardant son secret devant ses complices. Quel est votre nom. Urbain Fabre, dit le prisonnier. Il en chercha la marque et l’approcha de la chandelle. Eh bien, signez U. F. Le prisonnier signa. -Cela fait, Thénardier reprit : — Mettez l’adresse. +Cela fait, Thénardier reprit : — Mettez l’adresse. Mademoiselle Fabre, chez vous. Je vois que vous comprenez votre situation. -Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion fébrile. +Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion fébrile. Ma femme ! cria-t-il. -Tu sais ce que tu as à faire. +Tu sais ce que tu as à faire. Un fiacre est en bas. Pars tout de suite, et reviens idem. -Tu monteras derrière le fiacre. -Tu sais où tu as laissé la maringotte ? +Tu monteras derrière le fiacre. +Tu sais où tu as laissé la maringotte ? Oui, dit l’homme. -Et, déposant son merlin dans un coin, il suivit la Thénardier. -La voix rauque de la Thénardier répondit : — Sois tranquille. +Et, déposant son merlin dans un coin, il suivit la Thénardier. +La voix rauque de la Thénardier répondit : — Sois tranquille. Je l’ai mise dans mon estomac. Ils vont bon train. -De ce galop-là la bourgeoise sera de retour dans trois quarts d’heure. +De ce galop-là la bourgeoise sera de retour dans trois quarts d’heure. J’ai froid aux pieds, dit-il. -Ils étaient dans un coin entassés comme des brutes et se taisaient. -Thénardier se chauffait les pieds. -Le prisonnier était retombé dans sa taciturnité. -Marius attendait, dans une anxiété que tout accroissait. -L’énigme était plus impénétrable que jamais. -C’est là ce que Marius voyait le plus clairement. -Rien ne m’arrêtera. -Près d’une demi-heure passa ainsi. -Thénardier paraissait absorbé par une méditation ténébreuse. +Ils étaient dans un coin entassés comme des brutes et se taisaient. +Thénardier se chauffait les pieds. +Le prisonnier était retombé dans sa taciturnité. +Marius attendait, dans une anxiété que tout accroissait. +L’énigme était plus impénétrable que jamais. +C’est là ce que Marius voyait le plus clairement. +Rien ne m’arrêtera. +Près d’une demi-heure passa ainsi. +Thénardier paraissait absorbé par une méditation ténébreuse. Le prisonnier ne bougeait pas. -Ces quelques mots semblaient commencer un éclaircissement. -Marius prêta l’oreille. -Thénardier continua : — Mon épouse va revenir, ne vous impatientez pas. -Seulement, écoutez un peu. +Ces quelques mots semblaient commencer un éclaircissement. +Marius prêta l’oreille. +Thénardier continua : — Mon épouse va revenir, ne vous impatientez pas. +Seulement, écoutez un peu. Avec votre lettre, ma femme ira la trouver. -Elles monteront toutes deux dans le fiacre avec mon camarade derrière. +Elles monteront toutes deux dans le fiacre avec mon camarade derrière. On y conduira votre demoiselle. Elle descendra du fiacre. Le prisonnier n’articula pas une parole. -Après une pause, Thénardier poursuivit : — C’est simple, comme vous voyez. +Après une pause, Thénardier poursuivit : — C’est simple, comme vous voyez. Je vous conte la chose. -Je vous préviens pour que vous sachiez. +Je vous préviens pour que vous sachiez. Vous voyez que nous n’avions pas de mauvaises intentions. -Des images épouvantables passèrent devant la pensée de Marius. +Des images épouvantables passèrent devant la pensée de Marius. Quoi ! cette jeune fille qu’on enlevait, on n’allait pas la ramener ? -Un de ces monstres allait l’emporter dans l’ombre ? où ?... -Et si c’était elle ! -Et il était clair que c’était elle. -Marius sentait les battements de son cœur s’arrêter. -Tirer le coup de pistolet ? mettre aux mains de la justice tous ces misérables ? -Le tumulte de ses pensées contrastait avec le silence funèbre du repaire. +Un de ces monstres allait l’emporter dans l’ombre ? où ?... +Et si c’était elle ! +Et il était clair que c’était elle. +Marius sentait les battements de son cœur s’arrêter. +Tirer le coup de pistolet ? mettre aux mains de la justice tous ces misérables ? +Le tumulte de ses pensées contrastait avec le silence funèbre du repaire. Le prisonnier fit un mouvement dans ses liens. -Voici la bourgeoise, dit Thénardier. -Fausse adresse ? répéta Thénardier. -Rue Saint-Dominique, numéro dix-sept, pas de monsieur Urbain Fabre ! +Voici la bourgeoise, dit Thénardier. +Fausse adresse ? répéta Thénardier. +Rue Saint-Dominique, numéro dix-sept, pas de monsieur Urbain Fabre ! On ne sait pas ce que c’est ! -Voilà comment j’aurais mené cela, moi ! -C’est une grande porte cochère ! -Gagner du temps ! cria le prisonnier d’une voix éclatante. -Et au même instant il secoua ses liens ; ils étaient coupés. -Le prisonnier n’était plus attaché au lit que par une jambe. -Cela se visse et se dévisse à volonté ; c’est une boîte. -Les bandits étaient revenus de leur première surprise. -Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. +Voilà comment j’aurais mené cela, moi ! +C’est une grande porte cochère ! +Gagner du temps ! cria le prisonnier d’une voix éclatante. +Et au même instant il secoua ses liens ; ils étaient coupés. +Le prisonnier n’était plus attaché au lit que par une jambe. +Cela se visse et se dévisse à volonté ; c’est une boîte. +Les bandits étaient revenus de leur première surprise. +Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. Il tient encore par une jambe, et il ne s’en ira pas. -C’est moi qui lui ai ficelé cette patte-là. -Cependant le prisonnier éleva la voix. +C’est moi qui lui ai ficelé cette patte-là. +Cependant le prisonnier éleva la voix. Il releva la manche de son bras gauche et ajouta : — Tenez. Le prisonnier reprit : — Faites de moi ce que vous voudrez. -Empoignez-le ! dit Thénardier. -C’était le mari et la femme qui tenaient conseil. +Empoignez-le ! dit Thénardier. +C’était le mari et la femme qui tenaient conseil. Marius tourmentait le pommeau du pistolet. -Ces deux voix continuaient sans interruption leur lutte qui le mettait à l’agonie. -Marius égaré promenait ses yeux autour de lui, dernière ressource machinale du désespoir. -Tout à coup il tressaillit. -Quelque chose qui tombe ! cria la Thénardier. +Ces deux voix continuaient sans interruption leur lutte qui le mettait à l’agonie. +Marius égaré promenait ses yeux autour de lui, dernière ressource machinale du désespoir. +Tout à coup il tressaillit. +Quelque chose qui tombe ! cria la Thénardier. Qu’est-ce ? dit le mari. -La femme s’était élancée et avait ramassé le plâtras enveloppé du papier. -Elle le remit à son mari. -Par où cela est-il venu ? demanda Thénardier. -Pardié ! fit la femme, par où veux-tu que cela soit entré ? -C’est venu par la fenêtre. +La femme s’était élancée et avait ramassé le plâtras enveloppé du papier. +Elle le remit à son mari. +Par où cela est-il venu ? demanda Thénardier. +Pardié ! fit la femme, par où veux-tu que cela soit entré ? +C’est venu par la fenêtre. Je l’ai vu passer, dit Bigrenaille. -Sans couper le cou à l’homme ? demanda la Thénardier. +Sans couper le cou à l’homme ? demanda la Thénardier. Nous n’avons pas le temps. -Par où ? reprit Bigrenaille. -Par la fenêtre, répondit Thénardier. -Ce fut comme le signal du branle-bas dans un équipage. -Le prisonnier ne faisait pas attention à ce qui se passait autour de lui. -Il semblait rêver ou prier. -Sitôt l’échelle fixée, Thénardier cria : — Viens ! la bourgeoise ! -Et il se précipita vers la croisée. +Par où ? reprit Bigrenaille. +Par la fenêtre, répondit Thénardier. +Ce fut comme le signal du branle-bas dans un équipage. +Le prisonnier ne faisait pas attention à ce qui se passait autour de lui. +Il semblait rêver ou prier. +Sitôt l’échelle fixée, Thénardier cria : — Viens ! la bourgeoise ! +Et il se précipita vers la croisée. Mais comme il allait enjamber, Bigrenaille le saisit rudement au collet. -Non pas, dis donc, vieux farceur ! après nous ! +Non pas, dis donc, vieux farceur ! après nous ! Les railles sont sur nos talons. -Eh bien, dit un des bandits, tirons au sort à qui passera le premier. +Eh bien, dit un des bandits, tirons au sort à qui passera le premier. Voulez-vous mon chapeau ? cria une voix du seuil de la porte. -Il tenait son chapeau à la main, et le tendait en souriant. -Mais il n’avait « coffré » qu’Azelma. -Puis Javert s’était mis en arrêt, prêtant l’oreille au signal convenu. -Les allées et venues du fiacre l’avaient fort agité. +Il tenait son chapeau à la main, et le tendait en souriant. +Mais il n’avait « coffré » qu’Azelma. +Puis Javert s’était mis en arrêt, prêtant l’oreille au signal convenu. +Les allées et venues du fiacre l’avaient fort agité. On se souvient qu’il avait le passe-partout de Marius. -Il était arrivé à point. -Vous ne passerez pas par la fenêtre, vous passerez par la porte. +Il était arrivé à point. +Vous ne passerez pas par la fenêtre, vous passerez par la porte. C’est moins malsain. -Vous êtes sept, nous sommes quinze. +Vous êtes sept, nous sommes quinze. Ne nous colletons pas comme des auvergnats. -Je n’ose pas tirer sur cet homme-là. -Oses-tu, toi ? — Parbleu ! répondit Thénardier. -Thénardier prit le pistolet, et ajusta Javert. -Thénardier pressa la détente. +Je n’ose pas tirer sur cet homme-là. +Oses-tu, toi ? — Parbleu ! répondit Thénardier. +Thénardier prit le pistolet, et ajusta Javert. +Thénardier pressa la détente. Quand je te le disais ! fit Javert. -Bigrenaille jeta son casse-tête aux pieds de Javert. +Bigrenaille jeta son casse-tête aux pieds de Javert. Tu es l’empereur des diables ! je me rends. Et vous ? demanda Javert aux autres bandits. -Ils répondirent : — Nous aussi. -Et se retournant et appelant derrière lui : — Entrez maintenant ! +Ils répondirent : — Nous aussi. +Et se retournant et appelant derrière lui : — Entrez maintenant ! On garrotta les bandits. -Les poucettes à tous ! cria Javert. -Les sergents de ville et les agents reculèrent. +Les poucettes à tous ! cria Javert. +Les sergents de ville et les agents reculèrent. Gare ! cria-t-elle. -Tous se refoulèrent vers le corridor. +Tous se refoulèrent vers le corridor. Un large vide se fit au milieu du galetas. -N’approche pas, va-t’en, cria-t-elle, ou je t’écroule ! +N’approche pas, va-t’en, cria-t-elle, ou je t’écroule ! Et il continua de s’avancer. -Au même instant Javert arrivait au couple Thénardier. +Au même instant Javert arrivait au couple Thénardier. Les poucettes ! cria-t-il. -Elles sont à l’ombre, dit Javert. -Cependant les agents avaient avisé l’ivrogne endormi derrière la porte et le secouaient. -Il s’éveilla en balbutiant : — Est-ce fini, Jondrette ? +Elles sont à l’ombre, dit Javert. +Cependant les agents avaient avisé l’ivrogne endormi derrière la porte et le secouaient. +Il s’éveilla en balbutiant : — Est-ce fini, Jondrette ? Gardez vos masques, dit Javert. -Et à l’homme à la trique : — Bonjour, Babet. +Et à l’homme à la trique : — Bonjour, Babet. Et au ventriloque : — Salut, Claquesous. -Déliez monsieur, dit Javert, et que personne ne sorte ! -Faites approcher ce monsieur que ces messieurs avaient attaché. -Les agents regardèrent autour d’eux. -Eh bien, demanda Javert, où est-il donc ? -La porte était gardée, mais la croisée ne l’était pas. -Un agent courut à la lucarne, et regarda. +Déliez monsieur, dit Javert, et que personne ne sorte ! +Faites approcher ce monsieur que ces messieurs avaient attaché. +Les agents regardèrent autour d’eux. +Eh bien, demanda Javert, où est-il donc ? +La porte était gardée, mais la croisée ne l’était pas. +Un agent courut à la lucarne, et regarda. On ne voyait personne dehors. -L’échelle de corde tremblait encore. -Diable ! fit Javert entre ses dents, ce devait être le meilleur ! -Il était nuit close. +L’échelle de corde tremblait encore. +Diable ! fit Javert entre ses dents, ce devait être le meilleur ! +Il était nuit close. La vieille se redressa furieuse. Carcan de moutard ! grommela-t-elle. -L’enfant était déjà à distance. +L’enfant était déjà à distance. Kisss ! kisss ! fit-il. -Après ça, je ne me suis peut-être pas trompé. -L’enfant la considéra. -Madame, dit-il, n’a pas le genre de beauté qui me conviendrait. +Après ça, je ne me suis peut-être pas trompé. +L’enfant la considéra. +Madame, dit-il, n’a pas le genre de beauté qui me conviendrait. Au bout de ces trois vers, il s’interrompit. Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? -Dieu Seigneur ! on enfonce la porte ! on défonce la maison ! +Dieu Seigneur ! on enfonce la porte ! on défonce la maison ! Les coups de pied continuaient. -La vieille s’époumonnait. — Est-ce qu’on arrange les bâtiments comme ça à présent ! -Tout à coup elle s’arrêta. +La vieille s’époumonnait. — Est-ce qu’on arrange les bâtiments comme ça à présent ! +Tout à coup elle s’arrêta. Elle avait reconnu le gamin. Quoi ! c’est ce satan ! Tiens, c’est la vieille, dit l’enfant. -Je viens voir mes ancêtres. -Bah ! reprit l’enfant, où donc est mon père ? -Tiens ! et ma mère ? +Je viens voir mes ancêtres. +Bah ! reprit l’enfant, où donc est mon père ? +Tiens ! et ma mère ? Eh bien ! et mes sœurs ? Quand on passait dessous, On lui payait deux sous. -Elles ont la grandeur révolutionnaire. -On y distingue des précipices. -Ces apparitions et ces disparitions ont été nommées la résistance et le mouvement. -Par intervalles on y voit luire la vérité, ce jour de l’âme humaine. +Elles ont la grandeur révolutionnaire. +On y distingue des précipices. +Ces apparitions et ces disparitions ont été nommées la résistance et le mouvement. +Par intervalles on y voit luire la vérité, ce jour de l’âme humaine. Nous allons l’essayer. -Ces époques sont singulières et trompent les politiques qui veulent les exploiter. +Ces époques sont singulières et trompent les politiques qui veulent les exploiter. Ce qui est la traduction de rester tranquille. Chacun demande un lit. -Ils prennent possession de la paix, de la tranquillité, du loisir ; les voilà contents. -Alors voici ce qui apparaît aux philosophes politiques. -Ces garanties sont une nécessité des temps. +Ils prennent possession de la paix, de la tranquillité, du loisir ; les voilà contents. +Alors voici ce qui apparaît aux philosophes politiques. +Ces garanties sont une nécessité des temps. Il faut bien les accorder. -Elle fut hargneuse au dix-neuvième siècle. -Elle fit mauvaise mine à chaque épanouissement de la nation. -Pour nous servir du mot trivial, c’est-à-dire populaire et vrai, elle rechigna. +Elle fut hargneuse au dix-neuvième siècle. +Elle fit mauvaise mine à chaque épanouissement de la nation. +Pour nous servir du mot trivial, c’est-à-dire populaire et vrai, elle rechigna. Le peuple le vit. -Elle crut qu’elle avait des racines parce qu’elle était le passé. -Elles étaient partout, excepté sous le trône. -De grandes choses s’étaient faites, elle étant à côté. +Elle crut qu’elle avait des racines parce qu’elle était le passé. +Elles étaient partout, excepté sous le trône. +De grandes choses s’étaient faites, elle étant à côté. Le vent cessa, le flambeau se ralluma. -On vit frissonner sur les cimes sereines la pure lumière des esprits. +On vit frissonner sur les cimes sereines la pure lumière des esprits. Spectacle magnifique, utile et charmant. Cela alla ainsi jusqu’en mille huit cent trente. -Ils s’en allèrent, voilà tout. -Ils déposèrent la couronne et ne gardèrent pas d’auréole. +Ils s’en allèrent, voilà tout. +Ils déposèrent la couronne et ne gardèrent pas d’auréole. Ils furent dignes, mais ils ne furent pas augustes. -Ils manquèrent dans une certaine mesure à la majesté de leur malheur. +Ils manquèrent dans une certaine mesure à la majesté de leur malheur. Le peuple, lui, fut admirable. -Elle ne toucha aux personnes royales qu’avec tristesse et précaution. -Les Bourbons emportèrent le respect, mais non le regret. +Elle ne toucha aux personnes royales qu’avec tristesse et précaution. +Les Bourbons emportèrent le respect, mais non le regret. Comme nous venons de le dire, leur malheur fut plus grand qu’eux. -Ils s’effacèrent à l’horizon. -Effroi qui se comprend, colère qui s’excuse. -Rien du reste ne fut tenté ni machiné contre elle. -La révolution de juillet est le triomphe du droit terrassant le fait. +Ils s’effacèrent à l’horizon. +Effroi qui se comprend, colère qui s’excuse. +Rien du reste ne fut tenté ni machiné contre elle. +La révolution de juillet est le triomphe du droit terrassant le fait. Chose pleine de splendeur. Le droit terrassant le fait. -Le droit qui triomphe n’a nul besoin d’être violent. +Le droit qui triomphe n’a nul besoin d’être violent. Le droit, c’est le juste et le vrai. -Le propre du droit, c’est de rester éternellement beau et pur. -Cette lutte du droit et du fait dure depuis l’origine des sociétés. +Le propre du droit, c’est de rester éternellement beau et pur. +Cette lutte du droit et du fait dure depuis l’origine des sociétés. Mais autre est le travail des sages, autre est le travail des habiles. -La révolution de mille huit cent trente s’était vite arrêtée. -Sitôt qu’une révolution a fait côte, les habiles dépècent l’échouement. -Dire : les habiles, cela revient à dire : les médiocres. -Le droit, trop grandement proclamé, ébranle. -Aussi, une fois le droit affirmé, il faut raffermir l’état. -La liberté assurée, il faut songer au pouvoir. -Mais, premièrement, qu’est-ce que le pouvoir ? deuxièmement, d’où vient-il ? -Les habiles semblent ne pas entendre l’objection murmurée, et ils continuent leur manœuvre. -La dynastie cache l’échafaudage et couvre l’ambulance. +La révolution de mille huit cent trente s’était vite arrêtée. +Sitôt qu’une révolution a fait côte, les habiles dépècent l’échouement. +Dire : les habiles, cela revient à dire : les médiocres. +Le droit, trop grandement proclamé, ébranle. +Aussi, une fois le droit affirmé, il faut raffermir l’état. +La liberté assurée, il faut songer au pouvoir. +Mais, premièrement, qu’est-ce que le pouvoir ? deuxièmement, d’où vient-il ? +Les habiles semblent ne pas entendre l’objection murmurée, et ils continuent leur manœuvre. +La dynastie cache l’échafaudage et couvre l’ambulance. Or il n’est pas toujours facile de se procurer une dynastie. Vous avez dans le premier cas Bonaparte et dans le second Iturbide. -Mais la première famille venue ne suffit pas pour faire une dynastie. -Quelles sont les qualités d’une dynastie ? +Mais la première famille venue ne suffit pas pour faire une dynastie. +Quelles sont les qualités d’une dynastie ? Chaque branche peut devenir une dynastie. -À la seule condition de se courber jusqu’au peuple. -Telle est la théorie des habiles. -mille huit cent trente est une révolution arrêtée à mi-côte. -Moitié de progrès ; quasi-droit. -Or la logique ignore l’à-peu-près ; absolument comme le soleil ignore la chandelle. -Qui arrête les révolutions à mi-côte ? -Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. -On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe. -La bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple. +À la seule condition de se courber jusqu’au peuple. +Telle est la théorie des habiles. +mille huit cent trente est une révolution arrêtée à mi-côte. +Moitié de progrès ; quasi-droit. +Or la logique ignore l’à-peu-près ; absolument comme le soleil ignore la chandelle. +Qui arrête les révolutions à mi-côte ? +Parce que la bourgeoisie est l’intérêt arrivé à satisfaction. +On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe. +La bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple. Le bourgeois, c’est l’homme qui a maintenant le temps de s’asseoir. Une chaise n’est pas une caste. -Cela a été souvent la faute de la bourgeoisie. +Cela a été souvent la faute de la bourgeoisie. On n’est pas une classe parce qu’on fait une faute. -L’égoïsme n’est pas une des divisions de l’ordre social. +L’égoïsme n’est pas une des divisions de l’ordre social. La halte suppose le combat hier et le combat demain. -Ce que nous appelons ici combat peut aussi s’appeler progrès. +Ce que nous appelons ici combat peut aussi s’appeler progrès. Un Quoique Parce que. -Cet homme était « tout trouvé ». -Il s’appelait Louis-Philippe d’Orléans. +Cet homme était « tout trouvé ». +Il s’appelait Louis-Philippe d’Orléans. Les deux cent vingt et un tirent Louis-Philippe roi. Lafayette se chargea du sacre. -Il le nomma la meilleure des républiques. -L’hôtel de ville de Paris remplaça la cathédrale de Reims. +Il le nomma la meilleure des républiques. +L’hôtel de ville de Paris remplaça la cathédrale de Reims. Quand les habiles eurent fini, le vice immense de leur solution apparut. -Tout cela était fait en dehors du droit absolu. +Tout cela était fait en dehors du droit absolu. Le droit absolu cria : Je proteste ! puis, chose redoutable, il rentra dans l’ombre. -Leur éclipse n’est jamais une abdication. -Louis-Philippe était un homme rare. +Leur éclipse n’est jamais une abdication. +Louis-Philippe était un homme rare. Il avait ce don, le charme. -Il allait peu à la chapelle, point à la chasse, jamais à l’Opéra. +Il allait peu à la chapelle, point à la chasse, jamais à l’Opéra. Il n’avait point de cour. -Comme on voit, le décompte opéré, la charge du roi s’amoindrit. -Sa grande faute, la voici : il a été modeste au nom de la France. -D’où vient cette faute ? -Ce groupe domestique était admirable. +Comme on voit, le décompte opéré, la charge du roi s’amoindrit. +Sa grande faute, la voici : il a été modeste au nom de la France. +D’où vient cette faute ? +Ce groupe domestique était admirable. Les vertus y coudoyaient les talents. -Voilà, sans rien dissimuler, mais aussi sans rien aggraver, le vrai sur Louis-Philippe. +Voilà, sans rien dissimuler, mais aussi sans rien aggraver, le vrai sur Louis-Philippe. Louis-Philippe, c’est mille huit cent trente fait homme. -De plus il avait pour lui cette grande désignation au trône, l’exil. -Il avait été proscrit, errant, pauvre. -Il avait vécu de son travail. -Ces souvenirs mêlés à un roi enthousiasmaient la bourgeoisie. -La trace que la révolution avait laissée en lui était prodigieuse. -Son souvenir était comme une empreinte vivante de ces grandes années minute par minute. -Louis-Philippe a été un roi de plein jour. -Les lois de septembre sont à claire-voie. -L’histoire lui tiendra compte de cette loyauté. -Son procès n’est encore qu’en première instance. +De plus il avait pour lui cette grande désignation au trône, l’exil. +Il avait été proscrit, errant, pauvre. +Il avait vécu de son travail. +Ces souvenirs mêlés à un roi enthousiasmaient la bourgeoisie. +La trace que la révolution avait laissée en lui était prodigieuse. +Son souvenir était comme une empreinte vivante de ces grandes années minute par minute. +Louis-Philippe a été un roi de plein jour. +Les lois de septembre sont à claire-voie. +L’histoire lui tiendra compte de cette loyauté. +Son procès n’est encore qu’en première instance. Qu’a-t-il contre lui ? -Ôtez de Louis-Philippe le roi, il reste l’homme. +Ôtez de Louis-Philippe le roi, il reste l’homme. Et l’homme est bon. -Il est bon parfois jusqu’à être admirable. -Louis-Philippe avait annoté de sa main Beccaria. -Louis-Philippe était doux comme Louis 9 et bon comme Henri -Il était né prince et se croyait élu roi. -De là une possession de bonne foi. -Un choc de principes ressemble à un choc d’éléments. -N’imputons donc qu’à la fatalité des choses ces collisions redoutables. -Quelles que soient ces tempêtes, l’irresponsabilité humaine y est mêlée. +Il est bon parfois jusqu’à être admirable. +Louis-Philippe avait annoté de sa main Beccaria. +Louis-Philippe était doux comme Louis 9 et bon comme Henri +Il était né prince et se croyait élu roi. +De là une possession de bonne foi. +Un choc de principes ressemble à un choc d’éléments. +N’imputons donc qu’à la fatalité des choses ces collisions redoutables. +Quelles que soient ces tempêtes, l’irresponsabilité humaine y est mêlée. Le gouvernement de mille huit cent trente eut tout de suite la vie dure. -Il dut, né d’hier, combattre aujourd’hui. -La résistance naquit le lendemain ; peut-être même était-elle née la veille. -De mois en mois, l’hostilité grandit, et de sourde devint patente. +Il dut, né d’hier, combattre aujourd’hui. +La résistance naquit le lendemain ; peut-être même était-elle née la veille. +De mois en mois, l’hostilité grandit, et de sourde devint patente. Bien peu d’esprits comprennent la langue divine. -Souvent le pouvoir lui-même est une faction. -Révolution est précisément le contraire de révolte. -Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité. -Une révolution est un retour du factice au réel. +Souvent le pouvoir lui-même est une faction. +Révolution est précisément le contraire de révolte. +Les révolutions sortent, non d’un accident, mais de la nécessité. +Une révolution est un retour du factice au réel. Elle est parce qu’il faut qu’elle soit. Les erreurs sont d’excellents projectiles. -Ils lui criaient : Révolution, pourquoi ce roi ? +Ils lui criaient : Révolution, pourquoi ce roi ? Les factions sont des aveugles qui visent juste. -Ce cri, les républicains le poussaient également. -Mais, venant d’eux, ce cri était logique. -La démocratie indignée le lui reprochait. -Garder la paix, surcroît de complication. -Une harmonie voulue à contre-sens est souvent plus onéreuse qu’une guerre. -Metternich l’eût volontiers mise à la plate-longe. -Poussée en France par le progrès, elle poussait en Europe les monarchies, ces tardigrades. +Ce cri, les républicains le poussaient également. +Mais, venant d’eux, ce cri était logique. +La démocratie indignée le lui reprochait. +Garder la paix, surcroît de complication. +Une harmonie voulue à contre-sens est souvent plus onéreuse qu’une guerre. +Metternich l’eût volontiers mise à la plate-longe. +Poussée en France par le progrès, elle poussait en Europe les monarchies, ces tardigrades. En dehors des partis politiques proprement dits, un autre mouvement se manifestait. -À la fermentation démocratique répondait la fermentation philosophique. -L’élite se sentait troublée comme la foule ; autrement, mais autant. -Cette tranquillité n’était pas le moins beau spectacle de cette époque agitée. -Le bien-être de l’homme, voilà ce qu’ils voulaient extraire de la société. -Nous nous bornons à les indiquer. -Premier problème : Produire la richesse. -Deuxième problème : La répartir. -Le premier problème contient la question du travail. -Le deuxième contient la question du salaire. -Dans le premier problème il s’agit de l’emploi des forces. +À la fermentation démocratique répondait la fermentation philosophique. +L’élite se sentait troublée comme la foule ; autrement, mais autant. +Cette tranquillité n’était pas le moins beau spectacle de cette époque agitée. +Le bien-être de l’homme, voilà ce qu’ils voulaient extraire de la société. +Nous nous bornons à les indiquer. +Premier problème : Produire la richesse. +Deuxième problème : La répartir. +Le premier problème contient la question du travail. +Le deuxième contient la question du salaire. +Dans le premier problème il s’agit de l’emploi des forces. Dans le second de la distribution des jouissances. -Du bon emploi des forces résulte la puissance publique. -De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel. -Par bonne distribution, il faut entendre non distribution égale, mais distribution équitable. -La première égalité, c’est l’équité. -Prospérité sociale, cela veut dire l’homme heureux, le citoyen libre, la nation grande. -Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. -Elle crée admirablement la richesse ; elle la répartit mal. -Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième problème. -Leur répartition tue la production. -Le partage égal abolit l’émulation. -Et par conséquent le travail. -C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage. -Il est donc impossible de s’arrêter à ces prétendues solutions. -Tuer la richesse, ce n’est pas la répartir. -Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien résolus. -Les deux solutions veulent être combinées et n’en faire qu’une. +Du bon emploi des forces résulte la puissance publique. +De la bonne distribution des jouissances résulte le bonheur individuel. +Par bonne distribution, il faut entendre non distribution égale, mais distribution équitable. +La première égalité, c’est l’équité. +Prospérité sociale, cela veut dire l’homme heureux, le citoyen libre, la nation grande. +Angleterre résout le premier de ces deux problèmes. +Elle crée admirablement la richesse ; elle la répartit mal. +Le communisme et la loi agraire croient résoudre le deuxième problème. +Leur répartition tue la production. +Le partage égal abolit l’émulation. +Et par conséquent le travail. +C’est une répartition faite par le boucher, qui tue ce qu’il partage. +Il est donc impossible de s’arrêter à ces prétendues solutions. +Tuer la richesse, ce n’est pas la répartir. +Les deux problèmes veulent être résolus ensemble pour être bien résolus. +Les deux solutions veulent être combinées et n’en faire qu’une. Les nations ont toujours notre respect et notre sympathie. -Venise, peuple, renaîtra ; l’Angleterre, aristocratie, tombera, mais l’Angleterre, nation, est immortelle. +Venise, peuple, renaîtra ; l’Angleterre, aristocratie, tombera, mais l’Angleterre, nation, est immortelle. Cela dit, nous poursuivons. -Efforts admirables ! tentatives sacrées ! -De ténébreux amoncellements couvraient l’horizon. -Puis l’obscurité crépusculaire retombait. -Vers la fin d’avril, tout s’était aggravé. +Efforts admirables ! tentatives sacrées ! +De ténébreux amoncellements couvraient l’horizon. +Puis l’obscurité crépusculaire retombait. +Vers la fin d’avril, tout s’était aggravé. La fermentation devenait du bouillonnement. Quelque chose de terrible couvait. -On entrevoyait les linéaments encore peu distincts et mal éclairés d’une révolution possible. +On entrevoyait les linéaments encore peu distincts et mal éclairés d’une révolution possible. La France regardait Paris ; Paris regardait le faubourg Saint-Antoine. -Le faubourg Saint-Antoine, sourdement chauffé, entrait en ébullition. -Le gouvernement y était purement et simplement mis en question. +Le faubourg Saint-Antoine, sourdement chauffé, entrait en ébullition. +Le gouvernement y était purement et simplement mis en question. On y discutait publiquement la chose pour se battre ou pour rester tranquille. -C’était la formule. +C’était la formule. Dans les salles basses on lisait des brochures « subversives ». Ils crossaient le gouvernement, dit un rapport secret du temps. -Avant quinze jours nous serons en parallèle avec le gouvernement. +Avant quinze jours nous serons en parallèle avec le gouvernement. Ils ne restaient jamais plus de dix minutes. -Les réunions étaient quelquefois périodiques. +Les réunions étaient quelquefois périodiques. D’autres faits expressifs se faisaient jour. Le scrutin se faisait dans des casquettes. -Un jour on démoucheta les fleurets. -Une de ces proclamations était signée : Burtot, marchand de vin. -Des groupes s’étaient formés autour de lui et applaudissaient. -Les passages qui remuaient le plus la foule ont été recueillis et notés. — « ... -L’avenir des peuples s’élabore dans nos rangs obscurs. -Voici les termes posés : action ou réaction, révolution ou contre-révolution. +Un jour on démoucheta les fleurets. +Une de ces proclamations était signée : Burtot, marchand de vin. +Des groupes s’étaient formés autour de lui et applaudissaient. +Les passages qui remuaient le plus la foule ont été recueillis et notés. — « ... +L’avenir des peuples s’élabore dans nos rangs obscurs. +Voici les termes posés : action ou réaction, révolution ou contre-révolution. Pour le peuple ou contre le peuple, c’est la question. Il n’y en a pas d’autre. -Le jour où nous ne vous conviendrons plus, cassez-nous, mais jusque-là aidez-nous à marcher. +Le jour où nous ne vous conviendrons plus, cassez-nous, mais jusque-là aidez-nous à marcher. Tout cela en plein jour. Mais sous Babeuf le peuple flairait Gisquet. -Entre autres choses, ce passant disait : — « À bas la propriété ! -L’opposition de gauche est lâche et traître. -Quand elle veut avoir raison, elle prêche la révolution. -Elle est démocrate pour n’être pas battue, et royaliste pour ne pas combattre. -Les républicains sont des bêtes à plumes. -Défiez-vous des républicains, citoyens travailleurs. +Entre autres choses, ce passant disait : — « À bas la propriété ! +L’opposition de gauche est lâche et traître. +Quand elle veut avoir raison, elle prêche la révolution. +Elle est démocrate pour n’être pas battue, et royaliste pour ne pas combattre. +Les républicains sont des bêtes à plumes. +Défiez-vous des républicains, citoyens travailleurs. Silence, citoyen mouchard ! cria un ouvrier. Ce cri mit fin au discours. -Des incidents mystérieux se produisaient. +Des incidents mystérieux se produisaient. Et l’homme ajoutait : Ne crains pas. -Je suis l’agent du comité. -On te soupçonne de n’être pas bien sûr. -Il va y avoir un coup de feu à faire. +Je suis l’agent du comité. +On te soupçonne de n’être pas bien sûr. +Il va y avoir un coup de feu à faire. C’est monsieur Philippe. Non, c’est la bourgeoisie. -Les jacques, c’étaient les pauvres. -Les principaux chefs », comme on disait dans le faubourg, se tenaient à l’écart. +Les jacques, c’étaient les pauvres. +Les principaux chefs », comme on disait dans le faubourg, se tenaient à l’écart. Je n’en connaissais pas, et je n’en reconnaissais pas. D’autres indices survenaient. -La section ne possède point d’armes. -Après, vous la déchirerez. +La section ne possède point d’armes. +Après, vous la déchirerez. Les hommes admis en feront autant lorsque vous leur aurez transmis des ordres. -Sous chaque majuscule étaient inscrits des noms suivis d’indications très caractéristiques. +Sous chaque majuscule étaient inscrits des noms suivis d’indications très caractéristiques. Ainsi : — Q. Banneret. huit fusils. quatre-vingt-trois cartouches. Pinson. un pist. quatre-vingt-six cart. Tilly, crieur du Populaire. -Peut-être n’était-ce qu’une ébauche. +Peut-être n’était-ce qu’une ébauche. Charbon ........................... deux onces et demie. -Le procès-verbal de saisie constatait que le tiroir exhalait une forte odeur de poudre. -Ce paquet était porté au corps de garde. -L’un tirait de dessous sa blouse et remettait à l’autre un pistolet. +Le procès-verbal de saisie constatait que le tiroir exhalait une forte odeur de poudre. +Ce paquet était porté au corps de garde. +L’un tirait de dessous sa blouse et remettait à l’autre un pistolet. Puis les deux hommes se quittaient. -La semaine d’après trente mille cartouches furent distribuées. +La semaine d’après trente mille cartouches furent distribuées. Chose remarquable, la police n’en put saisir aucune. -Toute cette fermentation était publique, on pourrait presque dire tranquille. -L’insurrection imminente apprêtait son orage avec calme en face du gouvernement. -Aucune singularité ne manquait à cette crise encore souterraine, mais déjà perceptible. -Les bourgeois parlaient paisiblement aux ouvriers de ce qui se préparait. +Toute cette fermentation était publique, on pourrait presque dire tranquille. +L’insurrection imminente apprêtait son orage avec calme en face du gouvernement. +Aucune singularité ne manquait à cette crise encore souterraine, mais déjà perceptible. +Les bourgeois parlaient paisiblement aux ouvriers de ce qui se préparait. Un marchand de meubles, rue Moreau, demandait : — Eh bien, quand attaquez-vous ? -Un autre boutiquier disait : — On attaquera bientôt, je le sais. -Du reste, la fièvre révolutionnaire gagnait. -Aucun point de Paris ni de la France n’en était exempt. -L’artère battait partout. +Un autre boutiquier disait : — On attaquera bientôt, je le sais. +Du reste, la fièvre révolutionnaire gagnait. +Aucun point de Paris ni de la France n’en était exempt. +L’artère battait partout. vingt et un janvier. -La société des Droits de l’Homme engendrait la société d’Action. -C’étaient les impatients qui se détachaient et couraient devant. -D’autres associations cherchaient à se recruter dans les grandes sociétés mères. -Les sectionnaires se plaignaient d’être tiraillés. -Ainsi la société Gauloise et le Comité organisateur des municipalités. -Une association légitimiste, les Chevaliers de la Fidélité, remuait parmi ces affiliations républicaines. -Elle y était dénoncée et répudiée. -Les sociétés parisiennes se ramifiaient dans les principales villes. -Nous avons déjà prononcé ce mot. -Ces réunions étaient secrètes. -D’où vous venaient vos instructions ? — Du comité central. -Telle était la situation. -C’est là qu’était le point de côté. -Tout s’y agitait sans que le travail fût pour cela interrompu. -Rien ne saurait donner l’idée de cette physionomie vive et sombre. -En temps de révolution la misère est à la fois cause et effet. +La société des Droits de l’Homme engendrait la société d’Action. +C’étaient les impatients qui se détachaient et couraient devant. +D’autres associations cherchaient à se recruter dans les grandes sociétés mères. +Les sectionnaires se plaignaient d’être tiraillés. +Ainsi la société Gauloise et le Comité organisateur des municipalités. +Une association légitimiste, les Chevaliers de la Fidélité, remuait parmi ces affiliations républicaines. +Elle y était dénoncée et répudiée. +Les sociétés parisiennes se ramifiaient dans les principales villes. +Nous avons déjà prononcé ce mot. +Ces réunions étaient secrètes. +D’où vous venaient vos instructions ? — Du comité central. +Telle était la situation. +C’est là qu’était le point de côté. +Tout s’y agitait sans que le travail fût pour cela interrompu. +Rien ne saurait donner l’idée de cette physionomie vive et sombre. +En temps de révolution la misère est à la fois cause et effet. Le coup qu’elle frappe lui revient. En temps de troubles on s’y enivre de paroles plus que de vin. -Le faubourg Saint-Antoine est un réservoir de peuple. -L’ébranlement révolutionnaire y fait des fissures par où coule la souveraineté populaire. +Le faubourg Saint-Antoine est un réservoir de peuple. +L’ébranlement révolutionnaire y fait des fissures par où coule la souveraineté populaire. On peut dire d’elle comme du cyclope aveugle, Ingens. Expliquons-nous sur ce mot. -C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation. -Ils semblaient des barbares et ils étaient des sauveurs. -Ils réclamaient la lumière avec le masque de la nuit. -Mais, grâce au ciel, un autre choix est possible. -Aucune chute à pic n’est nécessaire, pas plus en avant qu’en arrière. +C’étaient les sauvages, oui ; mais les sauvages de la civilisation. +Ils semblaient des barbares et ils étaient des sauveurs. +Ils réclamaient la lumière avec le masque de la nuit. +Mais, grâce au ciel, un autre choix est possible. +Aucune chute à pic n’est nécessaire, pas plus en avant qu’en arrière. Ni despotisme, ni terrorisme. -Nous voulons le progrès en pente douce. -L’adoucissement des pentes, c’est là toute la politique de Dieu. -Tous étaient en conciliabule au café Musain. +Nous voulons le progrès en pente douce. +L’adoucissement des pentes, c’est là toute la politique de Dieu. +Tous étaient en conciliabule au café Musain. Si l’on veut des combattants, il faut en faire. Avoir de quoi frapper. Cela ne peut nuire. Donc comptons un peu le troupeau. -Il ne s’agit pas de remettre ce travail-là à demain. -Défions-nous de l’inattendu. -Ne nous laissons pas prendre au dépourvu. -Cette affaire doit être coulée à fond aujourd’hui. +Il ne s’agit pas de remettre ce travail-là à demain. +Défions-nous de l’inattendu. +Ne nous laissons pas prendre au dépourvu. +Cette affaire doit être coulée à fond aujourd’hui. Courfeyrac, tu verras les polytechniciens. C’est leur jour de sortie. -Feuilly, n’est-ce pas ? vous verrez ceux de la Glacière. -Combeferre m’a promis d’aller à Picpus. -Il y a là tout un fourmillement excellent. +Feuilly, n’est-ce pas ? vous verrez ceux de la Glacière. +Combeferre m’a promis d’aller à Picpus. +Il y a là tout un fourmillement excellent. Bahorel visitera l’Estrapade. Bossuet fera un petit tour au palais et causera avec les stagiaires. Moi, je me charge de la Cougourde. -Voilà tout réglé, dit Courfeyrac. +Voilà tout réglé, dit Courfeyrac. Qu’y a-t-il donc encore ? -Une chose très importante. +Une chose très importante. Qu’est-ce ? demanda Combeferre. -La barrière du Maine, répondit Enjolras. -C’est une famille enthousiaste, mais sujette à refroidissement. +La barrière du Maine, répondit Enjolras. +C’est une famille enthousiaste, mais sujette à refroidissement. Je ne sais pas ce qu’ils ont depuis quelque temps. -Ils pensent à autre chose. -Ils passent leur temps à jouer aux dominos. +Ils pensent à autre chose. +Ils passent leur temps à jouer aux dominos. Il serait urgent d’aller leur parler un peu et ferme. -C’est chez Richefeu qu’ils se réunissent. +C’est chez Richefeu qu’ils se réunissent. On les y trouverait entre midi et une heure. -Il faudrait souffler sur ces cendres-là. -Il me faudrait quelqu’un pour la barrière du Maine. +Il faudrait souffler sur ces cendres-là. +Il me faudrait quelqu’un pour la barrière du Maine. Je n’ai plus personne. -Et moi, dit Grantaire, je suis là. -Toi, endoctriner les républicains ! toi, réchauffer, au nom des principes, des cœurs refroidis ! -Est-ce que tu peux être bon à quelque chose ? +Et moi, dit Grantaire, je suis là. +Toi, endoctriner les républicains ! toi, réchauffer, au nom des principes, des cœurs refroidis ! +Est-ce que tu peux être bon à quelque chose ? Mais j’en ai la vague ambition, dit Grantaire. -Tu ne crois à rien. -Je crois à toi. +Tu ne crois à rien. +Je crois à toi. Grantaire, veux-tu me rendre un service ? -Eh bien, ne te mêle pas de nos affaires. +Eh bien, ne te mêle pas de nos affaires. Tu es un ingrat, Enjolras. -Tu serais homme à aller à la barrière du Maine ! tu en serais capable ! +Tu serais homme à aller à la barrière du Maine ! tu en serais capable ! Je suis capable de cela. Mes souliers en sont capables. -Connais-tu un peu ces camarades-là de chez Richefeu ? +Connais-tu un peu ces camarades-là de chez Richefeu ? Nous nous tutoyons seulement. Qu’est-ce que tu leur diras ? Je leur parlerai de Robespierre, pardi. @@ -10044,618 +10044,618 @@ Mais on ne me rend pas justice. Quand je m’y mets, je suis terrible. Est-ce que tu me prends pour une brute ? J’ai un vieil assignat dans mon tiroir. -Les droits de l’Homme, la souveraineté du peuple, sapristi ! -Je suis même un peu hébertiste. -Je puis rabâcher, pendant six heures d’horloge, montre en main, des choses superbes. -Sois sérieux, dit Enjolras. -Je suis farouche, répondit Grantaire. -Grantaire, dit-il gravement, je consens à t’essayer. -Tu iras barrière du Maine. -Grantaire logeait dans un garni tout voisin du café Musain. -Il sortit, et revint cinq minutes après. -Il était allé chez lui mettre un gilet à la Robespierre. +Les droits de l’Homme, la souveraineté du peuple, sapristi ! +Je suis même un peu hébertiste. +Je puis rabâcher, pendant six heures d’horloge, montre en main, des choses superbes. +Sois sérieux, dit Enjolras. +Je suis farouche, répondit Grantaire. +Grantaire, dit-il gravement, je consens à t’essayer. +Tu iras barrière du Maine. +Grantaire logeait dans un garni tout voisin du café Musain. +Il sortit, et revint cinq minutes après. +Il était allé chez lui mettre un gilet à la Robespierre. Rouge, dit-il en entrant, et en regardant fixement Enjolras. -Et, s’approchant d’Enjolras, il lui dit à l’oreille : — Sois tranquille. -Il enfonça son chapeau résolûment, et partit. -Un quart d’heure après, l’arrière-salle du café Musain était déserte. -Enjolras, qui s’était réservé la Cougourde, sortit le dernier. -La gravité des événements était visible. -Phénomène d’où sortent les écroulements et les renaissances. -Enjolras entrevoyait un soulèvement lumineux sous les pans ténébreux de l’avenir. -Qui sait ? le moment approchait peut-être. -Tous à l’œuvre. -À coup sûr le résultat répondrait à l’effort. +Et, s’approchant d’Enjolras, il lui dit à l’oreille : — Sois tranquille. +Il enfonça son chapeau résolûment, et partit. +Un quart d’heure après, l’arrière-salle du café Musain était déserte. +Enjolras, qui s’était réservé la Cougourde, sortit le dernier. +La gravité des événements était visible. +Phénomène d’où sortent les écroulements et les renaissances. +Enjolras entrevoyait un soulèvement lumineux sous les pans ténébreux de l’avenir. +Qui sait ? le moment approchait peut-être. +Tous à l’œuvre. +À coup sûr le résultat répondrait à l’effort. Si je poussais jusque chez Richefeu ? -Voyons un peu ce que fait Grantaire, et où il en est. -Une heure sonnait au clocher de Vaugirard quand Enjolras arriva à la tabagie Richefeu. -Une voix éclatait dans cette brume, vivement coupée par une autre voix. -C’était Grantaire dialoguant avec un adversaire qu’il avait. +Voyons un peu ce que fait Grantaire, et où il en est. +Une heure sonnait au clocher de Vaugirard quand Enjolras arriva à la tabagie Richefeu. +Une voix éclatait dans cette brume, vivement coupée par une autre voix. +C’était Grantaire dialoguant avec un adversaire qu’il avait. Le porc ! je n’en ai plus. Du trois. — De l’as. -À moi la pose. -J’ai fait une faute énorme. -Cela me fait vingt-deux. (Rêvant.) Vingt-deux ! +À moi la pose. +J’ai fait une faute énorme. +Cela me fait vingt-deux. (Rêvant.) Vingt-deux ! Tu ne t’attendais pas au double-six. Si je l’avais mis au commencement, cela changeait tout le jeu. Eh bien, du cinq. Je n’en ai pas. -C’est toi qui as posé, je crois ? +C’est toi qui as posé, je crois ? A-t-il de la chance ! -Ah ! tu as une chance ! (Longue rêverie.) Du deux. +Ah ! tu as une chance ! (Longue rêverie.) Du deux. Ni cinq, ni as. -C’est embêtant pour toi. +C’est embêtant pour toi. Nom d’un caniche ! -Il n’était encore que neuf heures du soir. +Il n’était encore que neuf heures du soir. Marius alla chez Courfeyrac. -Marius dit à Courfeyrac : Je viens coucher chez toi. -Marius avait eu deux raisons pour ce déménagement si prompt. -Un mois s’écoula, puis un autre. -Marius était toujours chez Courfeyrac. -C’était la première fois de sa vie qu’il empruntait de l’argent. -Marius du reste était navré. -Tout était de nouveau rentré dans une trappe. -Il ne savait même plus le nom qu’il avait cru savoir. -À coup sûr ce n’était plus Ursule. -Et l’Alouette était un sobriquet. +Marius dit à Courfeyrac : Je viens coucher chez toi. +Marius avait eu deux raisons pour ce déménagement si prompt. +Un mois s’écoula, puis un autre. +Marius était toujours chez Courfeyrac. +C’était la première fois de sa vie qu’il empruntait de l’argent. +Marius du reste était navré. +Tout était de nouveau rentré dans une trappe. +Il ne savait même plus le nom qu’il avait cru savoir. +À coup sûr ce n’était plus Ursule. +Et l’Alouette était un sobriquet. Et que penser du vieillard ? Se cachait-il en effet de la police ? -Il devenait probable maintenant que cet ouvrier et Monsieur Leblanc étaient le même homme. -Il se déguisait donc ? -Cet homme avait des côtés héroïques et des côtés équivoques. -Thénardier avait pu se méprendre ? -Autant de problèmes sans issue. -Il était poussé, il était attiré, et il ne pouvait bouger. -Tout s’était évanoui, excepté l’amour. -De l’amour même, il avait perdu les instincts et les illuminations subites. -Ces sourds conseils de la passion, Marius ne les entendait même plus. -Jamais il ne se disait : Si j’allais là ? si j’essayais ceci ? -La revoir, elle ; il y aspirait toujours, il ne l’espérait plus. -Pour comble, la misère revenait. -Il sentait tout près de lui, derrière lui, ce souffle glacé. -Habitude facile à quitter, difficile à reprendre. -Une certaine quantité de rêverie est bonne, comme un narcotique à dose discrète. -Mais trop de rêverie submerge et noie. -La pensée est le labeur de l’intelligence, la rêverie en est la volupté. -Remplacer la pensée par la rêverie, c’est confondre un poison avec une nourriture. +Il devenait probable maintenant que cet ouvrier et Monsieur Leblanc étaient le même homme. +Il se déguisait donc ? +Cet homme avait des côtés héroïques et des côtés équivoques. +Thénardier avait pu se méprendre ? +Autant de problèmes sans issue. +Il était poussé, il était attiré, et il ne pouvait bouger. +Tout s’était évanoui, excepté l’amour. +De l’amour même, il avait perdu les instincts et les illuminations subites. +Ces sourds conseils de la passion, Marius ne les entendait même plus. +Jamais il ne se disait : Si j’allais là ? si j’essayais ceci ? +La revoir, elle ; il y aspirait toujours, il ne l’espérait plus. +Pour comble, la misère revenait. +Il sentait tout près de lui, derrière lui, ce souffle glacé. +Habitude facile à quitter, difficile à reprendre. +Une certaine quantité de rêverie est bonne, comme un narcotique à dose discrète. +Mais trop de rêverie submerge et noie. +La pensée est le labeur de l’intelligence, la rêverie en est la volupté. +Remplacer la pensée par la rêverie, c’est confondre un poison avec une nourriture. On ne sort plus de chez soi que pour aller songer. Gouffre tumultueux et stagnant. -Et, à mesure que le travail diminuait, les besoins croissaient. +Et, à mesure que le travail diminuait, les besoins croissaient. Ceci est une loi. -Mais l’homme pauvre, généreux et noble, qui ne travaille pas, est perdu. -Les ressources tarissent, les nécessités surgissent. -L’excès de songe fait les Escousse et les Lebras. -Ce que nous venons d’écrire là semble étrange et pourtant est vrai. -Elle, c’était là toute la pensée de Marius. -Qui sait si elle ne songeait pas à lui comme lui songeait à elle ? -Il appelait cela « lui écrire ». -Il ne faut pas croire que sa raison fût en désordre. -Son jugement, presque détaché de l’espérance, se tenait haut et planait. -L’âme qui aime et qui souffre est à l’état sublime. -Du reste les jours se succédaient et rien de nouveau ne se présentait. -Il croyait déjà entrevoir distinctement le bord de l’escarpement sans fond. -Quoi ! se répétait-il, est-ce que je ne la reverrai pas auparavant ? -Comme le lieu vaut la peine d’être vu, personne n’y vient. -À peine une charrette ou un roulier tous les quarts d’heure. -Ce jour-là, il y avait sur ce boulevard une rareté, un passant. -Le passant répondit : — C’est le champ de l’Alouette. -Et il ajouta : — C’est ici qu’Ulbach a tué la bergère d’Ivry. -Mais après ce mot : l’Alouette, Marius n’avait plus rien entendu. -Je saurai ici où elle demeure. -Cela était absurde, mais irrésistible. -Et il vint tous les jours à ce champ de l’Alouette. -Ensuite, Montparnasse avait échappé à Javert. +Mais l’homme pauvre, généreux et noble, qui ne travaille pas, est perdu. +Les ressources tarissent, les nécessités surgissent. +L’excès de songe fait les Escousse et les Lebras. +Ce que nous venons d’écrire là semble étrange et pourtant est vrai. +Elle, c’était là toute la pensée de Marius. +Qui sait si elle ne songeait pas à lui comme lui songeait à elle ? +Il appelait cela « lui écrire ». +Il ne faut pas croire que sa raison fût en désordre. +Son jugement, presque détaché de l’espérance, se tenait haut et planait. +L’âme qui aime et qui souffre est à l’état sublime. +Du reste les jours se succédaient et rien de nouveau ne se présentait. +Il croyait déjà entrevoir distinctement le bord de l’escarpement sans fond. +Quoi ! se répétait-il, est-ce que je ne la reverrai pas auparavant ? +Comme le lieu vaut la peine d’être vu, personne n’y vient. +À peine une charrette ou un roulier tous les quarts d’heure. +Ce jour-là, il y avait sur ce boulevard une rareté, un passant. +Le passant répondit : — C’est le champ de l’Alouette. +Et il ajouta : — C’est ici qu’Ulbach a tué la bergère d’Ivry. +Mais après ce mot : l’Alouette, Marius n’avait plus rien entendu. +Je saurai ici où elle demeure. +Cela était absurde, mais irrésistible. +Et il vint tous les jours à ce champ de l’Alouette. +Ensuite, Montparnasse avait échappé à Javert. Bien lui en avait pris. -Quant à Éponine, Javert l’avait fait « repincer ». -Éponine avait rejoint Azelma aux Madelonnettes. -Il y avait là de la féerie, ou de la police. -Claquesous avait-il fondu dans les ténèbres comme un flocon de neige dans l’eau ? -Y avait-il eu connivence inavouée des agents ? -Cet homme appartenait-il à la double énigme du désordre et de l’ordre ? -Était-il concentrique à l’infraction et à la répression ? -Il y a de ces coquins à deux tranchants. -Quoi qu’il en fût, Claquesous égaré ne se retrouva pas. -Javert en parut plus irrité qu’étonné. +Quant à Éponine, Javert l’avait fait « repincer ». +Éponine avait rejoint Azelma aux Madelonnettes. +Il y avait là de la féerie, ou de la police. +Claquesous avait-il fondu dans les ténèbres comme un flocon de neige dans l’eau ? +Y avait-il eu connivence inavouée des agents ? +Cet homme appartenait-il à la double énigme du désordre et de l’ordre ? +Était-il concentrique à l’infraction et à la répression ? +Il y a de ces coquins à deux tranchants. +Quoi qu’il en fût, Claquesous égaré ne se retrouva pas. +Javert en parut plus irrité qu’étonné. D’ailleurs, un avocat, cela se retrouve toujours. -Mais était-ce un avocat seulement ? -L’information avait commencé. -Cet homme était Brujon, le chevelu de la rue du Petit-Banquier. +Mais était-ce un avocat seulement ? +L’information avait commencé. +Cet homme était Brujon, le chevelu de la rue du Petit-Banquier. Ce nom, Brujon, est un des souvenirs de la Force. -On ne se gêne point pour si peu. -Être en prison pour un crime n’empêche pas de commencer un autre crime. -Brujon semblait stupéfié par la prison. -Celle-ci était la plus chère de tout le tarif. +On ne se gêne point pour si peu. +Être en prison pour un crime n’empêche pas de commencer un autre crime. +Brujon semblait stupéfié par la prison. +Celle-ci était la plus chère de tout le tarif. La police n’en sut pas davantage. -Étymologie : par-dessus l’Angleterre ; d’une terre à l’autre ; en Irlande. +Étymologie : par-dessus l’Angleterre ; d’une terre à l’autre ; en Irlande. Cette boulette tombe dans la cour. -Il y a une affaire à faire rue Plumet. +Il y a une affaire à faire rue Plumet. Une grille sur un jardin. -C’était la chose que Brujon avait écrite dans la nuit. -Un biscuit, dans le ténébreux symbolisme des prisons, signifie : rien à faire. -Ainsi avorta ce fœtus de crime enfanté par Brujon à la Force. -Cet avortement pourtant eut des suites, parfaitement étrangères au programme de Brujon. +C’était la chose que Brujon avait écrite dans la nuit. +Un biscuit, dans le ténébreux symbolisme des prisons, signifie : rien à faire. +Ainsi avorta ce fœtus de crime enfanté par Brujon à la Force. +Cet avortement pourtant eut des suites, parfaitement étrangères au programme de Brujon. Souvent en croyant nouer un fil, on en lie un autre. La Flore de Cauteretz ne se vendait absolument plus. -Il ne se décourageait pourtant pas. -Pour cela il avait mis les cuivres de sa Flore au mont-de-piété. -Et souvent son déjeuner était son seul repas. -Marius faisait bien de ne plus songer à venir. -Ils ne parlaient pas et se faisaient un signe de tête tristement. -Chose poignante qu’il y ait un moment où la misère dénoue ! -On était deux amis, on est deux passants. -Le libraire Royol était mort. +Il ne se décourageait pourtant pas. +Pour cela il avait mis les cuivres de sa Flore au mont-de-piété. +Et souvent son déjeuner était son seul repas. +Marius faisait bien de ne plus songer à venir. +Ils ne parlaient pas et se faisaient un signe de tête tristement. +Chose poignante qu’il y ait un moment où la misère dénoue ! +On était deux amis, on est deux passants. +Le libraire Royol était mort. Cela lui suffisait pour vivre. -Monsieur Mabeuf avait à cette époque fort près de quatre-vingts ans. -Un soir il eut une singulière apparition. -Il était rentré qu’il faisait grand jour encore. -La mère Plutarque dont la santé se dérangeait était malade et couchée. +Monsieur Mabeuf avait à cette époque fort près de quatre-vingts ans. +Un soir il eut une singulière apparition. +Il était rentré qu’il faisait grand jour encore. +La mère Plutarque dont la santé se dérangeait était malade et couchée. Reste de la provision d’hiver. -Sa timidité naturelle le rendait propre à une certaine acceptation des superstitions. -Le père Mabeuf était de ceux pour qui les plantes ont des âmes. -La nuit promettait d’être aussi aride que l’avait été le jour. -Et sa tête, qui s’était soulevée un moment, retomba sur sa poitrine. -Il essaya encore une fois de décrocher la chaîne du puits, et ne put. -Il lui semblait maintenant que le rhododendron était heureux. -Le premier seau vidé, la fille en tira un second, puis un troisième. +Sa timidité naturelle le rendait propre à une certaine acceptation des superstitions. +Le père Mabeuf était de ceux pour qui les plantes ont des âmes. +La nuit promettait d’être aussi aride que l’avait été le jour. +Et sa tête, qui s’était soulevée un moment, retomba sur sa poitrine. +Il essaya encore une fois de décrocher la chaîne du puits, et ne put. +Il lui semblait maintenant que le rhododendron était heureux. +Le premier seau vidé, la fille en tira un second, puis un troisième. Elle arrosa tout le jardin. -Dieu vous bénira, dit-il, vous êtes un ange puisque vous avez soin des fleurs. -Non, répondit-elle, je suis le diable, mais ça m’est égal. +Dieu vous bénira, dit-il, vous êtes un ange puisque vous avez soin des fleurs. +Non, répondit-elle, je suis le diable, mais ça m’est égal. Vous pouvez quelque chose, dit-elle. -Me dire où demeure Monsieur Marius. +Me dire où demeure Monsieur Marius. Le vieillard ne comprit point. -Il leva son regard vitreux et parut chercher quelque chose d’évanoui. +Il leva son regard vitreux et parut chercher quelque chose d’évanoui. Un jeune homme qui venait ici dans les temps. Attendez donc ! monsieur Marius... le baron Marius Pontmercy, parbleu ! -Il demeure... ou plutôt il ne demeure plus... +Il demeure... ou plutôt il ne demeure plus... Ah bien, je ne sais pas. -Il passe très souvent sur le boulevard et va du côté de la Glacière. +Il passe très souvent sur le boulevard et va du côté de la Glacière. Le champ de l’Alouette. -Il n’est pas difficile à rencontrer. -Il eut décidément un peu peur. +Il n’est pas difficile à rencontrer. +Il eut décidément un peu peur. Serait-ce un gobelin ? -C’était d’ailleurs éternellement ainsi. +C’était d’ailleurs éternellement ainsi. Cela me mettra en train. Et il allait au champ de l’Alouette. -Cela m’empêche de travailler. —— Et il sortait tous les jours. +Cela m’empêche de travailler. —— Et il sortait tous les jours. Il habitait le champ de l’Alouette plus que le logis de Courfeyrac. -Un gai soleil pénétrait les feuilles fraîches épanouies et toutes lumineuses. -Il songeait à « Elle ». -Chose qui le faisait rêver profondément, et presque réfléchir, c’étaient deux bruits joyeux. -Elle avait accompli un double progrès, vers la lumière et vers la détresse. -Et avec tout cela elle était belle. -Quel astre vous êtes, ô jeunesse ! +Un gai soleil pénétrait les feuilles fraîches épanouies et toutes lumineuses. +Il songeait à « Elle ». +Chose qui le faisait rêver profondément, et presque réfléchir, c’étaient deux bruits joyeux. +Elle avait accompli un double progrès, vers la lumière et vers la détresse. +Et avec tout cela elle était belle. +Quel astre vous êtes, ô jeunesse ! Elle fut quelques moments comme si elle ne pouvait parler. Je vous rencontre donc ! dit-elle enfin. -Le père Mabeuf avait raison, c’était sur ce boulevard-ci ! -Comme je vous ai cherché ! si vous saviez ! -Savez-vous cela ? j’ai été au bloc. +Le père Mabeuf avait raison, c’était sur ce boulevard-ci ! +Comme je vous ai cherché ! si vous saviez ! +Savez-vous cela ? j’ai été au bloc. Il s’en fallait de deux mois. -Oh ! comme je vous ai cherché ! -Vous ne demeurez donc plus là-bas ? -À cause de la chose. -C’est désagréable ces esbrouffes-là. -Tiens ! pourquoi donc portez-vous des vieux chapeaux comme ça ? -Un jeune homme comme vous, ça doit avoir de beaux habits. -Pas vrai que vous n’êtes pas baron ? +Oh ! comme je vous ai cherché ! +Vous ne demeurez donc plus là-bas ? +À cause de la chose. +C’est désagréable ces esbrouffes-là. +Tiens ! pourquoi donc portez-vous des vieux chapeaux comme ça ? +Un jeune homme comme vous, ça doit avoir de beaux habits. +Pas vrai que vous n’êtes pas baron ? Il avait plus de cent ans. -Dites donc, où est-ce que vous demeurez à présent ? -Marius ne répondit pas. — Ah ! continua-t-elle, vous avez un trou à votre chemise. +Dites donc, où est-ce que vous demeurez à présent ? +Marius ne répondit pas. — Ah ! continua-t-elle, vous avez un trou à votre chemise. Il faudra que je vous recouse cela. Que voulez-vous dire ? Ah ! vous me disiez tu ! reprit-elle. Eh bien, que veux-tu dire ? Enfin elle parut prendre son parti. -Tant pis, c’est égal. +Tant pis, c’est égal. Vous avez l’air triste, je veux que vous soyez content. Promettez-moi seulement que vous allez rire. Je veux vous voir rire et vous voir dire : Ah bien ! c’est bon. Oui ! mais parle donc ! -Tout son sang reflua à son cœur. -L’adresse que vous m’avez demandée ! +Tout son sang reflua à son cœur. +L’adresse que vous m’avez demandée ! Elle ajouta comme si elle faisait effort : — L’adresse... vous savez bien ? -Oui ! bégaya Marius. — De la demoiselle ! -Ce mot prononcé, elle soupira profondément. -Marius sauta du parapet où il était assis et lui prit éperdument la main. +Oui ! bégaya Marius. — De la demoiselle ! +Ce mot prononcé, elle soupira profondément. +Marius sauta du parapet où il était assis et lui prit éperdument la main. Oh ! eh bien ! conduis-moi ! dis-moi ! demande-moi tout ce que tu voudras ! -Venez avec moi, répondit-elle. +Venez avec moi, répondit-elle. Un nuage passa sur le front de Marius. -Il saisit Éponine par le bras. +Il saisit Éponine par le bras. Jure-moi une chose ! Jurer ? dit-elle, qu’est-ce que cela veut dire ? Tiens ! vous voulez que je jure ? -Elle se tourna vers lui d’un air stupéfait. -Comment savez-vous que je m’appelle Éponine ? +Elle se tourna vers lui d’un air stupéfait. +Comment savez-vous que je m’appelle Éponine ? Promets-moi ce que je te dis ! Mais elle semblait ne pas l’entendre. -C’est gentil ça ! vous m’avez appelée Éponine ! -Marius lui prit les deux bras à la fois. -Mon père ? dit-elle. -Ah oui, mon père ! +C’est gentil ça ! vous m’avez appelée Éponine ! +Marius lui prit les deux bras à la fois. +Mon père ? dit-elle. +Ah oui, mon père ! Il est au secret. -D’ailleurs est-ce que je m’occupe de mon père ! -Mais tu ne me promets pas ! s’écria Marius. -Mais lâchez-moi donc ! dit-elle en éclatant de rire, comme vous me secouez ! -Là ! ça va-t-il ? c’est-il ça ? -Ni à personne ? fit Marius. -À présent, reprit Marius, conduis-moi. +D’ailleurs est-ce que je m’occupe de mon père ! +Mais tu ne me promets pas ! s’écria Marius. +Mais lâchez-moi donc ! dit-elle en éclatant de rire, comme vous me secouez ! +Là ! ça va-t-il ? c’est-il ça ? +Ni à personne ? fit Marius. +À présent, reprit Marius, conduis-moi. Venez. — Oh ! comme il est content ! dit-elle. -Après quelques pas, elle s’arrêta. -Vous me suivez de trop près, monsieur Marius. +Après quelques pas, elle s’arrêta. +Vous me suivez de trop près, monsieur Marius. Laissez-moi aller devant, et suivez-moi comme cela, sans faire semblant. -Elle fit une dizaine de pas, et s’arrêta encore ; Marius la rejoignit. +Elle fit une dizaine de pas, et s’arrêta encore ; Marius la rejoignit. Marius fouilla dans sa poche. -Il ne possédait au monde que les cinq francs destinés au père Thénardier. -Il les prit, et les mit dans la main d’Éponine. +Il ne possédait au monde que les cinq francs destinés au père Thénardier. +Il les prit, et les mit dans la main d’Éponine. Ce jardin avait environ un arpent. -Les oiseaux seuls voyaient cette curiosité. -De sorte que ce fut la maison qui démolit le chaudronnier. -La maison en effet était occupée. -Les fenêtres avaient « des petits rideaux », signe qu’il y avait une femme. -Il avait fait rétablir les ouvertures à secret des deux portes de ce passage. -Ce locataire peu à effet était Jean Valjean, la jeune fille était Cosette. -Il avait loué la maison sous le nom de Monsieur Fauchelevent, rentier. -Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus ? -Que s’était-il passé ? -Il ne s’était rien passé. -En réfléchissant à ceci, il en vint à tomber dans des perplexités. -Il résolut de quitter le couvent. -Il le résolut, il reconnut avec désolation qu’il le fallait. +Les oiseaux seuls voyaient cette curiosité. +De sorte que ce fut la maison qui démolit le chaudronnier. +La maison en effet était occupée. +Les fenêtres avaient « des petits rideaux », signe qu’il y avait une femme. +Il avait fait rétablir les ouvertures à secret des deux portes de ce passage. +Ce locataire peu à effet était Jean Valjean, la jeune fille était Cosette. +Il avait loué la maison sous le nom de Monsieur Fauchelevent, rentier. +Pourquoi Jean Valjean avait-il quitté le couvent du Petit-Picpus ? +Que s’était-il passé ? +Il ne s’était rien passé. +En réfléchissant à ceci, il en vint à tomber dans des perplexités. +Il résolut de quitter le couvent. +Il le résolut, il reconnut avec désolation qu’il le fallait. Quant aux objections, il n’y en avait pas. Il pouvait rentrer parmi les hommes tranquillement. -Il avait vieilli, et tout avait changé. -Qui le reconnaîtrait maintenant ? +Il avait vieilli, et tout avait changé. +Qui le reconnaîtrait maintenant ? D’ailleurs, qu’est-ce que le danger devant le devoir ? -Enfin, rien ne l’empêchait d’être prudent et de prendre ses précautions. -Quant à l’éducation de Cosette, elle était à peu près terminée et complète. -Une fois sa détermination arrêtée, il attendit l’occasion. -Elle ne tarda pas à se présenter. +Enfin, rien ne l’empêchait d’être prudent et de prendre ses précautions. +Quant à l’éducation de Cosette, elle était à peu près terminée et complète. +Une fois sa détermination arrêtée, il attendit l’occasion. +Elle ne tarda pas à se présenter. Le vieux Fauchelevent mourut. -C’est ainsi que Jean Valjean sortit du couvent de l’adoration perpétuelle. -Cette valise intriguait Cosette, à cause de l’odeur d’embaumement qui en sortait. -Cosette en riait et appelait cette valise l’inséparable, disant : J’en suis jalouse. -Il découvrit la maison de la rue Plumet et s’y blottit. -Il était désormais en possession du nom d’Ultime Fauchelevent. -Cette haute vertu avait trois domiciles dans Paris pour échapper à la police. -Au rez-de-chaussée, des rideaux de tapisserie. -Tout l’hiver la petite maison de Cosette était chauffée du haut en bas. +C’est ainsi que Jean Valjean sortit du couvent de l’adoration perpétuelle. +Cette valise intriguait Cosette, à cause de l’odeur d’embaumement qui en sortait. +Cosette en riait et appelait cette valise l’inséparable, disant : J’en suis jalouse. +Il découvrit la maison de la rue Plumet et s’y blottit. +Il était désormais en possession du nom d’Ultime Fauchelevent. +Cette haute vertu avait trois domiciles dans Paris pour échapper à la police. +Au rez-de-chaussée, des rideaux de tapisserie. +Tout l’hiver la petite maison de Cosette était chauffée du haut en bas. Tous les jours, Jean Valjean prenait le bras de Cosette et la menait promener. Il menait volontiers Cosette visiter les indigents et les malades. -Aucun étranger n’entrait dans la maison de la rue Plumet. -Ressembler au premier venu qui paye ses contributions, c’était là toute son ambition. -Cet homme avait pour idéal, au dedans, l’ange, au dehors, le bourgeois. -Notons un détail pourtant. -Était-ce précaution, ou humilité ? -Les deux à la fois. -Elle répondit : C’est un-un saint. -Cette grille restait toujours fermée. -En cela il se trompait peut-être. -Le jardinage était parti, et la nature était revenue. +Aucun étranger n’entrait dans la maison de la rue Plumet. +Ressembler au premier venu qui paye ses contributions, c’était là toute son ambition. +Cet homme avait pour idéal, au dedans, l’ange, au dehors, le bourgeois. +Notons un détail pourtant. +Était-ce précaution, ou humilité ? +Les deux à la fois. +Elle répondit : C’est un-un saint. +Cette grille restait toujours fermée. +En cela il se trompait peut-être. +Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. -La fête des giroflées y était splendide. -Tout travaille à tout. -Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l’infini. -Où finit le télescope, le microscope commence. +La fête des giroflées y était splendide. +Tout travaille à tout. +Tous les oiseaux qui volent ont à la patte le fil de l’infini. +Où finit le télescope, le microscope commence. Lequel des deux a la vue la plus grande ? -Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d’étoiles. -Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même. +Une moisissure est une pléiade de fleurs ; une nébuleuse est une fourmilière d’étoiles. +Le phénomène est en perpétuel repli sur lui-même. Machine faite d’esprit. -Paphos s’était refait Éden. +Paphos s’était refait Éden. On ne sait quoi de repentant avait assaini cette retraite. -Cette bouquetière offrait maintenant ses fleurs à l’âme. -Ce coquet jardin, jadis fort compromis, était rentré dans la virginité et la pudeur. -Il y avait aussi dans cette solitude un cœur qui était tout prêt. -Demi-jour utile et gracieusement austère qui dissipe les peurs puériles et empêche les chutes. -Rien ne supplée à cet instinct. -Cosette n’avait pas eu de mère. -Elle n’avait eu que beaucoup de mères, au pluriel. -Rien ne prépare une jeune fille aux passions comme le couvent. -Le couvent tourne la pensée du côté de l’inconnu. -Le cœur, replié sur lui-même, se creuse, ne pouvant s’épanouir. -Tout en l’écoutant, les yeux de Cosette erraient vaguement. +Cette bouquetière offrait maintenant ses fleurs à l’âme. +Ce coquet jardin, jadis fort compromis, était rentré dans la virginité et la pudeur. +Il y avait aussi dans cette solitude un cœur qui était tout prêt. +Demi-jour utile et gracieusement austère qui dissipe les peurs puériles et empêche les chutes. +Rien ne supplée à cet instinct. +Cosette n’avait pas eu de mère. +Elle n’avait eu que beaucoup de mères, au pluriel. +Rien ne prépare une jeune fille aux passions comme le couvent. +Le couvent tourne la pensée du côté de l’inconnu. +Le cœur, replié sur lui-même, se creuse, ne pouvant s’épanouir. +Tout en l’écoutant, les yeux de Cosette erraient vaguement. Il la baisait au front. Cosette adorait le bonhomme. -Elle était toujours sur ses talons. -Là où était Jean Valjean était le bien-être. +Elle était toujours sur ses talons. +Là où était Jean Valjean était le bien-être. Laisse-moi donc un peu seul ! Alors pourquoi y a-t-il du feu chez moi et tout ce qu’il faut ? Parce que tu es une femme et un enfant. -Bah ! les hommes doivent donc avoir froid et être mal ? -Elle lui disait encore : — Père, pourquoi mangez-vous du vilain pain comme cela ? +Bah ! les hommes doivent donc avoir froid et être mal ? +Elle lui disait encore : — Père, pourquoi mangez-vous du vilain pain comme cela ? Parce que..., ma fille. — Eh bien, si vous en mangez, j’en mangerai. -Cosette ne se rappelait que confusément son enfance. -Elle priait matin et soir pour sa mère qu’elle n’avait pas connue. -Les Thénardier lui étaient restés comme deux figures hideuses à l’état de rêve. -Elle croyait que c’était très loin de Paris. -Cette mère, elle ne savait pas même son nom. -Si elle répétait sa question, il répondait par un sourire. +Cosette ne se rappelait que confusément son enfance. +Elle priait matin et soir pour sa mère qu’elle n’avait pas connue. +Les Thénardier lui étaient restés comme deux figures hideuses à l’état de rêve. +Elle croyait que c’était très loin de Paris. +Cette mère, elle ne savait pas même son nom. +Si elle répétait sa question, il répondait par un sourire. Une fois elle insista ; le sourire s’acheva par une larme. Ce silence de Jean Valjean couvrait de nuit Fantine. Il lui sembla qu’il n’osait plus. -Plus cette ombre lui était sacrée, plus elle lui semblait redoutable. -Il songeait à Fantine et se sentait accablé de silence. -Jean Valjean, à son insu, en subissait-il la pression ? -De là l’impossibilité de prononcer, même pour Cosette, ce nom : Fantine. +Plus cette ombre lui était sacrée, plus elle lui semblait redoutable. +Il songeait à Fantine et se sentait accablé de silence. +Jean Valjean, à son insu, en subissait-il la pression ? +De là l’impossibilité de prononcer, même pour Cosette, ce nom : Fantine. Elle avait deux grandes ailes. -Ma mère dans sa vie doit avoir touché à la sainteté. -Par le martyre, répondit Jean Valjean. -Du reste, Jean Valjean était heureux. +Ma mère dans sa vie doit avoir touché à la sainteté. +Par le martyre, répondit Jean Valjean. +Du reste, Jean Valjean était heureux. Un jour Cosette se regarda par hasard dans son miroir et se dit : tiens ! -Il lui semblait presque qu’elle était jolie. +Il lui semblait presque qu’elle était jolie. Ceci la jeta dans un trouble singulier. -Jusqu’à ce moment elle n’avait point songé à sa figure. +Jusqu’à ce moment elle n’avait point songé à sa figure. Elle se voyait dans son miroir, mais elle ne s’y regardait pas. -Elle venait de s’éblouir elle-même. -De son côté, Jean Valjean éprouvait un profond et indéfinissable serrement de cœur. +Elle venait de s’éblouir elle-même. +De son côté, Jean Valjean éprouvait un profond et indéfinissable serrement de cœur. Aube riante pour tous, lugubre pour lui. -Cosette avait été belle assez longtemps avant de s’en apercevoir. -Aimé de Cosette, il se trouvait guéri, reposé, apaisé, comblé, récompensé, couronné. -Aimé de Cosette, il était bien ! il n’en demandait pas davantage. -On lui eût dit : Veux-tu être mieux ? -Il eût répondu : Non. -Dieu lui eût dit : Veux-tu le ciel ? il eût répondu : J’y perdrais. +Cosette avait été belle assez longtemps avant de s’en apercevoir. +Aimé de Cosette, il se trouvait guéri, reposé, apaisé, comblé, récompensé, couronné. +Aimé de Cosette, il était bien ! il n’en demandait pas davantage. +On lui eût dit : Veux-tu être mieux ? +Il eût répondu : Non. +Dieu lui eût dit : Veux-tu le ciel ? il eût répondu : J’y perdrais. Il se disait : Comme elle est belle ! Qu’est-ce que je vais devenir, moi ? -Ce qu’il voyait avec angoisse, une mère l’eût vu avec joie. -Les premiers symptômes ne tardèrent pas à se manifester. -Dès le lendemain du jour où elle s’était dit : Décidément, je suis belle ! -Cosette fit attention à sa toilette. +Ce qu’il voyait avec angoisse, une mère l’eût vu avec joie. +Les premiers symptômes ne tardèrent pas à se manifester. +Dès le lendemain du jour où elle s’était dit : Décidément, je suis belle ! +Cosette fit attention à sa toilette. L’amour est l’autre. -Avec la foi en sa beauté, toute l’âme féminine s’épanouit en elle. -Elle eut horreur du mérinos et honte de la peluche. -Son père ne lui avait jamais rien refusé. -Le mot femme capiteuse a été inventé pour la parisienne. -Jean Valjean considérait ces ravages avec anxiété. -Certaines petites bienséances, certaines conventions spéciales, n’étaient point observées par Cosette. +Avec la foi en sa beauté, toute l’âme féminine s’épanouit en elle. +Elle eut horreur du mérinos et honte de la peluche. +Son père ne lui avait jamais rien refusé. +Le mot femme capiteuse a été inventé pour la parisienne. +Jean Valjean considérait ces ravages avec anxiété. +Certaines petites bienséances, certaines conventions spéciales, n’étaient point observées par Cosette. Ceci se passait dans la chambre de Cosette. -Ce déguisement ! dit-elle. -Père, que voulez-vous que j’en fasse ? +Ce déguisement ! dit-elle. +Père, que voulez-vous que j’en fasse ? Oh ! par exemple, non, je ne remettrai jamais ces horreurs. -Avec ce machin-là sur la tête, j’ai l’air de madame Chien-fou. -Jean Valjean soupira profondément. -Il remarqua aussi que Cosette n’avait plus le même goût pour l’arrière-cour. +Avec ce machin-là sur la tête, j’ai l’air de madame Chien-fou. +Jean Valjean soupira profondément. +Il remarqua aussi que Cosette n’avait plus le même goût pour l’arrière-cour. Jean Valjean, farouche, ne mettait pas les pieds dans le jardin. -Il restait dans son arrière-cour, comme le chien. +Il restait dans son arrière-cour, comme le chien. C’est pourtant comme cela qu’on s’aime et uniquement comme cela. -Le reste n’est que le reste, et vient après. -Il lui fit le même mal et le même bien. -Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. -Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. +Le reste n’est que le reste, et vient après. +Il lui fit le même mal et le même bien. +Marius trouvait encore Cosette laide que déjà Cosette trouvait Marius beau. +Elle avait plutôt un peu de colère contre ce beau dédaigneux. Un fond de guerre remua en elle. -Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. +Les femmes jouent avec leur beauté comme les enfants avec leur couteau. Elles s’y blessent. -On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses terreurs. +On se rappelle les hésitations de Marius, ses palpitations, ses terreurs. Il restait sur son banc et n’approchait pas. -Ce qui dépitait Cosette. -En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet. -Ceci étonne, et rien n’est plus simple pourtant. -Marius s’en alla confiant, et Cosette inquiète. -À partir de ce jour, ils s’adorèrent. -La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. -Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. +Ce qui dépitait Cosette. +En pareil cas, toute femme ressemble à Mahomet. +Ceci étonne, et rien n’est plus simple pourtant. +Marius s’en alla confiant, et Cosette inquiète. +À partir de ce jour, ils s’adorèrent. +La première chose que Cosette éprouva, ce fut une tristesse confuse et profonde. +Il lui sembla que, du jour au lendemain, son âme était devenue noire. Elle ne la reconnaissait plus. -Elle fond à l’amour qui est son soleil. -Cosette ne savait pas ce que c’était que l’amour. +Elle fond à l’amour qui est son soleil. +Cosette ne savait pas ce que c’était que l’amour. Elle n’avait jamais entendu prononcer ce mot dans le sens terrestre. -Mais Cosette était sortie encore trop jeune pour s’être beaucoup préoccupée du « tambour ». -Elle n’eût donc su quel nom donner à ce qu’elle éprouvait maintenant. +Mais Cosette était sortie encore trop jeune pour s’être beaucoup préoccupée du « tambour ». +Elle n’eût donc su quel nom donner à ce qu’elle éprouvait maintenant. Est-on moins malade pour ignorer le nom de sa maladie ? Elle aimait avec d’autant plus de passion qu’elle aimait avec ignorance. Vous ne mangez pas ? mais c’est fort mal ! -Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses mêlées. -Comme l’extrême naïveté touche à l’extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement. -Marius et Cosette étaient dans la nuit l’un pour l’autre. -Coquette par-dessus le marché, par innocence. +Elle avait toutes les peurs des enfants et toutes les peurs des religieuses mêlées. +Comme l’extrême naïveté touche à l’extrême coquetterie, elle lui souriait, tout franchement. +Marius et Cosette étaient dans la nuit l’un pour l’autre. +Coquette par-dessus le marché, par innocence. Toutes les situations ont leurs instincts. -Jean Valjean tressaillait dans le plus obscur de sa pensée. +Jean Valjean tressaillait dans le plus obscur de sa pensée. Il arrivait cependant que Jean Valjean l’apercevait quelquefois. -Les allures de Marius n’étaient plus du tout naturelles. -Il avait des prudences louches et des témérités gauches. +Les allures de Marius n’étaient plus du tout naturelles. +Il avait des prudences louches et des témérités gauches. Cosette ne laissait rien deviner. -C’était un hasard peut-être, sans doute, à coup sûr, mais un hasard menaçant. -Jamais il n’ouvrait la bouche à Cosette de cet inconnu. -Comme si elle le regardait pour la première fois de sa vie. +C’était un hasard peut-être, sans doute, à coup sûr, mais un hasard menaçant. +Jamais il n’ouvrait la bouche à Cosette de cet inconnu. +Comme si elle le regardait pour la première fois de sa vie. Que je suis stupide ! pensa Jean Valjean. -Elle ne l’avait pas encore remarqué. +Elle ne l’avait pas encore remarqué. C’est moi qui le lui montre. -Ô simplicité des vieux ! profondeur des enfants ! +Ô simplicité des vieux ! profondeur des enfants ! Il n’en avait pas moins dans le cœur un tremblement douloureux. -La minute où Cosette aimerait pouvait sonner d’un instant à l’autre. -Tout ne commence-t-il pas par l’indifférence ? +La minute où Cosette aimerait pouvait sonner d’un instant à l’autre. +Tout ne commence-t-il pas par l’indifférence ? Une seule fois Cosette fit une faute et l’effraya. -Il lui semblait presque qu’il se reformait en lui des cratères inconnus. +Il lui semblait presque qu’il se reformait en lui des cratères inconnus. Une amourette ! et moi ! -Alors ses prunelles s’emplissaient d’une clarté lugubre et extraordinaire. -C’était un dogue qui regarde un voleur. +Alors ses prunelles s’emplissaient d’une clarté lugubre et extraordinaire. +C’était un dogue qui regarde un voleur. On sait le reste. -Marius continua d’être insensé. -Huit jours après, Jean Valjean avait déménagé. +Marius continua d’être insensé. +Huit jours après, Jean Valjean avait déménagé. Il retourna rue Plumet. -Seulement il remarqua qu’elle était devenue triste, et il devint sombre. -C’était de part et d’autre des inexpériences aux prises. +Seulement il remarqua qu’elle était devenue triste, et il devint sombre. +C’était de part et d’autre des inexpériences aux prises. Une fois il fit un essai. -Il demanda à Cosette : — Veux-tu venir au Luxembourg ? -Un rayon illumina le visage pâle de Cosette. -Trois mois s’étaient écoulés. +Il demanda à Cosette : — Veux-tu venir au Luxembourg ? +Un rayon illumina le visage pâle de Cosette. +Trois mois s’étaient écoulés. Marius n’y allait plus. -Marius n’y était pas. -Le lendemain Jean Valjean redemanda à Cosette : — Veux-tu venir au Luxembourg ? -Elle répondit tristement et doucement : — Non. -Jean Valjean fut froissé de cette tristesse et navré de cette douceur. -Que se passait-il dans cet esprit si jeune et déjà si impénétrable ? -Du reste rien de ceci ne perçait pour Cosette. +Marius n’y était pas. +Le lendemain Jean Valjean redemanda à Cosette : — Veux-tu venir au Luxembourg ? +Elle répondit tristement et doucement : — Non. +Jean Valjean fut froissé de cette tristesse et navré de cette douceur. +Que se passait-il dans cet esprit si jeune et déjà si impénétrable ? +Du reste rien de ceci ne perçait pour Cosette. Ni humeur, ni rudesse. -Toujours la même figure sereine et bonne. -Les manières de Jean Valjean étaient plus tendres et plus paternelles que jamais. -De son côté, Cosette languissait. -Mais les jours, les semaines et les mois se succédèrent. -Jean Valjean avait accepté tacitement le consentement tacite de Cosette. -Il était trop tard. -Le jour où elle retourna au Luxembourg, Marius n’y était plus. -Marius avait donc disparu ; c’était fini, que faire ? le retrouverait-elle jamais ? +Toujours la même figure sereine et bonne. +Les manières de Jean Valjean étaient plus tendres et plus paternelles que jamais. +De son côté, Cosette languissait. +Mais les jours, les semaines et les mois se succédèrent. +Jean Valjean avait accepté tacitement le consentement tacite de Cosette. +Il était trop tard. +Le jour où elle retourna au Luxembourg, Marius n’y était plus. +Marius avait donc disparu ; c’était fini, que faire ? le retrouverait-elle jamais ? Elle lui continua son doux visage. -Cette pâleur ne suffisait que trop pour occuper Jean Valjean. +Cette pâleur ne suffisait que trop pour occuper Jean Valjean. Quelquefois il lui demandait : — Qu’as-tu ? -Elle répondait : — Je n’ai rien. +Elle répondait : — Je n’ai rien. Moi ? rien, disait-il. -Le plus malheureux des deux, c’était Jean Valjean. -La jeunesse, même dans ses chagrins, a toujours une clarté à elle. -À de certains moments, Jean Valjean souffrait tant qu’il devenait puéril. -Il sentait invinciblement que Cosette lui échappait. -Une secousse inattendue vint se mêler à ces pensées tristes. -Les rues sont désertes, et les oiseaux chantent. -Ces excursions matinales se préparaient la veille. +Le plus malheureux des deux, c’était Jean Valjean. +La jeunesse, même dans ses chagrins, a toujours une clarté à elle. +À de certains moments, Jean Valjean souffrait tant qu’il devenait puéril. +Il sentait invinciblement que Cosette lui échappait. +Une secousse inattendue vint se mêler à ces pensées tristes. +Les rues sont désertes, et les oiseaux chantent. +Ces excursions matinales se préparaient la veille. Il proposait, elle acceptait. -Ces excentricités innocentes plaisent à la jeunesse. -Jean Valjean les hantait avec prédilection. +Ces excentricités innocentes plaisent à la jeunesse. +Jean Valjean les hantait avec prédilection. Cosette ne s’y ennuyait point. -C’était la solitude pour lui, la liberté pour elle. -Ce n’était pas l’aurore, c’était l’aube ; minute ravissante et farouche. -Jean Valjean était descendu dans une de ces songeries-là. -Il était presque heureux dans cette rêverie. -Tout à coup, Cosette s’écria : Père, on dirait qu’on vient là-bas. +C’était la solitude pour lui, la liberté pour elle. +Ce n’était pas l’aurore, c’était l’aube ; minute ravissante et farouche. +Jean Valjean était descendu dans une de ces songeries-là. +Il était presque heureux dans cette rêverie. +Tout à coup, Cosette s’écria : Père, on dirait qu’on vient là-bas. Jean Valjean leva les yeux. -On ne sait quoi d’informe, qui venait du boulevard, entrait dans la chaussée. +On ne sait quoi d’informe, qui venait du boulevard, entrait dans la chaussée. Il y avait des chevaux, des roues, des cris ; des fouets claquaient. -Par degrés les linéaments se fixèrent, quoique noyés de ténèbres. -Les six premières avaient une structure singulière. -Chaque haquet, disons mieux, chaque échelle était attelée de quatre chevaux bout à bout. -Sur ces échelles étaient traînées d’étranges grappes d’hommes. -Les carcans étaient carrés. -Ces voitures tenaient le milieu du pavé. -Celui qui paraissait leur chef tenait à la main un fouet de poste. -Les hommes entassés sur les haquets se laissaient cahoter en silence. -Ils étaient livides du frisson du matin. +Par degrés les linéaments se fixèrent, quoique noyés de ténèbres. +Les six premières avaient une structure singulière. +Chaque haquet, disons mieux, chaque échelle était attelée de quatre chevaux bout à bout. +Sur ces échelles étaient traînées d’étranges grappes d’hommes. +Les carcans étaient carrés. +Ces voitures tenaient le milieu du pavé. +Celui qui paraissait leur chef tenait à la main un fouet de poste. +Les hommes entassés sur les haquets se laissaient cahoter en silence. +Ils étaient livides du frisson du matin. Ils avaient tous des pantalons de toile et les pieds nus dans des sabots. -Le reste du costume était à la fantaisie de la misère. +Le reste du costume était à la fantaisie de la misère. On apercevait aussi des dartres et des rougeurs malsaines. -Cette file de voitures, quelle qu’elle fût, était lugubre. -cette cohue resta ténébreuse. -Dante eût cru voir les sept cercles de l’enfer en marche. -L’œil de Jean Valjean était devenu effrayant. +Cette file de voitures, quelle qu’elle fût, était lugubre. +cette cohue resta ténébreuse. +Dante eût cru voir les sept cercles de l’enfer en marche. +L’œil de Jean Valjean était devenu effrayant. Il ne regardait pas un spectacle ; il subissait une vision. -Il voulut se lever, fuir, échapper ; il ne put remuer un pied. +Il voulut se lever, fuir, échapper ; il ne put remuer un pied. Quelquefois les choses qu’on voit vous saisissent, et vous tiennent. -Jean Valjean répondit : — Des forçats. -Où donc est-ce qu’ils vont ? -Quelquefois, dit le misérable. -Jean Valjean rentra accablé. +Jean Valjean répondit : — Des forçats. +Où donc est-ce qu’ils vont ? +Quelquefois, dit le misérable. +Jean Valjean rentra accablé. Du reste, le but de cette promenade sembla atteint. -Un rouge-gorge chuchotait dans la broussaille d’à côté. -Ce fut à cette époque qu’ils firent visite au bouge Jondrette. -Il ne voulut voir aucun médecin. -Quand Cosette l’en pressait : Appelle le médecin des chiens, disait-il. +Un rouge-gorge chuchotait dans la broussaille d’à côté. +Ce fut à cette époque qu’ils firent visite au bouge Jondrette. +Il ne voulut voir aucun médecin. +Quand Cosette l’en pressait : Appelle le médecin des chiens, disait-il. Oh ! le bon mal ! -En général, des livres de voyages. -Il en venait à se dire : J’ai imaginé tout cela. +En général, des livres de voyages. +Il en venait à se dire : J’ai imaginé tout cela. Je suis un vieux fou. -Au couvent, sœur Sainte-Mechtilde avait appris la musique à Cosette. -La blessure de Jean Valjean avait été une diversion. -Cosette même n’était déjà plus très triste. -Du reste, cela était ainsi, mais elle ne s’en rendait pas compte. -Jean Valjean, enivré, la voyait redevenir vermeille et fraîche. -Oh ! la bonne blessure ! répétait-il tout bas. -Et il était reconnaissant aux Thénardier. -Une fois sa blessure guérie, il avait repris ses promenades solitaires et crépusculaires. -Il prit la résolution d’essayer de souper. -Il parvint jusqu’à une peuplade qui lui parut être le village d’Austerlitz. +Au couvent, sœur Sainte-Mechtilde avait appris la musique à Cosette. +La blessure de Jean Valjean avait été une diversion. +Cosette même n’était déjà plus très triste. +Du reste, cela était ainsi, mais elle ne s’en rendait pas compte. +Jean Valjean, enivré, la voyait redevenir vermeille et fraîche. +Oh ! la bonne blessure ! répétait-il tout bas. +Et il était reconnaissant aux Thénardier. +Une fois sa blessure guérie, il avait repris ses promenades solitaires et crépusculaires. +Il prit la résolution d’essayer de souper. +Il parvint jusqu’à une peuplade qui lui parut être le village d’Austerlitz. Une pomme, c’est un souper ; une pomme, c’est la vie. Ce qui a perdu Adam pouvait sauver Gavroche. -Le jour déclinait, pas un chat dans la ruelle, l’heure était bonne. -Gavroche ébaucha l’escalade, puis s’arrêta tout à coup. +Le jour déclinait, pas un chat dans la ruelle, l’heure était bonne. +Gavroche ébaucha l’escalade, puis s’arrêta tout à coup. On parlait dans le jardin. Gavroche regarda par une des claires-voies de la haie. -Gavroche, peu discret, écouta. +Gavroche, peu discret, écouta. Monsieur Mabeuf ! disait la vieille. Mabeuf ! pensa Gavroche, ce nom est farce. -Le vieillard interpellé ne bougeait point. -La vieille répéta : — Monsieur Mabeuf ! -Mère Plutarque ! pensa Gavroche, autre nom farce. -La mère Plutarque reprit, et force fut au vieillard d’accepter la conversation. -Le propriétaire n’est pas content. +Le vieillard interpellé ne bougeait point. +La vieille répéta : — Monsieur Mabeuf ! +Mère Plutarque ! pensa Gavroche, autre nom farce. +La mère Plutarque reprit, et force fut au vieillard d’accepter la conversation. +Le propriétaire n’est pas content. On lui doit trois termes. Dans trois mois on lui en devra quatre. Il dit qu’il vous enverra coucher dehors. -La fruitière veut qu’on la paye. -Elle ne lâche plus ses falourdes. +La fruitière veut qu’on la paye. +Elle ne lâche plus ses falourdes. Avec quoi vous chaufferez-vous cet hiver ? Nous n’aurons point de bois. Il y a le soleil. -Le boucher refuse crédit, il ne veut plus donner de viande. +Le boucher refuse crédit, il ne veut plus donner de viande. Cela se trouve bien. -Je digère mal la viande. +Je digère mal la viande. C’est trop lourd. -Qu’est-ce qu’on aura pour dîner ? -Le boulanger exige un à-compte, et dit que pas d’argent, pas de pain. +Qu’est-ce qu’on aura pour dîner ? +Le boulanger exige un à-compte, et dit que pas d’argent, pas de pain. Qu’est-ce que vous mangerez ? Nous avons les pommes du pommier. -Mais, monsieur, on ne peut pourtant pas vivre comme ça sans argent. +Mais, monsieur, on ne peut pourtant pas vivre comme ça sans argent. Je n’en ai pas. La vieille s’en alla, le vieillard resta seul. -Il se mit à songer. -Gavroche songeait de son côté. +Il se mit à songer. +Gavroche songeait de son côté. Il faisait presque nuit. -Les branches s’écartaient un peu au bas de la broussaille. -Tiens, s’écria intérieurement Gavroche, une alcôve ! et il s’y blottit. -Il était presque adossé au banc du père Mabeuf. -Il entendait l’octogénaire respirer. -Alors, pour dîner, il tâcha de dormir. +Les branches s’écartaient un peu au bas de la broussaille. +Tiens, s’écria intérieurement Gavroche, une alcôve ! et il s’y blottit. +Il était presque adossé au banc du père Mabeuf. +Il entendait l’octogénaire respirer. +Alors, pour dîner, il tâcha de dormir. Sommeil de chat, sommeil d’un œil. Tout en s’assoupissant, Gavroche guettait. -Tout à coup, sur cette bande blanchâtre deux silhouettes parurent. -L’une venait devant, l’autre, à quelque distance, derrière. -Voilà deux êtres, grommela Gavroche. -La seconde était droite, ferme, mince. -Ce profil avait une rose à la bouche. -Cette seconde silhouette était bien connue de Gavroche ; c’était Montparnasse. +Tout à coup, sur cette bande blanchâtre deux silhouettes parurent. +L’une venait devant, l’autre, à quelque distance, derrière. +Voilà deux êtres, grommela Gavroche. +La seconde était droite, ferme, mince. +Ce profil avait une rose à la bouche. +Cette seconde silhouette était bien connue de Gavroche ; c’était Montparnasse. Gavroche entra sur-le-champ en observation. -L’un de ces deux passants avait évidemment des projets sur l’autre. -Gavroche était bien situé pour voir la suite. -L’alcôve était fort à propos devenue cachette. -Gavroche sentait ses entrailles de gamin s’émouvoir de pitié pour le vieux. +L’un de ces deux passants avait évidemment des projets sur l’autre. +Gavroche était bien situé pour voir la suite. +L’alcôve était fort à propos devenue cachette. +Gavroche sentait ses entrailles de gamin s’émouvoir de pitié pour le vieux. Que faire ? intervenir ? une faiblesse en secourant une autre ! -C’était de quoi rire pour Montparnasse. -Pendant que Gavroche délibérait, l’attaque eut lieu, brusque et hideuse. -Attaque de tigre à l’onagre, attaque d’araignée à la mouche. -Tout ceci se passait à quelques pas de Gavroche. -Voilà un fier invalide ! pensa Gavroche. -Et il ne put s’empêcher de battre des mains. +C’était de quoi rire pour Montparnasse. +Pendant que Gavroche délibérait, l’attaque eut lieu, brusque et hideuse. +Attaque de tigre à l’onagre, attaque d’araignée à la mouche. +Tout ceci se passait à quelques pas de Gavroche. +Voilà un fier invalide ! pensa Gavroche. +Et il ne put s’empêcher de battre des mains. Mais ce fut un battement de mains perdu. Le silence se fit. -Montparnasse cessa de se débattre. -Gavroche eut cet aparté : Est-ce qu’il est mort ? -Le bonhomme n’avait pas prononcé un mot ni jeté un cri. -Il se redressa, et Gavroche l’entendit qui disait à Montparnasse : — Relève-toi. +Montparnasse cessa de se débattre. +Gavroche eut cet aparté : Est-ce qu’il est mort ? +Le bonhomme n’avait pas prononcé un mot ni jeté un cri. +Il se redressa, et Gavroche l’entendit qui disait à Montparnasse : — Relève-toi. Montparnasse se releva, mais le bonhomme le tenait. -Gavroche regardait et écoutait, faisant effort pour doubler ses yeux par ses oreilles. -Il s’amusait énormément. -Il fut récompensé de sa consciencieuse anxiété de spectateur. -Quel âge as-tu ? +Gavroche regardait et écoutait, faisant effort pour doubler ses yeux par ses oreilles. +Il s’amusait énormément. +Il fut récompensé de sa consciencieuse anxiété de spectateur. +Quel âge as-tu ? Tu es fort et bien portant. Pourquoi ne travailles-tu pas ? -Quel est ton état ? +Quel est ton état ? Peut-on faire quelque chose pour toi ? -Qu’est-ce que tu veux être ? +Qu’est-ce que tu veux être ? Il y eut un silence. -Le vieillard semblait profondément pensif. -Il était immobile et ne lâchait point Montparnasse. -Ah ! tu te déclares fainéant ! prépare-toi à travailler. +Le vieillard semblait profondément pensif. +Il était immobile et ne lâchait point Montparnasse. +Ah ! tu te déclares fainéant ! prépare-toi à travailler. As-tu vu une machine qui est redoutable ? cela s’appelle le laminoir. -Cette machine, c’est l’oisiveté... -Arrête-toi, pendant qu’il en est temps encore, et sauve-toi ! +Cette machine, c’est l’oisiveté... +Arrête-toi, pendant qu’il en est temps encore, et sauve-toi ! Autrement, c’est fini ; avant peu tu seras dans l’engrenage. -Une fois pris, n’espère plus rien. -À la fatigue, paresseux ! plus de repos. +Une fois pris, n’espère plus rien. +À la fatigue, paresseux ! plus de repos. La main de fer du travail implacable t’a saisi. Eh bien, tu seras autrement. Le travail est la loi ; qui le repousse ennui, l’aura supplice. -Tu ne veux pas être ouvrier, tu seras esclave. -Où les autres chantent, tu râleras. +Tu ne veux pas être ouvrier, tu seras esclave. +Où les autres chantent, tu râleras. Quel rayonnement dans l’enclume ! Mener la charrue, lier la gerbe, c’est de la joie. -La barque en liberté dans le vent, quelle fête ! -Toi, paresseux, pioche, traîne, roule, marche ! -Tire ton licou, te voilà bête de somme dans l’attelage de l’enfer ! -Ah ! ne rien faire, c’était là ton but. -Eh bien ! pas une semaine, pas une journée, pas une heure sans accablement. +La barque en liberté dans le vent, quelle fête ! +Toi, paresseux, pioche, traîne, roule, marche ! +Tire ton licou, te voilà bête de somme dans l’attelage de l’enfer ! +Ah ! ne rien faire, c’était là ton but. +Eh bien ! pas une semaine, pas une journée, pas une heure sans accablement. Tu ne pourras rien soulever qu’avec angoisse. Toutes les minutes qui passeront feront craquer tes muscles. Ce qui sera plume pour les autres sera pour toi rocher. @@ -10663,399 +10663,399 @@ Les choses les plus simple s’escarperont. La vie se fera monstre autour de toi. Aller, venir, respirer, autant de travaux terribles. Ton poumon te fera l’effet d’un poids de cent livres. -Marcher ici plutôt que là, ce sera un problème à résoudre. +Marcher ici plutôt que là, ce sera un problème à résoudre. Toi, si tu veux sortir, il te faudra percer ton mur. Pour aller dans la rue, qu’est-ce que tout le monde fait ? Tomber au hasard, dans le gouffre, d’une hauteur quelconque, sur quoi ? Sur ce qui est en bas, sur l’inconnu. -Le dessous et le dessus ainsi vissés, on n’y devinera rien. -Que mettras-tu dans cette boîte ? +Le dessous et le dessus ainsi vissés, on n’y devinera rien. +Que mettras-tu dans cette boîte ? Un petit morceau d’acier. -La paresse, le plaisir, quels précipices ! +La paresse, le plaisir, quels précipices ! Ne rien faire, c’est un lugubre parti pris, sais-tu bien ? -Malheur à qui veut être parasite ! il sera vermine. -Ah ! il ne te plaît pas de travailler ? -Ah ! tu n’as qu’une pensée, bien boire, bien manger, bien dormir. +Malheur à qui veut être parasite ! il sera vermine. +Ah ! il ne te plaît pas de travailler ? +Ah ! tu n’as qu’une pensée, bien boire, bien manger, bien dormir. Tu briseras cette ferraille, tu t’enfuiras. Et tu seras repris. Tu seras cloporte dans une cave. Tu seras tondu ras avec une casaque rouge et des sabots. Tu veux une bague au doigt, tu auras un carcan au cou. -Et si tu regardes une femme, un coup de bâton. -Et tu entreras là à vingt ans, et tu en sortiras à cinquante ! -Crois-moi, n’entreprends pas cette pénible besogne d’être un paresseux. +Et si tu regardes une femme, un coup de bâton. +Et tu entreras là à vingt ans, et tu en sortiras à cinquante ! +Crois-moi, n’entreprends pas cette pénible besogne d’être un paresseux. Devenir un coquin, ce n’est pas commode. -Il est moins malaisé d’être honnête homme. -Va maintenant, et pense à ce que je t’ai dit. -À propos, que voulais-tu de moi ? -Qui était ce bonhomme ? le lecteur l’a sans doute deviné. -Montparnasse, stupéfait, le regarda disparaître dans le crépuscule. +Il est moins malaisé d’être honnête homme. +Va maintenant, et pense à ce que je t’ai dit. +À propos, que voulais-tu de moi ? +Qui était ce bonhomme ? le lecteur l’a sans doute deviné. +Montparnasse, stupéfait, le regarda disparaître dans le crépuscule. Cette contemplation lui fut fatale. -Tandis que le vieillard s’éloignait, Gavroche s’approchait. -La bourse tomba sur le pied du père Mabeuf. -Cette commotion le réveilla. +Tandis que le vieillard s’éloignait, Gavroche s’approchait. +La bourse tomba sur le pied du père Mabeuf. +Cette commotion le réveilla. Il se pencha, et ramassa la bourse. Il n’y comprit rien et l’ouvrit. -Monsieur Mabeuf, fort effaré, porta la chose à sa gouvernante. -Cela tombe du ciel, dit la mère Plutarque. +Monsieur Mabeuf, fort effaré, porta la chose à sa gouvernante. +Cela tombe du ciel, dit la mère Plutarque. Le lendemain, elle le vit encore passer. Elle remarqua l’heure. Tiens ! lui disaient-ils. Il y a une petite qui te fait de l’œil, regarde donc. -À qui la faute ? -Qu’y avait-il dans l’âme de Cosette ? -L’image du bel officier se reflétait à la surface. -Y avait-il un souvenir au fond ? — tout au fond ? — Peut-être. +À qui la faute ? +Qu’y avait-il dans l’âme de Cosette ? +L’image du bel officier se reflétait à la surface. +Y avait-il un souvenir au fond ? — tout au fond ? — Peut-être. Cosette ne savait pas. Il survint un incident singulier. -Dans la première quinzaine d’avril, Jean Valjean fit un voyage. +Dans la première quinzaine d’avril, Jean Valjean fit un voyage. Il restait absent un ou deux jours au plus. -Où allait-il ? personne ne le savait, pas même Cosette. -Là il était descendu, et le fiacre avait ramené Cosette rue de Babylone. -Jean Valjean était donc absent. +Où allait-il ? personne ne le savait, pas même Cosette. +Là il était descendu, et le fiacre avait ramené Cosette rue de Babylone. +Jean Valjean était donc absent. Il avait dit : Je reviendrai dans trois jours. -Le soir, Cosette était seule dans le salon. +Le soir, Cosette était seule dans le salon. Quand elle eut fini, elle demeura pensive. -Tout à coup il lui sembla qu’elle entendait marcher dans le jardin. -Il était dix heures du soir. -C’était le moment de la pleine lune. -On y voyait comme s’il eût fait jour. +Tout à coup il lui sembla qu’elle entendait marcher dans le jardin. +Il était dix heures du soir. +C’était le moment de la pleine lune. +On y voyait comme s’il eût fait jour. Il n’y avait personne. -Elle ouvrit la fenêtre. -Cosette pensa qu’elle s’était trompée. +Elle ouvrit la fenêtre. +Cosette pensa qu’elle s’était trompée. Elle avait cru entendre ce bruit. Elle n’y songea plus. -D’ailleurs Cosette de sa nature n’était pas très effrayée. -On s’en souvient, elle était plutôt alouette que colombe. +D’ailleurs Cosette de sa nature n’était pas très effrayée. +On s’en souvient, elle était plutôt alouette que colombe. Elle avait un fond farouche et brave. Elle ne voyait rien d’ailleurs. -Cosette s’arrêta terrifiée. -Enfin elle rassembla tout son courage et se retourna résolument. +Cosette s’arrêta terrifiée. +Enfin elle rassembla tout son courage et se retourna résolument. Il n’y avait personne. -Elle regarda à terre. +Elle regarda à terre. L’ombre avait disparu. -Elle se sentit vraiment glacée. -Était-ce encore une hallucination ? +Elle se sentit vraiment glacée. +Était-ce encore une hallucination ? Quoi ! deux jours de suite ? Une hallucination, passe, mais deux hallucinations ? -Les fantômes ne portent guère de chapeaux ronds. +Les fantômes ne portent guère de chapeaux ronds. Le lendemain Jean Valjean revint. Cosette lui conta ce qu’elle avait cru entendre et voir. Jean Valjean devint soucieux. -Ce ne peut être rien, lui dit-il. -Elle courut à son vasistas et l’ouvrit. -Au moment où elle allait crier, la lune éclaira le profil de l’homme. -C’était son père. +Ce ne peut être rien, lui dit-il. +Elle courut à son vasistas et l’ouvrit. +Au moment où elle allait crier, la lune éclaira le profil de l’homme. +C’était son père. Elle se recoucha en se disant : — Il est donc bien inquiet ! -Jean Valjean passa dans le jardin cette nuit-là et les deux nuits qui suivirent. +Jean Valjean passa dans le jardin cette nuit-là et les deux nuits qui suivirent. Cosette le vit par le trou de son volet. -Son père était en bas sur la pelouse. -Je te réveille pour te rassurer, dit-il, regarde. +Son père était en bas sur la pelouse. +Je te réveille pour te rassurer, dit-il, regarde. Voici ton ombre en chapeau rond. -Cosette se rasséréna pleinement. -À quelques jours de là cependant un nouvel incident se produisit. -Fantine était peut-être dans cette ombre. +Cosette se rasséréna pleinement. +À quelques jours de là cependant un nouvel incident se produisit. +Fantine était peut-être dans cette ombre. Elle revint au banc. -Cosette considéra cette pierre, se demandant ce que cela voulait dire. -Cette fois ce fut une vraie peur ; la pierre était là. -Elle demanda à Toussaint : — Mon père est-il rentré ? -Nous avons indiqué une fois pour toutes le bégayement de Toussaint. +Cosette considéra cette pierre, se demandant ce que cela voulait dire. +Cette fois ce fut une vraie peur ; la pierre était là. +Elle demanda à Toussaint : — Mon père est-il rentré ? +Nous avons indiqué une fois pour toutes le bégayement de Toussaint. Qu’on nous permette de ne plus l’accentuer. Oh ! soyez tranquille, mademoiselle. -Pour ça, dit Toussaint, c’est vrai. -On serait assassiné avant d’avoir le temps de dire ouf ! +Pour ça, dit Toussaint, c’est vrai. +On serait assassiné avant d’avoir le temps de dire ouf ! Avec cela que monsieur ne couche pas dans la maison. -Mais ne craignez rien, mademoiselle, je ferme les fenêtres comme des bastilles. -Des femmes seules ! je crois bien que cela fait frémir ! -Et puis leurs couteaux, ça doit mal couper ! +Mais ne craignez rien, mademoiselle, je ferme les fenêtres comme des bastilles. +Des femmes seules ! je crois bien que cela fait frémir ! +Et puis leurs couteaux, ça doit mal couper ! Taisez-vous, dit Cosette. -La pierre y était. +La pierre y était. Mais ce ne fut qu’un moment. -Ce qui est frayeur la nuit est curiosité le jour. +Ce qui est frayeur la nuit est curiosité le jour. Bah ! dit-elle, voyons donc. -Elle souleva cette pierre qui était assez grosse. -Il y avait dessous quelque chose qui ressemblait à une lettre. -C’était une enveloppe de papier blanc. +Elle souleva cette pierre qui était assez grosse. +Il y avait dessous quelque chose qui ressemblait à une lettre. +C’était une enveloppe de papier blanc. Cosette s’en saisit. -Cependant l’enveloppe, quoique ouverte, n’était point vide. -On entrevoyait des papiers dans l’intérieur. -À qui cela était-il adressé ? -À elle probablement, puisqu’une main avait déposé le paquet sur son banc. +Cependant l’enveloppe, quoique ouverte, n’était point vide. +On entrevoyait des papiers dans l’intérieur. +À qui cela était-il adressé ? +À elle probablement, puisqu’une main avait déposé le paquet sur son banc. De qui cela venait-il ? L’amour, c’est la salutation des anges aux astres. -Comme l’âme est triste quand elle est triste par l’amour ! -Oh ! comme il est vrai que l’être aimé devient Dieu. -Dieu est derrière tout, mais tout cache Dieu. -Les choses sont noires, les créatures sont opaques. -Aimer un être, c’est le rendre transparent. -De certaines pensées sont des prières. +Comme l’âme est triste quand elle est triste par l’amour ! +Oh ! comme il est vrai que l’être aimé devient Dieu. +Dieu est derrière tout, mais tout cache Dieu. +Les choses sont noires, les créatures sont opaques. +Aimer un être, c’est le rendre transparent. +De certaines pensées sont des prières. Toutes les œuvres de Dieu sont faites pour servir l’amour. -L’amour est assez puissant pour charger la nature entière de ses messages. -Ô printemps ! tu es une lettre que je lui écris. +L’amour est assez puissant pour charger la nature entière de ses messages. +Ô printemps ! tu es une lettre que je lui écris. L’avenir appartient encore bien plus aux cœurs qu’aux esprits. -Aimer, voilà la seule chose qui puisse occuper et emplir l’éternité. -À l’infini, il faut l’inépuisable. -L’amour participe de l’âme même. -Il est de même nature qu’elle. -Comme elle il est étincelle divine, comme elle il est incorruptible, indivisible, impérissable. +Aimer, voilà la seule chose qui puisse occuper et emplir l’éternité. +À l’infini, il faut l’inépuisable. +L’amour participe de l’âme même. +Il est de même nature qu’elle. +Comme elle il est étincelle divine, comme elle il est incorruptible, indivisible, impérissable. Vous me viendrez, n’est-ce pas, bonheurs ! -Promenades à deux dans les solitudes ! journées bénies et rayonnantes ! -Tous, qui que nous soyons, nous avons nos êtres respirables. -S’ils nous manquent, l’air nous manque, nous étouffons. +Promenades à deux dans les solitudes ! journées bénies et rayonnantes ! +Tous, qui que nous soyons, nous avons nos êtres respirables. +S’ils nous manquent, l’air nous manque, nous étouffons. Mourir par manque d’amour, c’est affreux ! -L’asphyxie de l’âme ! -Ce que l’amour commence ne peut être achevé que par Dieu. -Rien ne suffit à l’amour. -Ô vous qui vous aimez, tout cela est dans l’amour. +L’asphyxie de l’âme ! +Ce que l’amour commence ne peut être achevé que par Dieu. +Rien ne suffit à l’amour. +Ô vous qui vous aimez, tout cela est dans l’amour. Sachez l’y trouver. -Quelle chose sombre de ne pas savoir l’adresse de son âme ! +Quelle chose sombre de ne pas savoir l’adresse de son âme ! L’amour a des enfantillages, les autres passions ont des petitesses. Honte aux passions qui rendent l’homme petit ! -Honneur à celle qui le fait enfant ! -C’est une chose étrange, savez-vous cela ? +Honneur à celle qui le fait enfant ! +C’est une chose étrange, savez-vous cela ? Je suis dans la nuit. -Il y a un être qui en s’en allant a emporté le ciel. +Il y a un être qui en s’en allant a emporté le ciel. Vous qui souffrez parce que vous aimez, aimez plus encore. Mourir d’amour, c’est en vivre. -Une sombre transfiguration étoilée est mêlée à ce supplice. +Une sombre transfiguration étoilée est mêlée à ce supplice. Il y a de l’extase dans l’agonie. -L’amour est une respiration céleste de l’air du paradis. -Alors il lui apparaît quelque chose, et il commence à distinguer le définitif. -Le définitif, songez à ce mot. -Les vivants voient l’infini ; le définitif ne se laisse voir qu’aux morts. -En attendant, aimez et souffrez, espérez et contemplez. -Malheur, hélas ! à qui n’aura aimé que des corps, des formes, des apparences ! -La mort lui ôtera tout. -Tâchez d’aimer des âmes, vous les retrouverez. -J’ai rencontré dans la rue un jeune homme très pauvre qui aimait. -Quelle grande chose, être aimé ! +L’amour est une respiration céleste de l’air du paradis. +Alors il lui apparaît quelque chose, et il commence à distinguer le définitif. +Le définitif, songez à ce mot. +Les vivants voient l’infini ; le définitif ne se laisse voir qu’aux morts. +En attendant, aimez et souffrez, espérez et contemplez. +Malheur, hélas ! à qui n’aura aimé que des corps, des formes, des apparences ! +La mort lui ôtera tout. +Tâchez d’aimer des âmes, vous les retrouverez. +J’ai rencontré dans la rue un jeune homme très pauvre qui aimait. +Quelle grande chose, être aimé ! Quelle chose plus grande encore, aimer ! -Le cœur devient héroïque à force de passion. -S’il n’y avait pas quelqu’un qui aime, le soleil s’éteindrait. -Pendant cette lecture, Cosette entrait peu à peu en rêverie. +Le cœur devient héroïque à force de passion. +S’il n’y avait pas quelqu’un qui aime, le soleil s’éteindrait. +Pendant cette lecture, Cosette entrait peu à peu en rêverie. Cosette le trouva hideux. -Elle se remit à contempler le cahier. +Elle se remit à contempler le cahier. Cosette n’avait jamais rien lu de pareil. -Qu’était-ce que ce manuscrit ? -Maintenant ces pages, de qui pouvaient-elles venir ? qui pouvait les avoir écrites ? -Cosette n’hésita pas une minute. -Le jour s’était refait dans son esprit. -Elle éprouvait une joie inouïe et une angoisse profonde. -Pendant qu’elle l’oubliait, il l’avait retrouvée ! -Mais est-ce qu’elle l’avait oublié ? -Elle était folle d’avoir cru cela un moment. -Elle l’avait toujours aimé, toujours adoré. -Ce cahier était comme une flammèche tombée de cette autre âme dans la sienne. +Qu’était-ce que ce manuscrit ? +Maintenant ces pages, de qui pouvaient-elles venir ? qui pouvait les avoir écrites ? +Cosette n’hésita pas une minute. +Le jour s’était refait dans son esprit. +Elle éprouvait une joie inouïe et une angoisse profonde. +Pendant qu’elle l’oubliait, il l’avait retrouvée ! +Mais est-ce qu’elle l’avait oublié ? +Elle était folle d’avoir cru cela un moment. +Elle l’avait toujours aimé, toujours adoré. +Ce cahier était comme une flammèche tombée de cette autre âme dans la sienne. Elle sentait recommencer l’incendie. -C’est tout ce que j’avais déjà lu dans ses yeux. -Force fut à Cosette de lever les yeux. -Elle le trouva fade, niais, sot, inutile, fat, déplaisant, impertinent, et très laid. +C’est tout ce que j’avais déjà lu dans ses yeux. +Force fut à Cosette de lever les yeux. +Elle le trouva fade, niais, sot, inutile, fat, déplaisant, impertinent, et très laid. L’officier crut devoir lui sourire. -Elle se détourna honteuse et indignée. -Elle lui aurait volontiers jeté quelque chose à la tête. -C’en était fait, Cosette était retombée dans le profond amour séraphique. -L’abîme Éden venait de se rouvrir. -Toute la journée, Cosette fut dans une sorte d’étourdissement. +Elle se détourna honteuse et indignée. +Elle lui aurait volontiers jeté quelque chose à la tête. +C’en était fait, Cosette était retombée dans le profond amour séraphique. +L’abîme Éden venait de se rouvrir. +Toute la journée, Cosette fut dans une sorte d’étourdissement. Elle n’osait rien se promettre, et ne voulait rien se refuser. -Des pâleurs lui passaient sur le visage et des frissons sur le corps. +Des pâleurs lui passaient sur le visage et des frissons sur le corps. C’est bien lui ! ceci vient de lui pour moi ! Le soir venu, Jean Valjean sortit, Cosette s’habilla. Elle fit toute cette toilette sans savoir pourquoi. Voulait-elle sortir ? non. Attendait-elle une visite ? non. -À la brune, elle descendit au jardin. -Toussaint était occupée à sa cuisine qui donnait sur l’arrière-cour. +À la brune, elle descendit au jardin. +Toussaint était occupée à sa cuisine qui donnait sur l’arrière-cour. Elle arriva au banc. -La pierre y était restée. -Elle tourna la tête et se dressa. -Il était tête nue. -Il paraissait pâle et amaigri. -On distinguait à peine son vêtement noir. -Le crépuscule blêmissait son beau front et couvrait ses yeux de ténèbres. -Son chapeau était jeté à quelques pas dans les broussailles. -Elle reculait lentement, car elle se sentait attirée. +La pierre y était restée. +Elle tourna la tête et se dressa. +Il était tête nue. +Il paraissait pâle et amaigri. +On distinguait à peine son vêtement noir. +Le crépuscule blêmissait son beau front et couvrait ses yeux de ténèbres. +Son chapeau était jeté à quelques pas dans les broussailles. +Elle reculait lentement, car elle se sentait attirée. Lui ne bougeait point. -Sans cet arbre, elle fût tombée. -Avez-vous lu ce que j’avais mis là, sur ce banc ? +Sans cet arbre, elle fût tombée. +Avez-vous lu ce que j’avais mis là, sur ce banc ? Me reconnaissez-vous un peu ? N’ayez pas peur de moi. -Et le jour où vous avez passé devant moi ? -C’étaient le seize juin et le deux juillet. +Et le jour où vous avez passé devant moi ? +C’étaient le seize juin et le deux juillet. Il va y avoir un an. Depuis bien longtemps, je ne vous ai plus vue. Je vous suivais, moi. -Qu’est-ce que j’avais à faire ? +Qu’est-ce que j’avais à faire ? Et puis vous avez disparu. -C’était une personne qui avait un chapeau comme vous. +C’était une personne qui avait un chapeau comme vous. La nuit, je viens ici. Ne craignez pas, personne ne me voit. -Je viens regarder vos fenêtres de près. +Je viens regarder vos fenêtres de près. Une fois je vous ai entendue chanter. Non, n’est-ce pas ? -Voyez-vous, vous êtes mon ange, laissez-moi venir un peu. +Voyez-vous, vous êtes mon ange, laissez-moi venir un peu. Je crois que je vais mourir. Si vous saviez ! je vous adore, moi ! -Ô ma mère ! dit-elle. -Et elle s’affaissa sur elle-même comme si elle se mourait. +Ô ma mère ! dit-elle. +Et elle s’affaissa sur elle-même comme si elle se mourait. Il la soutenait tout en chancelant. -Il était éperdu d’amour. +Il était éperdu d’amour. Elle lui prit une main et la posa sur son cœur. -Il sentit le papier qui y était. +Il sentit le papier qui y était. Il balbutia : — Vous m’aimez donc ? -Il tomba sur le banc, elle près de lui. +Il tomba sur le banc, elle près de lui. Ils n’avaient plus de paroles. -Les étoiles commençaient à rayonner. -Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent ? +Les étoiles commençaient à rayonner. +Comment se fit-il que leurs lèvres se rencontrèrent ? Un baiser, et ce fut tout. -Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l’ombre avec des yeux éclatants. -Ils s’étaient pris les mains, sans savoir. -Cela lui paraissait si simple qu’il fût là. -Par intervalles, Cosette bégayait une parole. -Son âme tremblait à ses lèvres comme une goutte de rosée à une fleur. -Peu à peu ils se parlèrent. -L’épanchement succéda au silence qui est la plénitude. -La nuit était sereine et splendide au-dessus de leur tête. -Ils se pénétrèrent, ils s’enchantèrent, ils s’éblouirent. +Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l’ombre avec des yeux éclatants. +Ils s’étaient pris les mains, sans savoir. +Cela lui paraissait si simple qu’il fût là. +Par intervalles, Cosette bégayait une parole. +Son âme tremblait à ses lèvres comme une goutte de rosée à une fleur. +Peu à peu ils se parlèrent. +L’épanchement succéda au silence qui est la plénitude. +La nuit était sereine et splendide au-dessus de leur tête. +Ils se pénétrèrent, ils s’enchantèrent, ils s’éblouirent. Je m’appelle Marius, dit-il. Je m’appelle Cosette. -Cela faisait cinq ; deux filles et trois garçons. -Débarrassée est le mot. +Cela faisait cinq ; deux filles et trois garçons. +Débarrassée est le mot. Il n’y avait chez cette femme qu’un fragment de nature. -Phénomène dont il y a du reste plus d’un exemple. -Sa maternité finissait là. -Sa haine du genre humain commençait à ses garçons. -Comme on l’a vu, elle détestait l’aîné, elle exécrait les deux autres. +Phénomène dont il y a du reste plus d’un exemple. +Sa maternité finissait là. +Sa haine du genre humain commençait à ses garçons. +Comme on l’a vu, elle détestait l’aîné, elle exécrait les deux autres. Ce fut un coup. -Ces enfants étaient précieux à leur mère ; ils représentaient quatrevingts francs par mois. -Les enfants morts, la rente était enterrée. -La Magnon chercha un expédient. -Il fallait deux enfants à la Magnon ; la Thénardier en avait deux. -Même sexe, même âge. +Ces enfants étaient précieux à leur mère ; ils représentaient quatrevingts francs par mois. +Les enfants morts, la rente était enterrée. +La Magnon chercha un expédient. +Il fallait deux enfants à la Magnon ; la Thénardier en avait deux. +Même sexe, même âge. Bon arrangement pour l’une, bon placement pour l’autre. -Les petits Thénardier devinrent les petits Magnon. -La Magnon quitta le quai des Célestins et alla demeurer rue Cloche-perce. -Il va sans dire que Monsieur Gillenormand continua de s’exécuter. +Les petits Thénardier devinrent les petits Magnon. +La Magnon quitta le quai des Célestins et alla demeurer rue Cloche-perce. +Il va sans dire que Monsieur Gillenormand continua de s’exécuter. Il venait tous les six mois voir les petits. -Thénardier, à qui les avatars étaient aisés, saisit cette occasion de devenir Jondrette. -Elle avait dit à son mari : — Mais c’est abandonner ses enfants, cela ! +Thénardier, à qui les avatars étaient aisés, saisit cette occasion de devenir Jondrette. +Elle avait dit à son mari : — Mais c’est abandonner ses enfants, cela ! Personne n’y verra que de l’azur. -La Magnon était une sorte d’élégante du crime. +La Magnon était une sorte d’élégante du crime. Elle faisait de la toilette. On l’appelait mamselle Miss. -Les deux petits échus à la Magnon n’eurent pas à se plaindre. +Les deux petits échus à la Magnon n’eurent pas à se plaindre. La Magnon faisait la dame et ne parlait pas argot devant eux. -Ils passèrent ainsi quelques années. -La Thénardier en augurait bien. -La catastrophe des Thénardier produisit la catastrophe de la Magnon. -Quand ils voulurent rentrer, ils trouvèrent la porte fermée et la maison vide. -L’homme de l’échoppe leur dit : — Vous ne demeurez plus ici. -C’est tout près. -La première rue à gauche. +Ils passèrent ainsi quelques années. +La Thénardier en augurait bien. +La catastrophe des Thénardier produisit la catastrophe de la Magnon. +Quand ils voulurent rentrer, ils trouvèrent la porte fermée et la maison vide. +L’homme de l’échoppe leur dit : — Vous ne demeurez plus ici. +C’est tout près. +La première rue à gauche. Demandez votre chemin avec ce papier-ci. -Ils se mirent à errer au hasard dans les rues. -C’était la porte du sépulcre. -On sentait dans ces bises le souffle du choléra. -De fréquents orages, accompagnés d’éclairs et de tonnerres, éclatèrent à cette époque. -Il lui arrivait souvent de déjeuner d’un de ces pains-là. -On n’a jamais su à quoi avait trait ce monologue. +Ils se mirent à errer au hasard dans les rues. +C’était la porte du sépulcre. +On sentait dans ces bises le souffle du choléra. +De fréquents orages, accompagnés d’éclairs et de tonnerres, éclatèrent à cette époque. +Il lui arrivait souvent de déjeuner d’un de ces pains-là. +On n’a jamais su à quoi avait trait ce monologue. Les deux enfants se remirent en marche en pleurant. -Cependant une nuée était venue, il commençait à pleuvoir. -Nous ne savons pas où coucher, répondit l’aîné. -C’est ça ? dit Gavroche, Voilà grand’chose. -Est-ce qu’on pleure pour ça ? +Cependant une nuée était venue, il commençait à pleuvoir. +Nous ne savons pas où coucher, répondit l’aîné. +C’est ça ? dit Gavroche, Voilà grand’chose. +Est-ce qu’on pleure pour ça ? Sont-ils serins donc ! -Oui, monsieur, fit l’aîné. -Et les deux enfants le suivirent comme ils auraient suivi un archevêque. -Ils avaient cessé de pleurer. +Oui, monsieur, fit l’aîné. +Et les deux enfants le suivirent comme ils auraient suivi un archevêque. +Ils avaient cessé de pleurer. Gavroche leur fit monter la rue Saint-Antoine dans la direction de la Bastille. -Ça n’a pas de cœur, ce merlan-là, grommela-t-il. +Ça n’a pas de cœur, ce merlan-là, grommela-t-il. C’est un angliche. Ce rire manquait de respect au groupe. Bonjour, mamselle Omnibus, lui dit Gavroche. Ce perruquier l’avait rendu agressif. Madame, lui dit-il, vous sortez donc avec votre cheval ? -Et sur ce, il éclaboussa les bottes vernies d’un passant. -Drôle ! cria le passant furieux. -Gavroche leva le nez par-dessus son châle. +Et sur ce, il éclaboussa les bottes vernies d’un passant. +Drôle ! cria le passant furieux. +Gavroche leva le nez par-dessus son châle. De toi ! fit le passant. -Le bureau est fermé, dit Gavroche, je ne reçois plus de plaintes. -La petite commençait à être trop grande fille pour cela. +Le bureau est fermé, dit Gavroche, je ne reçois plus de plaintes. +La petite commençait à être trop grande fille pour cela. La croissance vous joue de ces tours. -La jupe devient courte au moment où la nudité devient indécente. +La jupe devient courte au moment où la nudité devient indécente. Pauvre fille ! dit Gavroche. -Ça n’a même pas de culotte. -Tiens, prends toujours ça. -La petite le considéra d’un air étonné et reçut le châle en silence. +Ça n’a même pas de culotte. +Tiens, prends toujours ça. +La petite le considéra d’un air étonné et reçut le châle en silence. Sur ce brrr ! l’averse, redoublant d’humeur, fit rage. -Ces mauvais ciels-là punissent les bonnes actions. -Ah çà, s’écria Gavroche, qu’est-ce que cela signifie ? -Bon Dieu, si cela continue, je me désabonne. +Ces mauvais ciels-là punissent les bonnes actions. +Ah çà, s’écria Gavroche, qu’est-ce que cela signifie ? +Bon Dieu, si cela continue, je me désabonne. Et il se remit en marche. -Et, regardant la nuée, il cria : — Attrapé ! -Les deux enfants emboîtaient le pas derrière lui. -Vous êtes donc sans père ni mère ? reprit majestueusement Gavroche. +Et, regardant la nuée, il cria : — Attrapé ! +Les deux enfants emboîtaient le pas derrière lui. +Vous êtes donc sans père ni mère ? reprit majestueusement Gavroche. Je sais, fit Gavroche. C’est les chiens qui mangent tout. -Il reprit après un silence : — Ah ! nous avons perdu nos auteurs. +Il reprit après un silence : — Ah ! nous avons perdu nos auteurs. Nous ne savons plus ce que nous en avons fait. -Ça ne se doit pas, gamins. -C’est bête d’égarer comme ça des gens d’âge. -Ah çà ! il faut licher pourtant. +Ça ne se doit pas, gamins. +C’est bête d’égarer comme ça des gens d’âge. +Ah çà ! il faut licher pourtant. Du reste il ne leur fit pas de questions. -Être sans domicile, quoi de plus simple ? -Maman, reprit l’aîné, est une dame qui demeure avec mamselle Miss. +Être sans domicile, quoi de plus simple ? +Maman, reprit l’aîné, est une dame qui demeure avec mamselle Miss. Calmons-nous, les momignards. Voici de quoi souper pour trois. Et il tira d’une de ses poches un sou. -Le boulanger, qui était le maître en personne, prit un pain et un couteau. -En trois morceaux, garçon ! reprit Gavroche, et il ajouta avec dignité : — Nous sommes trois. -Vous voulez dire du larton brutal, reprit Gavroche, calme et froidement dédaigneux. -Du pain blanc, garçon ! du larton savonné ! je régale. -Mis tous trois bout à bout, ils auraient à peine fait une toise. -Les petits garçons le regardèrent interdits. +Le boulanger, qui était le maître en personne, prit un pain et un couteau. +En trois morceaux, garçon ! reprit Gavroche, et il ajouta avec dignité : — Nous sommes trois. +Vous voulez dire du larton brutal, reprit Gavroche, calme et froidement dédaigneux. +Du pain blanc, garçon ! du larton savonné ! je régale. +Mis tous trois bout à bout, ils auraient à peine fait une toise. +Les petits garçons le regardèrent interdits. Et il reprit : — Mangez. -En même temps, il leur tendait à chacun un morceau de pain. -Les pauvres enfants étaient affamés, y compris Gavroche. +En même temps, il leur tendait à chacun un morceau de pain. +Les pauvres enfants étaient affamés, y compris Gavroche. Rentrons dans la rue, dit Gavroche. Ils reprirent la direction de la Bastille. -Voilà décidément un fort serin, disait Gavroche. +Voilà décidément un fort serin, disait Gavroche. Tiens, c’est toi, Montparnasse ? dit Gavroche. Tu as du style, parole de vieux ! Chut, fit Montparnasse, pas si haut ! -Et il entraîna vivement Gavroche hors de la lumière des boutiques. +Et il entraîna vivement Gavroche hors de la lumière des boutiques. Les deux petits suivaient machinalement en se tenant par la main. -À l’abbaye de Monte-à-Regret, dit Gavroche. +À l’abbaye de Monte-à-Regret, dit Gavroche. Et Montparnasse reprit : — Je vas retrouver Babet. Ah ! fit Gavroche, elle s’appelle Babet. Montparnasse baissa la voix. -Je le croyais bouclé. -Il a défait la boucle, répondit Montparnasse. -Gavroche admira l’habileté. +Je le croyais bouclé. +Il a défait la boucle, répondit Montparnasse. +Gavroche admira l’habileté. Quel dentiste ! dit-il. Montparnasse cligna de l’œil. Fichtre ! reprit Gavroche, tu vas donc te colleter avec les cognes ? -On ne sait pas, répondit Montparnasse d’un air indifférent. -Il est toujours bon d’avoir une épingle sur soi. +On ne sait pas, répondit Montparnasse d’un air indifférent. +Il est toujours bon d’avoir une épingle sur soi. Gavroche insista : — Qu’est-ce que tu vas donc faire cette nuit ? -Et changeant brusquement de conversation : — À propos ! +Et changeant brusquement de conversation : — À propos ! Une histoire de l’autre jour. Je rencontre un bourgeois. Il me fait cadeau d’un sermon et de sa bourse. -Je mets ça dans ma poche. -Une minute après, je fouille dans ma poche. +Je mets ça dans ma poche. +Une minute après, je fouille dans ma poche. Il n’y avait plus rien. Que le sermon, fit Gavroche. -Mais toi, reprit Montparnasse, où vas-tu donc maintenant ? -Gavroche montra ses deux protégés et dit : — Je vas coucher ces enfants-là. -Où ça chez toi ? -Et où loges-tu ? -Dans l’éléphant, dit Gavroche. -Eh bien oui, dans l’éléphant ! repartit Gavroche. -Kekçaa signifie : qu’est-ce que cela a ? +Mais toi, reprit Montparnasse, où vas-tu donc maintenant ? +Gavroche montra ses deux protégés et dit : — Je vas coucher ces enfants-là. +Où ça chez toi ? +Et où loges-tu ? +Dans l’éléphant, dit Gavroche. +Eh bien oui, dans l’éléphant ! repartit Gavroche. +Kekçaa signifie : qu’est-ce que cela a ? L’observation profonde du gamin ramena Montparnasse au calme et au bon sens. -Il parut revenir à de meilleurs sentiments pour le logis de Gavroche. -Au fait ! dit-il, oui, l’éléphant. -Très bien, fit Gavroche. +Il parut revenir à de meilleurs sentiments pour le logis de Gavroche. +Au fait ! dit-il, oui, l’éléphant. +Très bien, fit Gavroche. Il n’y a pas de vents coulis comme sous les ponts. Comment y entres-tu ? Il y a donc un trou ? demanda Montparnasse. @@ -11063,750 +11063,750 @@ Mais il ne faut pas le dire. C’est entre les jambes de devant. Les coqueurs ne l’ont pas vu. Un tour de main, cric, crac, c’est fait, plus personne. -Après un silence, Gavroche ajouta : — Pour ces petits j’aurai une échelle. -Montparnasse se mit à rire. -Où diable as-tu pris ces mions-là ? -Cependant Montparnasse était devenu pensif. -Tu m’as reconnu bien aisément, murmura-t-il. +Après un silence, Gavroche ajouta : — Pour ces petits j’aurai une échelle. +Montparnasse se mit à rire. +Où diable as-tu pris ces mions-là ? +Cependant Montparnasse était devenu pensif. +Tu m’as reconnu bien aisément, murmura-t-il. Ceci lui faisait un autre nez. -Ça te change, dit Gavroche, tu es moins laid, tu devrais garder toujours ça. -Montparnasse était joli garçon, mais Gavroche était railleur. +Ça te change, dit Gavroche, tu es moins laid, tu devrais garder toujours ça. +Montparnasse était joli garçon, mais Gavroche était railleur. Sans rire, demanda Montparnasse, comment me trouves-tu ? -C’était aussi un autre son de voix. -En un clin d’œil, Montparnasse était devenu méconnaissable. -Fais-nous Porrichinelle ! s’écria Gavroche. -Malheureusement Montparnasse était soucieux. +C’était aussi un autre son de voix. +En un clin d’œil, Montparnasse était devenu méconnaissable. +Fais-nous Porrichinelle ! s’écria Gavroche. +Malheureusement Montparnasse était soucieux. Cette phrase bizarre produisit sur le gamin un un effet singulier. -Je loge à l’entre-sol. +Je loge à l’entre-sol. Il n’y a pas de portier. Tu demanderas monsieur Gavroche. C’est bon, dit Montparnasse. -Et ils se séparèrent, Montparnasse cheminant vers la Grève et Gavroche vers la Bastille. +Et ils se séparèrent, Montparnasse cheminant vers la Grève et Gavroche vers la Bastille. On ne savait ce que cela voulait dire. -C’était une sorte de symbole de la force populaire. -C’était sombre, énigmatique et immense. -Peu d’étrangers visitaient cet édifice, aucun passant ne le regardait. +C’était une sorte de symbole de la force populaire. +C’était sombre, énigmatique et immense. +Peu d’étrangers visitaient cet édifice, aucun passant ne le regardait. Comme nous l’avons dit, la nuit, l’aspect changeait. -La nuit est le véritable milieu de tout ce qui est ombre. -Ce fait constaté, nous continuons. -Les deux petits garçons se regardèrent terrifiés. -Vous avez peur, mômes ! s’écria Gavroche. +La nuit est le véritable milieu de tout ce qui est ombre. +Ce fait constaté, nous continuons. +Les deux petits garçons se regardèrent terrifiés. +Vous avez peur, mômes ! s’écria Gavroche. Et il ajouta : — Vous allez voir. -L’aîné se risqua. -Mets ton pied là ! -Le môme avait franchi la crevasse. +L’aîné se risqua. +Mets ton pied là ! +Le môme avait franchi la crevasse. Maintenant, fit Gavroche, attends-moi. -Vive le général Lafayette ! -Cette explosion passée, il ajouta : — Les mioches, vous êtes chez moi. -Gavroche était en effet chez lui. -Ô utilité inattendue de l’inutile ! charité des grandes choses ! bonté des géants ! -Le môme avait été accepté et abrité par le colosse. -Cela servait à recueillir l’innocent que la société repoussait. -Cela servait à diminuer la faute publique. -C’était une tanière ouverte à celui auquel toutes les portes étaient fermées. -Voilà à quoi servait l’éléphant de la Bastille. -Cette idée de Napoléon, dédaignée par les hommes, avait été reprise par Dieu. -Ce qui n’eût été qu’illustre était devenu auguste. -Commençons, dit Gavroche, par dire au portier que nous n’y sommes pas. -Gavroche replongea dans obscurité. -Les enfants entendirent le reniflement de l’allumette enfoncée dans la bouteille phosphorique. +Vive le général Lafayette ! +Cette explosion passée, il ajouta : — Les mioches, vous êtes chez moi. +Gavroche était en effet chez lui. +Ô utilité inattendue de l’inutile ! charité des grandes choses ! bonté des géants ! +Le môme avait été accepté et abrité par le colosse. +Cela servait à recueillir l’innocent que la société repoussait. +Cela servait à diminuer la faute publique. +C’était une tanière ouverte à celui auquel toutes les portes étaient fermées. +Voilà à quoi servait l’éléphant de la Bastille. +Cette idée de Napoléon, dédaignée par les hommes, avait été reprise par Dieu. +Ce qui n’eût été qu’illustre était devenu auguste. +Commençons, dit Gavroche, par dire au portier que nous n’y sommes pas. +Gavroche replongea dans obscurité. +Les enfants entendirent le reniflement de l’allumette enfoncée dans la bouteille phosphorique. Tout un squelette gigantesque leur apparaissait et les enveloppait. Ce mot fit exclamer Gavroche. -L’air pétrifié des deux mômes rendait une secousse nécessaire. -Qu’est-ce que vous me fichez ? s’écria-t-il. -Blaguons-nous ? faisons-nous les dégoûtés ? vous faut-il pas les Tuileries ? +L’air pétrifié des deux mômes rendait une secousse nécessaire. +Qu’est-ce que vous me fichez ? s’écria-t-il. +Blaguons-nous ? faisons-nous les dégoûtés ? vous faut-il pas les Tuileries ? Seriez-vous des brutes ? -Je vous préviens que je ne suis pas du régiment des godiches. -Ah çà, est-ce que vous êtes les moutards du moutardier du pape ? -Un peu de rudoiement est bon dans l’épouvante. -Les deux enfants se rapprochèrent de Gavroche. -Là était son lit. -Le lit de Gavroche était complet. -Voici ce que c’était que l’alcôve. -Le lit de Gavroche était sous ce grillage comme dans une cage. -L’ensemble ressemblait à une tente d’esquimau. +Je vous préviens que je ne suis pas du régiment des godiches. +Ah çà, est-ce que vous êtes les moutards du moutardier du pape ? +Un peu de rudoiement est bon dans l’épouvante. +Les deux enfants se rapprochèrent de Gavroche. +Là était son lit. +Le lit de Gavroche était complet. +Voici ce que c’était que l’alcôve. +Le lit de Gavroche était sous ce grillage comme dans une cage. +L’ensemble ressemblait à une tente d’esquimau. C’est ce grillage qui tenait lieu de rideaux. -Mômes, à quatre pattes ! dit Gavroche. -Ils s’étaient étendus tous trois sur la natte. -Gavroche avait toujours le rat de cave à sa main. +Mômes, à quatre pattes ! dit Gavroche. +Ils s’étaient étendus tous trois sur la natte. +Gavroche avait toujours le rat de cave à sa main. Maintenant, dit-il, pioncez ! -Je vas supprimer le candélabre. -Ça, dit Gavroche gravement, c’est pour les rats. — Pioncez ! -Ça sert aux animaux féroces. +Je vas supprimer le candélabre. +Ça, dit Gavroche gravement, c’est pour les rats. — Pioncez ! +Ça sert aux animaux féroces. Gniena (il y en a) plein un magasin. On en a tant qu’on en veut. Gavroche fixa un œil satisfait sur la couverture. C’est encore du Jardin des plantes, dit-il. -J’ai pris ça aux singes. -Après une pause, il poursuivit : — Les bêtes avaient tout ça. +J’ai pris ça aux singes. +Après une pause, il poursuivit : — Les bêtes avaient tout ça. Je le leur ai pris. -Ça ne les a pas fâchées. -Je leur ai dit : C’est pour l’éléphant. +Ça ne les a pas fâchées. +Je leur ai dit : C’est pour l’éléphant. Le tout petit avait les yeux ouverts, mais il ne disait rien. -Puis il se tourna vers l’aîné. +Puis il se tourna vers l’aîné. Hein ? on est joliment bien ici ! -Ah oui ! répondit l’aîné en regardant Gavroche avec une expression d’ange sauvé. -Les deux pauvres petits enfants tout mouillés commençaient à se réchauffer. -Ah çà, continua Gavroche, pourquoi donc est-ce que vous pleuriez ? -Dame, fit l’enfant, nous n’avions plus du tout de logement où aller. +Ah oui ! répondit l’aîné en regardant Gavroche avec une expression d’ange sauvé. +Les deux pauvres petits enfants tout mouillés commençaient à se réchauffer. +Ah çà, continua Gavroche, pourquoi donc est-ce que vous pleuriez ? +Dame, fit l’enfant, nous n’avions plus du tout de logement où aller. Moutard ! reprit Gavroche, on ne dit pas un logement, on dit une piolle. -Et puis nous avions peur d’être tout seuls comme ça la nuit. +Et puis nous avions peur d’être tout seuls comme ça la nuit. On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue. Merci, monsieur, dit l’enfant. Tu verras comme on s’amuse. Elles crient, elles bisquent, si tu savais comme elles sont farces ! Nous irons voir l’homme squelette. Il est en vie. -Il est maigre comme tout, ce paroissien-là. +Il est maigre comme tout, ce paroissien-là. Et puis je vous conduirai au spectacle. -Je vous mènerai à Frédérick-Lemaître. -Je vous ferai engager à mon théâtre. +Je vous mènerai à Frédérick-Lemaître. +Je vous ferai engager à mon théâtre. Nous irons voir les sauvages. -Ce n’est pas vrai, ces sauvages-là. -Après ça, nous irons à l’Opéra. +Ce n’est pas vrai, ces sauvages-là. +Après ça, nous irons à l’Opéra. Nous entrerons avec les claqueurs. -La claque à l’Opéra est très bien composée. +La claque à l’Opéra est très bien composée. Je n’irais pas avec la claque sur les boulevards. On les appelle des lavettes. — Et puis nous irons voir guillotiner. Je vous ferai voir le bourreau. Il demeure rue des Marais. -Il y a une boîte aux lettres à la porte. +Il y a une boîte aux lettres à la porte. on s’amuse fameusement ! -Bigre ! dit-il, v’là la mèche qui s’use. +Bigre ! dit-il, v’là la mèche qui s’use. Quand on se couche, il faut dormir. -On ne dit pas brûler la maison, fit Gavroche, on dit riffauder le bocard. -Enfoncé, la pluie ! dit Gavroche. -Presque en même temps la foudre gronda et très furieusement. -Ne bousculons pas l’édifice. -Voilà du beau tonnerre, à la bonne heure ! -Ce n’est pas là de la gnognotte d’éclair. +On ne dit pas brûler la maison, fit Gavroche, on dit riffauder le bocard. +Enfoncé, la pluie ! dit Gavroche. +Presque en même temps la foudre gronda et très furieusement. +Ne bousculons pas l’édifice. +Voilà du beau tonnerre, à la bonne heure ! +Ce n’est pas là de la gnognotte d’éclair. Les enfants, il faut dormir, mes jeunes humains. -C’est très mauvais de ne pas dormir. +C’est très mauvais de ne pas dormir. Entortillez-vous bien de la pelure ! -Oui, murmura l’aîné, je suis bien. -J’ai comme de la plume sous la tête. -On ne dit pas la tête, cria Gavroche, on dit la tronche. -Les deux enfants se serrèrent l’un contre l’autre. +Oui, murmura l’aîné, je suis bien. +J’ai comme de la plume sous la tête. +On ne dit pas la tête, cria Gavroche, on dit la tronche. +Les deux enfants se serrèrent l’un contre l’autre. Et il souffla le lumignon. -Cela était accompagné de toutes sortes de petits cris aigus. -Hein ? fit Gavroche qui venait de fermer les paupières. -Qu’est-ce que c’est donc que ça ? -C’est les rats, répondit Gavroche. -Et il remit sa tête sur la natte. +Cela était accompagné de toutes sortes de petits cris aigus. +Hein ? fit Gavroche qui venait de fermer les paupières. +Qu’est-ce que c’est donc que ça ? +C’est les rats, répondit Gavroche. +Et il remit sa tête sur la natte. Cependant le petit ne dormait pas. Qu’est-ce que c’est donc que les rats ? C’est des souris. Cette explication rassura un peu l’enfant. -Pourtant il éleva encore la voix : — Monsieur ? +Pourtant il éleva encore la voix : — Monsieur ? Pourquoi n’avez-vous pas un chat ? -Le dialogue entre lui et Gavroche reprit pour la quatrième fois. -Qui ça qui a été mangé ? -Qui ça qui a mangé le chat ? -La terreur de l’enfant était au comble. -Mais Gavroche ajouta : — N’eïlle pas peur ! ils ne peuvent pas entrer. -Et puis je suis là ! +Le dialogue entre lui et Gavroche reprit pour la quatrième fois. +Qui ça qui a été mangé ? +Qui ça qui a mangé le chat ? +La terreur de l’enfant était au comble. +Mais Gavroche ajouta : — N’eïlle pas peur ! ils ne peuvent pas entrer. +Et puis je suis là ! Tiens, prends ma main. Tais-toi, et pionce ! -Gavroche en même temps prit la main du petit par-dessus son frère. -L’enfant serra cette main contre lui et se sentit rassuré. -Le courage et la force ont de ces communications mystérieuses. -Les heures de la nuit s’écoulèrent. -L’homme était Montparnasse. +Gavroche en même temps prit la main du petit par-dessus son frère. +L’enfant serra cette main contre lui et se sentit rassuré. +Le courage et la force ont de ces communications mystérieuses. +Les heures de la nuit s’écoulèrent. +L’homme était Montparnasse. Viens nous donner un coup de main. -Le gamin ne demanda pas d’autre éclaircissement. -Me v’là, dit-il. +Le gamin ne demanda pas d’autre éclaircissement. +Me v’là, dit-il. Montparnasse devait les aider du dehors. Il y fait un peu jour vers midi. -Son regard résultait de sa volonté et son sourire résultait de sa nature. -Le Bâtiment-Neuf contenait quatre dortoirs superposés et un comble qu’on appelait le Bel-Air. -Gueulemer et Brujon étaient dans le même dortoir. -On les avait mis par précaution dans l’étage d’en bas. -Thénardier se trouvait précisément au-dessus de leur tête dans ce comble qualifié le Bel-Air. -C’était le mur du chemin de ronde de la Force. -Ce mur derrière cette rotonde, c’était Milton entrevu derrière Berquin. -C’était le toit du Bâtiment-Neuf. -On y remarquait quatre lucarnes-mansardes armées de barreaux, c’étaient les fenêtres du Bel-Air. -Une cheminée perçait le toit ; c’était la cheminée qui traversait les dortoirs. -Brujon était adroit ; Gueulemer était vigoureux. +Son regard résultait de sa volonté et son sourire résultait de sa nature. +Le Bâtiment-Neuf contenait quatre dortoirs superposés et un comble qu’on appelait le Bel-Air. +Gueulemer et Brujon étaient dans le même dortoir. +On les avait mis par précaution dans l’étage d’en bas. +Thénardier se trouvait précisément au-dessus de leur tête dans ce comble qualifié le Bel-Air. +C’était le mur du chemin de ronde de la Force. +Ce mur derrière cette rotonde, c’était Milton entrevu derrière Berquin. +C’était le toit du Bâtiment-Neuf. +On y remarquait quatre lucarnes-mansardes armées de barreaux, c’étaient les fenêtres du Bel-Air. +Une cheminée perçait le toit ; c’était la cheminée qui traversait les dortoirs. +Brujon était adroit ; Gueulemer était vigoureux. La pluie et le vent redoublaient, le toit glissait. Quelle bonne sorgue pour un crampe ! dit Brujon. -Quelques instants après ils avaient rejoint Babet et Montparnasse qui rôdaient dans les environs. -L’une s’arrêta à la lucarne le temps d’un regard. -Thénardier le reconnut et comprit. -Le Bel-Air était éclairé par une applique. +Quelques instants après ils avaient rejoint Babet et Montparnasse qui rôdaient dans les environs. +L’une s’arrêta à la lucarne le temps d’un regard. +Thénardier le reconnut et comprit. +Le Bel-Air était éclairé par une applique. Le prisonnier avait aux pieds une paire de fers du poids de cinquante livres. Cet homme avec ses dogues revenait deux fois dans la nuit. -Quant à Thénardier, il n’y était plus. -Ses fers brisés étaient sur le carreau. +Quant à Thénardier, il n’y était plus. +Ses fers brisés étaient sur le carreau. La bayonnette du soldat avait disparu. -Au moment où ceci fut découvert, on crut Thénardier hors de toute atteinte. -Dans cette clôture se cache une petite baraque appuyée à la ruine restée debout. -Comment était-il arrivé là ? +Au moment où ceci fut découvert, on crut Thénardier hors de toute atteinte. +Dans cette clôture se cache une petite baraque appuyée à la ruine restée debout. +Comment était-il arrivé là ? C’est ce qu’on n’a jamais pu expliquer ni comprendre. -Les éclairs avaient dû tout ensemble le gêner et l’aider. -Des deux manières, fuite impossible. +Les éclairs avaient dû tout ensemble le gêner et l’aider. +Des deux manières, fuite impossible. On ne l’a jamais su. -On ne peut pas toujours se rendre compte des merveilles de l’évasion. -La corde qu’il avait était trop courte. -Ils se trouvaient précisément au-dessous de Thénardier. -Il faut dire aussi que la pluie tenait cette sentinelle bloquée dans sa guérite. -Le premier disait bas, mais distinctement : — Décarrons. +On ne peut pas toujours se rendre compte des merveilles de l’évasion. +La corde qu’il avait était trop courte. +Ils se trouvaient précisément au-dessous de Thénardier. +Il faut dire aussi que la pluie tenait cette sentinelle bloquée dans sa guérite. +Le premier disait bas, mais distinctement : — Décarrons. Qu’est-ce que nous maquillons icigo? -Le second répondit : — Il lansquine à éteindre le riffe du rabouin. -Cependant le troisième était intervenu. +Le second répondit : — Il lansquine à éteindre le riffe du rabouin. +Cependant le troisième était intervenu. Rien ne presse encore, attendons un peu. Qu’est-ce qui nous dit qu’il n’a pas besoin de nous ? -Quant au quatrième, il se taisait, mais ses vastes épaules le dénonçaient. -Thénardier n’hésita pas. +Quant au quatrième, il se taisait, mais ses vastes épaules le dénonçaient. +Thénardier n’hésita pas. Le tapissier n’aura pas pu tirer sa crampe. Il ne sait pas le truc, quoi ! Le vieux n’aura pas pu, il ne sait pas goupiner ! -Il faut être arcasien. +Il faut être arcasien. C’est un galifard. -Prête l’oche, Montparnasse, entends-tu ces criblements dans le collége ? +Prête l’oche, Montparnasse, entends-tu ces criblements dans le collége ? Tu as vu toutes ces camoufles. -Il est tombé, va ! +Il est tombé, va ! Il en sera quitte pour tirer ses vingt longes. Ne renaude pas, viens avec nousiergue. Allons picter une rouillarde encible. On ne laisse pas les amis dans l’embarras, grommela Montparnasse. Je te bonis qu’il est malade, reprit Brujon. -À l’heure qui toque, le tapissier ne vaut pas une broque ! +À l’heure qui toque, le tapissier ne vaut pas une broque ! Nous n’y pouvons rien. -Je crois à tout moment qu’un cogne me cintre en pogne ! -Montparnasse lui-même, qui était peut-être un peu le gendre de Thénardier, cédait. -Un moment de plus, ils étaient partis. -Cette corde tomba à leurs pieds. +Je crois à tout moment qu’un cogne me cintre en pogne ! +Montparnasse lui-même, qui était peut-être un peu le gendre de Thénardier, cédait. +Un moment de plus, ils étaient partis. +Cette corde tomba à leurs pieds. Une veuve ! dit Babet. Ma tortouse ! dit Brujon. -L’aubergiste est là, dit Montparnasse. -Ils levèrent les yeux. -Thénardier avança un peu la tête. +L’aubergiste est là, dit Montparnasse. +Ils levèrent les yeux. +Thénardier avança un peu la tête. Vite ! dit Montparnasse, as-tu l’autre bout de la corde, Brujon ? -Thénardier se risqua à élever la voix. +Thénardier se risqua à élever la voix. Je ne puis plus bouger. Tu te laisseras glisser, nous te recevrons. J’ai les mains gourdes. Noue seulement la corde au mur. Je ne pourrai pas. Il faut que l’un de nous monte, dit Montparnasse. -Trois étages ! fit Brujon. -Il était fort étroit. -On pourrait monter par là, fit Montparnasse. -Par ce tuyau ? s’écria Babel, un orgue jamais ! il faudrait un mion. -Il faudrait un môme, reprit Brujon. -Où trouver un moucheron ? dit Gueulemer. +Trois étages ! fit Brujon. +Il était fort étroit. +On pourrait monter par là, fit Montparnasse. +Par ce tuyau ? s’écria Babel, un orgue jamais ! il faudrait un mion. +Il faudrait un môme, reprit Brujon. +Où trouver un moucheron ? dit Gueulemer. J’ai l’affaire. -La pluie continuait de faire la rue complètement déserte. -L’eau lui dégouttait des cheveux. +La pluie continuait de faire la rue complètement déserte. +L’eau lui dégouttait des cheveux. Gueulemer lui adressa la parole. Mioche, es-tu un homme ? -Comme le mion joue du crachoir ! s’écria Babet. -Le môme pantinois n’est pas maquillé de fertille lansquinée, ajouta Brujon. +Comme le mion joue du crachoir ! s’écria Babet. +Le môme pantinois n’est pas maquillé de fertille lansquinée, ajouta Brujon. Qu’est-ce qu’il vous faut ? dit Gavroche. -Montparnasse répondit : — Grimper par ce tuyau. +Montparnasse répondit : — Grimper par ce tuyau. Avec cette veuve, fit Babet. Et ligoter la tortouse, continua Brujon. -Au monté du montant, reprit Babet. +Au monté du montant, reprit Babet. Au pieu de la vanterne, ajouta Brujon. Et puis ? dit Gavroche. -Il y a un homme là-haut que tu sauveras, reprit Montparnasse. +Il y a un homme là-haut que tu sauveras, reprit Montparnasse. Veux-tu ? reprit Brujon. -Tiens ! dit-il, c’est mon père !... -Oh ! cela n’empêche pas. -Et prenant la corde dans ses dents, il commença résolûment l’escalade. -Un moment après, Thénardier était dans la rue. +Tiens ! dit-il, c’est mon père !... +Oh ! cela n’empêche pas. +Et prenant la corde dans ses dents, il commença résolûment l’escalade. +Un moment après, Thénardier était dans la rue. Voici quel fut le premier mot de cet homme : — Maintenant, qui allons-nous manger ? -Manger, sens vrai : dévorer. +Manger, sens vrai : dévorer. Rencognons-nous bien, dit Brujon. -Finissons en trois mots, et nous nous séparerons tout de suite. -Eh bien ! pourquoi pas ? demanda Thénardier. -Ta fée, Éponine, a été voir la chose, répondit Babet. -Et elle a apporté un biscuit à Magnon, ajouta Gueulemer. -Rien à maquiller là. -La fée n’est pas loffe, fit Thénardier. +Finissons en trois mots, et nous nous séparerons tout de suite. +Eh bien ! pourquoi pas ? demanda Thénardier. +Ta fée, Éponine, a été voir la chose, répondit Babet. +Et elle a apporté un biscuit à Magnon, ajouta Gueulemer. +Rien à maquiller là. +La fée n’est pas loffe, fit Thénardier. Pourtant il faudra voir. Oui, oui, dit Brujon, il faudra voir. -Vous voilà tirés d’affaires. +Vous voilà tirés d’affaires. Je m’en vas. -Il faut que j’aille lever mes mômes. +Il faut que j’aille lever mes mômes. Et il s’en alla. -Les cinq hommes sortirent l’un après l’autre de la palissade. -As-tu regardé ce mion ? lui demanda-t-il. -Le mion qui a grimpé au mur et t’a porté la corde. -Bah ! dit Thénardier, crois-tu ? -Ainsi la paresse est mère. +Les cinq hommes sortirent l’un après l’autre de la palissade. +As-tu regardé ce mion ? lui demanda-t-il. +Le mion qui a grimpé au mur et t’a porté la corde. +Bah ! dit Thénardier, crois-tu ? +Ainsi la paresse est mère. Elle a un fils, le vol, et une fille, la faim. -Où sommes-nous en ce moment ? +Où sommes-nous en ce moment ? Qu’est-ce que l’argot ? -Ne pas tout explorer, ne pas tout étudier, s’arrêter en chemin, pourquoi ? -S’arrêter est le fait de la sonde et non du sondeur. +Ne pas tout explorer, ne pas tout étudier, s’arrêter en chemin, pourquoi ? +S’arrêter est le fait de la sonde et non du sondeur. Qu’est-ce que l’argot proprement dit ? -L’argot est la langue de la misère. -L’hôtel de Rambouillet confinait quelque peu à la Cour des Miracles. -L’algèbre, la médecine, la botanique, ont leur argot. +L’argot est la langue de la misère. +L’hôtel de Rambouillet confinait quelque peu à la Cour des Miracles. +L’algèbre, la médecine, la botanique, ont leur argot. Ici les objections se raniment. -À cela nous ne répondrons qu’un mot. -Croit-on qu’Alighieri ait moins de choses à dire que Machiavel ? -Connaît-on bien la montagne quand on ne connaît pas la caverne ? -L’histoire des mœurs et des idées pénètre l’histoire des événements, et réciproquement. -La vraie histoire étant mêlée à tout, le véritable historien se mêle de tout. -Les faits sont l’un, les idées sont l’autre. -Elle s’y revêt de mots masques et de métaphores haillons. +À cela nous ne répondrons qu’un mot. +Croit-on qu’Alighieri ait moins de choses à dire que Machiavel ? +Connaît-on bien la montagne quand on ne connaît pas la caverne ? +L’histoire des mœurs et des idées pénètre l’histoire des événements, et réciproquement. +La vraie histoire étant mêlée à tout, le véritable historien se mêle de tout. +Les faits sont l’un, les idées sont l’autre. +Elle s’y revêt de mots masques et de métaphores haillons. De la sorte elle devient horrible. -On a peine à la reconnaître. -Est-ce bien la langue française, la grande langue humaine ? -On distingue des demandes et des réponses. +On a peine à la reconnaître. +Est-ce bien la langue française, la grande langue humaine ? +On distingue des demandes et des réponses. C’est l’argot. -Les mots sont difformes, et empreints d’on ne sait quelle bestialité fantastique. +Les mots sont difformes, et empreints d’on ne sait quelle bestialité fantastique. On croit entendre des hydres parler. -C’est l’inintelligible dans le ténébreux. -Cela grince et cela chuchote, complétant le crépuscule par l’énigme. -Obscurité dans l’atmosphère, obscurité dans les actes, obscurité dans les voix. -Ayons compassion des châtiés. -La terre n’est point sans ressemblance avec une geôle. +C’est l’inintelligible dans le ténébreux. +Cela grince et cela chuchote, complétant le crépuscule par l’énigme. +Obscurité dans l’atmosphère, obscurité dans les actes, obscurité dans les voix. +Ayons compassion des châtiés. +La terre n’est point sans ressemblance avec une geôle. Qui sait si l’homme n’est pas un repris de justice divine ? -Regardez la vie de près. +Regardez la vie de près. Elle est ainsi faite qu’on y sent partout de la punition. -Êtes-vous ce qu’on appelle un heureux ? -Eh bien, vous êtes triste tous les jours. +Êtes-vous ce qu’on appelle un heureux ? +Eh bien, vous êtes triste tous les jours. Chaque jour a son grand chagrin ou son petit souci. Sans compter les peines de cœur. Et ainsi de suite. Un nuage se dissipe, un autre se reforme. -À peine un jour sur cent de pleine joie et de plein soleil. -Et vous êtes de ce petit nombre qui a le bonheur ! +À peine un jour sur cent de pleine joie et de plein soleil. +Et vous êtes de ce petit nombre qui a le bonheur ! Quant aux autres hommes, la nuit stagnante est sur eux. -Les esprits réfléchis usent peu de cette locution : les heureux et les malheureux. -La vraie division humaine est celle-ci : les lumineux et les ténébreux. -Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. +Les esprits réfléchis usent peu de cette locution : les heureux et les malheureux. +La vraie division humaine est celle-ci : les lumineux et les ténébreux. +Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. C’est pourquoi nous crions : enseignement ! science ! -Apprendre à lire, c’est allumer du feu ; toute syllabe épelée étincelle. -Du reste qui dit lumière ne dit pas nécessairement joie. -On souffre dans la lumière ; l’excès brûle. +Apprendre à lire, c’est allumer du feu ; toute syllabe épelée étincelle. +Du reste qui dit lumière ne dit pas nécessairement joie. +On souffre dans la lumière ; l’excès brûle. La flamme est ennemie de l’aile. -Brûler sans cesser de voler, c’est là le prodige du génie. -Quand vous connaîtrez et quand vous aimerez, vous souffrirez encore. -Le jour naît en larmes. -Les lumineux pleurent, ne fût-ce que sur les ténébreux. -L’argot, c’est la langue des ténébreux. -C’est là qu’il y a du châtiment visible. -Chaque syllabe y a l’air marquée. +Brûler sans cesser de voler, c’est là le prodige du génie. +Quand vous connaîtrez et quand vous aimerez, vous souffrirez encore. +Le jour naît en larmes. +Les lumineux pleurent, ne fût-ce que sur les ténébreux. +L’argot, c’est la langue des ténébreux. +C’est là qu’il y a du châtiment visible. +Chaque syllabe y a l’air marquée. Quelques-uns semblent fumer encore. -L’idée refuse presque de se laisser exprimer par ces substantifs repris de justice. -L’argot, qu’on y consente ou non, a sa syntaxe et sa poésie. +L’idée refuse presque de se laisser exprimer par ces substantifs repris de justice. +L’argot, qu’on y consente ou non, a sa syntaxe et sa poésie. C’est une langue. -Ce vers si exquis et si célèbre : Mais où sont les neiges d’antan ? +Ce vers si exquis et si célèbre : Mais où sont les neiges d’antan ? est un vers d’argot. Ce qui veut dire : Les rois d’autrefois allaient toujours se faire sacrer. -Dans la pensée de ce roi-là, le sacre, c’était le bagne. +Dans la pensée de ce roi-là, le sacre, c’était le bagne. Formation profonde et bizarre. -Édifice souterrain bâti en commun par tous les misérables. +Édifice souterrain bâti en commun par tous les misérables. Veut-on de l’espagnol ? le vieil argot gothique en fourmille. Veut-on de l’italien ? -Voici spade, épée, qui vient de spada ; carvel, bateau, qui vient de caravella. +Voici spade, épée, qui vient de spada ; carvel, bateau, qui vient de caravella. Veut-on de l’anglais ? Veut-on de l’allemand ? -Voici le caleur, le garçon, kellner ; le hers, le maître, herzog (duc). +Voici le caleur, le garçon, kellner ; le hers, le maître, herzog (duc). Veut-on du latin ? -Voici frangir, casser, frangere ; affurer, voler, fur ; cadène, chaîne, catena. +Voici frangir, casser, frangere ; affurer, voler, fur ; cadène, chaîne, catena. Veut-on du basque ? Veut-on du celte ? Veut-on de l’histoire enfin ? -Premièrement, la création directe des mots. -Là est le mystère des langues. +Premièrement, la création directe des mots. +Là est le mystère des langues. Peindre par des mots qui ont, on ne sait comment ni pourquoi, des figures. -Rien n’est plus étrange que ces mots qui masquent et qui montrent. -Le diable cesse d’être le rabouin et devient le boulanger, celui qui enfourne. +Rien n’est plus étrange que ces mots qui masquent et qui montrent. +Le diable cesse d’être le rabouin et devient le boulanger, celui qui enfourne. On ne sait ce qu’on voit. L’argot vit sur la langue. Ainsi : Vouziergue trouvaille bonorgue ce gigotmuche ? Trouvez-vous ce gigot bon ? -L’argot, étant l’idiome de la corruption, se corrompt vite. -Il fait plus de chemin en dix ans que la langue en dix siècles. -Vingt locutions différentes ont passé entre ces deux extrêmes. -Cartouche parlerait hébreu pour Lacenaire. -Il a ses chefs-lieux où il se maintient. +L’argot, étant l’idiome de la corruption, se corrompt vite. +Il fait plus de chemin en dix ans que la langue en dix siècles. +Vingt locutions différentes ont passé entre ces deux extrêmes. +Cartouche parlerait hébreu pour Lacenaire. +Il a ses chefs-lieux où il se maintient. On y entendait la terminaison en anche des vieux thuneurs. Boyanches-tu (bois-tu ? ) ? il croyanche (il croit). -Mais le mouvement perpétuel n’en reste pas moins la loi. -Aucune étude n’est plus efficace et plus féconde en enseignements. +Mais le mouvement perpétuel n’en reste pas moins la loi. +Aucune étude n’est plus efficace et plus féconde en enseignements. La nuit se dit la sorgue ; l’homme, l’orgue. -L’homme est un dérivé de la nuit. -Un homme arrêté est un malade ; un homme condamné est un mort. -Tout un système pénitentiaire peut sortir de ce mot. -Qu’on écoute ceci. -Il y avait au Châtelet de Paris une grande cave longue. -Cette cave était à huit pieds en contre-bas au-dessous du niveau de la Seine. -On les rivait et on les laissait là. -La chaîne étant trop courte, ils ne pouvaient se coucher. +L’homme est un dérivé de la nuit. +Un homme arrêté est un malade ; un homme condamné est un mort. +Tout un système pénitentiaire peut sortir de ce mot. +Qu’on écoute ceci. +Il y avait au Châtelet de Paris une grande cave longue. +Cette cave était à huit pieds en contre-bas au-dessous du niveau de la Seine. +On les rivait et on les laissait là. +La chaîne étant trop courte, ils ne pouvaient se coucher. Combien de temps demeuraient-ils ainsi ? -Un mois, deux mois, six mois quelquefois ; un resta une année. -C’était l’antichambre des galères. -On était mis là pour un lièvre volé au roi. -Dans ce sépulcre enfer, que faisaient-ils ? -Car où il n’y a plus l’espérance, le chant reste. -Inutilité de la poésie. -À quoi bon la rime ? -C’est dans cette cave que sont nées presque toutes les chansons d’argot. +Un mois, deux mois, six mois quelquefois ; un resta une année. +C’était l’antichambre des galères. +On était mis là pour un lièvre volé au roi. +Dans ce sépulcre enfer, que faisaient-ils ? +Car où il n’y a plus l’espérance, le chant reste. +Inutilité de la poésie. +À quoi bon la rime ? +C’est dans cette cave que sont nées presque toutes les chansons d’argot. Dans ce monde des actions sombres, on se garde le secret. Le secret, c’est la chose de tous. -Dénoncer, dans l’énergique langue d’argot, cela se dit : manger le morceau. +Dénoncer, dans l’énergique langue d’argot, cela se dit : manger le morceau. Qu’est-ce que recevoir un soufflet ? -La métaphore banale répond : C’est voir trente-six chandelles. +La métaphore banale répond : C’est voir trente-six chandelles. Ici l’argot intervient, et reprend : Chandelle, camoufle. Sur ce, le langage usuel donne au soufflet pour synonyme camouflet. -Une fouille dans l’argot, c’est la découverte à chaque pas. -L’argot, c’est le verbe devenu forçat. -Ô pauvre pensée des misérables ! -Hélas ! personne ne viendra-t-il au secours de l’âme humaine dans cette ombre ? -Appellera-t-elle toujours en vain à son secours la lance de lumière de l’idéal ? -Vers le milieu du dernier siècle, un changement se fit. -Le plaintif maluré fut remplacé par larifla. -Au dix-huitième siècle l’antique mélancolie de ces classes mornes se dissipe. -Elles se mettent à rire. +Une fouille dans l’argot, c’est la découverte à chaque pas. +L’argot, c’est le verbe devenu forçat. +Ô pauvre pensée des misérables ! +Hélas ! personne ne viendra-t-il au secours de l’âme humaine dans cette ombre ? +Appellera-t-elle toujours en vain à son secours la lance de lumière de l’idéal ? +Vers le milieu du dernier siècle, un changement se fit. +Le plaintif maluré fut remplacé par larifla. +Au dix-huitième siècle l’antique mélancolie de ces classes mornes se dissipe. +Elles se mettent à rire. Elles raillent le grand meg et le grand dab. -Louis 15 étant donné, elles appellent le roi de France « le marquis de Pantin ». -Les voilà presque gaies. -Indice enfin, si aucune diversion ne surgit, de quelque éclosion prodigieuse et prochaine. -Arrêtons-nous un moment. -Qui accusons-nous ici ? est-ce le dix-huitième siècle ? est-ce sa philosophie ? -L’œuvre du dix-huitième siècle est saine et bonne. -L’immense avance de l’humanité vers la lumière leur est due. -Ces faits, profonds mais ignorés, étaient inaperçus à la surface. -Parfois c’est l’obscurité même d’un fait qui est son danger. +Louis 15 étant donné, elles appellent le roi de France « le marquis de Pantin ». +Les voilà presque gaies. +Indice enfin, si aucune diversion ne surgit, de quelque éclosion prodigieuse et prochaine. +Arrêtons-nous un moment. +Qui accusons-nous ici ? est-ce le dix-huitième siècle ? est-ce sa philosophie ? +L’œuvre du dix-huitième siècle est saine et bonne. +L’immense avance de l’humanité vers la lumière leur est due. +Ces faits, profonds mais ignorés, étaient inaperçus à la surface. +Parfois c’est l’obscurité même d’un fait qui est son danger. Il est obscur parce qu’il est souterrain. Toutes les fois qu’un fait de ce genre se produit, il est grave. L’examen de la haine, chose terrible ! -Tout s’écroule alors. +Tout s’écroule alors. Les jacqueries sont des tremblements de peuple. -Grâce à la révolution, les conditions sociales sont changées. -Les maladies féodales et monarchiques ne sont plus dans notre sang. -Il n’y a plus de moyen âge dans notre constitution. -Le sens révolutionnaire est un sens moral. -Le sentiment du droit, développé, développe le sentiment du devoir. -Le premier cri des foules illuminées et grandissantes c’est : mort aux voleurs ! -Le haillon monta la garde devant le trésor. -La vertu fit ces déguenillés resplendissants. +Grâce à la révolution, les conditions sociales sont changées. +Les maladies féodales et monarchiques ne sont plus dans notre sang. +Il n’y a plus de moyen âge dans notre constitution. +Le sens révolutionnaire est un sens moral. +Le sentiment du droit, développé, développe le sentiment du devoir. +Le premier cri des foules illuminées et grandissantes c’est : mort aux voleurs ! +Le haillon monta la garde devant le trésor. +La vertu fit ces déguenillés resplendissants. Ils gardaient, pieds nus, cette couronne. Donc plus de jacquerie. -J’en suis fâché pour les habiles. -Le grand ressort du spectre rouge est cassé. +J’en suis fâché pour les habiles. +Le grand ressort du spectre rouge est cassé. Tout le monde le sait maintenant. -L’épouvantail n’épouvante plus. -Cela étant, tout danger social est-il dissipé ? non certes. -L’apoplexie n’est plus à craindre, mais la phthisie est là. -La phthisie sociale s’appelle misère. -On meurt miné aussi bien que foudroyé. +L’épouvantail n’épouvante plus. +Cela étant, tout danger social est-il dissipé ? non certes. +L’apoplexie n’est plus à craindre, mais la phthisie est là. +La phthisie sociale s’appelle misère. +On meurt miné aussi bien que foudroyé. Et, disons-le, tout cela, ce n’est encore qu’un commencement. Nous n’insistons pas, ce n’est point ici le lieu. -Si la nature s’appelle providence, la société doit s’appeler prévoyance. -La croissance intellectuelle et morale n’est pas moins indispensable que l’amélioration matérielle. -Une raison, à jeun de science et de sagesse, maigrit. -Plaignons, à l’égal des estomacs, les esprits qui ne mangent pas. -Le progrès tout entier tend du côté de la solution. -Un jour on sera stupéfait. -L’effacement de la misère se fera par une simple élévation du niveau. -Cette solution bénie, on aurait tort d’en douter. -Le passé, il est vrai, est très fort à l’heure où nous sommes. +Si la nature s’appelle providence, la société doit s’appeler prévoyance. +La croissance intellectuelle et morale n’est pas moins indispensable que l’amélioration matérielle. +Une raison, à jeun de science et de sagesse, maigrit. +Plaignons, à l’égal des estomacs, les esprits qui ne mangent pas. +Le progrès tout entier tend du côté de la solution. +Un jour on sera stupéfait. +L’effacement de la misère se fera par une simple élévation du niveau. +Cette solution bénie, on aurait tort d’en douter. +Le passé, il est vrai, est très fort à l’heure où nous sommes. Ce rajeunissement d’un cadavre est surprenant. Le voici qui marche et qui vient. -Il semble vainqueur ; ce mort est un conquérant. -Il avance, il menace, il rit, il est à nos portes. -Quant à nous, ne désespérons pas. -Vendons le champ, où campe Annibal. +Il semble vainqueur ; ce mort est un conquérant. +Il avance, il menace, il rit, il est à nos portes. +Quant à nous, ne désespérons pas. +Vendons le champ, où campe Annibal. Nous qui croyons, que pouvons-nous craindre ? -Mais que ceux qui ne veulent pas de l’avenir y réfléchissent. -Ils se donnent une maladie sombre ; ils s’inoculent le passé. -Il n’y a qu’une manière de refuser Demain, c’est de mourir. -Oui, l’énigme dira son mot, le sphinx parlera, le problème sera résolu. -Oui, le peuple, ébauché par le dix-huitième siècle, sera achevé par le dix-neuvième. +Mais que ceux qui ne veulent pas de l’avenir y réfléchissent. +Ils se donnent une maladie sombre ; ils s’inoculent le passé. +Il n’y a qu’une manière de refuser Demain, c’est de mourir. +Oui, l’énigme dira son mot, le sphinx parlera, le problème sera résolu. +Oui, le peuple, ébauché par le dix-huitième siècle, sera achevé par le dix-neuvième. Idiot qui en douterait ! -L’éclosion future, l’éclosion prochaine du bien-être universel, est un phénomène divinement fatal. +L’éclosion future, l’éclosion prochaine du bien-être universel, est un phénomène divinement fatal. La philosophie sociale, est essentiellement la science de la paix. Elle examine, elle scrute, elle analyse ; puis elle recompose. -Elle procède par voie de réduction, retranchant de tout la haine. +Elle procède par voie de réduction, retranchant de tout la haine. Pourquoi ? nous l’ignorons. -Quelles sont les causes de ces désastres ? nous ne le savons pas. -L’ombre couvre les civilisations condamnées. -Mais ténèbres là, clarté ici. -Nous ignorons les maladies des civilisations antiques, nous connaissons les infirmités de la nôtre. -La soulager, c’est déjà beaucoup ; l’éclairer, c’est encore quelque chose. +Quelles sont les causes de ces désastres ? nous ne le savons pas. +L’ombre couvre les civilisations condamnées. +Mais ténèbres là, clarté ici. +Nous ignorons les maladies des civilisations antiques, nous connaissons les infirmités de la nôtre. +La soulager, c’est déjà beaucoup ; l’éclairer, c’est encore quelque chose. Tous les travaux de la philosophie sociale moderne doivent converger vers ce but. Le penseur aujourd’hui a un grand devoir, ausculter la civilisation. -Sous la mortalité sociale on sent l’impérissabilité humaine. +Sous la mortalité sociale on sent l’impérissabilité humaine. Des maladies de peuple ne tuent pas l’homme. -Et néanmoins, quiconque suit la clinique sociale hoche la tête par instants. -Les plus forts, les plus tendres, les plus logiques ont leurs heures de défaillance. -Sombre face-à-face des égoïstes et des misérables. -Marius était mince et passa aisément. -Une des magnanimités de la femme, c’est de céder. -Mais que de dangers vous courez, ô nobles âmes ! +Et néanmoins, quiconque suit la clinique sociale hoche la tête par instants. +Les plus forts, les plus tendres, les plus logiques ont leurs heures de défaillance. +Sombre face-à-face des égoïstes et des misérables. +Marius était mince et passa aisément. +Une des magnanimités de la femme, c’est de céder. +Mais que de dangers vous courez, ô nobles âmes ! Souvent, vous donnez le cœur, nous prenons le corps. -Votre cœur vous reste, et vous le regardez dans l’ombre en frémissant. +Votre cœur vous reste, et vous le regardez dans l’ombre en frémissant. L’amour n’a point de moyen terme ; ou il perd, ou il sauve. -Toute la destinée humaine est ce dilemme-là. +Toute la destinée humaine est ce dilemme-là. L’amour est la vie, s’il n’est pas la mort. -Le même sentiment dit oui et non dans le cœur humain. +Le même sentiment dit oui et non dans le cœur humain. Non qu’ils la respectassent ; ils l’ignoraient. -Le premier baiser avait été aussi le dernier. -Cosette était pour lui un parfum et non une femme. +Le premier baiser avait été aussi le dernier. +Cosette était pour lui un parfum et non une femme. Elle ne refusait rien et il ne demandait rien. -Cosette était heureuse, et Marius était satisfait. -C’était cet ineffable premier embrassement de deux virginités dans l’idéal. +Cosette était heureuse, et Marius était satisfait. +C’était cet ineffable premier embrassement de deux virginités dans l’idéal. Deux cygnes se rencontrant sur la Jungfrau. -Marius détourna les yeux. -Que se passait-il entre ces deux êtres ? -La nuit, quand ils étaient là, ce jardin semblait un lieu vivant et sacré. -Qu’étaient-ce que ces paroles ? -Ces souffles suffisaient pour troubler et pour émouvoir toute cette nature. -Cosette disait à Marius : — Sais-tu ?... +Marius détourna les yeux. +Que se passait-il entre ces deux êtres ? +La nuit, quand ils étaient là, ce jardin semblait un lieu vivant et sacré. +Qu’étaient-ce que ces paroles ? +Ces souffles suffisaient pour troubler et pour émouvoir toute cette nature. +Cosette disait à Marius : — Sais-tu ?... Je m’appelle Euphrasie. Mais non, tu t’appelles Cosette. Mais mon vrai nom est Euphrasie. -Est-ce que tu n’aimes pas ce nom-là, Euphrasie ? +Est-ce que tu n’aimes pas ce nom-là, Euphrasie ? Si... — Mais Cosette n’est pas vilain. Est-ce que tu l’aimes mieux qu’Euphrasie ? Alors je l’aime mieux aussi. C’est vrai, c’est joli, Cosette. -Et Marius, en plein azur, croyait entendre une strophe chantée par une étoile. +Et Marius, en plein azur, croyait entendre une strophe chantée par une étoile. Je ne veux pas qu’on tousse chez moi sans ma permission. -C’est très laid de tousser et de m’inquiéter. +C’est très laid de tousser et de m’inquiéter. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? -Et cela était tout simplement divin. -Ceci les fit rire toute la soirée. -Mais il s’arrêta court et n’alla pas plus loin. -Il aurait fallu parler à Cosette de sa jarretière, et cela lui était impossible. -Pendant ce temps-là les nuages passaient au-dessus de leur tête. -Le compliment, c’est quelque chose comme le baiser à travers le voile. -La volupté y met sa douce pointe, tout en se cachant. -Devant la volupté le cœur recule, pour mieux aimer. -Les cajoleries de Marius, toutes saturées de chimère, étaient, pour ainsi dire, azurées. +Et cela était tout simplement divin. +Ceci les fit rire toute la soirée. +Mais il s’arrêta court et n’alla pas plus loin. +Il aurait fallu parler à Cosette de sa jarretière, et cela lui était impossible. +Pendant ce temps-là les nuages passaient au-dessus de leur tête. +Le compliment, c’est quelque chose comme le baiser à travers le voile. +La volupté y met sa douce pointe, tout en se cachant. +Devant la volupté le cœur recule, pour mieux aimer. +Les cajoleries de Marius, toutes saturées de chimère, étaient, pour ainsi dire, azurées. Oh ! murmurait Marius, que tu es belle ! Je n’ose pas te regarder. C’est ce qui fait que je te contemple. -Tu es une grâce. +Tu es une grâce. Je ne sais pas ce que j’ai. Le bas de ta robe, quand le bout de ton soulier passe, me bouleverse. -Et puis quelle lueur enchantée quand ta pensée s’entr’ouvre ! -Tu parles raison étonnamment. +Et puis quelle lueur enchantée quand ta pensée s’entr’ouvre ! +Tu parles raison étonnamment. Il me semble par moments que tu es un songe. -Parle, je t’écoute, je t’admire. -Cosette ! comme c’est étrange et charmant ! je suis vraiment fou. -Vous êtes adorable, mademoiselle. -J’étudie tes pieds au microscope et ton âme au télescope. -Toute la personne de Cosette était naïveté, ingénuité, transparence, blancheur, candeur, rayon. -On eût pu dire de Cosette qu’elle était claire. -Il y avait de la rosée dans ses yeux. -Cosette était une condensation de lumière aurorale en forme de femme. -Il était tout simple que Marius, l’adorant, l’admirât. -Son babil était de la conversation. +Parle, je t’écoute, je t’admire. +Cosette ! comme c’est étrange et charmant ! je suis vraiment fou. +Vous êtes adorable, mademoiselle. +J’étudie tes pieds au microscope et ton âme au télescope. +Toute la personne de Cosette était naïveté, ingénuité, transparence, blancheur, candeur, rayon. +On eût pu dire de Cosette qu’elle était claire. +Il y avait de la rosée dans ses yeux. +Cosette était une condensation de lumière aurorale en forme de femme. +Il était tout simple que Marius, l’adorant, l’admirât. +Son babil était de la conversation. Elle ne se trompait sur rien, et voyait juste. -La femme sent et parle avec le tendre instinct du cœur, cette infaillibilité. -En cette pleine félicité, il leur venait à chaque instant des larmes aux yeux. -Le plus souverain symptôme de l’amour, c’est un attendrissement parfois presque insupportable. +La femme sent et parle avec le tendre instinct du cœur, cette infaillibilité. +En cette pleine félicité, il leur venait à chaque instant des larmes aux yeux. +Le plus souverain symptôme de l’amour, c’est un attendrissement parfois presque insupportable. Le permanent et l’immuable subsistent. -Ils existaient vaguement, effarés de bonheur. -Ils ne s’apercevaient pas du choléra qui décimait Paris précisément en ce mois-là. +Ils existaient vaguement, effarés de bonheur. +Ils ne s’apercevaient pas du choléra qui décimait Paris précisément en ce mois-là. Marius baron ? elle n’avait pas compris. Elle ne savait pas ce que ce mot voulait dire. -Tous deux portaient avec langueur le poids indéfinissables des voluptés immatérielles. +Tous deux portaient avec langueur le poids indéfinissables des voluptés immatérielles. Ainsi vivent ces somnambules qu’on appelle les amoureux. Aimer remplace presque penser. L’amour est un ardent oubli du reste. -Demandez donc de la logique à la passion. +Demandez donc de la logique à la passion. Pour Cosette et Marius rien n’existait plus que Marius et Cosette. -L’univers autour d’eux était tombé dans un trou. +L’univers autour d’eux était tombé dans un trou. Ils vivaient dans une minute d’or. -Il n’y avait rien devant, rien derrière. -C’est à peine si Marius songeait que Cosette avait un père. -Il y avait dans son cerveau l’effacement de l’éblouissement. +Il n’y avait rien devant, rien derrière. +C’est à peine si Marius songeait que Cosette avait un père. +Il y avait dans son cerveau l’effacement de l’éblouissement. De quoi donc parlaient-ils, ces amants ? -Ils s’étaient dit tout, excepté tout. +Ils s’étaient dit tout, excepté tout. Le tout des amoureux, c’est le rien. -On était deux, on s’adorait, il n’y avait que cela. -Toute autre chose n’était pas. +On était deux, on s’adorait, il n’y avait que cela. +Toute autre chose n’était pas. On n’en sait plus rien. -Une nuée rose est là-dessus. -Ils dormaient éveillés dans ce bercement. -Ô léthargie splendide du réel accablé d’idéal ! -Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. -Les yeux fermés, c’est la meilleure manière de regarder l’âme. -Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. -Ils se regardaient comme arrivés. +Une nuée rose est là-dessus. +Ils dormaient éveillés dans ce bercement. +Ô léthargie splendide du réel accablé d’idéal ! +Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. +Les yeux fermés, c’est la meilleure manière de regarder l’âme. +Marius et Cosette ne se demandaient pas où cela les conduirait. +Ils se regardaient comme arrivés. Jean Valjean, lui, ne se doutait de rien. -Jean Valjean était donc tranquille. -Ainsi jamais d’objections de Cosette à Jean Valjean. -Oui, mon petit père. -Voulait-il passer la soirée près de Cosette ? +Jean Valjean était donc tranquille. +Ainsi jamais d’objections de Cosette à Jean Valjean. +Oui, mon petit père. +Voulait-il passer la soirée près de Cosette ? Il va sans dire que le jour on ne rencontrait jamais Marius. -Jean Valjean ne songeait même plus que Marius existât. -La veille au soir, Marius, dans un transport, avait pressé Cosette contre le mur. +Jean Valjean ne songeait même plus que Marius existât. +La veille au soir, Marius, dans un transport, avait pressé Cosette contre le mur. Jamais Marius ne mettait le pied dans la maison. Heures toutes blanches ; presque toutes pareilles. -Tout le jardin était entre eux et la rue. +Tout le jardin était entre eux et la rue. Il s’en allait habituellement vers minuit, et s’en retournait chez Courfeyrac. -Courfeyrac disait à Bahorel : — Croirais-tu ? -Marius rentre à présent à des une heure du matin. -Bahorel répondait : — Que veux-tu ? il y a toujours un pétard dans un séminariste. +Courfeyrac disait à Bahorel : — Croirais-tu ? +Marius rentre à présent à des une heure du matin. +Bahorel répondait : — Que veux-tu ? il y a toujours un pétard dans un séminariste. Voyons, sois bon enfant, comment s’appelle-t-elle ? Mais rien ne pouvait « faire parler » Marius. L’amour vrai est lumineux comme l’aurore et silencieux comme la tombe. -Il leva la tête, et reconnut Éponine. +Il leva la tête, et reconnut Éponine. Cela lui fit un effet singulier. -La reconnaissance, le devoir, les souvenirs essentiels et importuns, s’évanouissent. -En tout autre temps Marius eût été bien autre pour Éponine. -Nous montrons Marius tel qu’il était. -Il répondit avec quelque embarras : — Ah ! c’est vous, Éponine ? +La reconnaissance, le devoir, les souvenirs essentiels et importuns, s’évanouissent. +En tout autre temps Marius eût été bien autre pour Éponine. +Nous montrons Marius tel qu’il était. +Il répondit avec quelque embarras : — Ah ! c’est vous, Éponine ? Pourquoi me dites-vous vous ? Est-ce que je vous ai fait quelque chose ? Certes, il n’avait rien contre elle. -Comme il se taisait, elle s’écria : — Dites donc... -Puis elle s’arrêta. +Comme il se taisait, elle s’écria : — Dites donc... +Puis elle s’arrêta. Elle essaya de sourire et ne put. Elle reprit : — Eh bien !... -Puis elle se tut encore et resta les yeux baissés. -Bonsoir, monsieur Marius, dit-elle tout à coup brusquement ; et elle s’en alla. -Deux jours de suite, c’était trop. -La veille seulement, elle avait essayé de lui parler. -Éponine le suivit donc, sans qu’il s’en doutât. +Puis elle se tut encore et resta les yeux baissés. +Bonsoir, monsieur Marius, dit-elle tout à coup brusquement ; et elle s’en alla. +Deux jours de suite, c’était trop. +La veille seulement, elle avait essayé de lui parler. +Éponine le suivit donc, sans qu’il s’en doutât. Tiens ! dit-elle, il entre dans la maison ! -Elle murmura à demi-voix, avec un accent lugubre : — Pas de ça, Lisette ! -C’était précisément le point où la grille venait toucher le mur voisin. -Il y avait là un angle obscur où Éponine disparaissait entièrement. +Elle murmura à demi-voix, avec un accent lugubre : — Pas de ça, Lisette ! +C’était précisément le point où la grille venait toucher le mur voisin. +Il y avait là un angle obscur où Éponine disparaissait entièrement. Il doubla le pas. -Ces hommes se mirent à parler à voix basse. +Ces hommes se mirent à parler à voix basse. C’est icicaille, dit l’un d’eux. Y a-t-il un cab dans le jardin ? demanda un autre. Je ne sais pas. -En tout cas j’ai levé une boulette que nous lui ferons morfiler. +En tout cas j’ai levé une boulette que nous lui ferons morfiler. As-tu du mastic pour frangir la vanterne ? -La grille est vieille, reprit un cinquième qui avait une voix de ventriloque. -Tant mieux, dit le second qui avait parlé. -Il arriva ainsi au barreau que Marius avait descellé. -En même temps il vit une fille pâle debout devant lui. +La grille est vieille, reprit un cinquième qui avait une voix de ventriloque. +Tant mieux, dit le second qui avait parlé. +Il arriva ainsi au barreau que Marius avait descellé. +En même temps il vit une fille pâle debout devant lui. L’homme eut cette commotion que donne toujours l’inattendu. -Il recula, et bégaya : — Quelle est cette drôlesse ? -C’était en effet Éponine qui parlait à Thénardier. -On leur distinguait je ne sais quels hideux outils à la main. -Gueulemer tenait une de ces pinces courbes que les rôdeurs appellent fanchons. -Qu’est-ce que tu viens nous empêcher de travailler ? -Éponine se mit à rire et lui sauta au cou. -Je suis là, mon petit père, parce que je suis là. -C’est vous qui ne devriez pas y être. +Il recula, et bégaya : — Quelle est cette drôlesse ? +C’était en effet Éponine qui parlait à Thénardier. +On leur distinguait je ne sais quels hideux outils à la main. +Gueulemer tenait une de ces pinces courbes que les rôdeurs appellent fanchons. +Qu’est-ce que tu viens nous empêcher de travailler ? +Éponine se mit à rire et lui sauta au cou. +Je suis là, mon petit père, parce que je suis là. +C’est vous qui ne devriez pas y être. Qu’est-ce que vous venez y faire, puisque c’est un biscuit ? -Je l’avais dit à Magnon. -Il n’y a rien à faire ici. -Mais embrassez-moi donc, mon bon petit père ! +Je l’avais dit à Magnon. +Il n’y a rien à faire ici. +Mais embrassez-moi donc, mon bon petit père ! Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu ! -Vous êtes dehors, donc ? +Vous êtes dehors, donc ? Oui, je suis dehors. Je ne suis pas dedans. -Mais Éponine ne lâchait pas prise et redoublait ses caresses. -Mon petit père, comment avez-vous donc fait ? -Et ma mère ? où est ma mère ? +Mais Éponine ne lâchait pas prise et redoublait ses caresses. +Mon petit père, comment avez-vous donc fait ? +Et ma mère ? où est ma mère ? Donnez-moi donc des nouvelles de maman. -Et elle reprit son père par le cou. -Ah çà mais, c’est bête ! dit Babet. -Dépêchons ! dit Gueulemer, les coqueurs peuvent passer. -Éponine se tourna vers les cinq bandits. +Et elle reprit son père par le cou. +Ah çà mais, c’est bête ! dit Babet. +Dépêchons ! dit Gueulemer, les coqueurs peuvent passer. +Éponine se tourna vers les cinq bandits. Tiens, C’est monsieur Brujon. — Bonjour, monsieur Babet. -Si, on te reconnaît ! fit Thénardier. +Si, on te reconnaît ! fit Thénardier. Mais bonjour, bonsoir, au large ! laisse-nous tranquilles. C’est l’heure des renards, et pas des poules, dit Montparnasse. -Tu vois bien que nous avons à goupiner icigo, ajouta Babet. -Éponine prit la main de Montparnasse. +Tu vois bien que nous avons à goupiner icigo, ajouta Babet. +Éponine prit la main de Montparnasse. Prends garde ! dit-il, tu vas te couper, j’ai un lingre ouvert. -Mon petit Montparnasse, répondit Éponine très doucement, il faut avoir confiance dans les gens. -Je suis la fille de mon père peut-être. -Il est remarquable qu’Éponine ne parlait pas argot. -Depuis qu’elle connaissait Marius, cette affreuse langue lui était devenue impossible. +Mon petit Montparnasse, répondit Éponine très doucement, il faut avoir confiance dans les gens. +Je suis la fille de mon père peut-être. +Il est remarquable qu’Éponine ne parlait pas argot. +Depuis qu’elle connaissait Marius, cette affreuse langue lui était devenue impossible. Ordinairement on me croit. Je vous ai rendu service dans les occasions. Eh bien, j’ai pris des renseignements, vous vous exposeriez inutilement, voyez-vous. -Je vous jure qu’il n’y a rien à faire dans cette maison-ci. +Je vous jure qu’il n’y a rien à faire dans cette maison-ci. Il y a des femmes seules, dit Gueulemer. -Les personnes sont déménagées. +Les personnes sont déménagées. Les chandelles ne le sont pas, toujours ! fit Babet. -C’était Toussaint qui avait veillé pour étendre du linge à sécher. -Éponine tenta un dernier effort. -Va-t’en au diable ! cria Thénardier. +C’était Toussaint qui avait veillé pour étendre du linge à sécher. +Éponine tenta un dernier effort. +Va-t’en au diable ! cria Thénardier. Et il la poussa pour passer outre. -Prends donc garde, tu vas te couper ! répliqua Montparnasse. +Prends donc garde, tu vas te couper ! répliqua Montparnasse. Un peu ! fit le ventriloque en ricanant. -Ils s’arrêtèrent stupéfaits. +Ils s’arrêtèrent stupéfaits. Le ventriloque pourtant acheva son ricanement. -Elle reprit : — Les amis ! écoutez bien. -Ce n’est pas ça. -Elle le ferait, dit Thénardier bas à Brujon et au ventriloque. -Elle secoua la tête et ajouta : — À commencer par mon père. -Pas si près, bonhomme ! dit-elle. +Elle reprit : — Les amis ! écoutez bien. +Ce n’est pas ça. +Elle le ferait, dit Thénardier bas à Brujon et au ventriloque. +Elle secoua la tête et ajouta : — À commencer par mon père. +Pas si près, bonhomme ! dit-elle. Il recula en grommelant dans ses dents : — Mais qu’est-ce qu’elle a donc ? Et il ajouta : — Chienne ! -Elle se mit à rire d’une façon terrible. +Elle se mit à rire d’une façon terrible. Comme vous voudrez, vous n’entrerez pas. -Vous êtes six, qu’est-ce que cela me fait ? -Vous êtes des hommes. +Vous êtes six, qu’est-ce que cela me fait ? +Vous êtes des hommes. Eh bien, je suis une femme. Vous ne me faites pas peur, allez. Si vous approchez, j’aboie. Je vous l’ai dit, le cab c’est moi. Je me fiche pas mal de vous. Passez votre chemin, vous m’ennuyez ! -Allez où vous voudrez, mais ne venez pas ici, je vous le défends ! +Allez où vous voudrez, mais ne venez pas ici, je vous le défends ! Pardine ! je n’ai pas peur. -Cet été, j’aurai faim, cet hiver, j’aurai froid. +Cet été, j’aurai faim, cet hiver, j’aurai froid. Moi je n’ai peur de rien ! -Elle reprit : — Je n’ai qu’à crier, on vient, patatras. -Vous êtes six ; moi je suis tout le monde. -Thénardier fit un mouvement vers elle. +Elle reprit : — Je n’ai qu’à crier, on vient, patatras. +Vous êtes six ; moi je suis tout le monde. +Thénardier fit un mouvement vers elle. Prochez pas ! cria-t-elle. -Il s’arrêta, et lui dit avec douceur : — Eh bien non. +Il s’arrêta, et lui dit avec douceur : — Eh bien non. Je n’approcherai pas, mais ne parle pas si haut. -Ma fille, tu veux donc nous empêcher de travailler ? +Ma fille, tu veux donc nous empêcher de travailler ? Il faut pourtant que nous gagnions notre vie. -Tu n’as donc plus d’amitié pour ton père ? -Vous m’embêtez, dit Éponine. +Tu n’as donc plus d’amitié pour ton père ? +Vous m’embêtez, dit Éponine. Il faut pourtant que nous vivions, que nous mangions... -Sa robe trouée laissait voir ses clavicules maigres. -Le réverbère voisin éclairait son profil et son attitude. -On ne pouvait rien voir de plus résolu et de plus surprenant. +Sa robe trouée laissait voir ses clavicules maigres. +Le réverbère voisin éclairait son profil et son attitude. +On ne pouvait rien voir de plus résolu et de plus surprenant. Elle cependant les regardait d’un air paisible et farouche. Elle a quelque chose, dit Babet. Est-ce qu’elle est amoureuse du cab ? -C’est pourtant dommage de manquer ça. -Le vieux doit être un guinal. +C’est pourtant dommage de manquer ça. +Le vieux doit être un guinal. Je crois l’affaire bonne. -Eh bien, entrez, vous autres, s’écria Montparnasse. -Je resterai là avec la fille, et si elle bronche... -Il fit reluire au réverbère le couteau qu’il tenait ouvert dans sa manche. -Thénardier ne disait mot et semblait prêt à ce qu’on voudrait. +Eh bien, entrez, vous autres, s’écria Montparnasse. +Je resterai là avec la fille, et si elle bronche... +Il fit reluire au réverbère le couteau qu’il tenait ouvert dans sa manche. +Thénardier ne disait mot et semblait prêt à ce qu’on voudrait. Tu ne dis rien, Brujon ? -Tout ça est mauvais. -Ils s’en allèrent. -Babet lui répondit : — Moi pas. +Tout ça est mauvais. +Ils s’en allèrent. +Babet lui répondit : — Moi pas. Je ne tape pas une dame. -As-tu sur toi la clef de la grille, Thénardier ? +As-tu sur toi la clef de la grille, Thénardier ? Elle les suivit ainsi jusqu’au boulevard. -Ils s’arrêtèrent stupéfaits. -Après le départ des bandits, la rue Plumet reprit son tranquille aspect nocturne. -Les forces de l’ombre se connaissent, et ont entre elles de mystérieux équilibres. +Ils s’arrêtèrent stupéfaits. +Après le départ des bandits, la rue Plumet reprit son tranquille aspect nocturne. +Les forces de l’ombre se connaissent, et ont entre elles de mystérieux équilibres. Les dents et les griffes redoutent l’insaisissable. -Une figure noire barrant le passage arrête net la bête farouche. -Mais il avait trouvé Cosette triste. +Une figure noire barrant le passage arrête net la bête farouche. +Mais il avait trouvé Cosette triste. Elle avait les yeux rouges. -C’était le premier nuage dans cet admirable rêve. -Le premier mot de Marius avait été : — Qu’as-tu ? -Et elle avait répondu : — Voilà. -Marius frissonna de la tête aux pieds. -Possession tout idéale, mais profonde. -Il possédait donc tous les rêves de Cosette. +C’était le premier nuage dans cet admirable rêve. +Le premier mot de Marius avait été : — Qu’as-tu ? +Et elle avait répondu : — Voilà. +Marius frissonna de la tête aux pieds. +Possession tout idéale, mais profonde. +Il possédait donc tous les rêves de Cosette. Marius sentait Cosette vivre en lui. -Avoir Cosette, posséder Cosette, cela pour lui n’était pas distinct de respirer. +Avoir Cosette, posséder Cosette, cela pour lui n’était pas distinct de respirer. Il ne trouva pas une parole. -Cosette sentit seulement que sa main était très froide. -Elle lui dit à son tour : — Qu’as-tu ? -Mais c’est monstrueux ! s’écria Marius. +Cosette sentit seulement que sa main était très froide. +Elle lui dit à son tour : — Qu’as-tu ? +Mais c’est monstrueux ! s’écria Marius. Il demanda d’une voix faible : — Et quand partirais-tu ? Il n’a pas dit quand. Et quand reviendrais-tu ? @@ -11816,119 +11816,119 @@ En Angleterre ? irez-vous ? Pourquoi me dis-tu vous ? Je vous demande si vous irez ? Comment veux-tu que je fasse ? dit-elle en joignant les mains. -Si mon père y va ? -Cosette prit la main de Marius et l’étreignit sans répondre. +Si mon père y va ? +Cosette prit la main de Marius et l’étreignit sans répondre. C’est bon, dit Marius. Alors j’irai ailleurs. Cosette sentit le sens de ce mot plus encore qu’elle ne le comprit. -Elle pâlit tellement que sa figure devint blanche dans l’obscurité. +Elle pâlit tellement que sa figure devint blanche dans l’obscurité. Elle balbutia : — Que veux-tu dire ? -Marius la regarda, puis éleva lentement ses yeux vers le ciel et répondit : — Rien. -Quand sa paupière s’abaissa, il vit Cosette qui lui souriait. -Que nous sommes bêtes ! +Marius la regarda, puis éleva lentement ses yeux vers le ciel et répondit : — Rien. +Quand sa paupière s’abaissa, il vit Cosette qui lui souriait. +Que nous sommes bêtes ! Pars si nous partons ! -Je te dirai où. -Viens me rejoindre où je serai ! -Marius était maintenant un homme tout à fait réveillé. -Il était retombé dans la réalité. -Il cria à Cosette : — Partir avec vous ! es-tu folle ! +Je te dirai où. +Viens me rejoindre où je serai ! +Marius était maintenant un homme tout à fait réveillé. +Il était retombé dans la réalité. +Il cria à Cosette : — Partir avec vous ! es-tu folle ! Mais il faut de l’argent, et je n’en ai pas. -Cosette ! je suis un misérable. +Cosette ! je suis un misérable. Eh je n’ai pas de quoi payer le passeport ! Il demeura longtemps ainsi. -On resterait l’éternité dans ces abîmes-là. +On resterait l’éternité dans ces abîmes-là. Enfin il se retourna. -Il entendait derrière lui un petit bruit étouffé, doux et triste. -C’était Cosette qui sanglotait. -Elle pleurait depuis plus de deux heures à côté de Marius qui songeait. +Il entendait derrière lui un petit bruit étouffé, doux et triste. +C’était Cosette qui sanglotait. +Elle pleurait depuis plus de deux heures à côté de Marius qui songeait. Elle le laissa faire en silence. Ne pleure pas, dit-il. Lui reprit : — M’aimes-tu ? Dis, veux-tu faire cela pour moi de ne pas pleurer ? M’aimes-tu, toi ? dit-elle. Il lui prit la main. -Je sens que mon père est à côté. +Je sens que mon père est à côté. Elle sentit ce froid que donne une chose sombre et vraie qui passe. De saisissement elle cessa de pleurer. -Maintenant écoute, dit-il. +Maintenant écoute, dit-il. Ne m’attends pas demain. -Ne m’attends qu’après-demain. +Ne m’attends qu’après-demain. Un jour sans te voir ! mais c’est impossible. -Sacrifions un jour pour avoir peut-être toute la vie. +Sacrifions un jour pour avoir peut-être toute la vie. De quel homme parles-tu ? demanda Cosette. Moi ? je n’ai rien dit. -Qu’est-ce que tu espères donc ? -Attends jusqu’à après-demain. -Cosette cependant s’était remise à lui regarder dans les yeux. -Dis-moi ta pensée. +Qu’est-ce que tu espères donc ? +Attends jusqu’à après-demain. +Cosette cependant s’était remise à lui regarder dans les yeux. +Dis-moi ta pensée. Oh ! dis-la-moi pour que je passe une bonne nuit ! -Qu’est-ce que je ferai jusque-là ? dit Cosette. +Qu’est-ce que je ferai jusque-là ? dit Cosette. Toi tu es dehors, tu vas, tu viens. Comme c’est heureux, les hommes ! Moi, je vais rester toute seule. -Oh ! que je vais être triste ! +Oh ! que je vais être triste ! Qu’est-ce que tu feras donc demain soir, dis ? J’essayerai une chose. Je ne te questionne plus, puisque tu ne veux pas. -Tu es mon maître. -Mais après-demain tu viendras de bonne heure. -Je t’attendrai à la nuit, à neuf heures précises, je t’en préviens. +Tu es mon maître. +Mais après-demain tu viendras de bonne heure. +Je t’attendrai à la nuit, à neuf heures précises, je t’en préviens. Mon Dieu ! que c’est triste que les jours soient longs ! -Tu entends, à neuf heures sonnant je serai dans le jardin. -Quand Marius sortit, la rue était déserte. -C’était le moment où Éponine suivait les bandits jusque sur le boulevard. +Tu entends, à neuf heures sonnant je serai dans le jardin. +Quand Marius sortit, la rue était déserte. +C’était le moment où Éponine suivait les bandits jusque sur le boulevard. Il avait pris un parti violent. -Le père Gillenormand avait à cette époque ses quatre-vingt-onze ans bien sonnés. -Cependant, depuis quelque temps, sa fille disait : mon père baisse. -La révolution de Juillet l’avait à peine exaspéré pendant six mois. -Le fait est que le vieillard était rempli d’accablement. -Il commençait à perdre ses dents, ce qui s’ajoutait à sa tristesse. +Le père Gillenormand avait à cette époque ses quatre-vingt-onze ans bien sonnés. +Cependant, depuis quelque temps, sa fille disait : mon père baisse. +La révolution de Juillet l’avait à peine exaspéré pendant six mois. +Le fait est que le vieillard était rempli d’accablement. +Il commençait à perdre ses dents, ce qui s’ajoutait à sa tristesse. Il regardait sans cesse ce portrait. -À ma sœur ? reprit mademoiselle Gillenormand. -Le vieillard ajouta : — Et à lui aussi. -Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin. -À qui ? demanda-t-il. -À ce pauvre Marius ? -Il est clair qu’il déteste Marius. -Depuis sa sottise » signifiait : depuis qu’elle avait épousé le colonel. -Le remplaçant Théodule n’avait point réussi. -Monsieur Gillenormand n’avait pas accepté le quiproquo. +À ma sœur ? reprit mademoiselle Gillenormand. +Le vieillard ajouta : — Et à lui aussi. +Elle s’arrêta, n’osant aller plus loin. +À qui ? demanda-t-il. +À ce pauvre Marius ? +Il est clair qu’il déteste Marius. +Depuis sa sottise » signifiait : depuis qu’elle avait épousé le colonel. +Le remplaçant Théodule n’avait point réussi. +Monsieur Gillenormand n’avait pas accepté le quiproquo. Le vide du cœur ne s’accommode point d’un bouche-trou. Le bonhomme ennuyait le lancier, et le lancier choquait le bonhomme. -Toutes ses qualités avaient un défaut. +Toutes ses qualités avaient un défaut. Et puis le lieutenant Gillenormand venait quelquefois en uniforme avec la cocarde tricolore. Ceci le rendait tout bonnement impossible. -J’ai peu de goût pour les gens de guerre en temps de paix. -Reçois-les si tu veux. -Ni fier-à-bras, ni joli cœur. -Garde ton Théodule pour toi. +J’ai peu de goût pour les gens de guerre en temps de paix. +Reçois-les si tu veux. +Ni fier-à-bras, ni joli cœur. +Garde ton Théodule pour toi. Sa tendresse aigrie finissait toujours par bouillonner et par tourner en indignation. -Tout son sang avait reflué à son cœur. -Il bégaya : — Monsieur Marius quoi ? -Le père Gillenormand balbutia à voix basse : — Faites entrer. +Tout son sang avait reflué à son cœur. +Il bégaya : — Monsieur Marius quoi ? +Le père Gillenormand balbutia à voix basse : — Faites entrer. Un jeune homme entra. -Marius s’arrêta à la porte comme attendant qu’on lui dit d’entrer. -On ne distinguait que son visage calme et grave, mais étrangement triste. -Il était prêt à défaillir ; il apercevait Marius à travers un éblouissement. -C’était bien lui, c’était bien Marius ! -Enfin ! après quatre ans ! +Marius s’arrêta à la porte comme attendant qu’on lui dit d’entrer. +On ne distinguait que son visage calme et grave, mais étrangement triste. +Il était prêt à défaillir ; il apercevait Marius à travers un éblouissement. +C’était bien lui, c’était bien Marius ! +Enfin ! après quatre ans ! Il le saisit, pour ainsi dire, tout entier d’un coup d’œil. Il dit brusquement : — Qu’est-ce que vous venez faire ici ? -Marius répondit avec embarras : — Monsieur... -Monsieur Gillenormand eût voulu que Marius se jetât dans ses bras. -Il fut mécontent de Marius et de lui-même. -Il sentit qu’il était brusque et que Marius était froid. +Marius répondit avec embarras : — Monsieur... +Monsieur Gillenormand eût voulu que Marius se jetât dans ses bras. +Il fut mécontent de Marius et de lui-même. +Il sentit qu’il était brusque et que Marius était froid. L’amertume lui revint. Il interrompit Marius avec un accent bourru : — Alors pourquoi venez-vous ? Cet « alors » signifiait : si vous ne venez pas m’embrasser. -Marius regarda son aïeul à qui la pâleur faisait un visage de marbre. -Il croyait mettre Marius sur la voie et que « l’enfant » allait fléchir. -Pitié de vous, monsieur ! -C’est l’adolescent qui demande de la pitié au vieillard de quatre-vingt-onze ans ! -Parbleu, Molière a oublié ceci. -Vous êtes un sot ! dit le vieillard. +Marius regarda son aïeul à qui la pâleur faisait un visage de marbre. +Il croyait mettre Marius sur la voie et que « l’enfant » allait fléchir. +Pitié de vous, monsieur ! +C’est l’adolescent qui demande de la pitié au vieillard de quatre-vingt-onze ans ! +Parbleu, Molière a oublié ceci. +Vous êtes un sot ! dit le vieillard. Qui est-ce qui vous dit de vous en aller ? -Jette-toi donc à mon cou ! +Jette-toi donc à mon cou ! Vous venez me demander quelque chose, dites-vous ? Eh bien quoi ? qu’est-ce ? Basque entr’ouvrit la porte. @@ -11936,343 +11936,343 @@ Faites venir ma fille. Il se tourna vers sa fille et lui dit : — Rien. C’est monsieur Marius. Monsieur veut se marier. -Cependant le père Gillenormand était revenu s’adosser à la cheminée. -Vous marier ! à vingt et un ans ! -Vous avez arrangé cela ! -Vous n’avez plus qu’une permission à demander ! une formalité. +Cependant le père Gillenormand était revenu s’adosser à la cheminée. +Vous marier ! à vingt et un ans ! +Vous avez arrangé cela ! +Vous n’avez plus qu’une permission à demander ! une formalité. Les jacobins ont eu le dessus. -Vous avez dû être content. -N’êtes-vous pas républicain depuis que vous êtes baron ? -La république fait une sauce à la baronnie. -Êtes-vous décoré de Juillet ? avez-vous un peu pris le Louvre, monsieur ? +Vous avez dû être content. +N’êtes-vous pas républicain depuis que vous êtes baron ? +La république fait une sauce à la baronnie. +Êtes-vous décoré de Juillet ? avez-vous un peu pris le Louvre, monsieur ? Cela fait bon effet. Ah ! ils font de jolies choses, vos amis ! -Ainsi vous voulez vous marier ? à qui ? peut-on sans indiscrétion demander à qui ? -Rien, dit Marius avec une sorte de fermeté et de résolution presque farouche. -Marius ne répondit point. +Ainsi vous voulez vous marier ? à qui ? peut-on sans indiscrétion demander à qui ? +Rien, dit Marius avec une sorte de fermeté et de résolution presque farouche. +Marius ne répondit point. Monsieur Gillenormand continua : — Alors, je comprends, c’est que la fille est riche ? Quoi ! pas de dot ? Je ne crois pas. -Toute nue ! et qu’est-ce que c’est que le père ? +Toute nue ! et qu’est-ce que c’est que le père ? Je ne sais pas. Et comment s’appelle-t-elle ? Pttt ! fit le vieillard. -Monsieur ! s’écria Marius. -Monsieur Gillenormand l’interrompit du ton d’un homme qui se parle à lui-même. -À l’accent dont ce « jamais » fut prononcé, Marius perdit tout espoir. -Marius le regarda égaré. -L’aïeul avait fait place au grand-père. +Monsieur ! s’écria Marius. +Monsieur Gillenormand l’interrompit du ton d’un homme qui se parle à lui-même. +À l’accent dont ce « jamais » fut prononcé, Marius perdit tout espoir. +Marius le regarda égaré. +L’aïeul avait fait place au grand-père. Allons, voyons, parle, conte-moi tes amourettes, jabote, dis-moi tout ! -Sapristi ! que les jeunes gens sont bêtes ! -Mon père ! reprit Marius. +Sapristi ! que les jeunes gens sont bêtes ! +Mon père ! reprit Marius. Toute la face du vieillard s’illumina d’un indicible rayonnement. -Oui, c’est ça ! appelle-moi ton père, et tu verras ! -Eh bien, mon père, dit Marius. -Ah ! çà, interrompit Monsieur Gillenormand, tu n’as donc vraiment pas le sou ? +Oui, c’est ça ! appelle-moi ton père, et tu verras ! +Eh bien, mon père, dit Marius. +Ah ! çà, interrompit Monsieur Gillenormand, tu n’as donc vraiment pas le sou ? Tu es mis comme un voleur. -Mon père, poursuivit Marius, mon bon père, si vous saviez ! je l’aime. +Mon père, poursuivit Marius, mon bon père, si vous saviez ! je l’aime. Oh ! comme cela m’a rendu malheureux ! -Il faut absolument que je l’épouse, puisque je deviendrais fou. -Elle demeure dans un jardin où il y a une grille, rue Plumet. -C’est du côté des Invalides. -Le père Gillenormand s’était assis radieux près de Marius. -Ton cousin Théodule m’en a parlé. -Tu n’as pas mauvais goût. +Il faut absolument que je l’épouse, puisque je deviendrais fou. +Elle demeure dans un jardin où il y a une grille, rue Plumet. +C’est du côté des Invalides. +Le père Gillenormand s’était assis radieux près de Marius. +Ton cousin Théodule m’en a parlé. +Tu n’as pas mauvais goût. On la dit proprette. -Je ne sais pas jusqu’où cela a été. -Enfin ça ne fait rien. +Je ne sais pas jusqu’où cela a été. +Enfin ça ne fait rien. D’ailleurs il ne faut pas le croire. -Marius ! je trouve ça très bien qu’un jeune homme comme toi soit amoureux. -C’est de ton âge. +Marius ! je trouve ça très bien qu’un jeune homme comme toi soit amoureux. +C’est de ton âge. Je t’aime mieux amoureux que jacobin. -Quant à la petite, elle te reçoit en cachette du papa. +Quant à la petite, elle te reçoit en cachette du papa. C’est dans l’ordre. -J’ai eu des histoires comme ça, moi aussi. -On est tout bêtement un garçon d’esprit. +J’ai eu des histoires comme ça, moi aussi. +On est tout bêtement un garçon d’esprit. On a du bon sens. -Glissez, mortels, n’épousez pas. -Et le grand-père dit : C’est tout simple. +Glissez, mortels, n’épousez pas. +Et le grand-père dit : C’est tout simple. Il faut que jeunesse se passe et que vieillesse se casse. -J’ai été jeune, tu seras vieux. -Va, mon garçon, tu rendras ça à ton petit-fils. -Voilà deux cents pistoles. +J’ai été jeune, tu seras vieux. +Va, mon garçon, tu rendras ça à ton petit-fils. +Voilà deux cents pistoles. C’est ainsi que l’affaire doit se passer. -On n’épouse point, mais ça n’empêche pas. -Il n’avait rien compris à tout ce que venait de dire son grand-père. -Rien de tout cela ne pouvait se rapporter à Cosette qui était un lys. +On n’épouse point, mais ça n’empêche pas. +Il n’avait rien compris à tout ce que venait de dire son grand-père. +Rien de tout cela ne pouvait se rapporter à Cosette qui était un lys. Je ne vous demande plus rien, monsieur. Sa fille parut, puis les domestiques. -Il reprit avec un râle lamentable : — Courez après lui ! rattrapez-le ! +Il reprit avec un râle lamentable : — Courez après lui ! rattrapez-le ! Qu’est-ce que je lui ai fait ? Il est fou ! il s’en va ! Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! cette fois il ne reviendra plus ! Ceci avait suffi pour lui faire prendre un grand parti. -Thénardier là, c’étaient tous les périls à la fois. -Il avait prévenu Cosette. -Avant huit jours il voulait être parti. -À tous ces points de vue, il était soucieux. +Thénardier là, c’étaient tous les périls à la fois. +Il avait prévenu Cosette. +Avant huit jours il voulait être parti. +À tous ces points de vue, il était soucieux. seize, rue de la Verrerie. -Cela probablement avait été écrit là dans la nuit. -Qu’était-ce ? une adresse ? un signal pour d’autres ? un avertissement pour lui ? -Il se rappela les incidents bizarres qui avaient déjà alarmé la maison. +Cela probablement avait été écrit là dans la nuit. +Qu’était-ce ? une adresse ? un signal pour d’autres ? un avertissement pour lui ? +Il se rappela les incidents bizarres qui avaient déjà alarmé la maison. Son esprit travailla sur ce canevas. Jean Valjean rentra chez lui sur-le-champ, tout pensif. -Marius était parti désolé de chez Monsieur Gillenormand. -Mais ce que le drame y gagnerait, la vérité le perdrait. -Les soupçons ne sont autre chose que des rides. -La première jeunesse n’en a pas. +Marius était parti désolé de chez Monsieur Gillenormand. +Mais ce que le drame y gagnerait, la vérité le perdrait. +Les soupçons ne sont autre chose que des rides. +La première jeunesse n’en a pas. Ce qui bouleverse Othello, glisse sur Candide. -Il se mit à marcher dans les rues, ressource de ceux qui souffrent. -Il ne pensa à rien dont il pût se souvenir. -Courfeyrac lui dit : — Viens-tu à l’enterrement du général Lamarque ? +Il se mit à marcher dans les rues, ressource de ceux qui souffrent. +Il ne pensa à rien dont il pût se souvenir. +Courfeyrac lui dit : — Viens-tu à l’enterrement du général Lamarque ? Il lui sembla que Courfeyrac parlait chinois. -Il sortit quelque temps après eux. -Ces pistolets étaient encore chargés. -Il paraît qu’il prit un bain dans la Seine sans en avoir conscience. -Il y a des moments où l’on a une fournaise sous le crâne. -Marius était dans un de ces moments-là. -Ce dernier bonheur était maintenant tout son avenir ; après, l’ombre. +Il sortit quelque temps après eux. +Ces pistolets étaient encore chargés. +Il paraît qu’il prit un bain dans la Seine sans en avoir conscience. +Il y a des moments où l’on a une fournaise sous le crâne. +Marius était dans un de ces moments-là. +Ce dernier bonheur était maintenant tout son avenir ; après, l’ombre. Quand il approcha de la grille, il oublia tout. -Marius dérangea la grille et se précipita dans le jardin. -Cosette n’était pas à la place où elle l’attendait d’ordinaire. -Il leva les yeux, et vit que les volets de la maison étaient fermés. -Il fit le tour du jardin, le jardin était désert. -Ceci n’était plus rien auprès de ce qu’il entrevoyait. -Quand il eut frappé, il éleva la voix et appela Cosette. — Cosette ! cria-t-il. -Cosette ! répéta-t-il impérieusement. -On ne répondit pas. +Marius dérangea la grille et se précipita dans le jardin. +Cosette n’était pas à la place où elle l’attendait d’ordinaire. +Il leva les yeux, et vit que les volets de la maison étaient fermés. +Il fit le tour du jardin, le jardin était désert. +Ceci n’était plus rien auprès de ce qu’il entrevoyait. +Quand il eut frappé, il éleva la voix et appela Cosette. — Cosette ! cria-t-il. +Cosette ! répéta-t-il impérieusement. +On ne répondit pas. Personne dans le jardin ; personne dans la maison. -Monsieur Marius, êtes-vous là ? -Cette voix ne lui était pas entièrement inconnue. -Elle ressemblait à la voix enrouée et rude d’Éponine. -La bourse de Jean Valjean fut inutile à Monsieur Mabeuf. -Il n’avait pas deviné que ce qui tombait du ciel venait de Gavroche. +Monsieur Marius, êtes-vous là ? +Cette voix ne lui était pas entièrement inconnue. +Elle ressemblait à la voix enrouée et rude d’Éponine. +La bourse de Jean Valjean fut inutile à Monsieur Mabeuf. +Il n’avait pas deviné que ce qui tombait du ciel venait de Gavroche. La bourse fut perdue en effet. -Du reste, Monsieur Mabeuf avait continué de descendre. +Du reste, Monsieur Mabeuf avait continué de descendre. Quelque chaudronnier en avait fait des casseroles. -Il ne lui était plus rien resté de l’œuvre de toute sa vie. -Il se mit à manger l’argent de ces exemplaires. -Il dînait avec du pain et des pommes de terre. -C’est de toutes les détresses la plus froide. -Cependant le père Mabeuf n’avait pas entièrement perdu sa sérénité d’enfant. -À crédit ? fit Monsieur Mabeuf. +Il ne lui était plus rien resté de l’œuvre de toute sa vie. +Il se mit à manger l’argent de ces exemplaires. +Il dînait avec du pain et des pommes de terre. +C’est de toutes les détresses la plus froide. +Cependant le père Mabeuf n’avait pas entièrement perdu sa sérénité d’enfant. +À crédit ? fit Monsieur Mabeuf. Vous savez bien qu’on me refuse. Le lendemain, le surlendemain, tous les jours, il fallut recommencer. -Monsieur Mabeuf sortait avec un livre et rentrait avec une pièce d’argent. -Volume à volume, toute la bibliothèque y passait. +Monsieur Mabeuf sortait avec un livre et rentrait avec une pièce d’argent. +Volume à volume, toute la bibliothèque y passait. Une fois pourtant il eut une joie. -Ce jour-là il ne dîna point. -Il était de la Société d’horticulture. -On y savait son dénuement. +Ce jour-là il ne dîna point. +Il était de la Société d’horticulture. +On y savait son dénuement. Un vieux savant ! un botaniste ! un homme inoffensif ! Il faut faire quelque chose pour lui ! -Le lendemain Monsieur Mabeuf reçut une invitation à dîner chez le ministre. -Au jour fixé, il alla chez le ministre. -Personne ne lui parla, pas même le ministre. -Il s’en retourna chez lui à pied, à minuit, par une pluie battante. -Il avait vendu un Elzévir pour payer son fiacre en allant. -Il savait assez de grec pour jouir des particularités du texte qu’il possédait. +Le lendemain Monsieur Mabeuf reçut une invitation à dîner chez le ministre. +Au jour fixé, il alla chez le ministre. +Personne ne lui parla, pas même le ministre. +Il s’en retourna chez lui à pied, à minuit, par une pluie battante. +Il avait vendu un Elzévir pour payer son fiacre en allant. +Il savait assez de grec pour jouir des particularités du texte qu’il possédait. Il n’avait plus maintenant d’autre joie. -Quelques semaines s’écoulèrent. -Tout à coup la mère Plutarque tomba malade. -Un soir, le médecin avait ordonné une potion fort chère. +Quelques semaines s’écoulèrent. +Tout à coup la mère Plutarque tomba malade. +Un soir, le médecin avait ordonné une potion fort chère. Et puis, la maladie s’aggravait, il fallait une garde. -Monsieur Mabeuf ouvrit sa bibliothèque, il n’y avait plus rien. -Le dernier volume était parti. -Il ne lui restait que le Diogène Laërce. +Monsieur Mabeuf ouvrit sa bibliothèque, il n’y avait plus rien. +Le dernier volume était parti. +Il ne lui restait que le Diogène Laërce. Il pleuvait par instants, le vieillard ne semblait pas s’en apercevoir. -Dans l’après-midi, des bruits extraordinaires éclatèrent dans Paris. -Cela ressemblait à des coups de fusil et aux clameurs d’une multitude. -Le père Mabeuf leva la tête. -Il aperçut un jardinier qui passait, et demanda : — Qu’est-ce que c’est ? +Dans l’après-midi, des bruits extraordinaires éclatèrent dans Paris. +Cela ressemblait à des coups de fusil et aux clameurs d’une multitude. +Le père Mabeuf leva la tête. +Il aperçut un jardinier qui passait, et demanda : — Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi se bat-on ? Ah ! dame ! fit le jardinier. -De quel côté ? reprit Monsieur Mabeuf. -Du côté de l’Arsenal. +De quel côté ? reprit Monsieur Mabeuf. +Du côté de l’Arsenal. De rien et de tout. -Malheur à celui qu’elle emporte comme à celui qu’elle vient heurter ! +Malheur à celui qu’elle emporte comme à celui qu’elle vient heurter ! Elle les brise l’un contre l’autre. -Elle communique à ceux qu’elle saisit on ne sait quelle puissance extraordinaire. -Elle fait d’un moellon un boulet et d’un portefaix un général. -Système : l’émeute raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas. -C’est une gymnastique ; c’est presque de l’hygiène. -Le pouvoir se porte mieux après une émeute comme l’homme après une friction. -Toute une école politique, appelée juste milieu, est sortie de là. -Elles firent reparaître le ciel nébuleux. -Elles firent dégénérer en querelle cette révolution d’abord si remarquable par l’unanimité. -On put dire : Ah ! ceci est cassé. -De là des gouffres. -Écoles et légions se heurtaient. -L’armée, toujours triste dans les guerres civiles, opposait la prudence à l’audace. -Mais tout cela vaut-il le sang versé ? -Ajoutez Paris grandi peut-être, mais à coup sûr la France diminuée. -Somme toute, les émeutes ont été funestes. +Elle communique à ceux qu’elle saisit on ne sait quelle puissance extraordinaire. +Elle fait d’un moellon un boulet et d’un portefaix un général. +Système : l’émeute raffermit les gouvernements qu’elle ne renverse pas. +C’est une gymnastique ; c’est presque de l’hygiène. +Le pouvoir se porte mieux après une émeute comme l’homme après une friction. +Toute une école politique, appelée juste milieu, est sortie de là. +Elles firent reparaître le ciel nébuleux. +Elles firent dégénérer en querelle cette révolution d’abord si remarquable par l’unanimité. +On put dire : Ah ! ceci est cassé. +De là des gouffres. +Écoles et légions se heurtaient. +L’armée, toujours triste dans les guerres civiles, opposait la prudence à l’audace. +Mais tout cela vaut-il le sang versé ? +Ajoutez Paris grandi peut-être, mais à coup sûr la France diminuée. +Somme toute, les émeutes ont été funestes. Entre un mouvement populaire et un mouvement populaire, nous distinguons. -Nous ne nous demandons pas si une émeute coûte autant qu’une bataille. +Nous ne nous demandons pas si une émeute coûte autant qu’une bataille. D’abord pourquoi une bataille ? Ici la question de la guerre surgit. -La guerre est-elle moins fléau que l’émeute n’est calamité ? -Et puis, toutes les émeutes sont-elles calamités ? -Et quand le quatorze juillet coûterait cent vingt millions ? -L’établissement de Philippe 5 en Espagne a coûté à la France deux milliards. -Même à prix égal, nous préférerions le quatorze juillet. -Une émeute étant donnée, nous l’examinons en elle-même. -Apparence semblable, fond différent ; les Suisses défendent le faux, Bonaparte défend le vrai. -La même furie est légitime contre Terray et absurde contre Turgot. -Quelquefois le peuple se fausse fidélité à lui-même. -La foule est traître au peuple. +La guerre est-elle moins fléau que l’émeute n’est calamité ? +Et puis, toutes les émeutes sont-elles calamités ? +Et quand le quatorze juillet coûterait cent vingt millions ? +L’établissement de Philippe 5 en Espagne a coûté à la France deux milliards. +Même à prix égal, nous préférerions le quatorze juillet. +Une émeute étant donnée, nous l’examinons en elle-même. +Apparence semblable, fond différent ; les Suisses défendent le faux, Bonaparte défend le vrai. +La même furie est légitime contre Terray et absurde contre Turgot. +Quelquefois le peuple se fausse fidélité à lui-même. +La foule est traître au peuple. Sombres chefs-d’œuvre de l’ignorance ! Mort aux gabelles accouche de Vive le roi. -La Vendée est une grande émeute catholique. -Le branle des passions et des ignorances est autre que la secousse du progrès. +La Vendée est une grande émeute catholique. +Le branle des passions et des ignorances est autre que la secousse du progrès. Levez-vous, soit, mais pour grandir. -Montrez-moi de quel côté vous allez. +Montrez-moi de quel côté vous allez. Il n’y a d’insurrection qu’en avant. -Toute autre levée est mauvaise. -Ces pavés ne laissent à l’émeute que leur boue. -La révolte, nous l’avons dit, est quelquefois dans le pouvoir. -Polignac est un émeutier ; Camille Desmoulins est un gouvernant. -Parfois, insurrection, c’est résurrection. +Toute autre levée est mauvaise. +Ces pavés ne laissent à l’émeute que leur boue. +La révolte, nous l’avons dit, est quelquefois dans le pouvoir. +Polignac est un émeutier ; Camille Desmoulins est un gouvernant. +Parfois, insurrection, c’est résurrection. Le facit indignatio remplace les Gracques. -Comme les nérons règnent à la manière noire, ils doivent être peints de même. +Comme les nérons règnent à la manière noire, ils doivent être peints de même. Les despotes sont pour quelque chose dans les penseurs. -Parole enchaînée, c’est parole terrible. +Parole enchaînée, c’est parole terrible. La compression dans l’histoire produit la concision dans l’historien. -La période cicéronienne, à peine suffisante sur Verrès, s’émousserait sur Caligula. -Moins d’envergure dans la phrase, plus d’intensité dans le coup. -Tacite pense à bras raccourci. -L’honnêteté d’un grand cœur, condensée en justice et en vérité, foudroie. -Les Tibères lui sont réservés. -Le justicier, frappant César, pouvait frapper trop, et être injuste. +La période cicéronienne, à peine suffisante sur Verrès, s’émousserait sur Caligula. +Moins d’envergure dans la phrase, plus d’intensité dans le coup. +Tacite pense à bras raccourci. +L’honnêteté d’un grand cœur, condensée en justice et en vérité, foudroie. +Les Tibères lui sont réservés. +Le justicier, frappant César, pouvait frapper trop, et être injuste. Dieu ne veut pas. -Certes, le despotisme reste le despotisme, même sous le despote de génie. +Certes, le despotisme reste le despotisme, même sous le despote de génie. Rome sent plus mauvais sous Vitellius que sous Sylla. -L’émeute, c’est Masaniello ; l’insurrection, c’est Spartacus. -L’insurrection confine à l’esprit, l’émeute à l’estomac. +L’émeute, c’est Masaniello ; l’insurrection, c’est Spartacus. +L’insurrection confine à l’esprit, l’émeute à l’estomac. Gaster s’irrite ; mais Gaster, certes, n’a pas toujours tort. -Pourtant elle reste émeute. +Pourtant elle reste émeute. Nourrir le peuple est un bon but, le massacrer est un mauvais moyen. -Avant que le droit se dégage, il y a tumulte et écume. -Au commencement l’insurrection est émeute, de même que le fleuve est torrent. -Ordinairement elle aboutit à cet océan : révolution. -Tout ceci est du passé, l’avenir est autre. +Avant que le droit se dégage, il y a tumulte et écume. +Au commencement l’insurrection est émeute, de même que le fleuve est torrent. +Ordinairement elle aboutit à cet océan : révolution. +Tout ceci est du passé, l’avenir est autre. Quel que soit aujourd’hui, la paix, c’est Demain. Alors le bourgeois crie : Vive le peuple ! C’est une insurrection. Pour eux, c’est comme un reste de mille huit cent trente. -Les imaginations émues, disent-ils, ne se calment pas en un jour. -Une révolution ne se coupe pas à pic. -Il n’y a point d’Alpes sans Jura, ni de Pyrénées sans Asturies. -Un dernier mot avant d’entrer dans le récit. -Là pourtant, nous y insistons, là est la vie, la palpitation, le frémissement humain. -L’époque dite des émeutes abonde en détails de ce genre. -En juin mille huit cent trente-deux, l’étincelle fut la mort du général Lamarque. -Lamarque était un homme de renommée et d’action. -Les traités de mille huit cent quinze le soulevaient comme une offense personnelle. -Napoléon était mort en prononçant le mot armée, Lamarque en prononçant le mot patrie. +Les imaginations émues, disent-ils, ne se calment pas en un jour. +Une révolution ne se coupe pas à pic. +Il n’y a point d’Alpes sans Jura, ni de Pyrénées sans Asturies. +Un dernier mot avant d’entrer dans le récit. +Là pourtant, nous y insistons, là est la vie, la palpitation, le frémissement humain. +L’époque dite des émeutes abonde en détails de ce genre. +En juin mille huit cent trente-deux, l’étincelle fut la mort du général Lamarque. +Lamarque était un homme de renommée et d’action. +Les traités de mille huit cent quinze le soulevaient comme une offense personnelle. +Napoléon était mort en prononçant le mot armée, Lamarque en prononçant le mot patrie. Cette mort fut un deuil. -Comme tout ce qui est amer, le deuil peut se tourner en révolte. +Comme tout ce qui est amer, le deuil peut se tourner en révolte. C’est ce qui arriva. -Ce tumultueux réseau de rues s’emplit de rumeurs. +Ce tumultueux réseau de rues s’emplit de rumeurs. On s’y armait comme on pouvait. -Des menuisiers emportaient le valet de leur établi « pour enfoncer les portes ». -Un autre, dans la fièvre « d’attaquer », couchait depuis trois jours tout habillé. -On les entendait se dire : — Où as-tu ton pistolet ? — Sous ma blouse. +Des menuisiers emportaient le valet de leur établi « pour enfoncer les portes ». +Un autre, dans la fièvre « d’attaquer », couchait depuis trois jours tout habillé. +On les entendait se dire : — Où as-tu ton pistolet ? — Sous ma blouse. Et toi ? — Sous ma chemise. -Mavot fut tué le lendemain dans la barricade de la rue Ménilmontant. -Des mots d’ordre s’échangeaient presque publiquement. -Le corbillard était traîné par des jeunes gens. -Les officiers des Invalides le suivaient immédiatement, portant des branches de laurier. -Une foule armée passait, une foule effarée regardait. -De son côté le gouvernement observait. -Il observait, la main sur la poignée de l’épée. -Divers bruits circulaient dans le cortège. -Phénomène auquel ne sont point étrangères les polices « bien faites ». -Il pleuvait de temps en temps ; la pluie ne faisait rien à cette foule. -Là il s’arrêta. -Un cercle se traça autour du corbillard. +Mavot fut tué le lendemain dans la barricade de la rue Ménilmontant. +Des mots d’ordre s’échangeaient presque publiquement. +Le corbillard était traîné par des jeunes gens. +Les officiers des Invalides le suivaient immédiatement, portant des branches de laurier. +Une foule armée passait, une foule effarée regardait. +De son côté le gouvernement observait. +Il observait, la main sur la poignée de l’épée. +Divers bruits circulaient dans le cortège. +Phénomène auquel ne sont point étrangères les polices « bien faites ». +Il pleuvait de temps en temps ; la pluie ne faisait rien à cette foule. +Là il s’arrêta. +Un cercle se traça autour du corbillard. La vaste cohue fit silence. -Lafayette parla et dit adieu à Lamarque. -Lafayette détourna la tête. -Excelmans quitta le cortège. +Lafayette parla et dit adieu à Lamarque. +Lafayette détourna la tête. +Excelmans quitta le cortège. Ce drapeau rouge souleva un orage et y disparut. -Deux cris prodigieux s’élevèrent : — Lamarque au panthéon ! -Lafayette à l’hôtel de ville ! -À deux cents pas du petit pont, ils firent halte. +Deux cris prodigieux s’élevèrent : — Lamarque au panthéon ! +Lafayette à l’hôtel de ville ! +À deux cents pas du petit pont, ils firent halte. En ce moment les dragons et la foule se touchaient. Les femmes s’enfuyaient avec terreur. Que se passa-t-il dans cette minute fatale ? personne ne saurait le dire. -C’est le moment ténébreux où deux nuées se mêlent. -La colère emporte l’émeute comme le vent emporte le feu. -Rien n’est plus extraordinaire que le premier fourmillement d’une émeute. -Tout éclate partout à la fois. -Était-ce prévu ? oui. -Était-ce préparé ? non. -D’où cela sort-il ? des pavés. -D’où cela tombe-t-il ? des nues. -Ici l’insurrection a le caractère d’un complot ; là d’une improvisation. -Début plein d’épouvante où se mêle une sorte de gaîté formidable. -Un de ces drapeaux était rouge et bleu avec un imperceptible entre-deux blanc. -L’un d’eux avait un mousquet à rouet. -Ils sonnaient, entraient, et se mettaient à faire des cartouches. -On forçait les bourgeois d’y aider. -On arrachait les épaulettes aux officiers. -Là, devant les portes, des jeunes gens debout sur des bornes distribuaient des armes. +C’est le moment ténébreux où deux nuées se mêlent. +La colère emporte l’émeute comme le vent emporte le feu. +Rien n’est plus extraordinaire que le premier fourmillement d’une émeute. +Tout éclate partout à la fois. +Était-ce prévu ? oui. +Était-ce préparé ? non. +D’où cela sort-il ? des pavés. +D’où cela tombe-t-il ? des nues. +Ici l’insurrection a le caractère d’un complot ; là d’une improvisation. +Début plein d’épouvante où se mêle une sorte de gaîté formidable. +Un de ces drapeaux était rouge et bleu avec un imperceptible entre-deux blanc. +L’un d’eux avait un mousquet à rouet. +Ils sonnaient, entraient, et se mettaient à faire des cartouches. +On forçait les bourgeois d’y aider. +On arrachait les épaulettes aux officiers. +Là, devant les portes, des jeunes gens debout sur des bornes distribuaient des armes. On pillait le chantier de la rue Transnonain pour faire des barricades. -Du reste l’émeute se comportait selon la plus savante tactique militaire. -Le tiers de Paris était à l’émeute. +Du reste l’émeute se comportait selon la plus savante tactique militaire. +Le tiers de Paris était à l’émeute. Vers six heures du soir, le passage du Saumon devenait champ de bataille. -L’émeute était à un bout, la troupe au bout opposé. -On se fusillait d’une grille à l’autre. -Vis-à-vis le passage de l’Ancre un tambour recevait un coup de poignard. -Un autre était tué rue Grenier-Saint-Lazare. -Rue Michel-le-Comte, trois officiers tombaient morts l’un après l’autre. -Plusieurs gardes municipaux, blessés rue des Lombards, rétrogradaient. -Était-ce une révolution en effet ? -Là était le foyer, là était évidemment la question. -Tout le reste n’était qu’escarmouches. +L’émeute était à un bout, la troupe au bout opposé. +On se fusillait d’une grille à l’autre. +Vis-à-vis le passage de l’Ancre un tambour recevait un coup de poignard. +Un autre était tué rue Grenier-Saint-Lazare. +Rue Michel-le-Comte, trois officiers tombaient morts l’un après l’autre. +Plusieurs gardes municipaux, blessés rue des Lombards, rétrogradaient. +Était-ce une révolution en effet ? +Là était le foyer, là était évidemment la question. +Tout le reste n’était qu’escarmouches. On observait des deux parts. -Le vent des révolutions n’est pas maniable. -Les gardes nationales de la banlieue accouraient en hâte et en désordre. -La solitude se faisait aux Tuileries, Louis-Philippe était plein de sérénité. +Le vent des révolutions n’est pas maniable. +Les gardes nationales de la banlieue accouraient en hâte et en désordre. +La solitude se faisait aux Tuileries, Louis-Philippe était plein de sérénité. Depuis deux ans, nous l’avons dit, Paris avait vu plus d’une insurrection. Ces villes colossales peuvent seules donner de tels spectacles. -Souvent il ajoute avec insouciance : — Quelque part par là. -Les fiacres cheminent ; les passants vont dîner en ville. -Quelquefois dans le quartier même où l’on se bat. -Il faut pour cela deux choses, la grandeur de Paris et sa gaîté. -Il faut la ville de Voltaire et de Napoléon. -Les courageux s’armèrent, les poltrons se cachèrent. -Le passant insouciant et affairé disparut. -Beaucoup de rues étaient vides comme à quatre heures du matin. +Souvent il ajoute avec insouciance : — Quelque part par là. +Les fiacres cheminent ; les passants vont dîner en ville. +Quelquefois dans le quartier même où l’on se bat. +Il faut pour cela deux choses, la grandeur de Paris et sa gaîté. +Il faut la ville de Voltaire et de Napoléon. +Les courageux s’armèrent, les poltrons se cachèrent. +Le passant insouciant et affairé disparut. +Beaucoup de rues étaient vides comme à quatre heures du matin. Le vieux lion semblait flairer dans cette ombre un monstre inconnu. -Toute cette paille, remuée par tous ces hommes, faisait le bruit d’une averse. -L’anxiété était partout, et un certain tremblement, peu habituel à Paris. -Il y avait à peine au loin quelques rares roulements de voitures. +Toute cette paille, remuée par tous ces hommes, faisait le bruit d’une averse. +L’anxiété était partout, et un certain tremblement, peu habituel à Paris. +Il y avait à peine au loin quelques rares roulements de voitures. On attendait le premier coup de canon. Des hommes surgissaient au coin des rues et disparaissaient en criant : Rentrez chez vous ! -Et l’on se hâtait de verrouiller les portes. +Et l’on se hâtait de verrouiller les portes. On disait : Comment cela finira-t-il ? Et il se sauva avec le pistolet. -C’était le petit Gavroche qui s’en allait en guerre. -Sur le boulevard il s’aperçut que le pistolet n’avait pas de chien. -Qui sait ? de lui peut-être. -Il combinait le répertoire des oiseaux avec le répertoire des ateliers. -Il connaissait des rapins, tribu contiguë à la sienne. -Il avait, à ce qu’il paraît, été trois mois apprenti imprimeur. +C’était le petit Gavroche qui s’en allait en guerre. +Sur le boulevard il s’aperçut que le pistolet n’avait pas de chien. +Qui sait ? de lui peut-être. +Il combinait le répertoire des oiseaux avec le répertoire des ateliers. +Il connaissait des rapins, tribu contiguë à la sienne. +Il avait, à ce qu’il paraît, été trois mois apprenti imprimeur. Il avait fait un jour une commission pour monsieur Baour-Lormian, l’un des quarante. -Gavroche était un gamin de lettres. -Ses frères le soir, son père le matin ; voilà quelle avait été sa nuit. +Gavroche était un gamin de lettres. +Ses frères le soir, son père le matin ; voilà quelle avait été sa nuit. Les mioches, si vous ne retrouvez pas papa maman, revenez ici ce soir. -Je vous ficherai à souper et je vous coucherai. +Je vous ficherai à souper et je vous coucherai. Les bas-fonds du monde social actuel sont pleins de ces traces perdues. Gavroche ne les avait pas revus. -Dix ou douze semaines s’étaient écoulées depuis cette nuit-là. -Cependant, il était parvenu, son pistolet au poing, rue du Pont-aux-Choux. -Il est dur de manquer le gâteau suprême. +Dix ou douze semaines s’étaient écoulées depuis cette nuit-là. +Cependant, il était parvenu, son pistolet au poing, rue du Pont-aux-Choux. +Il est dur de manquer le gâteau suprême. Gavroche n’en continua pas moins son chemin. -Deux minutes après, il était rue Saint-Louis. -Ça patauge dans les bons dîners. +Deux minutes après, il était rue Saint-Louis. +Ça patauge dans les bons dîners. Demandez-leur ce qu’ils font de leur argent. Ils n’en savent rien. Ils le mangent, quoi ! @@ -12280,536 +12280,536 @@ Autant en emporte le ventre. Il criait, parmi des bribes de la Marseillaise qu’il chantait : — Tout va bien. Qu’est-ce que c’est que les mouchards ? c’est des chiens. Nom d’unch ! ne manquons pas de respect aux chiens. -Avec ça que je voudrais bien en avoir un à mon pistolet. -Il est temps d’écumer le pot. +Avec ça que je voudrais bien en avoir un à mon pistolet. +Il est temps d’écumer le pot. En avant les hommes ! qu’un sang impur inonde les sillons ! Battons-nous, crebleu ! j’en ai assez du despotisme. -Après quoi il ramassa son pistolet et reprit son chemin. -Rue de Thorigny, tout était paix et silence. +Après quoi il ramassa son pistolet et reprit son chemin. +Rue de Thorigny, tout était paix et silence. Cette apathie, propre au Marais, contrastait avec la vaste rumeur environnante. -Quatre commères causaient sur le pas d’une porte. -Ce serait à peu près le même croassement. -Les commères de la rue de Thorigny ne s’occupaient que de leurs affaires. -C’étaient trois portières et une chiffonnière avec sa hotte et son crochet. -La chiffonnière était humble. -Dans ce monde en plein vent, la chiffonnière salue, la portière protège. -Il peut y avoir de la bonté dans le balai. -Cette chiffonnière était une hotte reconnaissante, et elle souriait, quel sourire ! aux trois portières. +Quatre commères causaient sur le pas d’une porte. +Ce serait à peu près le même croassement. +Les commères de la rue de Thorigny ne s’occupaient que de leurs affaires. +C’étaient trois portières et une chiffonnière avec sa hotte et son crochet. +La chiffonnière était humble. +Dans ce monde en plein vent, la chiffonnière salue, la portière protège. +Il peut y avoir de la bonté dans le balai. +Cette chiffonnière était une hotte reconnaissante, et elle souriait, quel sourire ! aux trois portières. Mon Dieu, les chats, vous le savez, naturellement sont l’ennemi des chiens. C’est les chiens qui se plaignent. Et le monde aussi. -Pourtant les puces des chats ne vont pas après le monde. +Pourtant les puces des chats ne vont pas après le monde. Ce n’est pas l’embarras, les chiens, c’est dangereux. Vous rappelez-vous le roi de Rome ? Moi, j’aimais bien le duc de Bordeaux. Moi, j’ai connu Louis J’aime mieux Louis -C’est la viande qui est chère, mame Patagon ! +C’est la viande qui est chère, mame Patagon ! Ah ! ne m’en parlez pas, la boucherie est une horreur. -On n’a plus que de la réjouissance. -Ici la chiffonnière intervint : — Mesdames, le commerce ne va pas. +On n’a plus que de la réjouissance. +Ici la chiffonnière intervint : — Mesdames, le commerce ne va pas. Les tas d’ordures sont minables. On ne jette plus rien. -Il y en a de plus pauvres que vous, la Vargoulême. -Ça fait des tas dans ma chambre. -Gavroche, arrêté derrière, écoutait. -Les vieilles, dit-il, qu’est-ce que vous avez donc à parler politique ? -Une bordée l’assaillit, composée d’une huée quadruple. -En voilà encore un scélérat ! -Qu’est-ce qu’il a donc à son moignon ? -Je vous demande un peu, ce gueux de môme ! -Ça n’est pas tranquille si ça ne renverse pas l’autorité. -La chiffonnière cria : — Méchant va-nu-pattes ! -Et puis le voyez-vous là avec son pistolet, cette horreur de polisson ! -Il paraît qu’il y a des canons tout plein les Célestins. -Et tout ça va encore faire renchérir le tabac. +Il y en a de plus pauvres que vous, la Vargoulême. +Ça fait des tas dans ma chambre. +Gavroche, arrêté derrière, écoutait. +Les vieilles, dit-il, qu’est-ce que vous avez donc à parler politique ? +Une bordée l’assaillit, composée d’une huée quadruple. +En voilà encore un scélérat ! +Qu’est-ce qu’il a donc à son moignon ? +Je vous demande un peu, ce gueux de môme ! +Ça n’est pas tranquille si ça ne renverse pas l’autorité. +La chiffonnière cria : — Méchant va-nu-pattes ! +Et puis le voyez-vous là avec son pistolet, cette horreur de polisson ! +Il paraît qu’il y a des canons tout plein les Célestins. +Et tout ça va encore faire renchérir le tabac. C’est une infamie ! Et certainement, j’irai te voir guillotiner, malfaiteur. Tu renifles, mon ancienne, dit Gavroche. Et il passa outre. -Ce pistolet-là, c’est dans ton intérêt. -Ça, dit Gavroche, je m’en fiche d’une manière profonde. -Peu après, il passait devant l’hôtel Lamoignon. -Là il poussa cet appel : — En route pour la bataille ! -Et il fut pris d’un accès de mélancolie. +Ce pistolet-là, c’est dans ton intérêt. +Ça, dit Gavroche, je m’en fiche d’une manière profonde. +Peu après, il passait devant l’hôtel Lamoignon. +Là il poussa cet appel : — En route pour la bataille ! +Et il fut pris d’un accès de mélancolie. Je pars, lui dit-il, mais toi tu ne pars pas. Un chien peut distraire d’un autre. -Un caniche très maigre vint à passer. +Un caniche très maigre vint à passer. Puis il se dirigea vers l’Orme-Saint-Gervais. Il ne savait pas tomber. Aussi il ne tombait jamais. Avait-il de beaux chevaux ? il devait avoir de beaux chevaux ? -Le jour où il m’a donné la croix, j’ai remarqué sa bête. -C’était une jument coureuse, toute blanche. +Le jour où il m’a donné la croix, j’ai remarqué sa bête. +C’était une jument coureuse, toute blanche. Un peu plus de quinze palmes de haut. Joli cheval, fit le perruquier. -C’était la bête de sa majesté. -Je ne l’ai jamais vu si bien mis que ce jour-là. -Il était propre comme un sou. -Et vous, monsieur le vétéran, vous avez dû être souvent blessé ? +C’était la bête de sa majesté. +Je ne l’ai jamais vu si bien mis que ce jour-là. +Il était propre comme un sou. +Et vous, monsieur le vétéran, vous avez dû être souvent blessé ? Moi ? dit le soldat, ah ! pas grand-chose. -Vous n’êtes pas dégoûté, fit le soldat. -Il achevait à peine qu’un effroyable fracas ébranla la boutique. -Une vitre de la devanture venait de s’étoiler brusquement. +Vous n’êtes pas dégoûté, fit le soldat. +Il achevait à peine qu’un effroyable fracas ébranla la boutique. +Une vitre de la devanture venait de s’étoiler brusquement. Ah Dieu ! cria-t-il, c’en est un ! Un boulet de canon. Le voici, dit le soldat. -Et il ramasse quelque chose qui roulait à terre. -C’était un caillou. -Qu’est-ce qu’on lui a fait à ce gamin-là ? -Ils étaient à peu près armés. -Bahorel et Jean Prouvaire les avaient retrouvés et grossissaient le groupe. +Et il ramasse quelque chose qui roulait à terre. +C’était un caillou. +Qu’est-ce qu’on lui a fait à ce gamin-là ? +Ils étaient à peu près armés. +Bahorel et Jean Prouvaire les avaient retrouvés et grossissaient le groupe. Feuilly, un sabre nu au poing, marchait en avant en criant : Vive la Pologne ! Gavroche les aborda avec calme. -Derrière Feuilly marchait, ou plutôt bondissait Bahorel, poisson dans l’eau de l’émeute. +Derrière Feuilly marchait, ou plutôt bondissait Bahorel, poisson dans l’eau de l’émeute. Il avait un gilet cramoisi et de ces mots qui cassent tout. -Son gilet bouleversa un passant qui cria tout éperdu : — Voilà les rouges ! -Le rouge, les rouges ! répliqua Bahorel. -Drôle de peur, bourgeois. -Bourgeois, croyez-moi, laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes. -Bahorel s’écria : — Ouailles ; manière polie de dire oies. +Son gilet bouleversa un passant qui cria tout éperdu : — Voilà les rouges ! +Le rouge, les rouges ! répliqua Bahorel. +Drôle de peur, bourgeois. +Bourgeois, croyez-moi, laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes. +Bahorel s’écria : — Ouailles ; manière polie de dire oies. Et il arracha du mur le mandement. -À partir de cet instant, Gavroche se mit à étudier Bahorel. +À partir de cet instant, Gavroche se mit à étudier Bahorel. Bahorel, observa Enjolras, tu as tort. Chacun son genre, Enjolras, riposta Bahorel. -Toi tu as le genre froid brûlant ; moi je m’amuse. +Toi tu as le genre froid brûlant ; moi je m’amuse. Ce mot Hercle, frappa Gavroche. Il lui demanda : — Qu’est-ce que cela veut dire, Hercle ? -Bahorel répondit : — Cela veut dire sacré nom d’un chien en latin. +Bahorel répondit : — Cela veut dire sacré nom d’un chien en latin. Bel homme ! c’est vrai, dit Gavroche, qui maintenant comprenait le latin. -Un vieillard, qui paraissait très vieux, marchait dans cette bande. -Keksekça ? dit-il à Courfeyrac. +Un vieillard, qui paraissait très vieux, marchait dans cette bande. +Keksekça ? dit-il à Courfeyrac. C’est un vieux. -C’était Monsieur Mabeuf. -Disons ce qui s’était passé. -Rue Lesdiguières ils avaient rencontré un vieillard qui cheminait. -Courfeyrac avait reconnu le père Mabeuf. -Il le connaissait pour avoir maintes fois accompagné Marius jusqu’à sa porte. +C’était Monsieur Mabeuf. +Disons ce qui s’était passé. +Rue Lesdiguières ils avaient rencontré un vieillard qui cheminait. +Courfeyrac avait reconnu le père Mabeuf. +Il le connaissait pour avoir maintes fois accompagné Marius jusqu’à sa porte. Il va y avoir du tapage. Des coups de sabre, des coups de fusil, monsieur Mabeuf. Des coups de canon. -Où allez-vous, vous autres ? +Où allez-vous, vous autres ? Nous allons flanquer le gouvernement par terre. -Et il s’était mis à les suivre. -Depuis ce moment-là, il n’avait pas prononcé une parole. -Quel homme enragé ! murmuraient les étudiants. +Et il s’était mis à les suivre. +Depuis ce moment-là, il n’avait pas prononcé une parole. +Quel homme enragé ! murmuraient les étudiants. Le rassemblement avait pris par la rue de la Verrerie. Tou tou tou Pour Chatou. Zi zi zi Pour Passy. Don don don Pour Meudon. L’un jurait et l’autre sacrait. -Quand irons-nous dans la forêt ? -Demandait Charlot à Charlotte. +Quand irons-nous dans la forêt ? +Demandait Charlot à Charlotte. Tin tin tinPour Pantin. Ils se dirigeaient vers Saint-Merry. -La bande grossissait à chaque instant. -Il quitta l’attroupement et monta chez lui quatre à quatre. +La bande grossissait à chaque instant. +Il quitta l’attroupement et monta chez lui quatre à quatre. Il prit un vieux chapeau et sa bourse. -Comme il redescendait en courant, la portière le héla. -Portière, comment vous appelez-vous ? riposta Courfeyrac. -La portière demeura ébahie. +Comme il redescendait en courant, la portière le héla. +Portière, comment vous appelez-vous ? riposta Courfeyrac. +La portière demeura ébahie. Maintenant, parlez, qu’y a-t-il ? qu’est-ce ? Il y a quelqu’un qui veut vous parler. Je ne sais pas. Au diable ! fit Courfeyrac. -Mais ça attend depuis plus d’une heure que vous rentriez ! reprit la portière. +Mais ça attend depuis plus d’une heure que vous rentriez ! reprit la portière. Il n’y est pas. Rentrera-t-il ce soir ? Je n’en sais rien. -Et Courfeyrac ajouta : — Quant à moi, je ne rentrerai pas. +Et Courfeyrac ajouta : — Quant à moi, je ne rentrerai pas. Le jeune homme le regarda fixement et lui demanda : — Pourquoi cela ? -Où allez-vous donc ? +Où allez-vous donc ? Qu’est-ce que cela te fait ? Voulez-vous que je vous porte votre coffre ? Je vais aux barricades. Voulez-vous que j’aille avec vous ? -Si tu veux ! répondit Courfeyrac. -La rue est libre, les pavés sont à tout le monde. -Et il s’échappa en courant pour rejoindre ses amis. -Un attroupement ne va pas précisément où il veut. -Nous avons expliqué que c’est un coup de vent qui l’emporte. -Ils dépassèrent Saint-Merry et se trouvèrent, sans trop savoir comment, rue Saint-Denis. -6 RECRUES La bande grossissait à chaque instant. +Si tu veux ! répondit Courfeyrac. +La rue est libre, les pavés sont à tout le monde. +Et il s’échappa en courant pour rejoindre ses amis. +Un attroupement ne va pas précisément où il veut. +Nous avons expliqué que c’est un coup de vent qui l’emporte. +Ils dépassèrent Saint-Merry et se trouvèrent, sans trop savoir comment, rue Saint-Denis. +6 RECRUES La bande grossissait à chaque instant. Volume — Livre 11 : Chapitre 6). -La vieille rue Mondétour coupait les trois jambages selon les angles les plus tortus. -La rue Rambuteau a dévasté tout cela. -Le nom Mondétour peint à merveille les sinuosités de toute cette voirie. -L’endroit étant bon, les cabaretiers s’y succédaient de père en fils. -De là ce nom, Corinthe. +La vieille rue Mondétour coupait les trois jambages selon les angles les plus tortus. +La rue Rambuteau a dévasté tout cela. +Le nom Mondétour peint à merveille les sinuosités de toute cette voirie. +L’endroit étant bon, les cabaretiers s’y succédaient de père en fils. +De là ce nom, Corinthe. Rien n’est plus naturel aux ivrognes que les ellipses. L’ellipse est le zigzag de la phrase. -Corinthe avait peu à peu détrôné le Pot-aux-Roses. -Un escalier à trappe dans la salle d’en bas conduisait à la cave. -Au second était le logis des Hucheloup. +Corinthe avait peu à peu détrôné le Pot-aux-Roses. +Un escalier à trappe dans la salle d’en bas conduisait à la cave. +Au second était le logis des Hucheloup. Sous le toit, deux greniers mansardes, nids de servantes. -La cuisine partageait le rez-de-chaussée avec la salle du comptoir. +La cuisine partageait le rez-de-chaussée avec la salle du comptoir. On y venait de loin. Rien de tout cela n’existe aujourd’hui. -C’est Grantaire qui avait découvert Corinthe. -Le père Hucheloup était un bonhomme. -Hucheloup, bonhomme, nous venons de le dire, était un gargotier à moustaches ; variété amusante. -Et pourtant, nous maintenons le mot, on était toujours bienvenu. -Il avait été maître d’armes. -Tout à coup il éclatait de rire. +C’est Grantaire qui avait découvert Corinthe. +Le père Hucheloup était un bonhomme. +Hucheloup, bonhomme, nous venons de le dire, était un gargotier à moustaches ; variété amusante. +Et pourtant, nous maintenons le mot, on était toujours bienvenu. +Il avait été maître d’armes. +Tout à coup il éclatait de rire. Grosse voix, bon diable. -Il avait pour femme la mère Hucheloup, un être barbu, fort laid. -Vers mille huit cent trente, le père Hucheloup mourut. +Il avait pour femme la mère Hucheloup, un être barbu, fort laid. +Vers mille huit cent trente, le père Hucheloup mourut. Avec lui disparut le secret des carpes au gras. Sa veuve, peu consolable, continua le cabaret. -Courfeyrac et ses amis continuèrent pourtant d’aller à Corinthe, — par pitié, disait Bossuet. -La veuve Hucheloup était essoufflée et difforme avec des souvenirs champêtres. -Elle leur ôtait la fadeur par la prononciation. -Tous les meubles à quatre pieds se comportaient comme s’ils en avaient trois. -Cela était charbonné sur la muraille. -Laigle de Meaux, on le sait, demeurait plutôt chez Joly qu’ailleurs. +Courfeyrac et ses amis continuèrent pourtant d’aller à Corinthe, — par pitié, disait Bossuet. +La veuve Hucheloup était essoufflée et difforme avec des souvenirs champêtres. +Elle leur ôtait la fadeur par la prononciation. +Tous les meubles à quatre pieds se comportaient comme s’ils en avaient trois. +Cela était charbonné sur la muraille. +Laigle de Meaux, on le sait, demeurait plutôt chez Joly qu’ailleurs. Il avait un logis comme l’oiseau a une branche. Les deux amis vivaient ensemble, mangeaient ensemble, dormaient ensemble. -Tout leur était commun, même un peu Musichetta. -Ils étaient ce que, chez les frères chapeaux, on appelle bini. -Le matin du cinq juin, ils s’en allèrent déjeuner à Corinthe. -Joly, enchifrené, avait un fort coryza que Laigle commençait à partager. -L’habit de Laigle était râpé, mais Joly était bien mis. -Il était environ neuf heures du matin quand ils poussèrent la porte de Corinthe. -Ils montèrent au premier. -Matelote et Gibelotte les reçurent. -Huîtres, fromage et jambon, dit Laigle. -Et ils s’attablèrent. -Le cabaret était vide ; il n’y avait qu’eux deux. +Tout leur était commun, même un peu Musichetta. +Ils étaient ce que, chez les frères chapeaux, on appelle bini. +Le matin du cinq juin, ils s’en allèrent déjeuner à Corinthe. +Joly, enchifrené, avait un fort coryza que Laigle commençait à partager. +L’habit de Laigle était râpé, mais Joly était bien mis. +Il était environ neuf heures du matin quand ils poussèrent la porte de Corinthe. +Ils montèrent au premier. +Matelote et Gibelotte les reçurent. +Huîtres, fromage et jambon, dit Laigle. +Et ils s’attablèrent. +Le cabaret était vide ; il n’y avait qu’eux deux. Gibelotte, reconnaissant Joly et Laigle, mit une bouteille de vin sur la table. -J’ai senti, de la rue, une délicieuse odeur de fromage de Brie. +J’ai senti, de la rue, une délicieuse odeur de fromage de Brie. Grantaire prit un tabouret et s’attabla. Gibelotte, voyant Grantaire, mit deux bouteilles de vin sur la table. -Est-ce que tu vas boire ces deux bouteilles ? demanda Laigle à Grantaire. -Grantaire répondit : — Tous sont ingénieux, toi seul es ingénu. -Deux bouteilles n’ont jamais étonné un homme. -Les autres avaient commencé par manger, Grantaire commença par boire. +Est-ce que tu vas boire ces deux bouteilles ? demanda Laigle à Grantaire. +Grantaire répondit : — Tous sont ingénieux, toi seul es ingénu. +Deux bouteilles n’ont jamais étonné un homme. +Les autres avaient commencé par manger, Grantaire commença par boire. Une demi-bouteille fut vivement engloutie. -Tu as donc un trou à l’estomac ? reprit Laigle. +Tu as donc un trou à l’estomac ? reprit Laigle. Tu en as bien un au coude, dit Grantaire. -Je l’espère, repartit Laigle. -Cela fait que nous faisons bon ménage, mon habit et moi. -Les vieux habits, c’est la même chose que les vieux amis. -Surtout, dit Grantaire, dans la bouche d’un homme enchifrené. +Je l’espère, repartit Laigle. +Cela fait que nous faisons bon ménage, mon habit et moi. +Les vieux habits, c’est la même chose que les vieux amis. +Surtout, dit Grantaire, dans la bouche d’un homme enchifrené. Grantaire, demanda Laigle, viens-tu du boulevard ? -Nous venons de voir passer la tête du cortège, Joly et moi. +Nous venons de voir passer la tête du cortège, Joly et moi. C’est un spectacle berveilleux, dit Joly. -Comme cette rue est tranquille ! s’écria Laigle. +Comme cette rue est tranquille ! s’écria Laigle. Qui est-ce qui se douterait que Paris est sens dessus dessous ? -Comme on voit que c’était jadis tout couvents par ici ! -Du Breul et Sauval en donnent la liste, et l’abbé Lebeuf. +Comme on voit que c’était jadis tout couvents par ici ! +Du Breul et Sauval en donnent la liste, et l’abbé Lebeuf. Ne parlons pas de moines, interrompit Grantaire, cela donne envie de se gratter. -Puis il s’exclama : — Bouh ! je viens d’avaler une mauvaise huître. -Voilà l’hypocondrie qui me reprend. -Les huîtres sont gâtées, les servantes sont laides. -Je hais l’espèce humaine. -J’ai passé tout à l’heure rue Richelieu devant la grosse librairie publique. +Puis il s’exclama : — Bouh ! je viens d’avaler une mauvaise huître. +Voilà l’hypocondrie qui me reprend. +Les huîtres sont gâtées, les servantes sont laides. +Je hais l’espèce humaine. +J’ai passé tout à l’heure rue Richelieu devant la grosse librairie publique. Que de papier ! que d’encre ! que de griffonnage ! -On a écrit tout ça ! -Quel maroufle a donc dit que l’homme était un bipède sans plume ? +On a écrit tout ça ! +Quel maroufle a donc dit que l’homme était un bipède sans plume ? Cette transformation s’est faite cette nuit. -J’ai rencontré cette victime ce matin, toute joyeuse. +J’ai rencontré cette victime ce matin, toute joyeuse. Son financier ne paraissait pas sur sa figure. Quant au droit, voulez-vous savoir ce que c’est que le droit ? -Ils étaient vos voisins. -Les clusiens sont les nôtres. +Ils étaient vos voisins. +Les clusiens sont les nôtres. Nous entendons le voisinage comme vous. -Vous avez volé Albe, nous prenons Cluse. +Vous avez volé Albe, nous prenons Cluse. Rome dit : Vous ne prendrez pas Cluse. Puis il cria : Væ victis ! -Voilà ce que c’est que le droit. -Ah ! dans ce monde, que de bêtes de proie ! que d’aigles ! +Voilà ce que c’est que le droit. +Ah ! dans ce monde, que de bêtes de proie ! que d’aigles ! J’en ai la chair de poule. -Pas plus de pudeur ici que là. -Donc ne croyons à rien. -Il n’y a qu’une réalité : boire. -Vous me parlez du boulevard, du cortège, et cætera. -Ah çà, il va donc encore y avoir une révolution ? -Cette indigence de moyens m’étonne de la part du bon Dieu. -Ça accroche, ça ne marche pas. -Le bon Dieu a toujours les mains noires de ce vilain cambouis-là. -Mais, chose triste, de temps en temps, l’exceptionnel est nécessaire. -Quelque étoile bizarre survient, soulignée par une queue énorme. -Et cela fait mourir César. -Brutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un coup de comète. -Ah ! la belle affiche bleue, toute constellée de flamboiements inattendus ! +Pas plus de pudeur ici que là. +Donc ne croyons à rien. +Il n’y a qu’une réalité : boire. +Vous me parlez du boulevard, du cortège, et cætera. +Ah çà, il va donc encore y avoir une révolution ? +Cette indigence de moyens m’étonne de la part du bon Dieu. +Ça accroche, ça ne marche pas. +Le bon Dieu a toujours les mains noires de ce vilain cambouis-là. +Mais, chose triste, de temps en temps, l’exceptionnel est nécessaire. +Quelque étoile bizarre survient, soulignée par une queue énorme. +Et cela fait mourir César. +Brutus lui donne un coup de couteau, et Dieu un coup de comète. +Ah ! la belle affiche bleue, toute constellée de flamboiements inattendus ! Boum ! boum ! spectacle extraordinaire. Levez les yeux, badauds. -Tout est échevelé, l’astre comme le drame. +Tout est échevelé, l’astre comme le drame. Bon Dieu, c’est trop, et ce n’est pas assez. -Ces ressources, prises dans l’exception, semblent magnificence et sont pauvreté. -Mes amis, la providence en est aux expédients. -Une révolution, qu’est-ce que cela prouve ? -Que Dieu est à court. -Il a de l’apparence, c’est vrai, mais je sens la gêne. +Ces ressources, prises dans l’exception, semblent magnificence et sont pauvreté. +Mes amis, la providence en est aux expédients. +Une révolution, qu’est-ce que cela prouve ? +Que Dieu est à court. +Il a de l’apparence, c’est vrai, mais je sens la gêne. Il ne faut pas juger des dieux sur l’apparence. Sous la dorure du ciel j’entrevois un univers pauvre. -Dans la création il y a de la faillite. -C’est pourquoi je suis mécontent. -C’est une inexactitude de commis mal payé. +Dans la création il y a de la faillite. +C’est pourquoi je suis mécontent. +C’est une inexactitude de commis mal payé. Tout va de guingois ; l’univers est taquinant. -En outre, Laigle de Meaux, ce chauve, m’afflige à voir. -Cela m’humilie de penser que je suis du même âge que ce genou. +En outre, Laigle de Meaux, ce chauve, m’afflige à voir. +Cela m’humilie de penser que je suis du même âge que ce genou. Du reste, je critique, mais je n’insulte pas. L’univers est ce qu’il est. -Je parle ici sans méchante intention et pour l’acquit de ma conscience. -Recevez, Père éternel, l’assurance de ma considération distinguée. -Voilà pour quels destins j’étais né ! -Oui, j’ai dit turc, et je ne m’en dédis point. -N’insultons pas le mahométisme, la seule religion qui soit ornée d’un poulailler ! +Je parle ici sans méchante intention et pour l’acquit de ma conscience. +Recevez, Père éternel, l’assurance de ma considération distinguée. +Voilà pour quels destins j’étais né ! +Oui, j’ai dit turc, et je ne m’en dédis point. +N’insultons pas le mahométisme, la seule religion qui soit ornée d’un poulailler ! Sur ce, j’insiste pour boire. -La terre est une grosse bêtise. +La terre est une grosse bêtise. Vraiment, on fait trop de sottises. -Oui, me revoilà triste ! -Ce que c’est que d’avaler une huître et une révolution de travers ! +Oui, me revoilà triste ! +Ce que c’est que d’avaler une huître et une révolution de travers ! Oh ! l’affreux vieux monde ! -Et Grantaire, après cette quinte d’éloquence, eut une quinte de toux, méritée. -À propos de révolution, dit Joly, il paraît que décidébent Barius est aboureux. +Et Grantaire, après cette quinte d’éloquence, eut une quinte de toux, méritée. +À propos de révolution, dit Joly, il paraît que décidébent Barius est aboureux. Sait-on de qui ? demanda Laigle. Don ! je te dis ! -Les amours de Marius ! s’écria Grantaire. -Je vois ça d’ici. -Marius est un brouillard, et il aura trouvé une vapeur. -Marius est de la race poëte. -Qui dit poëte dit fou. +Les amours de Marius ! s’écria Grantaire. +Je vois ça d’ici. +Marius est un brouillard, et il aura trouvé une vapeur. +Marius est de la race poëte. +Qui dit poëte dit fou. Je me rends compte de ce que cela est. -Des extases où l’on oublie le baiser. +Des extases où l’on oublie le baiser. Chastes sur la terre, mais s’accouplant dans l’infini. -Ce sont des âmes qui ont des sens. -Ils couchent ensemble dans les étoiles. -Est-ce vous qui êtes monsieur Bossuet ? demanda-t-il ? -C’est mon petit nom, répondit Laigle. +Ce sont des âmes qui ont des sens. +Ils couchent ensemble dans les étoiles. +Est-ce vous qui êtes monsieur Bossuet ? demanda-t-il ? +C’est mon petit nom, répondit Laigle. Que me veux-tu ? -Un grand blond sur le boulevard m’a dit : Connais-tu la mère Hucheloup ? +Un grand blond sur le boulevard m’a dit : Connais-tu la mère Hucheloup ? J’ai dit : Oui, rue Chanvrerie, la veuve au vieux. Il m’a dit : Vas-y. -Il m’a donné dix sous. -Cela fit vingt sous que Laigle donna à l’enfant. -Merci, monsieur, dit le petit garçon. +Il m’a donné dix sous. +Cela fit vingt sous que Laigle donna à l’enfant. +Merci, monsieur, dit le petit garçon. Comment t’appelles-tu ? demanda Laigle. -Navet, l’ami à Gavroche. +Navet, l’ami à Gavroche. Reste avec nous, dit Laigle. -Déjeune avec nous, dit Grantaire. +Déjeune avec nous, dit Grantaire. L’enfant parti, Grantaire prit la parole : — Ceci est le gamin pur. -Il y a beaucoup de variétés dans le genre gamin. -Cependant Laigle méditait ; il dit à demi-voix : — A-B-C, c’est-à-dire : Enterrement de Lamarque. +Il y a beaucoup de variétés dans le genre gamin. +Cependant Laigle méditait ; il dit à demi-voix : — A-B-C, c’est-à-dire : Enterrement de Lamarque. Le grand blond, observa Grantaire, c’est Enjolras qui te fait avertir. Irons-nous ? fit Bossuet. Il pleut, dit Joly. -J’ai juré d’aller au feu, pas à l’eau. +J’ai juré d’aller au feu, pas à l’eau. Je de veux pas b’enrhuber. Je reste ici, dit Grantaire. -Je préfère un déjeuner à un corbillard. +Je préfère un déjeuner à un corbillard. Conclusion : nous restons, reprit Laigle. Eh bien, buvons alors. -D’ailleurs on peut manquer l’enterrement, sans manquer l’émeute. -Ah ! l’ébeute, j’en suis, s’écria Joly. -Au fait elle gêne le peuple aux entournures. -Cela m’est à peu près égal, votre révolution, dit Grantaire. -Je n’exècre pas ce gouvernement-ci. -C’est la couronne tempérée par le bonnet de coton. -C’est un sceptre terminé en parapluie. -La salle était obscure, de grosses nuées achevaient de supprimer le jour. +D’ailleurs on peut manquer l’enterrement, sans manquer l’émeute. +Ah ! l’ébeute, j’en suis, s’écria Joly. +Au fait elle gêne le peuple aux entournures. +Cela m’est à peu près égal, votre révolution, dit Grantaire. +Je n’exècre pas ce gouvernement-ci. +C’est la couronne tempérée par le bonnet de coton. +C’est un sceptre terminé en parapluie. +La salle était obscure, de grosses nuées achevaient de supprimer le jour. Est-il midi ou minuit ? cria Bossuet. On n’y voit goutte. -Gibelotte, de la lumière ! -Enjolras me dédaigne, murmura-t-il. +Gibelotte, de la lumière ! +Enjolras me dédaigne, murmura-t-il. Enjolras a dit : Joly est malade, Grantaire est ivre. -C’est à Bossuet qu’il a envoyé Navet. -S’il était venu me prendre, je l’aurais suivi. -Tant pis pour Enjolras ! je n’irai pas à son enterrement. -Cette résolution prise, Bossuet, Joly et Grantaire ne bougèrent plus du cabaret. -Quant à Grantaire, depuis midi, il avait dépassé le vin, médiocre source de rêves. -Le vin, près des ivrognes sérieux, n’a qu’un succès d’estime. -Grantaire était un aventureux buveur de songes. -Il avait laissé là les bouteilles et pris la chope. +C’est à Bossuet qu’il a envoyé Navet. +S’il était venu me prendre, je l’aurais suivi. +Tant pis pour Enjolras ! je n’irai pas à son enterrement. +Cette résolution prise, Bossuet, Joly et Grantaire ne bougèrent plus du cabaret. +Quant à Grantaire, depuis midi, il avait dépassé le vin, médiocre source de rêves. +Le vin, près des ivrognes sérieux, n’a qu’un succès d’estime. +Grantaire était un aventureux buveur de songes. +Il avait laissé là les bouteilles et pris la chope. La chope, c’est le gouffre. -Grantaire n’en était point encore à cette phase lugubre ; loin de là. -Il était prodigieusement gai, et Bossuet et Joly lui donnaient la réplique. -Et Joly s’écriait : — Batelote et Gibelotte, de doddez plus à boire à Grantaire. +Grantaire n’en était point encore à cette phase lugubre ; loin de là. +Il était prodigieusement gai, et Bossuet et Joly lui donnaient la réplique. +Et Joly s’écriait : — Batelote et Gibelotte, de doddez plus à boire à Grantaire. Il bange des argents fous. -Il a déjà dévoré depuis ce batin en prodigalités éperdues deux francs quatrevingt-quinze centibes. -Bossuet, fort ivre, avait conservé son calme. -Faire une barricade, répondit Courfeyrac. +Il a déjà dévoré depuis ce batin en prodigalités éperdues deux francs quatrevingt-quinze centibes. +Bossuet, fort ivre, avait conservé son calme. +Faire une barricade, répondit Courfeyrac. Eh bien, ici ! la place est bonne ! fais-la ici ! C’est vrai, Aigle, dit Courfeyrac. -Et sur un signe de Courfeyrac, l’attroupement se précipita rue de la Chanvrerie. -Bossuet gris avait eu le coup d’œil d’Annibal à jeun. -À l’irruption du rassemblement, l’épouvante avait pris toute la rue. -Pas un passant qui ne se fût éclipsé. -Bossuet était descendu au-devant de Courfeyrac. +Et sur un signe de Courfeyrac, l’attroupement se précipita rue de la Chanvrerie. +Bossuet gris avait eu le coup d’œil d’Annibal à jeun. +À l’irruption du rassemblement, l’épouvante avait pris toute la rue. +Pas un passant qui ne se fût éclipsé. +Bossuet était descendu au-devant de Courfeyrac. Tu vas t’enrhuber. -Moellons improvisés comme le reste, et pris on ne sait où. -Matelote et Gibelotte s’étaient mêlées aux travailleurs. -Gibelotte allait et venait chargée de gravats. -Sa lassitude aidait à la barricade. -Elle servait des pavés comme elle eût servi du vin, l’air endormi. +Moellons improvisés comme le reste, et pris on ne sait où. +Matelote et Gibelotte s’étaient mêlées aux travailleurs. +Gibelotte allait et venait chargée de gravats. +Sa lassitude aidait à la barricade. +Elle servait des pavés comme elle eût servi du vin, l’air endormi. Un omnibus qui avait deux chevaux blancs passa au bout de la rue. Les omnibus, dit-il, ne passent pas devant Corinthe. Non licet omnibus adire Corinthum. -Mame Hucheloup, bouleversée, s’était réfugiée au premier étage. +Mame Hucheloup, bouleversée, s’était réfugiée au premier étage. Elle avait l’œil vague et regardait sans voir, criant tout bas. -Ses cris épouvantés n’osaient sortir de son gosier. +Ses cris épouvantés n’osaient sortir de son gosier. C’est la fin du monde, murmurait-elle. -Mais Grantaire atteignait les plus hautes régions du dithyrambe. -Matelote est laide ! criait-il, Matelote est la laideur rêve ! -Matelote est une chimère. +Mais Grantaire atteignait les plus hautes régions du dithyrambe. +Matelote est laide ! criait-il, Matelote est la laideur rêve ! +Matelote est une chimère. Il supplia l’amour de l’animer, et cela fit Matelote. -Je vous réponds qu’elle se battra bien. -Toute bonne fille contient un héros. -Quant à la mère Hucheloup, c’est une vieille brave. -Voyez les moustaches qu’elle a ! elle les a héritées de son mari. +Je vous réponds qu’elle se battra bien. +Toute bonne fille contient un héros. +Quant à la mère Hucheloup, c’est une vieille brave. +Voyez les moustaches qu’elle a ! elle les a héritées de son mari. Elle se battra aussi. -À elles deux elles feront peur à la banlieue. -Du reste cela m’est parfaitement égal. -Je ne comprends que l’amour et la liberté. +À elles deux elles feront peur à la banlieue. +Du reste cela m’est parfaitement égal. +Je ne comprends que l’amour et la liberté. Je suis Grantaire le bon enfant ! Oh ! si les bons cœurs avaient les grosses bourses ! comme tout irait mieux ! -Je me figure Jésus-Christ avec la fortune de Rothschild ! +Je me figure Jésus-Christ avec la fortune de Rothschild ! Que de bien il ferait ! Tais-toi, futaille ! dit Courfeyrac. -Grantaire répondit : — Je suis capitoul et maître ès jeux floraux ! +Grantaire répondit : — Je suis capitoul et maître ès jeux floraux ! Enjolras, on le sait, tenait du spartiate et du puritain. -Il fût mort aux Thermopyles avec Léonidas et eût brûlé Drogheda avec Cromwell. +Il fût mort aux Thermopyles avec Léonidas et eût brûlé Drogheda avec Cromwell. Grantaire ! cria-t-il, va-t’en cuver ton vin hors d’ici. C’est la place de l’ivresse et non de l’ivrognerie. -Ne déshonore pas la barricade ! -Cette parole irritée produisit sur Grantaire un effet singulier. -Il parut subitement dégrisé. +Ne déshonore pas la barricade ! +Cette parole irritée produisit sur Grantaire un effet singulier. +Il parut subitement dégrisé. Va dormir ailleurs, cria Enjolras. -Grantaire répliqua d’une voix grave : — Tu verras. -Bahorel, extasié de la barricade, criait : — Voilà la rue décolletée ! comme cela fait bien ! -Courfeyrac, tout en démolissant un peu le cabaret, cherchait à consoler la veuve cabaretière. +Grantaire répliqua d’une voix grave : — Tu verras. +Bahorel, extasié de la barricade, criait : — Voilà la rue décolletée ! comme cela fait bien ! +Courfeyrac, tout en démolissant un peu le cabaret, cherchait à consoler la veuve cabaretière. Oui, mon bon monsieur Courfeyrac. Si ce n’est pas une abomination ! -Eh bien ! mère Hucheloup, nous vous vengeons. -Le père demanda : — Sur quelle joue as-tu reçu le soufflet ? — Sur la joue gauche. -Le père souffleta la joue droite et dit : — Te voilà contente. -La pluie avait cessé. -Des recrues étaient arrivées. -Laquelle fête était toute récente, ayant eu lieu le premier mai. +Eh bien ! mère Hucheloup, nous vous vengeons. +Le père demanda : — Sur quelle joue as-tu reçu le soufflet ? — Sur la joue gauche. +Le père souffleta la joue droite et dit : — Te voilà contente. +La pluie avait cessé. +Des recrues étaient arrivées. +Laquelle fête était toute récente, ayant eu lieu le premier mai. Enjolras, Combeferre et Courfeyrac dirigeaient tout. -Cette dernière barricade, très étroite, n’était construite que de tonneaux et de pavés. -Rien de plus bizarre et de plus bigarré que cette troupe. -Celui-là n’avait pas de bayonnette. -Propos terribles auxquels se mêlait une sorte de jovialité cordiale. -On buvait à travers tout cela. -Gavroche travaillait à la grande. -Gavroche, complètement envolé et radieux, s’était chargé de la mise en train. -Il allait, venait, montait, descendait, remontait, bruissait, étincelait. -Il semblait être là pour l’encouragement de tous. -Avait-il un aiguillon ? oui certes, sa misère ; avait-il des ailes ? oui certes, sa joie. -Gavroche était un tourbillonnement. +Cette dernière barricade, très étroite, n’était construite que de tonneaux et de pavés. +Rien de plus bizarre et de plus bigarré que cette troupe. +Celui-là n’avait pas de bayonnette. +Propos terribles auxquels se mêlait une sorte de jovialité cordiale. +On buvait à travers tout cela. +Gavroche travaillait à la grande. +Gavroche, complètement envolé et radieux, s’était chargé de la mise en train. +Il allait, venait, montait, descendait, remontait, bruissait, étincelait. +Il semblait être là pour l’encouragement de tous. +Avait-il un aiguillon ? oui certes, sa misère ; avait-il des ailes ? oui certes, sa joie. +Gavroche était un tourbillonnement. On le voyait sans cesse, on l’entendait toujours. -Il remplissait l’air, étant partout à la fois. -C’était une espèce d’ubiquité presque irritante ; pas d’arrêt possible avec lui. -L’énorme barricade le sentait sur sa croupe. -Une hottée de plâtras pour me boucher ce trou-là. +Il remplissait l’air, étant partout à la fois. +C’était une espèce d’ubiquité presque irritante ; pas d’arrêt possible avec lui. +L’énorme barricade le sentait sur sa croupe. +Une hottée de plâtras pour me boucher ce trou-là. C’est tout petit, votre barricade. -Il faut que ça monte. +Il faut que ça monte. Mettez-y tout, flanquez-y tout, fichez-y tout. -Une barricade, c’est le thé de la mère Gibou. -Tenez, voilà une porte vitrée. +Une barricade, c’est le thé de la mère Gibou. +Tenez, voilà une porte vitrée. Ceci fit exclamer les travailleurs. -Hercules vous-mêmes ! riposta Gavroche. -Une porte vitrée dans une barricade, c’est excellent. -Ça n’empêche pas de l’attaquer, mais ça gêne pour la prendre. -Pardi ! le verre est traître. -Ah çà, vous n’avez pas une imagination effrénée, mes camarades ! -Du reste, il était furieux de son pistolet sans chien. -Il allait de l’un à l’autre, réclamant : — Un fusil ! +Hercules vous-mêmes ! riposta Gavroche. +Une porte vitrée dans une barricade, c’est excellent. +Ça n’empêche pas de l’attaquer, mais ça gêne pour la prendre. +Pardi ! le verre est traître. +Ah çà, vous n’avez pas une imagination effrénée, mes camarades ! +Du reste, il était furieux de son pistolet sans chien. +Il allait de l’un à l’autre, réclamant : — Un fusil ! Je veux un fusil ! Pourquoi ne me donne-t-on pas un fusil ? -Un fusil à toi ! dit Combeferre. -Tiens ! répliqua Gavroche, pourquoi pas ? -Enjolras haussa les épaules. +Un fusil à toi ! dit Combeferre. +Tiens ! répliqua Gavroche, pourquoi pas ? +Enjolras haussa les épaules. Quand il y en aura pour les hommes, on en donnera aux enfants. Blanc-bec ! dit Gavroche. -Un élégant fourvoyé qui flânait au bout de la rue, fit diversion. +Un élégant fourvoyé qui flânait au bout de la rue, fit diversion. Gavroche lui cria : — Venez avec nous, jeune homme ! Eh bien, cette vieille patrie, on ne fait donc rien pour elle ? -L’élégant s’enfuit. -La petite barricade Mondétour, cachée derrière la maison du cabaret, ne s’apercevait pas. -Les deux barricades réunies formaient une véritable redoute. -Enjolras apporta le coffre carré et Courfeyrac l’ouvrit. -Ce coffre était rempli de cartouches. +L’élégant s’enfuit. +La petite barricade Mondétour, cachée derrière la maison du cabaret, ne s’apercevait pas. +Les deux barricades réunies formaient une véritable redoute. +Enjolras apporta le coffre carré et Courfeyrac l’ouvrit. +Ce coffre était rempli de cartouches. Courfeyrac les distribua en souriant. -Chacun reçut trente cartouches. -Ce bruit tantôt s’éloignait, tantôt s’approchait, avec des ondulations lugubres. +Chacun reçut trente cartouches. +Ce bruit tantôt s’éloignait, tantôt s’approchait, avec des ondulations lugubres. Dans ces heures d’attente, que firent-ils ? Il faut bien que nous le disions, puisque ceci est de l’histoire. Je les entendais dire : Est-elle belle ! -Comme elle sent bon ! quels cheveux à flots ! -Sous son mantelet elle cache une aile ; Son bonnet charmant est à peine éclos. +Comme elle sent bon ! quels cheveux à flots ! +Sous son mantelet elle cache une aile ; Son bonnet charmant est à peine éclos. J’errais avec toi, pressant ton bras souple. -La Sorbonne était l’endroit bucoliqueOù je t’adorais du soir au matin. -Je t’obéissais, tu m’étais soumise. +La Sorbonne était l’endroit bucoliqueOù je t’adorais du soir au matin. +Je t’obéissais, tu m’étais soumise. Et ces grands malheurs qui nous faisaient rire ! -Ton manchon brûlé, ton boa perdu ! -J’étais mendiant, et toi charitable. +Ton manchon brûlé, ton boa perdu ! +J’étais mendiant, et toi charitable. Je baisais au vol tes bras frais et ronds. -Dante in-folio nous servait de table Pour manger gaîment un cent de marrons. +Dante in-folio nous servait de table Pour manger gaîment un cent de marrons. Ces torches, on l’a vu, venaient du faubourg Saint-Antoine. -Cette lumière ajoutait à l’écarlate du drapeau je ne sais quelle pourpre terrible. -La nuit était tout à fait tombée, rien ne venait. +Cette lumière ajoutait à l’écarlate du drapeau je ne sais quelle pourpre terrible. +La nuit était tout à fait tombée, rien ne venait. Ces cinquante hommes en attendaient soixante mille. Ces deux chandelles ne jetaient aucun rayonnement au dehors. -Gavroche en ce moment était fort préoccupé, non pas précisément de ses cartouches. -Il était stupéfait, incertain, incrédule, convaincu, ébloui. -Il était évident qu’il arrivait un événement à Gavroche. -C’est au plus fort de cette préoccupation qu’Enjolras l’aborda. +Gavroche en ce moment était fort préoccupé, non pas précisément de ses cartouches. +Il était stupéfait, incertain, incrédule, convaincu, ébloui. +Il était évident qu’il arrivait un événement à Gavroche. +C’est au plus fort de cette préoccupation qu’Enjolras l’aborda. Tu es petit, dit Enjolras, on ne te verra pas. Gavroche se haussa sur ses hanches. -Les petits sont donc bons à quelque chose ! c’est bien heureux ! +Les petits sont donc bons à quelque chose ! c’est bien heureux ! C’est un mouchard. -Ils étaient visiblement prêts à se jeter sur lui. -Alors Enjolras s’approcha de l’homme et lui demanda : — Qui êtes-vous ? -À cette question brusque, l’homme eut un soubresaut. -Je suis agent de l’autorité. +Ils étaient visiblement prêts à se jeter sur lui. +Alors Enjolras s’approcha de l’homme et lui demanda : — Qui êtes-vous ? +À cette question brusque, l’homme eut un soubresaut. +Je suis agent de l’autorité. Enjolras fit signe aux quatre hommes. On lui laissa la bourse et la montre. -Javert n’avait pas jeté un cri. +Javert n’avait pas jeté un cri. C’est un mouchard, dit Enjolras. -Javert répliqua de son accent le plus impérieux : — Pourquoi pas tout de suite ? -Nous ménageons la poudre. +Javert répliqua de son accent le plus impérieux : — Pourquoi pas tout de suite ? +Nous ménageons la poudre. Alors finissez-en d’un coup de couteau. Mouchard, dit le bel Enjolras, nous sommes des juges et non des assassins. Puis il appela Gavroche. -Toi ! va à ton affaire ! +Toi ! va à ton affaire ! Fais ce que je t’ai dit. J’y vas, cria Gavroche. -Et s’arrêtant au moment de partir : — À propos, vous me donnerez son fusil ! +Et s’arrêtant au moment de partir : — À propos, vous me donnerez son fusil ! Et il ajouta : Je vous laisse le musicien, mais je veux la clarinette. -Ces hommes ne se demandent pas entre eux d’où ils viennent. -Oui, mais la maison est fermée, dit un des buveurs. +Ces hommes ne se demandent pas entre eux d’où ils viennent. +Oui, mais la maison est fermée, dit un des buveurs. On n’ouvrira pas. -Le Cabuc court à la porte qui avait un marteau fort massif, et frappe. +Le Cabuc court à la porte qui avait un marteau fort massif, et frappe. La porte ne s’ouvre pas. Il frappe un second coup. Y a-t-il quelqu’un ici ? crie Le Cabuc. -Les coups de crosse faisaient trembler la maison, mais n’ébranlaient pas la porte. +Les coups de crosse faisaient trembler la maison, mais n’ébranlaient pas la porte. L’homme qui cognait s’interrompit. -Messieurs, demanda le portier, que désirez-vous ? +Messieurs, demanda le portier, que désirez-vous ? Ouvre ! dit Le Cabuc. Messieurs, cela ne se peut pas. Oui ou non, veux-tu ouvrir ? Je dis non, mes bons... Le portier n’acheva pas. -Le vieillard s’affaissa sur lui-même sans pousser un soupir. -Enjolras avait un pistolet à la main. -À la détonation, il était arrivé. -À genoux, répéta-t-il. -Enjolras le lâcha et tira sa montre. +Le vieillard s’affaissa sur lui-même sans pousser un soupir. +Enjolras avait un pistolet à la main. +À la détonation, il était arrivé. +À genoux, répéta-t-il. +Enjolras le lâcha et tira sa montre. Recueille-toi, dit-il. Tu as une minute. -Grâce ! murmura le meurtrier ; puis il baissa la tête et balbutia quelques jurements inarticulés. +Grâce ! murmura le meurtrier ; puis il baissa la tête et balbutia quelques jurements inarticulés. Puis il poussa du pied le cadavre et dit : — Jetez cela dehors. -Enjolras était demeuré pensif. -On ne sait quelles ténèbres grandioses se répandaient lentement sur sa redoutable sérénité. -Tout à coup il éleva la voix. -Il a tué, c’est pourquoi je l’ai tué. -J’ai dû le faire, car l’insurrection doit avoir sa discipline. -J’ai donc jugé et condamné à mort cet homme. -Ceux qui écoutaient tressaillirent. +Enjolras était demeuré pensif. +On ne sait quelles ténèbres grandioses se répandaient lentement sur sa redoutable sérénité. +Tout à coup il éleva la voix. +Il a tué, c’est pourquoi je l’ai tué. +J’ai dû le faire, car l’insurrection doit avoir sa discipline. +J’ai donc jugé et condamné à mort cet homme. +Ceux qui écoutaient tressaillirent. Nous partagerons ton sort, cria Combeferre. C’est un mauvais moment pour prononcer le mot amour. N’importe, je le prononce, et je le glorifie. @@ -12818,920 +12818,920 @@ Mort, je me sers de toi, mais je te hais. Dans l’avenir personne ne tuera personne, la terre rayonnera, le genre humain aimera. Et c’est pour qu’il vienne que nous allons mourir. Son œil fixe faisait qu’on parlait bas autour de lui. -Sa vie avait été ténèbres, sa fin fut nuit. -Ces lugubres ouvertures qui se font dans les ténèbres devant le désespoir sont tentantes. -Il se mit à marcher rapidement. -Marius entra par le passage Delorme dans la rue Saint-Honoré. +Sa vie avait été ténèbres, sa fin fut nuit. +Ces lugubres ouvertures qui se font dans les ténèbres devant le désespoir sont tentantes. +Il se mit à marcher rapidement. +Marius entra par le passage Delorme dans la rue Saint-Honoré. Il y avait de la cavalerie sur la place du Palais-Royal. -Marius suivit la rue Saint-Honoré. -Car les passants maintenant étaient une foule. -À l’entrée de la rue des Prouvaires, la foule ne marchait plus. -Il n’y avait là presque plus d’habits noirs ni de chapeaux ronds. -Des sarraus, des blouses, des casquettes, des têtes hérissées et terreuses. -Cette multitude ondulait confusément dans la brume nocturne. -Son chuchotement avait l’accent rauque d’un frémissement. -Quoique pas un ne marchât, on entendait un piétinement dans la boue. -On voyait s’enfoncer dans ces rues les files solitaires et décroissantes des lanternes. -Ces rues n’étaient pas désertes. -On y distinguait des fusils en faisceaux, des bayonnettes remuées et des troupes bivouaquant. -Aucun curieux ne dépassait cette limite. -Là cessait la circulation. -Là finissait la foule et commençait l’armée. -Marius voulait avec la volonté de l’homme qui n’espère plus. -On l’avait appelé, il fallait qu’il allât. +Marius suivit la rue Saint-Honoré. +Car les passants maintenant étaient une foule. +À l’entrée de la rue des Prouvaires, la foule ne marchait plus. +Il n’y avait là presque plus d’habits noirs ni de chapeaux ronds. +Des sarraus, des blouses, des casquettes, des têtes hérissées et terreuses. +Cette multitude ondulait confusément dans la brume nocturne. +Son chuchotement avait l’accent rauque d’un frémissement. +Quoique pas un ne marchât, on entendait un piétinement dans la boue. +On voyait s’enfoncer dans ces rues les files solitaires et décroissantes des lanternes. +Ces rues n’étaient pas désertes. +On y distinguait des fusils en faisceaux, des bayonnettes remuées et des troupes bivouaquant. +Aucun curieux ne dépassait cette limite. +Là cessait la circulation. +Là finissait la foule et commençait l’armée. +Marius voulait avec la volonté de l’homme qui n’espère plus. +On l’avait appelé, il fallait qu’il allât. Au coin de la rue des Bourdonnais il n’y avait plus de lanternes. -Plus un passant, plus un soldat, plus une lumière ; personne. +Plus un passant, plus un soldat, plus une lumière ; personne. La solitude, le silence, la nuit ; je ne sais quel froid qui saisissait. -Entrer dans une rue, c’était entrer dans une cave. +Entrer dans une rue, c’était entrer dans une cave. Il continua d’avancer. Il fit quelques pas. -Quelqu’un passa près de lui en courant. -Était-ce un homme ? une femme ? étaient-ils plusieurs ? -Il n’eût pu le dire. -Cela avait passé et s’était évanoui. -Il étendit les mains. -Il y avait là une barricade ébauchée et abandonnée. -Il escalada les pavés et se trouva de l’autre côté du barrage. -Il marchait très près des bornes et se guidait sur le mur des maisons. +Quelqu’un passa près de lui en courant. +Était-ce un homme ? une femme ? étaient-ils plusieurs ? +Il n’eût pu le dire. +Cela avait passé et s’était évanoui. +Il étendit les mains. +Il y avait là une barricade ébauchée et abandonnée. +Il escalada les pavés et se trouva de l’autre côté du barrage. +Il marchait très près des bornes et se guidait sur le mur des maisons. Il approcha, cela prit une forme. -Marius laissa les chevaux derrière lui. -Ce coup de fusil, c’était encore de la vie. -À partir de cet instant, il ne rencontra plus rien. -Tout cet itinéraire ressemblait à une descente de marches noires. +Marius laissa les chevaux derrière lui. +Ce coup de fusil, c’était encore de la vie. +À partir de cet instant, il ne rencontra plus rien. +Tout cet itinéraire ressemblait à une descente de marches noires. Marius n’en alla pas moins en avant. -Là le regard tombait dans un abîme. -La lumière était éteinte, quelquefois l’habitant tué. +Là le regard tombait dans un abîme. +La lumière était éteinte, quelquefois l’habitant tué. Aussi rien ne bougeait. -On ne savait, mais c’était certain et inévitable. -Pour les uns comme pour les autres, la nécessité était la même. -Sortir de là tués ou vainqueurs, seule issue possible désormais. -Du reste, des deux côtés, furie, acharnement, détermination égale. +On ne savait, mais c’était certain et inévitable. +Pour les uns comme pour les autres, la nécessité était la même. +Sortir de là tués ou vainqueurs, seule issue possible désormais. +Du reste, des deux côtés, furie, acharnement, détermination égale. Le gouvernement le comprenait comme les partis ; le moindre bourgeois le sentait. -Rien ne dérangeait les funestes harmonies de cet ensemble. -Marius était arrivé aux halles. -C’était le reflet de la torche qui brûlait dans la barricade de Corinthe. -Marius s’était dirigé sur cette rougeur. -La vedette des insurgés qui guettait à l’autre bout ne l’aperçut pas. -Tout cela était à dix toises de lui. -C’était l’intérieur de la barricade. -Marius n’avait plus qu’un pas à faire. -Et puis il se mit à pleurer amèrement. +Rien ne dérangeait les funestes harmonies de cet ensemble. +Marius était arrivé aux halles. +C’était le reflet de la torche qui brûlait dans la barricade de Corinthe. +Marius s’était dirigé sur cette rougeur. +La vedette des insurgés qui guettait à l’autre bout ne l’aperçut pas. +Tout cela était à dix toises de lui. +C’était l’intérieur de la barricade. +Marius n’avait plus qu’un pas à faire. +Et puis il se mit à pleurer amèrement. Vivre sans Cosette, il ne le pouvait. -Puisqu’elle était partie, il fallait bien qu’il mourût. -Ne lui avait-il pas donné sa parole d’honneur qu’il mourrait ? -Elle était partie sachant cela ; c’est qu’il lui plaisait que Marius mourût. -À quoi bon vivre et pourquoi vivre à présent ? -Donner à sa poltronnerie le prétexte du patriotisme ! -En proie au va-et-vient de ses pensées, il baissait la tête. -Tout à coup il la redressa. +Puisqu’elle était partie, il fallait bien qu’il mourût. +Ne lui avait-il pas donné sa parole d’honneur qu’il mourrait ? +Elle était partie sachant cela ; c’est qu’il lui plaisait que Marius mourût. +À quoi bon vivre et pourquoi vivre à présent ? +Donner à sa poltronnerie le prétexte du patriotisme ! +En proie au va-et-vient de ses pensées, il baissait la tête. +Tout à coup il la redressa. Une sorte de rectification splendide venait de se faire dans son esprit. -Il n’en laissa aucun sans réponse. +Il n’en laissa aucun sans réponse. Ce n’est plus Montmirail ni Champaubert ; c’est autre chose. -Il ne s’agit plus d’un territoire sacré, mais d’une idée sainte. -La patrie se plaint, soit ; mais l’humanité applaudit. +Il ne s’agit plus d’un territoire sacré, mais d’une idée sainte. +La patrie se plaint, soit ; mais l’humanité applaudit. Est-il vrai d’ailleurs que la patrie se plaigne ? -La guerre civile ? qu’est-ce à dire ? -Est-ce qu’il y a une guerre étrangère ? -Est-ce que toute guerre entre hommes n’est pas la guerre entre frères ? +La guerre civile ? qu’est-ce à dire ? +Est-ce qu’il y a une guerre étrangère ? +Est-ce que toute guerre entre hommes n’est pas la guerre entre frères ? La guerre ne se qualifie que par son but. -Qu’a-t-on à reprocher à cette guerre-là ? -Alors, guerre civile ou guerre étrangère, elle est inique ; elle s’appelle le crime. +Qu’a-t-on à reprocher à cette guerre-là ? +Alors, guerre civile ou guerre étrangère, elle est inique ; elle s’appelle le crime. Guerre de buissons ? guerre de rues ? -Pourquoi pas ? c’était la guerre d’Ambiorix, d’Artevelde, de Marnix, de Pélage. -Le despotisme viole la frontière morale, comme l’invasion viole la frontière géographique. -Après Eschyle, Thrasybule ; après Diderot, Danton. -Les multitudes ont une tendance à accepter le maître. -Leur masse dépose de l’apathie. -Une foule se totalise aisément en obéissance. -De là la nécessité des tocsins et des guerres. -À bas le tyran ! +Pourquoi pas ? c’était la guerre d’Ambiorix, d’Artevelde, de Marnix, de Pélage. +Le despotisme viole la frontière morale, comme l’invasion viole la frontière géographique. +Après Eschyle, Thrasybule ; après Diderot, Danton. +Les multitudes ont une tendance à accepter le maître. +Leur masse dépose de l’apathie. +Une foule se totalise aisément en obéissance. +De là la nécessité des tocsins et des guerres. +À bas le tyran ! Mais quoi ? de qui parlez-vous ? appelez-vous Louis-Philippe le tyran ? Non ; pas plus que Louis -Quand le maître tombe en France, il tombe partout. -Ces guerres-là construisent la paix. +Quand le maître tombe en France, il tombe partout. +Ces guerres-là construisent la paix. Il faut la jeter bas. Il faut faire crouler cette masse monstrueuse. -Vaincre à Austerlitz, c’est grand, prendre la Bastille, c’est immense. -C’était là la situation d’esprit de Marius. -C’était le portier tué par Le Cabuc. -On eût dit que celui qui était mort considérait ceux qui allaient mourir. -Dix heures avaient sonné à Saint-Merry. +Vaincre à Austerlitz, c’est grand, prendre la Bastille, c’est immense. +C’était là la situation d’esprit de Marius. +C’était le portier tué par Le Cabuc. +On eût dit que celui qui était mort considérait ceux qui allaient mourir. +Dix heures avaient sonné à Saint-Merry. En capote bleue, La poule au shako, Voici la banlieue ! -Ils se serrèrent la main. +Ils se serrèrent la main. C’est Gavroche, dit Enjolras. Il nous avertit, dit Combeferre. Veux-tu ma carabine ? dit Enjolras au gamin. -Je veux le grand fusil, répondit Gavroche. +Je veux le grand fusil, répondit Gavroche. Et il prit le fusil de Javert. -Deux sentinelles s’étaient repliées et étaient rentrées presque en même temps que Gavroche. +Deux sentinelles s’étaient repliées et étaient rentrées presque en même temps que Gavroche. Chacun avait pris son poste de combat. On n’entendait rien que cela. -On croyait entendre marcher l’effrayante statue Légion. -Ce pas approcha ; il approcha encore et s’arrêta. -Il y eut encore une pause, comme si des deux côtés on attendait. -En même temps on entendit le cliquetis des fusils qui s’abattent. -Enjolras répondit d’un accent vibrant et altier : — Révolution française. +On croyait entendre marcher l’effrayante statue Légion. +Ce pas approcha ; il approcha encore et s’arrêta. +Il y eut encore une pause, comme si des deux côtés on attendait. +En même temps on entendit le cliquetis des fusils qui s’abattent. +Enjolras répondit d’un accent vibrant et altier : — Révolution française. Feu ! dit la voix. -Une effroyable détonation éclata sur la barricade. +Une effroyable détonation éclata sur la barricade. Le drapeau rouge tomba. -L’impression de cette première décharge fut glaçante. -L’attaque était rude et de nature à faire songer les plus hardis. -Il était évident qu’on avait au moins affaire à un régiment tout entier. +L’impression de cette première décharge fut glaçante. +L’attaque était rude et de nature à faire songer les plus hardis. +Il était évident qu’on avait au moins affaire à un régiment tout entier. Camarades, cria Courfeyrac, ne perdons pas la poudre. -Attendons pour riposter qu’ils soient engagés dans la rue. +Attendons pour riposter qu’ils soient engagés dans la rue. Et, avant tout, dit Enjolras, relevons le drapeau ! -Il ramassa le drapeau qui était précisément tombé à ses pieds. -Pas un ne répondit. -Le plus brave hésite à se condamner. -Enjolras lui-même avait un frémissement. -Il répéta : — Personne ne se présente ? -Monsieur Mabeuf pourtant n’avait pas quitté l’attroupement. -Là, il s’était pour ainsi dire anéanti en lui-même. +Il ramassa le drapeau qui était précisément tombé à ses pieds. +Pas un ne répondit. +Le plus brave hésite à se condamner. +Enjolras lui-même avait un frémissement. +Il répéta : — Personne ne se présente ? +Monsieur Mabeuf pourtant n’avait pas quitté l’attroupement. +Là, il s’était pour ainsi dire anéanti en lui-même. Il semblait ne plus regarder et ne plus penser. -Sa présence fit une sorte de commotion dans les groupes. +Sa présence fit une sorte de commotion dans les groupes. Il est probable qu’il n’entendait pas. -Puis la même voix éclatante qui avait crié : qui vive ? cria : — Retirez-vous ! +Puis la même voix éclatante qui avait crié : qui vive ? cria : — Retirez-vous ! Feu ! dit la voix. -Une seconde décharge, pareille à une mitraille, s’abattit sur la barricade. -Des ruisseaux de sang coulèrent de dessous lui. -Sa vieille tête, pâle et triste, semblait regarder le ciel. -Quels hommes que ces régicides ! dit Enjolras. -Mais ce n’était rien moins qu’un régicide. +Une seconde décharge, pareille à une mitraille, s’abattit sur la barricade. +Des ruisseaux de sang coulèrent de dessous lui. +Sa vieille tête, pâle et triste, semblait regarder le ciel. +Quels hommes que ces régicides ! dit Enjolras. +Mais ce n’était rien moins qu’un régicide. Je l’ai connu. -Il s’appelait le père Mabeuf. +Il s’appelait le père Mabeuf. Je ne sais pas ce qu’il avait aujourd’hui. -Mais c’était une brave ganache. -Regarde-moi sa tête. -Tête de ganache et cœur de Brutus, répondit Enjolras. -Nous hésitions, il est venu ! nous reculions, il a avancé ! -Cet aïeul est auguste devant la patrie. +Mais c’était une brave ganache. +Regarde-moi sa tête. +Tête de ganache et cœur de Brutus, répondit Enjolras. +Nous hésitions, il est venu ! nous reculions, il a avancé ! +Cet aïeul est auguste devant la patrie. Il a eu une longue vie et une magnifique mort ! -Un murmure d’adhésion morne et énergique suivit ces paroles. -On jeta sur le père Mabeuf un long châle noir de la veuve Hucheloup. -Tout à coup il cria : — Méfiez-vous ! +Un murmure d’adhésion morne et énergique suivit ces paroles. +On jeta sur le père Mabeuf un long châle noir de la veuve Hucheloup. +Tout à coup il cria : — Méfiez-vous ! Courfeyrac, Enjolras, Jean Prouvaire, Combeferre, Joly, Bahorel, Bossuet, tous sortirent en tumulte du cabaret. -Il n’était déjà presque plus temps. -On apercevait une étincelante épaisseur de bayonnettes ondulant au-dessus de la barricade. -L’instant était critique. -Une seconde encore, et la barricade était prise. -Un autre avait déjà terrassé Courfeyrac qui criait : À moi ! -Javert n’avait pas chargé son fusil. -Le garde municipal éclata de rire et leva la bayonnette sur l’enfant. -C’était Marius qui venait d’entrer dans la barricade. -Du premier coup il avait sauvé Gavroche et du second délivré Courfeyrac. -Ils regardaient dans la barricade obscure comme on regarderait dans une tanière de lions. -Tout cela dans la fumée, plutôt entrevu que vu. -On se sent obscurément poussé vers plus d’ombre encore, et tout est nuage. -Les insurgés, surpris, mais non effrayés, s’étaient ralliés. -Enjolras avait crié : Attendez ! ne tirez pas au hasard ! -Dans la première confusion en effet ils pouvaient se blesser les uns les autres. -Les deux détonations partirent en même temps, et tout disparut dans la fumée. -Tous se retournèrent du côté d’où venait la voix. +Il n’était déjà presque plus temps. +On apercevait une étincelante épaisseur de bayonnettes ondulant au-dessus de la barricade. +L’instant était critique. +Une seconde encore, et la barricade était prise. +Un autre avait déjà terrassé Courfeyrac qui criait : À moi ! +Javert n’avait pas chargé son fusil. +Le garde municipal éclata de rire et leva la bayonnette sur l’enfant. +C’était Marius qui venait d’entrer dans la barricade. +Du premier coup il avait sauvé Gavroche et du second délivré Courfeyrac. +Ils regardaient dans la barricade obscure comme on regarderait dans une tanière de lions. +Tout cela dans la fumée, plutôt entrevu que vu. +On se sent obscurément poussé vers plus d’ombre encore, et tout est nuage. +Les insurgés, surpris, mais non effrayés, s’étaient ralliés. +Enjolras avait crié : Attendez ! ne tirez pas au hasard ! +Dans la première confusion en effet ils pouvaient se blesser les uns les autres. +Les deux détonations partirent en même temps, et tout disparut dans la fumée. +Tous se retournèrent du côté d’où venait la voix. Sauter la barricade ! dit un sergent, et toi aussi ! -Marius répondit : — Et moi aussi. +Marius répondit : — Et moi aussi. Et il approcha la torche du baril de poudre. -Mais il n’y avait déjà plus personne sur le barrage. +Mais il n’y avait déjà plus personne sur le barrage. Ce fut un sauve-qui-peut. -La barricade était dégagée. +La barricade était dégagée. Courfeyrac lui sauta au cou. Quel bonheur ! dit Combeferre. -Tu es venu à propos ! fit Bossuet. -Sans toi j’étais mort ! reprit Courfeyrac. -Sans vous j’étais gobé ! ajouta Gavroche. -Marius demanda : — Où est le chef ? +Tu es venu à propos ! fit Bossuet. +Sans toi j’étais mort ! reprit Courfeyrac. +Sans vous j’étais gobé ! ajouta Gavroche. +Marius demanda : — Où est le chef ? C’est toi, dit Enjolras. -Il lui semblait qu’il était déjà à une distance immense de la vie. -Marius ne l’aperçut même pas. -Sur ces matelas on avait étendu les blessés. -On finit pourtant par les retrouver cachées dans la cave. -Une émotion poignante vint assombrir la joie de la barricade dégagée. -On fit l’appel, un des insurgés manquait. +Il lui semblait qu’il était déjà à une distance immense de la vie. +Marius ne l’aperçut même pas. +Sur ces matelas on avait étendu les blessés. +On finit pourtant par les retrouver cachées dans la cave. +Une émotion poignante vint assombrir la joie de la barricade dégagée. +On fit l’appel, un des insurgés manquait. Un des plus chers, un des plus vaillants, Jean Prouvaire. -On le chercha parmi les blessés, il n’y était pas. -On le chercha parmi les morts, il n’y était pas. -Il était évidemment prisonnier. -Combeferre dit à Enjolras : — Ils ont notre ami ; nous avons leur agent. -Tiens-tu à la mort de ce mouchard ? -Oui, répondit Enjolras, mais moins qu’à la vie de Jean Prouvaire. -Ceci se passait dans la salle basse près du poteau de Javert. -Écoute, dit Enjolras en posant sa main sur le bras de Combeferre. +On le chercha parmi les blessés, il n’y était pas. +On le chercha parmi les morts, il n’y était pas. +Il était évidemment prisonnier. +Combeferre dit à Enjolras : — Ils ont notre ami ; nous avons leur agent. +Tiens-tu à la mort de ce mouchard ? +Oui, répondit Enjolras, mais moins qu’à la vie de Jean Prouvaire. +Ceci se passait dans la salle basse près du poteau de Javert. +Écoute, dit Enjolras en posant sa main sur le bras de Combeferre. Il y avait au bout de la rue un cliquetis d’armes significatif. -On entendit une voix mâle crier : — Vive la France ! vive l’avenir. +On entendit une voix mâle crier : — Vive la France ! vive l’avenir. On reconnut la voix de Prouvaire. -Un éclair passa et une détonation éclata. +Un éclair passa et une détonation éclata. Le silence se refit. -Ils l’ont tué, s’écria Combeferre. +Ils l’ont tué, s’écria Combeferre. Enjolras regarda Javert et lui dit : — Tes amis viennent de te fusiller. -Marius pourtant songea à la petite barricade et y alla. -Seulement cette voix maintenant semblait n’être plus qu’un souffle. +Marius pourtant songea à la petite barricade et y alla. +Seulement cette voix maintenant semblait n’être plus qu’un souffle. Il regarda autour de lui et ne vit personne. -Il fit un pas pour sortir de l’enfoncement reculé où était la barricade. -Monsieur Marius ! répéta la voix. -À vos pieds, dit la voix. -Cela rampait sur le pavé. -C’était cela qui lui parlait. +Il fit un pas pour sortir de l’enfoncement reculé où était la barricade. +Monsieur Marius ! répéta la voix. +À vos pieds, dit la voix. +Cela rampait sur le pavé. +C’était cela qui lui parlait. Marius se baissa vivement. -C’était en effet cette malheureuse enfant. -Elle était habillée en homme. -Comment êtes-vous ici ? que faites-vous là ? +C’était en effet cette malheureuse enfant. +Elle était habillée en homme. +Comment êtes-vous ici ? que faites-vous là ? Je meurs, lui dit-elle. -Il y a des mots et des incidents qui réveillent les êtres accablés. -Marius s’écria comme en sursaut : — Vous êtes blessée ! +Il y a des mots et des incidents qui réveillent les êtres accablés. +Marius s’écria comme en sursaut : — Vous êtes blessée ! Attendez, je vais vous porter dans la salle. On va vous panser. Du secours ! mon Dieu ! -Mais qu’êtes-vous venue faire ici ? +Mais qu’êtes-vous venue faire ici ? Et il essaya de passer son bras sous elle pour la soulever. En la soulevant il rencontra sa main. Elle poussa un cri faible. Vous ai-je fait mal ? demanda Marius. -Mais je n’ai touché que votre main. -Qu’avez-vous donc à la main ? dit-il. +Mais je n’ai touché que votre main. +Qu’avez-vous donc à la main ? dit-il. Avez-vous vu un fusil qui vous couchait en joue ? -Oui, et une main qui l’a bouché. -C’était la mienne. -Marius eut un frémissement : — Quelle folie ! -On va vous panser, on ne meurt pas d’une main percée. -C’est inutile de m’ôter d’ici. +Oui, et une main qui l’a bouché. +C’était la mienne. +Marius eut un frémissement : — Quelle folie ! +On va vous panser, on ne meurt pas d’une main percée. +C’est inutile de m’ôter d’ici. Je vais vous dire comment vous pouvez me panser, mieux qu’un chirurgien. -Asseyez-vous près de moi sur cette pierre. +Asseyez-vous près de moi sur cette pierre. Comme on est bien ! -Voilà ! je ne souffre plus. +Voilà ! je ne souffre plus. Savez-vous cela, monsieur Marius ? -Elle continua : — Voyez-vous, vous êtes perdu ! +Elle continua : — Voyez-vous, vous êtes perdu ! Maintenant personne ne sortira de la barricade. -C’est moi qui vous ai amené ici, tiens ! +C’est moi qui vous ai amené ici, tiens ! Vous allez mourir, j’y compte bien. -Comme c’est drôle ! +Comme c’est drôle ! Mais c’est que je voulais mourir avant vous. Je vous attendais, je disais : Il ne viendra donc pas ? Oh ! si vous saviez, je mordais ma blouse, je souffrais tant ! Maintenant je suis bien. Comme les oiseaux chantaient ! Il n’y a pas bien longtemps. -Avez-vous ramassé votre pièce au moins ? -Vous n’êtes pas riche. -Je n’ai pas pensé à vous dire de la ramasser. +Avez-vous ramassé votre pièce au moins ? +Vous n’êtes pas riche. +Je n’ai pas pensé à vous dire de la ramasser. Il faisait beau soleil, on n’avait pas froid. Vous souvenez-vous, monsieur Marius ? Oh ! je suis heureuse ! Tout le monde va mourir. -Elle avait un air insensé, grave et navrant. -Sa blouse déchirée montrait sa gorge nue. -Marius considérait cette créature infortunée avec une profonde compassion. -Oh ! reprit-elle tout à coup, cela revient. -Éponine se souleva, et écouta, puis elle murmura : — C’est lui. -Et se tournant vers Marius : — Mon frère est là. +Elle avait un air insensé, grave et navrant. +Sa blouse déchirée montrait sa gorge nue. +Marius considérait cette créature infortunée avec une profonde compassion. +Oh ! reprit-elle tout à coup, cela revient. +Éponine se souleva, et écouta, puis elle murmura : — C’est lui. +Et se tournant vers Marius : — Mon frère est là. Il ne faut pas qu’il me voie. Marius fit un mouvement. -Oh ! ne vous en allez pas ! dit-elle, cela ne sera pas long à présent ! -Par intervalles le râle l’interrompait. +Oh ! ne vous en allez pas ! dit-elle, cela ne sera pas long à présent ! +Par intervalles le râle l’interrompait. Elle approchait le plus qu’elle pouvait son visage du visage de Marius. J’ai dans ma poche une lettre pour vous. -On m’avait dit de la mettre à la poste. -Je l’ai gardée. -Je ne voulais pas qu’elle vous parvînt. +On m’avait dit de la mettre à la poste. +Je l’ai gardée. +Je ne voulais pas qu’elle vous parvînt. On se revoit, n’est-ce pas ? Elle mit la main de Marius dans la poche de sa blouse. Marius y sentit en effet un papier. Marius prit la lettre. Elle fit un signe de satisfaction et de contentement. Maintenant, pour ma peine, promettez-moi... -Et elle s’arrêta. -Il crut cette pauvre âme partie. +Et elle s’arrêta. +Il crut cette pauvre âme partie. Elle essaya encore de sourire et expira. Marius tint sa promesse. -Il déposa un baiser sur ce front livide où perlait une sueur glacée. -Il avait tout de suite senti là un événement. -Il était impatient de la lire. +Il déposa un baiser sur ce front livide où perlait une sueur glacée. +Il avait tout de suite senti là un événement. +Il était impatient de la lire. Il la reposa doucement sur la terre et s’en alla. Quelque chose lui disait qu’il ne pouvait lire cette lettre devant ce cadavre. Il s’approcha d’une chandelle dans la salle basse. -C’était un petit billet plié et cacheté avec ce soin élégant des femmes. -Ce qui s’était passé peut être dit en quelques mots. -Éponine avait tout fait. -La semaine prochaine nous serons à Londres. -Mais comment faire mettre la lettre à la poste ? -Éponine avait mis la lettre dans sa poche. -Elle était retournée de son côté rue de la Chanvrerie. +C’était un petit billet plié et cacheté avec ce soin élégant des femmes. +Ce qui s’était passé peut être dit en quelques mots. +Éponine avait tout fait. +La semaine prochaine nous serons à Londres. +Mais comment faire mettre la lettre à la poste ? +Éponine avait mis la lettre dans sa poche. +Elle était retournée de son côté rue de la Chanvrerie. On vient de voir ce qu’elle y avait fait. Marius couvrit de baisers la lettre de Cosette. Elle l’aimait donc ! -Il eut un instant l’idée qu’il ne devait plus mourir. +Il eut un instant l’idée qu’il ne devait plus mourir. Puis il se dit : Elle part. -Son père l’emmène en Angleterre et mon grand-père se refuse au mariage. -Rien n’est changé dans la fatalité. -La fatigue de vivre est insupportable ; la mort, c’est plus tôt fait. -Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi, et te sourira. +Son père l’emmène en Angleterre et mon grand-père se refuse au mariage. +Rien n’est changé dans la fatalité. +La fatigue de vivre est insupportable ; la mort, c’est plus tôt fait. +Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi, et te sourira. Il remit le portefeuille dans la poche de son habit, puis il appela Gavroche. -Le gamin, à la voix de Marius, accourut avec sa mine joyeuse et dévouée. +Le gamin, à la voix de Marius, accourut avec sa mine joyeuse et dévouée. Veux-tu faire quelque chose pour moi ? -Dieu du bon Dieu ! sans vous, vrai, j’étais cuit. +Dieu du bon Dieu ! sans vous, vrai, j’étais cuit. Tu vois bien cette lettre ? -Le nouveau répit que les assaillants laissaient à la barricade se prolongeait en effet. +Le nouveau répit que les assaillants laissaient à la barricade se prolongeait en effet. Eh bien, dit Gavroche, si j’allais porter votre lettre demain matin ? Il sera trop tard. Va tout de suite. C’est bon, dit-il. -Et il partit en courant par la ruelle Mondétour. +Et il partit en courant par la ruelle Mondétour. L’homme est une profondeur plus grande encore que le peuple. -Jean Valjean, en ce moment-là même, était en proie à un soulèvement effrayant. -Tous les gouffres s’étaient rouverts en lui. -Lui aussi frissonnait, comme Paris, au seuil d’une révolution formidable et obscure. +Jean Valjean, en ce moment-là même, était en proie à un soulèvement effrayant. +Tous les gouffres s’étaient rouverts en lui. +Lui aussi frissonnait, comme Paris, au seuil d’une révolution formidable et obscure. Quelques heures avaient suffi. -Sa destinée et sa conscience s’étaient brusquement couvertes d’ombre. -Lequel des deux précipitera l’autre ? -Une péripétie l’y attendait. -Cosette n’avait pas quitté la rue Plumet sans un essai de résistance. -Il y avait eu objection d’un côté et inflexibilité de l’autre. -Il se croyait dépisté et poursuivi. -Cosette avait dû céder. -D’ailleurs il la sentait dévouée et sûre. -De domestique à maître, la trahison commence par la curiosité. -Des malles pleines eussent exigé des commissionnaires, et des commissionnaires sont des témoins. -On était arrivé rue de l’Homme-Armé à la nuit close. -On s’était couché silencieusement. -L’appartement était pourvu des ustensiles nécessaires. +Sa destinée et sa conscience s’étaient brusquement couvertes d’ombre. +Lequel des deux précipitera l’autre ? +Une péripétie l’y attendait. +Cosette n’avait pas quitté la rue Plumet sans un essai de résistance. +Il y avait eu objection d’un côté et inflexibilité de l’autre. +Il se croyait dépisté et poursuivi. +Cosette avait dû céder. +D’ailleurs il la sentait dévouée et sûre. +De domestique à maître, la trahison commence par la curiosité. +Des malles pleines eussent exigé des commissionnaires, et des commissionnaires sont des témoins. +On était arrivé rue de l’Homme-Armé à la nuit close. +On s’était couché silencieusement. +L’appartement était pourvu des ustensiles nécessaires. Rue obscure, habitants paisibles. Il y a dans cette rue de l’oubli stagnant. Jean Valjean y respira. -Le moyen qu’on pût le trouver là ? -Son premier soin fut de mettre l’inséparable à côté de lui. +Le moyen qu’on pût le trouver là ? +Son premier soin fut de mettre l’inséparable à côté de lui. La nuit conseille, on peut ajouter : la nuit apaise. -Le lendemain matin, il s’éveilla presque gai. -À vrai dire, il n’avait pas entendu. -Avec le calme, Cosette, sa préoccupation unique, revenait dans sa pensée. +Le lendemain matin, il s’éveilla presque gai. +À vrai dire, il n’avait pas entendu. +Avec le calme, Cosette, sa préoccupation unique, revenait dans sa pensée. Eh bien, on irait. -Cosette était sa nation. -Il était dans le collapsus de toutes ses douleurs passées, et en plein optimisme. -Jean Valjean s’arrêta hagard. -L’écriture s’était imprimée sur le buvard. -Le miroir reflétait l’écriture. -C’était simple et foudroyant. +Cosette était sa nation. +Il était dans le collapsus de toutes ses douleurs passées, et en plein optimisme. +Jean Valjean s’arrêta hagard. +L’écriture s’était imprimée sur le buvard. +Le miroir reflétait l’écriture. +C’était simple et foudroyant. Jean Valjean alla au miroir. Il relut les quatre lignes, mais il n’y crut point. -Elles lui faisaient l’effet d’apparaître dans de la lueur d’éclair. -C’était une hallucination. -Cela n’était pas. -Il prit le buvard et dit : Cela vient de là. -Et il respira à pleine poitrine avec un inexprimable soulagement. -Qui n’a pas eu de ces joies bêtes dans les instants horribles ? -L’âme ne se rend pas au désespoir sans avoir épuisé toutes les illusions. -Tout à coup ses yeux retombèrent sur le miroir et il revit la vision. -Les quatre lignes s’y dessinaient avec une netteté inexorable. -Cette fois ce n’était pas un mirage. -Alors il entendit son âme, redevenue terrible, pousser dans les ténèbres un sourd rugissement. -Allez donc ôter au lion le chien qu’il a dans sa cage ! -Jean Valjean jusqu’à ce jour n’avait pas été vaincu par l’épreuve. -Il n’avait reculé ni fléchi devant rien. +Elles lui faisaient l’effet d’apparaître dans de la lueur d’éclair. +C’était une hallucination. +Cela n’était pas. +Il prit le buvard et dit : Cela vient de là. +Et il respira à pleine poitrine avec un inexprimable soulagement. +Qui n’a pas eu de ces joies bêtes dans les instants horribles ? +L’âme ne se rend pas au désespoir sans avoir épuisé toutes les illusions. +Tout à coup ses yeux retombèrent sur le miroir et il revit la vision. +Les quatre lignes s’y dessinaient avec une netteté inexorable. +Cette fois ce n’était pas un mirage. +Alors il entendit son âme, redevenue terrible, pousser dans les ténèbres un sourd rugissement. +Allez donc ôter au lion le chien qu’il a dans sa cage ! +Jean Valjean jusqu’à ce jour n’avait pas été vaincu par l’épreuve. +Il n’avait reculé ni fléchi devant rien. Jamais pareille tenaille ne l’avait saisi. -Il sentit le remuement mystérieux de toutes les sensibilités latentes. +Il sentit le remuement mystérieux de toutes les sensibilités latentes. Il sentit le pincement de la fibre inconnue. -Qu’on se rappelle cette situation de cœur que nous avons indiquée déjà. -Il y a des effondrements intérieurs. -Ce sont là des crises fatales. -Peu d’entre nous en sortent semblables à eux-mêmes et fermes dans le devoir. -Chose inouïe et poignante, il était tombé sans s’en apercevoir. -Son instinct n’hésita point. -Dès sa première conjecture, il atteignit Marius. +Qu’on se rappelle cette situation de cœur que nous avons indiquée déjà. +Il y a des effondrements intérieurs. +Ce sont là des crises fatales. +Peu d’entre nous en sortent semblables à eux-mêmes et fermes dans le devoir. +Chose inouïe et poignante, il était tombé sans s’en apercevoir. +Son instinct n’hésita point. +Dès sa première conjecture, il atteignit Marius. Il ne savait pas le nom, mais il trouva tout de suite l’homme. Les grandes douleurs contiennent de l’accablement. -Elles découragent d’être. +Elles découragent d’être. L’homme chez lequel elles entrent sent quelque chose se retirer de lui. Dans la jeunesse, leur visite est lugubre ; plus tard elle est sinistre. Tandis qu’il songeait, Toussaint entra. -Jean Valjean se leva, et lui demanda : — De quel côté est-ce ? savez-vous ? -Toussaint, stupéfaite, ne put que lui répondre : — Plaît-il ? -Ah ! oui, monsieur, répondit Toussaint. -C’est du côté de Saint-Merry. -Il était nu-tête, assis sur la borne de la porte de sa maison. -La nuit était venue. +Jean Valjean se leva, et lui demanda : — De quel côté est-ce ? savez-vous ? +Toussaint, stupéfaite, ne put que lui répondre : — Plaît-il ? +Ah ! oui, monsieur, répondit Toussaint. +C’est du côté de Saint-Merry. +Il était nu-tête, assis sur la borne de la porte de sa maison. +La nuit était venue. Combien de temps passa-t-il ainsi ? -Il n’aurait probablement pu le dire lui-même. -La rue était déserte. -Quelques bourgeois inquiets qui rentraient rapidement chez eux l’aperçurent à peine. -Chacun pour soi dans les temps de péril. -Il y a de la congélation dans le désespoir. +Il n’aurait probablement pu le dire lui-même. +La rue était déserte. +Quelques bourgeois inquiets qui rentraient rapidement chez eux l’aperçurent à peine. +Chacun pour soi dans les temps de péril. +Il y a de la congélation dans le désespoir. 0n entendait le tocsin et de vagues rumeurs orageuses. -ll reprit son ténébreux dialogue avec lui-même. -Gavroche venait d’arriver rue de l’Homme-Armé. +ll reprit son ténébreux dialogue avec lui-même. +Gavroche venait d’arriver rue de l’Homme-Armé. Gavroche regardait en l’air, et paraissait chercher. Il voyait parfaitement Jean Valjean, mais il ne s’en apercevait pas. -Puis il se remit à regarder en l’air. +Puis il se remit à regarder en l’air. Petit, dit-il, qu’est-ce que tu as ? -J’ai que j’ai faim, répondit Gavroche nettement. -Et il ajouta : Petit vous-même. -Jean Valjean fouilla dans son gousset et en tira une pièce de cinq francs. -Il avait aperçu le réverbère. +J’ai que j’ai faim, répondit Gavroche nettement. +Et il ajouta : Petit vous-même. +Jean Valjean fouilla dans son gousset et en tira une pièce de cinq francs. +Il avait aperçu le réverbère. Tiens, dit-il, vous avez encore vos lanternes ici. -Vous n’êtes pas en règle, mes amis. -C’est du désordre. -Le réverbère oscilla violemment et s’éteignit. +Vous n’êtes pas en règle, mes amis. +C’est du désordre. +Le réverbère oscilla violemment et s’éteignit. La rue devint brusquement noire. -C’est ça, la vieille rue, fit Gavroche, mets ton bonnet de nuit. +C’est ça, la vieille rue, fit Gavroche, mets ton bonnet de nuit. C’est les Archives, pas vrai ? Jean Valjean s’approcha de Gavroche. -Pauvre être, dit-il à demi-voix et se parlant à lui-même, il a faim. -Et il lui mit la pièce de cent sous dans la main. +Pauvre être, dit-il à demi-voix et se parlant à lui-même, il a faim. +Et il lui mit la pièce de cent sous dans la main. Il dit : contemplons le tigre. -Reprenez votre bête féroce. +Reprenez votre bête féroce. On ne me corrompt point. -Ça a cinq griffes ; mais ça ne m’égratigne pas. -As-tu une mère ? demanda Jean Valjean. -Gavroche répondit : — Peut-être plus que vous. -Eh bien, reprit Jean Valjean, garde cet argent pour ta mère. -Gavroche se sentit remué. -Vrai, dit-il, ce n’est pas pour m’empêcher de casser les réverbères ? +Ça a cinq griffes ; mais ça ne m’égratigne pas. +As-tu une mère ? demanda Jean Valjean. +Gavroche répondit : — Peut-être plus que vous. +Eh bien, reprit Jean Valjean, garde cet argent pour ta mère. +Gavroche se sentit remué. +Vrai, dit-il, ce n’est pas pour m’empêcher de casser les réverbères ? Casse tout ce que tu voudras. -Vous êtes un brave homme, dit Gavroche. -Et il mit la pièce de cinq francs dans une de ses poches. -Sa confiance croissant, il ajouta : — Êtes-vous de la rue ? -Pourriez-vous m’indiquer le numéro sept ? -Pourquoi faire le numéro sept ? -Une idée traversa l’esprit de Jean Valjean. -L’angoisse a de ces lucidités-là. -Vous n’êtes pas une femme. +Vous êtes un brave homme, dit Gavroche. +Et il mit la pièce de cinq francs dans une de ses poches. +Sa confiance croissant, il ajouta : — Êtes-vous de la rue ? +Pourriez-vous m’indiquer le numéro sept ? +Pourquoi faire le numéro sept ? +Une idée traversa l’esprit de Jean Valjean. +L’angoisse a de ces lucidités-là. +Vous n’êtes pas une femme. La lettre est pour mademoiselle Cosette, n’est-ce pas ? -Oui, je crois que c’est ce drôle de nom-là. +Oui, je crois que c’est ce drôle de nom-là. Eh bien, reprit Jean Valjean, c’est moi qui dois lui remettre la lettre. -En ce cas, vous devez savoir que je suis envoyé de la barricade ? +En ce cas, vous devez savoir que je suis envoyé de la barricade ? Sans doute, dit Jean Valjean. Puis il fit le salut militaire. -Respect à la dépêche, dit-il. +Respect à la dépêche, dit-il. Elle vient du gouvernement provisoire. Donne, dit Jean Valjean. -Gavroche tenait le papier élevé au-dessus de sa tête. -Ne vous imaginez pas que c’est là un billet doux. +Gavroche tenait le papier élevé au-dessus de sa tête. +Ne vous imaginez pas que c’est là un billet doux. C’est pour une femme, mais c’est pour le peuple. Nous autres, nous nous battons, et nous respectons le sexe. Au fait, continua Gavroche, vous m’avez l’air d’un brave homme. -Et il remit le papier à Jean Valjean. -Et dépêchez-vous, monsieur Chose, puisque mamselle Chosette attend. +Et il remit le papier à Jean Valjean. +Et dépêchez-vous, monsieur Chose, puisque mamselle Chosette attend. Gavroche fut satisfait d’avoir produit ce mot. -Jean Valjean reprit : — Est-ce à Saint-Merry qu’il faudra porter la réponse ? -Vous feriez là, s’écria Gavroche, une de ces pâtisseries vulgairement nommées brioches. -C’était Gavroche qui passait rue du Chaume. +Jean Valjean reprit : — Est-ce à Saint-Merry qu’il faudra porter la réponse ? +Vous feriez là, s’écria Gavroche, une de ces pâtisseries vulgairement nommées brioches. +C’était Gavroche qui passait rue du Chaume. Jean Valjean rentra avec la lettre de Marius. -Dans le billet de Marius à Cosette, Jean Valjean ne vit que ces mots : «... -Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi. -Il poussa un affreux cri de joie intérieure. — Ainsi, c’était fini. -Le dénouement arrivait plus vite qu’on n’eût osé l’espérer. -L’être qui encombrait sa destinée disparaissait. -Il s’en allait de lui-même, librement, de bonne volonté. -Peut-être même était-il déjà mort. — Ici sa fièvre fit des calculs. — Non. +Dans le billet de Marius à Cosette, Jean Valjean ne vit que ces mots : «... +Quand tu liras ceci, mon âme sera près de toi. +Il poussa un affreux cri de joie intérieure. — Ainsi, c’était fini. +Le dénouement arrivait plus vite qu’on n’eût osé l’espérer. +L’être qui encombrait sa destinée disparaissait. +Il s’en allait de lui-même, librement, de bonne volonté. +Peut-être même était-il déjà mort. — Ici sa fièvre fit des calculs. — Non. Il n’est pas encore mort. Il allait donc, lui, se retrouver seul avec Cosette. -La concurrence cessait ; l’avenir recommençait. -Il n’avait qu’à garder ce billet dans sa poche. -Cet homme ne peut échapper. -S’il n’est pas mort encore, il est sûr qu’il va mourir. -Tout cela dit en lui-même, il devint sombre. -Puis il descendit et réveilla le portier. -Le portier lui avait aisément trouvé dans le voisinage de quoi compléter son équipement. -Il avait un fusil chargé et une giberne pleine de cartouches. -Il se dirigea du côté des halles. -Cependant il venait d’arriver une aventure à Gavroche. -Sa marche, loin de se ralentir par le chant, s’en accélérait. -Où vont les belles filles, Lon la. -Où vont les belles filles, Lon la. -Les drôlesses sont fort gentilles ;Leur poison qui m’ensorcelaGriserait monsieur Orfila. -Où vont les belles filles, Lon la. -Où vont les belles filles, Lon la. -Où vont les belles filles, Lon la. -Où vont les belles filles, Lon la. -Jeanne, à ton miroir tu t’habilles ! -Où vont les belles filles, Lon la. -Où vont les belles filles, Lon la. +La concurrence cessait ; l’avenir recommençait. +Il n’avait qu’à garder ce billet dans sa poche. +Cet homme ne peut échapper. +S’il n’est pas mort encore, il est sûr qu’il va mourir. +Tout cela dit en lui-même, il devint sombre. +Puis il descendit et réveilla le portier. +Le portier lui avait aisément trouvé dans le voisinage de quoi compléter son équipement. +Il avait un fusil chargé et une giberne pleine de cartouches. +Il se dirigea du côté des halles. +Cependant il venait d’arriver une aventure à Gavroche. +Sa marche, loin de se ralentir par le chant, s’en accélérait. +Où vont les belles filles, Lon la. +Où vont les belles filles, Lon la. +Les drôlesses sont fort gentilles ;Leur poison qui m’ensorcelaGriserait monsieur Orfila. +Où vont les belles filles, Lon la. +Où vont les belles filles, Lon la. +Où vont les belles filles, Lon la. +Où vont les belles filles, Lon la. +Jeanne, à ton miroir tu t’habilles ! +Où vont les belles filles, Lon la. +Où vont les belles filles, Lon la. Gavroche, tout en chantant, prodiguait la pantomime. Le geste est le point d’appui du refrain. Il y a de ces richesses perdues. -Soudain il s’arrêta court. +Soudain il s’arrêta court. Interrompons la romance, dit-il. -Son corps se pelotonnait sur ce plan incliné et ses pieds touchaient la terre. -Gavroche, avec son expérience des choses de ce monde, reconnut un ivrogne. -C’était quelque commissionnaire du coin qui avait trop bu et qui dormait trop. -Voilà, pensa Gavroche, à quoi servent les nuits d’été. +Son corps se pelotonnait sur ce plan incliné et ses pieds touchaient la terre. +Gavroche, avec son expérience des choses de ce monde, reconnut un ivrogne. +C’était quelque commissionnaire du coin qui avait trop bu et qui dormait trop. +Voilà, pensa Gavroche, à quoi servent les nuits d’été. L’auvergnat s’endort dans sa charrette. -La charrette était délivrée. -Il écrivit : République française.« Reçu ta charrette. +La charrette était délivrée. +Il écrivit : République française.« Reçu ta charrette. Et il signa : « Gavroche. -Il y avait un poste à l’Imprimerie royale. +Il y avait un poste à l’Imprimerie royale. Gavroche n’y songeait pas. -Ce poste était occupé par des gardes nationaux de la banlieue. -Le sergent de la banlieue écoutait. -C’était un homme prudent. -Ils sont là toute une bande ! dit-il, allons doucement. -Et le sergent se hasarda hors du poste à pas sourds. -Pour la seconde fois, il s’arrêta net. +Ce poste était occupé par des gardes nationaux de la banlieue. +Le sergent de la banlieue écoutait. +C’était un homme prudent. +Ils sont là toute une bande ! dit-il, allons doucement. +Et le sergent se hasarda hors du poste à pas sourds. +Pour la seconde fois, il s’arrêta net. Tiens, dit-il, c’est lui. Bonjour, l’ordre public. -Les étonnements de Gavroche étaient courts et dégelaient vite. -Où vas-tu, voyou ? cria le sergent. -Citoyen, dit Gavroche, je ne vous ai pas encore appelé bourgeois. +Les étonnements de Gavroche étaient courts et dégelaient vite. +Où vas-tu, voyou ? cria le sergent. +Citoyen, dit Gavroche, je ne vous ai pas encore appelé bourgeois. Pourquoi m’insultez-vous ? -Où vas-tu, drôle ? -Je te demande où tu vas, gredin ? -Gavroche répondit : — Vous parlez gentiment. -Vrai, on ne vous donnerait pas votre âge. -Vous devriez vendre tous vos cheveux cent francs la pièce. +Où vas-tu, drôle ? +Je te demande où tu vas, gredin ? +Gavroche répondit : — Vous parlez gentiment. +Vrai, on ne vous donnerait pas votre âge. +Vous devriez vendre tous vos cheveux cent francs la pièce. Cela vous ferait cinq cents francs. -Où vas-tu ? où vas-tu ? où vas-tu, bandit ? -Gavroche repartit : — Voilà de vilains mots. +Où vas-tu ? où vas-tu ? où vas-tu, bandit ? +Gavroche repartit : — Voilà de vilains mots. Le sergent croisa la bayonnette. -Me diras-tu où tu vas, à la fin, misérable ? +Me diras-tu où tu vas, à la fin, misérable ? Aux armes ! cria le sergent. -Il prêtait l’oreille. -Cette gaîté fut troublée par une réflexion amère. -Pourvu que j’arrive à temps à la barricade ! -Là-dessus, il reprit sa course. -Et tout en courant : — Ah çà, où en étais-je donc ? dit-il. -Où vont les belles filles, Lon la. +Il prêtait l’oreille. +Cette gaîté fut troublée par une réflexion amère. +Pourvu que j’arrive à temps à la barricade ! +Là-dessus, il reprit sa course. +Et tout en courant : — Ah çà, où en étais-je donc ? dit-il. +Où vont les belles filles, Lon la. Quelqu’un veut-il jouer aux quilles ? -Tout l’ancien monde s’écroulaQuand la grosse boule roula. -Où vont les belles filles, Lon la. -Où vont les belles filles, Lon la. -Où vont les belles filles, Lon la. -La prise d’armes du poste ne fut point sans résultat. +Tout l’ancien monde s’écroulaQuand la grosse boule roula. +Où vont les belles filles, Lon la. +Où vont les belles filles, Lon la. +Où vont les belles filles, Lon la. +La prise d’armes du poste ne fut point sans résultat. La charrette fut conquise, l’ivrogne fut fait prisonnier. -Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le démos. -Il fallut la combattre, et c’était le devoir, car elle attaquait la république. +Les gueux attaquent le droit commun ; l’ochlocratie s’insurge contre le démos. +Il fallut la combattre, et c’était le devoir, car elle attaquait la république. Mais, au fond, que fut juin mille huit cent quarante-huit ? -Une révolte du peuple contre lui-même. -Dix-neuf barricades s’étageaient dans la profondeur des rues derrière cette barricade mère. -De quoi était faite cette barricade ? -De l’écroulement de trois maisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. -Du prodige de toutes les colères, disaient les autres. +Une révolte du peuple contre lui-même. +Dix-neuf barricades s’étageaient dans la profondeur des rues derrière cette barricade mère. +De quoi était faite cette barricade ? +De l’écroulement de trois maisons à six étages, démolies exprès, disaient les uns. +Du prodige de toutes les colères, disaient les autres. Elle avait l’aspect lamentable de toutes les constructions de la haine, la ruine. -On pouvait dire : qui a bâti cela ? -On pouvait dire aussi : qui a détruit cela ? -C’était l’improvisation du bouillonnement. -Donnez tout ! jetez tout ! poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écroulez tout ! -C’était grand et c’était petit. -C’était l’abîme parodié sur place par le tohu-bohu. -C’était l’acropole des va-nu-pieds. -Si l’océan faisait des digues, c’est ainsi qu’il les bâtirait. -La furie du flot était empreinte sur cet encombrement difforme. +On pouvait dire : qui a bâti cela ? +On pouvait dire aussi : qui a détruit cela ? +C’était l’improvisation du bouillonnement. +Donnez tout ! jetez tout ! poussez, roulez, piochez, démantelez, bouleversez, écroulez tout ! +C’était grand et c’était petit. +C’était l’abîme parodié sur place par le tohu-bohu. +C’était l’acropole des va-nu-pieds. +Si l’océan faisait des digues, c’est ainsi qu’il les bâtirait. +La furie du flot était empreinte sur cet encombrement difforme. Quel flot ? la foule. -On croyait voir du vacarme pétrifié. -Était-ce une broussaille ? était-ce une bacchanale ? était-ce une forteresse ? -Le vertige semblait avoir construit cela à coups d’aile. -C’était un tas d’ordures et c’était le Sinaï. -Défi insensé, mais héroïque, car ce vieux faubourg est un héros. -Le faubourg et sa redoute se prêtaient main-forte. -Le faubourg s’épaulait à la redoute, la redoute s’acculait au faubourg. -Ce mur était bâti avec des pavés. -À sa hauteur on devinait sa profondeur. -L’entablement était mathématiquement parallèle au soubassement. -Ces meurtrières étaient séparées les unes des autres par des intervalles égaux. -La rue était déserte à perte de vue. -Toutes les fenêtres et toutes les portes fermées. -L’éblouissant soleil de juin inondait de lumière cette chose terrible. -C’était la barricade du faubourg du Temple. -C’était ajusté, emboîté, imbriqué, rectiligne, symétrique, et funèbre. -Il y avait là de la science et des ténèbres. -On sentait que le chef de cette barricade était un géomètre ou un spectre. +On croyait voir du vacarme pétrifié. +Était-ce une broussaille ? était-ce une bacchanale ? était-ce une forteresse ? +Le vertige semblait avoir construit cela à coups d’aile. +C’était un tas d’ordures et c’était le Sinaï. +Défi insensé, mais héroïque, car ce vieux faubourg est un héros. +Le faubourg et sa redoute se prêtaient main-forte. +Le faubourg s’épaulait à la redoute, la redoute s’acculait au faubourg. +Ce mur était bâti avec des pavés. +À sa hauteur on devinait sa profondeur. +L’entablement était mathématiquement parallèle au soubassement. +Ces meurtrières étaient séparées les unes des autres par des intervalles égaux. +La rue était déserte à perte de vue. +Toutes les fenêtres et toutes les portes fermées. +L’éblouissant soleil de juin inondait de lumière cette chose terrible. +C’était la barricade du faubourg du Temple. +C’était ajusté, emboîté, imbriqué, rectiligne, symétrique, et funèbre. +Il y avait là de la science et des ténèbres. +On sentait que le chef de cette barricade était un géomètre ou un spectre. On regardait cela et l’on parlait bas. -Pas de dépense de poudre inutile. +Pas de dépense de poudre inutile. Presque tout coup portait. Je me souviens d’un papillon blanc qui allait et venait dans la rue. -L’été n’abdique pas. -Aux environs, le dessous des portes cochères était encombré de blessés. -Pas un pavé ne déborde l’autre. -Les lâches ! disait-on. -Il y avait entre ces deux redoutes la différence du formidable au sinistre. +L’été n’abdique pas. +Aux environs, le dessous des portes cochères était encombré de blessés. +Pas un pavé ne déborde l’autre. +Les lâches ! disait-on. +Il y avait entre ces deux redoutes la différence du formidable au sinistre. L’une semblait une gueule ; l’autre un masque. -Cournet avait fait la barricade Saint-Antoine ; Barthélemy la barricade du Temple. -Chacune d’elles était l’image de celui qui l’avait bâtie. -Intrépide, énergique, irascible, orageux ; le plus cordial des hommes, le plus redoutable des combattants. -Il en sortit, et fît cette barricade. -Plus tard, chose fatale, à Londres, proscrits tous deux, Barthélemy tua Cournet. -Ce fut un duel funèbre. -Barthélemy, dans les occasions, n’arborait qu’un drapeau, le drapeau noir. -La barricade avait été non seulement réparée, mais augmentée. -On l’avait exhaussée de deux pieds. -Des barres de fer plantées dans les pavés ressemblaient à des lances en arrêt. -Toutes sortes de décombres ajoutés et apportés de toutes parts compliquaient l’enchevêtrement extérieur. -Le pavé a été longtemps rouge à cet endroit. +Cournet avait fait la barricade Saint-Antoine ; Barthélemy la barricade du Temple. +Chacune d’elles était l’image de celui qui l’avait bâtie. +Intrépide, énergique, irascible, orageux ; le plus cordial des hommes, le plus redoutable des combattants. +Il en sortit, et fît cette barricade. +Plus tard, chose fatale, à Londres, proscrits tous deux, Barthélemy tua Cournet. +Ce fut un duel funèbre. +Barthélemy, dans les occasions, n’arborait qu’un drapeau, le drapeau noir. +La barricade avait été non seulement réparée, mais augmentée. +On l’avait exhaussée de deux pieds. +Des barres de fer plantées dans les pavés ressemblaient à des lances en arrêt. +Toutes sortes de décombres ajoutés et apportés de toutes parts compliquaient l’enchevêtrement extérieur. +Le pavé a été longtemps rouge à cet endroit. Il y avait parmi les morts quatre gardes nationaux de la banlieue. -Enjolras fit mettre de côté leurs uniformes. -Enjolras avait conseillé deux heures de sommeil. -Un conseil d’Enjolras était une consigne. -Pourtant, trois ou quatre seulement en profitèrent. -Elles avaient trouvé moyen de se réfugier dans quelque maison voisine. -La plupart des blessés pouvaient et voulaient encore combattre. -Les gardes municipaux furent pansés les premiers. +Enjolras fit mettre de côté leurs uniformes. +Enjolras avait conseillé deux heures de sommeil. +Un conseil d’Enjolras était une consigne. +Pourtant, trois ou quatre seulement en profitèrent. +Elles avaient trouvé moyen de se réfugier dans quelque maison voisine. +La plupart des blessés pouvaient et voulaient encore combattre. +Les gardes municipaux furent pansés les premiers. C’est ici la salle des morts, dit Enjolras. -Aucun repas n’était plus possible. +Aucun repas n’était plus possible. Il n’y avait ni pain ni viande. -Il fallut se résigner à la faim. -À quatre heures nous serons morts. -Comme on ne pouvait plus manger, Enjolras défendit de boire. +Il fallut se résigner à la faim. +À quatre heures nous serons morts. +Comme on ne pouvait plus manger, Enjolras défendit de boire. Il interdit le vin et rationna l’eau-de-vie. -On avait trouvé dans la cave une quinzaine de bouteilles pleines, hermétiquement cachetées. -Enjolras et Combeferre les examinèrent. +On avait trouvé dans la cave une quinzaine de bouteilles pleines, hermétiquement cachetées. +Enjolras et Combeferre les examinèrent. Il est heureux que Grantaire dorme. Vers deux heures du matin on se compta. -Ils étaient encore trente-sept. -Le jour commençait à paraître. +Ils étaient encore trente-sept. +Le jour commençait à paraître. Les combattants allant et venant s’y mouvaient comme des formes noires. Des oiseaux y volaient avec des cris de bonheur. -Je suis charmé qu’on ait éteint la torche, disait Courfeyrac à Feuilly. -Cette torche effarée au vent m’ennuyait. +Je suis charmé qu’on ait éteint la torche, disait Courfeyrac à Feuilly. +Cette torche effarée au vent m’ennuyait. Elle avait l’air d’avoir peur. -L’aube éveille les esprits comme les oiseaux ; tous causaient. -Joly, voyant un chat rôder sur une gouttière, en extrayait la philosophie. -Qu’est-ce que le chat ? s’écriait-il. +L’aube éveille les esprits comme les oiseaux ; tous causaient. +Joly, voyant un chat rôder sur une gouttière, en extrayait la philosophie. +Qu’est-ce que le chat ? s’écriait-il. C’est un correctif. Et il a fait le chat. Le chat c’est l’erratum de la souris. -César, dit Combeferre, est tombé justement. -Cicéron a été sévère pour César, et il a eu raison. -Cette sévérité-là n’est point la diatribe. -Mais Zoïle et Cicéron, c’est deux. -Ses vingt-trois blessures me touchent moins que le crachat au front de Jésus-Christ. -César est poignardé par les sénateurs ; Christ est souffleté par les valets. -À plus d’outrage, on sent le Dieu. -Enjolras était allé faire une reconnaissance. -Il était sorti par la ruelle Mondétour en serpentant le long des maisons. -Les insurgés, disons-le, étaient pleins d’espoir. +César, dit Combeferre, est tombé justement. +Cicéron a été sévère pour César, et il a eu raison. +Cette sévérité-là n’est point la diatribe. +Mais Zoïle et Cicéron, c’est deux. +Ses vingt-trois blessures me touchent moins que le crachat au front de Jésus-Christ. +César est poignardé par les sénateurs ; Christ est souffleté par les valets. +À plus d’outrage, on sent le Dieu. +Enjolras était allé faire une reconnaissance. +Il était sorti par la ruelle Mondétour en serpentant le long des maisons. +Les insurgés, disons-le, étaient pleins d’espoir. Ils l’attendaient et en souriaient. -Ils ne doutaient pas plus de leur succès que de leur cause. -D’ailleurs un secours allait évidemment leur venir. -Il revenait de sa sombre promenade d’aigle dans l’obscurité extérieure. -Un tiers de cette armée pèse sur la barricade où vous êtes. +Ils ne doutaient pas plus de leur succès que de leur cause. +D’ailleurs un secours allait évidemment leur venir. +Il revenait de sa sombre promenade d’aigle dans l’obscurité extérieure. +Un tiers de cette armée pèse sur la barricade où vous êtes. De plus la garde nationale. -Vous serez attaqués dans une heure. -Quant au peuple, il a bouillonné hier, mais ce matin il ne bouge pas. -Rien à attendre, rien à espérer. -Pas plus un faubourg qu’un régiment. +Vous serez attaqués dans une heure. +Quant au peuple, il a bouillonné hier, mais ce matin il ne bouge pas. +Rien à attendre, rien à espérer. +Pas plus un faubourg qu’un régiment. Ce moment fut court. -Une voix, du fond le plus obscur des groupes, cria à Enjolras : — Soit. -Élevons la barricade à vingt pieds de haut, et restons-y tous. +Une voix, du fond le plus obscur des groupes, cria à Enjolras : — Soit. +Élevons la barricade à vingt pieds de haut, et restons-y tous. Citoyens, faisons la protection des cadavres. -Cette parole dégageait du pénible nuage des anxiétés individuelles la pensée de tous. +Cette parole dégageait du pénible nuage des anxiétés individuelles la pensée de tous. Une acclamation enthousiaste l’accueillit. Faisons-nous tuer ici jusqu’au dernier. -Comme on voit, les deux barricades, quoique matériellement isolées, communiquaient. +Comme on voit, les deux barricades, quoique matériellement isolées, communiquaient. Pourquoi tous ? dit Enjolras. Enjolras reprit : — La position est bonne, la barricade est belle. Pourquoi en sacrifier quarante ? -Ils répliquèrent : — Parce que pas un ne voudra s’en aller. +Ils répliquèrent : — Parce que pas un ne voudra s’en aller. La gloriole est un gaspillage. -Cependant, quelle que fût cette omnipotence, on murmura. +Cependant, quelle que fût cette omnipotence, on murmura. Chef jusque dans le bout des ongles, Enjolras, voyant qu’on murmurait, insista. -La barricade est cernée. -Pas du côté des halles, dit Enjolras. -Et là, reprit une autre voix du groupe, on sera pris. +La barricade est cernée. +Pas du côté des halles, dit Enjolras. +Et là, reprit une autre voix du groupe, on sera pris. On tombera dans quelque grand’garde de la ligne ou de la banlieue. Ils verront passer un homme en blouse et en casquette. -D’où viens-tu, toi ? serais-tu pas de la barricade ? +D’où viens-tu, toi ? serais-tu pas de la barricade ? Et on vous regarde les mains. Tu sens la poudre. -Ils ressortirent un moment après. +Ils ressortirent un moment après. Combeferre le suivait portant les buffleteries et les shakos. Voici toujours pour quatre. -Et il jeta sur le sol dépavé les quatre uniformes. -Aucun ébranlement ne se faisait dans le stoïque auditoire. +Et il jeta sur le sol dépavé les quatre uniformes. +Aucun ébranlement ne se faisait dans le stoïque auditoire. Combeferre prit la parole. -Allons, dit-il, il faut avoir un peu de pitié. +Allons, dit-il, il faut avoir un peu de pitié. Savez-vous de quoi il est question ici ? Il est question des femmes. Mourez, soit, mais ne faites pas mourir. -Songez aux petites têtes blondes, et songez aux cheveux blancs. -C’est peut-être la mère de l’un de vous. -C’est déserter la famille, cela. +Songez aux petites têtes blondes, et songez aux cheveux blancs. +C’est peut-être la mère de l’un de vous. +C’est déserter la famille, cela. Et ceux qui ont des filles, et ceux qui ont des sœurs ! -Vous vous faites tuer, vous voilà morts, c’est bon, et demain ? +Vous vous faites tuer, vous voilà morts, c’est bon, et demain ? Des jeunes filles qui n’ont pas de pain, cela est terrible. L’homme mendie, la femme vend. Que voulez-vous que je vous dise ? -Ces femmes-là aussi ont été pures. -Songez à vos sœurs, ceux qui en ont. -Ah ! vous vous êtes fait tuer ! ah ! vous n’êtes plus là ! +Ces femmes-là aussi ont été pures. +Songez à vos sœurs, ceux qui en ont. +Ah ! vous vous êtes fait tuer ! ah ! vous n’êtes plus là ! Amis, prenez garde, ayez de la compassion. -Tant pis, c’est bientôt dit. +Tant pis, c’est bientôt dit. Et que de souffrances ! J’en ai vu un, tout petit, haut comme cela. -Son père était mort. +Son père était mort. L’enfant avait toujours faim. -C’était l’hiver. +C’était l’hiver. Il ne pleurait pas. Il avait la respiration rauque, la face livide, les jambes molles, le ventre gros. Il ne disait rien. -On lui parlait, il ne répondait pas. -On l’a apporté mourir à l’hospice Necker, où je l’ai vu. -J’étais interne à cet hospice-là. -On lui a trouvé une espèce de boue dans l’estomac. +On lui parlait, il ne répondait pas. +On l’a apporté mourir à l’hospice Necker, où je l’ai vu. +J’étais interne à cet hospice-là. +On lui a trouvé une espèce de boue dans l’estomac. Il avait de la cendre dans les dents. -Allons, tâtons-nous en conscience et prenons conseil de notre cœur. -Les statistiques constatent que la mortalité des enfants abandonnés est de cinquante-cinq pour cent. +Allons, tâtons-nous en conscience et prenons conseil de notre cœur. +Les statistiques constatent que la mortalité des enfants abandonnés est de cinquante-cinq pour cent. Est-ce qu’on vous parle de vous ? -À la bonne heure. -Mais vous n’êtes pas seuls en ce monde. -Il y a d’autres êtres auxquels il faut penser. -Il ne faut pas être égoïstes. -Tous baissèrent la tête d’un air sombre. -Étranges contradictions du cœur humain à ses moments les plus sublimes ! -Combeferre, qui parlait ainsi, n’était pas orphelin. -Il se souvenait des mères des autres, et il oubliait la sienne. +À la bonne heure. +Mais vous n’êtes pas seuls en ce monde. +Il y a d’autres êtres auxquels il faut penser. +Il ne faut pas être égoïstes. +Tous baissèrent la tête d’un air sombre. +Étranges contradictions du cœur humain à ses moments les plus sublimes ! +Combeferre, qui parlait ainsi, n’était pas orphelin. +Il se souvenait des mères des autres, et il oubliait la sienne. Il allait se faire tuer. -Le désespoir aussi a son extase. -Marius en était là. -Il voyait les allants et venants à travers un flamboiement. -Il entendait les voix parler comme au fond d’un abîme. -Cependant ceci l’émut. -Il éleva la voix : — Enjolras et Combeferre ont raison, dit-il ; pas de sacrifice inutile. -Je me joins à eux, et il faut se hâter. -Combeferre vous a dit les choses décisives. -Que ceux-là sortent des rangs. -Les hommes mariés et les soutiens de famille hors des rangs ! répéta Marius. -Son autorité était grande. -Enjolras était bien le chef de la barricade, mais Marius en était le sauveur. +Le désespoir aussi a son extase. +Marius en était là. +Il voyait les allants et venants à travers un flamboiement. +Il entendait les voix parler comme au fond d’un abîme. +Cependant ceci l’émut. +Il éleva la voix : — Enjolras et Combeferre ont raison, dit-il ; pas de sacrifice inutile. +Je me joins à eux, et il faut se hâter. +Combeferre vous a dit les choses décisives. +Que ceux-là sortent des rangs. +Les hommes mariés et les soutiens de famille hors des rangs ! répéta Marius. +Son autorité était grande. +Enjolras était bien le chef de la barricade, mais Marius en était le sauveur. Je l’ordonne ! cria Enjolras. Je vous en prie, dit Marius. -Tu es père de famille. -C’était à qui ne se laisserait pas mettre à la porte du tombeau. -Dépêchons, dit Courfeyrac, dans un quart d’heure il ne serait plus temps. -Citoyens, poursuivit Enjolras, c’est ici la république, et le suffrage universel règne. -Désignez vous-mêmes ceux qui doivent s’en aller. -Au bout de quelques minutes, cinq étaient unanimement désignés, et sortaient des rangs. -Ils sont cinq ! s’écria Marius. +Tu es père de famille. +C’était à qui ne se laisserait pas mettre à la porte du tombeau. +Dépêchons, dit Courfeyrac, dans un quart d’heure il ne serait plus temps. +Citoyens, poursuivit Enjolras, c’est ici la république, et le suffrage universel règne. +Désignez vous-mêmes ceux qui doivent s’en aller. +Au bout de quelques minutes, cinq étaient unanimement désignés, et sortaient des rangs. +Ils sont cinq ! s’écria Marius. Il n’y avait que quatre uniformes. Eh bien, reprirent les cinq, il faut qu’un reste. -La généreuse querelle recommença. -Ces grandes barricades révolutionnaires étaient des rendez-vous d’héroïsmes. -L’invraisemblable y était simple. -Ces hommes ne s’étonnaient pas les uns les autres. -Faites vite, répétait Courfeyrac. -On cria des groupes à Marius : — Désignez, vous, celui qui doit rester. +La généreuse querelle recommença. +Ces grandes barricades révolutionnaires étaient des rendez-vous d’héroïsmes. +L’invraisemblable y était simple. +Ces hommes ne s’étonnaient pas les uns les autres. +Faites vite, répétait Courfeyrac. +On cria des groupes à Marius : — Désignez, vous, celui qui doit rester. Oui, dirent les cinq, choisissez. -Marius ne croyait plus à une émotion possible. -Il eût pâli, s’il eût pu pâlir encore. -Et Marius, stupidement, les compta ; ils étaient toujours cinq ! +Marius ne croyait plus à une émotion possible. +Il eût pâli, s’il eût pu pâlir encore. +Et Marius, stupidement, les compta ; ils étaient toujours cinq ! Puis son regard s’abaissa sur les quatre uniformes. -En cet instant, un cinquième uniforme tomba, comme du ciel, sur les quatre autres. -Le cinquième homme était sauvé. +En cet instant, un cinquième uniforme tomba, comme du ciel, sur les quatre autres. +Le cinquième homme était sauvé. Marius leva les yeux et reconnut Monsieur Fauchelevent. Jean Valjean venait d’entrer dans la barricade. -Soit renseignement pris, soit instinct, soit hasard, il arrivait par la ruelle Mondétour. -Grâce à son habit de garde national, il avait passé aisément. -L’émotion fut indescriptible. +Soit renseignement pris, soit instinct, soit hasard, il arrivait par la ruelle Mondétour. +Grâce à son habit de garde national, il avait passé aisément. +L’émotion fut indescriptible. Quel est cet homme ? demanda Bossuet. -C’est, répondit Combeferre, un homme qui sauve les autres. +C’est, répondit Combeferre, un homme qui sauve les autres. Marius ajouta d’une voix grave : — Je le connais. -Cette caution suffisait à tous. +Cette caution suffisait à tous. Enjolras se tourna vers Jean Valjean. Citoyen, soyez le bienvenu. Et il ajouta : — Vous savez qu’on va mourir. -Jean Valjean, sans répondre, aida l’insurgé qu’il sauvait à revêtir son uniforme. -Il sortait de ses prunelles, pleines du regard intérieur, des espèces de feux étouffés. -Réfléchissez à ce qu’a déjà fait le progrès. +Jean Valjean, sans répondre, aida l’insurgé qu’il sauvait à revêtir son uniforme. +Il sortait de ses prunelles, pleines du regard intérieur, des espèces de feux étouffés. +Réfléchissez à ce qu’a déjà fait le progrès. Courage, et en avant ! -Citoyens, où allons-nous ? +Citoyens, où allons-nous ? Plus de fictions ; plus de parasites. -Le réel gouverné par le vrai, voilà le but. -Quelque chose de pareil s’est vu déjà. +Le réel gouverné par le vrai, voilà le but. +Quelque chose de pareil s’est vu déjà. Europe aura ses amphictyons ; le globe aura ses amphictyons. La France porte cet avenir sublime dans ses flancs. -Écoute-moi, toi Feuilly, vaillant ouvrier, homme du peuple, hommes des peuples. +Écoute-moi, toi Feuilly, vaillant ouvrier, homme du peuple, hommes des peuples. Oui, tu vois nettement les temps futurs, oui, tu as raison. -Tu vas mourir ici, c’est-à-dire triompher. -Et quelle révolution ferons-nous ? -Je viens de le dire, la révolution du Vrai. -Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté. -Là où deux ou plusieurs de ces souverainetés s’associent commence l’état. +Tu vas mourir ici, c’est-à-dire triompher. +Et quelle révolution ferons-nous ? +Je viens de le dire, la révolution du Vrai. +Cette souveraineté de moi sur moi s’appelle Liberté. +Là où deux ou plusieurs de ces souverainetés s’associent commence l’état. Mais dans cette association il n’y a nulle abdication. -Chaque souveraineté concède une certaine quantité d’elle-même pour former le droit commun. -Cette quantité est la même pour tous. -Cette identité de concession que chacun fait à tous s’appelle Égalité. -Cette protection de tous sur chacun s’appelle Fraternité. -Le point d’intersection de toutes ces souverainetés qui s’agrègent s’appelle Société. -Cette intersection étant une jonction, ce point est un nœud. -De là ce qu’on appelle le lien social. -L’égalité a un organe, l’instruction gratuite et obligatoire. -Le droit à l’alphabet, c’est par là qu’il faut commencer. -De l’école identique sort la société égale. -Lumière ! lumière ! tout vient de la lumière et tout y retourne. -Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux. -On pourrait presque dire : il n’y aura plus d’événements. -Une révolution est un péage. -Oh ! le genre humain sera délivré, relevé et consolé ! +Chaque souveraineté concède une certaine quantité d’elle-même pour former le droit commun. +Cette quantité est la même pour tous. +Cette identité de concession que chacun fait à tous s’appelle Égalité. +Cette protection de tous sur chacun s’appelle Fraternité. +Le point d’intersection de toutes ces souverainetés qui s’agrègent s’appelle Société. +Cette intersection étant une jonction, ce point est un nœud. +De là ce qu’on appelle le lien social. +L’égalité a un organe, l’instruction gratuite et obligatoire. +Le droit à l’alphabet, c’est par là qu’il faut commencer. +De l’école identique sort la société égale. +Lumière ! lumière ! tout vient de la lumière et tout y retourne. +Citoyens, le dix-neuvième siècle est grand, mais le vingtième siècle sera heureux. +On pourrait presque dire : il n’y aura plus d’événements. +Une révolution est un péage. +Oh ! le genre humain sera délivré, relevé et consolé ! Nous le lui affirmons sur cette barricade. -La misère y rencontre l’idéal. -De l’étreinte de toutes les désolations jaillit la foi. -Les souffrances apportent ici leur agonie, et les idées leur immortalité. -Cette agonie et cette immortalité vont se mêler et composer notre mort. +La misère y rencontre l’idéal. +De l’étreinte de toutes les désolations jaillit la foi. +Les souffrances apportent ici leur agonie, et les idées leur immortalité. +Cette agonie et cette immortalité vont se mêler et composer notre mort. Il n’y eut pas d’applaudissements ; mais on chuchota longtemps. -La parole étant souffle, les frémissements d’intelligences ressemblent à des frémissements de feuilles. -Qu’on se souvienne de sa situation d’âme. -Nous venons de le rappeler, tout n’était plus pour lui que vision. -Son appréciation était trouble. -Comment Monsieur Fauchelevent était-il là ? -Pourquoi y était-il ? +La parole étant souffle, les frémissements d’intelligences ressemblent à des frémissements de feuilles. +Qu’on se souvienne de sa situation d’âme. +Nous venons de le rappeler, tout n’était plus pour lui que vision. +Son appréciation était trouble. +Comment Monsieur Fauchelevent était-il là ? +Pourquoi y était-il ? Qu’y venait-il faire ? Marius ne s’adressa point toutes ces questions. -Seulement il songea à Cosette avec un serrement de cœur. +Seulement il songea à Cosette avec un serrement de cœur. Un d’eux s’en alla en pleurant. -Avant de partir, ils embrassèrent ceux qui restaient. +Avant de partir, ils embrassèrent ceux qui restaient. Il entra dans la salle basse. -Javert, lié au pilier, songeait. +Javert, lié au pilier, songeait. faut-il quelque chose ? lui demanda Enjolras. -Javert répondit : — Quand me tuerez-vous ? +Javert répondit : — Quand me tuerez-vous ? Nous avons besoin de toutes nos cartouches en ce moment. -Alors, donnez-moi à boire, dit Javert. -Est-ce là tout ? reprit Enjolras. -Je suis mal à ce poteau, répondit Javert. -Vous n’êtes pas tendres de m’avoir laissé passer la nuit là. -Et d’un mouvement de tête il désignait le cadavre de Monsieur Mabeuf. -Sur l’ordre d’Enjolras, quatre insurgés délièrent Javert du poteau. -L’ombre que faisait cet homme fit tourner la tête à Javert. +Alors, donnez-moi à boire, dit Javert. +Est-ce là tout ? reprit Enjolras. +Je suis mal à ce poteau, répondit Javert. +Vous n’êtes pas tendres de m’avoir laissé passer la nuit là. +Et d’un mouvement de tête il désignait le cadavre de Monsieur Mabeuf. +Sur l’ordre d’Enjolras, quatre insurgés délièrent Javert du poteau. +L’ombre que faisait cet homme fit tourner la tête à Javert. Il leva les yeux et reconnut Jean Valjean. Le jour croissait rapidement. -La rue Saint-Denis était muette comme l’avenue des Sphinx à Thèbes. -Pas un être vivant dans les carrefours que blanchissait un reflet de soleil. -Rien n’est lugubre comme cette clarté des rues désertes. +La rue Saint-Denis était muette comme l’avenue des Sphinx à Thèbes. +Pas un être vivant dans les carrefours que blanchissait un reflet de soleil. +Rien n’est lugubre comme cette clarté des rues désertes. On ne voyait rien, mais on entendait. -Il se faisait à une certaine distance un mouvement mystérieux. -Il était évident que l’instant critique arrivait. -Comme la veille au soir les vedettes se replièrent ; mais cette fois toutes. -La barricade était plus forte que lors de la première attaque. -Depuis le départ des cinq, on l’avait exhaussée encore. -Il fit barricader le petit boyau de la ruelle Mondétour resté libre jusqu’alors. -On dépava pour cela quelques longueurs de maisons de plus. -On distribua à tous une ration d’eau-de-vie. -Rien n’est plus curieux qu’une barricade qui se prépare à un assaut. +Il se faisait à une certaine distance un mouvement mystérieux. +Il était évident que l’instant critique arrivait. +Comme la veille au soir les vedettes se replièrent ; mais cette fois toutes. +La barricade était plus forte que lors de la première attaque. +Depuis le départ des cinq, on l’avait exhaussée encore. +Il fit barricader le petit boyau de la ruelle Mondétour resté libre jusqu’alors. +On dépava pour cela quelques longueurs de maisons de plus. +On distribua à tous une ration d’eau-de-vie. +Rien n’est plus curieux qu’une barricade qui se prépare à un assaut. Chacun choisit sa place comme au spectacle. -On s’accote, on s’accoude, on s’épaule. -Il y en a qui se font des stalles avec des pavés. -Les gauchers sont précieux ; ils prennent les places incommodes aux autres. +On s’accote, on s’accoude, on s’épaule. +Il y en a qui se font des stalles avec des pavés. +Les gauchers sont précieux ; ils prennent les places incommodes aux autres. Beaucoup s’arrangent pour combattre assis. -On veut être à l’aise pour tuer et confortablement pour mourir. +On veut être à l’aise pour tuer et confortablement pour mourir. Une barricade avant le danger, chaos ; dans le danger, discipline. -Le péril fait l’ordre. -C’était les fusils qu’on armait. -Le désespoir, dernière arme, qui donne la victoire quelquefois ; Virgile l’a dit. -Les ressources suprêmes sortent des résolutions extrêmes. +Le péril fait l’ordre. +C’était les fusils qu’on armait. +Le désespoir, dernière arme, qui donne la victoire quelquefois ; Virgile l’a dit. +Les ressources suprêmes sortent des résolutions extrêmes. L’attente ne fut pas longue. -Une pièce de canon apparut. -On voyait la mèche allumée. -Pas un n’était atteint. +Une pièce de canon apparut. +On voyait la mèche allumée. +Pas un n’était atteint. Bravo les canonniers ! cria Bossuet. Et toute la barricade battit des mains. -Une gueule formidable était ouverte sur la barricade. +Une gueule formidable était ouverte sur la barricade. Allons, gai ! fit Courfeyrac. -Après la chiquenaude, le coup de poing. -L’armée étend vers nous sa grosse patte. -La barricade va être sérieusement secouée. -La fusillade tâte, le canon prend. -C’est une pièce de huit, nouveau modèle, en bronze, ajouta Combeferre. -L’excès d’étain les fait trop tendres. -Il arrive alors qu’elles ont des caves et des chambres dans la lumière. -Mais il y a un meilleur moyen, c’est l’étoile mobile de Gribeauval. -Au seizième siècle, observa Bossuet, on rayait les canons. -Oui, répondit Combeferre, cela augmente la puissance balistique, mais diminue la justesse de tir. -Telle est la supériorité de Jésus-Christ sur Napoléon. +Après la chiquenaude, le coup de poing. +L’armée étend vers nous sa grosse patte. +La barricade va être sérieusement secouée. +La fusillade tâte, le canon prend. +C’est une pièce de huit, nouveau modèle, en bronze, ajouta Combeferre. +L’excès d’étain les fait trop tendres. +Il arrive alors qu’elles ont des caves et des chambres dans la lumière. +Mais il y a un meilleur moyen, c’est l’étoile mobile de Gribeauval. +Au seizième siècle, observa Bossuet, on rayait les canons. +Oui, répondit Combeferre, cela augmente la puissance balistique, mais diminue la justesse de tir. +Telle est la supériorité de Jésus-Christ sur Napoléon. Rechargez les armes, dit Enjolras. -Là était la question. -Pendant que les insurgés rechargeaient les fusils, les artilleurs chargeaient le canon. -L’anxiété était profonde dans la redoute. -Le coup partit, la détonation éclata. -Présent ! cria une voix joyeuse. -Et en même temps que le boulet sur la barricade, Gavroche s’abattit dedans. +Là était la question. +Pendant que les insurgés rechargeaient les fusils, les artilleurs chargeaient le canon. +L’anxiété était profonde dans la redoute. +Le coup partit, la détonation éclata. +Présent ! cria une voix joyeuse. +Et en même temps que le boulet sur la barricade, Gavroche s’abattit dedans. Gavroche fit plus d’effet dans la barricade que le boulet. -Le boulet s’était perdu dans le fouillis des décombres. -Ce que voyant, la barricade se mit à rire. +Le boulet s’était perdu dans le fouillis des décombres. +Ce que voyant, la barricade se mit à rire. Continuez, cria Bossuet aux artilleurs. -8 LES ARTILLEURS SE FONT PRENDREAU SÉRIEUX On entoura Gavroche. +8 LES ARTILLEURS SE FONT PRENDREAU SÉRIEUX On entoura Gavroche. Mais il n’eut le temps de rien raconter. Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Tiens ! dit l’enfant. -Et il regarda fixement Marius avec son effronterie épique. -Ses deux yeux s’agrandissaient de la clarté fière qui était dedans. -As-tu au moins remis ma lettre à son adresse ? -Gavroche n’était point sans quelque remords à l’endroit de cette lettre. -Il est vrai que cet homme était nu-tête, mais cela ne suffisait pas. +Et il regarda fixement Marius avec son effronterie épique. +Ses deux yeux s’agrandissaient de la clarté fière qui était dedans. +As-tu au moins remis ma lettre à son adresse ? +Gavroche n’était point sans quelque remords à l’endroit de cette lettre. +Il est vrai que cet homme était nu-tête, mais cela ne suffisait pas. Citoyen, j’ai remis la lettre au portier. -Elle aura la lettre en se réveillant. -Il dut se contenter de la moitié de ce qu’il voulait. -Il montra à Gavroche Monsieur Fauchelevent. +Elle aura la lettre en se réveillant. +Il dut se contenter de la moitié de ce qu’il voulait. +Il montra à Gavroche Monsieur Fauchelevent. Connais-tu cet homme ? Connaissait-il les opinions de Monsieur Fauchelevent ? -Monsieur Fauchelevent était républicain peut-être. -De là sa présence toute simple dans ce combat. -Cependant Gavroche était déjà à l’autre bout de la barricade criant : Mon fusil ! +Monsieur Fauchelevent était républicain peut-être. +De là sa présence toute simple dans ce combat. +Cependant Gavroche était déjà à l’autre bout de la barricade criant : Mon fusil ! Courfeyrac le lui fit rendre. -Gavroche prévint « les camarades », comme il les appelait, que la barricade était bloquée. -Il avait eu grand’peine à arriver. -En face, on avait le gros de l’armée. -Ce renseignement donné, Gavroche ajouta : — Je vous autorise à leur flanquer une pile indigne. -Cependant Enjolras à son créneau, l’oreille tendue, épiait. -Puis les canonniers se mirent à charger la pièce. -Le chef de pièce saisit lui-même le boutefeu et l’approcha de la lumière. -C’en était un en effet. -Si cela continuait, la barricade n’était plus tenable. +Gavroche prévint « les camarades », comme il les appelait, que la barricade était bloquée. +Il avait eu grand’peine à arriver. +En face, on avait le gros de l’armée. +Ce renseignement donné, Gavroche ajouta : — Je vous autorise à leur flanquer une pile indigne. +Cependant Enjolras à son créneau, l’oreille tendue, épiait. +Puis les canonniers se mirent à charger la pièce. +Le chef de pièce saisit lui-même le boutefeu et l’approcha de la lumière. +C’en était un en effet. +Si cela continuait, la barricade n’était plus tenable. Il y eut une rumeur de consternation. -Empêchons toujours le second coup, dit Enjolras. -Combeferre, debout près d’Enjolras, considérait ce jeune homme. +Empêchons toujours le second coup, dit Enjolras. +Combeferre, debout près d’Enjolras, considérait ce jeune homme. Quel dommage ! dit Combeferre. La hideuse chose que ces boucheries ! Enjolras, tu vises ce sergent, tu ne le regardes pas. @@ -13740,383 +13740,383 @@ Oui, reprit Combeferre, et le mien aussi. Eh bien, ne le tuons pas. Il faut ce qu’il faut. Et une larme coula lentement sur la joue de marbre d’Enjolras. -En même temps il pressa la détente de sa carabine. +En même temps il pressa la détente de sa carabine. On voyait son dos du centre duquel sortait tout droit un flot de sang. -La balle lui avait traversé la poitrine de part en part. +La balle lui avait traversé la poitrine de part en part. Il fallut l’emporter et le remplacer. -C’étaient en effet quelques minutes de gagnées. +C’étaient en effet quelques minutes de gagnées. Les avis se croisaient dans la barricade. -Le tir de la pièce allait recommencer. +Le tir de la pièce allait recommencer. On n’en avait pas pour un quart d’heure avec cette mitraille. -Il était absolument nécessaire d’amortir les coups. -Enjolras jeta ce commandement : — Il faut mettre là un matelas. -On n’en a pas, dit Combeferre, les blessés sont dessus. -À l’ordre donné par Enjolras, il se leva. +Il était absolument nécessaire d’amortir les coups. +Enjolras jeta ce commandement : — Il faut mettre là un matelas. +On n’en a pas, dit Combeferre, les blessés sont dessus. +À l’ordre donné par Enjolras, il se leva. On voyait ces deux cordes distinctement sur le ciel comme des cheveux. -Quelqu’un peut-il me prêter une carabine à deux coups ? dit Jean Valjean. +Quelqu’un peut-il me prêter une carabine à deux coups ? dit Jean Valjean. Enjolras, qui venait de recharger la sienne, la lui tendit. Jean Valjean ajusta la mansarde et tira. -Une des deux cordes du matelas était coupée. +Une des deux cordes du matelas était coupée. Le matelas ne pendait plus que par un fil. -Jean Valjean lâcha le second coup. -La deuxième corde fouetta la vitre de la mansarde. +Jean Valjean lâcha le second coup. +La deuxième corde fouetta la vitre de la mansarde. Le matelas glissa entre les deux perches et tomba dans la rue. -Toutes les voix crièrent : — Voilà un matelas. +Toutes les voix crièrent : — Voilà un matelas. Oui, dit Combeferre, mais qui l’ira chercher ? -Les insurgés ne répondaient pas à cette mousqueterie, pour épargner les munitions. -Lui-même mit le matelas dans la coupure. +Les insurgés ne répondaient pas à cette mousqueterie, pour épargner les munitions. +Lui-même mit le matelas dans la coupure. Cela fait, on attendit le coup de mitraille. Il ne tarda pas. Le canon vomit avec un rugissement son paquet de chevrotines. Mais il n’y eut pas de ricochet. La mitraille avorta sur le matelas. -L’effet prévu était obtenu. -La barricade était préservée. -Citoyen, dit Enjolras à Jean Valjean, la république vous remercie. +L’effet prévu était obtenu. +La barricade était préservée. +Citoyen, dit Enjolras à Jean Valjean, la république vous remercie. Bossuet admirait et riait. -Il s’écria : — C’est immoral qu’un matelas ait tant de puissance. +Il s’écria : — C’est immoral qu’un matelas ait tant de puissance. Triomphe de ce qui plie sur ce qui foudroie. -Mais c’est égal, gloire au matelas qui annule un canon ! -10 AURORE En ce moment-là, Cosette se réveillait. +Mais c’est égal, gloire au matelas qui annule un canon ! +10 AURORE En ce moment-là, Cosette se réveillait. Cosette ne savait rien de ce qui se passait dans Paris. Cosette avait dormi peu d’heures, mais bien. -Quelqu’un qui était Marius lui était apparu dans de la lumière. -Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. -Cosette se sentit toute rassurée. -Elle se mit à espérer de toutes ses forces sans savoir pourquoi. -Aucune objection n’était recevable. -Tout cela était certain. -C’était déjà assez monstrueux d’avoir souffert trois jours. -Marius absent trois jours, c’était horrible au bon Dieu. -La jeunesse est le sourire de l’avenir devant un inconnu qui est lui-même. -Il lui est naturel d’être heureuse. -Il semble que sa respiration soit faite d’espérance. -Cosette se dépitait quelque peu du petit effort inutile que faisait son souvenir. -Le vers l’oserait à peine, la prose ne le doit pas. -La femme en bouton est sacrée. -La possibilité d’atteindre doit tourner en augmentation de respect. -Son alcôve est cachée dans la partie sombre de l’idéal. -L’indiscret toucher du regard brutalise cette vague pénombre. +Quelqu’un qui était Marius lui était apparu dans de la lumière. +Sa première pensée sortant de ce rêve fut riante. +Cosette se sentit toute rassurée. +Elle se mit à espérer de toutes ses forces sans savoir pourquoi. +Aucune objection n’était recevable. +Tout cela était certain. +C’était déjà assez monstrueux d’avoir souffert trois jours. +Marius absent trois jours, c’était horrible au bon Dieu. +La jeunesse est le sourire de l’avenir devant un inconnu qui est lui-même. +Il lui est naturel d’être heureuse. +Il semble que sa respiration soit faite d’espérance. +Cosette se dépitait quelque peu du petit effort inutile que faisait son souvenir. +Le vers l’oserait à peine, la prose ne le doit pas. +La femme en bouton est sacrée. +La possibilité d’atteindre doit tourner en augmentation de respect. +Son alcôve est cachée dans la partie sombre de l’idéal. +L’indiscret toucher du regard brutalise cette vague pénombre. Ici, contempler, c’est profaner. Mais on ne voyait rien du dehors. -Le moindre bout de ruisseau du carrefour eût été bien mieux son affaire. +Le moindre bout de ruisseau du carrefour eût été bien mieux son affaire. Subitement elle fondit en larmes. -Elle sentit confusément on ne sait quoi d’horrible. +Elle sentit confusément on ne sait quoi d’horrible. Les choses passent dans l’air en effet. -Tout le monde était encore couché dans la maison. -Un silence provincial régnait. -Aucun volet n’était poussé. -La loge du portier était fermée. -Toussaint n’était pas levée, et Cosette pensa tout naturellement que son père dormait. -L’éclipse d’une telle lumière était décidément impossible. -C’étaient les coups de canon qui battaient la barricade. +Tout le monde était encore couché dans la maison. +Un silence provincial régnait. +Aucun volet n’était poussé. +La loge du portier était fermée. +Toussaint n’était pas levée, et Cosette pensa tout naturellement que son père dormait. +L’éclipse d’une telle lumière était décidément impossible. +C’étaient les coups de canon qui battaient la barricade. Le feu des assaillants continuait. -La mousqueterie et la mitraille alternaient, sans grand ravage à la vérité. -Les combattants qui s’y étaient postés avaient dû s’effacer. -Enjolras n’était pas tombé dans ce piége ; la barricade ne ripostait point. -C’est bon, disait-il, déchirez de la toile. +La mousqueterie et la mitraille alternaient, sans grand ravage à la vérité. +Les combattants qui s’y étaient postés avaient dû s’effacer. +Enjolras n’était pas tombé dans ce piége ; la barricade ne ripostait point. +C’est bon, disait-il, déchirez de la toile. Nous avons besoin de charpie. Dans la bataille on s’intrigue comme au bal. -Les insurgés aperçurent subitement un casque qui brillait au soleil sur un toit voisin. -Un pompier était adossé à une haute cheminée et semblait là en sentinelle. -Son regard plongeait à pic dans la barricade. -Voilà un surveillant gênant, dit Enjolras. +Les insurgés aperçurent subitement un casque qui brillait au soleil sur un toit voisin. +Un pompier était adossé à une haute cheminée et semblait là en sentinelle. +Son regard plongeait à pic dans la barricade. +Voilà un surveillant gênant, dit Enjolras. Jean Valjean avait rendu la carabine d’Enjolras, mais il avait son fusil. -Le soldat effaré se hâta de disparaître. -Un deuxième observateur prit sa place. -Celui-ci était un officier. -L’officier n’insista pas, et se retira très vite. +Le soldat effaré se hâta de disparaître. +Un deuxième observateur prit sa place. +Celui-ci était un officier. +L’officier n’insista pas, et se retira très vite. Cette fois l’avis fut compris. -Personne ne reparut sur le toit ; et l’on renonça à espionner la barricade. -Pourquoi n’avez-vous pas tué l’homme ? demanda Bossuet à Jean Valjean. -Jean Valjean ne répondit pas. -Elle fut particulièrement acharnée et intrépide aux journées de juin mille huit cent trente-deux. -Le prosaïsme du mobile n’ôtait rien à la bravoure du mouvement. -La décroissance d’une pile d’écus faisait chanter à des banquiers la Marseillaise. -On était pour l’ordre avec indiscipline. -Le zèle parfois allait jusqu’à l’extermination. -C’est une improvisation de cette sorte qui avait tué Jean Prouvaire. -Cette loi de Lynch se compliquait de méprises. -Or, il avait sous le bras un volume des mémoires du duc de Saint-Simon. -L’intrépide et imprudent Fannicot fut un des morts de cette mitraille. -Il fut tué par le canon, c’est-à-dire par l’ordre. -Cette attaque, plus furieuse que sérieuse, irrita Enjolras. -Les imbéciles ! dit-il. +Personne ne reparut sur le toit ; et l’on renonça à espionner la barricade. +Pourquoi n’avez-vous pas tué l’homme ? demanda Bossuet à Jean Valjean. +Jean Valjean ne répondit pas. +Elle fut particulièrement acharnée et intrépide aux journées de juin mille huit cent trente-deux. +Le prosaïsme du mobile n’ôtait rien à la bravoure du mouvement. +La décroissance d’une pile d’écus faisait chanter à des banquiers la Marseillaise. +On était pour l’ordre avec indiscipline. +Le zèle parfois allait jusqu’à l’extermination. +C’est une improvisation de cette sorte qui avait tué Jean Prouvaire. +Cette loi de Lynch se compliquait de méprises. +Or, il avait sous le bras un volume des mémoires du duc de Saint-Simon. +L’intrépide et imprudent Fannicot fut un des morts de cette mitraille. +Il fut tué par le canon, c’est-à-dire par l’ordre. +Cette attaque, plus furieuse que sérieuse, irrita Enjolras. +Les imbéciles ! dit-il. Ils font tuer leurs hommes, et ils nous usent nos munitions, pour rien. -Enjolras parlait comme un vrai général d’émeute qu’il était. -L’insurrection et la répression ne luttent point à armes égales. -Une giberne vidée, un homme tué, ne se remplacent pas. -L’obstination du tocsin de Saint-Merry ranima quelques velléités. -Rue du Poirier, rue des Gravilliers, des barricades s’ébauchèrent. -Rue Saint-Denis, une femme tirait sur la garde municipale de derrière une jalousie baissée. -On voyait à chaque coup trembler les feuilles de la jalousie. -Plusieurs postes furent attaqués. -On se hâta d’éteindre ces commencements d’incendie. -L’espoir dura peu ; la lueur s’éclipsa vite. +Enjolras parlait comme un vrai général d’émeute qu’il était. +L’insurrection et la répression ne luttent point à armes égales. +Une giberne vidée, un homme tué, ne se remplacent pas. +L’obstination du tocsin de Saint-Merry ranima quelques velléités. +Rue du Poirier, rue des Gravilliers, des barricades s’ébauchèrent. +Rue Saint-Denis, une femme tirait sur la garde municipale de derrière une jalousie baissée. +On voyait à chaque coup trembler les feuilles de la jalousie. +Plusieurs postes furent attaqués. +On se hâta d’éteindre ces commencements d’incendie. +L’espoir dura peu ; la lueur s’éclipsa vite. Le soleil montait sur l’horizon. -Un insurgé interpella Enjolras : — On a faim ici. -Est-ce que vraiment nous allons mourir comme ça sans manger ? -Ce n’est pas du tonnerre, ça, c’est de la toux. +Un insurgé interpella Enjolras : — On a faim ici. +Est-ce que vraiment nous allons mourir comme ça sans manger ? +Ce n’est pas du tonnerre, ça, c’est de la toux. Et l’on riait autour de lui. J’admire Enjolras, disait Bossuet. -Sa témérité impassible m’émerveille. -Roland se fait tuer pour faire bisquer Angélique. -Tous nos héroïsmes viennent de nos femmes. +Sa témérité impassible m’émerveille. +Roland se fait tuer pour faire bisquer Angélique. +Tous nos héroïsmes viennent de nos femmes. Eh bien, Enjolras n’a pas de femme. -Il n’est pas amoureux, et il trouve le moyen d’être intrépide. -Bossuet riait encore quand Courfeyrac s’écria : — Du nouveau ! -En effet, un nouveau personnage venait d’entrer en scène. -C’était une deuxième bouche à feu. -Ceci ébauchait le dénouement. -On entendait une autre canonnade à quelque distance. -Les quatre canons se faisaient lugubrement écho. -Les aboiements des sombres chiens de la guerre se répondaient. -Voilà qui va bien, dit Bossuet à Enjolras. -Il paraît que Gavroche entendit ce mot. -Qu’est-ce que tu fais là ? dit Courfeyrac. +Il n’est pas amoureux, et il trouve le moyen d’être intrépide. +Bossuet riait encore quand Courfeyrac s’écria : — Du nouveau ! +En effet, un nouveau personnage venait d’entrer en scène. +C’était une deuxième bouche à feu. +Ceci ébauchait le dénouement. +On entendait une autre canonnade à quelque distance. +Les quatre canons se faisaient lugubrement écho. +Les aboiements des sombres chiens de la guerre se répondaient. +Voilà qui va bien, dit Bossuet à Enjolras. +Il paraît que Gavroche entendit ce mot. +Qu’est-ce que tu fais là ? dit Courfeyrac. Gavroche leva le nez. Citoyen, j’emplis mon panier. Tu ne vois donc pas la mitraille ? -Gavroche répondit : — Eh bien, il pleut. -Tout à l’heure, fit Gavroche. -Et, d’un bond, il s’enfonça dans la rue. +Gavroche répondit : — Eh bien, il pleut. +Tout à l’heure, fit Gavroche. +Et, d’un bond, il s’enfonça dans la rue. Une vingtaine de gibernes pour Gavroche, une provision de cartouches pour la barricade. -La fumée était dans la rue comme un brouillard. -Il dévalisa les sept ou huit premières gibernes sans grand danger. -Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre. +La fumée était dans la rue comme un brouillard. +Il dévalisa les sept ou huit premières gibernes sans grand danger. +Sur un cadavre, qui était un caporal, il trouva une poire à poudre. Pour la soif, dit-il, en la mettant dans sa poche. -Voilà qu’on me tue mes morts. -Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. -Une troisième renversa son panier. +Voilà qu’on me tue mes morts. +Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui. +Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda, et vit que cela venait de la banlieue. -Là une quatrième balle le manqua encore. +Là une quatrième balle le manqua encore. Cela continua ainsi quelque temps. -Le spectacle était épouvantable et charmant. -Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. +Le spectacle était épouvantable et charmant. +Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. -C’était le moineau becquetant les chasseurs. -Il répondait à chaque décharge par un couplet. +C’était le moineau becquetant les chasseurs. +Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant. -Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. +Les insurgés, haletants d’anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait ; lui, il chantait. -On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. -Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. +On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. +Les balles couraient après lui, il était plus leste qu’elles. On vit Gavroche chanceler, puis il s’affaissa. Il n’acheva point. -Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. -Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. -Cette petite grande âme venait de s’envoler. +Une seconde balle du même tireur l’arrêta court. +Cette fois il s’abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. +Cette petite grande âme venait de s’envoler. L’un pouvait avoir sept ans, l’autre cinq. Le plus petit disait : J’ai bien faim. -Ils étaient seuls dans le jardin. -Les troupes qui y avaient bivouaqué en étaient sorties pour les besoins du combat. -Comment ces enfants étaient-ils là ? -Le fait est qu’ils étaient errants et qu’ils semblaient libres. -Être errant et sembler libre, c’est être perdu. -Ces pauvres petits étaient perdus en effet. -Si les surveillants les eussent aperçus, ils eussent chassé ces haillons. -Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées. -Ils étaient en contravention. -Ils s’étaient glissés dans le jardin, et ils y étaient restés. -Il avait plu la veille, et même un peu le matin. -Mais en juin les ondées ne comptent pas. -La terre en été est aussi vite sèche que la joue d’un enfant. -Elle s’applique et se superpose à la terre avec une sorte de succion. +Ils étaient seuls dans le jardin. +Les troupes qui y avaient bivouaqué en étaient sorties pour les besoins du combat. +Comment ces enfants étaient-ils là ? +Le fait est qu’ils étaient errants et qu’ils semblaient libres. +Être errant et sembler libre, c’est être perdu. +Ces pauvres petits étaient perdus en effet. +Si les surveillants les eussent aperçus, ils eussent chassé ces haillons. +Ceux-ci étaient là, grâce aux grilles fermées. +Ils étaient en contravention. +Ils s’étaient glissés dans le jardin, et ils y étaient restés. +Il avait plu la veille, et même un peu le matin. +Mais en juin les ondées ne comptent pas. +La terre en été est aussi vite sèche que la joue d’un enfant. +Elle s’applique et se superpose à la terre avec une sorte de succion. On dirait que le soleil a soif. Une averse est un verre d’eau ; une pluie est tout de suite bue. -Le matin tout ruisselait, l’après-midi tout poudroie. +Le matin tout ruisselait, l’après-midi tout poudroie. Tout rit, chante et s’offre. On se sent doucement ivre. -Le printemps est un paradis provisoire ; le soleil aide à faire patienter l’homme. -Chose étrange, l’infini leur suffit. -Le fini, qui admet le progrès, ce travail sublime, ils n’y songent pas. -Pourvu qu’ils soient face à face avec l’immensité, ils sourient. +Le printemps est un paradis provisoire ; le soleil aide à faire patienter l’homme. +Chose étrange, l’infini leur suffit. +Le fini, qui admet le progrès, ce travail sublime, ils n’y songent pas. +Pourvu qu’ils soient face à face avec l’immensité, ils sourient. Jamais la joie, toujours l’extase. -S’abîmer, voilà leur vie. -L’homme souffre, c’est possible ; mais regardez donc Aldebaran qui se lève ! +S’abîmer, voilà leur vie. +L’homme souffre, c’est possible ; mais regardez donc Aldebaran qui se lève ! Ces penseurs oublient d’aimer. -Dieu leur éclipse l’âme. -C’est là une famille d’esprits, à la fois petits et grands. -Ce sont de radieux ténébreux. -Ils ne se doutent pas qu’ils sont à plaindre. +Dieu leur éclipse l’âme. +C’est là une famille d’esprits, à la fois petits et grands. +Ce sont de radieux ténébreux. +Ils ne se doutent pas qu’ils sont à plaindre. Certes, ils le sont. Qui ne pleure pas ne voit pas. -L’indifférence de ces penseurs, c’est là, selon quelques-uns, une philosophie supérieure. -Soit ; mais dans cette supériorité il y a de l’infirmité. -On peut être immortel et boiteux ; témoin Vulcain. -On peut être plus qu’homme et moins qu’homme. +L’indifférence de ces penseurs, c’est là, selon quelques-uns, une philosophie supérieure. +Soit ; mais dans cette supériorité il y a de l’infirmité. +On peut être immortel et boiteux ; témoin Vulcain. +On peut être plus qu’homme et moins qu’homme. L’incomplet immense est dans la nature. Qui sait si le soleil n’est pas un aveugle ? -Mais alors, quoi ! à qui se fier ? +Mais alors, quoi ! à qui se fier ? Solem quis dicere falsum audeat ? -Cela n’est-il pas désespérant ? +Cela n’est-il pas désespérant ? Mais qu’y a-t-il donc au-dessus du soleil ? -Les branches, folles à la clarté de midi, semblaient chercher à s’embrasser. -On respirait l’odeur poivrée des œillets. -Les vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient amoureuses dans les grands arbres. -Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles, étincelles de ces fleurs flammes. -Quelques feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient joyeusement, et semblaient gaminer. -L’abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. -Cette magnificence était propre. +Les branches, folles à la clarté de midi, semblaient chercher à s’embrasser. +On respirait l’odeur poivrée des œillets. +Les vieilles corneilles de Marie de Médicis étaient amoureuses dans les grands arbres. +Tout autour des bancs de tulipes tourbillonnaient les abeilles, étincelles de ces fleurs flammes. +Quelques feuilles jaunes, restées du dernier automne, se poursuivaient joyeusement, et semblaient gaminer. +L’abondance de la clarté avait on ne sait quoi de rassurant. +Cette magnificence était propre. Le grand silence de la nature heureuse emplissait le jardin. Les platanes faisaient peau neuve. -La brise creusait des ondulations dans l’énormité magnifique des marronniers. +La brise creusait des ondulations dans l’énormité magnifique des marronniers. Dieu servait le repas universel. -Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. -Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des halles. +Chaque être avait sa pâture ou sa pâtée. +Il y avait de la fumée au-dessus des toits du côté des halles. Une cloche, qui avait l’air d’appeler, sonnait au loin. Ces enfants ne semblaient pas percevoir ces bruits. -Le petit répétait de temps en temps à demi-voix : J’ai faim. -Sans doute le père avec son fils. +Le petit répétait de temps en temps à demi-voix : J’ai faim. +Sans doute le père avec son fils. Le bonhomme de six ans tenait une grosse brioche. -Ce père et ce fils sortaient sans doute d’une de ces maisons-là. -Les deux petits pauvres regardèrent venir ce « monsieur », et se cachèrent un peu plus. -Celui-ci était un bourgeois. -L’enfant, avec sa brioche mordue qu’il n’achevait pas, semblait gavé. -Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une admiration spéciale. +Ce père et ce fils sortaient sans doute d’une de ces maisons-là. +Les deux petits pauvres regardèrent venir ce « monsieur », et se cachèrent un peu plus. +Celui-ci était un bourgeois. +L’enfant, avec sa brioche mordue qu’il n’achevait pas, semblait gavé. +Ce bourgeois paraissait avoir pour les cygnes une admiration spéciale. Il leur ressemblait en ce sens qu’il marchait comme eux. -Le père disait au fils : — Le sage vit content de peu. +Le père disait au fils : — Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n’aime pas le faste. Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda l’enfant. -Le père répondit : — Ce sont des saturnales. -Voilà le commencement, dit-il. -Et après un silence il ajouta : — L’anarchie entre dans ce jardin. -Cependant le fils mordit la brioche, la recracha et brusquement se mit à pleurer. -Pourquoi pleures-tu ? demanda le père. +Le père répondit : — Ce sont des saturnales. +Voilà le commencement, dit-il. +Et après un silence il ajouta : — L’anarchie entre dans ce jardin. +Cependant le fils mordit la brioche, la recracha et brusquement se mit à pleurer. +Pourquoi pleures-tu ? demanda le père. Je n’ai plus faim, dit l’enfant. -Le sourire du père s’accentua. -On n’a pas besoin de faim pour manger un gâteau. -Mon gâteau m’ennuie. +Le sourire du père s’accentua. +On n’a pas besoin de faim pour manger un gâteau. +Mon gâteau m’ennuie. Tu n’en veux plus ? -Le père lui montra les cygnes. -Jette-le à ces palmipèdes. -Le père poursuivit : — Sois humain. -Il faut avoir pitié des animaux. -Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin. -Le gâteau tomba assez près du bord. -Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque proie. +Le père lui montra les cygnes. +Jette-le à ces palmipèdes. +Le père poursuivit : — Sois humain. +Il faut avoir pitié des animaux. +Et, prenant à son fils le gâteau, il le jeta dans le bassin. +Le gâteau tomba assez près du bord. +Les cygnes étaient loin, au centre du bassin, et occupés à quelque proie. Ils n’avaient vu ni le bourgeois ni la brioche. Les cygnes comprennent les signes, dit le bourgeois, heureux d’avoir de l’esprit. En ce moment le tumulte lointain de la ville eut encore un grossissement subit. Cette fois, ce fut sinistre. -Il y a des bouffées de vent qui parlent plus distinctement que d’autres. -Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha brusquement le soleil. -Les cygnes n’étaient pas encore arrivés à la brioche. -Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries. +Il y a des bouffées de vent qui parlent plus distinctement que d’autres. +Ceci coïncida avec un nuage noir qui cacha brusquement le soleil. +Les cygnes n’étaient pas encore arrivés à la brioche. +Rentrons, dit le père, on attaque les Tuileries. Il ressaisit la main de son fils. Les coups de fusil vont pleuvoir. Il regarda le nuage. Je voudrais voir les cygnes manger la brioche, dit l’enfant. -Le père répondit : — Ce serait une imprudence. +Le père répondit : — Ce serait une imprudence. Et il emmena son petit bourgeois. Elle flottait sur l’eau. -Comme les cygnes arrivaient, la baguette toucha le gâteau. -Le gâteau était mouillé ; mais ils avaient faim et soif. -Marius s’était élancé hors de la barricade. +Comme les cygnes arrivaient, la baguette toucha le gâteau. +Le gâteau était mouillé ; mais ils avaient faim et soif. +Marius s’était élancé hors de la barricade. Combeferre l’avait suivi. -Mais il était trop tard. +Mais il était trop tard. Combeferre rapporta le panier de cartouches ; Marius rapporta l’enfant. -Courfeyrac défit sa cravate et en banda le front de Marius. +Courfeyrac défit sa cravate et en banda le front de Marius. Il y en eut assez pour le vieillard et pour l’enfant. -Combeferre distribua les cartouches du panier qu’il avait rapporté. -Cela donnait à chaque homme quinze coups à tirer. -Jean Valjean était toujours à la même place, immobile sur sa borne. -Quand Combeferre lui présenta ses quinze cartouches, il secoua la tête. -Voilà un rare excentrique, dit Combeferre bas à Enjolras. +Combeferre distribua les cartouches du panier qu’il avait rapporté. +Cela donnait à chaque homme quinze coups à tirer. +Jean Valjean était toujours à la même place, immobile sur sa borne. +Quand Combeferre lui présenta ses quinze cartouches, il secoua la tête. +Voilà un rare excentrique, dit Combeferre bas à Enjolras. Il trouve moyen de ne pas se battre dans cette barricade. -Ce qui ne l’empêche pas de la défendre, répondit Enjolras. -L’héroïsme a ses originaux, reprit Combeferre. -On va et vient, on cause, on plaisante, on flâne. -Toutes les péripéties et toutes les phases avaient été ou allaient être épuisées. -La position, de critique, était devenue menaçante, et, de menaçante, allait probablement devenir désespérée. +Ce qui ne l’empêche pas de la défendre, répondit Enjolras. +L’héroïsme a ses originaux, reprit Combeferre. +On va et vient, on cause, on plaisante, on flâne. +Toutes les péripéties et toutes les phases avaient été ou allaient être épuisées. +La position, de critique, était devenue menaçante, et, de menaçante, allait probablement devenir désespérée. Jean Valjean, muet, regardait le mur en face de lui. -Joly, qui avait décroché le miroir de la veuve Hucheloup, y examinait sa langue. -Marius était inquiet de ce que son père allait lui dire. +Joly, qui avait décroché le miroir de la veuve Hucheloup, y examinait sa langue. +Marius était inquiet de ce que son père allait lui dire. Insistons sur un fait psychologique propre aux barricades. -Rien de ce qui caractérise cette surprenante guerre des rues ne doit être omis. +Rien de ce qui caractérise cette surprenante guerre des rues ne doit être omis. Sorti d’une barricade, on ne sait plus ce qu’on y a vu. -On a été terrible, on l’ignore. -Il y avait des cadavres couchés et des fantômes debout. -Les heures étaient colossales et semblaient des heures d’éternité. -On a vécu dans la mort. -Des ombres ont passé. +On a été terrible, on l’ignore. +Il y avait des cadavres couchés et des fantômes debout. +Les heures étaient colossales et semblaient des heures d’éternité. +On a vécu dans la mort. +Des ombres ont passé. On ne se souvient plus. -Revenons à la rue de la Chanvrerie. +Revenons à la rue de la Chanvrerie. C’est midi, dit Combeferre. -Garnissez-en le rebord de la fenêtre et des mansardes. -La moitié des hommes aux fusils, l’autre moitié aux pavés. -Pas une minute à perdre. +Garnissez-en le rebord de la fenêtre et des mansardes. +La moitié des hommes aux fusils, l’autre moitié aux pavés. +Pas une minute à perdre. Qui donc boira cela ? lui demanda Bossuet. -La forteresse était complète. -La barricade était le rempart, le cabaret était le donjon. -Des pavés qui restaient, on boucha la coupure. -Cette lenteur permit à Enjolras de tout revoir et de tout perfectionner. -Il dit à Marius : — Nous sommes les deux chefs. +La forteresse était complète. +La barricade était le rempart, le cabaret était le donjon. +Des pavés qui restaient, on boucha la coupure. +Cette lenteur permit à Enjolras de tout revoir et de tout perfectionner. +Il dit à Marius : — Nous sommes les deux chefs. Je vais donner les derniers ordres au dedans. Toi, reste dehors et observe. -Marius se posta en observation sur la crête de la barricade. -Pas d’éclaboussures sur les blessés, dit-il. -Au premier étage, tenez des haches prêtes pour couper l’escalier. +Marius se posta en observation sur la crête de la barricade. +Pas d’éclaboussures sur les blessés, dit-il. +Au premier étage, tenez des haches prêtes pour couper l’escalier. Les a-t-on ? Deux haches et un merlin. Nous sommes vingt-six combattants debout. Combien y a-t-il de fusils ? -Tenez ces fusils chargés comme les autres et sous la main. +Tenez ces fusils chargés comme les autres et sous la main. Aux ceintures les sabres et les pistolets. -Vingt hommes à la barricade. +Vingt hommes à la barricade. Qu’il ne reste pas ici un seul travailleur inutile. -Les premiers arrivés seront les mieux placés. +Les premiers arrivés seront les mieux placés. Ici ? demanda une voix. -Non, ne mêlons pas ce cadavre aux nôtres. -On peut enjamber la petite barricade sur la ruelle Mondétour. +Non, ne mêlons pas ce cadavre aux nôtres. +On peut enjamber la petite barricade sur la ruelle Mondétour. Elle n’a que quatre pieds de haut. -L’homme est bien garrotté. -On l’y mènera, et on l’y exécutera. -Quelqu’un, en ce moment-là, était plus impassible qu’Enjolras ; c’était Javert. +L’homme est bien garrotté. +On l’y mènera, et on l’y exécutera. +Quelqu’un, en ce moment-là, était plus impassible qu’Enjolras ; c’était Javert. Ici Jean Valjean apparut. -Il était confondu dans le groupe des insurgés. -Il en sortit, et dit à Enjolras : — Vous êtes le commandant ? -Vous m’avez remercié tout à l’heure. -Au nom de la République. +Il était confondu dans le groupe des insurgés. +Il en sortit, et dit à Enjolras : — Vous êtes le commandant ? +Vous m’avez remercié tout à l’heure. +Au nom de la République. La barricade a deux sauveurs, Marius Pontmercy et vous. -Pensez-vous que je mérite une récompense ? +Pensez-vous que je mérite une récompense ? Eh bien, j’en demande une. -Brûler moi-même la cervelle à cet homme-là. +Brûler moi-même la cervelle à cet homme-là. Et il se tourna vers Jean Valjean : — Prenez le mouchard. -Presque au même instant, on entendit une sonnerie de clairons. +Presque au même instant, on entendit une sonnerie de clairons. Alerte ! cria Marius du haut de la barricade. Tous dehors ! cria Enjolras. -Après quoi, il lui fit signe de se lever. +Après quoi, il lui fit signe de se lever. Jean Valjean avait le pistolet au poing. -Ils franchirent ainsi le trapèze intérieur de la barricade. -Les insurgés, tout à l’attaque imminente, tournaient le dos. -Quand ils eurent enjambé ce barrage, ils se trouvèrent seuls dans la ruelle. +Ils franchirent ainsi le trapèze intérieur de la barricade. +Les insurgés, tout à l’attaque imminente, tournaient le dos. +Quand ils eurent enjambé ce barrage, ils se trouvèrent seuls dans la ruelle. Personne ne les voyait plus. -Le coude des maisons les cachait aux insurgés. -Les cadavres retirés de la barricade faisaient un monceau terrible à quelques pas. +Le coude des maisons les cachait aux insurgés. +Les cadavres retirés de la barricade faisaient un monceau terrible à quelques pas. Puis il se tourna vers Jean Valjean. -Javert répondit : — Prends ta revanche. +Javert répondit : — Prends ta revanche. Jean Valjean tira de son gousset un couteau, et l’ouvrit. -Un surin ! s’écria Javert. +Un surin ! s’écria Javert. Cela te convient mieux. -Javert n’était pas facile à étonner. -Il resta béant et immobile. +Javert n’était pas facile à étonner. +Il resta béant et immobile. Jean Valjean poursuivit : — Je ne crois pas que je sorte d’ici. Allez, dit Jean Valjean. -Javert reprit : — Tu as dit Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé ? +Javert reprit : — Tu as dit Fauchelevent, rue de l’Homme-Armé ? Jean Valjean le suivait des yeux. -Après quelques pas, Javert se retourna, et cria à Jean Valjean : — Vous m’ennuyez. -Javert s’éloigna à pas lents. -Un moment après, il tourna l’angle de la rue des Prêcheurs. -Quand Javert eut disparu, Jean Valjean déchargea le pistolet en l’air. +Après quelques pas, Javert se retourna, et cria à Jean Valjean : — Vous m’ennuyez. +Javert s’éloigna à pas lents. +Un moment après, il tourna l’angle de la rue des Prêcheurs. +Quand Javert eut disparu, Jean Valjean déchargea le pistolet en l’air. Puis il rentra dans la barricade et dit : — C’est fait. Un souvenir subit lui entra dans l’esprit. -Ce souvenir pourtant était brumeux et trouble comme toutes ses idées. -Peut-être était-il encore temps d’intervenir pour cet homme ? -Mais il fallait d’abord savoir si c’était bien ce Javert. -Comment s’appelle cet homme-là ? +Ce souvenir pourtant était brumeux et trouble comme toutes ses idées. +Peut-être était-il encore temps d’intervenir pour cet homme ? +Mais il fallait d’abord savoir si c’était bien ce Javert. +Comment s’appelle cet homme-là ? L’agent de police. Sais-tu son nom ? Il nous l’a dit. @@ -14125,519 +14125,519 @@ En ce moment on entendit le coup de pistolet. Jean Valjean reparut et cria : C’est fait. Un froid sombre traversa le cœur de Marius. L’agonie de la barricade allait commencer. -Portes fermées, fenêtres fermées, volets fermés. -Malheur à qui tente de lui forcer la main ! +Portes fermées, fenêtres fermées, volets fermés. +Malheur à qui tente de lui forcer la main ! Un peuple ne se laisse pas faire. -Alors il abandonne l’insurrection à elle-même. -Les insurgés deviennent des pestiférés. +Alors il abandonne l’insurrection à elle-même. +Les insurgés deviennent des pestiférés. Ce mur voit, entend et ne veut pas. Il pourrait s’entr’ouvrir et vous sauver. Ce mur, c’est un juge. Il vous regarde et vous condamne. -Quelle sombre chose que ces maisons fermées ! +Quelle sombre chose que ces maisons fermées ! Elles semblent mortes, elles sont vivantes. La vie, qui y est comme suspendue, y persiste. Personne n’en est sorti depuis vingt-quatre heures, mais personne n’y manque. -La peur excuse cette inhospitalité redoutable ; elle y mêle l’effarement, circonstance atténuante. +La peur excuse cette inhospitalité redoutable ; elle y mêle l’effarement, circonstance atténuante. Ils compromettent les hommes paisibles. -Comme si l’on n’avait pas assez de révolutions comme cela ! +Comme si l’on n’avait pas assez de révolutions comme cela ! Qu’est-ce qu’ils sont venus faire ici ? Qu’ils s’en tirent. Tant pis pour eux. C’est leur faute. -Ils n’ont que ce qu’ils méritent. +Ils n’ont que ce qu’ils méritent. Cela ne nous regarde pas. -Voilà notre pauvre rue criblée de balles. +Voilà notre pauvre rue criblée de balles. C’est un tas de vauriens. Surtout n’ouvrez pas la porte. — Et la maison prend une figure de tombe. Personne, et tout le monde. -Les temps incomplets où nous vivons. -Alors elle se résigne, et accepte stoïquement, au lieu du triomphe, la catastrophe. +Les temps incomplets où nous vivons. +Alors elle se résigne, et accepte stoïquement, au lieu du triomphe, la catastrophe. Elle est indomptable contre l’obstacle et douce envers l’ingratitude. Est-ce l’ingratitude d’ailleurs ? Oui, au point de vue du genre humain. Non, au point de vue de l’individu. -Le progrès est le mode de l’homme. -Qui désespère a tort. +Le progrès est le mode de l’homme. +Qui désespère a tort. Quand on le revoit debout, on le retrouve plus haut. -Qu’est-ce donc que le progrès ? +Qu’est-ce donc que le progrès ? Nous venons de le dire. La vie permanente des peuples. -L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. -Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. -Elle, l’idée pure, elle devient voie de fait. +L’utopie d’ailleurs, convenons-en, sort de sa sphère radieuse en faisant la guerre. +Elle, l’avenir, elle agit comme le passé. +Elle, l’idée pure, elle devient voie de fait. Elle se sert de la mort, chose grave. Elle frappe avec le glaive. Or, aucun glaive n’est simple. L’une est magnifique, l’autre est sublime. Il faut bien que quelqu’un soit pour les vaincus. On est injuste pour ces grands essayeurs de l’avenir quand ils avortent. -On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. +On accuse les révolutionnaires de semer l’effroi. Toute barricade semble attentat. -On leur crie : Vous dépavez l’enfer ! +On leur crie : Vous dépavez l’enfer ! Le mieux, certes, c’est la solution pacifique. -Aucun remède violent n’est nécessaire. -Étudier le mal à l’amiable, le constater, puis le guérir. -C’est à cela que nous la convions. -Ces soldats sont des prêtres. -La révolution française est un geste de Dieu. +Aucun remède violent n’est nécessaire. +Étudier le mal à l’amiable, le constater, puis le guérir. +C’est à cela que nous la convions. +Ces soldats sont des prêtres. +La révolution française est un geste de Dieu. Une insurrection est un enthousiasme. -L’enthousiasme peut se mettre en colère ; de là les prises d’armes. +L’enthousiasme peut se mettre en colère ; de là les prises d’armes. Paris sans roi a pour contre-coup le monde sans despotes. Ils raisonnaient de la sorte. -L’insurgé poétise et dore l’insurrection. -Qui sait ? on réussira peut-être. -On ne songe pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. -La foule est rétive à l’entraînement des paladins. +L’insurgé poétise et dore l’insurrection. +Qui sait ? on réussira peut-être. +On ne songe pas à Don Quichotte, mais à Léonidas. +La foule est rétive à l’entraînement des paladins. Quelquefois l’estomac paralyse le cœur. -Elle est la première éveillée, la dernière endormie. +Elle est la première éveillée, la dernière endormie. Elle va en avant. -Cela tient à ce qu’elle est artiste. -Les peuples artistes sont aussi les peuples conséquents. -Aimer la beauté, c’est voir la lumière. -Chose admirable, la poésie d’un peuple est l’élément de son progrès. -La quantité de civilisation se mesure à la quantité d’imagination. -Seulement un peuple civilisateur doit rester un peuple mâle. +Cela tient à ce qu’elle est artiste. +Les peuples artistes sont aussi les peuples conséquents. +Aimer la beauté, c’est voir la lumière. +Chose admirable, la poésie d’un peuple est l’élément de son progrès. +La quantité de civilisation se mesure à la quantité d’imagination. +Seulement un peuple civilisateur doit rester un peuple mâle. Corinthe, oui ; Sybaris, non. -Qui s’effémine s’abâtardit. -Il ne faut être ni dilettante, ni virtuose ; mais il faut être artiste. -En matière de civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. -À cette condition, on donne au genre humain le patron de l’idéal. -La solidité de la monture importe. -Babylone n’a pas d’idéal ; Carthage n’a pas d’idéal. -Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. +Qui s’effémine s’abâtardit. +Il ne faut être ni dilettante, ni virtuose ; mais il faut être artiste. +En matière de civilisation, il ne faut pas raffiner, mais il faut sublimer. +À cette condition, on donne au genre humain le patron de l’idéal. +La solidité de la monture importe. +Babylone n’a pas d’idéal ; Carthage n’a pas d’idéal. +Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. En outre, elle est bonne. Seulement cette humeur la prend et la quitte. -La géante joue la naine ; l’immense France a ses fantaisies de petitesse. -À cela rien à dire. -Les peuples comme les astres ont le droit d’éclipse. -Aube et résurrection sont synonymes. -La réapparition de la lumière est identique à la persistance du moi. +La géante joue la naine ; l’immense France a ses fantaisies de petitesse. +À cela rien à dire. +Les peuples comme les astres ont le droit d’éclipse. +Aube et résurrection sont synonymes. +La réapparition de la lumière est identique à la persistance du moi. Constatons ces faits avec calme. -Le vrai nom du dévouement, c’est désintéressement. -Hélas ! être monté, cela n’empêche pas de tomber. +Le vrai nom du dévouement, c’est désintéressement. +Hélas ! être monté, cela n’empêche pas de tomber. On voit ceci dans l’histoire plus souvent qu’on ne voudrait. -Un mot encore avant de rentrer dans la mêlée. -Le progrès entravé est maladif, et il a de ces tragiques épilepsies. -Point de départ : la matière ; point d’arrivée : l’âme. -L’hydre au commencement ; l’ange à la fin. -21 LES HÉROS Tout à coup le tambour battit la charge. +Un mot encore avant de rentrer dans la mêlée. +Le progrès entravé est maladif, et il a de ces tragiques épilepsies. +Point de départ : la matière ; point d’arrivée : l’âme. +L’hydre au commencement ; l’ange à la fin. +21 LES HÉROS Tout à coup le tambour battit la charge. L’attaque fut l’ouragan. -La furie était maintenant l’habileté. +La furie était maintenant l’habileté. Le mur tint bon. -Les insurgés firent feu impétueusement. -La barricade escaladée eut une crinière d’éclairs. -La barricade était là-dessous. -Des deux parts résolution égale. -C’était l’époque où un garde national se battait comme un zouave. +Les insurgés firent feu impétueusement. +La barricade escaladée eut une crinière d’éclairs. +La barricade était là-dessous. +Des deux parts résolution égale. +C’était l’époque où un garde national se battait comme un zouave. La troupe voulait en finir ; l’insurrection voulait lutter. -Chacun dans cette mêlée avait le grandissement de l’heure suprême. +Chacun dans cette mêlée avait le grandissement de l’heure suprême. La rue se joncha de cadavres. Il se faisait point de mire. -Il sortait du sommet de la redoute plus qu’à mi-corps. -Marius était formidable et pensif. -Il était dans la bataille comme dans un rêve. -On eût dit un fantôme qui fait le coup de fusil. -Les cartouches des assiégés s’épuisaient ; leurs sarcasmes non. -Dans ce tourbillon du sépulcre où ils étaient, ils riaient. +Il sortait du sommet de la redoute plus qu’à mi-corps. +Marius était formidable et pensif. +Il était dans la bataille comme dans un rêve. +On eût dit un fantôme qui fait le coup de fusil. +Les cartouches des assiégés s’épuisaient ; leurs sarcasmes non. +Dans ce tourbillon du sépulcre où ils étaient, ils riaient. Qu’est-ce que tu as donc fait de ton chapeau ? lui demanda Bossuet. -Courfeyrac répondit : — Ils ont fini par me l’emporter à coups de canon. +Courfeyrac répondit : — Ils ont fini par me l’emporter à coups de canon. Ou bien ils disaient des choses hautaines. -Les assaillants avaient le nombre ; les insurgés avaient la position. -Les assauts se succédèrent. +Les assaillants avaient le nombre ; les insurgés avaient la position. +Les assauts se succédèrent. L’horreur alla grandissant. -La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise. -Les scènes successives et simultanées de cette tuerie grandiose, nous renonçons à les peindre. -L’épopée seule a le droit de remplir douze mille vers avec une bataille. -Ils étaient un contre soixante. -La façade de Corinthe, à demi démolie, était hideuse. -Enjolras seul n’était pas atteint. -Méganthios meurt sous les coups de pique d’Euripyle. -Le talus extérieur offrait à l’abordage un plan incliné. -Un suprême assaut y fut tenté et cet assaut réussit. -Cette fois c’était fini. -Le groupe d’insurgés qui défendait le centre recula pêle-mêle. -Alors le sombre amour de la vie se réveilla chez quelques-uns. -Couchés en joue par cette forêt de fusils, plusieurs ne voulurent plus mourir. -Cette maison pouvait être le salut. -Cette maison était barricadée et comme murée du haut en bas. -De la lucarne du troisième étage la tête morte les regardait. -Il cria aux désespérés : — Il n’y a qu’une porte ouverte. -Tous s’y précipitèrent. -Marius était resté dehors. -Enjolras, ne voyant pas Marius parmi les réfugiés du cabaret, eut la même idée. -Les assaillants s’étaient groupés sur cette porte. -C’était maintenant le siège du cabaret qui commençait. -Les soldats, disons-le, étaient pleins de colère. -Quand la porte fut barricadée, Enjolras dit aux autres : — Vendons-nous cher. -Puis il s’approcha de la table où étaient étendus Mabeuf et Gavroche. +La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise. +Les scènes successives et simultanées de cette tuerie grandiose, nous renonçons à les peindre. +L’épopée seule a le droit de remplir douze mille vers avec une bataille. +Ils étaient un contre soixante. +La façade de Corinthe, à demi démolie, était hideuse. +Enjolras seul n’était pas atteint. +Méganthios meurt sous les coups de pique d’Euripyle. +Le talus extérieur offrait à l’abordage un plan incliné. +Un suprême assaut y fut tenté et cet assaut réussit. +Cette fois c’était fini. +Le groupe d’insurgés qui défendait le centre recula pêle-mêle. +Alors le sombre amour de la vie se réveilla chez quelques-uns. +Couchés en joue par cette forêt de fusils, plusieurs ne voulurent plus mourir. +Cette maison pouvait être le salut. +Cette maison était barricadée et comme murée du haut en bas. +De la lucarne du troisième étage la tête morte les regardait. +Il cria aux désespérés : — Il n’y a qu’une porte ouverte. +Tous s’y précipitèrent. +Marius était resté dehors. +Enjolras, ne voyant pas Marius parmi les réfugiés du cabaret, eut la même idée. +Les assaillants s’étaient groupés sur cette porte. +C’était maintenant le siège du cabaret qui commençait. +Les soldats, disons-le, étaient pleins de colère. +Quand la porte fut barricadée, Enjolras dit aux autres : — Vendons-nous cher. +Puis il s’approcha de la table où étaient étendus Mabeuf et Gavroche. Une main sortait de dessous le linceul et pendait vers la terre. -C’était celle du vieillard. -C’étaient les deux seuls baisers qu’il eût donnés dans sa vie. -Ces résistances-là sont bourrues. +C’était celle du vieillard. +C’étaient les deux seuls baisers qu’il eût donnés dans sa vie. +Ces résistances-là sont bourrues. Pas de parlementaire possible. On veut mourir pourvu qu’on tue. -C’étaient les dernières cartouches. -C’étaient des bouteilles d’eau-forte. +C’étaient les dernières cartouches. +C’étaient des bouteilles d’eau-forte. Nous disons telles qu’elles sont ces choses sombres du carnage. -L’assiégé, hélas, fait arme de tout. -La mousqueterie des assiégeants, quoique gênée et de bas en haut, était meurtrière. -Les mots manquent pour dire l’horreur arrivée à ce degré. +L’assiégé, hélas, fait arme de tout. +La mousqueterie des assiégeants, quoique gênée et de bas en haut, était meurtrière. +Les mots manquent pour dire l’horreur arrivée à ce degré. Il n’y avait plus d’hommes dans cette lutte maintenant infernale. -Ce n’étaient plus des géants contre des colosses. -Cela ressemblait plus à Milton et à Dante qu’à Homère. -Des démons attaquaient, des spectres résistaient. -C’était l’héroïsme monstre. -Il n’y avait plus là qu’un seul qui fût debout, Enjolras. -Un cri s’éleva : — C’est le chef. -C’est lui qui a tué l’artilleur. -Puisqu’il s’est mis là, il y est bien. +Ce n’étaient plus des géants contre des colosses. +Cela ressemblait plus à Milton et à Dante qu’à Homère. +Des démons attaquaient, des spectres résistaient. +C’était l’héroïsme monstre. +Il n’y avait plus là qu’un seul qui fût debout, Enjolras. +Un cri s’éleva : — C’est le chef. +C’est lui qui a tué l’artilleur. +Puisqu’il s’est mis là, il y est bien. Qu’il y reste. Fusillons-le sur place. Fusillez-moi, dit Enjolras. -L’audace de bien mourir émeut toujours les hommes. +L’audace de bien mourir émeut toujours les hommes. Puis un sergent cria : — Joue. -Et s’adressant à Enjolras : — Voulez-vous qu’on vous bande les yeux ? -Est-ce bien vous qui avez tué le sergent d’artillerie ? -Depuis quelques instants Grantaire s’était réveillé. -Il réalisait, dans toute son énergie, la vieille métaphore : ivre mort. -Le hideux philtre absinthe-stout-alcool l’avait jeté en léthargie. -Seulement, il répondait quelquefois au canon par un ronflement. -Le bruit n’éveille pas un ivrogne, le silence le réveille. -Cette singularité a été plus d’une fois observée. -C’est l’effet d’une voiture au galop qui s’arrête court. -Les assoupis s’y réveillent. -L’ivresse qui finit ressemble à un rideau qui se déchire. -Grantaire s’était levé. +Et s’adressant à Enjolras : — Voulez-vous qu’on vous bande les yeux ? +Est-ce bien vous qui avez tué le sergent d’artillerie ? +Depuis quelques instants Grantaire s’était réveillé. +Il réalisait, dans toute son énergie, la vieille métaphore : ivre mort. +Le hideux philtre absinthe-stout-alcool l’avait jeté en léthargie. +Seulement, il répondait quelquefois au canon par un ronflement. +Le bruit n’éveille pas un ivrogne, le silence le réveille. +Cette singularité a été plus d’une fois observée. +C’est l’effet d’une voiture au galop qui s’arrête court. +Les assoupis s’y réveillent. +L’ivresse qui finit ressemble à un rideau qui se déchire. +Grantaire s’était levé. Faites-en deux d’un coup, dit-il. Et, se tournant vers Enjolras avec douceur, il lui dit : — Permets-tu ? Enjolras lui serra la main en souriant. -Ce sourire n’était pas achevé que la détonation éclata. -Seulement il pencha la tête. -Grantaire, foudroyé, s’abattit à ses pieds. -Ils tiraillaient à travers un treillis de bois dans le grenier. +Ce sourire n’était pas achevé que la détonation éclata. +Seulement il pencha la tête. +Grantaire, foudroyé, s’abattit à ses pieds. +Ils tiraillaient à travers un treillis de bois dans le grenier. On se battait dans les combles. -On jetait des corps par les fenêtres, quelques-uns vivants. +On jetait des corps par les fenêtres, quelques-uns vivants. Lutte pareille dans la cave. -Cris, coups de feu, piétinement farouche. -La barricade était prise. -Les soldats commencèrent la fouille des maisons d’alentour et la poursuite des fuyards. -24 PRISONNIER Marius était prisonnier en effet. +Cris, coups de feu, piétinement farouche. +La barricade était prise. +Les soldats commencèrent la fouille des maisons d’alentour et la poursuite des fuyards. +24 PRISONNIER Marius était prisonnier en effet. Prisonnier de Jean Valjean. -Dans les intervalles, il réparait la barricade. +Dans les intervalles, il réparait la barricade. Il se taisait et secourait. -Du reste, il avait à peine quelques égratignures. +Du reste, il avait à peine quelques égratignures. Les balles n’avaient pas voulu de lui. -Mais nous doutons qu’il eût songé au suicide, acte irréligieux. -La situation était épouvantable. -Il avait à sa gauche le champ du combat. -La mort était derrière l’angle du mur. -Un oiseau seul eût pu se tirer de là. -Et il fallait se décider sur-le-champ, trouver un expédient, prendre un parti. -Cette grille, faite de forts barreaux transversaux, avait environ deux pieds carrés. -Jean Valjean s’élança. -Sa vieille science des évasions lui monta au cerveau comme une clarté. -Là, paix profonde, silence absolu, nuit. -Et ceci sans métaphore. -Comment, et de quelle façon ? jour et nuit. +Mais nous doutons qu’il eût songé au suicide, acte irréligieux. +La situation était épouvantable. +Il avait à sa gauche le champ du combat. +La mort était derrière l’angle du mur. +Un oiseau seul eût pu se tirer de là. +Et il fallait se décider sur-le-champ, trouver un expédient, prendre un parti. +Cette grille, faite de forts barreaux transversaux, avait environ deux pieds carrés. +Jean Valjean s’élança. +Sa vieille science des évasions lui monta au cerveau comme une clarté. +Là, paix profonde, silence absolu, nuit. +Et ceci sans métaphore. +Comment, et de quelle façon ? jour et nuit. Dans quel but ? sans aucun but. -Avec quelle pensée ? sans y penser. +Avec quelle pensée ? sans y penser. Pourquoi faire ? pour rien. Au moyen de quel organe ? au moyen de son intestin. -Quel est son intestin ? c’est son égout. -Les Chinois, disons-le à notre honte, le savaient avant nous. -Le froment chinois rend jusqu’à cent vingt fois la semence. -Il n’est aucun guano comparable en fertilité au détritus d’une capitale. +Quel est son intestin ? c’est son égout. +Les Chinois, disons-le à notre honte, le savaient avant nous. +Le froment chinois rend jusqu’à cent vingt fois la semence. +Il n’est aucun guano comparable en fertilité au détritus d’une capitale. Une grande ville est le plus puissant des stercoraires. -Employer la ville à fumer la plaine, ce serait une réussite certaine. +Employer la ville à fumer la plaine, ce serait une réussite certaine. Si notre or est fumier, en revanche, notre fumier est or. Que fait-on de cet or fumier ? -On le balaye à l’abîme. +On le balaye à l’abîme. Rendez cela au grand creuset ; votre abondance en sortira. La nutrition des plaines fait la nourriture des hommes. -Ce sera là le chef-d’œuvre de votre ignorance. -Chaque hoquet de nos cloaques nous coûte mille francs. -À cela deux résultats : la terre appauvrie et l’eau empestée. +Ce sera là le chef-d’œuvre de votre ignorance. +Chaque hoquet de nos cloaques nous coûte mille francs. +À cela deux résultats : la terre appauvrie et l’eau empestée. La faim sortant du sillon et la maladie sortant du fleuve. -Il est notoire, par exemple, qu’à cette heure, la Tamise empoisonne Londres. -On pense à autre chose. -Le procédé actuel fait le mal en voulant faire le bien. -L’intention est bonne, le résultat est triste. -On croit expurger la ville, on étiole la population. -Un égout est un malentendu. -Ajoutez la suppression des parasitismes, il sera résolu. +Il est notoire, par exemple, qu’à cette heure, la Tamise empoisonne Londres. +On pense à autre chose. +Le procédé actuel fait le mal en voulant faire le bien. +L’intention est bonne, le résultat est triste. +On croit expurger la ville, on étiole la population. +Un égout est un malentendu. +Ajoutez la suppression des parasitismes, il sera résolu. Coulage est le mot. -Europe se ruine de la sorte par épuisement. -Quant à la France, nous venons de dire son chiffre. -Ces vingt-cinq millions, employés en assistance et en jouissance, doubleraient la splendeur de Paris. -La ville les dépense en cloaques. +Europe se ruine de la sorte par épuisement. +Quant à la France, nous venons de dire son chiffre. +Ces vingt-cinq millions, employés en assistance et en jouissance, doubleraient la splendeur de Paris. +La ville les dépense en cloaques. Il devrait y avoir des filets de Saint-Cloud pour la fortune publique. -Économiquement, le fait peut se résumer ainsi : Paris panier percé. +Économiquement, le fait peut se résumer ainsi : Paris panier percé. Imitez Paris, vous vous ruinerez. -Au reste, particulièrement en ce gaspillage immémorial et insensé, Paris lui-même imite. -L’égout de Rome a engouffré le monde. -Ce cloaque offrait son engloutissement à la cité et à l’univers. -Ville éternelle, égout insondable. -Pour ces choses-là comme pour d’autres, Rome donne l’exemple. -Cet exemple, Paris le suit, avec toute la bêtise propre aux villes d’esprit. +Au reste, particulièrement en ce gaspillage immémorial et insensé, Paris lui-même imite. +L’égout de Rome a engouffré le monde. +Ce cloaque offrait son engloutissement à la cité et à l’univers. +Ville éternelle, égout insondable. +Pour ces choses-là comme pour d’autres, Rome donne l’exemple. +Cet exemple, Paris le suit, avec toute la bêtise propre aux villes d’esprit. La peste y naissait, les despotes y mouraient. -Téglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques, jurait par la sentine de Ninive. -L’histoire des hommes se reflète dans l’histoire des cloaques. -Les gémonies racontaient Rome. -L’égout de Paris a été une vieille chose formidable. -De là un fourmillement de souvenirs. -L’économie politique y voit un détritus, la philosophie sociale y voit un résidu. -L’égout, c’est la conscience de la ville. +Téglath-Phalasar, au dire des livres rabbiniques, jurait par la sentine de Ninive. +L’histoire des hommes se reflète dans l’histoire des cloaques. +Les gémonies racontaient Rome. +L’égout de Paris a été une vieille chose formidable. +De là un fourmillement de souvenirs. +L’économie politique y voit un détritus, la philosophie sociale y voit un résidu. +L’égout, c’est la conscience de la ville. Tout y converge et s’y confronte. -Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme définitive. +Chaque chose a sa forme vraie, ou du moins sa forme définitive. Le tas d’ordures a cela pour lui qu’il n’est pas menteur. -La naïveté s’est réfugiée là. +La naïveté s’est réfugiée là. Le faux nez de Scapin l’avoisine. -Elles s’y engloutissent, mais elles s’y étalent. -Ce pêle-mêle est une confession. +Elles s’y engloutissent, mais elles s’y étalent. +Ce pêle-mêle est une confession. Tout ce qui se fardait se barbouille. -Le dernier voile est arraché. -Un égout est un cynique. -Cette sincérité de l’immondice nous plaît, et repose l’âme. -Cela enseigne en même temps. -Nous l’avons dit tout à l’heure, l’histoire passe par l’égout. -Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre les pavés. -On entend sous ces voûtes le balai de ces spectres. -On y respire la fétidité énorme des catastrophes sociales. -On voit dans des coins des miroitements rougeâtres. -Il coule là une eau terrible où se sont lavées des mains sanglantes. +Le dernier voile est arraché. +Un égout est un cynique. +Cette sincérité de l’immondice nous plaît, et repose l’âme. +Cela enseigne en même temps. +Nous l’avons dit tout à l’heure, l’histoire passe par l’égout. +Les Saint-Barthélemy y filtrent goutte à goutte entre les pavés. +On entend sous ces voûtes le balai de ces spectres. +On y respire la fétidité énorme des catastrophes sociales. +On voit dans des coins des miroitements rougeâtres. +Il coule là une eau terrible où se sont lavées des mains sanglantes. L’observateur social doit entrer dans ces ombres. Elles font partie de son laboratoire. -La philosophie est le microscope de la pensée. -Tout veut la fuir, mais rien ne lui échappe. -Quel côté de soi montre-t-on en tergiversant ? le côté honte. +La philosophie est le microscope de la pensée. +Tout veut la fuir, mais rien ne lui échappe. +Quel côté de soi montre-t-on en tergiversant ? le côté honte. Avec le cloaque elle refait la ville ; avec la boue elle refait les mœurs. Du tesson elle conclut l’amphore, ou la cruche. -L’égout de Paris, au moyen âge, était légendaire. +L’égout de Paris, au moyen âge, était légendaire. Henri 2 essaya un sondage qui avorta. -Tel était cet ancien Paris, livré aux querelles, aux indécisions et aux tâtonnements. -Il fut longtemps assez bête. +Tel était cet ancien Paris, livré aux querelles, aux indécisions et aux tâtonnements. +Il fut longtemps assez bête. Plus tard, quatre-vingt-neuf montra comment l’esprit vient aux villes. -Tout était obstacle, tout faisait question. -L’égout, par exemple, était réfractaire à tout itinéraire. -Il y avait, chose infâme, des inondations d’égout. -Au commencement de ce siècle, l’égout de Paris était encore un lieu mystérieux. -Paris savait confusément qu’il avait sous lui une cave terrible. -La science et la superstition étaient d’accord pour l’horreur. -Le Trou punais ne répugnait pas moins à l’hygiène qu’à la légende. -L’égout était sans fond. -L’égout, c’était le barathrum. -L’idée d’explorer ces régions lépreuses ne venait pas même à la police. -Quelqu’un se présenta pourtant. +Tout était obstacle, tout faisait question. +L’égout, par exemple, était réfractaire à tout itinéraire. +Il y avait, chose infâme, des inondations d’égout. +Au commencement de ce siècle, l’égout de Paris était encore un lieu mystérieux. +Paris savait confusément qu’il avait sous lui une cave terrible. +La science et la superstition étaient d’accord pour l’horreur. +Le Trou punais ne répugnait pas moins à l’hygiène qu’à la légende. +L’égout était sans fond. +L’égout, c’était le barathrum. +L’idée d’explorer ces régions lépreuses ne venait pas même à la police. +Quelqu’un se présenta pourtant. Le cloaque eut son Christophe Colomb. Cet homme existait et se nommait Bruneseau. -4 DÉTAILS IGNORÉS La visite eut lieu. +4 DÉTAILS IGNORÉS La visite eut lieu. Ce fut une campagne redoutable ; une bataille nocturne contre la peste et l’asphyxie. -Ce fut en même temps un voyage de découvertes. -Les procédés désinfectants étaient à cette époque très rudimentaires. +Ce fut en même temps un voyage de découvertes. +Les procédés désinfectants étaient à cette époque très rudimentaires. Les lanternes agonisaient dans les miasmes. -De temps en temps, on emportait un égoutier évanoui. -À de certains endroits, précipice. -Bruneseau, dans son exploration, procéda d’amont en aval. +De temps en temps, on emportait un égoutier évanoui. +À de certains endroits, précipice. +Bruneseau, dans son exploration, procéda d’amont en aval. Un carcan de fer pendait dans l’une de ces cellules. On les mura toutes. -Le pauvre diable avait fini par se noyer dans l’égout. -La rencontre la plus surprenante fut à l’entrée du Grand Égout. +Le pauvre diable avait fini par se noyer dans l’égout. +La rencontre la plus surprenante fut à l’entrée du Grand Égout. Bruneseau approcha sa lanterne et examina ce lambeau. -La couronne était une couronne de marquis et les sept lettres signifiaient Laubespine. +La couronne était une couronne de marquis et les sept lettres signifiaient Laubespine. Marat, dans sa jeunesse, avait eu des amours. -On laissa cette guenille où elle était ; on ne l’acheva pas. -Fut-ce mépris ou respect ? -Marat méritait les deux. -D’ailleurs, il faut laisser aux choses du sépulcre la place qu’elles choisissent. -En somme, la relique était étrange. -En même temps, il faisait désinfecter et assainir tout le réseau. -Dès la deuxième année, Bruneseau s’était adjoint son gendre Nargaud. -Ce fut toujours cela de nettoyé. -Ceci, nous le répétons, c’était l’égout d’autrefois. -Aujourd’hui l’égout est propre, froid, droit, correct. -Il ressemble à un fournisseur devenu conseiller d’état. +On laissa cette guenille où elle était ; on ne l’acheva pas. +Fut-ce mépris ou respect ? +Marat méritait les deux. +D’ailleurs, il faut laisser aux choses du sépulcre la place qu’elles choisissent. +En somme, la relique était étrange. +En même temps, il faisait désinfecter et assainir tout le réseau. +Dès la deuxième année, Bruneseau s’était adjoint son gendre Nargaud. +Ce fut toujours cela de nettoyé. +Ceci, nous le répétons, c’était l’égout d’autrefois. +Aujourd’hui l’égout est propre, froid, droit, correct. +Il ressemble à un fournisseur devenu conseiller d’état. On y voit presque clair. -La fange s’y comporte décemment. -Là, tout doit être subordonné au chemin le plus court. -L’égout a pris aujourd’hui un certain aspect officiel. -Les mots qui le caractérisent dans le langage administratif sont relevés et dignes. -Villon ne reconnaîtrait plus son antique logis en-cas. -Le cloaque n’a plus rien de sa férocité primitive. -La pluie, qui salissait l’égout d’autrefois, lave l’égout d’à présent. +La fange s’y comporte décemment. +Là, tout doit être subordonné au chemin le plus court. +L’égout a pris aujourd’hui un certain aspect officiel. +Les mots qui le caractérisent dans le langage administratif sont relevés et dignes. +Villon ne reconnaîtrait plus son antique logis en-cas. +Le cloaque n’a plus rien de sa férocité primitive. +La pluie, qui salissait l’égout d’autrefois, lave l’égout d’à présent. Ne vous y fiez pas trop pourtant. Les miasmes l’habitent encore. -Il est plutôt hypocrite qu’irréprochable. -La préfecture de police et la commission de salubrité ont eu beau faire. -C’est plus qu’un progrès ; c’est une transmutation. -Entre l’égout ancien et l’égout actuel, il y a une révolution. -Qui a fait cette révolution ? -L’homme que tout le monde oublie et que nous avons nommé, Bruneseau. -Le creusement de l’égout de Paris n’a pas été une petite besogne. -L’égout, en effet, reçoit tous les contre-coups de la croissance de Paris. -Chaque fois que la ville perce une rue, l’égout allonge un bras. -Ramification obscure toujours en travail ; construction ignorée et immense. -Ajoutez l’asphyxie par les miasmes, l’ensevelissement par les éboulements, les effondrements subits. -Ajoutez le typhus, dont les travailleurs s’imprègnent lentement. -Un très grand nombre de rues, aujourd’hui bombées, étaient alors des chaussées fendues. +Il est plutôt hypocrite qu’irréprochable. +La préfecture de police et la commission de salubrité ont eu beau faire. +C’est plus qu’un progrès ; c’est une transmutation. +Entre l’égout ancien et l’égout actuel, il y a une révolution. +Qui a fait cette révolution ? +L’homme que tout le monde oublie et que nous avons nommé, Bruneseau. +Le creusement de l’égout de Paris n’a pas été une petite besogne. +L’égout, en effet, reçoit tous les contre-coups de la croissance de Paris. +Chaque fois que la ville perce une rue, l’égout allonge un bras. +Ramification obscure toujours en travail ; construction ignorée et immense. +Ajoutez l’asphyxie par les miasmes, l’ensevelissement par les éboulements, les effondrements subits. +Ajoutez le typhus, dont les travailleurs s’imprègnent lentement. +Un très grand nombre de rues, aujourd’hui bombées, étaient alors des chaussées fendues. Paris est entre deux nappes, une nappe d’eau et une nappe d’air. -C’est-à-dire à laver l’égout. -On pourrait dire que, depuis dix siècles, le cloaque est la maladie de Paris. -L’égout est le vice que la ville a dans le sang. -L’instinct populaire ne s’y est jamais trompé. +C’est-à-dire à laver l’égout. +On pourrait dire que, depuis dix siècles, le cloaque est la maladie de Paris. +L’égout est le vice que la ville a dans le sang. +L’instinct populaire ne s’y est jamais trompé. Ressemblance de plus de Paris avec la mer. -Comme dans l’océan, le plongeur peut y disparaître. -La transition était inouïe. -Il resta quelques secondes comme étourdi ; écoutant, stupéfait. -La chausse-trape du salut s’était subitement ouverte sous lui. -La bonté céleste l’avait en quelque sorte pris par trahison. +Comme dans l’océan, le plongeur peut y disparaître. +La transition était inouïe. +Il resta quelques secondes comme étourdi ; écoutant, stupéfait. +La chausse-trape du salut s’était subitement ouverte sous lui. +La bonté céleste l’avait en quelque sorte pris par trahison. Adorables embuscades de la providence ! -Sa première sensation fut l’aveuglement. +Sa première sensation fut l’aveuglement. Brusquement, il ne vit plus rien. -Il lui sembla aussi qu’en une minute il était devenu sourd. +Il lui sembla aussi qu’en une minute il était devenu sourd. Il n’entendait plus rien. -Il sentait que c’était solide sous ses pieds ; voilà tout ; mais cela suffisait. -Une bouffée de fétidité l’avertit du lieu où il était. -Au bout de quelques instants, il n’était plus aveugle. -Il commença à distinguer quelque chose. -C’était un de ces culs-de-sac que la langue spéciale appelle branchements. +Il sentait que c’était solide sous ses pieds ; voilà tout ; mais cela suffisait. +Une bouffée de fétidité l’avertit du lieu où il était. +Au bout de quelques instants, il n’était plus aveugle. +Il commença à distinguer quelque chose. +C’était un de ces culs-de-sac que la langue spéciale appelle branchements. Devant lui, il y avait un autre mur, un mur de nuit. On pouvait s’enfoncer pourtant dans cette muraille de brume, et il le fallait. -Il fallait même se hâter. +Il fallait même se hâter. Ils pouvaient descendre eux aussi dans le puits et le fouiller. -Il n’y avait pas une minute à perdre. -Il entra résolument dans cette obscurité. -La réalité est qu’ils étaient moins sauvés que Jean Valjean ne le croyait. -Des périls d’un autre genre et non moins grands les attendaient peut-être. -Jean Valjean était tombé d’un cercle de l’enfer dans l’autre. -Quand il eut fait cinquante pas, il fallut s’arrêter. -Une question se présenta. -Le couloir aboutissait à un autre boyau qu’il rencontrait transversalement. -Là s’offraient deux voies. -Laquelle prendre ? fallait-il tourner à gauche ou à droite ? +Il n’y avait pas une minute à perdre. +Il entra résolument dans cette obscurité. +La réalité est qu’ils étaient moins sauvés que Jean Valjean ne le croyait. +Des périls d’un autre genre et non moins grands les attendaient peut-être. +Jean Valjean était tombé d’un cercle de l’enfer dans l’autre. +Quand il eut fait cinquante pas, il fallut s’arrêter. +Une question se présenta. +Le couloir aboutissait à un autre boyau qu’il rencontrait transversalement. +Là s’offraient deux voies. +Laquelle prendre ? fallait-il tourner à gauche ou à droite ? Comment s’orienter dans ce labyrinthe noir ? Ce labyrinthe, nous l’avons fait remarquer, a un fil ; c’est sa pente. -Suivre la pente, c’est aller à la rivière. +Suivre la pente, c’est aller à la rivière. Jean Valjean le comprit sur-le-champ. -Peut-être aboutirait-il à quelque cagnard de carrefour. +Peut-être aboutirait-il à quelque cagnard de carrefour. Stupeur des passants de voir deux hommes sanglants sortir de terre sous leurs pieds. Survenue des sergents de ville, prise d’armes du corps de garde voisin. -On serait saisi avant d’être sorti. -Il remonta la pente et prit à droite. -Il n’en avança pas moins, et aussi rapidement qu’il put. -La joue de Marius touchait la sienne et s’y collait, étant sanglante. -Le couloir où Jean Valjean cheminait maintenant était moins étroit que le premier. -Jean Valjean y marchait assez péniblement. -Il allait ainsi ténébreusement. -Se diriger était malaisé. +On serait saisi avant d’être sorti. +Il remonta la pente et prit à droite. +Il n’en avança pas moins, et aussi rapidement qu’il put. +La joue de Marius touchait la sienne et s’y collait, étant sanglante. +Le couloir où Jean Valjean cheminait maintenant était moins étroit que le premier. +Jean Valjean y marchait assez péniblement. +Il allait ainsi ténébreusement. +Se diriger était malaisé. Il y avait dans le Paris d’alors deux mille deux cents rues. -Jean Valjean commença par se tromper. -Là, les occasions de se perdre abondaient. -L’égout Montmartre est un des plus dédaléens du vieux réseau. -Par degré, disons-le, quelque horreur le gagnait. +Jean Valjean commença par se tromper. +Là, les occasions de se perdre abondaient. +L’égout Montmartre est un des plus dédaléens du vieux réseau. +Par degré, disons-le, quelque horreur le gagnait. L’ombre qui l’enveloppait entrait dans son esprit. -Il marchait dans une énigme. +Il marchait dans une énigme. Cet aqueduc du cloaque est redoutable ; il s’entre-croise vertigineusement. -C’est une chose lugubre d’être pris dans ce Paris de ténèbres. -Dans cet inconnu, chaque pas qu’il risquait pouvait être le dernier. -Comment sortirait-il de là ? +C’est une chose lugubre d’être pris dans ce Paris de ténèbres. +Dans cet inconnu, chaque pas qu’il risquait pouvait être le dernier. +Comment sortirait-il de là ? Trouverait-il une issue ? -La trouverait-il à temps ? -Cette colossale éponge souterraine aux alvéoles de pierre se laisserait-elle pénétrer et percer ? -Y rencontrerait-on quelque nœud inattendu d’obscurité ? -Arriverait-on à l’inextricable et à l’infranchissable ? -Marius y mourrait-il d’hémorragie, et lui de faim ? -Il se demandait tout cela et ne pouvait se répondre. -L’intestin de Paris est un précipice. -Comme le prophète, il était dans le ventre du monstre. +La trouverait-il à temps ? +Cette colossale éponge souterraine aux alvéoles de pierre se laisserait-elle pénétrer et percer ? +Y rencontrerait-on quelque nœud inattendu d’obscurité ? +Arriverait-on à l’inextricable et à l’infranchissable ? +Marius y mourrait-il d’hémorragie, et lui de faim ? +Il se demandait tout cela et ne pouvait se répondre. +L’intestin de Paris est un précipice. +Comme le prophète, il était dans le ventre du monstre. Il eut brusquement une surprise. -L’égout maintenant descendait. -Allait-il donc arriver soudainement à la Seine ? -Ce danger était grand, mais le péril de reculer l’était plus encore. +L’égout maintenant descendait. +Allait-il donc arriver soudainement à la Seine ? +Ce danger était grand, mais le péril de reculer l’était plus encore. Il continua d’avancer. -Ce n’était point vers la Seine qu’il allait. -C’est à ce point culminant que Jean Valjean était arrivé. -Il se dirigeait vers l’égout de ceinture ; il était dans le bon chemin. +Ce n’était point vers la Seine qu’il allait. +C’est à ce point culminant que Jean Valjean était arrivé. +Il se dirigeait vers l’égout de ceinture ; il était dans le bon chemin. Mais il n’en savait rien. -C’était le roulement des voitures. -L’obscurité était plus profonde que jamais, mais cette profondeur le rassurait. -Tout à coup il vit son ombre devant lui. -Stupéfait, il se retourna. -C’était la sombre étoile de la police qui se levait dans l’égout. -Derrière cette étoile remuaient confusément huit ou dix formes noires, droites, indistinctes, terribles. -Les agents étaient armés de carabines, de casse-tête, d’épées et de poignards. -Il avait passé outre. -C’étaient les pas de Jean Valjean en effet. +C’était le roulement des voitures. +L’obscurité était plus profonde que jamais, mais cette profondeur le rassurait. +Tout à coup il vit son ombre devant lui. +Stupéfait, il se retourna. +C’était la sombre étoile de la police qui se levait dans l’égout. +Derrière cette étoile remuaient confusément huit ou dix formes noires, droites, indistinctes, terribles. +Les agents étaient armés de carabines, de casse-tête, d’épées et de poignards. +Il avait passé outre. +C’étaient les pas de Jean Valjean en effet. Ce fut pour Jean Valjean une minute inexprimable. Heureusement, s’il voyait bien la lanterne, la lanterne le voyait mal. -Elle était la lumière et il était l’ombre. -Il était très loin, et mêlé à la noirceur du lieu. -Il se rencogna le long du mur et s’arrêta. +Elle était la lumière et il était l’ombre. +Il était très loin, et mêlé à la noirceur du lieu. +Il se rencogna le long du mur et s’arrêta. Il voyait un flamboiement, et, autour de ce flamboiement, des larves. Il ne comprenait pas. -Jean Valjean s’étant arrêté, le bruit avait cessé. +Jean Valjean s’étant arrêté, le bruit avait cessé. La ronde put se pelotonner dans ce carrefour. Jean Valjean vit ces larves faire une sorte de cercle. -Ces têtes de dogues se rapprochèrent et chuchotèrent. -De temps en temps les partis remettent des semelles neuves à leurs vieilles injures. -Cela tint à ce fil. -La ronde se remit en marche, laissant derrière elle Jean Valjean. -Il n’y a plus là de berge aujourd’hui. -L’aspect des lieux a changé. -C’était comme une partie d’échecs qui se jouait de loin et silencieusement. -La proie était sournoise et se tenait sur ses gardes. -Les proportions voulues entre la fouine traquée et le dogue traqueur étaient observées. -Le lecteur reconnaîtrait peut-être ces deux hommes, s’il les voyait de plus près. -Quel était le but du dernier ? -Probablement d’arriver à vêtir le premier plus chaudement. +Ces têtes de dogues se rapprochèrent et chuchotèrent. +De temps en temps les partis remettent des semelles neuves à leurs vieilles injures. +Cela tint à ce fil. +La ronde se remit en marche, laissant derrière elle Jean Valjean. +Il n’y a plus là de berge aujourd’hui. +L’aspect des lieux a changé. +C’était comme une partie d’échecs qui se jouait de loin et silencieusement. +La proie était sournoise et se tenait sur ses gardes. +Les proportions voulues entre la fouine traquée et le dogue traqueur étaient observées. +Le lecteur reconnaîtrait peut-être ces deux hommes, s’il les voyait de plus près. +Quel était le but du dernier ? +Probablement d’arriver à vêtir le premier plus chaudement. Seulement la couleur est toute la question. -Être habillé de bleu, c’est glorieux ; être habillé de rouge, c’est désagréable. +Être habillé de bleu, c’est glorieux ; être habillé de rouge, c’est désagréable. Il y a une pourpre d’en bas. -Cette opération délicate s’appelle « la filature ». -Ceci ne fut pas aperçu du personnage louche et déchiré qui allait en avant. -Le fiacre roulait le long des arbres des Champs-Élysées. -Un corps de garde est là tout près. +Cette opération délicate s’appelle « la filature ». +Ceci ne fut pas aperçu du personnage louche et déchiré qui allait en avant. +Le fiacre roulait le long des arbres des Champs-Élysées. +Un corps de garde est là tout près. Il continua de s’avancer sur la berge le long du quai. Sa position devenait visiblement critique. -À moins de se jeter dans la Seine, qu’allait-il faire ? -L’expédient eût été puéril. +À moins de se jeter dans la Seine, qu’allait-il faire ? +L’expédient eût été puéril. Il n’y songeait certainement pas. -L’innocence des voleurs ne va point jusque-là. -En quelques instants il fut au monceau de déblais et le tourna. -Là, il s’arrêta stupéfait. -L’homme qu’il chassait n’était plus là. -Éclipse totale de l’homme en blouse. -Qu’était-il devenu ? -Tout à coup il se frappa le front. -Un ruisseau noirâtre passait dessous. -Ce ruisseau se dégorgeait dans la Seine. +L’innocence des voleurs ne va point jusque-là. +En quelques instants il fut au monceau de déblais et le tourna. +Là, il s’arrêta stupéfait. +L’homme qu’il chassait n’était plus là. +Éclipse totale de l’homme en blouse. +Qu’était-il devenu ? +Tout à coup il se frappa le front. +Un ruisseau noirâtre passait dessous. +Ce ruisseau se dégorgeait dans la Seine. L’homme croisa les bras et regarda la grille d’un air de reproche. -Cette marche était de plus en plus laborieuse. -Il trébuchait dans le hideux fumier de la ville. +Cette marche était de plus en plus laborieuse. +Il trébuchait dans le hideux fumier de la ville. Il sentait entre ses jambes le glissement rapide des rats. -Un d’eux fut effaré au point de le mordre. -Il fut d’abord étonné de cet élargissement subit. -Le Grand Égout en effet a huit pieds de large sur sept de haut. -Entre ces quatre voies, un moins sagace eût été indécis. -Jean Valjean prit la plus large, c’est-à-dire l’égout de ceinture. +Un d’eux fut effaré au point de le mordre. +Il fut d’abord étonné de cet élargissement subit. +Le Grand Égout en effet a huit pieds de large sur sept de haut. +Entre ces quatre voies, un moins sagace eût été indécis. +Jean Valjean prit la plus large, c’est-à-dire l’égout de ceinture. Mais ici revenait la question : descendre, ou monter ? En d’autres termes, descendre. -Il tourna à gauche. +Il tourna à gauche. Bien lui en prit. Son instinct le servit bien. -Descendre, c’était en effet le salut possible. -Il était très las. +Descendre, c’était en effet le salut possible. +Il était très las. Il mangea le pain et ouvrit le portefeuille. -Sur la première page, il trouva les quatre lignes écrites par Marius. +Sur la première page, il trouva les quatre lignes écrites par Marius. On s’en souvient : « Je m’appelle Marius Pontmercy. -Il replaça le portefeuille dans la poche de Marius. -Il est pavé sur une notable partie de son parcours. -L’obscurité s’épaississait autour de Jean Valjean. -Il n’en continua pas moins d’avancer, tâtonnant dans l’ombre. +Il replaça le portefeuille dans la poche de Marius. +Il est pavé sur une notable partie de son parcours. +L’obscurité s’épaississait autour de Jean Valjean. +Il n’en continua pas moins d’avancer, tâtonnant dans l’ombre. Cette ombre devint brusquement terrible. Il n’est pas inquiet. Il enfonce de deux ou trois pouces. -Tout à coup il regarde à ses pieds. +Tout à coup il regarde à ses pieds. Ses pieds ont disparu. Le sable les couvre. Chaque minute est une ensevelisseuse inexorable. @@ -14646,630 +14646,630 @@ Les yeux regardent encore, le sable les ferme ; nuit. Sinistre effacement d’un homme. C’est le naufrage ailleurs que dans l’eau. C’est la terre noyant l’homme. -La terre, pénétrée d’océan, devient piège. +La terre, pénétrée d’océan, devient piège. Elle s’offre comme une plaine et s’ouvre comme une onde. -L’abîme a de ces trahisons. +L’abîme a de ces trahisons. Le radier croulait sur une certaine longueur. Qu’est-ce qu’un fontis ? -Profondeur quelquefois très grande. +Profondeur quelquefois très grande. Rien de plus redoutable qu’une telle rencontre. Inexprimable horreur de mourir ainsi ! -La mort rachète quelquefois son atrocité par une certaine dignité terrible. +La mort rachète quelquefois son atrocité par une certaine dignité terrible. La mort est malpropre. Il est humiliant d’expirer. -Les suprêmes visions flottantes sont abjectes. +Les suprêmes visions flottantes sont abjectes. Boue est synonyme de honte. -C’est petit, laid, infâme. -Se débattre là dedans est hideux ; en même temps qu’on agonise, on patauge. -Partout ailleurs le sépulcre est sinistre ; ici il est difforme. -La vase était ici presque solide, là, presque liquide. -La vase porte plus ou moins selon son plus ou moins de densité. +C’est petit, laid, infâme. +Se débattre là dedans est hideux ; en même temps qu’on agonise, on patauge. +Partout ailleurs le sépulcre est sinistre ; ici il est difforme. +La vase était ici presque solide, là, presque liquide. +La vase porte plus ou moins selon son plus ou moins de densité. Un enfant se sauve ou un homme se perd. -Et dans ce cas-là, malheur aux égoutiers. -Entrant sans précautions dans l’égout défoncé, ils pouvaient s’y perdre. -Héro refuse de laver le cadavre de Léandre. -Thisbé se bouche le nez devant Pyrame et dit : Pouah ! -6 LE FONTIS Jean Valjean se trouvait en présence d’un fontis. -Les travaux furent plus que malaisés ; ils furent dangereux. +Et dans ce cas-là, malheur aux égoutiers. +Entrant sans précautions dans l’égout défoncé, ils pouvaient s’y perdre. +Héro refuse de laver le cadavre de Léandre. +Thisbé se bouche le nez devant Pyrame et dit : Pouah ! +6 LE FONTIS Jean Valjean se trouvait en présence d’un fontis. +Les travaux furent plus que malaisés ; ils furent dangereux. Le fontis que Jean Valjean rencontrait avait pour cause l’averse de la veille. -L’infiltration s’étant faite, l’effondrement avait suivi. -Le radier, disloqué, s’était affaissé dans la vase. +L’infiltration s’étant faite, l’effondrement avait suivi. +Le radier, disloqué, s’était affaissé dans la vase. Impossible de le dire. -L’obscurité était là plus épaisse que partout ailleurs. -C’était un trou de boue dans une caverne de nuit. -Jean Valjean sentit le pavé se dérober sous lui. +L’obscurité était là plus épaisse que partout ailleurs. +C’était un trou de boue dans une caverne de nuit. +Jean Valjean sentit le pavé se dérober sous lui. Il entra dans cette fange. -C’était de l’eau à la surface, de la vase au fond. +C’était de l’eau à la surface, de la vase au fond. Il fallait bien passer. -Revenir sur ses pas était impossible. -Marius était expirant et Jean Valjean exténué. -Où aller d’ailleurs ? -Du reste la fondrière parut peu profonde aux premiers pas. -Mais à mesure qu’il avançait, ses pieds plongeaient. -La vase lui venait maintenant aux jarrets et l’eau à la ceinture. -Il ne pouvait déjà plus reculer. -Il enfonçait de plus en plus. -Marius et Jean Valjean eussent eu chance de s’en tirer isolément. -Jean Valjean continua d’avancer, soutenant ce mourant qui était un cadavre peut-être. -La densité, qui était le soutien, était aussi l’obstacle. -Les pavages bien construits font voûte et ont de ces fermetés-là. +Revenir sur ses pas était impossible. +Marius était expirant et Jean Valjean exténué. +Où aller d’ailleurs ? +Du reste la fondrière parut peu profonde aux premiers pas. +Mais à mesure qu’il avançait, ses pieds plongeaient. +La vase lui venait maintenant aux jarrets et l’eau à la ceinture. +Il ne pouvait déjà plus reculer. +Il enfonçait de plus en plus. +Marius et Jean Valjean eussent eu chance de s’en tirer isolément. +Jean Valjean continua d’avancer, soutenant ce mourant qui était un cadavre peut-être. +La densité, qui était le soutien, était aussi l’obstacle. +Les pavages bien construits font voûte et ont de ces fermetés-là. Il se remit en route encore une fois. -Ce suprême effort l’avait épuisé. -Mais si sa vigueur était morte, son énergie ne l’était point. -C’était le jour. +Ce suprême effort l’avait épuisé. +Mais si sa vigueur était morte, son énergie ne l’était point. +C’était le jour. Jean Valjean voyait l’issue. -Elle volerait éperdument avec le moignon de ses ailes brûlées vers la porte radieuse. +Elle volerait éperdument avec le moignon de ses ailes brûlées vers la porte radieuse. Il courut plus qu’il ne marcha. -À mesure qu’il approchait, l’issue se dessinait de plus en plus distinctement. -Jean Valjean arriva à l’issue. -Là, il s’arrêta. -C’était bien la sortie, mais on ne pouvait sortir. -La serrure était visiblement fermée à double tour. -C’était une de ces serrures de Bastilles que le vieux Paris prodiguait volontiers. -Les mouches entraient et sortaient à travers les barreaux de la grille. -Il pouvait être huit heures et demie du soir. +À mesure qu’il approchait, l’issue se dessinait de plus en plus distinctement. +Jean Valjean arriva à l’issue. +Là, il s’arrêta. +C’était bien la sortie, mais on ne pouvait sortir. +La serrure était visiblement fermée à double tour. +C’était une de ces serrures de Bastilles que le vieux Paris prodiguait volontiers. +Les mouches entraient et sortaient à travers les barreaux de la grille. +Il pouvait être huit heures et demie du soir. La grille ne bougea pas. Aucun barreau ne remua. -Les dents d’un tigre ne sont pas plus solides dans leurs alvéoles. -Pas de levier ; pas de pesée possible. -L’obstacle était invincible. +Les dents d’un tigre ne sont pas plus solides dans leurs alvéoles. +Pas de levier ; pas de pesée possible. +L’obstacle était invincible. Aucun moyen d’ouvrir la porte. -Fallait-il donc finir là ? +Fallait-il donc finir là ? Que faire ? que devenir ? -Et puis où aller ? quelle direction prendre ? -Suivre la pente, ce n’était point aller au but. -Toutes les sorties étaient indubitablement closes de cette façon. -On n’avait réussi qu’à s’évader dans une prison. -Tout ce qu’avait fait Jean Valjean était inutile. -L’épuisement aboutissait à l’avortement. -C’était la dernière goutte de l’angoisse. -À qui songeait-il dans ce profond accablement ? -Ni à lui-même, ni à Marius. -Il pensait à Cosette. +Et puis où aller ? quelle direction prendre ? +Suivre la pente, ce n’était point aller au but. +Toutes les sorties étaient indubitablement closes de cette façon. +On n’avait réussi qu’à s’évader dans une prison. +Tout ce qu’avait fait Jean Valjean était inutile. +L’épuisement aboutissait à l’avortement. +C’était la dernière goutte de l’angoisse. +À qui songeait-il dans ce profond accablement ? +Ni à lui-même, ni à Marius. +Il pensait à Cosette. Quelqu’un dans cette ombre ? -Rien ne ressemble au rêve comme le désespoir, Jean Valjean crut rêver. +Rien ne ressemble au rêve comme le désespoir, Jean Valjean crut rêver. Il n’avait point entendu de pas. Il leva les yeux. -Un homme était devant lui. -Jean Valjean n’eut pas un moment d’hésitation. -Si imprévue que fût la rencontre, cet homme lui était connu. -Cet homme était Thénardier. +Un homme était devant lui. +Jean Valjean n’eut pas un moment d’hésitation. +Si imprévue que fût la rencontre, cet homme lui était connu. +Cet homme était Thénardier. Il y eut un instant d’attente. -Il n’y réussit point. -La rencontre avait lieu entre Jean Valjean voilé et Thénardier démasqué. -Jean Valjean s’aperçut tout de suite que Thénardier ne le reconnaissait pas. -Ils se considérèrent un moment dans cette pénombre, comme s’ils se prenaient mesure. -Thénardier rompit le premier le silence. +Il n’y réussit point. +La rencontre avait lieu entre Jean Valjean voilé et Thénardier démasqué. +Jean Valjean s’aperçut tout de suite que Thénardier ne le reconnaissait pas. +Ils se considérèrent un moment dans cette pénombre, comme s’ils se prenaient mesure. +Thénardier rompit le premier le silence. Comment vas-tu faire pour sortir ? -Jean Valjean ne répondit pas. -Thénardier continua : — Impossible de crocheter la porte. +Jean Valjean ne répondit pas. +Thénardier continua : — Impossible de crocheter la porte. Il faut pourtant que tu t’en ailles d’ici. C’est vrai, dit Jean Valjean. -Eh bien, part à deux. +Eh bien, part à deux. Que veux-tu dire ? -Tu as tué l’homme ; c’est bien. +Tu as tué l’homme ; c’est bien. Moi, j’ai la clef. -Thénardier montrait du doigt Marius. +Thénardier montrait du doigt Marius. Il poursuivit : — Je ne te connais pas, mais je veux t’aider. -Tu dois être un ami. -Jean Valjean commença à comprendre. -Thénardier le prenait pour un assassin. -Thénardier reprit : — Écoute, camarade. -Donne-moi ma moitié. +Tu dois être un ami. +Jean Valjean commença à comprendre. +Thénardier le prenait pour un assassin. +Thénardier reprit : — Écoute, camarade. +Donne-moi ma moitié. Je t’ouvre la porte. -Tiens, dit-il, je te donne la corde par-dessus le marché. +Tiens, dit-il, je te donne la corde par-dessus le marché. Pourquoi faire, une corde ? Il te faut aussi une pierre, mais tu en trouveras dehors. -Il y a là un tas de gravats. +Il y a là un tas de gravats. Pourquoi faire, une pierre ? Jean Valjean prit la corde. Il n’est personne qui n’ait de ces acceptations machinales. -Thénardier fit claquer ses doigts comme à l’arrivée d’une idée subite. +Thénardier fit claquer ses doigts comme à l’arrivée d’une idée subite. Peuh ! tu ne sens pas bon. C’est un apprentissage pour le fichu quart d’heure du juge d’instruction. -Tu as un peu cassé ce monsieur ; maintenant tu voudrais le serrer quelque part. -Il te faut la rivière, le grand cache-sottise. +Tu as un peu cassé ce monsieur ; maintenant tu voudrais le serrer quelque part. +Il te faut la rivière, le grand cache-sottise. Je vas te tirer d’embarras. -Aider un bon garçon dans la peine, ça me botte. -Pourquoi n’y as-tu pas jeté l’homme ? +Aider un bon garçon dans la peine, ça me botte. +Pourquoi n’y as-tu pas jeté l’homme ? Jean Valjean garda le silence. -Quelqu’un a passé par l’égout. -Qui ? par où est-il sorti ? l’a-t-on vu sortir ? +Quelqu’un a passé par l’égout. +Qui ? par où est-il sorti ? l’a-t-on vu sortir ? La police est pleine d’esprit. -L’égout est traître et vous dénonce. -La rivière, c’est la vraie fosse. -Au bout d’un mois, on vous repêche l’homme aux filets de Saint-Cloud. +L’égout est traître et vous dénonce. +La rivière, c’est la vraie fosse. +Au bout d’un mois, on vous repêche l’homme aux filets de Saint-Cloud. Eh bien, qu’est-ce que cela fiche ? c’est une charogne, quoi ! -Qui a tué cet homme ? -Et la justice n’informe même pas. +Qui a tué cet homme ? +Et la justice n’informe même pas. Tu as bien fait. -Plus Thénardier était loquace, plus Jean Valjean était muet. -Thénardier lui secoua de nouveau l’épaule. +Plus Thénardier était loquace, plus Jean Valjean était muet. +Thénardier lui secoua de nouveau l’épaule. Maintenant, concluons l’affaire. Tu as vu ma clef, montre-moi ton argent. -Thénardier était hagard, fauve, louche, un peu menaçant, pourtant amical. -Il était difficile de deviner pourquoi. -Il n’y avait là personne qu’eux deux. +Thénardier était hagard, fauve, louche, un peu menaçant, pourtant amical. +Il était difficile de deviner pourquoi. +Il n’y avait là personne qu’eux deux. Combien le pantre avait-il dans ses profondes ? Jean Valjean se fouilla. -Cette fois pourtant il était pris au dépourvu. +Cette fois pourtant il était pris au dépourvu. Il n’avait que quelque monnaie dans le gousset de son gilet. -Cela se montait à une trentaine de francs. -Thénardier avança la lèvre inférieure avec une torsion de cou significative. -Tu l’as tué pour pas cher, dit-il. -Jean Valjean, préoccupé surtout de tourner le dos au jour, le laissait faire. +Cela se montait à une trentaine de francs. +Thénardier avança la lèvre inférieure avec une torsion de cou significative. +Tu l’as tué pour pas cher, dit-il. +Jean Valjean, préoccupé surtout de tourner le dos au jour, le laissait faire. Il ne trouva du reste rien de plus que les trente francs. -Et, oubliant son mot : part à deux, il prit tout. -Il hésita un peu devant les gros sous. +Et, oubliant son mot : part à deux, il prit tout. +Il hésita un peu devant les gros sous. Cela fait, il tira de nouveau la clef de dessous sa blouse. Maintenant, l’ami, il faut que tu sortes. -C’est ici comme à la foire, on paye en sortant. -Tu as payé, sors. -Et il se mit à rire. -Le pêne glissa et la porte tourna. +C’est ici comme à la foire, on paye en sortant. +Tu as payé, sors. +Et il se mit à rire. +Le pêne glissa et la porte tourna. Il n’y eut ni craquement, ni grincement. -Cela se fit très doucement. -L’égout était évidemment en complicité avec quelque bande mystérieuse. -Cette grille taciturne était une receleuse. +Cela se fit très doucement. +L’égout était évidemment en complicité avec quelque bande mystérieuse. +Cette grille taciturne était une receleuse. Il semblait marcher avec les pattes de velours du tigre. -Un moment après, cette hideuse providence était rentrée dans l’invisible. +Un moment après, cette hideuse providence était rentrée dans l’invisible. Jean Valjean se trouva dehors. Il laissa glisser Marius sur la berge. -Les miasmes, l’obscurité, l’horreur, étaient derrière lui. +Les miasmes, l’obscurité, l’horreur, étaient derrière lui. L’air salubre, pur, vivant, joyeux, librement respirable, l’inondait. -Le ciel s’offrait de toutes parts comme un calme énorme. -La rivière arrivait à ses pieds avec le bruit d’un baiser. -C’était l’heure indécise et exquise qui ne dit ni oui ni non. -Les paupières de Marius ne se soulevèrent pas ; cependant sa bouche entr’ouverte respirait. -Nous avons déjà indiqué ailleurs cette impression, que tout le monde connaît. -Comme tout à l’heure, quelqu’un en effet était derrière lui. -C’était, l’ombre aidant, une sorte d’apparition. +Le ciel s’offrait de toutes parts comme un calme énorme. +La rivière arrivait à ses pieds avec le bruit d’un baiser. +C’était l’heure indécise et exquise qui ne dit ni oui ni non. +Les paupières de Marius ne se soulevèrent pas ; cependant sa bouche entr’ouverte respirait. +Nous avons déjà indiqué ailleurs cette impression, que tout le monde connaît. +Comme tout à l’heure, quelqu’un en effet était derrière lui. +C’était, l’ombre aidant, une sorte d’apparition. Jean Valjean reconnut Javert. -Là, il avait aperçu Thénardier et l’avait suivi. +Là, il avait aperçu Thénardier et l’avait suivi. On sait le reste. Un assassin, quelle aubaine ! -C’était la part du feu, qu’il ne faut jamais refuser. -Jean Valjean était passé d’un écueil à l’autre. -Ces deux rencontres coup sur coup, tomber de Thénardier en Javert, c’était rude. +C’était la part du feu, qu’il ne faut jamais refuser. +Jean Valjean était passé d’un écueil à l’autre. +Ces deux rencontres coup sur coup, tomber de Thénardier en Javert, c’était rude. Leurs visages se touchaient presque. -Le regard de Javert était terrible. +Le regard de Javert était terrible. Inspecteur Javert, dit-il, vous me tenez. -D’ailleurs, depuis ce matin, je me considère comme votre prisonnier. -Je ne vous ai point donné mon adresse pour chercher à vous échapper. +D’ailleurs, depuis ce matin, je me considère comme votre prisonnier. +Je ne vous ai point donné mon adresse pour chercher à vous échapper. Seulement, accordez-moi une chose. Javert semblait ne pas entendre. Il appuyait sur Jean Valjean sa prunelle fixe. -Son menton froncé poussait ses lèvres vers son nez, signe de rêverie farouche. +Son menton froncé poussait ses lèvres vers son nez, signe de rêverie farouche. Il continuait de ne plus tutoyer Jean Valjean. Je ne vous demande que cela. Cependant il ne dit pas non. C’est celui qu’on appelait Marius. Il saisit la main de Marius, cherchant le pouls. -C’est un blessé, dit Jean Valjean. +C’est un blessé, dit Jean Valjean. C’est un mort, dit Javert. -Jean Valjean répondit : — Non. -Vous l’avez donc apporté de la barricade ici ? observa Javert. -Jean Valjean, de son côté, semblait avoir une pensée unique. -Javert, en outre, avait dans l’œil la phosphorescence féline des oiseaux de nuit. +Jean Valjean répondit : — Non. +Vous l’avez donc apporté de la barricade ici ? observa Javert. +Jean Valjean, de son côté, semblait avoir une pensée unique. +Javert, en outre, avait dans l’œil la phosphorescence féline des oiseaux de nuit. Puis il cria : — Cocher ! On se rappelle le fiacre qui attendait, en cas. Javert garda le portefeuille de Marius. -Ils quittèrent les quais et entrèrent dans les rues. -Le cocher, silhouette noire sur son siège, fouettait ses chevaux maigres. +Ils quittèrent les quais et entrèrent dans les rues. +Le cocher, silhouette noire sur son siège, fouettait ses chevaux maigres. Silence glacial dans le fiacre. Le battant s’entr’ouvrit, et Javert le poussa. -Le portier se montra à demi, bâillant, vaguement réveillé, une chandelle à la main. +Le portier se montra à demi, bâillant, vaguement réveillé, une chandelle à la main. Tout dormait dans la maison. -On se couche de bonne heure au Marais, surtout les jours d’émeute. +On se couche de bonne heure au Marais, surtout les jours d’émeute. Quelqu’un qui s’appelle Gillenormand ? Que lui voulez-vous ? On lui rapporte son fils. -Son fils ? dit le portier avec hébétement. -Javert continua : — Il est allé à la barricade, et le voilà. -À la barricade ! s’écria le portier. +Son fils ? dit le portier avec hébétement. +Javert continua : — Il est allé à la barricade, et le voilà. +À la barricade ! s’écria le portier. Il s’est fait tuer. -Allez réveiller le père. +Allez réveiller le père. Le portier ne bougeait pas. Allez donc ! reprit Javert. Et il ajouta : — Demain il y aura ici de l’enterrement. -Le portier se borna à réveiller Basque. -Basque réveilla Nicolette ; Nicolette réveilla la tante Gillenormand. -Il comprit et redescendit, ayant derrière lui le pas de Javert qui le suivait. +Le portier se borna à réveiller Basque. +Basque réveilla Nicolette ; Nicolette réveilla la tante Gillenormand. +Il comprit et redescendit, ayant derrière lui le pas de Javert qui le suivait. Laquelle ? demanda rudement Javert. Laissez-moi rentrer un moment chez moi. Ensuite vous ferez de moi ce que vous voudrez. Que voulait Jean Valjean ? Javert et Jean Valjean descendirent. -C’était là ce qu’il avait compris. -Il ajouta qu’une indemnité lui était due. +C’était là ce qu’il avait compris. +Il ajouta qu’une indemnité lui était due. Quatre-vingts francs, monsieur l’inspecteur. -Javert tira de sa poche quatre napoléons et congédia le fiacre. -Ils s’engagèrent dans la rue. -Elle était comme d’habitude déserte. +Javert tira de sa poche quatre napoléons et congédia le fiacre. +Ils s’engagèrent dans la rue. +Elle était comme d’habitude déserte. Javert suivait Jean Valjean. -Ils arrivèrent au numéro sept. Jean Valjean frappa. +Ils arrivèrent au numéro sept. Jean Valjean frappa. La porte s’ouvrit. C’est bien, dit Javert. Jean Valjean regarda Javert. -Cette façon de faire était peu dans les habitudes de Javert. -Parvenu au premier étage, il fit une pause. +Cette façon de faire était peu dans les habitudes de Javert. +Parvenu au premier étage, il fit une pause. Toutes les voies douloureuses ont des stations. -La fenêtre du palier, qui était une fenêtre-guillotine, était ouverte. -Jean Valjean, soit pour respirer, soit machinalement, mit la tête à cette fenêtre. +La fenêtre du palier, qui était une fenêtre-guillotine, était ouverte. +Jean Valjean, soit pour respirer, soit machinalement, mit la tête à cette fenêtre. Il se pencha sur la rue. -Elle est courte et le réverbère l’éclairait d’un bout à l’autre. -Jean Valjean eut un éblouissement de stupeur ; il n’y avait plus personne. -Javert s’en était allé. -Le médecin, qu’on avait été chercher, était accouru. -La tante Gillenormand s’était levée. -Elle ajoutait par moments : Tout va être confondu de sang ! -Mademoiselle Gillenormand, voyant qu’on déshabillait Marius, se retira. -Elle se mit à dire son chapelet dans sa chambre. -Les bras étaient sabrés. -Aucune balafre ne défigurait le visage ; la tête pourtant était comme couverte de hachures. +Elle est courte et le réverbère l’éclairait d’un bout à l’autre. +Jean Valjean eut un éblouissement de stupeur ; il n’y avait plus personne. +Javert s’en était allé. +Le médecin, qu’on avait été chercher, était accouru. +La tante Gillenormand s’était levée. +Elle ajoutait par moments : Tout va être confondu de sang ! +Mademoiselle Gillenormand, voyant qu’on déshabillait Marius, se retira. +Elle se mit à dire son chapelet dans sa chambre. +Les bras étaient sabrés. +Aucune balafre ne défigurait le visage ; la tête pourtant était comme couverte de hachures. On ne pouvait le dire encore. -L’hémorrhagie, en outre, avait épuisé le blessé. +L’hémorrhagie, en outre, avait épuisé le blessé. Un seau plein fut rouge en un instant. -Le portier, sa chandelle à la main, éclairait. -Le médecin semblait songer tristement. -Mauvais signe pour le malade, ces mystérieux dialogues du médecin avec lui-même. -C’était le grand-père. -L’émeute, depuis deux jours, avait fort agité, indigné et préoccupé Monsieur Gillenormand. -Il est allé à la barricade, et... +Le portier, sa chandelle à la main, éclairait. +Le médecin semblait songer tristement. +Mauvais signe pour le malade, ces mystérieux dialogues du médecin avec lui-même. +C’était le grand-père. +L’émeute, depuis deux jours, avait fort agité, indigné et préoccupé Monsieur Gillenormand. +Il est allé à la barricade, et... Il est mort ! cria le vieillard d’une voix terrible. -Alors une sorte de transfiguration sépulcrale redressa ce centenaire droit comme un jeune homme. +Alors une sorte de transfiguration sépulcrale redressa ce centenaire droit comme un jeune homme. Commencez par me dire une chose. Il est mort, n’est-ce pas ? -Le médecin, au comble de l’anxiété, garda le silence. -Monsieur Gillenormand se tordit les mains avec un éclat de rire effrayant. +Le médecin, au comble de l’anxiété, garda le silence. +Monsieur Gillenormand se tordit les mains avec un éclat de rire effrayant. Il est mort ! il est mort ! Il s’est fait tuer aux barricades ! en haine de moi ! -C’est contre moi qu’il a fait ça ! +C’est contre moi qu’il a fait ça ! Ah ! buveur de sang ! c’est comme cela qu’il me revient ! -Misère de ma vie, il est mort ! -C’est ça qui est infâme ! +Misère de ma vie, il est mort ! +C’est ça qui est infâme ! Couchez-vous donc et dormez tranquillement ! Marius ! c’est abominable ! -Tué ! mort avant moi ! +Tué ! mort avant moi ! Docteur, vous demeurez dans le quartier, je crois ? Oh ! je vous connais bien. -Je vois de ma fenêtre passer votre cabriolet. +Je vois de ma fenêtre passer votre cabriolet. Je vais vous dire. -Vous auriez tort de croire que je suis en colère. -On ne se met pas en colère contre un mort. -C’est un enfant que j’ai élevé. -J’étais déjà vieux, qu’il était encore tout petit. -Un jour il a crié : À bas Louis 18 ! et s’en est allé. +Vous auriez tort de croire que je suis en colère. +On ne se met pas en colère contre un mort. +C’est un enfant que j’ai élevé. +J’étais déjà vieux, qu’il était encore tout petit. +Un jour il a crié : À bas Louis 18 ! et s’en est allé. Ce n’est pas ma faute. -Il était tout rose et tout blond. -Sa mère est morte. -Avez-vous remarqué que tous les petits enfants sont blonds ? -À quoi cela tient-il ? -Je me le rappelle quand il était haut comme ceci. -C’était une tête comme il y en a dans les tableaux. -On ne peut pas se défendre contre ces mioches-là. -Ils vous prennent, ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus. -La vérité est qu’il n’y avait pas d’amour comme cet enfant-là. -Ça ne peut pas passer comme ça. -Ah ! septembriseur ! — Reproches à voix basse d’un agonisant à un cadavre. +Il était tout rose et tout blond. +Sa mère est morte. +Avez-vous remarqué que tous les petits enfants sont blonds ? +À quoi cela tient-il ? +Je me le rappelle quand il était haut comme ceci. +C’était une tête comme il y en a dans les tableaux. +On ne peut pas se défendre contre ces mioches-là. +Ils vous prennent, ils vous tiennent, ils ne vous lâchent plus. +La vérité est qu’il n’y avait pas d’amour comme cet enfant-là. +Ça ne peut pas passer comme ça. +Ah ! septembriseur ! — Reproches à voix basse d’un agonisant à un cadavre. C’est bien la peine d’avoir vingt ans. -La république, belle fichue sottise ! -Pauvres mères, faites donc de jolis garçons ! +La république, belle fichue sottise ! +Pauvres mères, faites donc de jolis garçons ! Allons, il est mort. -Ça fera deux enterrements sous la porte cochère. -Qu’est-ce qu’il t’avait fait, ce général Lamarque ? +Ça fera deux enterrements sous la porte cochère. +Qu’est-ce qu’il t’avait fait, ce général Lamarque ? Un sabreur ! un bavard ! Se faire tuer pour un mort ! S’il n’y a pas de quoi rendre fou ! -Et sans retourner la tête pour regarder s’il ne laissait rien derrière lui ! -Voilà maintenant les pauvres vieux bonshommes qui sont forcés de mourir tout seuls. -Crève dans ton coin, hibou ! -De ce coup-là, c’est fait. +Et sans retourner la tête pour regarder s’il ne laissait rien derrière lui ! +Voilà maintenant les pauvres vieux bonshommes qui sont forcés de mourir tout seuls. +Crève dans ton coin, hibou ! +De ce coup-là, c’est fait. C’est donc fini, quel bonheur ! -Vous perdez votre temps, imbécile de médecin ! +Vous perdez votre temps, imbécile de médecin ! Allez, il est mort, bien mort. Je m’y connais, moi qui suis mort aussi. -Il n’a pas fait la chose à demi. +Il n’a pas fait la chose à demi. Marius ! cria le vieillard. -Marius ! mon petit Marius ! mon enfant ! mon fils bien-aimé ! +Marius ! mon petit Marius ! mon enfant ! mon fils bien-aimé ! Tu ouvres les yeux, tu me regardes, tu es vivant, merci ! -Et il tomba évanoui. -Il s’enfonça dans les rues silencieuses. +Et il tomba évanoui. +Il s’enfonça dans les rues silencieuses. Cependant, il suivait une direction. -Ce point de la Seine est redouté des mariniers. -Les hommes qui tombent là ne reparaissent pas ; les meilleurs nageurs s’y noient. -Depuis quelques heures Javert avait cessé d’être simple. -Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires. +Ce point de la Seine est redouté des mariniers. +Les hommes qui tombent là ne reparaissent pas ; les meilleurs nageurs s’y noient. +Depuis quelques heures Javert avait cessé d’être simple. +Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires. L’une de ces deux lignes droites excluait l’autre. -Laquelle des deux était la vraie ? -Sa situation était inexprimable. -Où en était-il ? +Laquelle des deux était la vraie ? +Sa situation était inexprimable. +Où en était-il ? Il se cherchait et ne se trouvait plus. -Livrer Jean Valjean, c’était mal ; laisser Jean Valjean libre, c’était mal. -Dans les deux cas, déshonneur pour lui Javert. +Livrer Jean Valjean, c’était mal ; laisser Jean Valjean libre, c’était mal. +Dans les deux cas, déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu’on pouvait prendre, il y avait de la chute. -Javert était à une de ces extrémités-là. -Une de ses anxiétés, c’était d’être contraint de penser. -La violence même de toutes ces émotions contradictoires l’y obligeait. -La pensée, chose inusitée pour lui, et singulièrement douloureuse. +Javert était à une de ces extrémités-là. +Une de ses anxiétés, c’était d’être contraint de penser. +La violence même de toutes ces émotions contradictoires l’y obligeait. +La pensée, chose inusitée pour lui, et singulièrement douloureuse. Ce qu’il venait de faire lui donnait le frisson. -À quoi se résoudre ? -Il était clair que c’était cela qu’il fallait faire. -Quelque chose lui barrait le chemin de ce côté-là. -Quoi donc ! de telles énormités arriveraient et personne ne serait puni ! -Sa rêverie devenait peu à peu terrible. +À quoi se résoudre ? +Il était clair que c’était cela qu’il fallait faire. +Quelque chose lui barrait le chemin de ce côté-là. +Quoi donc ! de telles énormités arriveraient et personne ne serait puni ! +Sa rêverie devenait peu à peu terrible. La faute moindre se perdait dans la plus grande. -Jean Valjean, c’était là le poids qu’il avait sur l’esprit. -Jean Valjean le déconcertait. -La générosité de Jean Valjean envers lui Javert l’accablait. -Le respect d’un galérien, est-ce que c’est possible ? -Il en frémissait, et ne pouvait s’y soustraire. -Javert était contraint de s’avouer que ce monstre existait. +Jean Valjean, c’était là le poids qu’il avait sur l’esprit. +Jean Valjean le déconcertait. +La générosité de Jean Valjean envers lui Javert l’accablait. +Le respect d’un galérien, est-ce que c’est possible ? +Il en frémissait, et ne pouvait s’y soustraire. +Javert était contraint de s’avouer que ce monstre existait. Cela ne pouvait durer ainsi. Quoi de plus simple en effet ? Quoi de plus juste ? Ensuite fais apporter la cuvette de Ponce-Pilate, et lave-toi les griffes. -Un forçat était son bienfaiteur ! -Mais aussi pourquoi avait-il permis à cet homme de le laisser vivre ? -Il avait, dans cette barricade, le droit d’être tué. -Il aurait dû user de ce droit. -Sa suprême angoisse, c’était la disparition de la certitude. -Il se sentait déraciné. -Le code n’était plus qu’un tronçon dans sa main. -Il avait affaire à des scrupules d’une espèce inconnue. -Rester dans l’ancienne honnêteté, cela ne suffisait plus. +Un forçat était son bienfaiteur ! +Mais aussi pourquoi avait-il permis à cet homme de le laisser vivre ? +Il avait, dans cette barricade, le droit d’être tué. +Il aurait dû user de ce droit. +Sa suprême angoisse, c’était la disparition de la certitude. +Il se sentait déraciné. +Le code n’était plus qu’un tronçon dans sa main. +Il avait affaire à des scrupules d’une espèce inconnue. +Rester dans l’ancienne honnêteté, cela ne suffisait plus. Tout un ordre de faits inattendus surgissait et le subjuguait. -Hibou forcé à des regards d’aigle. -Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. -Ce forçat avait été bon. -Et lui-même, chose inouïe, il venait d’être bon. -Donc il se dépravait. -Il se trouvait lâche. +Hibou forcé à des regards d’aigle. +Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. +Ce forçat avait été bon. +Et lui-même, chose inouïe, il venait d’être bon. +Donc il se dépravait. +Il se trouvait lâche. Il se faisait horreur. Or il venait de faillir. -Comment en était-il arrivé là ? comment tout cela s’était-il passé ? -Il n’aurait pu se le dire à lui-même. -Toutes sortes de nouveautés énigmatiques s’entr’ouvraient devant ses yeux. +Comment en était-il arrivé là ? comment tout cela s’était-il passé ? +Il n’aurait pu se le dire à lui-même. +Toutes sortes de nouveautés énigmatiques s’entr’ouvraient devant ses yeux. Quelque chose de plus. -Et moi, en lui faisant grâce à mon tour, qu’ai-je fait ? +Et moi, en lui faisant grâce à mon tour, qu’ai-je fait ? Quelque chose de plus. Il y a donc quelque chose de plus que le devoir ? -Ce chef nouveau, Dieu, il le sentait inopinément, et en était troublé. -Mais comment s’y prendre pour donner sa démission à Dieu ? -Il venait de fermer les yeux sur un condamné récidiviste en rupture de ban. -Il venait d’élargir un galérien. +Ce chef nouveau, Dieu, il le sentait inopinément, et en était troublé. +Mais comment s’y prendre pour donner sa démission à Dieu ? +Il venait de fermer les yeux sur un condamné récidiviste en rupture de ban. +Il venait d’élargir un galérien. Il venait de voler aux lois un homme qui leur appartenait. Il avait fait cela. Il ne se comprenait plus. -Il n’était pas sûr d’être lui-même. -Cette foi le quittait, cette probité lui faisait défaut. +Il n’était pas sûr d’être lui-même. +Cette foi le quittait, cette probité lui faisait défaut. Tout ce qu’il avait cru se dissipait. -Des vérités dont il ne voulait pas l’obsédaient inexorablement. -Il fallait désormais être un autre homme. -Il souffrait les étranges douleurs d’une conscience brusquement opérée de la cataracte. -Il voyait ce qu’il lui répugnait de voir. -Il se sentait vidé, inutile, disloqué de sa vie passée, destitué, dissous. -L’autorité était morte en lui. -Il n’avait plus de raison d’être. -Situation terrible ! être ému. +Des vérités dont il ne voulait pas l’obsédaient inexorablement. +Il fallait désormais être un autre homme. +Il souffrait les étranges douleurs d’une conscience brusquement opérée de la cataracte. +Il voyait ce qu’il lui répugnait de voir. +Il se sentait vidé, inutile, disloqué de sa vie passée, destitué, dissous. +L’autorité était morte en lui. +Il n’avait plus de raison d’être. +Situation terrible ! être ému. L’homme projectile ne sachant plus sa route, et reculant ! -Javert le pénétrait-il ? +Javert le pénétrait-il ? Javert s’en rendait-il compte ? -Il était moins le transfiguré que la victime de ce prodige. -Il le subissait, exaspéré. -Il ne voyait dans tout cela qu’une immense difficulté d’être. -Il lui semblait que désormais sa respiration était gênée à jamais. -Avoir sur sa tête de l’inconnu, il n’était pas accoutumé à cela. +Il était moins le transfiguré que la victime de ce prodige. +Il le subissait, exaspéré. +Il ne voyait dans tout cela qu’une immense difficulté d’être. +Il lui semblait que désormais sa respiration était gênée à jamais. +Avoir sur sa tête de l’inconnu, il n’était pas accoutumé à cela. Javert n’avait jamais vu de l’inconnu qu’en bas. -Quoi donc ! on était démantelé de fond en comble ! on était déconcerté, absolument ! -À quoi se fier ! -Ce dont on était convaincu s’effondrait ! -Tout n’était pas certain dans la consigne donnée par l’état au fonctionnaire ! +Quoi donc ! on était démantelé de fond en comble ! on était déconcerté, absolument ! +À quoi se fier ! +Ce dont on était convaincu s’effondrait ! +Tout n’était pas certain dans la consigne donnée par l’état au fonctionnaire ! Il pouvait y avoir des impasses dans le devoir ! -C’étaient des réalités. -Il était abominable que les faits réels pussent arriver à une telle difformité. -L’anarchie allait-elle donc maintenant descendre de là-haut ? -Que cela fût supportable. -État violent, s’il en fut. -Il n’y avait que deux manières d’en sortir. -Arrivé là, il aperçut par la vitre un sergent de ville, et entra. -C’est à elle que commence la littérature de l’État. -Javert prit la plume et une feuille de papier et se mit à écrire. -Plusieurs toussent en rentrant à la prison. -Cela entraîne des dépenses d’infirmerie. +C’étaient des réalités. +Il était abominable que les faits réels pussent arriver à une telle difformité. +L’anarchie allait-elle donc maintenant descendre de là-haut ? +Que cela fût supportable. +État violent, s’il en fut. +Il n’y avait que deux manières d’en sortir. +Arrivé là, il aperçut par la vitre un sergent de ville, et entra. +C’est à elle que commence la littérature de l’État. +Javert prit la plume et une feuille de papier et se mit à écrire. +Plusieurs toussent en rentrant à la prison. +Cela entraîne des dépenses d’infirmerie. C’est un vol. Cela n’est pas digne de la Conciergerie d’une grande civilisation. -Au-dessous de la dernière ligne il signa : « Javert, « Inspecteur de premier classe. -Au poste de la place du Châtelet. +Au-dessous de la dernière ligne il signa : « Javert, « Inspecteur de premier classe. +Au poste de la place du Châtelet. sept juin mille huit cent trente-deux, environ une heure du matin. -La porte vitrée et grillée retomba derrière lui. -Il semblait qu’il n’eût pas bougé. -L’obscurité était complète. -C’était le moment sépulcral qui suit minuit. -Un plafond de nuages cachait les étoiles. -Le ciel n’était qu’une épaisseur sinistre. -Un réverbère rougissait la margelle du quai. -Les silhouettes des ponts se déformaient dans la brume les unes derrière les autres. -Les pluies avaient grossi la rivière. -Javert pencha la tête et regarda. +La porte vitrée et grillée retomba derrière lui. +Il semblait qu’il n’eût pas bougé. +L’obscurité était complète. +C’était le moment sépulcral qui suit minuit. +Un plafond de nuages cachait les étoiles. +Le ciel n’était qu’une épaisseur sinistre. +Un réverbère rougissait la margelle du quai. +Les silhouettes des ponts se déformaient dans la brume les unes derrière les autres. +Les pluies avaient grossi la rivière. +Javert pencha la tête et regarda. On ne distinguait rien. -On entendait un bruit d’écume ; mais on ne voyait pas la rivière. -La lueur s’évanouissait, et tout redevenait indistinct. -L’immensité semblait ouverte là. -Un souffle farouche montait de cet abîme. +On entendait un bruit d’écume ; mais on ne voyait pas la rivière. +La lueur s’évanouissait, et tout redevenait indistinct. +L’immensité semblait ouverte là. +Un souffle farouche montait de cet abîme. Il cassait des pierres et endommageait des voyageurs sur la grande route. -Néanmoins, pour l’instant, il était prudent. -Il venait de l’échapper belle. -Utilité d’un vice : son ivrognerie l’avait sauvé. +Néanmoins, pour l’instant, il était prudent. +Il venait de l’échapper belle. +Utilité d’un vice : son ivrognerie l’avait sauvé. Il avait repris la clef des bois. -Où diable ai-je vu quelque chose comme cet homme-là ? se demanda-t-il. -Cet homme n’était pas du pays. -Aucune voiture publique ne passe à ces heures-là à Montfermeil. -Il avait marché toute la nuit. -D’où venait-il ? +Où diable ai-je vu quelque chose comme cet homme-là ? se demanda-t-il. +Cet homme n’était pas du pays. +Aucune voiture publique ne passe à ces heures-là à Montfermeil. +Il avait marché toute la nuit. +D’où venait-il ? Car il n’avait ni havre-sac, ni paquet. De Paris sans doute. -Boulatruelle songea au trésor. +Boulatruelle songea au trésor. Quand il la releva, il n’y avait plus rien. -L’homme s’était effacé dans la forêt et dans le crépuscule. +L’homme s’était effacé dans la forêt et dans le crépuscule. Par le diantre, dit Boulatruelle, je le retrouverai. -Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. +Je découvrirai la paroisse de ce paroissien-là. Ce promeneur de patron-minette a un pourquoi, je le saurai. -Il prit sa pioche qui était fort aiguë. -Voilà, grommela-t-il, de quoi fouiller la terre et un homme. +Il prit sa pioche qui était fort aiguë. +Voilà, grommela-t-il, de quoi fouiller la terre et un homme. Il la suivit, puis il la perdit. -Le temps s’écoulait. -Il entra plus avant dans le bois et parvint sur une espèce d’éminence. -Quoique vieux il était agile. -Boulatruelle monta sur le hêtre, le plus haut qu’il put. -L’idée était bonne. -À peine l’eut-il aperçu qu’il le perdit de vue. -Cette clairière est celle qu’on appelait autrefois le fonds Blaru. -C’est là provisoirement. +Le temps s’écoulait. +Il entra plus avant dans le bois et parvint sur une espèce d’éminence. +Quoique vieux il était agile. +Boulatruelle monta sur le hêtre, le plus haut qu’il put. +L’idée était bonne. +À peine l’eut-il aperçu qu’il le perdit de vue. +Cette clairière est celle qu’on appelait autrefois le fonds Blaru. +C’est là provisoirement. Quelle raison pour durer ! -Le gîte était trouvé, il s’agissait de saisir la bête. -Ce fameux trésor rêvé était probablement là. -Ce n’était pas une petite affaire d’arriver à cette clairière. +Le gîte était trouvé, il s’agissait de saisir la bête. +Ce fameux trésor rêvé était probablement là. +Ce n’était pas une petite affaire d’arriver à cette clairière. C’est ce que Boulatruelle eut le tort de ne point comprendre. -Le fourré, si hérissé qu’il fût, lui parut le bon chemin. +Le fourré, si hérissé qu’il fût, lui parut le bon chemin. Prenons par la rue de Rivoli des loups, dit-il. -Boulatruelle, accoutumé à aller de travers, fit cette fois la faute d’aller droit. -Il se jeta résolûment dans la mêlée des broussailles. -Il fut très égratigné. +Boulatruelle, accoutumé à aller de travers, fit cette fois la faute d’aller droit. +Il se jeta résolûment dans la mêlée des broussailles. +Il fut très égratigné. Au bas du ravin, il trouva de l’eau qu’il fallut traverser. -Personne dans la clairière. +Personne dans la clairière. Boulatruelle courut au tas de pierres. -Il était à sa place. -On ne l’avait pas emporté. -Quant à l’homme, il s’était évanoui dans la forêt. -Il s’était évadé. -Où ? de quel côté ? dans quel fourré ? +Il était à sa place. +On ne l’avait pas emporté. +Quant à l’homme, il s’était évanoui dans la forêt. +Il s’était évadé. +Où ? de quel côté ? dans quel fourré ? Impossible de le deviner. -Ce trou était vide. -Voleur ! cria Boulatruelle en montrant les deux poings à l’horizon. -Nicolette dépensa en charpie un drap de lit « grand comme un plafond », disait-elle. -La convalescence s’ébaucha. -Du reste, cette longue maladie et cette longue convalescence le sauvèrent des poursuites. +Ce trou était vide. +Voleur ! cria Boulatruelle en montrant les deux poings à l’horizon. +Nicolette dépensa en charpie un drap de lit « grand comme un plafond », disait-elle. +La convalescence s’ébaucha. +Du reste, cette longue maladie et cette longue convalescence le sauvèrent des poursuites. On laissa donc Marius tranquille. Monsieur Gillenormand traversa toutes les angoisses d’abord, et ensuite toutes les extases. -Il assistait à tous les pansements dont mademoiselle Gillenormand s’absentait pudiquement. -Quand on coupait les chairs mortes avec des ciseaux, il disait : aïe ! aïe ! -Il accablait le médecin de questions. -Il ne s’apercevait pas qu’il recommençait toujours les mêmes. -Il donna trois louis de gratification à son portier. -Jusque-là, il n’avait guère cru en Dieu. -Le mari fit une scène de jalousie. +Il assistait à tous les pansements dont mademoiselle Gillenormand s’absentait pudiquement. +Quand on coupait les chairs mortes avec des ciseaux, il disait : aïe ! aïe ! +Il accablait le médecin de questions. +Il ne s’apercevait pas qu’il recommençait toujours les mêmes. +Il donna trois louis de gratification à son portier. +Jusque-là, il n’avait guère cru en Dieu. +Le mari fit une scène de jalousie. Monsieur Gillenormand essayait de prendre Nicolette sur ses genoux. Il appelait Marius monsieur le baron. -Il criait : Vive la république ! -Il regardait Marius avec des yeux de grand’mère. +Il criait : Vive la république ! +Il regardait Marius avec des yeux de grand’mère. Il le couvait quand il mangeait. Il ne se connaissait plus, il ne se comptait plus. -Dans cette allégresse où il était, c’était le plus vénérable des enfants. -Il était content, joyeux, ravi, charmant, jeune. -Quand la grâce se mêle aux rides, elle est adorable. -Il y a on ne sait quelle aurore dans la vieillesse épanouie. -Il se taisait, précisément parce que son âme était là. +Dans cette allégresse où il était, c’était le plus vénérable des enfants. +Il était content, joyeux, ravi, charmant, jeune. +Quand la grâce se mêle aux rides, elle est adorable. +Il y a on ne sait quelle aurore dans la vieillesse épanouie. +Il se taisait, précisément parce que son âme était là. Les obstacles, il ne se les dissimulait pas. Il y restait froid. -Le grand-père dépensait en pure perte son pauvre vieux sourire. -Résistance violente ; conclusion, refus. +Le grand-père dépensait en pure perte son pauvre vieux sourire. +Résistance violente ; conclusion, refus. Marius se roidissait d’avance. -Et avec la santé il lui revenait une sorte d’âpreté contre son aïeul. +Et avec la santé il lui revenait une sorte d’âpreté contre son aïeul. Le vieillard en souffrait doucement. -Une crise approchait évidemment. -Cela s’appelle tâter le terrain. -Les hommes de quatre-vingt-treize étaient des géants, dit Marius avec sévérité. -Le vieillard se tut et ne souffla point du reste de la journée. -Ses plaies, c’étaient ses munitions. +Une crise approchait évidemment. +Cela s’appelle tâter le terrain. +Les hommes de quatre-vingt-treize étaient des géants, dit Marius avec sévérité. +Le vieillard se tut et ne souffla point du reste de la journée. +Ses plaies, c’étaient ses munitions. Avoir Cosette ou mourir. Il attendit le moment favorable avec la patience sournoise des malades. C’est que je veux me marier. -Prévu, dit le grand-père. -Et il éclata de rire. +Prévu, dit le grand-père. +Et il éclata de rire. Tu l’auras, ta fillette. Monsieur Gillenormand continua : — Oui, tu l’auras, ta belle jolie petite fille. -Je me suis informé. -Elle demeure rue de l’Homme-Armé, numéro sept. Ah, nous y voilà ! +Je me suis informé. +Elle demeure rue de l’Homme-Armé, numéro sept. Ah, nous y voilà ! Ah ! tu la veux. Eh bien, tu l’auras. Tu prends le hanneton par les cornes. -C’est ça qui est une transition ! -Ah ! tu avais compté sur de la bisbille. -Tu ne savais pas que j’étais un vieux lâche. -Qu’est-ce que tu dis de ça ? +C’est ça qui est une transition ! +Ah ! tu avais compté sur de la bisbille. +Tu ne savais pas que j’étais un vieux lâche. +Qu’est-ce que tu dis de ça ? Eh bien, tant pis, rage. -Je fais ce que tu veux, ça te la coupe, imbécile ! -Si tu étais mort, nous aurions été trois ; sa bière aurait accompagné la mienne. -Ça ne se fait pas. +Je fais ce que tu veux, ça te la coupe, imbécile ! +Si tu étais mort, nous aurions été trois ; sa bière aurait accompagné la mienne. +Ça ne se fait pas. Qu’aurait dit ta tante ? -Tu étais tout nu les trois quarts du temps, mon bonhomme. -Et puis qu’aurait dit le médecin ? -Ça ne guérit pas la fièvre, une jolie fille. -Telle est ma férocité. +Tu étais tout nu les trois quarts du temps, mon bonhomme. +Et puis qu’aurait dit le médecin ? +Ça ne guérit pas la fièvre, une jolie fille. +Telle est ma férocité. Je ne demande pas mieux. -Sois heureux, mon enfant bien-aimé. -Cela dit, le vieillard éclata en sanglots. -C’est là une des formes du bonheur suprême. -Mon père ! s’écria Marius. +Sois heureux, mon enfant bien-aimé. +Cela dit, le vieillard éclata en sanglots. +C’est là une des formes du bonheur suprême. +Mon père ! s’écria Marius. Ah ! tu m’aimes donc ? dit le vieillard. Il y eut un moment ineffable. -Ils étouffaient et ne pouvaient parler. -Enfin le vieillard bégaya : — Allons ! le voilà débouché. -Il m’a dit : Mon père. -Prévu encore, tu la verras demain. -Tu m’as dit trois fois « mon père », ça vaut bien ça. +Ils étouffaient et ne pouvaient parler. +Enfin le vieillard bégaya : — Allons ! le voilà débouché. +Il m’a dit : Mon père. +Prévu encore, tu la verras demain. +Tu m’as dit trois fois « mon père », ça vaut bien ça. Je vais m’en occuper. -On te l’amènera. -Prévu, te dis-je. -Ceci a déjà été mis en vers. -Oui, monsieur, dit Basque épouvanté. -Ce que fut l’entrevue, nous renonçons à le dire. -Elle apparut sur le seuil ; il semblait qu’elle était dans un nimbe. -Adorable ! s’écria-t-il. +On te l’amènera. +Prévu, te dis-je. +Ceci a déjà été mis en vers. +Oui, monsieur, dit Basque épouvanté. +Ce que fut l’entrevue, nous renonçons à le dire. +Elle apparut sur le seuil ; il semblait qu’elle était dans un nimbe. +Adorable ! s’écria-t-il. Puis il se moucha bruyamment. -Cosette était enivrée, ravie, effrayée, au ciel. -Elle était aussi effarouchée qu’on peut l’être par le bonheur. +Cosette était enivrée, ravie, effrayée, au ciel. +Elle était aussi effarouchée qu’on peut l’être par le bonheur. Honteuse d’aimer devant tout ce monde. Ils n’ont pourtant pas du tout besoin des gens. -C’était « monsieur Fauchelevent » ; c’était Jean Valjean. -Le papier de l’enveloppe était verdâtre et semblait moisi. +C’était « monsieur Fauchelevent » ; c’était Jean Valjean. +Le papier de l’enveloppe était verdâtre et semblait moisi. Est-ce sa faute ? -Et, saluant, il dit à haute voix : — Monsieur Tranchelevent... +Et, saluant, il dit à haute voix : — Monsieur Tranchelevent... Monsieur Tranchelevent » s’inclina. -C’est dit, fit l’aïeul. +C’est dit, fit l’aïeul. Ils ne se le firent pas dire deux fois. -Tant pis ! le gazouillement commença. +Tant pis ! le gazouillement commença. C’est toi, c’est vous ! -Être allé se battre comme cela ! -Pendant quatre mois, j’ai été morte. -Oh ! que c’est méchant d’avoir été à cette bataille ! +Être allé se battre comme cela ! +Pendant quatre mois, j’ai été morte. +Oh ! que c’est méchant d’avoir été à cette bataille ! Qu’est-ce que je vous avais fait ? Je vous pardonne, mais vous ne le ferez plus. -J’étais si triste ! +J’étais si triste ! Je n’ai pas pris le temps de m’habiller, je dois faire peur. -Qu’est-ce que vos parents diront de me voir une collerette toute chiffonnée ? +Qu’est-ce que vos parents diront de me voir une collerette toute chiffonnée ? Vous me laissez parler toute seule. -Nous sommes toujours rue de l’Homme-Armé. -Il paraît que votre épaule, c’était terrible. +Nous sommes toujours rue de l’Homme-Armé. +Il paraît que votre épaule, c’était terrible. On m’a dit qu’on pouvait mettre le poing dedans. -Et puis il paraît qu’on a coupé les chairs avec des ciseaux. -C’est ça qui est affreux. -J’ai pleuré, je n’ai plus d’yeux. -C’est drôle qu’on puisse souffrir comme cela. -Votre grand-père a l’air très bon ! +Et puis il paraît qu’on a coupé les chairs avec des ciseaux. +C’est ça qui est affreux. +J’ai pleuré, je n’ai plus d’yeux. +C’est drôle qu’on puisse souffrir comme cela. +Votre grand-père a l’air très bon ! Oh ! comme je suis heureuse ! C’est donc fini, le malheur ! Je suis toute sotte. Je voulais vous dire des choses que je ne sais plus du tout. M’aimez-vous toujours ? -Nous demeurons rue de l’Homme-Armé. +Nous demeurons rue de l’Homme-Armé. Il n’y a pas de jardin. Ange est le seul mot de la langue qui ne puisse s’user. -Aucun autre mot ne résisterait à l’emploi impitoyable qu’en font les amoureux. +Aucun autre mot ne résisterait à l’emploi impitoyable qu’en font les amoureux. Faites du bruit, la cantonade. Et, s’approchant de Marius et de Cosette, il leur dit tout bas : — Tutoyez-vous. -Ne vous gênez pas. +Ne vous gênez pas. Il resta un moment silencieux et ajouta : — Regarde le bonheur des autres. Puis il se tourna vers Cosette : — Qu’elle est jolie ! qu’elle est jolie ! C’est un Greuze. @@ -15278,1060 +15278,1060 @@ Tiens ! je suis amoureux de vous, mademoiselle. C’est tout simple. C’est votre droit. Ah ! la belle jolie charmante petite noce que cela va faire ! -L’église est mieux. -C’est bâti par les jésuites. +L’église est mieux. +C’est bâti par les jésuites. C’est plus coquet. -C’est vis-à-vis la fontaine du cardinal de Birague. -Le chef-d’œuvre de l’architecture jésuite est à Namur. -Ça s’appelle Saint-Loup. -Il faudra y aller quand vous serez mariés. +C’est vis-à-vis la fontaine du cardinal de Birague. +Le chef-d’œuvre de l’architecture jésuite est à Namur. +Ça s’appelle Saint-Loup. +Il faudra y aller quand vous serez mariés. Cela vaut le voyage. -Il y a une certaine sainte Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée. +Il y a une certaine sainte Catherine que je voudrais voir toujours décoiffée. Rester fille, c’est beau, mais c’est froid. La Bible dit : Multipliez. Donc, mariez-vous, les belles. -Je ne vois vraiment pas à quoi bon rester fille ? +Je ne vois vraiment pas à quoi bon rester fille ? N’avais-tu pas un ami intime ? Qu’est-il devenu ? Elle est exquise, cette mignonne. -C’est un chef-d’œuvre, cette Cosette-là ! -Elle est très petite fille et très grande dame. -Elle ne sera que baronne, c’est déroger ; elle est née marquise. +C’est un chef-d’œuvre, cette Cosette-là ! +Elle est très petite fille et très grande dame. +Elle ne sera que baronne, c’est déroger ; elle est née marquise. Vous a-t-elle des cils ! -Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans le vrai. -L’amour, c’est la bêtise des hommes et l’esprit de Dieu. -Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à coup, quel malheur ! -Voilà que j’y pense ! -C’était la voix de Jean Valjean. -Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Euphrasie en question ? demanda le grand-père effaré. -C’est moi, répondit Cosette. -Six cent mille francs ! répondit Gillenormand. -Moins quatorze ou quinze mille francs peut-être, dit Jean Valjean. -Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet ; c’était une liasse de billets de banque. +Mes enfants, fichez-vous bien dans la caboche que vous êtes dans le vrai. +L’amour, c’est la bêtise des hommes et l’esprit de Dieu. +Seulement, ajouta-t-il rembruni tout à coup, quel malheur ! +Voilà que j’y pense ! +C’était la voix de Jean Valjean. +Qu’est-ce que c’est que mademoiselle Euphrasie en question ? demanda le grand-père effaré. +C’est moi, répondit Cosette. +Six cent mille francs ! répondit Gillenormand. +Moins quatorze ou quinze mille francs peut-être, dit Jean Valjean. +Jean Valjean ouvrit lui-même le paquet ; c’était une liasse de billets de banque. On les feuilleta et on les compta. En tout cinq cent quatrevingt-quatre mille francs. -Voilà un bon livre, dit Monsieur Gillenormand. +Voilà un bon livre, dit Monsieur Gillenormand. Cinq cent quatrevingt-quatre mille francs ! murmura la tante. -Ceci arrange bien des choses, n’est-ce pas, mademoiselle Gillenormand aînée ? reprit l’aïeul. +Ceci arrange bien des choses, n’est-ce pas, mademoiselle Gillenormand aînée ? reprit l’aïeul. Fiez-vous donc maintenant aux amourettes des jeunes gens ! -Les étudiants trouvent des étudiantes de six cent mille francs. -Chérubin travaille mieux que Rothschild. -Cinq cent quatrevingt-quatre mille francs ! répétait à demi-voix mademoiselle Gillenormand. +Les étudiants trouvent des étudiantes de six cent mille francs. +Chérubin travaille mieux que Rothschild. +Cinq cent quatrevingt-quatre mille francs ! répétait à demi-voix mademoiselle Gillenormand. Cinq cent quatrevingt-quatre ! autant dire six cent mille, quoi ! -On se souvient qu’il avait emporté ces chandeliers en s’évadant de Montreuil-sur-mer. -L’homme aperçu un soir une première fois par Boulatruelle, c’était Jean Valjean. -De là les absences dont nous avons parlé. -Boulatruelle hérita de la pioche. -La somme réelle était cinq cent quatre-vingt-quatre mille cinq cents francs. -Jean Valjean retira les cinq cents francs pour lui. — Nous verrons après, pensa-t-il. -Les cinq années de séjour au couvent n’avaient coûté que cinq mille francs. -Du reste, Jean Valjean se savait délivré de Javert. -Le médecin consulté déclara qu’il pourrait avoir lieu en février. -On était en décembre. -Quelques ravissantes semaines de bonheur parfait s’écoulèrent. -Le moins heureux n’était pas le grand-père. +On se souvient qu’il avait emporté ces chandeliers en s’évadant de Montreuil-sur-mer. +L’homme aperçu un soir une première fois par Boulatruelle, c’était Jean Valjean. +De là les absences dont nous avons parlé. +Boulatruelle hérita de la pioche. +La somme réelle était cinq cent quatre-vingt-quatre mille cinq cents francs. +Jean Valjean retira les cinq cents francs pour lui. — Nous verrons après, pensa-t-il. +Les cinq années de séjour au couvent n’avaient coûté que cinq mille francs. +Du reste, Jean Valjean se savait délivré de Javert. +Le médecin consulté déclara qu’il pourrait avoir lieu en février. +On était en décembre. +Quelques ravissantes semaines de bonheur parfait s’écoulèrent. +Le moins heureux n’était pas le grand-père. Il restait des quarts d’heure en contemplation devant Cosette. -L’admirable jolie fille ! s’écriait-il. +L’admirable jolie fille ! s’écriait-il. Et elle a l’air si douce et si bonne ! -Plus tard, ça vous aura des vertus avec odeur de violette. -C’est une grâce, quoi ! -On ne peut que vivre noblement avec une telle créature. -Cosette et Marius étaient passés brusquement du sépulcre au paradis. -Comprends-tu quelque chose à cela ? disait Marius à Cosette. -Non, répondait Cosette, mais il me semble que le bon Dieu nous regarde. +Plus tard, ça vous aura des vertus avec odeur de violette. +C’est une grâce, quoi ! +On ne peut que vivre noblement avec une telle créature. +Cosette et Marius étaient passés brusquement du sépulcre au paradis. +Comprends-tu quelque chose à cela ? disait Marius à Cosette. +Non, répondait Cosette, mais il me semble que le bon Dieu nous regarde. Jean Valjean fit tout, aplanit tout, concilia tout, rendit tout facile. -Dire crûment l’origine, qui sait ? cela eût pu empêcher le mariage. -Il tira Cosette de toutes les difficultés. -Deux frères Fauchelevent avaient été jardiniers au couvent du Petit-Picpus. -Elles dirent ce qu’on voulut, et le dirent avec zèle. -Un acte de notoriété fut dressé. +Dire crûment l’origine, qui sait ? cela eût pu empêcher le mariage. +Il tira Cosette de toutes les difficultés. +Deux frères Fauchelevent avaient été jardiniers au couvent du Petit-Picpus. +Elles dirent ce qu’on voulut, et le dirent avec zèle. +Un acte de notoriété fut dressé. Cosette devint devant la loi mademoiselle Euphrasie Fauchelevent. -Elle fut déclarée orpheline de père et de mère. -Ce n’était qu’un parent ; un autre Fauchelevent était son père véritable. -Dans tout autre moment, cela l’eût navrée. -Le jeune homme arrivait, le bonhomme s’effaçait ; la vie est ainsi. -Elle continua pourtant de dire à Jean Valjean : Père. +Elle fut déclarée orpheline de père et de mère. +Ce n’était qu’un parent ; un autre Fauchelevent était son père véritable. +Dans tout autre moment, cela l’eût navrée. +Le jeune homme arrivait, le bonhomme s’effaçait ; la vie est ainsi. +Elle continua pourtant de dire à Jean Valjean : Père. Il est vrai qu’il la comblait de madrigaux et de cadeaux. -Rien ne l’amusait comme d’être magnifique. -Sa corbeille de noces lui apparaissait soutenue par les séraphins. -Son âme s’envolait dans l’azur avec des ailes de dentelle de Malines. +Rien ne l’amusait comme d’être magnifique. +Sa corbeille de noces lui apparaissait soutenue par les séraphins. +Son âme s’envolait dans l’azur avec des ailes de dentelle de Malines. Il y avait comme une fanfare dans la rue des Filles-du-Calvaire. -Chaque matin, nouvelle offrande de bric-à-brac du grand-père à Cosette. -Tous les falbalas possibles s’épanouissaient splendidement autour d’elle. -Moire antique ! s’écria le vieillard. -C’est précisément l’idée que je cherchais. -Le grand-père extrayait de ces chiffons une sagesse. +Chaque matin, nouvelle offrande de bric-à-brac du grand-père à Cosette. +Tous les falbalas possibles s’épanouissaient splendidement autour d’elle. +Moire antique ! s’écria le vieillard. +C’est précisément l’idée que je cherchais. +Le grand-père extrayait de ces chiffons une sagesse. L’amour, c’est bien ; mais il faut cela avec. Il faut de l’inutile dans le bonheur. -Le bonheur, ce n’est que le nécessaire. -Assaisonnez-le-moi énormément de superflu. +Le bonheur, ce n’est que le nécessaire. +Assaisonnez-le-moi énormément de superflu. Un palais et son cœur. Son cœur et le Louvre. Son cœur et les grandes eaux de Versailles. -Donnez-moi ma bergère et tâchez qu’elle soit duchesse. -Amenez-moi Philis couronnée de bleuets et ajoutez-lui cent mille livres de rente. -Ouvrez-moi une bucolique à perte de vue sous une colonnade de marbre. +Donnez-moi ma bergère et tâchez qu’elle soit duchesse. +Amenez-moi Philis couronnée de bleuets et ajoutez-lui cent mille livres de rente. +Ouvrez-moi une bucolique à perte de vue sous une colonnade de marbre. Le bonheur sec ressemble au pain sec. -On mange, mais on ne dîne pas. -Un méchant cadran tout nu qui ne dit que les heures vaut-il cela ? -Vous ignorez l’art des fêtes. -Vous ne savez pas faire un jour de joie dans ce temps-ci, s’écriait-il. -Votre dix-neuvième siècle est veule. -Il manque d’excès. +On mange, mais on ne dîne pas. +Un méchant cadran tout nu qui ne dit que les heures vaut-il cela ? +Vous ignorez l’art des fêtes. +Vous ne savez pas faire un jour de joie dans ce temps-ci, s’écriait-il. +Votre dix-neuvième siècle est veule. +Il manque d’excès. Il ignore le riche, il ignore le noble. En toute chose, il est tondu ras. -Votre tiers état est insipide, incolore, inodore et informe. -Place ! place ! le sieur Grigou épouse la demoiselle Grippesou. -Somptuosité et splendeur ! on a collé un louis d’or à un cierge. -Je demande à m’enfuir au delà des sarmates. -Cela a porté ses fruits. -J’octroie à ce temps-ci cette devise : Propreté sale. +Votre tiers état est insipide, incolore, inodore et informe. +Place ! place ! le sieur Grigou épouse la demoiselle Grippesou. +Somptuosité et splendeur ! on a collé un louis d’or à un cierge. +Je demande à m’enfuir au delà des sarmates. +Cela a porté ses fruits. +J’octroie à ce temps-ci cette devise : Propreté sale. Qui aime bien cingle bien. Ah ! c’est vrai, je regrette la gentillesse des anciennes mœurs. J’en regrette tout. -Je regrette la jarretière de la mariée. -La jarretière de la mariée est cousine de la ceinture de Vénus. +Je regrette la jarretière de la mariée. +La jarretière de la mariée est cousine de la ceinture de Vénus. Sur quoi roule la guerre de Troie ? -Parbleu, sur la jarretière d’Hélène. -Parce que Hélène a laissé prendre à Pâris sa jarretière. -Avec la jarretière de Cosette, Homère ferait l’Iliade. -Sitôt Cujas sorti, Gamache entrait. -On tenait à être joli. +Parbleu, sur la jarretière d’Hélène. +Parce que Hélène a laissé prendre à Pâris sa jarretière. +Avec la jarretière de Cosette, Homère ferait l’Iliade. +Sitôt Cujas sorti, Gamache entrait. +On tenait à être joli. On se brodait, on s’empourprait. On n’avait pas de sous-pieds, on n’avait pas de bottes. Le colibri a bec et ongles. -C’était le temps des Indes galantes. -Aujourd’hui on est sérieux. -Le bourgeois est avare, la bourgeoise est prude ; votre siècle est infortuné. -On chasserait les Grâces comme trop décolletées. -Hélas ! on cache la beauté comme une laideur. -Il faut être majestueux. -On serait bien fâché de ne pas avoir le menton dans sa cravate. -Et savez-vous à quoi l’on arrive avec cette majesté là ? à être petit. +C’était le temps des Indes galantes. +Aujourd’hui on est sérieux. +Le bourgeois est avare, la bourgeoise est prude ; votre siècle est infortuné. +On chasserait les Grâces comme trop décolletées. +Hélas ! on cache la beauté comme une laideur. +Il faut être majestueux. +On serait bien fâché de ne pas avoir le menton dans sa cravate. +Et savez-vous à quoi l’on arrive avec cette majesté là ? à être petit. Apprenez ceci : la joie n’est pas seulement joyeuse ; elle est grande. -De la gravité à l’église, soit. +De la gravité à l’église, soit. J’ai horreur d’une noce pleutre. -Ventregoulette ! soyez dans l’olympe, au moins ce jour-là. -Mes amis, tout nouveau marié doit être le prince Aldobrandini. -La noce n’est pas le ménage. -Oh ! si je faisais à ma fantaisie, ce serait galant. +Ventregoulette ! soyez dans l’olympe, au moins ce jour-là. +Mes amis, tout nouveau marié doit être le prince Aldobrandini. +La noce n’est pas le ménage. +Oh ! si je faisais à ma fantaisie, ce serait galant. On entendrait des violons dans les arbres. Voici mon programme : bleu de ciel et argent. -La tante Gillenormand considérait tout cela avec sa placidité imperturbable. -Les six cent mille francs avaient été sa dernière surprise. -Puis son indifférence de première communiante lui était revenue. -L’ombre, c’était elle. +La tante Gillenormand considérait tout cela avec sa placidité imperturbable. +Les six cent mille francs avaient été sa dernière surprise. +Puis son indifférence de première communiante lui était revenue. +L’ombre, c’était elle. Tu ne sens rien de la vie. Pas de mauvaise odeur, mais pas de bonne. -Elle était riche, en effet, et le père ne l’était pas. -Elle avait donc réservé là-dessus sa décision. +Elle était riche, en effet, et le père ne l’était pas. +Elle avait donc réservé là-dessus sa décision. Tant pis pour monsieur mon neveu ! -Il épouse une gueuse, qu’il soit gueux. -Il fut arrangé que le couple habiterait chez le grand-père. +Il épouse une gueuse, qu’il soit gueux. +Il fut arrangé que le couple habiterait chez le grand-père. C’est un ancien projet. -J’avais toujours eu l’idée de faire la noce dans ma chambre. +J’avais toujours eu l’idée de faire la noce dans ma chambre. Il meubla cette chambre d’un tas de vieux bibelots galants. Les amoureux se voyaient tous les jours. Marius et Monsieur Fauchelevent se voyaient, mais ne se parlaient pas. -Il semblait que cela fût convenu. +Il semblait que cela fût convenu. Toute fille a besoin d’un chaperon. Cosette n’aurait pu venir sans Monsieur Fauchelevent. -Pour Marius, Monsieur Fauchelevent était la condition de Cosette. +Pour Marius, Monsieur Fauchelevent était la condition de Cosette. Il lui manquait pourtant on ne sait quoi. Il lui venait par moments des doutes sur ses propres souvenirs. -Beaucoup de choses s’y étaient perdues. -L’émeute avait tout roulé dans sa fumée. -Ces grandes fièvres ont de grands rêves. -Où étaient-ils donc tous ? était-ce bien vrai que tout fût mort ? -Une chute dans les ténèbres avait tout emporté, excepté lui. -Tout cela lui semblait avoir disparu comme derrière une toile de théâtre. +Beaucoup de choses s’y étaient perdues. +L’émeute avait tout roulé dans sa fumée. +Ces grandes fièvres ont de grands rêves. +Où étaient-ils donc tous ? était-ce bien vrai que tout fût mort ? +Une chute dans les ténèbres avait tout emporté, excepté lui. +Tout cela lui semblait avoir disparu comme derrière une toile de théâtre. Il y a de ces rideaux qui s’abaissent dans la vie. -Dieu passe à l’acte suivant. -Et lui-même, était-il bien le même homme ? -Et cette tombe, les autres y étaient restés. -Monsieur Fauchelevent avait presque place parmi ces êtres évanouis. -L’idée ne lui en fût pas même venue. -Nous avons indiqué déjà ce détail caractéristique. +Dieu passe à l’acte suivant. +Et lui-même, était-il bien le même homme ? +Et cette tombe, les autres y étaient restés. +Monsieur Fauchelevent avait presque place parmi ces êtres évanouis. +L’idée ne lui en fût pas même venue. +Nous avons indiqué déjà ce détail caractéristique. Une fois seulement, Marius tenta un essai. La rue de la Chanvrerie ? -Décidément, pensa-t-il, j’ai rêvé. +Décidément, pensa-t-il, j’ai rêvé. J’ai eu une hallucination. C’est quelqu’un qui lui ressemblait. -Monsieur Fauchelevent n’y était pas. -Thénardier était un bandit pour tout le monde, excepté pour Marius. -L’effacement semblait complet de ce côté-là. -La Thénardier était morte en prison pendant l’instruction du procès. -Le gouffre de l’inconnu social s’était silencieusement refermé sur ces êtres. -L’affaire était restée assez obscure. -Les travaux forcés à perpétuité avaient été prononcés contre leurs complices évadés et contumaces. -Thénardier, chef et meneur, avait été, par contumace également, condamné à mort. +Monsieur Fauchelevent n’y était pas. +Thénardier était un bandit pour tout le monde, excepté pour Marius. +L’effacement semblait complet de ce côté-là. +La Thénardier était morte en prison pendant l’instruction du procès. +Le gouffre de l’inconnu social s’était silencieusement refermé sur ces êtres. +L’affaire était restée assez obscure. +Les travaux forcés à perpétuité avaient été prononcés contre leurs complices évadés et contumaces. +Thénardier, chef et meneur, avait été, par contumace également, condamné à mort. Il n’avait repris connaissance que chez Monsieur Gillenormand. Il se perdait en conjectures. -Il ne pouvait douter de sa propre identité. -Quelqu’un l’avait emporté du quartier des halles aux Champs-Élysées. -C’était cet homme que Marius cherchait. -De cet homme, qui était son sauveur, rien ; nulle trace ; pas le moindre indice. -Là, pas plus qu’ailleurs, les renseignements pris n’aboutirent à aucun éclaircissement. -La préfecture en savait moins que le cocher de fiacre. +Il ne pouvait douter de sa propre identité. +Quelqu’un l’avait emporté du quartier des halles aux Champs-Élysées. +C’était cet homme que Marius cherchait. +De cet homme, qui était son sauveur, rien ; nulle trace ; pas le moindre indice. +Là, pas plus qu’ailleurs, les renseignements pris n’aboutirent à aucun éclaircissement. +La préfecture en savait moins que le cocher de fiacre. On y attribuait l’invention de cette fable au cocher. -Un cocher qui veut un pourboire est capable de tout, même d’imagination. -Tout, dans cette étrange énigme, était inexplicable. -Le désintéressement n’était pas moins prodigieux que le dévouement. +Un cocher qui veut un pourboire est capable de tout, même d’imagination. +Tout, dans cette étrange énigme, était inexplicable. +Le désintéressement n’était pas moins prodigieux que le dévouement. Pourquoi cet homme ne reparaissait-il pas ? -Peut-être était-il au-dessus de la récompense, mais personne n’est au-dessus de la reconnaissance. -Était-il mort ? quel homme était-ce ? quelle figure avait-il ? +Peut-être était-il au-dessus de la récompense, mais personne n’est au-dessus de la reconnaissance. +Était-il mort ? quel homme était-ce ? quelle figure avait-il ? Personne ne pouvait le dire. -Le cocher répondait : La nuit était très noire. -Basque et Nicolette, ahuris, n’avaient regardé que leur jeune maître tout sanglant. -En examinant l’habit, on remarqua qu’un pan était bizarrement déchiré. +Le cocher répondait : La nuit était très noire. +Basque et Nicolette, ahuris, n’avaient regardé que leur jeune maître tout sanglant. +En examinant l’habit, on remarqua qu’un pan était bizarrement déchiré. Le visage froid de « monsieur Fauchelevent » l’impatientait. Savez-vous ce qu’il a fait, monsieur ? Il est intervenu comme l’archange. Et dans quel but ? Dans l’unique but de sauver ce cadavre. -Et ce cadavre, c’était moi. -Et son existence, il ne l’a pas risquée une fois, mais vingt ! -Et chaque pas était un danger. -La preuve, c’est qu’en sortant de l’égout il a été arrêté. +Et ce cadavre, c’était moi. +Et son existence, il ne l’a pas risquée une fois, mais vingt ! +Et chaque pas était un danger. +La preuve, c’est qu’en sortant de l’égout il a été arrêté. Savez-vous, monsieur, que cet homme a fait tout cela ? -Et aucune récompense à attendre. -Oh ! si les six cent mille francs de Cosette étaient à moi... -Ils sont à vous, interrompit Jean Valjean. +Et aucune récompense à attendre. +Oh ! si les six cent mille francs de Cosette étaient à moi... +Ils sont à vous, interrompit Jean Valjean. Eh bien, reprit Marius, je les donnerais pour retrouver cet homme ! Jean Valjean garda le silence. Elle eut au-dessus de son ombre le ciel ouvert. Ce fut la nuit de noces de Marius et de Cosette. -La journée avait été adorable. +La journée avait été adorable. Et l’on avait l’impudeur de se marier chez soi. Le mariage se fit donc, suivant cette mode maintenant caduque, chez Monsieur Gillenormand. -On ne put être prêt avant le seize février. -Hésitations, scrupules, particulièrement de la tante Gillenormand. -Un mardi gras ! s’écria l’aïeul, tant mieux. +On ne put être prêt avant le seize février. +Hésitations, scrupules, particulièrement de la tante Gillenormand. +Un mardi gras ! s’écria l’aïeul, tant mieux. Va pour le seize ! Est-ce que tu veux retarder, toi, Marius ? -Non, certes ! répondit l’amoureux. -Marions-nous, fit le grand-père. -Le mariage se fit donc le seize, nonobstant la gaîté publique. -Monsieur Gillenormand, comme subrogé tuteur de Cosette, l’avait suppléé. -Nous ne mènerons le lecteur ni à la mairie ni à l’église. -On repavait à cette époque l’extrémité nord de la rue Saint-Louis. -Elle était barrée à partir de la rue du Parc-Royal. -Il était impossible aux voitures de la noce d’aller directement à Saint-Paul. -Ces jeunes gens se marient ; ils vont entrer dans le sérieux de la vie. -Cela les préparera de voir un peu de mascarade. +Non, certes ! répondit l’amoureux. +Marions-nous, fit le grand-père. +Le mariage se fit donc le seize, nonobstant la gaîté publique. +Monsieur Gillenormand, comme subrogé tuteur de Cosette, l’avait suppléé. +Nous ne mènerons le lecteur ni à la mairie ni à l’église. +On repavait à cette époque l’extrémité nord de la rue Saint-Louis. +Elle était barrée à partir de la rue du Parc-Royal. +Il était impossible aux voitures de la noce d’aller directement à Saint-Paul. +Ces jeunes gens se marient ; ils vont entrer dans le sérieux de la vie. +Cela les préparera de voir un peu de mascarade. On prit par le boulevard. Les masques abondaient sur le boulevard. Il avait beau pleuvoir par intervalles, Paillasse, Pantalon et Gille s’obstinaient. -On ne voit plus de ces mardis gras-là aujourd’hui. -Les contre-allées regorgeaient de passants et les fenêtres de curieux. -Les terrasses qui couronnent les péristyles des théâtres étaient bordées de spectateurs. -De certains cortèges magnifiques et joyeux, notamment le Bœuf Gras, avaient le même privilège. +On ne voit plus de ces mardis gras-là aujourd’hui. +Les contre-allées regorgeaient de passants et les fenêtres de curieux. +Les terrasses qui couronnent les péristyles des théâtres étaient bordées de spectateurs. +De certains cortèges magnifiques et joyeux, notamment le Bœuf Gras, avaient le même privilège. Puis on se remettait en marche. -Il y avait à ce point-là de cette file une voiture de masques. -Probablement le ministère va changer. -Tout peut être parodié, même la parodie. +Il y avait à ce point-là de cette file une voiture de masques. +Probablement le ministère va changer. +Tout peut être parodié, même la parodie. La tradition des voitures de masques remonte aux plus vieux temps de la monarchie. Ils sont vingt dans une voiture de six. Ils enfourchent jusqu’aux lanternes de la voiture. -Ils sont debout, couchés, assis, jarrets recroquevillés, jambes pendantes. +Ils sont debout, couchés, assis, jarrets recroquevillés, jambes pendantes. Les femmes occupent les genoux des hommes. -On voit de loin sur le fourmillement des têtes leur pyramide forcenée. -Ces carrossées font des montagnes d’allégresse au milieu de la cohue. -Collé, Panard et Piron en découlent, enrichis d’argot. -On crache de là-haut sur le peuple le catéchisme poissard. -Ce fiacre, devenu démesuré par son chargement, a un air de conquête. -Brouhaha est à l’avant, Tohubohu est à l’arrière. -Rire trop cynique pour être franc. +On voit de loin sur le fourmillement des têtes leur pyramide forcenée. +Ces carrossées font des montagnes d’allégresse au milieu de la cohue. +Collé, Panard et Piron en découlent, enrichis d’argot. +On crache de là-haut sur le peuple le catéchisme poissard. +Ce fiacre, devenu démesuré par son chargement, a un air de conquête. +Brouhaha est à l’avant, Tohubohu est à l’arrière. +Rire trop cynique pour être franc. Et en effet ce rire est suspect. Ce rire a une mission. -Il est chargé de prouver aux parisiens le carnaval. -Il y a du gouvernement là-dedans. +Il est chargé de prouver aux parisiens le carnaval. +Il y a du gouvernement là-dedans. Mais qu’y faire ? -Le rire de tous est complice de la dégradation universelle. -De certaines fêtes malsaines désagrègent le peuple et le font populace. +Le rire de tous est complice de la dégradation universelle. +De certaines fêtes malsaines désagrègent le peuple et le font populace. Et aux populaces comme aux tyrans il faut des bouffons. Le roi a Roquelaure, le peuple a Paillasse. Le carnaval y fait partie de la politique. -Paris, avouons-le, se laisse volontiers donner la comédie par l’infamie. -Rome était de la même humeur. -Néron était un débardeur titan. +Paris, avouons-le, se laisse volontiers donner la comédie par l’infamie. +Rome était de la même humeur. +Néron était un débardeur titan. Tiens ! dit un masque, une noce. Une fausse noce, reprit un autre. C’est nous qui sommes la vraie. -Il se fit entre les masques et la foule un effrayant échange de métaphores. -Leur aparté était couvert par le tumulte et s’y perdait. +Il se fit entre les masques et la foule un effrayant échange de métaphores. +Leur aparté était couvert par le tumulte et s’y perdait. Voici le dialogue : — Dis donc. Quoi, daron ? — Vois-tu ce vieux ? -Là, dans la première roulotte de la noce, de notre côté. -Qui a le bras accroché dans une cravate noire ? -Je suis sûr que je le connais. +Là, dans la première roulotte de la noce, de notre côté. +Qui a le bras accroché dans une cravate noire ? +Je suis sûr que je le connais. C’est aujourd’hui que Paris est Pantin. -Peux-tu voir la mariée, en te penchant ? -Il n’y a pas de marié dans cette roulotte-là. -À moins que ce ne soit l’autre vieux. -Tâche donc de voir la mariée en te penchant bien. +Peux-tu voir la mariée, en te penchant ? +Il n’y a pas de marié dans cette roulotte-là. +À moins que ce ne soit l’autre vieux. +Tâche donc de voir la mariée en te penchant bien. Je ne peux pas. -Et à quoi ça te sert-il de le connaître ? +Et à quoi ça te sert-il de le connaître ? On ne sait pas. Je me fiche pas mal des vieux, moi. -Connais-le à ton aise. -Comment diable est-il à la noce ? +Connais-le à ton aise. +Comment diable est-il à la noce ? Nous y sommes bien, nous. -D’où vient-elle, cette noce ? +D’où vient-elle, cette noce ? Est-ce que je sais ? Tu devrais faire une chose. -Descendre de notre roulotte et filer cette noce-là. -Pour savoir où elle va, et ce qu’elle est. -Dépêche-toi de descendre, cours, ma fée, toi qui es jeune. +Descendre de notre roulotte et filer cette noce-là. +Pour savoir où elle va, et ce qu’elle est. +Dépêche-toi de descendre, cours, ma fée, toi qui es jeune. Je ne peux pas quitter la voiture. -Je dois ma journée de poissarde à la préfecture. -Si je quitte la voiture, le premier inspecteur qui me voit m’arrête. -Aujourd’hui, je suis achetée par Pharos. -Ce vieux m’embête. -Les vieux t’embêtent. +Je dois ma journée de poissarde à la préfecture. +Si je quitte la voiture, le premier inspecteur qui me voit m’arrête. +Aujourd’hui, je suis achetée par Pharos. +Ce vieux m’embête. +Les vieux t’embêtent. Tu n’es pourtant pas une jeune fille. -Il est dans la première voiture. -Dans la roulotte de la mariée. -Donc il est le père. +Il est dans la première voiture. +Dans la roulotte de la mariée. +Donc il est le père. Qu’est-ce que cela me fait ? -Je te dis qu’il est le père. -Il n’y a pas que ce père-là. -Moi, je ne peux guère sortir que masqué. -Ici, je suis caché, on ne sait pas que j’y suis. +Je te dis qu’il est le père. +Il n’y a pas que ce père-là. +Moi, je ne peux guère sortir que masqué. +Ici, je suis caché, on ne sait pas que j’y suis. Mais demain, il n’y a plus de masques. C’est mercredi des cendres. Je risque de tomber. Il faut que je rentre dans mon trou. Toi, tu es libre. Plus que moi toujours. -Il faut que tu tâches de savoir où est allée cette noce-là ? -Où va-t-elle donc ? -D’abord ce n’est pas de ce côté-là. -Eh bien ! à la Rapée. +Il faut que tu tâches de savoir où est allée cette noce-là ? +Où va-t-elle donc ? +D’abord ce n’est pas de ce côté-là. +Eh bien ! à la Rapée. Les noces sont libres. -Ce n’est pas tout ça. -Plus souvent ! voilà qui sera drôle. -Une tiquante dans un grenier à foin ! +Ce n’est pas tout ça. +Plus souvent ! voilà qui sera drôle. +Une tiquante dans un grenier à foin ! Est-ce que c’est possible ? -N’importe, il faudra tâcher. -2 JEAN VALJEAN A TOUJOURS SON BRAS EN ÉCHARPE Réaliser son rêve. -À qui cela est-il donné ? -Cosette et Marius avaient été élus. -C’était Toussaint, aidée de Nicolette, qui l’avait habillée. -C’était une candeur exquise se dilatant et se transfigurant dans de la clarté. -On eût dit une vierge en train de devenir déesse. +N’importe, il faudra tâcher. +2 JEAN VALJEAN A TOUJOURS SON BRAS EN ÉCHARPE Réaliser son rêve. +À qui cela est-il donné ? +Cosette et Marius avaient été élus. +C’était Toussaint, aidée de Nicolette, qui l’avait habillée. +C’était une candeur exquise se dilatant et se transfigurant dans de la clarté. +On eût dit une vierge en train de devenir déesse. Jean Valjean, en noir, suivait et souriait. -Monsieur Fauchelevent, lui disait l’aïeul, voilà un beau jour. +Monsieur Fauchelevent, lui disait l’aïeul, voilà un beau jour. Je vote la fin des afflictions et des chagrins ! -Il ne faut plus qu’il y ait de tristesse nulle part désormais. -Pardieu ! je décrète la joie ! -Le mal n’a pas le droit d’être. +Il ne faut plus qu’il y ait de tristesse nulle part désormais. +Pardieu ! je décrète la joie ! +Le mal n’a pas le droit d’être. Le mal ne vient pas de l’homme, qui, au fond, est bon. -Bon, voilà que je dis des mots démagogiques à présent ! +Bon, voilà que je dis des mots démagogiques à présent ! Cosette ne pouvait encore y croire. -Son air étonné et inquiet lui ajoutait on ne sait quoi d’enchanteur. +Son air étonné et inquiet lui ajoutait on ne sait quoi d’enchanteur. Je m’appelle Marius. Je suis madame Toi. -Ces deux êtres resplendissaient. -C’était le mariage sublimé ; ces deux enfants étaient deux lys. +Ces deux êtres resplendissaient. +C’était le mariage sublimé ; ces deux enfants étaient deux lys. Ils ne se voyaient pas, ils se contemplaient. Cosette apercevait Marius dans une gloire ; Marius apercevait Cosette sur un autel. Tout le tourment qu’ils avaient eu leur revenait en enivrement. Avoir souffert, comme c’est bon ! -Leur malheur faisait auréole à leur bonheur. -La longue agonie de leur amour aboutissait à une ascension. -Les plis de la robe de Cosette étaient sur Marius. -Un tel jour est un mélange ineffable de rêve et de certitude. -On possède et on suppose. +Leur malheur faisait auréole à leur bonheur. +La longue agonie de leur amour aboutissait à une ascension. +Les plis de la robe de Cosette étaient sur Marius. +Un tel jour est un mélange ineffable de rêve et de certitude. +On possède et on suppose. On a encore du temps devant soi pour deviner. -Puis ils rentrèrent rue des Filles-du-Calvaire, chez eux. -Les pauvres, attroupés devant la porte et se partageant leurs bourses, les bénissaient. +Puis ils rentrèrent rue des Filles-du-Calvaire, chez eux. +Les pauvres, attroupés devant la porte et se partageant leurs bourses, les bénissaient. Il y avait partout des fleurs. -Tout à coup l’horloge sonna. -C’était à qui l’appellerait madame la baronne. +Tout à coup l’horloge sonna. +C’était à qui l’appellerait madame la baronne. Cosette ne le reconnut pas. -Cosette n’avait jamais été plus tendre avec Jean Valjean. +Cosette n’avait jamais été plus tendre avec Jean Valjean. Le bonheur veut tout le monde heureux. Elle le caressait du sourire. -Un banquet avait été dressé dans la salle à manger. -Un éclairage à giorno est l’assaisonnement nécessaire d’une grande joie. -La brume et l’obscurité ne sont point acceptées par les heureux. -Ils ne consentent pas à être noirs. -La nuit, oui ; les ténèbres, non. +Un banquet avait été dressé dans la salle à manger. +Un éclairage à giorno est l’assaisonnement nécessaire d’une grande joie. +La brume et l’obscurité ne sont point acceptées par les heureux. +Ils ne consentent pas à être noirs. +La nuit, oui ; les ténèbres, non. Si l’on n’a pas de soleil, il faut en faire un. -La salle à manger était une fournaise de choses gaies. +La salle à manger était une fournaise de choses gaies. Oui, dit Jean Valjean, je suis content. Eh bien, riez alors. -Jean Valjean se mit à rire. -Quelques instants après, Basque annonça que le dîner était servi. +Jean Valjean se mit à rire. +Quelques instants après, Basque annonça que le dîner était servi. Monsieur Gillenormand s’assit. L’autre fauteuil resta vide. On chercha des yeux « monsieur Fauchelevent ». -Il n’était plus là. +Il n’était plus là. Monsieur Gillenormand interpella Basque. -Sais-tu où est monsieur Fauchelevent ? -Qu’il priait qu’on l’excusât, qu’il viendrait demain matin. +Sais-tu où est monsieur Fauchelevent ? +Qu’il priait qu’on l’excusât, qu’il viendrait demain matin. Il vient de sortir. Ce fauteuil vide refroidit un moment l’effusion du repas de noces. -Mais, Monsieur Fauchelevent absent, Monsieur Gillenormand était là, et le grand-père rayonnait pour deux. +Mais, Monsieur Fauchelevent absent, Monsieur Gillenormand était là, et le grand-père rayonnait pour deux. D’ailleurs, qu’est-ce qu’un coin obscur dans une telle submersion de joie ? -Et puis, Monsieur Gillenormand eut une idée. — Pardieu, ce fauteuil est vide. -Ta tante, quoiqu’elle ait droit à toi, te le permettra. +Et puis, Monsieur Gillenormand eut une idée. — Pardieu, ce fauteuil est vide. +Ta tante, quoiqu’elle ait droit à toi, te le permettra. Ce fauteuil est pour toi. -C’est légal, et c’est gentil. -Fortunatus près de Fortunata. — Applaudissement de toute la table. -Du moment où Marius était le remplaçant, Cosette n’eût pas regretté Dieu. -Le fauteuil occupé, Monsieur Fauchelevent fut effacé ; et rien ne manqua. -Vous n’échapperez pas à deux sermons, s’écria-t-il. -Écoutez-moi ; je vais vous donner un conseil : adorez-vous. +C’est légal, et c’est gentil. +Fortunatus près de Fortunata. — Applaudissement de toute la table. +Du moment où Marius était le remplaçant, Cosette n’eût pas regretté Dieu. +Le fauteuil occupé, Monsieur Fauchelevent fut effacé ; et rien ne manqua. +Vous n’échapperez pas à deux sermons, s’écria-t-il. +Écoutez-moi ; je vais vous donner un conseil : adorez-vous. Je ne fais pas un tas de giries, je vais au but, soyez heureux. -Il n’y a pas dans la création d’autres sages que les tourtereaux. -Les philosophes disent : Modérez vos joies. -Moi je dis : Lâchez-leur la bride, à vos joies. -Soyez épris comme des diables. +Il n’y a pas dans la création d’autres sages que les tourtereaux. +Les philosophes disent : Modérez vos joies. +Moi je dis : Lâchez-leur la bride, à vos joies. +Soyez épris comme des diables. Je voudrais leur faire rentrer leur philosophie dans la gargoine. Prends garde, Estelle, tu es trop jolie ! -Prends garde, Némorin, tu es trop beau ! -À bas les philosophes ! +Prends garde, Némorin, tu es trop beau ! +À bas les philosophes ! La sagesse, c’est la jubilation. Soyons heureux sans chicaner. -Obéissons aveuglément au soleil. +Obéissons aveuglément au soleil. Qu’est-ce que le soleil ? C’est l’amour. Qui dit amour, dit femme. -Ah ! ah ! voilà une toute-puissance, c’est la femme. -Et de son plein gré, le lâche ! -Il n’y a pas de Robespierre qui tienne, la femme règne. -Je ne suis plus royaliste que de cette royauté-là. +Ah ! ah ! voilà une toute-puissance, c’est la femme. +Et de son plein gré, le lâche ! +Il n’y a pas de Robespierre qui tienne, la femme règne. +Je ne suis plus royaliste que de cette royauté-là. Qu’est-ce qu’Adam ? -C’est le royaume d’Ève. -Pas de quatre-vingt-neuf pour Ève. +C’est le royaume d’Ève. +Pas de quatre-vingt-neuf pour Ève. Je voudrais vous y voir. Pourquoi est-ce solide ? Parce que c’est un chiffon. -Ah ! vous êtes le dix-neuvième siècle ? -Nous étions le dix-huitième, nous ! -Et nous étions aussi bêtes que vous. +Ah ! vous êtes le dix-neuvième siècle ? +Nous étions le dix-huitième, nous ! +Et nous étions aussi bêtes que vous. Au fond, il faudra bien toujours aimer les femmes. -Je vous défie de sortir de là. +Je vous défie de sortir de là. Ces diablesses sont nos anges. -L’océan, voilà un rude Alceste. -Eh bien, il a beau bougonner, Vénus paraît, il faut qu’il sourie. -Cette bête brute se soumet. +L’océan, voilà un rude Alceste. +Eh bien, il a beau bougonner, Vénus paraît, il faut qu’il sourie. +Cette bête brute se soumet. Nous sommes tous ainsi. -Colère, tempête, coups de foudre, écume jusqu’au plafond. -Une femme entre en scène, une étoile se lève ; à plat ventre ! +Colère, tempête, coups de foudre, écume jusqu’au plafond. +Une femme entre en scène, une étoile se lève ; à plat ventre ! Marius se battait il y a six mois ; il se marie aujourd’hui. C’est bien fait. Oui, Marius, oui, Cosette, vous avez raison. -Pardi, aimer, être aimé, le beau miracle quand on est jeune ! -Ne vous figurez pas que vous ayez inventé cela. +Pardi, aimer, être aimé, le beau miracle quand on est jeune ! +Ne vous figurez pas que vous ayez inventé cela. L’amour est un enfant de six mille ans. -L’amour a droit à une longue barbe blanche. -Mathusalem est un gamin près de Cupidon. -Depuis soixante siècles, l’homme et la femme se tirent d’affaire en aimant. -Cette finesse-là a été trouvée dès le paradis terrestre. +L’amour a droit à une longue barbe blanche. +Mathusalem est un gamin près de Cupidon. +Depuis soixante siècles, l’homme et la femme se tirent d’affaire en aimant. +Cette finesse-là a été trouvée dès le paradis terrestre. Mes amis, l’invention est vieille, mais elle est toute neuve. -Soyez Daphnis et Chloé en attendant que vous soyiez Philémon et Baucis. -Et qu’il ne pleuve jamais dans votre ménage. -Croyez ce que je dis là. +Soyez Daphnis et Chloé en attendant que vous soyiez Philémon et Baucis. +Et qu’il ne pleuve jamais dans votre ménage. +Croyez ce que je dis là. C’est du bon sens. Bon sens ne peut mentir. Soyez-vous l’un pour l’autre une religion. -Chacun a sa façon d’adorer Dieu. -Saperlotte ! la meilleure manière d’adorer Dieu, c’est d’aimer sa femme. -Je t’aime ! voilà mon catéchisme. +Chacun a sa façon d’adorer Dieu. +Saperlotte ! la meilleure manière d’adorer Dieu, c’est d’aimer sa femme. +Je t’aime ! voilà mon catéchisme. Quiconque aime est orthodoxe. -Le juron de Henri 4 met la sainteté entre la ripaille et l’ivresse. -Ventre-saint-gris ! je ne suis pas de la religion de ce juron-là. -La femme y est oubliée. -Cela m’étonne de la part du juron de Henri -Je voudrais aller écouter des musettes dans les bois. -Ces enfants-là qui réussissent à être beaux et contents, cela me grise. +Le juron de Henri 4 met la sainteté entre la ripaille et l’ivresse. +Ventre-saint-gris ! je ne suis pas de la religion de ce juron-là. +La femme y est oubliée. +Cela m’étonne de la part du juron de Henri +Je voudrais aller écouter des musettes dans les bois. +Ces enfants-là qui réussissent à être beaux et contents, cela me grise. Je me marierais bellement si quelqu’un voulait. -J’y exerçais mes ravages. -Mes enfants, recevez la bénédiction du vieux bonhomme. -La soirée fut vive, gaie, aimable. +J’y exerçais mes ravages. +Mes enfants, recevez la bénédiction du vieux bonhomme. +La soirée fut vive, gaie, aimable. On dansa un peu, on rit beaucoup ; ce fut une noce bonne enfant. -On eût pu y convier le bonhomme Jadis. -Du reste il y était dans la personne du père Gillenormand. +On eût pu y convier le bonhomme Jadis. +Du reste il y était dans la personne du père Gillenormand. Il y eut tumulte, puis silence. -Un peu après minuit la maison Gillenormand devint un temple. -Ici nous nous arrêtons. -Il doit y avoir des lueurs au-dessus de ces maisons-là. -Cette naissance de deux âmes en une doit être une émotion pour l’ombre. -L’amant est prêtre ; la vierge ravie s’épouvante. -Quelque chose de cette joie va à Dieu. -Un lit nuptial fait dans les ténèbres un coin d’aurore. -Le bonheur parfait implique la solidarité des anges. -Cette petite alcôve obscure a pour plafond tout le ciel. -Ces félicités sont les vraies. -Pas de joie hors de ces joies-là. -L’amour, c’est là l’unique extase. +Un peu après minuit la maison Gillenormand devint un temple. +Ici nous nous arrêtons. +Il doit y avoir des lueurs au-dessus de ces maisons-là. +Cette naissance de deux âmes en une doit être une émotion pour l’ombre. +L’amant est prêtre ; la vierge ravie s’épouvante. +Quelque chose de cette joie va à Dieu. +Un lit nuptial fait dans les ténèbres un coin d’aurore. +Le bonheur parfait implique la solidarité des anges. +Cette petite alcôve obscure a pour plafond tout le ciel. +Ces félicités sont les vraies. +Pas de joie hors de ces joies-là. +L’amour, c’est là l’unique extase. Tout le reste pleure. -Aimer ou avoir aimé, cela suffit. +Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandez rien ensuite. Aimer est un accomplissement. -Qu’était devenu Jean Valjean ? -Les croisées de la salle à manger donnaient sur la rue. -Le bruit confus du banquet venait jusqu’à lui. -Il quitta la rue des Filles-du-Calvaire et s’en revint rue de l’Homme-Armé. -Ce chemin où Cosette avait passé excluait pour lui tout autre itinéraire. +Qu’était devenu Jean Valjean ? +Les croisées de la salle à manger donnaient sur la rue. +Le bruit confus du banquet venait jusqu’à lui. +Il quitta la rue des Filles-du-Calvaire et s’en revint rue de l’Homme-Armé. +Ce chemin où Cosette avait passé excluait pour lui tout autre itinéraire. Jean Valjean rentra chez lui. Il alluma sa chandelle et monta. -L’appartement était vide. -Toussaint elle-même n’y était plus. -Toutes les armoires étaient ouvertes. -Il pénétra dans la chambre de Cosette. +L’appartement était vide. +Toussaint elle-même n’y était plus. +Toutes les armoires étaient ouvertes. +Il pénétra dans la chambre de Cosette. Il n’y avait pas de draps au lit. -Le lit de Toussaint était également dégarni. -Tout cela était de couleur noire. -C’était lui qui avait apporté ces vêtements pour elle à Montfermeil. +Le lit de Toussaint était également dégarni. +Tout cela était de couleur noire. +C’était lui qui avait apporté ces vêtements pour elle à Montfermeil. Jacob ne lutta avec l’ange qu’une nuit. -Combien de fois cette conscience, forcenée au bien, l’avait-elle étreint et accablé ! -Combien de fois la vérité, inexorable, lui avait-elle mis le genou sur la poitrine ! -Combien de fois, terrassé par la lumière, lui avait-il crié grâce ! -Combien de fois sa pensée réfractaire avait-elle râlé convulsivement sous l’évidence du devoir ! -Que de blessures secrètes, que lui seul sentait saigner ! -Que d’écorchures à sa lamentable existence ! -Mais, au sortir d’une si sombre lutte, quelle paix lugubre, hélas ! -Cette nuit-là pourtant, Jean Valjean sentit qu’il livrait son dernier combat. -Une question se présentait, poignante. -Jean Valjean faisait halte en ce moment au plus périlleux de ces carrefours. -Il était parvenu au suprême croisement du bien et du mal. -Il avait cette ténébreuse intersection sous les yeux. -Cela est-il donc vrai ? l’âme peut guérir ; le sort, non. -Chose affreuse ! une destinée incurable ! -Cosette avait Marius, Marius possédait Cosette. -Ils avaient tout, même la richesse. -Et c’était son œuvre. -S’imposerait-il à ce bonheur ? +Combien de fois cette conscience, forcenée au bien, l’avait-elle étreint et accablé ! +Combien de fois la vérité, inexorable, lui avait-elle mis le genou sur la poitrine ! +Combien de fois, terrassé par la lumière, lui avait-il crié grâce ! +Combien de fois sa pensée réfractaire avait-elle râlé convulsivement sous l’évidence du devoir ! +Que de blessures secrètes, que lui seul sentait saigner ! +Que d’écorchures à sa lamentable existence ! +Mais, au sortir d’une si sombre lutte, quelle paix lugubre, hélas ! +Cette nuit-là pourtant, Jean Valjean sentit qu’il livrait son dernier combat. +Une question se présentait, poignante. +Jean Valjean faisait halte en ce moment au plus périlleux de ces carrefours. +Il était parvenu au suprême croisement du bien et du mal. +Il avait cette ténébreuse intersection sous les yeux. +Cela est-il donc vrai ? l’âme peut guérir ; le sort, non. +Chose affreuse ! une destinée incurable ! +Cosette avait Marius, Marius possédait Cosette. +Ils avaient tout, même la richesse. +Et c’était son œuvre. +S’imposerait-il à ce bonheur ? Le traiterait-il comme lui appartenant ? -Resterait-il l’espèce de père entrevu, mais respecté, qu’il avait été jusqu’alors ? +Resterait-il l’espèce de père entrevu, mais respecté, qu’il avait été jusqu’alors ? S’introduirait-il tranquillement dans la maison de Cosette ? -Apporterait-il, sans dire mot, son passé à cet avenir ? +Apporterait-il, sans dire mot, son passé à cet avenir ? Prendrait-il, en leur souriant, les mains de ces innocents dans ses deux mains tragiques ? Entrerait-il en participation de chances avec Cosette et Marius ? -Épaissirait-il l’obscurité sur son front et le nuage dans le leur ? -Mettrait-il en tiers avec deux félicités sa catastrophe ? +Épaissirait-il l’obscurité sur son front et le nuage dans le leur ? +Mettrait-il en tiers avec deux félicités sa catastrophe ? Continuerait-il de se taire ? -Le bien ou le mal sont derrière ce sévère point d’interrogation. +Le bien ou le mal sont derrière ce sévère point d’interrogation. Que vas-tu faire ? demanda le sphinx. -Cette habitude de l’épreuve, Jean Valjean l’avait. +Cette habitude de l’épreuve, Jean Valjean l’avait. Il regarda le sphinx fixement. -Il examina l’impitoyable problème sous toutes ses faces. -S’y cramponner, ou lâcher prise ? -Allait-il lâcher prise ? -Il tenait ainsi douloureusement conseil avec sa pensée. +Il examina l’impitoyable problème sous toutes ses faces. +S’y cramponner, ou lâcher prise ? +Allait-il lâcher prise ? +Il tenait ainsi douloureusement conseil avec sa pensée. Ce fut un bonheur pour Jean Valjean d’avoir pu pleurer. -Cela l’éclaira peut-être. +Cela l’éclaira peut-être. Pourtant le commencement fut farouche. -Le passé lui revenait en regard du présent ; il comparait et il sanglotait. -Une fois l’écluse des larmes ouvertes, le désespéré se tordit. -Il se sentait arrêté. -Sentir l’ombre sacrée qui fait obstacle ! +Le passé lui revenait en regard du présent ; il comparait et il sanglotait. +Une fois l’écluse des larmes ouvertes, le désespéré se tordit. +Il se sentait arrêté. +Sentir l’ombre sacrée qui fait obstacle ! L’invisible inexorable, quelle obsession ! Donc avec la conscience on n’a jamais fini. Prends-en ton parti, Brutus ; prends-en ton parti, Caton. -Elle est sans fond, étant Dieu. +Elle est sans fond, étant Dieu. Videz le vase ! penchez l’urne ! Il faut finir par y jeter son cœur. N’est-on pas pardonnable de refuser enfin ? -Est-ce que l’inépuisable peut avoir un droit ? -Est-ce que les chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de la force humaine ? -Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean de dire : c’est assez ! -Si le mouvement perpétuel est impossible, est-ce que le dévouement perpétuel est exigible ? +Est-ce que l’inépuisable peut avoir un droit ? +Est-ce que les chaînes sans fin ne sont pas au-dessus de la force humaine ? +Qui donc blâmerait Sisyphe et Jean Valjean de dire : c’est assez ! +Si le mouvement perpétuel est impossible, est-ce que le dévouement perpétuel est exigible ? Le premier pas n’est rien ; c’est le dernier qui est difficile. -Ô première marche à descendre, que tu es sombre ! -Ô seconde marche, que tu es noire ! -Comment ne pas détourner la tête cette fois ? +Ô première marche à descendre, que tu es sombre ! +Ô seconde marche, que tu es noire ! +Comment ne pas détourner la tête cette fois ? Le martyre est une sublimation, sublimation corrosive. C’est une torture qui sacre. Enfin Jean Valjean entra dans le calme de l’accablement. -Imposer son bagne à ces deux enfants éblouissants, ou consommer lui-même son irrémédiable engloutissement. -D’un côté le sacrifice de Cosette, de l’autre le sien propre. -À quelle solution s’arrêta-t-il ? -Quelle détermination prit-il ? -Quelle porte se décida-t-il à ouvrir ? -Quel côté de sa vie prit-il le parti de fermer et de condamner ? +Imposer son bagne à ces deux enfants éblouissants, ou consommer lui-même son irrémédiable engloutissement. +D’un côté le sacrifice de Cosette, de l’autre le sien propre. +À quelle solution s’arrêta-t-il ? +Quelle détermination prit-il ? +Quelle porte se décida-t-il à ouvrir ? +Quel côté de sa vie prit-il le parti de fermer et de condamner ? Entre tous ces escarpements insondables qui l’entouraient, quel fut son choix ? -Quelle extrémité accepta-t-il ? -Auquel de ces gouffres fit-il un signe de tête ? -Sa rêverie vertigineuse dura toute la nuit. -Le On qui est dans les ténèbres. -1 LE SEPTIÈME CERCLE ET LE HUITIÈME CIEL Les lendemains de noce sont solitaires. +Quelle extrémité accepta-t-il ? +Auquel de ces gouffres fit-il un signe de tête ? +Sa rêverie vertigineuse dura toute la nuit. +Le On qui est dans les ténèbres. +1 LE SEPTIÈME CERCLE ET LE HUITIÈME CIEL Les lendemains de noce sont solitaires. On respecte le recueillement des heureux. -Et aussi un peu leur sommeil attardé. -Le brouhaha des visites et des félicitations ne recommence que plus tard. -On n’avait point sonné, ce qui est discret un pareil jour. +Et aussi un peu leur sommeil attardé. +Le brouhaha des visites et des félicitations ne recommence que plus tard. +On n’avait point sonné, ce qui est discret un pareil jour. Basque ouvrit et vit Monsieur Fauchelevent. -Dame, monsieur, observa Basque, nous nous sommes réveillés tard. -Votre maître est-il levé ? demanda Jean Valjean. -Comment va le bras de monsieur ? répondit Basque. -Votre maître est-il levé ? +Dame, monsieur, observa Basque, nous nous sommes réveillés tard. +Votre maître est-il levé ? demanda Jean Valjean. +Comment va le bras de monsieur ? répondit Basque. +Votre maître est-il levé ? Lequel ? l’ancien ou le nouveau ? Monsieur le baron ? fit Basque en se redressant. On est surtout baron pour ses domestiques. -Une petite révolution s’était faite dans la famille sur ce titre. -Mais le colonel Pontmercy avait écrit : Mon fils portera mon titre. -Monsieur le baron ? répéta Basque. -Je vais lui dire que monsieur Fauchelevent est là. +Une petite révolution s’était faite dans la famille sur ce titre. +Mais le colonel Pontmercy avait écrit : Mon fils portera mon titre. +Monsieur le baron ? répéta Basque. +Je vais lui dire que monsieur Fauchelevent est là. Ne lui dites pas que c’est moi. Je veux lui faire une surprise. -Ah ! reprit Basque, se donnant à lui-même son second ah ! comme explication du premier. +Ah ! reprit Basque, se donnant à lui-même son second ah ! comme explication du premier. Jean Valjean resta seul. -Le salon, nous venons de le dire, était tout en désordre. -Pas un meuble n’était à sa place. -L’ensemble était riant. -Il y a encore une certaine grâce dans une fête morte. -Cela a été heureux. -Le soleil succédait au lustre, et entrait gaîment dans le salon. -Quelques minutes s’écoulèrent. -Jean Valjean était immobile à l’endroit où Basque l’avait quitté. -Il était très pâle. -Un bruit se fit à la porte, il leva les yeux. +Le salon, nous venons de le dire, était tout en désordre. +Pas un meuble n’était à sa place. +L’ensemble était riant. +Il y a encore une certaine grâce dans une fête morte. +Cela a été heureux. +Le soleil succédait au lustre, et entrait gaîment dans le salon. +Quelques minutes s’écoulèrent. +Jean Valjean était immobile à l’endroit où Basque l’avait quitté. +Il était très pâle. +Un bruit se fit à la porte, il leva les yeux. Lui aussi n’avait pas dormi. Mais vous venez de trop bonne heure. Il n’est encore que midi et demi. -Ce mot : Père, dit à Monsieur Fauchelevent par Marius, signifiait : Félicité suprême. -Si vous saviez comme vous nous avez manqué hier ! +Ce mot : Père, dit à Monsieur Fauchelevent par Marius, signifiait : Félicité suprême. +Si vous saviez comme vous nous avez manqué hier ! Comment va votre main ? Mieux, n’est-ce pas ? Cosette vous aime tant ! Vous n’oublierez pas que vous avez votre chambre ici. -Nous ne voulons plus de la rue de l’Homme-Armé. +Nous ne voulons plus de la rue de l’Homme-Armé. Nous n’en voulons plus du tout. Vous viendrez vous installer ici. -Ou vous aurez affaire à Cosette. -Elle entend nous mener tous par le bout du nez, je vous en préviens. +Ou vous aurez affaire à Cosette. +Elle entend nous mener tous par le bout du nez, je vous en préviens. Vous l’aurez dans deux mois. -Vous aurez son nid à votre gauche et le nôtre à votre droite. +Vous aurez son nid à votre gauche et le nôtre à votre droite. La nuit il chantera, et le jour Cosette parlera. Votre chambre est en plein midi. -Vous avez conquis mon grand-père, vous lui allez. -Savez-vous le whist ? vous comblerez mon grand-père, si vous savez le whist. -Nous sommes absolument décidés à être très heureux. -Et vous en serez, de notre bonheur, père ? -Ah çà, vous déjeunez avec nous aujourd’hui ? -Je suis un ancien forçat. +Vous avez conquis mon grand-père, vous lui allez. +Savez-vous le whist ? vous comblerez mon grand-père, si vous savez le whist. +Nous sommes absolument décidés à être très heureux. +Et vous en serez, de notre bonheur, père ? +Ah çà, vous déjeunez avec nous aujourd’hui ? +Je suis un ancien forçat. Marius n’entendit pas. -Il s’aperçut alors que l’homme qui lui parlait était effrayant. -Je n’ai rien à la main, dit-il. +Il s’aperçut alors que l’homme qui lui parlait était effrayant. +Je n’ai rien à la main, dit-il. Marius regarda le pouce. Je n’y ai jamais rien eu, reprit Jean Valjean. Il n’y avait en effet aucune trace de blessure. Jean Valjean poursuivit : — Il convenait que je fusse absent de votre mariage. Je me suis fait absent le plus que j’ai pu. -Marius bégaya : — Qu’est-ce que cela veut dire ? -Cela veut dire, répondit Jean Valjean, que j’ai été aux galères. -Vous me rendez fou ! s’écria Marius épouvanté. -Monsieur Pontmercy, dit Jean Valjean, j’ai été dix-neuf ans aux galères. -Puis j’ai été condamné à perpétuité. -À l’heure qu’il est, je suis en rupture de ban. -Il entrevit dans l’avenir, pour lui-même, une destinée difforme. +Marius bégaya : — Qu’est-ce que cela veut dire ? +Cela veut dire, répondit Jean Valjean, que j’ai été aux galères. +Vous me rendez fou ! s’écria Marius épouvanté. +Monsieur Pontmercy, dit Jean Valjean, j’ai été dix-neuf ans aux galères. +Puis j’ai été condamné à perpétuité. +À l’heure qu’il est, je suis en rupture de ban. +Il entrevit dans l’avenir, pour lui-même, une destinée difforme. Dites tout, dites tout ! cria-t-il. -Vous êtes le père de Cosette ! -Et il fit deux pas en arrière avec un mouvement d’indicible horreur. -Le père de Cosette, moi ! devant Dieu, non. +Vous êtes le père de Cosette ! +Et il fit deux pas en arrière avec un mouvement d’indicible horreur. +Le père de Cosette, moi ! devant Dieu, non. Monsieur le baron Pontmercy, je suis un paysan de Faverolles. -Je gagnais ma vie à émonder des arbres. +Je gagnais ma vie à émonder des arbres. Je ne m’appelle pas Fauchelevent, je m’appelle Jean Valjean. -Je ne suis rien à Cosette. +Je ne suis rien à Cosette. Marius balbutia : — Qui me prouve ?... Puisque je le dis. Marius regarda cet homme. -Il était lugubre et tranquille. +Il était lugubre et tranquille. Aucun mensonge ne pouvait sortir d’un tel calme. -Ce qui est glacé est sincère. +Ce qui est glacé est sincère. On sentait le vrai dans cette froideur de tombe. Je vous crois, dit Marius. -Il y a dix ans, je ne savais pas qu’elle existât. +Il y a dix ans, je ne savais pas qu’elle existât. Je l’aime, c’est vrai. -Une enfant qu’on a vue petite, étant soi-même déjà vieux, on l’aime. -Quand on est vieux, on se sent grand-père pour tous les petits enfants. -Sans père ni mère. +Une enfant qu’on a vue petite, étant soi-même déjà vieux, on l’aime. +Quand on est vieux, on se sent grand-père pour tous les petits enfants. +Sans père ni mère. Elle avait besoin de moi. -Voilà pourquoi je me suis mis à l’aimer. -J’ai fait ce devoir-là vis-à-vis de Cosette. -Enregistrez cette circonstance atténuante. -Aujourd’hui Cosette quitte ma vie ; nos deux chemins se séparent. -Désormais je ne puis plus rien pour elle. +Voilà pourquoi je me suis mis à l’aimer. +J’ai fait ce devoir-là vis-à-vis de Cosette. +Enregistrez cette circonstance atténuante. +Aujourd’hui Cosette quitte ma vie ; nos deux chemins se séparent. +Désormais je ne puis plus rien pour elle. Elle est madame Pontmercy. -Sa providence a changé. +Sa providence a changé. Et Cosette gagne au change. -Comment ce dépôt était-il entre mes mains ? -Je rends le dépôt. -On n’a rien de plus à me demander. -Je complète la restitution en disant mon vrai nom. +Comment ce dépôt était-il entre mes mains ? +Je rends le dépôt. +On n’a rien de plus à me demander. +Je complète la restitution en disant mon vrai nom. Ceci encore me regarde. -Je tiens, moi, à ce que vous sachiez qui je suis. +Je tiens, moi, à ce que vous sachiez qui je suis. Et Jean Valjean regarda Marius en face. -Tout ce qu’éprouvait Marius était tumultueux et incohérent. -Mais enfin, s’écria-t-il, pourquoi me dites-vous tout cela ? +Tout ce qu’éprouvait Marius était tumultueux et incohérent. +Mais enfin, s’écria-t-il, pourquoi me dites-vous tout cela ? Qu’est-ce qui vous y force ? -Vous pouviez vous garder le secret à vous-même. -Vous n’êtes ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué. -Vous avez une raison pour faire, de gaîté de cœur, une telle révélation. +Vous pouviez vous garder le secret à vous-même. +Vous n’êtes ni dénoncé, ni poursuivi, ni traqué. +Vous avez une raison pour faire, de gaîté de cœur, une telle révélation. Il y a autre chose. -À quel propos faites-vous cet aveu ? -Pour quel motif, en effet, ce forçat vient-il dire : Je suis un forçat ? -Eh bien oui ! le motif est étrange. -C’est par honnêteté. -C’est surtout quand on est vieux que ces fils-là sont solides. -Toute la vie se défait alentour ; ils résistent. -Alors j’ai dit : Je ne puis pas vivre ailleurs que là. +À quel propos faites-vous cet aveu ? +Pour quel motif, en effet, ce forçat vient-il dire : Je suis un forçat ? +Eh bien oui ! le motif est étrange. +C’est par honnêteté. +C’est surtout quand on est vieux que ces fils-là sont solides. +Toute la vie se défait alentour ; ils résistent. +Alors j’ai dit : Je ne puis pas vivre ailleurs que là. Il faut que je reste. Nous vivrons en famille. -À ce mot, Jean Valjean devint farouche. +À ce mot, Jean Valjean devint farouche. Je ne suis d’aucune famille, moi. -Je ne suis pas de la vôtre. +Je ne suis pas de la vôtre. Je ne suis pas de celle des hommes. -Les maisons où l’on est entre soi, j’y suis de trop. +Les maisons où l’on est entre soi, j’y suis de trop. Il y a des familles, mais ce n’est pas pour moi. Je suis le malheureux, je suis dehors. -Ai-je eu un père et une mère ? j’en doute presque. +Ai-je eu un père et une mère ? j’en doute presque. Je pouvais mentir, c’est vrai, vous tromper tous, rester monsieur Fauchelevent. Il suffisait de me taire, c’est vrai, et tout continuait. -Me taire, c’était pourtant bien facile. +Me taire, c’était pourtant bien facile. C’est pourquoi je suis venu vous avouer tout ce matin. -Tout, ou à peu près tout. +Tout, ou à peu près tout. L’essentiel, vous le savez. -Donc j’ai pris mon mystère, et je vous l’ai apporté. -Et j’ai éventré mon secret sous vos yeux. -Ce n’était pas une résolution aisée à prendre. -Toute la nuit je me suis débattu. -Chacun aurait eu son bonheur proportionné. -Continuer d’être monsieur Fauchelevent, cela arrangeait tout. -Oui, excepté mon âme. -Ce n’est pas assez d’être heureux, il faut être content. -Ainsi, moi, un mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. -Elle, je l’aurais condamnée à moi à perpétuité. -Vous, Cosette et moi, nous aurions été trois têtes dans le bonnet vert ! +Donc j’ai pris mon mystère, et je vous l’ai apporté. +Et j’ai éventré mon secret sous vos yeux. +Ce n’était pas une résolution aisée à prendre. +Toute la nuit je me suis débattu. +Chacun aurait eu son bonheur proportionné. +Continuer d’être monsieur Fauchelevent, cela arrangeait tout. +Oui, excepté mon âme. +Ce n’est pas assez d’être heureux, il faut être content. +Ainsi, moi, un mort, je me serais imposé à vous qui êtes des vivants. +Elle, je l’aurais condamnée à moi à perpétuité. +Vous, Cosette et moi, nous aurions été trois têtes dans le bonnet vert ! Est-ce que vous ne frissonnez pas ? Et ce crime, je l’aurais commis tous les jours ! Et ce mensonge, je l’aurais fait tous les jours ! Se taire n’est rien ? garder le silence est simple ? Non, ce n’est pas simple. Il y a un silence qui ment. -Pourquoi faire ? pour être heureux. -Pour être heureux, moi ! -Est-ce que j’ai le droit d’être heureux ? +Pourquoi faire ? pour être heureux. +Pour être heureux, moi ! +Est-ce que j’ai le droit d’être heureux ? Je suis hors de la vie, monsieur. -Jean Valjean s’arrêta. -De tels enchaînements d’idées et d’angoisses ne se peuvent interrompre. -Si ! je suis dénoncé ! si ! je suis poursuivi ! si ! je suis traqué ! +Jean Valjean s’arrêta. +De tels enchaînements d’idées et d’angoisses ne se peuvent interrompre. +Si ! je suis dénoncé ! si ! je suis poursuivi ! si ! je suis traqué ! Par qui ? par moi. Eh bien ! c’est bien un autre poignet, la conscience ! -C’est en me dégradant à vos yeux que je m’élève aux miens. -Oui, un honnête homme. +C’est en me dégradant à vos yeux que je m’élève aux miens. +Oui, un honnête homme. Alors je me redresse. -Je suis un galérien qui obéit à sa conscience. +Je suis un galérien qui obéit à sa conscience. Je sais bien que cela n’est pas ressemblant. Mais que voulez-vous que j’y fasse ? cela est. -J’ai pris des engagements envers moi-même ; je les tiens. -Voyez-vous, monsieur Pontmercy, il m’est arrivé des choses dans ma vie. +J’ai pris des engagements envers moi-même ; je les tiens. +Voyez-vous, monsieur Pontmercy, il m’est arrivé des choses dans ma vie. Un nom, c’est un moi. Je me rends compte des choses. -Je me suis fait une éducation à moi. -Eh bien oui, soustraire un nom et se mettre dessous, c’est déshonnête. -Voilà pourquoi je viens vous raconter tout cela. -De gaîté de cœur, comme vous dites. +Je me suis fait une éducation à moi. +Eh bien oui, soustraire un nom et se mettre dessous, c’est déshonnête. +Voilà pourquoi je viens vous raconter tout cela. +De gaîté de cœur, comme vous dites. Pour vivre ! interrompit Marius. Vous n’avez pas besoin de ce nom pour vivre ? Il y eut un silence. -Tous deux se taisaient, chacun abîmé dans un gouffre de pensées. +Tous deux se taisaient, chacun abîmé dans un gouffre de pensées. Jean Valjean allait et venait. -Il s’arrêta devant une glace et demeura sans mouvement. -Il se remit à marcher et alla à l’autre bout du salon. -Alors il lui dit avec un accent inexprimable : — Je traîne un peu la jambe. +Il s’arrêta devant une glace et demeura sans mouvement. +Il se remit à marcher et alla à l’autre bout du salon. +Alors il lui dit avec un accent inexprimable : — Je traîne un peu la jambe. Vous comprenez maintenant pourquoi. -Il se tut encore ; Marius s’était levé avec un frémissement. +Il se tut encore ; Marius s’était levé avec un frémissement. Jean Valjean reprit : — Qu’en dites-vous ? -Le silence de Marius répondait. -Mon grand-père a des amis, dit Marius ; je vous aurai votre grâce. -C’est inutile, répondit Jean Valjean. +Le silence de Marius répondait. +Mon grand-père a des amis, dit Marius ; je vous aurai votre grâce. +C’est inutile, répondit Jean Valjean. On me croit mort, cela suffit. -Les morts ne sont pas soumis à la surveillance. -Ils sont censés pourrir tranquillement. -La mort, c’est la même chose que la grâce. -Comme c’est bête, au lieu d’être avec moi ! -Cosette !... balbutia Marius. — Et il s’arrêta. -On eût dit deux coupables. -Il y avait dans ses yeux comme des échappées de paradis. -Je vous prends en flagrant délit, dit Cosette. +Les morts ne sont pas soumis à la surveillance. +Ils sont censés pourrir tranquillement. +La mort, c’est la même chose que la grâce. +Comme c’est bête, au lieu d’être avec moi ! +Cosette !... balbutia Marius. — Et il s’arrêta. +On eût dit deux coupables. +Il y avait dans ses yeux comme des échappées de paradis. +Je vous prends en flagrant délit, dit Cosette. Je ne veux pas. -On ne doit pas parler politique dès le lendemain. +On ne doit pas parler politique dès le lendemain. Ce n’est pas juste. -Tu te trompes, Cosette, répondit Marius. -Nous parlons du meilleur placement à trouver pour tes six cent mille francs... -Ce n’est pas tout ça, interrompit Cosette. +Tu te trompes, Cosette, répondit Marius. +Nous parlons du meilleur placement à trouver pour tes six cent mille francs... +Ce n’est pas tout ça, interrompit Cosette. Veut-on de moi ici ? -Et, passant résolûment la porte, elle entra dans le salon. +Et, passant résolûment la porte, elle entra dans le salon. Oh ! comme je suis contente ! -Cela dit, elle fit la révérence à Marius et à Jean Valjean. +Cela dit, elle fit la révérence à Marius et à Jean Valjean. Marius lui prit le bras, et lui dit amoureusement : — Nous parlons affaires. Des oiseaux, pas des masques. C’est aujourd’hui mercredi des cendres ; mais pas pour les oiseaux. Je te dis que nous parlons affaires, va, ma petite Cosette, laisse-nous un moment. Tu as mis ce matin une charmante cravate, Marius. -Vous êtes fort coquet, monseigneur. +Vous êtes fort coquet, monseigneur. Non, cela ne m’ennuiera pas. Je t’assure que cela t’ennuiera. Puisque c’est vous. -Je ne vous comprendrai pas, mais je vous écouterai. -Être là ensemble, c’est tout ce que je veux. +Je ne vous comprendrai pas, mais je vous écouterai. +Être là ensemble, c’est tout ce que je veux. Je reste avec vous, bah ! -Tu es ma Cosette bien-aimée ! +Tu es ma Cosette bien-aimée ! C’est bon, reprit Cosette. Je vous aurais dit des nouvelles. Eh bien, vous ne saurez rien ! Ah ! c’est impossible ? -Moi aussi, à mon tour, vous verrez, monsieur, je dirai : c’est impossible. -Qui est-ce qui sera attrapé ? +Moi aussi, à mon tour, vous verrez, monsieur, je dirai : c’est impossible. +Qui est-ce qui sera attrapé ? Je t’en prie, mon petit Marius, laisse-moi ici avec vous deux. Je te jure qu’il faut que nous soyons seuls. Eh bien, est-ce que je suis quelqu’un ? -Jean Valjean ne prononçait pas une parole. -Vous voyez bien que je suis très malheureuse en ménage. +Jean Valjean ne prononçait pas une parole. +Vous voyez bien que je suis très malheureuse en ménage. Mon mari me bat. Allons, embrassez-moi tout de suite. Jean Valjean s’approcha. Cosette se retourna vers Marius. Vous, je vous fais la grimace. -Puis elle tendit son front à Jean Valjean. +Puis elle tendit son front à Jean Valjean. Jean Valjean fit un pas vers elle. -Père, vous êtes pâle. +Père, vous êtes pâle. Est-ce que votre bras vous fait mal ? -Il est guéri, dit Jean Valjean. +Il est guéri, dit Jean Valjean. Est-ce que vous avez mal dormi ? -Est-ce que vous êtes triste ? +Est-ce que vous êtes triste ? Et de nouveau elle lui tendit son front. Ce fut le sourire d’un spectre. -Maintenant, défendez-moi contre mon mari. +Maintenant, défendez-moi contre mon mari. Dites-lui qu’il faut que je reste. On peut bien parler devant moi. Vous me trouvez donc bien sotte. -Les hommes font les mystérieux pour rien. -Je suis très jolie ce matin. -Il y eut comme un éclair entre ces deux êtres. -Que quelqu’un fût là, peu importait. +Les hommes font les mystérieux pour rien. +Je suis très jolie ce matin. +Il y eut comme un éclair entre ces deux êtres. +Que quelqu’un fût là, peu importait. Je t’aime ! dit Marius. Je t’adore ! dit Cosette. -Et ils tombèrent irrésistiblement dans les bras l’un de l’autre. -Cela, non, répondit Marius d’un ton suppliant. -Nous avons quelque chose à terminer. +Et ils tombèrent irrésistiblement dans les bras l’un de l’autre. +Cela, non, répondit Marius d’un ton suppliant. +Nous avons quelque chose à terminer. Ah ! vous faites votre voix d’homme, monsieur. C’est bon, on s’en va. -Vous, père, vous ne m’avez pas soutenue. -Monsieur mon mari, monsieur mon papa, vous êtes des tyrans. -Je vais le dire à grand-père. -Je vous attends à présent. +Vous, père, vous ne m’avez pas soutenue. +Monsieur mon mari, monsieur mon papa, vous êtes des tyrans. +Je vais le dire à grand-père. +Je vous attends à présent. Vous allez voir que c’est vous qui allez vous ennuyer sans moi. Je m’en vais, c’est bien fait. -La porte se referma et les ténèbres se refirent. -Marius s’assura que la porte était bien refermée. +La porte se referma et les ténèbres se refirent. +Marius s’assura que la porte était bien refermée. Pauvre Cosette ! murmura-t-il, quand elle va savoir... -À ce mot, Jean Valjean trembla de tous ses membres. -Il fixa sur Marius un œil égaré. -Cosette ! oh oui, c’est vrai, vous allez dire cela à Cosette. -Tiens, je n’y avais pas pensé. +À ce mot, Jean Valjean trembla de tous ses membres. +Il fixa sur Marius un œil égaré. +Cosette ! oh oui, c’est vrai, vous allez dire cela à Cosette. +Tiens, je n’y avais pas pensé. Est-ce qu’il ne suffit pas que vous le sachiez, vous ? -Mais elle, elle ne sait pas ce que c’est, cela l’épouvanterait. -Elle a vu un jour passer la chaîne. +Mais elle, elle ne sait pas ce que c’est, cela l’épouvanterait. +Elle a vu un jour passer la chaîne. Il s’affaissa sur un fauteuil et cacha son visage dans ses deux mains. Pleurs silencieux, pleurs terribles. -Il y a de l’étouffement dans le sanglot. +Il y a de l’étouffement dans le sanglot. Soyez tranquille, dit Marius, je garderai votre secret pour moi seul. -C’est là un acte de probité. -Il est juste qu’une récompense vous soit donnée. -Fixez la somme vous-même, elle vous sera comptée. -Ne craignez pas de la fixer très haut. -Je vous en remercie, monsieur, répondit Jean Valjean avec douceur. -Il me reste une dernière chose... -Je crois que ce serait mieux, répondit froidement Marius. +C’est là un acte de probité. +Il est juste qu’une récompense vous soit donnée. +Fixez la somme vous-même, elle vous sera comptée. +Ne craignez pas de la fixer très haut. +Je vous en remercie, monsieur, répondit Jean Valjean avec douceur. +Il me reste une dernière chose... +Je crois que ce serait mieux, répondit froidement Marius. Je ne la verrai plus, murmura Jean Valjean. Et il se dirigea vers la porte. -Sa voix était redevenue étrangement calme. +Sa voix était redevenue étrangement calme. Tenez, monsieur, dit-il, si vous voulez, je viendrai la voir. -Je vous assure que je le désire beaucoup. -Voyez-vous, il y a neuf ans passés que je l’ai près de moi. -C’est là que vous l’avez vue pour la première fois. +Je vous assure que je le désire beaucoup. +Voyez-vous, il y a neuf ans passés que je l’ai près de moi. +C’est là que vous l’avez vue pour la première fois. Vous vous rappelez son chapeau de peluche bleue. -J’habitais une petite arrière-cour d’où j’entendais son piano. +J’habitais une petite arrière-cour d’où j’entendais son piano. Nous ne nous quittions jamais. -Cela a duré neuf ans et des mois. -J’étais comme son père, et elle était mon enfant. +Cela a duré neuf ans et des mois. +J’étais comme son père, et elle était mon enfant. Je ne viendrais pas souvent. Je ne resterais pas longtemps. -Vous diriez qu’on me reçoive dans la petite salle basse. +Vous diriez qu’on me reçoive dans la petite salle basse. Je voudrais bien voir encore un peu Cosette. Aussi rarement qu’il vous plaira. -Mettez-vous à ma place, je n’ai plus que cela. +Mettez-vous à ma place, je n’ai plus que cela. Et puis, il faut prendre garde. Vous viendrez tous les soirs, dit Marius, et Cosette vous attendra. -Vous êtes bon, monsieur, dit Jean Valjean. -Cette énigme, c’était la plus hideuse des hontes, le bagne. -Ce Monsieur Fauchelevent était le forçat Jean Valjean. -Le bonheur de Marius et de Cosette était-il condamné désormais à ce voisinage ? -Était-ce là un fait accompli ? -L’acceptation de cet homme faisait-elle partie du mariage consommé ? -N’y avait-il plus rien à faire ? -Marius avait-il épousé aussi le forçat ? -Avait-il manqué de divination ? -Avait-il manqué de prudence ? -S’était-il étourdi involontairement ? -Comment se faisait-il qu’il n’en eût point parlé à Cosette ? -Cela pourtant était si proche et si effroyable ! -Il avait presque peine à s’expliquer maintenant son silence d’alors. +Vous êtes bon, monsieur, dit Jean Valjean. +Cette énigme, c’était la plus hideuse des hontes, le bagne. +Ce Monsieur Fauchelevent était le forçat Jean Valjean. +Le bonheur de Marius et de Cosette était-il condamné désormais à ce voisinage ? +Était-ce là un fait accompli ? +L’acceptation de cet homme faisait-elle partie du mariage consommé ? +N’y avait-il plus rien à faire ? +Marius avait-il épousé aussi le forçat ? +Avait-il manqué de divination ? +Avait-il manqué de prudence ? +S’était-il étourdi involontairement ? +Comment se faisait-il qu’il n’en eût point parlé à Cosette ? +Cela pourtant était si proche et si effroyable ! +Il avait presque peine à s’expliquer maintenant son silence d’alors. Il s’en rendait compte cependant. -L’eût-il moins adorée ? -L’eût-il moins épousée ? -Cela eût-il changé quelque chose à ce qui s’était fait ? -Rien donc à regretter, rien à se reprocher. +L’eût-il moins adorée ? +L’eût-il moins épousée ? +Cela eût-il changé quelque chose à ce qui s’était fait ? +Rien donc à regretter, rien à se reprocher. Il y a un dieu pour ces ivrognes qu’on appelle les amoureux. -Aveugle, Marius avait suivi la route qu’il eût choisie clairvoyant. -L’amour lui avait bandé les yeux, pour le mener où ? -Mais ce paradis était compliqué désormais d’un côtoiement infernal. -Dans cette horreur, disons-le, il y avait quelque pitié, et même une certaine surprise. -Ce voleur, ce voleur récidiviste, avait restitué un dépôt. +Aveugle, Marius avait suivi la route qu’il eût choisie clairvoyant. +L’amour lui avait bandé les yeux, pour le mener où ? +Mais ce paradis était compliqué désormais d’un côtoiement infernal. +Dans cette horreur, disons-le, il y avait quelque pitié, et même une certaine surprise. +Ce voleur, ce voleur récidiviste, avait restitué un dépôt. Six cent mille francs. -Il était seul dans le secret du dépôt. +Il était seul dans le secret du dépôt. Il pouvait tout garder, il avait tout rendu. -En outre, il avait révélé de lui-même sa situation. +En outre, il avait révélé de lui-même sa situation. Rien ne l’y obligeait. -Si l’on savait qui il était, c’était par lui. -Pour un condamné, un masque n’est pas un masque, c’est un abri. -Il avait renoncé à cet abri. -Un faux nom, c’est de la sécurité ; il avait rejeté ce faux nom. +Si l’on savait qui il était, c’était par lui. +Pour un condamné, un masque n’est pas un masque, c’est un abri. +Il avait renoncé à cet abri. +Un faux nom, c’est de la sécurité ; il avait rejeté ce faux nom. Et pour quel motif ? par scrupule de conscience. -Il l’avait expliqué lui-même avec l’irrésistible accent de la réalité. -Réveil de conscience, c’est grandeur d’âme. -Jean Valjean était sincère. -Ici, pour Marius, interversion étrange des situations. -Que sortait-il de Monsieur Fauchelevent ? la défiance. -Que se dégageait-il de Jean Valjean ? la confiance. -Mais tout cela était comme dans un orage. -Le dépôt honnêtement rendu, la probité de l’aveu, c’était bien. -Cela faisait comme une éclaircie dans la nuée, puis la nuée redevenait noire. +Il l’avait expliqué lui-même avec l’irrésistible accent de la réalité. +Réveil de conscience, c’est grandeur d’âme. +Jean Valjean était sincère. +Ici, pour Marius, interversion étrange des situations. +Que sortait-il de Monsieur Fauchelevent ? la défiance. +Que se dégageait-il de Jean Valjean ? la confiance. +Mais tout cela était comme dans un orage. +Le dépôt honnêtement rendu, la probité de l’aveu, c’était bien. +Cela faisait comme une éclaircie dans la nuée, puis la nuée redevenait noire. Si troubles que fussent les souvenirs de Marius, il lui en revenait quelque ombre. -Qu’était-ce décidément que cette aventure du galetas Jondrette ? -Ici Marius trouvait la réponse. -Parce que cet homme était un repris de justice en rupture de ban. -Autre question : Pourquoi cet homme était-il venu dans la barricade ? -Cet homme était dans la barricade. +Qu’était-ce décidément que cette aventure du galetas Jondrette ? +Ici Marius trouvait la réponse. +Parce que cet homme était un repris de justice en rupture de ban. +Autre question : Pourquoi cet homme était-il venu dans la barricade ? +Cet homme était dans la barricade. Il n’y combattait pas. -Qu’était-il venu y faire ? -Devant cette question un spectre se dressait, et faisait la réponse. -Il y avait, vraisemblablement, haine entre cet espion et ce galérien. -L’un gênait l’autre. -Jean Valjean était allé à la barricade pour se venger. -Il y était arrivé tard. -Il savait probablement que Javert y était prisonnier. -Jean Valjean avait tué Javert. -Du moins, cela semblait évident. -Dernière question enfin ; mais à celle-ci pas de réponse. +Qu’était-il venu y faire ? +Devant cette question un spectre se dressait, et faisait la réponse. +Il y avait, vraisemblablement, haine entre cet espion et ce galérien. +L’un gênait l’autre. +Jean Valjean était allé à la barricade pour se venger. +Il y était arrivé tard. +Il savait probablement que Javert y était prisonnier. +Jean Valjean avait tué Javert. +Du moins, cela semblait évident. +Dernière question enfin ; mais à celle-ci pas de réponse. Cette question, Marius la sentait comme une tenaille. -Qui avait pu déterminer cet appareillement inexplicable ? -Qu’était-ce donc que cet homme précipice ? -Qu’était-ce que ce Caïn tendre ? -Qu’était-ce que ce Jean Valjean faisant l’éducation de Cosette ? -Là était le secret de Jean Valjean ; là aussi était le secret de Dieu. +Qui avait pu déterminer cet appareillement inexplicable ? +Qu’était-ce donc que cet homme précipice ? +Qu’était-ce que ce Caïn tendre ? +Qu’était-ce que ce Jean Valjean faisant l’éducation de Cosette ? +Là était le secret de Jean Valjean ; là aussi était le secret de Dieu. Devant ce double secret, Marius reculait. L’un en quelque sorte le rassurait sur l’autre. -Dieu était dans cette aventure aussi visible que Jean Valjean. +Dieu était dans cette aventure aussi visible que Jean Valjean. Dieu a ses instruments. Il se sert de l’outil qu’il veut. Il n’est pas responsable devant l’homme. Savons-nous comment Dieu s’y prend ? -Jean Valjean avait travaillé à Cosette. -Il avait un peu fait cette âme. -L’ouvrier était horrible ; mais l’œuvre était admirable. +Jean Valjean avait travaillé à Cosette. +Il avait un peu fait cette âme. +L’ouvrier était horrible ; mais l’œuvre était admirable. Dieu produit ses miracles comme bon lui semble. -Il avait construit cette charmante Cosette, et il avait employé Jean Valjean. -Il lui avait plu de se choisir cet étrange collaborateur. -Quel compte avons-nous à lui demander ? -Est-ce la première fois que le fumier aide le printemps à faire la rose ? -Marius se faisait ces réponses-là et se déclarait à lui-même qu’elles étaient bonnes. -Il adorait Cosette, il possédait Cosette, Cosette était splendidement pure. -De quel éclaircissement avait-il besoin ? -Cosette était une lumière. -La lumière a-t-elle besoin d’être éclaircie ? -Il avait tout ; que pouvait-il désirer ? +Il avait construit cette charmante Cosette, et il avait employé Jean Valjean. +Il lui avait plu de se choisir cet étrange collaborateur. +Quel compte avons-nous à lui demander ? +Est-ce la première fois que le fumier aide le printemps à faire la rose ? +Marius se faisait ces réponses-là et se déclarait à lui-même qu’elles étaient bonnes. +Il adorait Cosette, il possédait Cosette, Cosette était splendidement pure. +De quel éclaircissement avait-il besoin ? +Cosette était une lumière. +La lumière a-t-elle besoin d’être éclaircie ? +Il avait tout ; que pouvait-il désirer ? Tout, est-ce que ce n’est pas assez ? Les affaires personnelles de Jean Valjean ne le regardaient pas. -Il y a dix ans, je ne savais pas qu’elle existât. -Jean Valjean était un passant. -Il l’avait dit lui-même. +Il y a dix ans, je ne savais pas qu’elle existât. +Jean Valjean était un passant. +Il l’avait dit lui-même. Eh bien, il passait. -Quel qu’il fût, son rôle était fini. -Après le dernier des hommes vient le forçat. -Le forçat n’est plus, pour ainsi dire, le semblable des vivants. -Il n’avait pas encore accompli, disons-le, tous les progrès. -Il n’était pas révolté du mot vindicte. -Dans ce milieu d’idées, Jean Valjean lui apparaissait difforme et repoussant. -C’était le réprouvé. -C’était le forçat. -Qui sait où se fussent arrêtées les révélations ? -C’est surtout quand on aime qu’on a de ces lâchetés-là. -L’éclaboussure d’un éclair, c’est encore de la foudre. -Les plus pures figures peuvent garder à jamais la réverbération d’un voisinage horrible. -À tort ou à raison, Marius avait eu peur. -Il en savait déjà trop. -Il cherchait plutôt à s’étourdir qu’à s’éclairer. -Éperdu, il emportait Cosette dans ses bras en fermant les yeux sur Jean Valjean. -Cet homme était de la nuit, de la nuit vivante et terrible. +Quel qu’il fût, son rôle était fini. +Après le dernier des hommes vient le forçat. +Le forçat n’est plus, pour ainsi dire, le semblable des vivants. +Il n’avait pas encore accompli, disons-le, tous les progrès. +Il n’était pas révolté du mot vindicte. +Dans ce milieu d’idées, Jean Valjean lui apparaissait difforme et repoussant. +C’était le réprouvé. +C’était le forçat. +Qui sait où se fussent arrêtées les révélations ? +C’est surtout quand on aime qu’on a de ces lâchetés-là. +L’éclaboussure d’un éclair, c’est encore de la foudre. +Les plus pures figures peuvent garder à jamais la réverbération d’un voisinage horrible. +À tort ou à raison, Marius avait eu peur. +Il en savait déjà trop. +Il cherchait plutôt à s’étourdir qu’à s’éclairer. +Éperdu, il emportait Cosette dans ses bras en fermant les yeux sur Jean Valjean. +Cet homme était de la nuit, de la nuit vivante et terrible. Comment oser en chercher le fond ? -C’est une épouvante de questionner l’ombre. -Qui sait ce qu’elle va répondre ? -L’aube pourrait en être noircie pour jamais. +C’est une épouvante de questionner l’ombre. +Qui sait ce qu’elle va répondre ? +L’aube pourrait en être noircie pour jamais. Il se trouvait trop bon, trop doux, disons le mot, trop faible. -Cette faiblesse l’avait entraîné à une concession imprudente. -Il s’était laissé toucher. +Cette faiblesse l’avait entraîné à une concession imprudente. +Il s’était laissé toucher. Il avait eu tort. -Il aurait dû purement et simplement rejeter Jean Valjean. -Il était mécontent de lui-même. -Les visites de Jean Valjean lui répugnaient profondément. -À quoi bon cet homme chez lui ? que faire ? -Toutefois, son premier devoir était envers Cosette. -En somme, une répulsion, qui dominait tout, le soulevait. -De là un trouble profond. -Tout ce que Marius avait entrevu et supposé était réel. -Cette ortie sinistre avait aimé et protégé ce lys. -Ce fut Basque qui le reçut. -Rester en bas, répondit Jean Valjean. -La poussière y était tranquille. -La persécution des araignées n’y était pas organisée. -La muraille, badigeonnée d’un badigeon d’ocre jaune, s’écaillait par larges plaques. -Deux fauteuils étaient placés aux deux coins de la cheminée. -Jean Valjean était fatigué. +Il aurait dû purement et simplement rejeter Jean Valjean. +Il était mécontent de lui-même. +Les visites de Jean Valjean lui répugnaient profondément. +À quoi bon cet homme chez lui ? que faire ? +Toutefois, son premier devoir était envers Cosette. +En somme, une répulsion, qui dominait tout, le soulevait. +De là un trouble profond. +Tout ce que Marius avait entrevu et supposé était réel. +Cette ortie sinistre avait aimé et protégé ce lys. +Ce fut Basque qui le reçut. +Rester en bas, répondit Jean Valjean. +La poussière y était tranquille. +La persécution des araignées n’y était pas organisée. +La muraille, badigeonnée d’un badigeon d’ocre jaune, s’écaillait par larges plaques. +Deux fauteuils étaient placés aux deux coins de la cheminée. +Jean Valjean était fatigué. Depuis plusieurs jours il ne mangeait ni ne dormait. Il se laissa tomber sur un des fauteuils. -Basque revint, posa sur la cheminée une bougie allumée et se retira. -Tout à coup, il se dressa comme en sursaut. -Cosette était derrière lui. +Basque revint, posa sur la cheminée une bougie allumée et se retira. +Tout à coup, il se dressa comme en sursaut. +Cosette était derrière lui. Il ne l’avait pas vue entrer, mais il avait senti qu’elle entrait. -Elle était adorablement belle. -Marius me dit que c’est vous qui voulez que je vous reçoive ici. +Elle était adorablement belle. +Marius me dit que c’est vous qui voulez que je vous reçoive ici. Oui, c’est moi. -Je m’attendais à la réponse. -Je vous préviens que je vais vous faire une scène. -Commençons par le commencement. +Je m’attendais à la réponse. +Je vous préviens que je vais vous faire une scène. +Commençons par le commencement. Et elle tendit sa joue. Jean Valjean demeura immobile. Vous ne bougez pas. -Mais c’est égal, je vous pardonne. -Jésus-Christ a dit : Tendez l’autre joue. +Mais c’est égal, je vous pardonne. +Jésus-Christ a dit : Tendez l’autre joue. Et elle tendit l’autre joue. Jean Valjean ne remua pas. -Il semblait qu’il eût les pieds cloués dans le pavé. -Ceci devient sérieux, dit Cosette. +Il semblait qu’il eût les pieds cloués dans le pavé. +Ceci devient sérieux, dit Cosette. Qu’est-ce que je vous ai fait ? -Je me déclare brouillée. +Je me déclare brouillée. Vous me devez mon raccommodement. -Vous dînez avec nous. +Vous dînez avec nous. Ce n’est pas vrai. Je vous ferai gronder par monsieur Gillenormand. -Les grands-pères sont faits pour tancer les pères. +Les grands-pères sont faits pour tancer les pères. Montez avec moi dans le salon. Cosette ici perdit un peu de terrain. Elle cessa d’ordonner et passa aux questions. @@ -16343,192 +16343,192 @@ Cosette frappa ses petites mains l’une contre l’autre. Madame !... vous savez !... encore du nouveau ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Jean Valjean attacha sur elle ce sourire navrant auquel il avait parfois recours. -Vous avez voulu être madame. -Pas pour vous, père. -Ne m’appelez plus père. +Vous avez voulu être madame. +Pas pour vous, père. +Ne m’appelez plus père. Appelez-moi monsieur Jean. -Vous n’êtes plus père ? je ne suis plus Cosette ? monsieur Jean ? +Vous n’êtes plus père ? je ne suis plus Cosette ? monsieur Jean ? Regardez-moi donc un peu en face. Et vous ne voulez pas demeurer avec nous ! Et vous ne voulez pas de ma chambre ! Qu’est-ce que je vous ai fait ? Qu’est-ce que je vous ai fait ? Il y a donc eu quelque chose ? -Tout est comme à l’ordinaire. +Tout est comme à l’ordinaire. Pourquoi changez-vous de nom ? -Vous en avez bien changé, vous. +Vous en avez bien changé, vous. Je n’y comprends rien. Tout cela est idiot. -Je demanderai à mon mari la permission que vous soyez monsieur Jean. -J’espère qu’il n’y consentira pas. +Je demanderai à mon mari la permission que vous soyez monsieur Jean. +J’espère qu’il n’y consentira pas. Vous me faites beaucoup de peine. -Vous n’avez pas le droit d’être méchant, vous qui êtes bon. -Il ne répondit pas. +Vous n’avez pas le droit d’être méchant, vous qui êtes bon. +Il ne répondit pas. Oh ! lui dit-elle, soyez bon ! -Il dégagea ses mains. -Vous n’avez plus besoin de père, vous avez un mari. -Je n’ai plus besoin de père ! +Il dégagea ses mains. +Vous n’avez plus besoin de père, vous avez un mari. +Je n’ai plus besoin de père ! Il n’y a rien de nouveau. -J’ai toujours aimé mon coin noir. +J’ai toujours aimé mon coin noir. Mais il fait froid ici. On n’y voit pas clair. -C’est abominable, ça, de vouloir être monsieur Jean. +C’est abominable, ça, de vouloir être monsieur Jean. Je ne veux pas que vous me disiez vous. -Si j’étais une jolie femme, je me donnerais ce meuble-là. -Une toilette très bien ; genre d’à présent. +Si j’étais une jolie femme, je me donnerais ce meuble-là. +Une toilette très bien ; genre d’à présent. Ce que vous appelez du bois de rose, je crois. Une glace assez grande. Il y a des tiroirs. -Hou ! le vilain ours ! répliqua Cosette. -C’était une Grâce copiant une chatte. +Hou ! le vilain ours ! répliqua Cosette. +C’était une Grâce copiant une chatte. Je suis furieuse, reprit-elle. Depuis hier vous me faites tous rager. Je ne comprends pas. -Vous ne me défendez pas contre Marius. +Vous ne me défendez pas contre Marius. Marius ne me soutient pas contre vous. Je suis toute seule. J’arrange une chambre gentiment. Si j’avais pu y mettre le bon Dieu, je l’y aurais mis. On me laisse ma chambre sur les bras. Mon locataire me fait banqueroute. -Je commande à Nicolette un bon petit dîner. -On n’en veut pas de votre dîner, madame. -Vous n’auriez pas dû vous remettre à être singulier tout de suite. -Vous allez donc être bien content dans votre abominable rue de l’Homme-Armé. -J’y ai été bien désespérée, moi ! +Je commande à Nicolette un bon petit dîner. +On n’en veut pas de votre dîner, madame. +Vous n’auriez pas dû vous remettre à être singulier tout de suite. +Vous allez donc être bien content dans votre abominable rue de l’Homme-Armé. +J’y ai été bien désespérée, moi ! Qu’est-ce que vous avez contre moi ? Vous me faites beaucoup de peine. -La naïveté, à son insu, pénètre quelquefois très avant. -Cette question, simple pour Cosette, était profonde pour Jean Valjean. -Cosette voulait égratigner ; elle déchirait. -À présent Dieu peut me signer ma sortie. -Ah ! vous m’avez dit tu ! s’écria Cosette. +La naïveté, à son insu, pénètre quelquefois très avant. +Cette question, simple pour Cosette, était profonde pour Jean Valjean. +Cosette voulait égratigner ; elle déchirait. +À présent Dieu peut me signer ma sortie. +Ah ! vous m’avez dit tu ! s’écria Cosette. Et elle lui sauta au cou. -Jean Valjean, éperdu, l’étreignit contre sa poitrine avec égarement. +Jean Valjean, éperdu, l’étreignit contre sa poitrine avec égarement. Il lui sembla presque qu’il la reprenait. -Merci, père ! lui dit Cosette. -L’entraînement allait devenir poignant pour Jean Valjean. +Merci, père ! lui dit Cosette. +L’entraînement allait devenir poignant pour Jean Valjean. Il se retira doucement des bras de Cosette, et prit son chapeau. Eh bien ? dit Cosette. -Jean Valjean répondit : — Je vous quitte, madame, on vous attend. +Jean Valjean répondit : — Je vous quitte, madame, on vous attend. Et, du seuil de la porte, il ajouta : — Je vous ai dit tu. -Dites à votre mari que cela ne m’arrivera plus. -Le jour suivant, à la même heure, Jean Valjean revint. +Dites à votre mari que cela ne m’arrivera plus. +Le jour suivant, à la même heure, Jean Valjean revint. Elle se laissa dire vous. Elle se laissa appeler madame. Seulement elle avait une certaine diminution de joie. -Elle eût été triste, si la tristesse lui eût été possible. -La curiosité des amoureux ne va pas très loin au delà de leur amour. +Elle eût été triste, si la tristesse lui eût été possible. +La curiosité des amoureux ne va pas très loin au delà de leur amour. La salle basse avait fait un peu de toilette. -Basque avait supprimé les bouteilles, et Nicolette les araignées. -Tous les lendemains qui suivirent ramenèrent à la même heure Jean Valjean. -Marius s’arrangea de manière à être absent aux heures où Jean Valjean venait. -La maison s’accoutuma à la nouvelle manière d’être de Monsieur Fauchelevent. -Monsieur a toujours été comme ça, répétait-elle. -Le grand-père rendit ce décret : — C’est un original. +Basque avait supprimé les bouteilles, et Nicolette les araignées. +Tous les lendemains qui suivirent ramenèrent à la même heure Jean Valjean. +Marius s’arrangea de manière à être absent aux heures où Jean Valjean venait. +La maison s’accoutuma à la nouvelle manière d’être de Monsieur Fauchelevent. +Monsieur a toujours été comme ça, répétait-elle. +Le grand-père rendit ce décret : — C’est un original. Et tout fut dit. Il n’y a plus de place, toutes les habitudes sont prises. -Il ajouta : — Rien n’est plus commun que ces originaux-là. +Il ajouta : — Rien n’est plus commun que ces originaux-là. Ils font toutes sortes de bizarreries. -Le marquis de Canaples était pire. +Le marquis de Canaples était pire. Il acheta un palais pour se loger dans le grenier. Ce sont des apparences fantasques qu’ont les gens. Personne n’entrevit le dessous sinistre. -Qui eût d’ailleurs pu deviner une telle chose ? +Qui eût d’ailleurs pu deviner une telle chose ? Tel homme ressemble aux autres, va, vient. On ne sait pas que cet homme est un gouffre. Il est stagnant, mais profond. C’est peu de chose, c’est terrible. -C’est la respiration de la bête inconnue. -Plusieurs semaines se passèrent ainsi. -Cosette eut une contrariété. +C’est la respiration de la bête inconnue. +Plusieurs semaines se passèrent ainsi. +Cosette eut une contrariété. Jean Valjean venait tous les jours. -Le soin qu’il avait pris lui-même de la détacher de lui lui réussissait. -Elle était de plus en plus gaie et de moins en moins tendre. +Le soin qu’il avait pris lui-même de la détacher de lui lui réussissait. +Elle était de plus en plus gaie et de moins en moins tendre. Pourtant elle l’aimait toujours bien, et il le sentait. -Qui êtes-vous donc ? -Je n’aime pas tout ça. +Qui êtes-vous donc ? +Je n’aime pas tout ça. Si je ne vous savais pas si bon, j’aurais peur de vous. -Peu à peu il prit l’habitude de faire ses visites moins courtes. -Un jour il échappa à Cosette de lui dire : Père. -Un éclair de joie illumina le vieux visage sombre de Jean Valjean. -Et il se détourna pour qu’elle ne le vît pas essuyer ses yeux. -3 ILS SE SOUVIENNENT DU JARDINDE LA RUE PLUMET Ce fut la dernière fois. -À partir de cette dernière lueur, l’extinction complète se fit. +Peu à peu il prit l’habitude de faire ses visites moins courtes. +Un jour il échappa à Cosette de lui dire : Père. +Un éclair de joie illumina le vieux visage sombre de Jean Valjean. +Et il se détourna pour qu’elle ne le vît pas essuyer ses yeux. +3 ILS SE SOUVIENNENT DU JARDINDE LA RUE PLUMET Ce fut la dernière fois. +À partir de cette dernière lueur, l’extinction complète se fit. L’œil finit par s’habituer aux jours de cave. En somme, avoir tous les jours une apparition de Cosette, cela lui suffisait. -Toute sa vie se concentrait dans cette heure-là. +Toute sa vie se concentrait dans cette heure-là. Ce jardin de la rue Plumet leur faisait l’effet de l’aube. -La maison de la rue Plumet, étant prise à bail, appartenait encore à Cosette. -Ils allèrent à ce jardin et à cette maison. -Ils s’y retrouvèrent, ils s’y oublièrent. +La maison de la rue Plumet, étant prise à bail, appartenait encore à Cosette. +Ils allèrent à ce jardin et à cette maison. +Ils s’y retrouvèrent, ils s’y oublièrent. Cosette ne rentra point. -Il baissa la tête et s’en alla. -Elle ne s’aperçut pas qu’elle n’avait point vu Jean Valjean. -De quelle façon êtes-vous allés là ? lui demanda Jean Valjean. -Et comment êtes-vous revenus ? -Depuis quelque temps Jean Valjean remarquait la vie étroite que menait le jeune couple. -Il en était importuné. -Il hasarda une question : — Pourquoi n’avez-vous pas une voiture à vous ? -Un joli coupé ne vous coûterait que cinq cents francs par mois. -Je ne sais pas, répondit Cosette. +Il baissa la tête et s’en alla. +Elle ne s’aperçut pas qu’elle n’avait point vu Jean Valjean. +De quelle façon êtes-vous allés là ? lui demanda Jean Valjean. +Et comment êtes-vous revenus ? +Depuis quelque temps Jean Valjean remarquait la vie étroite que menait le jeune couple. +Il en était importuné. +Il hasarda une question : — Pourquoi n’avez-vous pas une voiture à vous ? +Un joli coupé ne vous coûterait que cinq cents francs par mois. +Je ne sais pas, répondit Cosette. C’est comme Toussaint, reprit Jean Valjean. -Vous ne l’avez pas remplacée. +Vous ne l’avez pas remplacée. Mais il vous faudrait une femme de chambre. Est-ce que je n’ai pas Marius ? Il n’y a rien de trop beau pour vous. -Pourquoi ne pas profiter de ce que vous êtes riches ? +Pourquoi ne pas profiter de ce que vous êtes riches ? La richesse, cela s’ajoute au bonheur. -Cosette ne répondit rien. -Les visites de Jean Valjean ne s’abrégeaient point. +Cosette ne répondit rien. +Les visites de Jean Valjean ne s’abrégeaient point. On ne tarissait pas. -De cette façon Jean Valjean parvenait à rester longtemps. -Voir Cosette, oublier près d’elle, cela lui était si doux ! -C’était le pansement de sa plaie. -Ces jours-là, Jean Valjean rentrait chez lui très pensif. -Un jour il resta plus longtemps encore qu’à l’ordinaire. +De cette façon Jean Valjean parvenait à rester longtemps. +Voir Cosette, oublier près d’elle, cela lui était si doux ! +C’était le pansement de sa plaie. +Ces jours-là, Jean Valjean rentrait chez lui très pensif. +Un jour il resta plus longtemps encore qu’à l’ordinaire. Nous sommes en avril. -Les froids ont cessé. -Dieu ! qu’il fait froid ici ! s’écria Cosette en entrant. +Les froids ont cessé. +Dieu ! qu’il fait froid ici ! s’écria Cosette en entrant. Mais non, dit Jean Valjean. -Nous sommes en mai tout à l’heure. +Nous sommes en mai tout à l’heure. Mais on fait du feu jusqu’au mois de juin. -Dans cette cave-ci, il en faut toute l’année. -J’ai pensé que le feu était inutile. -C’est bien là une de vos idées ! reprit Cosette. -Le jour d’après, il y avait du feu. -Ce feu rallumé l’encouragea pourtant. +Dans cette cave-ci, il en faut toute l’année. +J’ai pensé que le feu était inutile. +C’est bien là une de vos idées ! reprit Cosette. +Le jour d’après, il y avait du feu. +Ce feu rallumé l’encouragea pourtant. Il fit durer la causerie plus longtemps encore que d’habitude. Il m’a dit : Cosette, nous avons trente mille livres de rente. -Vingt-sept que tu as, trois que me fait mon grand-père. -J’ai répondu : Cela fait trente. +Vingt-sept que tu as, trois que me fait mon grand-père. +J’ai répondu : Cela fait trente. Il a repris : Aurais-tu le courage de vivre avec les trois mille ? -J’ai répondu : Oui, avec rien. +J’ai répondu : Oui, avec rien. Pourvu que ce soit avec toi. -Et puis j’ai demandé : Pourquoi me dis-tu ça ? -Il m’a répondu : Pour savoir. +Et puis j’ai demandé : Pourquoi me dis-tu ça ? +Il m’a répondu : Pour savoir. Jean Valjean ne trouva pas une parole. -Cosette attendait probablement de lui quelque explication ; il l’écouta dans un morne silence. -Son esprit était bourrelé de conjectures. -En outre, vaguement, Jean Valjean commençait à se sentir éconduit. -Le jour suivant, il eut, en pénétrant dans la salle basse, comme une secousse. +Cosette attendait probablement de lui quelque explication ; il l’écouta dans un morne silence. +Son esprit était bourrelé de conjectures. +En outre, vaguement, Jean Valjean commençait à se sentir éconduit. +Le jour suivant, il eut, en pénétrant dans la salle basse, comme une secousse. Les fauteuils avaient disparu. -Il n’y avait pas même une chaise. -Ah çà, s’écria Cosette en entrant, pas de fauteuils ! -Où sont donc les fauteuils ? -Ils n’y sont plus, répondit Jean Valjean. -Voilà qui est fort ! -Jean Valjean bégaya : — C’est moi qui ai dit à Basque de les enlever. +Il n’y avait pas même une chaise. +Ah çà, s’écria Cosette en entrant, pas de fauteuils ! +Où sont donc les fauteuils ? +Ils n’y sont plus, répondit Jean Valjean. +Voilà qui est fort ! +Jean Valjean bégaya : — C’est moi qui ai dit à Basque de les enlever. Je ne reste que quelques minutes aujourd’hui. Rester peu, ce n’est pas une raison pour rester debout. Je crois que Basque avait besoin des fauteuils pour le salon. Vous avez sans doute du monde ce soir. Nous n’avons personne. Jean Valjean ne put dire un mot de plus. -Cosette haussa les épaules. +Cosette haussa les épaules. Faire enlever les fauteuils ! -L’autre jour vous faites éteindre le feu. -Comme vous êtes singulier ! +L’autre jour vous faites éteindre le feu. +Comme vous êtes singulier ! Adieu, murmura Jean Valjean. Il ne dit pas : Adieu, Cosette. Mais il n’eut pas la force de dire : Adieu, madame. @@ -16536,647 +16536,647 @@ Cette fois il avait compris. Le lendemain il ne vint pas. Cosette ne le remarqua que le soir. Tiens, dit-elle, monsieur Jean n’est pas venu aujourd’hui. -Le jour d’après, il ne vint pas. -Elle était si heureuse ! -Nicolette rapporta la réponse de monsieur Jean. -Il n’était point malade. -Le plus tôt qu’il pourrait. +Le jour d’après, il ne vint pas. +Elle était si heureuse ! +Nicolette rapporta la réponse de monsieur Jean. +Il n’était point malade. +Le plus tôt qu’il pourrait. Du reste, il allait faire un petit voyage. -Qu’on n’eût pas d’inquiétude. -Qu’on ne songeât point à lui. -Que madame envoyait savoir « pourquoi monsieur Jean n’était pas venu la veille. -Mais l’observation glissa sur Nicolette qui n’en rapporta rien à Cosette. -Le vieillard en sentait la saveur amère. -Bientôt, il ne vint même plus jusqu’à la rue Saint-Louis. -Tout son visage exprimait cette unique idée : À quoi bon ? -La prunelle était éteinte ; plus de rayonnement. +Qu’on n’eût pas d’inquiétude. +Qu’on ne songeât point à lui. +Que madame envoyait savoir « pourquoi monsieur Jean n’était pas venu la veille. +Mais l’observation glissa sur Nicolette qui n’en rapporta rien à Cosette. +Le vieillard en sentait la saveur amère. +Bientôt, il ne vint même plus jusqu’à la rue Saint-Louis. +Tout son visage exprimait cette unique idée : À quoi bon ? +La prunelle était éteinte ; plus de rayonnement. Les bonnes femmes du quartier disaient : C’est un innocent. Les enfants le suivaient en riant. Comme on s’en contente ! Comme on trouve que cela suffit ! Disons-le pourtant, on aurait tort d’accuser Marius. -Il avait regretté la promesse à laquelle il s’était laissé entraîner. -C’était plus que l’effacement, c’était l’éclipse. -Marius faisait ce qu’il jugeait nécessaire et juste. -En attendant, il s’abstenait de toucher à cet argent. -Son obéissance ici consistait à ne pas se souvenir de ce que Marius oubliait. -Elle n’avait aucun effort à faire pour cela. -Elle était plutôt étourdie qu’oublieuse. -Au fond, elle aimait bien celui qu’elle avait si longtemps nommé son père. +Il avait regretté la promesse à laquelle il s’était laissé entraîner. +C’était plus que l’effacement, c’était l’éclipse. +Marius faisait ce qu’il jugeait nécessaire et juste. +En attendant, il s’abstenait de toucher à cet argent. +Son obéissance ici consistait à ne pas se souvenir de ce que Marius oubliait. +Elle n’avait aucun effort à faire pour cela. +Elle était plutôt étourdie qu’oublieuse. +Au fond, elle aimait bien celui qu’elle avait si longtemps nommé son père. Mais elle aimait plus encore son mari. -Il arrivait parfois que Cosette parlait de Jean Valjean et s’étonnait. +Il arrivait parfois que Cosette parlait de Jean Valjean et s’étonnait. Alors Marius la calmait : — Il est absent, je crois. N’a-t-il pas dit qu’il partait pour un voyage ? C’est vrai, pensait Cosette. -Il avait l’habitude de disparaître ainsi. -Jean Valjean fit répondre que non. -Disons encore que, de leur côté, Marius et Cosette avaient été absents. -Ils étaient allés à Vernon. -Marius avait mené Cosette au tombeau de son père. -Marius avait peu à peu soustrait Cosette à Jean Valjean. -Cosette s’était laissé faire. +Il avait l’habitude de disparaître ainsi. +Jean Valjean fit répondre que non. +Disons encore que, de leur côté, Marius et Cosette avaient été absents. +Ils étaient allés à Vernon. +Marius avait mené Cosette au tombeau de son père. +Marius avait peu à peu soustrait Cosette à Jean Valjean. +Cosette s’était laissé faire. C’est l’ingratitude de la nature. La nature, nous l’avons dit ailleurs, « regarde devant elle ». -La nature divise les êtres vivants en arrivants et en partants. -Les partants sont tournés vers l’ombre, les arrivants vers la lumière. -Cet écart, d’abord insensible, s’accroît lentement comme toute séparation de branches. -Les rameaux, sans se détacher du tronc, s’en éloignent. +La nature divise les êtres vivants en arrivants et en partants. +Les partants sont tournés vers l’ombre, les arrivants vers la lumière. +Cet écart, d’abord insensible, s’accroît lentement comme toute séparation de branches. +Les rameaux, sans se détacher du tronc, s’en éloignent. Ce n’est pas leur faute. -La jeunesse va où est la joie, aux fêtes, aux vives clartés, aux amours. -La vieillesse va à la fin. +La jeunesse va où est la joie, aux fêtes, aux vives clartés, aux amours. +La vieillesse va à la fin. N’accusons pas ces pauvres enfants. -Ce fut la dernière oscillation du pendule. +Ce fut la dernière oscillation du pendule. Le lendemain, il ne sortit pas de chez lui. Le surlendemain, il ne sortit pas de son lit. -Si fait, répondit Jean Valjean. +Si fait, répondit Jean Valjean. L’assiette est toute pleine. -Regardez le pot à l’eau. -Cela prouve que vous avez bu ; cela ne prouve pas que vous avez mangé. -Eh bien, fît Jean Valjean, si je n’ai eu faim que d’eau ? -Ou à la Trinité. +Regardez le pot à l’eau. +Cela prouve que vous avez bu ; cela ne prouve pas que vous avez mangé. +Eh bien, fît Jean Valjean, si je n’ai eu faim que d’eau ? +Ou à la Trinité. Est-ce qu’on dit : Je mangerai demain ! Me laisser tout mon plat sans y toucher ! -Mes viquelottes qui étaient si bonnes ! -Je ne suis pas contente de vous, répondit la portière. -Jean Valjean ne voyait guère d’autre créature humaine que cette bonne femme. -Il était dans une de ces rues-là et dans une de ces maisons-là. -Ce gibet-là est toujours bon à voir. -Une semaine s’écoula sans que Jean Valjean fît un pas dans sa chambre. -Il demeurait toujours couché. -Ça a des chagrins, ça. -On ne m’ôtera pas de la tête que sa fille est mal mariée. +Mes viquelottes qui étaient si bonnes ! +Je ne suis pas contente de vous, répondit la portière. +Jean Valjean ne voyait guère d’autre créature humaine que cette bonne femme. +Il était dans une de ces rues-là et dans une de ces maisons-là. +Ce gibet-là est toujours bon à voir. +Une semaine s’écoula sans que Jean Valjean fît un pas dans sa chambre. +Il demeurait toujours couché. +Ça a des chagrins, ça. +On ne m’ôtera pas de la tête que sa fille est mal mariée. S’il n’est pas riche, qu’il n’en ait pas. -S’il n’a pas de médecin, il mourra. +S’il n’a pas de médecin, il mourra. Et s’il en a un ? Il mourra, dit le portier. Un vieillard qui est si propre ! Il est blanc comme un poulet. -C’est au deuxième, lui dit-elle. -Vous n’aurez qu’à entrer. -Le médecin vit Jean Valjean et lui parla. -Quand il redescendit, la portière l’interpella : — Eh bien, docteur ? +C’est au deuxième, lui dit-elle. +Vous n’aurez qu’à entrer. +Le médecin vit Jean Valjean et lui parla. +Quand il redescendit, la portière l’interpella : — Eh bien, docteur ? Votre malade est bien malade. Qu’est-ce qu’il a ? -C’est un homme qui, selon toute apparence, a perdu une personne chère. +C’est un homme qui, selon toute apparence, a perdu une personne chère. On meurt de cela. Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Il m’a dit qu’il se portait bien. -Oui, répondit le médecin. -Mais il faudrait qu’un autre que moi revînt. -Il mit son vieux vêtement d’ouvrier. -Ne sortant plus, il y était revenu, et il le préférait. +Oui, répondit le médecin. +Mais il faudrait qu’un autre que moi revînt. +Il mit son vieux vêtement d’ouvrier. +Ne sortant plus, il y était revenu, et il le préférait. Il ouvrit la valise et en tira le trousseau de Cosette. -Il l’étala sur son lit. -Les chandeliers de l’évêque étaient à leur place sur la cheminée. -Puis, quoiqu’il fît encore grand jour, c’était en été, il les alluma. +Il l’étala sur son lit. +Les chandeliers de l’évêque étaient à leur place sur la cheminée. +Puis, quoiqu’il fît encore grand jour, c’était en été, il les alluma. Il se vit dans ce miroir, et ne se reconnut pas. -On sentait là le creusement de l’ongle impitoyable. -La nuit était venue. -Cela fait, il eut un évanouissement. +On sentait là le creusement de l’ongle impitoyable. +La nuit était venue. +Cela fait, il eut un évanouissement. Quand il reprit connaissance, il avait soif. -Ces contemplations-là durent des heures qui semblent des minutes. +Ces contemplations-là durent des heures qui semblent des minutes. Il s’essuyait le front de temps en temps. -Il écrivit lentement quelques lignes que voici : « Cosette, je te bénis. +Il écrivit lentement quelques lignes que voici : « Cosette, je te bénis. Je vais t’expliquer. Aime-le toujours bien quand je serai mort. -Monsieur Pontmercy, aimez toujours mon enfant bien-aimé. -Le jais est plus léger, plus précieux, plus cher. +Monsieur Pontmercy, aimez toujours mon enfant bien-aimé. +Le jais est plus léger, plus précieux, plus cher. On peut faire en France des imitations comme en Allemagne. -Elle ne coûte plus que trente sous, et elle est bien meilleure. -Espagne en achète beaucoup. +Elle ne coûte plus que trente sous, et elle est bien meilleure. +Espagne en achète beaucoup. C’est le pays du jais... Je ne la verrai plus. -C’est un sourire qui a passé sur moi. -Je vais entrer dans la nuit sans même la revoir. +C’est un sourire qui a passé sur moi. +Je vais entrer dans la nuit sans même la revoir. Elle me sourirait, elle me dirait un mot. -Est-ce que cela ferait du mal à quelqu’un ? +Est-ce que cela ferait du mal à quelqu’un ? Non, c’est fini, jamais. -Me voilà tout seul. +Me voilà tout seul. Mon Dieu ! mon Dieu ! je ne la verrai plus. -En ce moment on frappa à sa porte. -Cosette avait pris le bras du grand-père et faisait un tour dans le jardin. +En ce moment on frappa à sa porte. +Cosette avait pris le bras du grand-père et faisait un tour dans le jardin. Une lettre peut, comme un homme, avoir mauvaise tournure. -Gros papier, pli grossier, rien qu’à les voir, de certaines missives déplaisent. -La lettre qu’avait apportée Basque était de cette espèce. +Gros papier, pli grossier, rien qu’à les voir, de certaines missives déplaisent. +La lettre qu’avait apportée Basque était de cette espèce. Elle sentait le tabac. -Rien n’éveille un souvenir comme une odeur. +Rien n’éveille un souvenir comme une odeur. Marius reconnut ce tabac. -Il regarda la suscription : À monsieur, monsieur le baron Pommerci. -Le tabac reconnu lui fit reconnaître l’écriture. -On pourrait dire que l’étonnement a des éclairs. -Marius fut comme illuminé d’un de ces éclairs-là. -L’odorat, ce mystérieux aide-mémoire, venait de faire revivre en lui tout un monde. +Il regarda la suscription : À monsieur, monsieur le baron Pommerci. +Le tabac reconnu lui fit reconnaître l’écriture. +On pourrait dire que l’étonnement a des éclairs. +Marius fut comme illuminé d’un de ces éclairs-là. +L’odorat, ce mystérieux aide-mémoire, venait de faire revivre en lui tout un monde. Le galetas Jondrette lui apparaissait. -Le bienfait dont vous m’honorerez sera réciproque. +Le bienfait dont vous m’honorerez sera réciproque. Je suis en posession d’un secret consernant un individu. Cet individu vous conserne. J’atends dans l’entichambre les ordres de monsieur le baron. -La lettre était signée « Thénard ». -Cette signature n’était pas fausse. -Elle était seulement un peu abrégée. -Du reste l’amphigouri et l’orthographe achevaient la révélation. -Le certificat d’origine était complet. -Aucun doute n’était possible. -L’émotion de Marius fut profonde. -Après le mouvement de surprise, il eut un mouvement de bonheur. -Basque entre-bâilla la porte. +La lettre était signée « Thénard ». +Cette signature n’était pas fausse. +Elle était seulement un peu abrégée. +Du reste l’amphigouri et l’orthographe achevaient la révélation. +Le certificat d’origine était complet. +Aucun doute n’était possible. +L’émotion de Marius fut profonde. +Après le mouvement de surprise, il eut un mouvement de bonheur. +Basque entre-bâilla la porte. Faites entrer, dit Marius. -Basque annonça : — Monsieur Thénard. +Basque annonça : — Monsieur Thénard. Nouvelle surprise pour Marius. -L’homme qui entra lui était parfaitement inconnu. -Ses cheveux étaient gris. -Il tenait à la main un vieux chapeau. -Ici une courte digression est nécessaire. -Pas pour trop longtemps, ce qui eût pu être gênant pour le gredin. +L’homme qui entra lui était parfaitement inconnu. +Ses cheveux étaient gris. +Il tenait à la main un vieux chapeau. +Ici une courte digression est nécessaire. +Pas pour trop longtemps, ce qui eût pu être gênant pour le gredin. Il avait un vestiaire assez complet. -Les loques dont il affublait les gens étaient à peu près possibles. -Cet être était le costumier du drame immense que la friponnerie joue à Paris. -Il ne fallait être ni trop gras ni trop maigre. -Le Changeur n’avait prévu que les hommes ordinaires. +Les loques dont il affublait les gens étaient à peu près possibles. +Cet être était le costumier du drame immense que la friponnerie joue à Paris. +Il ne fallait être ni trop gras ni trop maigre. +Le Changeur n’avait prévu que les hommes ordinaires. Tant pis pour les exceptions ! -Tout cela revenait à l’homme d’État, ancien ambassadeur. -Marius était attentif au parler de cet homme. -Il était tout à fait dérouté. +Tout cela revenait à l’homme d’État, ancien ambassadeur. +Marius était attentif au parler de cet homme. +Il était tout à fait dérouté. Je ne connais, dit-il, ni madame Bagration, ni Monsieur Dambray. -La réponse était bourrue. -Le personnage, gracieux quand même, insista. +La réponse était bourrue. +Le personnage, gracieux quand même, insista. Alors, ce sera chez Chateaubriand que j’aurai vu monsieur ! Je connais beaucoup Chateaubriand. -Il est très affable. +Il est très affable. Qu’est-ce que vous voulez ? L’homme, devant la voix plus dure, salua plus bas. -Monsieur le baron, daignez m’écouter. +Monsieur le baron, daignez m’écouter. Ce village se compose d’une seule maison. -Où voulez-vous en venir ? interrompit Marius qui du désappointement passait à l’impatience. -À ceci, monsieur le baron. -Je suis un ancien diplomate fatigué. +Où voulez-vous en venir ? interrompit Marius qui du désappointement passait à l’impatience. +À ceci, monsieur le baron. +Je suis un ancien diplomate fatigué. La vieille civilisation m’a mis sur les dents. Je veux essayer des sauvages. -Monsieur le baron, l’égoïsme est la loi du monde. -L’intérêt, voilà le but des hommes. -L’or, voilà l’aimant. -Je voudrais aller m’établir à la Joya. -J’ai mon épouse et ma demoiselle ; une fille qui est fort belle. +Monsieur le baron, l’égoïsme est la loi du monde. +L’intérêt, voilà le but des hommes. +L’or, voilà l’aimant. +Je voudrais aller m’établir à la Joya. +J’ai mon épouse et ma demoiselle ; une fille qui est fort belle. Le voyage est long et cher. Il me faut un peu d’argent. En quoi cela me regarde-t-il ? demanda Marius. -Cela était à peu près vrai. -Le fait est que le contenu de l’épître avait glissé sur Marius. -Il avait vu l’écriture plus qu’il n’avait lu la lettre. -Il s’en souvenait à peine. -Depuis un moment un nouvel éveil venait de lui être donné. -Il avait remarqué ce détail : mon épouse et ma demoiselle. -Il attachait sur l’inconnu un œil pénétrant. -Un juge d’instruction n’eût pas mieux regardé. +Cela était à peu près vrai. +Le fait est que le contenu de l’épître avait glissé sur Marius. +Il avait vu l’écriture plus qu’il n’avait lu la lettre. +Il s’en souvenait à peine. +Depuis un moment un nouvel éveil venait de lui être donné. +Il avait remarqué ce détail : mon épouse et ma demoiselle. +Il attachait sur l’inconnu un œil pénétrant. +Un juge d’instruction n’eût pas mieux regardé. Il le guettait presque. -Il se borna à lui répondre : — Précisez. +Il se borna à lui répondre : — Précisez. Soit, monsieur le baron. -J’ai un secret à vous vendre. +J’ai un secret à vous vendre. Quel est ce secret ? -Marius examinait de plus en plus l’homme, tout en l’écoutant. +Marius examinait de plus en plus l’homme, tout en l’écoutant. Je commence gratis, dit l’inconnu. -Vous allez voir que je suis intéressant. +Vous allez voir que je suis intéressant. Monsieur le baron, vous avez chez vous un voleur et un assassin. Chez moi ? non, dit-il. L’inconnu, imperturbable, brossa son chapeau du coude, et poursuivit : — Assassin et voleur. Je vais vous dire son nom vrai. Et vous le dire pour rien. Il s’appelle Jean Valjean. -Je vais vous dire, également pour rien, qui il est. -C’est un ancien forçat. +Je vais vous dire, également pour rien, qui il est. +C’est un ancien forçat. Vous le savez depuis que j’ai eu l’honneur de vous le dire. Je le savais auparavant. -Il décocha à la dérobée à Marius un regard furieux, tout de suite éteint. -Dans tous les cas, vous devez voir que je suis renseigné. -Cela intéresse la fortune de madame la baronne. +Il décocha à la dérobée à Marius un regard furieux, tout de suite éteint. +Dans tous les cas, vous devez voir que je suis renseigné. +Cela intéresse la fortune de madame la baronne. C’est un secret extraordinaire. -Il est à vendre. -C’est à vous que je l’offre d’abord. -Je sais ce secret-là comme je sais les autres, dit Marius. -Je vous répète que vous n’avez rien à m’apprendre. +Il est à vendre. +C’est à vous que je l’offre d’abord. +Je sais ce secret-là comme je sais les autres, dit Marius. +Je vous répète que vous n’avez rien à m’apprendre. Je sais ce que vous voulez me dire. -Il y eut dans l’œil de l’homme un nouvel éclair. -Il s’écria : — Il faut pourtant que je dîne aujourd’hui. +Il y eut dans l’œil de l’homme un nouvel éclair. +Il s’écria : — Il faut pourtant que je dîne aujourd’hui. C’est un secret extraordinaire, vous dis-je. Monsieur le baron, je vais parler. Donnez-moi vingt francs. Ce n’est pas difficile, monsieur le baron. -J’ai eu l’honneur de vous l’écrire et de vous le dire. -Et vous avez tenu une gargote à Montfermeil. -Et je vous dis que vous êtes Thénardier. -Et que vous êtes un gueux. +J’ai eu l’honneur de vous l’écrire et de vous le dire. +Et vous avez tenu une gargote à Montfermeil. +Et je vous dis que vous êtes Thénardier. +Et que vous êtes un gueux. Merci ! pardon ! cinq cents francs ! monsieur le baron ! -Et l’homme, bouleversé, saluant, saisissant le billet, l’examina. -Cinq cents francs ! reprit-il, ébahi. -Et il bégaya à demi-voix : Un fafiot sérieux ! -Puis brusquement : — Eh bien soit, s’écria-t-il. -Mettons-nous à notre aise. -Et il redressa son dos voûté. -Il était venu apporter de l’étonnement, et c’était lui qui en recevait. -Il lui avait écrit, sans le connaître, la lettre qu’on sait. -De l’homme, il était facilement arrivé au nom. -Il savait que madame la baronne Pontmercy, c’était Cosette. -Mais de ce côté-là, il comptait être discret. -Il ne le savait pas au juste lui-même. +Et l’homme, bouleversé, saluant, saisissant le billet, l’examina. +Cinq cents francs ! reprit-il, ébahi. +Et il bégaya à demi-voix : Un fafiot sérieux ! +Puis brusquement : — Eh bien soit, s’écria-t-il. +Mettons-nous à notre aise. +Et il redressa son dos voûté. +Il était venu apporter de l’étonnement, et c’était lui qui en recevait. +Il lui avait écrit, sans le connaître, la lettre qu’on sait. +De l’homme, il était facilement arrivé au nom. +Il savait que madame la baronne Pontmercy, c’était Cosette. +Mais de ce côté-là, il comptait être discret. +Il ne le savait pas au juste lui-même. Pour se faire payer son silence ? -Il avait, ou croyait avoir, à vendre mieux que cela. -Dans la pensée de Thénardier, la conversation avec Marius n’avait pas encore commencé. -Pour les hommes de la nature de Thénardier, tout dialogue est un combat. -Dans celui qui allait s’engager, quelle était sa situation ? -Marius était resté pensif. -Il tenait donc enfin Thénardier. -Cet homme qu’il avait tant désiré retrouver était là. -Il allait donc pouvoir faire honneur à la recommandation du colonel Pontmercy. -Quoi qu’il en fût, il était content. -L’occasion semblait se présenter. -Thénardier savait peut-être quelque chose. -Il pouvait être utile de voir le fond de cet homme. -Il commença par là. +Il avait, ou croyait avoir, à vendre mieux que cela. +Dans la pensée de Thénardier, la conversation avec Marius n’avait pas encore commencé. +Pour les hommes de la nature de Thénardier, tout dialogue est un combat. +Dans celui qui allait s’engager, quelle était sa situation ? +Marius était resté pensif. +Il tenait donc enfin Thénardier. +Cet homme qu’il avait tant désiré retrouver était là. +Il allait donc pouvoir faire honneur à la recommandation du colonel Pontmercy. +Quoi qu’il en fût, il était content. +L’occasion semblait se présenter. +Thénardier savait peut-être quelque chose. +Il pouvait être utile de voir le fond de cet homme. +Il commença par là. Marius rompit le silence. -Thénardier, je vous ai dit votre nom. +Thénardier, je vous ai dit votre nom. J’ai mes informations aussi, moi. Vous allez voir que j’en sais plus long que vous. Jean Valjean, comme vous l’avez dit, est un assassin et un voleur. -Un assassin, parce qu’il a assassiné l’agent de police Javert. -Je ne comprends pas, monsieur le baron, fît Thénardier. +Un assassin, parce qu’il a assassiné l’agent de police Javert. +Je ne comprends pas, monsieur le baron, fît Thénardier. Je vais me faire comprendre. -Cet homme était devenu, dans toute la force du terme, un juste. -Il était le père nourricier des pauvres. -Il avait refusé la croix, on l’avait nommé maire. -Ce forçat, qui a volé Monsieur Madeleine, c’est Jean Valjean. -Quant à l’autre fait, vous n’avez rien non plus à m’apprendre. -Moi qui vous parle, j’étais présent. +Cet homme était devenu, dans toute la force du terme, un juste. +Il était le père nourricier des pauvres. +Il avait refusé la croix, on l’avait nommé maire. +Ce forçat, qui a volé Monsieur Madeleine, c’est Jean Valjean. +Quant à l’autre fait, vous n’avez rien non plus à m’apprendre. +Moi qui vous parle, j’étais présent. Quoi ! repartit Marius, contestez-vous cela ? Ce sont des faits. -Ce sont des chimères. -Avant tout la vérité et la justice. +Ce sont des chimères. +Avant tout la vérité et la justice. Je n’aime pas voir accuser les gens injustement. -Voilà qui est fort ! comment cela ? -Que me contez-vous là ? +Voilà qui est fort ! comment cela ? +Que me contez-vous là ? Que voulez-vous dire ? -Que Javert s’est suicidé. +Que Javert s’est suicidé. Prouvez ! prouvez ! cria Marius hors de lui. J’ai mon dossier, dit-il avec calme. -Deux faits, deux preuves, fit Thénardier. -Et il tendit à Marius les deux journaux déployés. -Ces deux journaux, le lecteur les connaît. +Deux faits, deux preuves, fit Thénardier. +Et il tendit à Marius les deux journaux déployés. +Ces deux journaux, le lecteur les connaît. Marius ne pouvait douter. -Les renseignements du commis-caissier étaient faux, et lui-même s’était trompé. +Les renseignements du commis-caissier étaient faux, et lui-même s’était trompé. Jean Valjean, grandi brusquement, sortait du nuage. C’est un assassin et un voleur. -Jean Valjean n’a pas volé Madeleine, mais c’est un voleur. -Il n’a pas tué Javert, mais c’est un meurtrier. +Jean Valjean n’a pas volé Madeleine, mais c’est un voleur. +Il n’a pas tué Javert, mais c’est un meurtrier. Je dis assassinat et vol, monsieur le baron. -Et je répète que je parle de faits actuels. -Ce que j’ai à vous révéler est absolument inconnu. -C’est de l’inédit. +Et je répète que je parle de faits actuels. +Ce que j’ai à vous révéler est absolument inconnu. +C’est de l’inédit. Je pourrais vous interrompre ici, observa Marius, mais continuez. -Monsieur le baron, je vais vous dire tout, laissant la récompense à votre générosité. +Monsieur le baron, je vais vous dire tout, laissant la récompense à votre générosité. Ce secret vaut de l’or massif. -Vous me direz : Pourquoi ne t’es-tu pas adressé à Jean Valjean ? -Je suis un peu fatigué, permettez-moi de prendre une chaise. +Vous me direz : Pourquoi ne t’es-tu pas adressé à Jean Valjean ? +Je suis un peu fatigué, permettez-moi de prendre une chaise. Marius s’assit et lui fit signe de s’asseoir. -Marius rapprocha brusquement sa chaise de celle de Thénardier. -L’homme entendit du bruit dans l’égout. -Très surpris, il se blottit et guetta. -Chose étrange, il y avait dans l’égout un autre homme que lui. -La grille de sortie de l’égout n’était pas loin. -Flagrant délit d’assassinat, s’il en fut. +Marius rapprocha brusquement sa chaise de celle de Thénardier. +L’homme entendit du bruit dans l’égout. +Très surpris, il se blottit et guetta. +Chose étrange, il y avait dans l’égout un autre homme que lui. +La grille de sortie de l’égout n’était pas loin. +Flagrant délit d’assassinat, s’il en fut. Quant au vol, il va de soi ; on ne tue pas un homme gratis. -Ce forçat allait jeter ce cadavre à la rivière. +Ce forçat allait jeter ce cadavre à la rivière. La chaise de Marius se rapprocha encore. -Thénardier en profita pour respirer longuement. -Il poursuivit : — Monsieur le baron, un égout n’est pas le Champ de Mars. -On y manque de tout, et même de place. -Quand deux hommes sont là, il faut qu’ils se rencontrent. +Thénardier en profita pour respirer longuement. +Il poursuivit : — Monsieur le baron, un égout n’est pas le Champ de Mars. +On y manque de tout, et même de place. +Quand deux hommes sont là, il faut qu’ils se rencontrent. C’est ce qui arriva. -Ce forçat était un homme d’une force terrible. -Il n’y avait pas à refuser. +Ce forçat était un homme d’une force terrible. +Il n’y avait pas à refuser. Pourtant celui qui avait la clef parlementa, uniquement pour gagner du temps. -Il mit la pièce à conviction dans sa poche. -Vous comprenez à présent. -La déchirure s’adaptait exactement, et le lambeau complétait l’habit. -Il pensa ceci : Je suis épaté. -Marius se redressa frémissant, désespéré, rayonnant. -Vous êtes un infâme ! vous êtes un menteur, un calomniateur, un scélérat. -Et c’est vous qui êtes un voleur ! -Et c’est vous qui êtes un assassin ! -Je vous ai vu, Thénardier Jondrette, dans ce bouge du boulevard de l’Hôpital. -Tenez, voilà mille francs, sacripant que vous êtes ! -Et il jeta un billet de mille francs à Thénardier. +Il mit la pièce à conviction dans sa poche. +Vous comprenez à présent. +La déchirure s’adaptait exactement, et le lambeau complétait l’habit. +Il pensa ceci : Je suis épaté. +Marius se redressa frémissant, désespéré, rayonnant. +Vous êtes un infâme ! vous êtes un menteur, un calomniateur, un scélérat. +Et c’est vous qui êtes un voleur ! +Et c’est vous qui êtes un assassin ! +Je vous ai vu, Thénardier Jondrette, dans ce bouge du boulevard de l’Hôpital. +Tenez, voilà mille francs, sacripant que vous êtes ! +Et il jeta un billet de mille francs à Thénardier. Prenez ces cinq cents francs, et sortez d’ici ! -Waterloo ! grommela Thénardier, en empochant les cinq cents francs avec les mille francs. -Oui, assassin ! vous y avez sauvé la vie à un colonel... -À un général, dit Thénardier, en relevant la tête. -À un colonel ! reprit Marius avec emportement. -Je ne donnerais pas un liard pour un général. +Waterloo ! grommela Thénardier, en empochant les cinq cents francs avec les mille francs. +Oui, assassin ! vous y avez sauvé la vie à un colonel... +À un général, dit Thénardier, en relevant la tête. +À un colonel ! reprit Marius avec emportement. +Je ne donnerais pas un liard pour un général. Et vous veniez ici faire des infamies ! Je vous dis que vous avez commis tous les crimes. -Soyez heureux, seulement, c’est tout ce que je désire. -Voilà encore trois mille francs. +Soyez heureux, seulement, c’est tout ce que je désire. +Voilà encore trois mille francs. Allez vous faire prendre ailleurs ! -Monsieur le baron, répondit Thénardier en saluant jusqu’à terre, reconnaissance éternelle. +Monsieur le baron, répondit Thénardier en saluant jusqu’à terre, reconnaissance éternelle. Finissons-en tout de suite avec cet homme. -Avec l’argent de Marius, Thénardier se fit négrier. -Dès que Thénardier fut dehors, Marius courut au jardin où Cosette se promenait encore. +Avec l’argent de Marius, Thénardier se fit négrier. +Dès que Thénardier fut dehors, Marius courut au jardin où Cosette se promenait encore. Cosette ! cria-t-il. -C’est lui qui m’avait sauvé la vie ! +C’est lui qui m’avait sauvé la vie ! Ne perdons pas une minute ! -Cosette le crut fou, et obéit. -Il allait et venait à grands pas, il embrassait Cosette : — Ah ! +Cosette le crut fou, et obéit. +Il allait et venait à grands pas, il embrassait Cosette : — Ah ! Cosette ! je suis un malheureux ! disait-il. -Une vertu inouïe lui apparaissait, suprême et douce, humble dans son immensité. -Le forçat se transfigurait en Christ. -Marius avait l’éblouissement de ce prodige. -Il ne savait pas au juste ce qu’il voyait, mais c’était grand. +Une vertu inouïe lui apparaissait, suprême et douce, humble dans son immensité. +Le forçat se transfigurait en Christ. +Marius avait l’éblouissement de ce prodige. +Il ne savait pas au juste ce qu’il voyait, mais c’était grand. En un instant, un fiacre fut devant la porte. -Marius y fit monter Cosette et s’y élança. -Cocher, dit-il, rue de l’Homme-Armé, numéro sept. Le fiacre partit. -Ah ! quel bonheur ! fit Cosette, rue de l’Homme-Armé. +Marius y fit monter Cosette et s’y élança. +Cocher, dit-il, rue de l’Homme-Armé, numéro sept. Le fiacre partit. +Ah ! quel bonheur ! fit Cosette, rue de l’Homme-Armé. Je n’osais plus t’en parler. Nous allons voir monsieur Jean. -Ton père, Cosette ! ton père plus que jamais. -Elle sera tombée dans ses mains. -Il m’a tiré de ce gouffre pour me donner à toi. -Il m’a porté sur son dos dans cet effroyable égout. +Ton père, Cosette ! ton père plus que jamais. +Elle sera tombée dans ses mains. +Il m’a tiré de ce gouffre pour me donner à toi. +Il m’a porté sur son dos dans cet effroyable égout. Ah ! je suis un monstrueux ingrat. Pourvu qu’il soit chez lui ! Pourvu que nous le trouvions ! -Je passerai le reste de ma vie à le vénérer. -Oui, ce doit être cela, vois-tu, Cosette ? -C’est à lui que Gavroche aura remis ma lettre. +Je passerai le reste de ma vie à le vénérer. +Oui, ce doit être cela, vois-tu, Cosette ? +C’est à lui que Gavroche aura remis ma lettre. Cosette ne comprenait pas un mot. Tu as raison, lui dit-elle. Cependant le fiacre roulait. Entrez, dit-il faiblement. La porte s’ouvrit. Cosette et Marius parurent. -Cosette se précipita dans la chambre. -Marius resta sur le seuil, debout, appuyé contre le montant de la porte. -Jean Valjean, bouleversé, bégayait : — Cosette ! elle ! vous, madame ! c’est toi ! +Cosette se précipita dans la chambre. +Marius resta sur le seuil, debout, appuyé contre le montant de la porte. +Jean Valjean, bouleversé, bégayait : — Cosette ! elle ! vous, madame ! c’est toi ! Tu me pardonnes donc ! Et vous aussi, vous me pardonnez ! dit Jean Valjean. Marius ne put trouver une parole, et Jean Valjean ajouta : — Merci. -Cosette arracha son châle et jeta son chapeau sur le lit. -Cela me gêne, dit-elle. -Jean Valjean se laissait faire, égaré. -Jean Valjean balbutiait : — Comme on est bête ! +Cosette arracha son châle et jeta son chapeau sur le lit. +Cela me gêne, dit-elle. +Jean Valjean se laissait faire, égaré. +Jean Valjean balbutiait : — Comme on est bête ! Je croyais que je ne la verrais plus. -Voilà comme on est idiot ! +Voilà comme on est idiot ! Mais on compte sans le bon Dieu. -Le bon Dieu dit : Tu t’imagines qu’on va t’abandonner, bêta ! -Non, non, ça ne se passera pas comme ça. -Allons, il y a là un pauvre bonhomme qui a besoin d’un ange. -Ah ! j’étais bien malheureux ! -Un cœur, cela veut un os à ronger. -Cependant je sentais bien que j’étais de trop. -Dieu béni, je la revois ! -Sais-tu, Cosette, que ton mari est très beau ? -Ah ! tu as un joli col brodé, à la bonne heure. -J’aime ce dessin-là. +Le bon Dieu dit : Tu t’imagines qu’on va t’abandonner, bêta ! +Non, non, ça ne se passera pas comme ça. +Allons, il y a là un pauvre bonhomme qui a besoin d’un ange. +Ah ! j’étais bien malheureux ! +Un cœur, cela veut un os à ronger. +Cependant je sentais bien que j’étais de trop. +Dieu béni, je la revois ! +Sais-tu, Cosette, que ton mari est très beau ? +Ah ! tu as un joli col brodé, à la bonne heure. +J’aime ce dessin-là. C’est ton mari qui l’a choisi, n’est-ce pas ? Et puis, il te faudra des cachemires. Monsieur Pontmercy, laissez-moi la tutoyer. Ce n’est pas pour longtemps. -Et Cosette reprenait : — Quelle méchanceté de nous avoir laissés comme cela ! -Où êtes-vous donc allé ? pourquoi avez-vous été si longtemps ? +Et Cosette reprenait : — Quelle méchanceté de nous avoir laissés comme cela ! +Où êtes-vous donc allé ? pourquoi avez-vous été si longtemps ? Autrefois vos voyages ne duraient pas plus de trois ou quatre jours. -J’ai envoyé Nicolette, on répondait toujours : Il est absent. -Depuis quand êtes-vous revenu ? +J’ai envoyé Nicolette, on répondait toujours : Il est absent. +Depuis quand êtes-vous revenu ? Pourquoi ne pas nous l’avoir fait savoir ? -Savez-vous que vous êtes très changé ? -Tiens, Marius, tâte sa main comme elle est froide ! -Monsieur Pontmercy, vous me pardonnez ! répéta Jean Valjean. +Savez-vous que vous êtes très changé ? +Tiens, Marius, tâte sa main comme elle est froide ! +Monsieur Pontmercy, vous me pardonnez ! répéta Jean Valjean. Et sais-tu ce qu’il m’a fait, Cosette ? -Il m’a sauvé la vie. +Il m’a sauvé la vie. Il a fait plus. -Il t’a donnée à moi. +Il t’a donnée à moi. Chut ! chut ! dit tout bas Jean Valjean. Pourquoi dire tout cela ? C’est votre faute aussi. Vous sauvez la vie aux gens, et vous le leur cachez ! -Vous faites plus, sous prétexte de vous démasquer, vous vous calomniez. -J’ai dit la vérité, répondit Jean Valjean. -Vous étiez monsieur Madeleine, pourquoi ne pas l’avoir dit ? -Vous aviez sauvé Javert, pourquoi ne pas l’avoir dit ? +Vous faites plus, sous prétexte de vous démasquer, vous vous calomniez. +J’ai dit la vérité, répondit Jean Valjean. +Vous étiez monsieur Madeleine, pourquoi ne pas l’avoir dit ? +Vous aviez sauvé Javert, pourquoi ne pas l’avoir dit ? Je vous devais la vie, pourquoi ne pas l’avoir dit ? Parce que je pensais comme vous. Je trouvais que vous aviez raison. Il fallait que je m’en allasse. Je devais donc me taire. -Si j’avais parlé, cela aurait tout gêné. -Gêné quoi ! gêné qui ! repartit Marius. +Si j’avais parlé, cela aurait tout gêné. +Gêné quoi ! gêné qui ! repartit Marius. Est-ce que vous croyez que vous allez rester ici ? -Vous faites partie de nous-mêmes. -Vous êtes son père et le mien. +Vous faites partie de nous-mêmes. +Vous êtes son père et le mien. Vous ne passerez pas dans cette affreuse maison un jour de plus. Ne vous figurez pas que vous serez demain ici. -Que voulez-vous dire ? répliqua Marius. -Ah çà, nous ne permettons plus de voyage. +Que voulez-vous dire ? répliqua Marius. +Ah çà, nous ne permettons plus de voyage. Vous ne nous quitterez plus. -Nous ne vous lâchons pas. +Nous ne vous lâchons pas. Cette fois-ci, c’est pour de bon, ajouta Cosette. Nous avons une voiture en bas. S’il le faut, j’emploierai la force. Et, riant, elle fit le geste de soulever le vieillard dans ses bras. Il y a toujours votre chambre dans notre maison, poursuivit-elle. Si vous saviez comme le jardin est joli dans ce moment-ci ! -Les azalées y viennent très bien. +Les azalées y viennent très bien. Vous mangerez de mes fraises. C’est moi qui les arrose. -Le programme est changé. -J’en ai pleuré. -J’aurais tué le chat ! +Le programme est changé. +J’en ai pleuré. +J’aurais tué le chat ! Mais maintenant personne ne pleure plus. Tout le monde rit, tout le monde est heureux. Vous allez venir avec nous. -Comme le grand-père va être content ! -Jean Valjean l’écoutait sans l’entendre. -Il murmura : — La preuve que Dieu est bon, c’est que la voilà. -Mon père ! dit Cosette. +Comme le grand-père va être content ! +Jean Valjean l’écoutait sans l’entendre. +Il murmura : — La preuve que Dieu est bon, c’est que la voilà. +Mon père ! dit Cosette. Jean Valjean continua : — C’est bien vrai que ce serait charmant de vivre ensemble. Ils ont des oiseaux plein leurs arbres. -Je me promènerais avec Cosette. -On se voit dès le matin. +Je me promènerais avec Cosette. +On se voit dès le matin. Nous cultiverions chacun un petit coin. Elle me ferait manger ses fraises, je lui ferais cueillir mes roses. Il s’interrompit et dit doucement : — C’est dommage. Cosette prit les deux mains du vieillard dans les siennes. Mon Dieu ! dit-elle, vos mains sont encore plus froides. -Est-ce que vous êtes malade ? +Est-ce que vous êtes malade ? Est-ce que vous souffrez ? -Moi ? non, répondit Jean Valjean, je suis très bien. -Je vais mourir tout à l’heure. -Cosette et Marius frissonnèrent. -Mourir ! s’écria Marius. +Moi ? non, répondit Jean Valjean, je suis très bien. +Je vais mourir tout à l’heure. +Cosette et Marius frissonnèrent. +Mourir ! s’écria Marius. Oui, mais ce n’est rien, dit Jean Valjean. -Marius pétrifié regardait le vieillard. -Cosette poussa un cri déchirant. -Père ! mon père ! vous vivrez. +Marius pétrifié regardait le vieillard. +Cosette poussa un cri déchirant. +Père ! mon père ! vous vivrez. Je veux que vous viviez, entendez-vous ! -Jean Valjean leva la tête vers elle avec adoration. -Oh oui, défends-moi de mourir. -Qui sait ? j’obéirai peut-être. -J’étais en train de mourir quand vous êtes arrivés. -Cela m’a arrêté, il m’a semblé que je renaissais. -Vous êtes plein de force et de vie, s’écria Marius. +Jean Valjean leva la tête vers elle avec adoration. +Oh oui, défends-moi de mourir. +Qui sait ? j’obéirai peut-être. +J’étais en train de mourir quand vous êtes arrivés. +Cela m’a arrêté, il m’a semblé que je renaissais. +Vous êtes plein de force et de vie, s’écria Marius. Est-ce que vous vous imaginez qu’on meurt comme cela ? Vous avez eu du chagrin, vous n’en aurez plus. -C’est moi qui vous demande pardon, et à genoux encore ! +C’est moi qui vous demande pardon, et à genoux encore ! Vous allez vivre, et vivre avec nous, et vivre longtemps. -Nous sommes deux ici qui n’aurons désormais qu’une pensée, votre bonheur ! +Nous sommes deux ici qui n’aurons désormais qu’une pensée, votre bonheur ! Jean Valjean continuait de sourire. La mort est un bon arrangement. Dieu sait mieux que nous ce qu’il nous faut. -Il y a une heure, j’ai eu un évanouissement. +Il y a une heure, j’ai eu un évanouissement. Comme ton mari est bon, Cosette ! tu es bien mieux qu’avec moi. -Un bruit se fit à la porte. -C’était le médecin qui entrait. +Un bruit se fit à la porte. +C’était le médecin qui entrait. Bonjour et adieu, docteur, dit Jean Valjean. Voici mes pauvres enfants. -Marius s’approcha du médecin. -Le médecin répondit à la question par un coup d’œil expressif. +Marius s’approcha du médecin. +Le médecin répondit à la question par un coup d’œil expressif. Il y eut un silence. -Toutes les poitrines étaient oppressées. +Toutes les poitrines étaient oppressées. Jean Valjean se tourna vers Cosette. -La réverbération de ce doux visage illuminait sa face pâle. -Le sépulcre peut avoir son éblouissement. -Le médecin lui tâta le pouls. +La réverbération de ce doux visage illuminait sa face pâle. +Le sépulcre peut avoir son éblouissement. +Le médecin lui tâta le pouls. Ah ! c’est vous qu’il lui fallait ! murmura-t-il en regardant Cosette et Marius. -Et, se penchant à l’oreille de Marius, il ajouta très bas : — Trop tard. -Tout à coup il se leva. -Ces retours de force sont quelquefois un signe même de l’agonie. +Et, se penchant à l’oreille de Marius, il ajouta très bas : — Trop tard. +Tout à coup il se leva. +Ces retours de force sont quelquefois un signe même de l’agonie. Est-il possible que nous ne vous retrouvions que pour vous perdre ? On pourrait dire que l’agonie serpente. -Elle va, vient, s’avance vers le sépulcre, et se retourne vers la vie. -Il y a du tâtonnement dans l’action de mourir. +Elle va, vient, s’avance vers le sépulcre, et se retourne vers la vie. +Il y a du tâtonnement dans l’action de mourir. Il prit un pan de la manche de Cosette et le baisa. Il revient ! docteur, il revient ! cria Marius. -Vous êtes bons tous les deux, dit Jean Valjean. +Vous êtes bons tous les deux, dit Jean Valjean. Je vais vous dire ce qui m’a fait de la peine. -Cet argent-là est bien à votre femme. -Le jais noir vient d’Angleterre, le jais blanc vient de Norvège. -Tout ceci est dans le papier que voilà, que vous lirez. +Cet argent-là est bien à votre femme. +Le jais noir vient d’Angleterre, le jais blanc vient de Norvège. +Tout ceci est dans le papier que voilà, que vous lirez. C’est plus joli, meilleur, et moins cher. Vous comprenez tout l’argent qu’on peut gagner. -La fortune de Cosette est donc bien à elle. -Je vous donne ces détails-là pour que vous ayez l’esprit en repos. -La portière était montée et regardait par la porte entrebâillée. -J’en ai un, répondit Jean Valjean. -Il est probable que l’évêque en effet assistait à cette agonie. +La fortune de Cosette est donc bien à elle. +Je vous donne ces détails-là pour que vous ayez l’esprit en repos. +La portière était montée et regardait par la porte entrebâillée. +J’en ai un, répondit Jean Valjean. +Il est probable que l’évêque en effet assistait à cette agonie. Jean Valjean reprit : — Monsieur Pontmercy, n’ayez pas de crainte, je vous en conjure. -Les six cent mille francs sont bien à Cosette. +Les six cent mille francs sont bien à Cosette. J’aurais donc perdu ma vie si vous n’en jouissiez pas ! -Nous étions parvenus à faire très bien cette verroterie-là. +Nous étions parvenus à faire très bien cette verroterie-là. Nous rivalisions avec ce qu’on appelle les bijoux de Berlin. -Par exemple, on ne peut pas égaler le verre noir d’Allemagne. -D’instant en instant, Jean Valjean déclinait. +Par exemple, on ne peut pas égaler le verre noir d’Allemagne. +D’instant en instant, Jean Valjean déclinait. Il baissait ; il se rapprochait de l’horizon sombre. -Son souffle était devenu intermittent ; un peu de râle l’entrecoupait. -La lumière du monde inconnu était déjà visible dans sa prunelle. -Sa figure blêmissait et souriait. -La vie n’était plus là, il y avait autre chose. +Son souffle était devenu intermittent ; un peu de râle l’entrecoupait. +La lumière du monde inconnu était déjà visible dans sa prunelle. +Sa figure blêmissait et souriait. +La vie n’était plus là, il y avait autre chose. Son haleine tombait, son regard grandissait. -C’était un cadavre auquel on sentait des ailes. +C’était un cadavre auquel on sentait des ailes. Approche, approchez tous deux. Je vous aime bien. Oh ! c’est bon de mourir comme cela ! Toi aussi, tu m’aimes, ma Cosette. -Je savais bien que tu avais toujours de l’amitié pour ton vieux bonhomme. +Je savais bien que tu avais toujours de l’amitié pour ton vieux bonhomme. Comme tu es gentille de m’avoir mis ce coussin sous les reins ! Tu me pleureras un peu, n’est-ce pas ? Je ne veux pas que tu aies de vrais chagrins. Il faudra vous amuser beaucoup, mes enfants. -La grosse, les douze douzaines, revenait à dix francs, et se vendait soixante. -C’était vraiment un bon commerce. -Il ne faut donc pas s’étonner des six cent mille francs, monsieur Pontmercy. -C’est de l’argent honnête. -Vous pouvez être riches tranquillement. -J’écrivais tout à l’heure à Cosette. +La grosse, les douze douzaines, revenait à dix francs, et se vendait soixante. +C’était vraiment un bon commerce. +Il ne faut donc pas s’étonner des six cent mille francs, monsieur Pontmercy. +C’est de l’argent honnête. +Vous pouvez être riches tranquillement. +J’écrivais tout à l’heure à Cosette. Elle trouvera ma lettre. J’ai fait ce que j’ai pu. -C’est là ma volonté. +C’est là ma volonté. Pas de nom sur la pierre. Si Cosette veut venir un peu quelquefois, cela me fera plaisir. Vous aussi, monsieur Pontmercy. -Maintenant, elle et vous, vous n’êtes qu’un pour moi. -Je vous suis très reconnaissant. +Maintenant, elle et vous, vous n’êtes qu’un pour moi. +Je vous suis très reconnaissant. Je sens que vous rendez Cosette heureuse. Il y a dans la commode un billet de cinq cents francs. -Je n’y ai pas touché. +Je n’y ai pas touché. C’est pour les pauvres. Il n’y a pourtant que dix ans de cela. Comme le temps passe ! -Nous avons été bien heureux. -Mes enfants, ne pleurez pas, je ne vais pas très loin. -Je vous verrai de là. -Vous n’aurez qu’à regarder quand il fera nuit, vous me verrez sourire. -C’est la première fois que j’ai touché ta pauvre petite main. -Elle était si froide ! -Et la grande poupée ! te rappelles-tu ? +Nous avons été bien heureux. +Mes enfants, ne pleurez pas, je ne vais pas très loin. +Je vous verrai de là. +Vous n’aurez qu’à regarder quand il fera nuit, vous me verrez sourire. +C’est la première fois que j’ai touché ta pauvre petite main. +Elle était si froide ! +Et la grande poupée ! te rappelles-tu ? Tu la nommais Catherine. -Tu regrettais de ne pas l’avoir emmenée au couvent ! +Tu regrettais de ne pas l’avoir emmenée au couvent ! Comme tu m’as fait rire des fois, mon doux ange ! -Tu l’as oublié, toi. -Tu étais si espiègle toute petite ! +Tu l’as oublié, toi. +Tu étais si espiègle toute petite ! Tu te mettais des cerises aux oreilles. -Ce sont là des choses du passé. -Je m’étais imaginé que tout cela m’appartenait. -Voilà où était ma bêtise. -Ces Thénardier ont été méchants. +Ce sont là des choses du passé. +Je m’étais imaginé que tout cela m’appartenait. +Voilà où était ma bêtise. +Ces Thénardier ont été méchants. Il faut leur pardonner. Elle s’appelait Fantine. -Retiens ce nom-là : Fantine. -Mets-toi à genoux toutes les fois que tu le prononceras. +Retiens ce nom-là : Fantine. +Mets-toi à genoux toutes les fois que tu le prononceras. Elle a bien souffert. -Elle t’a bien aimée. +Elle t’a bien aimée. Elle a eu en malheur tout ce que tu as en bonheur. Ce sont les partages de Dieu. Je vais donc m’en aller, mes enfants. Aimez-vous bien toujours. -Il n’y a guère autre chose que cela dans le monde : s’aimer. +Il n’y a guère autre chose que cela dans le monde : s’aimer. Vous penserez quelquefois au pauvre vieux qui est mort ici. -Pensez un peu à moi. -Vous êtes des êtres bénis. -Je ne sais pas ce que j’ai, je vois de la lumière. -Donnez-moi vos chères têtes bien-aimées, que je mette mes mains dessus. +Pensez un peu à moi. +Vous êtes des êtres bénis. +Je ne sais pas ce que j’ai, je vois de la lumière. +Donnez-moi vos chères têtes bien-aimées, que je mette mes mains dessus. Ces mains augustes ne remuaient plus. -La nuit était sans étoiles et profondément obscure. +La nuit était sans étoiles et profondément obscure. L’eau la verdit, l’air la noircit. -Quand il y a un peu de soleil, les lézards y viennent. -Il y a, tout autour, un frémissement de folles avoines. +Quand il y a un peu de soleil, les lézards y viennent. +Il y a, tout autour, un frémissement de folles avoines. Au printemps, les fauvettes chantent dans l’arbre. Cette pierre est toute nue. On n’y lit aucun nom. -Quoique le sort fût pour lui bien étrange, Il vivait. +Quoique le sort fût pour lui bien étrange, Il vivait. Hauteville-House, dix-huit octobre mille huit cent soixante-deux. -Les problèmes sociaux dépassent les frontières. +Les problèmes sociaux dépassent les frontières. Votre Italie n’est pas plus exempte du mal que notre France. -Votre admirable Italie a sur la face toutes les misères. -Est-ce que le banditisme, cette forme furieuse du paupérisme, n’habite pas vos montagnes ? -Vous êtes couverts de merveilles et de vermines. +Votre admirable Italie a sur la face toutes les misères. +Est-ce que le banditisme, cette forme furieuse du paupérisme, n’habite pas vos montagnes ? +Vous êtes couverts de merveilles et de vermines. Vous avez un barbare, le moine, et un sauvage, le lazzarone. -La question sociale est la même pour vous comme pour nous. -Mal expliquer la Bible ou mal comprendre l’Évangile, cela se vaut. -Faut-il insister ? faut-il constater plus complètement encore en parallélisme lugubre ? +La question sociale est la même pour vous comme pour nous. +Mal expliquer la Bible ou mal comprendre l’Évangile, cela se vaut. +Faut-il insister ? faut-il constater plus complètement encore en parallélisme lugubre ? Est-ce que vous n’avez pas d’indigents ! Est-ce que vous n’avez pas de parasites ? Tout le monde sait-il lire dans la patrie de Dante et de Michel-Ange ? -Avez-vous fait des prytanées de vos casernes ? -N’avez-vous pas, vous aussi, l’obéissance passive qui, si aisément, tourne au soldatesque ? -La prostitution est-elle moins poignante à Naples qu’à Paris ? +Avez-vous fait des prytanées de vos casernes ? +N’avez-vous pas, vous aussi, l’obéissance passive qui, si aisément, tourne au soldatesque ? +La prostitution est-elle moins poignante à Naples qu’à Paris ? Italiens, chez vous comme chez nous, Beccaria est mort et Farinace est vivant. -Et puis, voyons votre raison d’état. -Avez-vous un gouvernement qui comprenne l’identité de la morale et de la politique ? -Vous en êtes à amnistier les héros ! -On a fait en France quelque chose d’à peu près pareil. -Ô grand peuple d’Italie, tu es semblable au grand peuple de France. -Hélas ! nos frères, vous êtes comme nous « des Misérables ». -Seulement les prêtres se trompent. -Ces portes saintes ne sont pas derrière nous, mais devant nous. -Ce livre, les Misérables, n’est pas moins votre miroir que le nôtre. -Certains hommes, certaines castes, se révoltent contre ce livre, je le comprends. +Et puis, voyons votre raison d’état. +Avez-vous un gouvernement qui comprenne l’identité de la morale et de la politique ? +Vous en êtes à amnistier les héros ! +On a fait en France quelque chose d’à peu près pareil. +Ô grand peuple d’Italie, tu es semblable au grand peuple de France. +Hélas ! nos frères, vous êtes comme nous « des Misérables ». +Seulement les prêtres se trompent. +Ces portes saintes ne sont pas derrière nous, mais devant nous. +Ce livre, les Misérables, n’est pas moins votre miroir que le nôtre. +Certains hommes, certaines castes, se révoltent contre ce livre, je le comprends. Cela ne nous regarde pas. -Que les français le lisent comme une histoire, nous le lisons comme un roman. -─ Hélas ! je le répète, italiens ou français, la misère nous regarde tous. -Recevez, je vous prie, la nouvelle assurance de mes sentiments très distingués. \ No newline at end of file +Que les français le lisent comme une histoire, nous le lisons comme un roman. +─ Hélas ! je le répète, italiens ou français, la misère nous regarde tous. +Recevez, je vous prie, la nouvelle assurance de mes sentiments très distingués. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Lucr\303\250ce_Borgia.txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Lucr\303\250ce_Borgia.txt" index 0b305fb0..8494d9f3 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Lucr\303\250ce_Borgia.txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Lucr\303\250ce_Borgia.txt" @@ -1,226 +1,226 @@ -C’était lui montrer qu’il perdait sa peine. -On peut faire en même temps son devoir et sa tâche. -L’un ne nuit pas à l’autre. +C’était lui montrer qu’il perdait sa peine. +On peut faire en même temps son devoir et sa tâche. +L’un ne nuit pas à l’autre. L’homme a deux mains. Qu’arrivera-t-il ? -Au fond, voilà ce que c’est que le Roi s’amuse. -Eh bien ! qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ? +Au fond, voilà ce que c’est que le Roi s’amuse. +Eh bien ! qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ? Il se taira, lui, devant la critique. -Sans doute il pourrait répondre à plus d’une objection. -Le théâtre est une tribune. -Le théâtre est une chaire. -Le théâtre parle fort et parle haut. +Sans doute il pourrait répondre à plus d’une objection. +Le théâtre est une tribune. +Le théâtre est une chaire. +Le théâtre parle fort et parle haut. Quand Shakespeare dit : To die, to sleep, Shakespeare, c’est Bossuet. -Le poète aussi a charge d’âmes. +Le poète aussi a charge d’âmes. Attachez Dieu au gibet, vous avez la croix. -douze février mille huit cent trente-trois. -PERSONNAGES ACTEURSqui ont représenté la pièce en mille huit cent trente-trois. +douze février mille huit cent trente-trois. +PERSONNAGES ACTEURSqui ont représenté la pièce en mille huit cent trente-trois. quinze.. DONA LUCREZIA BORGIA. -Une terrasse du palais Barbarigo, à Venise. -C’est une fête de nuit. -Des masques traversent par instants le théâtre. -Des deux côtés de la terrasse, le palais splendidement illuminé et résonnant de fanfares. +Une terrasse du palais Barbarigo, à Venise. +C’est une fête de nuit. +Des masques traversent par instants le théâtre. +Des deux côtés de la terrasse, le palais splendidement illuminé et résonnant de fanfares. La terrasse couverte d’ombre et de verdure. Au fond, Venise au clair de lune. -De jeunes seigneurs, magnifiquement vêtus, leurs masques à la main, causent sur la terrasse. -Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux. +De jeunes seigneurs, magnifiquement vêtus, leurs masques à la main, causent sur la terrasse. +Une chose ténébreuse faite par des hommes ténébreux. Moi, je sais les faits, messeigneurs. -Je suis déjà bien assez fatigué sans cela. -Ces choses-là ne t’intéressent pas, Gennaro, et c’est tout simple. +Je suis déjà bien assez fatigué sans cela. +Ces choses-là ne t’intéressent pas, Gennaro, et c’est tout simple. Tu es un brave capitaine d’aventure. Tu portes un nom de fantaisie. -Tu ne connais ni ton père ni ta mère. -Nous ne sommes pas amis, nous sommes frères. -Nous avons droit de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps. -Vous me réveillerez quand Jeppo aura fini. +Tu ne connais ni ton père ni ta mère. +Nous ne sommes pas amis, nous sommes frères. +Nous avons droit de prendre intérêt aux catastrophes de notre temps. +Vous me réveillerez quand Jeppo aura fini. Voici. — C’est en quatorze cent-quatre-vingt... -Dans une certaine nuit d’un mercredi à un jeudi... -D’un mardi à un mercredi. -C’était un peu au-dessous de l’église Santo-Hieronimo. -Il pouvait être cinq heures après minuit. +Dans une certaine nuit d’un mercredi à un jeudi... +D’un mardi à un mercredi. +C’était un peu au-dessous de l’église Santo-Hieronimo. +Il pouvait être cinq heures après minuit. Il faisait nuit assez noire. -Les sept hommes s’approchèrent du bord de l’eau. -Il demanda ce que c’était. -On lui répondit : Monseigneur, c’est le manteau de monseigneur qui est mort. -Voilà ce que vit le batelier. -Était-ce quelqu’un de considérable que ces hommes jetaient ainsi à l’eau ? -Sur ce cheval il y avait les deux frères. +Les sept hommes s’approchèrent du bord de l’eau. +Il demanda ce que c’était. +On lui répondit : Monseigneur, c’est le manteau de monseigneur qui est mort. +Voilà ce que vit le batelier. +Était-ce quelqu’un de considérable que ces hommes jetaient ainsi à l’eau ? +Sur ce cheval il y avait les deux frères. Vous l’avez dit, monsieur de Belverana. -Le cadavre, c’était Jean Borgia ; le cavalier, c’était César Borgia. -Famille de démons que ces Borgia ! -Et dites, Jeppo, pourquoi le frère tuait-il ainsi le frère ? +Le cadavre, c’était Jean Borgia ; le cavalier, c’était César Borgia. +Famille de démons que ces Borgia ! +Et dites, Jeppo, pourquoi le frère tuait-il ainsi le frère ? Je ne vous le dirai pas. Je vous le dirai, moi. -Et qui était cette femme ? +Et qui était cette femme ? Assez, monsieur de Belverana. Ne prononcez pas devant nous le nom de cette femme monstrueuse. -N’y avait-il pas aussi un enfant mêlé à tout cela ? +N’y avait-il pas aussi un enfant mêlé à tout cela ? Cet enfant serait un homme maintenant. -Est-ce César Borgia qui a réussi à le soustraire à la mère ? -Est-ce la mère qui a réussi à le soustraire à César Borgia ? -Si c’est la mère qui cache son fils, elle fait bien. +Est-ce César Borgia qui a réussi à le soustraire à la mère ? +Est-ce la mère qui a réussi à le soustraire à César Borgia ? +Si c’est la mère qui cache son fils, elle fait bien. Cet homme a la rage de tuer ses parents. -Pardieu ! il veut être le seul Borgia, et avoir tous les biens du pape. +Pardieu ! il veut être le seul Borgia, et avoir tous les biens du pape. Je crois que oui. -C’était pour se séparer du seigneur Jean Sforza, son deuxième mari. +C’était pour se séparer du seigneur Jean Sforza, son deuxième mari. Et comment se nommait ce batelier qui a tout vu ? Je ne sais pas. -Je me défie comme toi de ce monsieur de Belverana. -Mais n’approfondissons pas ceci ; il y a peut-être une chose dangereuse là-dessous. +Je me défie comme toi de ce monsieur de Belverana. +Mais n’approfondissons pas ceci ; il y a peut-être une chose dangereuse là-dessous. Ah ! messieurs, messieurs ! dans quel temps sommes-nous ? Quand partons-nous pour Ferrare ? -Vous savez que les deux ambassadeurs sont nommés. -C’est le sénateur Tiopolo et le général des galères Grimani. -Le capitaine Gennaro sera-t-il des nôtres ? -Gennaro et moi nous ne nous séparons jamais. -Rentrons au palais. — Hé ! -Jeppo.— Mais c’est qu’il s’est réellement endormi pendant votre histoire, Jeppo. -Tous sortent excepté Gubetta. +Vous savez que les deux ambassadeurs sont nommés. +C’est le sénateur Tiopolo et le général des galères Grimani. +Le capitaine Gennaro sera-t-il des nôtres ? +Gennaro et moi nous ne nous séparons jamais. +Rentrons au palais. — Hé ! +Jeppo.— Mais c’est qu’il s’est réellement endormi pendant votre histoire, Jeppo. +Tous sortent excepté Gubetta. Oui, j’en sais plus long qu’eux ; ils se disaient cela tout bas. Regardant Gennaro.— Comme cela dort, ces jeunes gens ! -Entre dona Lucrecia, masquée. -Dona lucrezia, à part. -Il dort ! — Cette fête l’aura sans doute fatigué ! — Qu’il est beau ! -Nous ne devons pas avoir l’air de nous connaître. -Ne sont-ce pas là les ordres de votre altesse ? -Vous n’êtes point ici chez vous ; vous êtes à Venise. +Entre dona Lucrecia, masquée. +Dona lucrezia, à part. +Il dort ! — Cette fête l’aura sans doute fatigué ! — Qu’il est beau ! +Nous ne devons pas avoir l’air de nous connaître. +Ne sont-ce pas là les ordres de votre altesse ? +Vous n’êtes point ici chez vous ; vous êtes à Venise. C’est juste, Gubetta. -Comme il plaira à votre altesse. -On pourrait vous reconnaître. +Comme il plaira à votre altesse. +On pourrait vous reconnaître. Et que m’importe ? Ah ! tu as raison ; mon nom fait horreur, en effet. Et toute l’Italie me hait ! Il faut pourtant que tout cela change. -C’est l’exemple de ma famille qui m’a entraînée. — Gubetta ! +C’est l’exemple de ma famille qui m’a entraînée. — Gubetta ! Qu’a-t-on fait de Galeas Accaioli ? Il est toujours en prison, en attendant que votre altesse le fasse pendre. -Vous n’avez pas encore dit de le faire étrangler. +Vous n’avez pas encore dit de le faire étrangler. Et Manfredi de Curzola ? -Pas encore étranglé non plus. +Pas encore étranglé non plus. Cela viendra dans six semaines, nous sommes au Carnaval. -En liberté Manfredi de Curzola ! +En liberté Manfredi de Curzola ! Attendez ! attendez, madame ! laissez-moi respirer ! -Quels ordres me donnez-vous là ! +Quels ordres me donnez-vous là ! Bonnes ou mauvaises, que t’importe, pourvu que je te les paie. -Écoute, Gubetta, tu es mon plus ancien et mon plus fidèle confident... -Voilà quinze ans, en effet, que j’ai l’honneur d’être votre collaborateur. +Écoute, Gubetta, tu es mon plus ancien et mon plus fidèle confident... +Voilà quinze ans, en effet, que j’ai l’honneur d’être votre collaborateur. Mais qu’est-ce que cela fait ! Tu n’aimes donc personne au monde, Gubetta ? Je voudrais bien savoir qui vous aimez, madame ! Qu’en sais-tu ? -Mais c’est que je ne vois guère que cela qu’on puisse aimer. +Mais c’est que je ne vois guère que cela qu’on puisse aimer. Il y a encore autre chose, Gubetta. -Ah çà ! est-ce que vous vous faites vertueuse pour l’amour de Dieu ? -Mort Dieu, madame ! sur quel hermite avez-vous marché aujourd’hui ? -Il y a longtemps déjà que j’ai ces pensées sans te les dire. -Un sermon de vous à moi, madame ! cela n’est-il pas véhément et prodigieux ? +Ah çà ! est-ce que vous vous faites vertueuse pour l’amour de Dieu ? +Mort Dieu, madame ! sur quel hermite avez-vous marché aujourd’hui ? +Il y a longtemps déjà que j’ai ces pensées sans te les dire. +Un sermon de vous à moi, madame ! cela n’est-il pas véhément et prodigieux ? En honneur, c’est pousser furieusement loin le carnaval. Je m’y perds. -Où est la cause de cette conduite de la part de votre altesse ? -Dona lucrezia, lui saisissant vivement le bras, et l’attirant près de Gennaro endormi. +Où est la cause de cette conduite de la part de votre altesse ? +Dona lucrezia, lui saisissant vivement le bras, et l’attirant près de Gennaro endormi. Vois-tu ce jeune homme ? Qu’est-ce que tu en dis ? Est-ce que tu ne le trouves pas bien beau ? -Il serait plus beau, s’il n’avait pas les yeux fermés. -Un visage sans yeux, c’est un palais sans fenêtres. +Il serait plus beau, s’il n’avait pas les yeux fermés. +Un visage sans yeux, c’est un palais sans fenêtres. Si tu savais comme je l’aime ! C’est l’affaire de don Alphonse, votre royal mari. Je dois cependant avertir votre altesse qu’elle perd ses peines. Et la jeune fille, l’aime-t-elle ? On dit que oui. Tant mieux ! je voudrais tant le savoir heureux ! -Voilà qui est singulier et n’est guère dans vos façons. +Voilà qui est singulier et n’est guère dans vos façons. Je vous croyais plus jalouse. Dona lucrezia, contemplant Gennaro. -Je trouve qu’il ressemble à quelqu’un... -Ne me dis pas à qui tu trouves qu’il ressemble ! — Laisse-moi. +Je trouve qu’il ressemble à quelqu’un... +Ne me dis pas à qui tu trouves qu’il ressemble ! — Laisse-moi. Dona lucrezia, se croyant seule. -Non, je ne l’avais pas rêvé plus beau. -Elle ôte son masque pour s’essuyer les yeux. -Cela suffit, je puis retourner à Ferrare. +Non, je ne l’avais pas rêvé plus beau. +Elle ôte son masque pour s’essuyer les yeux. +Cela suffit, je puis retourner à Ferrare. Mon absence de Ferrare ne peut se prolonger plus longtemps. Ce jeune homme est son amant. Comment le nomme-t-on, Rustighello ? Il s’appelle Gennaro. -Il est en ce moment au service de la république de Venise. -Fais en sorte qu’il vienne à Ferrare. -Les rapports qu’on m’a faits étaient exacts. +Il est en ce moment au service de la république de Venise. +Fais en sorte qu’il vienne à Ferrare. +Les rapports qu’on m’a faits étaient exacts. J’en ai assez vu, te dis-je ; nous pouvons repartir. -Dona lucrezia, joignant les mains et presque agenouillée devant Gennaro. -Elle dépose un baiser sur le front de Gennaro, qui s’éveille en sursaut. +Dona lucrezia, joignant les mains et presque agenouillée devant Gennaro. +Elle dépose un baiser sur le front de Gennaro, qui s’éveille en sursaut. Laissez-moi, seigneur Gennaro ! Elle s’enfuit, Gennaro la suit. Quel est ce visage ? c’est bien elle ! -Cette femme à Venise ! — Hé, Maffio ! -Que je te dise une rencontre inouïe. -Il parle bas à l’oreille de Maffio. -En es-tu sûr ? -Elle était en causerie galante avec Gennaro ? -Il faut tirer mon frère Gennaro de cette toile d’araignée. +Cette femme à Venise ! — Hé, Maffio ! +Que je te dise une rencontre inouïe. +Il parle bas à l’oreille de Maffio. +En es-tu sûr ? +Elle était en causerie galante avec Gennaro ? +Il faut tirer mon frère Gennaro de cette toile d’araignée. Viens avertir nos amis. -Cette terrasse est obscure et déserte ; je puis me démasquer ici. +Cette terrasse est obscure et déserte ; je puis me démasquer ici. Je veux que vous voyez mon visage, Gennaro. -Vous êtes bien belle ! +Vous êtes bien belle ! Regarde-moi bien, Gennaro, et dis-moi que je ne te fais pas horreur ! Vous me faire horreur, madame ! et pourquoi ? Donc tu crois que tu pourrais m’aimer, Gennaro ? Je sais, la petite Fiametta. Et pourtant je ne l’ai jamais vue. -Voilà qui vous paraît bien singulier, n’est-il pas vrai ? -Quelque temps après encore, un homme vêtu de noir vint m’apporter une lettre. +Voilà qui vous paraît bien singulier, n’est-il pas vrai ? +Quelque temps après encore, un homme vêtu de noir vint m’apporter une lettre. J’ai couru toute l’Italie. Ainsi tu ne sais rien de ta famille ? Que fais-tu de ses lettres ? -Je les ai toutes là, sur mon cœur. -Les lettres d’une mère, c’est une bonne cuirasse. -Tenez, voulez-vous voir son écriture ? voici une de ses lettres. -Je suis bien à plaindre, va. -Elle s’interrompt pour dévorer une larme. +Je les ai toutes là, sur mon cœur. +Les lettres d’une mère, c’est une bonne cuirasse. +Tenez, voulez-vous voir son écriture ? voici une de ses lettres. +Je suis bien à plaindre, va. +Elle s’interrompt pour dévorer une larme. Comme vous lisez cela tendrement ! Il reprend la lettre, la baise de nouveau, et la remet dans sa poitrine. -Oh ! délivrer ma mère ! la servir, la venger, la consoler ! quel bonheur ! -Je penserai à l’amour après ! -Tout ce que je fais, je le fais pour être digne de ma mère. -Gennaro ! — Gennaro ! ayez pitié des méchants ! +Oh ! délivrer ma mère ! la servir, la venger, la consoler ! quel bonheur ! +Je penserai à l’amour après ! +Tout ce que je fais, je le fais pour être digne de ma mère. +Gennaro ! — Gennaro ! ayez pitié des méchants ! Vous ne savez pas ce qui se passe dans leur cœur. Une femme qui vous aime, Gennaro. Ne m’en demandez pas plus. Entrent avec bruit Jeppo et Maffio. -Dona Lucrezia remet son masque précipitamment. -Gennaro ! veux-tu savoir quelle est la femme à qui tu parles d’amour ? -Dona lucrezia, à part, sous son masque. -Le masque d’une femme est sacré comme la face d’un homme. +Dona Lucrezia remet son masque précipitamment. +Gennaro ! veux-tu savoir quelle est la femme à qui tu parles d’amour ? +Dona lucrezia, à part, sous son masque. +Le masque d’une femme est sacré comme la face d’un homme. Il faut d’abord que la femme soit une femme, Gennaro ! -Mais nous ne voulons point insulter celle-là ; nous voulons seulement lui dire nos noms. +Mais nous ne voulons point insulter celle-là ; nous voulons seulement lui dire nos noms. Je suis don Apostolo Gazella, cousin de l’un et fils de l’autre. Quelle est cette femme ? -Non ! non ! ayez pitié, messeigneurs ! -Ôtez votre masque, madame, qu’on voie si vous pouvez encore rougir. -Inceste à tous les degrés. -Inceste avec ses deux frères, qui se sont entretués pour l’amour d’elle ! -Inceste avec son père, qui est pape ! +Non ! non ! ayez pitié, messeigneurs ! +Ôtez votre masque, madame, qu’on voie si vous pouvez encore rougir. +Inceste à tous les degrés. +Inceste avec ses deux frères, qui se sont entretués pour l’amour d’elle ! +Inceste avec son père, qui est pape ! Veux-tu savoir son nom, Gennaro ? -Elle se traîne aux genoux de Gennaro. -N’écoute pas, mon Gennaro ! -C’est Lucrèce Borgia ! -Elle tombe évanouie aux pieds de Gennaro. +Elle se traîne aux genoux de Gennaro. +N’écoute pas, mon Gennaro ! +C’est Lucrèce Borgia ! +Elle tombe évanouie aux pieds de Gennaro. Une place de Ferrare. -À droite un palais avec un balcon, garni de jalousies, et une porte basse. -À gauche, une petite maison avec porte sur la place. +À droite un palais avec un balcon, garni de jalousies, et une porte basse. +À gauche, une petite maison avec porte sur la place. Au fond des maisons et des clochers. -Tout est-il prêt pour ce soir, Gubetta ? +Tout est-il prêt pour ce soir, Gubetta ? Y seront-ils tous les cinq ? -Ils m’ont bien cruellement outragée, Gubetta ! -Je n’étais pas là, moi. -Ils ont été sans pitié ! +Ils m’ont bien cruellement outragée, Gubetta ! +Je n’étais pas là, moi. +Ils ont été sans pitié ! Ils vous ont dit votre nom tout haut comme cela ? -Oh ! il me hait et me méprise maintenant, et c’est leur faute. — Ah ! -À la bonne heure, voilà parler. -Vos fantaisies de miséricorde vous ont quittée, Dieu soit loué ! +Oh ! il me hait et me méprise maintenant, et c’est leur faute. — Ah ! +À la bonne heure, voilà parler. +Vos fantaisies de miséricorde vous ont quittée, Dieu soit loué ! Je m’y retrouve au moins. Gennaro est avec eux. Prends garde qu’il ne lui arrive rien. -Prends garde qu’il n’arrive rien à Gennaro, te dis-je ! +Prends garde qu’il n’arrive rien à Gennaro, te dis-je ! Je voudrais pourtant bien le voir encore une fois ! Vive-Dieu, madame, votre altesse le voit tous les jours. Je dis que je voudrais lui parler, Gubetta. @@ -233,568 +233,568 @@ Je suis un de leurs meilleurs amis. Je leur emprunte de l’argent. De l’argent ! et pourquoi faire ? Pardieu ! pour en avoir. -Dona Lucrezia, à part. -Ô mon Dieu ! faites qu’il n’arrive pas malheur à mon Gennaro ! -Et à ce propos, madame, il me vient une réflexion. -Tu ris à travers tout, Gubetta. -C’est une manière comme une autre. -Je crois que les voici. — Songe à tout. +Dona Lucrezia, à part. +Ô mon Dieu ! faites qu’il n’arrive pas malheur à mon Gennaro ! +Et à ce propos, madame, il me vient une réflexion. +Tu ris à travers tout, Gubetta. +C’est une manière comme une autre. +Je crois que les voici. — Songe à tout. Elle rentre dans le palais par la petite porte sous le balcon. Qu’est-ce que c’est que ce Gennaro ? et que diable en veut-elle faire ? -Madame Lucrèce devient platonique. +Madame Lucrèce devient platonique. Mais les jeunes gens sont ainsi faits. -Ils causent à voix basse et d’un air d’inquiétude. -Que pouvions-nous faire ? le sénat nous envoie ici. -Une fois désignés, il fallait partir. -Elle est la maîtresse ici. +Ils causent à voix basse et d’un air d’inquiétude. +Que pouvions-nous faire ? le sénat nous envoie ici. +Une fois désignés, il fallait partir. +Elle est la maîtresse ici. Que veux-tu qu’elle nous fasse, Apostolo ? -Ne sommes-nous pas au service de la république de Venise ? +Ne sommes-nous pas au service de la république de Venise ? Ne faisons-nous pas partie de son ambassade ? -Ô ma mère ! ma mère ! -Qui me dira ce que je puis faire pour ma pauvre mère ! +Ô ma mère ! ma mère ! +Qui me dira ce que je puis faire pour ma pauvre mère ! Et tant d’autres. -Il paraît que ce brave turc n’entendait rien à la politique. -Vous vous croyez ivre, vous êtes mort. -Quel âge a-t-il ? -Je l’ai vu l’an passé rose et frais comme vous. -Oh ! l’on conte des choses bien étranges de ces soupers des Borgia ! -Ce sont des débauches effrénées, assaisonnées d’empoisonnements. -Voyez, messeigneurs, comme cette place est déserte autour de nous. -Messieurs, à tout prendre, les ambassadeurs ont eu hier leur audience du duc. -Notre office est à peu près fini. +Il paraît que ce brave turc n’entendait rien à la politique. +Vous vous croyez ivre, vous êtes mort. +Quel âge a-t-il ? +Je l’ai vu l’an passé rose et frais comme vous. +Oh ! l’on conte des choses bien étranges de ces soupers des Borgia ! +Ce sont des débauches effrénées, assaisonnées d’empoisonnements. +Voyez, messeigneurs, comme cette place est déserte autour de nous. +Messieurs, à tout prendre, les ambassadeurs ont eu hier leur audience du duc. +Notre office est à peu près fini. La suite de l’ambassade se compose de cinquante cavaliers. -Notre disparition ne s’apercevrait guère dans le nombre. +Notre disparition ne s’apercevrait guère dans le nombre. Et je crois que nous ferions sagement de quitter Ferrare. Messieurs, il sera temps demain. -Tu es invité à souper ce soir chez la princesse Negroni ? +Tu es invité à souper ce soir chez la princesse Negroni ? Et moi aussi, messieurs. -Tiens, voilà Monsieur De Belverana. -Eh bien ! nous irons tous ensemble ; ce sera une joyeuse soirée. +Tiens, voilà Monsieur De Belverana. +Eh bien ! nous irons tous ensemble ; ce sera une joyeuse soirée. Bonjour, Monsieur De Belverana. -Que Dieu vous garde longues années, seigneur Jeppo. +Que Dieu vous garde longues années, seigneur Jeppo. Vous allez encore me trouver bien timide, Jeppo. -Hé bien, si vous m’en croyiez, nous n’irions pas à ce souper. +Hé bien, si vous m’en croyiez, nous n’irions pas à ce souper. Je me suis enquis de lui et des siens. -Vous êtes libre de ne pas venir souper, Maffio. +Vous êtes libre de ne pas venir souper, Maffio. J’irai si vous y allez, Jeppo. -Est-ce que la Negroni ne t’a pas invité ? -La princesse m’aura trouvé trop médiocre gentilhomme. -Il paraît qu’elle est folle de toi. -Elle a dû t’en dire long. -La liberté du bal était une bonne fortune pour elle. -Les femmes ne déguisent leur personne que pour déshabiller plus hardiment leur âme. -Visage masqué, cœur à nu. -Tu es venu te loger précisément en face de son balcon. -Allons, Gennaro, dis-nous où tu en es de ton amourette avec la Lucrèce Borgia. -Dona Lucrezia, sur le balcon, à part. +Est-ce que la Negroni ne t’a pas invité ? +La princesse m’aura trouvé trop médiocre gentilhomme. +Il paraît qu’elle est folle de toi. +Elle a dû t’en dire long. +La liberté du bal était une bonne fortune pour elle. +Les femmes ne déguisent leur personne que pour déshabiller plus hardiment leur âme. +Visage masqué, cœur à nu. +Tu es venu te loger précisément en face de son balcon. +Allons, Gennaro, dis-nous où tu en es de ton amourette avec la Lucrèce Borgia. +Dona Lucrezia, sur le balcon, à part. C’est pure plaisanterie, Gennaro. Que veux-tu dire ? -Ce sont en effet les couleurs de Lucrèce Borgia. -C’est Fiametta qui me l’a envoyée. -Lucrèce te l’a fait dire. -En es-tu sûr, Maffio ? +Ce sont en effet les couleurs de Lucrèce Borgia. +C’est Fiametta qui me l’a envoyée. +Lucrèce te l’a fait dire. +En es-tu sûr, Maffio ? Par qui le sais-tu ? -Par ton valet qui t’a remis l’écharpe et qu’elle a gagné. -Il arrache l’écharpe, la déchire et la foule aux pieds. -Dona Lucrezia, à part. +Par ton valet qui t’a remis l’écharpe et qu’elle a gagné. +Il arrache l’écharpe, la déchire et la foule aux pieds. +Dona Lucrezia, à part. Elle referme la jalousie et se retire. Cette femme est belle pourtant ! -Oui, mais il y a quelque chose de sinistre empreint sur sa beauté. -C’est un ducat d’or à l’effigie de Satan. -Maudite soit cette Lucrèce Borgia ! +Oui, mais il y a quelque chose de sinistre empreint sur sa beauté. +C’est un ducat d’or à l’effigie de Satan. +Maudite soit cette Lucrèce Borgia ! Vous dites qu’elle m’aime, cette femme ! -Hé bien, tant mieux ! que ce soit son châtiment ! elle me fait horreur ! +Hé bien, tant mieux ! que ce soit son châtiment ! elle me fait horreur ! Oui, elle me fait horreur ! -Il faut l’aimer ou la haïr. -Et comment aimer celle-là ? -Celle-ci m’obsède, m’investit, m’assiège. -Par où ai-je pu mériter l’amour d’une Lucrèce Borgia ? -Cela n’est-il pas une honte et une calamité ? -Par ma mère, c’est épouvantable ! -Maffio ! elle a tué monsieur de Gravina, elle a tué ton frère ! +Il faut l’aimer ou la haïr. +Et comment aimer celle-là ? +Celle-ci m’obsède, m’investit, m’assiège. +Par où ai-je pu mériter l’amour d’une Lucrèce Borgia ? +Cela n’est-il pas une honte et une calamité ? +Par ma mère, c’est épouvantable ! +Maffio ! elle a tué monsieur de Gravina, elle a tué ton frère ! Que diable fait-il ? -Si l’on cherche le coupable, je me présenterai. +Si l’on cherche le coupable, je me présenterai. Je le voudrais, pardieu. -Cela embarrasserait Madame Lucrèce. -Messieurs, voilà des gens de mauvaise mine qui nous regardent un peu curieusement. +Cela embarrasserait Madame Lucrèce. +Messieurs, voilà des gens de mauvaise mine qui nous regardent un peu curieusement. Ta main ? — Messieurs, bien de la joie cette nuit ! Il rentre chez lui ; les autres se dispersent. -Que diable fais-tu là, Rustighello ? +Que diable fais-tu là, Rustighello ? J’attends que tu t’en ailles, Astolfo. -Et toi, que fais-tu là, Astolfo ? +Et toi, que fais-tu là, Astolfo ? J’attends que tu t’en ailles, Rustighello. -À qui donc as-tu affaire, Astolfo ? -À l’homme qui vient d’entrer là. -Et toi, à qui en veux-tu ? +À qui donc as-tu affaire, Astolfo ? +À l’homme qui vient d’entrer là. +Et toi, à qui en veux-tu ? Qu’est-ce que tu en veux faire ? Le mener chez la duchesse. — Et toi ? Je veux le mener chez le duc. Qu’est-ce qui l’attend chez la duchesse ? L’amour, sans doute. — Et chez le duc ? -Jouons à croix ou pile à qui de nous deux aura l’homme. -Cela m’est bien égal les affaires du duc. +Jouons à croix ou pile à qui de nous deux aura l’homme. +Cela m’est bien égal les affaires du duc. Il jette un ducat en l’air. -Deuxième homme, regardant à terre. +Deuxième homme, regardant à terre. L’homme sera pendu. Une salle du palais ducal de Ferrare. -Tentures de cuir de Hongrie frappées d’arabesques d’or. -À côté, une table couverte de velours rouge. — Au fond, une grande porte. -À droite, une petite porte. -Monseigneur le duc, voilà vos premiers ordres exécutés. +Tentures de cuir de Hongrie frappées d’arabesques d’or. +À côté, une table couverte de velours rouge. — Au fond, une grande porte. +À droite, une petite porte. +Monseigneur le duc, voilà vos premiers ordres exécutés. J’en attends d’autres. -Va à la galerie de Numa. +Va à la galerie de Numa. C’est Ludovic-Le-Maure qui a fait faire ce panneau. Introduis la clef dans cette ouverture. Le panneau tournera sur ses gonds comme une porte. Dans le flacon d’argent il y a de l’eau pure. -Dans le flacon d’or il y a du vin préparé. -Est-ce là tout, monseigneur ? +Dans le flacon d’or il y a du vin préparé. +Est-ce là tout, monseigneur ? Il montre une clochette sur la table. Si j’appelle simplement : — Rustighello ! — tu entreras avec le plateau. -Si je secoue la clochette, tu entreras avec l’épée. -Rustighello ! prends deux épées. +Si je secoue la clochette, tu entreras avec l’épée. +Rustighello ! prends deux épées. Une peut se briser. — Va. Rustighello sort par la petite porte. Un Huissier, entrant par la porte du fond. -Notre dame la duchesse demande à parler à notre seigneur le duc. +Notre dame la duchesse demande à parler à notre seigneur le duc. Faites entrer ma dame. -Monsieur, monsieur, ceci est indigne, ceci est odieux, ceci est infâme. -Pardieu, monsieur, on me traite étrangement dans votre seigneurie de Ferrare ! -Préparez-vous à faire justice. -C’est un événement sérieux qui arrive là, voyez-vous ? -Non, non, monseigneur ; qui épouse protége ; qui donne la main donne le bras. -Est-ce que cette boue dont on me couvre ne vous éclabousse pas, don Alphonse ? -Vous êtes amoureux de moi, dites-vous quelquefois ? soyez-le donc de ma gloire. -Vous êtes jaloux ? soyez-le de ma renommée ! +Monsieur, monsieur, ceci est indigne, ceci est odieux, ceci est infâme. +Pardieu, monsieur, on me traite étrangement dans votre seigneurie de Ferrare ! +Préparez-vous à faire justice. +C’est un événement sérieux qui arrive là, voyez-vous ? +Non, non, monseigneur ; qui épouse protége ; qui donne la main donne le bras. +Est-ce que cette boue dont on me couvre ne vous éclabousse pas, don Alphonse ? +Vous êtes amoureux de moi, dites-vous quelquefois ? soyez-le donc de ma gloire. +Vous êtes jaloux ? soyez-le de ma renommée ! Madame, le crime dont vous vous plaignez m’est connu. -Comment, monsieur ! le crime vous est connu, et le criminel n’est pas découvert ! -Le criminel est découvert. -S’il est découvert, comment se fait-il qu’il ne soit pas arrêté ? -Il est arrêté, madame. -Il va l’être. -J’ai voulu d’abord avoir votre avis sur le châtiment. -Et vous avez bien fait, monseigneur ! — Où est-il ? +Comment, monsieur ! le crime vous est connu, et le criminel n’est pas découvert ! +Le criminel est découvert. +S’il est découvert, comment se fait-il qu’il ne soit pas arrêté ? +Il est arrêté, madame. +Il va l’être. +J’ai voulu d’abord avoir votre avis sur le châtiment. +Et vous avez bien fait, monseigneur ! — Où est-il ? Ah, ici ! — Il me faut un exemple, entendez-vous, monsieur ? -C’est un crime de lèse-majesté. +C’est un crime de lèse-majesté. Je veux le voir. Je vous la donne. — Je vous la donne, entendez-vous bien, madame ? -Hé, sans doute j’entends. -Don Alphonse, à l’huissier. +Hé, sans doute j’entends. +Don Alphonse, à l’huissier. Faites entrer le prisonnier. La porte du fond s’ouvre. -On voit paraître Gennaro désarmé entre deux pertuisaniers. -Les mêmes, GENNARO.Dona Lucrezia, à part. +On voit paraître Gennaro désarmé entre deux pertuisaniers. +Les mêmes, GENNARO.Dona Lucrezia, à part. Don Alphone, s’approchant d’elle, bas et avec un sourire. Est-ce que vous connaissez cet homme ? -Dona Lucrezia, à part. -C’est Gennaro ! — Quelle fatalité, mon Dieu ! +Dona Lucrezia, à part. +C’est Gennaro ! — Quelle fatalité, mon Dieu ! Elle le regarde avec angoisse. -Il détourne les yeux. +Il détourne les yeux. Votre altesse m’a fait saisir dans mon logis ce matin ; que me veut-elle ? Nous cherchons le coupable. -Ce n’est pas lui ! il y a méprise, don Alphonse. +Ce n’est pas lui ! il y a méprise, don Alphonse. Ce n’est pas ce jeune homme ! -D’où le savez-vous ? -J’en suis sûre. +D’où le savez-vous ? +J’en suis sûre. Ce jeune homme est de Venise et non de Ferrare. Qu’est-ce que cela prouve ? Vous voyez bien que votre altesse est mal instruite. -Laissez-moi l’interroger. — Capitaine Gennaro, êtes-vous celui qui a commis le crime ? +Laissez-moi l’interroger. — Capitaine Gennaro, êtes-vous celui qui a commis le crime ? De l’air ! de l’air ! J’ai besoin de respirer un peu ! -Don Alphonse, à part. -Elle lui a parlé bas. +Don Alphonse, à part. +Elle lui a parlé bas. Don Alphonse, se tournant vers dona Lucrezia. -Vous avez ma parole de duc couronné, madame. -J’ai deux mots à vous dire en particulier, monseigneur. +Vous avez ma parole de duc couronné, madame. +J’ai deux mots à vous dire en particulier, monseigneur. Que me voulez-vous, madame ? Je ne veux pas que ce jeune homme meure, monsieur le duc ! Vous avez ma parole, il faut que je la retire. -J’ai juré que le coupable mourrait, il mourra. -Sur mon âme, vous pouvez choisir le genre de mort. +J’ai juré que le coupable mourrait, il mourra. +Sur mon âme, vous pouvez choisir le genre de mort. Dona Lucrezia, d’un air riant et plein de douceur. -Don Alphonse, don Alphonse, en vérité, nous disons là des folies vous et moi. -Tenez, c’est vrai, je suis une femme pleine de déraison. -Mon père m’a gâtée ; que voulez-vous ? -On a depuis mon enfance obéi à tous mes caprices. -Vous savez bien, don Alphonse, que j’ai toujours été ainsi. -Don Alphonse, prenant de son côté un air de galanterie. -Il s’assied près d’elle. +Don Alphonse, don Alphonse, en vérité, nous disons là des folies vous et moi. +Tenez, c’est vrai, je suis une femme pleine de déraison. +Mon père m’a gâtée ; que voulez-vous ? +On a depuis mon enfance obéi à tous mes caprices. +Vous savez bien, don Alphonse, que j’ai toujours été ainsi. +Don Alphonse, prenant de son côté un air de galanterie. +Il s’assied près d’elle. Comme cela est bon de s’entendre ! -J’étais sur le balcon des degrés de Saint-Pierre. +J’étais sur le balcon des degrés de Saint-Pierre. Oh ! ne me parlez pas de moi, monseigneur, quand je vous parle de vous. Et moi je vous aime vraiment comme si j’avais dix-huit ans. Vous savez que je vous aime, n’est-ce pas, Alphonse ? Vous n’en doutez jamais au moins. -Écoutez, Alphonse, si votre altesse m’en grondait doucement, je me corrigerais bien vite. +Écoutez, Alphonse, si votre altesse m’en grondait doucement, je me corrigerais bien vite. La bonne chose de s’aimer comme nous faisons ! Il faut chasser cet homme, et n’en plus parler. -Qu’il aille où il voudra, ce drôle, n’est-ce pas, Alphonse ? -Dona lucrezia, d’un air enjoué. -Il faut que celle-ci se termine à la mienne. -Et la parole que je vous ai donnée ? -Le serment d’un roi est sacré. -Cela est bon à dire au peuple. -Mais de vous à moi, Alphonse, nous savons ce que c’est. -Vous-même, vous aviez promis aux Petrucci de leur rendre Sienne. -Vous ne l’avez pas fait ni dû faire. -Hé ! l’histoire des pays est pleine de cela. +Qu’il aille où il voudra, ce drôle, n’est-ce pas, Alphonse ? +Dona lucrezia, d’un air enjoué. +Il faut que celle-ci se termine à la mienne. +Et la parole que je vous ai donnée ? +Le serment d’un roi est sacré. +Cela est bon à dire au peuple. +Mais de vous à moi, Alphonse, nous savons ce que c’est. +Vous-même, vous aviez promis aux Petrucci de leur rendre Sienne. +Vous ne l’avez pas fait ni dû faire. +Hé ! l’histoire des pays est pleine de cela. Pourtant, dona Lucrezia, un serment... -Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là. +Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là. Je ne suis pas une sotte. Eh bien ! accordez-moi sa vie. -Vous m’aviez bien accordé sa mort. +Vous m’aviez bien accordé sa mort. Qu’est-ce que cela vous fait ? -S’il me plaît de lui pardonner. -C’est moi qui suis l’offensée. +S’il me plaît de lui pardonner. +C’est moi qui suis l’offensée. Si vous m’aimez, Alphonse, vous ne me refuserez pas plus long-temps. -Et s’il me plaît d’essayer de la clémence, à moi ? +Et s’il me plaît d’essayer de la clémence, à moi ? C’est un moyen de me faire aimer de votre peuple. Je veux que votre peuple m’aime. -La miséricorde, Alphonse, cela fait ressembler un roi à Jésus-Christ. -Soyons des souverains miséricordieux. +La miséricorde, Alphonse, cela fait ressembler un roi à Jésus-Christ. +Soyons des souverains miséricordieux. Finissons-en, cher Alphonse. -Mettez ce Gennaro en liberté. +Mettez ce Gennaro en liberté. Vous me demandez pourquoi, mon amour ? Parce que ce capitaine est votre amant, madame ! -Parce que vous l’avez été chercher à Venise ! +Parce que vous l’avez été chercher à Venise ! Parce que vous l’iriez chercher en enfer ! Parce que je vous ai suivie pendant que vous le suiviez ! -Parce que vous vous êtes prostituée à lui, sans aucun doute, madame ! -Taisez-vous. — Veillez sur vos amants désormais, Lucrèce ! +Parce que vous vous êtes prostituée à lui, sans aucun doute, madame ! +Taisez-vous. — Veillez sur vos amants désormais, Lucrèce ! Monseigneur, je vous jure... Les serments, cela est bon pour le peuple. -Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là. +Ne me donnez pas de ces mauvaises raisons-là. Dona lucrezia, se relevant. -Ah ! prenez garde à vous, don Alphonse de Ferrare, mon quatrième mari ! +Ah ! prenez garde à vous, don Alphonse de Ferrare, mon quatrième mari ! Oh ! ne faites pas la terrible, madame ! -Sur mon âme, je ne vous crains pas ! +Sur mon âme, je ne vous crains pas ! Je sais vos allures. Moi je suis un homme, madame. -Le nom d’Hercule est souvent porté dans ma famille. +Le nom d’Hercule est souvent porté dans ma famille. Vous vous repentirez de ces paroles, monsieur. Vous oubliez qui je suis... -Je sais fort bien qui vous êtes, mais je sais aussi où vous êtes. +Je sais fort bien qui vous êtes, mais je sais aussi où vous êtes. Dona lucrezia, d’une voix faible. Raisonnons un peu, don Alphonse. D’ailleurs, est-ce que je sais, moi ? Je veux que cet homme meure. C’est ma fantaisie. -Il ne peut échapper. -Vous n’empêcherez rien, madame. -J’ai laissé à votre altesse le choix du genre de mort, décidez-vous. +Il ne peut échapper. +Vous n’empêcherez rien, madame. +J’ai laissé à votre altesse le choix du genre de mort, décidez-vous. Dona lucrezia, se tordant les mains. -Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! -Vous ne répondez pas ? -Je vais le faire tuer dans l’antichambre à coups d’épée. +Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! +Vous ne répondez pas ? +Je vais le faire tuer dans l’antichambre à coups d’épée. Il va pour sortir, elle lui saisit le bras. -Aimez-vous mieux lui verser vous-même un verre de vin de Syracuse ? +Aimez-vous mieux lui verser vous-même un verre de vin de Syracuse ? Il faut qu’il meure. -Pas à coups d’épée ! -La manière m’importe peu. — Que choisissez-vous ? -Je serai là d’ailleurs. +Pas à coups d’épée ! +La manière m’importe peu. — Que choisissez-vous ? +Je serai là d’ailleurs. Ne vous figurez pas que je vais vous quitter. Je ferai ce que vous voulez. -L’huissier reparaît.— Ramenez le prisonnier. -Vous êtes un homme affreux, monseigneur ! -Les mêmes, GENNARO, les Gardes. +L’huissier reparaît.— Ramenez le prisonnier. +Vous êtes un homme affreux, monseigneur ! +Les mêmes, GENNARO, les Gardes. Qu’est-ce que j’entends dire, seigneur Gennaro ? -À la bonne heure, monseigneur ! -Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce dénouement. +À la bonne heure, monseigneur ! +Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce dénouement. Mais je remercie votre altesse. Et si je vous en offrais quatre mille, prendriez-vous service chez moi ? -Je suis encore pour cinq ans au service de la république. -Don Alphonse, bas à dona Lucrezia. -Il paraît que ces gens-là tiennent les leurs, madame. +Je suis encore pour cinq ans au service de la république. +Don Alphonse, bas à dona Lucrezia. +Il paraît que ces gens-là tiennent les leurs, madame. Haut.— N’en parlons plus, seigneur Gennaro. Votre altesse se souvient de l’assaut de Faenza, il y a deux ans. Un soldat aventurier lui sauva la vie. Oui, et l’on n’a jamais pu retrouver ce soldat. Il montre les gardes. -Rustighello paraît avec le plateau. -Pose le plateau là, sur cette table. — Bien. +Rustighello paraît avec le plateau. +Pose le plateau là, sur cette table. — Bien. Prenant dona Lucrezia par la main. -Rustighello sort, et on le voit se replacer derrière la porte. -Dona Lucrezia, pâle et d’une voix faible. -Ayez soin de ne pas vous tromper de flacon. — Hé bien, capitaine ! -Je suis confus de tant de bonté, monseigneur. -Madame, versez à boire au seigneur Gennaro. — Quel âge avez-vous, capitaine ? -Don Alphonse, bas à la duchesse, qui essaie de prendre le flacon d’argent. +Rustighello sort, et on le voit se replacer derrière la porte. +Dona Lucrezia, pâle et d’une voix faible. +Ayez soin de ne pas vous tromper de flacon. — Hé bien, capitaine ! +Je suis confus de tant de bonté, monseigneur. +Madame, versez à boire au seigneur Gennaro. — Quel âge avez-vous, capitaine ? +Don Alphonse, bas à la duchesse, qui essaie de prendre le flacon d’argent. Le flacon d’or, madame ! Elle prend en tremblant le flacon d’or. -Ah çà, vous devez être amoureux ? +Ah çà, vous devez être amoureux ? Qui est-ce qui ne l’est pas un peu, monseigneur ? -Si vous hésitez, je fais entrer Rustighello. -Elle verse à boire à Gennaro sans dire une parole. -Je vous remercie, monseigneur, de me laisser vivre pour ma pauvre mère. -Dona Lucrezia, à part. -À votre santé, capitaine Gennaro, et vivez beaucoup d’années ! +Si vous hésitez, je fais entrer Rustighello. +Elle verse à boire à Gennaro sans dire une parole. +Je vous remercie, monseigneur, de me laisser vivre pour ma pauvre mère. +Dona Lucrezia, à part. +À votre santé, capitaine Gennaro, et vivez beaucoup d’années ! Monseigneur, Dieu vous le rende ! -Dona lucrezia, à part. -Don Alphonse, à part. +Dona lucrezia, à part. +Don Alphonse, à part. Sur ce, je vous quitte, mon capitaine. Vous partirez pour Venise quand vous voudrez. -Bas à dona Lucrezia. -Remerciez-moi, madame, je vous laisse tête à tête avec lui. -Vous devez avoir des adieux à lui faire. +Bas à dona Lucrezia. +Remerciez-moi, madame, je vous laisse tête à tête avec lui. +Vous devez avoir des adieux à lui faire. Vivez avec lui, si bon vous semble, son dernier quart d’heure. Les gardes le suivent. -Gennaro ! — Vous êtes empoisonné ! -J’aurais dû m’en douter, le vin étant versé par vous. +Gennaro ! — Vous êtes empoisonné ! +J’aurais dû m’en douter, le vin étant versé par vous. Oh ! ne m’accablez pas, Gennaro. Le duc est jaloux de vous, le duc vous croit mon amant. Oui, le poison des Borgia ! Vous en avez bu. -Tenez, voyez cette fiole que je porte toujours cachée dans ma ceinture. -Une seule goutte sur vos lèvres, et vous êtes sauvé ! -Elle veut approcher la fiole des lèvres de Gennaro, il recule. -Dona Lucrezia, tombant anéantie sur le fauteuil. -Ô mon Dieu ! mon Dieu ! +Tenez, voyez cette fiole que je porte toujours cachée dans ma ceinture. +Une seule goutte sur vos lèvres, et vous êtes sauvé ! +Elle veut approcher la fiole des lèvres de Gennaro, il recule. +Dona Lucrezia, tombant anéantie sur le fauteuil. +Ô mon Dieu ! mon Dieu ! Oui, je sais un peu d’histoire ! -Et la main qui lui présenta le contre-poison, la voilà, elle tient cette fiole. +Et la main qui lui présenta le contre-poison, la voilà, elle tient cette fiole. Et la bouche qui lui dit de le boire, la voici, elle me parle ! -Misérable femme que je suis ! -Écoutez, madame, je ne me méprends pas à vos semblants d’amour. +Misérable femme que je suis ! +Écoutez, madame, je ne me méprends pas à vos semblants d’amour. Vous avez quelque sinistre dessein sur moi. Vous devez savoir qui je suis. -Votre mère, Gennaro ! vous la voyez peut-être autrement qu’elle n’est. -Que diriez-vous si ce n’était qu’une femme criminelle comme moi ? +Votre mère, Gennaro ! vous la voyez peut-être autrement qu’elle n’est. +Que diriez-vous si ce n’était qu’une femme criminelle comme moi ? Ne la calomniez pas. -Oh non ! ma mère n’est pas une femme comme vous, madame Lucrèce ! -Je la haïrais si elle pouvait vous ressembler. +Oh non ! ma mère n’est pas une femme comme vous, madame Lucrèce ! +Je la haïrais si elle pouvait vous ressembler. Oh ! elle est ainsi, et pas autrement ! -Vous la connaissez sans doute, madame Lucrèce, et vous ne me démentirez point ! -Non, cette femme-là, Gennaro, cette mère-là, je ne la connais pas ! +Vous la connaissez sans doute, madame Lucrèce, et vous ne me démentirez point ! +Non, cette femme-là, Gennaro, cette mère-là, je ne la connais pas ! Mais devant qui est-ce que je parle ainsi ? Car vos enfants, si vous en aviez, savez-vous bien qu’ils vous renieraient, madame ? -Quel malheureux assez abandonné du ciel voudrait d’une pareille mère ? -Être le fils de Lucrèce Borgia ! dire ma mère à Lucrèce Borgia ! +Quel malheureux assez abandonné du ciel voudrait d’une pareille mère ? +Être le fils de Lucrèce Borgia ! dire ma mère à Lucrèce Borgia ! Il faut en finir. -Accablez-moi, écrasez-moi sous votre mépris ; mais vous êtes empoisonné, buvez ceci sur-le-champ ! +Accablez-moi, écrasez-moi sous votre mépris ; mais vous êtes empoisonné, buvez ceci sur-le-champ ! Que dois-je croire, madame ? -Le duc est loyal, et j’ai sauvé la vie à son père. -Vous, je vous ai offensée, vous avez à vous venger de moi. -Il faut te déterminer pour l’un des deux. +Le duc est loyal, et j’ai sauvé la vie à son père. +Vous, je vous ai offensée, vous avez à vous venger de moi. +Il faut te déterminer pour l’un des deux. Le choix est terrible. Laisse-toi guider par moi. -Aie pitié de toi et de moi, Gennaro. +Aie pitié de toi et de moi, Gennaro. Bois vite, au nom du ciel ! Allons, c’est bien. -S’il y a un crime en ceci, qu’il retombe sur votre tête. +S’il y a un crime en ceci, qu’il retombe sur votre tête. Il prend la fiole et boit. -Sauvé ! — Maintenant il faut repartir pour Venise de toute la vitesse de ton cheval. +Sauvé ! — Maintenant il faut repartir pour Venise de toute la vitesse de ton cheval. Tu as de l’argent ? Le duc te croit mort. -Il sera aisé de lui cacher ta fuite. +Il sera aisé de lui cacher ta fuite. Garde cette fiole et porte-la toujours sur toi. -Toi surtout, tu es exposé. -Lui montrant la porte masquée qu’elle entr’ouvre. +Toi surtout, tu es exposé. +Lui montrant la porte masquée qu’elle entr’ouvre. Descends par cet escalier. Il donne dans une des cours du palais Negroni. -Il te sera aisé de t’évader par là. -J’ai un dernier mot à te dire, mon Gennaro ! +Il te sera aisé de t’évader par là. +J’ai un dernier mot à te dire, mon Gennaro ! Je te dis adieu en ce moment, Gennaro, pour ne plus te revoir jamais. -Il ne faut plus songer maintenant à te rencontrer quelquefois sur mon chemin. -C’était le seul bonheur que j’eusse au monde. -Mais ce serait risquer ta tête. +Il ne faut plus songer maintenant à te rencontrer quelquefois sur mon chemin. +C’était le seul bonheur que j’eusse au monde. +Mais ce serait risquer ta tête. Je viens de te sauver la vie, enfin ! Vous me le dites. -Tout ceci est plein de ténèbres. +Tout ceci est plein de ténèbres. Je ne sais que penser. -Tenez, madame, je puis tout vous pardonner, une chose exceptée. -Toutes les paroles sont sérieuses avec vous, Gennaro. +Tenez, madame, je puis tout vous pardonner, une chose exceptée. +Toutes les paroles sont sérieuses avec vous, Gennaro. Je ne puis vous jurer cela. -Ô ma mère ! ma mère ! -La voilà donc l’épouvantable femme qui a fait ton malheur ! -Vous l’avez avoué, madame ! -Et toi, Gennaro ! sois béni ! -Il sort. — Elle tombe évanouie sur le fauteuil. -Oui, monseigneur, cela s’est passé ainsi. +Ô ma mère ! ma mère ! +La voilà donc l’épouvantable femme qui a fait ton malheur ! +Vous l’avez avoué, madame ! +Et toi, Gennaro ! sois béni ! +Il sort. — Elle tombe évanouie sur le fauteuil. +Oui, monseigneur, cela s’est passé ainsi. Et tu as souffert cela ? -Elle avait verrouillé la porte. +Elle avait verrouillé la porte. Il fallait briser la porte. -Une porte de chêne, un verrou de fer. +Une porte de chêne, un verrou de fer. Il fallait briser le verrou, te dis-je ; il fallait entrer et le tuer. -Il aurait fallu tuer aussi madame Lucrèce. +Il aurait fallu tuer aussi madame Lucrèce. Je n’avais pas d’ordre pour elle. Et puis j’aurais craint de brouiller votre altesse avec le pape. -C’était bien embarrassant, monseigneur. -Tuer la fille du Saint-Père ! -Tu m’as dit que rien n’était encore perdu. -Vous voyez une lumière à cette fenêtre. +C’était bien embarrassant, monseigneur. +Tuer la fille du Saint-Père ! +Tu m’as dit que rien n’était encore perdu. +Vous voyez une lumière à cette fenêtre. Le Gennaro n’est pas encore parti. -En ce moment il attend son maître derrière la citadelle avec deux chevaux sellés. +En ce moment il attend son maître derrière la citadelle avec deux chevaux sellés. Le Gennaro va sortir pour l’aller rejoindre dans un instant. -En ce cas, embusquons-nous derrière l’angle de sa maison. +En ce cas, embusquons-nous derrière l’angle de sa maison. Il est nuit noire. Nous le tuerons quand il passera. Comme il vous plaira. -Ton épée est bonne ? +Ton épée est bonne ? Tu as un poignard ? Bien. — Tu frapperas des deux mains. -Il est sujet de Venise, et ce serait déclarer la guerre à la république. -Un coup de poignard vient on ne sait d’où, et ne compromet personne. -L’empoisonnement vaudrait mieux encore, mais l’empoisonnement est manqué. +Il est sujet de Venise, et ce serait déclarer la guerre à la république. +Un coup de poignard vient on ne sait d’où, et ne compromet personne. +L’empoisonnement vaudrait mieux encore, mais l’empoisonnement est manqué. Monseigneur, j’entends venir quelqu’un. Rangeons-nous le long de ce mur. -La porte s’ouvre, Gennaro paraît. +La porte s’ouvre, Gennaro paraît. C’est toi, Maffio ? -Je n’ai que deux mots à te dire. -Je ne suis pas convié. +Je n’ai que deux mots à te dire. +Je ne suis pas convié. Il y a une autre raison. -Je dois te dire cela, à toi. +Je dois te dire cela, à toi. Dans un quart d’heure. -Je te dirai cela à Venise. +Je te dirai cela à Venise. Oui, affaire d’amour. Tu agis mal avec moi, Gennaro. -Tu n’étais pas très-sûr ce matin de ta princesse Negroni. -Je me suis informé. +Tu n’étais pas très-sûr ce matin de ta princesse Negroni. +Je me suis informé. Allons, viens avec moi. -Partir à la nuit close ! +Partir à la nuit close ! Tu vas te faire assassiner. -Frère Gennaro, j’ai mauvaise idée de ton voyage. -Frère Maffio, j’ai mauvaise idée de ton souper. -S’il allait t’arriver malheur sans que je fusse là ! -Tiens, décidément, ne nous séparons pas. -Cédons quelque chose chacun de notre côté. +Frère Gennaro, j’ai mauvaise idée de ton voyage. +Frère Maffio, j’ai mauvaise idée de ton souper. +S’il allait t’arriver malheur sans que je fusse là ! +Tiens, décidément, ne nous séparons pas. +Cédons quelque chose chacun de notre côté. Tu vas juger si j’ai raison. -Il prend Maffio à part et lui parle à l’oreille. -Rustighello, sous le balcon, bas à don Alphonse. +Il prend Maffio à part et lui parle à l’oreille. +Rustighello, sous le balcon, bas à don Alphonse. Voyons la fin de ceci. Veux-tu que je te dise, Gennaro ? Il n’y a dans toute cette affaire ni poison, ni contre-poison. -Tu as sauvé la vie à son père d’ailleurs, et il le sait. +Tu as sauvé la vie à son père d’ailleurs, et il le sait. La duchesse veut que tu partes, c’est fort bien. -Son amourette se déroulerait en effet plus commodément à Venise qu’à Ferrare. -Le mari la gêne toujours un peu. -Quant au souper de la princesse Negroni, il sera délicieux. -Que diable ! il faut cependant raisonner un peu et ne rien s’exagérer. +Son amourette se déroulerait en effet plus commodément à Venise qu’à Ferrare. +Le mari la gêne toujours un peu. +Quant au souper de la princesse Negroni, il sera délicieux. +Que diable ! il faut cependant raisonner un peu et ne rien s’exagérer. Tu sais que je suis prudent, moi, et de bon conseil. Spectres et balivernes que tout cela ! Par Hercule, Gennaro ! sois enfant ou sois homme. Retourne te mettre en nourrice ou viens souper. -Au fait, cela a quelque chose d’étrange de se sauver ainsi la nuit. +Au fait, cela a quelque chose d’étrange de se sauver ainsi la nuit. J’ai l’air d’un homme qui a peur. Il en sera ce qui pourra. C’est une chance comme une autre. -Tu me présenteras à la princesse Negroni. +Tu me présenteras à la princesse Negroni. Je vais avec toi. -On les voit s’éloigner vers le fond de la place. +On les voit s’éloigner vers le fond de la place. Don Alphonse et Rustighello sortent de leur cachette. -Rustighello, l’épée nue. -Hé bien, qu’attendez-vous, monseigneur ? +Rustighello, l’épée nue. +Hé bien, qu’attendez-vous, monseigneur ? Ils ne sont que deux. Chargez-vous de votre homme. Je me charge de l’autre. Ils vont souper chez la princesse Negroni. -Si je suis bien informé... -Il s’interrompt et paraît rêver un instant. +Si je suis bien informé... +Il s’interrompt et paraît rêver un instant. Cela ferait encore mieux mon affaire, et ce serait une plaisante aventure. Ils rentrent au palais. Une salle magnifique du palais Negroni. -À droite, une porte bâtarde. -Au fond, une grande et très-large porte à deux battants. -Au milieu, une table superbement servie à la mode du quinzième siècle. -Oloferno, son verre à la main. -Vive le vin de Xerès ! -Xerès de la Frontera est une ville du paradis. +À droite, une porte bâtarde. +Au fond, une grande et très-large porte à deux battants. +Au milieu, une table superbement servie à la mode du quinzième siècle. +Oloferno, son verre à la main. +Vive le vin de Xerès ! +Xerès de la Frontera est une ville du paradis. Jeppo a la maladie de conter des histoires quand il a bu. Une histoire gaie, Jeppo ! Par le corps de Bacchus ! vous trouvez cela gai ! C’est triste et commun. -Un homme ruiné, qui épouse une femme en ruine. +Un homme ruiné, qui épouse une femme en ruine. Chose qui se voit tous les jours. -Il se met à manger. -La Princesse Negroni, à Maffio, montrant Gennaro. -Monsieur le comte Orsini, vous avez là un ami qui me paraît bien triste. +Il se met à manger. +La Princesse Negroni, à Maffio, montrant Gennaro. +Monsieur le comte Orsini, vous avez là un ami qui me paraît bien triste. Il est toujours ainsi, madame. -C’est mon frère d’armes. -Il m’a sauvé la vie à l’assaut de Rimini. -Nous ne nous séparons jamais. -Un bohémien nous a prédit que nous mourrions le même jour. +C’est mon frère d’armes. +Il m’a sauvé la vie à l’assaut de Rimini. +Nous ne nous séparons jamais. +Un bohémien nous a prédit que nous mourrions le même jour. Vous a-t-il dit si ce serait le soir ou le matin ? Il nous a dit que ce serait le matin. La Negroni, riant plus fort. Autant qu’un homme peut en aimer un autre. -Eh bien ! vous vous suffisez l’un à l’autre. -L’amitié ne remplit pas tout le cœur, madame. +Eh bien ! vous vous suffisez l’un à l’autre. +L’amitié ne remplit pas tout le cœur, madame. Mon dieu ! qu’est-ce qui remplit tout le cœur ? -Vous avez toujours l’amour à la bouche. +Vous avez toujours l’amour à la bouche. Et vous dans les yeux. Il lui prend la taille. Monsieur le comte Orsini, laissez-moi ! Un baiser sur votre main ? -Vos affaires sont en bon train près de la princesse. +Vos affaires sont en bon train près de la princesse. Elle me dit toujours non. Comment trouves-tu madame la princesse Negroni ? -Entre nous, elle commence à m’égratigner furieusement le cœur. +Entre nous, elle commence à m’égratigner furieusement le cœur. La princesse est veuve. -On le voit bien à sa gaieté ! -J’espère que tu ne te défies plus de son souper ? +On le voit bien à sa gaieté ! +J’espère que tu ne te défies plus de son souper ? Parce que le palais Negroni touche au palais Borgia. Au diable les Borgia ! — et buvons ! Cependant, mon cher Jeppo... -Je l’observe depuis le commencement du souper, ce prétendu espagnol. +Je l’observe depuis le commencement du souper, ce prétendu espagnol. Il n’a encore bu que de l’eau. -Voilà tes soupçons qui te reprennent, mon bon ami Maffio. -Tu as le vin étrangement monotone. -Peut-être as-tu raison. -J’espère que tu ne doutes plus de sa qualité d’espagnol. -Il a au moins vingt noms de baptême. — Quelle litanie, Monsieur De Belverana ! -Mais qu’ont-ils donc à rire là bas ? -Il faut pourtant que les femmes aient un prétexte pour s’en aller. -Il retourne s’asseoir à table. -Par Hercule ! messieurs ! je n’ai jamais passé soirée plus délicieuse. -Mesdames, goûtez de ce vin. +Voilà tes soupçons qui te reprennent, mon bon ami Maffio. +Tu as le vin étrangement monotone. +Peut-être as-tu raison. +J’espère que tu ne doutes plus de sa qualité d’espagnol. +Il a au moins vingt noms de baptême. — Quelle litanie, Monsieur De Belverana ! +Mais qu’ont-ils donc à rire là bas ? +Il faut pourtant que les femmes aient un prétexte pour s’en aller. +Il retourne s’asseoir à table. +Par Hercule ! messieurs ! je n’ai jamais passé soirée plus délicieuse. +Mesdames, goûtez de ce vin. C’est du vin de Syracuse, messeigneurs ! -Oloferno est ivre, à ce qu’il paraît. +Oloferno est ivre, à ce qu’il paraît. Mesdames, il faut que je vous dise quelques vers que je viens de faire. Si ce n’est d’embrasser l’une et de manger l’autre. -Oui, je voudrais être poète. -Je voudrais pouvoir m’élever au ciel. +Oui, je voudrais être poète. +Je voudrais pouvoir m’élever au ciel. Je voudrais avoir deux ailes... De faisan dans mon assiette. Je vais pourtant vous dire mon sonnet. Vous me dispensez de vous dire mon sonnet ? -Tête-dieu ! vous m’insultez, je crois, monsieur le petit espagnol. -Je ne vous insulte pas, grand colosse d’italien que vous êtes. -Je refuse mon attention à votre sonnet. -Mon gosier a plus soif de vin de Chypre que mes oreilles de poésie. -Vos oreilles, monsieur le castillan râpé, je vous les clouerai sur les talons ! -Vous êtes un absurde belître ! +Tête-dieu ! vous m’insultez, je crois, monsieur le petit espagnol. +Je ne vous insulte pas, grand colosse d’italien que vous êtes. +Je refuse mon attention à votre sonnet. +Mon gosier a plus soif de vin de Chypre que mes oreilles de poésie. +Vos oreilles, monsieur le castillan râpé, je vous les clouerai sur les talons ! +Vous êtes un absurde belître ! A-t-on jamais vu lourdaud pareil ? Savez-vous bien que je vous couperai en quatre, par la mort-dieu ! Je ne vous en dirai pas autant. Oloferno, se jetant sur un couteau. -J’éventrerai ce faquin, fût-il plus gentilhomme que l’empereur ! +J’éventrerai ce faquin, fût-il plus gentilhomme que l’empereur ! Les femmes, se levant de table. Ils vont se battre ! -Ils désarment Oloferno qui veut se jeter sur Gubetta. -Pendant ce temps-là, les femmes disparaissent par la porte latérale. -Vous êtes un fier maladroit. +Ils désarment Oloferno qui veut se jeter sur Gubetta. +Pendant ce temps-là, les femmes disparaissent par la porte latérale. +Vous êtes un fier maladroit. C’est vrai, cela. Que diable sont-elles devenues ? Elles ont eu peur. Couteau qui luit, femme qui fuit. -Je te retrouverai demain, mon petit Belverana du démon ! +Je te retrouverai demain, mon petit Belverana du démon ! Demain, tant qu’il vous plaira ! -Oloferno va se rasseoir en chancelant avec dépit. -Gubetta éclate de rire. — Cet imbécile ! -Se fâcher à propos de vers ! +Oloferno va se rasseoir en chancelant avec dépit. +Gubetta éclate de rire. — Cet imbécile ! +Se fâcher à propos de vers ! Je le crois bien qu’il a des ailes. Ce n’est pas un homme, c’est un oison. -Cela perche, cela doit dormir sur une patte, cet Oloferno-là ! -Là là, faites la paix, messieurs. +Cela perche, cela doit dormir sur une patte, cet Oloferno-là ! +Là là, faites la paix, messieurs. Vous vous couperez galamment la gorge demain matin. -À propos, au fait, qu’avons-nous donc fait de nos épées ? +À propos, au fait, qu’avons-nous donc fait de nos épées ? Vous oubliez qu’on nous les a fait quitter dans l’antichambre. -Bonne précaution, en effet ! -Est-ce que tu songes à Lucrèce Borgia ? -Gennaro ! tu as décidément quelque amourette avec elle ! +Bonne précaution, en effet ! +Est-ce que tu songes à Lucrèce Borgia ? +Gennaro ! tu as décidément quelque amourette avec elle ! Ne dis pas non. -Verse-moi à boire, Maffio ! -Je n’abandonne pas plus mes amis à table qu’au feu. -Un page noir, deux flacons à la main. +Verse-moi à boire, Maffio ! +Je n’abandonne pas plus mes amis à table qu’au feu. +Un page noir, deux flacons à la main. Messeigneurs, du vin de Chypre ou du vin de Syracuse ? Du vin de Syracuse. C’est le meilleur. @@ -802,29 +802,29 @@ Le page noir remplit tous les verres. La peste soit d’Oloferno ! Est-ce que ces dames ne vont pas revenir ? Il va successivement aux deux portes. -Les portes sont fermées en dehors, messieurs ! -N’allez-vous pas avoir peur à votre tour, Jeppo ! +Les portes sont fermées en dehors, messieurs ! +N’allez-vous pas avoir peur à votre tour, Jeppo ! Elles ne veulent pas que nous les poursuivions. C’est tout simple. Ils choquent leurs verres. -À ta santé, Gennaro ! et puisses-tu bientôt retrouver ta mère ! +À ta santé, Gennaro ! et puisses-tu bientôt retrouver ta mère ! Que Dieu t’entende ! -Tous boivent, excepté Gubetta qui jette son vin par-dessus son épaule. +Tous boivent, excepté Gubetta qui jette son vin par-dessus son épaule. Pour le coup, Jeppo, je l’ai bien vu. L’espagnol n’a pas bu. -Il a jeté son vin par-dessus son épaule. +Il a jeté son vin par-dessus son épaule. Il est ivre, et toi aussi. -Une chanson à boire, messieurs ! +Une chanson à boire, messieurs ! Il est plus qu’ivre, il est ivrogne. -Tous en chœur, excepté Gennaro. -Ils choquent leurs verres en riant aux éclats. -Tout à coup on entend des voix éloignées qui chantent sur un ton lugubre. +Tous en chœur, excepté Gennaro. +Ils choquent leurs verres en riant aux éclats. +Tout à coup on entend des voix éloignées qui chantent sur un ton lugubre. Sanctum et terribile nomen ejus. Initium sapienteæ timor Domini. -Écoutez, messieurs ! — Corbacque ! pendant que nous chantons à boire, l’écho chante vêpres. -Voix au dehors, un peu plus rapprochées. +Écoutez, messieurs ! — Corbacque ! pendant que nous chantons à boire, l’écho chante vêpres. +Voix au dehors, un peu plus rapprochées. Nisi Dominus custodierit civitatem, frustra vigilat qui custodit eam. -Tous éclatent de rire. +Tous éclatent de rire. Du plain-chant tout pur. Quelque procession qui passe. C’est un peu tard. @@ -835,155 +835,155 @@ Nares habent, et non odorabunt. Aures habent, et non audient. Tous rient de plus en plus fort. Sont-ils braillards, ces moines ! -Les lampes s’éteignent ici. -Nous voici tout à l’heure dans l’obscurité. -Les lampes pâlissent en effet, comme n’ayant plus d’huile. -Voix au dehors, plus près. +Les lampes s’éteignent ici. +Nous voici tout à l’heure dans l’obscurité. +Les lampes pâlissent en effet, comme n’ayant plus d’huile. +Voix au dehors, plus près. Il me semble que les voix se rapprochent. -La procession me fait l’effet d’être en ce moment sous nos fenêtres. -Ce sont les prières des morts. +La procession me fait l’effet d’être en ce moment sous nos fenêtres. +Ce sont les prières des morts. C’est quelque enterrement. -Buvons à la santé de celui qu’on va enterrer. +Buvons à la santé de celui qu’on va enterrer. Savez-vous s’il n’y en a pas plusieurs ? -Hé bien, à la santé de tous ! -Bravo ! — Et continuons de notre côté notre invocation à saint Pierre. +Hé bien, à la santé de tous ! +Bravo ! — Et continuons de notre côté notre invocation à saint Pierre. Parlez donc plus poliment. -On dit : À monsieur saint Pierre, honorable huissier et guichetier patenté du paradis. -Tous, en choquant leurs verres avec des éclats de rire. +On dit : À monsieur saint Pierre, honorable huissier et guichetier patenté du paradis. +Tous, en choquant leurs verres avec des éclats de rire. La grande porte du fond s’ouvre silencieusement dans toute sa largeur. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est une plaisanterie. Il laisse tomber le capuchon et recule. -Ceci commence à devenir étrange ! +Ceci commence à devenir étrange ! Je ne sais pourquoi mon sang se fige dans mes veines. -Les pénitents, chantant d’une voix éclatante. +Les pénitents, chantant d’une voix éclatante. Conquassabit capita in terra multorum ! -Nos épées, nos épées ! -Ah çà, messieurs, nous sommes chez le démon ici. -Vous êtes chez moi ! -Vous le dites aujourd’hui avec épouvante. +Nos épées, nos épées ! +Ah çà, messieurs, nous sommes chez le démon ici. +Vous êtes chez moi ! +Vous le dites aujourd’hui avec épouvante. Oui, vous pouvez me regarder avec vos yeux fixes de terreur. C’est bien moi, messieurs. -La salle d’à côté est pleine de piques. -Fête pour fête, messeigneurs ! -Voilà un rude réveil, Maffio ! -Ah ! mes jeunes amis du carnaval dernier ! vous ne vous attendiez pas à cela ? +La salle d’à côté est pleine de piques. +Fête pour fête, messeigneurs ! +Voilà un rude réveil, Maffio ! +Ah ! mes jeunes amis du carnaval dernier ! vous ne vous attendiez pas à cela ? Il me semble que je me venge. Qu’en dites-vous, messieurs ? -Qui est-ce qui se connaît en vengeance ici ? +Qui est-ce qui se connaît en vengeance ici ? Ceci n’est point mal, je crois ! — Hein ? qu’en pensez-vous ? pour une femme ! Elles sont en bonnes mains. Aux moines qui sont devant la porte du fond. -Rangez-vous un peu, mes pères, que ces messieurs voient. +Rangez-vous un peu, mes pères, que ces messieurs voient. Le nombre y est. Il y en a bien cinq. — Ah ! Voici le tien, Jeppo. -Oloferno, Apostolo, Ascanio, voici les vôtres ! -Il en faut un sixième, madame ! -Les portes sont refermées. -Dona Lucrezia, se parlant à elle-même. +Oloferno, Apostolo, Ascanio, voici les vôtres ! +Il en faut un sixième, madame ! +Les portes sont refermées. +Dona Lucrezia, se parlant à elle-même. Chant des moines au-dehors. Nisi Dominus ædificaverit domum, in vanum laborant qui ædificant eam. Toujours vous sous tous les coups que je frappe ! -Dieu du ciel ! comment vous êtes-vous mêlé à ceci ? +Dieu du ciel ! comment vous êtes-vous mêlé à ceci ? Je me doutais de tout. -Vous êtes empoisonné encore une fois. +Vous êtes empoisonné encore une fois. Si je veux. — J’ai le contre-poison. -Vous êtes experte en ces matières. +Vous êtes experte en ces matières. Dona Lucrezia, examinant la fiole. -Il y en a à peine assez pour vous, Gennaro ! +Il y en a à peine assez pour vous, Gennaro ! Vous ne pouvez pas en avoir d’autre sur-le-champ ? -Je vous ai donné tout ce que j’avais. +Je vous ai donné tout ce que j’avais. Que faites-vous, Gennaro ? Ne jouez pas avec des choses si terribles. -On n’a jamais assez tôt bu un contre-poison. +On n’a jamais assez tôt bu un contre-poison. Buvez, au nom du ciel ! -Mon dieu ! quelle im prudence vous avez faite là ! -Mettez votre vie en sûreté. -Je vous ferai sortir du palais par une porte dérobée que je connais. -Tout peut se réparer encore. -Des chevaux seront bientôt sellés. +Mon dieu ! quelle im prudence vous avez faite là ! +Mettez votre vie en sûreté. +Je vous ferai sortir du palais par une porte dérobée que je connais. +Tout peut se réparer encore. +Des chevaux seront bientôt sellés. Demain matin vous serez loin de Ferrare. -N’est-ce pas qu’il s’y fait des choses qui vous épouvantent ? +N’est-ce pas qu’il s’y fait des choses qui vous épouvantent ? Il faut vivre ! il faut vous sauver ! -C’est-à-dire que vous allez mourir, madame ! -Faites votre prière, et faites-la courte, madame. +C’est-à-dire que vous allez mourir, madame ! +Faites votre prière, et faites-la courte, madame. Je n’ai pas le temps d’attendre. Bah ! cela ne se peut. Ah bien oui, Gennaro me tuer ! Est-ce que cela est possible ? Je vous dis que c’est impossible. -J’ai quelque chose à vous dire ! +J’ai quelque chose à vous dire ! Jette ton couteau, malheureux ! Jette-le, te dis-je ! Si tu savais... — Gennaro ! Sais-tu qui tu es ? Sais-tu qui je suis ? -Tu ignores combien je te tiens de près ! +Tu ignores combien je te tiens de près ! Faut-il tout lui dire ? -Le même sang coule dans nos veines, Gennaro ! -Tu as eu pour père Jean Borgia, duc de Gandia ! -Ah ! vous êtes ma tante ! -Dona Lucrezia, à part. +Le même sang coule dans nos veines, Gennaro ! +Tu as eu pour père Jean Borgia, duc de Gandia ! +Ah ! vous êtes ma tante ! +Dona Lucrezia, à part. Ah ! je suis votre neveu ! -Madame Lucrèce, ma mère me parle de vous dans ses lettres. -Ah ! vous êtes ma tante ! je suis un Borgia ! -Vous êtes fatiguée de vivre, sans nul doute, n’est-ce pas ? +Madame Lucrèce, ma mère me parle de vous dans ses lettres. +Ah ! vous êtes ma tante ! je suis un Borgia ! +Vous êtes fatiguée de vivre, sans nul doute, n’est-ce pas ? Eh bien, il faut en finir. -En voilà assez de dit là dessus ! -Recommandez votre âme à Dieu, si vous croyez à Dieu et à votre âme. -Gennaro ! par pitié pour toi ! +En voilà assez de dit là dessus ! +Recommandez votre âme à Dieu, si vous croyez à Dieu et à votre âme. +Gennaro ! par pitié pour toi ! Tu es innocent encore ! Ne commets pas ce crime ! -Oh ! ma tête s’égare et se bouleverse ! +Oh ! ma tête s’égare et se bouleverse ! Sera-ce un crime ? Eh bien ! quand je commettrais un crime ! Pardieu ! je suis un Borgia, moi ! -À genoux, vous dis-je ! ma tante ! +À genoux, vous dis-je ! ma tante ! Dis-tu en effet ce que tu penses, mon Gennaro ? Est-ce ainsi que tu paies mon amour pour toi ? -Je veux te sauver de toi-même. +Je veux te sauver de toi-même. Vous n’ouvrirez point cette porte. Vous ne ferez point un pas. -Et quant à vos cris, ils ne peuvent vous sauver. -Mais c’est lâche ce que vous faites là, G ennaro ! -Tuer une femme, une femme sans défense ! -Oh ! vous avez de plus nobles sentiments que cela dans l’âme ! -Tu es jeune, enfant, et la jeunesse est toujours trop sévère. +Et quant à vos cris, ils ne peuvent vous sauver. +Mais c’est lâche ce que vous faites là, G ennaro ! +Tuer une femme, une femme sans défense ! +Oh ! vous avez de plus nobles sentiments que cela dans l’âme ! +Tu es jeune, enfant, et la jeunesse est toujours trop sévère. Oh ! si je dois mourir, je ne veux pas mourir de ta main. Cela n’est pas possible, vois-tu, que je meure de ta main. -Tu ne sais pas toi-même à quel point cela serait horrible. +Tu ne sais pas toi-même à quel point cela serait horrible. D’ailleurs, Gennaro, mon heure n’est pas encore venue. Il le faut absolument, entends-tu, Gennaro ? -Vous êtes ma tante. -Vous êtes la sœur de mon père. -Qu’avez-vous fait de ma mère, madame Lucrèce Borgia ? +Vous êtes ma tante. +Vous êtes la sœur de mon père. +Qu’avez-vous fait de ma mère, madame Lucrèce Borgia ? Mon dieu, je ne puis tout dire. -Écoute-moi encore un instant. -Oh ! que je voudrais bien que tu me reçusses repentante à tes pieds ! -Tu me feras grâce de la vie, n’est-ce pas ? +Écoute-moi encore un instant. +Oh ! que je voudrais bien que tu me reçusses repentante à tes pieds ! +Tu me feras grâce de la vie, n’est-ce pas ? Eh bien, veux-tu que je prenne le voile ? -Veux-tu que je m’enferme dans un cloître, dis ? +Veux-tu que je m’enferme dans un cloître, dis ? Ne me tue pas, mon Gennaro ! Vivons tous les deux, toi pour me pardonner, moi, pour me repentir ! Aie quelque compassion de moi ! Un homme tuer une femme ! Un homme qui est le plus fort ! Oh ! tu ne voudras pas ! tu ne voudras pas ! -Je le vois bien, j’ai ma grâce. +Je le vois bien, j’ai ma grâce. Cela se lit dans tes yeux. -Oh ! laisse-moi pleurer à tes pieds ! -Je n’écoute plus rien. +Oh ! laisse-moi pleurer à tes pieds ! +Je n’écoute plus rien. Vous l’entendez, madame, il faut mourir ! -Dona Lucrezia, se débattant et lui retenant le bras. +Dona Lucrezia, se débattant et lui retenant le bras. Au nom du ciel ! -Ah !... tu m’as tuée ! — Gennaro ! je suis ta mère ! -Que diable fais-tu là, Rustighello ? +Ah !... tu m’as tuée ! — Gennaro ! je suis ta mère ! +Que diable fais-tu là, Rustighello ? J’attends que tu t’en ailles, Astolfo. -Et toi, que fais-tu là, Astolfo ? +Et toi, que fais-tu là, Astolfo ? J’attends que tu t’en ailles, Rustighello. -À qui donc as-tu affaire, Astolfo ? -À l’homme qui demeure dans cette maison. — Et toi, à qui en veux-tu ? +À qui donc as-tu affaire, Astolfo ? +À l’homme qui demeure dans cette maison. — Et toi, à qui en veux-tu ? Qu’est-ce que tu en veux faire ? Je veux le mener chez la duchesse. — Et toi ? Je veux le mener chez le duc. @@ -991,20 +991,20 @@ Qu’est-ce qui l’attend chez la duchesse ? L’amour sans doute. — Et chez le duc ? A-t-il de l’esprit cet Astolfo ! Saisissez cet homme. — Vous avez entendu ce qu’il a dit. -Vous en témoignerez. — Silence, Astolfo ! — Aux autres sbires. -Enfants, à l’œuvre à présent ! +Vous en témoignerez. — Silence, Astolfo ! — Aux autres sbires. +Enfants, à l’œuvre à présent ! Enfoncez-moi cette porte. Que diable ! chantez-nous-la, amusons-nous. Je veux bien, emplissez les verres. Amis, vive l’orgie ! La tombe est noire, Les ans sont courts. -Il faut, sans croire Aux sots discours, Très-souvent boire, Aimer toujours ! -La tombe est noire, etc. Ils choquent leurs verres en riant aux éclats. -Tout-à-coup on entend des voit éloignées qui chantent au dehors sur un ton lugubre. +Il faut, sans croire Aux sots discours, Très-souvent boire, Aimer toujours ! +La tombe est noire, etc. Ils choquent leurs verres en riant aux éclats. +Tout-à-coup on entend des voit éloignées qui chantent au dehors sur un ton lugubre. Sanctum et terribile nomen ejus. Initium sapientiæ timor Domini. -Pendant que nous chantons à boire, l’écho chante vêpres. -Voix au dehors, un peu plus rapprochées. +Pendant que nous chantons à boire, l’écho chante vêpres. +Voix au dehors, un peu plus rapprochées. Nisi Dominus custodierit civitatem, frustra vigilat qui custodit eam. Du plain-chant tout pur. Quelque procession qui passe. @@ -1014,29 +1014,29 @@ Oculos habent, et non videbunt. Nares habent, et non odorabunt. Aures habent, et non audient. Sont-ils braillards, ces moines ! -Les lampes s’éteignent ici. -Nous voici tout à l’heure dans l’obscurité. -Voix au dehors, très-près. +Les lampes s’éteignent ici. +Nous voici tout à l’heure dans l’obscurité. +Voix au dehors, très-près. Manus habent, et non palpabunt. Pedes habent, et non ambulabunt. Non clamabunt in gutture suo. Il me semble que les voix se rapprochent. -La procession me fait l’effet d’être en ce moment sous nos fenêtres. -Ce sont les prières des morts. +La procession me fait l’effet d’être en ce moment sous nos fenêtres. +Ce sont les prières des morts. C’est quelque enterrement. -Buvons à la santé de celui qu’on va enterrer. +Buvons à la santé de celui qu’on va enterrer. Savez-vous s’il n’y en a pas plusieurs ? -Hé bien, à la santé de tous ! +Hé bien, à la santé de tous ! Ils choquent leurs verres. -Et continuons de notre côté notre chanson à boire. +Et continuons de notre côté notre chanson à boire. Non mortui laudabunt te, Domine, neque omnes qui descendunt in infernum. La tombe est noire, etc. La grande porte du fond s’ouvre. -Chaque acteur a la physionomie de son rôle. -Chaque personnage se pose à son plan. +Chaque acteur a la physionomie de son rôle. +Chaque personnage se pose à son plan. L’auteur les en remercie ici. -Parmi ceux-ci, le public a vivement distingué mademoiselle Juliette. -Mademoiselle Juliette a jeté sur cette figure un éclat extraordinaire. -Monsieur Frédérick a réalisé avec génie le Gennaro que l’auteur avait rêvé. -Elle prend superbement et en reine toutes les attitudes du personnage qu’elle représente. +Parmi ceux-ci, le public a vivement distingué mademoiselle Juliette. +Mademoiselle Juliette a jeté sur cette figure un éclat extraordinaire. +Monsieur Frédérick a réalisé avec génie le Gennaro que l’auteur avait rêvé. +Elle prend superbement et en reine toutes les attitudes du personnage qu’elle représente. Elle fait applaudir et elle fait pleurer. -Elle est sublime comme Hécube et touchante comme Desdémona. \ No newline at end of file +Elle est sublime comme Hécube et touchante comme Desdémona. \ No newline at end of file diff --git "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/L\342\200\231Homme_qui_rit_(\303\251d._1907).txt" "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/L\342\200\231Homme_qui_rit_(\303\251d._1907).txt" index 5dba7ea9..1078c52b 100644 --- "a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/L\342\200\231Homme_qui_rit_(\303\251d._1907).txt" +++ "b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/L\342\200\231Homme_qui_rit_(\303\251d._1907).txt" @@ -1,967 +1,967 @@ -Préface PREMIÈRE PARTIE.LA MER ET LA NUIT. +Préface PREMIÈRE PARTIE.LA MER ET LA NUIT. Les comprachicos LIVRE PREMIER.la nuit moins noire que l'homme. La pointe sud de Portland L’arbre d’invention humaine Bataille entre la mort et la nuit -La pointe nord de Portland LIVRE DEUXIÈME.l’ourque en mer. +La pointe nord de Portland LIVRE DEUXIÈME.l’ourque en mer. Les lois qui sont hors de l’homme -Les silhouettes du commencement fixées -Les hommes inquiets sur la mer inquiète -Entrée en scène d’un nuage différent des autres -Ils se croient aidés +Les silhouettes du commencement fixées +Les hommes inquiets sur la mer inquiète +Entrée en scène d’un nuage différent des autres +Ils se croient aidés Nix et Nox -Soin confié à la mer furieuse -La grande sauvage, c’est la tempête -Corps à corps avec l’écueil -Face à face avec la nuit -Douceur subite de l’énigme -La ressource dernière -La ressource suprême LIVRE TROISIÈME.l’enfant dans l’ombre. +Soin confié à la mer furieuse +La grande sauvage, c’est la tempête +Corps à corps avec l’écueil +Face à face avec la nuit +Douceur subite de l’énigme +La ressource dernière +La ressource suprême LIVRE TROISIÈME.l’enfant dans l’ombre. Effet de neige Toute voie douloureuse se complique d’un fardeau -Autre forme du désert +Autre forme du désert La misanthropie fait des siennes -Le réveil DEUXIÈME PARTIE.PAR ORDRE DU ROI. -PREMIER.éternelle présence du passéles hommes reflètent l'homme. +Le réveil DEUXIÈME PARTIE.PAR ORDRE DU ROI. +PREMIER.éternelle présence du passéles hommes reflètent l'homme. Lord David Dirry-Moir La duchesse Josiane La reine Anne -Haïr est aussi fort qu’aimer -Flamboiements qu’on verrait si l’homme était transparent +Haïr est aussi fort qu’aimer +Flamboiements qu’on verrait si l’homme était transparent Barkilphedro en embuscade -Écosse, Irlande et Angleterre LIVRE DEUXIÈME.gwynplaine et dea. +Écosse, Irlande et Angleterre LIVRE DEUXIÈME.gwynplaine et dea. Oculos non habet et videt Les amoureux assortis Le bleu dans le noir Ursus instituteur, et Ursus tuteur -La cécité donne des leçons de clairvoyance -Non seulement le bonheur, mais la prospérité -Extravagances que les gens de goût appellent poésie +La cécité donne des leçons de clairvoyance +Non seulement le bonheur, mais la prospérité +Extravagances que les gens de goût appellent poésie Gwynplaine est dans le juste, Ursus est dans le vrai -Ursus le poëte entraîne Ursus le philosophe LIVRE TROISIÈME.commencement de la fêlure. +Ursus le poëte entraîne Ursus le philosophe LIVRE TROISIÈME.commencement de la fêlure. L’inn Tadcaster -Éloquence en plein vent -Où le passant reparaît +Éloquence en plein vent +Où le passant reparaît Les contraires fraternisent dans la haine -La souris interrogée par les chats -Symptômes d’empoisonnement -Abyßus abyßum vocat LIVRE QUATRIÈME.la cave pénale. +La souris interrogée par les chats +Symptômes d’empoisonnement +Abyßus abyßum vocat LIVRE QUATRIÈME.la cave pénale. La tentation de saint Gwynplaine -Du plaisant au sévère +Du plaisant au sévère Lex, rex, fex Ursus espionne la police Quelles magistratures il y avait sous les perruques d’autrefois -Gémissement]] LIVRE CINQUIÈME.la mer et le sort remuent sous le même souffle. -Solidité des choses fragiles +Gémissement]] LIVRE CINQUIÈME.la mer et le sort remuent sous le même souffle. +Solidité des choses fragiles Ce qui erre ne se trompe pas -On croit se souvenir, on oublie LIVRE SIXIÈME.aspects variés d'ursus. +On croit se souvenir, on oublie LIVRE SIXIÈME.aspects variés d'ursus. Ce que dit le misanthrope Ce qu’il fait Mœnibus surdis campana muta -La raison d’état travaille en petit comme en grand LIVRE SEPTIÈME.la titane. +La raison d’état travaille en petit comme en grand LIVRE SEPTIÈME.la titane. Ressemblance d’un palais avec un bois Dissection des choses majestueuses La vieille salle La vieille chambre -Les tempêtes d’hommes pires que les tempêtes d’océans -Serait bon frère s’il n’était bon fils LIVRE NEUVIÈME.en ruine. -Résidu CONCLUSION.la mer et la nuit. -Chien de garde peut être ange gardien -Barkilphedro a visé l’aigle et a atteint la colombe -Le paradis retrouvé ici-bas -Là-haut NOTES DE CETTE ÉDITION. +Les tempêtes d’hommes pires que les tempêtes d’océans +Serait bon frère s’il n’était bon fils LIVRE NEUVIÈME.en ruine. +Résidu CONCLUSION.la mer et la nuit. +Chien de garde peut être ange gardien +Barkilphedro a visé l’aigle et a atteint la colombe +Le paradis retrouvé ici-bas +Là-haut NOTES DE CETTE ÉDITION. Reliquat de l’Homme qui Rit -Ébauches de préface +Ébauches de préface Notes pour l’Homme qui Rit -Fragments Le manuscrit de l’Homme qui Rit Notes de l’Éditeur +Fragments Le manuscrit de l’Homme qui Rit Notes de l’Éditeur Historique de l’Homme qui Rit Revue de la critique Notice iconographique Illustration des Œuvres. — Reproductions et documents. Le patriciat anglais, c’est le patriciat, dans le sens absolu du mot. -Pas de féodalité plus illustre, plus terrible et plus vivace. -Disons-le, cette féodalité a été utile à ses heures. +Pas de féodalité plus illustre, plus terrible et plus vivace. +Disons-le, cette féodalité a été utile à ses heures. Le vrai titre de ce livre serait l’Aristocratie. -Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé la Monarchie. +Un autre livre, qui suivra, pourra être intitulé la Monarchie. Hautevile-House, avril mille huit cent soixante-neuf. -Ursus et Homo étaient liés d’une amitié étroite. -Ursus était un homme, Homo était un loup. -Leurs humeurs s’étaient convenues. -C’était l’homme qui avait baptisé le loup. -Ce loup, docile et gracieusement subalterne, était agréable à la foule. -Voir des apprivoisements est une chose qui plaît. -Notre suprême contentement est de regarder défiler toutes les variétés de la domestication. -Un marché épuisé, ils passaient à l’autre. +Ursus et Homo étaient liés d’une amitié étroite. +Ursus était un homme, Homo était un loup. +Leurs humeurs s’étaient convenues. +C’était l’homme qui avait baptisé le loup. +Ce loup, docile et gracieusement subalterne, était agréable à la foule. +Voir des apprivoisements est une chose qui plaît. +Notre suprême contentement est de regarder défiler toutes les variétés de la domestication. +Un marché épuisé, ils passaient à l’autre. Ils avaient ainsi vieilli ensemble. -Homo, une sébile dans sa gueule, faisait poliment la quête dans l’assistance. +Homo, une sébile dans sa gueule, faisait poliment la quête dans l’assistance. Ils gagnaient leur vie. -Le loup était lettré, l’homme aussi. +Le loup était lettré, l’homme aussi. Le loup ne mordait jamais, l’homme quelquefois. -Du moins, mordre était la prétention d’Ursus. -Ursus était un misanthrope, et, pour souligner sa misanthropie, il s’était fait bateleur. +Du moins, mordre était la prétention d’Ursus. +Ursus était un misanthrope, et, pour souligner sa misanthropie, il s’était fait bateleur. Pour vivre aussi, car l’estomac impose ses conditions. -Médecin c’est peu, Ursus était ventriloque. -On le voyait parler sans que sa bouche remuât. +Médecin c’est peu, Ursus était ventriloque. +On le voyait parler sans que sa bouche remuât. Il avait l’air d’y croire. Cette effronterie faisait partie de sa malice. Moyennant quoi, il pardonna. Il pratiquait les aromates. -Il était versé dans les simples. +Il était versé dans les simples. Il avait des recettes. -La réalité est qu’Ursus était savantasse, homme de goût, et vieux poëte latin. -Il était docte sous les deux espèces, il hippocralisait et il pindarisait. -Il eût concouru en phébus avec Rapin et Vida. -Tant de science ne pouvait aboutir qu’à la famine. -L’école de Salerne dit : « Mangez peu et souvent ». +La réalité est qu’Ursus était savantasse, homme de goût, et vieux poëte latin. +Il était docte sous les deux espèces, il hippocralisait et il pindarisait. +Il eût concouru en phébus avec Rapin et Vida. +Tant de science ne pouvait aboutir qu’à la famine. +L’école de Salerne dit : « Mangez peu et souvent ». Ursus disait : « L’expectoration d’une sentence soulage. -Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. -La parole intérieure démange. +Quiconque a vécu solitaire sait à quel point le monologue est dans la nature. +La parole intérieure démange. Haranguer l’espace est un exutoire. -C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. +C’était, on ne l’ignore point, l’habitude de Socrate. Ursus tenait de ces grands hommes. -Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire. -Il s’interrogeait et se répondait ; il se glorifiait et s’insultait. +Il avait cette faculté hermaphrodite d’être son propre auditoire. +Il s’interrogeait et se répondait ; il se glorifiait et s’insultait. On l’entendait de la rue monologuer dans sa cahute. -Heureusement Ursus n’était jamais allé dans les Pays-Bas. -Ce poids en Hollande était sagement fixé par la loi. -Rien n’était plus simple et plus ingénieux. -C’était une vérification. -Ursus eût eu certainement maille à partir avec cette balance. +Heureusement Ursus n’était jamais allé dans les Pays-Bas. +Ce poids en Hollande était sagement fixé par la loi. +Rien n’était plus simple et plus ingénieux. +C’était une vérification. +Ursus eût eu certainement maille à partir avec cette balance. Dans ses voyages, il s’abstint de la Hollande, et fit bien. Du reste, nous croyons qu’il ne sortait point de la Grande-Bretagne. -Il était incapable de certaines abominations. +Il était incapable de certaines abominations. Si Ursus parlait latin, c’est qu’il le savait. -En somme, Ursus n’était point un personnage inquiété par la police. +En somme, Ursus n’était point un personnage inquiété par la police. Il disait : J’ai deux peaux ; voici la vraie. Et il montrait la peau d’ours. -La cahute à roues était à lui et au loup. -Il fabriquait lui-même ses élixirs. +La cahute à roues était à lui et au loup. +Il fabriquait lui-même ses élixirs. Il tirait de ses talents de quoi souper quelquefois. -La nuit, le loup dormait sous la cahute, amicalement enchaîné. -Il mangeait cela, indigné et résigné. -Il n’était pas grand, il était long. -Il était ployé et mélancolique. -La taille courbée du vieillard, c’est le tassement de la vie. -La nature l’avait fait pour être triste. +La nuit, le loup dormait sous la cahute, amicalement enchaîné. +Il mangeait cela, indigné et résigné. +Il n’était pas grand, il était long. +Il était ployé et mélancolique. +La taille courbée du vieillard, c’est le tassement de la vie. +La nature l’avait fait pour être triste. Il lui manquait cette consolation, les larmes, et ce palliatif, la joie. -Un vieux homme est une ruine pensante ; Ursus était cette ruine-là. -Dans sa jeunesse il avait été philosophe chez un lord. -Homo n’était pas le premier loup venu. -Ursus préférait Homo, comme bête de somme, à un âne. -C’est pourquoi Homo suffisait à Ursus. -Homo était pour Ursus plus qu’un compagnon, c’était un analogue. -Ursus lui tapait ses flancs creux en disant : J’ai trouvé mon tome second. -Je le laisserai après moi pour copie conforme. -Ce palonnier était l’en-cas des mauvais chemins. -Elle était solide bien que bâtie en planches légères comme un colombage. -Il avait beaucoup plu et beaucoup neigé dessus. -La législation anglaise ne badinait pas dans ce temps-là. -On était aisément félon. -Les magistrats se montraient féroces par tradition, et la cruauté était de routine. +Un vieux homme est une ruine pensante ; Ursus était cette ruine-là. +Dans sa jeunesse il avait été philosophe chez un lord. +Homo n’était pas le premier loup venu. +Ursus préférait Homo, comme bête de somme, à un âne. +C’est pourquoi Homo suffisait à Ursus. +Homo était pour Ursus plus qu’un compagnon, c’était un analogue. +Ursus lui tapait ses flancs creux en disant : J’ai trouvé mon tome second. +Je le laisserai après moi pour copie conforme. +Ce palonnier était l’en-cas des mauvais chemins. +Elle était solide bien que bâtie en planches légères comme un colombage. +Il avait beaucoup plu et beaucoup neigé dessus. +La législation anglaise ne badinait pas dans ce temps-là. +On était aisément félon. +Les magistrats se montraient féroces par tradition, et la cruauté était de routine. Les juges d’inquisition pullulaient. Jeffrys avait fait des petits. -Dans l’intérieur de la cahute il y avait deux autres inscriptions. -Le baron pair d’Angleterre porte un tortil à six perles. +Dans l’intérieur de la cahute il y avait deux autres inscriptions. +Le baron pair d’Angleterre porte un tortil à six perles. La couronne commence au vicomte. -Le duc est grâce ; les autres pairs sont seigneurie. +Le duc est grâce ; les autres pairs sont seigneurie. Les pairs sont inviolables. -Les pairs sont chambre et cour, concilium et curia, législature et justice. +Les pairs sont chambre et cour, concilium et curia, législature et justice. Most honourable » est plus que « right honourable ». -Le lord ne prête jamais serment, ni au roi, ni en justice. +Le lord ne prête jamais serment, ni au roi, ni en justice. Il dit : sur mon honneur. Les lords envoient aux communes les bills par un simple clerc. Un lord qui tue un homme simplement n’est pas poursuivi. -Les barons ont le même rang que les évêques. +Les barons ont le même rang que les évêques. Toute fille de lord est lady. Les autres filles anglaises sont miß. -Tous les juges sont inférieurs aux pairs. -L’hermine est réservée aux pairs et au roi. +Tous les juges sont inférieurs aux pairs. +L’hermine est réservée aux pairs et au roi. On ne peut accorder de supplicavit contre un lord. -Un lord ne peut être contraint par corps. +Un lord ne peut être contraint par corps. Hors le cas de Tour de Londres. -Le lord tient dans son château cour de baron. +Le lord tient dans son château cour de baron. Il ne peut se montrer qu’avec un grand train de gentilshommes domestiques. -Les pairs se rendent au parlement en carrosses à la file ; les communes, point. -Quelques pairs vont à Westminster en chaises renversées à quatre roues. -Un lord peut avoir chez lui six étrangers. +Les pairs se rendent au parlement en carrosses à la file ; les communes, point. +Quelques pairs vont à Westminster en chaises renversées à quatre roues. +Un lord peut avoir chez lui six étrangers. Tout autre anglais n’en peut avoir que quatre. Un lord peut avoir huit tonneaux de vin sans payer de droits. -Le lord est seul exempt de se présenter devant le shériff de circuit. -Le lord ne peut être taxé pour la milice. -Le lord ne relève que des lords. +Le lord est seul exempt de se présenter devant le shériff de circuit. +Le lord ne peut être taxé pour la milice. +Le lord ne relève que des lords. Le lord nomme ses chapelains. -Le lord ne peut être mis à la question, même pour haute trahison. -Le lord ne peut être marqué à la main. -Le lord est clerc, même ne sachant pas lire. +Le lord ne peut être mis à la question, même pour haute trahison. +Le lord ne peut être marqué à la main. +Le lord est clerc, même ne sachant pas lire. Il sait de droit. -Un roturier qui frappe un lord a le poing coupé. -Le lord est à peu près roi. -Le roi est à peu près Dieu. +Un roturier qui frappe un lord a le poing coupé. +Le lord est à peu près roi. +Le roi est à peu près Dieu. La terre est une lordship. -Les anglais disent à Dieu mylord. -Il a de plus son château de Lumley. -L’arrivée est à quadruple rang d’arbres. -Lord Cornwallis, baron de Eve, a Brome-Hall qui est un palais du quatorzième siècle. +Les anglais disent à Dieu mylord. +Il a de plus son château de Lumley. +L’arrivée est à quadruple rang d’arbres. +Lord Cornwallis, baron de Eve, a Brome-Hall qui est un palais du quatorzième siècle. C’est bien fait. — Ursus admirait Homo. -On admire près de soi. +On admire près de soi. C’est une loi. -Ursus était le mécontent de la création. -Il était dans la nature celui qui fait de l’opposition. +Ursus était le mécontent de la création. +Il était dans la nature celui qui fait de l’opposition. Il prenait l’univers en mauvaise part. -Du reste, c’était juste. -Ursus n’était d’aucune bande. -Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepté par la civilisation. +Du reste, c’était juste. +Ursus n’était d’aucune bande. +Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepté par la civilisation. On est d’autant plus seul qu’on est errant. -De là son déplacement perpétuel. +De là son déplacement perpétuel. Rester quelque part lui semblait de l’apprivoisement. -Il passait sa vie à passer son chemin. -Son chez-lui était la forêt. -La foule satisfait dans une certaine mesure le goût qu’on a du désert. -Sa grande affaire était de haïr le genre humain. -Il était implacable dans cette haine. +Il passait sa vie à passer son chemin. +Son chez-lui était la forêt. +La foule satisfait dans une certaine mesure le goût qu’on a du désert. +Sa grande affaire était de haïr le genre humain. +Il était implacable dans cette haine. Il avait des cordiaux et des breuvages pour prolonger la vie des vieillards. -Puisses-tu marcher longtemps dans la vallée de larmes ! -Qui connaît à cette heure le mot comprachicos, et qui en sait le sens ? -Les comprachicos sont, comme « la poudre de succession », un ancien détail social caractéristique. +Puisses-tu marcher longtemps dans la vallée de larmes ! +Qui connaît à cette heure le mot comprachicos, et qui en sait le sens ? +Les comprachicos sont, comme « la poudre de succession », un ancien détail social caractéristique. Ils font partie de la vieille laideur humaine. -Joseph vendu par ses frères est un chapitre de leur légende. -Les comprachicos ont laissé trace dans les législations pénales d’Espagne et d’Angleterre. -Comprachicos, de même que comprapequeños, est un mot espagnol composé qui signifie « les achète-petits ». +Joseph vendu par ses frères est un chapitre de leur légende. +Les comprachicos ont laissé trace dans les législations pénales d’Espagne et d’Angleterre. +Comprachicos, de même que comprapequeños, est un mot espagnol composé qui signifie « les achète-petits ». Les comprachicos faisaient le commerce des enfants. Ils en achetaient et ils en vendaient. -Ils n’en dérobaient point. +Ils n’en dérobaient point. Le vol des enfants est une autre industrie. Et que faisaient-ils de ces enfants ? Le peuple a besoin de rire ; les rois aussi. Il faut aux carrefours le baladin ; il faut aux louvres le bouffon. L’un s’appelle Turlupin, l’autre Triboulet. -Le dix-septième siècle, dit grand siècle, fut une de ces époques. +Le dix-septième siècle, dit grand siècle, fut une de ces époques. Un tigre faisant la petite bouche. -Madame de Sévigné minaude à propos du bûcher et de la roue. -Pour que l’homme hochet réussisse, il faut le prendre de bonne heure. -Le nain doit être commencé petit. +Madame de Sévigné minaude à propos du bûcher et de la roue. +Pour que l’homme hochet réussisse, il faut le prendre de bonne heure. +Le nain doit être commencé petit. On jouait de l’enfance. Mais un enfant droit, ce n’est pas bien amusant. Un bossu, c’est plus gai. -De là un art. -Il y avait des éleveurs. -On tassait la croissance ; on pétrissait la physionomie. -Cette production artificielle de cas tératologiques avait ses règles. -C’était toute une science. -Qu’on s’imagine une orthopédie en sens inverse. -Là où Dieu a mis le regard, cet art mettait le strabisme. -Là où Dieu a mis l’harmonie, on mettait la difformité. -Là où Dieu a mis la perfection, on rétablissait l’ébauche. -Et, aux yeux des connaisseurs, c’était l’ébauche qui était parfaite. +De là un art. +Il y avait des éleveurs. +On tassait la croissance ; on pétrissait la physionomie. +Cette production artificielle de cas tératologiques avait ses règles. +C’était toute une science. +Qu’on s’imagine une orthopédie en sens inverse. +Là où Dieu a mis le regard, cet art mettait le strabisme. +Là où Dieu a mis l’harmonie, on mettait la difformité. +Là où Dieu a mis la perfection, on rétablissait l’ébauche. +Et, aux yeux des connaisseurs, c’était l’ébauche qui était parfaite. De nos jours, ne peint-on pas les chiens en bleu et en vert ? La nature est notre canevas. -L’homme a toujours voulu ajouter quelque chose à Dieu. -L’homme retouche la création, parfois en bien, parfois en mal. -En même temps, on tâchait de faire le singe homme. +L’homme a toujours voulu ajouter quelque chose à Dieu. +L’homme retouche la création, parfois en bien, parfois en mal. +En même temps, on tâchait de faire le singe homme. Barbe, duchesse de Cleveland et comtesse de Southampton, avait pour page un sapajou. -Ces singes montés en grade faisaient contrepoids aux hommes brutalisés et bestialisés. +Ces singes montés en grade faisaient contrepoids aux hommes brutalisés et bestialisés. Le nain ne quittait jamais le chien, toujours plus grand que lui. -Le chien était le bini du nain. -C’était comme deux colliers accouplés. -Dégrader l’homme mène à le déformer. -On complétait la suppression d’état par la défiguration. -Cette fabrication de monstres se pratiquait sur une grande échelle et comprenant divers genres. +Le chien était le bini du nain. +C’était comme deux colliers accouplés. +Dégrader l’homme mène à le déformer. +On complétait la suppression d’état par la défiguration. +Cette fabrication de monstres se pratiquait sur une grande échelle et comprenant divers genres. Il en fallait au sultan, il en fallait au pape. -À l’un pour garder ses femmes ; à l’autre pour faire ses prières. -C’était un genre à part ne pouvant se reproduire lui-même. -Ces à peu près humains étaient utiles à la volupté et à la religion. +À l’un pour garder ses femmes ; à l’autre pour faire ses prières. +C’était un genre à part ne pouvant se reproduire lui-même. +Ces à peu près humains étaient utiles à la volupté et à la religion. Elle abondait en variantes. On choisissait d’ordinaire pour cet emploi honorable un ancien officier. -Ces modes sont passées ; moins qu’on ne croit pourtant. +Ces modes sont passées ; moins qu’on ne croit pourtant. Aujourd’hui, les courtisans gloussant pour plaire modifient un peu l’intonation. -Il est très heureux que les rois ne puissent pas se tromper. -De cette façon leurs contradictions n’embarrassent jamais. -Quand on est de la grande, on ne doit point rêver de la basse. +Il est très heureux que les rois ne puissent pas se tromper. +De cette façon leurs contradictions n’embarrassent jamais. +Quand on est de la grande, on ne doit point rêver de la basse. Bossuet, on s’en souvient, partagea le scandale de Louis -Les comprachicos faisaient ce commerce et exerçaient cette industrie. -Ils achetaient des enfants, travaillaient un peu cette matière première, et la revendaient ensuite. +Les comprachicos faisaient ce commerce et exerçaient cette industrie. +Ils achetaient des enfants, travaillaient un peu cette matière première, et la revendaient ensuite. Vendre des hommes n’avait rien que de simple. De nos jours on s’est battu pour maintenir ce droit. -L’électeur de Hesse tenait de la chair à canon. +L’électeur de Hesse tenait de la chair à canon. Ce prince accrochait ses sujets dans sa boutique. -Marchandez, c’est à vendre. -La reine vendit ces ladies à Guillaume Penn. +Marchandez, c’est à vendre. +La reine vendit ces ladies à Guillaume Penn. Il est probable que le roi avait une remise et tant pour cent. Les femmes faisaient partie de son outillage. -Ces ladies furent une bonne affaire pour sa gracieuse majesté la reine. +Ces ladies furent une bonne affaire pour sa gracieuse majesté la reine. Les jeunes se vendirent cher. -Les comprachicos se nommaient aussi « les cheylas », mot indou qui signifie dénicheurs d’enfants. -Longtemps les comprachicos ne se cachèrent qu’à demi. -Sous les Stuarts, les comprachicos n’étaient point mal en cour. -Au besoin, la raison d’état se servait d’eux. +Les comprachicos se nommaient aussi « les cheylas », mot indou qui signifie dénicheurs d’enfants. +Longtemps les comprachicos ne se cachèrent qu’à demi. +Sous les Stuarts, les comprachicos n’étaient point mal en cour. +Au besoin, la raison d’état se servait d’eux. Ils furent pour Jacques 2 presque un instrumentum regni. Parfois on frustrait une branche au profit de l’autre. -Les comprachicos avaient un talent, défigurer, qui les recommandait à la politique. -Défigurer vaut mieux que tuer. +Les comprachicos avaient un talent, défigurer, qui les recommandait à la politique. +Défigurer vaut mieux que tuer. Il y avait bien le masque de fer, mais c’est un gros moyen. -Vous masquer à jamais avec votre propre visage, rien n’est plus ingénieux. +Vous masquer à jamais avec votre propre visage, rien n’est plus ingénieux. Les comprachicos travaillaient l’homme comme les chinois travaillent l’arbre. Ils avaient des secrets, nous l’avons dit. Ils avaient des trucs. Un certain rabougrissement bizarre sortait de leurs mains. -C’était ridicule et profond. +C’était ridicule et profond. Quelquefois ils laissaient la colonne dorsale droite, mais ils refaisaient la face. -Ils démarquaient un enfant comme on démarque un mouchoir. -Les produits destinés aux bateleurs avaient les articulations disloquées d’une façon savante. -On les eût dit désossés. +Ils démarquaient un enfant comme on démarque un mouchoir. +Les produits destinés aux bateleurs avaient les articulations disloquées d’une façon savante. +On les eût dit désossés. Cela faisait des gymnastes. -Du moins, ils lui en ôtaient ce qu’ils pouvaient. +Du moins, ils lui en ôtaient ce qu’ils pouvaient. L’enfant n’avait point conscience de la mutilation qu’il avait subie. -Cette épouvantable chirurgie laissait trace sur sa face, non dans son esprit. -Guéri de quoi ? il l’ignorait. +Cette épouvantable chirurgie laissait trace sur sa face, non dans son esprit. +Guéri de quoi ? il l’ignorait. La Chine est un bocal de fœtus. -Puisque nous sommes en Chine, restons-y un moment encore pour un détail. -Cette croissance en bouteille dure plusieurs années. -À un moment donné, elle est irrémédiable. -Jacques 2 toléra les comprachicos. +Puisque nous sommes en Chine, restons-y un moment encore pour un détail. +Cette croissance en bouteille dure plusieurs années. +À un moment donné, elle est irrémédiable. +Jacques 2 toléra les comprachicos. Par une bonne raison, c’est qu’il s’en servait. Cela du moins lui arriva plus d’une fois. -On ne dédaigne pas toujours ce qu’on méprise. +On ne dédaigne pas toujours ce qu’on méprise. Aucune surveillance, mais une certaine attention. -Cela peut être utile. +Cela peut être utile. La loi fermait un œil, le roi ouvrait l’autre. -Quelquefois le roi allait jusqu’à avouer sa complicité. -Ce sont là les audaces du terrorisme monarchique. -La circulation leur était ainsi plus facile. -Les morisques d’Espagne étaient faux monnayeurs, les morisques de Chine étaient filous. +Quelquefois le roi allait jusqu’à avouer sa complicité. +Ce sont là les audaces du terrorisme monarchique. +La circulation leur était ainsi plus facile. +Les morisques d’Espagne étaient faux monnayeurs, les morisques de Chine étaient filous. Rien de pareil chez les comprachicos. -C’étaient d’honnêtes gens. -Qu’on en pense ce qu’on voudra, ils étaient parfois sincèrement scrupuleux. +C’étaient d’honnêtes gens. +Qu’on en pense ce qu’on voudra, ils étaient parfois sincèrement scrupuleux. Ils poussaient une porte, entraient, marchandaient un enfant, payaient et l’emportaient. Cela se faisait correctement. -Ils étaient de tous les pays. -C’était toute la gueuserie de l’univers ayant pour industrie un crime. -C’était une sorte de peuple arlequin composé de tous les haillons. -Affilier un homme, c’était coudre une loque. -Errer était la loi d’existence des comprachicos. -Qui n’est que toléré ne prend pas racine. -Les rois utilisaient leur art et mettait les artistes aux galères. -Ces inconséquences sont dans le va-et-vient du caprice royal. +Ils étaient de tous les pays. +C’était toute la gueuserie de l’univers ayant pour industrie un crime. +C’était une sorte de peuple arlequin composé de tous les haillons. +Affilier un homme, c’était coudre une loque. +Errer était la loi d’existence des comprachicos. +Qui n’est que toléré ne prend pas racine. +Les rois utilisaient leur art et mettait les artistes aux galères. +Ces inconséquences sont dans le va-et-vient du caprice royal. Car tel est notre plaisir. -Pierre qui roule et industrie qui rôde n’amassent pas de mousse. -Les comprachicos étaient pauvres. -Ce point, après deux siècles, serait malaisé à éclaircir. -C’était, nous l’avons dit, une affiliation. +Pierre qui roule et industrie qui rôde n’amassent pas de mousse. +Les comprachicos étaient pauvres. +Ce point, après deux siècles, serait malaisé à éclaircir. +C’était, nous l’avons dit, une affiliation. Elle avait ses lois, son serment, ses formules. Elle avait presque sa cabale. -Ils avaient au dix-septième siècle quatre principaux points de rencontre. -Les lois contre les vagabonds ont toujours été très rigoureuses en Angleterre. -Un passant était un ennemi public possible. -Cette chose moderne, flâner, était ignorée ; on ne connaissait que cette chose antique, rôder. -Et s’il ne pouvait répondre, de rudes pénalités l’attendaient. -Le fer et le feu étaient dans le code. -La loi pratiquait la cautérisation du vagabondage. -Quant à nous, nous ne confondons point une battue avec une persécution. +Ils avaient au dix-septième siècle quatre principaux points de rencontre. +Les lois contre les vagabonds ont toujours été très rigoureuses en Angleterre. +Un passant était un ennemi public possible. +Cette chose moderne, flâner, était ignorée ; on ne connaissait que cette chose antique, rôder. +Et s’il ne pouvait répondre, de rudes pénalités l’attendaient. +Le fer et le feu étaient dans le code. +La loi pratiquait la cautérisation du vagabondage. +Quant à nous, nous ne confondons point une battue avec une persécution. Les comprachicos, insistons-y, n’avaient rien de commun avec les gypsies. -Dernière différence, la religion. +Dernière différence, la religion. On a vu pourquoi. -Les comprachicos étaient acheteurs de la denrée humaine dont le roi était marchand. +Les comprachicos étaient acheteurs de la denrée humaine dont le roi était marchand. Ils excellaient dans les disparitions. -Le bien de l’état veut de temps en temps des disparitions. +Le bien de l’état veut de temps en temps des disparitions. Ceci facilitait les confiscations. -Les transferts de seigneuries aux favoris en étaient simplifiés. -C’était, il est vrai, leur intérêt. -Et si le roi eût perdu confiance, ils eussent été fort en danger. -Ils étaient donc de ressource au point de vue de la politique. -En outre, ces artistes fournissaient des chanteurs au saint-père. -Les comprachicos étaient utiles au miserere d’Allegri. -Ils étaient particulièrement dévots à Marie. +Les transferts de seigneuries aux favoris en étaient simplifiés. +C’était, il est vrai, leur intérêt. +Et si le roi eût perdu confiance, ils eussent été fort en danger. +Ils étaient donc de ressource au point de vue de la politique. +En outre, ces artistes fournissaient des chanteurs au saint-père. +Les comprachicos étaient utiles au miserere d’Allegri. +Ils étaient particulièrement dévots à Marie. Tout ceci plaisait au papisme des Stuarts. En mille six cent quatre-vingt-huit il y eut un changement de dynastie en Angleterre. -Guillaume 3 remplaça Jacques -Il mit beaucoup de bonne volonté à l’écrasement de cette vermine. -Ce fut un coup de massue sur les comprachicos, désormais pulvérisés. -Cette épaisseur de glace dura deux mois. -Qui se fût approché du bâtiment amarré, eût reconnu une ourque biscayenne. -Le soleil, caché toute la journée par les brumes, venait de se coucher. -C’était, en hiver surtout, une exception heureuse. +Guillaume 3 remplaça Jacques +Il mit beaucoup de bonne volonté à l’écrasement de cette vermine. +Ce fut un coup de massue sur les comprachicos, désormais pulvérisés. +Cette épaisseur de glace dura deux mois. +Qui se fût approché du bâtiment amarré, eût reconnu une ourque biscayenne. +Le soleil, caché toute la journée par les brumes, venait de se coucher. +C’était, en hiver surtout, une exception heureuse. Ces criques de Portland sont presque toujours des havres de barre. -Ces petits ports, plutôt apparents que réels, font un mauvais service. +Ces petits ports, plutôt apparents que réels, font un mauvais service. Il est redoutable d’y entrer et terrible d’en sortir. -Ce soir-là, par extraordinaire, nul péril. -L’ourque de Biscaye est un ancien gabarit tombé en désuétude. -Les gens de mer estimaient et considéraient ce gabarit chétif. -Les ourques de Biscaye, même les plus pauvres, étaient dorées et peintes. -Ce tatouage est dans le génie de ces peuples charmants, un peu sauvages. -Gaîté profonde et superbe. +Ce soir-là, par extraordinaire, nul péril. +L’ourque de Biscaye est un ancien gabarit tombé en désuétude. +Les gens de mer estimaient et considéraient ce gabarit chétif. +Les ourques de Biscaye, même les plus pauvres, étaient dorées et peintes. +Ce tatouage est dans le génie de ces peuples charmants, un peu sauvages. +Gaîté profonde et superbe. Les basques sont, comme les grecs, des fils du soleil. -Le farouche Jaïzquivel est plein d’idylles. -La Biscaye est la grâce pyrénéenne comme la Savoie est la grâce alpestre. +Le farouche Jaïzquivel est plein d’idylles. +La Biscaye est la grâce pyrénéenne comme la Savoie est la grâce alpestre. Qui a vu le pays basque veut le revoir. -C’est la terre bénie. -Revenons à Portland, âpre montagne de la mer. +C’est la terre bénie. +Revenons à Portland, âpre montagne de la mer. Portland, au grand dommage de sa sauvagerie, existe aujourd’hui pour l’industrie. -Au gaspillage magnifique de l’océan a succédé la coupe réglée de l’homme. -Cette coupe réglée a supprimé la crique où était amarrée l’ourque biscayenne. +Au gaspillage magnifique de l’océan a succédé la coupe réglée de l’homme. +Cette coupe réglée a supprimé la crique où était amarrée l’ourque biscayenne. On distinguait vaguement dans les reliefs de la falaise la torsion d’un sentier. On n’entendait ni un pas, ni un bruit, ni un souffle. -Les bises boréales jouent de ces tours aux pêcheurs. -Ils étaient occupés à jeter l’ancre. +Les bises boréales jouent de ces tours aux pêcheurs. +Ils étaient occupés à jeter l’ancre. Pas une maison, pas un navire. -Les distinguer l’un de l’autre était difficile. -Impossible de voir s’ils étaient vieux ou jeunes. -Le soir indistinct les mêlait et les estompait. -L’ombre, ce masque, était sur leur visage. -C’étaient des silhouettes dans de la nuit. +Les distinguer l’un de l’autre était difficile. +Impossible de voir s’ils étaient vieux ou jeunes. +Le soir indistinct les mêlait et les estompait. +L’ombre, ce masque, était sur leur visage. +C’étaient des silhouettes dans de la nuit. Les haillons n’ont pas de sexe. -C’était un enfant. -En observant de près, voici ce qu’on eût pu noter. +C’était un enfant. +En observant de près, voici ce qu’on eût pu noter. Sous ces capes, ils se mouvaient agilement. Cette coiffure n’avait rien d’insolite en Angleterre. -Le midi à cette époque était à la mode dans le nord. -Peut-être cela tenait-il à ce que le nord battait le midi. +Le midi à cette époque était à la mode dans le nord. +Peut-être cela tenait-il à ce que le nord battait le midi. Il en triomphait, et l’admirait. -Parler anglais chez la reine d’Angleterre était presque « shocking ». +Parler anglais chez la reine d’Angleterre était presque « shocking ». Un des hommes du groupe qui s’embarquait avait un air de chef. -Un autre rabattait sur son visage un vaste feutre taillé en sombrero. -Sa taille laissait deviner un garçon de dix à onze ans. -Il était pieds nus. -L’équipage de l’ourque se composait d’un patron et de deux matelots. +Un autre rabattait sur son visage un vaste feutre taillé en sombrero. +Sa taille laissait deviner un garçon de dix à onze ans. +Il était pieds nus. +L’équipage de l’ourque se composait d’un patron et de deux matelots. L’ourque, vraisemblablement, venait d’Espagne, et y retournait. -Elle faisait, sans nul doute, d’une côte à l’autre, un service furtif. -Les personnes qu’elle était en train d’embarquer, chuchotaient entre elles. -Le chuchotement que ces êtres échangeaient était composite. -C’était un patois, à moins que ce ne fût un argot. -Ils paraissaient être de toutes les nations et de la même bande. -L’équipage était probablement des leurs. +Elle faisait, sans nul doute, d’une côte à l’autre, un service furtif. +Les personnes qu’elle était en train d’embarquer, chuchotaient entre elles. +Le chuchotement que ces êtres échangeaient était composite. +C’était un patois, à moins que ce ne fût un argot. +Ils paraissaient être de toutes les nations et de la même bande. +L’équipage était probablement des leurs. Il y avait de la connivence dans cet embarquement. -Cette troupe bariolée semblait être une compagnie de camarades, peut-être un tas de complices. -C’était probablement la Notre-Dame basque, sorte de panagia des vieux cantabres. -Ceux-ci traînaient ce bagage, embarras dans plus d’une occasion. -Ceci du reste révélait une intention de départ définitif. -Les femmes possibles ou probables dans cette promiscuité travaillaient comme les autres. +Cette troupe bariolée semblait être une compagnie de camarades, peut-être un tas de complices. +C’était probablement la Notre-Dame basque, sorte de panagia des vieux cantabres. +Ceux-ci traînaient ce bagage, embarras dans plus d’une occasion. +Ceci du reste révélait une intention de départ définitif. +Les femmes possibles ou probables dans cette promiscuité travaillaient comme les autres. On surchargeait l’enfant. -Aucun signe de vie ne lui était donné. +Aucun signe de vie ne lui était donné. On le faisait travailler, rien de plus. Il paraissait, non un enfant dans une famille, mais un esclave dans une tribu. Il servait tout le monde, et personne ne lui parlait. Savait-il pourquoi ? probablement non. -Il se hâtait machinalement. -Parce qu’il voyait les autres se hâter. -L’ourque était pontée. -Trancher, signe de hâte ; quand on a le temps, on dénoue. -L’enfant se précipita vers la planche pour passer le premier. +Il se hâtait machinalement. +Parce qu’il voyait les autres se hâter. +L’ourque était pontée. +Trancher, signe de hâte ; quand on a le temps, on dénoue. +L’enfant se précipita vers la planche pour passer le premier. L’enfant demeura immobile sur le rocher, l’œil fixe. Il n’appela point. -Il ne réclama point. -C’était inattendu pourtant ; il ne dit pas une parole. -Il y avait dans le navire le même silence. +Il ne réclama point. +C’était inattendu pourtant ; il ne dit pas une parole. +Il y avait dans le navire le même silence. Il y avait des deux parts une acceptation muette de l’intervalle grandissant. -C’était comme une séparation de mânes au bord d’un styx. -On eût dit qu’il comprenait. +C’était comme une séparation de mânes au bord d’un styx. +On eût dit qu’il comprenait. Quoi ? que comprenait-il ? l’ombre. Cette pointe erra au haut des roches, et sembla s’y enfoncer. On ne la vit plus. La barque avait pris la mer. -L’enfant regarda cet évanouissement. -Il était étonné, mais rêveur. -Sa stupéfaction se compliquait d’une sombre constatation de la vie. -Il semblait qu’il y eût de l’expérience dans cet être commençant. -Peut-être jugeait-il déjà. +L’enfant regarda cet évanouissement. +Il était étonné, mais rêveur. +Sa stupéfaction se compliquait d’une sombre constatation de la vie. +Il semblait qu’il y eût de l’expérience dans cet être commençant. +Peut-être jugeait-il déjà. Se sentant innocent, il consentait. -L’irréprochable ne reproche pas. -Il eut une sorte de roidissement intérieur. -Il reçut ce coup de foudre, debout. +L’irréprochable ne reproche pas. +Il eut une sorte de roidissement intérieur. +Il reçut ce coup de foudre, debout. Pensif, il oubliait le froid. -Il eut de la tête aux pieds ce tremblement qui est le réveil. +Il eut de la tête aux pieds ce tremblement qui est le réveil. Il jeta les yeux autour de lui. -Ces hommes venaient de se dérober. -Il n’eût pu dire qui étaient ces hommes. -Il leur était juxtaposé ; rien de plus. -Il venait d’être — oublié — par eux. -C’était l’hiver. -C’était le soir. +Ces hommes venaient de se dérober. +Il n’eût pu dire qui étaient ces hommes. +Il leur était juxtaposé ; rien de plus. +Il venait d’être — oublié — par eux. +C’était l’hiver. +C’était le soir. Il fallait marcher plusieurs lieues avant d’atteindre une habitation humaine. -Il ignorait où il était. +Il ignorait où il était. Il se sentit mis hors de la vie. Il sentait l’homme manquer sous lui. Il avait dix ans. -Il étira ses petits bras maigres et bâilla. +Il étira ses petits bras maigres et bâilla. Il escalada le sentier, le quitta, et revint, alerte et se risquant. -Il se hâtait maintenant vers la terre. -On eût dit qu’il avait un itinéraire. +Il se hâtait maintenant vers la terre. +On eût dit qu’il avait un itinéraire. Il n’allait nulle part pourtant. -Il se hâtait sans but, espèce de fugitif devant la destinée. -Gravir est de l’homme, grimper est de la bête ; il gravissait et grimpait. +Il se hâtait sans but, espèce de fugitif devant la destinée. +Gravir est de l’homme, grimper est de la bête ; il gravissait et grimpait. L’enfant s’en tirait. -Sa veste d’homme, trop large, était une complication, et le gênait. -Ces effondrements de la brèche sont perfides. -L’escarpement était haut. -Il eut ainsi quelques péripéties. -Le précipice s’aggravait de l’obscurité. +Sa veste d’homme, trop large, était une complication, et le gênait. +Ces effondrements de la brèche sont perfides. +L’escarpement était haut. +Il eut ainsi quelques péripéties. +Le précipice s’aggravait de l’obscurité. Cette roche verticale n’avait pas de fin. Elle reculait devant l’enfant dans la profondeur d’en haut. -À mesure que l’enfant montait, le sommet semblait monter. +À mesure que l’enfant montait, le sommet semblait monter. Il sauta sur le plateau. -On pourrait presque dire : il prit terre, car il sortait du précipice. -À peine fut-il hors de l’escarpement qu’il grelotta. -Il sentit à son visage la bise, cette morsure de la nuit. +On pourrait presque dire : il prit terre, car il sortait du précipice. +À peine fut-il hors de l’escarpement qu’il grelotta. +Il sentit à son visage la bise, cette morsure de la nuit. L’aigre vent du nord-ouest soufflait. -Il serra contre sa poitrine sa serpillière de matelot. -C’était un bon vêtement. -Derrière lui la mer, devant lui la terre, au-dessus de sa tête le ciel. +Il serra contre sa poitrine sa serpillière de matelot. +C’était un bon vêtement. +Derrière lui la mer, devant lui la terre, au-dessus de sa tête le ciel. Mais un ciel sans astres. -Une brume opaque masquait le zénith. -Elle était devant lui à perte de vue, plate, glacée, couverte de neige. -Quelques touffes de bruyère frissonnaient. +Une brume opaque masquait le zénith. +Elle était devant lui à perte de vue, plate, glacée, couverte de neige. +Quelques touffes de bruyère frissonnaient. On ne voyait pas de routes. -Pas même une cabane de berger. +Pas même une cabane de berger. Les grandes plaines ternes se perdaient sous le brouillard blanc. -Cela s’élargissait comme l’infini et se taisait comme la tombe. +Cela s’élargissait comme l’infini et se taisait comme la tombe. L’enfant se retourna vers la mer. -Rien de mélancolique comme le jour que faisait cette double blancheur. -Le vent dérangeait et fronçait cette nappe. -L’ourque était encore visible dans la baie, fuyant. -C’était un triangle noir qui glissait sur cette lividité. +Rien de mélancolique comme le jour que faisait cette double blancheur. +Le vent dérangeait et fronçait cette nappe. +L’ourque était encore visible dans la baie, fuyant. +C’était un triangle noir qui glissait sur cette lividité. La Matutina filait vite. -Elle décroissait de minute en minute. +Elle décroissait de minute en minute. Il y avait dans l’air une imminence d’orage. -L’enfant ne s’en rendait pas compte, mais un marin eût tremblé. +L’enfant ne s’en rendait pas compte, mais un marin eût tremblé. On va le voir. -De là l’horreur. -L’âme de l’homme redoute cette confrontation avec l’âme de la nature. -Un chaos allait faire son entrée. -Le symptôme des navires rentrants se manifestait. -Depuis quelques moments la rade n’était plus déserte. +De là l’horreur. +L’âme de l’homme redoute cette confrontation avec l’âme de la nature. +Un chaos allait faire son entrée. +Le symptôme des navires rentrants se manifestait. +Depuis quelques moments la rade n’était plus déserte. Les unes doublaient le Portland Bill, les autres le Saint-Albans Head. -Du plus extrême lointain, des voiles venaient. -C’était à qui se réfugierait. -La pesanteur de la tempête en surplomb et pendante apaisait lugubrement le flot. -Ce n’était point le moment de partir. -L’ourque était partie cependant. +Du plus extrême lointain, des voiles venaient. +C’était à qui se réfugierait. +La pesanteur de la tempête en surplomb et pendante apaisait lugubrement le flot. +Ce n’était point le moment de partir. +L’ourque était partie cependant. Elle avait mis le cap au sud. -Elle était déjà hors du golfe et en haute mer. +Elle était déjà hors du golfe et en haute mer. Le noroit eut tout de suite sur l’ourque un commencement d’acharnement. -Cette fois, c’était pour jamais. +Cette fois, c’était pour jamais. Du moins l’enfant parut le comprendre. Il cessa de regarder la mer. Il se mit en marche dans cet inconnu. -Qu’était-ce que cette espèce de bande en fuite laissant derrière elle cet enfant ? -Ces évadés étaient-ils des comprachicos ? -Il y a des législations dispersantes. -Ce fut à qui se déroberait et s’embarquerait. -La plupart des comprachicos retournèrent en Espagne. -Beaucoup, nous l’avons dit, étaient basques. -Ce statut pénal produisit immédiatement une foule d’enfants trouvés, c’est-à-dire perdus. -Rien de plus aisé à comprendre. -De là des arrestations et des recherches. -D’ailleurs les familles vagabondes sont habituellement effarées. -Ce qu’on reprochait aux comprachicos, c’était l’exploitation des enfants d’autrui. -D’où tenez-vous cet enfant ? +Qu’était-ce que cette espèce de bande en fuite laissant derrière elle cet enfant ? +Ces évadés étaient-ils des comprachicos ? +Il y a des législations dispersantes. +Ce fut à qui se déroberait et s’embarquerait. +La plupart des comprachicos retournèrent en Espagne. +Beaucoup, nous l’avons dit, étaient basques. +Ce statut pénal produisit immédiatement une foule d’enfants trouvés, c’est-à-dire perdus. +Rien de plus aisé à comprendre. +De là des arrestations et des recherches. +D’ailleurs les familles vagabondes sont habituellement effarées. +Ce qu’on reprochait aux comprachicos, c’était l’exploitation des enfants d’autrui. +D’où tenez-vous cet enfant ? Comment prouver qu’on le tient de Dieu ? -L’enfant devenait un danger ; on s’en défaisait. +L’enfant devenait un danger ; on s’en défaisait. Fuir seuls sera plus facile. -On trouva dans les citernes des enfants noyés. -Le branle de les poursuivre était donné. -Rien n’est tel qu’un grelot attaché. -On le voit, les oreilles, etc., confisquées n’empêchaient point les galères. -De là un sauve-qui-peut parmi les vagabonds. -Ils partaient effrayés, ils arrivaient tremblants. +On trouva dans les citernes des enfants noyés. +Le branle de les poursuivre était donné. +Rien n’est tel qu’un grelot attaché. +On le voit, les oreilles, etc., confisquées n’empêchaient point les galères. +De là un sauve-qui-peut parmi les vagabonds. +Ils partaient effrayés, ils arrivaient tremblants. Sur tout le littoral d’Europe, on surveillait les arrivages furtifs. -Perdre l’enfant, c’était plus tôt fait. +Perdre l’enfant, c’était plus tôt fait. Selon toute apparence, par des comprachicos. -Il pouvait être environ sept heures du soir. +Il pouvait être environ sept heures du soir. Le vent maintenant diminuait, signe de recrudescence prochaine. -L’enfant se trouvait sur l’extrême plateau sud de la pointe de Portland. -Portland est une presqu’île. +L’enfant se trouvait sur l’extrême plateau sud de la pointe de Portland. +Portland est une presqu’île. Une notion est un guide ; il n’avait pas de notion. -On l’avait amené là et laissé là. +On l’avait amené là et laissé là. Il marchait vers ce Rien. -L’immense abandon des hommes était autour de lui. -Il traversa diagonalement le premier plateau, puis un second, puis un troisième. +L’immense abandon des hommes était autour de lui. +Il traversa diagonalement le premier plateau, puis un second, puis un troisième. Cela fait des ressauts que l’enfant franchissait agilement. -De temps en temps il suspendait sa marche et semblait tenir conseil avec lui-même. -Ce n’était pas non plus un cri d’animaux. -IL pensa qu’il y avait là quelqu’un. -En quelques enjambées il fut au bas du monticule. +De temps en temps il suspendait sa marche et semblait tenir conseil avec lui-même. +Ce n’était pas non plus un cri d’animaux. +IL pensa qu’il y avait là quelqu’un. +En quelques enjambées il fut au bas du monticule. Il y avait quelqu’un en effet. -Ce qui était indistinct au sommet de l’éminence était maintenant visible. -C’était quelque chose comme un grand bras sortant de terre tout droit. -Ce bras, ce pouce et cet index dessinaient sur le ciel une équerre. -Ce fil, remué par le vent, faisait le bruit d’une chaîne. -C’était ce bruit que l’enfant avait entendu. -Le fil était, vu de près, ce que son bruit annonçait, une chaîne. -Chaîne marine aux anneaux à demi pleins. -La masse liée à la chaîne offrait la ressemblance d’une gaine. -Elle était emmaillotée comme un enfant et longue comme un homme. -La gaine se déchiquetait à sa partie intérieure. -Des décharnements sortaient par ces déchirures. -C’était ce qui n’est plus. -Être un reste, ceci échappe à la langue humaine. -De là l’indicible. -De la nature d’abord, de la société ensuite. -L’inclémence absolue l’avait à sa discrétion. +Ce qui était indistinct au sommet de l’éminence était maintenant visible. +C’était quelque chose comme un grand bras sortant de terre tout droit. +Ce bras, ce pouce et cet index dessinaient sur le ciel une équerre. +Ce fil, remué par le vent, faisait le bruit d’une chaîne. +C’était ce bruit que l’enfant avait entendu. +Le fil était, vu de près, ce que son bruit annonçait, une chaîne. +Chaîne marine aux anneaux à demi pleins. +La masse liée à la chaîne offrait la ressemblance d’une gaine. +Elle était emmaillotée comme un enfant et longue comme un homme. +La gaine se déchiquetait à sa partie intérieure. +Des décharnements sortaient par ces déchirures. +C’était ce qui n’est plus. +Être un reste, ceci échappe à la langue humaine. +De là l’indicible. +De la nature d’abord, de la société ensuite. +L’inclémence absolue l’avait à sa discrétion. Les profonds oublis de la solitude l’environnaient. -Il était livré aux aventures de l’ignoré. -Il était sans défense contre l’obscurité, qui en faisait ce qu’elle voulait. -Il était à jamais le patient. -Les ouragans étaient sur lui. +Il était livré aux aventures de l’ignoré. +Il était sans défense contre l’obscurité, qui en faisait ce qu’elle voulait. +Il était à jamais le patient. +Les ouragans étaient sur lui. Lugubre fonction des souffles. -Ce spectre était là au pillage. +Ce spectre était là au pillage. Il endurait cette voie de fait horrible, la pourriture en plein vent. -Il était hors la loi du cercueil. -Il avait l’anéantissement sans la paix. -Il tombait en cendre l’été et en boue l’hiver. +Il était hors la loi du cercueil. +Il avait l’anéantissement sans la paix. +Il tombait en cendre l’été et en boue l’hiver. La mort doit avoir un voile, la tombe doit avoir une pudeur. Ici ni pudeur ni voile. -La putréfaction cynique et en aveu. -Il y a de l’effronterie à la mort à montrer son ouvrage. -Cet être expiré était dépouillé. -Dépouiller une dépouille, inexorable achèvement. +La putréfaction cynique et en aveu. +Il y a de l’effronterie à la mort à montrer son ouvrage. +Cet être expiré était dépouillé. +Dépouiller une dépouille, inexorable achèvement. Un cadavre est une poche que la mort retourne et vide. -S’il avait eu un moi, où ce moi était-il ? -Là encore peut-être, et c’était poignant à penser. +S’il avait eu un moi, où ce moi était-il ? +Là encore peut-être, et c’était poignant à penser. La conjecture a son compelle intrare. -Il y a dans l’invisible d’obscures portes entre-bâillées. -Nul n’eût pu rencontrer ce trépassé sans méditer. +Il y a dans l’invisible d’obscures portes entre-bâillées. +Nul n’eût pu rencontrer ce trépassé sans méditer. La vaste dispersion l’usait silencieusement. -Rien n’avait passé sans lui prendre quelque chose. -Sa lente désagrégation était un péage. -Toutes les sombres mains de la nuit avait fouillé ce mort. -C’était on ne sait quel étrange habitant. +Rien n’avait passé sans lui prendre quelque chose. +Sa lente désagrégation était un péage. +Toutes les sombres mains de la nuit avait fouillé ce mort. +C’était on ne sait quel étrange habitant. L’habitant de la nuit. -Il était palpable et évanoui. -Il était de l’ombre complétant les ténèbres. -L’inexprimable, qui est dans le désert, se condensait en lui. -Il y avait dans son mystère une vague réverbération de toutes les énigmes. -On sentait autour de lui comme une décroissance de vie allant jusqu’aux profondeurs. -Il y avait dans les étendues environnantes une diminution de certitude et de confiance. -La présence d’un spectre dans un horizon est une aggravation a la solitude. -Ayant sur lui les souffles qui ne s’apaisent pas, il était l’implacable. -Le tremblement éternel le faisait terrible. -Peut-être l’équité entrevue et bravée qui est au delà de notre justice. -Il faisait, dans ce crépuscule et dans ce désert, une attestation. -Il dénonçait la loi d’en bas à la loi d’en haut. -Mis là par l’homme, il attendait Dieu. -Derrière cette vision, il y avait on ne sait quelle occlusion sinistre. +Il était palpable et évanoui. +Il était de l’ombre complétant les ténèbres. +L’inexprimable, qui est dans le désert, se condensait en lui. +Il y avait dans son mystère une vague réverbération de toutes les énigmes. +On sentait autour de lui comme une décroissance de vie allant jusqu’aux profondeurs. +Il y avait dans les étendues environnantes une diminution de certitude et de confiance. +La présence d’un spectre dans un horizon est une aggravation a la solitude. +Ayant sur lui les souffles qui ne s’apaisent pas, il était l’implacable. +Le tremblement éternel le faisait terrible. +Peut-être l’équité entrevue et bravée qui est au delà de notre justice. +Il faisait, dans ce crépuscule et dans ce désert, une attestation. +Il dénonçait la loi d’en bas à la loi d’en haut. +Mis là par l’homme, il attendait Dieu. +Derrière cette vision, il y avait on ne sait quelle occlusion sinistre. Quand l’infini s’ouvre, pas de fermeture plus formidable. -L’enfant était devant cette chose, muet, étonné, les yeux fixes. -Où l’homme eût vu le cadavre, l’enfant voyait le fantôme. +L’enfant était devant cette chose, muet, étonné, les yeux fixes. +Où l’homme eût vu le cadavre, l’enfant voyait le fantôme. Et puis il ne comprenait point. L’enfant fit un pas, puis deux. -Il vint, tout près, hardi et frémissant, faire une reconnaissance du fantôme. -Parvenu sous le gibet, il leva la tête et examina. -Le fantôme était goudronné. -Il luisait çà et là. +Il vint, tout près, hardi et frémissant, faire une reconnaissance du fantôme. +Parvenu sous le gibet, il leva la tête et examina. +Le fantôme était goudronné. +Il luisait çà et là. L’enfant distinguait la face. -Le corps était enveloppé et comme ficelé dans une grosse toile imbibée de naphte. -La toile s’était moisie et rompue. -Un genou passait à travers. -Une crevasse laissait voir les côtes. -Quelques parties étaient cadavre, d’autres squelette. -La toile, collée aux os, offrait des reliefs, comme une robe de statue. -Le crâne, fêlé et fendu, avait l’hiatus d’un fruit pourri. -Les dents étaient demeurées humaines, elles avaient conservé le rire. +Le corps était enveloppé et comme ficelé dans une grosse toile imbibée de naphte. +La toile s’était moisie et rompue. +Un genou passait à travers. +Une crevasse laissait voir les côtes. +Quelques parties étaient cadavre, d’autres squelette. +La toile, collée aux os, offrait des reliefs, comme une robe de statue. +Le crâne, fêlé et fendu, avait l’hiatus d’un fruit pourri. +Les dents étaient demeurées humaines, elles avaient conservé le rire. Un reste de cri semblait bruire dans la bouche ouverte. Il y avait quelques poils de barbe sur les joues. -La tête, penchée, avait un air d’attention. -On avait fait récemment des réparations. +La tête, penchée, avait un air d’attention. +On avait fait récemment des réparations. En bas les pieds passaient. -Ces souliers étaient tombés de ce mort. +Ces souliers étaient tombés de ce mort. L’enfant, pieds nus, regarda ces souliers. Le cadavre ne bougeait plus. -La chaîne avait l’immobilité du fil à plomb. -Le goudron donnait à cette face un aspect mouillé. -Ce que l’enfant avait devant lui était une chose dont on avait soin. -Cet homme était évidemment précieux. -Le gibet était vieux, vermoulu, quoique solide, et servait depuis de longues années. -C’était un usage immémorial en Angleterre de goudronner les contrebandiers. -Ce goudron était de l’humanité. -On pouvait de cette manière renouveler les pendus moins souvent. +La chaîne avait l’immobilité du fil à plomb. +Le goudron donnait à cette face un aspect mouillé. +Ce que l’enfant avait devant lui était une chose dont on avait soin. +Cet homme était évidemment précieux. +Le gibet était vieux, vermoulu, quoique solide, et servait depuis de longues années. +C’était un usage immémorial en Angleterre de goudronner les contrebandiers. +Ce goudron était de l’humanité. +On pouvait de cette manière renouveler les pendus moins souvent. Le pendu tenait lieu de lanterne. -Il éclairait, à sa façon, ses camarades les contrebandiers. +Il éclairait, à sa façon, ses camarades les contrebandiers. Les contrebandiers, de loin, en mer, apercevaient les gibets. -En voilà un, premier avertissement ; puis un autre, deuxième avertissement. -Cela n’empêchait point la contrebande ; mais l’ordre se compose de ces choses-là. -Cette mode a duré en Angleterre jusqu’au commencement de ce siècle. -Du reste, le procédé conservateur ne se bornait point aux contrebandiers. -Angleterre tirait le même parti des voleurs, des incendiaires et des assassins. -Ce cadavre dura, on pourrait presque dire vécut, près de quatorze ans. +En voilà un, premier avertissement ; puis un autre, deuxième avertissement. +Cela n’empêchait point la contrebande ; mais l’ordre se compose de ces choses-là. +Cette mode a duré en Angleterre jusqu’au commencement de ce siècle. +Du reste, le procédé conservateur ne se bornait point aux contrebandiers. +Angleterre tirait le même parti des voleurs, des incendiaires et des assassins. +Ce cadavre dura, on pourrait presque dire vécut, près de quatorze ans. Il faisait encore un bon service en mille sept cent quatre-vingt-huit. En mille sept cent quatre-vingt-dix, pourtant, on dut le remplacer. -L’herbe y reparaissait, avec quelques chardons çà et là. -Les cadavres émiettés là depuis des siècles expliquaient cette beauté de l’herbe. +L’herbe y reparaissait, avec quelques chardons çà et là. +Les cadavres émiettés là depuis des siècles expliquaient cette beauté de l’herbe. La terre se nourrit de l’homme. Une fascination lugubre tenait l’enfant. -Il demeurait là, béant. +Il demeurait là, béant. Puis il se redressa. Il regardait au-dessus de lui cette face qui le regardait. Elle le regardait d’autant plus qu’elle n’avait pas d’yeux. -Toute la tête de mort regarde, et c’est terrifiant. +Toute la tête de mort regarde, et c’est terrifiant. Pas de prunelle, et l’on se sent vu. -Peu à peu l’enfant devenait lui-même terrible. +Peu à peu l’enfant devenait lui-même terrible. Il ne bougeait plus. La torpeur le gagnait. Il ne s’apercevait pas qu’il perdait conscience. Il s’engourdissait et s’ankylosait. -L’enfant était presque statue. +L’enfant était presque statue. Il allait s’endormir. Dans la main du sommeil il y a le doigt de la mort. L’enfant se sentait saisi par cette main. -Il était au moment de tomber sous le gibet. -Il ne savait déjà plus s’il était debout. +Il était au moment de tomber sous le gibet. +Il ne savait déjà plus s’il était debout. Le spectre eut l’air de le comprendre et de ne pas le vouloir. -Tout à coup il se mit à remuer. -On eût dit qu’il avertissait l’enfant. -C’était une reprise de vent qui soufflait. -Rien d’étrange comme ce mort en mouvement. +Tout à coup il se mit à remuer. +On eût dit qu’il avertissait l’enfant. +C’était une reprise de vent qui soufflait. +Rien d’étrange comme ce mort en mouvement. Cela dura quelque temps ainsi. -La chaîne, à chaque oscillation, grinçait avec une régularité hideuse. -Elle avait l’air de reprendre haleine, puis recommençait. +La chaîne, à chaque oscillation, grinçait avec une régularité hideuse. +Elle avait l’air de reprendre haleine, puis recommençait. Ce grincement imitait un chant de cigale. Les approches d’une bourrasque produisent de subites enflures de vent. Brusquement la brise devint bise. L’oscillation du cadavre s’accentua lugubrement. Ce ne fut plus du balancement, ce fut de la secousse. -La chaîne qui grinçait, cria. -Il sembla que ce cri était entendu. -Si c’était un appel, il fut obéi. +La chaîne qui grinçait, cria. +Il sembla que ce cri était entendu. +Si c’était un appel, il fut obéi. Du fond de l’horizon, un grand bruit accourut. -C’était un bruit d’ailes. -C’était comme la venue d’une légion. -Cette vermine ailée des ténèbres s’abattit sur le gibet. -L’enfant, effaré, recula. -Les essaims obéissent à des commandements. -Les corbeaux s’étaient groupés sur la potence. -Pas un n’était sur le cadavre. +C’était un bruit d’ailes. +C’était comme la venue d’une légion. +Cette vermine ailée des ténèbres s’abattit sur le gibet. +L’enfant, effaré, recula. +Les essaims obéissent à des commandements. +Les corbeaux s’étaient groupés sur la potence. +Pas un n’était sur le cadavre. Il se parlaient entre eux. Le croassement est affreux. -On croit entendre le bruit que fait le silence du sépulcre en se brisant. +On croit entendre le bruit que fait le silence du sépulcre en se brisant. Le croassement est une voix dans laquelle il y a de la nuit. -L’enfant était glacé. -Plus encore par l’épouvante que par le froid. +L’enfant était glacé. +Plus encore par l’épouvante que par le froid. Les corbeaux se turent. Un d’eux sauta sur le squelette. Ce fut un signal. En ce moment, le mort se secoua. -Était-ce le vent ? +Était-ce le vent ? Il eut un bond effroyable. -L’ouragan, qui s’élevait, lui venait en aide. -Le fantôme entra en convulsion. -Il se mit à se démener. -Pantin épouvantable, ayant pour ficelle la chaîne d’un gibet. +L’ouragan, qui s’élevait, lui venait en aide. +Le fantôme entra en convulsion. +Il se mit à se démener. +Pantin épouvantable, ayant pour ficelle la chaîne d’un gibet. Quelque parodiste de l’ombre avait saisi son fil et jouait de cette momie. -Elle tourna et sauta comme prête à se disloquer. -Les oiseaux, effrayés, s’envolèrent. -Ce fut comme un rejaillissement de toutes ces bêtes infâmes. -Alors une lutte commença. +Elle tourna et sauta comme prête à se disloquer. +Les oiseaux, effrayés, s’envolèrent. +Ce fut comme un rejaillissement de toutes ces bêtes infâmes. +Alors une lutte commença. Le mort sembla pris d’une vie monstrueuse. -Les oiseaux répercutaient tous ses mouvements, reculant, puis se ruant, effarouchés et acharnés. -Le mort était massue, l’essaim était poussière. -La féroce volée assaillante ne lâchait pas prise et s’opiniâtrait. -Effrayant supplice continuant après la vie. -Les oiseaux semblaient frénétiques. -Les soupiraux de l’enfer doivent donner passage à des essaims pareils. -Une lémure contre des démons. +Les oiseaux répercutaient tous ses mouvements, reculant, puis se ruant, effarouchés et acharnés. +Le mort était massue, l’essaim était poussière. +La féroce volée assaillante ne lâchait pas prise et s’opiniâtrait. +Effrayant supplice continuant après la vie. +Les oiseaux semblaient frénétiques. +Les soupiraux de l’enfer doivent donner passage à des essaims pareils. +Une lémure contre des démons. Sorte de combat spectre. -L’ouragan était de la bataille. +L’ouragan était de la bataille. Le mort se tordait, la troupe d’oiseaux roulait sur lui en spirale. -C’était un tournoiement dans un tourbillon. -On entendait en bas un grondement immense, qui était la mer. -L’enfant voyait ce rêve. -Cette fuite le réchauffa. +C’était un tournoiement dans un tourbillon. +On entendait en bas un grondement immense, qui était la mer. +L’enfant voyait ce rêve. +Cette fuite le réchauffa. Il en avait besoin. -Sans cette course et sans cette épouvante, il était mort. -Quand l’haleine lui manqua, il s’arrêta. -Mais il n’osa point regarder en arrière. +Sans cette course et sans cette épouvante, il était mort. +Quand l’haleine lui manqua, il s’arrêta. +Mais il n’osa point regarder en arrière. Il avait peur de voir cela, s’il se retournait. -Lorsqu’il eut repris un peu haleine, il se remit à fuir. +Lorsqu’il eut repris un peu haleine, il se remit à fuir. Se rendre compte des faits n’est point de l’enfance. Il n’avait plus faim, ni froid ; il avait peur. -Un instinct avait remplacé l’autre. -Échapper était maintenant toute sa pensée. -Échapper à quoi ? à tout. +Un instinct avait remplacé l’autre. +Échapper était maintenant toute sa pensée. +Échapper à quoi ? à tout. La vie lui apparaissait de toutes parts autour de lui comme une muraille horrible. -S’il eût pu s’évader des choses, il l’eût fait. -Il courut ainsi un temps indéterminé. -Mais l’haleine s’épuise, la peur s’épuise aussi. +S’il eût pu s’évader des choses, il l’eût fait. +Il courut ainsi un temps indéterminé. +Mais l’haleine s’épuise, la peur s’épuise aussi. Il n’y avait plus ni colline, ni gibet, ni vol de corbeaux. Le brouillard avait repris possession de l’horizon. L’enfant poursuivit son chemin. Maintenant il ne courait plus, il marchait. Il y avait dans cette impression beaucoup plus et beaucoup moins. -Seulement, une terreur domptée étant un affermissement, il se sentit plus fort. -Les contours lointains et fuyants, qui font l’amplitude des choses douloureuses, lui échappent. -Il voit le fait, et peu de chose à côté. -La difficulté de se contenter des idées partielles n’existe pas pour l’enfant. -Du reste l’expérience est diverse, et tourne bien ou mal selon les natures. -Tout à coup il sentit que son estomac le tiraillait. -Mais quoi manger ? mais où manger ? mais comment manger ? -Il tâta ses poches. -Machinalement, car il savait bien qu’elles étaient vides. -Puis il hâta le pas. -Sans savoir où il allait, il hâta le pas vers le logis possible. -Croire à un gîte, c’est croire en Dieu. -Du reste, dans cette plaine de neige, rien qui ressemblât à un toit. -L’enfant marchait, la lande continuait, nue à perte de vue. +Seulement, une terreur domptée étant un affermissement, il se sentit plus fort. +Les contours lointains et fuyants, qui font l’amplitude des choses douloureuses, lui échappent. +Il voit le fait, et peu de chose à côté. +La difficulté de se contenter des idées partielles n’existe pas pour l’enfant. +Du reste l’expérience est diverse, et tourne bien ou mal selon les natures. +Tout à coup il sentit que son estomac le tiraillait. +Mais quoi manger ? mais où manger ? mais comment manger ? +Il tâta ses poches. +Machinalement, car il savait bien qu’elles étaient vides. +Puis il hâta le pas. +Sans savoir où il allait, il hâta le pas vers le logis possible. +Croire à un gîte, c’est croire en Dieu. +Du reste, dans cette plaine de neige, rien qui ressemblât à un toit. +L’enfant marchait, la lande continuait, nue à perte de vue. Il n’y avait jamais eu sur ce plateau d’habitation humaine. L’enfant s’orientait du mieux qu’il pouvait. -D’instinct, il continuait à dévier vers l’est. -Des pierres tranchantes lui avaient écorché les talons. +D’instinct, il continuait à dévier vers l’est. +Des pierres tranchantes lui avaient écorché les talons. Il ne reconnaissait rien. -Cette direction-là était coupée en croix par celle que suivait maintenant l’enfant. -Il était impossible qu’il reconnût son chemin. -Il avait devant lui, pour tout horizon, une vaste opacité livide. -Cette opacité blafarde, c’était du brouillard, ces lambeaux noirs, c’étaient des fumées. -Où il y a des fumées, il y a des hommes. -L’enfant se dirigea de ce côté. -Il fallait évidemment passer par là. +Cette direction-là était coupée en croix par celle que suivait maintenant l’enfant. +Il était impossible qu’il reconnût son chemin. +Il avait devant lui, pour tout horizon, une vaste opacité livide. +Cette opacité blafarde, c’était du brouillard, ces lambeaux noirs, c’étaient des fumées. +Où il y a des fumées, il y a des hommes. +L’enfant se dirigea de ce côté. +Il fallait évidemment passer par là. Il s’engagea sur ce versant du plateau. -La pente était difficile et rude. -Toute montée se solde par une descente. -Après avoir grimpé, il dégringolait. -Dans les descentes de précipice, chaque mouvement est la solution d’un problème. -Il faut être adroit sous peine de mort. -La descente était abrupte et longue. -Il en venait à bout néanmoins. -L’enfant en était couvert. +La pente était difficile et rude. +Toute montée se solde par une descente. +Après avoir grimpé, il dégringolait. +Dans les descentes de précipice, chaque mouvement est la solution d’un problème. +Il faut être adroit sous peine de mort. +La descente était abrupte et longue. +Il en venait à bout néanmoins. +L’enfant en était couvert. Il envahissait lentement les plaines. Il entrait obliquement par le nord-ouest dans le plateau de Portland. -La tempête de neige est une des choses inconnues de la mer. -C’est le plus obscur des météores ; obscur dans tous les sens du mot. -De là beaucoup de désastres. +La tempête de neige est une des choses inconnues de la mer. +C’est le plus obscur des météores ; obscur dans tous les sens du mot. +De là beaucoup de désastres. On veut tout expliquer par le vent et par le flot. -De temps en temps pourtant il dit : je suis là. -Son Je suis là, c’est un coup de tonnerre. -La tempête de neige offre un problème analogue au brouillard sec. -Sans l’effluve, une foule de faits demeurent énigmatiques. -Sans cette étude pourtant, pas de navigation. -La tourmente de neige est surtout magnétique. +De temps en temps pourtant il dit : je suis là. +Son Je suis là, c’est un coup de tonnerre. +La tempête de neige offre un problème analogue au brouillard sec. +Sans l’effluve, une foule de faits demeurent énigmatiques. +Sans cette étude pourtant, pas de navigation. +La tourmente de neige est surtout magnétique. La mer a ses migraines. -On peut assimiler les tempêtes aux maladies. -La bourrasque de neige passe pour être habituellement mortelle. -Surcouf disait : Il y a du trouße-galant dans cette tempête-là. +On peut assimiler les tempêtes aux maladies. +La bourrasque de neige passe pour être habituellement mortelle. +Surcouf disait : Il y a du trouße-galant dans cette tempête-là. Selon eux il tombait du ciel des chauves-souris avec la neige. -Les tempêtes de neige sont propres aux latitudes polaires. -Elle était entrée dans toute cette menace avec une sorte d’audace tragique. -Cependant, insistons-y, l’avertissement ne lui avait point manqué. -La brise mordait peu sur le bâtiment. -L’ourque longeait le plus possible la falaise qui lui était un bon paravent. -La bigarrure du groupe éclatait. -Elles avaient l’air indifférent des misérables. -La basquaise avait les cheveux parfumés d’oignon et de basilic. +Les tempêtes de neige sont propres aux latitudes polaires. +Elle était entrée dans toute cette menace avec une sorte d’audace tragique. +Cependant, insistons-y, l’avertissement ne lui avait point manqué. +La brise mordait peu sur le bâtiment. +L’ourque longeait le plus possible la falaise qui lui était un bon paravent. +La bigarrure du groupe éclatait. +Elles avaient l’air indifférent des misérables. +La basquaise avait les cheveux parfumés d’oignon et de basilic. Les basques ne reconnaissent point la patrie officielle. -En Europe le commerce parlait français ; le vol aussi. +En Europe le commerce parlait français ; le vol aussi. On se souvient que Gibby, voleur de Londres, comprenait Cartouche. -Telle est la fraternité pyrénéenne. -On se sauvait, on s’échappait, on était brutalement gai. +Telle est la fraternité pyrénéenne. +On se sauvait, on s’échappait, on était brutalement gai. L’un riait, l’autre chantait. -Ce rire était sec, mais libre ; ce chant était bas, mais insouciant. +Ce rire était sec, mais libre ; ce chant était bas, mais insouciant. Le languedocien criait : caoucagno ! « Cocagne ! est le comble de la satisfaction narbonnaise. -Il pouvait, au besoin, s’ajouter utilement à l’équipage. -Un des sacs de provisions, déballé, était à côté de lui. -À côté, à un autre crochet, se balançait l’alcyon girouette. +Il pouvait, au besoin, s’ajouter utilement à l’équipage. +Un des sacs de provisions, déballé, était à côté de lui. +À côté, à un autre crochet, se balançait l’alcyon girouette. Il n’en faut pas plus pour une chanson. -Ces chaos de l’âme existent. +Ces chaos de l’âme existent. Il y avait de l’illisible sur cette figure. -Le secret y allait jusqu’à l’abstrait. -Tout savant est un peu cadavre ; cet homme était un savant. +Le secret y allait jusqu’à l’abstrait. +Tout savant est un peu cadavre ; cet homme était un savant. Rien d’hypocrite, mais rien de cynique. -C’était l’homme que le crime a laissé pensif. -Il avait le sourcil d’un trabucaire modifié par le regard d’un archevêque. -Ses rares cheveux gris étaient blancs sur les tempes. -On sentait en lui le chrétien, compliqué de fatalisme turc. -Le vieillard répondait d’un signe de tête. -On eût dit l’éclair consultant la nuit. -Il guettait les astres par toutes les ouvertures de la nuée. -L’horizon était singulier. -La brume y était diverse. -Il n’attendit pas qu’on eût décapé. -Sa prunelle, imperturbablement baissée, examinait toutes les formes que prenait l’eau. -Pas une étoile n’est distincte. +C’était l’homme que le crime a laissé pensif. +Il avait le sourcil d’un trabucaire modifié par le regard d’un archevêque. +Ses rares cheveux gris étaient blancs sur les tempes. +On sentait en lui le chrétien, compliqué de fatalisme turc. +Le vieillard répondait d’un signe de tête. +On eût dit l’éclair consultant la nuit. +Il guettait les astres par toutes les ouvertures de la nuée. +L’horizon était singulier. +La brume y était diverse. +Il n’attendit pas qu’on eût décapé. +Sa prunelle, imperturbablement baissée, examinait toutes les formes que prenait l’eau. +Pas une étoile n’est distincte. Aucun souci parmi les autres fugitifs. -Les passagers durent s’établir sur le pont ; résignation facile à ces nomades. -Cette nuit-là, du reste, on vient de le voir, la belle étoile était absente. -Le vieux chauve resta debout à l’avant, immobile et comme insensible au froid. -Voici les demandes et les réponses : — Etcheco jaïma, que es este hombre ? +Les passagers durent s’établir sur le pont ; résignation facile à ces nomades. +Cette nuit-là, du reste, on vient de le voir, la belle étoile était absente. +Le vieux chauve resta debout à l’avant, immobile et comme insensible au froid. +Voici les demandes et les réponses : — Etcheco jaïma, que es este hombre ? Como dices que le Hamas ? En vuestre tropa, que esta ? Esta lo que esta. -Les grands balancements du large commencèrent. -La Matutina traversa fièrement et en vaillante nageuse le redoutable frémissement du banc Chambours. +Les grands balancements du large commencèrent. +La Matutina traversa fièrement et en vaillante nageuse le redoutable frémissement du banc Chambours. Telle est l’effrayante ombre de la mer. -Au dix-neuvième siècle, le banc Chambours est en ruine. +Au dix-neuvième siècle, le banc Chambours est en ruine. Il aborda le vieillard, mais non de face. Mais aucune n’est visible. Elles flottaient hors de sa bouche et se dissipaient. -Le monologue est la fumée des feux intérieurs de l’esprit. +Le monologue est la fumée des feux intérieurs de l’esprit. Le patron interrompit : — Seigneur... -Le vent quitte toujours sa route pour se jeter sur la côte. -Il s’y jette à pic. -Cela tient à ce que la terre est plus chaude que la mer. -L’air y est plus léger. +Le vent quitte toujours sa route pour se jeter sur la côte. +Il s’y jette à pic. +Cela tient à ce que la terre est plus chaude que la mer. +L’air y est plus léger. Le patron salua, mais le vieillard ne le vit point. Il observait la mer en connaisseur des flots et des hommes. Il y avait en lui du magister et de l’augure. -Il avait l’air du pédant de l’abîme. -Il poursuivit son soliloque, peut-être fait, après tout, pour être écouté. +Il avait l’air du pédant de l’abîme. +Il poursuivit son soliloque, peut-être fait, après tout, pour être écouté. On pourrait lutter, si l’on avait une roue au lieu d’une barre. -Le patron salua une deuxième fois, et dit : — Seigneur... +Le patron salua une deuxième fois, et dit : — Seigneur... L’œil du vieillard se fixa sur lui. -La tête tourna sans que le corps remuât. +La tête tourna sans que le corps remuât. Seigneur docteur, c’est moi qui suis le patron. -Soit, répondit le « docteur. -Sans octant anglais, tu ne peux prendre hauteur ni par derrière, ni par devant. -Les basques, répliqua le patron, prenaient hauteur avant qu’il y eût des anglais. -Méfie-toi de l’olofée. +Soit, répondit le « docteur. +Sans octant anglais, tu ne peux prendre hauteur ni par derrière, ni par devant. +Les basques, répliqua le patron, prenaient hauteur avant qu’il y eût des anglais. +Méfie-toi de l’olofée. Je mollis quand il le faut. -As-tu mesuré la vitesse du navire ? -Tout à l’heure. +As-tu mesuré la vitesse du navire ? +Tout à l’heure. Au moyen du loch. As-tu eu soin d’avoir l’œil sur le bois du loch ? Le sablier fait-il juste ses trente secondes ? -À un fil plat tiré de dessus le chanvre roui ? -As-tu ciré le fil de peur qu’il ne s’allonge ? -As-tu fait la contre-épreuve du loch ? -Quel diamètre a ton boulet ? +À un fil plat tiré de dessus le chanvre roui ? +As-tu ciré le fil de peur qu’il ne s’allonge ? +As-tu fait la contre-épreuve du loch ? +Quel diamètre a ton boulet ? Et qui portait six cents soldats, cinquante matelots et vingt-cinq canons ? Le naufrage le sait. -Comment as-tu pesé le choc de l’eau contre le boulet ? +Comment as-tu pesé le choc de l’eau contre le boulet ? Au moyen d’un peson d’Allemagne. As-tu tenu compte de l’impulsion du flot contre la corde portant le boulet ? -Quel est le résultat ? -Le choc de l’eau a été de cent soixante-dix livres. -C’est-à-dire que le navire fait à l’heure quatre lieues de France. +Quel est le résultat ? +Le choc de l’eau a été de cent soixante-dix livres. +C’est-à-dire que le navire fait à l’heure quatre lieues de France. Et trois de Hollande. -Où te diriges-tu ? -À une anse que je connais entre Loyola et Saint-Sébastien. -Mets-toi vite sur le parallèle du lieu de l’arrivée. -Le moins d’écart possible. -Méfie-toi des vents et des courants. +Où te diriges-tu ? +À une anse que je connais entre Loyola et Saint-Sébastien. +Mets-toi vite sur le parallèle du lieu de l’arrivée. +Le moins d’écart possible. +Méfie-toi des vents et des courants. Les premiers excitent les seconds. Pas de mots injurieux. Contente-toi d’observer. -J’ai observé et j’observe. +J’ai observé et j’observe. As-tu un routier ? Pas pour cette mer. -Alors tu navigues à tâtons ? +Alors tu navigues à tâtons ? J’ai la boussole. La boussole est un œil, le routier est l’autre. Comment mesures-tu l’angle que fait la route du navire avec la quille ? J’ai mon compas de variation, et puis je devine. Deviner, c’est bien ; savoir, c’est mieux. -Un âne avec son routier vaut mieux qu’un devin avec son oracle. -Les navires sont des mouches dans la toile d’araignée de la mer. -Présentement, tout est en assez bon état dans la vague et dans le vent. -Un tremblement de points noirs sur le flot, voilà les hommes sur l’océan. +Un âne avec son routier vaut mieux qu’un devin avec son oracle. +Les navires sont des mouches dans la toile d’araignée de la mer. +Présentement, tout est en assez bon état dans la vague et dans le vent. +Un tremblement de points noirs sur le flot, voilà les hommes sur l’océan. Je n’augure rien de mauvais pour cette nuit. -Jusqu’à présent tout va bien. +Jusqu’à présent tout va bien. L’œil du docteur se fixa sur le nord-est. -Le patron continua : — Gagnons seulement le golfe de Gascogne, et je réponds de tout. +Le patron continua : — Gagnons seulement le golfe de Gascogne, et je réponds de tout. Ah ! par exemple, j’y suis chez moi. Je le tiens, mon golfe de Gascogne. -Le patron s’interrompit ; le docteur ne l’écoutait plus. -Le docteur considérait le nord-est. +Le patron s’interrompit ; le docteur ne l’écoutait plus. +Le docteur considérait le nord-est. Il se passait sur ce visage glacial quelque chose d’extraordinaire. -Toute la quantité d’effroi possible à un masque de pierre y était peinte. -Sa bouche laissa échapper ce mot : — À la bonne heure ! +Toute la quantité d’effroi possible à un masque de pierre y était peinte. +Sa bouche laissa échapper ce mot : — À la bonne heure ! Il ajouta : — C’est juste. -Quant à moi, je consens. +Quant à moi, je consens. Le patron le regardait. Un coin du ciel. Pour ceux qui vont au ciel, dit le docteur. @@ -973,1147 +973,1147 @@ En effet, grommela-t-il, ce n’est pas du ciel, c’est du nuage. Nuage bleu pire que nuage noir, dit le docteur. Et il ajouta : — C’est le nuage de la neige. Sais-tu ce que c’est que le nuage de la neige ? demanda le docteur. -Tu le sauras tout à l’heure. -Le patron se remit à considérer l’horizon. +Tu le sauras tout à l’heure. +Le patron se remit à considérer l’horizon. Tout en observant le nuage, le patron parlait entre ses dents. Notre pluie est chaude. Nous n’avons de neige que dans la montagne. Et la trombe, c’est le monstre, dit le docteur. -Le docteur, après une pause, ajouta : — La voilà qui vient. -Il reprit : — Plusieurs vents se mettent au travail à la fois. -Un gros vent, de l’ouest, et un vent très lent, de l’est. -Celui-là est un hypocrite, dit le patron. -La nuée bleue grandissait. -Son œil était vitreux. -Le nuage semblait croître sur son visage en même temps qu’à l’horizon. -Il reprit avec un accent de rêverie : — Toutes les minutes amènent l’heure. -La volonté d’en haut s’entr’ouvre. -Le patron de nouveau se posa intérieurement ce point d’interrogation : Est-ce un fou ? -Le patron répondit : — C’est aujourd’hui la première fois. +Le docteur, après une pause, ajouta : — La voilà qui vient. +Il reprit : — Plusieurs vents se mettent au travail à la fois. +Un gros vent, de l’ouest, et un vent très lent, de l’est. +Celui-là est un hypocrite, dit le patron. +La nuée bleue grandissait. +Son œil était vitreux. +Le nuage semblait croître sur son visage en même temps qu’à l’horizon. +Il reprit avec un accent de rêverie : — Toutes les minutes amènent l’heure. +La volonté d’en haut s’entr’ouvre. +Le patron de nouveau se posa intérieurement ce point d’interrogation : Est-ce un fou ? +Le patron répondit : — C’est aujourd’hui la première fois. Seigneur docteur, je ne fais habituellement que le voyage d’Irlande. -Je vais parfois à Brachipult, qui est une pointe du pays de Galles. -Mais je gouverne toujours par delà les îles Scilly. +Je vais parfois à Brachipult, qui est une pointe du pays de Galles. +Mais je gouverne toujours par delà les îles Scilly. Je ne connais pas cette mer-ci. -Malheur à qui épelle l’océan ! +Malheur à qui épelle l’océan ! La Manche est une mer qu’il faut lire couramment. La Manche, c’est le sphinx. -Méfie-toi du fond. +Méfie-toi du fond. Nous sommes ici dans vingt-cinq brasses. En route, nous sonderons. La Manche n’est pas une mer comme une autre. -Ah ! tu m’avais l’air décontenancé en effet. +Ah ! tu m’avais l’air décontenancé en effet. Cette nuit, nous sonderons. -Pour sonder, il faut s’arrêter, et tu ne pourras. +Pour sonder, il faut s’arrêter, et tu ne pourras. Parce que le vent. -La bourrasque est une épée aux reins. +La bourrasque est une épée aux reins. Nous sonderons, seigneur docteur. -Tu ne pourras pas seulement mettre côté à travers. +Tu ne pourras pas seulement mettre côté à travers. Prudence dans les paroles. -Ne prononce pas légèrement le nom irritable. +Ne prononce pas légèrement le nom irritable. Je sonderai, vous dis-je. -Tout à l’heure tu vas être souffleté par le vent. -Je veux dire que je tâcherai de sonder. -Le choc de l’eau empêchera le plomb de descendre et la ligne cassera. -Ah ! tu viens dans ces parages pour la première fois ! -Pour la première fois. -Eh bien, en ce cas, écoute, patron. -L’accent de ce mot, écoute, était si impératif que le patron salua. -Seigneur docteur, j’écoute. -Amure à bâbord et borde à tribord. +Tout à l’heure tu vas être souffleté par le vent. +Je veux dire que je tâcherai de sonder. +Le choc de l’eau empêchera le plomb de descendre et la ligne cassera. +Ah ! tu viens dans ces parages pour la première fois ! +Pour la première fois. +Eh bien, en ce cas, écoute, patron. +L’accent de ce mot, écoute, était si impératif que le patron salua. +Seigneur docteur, j’écoute. +Amure à bâbord et borde à tribord. Que voulez-vous dire ? -Mets le cap à l’ouest. -Mets le cap à l’ouest. +Mets le cap à l’ouest. +Mets le cap à l’ouest. Ce que je t’en dis, c’est pour les autres. -Mais, seigneur docteur, le cap à l’ouest... +Mais, seigneur docteur, le cap à l’ouest... C’est le vent debout ! C’est un tangage diabolique ! Choisis d’autres mots. C’est le navire sur le chevalet ! -C’est peut-être le mât rompu ! -Vous voulez que je gouverne à l’ouest ! +C’est peut-être le mât rompu ! +Vous voulez que je gouverne à l’ouest ! En ce cas, fais ta dispute avec la mer comme tu voudras. -Il faudrait que le vent changeât. +Il faudrait que le vent changeât. Il ne changera pas de toute la nuit. Ceci est un souffle long de douze cents lieues. -Aller contre ce vent-là, impossible ! -Le cap à l’ouest, te dis-je ! -Mais malgré tout nous dévierons. +Aller contre ce vent-là, impossible ! +Le cap à l’ouest, te dis-je ! +Mais malgré tout nous dévierons. C’est le danger. -La brise nous chasse à l’est. -Ne va pas à l’est. +La brise nous chasse à l’est. +Ne va pas à l’est. Patron, sais-tu quel est aujourd’hui pour nous le nom de la mort ? La mort s’appelle l’Est. -Je gouvernerai à l’ouest. -Le patron le considéra, stupéfait. +Je gouvernerai à l’ouest. +Le patron le considéra, stupéfait. Que voulez-vous dire ? -Le docteur ne répondit pas. -Son regard, un instant sorti, était maintenant rentré. -Son œil était redevenu intérieur. -Il ne sembla point percevoir la question étonnée du patron. -Il n’était plus attentif qu’à ce qu’il écoutait en lui-même. -C’est plutôt le fou que le sage, grommela-t-il. -Et il s’éloigna. -Cependant il mit le cap à l’ouest. +Le docteur ne répondit pas. +Son regard, un instant sorti, était maintenant rentré. +Son œil était redevenu intérieur. +Il ne sembla point percevoir la question étonnée du patron. +Il n’était plus attentif qu’à ce qu’il écoutait en lui-même. +C’est plutôt le fou que le sage, grommela-t-il. +Et il s’éloigna. +Cependant il mit le cap à l’ouest. Mais le vent et la mer grossissaient. -Le modelé des nuages devenait inquiétant. -La nuée bleue tenait tout le fond du ciel. -Il y en avait maintenant autant à l’ouest qu’à l’est. -Elle avançait contre la brise. +Le modelé des nuages devenait inquiétant. +La nuée bleue tenait tout le fond du ciel. +Il y en avait maintenant autant à l’ouest qu’à l’est. +Elle avançait contre la brise. Ces contradictions font partie du vent. -La mer qui, le moment d’auparavant, avait des écailles, avait maintenant une peau. +La mer qui, le moment d’auparavant, avait des écailles, avait maintenant une peau. Tel est ce dragon. -Ce n’était plus le crocodile, c’était le boa. -Cette peau, plombée et sale, semblait épaisse et se ridait lourdement. -L’écume ressemblait à une lèpre. -Un quart d’heure s’écoula. -Le patron chercha des yeux le docteur ; il n’était plus sur le pont. -Les secousses du flot le gênaient. -Le docteur écrivit longuement. -Il faisait assez clair dans la cabine pour qu’on pût lire ce nom. -Le docteur, s’interrompant, l’épela à demi-voix : — Hardquanonne. -Est-ce qu’elle a appartenu à Hardquanonne.? -À notre pauvre camarade Hardquanonne ? fit le cuisinier. -Le docteur poursuivit : — À Hardquanonne, le flamand de Flandre ? +Ce n’était plus le crocodile, c’était le boa. +Cette peau, plombée et sale, semblait épaisse et se ridait lourdement. +L’écume ressemblait à une lèpre. +Un quart d’heure s’écoula. +Le patron chercha des yeux le docteur ; il n’était plus sur le pont. +Les secousses du flot le gênaient. +Le docteur écrivit longuement. +Il faisait assez clair dans la cabine pour qu’on pût lire ce nom. +Le docteur, s’interrompant, l’épela à demi-voix : — Hardquanonne. +Est-ce qu’elle a appartenu à Hardquanonne.? +À notre pauvre camarade Hardquanonne ? fit le cuisinier. +Le docteur poursuivit : — À Hardquanonne, le flamand de Flandre ? Qui est en prison ? Dans le donjon de Chatham ? -C’est sa gourde, répondit le cuisinier, et c’était mon ami. +C’est sa gourde, répondit le cuisinier, et c’était mon ami. Je la garde en souvenir de lui. Quand le reverrons-nous ? Oui, c’est sa gourde de hanche. -Il avait évidemment le souci que cela fût très lisible. -Il était temps, car subitement il y eut un coup de mer. +Il avait évidemment le souci que cela fût très lisible. +Il était temps, car subitement il y eut un coup de mer. Pourtant la marmite oscillait. -Le provençal la surveillait. +Le provençal la surveillait. Soupe au poisson, dit-il. -Pour les poissons, répondit le docteur. +Pour les poissons, répondit le docteur. Puis il retourna sur le pont. -Cette méditation n’excluait nullement l’observation de la mer. -La mer observée est une rêverie. -Le sombre supplice des eaux, éternellement tourmentées, allait commencer. +Cette méditation n’excluait nullement l’observation de la mer. +La mer observée est une rêverie. +Le sombre supplice des eaux, éternellement tourmentées, allait commencer. Une lamentation sortait de toute cette onde. -Des apprêts, confusément lugubres, se faisaient dans l’immensité. +Des apprêts, confusément lugubres, se faisaient dans l’immensité. Du reste il n’y avait dans son regard aucune contemplation. On ne contemple pas l’enfer. -Rien n’est logique et rien ne semble absurde comme l’océan. +Rien n’est logique et rien ne semble absurde comme l’océan. Le flot est sans cesse pour et contre. -Il ne se noue que pour se dénouer. -Un de ses versants attaque, un autre délivre. +Il ne se noue que pour se dénouer. +Un de ses versants attaque, un autre délivre. Pas de vision comme les vagues. -Comment exprimer ces halliers de l’écume, mélangés de montagne et de songe ? -La brise venait de se déclarer plein nord. +Comment exprimer ces halliers de l’écume, mélangés de montagne et de songe ? +La brise venait de se déclarer plein nord. Les fugitifs, ravis, riaient. Le docteur semblait ne pas les voir, et songeait. -Tout vestige de jour s’était éclipsé. -Quelle part ce regard eut-il dans la destinée ? -Tous s’enfonçant dans la nuit. -Angleterre s’effaça. +Tout vestige de jour s’était éclipsé. +Quelle part ce regard eut-il dans la destinée ? +Tous s’enfonçant dans la nuit. +Angleterre s’effaça. Les fuyards n’eurent plus autour d’eux que la mer. -Tout à coup la nuit fut terrible. -La lente descente de la neige commença. -On eût dit des âmes. +Tout à coup la nuit fut terrible. +La lente descente de la neige commença. +On eût dit des âmes. Rien ne fut plus visible dans le champ de course du vent. -On se sentit livré. -Tout le possible était là, piège. -Ces succions soulevaient çà et là sur le flot des cônes d’écume. -La tourmente boréale se précipita sur l’ourque, l’ourque se rua dedans. -Le mât craquait et se ployait en arrière, comme effrayé. -Une profonde rumeur soufflait dans la région inaccessible. -Le rugissement de l’abîme, rien n’est comparable à cela. +On se sentit livré. +Tout le possible était là, piège. +Ces succions soulevaient çà et là sur le flot des cônes d’écume. +La tourmente boréale se précipita sur l’ourque, l’ourque se rua dedans. +Le mât craquait et se ployait en arrière, comme effrayé. +Une profonde rumeur soufflait dans la région inaccessible. +Le rugissement de l’abîme, rien n’est comparable à cela. C’est l’immense voix bestiale du monde. Ce cri, c’est l’ouragan. -Les autres voix expriment l’âme de l’univers ; celle-ci en exprime le monstre. +Les autres voix expriment l’âme de l’univers ; celle-ci en exprime le monstre. C’est l’informe, hurlant. -C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini. -Chose pathétique et terrifiante. -Ces rumeurs dialoguent au-dessus et au delà de l’homme. -Vaste trouble pour la pensée. -La raison d’être des mythologies et des polythéismes est là. -L’homme ne sait que devenir en présence de cette incantation épouvantable. -Il plie sous l’énigme de ces intonations draconiennes. +C’est l’inarticulé parlé par l’indéfini. +Chose pathétique et terrifiante. +Ces rumeurs dialoguent au-dessus et au delà de l’homme. +Vaste trouble pour la pensée. +La raison d’être des mythologies et des polythéismes est là. +L’homme ne sait que devenir en présence de cette incantation épouvantable. +Il plie sous l’énigme de ces intonations draconiennes. Quel sous-entendu y a-t-il ? Que signifient-elles ? qui menacent-elles ? qui supplient-elles ? -Il y a là comme un déchaînement. -La loquacité de la nuit n’est pas moins lugubre que son silence. -On y sent la colère de l’ignoré. -La nuit est une présence. -Du reste, entre la nuit et les ténèbres, il faut distinguer. -La grammaire, cette logique, n’admet pas de singulier pour les ténèbres. -La nuit est une, les ténèbres sont plusieurs. -On ne sent plus la terre, on sent l’autre réalité. -En attendant, il semble qu’elle nous tâte. -L’obscurité est une pression. -La nuit est une sorte de mainmise sur notre âme. -L’horrible s’y accroît du fantasque. -Les poètes ont de tout temps appelé cela le caprice des flots. +Il y a là comme un déchaînement. +La loquacité de la nuit n’est pas moins lugubre que son silence. +On y sent la colère de l’ignoré. +La nuit est une présence. +Du reste, entre la nuit et les ténèbres, il faut distinguer. +La grammaire, cette logique, n’admet pas de singulier pour les ténèbres. +La nuit est une, les ténèbres sont plusieurs. +On ne sent plus la terre, on sent l’autre réalité. +En attendant, il semble qu’elle nous tâte. +L’obscurité est une pression. +La nuit est une sorte de mainmise sur notre âme. +L’horrible s’y accroît du fantasque. +Les poètes ont de tout temps appelé cela le caprice des flots. Mais le caprice n’existe pas. -Ce qui caractérise la tempête de neige, c’est qu’elle est noire. -En bas écume, en haut ténèbres. -Un horizon muré de fumée, un zénith plafonné de crêpe. -La tempête ressemble à l’intérieur d’une cathédrale tendue de deuil. -Mais aucun luminaire dans cette cathédrale. -Le monde devient subitement une voûte de cave. +Ce qui caractérise la tempête de neige, c’est qu’elle est noire. +En bas écume, en haut ténèbres. +Un horizon muré de fumée, un zénith plafonné de crêpe. +La tempête ressemble à l’intérieur d’une cathédrale tendue de deuil. +Mais aucun luminaire dans cette cathédrale. +Le monde devient subitement une voûte de cave. Ces taches, qui sont les flocons de neige, glissent, errent et flottent. -À cet ensemencement se mêle une bise forcenée. -Dessous tremble l’océan, recouvrant de formidables approfondissements inconnus. -L’eau pétille, mitraillée. +À cet ensemencement se mêle une bise forcenée. +Dessous tremble l’océan, recouvrant de formidables approfondissements inconnus. +L’eau pétille, mitraillée. Pas de coups de tonnerre. -L’éclair des tourmentes boréales est silencieux. -C’est une menace de gueule entr’ouverte, étrangement inexorable. -La tempête de neige, c’est la tempête aveugle et muette. -Quand elle a passé, souvent les navires aussi sont aveugles, et les matelots muets. -Sortir d’un tel gouffre est malaisé. -On se tromperait pourtant de croire le naufrage absolument inévitable. -La quille résistait à l’arrachement de l’ouragan. -La cage à feu éclairait l’avant. +L’éclair des tourmentes boréales est silencieux. +C’est une menace de gueule entr’ouverte, étrangement inexorable. +La tempête de neige, c’est la tempête aveugle et muette. +Quand elle a passé, souvent les navires aussi sont aveugles, et les matelots muets. +Sortir d’un tel gouffre est malaisé. +On se tromperait pourtant de croire le naufrage absolument inévitable. +La quille résistait à l’arrachement de l’ouragan. +La cage à feu éclairait l’avant. Pas une hirondelle de falaise. Rien que la neige. -Le champ des vagues était petit et épouvantable. -On n’en voyait que trois ou quatre, démesurées. -Cet élargissement vermeil montrait l’horreur des nuées. -Puis tout s’éteignait. +Le champ des vagues était petit et épouvantable. +On n’en voyait que trois ou quatre, démesurées. +Cet élargissement vermeil montrait l’horreur des nuées. +Puis tout s’éteignait. C’est la phase de grondement, redoutable diminution de fracas. -Rien d’inquiétant comme ce monologue de la tempête. +Rien d’inquiétant comme ce monologue de la tempête. Ses deux voiles majeures surtout faisaient une fonction effrayante. La neige aveuglante tourbillonnait. Les crachats de la houle s’y ajoutaient. -Libres ! libres ! libres ! répétèrent les évadés. -Et toute la bande, saisissant des poings les agrès, se dressa sur le pont. +Libres ! libres ! libres ! répétèrent les évadés. +Et toute la bande, saisissant des poings les agrès, se dressa sur le pont. Hurrah ! cria le chef. -Et la bande hurla dans la tempête : — Hurrah ! -Toutes les têtes se retournèrent. -Ils venaient de reconnaître la voix du docteur. -La voix reprit : — Écoutez ! -Alors on entendit distinctement dans les ténèbres le tintement d’une cloche. -Le patron de la barque, qui tenait la barre, éclata de rire. — Une cloche ! -Nous chassons à bâbord. +Et la bande hurla dans la tempête : — Hurrah ! +Toutes les têtes se retournèrent. +Ils venaient de reconnaître la voix du docteur. +La voix reprit : — Écoutez ! +Alors on entendit distinctement dans les ténèbres le tintement d’une cloche. +Le patron de la barque, qui tenait la barre, éclata de rire. — Une cloche ! +Nous chassons à bâbord. Que prouve cette cloche ? -Que nous avons la terre à dextribord. +Que nous avons la terre à dextribord. Mais si ! cria le patron. Mais cette cloche vient de la terre. Cette cloche, dit le docteur, vient de la mer. Il y eut un frisson parmi ces hommes hardis. -Le docteur fît un pas, et sa longue forme noire se détacha du mât. +Le docteur fît un pas, et sa longue forme noire se détacha du mât. On entendait la cloche tinter au fond de la nuit. -Dans le gros temps, la mer, secouée, secoue la bouée, et la cloche sonne. +Dans le gros temps, la mer, secouée, secoue la bouée, et la cloche sonne. Cette cloche, vous l’entendez. C’est sur ces brisants que le vent vous pousse. -Vous êtes du mauvais côté de la bouée. +Vous êtes du mauvais côté de la bouée. Le vent n’en porterait pas le bruit vers vous. -Vous passeriez près de la bouée sans savoir qu’elle est là. +Vous passeriez près de la bouée sans savoir qu’elle est là. Cette cloche, c’est le naufrage qui sonne le tocsin. -On eût dit le glas de l’abîme. -Tous écoutaient haletants, tantôt cette voix, tantôt cette cloche. +On eût dit le glas de l’abîme. +Tous écoutaient haletants, tantôt cette voix, tantôt cette cloche. Cependant le patron avait saisi son porte-voix. -Tout n’est pas désespéré. +Tout n’est pas désespéré. Essayez, dit le docteur. -De très vieux navigateurs se souviennent encore de l’avoir entendue. +De très vieux navigateurs se souviennent encore de l’avoir entendue. Elle avertissait, mais un peu tard. -L’ordre du patron fut obéi. -Le languedocien fit un troisième matelot. -La manœuvre, quoique exécutée en pantenne, n’en fut pas moins correcte. -L’ourque fut ramenée à la simplification de détresse. +L’ordre du patron fut obéi. +Le languedocien fit un troisième matelot. +La manœuvre, quoique exécutée en pantenne, n’en fut pas moins correcte. +L’ourque fut ramenée à la simplification de détresse. La hauteur des houles atteignait presque la dimension polaire. -L’ouragan, comme un bourreau pressé, se mit à écarteler le navire. -Les gros câbles cédèrent, bien qu’ils eussent quatre brasses d’étalingure. -La tension magnétique propre aux orages de neige aidait à la rupture des cordages. +L’ouragan, comme un bourreau pressé, se mit à écarteler le navire. +Les gros câbles cédèrent, bien qu’ils eussent quatre brasses d’étalingure. +La tension magnétique propre aux orages de neige aidait à la rupture des cordages. Ils cassaient autant sous l’effluve que sous le vent. -Diverses chaînes sorties de leurs poulies ne manœuvraient plus. +Diverses chaînes sorties de leurs poulies ne manœuvraient plus. Une lame emporta la boussole avec l’habitacle. -Une autre lame emporta la vergue civadière. -Une autre lame emporta la Notre-Dame de proue et la cage à feu. +Une autre lame emporta la vergue civadière. +Une autre lame emporta la Notre-Dame de proue et la cage à feu. Il ne restait que le gouvernail. -En tombant, il avait brisé un pan de la muraille de tribord. +En tombant, il avait brisé un pan de la muraille de tribord. Les œuvres vives tiennent bon. Des haches ! des haches ! -Le mât à la mer ! dégagez le pont. -Équipage et passagers avaient la fièvre des batailles suprêmes. -Ce fut l’affaire de quelques coups de cognée. -On poussa le mât par-dessus le bord. -Le pont fut débarrassé. -Maintenant, reprit le patron, prenez une drisse et amarrez-moi à la barre. +Le mât à la mer ! dégagez le pont. +Équipage et passagers avaient la fièvre des batailles suprêmes. +Ce fut l’affaire de quelques coups de cognée. +On poussa le mât par-dessus le bord. +Le pont fut débarrassé. +Maintenant, reprit le patron, prenez une drisse et amarrez-moi à la barre. On le lia au timon. Pendant qu’on l’attachait, il riait. Tout est bien, camarades ! Vive Notre-Dame de Buglose ! -Gouvernons à l’ouest ! -Une lame de travers, colossale, vint, et s’abattit sur l’arrière. -Tout avait été arraché. +Gouvernons à l’ouest ! +Une lame de travers, colossale, vint, et s’abattit sur l’arrière. +Tout avait été arraché. On courut au cabestan. On mouilla l’ancre. Les ourques n’en avaient qu’une. -Ceci n’aboutit qu’à la perdre. -Le fond était de roc vif, la houle forcenée. -Le câble cassa comme un cheveu. +Ceci n’aboutit qu’à la perdre. +Le fond était de roc vif, la houle forcenée. +Le câble cassa comme un cheveu. L’ancre demeura au fond de la mer. Du taille-mer il ne restait que l’ange regardant dans sa lunette. -À dater de ce moment, l’ourque ne fut plus qu’une épave. -La Matutina était irrémédiablement désemparée. -Pas une manœuvre qui ne fût tronquée et désarticulée. -Il obéissait, ankylosé et passif, aux furies bizarres de la flottaison. -Le soufflement de l’espace était de plus en plus monstrueux. -La tempête est un poumon épouvantable. -Aucune vaigre n’avait cédé sous la flottaison. +À dater de ce moment, l’ourque ne fut plus qu’une épave. +La Matutina était irrémédiablement désemparée. +Pas une manœuvre qui ne fût tronquée et désarticulée. +Il obéissait, ankylosé et passif, aux furies bizarres de la flottaison. +Le soufflement de l’espace était de plus en plus monstrueux. +La tempête est un poumon épouvantable. +Aucune vaigre n’avait cédé sous la flottaison. L’ourque dansait hideusement dans l’angoisse des flots. -Le pont avait les convulsions d’un diaphragme qui cherche à vomir. -On eût dit qu’il faisait effort pour rejeter les naufragés. -De temps en temps ils prêtaient l’oreille. +Le pont avait les convulsions d’un diaphragme qui cherche à vomir. +On eût dit qu’il faisait effort pour rejeter les naufragés. +De temps en temps ils prêtaient l’oreille. Le bruit de la cloche allait s’affaiblissant. -On eût dit qu’elle aussi agonisait. -Son tintement n’était plus qu’un râle intermittent. -Puis ce râle s’éteignit. -Où étaient-ils donc ? et à quelle distance étaient-ils de la bouée ? -Le bruit de la cloche les avait effrayés, son silence les terrifia. -Le noroit leur faisait faire un chemin peut-être irréparable. -Ils se sentaient emportés par une frénétique reprise d’haleine. -L’épave courait dans le noir. -Une vitesse aveuglée, rien n’est plus affreux. -Ils sentaient du précipice devant eux, sous eux, sur eux. -Ce n’était plus une course, c’était une chute. -Brusquement, dans l’énorme tumulte du brouillard de neige, une rougeur apparut. -Un phare ! crièrent les naufragés. -C’était en effet la Light-House des Casquets. -La bâtisse qui enferme, soutient et sertit ce mécanisme est, comme lui, mathématique. -Tout y est sobre, exact, nu, précis, correct. +On eût dit qu’elle aussi agonisait. +Son tintement n’était plus qu’un râle intermittent. +Puis ce râle s’éteignit. +Où étaient-ils donc ? et à quelle distance étaient-ils de la bouée ? +Le bruit de la cloche les avait effrayés, son silence les terrifia. +Le noroit leur faisait faire un chemin peut-être irréparable. +Ils se sentaient emportés par une frénétique reprise d’haleine. +L’épave courait dans le noir. +Une vitesse aveuglée, rien n’est plus affreux. +Ils sentaient du précipice devant eux, sous eux, sur eux. +Ce n’était plus une course, c’était une chute. +Brusquement, dans l’énorme tumulte du brouillard de neige, une rougeur apparut. +Un phare ! crièrent les naufragés. +C’était en effet la Light-House des Casquets. +La bâtisse qui enferme, soutient et sertit ce mécanisme est, comme lui, mathématique. +Tout y est sobre, exact, nu, précis, correct. Un phare est un chiffre. -L’architecture d’une tour de phare était magnifique et extravagante. +L’architecture d’une tour de phare était magnifique et extravagante. Pax in bello, disait le phare d’Eddystone. -Observons-le en passant, cette déclaration de paix ne désarmait pas toujours l’océan. -La tempête vint et emporta le phare et Winstanley. -Mais le phare des Casquets n’était point de cette mode. -Il avertit de l’écueil. -À un navire désemparé il n’est que terrible. -Il est la chandelle du sépulcre. -Éclairer l’ouverture inexorable, avertir de l’inévitable, pas de plus tragique ironie. +Observons-le en passant, cette déclaration de paix ne désarmait pas toujours l’océan. +La tempête vint et emporta le phare et Winstanley. +Mais le phare des Casquets n’était point de cette mode. +Il avertit de l’écueil. +À un navire désemparé il n’est que terrible. +Il est la chandelle du sépulcre. +Éclairer l’ouverture inexorable, avertir de l’inévitable, pas de plus tragique ironie. L’apparition du phare les releva d’abord, puis les accabla. -Rien à faire, rien à tenter. -Ce qui a été dit des rois peut se dire des flots. +Rien à faire, rien à tenter. +Ce qui a été dit des rois peut se dire des flots. On est leur peuple ; on est leur proie. -Tout ce qu’ils délirent, on le subit. +Tout ce qu’ils délirent, on le subit. Le noroit dressait l’ourque sur les Casquets. Pas de refus possible. -On dérivait rapidement vers le récif. -C’était une bouche d’antre, plutôt qu’une entrée de port. -À mesure qu’on avançait, le relief de recueil croissait et montait, sinistre. -Une des femmes, l’irlandaise, dévidait éperdument son rosaire. +On dérivait rapidement vers le récif. +C’était une bouche d’antre, plutôt qu’une entrée de port. +À mesure qu’on avançait, le relief de recueil croissait et montait, sinistre. +Une des femmes, l’irlandaise, dévidait éperdument son rosaire. Les basques savent tous la montagne et la mer. -Ils sont hardis aux précipices et inventifs dans les catastrophes. +Ils sont hardis aux précipices et inventifs dans les catastrophes. On arrivait, on allait toucher. -On ne vit plus qu’elle, et de la lueur derrière. -Cette roche mal famée se nomme le Biblet. +On ne vit plus qu’elle, et de la lueur derrière. +Cette roche mal famée se nomme le Biblet. Y a-t-il ici quelqu’un qui sache nager ? -Une hiloire à peu près détachée de ses liaisons oscillait dans le bordage. -Le chef l’étreignit de ses deux poings, et dit : — Aidez-moi. -On détacha l’hiloire. -On l’eut à sa disposition pour en faire ce qu’on voudrait. -De défensive elle devint offensive. +Une hiloire à peu près détachée de ses liaisons oscillait dans le bordage. +Le chef l’étreignit de ses deux poings, et dit : — Aidez-moi. +On détacha l’hiloire. +On l’eut à sa disposition pour en faire ce qu’on voudrait. +De défensive elle devint offensive. En garde ! cria le chef. -La manœuvre était périlleuse. -Donner une poussée à une montagne, c’est une audace. -Les six hommes pouvaient être jetés à l’eau du contre-coup. -Ce sont là les diversités de la lutte des tempêtes. -Après la rafale, l’écueil ; après le vent, le granit. -On a affaire tantôt à l’insaisissable, tantôt à l’inébranlable. +La manœuvre était périlleuse. +Donner une poussée à une montagne, c’est une audace. +Les six hommes pouvaient être jetés à l’eau du contre-coup. +Ce sont là les diversités de la lutte des tempêtes. +Après la rafale, l’écueil ; après le vent, le granit. +On a affaire tantôt à l’insaisissable, tantôt à l’inébranlable. Il y eut une de ces minutes pendant lesquelles les cheveux blanchissent. -L’écueil et le navire, on allait s’aborder. +L’écueil et le navire, on allait s’aborder. Un rocher est un patient. -Une houle accourut, désordonnée. -Elle mit fin à l’attente. +Une houle accourut, désordonnée. +Elle mit fin à l’attente. Fermes ! cria le chef. Ce n’est qu’un rocher, nous sommes des hommes. -La poutre était en arrêt. +La poutre était en arrêt. Les six hommes ne faisaient qu’un avec elle. La houle jeta l’ourque contre le roc. Le choc eut lieu. -Il eut lieu sous l’informe nuage d’écume qui cache toujours ces péripéties. -La poutre avait tenu bon et déterminé une déviation. -La Matutina, pour l’instant, était hors de péril immédiat. +Il eut lieu sous l’informe nuage d’écume qui cache toujours ces péripéties. +La poutre avait tenu bon et déterminé une déviation. +La Matutina, pour l’instant, était hors de péril immédiat. C’est ce service que l’hiloire avait rendu au navire. Elle avait fait office d’aviron ; elle avait tenu lieu de gouvernail. -Mais cette manœuvre libératrice était une fois faite ; on ne pouvait la recommencer. -La poutre était à la mer. -Desceller une autre charpente, c’était disloquer la membrure. +Mais cette manœuvre libératrice était une fois faite ; on ne pouvait la recommencer. +La poutre était à la mer. +Desceller une autre charpente, c’était disloquer la membrure. L’ouragan remporta la Matutina. -Tout de suite les Casquets semblèrent à l’horizon un encombrement inutile. -Rien n’a l’air décontenancé comme un écueil en pareille occasion. +Tout de suite les Casquets semblèrent à l’horizon un encombrement inutile. +Rien n’a l’air décontenancé comme un écueil en pareille occasion. Tels furent les Casquets pendant que la Matutina s’enfuyait. -Le phare, reculant, pâlit, blêmit, puis s’effaça. +Le phare, reculant, pâlit, blêmit, puis s’effaça. Cette extinction fut morne. -Les épaisseurs de brume se superposèrent sur ce flamboiement devenu diffus. -Le rayonnement se délaya dans l’immensité mouillée. -La flamme flotta, lutta, s’enfonça, perdit forme. -On eût dit une noyée. +Les épaisseurs de brume se superposèrent sur ce flamboiement devenu diffus. +Le rayonnement se délaya dans l’immensité mouillée. +La flamme flotta, lutta, s’enfonça, perdit forme. +On eût dit une noyée. Le brasier devint lumignon, ce ne fut plus qu’un tremblement blafard et vague. -Tout autour s’élargissait un cercle de lueur extravasée. -C’était comme un écrasement de lumière au fond de la nuit. +Tout autour s’élargissait un cercle de lueur extravasée. +C’était comme un écrasement de lumière au fond de la nuit. Pourtant, quand ces deux menaces eurent disparu, ce fut plus terrible. -L’une était une voix, l’autre était un flambeau. +L’une était une voix, l’autre était un flambeau. Elles avaient quelque chose d’humain. -Elles de moins, resta l’abîme. -L’ourque se retrouva à vau-l’ombre dans l’obscurité incommensurable. -La Matutina, échappée aux Casquets, dévalait de houle en houle. -Répit, mais dans le chaos. -Les épaves n’ont que du roulis. +Elles de moins, resta l’abîme. +L’ourque se retrouva à vau-l’ombre dans l’obscurité incommensurable. +La Matutina, échappée aux Casquets, dévalait de houle en houle. +Répit, mais dans le chaos. +Les épaves n’ont que du roulis. Le tangage est la convulsion de la lutte. Le gouvernail seul peut prendre le vent debout. Mais surtout une stupeur. -L’écueil repoussé, c’était de l’impossible accompli. -Ils en étaient pétrifiés. -Peu à peu pourtant, ils se remettaient à espérer. -Telles sont les insubmersibles mirages de l’âme. -Ces malheureux ne demandaient pas mieux que de s’avouer qu’ils étaient sauvés. -Ils avaient en eux ce bégaiement. -Mais un grandissement formidable se fit tout à coup dans la nuit. +L’écueil repoussé, c’était de l’impossible accompli. +Ils en étaient pétrifiés. +Peu à peu pourtant, ils se remettaient à espérer. +Telles sont les insubmersibles mirages de l’âme. +Ces malheureux ne demandaient pas mieux que de s’avouer qu’ils étaient sauvés. +Ils avaient en eux ce bégaiement. +Mais un grandissement formidable se fit tout à coup dans la nuit. La rafale les poussait vers cela. -Ils ignoraient ce que c’était. -C’était le rocher Ortach. -Après les Casquets, Ortach. -L’obscurité n’est pas épuisable. -Elle n’est jamais à bout de pièges et de perfidies. -L’homme, lui, est vite à l’extrémité de ses ressources. -L’homme se dépense, le gouffre non. -Les naufragés se tournèrent vers le chef, leur espoir. -Il ne put que hausser les épaules ; morne dédain de l’impuissance. -Un pavé au milieu de l’océan, c’est le rocher Ortach. +Ils ignoraient ce que c’était. +C’était le rocher Ortach. +Après les Casquets, Ortach. +L’obscurité n’est pas épuisable. +Elle n’est jamais à bout de pièges et de perfidies. +L’homme, lui, est vite à l’extrémité de ses ressources. +L’homme se dépense, le gouffre non. +Les naufragés se tournèrent vers le chef, leur espoir. +Il ne put que hausser les épaules ; morne dédain de l’impuissance. +Un pavé au milieu de l’océan, c’est le rocher Ortach. Les vagues et les navires s’y brisent. Mais jamais de coup de tonnerre dans la trombe de neige. -Il est prêt comme un supplicié. -Les infortunés, qui s’étaient un moment crus sauvés, rentrèrent dans l’angoisse. -Le naufrage, qu’ils avaient laissé derrière eux, reparaissait devant eux. -L’écueil ressortait du fond de la mer. +Il est prêt comme un supplicié. +Les infortunés, qui s’étaient un moment crus sauvés, rentrèrent dans l’angoisse. +Le naufrage, qu’ils avaient laissé derrière eux, reparaissait devant eux. +L’écueil ressortait du fond de la mer. Il n’y avait rien de fait. -Les Casquets sont un gaufrier à mille compartiments, l’Ortach est une muraille. +Les Casquets sont un gaufrier à mille compartiments, l’Ortach est une muraille. Il y avait une chance pourtant. -Elle est réduite au jeu simple. +Elle est réduite au jeu simple. C’est le flux, puis le reflux. Elle arrive lame et revient houle. -Les naufragés apercevaient dans la pénombre le grand flot suprême venant à eux. -Jusqu’où allait-il les traîner ? -Si le flot brisait au navire, ils étaient roulés au roc et fracassés. +Les naufragés apercevaient dans la pénombre le grand flot suprême venant à eux. +Jusqu’où allait-il les traîner ? +Si le flot brisait au navire, ils étaient roulés au roc et fracassés. S’il passait sous le navire... Le flot passa sous le navire. Mais quel retour allait-il avoir ? Qu’est-ce que le ressac ferait d’eux ? Le ressac les remporta. -Quelques minutes après, la Matutina était hors des eaux de l’écueil. -Ortach s’effaçait comme les Casquets s’étaient effacés. -C’était la deuxième victoire. -Cependant un épaississement de brume s’était abattu sur ces malheureux en dérive. -Ils ignoraient où ils étaient. -Ils voyaient à peine à quelques encablures autour de l’ourque. -Pas de désespéré qui ne veuille naufrager à ciel ouvert. -La vague, de plus en plus gonflée, devenait courte. -En effet, à leur insu, ils côtoyaient Aurigny. -La mer souffre comme autre chose ; et là où elle souffre, elle s’irrite. -Cette passe est redoutée. -La Matutina était dans cette passe. +Quelques minutes après, la Matutina était hors des eaux de l’écueil. +Ortach s’effaçait comme les Casquets s’étaient effacés. +C’était la deuxième victoire. +Cependant un épaississement de brume s’était abattu sur ces malheureux en dérive. +Ils ignoraient où ils étaient. +Ils voyaient à peine à quelques encablures autour de l’ourque. +Pas de désespéré qui ne veuille naufrager à ciel ouvert. +La vague, de plus en plus gonflée, devenait courte. +En effet, à leur insu, ils côtoyaient Aurigny. +La mer souffre comme autre chose ; et là où elle souffre, elle s’irrite. +Cette passe est redoutée. +La Matutina était dans cette passe. Telle est l’approche ouest d’Aurigny. La mer recouvre et cache cet appareil de naufrage. -Sur cette carapace de brisants sous-marins, la vague, déchiquetée, saute et écume. +Sur cette carapace de brisants sous-marins, la vague, déchiquetée, saute et écume. Dans le calme, clapotement ; dans l’orage, chaos. -Cette complication nouvelle, les naufragés la remarquaient sans se l’expliquer. +Cette complication nouvelle, les naufragés la remarquaient sans se l’expliquer. Subitement ils la comprirent. -Ce barrage était Aurigny. -Qu’était-ce que ce barrage ? -Ils eussent bien plus tremblé encore si une voix leur eût répondu : Aurigny. -Pas d’île défendue contre la venue de l’homme comme Aurigny. +Ce barrage était Aurigny. +Qu’était-ce que ce barrage ? +Ils eussent bien plus tremblé encore si une voix leur eût répondu : Aurigny. +Pas d’île défendue contre la venue de l’homme comme Aurigny. Qu’est-ce que tous des monstres ? des hydres ? -Oui, de l’espèce écueil. -Le naufrage, c’est l’idéal de l’impuissance. +Oui, de l’espèce écueil. +Le naufrage, c’est l’idéal de l’impuissance. On croit y entrevoir le ricanement du combattant inaccessible. Cela ne semble rien et c’est tout. -Gorgée, c’est une nausée ; houle, c’est l’extermination. -C’est avec des gouttes que l’océan vous broie. +Gorgée, c’est une nausée ; houle, c’est l’extermination. +C’est avec des gouttes que l’océan vous broie. On se sent jouet. Jouet, quel mot terrible ! -Le singe — svinge — est un courant de l’espèce furieuse. -Quand l’un vous lâche, l’autre vous reprend. -C’était le crachement du singe. -Nombre de barques ont chaviré dans cette embûche. -Sans savoir ce qu’il y avait là, ils approchaient avec horreur. +Le singe — svinge — est un courant de l’espèce furieuse. +Quand l’un vous lâche, l’autre vous reprend. +C’était le crachement du singe. +Nombre de barques ont chaviré dans cette embûche. +Sans savoir ce qu’il y avait là, ils approchaient avec horreur. Comment doubler ce cap ? -C’était comme des géants l’un après l’autre. -Série de duels effrayants. +C’était comme des géants l’un après l’autre. +Série de duels effrayants. Charybde et Scylla ne sont que deux ; les Casquets, Ortach, et Aurigny sont trois. -Les batailles de l’océan ont, comme les combats d’Homère, ce rabâchage sublime. -La décroissance d’intervalle semblait de plus en plus irrémédiable. -Ils touchaient à la lisière du singe. -Le premier pli qui les saisirait les entraînerait. -Encore un flot franchi, tout était fini. -La Matutina, sous cette impulsion, s’écarta d’Aurigny. +Les batailles de l’océan ont, comme les combats d’Homère, ce rabâchage sublime. +La décroissance d’intervalle semblait de plus en plus irrémédiable. +Ils touchaient à la lisière du singe. +Le premier pli qui les saisirait les entraînerait. +Encore un flot franchi, tout était fini. +La Matutina, sous cette impulsion, s’écarta d’Aurigny. Ce hochet de l’agonie se retrouva au large. -D’où arrivait ce secours ? -Le souffle de l’orage venait de se déplacer. -Le flot avait joué d’eux, maintenant c’était le tour du vent. +D’où arrivait ce secours ? +Le souffle de l’orage venait de se déplacer. +Le flot avait joué d’eux, maintenant c’était le tour du vent. Il y avait eu subitement une saute du septentrion au midi. -Le suroit avait succédé au noroit. -Les brusqueries de l’océan sont obscures. -Elles sont le perpétuel peut-être. -Quand on est à leur merci, on ne peut ni espérer ni désespérer. -Elles font, puis défont. -L’océan s’amuse. +Le suroit avait succédé au noroit. +Les brusqueries de l’océan sont obscures. +Elles sont le perpétuel peut-être. +Quand on est à leur merci, on ne peut ni espérer ni désespérer. +Elles font, puis défont. +L’océan s’amuse. C’est le coup de griffe avec les intervalles voulus de patte de velours. La mer a le temps. -Les agonisants s’en aperçoivent. -Parfois, disons-le, ces ralentissements dans le supplice annoncent la délivrance. +Les agonisants s’en aperçoivent. +Parfois, disons-le, ces ralentissements dans le supplice annoncent la délivrance. Ces cas sont rares. -Le suroit débuta en tourbillon. -Les naufragés n’ont jamais que des auxiliaires bourrus. -Cela ressembla à ces délivrances accordées par Tibère, à prix de viol. +Le suroit débuta en tourbillon. +Les naufragés n’ont jamais que des auxiliaires bourrus. +Cela ressembla à ces délivrances accordées par Tibère, à prix de viol. Le vent brutalisait ceux qu’il sauvait. Il leur rendait service avec fureur. -Ce fut du secours sans pitié. -L’épave, dans ce rudoiement libérateur, acheva de se disloquer. -Des grêlons, gros et durs à charger un tromblon, criblaient le bâtiment. -Chacun dans le navire songeait à soi. +Ce fut du secours sans pitié. +L’épave, dans ce rudoiement libérateur, acheva de se disloquer. +Des grêlons, gros et durs à charger un tromblon, criblaient le bâtiment. +Chacun dans le navire songeait à soi. Se cramponnait qui pouvait. -Après chaque paquet de mer, on avait la surprise de se retrouver tous. -Plusieurs avaient le visage déchiré par des éclats de bois. -Heureusement le désespoir a les poings soudés. -Une main d’enfant dans l’effroi a une étreinte de géant. -L’angoisse fait un étau avec des doigts de femme. +Après chaque paquet de mer, on avait la surprise de se retrouver tous. +Plusieurs avaient le visage déchiré par des éclats de bois. +Heureusement le désespoir a les poings soudés. +Une main d’enfant dans l’effroi a une étreinte de géant. +L’angoisse fait un étau avec des doigts de femme. Une jeune fille qui a peur enfoncerait ses ongles roses dans du fer. Ils s’accrochaient, se tenaient, se retenaient. -Mais toutes les vagues leur apportaient l’épouvante du balaiement. -Soudainement ils furent soulagés. -L’ouragan venait de s’arrêter court. -Il n’y eut plus dans l’air ni suroît, ni noroit. -Les clairons forcenés de l’espace se turent. -On ne sut plus où elle était. -Les flocons remplacèrent les grêlons. -La neige recommença à tomber lentement. +Mais toutes les vagues leur apportaient l’épouvante du balaiement. +Soudainement ils furent soulagés. +L’ouragan venait de s’arrêter court. +Il n’y eut plus dans l’air ni suroît, ni noroit. +Les clairons forcenés de l’espace se turent. +On ne sut plus où elle était. +Les flocons remplacèrent les grêlons. +La neige recommença à tomber lentement. La mer s’aplatit. Ces soudaines cessations sont propres aux bourrasques de neige. -Aucun prolongement de colère dans le flot. -Ce phénomène a lieu même, mais très rarement, dans les tempêtes ordinaires. -Au zénith, rien, un couvercle de brume, une clôture. -L’ourque était comme au fond du puits de l’abîme. -Dans ce puits, une flaque de plomb liquide, c’était la mer. +Aucun prolongement de colère dans le flot. +Ce phénomène a lieu même, mais très rarement, dans les tempêtes ordinaires. +Au zénith, rien, un couvercle de brume, une clôture. +L’ourque était comme au fond du puits de l’abîme. +Dans ce puits, une flaque de plomb liquide, c’était la mer. L’eau ne bougeait plus. -L’océan n’est jamais plus farouche qu’étang. -Tout était silence, apaisement, aveuglement. -Le silence des choses est peut-être de la taciturnité. +L’océan n’est jamais plus farouche qu’étang. +Tout était silence, apaisement, aveuglement. +Le silence des choses est peut-être de la taciturnité. Les derniers clapotements glissaient le long du bordage. -Le pont était horizontal avec des déclivités insensibles. +Le pont était horizontal avec des déclivités insensibles. Quelques dislocations remuaient faiblement. -Ce qui restait de souffle dans les nuées n’avait plus de bruit. -La neige tombait épaisse, molle, à peine oblique. -On n’entendait l’écume d’aucun brisant. -Il leur sembla qu’ils cessaient d’être mis à la question. -Ils entrevoyaient autour d’eux et au-dessus d’eux un consentement à les sauver. -Tout ce qui avait été furie était maintenant tranquillité. -Cela leur parut une paix signée. -Leurs poitrines misérables se dilatèrent. -Ils se sentaient inexprimablement calmés. -On avait désormais toutes les chances pour soi. -Le plus fort était fait. +Ce qui restait de souffle dans les nuées n’avait plus de bruit. +La neige tombait épaisse, molle, à peine oblique. +On n’entendait l’écume d’aucun brisant. +Il leur sembla qu’ils cessaient d’être mis à la question. +Ils entrevoyaient autour d’eux et au-dessus d’eux un consentement à les sauver. +Tout ce qui avait été furie était maintenant tranquillité. +Cela leur parut une paix signée. +Leurs poitrines misérables se dilatèrent. +Ils se sentaient inexprimablement calmés. +On avait désormais toutes les chances pour soi. +Le plus fort était fait. On rentrait dans la vie. Ils se disaient : Cette fois, c’est fini. -Tout à coup ils s’aperçurent que c’était fini en effet. +Tout à coup ils s’aperçurent que c’était fini en effet. De quoi ? demanda le chef. -D’eau, répondit le matelot. +D’eau, répondit le matelot. Le chef cria : — Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire, reprit Galdeazun, que dans une demi-heure nous allons sombrer. Il y avait une crevasse dans la quille. -Une voie d’eau s’était faite. -Personne n’eût pu le dire. -Était-ce en accostant les Casquets ? -Était-ce devant Ortach ? -Était-ce dans le clapotement des bas-fonds de l’ouest d’Aurigny ? -Le plus probable, c’est qu’ils avaient touché le Singe. -Ils avaient reçu un obscur coup de boutoir. -Dans le tétanos on ne sent pas une piqûre. +Une voie d’eau s’était faite. +Personne n’eût pu le dire. +Était-ce en accostant les Casquets ? +Était-ce devant Ortach ? +Était-ce dans le clapotement des bas-fonds de l’ouest d’Aurigny ? +Le plus probable, c’est qu’ils avaient touché le Singe. +Ils avaient reçu un obscur coup de boutoir. +Dans le tétanos on ne sent pas une piqûre. Ave-Maria ajouta : — Avant quarante minutes, nous coulons. -Où était cette voie d’eau ? on ne la voyait pas. +Où était cette voie d’eau ? on ne la voyait pas. Le volume d’eau qui emplissait la cale cachait cette fissure. Impossible de l’apercevoir. Impossible de le boucher. On avait une plaie et l’on ne pouvait la panser. -L’eau, du reste, n’entrait pas très vite. +L’eau, du reste, n’entrait pas très vite. Le chef cria : — Il faut pomper. -Galdcazun répondit : — Nous n’avons plus de pompe. +Galdcazun répondit : — Nous n’avons plus de pompe. Alors, repartit le chef, gagnons la terre. Mais elle est quelque part. Prends la barre, toi. Nous n’avons plus de barre. -Bâclons-en une avec la première poutre venue. -Vite, des outils ! — La baille de charpenterie est à l’eau. +Bâclons-en une avec la première poutre venue. +Vite, des outils ! — La baille de charpenterie est à l’eau. Nous n’avons plus d’outils. -Gouvernons tout de même, n’importe où ! +Gouvernons tout de même, n’importe où ! Nous n’avons plus de gouvernail. -Où est le canot ? jetons-nous-y. +Où est le canot ? jetons-nous-y. Nous n’avons plus de canot. -Ramons sur l’épave. +Ramons sur l’épave. Nous n’avons plus d’avirons. -À la voile alors ! -Nous n’avons plus de voile, et plus de mât. -Faisons un mât avec une hiloire, faisons une voile avec un prélart. -Tirons-nous de là. +À la voile alors ! +Nous n’avons plus de voile, et plus de mât. +Faisons un mât avec une hiloire, faisons une voile avec un prélart. +Tirons-nous de là. Confions-nous au vent ! Il n’y a plus de vent. -Le vent en effet les avait quittés. -Le rapide emportement de l’orage eût pu leur faire prendre terre. +Le vent en effet les avait quittés. +Le rapide emportement de l’orage eût pu leur faire prendre terre. Point de vent, plus d’espoir. Ils mouraient de l’absence d’ouragan. -La situation suprême apparaissait. -La tempête peut être prise au défaut de l’armure. -Mais rien à faire contre le calme. +La situation suprême apparaissait. +La tempête peut être prise au défaut de l’armure. +Mais rien à faire contre le calme. Pas un relief qu’on puisse saisir. Les vents sont une attaque de cosaques ; tenez bon, cela se disperse. Le calme, c’est la tenaille du bourreau. -Cela était très lent. +Cela était très lent. La certitude tranquille et sinistre du fait inconscient les tenait. L’air n’oscillait pas, la mer ne bougeait pas. L’immobile, c’est l’inexorable. -L’engloutissement les résorbait en silence. +L’engloutissement les résorbait en silence. L’horreur, au repos, se les amalgamait. -Ils se sentaient entrer dans une profondeur paisible qui était la mort. -On pouvait calculer à quelle minute elle s’effacerait. -C’était tout le contraire de la submersion par la marée montante. +Ils se sentaient entrer dans une profondeur paisible qui était la mort. +On pouvait calculer à quelle minute elle s’effacerait. +C’était tout le contraire de la submersion par la marée montante. L’eau ne montait pas vers eux, ils descendaient vers elle. -Le creusement de leur tombe venait d’eux-mêmes. -Leur poids était le fossoyeur. +Le creusement de leur tombe venait d’eux-mêmes. +Leur poids était le fossoyeur. La cale allait s’alourdissant. Nul moyen de franchir la voie d’eau. -L’inégalité était dérisoire entre ce qu’on recevait et ce qu’on rendait. +L’inégalité était dérisoire entre ce qu’on recevait et ce qu’on rendait. Une tonne d’eau entrait, un verre d’eau sortait. -On n’eut pas d’autre réussite. -C’était une dépense d’avare essayant d’épuiser sou à sou un million. -Le chef dit : — Allégeons l’épave ! -Pendant la tempête on avait amarré les quelques coffres qui étaient sur le pont. -Ils étaient restés liés au tronçon du mât. -Oh ! mes pendeloques d’argent pour aller à la messe du mois de Marie ! -Le pont déblayé, restait la cabine. -Elle était fort encombrée. -On retira les ballots, et on les poussa à l’océan. +On n’eut pas d’autre réussite. +C’était une dépense d’avare essayant d’épuiser sou à sou un million. +Le chef dit : — Allégeons l’épave ! +Pendant la tempête on avait amarré les quelques coffres qui étaient sur le pont. +Ils étaient restés liés au tronçon du mât. +Oh ! mes pendeloques d’argent pour aller à la messe du mois de Marie ! +Le pont déblayé, restait la cabine. +Elle était fort encombrée. +On retira les ballots, et on les poussa à l’océan. On acheva de vider la cabine. -L’épave, allégée, s’enfonçait un peu moins, mais s’enfonçait toujours. -Le désespoir de la situation n’avait plus ni ressource, ni palliatif. -On avait épuisé le dernier expédient. -Y a-t-il encore quelque chose à jeter à la mer ? cria le chef. +L’épave, allégée, s’enfonçait un peu moins, mais s’enfonçait toujours. +Le désespoir de la situation n’avait plus ni ressource, ni palliatif. +On avait épuisé le dernier expédient. +Y a-t-il encore quelque chose à jeter à la mer ? cria le chef. Quoi ? demanda le chef. -Le docteur répondit : — Notre crime. -Il y eut un frémissement, et tous crièrent : — Amen. +Le docteur répondit : — Notre crime. +Il y eut un frémissement, et tous crièrent : — Amen. Ils chancelaient, ce qui est le commencement de l’agenouillement. -Le docteur reprit : — Jetons à la mer nos crimes. -Ils pèsent sur nous. -C’est là ce qui enfonce le navire. +Le docteur reprit : — Jetons à la mer nos crimes. +Ils pèsent sur nous. +C’est là ce qui enfonce le navire. Ne songeons plus au sauvetage, songeons au salut. Ce qui est fait contre un enfant est fait contre Dieu. -Il fallait s’embarquer, je le sais, mais c’était la perdition certaine. -La tempête, avertie par l’ombre que notre action a faite, est venue. +Il fallait s’embarquer, je le sais, mais c’était la perdition certaine. +La tempête, avertie par l’ombre que notre action a faite, est venue. Du reste, ne regrettez rien. C’est la France. Il n’y avait qu’un abri possible, l’Espagne. La France ne nous est pas moins dangereuse que l’Angleterre. -Notre délivrance de la mer eût abouti au gibet. -Ou pendus, ou noyés ; nous n’avions pas d’autre option. +Notre délivrance de la mer eût abouti au gibet. +Ou pendus, ou noyés ; nous n’avions pas d’autre option. Dieu a choisi pour nous. Il nous accorde la tombe qui lave. -Mes frères, l’inévitable était là. -Mettons à profit le sursis suprême. +Mes frères, l’inévitable était là. +Mettons à profit le sursis suprême. Si l’enfant nous survit, venons-lui en aide. -S’il meurt, tâchons qu’il nous pardonne. -Ôtons de dessus nous notre forfait. -Déchargeons de ce poids nos consciences. -Les corps vont aux poissons, les âmes aux démons. -Ayez pitié de vous. -À genoux, vous dis-je. +S’il meurt, tâchons qu’il nous pardonne. +Ôtons de dessus nous notre forfait. +Déchargeons de ce poids nos consciences. +Les corps vont aux poissons, les âmes aux démons. +Ayez pitié de vous. +À genoux, vous dis-je. Le repentir, c’est la barque qui ne se submerge pas. Vous n’avez plus de boussole ? -Vous avez la prière. +Vous avez la prière. Ces loups devinrent moutons. Ces transformations se voient dans l’angoisse. -Il arrive que les tigres lèchent le crucifix. -Quand la porte sombre s’entre-bâille, croire est difficile, ne pas croire est impossible. -Quelque chose commence après la vie. +Il arrive que les tigres lèchent le crucifix. +Quand la porte sombre s’entre-bâille, croire est difficile, ne pas croire est impossible. +Quelque chose commence après la vie. Cette pression est sur l’agonie. -L’agonie est une échéance. -À cette seconde fatale, on sent sur soi la responsabilité diffuse. -Ce qui a été complique ce qui sera. -Le passé revient et rentre dans l’avenir. -C’est cette confusion des deux gouffres qui épouvante le mourant. -Ils avaient fait leur dernière dépense d’espérance du côté de la vie. -C’est pourquoi ils se tournèrent de l’autre côté. +L’agonie est une échéance. +À cette seconde fatale, on sent sur soi la responsabilité diffuse. +Ce qui a été complique ce qui sera. +Le passé revient et rentre dans l’avenir. +C’est cette confusion des deux gouffres qui épouvante le mourant. +Ils avaient fait leur dernière dépense d’espérance du côté de la vie. +C’est pourquoi ils se tournèrent de l’autre côté. Il ne leur restait plus de chance que dans cette ombre. -Ce fut un éblouissement lugubre, tout de suite suivi d’une rechute d’horreur. +Ce fut un éblouissement lugubre, tout de suite suivi d’une rechute d’horreur. On voit, et l’on ne voit plus. -Ils crièrent au docteur : — Toi ! toi ! il n’y a plus que toi. +Ils crièrent au docteur : — Toi ! toi ! il n’y a plus que toi. Que faut-il faire ? parle. -Il ajouta : — La science pèse sur la conscience. +Il ajouta : — La science pèse sur la conscience. Puis il reprit : — Combien de temps nous reste-t-il encore ? Bien, dit le docteur. -Le toit bas du capot, où il s’accoudait, faisait une espèce de table. -De la lumière, dit-il. +Le toit bas du capot, où il s’accoudait, faisait une espèce de table. +De la lumière, dit-il. Il n’en restait plus qu’une. -Tous ces condamnés baissaient la tête autour de lui. -Le flamboiement de la torche accentuait leurs pâleurs. -Ce que lisait le docteur était écrit en anglais. -On entendait des sanglots étouffés et des coups sourds frappés sur les poitrines. -L’épave continuait de s’enfoncer. +Tous ces condamnés baissaient la tête autour de lui. +Le flamboiement de la torche accentuait leurs pâleurs. +Ce que lisait le docteur était écrit en anglais. +On entendait des sanglots étouffés et des coups sourds frappés sur les poitrines. +L’épave continuait de s’enfoncer. Puis, se tournant vers les autres, il dit : — Venez, et signez. La basquaise approcha, prit la plume, et signa Asuncion. -Le génois, au-dessous du chef, signa Giangirate. +Le génois, au-dessous du chef, signa Giangirate. Le languedocien signa Jacques Quatourze, dit le Narbonnais. -Le provençal signa Luc-Pierre Capgaroupe, du bagne de Mahon. +Le provençal signa Luc-Pierre Capgaroupe, du bagne de Mahon. Les deux matelots mirent leurs noms au-dessous de cette note. Le basque du nord signa Galdeazun. Le basque du sud signa Ave-Maria, voleur. Puis le docteur dit : — Capgaroupe. -Présent, dit le provençal. +Présent, dit le provençal. Tu as la gourde de Hardquanonne ? -Capgaroupe but la dernière gorgée d’eau-de-vie et tendit la gourde au docteur. -La crue intérieure du flot s’aggravait. -L’épave entrait de plus en plus dans la mer. -Tous s’étaient groupés sur la tonture du navire. +Capgaroupe but la dernière gorgée d’eau-de-vie et tendit la gourde au docteur. +La crue intérieure du flot s’aggravait. +L’épave entrait de plus en plus dans la mer. +Tous s’étaient groupés sur la tonture du navire. Il cria : — Le bouchon. -Je ne sais où il est, dit Capgaroupe. +Je ne sais où il est, dit Capgaroupe. Voici un bout de funin, dit Jacques Quatourze. Le docteur boucha la gourde avec ce funin, et dit : — Du goudron. -La gourde, qui contenait le parchemin signé de tous, était bouchée et goudronnée. +La gourde, qui contenait le parchemin signé de tous, était bouchée et goudronnée. C’est fait, dit le docteur. -Il parlait probablement à quelque spectre. -L’épave s’enfonçait. -Derrière le docteur tous songeaient. -La prière est une force majeure. +Il parlait probablement à quelque spectre. +L’épave s’enfonçait. +Derrière le docteur tous songeaient. +La prière est une force majeure. Ils ne se courbaient pas, ils ployaient. Il y avait de l’involontaire dans leur contrition. Le docteur revint vers eux. -Quel que fût son passé, ce vieillard était grand en présence du dénoûment. -La vaste réticence environnante le préoccupait, sans le déconcerter. -C’était l’homme qui n’est pas pris au dépourvu. +Quel que fût son passé, ce vieillard était grand en présence du dénoûment. +La vaste réticence environnante le préoccupait, sans le déconcerter. +C’était l’homme qui n’est pas pris au dépourvu. Il y avait sur lui de l’horreur tranquille. -La majesté de Dieu compris était sur son visage. +La majesté de Dieu compris était sur son visage. Ce bandit vieilli et pensif avait, sans s’en douter, la posture pontificale. Il dit : — Faites attention. -Il considéra un moment l’étendue et ajouta : — Maintenant nous allons mourir. +Il considéra un moment l’étendue et ajouta : — Maintenant nous allons mourir. Puis il prit la torche des mains d’Ave-Maria, et la secoua. -Une flamme s’en détacha, et s’envola dans la nuit. -Et le docteur jeta la torche à la mer. -La torche s’éteignit. -Toute clarté s’évanouit. +Une flamme s’en détacha, et s’envola dans la nuit. +Et le docteur jeta la torche à la mer. +La torche s’éteignit. +Toute clarté s’évanouit. Il n’y eut plus que l’immense ombre inconnue. Ce fut quelque chose comme la tombe se fermant. -Dans cette éclipse on entendit le docteur qui disait : — Prions. -Tous se mirent à genoux. +Dans cette éclipse on entendit le docteur qui disait : — Prions. +Tous se mirent à genoux. Ils n’avaient plus que quelques minutes. -Le docteur seul était resté debout. -On eût dit la statue parlante des ténèbres. +Le docteur seul était resté debout. +On eût dit la statue parlante des ténèbres. Il dit : — Pater noster qui es in cœlis. -Le provençal répéta en français : — Notre Père qui êtes aux cieux. +Le provençal répéta en français : — Notre Père qui êtes aux cieux. Le docteur continua : — Sanctificetur nomen tuum. -Que votre nom soit sanctifié, dit le provençal. +Que votre nom soit sanctifié, dit le provençal. Naomhthar hainm, dit l’irlandaise. Adveniat regnum tuum, poursuivit le docteur. -Que votre règne arrive, dit le provençal. +Que votre règne arrive, dit le provençal. Tigeadh do rioghaehd, dit l’irlandaise. -Les agenouillés avaient de l’eau jusqu’aux épaules. +Les agenouillés avaient de l’eau jusqu’aux épaules. Le docteur reprit : — Fiat voluntas tua. -Que votre volonté soit faite, balbutia le provençal. +Que votre volonté soit faite, balbutia le provençal. Sicut in cœlo, et in terra, dit le docteur. -Aucune voix ne lui répondit. +Aucune voix ne lui répondit. Il baissa les yeux. -Toutes les têtes étaient sous l’eau. -Pas un ne s’était levé. -Ils s’étaient laissé noyer à genoux. -Tout en enfonçant, le docteur murmurait le reste de la prière. +Toutes les têtes étaient sous l’eau. +Pas un ne s’était levé. +Ils s’étaient laissé noyer à genoux. +Tout en enfonçant, le docteur murmurait le reste de la prière. La profonde mer n’eut pas plus de pli qu’une tonne d’huile. La neige continuait de tomber. Quelque chose surnagea, et s’en alla sur le flot dans l’ombre. -C’était la gourde goudronnée que son enveloppe d’osier soutenait. -La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer. -Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. -L’épaisseur de la neige tombante était épouvantable. -Les grêlons frappent, harcèlent, meurtrissent, assourdissent, écrasent ; les flocons sont pires. +C’était la gourde goudronnée que son enveloppe d’osier soutenait. +La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer. +Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. +L’épaisseur de la neige tombante était épouvantable. +Les grêlons frappent, harcèlent, meurtrissent, assourdissent, écrasent ; les flocons sont pires. Le flocon, inexorable et doux, fait son œuvre en silence. Si on le touche, il fond. Il est pur comme l’hypocrite est candide. -L’enfant avait continué d’avancer dans le brouillard. -Il marchait, ignorant, entre deux abîmes. -L’isthme de Portland était à cette époque singulièrement âpre et rude. +L’enfant avait continué d’avancer dans le brouillard. +Il marchait, ignorant, entre deux abîmes. +L’isthme de Portland était à cette époque singulièrement âpre et rude. Il n’a plus rien aujourd’hui de sa configuration d’alors. Terre inculte fait laine rude. -Les wagons roulent où rampaient les phoques. +Les wagons roulent où rampaient les phoques. Le danger, pour l’enfant, changea de forme. -Après avoir eu affaire au précipice, il eut affaire à la fondrière. +Après avoir eu affaire au précipice, il eut affaire à la fondrière. Tout est chausse-trape au bord de la mer. -La roche est glissante, la grève est mouvante. -Les points d’appui sont des embûches. +La roche est glissante, la grève est mouvante. +Les points d’appui sont des embûches. On est comme quelqu’un qui met le pied sur des vitres. -Tout peut brusquement se fêler sous vous. -Fêlure par où l’on disparaît. -L’océan a des troisièmes dessous comme un théâtre bien machiné. -Les isthmes particulièrement sont dénudés et hérissés. -Le piéton se tire comme il peut de ce pêle-mêle de débris. +Tout peut brusquement se fêler sous vous. +Fêlure par où l’on disparaît. +L’océan a des troisièmes dessous comme un théâtre bien machiné. +Les isthmes particulièrement sont dénudés et hérissés. +Le piéton se tire comme il peut de ce pêle-mêle de débris. Mettez un enfant dans ce travail d’Hercule. -À défaut de guide, un sentier l’eût aidé. +À défaut de guide, un sentier l’eût aidé. Il n’y avait point de sentier. -C’est là qu’il rencontrait les fondrières. -La dernière est la plus redoutable. +C’est là qu’il rencontrait les fondrières. +La dernière est la plus redoutable. C’est l’enlisement. Savoir ce que l’on affronte est alarmant, mais l’ignorer est terrible. L’enfant combattait le danger inconnu. -Il était à tâtons dans quelque chose qui était peut-être la tombe. +Il était à tâtons dans quelque chose qui était peut-être la tombe. Ne pouvant aller droit, il marchait ferme. -Il reculait au besoin avec énergie. -Il savait s’arracher à temps de la glu hideuse des sables mouvants. +Il reculait au besoin avec énergie. +Il savait s’arracher à temps de la glu hideuse des sables mouvants. Il secouait la neige de dessus lui. Il entra plus d’une fois dans l’eau jusqu’aux genoux. -Il marchait rapide dans ces vêtements roidis. +Il marchait rapide dans ces vêtements roidis. Il avait toujours bien faim. L’issue est invisible, mais trouvable. -Il avait glissé, grimpé, roulé, cherché, marché, persévéré, voilà tout. +Il avait glissé, grimpé, roulé, cherché, marché, persévéré, voilà tout. Secret de tous les triomphes. -Devant lui se développait de nouveau la sombre perte de vue des plaines. -Il regarda à terre, cherchant un sentier. -Tout à coup il se baissa. +Devant lui se développait de nouveau la sombre perte de vue des plaines. +Il regarda à terre, cherchant un sentier. +Tout à coup il se baissa. Il venait d’apercevoir dans la neige quelque chose qui lui semblait une trace. -C’était une trace en effet, la marque d’un pied. -La blancheur de la neige découpait nettement l’empreinte et la faisait très visible. +C’était une trace en effet, la marque d’un pied. +La blancheur de la neige découpait nettement l’empreinte et la faisait très visible. Probablement le pied d’une femme. -Elles étaient encore fraîches et couvertes de peu de neige. -Une femme venait de passer là. -L’enfant, l’œil fixé sur les empreintes, se mit à suivre ce pas. +Elles étaient encore fraîches et couvertes de peu de neige. +Une femme venait de passer là. +L’enfant, l’œil fixé sur les empreintes, se mit à suivre ce pas. Il chemina un certain temps sur cette piste. -Par malheur les traces étaient de moins en moins nettes. +Par malheur les traces étaient de moins en moins nettes. La neige tombait dense et affreuse. -Tout redevint plan, uni, ras, sans une tache, sans un détail. -C’était comme si la passante s’était envolée. +Tout redevint plan, uni, ras, sans une tache, sans un détail. +C’était comme si la passante s’était envolée. L’enfant aux abois se pencha et chercha. -Cela ressemblait à une voix, à une haleine, à de l’ombre. -C’était plutôt humain que bestial, et plutôt sépulcral que vivant. -C’était du bruit, mais du rêve. +Cela ressemblait à une voix, à une haleine, à de l’ombre. +C’était plutôt humain que bestial, et plutôt sépulcral que vivant. +C’était du bruit, mais du rêve. Il regarda et ne vit rien. -La large solitude nue et livide était devant lui. -Ce qu’il avait cru entendre s’était dissipé. -Peut-être n’avait-il rien entendu. +La large solitude nue et livide était devant lui. +Ce qu’il avait cru entendre s’était dissipé. +Peut-être n’avait-il rien entendu. Il y avait de l’illusion dans toute cette brume. Il se remit en marche. -En marche au hasard, n’ayant plus désormais ce pas pour le guider. -Il s’éloignait à peine que le bruit recommença. +En marche au hasard, n’ayant plus désormais ce pas pour le guider. +Il s’éloignait à peine que le bruit recommença. Cette fois il ne pouvait douter. -C’était un gémissement, presque un sanglot. +C’était un gémissement, presque un sanglot. Il promena ses yeux dans l’espace nocturne. Il ne vit rien. -Le bruit s’éleva de nouveau. +Le bruit s’éleva de nouveau. Si les limbes peuvent crier, c’est ainsi qu’elles crient. -Rien de pénétrant, de poignant et de faible comme cette voix. -Car c’était une voix. -Cela venait d’une âme. +Rien de pénétrant, de poignant et de faible comme cette voix. +Car c’était une voix. +Cela venait d’une âme. Il y avait de la palpitation dans ce murmure. Pourtant cela semblait presque inconscient. -Cela respirait, cela étouffait, cela pleurait. +Cela respirait, cela étouffait, cela pleurait. Sombre supplication dans l’invisible. -L’enfant fixa son attention partout, loin, près, au fond, en haut, en bas. +L’enfant fixa son attention partout, loin, près, au fond, en haut, en bas. Il n’y avait personne. Il n’y avait rien. -Il prêta l’oreille. +Il prêta l’oreille. La voix se fit entendre encore. -Il la perçut distinctement. -Cette voix avait un peu du bêlement d’un agneau. -Alors il eut peur et songea à fuir. -C’était la quatrième fois. -Il était étrangement misérable et plaintif. -L’enfant s’avança du côté d’où venait la voix. +Il la perçut distinctement. +Cette voix avait un peu du bêlement d’un agneau. +Alors il eut peur et songea à fuir. +C’était la quatrième fois. +Il était étrangement misérable et plaintif. +L’enfant s’avança du côté d’où venait la voix. Il ne voyait toujours rien. -Il avança encore, épiant. -L’enfant était tout près de la voix. -Mais où était-elle ? -Il était près d’une plainte. -Le tremblement d’une plainte dans l’espace passait à côté de lui. -Un gémissement humain flottant dans l’invisible, voilà ce qu’il venait de rencontrer. -En même temps, la voix cria. -C’est de là-dessous qu’elle sortait. -Ce n’était point cette face qui criait. -Elle avait les yeux fermés et la bouche ouverte, mais pleine de neige. +Il avança encore, épiant. +L’enfant était tout près de la voix. +Mais où était-elle ? +Il était près d’une plainte. +Le tremblement d’une plainte dans l’espace passait à côté de lui. +Un gémissement humain flottant dans l’invisible, voilà ce qu’il venait de rencontrer. +En même temps, la voix cria. +C’est de là-dessous qu’elle sortait. +Ce n’était point cette face qui criait. +Elle avait les yeux fermés et la bouche ouverte, mais pleine de neige. Elle ne bougea pas sous la main de l’enfant. -C’était la tête d’une femme. -Les cheveux épars étaient mêlés à la neige. -Cette femme était morte. -L’enfant se remit à écarter la neige. -Soudainement il sentit sous son tâtonnement un mouvement faible. -C’était quelque chose de petit qui était enseveli, et qui remuait. -C’était une petite fille. +C’était la tête d’une femme. +Les cheveux épars étaient mêlés à la neige. +Cette femme était morte. +L’enfant se remit à écarter la neige. +Soudainement il sentit sous son tâtonnement un mouvement faible. +C’était quelque chose de petit qui était enseveli, et qui remuait. +C’était une petite fille. L’enfant prit la petite dans ses bras. -La mère roidie était sinistre. +La mère roidie était sinistre. Une irradiation spectrale sortait de cette figure. -La réverbération blafarde des plaines glacées était sur ce visage. -La neige éclairait la morte. +La réverbération blafarde des plaines glacées était sur ce visage. +La neige éclairait la morte. L’hiver et le tombeau ne se nuisent pas. -Le cadavre est le glaçon de l’homme. -La nudité des seins était pathétique. -À la pointe d’une des mamelles il y avait une perle blanche. -C’était une goutte de lait, gelée. -Transie, elle était tombée sous la tempête ; et n’avait pu se relever. +Le cadavre est le glaçon de l’homme. +La nudité des seins était pathétique. +À la pointe d’une des mamelles il y avait une perle blanche. +C’était une goutte de lait, gelée. +Transie, elle était tombée sous la tempête ; et n’avait pu se relever. L’avalanche l’avait couverte. -La petite fille avait essayé de téter ce marbre. -Le petit abandonné avait entendu la petite agonisante. -Il l’avait déterrée. +La petite fille avait essayé de téter ce marbre. +Le petit abandonné avait entendu la petite agonisante. +Il l’avait déterrée. Il l’avait prise dans ses bras. Quand la petite se sentit dans des bras, elle cessa de crier. -Le garçon sentit ce froid terrible. -Il avait sur lui un vêtement sec et chaud, sa vareuse. -Premier baiser de ces deux âmes dans les ténèbres. -La mère demeura gisante, le dos sur la neige, la face vers la nuit. -Il était exténué de fatigue et de faim. -Il était maintenant à peu près sans vêtements. -Il se refroidissait, mais l’autre enfant se réchauffait. -Ce qu’il perdait n’était pas perdu, elle le regagnait. -Il constatait cette chaleur qui était pour la pauvre petite une reprise de vie. +Le garçon sentit ce froid terrible. +Il avait sur lui un vêtement sec et chaud, sa vareuse. +Premier baiser de ces deux âmes dans les ténèbres. +La mère demeura gisante, le dos sur la neige, la face vers la nuit. +Il était exténué de fatigue et de faim. +Il était maintenant à peu près sans vêtements. +Il se refroidissait, mais l’autre enfant se réchauffait. +Ce qu’il perdait n’était pas perdu, elle le regagnait. +Il constatait cette chaleur qui était pour la pauvre petite une reprise de vie. Il continuait d’avancer. -Soulagement qui était une aggravation. -Ce paroxysme maltraitait le littoral en même temps qu’il bouleversait l’océan. -Il ne savait quelle heure il était. -Depuis longtemps il ne voyait plus de fumées. -Dans le doute, il persévérait. +Soulagement qui était une aggravation. +Ce paroxysme maltraitait le littoral en même temps qu’il bouleversait l’océan. +Il ne savait quelle heure il était. +Depuis longtemps il ne voyait plus de fumées. +Dans le doute, il persévérait. Deux ou trois fois la petite cria. Elle finit par se bien endormir, et d’un bon sommeil. Il la sentait chaude, tout en grelottant. La plaine avait des ondulations. Il marchait, poussant la neige des genoux. -Là il trouvait le verglas. +Là il trouvait le verglas. Il se rendait compte d’une complication redoutable, il ne pouvait plus tomber. -Il sentait qu’il ne se relèverait pas. +Il sentait qu’il ne se relèverait pas. Un faux pas ouvrait la tombe. Il ne fallait pas glisser. -Il n’aurait plus la force même de se remettre sur ses genoux. -Or le glissement était partout autour de lui ; tout était givre et neige durcie. +Il n’aurait plus la force même de se remettre sur ses genoux. +Or le glissement était partout autour de lui ; tout était givre et neige durcie. Il fallait se passer de ce balancier. Il s’en passait, et marchait, ne sachant que devenir sous son fardeau. -Cette petite était la goutte qui faisait déborder le vase de détresse. -Le vent avait la lâcheté de le pousser. +Cette petite était la goutte qui faisait déborder le vase de détresse. +Le vent avait la lâcheté de le pousser. Il faisait vraisemblablement beaucoup plus de chemin qu’il ne fallait. -Métairies et cottages à présent, friches alors. -Souvent moins d’un siècle sépare un steppe d’une ville. -Des toits, des demeures, un gîte ! -Il était donc quelque part ! il sentit l’ineffable encouragement de l’espérance. -La vigie d’un navire égaré criant terre ! a de ces émotions. +Métairies et cottages à présent, friches alors. +Souvent moins d’un siècle sépare un steppe d’une ville. +Des toits, des demeures, un gîte ! +Il était donc quelque part ! il sentit l’ineffable encouragement de l’espérance. +La vigie d’un navire égaré criant terre ! a de ces émotions. Il pressa le pas. -Il touchait donc enfin à des hommes. -Il allait donc arriver à des vivants. -Plus rien à craindre. -Il avait en lui cette chaleur subite, la sécurité. -Ce dont il sortait était fini. -Il n’y aurait plus de nuit désormais, ni d’hiver, ni de tempête. -La petite n’était plus un poids. -Son œil était fixé sur ces toits. -La vie était là. +Il touchait donc enfin à des hommes. +Il allait donc arriver à des vivants. +Plus rien à craindre. +Il avait en lui cette chaleur subite, la sécurité. +Ce dont il sortait était fini. +Il n’y aurait plus de nuit désormais, ni d’hiver, ni de tempête. +La petite n’était plus un poids. +Son œil était fixé sur ces toits. +La vie était là. Il ne les quittait pas du regard. -C’étaient les cheminées dont il avait vu les fumées. -Aucune fumée n’en sortait. +C’étaient les cheminées dont il avait vu les fumées. +Aucune fumée n’en sortait. Il eut vite fait d’atteindre les habitations. -Il parvint à un faubourg de ville qui était une rue ouverte. -À cette époque le barrage des rues la nuit tombait en désuétude. -La rue commençait par deux maisons. -Une grande ortie née au pied du mur touchait au bord du toit. -À côté, une soue à porcs habitée indiquait que la chaumière était habitée aussi. -La maison de gauche était large, haute, toute en pierre, avec toit d’ardoise. -C’était Chez le Riche vis-à-vis de Chez le Pauvre. -Le garçon n’hésita pas. -Il alla à la grande maison. +Il parvint à un faubourg de ville qui était une rue ouverte. +À cette époque le barrage des rues la nuit tombait en désuétude. +La rue commençait par deux maisons. +Une grande ortie née au pied du mur touchait au bord du toit. +À côté, une soue à porcs habitée indiquait que la chaumière était habitée aussi. +La maison de gauche était large, haute, toute en pierre, avec toit d’ardoise. +C’était Chez le Riche vis-à-vis de Chez le Pauvre. +Le garçon n’hésita pas. +Il alla à la grande maison. Il frappa un coup. -On ne répondit pas. +On ne répondit pas. Il frappa une seconde fois, et deux coups. Aucun mouvement ne se fit dans la maison. -Il frappa une troisième fois. +Il frappa une troisième fois. Alors il se tourna vers la maison pauvre. -On ne répondit point. -Aucune voix ne s’éleva, aucun pas ne remua, aucune chandelle ne s’alluma. -Il pensa que là aussi on ne voulait point se réveiller. +On ne répondit point. +Aucune voix ne s’éleva, aucun pas ne remua, aucune chandelle ne s’alluma. +Il pensa que là aussi on ne voulait point se réveiller. C’est dans Weymouth qu’il venait d’entrer. -Cela tenait à ce que Georges 3 n’était pas né. -C’était un innocent. +Cela tenait à ce que Georges 3 n’était pas né. +C’était un innocent. Pourquoi pas des statues ? Plus, dans les baraques, les bonnes femmes. -Il reste comme spécimen de ces logis la maison des Musiciens. -Weymouth était une sorte d’antique village normand échoué sur la côte d’Angleterre. +Il reste comme spécimen de ces logis la maison des Musiciens. +Weymouth était une sorte d’antique village normand échoué sur la côte d’Angleterre. Par intervalles, il cognait aux portes. -Rien ne fait le cœur de pierre comme d’être chaudement entre deux draps. -Ce bruit et ces secousses avaient fini par réveiller la petite. -Il s’en apercevait parce qu’il se sentait téter la joue. -Elle ne criait pas, croyant à une mère. -Le village a absorbé la ville. +Rien ne fait le cœur de pierre comme d’être chaudement entre deux draps. +Ce bruit et ces secousses avaient fini par réveiller la petite. +Il s’en apercevait parce qu’il se sentait téter la joue. +Elle ne criait pas, croyant à une mère. +Le village a absorbé la ville. C’est par ce pont que s’est fait ce travail. Il traversa cette passerelle. -Ses pieds nus eurent un moment de bien-être en marchant sur ces planches sèches. +Ses pieds nus eurent un moment de bien-être en marchant sur ces planches sèches. Le pont franchi, il se trouva dans Melcomb-Regis. -Il y avait là moins de maisons de bois que de maisons de pierre. -Ce n’était plus le bourg, c’était la cité. -Le pont débouchait sur une assez belle rue qui était Saint-Thomas street. -Il se remit à frapper aux portes. +Il y avait là moins de maisons de bois que de maisons de pierre. +Ce n’était plus le bourg, c’était la cité. +Le pont débouchait sur une assez belle rue qui était Saint-Thomas street. +Il se remit à frapper aux portes. Il ne lui restait pas assez de force pour appeler et crier. -Melcomb-Regis comme à Weymouth personne ne bougeait. -Un bon double tour avait été donné aux serrures. -Les fenêtres étaient recouvertes de leurs volets comme les yeux de leurs paupières. -Toutes les précautions étaient prises contre le réveil, soubresaut désagréable. -Le petit errant subissait la pression indéfinissable de la ville endormie. -Ces silences de fourmilière paralysée dégagent du vertige. -De là des enchevêtrements. -Ces entrelacements de larves et d’âmes sont dans l’air. -La chimère ambiante, réalité devinée, le gêne. +Melcomb-Regis comme à Weymouth personne ne bougeait. +Un bon double tour avait été donné aux serrures. +Les fenêtres étaient recouvertes de leurs volets comme les yeux de leurs paupières. +Toutes les précautions étaient prises contre le réveil, soubresaut désagréable. +Le petit errant subissait la pression indéfinissable de la ville endormie. +Ces silences de fourmilière paralysée dégagent du vertige. +De là des enchevêtrements. +Ces entrelacements de larves et d’âmes sont dans l’air. +La chimère ambiante, réalité devinée, le gêne. C’est ce qu’on appelle avoir peur sans savoir pourquoi. -Ce qu’un homme éprouve, un enfant l’éprouve plus encore. -Là, au hasard, et sans choisir, et aux premières maisons venues, il heurta violemment. -C’était le battement de sa fièvre frappant aux portes. -Une voix lui répondit. +Ce qu’un homme éprouve, un enfant l’éprouve plus encore. +Là, au hasard, et sans choisir, et aux premières maisons venues, il heurta violemment. +C’était le battement de sa fièvre frappant aux portes. +Une voix lui répondit. Celle de l’heure. -Trois heures du matin sonnèrent lentement derrière lui au vieux clocher de Saint-Nicolas. +Trois heures du matin sonnèrent lentement derrière lui au vieux clocher de Saint-Nicolas. Puis tout retomba dans le silence. Pourtant dans une certaine mesure ce silence s’explique. -On n’entrebâillait pas même sa fenêtre de peur de respirer leur miasme. +On n’entrebâillait pas même sa fenêtre de peur de respirer leur miasme. C’est un froid qui veut. -Maintenant il était rentré dans la vie de tous, et il restait seul. -Le désert impitoyable, il l’avait compris ; mais la ville inexorable, c’était trop. -Rien de glaçant en de certains cas comme l’heure qui sonne. -C’est une déclaration d’indifférence. -C’est l’éternité disant : que m’importe ! -Cependant la petite fille posa la tête sur son épaule, et se rendormit. +Maintenant il était rentré dans la vie de tous, et il restait seul. +Le désert impitoyable, il l’avait compris ; mais la ville inexorable, c’était trop. +Rien de glaçant en de certains cas comme l’heure qui sonne. +C’est une déclaration d’indifférence. +C’est l’éternité disant : que m’importe ! +Cependant la petite fille posa la tête sur son épaule, et se rendormit. Cette confiance obscure le remit en marche. Profonde sommation du devoir. -Ni ces idées ni cette situation n’étaient de son âge. +Ni ces idées ni cette situation n’étaient de son âge. Il est probable qu’il ne les comprenait pas. Il agissait d’instinct. Il faisait ce qu’il faisait. Il marcha dans la direction de Johnstone row. -Mais il ne marchait plus, il se traînait. -Les maisons finissaient là. -C’est ce regard que le pauvre petit désespéré jeta autour de lui. -Tout à coup il entendit une menace. -C’était de quoi reculer. -À ceux que le silence consterne, un rugissement plaît. -Ce rictus féroce le rassura. -Cette menace était une promesse. -Il y avait là un être vivant et éveillé, fût-ce une bête fauve. -Il marcha du côté d’où venait le grincement. -C’était une charrette, à moins que ce ne fût une cabane. -Du toit sortait un tuyau, et du tuyau une fumée. -Ce qui avait grincé le sentit venir. -Quand il fut près de la cahute, la menace devint furieuse. -Paix là ! dit la tête. +Mais il ne marchait plus, il se traînait. +Les maisons finissaient là. +C’est ce regard que le pauvre petit désespéré jeta autour de lui. +Tout à coup il entendit une menace. +C’était de quoi reculer. +À ceux que le silence consterne, un rugissement plaît. +Ce rictus féroce le rassura. +Cette menace était une promesse. +Il y avait là un être vivant et éveillé, fût-ce une bête fauve. +Il marcha du côté d’où venait le grincement. +C’était une charrette, à moins que ce ne fût une cabane. +Du toit sortait un tuyau, et du tuyau une fumée. +Ce qui avait grincé le sentit venir. +Quand il fut près de la cahute, la menace devint furieuse. +Paix là ! dit la tête. La gueule se tut. -La tête reprit : — Est-ce qu’il y a quelqu’un ? -L’enfant répondit : — Oui. -Toi ? qui ça ? d’où viens-tu ? +La tête reprit : — Est-ce qu’il y a quelqu’un ? +L’enfant répondit : — Oui. +Toi ? qui ça ? d’où viens-tu ? Je suis las, dit l’enfant. Quelle heure est-il ? — J’ai froid. -Que fais-tu là ? -La tête répliqua : — Tout le monde ne peut pas être heureux comme un lord. -La tête rentra, et le vasistas se ferma. -Il fit quelques pas et commença à s’éloigner. -Un marchepied s’était abaissé. +Que fais-tu là ? +La tête répliqua : — Tout le monde ne peut pas être heureux comme un lord. +La tête rentra, et le vasistas se ferma. +Il fit quelques pas et commença à s’éloigner. +Un marchepied s’était abaissé. L’enfant se retourna. Entre donc, reprit la voix. -L’enfant, à la fois repoussé et attiré, demeurait immobile. -La voix repartit : — On te dit d’entrer, drôle ! -Il se décida et mit un pied sur le premier échelon de l’escalier. +L’enfant, à la fois repoussé et attiré, demeurait immobile. +La voix repartit : — On te dit d’entrer, drôle ! +Il se décida et mit un pied sur le premier échelon de l’escalier. Mais on gronda sous la voiture. La gueule ouverte reparut. Paix ! cria la voix de l’homme. Monte, reprit l’homme. -L’enfant gravit péniblement les trois marches. -Il franchit les trois marches, et, parvenu au seuil, s’arrêta. -Aucune chandelle ne brûlait dans la cahute, par économie de misère probablement. +L’enfant gravit péniblement les trois marches. +Il franchit les trois marches, et, parvenu au seuil, s’arrêta. +Aucune chandelle ne brûlait dans la cahute, par économie de misère probablement. On en sentait la bonne odeur. -La cahute avait une forme oblongue, le poêle à l’avant. -Le dehors était plus éclairé par la neige que cet intérieur par le poêle. -Tout dans la baraque était indistinct et trouble. -L’enfant, en effet, faisait son entrée chez Homo et chez Ursus. +La cahute avait une forme oblongue, le poêle à l’avant. +Le dehors était plus éclairé par la neige que cet intérieur par le poêle. +Tout dans la baraque était indistinct et trouble. +L’enfant, en effet, faisait son entrée chez Homo et chez Ursus. On vient d’entendre gronder l’un et parler l’autre. Cet homme n’eut pu se hausser sur les pieds. -La cahute était juste. -Entre, dit l’homme, qui était Ursus. -Pose-là ton paquet. -L’homme reprit : — Comme tu mets ça là doucement ! -Ce ne serait pas pire quand ce serait une châsse. -Est-ce que tu as peur de faire une fêlure à tes guenilles ? -Ah ! l’abominable vaurien ! dans les rues à cette heure-ci ! -Mais non, je te défends de répondre. -Allons au plus pressé ; tu as froid, chauffe-toi. -Et il le poussa par les deux épaules devant le poêle. -Es-tu assez mouillé ! -Es-tu assez glacé ! +La cahute était juste. +Entre, dit l’homme, qui était Ursus. +Pose-là ton paquet. +L’homme reprit : — Comme tu mets ça là doucement ! +Ce ne serait pas pire quand ce serait une châsse. +Est-ce que tu as peur de faire une fêlure à tes guenilles ? +Ah ! l’abominable vaurien ! dans les rues à cette heure-ci ! +Mais non, je te défends de répondre. +Allons au plus pressé ; tu as froid, chauffe-toi. +Et il le poussa par les deux épaules devant le poêle. +Es-tu assez mouillé ! +Es-tu assez glacé ! S’il est permis d’entrer ainsi dans les maisons ! -Allons, ôte-moi toutes ces pourritures, malfaiteur ! -Tiens, voilà des nippes. -Les membres frottés, l’homme essuya les pieds. -Allons, carcasse, tu n’as rien de gelé. +Allons, ôte-moi toutes ces pourritures, malfaiteur ! +Tiens, voilà des nippes. +Les membres frottés, l’homme essuya les pieds. +Allons, carcasse, tu n’as rien de gelé. Il ne sera pas perclus pour cette fois. Tu as faim, mange. Faut-il que je te mette le couvert ? dit l’homme. -Et il posa l’écuelle sur les genoux de l’enfant. -Mords dans tout ça ! +Et il posa l’écuelle sur les genoux de l’enfant. +Mords dans tout ça ! La faim l’emporta sur l’ahurissement. -L’enfant se mit à manger. -Le pauvre être dévorait plutôt qu’il ne mangeait. -Le bruit joyeux du pain croqué remplissait la cahute. +L’enfant se mit à manger. +Le pauvre être dévorait plutôt qu’il ne mangeait. +Le bruit joyeux du pain croqué remplissait la cahute. Pas si vite, horrible goinfre ! -Est-il gourmand, ce gredin-là ! -Ces canailles qui ont faim mangent d’une façon révoltante. -On n’a qu’à voir souper un lord. +Est-il gourmand, ce gredin-là ! +Ces canailles qui ont faim mangent d’une façon révoltante. +On n’a qu’à voir souper un lord. J’ai vu dans ma vie des ducs manger. -Ils ne mangent pas ; c’est ça qui est noble. +Ils ne mangent pas ; c’est ça qui est noble. Ils boivent, par exemple. Allons, marcassin, empiffre-toi ! Ce gueux-ci broute ! -Brouter, mot qui dérive de brute. -Il y a bataille, lutte et concours entre les passants imbéciles et moi. -Engraisse à mes dépens, parasite. -Il est mieux qu’affamé, il est enragé, cet être-là. -Ce n’est pas de l’appétit, c’est de la férocité. -Il est surmené par un virus rabique. -Qui sait ? il a peut-être la peste. +Brouter, mot qui dérive de brute. +Il y a bataille, lutte et concours entre les passants imbéciles et moi. +Engraisse à mes dépens, parasite. +Il est mieux qu’affamé, il est enragé, cet être-là. +Ce n’est pas de l’appétit, c’est de la férocité. +Il est surmené par un virus rabique. +Qui sait ? il a peut-être la peste. As-tu la peste, brigand ? -S’il allait la donner à Homo ! +S’il allait la donner à Homo ! Ah mais, non ! crevez, populace, mais je ne veux pas que mon loup meure. -Ah çà, j’ai faim moi aussi. -Je déclare que ceci est un incident désagréable. -J’ai travaillé aujourd’hui très avant dans la nuit. -Il y a des fois dans la vie qu’on est pressé. -Je l’étais ce soir de manger. -Patatras ! il faut que ce crocodile me tombe dans ce moment-là. -Il s’installe carrément entre ma nourriture et moi. -Voilà mon réfectoire dévasté. +Ah çà, j’ai faim moi aussi. +Je déclare que ceci est un incident désagréable. +J’ai travaillé aujourd’hui très avant dans la nuit. +Il y a des fois dans la vie qu’on est pressé. +Je l’étais ce soir de manger. +Patatras ! il faut que ce crocodile me tombe dans ce moment-là. +Il s’installe carrément entre ma nourriture et moi. +Voilà mon réfectoire dévasté. Non, je retire le mot, respect aux loups. -Engloutis ma pâture, boa ! -C’est égal, part à deux. -En ce moment un cri lamentable et prolongé s’éleva dans la cahute. +Engloutis ma pâture, boa ! +C’est égal, part à deux. +En ce moment un cri lamentable et prolongé s’éleva dans la cahute. L’homme dressa l’oreille. Tu cries maintenant, sycophante ! -Le garçon se retourna. -Il était évident qu’il ne criait pas. +Le garçon se retourna. +Il était évident qu’il ne criait pas. Il avait la bouche pleine. Le cri ne s’interrompait pas. L’homme alla au coffre. C’est donc le paquet qui gueule ! -Voilà le paquet qui vocifère ! -Qu’est-ce qu’il a à croasser, ton paquet ? -Il déroula le suroit. -Une tête d’enfant en sortit, la bouche ouverte et criant. -Eh bien, qui va là ? dit l’homme. +Voilà le paquet qui vocifère ! +Qu’est-ce qu’il a à croasser, ton paquet ? +Il déroula le suroit. +Une tête d’enfant en sortit, la bouche ouverte et criant. +Eh bien, qui va là ? dit l’homme. Qu’est-ce que c’est ? Il y en a un autre. -Ça ne va donc pas finir ? +Ça ne va donc pas finir ? Qui vive ! aux armes ! Caporal, hors la garde ! -Qu’est-ce que tu m’apportes là, bandit ? +Qu’est-ce que tu m’apportes là, bandit ? Tu vois bien qu’elle a soif. Allons, il faut qu’elle boive, celle-ci. -Bon! je n’aurai pas même le lait à présent. -Puis il considéra la petite. +Bon! je n’aurai pas même le lait à présent. +Puis il considéra la petite. C’est une fille. -Ça se reconnaît au glapissement. -Elle est trempée, elle aussi. -Ce rhabillement rapide et brusque exaspéra la petite fille. +Ça se reconnaît au glapissement. +Elle est trempée, elle aussi. +Ce rhabillement rapide et brusque exaspéra la petite fille. Elle miaule inexorablement, dit-il. -Allons, soupe, créature ! prends-moi le téton. +Allons, soupe, créature ! prends-moi le téton. Et il lui mit dans la bouche le goulot de la fiole. La petite but avidement. Quand ils ont ce qu’ils veulent, ils se taisent. -Tu vas t’étrangler, gronda Ursus. -Une fière goulue aussi que celle-là ! -Cependant le garçon avait posé sa fourchette. +Tu vas t’étrangler, gronda Ursus. +Une fière goulue aussi que celle-là ! +Cependant le garçon avait posé sa fourchette. Voir la petite boire lui faisait oublier de manger. Il regardait la petite revivre. -Ursus continuait entre ses gencives son mâchonnement de paroles courroucées. +Ursus continuait entre ses gencives son mâchonnement de paroles courroucées. Ursus l’apostropha furieusement : — Eh bien, mange donc ! Et vous ? dit l’enfant tout tremblant, et une larme dans la prunelle. Vous n’aurez rien ? @@ -2121,1199 +2121,1199 @@ L’enfant reprit sa fourchette, mais ne mangea point. Est-ce qu’il s’agit de moi ? Qui est-ce qui te parle de moi ? Tu es ici pour manger, boire et dormir. -Mange, sinon je te jette à la porte, toi et ta drôlesse ! -Le garçon, sur cette menace, se remit à manger. -Ursus murmura : — Ça joint mal, cet édifice. +Mange, sinon je te jette à la porte, toi et ta drôlesse ! +Le garçon, sur cette menace, se remit à manger. +Ursus murmura : — Ça joint mal, cet édifice. Il vient du froid par les vitres. -Ursus avait appliqué sur cette avarie une étoile de papier qui s’était décollée. -La bise entrait par là. -Il s’était à demi assis sur le coffre. -Elle est soûle, dit Ursus. -Et il reprit : — Faites donc des sermons sur la tempérance ! -Pendant que la petite buvait et que le petit mangeait, Ursus maugréait. +Ursus avait appliqué sur cette avarie une étoile de papier qui s’était décollée. +La bise entrait par là. +Il s’était à demi assis sur le coffre. +Elle est soûle, dit Ursus. +Et il reprit : — Faites donc des sermons sur la tempérance ! +Pendant que la petite buvait et que le petit mangeait, Ursus maugréait. L’ivrognerie commence au maillot. -Avec cela que mon poêle est vieux. -Il laisse échapper des bouffées de fumée à vous donner le trichiasis. -On a l’inconvénient du froid et l’inconvénient du feu. +Avec cela que mon poêle est vieux. +Il laisse échapper des bouffées de fumée à vous donner le trichiasis. +On a l’inconvénient du froid et l’inconvénient du feu. On ne voit pas clair. -L’être que voici abuse de mon hospitalité. +L’être que voici abuse de mon hospitalité. Eh bien, je n’ai pas encore pu distinguer le visage de ce mufle. -Le confortable fait défaut céans. +Le confortable fait défaut céans. Par Jupiter, j’estime fortement les festins exquis dans les chambres bien closes. -J’ai manqué ma vocation, j’étais né pour être sensuel. -Zéro de recette aujourd’hui ! -Rien vendu de la journée ! -Habitants, laquais, et bourgeois, voilà le médecin, voilà la médecine. +J’ai manqué ma vocation, j’étais né pour être sensuel. +Zéro de recette aujourd’hui ! +Rien vendu de la journée ! +Habitants, laquais, et bourgeois, voilà le médecin, voilà la médecine. Tu perds ta peine, mon vieux. Tout le monde se porte bien ici. -En voilà une ville maudite où personne n’est malade ! -Le ciel seul a la diarrhée. +En voilà une ville maudite où personne n’est malade ! +Le ciel seul a la diarrhée. Anaxagoras enseignait que la neige est noire. -Il avait raison, froideur étant noirceur. +Il avait raison, froideur étant noirceur. La glace, c’est la nuit. -Je me représente l’agrément de ceux qui sont en mer. -Parbleu, il y a des gens en mer, c’est évident. -Ah çà, est-ce que je tiens auberge, moi ? +Je me représente l’agrément de ceux qui sont en mer. +Parbleu, il y a des gens en mer, c’est évident. +Ah çà, est-ce que je tiens auberge, moi ? Pourquoi est-ce que j’ai des arrivages de voyageurs ? -La détresse universelle a des éclaboussures jusque dans ma pauvreté. +La détresse universelle a des éclaboussures jusque dans ma pauvreté. Il me tombe dans ma cabane des gouttes hideuses de la grande boue humaine. -Je suis livré à la voracité des passants. +Je suis livré à la voracité des passants. Je suis une proie. La proie des meurt-de-faim. On les ouvre, on trouve dedans des gueuses. -Si c’est là un sort ! -J’ajoute que les lois sont violées ! -Monsieur se promène la nuit, avec mademoiselle ! -Par quinze degrés de froid, nu-tête, nu-pieds ! sache que c’est défendu. -Je suis domicilié, moi ! -Il faut de l’ordre dans un état policé. -Moi j’ai eu tort de ne pas te dénoncer au constable. +Si c’est là un sort ! +J’ajoute que les lois sont violées ! +Monsieur se promène la nuit, avec mademoiselle ! +Par quinze degrés de froid, nu-tête, nu-pieds ! sache que c’est défendu. +Je suis domicilié, moi ! +Il faut de l’ordre dans un état policé. +Moi j’ai eu tort de ne pas te dénoncer au constable. Mais je suis comme cela, je comprends le bien, et je fais le mal. -Ah ! le ruffian ! m’arriver dans cet état-là ! -Je ne me suis pas aperçu de leur neige en entrant, ça a fondu. -Et voilà toute ma maison mouillée. +Ah ! le ruffian ! m’arriver dans cet état-là ! +Je ne me suis pas aperçu de leur neige en entrant, ça a fondu. +Et voilà toute ma maison mouillée. J’ai l’inondation chez moi. -Il faudra brûler un charbon impossible pour sécher ce lac. -Du charbon à douze farthings le dénerel ! +Il faudra brûler un charbon impossible pour sécher ce lac. +Du charbon à douze farthings le dénerel ! Comment allons-nous faire pour tenir trois dans cette baraque ? -La langue de l’ours est l’ébauchoir de Dieu. -Le soleil est une cheminée qui fume quelquefois. -Mon poêle ne vaut pas mieux que le soleil. -Ah ! je suis ennuyé de ce qui existe. -Après cela on ne vit pas longtemps. +La langue de l’ours est l’ébauchoir de Dieu. +Le soleil est une cheminée qui fume quelquefois. +Mon poêle ne vaut pas mieux que le soleil. +Ah ! je suis ennuyé de ce qui existe. +Après cela on ne vit pas longtemps. C’est vite fait, la vie humaine. -Hé bien non, c’est long. +Hé bien non, c’est long. Pas cette nuit pourtant. Une mince bordure de bien autour de l’immense suaire du mal. -En attendant, tu m’as mangé mon souper, voleur ! -Ursus examina la fiole, et grogna : — Elle a tout bu, l’effrontée ! +En attendant, tu m’as mangé mon souper, voleur ! +Ursus examina la fiole, et grogna : — Elle a tout bu, l’effrontée ! C’est un ver solitaire que j’aurai dans le ventre de mon industrie. -Puis il la déposa sur la fourrure, du côté le plus proche du feu. -Au moment où il allait boire, son œil tomba sur la petite fille. -J’ai tout de même faim et soif, reprit-il. -On entrevoyait derrière le poêle une cruche égueulée. -Il la prit et la présenta au garçon : — Veux-tu boire ? -L’enfant but, et se remit à manger. -Ursus ressaisit la cruche et la porta à sa bouche. -Il avala quelques gorgées, et fit une grimace. -Eau prétendue pure, tu ressembles aux faux amis. -Tu es tiède en dessus et froide en dessous. -Cependant le garçon avait fini de souper. -L’écuelle était mieux que vidée, elle était nettoyée. +Puis il la déposa sur la fourrure, du côté le plus proche du feu. +Au moment où il allait boire, son œil tomba sur la petite fille. +J’ai tout de même faim et soif, reprit-il. +On entrevoyait derrière le poêle une cruche égueulée. +Il la prit et la présenta au garçon : — Veux-tu boire ? +L’enfant but, et se remit à manger. +Ursus ressaisit la cruche et la porta à sa bouche. +Il avala quelques gorgées, et fit une grimace. +Eau prétendue pure, tu ressembles aux faux amis. +Tu es tiède en dessus et froide en dessous. +Cependant le garçon avait fini de souper. +L’écuelle était mieux que vidée, elle était nettoyée. Ursus se tourna vers lui. -Ce n’est pas tout ça. -Maintenant, à nous deux. +Ce n’est pas tout ça. +Maintenant, à nous deux. La bouche n’est pas faite que pour manger, elle est faite pour parler. -D’où viens-tu ? -L’enfant répondit : — Je ne sais pas. +D’où viens-tu ? +L’enfant répondit : — Je ne sais pas. Comment, tu ne sais pas ? -J’ai été abandonné ce soir au bord de la mer. +J’ai été abandonné ce soir au bord de la mer. Comment t’appelles-tu ? Je n’ai pas de parents. Tu as des parents, puisque tu as ta sœur. Ce n’est pas ma sœur. Ce n’est pas ta sœur ? Qu’est-ce que t’est alors ? -C’est une petite que j’ai trouvée. -Comment ! tu as ramassé ça ? -Où ? si tu mens, je t’extermine. -Sur une femme qui était morte dans la neige. +C’est une petite que j’ai trouvée. +Comment ! tu as ramassé ça ? +Où ? si tu mens, je t’extermine. +Sur une femme qui était morte dans la neige. Il y a une heure. -À une lieue d’ici. -Morte ! en voilà une qui est heureuse ! +À une lieue d’ici. +Morte ! en voilà une qui est heureuse ! Il faut l’y laisser, dans sa neige. Elle y est bien. -Du côté de la mer. -As-tu passé le pont ? -La neige tombait épaisse et lugubre. +Du côté de la mer. +As-tu passé le pont ? +La neige tombait épaisse et lugubre. Il referma le vasistas. -Il se tourna vers le garçon. -Puis il décrocha du plafond la lanterne, et l’alluma. -C’était une lanterne sourde. -En s’allumant, elle laissa les enfants dans l’obscurité. -Ursus entre-bâilla la porte et dit : — Je sors. +Il se tourna vers le garçon. +Puis il décrocha du plafond la lanterne, et l’alluma. +C’était une lanterne sourde. +En s’allumant, elle laissa les enfants dans l’obscurité. +Ursus entre-bâilla la porte et dit : — Je sors. N’ayez pas peur. Et, abaissant le marchepied, il cria : — Homo ! -Un grondement tendre lui répondit. -Les enfants demeurèrent seuls. -Non, répondit le garçon. +Un grondement tendre lui répondit. +Les enfants demeurèrent seuls. +Non, répondit le garçon. Eh bien, si elle beugle, tu lui donneras le reste du lait. -Quelques instants après, les deux enfants dormaient profondément. +Quelques instants après, les deux enfants dormaient profondément. De tous les gouffres celui-ci est le plus profond. -Fiançailles peut-être ; peut-être catastrophe. -L’ignoré pèse sur cette juxtaposition. -L’innocence est plus suprême que la vertu. -L’innocence est faite d’obscurité sacrée. -La nudité des corps entrelacés amalgamait la virginité des âmes. -Ils étaient là comme dans le nid de l’abîme. -Le jour commence par être sinistre. +Fiançailles peut-être ; peut-être catastrophe. +L’ignoré pèse sur cette juxtaposition. +L’innocence est plus suprême que la vertu. +L’innocence est faite d’obscurité sacrée. +La nudité des corps entrelacés amalgamait la virginité des âmes. +Ils étaient là comme dans le nid de l’abîme. +Le jour commence par être sinistre. Une blancheur triste entra dans la cahute. -C’était l’aube, glaciale. -La cahute était chaude. +C’était l’aube, glaciale. +La cahute était chaude. On entendait leurs deux respirations alternant comme deux ondes tranquilles. Il n’y avait plus d’ouragan dehors. -Le clair du crépuscule prenait lentement possession de l’horizon. -Les constellations s’éteignaient comme des chandelles soufflées l’une après l’autre. -Il n’y avait plus que la résistance de quelques grosses étoiles. +Le clair du crépuscule prenait lentement possession de l’horizon. +Les constellations s’éteignaient comme des chandelles soufflées l’une après l’autre. +Il n’y avait plus que la résistance de quelques grosses étoiles. Le profond chant de l’infini sortait de la mer. -Le poêle n’était pas tout à fait éteint. -Le petit jour devenait peu à peu le grand jour. -Le garçon dormait moins que la fille. +Le poêle n’était pas tout à fait éteint. +Le petit jour devenait peu à peu le grand jour. +Le garçon dormait moins que la fille. Il y avait en lui du veilleur et du gardien. -Un bruit de serrure fouillée par une clef lui fit dresser le cou. +Un bruit de serrure fouillée par une clef lui fit dresser le cou. La porte tourna, le marchepied bascula. -Il monta les trois degrés, sa lanterne éteinte à la main. -En même temps un piétinement de quatre pattes escalada lestement le marchepied. -C’était Homo, suivant Ursus, et, lui aussi, rentrant chez lui. -Le garçon réveillé eut un certain sursaut. -Il se décida, et fit son entrée. +Il monta les trois degrés, sa lanterne éteinte à la main. +En même temps un piétinement de quatre pattes escalada lestement le marchepied. +C’était Homo, suivant Ursus, et, lui aussi, rentrant chez lui. +Le garçon réveillé eut un certain sursaut. +Il se décida, et fit son entrée. Ursus venait de raccrocher la lanterne au clou du plafond. Il ne regardait rien et semblait ne rien voir. -Sa prunelle était vitreuse. +Sa prunelle était vitreuse. Quelque chose de profond remuait dans son esprit. -Il s’écria : — Décidément heureuse ! -La malice inconnue l’avait fourrée sous deux pieds de neige. -Comme elle était froide ! -J’ai touché la main, une pierre. +Il s’écria : — Décidément heureuse ! +La malice inconnue l’avait fourrée sous deux pieds de neige. +Comme elle était froide ! +J’ai touché la main, une pierre. Quel silence dans les yeux ! -Comment peut-on être assez bête pour mourir en laissant un enfant derrière soi ! -Ça ne va pas être commode à présent de tenir trois dans cette boîte-ci. -Voilà que j’ai de la famille à présent ! -Tandis qu’Ursus parlait, Homo s’était glissé près du poêle. -La main de la petite endormie pendait entre le poêle et le coffre. -Le loup se mit à lécher cette main. -Il la léchait si doucement que la petite ne s’éveilla pas. -Je serai le père et tu seras l’oncle. +Comment peut-on être assez bête pour mourir en laissant un enfant derrière soi ! +Ça ne va pas être commode à présent de tenir trois dans cette boîte-ci. +Voilà que j’ai de la famille à présent ! +Tandis qu’Ursus parlait, Homo s’était glissé près du poêle. +La main de la petite endormie pendait entre le poêle et le coffre. +Le loup se mit à lécher cette main. +Il la léchait si doucement que la petite ne s’éveilla pas. +Je serai le père et tu seras l’oncle. D’ailleurs Homo veut bien. Je voudrais savoir qui est responsable de cette morte. Sont-ce les hommes ? ou... -Son regard, en se relevant, rencontra le visage du garçon réveillé qui l’écoutait. -Ursus l’interpella brusquement : — Qu’as-tu à rire ? -Le garçon répondit : — Je ne ris pas. +Son regard, en se relevant, rencontra le visage du garçon réveillé qui l’écoutait. +Ursus l’interpella brusquement : — Qu’as-tu à rire ? +Le garçon répondit : — Je ne ris pas. Le grand jour la lui montrait. Je ne ris pas, dit l’enfant. -Ursus eut un tremblement de la tête aux pieds. +Ursus eut un tremblement de la tête aux pieds. Tu ris, te dis-je. -L’enfant répondit : — Je ne sais ce que vous voulez dire. +L’enfant répondit : — Je ne sais ce que vous voulez dire. Ursus reprit : — Depuis quand as-tu ce rire ? -J’ai toujours été ainsi, dit l’enfant. +J’ai toujours été ainsi, dit l’enfant. Voyons Conquest, murmura-t-il. -C’était une liasse in-folio, reliée en parchemin mou. +C’était une liasse in-folio, reliée en parchemin mou. De Denasatis. — C’est ici. C’est bien cela. -Restons à la surface. -La petite fille se réveilla. +Restons à la surface. +La petite fille se réveilla. Son bonjour fut un cri. Allons, nourrice, donne le sein, dit Ursus. -La petite s’était dressée sur son séant. -Ursus prit sur le poêle la fiole, et la lui donna à sucer. +La petite s’était dressée sur son séant. +Ursus prit sur le poêle la fiole, et la lui donna à sucer. En ce moment le soleil se levait. -Il était à fleur de l’horizon. -Les prunelles restaient immobiles, les paupières aussi. +Il était à fleur de l’horizon. +Les prunelles restaient immobiles, les paupières aussi. Tiens, dit Ursus, elle est aveugle. Il y avait dans ces temps-la un vieux souvenir. -Ce souvenir était lord Linnœus Clancharlie. -Aussi était-il couvert du ridicule qui s'attache naturellement à cette sorte d’enfantillage. -Il s’était retiré en Suisse. -Il habitait une espèce de haute masure au bord du lac de Genève. -Il était rare qu’un passant le rencontrât. -Cet homme était hors de son pays, presque hors de son siècle. +Ce souvenir était lord Linnœus Clancharlie. +Aussi était-il couvert du ridicule qui s'attache naturellement à cette sorte d’enfantillage. +Il s’était retiré en Suisse. +Il habitait une espèce de haute masure au bord du lac de Genève. +Il était rare qu’un passant le rencontrât. +Cet homme était hors de son pays, presque hors de son siècle. Sorte de silhouette d’un fou. Quelques-uns riaient tout haut. D’autres s’indignaient. -On comprend que les hommes sérieux fussent choqués par une telle insolence d’isolement. -Circonstance atténuante : lord Clancharlie n’avait jamais eu d’esprit. +On comprend que les hommes sérieux fussent choqués par une telle insolence d’isolement. +Circonstance atténuante : lord Clancharlie n’avait jamais eu d’esprit. Tout le monde en tombait d’accord. -Il est désagréable de voir les gens pratiquer l’obstination. -Ces opiniâtretés ressemblent à des reproches, et l’on a raison d’en rire. -Et puis, en somme, ces entêtements, ces escarpements, sont-ce des vertus ? -C’est plutôt parade qu’autre chose. -Pourquoi ces exagérations de solitude et d’exil ? +Il est désagréable de voir les gens pratiquer l’obstination. +Ces opiniâtretés ressemblent à des reproches, et l’on a raison d’en rire. +Et puis, en somme, ces entêtements, ces escarpements, sont-ce des vertus ? +C’est plutôt parade qu’autre chose. +Pourquoi ces exagérations de solitude et d’exil ? Ne rien outrer est la maxime du sage. -La vraie vertu, c’est d’être raisonnable. -Ce qui tombe a dû tomber, ce qui réussit a dû réussir. -La providence a ses motifs ; elle couronne qui le mérite. -Avez-vous la prétention de vous y connaître mieux qu’elle ? -Que deviendrait l’état si personne ne consentait à servir ? -Tout s’arrêterait donc ? +La vraie vertu, c’est d’être raisonnable. +Ce qui tombe a dû tomber, ce qui réussit a dû réussir. +La providence a ses motifs ; elle couronne qui le mérite. +Avez-vous la prétention de vous y connaître mieux qu’elle ? +Que deviendrait l’état si personne ne consentait à servir ? +Tout s’arrêterait donc ? Garder sa place est d’un bon citoyen. -Sachez sacrifier vos préférences secrètes. -Les emplois veulent être tenus. -Il faut bien que quelqu’un se dévoue. -Être fidèle aux fonctions publiques est une fidélité. -La retraite des fonctionnaires serait la paralysie de l’état. +Sachez sacrifier vos préférences secrètes. +Les emplois veulent être tenus. +Il faut bien que quelqu’un se dévoue. +Être fidèle aux fonctions publiques est une fidélité. +La retraite des fonctionnaires serait la paralysie de l’état. Vous vous bannissez, c’est pitoyable. -Est-ce un exemple ? quelle vanité ! -Est-ce un défi ? quelle audace ! +Est-ce un exemple ? quelle vanité ! +Est-ce un défi ? quelle audace ! Quel personnage vous croyez-vous donc ? -Apprenez que nous vous valons Nous ne désertons pas, nous. -Mais nous aimons mieux être des gens intelligents. -Parce que je suis Trimalcion, vous ne me croyez pas capable d’être Caton ! -Angleterre était hors de Cromwell. -Sous la république beaucoup de faits irréguliers s’étaient produits. -Enfin, on était sorti de cet odieux régime, et l’Angleterre avait son pardon. -Charles 2, indulgent, avait donné la Déclaration de Bréda. +Apprenez que nous vous valons Nous ne désertons pas, nous. +Mais nous aimons mieux être des gens intelligents. +Parce que je suis Trimalcion, vous ne me croyez pas capable d’être Caton ! +Angleterre était hors de Cromwell. +Sous la république beaucoup de faits irréguliers s’étaient produits. +Enfin, on était sorti de cet odieux régime, et l’Angleterre avait son pardon. +Charles 2, indulgent, avait donné la Déclaration de Bréda. Angleterre faillit son mea culpa, et respirait. -L’esprit d’indiscipline s’était dissipé, la loyauté se reconstituait. -Être de bons sujets était désormais l’ambition unique. -Droit, Liberté, Procès ; on riait de ces emphases. -Le retour au bon sens était admirable ; l’Angleterre avait rêvé. -Quel bonheur d’être hors de ces égarements ! -Y a-t-il rien de plus insensé ? -Où en serait-on si le premier venu avait des droits ? +L’esprit d’indiscipline s’était dissipé, la loyauté se reconstituait. +Être de bons sujets était désormais l’ambition unique. +Droit, Liberté, Procès ; on riait de ces emphases. +Le retour au bon sens était admirable ; l’Angleterre avait rêvé. +Quel bonheur d’être hors de ces égarements ! +Y a-t-il rien de plus insensé ? +Où en serait-on si le premier venu avait des droits ? Se figure-t-on tout le monde gouvernant ? -S’imagine-t-on la cité menée par les citoyens ? +S’imagine-t-on la cité menée par les citoyens ? Les citoyens sont un attelage, et l’attelage n’est pas le cocher. Mettre aux voix, c’est jeter aux vents. -Voulez-vous faire flotter les états comme les nuées ? -Le désordre ne construit pas l’ordre. -Si le chaos est l’architecte, l’édifice sera Babel. -Et puis quelle tyrannie que cette prétendue liberté ! +Voulez-vous faire flotter les états comme les nuées ? +Le désordre ne construit pas l’ordre. +Si le chaos est l’architecte, l’édifice sera Babel. +Et puis quelle tyrannie que cette prétendue liberté ! Je veux m’amuser, moi, et non gouverner. Voter m’ennuie ; je veux danser. Quelle providence qu’un prince qui se charge de tout ! -Certes, ce roi est généreux de se donner pour nous cette peine ! -Et puis, il est élevé là-dedans, il sait ce que c’est. +Certes, ce roi est généreux de se donner pour nous cette peine ! +Et puis, il est élevé là-dedans, il sait ce que c’est. C’est son affaire. -La paix, la guerre, la législation, les finances, est-ce que cela regarde les peuples ? -Être contribuable, et être soldat, est-ce que ce n’est pas assez ? -On règne pour lui. -Il faut bien qu’il rétribue ce service. -Le peuple donne son sang et son argent, moyennant quoi on le mène. -Vouloir se conduire lui-même, quelle idée bizarre ! un guide lui est nécessaire. -Étant ignorant, le peuple est aveugle. +La paix, la guerre, la législation, les finances, est-ce que cela regarde les peuples ? +Être contribuable, et être soldat, est-ce que ce n’est pas assez ? +On règne pour lui. +Il faut bien qu’il rétribue ce service. +Le peuple donne son sang et son argent, moyennant quoi on le mène. +Vouloir se conduire lui-même, quelle idée bizarre ! un guide lui est nécessaire. +Étant ignorant, le peuple est aveugle. Est-ce que l’aveugle n’a pas un chien ? Mais pourquoi le peuple est-il ignorant ? parce qu’il faut qu’il le soit. L’ignorance est gardienne de la vertu. -De là l’innocence. +De là l’innocence. Qui lit pense, qui pense raisonne. Ne pas raisonner, c’est le devoir ; c’est aussi le bonheur. -Ces vérités sont incontestables. -La société est assise dessus. -Ainsi s’étaient rétablies les saines doctrines sociales en Angleterre. -Ainsi la nation s’était réhabilitée. -En même temps on revenait à la belle littérature. -On dédaignait Shakespeare et l’on admirait Dryden. +Ces vérités sont incontestables. +La société est assise dessus. +Ainsi s’étaient rétablies les saines doctrines sociales en Angleterre. +Ainsi la nation s’était réhabilitée. +En même temps on revenait à la belle littérature. +On dédaignait Shakespeare et l’on admirait Dryden. Tout reprenait sa place. -Dryden en haut, Shakespeare en bas, Charles 2 sur le trône, Cromwell au gibet. -Angleterre se relevait des hontes et des extravagances du passé. -Que de tels bienfaits pussent être méconnus, cela est difficile à croire. -Lord Linnœus Clancharlie avait fait aux honnêtes gens ce chagrin. +Dryden en haut, Shakespeare en bas, Charles 2 sur le trône, Cromwell au gibet. +Angleterre se relevait des hontes et des extravagances du passé. +Que de tels bienfaits pussent être méconnus, cela est difficile à croire. +Lord Linnœus Clancharlie avait fait aux honnêtes gens ce chagrin. Bouder le bonheur de sa patrie, quelle aberration ! -L’excuser était impossible ; les plus bienveillants l’abandonnaient. -Évidemment lord Clancharlie était convaincu, c’est-à-dire idiot. -L’explication des indulgents flottait entre obstination puérile et opiniâtreté sénile. -Les sévères, les justes, allaient plus loin. -Ils flétrissaient ce relaps. -L’imbécillité a des droits ; mais elle a des limites. -On peut être une brute, on ne doit pas être un rebelle. -Et puis, qu’était-ce après tout que lord Clancharlie ? un transfuge. -Il avait quitté son camp, l’aristocratie, pour aller au camp opposé, le peuple. -Ce fidèle était un traître. -Mais qu’est-ce que cela prouve ? qu’il était un niais. -Traître et dupe en même temps, cela se voit. -La brièveté d’esprit de ce Clancharlie était inimaginable. -Il était resté dans l’éblouissement de la fantasmagorie révolutionnaire. -Il s’était laissé mettre dedans par la république, et dehors. -Il faisait affront à son pays. -Pure félonie que son attitude ! -Être absent, c’est être injurieux. -Il semblait se tenir à l’écart du bonheur public comme d’une peste. -Il traitait la royauté comme une contagion. -Ce serait odieux si ce n’était pas bouffon. -Telle est la gloire d’un anglais fidèle. -Il avait l’infatuation et l’immobilité de l’exil. +L’excuser était impossible ; les plus bienveillants l’abandonnaient. +Évidemment lord Clancharlie était convaincu, c’est-à-dire idiot. +L’explication des indulgents flottait entre obstination puérile et opiniâtreté sénile. +Les sévères, les justes, allaient plus loin. +Ils flétrissaient ce relaps. +L’imbécillité a des droits ; mais elle a des limites. +On peut être une brute, on ne doit pas être un rebelle. +Et puis, qu’était-ce après tout que lord Clancharlie ? un transfuge. +Il avait quitté son camp, l’aristocratie, pour aller au camp opposé, le peuple. +Ce fidèle était un traître. +Mais qu’est-ce que cela prouve ? qu’il était un niais. +Traître et dupe en même temps, cela se voit. +La brièveté d’esprit de ce Clancharlie était inimaginable. +Il était resté dans l’éblouissement de la fantasmagorie révolutionnaire. +Il s’était laissé mettre dedans par la république, et dehors. +Il faisait affront à son pays. +Pure félonie que son attitude ! +Être absent, c’est être injurieux. +Il semblait se tenir à l’écart du bonheur public comme d’une peste. +Il traitait la royauté comme une contagion. +Ce serait odieux si ce n’était pas bouffon. +Telle est la gloire d’un anglais fidèle. +Il avait l’infatuation et l’immobilité de l’exil. Il se satisfaisait avec des phrases creuses. -Cet homme était ankylosé par l’orgueil. -Les mots, conscience, dignité, etc., sont des mots après tout. +Cet homme était ankylosé par l’orgueil. +Les mots, conscience, dignité, etc., sont des mots après tout. Il faut voir le fond. Ce fond, Clancharlie ne l’avait pas vu. -De là des dégoûts absurdes. -On n’est pas homme d’état avec ces délicatesses. -L’excès de conscience dégénère en infirmité. -Méfiez-vous des scrupules. -La fidélité déraisonnable se descend comme un escalier de cave. -Les habiles remontent, les naïfs restent. -Il ne faut pas laisser légèrement sa conscience s’engager dans le farouche. -De transition en transition on arrive aux nuances foncées de la pudeur politique. +De là des dégoûts absurdes. +On n’est pas homme d’état avec ces délicatesses. +L’excès de conscience dégénère en infirmité. +Méfiez-vous des scrupules. +La fidélité déraisonnable se descend comme un escalier de cave. +Les habiles remontent, les naïfs restent. +Il ne faut pas laisser légèrement sa conscience s’engager dans le farouche. +De transition en transition on arrive aux nuances foncées de la pudeur politique. Alors on est perdu. -C’était là l’aventure de lord Clancharlie. -Les principes finissent par être un gouffre. -On parlait quelquefois à Londres de cet absent. -C’était, devant l’opinion publique, à peu près un accusé. +C’était là l’aventure de lord Clancharlie. +Les principes finissent par être un gouffre. +On parlait quelquefois à Londres de cet absent. +C’était, devant l’opinion publique, à peu près un accusé. On plaidait le pour et le contre. -La cause entendue, le bénéfice de la stupidité lui était acquis. -Beaucoup d’anciens zélés de l’ex-république avaient fait adhésion aux Stuarts. +La cause entendue, le bénéfice de la stupidité lui était acquis. +Beaucoup d’anciens zélés de l’ex-république avaient fait adhésion aux Stuarts. Ce dont on doit les louer. Naturellement ils le calomniaient un peu. -Les entêtés sont importuns aux complaisants. -Clancharlie se bornait à un imperceptible haussement d’épaules, signe de profond abrutissement. -Charles 2, bon homme, le dédaigna. -Les bonnes vieilles mœurs faisaient leur rentrée, les jolies femmes régnaient et gouvernaient. -Il ne comprenait pas l’utilité des vices. -Règle : N’extirpez point les vices, si vous voulez avoir des femmes charmantes. -Autrement vous ressembleriez aux imbéciles qui détruisent les chenilles tout en raffolant des papillons. -Telle est la bêtise de l’ouragan, et du peuple. -Sous Jacques 2, l’étranglement commença. -Étranglement nécessaire de ce qui restait de la révolution. -Jacques 2 eut l’ambition louable d’être un roi efficace. -Il fut un plus réel reconstructeur de l’autorité. -À ces sévérités protectrices, on reconnaît le père de l’état. -Il confia la main de justice à Jeffrys, et l’épée à Kirke. +Les entêtés sont importuns aux complaisants. +Clancharlie se bornait à un imperceptible haussement d’épaules, signe de profond abrutissement. +Charles 2, bon homme, le dédaigna. +Les bonnes vieilles mœurs faisaient leur rentrée, les jolies femmes régnaient et gouvernaient. +Il ne comprenait pas l’utilité des vices. +Règle : N’extirpez point les vices, si vous voulez avoir des femmes charmantes. +Autrement vous ressembleriez aux imbéciles qui détruisent les chenilles tout en raffolant des papillons. +Telle est la bêtise de l’ouragan, et du peuple. +Sous Jacques 2, l’étranglement commença. +Étranglement nécessaire de ce qui restait de la révolution. +Jacques 2 eut l’ambition louable d’être un roi efficace. +Il fut un plus réel reconstructeur de l’autorité. +À ces sévérités protectrices, on reconnaît le père de l’état. +Il confia la main de justice à Jeffrys, et l’épée à Kirke. Kirke multipliait les exemples. -Les supplices recommencés sont un grand signe de force dans le pouvoir. -Lord Linnœus Clancharlie n’avait pas toujours été vieux et proscrit. +Les supplices recommencés sont un grand signe de force dans le pouvoir. +Lord Linnœus Clancharlie n’avait pas toujours été vieux et proscrit. Il avait eu sa phase de jeunesse et de passion. -Défiez-vous de la ceinture mal attachée. +Défiez-vous de la ceinture mal attachée. Male prænictum juvenem cavete. -Lord Clancharlie avait eu, comme Cromwell, ses incorrections et ses irrégularités. +Lord Clancharlie avait eu, comme Cromwell, ses incorrections et ses irrégularités. On lui connaissait un enfant naturel, un fils. -C’est pourquoi il n’avait jamais vu ce père qu’il avait. -Ce bâtard de lord Clancharlie avait grandi page à la cour de Charles -Après quoi il prospéra sous Jacques +C’est pourquoi il n’avait jamais vu ce père qu’il avait. +Ce bâtard de lord Clancharlie avait grandi page à la cour de Charles +Après quoi il prospéra sous Jacques Le roi est mort, vive le roi, c’est le non deficit alter, aureus. -Jacques 2 était un roi, et avait la prétention d’être un général. -Il aimait à s’entourer de jeunes officiers. -Il prit en amitié la bonne grâce du jeune lord David. -C’était un bel avancement. +Jacques 2 était un roi, et avait la prétention d’être un général. +Il aimait à s’entourer de jeunes officiers. +Il prit en amitié la bonne grâce du jeune lord David. +C’était un bel avancement. On est douze gentilshommes, et l’on se relaie. -Cet huissier, sous Jacques 2, était le chevalier Duppa. -La cour d’Angleterre, magnifique, est un patron d’hospitalité. -Lord David présida, comme l’un des douze, aux tables et réceptions. -Sa personne ressemblait à sa qualité. -Il était de haute taille comme de haute naissance. -Créer un pair, c’est beaucoup. -C’est créer une pairie, cela fait des jaloux. -Jacques 2, par politique, créait difficilement des pairies, mais les transférait volontiers. -Une pairie transférée ne produit pas d’émoi. +Cet huissier, sous Jacques 2, était le chevalier Duppa. +La cour d’Angleterre, magnifique, est un patron d’hospitalité. +Lord David présida, comme l’un des douze, aux tables et réceptions. +Sa personne ressemblait à sa qualité. +Il était de haute taille comme de haute naissance. +Créer un pair, c’est beaucoup. +C’est créer une pairie, cela fait des jaloux. +Jacques 2, par politique, créait difficilement des pairies, mais les transférait volontiers. +Une pairie transférée ne produit pas d’émoi. C’est simplement un nom qui continue. -La lordship en est peu troublée. -Cette occasion se présenta. -Conjectures et légendes probablement. -Ces dires, fort vagues, ressemblaient plutôt à des bruits qu’à des faits. -Possibilités, sans doute, mais invraisemblances. +La lordship en est peu troublée. +Cette occasion se présenta. +Conjectures et légendes probablement. +Ces dires, fort vagues, ressemblaient plutôt à des bruits qu’à des faits. +Possibilités, sans doute, mais invraisemblances. Lisez, si vous voulez, on savait trop pourquoi. On appelait cette petite la duchesse Josiane. -La mode anglaise était alors aux noms espagnols. -Un des bâtards de Charles 2 s’appelait Carlos, comte de Plymouth. -Il est probable que Josiane était la contraction de Josefa y Ana. -Cependant peut-être y avait-il Josiane comme il y avait Josias. +La mode anglaise était alors aux noms espagnols. +Un des bâtards de Charles 2 s’appelait Carlos, comte de Plymouth. +Il est probable que Josiane était la contraction de Josefa y Ana. +Cependant peut-être y avait-il Josiane comme il y avait Josias. Un des gentilshommes de Henri 3 se nommait Josias du Passage. -C’est à cette petite duchesse que le roi donnait la pairie de Clancharlie. -Elle était pairesse en attendant qu’il y eût un pair. +C’est à cette petite duchesse que le roi donnait la pairie de Clancharlie. +Elle était pairesse en attendant qu’il y eût un pair. Le pair serait son mari. -Le même lord Wellington était duc espagnol de Ciudad-Rodrigo, et comte portugais de Vimeira. -Les terres des lords Clancharlie étaient toutes nobles. -Outre l’héritage Clancharlie, lady Josiane avait sa fortune personnelle. +Le même lord Wellington était duc espagnol de Ciudad-Rodrigo, et comte portugais de Vimeira. +Les terres des lords Clancharlie étaient toutes nobles. +Outre l’héritage Clancharlie, lady Josiane avait sa fortune personnelle. Madame sans queue, cela veut dire Madame tout court. -Après avoir prospéré sous Charles et Jacques, lord David prospéra sous Guillaume. -Son jacobisme n’alla point jusqu’à suivre Jacques 2 en exil. -Il y devint ce qu’on appelait alors « capitaine de frégate légère ». -Lord David chantait des chansons françaises, gaîté élégante qui avait plu à Charles -Il aimait l’éloquence et le beau langage. -Il admirait fort ces boniments célèbres qu’on appelle les Oraisons funèbres de Bossuet. +Après avoir prospéré sous Charles et Jacques, lord David prospéra sous Guillaume. +Son jacobisme n’alla point jusqu’à suivre Jacques 2 en exil. +Il y devint ce qu’on appelait alors « capitaine de frégate légère ». +Lord David chantait des chansons françaises, gaîté élégante qui avait plu à Charles +Il aimait l’éloquence et le beau langage. +Il admirait fort ces boniments célèbres qu’on appelle les Oraisons funèbres de Bossuet. Il s’en tirait en faisant des dettes. -En magnificence, extravagance et nouveauté, il était incomparable. -Dès qu’on le copiait, il changeait sa mode. -À cheval, il portait des bottes aisées de vache retournée, avec éperons. -Se haïssaient-ils ? loin de là. -Mais ce qui ne peut vous échapper n’inspire aucune hâte. +En magnificence, extravagance et nouveauté, il était incomparable. +Dès qu’on le copiait, il changeait sa mode. +À cheval, il portait des bottes aisées de vache retournée, avec éperons. +Se haïssaient-ils ? loin de là. +Mais ce qui ne peut vous échapper n’inspire aucune hâte. Josiane voulait rester libre ; David voulait rester jeune. -Les femmes aussi avaient des succès d’automne, témoin Ninon et Marion. -Tels étaient les modèles. -Josiane et David étaient en coquetterie avec une nuance particulière. +Les femmes aussi avaient des succès d’automne, témoin Ninon et Marion. +Tels étaient les modèles. +Josiane et David étaient en coquetterie avec une nuance particulière. Ils ne s’aimaient pas, ils se plaisaient. -Se côtoyer leur suffisait. -Pourquoi se dépêcher d’en finir ? -Elle avait du goût pour lord David. -Lord David était beau, mais c’était par-dessus le marché. -Elle le trouvait élégant. -Être élégant, c’est tout. -Caliban élégant et magnifique distance Ariel pauvre. +Se côtoyer leur suffisait. +Pourquoi se dépêcher d’en finir ? +Elle avait du goût pour lord David. +Lord David était beau, mais c’était par-dessus le marché. +Elle le trouvait élégant. +Être élégant, c’est tout. +Caliban élégant et magnifique distance Ariel pauvre. Il pariait, boxait, s’endettait. Il lui adressait des sonnets que Josiane lisait quelquefois. -À la cour on admirait le suprême bon goût de cet ajournement. -Josiane, c’était la chair. +À la cour on admirait le suprême bon goût de cet ajournement. +Josiane, c’était la chair. Rien de plus magnifique. -Elle était très grande, trop grande. -Ses cheveux étaient de cette nuance qu’on pourrait nommer le blond pourpre. -Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d’audace et d’esprit. +Elle était très grande, trop grande. +Ses cheveux étaient de cette nuance qu’on pourrait nommer le blond pourpre. +Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d’audace et d’esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. -D’amant, point ; de chasteté, pas davantage. +D’amant, point ; de chasteté, pas davantage. Elle se murait dans l’orgueil. -Elle tenait peu à sa réputation et beaucoup à sa gloire. -Sembler facile et être impossible, voilà le chef-d’œuvre. -Josiane se sentait majesté et matière. -C’était une beauté encombrante. -Elle empiétait plus qu’elle ne charmait. +Elle tenait peu à sa réputation et beaucoup à sa gloire. +Sembler facile et être impossible, voilà le chef-d’œuvre. +Josiane se sentait majesté et matière. +C’était une beauté encombrante. +Elle empiétait plus qu’elle ne charmait. Elle marchait sur les cœurs. Elle dissertait sur Locke. Elle avait de la politesse. -On la soupçonnait de savoir l’arabe. -Être la chair, et être la femme, c’est deux. -Non qu’elle fût insensible. +On la soupçonnait de savoir l’arabe. +Être la chair, et être la femme, c’est deux. +Non qu’elle fût insensible. L’antique comparaison de la chair avec le marbre est absolument fausse. -Elle se fût montrée volontiers à un satyre, ou à un eunuque. +Elle se fût montrée volontiers à un satyre, ou à un eunuque. Elle avait l’aplomb mythologique. -Faire de sa nudité un supplice, éluder un Tantale, l’eût amusée. -Le roi l’avait faite duchesse, et Jupiter néréide. -Double irradiation dont se composait la clarté étrange de cette créature. -À l’admirer on se sentait devenir païen, et laquais. -Son origine, c’était la bâtardise et l’océan. -Elle semblait sortir d’une écume. -Elle était lettrée et savante. -Jamais une passion ne l’avait approchée, et elle les avait sondées toutes. -Elle avait le dégoût des réalisations, et le goût aussi. -Si elle se fût poignardée, ce n’eût été, comme Lucrèce, qu’après. -Toutes les corruptions, à l’état visionnaire, étaient dans cette vierge. -C’était une Astarté possible dans une Diane réelle. -Elle était, par insolence de haute naissance, provocante et inabordable. -Pourtant elle pouvait trouver divertissant de s’arranger à elle-même une chute. -Elle était un peu lourde pour son nuage. -Elle regrettait qu’Hercule fût mort. -Elle vivait dans on ne sait quelle attente d’un idéal lascif et suprême. +Faire de sa nudité un supplice, éluder un Tantale, l’eût amusée. +Le roi l’avait faite duchesse, et Jupiter néréide. +Double irradiation dont se composait la clarté étrange de cette créature. +À l’admirer on se sentait devenir païen, et laquais. +Son origine, c’était la bâtardise et l’océan. +Elle semblait sortir d’une écume. +Elle était lettrée et savante. +Jamais une passion ne l’avait approchée, et elle les avait sondées toutes. +Elle avait le dégoût des réalisations, et le goût aussi. +Si elle se fût poignardée, ce n’eût été, comme Lucrèce, qu’après. +Toutes les corruptions, à l’état visionnaire, étaient dans cette vierge. +C’était une Astarté possible dans une Diane réelle. +Elle était, par insolence de haute naissance, provocante et inabordable. +Pourtant elle pouvait trouver divertissant de s’arranger à elle-même une chute. +Elle était un peu lourde pour son nuage. +Elle regrettait qu’Hercule fût mort. +Elle vivait dans on ne sait quelle attente d’un idéal lascif et suprême. Un beau torse de femme en hydre se termine. -Vertu superbe achevée en vices dans la profondeur des rêves. -C’était la mode. -Qu’on se rappelle Élisabeth. -Élisabeth est plus qu’une anglaise, c’est une anglicane. -Dans la bouche de Sixte-Quint anathématisant Élisabeth, la malédiction tourne au madrigal. +Vertu superbe achevée en vices dans la profondeur des rêves. +C’était la mode. +Qu’on se rappelle Élisabeth. +Élisabeth est plus qu’une anglaise, c’est une anglicane. +Dans la bouche de Sixte-Quint anathématisant Élisabeth, la malédiction tourne au madrigal. Un grand cervello di principeßa, dit-il. -Marie Stuart jouait de l’éventail et Élisabeth de la hache. -Du reste toutes deux rivalisaient en littérature. -Marie Stuart faisait des vers français ; Élisabeth traduisait Horace. -Donc, c’était correct, l’écriture sainte ayant créé le précédent. -Ce qui est biblique peut être anglican. +Marie Stuart jouait de l’éventail et Élisabeth de la hache. +Du reste toutes deux rivalisaient en littérature. +Marie Stuart faisait des vers français ; Élisabeth traduisait Horace. +Donc, c’était correct, l’écriture sainte ayant créé le précédent. +Ce qui est biblique peut être anglican. Pourquoi pas ces mœurs ? Cynisme vaut bien hypocrisie. -Elle en est contrariée, mais fière. -À quoi bon être belle, si l’on n’a pas un magot ? -Marie Stuart avait eu des « bontés » pour un cron, Rizzio. -Marie Thérèse d’Espagne avait été « un peu familière » avec un nègre. -D’où l’abbeße noire. -Et avant Luxembourg, Condé, « ce petit homme tant joli ». -Les belles elles-mêmes pouvaient, sans inconvénient, être contrefaites. -La Vallière était bancale. -Au moral, mêmes déviations. -Presque pas de femme dans les hauts rangs qui ne fût un cas tératologique. -On était femme le jour et goule la nuit. -On allait en grève baiser sur le pieu de fer des têtes fraîches coupées. -Henri 4 s’était caché sous ce vertugadin-là. +Elle en est contrariée, mais fière. +À quoi bon être belle, si l’on n’a pas un magot ? +Marie Stuart avait eu des « bontés » pour un cron, Rizzio. +Marie Thérèse d’Espagne avait été « un peu familière » avec un nègre. +D’où l’abbeße noire. +Et avant Luxembourg, Condé, « ce petit homme tant joli ». +Les belles elles-mêmes pouvaient, sans inconvénient, être contrefaites. +La Vallière était bancale. +Au moral, mêmes déviations. +Presque pas de femme dans les hauts rangs qui ne fût un cas tératologique. +On était femme le jour et goule la nuit. +On allait en grève baiser sur le pieu de fer des têtes fraîches coupées. +Henri 4 s’était caché sous ce vertugadin-là. En outre les belles dames savaient le latin. -C’était, depuis le seizième siècle, une grâce féminine. -Jane Grey avait poussé l’élégance jusqu’à savoir l’hébreu. +C’était, depuis le seizième siècle, une grâce féminine. +Jane Grey avait poussé l’élégance jusqu’à savoir l’hébreu. La duchesse Josiane latinisait. -De plus, autre belle manière, elle était catholique. -Quoique grasse et bien portante, Josiane était, insistons-y, une précieuse parfaite. -L’utilité d’être précieuse, c’est que cela déclasse le genre humain. -On ne lui fait plus l’honneur d’en être. -Avant tout, mettre l’espèce humaine à distance, voilà ce qui importe. -Quand on n’a pas l’Olympe, on prend l’hôtel de Rambouillet. -Junon se résout en Araminte. -Une prétention de divinité non admise crée la mijaurée. -À défaut de coups de tonnerre, on a l’impertinence. +De plus, autre belle manière, elle était catholique. +Quoique grasse et bien portante, Josiane était, insistons-y, une précieuse parfaite. +L’utilité d’être précieuse, c’est que cela déclasse le genre humain. +On ne lui fait plus l’honneur d’en être. +Avant tout, mettre l’espèce humaine à distance, voilà ce qui importe. +Quand on n’a pas l’Olympe, on prend l’hôtel de Rambouillet. +Junon se résout en Araminte. +Une prétention de divinité non admise crée la mijaurée. +À défaut de coups de tonnerre, on a l’impertinence. Le temple se ratatine en boudoir. -Ne pouvant être déesse, on est idole. -La coquette et le pédant sont deux voisins. -Leur adhérence est visible dans le fat. -Le subtil dérive du sensuel. -La gourmandise affecte la délicatesse. -Une grimace dégoûtée sied à la convoitise. -C’est une circonvallation avec fossé. -Toute précieuse a un air de répugnance. -On consentira, mais on méprise. -Josiane avait un for intérieur inquiétant. -Elle se sentait une telle pente à l’impudeur qu’elle était bégueule. -L’excès d’effort pour être chaste la faisait prude. -Être trop sur la défensive, cela indique un secret désir d’attaque. -Qui est farouche n’est pas sévère. -On était à l’aurore du dix-huitième siècle. -Angleterre ébauchait ce qui a été en France la régence. +Ne pouvant être déesse, on est idole. +La coquette et le pédant sont deux voisins. +Leur adhérence est visible dans le fat. +Le subtil dérive du sensuel. +La gourmandise affecte la délicatesse. +Une grimace dégoûtée sied à la convoitise. +C’est une circonvallation avec fossé. +Toute précieuse a un air de répugnance. +On consentira, mais on méprise. +Josiane avait un for intérieur inquiétant. +Elle se sentait une telle pente à l’impudeur qu’elle était bégueule. +L’excès d’effort pour être chaste la faisait prude. +Être trop sur la défensive, cela indique un secret désir d’attaque. +Qui est farouche n’est pas sévère. +On était à l’aurore du dix-huitième siècle. +Angleterre ébauchait ce qui a été en France la régence. Walpole et Dubois se tiennent. On voyait briller Bolingbroke et poindre Richelieu. -Il devait se faire plus tard par les idées. -L’encanaillement, prélude aristocratique, commençait ce que la révolution devait achever. -Elle finit par là. -Au dix-huitième siècle la femme tire le verrou sur le mari. -Elle s’enferme dans l’éden avec Satan. +Il devait se faire plus tard par les idées. +L’encanaillement, prélude aristocratique, commençait ce que la révolution devait achever. +Elle finit par là. +Au dix-huitième siècle la femme tire le verrou sur le mari. +Elle s’enferme dans l’éden avec Satan. La fille souveraine et la femme sujette, telles sont les vieilles coutumes anglaises. -Josiane différait le plus qu’elle pouvait l’heure de cette sujétion. -Josiane agréait et éconduisait lord David. -L’épousaille, solution désolante de clarté. +Josiane différait le plus qu’elle pouvait l’heure de cette sujétion. +Josiane agréait et éconduisait lord David. +L’épousaille, solution désolante de clarté. La livraison d’une femme par un notaire, quelle platitude ! -Prosaïser le lit jusqu’à le rendre décent, conçoit-on rien de plus grossier ? +Prosaïser le lit jusqu’à le rendre décent, conçoit-on rien de plus grossier ? Quarante ans, c’est une heure qui sonne. Il ne s’en apercevait pas. Et de fait, il avait toujours l’air de ses trente ans. -Il trouvait plus amusant de désirer Josiane que de la posséder. -Il en possédait d’autres ; il avait des femmes. -Josiane de son côté avait des songes. -Les songes étaient pires. -Ses prunelles étaient faites d’amour et de haine, de bonheur et de malheur. -Le jour et la nuit étaient mêlés dans son regard. -Son ambition était ceci : se montrer capable de l’impossible. -Vous autres, c’était le genre humain. -Elle était papiste à fleur de peau. -Son catholicisme ne dépassait point la quantité nécessaire pour l’élégance. -Ce serait du puséysme aujourd’hui. +Il trouvait plus amusant de désirer Josiane que de la posséder. +Il en possédait d’autres ; il avait des femmes. +Josiane de son côté avait des songes. +Les songes étaient pires. +Ses prunelles étaient faites d’amour et de haine, de bonheur et de malheur. +Le jour et la nuit étaient mêlés dans son regard. +Son ambition était ceci : se montrer capable de l’impossible. +Vous autres, c’était le genre humain. +Elle était papiste à fleur de peau. +Son catholicisme ne dépassait point la quantité nécessaire pour l’élégance. +Ce serait du puséysme aujourd’hui. Elle abusait des galons. -Elle mettait parfois une veste de drap passementé comme un bachelier. -Du reste, aucune méchanceté. -Elle était plutôt bonne. +Elle mettait parfois une veste de drap passementé comme un bachelier. +Du reste, aucune méchanceté. +Elle était plutôt bonne. Josiane s’ennuyait, cela va sans dire. Lord David Dirry-Moir avait une situation magistrale dans la vie joyeuse de Londres. -Nobility et gentry le vénéraient. +Nobility et gentry le vénéraient. Enregistrons une gloire de lord David ; il osait porter ses cheveux. -La réaction contre la perruque commençait. -Risquer sa chevelure, c’était presque risquer sa tête. -L’indignation fut universelle ; pourtant Price Devereux était vicomte Hereford, et pair d’Angleterre. -Il fut insulté, et le fait est que la chose en valait la peine. -Ces choses-là annoncent la fin des sociétés. +La réaction contre la perruque commençait. +Risquer sa chevelure, c’était presque risquer sa tête. +L’indignation fut universelle ; pourtant Price Devereux était vicomte Hereford, et pair d’Angleterre. +Il fut insulté, et le fait est que la chose en valait la peine. +Ces choses-là annoncent la fin des sociétés. Lord David fut honni plus encore que le vicomte Hereford. -Price Devereux avait été le premier, David Dirry-Moir fut le second. -Il est quelquefois plus difficile d’être le second que le premier. -Il faut moins de génie, mais plus de courage. -Cet abîme, ne plus porter perruque, David Dirry-Moir s’y jeta. +Price Devereux avait été le premier, David Dirry-Moir fut le second. +Il est quelquefois plus difficile d’être le second que le premier. +Il faut moins de génie, mais plus de courage. +Cet abîme, ne plus porter perruque, David Dirry-Moir s’y jeta. Elle avait en outre « quelques poils de barbe », dit Misson. -Ces grandes choses le désignaient à l’admiration publique. -Le référee, c’est l’arbitre. -Lady Guinea était un cercle où foisonnait toute la jeune lordship. -Quoique beau, il était du Club des Laids. -Ce club était dédié à la difformité. -Depuis la restauration de Charles 2, les clubs révolutionnaires étaient abolis. -Aux clubs républicains avaient succédé les clubs monarchiques. -On s’y amusait décemment. +Ces grandes choses le désignaient à l’admiration publique. +Le référee, c’est l’arbitre. +Lady Guinea était un cercle où foisonnait toute la jeune lordship. +Quoique beau, il était du Club des Laids. +Ce club était dédié à la difformité. +Depuis la restauration de Charles 2, les clubs révolutionnaires étaient abolis. +Aux clubs républicains avaient succédé les clubs monarchiques. +On s’y amusait décemment. Il y avait le She romps Club. -C’était sa faute. -Les écuyers de ce genre de manège s’appelaient « les sauteurs ». -il y avait le Club des Éclairs de chaleur, métaphoriquement Merry-danses. -C’était la joute des sacrilèges. -L’enfer y était à l’enchère du plus gros blasphème. -On avisait quelque portefaix à large poitrail et à l’air imbécile. -Et là-dessus on pariait. +C’était sa faute. +Les écuyers de ce genre de manège s’appelaient « les sauteurs ». +il y avait le Club des Éclairs de chaleur, métaphoriquement Merry-danses. +C’était la joute des sacrilèges. +L’enfer y était à l’enchère du plus gros blasphème. +On avisait quelque portefaix à large poitrail et à l’air imbécile. +Et là-dessus on pariait. Gogangerdd avait en effet bu le pot de porter. Il y avait le Fun Club. -Fun est, comme cant, comme humour, un mot spécial intraduisible. -Le fun est à la farce ce que le piment est au sel. -Les pauvres diables de la chaumière s’étaient sauvés en chemise. -C’étaient les riches qui faisaient cela aux misérables. +Fun est, comme cant, comme humour, un mot spécial intraduisible. +Le fun est à la farce ce que le piment est au sel. +Les pauvres diables de la chaumière s’étaient sauvés en chemise. +C’étaient les riches qui faisaient cela aux misérables. C’est pourquoi nulle plainte possible. -D’ailleurs c’était de la comédie. -Ces mœurs n’ont pas tout à fait disparu. -Le mohock dépassait le fun. -Faire le mal pour le mal, tel était le programme. +D’ailleurs c’était de la comédie. +Ces mœurs n’ont pas tout à fait disparu. +Le mohock dépassait le fun. +Faire le mal pour le mal, tel était le programme. Le Mohock Club avait ce but grandiose : nuire. -Pour remplir cette fonction, tous les moyens étaient bons. -En devenant mohock, on prêtait serment d’être nuisible. +Pour remplir cette fonction, tous les moyens étaient bons. +En devenant mohock, on prêtait serment d’être nuisible. Tout membre du Mohock Club devait avoir un talent. -Si les yeux étaient crevés, on les lui payait. +Si les yeux étaient crevés, on les lui payait. Les oisifs de Paris en avaient d’autres. -De tout temps la jeunesse s’est amusée. +De tout temps la jeunesse s’est amusée. Les combats de coq lui durent de louables perfectionnements. -C’était merveille de voir lord David habiller un coq pour le combat. +C’était merveille de voir lord David habiller un coq pour le combat. Les coqs se prennent aux plumes comme les hommes aux cheveux. Aussi lord David faisait-il son coq le plus chauve possible. -Lord David assistait aux boxes, et il en était la règle vivante. -Lord David était du petit nombre des arbitres qu’on n’ose rosser. -Personne n’entraînait comme lui. -Le boxeur dont il consentait à être le « traîner » était sûr de vaincre. -Une fois le cyclope adopté, il ne le quittait plus. -Après quoi il déshabillait l’homme, le massait et le couchait. +Lord David assistait aux boxes, et il en était la règle vivante. +Lord David était du petit nombre des arbitres qu’on n’ose rosser. +Personne n’entraînait comme lui. +Le boxeur dont il consentait à être le « traîner » était sûr de vaincre. +Une fois le cyclope adopté, il ne le quittait plus. +Après quoi il déshabillait l’homme, le massait et le couchait. Il veillait sur sa vertu. -Cette sollicitude maternelle apportait sans cesse quelque nouveau perfectionnement à l’éducation du pupille. +Cette sollicitude maternelle apportait sans cesse quelque nouveau perfectionnement à l’éducation du pupille. Rien de plus touchant. Ce n’est pas une petite affaire que de devenir un gentilhomme accompli. -De cette façon, il était libre. +De cette façon, il était libre. On l’appelait Tom-Jim-Jack. -Sous ce nom il était populaire, et fort illustre dans cette crapule. -Il s’encanaillait en maître. +Sous ce nom il était populaire, et fort illustre dans cette crapule. +Il s’encanaillait en maître. Dans l’occasion, il faisait le coup de poing. -Ce côté de sa vie élégante était connu et fort apprécié de lady Josiane. +Ce côté de sa vie élégante était connu et fort apprécié de lady Josiane. Au-dessus de ce couple, il y avait Anne, reine d’Angleterre. -Le première femme venue, c’était la reine Anne. -Elle était gaie, bienveillante, auguste, à peu près. -Son embonpoint était bouffi, sa malice était épaisse, sa bonté était bête. -Elle était tenace et molle. -Chrétienne, elle était hérétique et bigote. -Elle avait une beauté, le cou robuste d’une Niobé. -Le reste de sa personne était mal réussi. -Elle était gauchement coquette, et honnêtement. -Sa peau était blanche et fine, elle la montrait beaucoup. -Sa myopie s’étendait à son esprit. -Il lui échappait des mots qu’il fallait deviner. -C’était un mélange de la bonne femme et de la méchante diablesse. -Elle aimait l’inattendu, ce qui est profondément féminin. -Anne était un échantillon à peine dégrossi de l’Ève universelle. -À cette ébauche était échu ce hasard, le trône. -Son mari était un danois, de race. +Le première femme venue, c’était la reine Anne. +Elle était gaie, bienveillante, auguste, à peu près. +Son embonpoint était bouffi, sa malice était épaisse, sa bonté était bête. +Elle était tenace et molle. +Chrétienne, elle était hérétique et bigote. +Elle avait une beauté, le cou robuste d’une Niobé. +Le reste de sa personne était mal réussi. +Elle était gauchement coquette, et honnêtement. +Sa peau était blanche et fine, elle la montrait beaucoup. +Sa myopie s’étendait à son esprit. +Il lui échappait des mots qu’il fallait deviner. +C’était un mélange de la bonne femme et de la méchante diablesse. +Elle aimait l’inattendu, ce qui est profondément féminin. +Anne était un échantillon à peine dégrossi de l’Ève universelle. +À cette ébauche était échu ce hasard, le trône. +Son mari était un danois, de race. Tory, elle gouvernait par les whighs. En femme, en folle. Elle avait des rages. -Pas de personne plus maladroite pour manier les choses de l’état. -Elle laissait tomber à terre les événements. -Toute sa politique était fêlée. -Elle excellait à faire de grosses catastrophes avec de petites causes. +Pas de personne plus maladroite pour manier les choses de l’état. +Elle laissait tomber à terre les événements. +Toute sa politique était fêlée. +Elle excellait à faire de grosses catastrophes avec de petites causes. Il y avait du sphinx dans cette oie. -Elle ne haïssait point le fun, la farce taquine et hostile. -Si elle eût pu faire Apollon bossu, c’eût été sa joie. -Mais elle l’eût laissé dieu. -Alors, ayant arrangé sa bouche, elle riait. -Elle était très friande des pains d’épice plats de Zélande. -Elle était fière d’être grasse. -Puritaine plutôt qu’autre chose, elle eût pourtant volontiers donné dans les spectacles. -Elle eut une velléité d’Académie de musique, copiée sur celle de France. -Comme Louis 14, elle aimait que son carrosse galopât. -En mille six cent quatre-vingt-quinze, il y avait à Paris trente fours. -Les lois contre l’Irlande émanées de la reine Anne furent atroces. -Elle était humiliée de n’avoir pour parrain que Gilbert, archevêque de Cantorbéry. -Être filleule du pape n’était plus possible en Angleterre. -Un simple primat est un parrain médiocre. +Elle ne haïssait point le fun, la farce taquine et hostile. +Si elle eût pu faire Apollon bossu, c’eût été sa joie. +Mais elle l’eût laissé dieu. +Alors, ayant arrangé sa bouche, elle riait. +Elle était très friande des pains d’épice plats de Zélande. +Elle était fière d’être grasse. +Puritaine plutôt qu’autre chose, elle eût pourtant volontiers donné dans les spectacles. +Elle eut une velléité d’Académie de musique, copiée sur celle de France. +Comme Louis 14, elle aimait que son carrosse galopât. +En mille six cent quatre-vingt-quinze, il y avait à Paris trente fours. +Les lois contre l’Irlande émanées de la reine Anne furent atroces. +Elle était humiliée de n’avoir pour parrain que Gilbert, archevêque de Cantorbéry. +Être filleule du pape n’était plus possible en Angleterre. +Un simple primat est un parrain médiocre. Anne dut s’en contenter. -C’était sa faute. -Pourquoi était-elle protestante ? +C’était sa faute. +Pourquoi était-elle protestante ? Anne suivait, sans conviction et par routine, les traditions de Guillaume. -Il n’y avait de bon mot qu’en français. -Six farthings furent frappés sous son règne. -Fille de Jacques 2, qui était ingénu et féroce, elle était brutale. -Et en même temps au fond elle était douce. +Il n’y avait de bon mot qu’en français. +Six farthings furent frappés sous son règne. +Fille de Jacques 2, qui était ingénu et féroce, elle était brutale. +Et en même temps au fond elle était douce. Contradiction qui n’est qu’apparente. -Une colère la métamorphosait. +Une colère la métamorphosait. Chauffez le sucre, il bouillonnera. -Angleterre aime les femmes régnantes. +Angleterre aime les femmes régnantes. Pourquoi ? la France les exclut. -C’est déjà une raison. -Peut-être même n’y en a-t-il point d’autres. -Pour les historiens anglais, Élisabeth, c’est la grandeur, Anne, c’est la bonté. -Mais rien de délicat dans ces règnes féminins. +C’est déjà une raison. +Peut-être même n’y en a-t-il point d’autres. +Pour les historiens anglais, Élisabeth, c’est la grandeur, Anne, c’est la bonté. +Mais rien de délicat dans ces règnes féminins. Les lignes sont lourdes. -C’est de la grosse grandeur et de la grosse bonté. -À qui la gloire ? au roi. +C’est de la grosse grandeur et de la grosse bonté. +À qui la gloire ? au roi. Qui est magnifique ? le roi. -Et le peuple l’aime d’être si riche. -Le roi reçoit des pauvres un écu et rend aux pauvres un liard. -Qu’il est généreux ! -Le colosse piédestal contemple le pygmée fardeau. +Et le peuple l’aime d’être si riche. +Le roi reçoit des pauvres un écu et rend aux pauvres un liard. +Qu’il est généreux ! +Le colosse piédestal contemple le pygmée fardeau. Que myrmidon est grand ! il est sur mon dos. Seulement ce cheval se transfigure lentement. -Au commencement c’est un âne, à la fin c’est un lion. -Que le lion puisse redevenir baudet, cela étonne, mais cela est. +Au commencement c’est un âne, à la fin c’est un lion. +Que le lion puisse redevenir baudet, cela étonne, mais cela est. Cela se voyait en Angleterre. -On avait repris le bât de l’idolâtrie royaliste. -La Queen Ann, nous venons de le dire, était populaire. +On avait repris le bât de l’idolâtrie royaliste. +La Queen Ann, nous venons de le dire, était populaire. Que faisait-elle pour cela ? rien. -Rien, c’est là tout ce qu’on demande au roi d’Angleterre. -Il reçoit pour ce rien-là une trentaine de millions par an. -Angleterre venait de s’amalgamer l’Écosse. -Angleterre étendait la main vers la Sardaigne et les Baléares. -Angleterre allait lui imposer cette honte de démolir lui-même les fortifications de Dunkerque. +Rien, c’est là tout ce qu’on demande au roi d’Angleterre. +Il reçoit pour ce rien-là une trentaine de millions par an. +Angleterre venait de s’amalgamer l’Écosse. +Angleterre étendait la main vers la Sardaigne et les Baléares. +Angleterre allait lui imposer cette honte de démolir lui-même les fortifications de Dunkerque. En attendant elle avait pris Gibraltar et elle prenait Barcelone. Que de grandes choses accomplies ! Pas un personnage ne manque. Christophe Wren est un Mansart fort passable ; Somers vaut Lamoignon. Grandissez les perruques pourtant, et diminuez les fronts. -Pourtant tout est féminin, et le père Tellier d’Anne s’appelle Sarah Jennings. -Anne apparaît en mille sept cent deux, quand Louis 14 décline. -Détail qu’il faut noter. +Pourtant tout est féminin, et le père Tellier d’Anne s’appelle Sarah Jennings. +Anne apparaît en mille sept cent deux, quand Louis 14 décline. +Détail qu’il faut noter. C’est le roi qu’il faut a la France, disaient les anglais. -La reine Anne en voulait un peu à la duchesse Josiane, pour deux raisons. -Premièrement, parce qu’elle trouvait la duchesse Josiane jolie. -Deuxièmement, parce qu’elle trouvait joli le fiancé de la duchesse Josiane. -Elle lui en voulait d’être sa sœur. +La reine Anne en voulait un peu à la duchesse Josiane, pour deux raisons. +Premièrement, parce qu’elle trouvait la duchesse Josiane jolie. +Deuxièmement, parce qu’elle trouvait joli le fiancé de la duchesse Josiane. +Elle lui en voulait d’être sa sœur. Anne n’aimait pas que les femmes fussent jolies. Elle trouvait cela contraire aux mœurs. -Quant à elle, elle était laide. +Quant à elle, elle était laide. Non par choix pourtant. Une partie de sa religion venait de cette laideur. Josiane, belle et philosophe, importunait la reine. -Pour une reine laide une jolie duchesse n’est pas une sœur agréable. +Pour une reine laide une jolie duchesse n’est pas une sœur agréable. Il y avait un autre grief, la naissance improper de Josiane. -Il y avait là une ressemblance désobligeante. -Josiane avait le droit de dire à Anne : ma mère vaut bien la vôtre. -À la cour on ne le disait pas, mais évidemment on le pensait. -C’était ennuyeux pour la majesté royale. -Quelle idée avait-elle eue de naître ? -À quoi bon une Josiane ? -De certaines parentés sont diminuantes. -Pourtant Anne faisait bon visage à Josiane. -Peut-être l’eût-elle aimée, si elle n’eût été sa sœur. -Il est utile de connaître les actions des personnes, et quelque surveillance est sage. +Il y avait là une ressemblance désobligeante. +Josiane avait le droit de dire à Anne : ma mère vaut bien la vôtre. +À la cour on ne le disait pas, mais évidemment on le pensait. +C’était ennuyeux pour la majesté royale. +Quelle idée avait-elle eue de naître ? +À quoi bon une Josiane ? +De certaines parentés sont diminuantes. +Pourtant Anne faisait bon visage à Josiane. +Peut-être l’eût-elle aimée, si elle n’eût été sa sœur. +Il est utile de connaître les actions des personnes, et quelque surveillance est sage. Ce Barkilphedro avait sous la main ce clavier : Josiane, lord David, la reine. Un homme entre deux femmes. Que de modulations possibles ! -Quel amalgame d’âmes ! -C’était un ancien domestique du duc d’York. -Il avait tâché d’être homme d’église, mais avait échoué. -De sorte que Barkilphedro se trouva entre deux religions l’âme par terre. -Ce n’est point une posture mauvaise pour de certaines âmes reptiles. -De certains chemins ne sont faisables qu’à plat ventre. -Une domesticité obscure, mais nourrissante, fut longtemps toute l’existence de Barkilphedro. -La domesticité, c’est quelque chose, mais il voulait de plus la puissance. -Il allait peut-être y arriver quand Jacques 2 tomba. -Tout était à recommencer. -Barkilphedro, son protecteur Jacques détrôné, ne fut pas tout de suite en guenilles. -Le roi là-bas est momie, le courtisan ici est fantôme. -Être l’ombre d’une ombre, c’est là une maigreur extrême. -Donc Barkilphedro devint famélique. -Alors il prit la qualité d’homme de lettres. -Mais on le repoussait même des cuisines. -Quelquefois il ne savait où coucher. -Qui me tirera de la belle étoile ? disait-il. -Tout ce que la patience dans la détresse a d’intéressant, il l’avait. +Quel amalgame d’âmes ! +C’était un ancien domestique du duc d’York. +Il avait tâché d’être homme d’église, mais avait échoué. +De sorte que Barkilphedro se trouva entre deux religions l’âme par terre. +Ce n’est point une posture mauvaise pour de certaines âmes reptiles. +De certains chemins ne sont faisables qu’à plat ventre. +Une domesticité obscure, mais nourrissante, fut longtemps toute l’existence de Barkilphedro. +La domesticité, c’est quelque chose, mais il voulait de plus la puissance. +Il allait peut-être y arriver quand Jacques 2 tomba. +Tout était à recommencer. +Barkilphedro, son protecteur Jacques détrôné, ne fut pas tout de suite en guenilles. +Le roi là-bas est momie, le courtisan ici est fantôme. +Être l’ombre d’une ombre, c’est là une maigreur extrême. +Donc Barkilphedro devint famélique. +Alors il prit la qualité d’homme de lettres. +Mais on le repoussait même des cuisines. +Quelquefois il ne savait où coucher. +Qui me tirera de la belle étoile ? disait-il. +Tout ce que la patience dans la détresse a d’intéressant, il l’avait. Barkilphedro n’eut plus ni faim, ni froid. Plus tard, les gens de lettres rendirent le tutoiement. -Pour Barkilphedro, être tutoyé, c’était un succès. +Pour Barkilphedro, être tutoyé, c’était un succès. Il en fut ravi. -Il avait ambitionné cette familiarité de haut en bas. +Il avait ambitionné cette familiarité de haut en bas. Lady Josiane me tutoie ! se disait-il. Et il se frottait les mains. Il profita de ce tutoiement pour gagner du terrain. -Tout cela pourtant était précaire. -Barkilphedro visait à une situation. -Une duchesse, c’est à moitié chemin. -Un jour Barkilphedro dit à Josiane : — Votre Grâce voudrait-elle faire mon bonheur ? +Tout cela pourtant était précaire. +Barkilphedro visait à une situation. +Une duchesse, c’est à moitié chemin. +Un jour Barkilphedro dit à Josiane : — Votre Grâce voudrait-elle faire mon bonheur ? Qu’est-ce que tu veux ? demanda Josiane. -Un emploi ! à toi ! -Quelle idée as-tu de demander un emploi ? tu n’es bon à rien. +Un emploi ! à toi ! +Quelle idée as-tu de demander un emploi ? tu n’es bon à rien. C’est pour cela. -Josiane se mit à rire. -Dans les fonctions auxquelles tu n’es pas propre, laquelle désires-tu ? -Celle de déboucheur de bouteilles de l’océan. +Josiane se mit à rire. +Dans les fonctions auxquelles tu n’es pas propre, laquelle désires-tu ? +Celle de déboucheur de bouteilles de l’océan. Le rire de Josiane redoubla. Qu’est-ce que cela ? -Je vais m’amuser à te répondre sérieusement, dit la duchesse. -Qu’est-ce que tu veux être ? -Déboucheur de bouteilles de l’océan. -Tout est possible à la cour. +Je vais m’amuser à te répondre sérieusement, dit la duchesse. +Qu’est-ce que tu veux être ? +Déboucheur de bouteilles de l’océan. +Tout est possible à la cour. Est-ce qu’il y a un emploi comme cela ? Apprends-moi des choses nouvelles. C’est un emploi qui est. -Jure-le-moi sur l’âme que tu n’as pas. +Jure-le-moi sur l’âme que tu n’as pas. Je ne te crois point. -Décacheter les bouteilles de la mer. -Voilà une fonction qui ne doit pas donner grande fatigue. +Décacheter les bouteilles de la mer. +Voilà une fonction qui ne doit pas donner grande fatigue. C’est comme peigner le cheval de bronze. C’est en effet la place qu’il te faut. -Tu es bon à cela. -Vous voyez que je suis propre à quelque chose. -Ah çà ! tu bouffonnes. +Tu es bon à cela. +Vous voyez que je suis propre à quelque chose. +Ah çà ! tu bouffonnes. La place existe-t-elle ? -Barkilphedro prit l’attitude de la gravité déférente. -Votre père a été et votre beau-frère est lord-amiral d’Angleterre. -Sont-ce là les nouveautés que tu viens m’apprendre ? +Barkilphedro prit l’attitude de la gravité déférente. +Votre père a été et votre beau-frère est lord-amiral d’Angleterre. +Sont-ce là les nouveautés que tu viens m’apprendre ? Je sais cela aussi bien que toi. -Mais voici ce que Votre Grâce ne sait pas. -Ces trois choses-là. +Mais voici ce que Votre Grâce ne sait pas. +Ces trois choses-là. Lagon, Flotson, Jetson, appartiennent au lord haut-amiral. -Excepté l’esturgeon, qui appartient au roi. -J’aurais cru, dit Josiane, que tout cela appartenait à Neptune. -Neptune est un imbécile. -Il a tout lâché. -Il a laissé tout prendre aux anglais. -Les prises de mer ; c’est le nom qu’on donne à ces trouvailles-là. +Excepté l’esturgeon, qui appartient au roi. +J’aurais cru, dit Josiane, que tout cela appartenait à Neptune. +Neptune est un imbécile. +Il a tout lâché. +Il a laissé tout prendre aux anglais. +Les prises de mer ; c’est le nom qu’on donne à ces trouvailles-là. C’est la contribution de la mer. -La mer paie impôt à l’Angleterre. -Votre Grâce comprend que de cette façon l’océan crée un bureau. +La mer paie impôt à l’Angleterre. +Votre Grâce comprend que de cette façon l’océan crée un bureau. Le bureau des prises de mer. -Et tu voudrais être l’officier Jetson ? -Et c’est ce que tu appelles être déboucheur de bouteilles de l’océan ? +Et tu voudrais être l’officier Jetson ? +Et c’est ce que tu appelles être déboucheur de bouteilles de l’océan ? Puisque la place existe. -Pourquoi désires-tu cette dernière place plutôt que les deux autres ? +Pourquoi désires-tu cette dernière place plutôt que les deux autres ? Parce qu’elle est vacante en ce moment. En quoi consiste l’emploi ? Je comprends peu ton amphigouri. -La bouteille qui avait donné l’avis fut tenue pour chose importante. -Arrive-t-il souvent de ces bouteilles à l’amirauté ? -Mais c’est égal. -Il y a pour la fonction chambre et logis à l’amirauté. -Et cette manière de ne rien faire, combien la paie-t-on ? -Cent guinées par an. -Tu me déranges pour cela ? +La bouteille qui avait donné l’avis fut tenue pour chose importante. +Arrive-t-il souvent de ces bouteilles à l’amirauté ? +Mais c’est égal. +Il y a pour la fonction chambre et logis à l’amirauté. +Et cette manière de ne rien faire, combien la paie-t-on ? +Cent guinées par an. +Tu me déranges pour cela ? C’est de quoi vivre. -Comme il sied à ceux de ma sorte. -Cent guinées, c’est une fumée. +Comme il sied à ceux de ma sorte. +Cent guinées, c’est une fumée. Ce qui vous fait vivre une minute nous fait vivre un an, nous autres. C’est l’avantage qu’ont les pauvres. Tu auras la place. -Il y a d’abord une chose pressée : c’est d’être ingrat. +Il y a d’abord une chose pressée : c’est d’être ingrat. Barkilphedro n’y manqua point. -Il fallait bien aussi qu’il se vengeât de cela. +Il fallait bien aussi qu’il se vengeât de cela. Quand on n’est fait que de nuit, comment pardonner tant de rayons ? -Barkilphedro était un irlandais qui avait renié l’Irlande ; mauvaise espèce. -Un gros ventre passe pour signe de bonté. -Mais ce ventre s’ajoutait à l’hypocrisie de Barkilphedro. -Car cet homme était très méchant. -Quel âge avait Barkilphedro ? aucun. -L’âge nécessaire à son projet du moment. -Il était leste et lourd ; sorte d’hippopotame singe. -Royaliste, certes ; républicain, qui sait ? catholique, peut-être ; protestant, sans doute. -Pour Stuart, probablement ; pour Brunswick, évidemment. +Barkilphedro était un irlandais qui avait renié l’Irlande ; mauvaise espèce. +Un gros ventre passe pour signe de bonté. +Mais ce ventre s’ajoutait à l’hypocrisie de Barkilphedro. +Car cet homme était très méchant. +Quel âge avait Barkilphedro ? aucun. +L’âge nécessaire à son projet du moment. +Il était leste et lourd ; sorte d’hippopotame singe. +Royaliste, certes ; républicain, qui sait ? catholique, peut-être ; protestant, sans doute. +Pour Stuart, probablement ; pour Brunswick, évidemment. Barkilphedro pratiquait cette sagesse. -Les naufrages sont une des graves préoccupations de l’Angleterre. -La navigation étant sa vie, le naufrage est son souci. -Angleterre a la perpétuelle inquiétude de la mer. +Les naufrages sont une des graves préoccupations de l’Angleterre. +La navigation étant sa vie, le naufrage est son souci. +Angleterre a la perpétuelle inquiétude de la mer. Le dernier titulaire fut William Hussey, de Doddington en Lincoln. -À la vérité, une précaution avait été prise. -Tantôt elles atteignaient la terre assez vite ; tantôt après des années. -Cela dépendait des vents et des courants. -Les emplois de cour sont la goutte d’huile, ils vont toujours s’élargissant. -Élisabeth l’avait voulu ainsi. -À la cour, qui dit confiance dit intrigue, et qui dit intrigue dit croissance. -Ce fonctionnaire avait fini par être un peu un personnage. -Il était clerc, et prenait rang immédiatement après les deux grooms de l’aumônerie. -C’était le cabinet noir de l’océan. -Qu’est-ce que Neptune m’écrit ? -La percée était faite. -Le termite avait réussi. +À la vérité, une précaution avait été prise. +Tantôt elles atteignaient la terre assez vite ; tantôt après des années. +Cela dépendait des vents et des courants. +Les emplois de cour sont la goutte d’huile, ils vont toujours s’élargissant. +Élisabeth l’avait voulu ainsi. +À la cour, qui dit confiance dit intrigue, et qui dit intrigue dit croissance. +Ce fonctionnaire avait fini par être un peu un personnage. +Il était clerc, et prenait rang immédiatement après les deux grooms de l’aumônerie. +C’était le cabinet noir de l’océan. +Qu’est-ce que Neptune m’écrit ? +La percée était faite. +Le termite avait réussi. Barkilphedro approchait la reine. -C’était tout ce qu’il voulait. +C’était tout ce qu’il voulait. Pour faire sa fortune ? -Pour défaire celle des autres. +Pour défaire celle des autres. Nuire, c’est jouir. -Barkilphedro avait cette fixité. -L’adhérence de gueule qu’a le boule-dogue, sa pensée l’avait. +Barkilphedro avait cette fixité. +L’adhérence de gueule qu’a le boule-dogue, sa pensée l’avait. Se sentir inexorable lui donnait un fond de satisfaction sombre. Il grelottait content, dans l’espoir du froid d’autrui. -Être méchant, c’est une opulence. +Être méchant, c’est une opulence. Mauvais pour qui l’endure, bon pour qui le fait. -Qu’était-ce que Barkilphedro ? -L’envie est une chose dont on a toujours le placement à la cour. -Quelle chose rafraîchissante que le mal qu’on vous dit des autres ! -L’envie est une bonne étoffe à faire un espion. -Un moi féroce, c’est là tout l’envieux. -Autres qualités : Barkilphedro était discret, secret, concret. +Qu’était-ce que Barkilphedro ? +L’envie est une chose dont on a toujours le placement à la cour. +Quelle chose rafraîchissante que le mal qu’on vous dit des autres ! +L’envie est une bonne étoffe à faire un espion. +Un moi féroce, c’est là tout l’envieux. +Autres qualités : Barkilphedro était discret, secret, concret. Il gardait tout, et se creusait de sa haine. -Une énorme bassesse implique une énorme vanité. -Tous ses froissements bouillonnaient sans bruit dans sa résignation hostile. -Il était indigné, comme si les coquins avaient ce droit-là. -Il était silencieusement en proie aux furies. -Tout avaler, c’était son talent. -Il était obligeant, empressé, facile, aimable, complaisant. -N’importe qui, et n’importe où, il saluait. -Pour un souffle de vent, il s’inclinait jusqu’à terre. -Avoir un roseau dans la colonne vertébrale, quelle source de fortune ! -Ces êtres cachés et vénéneux ne sont pas si rares qu’on le croit. -Nous vivons entourés de glissements sinistres. -Le rêveur se la pose sans cesse, et le penseur ne la résout jamais. -Barkilphedro avait le corps obèse et le visage maigre. +Une énorme bassesse implique une énorme vanité. +Tous ses froissements bouillonnaient sans bruit dans sa résignation hostile. +Il était indigné, comme si les coquins avaient ce droit-là. +Il était silencieusement en proie aux furies. +Tout avaler, c’était son talent. +Il était obligeant, empressé, facile, aimable, complaisant. +N’importe qui, et n’importe où, il saluait. +Pour un souffle de vent, il s’inclinait jusqu’à terre. +Avoir un roseau dans la colonne vertébrale, quelle source de fortune ! +Ces êtres cachés et vénéneux ne sont pas si rares qu’on le croit. +Nous vivons entourés de glissements sinistres. +Le rêveur se la pose sans cesse, et le penseur ne la résout jamais. +Barkilphedro avait le corps obèse et le visage maigre. Torse gras et face osseuse. -L’œil bridé cachait la petitesse de son regard sous une broussaille de sourcils. +L’œil bridé cachait la petitesse de son regard sous une broussaille de sourcils. Le nez, long, pointu, bossu et mou, s’appliquait presque sur la bouche. -Barkilphedro, convenablement vêtu en empereur, eût un peu ressemblé à Domitien. +Barkilphedro, convenablement vêtu en empereur, eût un peu ressemblé à Domitien. Ces dents avaient l'air de vous regarder. -Les dents regardent, de même que l'œil mord. +Les dents regardent, de même que l'œil mord. Il calomniait ces vertus en les ayant. -En peu de temps Barkilphedro prit pied à la cour. +En peu de temps Barkilphedro prit pied à la cour. Dans le premier cas, on est de l’Olympe. Dans le second cas, on est de la garde-robe. -Héliogabale y vient mourir. +Héliogabale y vient mourir. Alors elle s’appelle les latrines. D’habitude elle est moins tragique. -C’est là qu’Albéroni admire Vendôme. +C’est là qu’Albéroni admire Vendôme. La garde-robe est volontiers le lieu d’audience des personnes royales. -Elle fait fonction de trône. -Le prêtre y pénètre. +Elle fait fonction de trône. +Le prêtre y pénètre. La garde-robe est parfois une succursale du confessionnal. -C’est pourquoi il y a à la cour les fortunes du dessous. +C’est pourquoi il y a à la cour les fortunes du dessous. Ce ne sont pas les moindres. -De Richelieu ôtez le père Joseph, voilà Richelieu presque vide. -Il a de moins le mystère. -L’éminence rouge est superbe, l’éminence grise est terrible. -Être un ver, quelle force! +De Richelieu ôtez le père Joseph, voilà Richelieu presque vide. +Il a de moins le mystère. +L’éminence rouge est superbe, l’éminence grise est terrible. +Être un ver, quelle force! Par exemple, la condition de cette puissance, c’est la petitesse. -Si vous voulez rester fort, restez chétif. -Une de ces fortunes vipérines était échue à Barkilphedro. -Il s’était glissé où il voulait. -Les bêtes plates entrent partout. -Louis 14 avait des punaises dans son lit et des jésuites dans sa politique. +Si vous voulez rester fort, restez chétif. +Une de ces fortunes vipérines était échue à Barkilphedro. +Il s’était glissé où il voulait. +Les bêtes plates entrent partout. +Louis 14 avait des punaises dans son lit et des jésuites dans sa politique. En ce monde tout est pendule. Graviter, c’est osciller. -Un pôle veut l’autre. -François ier veut Triboulet ; Louis 15 veut Lebel. -Il existe une affinité profonde entre cette extrême hauteur et cet extrême abaissement. +Un pôle veut l’autre. +François ier veut Triboulet ; Louis 15 veut Lebel. +Il existe une affinité profonde entre cette extrême hauteur et cet extrême abaissement. C’est l’abaissement qui dirige. -Rien de plus aisé à comprendre. +Rien de plus aisé à comprendre. Qui est dessous tient les fils. Pas de position plus commode. On est l’œil, et on a l’oreille. On est l’œil du gouvernement. On a l’oreille du roi. L’esprit du roi, c’est votre armoire. -Si vous êtes chiffonnier, c’est votre hotte. -Qui ne possède pas sa pensée ne possède pas son action. -Un roi, cela obéit. -À une mauvaise âme quelconque qui du dehors lui bourdonne dans l’oreille. -Mouche sombre de l’abîme. -Un règne est une dictée. -La voix haute, c’est le souverain ; la voix basse, c’est la souveraineté. +Si vous êtes chiffonnier, c’est votre hotte. +Qui ne possède pas sa pensée ne possède pas son action. +Un roi, cela obéit. +À une mauvaise âme quelconque qui du dehors lui bourdonne dans l’oreille. +Mouche sombre de l’abîme. +Un règne est une dictée. +La voix haute, c’est le souverain ; la voix basse, c’est la souveraineté. La reine Anne avait autour d’elle plusieurs de ces voix basses. -Barkilphedro en était une. -Outre la reine, il travaillait, influençait et pratiquait sourdement lady Josiane et lord David. -Nous l’avons dit, il parlait bas à trois oreilles. +Barkilphedro en était une. +Outre la reine, il travaillait, influençait et pratiquait sourdement lady Josiane et lord David. +Nous l’avons dit, il parlait bas à trois oreilles. Une oreille de plus que Dangeau. -Quand Anne eut goûté de Barkilphedro, elle ne voulut pas d’autre flatteur. -Empoisonner de temps en temps la piqûre, c’est le comble de l’art. -Néron aime à voir travailler Locuste. -Un prétexte pour entrer suffit. -Dieu veuille avoir son âne ! murmura Barkilphedro, à demi-voix et en français. +Quand Anne eut goûté de Barkilphedro, elle ne voulut pas d’autre flatteur. +Empoisonner de temps en temps la piqûre, c’est le comble de l’art. +Néron aime à voir travailler Locuste. +Un prétexte pour entrer suffit. +Dieu veuille avoir son âne ! murmura Barkilphedro, à demi-voix et en français. Barkilphedro enregistra ce sourire. -Il en conclut : Mordre plaît. -Congé était donné à sa malice. -À partir de ce jour, il fourra sa curiosité partout, sa malignité aussi. +Il en conclut : Mordre plaît. +Congé était donné à sa malice. +À partir de ce jour, il fourra sa curiosité partout, sa malignité aussi. On le laissait faire, tant on le craignait. Qui fait rire le roi fait trembler le reste. -C’était un puissant drôle. +C’était un puissant drôle. Il faisait chaque jour des pas en avant, sous terre. On avait besoin de Barkilphedro. La cour est un engrenage. Barkilphedro y devint moteur. -Avez-vous remarqué dans certains mécanismes la petitesse de la roue motrice ? -Cette excessive livraison de sa vie intime était une mode au dix-septième siècle. +Avez-vous remarqué dans certains mécanismes la petitesse de la roue motrice ? +Cette excessive livraison de sa vie intime était une mode au dix-septième siècle. Cela s’appelait : donner la clef. -De là des incidents. -Sa marche dans l’ombre était tortueuse, douce et savante. -Il était courtisan né. +De là des incidents. +Sa marche dans l’ombre était tortueuse, douce et savante. +Il était courtisan né. Tout courtisan est un noctambule. -Le courtisan rôde dans cette nuit qu’on appelle la toute-puissance. -Il a une lanterne sourde à la main. -Il éclaire le point qu’il veut, et reste ténébreux. +Le courtisan rôde dans cette nuit qu’on appelle la toute-puissance. +Il a une lanterne sourde à la main. +Il éclaire le point qu’il veut, et reste ténébreux. Ce qu’il trouve, c’est le roi. -Les rois n’aiment pas qu’on prétende être grand autour d’eux. -L’ironie à qui n’est pas eux les charme. -Ces deux hôtels faisaient partie de l’héritage Clancharlie. -Hunkerville-house confinait à Oldgate. +Les rois n’aiment pas qu’on prétende être grand autour d’eux. +L’ironie à qui n’est pas eux les charme. +Ces deux hôtels faisaient partie de l’héritage Clancharlie. +Hunkerville-house confinait à Oldgate. De Hunkerville house, par le vent d’est, on entendait le carillon de Sainte-Marylebone. -Josiane s’y plaisait néanmoins. +Josiane s’y plaisait néanmoins. Sarcler Roquelaure, Triboulet ou Brummel, est presque impossible. -Sarah Jennings est célèbre ; Barkilphedro est inconnu ; sa faveur resta obscure. -Ce nom, Barkilphedro, n’est pas arrivé jusqu’à l’histoire. +Sarah Jennings est célèbre ; Barkilphedro est inconnu ; sa faveur resta obscure. +Ce nom, Barkilphedro, n’est pas arrivé jusqu’à l’histoire. Toutes les taupes ne sont pas prises par le taupier. -On peut être victime de l’omnis res scibilis. -Ce que Barkilphedro avait mis dans son cerveau l’avait laissé vide. +On peut être victime de l’omnis res scibilis. +Ce que Barkilphedro avait mis dans son cerveau l’avait laissé vide. L’esprit, comme la nature, a horreur du vide. La haine pour la haine existe. L’art pour l’art est dans la nature, plus qu’on ne croit. Il faut bien faire quelque chose. La haine gratuite, mot formidable. -Cela veut dire la haine qui est à elle-même son propre paiement. -L’ours vit de se lécher la griffe. +Cela veut dire la haine qui est à elle-même son propre paiement. +L’ours vit de se lécher la griffe. Cette griffe, il faut la ravitailler. Il faut mettre quelque chose dessous. -Une animosité diffuse sur la création épuise, comme toute jouissance solitaire. +Une animosité diffuse sur la création épuise, comme toute jouissance solitaire. La haine sans objet ressemble au tir sans cible. -Ce qui intéresse le jeu, c’est un cœur à percer. -On ne peut pas haïr uniquement pour l’honneur. -Il faut un assaisonnement, un homme, une femme, quelqu’un à détruire. -La pensée est un projectile. +Ce qui intéresse le jeu, c’est un cœur à percer. +On ne peut pas haïr uniquement pour l’honneur. +Il faut un assaisonnement, un homme, une femme, quelqu’un à détruire. +La pensée est un projectile. Une intention et une escopette, cela se ressemble. -Barkilphedro se tenait en arrêt, dirigeant contre la duchesse toute sa méchanceté secrète. -Que vous a fait l’oiseau à qui vous tirez un coup de fusil ? +Barkilphedro se tenait en arrêt, dirigeant contre la duchesse toute sa méchanceté secrète. +Que vous a fait l’oiseau à qui vous tirez un coup de fusil ? C’est pour le manger, dites-vous. -C’est par là qu’elle se croyait forte et qu’elle était faible. -Barkilphedro s’en était rendu compte. -L’inattendu fuse on ne sait d’où. +C’est par là qu’elle se croyait forte et qu’elle était faible. +Barkilphedro s’en était rendu compte. +L’inattendu fuse on ne sait d’où. Les profonds dessous de la vie sont redoutables. Il n’y a point de haine petite. -La haine est toujours énorme. -Elle conserve sa stature dans le plus petit être, et reste monstre. +La haine est toujours énorme. +Elle conserve sa stature dans le plus petit être, et reste monstre. Une haine est toute la haine. -Un éléphant que hait une fourmi est en danger. +Un éléphant que hait une fourmi est en danger. Il ne savait encore ce qu’il ferait contre Josiane. -Mais il était décidé à faire quelque chose. -C’était déjà beaucoup qu’un tel parti pris. -Anéantir Josiane, c’eût été trop de succès. -Il ne l’espérait point. -Quel bénéfice, insistons-y, y avait-il là pour lui ? -Faire du mal à qui nous a fait du bien. +Mais il était décidé à faire quelque chose. +C’était déjà beaucoup qu’un tel parti pris. +Anéantir Josiane, c’eût été trop de succès. +Il ne l’espérait point. +Quel bénéfice, insistons-y, y avait-il là pour lui ? +Faire du mal à qui nous a fait du bien. Qu’est-ce qu’un envieux ? C’est un ingrat. -Il déteste la lumière qui l’éclaire et le réchauffe. -Zoïle hait ce bienfait, Homère. -On peut se pincer à sa tenaille. +Il déteste la lumière qui l’éclaire et le réchauffe. +Zoïle hait ce bienfait, Homère. +On peut se pincer à sa tenaille. Le couteau en se reployant vous coupe les doigts ; qu’importe ! -Être un peu pris dans la torture de Josiane lui eût été égal. +Être un peu pris dans la torture de Josiane lui eût été égal. Parce que l’autre souffre davantage, on ne sent rien. -Voir le supplicié se tordre vous ôte votre douleur. +Voir le supplicié se tordre vous ôte votre douleur. Fais ce qui nuit, advienne que pourra. -La construction du mal d’autrui se complique d’une acceptation de responsabilité obscure. -Ceci n’arrête point le vrai méchant. -Il ressent en joie ce que le patient éprouve en angoisse. -Le supplice se réverbère sur lui en bien-être. -Le duc d’Albe se chauffait les mains aux bûchers. +La construction du mal d’autrui se complique d’une acceptation de responsabilité obscure. +Ceci n’arrête point le vrai méchant. +Il ressent en joie ce que le patient éprouve en angoisse. +Le supplice se réverbère sur lui en bien-être. +Le duc d’Albe se chauffait les mains aux bûchers. Foyer, douleur ; reflet, plaisir. Que de telles transpositions soient possibles, cela fait frissonner. -Notre côté ténèbres est insondable. -Ambition, appétit, tous ces mots signifient quelqu’un sacrifié à quelqu’un satisfait. -Chose triste, que l’espérance puisse être perverse. -En vouloir à une créature, c’est lui vouloir du mal. +Notre côté ténèbres est insondable. +Ambition, appétit, tous ces mots signifient quelqu’un sacrifié à quelqu’un satisfait. +Chose triste, que l’espérance puisse être perverse. +En vouloir à une créature, c’est lui vouloir du mal. Pourquoi pas du bien ? -Serait-ce que le principal versant de notre volonté serait du côté du mal ? -Presque toutes nos convoitises, examinées, contiennent de l’inavouable. +Serait-ce que le principal versant de notre volonté serait du côté du mal ? +Presque toutes nos convoitises, examinées, contiennent de l’inavouable. Ombre de l’homme. -La faculté féminine de dédaigner est extraordinaire. -Un dédain inconscient, involontaire et confiant, c’était là Josiane. -Barkilphedro était pour elle à peu près une chose. -On l’eût bien étonnée, si on lui eût dit que Barkilphedro, cela existait. +La faculté féminine de dédaigner est extraordinaire. +Un dédain inconscient, involontaire et confiant, c’était là Josiane. +Barkilphedro était pour elle à peu près une chose. +On l’eût bien étonnée, si on lui eût dit que Barkilphedro, cela existait. Elle allait, venait et riait, devant cet homme qui la contemplait obliquement. -Lui, pensif, il épiait une occasion. -D’ailleurs il se donnait à lui-même d’excellentes raisons. +Lui, pensif, il épiait une occasion. +D’ailleurs il se donnait à lui-même d’excellentes raisons. Il ne faut pas croire que les coquins ne s’estiment pas. -Comment ! cette Josiane lui avait fait l’aumône ! -Elle l’avait rivé et cloué à une fonction inepte ! -Comment ! cette créature le tutoyait ! +Comment ! cette Josiane lui avait fait l’aumône ! +Elle l’avait rivé et cloué à une fonction inepte ! +Comment ! cette créature le tutoyait ! Et il ne se vengerait pas ! -Et il ne punirait pas cette espèce ! -Ah çà mais ! il n’y aurait donc plus de justice ici-bas ! -Qu’est-ce que ce service lui coûtait d’ailleurs ? -Un service vaut ce qu’il coûte. +Et il ne punirait pas cette espèce ! +Ah çà mais ! il n’y aurait donc plus de justice ici-bas ! +Qu’est-ce que ce service lui coûtait d’ailleurs ? +Un service vaut ce qu’il coûte. Elle avait des chambres de trop dans sa maison. -Est-il heureux de m’avoir trouvée, ce misérable ! +Est-il heureux de m’avoir trouvée, ce misérable ! Quelle amie des arts je suis ! -Josiane avait fait Barkilphedro ce qu’il était. -Elle l’avait créé, soit. -Car il se sentait, dans cette charge ridicule, ployé, ankylosé et contrefait. -Que devait-il à Josiane ? -La reconnaissance du bossu pour sa mère qui l’a fait difforme. +Josiane avait fait Barkilphedro ce qu’il était. +Elle l’avait créé, soit. +Car il se sentait, dans cette charge ridicule, ployé, ankylosé et contrefait. +Que devait-il à Josiane ? +La reconnaissance du bossu pour sa mère qui l’a fait difforme. S’il n’y a pas de quoi grincer de rage ! Ne vous laissez jamais rendre service. -Ne vous laissez pas prendre en flagrant délit d’inanition. -Désormais il était son domestique ! -Une défaillance d’estomac, et vous voilà à la chaîne pour la vie ! -Être obligé, c’est être exploité. +Ne vous laissez pas prendre en flagrant délit d’inanition. +Désormais il était son domestique ! +Une défaillance d’estomac, et vous voilà à la chaîne pour la vie ! +Être obligé, c’est être exploité. C’est ainsi que les riches font prisonnier le pauvre. -Une aumône est irrémédiable. +Une aumône est irrémédiable. Reconnaissance, c’est paralysie. -Le bienfait a une adhérence visqueuse et répugnante qui vous ôte vos libres mouvements. -Vous êtes leur chose. -Ils vous ont acheté. -Combien ? un os, qu’ils ont retiré à leur chien pour vous l’offrir. -Ils vous ont lancé cet os à la tête. -Vous avez été lapidé autant que secouru. -Avez-vous rongé l’os, oui ou non ? +Le bienfait a une adhérence visqueuse et répugnante qui vous ôte vos libres mouvements. +Vous êtes leur chose. +Ils vous ont acheté. +Combien ? un os, qu’ils ont retiré à leur chien pour vous l’offrir. +Ils vous ont lancé cet os à la tête. +Vous avez été lapidé autant que secouru. +Avez-vous rongé l’os, oui ou non ? Vous avez eu aussi votre part de la niche. -Le bienfait implique un sous-entendu d’infériorité acceptée par vous. +Le bienfait implique un sous-entendu d’infériorité acceptée par vous. Ils exigent que vous vous sentiez pauvre diable et que vous les sentiez dieux. Votre diminution les augmente. Votre courbure les redresse. Il y a dans leur son de voix une douce pointe impertinente. -Il leur naît un louveteau, bien, vous composerez un sonnet. -Vous êtes poète pour être plat. -Si ce n’est pas à faire crouler les astres ! +Il leur naît un louveteau, bien, vous composerez un sonnet. +Vous êtes poète pour être plat. +Si ce n’est pas à faire crouler les astres ! Un peu plus, ils vous feraient user leurs vieux souliers ! -Sans même baisser la voix. -Vous entendez, et vous restez mécaniquement aimable. -Du reste, si vous êtes malade, vos maîtres vous envoient le médecin. +Sans même baisser la voix. +Vous entendez, et vous restez mécaniquement aimable. +Du reste, si vous êtes malade, vos maîtres vous envoient le médecin. Dans l’occasion, ils s’informent. Leur escarpement les fait abordables. Ils savent que le plain-pied est impossible. -À force de dédain, ils sont polis. -À table, ils vous font un petit signe de tête. +À force de dédain, ils sont polis. +À table, ils vous font un petit signe de tête. Quelquefois ils savent l’orthographe de votre nom. -Ils vous traitent avec bonté ! +Ils vous traitent avec bonté ! Est-ce assez abominable ! -Certes, il était urgent de châtier la Josiane. -Il fallait lui apprendre à qui elle avait eu affaire ! +Certes, il était urgent de châtier la Josiane. +Il fallait lui apprendre à qui elle avait eu affaire ! Eh bien ! nous vous mangerons le ventre ! -Cette Josiane ! n’était-ce pas monstrueux ? quel mérite avait-elle ? -L’usurpation de ces riches, exécrables élus du hasard, peut-elle aller plus loin ! -En attendant, enfonçons nos griffes dans Josiane. -C’étaient là les rugissements qu’il avait dans l’âme. -Toutes les formes farouches des passions haineuses allaient et venaient dans cette intelligence féroce. +Cette Josiane ! n’était-ce pas monstrueux ? quel mérite avait-elle ? +L’usurpation de ces riches, exécrables élus du hasard, peut-elle aller plus loin ! +En attendant, enfonçons nos griffes dans Josiane. +C’étaient là les rugissements qu’il avait dans l’âme. +Toutes les formes farouches des passions haineuses allaient et venaient dans cette intelligence féroce. Ce coin sombre est aussi dans l’homme. -Cet échafaudage de raisonnements fauves était-il absolument absurde ? cela manquait-il d’un certain jugement ? +Cet échafaudage de raisonnements fauves était-il absolument absurde ? cela manquait-il d’un certain jugement ? Il faut bien le dire, non. Le jugement, c’est le relatif. La justice, c’est l’absolu. -Réfléchissez à la différence entre un juge et un juste. -Les méchants malmènent la conscience avec autorité. +Réfléchissez à la différence entre un juge et un juste. +Les méchants malmènent la conscience avec autorité. Il y a une gymnastique du faux. -Coups de poing sinistres de Satan à Dieu. +Coups de poing sinistres de Satan à Dieu. L’affligeant, c’est que Barkilphedro pressentait un avortement. Barkilphedro manquerait son coup ! -Est-ce assez humiliant quand on est un mécanisme d’hostilité à broyer le monde ! -Dieu a cette manie de dépenser grandement les forces. -Un remuement de montagne aboutit au déplacement d’une taupinière. -Les rois goûtent peu les maladroits. +Est-ce assez humiliant quand on est un mécanisme d’hostilité à broyer le monde ! +Dieu a cette manie de dépenser grandement les forces. +Un remuement de montagne aboutit au déplacement d’une taupinière. +Les rois goûtent peu les maladroits. Pas de contusions ; pas de gourmades laides. -Égorgez tout le monde, ne faites saigner du nez à personne. +Égorgez tout le monde, ne faites saigner du nez à personne. Qui tue est habile, qui blesse est inepte. -Les rois n’aiment pas qu’on éclope leurs domestiques. +Les rois n’aiment pas qu’on éclope leurs domestiques. La cour doit rester propre. Cassez, et remplacez ; c’est bien. Dites du mal, n’en faites point. Ou, si vous en faites, que ce soit en grand. -Poignardez, mais n’égratignez pas. -À moins que l’épingle ne soit empoisonnée. -C’était, rappelons-le, le cas de Barkilphedro. -Tout pygmée haineux est la fiole où est enfermé le dragon de Salomon. -Fiole microscopique, dragon démesuré. +Poignardez, mais n’égratignez pas. +À moins que l’épingle ne soit empoisonnée. +C’était, rappelons-le, le cas de Barkilphedro. +Tout pygmée haineux est la fiole où est enfermé le dragon de Salomon. +Fiole microscopique, dragon démesuré. Condensation formidable attendant l’heure gigantesque de la dilatation. -Ennui consolé par la préméditation de l’explosion. +Ennui consolé par la préméditation de l’explosion. Le contenu est plus grand que le contenant. -Aussi rien n’eût fait lâcher prise à Barkilphedro. +Aussi rien n’eût fait lâcher prise à Barkilphedro. Il attendait son heure. Qu’importe ? il l’attendait. -Quand on est très mauvais, l’amour-propre s’en mêle. -On se passionne à un tel jeu. -On s’éprend de cela comme d’un poëme épique qu’on ferait. -C’est beau d’être la puce d’un lion. -L’altière bête se sent piquée et dépense son énorme colère contre l’atome. -Un tigre rencontré l’ennuierait moins. -Et voilà les rôles changés. -Pourtant, ce n’étaient là pour l’orgueil de Barkilphedro que de demi-apaisements. +Quand on est très mauvais, l’amour-propre s’en mêle. +On se passionne à un tel jeu. +On s’éprend de cela comme d’un poëme épique qu’on ferait. +C’est beau d’être la puce d’un lion. +L’altière bête se sent piquée et dépense son énorme colère contre l’atome. +Un tigre rencontré l’ennuierait moins. +Et voilà les rôles changés. +Pourtant, ce n’étaient là pour l’orgueil de Barkilphedro que de demi-apaisements. Taquiner est quelque chose, torturer vaudrait mieux. -Que pouvait-il espérer de plus, lui si infime contre elle si radieuse ? -Hélas ! rien n’est parfait. -En somme il se résignait. -Ne pouvant mieux, il ne rêvait que la moitié de son rêve. -Faire une farce noire, c’était là un but après tout. +Que pouvait-il espérer de plus, lui si infime contre elle si radieuse ? +Hélas ! rien n’est parfait. +En somme il se résignait. +Ne pouvant mieux, il ne rêvait que la moitié de son rêve. +Faire une farce noire, c’était là un but après tout. Celui qui se venge d’un bienfait, quel homme ! -Barkilphedro était ce colosse. +Barkilphedro était ce colosse. L’ingrat vulgaire est rempli de cendre. -De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. -Fournaise, murée, de haine, de colère, de silence, de rancune, attendant pour combustible Josiane. -Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. -Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage. -Peut-être en était-il un peu amoureux. +De quoi était plein Barkilphedro ? d’une fournaise. +Fournaise, murée, de haine, de colère, de silence, de rancune, attendant pour combustible Josiane. +Jamais un homme n’avait à ce point abhorré une femme sans raison. +Elle était son insomnie, sa préoccupation, son ennui, sa rage. +Peut-être en était-il un peu amoureux. Vouloir ne suffit pas ; il faut pouvoir. Comment s’y prendre ? -Là était la question. -Les chenapans vulgaires font soigneusement le scénario de la coquinerie qu’ils veulent commettre. -De là des combinaisons préliminaires que les méchants profonds dédaignent. -On n’a point de pourparler préalable avec la destinée. -Demain ne nous obéit pas. +Là était la question. +Les chenapans vulgaires font soigneusement le scénario de la coquinerie qu’ils veulent commettre. +De là des combinaisons préliminaires que les méchants profonds dédaignent. +On n’a point de pourparler préalable avec la destinée. +Demain ne nous obéit pas. Le hasard a une certaine indiscipline. -Aussi le guettent-ils pour lui demander sans préambule, d’autorité, et sur-le-champ, sa collaboration. -Ils plongent à pic dans la noirceur. -Brusquer le sort, c’est le génie. -Le vrai scélérat vous frappe comme une fronde, avec le premier caillou venu. -Les malfaiteurs capables comptent sur l’imprévu, cet auxiliaire stupéfait de tant de crimes. -Et, en attendant, savoir à qui l’on a affaire. -Pour Barkilphedro, le terrain était la reine Anne. +Aussi le guettent-ils pour lui demander sans préambule, d’autorité, et sur-le-champ, sa collaboration. +Ils plongent à pic dans la noirceur. +Brusquer le sort, c’est le génie. +Le vrai scélérat vous frappe comme une fronde, avec le premier caillou venu. +Les malfaiteurs capables comptent sur l’imprévu, cet auxiliaire stupéfait de tant de crimes. +Et, en attendant, savoir à qui l’on a affaire. +Pour Barkilphedro, le terrain était la reine Anne. Barkilphedro approchait la reine. -De si près que, parfois, il s’imaginait entendre les monologues de sa majesté. -Quelquefois, il assistait, point compté, aux conversations des deux sœurs. -On ne lui défendait pas le glissement d’un mot. +De si près que, parfois, il s’imaginait entendre les monologues de sa majesté. +Quelquefois, il assistait, point compté, aux conversations des deux sœurs. +On ne lui défendait pas le glissement d’un mot. Il en profitait pour s’amoindrir. -Façon d’inspirer confiance. -Elles y sont, répondit Josiane. -Cette réponse, qui substituait brusquement la philosophie à la religion, déplut. -Si par hasard c’était profond, Anne se sentait choquée. -Ma chère, dit-elle à Josiane, nous parlons de l’enfer comme deux sottes. -Demandons à Barkilphedro ce qu’il en est. -Il doit savoir ces choses-là. +Façon d’inspirer confiance. +Elles y sont, répondit Josiane. +Cette réponse, qui substituait brusquement la philosophie à la religion, déplut. +Si par hasard c’était profond, Anne se sentait choquée. +Ma chère, dit-elle à Josiane, nous parlons de l’enfer comme deux sottes. +Demandons à Barkilphedro ce qu’il en est. +Il doit savoir ces choses-là. Comme diable ? demanda Josiane. -Comme bête, répondit Barkilphedro. -Madame, dit la reine à Josiane, il a plus d’esprit que nous. -Pour un homme comme Barkilphedro, approcher la reine, c’était la tenir. +Comme bête, répondit Barkilphedro. +Madame, dit la reine à Josiane, il a plus d’esprit que nous. +Pour un homme comme Barkilphedro, approcher la reine, c’était la tenir. Il pouvait dire : Je l’ai. -Maintenant il lui fallait la manière de s’en servir. +Maintenant il lui fallait la manière de s’en servir. Il avait pied en cour. -Être posté, c’est superbe. -Aucune chance ne pouvait lui échapper. -Plus d’une fois il avait fait sourire méchamment la reine. -C’était avoir un permis de chasse. -Mais n’y avait-il aucun gibier réservé ? -Premier point à éclaircir. +Être posté, c’est superbe. +Aucune chance ne pouvait lui échapper. +Plus d’une fois il avait fait sourire méchamment la reine. +C’était avoir un permis de chasse. +Mais n’y avait-il aucun gibier réservé ? +Premier point à éclaircir. La reine aimait-elle sa sœur ? Un faux pas peut tout perdre. Avant d’entamer la partie, le joueur regarde ses cartes. @@ -3322,756 +3322,756 @@ Il avait du jeu. Sourde rancune contre le temps, qu’on a en soi. Barkilphedro attachait sur Anne son regard magistral. Il voyait dans la reine comme on voit dans une stagnation. -Le marécage a sa transparence. -Anne n’était qu’une eau trouble. -C’était peu distinct. -Cela avait à peine des contours. -C’étaient des réalités pourtant, mais informes. +Le marécage a sa transparence. +Anne n’était qu’une eau trouble. +C’était peu distinct. +Cela avait à peine des contours. +C’étaient des réalités pourtant, mais informes. La reine pensait ceci. -La reine désirait cela. -Préciser quoi était difficile. -Les transformations confuses qui s’opèrent dans l’eau croupissante sont malaisées à étudier. -La reine, habituellement obscure, avait par instants des échappées bêtes et brusques. -C’était là ce qu’il fallait saisir. +La reine désirait cela. +Préciser quoi était difficile. +Les transformations confuses qui s’opèrent dans l’eau croupissante sont malaisées à étudier. +La reine, habituellement obscure, avait par instants des échappées bêtes et brusques. +C’était là ce qu’il fallait saisir. Il fallait la prendre sur le fait. Du bien, ou du mal ? Barkilphedro se le posa. -Ce problème résolu, on pourrait aller plus loin. +Ce problème résolu, on pourrait aller plus loin. Divers hasards servirent Barkilphedro. -Et surtout sa ténacité au guet. -Cette reine de Prusse avait, elle aussi, une sœur cadette illégitime, la baronne Drika. +Et surtout sa ténacité au guet. +Cette reine de Prusse avait, elle aussi, une sœur cadette illégitime, la baronne Drika. On la dit riche ? -Très riche, répondit l’ambassadeur. +Très riche, répondit l’ambassadeur. Elle a des palais ? Plus magnifiques que ceux de la reine sa sœur. -Qui doit-elle épouser ? -Un très grand seigneur, le comte Gormo. +Qui doit-elle épouser ? +Un très grand seigneur, le comte Gormo. Aussi belle que la reine ? -L’ambassadeur baissa la voix et répondit : — Plus belle. +L’ambassadeur baissa la voix et répondit : — Plus belle. Ce qui est insolent, murmura Barkilphedro. -La reine eut un silence, puis s’écria : — Ces bâtardes ! +La reine eut un silence, puis s’écria : — Ces bâtardes ! Barkilphedro nota ce pluriel. -Comme c’est désagréable ! grommela la reine. -On pouvait nuire à la duchesse sans déplaire à la reine. -Le premier problème était résolu. -Maintenant le deuxième se présentait. -Comment faire pour nuire à la duchesse ? -Quelle ressource pouvait, pour un but si ardu, lui offrir son misérable emploi ? -Indiquons un détail : Josiane « avait le tour ». +Comme c’est désagréable ! grommela la reine. +On pouvait nuire à la duchesse sans déplaire à la reine. +Le premier problème était résolu. +Maintenant le deuxième se présentait. +Comment faire pour nuire à la duchesse ? +Quelle ressource pouvait, pour un but si ardu, lui offrir son misérable emploi ? +Indiquons un détail : Josiane « avait le tour ». En Angleterre avoir le tour ; en France avoir le pour. Favori, c’est pire que prince. Le roi accordait le pour comme le cordon bleu ou la pairie. -Avoir le tour » en Angleterre était moins vaniteux, mais plus réel. -C’était un signe de véritable approche de la personne régnante. -C’était intime et solennel. -Le mystérieux dans le familier. -Le tour ne servait à aucun autre usage. -Sa sonnerie annonçait un message royal. +Avoir le tour » en Angleterre était moins vaniteux, mais plus réel. +C’était un signe de véritable approche de la personne régnante. +C’était intime et solennel. +Le mystérieux dans le familier. +Le tour ne servait à aucun autre usage. +Sa sonnerie annonçait un message royal. On ne voyait pas qui l’apportait. -C’était du reste tout simplement un page de la reine ou du roi. -Leicester avait le tour sous Élisabeth, et Buckingham sous Jacques Ier. +C’était du reste tout simplement un page de la reine ou du roi. +Leicester avait le tour sous Élisabeth, et Buckingham sous Jacques Ier. Josiane l’avait sous Anne, quoique peu favorite. -Pas d’exception plus enviée. -Ce privilège entraînait plus de servilité. -On en était un peu plus valet. -Les privautés permises aux « engaged » ont une frontière aisée à franchir. -Ils s’en abstenaient, ce qui est facile étant de mauvais goût. +Pas d’exception plus enviée. +Ce privilège entraînait plus de servilité. +On en était un peu plus valet. +Les privautés permises aux « engaged » ont une frontière aisée à franchir. +Ils s’en abstenaient, ce qui est facile étant de mauvais goût. Traduction libre : Pas les bourgeoises. -Traduction littérale : Les grandes dames existent. +Traduction littérale : Les grandes dames existent. Une duchesse entre partout. C’est pourquoi lady Josiane vit la boxe. -Les femmes ne voyageaient guère autrement. -C’était signe de gentry. -Cela mettait deux orgueils nationaux en présence. -Aussi les paris dépassaient quarante mille guinées, sans compter les jeux fermes. +Les femmes ne voyageaient guère autrement. +C’était signe de gentry. +Cela mettait deux orgueils nationaux en présence. +Aussi les paris dépassaient quarante mille guinées, sans compter les jeux fermes. Il y avait eu pour ses parieurs gain de douze mille livres sterling. -Outre son front recousu, Helmsgail avait la mâchoire ébréchée. -Il était leste et alerte. -Son adversaire était vaste et large, c’est-à-dire faible. -C’était un homme de quarante ans. +Outre son front recousu, Helmsgail avait la mâchoire ébréchée. +Il était leste et alerte. +Son adversaire était vaste et large, c’est-à-dire faible. +C’était un homme de quarante ans. Il avait six pieds de haut, un poitrail d’hippopotame, et l’air doux. Seulement on sentait qu’il durerait longtemps. -Espèce de rostbeef pas assez cuit, difficile à mordre et impossible à manger. -Ils avaient bu dans le même verre chacun trois doigts de vin de Porto. -Beaucoup s’entendaient admirablement à griser les gens de police. +Espèce de rostbeef pas assez cuit, difficile à mordre et impossible à manger. +Ils avaient bu dans le même verre chacun trois doigts de vin de Porto. +Beaucoup s’entendaient admirablement à griser les gens de police. Chaque profession doit avoir ses talents. -Du côté de Phelem-ghe-madone, colonel Moncreif, arbitre, et Kilter, pour tenir le genou. -Puis ils marchèrent l’un à l’autre et se donnèrent la main. -Phelem-ghe-madone dit à Helmsgail : — J’aimerais mieux m’en aller chez moi. -Nus comme ils étaient, ils avaient froid. +Du côté de Phelem-ghe-madone, colonel Moncreif, arbitre, et Kilter, pour tenir le genou. +Puis ils marchèrent l’un à l’autre et se donnèrent la main. +Phelem-ghe-madone dit à Helmsgail : — J’aimerais mieux m’en aller chez moi. +Nus comme ils étaient, ils avaient froid. Phelem-ghe-madone tremblait. -Docteur Eleanor Sharp, neveu de l’archevêque d’York, leur cria : Tapez-vous, mes drôles. -Cette parole d’aménité les dégela. -Mais ni l’un ni l’autre n’étaient en colère. +Docteur Eleanor Sharp, neveu de l’archevêque d’York, leur cria : Tapez-vous, mes drôles. +Cette parole d’aménité les dégela. +Mais ni l’un ni l’autre n’étaient en colère. On compta trois reprises molles. -Mais les deux référees et les deux parrains, juges tous quatre, maintinrent la règle. +Mais les deux référees et les deux parrains, juges tous quatre, maintinrent la règle. Il faisait pourtant bien froid. On entendit le cri : first blood ! -Le premier sang était réclamé. -On les replaça bien en face l’un de l’autre. -Ils se regardèrent, s’approchèrent, allongèrent les bras, se touchèrent les poings, puis reculèrent. -Tout à coup, Helmsgail, le petit homme, bondit. -Le vrai combat commença. -Phelem-ghe-madone fut frappé en plein front entre les deux sourcils. +Le premier sang était réclamé. +On les replaça bien en face l’un de l’autre. +Ils se regardèrent, s’approchèrent, allongèrent les bras, se touchèrent les poings, puis reculèrent. +Tout à coup, Helmsgail, le petit homme, bondit. +Le vrai combat commença. +Phelem-ghe-madone fut frappé en plein front entre les deux sourcils. Tout son visage ruissela de sang. La foule cria : Helmsgail a fait couler le bordeaux ! -L’honorable Peregrine Berti dit : — Aveuglé. +L’honorable Peregrine Berti dit : — Aveuglé. Mais pas encore aveugle. -Alors Helmsgail entendit de toutes parts éclater cet encouragement : — Bung his peepers ! -Le quasi-géant Phelem-ghe-madone avait les inconvénients de ses avantages ; il se mouvait pesamment. -Son bras était massue, mais son corps était masse. -C’était l’art contre la nature. -C’était le féroce contre le barbare. -Il était clair que le barbare serait battu. -Mais pas très vite. -De là l’intérêt. +Alors Helmsgail entendit de toutes parts éclater cet encouragement : — Bung his peepers ! +Le quasi-géant Phelem-ghe-madone avait les inconvénients de ses avantages ; il se mouvait pesamment. +Son bras était massue, mais son corps était masse. +C’était l’art contre la nature. +C’était le féroce contre le barbare. +Il était clair que le barbare serait battu. +Mais pas très vite. +De là l’intérêt. Un petit contre un grand. La chance est pour le petit. Un chat a raison d’un dogue. Les Goliath sont toujours vaincus par les David. -Et les amis de Helmsgail lui répétaient avec bienveillance l’exhortation : — Crève-lui les quinquets ! -Brusquement baissé et redressé avec une ondulation de reptile, il frappa Phelem-ghe-madone au sternum. +Et les amis de Helmsgail lui répétaient avec bienveillance l’exhortation : — Crève-lui les quinquets ! +Brusquement baissé et redressé avec une ondulation de reptile, il frappa Phelem-ghe-madone au sternum. Le colosse chancela. — Mauvais coup ! cria le vicomte Barnard. -Lord Desertum consulta les référees, et dit : — Il y aura cinq minutes de rond. -Phelem-ghe-madone défaillait. -On était à la onzième passe. +Lord Desertum consulta les référees, et dit : — Il y aura cinq minutes de rond. +Phelem-ghe-madone défaillait. +On était à la onzième passe. Helmsgail n’avait rien. -Un certain tumulte éclatait parmi les gentlemen. -Lord Barnard répétait : — Mauvais coup. +Un certain tumulte éclatait parmi les gentlemen. +Lord Barnard répétait : — Mauvais coup. Pari nul, dit le laird de Lamyrbau. -Je réclame mon enjeu, reprit sir Thomas Colepepyr. +Je réclame mon enjeu, reprit sir Thomas Colepepyr. Cessez le match, cria l’assistance. J’aurai aussi, moi, le droit de donner un mauvais coup. -On cria de toutes parts : — Accordé. -Helmsgail haussa les épaules. -Les cinq minutes passées, la reprise se fit. -Le combat, qui était une agonie pour Phelem-ghe-madone, était un jeu pour Helmsgail. -Quand Phelem-ghe-madone, enfin lâché, releva la tête, il n’avait plus de visage. -On vit à terre quatre dents. -Kilter le reçut sur son genou. -Helmsgail était à peine touché. -Il avait quelques bleus insignifiants et une égratignure à une clavicule. +On cria de toutes parts : — Accordé. +Helmsgail haussa les épaules. +Les cinq minutes passées, la reprise se fit. +Le combat, qui était une agonie pour Phelem-ghe-madone, était un jeu pour Helmsgail. +Quand Phelem-ghe-madone, enfin lâché, releva la tête, il n’avait plus de visage. +On vit à terre quatre dents. +Kilter le reçut sur son genou. +Helmsgail était à peine touché. +Il avait quelques bleus insignifiants et une égratignure à une clavicule. Personne n’avait plus froid. On faisait seize et un quart pour Helmsgail contre Phelem-ghe-madone. Harry de Carleton cria : — Il n’y a plus de Phelem-ghe-madone. -On revit la bouche, et Phelem-ghe-madone ouvrit une paupière. -Les tempes semblaient fêlées. +On revit la bouche, et Phelem-ghe-madone ouvrit une paupière. +Les tempes semblaient fêlées. Encore une reprise, ami, — dit Kilter. Et il ajouta : — Pour l’honneur de la basse ville. Phelem-ghe-madone se releva, Kilter le soutenant. -C’était la vingt-cinquième reprise. +C’était la vingt-cinquième reprise. Il posa sa garde au-dessus du menton, gaucherie de moribond. -Helmsgail, à peine en sueur, cria : — Je parie pour moi. +Helmsgail, à peine en sueur, cria : — Je parie pour moi. On entendit un grognement gai. -C’était Phelem-ghe-madone qui était content. -L’assistance regarda Helmsgail à terre et dit : — Remboursé. -Tout le monde battit des mains, même les perdants. +C’était Phelem-ghe-madone qui était content. +L’assistance regarda Helmsgail à terre et dit : — Remboursé. +Tout le monde battit des mains, même les perdants. Phelem-ghe-madone avait rendu mauvais coup pour mauvais coup, et agi dans son droit. -On emporta Helmsgail sur une civière. -L’opinion était qu’il n’en reviendrait point. -Lord Robartes s’écria : Je gagne douze cents guinées. -Phelem-ghe-madone était évidemment estropié pour la vie. -Elle lui dit : — C’est très beau. -J’aurais cru que cela m’ôterait mon ennui. +On emporta Helmsgail sur une civière. +L’opinion était qu’il n’en reviendrait point. +Lord Robartes s’écria : Je gagne douze cents guinées. +Phelem-ghe-madone était évidemment estropié pour la vie. +Elle lui dit : — C’est très beau. +J’aurais cru que cela m’ôterait mon ennui. La duchesse demanda : — Qu’est-ce que c’est que Gwynplaine ? -La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. -Nous venons de dire : la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. -Mais était-ce la nature ? -Ne l’avait-on pas aidée ? +La nature avait été prodigue de ses bienfaits envers Gwynplaine. +Nous venons de dire : la nature avait comblé Gwynplaine de ses dons. +Mais était-ce la nature ? +Ne l’avait-on pas aidée ? Seulement, le rire est-il synonyme de la joie ? Un pareil visage n’est pas fortuit, mais voulu. -Être à ce point complet n’est pas dans la nature. -L’homme ne peut rien sur sa beauté, mais peut tout sur sa laideur. -Il suffit d’oblitérer la racine du nez et d’épater les narines. -Ne fût-ce que dans un but d’exhibition et de spéculation. -Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé à cette figure. -On ne naît pas ainsi. -Quoi qu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi. -Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hommes. -Y a-t-il une providence Démon comme il y a une providence Dieu ? -Nous posons la question sans la résoudre. +Être à ce point complet n’est pas dans la nature. +L’homme ne peut rien sur sa beauté, mais peut tout sur sa laideur. +Il suffit d’oblitérer la racine du nez et d’épater les narines. +Ne fût-ce que dans un but d’exhibition et de spéculation. +Selon toute apparence, d’industrieux manieurs d’enfants avaient travaillé à cette figure. +On ne naît pas ainsi. +Quoi qu’il en fût, Gwynplaine était admirablement réussi. +Gwynplaine était un don fait par la providence à la tristesse des hommes. +Y a-t-il une providence Démon comme il y a une providence Dieu ? +Nous posons la question sans la résoudre. Il se faisait voir en public. Pas d’effet comparable au sien. -Il guérissait les hypocondries rien qu’en se montrant. +Il guérissait les hypocondries rien qu’en se montrant. Un jour le bourreau vint, et Gwynplaine le fit rire. -Il était le pôle opposé du chagrin. -Spleen était à un bout, et Gwynplaine à l’autre. +Il était le pôle opposé du chagrin. +Spleen était à un bout, et Gwynplaine à l’autre. C’est en riant que Gwynplaine faisait rire. Et pourtant il ne riait pas. -Sa face riait, sa pensée non. -Gwynplaine ne s’en mêlait pas. -Le dehors ne dépendait pas du dedans. -On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. -C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. -Personne ne se dérobait à ce rictus. -Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. -Qu’on se figure une tête de Méduse, gaie. -Cette face s’appelait la Comédie. -Ce bronze semblait rire et faisait rire, et était pensif. -Cette tête infernale de l’hilarité implacable, il l’avait sur le cou. -Quel fardeau pour les épaules d’un homme, le rire éternel ! +Sa face riait, sa pensée non. +Gwynplaine ne s’en mêlait pas. +Le dehors ne dépendait pas du dedans. +On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage. +C’était un rire automatique, et d’autant plus irrésistible qu’il était pétrifié. +Personne ne se dérobait à ce rictus. +Deux convulsions de la bouche sont communicatives, le rire et le bâillement. +Qu’on se figure une tête de Méduse, gaie. +Cette face s’appelait la Comédie. +Ce bronze semblait rire et faisait rire, et était pensif. +Cette tête infernale de l’hilarité implacable, il l’avait sur le cou. +Quel fardeau pour les épaules d’un homme, le rire éternel ! Entendons-nous, et expliquons-nous. -Entendons-nous aussi sur la volonté. -Qu’elle puisse jamais être tout à fait impuissante, nous ne l’admettons pas. -Toute existence ressemble à une lettre, que modifie le post-scriptum. -À cette restriction près, le rire de Gwynplaine était éternel. +Entendons-nous aussi sur la volonté. +Qu’elle puisse jamais être tout à fait impuissante, nous ne l’admettons pas. +Toute existence ressemble à une lettre, que modifie le post-scriptum. +À cette restriction près, le rire de Gwynplaine était éternel. On voyait Gwynplaine, on riait. -Quand on avait ri, on détournait la tête. +Quand on avait ri, on détournait la tête. Les femmes surtout avaient horreur. -Cet homme était effroyable. -En naissant, il avait dû être un enfant comme un autre. -On avait conservé le corps intact et seulement retouché la face. -Gwynplaine avait été fait exprès. -C’était là du moins la vraisemblance. -On lui avait laissé les dents. -Les dents sont nécessaires au rire. -La tête de mort les garde. -L’opération faite sur lui avait dû être affreuse. -Seulement, à cette époque, on les appelait magie. -Aujourd’hui on les appelle anesthésie. -Dans son appropriation au métier de saltimbanque, rien n’avait été négligé. +Cet homme était effroyable. +En naissant, il avait dû être un enfant comme un autre. +On avait conservé le corps intact et seulement retouché la face. +Gwynplaine avait été fait exprès. +C’était là du moins la vraisemblance. +On lui avait laissé les dents. +Les dents sont nécessaires au rire. +La tête de mort les garde. +L’opération faite sur lui avait dû être affreuse. +Seulement, à cette époque, on les appelait magie. +Aujourd’hui on les appelle anesthésie. +Dans son appropriation au métier de saltimbanque, rien n’avait été négligé. Gwynplaine avait les cheveux jaunes. -Cette peinture des cheveux, apparemment corrosive, les avait laissés laineux et bourrus au toucher. -L’angle facial de Gwynplaine était puissant et surprenant. -Derrière ce rire il y avait une âme, faisant, comme nous tous, un songe. -Du reste ce rire était pour Gwynplaine tout un talent. +Cette peinture des cheveux, apparemment corrosive, les avait laissés laineux et bourrus au toucher. +L’angle facial de Gwynplaine était puissant et surprenant. +Derrière ce rire il y avait une âme, faisant, comme nous tous, un songe. +Du reste ce rire était pour Gwynplaine tout un talent. Il n’y pouvait rien, et il en tirait parti. Au moyen de ce rire, il gagnait sa vie. -L’enfant était à cette heure un homme. -Quinze ans s’étaient écoulés. -On était en mille sept cent cinq. -Gwynplaine touchait à ses vingt-cinq ans. -Ursus avait gardé avec lui les deux enfants. +L’enfant était à cette heure un homme. +Quinze ans s’étaient écoulés. +On était en mille sept cent cinq. +Gwynplaine touchait à ses vingt-cinq ans. +Ursus avait gardé avec lui les deux enfants. Cela avait fait un groupe nomade. Ursus et Homo avaient vieilli. -Ursus était devenu tout à fait chauve. -L’âge des loups n’est pas fixé comme l’âge des chiens. -Elle avait tué la mère et aveuglé la fille. -Mystérieux flambeaux allumés n’éclairant que le dehors. -Elle donnait de la lumière, elle qui n’en avait pas. +Ursus était devenu tout à fait chauve. +L’âge des loups n’est pas fixé comme l’âge des chiens. +Elle avait tué la mère et aveuglé la fille. +Mystérieux flambeaux allumés n’éclairant que le dehors. +Elle donnait de la lumière, elle qui n’en avait pas. Ces yeux disparus resplendissaient. -Cette captive des ténèbres blanchissait le milieu sombre où elle était. -Son regard mort avait on ne sait quelle fixité céleste. +Cette captive des ténèbres blanchissait le milieu sombre où elle était. +Son regard mort avait on ne sait quelle fixité céleste. Tant de faiblesse, c’est la toute-puissance. -Et c’est ainsi que l’enfant trouvée s’appelait Dea. +Et c’est ainsi que l’enfant trouvée s’appelait Dea. Va pour Gwynplaine, avait dit Ursus. Dea assistait Gwynplaine dans ses exercices. -Ces ténèbres, Dea les avait en elle et Gwynplaine les avait sur lui. -Il y avait du fantôme dans Dea et du spectre dans Gwynplaine. -Dea était dans le lugubre, et Gwynplaine dans le pire. +Ces ténèbres, Dea les avait en elle et Gwynplaine les avait sur lui. +Il y avait du fantôme dans Dea et du spectre dans Gwynplaine. +Dea était dans le lugubre, et Gwynplaine dans le pire. Dea avait un voile, la nuit, et Gwynplaine avait un masque, sa face. -Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. -Quel était son visage, il l’ignorait. -Sa figure était dans l’évanouissement. -On avait mis sur lui un faux lui-même. +Chose inexprimable, c’était avec sa propre chair que Gwynplaine était masqué. +Quel était son visage, il l’ignorait. +Sa figure était dans l’évanouissement. +On avait mis sur lui un faux lui-même. Il avait pour face une disparition. -Sa tête vivait et son visage était mort. +Sa tête vivait et son visage était mort. Il ne se souvenait pas de l’avoir vu. -Dea était la proscrite de la lumière ; Gwynplaine était le banni de la vie. -Certes, c’étaient là deux désespérés. -Le fond de la calamité possible était touché. -Ils y étaient, lui comme elle. +Dea était la proscrite de la lumière ; Gwynplaine était le banni de la vie. +Certes, c’étaient là deux désespérés. +Le fond de la calamité possible était touché. +Ils y étaient, lui comme elle. Que ne devaient-ils pas souffrir ? -Ils étaient dans un paradis. +Ils étaient dans un paradis. Tu es si beau ! lui disait-elle. Une seule femme sur la terre voyait Gwynplaine. -C’était cette aveugle. -L’héroïsme, dans la région immatérielle, a un contour. -Dans l’idéal, la bonté, c’est le soleil ; et Gwynplaine éblouissait Dea. +C’était cette aveugle. +L’héroïsme, dans la région immatérielle, a un contour. +Dans l’idéal, la bonté, c’est le soleil ; et Gwynplaine éblouissait Dea. La foule ne connaissait que le visage. -C’est que Dea, aveugle, apercevait l’âme. +C’est que Dea, aveugle, apercevait l’âme. Il approuvait la fascination de Dea. Il disait : — L’aveugle voit l’invisible. Il disait : — La conscience est vision. Il regardait Gwynplaine, et il grommelait : — Demi-monstre, mais demi-dieu. Il y a l’œil invisible, l’esprit, et l’œil visible, la prunelle. Lui, c’est avec l’œil visible qu’il la voyait. -Dea avait l’éblouissement idéal, Gwynplaine avait l’éblouissement réel. -Gwynplaine n’était pas laid, il était effrayant ; il avait devant lui son contraste. -Autant il était terrible, autant Dea était suave. -Il était l’horreur, elle était la grâce. -Il y avait du rêve en Dea. +Dea avait l’éblouissement idéal, Gwynplaine avait l’éblouissement réel. +Gwynplaine n’était pas laid, il était effrayant ; il avait devant lui son contraste. +Autant il était terrible, autant Dea était suave. +Il était l’horreur, elle était la grâce. +Il y avait du rêve en Dea. Elle semblait un songe ayant un peu pris corps. -Son existence, telle qu’elle était, était le résultat d’un double choix inouï. -Gwynplaine était cette miette, atome meurtri et caressé. -Gwynplaine était le produit d’une fatalité, compliquée d’une providence. +Son existence, telle qu’elle était, était le résultat d’un double choix inouï. +Gwynplaine était cette miette, atome meurtri et caressé. +Gwynplaine était le produit d’une fatalité, compliquée d’une providence. Le malheur avait mis le doigt sur lui, le bonheur aussi. -Deux destinées extrêmes composaient son sort étrange. -Il avait sur lui un anathème et une bénédiction. -Il était le maudit élu. +Deux destinées extrêmes composaient son sort étrange. +Il avait sur lui un anathème et une bénédiction. +Il était le maudit élu. Il ne le savait. Quand il se regardait, il voyait un inconnu. -Mais cet inconnu était monstrueux. -Ce visage était épouvantable, si épouvantable qu’il amusait. +Mais cet inconnu était monstrueux. +Ce visage était épouvantable, si épouvantable qu’il amusait. Il faisait tant peur qu’il faisait rire. -Il était infernalement bouffon. -C’était le naufrage de la figure humaine dans un mascaron bestial. -Une sorte de flot grimaçant avait tout envahi. +Il était infernalement bouffon. +C’était le naufrage de la figure humaine dans un mascaron bestial. +Une sorte de flot grimaçant avait tout envahi. Pour ce bonheur, il fallait ce malheur. La providence avait fait Dea aveugle. -Gwynplaine se sentait vaguement l’objet d’une rédemption. -Pourquoi la persécution ? il l’ignorait. -Sa destinée était de vivre sous un stigmate. -Pourquoi ce stigmate ? pas de réponse. +Gwynplaine se sentait vaguement l’objet d’une rédemption. +Pourquoi la persécution ? il l’ignorait. +Sa destinée était de vivre sous un stigmate. +Pourquoi ce stigmate ? pas de réponse. Silence et solitude autour de Gwynplaine. -Dans cet accablement, Dea intervenait ; sorte d’interposition céleste entre Gwynplaine et le désespoir. -Gwynplaine et Dea, c’était un couple, et ces deux cœurs pathétiques s’adoraient. -De sorte que la haine s’était trompée. -On avait voulu faire un désespéré, on avait fait un enchanté. -On l’avait d’avance fiancé à une plaie guérissante. -On l’avait prédestiné à être consolé par une affliction. -La tenaille de bourreau s’était doucement faite main de femme. -Générosité profonde de l’ombre. -Ainsi vivaient l’un par l’autre ces infortunés, Dea appuyée, Gwynplaine accepté. +Dans cet accablement, Dea intervenait ; sorte d’interposition céleste entre Gwynplaine et le désespoir. +Gwynplaine et Dea, c’était un couple, et ces deux cœurs pathétiques s’adoraient. +De sorte que la haine s’était trompée. +On avait voulu faire un désespéré, on avait fait un enchanté. +On l’avait d’avance fiancé à une plaie guérissante. +On l’avait prédestiné à être consolé par une affliction. +La tenaille de bourreau s’était doucement faite main de femme. +Générosité profonde de l’ombre. +Ainsi vivaient l’un par l’autre ces infortunés, Dea appuyée, Gwynplaine accepté. Cette orpheline avait cet orphelin. Cette infirme avait ce difforme. -Ces veuvages s’épousaient. -Une ineffable action de grâces se dégageait de ces deux détresses. +Ces veuvages s’épousaient. +Une ineffable action de grâces se dégageait de ces deux détresses. Remercier devant soi, c’est assez. -L’action de grâces a des ailes et va où elle doit aller. -Votre prière en sait plus long que vous. -Que d’hommes ont cru prier Jupiter et ont prié Jéhovah ! -Que de croyants aux amulettes sont écoutés par l’infini ! -Gwynplaine et Dea étaient reconnaissants. -La difformité, c’est l’expulsion. -La cécité, c’est le précipice. -L’expulsion était adoptée ; le précipice était habitable. -Avoir son nécessaire, tout est là. +L’action de grâces a des ailes et va où elle doit aller. +Votre prière en sait plus long que vous. +Que d’hommes ont cru prier Jupiter et ont prié Jéhovah ! +Que de croyants aux amulettes sont écoutés par l’infini ! +Gwynplaine et Dea étaient reconnaissants. +La difformité, c’est l’expulsion. +La cécité, c’est le précipice. +L’expulsion était adoptée ; le précipice était habitable. +Avoir son nécessaire, tout est là. Gwynplaine avait le sien, Dea avait le sien. -C’était la pénétration de deux détresses dans l’idéal, celle-ci absorbant celle-là. +C’était la pénétration de deux détresses dans l’idéal, celle-ci absorbant celle-là. Deux conclusions s’admettaient. -Deux lacunes se combinaient pour se compléter. +Deux lacunes se combinaient pour se compléter. Ils se tenaient par ce qui leur manquait. -Par où l’un était pauvre, l’autre était riche. -Le malheur de l’un faisait le trésor de l’autre. -Si Dea n’eût pas été aveugle, eût-elle choisi Gwynplaine ? -Si Gwynplaine n’eût pas été défiguré, eût-il préféré Dea ? -Elle probablement n’eût pas plus voulu du difforme que lui de l’infirme. -Quel bonheur pour Dea que Gwynplaine fût hideux ! -Quelle chance pour Gwynplaine que Dea fût aveugle ! -En dehors de leur appareillement providentiel, ils étaient impossibles. -Un prodigieux besoin l’un de l’autre était au fond de leur amour. +Par où l’un était pauvre, l’autre était riche. +Le malheur de l’un faisait le trésor de l’autre. +Si Dea n’eût pas été aveugle, eût-elle choisi Gwynplaine ? +Si Gwynplaine n’eût pas été défiguré, eût-il préféré Dea ? +Elle probablement n’eût pas plus voulu du difforme que lui de l’infirme. +Quel bonheur pour Dea que Gwynplaine fût hideux ! +Quelle chance pour Gwynplaine que Dea fût aveugle ! +En dehors de leur appareillement providentiel, ils étaient impossibles. +Un prodigieux besoin l’un de l’autre était au fond de leur amour. Gwynplaine sauvait Dea, Dea sauvait Gwynplaine. -Rencontre de misères produisant l’adhérence. +Rencontre de misères produisant l’adhérence. Embrassement d’engloutis dans le gouffre. -Rien de plus étroit, rien de plus désespéré, rien de plus exquis. -Gwynplaine avait une pensée : — Que serais-je sans elle ? -Dea avait une pensée : — Que serais-je sans lui ? -Quand Gwynplaine marchait, Dea croyait entendre un pas d’apothéose. -Ils étaient inexprimablement heureux. +Rien de plus étroit, rien de plus désespéré, rien de plus exquis. +Gwynplaine avait une pensée : — Que serais-je sans elle ? +Dea avait une pensée : — Que serais-je sans lui ? +Quand Gwynplaine marchait, Dea croyait entendre un pas d’apothéose. +Ils étaient inexprimablement heureux. Avec leur enfer ils avaient fait du ciel ; telle est votre puissance, amour ! Dea entendait rire Gwynplaine. Et Gwynplaine voyait Dea sourire. -Et par qui ? par deux misérables. -Pour Gwynplaine Dea était la splendeur. -Pour Dea Gwynplaine était la présence. -Il n’y a dans les religions que cela d’irréductible. -Mais cet irréductible suffit. -On ne voit pas l’immense être nécessaire ; on le sent. -Gwynplaine était la religion de Dea. -Pas de pureté comparable à ces amours. -Ces heureux habitaient l’idéal. -Ils y étaient époux à distance comme les sphères. -Ils se donnaient des baisers d’âmes. +Et par qui ? par deux misérables. +Pour Gwynplaine Dea était la splendeur. +Pour Dea Gwynplaine était la présence. +Il n’y a dans les religions que cela d’irréductible. +Mais cet irréductible suffit. +On ne voit pas l’immense être nécessaire ; on le sent. +Gwynplaine était la religion de Dea. +Pas de pureté comparable à ces amours. +Ces heureux habitaient l’idéal. +Ils y étaient époux à distance comme les sphères. +Ils se donnaient des baisers d’âmes. Ils avaient toujours eu la vie commune. Ils ne se connaissaient pas autrement ensemble. -L’enfance de Dea avait coïncidé avec l’adolescence de Gwynplaine. -Ils avaient grandi côte à côte. -Eux sur le coffre, Ursus sur le plancher ; voilà quel était l’arrangement. -Il avait dit à Ursus : Je veux dormir à terre, moi aussi. -Alors Dea avait pleuré. -Elle avait réclamé son camarade de lit. -Mais Gwynplaine, devenu inquiet, car il commençait à aimer, avait tenu bon. -L’été, dans les belles nuits, il couchait dehors, avec Homo. -Dea avait treize ans qu’elle n’était pas encore résignée. -Souvent le soir elle disait : Gwynplaine, viens près de moi. +L’enfance de Dea avait coïncidé avec l’adolescence de Gwynplaine. +Ils avaient grandi côte à côte. +Eux sur le coffre, Ursus sur le plancher ; voilà quel était l’arrangement. +Il avait dit à Ursus : Je veux dormir à terre, moi aussi. +Alors Dea avait pleuré. +Elle avait réclamé son camarade de lit. +Mais Gwynplaine, devenu inquiet, car il commençait à aimer, avait tenu bon. +L’été, dans les belles nuits, il couchait dehors, avec Homo. +Dea avait treize ans qu’elle n’était pas encore résignée. +Souvent le soir elle disait : Gwynplaine, viens près de moi. Cela me fera dormir. -Un homme à côté d’elle était un besoin du sommeil de l’innocence. -La nudité, c’est de se voir nu ; aussi ignorait-elle la nudité. -Ingénuité d’Arcadie ou d’Otaïti. +Un homme à côté d’elle était un besoin du sommeil de l’innocence. +La nudité, c’est de se voir nu ; aussi ignorait-elle la nudité. +Ingénuité d’Arcadie ou d’Otaïti. Dea sauvage faisait Gwynplaine farouche. -Telle était cette idylle écluse dans une tragédie. +Telle était cette idylle écluse dans une tragédie. Ursus leur disait : — Vieilles brutes ! adorez-vous. Ursus ajoutait : — Je leur ferai un de ces jours un mauvais tour. -Ursus faisait à Gwynplaine la théorie de l’amour. -Il lui disait : — L’amour, sais-tu comment le bon Dieu allume ce feu-là ? -Une allumette, c’est-à-dire un regard, et voilà que tout flambe. -Un regard n’est pas nécessaire, répondait Gwynplaine, songeant à Dea. -Parfois Ursus était bon diable. -Un jour Ursus lui dit : — Bah ! ne te gêne pas. +Ursus faisait à Gwynplaine la théorie de l’amour. +Il lui disait : — L’amour, sais-tu comment le bon Dieu allume ce feu-là ? +Une allumette, c’est-à-dire un regard, et voilà que tout flambe. +Un regard n’est pas nécessaire, répondait Gwynplaine, songeant à Dea. +Parfois Ursus était bon diable. +Un jour Ursus lui dit : — Bah ! ne te gêne pas. En amour le coq se montre. -Mais l’aigle se cache, répondit Gwynplaine. +Mais l’aigle se cache, répondit Gwynplaine. Ils s’aiment trop. -Cela peut avoir des inconvénients. -Obvions à l’incendie. -Vivre dans un autre est périlleux. -L’égoïsme est une bonne racine du bonheur. -Les hommes, ça échappe aux femmes. +Cela peut avoir des inconvénients. +Obvions à l’incendie. +Vivre dans un autre est périlleux. +L’égoïsme est une bonne racine du bonheur. +Les hommes, ça échappe aux femmes. Et puis, Gwynplaine peut finir par s’infatuer. -Tempère ton ardeur, mon boy. +Tempère ton ardeur, mon boy. Ne t’enthousiasme pas trop de Dea. -crois-tu sérieusement fait pour elle ? -Mais considère donc ta difformité et sa perfection. +crois-tu sérieusement fait pour elle ? +Mais considère donc ta difformité et sa perfection. Vois la distance entre elle et toi. -C’est la beauté absolue. +C’est la beauté absolue. Dis-toi tout cela pour te calmer. -Les éteindre, moins même, les refroidir, le voulait-il ? non certes. -Il eût été bien attrapé s’il avait réussi. +Les éteindre, moins même, les refroidir, le voulait-il ? non certes. +Il eût été bien attrapé s’il avait réussi. Au fond, cet amour, flamme pour eux, chaleur pour lui, le ravissait. Mais il faut bien taquiner un peu ce qui nous charme. -Cette taquinerie-là, c’est ce que les hommes appellent la sagesse. -Ursus avait été pour Gwynplaine et Dea à peu près père et mère. -Tout en murmurant, il les avait élevés ; tout en grondant, il les avait nourris. -La vie errante n’avait pas empêché l’éducation. -Errer, c’est croître, disait Ursus. -Il répétait souvent à Gwynplaine : « Sois un philosophe. -Être sage, c’est être invulnérable. -Tel que tu me vois, je n’ai jamais pleuré. +Cette taquinerie-là, c’est ce que les hommes appellent la sagesse. +Ursus avait été pour Gwynplaine et Dea à peu près père et mère. +Tout en murmurant, il les avait élevés ; tout en grondant, il les avait nourris. +La vie errante n’avait pas empêché l’éducation. +Errer, c’est croître, disait Ursus. +Il répétait souvent à Gwynplaine : « Sois un philosophe. +Être sage, c’est être invulnérable. +Tel que tu me vois, je n’ai jamais pleuré. Force de ma sagesse. -Crois-tu que, si j’avais voulu pleurer, j’aurais manqué d’occasion ? -Il leur avait appris à tous deux à chanter. +Crois-tu que, si j’avais voulu pleurer, j’aurais manqué d’occasion ? +Il leur avait appris à tous deux à chanter. Ces musiques attiraient le monde. -Ursus montrait à la foule sa chiffonie et disait : « En latin, organistrum. +Ursus montrait à la foule sa chiffonie et disait : « En latin, organistrum. Binchois, musicien de la Picardie ! -C’est égal, murmurait Ursus, je les marierai. -Et il bougonnait en aparté : — Ils m’ennuient avec leur amour. +C’est égal, murmurait Ursus, je les marierai. +Et il bougonnait en aparté : — Ils m’ennuient avec leur amour. Ils en savaient ce qu’Ursus leur en avait dit. -Ils appelaient Ursus « Père ». -Était-ce exprès, ou sans le vouloir ? il l’ignorait. +Ils appelaient Ursus « Père ». +Était-ce exprès, ou sans le vouloir ? il l’ignorait. La trouvaille de Dea faisait pour lui de cette nuit lugubre une date radieuse. -La mémoire de Dea était, plus encore que celle de Gwynplaine, dans la nuée. -Si petite, tout s’était dissipé. -Elle se rappelait sa mère comme une chose froide. +La mémoire de Dea était, plus encore que celle de Gwynplaine, dans la nuée. +Si petite, tout s’était dissipé. +Elle se rappelait sa mère comme une chose froide. Avait-elle vu le soleil ? -Elle faisait effort pour replonger son esprit dans cet évanouissement qui était derrière elle. -Le soleil ? qu’était-ce ? -Ils se disaient des choses à voix basse. -Dea disait à Gwynplaine : « La lumière, c’est quand tu parles. -Bouche difforme, baiser idéal. +Elle faisait effort pour replonger son esprit dans cet évanouissement qui était derrière elle. +Le soleil ? qu’était-ce ? +Ils se disaient des choses à voix basse. +Dea disait à Gwynplaine : « La lumière, c’est quand tu parles. +Bouche difforme, baiser idéal. Dea sentit un ravissement profond. Elle devint toute rose. -Dea releva sa manche et tendit à Gwynplaine son bras nu en disant : « Encore ! -Gwynplaine se tira d’affaire par l’évasion. -Le lendemain ce jeu recommençait, avec des variantes. -Glissement céleste dans ce doux abîme qui est l’amour. +Dea releva sa manche et tendit à Gwynplaine son bras nu en disant : « Encore ! +Gwynplaine se tira d’affaire par l’évasion. +Le lendemain ce jeu recommençait, avec des variantes. +Glissement céleste dans ce doux abîme qui est l’amour. Parfois Gwvnplaine s’adressait des reproches. Il se faisait de son bonheur un cas de conscience. -Un pénible scrupule le harcelait. -Il se disait que, monstre, il n’avait pas droit à l’amour. -Une fois il dit à Dea : — Tu sais que je suis très laid. -Je sais que tu es sublime, répondit-elle. +Un pénible scrupule le harcelait. +Il se disait que, monstre, il n’avait pas droit à l’amour. +Une fois il dit à Dea : — Tu sais que je suis très laid. +Je sais que tu es sublime, répondit-elle. Je t’aime, lui dit Dea. -Toi là, c’est le ciel à côté de moi. +Toi là, c’est le ciel à côté de moi. Donne-moi ta main, que je touche Dieu ! Le mot manqua son effet. -Dea et Gwynplaine n’écoutaient pas. -Absorbés l’un dans l’autre, ils percevaient rarement les épiphonèmes d’Ursus. -Ursus était profond en pure perte. +Dea et Gwynplaine n’écoutaient pas. +Absorbés l’un dans l’autre, ils percevaient rarement les épiphonèmes d’Ursus. +Ursus était profond en pure perte. Il est certain que Gwynplaine avait fait, loyalement, une imprudence. -Être aveugle et amoureux, c’est être deux fois aveugle. -Et souvent elle rêve mal. -Une énigme dans une rêverie fait du dégât. -La percussion d’un mot qu’on a laissé tomber désagrège ce qui adhérait. -L’être qui aime s’aperçoit d’une baisse dans son bonheur. -Rien n’est redoutable comme cette exsudation lente de vase fêlé. -Heureusement Dea n’était point de cette argile. -La pâte à faire toutes les femmes n’avait point servi pour elle. -C’était une nature rare que Dea. -Le corps était fragile, le cœur non. +Être aveugle et amoureux, c’est être deux fois aveugle. +Et souvent elle rêve mal. +Une énigme dans une rêverie fait du dégât. +La percussion d’un mot qu’on a laissé tomber désagrège ce qui adhérait. +L’être qui aime s’aperçoit d’une baisse dans son bonheur. +Rien n’est redoutable comme cette exsudation lente de vase fêlé. +Heureusement Dea n’était point de cette argile. +La pâte à faire toutes les femmes n’avait point servi pour elle. +C’était une nature rare que Dea. +Le corps était fragile, le cœur non. Gwynplaine ne fait que du bien. -Il paraît que voir, cela cache. +Il paraît que voir, cela cache. Que veux-tu dire ? demanda Gwynplaine. -Dea répondit : — Voir est une chose qui cache le vrai. -Mais si ! répliqua Dea, puisque tu dis que tu es laid ! +Dea répondit : — Voir est une chose qui cache le vrai. +Mais si ! répliqua Dea, puisque tu dis que tu es laid ! Elle songea un moment, et ajouta : — Menteur ! -Et Gwynplaine avait cette joie d’avoir avoué et de n’être pas cru. -Sa conscience était en repos, son amour aussi. -Ils étaient arrivés ainsi, elle à seize ans, lui à près de vingt-cinq. -Une volupté doucement bégayante leur suffisait. +Et Gwynplaine avait cette joie d’avoir avoué et de n’être pas cru. +Sa conscience était en repos, son amour aussi. +Ils étaient arrivés ainsi, elle à seize ans, lui à près de vingt-cinq. +Une volupté doucement bégayante leur suffisait. Vingt-quatre ans, seize ans. Pourquoi faire ? demanda Gwynplaine. -Mais c’est fait, répondit Dea. -Ce qu’il en disait, c’était parce qu’il faut bien parler. -Cela viendrait toujours assez tôt. -D’ailleurs, mariés, ne l’étaient-ils point ? -Certes, les inséparables étaient là. -Dea avait la beauté ; Gwynplaine avait la lumière. -Les lois fatales ne s’éludent point. -Il subissait, comme toute l’immense nature, les fermentations obscures voulues par le créateur. +Mais c’est fait, répondit Dea. +Ce qu’il en disait, c’était parce qu’il faut bien parler. +Cela viendrait toujours assez tôt. +D’ailleurs, mariés, ne l’étaient-ils point ? +Certes, les inséparables étaient là. +Dea avait la beauté ; Gwynplaine avait la lumière. +Les lois fatales ne s’éludent point. +Il subissait, comme toute l’immense nature, les fermentations obscures voulues par le créateur. Ajoutons que l’encouragement manquait. -Il était clair qu’aucune autre que Dea n’était possible pour lui. -Cela l’aidait à se repentir. +Il était clair qu’aucune autre que Dea n’était possible pour lui. +Cela l’aidait à se repentir. Que de choses vraies dans les contes ! Mais il y avait parfois regret. Vagues brumes de la conscience. -Leur bonheur était complet. -Tellement complet qu’ils n’étaient même plus pauvres. -Les roues étaient égales toutes quatre et hautes comme des roues de fardier. -Cette maison en marche était toujours vernie à neuf et lavée de frais. -L’ébahissement des bourgeois contemplait et commentait cette machine, fièrement cahotante. -Une espèce d’être entre chien et loup était enchaîné sous le fourgon. -Le vieux cocher qui menait les hackneys était la personne même du philosophe. -D’où venait cette croissance de la cahute misérable en berlingot olympique ? -De ceci : Gwynplaine était célèbre. -Des inconnus avaient travaillé le visage. -L’effet de cette apparition avait été extraordinaire. -Tout de suite les passants avaient admiré. -Jamais on n’avait rien vu de comparable à ce surprenant mime du rire. -Un lieu de curiosité épuisé, on passait à l’autre. -Quel service on t’a rendu là, mon garçon ! disait Ursus. +Leur bonheur était complet. +Tellement complet qu’ils n’étaient même plus pauvres. +Les roues étaient égales toutes quatre et hautes comme des roues de fardier. +Cette maison en marche était toujours vernie à neuf et lavée de frais. +L’ébahissement des bourgeois contemplait et commentait cette machine, fièrement cahotante. +Une espèce d’être entre chien et loup était enchaîné sous le fourgon. +Le vieux cocher qui menait les hackneys était la personne même du philosophe. +D’où venait cette croissance de la cahute misérable en berlingot olympique ? +De ceci : Gwynplaine était célèbre. +Des inconnus avaient travaillé le visage. +L’effet de cette apparition avait été extraordinaire. +Tout de suite les passants avaient admiré. +Jamais on n’avait rien vu de comparable à ce surprenant mime du rire. +Un lieu de curiosité épuisé, on passait à l’autre. +Quel service on t’a rendu là, mon garçon ! disait Ursus. Lisez : Fibi et Vinos. -Attendu qu’il est convenable de se conformer à la prononciation anglaise. -Phœbé faisait la cuisine et Vénus scrobait le temple. +Attendu qu’il est convenable de se conformer à la prononciation anglaise. +Phœbé faisait la cuisine et Vénus scrobait le temple. De plus, les jours de performance, elles habillaient Dea. Il soignait les chevaux. Ursus et Homo avaient soin l’un de l’autre. Elle contenait maintenant deux lits. -Dans le coin vis-à-vis était la cuisine. -Tout y était casé, rangé, prévu, voulu. -Le berlingot était coupé en trois compartiments cloisonnés. +Dans le coin vis-à-vis était la cuisine. +Tout y était casé, rangé, prévu, voulu. +Le berlingot était coupé en trois compartiments cloisonnés. Les compartiments communiquaient par des baies libres et sans porte. -Une pièce d’étoffe tombante les fermait à peu près. -Les effets d’orchestre et de machines étaient dans la cuisine. -Ursus était le poëte de ces magies. -C’était lui qui faisait les pièces. -Il avait des talents divers, il faisait des tours de passe-passe très particuliers. -Un jour Gwynplaine lui avait dit : — Père, vous avez l’air d’un sorcier. -Et Ursus avait répondu : — Cela tient peut-être à ce que je le suis. -En même temps le théâtre apparaissait, augmenté du plateau qui en faisait l’avant-scène. -Thespis du reste a duré plus longtemps qu’on ne croit. -La charrette-théâtre existe encore. -Thespis n’eût pas plus désavoué Ursus que Congrio n’eût désavoué Gwynplaine. -Cette symphonie est grégorienne, s’écriait-il. -De cette manière, le théâtre étant plus clos, le public était plus payant. -Le loup avait été promu utilité. -Il est probable qu’il y jouait le principal rôle. -Cela ne gênait point le peuple. -On s’en tirait en l’accompagnant gaîment de paroles connues. -Notre vieille France gauloise particulièrement avait cette manière-là d’être dévote. -Il fallut le concile de Trente pour mettre fin à ces familiarités. -Ursus avait fait spécialement pour Gwynplaine un interlude, dont il était content. -C’était son œuvre capitale. -Il s’y était mis tout entier. -Donner sa somme dans son produit, c’est le triomphe de quiconque crée. +Une pièce d’étoffe tombante les fermait à peu près. +Les effets d’orchestre et de machines étaient dans la cuisine. +Ursus était le poëte de ces magies. +C’était lui qui faisait les pièces. +Il avait des talents divers, il faisait des tours de passe-passe très particuliers. +Un jour Gwynplaine lui avait dit : — Père, vous avez l’air d’un sorcier. +Et Ursus avait répondu : — Cela tient peut-être à ce que je le suis. +En même temps le théâtre apparaissait, augmenté du plateau qui en faisait l’avant-scène. +Thespis du reste a duré plus longtemps qu’on ne croit. +La charrette-théâtre existe encore. +Thespis n’eût pas plus désavoué Ursus que Congrio n’eût désavoué Gwynplaine. +Cette symphonie est grégorienne, s’écriait-il. +De cette manière, le théâtre étant plus clos, le public était plus payant. +Le loup avait été promu utilité. +Il est probable qu’il y jouait le principal rôle. +Cela ne gênait point le peuple. +On s’en tirait en l’accompagnant gaîment de paroles connues. +Notre vieille France gauloise particulièrement avait cette manière-là d’être dévote. +Il fallut le concile de Trente pour mettre fin à ces familiarités. +Ursus avait fait spécialement pour Gwynplaine un interlude, dont il était content. +C’était son œuvre capitale. +Il s’y était mis tout entier. +Donner sa somme dans son produit, c’est le triomphe de quiconque crée. La crapaude qui fait un crapaud fait un chef-d’œuvre. Essayez d’en taire autant. -Ursus avait beaucoup léché cet interlude. -Cet ourson était intitulé : Chaos vaincu. -Voici ce que c’était : Un effet de nuit. -Le loup était le loup, Ursus était l’ours, Gwynplaine était l’homme. +Ursus avait beaucoup léché cet interlude. +Cet ourson était intitulé : Chaos vaincu. +Voici ce que c’était : Un effet de nuit. +Le loup était le loup, Ursus était l’ours, Gwynplaine était l’homme. On ne distinguait la figure d’aucun. -D’ailleurs tout était ténèbres. -L’ours grondait, le loup grinçait, l’homme criait. -Lutte, cris, hurlements, et tout à coup silence. +D’ailleurs tout était ténèbres. +L’ours grondait, le loup grinçait, l’homme criait. +Lutte, cris, hurlements, et tout à coup silence. Un chant dans l’ombre. -Un souffle avait passé, on entendait une voix. -Silhouette de clarté dans de l’aurore. -La voix, c’était elle. -Voix légère, profonde, ineffable. +Un souffle avait passé, on entendait une voix. +Silhouette de clarté dans de l’aurore. +La voix, c’était elle. +Voix légère, profonde, ineffable. D’invisible faite visible, dans cette aube, elle chantait. On croyait entendre une chanson d’ange ou un hymne d’oiseau. De palabraNace razon,Da luze el son. -Et, s’approchant, avec une majesté d’astre, elle ajoutait : Gebra barzon ! +Et, s’approchant, avec une majesté d’astre, elle ajoutait : Gebra barzon ! Dexa, monstro,A tu negroCaparazon. Et elle lui posait la main sur le front. -On voyait dans ces ténèbres le monstre épanoui. +On voyait dans ces ténèbres le monstre épanoui. Dire la commotion de la foule est impossible. -Un soleil de rire surgissant, tel était l’effet. -Le rire naît de l’inattendu, et rien de plus inattendu que ce dénoûment. -Et ce rire s’achevait en battements de mains et en trépignements. -La triveline refermée, on rappelait Gwynplaine avec frénésie. -De là un succès énorme. +Un soleil de rire surgissant, tel était l’effet. +Le rire naît de l’inattendu, et rien de plus inattendu que ce dénoûment. +Et ce rire s’achevait en battements de mains et en trépignements. +La triveline refermée, on rappelait Gwynplaine avec frénésie. +De là un succès énorme. Avez-vous vu Chaos vaincu ? -On courait à Gwynplaine. -Les insouciances venaient rire, les mélancolies venaient rire, les mauvaises consciences venaient rire. -Rire si irrésistible que par moments il pouvait sembler maladif. -Le succès au surplus ne dépassait point la populace. +On courait à Gwynplaine. +Les insouciances venaient rire, les mélancolies venaient rire, les mauvaises consciences venaient rire. +Rire si irrésistible que par moments il pouvait sembler maladif. +Le succès au surplus ne dépassait point la populace. Grosse foule, c’est petit peuple. On voyait Chaos vaincu pour un penny. -Le beau monde ne va pas où l’on va pour un sou. -La juxtaposition de Dea ajoutait à l’inexprimable effet de Gwynplaine. -Le peuple regardait Dea avec une sorte d’anxiété mystérieuse. -On voyait qu’elle était aveugle et l’on sentait qu’elle était voyante. +Le beau monde ne va pas où l’on va pour un sou. +La juxtaposition de Dea ajoutait à l’inexprimable effet de Gwynplaine. +Le peuple regardait Dea avec une sorte d’anxiété mystérieuse. +On voyait qu’elle était aveugle et l’on sentait qu’elle était voyante. Elle semblait debout sur le seuil du surnaturel. -Elle trouvait une hydre et faisait une âme. +Elle trouvait une hydre et faisait une âme. On sentait qu’elle aimait son monstre. Le savait-elle monstre ? Oui, puisqu’elle le touchait. Non, puisqu’elle l’acceptait. -Quant à Dea, ce qu’elle éprouvait échappe à la parole humaine. +Quant à Dea, ce qu’elle éprouvait échappe à la parole humaine. Elle entendait une rumeur, et c’est tout. -Les générations sont des haleines qui passent. +Les générations sont des haleines qui passent. L’homme respire, aspire et expire. -Elle appuyait ses doigts roses sur cette forêt de cheveux crépus. -La laine touchée éveille une idée de douceur. -Dea touchait un mouton qu’elle savait être un lion. +Elle appuyait ses doigts roses sur cette forêt de cheveux crépus. +La laine touchée éveille une idée de douceur. +Dea touchait un mouton qu’elle savait être un lion. Tout son cœur se fondait en un ineffable amour. Elle se sentait hors de danger, elle trouvait le sauveur. Le public croyait voir le contraire. -Qu’importe ! pensait Ursus, pour qui le cœur de Dea était visible. +Qu’importe ! pensait Ursus, pour qui le cœur de Dea était visible. L’amour vrai ne se blase point. -Étant tout âme, il ne peut s’attiédir. -Une braise se couvre de cendre, une étoile non. -Autour d’elle, on n’était que joyeux ; elle, elle était heureuse. -Tels étaient les plaisirs grossiers du peuple. -L’homme a une pensée, se venger du plaisir qu’on lui fait. -De là le mépris pour le comédien. -Le dédain, c’est le soufflet à distance. -Il me plaît, donc il est vil. +Étant tout âme, il ne peut s’attiédir. +Une braise se couvre de cendre, une étoile non. +Autour d’elle, on n’était que joyeux ; elle, elle était heureuse. +Tels étaient les plaisirs grossiers du peuple. +L’homme a une pensée, se venger du plaisir qu’on lui fait. +De là le mépris pour le comédien. +Le dédain, c’est le soufflet à distance. +Il me plaît, donc il est vil. Il me sert, donc je le hais. -Où y a-t-il une pierre que je la lui jette ? -Prêtre, donne la tienne. +Où y a-t-il une pierre que je la lui jette ? +Prêtre, donne la tienne. Philosophe, donne la tienne. Orateur, crache-lui les cailloux de ta bouche. -Ours, lance lui ton pavé. +Ours, lance lui ton pavé. Lapidons l’arbre, meurtrissons le fruit, et mangeons-le. -Bravo ! et À bas ! -Dire les vers des poëtes, c’est être pestiféré. -Histrion, va ! mettons-le au carcan dans son succès. -Achevons-lui son triomphe en huée. -Qu’il amasse la foule et qu’il crée la solitude. -La populace est moins féroce. -Elle ne haïssait point Gwynplaine. -Elle ne le méprisait pas non plus. -Gwynplaine était donc, comme tous les comédiens, applaudi et isolé. -Du reste, ici-bas tout succès est crime, et s’expie. -Qui a la médaille a le revers. +Bravo ! et À bas ! +Dire les vers des poëtes, c’est être pestiféré. +Histrion, va ! mettons-le au carcan dans son succès. +Achevons-lui son triomphe en huée. +Qu’il amasse la foule et qu’il crée la solitude. +La populace est moins féroce. +Elle ne haïssait point Gwynplaine. +Elle ne le méprisait pas non plus. +Gwynplaine était donc, comme tous les comédiens, applaudi et isolé. +Du reste, ici-bas tout succès est crime, et s’expie. +Qui a la médaille a le revers. Pour Gwynplaine il n’y avait point de revers. -En ce sens que les deux côtés de son succès lui agréaient. -Il était satisfait de l’applaudissement, et content de l’isolement. -Par l’applaudissement, il était riche ; par l’isolement, il était heureux. -Être riche, dans ces bas-fonds, c’est n’être plus misérable. -C’est manger à son appétit et boire à sa soif. -Cette richesse indigente, suffisante à la liberté, Gwynplaine l’avait. -Du côté de l’âme, il était opulent. +En ce sens que les deux côtés de son succès lui agréaient. +Il était satisfait de l’applaudissement, et content de l’isolement. +Par l’applaudissement, il était riche ; par l’isolement, il était heureux. +Être riche, dans ces bas-fonds, c’est n’être plus misérable. +C’est manger à son appétit et boire à sa soif. +Cette richesse indigente, suffisante à la liberté, Gwynplaine l’avait. +Du côté de l’âme, il était opulent. Il avait l’amour. -Que pouvait-il désirer ? -Il ne désirait rien. -Comme il l’eût repoussée ! -Et il triomphait de la misère. -Comment ? par sa difformité. -Par sa difformité, il était utile, secourable, victorieux, grand. -Il n’avait qu’à se montrer, et l’argent venait. -Il était le maître des foules ; il se constatait le souverain des populaces. +Que pouvait-il désirer ? +Il ne désirait rien. +Comme il l’eût repoussée ! +Et il triomphait de la misère. +Comment ? par sa difformité. +Par sa difformité, il était utile, secourable, victorieux, grand. +Il n’avait qu’à se montrer, et l’argent venait. +Il était le maître des foules ; il se constatait le souverain des populaces. Il pouvait tout pour Dea. -Il se sentait enlevé sur ses ailes, elle se sentait portée dans ses bras. -Gwynplaine avait cette félicité suprême. -Et il la devait à sa difformité. -Cette difformité le faisait supérieur à tout. -Dans cette difformité, il était inaccessible. -Ce fond de malheur était devenu un sommet élyséen. -Gwynplaine était emprisonné dans sa difformité, mais avec Dea. -C’était, nous l’avons dit, être au cachot dans le paradis. +Il se sentait enlevé sur ses ailes, elle se sentait portée dans ses bras. +Gwynplaine avait cette félicité suprême. +Et il la devait à sa difformité. +Cette difformité le faisait supérieur à tout. +Dans cette difformité, il était inaccessible. +Ce fond de malheur était devenu un sommet élyséen. +Gwynplaine était emprisonné dans sa difformité, mais avec Dea. +C’était, nous l’avons dit, être au cachot dans le paradis. Il y avait entre eux et le monde des vivants une muraille. -Cette muraille les parquait, mais les défendait. -Lui ôter le succès ? impossible. -Il eut fallu lui ôter sa face. -Lui ôter l’amour ? impossible. +Cette muraille les parquait, mais les défendait. +Lui ôter le succès ? impossible. +Il eut fallu lui ôter sa face. +Lui ôter l’amour ? impossible. Dea ne le voyait point. -L’aveuglement de Dea était divinement incurable. -Quel inconvénient avait pour Gwynplaine sa difformité ? +L’aveuglement de Dea était divinement incurable. +Quel inconvénient avait pour Gwynplaine sa difformité ? Quel avantage avait-elle ? -Il était aimé malgré cette horreur, et peut-être à cause d’elle. -Infirmité et difformité s’étaient, d’instinct, rapprochées, et accouplées. -Être aimé, est-ce que ce n’est pas tout ? -Gwynplaine ne songeait à sa défiguration qu’avec reconnaissance. -Il était béni dans ce stigmate. -Il le sentait avec joie imperdable et éternel. -Quelle chance que ce bienfait fût irrémédiable ! -Gwynplaine n’eût pas changé de visage avec Apollon. -Être monstre était pour lui la forme du bonheur. -Aussi disions-nous en commençant que la destinée l’avait comblé. -Ce réprouvé était un préféré. -Il avait de la pitié de reste. +Il était aimé malgré cette horreur, et peut-être à cause d’elle. +Infirmité et difformité s’étaient, d’instinct, rapprochées, et accouplées. +Être aimé, est-ce que ce n’est pas tout ? +Gwynplaine ne songeait à sa défiguration qu’avec reconnaissance. +Il était béni dans ce stigmate. +Il le sentait avec joie imperdable et éternel. +Quelle chance que ce bienfait fût irrémédiable ! +Gwynplaine n’eût pas changé de visage avec Apollon. +Être monstre était pour lui la forme du bonheur. +Aussi disions-nous en commençant que la destinée l’avait comblé. +Ce réprouvé était un préféré. +Il avait de la pitié de reste. Que voyait-il autour de lui ? -Toujours de nouvelles foules, et toujours la même multitude. -Toujours de nouveaux visages et toujours les mêmes infortunes. -Une promiscuité de ruines. -Chaque soir toutes les fatalités sociales venaient faire cercle autour de sa félicité. -La Green-Box était populaire. +Toujours de nouvelles foules, et toujours la même multitude. +Toujours de nouveaux visages et toujours les mêmes infortunes. +Une promiscuité de ruines. +Chaque soir toutes les fatalités sociales venaient faire cercle autour de sa félicité. +La Green-Box était populaire. Le bas prix appelle la basse classe. -Ce qui venait à lui, c’étaient les faibles, les pauvres, les petits. -On allait à Gwynplaine comme on va au gin. +Ce qui venait à lui, c’étaient les faibles, les pauvres, les petits. +On allait à Gwynplaine comme on va au gin. On venait acheter pour deux sous d’oubli. -Du haut de son tréteau, Gwynplaine passait en revue le sombre peuple. -Son esprit s’emplissait de toutes ces apparitions successives de l’immense misère. -Ces bouches d’enfants n’avaient pas mangé. -Le même fait, offrant chez la jeune la ressource, et plus lugubre là. -Ici Gwynplaine lisait chômage, là exploitation, là servitude. -Dans ces ténèbres, il y avait pour Gwynplaine un soupirail. +Du haut de son tréteau, Gwynplaine passait en revue le sombre peuple. +Son esprit s’emplissait de toutes ces apparitions successives de l’immense misère. +Ces bouches d’enfants n’avaient pas mangé. +Le même fait, offrant chez la jeune la ressource, et plus lugubre là. +Ici Gwynplaine lisait chômage, là exploitation, là servitude. +Dans ces ténèbres, il y avait pour Gwynplaine un soupirail. Ils avaient, lui et Dea, du bonheur par un jour de souffrance. -Tout le reste était damnation. -Chose fatale, et qui indique un profond mal social, la lumière écrase l’ombre ! +Tout le reste était damnation. +Chose fatale, et qui indique un profond mal social, la lumière écrase l’ombre ! Gwynplaine constatait ce deuil. -Quoi ! une destinée si reptile ! -Lui, il était au port, et il regardait autour de lui ce naufrage. -Par moment, il prenait dans ses mains sa tête défigurée, et songeait. -Quelle folie que d’être heureux ! comme on rêve ! il lui venait des idées. +Quoi ! une destinée si reptile ! +Lui, il était au port, et il regardait autour de lui ce naufrage. +Par moment, il prenait dans ses mains sa tête défigurée, et songeait. +Quelle folie que d’être heureux ! comme on rêve ! il lui venait des idées. L’absurde lui traversait le cerveau. -Quelquefois son absorption était telle qu’il le disait tout haut. -Alors Ursus haussait les épaules et le regardait fixement. +Quelquefois son absorption était telle qu’il le disait tout haut. +Alors Ursus haussait les épaules et le regardait fixement. Mais que suis-je ? un atome. Il pouvait beaucoup pour les malheureux. Il les faisait rire. Et, nous l’avons dit, faire rire, c’est faire oublier. Quel bienfaiteur sur la terre, qu’un distributeur d’oubli ! Un philosophe est un espion. -Nos monologues ont sur notre front une vague réverbération distincte au regard du physionomiste. -C’est pourquoi ce qui se passait en Gwynplaine n’échappait point à Ursus. +Nos monologues ont sur notre front une vague réverbération distincte au regard du physionomiste. +C’est pourquoi ce qui se passait en Gwynplaine n’échappait point à Ursus. Prends-y garde, cela ne te regarde pas. -Tu as une chose à faire, aimer Dea. +Tu as une chose à faire, aimer Dea. Ce bonheur que tu as, tu n’y as pas droit. Nulle femme, voyant ta bouche, n’acceptera ton baiser. -Tu n’étais pas né avec ce visage-là. -Tu l’as pris à la grimace qui est au fond de l’infini. -Tu as volé son masque au diable. +Tu n’étais pas né avec ce visage-là. +Tu l’as pris à la grimace qui est au fond de l’infini. +Tu as volé son masque au diable. Tu es hideux, contente-toi de ce quine. Tu es un heureux de raccroc. -Tu es dans une cave où se trouve prise une étoile. -La pauvre étoile est à toi. -N’essaie pas de sortir de ta cave, et garde ton astre, araignée ! -Tu as dans ta toile l’escarboucle Vénus. -Fais-moi le plaisir d’être satisfait. -Je te vois rêvasser, c’est idiot. -Voilà ce que j’appelle philosopher. -De plus, on est heureux, ce qui n’est pas bête. -Avoir des petits, c’est là le bleu. +Tu es dans une cave où se trouve prise une étoile. +La pauvre étoile est à toi. +N’essaie pas de sortir de ta cave, et garde ton astre, araignée ! +Tu as dans ta toile l’escarboucle Vénus. +Fais-moi le plaisir d’être satisfait. +Je te vois rêvasser, c’est idiot. +Voilà ce que j’appelle philosopher. +De plus, on est heureux, ce qui n’est pas bête. +Avoir des petits, c’est là le bleu. Qui a ces joies, a tout. Tel est le texte. N’en prends pas souci. Ne t’occupe pas de ce qui est dehors. Laisse l’horizon tranquille. -Un comédien est fait pour être regardé, non pour regarder. +Un comédien est fait pour être regardé, non pour regarder. Sais-tu ce qu’il y a dehors ? les heureux de droit. -Toi, je te le répète, tu es l’heureux du hasard. -Tu es le filou du bonheur dont ils sont les propriétaires. +Toi, je te le répète, tu es l’heureux du hasard. +Tu es le filou du bonheur dont ils sont les propriétaires. Que veux-tu de plus que ce que tu as ? Que Schiboleth me soit en aide ! ce polisson est un maroufle. -Se multiplier par Dea, c’est pourtant agréable. -Une telle félicité ressemble à une escroquerie. -S’ils te demandaient : de quel droit es-tu heureux ? tu ne saurais que répondre. +Se multiplier par Dea, c’est pourtant agréable. +Une telle félicité ressemble à une escroquerie. +S’ils te demandaient : de quel droit es-tu heureux ? tu ne saurais que répondre. Tu n’as pas de patente, eux ils en ont une. -Jupiter, Allah, Vishnou, Sabaoth, n’importe, leur a donné le visa pour être heureux. -Sais-tu ce que c’est, misérable, que l’heureux de droit ? -C’est un être terrible, c’est le lord. -Comme il a dû lui être difficile de naître ! +Jupiter, Allah, Vishnou, Sabaoth, n’importe, leur a donné le visa pour être heureux. +Sais-tu ce que c’est, misérable, que l’heureux de droit ? +C’est un être terrible, c’est le lord. +Comme il a dû lui être difficile de naître ! Un lord, c’est celui qui a tout et qui est tout. Les lords sont les princes. -Le lord de Norvège ne s’est appelé roi que depuis trois cents ans. -Lucius, le plus ancien roi d’Angleterre, était qualifié par saint Télesphore mylord Lucius. -Les lords sont pairs, c’est-à-dire égaux. +Le lord de Norvège ne s’est appelé roi que depuis trois cents ans. +Lucius, le plus ancien roi d’Angleterre, était qualifié par saint Télesphore mylord Lucius. +Les lords sont pairs, c’est-à-dire égaux. De qui ? du roi. -Peu à peu on a mis le peuple à la porte. +Peu à peu on a mis le peuple à la porte. Les communes ont le droit de consentement. -Dire oui est leur liberté. +Dire oui est leur liberté. Les pairs peuvent dire non. Et la preuve, c’est qu’ils l’ont dit. -Les pairs peuvent couper la tête au roi, le peuple point. +Les pairs peuvent couper la tête au roi, le peuple point. Les lords ont la puissance, pourquoi ? parce qu’ils ont la richesse. -Qui est-ce qui a feuilleté le Doomsday-book ? +Qui est-ce qui a feuilleté le Doomsday-book ? Pour y copier quelque chose, on paie quatre sous par ligne. C’est un fier livre. -Tire-toi de là, affreux crétin. +Tire-toi de là, affreux crétin. Aussi frottez-vous-y. On y met bon ordre. Tout braconnier est pendu. @@ -4080,344 +4080,344 @@ Le lapin d’un lord est plus que l’homme du bon Dieu. Les seigneurs sont, entends-tu, maraud ? et nous devons le trouver bon. Et puis si nous le trouvons mauvais, qu’est-ce que cela leur fait ? Le peuple faisant des objections ! -Plaute lui-même n’approcherait pas de ce comique. -Autant faire discuter par la chenille la patte de l’éléphant. -Mon cher, des taupes qu’on écrase, c’est le genre humain. -L’écrasement est une loi. -Et crois-tu que la taupe elle-même n’écrase rien ? +Plaute lui-même n’approcherait pas de ce comique. +Autant faire discuter par la chenille la patte de l’éléphant. +Mon cher, des taupes qu’on écrase, c’est le genre humain. +L’écrasement est une loi. +Et crois-tu que la taupe elle-même n’écrase rien ? Elle est le mastodonte du ciron, qui est le mastodonte du volvoce. Mais ne raisonnons pas. -Mon garçon, les carrosses existent. +Mon garçon, les carrosses existent. Le lord est dedans, le peuple est sous la roue, le sage se range. -Mets-toi de côté, et laisse passer. -Quant à moi, j’aime les lords, et je les évite. -J’ai vécu chez un. -Cela suffit à la beauté de mes souvenirs. -Je me rappelle son château, comme une gloire dans un nuage. -Moi, mes rêves sont en arrière. +Mets-toi de côté, et laisse passer. +Quant à moi, j’aime les lords, et je les évite. +J’ai vécu chez un. +Cela suffit à la beauté de mes souvenirs. +Je me rappelle son château, comme une gloire dans un nuage. +Moi, mes rêves sont en arrière. J’aime nos seigneurs. -Je les remercie d’être opulents, puissants et prospères. -J’y lisais des livres, assis sous le portail qui est enjolivé. -Ces choses-là ne sont ordinairement vues que par un petit nombre de voyageurs curieux. -Oui, j’honore, accepte, respecte et révère nos seigneurs. -Leur sagesse consommée éclate dans les conjonctures épineuses. -La préséance sur tous, je voudrais bien voir qu’ils ne l’eussent pas. -Cette création-là corrige l’autre, et tire d’affaire le bon Dieu. -C’est pour lui une sortie décente d’une fausse position. +Je les remercie d’être opulents, puissants et prospères. +J’y lisais des livres, assis sous le portail qui est enjolivé. +Ces choses-là ne sont ordinairement vues que par un petit nombre de voyageurs curieux. +Oui, j’honore, accepte, respecte et révère nos seigneurs. +Leur sagesse consommée éclate dans les conjonctures épineuses. +La préséance sur tous, je voudrais bien voir qu’ils ne l’eussent pas. +Cette création-là corrige l’autre, et tire d’affaire le bon Dieu. +C’est pour lui une sortie décente d’une fausse position. Les grands sont grands. -Un pair en parlant de lui-même dit nos. +Un pair en parlant de lui-même dit nos. Un pair est un pluriel. Le roi qualifie les pairs consanguinei nostri. -Leur suprématie est telle qu’ils ont une langue à eux. -Poudre de diamant, nuit étoilée, c’est le noir des heureux. -Et, même entre eux, ils ont des nuances, ces hauts seigneurs. +Leur suprématie est telle qu’ils ont une langue à eux. +Poudre de diamant, nuit étoilée, c’est le noir des heureux. +Et, même entre eux, ils ont des nuances, ces hauts seigneurs. Un baron ne peut laver avec un vicomte sans sa permission. -Ce sont là des choses excellentes, et qui conservent les nations. -Après cela, quand il y aurait quelques haillons par-ci par-là ! -Tout ne peut pas être en or. -Haillons, soit ; est-ce que ne voilà pas de la pourpre ? +Ce sont là des choses excellentes, et qui conservent les nations. +Après cela, quand il y aurait quelques haillons par-ci par-là ! +Tout ne peut pas être en or. +Haillons, soit ; est-ce que ne voilà pas de la pourpre ? Eh bien, oui, il y a des indigents, la belle affaire ! -Ils étoffent le bonheur des opulents. +Ils étoffent le bonheur des opulents. Morbleu ! nos lords sont notre gloire. -Nos lords, à nous, sont extravagants et magnifiques. -Ne déblatérons pas comme des envieux. -Je sais gré à une belle vision qui passe. -Je n’ai pas la lumière, mais j’ai le reflet. -Reflet sur mon ulcère, diras-tu. +Nos lords, à nous, sont extravagants et magnifiques. +Ne déblatérons pas comme des envieux. +Je sais gré à une belle vision qui passe. +Je n’ai pas la lumière, mais j’ai le reflet. +Reflet sur mon ulcère, diras-tu. Je suis un Job heureux de contempler Trimalcion. -Le pré est tondu par le mouton, le mouton est tondu par le berger. +Le pré est tondu par le mouton, le mouton est tondu par le berger. Quoi de plus juste ? -À tondeur, tondeur et demi. -La vie n’est qu’un pied à terre. -Parce que tu as eu froid une nuit, ne voilà-t-il pas ! +À tondeur, tondeur et demi. +La vie n’est qu’un pied à terre. +Parce que tu as eu froid une nuit, ne voilà-t-il pas ! Il n’y a pas que toi. D’autres aussi ont froid et faim. -Silence, voilà la règle. +Silence, voilà la règle. Le bonheur de l’Olympe est au prix du silence du Cocyte. Donc, peuple, tais-toi. Je fais mieux, moi, j’approuve et j’admire. -En vérité, je suis attendri quand j’y songe. +En vérité, je suis attendri quand j’y songe. Cela lui laissait le temps de prier Dieu. -Vénérons ce qui est. -Le clergé lui-même relève des lords. -L’évêque de Man est le sujet du comte de Derby. -Les lords ont des bêtes féroces à eux qu’ils mettent dans leurs armoiries. +Vénérons ce qui est. +Le clergé lui-même relève des lords. +L’évêque de Man est le sujet du comte de Derby. +Les lords ont des bêtes féroces à eux qu’ils mettent dans leurs armoiries. Comme Dieu n’en a pas fait assez, ils en inventent. Tout cela, terreur pour nous, leur est ornement et parure. -Pas de forêt comparable pour l’inattendu des prodiges à leur orgueil. -Les scarabées mangent les racines, et les panoplies mangent le peuple. +Pas de forêt comparable pour l’inattendu des prodiges à leur orgueil. +Les scarabées mangent les racines, et les panoplies mangent le peuple. Allons-nous changer les lois ? La seigneurie fait partie de l’ordre. -Sais-tu que le lord archevêque de Canterbury a un million de France de revenu ? +Sais-tu que le lord archevêque de Canterbury a un million de France de revenu ? Ceux qui ne sont pas contents sont difficiles. Puis Dea entra ; il la regarda, et ne vit plus qu’elle. -Disons ici un détail. -Dans Chaos vaincu, un mot, monstro, adressé à Gwynplaine, déplaisait à Dea. -Ursus tolérait, non sans quelque impatience, ces altérations du texte. +Disons ici un détail. +Dans Chaos vaincu, un mot, monstro, adressé à Gwynplaine, déplaisait à Dea. +Ursus tolérait, non sans quelque impatience, ces altérations du texte. Homme qui rit ». -Telle était la forme qu’avait prise la célébrité de Gwynplaine. -Sa popularité était comme son visage, un masque. +Telle était la forme qu’avait prise la célébrité de Gwynplaine. +Sa popularité était comme son visage, un masque. Tous les soirs ils faisaient leur sortie de ce monde. -C’étaient comme des morts qui s’en allaient, quittes à renaître le lendemain. -Au carrefour succédait la claustration. +C’étaient comme des morts qui s’en allaient, quittes à renaître le lendemain. +Au carrefour succédait la claustration. Ursus comptait la recette, puis l’on soupait. -Deux âmes, dans l’agape, ont la même grâce que deux oiseaux. -Hum ! disait Ursus, et il détournait son grondement achevé malgré lui en sourire. -Vinos et Fibi partageaient le repas, mais gênaient peu. -Ces deux vagabondes, à demi sauvages et restées effarées, parlaient bréhaigne entre elles. -Ensuite Dea rentrait au gynécée avec Fibi et Vinos. -On ne le voyait à face découverte que sur le théâtre. -Sa renommée cependant croissait. -Elle commençait à déborder la populace, et elle montait plus haut. -On en parlait, on le cherchait, on se demandait : Où est-ce ? -Homme qui Rit devenait décidément fameux. +Deux âmes, dans l’agape, ont la même grâce que deux oiseaux. +Hum ! disait Ursus, et il détournait son grondement achevé malgré lui en sourire. +Vinos et Fibi partageaient le repas, mais gênaient peu. +Ces deux vagabondes, à demi sauvages et restées effarées, parlaient bréhaigne entre elles. +Ensuite Dea rentrait au gynécée avec Fibi et Vinos. +On ne le voyait à face découverte que sur le théâtre. +Sa renommée cependant croissait. +Elle commençait à déborder la populace, et elle montait plus haut. +On en parlait, on le cherchait, on se demandait : Où est-ce ? +Homme qui Rit devenait décidément fameux. Un certain lustre en rejaillissait sur Chaos vaincu. -Tellement qu’un jour Ursus, ambitieux, dit : — Il faut aller à Londres. -Southwark alors se prononçait Soudrie ; aujourd’hui on prononce Sousouore, à peu près. +Tellement qu’un jour Ursus, ambitieux, dit : — Il faut aller à Londres. +Southwark alors se prononçait Soudrie ; aujourd’hui on prononce Sousouore, à peu près. Ainsi, Southampton, dites Stpntn. -C’était le temps où Chatam se prononçait Je t’aime. -C’était un bourg ; c’est une ville. +C’était le temps où Chatam se prononçait Je t’aime. +C’était un bourg ; c’est une ville. Pourtant il s’y faisait un grand mouvement de navigation. Ce mur s’appelait le mur d’Effroc ou Effroc-Stone. -York, quand elle était saxonne, s’appelait Effroc. -L’eau en effet y était assez profonde pour un duc. -À mer basse il y avait encore six bonnes brasses. -Le trajet jusqu’à Gravesend, quoique de vingt milles, se faisait en six heures. -Cette panse était un peu une jonque. -Rien n’arrêtait au bord celui qui allait tomber. -Le mur était de distance en distance coupé d’escaliers. +York, quand elle était saxonne, s’appelait Effroc. +L’eau en effet y était assez profonde pour un duc. +À mer basse il y avait encore six bonnes brasses. +Le trajet jusqu’à Gravesend, quoique de vingt milles, se faisait en six heures. +Cette panse était un peu une jonque. +Rien n’arrêtait au bord celui qui allait tomber. +Le mur était de distance en distance coupé d’escaliers. Il marquait la pointe sud de Southwark. -De là on voyait la Tamise. -De l’autre côté de l’eau, Londres cessait. +De là on voyait la Tamise. +De l’autre côté de l’eau, Londres cessait. Il n’y avait plus que des champs. -De bowling-green, tapis vert à rouler une boule, nous avons fait boulingrin. -Puis le Tarrinzeau-field était devenu vaine pâture et propriété paroissiale. +De bowling-green, tapis vert à rouler une boule, nous avons fait boulingrin. +Puis le Tarrinzeau-field était devenu vaine pâture et propriété paroissiale. Regarder le diable, c’est aller au spectacle. -Ces inns étaient de simples échoppes, habitées seulement le jour. -Un seul de ces inns était une maison. -Les bateleurs ont une vie déracinée. -Qui dit bâtarde dit préférée. -Cette porte basse était la seule par où l’on passât. -La grande porte, barrée et verrouillée à demeure, restait fermée. +Ces inns étaient de simples échoppes, habitées seulement le jour. +Un seul de ces inns était une maison. +Les bateleurs ont une vie déracinée. +Qui dit bâtarde dit préférée. +Cette porte basse était la seule par où l’on passât. +La grande porte, barrée et verrouillée à demeure, restait fermée. Il fallait traverser le cabaret pour entrer dans la cour. -Il y avait dans l’inn Tadcaster un maître et un boy. -Le maître s’appelait maître Nicless. +Il y avait dans l’inn Tadcaster un maître et un boy. +Le maître s’appelait maître Nicless. Le boy s’appelait Govicum. Du reste, poilu aux sourcils et sur les mains. -Il était tondu ras, signe de servitude. -Ce réduit avait pour fenêtre une lucarne ouvrant sur le bowling-green. -Pourquoi s’était-il arrêté ? +Il était tondu ras, signe de servitude. +Ce réduit avait pour fenêtre une lucarne ouvrant sur le bowling-green. +Pourquoi s’était-il arrêté ? Cette voix disait : — Hommes et femmes de Londres, me voici. -Je vous félicite cordialement d’être anglais. -Vous êtes un grand peuple. -Je dis plus, vous êtes une grande populace. -Vos coups de poing sont encore plus beaux que vos coups d’épée. -Vous avez de l’appétit. -Vous êtes la nation qui mange les autres. -Cette succion du monde classe à part l’Angleterre. +Je vous félicite cordialement d’être anglais. +Vous êtes un grand peuple. +Je dis plus, vous êtes une grande populace. +Vos coups de poing sont encore plus beaux que vos coups d’épée. +Vous avez de l’appétit. +Vous êtes la nation qui mange les autres. +Cette succion du monde classe à part l’Angleterre. De plus, je suis docteur. -Deux espèces de choses, celles que je sais, et celles que j’ignore. -Je vends des drogues et je donne des idées. +Deux espèces de choses, celles que je sais, et celles que j’ignore. +Je vends des drogues et je donne des idées. La science vous y convie. J’enseigne la Pseudodoxia Epidemica. J’ai un camarade qui fait rire, moi je fais penser. -Quand on demandait à Démocrite : Comment savez-vous ? il répondait : Je ris. -Et moi, si l’on me demande : Pourquoi riez-vous ? je répondrai : Je sais. +Quand on demandait à Démocrite : Comment savez-vous ? il répondait : Je ris. +Et moi, si l’on me demande : Pourquoi riez-vous ? je répondrai : Je sais. Du reste, je ne ris pas. Je suis le rectificateur des erreurs populaires. J’entreprends le nettoyage de vos intelligences. -Dieu permet que le peuple se trompe et soit trompé. +Dieu permet que le peuple se trompe et soit trompé. Seulement, quand je vois des ordures, — les erreurs sont des ordures, — je les balaie. Comment sais-je ce que je sais ? Cela ne regarde que moi. -Chacun prend la science où il peut. -L’enfant mort du rabbin Éléazar causait avec saint Augustin. -Entre-nous, je doute de tous ces faits, excepté du dernier. +Chacun prend la science où il peut. +L’enfant mort du rabbin Éléazar causait avec saint Augustin. +Entre-nous, je doute de tous ces faits, excepté du dernier. Le fait s’explique. -Vous voyez ma modération. -Je sépare le vrai du faux. -Je l’ai vérifié. -J’incline à leur avis. +Vous voyez ma modération. +Je sépare le vrai du faux. +Je l’ai vérifié. +J’incline à leur avis. Citoyens, les efforts de Lucifer sont la cause des fausses opinions. Sachez voir clair dans les mensonges. -Il n’est pas vrai qu’Adam eût un nombril. -Braves gens, nourrissez-vous de ces évidences. -Maintenant je vais vous présenter mon personnel. -Cela fit une espèce de long murmure céleste. +Il n’est pas vrai qu’Adam eût un nombril. +Braves gens, nourrissez-vous de ces évidences. +Maintenant je vais vous présenter mon personnel. +Cela fit une espèce de long murmure céleste. L’orateur attendit un moment, puis reprit le dessus. -Gentlemen, je ne me fâche pas. +Gentlemen, je ne me fâche pas. Le vent est loquace, comme tous les solitaires. -Personne ne lui tient compagnie là-haut. +Personne ne lui tient compagnie là-haut. Je reprends mon fil. -Vous contemplez ici des artistes associés. +Vous contemplez ici des artistes associés. Je commence par mon ami qui est un loup. Il ne s’en cache pas. Il est instruit, grave et sagace. -J’ajoute qu’il est sans préjugés et point aristocrate. +J’ajoute qu’il est sans préjugés et point aristocrate. Il faut hurler avec les hommes. Il aboie aussi, par condescendance pour la civilisation. -Homo est un chien perfectionné. +Homo est un chien perfectionné. J’ajoute qu’il est humble. Il a la modestie d’un loup utile aux humains. Il est secourable et charitable, silencieusement. Sa patte gauche ignore la bonne action qu’a faite sa patte droite. -Tels sont ses mérites. -Il fut jadis abandonné par des pirates sur les bords du sauvage océan. +Tels sont ses mérites. +Il fut jadis abandonné par des pirates sur les bords du sauvage océan. Celle-ci est une aveugle. Est-ce une exception ? Nous sommes tous des aveugles. La coquette est une aveugle ; elle ne voit pas ses rides. Le coquin est un aveugle ; il ne voit pas Dieu. -Cette aveugle-ci, qui nous accompagne, est une prêtresse mystérieuse. -Vesta lui eût confié son tison. +Cette aveugle-ci, qui nous accompagne, est une prêtresse mystérieuse. +Vesta lui eût confié son tison. Je la crois fille de roi, sans l’affirmer. -Une louable défiance est l’attribut du sage. -Quant à moi, je ratiocine et je médicamente. +Une louable défiance est l’attribut du sage. +Quant à moi, je ratiocine et je médicamente. Je pense et je panse. -Je guéris les fièvres, miasmes et pestes. +Je guéris les fièvres, miasmes et pestes. Nonobstant, je ne vous conseille pas d’avoir un anthrax, autrement dit carbuncle. -C’est une maladie bête qui ne sert à rien. +C’est une maladie bête qui ne sert à rien. On en meurt, mais c’est tout. Je ne suis pas inculte ni rustique. Et je termine par un avis. -Chacun ici-bas peut, comme cela, avoir son petit pot de fleurs sur sa fenêtre. +Chacun ici-bas peut, comme cela, avoir son petit pot de fleurs sur sa fenêtre. Mylords et messieurs, j’ai dit. Le spectacle va commencer. -Vivedieu ! s’écria-t-il, voilà d’admirables gens. -La Green-Box, on vient de la reconnaître, était arrivée à Londres. -Elle s’était établie à Southwark. -Voir le dôme de Saint-Paul avait été agréable à Ursus. -Londres, à tout prendre, est une ville qui a du bon. -Avoir dédié une cathédrale à saint Paul, c’est de la bravoure. -Le vrai saint cathédral est saint Pierre. -Saint Paul est suspect d’imagination, et, en matière ecclésiastique, imagination signifie hérésie. -Saint Paul n’est saint qu’avec des circonstances atténuantes. -Il n’est entré au ciel que par la porte des artistes. -Une cathédrale est une enseigne. -La grande cour de l’inn Tadcaster avait fixé le choix d’Ursus. -La Green-Box semblait prévue par cette cour ; c’était un théâtre tout construit. -La Green-Box, rangée contre le mur, avait devant elle cette salle de spectacle. -Dans un recoin, en arrière de la Green-Box, il y avait une écurie. -La salle-cabaret avait, on le sait, une porte intérieure qui donnait sur la cour. -C’était à peu près comme aujourd’hui Qui entre paie. -Il était assez large pour contenir, sur deux rangs, dix spectateurs. -Nous sommes à Londres, avait dit Ursus. -Il faut s’attendre à de la gentry. -Les représentations avaient commencé. +Vivedieu ! s’écria-t-il, voilà d’admirables gens. +La Green-Box, on vient de la reconnaître, était arrivée à Londres. +Elle s’était établie à Southwark. +Voir le dôme de Saint-Paul avait été agréable à Ursus. +Londres, à tout prendre, est une ville qui a du bon. +Avoir dédié une cathédrale à saint Paul, c’est de la bravoure. +Le vrai saint cathédral est saint Pierre. +Saint Paul est suspect d’imagination, et, en matière ecclésiastique, imagination signifie hérésie. +Saint Paul n’est saint qu’avec des circonstances atténuantes. +Il n’est entré au ciel que par la porte des artistes. +Une cathédrale est une enseigne. +La grande cour de l’inn Tadcaster avait fixé le choix d’Ursus. +La Green-Box semblait prévue par cette cour ; c’était un théâtre tout construit. +La Green-Box, rangée contre le mur, avait devant elle cette salle de spectacle. +Dans un recoin, en arrière de la Green-Box, il y avait une écurie. +La salle-cabaret avait, on le sait, une porte intérieure qui donnait sur la cour. +C’était à peu près comme aujourd’hui Qui entre paie. +Il était assez large pour contenir, sur deux rangs, dix spectateurs. +Nous sommes à Londres, avait dit Ursus. +Il faut s’attendre à de la gentry. +Les représentations avaient commencé. Tout de suite, la foule vint. Mais le compartiment pour la noblesse resta vide. Tout Southwark accourut en cohue admirer l’Homme qui Rit. -Les baladins et bateleurs de Tarrinzeau-field furent effarés de Gwynplaine. -Gwynplaine leur dévora leur public. -Ce comique à gueules et à griffes fut lui-même éclipsé. -Curiosité, applaudissements, recettes, foule, l’Homme qui Rit prit tout. +Les baladins et bateleurs de Tarrinzeau-field furent effarés de Gwynplaine. +Gwynplaine leur dévora leur public. +Ce comique à gueules et à griffes fut lui-même éclipsé. +Curiosité, applaudissements, recettes, foule, l’Homme qui Rit prit tout. En un clin d’œil ce fut fait. Il n’y eut plus que la Green-Box. -Le succès de Gwynplaine fut prodigieux. +Le succès de Gwynplaine fut prodigieux. Pourtant il resta local. -Passer l’eau est difficile pour une renommée. +Passer l’eau est difficile pour une renommée. La gloire de Gwynplaine ne passa point le pont de Londres. -Elle ne prit point les dimensions d’un écho de grande ville. +Elle ne prit point les dimensions d’un écho de grande ville. Du moins dans les premiers temps. -Mais Southwark peut suffire à l’ambition d’un clown. +Mais Southwark peut suffire à l’ambition d’un clown. On jouait Ursus Rursus, puis Chaos vaincu. -Ursus était satisfait des applaudissements de Southwark, mais il n’en était point étonné. +Ursus était satisfait des applaudissements de Southwark, mais il n’en était point étonné. Ce sont les anciens trinobantes, disait-il. -Les chopes bues ne nuisaient pas au succès. -Ce connaisseur immédiatement fasciné avait tout de suite adopté l’Homme qui Rit. -Il ne venait pas à toutes les représentations. -C’était un fier ami inconnu qu’on avait là ! -Ursus et Gwynplaine voulurent le connaître, ou du moins savoir qui c’était. +Les chopes bues ne nuisaient pas au succès. +Ce connaisseur immédiatement fasciné avait tout de suite adopté l’Homme qui Rit. +Il ne venait pas à toutes les représentations. +C’était un fier ami inconnu qu’on avait là ! +Ursus et Gwynplaine voulurent le connaître, ou du moins savoir qui c’était. Comment s’appelle-t-il ? dit Gwynplaine, intervenant. -Tom-Jim-Jack, répondit l’hôtelier. -À quoi pensait-il ? -Dea, à rien, à tout, aux profondeurs. +Tom-Jim-Jack, répondit l’hôtelier. +À quoi pensait-il ? +Dea, à rien, à tout, aux profondeurs. Faire quelques pas dehors lui suffisait. Puis il rentrait, trouvait toute la Green-Box endormie, et s’endormait. -Le succès n’est pas aimé, surtout par ceux dont il est la chute. -Il est rare que les mangés adorent les mangeurs. -Homme qui Rit, décidément, faisait événement. -Les bateleurs d’alentour étaient indignés. -La boutique en face est éperdue. -Brusquement, les spectacles, jusqu’alors fêtés, chômèrent. +Le succès n’est pas aimé, surtout par ceux dont il est la chute. +Il est rare que les mangés adorent les mangeurs. +Homme qui Rit, décidément, faisait événement. +Les bateleurs d’alentour étaient indignés. +La boutique en face est éperdue. +Brusquement, les spectacles, jusqu’alors fêtés, chômèrent. Tous les grimes, tous les clowns, tous les bateleurs enviaient Gwynplaine. -En voilà un qui est heureux d’avoir un mufle de bête féroce ! +En voilà un qui est heureux d’avoir un mufle de bête féroce ! Quelques-unes battaient leurs petits de fureur de les trouver beaux. -Il n’y a que ce Gwynplaine de réussi. -Gwynplaine était une poule aux œufs d’or. -Ce n’était qu’un cri dans toutes les baraques. -Les saltimbanques enthousiasmés et exaspérés contemplaient Gwynplaine en grinçant des dents. +Il n’y a que ce Gwynplaine de réussi. +Gwynplaine était une poule aux œufs d’or. +Ce n’était qu’un cri dans toutes les baraques. +Les saltimbanques enthousiasmés et exaspérés contemplaient Gwynplaine en grinçant des dents. La rage admire ; cela s’appelle l’envie. -Ils essayèrent de troubler Chaos vaincu, firent cabale, sifflèrent, grognèrent, huèrent. -Les huées ayant avorté, les saltimbanques du Tarrinzeau-field rédigèrent une supplique. -Ils s’adressèrent à l’autorité. +Ils essayèrent de troubler Chaos vaincu, firent cabale, sifflèrent, grognèrent, huèrent. +Les huées ayant avorté, les saltimbanques du Tarrinzeau-field rédigèrent une supplique. +Ils s’adressèrent à l’autorité. C’est la marche ordinaire. -Aux bateleurs se joignirent les révérends. -Homme qui Rit avait porté coup aux prêches. +Aux bateleurs se joignirent les révérends. +Homme qui Rit avait porté coup aux prêches. Les chapelles des cinq paroisses de Southwark n’avaient plus d’auditoire. -On délaissait le sermon pour aller à Gwynplaine. +On délaissait le sermon pour aller à Gwynplaine. La plainte des bateleurs se fondait sur la religion. -Ils la déclaraient outragée. +Ils la déclaraient outragée. Ils signalaient Gwynplaine comme sorcier et Ursus comme impie. -Les révérends, eux, invoquaient l’ordre social. -C’était plus malin. -Wesley devait plus tard venir restaurer la bible comme Loyola a restauré le papisme. -Y avait-il prétexte ? donnait-elle prise ? -Quel était son crime ? +Les révérends, eux, invoquaient l’ordre social. +C’était plus malin. +Wesley devait plus tard venir restaurer la bible comme Loyola a restauré le papisme. +Y avait-il prétexte ? donnait-elle prise ? +Quel était son crime ? Ceci : elle avait un loup. Un loup en Angleterre est un proscrit. Le dogue, soit ; le loup, point. -Donc Homo était le prétexte. +Donc Homo était le prétexte. Il craignait ces deux griffes, police et justice. -Ursus souhaitait peu le contact des shériffs, prévôts, baillis et coroners. -Son empressement de contempler de près ces visages officiels était nul. -Il commençait à regretter d’être venu à Londres. -Le mieux est ennemi du bien, murmurait-il en aparté. -Je croyais ce proverbe déconsidéré, j’ai eu tort. -Les vérités bêtes sont les vérités vraies. -C’est du laisser-faire local qu’est sortie la liberté anglaise. -La liberté en Angleterre se comporte comme la mer autour de l’Angleterre. -C’est une marée. -Peu à peu les mœurs montent sur les lois. -La Green-Box était l’amusement préféré du faubourg, et l’autorité locale semblait indifférente. -En Angleterre, indifférence, c’est protection. +Ursus souhaitait peu le contact des shériffs, prévôts, baillis et coroners. +Son empressement de contempler de près ces visages officiels était nul. +Il commençait à regretter d’être venu à Londres. +Le mieux est ennemi du bien, murmurait-il en aparté. +Je croyais ce proverbe déconsidéré, j’ai eu tort. +Les vérités bêtes sont les vérités vraies. +C’est du laisser-faire local qu’est sortie la liberté anglaise. +La liberté en Angleterre se comporte comme la mer autour de l’Angleterre. +C’est une marée. +Peu à peu les mœurs montent sur les lois. +La Green-Box était l’amusement préféré du faubourg, et l’autorité locale semblait indifférente. +En Angleterre, indifférence, c’est protection. La Green-Box pour l’instant ne s’en portait pas plus mal. Il transpirait dans le public qu’il y avait des intrigues. Homme qui Rit en devenait plus populaire. -La foule a le flair des choses dénoncées, et les prend en bonne part. +La foule a le flair des choses dénoncées, et les prend en bonne part. Le peuple adopte d’instinct ce que l’index menace. -On protège en même temps qu’on s’amuse. -Rien de meilleur pour le succès. +On protège en même temps qu’on s’amuse. +Rien de meilleur pour le succès. Les ennemis font un bruit efficace qui aiguise et avive le triomphe. Un ami est plus vite las de louer qu’un ennemi d’injurier. Injurier n’est pas nuire. -Voilà ce que les ennemis ignorent. -Ils ne peuvent pas ne point insulter, et c’est là leur utilité. -Ils ont une impossibilité de se taire qui entretient l’éveil public. -La foule grossissait à Chaos vaincu. -S’il arrivait malheur, on le saurait toujours assez tôt. -Ursus en eut la fièvre. +Voilà ce que les ennemis ignorent. +Ils ne peuvent pas ne point insulter, et c’est là leur utilité. +Ils ont une impossibilité de se taire qui entretient l’éveil public. +La foule grossissait à Chaos vaincu. +S’il arrivait malheur, on le saurait toujours assez tôt. +Ursus en eut la fièvre. Il admonesta rudement Gwynplaine. Veille sur ton abominable gueule. Le pauvre n’a qu’un ami, le silence. Il ne doit prononcer qu’un monosyllabe : oui. Avouer et consentir, c’est tout son droit. -L’ossifrage est une espèce d’aigle. -Vénérons le sceptre qui est le premier des bâtons. -Respect, c’est prudence, et platitude, c’est égoïsme. +L’ossifrage est une espèce d’aigle. +Vénérons le sceptre qui est le premier des bâtons. +Respect, c’est prudence, et platitude, c’est égoïsme. Apprends qu’il existe des punitions. -Imprègne-toi des vérités législatives. +Imprègne-toi des vérités législatives. Les jureurs, on leur met les pieds aux ceps. -Qui frappe quelqu’un dans le palais du roi a la main droite tranchée. -Une chiquenaude sur un nez qui saigne, et te voilà manchot. -Le convaincu d’hérésie en cour d’évêque est brûlé vif. -C’est pour pas grand’chose que Cuthbert Sinipson a été écartelé au tourniquet. +Qui frappe quelqu’un dans le palais du roi a la main droite tranchée. +Une chiquenaude sur un nez qui saigne, et te voilà manchot. +Le convaincu d’hérésie en cour d’évêque est brûlé vif. +C’est pour pas grand’chose que Cuthbert Sinipson a été écartelé au tourniquet. Inculque-toi ces notions de droit et de justice. -Du reste, l’Angleterre a cela d’admirable que sa législation est fort douce. +Du reste, l’Angleterre a cela d’admirable que sa législation est fort douce. Son admonition faite, Ursus fut inquiet quelque temps encore ; Gwynplaine point. -L’intrépidité de la jeunesse se compose de défaut d’expérience. +L’intrépidité de la jeunesse se compose de défaut d’expérience. Cet homme en noir ? -Qui a une espèce de masse au poing ? +Qui a une espèce de masse au poing ? Eh bien, Gwynplaine, cet homme est le wapentake ? Qu’est-ce que c’est que le wapentake ? C’est le bailli de la centaine. @@ -4425,10 +4425,10 @@ Qu’est-ce que c’est que le bailli de la centaine ? C’est le præpositus hundredi. Qu’est-ce que c’est que le præpositus hundredi ? C’est un officier terrible. -Qu’est-ce qu’il a à la main ? +Qu’est-ce qu’il a à la main ? C’est l’iron-weapon. — Qu’est-ce que l’iron-weapon ? C’est une chose en fer. -Qu’est-ce qu’il fait de ça ? +Qu’est-ce qu’il fait de ça ? D’abord il jure dessus. Et c’est pour cela qu’on l’appelle le wapentake. Ensuite il vous touche avec. @@ -4438,1946 +4438,1946 @@ Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire : suivez-moi. Et il faut le suivre ? Est-ce que je sais, moi ? -Mais il vous dit où il vous mène ? +Mais il vous dit où il vous mène ? Mais on peut bien le lui demander ? Il ne vous dit rien, et vous ne lui dites rien. Il vous touche de l’iron-weapon, tout est dit. -Où bon lui semble, Gwynplaine. -Et si l’on résiste ? -Il tirait littéralement de l’Homme qui Rit une bonne petite fortune. +Où bon lui semble, Gwynplaine. +Et si l’on résiste ? +Il tirait littéralement de l’Homme qui Rit une bonne petite fortune. Ursus eut encore une autre alerte, assez terrible. -Cette fois, c’était lui qui était en question. -Il fut mandé à Bishopsgate devant une commission composée de trois visages désagréables. -Ces juridictions théologales subsistent encore en Angleterre, et sévissent utilement. +Cette fois, c’était lui qui était en question. +Il fut mandé à Bishopsgate devant une commission composée de trois visages désagréables. +Ces juridictions théologales subsistent encore en Angleterre, et sévissent utilement. La liturgie ne plaisante pas. -Lui qui recommandait tant le silence aux autres, il avait là une rude leçon. +Lui qui recommandait tant le silence aux autres, il avait là une rude leçon. Garrule, sana te ipsum. -Et, tête basse, la modestie désarme, il vint s’asseoir sur le tabouret. -Minos commença : — Vous parlez en public. -Ce n’est pas là un droit. +Et, tête basse, la modestie désarme, il vint s’asseoir sur le tabouret. +Minos commença : — Vous parlez en public. +Ce n’est pas là un droit. Je suis aussi saltimbanque, fit Ursus. Ursus respira, mais humblement. Minos reprit : — Comme saltimbanque, vous pouvez parler, mais comme philosophe, vous devez vous taire. -Je tâcherai, dit Ursus. -Et il songea en lui-même : — Je puis parler, mais je dois me taire. -Il était fort effrayé. -Le préposé à Dieu continua : — Vous dites des choses mal sonnantes. +Je tâcherai, dit Ursus. +Et il songea en lui-même : — Je puis parler, mais je dois me taire. +Il était fort effrayé. +Le préposé à Dieu continua : — Vous dites des choses mal sonnantes. Vous outragez la religion. -Vous niez les vérités les plus évidentes. -Vous propagez de révoltantes erreurs. -Par exemple, vous avez dit que la virginité excluait la maternité. +Vous niez les vérités les plus évidentes. +Vous propagez de révoltantes erreurs. +Par exemple, vous avez dit que la virginité excluait la maternité. Ursus leva doucement les yeux. Je n’ai pas dit cela. -J’ai dit que la maternité excluait la virginité. +J’ai dit que la maternité excluait la virginité. Minos tut pensif et grommela : — Au fait, c’est le contraire. -C’était la même chose. -Mais Ursus avait paré le premier coup. -L’homme de l’histoire passa sans transition à la mythologie. -Vous avez excusé les infamies d’Actéon. +C’était la même chose. +Mais Ursus avait paré le premier coup. +L’homme de l’histoire passa sans transition à la mythologie. +Vous avez excusé les infamies d’Actéon. Rhadamante rentra dans l’histoire. -J’ai dit que cela n’était possible qu’à l’herbe sferra-cavallo. +J’ai dit que cela n’était possible qu’à l’herbe sferra-cavallo. Je ne nie la vertu d’aucune herbe. -Et il ajouta à demi-voix ; — Ni d’aucune femme. -Ursus était composé de terreur et de présence d’esprit. +Et il ajouta à demi-voix ; — Ni d’aucune femme. +Ursus était composé de terreur et de présence d’esprit. J’insiste, reprit Rhadamante. -C’est une opinion, murmura Rhadamante touché à son tour. +C’est une opinion, murmura Rhadamante touché à son tour. Et l’homme de l’histoire se tut. -L’homme de la théologie, Minos, revenu à lui, questionna de nouveau Ursus. +L’homme de la théologie, Minos, revenu à lui, questionna de nouveau Ursus. Il avait eu le temps de consulter le cahier de notes. La bible le nie. La bible le nie, soupira Ursus, mais l’arsenic l’affirme. -Il dit : — La réponse n’est pas inepte. +Il dit : — La réponse n’est pas inepte. Ursus remercia de son sourire le plus avili. Minos fit une moue affreuse. Je continue, reprit Minos. Pourriez-vous le prouver ? Ici il perdit un peu de terrain. Minos, ressaisissant l’avantage, poussa. -Vous avez dit qu’un juif qui se fait chrétien ne sent pas bon. -Mais j’ai ajouté qu’un chrétien qui se fait juif sent mauvais. -Minos jeta un regard sur le dossier dénonciateur. +Vous avez dit qu’un juif qui se fait chrétien ne sent pas bon. +Mais j’ai ajouté qu’un chrétien qui se fait juif sent mauvais. +Minos jeta un regard sur le dossier dénonciateur. Vous affirmez et propagez des choses invraisemblables. -Vous avez dit qu’Élien avait vu un éléphant écrire des sentences. -Non pas, très révérend. -J’ai simplement dit qu’Oppien avait entendu un hippopotame discuter un problème philosophique. -Non, à moi, révérend ! — Non ! à personne ! à tout le monde ! -Et, à part, Ursus songea : « Je ne sais plus ce que je dis. -Mais son trouble extérieur, bien qu’extrême, n’était pas trop visible. +Vous avez dit qu’Élien avait vu un éléphant écrire des sentences. +Non pas, très révérend. +J’ai simplement dit qu’Oppien avait entendu un hippopotame discuter un problème philosophique. +Non, à moi, révérend ! — Non ! à personne ! à tout le monde ! +Et, à part, Ursus songea : « Je ne sais plus ce que je dis. +Mais son trouble extérieur, bien qu’extrême, n’était pas trop visible. Tout ceci, repartit Minos, implique une certaine foi au diable. -Très révérend, je ne suis pas impie au diable. +Très révérend, je ne suis pas impie au diable. La foi au diable est l’envers de la foi en Dieu. L’une prouve l’autre. Qui ne croit pas un peu au diable ne croit pas beaucoup en Dieu. -Qui croit au soleil doit croire à l’ombre. +Qui croit au soleil doit croire à l’ombre. Le diable est la nuit de Dieu. Qu’est-ce que la nuit ? la preuve du jour. Ursus improvisait ici une insondable combinaison de philosophie et de religion. -Minos redevint pensif et refît un plongeon dans le silence. +Minos redevint pensif et refît un plongeon dans le silence. Ursus respira de nouveau. Une brusque attaque eut lieu. -Il posa son poing fermé sur son dossier, qui était épais et chargé. -Vous l’avez nié. -Point, répliqua Ursus avec mélancolie. -L’interrogatoire continua, les demandes et les réponses faisant comme un cliquetis d’épées. -Vous avez nié que les plantes pussent parler. +Il posa son poing fermé sur son dossier, qui était épais et chargé. +Vous l’avez nié. +Point, répliqua Ursus avec mélancolie. +L’interrogatoire continua, les demandes et les réponses faisant comme un cliquetis d’épées. +Vous avez nié que les plantes pussent parler. Non, mais elle chante. -J’ai seulement dit qu’éternuer à gauche était un signe malheureux. -Vous avez témérairement et injurieusement parlé du phénix. +J’ai seulement dit qu’éternuer à gauche était un signe malheureux. +Vous avez témérairement et injurieusement parlé du phénix. Je ne m’y oppose pas. -Vous êtes une bourrique. +Vous êtes une bourrique. Je ne demande pas mieux. -L’arrogance froissée est tout de suite colère. +L’arrogance froissée est tout de suite colère. Homme nomade, vous errez par l’esprit autant que par les pieds. Vous avez des tendances suspectes et surprenantes. -Vous côtoyez la sorcellerie. -Vous êtes en relation avec des animaux inconnus. -L’hœmorrhoüs est une vipère qu’a vue Tremellius. -Cette riposte produisit un certain désarroi dans la science irritée du docteur Éaque. -Éaque s’en tira par une charge à fond. -Voici des paroles textuelles de vous, et très diaboliques. -Fleurs le jour, étoiles la nuit. -Et regardant fixement Ursus : — Qu’avez-vous à dire ? +Vous côtoyez la sorcellerie. +Vous êtes en relation avec des animaux inconnus. +L’hœmorrhoüs est une vipère qu’a vue Tremellius. +Cette riposte produisit un certain désarroi dans la science irritée du docteur Éaque. +Éaque s’en tira par une charge à fond. +Voici des paroles textuelles de vous, et très diaboliques. +Fleurs le jour, étoiles la nuit. +Et regardant fixement Ursus : — Qu’avez-vous à dire ? Ursus repondit : — Toute plante est lampe. -Le parfum est de la lumière. -Éaque feuilleta d’autres pages. -Vous avez nié que les vésicules de loutre fussent équivalentes au castoreum. -Vous exercez la médecine ? -Je m’exerce à la médecine, soupira timidement Ursus. -Plutôt que sur les morts, fît Ursus. -Ursus ripostait avec solidité, mais avec platitude ; mélange admirable où la suavité dominait. -Que nous roucoulez-vous là ? dit-il rudement. +Le parfum est de la lumière. +Éaque feuilleta d’autres pages. +Vous avez nié que les vésicules de loutre fussent équivalentes au castoreum. +Vous exercez la médecine ? +Je m’exerce à la médecine, soupira timidement Ursus. +Plutôt que sur les morts, fît Ursus. +Ursus ripostait avec solidité, mais avec platitude ; mélange admirable où la suavité dominait. +Que nous roucoulez-vous là ? dit-il rudement. Ursus hasarda une question. -Et s’il guérit ? -En ce cas-là, répondit le docteur, adoucissant sa voix, vous serez puni de mort. -C’est peu varié, dit Ursus. -Le docteur reprit : — S’il y a mort, on punit l’ânerie. -S’il y a guérison, on punit l’outrecuidance. +Et s’il guérit ? +En ce cas-là, répondit le docteur, adoucissant sa voix, vous serez puni de mort. +C’est peu varié, dit Ursus. +Le docteur reprit : — S’il y a mort, on punit l’ânerie. +S’il y a guérison, on punit l’outrecuidance. La potence dans les deux cas. -J’ignorais ce détail, murmura Ursus. +J’ignorais ce détail, murmura Ursus. Je vous remercie de me renseigner. -On ne connaît pas toutes les beautés des législations. -Prenez garde à vous. +On ne connaît pas toutes les beautés des législations. +Prenez garde à vous. Nous savons ce que vous faites. Moi, pensa Ursus, je ne le sais pas toujours. Nous pourrions vous envoyer en prison. Je l’entrevois, messeigneurs. -Vous ne pouvez nier vos contraventions et vos empiétements. +Vous ne pouvez nier vos contraventions et vos empiétements. Ma philosophie demande pardon. On vous attribue des audaces. -On a énormément tort. -On dit que vous guérissez les malades. +On a énormément tort. +On dit que vous guérissez les malades. Je suis victime des calomnies. Ursus eut un peu la sensation de Jonas sortant du ventre de la baleine. Minos continua : — On vous relaxe ! -Ursus se dit : — Si l’on m’y reprend ! — Bonsoir la médecine ! -Et il ajouta dans son for intérieur : — Désormais je laisserai soigneusement crever les gens. -Tout en s’enfuyant, il grommelait : — Je l’ai échappé belle. +Ursus se dit : — Si l’on m’y reprend ! — Bonsoir la médecine ! +Et il ajouta dans son for intérieur : — Désormais je laisserai soigneusement crever les gens. +Tout en s’enfuyant, il grommelait : — Je l’ai échappé belle. Je suis le savant sauvage, eux sont les savants domestiques. Les docteurs tracassent les doctes. Les philosophes, en produisant les sophistes, produisent leur propre malheur. Turdus sibi malum cacat. -Nous ne donnons pas Ursus pour un délicat. -Il avait l’effronterie de se servir des mots qui rendaient sa pensée. -Il n’avait pas plus de goût que Voltaire. -Seulement le soir il dit tout bas à Homo : — Sache ceci. -J’ai vaincu les trois têtes de Cerbère. +Nous ne donnons pas Ursus pour un délicat. +Il avait l’effronterie de se servir des mots qui rendaient sa pensée. +Il n’avait pas plus de goût que Voltaire. +Seulement le soir il dit tout bas à Homo : — Sache ceci. +J’ai vaincu les trois têtes de Cerbère. Pas de plus gai tumulte. -Le soir, la salle basse, toutes vitres éclairées, n’avait pas une table vide. +Le soir, la salle basse, toutes vitres éclairées, n’avait pas une table vide. Le rayonnement de l’inn Tadcaster emplissait le champ de foire. -C’était comme une maison de feu et de bruit. -Dans la cour, c’est-à-dire dans le théâtre, plus de foule encore. -Les fenêtres regorgeaient de spectateurs ; le balcon était envahi. +C’était comme une maison de feu et de bruit. +Dans la cour, c’est-à-dire dans le théâtre, plus de foule encore. +Les fenêtres regorgeaient de spectateurs ; le balcon était envahi. Seulement le compartiment pour la noblesse restait toujours vide. -Foule partout, excepté là. +Foule partout, excepté là. Un soir, il y eut quelqu’un. -La salle était comble. -Le compartiment « pour la noblesse » était occupé. -Elle était seule, et elle emplissait la loge. -De certains êtres ont de la clarté. -Cette femme, comme Dea, avait sa lueur à elle, mais autre. -Dea était pâle, cette femme était vermeille. -Dea était l’aube, cette femme était l’aurore. -Dea était belle, cette femme était superbe. -Sa splendeur était l’effacement de tout. +La salle était comble. +Le compartiment « pour la noblesse » était occupé. +Elle était seule, et elle emplissait la loge. +De certains êtres ont de la clarté. +Cette femme, comme Dea, avait sa lueur à elle, mais autre. +Dea était pâle, cette femme était vermeille. +Dea était l’aube, cette femme était l’aurore. +Dea était belle, cette femme était superbe. +Sa splendeur était l’effacement de tout. Tous les yeux la regardaient. -Tom-Jim-Jack était mêlé à la cohue. -Il disparaissait comme les autres dans le nimbe de cette personne éclatante. -C’était bien une femme. -C’était peut-être même trop une femme. -Et surtout cela une implacable volonté d’être belle. -Elle l’était au point d’être farouche. -C’était la panthère, pouvant être chatte, et caresser. -Un de ses yeux était bleu, l’autre était noir. -La Green-Box était un peu un spectacle fantasmagorique. +Tom-Jim-Jack était mêlé à la cohue. +Il disparaissait comme les autres dans le nimbe de cette personne éclatante. +C’était bien une femme. +C’était peut-être même trop une femme. +Et surtout cela une implacable volonté d’être belle. +Elle l’était au point d’être farouche. +C’était la panthère, pouvant être chatte, et caresser. +Un de ses yeux était bleu, l’autre était noir. +La Green-Box était un peu un spectacle fantasmagorique. Ils avaient le ricochet de la fascination. Cette femme les regardait, et ils la regardaient. -C’était une femme sans doute, mais n’était-ce pas aussi une chimère ? -Cette entrée d’une lumière dans leur obscurité les stupéfiait. -C’était comme l’arrivée d’une planète inconnue. +C’était une femme sans doute, mais n’était-ce pas aussi une chimère ? +Cette entrée d’une lumière dans leur obscurité les stupéfiait. +C’était comme l’arrivée d’une planète inconnue. Cela venait du monde des heureux. L’irradiation amplifiait cette figure. -Cette femme avait sur elle des scintillations nocturnes, comme une voie lactée. -Ces pierreries semblaient des étoiles. -Cette agrafe de diamants était peut-être une pléiade. -Le modelé splendide de son sein semblait surnaturel. -En haut permettait à En bas de le regarder. -Les fantômes gras, qu’on nomme les vampires, existent. -Un groom très jeune et très grave était la mode de ce temps-là. -L’impression fut, comme toujours, irrésistible. +Cette femme avait sur elle des scintillations nocturnes, comme une voie lactée. +Ces pierreries semblaient des étoiles. +Cette agrafe de diamants était peut-être une pléiade. +Le modelé splendide de son sein semblait surnaturel. +En haut permettait à En bas de le regarder. +Les fantômes gras, qu’on nomme les vampires, existent. +Un groom très jeune et très grave était la mode de ce temps-là. +L’impression fut, comme toujours, irrésistible. La contagion du rire de Gwynplaine fut plus triomphante que jamais. -Elle ! s’écria Ursus. -Elle a payé sa place un quadruple ! reprit Ursus enthousiasmé. -Et il s’écria : — C’est plus. +Elle ! s’écria Ursus. +Elle a payé sa place un quadruple ! reprit Ursus enthousiasmé. +Et il s’écria : — C’est plus. C’est une duchesse. -Le bruit du roulement s’éteignit. -L’hôtelier lui donnait la réplique. -C’était une duchesse. +Le bruit du roulement s’éteignit. +L’hôtelier lui donnait la réplique. +C’était une duchesse. On savait le titre. Mais le nom ? on l’ignorait. -Le cocher avait une perruque à croire voir un lord chancelier. -Et avait-on remarqué le bouquet de plumes de tisserin de ce mousse ? -Voilà qui est grand. -On paie l’amende si l’on porte ces plumes-là sans droit. -Maître Niclcss avait aussi regardé la dame de près. -Une espèce de reine. -Tant de richesse donne de la beauté. -Rien n’égale l’élégance impertinente de ces mains qui ne travaillent pas. +Le cocher avait une perruque à croire voir un lord chancelier. +Et avait-on remarqué le bouquet de plumes de tisserin de ce mousse ? +Voilà qui est grand. +On paie l’amende si l’on porte ces plumes-là sans droit. +Maître Niclcss avait aussi regardé la dame de près. +Une espèce de reine. +Tant de richesse donne de la beauté. +Rien n’égale l’élégance impertinente de ces mains qui ne travaillent pas. Moins brillants que les yeux, murmura Ursus. -Et savez-vous, dit le tavernier, le plus étonnant ? +Et savez-vous, dit le tavernier, le plus étonnant ? C’est que je l’ai vue monter en carrosse. -Elle n’y est pas montée seule. -Quelqu’un est monté avec elle. +Elle n’y est pas montée seule. +Quelqu’un est monté avec elle. Le roi ? dit Ursus. Nous ne sommes pas sous un roi. -Devinez qui est monté dans le carrosse de cette duchesse. -L’hôtelier répondit : — Tom-Jim-Jack. -Tom-Jim-Jack ! s’écria-t-il. +Devinez qui est monté dans le carrosse de cette duchesse. +L’hôtelier répondit : — Tom-Jim-Jack. +Tom-Jim-Jack ! s’écria-t-il. L’apparition » ne revint pas. -Gwynplaine fut, dans une certaine mesure, troublé. -Il fit tout de suite cette demi-chute de songer étrangement. -Il faut prendre garde à la rêverie qui s’impose. -La rêverie a le mystère et la subtilité d’une odeur. -Elle est à la pensée ce que le parfum est à la tubéreuse. -On peut s’empoisonner avec des rêveries comme avec des fleurs. +Gwynplaine fut, dans une certaine mesure, troublé. +Il fit tout de suite cette demi-chute de songer étrangement. +Il faut prendre garde à la rêverie qui s’impose. +La rêverie a le mystère et la subtilité d’une odeur. +Elle est à la pensée ce que le parfum est à la tubéreuse. +On peut s’empoisonner avec des rêveries comme avec des fleurs. Suicide enivrant, exquis et sinistre. -Le suicide de l’âme, c’est de penser mal. -C’est là l’empoisonnement. -La rêverie attire, enjôle, leurre, enlace, puis fait de vous son complice. -Elle vous met de moitié dans les tricheries qu’elle fait à la conscience. -On peut dire de la rêverie ce qu’on dit du jeu. -On commence par être dupe, on finit par être fripon. +Le suicide de l’âme, c’est de penser mal. +C’est là l’empoisonnement. +La rêverie attire, enjôle, leurre, enlace, puis fait de vous son complice. +Elle vous met de moitié dans les tricheries qu’elle fait à la conscience. +On peut dire de la rêverie ce qu’on dit du jeu. +On commence par être dupe, on finit par être fripon. Il n’avait jamais vu la Femme. -Il venait d’en voir la réalité. +Il venait d’en voir la réalité. Il venait de voir cela. -Et en même temps une olympienne. +Et en même temps une olympienne. Une femelle de dieu. -Ce mystère, le sexe, venait de lui apparaître. -Et où ? dans l’inaccessible. -À une distance infinie. -Plus qu’une déesse, avait dit Ursus. -Le rêve lui-même reculerait devant une telle escalade. -Allait-il faire la folie de songer à cette inconnue ? -Et même était-il du peuple ? -N’était-il pas, lui bateleur, au-dessous de ce qui est au-dessous ? -Il avait l’obsession de ce zénith. -Qu’un homme pût être un lord, cela lui semblait chimérique. +Ce mystère, le sexe, venait de lui apparaître. +Et où ? dans l’inaccessible. +À une distance infinie. +Plus qu’une déesse, avait dit Ursus. +Le rêve lui-même reculerait devant une telle escalade. +Allait-il faire la folie de songer à cette inconnue ? +Et même était-il du peuple ? +N’était-il pas, lui bateleur, au-dessous de ce qui est au-dessous ? +Il avait l’obsession de ce zénith. +Qu’un homme pût être un lord, cela lui semblait chimérique. Au milieu de cette gloire resplendissait la duchesse. -Il sentait de cette femme on ne sait quel besoin bizarre compliqué d’impossible. -Aucune de ces pensées ne lui arrivait à l’état de précision. -C’était du brouillard qu’il avait en lui. -Cela changeait à chaque instant de contour et flottait. -Mais c’était un profond obscurcissement. -Il n’ébaucha, pas même en songe, aucune ascension vers la duchesse. -Une convoitise distincte, qui eût pris forme en lui, l’eût terrifié. -Il n’éprouva rien de pareil. +Il sentait de cette femme on ne sait quel besoin bizarre compliqué d’impossible. +Aucune de ces pensées ne lui arrivait à l’état de précision. +C’était du brouillard qu’il avait en lui. +Cela changeait à chaque instant de contour et flottait. +Mais c’était un profond obscurcissement. +Il n’ébaucha, pas même en songe, aucune ascension vers la duchesse. +Une convoitise distincte, qui eût pris forme en lui, l’eût terrifié. +Il n’éprouva rien de pareil. D’ailleurs reverrait-il jamais cette femme ? probablement non. -Mais est-ce qu’on peut être amoureux d’un éclair ? -Il avait un va-et-vient de rêves. +Mais est-ce qu’on peut être amoureux d’un éclair ? +Il avait un va-et-vient de rêves. Il y pensait, n’y pensait pas, s’occupait d’autre chose, y retournait. Il subissait un bercement, rien de plus. -Cela l’empêcha de dormir plusieurs nuits. +Cela l’empêcha de dormir plusieurs nuits. L’insomnie est aussi pleine de songes que le sommeil. -L’inconvénient des mots, c’est d’avoir plus de contour que les idées. -Toutes les idées se mêlent par les bords ; les mots, non. -Un certain côté diffus de l’âme leur échappe toujours. -L’expression a des frontières, la pensée n’en a pas. -Dea était au centre de son esprit, sacrée. +L’inconvénient des mots, c’est d’avoir plus de contour que les idées. +Toutes les idées se mêlent par les bords ; les mots, non. +Un certain côté diffus de l’âme leur échappe toujours. +L’expression a des frontières, la pensée n’en a pas. +Dea était au centre de son esprit, sacrée. Rien ne pouvait approcher d’elle. En avait-il conscience ? tout au plus. -Pour Ursus c’eût été clair, pour Gwynplaine c’était indistinct. -Deux instincts, l’un l’idéal, l’autre le sexe, combattaient en lui. -Enfin l’ange noir fut précipité. -Un jour, tout à coup, Gwynplaine ne pensa plus à la femme inconnue. -Du reste, nous l’avons dit, « la duchesse » n’était pas revenue. -Ce qu’Ursus trouva tout simple. « La dame au quadruple » est un phénomène. -Cela entre, paie, et s’évanouit. +Pour Ursus c’eût été clair, pour Gwynplaine c’était indistinct. +Deux instincts, l’un l’idéal, l’autre le sexe, combattaient en lui. +Enfin l’ange noir fut précipité. +Un jour, tout à coup, Gwynplaine ne pensa plus à la femme inconnue. +Du reste, nous l’avons dit, « la duchesse » n’était pas revenue. +Ce qu’Ursus trouva tout simple. « La dame au quadruple » est un phénomène. +Cela entre, paie, et s’évanouit. Ce serait trop beau si cela revenait. Elle ne parla plus de « la femme ». -C’est là un instinct profond. -Se taire sur quelqu’un, il semble que c’est l’éloigner. +C’est là un instinct profond. +Se taire sur quelqu’un, il semble que c’est l’éloigner. En s’informant, on craint d’appeler. -On met du silence de son côté comme on fermerait une porte. +On met du silence de son côté comme on fermerait une porte. L’incident s’oublia. -Était-ce même quelque chose ? -Cela avait-il existé ? -Pouvait-on dire qu’une ombre eût flotté entre Gwynplaine et Dea ? +Était-ce même quelque chose ? +Cela avait-il existé ? +Pouvait-on dire qu’une ombre eût flotté entre Gwynplaine et Dea ? Dea ne le savait pas, et Gwynplaine ne le savait plus. Il n’y avait rien eu. -La duchesse elle-même s’estompa dans la perspective lointaine comme une illusion. +La duchesse elle-même s’estompa dans la perspective lointaine comme une illusion. Une autre figure disparue, ce fut Tom-Jim-Jack. Brusquement il cessa de venir dans l’inn Tadcaster. -Ursus s’aperçut que Tom-Jim-Jack ne venait plus ; il en fut très préoccupé. +Ursus s’aperçut que Tom-Jim-Jack ne venait plus ; il en fut très préoccupé. C’est pourquoi Ursus ne dit pas un mot. -La curiosité doit toujours être proportionnée au curieux. -À écouter, on risque l’oreille ; à guetter, on risque l’œil. +La curiosité doit toujours être proportionnée au curieux. +À écouter, on risque l’oreille ; à guetter, on risque l’œil. Ne rien entendre et ne rien voir est prudent. Se tenir coi est une force. -Ce sont la plupart du temps, pour nous chétifs, des illusions d’optique. -N’entrebâillons pas les plis du manteau couleur de muraille des puissants terribles. -Indifférence, c’est intelligence. +Ce sont la plupart du temps, pour nous chétifs, des illusions d’optique. +N’entrebâillons pas les plis du manteau couleur de muraille des puissants terribles. +Indifférence, c’est intelligence. Ne bougez point, cela est salubre. Faites le mort, on ne vous tuera pas. Telle est la sagesse de l’insecte. -L’hôtelier, intrigué de son côté, interpella un jour Ursus. +L’hôtelier, intrigué de son côté, interpella un jour Ursus. Savez-vous qu’on ne voit plus Tom-Jim-Jack ? -Tiens, dit Ursus, je ne l’avais pas remarqué. -Ursus néanmoins était trop artiste pour ne point regretter Tom-Jim-Jack. -Il eut un certain désappointement. -Cet épanchement dans le cœur d’un ami soulagea Ursus. -L’oubli s’était fait de plus en plus dans Gwynplaine. -Les haines semblaient avoir lâché prise. -Tout s’était apaisé dans la Green-Box et autour de la Green-Box. -Plus de cabotinage, ni des cabotins, ni des prêtres. -Plus de grondement extérieur. -On avait le succès sans la menace. -La destinée a de ces sérénités subites. -Il y a un mot qui exprime ces situations-là, l’apogée. -Le bonheur, comme la mer, arrive à faire son plein. -Ce qui est inquiétant pour les parfaitement heureux, c’est que la mer redescend. -Au moins autant peut-être que la première, la deuxième est souhaitable. +Tiens, dit Ursus, je ne l’avais pas remarqué. +Ursus néanmoins était trop artiste pour ne point regretter Tom-Jim-Jack. +Il eut un certain désappointement. +Cet épanchement dans le cœur d’un ami soulagea Ursus. +L’oubli s’était fait de plus en plus dans Gwynplaine. +Les haines semblaient avoir lâché prise. +Tout s’était apaisé dans la Green-Box et autour de la Green-Box. +Plus de cabotinage, ni des cabotins, ni des prêtres. +Plus de grondement extérieur. +On avait le succès sans la menace. +La destinée a de ces sérénités subites. +Il y a un mot qui exprime ces situations-là, l’apogée. +Le bonheur, comme la mer, arrive à faire son plein. +Ce qui est inquiétant pour les parfaitement heureux, c’est que la mer redescend. +Au moins autant peut-être que la première, la deuxième est souhaitable. Il existe un embaumement d’amour. -C’est de Daphnis et Chloé que sont faits Philémon et Baucis. -En attendant, ils étaient jeunes. -Ursus regardait cet amour comme un médecin fait sa clinique. -Du reste il avait ce qu’on appelait en ce temps-là « le regard hippocratique ». -D’autres fois il disait : « Elle est heureuse pour sa santé. -La fêlure grandirait bien vite. -La foule continuait d’affluer aux représentations de Chaos vaincu. -Le succès de l’Homme qui Rit paraissait inépuisable. -Tout accourait ; ce n’était plus seulement Southwark, c’était déjà un peu Londres. -La gloire de Gwynplaine avait décidément fait son entrée dans le grand public. -Et le fait était réel. -Il n’était plus question dans Londres que de l’Homme qui Rit. -On en parlait jusque chez le Mohock-Club, hanté des lords. +C’est de Daphnis et Chloé que sont faits Philémon et Baucis. +En attendant, ils étaient jeunes. +Ursus regardait cet amour comme un médecin fait sa clinique. +Du reste il avait ce qu’on appelait en ce temps-là « le regard hippocratique ». +D’autres fois il disait : « Elle est heureuse pour sa santé. +La fêlure grandirait bien vite. +La foule continuait d’affluer aux représentations de Chaos vaincu. +Le succès de l’Homme qui Rit paraissait inépuisable. +Tout accourait ; ce n’était plus seulement Southwark, c’était déjà un peu Londres. +La gloire de Gwynplaine avait décidément fait son entrée dans le grand public. +Et le fait était réel. +Il n’était plus question dans Londres que de l’Homme qui Rit. +On en parlait jusque chez le Mohock-Club, hanté des lords. En amour, rien n’est tel qu’une habitude. Toute la vie s’y concentre. -La réapparition de l’astre est une habitude de l’univers. -La lumière est une cariatide éblouissante qui porte le monde. -La nuit était noire et transparente ; il faisait clair d’étoiles. -Gwynplaine songeait à Dea. -À quoi eût-il songé ? +La réapparition de l’astre est une habitude de l’univers. +La lumière est une cariatide éblouissante qui porte le monde. +La nuit était noire et transparente ; il faisait clair d’étoiles. +Gwynplaine songeait à Dea. +À quoi eût-il songé ? Il se le reprochait. -C’était une diminution. -La sourde attaque de l’époux commençait en lui. -Douce et impérieuse impatience. -L’ancien adolescent pudique se sentait devenir trouble et inquiétant. +C’était une diminution. +La sourde attaque de l’époux commençait en lui. +Douce et impérieuse impatience. +L’ancien adolescent pudique se sentait devenir trouble et inquiétant. Dans cette oreille amplifiante des voix inconnues lui faisaient des offres. Les intentions perdent leur transparence. -L’inavouable voulu par la nature fait son entrée dans la conscience. +L’inavouable voulu par la nature fait son entrée dans la conscience. C’est de toi, femme, que nous avons besoin. -Trop de paradis, l’amour en arrive à ne pas vouloir cela. +Trop de paradis, l’amour en arrive à ne pas vouloir cela. Il entendait en lui ce profond cri de la nature. -La virginité n’est que l’espérance de la maternité. -Pas un seul de ces oiseaux n’est lâché. -Il avait cette volonté malgré lui, et dans une rechute continuelle. +La virginité n’est que l’espérance de la maternité. +Pas un seul de ces oiseaux n’est lâché. +Il avait cette volonté malgré lui, et dans une rechute continuelle. Il se figurait Dea humaine. -Dea était pour lui dans un nuage. -Frémissant, il écartait ce nuage comme il eût soulevé une chemise. -On était en avril. -La colonne vertébrale a ses rêveries. -N’avoir personne autour de soi, cela aide à divaguer. -Où allait sa pensée ? il n’eût osé se le dire à lui même. +Dea était pour lui dans un nuage. +Frémissant, il écartait ce nuage comme il eût soulevé une chemise. +On était en avril. +La colonne vertébrale a ses rêveries. +N’avoir personne autour de soi, cela aide à divaguer. +Où allait sa pensée ? il n’eût osé se le dire à lui même. Vous le regardiez, astres. Pourquoi dit-on un amoureux ? -On devrait dire un possédé. -Tout homme subit cette aliénation de soi-même. -Quelle sorcière qu’une jolie femme ! -Le vrai nom de l’amour, c’est captivité. -On est fait prisonnier par l’âme d’une femme. -Par sa chair aussi, quelquefois plus encore par la chair que par l’âme. -L’âme est l’amante ; la chair est la maîtresse. -On calomnie le démon. -Ce n’est pas lui qui a tenté Ève. -C’est Ève qui l’a tenté. -La femme a commencé. -Il a aperçu la femme. +On devrait dire un possédé. +Tout homme subit cette aliénation de soi-même. +Quelle sorcière qu’une jolie femme ! +Le vrai nom de l’amour, c’est captivité. +On est fait prisonnier par l’âme d’une femme. +Par sa chair aussi, quelquefois plus encore par la chair que par l’âme. +L’âme est l’amante ; la chair est la maîtresse. +On calomnie le démon. +Ce n’est pas lui qui a tenté Ève. +C’est Ève qui l’a tenté. +La femme a commencé. +Il a aperçu la femme. Il est devenu Satan. La chair, c’est le dessus de l’inconnu. -Elle provoque, chose étrange, par la pudeur. +Elle provoque, chose étrange, par la pudeur. Rien de plus troublant. -Elle a honte, cette effrontée. -Moment redoutable que celui où l’on veut la nudité. +Elle a honte, cette effrontée. +Moment redoutable que celui où l’on veut la nudité. Un glissement dans la faute est possible. -Que de ténèbres dans cette blancheur de Vénus ! +Que de ténèbres dans cette blancheur de Vénus ! Il chassait presque l’ange. -Crise mystérieuse que tout amour traverse, et où l’idéal est en danger. -Ceci est la préméditation de la création. -Moment de corruption céleste. +Crise mystérieuse que tout amour traverse, et où l’idéal est en danger. +Ceci est la préméditation de la création. +Moment de corruption céleste. L’amour de Gwynplaine pour Dea devenait nuptial. L’amour virginal n’est qu’une transition. -Le moment était arrivé. -Il fallait à Gwynplaine cette femme. +Le moment était arrivé. +Il fallait à Gwynplaine cette femme. Il lui fallait une femme. Pente dont on ne voit que le premier plan. L’appel indistinct de la nature est inexorable. Toute la femme, quel gouffre ! Heureusement, pour Gwynplaine, il n’y avait d’autre femme que Dea. -La seule dont il voulût. -La seule qui pût vouloir de lui. -Gwynplaine avait ce grand frisson vague qui est la réclamation vitale de l’infini. +La seule dont il voulût. +La seule qui pût vouloir de lui. +Gwynplaine avait ce grand frisson vague qui est la réclamation vitale de l’infini. Ajoutez l’aggravation du printemps. -Il aspirait les effluves sans nom de l’obscurité sidérale. -Il allait devant lui, délicieusement hagard. -L’idéal ne sait plus ce qu’il dit. -Qui eût vu marcher Gwynplaine eût pensé : Tiens ! un ivrogne ! -La solitude dans le bowling-green était si paisible que, par instants, il parlait haut. -Se sentir pas écouté fait qu’on parle. +Il aspirait les effluves sans nom de l’obscurité sidérale. +Il allait devant lui, délicieusement hagard. +L’idéal ne sait plus ce qu’il dit. +Qui eût vu marcher Gwynplaine eût pensé : Tiens ! un ivrogne ! +La solitude dans le bowling-green était si paisible que, par instants, il parlait haut. +Se sentir pas écouté fait qu’on parle. Il se retourna vivement. Il avait dans la main un papier et devant lui un homme. -Le papier était une lettre. +Le papier était une lettre. Sur cette calotte on apercevait un bouquet de plumes de tisserin. -Il était immobile devant Gwynplaine. -On eût dit une silhouette de rêve. +Il était immobile devant Gwynplaine. +On eût dit une silhouette de rêve. Gwynplaine reconnut le mousse de la duchesse. -Où vous êtes attendu. +Où vous êtes attendu. Gwynplaine abaissa ses yeux sur la lettre qu’il tenait machinalement dans sa main. -Quand il les releva, le mousse n’était plus là. -Gwynplaine regarda le mousse disparaître, puis il regarda la lettre. -Un somnambule à qui un fantôme a remis une lettre marche de la sorte. +Quand il les releva, le mousse n’était plus là. +Gwynplaine regarda le mousse disparaître, puis il regarda la lettre. +Un somnambule à qui un fantôme a remis une lettre marche de la sorte. Tu es histrion, et je suis duchesse. -Je suis la première, et tu es le dernier. +Je suis la première, et tu es le dernier. Je veux de toi. -Il y a des étincelles énormes. +Il y a des étincelles énormes. Gwynplaine lut la lettre, puis la relut. Il y avait bien ce mot : Je t’aime ! -Les épouvantes se succédèrent dans son esprit. -La première, ce fut de se croire fou. +Les épouvantes se succédèrent dans son esprit. +La première, ce fut de se croire fou. Ce qu’il venait de voir n’existait pas. -Les simulacres crépusculaires jouaient de lui, misérable. -Le petit homme écarlate était une lueur de vision. -Quelquefois, la nuit, rien condensé en une flamme vient rire de vous. -Après s’être moqué, l’être illusoire avait disparu, laissant derrière lui Gwynplaine fou. -L’ombre fait de ces choses-là. -La seconde épouvante, ce fut de constater qu’il avait toute sa raison. +Les simulacres crépusculaires jouaient de lui, misérable. +Le petit homme écarlate était une lueur de vision. +Quelquefois, la nuit, rien condensé en une flamme vient rire de vous. +Après s’être moqué, l’être illusoire avait disparu, laissant derrière lui Gwynplaine fou. +L’ombre fait de ces choses-là. +La seconde épouvante, ce fut de constater qu’il avait toute sa raison. Une vision ? mais non. Eh bien ! et cette lettre ? Est-ce qu’il n’avait pas une lettre entre les mains ? -Est-ce que ne voilà pas une enveloppe, un cachet, du papier, une écriture ? +Est-ce que ne voilà pas une enveloppe, un cachet, du papier, une écriture ? Est-ce qu’il ne sait pas de qui cela vient ? Rien d’obscur dans cette aventure. -On a pris une plume et de l’encre, et l’on a écrit. -On a allumé une bougie, et l’on a cacheté avec de la cire. -Est-ce que son nom n’est pas écrit sur la lettre ? +On a pris une plume et de l’encre, et l’on a écrit. +On a allumé une bougie, et l’on a cacheté avec de la cire. +Est-ce que son nom n’est pas écrit sur la lettre ? Le papier sent bon. -Le petit homme, Gwynplaine le connaît. +Le petit homme, Gwynplaine le connaît. Ce nain est un groom. -Cette lueur est une livrée. +Cette lueur est une livrée. Est-ce que le pont de Londres est une illusion ? Non, non, tout cela se tient. -Il n’y a là dedans aucun délire. +Il n’y a là dedans aucun délire. Gwynplaine est parfaitement lucide. Non, Gwynplaine n’est pas fou. -Gwynplaine ne rêve pas. +Gwynplaine ne rêve pas. Et il relisait la lettre. Alors c’est formidable. Il y a une femme qui veut de lui. Une femme veut de lui ! En ce cas que personne ne prononce plus jamais ce mot : incroyable. Et qui est cette femme ? -Qu’y avait-il là dedans, et qu’est-ce que cela voulait dire ? -Car c’était elle. -C’était bien elle. -Le pétillement de l’incendie commençant éclatait en lui de toutes parts. -C’était cette étrange inconnue ! la même qui l’avait tant troublé ! +Qu’y avait-il là dedans, et qu’est-ce que cela voulait dire ? +Car c’était elle. +C’était bien elle. +Le pétillement de l’incendie commençant éclatait en lui de toutes parts. +C’était cette étrange inconnue ! la même qui l’avait tant troublé ! L’oubli n’est autre chose qu’un palimpseste. -À son insu, la profonde gravure de la rêverie avait mordu très avant. -Maintenant un certain mal était fait. -Et toute cette rêverie, désormais peut-être irréparable, il la reprenait avec emportement. +À son insu, la profonde gravure de la rêverie avait mordu très avant. +Maintenant un certain mal était fait. +Et toute cette rêverie, désormais peut-être irréparable, il la reprenait avec emportement. Quoi ! on voulait de lui ! -Quoi ! du fond de l’impossible, la chimère arrivait ! -L’olympe se prostituait ! à qui ? à lui, Gwynplaine ! +Quoi ! du fond de l’impossible, la chimère arrivait ! +L’olympe se prostituait ! à qui ? à lui, Gwynplaine ! Et cela sans souillure. -Ces majestés-là ne noircissent pas. -La lumière lave les dieux. -Et cette déesse qui venait à lui savait ce qu’elle faisait. -Elle n’était pas ignorante de l’horreur incarnée en Gwynplaine. -Gwynplaine était aimé quoique ! -Chose qui dépassait tous les songes, il était aimé parce que ! -Loin de faire reculer la déesse, ce masque l’attirait ! -Gwynplaine était plus qu’aimé, il était désiré. -Il était mieux qu’accepté, il était choisi. +Ces majestés-là ne noircissent pas. +La lumière lave les dieux. +Et cette déesse qui venait à lui savait ce qu’elle faisait. +Elle n’était pas ignorante de l’horreur incarnée en Gwynplaine. +Gwynplaine était aimé quoique ! +Chose qui dépassait tous les songes, il était aimé parce que ! +Loin de faire reculer la déesse, ce masque l’attirait ! +Gwynplaine était plus qu’aimé, il était désiré. +Il était mieux qu’accepté, il était choisi. Et qui prenait-elle ? Le saltimbanque l’emportait ! -Ces mots atteignaient Gwynplaine à l’endroit hideux de l’orgueil. -L’orgueil, c’est là le talon où tous les héros sont vulnérables. -Gwynplaine était flatté dans sa vanité de monstre. -C’était comme être difforme qu’il était aimé. -Il se sentait surhumain, et tellement monstre qu’il était dieu. -Maintenant, qu’était-ce que cette femme ? que savait-il d’elle ? +Ces mots atteignaient Gwynplaine à l’endroit hideux de l’orgueil. +L’orgueil, c’est là le talon où tous les héros sont vulnérables. +Gwynplaine était flatté dans sa vanité de monstre. +C’était comme être difforme qu’il était aimé. +Il se sentait surhumain, et tellement monstre qu’il était dieu. +Maintenant, qu’était-ce que cette femme ? que savait-il d’elle ? Le reste, il l’ignorait. Il savait son titre, et ne savait pas son nom. -Il savait sa pensée, et ne savait pas sa vie. -Était-elle mariée, veuve, fille ? était-elle libre ? était-elle sujette à des devoirs quelconques ? -À quelle famille appartenait-elle ? -Y avait-il autour d’elle des pièges, des embûches, des écueils ? -Il se rendait compte que toute cette clarté était obscure. -Qu’y avait-il derrière cette lettre ? -Une ouverture à deux battants ; et en même temps une fermeture inquiétante. -D’un côté l’aveu. -De l’autre l’énigme. -La jeunesse est un plan incliné. +Il savait sa pensée, et ne savait pas sa vie. +Était-elle mariée, veuve, fille ? était-elle libre ? était-elle sujette à des devoirs quelconques ? +À quelle famille appartenait-elle ? +Y avait-il autour d’elle des pièges, des embûches, des écueils ? +Il se rendait compte que toute cette clarté était obscure. +Qu’y avait-il derrière cette lettre ? +Une ouverture à deux battants ; et en même temps une fermeture inquiétante. +D’un côté l’aveu. +De l’autre l’énigme. +La jeunesse est un plan incliné. Gwynplaine penchait, on le poussait. -L’honnêteté tentée a la nausée obscure de l’enfer. -Gwynplaine avait ce mystérieux malaise. -Des dilemmes, à la fois fugaces et opiniâtres, flottaient devant lui. -La faute, obstinée à s’offrir, prenait forme. +L’honnêteté tentée a la nausée obscure de l’enfer. +Gwynplaine avait ce mystérieux malaise. +Des dilemmes, à la fois fugaces et opiniâtres, flottaient devant lui. +La faute, obstinée à s’offrir, prenait forme. Le lendemain, minuit, le pont de Londres, le page ? irait-il ? Oui ! criait la chair. -Non ! criait l’âme. -Les actions reprochables ont des endroits réservés. +Non ! criait l’âme. +Les actions reprochables ont des endroits réservés. Comme les eaux-de-vie trop fortes, on ne les boit pas tout d’un trait. -Et il entrevoyait un bord d’écroulement. -Et il se rejetait en arrière, ressaisi de tous côtés par l’effroi. +Et il entrevoyait un bord d’écroulement. +Et il se rejetait en arrière, ressaisi de tous côtés par l’effroi. Il fermait les yeux. -Évidemment c’était le mieux. +Évidemment c’était le mieux. Ce que c’est que le cynisme, il l’ignorait. -L’idée de prostitution, indiquée plus haut, ne l’approchait pas. -Il n’était pas de force à la concevoir. -Il était trop pur pour admettre les hypothèses compliquées. +L’idée de prostitution, indiquée plus haut, ne l’approchait pas. +Il n’était pas de force à la concevoir. +Il était trop pur pour admettre les hypothèses compliquées. De cette femme, il ne voyait que la grandeur. -Hélas ! il était flatté. -Sa vanité ne constatait que sa victoire. -Le côté bestial de la déesse lui échappait. +Hélas ! il était flatté. +Sa vanité ne constatait que sa victoire. +Le côté bestial de la déesse lui échappait. L’esprit peut subir des invasions. -L’âme a ses vandales, les mauvaises pensées, qui viennent dévaster notre vertu. +L’âme a ses vandales, les mauvaises pensées, qui viennent dévaster notre vertu. Puis il se faisait en lui des silences. -Sa rêverie était arrivée à ce moment noir où tout disparaît. -Il remarqua aussi qu’il n’était pas rentré. -Il pouvait être deux heures du matin. +Sa rêverie était arrivée à ce moment noir où tout disparaît. +Il remarqua aussi qu’il n’était pas rentré. +Il pouvait être deux heures du matin. Une heure passa ainsi. -L’insomnie est un sévice de la nuit sur l’homme. -Pour la première fois de sa vie, il n’était pas content de lui. -Intime douleur mêlée à sa vanité satisfaite. -Il entendit Ursus se lever, et n’ouvrit pas les paupières. -Il songeait à cette lettre. +L’insomnie est un sévice de la nuit sur l’homme. +Pour la première fois de sa vie, il n’était pas content de lui. +Intime douleur mêlée à sa vanité satisfaite. +Il entendit Ursus se lever, et n’ouvrit pas les paupières. +Il songeait à cette lettre. Tous les mots lui revenaient dans une sorte de chaos. -Gwynplaine était en proie à cette tourmente. -Elle avait dans les yeux et sur les lèvres son ineffable sourire. -Elle se dressait charmante, dans la sérénité inconsciente de son rayonnement. -Il y eut une sorte de minute sacrée. +Gwynplaine était en proie à cette tourmente. +Elle avait dans les yeux et sur les lèvres son ineffable sourire. +Elle se dressait charmante, dans la sérénité inconsciente de son rayonnement. +Il y eut une sorte de minute sacrée. Comme c’est simple, un miracle ! Toi ! cria Gwynplaine, et tout fut dit. Rien ne se calme plus vite que les gouffres. -Cela tient à leur facilité d’engloutissement. +Cela tient à leur facilité d’engloutissement. Ainsi est le cœur humain. Quelle pacificatrice que l’adoration ! -La théière, sous laquelle flambait une petite lampe, était sur la table. -Fibi et Vinos étaient dehors et vaquaient au service. -Le déjeuner, comme le souper, se faisait dans le compartiment du centre. +La théière, sous laquelle flambait une petite lampe, était sur la table. +Fibi et Vinos étaient dehors et vaquaient au service. +Le déjeuner, comme le souper, se faisait dans le compartiment du centre. Leurs genoux se touchaient. -Gwynplaine versait le thé à Dea. +Gwynplaine versait le thé à Dea. Dea soufflait gracieusement sur sa tasse. -Tout à coup, elle éternua. -Cette fumée avait fait éternuer Dea. +Tout à coup, elle éternua. +Cette fumée avait fait éternuer Dea. Qu’est cela ? demanda-t-elle. -Et il se mit à sourire. -Il venait de brûler la lettre de la duchesse. +Et il se mit à sourire. +Il venait de brûler la lettre de la duchesse. Babil d’amoureux, caquetage de moineaux. -Enfantillages dignes de la Mère l’Oie et d’Homère. +Enfantillages dignes de la Mère l’Oie et d’Homère. Sais-tu une chose ? Ailes, cela veut dire oiseaux, murmura Gwynplaine. -Bêtes, cela veut dire anges, grommela Ursus. +Bêtes, cela veut dire anges, grommela Ursus. Si tu n’existais pas, Gwynplaine... C’est qu’il n’y aurait pas de bon Dieu. -Le thé est trop chaud. -Tu vas te brûler, Dea. +Le thé est trop chaud. +Tu vas te brûler, Dea. Souffle sur ma tasse. Que tu es belle ce matin ! Figure-toi qu’il y a toutes sortes de choses que je veux te dire. -Et Ursus faisait cet aparté : — Par le ciel, voilà d’honnêtes gens. +Et Ursus faisait cet aparté : — Par le ciel, voilà d’honnêtes gens. Quand on s’aime, ce qui est exquis, ce sont les silences. -Il se fait comme des amas d’amour, qui éclatent ensuite doucement. +Il se fait comme des amas d’amour, qui éclatent ensuite doucement. Oh ! tu m’aimes, dit Gwynplaine. Moi aussi je n’ai que toi sur la terre. Tu es tout pour moi. -Désires-tu quelque chose ? que te faut-il ? -Dea répondit : — Je ne sais pas. +Désires-tu quelque chose ? que te faut-il ? +Dea répondit : — Je ne sais pas. Oh ! reprit Gwynplaine, nous sommes heureux ! -Ursus éleva la voix sévèrement : — Ah ! vous êtes heureux. +Ursus éleva la voix sévèrement : — Ah ! vous êtes heureux. C’est une contravention. -Je vous ai déjà avertis. -Ah ! vous êtes heureux ! -Alors, tâchez qu’on ne vous voie pas. +Je vous ai déjà avertis. +Ah ! vous êtes heureux ! +Alors, tâchez qu’on ne vous voie pas. Tenez le moins de place possible. -Ça doit se fourrer dans des trous, le bonheur. -Faites-vous encore plus petits que vous n’êtes, si vous pouvez. -Dieu mesure la grandeur du bonheur à la petitesse des heureux. +Ça doit se fourrer dans des trous, le bonheur. +Faites-vous encore plus petits que vous n’êtes, si vous pouvez. +Dieu mesure la grandeur du bonheur à la petitesse des heureux. Les gens contents doivent se cacher comme des malfaiteurs. -Qu’est-ce que c’est que toutes ces mamours-là ? -Vous me fatiguez, à la fin ! -Père, dit Dea, comme vous faites votre grosse voix ! -C’est que je n’aime pas qu’on soit trop heureux, répondit Ursus. -Ici Homo fit écho à Ursus. +Qu’est-ce que c’est que toutes ces mamours-là ? +Vous me fatiguez, à la fin ! +Père, dit Dea, comme vous faites votre grosse voix ! +C’est que je n’aime pas qu’on soit trop heureux, répondit Ursus. +Ici Homo fit écho à Ursus. On entendit un grondement sous les pieds des amoureux. -Ursus se pencha et mit la main sur le crâne d’Homo. +Ursus se pencha et mit la main sur le crâne d’Homo. C’est cela, toi aussi, tu es de mauvaise humeur. -Tu hérisses ta mèche sur ta caboche de loup. +Tu hérisses ta mèche sur ta caboche de loup. Tu n’aimes pas les amourettes. C’est que tu es sage. -C’est égal, tais-toi. -Tu as parlé, tu as dit ton avis, soit ; maintenant silence. +C’est égal, tais-toi. +Tu as parlé, tu as dit ton avis, soit ; maintenant silence. Le loup gronda de nouveau. Ursus le regarda sous la table. Allons, n’insiste pas, philosophe ! -Mais le loup se dressa et montra les dents du côté de la porte. +Mais le loup se dressa et montra les dents du côté de la porte. Qu’est-ce que tu as donc ? dit Ursus. Et il empoigna Homo par la peau du cou. -La cécité est un souterrain d’où l’on entend la profonde harmonie éternelle. -Pendant qu’Ursus, apostrophant Homo, baissait le front, Gwynplaine avait levé les yeux. -Un homme était debout derrière Dea, dans l’encadrement de la porte. -Cet homme était vêtu de noir avec une cape de justice. -Ce bâton était court et massif. -Qu’on se figure Méduse passant sa tête entre deux branches du paradis. -Il eut un tremblement de la tête aux pieds. -Il dit bas à l’oreille de Gwynplaine : — C’est le wapentake. -Une parole de surprise allait lui échapper. -Le bâton de fer terminé en couronne aux deux extrémités était l’iron-weapon. -Ce double geste, d’autant plus impérieux qu’il était silencieux, voulait dire : Suivez-moi. +La cécité est un souterrain d’où l’on entend la profonde harmonie éternelle. +Pendant qu’Ursus, apostrophant Homo, baissait le front, Gwynplaine avait levé les yeux. +Un homme était debout derrière Dea, dans l’encadrement de la porte. +Cet homme était vêtu de noir avec une cape de justice. +Ce bâton était court et massif. +Qu’on se figure Méduse passant sa tête entre deux branches du paradis. +Il eut un tremblement de la tête aux pieds. +Il dit bas à l’oreille de Gwynplaine : — C’est le wapentake. +Une parole de surprise allait lui échapper. +Le bâton de fer terminé en couronne aux deux extrémités était l’iron-weapon. +Ce double geste, d’autant plus impérieux qu’il était silencieux, voulait dire : Suivez-moi. Pro signo exeundi, sursum trahe, dit le cartulaire normand. -Nulle réplique à cet ordre muet. -Les rudes pénalités anglaises menaçaient le réfractaire. -Il se voyait sommé de suivre l’officier de police. +Nulle réplique à cet ordre muet. +Les rudes pénalités anglaises menaçaient le réfractaire. +Il se voyait sommé de suivre l’officier de police. Il ne comprenait pas. -Ni Gwynplaine, ni Ursus ne prononcèrent une parole. -Tous deux eurent la même pensée : ne pas inquiéter Dea. -Le loup l’eut peut-être aussi, car il cessa de gronder. -Il est vrai qu’Ursus ne le lâchait point. +Ni Gwynplaine, ni Ursus ne prononcèrent une parole. +Tous deux eurent la même pensée : ne pas inquiéter Dea. +Le loup l’eut peut-être aussi, car il cessa de gronder. +Il est vrai qu’Ursus ne le lâchait point. D’ailleurs Homo, dans l’occasion, avait ses prudences. -Qui n’a remarqué certaines anxiétés intelligentes des animaux ? +Qui n’a remarqué certaines anxiétés intelligentes des animaux ? Il demeura debout devant le wapentake. -Restez tous où vous êtes. -La police a, de tout temps, eu le goût de ces clôtures-là. -Ce genre de saisie était qualifié « séquestre de la personne ». +Restez tous où vous êtes. +La police a, de tout temps, eu le goût de ces clôtures-là. +Ce genre de saisie était qualifié « séquestre de la personne ». Elle continuait de sourire. -Deux pétrifications, c’étaient ces deux filles. +Deux pétrifications, c’étaient ces deux filles. Elles avaient des attitudes de stalactites. -Govicum, abasourdi, écarquillait sa face dans une fenêtre entre-bâillée. -Elles signifiaient : Questions réservées. -Elles indiquaient, dans l’opération de police, une certaine quantité de raison d’état. +Govicum, abasourdi, écarquillait sa face dans une fenêtre entre-bâillée. +Elles signifiaient : Questions réservées. +Elles indiquaient, dans l’opération de police, une certaine quantité de raison d’état. Warwick, le Faiseur de rois, pratiquait volontiers ce mode « d’attraire les gens ». -Pour le peuple, peu au fait de ces nuances, elles étaient particulièrement terrifiantes. +Pour le peuple, peu au fait de ces nuances, elles étaient particulièrement terrifiantes. Il n’y avait pas seulement la loi, il y avait l’arbitraire. -Qu’on énumère, le compte sera long, les victimes du statut seditions libel. -Telles étaient les libertés. -Quelques curieux pourtant s’obstinèrent, et accompagnèrent de loin le cortège qui emmenait Gwynplaine. +Qu’on énumère, le compte sera long, les victimes du statut seditions libel. +Telles étaient les libertés. +Quelques curieux pourtant s’obstinèrent, et accompagnèrent de loin le cortège qui emmenait Gwynplaine. Ursus fut du nombre. -Ursus avait été pétrifié autant qu’on a le droit de l’être. -Il se dépêcha de n’être plus pétrifié, et se mit à réfléchir. -Il ne s’agit pas d’être ému, il s’agit de faire face. -Ne pas chercher à comprendre, mais agir. -Qu’y avait-il à faire ? -Ursus avait l’intrépidité d’une mouche et l’impassibilité d’une sensitive. +Ursus avait été pétrifié autant qu’on a le droit de l’être. +Il se dépêcha de n’être plus pétrifié, et se mit à réfléchir. +Il ne s’agit pas d’être ému, il s’agit de faire face. +Ne pas chercher à comprendre, mais agir. +Qu’y avait-il à faire ? +Ursus avait l’intrépidité d’une mouche et l’impassibilité d’une sensitive. Son tremblement fut indescriptible. -Il fallait qu’il eût bien peur pour avoir tant de courage. -À quels actes de vaillance l’épouvante peut pousser un lièvre ! -Le chamois éperdu saute les précipices. -Être effrayé jusqu’à l’imprudence, c’est une des formes de l’effroi. -Gwynplaine avait été enlevé plutôt qu’arrêté. -De là le peu de foule. -Avant de sortir à la suite de Gwynplaine, Ursus eut une précaution. -Surtout que personne ne dît rien à Dea. +Il fallait qu’il eût bien peur pour avoir tant de courage. +À quels actes de vaillance l’épouvante peut pousser un lièvre ! +Le chamois éperdu saute les précipices. +Être effrayé jusqu’à l’imprudence, c’est une des formes de l’effroi. +Gwynplaine avait été enlevé plutôt qu’arrêté. +De là le peu de foule. +Avant de sortir à la suite de Gwynplaine, Ursus eut une précaution. +Surtout que personne ne dît rien à Dea. Ces recommandations faites, il partit. -Ursus put, sans être remarqué, suivre Gwynplaine. +Ursus put, sans être remarqué, suivre Gwynplaine. La hardiesse dans le guet, c’est la bravoure des timides. -Ursus se disait que cette question allait être tout de suite résolue. -Personne ne se serait aperçu de rien. -Si l’escouade tournait à droite, c’était sérieux. -Il y avait de ce côté là des lieux sévères. -Il existe des moments où tout l’homme passe dans les yeux. -De quel côté allait-on tourner ? -On tourna à droite. +Ursus se disait que cette question allait être tout de suite résolue. +Personne ne se serait aperçu de rien. +Si l’escouade tournait à droite, c’était sérieux. +Il y avait de ce côté là des lieux sévères. +Il existe des moments où tout l’homme passe dans les yeux. +De quel côté allait-on tourner ? +On tourna à droite. Au fond, on ne le veut pas du tout. On a une peur profonde. L’angoisse se complique d’un effort obscur pour ne point conclure. C’est ce que fit Ursus. -Il pensa avec frisson : — Voilà qui tourne mal. -J’aurais toujours su cela assez tôt. -Qu’est-ce que je fais là à suivre Gwynplaine ? -Le cortège de police ne pouvait aller vite, à cause de sa solennité. +Il pensa avec frisson : — Voilà qui tourne mal. +J’aurais toujours su cela assez tôt. +Qu’est-ce que je fais là à suivre Gwynplaine ? +Le cortège de police ne pouvait aller vite, à cause de sa solennité. Le wapentake l’ouvrait. Le justicier-quorum le fermait. Cet ordre impliquait une certaine lenteur. -Toute la majesté possible au recors éclatait dans le justicier-quorum. -Son gros œil rond couvait Gwynplaine avec une fixité de hibou. +Toute la majesté possible au recors éclatait dans le justicier-quorum. +Son gros œil rond couvait Gwynplaine avec une fixité de hibou. Il marchait en cadence. Impossible de voir un bonhomme plus farouche. -Il n’était resté, sur la piste de Gwynplaine, qu’Ursus. -Enfin il s’arrêta. -On était dans une ruette exiguë. -Pas de maisons, si ce n’est à l’entrée deux ou trois masures. +Il n’était resté, sur la piste de Gwynplaine, qu’Ursus. +Enfin il s’arrêta. +On était dans une ruette exiguë. +Pas de maisons, si ce n’est à l’entrée deux ou trois masures. Personne dans la ruette. Pas de boutiques, pas de passants. -C’était un vacarme de voix et de voitures. -Il s’était posté dans le repli que faisait un zigzag de la rue. +C’était un vacarme de voix et de voitures. +Il s’était posté dans le repli que faisait un zigzag de la rue. L’escouade se groupa devant le guichet. Le justicier-quorum leva le marteau et frappa trois coups. Le judas s’ouvrit. -Le justicier-quorum dit : — De par sa majesté. -Une voûte hideuse se prolongeait dans l’ombre. -Ursus vit Gwynplaine disparaître là-dessous. -Le wapentake entra après Gwynplaine. +Le justicier-quorum dit : — De par sa majesté. +Une voûte hideuse se prolongeait dans l’ombre. +Ursus vit Gwynplaine disparaître là-dessous. +Le wapentake entra après Gwynplaine. Puis le justicier-quorum. Puis toute l’escouade. Le guichet se referma. -Il semblait que les verrous rentrassent d’eux-mêmes dans leurs alvéoles. +Il semblait que les verrous rentrassent d’eux-mêmes dans leurs alvéoles. Porte dont on ne voyait pas le portier. Cela faisait ressembler le seuil de la prison au seuil de la tombe. -Ce guichet était la porte basse de la geôle de Southwark. -En France la Bastille a d’abord été une porte. +Ce guichet était la porte basse de la geôle de Southwark. +En France la Bastille a d’abord été une porte. Est energumenus quem dæmon possidet unus. -Vers qui fixent la nuance délicate entre le démoniaque et l’énergumène. -Une libération comme une autre. -La mort, c’est l’élargissement dans l’infini. -Il était percé d’une porte presque vis-à-vis le guichet de la geôle. +Vers qui fixent la nuance délicate entre le démoniaque et l’énergumène. +Une libération comme une autre. +La mort, c’est l’élargissement dans l’infini. +Il était percé d’une porte presque vis-à-vis le guichet de la geôle. Les morts n’avaient que la peine de traverser la rue. -Il suffisait de longer le mur une vingtaine de pas pour entrer au cimetière. -L’un de ces murs n’égayait pas l’autre. +Il suffisait de longer le mur une vingtaine de pas pour entrer au cimetière. +L’un de ces murs n’égayait pas l’autre. Un cercle de curieux entourait cette voiture. -En Angleterre un gentilhomme n’était point déshonoré parce qu’il était juge. -Les panneaux pleins étaient levés. -Ces juridictions distinctes étaient très fréquentes en Angleterre. -La Tour ne reconnaissait d’autre autorité juridique que son constable, qualifié custos turris. -D’autres habitudes légales semblent plus bizarres encore. -Le shériff d’une province était très considérable. -Il était toujours écuyer, et quelquefois chevalier. -Il était qualifié spectabilis dans les vieilles chartes ; « homme à regarder ». -Titre intermédiaire entre illustris et clarißimus, moins que le premier, plus que le second. -Les shériffs de Galles et de Chester possédaient de certaines prérogatives fiscales. -Il représentait ainsi l’unité et l’ubiquité. -L’arbitraire se loge dans ces rédactions-là. -En Angleterre, une démolition insensible pulvérise et désagrège perpétuellement les lois et les coutumes. -La promiscuité de la police et de la justice a cessé. -Les noms sont restés, les fonctions se sont modifiées. -Nous croyons même que le mot wapentake a changé de sens. +En Angleterre un gentilhomme n’était point déshonoré parce qu’il était juge. +Les panneaux pleins étaient levés. +Ces juridictions distinctes étaient très fréquentes en Angleterre. +La Tour ne reconnaissait d’autre autorité juridique que son constable, qualifié custos turris. +D’autres habitudes légales semblent plus bizarres encore. +Le shériff d’une province était très considérable. +Il était toujours écuyer, et quelquefois chevalier. +Il était qualifié spectabilis dans les vieilles chartes ; « homme à regarder ». +Titre intermédiaire entre illustris et clarißimus, moins que le premier, plus que le second. +Les shériffs de Galles et de Chester possédaient de certaines prérogatives fiscales. +Il représentait ainsi l’unité et l’ubiquité. +L’arbitraire se loge dans ces rédactions-là. +En Angleterre, une démolition insensible pulvérise et désagrège perpétuellement les lois et les coutumes. +La promiscuité de la police et de la justice a cessé. +Les noms sont restés, les fonctions se sont modifiées. +Nous croyons même que le mot wapentake a changé de sens. Ce fut un profond serrement de cœur. Qu’allait-on faire de lui ? Qu’est ce que tout cela voulait dire ? Il ne voyait rien autour de lui ; il se trouvait dans du noir. -La porte en se fermant l’avait fait momentanément aveugle. -Le vasistas était fermé comme la porte. +La porte en se fermant l’avait fait momentanément aveugle. +Le vasistas était fermé comme la porte. Pas de soupirail, pas de lanterne. -C’était une précaution des vieux temps. -Être manié par l’inconnu de la loi, c’est effrayant. -Parfois, vouloir éclaircir, c’est empirer. -Messieurs, demanda-t-il, où me conduisez-vous ? -On ne lui répondit pas. -Ce silence glaça Gwynplaine. -Il avait vécu isolé s’imaginant qu’être isolé, c’est être inexpugnable. -De quelle façon se débattre avec cet anonyme horrible, la loi ? -Il défaillait sous l’énigme. -Une peur d’une espèce inconnue avait trouvé le défaut de son armure. -Il avait soif, il avait faim peut-être. -L’estomac mécontent dérange tout. -Depuis la veille, il était assailli d’incidents. -Les émotions qui le tourmentaient le soutenaient ; sans l’ouragan, la voile serait chiffon. +C’était une précaution des vieux temps. +Être manié par l’inconnu de la loi, c’est effrayant. +Parfois, vouloir éclaircir, c’est empirer. +Messieurs, demanda-t-il, où me conduisez-vous ? +On ne lui répondit pas. +Ce silence glaça Gwynplaine. +Il avait vécu isolé s’imaginant qu’être isolé, c’est être inexpugnable. +De quelle façon se débattre avec cet anonyme horrible, la loi ? +Il défaillait sous l’énigme. +Une peur d’une espèce inconnue avait trouvé le défaut de son armure. +Il avait soif, il avait faim peut-être. +L’estomac mécontent dérange tout. +Depuis la veille, il était assailli d’incidents. +Les émotions qui le tourmentaient le soutenaient ; sans l’ouragan, la voile serait chiffon. Il sentait venir l’affaissement. -Allait-il tomber sans connaissance sur le pavé ? +Allait-il tomber sans connaissance sur le pavé ? Il se roidissait, mais il tremblait. Il avait la sensation de quelqu’un qui perd pied. On se mit en marche. -On avança dans le couloir. +On avança dans le couloir. Aucun bureau avec registres. -Les prisons de ce temps-là n’étaient point paperassières. +Les prisons de ce temps-là n’étaient point paperassières. Elles se contentaient de se fermer sur vous, souvent sans savoir pourquoi. -Être une prison, et avoir des prisonniers, cela leur suffisait. -Le cortège avait dû s’allonger et prendre la forme du corridor. -On arriva à une porte fermée, elle s’ouvrit, on passa, elle se referma. +Être une prison, et avoir des prisonniers, cela leur suffisait. +Le cortège avait dû s’allonger et prendre la forme du corridor. +On arriva à une porte fermée, elle s’ouvrit, on passa, elle se referma. Ces portes s’ouvraient et se refermaient comme toutes seules. On ne voyait personne. -En même temps que le couloir se rétrécissait. -Ce qu’il y avait de singulièrement lugubre, c’est que cela descendait. +En même temps que le couloir se rétrécissait. +Ce qu’il y avait de singulièrement lugubre, c’est que cela descendait. Il fallait y faire attention pour s’apercevoir qu’on descendait. -Dans les ténèbres, une pente douce, c’est sinistre. -Descendre, c’est l’entrée dans l’ignoré terrible. +Dans les ténèbres, une pente douce, c’est sinistre. +Descendre, c’est l’entrée dans l’ignoré terrible. Combien de temps marcha-t-on ainsi ? -Gwynplaine n’eût pu le dire. -Passées à ce laminoir, l’angoisse, les minutes s’allongent démesurément. +Gwynplaine n’eût pu le dire. +Passées à ce laminoir, l’angoisse, les minutes s’allongent démesurément. Subitement on fit halte. -L’obscurité était épaisse. -Il y avait un certain élargissement du corridor. -Cette lame était une porte. -Non une porte qui tourne, mais une porte qui se lève et s’abat. -À peu près comme une herse. -Une ouverture s’était faite. -Ce jour n’était pas du jour ; c’était de la lueur. +L’obscurité était épaisse. +Il y avait un certain élargissement du corridor. +Cette lame était une porte. +Non une porte qui tourne, mais une porte qui se lève et s’abat. +À peu près comme une herse. +Une ouverture s’était faite. +Ce jour n’était pas du jour ; c’était de la lueur. Il fut quelque temps avant de rien voir. -Discerner dans l’éblouissement est aussi difficile que dans la nuit. +Discerner dans l’éblouissement est aussi difficile que dans la nuit. Elles allaient jusqu’en bas. -La cave n’était pas dallée ni pavée. -Elle avait pour sol la terre mouillée et froide des lieux profonds. -C’était cette clarté qui avait d’abord ébloui Gwynplaine. -Maintenant ce n’était plus pour lui qu’une rougeur presque confuse. +La cave n’était pas dallée ni pavée. +Elle avait pour sol la terre mouillée et froide des lieux profonds. +C’était cette clarté qui avait d’abord ébloui Gwynplaine. +Maintenant ce n’était plus pour lui qu’une rougeur presque confuse. Pas d’autre jour dans cette cave. -Ni fenêtre, ni porte, ni soupirail. -C’était couché sur le dos. -Ces chaînes aboutissaient à un anneau de fer au bas de chaque colonne. -C’était nu ; c’était un homme. -Tout à coup il entendit un râle. -Ce cadavre était vivant. -Ce bouquet de roses eût renseigné un moins ignorant que Gwynplaine. +Ni fenêtre, ni porte, ni soupirail. +C’était couché sur le dos. +Ces chaînes aboutissaient à un anneau de fer au bas de chaque colonne. +C’était nu ; c’était un homme. +Tout à coup il entendit un râle. +Ce cadavre était vivant. +Ce bouquet de roses eût renseigné un moins ignorant que Gwynplaine. Le lord-maire de Londres juge encore ainsi. -Le vieillard assis dans le fauteuil était le shériff du comté de Surrey. -Il avait la rigidité majestueuse d’un romain revêtu de l’augustat. -Le fauteuil était le seul siège qu’il y eût dans la cave. -Tous deux avaient la robe noire, l’un de juge, l’autre de médecin. +Le vieillard assis dans le fauteuil était le shériff du comté de Surrey. +Il avait la rigidité majestueuse d’un romain revêtu de l’augustat. +Le fauteuil était le seul siège qu’il y eût dans la cave. +Tous deux avaient la robe noire, l’un de juge, l’autre de médecin. Ces deux sortes d’hommes portent le deuil des morts qu’ils font. -Ces sacoches, jadis employées dans les procès, étaient qualifiées « sacs de justice ». -C’était un valet de bourreau. -Ces hommes semblaient enchantés dans leur posture funèbre autour de l’homme enchaîné. +Ces sacoches, jadis employées dans les procès, étaient qualifiées « sacs de justice ». +C’était un valet de bourreau. +Ces hommes semblaient enchantés dans leur posture funèbre autour de l’homme enchaîné. Pas un ne remuait ni ne parlait. Il y avait sur tout cela un calme monstrueux. -Ce que Gwynplaine voyait là, c’était une cave pénale. +Ce que Gwynplaine voyait là, c’était une cave pénale. Ces caves abondaient en Angleterre. -Le ménage, disons-le, est excellent. -Quelque défiance pourtant ne serait pas hors de propos. -Si une crise survenait, un réveil pénal n’est pas impossible. -La législation anglaise est un tigre apprivoisé. +Le ménage, disons-le, est excellent. +Quelque défiance pourtant ne serait pas hors de propos. +Si une crise survenait, un réveil pénal n’est pas impossible. +La législation anglaise est un tigre apprivoisé. Elle fait patte de velours, mais elle a toujours ses griffes. Couper les ongles aux lois, cela est sage. La loi ignore presque le droit. -Il y a d’un côté la pénalité, de l’autre l’humanité. +Il y a d’un côté la pénalité, de l’autre l’humanité. Respect de la Loi ; c’est le mot Anglais. -En Angleterre on vénère tant les lois qu’on ne les abroge jamais. -On se tire de cette vénération en ne les exécutant point. -On cesse de les pratiquer, voilà tout. -Libre à elles de se croire toujours belles et jeunes. -On les laisse rêver qu’elles existent. +En Angleterre on vénère tant les lois qu’on ne les abroge jamais. +On se tire de cette vénération en ne les exécutant point. +On cesse de les pratiquer, voilà tout. +Libre à elles de se croire toujours belles et jeunes. +On les laisse rêver qu’elles existent. Cette politesse s’appelle respect. On conserve amoureusement une antiquaille atroce, si elle est normande. -Quoi de plus féroce que la potence ? -Du reste, la torture n’a jamais existé en Angleterre. +Quoi de plus féroce que la potence ? +Du reste, la torture n’a jamais existé en Angleterre. C’est l’histoire qui le dit. L’aplomb de l’histoire est beau. Il avait toutes sortes de frissons. -Il cherchait à se rappeler quel crime il pouvait avoir commis. -Au silence du wapentake venait de succéder la vision d’un supplice. -C’était un pas de fait, mais un pas tragique. -La forme humaine couchée à terre râla une deuxième fois. -Gwynplaine eut l’impression qu’on lui poussait doucement l’épaule. +Il cherchait à se rappeler quel crime il pouvait avoir commis. +Au silence du wapentake venait de succéder la vision d’un supplice. +C’était un pas de fait, mais un pas tragique. +La forme humaine couchée à terre râla une deuxième fois. +Gwynplaine eut l’impression qu’on lui poussait doucement l’épaule. Cela venait du wapentake. Gwynplaine comprit qu’il fallait descendre. -Il s’enfonça de marche en marche dans l’escalier. -Les degrés avaient un plat-bord très mince, et huit ou neuf pouces de haut. +Il s’enfonça de marche en marche dans l’escalier. +Les degrés avaient un plat-bord très mince, et huit ou neuf pouces de haut. Avec cela pas de rampe. -On ne pouvait descendre qu’avec précaution. -Gwynplaine en descendant ces marches sentait on ne sait quel engloutissement de l’espérance. -C’était une sorte de mort pas à pas. -Chaque degré franchi éteignait en lui de la lumière. -Il arriva, de plus en plus pâlissant, au bas de l’escalier. -L’espèce de larve terrassée et enchaînée aux quatre piliers continuait de râler. -Une voix dans la pénombre dit : — Approchez. -C’était le shériff qui s’adressait à Gwynplaine. +On ne pouvait descendre qu’avec précaution. +Gwynplaine en descendant ces marches sentait on ne sait quel engloutissement de l’espérance. +C’était une sorte de mort pas à pas. +Chaque degré franchi éteignait en lui de la lumière. +Il arriva, de plus en plus pâlissant, au bas de l’escalier. +L’espèce de larve terrassée et enchaînée aux quatre piliers continuait de râler. +Une voix dans la pénombre dit : — Approchez. +C’était le shériff qui s’adressait à Gwynplaine. Gwynplaine fit un pas. -Plus près, dit la voix. +Plus près, dit la voix. Gwynplaine fit encore un pas. -Tout près, reprit le shériff. -Gwynplaine avança jusqu’au supplicié qu’il voyait étendu au centre de la cave. -Le wapentake et le justicier-quorum restèrent où ils étaient et laissèrent Gwynplaine avancer seul. -Jésus, nu sur la croix, n’avait que ce lambeau. -L’effrayant patient que considérait Gwynplaine semblait un homme de cinquante à soixante ans. -Des poils blancs de barbe lui hérissaient le menton. +Tout près, reprit le shériff. +Gwynplaine avança jusqu’au supplicié qu’il voyait étendu au centre de la cave. +Le wapentake et le justicier-quorum restèrent où ils étaient et laissèrent Gwynplaine avancer seul. +Jésus, nu sur la croix, n’avait que ce lambeau. +L’effrayant patient que considérait Gwynplaine semblait un homme de cinquante à soixante ans. +Des poils blancs de barbe lui hérissaient le menton. Il fermait les yeux et ouvrait la bouche. On voyait toutes ses dents. -Sa face maigre et osseuse était voisine de la tête de mort. -Son râle était tantôt un souffle, tantôt un rugissement. +Sa face maigre et osseuse était voisine de la tête de mort. +Son râle était tantôt un souffle, tantôt un rugissement. Puis il reposa la verge sur la table. -Vous avez été extrait de votre cachot et amené dans cette geôle. +Vous avez été extrait de votre cachot et amené dans cette geôle. Lois d’Alfred et de Godrun. -Il est réputé capable de tout le mal. -Tous les vices, dit le shériff, supposent tous les crimes. +Il est réputé capable de tout le mal. +Tous les vices, dit le shériff, supposent tous les crimes. Qui n’avoue rien confesse tout. Mendax et parricida, fit le sergent. -Le faux contumace fait une plaie à la loi. -Il ressemble à Diomède blessant une déesse. -La taciturnité devant la justice est une forme de la rébellion. -Lèse-justice, c’est lèse-majesté. -Rien de plus haïssable et de plus téméraire. -Qui se soustrait à l’interrogatoire vole la vérité. +Le faux contumace fait une plaie à la loi. +Il ressemble à Diomède blessant une déesse. +La taciturnité devant la justice est une forme de la rébellion. +Lèse-justice, c’est lèse-majesté. +Rien de plus haïssable et de plus téméraire. +Qui se soustrait à l’interrogatoire vole la vérité. La loi y a pourvu. -Anglica charta, année mille quatre-vingt-huit, dit le sergent. -Voici ce qui vous a été fait. +Anglica charta, année mille quatre-vingt-huit, dit le sergent. +Voici ce qui vous a été fait. La loi exige que je vous en informe authentiquement. Plusque, affirma le sergent. Attachiamenta legalia, dit le sergent. -Le premier jour on ne vous a donné ni à boire ni à manger. +Le premier jour on ne vous a donné ni à boire ni à manger. Hoc est super jejunare, dit le sergent. Il y eut un silence. On entendait l’affreuse respiration sifflante de l’homme sous le tas de pierres. -Le sergent en droit compléta son interruption : — Adde augnentim abltinentia cihorum diminutionc. +Le sergent en droit compléta son interruption : — Adde augnentim abltinentia cihorum diminutionc. Coiisuctiido hritannka, article cinq cent quatre. -Le troisième jour on vous a donné à boire et pas à manger. -Le quatrième jour est venu. +Le troisième jour on vous a donné à boire et pas à manger. +Le quatrième jour est venu. Ainsi le veut justice. -Le sergent, toujours à sa réplique, approuva : — Mors ni homagium est bonæ legi. -Le shériff continua : — Homme, faites attention. +Le sergent, toujours à sa réplique, approuva : — Mors ni homagium est bonæ legi. +Le shériff continua : — Homme, faites attention. Car les suites vous regardent. Damnum confitens, dit le sergent, habeat le meldefeoh. Leges Inæ, chapitre vingt. Tels sont les avantages de l’aveu. -Vous plaît-il répondre à justice ? -Le shériff se tut et attendit. +Vous plaît-il répondre à justice ? +Le shériff se tut et attendit. Le patient demeura sans mouvement. -L’opiniâtreté est damnable et scélérate. -Qui se tait devant justice est félon à la couronne. -Ne persistez point dans cette désobéissance non filiale. -Songez à sa majesté. -Ne résistez point à notre gracieuse reine. -Quand je vous parle, répondez-lui. -Homme, c’est le jour décisif. -C’est au quatrième jour que la loi fixe la confrontation. +L’opiniâtreté est damnable et scélérate. +Qui se tait devant justice est félon à la couronne. +Ne persistez point dans cette désobéissance non filiale. +Songez à sa majesté. +Ne résistez point à notre gracieuse reine. +Quand je vous parle, répondez-lui. +Homme, c’est le jour décisif. +C’est au quatrième jour que la loi fixe la confrontation. Quarta die, frontem ad frontem adduce, grommela le sergent. Charte du roi Adelstan. Tome premier, page cent soixante-treize. -Homme qui êtes là couché à terre... +Homme qui êtes là couché à terre... Et il fit une pause. Homme, cria-t-il, m’entendez-vous ? L’homme ne bougea pas. -Au nom de la loi, dit le shériff, ouvrez les yeux. -Les paupières de l’homme restèrent closes. -Le shériff se tourna vers le médecin debout à sa gauche. +Au nom de la loi, dit le shériff, ouvrez les yeux. +Les paupières de l’homme restèrent closes. +Le shériff se tourna vers le médecin debout à sa gauche. Docteur, donnez votre diagnostic. Probe, da diagnosticicum, fit le sergent. -Eh bien ? dit le shériff. -Il entend encore, dit le médecin. -Voit-il ? demanda le shériff. -Le médecin répondit : — Il peut voir. -Sur un signe du shériff, le justicier-quorum et le wapentake s’avancèrent. -Le médecin recula d’un pas entre les piliers. -Pense à la mort, qui est pire que toi. -Réfléchis, tu vas être abandonné dans ce cachot. -Écoute, mon semblable, car je suis un homme ! -Écoute, mon frère, car je suis un chrétien ! -Écoute, mon fils, car je suis un vieillard ! -L’horreur de la loi fait la majesté du juge. -Songe que moi-même je tremble devant moi. +Eh bien ? dit le shériff. +Il entend encore, dit le médecin. +Voit-il ? demanda le shériff. +Le médecin répondit : — Il peut voir. +Sur un signe du shériff, le justicier-quorum et le wapentake s’avancèrent. +Le médecin recula d’un pas entre les piliers. +Pense à la mort, qui est pire que toi. +Réfléchis, tu vas être abandonné dans ce cachot. +Écoute, mon semblable, car je suis un homme ! +Écoute, mon frère, car je suis un chrétien ! +Écoute, mon fils, car je suis un vieillard ! +L’horreur de la loi fait la majesté du juge. +Songe que moi-même je tremble devant moi. Mon propre pouvoir me consterne. -Ne me pousse pas à bout. -Je me sens plein de la sainte méchanceté du châtiment. -Aie donc, ô infortuné, la salutaire et honnête crainte de la justice, et obéis-moi. -L’heure de la confrontation est venue et tu dois répondre. -Ne t’obstine point dans la résistance. -N’entre pas dans l’irrévocable. -Pense que l’achèvement est mon droit. -Le patient ne tourna pas la tête et n’ouvrit pas les yeux. +Ne me pousse pas à bout. +Je me sens plein de la sainte méchanceté du châtiment. +Aie donc, ô infortuné, la salutaire et honnête crainte de la justice, et obéis-moi. +L’heure de la confrontation est venue et tu dois répondre. +Ne t’obstine point dans la résistance. +N’entre pas dans l’irrévocable. +Pense que l’achèvement est mon droit. +Le patient ne tourna pas la tête et n’ouvrit pas les yeux. Les yeux farouches de l’homme apparurent. Le patient vit Gwynplaine. -Alors, soulevant lui-même sa tête et ouvrant ses paupières toutes grandes, il le regarda. -Et, terrible, il éclata de rire. -C’est lui ! répéta-t-il. -Puis il laissa retomber sa tête sur le sol, et il referma les yeux. -Greffier, écrivez, dit le shériff. +Alors, soulevant lui-même sa tête et ouvrant ses paupières toutes grandes, il le regarda. +Et, terrible, il éclata de rire. +C’est lui ! répéta-t-il. +Puis il laissa retomber sa tête sur le sol, et il referma les yeux. +Greffier, écrivez, dit le shériff. Le cri du patient : C’est lui ! le bouleversa. -Ce : Greffier, écrivez, le glaça. -Gwynplaine perdit pied dans cette épouvante, et se débattit. +Ce : Greffier, écrivez, le glaça. +Gwynplaine perdit pied dans cette épouvante, et se débattit. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas moi. Je ne connais pas cet homme. -Il ne peut pas me connaître puisque je ne le connais pas. -J’ai ma représentation de ce soir qui m’attend. +Il ne peut pas me connaître puisque je ne le connais pas. +J’ai ma représentation de ce soir qui m’attend. Qu’est-ce qu’on me veut ? -Je demande ma liberté. -Ce n’est pas tout ça. -Pourquoi m’a-t-on amené dans cette cave ? +Je demande ma liberté. +Ce n’est pas tout ça. +Pourquoi m’a-t-on amené dans cette cave ? Alors il n’y a plus de lois. -Monsieur le juge, je répète que ce n’est pas moi. +Monsieur le juge, je répète que ce n’est pas moi. Je suis innocent de tout ce qu’on peut dire. Je le sais bien, moi. Je veux m’en aller. Cela n’est pas juste. Il n’y a rien entre cet homme et moi. On peut s’informer. -Ma vie n’est pas une chose cachée. +Ma vie n’est pas une chose cachée. On est venu me prendre comme un voleur. Pourquoi est-on venu comme cela ? -Cet homme-là, est-ce que je sais ce que c’est ? +Cet homme-là, est-ce que je sais ce que c’est ? Je suis l’Homme qui Rit. Il y a assez de monde qui sont venus me voir. Nous sommes dans le Tarrinzeau-field. -Voilà quinze ans que je fais mon état honnêtement. +Voilà quinze ans que je fais mon état honnêtement. J’ai vingt-cinq ans. -Je loge à l’inn Tadcaster. +Je loge à l’inn Tadcaster. Je m’appelle Gwynplaine. -Faites-moi la grâce de me faire mettre hors d’ici, monsieur le juge. +Faites-moi la grâce de me faire mettre hors d’ici, monsieur le juge. Il ne faut pas abuser de la petitesse des malheureux. Vous avez devant vous un pauvre saltimbanque. -La destinée nous tend parfois un verre de folie à boire. +La destinée nous tend parfois un verre de folie à boire. Gwynplaine ne comprit pas. -Il regarda derrière lui pour voir à qui l’on parlait. +Il regarda derrière lui pour voir à qui l’on parlait. Il y a une limite pour comprendre comme pour entendre. Il se laissa faire, sans s’expliquer comment cela se pouvait. -Cet enfant est héritier des biens et titres de son père. -L’enfant était destiné par nous à être un masque de rire. +Cet enfant est héritier des biens et titres de son père. +L’enfant était destiné par nous à être un masque de rire. Il ignore qu’il est lord Clancharlie. -Il répond au nom de Gwynplaine. -Il est enfermé dans le donjon de Chatham. -Or, avons juré le secret au roi, mais pas à Dieu. -Et que la Très Sainte Vierge nous soit en aide. -Le shériff, s’interrompant, dit ; — Voici les signatures. -Toutes d’écritures diverses. -Et ont signé. — Galdeazun. — Ave-Maria, voleur. +Il répond au nom de Gwynplaine. +Il est enfermé dans le donjon de Chatham. +Or, avons juré le secret au roi, mais pas à Dieu. +Et que la Très Sainte Vierge nous soit en aide. +Le shériff, s’interrompant, dit ; — Voici les signatures. +Toutes d’écritures diverses. +Et ont signé. — Galdeazun. — Ave-Maria, voleur. Qu’on retourne la feuille, on verra l’ordre. Un homme vieux et triste. J’en avais peur. -Gaïzdorra, captal, cela veut dire le chef. +Gaïzdorra, captal, cela veut dire le chef. Il y avait des femmes, Asuncion, et l’autre. -Et puis le provençal. -La voici, dit le shériff. -C’était une gourde à oreillons, revêtue d’osier. +Et puis le provençal. +La voici, dit le shériff. +C’était une gourde à oreillons, revêtue d’osier. Cette bouteille avait visiblement eu des aventures. -Elle avait dû séjourner dans l’eau. -Des coquillages et des conferves y adhéraient. -Elle était incrustée et damasquinée de toutes les rouilles de l’océan. -Le goulot avait un collet de goudron indiquant qu’elle avait été hermétiquement bouchée. -Elle était décachetée et ouverte. -Ce message adressé à la justice lui a été fidèlement remis par la mer. -Ce jonc, malgré quelques cassures, traçait distinctement dans l’osier ces douze lettres : Hardquanonne. +Elle avait dû séjourner dans l’eau. +Des coquillages et des conferves y adhéraient. +Elle était incrustée et damasquinée de toutes les rouilles de l’océan. +Le goulot avait un collet de goudron indiquant qu’elle avait été hermétiquement bouchée. +Elle était décachetée et ouverte. +Ce message adressé à la justice lui a été fidèlement remis par la mer. +Ce jonc, malgré quelques cassures, traçait distinctement dans l’osier ces douze lettres : Hardquanonne. Aujourd’hui le silence est devenu inutile. C’est pourquoi je parle. -Et, regardant Gwynplaine, il ajouta : — Maintenant ris à jamais. -Et lui-même il se mit à rire. +Et, regardant Gwynplaine, il ajouta : — Maintenant ris à jamais. +Et lui-même il se mit à rire. Le rire cessa, et l’homme se recoucha. -Ses paupières se refermèrent. +Ses paupières se refermèrent. Plagiaire, fit le sergent de la coiffe. -C’est-à-dire acheteur et vendeur d’enfants. +C’est-à-dire acheteur et vendeur d’enfants. Et Alexandre Nequam dit : Qui pueros vendis, plagiarius est tibi nomen. -Hardquanonne, remerciez sa majesté. -D’un signe, le justicier-quorum mit en mouvement l’homme habillé de cuir. -Hardquanonne, dit le shériff, levez-vous. +Hardquanonne, remerciez sa majesté. +D’un signe, le justicier-quorum mit en mouvement l’homme habillé de cuir. +Hardquanonne, dit le shériff, levez-vous. Le patient ne remua point. -Le groom du gibet lui prit une main et la lâcha ; la main retomba. -L’autre main, soulevée, retomba de même. -Les doigts restèrent inertes et les orteils immobiles. -Les pieds nus d’un corps gisant ont on ne sait quoi de hérissé. -Elle ne s’abaissèrent point. -Les prunelles vitreuses demeurèrent fixes. -Le médecin se redressa et dit : — Il est mort. -Et il ajouta : — Il a ri, cela l’a tué. -Peu importe, dit le shériff. -Après l’aveu, vivre ou mourir n’est plus qu’une formalité. -Le wapentake adhéra d’un hochement de tête. -Et le shériff ajouta : — Le cimetière de la prison est en face. -Le wapentake fit un nouveau signe d’adhésion. -Ah çà, cria Gwynplaine, réveillez-moi ! -Et il se dressa debout, tout pâle. -Un homme sortit de derrière un des piliers. -Oui, dit-il, je viens vous réveiller. +Le groom du gibet lui prit une main et la lâcha ; la main retomba. +L’autre main, soulevée, retomba de même. +Les doigts restèrent inertes et les orteils immobiles. +Les pieds nus d’un corps gisant ont on ne sait quoi de hérissé. +Elle ne s’abaissèrent point. +Les prunelles vitreuses demeurèrent fixes. +Le médecin se redressa et dit : — Il est mort. +Et il ajouta : — Il a ri, cela l’a tué. +Peu importe, dit le shériff. +Après l’aveu, vivre ou mourir n’est plus qu’une formalité. +Le wapentake adhéra d’un hochement de tête. +Et le shériff ajouta : — Le cimetière de la prison est en face. +Le wapentake fit un nouveau signe d’adhésion. +Ah çà, cria Gwynplaine, réveillez-moi ! +Et il se dressa debout, tout pâle. +Un homme sortit de derrière un des piliers. +Oui, dit-il, je viens vous réveiller. Depuis vingt-cinq ans, vous dormez. Vous faites un songe, et il faut en sortir. -Vous vous croyez Gwynplaine, vous êtes Clancharlie. -Vous vous croyez du peuple, vous êtes de la seigneurie. -Vous vous croyez au dernier rang, vous êtes au premier. -Vous vous croyez histrion, vous êtes sénateur. -Vous vous croyez pauvre, vous êtes opulent. -Vous vous croyez petit, vous êtes grand. -Sous cette transfiguration croulant sur lui à coups de tonnerre, Gwynplaine s’évanouit. -À tout fait se rattache un engrenage. -Cette gourde, toute moisie, était bouchée d’un bouchon goudronné. -L’amiral, c’était l’amirauté ; pour les épaves, l’amirauté, c’était Barkilphedro. -Barkilphedro avait ouvert et débouché la gourde, et l’avait portée à la reine. -La reine avait immédiatement avisé. -Quant au lord-chancelier, c’était William Cowper. -La gourde trouvée à Calshor avait éveillé au plus haut point son attention. +Vous vous croyez Gwynplaine, vous êtes Clancharlie. +Vous vous croyez du peuple, vous êtes de la seigneurie. +Vous vous croyez au dernier rang, vous êtes au premier. +Vous vous croyez histrion, vous êtes sénateur. +Vous vous croyez pauvre, vous êtes opulent. +Vous vous croyez petit, vous êtes grand. +Sous cette transfiguration croulant sur lui à coups de tonnerre, Gwynplaine s’évanouit. +À tout fait se rattache un engrenage. +Cette gourde, toute moisie, était bouchée d’un bouchon goudronné. +L’amiral, c’était l’amirauté ; pour les épaves, l’amirauté, c’était Barkilphedro. +Barkilphedro avait ouvert et débouché la gourde, et l’avait portée à la reine. +La reine avait immédiatement avisé. +Quant au lord-chancelier, c’était William Cowper. +La gourde trouvée à Calshor avait éveillé au plus haut point son attention. L’auteur d’une maxime aime les occasions de l’appliquer. -C’était un cas de restauration d’un pair. -Des recherches avaient été faites. -Il n’était pas mort. +C’était un cas de restauration d’un pair. +Des recherches avaient été faites. +Il n’était pas mort. La prison pourrit l’homme, mais le conserve, si garder c’est conserver. -Les gens confiés aux bastilles y étaient rarement dérangés. -On ne changeait guère plus de cachot qu’on ne change de cercueil. -Hardquanonne était encore dans le donjon de Chatham. -On n’eut qu’à mettre la main dessus. -On le transféra de Chatham à Londres. -En même temps on s’informait en Suisse. +Les gens confiés aux bastilles y étaient rarement dérangés. +On ne changeait guère plus de cachot qu’on ne change de cercueil. +Hardquanonne était encore dans le donjon de Chatham. +On n’eut qu’à mettre la main dessus. +On le transféra de Chatham à Londres. +En même temps on s’informait en Suisse. Les faits furent reconnus exacts. -Le jußu regis et la signature Jeffrys furent vérifiés. +Le jußu regis et la signature Jeffrys furent vérifiés. Et se cupit ante videri. -Commettre un crime et s’en blasonner, c’est là toute l’histoire. -Le roi se tatoue, comme le forçat. +Commettre un crime et s’en blasonner, c’est là toute l’histoire. +Le roi se tatoue, comme le forçat. C’est moi qui suis Jacques On accomplit une mauvaise action, on met sa marque dessus. -L’un est plus scorpion, l’autre est plus léopard. -Jacques 2 était de cette dernière variété. -Philippe était lugubre, Jacques était jovial. -On est tout de même féroce. -Jacques 2 était le tigre bonasse. -Il avait, comme Philippe 2, la tranquillité de ses forfaits. -Il était monstre par la grâce de Dieu. +L’un est plus scorpion, l’autre est plus léopard. +Jacques 2 était de cette dernière variété. +Philippe était lugubre, Jacques était jovial. +On est tout de même féroce. +Jacques 2 était le tigre bonasse. +Il avait, comme Philippe 2, la tranquillité de ses forfaits. +Il était monstre par la grâce de Dieu. Signer ses crimes, c’est royal. -Toute action commise est une traite tirée sur le grand payeur ignoré. -Celle-ci venait d’arriver à échéance avec l’endos sinistre Jußu regis. -Les rapports de cette sorte ont toujours été usités dans les monarchies. +Toute action commise est une traite tirée sur le grand payeur ignoré. +Celle-ci venait d’arriver à échéance avec l’endos sinistre Jußu regis. +Les rapports de cette sorte ont toujours été usités dans les monarchies. Vienne, il y avait le conseiller de l’oreille, personnage aulique. -C’était une ancienne dignité carlovingienne, l’auricularius des vieilles chartes palatines. -Celui qui parle bas à l’empereur. -Il ne blâmait point Jacques 2, père de la reine après tout. -Il donnait même des raisons. -Premièrement : il y a les anciennes maximes monarchiques. -Deuxièmement : le droit royal de mutilation existe. -Chamberlayne l’a constaté. -Or, étouffer, c’est plus que mutiler. -Si l’héritier se retrouve, que la couronne lui soit rendue. +C’était une ancienne dignité carlovingienne, l’auricularius des vieilles chartes palatines. +Celui qui parle bas à l’empereur. +Il ne blâmait point Jacques 2, père de la reine après tout. +Il donnait même des raisons. +Premièrement : il y a les anciennes maximes monarchiques. +Deuxièmement : le droit royal de mutilation existe. +Chamberlayne l’a constaté. +Or, étouffer, c’est plus que mutiler. +Si l’héritier se retrouve, que la couronne lui soit rendue. Et sur ce, le chancelier, garde constitutionnel de la conscience royale, rassurait cette conscience. -L’inconvénient de la loi fait partie de la loi. -Josiane, très altière, avait un escarpement qui la rendait aisée à bloquer. -Elle s’isolait d’elle-même. -Quant à lord David, on l’envoya en mer, sur les côtes de Flandre. +L’inconvénient de la loi fait partie de la loi. +Josiane, très altière, avait un escarpement qui la rendait aisée à bloquer. +Elle s’isolait d’elle-même. +Quant à lord David, on l’envoya en mer, sur les côtes de Flandre. Il allait perdre la lordship et ne s’en doutait pas. -Notons ici un détail. +Notons ici un détail. Anne se sentit contente. -Un mari horrible à sa sœur, un beau grade à lord David. -Sa majesté allait se donner la comédie. -De quelle façon ce Gwynplaine était-il difforme, quel genre de laideur était-ce ? +Un mari horrible à sa sœur, un beau grade à lord David. +Sa majesté allait se donner la comédie. +De quelle façon ce Gwynplaine était-il difforme, quel genre de laideur était-ce ? Qu’importait d’ailleurs ? -La chambre des lords ne pouvait qu’être reconnaissante. -Le lord-chancelier, l’oracle, avait parlé. +La chambre des lords ne pouvait qu’être reconnaissante. +Le lord-chancelier, l’oracle, avait parlé. Restaurer un pair, c’est restaurer toute la pairie. -Il eut cette volupté de déguster le premier la gourde de Hardquanonne. -Il eut l’air peu surpris, l’étonnement étant d’un petit esprit. -Puisqu’il attendait, il fallait bien que quelque chose arrivât. +Il eut cette volupté de déguster le premier la gourde de Hardquanonne. +Il eut l’air peu surpris, l’étonnement étant d’un petit esprit. +Puisqu’il attendait, il fallait bien que quelque chose arrivât. Ce nil mirari faisait partie de sa contenance. -Au fond, disons-le, il avait été émerveillé. -De là un accès frénétique d’animosité latente. -Il était parvenu à ce paroxysme qu’on appelle le découragement. -D’autant plus furieux qu’il désespérait. -Ronger son frein, expression tragique et vraie ! un méchant rongeant l’impuissance. -Cette complicité avait duré quinze ans. -Retirer sa victime à Jacques 2, c’était donner une proie à Barkilphedro. -Relever Gwynplaine, c’était livrer Josiane. -Barkilphedro eut un éclair d’orgueil titanique. -Il se dit que tout cela avait été exécuté à son intention. +Au fond, disons-le, il avait été émerveillé. +De là un accès frénétique d’animosité latente. +Il était parvenu à ce paroxysme qu’on appelle le découragement. +D’autant plus furieux qu’il désespérait. +Ronger son frein, expression tragique et vraie ! un méchant rongeant l’impuissance. +Cette complicité avait duré quinze ans. +Retirer sa victime à Jacques 2, c’était donner une proie à Barkilphedro. +Relever Gwynplaine, c’était livrer Josiane. +Barkilphedro eut un éclair d’orgueil titanique. +Il se dit que tout cela avait été exécuté à son intention. Il se sentit centre et but. Tels sont les satans. Quinze ans, ce n’est rien. -Cette amphore avait flotté quinze cents ans. -Quelque apparence flegmatique que voulût garder Barkilphedro, la stupéfaction avait égalé sa joie. -Tout s’offrait ; tout était comme préparé. -Il n’y avait qu’à les rapprocher, et à faire les soudures. -Ajustage amusant à exécuter. +Cette amphore avait flotté quinze cents ans. +Quelque apparence flegmatique que voulût garder Barkilphedro, la stupéfaction avait égalé sa joie. +Tout s’offrait ; tout était comme préparé. +Il n’y avait qu’à les rapprocher, et à faire les soudures. +Ajustage amusant à exécuter. Il connaissait ce nom. -Comme tout le monde, il avait été voir l’Homme qui Rit. -C’en était fait de tout cet échafaudage qui était l’existence de Josiane. -L’enfant perdu était retrouvé. +Comme tout le monde, il avait été voir l’Homme qui Rit. +C’en était fait de tout cet échafaudage qui était l’existence de Josiane. +L’enfant perdu était retrouvé. Il y avait un lord Clancharlie. -David Dirry-Moir était vidé. -Tout, châteaux, chasses, forêts, hôtels, palais, domaines, y compris Josiane, était à Gwynplaine. +David Dirry-Moir était vidé. +Tout, châteaux, chasses, forêts, hôtels, palais, domaines, y compris Josiane, était à Gwynplaine. Et Josiane, quelle solution ! Qui maintenant avait-elle devant elle ? -Illustre et hautaine, un histrion ; belle et précieuse, un monstre. -Eût-on jamais espéré cela ? -La vérité est que Barkilphedro était dans l’enthousiasme. -Quand la réalité veut, elle fait des chefs-d’œuvre. -Barkilphedro trouvait bêtes tous ses rêves. -Barkilphedro était cette vermine-là. -Mais cette fois, il n’avait pas le mérite du désintéressement. -De protégé, Barkilphedro allait devenir protecteur. +Illustre et hautaine, un histrion ; belle et précieuse, un monstre. +Eût-on jamais espéré cela ? +La vérité est que Barkilphedro était dans l’enthousiasme. +Quand la réalité veut, elle fait des chefs-d’œuvre. +Barkilphedro trouvait bêtes tous ses rêves. +Barkilphedro était cette vermine-là. +Mais cette fois, il n’avait pas le mérite du désintéressement. +De protégé, Barkilphedro allait devenir protecteur. Et protecteur de qui ? d’un pair d’Angleterre. -Il aurait un lord à lui ! un lord qui serait sa créature ! +Il aurait un lord à lui ! un lord qui serait sa créature ! Le premier pli, Barkilphedro comptait bien le lui donner. -Et ce lord serait le beau-frère morganatique de la reine ! -Il s’était toujours destiné à l’église. -Il avait une vague envie d’être évêque. -En attendant, il était heureux. -Il n’avait pas été vainement embusqué. -L’écueil, c’était lui. -L’épave, c’était Josiane. -Josiane venait s’échouer sur Barkilphedro ! +Et ce lord serait le beau-frère morganatique de la reine ! +Il s’était toujours destiné à l’église. +Il avait une vague envie d’être évêque. +En attendant, il était heureux. +Il n’avait pas été vainement embusqué. +L’écueil, c’était lui. +L’épave, c’était Josiane. +Josiane venait s’échouer sur Barkilphedro ! Cela ne pouvait pas nuire. -Le saltimbanque vu en sa bassesse, bon ingrédient dans la combinaison. +Le saltimbanque vu en sa bassesse, bon ingrédient dans la combinaison. Plus tard, cela assaisonnerait. -Il avait silencieusement tout apprêté d’avance. -Ce qu’il voulait, c’était on ne sait quoi de soudain. +Il avait silencieusement tout apprêté d’avance. +Ce qu’il voulait, c’était on ne sait quoi de soudain. Le secret n’en avait point souffert, le silence faisant partie de la loi. -La confrontation de Hardquanonne avec Gwynplaine avait eu lieu ; Barkilphedro y avait assisté. -On vient d’en voir le résultat. -Un homme s’assomme par l’imprévu comme un bœuf par le merlin. -Rien de violent comme les ruptures d’équilibre. -Quand Gwynplaine revint à lui et rouvrit les yeux, il était nuit. +La confrontation de Hardquanonne avec Gwynplaine avait eu lieu ; Barkilphedro y avait assisté. +On vient d’en voir le résultat. +Un homme s’assomme par l’imprévu comme un bœuf par le merlin. +Rien de violent comme les ruptures d’équilibre. +Quand Gwynplaine revint à lui et rouvrit les yeux, il était nuit. On marchait sur du velours. -Gwynplaine était seul dans cette chambre avec cet homme. +Gwynplaine était seul dans cette chambre avec cet homme. Des zigzags de balustres montaient et descendaient, indiquant des escaliers de terrasses. -L’escabeau du lit était à côté. +L’escabeau du lit était à côté. Pas d’or, si ce n’est au plafond. Cela semblait de l’or. -Ce lieu superbe était troublant. -Toute magnificence dégage de l’effroi. -Quel pouvait être l’habitant de cette demeure auguste ? -À quel colosse toute cette grandeur appartenait-elle ? -De quel lion ce palais était-il l’antre ? -Où est-ce que je suis ? dit il. -L’homme qui était debout devant lui, répondit : — Vous êtes dans votre maison, mylord. -Il faut du temps pour revenir à la surface. -Gwynplaine avait été jeté au fond de la stupéfaction. +Ce lieu superbe était troublant. +Toute magnificence dégage de l’effroi. +Quel pouvait être l’habitant de cette demeure auguste ? +À quel colosse toute cette grandeur appartenait-elle ? +De quel lion ce palais était-il l’antre ? +Où est-ce que je suis ? dit il. +L’homme qui était debout devant lui, répondit : — Vous êtes dans votre maison, mylord. +Il faut du temps pour revenir à la surface. +Gwynplaine avait été jeté au fond de la stupéfaction. On ne prend pas tout de suite pied dans l’inconnu. -On se sent en quelque sorte épars. -On assiste à une bizarre dissipation de soi-même. +On se sent en quelque sorte épars. +On assiste à une bizarre dissipation de soi-même. Dieu est le bras, le hasard est la fronde, l’homme est le caillou. -Résistez donc, une fois lancé. -Dans une destinée, quand l’inattendu commence, préparez-vous à ceci : coup sur coup. -Cette farouche porte une fois ouverte, les surprises s’y précipitent. -La brèche faite à votre mur, le pêle-mêle des événements s’y engouffre. +Résistez donc, une fois lancé. +Dans une destinée, quand l’inattendu commence, préparez-vous à ceci : coup sur coup. +Cette farouche porte une fois ouverte, les surprises s’y précipitent. +La brèche faite à votre mur, le pêle-mêle des événements s’y engouffre. L’extraordinaire ne vient pas pour une fois. -L’extraordinaire, c’est une obscurité. -Cette obscurité était sur Gwynplaine. +L’extraordinaire, c’est une obscurité. +Cette obscurité était sur Gwynplaine. Ce qui lui arrivait lui semblait inintelligible. -La secousse avait été de fond en comble. -Rien de net ne s’offrait à lui. -Pourtant la transparence se rétablit toujours peu à peu. -D’instant en instant, la densité de l’étonnement décroît. -Il décomposait ce nuage, puis le recomposait. -Il avait des intermittences d’égarement. -À qui n’est-il pas arrivé d’avoir ce balancier dans le cerveau ? +La secousse avait été de fond en comble. +Rien de net ne s’offrait à lui. +Pourtant la transparence se rétablit toujours peu à peu. +D’instant en instant, la densité de l’étonnement décroît. +Il décomposait ce nuage, puis le recomposait. +Il avait des intermittences d’égarement. +À qui n’est-il pas arrivé d’avoir ce balancier dans le cerveau ? Ici l’air manquait. -L’événement, pour ainsi dire, n’était pas respirable. -Comment était-ce possible ? -Les deux contrastes étaient trop serrés l’un contre l’autre. -Gwynplaine faisait effort pour retirer son esprit de cet étau. -Qui ne dit rien fait face à tout. -L’écrasement, c’est la peur des petits. +L’événement, pour ainsi dire, n’était pas respirable. +Comment était-ce possible ? +Les deux contrastes étaient trop serrés l’un contre l’autre. +Gwynplaine faisait effort pour retirer son esprit de cet étau. +Qui ne dit rien fait face à tout. +L’écrasement, c’est la peur des petits. La foule craint toujours qu’on ne lui mette le pied dessus. -Or Gwynplaine avait été de la foule bien longtemps. -Un état singulier de l’inquiétude humaine se traduit par ce mot : voir venir. -Gwynplaine était dans cet état. -On ne se sent pas encore en équilibre avec une situation qui surgit. +Or Gwynplaine avait été de la foule bien longtemps. +Un état singulier de l’inquiétude humaine se traduit par ce mot : voir venir. +Gwynplaine était dans cet état. +On ne se sent pas encore en équilibre avec une situation qui surgit. On surveille quelque chose qui doit avoir une suite. On est vaguement attentif. Quoi ? on ne sait. -L’homme au gros ventre répéta : — Vous êtes dans votre maison, mylord. -C’était bien à lui qu’on parlait ; mais lui-même était autre. +L’homme au gros ventre répéta : — Vous êtes dans votre maison, mylord. +C’était bien à lui qu’on parlait ; mais lui-même était autre. Il n’avait plus son capingot et son esclavine de cuir. -Je suis clerc de l’amirauté. -Ainsi, dans les contes arabes, un pêcheur fait sortir d’une bouteille un géant. +Je suis clerc de l’amirauté. +Ainsi, dans les contes arabes, un pêcheur fait sortir d’une bouteille un géant. Gwynplaine fixa ses yeux sur le visage souriant qui lui parlait. Barkilphedro continua : — Outre ce palais, mylord, vous avez Hunkerville-house, qui est plus grand. -Vous avez dix-neuf baillis à vous, avec leurs villages et leurs paysans. +Vous avez dix-neuf baillis à vous, avec leurs villages et leurs paysans. Le roi n’a de plus que vous que le droit de frapper monnaie. Le roi, que la loi normande qualifie chief-signor, a justice, cour et coin. Coin, c’est monnaie. -À cela près, vous êtes roi dans votre seigneurie comme lui dans son royaume. -Vous êtes qualifié prince dans les anciennes chartes de Northumbre. -Vous êtes chef de clan comme Campbell, Ardmannach, et Mac-Callummore. -Vous avez huit châtellenies, Reculver, Buxton, Hell-Kerters, Homble, Moricambe, Gumdraith, Trenwardraith et d’autres. +À cela près, vous êtes roi dans votre seigneurie comme lui dans son royaume. +Vous êtes qualifié prince dans les anciennes chartes de Northumbre. +Vous êtes chef de clan comme Campbell, Ardmannach, et Mac-Callummore. +Vous avez huit châtellenies, Reculver, Buxton, Hell-Kerters, Homble, Moricambe, Gumdraith, Trenwardraith et d’autres. La ville s’appelle Vinecaunton ; la montagne s’appelle Moil-enlli. Pendant que Barkilphedro parlait, Gwynplaine, dans un crescendo de stupeur, se souvenait. Le souvenir est un engloutissement qu’un mot peut remuer jusqu’au fond. -Tous ces noms prononcés par Barkilphedro, Gwynplaine les connaissait. +Tous ces noms prononcés par Barkilphedro, Gwynplaine les connaissait. Gwynplaine fit un mouvement. -Ce sera pour mon père Ursus, dit-il. +Ce sera pour mon père Ursus, dit-il. Soit, mylord, fit Barkilphedro. -Peut-être irai-je à Londres. +Peut-être irai-je à Londres. En ce cas, ce serait moi. Je m’en charge. -Je les lui porterai moi-même, repartit Gwynplaine. +Je les lui porterai moi-même, repartit Gwynplaine. Barkilphedro cessa de sourire, et dit : — Impossible. Il y a une inflexion de voix qui souligne. Barkilphedro eut cet accent. -Vous y êtes sans que personne le sache. +Vous y êtes sans que personne le sache. Je vais vous la faire. -J’ai commission de sa majesté. +J’ai commission de sa majesté. Mylord, voici votre patente de pair. Voici le brevet de votre marquisat sicilien. -Voici vos lettres de préséance. -Toutes les formalités sont remplies. +Voici vos lettres de préséance. +Toutes les formalités sont remplies. Barkilphedro s’interrompit, respira lentement, et reprit : — Pourtant rien n’est fait encore. -On n’est pas pair d’Angleterre malgré soi. -Tout peut s’annuler et disparaître, à moins que vous ne compreniez. -Un événement qui se dissipe avant d’éclore, cela se voit dans la politique. -Mylord, le silence à cette heure est encore sur vous. +On n’est pas pair d’Angleterre malgré soi. +Tout peut s’annuler et disparaître, à moins que vous ne compreniez. +Un événement qui se dissipe avant d’éclore, cela se voit dans la politique. +Mylord, le silence à cette heure est encore sur vous. La chambre des lords ne sera mise au fait que demain. Ce qui est dans la nuit peut rester dans la nuit. -Il est aisé de vous effacer. +Il est aisé de vous effacer. Voulez-vous cela ? je ne le suppose pas. -Eh bien, tout dépend de vous. -Il faut obéir à la reine. -Mylord, voulez-vous être pair d’Angleterre, oui ou non ? +Eh bien, tout dépend de vous. +Il faut obéir à la reine. +Mylord, voulez-vous être pair d’Angleterre, oui ou non ? La reine a des vues sur vous. -Elle vous destine à une alliance quasi royale. -Lord Fermain Clancharlie, ceci est l’instant décisif. +Elle vous destine à une alliance quasi royale. +Lord Fermain Clancharlie, ceci est l’instant décisif. Le destin n’ouvre point une porte sans en fermer une autre. -Après de certains pas en avant, un pas en arrière n’est plus possible. -Qui entre dans la transfiguration a derrière lui un évanouissement. +Après de certains pas en avant, un pas en arrière n’est plus possible. +Qui entre dans la transfiguration a derrière lui un évanouissement. Mylord, Gwynplaine est mort. -Gwynplaine eut un tremblement de la tête aux pieds, puis il se remit. +Gwynplaine eut un tremblement de la tête aux pieds, puis il se remit. Barkilphedro sourit, salua, prit la cassette sous son manteau, et sortit. Il avait le vertige. Le vertige de l’ascension et le vertige de la chute. -Il s’était senti monter et ne s’était pas senti tomber. +Il s’était senti monter et ne s’était pas senti tomber. Voir un nouvel horizon, c’est redoutable. Une perspective, cela donne des conseils. Si profond qu’il est obscur. Montagne d’autant plus terrible qu’elle n’existe pas. -Ceux qui sont sur cette cime sont dans un rêve. -Fasciner l’éternité, quelle étrange espérance ! -Là ou Satan tente Jésus, comment un homme lutterait-il ? -Le vertige est une espèce de lucidité formidable. +Ceux qui sont sur cette cime sont dans un rêve. +Fasciner l’éternité, quelle étrange espérance ! +Là ou Satan tente Jésus, comment un homme lutterait-il ? +Le vertige est une espèce de lucidité formidable. On voit trop, et pas assez. On voit tout, et rien. -Un bouillonnement précède l’explosion. -À travers cette agitation, dans cette impossibilité de se tenir en place, il méditait. -Ce bouillonnement était une liquidation. +Un bouillonnement précède l’explosion. +À travers cette agitation, dans cette impossibilité de se tenir en place, il méditait. +Ce bouillonnement était une liquidation. Il faisait l’appel de ses souvenirs. -Il fut comme celui qui met la tête hors de l’eau. +Il fut comme celui qui met la tête hors de l’eau. Ah ! l’on m’avait pris tout cela ! -Ceux qui avaient proscrit le père ont vendu l’enfant. -J’ai saigné et crié sous toutes ces silhouettes horribles. -Où est-ce que je viens m’abattre ? sur la cime ! -Ce faîte, la grandeur, ce dôme du monde, la toute-puissance, c’est ma maison. -Ah ! tour de roue définitif ! j’étais en bas, je suis en haut. -Des profondeurs où l’on m’avait jeté, je rejaillis jusqu’au zénith. -Funèbre rentrée de l’ombre dans une âme. -Effraction d’une vertu par une troupe de démons qui passe. -Surprise faite au côté faible de l’homme. +Ceux qui avaient proscrit le père ont vendu l’enfant. +J’ai saigné et crié sous toutes ces silhouettes horribles. +Où est-ce que je viens m’abattre ? sur la cime ! +Ce faîte, la grandeur, ce dôme du monde, la toute-puissance, c’est ma maison. +Ah ! tour de roue définitif ! j’étais en bas, je suis en haut. +Des profondeurs où l’on m’avait jeté, je rejaillis jusqu’au zénith. +Funèbre rentrée de l’ombre dans une âme. +Effraction d’une vertu par une troupe de démons qui passe. +Surprise faite au côté faible de l’homme. Le viol d’une conscience par un hasard, cela se voit. -Gwynplaine buvait à pleine gorgée l’orgueil, ce qui lui faisait l’âme obscure. +Gwynplaine buvait à pleine gorgée l’orgueil, ce qui lui faisait l’âme obscure. Tel est ce vin tragique. -Cet étourdissement l’envahissait ; il faisait plus qu’y consentir, il le savourait. +Cet étourdissement l’envahissait ; il faisait plus qu’y consentir, il le savourait. Effet d’une longue soif. -Est-on complice de la coupe où l’on perd sa raison ? -Il avait toujours vaguement désiré cela. -Il regardait sans cesse du côté des grands ; regarder, c’est souhaiter. -L’aiglon ne naît pas impunément dans l’aire. -Maintenant, à de certains moments, il trouvait cela tout simple. -Peu d’heures s’étaient écoulées, comme le passé d’hier était déjà loin ! +Est-on complice de la coupe où l’on perd sa raison ? +Il avait toujours vaguement désiré cela. +Il regardait sans cesse du côté des grands ; regarder, c’est souhaiter. +L’aiglon ne naît pas impunément dans l’aire. +Maintenant, à de certains moments, il trouvait cela tout simple. +Peu d’heures s’étaient écoulées, comme le passé d’hier était déjà loin ! Gwynplaine avait rencontre l’embuscade du mieux, ennemi du bien. -Malheur à celui dont on dit : A-t-il du bonheur ! -On résiste à l’adversité mieux qu’à la prospérité. +Malheur à celui dont on dit : A-t-il du bonheur ! +On résiste à l’adversité mieux qu’à la prospérité. On se tire de la mauvaise fortune plus entier que de la bonne. -Charybde est la misère, mais Scylla est la richesse. -Ceux qui se dressaient sous la foudre sont terrassés par l’éblouissement. -L’ascension t’élèvera et t’amoindrira. -L’apothéose a une sinistre puissance d’abattre. -Se connaître en bonheur, ce n’est pas facile. -Le hasard n’est autre chose qu’un déguisement. -Rien ne trompe comme ce visage-là. +Charybde est la misère, mais Scylla est la richesse. +Ceux qui se dressaient sous la foudre sont terrassés par l’éblouissement. +L’ascension t’élèvera et t’amoindrira. +L’apothéose a une sinistre puissance d’abattre. +Se connaître en bonheur, ce n’est pas facile. +Le hasard n’est autre chose qu’un déguisement. +Rien ne trompe comme ce visage-là. Est-il la Providence ? -Est-il la Fatalité ? -Une clarté peut ne pas être une clarté. -Car la lumière est vérité, et une lueur peut être une perfidie. -Vous croyez qu’elle éclaire, non, elle incendie. -La phalène y va. +Est-il la Fatalité ? +Une clarté peut ne pas être une clarté. +Car la lumière est vérité, et une lueur peut être une perfidie. +Vous croyez qu’elle éclaire, non, elle incendie. +La phalène y va. Dans quelle mesure est-elle responsable ? -Que la phalène et l’oiseau n’aillent point là, cela leur est-il possible ? -Est-il possible à la feuille de refuser obéissance au vent ? -Est-il possible à la pierre de refuser obéissance à la gravitation ? -Questions matérielles, qui sont aussi des questions morales. -Après la lettre de la duchesse, Gwynplaine s’était redressé. -Il y avait en lui de profondes attaches qui avaient résisté. -Le premier coup ébranle, le second déracine. -Hélas ! comment tombent les chênes ? -Le sourire de la Fatalité. +Que la phalène et l’oiseau n’aillent point là, cela leur est-il possible ? +Est-il possible à la feuille de refuser obéissance au vent ? +Est-il possible à la pierre de refuser obéissance à la gravitation ? +Questions matérielles, qui sont aussi des questions morales. +Après la lettre de la duchesse, Gwynplaine s’était redressé. +Il y avait en lui de profondes attaches qui avaient résisté. +Le premier coup ébranle, le second déracine. +Hélas ! comment tombent les chênes ? +Le sourire de la Fatalité. S’imagine-t-on rien de plus terrible ? Le tigre qui est dans le destin fait parfois patte de velours. Douceur hideuse du monstre. -Une croissance soudaine disloque, et donne la fièvre. -Il se dépouillait de l’un et s’amalgamait à l’autre. +Une croissance soudaine disloque, et donne la fièvre. +Il se dépouillait de l’un et s’amalgamait à l’autre. Il sortait du saltimbanque et entrait dans le lord. -Changements de peau qui sont parfois des changements d’âme. +Changements de peau qui sont parfois des changements d’âme. Par instants cela ressemblait trop au songe. -Il pensait à son père. -Chose poignante, un père qui est un inconnu. +Il pensait à son père. +Chose poignante, un père qui est un inconnu. Il essayait de se le figurer. -Il pensait à ce frère dont on venait de lui parler. -Quoi ! une famille, à lui Gwynplaine ! -Il se perdait dans des échafaudages fantastiques. -Et puis, se disait-il, je serai éloquent. -Et il se représentait une entrée splendide à la chambre des lords. -Il arrivait gonflé de choses nouvelles. -Que n’avait-il pas à dire ? +Il pensait à ce frère dont on venait de lui parler. +Quoi ! une famille, à lui Gwynplaine ! +Il se perdait dans des échafaudages fantastiques. +Et puis, se disait-il, je serai éloquent. +Et il se représentait une entrée splendide à la chambre des lords. +Il arrivait gonflé de choses nouvelles. +Que n’avait-il pas à dire ? Quelle provision il avait faite ! -Il était en pleine tempête intérieure. -Dans cette tourmente, sentit-il sa défaillance et sa fatigue ? +Il était en pleine tempête intérieure. +Dans cette tourmente, sentit-il sa défaillance et sa fatigue ? But-il, mangea-t-il, dormit-il ? S’il le fit, ce fut sans le savoir. -D’ailleurs sa pensée était moins une pensée qu’une fumée. +D’ailleurs sa pensée était moins une pensée qu’une fumée. L’aube parut et fit le jour. -Et Dea ! lui dit la clarté. -Personne n’échappe à ces fixités-là. +Et Dea ! lui dit la clarté. +Personne n’échappe à ces fixités-là. On s’obstine avec une sorte d’acharnement distrait. -Ce qu’on a commencé activement, on le continue passivement. -Ténacité épuisante d’où l’on sort accablé. -Le jour baissait, tant sa faction avait été longue. +Ce qu’on a commencé activement, on le continue passivement. +Ténacité épuisante d’où l’on sort accablé. +Le jour baissait, tant sa faction avait été longue. Il avait l’œil vitreux et stupide. -Peu à peu il se rapprochait du Tarrinzeau-field. -Il marchait courbé le long des haies et des fossés. -Tout à coup il fit halte, et se redressa, et il cria : — Tant mieux ! -Ah ! le gueux ! le brigand ! le chenapan ! le vaurien ! le séditieux ! -Ce sont ses propos sur le gouvernement qui l’ont mené là. +Peu à peu il se rapprochait du Tarrinzeau-field. +Il marchait courbé le long des haies et des fossés. +Tout à coup il fit halte, et se redressa, et il cria : — Tant mieux ! +Ah ! le gueux ! le brigand ! le chenapan ! le vaurien ! le séditieux ! +Ce sont ses propos sur le gouvernement qui l’ont mené là. C’est un rebelle. J’avais chez moi un rebelle. -J’en suis délivré. +J’en suis délivré. J’ai de la chance. -Ah ! l’ingrat ! moi qui l’avais élevé ! +Ah ! l’ingrat ! moi qui l’avais élevé ! Donnez-vous donc de la peine ! Quel besoin avait-il de parler et de raisonner ? -Il s’est mêlé des questions d’état ! +Il s’est mêlé des questions d’état ! Je vous demande un peu ! -A-t-on une reine, oui ou non ? respect à son vert-de-gris. +A-t-on une reine, oui ou non ? respect à son vert-de-gris. Tout se tient dans le gouvernement. -Il faut connaître cela. -J’ai vécu, moi. +Il faut connaître cela. +J’ai vécu, moi. Je sais les choses. -On me dira : Mais vous renoncez donc à la politique ? -J’ai reçu un jour un coup de canne d’un baronnet. +On me dira : Mais vous renoncez donc à la politique ? +J’ai reçu un jour un coup de canne d’un baronnet. Je me suis dit : Cela suffit, je comprends la politique. Rien de plus simple. Le reste regarde les lords. Leurs seigneuries les lords spirituels et temporels. Gwynplaine est sous clef ! -Ah ! il est aux galères ! c’est juste. -C’est équitable, excellent, mérité et légitime. +Ah ! il est aux galères ! c’est juste. +C’est équitable, excellent, mérité et légitime. C’est sa faute. -Es-tu un lord, imbécile ? -Le wapentake l’a saisi, le justicier-quorum l’a emmené, le shériff le tient. -Il doit être en ce moment-ci épluché par quelque sergent de la coiffe. -Comme ça vous plume les crimes, ces habiles gens-là ! +Es-tu un lord, imbécile ? +Le wapentake l’a saisi, le justicier-quorum l’a emmené, le shériff le tient. +Il doit être en ce moment-ci épluché par quelque sergent de la coiffe. +Comme ça vous plume les crimes, ces habiles gens-là ! Tant pis pour lui, tant mieux pour moi ! Je suis, ma foi, bien content. -J’avoue ingénûment que j’ai de la chance. +J’avoue ingénûment que j’ai de la chance. Quelle extravagance j’avais faite de ramasser ce petit et cette petite ! -Nous étions si tranquilles auparavant, Homo et moi ! -Qu’est-ce qu’ils venaient faire dans ma baraque, ces gredins-là ? +Nous étions si tranquilles auparavant, Homo et moi ! +Qu’est-ce qu’ils venaient faire dans ma baraque, ces gredins-là ? Privez-vous donc de tout ! -Ai-je assez tété pour eux les mamelles de la famine ! -Ça grandit, ça fait l’amour ! -Des flirtations d’infirmes, c’est là que nous en étions. +Ai-je assez tété pour eux les mamelles de la famine ! +Ça grandit, ça fait l’amour ! +Des flirtations d’infirmes, c’est là que nous en étions. Le crapaud et la taupe, idylle. -J’avais ça dans mon intimité. +J’avais ça dans mon intimité. Tout cela devait finir par la justice. -Le crapaud a parlé politique, c’est bon. -M’en voilà délivré. -Mais non, il n’y a rien de plus réel. +Le crapaud a parlé politique, c’est bon. +M’en voilà délivré. +Mais non, il n’y a rien de plus réel. Gwynplaine est bellement en prison. C’est un coup de la providence. -Et me voilà débarrassé des deux. +Et me voilà débarrassé des deux. D’un caillou deux bosses. Car Dea en mourra. Et elle partira, elle aussi. Au diable tous les deux. -Je les ai toujours détestés, ces êtres ! +Je les ai toujours détestés, ces êtres ! Ah ! que je suis content ! Il rejoignit l’inn Tadcaster. -Six heures et demie sonnaient, la demie passé six, comme disent les anglais. -C’était un peu avant le crépuscule. -Maître Nicless était sur le pas de sa porte. -Du plus loin qu’il aperçut Ursus : — Eh bien ? cria-t-il. +Six heures et demie sonnaient, la demie passé six, comme disent les anglais. +C’était un peu avant le crépuscule. +Maître Nicless était sur le pas de sa porte. +Du plus loin qu’il aperçut Ursus : — Eh bien ? cria-t-il. Gwynplaine va-t-il revenir ? Il serait grand temps. -Le public ne tardera pas à arriver. -Aurons-nous ce soir la représentation de l’Homme qui Rit ? +Le public ne tardera pas à arriver. +Aurons-nous ce soir la représentation de l’Homme qui Rit ? Homme qui Rit, c’est moi, dit Ursus. -Et il regarda le tavernier avec un ricanement éclatant. -Maître Nicless le suivait des yeux. -Pourquoi décrochez-vous ça ? -Ursus partit d’un second éclat de rire. -Pourquoi riez-vous ? reprit l’hôtelier. -Je rentre dans la vie privée. -Un moment après, Ursus montait dans la Green-Box. -Elle s’essaie à un plus long sommeil, murmura-t-il. +Et il regarda le tavernier avec un ricanement éclatant. +Maître Nicless le suivait des yeux. +Pourquoi décrochez-vous ça ? +Ursus partit d’un second éclat de rire. +Pourquoi riez-vous ? reprit l’hôtelier. +Je rentre dans la vie privée. +Un moment après, Ursus montait dans la Green-Box. +Elle s’essaie à un plus long sommeil, murmura-t-il. Il apostropha Fibi et Vinos. Vous savez, vous autres. C’est fini la musique. Vous pouvez mettre vos trompettes dans votre tiroir. -Vous avez bien fait de ne pas vous harnacher en déités. -Vous êtes bien laides comme ceci, mais vous avez bien fait. +Vous avez bien fait de ne pas vous harnacher en déités. +Vous êtes bien laides comme ceci, mais vous avez bien fait. Gardez vos cotillons de torchon. -Pas de représentation ce soir. -Ni demain, ni après-demain, ni après après-demain. +Pas de représentation ce soir. +Ni demain, ni après-demain, ni après après-demain. Pas plus de Gwynplaine que sur ma patte. -Et il se remit à regarder Dea. -Quel coup ça va lui donner! +Et il se remit à regarder Dea. +Quel coup ça va lui donner! Ce sera comme une chandelle qu’on souffle. Il enfla ses joues. Il eut un petit rire sec. Gwynplaine de moins, c’est tout de moins. Ce sera comme si je perdais Homo. Elle sera plus seule qu’une autre. -Les aveugles, ça patauge dans plus de tristesse que nous. -Il alla à la lucarne du fond. -Comme les jours allongent ! on y voit encore à sept heures. +Les aveugles, ça patauge dans plus de tristesse que nous. +Il alla à la lucarne du fond. +Comme les jours allongent ! on y voit encore à sept heures. Pourtant allumons le suif. Il battit le briquet et alluma la lanterne du plafond de la Green-Box. Il se pencha sur Dea. Elle va s’enrhumer. -Les femmes, vous lui avez trop délacé son capingot. +Les femmes, vous lui avez trop délacé son capingot. Plus il arpenta la Green-Box en gesticulant. -Je suis en pleine possession de mes facultés. +Je suis en pleine possession de mes facultés. Je suis lucide, archilucide. -Je trouve cet événement-ci très correct, et j’approuve ce qui se passe. -Quand elle va se réveiller, je lui dirai tout net l’incident. +Je trouve cet événement-ci très correct, et j’approuve ce qui se passe. +Quand elle va se réveiller, je lui dirai tout net l’incident. La catastrophe ne se fera pas attendre. -Comme tout ça est bien arrangé ! +Comme tout ça est bien arrangé ! Gwynplaine dans la prison. -Ils vont se faire vis-à-vis. -Deux destinées qui rentrent dans la coulisse. -C’était manqué, ces deux créatures-là. +Ils vont se faire vis-à-vis. +Deux destinées qui rentrent dans la coulisse. +C’était manqué, ces deux créatures-là. Dea sans yeux, Gwynplaine sans visage. -Là-haut le bon Dieu rendra la clarté à Dea et la beauté à Gwynplaine. +Là-haut le bon Dieu rendra la clarté à Dea et la beauté à Gwynplaine. La mort est une mise en ordre. Fibi, Vinos, accrochez vos tambourins au clou. Vos talents pour le vacarme vont se rouiller, mes belles. On ne jouera plus, on ne trompettera plus. Chaos vaincu est vaincu. -Homme qui Rit est flambé. +Homme qui Rit est flambé. Cette Dea dort toujours. Elle fait aussi bien. -À sa place, je ne me réveillerais pas. +À sa place, je ne me réveillerais pas. Bah ! elle sera vite rendormie. -C’est tout de suite mort, une mauviette comme ça. -Voilà ce que c’est que de s’occuper de politique. +C’est tout de suite mort, une mauviette comme ça. +Voilà ce que c’est que de s’occuper de politique. Et comme les gouvernements ont raison ! -Gwynplaine au shériff, Dea au fossoyeur. -J’espère bien que le tavernier a barricadé la porte. +Gwynplaine au shériff, Dea au fossoyeur. +J’espère bien que le tavernier a barricadé la porte. Nous allons mourir ce soir entre nous, en famille. Pas moi, ni Homo. Moi, je continuerai de faire rouler le berlingot. -J’appartiens aux méandres de la vie vagabonde. -Je congédierai les deux filles. -Je n’en garderai pas même une. -J’ai de la tendance à être un vieux débauché. +J’appartiens aux méandres de la vie vagabonde. +Je congédierai les deux filles. +Je n’en garderai pas même une. +J’ai de la tendance à être un vieux débauché. Une servante chez un libertin, c’est du pain sur la planche. Je ne veux pas de tentation. -Ce n’est plus de mon âge. +Ce n’est plus de mon âge. Je poursuivrai ma route tout seul avec Homo. -C’est Homo qui va être étonné ! -Où est Gwynplaine ? où est Dea ? -Mon vieux camarade, nous revoilà ensemble. +C’est Homo qui va être étonné ! +Où est Gwynplaine ? où est Dea ? +Mon vieux camarade, nous revoilà ensemble. Par la peste, je suis ravi. -Ça m’encombrait, leurs bucoliques. -Ah ! ce garnement de Gwynplaine qui ne revient même pas ! -Il nous plante là. +Ça m’encombrait, leurs bucoliques. +Ah ! ce garnement de Gwynplaine qui ne revient même pas ! +Il nous plante là. Maintenant c’est le tour de Dea. Ce ne sera pas long. J’aime les choses finies. -Ah ! elle se réveille ! -Dea ouvrit les paupières ; car beaucoup d’aveugles ferment les yeux pour dormir. +Ah ! elle se réveille ! +Dea ouvrit les paupières ; car beaucoup d’aveugles ferment les yeux pour dormir. Son doux visage ignorant avait tout son rayonnement. Elle sourit, murmura Ursus, et moi je ris. -Il doit être l’heure de la représentation. +Il doit être l’heure de la représentation. Je crois avoir dormi longtemps. -Ni Fibi, ni Vinos ne bougèrent. +Ni Fibi, ni Vinos ne bougèrent. Eh bien ! cria-t-il, qu’est-ce que vous faites donc ? -Vinos, Fibi, vous n’entendez pas votre maîtresse ? -Est-ce que vous êtes sourdes ? -Vite ! la représentation va commencer. -Les deux femmes regardèrent Ursus, stupéfaites. +Vinos, Fibi, vous n’entendez pas votre maîtresse ? +Est-ce que vous êtes sourdes ? +Vite ! la représentation va commencer. +Les deux femmes regardèrent Ursus, stupéfaites. Vous ne voyez pas le public qui entre. -Obéissance, c’était Fibi. -Passive, c’était Vinos. -À elles deux elles personnifiaient la soumission. -Leur maître Ursus avait toujours été pour elles une énigme. -N’être jamais compris est une raison pour être toujours obéi. -Elles pensèrent simplement qu’il devenait fou, et exécutèrent l’ordre. -Fibi décrocha le costume et Vinos le tambour. -Fibi commença à habiller Dea. +Obéissance, c’était Fibi. +Passive, c’était Vinos. +À elles deux elles personnifiaient la soumission. +Leur maître Ursus avait toujours été pour elles une énigme. +N’être jamais compris est une raison pour être toujours obéi. +Elles pensèrent simplement qu’il devenait fou, et exécutèrent l’ordre. +Fibi décrocha le costume et Vinos le tambour. +Fibi commença à habiller Dea. On se bouscule dans les vomitoires. -Ne soulève pas la portière. +Ne soulève pas la portière. Sois pudique, Dea s’habille. -C’était la voix de Gwynplaine. -Fibi et Vinos eurent une secousse et se retournèrent. -C’était la voix de Gwynplaine, mais dans la bouche d’Ursus. +C’était la voix de Gwynplaine. +Fibi et Vinos eurent une secousse et se retournèrent. +C’était la voix de Gwynplaine, mais dans la bouche d’Ursus. Il reprit avec la voix de Gwynplaine : — Ange ! -Il n’y a de mammifère volant que la chauve-souris. -Et il ajouta : — Tiens, Gwynplaine, va détacher Homo. +Il n’y a de mammifère volant que la chauve-souris. +Et il ajouta : — Tiens, Gwynplaine, va détacher Homo. Ce sera plus raisonnable. Tapage imitatif que Dea put entendre. Tends tes deux mains, lui dit-il tout bas. -Et il lui vida dedans une poignée de sous. +Et il lui vida dedans une poignée de sous. Govicum fut attendri de cette munificence. Et, haussant la voix : — Il y a trop de foule. -Je crois que nous allons avoir une représentation cahotée. +Je crois que nous allons avoir une représentation cahotée. Cependant Vinos tapait du tambour. -Ursus poursuivit : — Dea est habillée. +Ursus poursuivit : — Dea est habillée. On va pouvoir commencer. -Je regrette qu’on ait laissé entrer tant de public. -Comme ils sont tassés ! -Allons, drôlesses, toutes deux à la musique ! +Je regrette qu’on ait laissé entrer tant de public. +Comme ils sont tassés ! +Allons, drôlesses, toutes deux à la musique ! Arrive ici, Fibi, saisis ton clairon. Bon, Vinos, rosse ton tambour. -Flanque-lui une raclée. -Fibi, prends une pose de Renommée. +Flanque-lui une raclée. +Fibi, prends une pose de Renommée. Mesdemoiselles, je ne vous trouve pas assez nues comme cela. -Ôtez-moi ces jaquettes. +Ôtez-moi ces jaquettes. Remplacez la toile par la gaze. Le public aime les formes de la femme. Laissons tonner les moralistes. -Un peu d’indécence, morbleu. -Et ruez-vous dans des mélodies éperdues. -Ronflez, cornez, crépitez, fanfarez, tambourinez ! +Un peu d’indécence, morbleu. +Et ruez-vous dans des mélodies éperdues. +Ronflez, cornez, crépitez, fanfarez, tambourinez ! Que de monde, mon pauvre Gwynplaine ! Il s’interrompit : — Gwynplaine, aide-moi. -Cependant il déploya son mouchoir. +Cependant il déploya son mouchoir. Mais d’abord laisse-moi mugir dans mon haillon. -Et il se moucha énergiquement, ce que doit toujours faire un engastrimythe. +Et il se moucha énergiquement, ce que doit toujours faire un engastrimythe. Le panneau s’abaissa. -Gardons le rideau jusqu’à ce que la représentation commence. +Gardons le rideau jusqu’à ce que la représentation commence. Nous ne serions pas chez nous. -Vous, venez sur l’avant-scène toutes deux. -La chambrée est bien composée. +Vous, venez sur l’avant-scène toutes deux. +La chambrée est bien composée. C’est la lie du peuple. Que de populace, mon Dieu ! Alors Ursus devint extraordinaire. Ce ne fut plus un homme, ce fut une foule. -Il se fit légion. -Les syllabes ébauchées rentraient les unes dans les autres. -C’était la confusion claire du brouhaha. +Il se fit légion. +Les syllabes ébauchées rentraient les unes dans les autres. +C’était la confusion claire du brouhaha. On distinguait l’enrouement des ivrognes. -Le mécontentement des dogues sous les pieds des gens bougonnait. -L’ensemble était une rumeur, le détail était un cri. -C’était orageux et familier. -Il était lui et tous. -Ce que Protée faisait pour le regard, Ursus le faisait pour l’ouïe. -Rien de merveilleux comme ce fac-similé de la multitude. -De temps en temps il écartait la portière du gynécée et regardait Dea. -De son côté dans la cour le boy faisait rage. -Le brave hôtelier grommelait : Quel désordre ! -Govicum, ravi d’être utile à du désordre, se démenait presque autant qu’Ursus. +Le mécontentement des dogues sous les pieds des gens bougonnait. +L’ensemble était une rumeur, le détail était un cri. +C’était orageux et familier. +Il était lui et tous. +Ce que Protée faisait pour le regard, Ursus le faisait pour l’ouïe. +Rien de merveilleux comme ce fac-similé de la multitude. +De temps en temps il écartait la portière du gynécée et regardait Dea. +De son côté dans la cour le boy faisait rage. +Le brave hôtelier grommelait : Quel désordre ! +Govicum, ravi d’être utile à du désordre, se démenait presque autant qu’Ursus. De plus, il gagnait ses sous. -À son vacarme, Ursus mêlait des paroles. -C’est comme à l’ordinaire, Gwynplaine, il y a de la cabale. -Nos concurrents sapent nos succès. -La huée, assaisonnement du triomphe. +À son vacarme, Ursus mêlait des paroles. +C’est comme à l’ordinaire, Gwynplaine, il y a de la cabale. +Nos concurrents sapent nos succès. +La huée, assaisonnement du triomphe. Et puis les gens sont trop nombreux. -Ils sont mal à leur aise. -L’angle des coudes du voisin ne dispose pas à la bienveillance. +Ils sont mal à leur aise. +L’angle des coudes du voisin ne dispose pas à la bienveillance. Pourvu qu’ils ne cassent pas les banquettes ! -Nous allons être en proie à une population insensée. -Ah ! si notre ami Tom-Jim-Jack était là ! mais il ne vient plus. -Vois donc toutes ces têtes les unes sur les autres. -Nous abrégerons le spectacle. -C’est toujours ça de gagné. -Ô turbulence aveugle des masses ! -Ils nous feront quelque dégât ! -Ça ne peut pourtant pas continuer comme ça. +Nous allons être en proie à une population insensée. +Ah ! si notre ami Tom-Jim-Jack était là ! mais il ne vient plus. +Vois donc toutes ces têtes les unes sur les autres. +Nous abrégerons le spectacle. +C’est toujours ça de gagné. +Ô turbulence aveugle des masses ! +Ils nous feront quelque dégât ! +Ça ne peut pourtant pas continuer comme ça. Nous ne pourrions pas jouer. -On ne saisirait pas un mot de la pièce. +On ne saisirait pas un mot de la pièce. Je vais les haranguer. -Cicéron a raison : plebs, fex urbis. +Cicéron a raison : plebs, fex urbis. N’importe, admonestons la mob. -J’aurai beaucoup de peine à me faire entendre. +J’aurai beaucoup de peine à me faire entendre. Homme, fais ton devoir. -Ursus fit une pause où il plaça un grincement. -Homo, provoqué, en ajouta un second, et Govicum un troisième. +Ursus fit une pause où il plaça un grincement. +Homo, provoqué, en ajouta un second, et Govicum un troisième. Les femmes sont pires que les hommes. -C’est égal, essayons le pouvoir d’un discours. -J’ôte ma tête pour vous parler. -Je réclame humblement le silence. -Ursus prêta à la foule ce cri : — Grumphll ! -Et continua : — Je vénère mon auditoire. -Grumphll est un épiphonème comme un autre. +C’est égal, essayons le pouvoir d’un discours. +J’ôte ma tête pour vous parler. +Je réclame humblement le silence. +Ursus prêta à la foule ce cri : — Grumphll ! +Et continua : — Je vénère mon auditoire. +Grumphll est un épiphonème comme un autre. Que vous soyez tous de la canaille, je n’en fais nul doute. -Cela n’ôte rien à mon estime. -Il y a parmi vous des êtres difformes, je ne m’en offense point. +Cela n’ôte rien à mon estime. +Il y a parmi vous des êtres difformes, je ne m’en offense point. Messieurs les boiteux et messieurs les bossus sont dans la nature. Je sais que cela se fait. -Albuquerque mettait en gage sa moustache et saint Denis son auréole. -Les juifs prêtaient, même sur l’auréole. +Albuquerque mettait en gage sa moustache et saint Denis son auréole. +Les juifs prêtaient, même sur l’auréole. Avoir des dettes, c’est avoir quelque chose. -Je révère en vous des gueux. +Je révère en vous des gueux. Ursus se coupa par cette interruption en basse profonde. -Et il répondit de son accent le plus poli : — D’accord. +Et il répondit de son accent le plus poli : — D’accord. Je suis un savant. Je m’en excuse comme je peux. -Je méprise scientifiquement la science. -La science ne vaut pas une bouchée de quelque chose de bon. -Je n’ai, moi, qu’un mérite. +Je méprise scientifiquement la science. +La science ne vaut pas une bouchée de quelque chose de bon. +Je n’ai, moi, qu’un mérite. C’est l’œil sec. -Tel que vous me voyez, je n’ai jamais pleuré. -Il faut dire que je n’ai jamais été content. -Pas même de moi. +Tel que vous me voyez, je n’ai jamais pleuré. +Il faut dire que je n’ai jamais été content. +Pas même de moi. Il renifla de nouveau : — Grumphll ! Et il reprit : — Encore Grumphll ! c’est une objection. -Néanmoins je passe outre. -Homo est un mime d’un talent fondu et supérieur. +Néanmoins je passe outre. +Homo est un mime d’un talent fondu et supérieur. Soyez attentifs et recueillis. Cela sied aux grandes nations. -Êtes-vous des hommes des bois ? +Êtes-vous des hommes des bois ? En ce cas, sylvæ sint consuls dignæ. Deux artistes valent bien un consul. Ils viennent de me jeter un trognon de chou. -Mais je n’ai pas été touché. -Cela ne m’empêchera pas de parler. -Le danger esquivé est bavard. -Garrula pericula, dit Juvénal. +Mais je n’ai pas été touché. +Cela ne m’empêchera pas de parler. +Le danger esquivé est bavard. +Garrula pericula, dit Juvénal. Peuple, il y a parmi vous des ivrognes ! il y a aussi des ivrognesses. -C’est très bien. +C’est très bien. Les hommes sont infects, les femmes sont hideuses. -Un esprit tourné au badinage aurait ici un beau champ. +Un esprit tourné au badinage aurait ici un beau champ. Mais je m’abstiens. Pourtant il faut que l’orgie ait de la tenue. -Vous êtes gais, mais bruyants. -Eh bien, cela nous gêne. -Je vous autorise à vous taire. -L’art est aussi respectable que la débauche. -Je vous parle un langage honnête. -Et il répliqua : — Honorables messieurs, laissons les épis de seigle tranquilles. -En outre, la fièvre n’étrangle pas. +Vous êtes gais, mais bruyants. +Eh bien, cela nous gêne. +Je vous autorise à vous taire. +L’art est aussi respectable que la débauche. +Je vous parle un langage honnête. +Et il répliqua : — Honorables messieurs, laissons les épis de seigle tranquilles. +En outre, la fièvre n’étrangle pas. Montrez un peu moins vos pieds, et montrez un peu plus vos mains. Chers pick-pockets, de la pudeur ! -Boxez le prochain, si vous voulez, ne le dévalisez pas. +Boxez le prochain, si vous voulez, ne le dévalisez pas. Endommagez les nez, soit. -Le bourgeois tient à son argent plus qu’à sa beauté. -Du reste, agréez mes sympathies. -Je n’ai point le pédantisme de blâmer les filous. +Le bourgeois tient à son argent plus qu’à sa beauté. +Du reste, agréez mes sympathies. +Je n’ai point le pédantisme de blâmer les filous. Chacun l’endure, et chacun le fait. -Nul n’est exempt de la vermine de ses péchés. -Je ne parle que de celle-là. -N’avons-nous pas tous nos démangeaisons.? -Dieu se gratte à l’endroit du diable. -Moi-même, j’ai fait des fautes. -Je prends congé de vos huées pour un moment. -Maintenant je vais remettre ma tête, et la représentation va commencer. +Nul n’est exempt de la vermine de ses péchés. +Je ne parle que de celle-là. +N’avons-nous pas tous nos démangeaisons.? +Dieu se gratte à l’endroit du diable. +Moi-même, j’ai fait des fautes. +Je prends congé de vos huées pour un moment. +Maintenant je vais remettre ma tête, et la représentation va commencer. Il quitta l’accent oratoire pour le ton intime. -J’ai été mielleux. -J’ai bien parlé. -Je les ai appelés mylords et messieurs. -Langage velouté, mais inutile. +J’ai été mielleux. +J’ai bien parlé. +Je les ai appelés mylords et messieurs. +Langage velouté, mais inutile. Que dis-tu de toute cette crapule, Gwynplaine ? -J’ai fait tout ce que peut faire l’éloquence humaine. -C’est égal, jouons la pièce. +J’ai fait tout ce que peut faire l’éloquence humaine. +C’est égal, jouons la pièce. On entendit glisser sur leur tringle les anneaux de la triveline. -Le tambourinage des bréhaignes cessa. -Ursus décrocha sa chiffonie, exécuta son prélude, dit à demi-voix : « Hein ! +Le tambourinage des bréhaignes cessa. +Ursus décrocha sa chiffonie, exécuta son prélude, dit à demi-voix : « Hein ! puis se bouscula avec le loup. Le loup jouait de bonne foi. -Elle étendit le bras, cherchant cette tête... -Ce boy, disons-le, déploya un rare talent de spectateur. +Elle étendit le bras, cherchant cette tête... +Ce boy, disons-le, déploya un rare talent de spectateur. Ursus se releva en sueur. -Je crois que nous avons réussi. -Gwynplaine peut encore revenir d’ici à demain. -Il était inutile de tuer tout de suite Dea. -Je t’explique la chose, à toi. -Il ôta la perruque et s’essuya le front. -Je suis un ventriloque de génie, murmura-t-il. +Je crois que nous avons réussi. +Gwynplaine peut encore revenir d’ici à demain. +Il était inutile de tuer tout de suite Dea. +Je t’explique la chose, à toi. +Il ôta la perruque et s’essuya le front. +Je suis un ventriloque de génie, murmura-t-il. Quel talent j’ai eu ! -J’ai égalé Brabant, l’engastrimythe du roi de France François Ier. +J’ai égalé Brabant, l’engastrimythe du roi de France François Ier. Dea est convaincue que Gwynplaine est ici. Ursus se retourna, en sursaut. -Dea était restée au fond du théâtre, debout sous la lanterne du plafond. -Elle était pâle, d’une pâleur d’ombre. -Elle reprit avec un ineffable sourire désespéré : — Je sais. -Il nous a quittés. +Dea était restée au fond du théâtre, debout sous la lanterne du plafond. +Elle était pâle, d’une pâleur d’ombre. +Elle reprit avec un ineffable sourire désespéré : — Je sais. +Il nous a quittés. Je savais bien qu’il avait des ailes. -Et, levant vers l’infini ses yeux blancs, elle ajouta : — À quand moi ? +Et, levant vers l’infini ses yeux blancs, elle ajouta : — À quand moi ? Il n’avait pas fait illusion. -Était-ce la faute de sa ventriloquie ? -Il ne put répondre un mot. -Et il pensa à part lui : Bos in lingua. +Était-ce la faute de sa ventriloquie ? +Il ne put répondre un mot. +Et il pensa à part lui : Bos in lingua. L’homme interdit a un bœuf sur la langue. -Dans les émotions complexes, l’humiliation est le premier sentiment qui se fasse jour. -Ursus songea : — J’ai gaspillé mes onomatopées. -J’ai épuisé en pure perte l’harmonie imitative. +Dans les émotions complexes, l’humiliation est le premier sentiment qui se fasse jour. +Ursus songea : — J’ai gaspillé mes onomatopées. +J’ai épuisé en pure perte l’harmonie imitative. Mais qu’allons-nous devenir maintenant ? -Elle se taisait, de plus en plus pâlissante, sans faire un mouvement. -Son œil perdu restait fixé dans les profondeurs. -Un incident vint à propos. -Cela tenait à ce qu’on avait frappé à la porte de l’inn. -Maître Nicless était allé ouvrir. -Deux fois on avait frappé, ce qui avait fait deux éclipses de maître Nicless. -Sur l’appel muet de maître Nicless, Ursus descendit. -Il s’approcha de l’hôtelier. +Elle se taisait, de plus en plus pâlissante, sans faire un mouvement. +Son œil perdu restait fixé dans les profondeurs. +Un incident vint à propos. +Cela tenait à ce qu’on avait frappé à la porte de l’inn. +Maître Nicless était allé ouvrir. +Deux fois on avait frappé, ce qui avait fait deux éclipses de maître Nicless. +Sur l’appel muet de maître Nicless, Ursus descendit. +Il s’approcha de l’hôtelier. Ursus mit un doigt sur sa bouche. -Maître Nicless mit un doigt sur sa bouche. -Tous deux se regardèrent ainsi. -Chacun d’eux semblait dire à l’autre : Causons, mais taisons-nous. +Maître Nicless mit un doigt sur sa bouche. +Tous deux se regardèrent ainsi. +Chacun d’eux semblait dire à l’autre : Causons, mais taisons-nous. Le tavernier, silencieusement, ouvrit la porte de la salle basse de l’inn. -Maître Nicless entra, Ursus entra. +Maître Nicless entra, Ursus entra. Il n’y avait personne qu’eux deux. -La devanture sur la rue, porte et volets, était close. -Maître Nicless posa la chandelle sur une table. +La devanture sur la rue, porte et volets, était close. +Maître Nicless posa la chandelle sur une table. Le dialogue s’engagea. -À demi-voix, comme un chuchotement. +À demi-voix, comme un chuchotement. J’ai fini par comprendre. -Aucune loi ne défend d’être ventriloque. +Aucune loi ne défend d’être ventriloque. Vous avez du talent. -C’est prodigieux à quel point vous faites ce que vous voulez faire. +C’est prodigieux à quel point vous faites ce que vous voulez faire. Je vous dis que non. -Maintenant j’ai à vous parler. +Maintenant j’ai à vous parler. Est-ce de la politique ? Je n’en sais rien. -C’est que je n’écouterais pas. -On a frappé à la porte ? -Je n’aime pas ça. +C’est que je n’écouterais pas. +On a frappé à la porte ? +Je n’aime pas ça. Et puis j’ai ouvert. Qui est-ce qui frappait ? -Quelqu’un qui m’a parlé. +Quelqu’un qui m’a parlé. Qu’est-ce qu’il a dit ? -Je l’ai écouté. -Qu’est-ce que vous avez répondu ? +Je l’ai écouté. +Qu’est-ce que vous avez répondu ? Je suis revenu vous voir jouer. -Et l’on a frappé une seconde fois. -Quelqu’un encore qui vous a parlé ? +Et l’on a frappé une seconde fois. +Quelqu’un encore qui vous a parlé ? Quelqu’un qui ne m’a rien dit. -Expliquez-vous, maître Nicless. -Devinez qui avait parlé la première fois. -Je n’ai pas le temps d’être Œdipe. -C’était le maître du circus. -Où il y a toute cette musique enragée ? -Eh bien, maître Ursus, il vous fait des offres. +Expliquez-vous, maître Nicless. +Devinez qui avait parlé la première fois. +Je n’ai pas le temps d’être Œdipe. +C’était le maître du circus. +Où il y a toute cette musique enragée ? +Eh bien, maître Ursus, il vous fait des offres. Ursus eut un hautain sourire. Ursus reconnut l’esclavine, le capingot, le chapeau et le manteau de Gwynplaine. -Ursus se précipita hors de la taverne. -Cette ruelle n’avait pas besoin de minuit pour être déserte. -Mais triste le jour, elle était inquiétante la nuit. -Personne ne s’y hasardait passé une certaine heure. -Jadis elle avait été barrée la nuit d’une chaîne de fer. -Ursus y entra résolument. -Quelle idée avait-il ? +Ursus se précipita hors de la taverne. +Cette ruelle n’avait pas besoin de minuit pour être déserte. +Mais triste le jour, elle était inquiétante la nuit. +Personne ne s’y hasardait passé une certaine heure. +Jadis elle avait été barrée la nuit d’une chaîne de fer. +Ursus y entra résolument. +Quelle idée avait-il ? Il venait dans cette rue aux informations. -Allait-il frapper à la porte de la geôle ? -Cet expédient effroyable et vain ne germait pas dans son cerveau. -Tenter de s’introduire là pour demander un renseignement ? +Allait-il frapper à la porte de la geôle ? +Cet expédient effroyable et vain ne germait pas dans son cerveau. +Tenter de s’introduire là pour demander un renseignement ? Leurs gonds ne tournent que sur la loi. Que venait-il donc faire dans cette rue ? On ne sait pas. -Une vague transsudation de clarté se dégage parfois d’un entassement fermé et sombre. -Examiner l’enveloppe d’un fait, c’est être utilement aux écoutes. -Tiens, pensa-t-il, serait-ce déjà minuit ? -Machinalement, il se mit à compter : — Trois, quatre, cinq. -Il songea : — Comme les coups de cette cloche sont espacés ! quelle lenteur ! — Six. -Cette cloche sonne l’heure aux vivants et l’éternité aux morts. +Une vague transsudation de clarté se dégage parfois d’un entassement fermé et sombre. +Examiner l’enveloppe d’un fait, c’est être utilement aux écoutes. +Tiens, pensa-t-il, serait-ce déjà minuit ? +Machinalement, il se mit à compter : — Trois, quatre, cinq. +Il songea : — Comme les coups de cette cloche sont espacés ! quelle lenteur ! — Six. +Cette cloche sonne l’heure aux vivants et l’éternité aux morts. Oui, c’est minuit. -La cloche sonna un treizième coup. -Il y eut un quatorzième coup. +La cloche sonna un treizième coup. +Il y eut un quatorzième coup. Quest-ce que cela veut dire ? -Les coups continuèrent à longs intervalles. +Les coups continuèrent à longs intervalles. Ce n’est pas une cloche d’horloge. C’est la cloche Muta. Aussi je disais : Comme minuit sonne longtemps ! cette cloche ne sonne pas, elle tinte. Que se passe-t-il de sinistre ? -Les tintements se suivaient, à une lugubre distance l’un de l’autre. +Les tintements se suivaient, à une lugubre distance l’un de l’autre. Un glas fait dans l’espace une vilaine ponctuation. -Il marque, dans les préoccupations de tout le monde, des alinéas funèbres. -Un glas de cloche ressemble à un râle d’homme. +Il marque, dans les préoccupations de tout le monde, des alinéas funèbres. +Un glas de cloche ressemble à un râle d’homme. Une cloche tragique, cela vous regarde. Rien de sombre comme un monologue sur lequel tombe cette cadence. -Les retours égaux indiquent une intention. -Qu’est-ce que ce marteau, la cloche, forge sur cette enclume, la pensée ? -Se sentant sur un glissement, il faisait effort pour ne point ébaucher de conjectures. -Les conjectures sont un plan incliné où l’on va inutilement trop loin. -Néanmoins, que signifiait cette cloche ? -Cette rougeur grandit et devint une clarté. +Les retours égaux indiquent une intention. +Qu’est-ce que ce marteau, la cloche, forge sur cette enclume, la pensée ? +Se sentant sur un glissement, il faisait effort pour ne point ébaucher de conjectures. +Les conjectures sont un plan incliné où l’on va inutilement trop loin. +Néanmoins, que signifiait cette cloche ? +Cette rougeur grandit et devint une clarté. Cette rougeur n’avait rien de vague. Elle eut tout de suite une forme et des angles. -La porte de la geôle venait de tourner sur ses gonds. +La porte de la geôle venait de tourner sur ses gonds. Cette rougeur en dessinait le cintre et les chambranles. -C’était plutôt un entre-bâillement qu’une ouverture. -Une prison, cela ne s’ouvre pas, cela bâille. +C’était plutôt un entre-bâillement qu’une ouverture. +Une prison, cela ne s’ouvre pas, cela bâille. La cloche ne discontinuait pas. -Ce quatrième était le wapentake, visible à la lumière de la torche. -Il avait au poing son bâton de fer. -Un serpent qui sort d’un trou a cette précaution. +Ce quatrième était le wapentake, visible à la lumière de la torche. +Il avait au poing son bâton de fer. +Un serpent qui sort d’un trou a cette précaution. La torche faisait saillir les profils et les attitudes. Profils farouches, attitudes mornes. -Ursus reconnut tous les visages de police qui, le matin, avaient emmené Gwynplaine. -C’étaient les mêmes. -Évidemment Gwynplaine aussi allait reparaître. -Ils l’avaient amené là ; ils le remmenaient. -La prunelle d’Ursus redoubla de fixité. -Mettrait-on Gwynplaine en liberté ? +Ursus reconnut tous les visages de police qui, le matin, avaient emmené Gwynplaine. +C’étaient les mêmes. +Évidemment Gwynplaine aussi allait reparaître. +Ils l’avaient amené là ; ils le remmenaient. +La prunelle d’Ursus redoubla de fixité. +Mettrait-on Gwynplaine en liberté ? La cloche, qui ne s’interrompait point, semblait leur marquer le pas. -Une deuxième torche brilla sous le guichet. -Ceci annonçait la fin du cortège. +Une deuxième torche brilla sous le guichet. +Ceci annonçait la fin du cortège. Ursus allait voir ce qu’ils emmenaient. Ursus allait voir Gwynplaine. Ce qu’ils emmenaient apparut. -C’était une bière. -Quatre hommes portaient une bière couverte d’un drap noir. -Derrière eux venait un homme ayant une pelle sur l’épaule. -En même temps la tête du cortège s’arrêta. +C’était une bière. +Quatre hommes portaient une bière couverte d’un drap noir. +Derrière eux venait un homme ayant une pelle sur l’épaule. +En même temps la tête du cortège s’arrêta. Ursus entendit le grincement d’une clef. Il n’y eut plus rien qu’une lueur au-dessus d’un mur. On entendit un chuchotement, puis des coups sourds. -Le chuchotement cessa, les coups sourds cessèrent. -Le glas s’éteignit. -Le silence vint tout clore, sinistre serrure des ténèbres. -De l’apparition évanouie. +Le chuchotement cessa, les coups sourds cessèrent. +Le glas s’éteignit. +Le silence vint tout clore, sinistre serrure des ténèbres. +De l’apparition évanouie. Ce ne fut plus que cela. Un passage de spectres qui se dissipe. Il est mort ! cria Ursus. Il tomba assis sur une borne. -Ils l’ont tué ! +Ils l’ont tué ! Gwynplaine ! mon enfant ! mon fils ! -Et il éclata en sanglots. -Le réservoir des pleurs était plein. -La première larme est une ponction. +Et il éclata en sanglots. +Le réservoir des pleurs était plein. +La première larme est une ponction. Il pleura sur Gwynplaine, sur Dea, sur lui Ursus, sur Homo. Il pleura comme un enfant. Il pleura comme un vieillard. Il pleura de tout ce dont il avait ri. -Il acquitta l’arriéré. -Le droit de l’homme aux larmes ne se périme pas. -Plusieurs heures s’écoulèrent. -L’aube vint blanchir la façade de l’inn Tadcaster. +Il acquitta l’arriéré. +Le droit de l’homme aux larmes ne se périme pas. +Plusieurs heures s’écoulèrent. +L’aube vint blanchir la façade de l’inn Tadcaster. Les catastrophes rayonnent en tous sens. -Jetez une pierre dans l’eau, et comptez les éclaboussures. -Maître Nicless se sentait atteint. -C’est fort désagréable, des aventures chez vous. -Maître Nicless, peu rassuré et entrevoyant des complications, méditait. -La gamme du frappement correspond à l’échelle de la hiérarchie. -Le tavernier, fort tremblant, entre-bâilla son vasistas. +Jetez une pierre dans l’eau, et comptez les éclaboussures. +Maître Nicless se sentait atteint. +C’est fort désagréable, des aventures chez vous. +Maître Nicless, peu rassuré et entrevoyant des complications, méditait. +La gamme du frappement correspond à l’échelle de la hiérarchie. +Le tavernier, fort tremblant, entre-bâilla son vasistas. Il y avait magistrat en effet. -Maître Nicless avait vu le matin le justicier-quorum, et il le connaissait. +Maître Nicless avait vu le matin le justicier-quorum, et il le connaissait. Il ne connaissait pas l’autre homme. -Maître Nicless avait grand’peur du premier de ces personnages, le justicier-quorum. +Maître Nicless avait grand’peur du premier de ces personnages, le justicier-quorum. Un des hommes du groupe cogna une seconde fois la porte, violemment. -Le tavernier, avec une grosse sueur d’anxiété au front, ouvrit. -L’hôtelier, bonnet bas, répondit : — Votre Honneur, c’est ici. +Le tavernier, avec une grosse sueur d’anxiété au front, ouvrit. +L’hôtelier, bonnet bas, répondit : — Votre Honneur, c’est ici. Je le sais, dit le justicier. Sans doute, votre Honneur. -Votre Honneur, il n’est pas là. -Il n’est pas rentré. +Votre Honneur, il n’est pas là. +Il n’est pas rentré. 2 est donc sorti de bien bonne heure ? Mais il est sorti bien tard. Ces vagabonds ! reprit le justicier. -Votre Honneur, dit doucement maître Nicless, le voilà. -Il arrivait à l’inn. -Il était pâle de deux pâleurs, de sa tristesse et du crépuscule. -Il ne s’était pas même aperçu qu’il n’avait point de chapeau. +Votre Honneur, dit doucement maître Nicless, le voilà. +Il arrivait à l’inn. +Il était pâle de deux pâleurs, de sa tristesse et du crépuscule. +Il ne s’était pas même aperçu qu’il n’avait point de chapeau. Ses quelques cheveux gris remuaient au vent. Ses yeux ouverts ne paraissaient pas regarder. Ursus avait un air fou. -Maître Ursus, cria le tavernier, venez. -Leurs Honneurs désirent vous parler. +Maître Ursus, cria le tavernier, venez. +Leurs Honneurs désirent vous parler. Qu’est-ce ? dit-il. -Et il aperçut la police, et en tête de la police le magistrat. +Et il aperçut la police, et en tête de la police le magistrat. Nouvelle et rude secousse. -Tout à l’heure le wapentake, maintenant le justicier-quorum. -L’un semblait le jeter à l’autre. -Il y a de vieilles histoires d’écueils comme cela. +Tout à l’heure le wapentake, maintenant le justicier-quorum. +L’un semblait le jeter à l’autre. +Il y a de vieilles histoires d’écueils comme cela. Le justicier-quorum lui fit signe d’entrer dans la taverne. Le justicier-quorum s’assit sur un banc, devant une table ; Barkilphedro prit une chaise. -Ursus et maître Nicless demeurèrent debout. -Les gens de police, laissés dehors, se massèrent devant la porte refermée. -Le justicier-quorum fixa sa prunelle légale sur Ursus, et dit : — Vous avez un loup. -Ursus répondit : — Pas tout à fait. -Vous avez un loup, reprit le justicier, en soulignant « loup » d’un accent décisif. -Ursus répondit : — C’est que... +Ursus et maître Nicless demeurèrent debout. +Les gens de police, laissés dehors, se massèrent devant la porte refermée. +Le justicier-quorum fixa sa prunelle légale sur Ursus, et dit : — Vous avez un loup. +Ursus répondit : — Pas tout à fait. +Vous avez un loup, reprit le justicier, en soulignant « loup » d’un accent décisif. +Ursus répondit : — C’est que... Et il se tut. -Délit, repartit le justicier. +Délit, repartit le justicier. Ursus hasarda cette plaidoirie : — C’est mon domestique. -Baladin, demain, à pareille heure, vous et votre loup, vous aurez quitté l’Angleterre. -Sinon, le loup sera saisi, mené au greffe, et tué. +Baladin, demain, à pareille heure, vous et votre loup, vous aurez quitté l’Angleterre. +Sinon, le loup sera saisi, mené au greffe, et tué. Vous entendez ? reprit le justicier. -Ursus adhéra d’un hochement de tête. +Ursus adhéra d’un hochement de tête. Il y eut un silence. Le justicier-quorum regarda Ursus. Et vous en prison. @@ -6385,777 +6385,777 @@ Ursus murmura : — Mon juge... Soyez parti avant demain matin. Sinon, tel est l’ordre. Il faut que nous quittions l’Angleterre, lui et moi ? -Maître Nicless était heureux. -Ce magistrat, qu’il avait redouté, venait à son aide. +Maître Nicless était heureux. +Ce magistrat, qu’il avait redouté, venait à son aide. La police se faisait l’auxiliaire de lui, Nicless. -Elle le délivrait de « ces gens-là ». +Elle le délivrait de « ces gens-là ». Le moyen qu’il cherchait, elle le lui apportait. -Cet Ursus qu’il voulait congédier, la police le chassait. +Cet Ursus qu’il voulait congédier, la police le chassait. Il intervint : — Votre Honneur, cet homme... -Il désignait Ursus du doigt. +Il désignait Ursus du doigt. Cet homme demande comment faire pour quitter l’Angleterre aujourd’hui ? Rien de plus simple. Entre autres, la panse Vograat de Rotterdam. -Le justicier-quorum fit un mouvement d’épaule du côté d’Ursus : — Soit. +Le justicier-quorum fit un mouvement d’épaule du côté d’Ursus : — Soit. Partez par le premier bateau venu. Mon juge... fit Ursus. Elle tiendrait sur un bateau. Qu’est-ce que cela me fait ? dit le justicier. On tuera le loup. -Tuer les gens ! c’est leur expédient. -Le tavernier sourit, et s’adressa à Ursus. -Maître Ursus, vous pouvez vendre la Green-Box. -Maître Ursus, vous avez offre. +Tuer les gens ! c’est leur expédient. +Le tavernier sourit, et s’adressa à Ursus. +Maître Ursus, vous pouvez vendre la Green-Box. +Maître Ursus, vous avez offre. Offre pour la voiture. Offre pour les deux chevaux. -Offre pour les deux femmes bréhaignes. -De qui ? répéta Ursus. -Du maître du circus voisin. -Maître Nicless se tourna vers le justicier-quorum. -Votre Honneur, le marché peut être conclu aujourd’hui même. +Offre pour les deux femmes bréhaignes. +De qui ? répéta Ursus. +Du maître du circus voisin. +Maître Nicless se tourna vers le justicier-quorum. +Votre Honneur, le marché peut être conclu aujourd’hui même. Une voiture et des chevaux, cela lui sera utile. Lui aussi partira aujourd’hui. -Les révérends des paroisses de Southwark se sont plaints des vacarmes obscènes du Tarrinzeau-field. -Le shériff a pris des mesures. -L’honorable gentleman qui daigne être ici présent... -Le justicier-quorum s’interrompit par un salut à Barkilphedro, que Barkilphedro lui rendit. -L’honorable gentleman qui daigne être ici présent est arrivé cette nuit de Windsor. +Les révérends des paroisses de Southwark se sont plaints des vacarmes obscènes du Tarrinzeau-field. +Le shériff a pris des mesures. +L’honorable gentleman qui daigne être ici présent... +Le justicier-quorum s’interrompit par un salut à Barkilphedro, que Barkilphedro lui rendit. +L’honorable gentleman qui daigne être ici présent est arrivé cette nuit de Windsor. Il apporte des ordres. -Sa majesté a dit : « Il faut nettoyer cela. -Après tout, il n’avait vu qu’une bière. -Était-il bien sûr que Gwynplaine fût dedans ? +Sa majesté a dit : « Il faut nettoyer cela. +Après tout, il n’avait vu qu’une bière. +Était-il bien sûr que Gwynplaine fût dedans ? Il pouvait y avoir sur la terre d’autres morts que Gwynplaine. -Un cercueil qui passe n’est pas un trépassé qui se nomme. -À la suite de l’arrestation de Gwynplaine, il y avait eu un enterrement. +Un cercueil qui passe n’est pas un trépassé qui se nomme. +À la suite de l’arrestation de Gwynplaine, il y avait eu un enterrement. Cela ne prouvait rien. -Post hoc, non propter hoc, — etc. — Ursus en était revenu à douter. -L’espérance brûle et luit sur l’angoisse comme le naphte sur l’eau. -Cette flamme surnageante flotte éternellement sur la douleur humaine. -Gwynplaine est peut-être encore vivant. +Post hoc, non propter hoc, — etc. — Ursus en était revenu à douter. +L’espérance brûle et luit sur l’angoisse comme le naphte sur l’eau. +Cette flamme surnageante flotte éternellement sur la douleur humaine. +Gwynplaine est peut-être encore vivant. Ursus s’inclina devant le justicier. Honorable juge, je partirai. -Je vendrai la Green-Box, les chevaux, les trompettes, les femmes d’Égypte. +Je vendrai la Green-Box, les chevaux, les trompettes, les femmes d’Égypte. Gwynplaine est mort, dit une voix. Ursus eut l’impression du froid d’un reptile sur sa peau. -C’était Barkilphedro qui venait de parler. -La dernière lueur s’évanouissait. +C’était Barkilphedro qui venait de parler. +La dernière lueur s’évanouissait. Ce personnage devait le savoir. -Il était assez sinistre pour cela. -Maître Nicless était très bon homme en dehors de la lâcheté. -Mais, effrayé, il était atroce. -La suprême férocité, c’est la peur. -Ursus accablé baissait la tête. -Il n’y avait plus qu’à obéir. +Il était assez sinistre pour cela. +Maître Nicless était très bon homme en dehors de la lâcheté. +Mais, effrayé, il était atroce. +La suprême férocité, c’est la peur. +Ursus accablé baissait la tête. +Il n’y avait plus qu’à obéir. Il sentit qu’on lui touchait le coude. -C’était l’autre personnage, l’acolyte du justicier-quorum. +C’était l’autre personnage, l’acolyte du justicier-quorum. Et Barkilphedro posa une petite bourse sur une table devant Ursus. -On se rappelle la cassette que Barkilphedro avait emportée. -Dix guinées sur deux mille, c’était tout ce que pouvait faire Barkilphedro. -En conscience, c’était assez. -S’il eût donné davantage, il y eût perdu. -Barkilphedro aimait l’argent, surtout volé. +On se rappelle la cassette que Barkilphedro avait emportée. +Dix guinées sur deux mille, c’était tout ce que pouvait faire Barkilphedro. +En conscience, c’était assez. +S’il eût donné davantage, il y eût perdu. +Barkilphedro aimait l’argent, surtout volé. Un envieux contient un avare. -Barkilphedro n’était pas sans défauts. -Commettre des crimes, cela n’empêche pas d’avoir des vices. +Barkilphedro n’était pas sans défauts. +Commettre des crimes, cela n’empêche pas d’avoir des vices. Les tigres ont des poux. -D’ailleurs, c’était l’école de Bacon. +D’ailleurs, c’était l’école de Bacon. Barkilphedro se tourna vers le justicier-quorum, et lui dit : — Monsieur, veuillez terminer. -Je suis très pressé. -Une chaise attelée des propres relais de sa majesté m’attend. -J’ai des comptes à rendre et des ordres à prendre. +Je suis très pressé. +Une chaise attelée des propres relais de sa majesté m’attend. +J’ai des comptes à rendre et des ordres à prendre. Le justicier-quorum se leva. -C’était le cas d’une intervention convenablement suppliante et généreuse. +C’était le cas d’une intervention convenablement suppliante et généreuse. Vous, dit le justicier. -Maître Nicless Plumptre, tavernier de cette taverne, ceci est le dernier point à régler. +Maître Nicless Plumptre, tavernier de cette taverne, ceci est le dernier point à régler. Ce baladin et ce loup sont des vagabonds. Mais le plus coupable, c’est vous. -Les gens de police entourèrent le tavernier. -Le justicier continua, désignant Govicum : — Ce gardon, votre complice, est saisi. +Les gens de police entourèrent le tavernier. +Le justicier continua, désignant Govicum : — Ce gardon, votre complice, est saisi. Vous et ce boy. -Et cette maison, l’inn Tadcaster, demeurera fermée, condamnée et close. +Et cette maison, l’inn Tadcaster, demeurera fermée, condamnée et close. Sur ce, vous allez nous suivre. -Qui n’a entendu les profondes clameurs de l’âme ? +Qui n’a entendu les profondes clameurs de l’âme ? D’ailleurs le jour se levait. L’aurore est une voix. -La lumière et la vertu sont de même espèce. +La lumière et la vertu sont de même espèce. La conscience crie devant le devoir comme le coq chante devant le jour. Le cœur humain, ce chaos, entend le Fiat lux. -Il était temps que l’artère fût liée. -Il y avait en lui une fuite d’honnêteté. +Il était temps que l’artère fût liée. +Il y avait en lui une fuite d’honnêteté. Et Dea ! dit-il. -Et il sentit dans ses veines comme une transfusion généreuse. -Quelque chose de salubre et de tumultueux se précipitait en lui. +Et il sentit dans ses veines comme une transfusion généreuse. +Quelque chose de salubre et de tumultueux se précipitait en lui. Il y a escalade, mais du bien. Il y a effraction, mais du mal. -Dea ! répéta-t-il. -Il s’affirmait à lui-même son propre cœur. -Et il fit cette question à haute voix : — Où es-tu ? -Presque étonné qu’on ne lui répondît pas. -Où suis-je ? à Windsor. -Et toi ? à Southwark. -Qui donc a creusé cela ? moi ici, toi là ! +Dea ! répéta-t-il. +Il s’affirmait à lui-même son propre cœur. +Et il fit cette question à haute voix : — Où es-tu ? +Presque étonné qu’on ne lui répondît pas. +Où suis-je ? à Windsor. +Et toi ? à Southwark. +Qui donc a creusé cela ? moi ici, toi là ! Oh ! cela n’est pas. Cela ne sera pas. Qu’est-ce donc qu’on m’a fait ? -Qui donc m’a parlé de la reine ? est-ce que je connais cela ? -Changé ! moi changé ! pourquoi ? parce que je suis lord. +Qui donc m’a parlé de la reine ? est-ce que je connais cela ? +Changé ! moi changé ! pourquoi ? parce que je suis lord. Sais-tu ce qui se passe, Dea ? tu es lady. -C’est étonnant les choses qui arrivent. -Ah çà ! il s’agit de retrouver mon chemin. +C’est étonnant les choses qui arrivent. +Ah çà ! il s’agit de retrouver mon chemin. Est-ce qu’on m’aurait perdu ? -Il v a un homme qui m’a parlé avec un air obscur. -Ce qui est derrière vous n’est plus. -Autrement dit : Vous êtes un lâche ! -Il abusait de mon premier moment étonné. -J’étais comme une proie qu’il avait. -Où est-il, que je l’insulte ! -Il me parlait avec le sombre sourire du rêve. +Il v a un homme qui m’a parlé avec un air obscur. +Ce qui est derrière vous n’est plus. +Autrement dit : Vous êtes un lâche ! +Il abusait de mon premier moment étonné. +J’étais comme une proie qu’il avait. +Où est-il, que je l’insulte ! +Il me parlait avec le sombre sourire du rêve. Ah ! voici que je redeviens moi ! Pair d’Angleterre, oui, avec une pairesse, qui est Dea. Des conditions ! est-ce que j’en accepte ? La reine ? que m’importe la reine ! je ne l’ai jamais vue. -Je ne suis pas lord pour être esclave. +Je ne suis pas lord pour être esclave. J’entre libre dans la puissance. -Est-ce qu’on se figure m’avoir déchaîné pour rien ? -On m’a démuselé, voilà tout. +Est-ce qu’on se figure m’avoir déchaîné pour rien ? +On m’a démuselé, voilà tout. Ursus ! nous sommes ensemble. -Ce que vous étiez, je l’étais. -Ce que je suis, vous l’êtes. -J’ai déjà trop attendu. +Ce que vous étiez, je l’étais. +Ce que je suis, vous l’êtes. +J’ai déjà trop attendu. Que doivent-ils penser de ne pas me voir revenir ? -Cet argent ! quand je pense que je leur ai envoyé de l’argent ! -C’était moi qu’il fallait. +Cet argent ! quand je pense que je leur ai envoyé de l’argent ! +C’était moi qu’il fallait. Allons, une voiture ! une voiture ! qu’on attelle. Je veux aller les chercher. -Où sont les valets ? +Où sont les valets ? Il doit y avoir des valets, puisqu’il y a un seigneur. -Je suis le maître ici. +Je suis le maître ici. C’est ma maison. -Je voudrais bien voir qu’on me résistât. +Je voudrais bien voir qu’on me résistât. J’ai une femme, qui est Dea. -J’ai un père, qui est Ursus. -Ma maison est un palais et je le donne à Ursus. -Mon nom est un diadème et je le donne à Dea. -Ah ! j’aurai vite enjambé l’intervalle, va ! -Et, levant la première portière venue, il sortit de la chambre impétueusement. +J’ai un père, qui est Ursus. +Ma maison est un palais et je le donne à Ursus. +Mon nom est un diadème et je le donne à Dea. +Ah ! j’aurai vite enjambé l’intervalle, va ! +Et, levant la première portière venue, il sortit de la chambre impétueusement. Use trouva dans un corridor. Il alla devant lui. -Un deuxième corridor se présenta. -Toutes les portes étaient ouvertes. -Tout était rideau, portière, tapisserie. -Les épaisseurs de mur, évidées, étaient habitables. -Çà et là, des bonbonnières, qui étaient des garde-robes. +Un deuxième corridor se présenta. +Toutes les portes étaient ouvertes. +Tout était rideau, portière, tapisserie. +Les épaisseurs de mur, évidées, étaient habitables. +Çà et là, des bonbonnières, qui étaient des garde-robes. Cela s’appelait « les petits appartements ». -C’est là qu’on commettait les crimes. -Logis compliqué, inintelligible à un nouveau venu. -Lieu des rapts ; fond ignoré où aboutissaient les disparitions. -Qui était là y restait selon le bon plaisir du maître. -C’étaient des oubliettes, dorées. -Cela tenait du cloître et du sérail. +C’est là qu’on commettait les crimes. +Logis compliqué, inintelligible à un nouveau venu. +Lieu des rapts ; fond ignoré où aboutissaient les disparitions. +Qui était là y restait selon le bon plaisir du maître. +C’étaient des oubliettes, dorées. +Cela tenait du cloître et du sérail. Des escaliers tournaient, montaient, descendaient. -Une spirale de chambres s’emboîtant vous ramenait à votre point de départ. +Une spirale de chambres s’emboîtant vous ramenait à votre point de départ. Une galerie s’achevait en oratoire. -Un confessionnal se greffait sur une alcôve. -Les embranchements étaient inextricables. -Des portraits pivotant sur des ouvertures offraient des entrées et des sorties. -C’était machiné, il le fallait bien ; il s’y jouait des drames. -Les étages de cette ruche allaient des caves aux mansardes. -Couloirs, reposoirs, nids, alvéoles, cachettes. -Toutes sortes de trous où se fourraient les petitesses des grands. -On trouve dans les vieux poètes l’effroi de ces constructions suspectes. +Un confessionnal se greffait sur une alcôve. +Les embranchements étaient inextricables. +Des portraits pivotant sur des ouvertures offraient des entrées et des sorties. +C’était machiné, il le fallait bien ; il s’y jouait des drames. +Les étages de cette ruche allaient des caves aux mansardes. +Couloirs, reposoirs, nids, alvéoles, cachettes. +Toutes sortes de trous où se fourraient les petitesses des grands. +On trouve dans les vieux poètes l’effroi de ces constructions suspectes. Error circumflexus, locus implicitus gyris. -Gwynplaine était dans les petits appartements de Corleone-lodge. -Il avait la fièvre de partir, d’être dehors, de revoir Dea. -Il eût voulu y courir, il était forcé d’y errer. -Après une chambre, une autre. +Gwynplaine était dans les petits appartements de Corleone-lodge. +Il avait la fièvre de partir, d’être dehors, de revoir Dea. +Il eût voulu y courir, il était forcé d’y errer. +Après une chambre, une autre. Puis des carrefours de salons. Il ne rencontrait rien de vivant. Il lui semblait parfois revenir sur ses pas. -Par moments il croyait voir quelqu’un venir à lui. -Ce n’était personne. -C’était lui, dans une glace, en habit de seigneur. -C’était lui, invraisemblable. +Par moments il croyait voir quelqu’un venir à lui. +Ce n’était personne. +C’était lui, dans une glace, en habit de seigneur. +C’était lui, invraisemblable. Il se reconnaissait, mais pas tout de suite. Il allait, prenant tous les passages qui s’offraient. Les verroteries jouaient les pierreries. -On voyait étinceler des encoignures sombres. -Magnificence à la fois délicate et énorme. -Une maison pour Mab ou un bijou pour Géo. +On voyait étinceler des encoignures sombres. +Magnificence à la fois délicate et énorme. +Une maison pour Mab ou un bijou pour Géo. Gwynplaine cherchait l’issue. Il ne la trouvait pas. Impossible de s’orienter. -Rien de capiteux comme l’opulence quand on la voit pour la première fois. -Mais en outre c’était un labyrinthe. -À chaque pas, une magnificence lui faisait obstacle. -Cela semblait résister à ce qu’il s’en allât. -Cela avait l’air de ne pas vouloir le lâcher. -Il était comme dans une glu de merveilles. +Rien de capiteux comme l’opulence quand on la voit pour la première fois. +Mais en outre c’était un labyrinthe. +À chaque pas, une magnificence lui faisait obstacle. +Cela semblait résister à ce qu’il s’en allât. +Cela avait l’air de ne pas vouloir le lâcher. +Il était comme dans une glu de merveilles. Il se sentait saisi et retenu. Quel horrible palais ! pensait-il. Par moments il appelait. Ces chambres n’en finissaient pas. -C’était désert, silencieux, splendide, sinistre. -On se figure ainsi les châteaux enchantés. +C’était désert, silencieux, splendide, sinistre. +On se figure ainsi les châteaux enchantés. Par moments cela sentait bon. -On eût pu se promener nu. -Gwynplaine regardait par les fenêtres. +On eût pu se promener nu. +Gwynplaine regardait par les fenêtres. Dehors, de si grand matin, il n’y avait point de passants. Oh ! je m’en irai ! disait-il. On ne me gardera pas de force. -Malheur à qui voudrait m’empêcher de sortir ! -Qu’est-ce que c’est que cette grande tour-là ? -Une armée, je la dévorerais. -Tout à coup il entendit un petit bruit, très faible. -Cela ressemblait à de l’eau qui coule. -Il alla à ce rideau, l’écarta, entra. -Il pénétra dans de l’inattendu. +Malheur à qui voudrait m’empêcher de sortir ! +Qu’est-ce que c’est que cette grande tour-là ? +Une armée, je la dévorerais. +Tout à coup il entendit un petit bruit, très faible. +Cela ressemblait à de l’eau qui coule. +Il alla à ce rideau, l’écarta, entra. +Il pénétra dans de l’inattendu. Bain noir fait pour changer la blancheur en resplendissement. -C’était cette eau qu’il avait entendue. -C’était une chaise longue d’Espagne, vu que le bas était en argent. -Les coussins et le capiton étaient de soie glacée blanc. +C’était cette eau qu’il avait entendue. +C’était une chaise longue d’Espagne, vu que le bas était en argent. +Les coussins et le capiton étaient de soie glacée blanc. Ce panneau avait des gonds comme un volet. -Sur l’argent rouge brillait, niellée et dorée, une couronne royale. -Cette toile, d’une ténuité féerique, était transparente. +Sur l’argent rouge brillait, niellée et dorée, une couronne royale. +Cette toile, d’une ténuité féerique, était transparente. On voyait au travers. -Nue à la lettre, non. -Cette femme était vêtue. -Et vêtue de la tête aux pieds. -Correctif : un cierge à la main. -La toile d’argent, diaphane comme une vitre, était un rideau. -Elle n’était fixée que du haut, et pouvait se soulever. -Cette chambre, très petite, était une espèce de grotte de miroirs. -Son oreiller de guipure était tombé à terre sur le tapis. -La femme peut-être n’avait pas de pudeur, mais la lumière en avait. -Les draps avaient le désordre d’un sommeil agité. -La beauté des plis indiquait la finesse de la toile. +Nue à la lettre, non. +Cette femme était vêtue. +Et vêtue de la tête aux pieds. +Correctif : un cierge à la main. +La toile d’argent, diaphane comme une vitre, était un rideau. +Elle n’était fixée que du haut, et pouvait se soulever. +Cette chambre, très petite, était une espèce de grotte de miroirs. +Son oreiller de guipure était tombé à terre sur le tapis. +La femme peut-être n’avait pas de pudeur, mais la lumière en avait. +Les draps avaient le désordre d’un sommeil agité. +La beauté des plis indiquait la finesse de la toile. Du reste, cette mode du sommeil nu venait d’Italie, et remontait aux romains. Sub clara nuda lucerna, dit Horace. Dans cette chambre faite d’ombre tout reluisait. -Gwynplaine ne percevait aucun de ces détails. -La femme, voilà ce qu’il voyait. +Gwynplaine ne percevait aucun de ces détails. +La femme, voilà ce qu’il voyait. Cette femme, il la reconnaissait. -Elle avait les yeux fermés et le visage tourné vers lui. -C’était la duchesse. -Il avait chassé les songes, il avait brûlé la lettre. +Elle avait les yeux fermés et le visage tourné vers lui. +C’était la duchesse. +Il avait chassé les songes, il avait brûlé la lettre. Il la revoyait terrible. -La femme nue, c’est la femme armée. +La femme nue, c’est la femme armée. Il ne respirait plus. -Il se sentait soulevé comme dans un nimbe, et poussé. +Il se sentait soulevé comme dans un nimbe, et poussé. Cette femme devant lui ! -Ici, néréide, naïade, fée. +Ici, néréide, naïade, fée. Il essaya de fuir et sentit que cela ne se pouvait pas. -Ses regards étaient devenus deux chaînes, et l’attachaient à cette vision. -Était-ce une fille ? -Était-ce une vierge ? -Messaline, présente peut-être dans l’invisible, devait sourire, et Diane devait veiller. -Il y avait sur cette beauté la clarté de l’inaccessible. -Pas de pureté comparable à cette forme chaste et altière. -Certaines neiges qui n’ont jamais été touchées sont reconnaissables. -Les blancheurs sacrées de la Yungfrau, cette femme les avait. +Ses regards étaient devenus deux chaînes, et l’attachaient à cette vision. +Était-ce une fille ? +Était-ce une vierge ? +Messaline, présente peut-être dans l’invisible, devait sourire, et Diane devait veiller. +Il y avait sur cette beauté la clarté de l’inaccessible. +Pas de pureté comparable à cette forme chaste et altière. +Certaines neiges qui n’ont jamais été touchées sont reconnaissables. +Les blancheurs sacrées de la Yungfrau, cette femme les avait. Cette impudeur se dissolvait en rayonnement. -Admiration malsaine, et qui intéresse trop. -La boîte à surprises du sort ne s’épuise point. -Gwynplaine avait cru être au bout. -Qu’était-ce que ce vertige arrangé exprès ? -Était-il fait pair d’Angleterre exprès pour cette duchesse ? -De qui abusait-on la bonne foi ? était-ce Dieu qu’on trompait ? -Gwynplaine subissait une sorte de résorption. -Des forces obscures le garrottaient mystérieusement. -Une gravitation l’enchaînait. -Sa volonté, soutirée, s’en allait de lui. -À quoi se retenir ? -Il était hagard et charmé. -Cette fois, il se sentait irrémédiablement insensé. -La sombre chute à pic dans le précipice d’éblouissement continuait. -Les déviations sont dans l’homme à l’état latent. -Les vices ont dans notre organisme un tracé invisible tout préparé. -Même innocents, et en apparence purs, nous avons cela en nous. -Être sans tache, ce n’est pas être sans début. +Admiration malsaine, et qui intéresse trop. +La boîte à surprises du sort ne s’épuise point. +Gwynplaine avait cru être au bout. +Qu’était-ce que ce vertige arrangé exprès ? +Était-il fait pair d’Angleterre exprès pour cette duchesse ? +De qui abusait-on la bonne foi ? était-ce Dieu qu’on trompait ? +Gwynplaine subissait une sorte de résorption. +Des forces obscures le garrottaient mystérieusement. +Une gravitation l’enchaînait. +Sa volonté, soutirée, s’en allait de lui. +À quoi se retenir ? +Il était hagard et charmé. +Cette fois, il se sentait irrémédiablement insensé. +La sombre chute à pic dans le précipice d’éblouissement continuait. +Les déviations sont dans l’homme à l’état latent. +Les vices ont dans notre organisme un tracé invisible tout préparé. +Même innocents, et en apparence purs, nous avons cela en nous. +Être sans tache, ce n’est pas être sans début. L’amour est une loi. -La volupté est un piège. +La volupté est un piège. Il y a l’ivresse, et il y a l’ivrognerie. Que faire contre cette rencontre ? -La nudité dans sa concision redoutable. -Sorte de sommation mystérieuse, effrontément édénique. -Tout le côté ténébreux de l’homme mis en demeure. -Ève pire que Satan. -L’humain et le surhumain amalgamés. -Extase inquiétante, aboutissant au triomphe brutal de l’instinct sur le devoir. -Le contour souverain de la beauté est impérieux. -Elle ondulait, composant et décomposant des courbes charmantes. -Chose bizarre à dire, elle était là, chair visible, et elle restait chimérique. +La nudité dans sa concision redoutable. +Sorte de sommation mystérieuse, effrontément édénique. +Tout le côté ténébreux de l’homme mis en demeure. +Ève pire que Satan. +L’humain et le surhumain amalgamés. +Extase inquiétante, aboutissant au triomphe brutal de l’instinct sur le devoir. +Le contour souverain de la beauté est impérieux. +Elle ondulait, composant et décomposant des courbes charmantes. +Chose bizarre à dire, elle était là, chair visible, et elle restait chimérique. Palpable, elle semblait lointaine. -Il écoutait ce sein palpiter et croyait entendre une respiration de fantôme. -Il était attiré, il se débattait. +Il écoutait ce sein palpiter et croyait entendre une respiration de fantôme. +Il était attiré, il se débattait. Que faire contre elle ? que faire contre lui ? -Il s’était attendu à tout, excepté à cela. -Il avait prévu Cerbère ; il trouvait Hébé. -Il fermait les paupières. +Il s’était attendu à tout, excepté à cela. +Il avait prévu Cerbère ; il trouvait Hébé. +Il fermait les paupières. Trop d’aurore dans l’œil est une souffrance. -Mais, à travers ses paupières fermées, tout de suite, il la revoyait. -Plus ténébreuse, aussi belle. +Mais, à travers ses paupières fermées, tout de suite, il la revoyait. +Plus ténébreuse, aussi belle. Prendre la fuite, ce n’est pas facile. -Il avait essayé, et n’avait pu. -Il était enraciné comme on est dans le rêve. -Quand nous voulons rétrograder, la tentation cloue nos pieds au pavé. +Il avait essayé, et n’avait pu. +Il était enraciné comme on est dans le rêve. +Quand nous voulons rétrograder, la tentation cloue nos pieds au pavé. Avancer reste possible, reculer non. -Une banalité acceptée de tout le monde, c’est que l’émotion s’émousse. +Une banalité acceptée de tout le monde, c’est que l’émotion s’émousse. Rien n’est plus faux. -La vérité est qu’à chaque redoublement, la sensation est plus aiguë. -D’étonnement en étonnement, Gwynplaine était arrivé au paroxysme. -Ce vase, sa raison, sous cette stupeur nouvelle, débordait. -Il sentait en lui un éveil effrayant. +La vérité est qu’à chaque redoublement, la sensation est plus aiguë. +D’étonnement en étonnement, Gwynplaine était arrivé au paroxysme. +Ce vase, sa raison, sous cette stupeur nouvelle, débordait. +Il sentait en lui un éveil effrayant. De boussole, il n’en avait plus. -Une seule certitude était devant lui, cette femme. -On ne sait quel irrémédiable bonheur s’entr’ouvrait, ressemblant à un naufrage. +Une seule certitude était devant lui, cette femme. +On ne sait quel irrémédiable bonheur s’entr’ouvrait, ressemblant à un naufrage. Plus de direction possible. -Un courant irrésistible, et l’écueil. -L’écueil, ce n’est pas le rocher, c’est la sirène. -Un aimant est au fond de l’abîme. -S’arracher à cette attraction, Gwynplaine le voulait, mais comment faire ? +Un courant irrésistible, et l’écueil. +L’écueil, ce n’est pas le rocher, c’est la sirène. +Un aimant est au fond de l’abîme. +S’arracher à cette attraction, Gwynplaine le voulait, mais comment faire ? Il ne sentait plus de point d’attache. La fluctuation humaine est infinie. -Un homme peut être désemparé comme un navire. +Un homme peut être désemparé comme un navire. L’ancre, c’est la conscience. Chose lugubre, la conscience peut casser. -Il n’avait même pas cette ressource : — Je suis défiguré et terrible. -Elle me repoussera. — Cette femme lui avait écrit qu’elle l’aimait. -Il y a dans les crises un instant de porte-à-faux. -Ce moment triste était-il venu pour Gwynplaine ? -Ainsi c’était elle ! la duchesse ! cette femme ! -Elle était à sa discrétion, et il était en son pouvoir ! -On a aperçu une étoile au fond des espaces. -On l’a admirée. -Elle est si loin ! que craindre d’une étoile fixe ? -Un jour, — une nuit, — on la voit se déplacer. +Il n’avait même pas cette ressource : — Je suis défiguré et terrible. +Elle me repoussera. — Cette femme lui avait écrit qu’elle l’aimait. +Il y a dans les crises un instant de porte-à-faux. +Ce moment triste était-il venu pour Gwynplaine ? +Ainsi c’était elle ! la duchesse ! cette femme ! +Elle était à sa discrétion, et il était en son pouvoir ! +On a aperçu une étoile au fond des espaces. +On l’a admirée. +Elle est si loin ! que craindre d’une étoile fixe ? +Un jour, — une nuit, — on la voit se déplacer. On distingue un frisson de lueur autour d’elle. Cet astre, qu’on croyait impassible, remue. -Ce n’est pas l’étoile, c’est la comète. +Ce n’est pas l’étoile, c’est la comète. C’est l’immense incendiaire du ciel. -L’astre marche, grandit, secoue une chevelure de pourpre, devient énorme. -C’est de votre côté qu’il se dirige. -Ô terreur, il vient à vous ! -La comète vous connaît, la comète vous désire, la comète vous veut. -Cette avance que vous fait le zénith, vous la refusez. +L’astre marche, grandit, secoue une chevelure de pourpre, devient énorme. +C’est de votre côté qu’il se dirige. +Ô terreur, il vient à vous ! +La comète vous connaît, la comète vous désire, la comète vous veut. +Cette avance que vous fait le zénith, vous la refusez. Cette offre d’amour du gouffre, vous la rejetez. -L’étoile redoutable est là. -Elle n’est plus étoile, elle est monde. +L’étoile redoutable est là. +Elle n’est plus étoile, elle est monde. Monde de lave et de braise. -Dévorant prodige des profondeurs. +Dévorant prodige des profondeurs. Elle emplit le ciel. Il n’y a plus qu’elle. -L’escarboucle du fond de l’infini, diamant de loin, de près est fournaise. -Vous êtes dans sa flamme. +L’escarboucle du fond de l’infini, diamant de loin, de près est fournaise. +Vous êtes dans sa flamme. Et vous sentez commencer votre combustion par une chaleur de paradis. -Tout à coup la dormeuse se réveilla. +Tout à coup la dormeuse se réveilla. Il est probable que Gwynplaine respirait, comme lorsqu’on retient son souffle, avec effort. -Est-ce qu’il y a là quelqu’un ? dit-elle. -Elle dit cela tout en bâillant, et c’était plein de grâce. +Est-ce qu’il y a là quelqu’un ? dit-elle. +Elle dit cela tout en bâillant, et c’était plein de grâce. Gwynplaine entendit cette voix qu’il ne connaissait pas. En un clin d’œil la robe de soie la couvrit. -Les manches, très longues, lui cachaient les mains. -Elle frappa contre la glace avec le petit coude que fait l’index replié. +Les manches, très longues, lui cachaient les mains. +Elle frappa contre la glace avec le petit coude que fait l’index replié. Y a-t-il quelqu’un ? -Lord David ! est-ce que ce serait déjà vous ? +Lord David ! est-ce que ce serait déjà vous ? Quelle heure est-il donc ? Est-ce toi, Barkilphedro ? -Ce n’est pas de ce côté-ci. +Ce n’est pas de ce côté-ci. Est-ce qu’il y a quelqu’un dans la chambre de bain ? -Au fait non, personne ne peut venir par là. +Au fait non, personne ne peut venir par là. Gwynplaine sentit comme un froid d’agonie. -Il était trop tard pour fuir. +Il était trop tard pour fuir. D’ailleurs il n’en avait pas la force. -Il eût voulu que le pavé se fendît, et tomber sous terre. -Aucun moyen de ne pas être vu. -Il se taisait, comme sous un poids impossible à soulever. -Elle s’écria : — Tu as de l’esprit. -Tu as su que j’avais été forcée de partir de Londres. +Il eût voulu que le pavé se fendît, et tomber sous terre. +Aucun moyen de ne pas être vu. +Il se taisait, comme sous un poids impossible à soulever. +Elle s’écria : — Tu as de l’esprit. +Tu as su que j’avais été forcée de partir de Londres. Tu as bien fait. -Tu es extraordinaire d’être ici. -Une prise de possession réciproque, cela jette une sorte d’éclair. -Quand je suis arrivée, elle était enfermée avec son idiot de chancelier. -Mais comment as-tu fait pour pénétrer jusqu’à moi ? -Voilà ce que j’appelle être un homme. +Tu es extraordinaire d’être ici. +Une prise de possession réciproque, cela jette une sorte d’éclair. +Quand je suis arrivée, elle était enfermée avec son idiot de chancelier. +Mais comment as-tu fait pour pénétrer jusqu’à moi ? +Voilà ce que j’appelle être un homme. Il n’y en a pas. -On est appelé, on accourt. -Tu t’es renseigné ? +On est appelé, on accourt. +Tu t’es renseigné ? Mon nom, la duchesse Josiane, je pense que tu le savais. Qui est-ce qui t’a introduit ? C’est le mousse sans doute. -Je lui donnerai cent guinées. +Je lui donnerai cent guinées. Comment t’y es-tu pris ? dis-moi cela. Non, ne me le dis pas. Je ne veux pas le savoir. Je t’aime mieux surprenant. -Tu es assez monstrueux pour être merveilleux. -Tu mérites d’entrer comme les dieux. +Tu es assez monstrueux pour être merveilleux. +Tu mérites d’entrer comme les dieux. C’est dit, tu es mon amant. Et impossible de douter. La lettre de la nuit, cette femme la confirmait. -La vanité, force énorme en nous, contre nous. -La duchesse continua : — Puisque tu es là, c’est que c’est voulu. +La vanité, force énorme en nous, contre nous. +La duchesse continua : — Puisque tu es là, c’est que c’est voulu. Je n’en demande pas davantage. -Fiançailles du Styx et de l’Aurore. -Fiançailles effrénées hors de toutes les lois ! -Le jour où je t’ai vu, j’ai dit : — C’est lui. -C’est le monstre de mes rêves. -Il sera à moi. — Il faut aider le destin. -C’est pourquoi je t’ai écrit. -Une question, Gwynplaine ? crois-tu à la prédestination ? +Fiançailles du Styx et de l’Aurore. +Fiançailles effrénées hors de toutes les lois ! +Le jour où je t’ai vu, j’ai dit : — C’est lui. +C’est le monstre de mes rêves. +Il sera à moi. — Il faut aider le destin. +C’est pourquoi je t’ai écrit. +Une question, Gwynplaine ? crois-tu à la prédestination ? Tiens, je ne remarquais pas. Un habit de gentilhomme. -Tu t’es habillé en seigneur. +Tu t’es habillé en seigneur. Un bateleur vaut un lord. D’ailleurs, qu’est-ce que les lords ? des clowns. -Tu as une noble taille, tu es très bien fait. -C’est inouï que tu sois ici ! -Quand es tu arrivé ? -Depuis combien de temps es-tu là ? +Tu as une noble taille, tu es très bien fait. +C’est inouï que tu sois ici ! +Quand es tu arrivé ? +Depuis combien de temps es-tu là ? Est-ce que tu m’as vue nue ? je suis belle, n’est-ce pas ? J’allais prendre mon bain. Oh ! je t’aime. Tu as lu ma lettre ! -L’as-tu lue toi-même ? +L’as-tu lue toi-même ? Te l’a-t on lue ? -Tu dois être ignorant. -Je te fais des questions, mais n’y réponds pas. +Tu dois être ignorant. +Je te fais des questions, mais n’y réponds pas. Je n’aime pas ton son de voix. -Un être incomparable comme toi ne devrait pas parler, mais grincer. +Un être incomparable comme toi ne devrait pas parler, mais grincer. Tu chantes, c’est harmonieux. -C’est la seule chose en toi qui me déplaise. +C’est la seule chose en toi qui me déplaise. Tout le reste est formidable, tout le reste est superbe. Dans l’Inde, tu serais dieu. -Est-ce que tu es né avec ce rire épouvantable sur la face ? +Est-ce que tu es né avec ce rire épouvantable sur la face ? Non, n’est-ce pas ? -C’est sans doute une mutilation pénale. -J’espère bien que tu as commis quelque crime. +C’est sans doute une mutilation pénale. +J’espère bien que tu as commis quelque crime. Viens dans mes bras. -Elle se laissa tomber sur le canapé et le fit tomber près d’elle. -Ils se trouvèrent l’un près de l’autre sans savoir comment. +Elle se laissa tomber sur le canapé et le fit tomber près d’elle. +Ils se trouvèrent l’un près de l’autre sans savoir comment. Ce qu’elle disait passait sur Gwynplaine comme un grand vent. -Il percevait à peine le sens de ce tourbillon de mots forcenés. +Il percevait à peine le sens de ce tourbillon de mots forcenés. Elle avait l’admiration dans les yeux. -Elle parlait en tumulte, frénétiquement, d’une voix éperdue et tendre. -Sa parole était une musique, mais Gwynplaine entendait cette musique comme une tempête. +Elle parlait en tumulte, frénétiquement, d’une voix éperdue et tendre. +Sa parole était une musique, mais Gwynplaine entendait cette musique comme une tempête. Elle appuya de nouveau sur lui son son regard fixe. -Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur ! -Être altesse, comme c’est fade ! +Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur ! +Être altesse, comme c’est fade ! Je suis auguste, rien de plus fatigant. -Je suis si saturée de respect que j’ai besoin de mépris. -Je t’afficherai, je le déclare. -J’ai trouvé l’issue. -Je suis hors de la majesté. -Être déclassée, c’est être délivrée. -Tout rompre, tout braver, tout faire, tout défaire, c’est vivre. -Écoute, je t’aime. +Je suis si saturée de respect que j’ai besoin de mépris. +Je t’afficherai, je le déclare. +J’ai trouvé l’issue. +Je suis hors de la majesté. +Être déclassée, c’est être délivrée. +Tout rompre, tout braver, tout faire, tout défaire, c’est vivre. +Écoute, je t’aime. Elle s’interrompit, et eut un effrayant sourire. J’aime le monstre, et j’aime l’histrion. -C’est mordre au fruit de l’abîme. +C’est mordre au fruit de l’abîme. Un amant infamant, c’est exquis. -Ève du gouffre. -Tu es probablement, sans le savoir, un démon. -Je me suis gardée à un masque du songe. +Ève du gouffre. +Tu es probablement, sans le savoir, un démon. +Je me suis gardée à un masque du songe. Tu es un pantin dont un spectre tient les fils. Tu es la vision du grand rire infernal. -Tu es le maître que j’attendais. -Il me fallait un amour comme en ont les Médées et les Canidies. +Tu es le maître que j’attendais. +Il me fallait un amour comme en ont les Médées et les Canidies. Tu es ce que je voulais. -Je te dis là un tas de choses que tu ne dois pas comprendre. -Ses paroles avaient le pêle-mêle de l’éruption. +Je te dis là un tas de choses que tu ne dois pas comprendre. +Ses paroles avaient le pêle-mêle de l’éruption. Elle lui mit la main sur la bouche. Silence ! je te contemple. Je suis la vestale bacchante. Ce serpent, c’est mon amour. Amour tout-puissant ! car il t’a fait venir. -La distance impossible était entre nous. -J’étais dans Sirius et tu étais dans Allioth. -Tu as fait la traversée démesurée, et te voilà. -Elle se remit à sourire. -Vois-tu, Gwynplaine, rêver, c’est créer. +La distance impossible était entre nous. +J’étais dans Sirius et tu étais dans Allioth. +Tu as fait la traversée démesurée, et te voilà. +Elle se remit à sourire. +Vois-tu, Gwynplaine, rêver, c’est créer. Un souhait est un appel. -Construire une chimère, c’est provoquer la réalité. -L’ombre toute-puissante et terrible ne se laisse pas défier. +Construire une chimère, c’est provoquer la réalité. +L’ombre toute-puissante et terrible ne se laisse pas défier. Oserai-je me perdre ? oui. -Oserai-je être ta maîtresse, ta concubine, ton esclave, ta chose ? avec joie. -La femme, c’est de l’argile qui désire être fange. -J’ai besoin de me mépriser. +Oserai-je être ta maîtresse, ta concubine, ton esclave, ta chose ? avec joie. +La femme, c’est de l’argile qui désire être fange. +J’ai besoin de me mépriser. Cela assaisonne l’orgueil. L’alliage de la grandeur, c’est la bassesse. Rien ne se combine mieux. -Méprise-moi, toi qu’on méprise. +Méprise-moi, toi qu’on méprise. Foule-moi aux pieds. Tu ne m’en aimeras que mieux. Je le sais, moi. -Sais-tu pourquoi je t’idolâtre ? parce que je te dédaigne. +Sais-tu pourquoi je t’idolâtre ? parce que je te dédaigne. Tu es si au-dessous de moi que je te mets sur un autel. Tout commence et finit par le chaos. Qu’est-ce que le chaos ? une immense souillure. -Tu ne sais pas à quel point je suis perverse. -Pétris un astre dans de la boue, ce sera moi. +Tu ne sais pas à quel point je suis perverse. +Pétris un astre dans de la boue, ce sera moi. Elle poursuivit : — Louve pour tous, chienne pour toi. -Comme on va s’étonner ! l’étonnement des imbéciles est doux. +Comme on va s’étonner ! l’étonnement des imbéciles est doux. Moi, je me comprends. -Suis-je une déesse ? -Amphitrite s’est donnée au Cyclope. -Suis-je une fée ? -Urgèle s’est livrée à Bugryx, l’androptère aux huit mains palmées. +Suis-je une déesse ? +Amphitrite s’est donnée au Cyclope. +Suis-je une fée ? +Urgèle s’est livrée à Bugryx, l’androptère aux huit mains palmées. Suis-je une princesse ? Marie Stuart a eu Rizzio. Trois belles, trois monstres. Je suis plus grandes qu’elles, car tu es pire qu’eux. Le monstre que tu es dehors, je le suis dedans. -De là mon amour. +De là mon amour. Qu’est-ce que l’ouragan ? un caprice. -À ton tour, tu me crées. -Tu arrives, voilà mon âme dehors. +À ton tour, tu me crées. +Tu arrives, voilà mon âme dehors. Je ne la connaissais pas. -Ton approche fait sortir l’hydre de moi, déesse. -Tu me révèles ma vraie nature. -Tu me fais faire la découverte de moi-même. +Ton approche fait sortir l’hydre de moi, déesse. +Tu me révèles ma vraie nature. +Tu me fais faire la découverte de moi-même. Vois comme je te ressemble. Regarde dans moi comme dans un miroir. -Ton visage, c’est mon âme. -Je ne savais pas être à ce point terrible. +Ton visage, c’est mon âme. +Je ne savais pas être à ce point terrible. Moi aussi je suis donc un monstre ! -Gwynplaine, tu me désennuies. +Gwynplaine, tu me désennuies. Son regard entrait dans Gwynplaine. Un regard est un philtre. -Sa robe avait des dérangements redoutables. +Sa robe avait des dérangements redoutables. L’extase aveugle et bestiale envahissait Gwynplaine. -Extase où il y avait de l’agonie. -Pendant que cette femme parlait, il sentait comme des éclaboussures de feu. -Il sentait sourdre l’irréparable. +Extase où il y avait de l’agonie. +Pendant que cette femme parlait, il sentait comme des éclaboussures de feu. +Il sentait sourdre l’irréparable. Il n’avait pas la force de dire un mot. -Elle s’interrompait, elle le considérait : Ô monstre ! murmurait-elle. +Elle s’interrompait, elle le considérait : Ô monstre ! murmurait-elle. Brusquement, elle lui saisit les mains. Mettons-nous de plainpied. -Ah ! je suis heureuse, me voilà tombée. -Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte. +Ah ! je suis heureuse, me voilà tombée. +Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte. On s’en prosternerait davantage, car plus on abhorre, plus on rampe. Ainsi est fait le genre humain. -Oh ! je suis dépravée comme les dieux. +Oh ! je suis dépravée comme les dieux. J’agis en reine. -Qu’était-ce que Rhodope ? -Une reine qui aima Phtèh, l’homme à la tête de crocodile. -Elle a bâti en son honneur la troisième pyramide. +Qu’était-ce que Rhodope ? +Une reine qui aima Phtèh, l’homme à la tête de crocodile. +Elle a bâti en son honneur la troisième pyramide. Et que dis-tu d’Anne d’Autriche ? -Mazarin était-il assez laid ! +Mazarin était-il assez laid ! Tu n’es pas laid, toi, tu es difforme. Le laid est petit, le difforme est grand. -Le laid, c’est la grimace du diable derrière le beau. +Le laid, c’est la grimace du diable derrière le beau. Le difforme est l’envers du sublime. -C’est l’autre côté. +C’est l’autre côté. Toi, tu es Titan. -Tu serais Béhémoth dans la forêt, Léviathan dans l’océan, Typhon dans le cloaque. -Il y a de la foudre dans ta difformité. -Ton visage a été dérangé par un coup de tonnerre. -Il t’a pétri et il a passé. +Tu serais Béhémoth dans la forêt, Léviathan dans l’océan, Typhon dans le cloaque. +Il y a de la foudre dans ta difformité. +Ton visage a été dérangé par un coup de tonnerre. +Il t’a pétri et il a passé. T’aimer, c’est comprendre le grand. J’ai ce triomphe. -Être amoureuse d’Apollon, le bel effort ! -La gloire se mesure à l’étonnement. -J’ai rêvé de toi des nuits, des nuits, des nuits ! -C’est ici un palais à moi. +Être amoureuse d’Apollon, le bel effort ! +La gloire se mesure à l’étonnement. +J’ai rêvé de toi des nuits, des nuits, des nuits ! +C’est ici un palais à moi. Il y en a trop. Au printemps, c’est un incendie de roses. -T’ai-je dit que la reine était ma sœur ? +T’ai-je dit que la reine était ma sœur ? Fais de moi ce que tu voudras. As-tu une religion ? Moi je suis papiste. -Jamais je n’ai ressenti ce que j’éprouve auprès de toi. -Traite-moi comme une créature. +Jamais je n’ai ressenti ce que j’éprouve auprès de toi. +Traite-moi comme une créature. Les caresses peuvent rugir. En doutez-vous ? entrez chez les lions. -L’horreur était dans cette femme et se combinait avec la grâce. +L’horreur était dans cette femme et se combinait avec la grâce. Rien de plus tragique. On sentait la griffe, on sentait le velours. -C’était l’attaque féline, mêlée de retraite. +C’était l’attaque féline, mêlée de retraite. Il y avait du jeu et du meurtre dans ce va-et-vient. -Le résultat, c’était la démence communiquée. +Le résultat, c’était la démence communiquée. Fatal langage, inexprimablement violent et doux. Ce qui insultait n’insultait pas. Ce qui adorait outrageait. -Ce qui souffletait déifiait. +Ce qui souffletait déifiait. Ces paroxysmes compliquaient les danses obscures sous les branches de Dodone. Je t’aime ! cria-t-elle. Et elle le mordit d’un baiser. -Il sentait devant cette femme pleine d’énigmes tout s’évanouir en lui. -Le souvenir de Dea se débattait dans cette ombre avec de petits cris. +Il sentait devant cette femme pleine d’énigmes tout s’évanouir en lui. +Le souvenir de Dea se débattait dans cette ombre avec de petits cris. Est-ce que Gwynplaine aimait cette femme ? -Est-ce que l’homme a, comme le globe, deux pôles ? -Ici la femme rayon ; là la femme cloaque. -L’ange est nécessaire. -Est-ce qu’il serait possible que le démon, lui aussi, fût un besoin ? -Et une voix pourtant nous dit que c’est un crime d’être faible. +Est-ce que l’homme a, comme le globe, deux pôles ? +Ici la femme rayon ; là la femme cloaque. +L’ange est nécessaire. +Est-ce qu’il serait possible que le démon, lui aussi, fût un besoin ? +Et une voix pourtant nous dit que c’est un crime d’être faible. Est-ce qu’il allait tomber ? -Elle répéta : — Je t’aime ! -Et, frénétique, elle l’étreignit contre sa poitrine. -Tout à coup, tout près d’eux, une petite sonnerie ferme et claire vibra. -C’était le timbre scellé dans le mur qui tintait. -La duchesse tourna la tête, et dit : — Qu’est-ce qu’elle me veut ? +Elle répéta : — Je t’aime ! +Et, frénétique, elle l’étreignit contre sa poitrine. +Tout à coup, tout près d’eux, une petite sonnerie ferme et claire vibra. +C’était le timbre scellé dans le mur qui tintait. +La duchesse tourna la tête, et dit : — Qu’est-ce qu’elle me veut ? Le timbre continuait de sonner. -Le panneau ouvert touchait presque au canapé où tous deux étaient assis. +Le panneau ouvert touchait presque au canapé où tous deux étaient assis. Le tour se referma et le timbre se tut. -Les deux plis qu’avait contenus l’enveloppe étaient un parchemin et un vélin. -Le parchemin était grand, le vélin était petit. -Ah ! dit-elle, qu’est-ce qu’elle m’envoie là ? -Quel trouble-fête que cette femme ! -Et, laissant de côté le parchemin, elle entr’ouvrit le vélin. -C’est de son écriture. -C’est de l’écriture de ma sœur. -Gwynplaine fit de la tête signe que oui. -Eh bien, Gwynplaine, tu es à moi. -Mon bien-aimé, lis-moi ce que m’écrit la reine. -Cette suppression d’état remonte à son plus bas âge. +Les deux plis qu’avait contenus l’enveloppe étaient un parchemin et un vélin. +Le parchemin était grand, le vélin était petit. +Ah ! dit-elle, qu’est-ce qu’elle m’envoie là ? +Quel trouble-fête que cette femme ! +Et, laissant de côté le parchemin, elle entr’ouvrit le vélin. +C’est de son écriture. +C’est de l’écriture de ma sœur. +Gwynplaine fit de la tête signe que oui. +Eh bien, Gwynplaine, tu es à moi. +Mon bien-aimé, lis-moi ce que m’écrit la reine. +Cette suppression d’état remonte à son plus bas âge. Comme Gwynplaine achevait, elle lui arracha la lettre. -Anne, reine, dit-elle, lisant la signature, avec une intonation de rêverie. -Le procès-verbal lu, elle relut le message de la reine. +Anne, reine, dit-elle, lisant la signature, avec une intonation de rêverie. +Le procès-verbal lu, elle relut le message de la reine. Puis elle dit : — Soit. -Elle reprit, glaciale : — Puisque vous êtes mon mari, sortez. -Elle ajouta : — Vous n’avez pas le droit d’être ici. +Elle reprit, glaciale : — Puisque vous êtes mon mari, sortez. +Elle ajouta : — Vous n’avez pas le droit d’être ici. C’est la place de mon amant. -Gwynplaine était comme cloué. +Gwynplaine était comme cloué. Ce sera moi, je m’en vais. -Ah ! vous êtes mon mari ! -La portière de la galerie se referma sur elle. -Seul en présence de cette baignoire tiède et de ce lit défait. -La pulvérisation des idées était en lui à son comble. -Ce qu’il pensait ne ressemblait pas à de la pensée. -C’était une diffusion, une dispersion, l’angoisse d’être dans l’incompréhensible. -Il avait en lui quelque chose comme le sauve-qui-peut d’un rêve. -L’entrée dans les mondes inconnus n’est pas une chose simple. -Jusqu’à cet instant il était dans le songe, mais il y voyait clair. -Maintenant il y tâtonnait. +Ah ! vous êtes mon mari ! +La portière de la galerie se referma sur elle. +Seul en présence de cette baignoire tiède et de ce lit défait. +La pulvérisation des idées était en lui à son comble. +Ce qu’il pensait ne ressemblait pas à de la pensée. +C’était une diffusion, une dispersion, l’angoisse d’être dans l’incompréhensible. +Il avait en lui quelque chose comme le sauve-qui-peut d’un rêve. +L’entrée dans les mondes inconnus n’est pas une chose simple. +Jusqu’à cet instant il était dans le songe, mais il y voyait clair. +Maintenant il y tâtonnait. Il ne pensait pas. -Il ne songeait même plus. -Tout à coup il y eut dans cette ombre un bruit de pas. -C’était un pas d’homme. +Il ne songeait même plus. +Tout à coup il y eut dans cette ombre un bruit de pas. +C’était un pas d’homme. Il approchait, et on l’entendait sourdement, mais nettement. Gwynplaine se dressa, comme si un ressort le mettait debout. Il reconnut cet homme et cet homme le reconnut. -De leurs deux bouches stupéfaites s’échappa en même temps ce double cri : — Gwynplaine ! -L’homme au chapeau à plumes marcha sur Gwynplaine, qui croisa les bras. +De leurs deux bouches stupéfaites s’échappa en même temps ce double cri : — Gwynplaine ! +L’homme au chapeau à plumes marcha sur Gwynplaine, qui croisa les bras. Comment es-tu ici, Gwynplaine ? Et toi, Tom-Jim-Jack, comment y viens-tu ? -Tu t’es déguisé pour venir ici, Gwynplaine. +Tu t’es déguisé pour venir ici, Gwynplaine. Et toi aussi, Tom-Jim-Jack. Tom-Jim-Jack, que signifie cet habit d’officier ? Ni moi, Tom-Jim-Jack. Tom-Jim-Jack, je ne m’appelle pas Gwynplaine. Je suis ici chez moi, Tom-Jim-Jack. -Je te défends de me faire écho. +Je te défends de me faire écho. Tu as l’ironie, mais j’ai ma canne. -Trêve à tes parodies, misérable drôle. -Drôle toi-même ! et tu me rendras raison de cette insulte. +Trêve à tes parodies, misérable drôle. +Drôle toi-même ! et tu me rendras raison de cette insulte. Dans ta baraque, tant que tu voudras. -À coups de poing. -Ici, et à coups d’épée. -L’ami Gwynplaine, l’épée est affaire de gentilshommes. +À coups de poing. +Ici, et à coups d’épée. +L’ami Gwynplaine, l’épée est affaire de gentilshommes. Je ne me bats qu’avec mes pareils. -Nous sommes égaux devant le poing, inégaux devant l’épée. -À l’inn Tadcaster, Tom-Jim-Jack peut boxer Gwynplaine. -Windsor, c’est différent. +Nous sommes égaux devant le poing, inégaux devant l’épée. +À l’inn Tadcaster, Tom-Jim-Jack peut boxer Gwynplaine. +Windsor, c’est différent. Apprends ceci : je suis contre-amiral. Et moi, je suis pair d’Angleterre. -L’homme en qui Gwynplaine voyait Tom-Jim-Jack éclata de rire. +L’homme en qui Gwynplaine voyait Tom-Jim-Jack éclata de rire. Au fait, tu as raison. -Un histrion est tous ses rôles. -Dis-moi que tu es Theseus, duc d’Athènes. +Un histrion est tous ses rôles. +Dis-moi que tu es Theseus, duc d’Athènes. Je suis pair d’Angleterre, et nous nous battrons. Ne joue pas avec quelqu’un qui peut te faire fouetter. Je m’appelle lord David Dirry-Moir. Et moi, je m’appelle lord Clancharlie. -Lord David eut un second éclat de rire. +Lord David eut un second éclat de rire. Gwynplaine est lord Clancharlie. -C’est en effet le nom qu’il faut avoir pour posséder Josiane. -Écoute, je te pardonne. +C’est en effet le nom qu’il faut avoir pour posséder Josiane. +Écoute, je te pardonne. Et sais-tu pourquoi ? C’est que nous sommes les deux amants. -Tous deux se retournèrent. -Barkilphedro ! s’écria lord David. -C’était Barkilphedro, en effet. -Il saluait profondément les deux lords avec un sourire. -Je viens chercher votre seigneurie, conformément aux ordres de sa majesté. -Les réalités visionnaires se succédèrent devant lui, sans solution de continuité. +Tous deux se retournèrent. +Barkilphedro ! s’écria lord David. +C’était Barkilphedro, en effet. +Il saluait profondément les deux lords avec un sourire. +Je viens chercher votre seigneurie, conformément aux ordres de sa majesté. +Les réalités visionnaires se succédèrent devant lui, sans solution de continuité. Nul moyen de s’y soustraire. Quand une le quittait, l’autre le reprenait. Il n’avait pas le temps de respirer. Qui a vu un jongleur a vu le sort. -Le soir de ce même jour, Gwynplaine était dans un lieu extraordinaire. -Il était assis sur un banc fleurdelysé. -Devant lui, il apercevait d’autres hommes, à genoux. +Le soir de ce même jour, Gwynplaine était dans un lieu extraordinaire. +Il était assis sur un banc fleurdelysé. +Devant lui, il apercevait d’autres hommes, à genoux. Ces hommes avaient des robes de soie noire. -Quelques-uns de ces hommes agenouillés écrivaient. -C’était un trône. -Le trône de la Grande-Bretagne. -Gwynplaine était, pair lui-même, dans la chambre des pairs d’Angleterre. -À chaque échelon nouvel étourdissement. -La garde qui honore ressemble beaucoup à la garde qui garde. -Qui est-ce qui passait là ? était-ce un prince ? était-ce un prisonnier ? +Quelques-uns de ces hommes agenouillés écrivaient. +C’était un trône. +Le trône de la Grande-Bretagne. +Gwynplaine était, pair lui-même, dans la chambre des pairs d’Angleterre. +À chaque échelon nouvel étourdissement. +La garde qui honore ressemble beaucoup à la garde qui garde. +Qui est-ce qui passait là ? était-ce un prince ? était-ce un prisonnier ? La reine avait bien fait les choses. -Sur ce coussin était posé un portefeuille noir timbré d’une couronne royale. +Sur ce coussin était posé un portefeuille noir timbré d’une couronne royale. Brentford, dernier relais avant Londres, les deux chaises et l’escorte firent halte. -Roues, marchepieds, soupentes, timon, tout le train de ce carrosse était doré. -Les chevaux étaient harnachés d’argent. -L’huissier de la verge noire mit pied à terre, ainsi que son officier. +Roues, marchepieds, soupentes, timon, tout le train de ce carrosse était doré. +Les chevaux étaient harnachés d’argent. +L’huissier de la verge noire mit pied à terre, ainsi que son officier. Gwynplaine descendit de la chaise et monta dans le carrosse. -Le plafond était armorié. -L’huissier de la verge noire répondit : — La vôtre, mylord. -Ce jour-là, la chambre des lords devait siéger le soir. -Curia erat serena, disent les vieux procès-verbaux. +Le plafond était armorié. +L’huissier de la verge noire répondit : — La vôtre, mylord. +Ce jour-là, la chambre des lords devait siéger le soir. +Curia erat serena, disent les vieux procès-verbaux. En Angleterre, la vie parlementaire est volontiers une vie nocturne. -Le carrosse d’écaillé à quatre chevaux alla au pas de Brentford à Londres. -La dignité de la perruque du cocher l’exigeait. -Sous la figure de ce cocher solennel, le cérémonial prenait possession de Gwynplaine. -Ces retards, du reste, étaient, selon toute apparence, calculés. +Le carrosse d’écaillé à quatre chevaux alla au pas de Brentford à Londres. +La dignité de la perruque du cocher l’exigeait. +Sous la figure de ce cocher solennel, le cérémonial prenait possession de Gwynplaine. +Ces retards, du reste, étaient, selon toute apparence, calculés. On en verra plus loin le motif probable. La cavalcade des gentilshommes pensionnaires fit groupe autour du carrosse. -Que votre seigneurie garde son chapeau sur sa tête. -Il n’avait pas d’épée. +Que votre seigneurie garde son chapeau sur sa tête. +Il n’avait pas d’épée. Il laissa son manteau dans le carrosse. -Dans les choses d’apparat, le respect est de précéder. -L’huissier de la verge noire, ayant derrière lui son officier, marchait devant. -Ils montèrent le degré, et entrèrent sous la porte latérale. -Peu de lumière fait parfois partie de la solennité. +Dans les choses d’apparat, le respect est de précéder. +L’huissier de la verge noire, ayant derrière lui son officier, marchait devant. +Ils montèrent le degré, et entrèrent sous la porte latérale. +Peu de lumière fait parfois partie de la solennité. L’obscur est majestueux. Dans cette chambre treize hommes se tenaient debout. -Trois en avant, six au deuxième rang, quatre en arrière. -Tous trois avaient les armes d’Angleterre brodées sur l’épaule. -Tous étaient en perruque, nu-tête, et avaient l’épée au côté. -On distinguait à peine leurs visages dans la pénombre. +Trois en avant, six au deuxième rang, quatre en arrière. +Tous trois avaient les armes d’Angleterre brodées sur l’épaule. +Tous étaient en perruque, nu-tête, et avaient l’épée au côté. +On distinguait à peine leurs visages dans la pénombre. Eux ne pouvaient voir la figure de Gwynplaine. -J’ai juré obéissance au roi, aux pairs et aux chevaliers de la Jarretière. +J’ai juré obéissance au roi, aux pairs et aux chevaliers de la Jarretière. Je me mets aux ordres de votre seigneurie. -Je suis l’officier qui règle l’enterrement des nobles au-dessous des pairs. +Je suis l’officier qui règle l’enterrement des nobles au-dessous des pairs. Je me mets aux ordres de votre seigneurie. Je me mets aux ordres de votre seigneurie. Les six du second rang, immobiles et sans saluer, firent un pas. -Les quatre qui étaient habillés de noir, derrière les hérauts, gardaient le silence. -L’homme à la cape bleue salua de la tête. +Les quatre qui étaient habillés de noir, derrière les hérauts, gardaient le silence. +L’homme à la cape bleue salua de la tête. L’homme au saint Georges salua. -L’homme aux croix écarlates salua. -L’homme à la fourrure de sabelline salua. -Je donne à votre honneur réception de sa seigneurie. +L’homme aux croix écarlates salua. +L’homme à la fourrure de sabelline salua. +Je donne à votre honneur réception de sa seigneurie. Rien de tout cela ne se fait plus aujourd’hui. E pur si muove. -Le dernier qui ait fait figure a été arboré en mille sept cent quinze. +Le dernier qui ait fait figure a été arboré en mille sept cent quinze. Depuis, le « may pole » a disparu. -L’apparence, c’est l’immobilité ; la réalité, c’est le changement. +L’apparence, c’est l’immobilité ; la réalité, c’est le changement. Ainsi prenez ce titre : Albemarle. -Sous ce titre ont passé six familles, Odo, Mandeville, Béthune, Plantagenet, Beauchamp, Monk. +Sous ce titre ont passé six familles, Odo, Mandeville, Béthune, Plantagenet, Beauchamp, Monk. Sous Pembroke, sept, etc. Les familles changent sous les titres qui ne bougent pas. -L’historien superficiel croit à l’immuabilité. -Au fond, nulle durée. -L’homme ne peut être que flot. -L’onde, c’est l’humanité. -Le miroir est un vieil accusé ; il en prend son parti. -Faire ressemblant, c’est là tout le devoir de l’historien. -Le roi d’armes s’adressa à Gwynplaine. +L’historien superficiel croit à l’immuabilité. +Au fond, nulle durée. +L’homme ne peut être que flot. +L’onde, c’est l’humanité. +Le miroir est un vieil accusé ; il en prend son parti. +Faire ressemblant, c’est là tout le devoir de l’historien. +Le roi d’armes s’adressa à Gwynplaine. Veuillez me suivre, mylord. Il ajouta : — On vous saluera. -Votre seigneurie soulèvera seulement le bord de son chapeau. +Votre seigneurie soulèvera seulement le bord de son chapeau. L’huissier de la verge noire ouvrait la marche. -Les autres rois d’armes, hérauts, poursuivants, restèrent dans la salle ronde. +Les autres rois d’armes, hérauts, poursuivants, restèrent dans la salle ronde. Lord Baliol, mille cinq cent six. Lord Benestede, mille trois cent quatorze. Lord Cantilupe, mille trois cent cinquante-six. @@ -7164,238 +7164,238 @@ Lord Tibotot, mille trois cent soixante-douze. Lord Zouch of Codnor, mille six cent quinze. Lord Bella-Aqua, sans date. Lord Harren and Surrey, comte de Blois, sans date. -On n’y rencontrait que les personnes nécessaires. -Ces huit personnages firent la révérence au nouveau lord. +On n’y rencontrait que les personnes nécessaires. +Ces huit personnages firent la révérence au nouveau lord. Seulement le bord du chapeau, milord. -Gwynplaine fit comme il lui était indiqué. -Le troisième, écossais, avait l’Écosse. -Les deux premiers étaient anglais. -Un député d’Écosse, Mungo Graham, esquire, parent du duc de Montrose, était présent. -Tous saluèrent Gwynplaine en silence. +Gwynplaine fit comme il lui était indiqué. +Le troisième, écossais, avait l’Écosse. +Les deux premiers étaient anglais. +Un député d’Écosse, Mungo Graham, esquire, parent du duc de Montrose, était présent. +Tous saluèrent Gwynplaine en silence. Gwynplaine toucha le bord de son chapeau. -Il y avait sur la table un candélabre allumé. -Le garde-barrière referma l’entrée derrière Gwynplaine. -Le roi d’armes, sitôt la barrière franchie, s’arrêta. -La chambre peinte était spacieuse. -C’était le massier des pairs d’Angleterre. +Il y avait sur la table un candélabre allumé. +Le garde-barrière referma l’entrée derrière Gwynplaine. +Le roi d’armes, sitôt la barrière franchie, s’arrêta. +La chambre peinte était spacieuse. +C’était le massier des pairs d’Angleterre. Vous rendrez le salut exactement comme il vous sera fait. -Ils sont très vieux, et presque aveugles. -Gwynplaine leur rendit le salut de la même manière. -L’huissier de la verge noire avança, puis Manteau-Bleu, puis Jarretière. -Lord Arundel était fort cassé, et le plus vieux des deux. -Les soldats saluèrent, les uns de la pertuisane, les autres de la hallebarde. -Des deux côtés de la porte deux hommes étaient immobiles. -À leur livrée on pouvait reconnaître les door-keepers, « gardes-portes ». -C’était William Cowper, lord-chancelier d’Angleterre. -C’est une qualité d’être infirme plus que le roi. -William Cowper était myope, Anne l’était aussi, mais moins. -Le rond-point vitré était éclairé d’une lampe au plafond. -Chacun des deux clercs avait devant soi un registre ouvert et une écritoire. -Derrière le fauteuil du lord-chancelier se tenait son massier, portant la masse à couronne. +Ils sont très vieux, et presque aveugles. +Gwynplaine leur rendit le salut de la même manière. +L’huissier de la verge noire avança, puis Manteau-Bleu, puis Jarretière. +Lord Arundel était fort cassé, et le plus vieux des deux. +Les soldats saluèrent, les uns de la pertuisane, les autres de la hallebarde. +Des deux côtés de la porte deux hommes étaient immobiles. +À leur livrée on pouvait reconnaître les door-keepers, « gardes-portes ». +C’était William Cowper, lord-chancelier d’Angleterre. +C’est une qualité d’être infirme plus que le roi. +William Cowper était myope, Anne l’était aussi, mais moins. +Le rond-point vitré était éclairé d’une lampe au plafond. +Chacun des deux clercs avait devant soi un registre ouvert et une écritoire. +Derrière le fauteuil du lord-chancelier se tenait son massier, portant la masse à couronne. Plus le porte-queue et le porte-bourse, en grande perruque. Toutes ces charges existent encore. -Les deux lords parrains ôtèrent leurs chapeaux. +Les deux lords parrains ôtèrent leurs chapeaux. Gwynplaine fit comme eux. Le lord-chancelier prit le portefeuille et le tendit au clerc du parlement. -Le clerc vint le recevoir avec cérémonie, puis alla se rasseoir. +Le clerc vint le recevoir avec cérémonie, puis alla se rasseoir. Le clerc du parlement ouvrit le portefeuille, et se leva. Le clerc, debout, lut tout haut les deux messages avec une lenteur respectueuse. -La lecture des messages terminée, le lord-chancelier éleva la voix. -Acte est donné à la couronne. -Acte est donné, dit le lord-chancelier. +La lecture des messages terminée, le lord-chancelier éleva la voix. +Acte est donné à la couronne. +Acte est donné, dit le lord-chancelier. Et le clerc du parlement repartit : — Sa seigneurie a pris le test. -Le lord-chancelier ajouta : — Mylord Fermain Clancharlie, vous pouvez siéger. +Le lord-chancelier ajouta : — Mylord Fermain Clancharlie, vous pouvez siéger. Ainsi soit, dirent les deux parrains. -La chaise royale, c’est le trône. -Les deux parrains de Gwynplaine lui touchèrent l’épaule. -C’était la porte de la chambre des pairs d’Angleterre. -En France et en Angleterre, cet expédient politique rudimentaire produisit des résultats différents. -Moins grand qu’en France, mais plus réel. +La chaise royale, c’est le trône. +Les deux parrains de Gwynplaine lui touchèrent l’épaule. +C’était la porte de la chambre des pairs d’Angleterre. +En France et en Angleterre, cet expédient politique rudimentaire produisit des résultats différents. +Moins grand qu’en France, mais plus réel. On pourrait dire : moindre, mais pire. -La pairie est née en France. -La pairie se bifurqua très vite, et de France passa en Angleterre. -La pairie anglaise a été un grand fait, et presque une grande chose. -Elle a eu pour précédent le wittenagemot saxon. +La pairie est née en France. +La pairie se bifurqua très vite, et de France passa en Angleterre. +La pairie anglaise a été un grand fait, et presque une grande chose. +Elle a eu pour précédent le wittenagemot saxon. Le thane danois et le vavasseur normand se fondirent dans le baron. -Dès mille soixante-quinze les barons se font sentir au roi. -Et à quel roi ! à Guillaume le Conquérant. +Dès mille soixante-quinze les barons se font sentir au roi. +Et à quel roi ! à Guillaume le Conquérant. Indignation des barons anglais. -Contre ce roi vassal de l’étranger, « la guerre des seigneurs » éclate. +Contre ce roi vassal de l’étranger, « la guerre des seigneurs » éclate. Le pape prend fait et cause pour le roi, et excommunie les lords. -Long duel, qui durera plusieurs générations. -Pembroke lutte. mille deux cent quarante-huit est l’année des « Provisions d’Oxford ». +Long duel, qui durera plusieurs générations. +Pembroke lutte. mille deux cent quarante-huit est l’année des « Provisions d’Oxford ». Chambre haute et chambre basse. -Même distinction dans le vote. -Chaque pair appelé répond content ou non content. +Même distinction dans le vote. +Chaque pair appelé répond content ou non content. Dans les communes on vote tous ensemble, par Oui ou Non, en troupeau. Les communes accusent, les pairs jugent. -De la fin du treizième siècle date le Registre annuel, « Year-book ». +De la fin du treizième siècle date le Registre annuel, « Year-book ». Puis elle devient anglicane. Avoir sa religion chez soi, c’est une grande force. -Un pape extérieur soutire la vie nationale. +Un pape extérieur soutire la vie nationale. Une mecque est une pieuvre. -Réplique à l’excommunication de mille deux cent quinze. -Ceci convenait à Henri 8, mais à d’autres égards les lords le gênaient. +Réplique à l’excommunication de mille deux cent quinze. +Ceci convenait à Henri 8, mais à d’autres égards les lords le gênaient. Un bouledogue devant un ours, c’est la chambre des lords devant Henri -L’hérédité contient de l’incorruptibilité ; de là l’insubordination des lords. -Devant Élisabeth même, les barons remuent. -Il en résulte les supplices de Durham. +L’hérédité contient de l’incorruptibilité ; de là l’insubordination des lords. +Devant Élisabeth même, les barons remuent. +Il en résulte les supplices de Durham. Cette jupe tyrannique est teinte de sang. -Un vertugadin sous lequel il y a un billot, c’est là Élisabeth. -C’était décapiter la noblesse. -Couper le duc, c’est couper la tête. +Un vertugadin sous lequel il y a un billot, c’est là Élisabeth. +C’était décapiter la noblesse. +Couper le duc, c’est couper la tête. Bonne politique sans doute, mais corrompre vaut mieux que couper. C’est ce que sentit Jacques Ier. -Il restaura la duché. -Il fît duc son favori Villiers, qui l’avait fait porc. -Transformation du duc féodal en duc courtisan. -Charles 2 fera duchesses deux de ses maîtresses. -Barbe de Southampton et Louise de Quérouel. -Sous Anne, il y aura vingt-cinq ducs, dont trois étrangers, Cumberland, Cambridge et Schonberg. -Ces procédés de cour, inventés par Jacques Ier, réussissent-ils ? -La chambre des lords se sent maniée par l’intrigue et s’irrite. +Il restaura la duché. +Il fît duc son favori Villiers, qui l’avait fait porc. +Transformation du duc féodal en duc courtisan. +Charles 2 fera duchesses deux de ses maîtresses. +Barbe de Southampton et Louise de Quérouel. +Sous Anne, il y aura vingt-cinq ducs, dont trois étrangers, Cumberland, Cambridge et Schonberg. +Ces procédés de cour, inventés par Jacques Ier, réussissent-ils ? +La chambre des lords se sent maniée par l’intrigue et s’irrite. Rupture entre Charles Ier et la pairie. -Ils avaient condamné Bacon, ils condamnent Stafford. +Ils avaient condamné Bacon, ils condamnent Stafford. L’un avait perdu l’honneur, l’autre perd la vie. -Charles Ier est décapité une première fois en Stafford. -Les lords prêtent main-forte aux communes. +Charles Ier est décapité une première fois en Stafford. +Les lords prêtent main-forte aux communes. Tels sont les services. -Et payés cher, car cette pairie est un parasite énorme. -Ils rachètent leur arrogance envers le peuple par de l’insolence envers le roi. -Simon, comte de Leicester, disait à Henri 3 : Roi, tu as menti. +Et payés cher, car cette pairie est un parasite énorme. +Ils rachètent leur arrogance envers le peuple par de l’insolence envers le roi. +Simon, comte de Leicester, disait à Henri 3 : Roi, tu as menti. Chez le roi, le lord est chez lui. -Le roi découronné, on le lui doit. +Le roi découronné, on le lui doit. Quel Louis 14 il y avait dans Charles Ier ! -Grâce à Cromwell, il est resté latent. -Le cérémonial des lords, parfois sinistre, atteignait le roi. -L’aristocratie anglaise était inquiète, hautaine, irréductible, attentive, patriotiquement défiante. -Il régna cependant, mais les lords finirent par le ressaisir et par le chasser. -Cette aristocratie a eu dans sa longue durée quelque instinct de progrès. +Grâce à Cromwell, il est resté latent. +Le cérémonial des lords, parfois sinistre, atteignait le roi. +L’aristocratie anglaise était inquiète, hautaine, irréductible, attentive, patriotiquement défiante. +Il régna cependant, mais les lords finirent par le ressaisir et par le chasser. +Cette aristocratie a eu dans sa longue durée quelque instinct de progrès. On la juge durement. -Les bons traitements de l’histoire sont pour les communes ; c’est à débattre. -Nous croyons le rôle des lords très grand. -Voyez la Pologne ; royaume nominal, république réelle. -Les pairs d’Angleterre tenaient le trône en suspicion et en tutelle. -Dans mainte occasion, mieux que les communes, les lords savaient déplaire. -Ils faisaient échec au roi. -La royauté le comprenait et haïssait la pairie. -Des deux côtés on cherchait à s’amoindrir. +Les bons traitements de l’histoire sont pour les communes ; c’est à débattre. +Nous croyons le rôle des lords très grand. +Voyez la Pologne ; royaume nominal, république réelle. +Les pairs d’Angleterre tenaient le trône en suspicion et en tutelle. +Dans mainte occasion, mieux que les communes, les lords savaient déplaire. +Ils faisaient échec au roi. +La royauté le comprenait et haïssait la pairie. +Des deux côtés on cherchait à s’amoindrir. Ces diminutions profitaient au peuple en augmentation. Du reste, on le pendit avec une corde de soie. -On n’eût pas pendu un pair de France. -Remarque altière que fit le duc de Richelieu. -On l’eût décapité. -Ici, avant tout, l’étiquette ; là, avant tout, l’empire. +On n’eût pas pendu un pair de France. +Remarque altière que fit le duc de Richelieu. +On l’eût décapité. +Ici, avant tout, l’étiquette ; là, avant tout, l’empire. Les pairs d’Angleterre avaient la proie, les pairs de France avaient l’ombre. Elle a eu l’honneur de commencer une nation. -Elle a été la première incarnation de l’unité d’un peuple. -La résistance anglaise, cette obscure force toute-puissante, est née dans la chambre des lords. -D’autant plus que c’est irrévocable. +Elle a été la première incarnation de l’unité d’un peuple. +La résistance anglaise, cette obscure force toute-puissante, est née dans la chambre des lords. +D’autant plus que c’est irrévocable. Que sont les concessions ? des restitutions. Et les nations ne l’ignorent point. J’octroie, dit le roi. -Je récupère, dit le peuple. -L’aristocratie, ce vautour, a couvé cet œuf d’aigle, la liberté. -Aujourd’hui l’œuf est cassé, l’aigle plane, le vautour meurt. +Je récupère, dit le peuple. +L’aristocratie, ce vautour, a couvé cet œuf d’aigle, la liberté. +Aujourd’hui l’œuf est cassé, l’aigle plane, le vautour meurt. L’aristocratie agonise, l’Angleterre grandit. Mais soyons justes envers l’aristocratie. -Elle a fait équilibre à la royauté ; elle a été contre-poids. -Elle a fait obstacle au despotisme ; elle a été barrière. +Elle a fait équilibre à la royauté ; elle a été contre-poids. +Elle a fait obstacle au despotisme ; elle a été barrière. Remercions-la, et enterrons-la. Il en resta deux ailes. -Une vieille pierre ne tombe pas sans entraîner une vieille loi. -Installez dans une salle ronde le sénat d’une salle carrée, il sera autre. -Le coquillage changé déforme le mollusque. -Mettez des pièces, tout au plus. -Par exemple, le jésuitisme est une pièce mise au catholicisme. -Traitez les édifices comme vous traitez les institutions. +Une vieille pierre ne tombe pas sans entraîner une vieille loi. +Installez dans une salle ronde le sénat d’une salle carrée, il sera autre. +Le coquillage changé déforme le mollusque. +Mettez des pièces, tout au plus. +Par exemple, le jésuitisme est une pièce mise au catholicisme. +Traitez les édifices comme vous traitez les institutions. Les ombres doivent habiter les ruines. -Les puissances décrépites sont mal à l’aise dans les logis fraîchement décorés. +Les puissances décrépites sont mal à l’aise dans les logis fraîchement décorés. Aux institutions haillons il faut les palais masures. L’histoire, c’est la nuit. En histoire, il n’y a pas de second plan. -Décor enlevé, effacement, oubli. -Le Passé a un synonyme : l’Ignoré. +Décor enlevé, effacement, oubli. +Le Passé a un synonyme : l’Ignoré. Au haut bout de cette salle, ils habitaient deux compartiments qui se touchaient. -L’un était cour de justice, l’autre était cour de miséricorde. -C’était le chancelier qui conseillait au roi les grâces ; rarement. -Industrie d’où l’équité se tire comme elle peut. -Siéger comme cour et siéger comme chambre, c’est deux. -Cette dualité constitue le pouvoir suprême. -Ce double pouvoir était immémorial dans la chambre des lords. -Cette autre salle, proprement dite chambre des lords, était oblongue et étroite. -La salle du sénat de Venise était moins éclairée encore. -Une certaine ombre plaît à ces hiboux de la toute-puissance. -Trois marches exhaussaient le trône. -Le trône était dit « chaise royale ». -Ils avaient rang selon le titre, et, dans le titre, selon l’ancienneté. -Près du crieur, le sergent porte-masse du chancelier. -Même aspect de l’autorité en France et en Angleterre. -Sorte de bizarre procès-verbal fait neuf cents ans d’avance. +L’un était cour de justice, l’autre était cour de miséricorde. +C’était le chancelier qui conseillait au roi les grâces ; rarement. +Industrie d’où l’équité se tire comme elle peut. +Siéger comme cour et siéger comme chambre, c’est deux. +Cette dualité constitue le pouvoir suprême. +Ce double pouvoir était immémorial dans la chambre des lords. +Cette autre salle, proprement dite chambre des lords, était oblongue et étroite. +La salle du sénat de Venise était moins éclairée encore. +Une certaine ombre plaît à ces hiboux de la toute-puissance. +Trois marches exhaussaient le trône. +Le trône était dit « chaise royale ». +Ils avaient rang selon le titre, et, dans le titre, selon l’ancienneté. +Près du crieur, le sergent porte-masse du chancelier. +Même aspect de l’autorité en France et en Angleterre. +Sorte de bizarre procès-verbal fait neuf cents ans d’avance. Qu’est l’histoire ? -Un écho du passé dans l’avenir. -Un reflet de l’avenir sur le passé. -L’assemblée du parlement n’était obligatoire que tous les sept ans. -Les lords délibéraient en secret, portes fermées. -Les séances des communes étaient publiques. -La popularité semblait diminution. -Le nombre des lords était illimité. -Nommer des lords, c’était la menace de la royauté. +Un écho du passé dans l’avenir. +Un reflet de l’avenir sur le passé. +L’assemblée du parlement n’était obligatoire que tous les sept ans. +Les lords délibéraient en secret, portes fermées. +Les séances des communes étaient publiques. +La popularité semblait diminution. +Le nombre des lords était illimité. +Nommer des lords, c’était la menace de la royauté. Elle a grossi encore depuis. -Délayer l’aristocratie est une politique. -Élisabeth fit peut-être une faute en condensant la pairie dans soixante-cinq lords. +Délayer l’aristocratie est une politique. +Élisabeth fit peut-être une faute en condensant la pairie dans soixante-cinq lords. La seigneurie moins nombreuse est plus intense. Bacon, Jeffrys, noms diversement sombres. -Sous-entendu : Tempête aux ordres de l’Angleterre. -Donc, être difforme, pour un lord, c’est offensant. -De là des précautions. -Il importait d’obvier à cela. +Sous-entendu : Tempête aux ordres de l’Angleterre. +Donc, être difforme, pour un lord, c’est offensant. +De là des précautions. +Il importait d’obvier à cela. Le lord-chancelier avait pris ses mesures. -La haine des incidents fait partie de la gravité. -C’étaient deux vieillards presque aveugles. -Le lord-chancelier les avait choisis exprès. -Barkilphedro avait probablement même exagéré cette faculté. +La haine des incidents fait partie de la gravité. +C’étaient deux vieillards presque aveugles. +Le lord-chancelier les avait choisis exprès. +Barkilphedro avait probablement même exagéré cette faculté. D’ailleurs, au point de vue aristocratique, qu’est-ce que cela faisait ? -La cécité empêcha-t-elle Jean de Luxembourg d’être roi de Bohême ? -La gibbosité empêcha-t-elle Richard 3 d’être roi d’Angleterre ? -La seigneurie a une telle majesté que la difformité ne la trouble point. +La cécité empêcha-t-elle Jean de Luxembourg d’être roi de Bohême ? +La gibbosité empêcha-t-elle Richard 3 d’être roi d’Angleterre ? +La seigneurie a une telle majesté que la difformité ne la trouble point. Ceci est l’autre aspect de la question, et n’est pas le moindre. -Ces lords étaient presque tous vieux. -Le comte de Wymes lisait un livre intitulé : Pratique curieuse des oracles des sibylles. +Ces lords étaient presque tous vieux. +Le comte de Wymes lisait un livre intitulé : Pratique curieuse des oracles des sibylles. Lord Chandos se faisait les ongles. -Sur le quatrième sac, les deux sous-clercs à genoux feuilletaient des registres. -Donc c’était fini. -Il était dans le lieu éclatant et sombre de l’Angleterre. -Auréole effrayante d’un monde de ténèbres. -Son entrée dans cette auréole avait eu lieu. -Il était là chez lui. -Chez lui sur son siège comme le roi sur le sien. -Il était le pair de ce trône. -En face de la majesté, il était la seigneurie. -Hier, qu’était-il ? histrion. -Aujourd’hui, qu’était-il ? prince. -Abel et Caïn dans le même homme. -Peu à peu les bancs de la chambre se garnirent. -Les lords commencèrent à arriver. +Sur le quatrième sac, les deux sous-clercs à genoux feuilletaient des registres. +Donc c’était fini. +Il était dans le lieu éclatant et sombre de l’Angleterre. +Auréole effrayante d’un monde de ténèbres. +Son entrée dans cette auréole avait eu lieu. +Il était là chez lui. +Chez lui sur son siège comme le roi sur le sien. +Il était le pair de ce trône. +En face de la majesté, il était la seigneurie. +Hier, qu’était-il ? histrion. +Aujourd’hui, qu’était-il ? prince. +Abel et Caïn dans le même homme. +Peu à peu les bancs de la chambre se garnirent. +Les lords commencèrent à arriver. Les lords entraient par groupes. -On s’était rencontré dans les couloirs, on continuait les dialogues commencés. -Les costumes étaient solennels, les attitudes point ; ni les paroles. -Tous, en entrant, saluaient le trône. -C’était comme l’histoire vue en négligé. +On s’était rencontré dans les couloirs, on continuait les dialogues commencés. +Les costumes étaient solennels, les attitudes point ; ni les paroles. +Tous, en entrant, saluaient le trône. +C’était comme l’histoire vue en négligé. En moins d’une demi-heure, la chambre se trouva presque au complet. -C’était tout simple, la séance étant royale. -Ce qui était moins simple, c’était la vivacité des conversations. -Ce qui l’avait réveillée, c’était l’arrivée des lords en retard. +C’était tout simple, la séance étant royale. +Ce qui était moins simple, c’était la vivacité des conversations. +Ce qui l’avait réveillée, c’était l’arrivée des lords en retard. Ils apportaient du nouveau. Plusieurs lords arrivaient de Windsor. -Depuis quelques heures, l’aventure de Gwynplaine s’était ébruitée. -Le secret est un filet ; qu’une maille se rompe, tout se déchire. -Les princes en avaient parlé, puis les laquais. -De la cour l’événement avait gagné la ville. -Ils tombent dans le public, et s’y enfoncent avec une rapidité inouïe. -À sept heures, on n’avait pas à Londres vent de cette histoire. -À huit heures, Gwynplaine était le bruit de la ville. -Sur ce, tranquilles sur leurs bancs, ils étaient apostrophés par les arrivants, tout émus. +Depuis quelques heures, l’aventure de Gwynplaine s’était ébruitée. +Le secret est un filet ; qu’une maille se rompe, tout se déchire. +Les princes en avaient parlé, puis les laquais. +De la cour l’événement avait gagné la ville. +Ils tombent dans le public, et s’y enfoncent avec une rapidité inouïe. +À sept heures, on n’avait pas à Londres vent de cette histoire. +À huit heures, Gwynplaine était le bruit de la ville. +Sur ce, tranquilles sur leurs bancs, ils étaient apostrophés par les arrivants, tout émus. Eh bien ? disait Francis Brown, vicomte Mountacute, au marquis de Dorchester. Est-ce que c’est possible ? Homme qui Rit ! @@ -7407,89 +7407,89 @@ Un visage impossible qu’on allait voir pour deux sous. Vous venez de le recevoir pair d’Angleterre. Homme qui Rit, c’est vous, mylord Mountacute. Je ne ris pas, mylord Dorchester. -Tiens, tiens, tiens, disait lord Dorchester, je causais avec l’évêque d’Ely. +Tiens, tiens, tiens, disait lord Dorchester, je causais avec l’évêque d’Ely. Avez-vous connu lord Linnœus Clancharlie ? Un homme d’autrefois. Qui est mort en Suisse ? -Qui avait été républicain sous Cromwell, et qui était resté républicain sous Charles 2 ? -Républicain ? pas du tout. -C’était une querelle personnelle entre le roi et lui. -Vous m’étonnez, mylord Eure. -On m’avait dit que ce lord Clancharlie était un honnête homme. +Qui avait été républicain sous Cromwell, et qui était resté républicain sous Charles 2 ? +Républicain ? pas du tout. +C’était une querelle personnelle entre le roi et lui. +Vous m’étonnez, mylord Eure. +On m’avait dit que ce lord Clancharlie était un honnête homme. Est-ce que cela existe ? -Jeune homme, il n’y a pas d’honnête homme. -Vous croyez à Caton, vous ! +Jeune homme, il n’y a pas d’honnête homme. +Vous croyez à Caton, vous ! On a bien fait de l’exiler. On a bien fait de lui couper le cou. -Et à votre avis, lord Clancharlie ?... -Était de cette espèce. +Et à votre avis, lord Clancharlie ?... +Était de cette espèce. D’ailleurs un homme qui reste en exil, c’est ridicule. Il y est mort. Oh ! si je l’ai connu ! je crois bien. -J’étais son meilleur ami. -Savez-vous, mylord Eure, qu’il s’était marié en Suisse ? -Je le sais à peu près. -Et qu’il a eu de ce mariage un fils légitime ? -Mais alors ce fils va hériter de la pairie de Clancharlie ? -Il ne va pas en hériter. -Parce qu’il en a hérité. -Tournez la tête, mylord Eure. -Il est assis derrière vous au banc des barons. +J’étais son meilleur ami. +Savez-vous, mylord Eure, qu’il s’était marié en Suisse ? +Je le sais à peu près. +Et qu’il a eu de ce mariage un fils légitime ? +Mais alors ce fils va hériter de la pairie de Clancharlie ? +Il ne va pas en hériter. +Parce qu’il en a hérité. +Tournez la tête, mylord Eure. +Il est assis derrière vous au banc des barons. Il ne porte pas perruque. -En voilà un qui est attrapé ! +En voilà un qui est attrapé ! Il n’est plus pair. -Où çà ? où est-il ? +Où çà ? où est-il ? Des bonshommes qui ont la goutte sont peu sensibles aux histoires d’autrui. -Cette lettre était ainsi conçue : « Madame, « J’aime autant cela. +Cette lettre était ainsi conçue : « Madame, « J’aime autant cela. Je pourrai avoir lord David pour amant. -Ce billet, vrai ou faux, avait un succès d’enthousiasme. -Eh bien, s’écriait lord Mohun, voilà la femme que je voudrais épouser. +Ce billet, vrai ou faux, avait un succès d’enthousiasme. +Eh bien, s’écriait lord Mohun, voilà la femme que je voudrais épouser. Est-ce qu’on n’est pas toujours plusieurs ? Lord Mohun, vous avez raison. En fait de femmes, nous avons tous les restes les uns des autres. Qui est-ce qui a eu un commencement ? -Mon cher, concluait Lewis de Duras, Adam n’est qu’un prête-nom. -Il a endossé le genre humain. -L’homme a été fait à la femme par le diable. +Mon cher, concluait Lewis de Duras, Adam n’est qu’un prête-nom. +Il a endossé le genre humain. +L’homme a été fait à la femme par le diable. Est-ce possible ? disait Crew. -Est-ce régulier ? disait Cholmley. +Est-ce régulier ? disait Cholmley. Lord Beauchamp sous Richard -Lord Chenay sous Élisabeth. +Lord Chenay sous Élisabeth. Et lord Broghill sous Cromwell. Cromwell ne compte pas. Que pensez-vous de tout cela ? -En vérité ! un bateleur de place publique ! -L’incident en soi ne m’étonne point, mylord évêque. -Ces choses-là arrivent. +En vérité ! un bateleur de place publique ! +L’incident en soi ne m’étonne point, mylord évêque. +Ces choses-là arrivent. Il en arrive de plus surprenantes. -Ulysse, roi d’Ithaque, fit toutes sortes de métiers. -Fermain Clancharlie est resté lord sous son enveloppe d’histrion. +Ulysse, roi d’Ithaque, fit toutes sortes de métiers. +Fermain Clancharlie est resté lord sous son enveloppe d’histrion. La bassesse de l’habit ne touche point la noblesse du sang. -On verra dans quelques semaines ce qu’il y aura à faire. -Et l’évêque ajoutait : — C’est égal. -Une traînée de poudre, c’est le chuchotement. -On s’en ressassait les détails. -Toute cette aventure était l’immense murmure de la chambre. -Cependant il était étrangement attentif, mais attentif aux profondeurs, non à la surface. -L’excès d’attention se tourne en isolement. -Les pairs mineurs étaient sur leur gradin spécial. -Presque tous les évêques étaient là. -Le trône, ainsi éclairé, apparut dans une sorte de pourpre lumineuse. -La reine dedans n’y eût pas ajouté grand’chose. -Toutes les rumeurs tombèrent. -Ces parchemins étaient des bills. -Ces hommes étaient les commissaires royaux. +On verra dans quelques semaines ce qu’il y aura à faire. +Et l’évêque ajoutait : — C’est égal. +Une traînée de poudre, c’est le chuchotement. +On s’en ressassait les détails. +Toute cette aventure était l’immense murmure de la chambre. +Cependant il était étrangement attentif, mais attentif aux profondeurs, non à la surface. +L’excès d’attention se tourne en isolement. +Les pairs mineurs étaient sur leur gradin spécial. +Presque tous les évêques étaient là. +Le trône, ainsi éclairé, apparut dans une sorte de pourpre lumineuse. +La reine dedans n’y eût pas ajouté grand’chose. +Toutes les rumeurs tombèrent. +Ces parchemins étaient des bills. +Ces hommes étaient les commissaires royaux. L’huissier de la verge noire sortit. Il y eut une interruption qui dura quelques minutes. -Deux door-keepers posèrent devant la barre un escabeau de trois degrés. +Deux door-keepers posèrent devant la barre un escabeau de trois degrés. Les lords mirent leurs chapeaux. -Les membres des communes entrèrent, précédés du speaker, tous tête nue. -Ils s’arrêtèrent à la barre. -Ils étaient en habit de ville, la plupart en noir, avec l’épée. -Il était majestueux, mais inférieur. +Les membres des communes entrèrent, précédés du speaker, tous tête nue. +Ils s’arrêtèrent à la barre. +Ils étaient en habit de ville, la plupart en noir, avec l’épée. +Il était majestueux, mais inférieur. Sorte de sombre foule silencieuse. Le clerc de la couronne se leva. -Il prit, déploya et lut le premier des parchemins posés sur le coussin. +Il prit, déploya et lut le premier des parchemins posés sur le coussin. Ici le clerc haussa la voix. Sydney, comte de Godolphin. Le clerc salua lord Godolphin, Lord Godolphin souleva son chapeau. @@ -7498,16 +7498,16 @@ Le clerc salua lord Pembroke. Lord Pembroke toucha son chapeau. John Hollis, duc de Newcastle. Le clerc salua lord Newcastle. -Lord Newcastle fit un signe de tête. +Lord Newcastle fit un signe de tête. Le clerc de la couronne se rassit. Le clerc du parlement se leva. -Son sous-clerc, qui était à genoux, se leva en arrière de lui. -Tous deux faisant face au trône, et tournant le dos aux communes. +Son sous-clerc, qui était à genoux, se leva en arrière de lui. +Tous deux faisant face au trône, et tournant le dos aux communes. Il y avait sur le coussin cinq bills. Le clerc du parlement lut le premier bill. -Lecture faite, le clerc salua profondément le trône. -Le clerc lut le deuxième bill. -Ceci terminait la séance royale. +Lecture faite, le clerc salua profondément le trône. +Le clerc lut le deuxième bill. +Ceci terminait la séance royale. Clerc, appelez le vote. Le clerc appela : — Mylord John, baron Hervey. Un vieillard en perruque blonde se leva et dit : — Content. @@ -7516,241 +7516,241 @@ Le clerc continua : — Mylord Francis Seymour, baron Conway de Killultagh. Mylord John Leveson, baron Gower, reprit le clerc. Le clerc poursuivit : — Mylord Heneage Finch, baron Guernesey. Content, cria-t-il. -Le clerc passa au sixième. +Le clerc passa au sixième. Mylord Charles Mountague, baron Halifax. Mountague est distinct de Montagu et de Mountacute. -C’est là une injustice. -Il faut faire cesser ce désordre, dans l’intérêt du peuple anglais. +C’est là une injustice. +Il faut faire cesser ce désordre, dans l’intérêt du peuple anglais. Lord Halifax rassis, le clerc repartit : — Mylord Christoph, baron Barnard. -C’était du reste un digne gentilhomme et un vaillant officier que lord Barnard. -Gwynplaine se leva : — Non content, dit-il Toutes les têtes se tournèrent. +C’était du reste un digne gentilhomme et un vaillant officier que lord Barnard. +Gwynplaine se leva : — Non content, dit-il Toutes les têtes se tournèrent. Pour l’instant, il ne riait pas. -Cette lutte était celle de Gwynplaine. -Il n’était plus qu’effrayant. +Cette lutte était celle de Gwynplaine. +Il n’était plus qu’effrayant. Qu’est cet homme ? ce fut le cri. -Un frémissement indescriptible courut sur tous les bancs. +Un frémissement indescriptible courut sur tous les bancs. On avait eu beau parler de Gwynplaine, le voir fut formidable. -Ceux mêmes qui s’y attendaient ne s’y attendaient pas. +Ceux mêmes qui s’y attendaient ne s’y attendaient pas. Olympe apercevant le Caucase, quelle vision ! -Vieux et jeunes, béants, regardèrent Gwynplaine. +Vieux et jeunes, béants, regardèrent Gwynplaine. Qu’est-ce que cela veut dire ? cria-t-il. Qui a introduit cet homme dans la chambre ? Qu’on mette cet homme dehors. -Et apostrophant Gwynplaine avec hauteur : — Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ? -Gwynplaine répondit : — Du gouffre. +Et apostrophant Gwynplaine avec hauteur : — Qui êtes-vous ? d’où sortez-vous ? +Gwynplaine répondit : — Du gouffre. Et, croisant les bras, il regarda les lords. -Qui je suis ? je suis la misère. -Mylords, j’ai à vous parler. +Qui je suis ? je suis la misère. +Mylords, j’ai à vous parler. Il y eut un frisson, et un silence. -Mylords, vous êtes en haut. +Mylords, vous êtes en haut. Il faut croire que Dieu a ses raisons pour cela. Mais il y a au-dessous de vous quelque chose. Mylords, je viens vous apprendre une nouvelle. Le genre humain existe. Ainsi en France Mirabeau, difforme lui aussi. -Gwynplaine en ce moment sentait en lui un grandissement étrange. -Un groupe d’hommes à qui l’on parle, c’est un trépied. -On est, pour ainsi dire, debout sur une cime d’âmes. +Gwynplaine en ce moment sentait en lui un grandissement étrange. +Un groupe d’hommes à qui l’on parle, c’est un trépied. +On est, pour ainsi dire, debout sur une cime d’âmes. On a sous son talon un tressaillement d’entrailles humaines. -Ce qui l’avait d’abord amoindri, à présent le rehaussait. -Il était illuminé d’un de ces grands éclairs qui viennent du devoir. -On cria de toutes parts autour de Gwynplaine : — Écoutez ! +Ce qui l’avait d’abord amoindri, à présent le rehaussait. +Il était illuminé d’un de ces grands éclairs qui viennent du devoir. +On cria de toutes parts autour de Gwynplaine : — Écoutez ! Il reprit : — Je suis celui qui vient des profondeurs. -Mylords, vous êtes les grands et les riches. +Mylords, vous êtes les grands et les riches. Vous profitez de la nuit. Mais prenez garde, il y a une grande puissance, l’aurore. -L’aube ne peut être vaincue. -Elle a en elle le jet du jour irrésistible. -Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ? +L’aube ne peut être vaincue. +Elle a en elle le jet du jour irrésistible. +Et qui empêchera cette fronde de jeter le soleil dans le ciel ? Le soleil, c’est le droit. -Vous, vous êtes le privilège. -Le vrai maître de la maison va frapper à la porte. -Quel est le père du privilège ? le hasard. +Vous, vous êtes le privilège. +Le vrai maître de la maison va frapper à la porte. +Quel est le père du privilège ? le hasard. Et quel est son fils ? l’abus. Ni le hasard ni l’abus ne sont solides. Ils ont l’un et l’autre un mauvais lendemain. Je viens vous avertir. -Je viens vous dénoncer votre bonheur. +Je viens vous dénoncer votre bonheur. Il est fait du malheur d’autrui. Vous avez tout, et ce tout se compose du rien des autres. -Mylords, je suis l’avocat désespéré, et je plaide la cause perdue. +Mylords, je suis l’avocat désespéré, et je plaide la cause perdue. Cette cause, Dieu la regagnera. Moi, je ne suis rien, qu’une voix. Le genre humain est une bouche, et j’en suis le cri. -Je plie sous ce que j’ai à dire. -J’ai ramassé dans la vaste diffusion des souffrances mon énorme plaidoirie éparse. -Qu’en faire maintenant ? elle m’accable, et je la jette pêle-mêle devant moi. -Avais-je prévu ceci ? non. -Vous êtes étonnés, moi aussi. -Hier j’étais un bateleur, aujourd’hui je suis un lord. +Je plie sous ce que j’ai à dire. +J’ai ramassé dans la vaste diffusion des souffrances mon énorme plaidoirie éparse. +Qu’en faire maintenant ? elle m’accable, et je la jette pêle-mêle devant moi. +Avais-je prévu ceci ? non. +Vous êtes étonnés, moi aussi. +Hier j’étais un bateleur, aujourd’hui je suis un lord. De qui ? de l’inconnu. -Mylords, tout l’azur est de votre côté. -Plusieurs d’entre vous ont connu mon père, je ne l’ai pas connu. +Mylords, tout l’azur est de votre côté. +Plusieurs d’entre vous ont connu mon père, je ne l’ai pas connu. Ce que Dieu a fait est bien. -J’ai été jeté au gouffre. +J’ai été jeté au gouffre. Dans quel but ? pour que j’en visse le fond. -Je suis un plongeur, et je rapporte la perle, la vérité. +Je suis un plongeur, et je rapporte la perle, la vérité. Je parle, parce que je sais. Vous m’entendrez, mylords. La souffrance, non, ce n’est pas un mot, messieurs les heureux. Et ce n’est pas ici qu’est mon cœur. J’ai senti qu’il fallait que je vinsse parmi vous. -Pourquoi ? à cause de mes haillons d’hier. -De l’expérience, j’en ai. +Pourquoi ? à cause de mes haillons d’hier. +De l’expérience, j’en ai. J’arrive de dessous la pression. Je puis vous dire ce que vous pesez. -Ô vous, les maîtres, ce que vous êtes, le savez-vous ? +Ô vous, les maîtres, ce que vous êtes, le savez-vous ? Ce que vous faites, le voyez-vous ? Ah ! tout est terrible. -La contagion fut immédiate. -Le rire, cette démence épanouie, prit toute la chambre. -Les cénacles d’hommes souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. -Ils se vengent ainsi de leur sérieux. -Les lords se mirent à jouer. +La contagion fut immédiate. +Le rire, cette démence épanouie, prit toute la chambre. +Les cénacles d’hommes souverains ne demandent pas mieux que de bouffonner. +Ils se vengent ainsi de leur sérieux. +Les lords se mirent à jouer. Le ricanement aiguisa le rire. On battit des mains autour de celui qui parlait, et on l’outragea. -Un pêle-mêle d’interjections joyeuses l’assaillit, grêle gaie et meurtrissante. -Le lord-chancelier était assez mal à son aise. -Saint-Albans répondait : — Non content. +Un pêle-mêle d’interjections joyeuses l’assaillit, grêle gaie et meurtrissante. +Le lord-chancelier était assez mal à son aise. +Saint-Albans répondait : — Non content. Parbleu, disait Ormond, je le crois bien. -Avec ce visage-là ! -Une foule échappée — les assemblées sont des foules — ressaisissez-la donc. +Avec ce visage-là ! +Une foule échappée — les assemblées sont des foules — ressaisissez-la donc. L’auditoire hait l’orateur. On ne sait pas assez cela. Se raidir sur la bride semble une ressource, et n’en est pas une. Tout orateur l’essaie. C’est l’instinct. -Il considéra un moment ces hommes qui riaient. -Alors, cria-t-il, vous insultez la misère. -Silence, pairs d’Angleterre ! juges, écoutez la plaidoirie. -Oh ! je vous en conjure, ayez pitié ! +Il considéra un moment ces hommes qui riaient. +Alors, cria-t-il, vous insultez la misère. +Silence, pairs d’Angleterre ! juges, écoutez la plaidoirie. +Oh ! je vous en conjure, ayez pitié ! Qui est en danger ? Oh ! ne riez pas. Cette oscillation de la balance de Dieu, c’est le tremblement de la conscience. -Vous n’êtes pas méchants. -Vous êtes des hommes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. +Vous n’êtes pas méchants. +Vous êtes des hommes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Nous nous valons tous. -Les cœurs sont les mêmes. -L’humanité n’est pas autre chose qu’un cœur. -Vos pieds marchent sur des têtes, ce n’est pas votre faute. +Les cœurs sont les mêmes. +L’humanité n’est pas autre chose qu’un cœur. +Vos pieds marchent sur des têtes, ce n’est pas votre faute. C’est la faute de la Babel sociale. -Construction manquée, toute en surplombs. -Un étage accable l’autre. -Écoutez-moi, je vais vous dire. -Oh ! puisque vous êtes puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. +Construction manquée, toute en surplombs. +Un étage accable l’autre. +Écoutez-moi, je vais vous dire. +Oh ! puisque vous êtes puissants, soyez fraternels ; puisque vous êtes grands, soyez doux. Si vous saviez ce que j’ai vu ! -Hélas ! en bas, quel tourment ! +Hélas ! en bas, quel tourment ! Le genre humain est au cachot. -Que de damnés, qui sont des innocents ! -Rendez-vous compte de ces détresses. -Il y a des êtres qui vivent dans la mort. -Quant aux sévérités pénales, elles sont épouvantables. +Que de damnés, qui sont des innocents ! +Rendez-vous compte de ces détresses. +Il y a des êtres qui vivent dans la mort. +Quant aux sévérités pénales, elles sont épouvantables. Je parle un peu au hasard, et je ne choisis pas. -Je dis ce qui me vient à l’esprit. -Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n’oserait être heureux. -Qui est-ce qui est allé à Newcastle-on-Tyne ? -En Caërnarvon, à Traith-maur comme à Traith-bichan, l’épuisement des pauvres est horrible. -Strafford, on ne peut dessécher le marais, faute d’argent. -Les fabriques de draperie sont fermées dans tout le Lancashire. +Je dis ce qui me vient à l’esprit. +Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n’oserait être heureux. +Qui est-ce qui est allé à Newcastle-on-Tyne ? +En Caërnarvon, à Traith-maur comme à Traith-bichan, l’épuisement des pauvres est horrible. +Strafford, on ne peut dessécher le marais, faute d’argent. +Les fabriques de draperie sont fermées dans tout le Lancashire. Ailesbury, ville dont un de vous est lord, la disette est en permanence. -J’ai vu ces choses-là. -Mylords, les impôts que vous votez, savez-vous qui les paie ? -Hélas ! vous vous trompez. +J’ai vu ces choses-là. +Mylords, les impôts que vous votez, savez-vous qui les paie ? +Hélas ! vous vous trompez. Vous faites fausse route. -Vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. +Vous augmentez la pauvreté du pauvre pour augmenter la richesse du riche. C’est le contraire qu’il faudrait faire. -Oh oui, j’ai du vieux sang républicain dans les veines. +Oh oui, j’ai du vieux sang républicain dans les veines. J’ai horreur de cela. -Ces rois, je les exècre ! -Et que les femmes sont effrontées ! -On m’a conté une triste histoire. +Ces rois, je les exècre ! +Et que les femmes sont effrontées ! +On m’a conté une triste histoire. Oh ! je hais Charles 2 ! -Charles 2, Jacques 2 ; après un vaurien, un scélérat ! -À quoi bon le roi ? -Cette royauté parasite, vous la gavez. +Charles 2, Jacques 2 ; après un vaurien, un scélérat ! +À quoi bon le roi ? +Cette royauté parasite, vous la gavez. Ce ver de terre, vous le faites boa. -Ce ténia, vous le faites dragon. -Grâce pour les pauvres ! -Vous alourdissez l’impôt au profit du trône. -Prenez garde aux lois que vous décrétez. -Prenez garde au fourmillement douloureux que vous écrasez. -Regardez à vos pieds. -Ô grands, il y a des petits ! ayez pitié. +Ce ténia, vous le faites dragon. +Grâce pour les pauvres ! +Vous alourdissez l’impôt au profit du trône. +Prenez garde aux lois que vous décrétez. +Prenez garde au fourmillement douloureux que vous écrasez. +Regardez à vos pieds. +Ô grands, il y a des petits ! ayez pitié. La mort est une cessation qui n’excepte aucun membre. Quand la nuit vient, personne ne garde son coin de jour. -Êtes-vous égoïstes ? sauvez les autres. -La perdition du navire n’est indifférente à aucun passager. -Oh ! sachez-le, l’abîme est pour tous. -Le rire redoubla, irrésistible. +Êtes-vous égoïstes ? sauvez les autres. +La perdition du navire n’est indifférente à aucun passager. +Oh ! sachez-le, l’abîme est pour tous. +Le rire redoubla, irrésistible. Gwynplaine avait cela en lui. -Sa voix eut tout à coup des éclats stridents : — Ils sont joyeux, ces hommes ! -L’ironie fait face à l’agonie. -Le ricanement outrage le râle. +Sa voix eut tout à coup des éclats stridents : — Ils sont joyeux, ces hommes ! +L’ironie fait face à l’agonie. +Le ricanement outrage le râle. Ah ! je suis un des leurs. -Je suis aussi un des vôtres, ô vous les pauvres ! +Je suis aussi un des vôtres, ô vous les pauvres ! Un roi m’a vendu, un pauvre m’a recueilli. -Qui m’a mutilé ? -Qui m’a guéri et nourri ? +Qui m’a mutilé ? +Qui m’a guéri et nourri ? Je suis lord Clancharlie, mais je reste Gwynplaine. Je tiens aux grands, et j’appartiens aux petits. Je suis parmi ceux qui jouissent et avec ceux qui souffrent. -Ah ! cette société est fausse. -Un jour viendra la société vraie. +Ah ! cette société est fausse. +Un jour viendra la société vraie. Alors il n’y aura plus de seigneurs, il y aura des vivants libres. -Il n’y aura plus de maîtres, il y aura des pères. +Il n’y aura plus de maîtres, il y aura des pères. Ceci est l’avenir. En attendant, me voici. J’ai un droit, j’en use. Est-ce un droit ? Non, si j’en use pour moi. Oui, si j’en use pour tous. -Je parlerai aux lords, en étant un. -Ô mes frères d’en bas, je leur dirai votre dénûment. -Qu’est-ce que c’est que ces gens qui sont à genoux ? -Qu’est-ce que vous faites là ? -Levez-vous, vous êtes des hommes. -On avait crié bravo, on cria hurrah ! -Du battement des mains on passa au trépignement. -On eût pu se croire à la Green-Box. -Seulement, à la Green-Box le rire fêtait Gwynplaine, ici il l’exterminait. +Je parlerai aux lords, en étant un. +Ô mes frères d’en bas, je leur dirai votre dénûment. +Qu’est-ce que c’est que ces gens qui sont à genoux ? +Qu’est-ce que vous faites là ? +Levez-vous, vous êtes des hommes. +On avait crié bravo, on cria hurrah ! +Du battement des mains on passa au trépignement. +On eût pu se croire à la Green-Box. +Seulement, à la Green-Box le rire fêtait Gwynplaine, ici il l’exterminait. Tuer, c’est l’effort du ridicule. Le rire des hommes fait quelquefois tout ce qu’il peut pour assassiner. -Le rire était devenu une voie de fait. -C’est la bêtise des assemblées d’avoir de l’esprit. +Le rire était devenu une voie de fait. +C’est la bêtise des assemblées d’avoir de l’esprit. Un incident est un point d’interrogation. -En rire, c’est rire de l’énigme. -Le sphinx, qui ne rit pas, est derrière. +En rire, c’est rire de l’énigme. +Le sphinx, qui ne rit pas, est derrière. On entendait des clameurs contradictoires : — Assez ! assez ! — Encore ! encore ! -Au milieu des bouches humaines, une mâchoire bestiale a la parole. -Écoutons l’âne de Balaam, ajoutait lord Yarmouth. -Le rebelle Linnœus est châtié dans son tombeau. -Il ment, affirmait lord Cholmley, le législateur légiste. +Au milieu des bouches humaines, une mâchoire bestiale a la parole. +Écoutons l’âne de Balaam, ajoutait lord Yarmouth. +Le rebelle Linnœus est châtié dans son tombeau. +Il ment, affirmait lord Cholmley, le législateur légiste. La torture n’existe pas en Angleterre. Thomas Wentworth, baron Raby, apostrophait le chancelier. -Mylord chancelier, levez la séance ! +Mylord chancelier, levez la séance ! Non ! non ! non ! qu’il continue ! il nous amuse ! hurrah ! hep ! hep ! hep ! -Ainsi criaient les jeunes lords ; leur gaîté était de la fureur. -Quatre surtout étaient en pleine exaspération d’hilarité et de haine. -À la niche, Gwynplaine ! disait Rochester. -À bas ! à bas ! à bas ! criait Thanet. -Le vicomte Hatton tirait de sa poche un penny, et le jetait à Gwynplaine. -Tumulte de pandémonium ou de panthéon dans lequel se perdaient les paroles de Gwynplaine. +Ainsi criaient les jeunes lords ; leur gaîté était de la fureur. +Quatre surtout étaient en pleine exaspération d’hilarité et de haine. +À la niche, Gwynplaine ! disait Rochester. +À bas ! à bas ! à bas ! criait Thanet. +Le vicomte Hatton tirait de sa poche un penny, et le jetait à Gwynplaine. +Tumulte de pandémonium ou de panthéon dans lequel se perdaient les paroles de Gwynplaine. On n’y distinguait que ce mot : Prenez garde ! -Je prédis, répondit Gwynplaine. +Je prédis, répondit Gwynplaine. Le rire fit explosion de nouveau. -Et sous ce rire grondait la colère en basse continue. -Il sentait son ascension crouler sous lui, et son auditoire était un précipice. -Il y a toujours quelqu’un qui dit le mot où tout se résume. -Gwynpiaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de convulsion suprême. +Et sous ce rire grondait la colère en basse continue. +Il sentait son ascension crouler sous lui, et son auditoire était un précipice. +Il y a toujours quelqu’un qui dit le mot où tout se résume. +Gwynpiaine se dressa, éperdu et indigné, dans une sorte de convulsion suprême. Il les regarda tous fixement. Ce que je viens faire ici ? -Je viens être terrible. +Je viens être terrible. Je suis un monstre, dites-vous. Non, je suis le peuple. Je suis une exception ? Non, je suis tout le monde. L’exception, c’est vous. -Vous êtes la chimère, et je suis la réalité. +Vous êtes la chimère, et je suis la réalité. Je suis l’Homme. Je suis l’effrayant Homme qui Rit. Qui rit de quoi ? @@ -7758,565 +7758,565 @@ Qu’est-ce que son rire ? Votre crime, et son supplice. Je ris, cela veut dire : Je pleure. Les rires continuaient, mais bas. -Il put croire à une certaine reprise d’attention. -Ce rire exprime la désolation universelle. -Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, désespoir. +Il put croire à une certaine reprise d’attention. +Ce rire exprime la désolation universelle. +Ce rire veut dire haine, silence contraint, rage, désespoir. Ce rire est un produit des tortures. Ce rire est un rire de force. Si Satan avait ce rire, ce rire condamnerait Dieu. Ah ! vous me prenez pour une exception ! Je suis un symbole. -Ô tout-puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux. -Je représente l’humanité telle que ses maîtres l’ont faite. -L’homme est un mutilé. +Ô tout-puissants imbéciles que vous êtes, ouvrez les yeux. +Je représente l’humanité telle que ses maîtres l’ont faite. +L’homme est un mutilé. Ce qu’on m’a fait, on l’a fait au genre humain. Mylords, je vous le dis, le peuple, c’est moi. Aujourd’hui vous l’opprimez, aujourd’hui vous me huez. -Mais l’avenir, c’est le dégel sombre. -Ce qui était pierre devient flot. +Mais l’avenir, c’est le dégel sombre. +Ce qui était pierre devient flot. L’apparence solide se change en submersion. Un craquement, et tout est dit. -Londres est une fête perpétuelle. -Angleterre est d’un bout à l’autre une acclamation. -Mais écoutez : Tout ce que vous voyez, c’est moi. -Vous avez des fêtes, c’est mon rire. +Londres est une fête perpétuelle. +Angleterre est d’un bout à l’autre une acclamation. +Mais écoutez : Tout ce que vous voyez, c’est moi. +Vous avez des fêtes, c’est mon rire. Vous avez des joies publiques, c’est mon rire. Vous avez des mariages, des sacres et des couronnements, c’est mon rire. Vous avez des naissances de princes, c’est mon rire. Vous avez au-dessus de vous le tonnerre, c’est mon rire. -Le moyen de tenir à de telles choses ! le rire recommença, cette fois accablant. -Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. -Pas de supplice comparable à celui du misérable risible. +Le moyen de tenir à de telles choses ! le rire recommença, cette fois accablant. +Faire du mal joyeusement, aucune foule ne résiste à cette contagion. +Pas de supplice comparable à celui du misérable risible. Ce supplice, Gwynplaine le subissait. -L’allégresse, sur lui, était lapidation et mitraille. -Il était hochet, mannequin, tête de turc, cible. +L’allégresse, sur lui, était lapidation et mitraille. +Il était hochet, mannequin, tête de turc, cible. On bondissait, on criait bis, on se roulait. On battait du pied. On s’empoignait au rabat. -Les lords riaient, les évêques riaient, les juges riaient. -Le banc des vieillards se déridait, le banc des enfants se tordait. -L’archevêque de Canterbury poussait du coude l’archevêque d’York. -Henry Compton, évêque de Londres, frère du comte de Northampton, se tenait les côtes. +Les lords riaient, les évêques riaient, les juges riaient. +Le banc des vieillards se déridait, le banc des enfants se tordait. +L’archevêque de Canterbury poussait du coude l’archevêque d’York. +Henry Compton, évêque de Londres, frère du comte de Northampton, se tenait les côtes. Le lord-chancelier baissait les yeux pour cacher son rire probable. -Jamais lueur plus sinistre n’avait éclairé la profonde nuit humaine. -Gwynplaine assistait à l’effraction définitive de sa destinée par un éclat de rire. -L’irrémédiable était là. -On se relève tombé, on ne se relève pas pulvérisé. -Cette moquerie inepte et souveraine le mettait en poussière. -Rien de possible désormais. +Jamais lueur plus sinistre n’avait éclairé la profonde nuit humaine. +Gwynplaine assistait à l’effraction définitive de sa destinée par un éclat de rire. +L’irrémédiable était là. +On se relève tombé, on ne se relève pas pulvérisé. +Cette moquerie inepte et souveraine le mettait en poussière. +Rien de possible désormais. Tout est selon le milieu. -L’applaudissement là-bas était ici imprécation. +L’applaudissement là-bas était ici imprécation. Il sentait quelque chose comme le revers de son masque. -Il se sentait comme frappé par derrière. +Il se sentait comme frappé par derrière. Le sort a des coups de trahison. -Il avait cru monter, ce rire l’accueillait ; les apothéoses ont des aboutissements lugubres. -Il y a un mot sombre, être dégrisé. -Sagesse tragique, celle qui naît de l’ivresse. -À vau-l’eau, c’est le fou rire. -Une assemblée en gaîté, c’est la boussole perdue. -On ne savait plus où l’on allait, ni ce qu’on faisait. -Il fallut lever la séance. +Il avait cru monter, ce rire l’accueillait ; les apothéoses ont des aboutissements lugubres. +Il y a un mot sombre, être dégrisé. +Sagesse tragique, celle qui naît de l’ivresse. +À vau-l’eau, c’est le fou rire. +Une assemblée en gaîté, c’est la boussole perdue. +On ne savait plus où l’on allait, ni ce qu’on faisait. +Il fallut lever la séance. Le lord-chancelier, « attendu l’incident », ajourna la suite du vote au lendemain. -La chambre se sépara. -Les lords firent la révérence à la chaise royale et s’en allèrent. +La chambre se sépara. +Les lords firent la révérence à la chaise royale et s’en allèrent. On entendit les rires se prolonger et se perdre dans les couloirs. -En peu de temps, la salle fut déserte. -Cela se fait très vite, et presque sans transition. +En peu de temps, la salle fut déserte. +Cela se fait très vite, et presque sans transition. Ces lieux de tumulte sont tout de suite repris par le silence. -Gwynplaine tout à coup eut une sorte de réveil. -La salle était vide. -Il n’avait pas même vu que la séance avait été levée. -Tous les pairs avaient disparu, même ses deux parrains. -Il s’en aperçut à peine. -Un instant après, il était dans la galerie. +Gwynplaine tout à coup eut une sorte de réveil. +La salle était vide. +Il n’avait pas même vu que la séance avait été levée. +Tous les pairs avaient disparu, même ses deux parrains. +Il s’en aperçut à peine. +Un instant après, il était dans la galerie. Il n’y avait plus personne dans la galerie. -Des candélabres et des lustres de distance en distance indiquaient l’itinéraire de sortie. -C’est de là que venait le bruit qu’il avait entendu. -C’était une querelle. -Qui était cet homme ? +Des candélabres et des lustres de distance en distance indiquaient l’itinéraire de sortie. +C’est de là que venait le bruit qu’il avait entendu. +C’était une querelle. +Qui était cet homme ? Vous voulez que je retire mes paroles. -Vous n’êtes pas des lâches. -Vous êtes des idiots. -Vous vous êtes mis tous contre un. +Vous n’êtes pas des lâches. +Vous êtes des idiots. +Vous vous êtes mis tous contre un. Ce n’est pas couardise. Alors c’est ineptie. -On vous a parlé, vous n’avez pas compris. +On vous a parlé, vous n’avez pas compris. Ici, les vieux sont sourds de l’oreille, et les jeunes, de l’intelligence. -Je suis assez un des vôtres pour vous dire vos vérités. -La vermine, les lions, l’apostrophe au sous-clerc, tout cela était de mauvais goût. +Je suis assez un des vôtres pour vous dire vos vérités. +La vermine, les lions, l’apostrophe au sous-clerc, tout cela était de mauvais goût. Parbleu ! qui vous dit le contraire ? -Vous m’avez déplu, j’en suis fâché. -Mylords, je vous défends d’être d’un autre avis que moi. -Je regrette que Lewis de Duras ne soit pas là. +Vous m’avez déplu, j’en suis fâché. +Mylords, je vous défends d’être d’un autre avis que moi. +Je regrette que Lewis de Duras ne soit pas là. Je l’insulterais avec plaisir. -Mylords, Fermain Clancharlie a été le lord, et vous avez été les saltimbanques. -Quant à son rire, ce n’est pas sa faute. +Mylords, Fermain Clancharlie a été le lord, et vous avez été les saltimbanques. +Quant à son rire, ce n’est pas sa faute. Vous avez ri de ce rire. On ne rit pas d’un malheur. -Vous êtes des niais. +Vous êtes des niais. Et des niais cruels. -Mylord Haversham, j’ai vu l’autre jour ta maîtresse, elle est hideuse. -Beaucoup d’hommes jasent, très peu parlent. -Moi, je suis ici, et je tiens à vous regarder en face. -Vous venez d’être impudents avec ce nouveau lord. -Mais livré aux bêtes. -J’aimerais mieux être lui que vous. -Vos airs joyeux m’ont ennuyé. -C’est pourquoi je suis venu vous attendre à la sortie. -Causer est utile, et nous avons des arrangements à prendre. -Vous rendiez-vous compte que vous me manquiez un peu à moi-même ? +Mylord Haversham, j’ai vu l’autre jour ta maîtresse, elle est hideuse. +Beaucoup d’hommes jasent, très peu parlent. +Moi, je suis ici, et je tiens à vous regarder en face. +Vous venez d’être impudents avec ce nouveau lord. +Mais livré aux bêtes. +J’aimerais mieux être lui que vous. +Vos airs joyeux m’ont ennuyé. +C’est pourquoi je suis venu vous attendre à la sortie. +Causer est utile, et nous avons des arrangements à prendre. +Vous rendiez-vous compte que vous me manquiez un peu à moi-même ? Mylords, j’ai le ferme dessein de tuer quelques-uns d’entre-vous. -Ogle Cavendish, prends tes précautions et songe à ta devise : Cavendo tutus. +Ogle Cavendish, prends tes précautions et songe à ta devise : Cavendo tutus. Et c’est dit, mylords. -À pied ou à cheval. +À pied ou à cheval. Tous, entendez-vous ? je vous veux tous. -Et je vous châtierai, mylords ! -Je trouve mauvais que vous ayez bafoué lord Fermain Clancharlie. +Et je vous châtierai, mylords ! +Je trouve mauvais que vous ayez bafoué lord Fermain Clancharlie. Il vaut mieux que vous. Je choisis le pistolet, dit Burlington. -Lord David, dit le comte de Thanet, tu es écossais. +Lord David, dit le comte de Thanet, tu es écossais. Je prends la claymore. -Moi, l’épée, dit Rockingham. -Moi, dit le duc Ralph, je préfère la boxe. +Moi, l’épée, dit Rockingham. +Moi, dit le duc Ralph, je préfère la boxe. C’est plus noble. Gwynplaine sortit de l’ombre. Je vous remercie, dit-il. Mais ceci me regarde. -Toutes les têtes se tournèrent. -Tiens ! dit lord David, c’est vous ! vous voilà ! +Toutes les têtes se tournèrent. +Tiens ! dit lord David, c’est vous ! vous voilà ! Cela se trouve bien. -J’avais aussi un mot à vous dire. -Monsieur, vous avez insulté ma mère. -Votre mère ? s’écria Gwynplaine. +J’avais aussi un mot à vous dire. +Monsieur, vous avez insulté ma mère. +Votre mère ? s’écria Gwynplaine. En ce cas, je le devinais, nous sommes... -Frères, répondit lord David. -Et il donna un soufflet à Gwynplaine. -Nous sommes frères, reprit-il. +Frères, répondit lord David. +Et il donna un soufflet à Gwynplaine. +Nous sommes frères, reprit-il. Ce qui fait que nous pouvons nous battre. -On ne se bat qu’entre égaux. -Qui est plus notre égal que notre frère ? +On ne se bat qu’entre égaux. +Qui est plus notre égal que notre frère ? Je vous enverrai mes parrains. Demain, nous nous couperons la gorge. -Les rues, obscures, étaient désertes. -Point de réverbères, cela fait peu de passants. -L’homme marchait à grands pas. -Il était étrangement vêtu pour aller dans la rue à pareille heure. -Cet homme était Gwynplaine. +Les rues, obscures, étaient désertes. +Point de réverbères, cela fait peu de passants. +L’homme marchait à grands pas. +Il était étrangement vêtu pour aller dans la rue à pareille heure. +Cet homme était Gwynplaine. Il avait pris la fuite. -Où en était-il ? il ne le savait pas. -Le réel cesse d’être respirable. -On est écrasé par des choses auxquelles on ne croit pas. -Le néant s’est fait ouragan. -Le firmament a blêmi. +Où en était-il ? il ne le savait pas. +Le réel cesse d’être respirable. +On est écrasé par des choses auxquelles on ne croit pas. +Le néant s’est fait ouragan. +Le firmament a blêmi. L’infini est vide. On est dans l’absence. On se sent mourir. -On désire un astre. -Qu’éprouvait Gwynplaine ? une soif, voir Dea. +On désire un astre. +Qu’éprouvait Gwynplaine ? une soif, voir Dea. Il ne sentait plus que cela. Il approchait du Tarrinzeau-field. Il ne marchait plus, il courait. -Ses yeux plongeaient dans l’obscurité en avant. -Il se faisait précéder par son regard ; recherche avide du port à l’horizon. -Il déboucha sur le bowling-green. +Ses yeux plongeaient dans l’obscurité en avant. +Il se faisait précéder par son regard ; recherche avide du port à l’horizon. +Il déboucha sur le bowling-green. Et il y alla. Il n’y courut pas. -Il s’y précipita. -Il arriva à l’inn, ne respirant plus. +Il s’y précipita. +Il arriva à l’inn, ne respirant plus. Dans l’engloutissement de tout, la tendresse surnage. -Ne pas réveiller brusquement Dea, ce fut tout de suite la préoccupation de Gwynplaine. +Ne pas réveiller brusquement Dea, ce fut tout de suite la préoccupation de Gwynplaine. Il approcha de l’inn en faisant le moins de bruit possible. Il ne se fit aucun mouvement dans le bedroom de Govicum. -À cet âge, se dit Gwynplaine, on a le sommeil dur. +À cet âge, se dit Gwynplaine, on a le sommeil dur. Il frappa du revers de sa main un petit coup sur la lucarne. Il frappa plus vivement et deux coups. -On ne bougea pas dans le réduit. -Alors, avec quelque frémissement, il alla à la porte de l’inn, et cogna. -Il heurta violemment, comme un lord, qu’il était, hélas ! +On ne bougea pas dans le réduit. +Alors, avec quelque frémissement, il alla à la porte de l’inn, et cogna. +Il heurta violemment, comme un lord, qu’il était, hélas ! La maison demeura silencieuse. -Il sentit qu’il devenait éperdu. -Il ne garda plus de ménagement. -En même temps il regardait aux fenêtres pour voir si quelque chandelle s’allumait. +Il sentit qu’il devenait éperdu. +Il ne garda plus de ménagement. +En même temps il regardait aux fenêtres pour voir si quelque chandelle s’allumait. Rien dans l’inn. Le loup n’aboya pas. -Une sueur glacée perla sur son front. +Une sueur glacée perla sur son front. Il jeta les yeux autour de lui. -Il vit une chose lugubre, l’évanouissement de tout. +Il vit une chose lugubre, l’évanouissement de tout. Il n’y avait plus une seule baraque sur le bowling-green. -Le circus n’y était plus. -Tout s’en était allé. -La folie de l’anxiété le prit. +Le circus n’y était plus. +Tout s’en était allé. +La folie de l’anxiété le prit. Qu’est-ce que cela voulait dire ? -Qu’était-il donc arrivé ? +Qu’était-il donc arrivé ? Est-ce qu’il n’y avait plus personne ? -Est-ce que sa vie se serait écroulée derrière lui ? -Qu’est-ce qu’on leur avait fait, à tous ? -Il se rua comme une tempête sur la maison. +Est-ce que sa vie se serait écroulée derrière lui ? +Qu’est-ce qu’on leur avait fait, à tous ? +Il se rua comme une tempête sur la maison. Il appela Nicless, Govicum, Fibi, Vinos, Ursus, Homo. Toutes les clameurs, tous les bruits, il les jeta sur cette muraille. -Par instants il s’interrompait et écoutait, la maison restait muette et comme morte. -Alors, exaspéré, il recommençait. -Chocs, frappements, cris, roulements de coups faisant écho partout. -On eût dit le tonnerre essayant de réveiller le sépulcre. -À un certain degré d’épouvante, on devient terrible. +Par instants il s’interrompait et écoutait, la maison restait muette et comme morte. +Alors, exaspéré, il recommençait. +Chocs, frappements, cris, roulements de coups faisant écho partout. +On eût dit le tonnerre essayant de réveiller le sépulcre. +À un certain degré d’épouvante, on devient terrible. Qui craint tout, ne craint plus rien. On donne des coups de pied au sphinx. On rudoie l’inconnu. -Précaution, obscure pour lui-même, dont il avait encore l’instinct dans son égarement. -Les cris et les appels épuisés, restait l’escalade. +Précaution, obscure pour lui-même, dont il avait encore l’instinct dans son égarement. +Les cris et les appels épuisés, restait l’escalade. Il se dit : Il faut entrer dans la maison. -Il pénétra dans l’inn. -Toute la maison était noire. +Il pénétra dans l’inn. +Toute la maison était noire. La porte tourna sur ses gonds. Il regarda dans la cour. -La Green-Box n’y était plus. +La Green-Box n’y était plus. Il n’y avait plus rien. -Il frappa aux échoppes, quoique sachant très bien qu’elles étaient inhabitées. -Il cogna à tout ce qui ressemblait à une fenêtre, ou à une porte. -Pas une voix ne sortit de cette obscurité. -Quelque chose comme la mort était venu là. -La fourmilière avait été écrasée. -Visiblement une mesure de police avait été prise. +Il frappa aux échoppes, quoique sachant très bien qu’elles étaient inhabitées. +Il cogna à tout ce qui ressemblait à une fenêtre, ou à une porte. +Pas une voix ne sortit de cette obscurité. +Quelque chose comme la mort était venu là. +La fourmilière avait été écrasée. +Visiblement une mesure de police avait été prise. Il y avait eu ce qu’on appellerait de nos jours une razzia. -C’était le parapet de l’Effroc-stone. -Ce parapet bordait un tronçon de quai très court et très étroit. +C’était le parapet de l’Effroc-stone. +Ce parapet bordait un tronçon de quai très court et très étroit. Regardait-il l’eau ? Non pas l’ombre hors de lui, mais l’ombre au dedans de lui. -Ces navires, les uns amarrés, les autres à l’ancre, étaient immobiles. -C’était livide et confus. -Çà et là un falot rouge piquait la brume. +Ces navires, les uns amarrés, les autres à l’ancre, étaient immobiles. +C’était livide et confus. +Çà et là un falot rouge piquait la brume. Gwynplaine ne percevait rien de tout cela. -Ce qu’il considérait, c’était la destinée. -Il songeait, visionnaire éperdu devant la réalité inexorable. -Il lui semblait entendre derrière lui quelque chose comme un tremblement de terre. -C’était le rire des lords. +Ce qu’il considérait, c’était la destinée. +Il songeait, visionnaire éperdu devant la réalité inexorable. +Il lui semblait entendre derrière lui quelque chose comme un tremblement de terre. +C’était le rire des lords. Ce rire, il venait d’en sortir. -Il en était sorti souffleté. -Ces ténèbres, il les comparait au songe qu’il avait fait. -Gwynplaine venait d’arriver à ce bord sinistre, le vide. -La Green-Box partie, c’était l’univers évanoui. -La fermeture de son âme venait de se faire. +Il en était sorti souffleté. +Ces ténèbres, il les comparait au songe qu’il avait fait. +Gwynplaine venait d’arriver à ce bord sinistre, le vide. +La Green-Box partie, c’était l’univers évanoui. +La fermeture de son âme venait de se faire. Qu’avait-il pu se passer ? -On les avait enlevés évidemment. -Il était clair qu’il ne les reverrait jamais. -On avait pris des précautions pour cela. -Puissances du ciel ! où était-elle ? -Et il n’avait pas été là pour la défendre ! +On les avait enlevés évidemment. +Il était clair qu’il ne les reverrait jamais. +On avait pris des précautions pour cela. +Puissances du ciel ! où était-elle ? +Et il n’avait pas été là pour la défendre ! Il s’infligeait cette torture. -Les dernières ombres étaient sur lui. -Tout homme peut avoir dans sa destinée une fin du monde pour lui seul. -Cela s’appelle le désespoir. -L’âme est pleine d’étoiles tombantes. -Voilà donc où il en était ! -Une fumée avait passé. -Il avait été mêlé à cette fumée. -Elle s’était épaissie sur ses yeux ; elle était entrée dans son cerveau. -Il avait été, au dehors, aveuglé ; au dedans, enivré. -Cela avait duré le temps qu’une fumée passe. -Puis tout s’était dissipé, la fumée et sa vie. -Réveillé de ce rêve, il se retrouvait seul. -C’était là son horizon. +Les dernières ombres étaient sur lui. +Tout homme peut avoir dans sa destinée une fin du monde pour lui seul. +Cela s’appelle le désespoir. +L’âme est pleine d’étoiles tombantes. +Voilà donc où il en était ! +Une fumée avait passé. +Il avait été mêlé à cette fumée. +Elle s’était épaissie sur ses yeux ; elle était entrée dans son cerveau. +Il avait été, au dehors, aveuglé ; au dedans, enivré. +Cela avait duré le temps qu’une fumée passe. +Puis tout s’était dissipé, la fumée et sa vie. +Réveillé de ce rêve, il se retrouvait seul. +C’était là son horizon. Seul a un synonyme : mort. -Le désespoir est un compteur. -Il tient à faire son total. -Rien ne lui échappe. -Il additionne tout, il ne fait pas grâce des centimes. -Il reproche à Dieu les coups de tonnerre et les coups d’épingle. -Il veut savoir à quoi s’en tenir sur le destin. -Il raisonne, pèse et calcule. -Sombre refroidissement extérieur sous lequel continue de couler la lave ardente. +Le désespoir est un compteur. +Il tient à faire son total. +Rien ne lui échappe. +Il additionne tout, il ne fait pas grâce des centimes. +Il reproche à Dieu les coups de tonnerre et les coups d’épingle. +Il veut savoir à quoi s’en tenir sur le destin. +Il raisonne, pèse et calcule. +Sombre refroidissement extérieur sous lequel continue de couler la lave ardente. Gwynplaine s’examina, et examina le sort. -Le coup d’œil en arrière ; résumé redoutable. -Quand on est au haut de la montagne, on regarde le précipice. +Le coup d’œil en arrière ; résumé redoutable. +Quand on est au haut de la montagne, on regarde le précipice. Quand on est au fond de la chute, on regarde le ciel. -Et l’on se dit : J’étais là ! -Gwynplaine était tout en bas du malheur. -Et comme cela était venu vite ! +Et l’on se dit : J’étais là ! +Gwynplaine était tout en bas du malheur. +Et comme cela était venu vite ! Promptitude hideuse de l’infortune. Elle est si lourde qu’on la croirait lente. -Tout cela est démenti par l’avalanche ! +Tout cela est démenti par l’avalanche ! L’avalanche, c’est la neige devenue fournaise. -Elle reste glacée, et dévore. -L’avalanche avait enveloppé Gwynplaine. -Il récapitula sa chute. -Il se fît des demandes et des réponses. +Elle reste glacée, et dévore. +L’avalanche avait enveloppé Gwynplaine. +Il récapitula sa chute. +Il se fît des demandes et des réponses. La douleur est un interrogatoire. -Aucun juge n’est minutieux comme la conscience instruisant son propre procès. -Quelle quantité de remords y avait-il dans son désespoir ? -Il voulut s’en rendre compte et disséqua sa conscience ; vivisection douloureuse. +Aucun juge n’est minutieux comme la conscience instruisant son propre procès. +Quelle quantité de remords y avait-il dans son désespoir ? +Il voulut s’en rendre compte et disséqua sa conscience ; vivisection douloureuse. Son absence avait produit une catastrophe. -Cette absence avait-elle dépendu de lui ? -Dans tout ce qui venait de se passer, avait-il été libre ? -Il s’était senti captif. -Ce qui l’avait arrêté et retenu, qu’était-ce ? -Qu’était-ce donc ? une glu. -Il avait été embourbé dans de la grandeur. +Cette absence avait-elle dépendu de lui ? +Dans tout ce qui venait de se passer, avait-il été libre ? +Il s’était senti captif. +Ce qui l’avait arrêté et retenu, qu’était-ce ? +Qu’était-ce donc ? une glu. +Il avait été embourbé dans de la grandeur. Il y avait eu quelque chose comme un panneau tendu. -Ce qui est d’abord tentation finit par être captivité. -Il l’avait accepté. +Ce qui est d’abord tentation finit par être captivité. +Il l’avait accepté. Gwynplaine pouvait dire non. Il avait dit oui. -De ce oui, prononcé dans l’étourdissement, tout avait découlé. -Arrière-goût amer du consentement. -Qu’avait-il accepté ? une restitution. +De ce oui, prononcé dans l’étourdissement, tout avait découlé. +Arrière-goût amer du consentement. +Qu’avait-il accepté ? une restitution. Faite par qui ? par la providence. -Alors il sentait une révolte. -Acceptation stupide ! quel marché il avait fait ! quel échange inepte ! -Il avait traité à perte avec cette providence. -Pour l’océan, il avait donné la perle. -Ô insensé ! ô imbécile ! ô dupe ! -Brusquement transformé en lord, que devait-il faire ? -La complication de l’évènement produit la perplexité de l’esprit. -C’est ce qui lui était arrivé. -Où est désormais la ligne droite ? +Alors il sentait une révolte. +Acceptation stupide ! quel marché il avait fait ! quel échange inepte ! +Il avait traité à perte avec cette providence. +Pour l’océan, il avait donné la perle. +Ô insensé ! ô imbécile ! ô dupe ! +Brusquement transformé en lord, que devait-il faire ? +La complication de l’évènement produit la perplexité de l’esprit. +C’est ce qui lui était arrivé. +Où est désormais la ligne droite ? Envers qui est le premier devoir ? Est-ce envers ses proches ? Est-ce envers le genre humain ? -Ne passe-t-on pas de la petite famille à la grande ? -On monte, et l’on sent sur son honnêteté un poids qui s’accroît. -Plus haut, on se sent plus obligé. -L’élargissement du droit agrandit le devoir. +Ne passe-t-on pas de la petite famille à la grande ? +On monte, et l’on sent sur son honnêteté un poids qui s’accroît. +Plus haut, on se sent plus obligé. +L’élargissement du droit agrandit le devoir. Sortir ? rester ? avancer ? reculer ? que faire ? -Que le devoir ait des carrefours, c’est étrange. -La responsabilité peut être un labyrinthe. +Que le devoir ait des carrefours, c’est étrange. +La responsabilité peut être un labyrinthe. L’homme pensif est souvent l’homme passif. -Il lui avait semblé entendre le commandement même du devoir. +Il lui avait semblé entendre le commandement même du devoir. Je serai l’immense avocat de ce silence. Je parlerai pour les muets. Je parlerai des petits aux grands et des faibles aux puissants. -C’est là le but de mon sort. +C’est là le but de mon sort. Dieu veut ce qu’il veut, et il le fait. -Je suis prédestiné ! j’ai une mission. +Je suis prédestiné ! j’ai une mission. Je serai le lord des pauvres. -Je parlerai pour tous les taciturnes désespérés. -Je traduirai les bégaiements. -Désarmement forcé qui réclame le secours. +Je parlerai pour tous les taciturnes désespérés. +Je traduirai les bégaiements. +Désarmement forcé qui réclame le secours. Moi, je serai le secours. -Moi, je serai la dénonciation. +Moi, je serai la dénonciation. Je serai le Verbe du Peuple. -Grâce à moi, on comprendra. -Je serai la bouche sanglante dont le bâillon est arraché. -C’était la seconde partie de son aventure. -Hélas ! il avait avorté. -Il avait avorté irrémédiablement. -Quelle chute ! tomber dans l’écume du rire. -Il était venu s’échouer à ce colossal écueil, la frivolité des heureux. -Il se croyait un vengeur, il était un clown. -Il croyait foudroyer, il avait chatouillé. -Au lieu de l’émotion, il avait recueilli la moquerie. -Il avait sangloté, on était entré en joie. -Sous cette joie, il avait sombré. +Grâce à moi, on comprendra. +Je serai la bouche sanglante dont le bâillon est arraché. +C’était la seconde partie de son aventure. +Hélas ! il avait avorté. +Il avait avorté irrémédiablement. +Quelle chute ! tomber dans l’écume du rire. +Il était venu s’échouer à ce colossal écueil, la frivolité des heureux. +Il se croyait un vengeur, il était un clown. +Il croyait foudroyer, il avait chatouillé. +Au lieu de l’émotion, il avait recueilli la moquerie. +Il avait sangloté, on était entré en joie. +Sous cette joie, il avait sombré. Et de quoi avait-on ri ? -Prodigieux déni de justice. -La royauté, après avoir eu raison de son père, avait raison de lui. +Prodigieux déni de justice. +La royauté, après avoir eu raison de son père, avait raison de lui. Contre qui les lords s’indignaient-ils ? Contre le tortureur ? non. -Ici le trône, là le peuple ; ici Jacques 2, là Gwynplaine. -Certes, cette confrontation mettait en lumière un attentat, et un crime. -Quel était l’attentat ? se plaindre. -Quel était le crime ? souffrir. -Que la misère se cache et se taise, sinon elle est lèse-majesté. -Ils étaient bourreaux sans le savoir. -Ils étaient de bonne humeur. +Ici le trône, là le peuple ; ici Jacques 2, là Gwynplaine. +Certes, cette confrontation mettait en lumière un attentat, et un crime. +Quel était l’attentat ? se plaindre. +Quel était le crime ? souffrir. +Que la misère se cache et se taise, sinon elle est lèse-majesté. +Ils étaient bourreaux sans le savoir. +Ils étaient de bonne humeur. Ils avaient trouve Gwynplaine inutile. -Chose navrante, lui-même il riait. -Il était l’Homme qui Rit, cariatide du monde qui pleure. -Cette grimace totale, il était cela. -Il avait crié : Grâce pour les souffrants ! -Il avait voulu éveiller la pitié ; il avait éveillé l’horreur. +Chose navrante, lui-même il riait. +Il était l’Homme qui Rit, cariatide du monde qui pleure. +Cette grimace totale, il était cela. +Il avait crié : Grâce pour les souffrants ! +Il avait voulu éveiller la pitié ; il avait éveillé l’horreur. C’est la loi d’apparition des spectres. -En même temps que spectre, il était homme. -C’était là sa complication poignante. -Spectre extérieur, homme intérieur. -Homme, plus qu’aucun peut-être, car son double sort résumait toute l’humanité. +En même temps que spectre, il était homme. +C’était là sa complication poignante. +Spectre extérieur, homme intérieur. +Homme, plus qu’aucun peut-être, car son double sort résumait toute l’humanité. Il y avait dans son existence de l’infranchissable. -Qu’était-il ? un déshérité ? non, car il était un lord. -Qu’était-il ? un lord ? non, car il était un révolté. -Il était l’Apporte-lumière, trouble-fête effrayant. -Il n’était pas Satan, certes, mais il était Lucifer. -Il arrivait sinistre, un flambeau à la main. +Qu’était-il ? un déshérité ? non, car il était un lord. +Qu’était-il ? un lord ? non, car il était un révolté. +Il était l’Apporte-lumière, trouble-fête effrayant. +Il n’était pas Satan, certes, mais il était Lucifer. +Il arrivait sinistre, un flambeau à la main. Sinistre pour qui ? pour les sinistres. -Redoutable à qui ? aux redoutés. +Redoutable à qui ? aux redoutés. Aussi ils le rejetaient. Sa parole avait paru plus difforme que sa figure. -En haut, il était impossible. -Il arrivait tout mouillé de l’eau du puits Vérité. -Il avait la fétidité de l’abîme. -Il répugnait à ces princes, parfumés de mensonges. -À qui vit de fiction, la vérité est infecte. -Qui a soif de flatterie revomit le réel, bu par surprise. -On le rejetait avec dégoût. -Il y avait là des évêques. +En haut, il était impossible. +Il arrivait tout mouillé de l’eau du puits Vérité. +Il avait la fétidité de l’abîme. +Il répugnait à ces princes, parfumés de mensonges. +À qui vit de fiction, la vérité est infecte. +Qui a soif de flatterie revomit le réel, bu par surprise. +On le rejetait avec dégoût. +Il y avait là des évêques. Il leur apportait Dieu. -Qu’était-ce que cet intrus ? -Les pôles extrêmes se repoussent. -Il constatait la surdité des hauts lieux. -Les privilégiés n’ont pas d’oreille du côté des déshérités. -Est-ce la faute des privilégiés ? non. -C’est leur loi, hélas ! -S’émouvoir, ce serait abdiquer. -Où sont les seigneurs et les princes, il ne faut rien attendre. +Qu’était-ce que cet intrus ? +Les pôles extrêmes se repoussent. +Il constatait la surdité des hauts lieux. +Les privilégiés n’ont pas d’oreille du côté des déshérités. +Est-ce la faute des privilégiés ? non. +C’est leur loi, hélas ! +S’émouvoir, ce serait abdiquer. +Où sont les seigneurs et les princes, il ne faut rien attendre. Le satisfait, c’est l’inexorable. -Pour l’assouvi, l’affamé n’existe point. +Pour l’assouvi, l’affamé n’existe point. Les heureux ignorent, et s’isolent. -Gwynplaine venait d’avoir la réception d’un spectre entrant chez les dieux. +Gwynplaine venait d’avoir la réception d’un spectre entrant chez les dieux. Ici tout ce qu’il avait en lui se soulevait. -Non, il n’était pas un spectre, il était un homme. -Il le leur avait dit, il le leur avait crié, il était l’Homme. -Il n’était pas un fantôme. -Il était une chair palpitante. -Avoir trop espéré, c’était même là toute sa faute. -Lui qui était dehors, il y était rentré. +Non, il n’était pas un spectre, il était un homme. +Il le leur avait dit, il le leur avait crié, il était l’Homme. +Il n’était pas un fantôme. +Il était une chair palpitante. +Avoir trop espéré, c’était même là toute sa faute. +Lui qui était dehors, il y était rentré. Le mariage ? il avait vu sur le seuil la prostitution. -Il était rejeté presque avant même d’avoir été admis. -Et c’était par une transfiguration traître que son désastre avait débuté. -Et cette catastrophe s’était approchée de lui avec le visage de l’apothéose ! -Monte ! avait signifié : Descends ! -Il était une sorte de contraire de Job. -C’est par la prospérité que l’adversité lui était venue. -Ô tragique énigme humaine ! -Voilà donc les embûches ! -Homme, il avait lutté contre le destin, et il l’avait terrassé. -De défiguré, il s’était fait rayonnant, et de malheureux, heureux. +Il était rejeté presque avant même d’avoir été admis. +Et c’était par une transfiguration traître que son désastre avait débuté. +Et cette catastrophe s’était approchée de lui avec le visage de l’apothéose ! +Monte ! avait signifié : Descends ! +Il était une sorte de contraire de Job. +C’est par la prospérité que l’adversité lui était venue. +Ô tragique énigme humaine ! +Voilà donc les embûches ! +Homme, il avait lutté contre le destin, et il l’avait terrassé. +De défiguré, il s’était fait rayonnant, et de malheureux, heureux. De son exil il avait fait un asile. -Athlète, il avait lutté contre ce lion, le peuple, et il l’avait apprivoisé. +Athlète, il avait lutté contre ce lion, le peuple, et il l’avait apprivoisé. Il avait pu se croire le vainqueur de la vie. -La chair est cendre, l’âme est flamme. -Brusque spoliation de tout ce qui avait été sa félicité ! -À quoi bon avoir triomphé d’abord ? -Hélas ! il faut être précipité, sans quoi la destinée n’est pas complète. +La chair est cendre, l’âme est flamme. +Brusque spoliation de tout ce qui avait été sa félicité ! +À quoi bon avoir triomphé d’abord ? +Hélas ! il faut être précipité, sans quoi la destinée n’est pas complète. Il avait mordu dans le fruit d’or. -Il recrachait la bouchée de cendre. -Et que faire désormais ? -Il ne voyait que l’éclair hideux de cette épée. -Et ce frère, il lui apparaissait comme chevaleresque et vaillant ! +Il recrachait la bouchée de cendre. +Et que faire désormais ? +Il ne voyait que l’éclair hideux de cette épée. +Et ce frère, il lui apparaissait comme chevaleresque et vaillant ! Maintenant, aller plus loin, impossible. -L’écroulement était de tous les côtés. -D’ailleurs, à quoi bon ? -Toutes les fatigues sont au fond du désespoir. -L’épreuve était faite, et n’était plus à recommencer. -Il s’était laissé entraîner au tripot formidable. -Il avait joué Ursus contre une famille, il avait eu l’affront. -Sa dernière carte venait de tomber sur ce fatal tapis vert du bowling-green désert. -Il n’avait plus qu’à payer. -Les foudroyés s’agitent peu. -L’enfer, le serpent et la rêverie s’enroulent sur eux-mêmes. -Gwynplaine descendait les spirales sépulcrales de l’approfondissement pensif. -Il fit le tour de cette vision suprême où s’était enfoncée sa pensée. -Il examina successivement la destinée, la situation, la société, et lui-même. -Qu’était la destinée ? un piège. -La situation ? un désespoir. -La société ? une haine. -Et lui-même ? un vaincu. -Et au fond de son âme, il s’écria : La société est la marâtre. -La nature est la mère. -Peu à peu le paroxysme s’emparait de lui. -Les choses qui finissent ont un dernier éclair où l’on revoit tout. -Que devenir sans Dea ? que faire de tout ce qui était lui ? +L’écroulement était de tous les côtés. +D’ailleurs, à quoi bon ? +Toutes les fatigues sont au fond du désespoir. +L’épreuve était faite, et n’était plus à recommencer. +Il s’était laissé entraîner au tripot formidable. +Il avait joué Ursus contre une famille, il avait eu l’affront. +Sa dernière carte venait de tomber sur ce fatal tapis vert du bowling-green désert. +Il n’avait plus qu’à payer. +Les foudroyés s’agitent peu. +L’enfer, le serpent et la rêverie s’enroulent sur eux-mêmes. +Gwynplaine descendait les spirales sépulcrales de l’approfondissement pensif. +Il fit le tour de cette vision suprême où s’était enfoncée sa pensée. +Il examina successivement la destinée, la situation, la société, et lui-même. +Qu’était la destinée ? un piège. +La situation ? un désespoir. +La société ? une haine. +Et lui-même ? un vaincu. +Et au fond de son âme, il s’écria : La société est la marâtre. +La nature est la mère. +Peu à peu le paroxysme s’emparait de lui. +Les choses qui finissent ont un dernier éclair où l’on revoit tout. +Que devenir sans Dea ? que faire de tout ce qui était lui ? Rien de lui ne vivait sans elle. Comment donc avait-il pu la perdre de vue un moment ! -Où était-elle, l’étoile ? -Hélas ! il avait perdu sa lumière. -Ôtez l’astre, qu’est le ciel ? une noirceur. -Mais pourquoi donc tout cela s’était-il en allé ? -Oh ! comme il avait été heureux ! -Malheur ! malheur ! que tout ce qui l’avait fasciné était effroyable ! -Cette Josiane, qu’était-ce ? oh ! l’horrible femme, presque bête, presque déesse ! -Oh ! les haillons du saltimbanque Gwynplaine étaient des resplendissements ! -Toute l’innocence était dans Dea, toute la sagesse était dans Ursus. -Où était tout cela ? -Était-ce possible que tout se fût effacé ! -Quel vent de la tombe avait soufflé ? -C’était donc éclipsé ! c’était donc perdu ! +Où était-elle, l’étoile ? +Hélas ! il avait perdu sa lumière. +Ôtez l’astre, qu’est le ciel ? une noirceur. +Mais pourquoi donc tout cela s’était-il en allé ? +Oh ! comme il avait été heureux ! +Malheur ! malheur ! que tout ce qui l’avait fasciné était effroyable ! +Cette Josiane, qu’était-ce ? oh ! l’horrible femme, presque bête, presque déesse ! +Oh ! les haillons du saltimbanque Gwynplaine étaient des resplendissements ! +Toute l’innocence était dans Dea, toute la sagesse était dans Ursus. +Où était tout cela ? +Était-ce possible que tout se fût effacé ! +Quel vent de la tombe avait soufflé ? +C’était donc éclipsé ! c’était donc perdu ! Qu’est-ce qu’on leur avait fait ? -Et ici survenait une réflexion amère, la plus amère de toutes peut-être. -Eh bien, non, il n’eût pas pu les défendre ! -C’était lui précisément qui les perdait. +Et ici survenait une réflexion amère, la plus amère de toutes peut-être. +Eh bien, non, il n’eût pas pu les défendre ! +C’était lui précisément qui les perdait. Lui de moins, on les laisserait tranquilles. -Glaçante ouverture où sa pensée entrait. -Ah ! pourquoi s’était-il laissé séparer de Dea ? -Est-ce que son premier devoir n’était pas envers Dea ? -Servir et défendre le peuple ? mais Dea, c’était le peuple ! +Glaçante ouverture où sa pensée entrait. +Ah ! pourquoi s’était-il laissé séparer de Dea ? +Est-ce que son premier devoir n’était pas envers Dea ? +Servir et défendre le peuple ? mais Dea, c’était le peuple ! Oh ! que leur avait-on fait ? -Cuisson cruelle du regret ! son absence avait laissé le champ libre à la catastrophe. -Il eût partagé leur sort. +Cuisson cruelle du regret ! son absence avait laissé le champ libre à la catastrophe. +Il eût partagé leur sort. Que devenir sans eux maintenant ? -Gwynplaine sans Dea, était-ce possible ? +Gwynplaine sans Dea, était-ce possible ? Dea de moins, c’est tout de moins ! -Ah ! c’était fini. -Ce groupe bien-aimé était à jamais enfoui dans l’irréparable évanouissement. -Il n’y avait plus rien à attendre, ni des hommes, ni du ciel. -Dea ! où est Dea ? -C’était la troisième nuit qu’il ne dormait pas. -Il avait la fièvre. -Ses idées, qu’il croyait claires, étaient troubles. -Il sentait un impérieux besoin de sommeil. -Il ôta son habit, le plia et le posa sur le parapet. -Puis il déboutonna son gilet. -Comme il allait l’ôter, sa main heurta dans la poche quelque chose. -Que mon frère David me remplace et soit heureux. +Ah ! c’était fini. +Ce groupe bien-aimé était à jamais enfoui dans l’irréparable évanouissement. +Il n’y avait plus rien à attendre, ni des hommes, ni du ciel. +Dea ! où est Dea ? +C’était la troisième nuit qu’il ne dormait pas. +Il avait la fièvre. +Ses idées, qu’il croyait claires, étaient troubles. +Il sentait un impérieux besoin de sommeil. +Il ôta son habit, le plia et le posa sur le parapet. +Puis il déboutonna son gilet. +Comme il allait l’ôter, sa main heurta dans la poche quelque chose. +Que mon frère David me remplace et soit heureux. Et il signa : Fermain Clanciiarlie, pair d’Angleterre. -Puis il ôta le gilet et le posa sur l’habit. -Il ôta son chapeau, et le posa sur le gilet. -Il aperçut à terre une pierre, la prit et la mit dans le chapeau. +Puis il ôta le gilet et le posa sur l’habit. +Il ôta son chapeau, et le posa sur le gilet. +Il aperçut à terre une pierre, la prit et la mit dans le chapeau. Cela fait, il regarda l’ombre infinie au-dessus de son front. -Puis, sa tête s’abaissa lentement, comme tirée par le fil invisible des gouffres. -Il croisa ses mains derrière son dos et se pencha. — Soit, dit-il. +Puis, sa tête s’abaissa lentement, comme tirée par le fil invisible des gouffres. +Il croisa ses mains derrière son dos et se pencha. — Soit, dit-il. Et il fixa ses yeux sur l’eau profonde. -En ce moment il sentit une langue qui lui léchait les mains. +En ce moment il sentit une langue qui lui léchait les mains. Il tressaillit et se retourna. -C’était Homo qui était derrière lui. +C’était Homo qui était derrière lui. Gwynplaine poussa un cri : — C’est toi, loup ! Homo remua la queue. Ses yeux brillaient dans l’ombre. -Puis il se remit à lui lécher les mains. +Puis il se remit à lui lécher les mains. Gwynplaine demeura un moment comme ivre. -La rentrée immense de l’espérance, il avait cette secousse. -C’était celui-là qui venait de tomber sur lui. -Gwynplaine voyait le loup dans de la lumière. -Cependant Homo s’était retourné. -Gwynplaine s’était mis en marche à sa suite. +La rentrée immense de l’espérance, il avait cette secousse. +C’était celui-là qui venait de tomber sur lui. +Gwynplaine voyait le loup dans de la lumière. +Cependant Homo s’était retourné. +Gwynplaine s’était mis en marche à sa suite. Homo remua la queue et continua son chemin. -Cette pente aboutissait à la berge de la Tamise. +Cette pente aboutissait à la berge de la Tamise. L’animal est un somnambule lucide. -Alors la bête prend la direction de l’esprit. -Le flair imperturbable voit clair confusément dans notre crépuscule. -Se faire guide apparaît vaguement à la bête comme une nécessité. +Alors la bête prend la direction de l’esprit. +Le flair imperturbable voit clair confusément dans notre crépuscule. +Se faire guide apparaît vaguement à la bête comme une nécessité. On ne sait pas toutes les figures que peut prendre Dieu. -Quelle est cette bête ? la providence. +Quelle est cette bête ? la providence. Il ne poussait aucun cri, il n’aboyait pas, il cheminait muet. -Après une cinquantaine de pas, il s’arrêta. -Une estacade s’offrait à droite. -En quelques instants, Homo et Gwynplaine arrivèrent à la pointe. +Après une cinquantaine de pas, il s’arrêta. +Une estacade s’offrait à droite. +En quelques instants, Homo et Gwynplaine arrivèrent à la pointe. Le chargement lestait ce creux. -Les galiotes de papier que font les enfants ont à peu près cette forme. -En arrimant la cargaison, on ménageait des passages entre les colis. -Les deux mâts de ces panses étaient plantés dans les deux tillacs. -Tous deux se trouvèrent sur le pont d’arrière. -Il franchit, précédant toujours Gwynplaine, le tillac d’arrière, et il traversa le passavant. -C’était la clarté qu’il avait vue de la berge. +Les galiotes de papier que font les enfants ont à peu près cette forme. +En arrimant la cargaison, on ménageait des passages entre les colis. +Les deux mâts de ces panses étaient plantés dans les deux tillacs. +Tous deux se trouvèrent sur le pont d’arrière. +Il franchit, précédant toujours Gwynplaine, le tillac d’arrière, et il traversa le passavant. +C’était la clarté qu’il avait vue de la berge. Gwynplaine reconnut l’antique cahute d’Ursus. -Son profil informe et vermoulu fléchissait avec une attitude de ruine. -Les roues étaient cagneuses. -Toute la baraque était disloquée. -Dessous, on distinguait la chaîne d’Homo, pendante. -Oui, excepté dans les cas de tremblement profond. +Son profil informe et vermoulu fléchissait avec une attitude de ruine. +Les roues étaient cagneuses. +Toute la baraque était disloquée. +Dessous, on distinguait la chaîne d’Homo, pendante. +Oui, excepté dans les cas de tremblement profond. Le paradis se rouvre ; avant d’y rentrer, on l’observe. -Le loup était allé silencieusement se coucher près de sa chaîne. -Il n’avait, lui, en ce moment-là, ni gilet, ni habit. -C’était un matelas dont on apercevait un coin. -Sur le matelas quelqu’un était probablement couché. +Le loup était allé silencieusement se coucher près de sa chaîne. +Il n’avait, lui, en ce moment-là, ni gilet, ni habit. +C’était un matelas dont on apercevait un coin. +Sur le matelas quelqu’un était probablement couché. On y voyait de l’ombre se mouvoir. -C’était la voix d’Ursus. -Elle ne ressemblait que confusément à l’ancienne voix souple et ferme d’Ursus. -C’était comme la parole de quelqu’un dont le bonheur est mort. +C’était la voix d’Ursus. +Elle ne ressemblait que confusément à l’ancienne voix souple et ferme d’Ursus. +C’était comme la parole de quelqu’un dont le bonheur est mort. La voix peut devenir ombre. -Ursus semblait monologuer plutôt que dialoguer. -Du reste le soliloque était, on le sait, son habitude. -Il passait pour maniaque à cause de cela. -Ça n’a pas de rebord. -Si on roule à la mer, rien ne vous arrête. -Un mouvement maladroit, une peur, et voilà une rupture d’anévrisme. +Ursus semblait monologuer plutôt que dialoguer. +Du reste le soliloque était, on le sait, son habitude. +Il passait pour maniaque à cause de cela. +Ça n’a pas de rebord. +Si on roule à la mer, rien ne vous arrête. +Un mouvement maladroit, une peur, et voilà une rupture d’anévrisme. J’en ai vu des exemples. Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que nous allons devenir ? Je crois bien qu’elle dort. @@ -8324,1207 +8324,1207 @@ Est-elle sans connaissance ? non. Elle a le pouls assez fort. Le sommeil, c’est un sursis. C’est le bon aveuglement. -Comment faire pour qu’on ne vienne pas piétiner par ici ? -N’approchez pas, si cela vous est égal. -Vous savez, une personne d’une santé délicate, il faut des ménagements. -Elle a de la fièvre, voyez-vous. +Comment faire pour qu’on ne vienne pas piétiner par ici ? +N’approchez pas, si cela vous est égal. +Vous savez, une personne d’une santé délicate, il faut des ménagements. +Elle a de la fièvre, voyez-vous. C’est tout jeune. -C’est une petite qui a de la fièvre. -J’explique cela afin qu’on ait égard. -Elle est tombée de lassitude sur le matelas, comme si elle perdait connaissance. -Je voudrais bien qu’on ne la réveillât pas. -Je m’adresse aux femmes, s’il y a là des ladies. -Une jeune fille, c’est une pitié. +C’est une petite qui a de la fièvre. +J’explique cela afin qu’on ait égard. +Elle est tombée de lassitude sur le matelas, comme si elle perdait connaissance. +Je voudrais bien qu’on ne la réveillât pas. +Je m’adresse aux femmes, s’il y a là des ladies. +Une jeune fille, c’est une pitié. Je vous remercie, mesdames et messieurs. -Y a-t-il quelqu’un là ? +Y a-t-il quelqu’un là ? Je crois qu’il n’y a personne. Je parle en pure perte. -La misère est revenue. -Nous revoilà à vau-l’eau. +La misère est revenue. +Nous revoilà à vau-l’eau. Soit ; on aura du courage. Seulement, il ne faut pas qu’elle soit malade. -Pourvu qu’on ne me la réveille pas brusquement ! +Pourvu qu’on ne me la réveille pas brusquement ! Pas de bruit, au nom du ciel ! Une secousse qui la ferait lever en sursaut ne vaudrait rien. -Il serait fâcheux qu’on vînt marcher de ce côté-ci. +Il serait fâcheux qu’on vînt marcher de ce côté-ci. Je crois que les gens dorment dans le bateau. -Je rends grâce à la providence de cette concession. -Hé bien ! et Homo, où est-il donc ? +Je rends grâce à la providence de cette concession. +Hé bien ! et Homo, où est-il donc ? Pourvu qu’il ne lui arrive pas malheur ! Homo cogna doucement de sa queue le plancher du pont. -Ah ! tu es là. -Homo perdu, c’eût été trop. -Elle dérange son bras. -Elle va peut-être se réveiller. -On partira tout à l’heure. +Ah ! tu es là. +Homo perdu, c’eût été trop. +Elle dérange son bras. +Elle va peut-être se réveiller. +On partira tout à l’heure. Je pense qu’il fera beau cette nuit. Il n’y a pas de bise. -La banderole pend le long du mât, nous aurons une bonne traversée. -Je ne sais plus où nous en sommes de la lune. -Mais c’est à peine si les nuages remuent. +La banderole pend le long du mât, nous aurons une bonne traversée. +Je ne sais plus où nous en sommes de la lune. +Mais c’est à peine si les nuages remuent. Il n’y aura pas de mer. Nous aurons beau temps. C’est la faiblesse. Mais non, elle est rouge. -C’est la fièvre. +C’est la fièvre. Mais non, elle est rose. Elle se porte bien. Je n’y vois plus clair. Mon pauvre Homo, je n’y vois plus clair. Donc, il faut recommencer la vie. -Nous allons nous remettre à travailler. +Nous allons nous remettre à travailler. Il n’y a plus que nous deux, vois-tu. Nous travaillerons pour elle, toi et moi. C’est notre enfant. Ah ! le bateau bouge. Adieu, Londres ! bonsoir, bonne nuit, au diable ! Ah ! l’horrible Londres ! -Le navire en effet avait la commotion sourde du dérapement. -L’écart se faisait entre l’estacade et l’arrière. -Il était seul sur le pont. -Tant qu’on serait en rivière, aucun autre marin n’était nécessaire. -En quelques minutes le bâtiment fut au fil du fleuve. +Le navire en effet avait la commotion sourde du dérapement. +L’écart se faisait entre l’estacade et l’arrière. +Il était seul sur le pont. +Tant qu’on serait en rivière, aucun autre marin n’était nécessaire. +En quelques minutes le bâtiment fut au fil du fleuve. Il descendait sans tangage ni roulis. -La Tamise, peu troublée par le reflux, était calme. -La marée l’entraînant, le navire s’éloignait rapidement. -Derrière lui, le noir décor de Londres décroissait dans la brume. -Ursus poursuivit : — C’est égal, je lui ferai prendre de la digitale. -J’ai peur qu’il ne survienne du délire. +La Tamise, peu troublée par le reflux, était calme. +La marée l’entraînant, le navire s’éloignait rapidement. +Derrière lui, le noir décor de Londres décroissait dans la brume. +Ursus poursuivit : — C’est égal, je lui ferai prendre de la digitale. +J’ai peur qu’il ne survienne du délire. Elle a de la sueur dans la paume de la main. Mais qu’est-ce que nous avons donc fait au bon Dieu ? -Comme c’est venu vite tout ce malheur-là ! -Rapidité hideuse du mal. -Une pierre tombe, elle a des griffes, c’est l’épervier sur l’alouette. -C’est la destinée. -Et te voilà gisante, ma douce enfant ! +Comme c’est venu vite tout ce malheur-là ! +Rapidité hideuse du mal. +Une pierre tombe, elle a des griffes, c’est l’épervier sur l’alouette. +C’est la destinée. +Et te voilà gisante, ma douce enfant ! Southwark, c’est un superbe faubourg. -On s’y établit. +On s’y établit. Maintenant, ce sont d’abominables pays. Que voulez-vous que j’y fasse ? Je suis content de m’en aller. Nous sommes le trente avril. -Cela a été mis hors de doute par les calculs de Cardan. -Je voudrais que ce jour-ci soit passé. -Être parti, cela soulage. -Nous serons au petit jour à Gravesend et demain soir à Rotterdam. -Un léger frappement annonça le consentement du loup. -Homo, nous pourrions encore être heureux. -Hélas ! il y aurait toujours celui qui n’y est plus. +Cela a été mis hors de doute par les calculs de Cardan. +Je voudrais que ce jour-ci soit passé. +Être parti, cela soulage. +Nous serons au petit jour à Gravesend et demain soir à Rotterdam. +Un léger frappement annonça le consentement du loup. +Homo, nous pourrions encore être heureux. +Hélas ! il y aurait toujours celui qui n’y est plus. Une ombre, cela reste sur ceux qui survivent. Tu sais qui je veux dire, Homo. -Nous étions quatre, nous ne sommes plus que trois. +Nous étions quatre, nous ne sommes plus que trois. La vie n’est qu’une longue perte de tout ce qu’on aime. -On laisse derrière soi une traînée de douleurs. -Le destin nous ahurit par une prolixité de souffrances insupportables. -Après cela on s’étonne que les vieilles gens rabâchent. -C’est le désespoir qui fait les ganaches. -Mon brave Homo, le vent arrière persiste. -On ne voit plus du tout le dôme de Saint-Paul. -Nous passerons tout à l’heure devant Greenwich. +On laisse derrière soi une traînée de douleurs. +Le destin nous ahurit par une prolixité de souffrances insupportables. +Après cela on s’étonne que les vieilles gens rabâchent. +C’est le désespoir qui fait les ganaches. +Mon brave Homo, le vent arrière persiste. +On ne voit plus du tout le dôme de Saint-Paul. +Nous passerons tout à l’heure devant Greenwich. Ce sera six bons milles de faits. Elle a de grosses veines violettes que je n’aime pas sur l’avant-bras. -C’est de la fièvre qui est là-dedans. +C’est de la fièvre qui est là-dedans. Ah ! tout cela me tue. Oh oui, elle dort. -Tout ce que Gwynplaine avait éprouvé jusqu’à ce moment ne fut plus rien. +Tout ce que Gwynplaine avait éprouvé jusqu’à ce moment ne fut plus rien. La voix disait : — Il a bien fait de s’en aller. Ce monde-ci n’est pas celui qu’il lui faut. Seulement il faut que j’aille avec lui. -Père, je vais être heureuse. -Mon enfant, demanda Ursus avec l’accent de l’angoisse, qu’entends-tu par là ? -La réponse fut : — Père, ne vous faites pas de peine. -C’est à présent que je suis aveugle. +Père, je vais être heureuse. +Mon enfant, demanda Ursus avec l’accent de l’angoisse, qu’entends-tu par là ? +La réponse fut : — Père, ne vous faites pas de peine. +C’est à présent que je suis aveugle. Je ne connaissais pas la nuit. La nuit, c’est l’absence. -Il a tout à coup pris son vol. -Cela devait finir par là. -Une âme, cela s’en va comme un oiseau. -Je ne suis pas embarrassée de mon chemin, allez. -Père, c’est là-bas. +Il a tout à coup pris son vol. +Cela devait finir par là. +Une âme, cela s’en va comme un oiseau. +Je ne suis pas embarrassée de mon chemin, allez. +Père, c’est là-bas. Plus tard, vous nous rejoindrez. Homo, entendant prononcer son nom, frappa un petit coup sur le pont. Il ne faut pas demander ce qui n’est pas possible. -J’étais avec Gwynplaine, c’était tout simple, je vivais. +J’étais avec Gwynplaine, c’était tout simple, je vivais. Maintenant Gwynplaine n’y est plus, je meurs. -C’est la même chose. +C’est la même chose. Il faut ou qu’il revienne, ou que je m’en aille. Puisqu’il ne peut pas revenir, je m’en vais. Mourir, c’est bien bon. Ce n’est pas difficile du tout. -Père, ce qui s’éteint ici se rallume ailleurs. -Vivre sur cette terre où nous sommes, c’est un serrement de cœur. +Père, ce qui s’éteint ici se rallume ailleurs. +Vivre sur cette terre où nous sommes, c’est un serrement de cœur. Il ne se peut pas qu’on soit toujours malheureux. -Là, ne te fâche pas, dit Ursus. -Nous sommes venus à Londres. +Là, ne te fâche pas, dit Ursus. +Nous sommes venus à Londres. Ce n’est pas un reproche que je fais. On vient dans un pays, on ne peut pas savoir. Je crois qu’il aurait mieux valu rester dans les petites villes. -Après cela, Gwynplaine a bien fait. +Après cela, Gwynplaine a bien fait. Maintenant c’est mon tour. -Vous vous rendez bien compte de ce que je dis, n’est-ce pas, père ? +Vous vous rendez bien compte de ce que je dis, n’est-ce pas, père ? Pourtant je n’entends pas le bruit des roues. Je ne me plains pas. Il reprit : — C’est une barque. Tu demandes pourquoi la maison remue, c’est que nous sommes dans une barque. Il ne faut pas trop parler. Vieux comme je suis, je ne pourrais pas supporter une maladie que tu aurais. -Épargne-moi, ne sois pas malade. -Ursus répliqua, presque avec un essai d’autorité : — Calme-toi. -Il y a des moments où tu n’as pas d’intelligence du tout. +Épargne-moi, ne sois pas malade. +Ursus répliqua, presque avec un essai d’autorité : — Calme-toi. +Il y a des moments où tu n’as pas d’intelligence du tout. Je te recommande de rester en repos. -Je serais tranquille si tu étais tranquille. +Je serais tranquille si tu étais tranquille. Mon enfant, fais aussi quelque chose pour moi. -Il t’a ramassée, mais je t’ai recueillie. +Il t’a ramassée, mais je t’ai recueillie. Tu te rends malade. Il faut te calmer et dormir. Je te jure ma parole d’honneur que tout ira bien. -Nous avons un très beau temps d’ailleurs. -C’est comme une nuit faite exprès. -Allons, insista Ursus, tâche de te rendormir. -La voix répondit : — Ce n’est pas cela qui me manquera. -Ursus balbutia : — À l’embouchure de la Meuse. +Nous avons un très beau temps d’ailleurs. +C’est comme une nuit faite exprès. +Allons, insista Ursus, tâche de te rendormir. +La voix répondit : — Ce n’est pas cela qui me manquera. +Ursus balbutia : — À l’embouchure de la Meuse. Et il ajouta : — Surtout qu’elle n’ait pas de secousse, mon Dieu ! Il y eut un silence. -Tout à coup Ursus cria : — Qu’est-ce que tu fais ? -Pourquoi te lèves-tu ? -Je t’en supplie, reste couchée ! -Gwynplaine tressaillit, et avança la tête. +Tout à coup Ursus cria : — Qu’est-ce que tu fais ? +Pourquoi te lèves-tu ? +Je t’en supplie, reste couchée ! +Gwynplaine tressaillit, et avança la tête. Elle venait de se dresser toute droite sur le matelas. Les manches cachaient ses bras, les plis couvraient ses pieds. -Elle était frissonnante, et oscillait plutôt qu’elle ne chancelait, comme un roseau. -La lanterne l’éclairait d’en bas. -Son beau visage était indicible. -Ses cheveux dénoués flottaient. +Elle était frissonnante, et oscillait plutôt qu’elle ne chancelait, comme un roseau. +La lanterne l’éclairait d’en bas. +Son beau visage était indicible. +Ses cheveux dénoués flottaient. Aucune larme ne coulait sur ses joues. Il y avait dans ses prunelles du feu, et de la nuit. -Elle ondoyait tout entière avec le tremblement d’une flamme. +Elle ondoyait tout entière avec le tremblement d’une flamme. Ses yeux, tout grands ouverts, resplendissaient. -On eût dit une sortie de sépulcre et une âme debout dans une aurore. +On eût dit une sortie de sépulcre et une âme debout dans une aurore. Morte, ou folle ! quelle situation ! que faire, mon Dieu ! Ma fille, recouche-toi ! -Père, vous vous trompez. -Je n’ai aucun délire. -J’entends très bien tout ce que vous me dites. -Moi, je viens tout de même. -Je consens à jouer. +Père, vous vous trompez. +Je n’ai aucun délire. +J’entends très bien tout ce que vous me dites. +Moi, je viens tout de même. +Je consens à jouer. Me voici ; mais Gwynplaine n’y est plus. -Mon enfant, répéta Ursus, allons, obéis-moi. +Mon enfant, répéta Ursus, allons, obéis-moi. Remets-toi sur ton lit. -Noir ! balbutia Ursus, voilà la première fois qu’elle dit ce mot ! +Noir ! balbutia Ursus, voilà la première fois qu’elle dit ce mot ! Elle s’interrompit : — Non, ce n’est pas vrai, je ne suis pas morte. Qu’est-ce que je disais donc ? -Hélas ! je suis vivante. +Hélas ! je suis vivante. Je suis vivante, et il est mort. Je suis en bas, et il est en haut. Il est parti, et moi je reste. Je ne l’entendrai plus parler et marcher. Gwynplaine ! c’est fini. -Je ne le sentirai plus près de moi. +Je ne le sentirai plus près de moi. Sa voix ! je n’entendrai plus sa voix. Et elle chanta : Es menester a cielos ir...... Dexa, quiero,A tu negroCaparazon. Je ne l’entendrai plus ! -Et elle se remit à chanter, égarée : Dexa, quiero,A tu negroCaparazon. -Alors elle entendit une voix, la voix bien-aimée, qui répondait : O yen ! ama ! +Et elle se remit à chanter, égarée : Dexa, quiero,A tu negroCaparazon. +Alors elle entendit une voix, la voix bien-aimée, qui répondait : O yen ! ama ! Eres aima,Soy corazon. -Et en même temps Dea sentit sous sa main la tête de Gwynplaine. +Et en même temps Dea sentit sous sa main la tête de Gwynplaine. Elle jeta un cri inexprimable : — Gwynplaine ! -Une clarté d’astre apparut sur sa figure pâle, et elle chancela. -Gwynplaine la reçut dans ses bras. -Et sa tête se ploya contre la joue de Gwynplaine. +Une clarté d’astre apparut sur sa figure pâle, et elle chancela. +Gwynplaine la reçut dans ses bras. +Et sa tête se ploya contre la joue de Gwynplaine. Elle dit, tout bas : — Tu redescends ! merci. C’est toi ! dit-elle. Gwynplaine couvrait sa robe de baisers. -Toute l’extase et toute la douleur s’y fondent et éclatent pêle-mêle. +Toute l’extase et toute la douleur s’y fondent et éclatent pêle-mêle. Cela n’a aucun sens, et cela dit tout. -C’est moi ! je suis là, je te tiens dans mes bras. -Je suis à toi. -Ah ! quand je pense que j’étais au moment d’en finir ! +C’est moi ! je suis là, je te tiens dans mes bras. +Je suis à toi. +Ah ! quand je pense que j’étais au moment d’en finir ! Une minute de plus ! Je te dirai cela. -Comme c’est près de la joie le désespoir ! -Oui ! à toi à jamais ! +Comme c’est près de la joie le désespoir ! +Oui ! à toi à jamais ! Tu as raison, touche mon front, assure-toi que c’est moi. -Mais rien ne peut plus nous séparer. +Mais rien ne peut plus nous séparer. Je sors de l’enfer et je remonte au ciel. Tu dis que je redescends, non, je remonte. Me revoici avec toi. -À jamais, te dis-je ! +À jamais, te dis-je ! Ensemble ! nous sommes ensemble ! qui aurait dit cela ? Tout le mal est fini. Il n’y a plus devant nous que de l’enchantement. Je te conterai tout. Le bateau est parti. Personne ne peut faire que le bateau ne soit pas parti. -Nous sommes en route, et en liberté. -Il n’y a plus rien à craindre. +Nous sommes en route, et en liberté. +Il n’y a plus rien à craindre. Pas si vite ! balbutia Ursus. -Puis elle toucha ses vêtements. +Puis elle toucha ses vêtements. L’esclavine, dit-elle. -Il n’y a rien de changé. +Il n’y a rien de changé. Tout est comme auparavant. Je ne comprends pas du tout. Je suis un absurde idiot. Moi qui l’ai vu porter en terre ! Je pleure et je ris. -Voilà tout ce que je sais. -Je suis aussi bête que si, moi aussi, j’étais amoureux. +Voilà tout ce que je sais. +Je suis aussi bête que si, moi aussi, j’étais amoureux. Mais c’est que je le suis. Je suis amoureux des deux. C’est ce que je craignais. Non, c’est ce que je voulais. Au fait, qu’ils s’embrassent. Cela ne me regarde pas. -J’assiste à l’incident. -Ce que j’éprouve est drôle. +J’assiste à l’incident. +Ce que j’éprouve est drôle. Je suis le parasite de leur bonheur et j’en prends ma part. -Mes enfants, je vous bénis. -Et pendant qu’Ursus monologuait, Gwynplaine s’écriait : — Dea, tu es trop belle. -Je ne sais pas où j’avais l’esprit ces jours-ci. +Mes enfants, je vous bénis. +Et pendant qu’Ursus monologuait, Gwynplaine s’écriait : — Dea, tu es trop belle. +Je ne sais pas où j’avais l’esprit ces jours-ci. Il n’y a absolument que toi sur la terre. Je te revois, et je n’y crois pas encore. -Mais, dis-moi, que s’est-il donc passé ? -Et voilà l’état où l’on vous a mis ! -Où donc est la Green-Box ? -On vous a volés, on vous a chassés. -Ah ! je vous vengerai ! je te vengerai, Dea ! on aura affaire à moi. +Mais, dis-moi, que s’est-il donc passé ? +Et voilà l’état où l’on vous a mis ! +Où donc est la Green-Box ? +On vous a volés, on vous a chassés. +Ah ! je vous vengerai ! je te vengerai, Dea ! on aura affaire à moi. Je suis pair d’Angleterre. Il n’est pas mort, c’est clair, mais serait-il fou ? -Et il tendit l’oreille avec défiance. +Et il tendit l’oreille avec défiance. Gwynplaine reprit : — Sois tranquille, Dea. -Je porterai ma plainte à la chambre des lords. -Puis, prenant son parti : — Ça m’est égal, murmura-t-il. -Cela ira tout de même. +Je porterai ma plainte à la chambre des lords. +Puis, prenant son parti : — Ça m’est égal, murmura-t-il. +Cela ira tout de même. Sois fou, si tu veux, mon Gwynplaine. C’est le droit de l’homme. Moi, je suis heureux. Mais qu’est-ce que c’est que tout cela ? De toute cette ombre sortait un profond apaisement. -Gwynplaine s’était assis à demi, tenant Dea embrassée. -Ils parlaient, s’écriaient, jasaient, chuchotaient. -Comment vous peindre, ô joie ? +Gwynplaine s’était assis à demi, tenant Dea embrassée. +Ils parlaient, s’écriaient, jasaient, chuchotaient. +Comment vous peindre, ô joie ? Dea ! je suis ivre. Laisse-moi baiser tes pieds. C’est toi donc ! -En ce moment-ci, j’ai trop à dire à la fois. -Je ne sais par où commencer. +En ce moment-ci, j’ai trop à dire à la fois. +Je ne sais par où commencer. C’est toi qui es beau. Je te retrouve, je t’ai sur mon cœur. -Tu es à moi. -Je ne rêve pas. +Tu es à moi. +Je ne rêve pas. C’est bien toi. Est-ce possible ? oui. Je reprends possession de la vie. -Si tu savais, il y a eu toutes sortes d’événements. -Et Ursus murmurait : — J’ai une joie de grand-père. -C’était sa façon à lui de bénir. -On avait dépassé Chatham et l’embouchure de la Medway. +Si tu savais, il y a eu toutes sortes d’événements. +Et Ursus murmurait : — J’ai une joie de grand-père. +C’était sa façon à lui de bénir. +On avait dépassé Chatham et l’embouchure de la Medway. On approchait de la mer. -À l’autre extrémité du navire, le patron, toujours seul à la barre, gouvernait. -Tout à coup, Dea, se dégageant de l’embrassement de Gwynplaine, se souleva. +À l’autre extrémité du navire, le patron, toujours seul à la barre, gouvernait. +Tout à coup, Dea, se dégageant de l’embrassement de Gwynplaine, se souleva. Qu’est-ce que j’ai ? dit-elle. J’ai quelque chose. -La joie, cela étouffe. +La joie, cela étouffe. Ce n’est rien. -En reparaissant, ô mon Gwynplaine, tu m’as donné un coup. +En reparaissant, ô mon Gwynplaine, tu m’as donné un coup. Un coup de bonheur. Tout le ciel qui vous entre dans le cœur, c’est un enivrement. Toi absent, je me sentais expirer. La vraie vie qui s’en allait, tu me l’as rendue. -C’est extraordinaire, cette vie-là, que tu viens de me donner. -Elle est si céleste qu’on souffre un peu. +C’est extraordinaire, cette vie-là, que tu viens de me donner. +Elle est si céleste qu’on souffre un peu. J’ai comme un battement d’ailes dans la poitrine. -Je me sens étrange, mais bien heureuse. -Elle rougit, puis pâlit, puis rougit encore, et tomba. -Hélas ! dit Ursus, tu l’as tuée. -Gwynplaine étendit les bras vers Dea. -L’angoisse suprême survenant dans la suprême extase, quel choc ! -Il fût lui-même tombé, s’il n’eût eu à la soutenir. -Dea ! cria-t-il frémissant, qu’est-ce que tu as ? -Elle était dans les bras de Gwynplaine comme un linge qu’on a ramassé. -Gwynplaine et Ursus couchèrent Dea sur le matelas. -Elle dit faiblement : — Je ne respire pas couchée. -Ils la mirent sur son séant. +Je me sens étrange, mais bien heureuse. +Elle rougit, puis pâlit, puis rougit encore, et tomba. +Hélas ! dit Ursus, tu l’as tuée. +Gwynplaine étendit les bras vers Dea. +L’angoisse suprême survenant dans la suprême extase, quel choc ! +Il fût lui-même tombé, s’il n’eût eu à la soutenir. +Dea ! cria-t-il frémissant, qu’est-ce que tu as ? +Elle était dans les bras de Gwynplaine comme un linge qu’on a ramassé. +Gwynplaine et Ursus couchèrent Dea sur le matelas. +Elle dit faiblement : — Je ne respire pas couchée. +Ils la mirent sur son séant. Ursus dit : — Un oreiller ! -Elle répondit : — Pourquoi ? j’ai Gwynplaine. +Elle répondit : — Pourquoi ? j’ai Gwynplaine. Ah ! dit-elle, comme je suis bien ! -Ursus lui avait saisi le poignet, et comptait les pulsations de l’artère. +Ursus lui avait saisi le poignet, et comptait les pulsations de l’artère. Qu’a-t-elle ? demanda Gwynplaine. Ursus appuya son oreille contre le flanc gauche de Dea. -Gwynplaine répéta ardemment sa question, en tremblant qu’Ursus ne lui répondît. +Gwynplaine répéta ardemment sa question, en tremblant qu’Ursus ne lui répondît. Ursus regarda Gwynplaine, puis Dea. -Il dit : — Nous devons être à la hauteur de Canterbury. -La distance d’ici à Gravesend n’est pas très grande. +Il dit : — Nous devons être à la hauteur de Canterbury. +La distance d’ici à Gravesend n’est pas très grande. Nous aurons beau temps toute la nuit. Nous aurons un bon passage. Elle eut un soupir inexprimablement pensif, et murmura : — Je comprends ce que c’est. Gwynplaine se leva terrible. Toi mourir ! non, cela ne sera pas. Tu ne peux pas mourir. -Mourir à présent ! mourir tout de suite ! c’est impossible. -Dieu n’est pas féroce. -Te rendre et te reprendre dans la même minute ! -Ces choses-là ne se font pas. +Mourir à présent ! mourir tout de suite ! c’est impossible. +Dieu n’est pas féroce. +Te rendre et te reprendre dans la même minute ! +Ces choses-là ne se font pas. Alors c’est que Dieu voudrait qu’on doute de lui. Tu ne sais ce que tu dis, Dea ! tu vivras. J’exige que tu vives. -Tu dois m’obéir. -Je suis ton mari et ton maître. -Je te défends de me quitter. +Tu dois m’obéir. +Je suis ton mari et ton maître. +Je te défends de me quitter. Non, cela ne se peut pas. -Et je resterais sur cette terre après toi ! +Et je resterais sur cette terre après toi ! Cela est tellement monstrueux qu’il n’y aurait plus de soleil. C’est un petit moment d’angoisse qui va passer. On a quelquefois des frissons, et puis on n’y pense plus. Toi mourir ! qu’est-ce que je t’ai fait ? D’y penser, ma raison s’en va. -Nous sommes l’un à l’autre, nous nous aimons. +Nous sommes l’un à l’autre, nous nous aimons. Tu n’as pas de motif de t’en aller. Ai-je commis des crimes ? -Tu m’as pardonné d’ailleurs. +Tu m’as pardonné d’ailleurs. Mon Gwynplaine, dit Dea, ce n’est pas ma faute. Je te dis que je ne veux pas. Toi, mourir ! je n’en ai pas la force. Mourir oui, mais ensemble. Il n’y a pas moyen que j’y consente. -Ma divinité ! mon amour ! comprends donc que je suis là. +Ma divinité ! mon amour ! comprends donc que je suis là. Je te jure que tu vivras. Je n’ai que toi, vois-tu. -Ce qui m’est arrivé est extraordinaire. +Ce qui m’est arrivé est extraordinaire. Si tu n’y es pas, l’univers n’a plus de sens. -Aie pitié de moi. +Aie pitié de moi. Puisque tu m’aimes, vis. Je viens de te retrouver, c’est pour te garder. Ne t’impatiente pas. Ah ! mon Dieu, que je souffre ! Tu ne m’en veux pas, n’est-ce pas ? -Tu vas voir que tu vas respirer mieux tout à l’heure. -Nous allons être heureux. -Ne me mets pas au désespoir. +Tu vas voir que tu vas respirer mieux tout à l’heure. +Nous allons être heureux. +Ne me mets pas au désespoir. Dea ! je ne t’ai rien fait ! -Ces paroles n’étaient pas dites, mais sanglotées. -On y sentait un mélange d’accablement et de révolte. -Mon bien-aimé, je vois bien que tu fais ce que tu peux. -Il y a une heure, je voulais mourir, à présent je ne voudrais plus. +Ces paroles n’étaient pas dites, mais sanglotées. +On y sentait un mélange d’accablement et de révolte. +Mon bien-aimé, je vois bien que tu fais ce que tu peux. +Il y a une heure, je voulais mourir, à présent je ne voudrais plus. Dieu t’avait mis dans ma vie, il me retire de la tienne. -Voilà que je m’en vais. +Voilà que je m’en vais. Tu te souviendras de ma chanson. Je reviendrai te le dire, la nuit, quand tu dormiras. -Nous nous étions retrouvés, mais c’était trop de joie. +Nous nous étions retrouvés, mais c’était trop de joie. Cela devait finir tout de suite. -C’est décidément moi qui pars la première. -J’aime bien mon père Ursus, et notre frère Homo. +C’est décidément moi qui pars la première. +J’aime bien mon père Ursus, et notre frère Homo. L’air manque ici. -Tu ne sais même pas de qui je veux parler, pas vrai ? +Tu ne sais même pas de qui je veux parler, pas vrai ? Couvrez-moi les bras. J’ai un peu froid. -Et Vinos ? où sont-elles ? +Et Vinos ? où sont-elles ? On finit par aimer tout le monde. -On prend en amitié les personnes qui vous ont vu être heureux. -On leur sait gré d’avoir été là pendant qu’on était content. -Pourquoi tout cela est-il passé ? -Je n’ai pas bien compris ce qui est arrivé depuis deux jours. +On prend en amitié les personnes qui vous ont vu être heureux. +On leur sait gré d’avoir été là pendant qu’on était content. +Pourquoi tout cela est-il passé ? +Je n’ai pas bien compris ce qui est arrivé depuis deux jours. Vous me laisserez dans ma robe. -Tantôt en la mettant je pensais bien que ce serait mon suaire. +Tantôt en la mettant je pensais bien que ce serait mon suaire. Je veux la garder. Il y a des baisers de Gwynplaine dessus. Oh ! j’aurais pourtant bien voulu vivre encore. Quelle vie charmante nous avions dans notre pauvre cabane qui roulait ! -J’écoutais les battements de mains ! -Comme c’était bon, n’être jamais séparés ! -Je sentais autour de moi une enveloppe qui était son âme. -Nous nous sommes doucement adorés. +J’écoutais les battements de mains ! +Comme c’était bon, n’être jamais séparés ! +Je sentais autour de moi une enveloppe qui était son âme. +Nous nous sommes doucement adorés. Tout cela s’en va, et il n’y aura plus de chansons. -Hélas ! ce n’est donc pas possible de vivre encore ! -Tu penseras à moi, mon bien-aimé. +Hélas ! ce n’est donc pas possible de vivre encore ! +Tu penseras à moi, mon bien-aimé. Sa voix allait s’affaiblissant. -La décroissance lugubre de l’agonie lui ôtait l’haleine. -Elle repliait son pouce sous ses doigts, signe que la dernière minute approche. -J’ai quelquefois été méchante. -Je vous demande à tous pardon. +La décroissance lugubre de l’agonie lui ôtait l’haleine. +Elle repliait son pouce sous ses doigts, signe que la dernière minute approche. +J’ai quelquefois été méchante. +Je vous demande à tous pardon. Je ne sais pas du tout pourquoi je meurs. -Puisque je ne me plaignais pas d’être aveugle, je n’offensais personne. +Puisque je ne me plaignais pas d’être aveugle, je n’offensais personne. Oh ! comme c’est triste de s’en aller ! On ne l’entendait presque plus. -Gwynplaine ! reprit-elle, n’est-ce pas ? tu penseras à moi. +Gwynplaine ! reprit-elle, n’est-ce pas ? tu penseras à moi. J’en aurai besoin, quand je serai morte. Et elle ajouta : — Oh ! retenez-moi ! -Je vais être bien malheureuse sans toi, même avec Dieu. +Je vais être bien malheureuse sans toi, même avec Dieu. Ne me laisse pas trop longtemps seule, mon doux Gwynplaine ! -C’est ici qu’était le paradis. -Là-haut, ce n’est que le ciel. -Mon bien-aimé, mon bien-aimé, mon bien-aimé ! -Et il colla sa bouche aux belles mains glacées de Dea. +C’est ici qu’était le paradis. +Là-haut, ce n’est que le ciel. +Mon bien-aimé, mon bien-aimé, mon bien-aimé ! +Et il colla sa bouche aux belles mains glacées de Dea. Elle fut un moment comme si elle ne respirait plus. -Sa voix éclata, vivante. -Lumière ! cria-t-elle. -Elle retomba étendue et immobile sur le matelas. -Il demeura là, évanoui. +Sa voix éclata, vivante. +Lumière ! cria-t-elle. +Elle retomba étendue et immobile sur le matelas. +Il demeura là, évanoui. Alors Gwynplaine fut effrayant. -À quelques pas c’était l’abîme. -Il marchait lentement, il ne regardait pas à ses pieds. +À quelques pas c’était l’abîme. +Il marchait lentement, il ne regardait pas à ses pieds. Il avait le sourire que Dea venait d’avoir. Il allait droit devant lui. Il semblait voir quelque chose. -À chaque pas il se rapprochait du bord. +À chaque pas il se rapprochait du bord. Il murmurait : « Sois tranquille. -Je distingue très bien le signe que tu me fais. +Je distingue très bien le signe que tu me fais. Il traversa le tillac. -Après quelques pas rigides et sinistres, il parvint à l’extrême bord. +Après quelques pas rigides et sinistres, il parvint à l’extrême bord. J’arrive, dit-il. Et il continua de marcher. Il n’y avait pas de parapet. -Le vide était devant lui. +Le vide était devant lui. Il y mit le pied. -La nuit était épaisse et sourde, l’eau était profonde, il s’engloutit. +La nuit était épaisse et sourde, l’eau était profonde, il s’engloutit. Ce fut une disparition calme et sombre. Personne ne vit ni n’entendit rien. Le navire continua de voguer et le fleuve de couler. -Peu après le navire entra dans l’océan. +Peu après le navire entra dans l’océan. Victor Hugo a laisse un grand nombre de notes et de fragments. -Son imagination fait naître les péripéties, les coups de théâtre. -Ce sont là des documents précieux. -Il risque d’empiéter sur les livres projetés. +Son imagination fait naître les péripéties, les coups de théâtre. +Ce sont là des documents précieux. +Il risque d’empiéter sur les livres projetés. Il n’y a de lecteur que le lecteur pensif. -C’est à lui que je dédie mes œuvres. -Ce dernier participe de l’épopée. -Celui qui écrit ces lignes a fait de ces deux sortes de drame. -On a interdit le théâtre aux premiers. +C’est à lui que je dédie mes œuvres. +Ce dernier participe de l’épopée. +Celui qui écrit ces lignes a fait de ces deux sortes de drame. +On a interdit le théâtre aux premiers. On ne peut l’interdire aux seconds. -À ce drame-là, on ne ferme point le théâtre. -Il échappe aux censures et aux polices. -Étant plus grand, il est plus libre. -À la lutte des hommes, il ajoute la lutte des choses. -Le but de l’art, c’est l’affirmation de l’âme humaine. -La science peut être matérialiste, c’est son affaire. +À ce drame-là, on ne ferme point le théâtre. +Il échappe aux censures et aux polices. +Étant plus grand, il est plus libre. +À la lutte des hommes, il ajoute la lutte des choses. +Le but de l’art, c’est l’affirmation de l’âme humaine. +La science peut être matérialiste, c’est son affaire. L’art ne le sera jamais. -À chacun sa sphère. -À la science, la substance ; à l’art, l’essence. -Toute l’âme est là. -Dieu et l’âme sont un fait identique, on peut même dire concentrique. -Le rayon trouve l’âme. -Chose qui semble contradictoire et qui est évidente, tous les deux ont raison. +À chacun sa sphère. +À la science, la substance ; à l’art, l’essence. +Toute l’âme est là. +Dieu et l’âme sont un fait identique, on peut même dire concentrique. +Le rayon trouve l’âme. +Chose qui semble contradictoire et qui est évidente, tous les deux ont raison. Chacun affirme ce qu’il voit. vingt-deux mai mille huit cent soixante-huit. Dans l’intention de l’auteur, ce livre est un drame. -Le Drame de l’Âme. +Le Drame de l’Âme. Ce livre est aussi une histoire. -Le poëte dramatique sans l’historien et sans le philosophe n’existe pas. +Le poëte dramatique sans l’historien et sans le philosophe n’existe pas. L’histoire ne peut tout dire. -À peine d’encombrement, il faut qu’elle choisisse. +À peine d’encombrement, il faut qu’elle choisisse. Le roman fait ce qu’elle ne fait pas. -Par un côté le roman est drame, par l’autre histoire. -Il complète le récit par la peinture, et la narration par la vie. +Par un côté le roman est drame, par l’autre histoire. +Il complète le récit par la peinture, et la narration par la vie. Il n’y a pas d’autre lecteur que le lecteur pensif. -L’histoire l’effleure et l’indique à peine. -La monarchie à outrance a produit la révolution. -Un grand procès se plaide : le procès de l’avenir contre le passé. -Le présent est rapporteur et l’humanité est témoin. -De ce crime l’aristocratie a été tantôt juge, tantôt complice. -Complice, elle doit être condamnée. -Juge, elle doit être appréciée. -Déclaration d’amour à l’Angleterre. -Mais la vérité veut être dite. -Un fait terrible du bon plaisir royal a été longtemps laissé dans l’ombre. -L’auteur a éclairé ce fait. +L’histoire l’effleure et l’indique à peine. +La monarchie à outrance a produit la révolution. +Un grand procès se plaide : le procès de l’avenir contre le passé. +Le présent est rapporteur et l’humanité est témoin. +De ce crime l’aristocratie a été tantôt juge, tantôt complice. +Complice, elle doit être condamnée. +Juge, elle doit être appréciée. +Déclaration d’amour à l’Angleterre. +Mais la vérité veut être dite. +Un fait terrible du bon plaisir royal a été longtemps laissé dans l’ombre. +L’auteur a éclairé ce fait. Ce devoir, l’auteur a voulu le remplir. -Des sociétés vieillies résulte un certain état difforme. -Le roi est un cas tératologique, le seigneur est une excroissance. +Des sociétés vieillies résulte un certain état difforme. +Le roi est un cas tératologique, le seigneur est une excroissance. Les sexes prennent les vices les uns des autres. -L’homme s’effémine, la femme « s’humanise ». +L’homme s’effémine, la femme « s’humanise ». L’un perd la honte, l’autre la pudeur. -Les mœurs profondes reflètent tout cela, qui est sur leur rive. -Chacun prépare sa tempête. -L’âme se débat. -De là le chaos. +Les mœurs profondes reflètent tout cela, qui est sur leur rive. +Chacun prépare sa tempête. +L’âme se débat. +De là le chaos. Sur le chaos plane l’esprit. dix-sept juillet mille huit cent soixante-huit. -L’auteur l’a pensé. -Elles ont été utilisées et développées dans le roman, nous n’en parlerons pas. -Or, dans un premier projet, Josiane était franchement et exclusivement une courtisane. -Les hommes ! c’était là son mot le plus amer. +L’auteur l’a pensé. +Elles ont été utilisées et développées dans le roman, nous n’en parlerons pas. +Or, dans un premier projet, Josiane était franchement et exclusivement une courtisane. +Les hommes ! c’était là son mot le plus amer. Il leur voulait du mal et leur faisait du bien. -Est-ce que la joie n’est pas partout où est la lumière ? -J’ai vu un ver luisant dans une tête de mort, répondit Ursus. +Est-ce que la joie n’est pas partout où est la lumière ? +J’ai vu un ver luisant dans une tête de mort, répondit Ursus. Ursus : — Dieu, dit-il, c’est lord Fuisumero. -Rien n’est plus étrange que moi. -Suis-je bête d’être bon ! -On peut être en retraite même dans le ciel. +Rien n’est plus étrange que moi. +Suis-je bête d’être bon ! +On peut être en retraite même dans le ciel. Certains astres sont hors des affaires et se font satellites. -C’est très heureux pour l’Angleterre, mais c’est très malheureux pour moi. -Il y a des dépits qu’il ne faut point laisser paraître. -Tu vois bien que ces habits-là ne sont pas faits pour toi. -Tu auras l’air de les avoir volés. -Cela fait qu’on t’arrêtera comme filou et larron. — Ce sera bien fait. -Tout en le déshabillant, il le voit nu. -Il grommelle : — Allons ! ils l’ont laissé homme. -Il eût pu gagner sa vie en chantant chez le pape. -Comme cela, il aura des enfants à son tour. — Ah ! graine de malheur ! -L’enfant rudoyé et attendri. +C’est très heureux pour l’Angleterre, mais c’est très malheureux pour moi. +Il y a des dépits qu’il ne faut point laisser paraître. +Tu vois bien que ces habits-là ne sont pas faits pour toi. +Tu auras l’air de les avoir volés. +Cela fait qu’on t’arrêtera comme filou et larron. — Ce sera bien fait. +Tout en le déshabillant, il le voit nu. +Il grommelle : — Allons ! ils l’ont laissé homme. +Il eût pu gagner sa vie en chantant chez le pape. +Comme cela, il aura des enfants à son tour. — Ah ! graine de malheur ! +L’enfant rudoyé et attendri. Il sort et va voir si la femme est morte. Elle est bien morte, dit-il. -Elle est heureuse. — Quel malheur que ce drôle ait sauvé la petite ! +Elle est heureuse. — Quel malheur que ce drôle ait sauvé la petite ! Le vieillard les regarda. J’ai justement trois pommes de terre, dit-il. -C’est toute ma fortune à peu près. +C’est toute ma fortune à peu près. Il y en aura une pour chacun de nous. Tu es bien laid. Tiens, elle est aveugle. -Tu as plus d’esprit que ça, toi. -Maintenant, veux-tu m’aider à la retrouver ? +Tu as plus d’esprit que ça, toi. +Maintenant, veux-tu m’aider à la retrouver ? Nous lui donnerons une danse. -Niclich, voué au noir. +Niclich, voué au noir. Pierre-Jean Gernard, ancien notaire royal. Carcagente, du bagne de Mahon. -Variantes des noms des deux lutteurs dans le chapitre : Écoße, Irlande et Angleterre. -Un irlandais nommé Gulibardine et un écossais nommé Helmsdail. -Détail sur l’éducation donnée à Gwynplaine : La chiquenaude de Gwynplaine. -Ursus lui avait donné un autre talent. -L’homme parlait, le magistrat écrivait. -Aveu d’Hardquanonne. — Cave pénale. -J’ai eu pitié de lui. +Variantes des noms des deux lutteurs dans le chapitre : Écoße, Irlande et Angleterre. +Un irlandais nommé Gulibardine et un écossais nommé Helmsdail. +Détail sur l’éducation donnée à Gwynplaine : La chiquenaude de Gwynplaine. +Ursus lui avait donné un autre talent. +L’homme parlait, le magistrat écrivait. +Aveu d’Hardquanonne. — Cave pénale. +J’ai eu pitié de lui. Cela a fait l’Homme qui rit. Il est riche aujourd’hui. Je l’aime d’amour. Je ne puis lui envoyer de message. Je ne peux avoir avec lui aucun rapport direct. -La sorcière lui dit : « Écrivez-lui une lettre. -Que dites-vous là ? +La sorcière lui dit : « Écrivez-lui une lettre. +Que dites-vous là ? Cette lettre fera venir l’homme que je veux pour amant ? -C’est par ce moyen que Marie Stuart fit venir près d’elle Rizzio. +C’est par ce moyen que Marie Stuart fit venir près d’elle Rizzio. J’essaierai, dit Josiane. -Incrédule sur tout, elle croyait à cela... -Plusieurs détails de ce plan sont supprimés dans le roman. +Incrédule sur tout, elle croyait à cela... +Plusieurs détails de ce plan sont supprimés dans le roman. Son tribunal, cour de baron. -Son entrée à la Chambre. -Chiquenaude à un groom de l’aumônerie. -Procès. — Le grand sénéchal rit. — Acquittement humiliant. +Son entrée à la Chambre. +Chiquenaude à un groom de l’aumônerie. +Procès. — Le grand sénéchal rit. — Acquittement humiliant. Josiane et lord Augustus. -Josiane : « J’ai entendu dire que vous aviez un procès, mon cher. -Eh bien, où en êtes-vous ? +Josiane : « J’ai entendu dire que vous aviez un procès, mon cher. +Eh bien, où en êtes-vous ? Il ne revit personne que dans l’ombre. -Après son apparition à la chambre et son fiasco, il perdit l’espérance. -Une première entrevue très courte à Winchester. -Nous faisons une promenade à cheval ensemble. +Après son apparition à la chambre et son fiasco, il perdit l’espérance. +Une première entrevue très courte à Winchester. +Nous faisons une promenade à cheval ensemble. Pourquoi me dites-vous cela, madame ? demanda Gwynplaine. -La duchesse répondit : — Pour que vous preniez d’autres heures... +La duchesse répondit : — Pour que vous preniez d’autres heures... Entretien de Josiane avec lord Cyrus : — Il est plus que difforme, il est terrible. -A-t-il une âme ? je ne sais. -Il n’y a d’âme que dans un Apollon tel que vous. -Si je vous épouse, nous serons pauvres. -Nous n’aurons à nous deux que dix mille guinées de rente. +A-t-il une âme ? je ne sais. +Il n’y a d’âme que dans un Apollon tel que vous. +Si je vous épouse, nous serons pauvres. +Nous n’aurons à nous deux que dix mille guinées de rente. C’est mourir de faim. -Cependant je suis prête. -Si j’épouse lord Clancharlie comme le veut la reine, je reste riche. -Je continue d’être déesse et vous dieu. +Cependant je suis prête. +Si j’épouse lord Clancharlie comme le veut la reine, je reste riche. +Je continue d’être déesse et vous dieu. J’ai ma cour, mes palais, mes chasses, mes chiens, mes courtisans. -Je donne des fêtes, que je vous dédie. -C’est la grande vie de l’empyrée. (Etc. -Développer.) — Que me conseillez-vous, Cyrus ? -D’épouser lord Clancharlie. -Vénus a épousé Vulcain. +Je donne des fêtes, que je vous dédie. +C’est la grande vie de l’empyrée. (Etc. +Développer.) — Que me conseillez-vous, Cyrus ? +D’épouser lord Clancharlie. +Vénus a épousé Vulcain. Entrevue de Gwynplaine et de la reine : La grave reine Anne rit. Par respect pour la Chambre. Un lord n’est pas un bouffon. Duel de Barkilphedro et de Gwynplaine. -Barkilphedro fort à l’escrime. — Rencontre avec Gwynplaine qu’il provoque. -Gwynplaine n’a jamais touché une épée. +Barkilphedro fort à l’escrime. — Rencontre avec Gwynplaine qu’il provoque. +Gwynplaine n’a jamais touché une épée. Plus tard, jugement de Cyrus Mannours par la Chambre des lords. -Conclusion inédite : Ainsi Barkilphedro, visant Josiane, avait frappé Dea. +Conclusion inédite : Ainsi Barkilphedro, visant Josiane, avait frappé Dea. Continua-t-il ses intrigues ? -Laissons-le dans ses ténèbres. -On met toujours trop longtemps de la lumière sur une vipère. -Ils s’éloignèrent l’un de l’autre avec horreur. +Laissons-le dans ses ténèbres. +On met toujours trop longtemps de la lumière sur une vipère. +Ils s’éloignèrent l’un de l’autre avec horreur. Tout ceci aboutit au bonheur de Josiane. Elle resta fille, et prit lord David pour amant. -La pairie demeura à lord Fermain Clancharlie ainsi que le vaste héritage Clancharlie-Hunkerville. -Plusieurs mois s’écoulèrent. -Ainsi avorta le rêve d’un méchant. -Les êtres qui sont dans l’ombre durent bien rire de Barkilphedro. -Victor Hugo a laissé de longs et importants fragments. -Il met à nu, pour ainsi dire, l’âme de son Triboulet. +La pairie demeura à lord Fermain Clancharlie ainsi que le vaste héritage Clancharlie-Hunkerville. +Plusieurs mois s’écoulèrent. +Ainsi avorta le rêve d’un méchant. +Les êtres qui sont dans l’ombre durent bien rire de Barkilphedro. +Victor Hugo a laissé de longs et importants fragments. +Il met à nu, pour ainsi dire, l’âme de son Triboulet. Il est philosophique, et non historique. -L’infini du cœur n’est d’aucun siècle. +L’infini du cœur n’est d’aucun siècle. L’homme n’est point date. -L’idée du livre est au delà. -Ce mot, mœurs féodales, comprend presque toute l’histoire. -Les comprachicos sont un symptôme. -Ils sont l’abcèsla pustule – le charbon d’un virus. -Ils révèlent tout un état social, séculaire, préexistant, immémorial. -L’histoire se tait volontiers sur le côté gênant des faits sociaux. -Qu’on nous permette une parenthèse. -Il serait temps que l’histoire entrât dans la voie des aveux. -L’histoire met sa dignité à être une narration qui ne raconte point. -Ce mot : désagréable a de l’étendue. +L’idée du livre est au delà. +Ce mot, mœurs féodales, comprend presque toute l’histoire. +Les comprachicos sont un symptôme. +Ils sont l’abcèsla pustule – le charbon d’un virus. +Ils révèlent tout un état social, séculaire, préexistant, immémorial. +L’histoire se tait volontiers sur le côté gênant des faits sociaux. +Qu’on nous permette une parenthèse. +Il serait temps que l’histoire entrât dans la voie des aveux. +L’histoire met sa dignité à être une narration qui ne raconte point. +Ce mot : désagréable a de l’étendue. Dire, c’est oser. Et oser, c’est trop pour l’histoire. -Ne mela brouillez pas avec la rhétorique. +Ne mela brouillez pas avec la rhétorique. L’histoire est un cahier d’expressions. Elle ne demande point : Cela a-t-il pu se faire ? mais : cela peut-il se dire ? L’histoire n’est point toujours admissible dans l’histoire. Un roi meurt dans une posture humaine. Impossible de raconter sa mort. -Moi-même je m’en garderai bien. -L’histoire est une portière qui se croit grande dame. -L’élégance avant tout. -A-t-on jamais pensé à ceci, que personne n’oserait dire : Le rêve d’Athalie ? -Les gens du commun font des rêves, les rois font des « songes ». -Telle est la puissance de la rhétorique. +Moi-même je m’en garderai bien. +L’histoire est une portière qui se croit grande dame. +L’élégance avant tout. +A-t-on jamais pensé à ceci, que personne n’oserait dire : Le rêve d’Athalie ? +Les gens du commun font des rêves, les rois font des « songes ». +Telle est la puissance de la rhétorique. Pour rire.] Nous expliquons ceci. -C’est un être hideux. +C’est un être hideux. On le suppose fortuit ; point : il est voulu. -Brusquet, qui lardait par derrière le manteau de Strozzi. +Brusquet, qui lardait par derrière le manteau de Strozzi. La nature n’a pas tant de talent que cela. -L’art l’a aidée. -C’est à cela que servaient les comprachicos. +L’art l’a aidée. +C’est à cela que servaient les comprachicos. La nature ne faisant point de monstres parfaits, les comprachicos comblaient cette lacune. -Les princes et les seigneurs ne pouvaient se passer de ce complément. -L’infortune d’autrui, douce comparaison perpétuelle qui rehausse votre félicité. +Les princes et les seigneurs ne pouvaient se passer de ce complément. +L’infortune d’autrui, douce comparaison perpétuelle qui rehausse votre félicité. Vous avez le quine du bonheur, celui-ci a le quine du malheur ; assaisonnement. -Volupté et cruauté sont synonymes. +Volupté et cruauté sont synonymes. Sentir souffrir, et voir rire, quel raffinement ! -Le bouffon de cour procure aux maîtres cette satisfaction. -Cet amuseur est un torturé. +Le bouffon de cour procure aux maîtres cette satisfaction. +Cet amuseur est un torturé. C’est le banni, il entre, et il reste le banni. Complication profonde de jouissance. Son grotesque vous constate sublime. C’est votre preuve faite par votre contraire. -Adhésion farouche d’un éclat de rire. -Rien ne vous affirme à vous-même comme cette présence gaie du malheur. -Cette résignation est votre prisonnière. +Adhésion farouche d’un éclat de rire. +Rien ne vous affirme à vous-même comme cette présence gaie du malheur. +Cette résignation est votre prisonnière. Ce malheur est votre vaincu. -Il traîne une chaîne mélodieuse pour vos oreilles. +Il traîne une chaîne mélodieuse pour vos oreilles. En dessous il grince et rugit, car jamais l’esclave ne rit. -Ce qui rit, c’est le maître. +Ce qui rit, c’est le maître. Il y a de la protestation dans le ricanement. -Parfois la vengeance est derrière. -Or cela vous plaît. -Cette menace sourde a juste la quantité de pointe qu’il faut pour chatouiller. +Parfois la vengeance est derrière. +Or cela vous plaît. +Cette menace sourde a juste la quantité de pointe qu’il faut pour chatouiller. Ce bouffon vous hait, et vous le savez, et vous le voulez. -S’il ne vous haïssait pas, son adoration aurait moins de saveur. -C’est une sorte de sel terrible, qui ôte la fadeur à ce flatteur. -Vous tenez à en être abhorré. +S’il ne vous haïssait pas, son adoration aurait moins de saveur. +C’est une sorte de sel terrible, qui ôte la fadeur à ce flatteur. +Vous tenez à en être abhorré. Vous entendez qu’il soit hypocrite. -Aussi est-ce un cœur étrange. +Aussi est-ce un cœur étrange. Quel Tartuffe qu’un Tartuffe par ordre ! -Vous êtes son pantin, mais il est le vôtre. -Vous vous donnez le plaisir de regarder dans la transparence d’un traître. -Quel aquarium qu’une âme ! -Cette eau trouble, vous péchez dedans. -Ce masque, vous vous voyez à travers. +Vous êtes son pantin, mais il est le vôtre. +Vous vous donnez le plaisir de regarder dans la transparence d’un traître. +Quel aquarium qu’une âme ! +Cette eau trouble, vous péchez dedans. +Ce masque, vous vous voyez à travers. La fureur qui est dessous, vous charme. Si ce monstre vous aimait, vous le chasseriez. -Il manquerait à son devoir. -Où serait votre triomphe ? -Puisqu’il est votre piédestal, il faut qu’il soit votre jaloux. +Il manquerait à son devoir. +Où serait votre triomphe ? +Puisqu’il est votre piédestal, il faut qu’il soit votre jaloux. Se faire rehausser par son envieux, plaisir profond. Le miasme devenu encens, c’est exquis. L’avortement de la haine amuse. -Ôtez-lui sa haine, vous vous ôtez votre joie. -Être une idole abhorrée, quelle souveraineté ! +Ôtez-lui sa haine, vous vous ôtez votre joie. +Être une idole abhorrée, quelle souveraineté ! Rire, la bonne chose ! -Voilà, en fait de sensation, la sensation suprême. -Toute l’antique hilarité princière, féodale et financière, est là. +Voilà, en fait de sensation, la sensation suprême. +Toute l’antique hilarité princière, féodale et financière, est là. Le pauvre est le condiment du riche. Rien de plus formidable. Il existe des ombres illuminantes. -Le reflet colorant, quel mystère ! +Le reflet colorant, quel mystère ! Un grand veut un nain ; une belle veut un magot. -Une jeune se complète d’une vieille ; de là, la duègne. -Un certain resplendissement de la beauté résulte des difformités juxtaposées. -C’est plus que de l’éclat, c’est de l’explosion. -Une blanche se farde d’une négresse. +Une jeune se complète d’une vieille ; de là, la duègne. +Un certain resplendissement de la beauté résulte des difformités juxtaposées. +C’est plus que de l’éclat, c’est de l’explosion. +Une blanche se farde d’une négresse. Qu’elle est laide ! accentue qu’elle est belle ! -Si la laideur n’existait pas, la beauté existerait moins. -Une infirmité fait valoir une force. -Une soif avoisine à propos un assouvissement. -Sans ce voisinage, l’assouvissement serait satiété. -Vulcain bancal rend plus léger Mercure ailé. -Tous les haillons font ce plaisir à toutes les pourpres. -Une certaine flatterie aux heureux consiste à être horrible. -Ce rôle sacrifié, dans les beaux temps monarchiques, le peuple le joue. +Si la laideur n’existait pas, la beauté existerait moins. +Une infirmité fait valoir une force. +Une soif avoisine à propos un assouvissement. +Sans ce voisinage, l’assouvissement serait satiété. +Vulcain bancal rend plus léger Mercure ailé. +Tous les haillons font ce plaisir à toutes les pourpres. +Une certaine flatterie aux heureux consiste à être horrible. +Ce rôle sacrifié, dans les beaux temps monarchiques, le peuple le joue. Comme ces guenilles font bien au dernier plan, au fond ! Ceci a son lendemain. -On rit jusqu’à ce qu’on tremble. -On en rit, jusqu’à ce qu’on en tremble. -Le bâillement de l’Olympe est une sommation aux misérables. +On rit jusqu’à ce qu’on tremble. +On en rit, jusqu’à ce qu’on en tremble. +Le bâillement de l’Olympe est une sommation aux misérables. Amusez-nous ! disent les dieux. -Demande d’un côté, offre de l’autre. -En haut, une opulence effrénée, en bas une indigence désespérée. -L’indigence vendait ses petits à l’opulence. +Demande d’un côté, offre de l’autre. +En haut, une opulence effrénée, en bas une indigence désespérée. +L’indigence vendait ses petits à l’opulence. L’opulence en faisait ce qui lui plaisait. Mais un enfant droit ce n’est pas bien amusant. -Cela fit une tête de mort, qui chanta plus tard des chansons bachiques. -Cette croissance comprimée le maintint petit et le fit comique. -Le roi Jacques 4 le vit, en fut charmé, et voulut l’avoir. -Il est vrai qu’ils l’avaient élevé, formé, et nourri. +Cela fit une tête de mort, qui chanta plus tard des chansons bachiques. +Cette croissance comprimée le maintint petit et le fit comique. +Le roi Jacques 4 le vit, en fut charmé, et voulut l’avoir. +Il est vrai qu’ils l’avaient élevé, formé, et nourri. On essaya de les sculpter, on s’y prit probablement mal, ils moururent. Les seigneurs russes gloussant ou miaulant. -On ne dit pas cela impunément. -Les rois à prix réduit qu’on a maintenant coûtent encore fort cher. -Le roi décroît, soit, mais le bourgeois augmente. -L’infatuation, qui est le bourgeois tout entier, c’est le despotisme rapetissé. -Il y a dans nos mœurs du tyran répandu. -C’est délayé, mais c’est odieux. -Un certain mauvais fond humain est presque irréductible. -Grattez le présent, vous trouvez le passé. -Grattez le dix-neuvième siècle, vous trouverez lel’antiquité moyen âge. +On ne dit pas cela impunément. +Les rois à prix réduit qu’on a maintenant coûtent encore fort cher. +Le roi décroît, soit, mais le bourgeois augmente. +L’infatuation, qui est le bourgeois tout entier, c’est le despotisme rapetissé. +Il y a dans nos mœurs du tyran répandu. +C’est délayé, mais c’est odieux. +Un certain mauvais fond humain est presque irréductible. +Grattez le présent, vous trouvez le passé. +Grattez le dix-neuvième siècle, vous trouverez lel’antiquité moyen âge. Qu’est-ce que le groom, qu’on veut nain ? Qu’est-ce que le jockey, qu’on veut maigre ? -La barbarie est, témoin la guerre. -La férocité règne, témoin l’échafaud. -L’ignorance gouverne, témoin l’Université. -Les bûchers ont disparu ; oui, sous la forme auto-da-fé, non sous la forme suttie. +La barbarie est, témoin la guerre. +La férocité règne, témoin l’échafaud. +L’ignorance gouverne, témoin l’Université. +Les bûchers ont disparu ; oui, sous la forme auto-da-fé, non sous la forme suttie. Le suttie persiste, quoi que fasse l’Angleterre. -La Turquie est au seizième siècle, la Perse au quatorzième, le Japon au douzième. -Cette vieille plaie, la théocratieféodalité, saigne encore partout sur la terre. -Tel prince, vivant et régnant, a pris son âme dans Machiavel. -Les égoïstes ont tort d’oublier, de jouir et de rire. -La mise au pied du mur d’un misérable est un danger. +La Turquie est au seizième siècle, la Perse au quatorzième, le Japon au douzième. +Cette vieille plaie, la théocratieféodalité, saigne encore partout sur la terre. +Tel prince, vivant et régnant, a pris son âme dans Machiavel. +Les égoïstes ont tort d’oublier, de jouir et de rire. +La mise au pied du mur d’un misérable est un danger. Pour qui ? pour le mur, qu’il escaladera. -Ce mur, c’est la société. -L’expédient qu’il trouve est pris dans votre repos. +Ce mur, c’est la société. +L’expédient qu’il trouve est pris dans votre repos. Les va-nu-pieds marchent sur la loi ; les meurt-de-faim mangent la paix publique. Pierre ressemblante au peuple. -L’île se nomme Raghles, le trou se nomme Frugadory. -Victor Hugo a voulu réserver cet effet. +L’île se nomme Raghles, le trou se nomme Frugadory. +Victor Hugo a voulu réserver cet effet. Angleterre — Albion — est un morceau de craie. Cette craie n’est nulle part plus visible que dans la baie de Portland. -Rien de plus riant l’été, l’hiver rien de plus rechigné. -La tristesse y est à souhait. -L’humidité froide est là pour longtemps. +Rien de plus riant l’été, l’hiver rien de plus rechigné. +La tristesse y est à souhait. +L’humidité froide est là pour longtemps. C’est du spleen dissous qui flotte. Tout le paysage est pleureur. -On préférerait l’ouragan. -La tempête est une colère ; la brume est une bouderie. +On préférerait l’ouragan. +La tempête est une colère ; la brume est une bouderie. Le maussade est plus triste que le lugubre. -Mais, tout en devenant pairie, Portland est demeuré solitude. -Au dix-septième siècle, cette solitude était farouche. -La table ronde d’Arthur était à Winchester, qui est la vieille gwent. -Les gros chênes de Vindugladia avalent leurs racines dans un encombrement de blocs sculptés. -La reine Cuthbarghe revenait, voilée, dans le cloître sans voûte de Winbuenminster. -Aux légendes immémoriales se joignaient les légendes récentes. +Mais, tout en devenant pairie, Portland est demeuré solitude. +Au dix-septième siècle, cette solitude était farouche. +La table ronde d’Arthur était à Winchester, qui est la vieille gwent. +Les gros chênes de Vindugladia avalent leurs racines dans un encombrement de blocs sculptés. +La reine Cuthbarghe revenait, voilée, dans le cloître sans voûte de Winbuenminster. +Aux légendes immémoriales se joignaient les légendes récentes. Ces peurs faisaient la solitude. -Purbeck, la presqu’île de marbre, était inhabitée. -Ce pays fauve était magnifique. +Purbeck, la presqu’île de marbre, était inhabitée. +Ce pays fauve était magnifique. Selon la roche, cette architecture varie. -Rien de persévérant comme la houle, rien de persistant comme le rocher. +Rien de persévérant comme la houle, rien de persistant comme le rocher. L’angle droit domine dans la baie de Portland. La falaise de Portland est bizarre, tant elle est correcte. -Dans l’océan le régulier est singulier. +Dans l’océan le régulier est singulier. Cette falaise ne se laisse imposer par le flot aucune forme de caprice. -Elle a en elle une géométrie que la mer dégage, mais ne modifie pas. +Elle a en elle une géométrie que la mer dégage, mais ne modifie pas. Les lames viennent avec leur scie, le flot vient avec son marteau ; peine perdue. La pierre de Portland livre ses blocs et garde ses lignes. -Il débarrasse de leur gangue ces rectangles latents et ces parallélismes mystérieux. -Ce qui est pâte se délaie, ce qui est ossature se maintient. -Elles sont intactes et vierges ; elles ont le neuf de l’éternité. -Ces colonnades, ces frontons, ces entablements façonnés par l’écume, étonnent. -Une cathédrale gothique surprend moins, sortant de la mer, qu’un temple grec. -Le propre de l’océan, c’est de ne pas discontinuer. -Le flot recommence partout sur cette côte le même affouillement et le même édifice. +Il débarrasse de leur gangue ces rectangles latents et ces parallélismes mystérieux. +Ce qui est pâte se délaie, ce qui est ossature se maintient. +Elles sont intactes et vierges ; elles ont le neuf de l’éternité. +Ces colonnades, ces frontons, ces entablements façonnés par l’écume, étonnent. +Une cathédrale gothique surprend moins, sortant de la mer, qu’un temple grec. +Le propre de l’océan, c’est de ne pas discontinuer. +Le flot recommence partout sur cette côte le même affouillement et le même édifice. Le refaire lui est facile, le varier lui est impossible. -Cette roche, nous venons de le dire, est réfractaire. -On croirait qu’elle a sa volonté. -L’inattendu dans la plénitude choque, et c’est là toute la mer. -Quiconque n’aime pas l’exagération doit éviter l’océan. -Les imaginations moyennes sont malmenées par ce gouffre. -L’océan manque absolument de mesure et de ce que nous nommons le goût. -Une certaine folie est mêlée aux grands paysages de la mer. +Cette roche, nous venons de le dire, est réfractaire. +On croirait qu’elle a sa volonté. +L’inattendu dans la plénitude choque, et c’est là toute la mer. +Quiconque n’aime pas l’exagération doit éviter l’océan. +Les imaginations moyennes sont malmenées par ce gouffre. +L’océan manque absolument de mesure et de ce que nous nommons le goût. +Une certaine folie est mêlée aux grands paysages de la mer. C’est l’abrupte dans l’inconsistant. -Ils sont peut-être magnifiques, mais ils ne sont pas sages. -L’océan touche un archipel ou un promontoire comme Michel-Ange une statue. -C’est plutôt une secousse qu’un contact. -Partout le coup d’ongle du lion ; partout le coup de pouce du géant. -On ne sait quoi d’amer qui est épars. -Des beautés qui font vomir. +Ils sont peut-être magnifiques, mais ils ne sont pas sages. +L’océan touche un archipel ou un promontoire comme Michel-Ange une statue. +C’est plutôt une secousse qu’un contact. +Partout le coup d’ongle du lion ; partout le coup de pouce du géant. +On ne sait quoi d’amer qui est épars. +Des beautés qui font vomir. Son plain-chant formidable efface et noie tout autre bruit. La mer disproportionne tout. -Une ondulation de tempête la tourmente à jamais. +Une ondulation de tempête la tourmente à jamais. Ces havres, enclos d’escarpements, sont tentants et perfides. -Ils ont une forme d’alvéole. -Criques plutôt de refuge pour les poissons que pour les barques. -Malheur à qui flânerait là ! +Ils ont une forme d’alvéole. +Criques plutôt de refuge pour les poissons que pour les barques. +Malheur à qui flânerait là ! Au repos ces petits havres sont charmants. -Des deux côtés et au fond la roche à pic. +Des deux côtés et au fond la roche à pic. Quelques-unes de ces criques n’ont pas de plage. Soyez oiseau ou poisson. -Pas de lieu plus désert et l’on dirait des maisons. -Tels sont ces étranges culs-de-sac de la mer. -La ronce, comme la fîlle, a la beauté du diable. +Pas de lieu plus désert et l’on dirait des maisons. +Tels sont ces étranges culs-de-sac de la mer. +La ronce, comme la fîlle, a la beauté du diable. Jeunesse, tout est dans ce mot ; aurore, tout est dans ce rayon. -Toutes les façades des brisants se pavoisent. +Toutes les façades des brisants se pavoisent. Tout ce frissonnant petit monde se salue au vent. -Jusqu’au commencement de ce siècle, une complication se mêlait à ce paysage. -L’homme avait jugé à propos d’accentuer cette nature par des potences. -Quant au goudron sur le squelette, c’est de l’humanité. +Jusqu’au commencement de ce siècle, une complication se mêlait à ce paysage. +L’homme avait jugé à propos d’accentuer cette nature par des potences. +Quant au goudron sur le squelette, c’est de l’humanité. Guernesey avait sa Roque-Patibulaire ; Jersey avait son Mont-aux-Pendus. Tout marquis veut avoir des pages. -Pour le même motif, l’avant-dernier fragment du reliquat a été supprimé. +Pour le même motif, l’avant-dernier fragment du reliquat a été supprimé. Pour ce dernier fragment, on remarquera deux versions. Les trop fortes secousses ne secouent point. -Il existe un évanouissement de l’intelligence, distinct de l’évanouissement du corps. +Il existe un évanouissement de l’intelligence, distinct de l’évanouissement du corps. Monsieur, dit Gwynplaine, pourquoi m’appelez-vous mylord. -Parce que vous l’êtes, dit le shériff. +Parce que vous l’êtes, dit le shériff. Le vingt-neuf janvier seize cent quatre-vingt-dix ? murmura Gwynplaine. -Oui, c’est sur mon écriteau. -Le shériff se pencha vers le greffier : — Greffier, écrivez. +Oui, c’est sur mon écriteau. +Le shériff se pencha vers le greffier : — Greffier, écrivez. Un peu, dit Gwynplaine. -Le shériff, saluant toujours à chaque interrogation, repartit : — Mylord se souvient-il de son père ? +Le shériff, saluant toujours à chaque interrogation, repartit : — Mylord se souvient-il de son père ? En ai-je eu un ? Il se nomme Ursus. -Votre Seigneurie, demanda le shériff, ne se souvient-elle d’aucun autre nom ? -Gwynpiaine répéta : — Pourquoi m’appelez-vous Votre Seigneurie ? -Le shériff répondit ; — Votre Seigneurie va le savoir. -Le shériff dit au greffier : — Ecrivez. +Votre Seigneurie, demanda le shériff, ne se souvient-elle d’aucun autre nom ? +Gwynpiaine répéta : — Pourquoi m’appelez-vous Votre Seigneurie ? +Le shériff répondit ; — Votre Seigneurie va le savoir. +Le shériff dit au greffier : — Ecrivez. Gwynpiaine continua : — Ah oui, je me rappelle un nom. Ne vient-on pas de me demander si j’avais souvenir de quelque nom ?... -Que vous auriez entendu autrefois, fit le shériff. +Que vous auriez entendu autrefois, fit le shériff. Un nom dont je me souviens ? dit Gwynplaine. Oui, en voici un : Gernardus. -Ecrivez, greffier, interrompit le shériff. +Ecrivez, greffier, interrompit le shériff. Il avait encore un autre nom. -C’était un vieux homme, triste. +C’était un vieux homme, triste. J’en avais peur. -Il était comme le maître. +Il était comme le maître. On l’appelait aussi le docteur. -Le shériff dit : — Écrivez, greffier. -Il y avait, pour ainsi dire, des points suspensifs dans l’aparté de Gwynpiaine. +Le shériff dit : — Écrivez, greffier. +Il y avait, pour ainsi dire, des points suspensifs dans l’aparté de Gwynpiaine. Il reprit : — Le docteur Gernardus... Et puis, il y avait des hommes, des femmes. -Ils étaient de tous les pays. -Une était d’Espagne et se nommait Asuncion. +Ils étaient de tous les pays. +Une était d’Espagne et se nommait Asuncion. Et puis plus rien. Ce n’est pas vrai. On se moque de moi. Je ne suis pas lord. -Voilà mon esclavine de cuir que j’ai au cou. +Voilà mon esclavine de cuir que j’ai au cou. Laissez-moi m’en aller. -Tout à coup, il reprit vivement, comme si une figure passait devant lui. +Tout à coup, il reprit vivement, comme si une figure passait devant lui. Ah ! si ! je m’en rappelle encore un. -Il était de Provence en France. -Il se nommait Garou, ou à peu près. -L’index du shériff donna un ordre au greffier. -Gwynplaine regarda cette bouteille et jeta un cri : — La gourde du Provençal. -Et il ajouta : — Après cela, toutes ces gourdes se ressemblent. -Si c’était la gourde du Provençal, il y aurait un nom dessus. +Il était de Provence en France. +Il se nommait Garou, ou à peu près. +L’index du shériff donna un ordre au greffier. +Gwynplaine regarda cette bouteille et jeta un cri : — La gourde du Provençal. +Et il ajouta : — Après cela, toutes ces gourdes se ressemblent. +Si c’était la gourde du Provençal, il y aurait un nom dessus. Mais je n’imagine pas comment tout ceci peut arriver. -Le shériff salua et demanda : — Mylord se rappelle-t-il le nom ? +Le shériff salua et demanda : — Mylord se rappelle-t-il le nom ? Toujours mylord ! dit Gwynplaine. Monsieur le juge, je ne me rappelle pas ce nom. -Et puis, était-ce un nom ? cela finissait par un mot : nonne. +Et puis, était-ce un nom ? cela finissait par un mot : nonne. Je ne me souviens plus. C’est si loin ! -Le mot était en rouge. -Le shériff retourna la gourde. -Ce jonc traçait distinctement dans l’osier ces douze lettres : Hardquanonne. -Il déplia ce parchemin. -C’était une feuille carrée couverte d’écriture d’un côté. +Le mot était en rouge. +Le shériff retourna la gourde. +Ce jonc traçait distinctement dans l’osier ces douze lettres : Hardquanonne. +Il déplia ce parchemin. +C’était une feuille carrée couverte d’écriture d’un côté. Il sentait sous lui comme un tremblement. Il ouvrit les yeux. -Il était dans une voiture qui cheminait rapidement sur du pavé. -L’intérieur de la voiture était tendu en velours pourpre. -Il était seul dans la voiture. +Il était dans une voiture qui cheminait rapidement sur du pavé. +L’intérieur de la voiture était tendu en velours pourpre. +Il était seul dans la voiture. On entendait un bruit de grelots et le claquement d’un fouet. -La voiture était attelée de quatre chevaux de poste. -La seule route pavée de l’Angleterre était la route de Londres à Windsor. -Le carrosse, emporté par le galop de ses quatre chevaux, roulait à grand bruit. -La nuit commençait à tomber. -Des deux côtés des vitres on apercevait de la campagne. +La voiture était attelée de quatre chevaux de poste. +La seule route pavée de l’Angleterre était la route de Londres à Windsor. +Le carrosse, emporté par le galop de ses quatre chevaux, roulait à grand bruit. +La nuit commençait à tomber. +Des deux côtés des vitres on apercevait de la campagne. De temps en temps des arbres passaient, puis des clochers lointains. -On entendait des bêlements de troupeaux. +On entendait des bêlements de troupeaux. Il ne comprenait pas. Autre version.) Quand Gwynplaine reprit connaissance et rouvrit les yeux, il ne vit rien. -Il était dans du noir. -Il était dans quelque chose de fermé. -Il eût pu s’en faire la question. -Un dedans de tombe n’eût pas été plus ténébreux. +Il était dans du noir. +Il était dans quelque chose de fermé. +Il eût pu s’en faire la question. +Un dedans de tombe n’eût pas été plus ténébreux. Il avait une sensation d’assourdissement. -Notre côté matière veut d’abord savoir à quoi s’en tenir. -Il tâta autour de lui et toucha partout du velours. -Était-il jour ? était-il nuit ? il ne savait. -Les volets de la voiture étaient clos. -Pas une fente où filtrât une lueur. -Tout était fermé du dehors. +Notre côté matière veut d’abord savoir à quoi s’en tenir. +Il tâta autour de lui et toucha partout du velours. +Était-il jour ? était-il nuit ? il ne savait. +Les volets de la voiture étaient clos. +Pas une fente où filtrât une lueur. +Tout était fermé du dehors. Est-ce qu’on l’enlevait ? -La voiture roulait sur du pavé. -Était-il dans une rue ? -Un grand chemin pavé ? +La voiture roulait sur du pavé. +Était-il dans une rue ? +Un grand chemin pavé ? Ce serait donc la route de Windsor ? -Parfois les événements semblent en délire. -Qu’était-ce que tout cela ? -Est-ce qu’on avait changé de chevaux ? -Puis la voiture s’arrêta. -La portière s’ouvrit. +Parfois les événements semblent en délire. +Qu’était-ce que tout cela ? +Est-ce qu’on avait changé de chevaux ? +Puis la voiture s’arrêta. +La portière s’ouvrit. Le marchepied s’abaissa. -Une vive fraîcheur pénétra dans la voiture. -On était près d’une rivière. -En même temps on était près, d’un palais. +Une vive fraîcheur pénétra dans la voiture. +On était près d’une rivière. +En même temps on était près, d’un palais. Gwynplaine sortit de la voiture. Un homme en descendit. Le carrosse avait quatre chevaux, un cocher et deux postillons. -C’était le cocher qui avait ouvert la portière. -Il tenait à la main une lanterne sourde. -La lanterne sourde éclaira l’homme qui descendait de la loge du carrosse. -La voiture était arrêtée devant une architecture haute et superbe. -Fin inédite du chapitre : Serait bon frère s’il n’était bon fils. +C’était le cocher qui avait ouvert la portière. +Il tenait à la main une lanterne sourde. +La lanterne sourde éclaira l’homme qui descendait de la loge du carrosse. +La voiture était arrêtée devant une architecture haute et superbe. +Fin inédite du chapitre : Serait bon frère s’il n’était bon fils. premier juillet mille huit cent soixante-huit. -Cette variété fatale, Gwynplaine semblait destiné à l’épuiser. -C’était comme la terre tremblant sous lui. -Quand il releva la tête, la dispersion s’était faite. +Cette variété fatale, Gwynplaine semblait destiné à l’épuiser. +C’était comme la terre tremblant sous lui. +Quand il releva la tête, la dispersion s’était faite. Il n’y avait plus dans le vestibule ni lords, ni laquais. -Tout avait disparu avec les carrosses, les uns dedans, les autres derrière. -À quelques pas du perron, quelques carrosses de louage, visibles à leur lanterne, attendaient. -Gwynplalnc se jeta dans un de ces carrosses, et dit au cocher : — À Southwark. -Le cocher ferma la portière, remonta sur son siège et fouetta ses chevaux. -Ainsi Barkilphedro avait visé Josiance et atteinttué Dea. -Peut- être était-ce le fragment d’un chapitre abandonné par la suite ? -Peut-être était-il destiné au livre sur la Monarchie, qui n’a pas été fait. -Peut-être était-ce une amorce de ce livre ? -C’est pourtant là une époque aussi. -Chasser le papisme est quelque chose, briser lela royautédespotisme est mieux. -De là la prédominance de mille sept cent quatre-vingt-neuf sur mille six cent quatre-vingt-huit. -Deux années libératrices ; l’une d’une île, l’autre du monde. -Les anglais se satisfont d’un glissement à mi-côte ; les français point. -Les français y restent. -Les français veulent une révolution complète ; les anglais préfèrent un tremblement de terre correct. -Dans l’histoire, il ressemble, en petit, à Louis-Philippe. -Il y avait en lui du républicain. -Le manuscrit comprend six cent un feuillets de papier bleu foncé. +Tout avait disparu avec les carrosses, les uns dedans, les autres derrière. +À quelques pas du perron, quelques carrosses de louage, visibles à leur lanterne, attendaient. +Gwynplalnc se jeta dans un de ces carrosses, et dit au cocher : — À Southwark. +Le cocher ferma la portière, remonta sur son siège et fouetta ses chevaux. +Ainsi Barkilphedro avait visé Josiance et atteinttué Dea. +Peut- être était-ce le fragment d’un chapitre abandonné par la suite ? +Peut-être était-il destiné au livre sur la Monarchie, qui n’a pas été fait. +Peut-être était-ce une amorce de ce livre ? +C’est pourtant là une époque aussi. +Chasser le papisme est quelque chose, briser lela royautédespotisme est mieux. +De là la prédominance de mille sept cent quatre-vingt-neuf sur mille six cent quatre-vingt-huit. +Deux années libératrices ; l’une d’une île, l’autre du monde. +Les anglais se satisfont d’un glissement à mi-côte ; les français point. +Les français y restent. +Les français veulent une révolution complète ; les anglais préfèrent un tremblement de terre correct. +Dans l’histoire, il ressemble, en petit, à Louis-Philippe. +Il y avait en lui du républicain. +Le manuscrit comprend six cent un feuillets de papier bleu foncé. La pagination est double : en chiffres et en lettres. -Ces modifications se renouvelant très souvent, nous n’avons mentionné que les plus importantes. -Les titres, annotations, remarques sur la vie privée, sont écrits à l’encre rouge. +Ces modifications se renouvelant très souvent, nous n’avons mentionné que les plus importantes. +Les titres, annotations, remarques sur la vie privée, sont écrits à l’encre rouge. Nous les reproduisons, ainsi que les dates d’interruption et de reprise de travail. -Voici en effet l’ordre primitif : première partie L’enfant. +Voici en effet l’ordre primitif : première partie L’enfant. La gourde d’osier. -troisième partie : l’homme p. (pendu). -Voilà de quoi vivre. +troisième partie : l’homme p. (pendu). +Voilà de quoi vivre. Va ! — Puis le silence se refit, profond. -À qui s’adressaient ces paroles ? -Était-ce à l’enfant ? -Il était droit et bien fait, et avait l’air robuste. +À qui s’adressaient ces paroles ? +Était-ce à l’enfant ? +Il était droit et bien fait, et avait l’air robuste. Il resta comme s’il n’avait pas entendu. -Dans le cercle qui entoure ces lignes on lit ces mots : À retrancher. +Dans le cercle qui entoure ces lignes on lit ces mots : À retrancher. Je pars aujourd’hui de Bruxelles pour Guernesey. -J’interromps pour continuer à Hauteville-home, Deo volente. -Je vais écrire la préface du livre : Paris. -Au feuillet suivant, qui contient les titres du livre deuxième, cette indication : neuf livres. +J’interromps pour continuer à Hauteville-home, Deo volente. +Je vais écrire la préface du livre : Paris. +Au feuillet suivant, qui contient les titres du livre deuxième, cette indication : neuf livres. Feuillet cent soixante-deux. — Repris le premier mai mille huit cent soixante-sept. -Ces mots sont placés avant le chapitre : Lord Clancharlie. -Clancharlie avait cet endurcissement d’en être peu ému. +Ces mots sont placés avant le chapitre : Lord Clancharlie. +Clancharlie avait cet endurcissement d’en être peu ému. Celui-ci, par exception unique, n’en est pas. -Il l’avait donné à mon frère Abel, duquel je le tiens. -Leurs deux désastres étaient irrévocables. +Il l’avait donné à mon frère Abel, duquel je le tiens. +Leurs deux désastres étaient irrévocables. Feuillet deux cent quarante-neuf. — Note en marge : vingt-huit mai. -Feuillet deux cent quatre-vingt-trois. — Variante du livre troisième : Fêlure au paradis. +Feuillet deux cent quatre-vingt-trois. — Variante du livre troisième : Fêlure au paradis. Feuillet deux cent quatre-vingt-cinq. — Dans un coin, en marge, cette note : dix-sept juin. -La reprise d’Hernani est annoncée pour aujourd’hui. +La reprise d’Hernani est annoncée pour aujourd’hui. Elle n’aura lieu que le vingt. Feuillet deux cent quatre-vingt-dix-sept : vingt et un juin. On reprend ce soir Hernani. -J’ai passé ma matinée à écrire une lettre à Juarez pour Maximilien. -Acteurs deux fois rappelés après cinquième acte. +J’ai passé ma matinée à écrire une lettre à Juarez pour Maximilien. +Acteurs deux fois rappelés après cinquième acte. Enthousiasme ardent pour auteur. -Félicitations d’un ami. -Plus bas cette constatation, de la main de Victor Hugo : Hernani a réussi. -Feuillet trois cent deux. — En marge : La nouvelle arrive que Maximilien a été fusillé. -Cette intercalation comprend tout le chapitre : La souris interrogée par les chats. -Victor Hugo, sur ce fragment même, a écrit : mille huit cent soixante-huit. +Félicitations d’un ami. +Plus bas cette constatation, de la main de Victor Hugo : Hernani a réussi. +Feuillet trois cent deux. — En marge : La nouvelle arrive que Maximilien a été fusillé. +Cette intercalation comprend tout le chapitre : La souris interrogée par les chats. +Victor Hugo, sur ce fragment même, a écrit : mille huit cent soixante-huit. Gazette de Guemesey. deux janvier mille huit cent soixante-neuf. Trois feuillets plus loin, cette mention : Interrompu le dix juillet mille huit cent soixante-sept. -Au feuillet suivant : Repris le quatre décembre mille huit cent soixante-sept. -Démolir ces édifices, cela s’appelle embellir les villes. +Au feuillet suivant : Repris le quatre décembre mille huit cent soixante-sept. +Démolir ces édifices, cela s’appelle embellir les villes. Supprimer l’histoire, quel embellissement ! Feuillet quatre cent dix-neuf : seize avril. Mon doux petit Georges est mort avant-hier quatorze avril mille huit cent soixante-huit. -Je reçois la nouvelle aujourd’hui. -C’était le jour de ma fête. -Il n’y a pas de fête pour moi cette année. -Ma fête, ce sera le retour de mon Georges. +Je reçois la nouvelle aujourd’hui. +C’était le jour de ma fête. +Il n’y a pas de fête pour moi cette année. +Ma fête, ce sera le retour de mon Georges. vingt et un juillet mille huit cent soixante-huit. -À quatre heures cinq minutes de l’après-midi, Alice l’a remis au monde. +À quatre heures cinq minutes de l’après-midi, Alice l’a remis au monde. Bruxelles, quatre, place des Barricades. -Les trois livres comprenaient trois grandes divisions : l’aristocratie, la monarchie, la démocratie. -Ces notes étaient incomplètes ; elles contenaient en germe l’idée. +Les trois livres comprenaient trois grandes divisions : l’aristocratie, la monarchie, la démocratie. +Ces notes étaient incomplètes ; elles contenaient en germe l’idée. Il fallait constituer un dossier. C’est ce qu’il appelait ses « notes de travail ». -C’était un projet de titre qui deviendra le titre d’un livre. -Vous avez escompté à cinquante pour cent vos succès. -Toutes les combinaisons fructueuses et brillantes sont entravées. -Il achevait le livre troisième : L’Enfant dans l’ombre. -Au bout de dix-huit jours, son travail était forcément suspendu. -Nos plus grands écrivains avaient promis un article. +C’était un projet de titre qui deviendra le titre d’un livre. +Vous avez escompté à cinquante pour cent vos succès. +Toutes les combinaisons fructueuses et brillantes sont entravées. +Il achevait le livre troisième : L’Enfant dans l’ombre. +Au bout de dix-huit jours, son travail était forcément suspendu. +Nos plus grands écrivains avaient promis un article. Pas de plus beau frontispice qu’une introduction de Victor Hugo ! -Il ne voulut pas laisser de côté sa comédie ; il fit le second acte. +Il ne voulut pas laisser de côté sa comédie ; il fit le second acte. Ce qui le conduisit jusqu’au vingt-sept avril. -Le onze juillet, Victor Hugo dut s’occuper de ses préparatifs de départ. -R. (deux chapitres préliminaires, premier partie : trois livres ; deuxième partie : deux livres inachevés). +Le onze juillet, Victor Hugo dut s’occuper de ses préparatifs de départ. +R. (deux chapitres préliminaires, premier partie : trois livres ; deuxième partie : deux livres inachevés). J’en emporte la copie faite par Julie. -deux degré Le manuscrit de Mangeront-ils ? comédie. +deux degré Le manuscrit de Mangeront-ils ? comédie. J’en emporte la copie. -trois degré Le dossier des notes de travail pour l’H.q. -R. quatre degré La copie de mon Archipel de la Manche. -cinq degré Un dossier contenant des choses commencées (dont Margarita). -La réponse de l’empire ne se fit pas attendre. -Victor Hugo était préparé à ces sortes d’aventures. -Il se remit à son roman. -Les cinq premiers mois de l’année mille huit cent soixante-huit furent particulièrement laborieux. +trois degré Le dossier des notes de travail pour l’H.q. +R. quatre degré La copie de mon Archipel de la Manche. +cinq degré Un dossier contenant des choses commencées (dont Margarita). +La réponse de l’empire ne se fit pas attendre. +Victor Hugo était préparé à ces sortes d’aventures. +Il se remit à son roman. +Les cinq premiers mois de l’année mille huit cent soixante-huit furent particulièrement laborieux. Sur une chemise on lit : GWYNPLAINE(autre titre possible)pair d’angleterre. -J’ai senti le besoin d’affirmer l’âme. +J’ai senti le besoin d’affirmer l’âme. Il est le contraire. -À cette série il ajoute aujourd’hui ce livre. -Le mois de juillet était arrivé. -Sa famille le réclamait. -Son roman était à peu près terminé. -Il écrivait la conclusion : le Paradis retrouvé ici-bas. -Et la voix de Gwynplaine répondait Oh ! viens ! aime ! -Le roman était achevé le vingt-trois août mille huit cent soixante-huit. -Il avait été commencé le vingt et un juillet mille huit cent soixante-six. -La mort de Madame Victor Hugo avait été aussi rapide qu’imprévue. +À cette série il ajoute aujourd’hui ce livre. +Le mois de juillet était arrivé. +Sa famille le réclamait. +Son roman était à peu près terminé. +Il écrivait la conclusion : le Paradis retrouvé ici-bas. +Et la voix de Gwynplaine répondait Oh ! viens ! aime ! +Le roman était achevé le vingt-trois août mille huit cent soixante-huit. +Il avait été commencé le vingt et un juillet mille huit cent soixante-six. +La mort de Madame Victor Hugo avait été aussi rapide qu’imprévue. Une belle et noble figure disparaissait. -Qu’elle soit bénie. +Qu’elle soit bénie. Le sept octobre mille huit cent soixante-huit, Victor Hugo partait pour Guernesey. -Il ne devait pas se servir des premières ébauches. +Il ne devait pas se servir des premières ébauches. Ce livre est avant tout impartial. -Mais l’aristocratie, comme phénomène, veut être étudiée. -L’auteur a dû constater de la sorte son impartialité. -Du reste, étudier l’aristocratie, l’étudier dans son chef-lieu qui est l’Angleterre... +Mais l’aristocratie, comme phénomène, veut être étudiée. +L’auteur a dû constater de la sorte son impartialité. +Du reste, étudier l’aristocratie, l’étudier dans son chef-lieu qui est l’Angleterre... Le seul vrai lecteur, c’est le lecteur pensif. -C’est à lui que ce livre est adressé. -Peut-être ce lecteur découvrira-t-il dans ce livre plus d’un point de vue. -L’unité se compose d’infini. +C’est à lui que ce livre est adressé. +Peut-être ce lecteur découvrira-t-il dans ce livre plus d’un point de vue. +L’unité se compose d’infini. Il n’y a de lecteur que le lecteur pensif. -L’unité se compose d’infini. +L’unité se compose d’infini. L’aristocratie anglaise c’est par excellence l’aristocratie. -Pas de féodalité plus illustre, plus terrible et plus vivace. -C’est en Angleterre que le phénomène veut être étudié. -Ma manière est de peindre des choses vraies par des personnages d’invention. -Par ordre du Roi sera donc l’Angleterre vraie, peinte par des personnages inventés. +Pas de féodalité plus illustre, plus terrible et plus vivace. +C’est en Angleterre que le phénomène veut être étudié. +Ma manière est de peindre des choses vraies par des personnages d’invention. +Par ordre du Roi sera donc l’Angleterre vraie, peinte par des personnages inventés. Les figures historiques, Anne, par exemple, n’y seront vues que de profil. -Ils ne connaissaient de l’œuvre que l’idée générale. -Tout le tome 2 y est consacré : histoire, philosophie, cœur humain. -Puis le drame proprement dit reprend violemment au tome 3 jusqu’à la fin. -Là j’aurai fait la preuve de la révolution. -Ce sera le pendant des Misérables. +Ils ne connaissaient de l’œuvre que l’idée générale. +Tout le tome 2 y est consacré : histoire, philosophie, cœur humain. +Puis le drame proprement dit reprend violemment au tome 3 jusqu’à la fin. +Là j’aurai fait la preuve de la révolution. +Ce sera le pendant des Misérables. Paul Meurice tenait bon pour la mise en vente presque sans interruption. On est saisi absolument. -Oui, c’est des idées du bon Dieu, ça. -Avouez que j’ai deviné le secret. -Alors ce n’est pas très malin à vous. -Le vingt-cinq février, Vacquerie réclamait le quatrième volume déjà expédié depuis le dix-sept. -L’impression du troisième volume était terminée à la fin de février. -Mais une grave querelle éclata entre l’auteur et l’éditeur. -Il devait écrire à Victor Hugo le quatorze pour la lui exposer. +Oui, c’est des idées du bon Dieu, ça. +Avouez que j’ai deviné le secret. +Alors ce n’est pas très malin à vous. +Le vingt-cinq février, Vacquerie réclamait le quatrième volume déjà expédié depuis le dix-sept. +L’impression du troisième volume était terminée à la fin de février. +Mais une grave querelle éclata entre l’auteur et l’éditeur. +Il devait écrire à Victor Hugo le quatorze pour la lui exposer. Toujours pas de lettre. -Ce qui était fâcheux en raison de l’approche des élections. +Ce qui était fâcheux en raison de l’approche des élections. Pas d’exception pour les libraires. -Les remontrances ont été vaines. -Vous avez persisté, et vous persistez. +Les remontrances ont été vaines. +Vous avez persisté, et vous persistez. Je ne m’adresserai pas aux tribunaux. Cette situation, je l’accepte. -Recevez l’assurance de mes sentiments distingués. -Elle lui serait remise, puis publiée. +Recevez l’assurance de mes sentiments distingués. +Elle lui serait remise, puis publiée. Lisez-la avec Auguste. Je crois que vous la trouverez bien. -J’ai tâché de la faire modérée et dure. -Je n’ai pu préciser davantage le grief. +J’ai tâché de la faire modérée et dure. +Je n’ai pu préciser davantage le grief. Et un boniment qui serait bien pour Monsieur Lecoq ou pour Faringbea. -Homme qui Rit ne paraît toujours pas. -Il est très fier d’avoir eu cinq cents souscriptions en quatre jours ». -Ce serait pour moi un véritable regret. -Recevez la nouvelle assurance de mes sentiments distingués. -Voici la réponse de Lacroix : vingt. avril mille huit cent soixante-neuf. -Agréez, etc. Albert Lacroix. +Homme qui Rit ne paraît toujours pas. +Il est très fier d’avoir eu cinq cents souscriptions en quatre jours ». +Ce serait pour moi un véritable regret. +Recevez la nouvelle assurance de mes sentiments distingués. +Voici la réponse de Lacroix : vingt. avril mille huit cent soixante-neuf. +Agréez, etc. Albert Lacroix. Il paraissait difficile de maintenir bien longtemps l’ancienne entente cordiale. Victor Hugo le comprenait. -Je la tiens à votre disposition. -En note : Plus un mois échu d’intérêts à cinq p. cent. +Je la tiens à votre disposition. +En note : Plus un mois échu d’intérêts à cinq p. cent. Homme qui Rit avait paru dans de mauvaises conditions. -Victor Hugo ne voulait pas voir là le seul motif de l’insuccès relatif. -On s’est trompé. -Est-ce moi qui ai tort vis-à-vis de mon temps ? -Est ce mon temps qui a tort vis-à-vis de moi ? -Question que l’avenir peut seule résoudre. -Si je croyais avoir tort, je me tairais, et ce me serait agréable. +Victor Hugo ne voulait pas voir là le seul motif de l’insuccès relatif. +On s’est trompé. +Est-ce moi qui ai tort vis-à-vis de mon temps ? +Est ce mon temps qui a tort vis-à-vis de moi ? +Question que l’avenir peut seule résoudre. +Si je croyais avoir tort, je me tairais, et ce me serait agréable. Avoir un tort, ce n’est pas avoir tort. Avoir une raison, ce n’est pas avoir raison. Quel est mon tort ? Quelle est leur raison ? Et Victor Hugo s’interrompit. -Néanmoins, il s’obstinait, il voulait découvrir le motif de l’insuccès. -Cet insuccès se compose de deux éléments : l’un, mon éditeur ; l’autre, moi. -Moi. — J’ai voulu abuser du roman, j’ai voulu en faire une épopée. -J’ai voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. -De là une sorte de colère du public contre moi. -Paris était en pleine fièvre, la littérature le laissait un peu indifférent. +Néanmoins, il s’obstinait, il voulait découvrir le motif de l’insuccès. +Cet insuccès se compose de deux éléments : l’un, mon éditeur ; l’autre, moi. +Moi. — J’ai voulu abuser du roman, j’ai voulu en faire une épopée. +J’ai voulu forcer le lecteur à penser à chaque ligne. +De là une sorte de colère du public contre moi. +Paris était en pleine fièvre, la littérature le laissait un peu indifférent. C’est le sort des belles et grandes choses. -Homme qui Rit ne devait pas échapper à cette destinée. -L’empire s’effondrait l’année suivante, la République était proclamée. -Son esprit s’orientait d’un autre côté à cette heure douloureuse. -Le mal du passé était dépassé par le mal du présent. -Le roman reçut du public français un accueil réservé. -À l’étranger au contraire il obtenait le plus vif succès. -Comment l’œuvre aurait-elle pu être jugée ? -Victor Hugo considérait qu’elle n’était même pas publiée. +Homme qui Rit ne devait pas échapper à cette destinée. +L’empire s’effondrait l’année suivante, la République était proclamée. +Son esprit s’orientait d’un autre côté à cette heure douloureuse. +Le mal du passé était dépassé par le mal du présent. +Le roman reçut du public français un accueil réservé. +À l’étranger au contraire il obtenait le plus vif succès. +Comment l’œuvre aurait-elle pu être jugée ? +Victor Hugo considérait qu’elle n’était même pas publiée. Il y eut des attaques. -Quel est le livre de Victor Hugo qui fut épargné par ses adversaires habituels ? -Notre-Dame de Paris passait chef-d’œuvre au moment de la publication des Misérables. -Ce procédé fut largement appliqué lorsque parut l’Homme qui Rit. -Jouvin et Assollant obéirent à la consigne. -De là une certaine surprise, quelques résistances sincères qui devaient disparaître avec le temps. -Je ne peux m’empêchcr de jeter le premier un cri d’admiration. -Jamais Victor Hugo n’a été plus puissant. +Quel est le livre de Victor Hugo qui fut épargné par ses adversaires habituels ? +Notre-Dame de Paris passait chef-d’œuvre au moment de la publication des Misérables. +Ce procédé fut largement appliqué lorsque parut l’Homme qui Rit. +Jouvin et Assollant obéirent à la consigne. +De là une certaine surprise, quelques résistances sincères qui devaient disparaître avec le temps. +Je ne peux m’empêchcr de jeter le premier un cri d’admiration. +Jamais Victor Hugo n’a été plus puissant. Ce volume, qui ouvre l’œuvre, n’est rien et comprend tout. -Le roman débute comm une épopée familière et terrible.... -Après quelques citations Émile Zola reprend : ... +Le roman débute comm une épopée familière et terrible.... +Après quelques citations Émile Zola reprend : ... Plus tard je jugerai. Emile Zola, dans un second article, raconte longuement tout le roman et il ajoute : ... -Ainsi finit cette œuvre puissante et grandiose que j’ai analysée page par page. -Aujourd’hui, je sens l’inutilité de ce travail. -Immense mais non pas incontesté, et la raison en est toute naturelle. -Est-il facile de dégager l’idée mère de l’Homme qui Rit ? -Voilà donc l’idée du livre. -Dans l’exil, malheureusement, il n’en a pas été ainsi. +Ainsi finit cette œuvre puissante et grandiose que j’ai analysée page par page. +Aujourd’hui, je sens l’inutilité de ce travail. +Immense mais non pas incontesté, et la raison en est toute naturelle. +Est-il facile de dégager l’idée mère de l’Homme qui Rit ? +Voilà donc l’idée du livre. +Dans l’exil, malheureusement, il n’en a pas été ainsi. Traduction du Courrier de l’Europe. -Par là seulement nous le verrons tel qu’il est. -Sa beauté, sa portée sont idéales. -Elle est grande parce qu’elle traite grandement de grandes scènes émouvantes. +Par là seulement nous le verrons tel qu’il est. +Sa beauté, sa portée sont idéales. +Elle est grande parce qu’elle traite grandement de grandes scènes émouvantes. Cela vous transperce et secoue jusqu’aux plus profondes fibres du cœur. -Cela saisit et étreint l’esprit, telle Pallas tordant la chevelure d’Achille... -Il faut que j’emprunte l’expression qui me manque : « Traînée d’étoiles ! +Cela saisit et étreint l’esprit, telle Pallas tordant la chevelure d’Achille... +Il faut que j’emprunte l’expression qui me manque : « Traînée d’étoiles ! Cela ne fait pas l’ombre d’un doute. -Son œuvre ne renferme pas de beauté plus céleste. +Son œuvre ne renferme pas de beauté plus céleste. Revue des Deux-Mondes. L’analyse peut s’achever en deux mots. Que sera-ce lorsque la perspective de l’exil y ajoutera leur illusion ? -Le Journal des Débats. +Le Journal des Débats. C’est un livre irritant et charmant tout ensemble. -On le quitte, on le reprend ; on l’exècre, on l’admire. -On ne peut se défaire de ces créatures surnaturelles dans un monde odieux. -Allons, c’est décidé, ne résistons pas davantage. +On le quitte, on le reprend ; on l’exècre, on l’admire. +On ne peut se défaire de ces créatures surnaturelles dans un monde odieux. +Allons, c’est décidé, ne résistons pas davantage. Sa gloire en ce moment est de ne rien inventer. En revanche, il appuie hardiment sur les preuves les plus authentiques. Le Livre d’or. -Réalisation sublime du vieux conte de fées, la Belle et la Bête ! -Pure et sainte exaltation de l’immatériel ! -La poésie vengeresse crève les yeux à l’Éternel féminin. -L’iniquité absolue est abolie. -Éden est reconstruit par deux damnés. -Ces deux négations de la forme s’unissent en une idéale affirmation du bonheur. -Puis, sous la superbe figure de Josiane, la chimère ressaisit sa proie. -Dès la première page, on se sent distinctement dans l’atmosphère de son génie. +Réalisation sublime du vieux conte de fées, la Belle et la Bête ! +Pure et sainte exaltation de l’immatériel ! +La poésie vengeresse crève les yeux à l’Éternel féminin. +L’iniquité absolue est abolie. +Éden est reconstruit par deux damnés. +Ces deux négations de la forme s’unissent en une idéale affirmation du bonheur. +Puis, sous la superbe figure de Josiane, la chimère ressaisit sa proie. +Dès la première page, on se sent distinctement dans l’atmosphère de son génie. Opinion nationale Jules Levallois. Ce trait est doublement profond. -L’intuition qu’avait eue Juvénal, Victor Hugo l’a élucidée... +L’intuition qu’avait eue Juvénal, Victor Hugo l’a élucidée... En face de Josiane, Gwynplaine. Il se peut raconter en une heure au coin du feu. -Sa donnée en est presque celle d’une légende ou d’un conte. -Nul ne sait comme lui donner une âme aux choses... -Le Libéral du Centre (treize juillet). -Le début est un des coups de génie les plus écrasants de Victor Hugo. -Il enveloppe ses scènes de l’atmosphère saline des plages. -Toute l’âme tumultueuse de la tempête passe dans les mots. +Sa donnée en est presque celle d’une légende ou d’un conte. +Nul ne sait comme lui donner une âme aux choses... +Le Libéral du Centre (treize juillet). +Le début est un des coups de génie les plus écrasants de Victor Hugo. +Il enveloppe ses scènes de l’atmosphère saline des plages. +Toute l’âme tumultueuse de la tempête passe dans les mots. C’est le premier volume de l’Homme qui Rit. -Jamais les mots n’avaient rencontré un tel maître. -On sent qu’ils obéissent absolument. -Mais tout cela est profondément dans le génie du français, et quels instruments prodigieux ! \ No newline at end of file +Jamais les mots n’avaient rencontré un tel maître. +On sent qu’ils obéissent absolument. +Mais tout cela est profondément dans le génie du français, et quels instruments prodigieux ! \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Notre-Dame_de_Paris.txt b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Notre-Dame_de_Paris.txt index 085431f8..bb845587 100644 --- a/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Notre-Dame_de_Paris.txt +++ b/CommonVoice-Data/data/wikisource/txt/victor-hugo/Notre-Dame_de_Paris.txt @@ -1,2083 +1,2083 @@ La grand’salle Monsieur le cardinal -Maître Jacques Coppenole -La Esmeralda LIVRE DEUXIÈME. +Maître Jacques Coppenole +La Esmeralda LIVRE DEUXIÈME. De Charybde en Scilla -La place de Grève +La place de Grève Besos para golpes -Les inconvénients de suivre une jolie femme le soir dans les rues -Suite des inconvénients -La cruche cassée -Une nuit de noces LIVRE TROISIÈME. -Paris à vol d’oiseau LIVRE QUATRIÈME. -Les bonnes âmes +Les inconvénients de suivre une jolie femme le soir dans les rues +Suite des inconvénients +La cruche cassée +Une nuit de noces LIVRE TROISIÈME. +Paris à vol d’oiseau LIVRE QUATRIÈME. +Les bonnes âmes Immanis pecoris custos, immanior ipse -Le chien et son maître +Le chien et son maître Suite de Claude Frollo Abbas beati Martini -Ceci tuera cela LIVRE SIXIÈME. +Ceci tuera cela LIVRE SIXIÈME. Coup d’œil impartial sur l’ancienne magistrature Le Trou aux Rats -Histoire d’une galette au levain de maïs +Histoire d’une galette au levain de maïs Une larme pour une goutte d’eau -Fin de l’histoire de la galette LIVRE SEPTIÈME. -Du danger de confier son secret à une chèvre -Qu’un prêtre et un philosophe sont deux -Les deux hommes vêtus de noir +Fin de l’histoire de la galette LIVRE SEPTIÈME. +Du danger de confier son secret à une chèvre +Qu’un prêtre et un philosophe sont deux +Les deux hommes vêtus de noir Effet que peuvent produire sept jurons en plein air Le moine-bourru -Utilité des fenêtres qui donnent sur la rivière LIVRE HUITIÈME. -L’écu changé en feuille sèche -Suite de l’écu changé en feuille sèche -Fin de l’écu changé en feuille sèche +Utilité des fenêtres qui donnent sur la rivière LIVRE HUITIÈME. +L’écu changé en feuille sèche +Suite de l’écu changé en feuille sèche +Fin de l’écu changé en feuille sèche Lasciate ogni speranza -Trois cœurs d’homme faits différemment LIVRE NEUVIÈME. +Trois cœurs d’homme faits différemment LIVRE NEUVIÈME. Bossu, borgne, boiteux -Grès et cristal +Grès et cristal La clef de la Porte-Rouge -Suite de la clef de la Porte-Rouge LIVRE DIXIÈME. -Gringoire a plusieurs bonnes idées de suite rue des Bernardins +Suite de la clef de la Porte-Rouge LIVRE DIXIÈME. +Gringoire a plusieurs bonnes idées de suite rue des Bernardins Faites-vous truand Un maladroit ami -Le retrait où dit ses heures Monsieur Louis de France +Le retrait où dit ses heures Monsieur Louis de France Petite flambe en baguenaud -Châteaupers à la rescousse ! +Châteaupers à la rescousse ! Le petit soulier La creatura bella bianco vestita Mariage de Phœbus -Mariage de Quasimodo NOTES DE CETTE ÉDITION. +Mariage de Quasimodo NOTES DE CETTE ÉDITION. Reliquat de Notre-Dame de Paris -Scénario de Notre-Dame de Paris +Scénario de Notre-Dame de Paris Historique du livre Revue de la critique Les mutilations leur viennent de toutes parts, du dedans comme du dehors. C’est sur ce mot qu’on a fait ce livre. -Février mille huit cent trente et un. -Il fallait dire inédits. -Cela ne se fait pas à volonté. +Février mille huit cent trente et un. +Il fallait dire inédits. +Cela ne se fait pas à volonté. Une fois la chose faite, ne vous ravisez pas, n’y retouchez plus. -Votre livre est-il manqué ? tant pis. -N’ajoutez pas de chapitres à un livre manqué. -Il fallait le compléter en l’engendrant. -Votre arbre est noué ? +Votre livre est-il manqué ? tant pis. +N’ajoutez pas de chapitres à un livre manqué. +Il fallait le compléter en l’engendrant. +Votre arbre est noué ? Vous ne le redresserez pas. Votre roman est phtisique ? votre roman n’est pas viable ? Vous ne lui rendrez pas le souffle qui lui manque. -Votre drame est né boiteux ? +Votre drame est né boiteux ? Croyez-moi, ne lui mettez pas de jambe de bois. -Il fallait ou les récrire, ou s’en passer. +Il fallait ou les récrire, ou s’en passer. Il prit le parti de passer outre. -Il eût trouvé plus court de faire un nouveau roman. +Il eût trouvé plus court de faire un nouveau roman. Le grain est dans le sillon, la moisson certainement sera belle. Currit rota, urceus exit. -Inspirons, s’il est possible, à la nation l’amour de l’architecture nationale. +Inspirons, s’il est possible, à la nation l’amour de l’architecture nationale. Il ne se lassera pas. -Il s’est engagé à revenir souvent sur ce sujet, il y reviendra. -Il a arraché l’épi avec l’ivraie ; c’est égal. -Et d’abord, bourdonnement dans les oreilles, éblouissement dans les yeux. -Il en existe deux autres explications très plausibles. +Il s’est engagé à revenir souvent sur ce sujet, il y reviendra. +Il a arraché l’épi avec l’ivraie ; c’est égal. +Et d’abord, bourdonnement dans les oreilles, éblouissement dans les yeux. +Il en existe deux autres explications très plausibles. Presque tout a disparu. Qu’a fait le temps, qu’ont fait les hommes de ces merveilles ? -Innocente et vénérable enfance de l’art et des machines ! +Innocente et vénérable enfance de l’art et des machines ! Or toute cette multitude attendait depuis le matin. -Vouliez-vous pas que le roi retombât malade ? +Vouliez-vous pas que le roi retombât malade ? Gilles Lecornu ! disaient les uns. Cornutus et hirsutus, reprenait un autre. -Hé ! sans doute, continuait le petit démon du chapiteau. -Qu’ont-ils à rire ? -Enfin un de ceux-ci, gros, court et vénérable comme lui, vint à son secours. -La bande entière éclata. -Holàhée ! qui chante cette gamme ? quel est le chat-huant de malheur ? -Tiens, je le reconnais, dit l’un ; c’est maître Andry Musnier. -Eh bien, reprit Jean Frollo, il faut leur faire le diable à quatre. -Musnier, nous brûlerons tes livres. +Hé ! sans doute, continuait le petit démon du chapiteau. +Qu’ont-ils à rire ? +Enfin un de ceux-ci, gros, court et vénérable comme lui, vint à son secours. +La bande entière éclata. +Holàhée ! qui chante cette gamme ? quel est le chat-huant de malheur ? +Tiens, je le reconnais, dit l’un ; c’est maître Andry Musnier. +Eh bien, reprit Jean Frollo, il faut leur faire le diable à quatre. +Musnier, nous brûlerons tes livres. Musnier, nous battrons ton laquais. Musnier, nous chiffonnerons ta femme. La bonne grosse mademoiselle Oudarde. -Qui est aussi fraîche et aussi gaie que si elle était veuve. -Que le diable vous emporte ! grommela maître Andry Musnier. -À bas le recteur, les électeurs et les procureurs ! cria Joannes. +Qui est aussi fraîche et aussi gaie que si elle était veuve. +Que le diable vous emporte ! grommela maître Andry Musnier. +À bas le recteur, les électeurs et les procureurs ! cria Joannes. Et les pupitres des scribes ! dit son voisin. Et les verges des bedeaux ! Et les crachoirs des doyens ! Et les buffets des procureurs ! -Et les huches des électeurs ! +Et les huches des électeurs ! Et les escabeaux du recteur ! -Ce fut à qui se retournerait vers la place. +Ce fut à qui se retournerait vers la place. Bonjour, monsieur le recteur ! -Comment fait-il pour être ici, le vieux joueur ? il a donc quitté ses dés ? +Comment fait-il pour être ici, le vieux joueur ? il a donc quitté ses dés ? Comme il trotte sur sa mule ! elle a les oreilles moins longues que lui. -Holàhée ! bonjour, monsieur le recteur Thibaut ! -Tybalde aleator ! vieil imbécile ! vieux joueur ! +Holàhée ! bonjour, monsieur le recteur Thibaut ! +Tybalde aleator ! vieil imbécile ! vieux joueur ! Dieu vous garde ! avez-vous fait souvent double-six cette nuit ? -Il va sans doute chercher un logis rue Thibautodé, cria Jehan du Moulin. +Il va sans doute chercher un logis rue Thibautodé, cria Jehan du Moulin. Puis ce fut le tour des autres dignitaires. -À bas les bedeaux ! à bas les massiers ! -Dis donc, Robin Poussepain, qu’est-ce que c’est donc que celui-là ? -C’est Gilbert de Suilly, Gilbertus de Soliaco, le chancelier du collège d’Autun. -Tiens, voici mon soulier : tu es mieux placé que moi ; jette-le-lui par la figure. +À bas les bedeaux ! à bas les massiers ! +Dis donc, Robin Poussepain, qu’est-ce que c’est donc que celui-là ? +C’est Gilbert de Suilly, Gilbertus de Soliaco, le chancelier du collège d’Autun. +Tiens, voici mon soulier : tu es mieux placé que moi ; jette-le-lui par la figure. Saturnalitias mittimus ecce nuces. -À bas les six théologiens avec leurs surplis blancs ! -Ce sont là les théologiens ? -À bas les médecins ! -À bas les disputations cardinales et quodlibétaires ! -C’est une injustice, dirent tous les écoliers. -À bas le chancelier de Sainte-Geneviève ! -Ho hé ! maître Joachim de Ladehors ! -Que le diable étouffe le procureur de la nation d’Allemagne ! +À bas les six théologiens avec leurs surplis blancs ! +Ce sont là les théologiens ? +À bas les médecins ! +À bas les disputations cardinales et quodlibétaires ! +C’est une injustice, dirent tous les écoliers. +À bas le chancelier de Sainte-Geneviève ! +Ho hé ! maître Joachim de Ladehors ! +Que le diable étouffe le procureur de la nation d’Allemagne ! Et les chapelains de la Sainte-Chapelle, avec leurs aumusses grises ; cum tunicis grisis ! Seu de pellibus grisis fourratis ! -Holàhée ! les maîtres ès arts ! +Holàhée ! les maîtres ès arts ! Toutes les belles chapes noires ! toutes les belles chapes rouges ! Cela fait une belle queue au recteur. -On dirait un duc de Venise qui va aux épousailles de la mer. -Dis donc, Jehan ! les chanoines de Sainte-Geneviève ! +On dirait un duc de Venise qui va aux épousailles de la mer. +Dis donc, Jehan ! les chanoines de Sainte-Geneviève ! Au diable la chanoinerie ! -Abbé Claude Choart ! docteur Claude Choart ! +Abbé Claude Choart ! docteur Claude Choart ! Est-ce que vous cherchez Marie la Giffarde ? Elle est rue de Glatigny. Elle fait le lit du roi des ribauds. Elle paie ses quatre deniers ; quatuor denarios. Voulez-vous qu’elle vous paye au nez ? -Camarades ! maître Simon Sanguin, l’électeur de Picardie, qui a sa femme en croupe. +Camarades ! maître Simon Sanguin, l’électeur de Picardie, qui a sa femme en croupe. Post equitem sedet atra cura. -Bonjour, monsieur l’électeur ! -Bonne nuit, madame l’électrice ! +Bonjour, monsieur l’électeur ! +Bonne nuit, madame l’électrice ! Je vous le dis, monsieur, c’est la fin du monde. -On n’a jamais vu pareils débordements de l’écolerie. -Ce sont les maudites inventions du siècle qui perdent tout. +On n’a jamais vu pareils débordements de l’écolerie. +Ce sont les maudites inventions du siècle qui perdent tout. Plus de manuscrits, plus de livres ! L’impression tue la librairie. C’est la fin du monde qui vient. En ce moment midi sonna. Ha !... dit toute la foule d’une seule voix. -Les écoliers se turent. +Les écoliers se turent. Rien n’y parut. -Tous les yeux se tournèrent vers l’estrade réservée aux envoyés flamands. -La porte restait fermée, et l’estrade vide. -Midi seul était arrivé à l’heure. -Pour le coup c’était trop fort. +Tous les yeux se tournèrent vers l’estrade réservée aux envoyés flamands. +La porte restait fermée, et l’estrade vide. +Midi seul était arrivé à l’heure. +Pour le coup c’était trop fort. On attendit une, deux, trois, cinq minutes, un quart d’heure ; rien ne venait. -L’estrade demeurait déserte, le théâtre muet. -Cependant à l’impatience avait succédé la colère. -Ce fut Jehan du Moulin qui en tira la première étincelle. +L’estrade demeurait déserte, le théâtre muet. +Cependant à l’impatience avait succédé la colère. +Ce fut Jehan du Moulin qui en tira la première étincelle. La foule battit des mains. -Le mystère, répéta-t-elle, et la Flandre à tous les diables ! +Le mystère, répéta-t-elle, et la Flandre à tous les diables ! Bien dit, cria le peuple, et entamons la pendaison par ses sergents. Une grande acclamation suivit. -Les quatre pauvres diables commençaient à pâlir et à s’entre-regarder. -Le moment était critique. -À sac ! à sac ! criait-on de toutes parts. -Cependant le calme s’était peu à peu rétabli. +Les quatre pauvres diables commençaient à pâlir et à s’entre-regarder. +Le moment était critique. +À sac ! à sac ! criait-on de toutes parts. +Cependant le calme s’était peu à peu rétabli. C’est moi qui fais Jupiter. -Dès que l’éminentissime cardinal sera arrivé, nous commencerons. +Dès que l’éminentissime cardinal sera arrivé, nous commencerons. Commencez tout de suite ! -Le mystère ! le mystère tout de suite ! criait le peuple. -Tout de suite la moralité ! répétait la foule. +Le mystère ! le mystère tout de suite ! criait le peuple. +Tout de suite la moralité ! répétait la foule. Sur-le-champ ! tout de suite ! -Le sac et la corde aux comédiens et au cardinal ! +Le sac et la corde aux comédiens et au cardinal ! Il ne savait que dire. -Au fond, il avait peur d’être pendu. -Heureusement quelqu’un vint le tirer d’embarras et assumer la responsabilité. +Au fond, il avait peur d’être pendu. +Heureusement quelqu’un vint le tirer d’embarras et assumer la responsabilité. Mais l’autre, interdit, ne voyait pas. Le nouveau venu fit un pas de plus : — Jupiter ! dit-il, mon cher Jupiter ! L’autre n’entendait point. -Enfin le grand blond, impatienté, lui cria presque sous le nez : — Michel Giborne ! -Qui m’appelle ? dit Jupiter, comme éveillé en sursaut. -Moi, répondit le personnage vêtu de noir. +Enfin le grand blond, impatienté, lui cria presque sous le nez : — Michel Giborne ! +Qui m’appelle ? dit Jupiter, comme éveillé en sursaut. +Moi, répondit le personnage vêtu de noir. Commencez tout de suite, reprit l’autre. Je me charge d’apaiser monsieur le bailli, qui apaisera monsieur le cardinal. -Plaudite, cives ! crièrent les écoliers. -Noël ! cria le peuple. -Maître, dit l’une d’elles en lui faisant signe de s’approcher... +Plaudite, cives ! crièrent les écoliers. +Noël ! cria le peuple. +Maître, dit l’une d’elles en lui faisant signe de s’approcher... L’inconnu s’approcha de la balustrade. Que voulez-vous de moi, mesdamoiselles ? demanda-t-il avec empressement. Les deux jeunes filles baissaient les yeux. -Oh ! rien du tout, répondit Gisquette. +Oh ! rien du tout, répondit Gisquette. Le grand jeune homme blond fit un pas pour se retirer. -Mais les deux curieuses n’avaient pas envie de lâcher prise. -Vous voulez dire le rôle de Jupiter ? reprit l’anonyme. -Hé ! oui, dit Liénarde, est-elle bête ! +Mais les deux curieuses n’avaient pas envie de lâcher prise. +Vous voulez dire le rôle de Jupiter ? reprit l’anonyme. +Hé ! oui, dit Liénarde, est-elle bête ! Vous connaissez donc Jupiter ? -Michel Giborne ? répondit l’anonyme ; oui, madame. -Il a une fière barbe ! dit Liénarde. -Cela sera-t-il beau, ce qu’ils vont dire là-dessus ? demanda timidement Gisquette. -Très beau, madamoiselle, répondit l’anonyme sans la moindre hésitation. -Qu’est-ce que ce sera ? dit Liénarde. -Le bon jugement de madame la Vierge, moralité, s’il vous plaît, madamoiselle. -Ah ! c’est différent, reprit Liénarde. +Michel Giborne ? répondit l’anonyme ; oui, madame. +Il a une fière barbe ! dit Liénarde. +Cela sera-t-il beau, ce qu’ils vont dire là-dessus ? demanda timidement Gisquette. +Très beau, madamoiselle, répondit l’anonyme sans la moindre hésitation. +Qu’est-ce que ce sera ? dit Liénarde. +Le bon jugement de madame la Vierge, moralité, s’il vous plaît, madamoiselle. +Ah ! c’est différent, reprit Liénarde. Un court silence suivit. -De sirènes, dit Liénarde. +De sirènes, dit Liénarde. Et toutes nues, ajouta le jeune homme. -Liénarde baissa pudiquement les yeux. +Liénarde baissa pudiquement les yeux. Gisquette la regarda, et en fit autant. -Il poursuivit en souriant : — C’était chose bien plaisante à voir. -Aujourd’hui c’est une moralité faite exprès pour madame la demoiselle de Flandre. +Il poursuivit en souriant : — C’était chose bien plaisante à voir. +Aujourd’hui c’est une moralité faite exprès pour madame la demoiselle de Flandre. Chantera-t-on des bergerettes ? demanda Gisquette. -Fi ! dit l’inconnu, dans une moralité ! +Fi ! dit l’inconnu, dans une moralité ! Il ne faut pas confondre les genres. -Si c’était une sotie, à la bonne heure. +Si c’était une sotie, à la bonne heure. C’est dommage, reprit Gisquette. -Et à la boucherie de Paris, ces échafauds qui figuraient la bastille de Dieppe ! -Et contre la porte du Châtelet, il y avait de très beaux personnages ! -Et sur le Pont-au-Change, qui était tout tendu par-dessus ! -Vous nous promettez que ce mystère sera beau ? dit Gisquette. -Vraiment ? dirent les jeunes filles, tout ébahies. -L’auteur du Cid n’eût pas dit avec plus de fierté : Pierre Corneille. -Toutefois l’écolier Joannes ne s’endormait pas. -Commencez, ou nous recommençons. +Et à la boucherie de Paris, ces échafauds qui figuraient la bastille de Dieppe ! +Et contre la porte du Châtelet, il y avait de très beaux personnages ! +Et sur le Pont-au-Change, qui était tout tendu par-dessus ! +Vous nous promettez que ce mystère sera beau ? dit Gisquette. +Vraiment ? dirent les jeunes filles, tout ébahies. +L’auteur du Cid n’eût pas dit avec plus de fierté : Pierre Corneille. +Toutefois l’écolier Joannes ne s’endormait pas. +Commencez, ou nous recommençons. Il n’en fallut pas davantage. -C’était le mystère qui commençait. -Tout cela était en effet très beau. -Du reste il ne proférait pas une parole. -Gringoire en tressaillit comme d’une secousse électrique. -Eh mais, sur mon âme, reprit Joannes, c’est Clopin Trouillefou. -Gringoire était fort mécontent. +C’était le mystère qui commençait. +Tout cela était en effet très beau. +Du reste il ne proférait pas une parole. +Gringoire en tressaillit comme d’une secousse électrique. +Eh mais, sur mon âme, reprit Joannes, c’est Clopin Trouillefou. +Gringoire était fort mécontent. Il le fallait pourtant. Monsieur, dit la jeune fille, est-ce qu’ils vont continuer ? -Sans doute, répondit Gringoire, assez choqué de la question. +Sans doute, répondit Gringoire, assez choqué de la question. En ce cas, messire, reprit-elle, auriez-vous la courtoisie de m’expliquer... Ce qu’ils vont dire ? interrompit Gringoire. -Non, dit Gisquette, mais ce qu’ils ont dit jusqu’à présent. -Gringoire fit un soubresaut, comme un homme dont on toucherait la plaie à vif. -Peste de la petite fille sotte et bouchée ! dit-il entre ses dents. -À dater de ce moment-là, Gisquette fut perdue dans son esprit. -Gringoire en faisait tout bas l’amère réflexion. -Ce sont justement ces rares et pindariques mélanges qui prouvent l’enthousiasme. -D’ailleurs, on écoutait patiemment. -Ce n’est pas que Pierre Gringoire craignît monsieur le cardinal ou le dédaignât. +Non, dit Gisquette, mais ce qu’ils ont dit jusqu’à présent. +Gringoire fit un soubresaut, comme un homme dont on toucherait la plaie à vif. +Peste de la petite fille sotte et bouchée ! dit-il entre ses dents. +À dater de ce moment-là, Gisquette fut perdue dans son esprit. +Gringoire en faisait tout bas l’amère réflexion. +Ce sont justement ces rares et pindariques mélanges qui prouvent l’enthousiasme. +D’ailleurs, on écoutait patiemment. +Ce n’est pas que Pierre Gringoire craignît monsieur le cardinal ou le dédaignât. Il n’avait ni cette faiblesse ni cette outrecuidance. -Gringoire eût volontiers demandé à son voisin : De qui est ce chef-d’œuvre ? -Ce qu’il pouvait craindre ne se réalisa que trop. -L’entrée de son éminence bouleversa l’auditoire. -Toutes les têtes se tournèrent vers l’estrade. +Gringoire eût volontiers demandé à son voisin : De qui est ce chef-d’œuvre ? +Ce qu’il pouvait craindre ne se réalisa que trop. +L’entrée de son éminence bouleversa l’auditoire. +Toutes les têtes se tournèrent vers l’estrade. Le malheureux prologue resta court une seconde fois. -Le cardinal s’arrêta un moment sur le seuil de l’estrade. -Tandis qu’il promenait un regard assez indifférent sur l’auditoire, le tumulte redoublait. +Le cardinal s’arrêta un moment sur le seuil de l’estrade. +Tandis qu’il promenait un regard assez indifférent sur l’auditoire, le tumulte redoublait. Chacun voulait le mieux voir. -C’était à qui mettrait sa tête sur les épaules de son voisin. -Du reste, c’était un bon homme. -Quant aux écoliers, ils juraient. -Pas de turpitude qui ne fût de droit ce jour-là et chose sacrée. +C’était à qui mettrait sa tête sur les épaules de son voisin. +Du reste, c’était un bon homme. +Quant aux écoliers, ils juraient. +Pas de turpitude qui ne fût de droit ce jour-là et chose sacrée. Pauvre saint Louis, quelle nargue ils lui faisaient dans son propre palais de justice ! -C’était l’ambassade de Flandre. -Il est inutile de dire que la salle entière en fit autant. -Peu de personnes savaient alors ce que c’était que Guillaume Rym. -Présumant que c’était quelque palefrenier fourvoyé, l’huissier l’arrêta. -Hé, l’ami ! on ne passe pas. -L’homme à veste de cuir le repoussa de l’épaule. +C’était l’ambassade de Flandre. +Il est inutile de dire que la salle entière en fit autant. +Peu de personnes savaient alors ce que c’était que Guillaume Rym. +Présumant que c’était quelque palefrenier fourvoyé, l’huissier l’arrêta. +Hé, l’ami ! on ne passe pas. +L’homme à veste de cuir le repoussa de l’épaule. Tu ne vois pas que j’en suis ? Votre nom ? demanda l’huissier. -Chaussetier, à l’enseigne des Trois Chaînettes, à Gand. -Annoncer des échevins et des bourgmestres, passe ; mais un chaussetier, c’était dur. -Le cardinal était sur les épines. -Tout le peuple écoutait et regardait. +Chaussetier, à l’enseigne des Trois Chaînettes, à Gand. +Annoncer des échevins et des bourgmestres, passe ; mais un chaussetier, c’était dur. +Le cardinal était sur les épines. +Tout le peuple écoutait et regardait. Cependant Guillaume Rym, avec son fin sourire, s’approcha de l’huissier. Ce fut une faute. -Guillaume Rym tout seul eût escamoté la difficulté ; mais Coppenole avait entendu le cardinal. -Non, croix-Dieu ! s’écria-t-il avec sa voix de tonnerre. +Guillaume Rym tout seul eût escamoté la difficulté ; mais Coppenole avait entendu le cardinal. +Non, croix-Dieu ! s’écria-t-il avec sa voix de tonnerre. Entends-tu, l’huissier ? Rien de plus, rien de moins. Croix-Dieu ! chaussetier, c’est assez beau. -Monsieur l’archiduc a plus d’une fois cherché son gant dans mes chausses. -Les rires et les applaudissements éclatèrent. -Un quolibet est tout de suite compris à Paris, et par conséquent toujours applaudi. -Noël ! cria la cohue. -Le cardinal se mordit les lèvres. -Votre éminence, répondit l’abbé, perd ses politesses avec ces groins flamands. -Dites plutôt, répondit le cardinal avec un sourire : Porcos ante Margaritam. +Monsieur l’archiduc a plus d’une fois cherché son gant dans mes chausses. +Les rires et les applaudissements éclatèrent. +Un quolibet est tout de suite compris à Paris, et par conséquent toujours applaudi. +Noël ! cria la cohue. +Le cardinal se mordit les lèvres. +Votre éminence, répondit l’abbé, perd ses politesses avec ces groins flamands. +Dites plutôt, répondit le cardinal avec un sourire : Porcos ante Margaritam. Toute la petite cour en soutane s’extasia sur le jeu de mots. -Certes, le spectacle est curieux et mérite bien l’attention des spectateurs. -Hélas ! mon cher lecteur, c’est Pierre Gringoire et son prologue. -Nous l’avions tous profondément oublié. -Voilà précisément ce qu’il craignait. +Certes, le spectacle est curieux et mérite bien l’attention des spectateurs. +Hélas ! mon cher lecteur, c’est Pierre Gringoire et son prologue. +Nous l’avions tous profondément oublié. +Voilà précisément ce qu’il craignait. Quoi ? dit le voisin. -Hé ! le mystère, dit Gringoire. +Hé ! le mystère, dit Gringoire. Comme il vous plaira, repartit le voisin. Ils veulent le recommencer. Ce n’est pas juste. -Non, non, crièrent tous les écoliers. -À bas le mystère ! à bas ! +Non, non, crièrent tous les écoliers. +À bas le mystère ! à bas ! Mais Gringoire se multipliait et n’en criait que plus fort : Recommencez ! recommencez ! -Ces clameurs attirèrent l’attention du cardinal. -Le cardinal éclata de rire. -Qu’en dites-vous, maître Guillaume Rym ? -Monseigneur, répondit Guillaume Rym, contentons-nous d’avoir échappé à la moitié de la comédie. -C’est toujours cela de gagné. +Ces clameurs attirèrent l’attention du cardinal. +Le cardinal éclata de rire. +Qu’en dites-vous, maître Guillaume Rym ? +Monseigneur, répondit Guillaume Rym, contentons-nous d’avoir échappé à la moitié de la comédie. +C’est toujours cela de gagné. Ces coquins peuvent-ils continuer leur farce ? demanda le bailli. -Continuez, continuez, dit le cardinal ; cela m’est égal. -Pendant ce temps-là, je vais lire mon bréviaire. -Il fallut bien se résigner des deux parts. -Cependant l’auteur et le public en gardèrent longtemps rancune au cardinal. -Messire Galiot de Genoilhac, chevalier, seigneur de Brussac, maître de l’artillerie du roi ! -Il était en effet difficile d’imaginer une contexture plus ingénieuse et plus dramatique. -Elle venait elle-même réclamer le dauphin promis à la plus belle. -Coup de théâtre et péripétie. -Il y avait encore un beau rôle, celui de dom Pèdre, roi de Mésopotamie. -Tout cela était monté par l’échelle. -Mais c’en était fait. -Aucune de ces beautés n’était sentie, ni comprise. -Rien ne pouvait désensorceler l’auditoire. +Continuez, continuez, dit le cardinal ; cela m’est égal. +Pendant ce temps-là, je vais lire mon bréviaire. +Il fallut bien se résigner des deux parts. +Cependant l’auteur et le public en gardèrent longtemps rancune au cardinal. +Messire Galiot de Genoilhac, chevalier, seigneur de Brussac, maître de l’artillerie du roi ! +Il était en effet difficile d’imaginer une contexture plus ingénieuse et plus dramatique. +Elle venait elle-même réclamer le dauphin promis à la plus belle. +Coup de théâtre et péripétie. +Il y avait encore un beau rôle, celui de dom Pèdre, roi de Mésopotamie. +Tout cela était monté par l’échelle. +Mais c’en était fait. +Aucune de ces beautés n’était sentie, ni comprise. +Rien ne pouvait désensorceler l’auditoire. Gringoire ne voyait plus que des profils. -Cette même représentation qui avait commencé dans une si unanime acclamation ! -Éternel flux et reflux de la faveur populaire ! +Cette même représentation qui avait commencé dans une si unanime acclamation ! +Éternel flux et reflux de la faveur populaire ! Penser qu’on avait failli pendre les sergents du bailli ! -Que n’eût-il pas donné pour en être encore à cette heure de miel ! +Que n’eût-il pas donné pour en être encore à cette heure de miel ! Le brutal monologue de l’huissier cessa pourtant. -Tout le monde était arrivé, et Gringoire respira. +Tout le monde était arrivé, et Gringoire respira. Les acteurs continuaient bravement. Ils se querellent de la langue, et rien de plus. -Voilà un quart d’heure que j’attends le premier coup. -Ce sont des lâches, qui ne s’égratignent qu’avec des injures. -Mais ceux-là font pitié. +Voilà un quart d’heure que j’attends le premier coup. +Ce sont des lâches, qui ne s’égratignent qu’avec des injures. +Mais ceux-là font pitié. Ils devraient nous donner au moins une danse morisque, ou quelque autre momerie ! -Ce n’est pas là ce qu’on m’avait dit. -On m’avait promis une fête des fous, avec élection du pape. +Ce n’est pas là ce qu’on m’avait dit. +On m’avait promis une fête des fous, avec élection du pape. Mais voici comme nous faisons. On se rassemble une cohue, comme ici. -Celui qui fait la plus laide, à l’acclamation de tous, est élu pape. +Celui qui fait la plus laide, à l’acclamation de tous, est élu pape. C’est fort divertissant. -Voulez-vous que nous fassions votre pape à la mode de mon pays ? -Ce sera toujours moins fastidieux que d’écouter ces bavards. -S’ils veulent venir faire leur grimace à la lucarne, ils seront du jeu. +Voulez-vous que nous fassions votre pape à la mode de mon pays ? +Ce sera toujours moins fastidieux que d’écouter ces bavards. +S’ils veulent venir faire leur grimace à la lucarne, ils seront du jeu. Qu’en dites-vous, messieurs les bourgeois ? -Gringoire eût voulu répondre. -La stupéfaction, la colère, l’indignation lui ôtèrent la parole. -Il n’y avait plus qu’à se laisser aller au torrent. -En un clin d’œil tout fut prêt pour exécuter l’idée de Coppenole. -Bourgeois, écoliers et basochiens s’étaient mis à l’œuvre. +Gringoire eût voulu répondre. +La stupéfaction, la colère, l’indignation lui ôtèrent la parole. +Il n’y avait plus qu’à se laisser aller au torrent. +En un clin d’œil tout fut prêt pour exécuter l’idée de Coppenole. +Bourgeois, écoliers et basochiens s’étaient mis à l’œuvre. Coppenole de sa place ordonnait tout, dirigeait tout, arrangeait tout. -Guillaume Rym fut le seul qui remarqua la déroute de son éminence. -Le champ était désormais libre à toute folie. +Guillaume Rym fut le seul qui remarqua la déroute de son éminence. +Le champ était désormais libre à toute folie. Il n’y avait plus que des flamands et de la canaille. L’orgie devenait de plus en plus flamande. -Teniers n’en donnerait qu’une bien imparfaite idée. +Teniers n’en donnerait qu’une bien imparfaite idée. Qu’on se figure en bacchanale la bataille de Salvator Rosa. -Tout s’effaçait dans la licence commune. +Tout s’effaçait dans la licence commune. Le tout criait et hurlait. Vois donc cette figure ! Elle ne vaut rien. Ce n’est pas ton mari. -Ventre du pape ! qu’est-ce que cette grimace-là ? -Holàhée ! c’est tricher. +Ventre du pape ! qu’est-ce que cette grimace-là ? +Holàhée ! c’est tricher. On ne doit montrer que son visage. -Cette damnée Perrette Callebotte ! elle est capable de cela. -En voilà un dont les oreilles ne peuvent passer ! -Etc., etc. Il faut rendre pourtant justice à notre ami Jehan. -Il se démenait avec une incroyable furie. -Quant à Gringoire, le premier mouvement d’abattement passé, il avait repris contenance. -Le pouvoir de la poésie est grand sur le peuple ; je les ramènerai. +Cette damnée Perrette Callebotte ! elle est capable de cela. +En voilà un dont les oreilles ne peuvent passer ! +Etc., etc. Il faut rendre pourtant justice à notre ami Jehan. +Il se démenait avec une incroyable furie. +Quant à Gringoire, le premier mouvement d’abattement passé, il avait repris contenance. +Le pouvoir de la poésie est grand sur le peuple ; je les ramènerai. Nous verrons qui l’emportera, des grimaces ou des belles-lettres. -Hélas ! il était resté le seul spectateur de sa pièce. -C’était bien pis que tout à l’heure. +Hélas ! il était resté le seul spectateur de sa pièce. +C’était bien pis que tout à l’heure. Il ne voyait plus que des dos. -Quant à Gisquette et à Liénarde, elles avaient déserté depuis longtemps. -Gringoire fut touché au fond du cœur de la fidélité de son unique spectateur. +Quant à Gisquette et à Liénarde, elles avaient déserté depuis longtemps. +Gringoire fut touché au fond du cœur de la fidélité de son unique spectateur. Monsieur, dit Gringoire, je vous remercie. -Monsieur, répondit le gros homme avec un bâillement, de quoi ? -Mais soyez tranquille : votre nom passera à la postérité. -Votre nom, s’il vous plaît ? -Renault Château, garde du scel du Châtelet de Paris, pour vous servir. -Monsieur, vous êtes ici le seul représentant des muses, dit Gringoire. -Vous êtes trop honnête, monsieur, répondit le garde du scel du Châtelet. -Vous êtes le seul, reprit Gringoire, qui ayez convenablement écouté la pièce. +Monsieur, répondit le gros homme avec un bâillement, de quoi ? +Mais soyez tranquille : votre nom passera à la postérité. +Votre nom, s’il vous plaît ? +Renault Château, garde du scel du Châtelet de Paris, pour vous servir. +Monsieur, vous êtes ici le seul représentant des muses, dit Gringoire. +Vous êtes trop honnête, monsieur, répondit le garde du scel du Châtelet. +Vous êtes le seul, reprit Gringoire, qui ayez convenablement écouté la pièce. Comment la trouvez-vous ? -Hé ! hé ! répondit le gros magistrat à demi réveillé, assez gaillarde en effet. -Le pape des fous était élu. -Noël ! criait le peuple de toutes parts. -Nous ferons de même. -Qu’on rêve, si l’on peut, cet ensemble. +Hé ! hé ! répondit le gros magistrat à demi réveillé, assez gaillarde en effet. +Le pape des fous était élu. +Noël ! criait le peuple de toutes parts. +Nous ferons de même. +Qu’on rêve, si l’on peut, cet ensemble. L’acclamation fut unanime. -On se précipita vers la chapelle. +On se précipita vers la chapelle. On en fit sortir en triomphe le bienheureux pape des fous. -Mais c’est alors que la surprise et l’admiration furent à leur comble. -La grimace était son visage. -Ou plutôt toute sa personne était une grimace. -Tel était le pape que les fous venaient de se donner. -On eût dit un géant brisé et mal ressoudé. -On voit que le pauvre diable avait des surnoms à choisir. -Gare les femmes grosses ! criaient les écoliers. -Ou qui ont envie de l’être, reprenait Joannes. +Mais c’est alors que la surprise et l’admiration furent à leur comble. +La grimace était son visage. +Ou plutôt toute sa personne était une grimace. +Tel était le pape que les fous venaient de se donner. +On eût dit un géant brisé et mal ressoudé. +On voit que le pauvre diable avait des surnoms à choisir. +Gare les femmes grosses ! criaient les écoliers. +Ou qui ont envie de l’être, reprenait Joannes. Les femmes en effet se cachaient le visage. Oh ! le vilain singe, disait l’une. -Aussi méchant que laid, reprenait une autre. -C’est le diable, ajoutait une troisième. +Aussi méchant que laid, reprenait une autre. +C’est le diable, ajoutait une troisième. Il est toujours sur nos toits. -Il nous jette des sorts par les cheminées. -L’autre soir, il est venu me faire la grimace à ma lucarne. -Je croyais que c’était un homme. +Il nous jette des sorts par les cheminées. +L’autre soir, il est venu me faire la grimace à ma lucarne. +Je croyais que c’était un homme. J’ai eu une peur ! -Je suis sûre qu’il va au sabbat. -Une fois, il a laissé un balai sur mes plombs. -Oh ! la déplaisante face de bossu ! -Oh ! la vilaine âme ! -Les hommes au contraire étaient ravis, et applaudissaient. +Je suis sûre qu’il va au sabbat. +Une fois, il a laissé un balai sur mes plombs. +Oh ! la déplaisante face de bossu ! +Oh ! la vilaine âme ! +Les hommes au contraire étaient ravis, et applaudissaient. Le tout sans dire un mot. -Maître Coppenole, émerveillé, s’approcha de lui. -Tu mériterais la papauté à Rome comme à Paris. -En parlant ainsi, il lui mettait la main gaiement sur l’épaule. +Maître Coppenole, émerveillé, s’approcha de lui. +Tu mériterais la papauté à Rome comme à Paris. +En parlant ainsi, il lui mettait la main gaiement sur l’épaule. Quasimodo ne bougea pas. Que t’en semble ? -Quasimodo ne répondit pas. +Quasimodo ne répondit pas. Croix-Dieu ! dit le chaussetier, est-ce que tu es sourd ? -Il était sourd en effet. -Une vieille femme expliqua à maître Coppenole que Quasimodo était sourd. +Il était sourd en effet. +Une vieille femme expliqua à maître Coppenole que Quasimodo était sourd. Sourd ! dit le chaussetier avec son gros rire flamand. Croix-Dieu ! c’est un pape accompli. Diable d’homme ! dit Robin Poussepain, encore tout contus de sa chute. -Il paraît : c’est un bossu. +Il paraît : c’est un bossu. Il marche : c’est un bancal. Il vous regarde : c’est un borgne. Il parle quand il veut, dit la vieille. -Il est devenu sourd à sonner les cloches. +Il est devenu sourd à sonner les cloches. Il n’est pas muet. Cela lui manque, observa Jehan. Et il a un œil de trop, ajouta Robin Poussepain. Non pas, dit judicieusement Jehan. Un borgne est bien plus incomplet qu’un aveugle. Il sait ce qui lui manque. -Quasimodo s’en laissa revêtir sans sourciller et avec une sorte de docilité orgueilleuse. -Puis on le fit asseoir sur un brancard bariolé. +Quasimodo s’en laissa revêtir sans sourciller et avec une sorte de docilité orgueilleuse. +Puis on le fit asseoir sur un brancard bariolé. En un clin d’œil la grand’salle fut vide. -Ils sont peu, mais c’est un public d’élite, un public lettré. -Oui, vis-à-vis la chapelle de Braque. -Comme les loyers renchérissent ! -Allons ! se dit Gringoire en soupirant, les autres écoutent. +Ils sont peu, mais c’est un public d’élite, un public lettré. +Oui, vis-à-vis la chapelle de Braque. +Comme les loyers renchérissent ! +Allons ! se dit Gringoire en soupirant, les autres écoutent. Ce mot produisit un effet magique. -En même temps on entendait au dehors un grand bruit d’applaudissements. -Ah ! mon Dieu ! il paraît que c’est le tour des fenêtres maintenant. -C’était précisément l’instant où Jupiter devait paraître avec sa foudre. -Or Jupiter se tenait immobile au bas du théâtre. -Michel Giborne ! cria le poëte irrité, que fais-tu là ? est-ce ton rôle ? monte donc ! -Hélas, dit Jupiter, un écolier vient de prendre l’échelle. -La chose n’était que trop vraie. -Toute communication était interceptée entre son nœud et son dénouement. -Le drôle ! murmura-t-il. -Et pourquoi a-t-il pris cette échelle ? -Pour aller voir la Esmeralda, répondit piteusement Jupiter. -C’était le dernier coup. -Gringoire le reçut avec résignation. -Si j’avais su, je vous en aurais donné, des Vierges Marie, badauds ! +En même temps on entendait au dehors un grand bruit d’applaudissements. +Ah ! mon Dieu ! il paraît que c’est le tour des fenêtres maintenant. +C’était précisément l’instant où Jupiter devait paraître avec sa foudre. +Or Jupiter se tenait immobile au bas du théâtre. +Michel Giborne ! cria le poëte irrité, que fais-tu là ? est-ce ton rôle ? monte donc ! +Hélas, dit Jupiter, un écolier vient de prendre l’échelle. +La chose n’était que trop vraie. +Toute communication était interceptée entre son nœud et son dénouement. +Le drôle ! murmura-t-il. +Et pourquoi a-t-il pris cette échelle ? +Pour aller voir la Esmeralda, répondit piteusement Jupiter. +C’était le dernier coup. +Gringoire le reçut avec résignation. +Si j’avais su, je vous en aurais donné, des Vierges Marie, badauds ! La nuit arrive de bonne heure en janvier. -Les rues étaient déjà sombres quand Gringoire sortit du Palais. -La philosophie était du reste son seul refuge, car il ne savait où loger. -Cette vue raviva les écorchures de son amour-propre ; il s’enfuit. -Il s’y enfonça. -Au bout de quelques instants, son pied heurta un obstacle ; il trébucha et tomba. -Gringoire supporta héroïquement cette nouvelle rencontre. +Les rues étaient déjà sombres quand Gringoire sortit du Palais. +La philosophie était du reste son seul refuge, car il ne savait où loger. +Cette vue raviva les écorchures de son amour-propre ; il s’enfuit. +Il s’y enfonça. +Au bout de quelques instants, son pied heurta un obstacle ; il trébucha et tomba. +Gringoire supporta héroïquement cette nouvelle rencontre. Il se releva et gagna le bord de l’eau. Que t’importent les rois qui se marient et les duchesses de Bourgogne ! Merci ! passeur aux vaches ! ta cabane repose ma vue, et me fait oublier Paris ! -Ce pétard fit hérisser l’épiderme de Gringoire. -Maudite fête ! s’écria-t-il, me poursuivras-tu partout ? +Ce pétard fit hérisser l’épiderme de Gringoire. +Maudite fête ! s’écria-t-il, me poursuivras-tu partout ? Oh ! mon Dieu ! jusque chez le passeur aux vaches ! -Alors il lui vint une résolution désespérée. -Depuis deux siècles, les maisons se sont retournées. -Lorsque Pierre Gringoire arriva sur la place de Grève, il était transi. -Mais une foule considérable faisait cercle à l’entour. -Pourtant j’ai bon besoin d’un coin de cheminée. -Mes souliers boivent, et tous ces maudits moulins qui ont pleuré sur moi ! -Diable d’évêque de Paris avec ses moulins ! -Voyez un peu s’ils se dérangeront, ces badauds ! -Je vous demande ce qu’ils font là ! +Alors il lui vint une résolution désespérée. +Depuis deux siècles, les maisons se sont retournées. +Lorsque Pierre Gringoire arriva sur la place de Grève, il était transi. +Mais une foule considérable faisait cercle à l’entour. +Pourtant j’ai bon besoin d’un coin de cheminée. +Mes souliers boivent, et tous ces maudits moulins qui ont pleuré sur moi ! +Diable d’évêque de Paris avec ses moulins ! +Voyez un peu s’ils se dérangeront, ces badauds ! +Je vous demande ce qu’ils font là ! Ils se chauffent ; beau plaisir ! -Ils regardent brûler un cent de bourrées ; beau spectacle ! -Hé non ! dit-il, c’est une bohémienne. +Ils regardent brûler un cent de bourrées ; beau spectacle ! +Hé non ! dit-il, c’est une bohémienne. Toute illusion avait disparu. -Elle se remit à danser. -C’était en effet tout bonnement une bohémienne. -C’était une figure d’homme, austère, calme et sombre. -La jeune fille, essoufflée, s’arrêta enfin, et le peuple l’applaudit avec amour. -Djali, dit la bohémienne. -Djali, dit la danseuse, à votre tour. -Et s’asseyant, elle présenta gracieusement à la chèvre son tambour de basque. -Djali, continua-t-elle, à quel mois sommes-nous de l’année ? -La chèvre leva son pied de devant et frappa un coup sur le tambour. -On était en effet au premier mois. +Elle se remit à danser. +C’était en effet tout bonnement une bohémienne. +C’était une figure d’homme, austère, calme et sombre. +La jeune fille, essoufflée, s’arrêta enfin, et le peuple l’applaudit avec amour. +Djali, dit la bohémienne. +Djali, dit la danseuse, à votre tour. +Et s’asseyant, elle présenta gracieusement à la chèvre son tambour de basque. +Djali, continua-t-elle, à quel mois sommes-nous de l’année ? +La chèvre leva son pied de devant et frappa un coup sur le tambour. +On était en effet au premier mois. Djali leva son petit pied d’or et frappa six coups sur le tambour. Djali frappa sept coups. -Au même moment l’horloge de la Maison-aux-Piliers sonna sept heures. -Le peuple était émerveillé. -Il y a de la sorcellerie là-dessous, dit une voix sinistre dans la foule. -Elle tressaillit, se détourna ; mais les applaudissements éclatèrent et couvrirent la morose exclamation. +Au même moment l’horloge de la Maison-aux-Piliers sonna sept heures. +Le peuple était émerveillé. +Il y a de la sorcellerie là-dessous, dit une voix sinistre dans la foule. +Elle tressaillit, se détourna ; mais les applaudissements éclatèrent et couvrirent la morose exclamation. Et la foule d’applaudir de plus belle. -Sacrilège ! profanation ! reprit la voix de l’homme chauve. -La bohémienne se retourna encore une fois. -Les grands-blancs, les petits-blancs, les targes, les liards-à-l’aigle pleuvaient. -Tout à coup elle passa devant Gringoire. -Gringoire suait à grosses gouttes. -Heureusement un incident inattendu vint à son secours. -La jeune fille se retourna effrayée. -Est-ce qu’elle n’a pas soupé ? portons-lui quelque reste du buffet de ville ! -Tous se précipitèrent vers la Maison-aux-Piliers. -Cependant Gringoire avait profité du trouble de la danseuse pour s’éclipser. -La clameur des enfants lui rappela que lui aussi n’avait pas soupé. +Sacrilège ! profanation ! reprit la voix de l’homme chauve. +La bohémienne se retourna encore une fois. +Les grands-blancs, les petits-blancs, les targes, les liards-à-l’aigle pleuvaient. +Tout à coup elle passa devant Gringoire. +Gringoire suait à grosses gouttes. +Heureusement un incident inattendu vint à son secours. +La jeune fille se retourna effrayée. +Est-ce qu’elle n’a pas soupé ? portons-lui quelque reste du buffet de ville ! +Tous se précipitèrent vers la Maison-aux-Piliers. +Cependant Gringoire avait profité du trouble de la danseuse pour s’éclipser. +La clameur des enfants lui rappela que lui aussi n’avait pas soupé. Il courut donc au buffet. -Il ne restait même pas un misérable camichon à cinq sols la livre. -C’était un maigre souper. -Gringoire en était là. -C’était la jeune égyptienne qui chantait. -Il en était de sa voix comme de sa danse, comme de sa beauté. -On eût dit tantôt une folle, tantôt une reine. +Il ne restait même pas un misérable camichon à cinq sols la livre. +C’était un maigre souper. +Gringoire en était là. +C’était la jeune égyptienne qui chantait. +Il en était de sa voix comme de sa danse, comme de sa beauté. +On eût dit tantôt une folle, tantôt une reine. Gringoire se sentait venir les larmes aux yeux. -Il l’écoutait avec une sorte de ravissement et d’oubli de toute chose. +Il l’écoutait avec une sorte de ravissement et d’oubli de toute chose. Ce moment fut court. -Te tairas-tu, cigale d’enfer ? cria-t-elle, toujours du même coin obscur de la place. -La pauvre cigale s’arrêta court. +Te tairas-tu, cigale d’enfer ? cria-t-elle, toujours du même coin obscur de la place. +La pauvre cigale s’arrêta court. Gringoire se boucha les oreilles. -Oh ! s’écria-t-il, maudite scie ébréchée, qui vient briser la lyre ! -D’abord marchait l’Égypte. -Après le royaume des argotiers, venait l’empire de Galilée. -Chacune des sections de cette procession grotesque avait sa musique particulière. -Les égyptiens faisaient détonner leurs balafos et leurs tambourins d’Afrique. -Hélas ! nos lecteurs se souviennent que c’était l’orchestre de Gringoire. -C’était la première jouissance d’amour-propre qu’il eût jamais éprouvée. -Seulement la joie perçait, l’orgueil dominait. +Oh ! s’écria-t-il, maudite scie ébréchée, qui vient briser la lyre ! +D’abord marchait l’Égypte. +Après le royaume des argotiers, venait l’empire de Galilée. +Chacune des sections de cette procession grotesque avait sa musique particulière. +Les égyptiens faisaient détonner leurs balafos et leurs tambourins d’Afrique. +Hélas ! nos lecteurs se souviennent que c’était l’orchestre de Gringoire. +C’était la première jouissance d’amour-propre qu’il eût jamais éprouvée. +Seulement la joie perçait, l’orgueil dominait. Autour de cette sombre et malheureuse figure, il y avait rayonnement. -Il était revêtu du costume ecclésiastique. -Que diable veut-il à ce vilain borgne ? -Il va se faire dévorer. -Un cri de terreur s’éleva en effet. -Il fit un bond jusqu’au prêtre, le regarda, et tomba à genoux. -Quasimodo resta à genoux, baissa la tête et joignit les mains. -Le prêtre, debout, irrité, menaçant, impérieux ; Quasimodo, prosterné, humble, suppliant. -Les égyptiens, les argotiers et toute la basoche vinrent japper autour du prêtre. -Quasimodo marchait devant lui, éparpillant la foule à son passage. -Voilà qui est merveilleux, dit Gringoire ; mais où diable trouverai-je à souper ? -Pourquoi pas ? s’était-il dit. +Il était revêtu du costume ecclésiastique. +Que diable veut-il à ce vilain borgne ? +Il va se faire dévorer. +Un cri de terreur s’éleva en effet. +Il fit un bond jusqu’au prêtre, le regarda, et tomba à genoux. +Quasimodo resta à genoux, baissa la tête et joignit les mains. +Le prêtre, debout, irrité, menaçant, impérieux ; Quasimodo, prosterné, humble, suppliant. +Les égyptiens, les argotiers et toute la basoche vinrent japper autour du prêtre. +Quasimodo marchait devant lui, éparpillant la foule à son passage. +Voilà qui est merveilleux, dit Gringoire ; mais où diable trouverai-je à souper ? +Pourquoi pas ? s’était-il dit. Son absence est un vide qui ne se fait que trop sentir aujourd’hui. -Tantôt c’étaient deux vieillards qui s’accostaient. -Maître Thibaut Fernicle, savez-vous qu’il fait froid ? -Gringoire savait cela depuis le commencement de l’hiver.) — Oui – bien, maître Boniface Disome ! -Votre mari vous a-t-il conté le malheur, madamoiselle La Boudraque ? +Tantôt c’étaient deux vieillards qui s’accostaient. +Maître Thibaut Fernicle, savez-vous qu’il fait froid ? +Gringoire savait cela depuis le commencement de l’hiver.) — Oui – bien, maître Boniface Disome ! +Votre mari vous a-t-il conté le malheur, madamoiselle La Boudraque ? Qu’est-ce que c’est donc, madamoiselle Turquant ? Un cheval bourgeois ! c’est un peu fort. -Si c’était un cheval de cavalerie, à la bonne heure ! -Et les fenêtres se refermaient. -Mais Gringoire n’en avait pas moins perdu le fil de ses idées. -Les rues cependant devenaient à tout moment plus noires et plus désertes. -Cette petite moue donna à penser à Gringoire. -Il y avait certainement du dédain et de la moquerie dans cette gracieuse grimace. -Il hâta le pas. -La rue était pleine de ténèbres. -La pauvre petite chèvre, tout effarée, baissait les cornes et bêlait. -À nous, messieurs du guet ! cria Gringoire, et il s’avança bravement. +Si c’était un cheval de cavalerie, à la bonne heure ! +Et les fenêtres se refermaient. +Mais Gringoire n’en avait pas moins perdu le fil de ses idées. +Les rues cependant devenaient à tout moment plus noires et plus désertes. +Cette petite moue donna à penser à Gringoire. +Il y avait certainement du dédain et de la moquerie dans cette gracieuse grimace. +Il hâta le pas. +La rue était pleine de ténèbres. +La pauvre petite chèvre, tout effarée, baissait les cornes et bêlait. +À nous, messieurs du guet ! cria Gringoire, et il s’avança bravement. L’un des hommes qui tenaient la jeune fille se tourna vers lui. -C’était la formidable figure de Quasimodo. -Au meurtre ! au meurtre ! criait la malheureuse bohémienne. -Quasimodo fut enveloppé, saisi, garrotté. +C’était la formidable figure de Quasimodo. +Au meurtre ! au meurtre ! criait la malheureuse bohémienne. +Quasimodo fut enveloppé, saisi, garrotté. Son compagnon avait disparu dans la lutte. -Un éclair se fût évanoui moins vite. -Cet état dura peu. -Il s’aperçut alors qu’il était un peu dans le milieu du ruisseau. +Un éclair se fût évanoui moins vite. +Cet état dura peu. +Il s’aperçut alors qu’il était un peu dans le milieu du ruisseau. Diable de cyclope bossu ! grommela-t-il entre ses dents, et il voulut se lever. -Mais il était trop étourdi et trop meurtri. +Mais il était trop étourdi et trop meurtri. Force lui fut de rester en place. Elle doit renfermer beaucoup de sel volatil et nitreux. -C’est, du reste, l’opinion de maître Nicolas Flamel et des hermétiques... +C’est, du reste, l’opinion de maître Nicolas Flamel et des hermétiques... La place, en effet, devenait de moins en moins tenable. -Un ennui d’une tout autre nature vint tout à coup l’assaillir. +Un ennui d’une tout autre nature vint tout à coup l’assaillir. Nous avons sa paillasse, nous allons en faire un feu de joie. C’est aujourd’hui les flamands ! Mort-Christ ! grommela Gringoire, est-ce que je vais avoir trop chaud maintenant ? -Le moment était critique. +Le moment était critique. Il se leva debout, rejeta la paillasse sur les gamins, et s’enfuit. -Sainte Vierge ! crièrent les enfants ; le marchand feron qui revient ! -Et ils s’enfuirent de leur côté. -La paillasse resta maîtresse du champ de bataille. -Voilà ma paillasse qui brûle. -Elle n’était pas déserte. +Sainte Vierge ! crièrent les enfants ; le marchand feron qui revient ! +Et ils s’enfuirent de leur côté. +La paillasse resta maîtresse du champ de bataille. +Voilà ma paillasse qui brûle. +Elle n’était pas déserte. Rien ne rend aventureux comme de ne pas sentir la place de son gousset. Et il passa outre. Il rejoignit une autre de ces masses ambulantes, et l’examina. La buona mancia ! chantait le cul-de-jatte. -Et le boiteux relevait la phrase musicale en répétant : — Un pedaso de pan ! -Gringoire se boucha les oreilles. — Ô tour de Babel ! s’écria-t-il. -Il se mit à courir. -L’idée lui vint d’essayer de retourner sur ses pas. -Mais il était trop tard. -Toute cette légion s’était refermée derrière lui, et ses trois mendiants le tenaient. -Enfin, il atteignit l’extrémité de la rue. -Où suis-je ? dit le poëte terrifié. -Dans la Cour des Miracles, répondit un quatrième spectre qui les avait accostés. -Ils répondirent par un éclat de rire sinistre. -Le pauvre poëte jeta les yeux autour de lui. -Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là. +Et le boiteux relevait la phrase musicale en répétant : — Un pedaso de pan ! +Gringoire se boucha les oreilles. — Ô tour de Babel ! s’écria-t-il. +Il se mit à courir. +L’idée lui vint d’essayer de retourner sur ses pas. +Mais il était trop tard. +Toute cette légion s’était refermée derrière lui, et ses trois mendiants le tenaient. +Enfin, il atteignit l’extrémité de la rue. +Où suis-je ? dit le poëte terrifié. +Dans la Cour des Miracles, répondit un quatrième spectre qui les avait accostés. +Ils répondirent par un éclat de rire sinistre. +Le pauvre poëte jeta les yeux autour de lui. +Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes étranges, y brillaient çà et là. Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d’enfants, des voix de femmes. -C’était comme un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant, fantastique. -Sainte Vierge ! murmura Gringoire, le roi d’ici, ce doit être un bouc. -Au roi ! au roi ! répétèrent toutes les voix. -Ce fut à qui mettrait la griffe sur lui. -Le pourpoint déjà malade du poëte rendit le dernier soupir dans cette lutte. +C’était comme un nouveau monde, inconnu, inouï, difforme, reptile, fourmillant, fantastique. +Sainte Vierge ! murmura Gringoire, le roi d’ici, ce doit être un bouc. +Au roi ! au roi ! répétèrent toutes les voix. +Ce fut à qui mettrait la griffe sur lui. +Le pourpoint déjà malade du poëte rendit le dernier soupir dans cette lutte. En traversant l’horrible place, son vertige se dissipa. -Au bout de quelques pas, le sentiment de la réalité lui était revenu. -Il commençait à se faire à l’atmosphère du lieu. -Peu à peu à cette hallucination succéda un regard moins égaré et moins grossissant. -C’était plus que jamais la prosaïque et brutale réalité de la taverne. -Benserade nous y prépara par des vers assez galants. -Le gros rire éclatait partout, et la chanson obscène. -Chacun tirait à soi, glosant et jurant sans écouter le voisin. +Au bout de quelques pas, le sentiment de la réalité lui était revenu. +Il commençait à se faire à l’atmosphère du lieu. +Peu à peu à cette hallucination succéda un regard moins égaré et moins grossissant. +C’était plus que jamais la prosaïque et brutale réalité de la taverne. +Benserade nous y prépara par des vers assez galants. +Le gros rire éclatait partout, et la chanson obscène. +Chacun tirait à soi, glosant et jurant sans écouter le voisin. Un gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu. -Quelques enfants étaient mêlés à cette orgie. -L’enfant volé, qui pleurait et criait. -Un tonneau était près du feu, et un mendiant sur le tonneau. -C’était le roi sur son trône. +Quelques enfants étaient mêlés à cette orgie. +L’enfant volé, qui pleurait et criait. +Un tonneau était près du feu, et un mendiant sur le tonneau. +C’était le roi sur son trône. Gringoire n’osait souffler ni lever les yeux. Cependant le roi, du haut de sa futaille, lui adressa la parole. Qu’est-ce que c’est que ce maraud ? -Il leva la tête. -C’était en effet Clopin Trouillefou. -Sa plaie au bras avait déjà disparu. -Maître, balbutia-t-il... -Monseigneur, sa majesté, ou camarade, appelle-moi comme tu voudras. -Qu’as-tu à dire pour ta défense ? -Pour ta défense ! pensa Gringoire, ceci me déplaît. -Il reprit en bégayant : — Je suis celui qui ce matin... +Il leva la tête. +C’était en effet Clopin Trouillefou. +Sa plaie au bras avait déjà disparu. +Maître, balbutia-t-il... +Monseigneur, sa majesté, ou camarade, appelle-moi comme tu voudras. +Qu’as-tu à dire pour ta défense ? +Pour ta défense ! pensa Gringoire, ceci me déplaît. +Il reprit en bégayant : — Je suis celui qui ce matin... Par les ongles du diable ! interrompit Clopin, ton nom, maraud, et rien de plus. Nous sommes tes juges. Es-tu quelque chose comme cela ? -Hélas ! dit Gringoire, je n’ai pas cet honneur. +Hélas ! dit Gringoire, je n’ai pas cet honneur. Je suis l’auteur... Cela suffit, reprit Trouillefou sans le laisser achever. -Tu vas être pendu. +Tu vas être pendu. La loi que vous faites aux truands, les truands vous la font. -C’est votre faute si elle est méchante. -Allons, l’ami, partage gaiement tes guenilles à ces demoiselles. -Tu as quatre minutes pour lui jeter ton âme à la tête. -La harangue était formidable. -Bien dit, sur mon âme ! -Ah ! c’est toi, maître ! dit Clopin. -J’y étais, par la tête-Dieu ! -J’aurai de la peine à m’en tirer, pensa Gringoire. -Vagabond, Æsopus le fut ; mendiant, Homerus le fut ; voleur, Mercurius l’était... +C’est votre faute si elle est méchante. +Allons, l’ami, partage gaiement tes guenilles à ces demoiselles. +Tu as quatre minutes pour lui jeter ton âme à la tête. +La harangue était formidable. +Bien dit, sur mon âme ! +Ah ! c’est toi, maître ! dit Clopin. +J’y étais, par la tête-Dieu ! +J’aurai de la peine à m’en tirer, pensa Gringoire. +Vagabond, Æsopus le fut ; mendiant, Homerus le fut ; voleur, Mercurius l’était... Clopin l’interrompit : — Je crois que tu veux nous matagraboliser avec ton grimoire. -Pardieu, laisse-toi pendre, et pas tant de façons ! -Pardon, monseigneur le roi de Thunes, répliqua Gringoire, disputant le terrain pied à pied. +Pardieu, laisse-toi pendre, et pas tant de façons ! +Pardon, monseigneur le roi de Thunes, répliqua Gringoire, disputant le terrain pied à pied. Cela en vaut la peine... Vous ne me condamnerez pas sans m’entendre... -On eût dit une hure parmi des groins. -Vous vous faites de la chose une grosse idée. -Après tout, nous ne te voulons pas de mal. +On eût dit une hure parmi des groins. +Vous vous faites de la chose une grosse idée. +Après tout, nous ne te voulons pas de mal. Voici un moyen de te tirer d’affaire pour le moment. -Veux-tu être des nôtres ? -Il s’y rattacha énergiquement. +Veux-tu être des nôtres ? +Il s’y rattacha énergiquement. Je le veux, certes, bellement, dit-il. -Tu consens, reprit Clopin, à t’enrôler parmi les gens de la petite flambe ? +Tu consens, reprit Clopin, à t’enrôler parmi les gens de la petite flambe ? De la petite flambe. Tu te reconnais membre de la franche bourgeoisie ? reprit le roi de Thunes. De la franche bourgeoisie. Sujet du royaume d’argot ? Du royaume d’argot. -Diable ! dit le poëte. +Diable ! dit le poëte. C’est une consolation. -Comme vous dites, répondit Gringoire. +Comme vous dites, répondit Gringoire. Il y a d’autres avantages. -Ainsi soit-il, dit le poëte. +Ainsi soit-il, dit le poëte. Je suis truand, argotier, franc-bourgeois, petite flambe, tout ce que vous voudrez. -Le roi de Thunes fronça le sourcil. +Le roi de Thunes fronça le sourcil. Pour qui me prends-tu, l’ami ? -Quel argot de juif de Hongrie nous chantes-tu là ? -Je ne sais pas l’hébreu. -Pour être bandit on n’est pas juif. -Je ne vole même plus, je suis au-dessus de cela, je tue. +Quel argot de juif de Hongrie nous chantes-tu là ? +Je ne sais pas l’hébreu. +Pour être bandit on n’est pas juif. +Je ne vole même plus, je suis au-dessus de cela, je tue. Coupe-gorge, oui ; coupe-bourse, non. -Ce n’est pas de l’hébreu, c’est du latin. +Ce n’est pas de l’hébreu, c’est du latin. Enfin monseigneur Clopin se calma. -Maraud ! dit-il à notre poëte, tu veux donc être truand ? -Sans doute, répondit le poëte. +Maraud ! dit-il à notre poëte, tu veux donc être truand ? +Sans doute, répondit le poëte. Ce n’est pas le tout de vouloir, dit le bourru Clopin. Je fouillerai, dit Gringoire, tout ce qu’il vous plaira. Clopin fit un signe. -Quelques argotiers se détachèrent du cercle et revinrent un moment après. -Où veulent-ils en venir ? se demanda Gringoire avec quelque inquiétude. +Quelques argotiers se détachèrent du cercle et revinrent un moment après. +Où veulent-ils en venir ? se demanda Gringoire avec quelque inquiétude. Mort-diable ! objecta Gringoire, je vais me rompre le cou. -Clopin hocha la tête. -Nous n’aurons plus qu’à te rouer de coups pendant huit jours. +Clopin hocha la tête. +Nous n’aurons plus qu’à te rouer de coups pendant huit jours. Ventre-Dieu ! je n’aurais garde, dit Gringoire. Et si je fais chanter les sonnettes ? Alors tu seras pendu. -Je ne comprends pas du tout, répondit Gringoire. -Écoute encore une fois. +Je ne comprends pas du tout, répondit Gringoire. +Écoute encore une fois. Bien, dit Gringoire ; je comprends cela. Tu comprends sans doute, maintenant ? Non, monseigneur, je ne comprends plus. -Où est mon avantage ? pendu dans un cas, battu dans l’autre ? +Où est mon avantage ? pendu dans un cas, battu dans l’autre ? Et truand, reprit Clopin, et truand, n’est-ce rien ? -Grand merci, répondit le poëte. +Grand merci, répondit le poëte. Fouille le mannequin, et que cela finisse. Il tenta encore un effort sur Trouillefou. Et s’il survient un coup de vent ? lui demanda-t-il. -Tu seras pendu, répondit l’autre sans hésiter. -Malédiction ! cria-t-il en tombant, et il resta comme mort la face contre terre. -On avait déjà décroché le mannequin pour lui faire place. +Tu seras pendu, répondit l’autre sans hésiter. +Malédiction ! cria-t-il en tombant, et il resta comme mort la face contre terre. +On avait déjà décroché le mannequin pour lui faire place. Les argotiers le firent monter sur l’escabeau. -Le mot grâce expira sur les lèvres de Gringoire. +Le mot grâce expira sur les lèvres de Gringoire. Il promena ses regards autour de lui. Mais aucun espoir ; tous riaient. -Une seconde de plus, c’en était fait. -Il faut que tu épouses une truande ou la corde. +Une seconde de plus, c’en était fait. +Il faut que tu épouses une truande ou la corde. Voyez Burington’s Observations. -C’était la seconde fois qu’il revenait à la vie depuis une demi-heure. +C’était la seconde fois qu’il revenait à la vie depuis une demi-heure. Aussi n’osait-il trop s’y fier. -Holà, Colette la Charonne ! +Holà, Colette la Charonne ! Venez et voyez ! un homme pour rien ! qui en veut ? -Les truandes se montrèrent médiocrement touchées de la proposition. +Les truandes se montrèrent médiocrement touchées de la proposition. Trois cependant sortirent de la foule et vinrent le flairer. -La première était une grosse fille à face carrée. -Elle examina attentivement le pourpoint déplorable du philosophe. -La souquenille était usée et plus trouée qu’une poêle à griller des châtaignes. -Il tremblait presque qu’elle ne voulût de lui. -Mais elle dit entre ses dents : — Il est trop maigre, et s’éloigna. +La première était une grosse fille à face carrée. +Elle examina attentivement le pourpoint déplorable du philosophe. +La souquenille était usée et plus trouée qu’une poêle à griller des châtaignes. +Il tremblait presque qu’elle ne voulût de lui. +Mais elle dit entre ses dents : — Il est trop maigre, et s’éloigna. Guillaume Longuejoue me battrait. Elle rentra dans la foule. Camarade, dit Clopin, tu as du malheur. -Et se tournant vers la potence avec un signe de tête : — Adjugé ! -Bellevigne de l’Étoile, Andry le Rouge, François Chante-Prune se rapprochèrent de Gringoire. -En ce moment un cri s’éleva parmi les argotiers : — La Esmeralda ! la Esmeralda ! -Gringoire tressaillit, et se tourna du côté d’où venait la clameur. -La foule s’ouvrit, et donna passage à une pure et éblouissante figure. -C’était la bohémienne. -Elle s’approcha du patient avec son pas léger. +Et se tournant vers la potence avec un signe de tête : — Adjugé ! +Bellevigne de l’Étoile, Andry le Rouge, François Chante-Prune se rapprochèrent de Gringoire. +En ce moment un cri s’éleva parmi les argotiers : — La Esmeralda ! la Esmeralda ! +Gringoire tressaillit, et se tourna du côté d’où venait la clameur. +La foule s’ouvrit, et donna passage à une pure et éblouissante figure. +C’était la bohémienne. +Elle s’approcha du patient avec son pas léger. Sa jolie Djali la suivait. -Gringoire était plus mort que vif. -Elle le considéra un moment en silence. -Vous allez pendre cet homme ? dit-elle gravement à Clopin. -Elle fit sa jolie petite moue de la lèvre inférieure. +Gringoire était plus mort que vif. +Elle le considéra un moment en silence. +Vous allez pendre cet homme ? dit-elle gravement à Clopin. +Elle fit sa jolie petite moue de la lèvre inférieure. Je le prends, dit-elle. -La péripétie en effet, quoique gracieuse, était violente. -On détacha le nœud coulant, on fit descendre le poëte de l’escabeau. -Il fut obligé de s’asseoir, tant la commotion était vive. -Le duc d’Égypte, sans prononcer une parole, apporta une cruche d’argile. -La bohémienne la présenta à Gringoire. — Jetez-la à terre, lui dit-elle. +La péripétie en effet, quoique gracieuse, était violente. +On détacha le nœud coulant, on fit descendre le poëte de l’escabeau. +Il fut obligé de s’asseoir, tant la commotion était vive. +Le duc d’Égypte, sans prononcer une parole, apporta une cruche d’argile. +La bohémienne la présenta à Gringoire. — Jetez-la à terre, lui dit-elle. La cruche se brisa en quatre morceaux. L’aventure tenait de l’enchantement. -Sa raison, ballottée dans les espaces imaginaires, ne tenait plus qu’à ce fil. +Sa raison, ballottée dans les espaces imaginaires, ne tenait plus qu’à ce fil. Que me voulez-vous donc ? dit-elle. -Et, tout ingénument, il lui prit la taille. +Et, tout ingénument, il lui prit la taille. Tout cela se fit en un clin d’œil. -La demoiselle se faisait guêpe et ne demandait pas mieux que de piquer. -Sainte Vierge ! dit-il enfin quand la surprise lui permit de parler, voilà deux luronnes ! -La bohémienne rompit le silence de son côté. -Il faut que tu sois un drôle bien hardi ! +La demoiselle se faisait guêpe et ne demandait pas mieux que de piquer. +Sainte Vierge ! dit-il enfin quand la surprise lui permit de parler, voilà deux luronnes ! +La bohémienne rompit le silence de son côté. +Il faut que tu sois un drôle bien hardi ! Pardon, mademoiselle, dit Gringoire en souriant. Mais pourquoi donc m’avez-vous pris pour mari ? Fallait-il te laisser pendre ? -Et quelle autre pensée veux-tu que j’aie eue ? -Mais alors, à quoi bon avoir cassé cette pauvre cruche ? -Mademoiselle Esmeralda, dit le poëte, capitulons. +Et quelle autre pensée veux-tu que j’aie eue ? +Mais alors, à quoi bon avoir cassé cette pauvre cruche ? +Mademoiselle Esmeralda, dit le poëte, capitulons. Or ce n’est pas mon affaire, et je viens au fait. -Au fond, Gringoire, comme Monsieur Despréaux, était « très peu voluptueux ». -L’égyptienne ne répondit pas. -Gringoire se mit à manger avec emportement. -Une chandelle de cire jaune éclairait cette scène de voracité et de rêverie. +Au fond, Gringoire, comme Monsieur Despréaux, était « très peu voluptueux ». +L’égyptienne ne répondit pas. +Gringoire se mit à manger avec emportement. +Une chandelle de cire jaune éclairait cette scène de voracité et de rêverie. Que diable ! je puis soutenir la comparaison ! Il haussa la voix : — Mademoiselle ! Elle ne paraissait pas l’entendre. Il reprit plus haut encore : — Mademoiselle Esmeralda ! -Heureusement la chèvre s’en mêla. -Elle a faim, dit Gringoire, charmé d’entamer la conversation. -Du reste Gringoire ne lui laissa pas le temps de reprendre sa rêverie. -Il hasarda une question délicate. +Heureusement la chèvre s’en mêla. +Elle a faim, dit Gringoire, charmé d’entamer la conversation. +Du reste Gringoire ne lui laissa pas le temps de reprendre sa rêverie. +Il hasarda une question délicate. Vous ne voulez donc pas de moi pour votre mari ? La jeune fille le regarda fixement, et dit : — Non. Pour votre amant ? reprit Gringoire. -Elle fit sa moue, et répondit : — Non. +Elle fit sa moue, et répondit : — Non. Pour votre ami ? poursuivit Gringoire. -Elle le regarda encore fixement, et dit après un moment de réflexion : — Peut-être. -Ce peut-être, si cher aux philosophes, enhardit Gringoire. -Savez-vous ce que c’est que l’amitié ? demanda-t-il. -Oui, répondit l’égyptienne. +Elle le regarda encore fixement, et dit après un moment de réflexion : — Peut-être. +Ce peut-être, si cher aux philosophes, enhardit Gringoire. +Savez-vous ce que c’est que l’amitié ? demanda-t-il. +Oui, répondit l’égyptienne. Et l’amour ? poursuivit Gringoire. Oh ! l’amour ! dit-elle, et sa voix tremblait, et son œil rayonnait. -C’est être deux et n’être qu’un. +C’est être deux et n’être qu’un. Un homme et une femme qui se fondent en un ange. C’est le ciel. Gringoire n’en poursuivit pas moins. -Comment faut-il donc être pour vous plaire ? -Il faut être homme. +Comment faut-il donc être pour vous plaire ? +Il faut être homme. Et moi, dit-il, qu’est-ce que je suis donc ? Bon, dit Gringoire, sans le cheval point d’homme. — Aimez-vous quelqu’un ? -Pourquoi pas ce soir ? reprit alors tendrement le poëte. +Pourquoi pas ce soir ? reprit alors tendrement le poëte. Elle lui jeta un coup d’œil grave. -Je ne pourrai aimer qu’un homme qui pourra me protéger. +Je ne pourrai aimer qu’un homme qui pourra me protéger. Gringoire rougit et se le tint pour dit. -Ce souvenir, effacé par ses autres aventures de la soirée, lui revint. +Ce souvenir, effacé par ses autres aventures de la soirée, lui revint. Il se frappa le front. -À propos, mademoiselle, j’aurais dû commencer par là. +À propos, mademoiselle, j’aurais dû commencer par là. Pardonnez-moi mes folles distractions. -Comment donc avez-vous fait pour échapper aux griffes de Quasimodo ? -Cette question fit tressaillir la bohémienne. +Comment donc avez-vous fait pour échapper aux griffes de Quasimodo ? +Cette question fit tressaillir la bohémienne. La Esmeralda sourit, soupira, et garda le silence. Je ne sais pas, dit la jeune fille. Et elle ajouta vivement : Mais vous qui me suiviez aussi, pourquoi me suiviez-vous ? -En bonne foi, répondit Gringoire, je ne sais pas non plus. +En bonne foi, répondit Gringoire, je ne sais pas non plus. Il y eut un silence. Gringoire tailladait la table avec son couteau. -La jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose à travers le mur. -Elle s’interrompit brusquement, et se mit à caresser Djali. -Vous avez là une jolie bête, dit Gringoire. -C’est ma sœur, répondit-elle. +La jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose à travers le mur. +Elle s’interrompit brusquement, et se mit à caresser Djali. +Vous avez là une jolie bête, dit Gringoire. +C’est ma sœur, répondit-elle. Pourquoi vous appelle-t-on la Esmeralda ? Je n’en sais rien. Ce sachet exhalait une forte odeur de camphre. -C’est peut-être à cause de cela, dit-elle. +C’est peut-être à cause de cela, dit-elle. Gringoire voulut prendre le sachet. Elle recula. — N’y touchez pas. -C’est une amulette ; tu ferais mal au charme, ou le charme à toi. -La curiosité du poëte était de plus en plus éveillée. -Qui vous l’a donnée ? +C’est une amulette ; tu ferais mal au charme, ou le charme à toi. +La curiosité du poëte était de plus en plus éveillée. +Qui vous l’a donnée ? Elle mit un doigt sur sa bouche et cacha l’amulette dans son sein. -Il essaya d’autres questions, mais elle répondait à peine. +Il essaya d’autres questions, mais elle répondait à peine. Que veut dire ce mot : la Esmeralda ? Je ne sais pas, dit-elle. -À quelle langue appartient-il ? -C’est de l’égyptien, je crois. -Je m’en étais douté, dit Gringoire, vous n’êtes pas de France ? +À quelle langue appartient-il ? +C’est de l’égyptien, je crois. +Je m’en étais douté, dit Gringoire, vous n’êtes pas de France ? Je n’en sais rien. Avez-vous vos parents ? -Je Ma mère est oiselle,Je Mon père est oiseau. +Je Ma mère est oiselle,Je Mon père est oiseau. C’est bon, dit Gringoire. -À quel âge êtes-vous venue en France ? -Vous avez donc le don de prophétie ? +À quel âge êtes-vous venue en France ? +Vous avez donc le don de prophétie ? Elle retomba dans son laconisme. -C’est pourtant lui qui nous a mariés, observa timidement le poëte. +C’est pourtant lui qui nous a mariés, observa timidement le poëte. Elle fit sa jolie grimace habituelle. — Je ne sais seulement pas ton nom. Mon nom ? si vous le voulez, le voici : Pierre Gringoire. J’en sais un plus beau, dit-elle. -Mauvaise ! reprit le poëte. +Mauvaise ! reprit le poëte. N’importe, vous ne m’irriterez pas. -Je ne sais comment j’ai franchi l’intervalle de six ans à seize. -À seize ans, j’ai voulu prendre un état. -Successivement j’ai tâté de tout. -Je me suis fait soldat ; mais je n’étais pas assez brave. -Je me suis fait moine ; mais je n’étais pas assez dévot. +Je ne sais comment j’ai franchi l’intervalle de six ans à seize. +À seize ans, j’ai voulu prendre un état. +Successivement j’ai tâté de tout. +Je me suis fait soldat ; mais je n’étais pas assez brave. +Je me suis fait moine ; mais je n’étais pas assez dévot. Et puis, je bois mal. -J’ai eu encore d’autres succès. -Vous voyez que je ne suis pas un méchant parti de mariage. +J’ai eu encore d’autres succès. +Vous voyez que je ne suis pas un méchant parti de mariage. Gringoire se tut, attendant l’effet de sa harangue sur la jeune fille. -Elle avait les yeux fixés à terre. -Puis se tournant vers le poëte : — Phœbus, qu’est-ce que cela veut dire ? -Il répondit en se rengorgeant : — C’est un mot latin qui veut dire soleil. -C’est le nom d’un tel bel archer, qui était dieu, ajouta Gringoire. -Dieu ! répéta l’égyptienne. -Et il y avait dans son accent quelque chose de pensif et de passionné. -En ce moment, un de ses bracelets se détacha et tomba. +Elle avait les yeux fixés à terre. +Puis se tournant vers le poëte : — Phœbus, qu’est-ce que cela veut dire ? +Il répondit en se rengorgeant : — C’est un mot latin qui veut dire soleil. +C’est le nom d’un tel bel archer, qui était dieu, ajouta Gringoire. +Dieu ! répéta l’égyptienne. +Et il y avait dans son accent quelque chose de pensif et de passionné. +En ce moment, un de ses bracelets se détacha et tomba. Gringoire se baissa vivement pour le ramasser. -Quand il se releva, la jeune fille et la chèvre avaient disparu. +Quand il se releva, la jeune fille et la chèvre avaient disparu. Il entendit le bruit d’un verrou. -M’a-t-elle au moins laissé un lit ? dit notre philosophe. +M’a-t-elle au moins laissé un lit ? dit notre philosophe. Il fit le tour de la cellule. Allons, dit-il en s’y accommodant de son mieux. -Il faut se résigner. -Mais voilà une étrange nuit de noces. +Il faut se résigner. +Mais voilà une étrange nuit de noces. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est aveugle, l’homme est stupide. -Tout se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportionné. -Mesurer l’orteil du pied, c’est mesurer le géant. -Trois choses importantes manquent aujourd’hui à cette façade. +Tout se tient dans cet art venu de lui-même, logique et bien proportionné. +Mesurer l’orteil du pied, c’est mesurer le géant. +Trois choses importantes manquent aujourd’hui à cette façade. Les hommes ; les architectes, les artistes de nos jours. Ce n’est pas le temps. N’est-ce pas Louis xiv accomplissant le vœu de Louis xiii ? -Il croirait que le lieu saint est devenu infâme, et s’enfuirait. -Les modes ont fait plus de mal que les révolutions. -Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les académies l’ont tué. -C’est le coup de pied de l’âne au lion mourant. -Cet édifice n’est pas un type. -C’est un édifice de la transition. -L’ogive, maîtresse dès lors, a construit le reste de l’église. +Il croirait que le lieu saint est devenu infâme, et s’enfuirait. +Les modes ont fait plus de mal que les révolutions. +Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les académies l’ont tué. +C’est le coup de pied de l’âne au lion mourant. +Cet édifice n’est pas un type. +C’est un édifice de la transition. +L’ogive, maîtresse dès lors, a construit le reste de l’église. On dirait qu’elle se ressent du voisinage des lourds piliers romans. Ils expriment une nuance de l’art qui serait perdue sans eux. C’est la greffe de l’ogive sur le plein cintre. -Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux échantillon de cette variété. -On croirait qu’il y a six siècles entre cette porte et ces piliers. +Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux échantillon de cette variété. +On croirait qu’il y a six siècles entre cette porte et ces piliers. Ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes. Le grand symbole de l’architecture, Babel, est une ruche. -Les grands édifices, comme les grandes montagnes, sont l’ouvrage des siècles. -C’est une greffe qui survient, une sève qui circule, une végétation qui reprend. -Le temps est l’architecte, le peuple est le maçon. +Les grands édifices, comme les grandes montagnes, sont l’ouvrage des siècles. +C’est une greffe qui survient, une sève qui circule, une végétation qui reprend. +Le temps est l’architecte, le peuple est le maçon. L’ogive est entre deux. -De là les monuments complexes, les édifices de nuance et de transition. -L’un est roman par les pieds, gothique au milieu, gréco-romain par la tête. -C’est qu’on a mis six cents ans à le bâtir. -Cette variété est rare. -Le donjon d’Étampes en est un échantillon. -Mais les monuments de deux formations sont plus fréquents. -C’est l’art qui a changé de peau. -La constitution même de l’église chrétienne n’en est pas attaquée. -C’est toujours la même charpente intérieure, la même disposition logique des parties. -Elle se développe éternellement sur le sol selon la même loi. -Le tronc de l’arbre est immuable, la végétation est capricieuse. -La grève de cette île fut sa première enceinte, la Seine son premier fossé. +De là les monuments complexes, les édifices de nuance et de transition. +L’un est roman par les pieds, gothique au milieu, gréco-romain par la tête. +C’est qu’on a mis six cents ans à le bâtir. +Cette variété est rare. +Le donjon d’Étampes en est un échantillon. +Mais les monuments de deux formations sont plus fréquents. +C’est l’art qui a changé de peau. +La constitution même de l’église chrétienne n’en est pas attaquée. +C’est toujours la même charpente intérieure, la même disposition logique des parties. +Elle se développe éternellement sur le sol selon la même loi. +Le tronc de l’arbre est immuable, la végétation est capricieuse. +La grève de cette île fut sa première enceinte, la Seine son premier fossé. Philippe-Auguste lui fait une nouvelle digue. -Il emprisonne Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours, hautes et solides. -Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. -Charles 5 la bâtit. -Mais une ville comme Paris est dans une crue perpétuelle. -Il n’y a que ces villes-là qui deviennent capitales. +Il emprisonne Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours, hautes et solides. +Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. +Charles 5 la bâtit. +Mais une ville comme Paris est dans une crue perpétuelle. +Il n’y a que ces villes-là qui deviennent capitales. L’enceinte de Charles 5 a donc le sort de l’enceinte de Philippe-Auguste. -Son enceinte échancrait assez largement cette campagne où Julien avait bâti ses thermes. -La montagne de Sainte-Geneviève y était renfermée. -La Ville entrait dans les terres plus profondément encore que l’Université. -Aussi trois aspects parfaitement à part. -Le prévôt de Paris, officier royal et non municipal, sur le tout. -La Ville avait les Halles, la Cité l’Hôtel-Dieu, l’Université le Pré-aux-Clercs. -C’est la marche immémoriale. -Le roi ne lâche que quand le peuple arrache. -Quelque chose de ce plan géométral subsiste encore aujourd’hui. -C’est ce que nous allons tâcher de dire. -D’abord la Cité. -Ce sont les hiéroglyphes de la féodalité après ceux de la théocratie. +Son enceinte échancrait assez largement cette campagne où Julien avait bâti ses thermes. +La montagne de Sainte-Geneviève y était renfermée. +La Ville entrait dans les terres plus profondément encore que l’Université. +Aussi trois aspects parfaitement à part. +Le prévôt de Paris, officier royal et non municipal, sur le tout. +La Ville avait les Halles, la Cité l’Hôtel-Dieu, l’Université le Pré-aux-Clercs. +C’est la marche immémoriale. +Le roi ne lâche que quand le peuple arrache. +Quelque chose de ce plan géométral subsiste encore aujourd’hui. +C’est ce que nous allons tâcher de dire. +D’abord la Cité. +Ce sont les hiéroglyphes de la féodalité après ceux de la théocratie. La Seine disparaissait sous les ponts, les ponts sous les maisons. -Ce n’est pas la moindre gaieté de Paris. -Université faisait un bloc à l’œil. -D’un bout à l’autre c’était un tout homogène et compact. -Ils compliquaient donc l’ensemble sans le troubler, le complétaient sans le charger. -La géométrie est une harmonie. -Le sol de l’Université était montueux. -C’était le peuple, vu ainsi de haut et de loin. +Ce n’est pas la moindre gaieté de Paris. +Université faisait un bloc à l’œil. +D’un bout à l’autre c’était un tout homogène et compact. +Ils compliquaient donc l’ensemble sans le troubler, le complétaient sans le charger. +La géométrie est une harmonie. +Le sol de l’Université était montueux. +C’était le peuple, vu ainsi de haut et de loin. Quelques-uns de ces faubourgs avaient de l’importance. -Le bourg Saint-Germain, déjà une grosse commune, faisait quinze ou vingt rues derrière. +Le bourg Saint-Germain, déjà une grosse commune, faisait quinze ou vingt rues derrière. Le clocher aigu de Saint-Sulpice marquait un des coins du bourg. -La Ville, en effet, beaucoup plus grande que l’Université, était aussi moins une. -Au premier aspect, on la voyait se diviser en plusieurs masses singulièrement distinctes. -Le pâté venait jusqu’au bord de l’eau. -Une cité dans la cité. -Derrière, s’élevait la forêt d’aiguilles du palais des Tournelles. -On eût dit un gigantesque échiquier de pierre. +La Ville, en effet, beaucoup plus grande que l’Université, était aussi moins une. +Au premier aspect, on la voyait se diviser en plusieurs masses singulièrement distinctes. +Le pâté venait jusqu’au bord de l’eau. +Une cité dans la cité. +Derrière, s’élevait la forêt d’aiguilles du palais des Tournelles. +On eût dit un gigantesque échiquier de pierre. Il s’est fait dans cette officine de terribles astrologies. -Là est aujourd’hui la place Royale. -Le centre de la Ville était occupé par un monceau de maisons à peuple. -D’abord les rues, croisées et brouillées, faisaient dans le bloc cent figures amusantes. -Autour des Halles, c’était comme une étoile à mille raies. -Entre les deux rues Saint-Martin et Saint-Denis, se développait l’enclos de la Trinité. +Là est aujourd’hui la place Royale. +Le centre de la Ville était occupé par un monceau de maisons à peuple. +D’abord les rues, croisées et brouillées, faisaient dans le bloc cent figures amusantes. +Autour des Halles, c’était comme une étoile à mille raies. +Entre les deux rues Saint-Martin et Saint-Denis, se développait l’enclos de la Trinité. Enfin, entre la rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, les Filles-Dieu. -Ce n’était ni un Parthénon, ni un temple de Jupiter Olympien. -À gauche, le trapèze monolithe, ferme, dense, serré, hérissé, de l’Université. -Les trois blocs, Cité, Université, Ville, marbrés de rues sans nombre. -Revenons à Paris et au quinzième siècle. +Ce n’était ni un Parthénon, ni un temple de Jupiter Olympien. +À gauche, le trapèze monolithe, ferme, dense, serré, hérissé, de l’Université. +Les trois blocs, Cité, Université, Ville, marbrés de rues sans nombre. +Revenons à Paris et au quinzième siècle. Mais ce splendide moment dura peu. Il est vrai qu’elle avait besoin de place. Aussi le Paris gothique ne fut-il complet qu’une minute. -On achevait à peine Saint-Jacques-de-la-Boucherie qu’on commençait la démolition du vieux Louvre. -Depuis, la grande ville a été se déformant de jour en jour. -Mais peut-on dire quel Paris l’a remplacé ? -Le Paris actuel n’a donc aucune physionomie générale. -La capitale ne s’accroît qu’en maisons, et quelles maisons ! +On achevait à peine Saint-Jacques-de-la-Boucherie qu’on commençait la démolition du vieux Louvre. +Depuis, la grande ville a été se déformant de jour en jour. +Mais peut-on dire quel Paris l’a remplacé ? +Le Paris actuel n’a donc aucune physionomie générale. +La capitale ne s’accroît qu’en maisons, et quelles maisons ! Du train dont va Paris, il se renouvellera tous les cinquante ans. Aussi la signification historique de son architecture s’efface-t-elle tous les jours. -Nos pères avaient un Paris de pierre ; nos fils auront un Paris de plâtre. +Nos pères avaient un Paris de pierre ; nos fils auront un Paris de plâtre. Quant aux monuments modernes du Paris neuf, nous nous dispenserons volontiers d’en parler. Ce n’est pas que nous ne les admirions comme il convient. -Ce sont là des choses tout à fait merveilleuses. -La lanterne du labyrinthe du Jardin des Plantes est aussi fort ingénieuse. +Ce sont là des choses tout à fait merveilleuses. +La lanterne du labyrinthe du Jardin des Plantes est aussi fort ingénieuse. En attendant, c’est une Bourse. -Un monument doit en outre être approprié au climat. -Celui-ci est évidemment construit exprès pour notre ciel froid et pluvieux. -Ce sont là sans aucun doute de très superbes monuments. +Un monument doit en outre être approprié au climat. +Celui-ci est évidemment construit exprès pour notre ciel froid et pluvieux. +Ce sont là sans aucun doute de très superbes monuments. Cependant cette mer d’harmonie n’est point un chaos. -Les prenait là qui voulait. -Devant le bois de lit était un bassin de cuivre pour les aumônes. -Le groupe était formé en grande partie de personnes du beau sexe. -Ce n’étaient presque que des vieilles femmes. -Ce n’est pas un enfant, Agnès. -C’est un singe manqué, observait Gauchère. -C’est un miracle, reprenait Henriette la Gaultière. -Alors, remarquait Agnès, c’est le troisième depuis le dimanche du Lætare. -C’est un vrai monstre d’abomination que ce soi-disant enfant trouvé, reprenait Jehanne. -Il braille à faire sourd un chantre, poursuivait Gauchère. — Tais-toi donc, petit hurleur ! -J’espère bien, reprenait la Gaultière, qu’il ne sera postulé par personne. -J’aimerais mieux donner à téter à un vampire. -Cette tête était chose assez difforme. -Enfant trouvé ! dit-il après avoir examiné l’objet. -Trouvé apparemment sur le parapet du fleuve Phlégéto ! +Les prenait là qui voulait. +Devant le bois de lit était un bassin de cuivre pour les aumônes. +Le groupe était formé en grande partie de personnes du beau sexe. +Ce n’étaient presque que des vieilles femmes. +Ce n’est pas un enfant, Agnès. +C’est un singe manqué, observait Gauchère. +C’est un miracle, reprenait Henriette la Gaultière. +Alors, remarquait Agnès, c’est le troisième depuis le dimanche du Lætare. +C’est un vrai monstre d’abomination que ce soi-disant enfant trouvé, reprenait Jehanne. +Il braille à faire sourd un chantre, poursuivait Gauchère. — Tais-toi donc, petit hurleur ! +J’espère bien, reprenait la Gaultière, qu’il ne sera postulé par personne. +J’aimerais mieux donner à téter à un vampire. +Cette tête était chose assez difforme. +Enfant trouvé ! dit-il après avoir examiné l’objet. +Trouvé apparemment sur le parapet du fleuve Phlégéto ! On ne lui voit qu’un œil, observa demoiselle Guillemette. Il a sur l’autre une verrue. -Ce n’est pas une verrue, reprit maître Robert Mistricolle. +Ce n’est pas une verrue, reprit maître Robert Mistricolle. Comment savez-vous cela ? demanda Guillemette la Mairesse. -Je le sais pertinemment, répondit le protonotaire. -Monsieur le protonotaire, demanda Gauchère, que pronostiquez-vous de ce prétendu enfant trouvé ? -Les plus grands malheurs, répondit Mistricolle. +Je le sais pertinemment, répondit le protonotaire. +Monsieur le protonotaire, demanda Gauchère, que pronostiquez-vous de ce prétendu enfant trouvé ? +Les plus grands malheurs, répondit Mistricolle. Un beau fagot flambant ! ajouta la vieille. Cela serait plus prudent, dit Mistricolle. -C’était une figure sévère, un front large, un regard profond. -Car toutes les dévotes se léchaient déjà les barbes du beau fagot flambant. -J’adopte cet enfant, dit le prêtre. +C’était une figure sévère, un front large, un regard profond. +Car toutes les dévotes se léchaient déjà les barbes du beau fagot flambant. +J’adopte cet enfant, dit le prêtre. Il le prit dans sa soutane, et l’emporta. -L’assistance le suivit d’un œil effaré. -En effet, Claude Frollo n’était pas un personnage vulgaire. -On lui avait appris à lire dans du latin. -Il avait été élevé à baisser les yeux et à parler bas. -Tout enfant, son père l’avait cloîtré au collège de Torchi en l’Université. -C’est là qu’il avait grandi, sur le missel et le Lexicon. -En revanche, il était assidu aux grandes et petites écoles de la rue Saint-Jean-de-Beauvais. -La théologie dépassée, il s’était précipité dans le décret. -Du Maître des Sentences, il était tombé aux Capitulaires de Charlemagne. -Le décret digéré, il se jeta sur la médecine, et sur les arts libéraux. -Il étudia la science des herbes, la science des onguents. -Il devint expert aux fièvres et aux contusions, aux navrures et aux apostumes. -Jacques d’Espars l’eût reçu médecin physicien ; Richard Hellain, médecin chirurgien. -Il parcourut également tous les degrés de licence, maîtrise et doctorerie des arts. -C’était une véritable fièvre d’acquérir et de thésauriser en fait de science. -À dix-huit ans, les quatre facultés y avaient passé. +L’assistance le suivit d’un œil effaré. +En effet, Claude Frollo n’était pas un personnage vulgaire. +On lui avait appris à lire dans du latin. +Il avait été élevé à baisser les yeux et à parler bas. +Tout enfant, son père l’avait cloîtré au collège de Torchi en l’Université. +C’est là qu’il avait grandi, sur le missel et le Lexicon. +En revanche, il était assidu aux grandes et petites écoles de la rue Saint-Jean-de-Beauvais. +La théologie dépassée, il s’était précipité dans le décret. +Du Maître des Sentences, il était tombé aux Capitulaires de Charlemagne. +Le décret digéré, il se jeta sur la médecine, et sur les arts libéraux. +Il étudia la science des herbes, la science des onguents. +Il devint expert aux fièvres et aux contusions, aux navrures et aux apostumes. +Jacques d’Espars l’eût reçu médecin physicien ; Richard Hellain, médecin chirurgien. +Il parcourut également tous les degrés de licence, maîtrise et doctorerie des arts. +C’était une véritable fièvre d’acquérir et de thésauriser en fait de science. +À dix-huit ans, les quatre facultés y avaient passé. Il semblait au jeune homme que la vie avait un but unique : savoir. -C’est là que résidaient, au milieu de leur fief, les parents de Claude. -Le jeune écolier courut fort alarmé à la maison paternelle. -Quand il y entra, son père et sa mère étaient morts de la veille. -C’était tout ce qui restait à Claude de sa famille. +C’est là que résidaient, au milieu de leur fief, les parents de Claude. +Le jeune écolier courut fort alarmé à la maison paternelle. +Quand il y entra, son père et sa mère étaient morts de la veille. +C’était tout ce qui restait à Claude de sa famille. Le jeune homme prit l’enfant sous son bras, et sortit pensif. Cette catastrophe fut une crise dans l’existence de Claude. -Cette affection se développa à un point singulier. -Dans une âme aussi neuve, ce fut comme un premier amour. -Il fut à l’enfant plus qu’un frère, il lui devint une mère. -Le petit Jehan avait perdu sa mère, qu’il tétait encore. +Cette affection se développa à un point singulier. +Dans une âme aussi neuve, ce fut comme un premier amour. +Il fut à l’enfant plus qu’un frère, il lui devint une mère. +Le petit Jehan avait perdu sa mère, qu’il tétait encore. Claude le mit en nourrice. -C’était un moulin sur une colline, près du château de Winchestre (Bicêtre). -Claude lui porta lui-même son petit Jehan. -Il se rattacha donc plus que jamais à sa vocation cléricale. +C’était un moulin sur une colline, près du château de Winchestre (Bicêtre). +Claude lui porta lui-même son petit Jehan. +Il se rattacha donc plus que jamais à sa vocation cléricale. Quand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en effet. -En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n’était guère qu’un à peu près. +En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n’était guère qu’un à peu près. Or, en mille quatre cent quatre-vingt-deux, Quasimodo avait grandi. -Quasimodo était donc carillonneur de Notre-Dame. -C’était sa demeure, son trou, son enveloppe. -La rugueuse cathédrale était sa carapace. -Cette demeure lui était propre. -Dans quel état était cette âme ? -Quasimodo était né borgne, bossu, boiteux. -Mais une fatalité était attachée au pauvre enfant trouvé. -Cette âme tomba dans une nuit profonde. -La mélancolie du misérable devint incurable et complète comme sa difformité. -Ajoutons que sa surdité le rendit en quelque façon muet. -Il est certain que l’esprit s’atrophie dans un corps manqué. -Les impressions des objets subissaient une réfraction considérable avant d’arriver à sa pensée. -La réflexion qui provenait de cette réfraction était nécessairement divergente et déviée. -Il n’en recevait presque aucune perception immédiate. -Le monde extérieur lui semblait beaucoup plus loin qu’à nous. -Le second effet de son malheur, c’était de le rendre méchant. -Il y avait une logique dans sa nature comme dans la nôtre. -Sa force, si extraordinairement développée, était une cause de plus de méchanceté. +Quasimodo était donc carillonneur de Notre-Dame. +C’était sa demeure, son trou, son enveloppe. +La rugueuse cathédrale était sa carapace. +Cette demeure lui était propre. +Dans quel état était cette âme ? +Quasimodo était né borgne, bossu, boiteux. +Mais une fatalité était attachée au pauvre enfant trouvé. +Cette âme tomba dans une nuit profonde. +La mélancolie du misérable devint incurable et complète comme sa difformité. +Ajoutons que sa surdité le rendit en quelque façon muet. +Il est certain que l’esprit s’atrophie dans un corps manqué. +Les impressions des objets subissaient une réfraction considérable avant d’arriver à sa pensée. +La réflexion qui provenait de cette réfraction était nécessairement divergente et déviée. +Il n’en recevait presque aucune perception immédiate. +Le monde extérieur lui semblait beaucoup plus loin qu’à nous. +Le second effet de son malheur, c’était de le rendre méchant. +Il y avait une logique dans sa nature comme dans la nôtre. +Sa force, si extraordinairement développée, était une cause de plus de méchanceté. Malus puer robustus, dit Hobbes. -La parole humaine pour lui, c’était toujours une raillerie ou une malédiction. -En grandissant il n’avait trouvé que la haine autour de lui. +La parole humaine pour lui, c’était toujours une raillerie ou une malédiction. +En grandissant il n’avait trouvé que la haine autour de lui. Il l’avait prise. -Il avait gagné la méchanceté générale. -Il avait ramassé l’arme dont on l’avait blessé. -Après tout, il ne tournait qu’à regret sa face du côté des hommes. -Sa cathédrale lui suffisait. +Il avait gagné la méchanceté générale. +Il avait ramassé l’arme dont on l’avait blessé. +Après tout, il ne tournait qu’à regret sa face du côté des hommes. +Sa cathédrale lui suffisait. Il leur ressemblait trop pour cela. -Elles raillaient bien plutôt les autres hommes. -Aussi avait-il de longs épanchements avec eux. -Si quelqu’un survenait, il s’enfuyait comme un amant surpris dans sa sérénade. +Elles raillaient bien plutôt les autres hommes. +Aussi avait-il de longs épanchements avec eux. +Si quelqu’un survenait, il s’enfuyait comme un amant surpris dans sa sérénade. Il les aimait, les caressait, leur parlait, les comprenait. -Il est vrai que leur voix était la seule qu’il pût entendre encore. -À ce titre, la grosse cloche était sa bien-aimée. +Il est vrai que leur voix était la seule qu’il pût entendre encore. +À ce titre, la grosse cloche était sa bien-aimée. Cette grande cloche s’appelait Marie. Il la plaignait de la peine qu’elle allait avoir. Quasimodo, palpitant, la suivait du regard. Quasimodo vibrait avec la cloche. -Vah ! criait-il avec un éclat de rire insensé. +Vah ! criait-il avec un éclat de rire insensé. Il s’y dilatait comme un oiseau au soleil. -On eût dit qu’il faisait respirer l’immense édifice. +On eût dit qu’il faisait respirer l’immense édifice. Et tout cela venait de Quasimodo. On sent qu’il y a quelque chose de disparu. -La chose était simple. -Claude Frollo l’avait recueilli, l’avait adopté, l’avait nourri, l’avait élevé. -Claude Frollo lui avait appris à parler, à lire, à écrire. +La chose était simple. +Claude Frollo l’avait recueilli, l’avait adopté, l’avait nourri, l’avait élevé. +Claude Frollo lui avait appris à parler, à lire, à écrire. Claude Frollo enfin l’avait fait sonneur de cloches. -Enfin et par-dessus tout, c’était reconnaissance. +Enfin et par-dessus tout, c’était reconnaissance. En mille quatre cent quatre-vingt-deux, Quasimodo avait environ vingt ans, Claude Frollo environ trente-six. L’un avait grandi, l’autre avait vieilli. -À la longue, dit Paul Diacre, le meilleur lard rancit. -Le grand frère comptait sur un élève pieux, docile, docte, honorable. -Il paraît que Claude Frollo l’avait éprouvé. -C’était du moins ce que l’on supposait, à tort ou à raison. -Pourquoi son reste de cheveux étaient-ils déjà gris ? -D’ailleurs, il redoublait de sévérité et n’avait jamais été plus exemplaire. -Et il avait refusé de paraître devant la princesse. -Tous deux étaient dans leur quartier comme les « poëtes » dont parle Régnier. -Mais le plus souvent, l’injure passait inaperçue du prêtre et du sonneur. -Pour entendre toutes ces gracieuses choses Quasimodo était trop sourd et Claude trop rêveur. -La renommée de dom Claude s’était étendue au loin. -C’était un soir. -Une voix répondit du dehors. — Votre ami, Jacques Coictier. +À la longue, dit Paul Diacre, le meilleur lard rancit. +Le grand frère comptait sur un élève pieux, docile, docte, honorable. +Il paraît que Claude Frollo l’avait éprouvé. +C’était du moins ce que l’on supposait, à tort ou à raison. +Pourquoi son reste de cheveux étaient-ils déjà gris ? +D’ailleurs, il redoublait de sévérité et n’avait jamais été plus exemplaire. +Et il avait refusé de paraître devant la princesse. +Tous deux étaient dans leur quartier comme les « poëtes » dont parle Régnier. +Mais le plus souvent, l’injure passait inaperçue du prêtre et du sonneur. +Pour entendre toutes ces gracieuses choses Quasimodo était trop sourd et Claude trop rêveur. +La renommée de dom Claude s’était étendue au loin. +C’était un soir. +Une voix répondit du dehors. — Votre ami, Jacques Coictier. Un autre homme l’accompagnait. -N’est-il pas évêque d’Amiens ? -Oui, monsieur l’archidiacre ; c’est une grâce et miséricorde de Dieu. -Hélas ! rien de plus. -Où en est votre superbe maison de la rue Saint-André-des-Arcs ? +N’est-il pas évêque d’Amiens ? +Oui, monsieur l’archidiacre ; c’est une grâce et miséricorde de Dieu. +Hélas ! rien de plus. +Où en est votre superbe maison de la rue Saint-André-des-Arcs ? C’est un Louvre. -Hélas ! maître Claude, toute cette maçonnerie me coûte gros. -À mesure que la maison s’édifie, je me ruine. -Ma châtellenie de Poissy ne m’a rien rapporté cette année. -Mais vos péages de Triel, de Saint-James, de Saint-Germain-en-Laye, sont toujours bons. -Six-vingt livres, pas même parisis. +Hélas ! maître Claude, toute cette maçonnerie me coûte gros. +À mesure que la maison s’édifie, je me ruine. +Ma châtellenie de Poissy ne m’a rien rapporté cette année. +Mais vos péages de Triel, de Saint-James, de Saint-Germain-en-Laye, sont toujours bons. +Six-vingt livres, pas même parisis. Vous avez votre office de conseiller du roi. C’est fixe, cela. L’autre ne s’en apercevait pas. -À propos, s’écria dom Claude, comment va votre royal malade ? -Vous trouvez, compère Coictier ? dit le compagnon. -Il se chargea de répondre lui-même à la question de l’archidiacre. +À propos, s’écria dom Claude, comment va votre royal malade ? +Vous trouvez, compère Coictier ? dit le compagnon. +Il se chargea de répondre lui-même à la question de l’archidiacre. Il faut que vous sachiez mon nom. -Je m’appelle le compère Tourangeau. +Je m’appelle le compère Tourangeau. Singulier nom pour un gentilhomme ! pensa l’archidiacre. -Cependant il se sentait devant quelque chose de fort et de sérieux. -Vous venez me consulter, maître, et sur quelle science ? -Révérend, répondit le compère Tourangeau, je suis malade, très malade. -Médecine ! dit l’archidiacre en hochant la tête. -Vous trouverez ma réponse tout écrite sur le mur. +Cependant il se sentait devant quelque chose de fort et de sérieux. +Vous venez me consulter, maître, et sur quelle science ? +Révérend, répondit le compère Tourangeau, je suis malade, très malade. +Médecine ! dit l’archidiacre en hochant la tête. +Vous trouverez ma réponse tout écrite sur le mur. Vous l’avez voulu voir ! -Comme il vous plaira ! répliqua Coictier sèchement. -La médecine un songe ! +Comme il vous plaira ! répliqua Coictier sèchement. +La médecine un songe ! Je ne nie, dit froidement dom Claude, ni la pharmacie ni le malade. -Je nie le médecin. -Coictier devint rouge de colère. -Coictier se calma en grommelant à demi-voix : — Après tout, c’est un fou ! -Pasquedieu, maître Claude, reprit le compère Tourangeau après un silence, vous me gênez fort. -Je ne crois pas à la médecine. -Je ne crois pas à l’astrologie. -En vérité ! dit le compère avec surprise. -Coictier riait d’un rire forcé. -Vous voyez bien qu’il est fou, dit-il tout bas au compère Tourangeau. -Il ne croit pas à l’astrologie ! -Et à quoi croyez-vous donc ? s’écria le compère Tourangeau. -Dominum nostrum, ajouta le compère Tourangeau avec un signe de croix. +Je nie le médecin. +Coictier devint rouge de colère. +Coictier se calma en grommelant à demi-voix : — Après tout, c’est un fou ! +Pasquedieu, maître Claude, reprit le compère Tourangeau après un silence, vous me gênez fort. +Je ne crois pas à la médecine. +Je ne crois pas à l’astrologie. +En vérité ! dit le compère avec surprise. +Coictier riait d’un rire forcé. +Vous voyez bien qu’il est fou, dit-il tout bas au compère Tourangeau. +Il ne croit pas à l’astrologie ! +Et à quoi croyez-vous donc ? s’écria le compère Tourangeau. +Dominum nostrum, ajouta le compère Tourangeau avec un signe de croix. Et enfin, interrompit le Tourangeau, quelle chose tenez-vous vraie et certaine ? -C’est mener grand train Épidaurus et la Chaldée, répliqua le médecin en ricanant. +C’est mener grand train Épidaurus et la Chaldée, répliqua le médecin en ricanant. Ceci est dit de bonne foi. -Erreur, messire Jacques ! aucune de vos formules n’aboutit à la réalité. -Tandis que l’alchimie a ses découvertes. -Contesterez-vous des résultats comme ceux-ci ? -J’ai étudié l’hermétique, s’écria Coictier, et j’affirme... -L’or, c’est le soleil, faire de l’or, c’est être Dieu. -Voilà l’unique science. -J’ai sondé la médecine et l’astrologie, vous dis-je ! -Le corps humain, ténèbres ; les astres, ténèbres ! -Et il retomba sur son fauteuil dans une attitude puissante et inspirée. -Le compère Tourangeau l’observait en silence. -Le compère fronça le sourcil. -Qu’est-ce que je dis là ? reprit dom Claude avec un sourire de dédain. -À la bonne heure ! dit le compère. +Erreur, messire Jacques ! aucune de vos formules n’aboutit à la réalité. +Tandis que l’alchimie a ses découvertes. +Contesterez-vous des résultats comme ceux-ci ? +J’ai étudié l’hermétique, s’écria Coictier, et j’affirme... +L’or, c’est le soleil, faire de l’or, c’est être Dieu. +Voilà l’unique science. +J’ai sondé la médecine et l’astrologie, vous dis-je ! +Le corps humain, ténèbres ; les astres, ténèbres ! +Et il retomba sur son fauteuil dans une attitude puissante et inspirée. +Le compère Tourangeau l’observait en silence. +Le compère fronça le sourcil. +Qu’est-ce que je dis là ? reprit dom Claude avec un sourire de dédain. +À la bonne heure ! dit le compère. Oh ! le pauvre fou ! murmura Coictier. -J’entrevois, je ne contemple pas ! je ne lis pas, j’épelle ! -Et quand vous saurez lire, demanda le compère, ferez-vous de l’or ? +J’entrevois, je ne contemple pas ! je ne lis pas, j’épelle ! +Et quand vous saurez lire, demanda le compère, ferez-vous de l’or ? Qui en doute ? dit l’archidiacre. -Dites-moi, révérend maître, votre science est-elle pas ennemie ou déplaisante à Notre-Dame ? -Cela est vrai, mon maître. +Dites-moi, révérend maître, votre science est-elle pas ennemie ou déplaisante à Notre-Dame ? +Cela est vrai, mon maître. Eh bien ! vous plairait-il m’initier ? -Faites-moi épeler avec vous. +Faites-moi épeler avec vous. Claude prit l’attitude majestueuse et pontificale d’un Samuel. -Votre tête est bien grise ! -Nous nous contenterons des fragments du livre d’Hermès que nous avons ici. +Votre tête est bien grise ! +Nous nous contenterons des fragments du livre d’Hermès que nous avons ici. Le symbole n’est pas le nombre. -Vous prenez Orpheus pour Hermès. -C’est vous qui errez, répliqua gravement l’archidiacre. -Je vous apprendrai les vertus secrètes du mot grec peristera. -Nous épellerons encore ensemble les façades de Saint-Côme, de Sainte-Geneviève-des-Ardents, de Saint-Martin, de Saint-Jacques-de-la-Boucherie... +Vous prenez Orpheus pour Hermès. +C’est vous qui errez, répliqua gravement l’archidiacre. +Je vous apprendrai les vertus secrètes du mot grec peristera. +Nous épellerons encore ensemble les façades de Saint-Côme, de Sainte-Geneviève-des-Ardents, de Saint-Martin, de Saint-Jacques-de-la-Boucherie... Pasquedieu ! qu’est-ce que c’est donc que vos livres ? En voici un, dit l’archidiacre. Norimbergæ, Antonius Koburger. mille quatre cent soixante-quatorze. Ce n’est pas nouveau. -C’est un livre de Pierre Lombard, le Maître des Sentences. -Est-ce parce qu’il est imprimé ? -C’était l’heure où aucun étranger ne pouvait rester dans le cloître. -Venez demain au palais des Tournelles, et demandez l’abbé de Saint-Martin de Tours. -Le livre tuera l’édifice. -À notre sens, cette pensée avait deux faces. -C’était d’abord une pensée de prêtre. -C’était l’effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l’imprimerie. -Cela signifiait qu’une puissance allait succéder à une autre puissance. -Cela voulait dire : La presse tuera l’église. +C’est un livre de Pierre Lombard, le Maître des Sentences. +Est-ce parce qu’il est imprimé ? +C’était l’heure où aucun étranger ne pouvait rester dans le cloître. +Venez demain au palais des Tournelles, et demandez l’abbé de Saint-Martin de Tours. +Le livre tuera l’édifice. +À notre sens, cette pensée avait deux faces. +C’était d’abord une pensée de prêtre. +C’était l’effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l’imprimerie. +Cela signifiait qu’une puissance allait succéder à une autre puissance. +Cela voulait dire : La presse tuera l’église. Elle voulait dire : L’imprimerie tuera l’architecture. On scella chaque tradition sous un monument. -L’architecture commença comme toute écriture. +L’architecture commença comme toute écriture. Elle fut d’abord alphabet. Plus tard on fit des mots. Quelques-uns, le tumulus surtout, sont des noms propres. -L’immense entassement de Karnac est déjà une formule tout entière. +L’immense entassement de Karnac est déjà une formule tout entière. Enfin on fit des livres. -Le symbole avait besoin de s’épanouir dans l’édifice. -Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie. -Cette loi de la liberté succédant à l’unité est écrite dans l’architecture. -Toute la pensée d’alors est écrite en effet dans ce sombre style roman. +Le symbole avait besoin de s’épanouir dans l’édifice. +Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie. +Cette loi de la liberté succédant à l’unité est écrite dans l’architecture. +Toute la pensée d’alors est écrite en effet dans ce sombre style roman. Mais les croisades arrivent. -Des nouveautés vont se faire jour. -Voici que s’ouvre la période orageuse des Jacqueries, des Pragueries et des Ligues. -L’autorité s’ébranle, l’unité se bifurque. +Des nouveautés vont se faire jour. +Voici que s’ouvre la période orageuse des Jacqueries, des Pragueries et des Ligues. +L’autorité s’ébranle, l’unité se bifurque. La seigneurie perce donc sous le sacerdoce, la commune sous la seigneurie. -La face de l’Europe est changée. -Eh bien ! la face de l’architecture est changée aussi. -Elle est revenue des croisades avec l’ogive, comme les nations avec la liberté. -Alors, tandis que Rome se démembre peu à peu, l’architecture romane meurt. -L’artiste la bâtit à sa guise. -Adieu le mystère, le mythe, la loi. +La face de l’Europe est changée. +Eh bien ! la face de l’architecture est changée aussi. +Elle est revenue des croisades avec l’ogive, comme les nations avec la liberté. +Alors, tandis que Rome se démembre peu à peu, l’architecture romane meurt. +L’artiste la bâtit à sa guise. +Adieu le mystère, le mythe, la loi. Voici la fantaisie et le caprice. -Les quatre murs sont à l’artiste. -Le génie et l’originalité populaires font la besogne que faisaient les évêques. -La draperie populaire laisse à peine deviner l’ossement religieux. -C’est la liberté de l’architecture. -Cette liberté va très loin. -Saint-Jacques-de-la-Boucherie était toute une église d’opposition. -La pensée portail d’église eût assisté au supplice de la pensée livre. -Alors, quiconque naissait poëte se faisait architecte. -Tous les autres arts obéissaient et se mettaient en discipline sous l’architecture. -C’étaient les ouvriers du grand œuvre. -Ainsi, jusqu’à Gutenberg, l’architecture est l’écriture principale, l’écriture universelle. -Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. +Les quatre murs sont à l’artiste. +Le génie et l’originalité populaires font la besogne que faisaient les évêques. +La draperie populaire laisse à peine deviner l’ossement religieux. +C’est la liberté de l’architecture. +Cette liberté va très loin. +Saint-Jacques-de-la-Boucherie était toute une église d’opposition. +La pensée portail d’église eût assisté au supplice de la pensée livre. +Alors, quiconque naissait poëte se faisait architecte. +Tous les autres arts obéissaient et se mettaient en discipline sous l’architecture. +C’étaient les ouvriers du grand œuvre. +Ainsi, jusqu’à Gutenberg, l’architecture est l’écriture principale, l’écriture universelle. +Il n’en est pas de même dans les architectures de peuple. Elles sont plus riches et moins saintes. -Ce sont des livres ténébreux que les initiés seuls savent déchiffrer. -Tout perfectionnement leur est impiété. -Elles sont du siècle. -Or quelle immortalité précaire que celle du manuscrit ! -Qu’un édifice est un livre bien autrement solide, durable, et résistant ! -Pour détruire la parole écrite il suffit d’une torche et d’un turc. -Pour démolir la parole construite, il faut une révolution sociale, une révolution terrestre. -Les barbares ont passé sur le Colisée, le déluge peut-être sur les Pyramides. -Au quinzième siècle tout change. -L’architecture est détrônée. -Aux lettres de pierre d’Orphée vont succéder les lettres de plomb de Gutenberg. -Le livre va tuer l’édifice. -L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. -C’est la révolution mère. -Elle se mêle à l’air. -De solide qu’elle était elle devient vivace. -Elle passe de la durée à l’immortalité. -On peut démolir une masse, comment extirper l’ubiquité ? -C’est cette décadence qu’on appelle la renaissance. +Ce sont des livres ténébreux que les initiés seuls savent déchiffrer. +Tout perfectionnement leur est impiété. +Elles sont du siècle. +Or quelle immortalité précaire que celle du manuscrit ! +Qu’un édifice est un livre bien autrement solide, durable, et résistant ! +Pour détruire la parole écrite il suffit d’une torche et d’un turc. +Pour démolir la parole construite, il faut une révolution sociale, une révolution terrestre. +Les barbares ont passé sur le Colisée, le déluge peut-être sur les Pyramides. +Au quinzième siècle tout change. +L’architecture est détrônée. +Aux lettres de pierre d’Orphée vont succéder les lettres de plomb de Gutenberg. +Le livre va tuer l’édifice. +L’invention de l’imprimerie est le plus grand événement de l’histoire. +C’est la révolution mère. +Elle se mêle à l’air. +De solide qu’elle était elle devient vivace. +Elle passe de la durée à l’immortalité. +On peut démolir une masse, comment extirper l’ubiquité ? +C’est cette décadence qu’on appelle la renaissance. C’est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore. -Chacun d’eux gagne à ce divorce. +Chacun d’eux gagne à ce divorce. L’isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l’imagerie devient peinture, le canon devient musique. -De là Raphaël, Michel-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces splendeurs de l’éblouissant seizième siècle. -En même temps que les arts, la pensée s’émancipe de tous côtés. -Les hérésiarques du moyen-âge avaient déjà fait de larges entailles au catholicisme. -Le seizième siècle brise l’unité religieuse. -Ôtez la presse, l’hérésie est énervée. -Que ce soit fatal ou providentiel, Gutenberg est le précurseur de Luther. -Le livre imprimé, ce ver rongeur de l’édifice, la suce et la dévore. -Elle se dépouille, elle s’effeuille, elle maigrit à vue d’œil. +De là Raphaël, Michel-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces splendeurs de l’éblouissant seizième siècle. +En même temps que les arts, la pensée s’émancipe de tous côtés. +Les hérésiarques du moyen-âge avaient déjà fait de larges entailles au catholicisme. +Le seizième siècle brise l’unité religieuse. +Ôtez la presse, l’hérésie est énervée. +Que ce soit fatal ou providentiel, Gutenberg est le précurseur de Luther. +Le livre imprimé, ce ver rongeur de l’édifice, la suce et la dévore. +Elle se dépouille, elle s’effeuille, elle maigrit à vue d’œil. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle. La vitre remplace le vitrail. -Le tailleur de pierre succède au sculpteur. -Adieu toute sève, toute originalité, toute vie, toute intelligence. -Elle se traîne, lamentable mendiante d’atelier, de copie en copie. +Le tailleur de pierre succède au sculpteur. +Adieu toute sève, toute originalité, toute vie, toute intelligence. +Elle se traîne, lamentable mendiante d’atelier, de copie en copie. Elle prend Saint-Pierre de Rome, et le calque, et le parodie. C’est une manie. -C’est une pitié. +C’est une pitié. Chaque pays a son Saint-Pierre de Rome. Londres a le sien. -Pétersbourg a le sien. +Pétersbourg a le sien. Paris en a deux ou trois. -Un édifice n’est plus un édifice, c’est un polyèdre. -L’architecture cependant se tourmente pour cacher cette nudité. -Voici le fronton grec qui s’inscrit dans le fronton romain et réciproquement. -C’est toujours le Panthéon dans le Parthénon, Saint-Pierre de Rome. +Un édifice n’est plus un édifice, c’est un polyèdre. +L’architecture cependant se tourmente pour cacher cette nudité. +Voici le fronton grec qui s’inscrit dans le fronton romain et réciproquement. +C’est toujours le Panthéon dans le Parthénon, Saint-Pierre de Rome. Voici l’architecture mazarine, le mauvais pasticcio italien des Quatre-Nations. -Voici les palais de Louis xiv, longues casernes à courtisans, roides, glaciales, ennuyeuses. -De François ii à Louis xv, le mal a crû en progression géométrique. +Voici les palais de Louis xiv, longues casernes à courtisans, roides, glaciales, ennuyeuses. +De François ii à Louis xv, le mal a crû en progression géométrique. L’art n’a plus que la peau sur les os. Cependant, que devient l’imprimerie ? Toute cette vie qui s’en va de l’architecture vient chez elle. -À mesure que l’architecture baisse, l’imprimerie s’enfle et grossit. -Au moment où le dix-huitième siècle s’achève, elle a tout détruit. -Au dix-neuvième, elle va reconstruire. +À mesure que l’architecture baisse, l’imprimerie s’enfle et grossit. +Au moment où le dix-huitième siècle s’achève, elle a tout détruit. +Au dix-neuvième, elle va reconstruire. L’architecture ou l’imprimerie ? -Toute cathédrale est un milliard. -Un livre est sitôt fait, coûte si peu, et peut aller si loin ! -Comment s’étonner que toute la pensée humaine s’écoule par cette pente ? -Et désormais, si l’architecture se relève accidentellement, elle ne sera plus maîtresse. -Elle subira la loi de la littérature qui la recevait d’elle autrefois. +Toute cathédrale est un milliard. +Un livre est sitôt fait, coûte si peu, et peut aller si loin ! +Comment s’étonner que toute la pensée humaine s’écoule par cette pente ? +Et désormais, si l’architecture se relève accidentellement, elle ne sera plus maîtresse. +Elle subira la loi de la littérature qui la recevait d’elle autrefois. Les positions respectives des deux arts seront interverties. -Dans l’Inde, Vyasa est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode. -La Bible ressemble aux Pyramides, l’Iliade au Parthénon, Homère à Phidias. -Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. -Cet édifice est colossal. -C’est la fourmilière des intelligences. -L’édifice a mille étages. -L’harmonie résulte du tout. -Du reste le prodigieux édifice demeure toujours inachevé. -Le genre humain tout entier est sur l’échafaudage. -Chaque esprit est maçon. +Dans l’Inde, Vyasa est touffu, étrange, impénétrable comme une pagode. +La Bible ressemble aux Pyramides, l’Iliade au Parthénon, Homère à Phidias. +Il faut relire le passé sur ces pages de marbre. +Cet édifice est colossal. +C’est la fourmilière des intelligences. +L’édifice a mille étages. +L’harmonie résulte du tout. +Du reste le prodigieux édifice demeure toujours inachevé. +Le genre humain tout entier est sur l’échafaudage. +Chaque esprit est maçon. Le plus humble bouche son trou ou met sa pierre. -Rétif de la Bretonne apporte sa hottée de plâtras. -Tous les jours une nouvelle assise s’élève. -Le dix-huitième siècle donne l’Encyclopédie, la révolution donne le Moniteur. +Rétif de la Bretonne apporte sa hottée de plâtras. +Tous les jours une nouvelle assise s’élève. +Le dix-huitième siècle donne l’Encyclopédie, la révolution donne le Moniteur. C’est la seconde tour de Babel du genre humain. Rare, certes, et insigne faveur ! -C’était donc une très douce et plaisante existence que celle de messire Robert. -Et puis, il devait tenir séance au Grand-Châtelet. -Cependant l’audience avait commencé sans lui. -La salle était petite, basse, voûtée. +C’était donc une très douce et plaisante existence que celle de messire Robert. +Et puis, il devait tenir séance au Grand-Châtelet. +Cependant l’audience avait commencé sans lui. +La salle était petite, basse, voûtée. Au-dessous se tenait le greffier, griffonnant. -Or l’auditeur était sourd. -Léger défaut pour un auditeur. -Maître Florian n’en jugeait pas moins sans appel et très congrûment. -La belle fille du Cagnard au Marché-Neuf ! -Quinze sols quatre deniers parisis, pour avoir porté deux patenôtres ! +Or l’auditeur était sourd. +Léger défaut pour un auditeur. +Maître Florian n’en jugeait pas moins sans appel et très congrûment. +La belle fille du Cagnard au Marché-Neuf ! +Quinze sols quatre deniers parisis, pour avoir porté deux patenôtres ! C’est un peu cher. -Lex duri carminis. — Qu’est celui-là ? +Lex duri carminis. — Qu’est celui-là ? Aiglet de Soins, Hutin de Mailly. -Deux écuyers, corpus Christi ! -Ah ! ils ont joué aux dés. +Deux écuyers, corpus Christi ! +Ah ! ils ont joué aux dés. Quand verrai-je ici notre recteur ? Cent livres parisis d’amende envers le roi ! Je les connais toutes, par Dieu ! -À l’amende ! à l’amende ! -Voilà qui vous apprendra à porter des ceintures dorées ! dix sols parisis ! coquettes ! -Oh ! le vieux museau de juge, sourd et imbécile ! +À l’amende ! à l’amende ! +Voilà qui vous apprendra à porter des ceintures dorées ! dix sols parisis ! coquettes ! +Oh ! le vieux museau de juge, sourd et imbécile ! Regarde-le, le porc ! — Allons ! bon ! encore une femme amoureuse ! -Gieffroy Mabonne, gendarme cranequinier à main. -Il a maugréé le nom du Père. -Le vieux sourd ! il a dû brouiller les deux affaires ! +Gieffroy Mabonne, gendarme cranequinier à main. +Il a maugréé le nom du Père. +Le vieux sourd ! il a dû brouiller les deux affaires ! Que vont-ils introduire ? -Voilà bien des sergents ! -Par Jupiter ! tous les lévriers de la meute y sont. -Ce doit être la grosse pièce de la chasse. -Ce n’était rien moins. -C’était Quasimodo, sanglé, cerclé, ficelé, garrotté et sous bonne garde. -Il était sombre, silencieux et tranquille. -Le dossier du procès était pour lui le chien de l’aveugle. +Voilà bien des sergents ! +Par Jupiter ! tous les lévriers de la meute y sont. +Ce doit être la grosse pièce de la chasse. +Ce n’était rien moins. +C’était Quasimodo, sanglé, cerclé, ficelé, garrotté et sous bonne garde. +Il était sombre, silencieux et tranquille. +Le dossier du procès était pour lui le chien de l’aveugle. Ce qui est du reste plus facile qu’on ne le croit. -Quant à lui, il se croyait tout au plus l’oreille un peu rebelle. +Quant à lui, il se croyait tout au plus l’oreille un peu rebelle. Double condition sans laquelle il n’est pas de juge parfait. -C’est dans cette magistrale attitude qu’il commença l’interrogatoire. -Quasimodo ne répondit pas davantage à cette question. +C’est dans cette magistrale attitude qu’il commença l’interrogatoire. +Quasimodo ne répondit pas davantage à cette question. Le juge la crut satisfaite, et continua. -L’auditoire cependant commençait à chuchoter et à s’entre-regarder. -Vous avez fait là, drôle, une réponse qui mériterait la hart ! -Savez-vous à qui vous parlez ? -Cette sortie n’était pas propre à arrêter l’explosion de la gaieté générale. -Pour le coup, c’était trop fort ; le prévôt n’y put tenir. -Ah ! tu nargues la prévôté, misérable ! -Le greffier se mit à rédiger incontinent le jugement. -J’ai une dévotion particulière à Saint-Eustache. -En quelques minutes, le jugement fut dressé. -La teneur en était simple et brève. -Tout y était clair, expéditif, explicite. -On savait du moins où l’on allait. +L’auditoire cependant commençait à chuchoter et à s’entre-regarder. +Vous avez fait là, drôle, une réponse qui mériterait la hart ! +Savez-vous à qui vous parlez ? +Cette sortie n’était pas propre à arrêter l’explosion de la gaieté générale. +Pour le coup, c’était trop fort ; le prévôt n’y put tenir. +Ah ! tu nargues la prévôté, misérable ! +Le greffier se mit à rédiger incontinent le jugement. +J’ai une dévotion particulière à Saint-Eustache. +En quelques minutes, le jugement fut dressé. +La teneur en était simple et brève. +Tout y était clair, expéditif, explicite. +On savait du moins où l’on allait. Jehan Frollo et Robin Poussepain riaient sous cape. -Quasimodo regardait le tout d’un air indifférent et étonné. +Quasimodo regardait le tout d’un air indifférent et étonné. Je ne savais pas cela. Une heure de pilori de plus, en ce cas. -Et il signa la sentence ainsi modifiée. +Et il signa la sentence ainsi modifiée. Il est dix heures du matin. -Tout y sent le lendemain de fête. -Les vendeurs de cidre et de cervoise roulent leur barrique à travers les groupes. -Quelques passants affairés vont et viennent. +Tout y sent le lendemain de fête. +Les vendeurs de cidre et de cervoise roulent leur barrique à travers les groupes. +Quelques passants affairés vont et viennent. Les marchands causent et s’appellent du seuil des boutiques. -La fête, les ambassadeurs, Coppenole, le pape des fous, sont dans toutes les bouches. -C’est à qui glosera le mieux et rira le plus. -Université avait aussi la sienne. -C’est qu’alors tout édifice était une pensée. -Explication moins sublime peut-être que l’autre, mais en revanche plus pittoresque. -Deux de ces femmes étaient vêtues en bonnes bourgeoises de Paris. -Il est vrai qu’il regardait plus la galette que le pavé. -Mais la mère eût dû se charger de la galette. -Il y avait cruauté à faire un Tantale du gros joufflu. +La fête, les ambassadeurs, Coppenole, le pape des fous, sont dans toutes les bouches. +C’est à qui glosera le mieux et rira le plus. +Université avait aussi la sienne. +C’est qu’alors tout édifice était une pensée. +Explication moins sublime peut-être que l’autre, mais en revanche plus pittoresque. +Deux de ces femmes étaient vêtues en bonnes bourgeoises de Paris. +Il est vrai qu’il regardait plus la galette que le pavé. +Mais la mère eût dû se charger de la galette. +Il y avait cruauté à faire un Tantale du gros joufflu. J’ai grand’peur que nous n’arrivions trop tard. -Ah bah ! que dites-vous donc là, damoiselle Oudarde Musnier ? reprenait l’autre parisienne. +Ah bah ! que dites-vous donc là, damoiselle Oudarde Musnier ? reprenait l’autre parisienne. Il restera deux heures au pilori. Nous avons le temps. -Avez-vous jamais vu pilorier, ma chère Mahiette ? -Oui, dit la provinciale, à Reims. -Ah ! bah ! qu’est-ce que c’est que ça, votre pilori de Reims ? -Une méchante cage où l’on ne tourne que des paysans. -Que des paysans ! dit Mahiette, au Marché-aux-Draps à Reims ! +Avez-vous jamais vu pilorier, ma chère Mahiette ? +Oui, dit la provinciale, à Reims. +Ah ! bah ! qu’est-ce que c’est que ça, votre pilori de Reims ? +Une méchante cage où l’on ne tourne que des paysans. +Que des paysans ! dit Mahiette, au Marché-aux-Draps à Reims ! Des paysans ! pour qui nous prenez-vous, Gervaise ? -Heureusement la discrète damoiselle Oudarde Musnier détourna à temps la conversation. +Heureusement la discrète damoiselle Oudarde Musnier détourna à temps la conversation. Avez-vous vu dans l’ambassade ce grand ambassadeur qui est chaussetier ? demanda Oudarde. Il a l’air d’un Saturne. -Et ce gros dont la figure ressemble à un ventre nu ? reprit Gervaise. -Et la finance que cela avait coûté ! -Et les beaux enfants pages qui étaient dessus ! -Que dites-vous là, ma voisine ? s’écria Gervaise. -C’est chez Monsieur le cardinal, au Petit-Bourbon, que les flamands ont soupé. -À l’Hôtel de Ville ! -C’est mon mari, qui est libraire-juré, qui me l’a dit. -J’espère que cela est positif. -À l’Hôtel de Ville, vous dis-je ! -À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel de Ville ! -Même que Husson le Voir jouait de la flûte ! +Et ce gros dont la figure ressemble à un ventre nu ? reprit Gervaise. +Et la finance que cela avait coûté ! +Et les beaux enfants pages qui étaient dessus ! +Que dites-vous là, ma voisine ? s’écria Gervaise. +C’est chez Monsieur le cardinal, au Petit-Bourbon, que les flamands ont soupé. +À l’Hôtel de Ville ! +C’est mon mari, qui est libraire-juré, qui me l’a dit. +J’espère que cela est positif. +À l’Hôtel de Ville, vous dis-je ! +À l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel de Ville ! +Même que Husson le Voir jouait de la flûte ! Je vous dis que non ! Je vous dis que si ! Je vous dis que non ! Il y a au milieu d’eux quelque chose qu’ils regardent. -En vérité, dit Gervaise, j’entends tambouriner. -Eh vite, Mahiette ! doublez le pas et traînez votre garçon. -Vous êtes venue ici pour visiter les curiosités de Paris. -Vous avez vu hier les flamands ; il faut voir aujourd’hui l’égyptienne. +En vérité, dit Gervaise, j’entends tambouriner. +Eh vite, Mahiette ! doublez le pas et traînez votre garçon. +Vous êtes venue ici pour visiter les curiosités de Paris. +Vous avez vu hier les flamands ; il faut voir aujourd’hui l’égyptienne. Dieu m’en garde ! elle me volerait mon enfant ! — Viens, Eustache ! -Cependant l’enfant, qu’elle traînait, tomba sur les genoux ; elle s’arrêta essoufflée. +Cependant l’enfant, qu’elle traînait, tomba sur les genoux ; elle s’arrêta essoufflée. Oudarde et Gervaise la rejoignirent. -Cette égyptienne vous voler votre enfant ? dit Gervaise. -Vous avez là une singulière fantaisie. -Mahiette hochait la tête d’un air pensif. +Cette égyptienne vous voler votre enfant ? dit Gervaise. +Vous avez là une singulière fantaisie. +Mahiette hochait la tête d’un air pensif. Qu’est-ce que c’est que la sachette ? dit Mahiette. -Hé ! dit Oudarde, sœur Gudule. +Hé ! dit Oudarde, sœur Gudule. Qu’est-ce que c’est, reprit Mahiette, que sœur Gudule ? -Vous êtes bien de votre Reims, de ne pas savoir cela ! répondit Oudarde. +Vous êtes bien de votre Reims, de ne pas savoir cela ! répondit Oudarde. C’est la recluse du Trou aux Rats. -Comment ! demanda Mahiette, cette pauvre femme à qui nous portons cette galette ? -Oudarde fit un signe de tête affirmatif. -Vous allez la voir tout à l’heure à sa lucarne sur la Grève. -Mais vous, Mahiette, pourquoi donc vous sauvez-vous ainsi, rien qu’à les voir ? -Vous voyez qu’elle était de famille. -Elles demeuraient toutes deux à Reims le long de la rivière, rue de Folle-Peine. -Notez ceci ; je crois que c’est là ce qui porta malheur à Paquette. -C’était donc la Chantefleurie. -Elle et sa mère gagnaient durement leur vie. -Elles étaient bien déchues depuis la mort du ménétrier. -Alors, pauvre Chantefleurie, elle fut toute à tous. -Elle était arrivée au dernier sol de sa pièce d’or. +Comment ! demanda Mahiette, cette pauvre femme à qui nous portons cette galette ? +Oudarde fit un signe de tête affirmatif. +Vous allez la voir tout à l’heure à sa lucarne sur la Grève. +Mais vous, Mahiette, pourquoi donc vous sauvez-vous ainsi, rien qu’à les voir ? +Vous voyez qu’elle était de famille. +Elles demeuraient toutes deux à Reims le long de la rivière, rue de Folle-Peine. +Notez ceci ; je crois que c’est là ce qui porta malheur à Paquette. +C’était donc la Chantefleurie. +Elle et sa mère gagnaient durement leur vie. +Elles étaient bien déchues depuis la mort du ménétrier. +Alors, pauvre Chantefleurie, elle fut toute à tous. +Elle était arrivée au dernier sol de sa pièce d’or. Que vous dirai-je, mesdamoiselles ? Mahiette soupira, et essuya une larme qui roulait dans ses yeux. La malheureuse ! elle eut une grande joie. -Elle désirait un enfant depuis longtemps. -Paquette n’avait plus rien à aimer au monde, plus rien qui l’aimât. -Oui, observa Gervaise, mais les égyptiens ? -Un moment donc, Gervaise ! dit Oudarde dont l’attention était moins impatiente. -Qu’est-ce qu’il y aurait à la fin si tout était au commencement ? +Elle désirait un enfant depuis longtemps. +Paquette n’avait plus rien à aimer au monde, plus rien qui l’aimât. +Oui, observa Gervaise, mais les égyptiens ? +Un moment donc, Gervaise ! dit Oudarde dont l’attention était moins impatiente. +Qu’est-ce qu’il y aurait à la fin si tout était au commencement ? Continuez, Mahiette, je vous prie. -Elle était donc bien triste, bien misérable, et creusait ses joues avec ses larmes. -Le bon Dieu eut donc pitié d’elle, et lui donna une petite fille. +Elle était donc bien triste, bien misérable, et creusait ses joues avec ses larmes. +Le bon Dieu eut donc pitié d’elle, et lui donna une petite fille. Sa joie, je ne vous en parle pas. Ce fut une furie de larmes, de caresses et de baisers. Elle en redevint belle. -Vieille fille fait jeune mère. -C’étaient bien les deux plus mignons souliers roses qu’on pût voir. +Vieille fille fait jeune mère. +C’étaient bien les deux plus mignons souliers roses qu’on pût voir. Je l’ai vue quand elle n’avait que quatre mois. -C’était un amour ! +C’était un amour ! Elle avait les yeux plus grands que la bouche. -Et les plus charmants fins cheveux noirs, qui frisaient déjà. -Cela aurait fait une fière brune, à seize ans ! -Sa mère en devenait de plus en plus folle tous les jours. +Et les plus charmants fins cheveux noirs, qui frisaient déjà. +Cela aurait fait une fière brune, à seize ans ! +Sa mère en devenait de plus en plus folle tous les jours. Elle la caressait, la baisait, la chatouillait, la lavait, l’attifait, la mangeait ! -Elle en perdait la tête, elle en remerciait Dieu. -Il arriva un jour à Reims des espèces de cavaliers fort singuliers. -Les femmes étaient encore plus laides que les hommes. -Les enfants qui se vautraient dans leurs jambes auraient fait peur à des singes. -Une bande d’excommuniés. +Elle en perdait la tête, elle en remerciait Dieu. +Il arriva un jour à Reims des espèces de cavaliers fort singuliers. +Les femmes étaient encore plus laides que les hommes. +Les enfants qui se vautraient dans leurs jambes auraient fait peur à des singes. +Une bande d’excommuniés. Aussi ils s’appelaient Penanciers et puaient. C’est une bulle du pape qui leur valait cela. -Et ce fut dans Reims à qui les irait voir. -Ils vous regardaient dans la main et vous disaient des prophéties merveilleuses. -Ils étaient de force à prédire à Judas qu’il serait pape. -C’était donc un emportement. -Le fait est qu’ils disaient des choses à étonner un cardinal. +Et ce fut dans Reims à qui les irait voir. +Ils vous regardaient dans la main et vous disaient des prophéties merveilleuses. +Ils étaient de force à prédire à Judas qu’il serait pape. +C’était donc un emportement. +Le fait est qu’ils disaient des choses à étonner un cardinal. L’une avait un empereur, l’autre un pape, l’autre un capitaine. -La pauvre Chantefleurie fut prise de curiosité. -Hélas ! à la grande joie de la mère. -Elles firent fête surtout aux jolis pieds et aux jolis souliers. +La pauvre Chantefleurie fut prise de curiosité. +Hélas ! à la grande joie de la mère. +Elles firent fête surtout aux jolis pieds et aux jolis souliers. L’enfant n’avait pas encore un an. -Elle fut très effarouchée des égyptiennes, et pleura. -Ce devait être une beauté, une vertu, une reine. -Elle arrêtait les passants et criait : Ma fille ! ma fille ! ma jolie petite fille ! -Depuis leur départ, on entendait chez Paquette des espèces de cris d’enfant. +Elle fut très effarouchée des égyptiennes, et pleura. +Ce devait être une beauté, une vertu, une reine. +Elle arrêtait les passants et criait : Ma fille ! ma fille ! ma jolie petite fille ! +Depuis leur départ, on entendait chez Paquette des espèces de cris d’enfant. Il l’aurait rendue folle. -C’était un monstrueux enfant de quelque égyptienne donnée au diable. +C’était un monstrueux enfant de quelque égyptienne donnée au diable. Je vous assure que nous pleurions toutes aussi. Je pleure encore d’y songer. Si vous saviez comme il est gentil ! -Hier il me disait : Je veux être gendarme, moi. -Des sergents pour brûler les sorcières ! — Les égyptiens étaient partis. — Il faisait nuit noire. +Hier il me disait : Je veux être gendarme, moi. +Des sergents pour brûler les sorcières ! — Les égyptiens étaient partis. — Il faisait nuit noire. On ne put les poursuivre. -La nuit qui venait de s’écouler était précisément celle d’un samedi. -Le lendemain, ses cheveux étaient gris. +La nuit qui venait de s’écouler était précisément celle d’un samedi. +Le lendemain, ses cheveux étaient gris. Le surlendemain, elle avait disparu. -Voilà, en effet, une effroyable histoire, dit Oudarde, et qui ferait pleurer un bourguignon ! +Voilà, en effet, une effroyable histoire, dit Oudarde, et qui ferait pleurer un bourguignon ! Non pas, dit Gervaise. On dit qu’ils viennent d’Espagne et de Catalogne. -Catalogne ? c’est possible, répondit Oudarde. -Pologne, Catalogne, Valogne, je confonds toujours ces trois provinces-là. -Ce qui est sûr, c’est que ce sont des égyptiens. -Mahiette parut se réveiller de ses pensées. +Catalogne ? c’est possible, répondit Oudarde. +Pologne, Catalogne, Valogne, je confonds toujours ces trois provinces-là. +Ce qui est sûr, c’est que ce sont des égyptiens. +Mahiette parut se réveiller de ses pensées. C’est ce joyau qui l’avait perdue, en soixante et un. -C’était un don du beau vicomte de Cormontreuil, son premier amant. -Paquette n’avait jamais voulu s’en défaire, si misérable qu’elle eût été. -Elle y tenait comme à la vie. +C’était un don du beau vicomte de Cormontreuil, son premier amant. +Paquette n’avait jamais voulu s’en défaire, si misérable qu’elle eût été. +Elle y tenait comme à la vie. Je ne vous comprends pas, dit Gervaise. -La Vesle, répondit Mahiette avec un sourire mélancolique, c’est la rivière. -Pauvre Chantefleurie ! dit Oudarde en frissonnant, noyée ! +La Vesle, répondit Mahiette avec un sourire mélancolique, c’est la rivière. +Pauvre Chantefleurie ! dit Oudarde en frissonnant, noyée ! Et le petit soulier ? demanda Gervaise. -Disparu avec la mère, répondit Mahiette. +Disparu avec la mère, répondit Mahiette. Pauvre petit soulier ! dit Oudarde. -Mais Gervaise, plus curieuse, n’était pas au bout de ses questions. -Et le monstre ? dit-elle tout à coup à Mahiette. +Mais Gervaise, plus curieuse, n’était pas au bout de ses questions. +Et le monstre ? dit-elle tout à coup à Mahiette. Quel monstre ? demanda celle-ci. Qu’en avez-vous fait ? -J’espère bien que vous l’avez noyé aussi. -Non pas, répondit Mahiette. +J’espère bien que vous l’avez noyé aussi. +Non pas, répondit Mahiette. Au fait, c’est plus juste. Ni l’un ni l’autre, Gervaise. Je compte bien que pas une personne charitable n’en a voulu. -Je ne sais pas, répondit la rémoise. -À propos, s’écria-t-elle, nous oublions la recluse ! -Montrez-moi donc votre Trou aux Rats, que je lui porte son gâteau. +Je ne sais pas, répondit la rémoise. +À propos, s’écria-t-elle, nous oublions la recluse ! +Montrez-moi donc votre Trou aux Rats, que je lui porte son gâteau. Tout de suite, dit Oudarde. -C’est une charité. -Ce n’était pas là le compte d’Eustache. -La sachette me connaît un peu. +C’est une charité. +Ce n’était pas là le compte d’Eustache. +La sachette me connaît un peu. Je vous avertirai quand vous pourrez venir. -Elle alla seule à la lucarne. +Elle alla seule à la lucarne. Son œil devint humide, sa bouche se contracta comme lorsqu’on va pleurer. -Ses mains étaient jointes, ses yeux étaient fixes. -Quand elle retira sa tête de la lucarne, son visage était inondé de larmes. -Comment appelez-vous cette femme ? demanda-t-elle à Oudarde. -Oudarde répondit : — Nous la nommons sœur Gudule. +Ses mains étaient jointes, ses yeux étaient fixes. +Quand elle retira sa tête de la lucarne, son visage était inondé de larmes. +Comment appelez-vous cette femme ? demanda-t-elle à Oudarde. +Oudarde répondit : — Nous la nommons sœur Gudule. Et moi, reprit Mahiette, je l’appelle Paquette la Chantefleurie. Ni leurs regards cependant, ni leurs larmes n’avaient distrait la recluse. -Elles se taisaient, elles se recueillaient, elles étaient prêtes à s’agenouiller. +Elles se taisaient, elles se recueillaient, elles étaient prêtes à s’agenouiller. La recluse ne bougea pas. Pas un mot, pas un regard, pas un soupir, pas un signe de vie. -Même silence, même immobilité. -Elle est peut-être sourde, dit Oudarde en soupirant. -Peut-être aveugle, ajouta Gervaise. -Peut-être morte, reprit Mahiette. -Il faudra donc, dit Oudarde, laisser le gâteau sur la lucarne. +Même silence, même immobilité. +Elle est peut-être sourde, dit Oudarde en soupirant. +Peut-être aveugle, ajouta Gervaise. +Peut-être morte, reprit Mahiette. +Il faudra donc, dit Oudarde, laisser le gâteau sur la lucarne. Quelque fils le prendra. -Comment faire pour la réveiller ? -À cette voix d’enfant, claire, fraîche, sonore, la recluse tressaillit. -Ce regard ne fut qu’un éclair. -Bonjour, madame, dit l’enfant avec gravité. -Cependant cette secousse avait pour ainsi dire réveillé la recluse. -Pauvre femme, dit Oudarde en grande pitié, voulez-vous un peu de feu ? -Elle secoua la tête en signe de refus. -Elle secoua de nouveau la tête, regarda Oudarde fixement et répondit : — De l’eau. -Oudarde insista. — Non, sœur, ce n’est pas là une boisson de janvier. -Elle repoussa le gâteau que Mahiette lui présentait et dit : — Du pain noir. -Mettez ceci sur vos épaules. -Elle refusa le surtout comme le flacon et le gâteau, et répondit : — Un sac. -Je m’en aperçois, dit la recluse. -Voilà deux jours que je n’ai plus d’eau dans ma cruche. -Elle ajouta après un silence : — C’est fête, on m’oublie. -Pourquoi le monde songerait-il à moi qui ne songe pas à lui ? -À charbon éteint cendre froide. -L’égyptienne va passer ! +Comment faire pour la réveiller ? +À cette voix d’enfant, claire, fraîche, sonore, la recluse tressaillit. +Ce regard ne fut qu’un éclair. +Bonjour, madame, dit l’enfant avec gravité. +Cependant cette secousse avait pour ainsi dire réveillé la recluse. +Pauvre femme, dit Oudarde en grande pitié, voulez-vous un peu de feu ? +Elle secoua la tête en signe de refus. +Elle secoua de nouveau la tête, regarda Oudarde fixement et répondit : — De l’eau. +Oudarde insista. — Non, sœur, ce n’est pas là une boisson de janvier. +Elle repoussa le gâteau que Mahiette lui présentait et dit : — Du pain noir. +Mettez ceci sur vos épaules. +Elle refusa le surtout comme le flacon et le gâteau, et répondit : — Un sac. +Je m’en aperçois, dit la recluse. +Voilà deux jours que je n’ai plus d’eau dans ma cruche. +Elle ajouta après un silence : — C’est fête, on m’oublie. +Pourquoi le monde songerait-il à moi qui ne songe pas à lui ? +À charbon éteint cendre froide. +L’égyptienne va passer ! Les trois femmes la crurent morte. -Sœur Gudule ! répéta Oudarde. -Mahiette, suffoquée jusque-là à ne pouvoir parler, fit un effort. — Attendez, dit-elle. +Sœur Gudule ! répéta Oudarde. +Mahiette, suffoquée jusque-là à ne pouvoir parler, fit un effort. — Attendez, dit-elle. Puis se penchant vers la lucarne : — Paquette ! dit-elle, Paquette la Chantefleurie. -En ce moment une scène qui se passait au pilori arrêta son œil hagard. +En ce moment une scène qui se passait au pilori arrêta son œil hagard. Eh bien ! maudite sois-tu ! maudite ! maudite ! maudite ! C’est ce qu’on appelait tourner un criminel. -Le régal eût été mesquin pour des amateurs d’architecture gothique. +Le régal eût été mesquin pour des amateurs d’architecture gothique. On avait reconnu Quasimodo. -C’était lui en effet. -Le retour était étrange. -Gringoire et sa philosophie manquaient à ce spectacle. -Puis il se replia derrière la charrette avec ses gens en hoquetons de livrée. +C’était lui en effet. +Le retour était étrange. +Gringoire et sa philosophie manquaient à ce spectacle. +Puis il se replia derrière la charrette avec ses gens en hoquetons de livrée. Quasimodo, impassible, ne sourcillait pas. -Il s’était laissé mener et pousser, porter, jucher, lier et relier. -On le savait sourd, on l’eût dit aveugle. -On le mit à genoux sur la planche circulaire, il s’y laissa mettre. +Il s’était laissé mener et pousser, porter, jucher, lier et relier. +On le savait sourd, on l’eût dit aveugle. +On le mit à genoux sur la planche circulaire, il s’y laissa mettre. Son nom circula bien vite dans l’assistance. -C’était maître Pierrat Torterue, tourmenteur-juré du Châtelet. +C’était maître Pierrat Torterue, tourmenteur-juré du Châtelet. Et la foule de rire, surtout les enfants et les jeunes filles. Enfin le tourmenteur frappa du pied. -La roue se mit à tourner. +La roue se mit à tourner. Quasimodo chancela sous ses liens. -Quasimodo sauta sur lui-même, comme réveillé en sursaut. -Il commençait à comprendre. +Quasimodo sauta sur lui-même, comme réveillé en sursaut. +Il commençait à comprendre. La roue ne cessait pas de tourner ni les coups de pleuvoir. -Quasimodo avait repris, en apparence du moins, son impassibilité première. -L’effort était puissant, prodigieux, désespéré ; mais les vieilles gênes de la prévôté résistèrent. -Elles craquèrent, et voilà tout. -Dès lors il ne bougea plus. +Quasimodo avait repris, en apparence du moins, son impassibilité première. +L’effort était puissant, prodigieux, désespéré ; mais les vieilles gênes de la prévôté résistèrent. +Elles craquèrent, et voilà tout. +Dès lors il ne bougea plus. Rien ne put lui arracher un mouvement. -Le tourmenteur s’arrêta. -La roue s’arrêta. +Le tourmenteur s’arrêta. +La roue s’arrêta. L’œil de Quasimodo se rouvrit lentement. -La flagellation était finie. -Tout n’était pas fini pour Quasimodo. -Ici comme dans la grand’salle, les femmes surtout éclataient. -Les dernières étaient les plus furieuses. -Oh ! masque de l’Antéchrist ! disait l’une. -Chevaucheur de manche à balai ! criait l’autre. +La flagellation était finie. +Tout n’était pas fini pour Quasimodo. +Ici comme dans la grand’salle, les femmes surtout éclataient. +Les dernières étaient les plus furieuses. +Oh ! masque de l’Antéchrist ! disait l’une. +Chevaucheur de manche à balai ! criait l’autre. C’est bon, reprenait une vieille. -Voilà la grimace du pilori. -À quand celle du gibet ? -Quand seras-tu coiffé de ta grosse cloche à cent pieds sous terre, maudit sonneur ? -C’est pourtant ce diable qui sonne l’angélus ! +Voilà la grimace du pilori. +À quand celle du gibet ? +Quand seras-tu coiffé de ta grosse cloche à cent pieds sous terre, maudit sonneur ? +C’est pourtant ce diable qui sonne l’angélus ! Oh ! le sourd ! le borgne ! le bossu ! le monstre ! -Figure à faire avorter une grossesse mieux que toutes médecines et pharmaques ! +Figure à faire avorter une grossesse mieux que toutes médecines et pharmaques ! Un fagot Pour le magot ! -D’ailleurs les coups de pierre expliquaient les éclats de rire. +D’ailleurs les coups de pierre expliquaient les éclats de rire. Il tint bon d’abord. Il promena d’abord lentement un regard de menace sur la foule. -De tout cela, les dérisions et les huées s’accrurent. -Alors le misérable, ne pouvant briser son collier de bête fauve enchaînée, redevint tranquille. -Seulement par intervalles un soupir de rage soulevait toutes les cavités de sa poitrine. +De tout cela, les dérisions et les huées s’accrurent. +Alors le misérable, ne pouvant briser son collier de bête fauve enchaînée, redevint tranquille. +Seulement par intervalles un soupir de rage soulevait toutes les cavités de sa poitrine. Il n’y avait sur son visage ni honte, ni rougeur. -D’ailleurs, à ce point de difformité, l’infamie est-elle chose sensible ? -C’était comme la venue d’un sauveur que le malheureux saluait. -Ce prêtre était l’archidiacre dom Claude Frollo. +D’ailleurs, à ce point de difformité, l’infamie est-elle chose sensible ? +C’était comme la venue d’un sauveur que le malheureux saluait. +Ce prêtre était l’archidiacre dom Claude Frollo. Le nuage retomba plus sombre sur le front de Quasimodo. -Le sourire s’y mêla encore quelque temps, mais amer, découragé, profondément triste. -Le temps s’écoulait. +Le sourire s’y mêla encore quelque temps, mais amer, découragé, profondément triste. +Le temps s’écoulait. Et tous de rire. -Tiens, vilain sourd ! je suis ton débiteur. -À boire ! répéta pour la troisième fois Quasimodo pantelant. -En ce moment, il vit s’écarter la populace. -Une jeune fille bizarrement vêtue sortit de la foule. -L’œil de Quasimodo étincela. -Il la vit en effet monter rapidement l’échelle. -La colère et le dépit le suffoquaient. -C’était la première peut-être que l’infortuné eût jamais versée. +Tiens, vilain sourd ! je suis ton débiteur. +À boire ! répéta pour la troisième fois Quasimodo pantelant. +En ce moment, il vit s’écarter la populace. +Une jeune fille bizarrement vêtue sortit de la foule. +L’œil de Quasimodo étincela. +Il la vit en effet monter rapidement l’échelle. +La colère et le dépit le suffoquaient. +C’était la première peut-être que l’infortuné eût jamais versée. Cependant il oubliait de boire. -Il but à longs traits. -Sa soif était ardente. -Sur un pilori, ce spectacle était sublime. -La Esmeralda pâlit, et descendit du pilori en chancelant. -Car ces sortes de femmes étaient redoutées, ce qui les faisait sacrées. -On ne s’attaquait pas volontiers alors à qui priait jour et nuit. -L’heure était venue de remmener Quasimodo. -On le détacha, et la foule se dispersa. -Alors j’en ai mangé aussi. -Comment, monsieur, reprit-elle, vous avez tout mangé ? -Mère, c’est le chien. -Je lui ai dit, il ne m’a pas écouté. +Il but à longs traits. +Sa soif était ardente. +Sur un pilori, ce spectacle était sublime. +La Esmeralda pâlit, et descendit du pilori en chancelant. +Car ces sortes de femmes étaient redoutées, ce qui les faisait sacrées. +On ne s’attaquait pas volontiers alors à qui priait jour et nuit. +L’heure était venue de remmener Quasimodo. +On le détacha, et la foule se dispersa. +Alors j’en ai mangé aussi. +Comment, monsieur, reprit-elle, vous avez tout mangé ? +Mère, c’est le chien. +Je lui ai dit, il ne m’a pas écouté. Alors j’ai mordu aussi, tiens ! -C’est un enfant terrible, dit la mère souriant et grondant à la fois. -Plusieurs semaines s’étaient écoulées. -On était aux premiers jours de mars. -On était à cette heure-là. -Regardez-la donc ! la voilà qui se baisse. -Sans doute, répondait-il tout en pensant à autre chose. +C’est un enfant terrible, dit la mère souriant et grondant à la fois. +Plusieurs semaines s’étaient écoulées. +On était aux premiers jours de mars. +On était à cette heure-là. +Regardez-la donc ! la voilà qui se baisse. +Sans doute, répondait-il tout en pensant à autre chose. Dites-lui donc quelque chose. -Vous êtes devenu bien timide. +Vous êtes devenu bien timide. Il essaya pourtant de faire ce qu’on lui demandait. C’est la grotte de Neptunus. -Il sentit la nécessité de faire quelque conversation. +Il sentit la nécessité de faire quelque conversation. Et pour qui toute cette neptunerie ? demanda-t-il. Pour l’abbaye Saint-Antoine des Champs, dit Fleur-de-Lys sans lever les yeux. -C’est Trito, répondit-elle. -En vérité, on ne s’assied plus ainsi sur sa bannière, je vous jure. +C’est Trito, répondit-elle. +En vérité, on ne s’assied plus ainsi sur sa bannière, je vous jure. Charles 6 ! le roi Charles 6 ! grommela le jeune capitaine en retroussant sa moustache. Mon Dieu ! que la bonne dame a souvenir de vieilles choses ! -Madame de Gondelaurier poursuivait : — Belles tapisseries, en vérité. -Un travail si estimé qu’il passe pour singulier ! +Madame de Gondelaurier poursuivait : — Belles tapisseries, en vérité. +Un travail si estimé qu’il passe pour singulier ! En effet, on entendait le frissonnement sonore d’un tambour de basque. -Quelque égyptienne de Bohême, dit Fleur-de-Lys en se détournant nonchalamment vers la place. +Quelque égyptienne de Bohême, dit Fleur-de-Lys en se détournant nonchalamment vers la place. La taverne lui plaisait, et ce qui s’ensuit. Qu’on se figure le bel effet ! Qu’on arrange ces choses comme on pourra. Je ne suis qu’historien. -Après tout, la pauvre jeune fille ne le boudait qu’à son cœur défendant. +Après tout, la pauvre jeune fille ne le boudait qu’à son cœur défendant. Je crois que oui, belle cousine, dit le capitaine. -Eh bien, reprit-elle, c’est peut-être cette bohémienne qui danse là dans le parvis. +Eh bien, reprit-elle, c’est peut-être cette bohémienne qui danse là dans le parvis. Venez voir si vous la reconnaissez, beau cousin Phœbus. -Est-ce votre bohémienne ? -Phœbus regarda, et dit : — Oui, je la reconnais à sa chèvre. -Est-ce que ses cornes sont en or de vrai ? demanda Bérangère. -En effet, il commençait à ricaner en disant entre ses dents : — Porte Gibard ! +Est-ce votre bohémienne ? +Phœbus regarda, et dit : — Oui, je la reconnais à sa chèvre. +Est-ce que ses cornes sont en or de vrai ? demanda Bérangère. +En effet, il commençait à ricaner en disant entre ses dents : — Porte Gibard ! C’est pour faire passer le roi Charles 6 ! -Toutes les jeunes filles levèrent les yeux. -C’était un prêtre. -On distinguait nettement son costume, et son visage appuyé sur ses deux mains. +Toutes les jeunes filles levèrent les yeux. +C’était un prêtre. +On distinguait nettement son costume, et son visage appuyé sur ses deux mains. Du reste, il ne bougeait non plus qu’une statue. Son œil fixe plongeait dans la place. C’est monsieur l’archidiacre de Josas, dit Fleur-de-Lys. Vous avez de bons yeux si vous le reconnaissez d’ici ! observa la Gaillefontaine. Comme il regarde la petite danseuse ! reprit Diane de Christeuil. -Gare à l’égyptienne ! dit Fleur-de-Lys, car il n’aime pas l’Égypte. -Oh oui ! s’écrièrent toutes les jeunes filles en battant des mains. -Mais c’est une folie, répondit Phœbus. -Elle m’a sans doute oublié, et je ne sais seulement pas son nom. +Gare à l’égyptienne ! dit Fleur-de-Lys, car il n’aime pas l’Égypte. +Oh oui ! s’écrièrent toutes les jeunes filles en battant des mains. +Mais c’est une folie, répondit Phœbus. +Elle m’a sans doute oublié, et je ne sais seulement pas son nom. Cependant, puisque vous le souhaitez, mesdamoiselles, je vais essayer. -Et se penchant à la balustrade du balcon, il se mit à crier : — Petite ! +Et se penchant à la balustrade du balcon, il se mit à crier : — Petite ! La danseuse ne tambourinait pas en ce moment. -Petite ! répéta le capitaine ; et il lui fit signe du doigt de venir. -Bérangère battit des mains. +Petite ! répéta le capitaine ; et il lui fit signe du doigt de venir. +Bérangère battit des mains. Cependant la danseuse restait immobile sur le seuil de la porte. Son apparition avait produit sur ce groupe de jeunes filles un effet singulier. -L’arrivée de la bohémienne rompit brusquement cet équilibre. -Les nobles damoiselles en furent malgré elles éblouies. -Chacune se sentit en quelque sorte blessée dans sa beauté. -Mais elles s’entendaient à merveille. +L’arrivée de la bohémienne rompit brusquement cet équilibre. +Les nobles damoiselles en furent malgré elles éblouies. +Chacune se sentit en quelque sorte blessée dans sa beauté. +Mais elles s’entendaient à merveille. Il venait de leur arriver une ennemie : toutes le sentaient, toutes se ralliaient. -Aussi l’accueil fait à la bohémienne fut-il merveilleusement glacial. -Elles la considérèrent du haut en bas, puis s’entre-regardèrent, et tout fut dit. -Elles s’étaient comprises. +Aussi l’accueil fait à la bohémienne fut-il merveilleusement glacial. +Elles la considérèrent du haut en bas, puis s’entre-regardèrent, et tout fut dit. +Elles s’étaient comprises. Qu’en pensez-vous, belle cousine ? -Fleur-de-Lys répondit au capitaine avec une doucereuse affectation de dédain : — Pas mal. -L’égyptienne s’avança vers la noble dame. -Elle a bonne mémoire, observa Fleur-de-Lys. -Or çà, reprit Phœbus, vous vous êtes bien prestement échappée l’autre soir. +Fleur-de-Lys répondit au capitaine avec une doucereuse affectation de dédain : — Pas mal. +L’égyptienne s’avança vers la noble dame. +Elle a bonne mémoire, observa Fleur-de-Lys. +Or çà, reprit Phœbus, vous vous êtes bien prestement échappée l’autre soir. Est-ce que je vous fais peur ? -Oh ! non, dit la bohémienne. -Un nom de fête carillonnée, enfin ! +Oh ! non, dit la bohémienne. +Un nom de fête carillonnée, enfin ! Que diable vous voulait-il donc, ce chat-huant ? -Je ne sais, répondit-elle. -Voilà qui est rare. -Au demeurant, il l’a payé cher. -Je veux être ventru comme un pape, si... +Je ne sais, répondit-elle. +Voilà qui est rare. +Au demeurant, il l’a payé cher. +Je veux être ventru comme un pape, si... Fi, monsieur ! dit la Gaillefontaine. -Assez sauvagement vêtue, dit Diane de Christeuil, avec son rire de belles dents. -Cette réflexion fut un trait de lumière pour les autres. -Elle leur fit voir le côté attaquable de l’égyptienne. -Ne pouvant mordre sur sa beauté, elles se jetèrent sur son costume. -Voilà une jupe courte à faire trembler, ajouta la Gaillefontaine. -Elles étaient cruelles et gracieuses. -C’étaient des rires, des ironies, des humiliations sans fin. -Les sarcasmes pleuvaient sur l’égyptienne, et la bienveillance hautaine, et les regards méchants. -La bohémienne n’était pas insensible à ces piqûres d’épingle. -Immobile, elle attachait sur Phœbus un regard résigné, triste et doux. +Assez sauvagement vêtue, dit Diane de Christeuil, avec son rire de belles dents. +Cette réflexion fut un trait de lumière pour les autres. +Elle leur fit voir le côté attaquable de l’égyptienne. +Ne pouvant mordre sur sa beauté, elles se jetèrent sur son costume. +Voilà une jupe courte à faire trembler, ajouta la Gaillefontaine. +Elles étaient cruelles et gracieuses. +C’étaient des rires, des ironies, des humiliations sans fin. +Les sarcasmes pleuvaient sur l’égyptienne, et la bienveillance hautaine, et les regards méchants. +La bohémienne n’était pas insensible à ces piqûres d’épingle. +Immobile, elle attachait sur Phœbus un regard résigné, triste et doux. Il y avait aussi du bonheur et de la tendresse dans ce regard. -On eût dit qu’elle se contenait, de peur d’être chassée. +On eût dit qu’elle se contenait, de peur d’être chassée. Pourquoi non ? dit Phœbus. -Elle était bien belle en ce moment. -La vieille dame, qui observait cette scène, se sentait offensée et ne comprenait pas. -Ah ! la vilaine bête ! +Elle était bien belle en ce moment. +La vieille dame, qui observait cette scène, se sentait offensée et ne comprenait pas. +Ah ! la vilaine bête ! Ce fut une diversion. -La bohémienne, sans dire une parole, la dégagea. -On eût dit qu’elle lui demandait pardon de l’avoir quittée ainsi. -Cependant Diane s’était penchée à l’oreille de Colombe. -Eh ! mon Dieu ! comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? -C’est la bohémienne à la chèvre. -On la dit sorcière, et que sa chèvre fait des momeries très miraculeuses. -Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit la danseuse. +La bohémienne, sans dire une parole, la dégagea. +On eût dit qu’elle lui demandait pardon de l’avoir quittée ainsi. +Cependant Diane s’était penchée à l’oreille de Colombe. +Eh ! mon Dieu ! comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? +C’est la bohémienne à la chèvre. +On la dit sorcière, et que sa chèvre fait des momeries très miraculeuses. +Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit la danseuse. Un miracle, une magie, une sorcellerie enfin. -Et elle se remit à caresser la jolie bête en répétant : — Djali ! +Et elle se remit à caresser la jolie bête en répétant : — Djali ! Je voudrais bien savoir ce que c’est que ton secret, pensa Fleur-de-Lys. -La bohémienne, sans répondre, se dirigea lentement vers la porte. +La bohémienne, sans répondre, se dirigea lentement vers la porte. Mais plus elle en approchait, plus son pas se ralentissait. Un invincible aimant semblait la retenir. -Vrai Dieu ! s’écria le capitaine, on ne s’en va pas ainsi. +Vrai Dieu ! s’écria le capitaine, on ne s’en va pas ainsi. Revenez, et dansez-nous quelque chose. -À propos, belle d’amour, comment vous appelez-vous ? +À propos, belle d’amour, comment vous appelez-vous ? La Esmeralda, dit la danseuse sans le quitter du regard. -À ce nom étrange, un fou rire éclata parmi les jeunes filles. -Voilà, dit Diane, un terrible nom pour une demoiselle ! +À ce nom étrange, un fou rire éclata parmi les jeunes filles. +Voilà, dit Diane, un terrible nom pour une demoiselle ! Vous voyez bien, reprit Amelotte, que c’est une charmeresse. -En un instant, elles avaient été toutes deux bonnes amies. +En un instant, elles avaient été toutes deux bonnes amies. Fleur-de-Lys accourut et tressaillit. -Les lettres disposées sur le plancher formaient ce mot : PHŒBUS. -C’est la chèvre qui a écrit cela ? demanda-t-elle d’une voix altérée. -Oui, marraine, répondit Bérangère. -Il était impossible d’en douter ; l’enfant ne savait pas écrire. -Voilà le secret ! pensa Fleur-de-Lys. -La bohémienne vit la sottise que venait de faire la chèvre. -chuchotaient les jeunes filles stupéfaites, c’est le nom du capitaine ! -Vous avez une merveilleuse mémoire ! dit Fleur-de-Lys à la bohémienne pétrifiée. -Ma fille ! ma fille ! cria la mère effrayée. -Va-t’en, bohémienne de l’enfer ! +Les lettres disposées sur le plancher formaient ce mot : PHŒBUS. +C’est la chèvre qui a écrit cela ? demanda-t-elle d’une voix altérée. +Oui, marraine, répondit Bérangère. +Il était impossible d’en douter ; l’enfant ne savait pas écrire. +Voilà le secret ! pensa Fleur-de-Lys. +La bohémienne vit la sottise que venait de faire la chèvre. +chuchotaient les jeunes filles stupéfaites, c’est le nom du capitaine ! +Vous avez une merveilleuse mémoire ! dit Fleur-de-Lys à la bohémienne pétrifiée. +Ma fille ! ma fille ! cria la mère effrayée. +Va-t’en, bohémienne de l’enfer ! Ce bruit venait de la place du Parvis. -Il était là, grave, immobile, absorbé dans un regard et dans une pensée. -C’était un regard fixe, et pourtant plein de trouble et de tumulte. -Cet homme semblait être le compagnon de la bohémienne. -Claude Frollo, du point élevé où il était placé, ne pouvait distinguer ses traits. -Son œil sauvage avait une expression singulière. -C’était un regard charmé et doux. — Voilà qui est étrange ! murmura Claude. -Est-ce que c’est l’égyptienne qu’il regarde ainsi ? — Il continua de descendre. -Je ne sais, répondit un de ses voisins, elle vient de disparaître. -La cathédrale était déjà obscure et déserte. +Il était là, grave, immobile, absorbé dans un regard et dans une pensée. +C’était un regard fixe, et pourtant plein de trouble et de tumulte. +Cet homme semblait être le compagnon de la bohémienne. +Claude Frollo, du point élevé où il était placé, ne pouvait distinguer ses traits. +Son œil sauvage avait une expression singulière. +C’était un regard charmé et doux. — Voilà qui est étrange ! murmura Claude. +Est-ce que c’est l’égyptienne qu’il regarde ainsi ? — Il continua de descendre. +Je ne sais, répondit un de ses voisins, elle vient de disparaître. +La cathédrale était déjà obscure et déserte. L’archidiacre rompit le silence le premier. -Venez çà, maître Pierre. +Venez çà, maître Pierre. Vous m’allez expliquer bien des choses. -Cette casaque s’est présentée. -Me voilà donc en habit d’histrion, comme saint Genest. -Que voulez-vous ? c’est une éclipse. -Apollo a bien gardé les gorrines chez Admétès. -Vous faites là un beau métier ! reprit l’archidiacre. +Cette casaque s’est présentée. +Me voilà donc en habit d’histrion, comme saint Genest. +Que voulez-vous ? c’est une éclipse. +Apollo a bien gardé les gorrines chez Admétès. +Vous faites là un beau métier ! reprit l’archidiacre. J’allais donc mourir de faim. -Dom Claude écoutait en silence. -L’œil ténébreux du prêtre s’enflamma. -Et que parles-tu donc de mari et de femme ? dit le prêtre. -C’est assez difficile à expliquer, répondit le poëte. +Dom Claude écoutait en silence. +L’œil ténébreux du prêtre s’enflamma. +Et que parles-tu donc de mari et de femme ? dit le prêtre. +C’est assez difficile à expliquer, répondit le poëte. C’est une superstition. -Il suit de là que nous demeurons tous deux très vertueux. -Que voulez-vous, dom Claude, qu’un homme fasse à une superstition ? -Elle a cela dans la tête. -C’est une fière guêpe, allez ! +Il suit de là que nous demeurons tous deux très vertueux. +Que voulez-vous, dom Claude, qu’un homme fasse à une superstition ? +Elle a cela dans la tête. +C’est une fière guêpe, allez ! L’archidiacre serra Gringoire de questions. -Elle devait cette nature à la vie errante qu’elle avait toujours menée. -Et puis, Gringoire lui tenait lieu de frère, sinon de mari. -Après tout, le philosophe supportait très patiemment cette espèce de mariage platonique. -C’était toujours un gîte et du pain. -Existence fort douce, à tout prendre, disait-il, et fort propice à la rêverie. -Il aimait presque autant la chèvre. -C’était une charmante bête, douce, intelligente, spirituelle, une chèvre savante. -Pourtant les sorcelleries de la chèvre aux pattes dorées étaient de bien innocentes malices. -Gringoire les expliqua à l’archidiacre que ces détails paraissaient vivement intéresser. -Phœbus ! dit le prêtre ; pourquoi Phœbus ? -Je ne sais, répondit Gringoire. -Elle le répète souvent à demi-voix quand elle se croit seule. -Nom de qui ? dit le poëte. -Que sais-je ? dit le prêtre. -Voilà ce que j’imagine, messire. -Ces bohèmes sont un peu guèbres et adorent le soleil. -Cela ne me semble pas si clair qu’à vous, maître Pierre. +Elle devait cette nature à la vie errante qu’elle avait toujours menée. +Et puis, Gringoire lui tenait lieu de frère, sinon de mari. +Après tout, le philosophe supportait très patiemment cette espèce de mariage platonique. +C’était toujours un gîte et du pain. +Existence fort douce, à tout prendre, disait-il, et fort propice à la rêverie. +Il aimait presque autant la chèvre. +C’était une charmante bête, douce, intelligente, spirituelle, une chèvre savante. +Pourtant les sorcelleries de la chèvre aux pattes dorées étaient de bien innocentes malices. +Gringoire les expliqua à l’archidiacre que ces détails paraissaient vivement intéresser. +Phœbus ! dit le prêtre ; pourquoi Phœbus ? +Je ne sais, répondit Gringoire. +Elle le répète souvent à demi-voix quand elle se croit seule. +Nom de qui ? dit le poëte. +Que sais-je ? dit le prêtre. +Voilà ce que j’imagine, messire. +Ces bohèmes sont un peu guèbres et adorent le soleil. +Cela ne me semble pas si clair qu’à vous, maître Pierre. Au demeurant, cela ne m’importe. -Qu’elle marmotte son Phœbus à son aise. +Qu’elle marmotte son Phœbus à son aise. Qu’est-ce que cette Djali ? -C’est la chèvre. -L’archidiacre posa son menton sur sa main, et parut un moment rêveur. -Tout à coup il se retourna brusquement vers Gringoire. -Et tu me jures que tu ne lui as pas touché ? -À qui ? dit Gringoire, à la chèvre ? -Non, à cette femme. +C’est la chèvre. +L’archidiacre posa son menton sur sa main, et parut un moment rêveur. +Tout à coup il se retourna brusquement vers Gringoire. +Et tu me jures que tu ne lui as pas touché ? +À qui ? dit Gringoire, à la chèvre ? +Non, à cette femme. Je vous jure que non. Et tu es souvent seul avec elle ? Tous les soirs, une bonne heure. -Dom Claude fronça le sourcil. +Dom Claude fronça le sourcil. Oh ! oh ! solus cum sola non cogitabuntur orare Pater noster. -Mais, mon révérend maître, permettez-moi à mon tour une question. +Mais, mon révérend maître, permettez-moi à mon tour une question. Qu’est-ce que cela vous fait ? -Vous n’êtes pas encore damné, que je sache. -Je m’intéresse à vous et vous veux du bien. -Or le moindre contact avec cette égyptienne du démon vous ferait vassal de Satanas. -Vous savez que c’est toujours le corps qui perd l’âme. -Malheur à vous si vous approchez cette femme ! -J’ai essayé une fois, dit Gringoire en se grattant l’oreille. -C’était le premier jour, mais je me suis piqué. -Vous avez eu cette effronterie, maître Pierre ? -Et le front du prêtre se rembrunit. -On eût dit qu’il n’y avait plus de musicien dans les clochers. -Quasimodo y était toujours pourtant. -Que s’était-il donc passé en lui ? +Vous n’êtes pas encore damné, que je sache. +Je m’intéresse à vous et vous veux du bien. +Or le moindre contact avec cette égyptienne du démon vous ferait vassal de Satanas. +Vous savez que c’est toujours le corps qui perd l’âme. +Malheur à vous si vous approchez cette femme ! +J’ai essayé une fois, dit Gringoire en se grattant l’oreille. +C’était le premier jour, mais je me suis piqué. +Vous avez eu cette effronterie, maître Pierre ? +Et le front du prêtre se rembrunit. +On eût dit qu’il n’y avait plus de musicien dans les clochers. +Quasimodo y était toujours pourtant. +Que s’était-il donc passé en lui ? Va, disait-il, va, Gabrielle. Verse tout ton bruit dans la place. -C’est aujourd’hui fête. — Thibauld, pas de paresse. -Va, va donc ! est-ce que tu t’es rouillé, fainéant ? — C’est bien ! +C’est aujourd’hui fête. — Thibauld, pas de paresse. +Va, va donc ! est-ce que tu t’es rouillé, fainéant ? — C’est bien ! Vite ! vite ! qu’on ne voie pas le battant. Rends-les tous sourds comme moi. C’est cela, Thibauld, bravement ! — Guillaume ! -Çà, qu’on travaille ! +Çà, qu’on travaille ! C’est l’Annonciation. Il y a un beau soleil. -Il faut un beau carillon. — Pauvre Guillaume ! te voilà tout essoufflé, mon gros ! -Tu ressembles à la gorge d’une furie ! +Il faut un beau carillon. — Pauvre Guillaume ! te voilà tout essoufflé, mon gros ! +Tu ressembles à la gorge d’une furie ! Il s’habilla tristement. -Je vais aller chez mon frère. -J’attraperai un sermon, mais j’attraperai un écu. -Il descendit la rue de la Harpe vers la Cité. -Le Petit-Pont traversé, la rue Neuve-Sainte-Geneviève enjambée, Jehan de Molendino se trouva devant Notre-Dame. -Signé est dans le texte. -Ouf ! dit l’écolier ; c’est sans doute ici. -La clef était dans la serrure. -La porte était tout contre. -Il la poussa mollement, et passa sa tête par l’entr’ouverture. +Je vais aller chez mon frère. +J’attraperai un sermon, mais j’attraperai un écu. +Il descendit la rue de la Harpe vers la Cité. +Le Petit-Pont traversé, la rue Neuve-Sainte-Geneviève enjambée, Jehan de Molendino se trouva devant Notre-Dame. +Signé est dans le texte. +Ouf ! dit l’écolier ; c’est sans doute ici. +La clef était dans la serrure. +La porte était tout contre. +Il la poussa mollement, et passa sa tête par l’entr’ouverture. C’est une sombre cellule. -On ne le voit qu’à mi-corps. +On ne le voit qu’à mi-corps. C’est horrible et c’est beau. -C’était de même un réduit sombre et à peine éclairé. -Pourtant la cellule n’était point déserte. -Un homme était assis dans le fauteuil et courbé sur la table. -Jehan reconnut donc son frère. -Le curieux écolier en profita pour examiner quelques instants à loisir la cellule. -Le feu est l’âme du grand tout. -Ses atomes élémentaires s’épanchent et ruissellent incessamment sur le monde par courants infinis. -Diable ! dit Jehan à part lui, voilà qui est longtemps attendre un écu ! -Flamel estime qu’il est plus simple d’opérer sur le feu terrestre. -Flamel ! quel nom de prédestiné, Flamma ! — Oui, le feu. +C’était de même un réduit sombre et à peine éclairé. +Pourtant la cellule n’était point déserte. +Un homme était assis dans le fauteuil et courbé sur la table. +Jehan reconnut donc son frère. +Le curieux écolier en profita pour examiner quelques instants à loisir la cellule. +Le feu est l’âme du grand tout. +Ses atomes élémentaires s’épanchent et ruissellent incessamment sur le monde par courants infinis. +Diable ! dit Jehan à part lui, voilà qui est longtemps attendre un écu ! +Flamel estime qu’il est plus simple d’opérer sur le feu terrestre. +Flamel ! quel nom de prédestiné, Flamma ! — Oui, le feu. Et il ferma le livre avec violence. -Depuis quelque temps, dit-il avec un sourire amer, j’échoue dans toutes mes expériences ! +Depuis quelque temps, dit-il avec un sourire amer, j’échoue dans toutes mes expériences ! Peste ! dit Jehan dans sa barbe. Voyons, essayons, reprit vivement l’archidiacre. -Emen-hétan ! — Ce n’est pas cela. — Sigéani ! -Et il jeta le marteau avec colère. -Tout le monde n’est pas obligé de savoir le grec. -L’écolier observait son frère avec surprise. -Entrez ! cria l’archidiacre de l’intérieur de la cellule, je vous attendais. -J’ai laissé exprès la clef à la porte. -L’écolier entra hardiment. -Le visage de dom Claude avait repris son expression sévère. +Emen-hétan ! — Ce n’est pas cela. — Sigéani ! +Et il jeta le marteau avec colère. +Tout le monde n’est pas obligé de savoir le grec. +L’écolier observait son frère avec surprise. +Entrez ! cria l’archidiacre de l’intérieur de la cellule, je vous attendais. +J’ai laissé exprès la clef à la porte. +L’écolier entra hardiment. +Le visage de dom Claude avait repris son expression sévère. Que venez-vous faire ici ? Un peu de morale dont j’ai grand besoin. -Ce dernier membre de sa phrase resta inédit. -Monsieur, dit l’archidiacre d’un ton froid, je suis très mécontent de vous. -Hélas ! soupira l’écolier. -C’était un exorde redoutable. -Jehan se prépara à un rude choc. -Jehan, on m’apporte tous les jours des doléances de vous. +Ce dernier membre de sa phrase resta inédit. +Monsieur, dit l’archidiacre d’un ton froid, je suis très mécontent de vous. +Hélas ! soupira l’écolier. +C’était un exorde redoutable. +Jehan se prépara à un rude choc. +Jehan, on m’apporte tous les jours des doléances de vous. Tunicam dechiraverunt, dit la plainte. -Ah bah ! une mauvaise cappette de Montaigu ! voilà-t-il pas ! +Ah bah ! une mauvaise cappette de Montaigu ! voilà-t-il pas ! La plainte dit tunicam et non cappettam. -Jehan ne répondit pas. -L’écolier le remarqua à peine. +Jehan ne répondit pas. +L’écolier le remarqua à peine. Vous voyez qu’on sait son grec. L’archidiacre demeurait silencieux. -Cette leçon de grec l’avait rendu rêveur. -Cerbère ne mordit pas au gâteau de miel. -Le front de l’archidiacre ne se dérida pas d’un pli. -Où voulez-vous en venir ? dit-il d’un ton sec. -Eh bien, au fait ! voici ! répondit bravement Jehan. +Cette leçon de grec l’avait rendu rêveur. +Cerbère ne mordit pas au gâteau de miel. +Le front de l’archidiacre ne se dérida pas d’un pli. +Où voulez-vous en venir ? dit-il d’un ton sec. +Eh bien, au fait ! voici ! répondit bravement Jehan. J’ai besoin d’argent. -J’ai besoin d’argent, dit stoïquement Jehan. +J’ai besoin d’argent, dit stoïquement Jehan. Or, ces deux marcs, je n’ai encore pu les amasser. -Je sais que j’ai besoin d’argent, répéta Jehan pour la troisième fois. +Je sais que j’ai besoin d’argent, répéta Jehan pour la troisième fois. Et qu’en voulez-vous faire ? Cette question fit briller une lueur d’espoir aux yeux de Jehan. Il reprit sa mine chatte et doucereuse. -Tenez, cher frère Claude, je ne m’adresserais pas à vous en mauvaise intention. -Non, mon frère, c’est pour une bonne œuvre. +Tenez, cher frère Claude, je ne m’adresserais pas à vous en mauvaise intention. +Non, mon frère, c’est pour une bonne œuvre. Quelle bonne œuvre ? demanda Claude un peu surpris. -C’est une charité. -Cela coûtera trois florins, et je voudrais mettre le mien. +C’est une charité. +Cela coûtera trois florins, et je voudrais mettre le mien. Comment s’appellent vos deux amis ? Pierre l’Assommeur et Baptiste Croque-Oison. -Il est certain que Jehan avait très mal choisi ses deux noms d’amis. +Il est certain que Jehan avait très mal choisi ses deux noms d’amis. Il le sentit trop tard. Depuis quand les veuves haudriettes ont-elles des marmots au maillot ? -Misérable impur ! s’écria le prêtre. -Il se mordit les lèvres, et sa colère s’éteignit dans la rougeur. -Allez-vous-en, dit-il alors à Jehan. -Où en êtes-vous des décrétales de Gratien ? demanda dom Claude. +Misérable impur ! s’écria le prêtre. +Il se mordit les lèvres, et sa colère s’éteignit dans la rougeur. +Allez-vous-en, dit-il alors à Jehan. +Où en êtes-vous des décrétales de Gratien ? demanda dom Claude. J’ai perdu mes cahiers. -Où en êtes-vous des humanités latines ? -On m’a volé mon exemplaire d’Horatius. -Où en êtes-vous d’Aristoteles ? -Foin d’Aristoteles ! je ne veux pas déchirer ma religion à sa métaphysique. +Où en êtes-vous des humanités latines ? +On m’a volé mon exemplaire d’Horatius. +Où en êtes-vous d’Aristoteles ? +Foin d’Aristoteles ! je ne veux pas déchirer ma religion à sa métaphysique. Qui non laborat non manducet. Qu’est-ce que cela veut dire, monsieur ? demanda Claude surpris de cette incartade. -C’était la faute de Claude en effet ! pourquoi avait-il tant gâté cet enfant ? -Oh ! bon frère Claude, reprit Jehan enhardi par ce sourire, voyez mes brodequins percés. +C’était la faute de Claude en effet ! pourquoi avait-il tant gâté cet enfant ? +Oh ! bon frère Claude, reprit Jehan enhardi par ce sourire, voyez mes brodequins percés. Mais point d’argent. -Rien qu’un pauvre petit parisis, frère, poursuivit le suppliant Jehan. -Mais un petit parisis, par grâce ! -Dom Claude hocha son chef ridé. — Qui non laborat... +Rien qu’un pauvre petit parisis, frère, poursuivit le suppliant Jehan. +Mais un petit parisis, par grâce ! +Dom Claude hocha son chef ridé. — Qui non laborat... Jehan ne le laissa pas achever. Eh bien, cria-t-il, au diable ! L’archidiacre le regarda d’un air sombre. -Jehan, vous n’avez point d’âme. -Jehan, il faut songer sérieusement à vous corriger. -Jehan, vous êtes sur une pente bien glissante. -Savez-vous où vous allez ? +Jehan, vous n’avez point d’âme. +Jehan, il faut songer sérieusement à vous corriger. +Jehan, vous êtes sur une pente bien glissante. +Savez-vous où vous allez ? Au cabaret, dit Jehan. -Le cabaret mène au pilori. -Le pilori mène à la potence. -Il est beau d’être l’homme. -La potence mène à l’enfer. +Le cabaret mène au pilori. +Le pilori mène à la potence. +Il est beau d’être l’homme. +La potence mène à l’enfer. C’est un gros feu. Jehan, Jehan, la fin sera mauvaise. -Le commencement aura été bon. +Le commencement aura été bon. En ce moment le bruit d’un pas se fit entendre dans l’escalier. -Silence ! dit l’archidiacre en mettant un doigt sur sa bouche, voici maître Jacques. +Silence ! dit l’archidiacre en mettant un doigt sur sa bouche, voici maître Jacques. Cachez-vous vite sous ce fourneau, et ne soufflez pas. -L’écolier se blottit sous le fourneau. -Là, il lui vint une idée féconde. -À propos, frère Claude, un florin pour que je ne souffle pas. +L’écolier se blottit sous le fourneau. +Là, il lui vint une idée féconde. +À propos, frère Claude, un florin pour que je ne souffle pas. Silence ! je vous le promets. Il faut me le donner. -Prends donc ! dit l’archidiacre en lui jetant avec colère son escarcelle. -Jehan se renfonça sous le fourneau, et la porte s’ouvrit. +Prends donc ! dit l’archidiacre en lui jetant avec colère son escarcelle. +Jehan se renfonça sous le fourneau, et la porte s’ouvrit. Le personnage qui entra avait une robe noire et la mine sombre. -L’archidiacre cependant ne s’était pas même levé pour ce personnage. -Salut, maître ! avait répondu l’homme noir. -C’était évidemment l’abord du docteur et du disciple. -Hélas, mon maître, dit l’autre avec un sourire triste, je souffle toujours. +L’archidiacre cependant ne s’était pas même levé pour ce personnage. +Salut, maître ! avait répondu l’homme noir. +C’était évidemment l’abord du docteur et du disciple. +Hélas, mon maître, dit l’autre avec un sourire triste, je souffle toujours. De la cendre tant que j’en veux. -Mais pas une étincelle d’or. +Mais pas une étincelle d’or. Avoue-t-il sa magie ? -La question vous a-t-elle réussi ? -Hélas non, répondit maître Jacques, toujours avec son sourire triste. +La question vous a-t-elle réussi ? +Hélas non, répondit maître Jacques, toujours avec son sourire triste. Nous n’avons pas cette consolation. Cet homme est un caillou. -Nous le ferons bouillir au Marché-aux-Pourceaux, avant qu’il ait rien dit. -Cependant nous n’épargnons rien pour arriver à la vérité. -Il est déjà tout disloqué. +Nous le ferons bouillir au Marché-aux-Pourceaux, avant qu’il ait rien dit. +Cependant nous n’épargnons rien pour arriver à la vérité. +Il est déjà tout disloqué. Rien n’y fait. Cet homme est terrible. J’y perds mon latin. -Vous n’avez rien trouvé de nouveau dans sa maison ? -Si fait, dit maître Jacques en fouillant dans son escarcelle, ce parchemin. +Vous n’avez rien trouvé de nouveau dans sa maison ? +Si fait, dit maître Jacques en fouillant dans son escarcelle, ce parchemin. Il y a des mots dessus que nous ne comprenons pas. -En parlant ainsi, maître Jacques déroulait un parchemin. — Donnez, dit l’archidiacre. -Et jetant les yeux sur cette pancarte : — Pure magie, maître Jacques ! s’écria-t-il. -Emen-hétan ! c’est le cri des stryges quand elles arrivent au sabbat. -Hax, pax, max ! ceci est de la médecine. -Une formule contre la morsure des chiens enragés. -Nous remettrons l’homme à la question. -L’archidiacre se mit à examiner le vase. — Qu’a-t-il gravé sur son creuset ? +En parlant ainsi, maître Jacques déroulait un parchemin. — Donnez, dit l’archidiacre. +Et jetant les yeux sur cette pancarte : — Pure magie, maître Jacques ! s’écria-t-il. +Emen-hétan ! c’est le cri des stryges quand elles arrivent au sabbat. +Hax, pax, max ! ceci est de la médecine. +Une formule contre la morsure des chiens enragés. +Nous remettrons l’homme à la question. +L’archidiacre se mit à examiner le vase. — Qu’a-t-il gravé sur son creuset ? Och ! och ! le mot qui chasse les puces ! Ce Marc Cenaine est ignorant ! -Oui, répondit le prêtre. +Oui, répondit le prêtre. Au reste, nous allons descendre, et je vous expliquerai cela sur le texte. -Le procès est tout prêt. -Il sera bientôt fait, allez ! -L’archidiacre était excessivement pâle. -Je vous dirai cela, balbutia-t-il d’une voix à peine articulée. +Le procès est tout prêt. +Il sera bientôt fait, allez ! +L’archidiacre était excessivement pâle. +Je vous dirai cela, balbutia-t-il d’une voix à peine articulée. Puis il reprit avec effort : — Occupez-vous de Marc Cenaine. Soyez tranquille, dit en souriant Charmolue. Je vais le faire reboucler sur le lit de cuir en rentrant. Mais c’est un diable d’homme. -Il fatigue Pierrat Torterue lui-même, qui a les mains plus grosses que moi. +Il fatigue Pierrat Torterue lui-même, qui a les mains plus grosses que moi. Comme dit ce bon Plautus, Nudus vinctus, centum pondo, es quando pendes per pedes. La question au treuil ! c’est ce que nous avons de mieux. -Dom Claude semblait plongé dans une sombre distraction. +Dom Claude semblait plongé dans une sombre distraction. Il se tourna vers Charmolue. -Maître Pierrat... maître Jacques, veux-je dire, occupez-vous de Marc Cenaine ! +Maître Pierrat... maître Jacques, veux-je dire, occupez-vous de Marc Cenaine ! Oui, oui, dom Claude. Pauvre homme ! il aura souffert comme Mummol. -N’est-ce pas le Semeur ? — Hé ! maître, à quoi pensez-vous donc ? -Dom Claude, abîmé en lui-même, ne l’écoutait plus. -L’archidiacre, comme réveillé en sursaut, lui retint le bras avec une violence convulsive. -Maître Jacques, cria-t-il, laissez faire la fatalité ! -Le procureur se retourna effaré. +N’est-ce pas le Semeur ? — Hé ! maître, à quoi pensez-vous donc ? +Dom Claude, abîmé en lui-même, ne l’écoutait plus. +L’archidiacre, comme réveillé en sursaut, lui retint le bras avec une violence convulsive. +Maître Jacques, cria-t-il, laissez faire la fatalité ! +Le procureur se retourna effaré. Il lui semblait qu’une pince de fer lui avait pris le bras. -Pauvre danseuse ! pauvre mouche prédestinée ! -Maître Jacques, laissez faire ! c’est la fatalité ! — Hélas ! -Claude, tu es l’araignée. +Pauvre danseuse ! pauvre mouche prédestinée ! +Maître Jacques, laissez faire ! c’est la fatalité ! — Hélas ! +Claude, tu es l’araignée. Claude, tu es la mouche aussi ! -Mais lâchez-moi le bras, maître, de grâce ! vous avez une main de tenaille. -Il me tarde de réussir. -Ce que nous faisons n’est pas tout à fait innocent. -Plus bas, maître ! je m’en doute, dit Charmolue. +Mais lâchez-moi le bras, maître, de grâce ! vous avez une main de tenaille. +Il me tarde de réussir. +Ce que nous faisons n’est pas tout à fait innocent. +Plus bas, maître ! je m’en doute, dit Charmolue. Qu’est cela ? demanda-t-il. Cette explication satisfit Charmolue. Vous savez ce que dit Servius : Nullus enim locus sine genio est. -La tête me bourdonne comme un clocher. -Du fromage moisi par-dessus le marché ! -En débouchant sur la place, il riait encore. -Cela m’est bien égal, dit Jehan, c’est moi qui ai la bourse. -C’était en effet Monsieur le capitaine Phœbus de Châteaupers. -Corne et tonnerre ! répondit le capitaine. -Corne et tonnerre vous-même ! répliqua l’écolier. -Or çà, gentil capitaine, d’où vous vient ce débordement de belles paroles ? +La tête me bourdonne comme un clocher. +Du fromage moisi par-dessus le marché ! +En débouchant sur la place, il riait encore. +Cela m’est bien égal, dit Jehan, c’est moi qui ai la bourse. +C’était en effet Monsieur le capitaine Phœbus de Châteaupers. +Corne et tonnerre ! répondit le capitaine. +Corne et tonnerre vous-même ! répliqua l’écolier. +Or çà, gentil capitaine, d’où vous vient ce débordement de belles paroles ? Or, je jurais au grand galop. -Voulez-vous venir boire ? demanda l’écolier. +Voulez-vous venir boire ? demanda l’écolier. Cette proposition calma le capitaine. Je veux bien, mais je n’ai pas d’argent. J’en ai, moi ! -Jehan étala l’escarcelle aux yeux du capitaine, avec majesté et simplicité. +Jehan étala l’escarcelle aux yeux du capitaine, avec majesté et simplicité. On l’y voit, mais elle n’y est pas. Il n’y en a que l’ombre. Pardieu ! gageons que ce sont des cailloux ! -Jehan répondit froidement : — Voilà les cailloux dont je cailloute mon gousset. +Jehan répondit froidement : — Voilà les cailloux dont je cailloute mon gousset. Jehan demeurait digne et impassible. -Jehan le retint : — Fi, capitaine Phœbus de Châteaupers ! -Qui avez-vous donc dévalisé cette nuit, rue Coupe-Gueule ? -Corne de Dieu ! s’écria Phœbus, le digne homme ! +Jehan le retint : — Fi, capitaine Phœbus de Châteaupers ! +Qui avez-vous donc dévalisé cette nuit, rue Coupe-Gueule ? +Corne de Dieu ! s’écria Phœbus, le digne homme ! Allons boire, dit Jehan. -Où irons-nous ? dit Phœbus. -À la Pomme d’Ève ? -Allons à la Vieille Science. +Où irons-nous ? dit Phœbus. +À la Pomme d’Ève ? +Allons à la Vieille Science. Une vieille qui scie une anse. -C’est un rébus. -Foin des rébus, Jehan ! le vin est meilleur à la Pomme d’Ève. +C’est un rébus. +Foin des rébus, Jehan ! le vin est meilleur à la Pomme d’Ève. C’est fort mal parler. -On n’est plus si barbare à présent. +On n’est plus si barbare à présent. On dit la rue Coupe-Gorge. -Les deux amis se mirent en route vers la Pomme d’Ève. +Les deux amis se mirent en route vers la Pomme d’Ève. L’archidiacre les suivait, sombre et hagard. Ils parlaient duels, filles, cruches, folies. -Dom Claude entendit l’officier qui disait à l’écolier : — Tonnerre ! doublons le pas. -J’ai peur que la bohémienne ne me voie. -La petite qui a une chèvre. +Dom Claude entendit l’officier qui disait à l’écolier : — Tonnerre ! doublons le pas. +J’ai peur que la bohémienne ne me voie. +La petite qui a une chèvre. J’oublie toujours son diable de nom. -Dépêchons, elle me reconnaîtrait. +Dépêchons, elle me reconnaîtrait. Je ne veux pas que cette fille m’accoste dans la rue. Est-ce que vous la connaissez, Phœbus ? -Puis Phœbus éclata de rire et secoua la tête d’un air triomphant. -En vérité ? dit Jehan. -Sur mon âme ! dit Phœbus. -Êtes-vous sûr qu’elle viendra ? -Mais êtes-vous fou, Jehan ? est-ce qu’on doute de ces choses-là ? -Capitaine Phœbus, vous êtes un heureux gendarme ! +Puis Phœbus éclata de rire et secoua la tête d’un air triomphant. +En vérité ? dit Jehan. +Sur mon âme ! dit Phœbus. +Êtes-vous sûr qu’elle viendra ? +Mais êtes-vous fou, Jehan ? est-ce qu’on doute de ces choses-là ? +Capitaine Phœbus, vous êtes un heureux gendarme ! L’archidiacre entendit toute cette conversation. Un frisson, visible aux yeux, parcourut tout son corps. -Au moment où il les rejoignit, ils avaient changé de conversation. -Cette façon de girouette qui regardait le pavé était l’enseigne. -Le carrefour était noir. +Au moment où il les rejoignit, ils avaient changé de conversation. +Cette façon de girouette qui regardait le pavé était l’enseigne. +Le carrefour était noir. Le cabaret plein de chandelles flamboyait de loin comme une forge dans l’ombre. Il avait un manteau jusqu’au nez. Enfin la porte du cabaret s’ouvrit. @@ -2086,1549 +2086,1549 @@ Deux buveurs en sortirent. Corne et tonnerre ! dit l’un des deux buveurs. Sept heures vont toquer. C’est l’heure de mon rendez-vous. -Jehan, mon ami, vous êtes ivre, disait l’autre. +Jehan, mon ami, vous êtes ivre, disait l’autre. Vous savez qu’il faut que je vous quitte. J’ai rendez-vous avec une femme. Laissez-moi donc, vous ! -Je vois des étoiles et des lances de feu. -Vous êtes comme le château de Dampmartin qui crève de rire. -La vieille ribaude à moustaches blanches ne me fera pas crédit. -Ventre et boyaux ! trêve aux billevesées ! +Je vois des étoiles et des lances de feu. +Vous êtes comme le château de Dampmartin qui crève de rire. +La vieille ribaude à moustaches blanches ne me fera pas crédit. +Ventre et boyaux ! trêve aux billevesées ! Dites-moi, Jehan du diable, vous reste-t-il quelque monnaie ? -Mais, au nom du ciel, revenez à vous. +Mais, au nom du ciel, revenez à vous. Il ne me faut qu’un sol parisis, et c’est pour sept heures. -Il s’arrêta, elle s’arrêta. +Il s’arrêta, elle s’arrêta. Il se remit en marche, l’ombre se remit en marche. -Devant la façade du collège d’Autun il fit halte. -Il s’arrêta donc devant la statue comme à son ordinaire. -La rue était tout à fait déserte. -Mais cette statue qui marchait, cet homme pétrifié le glacèrent. -Je suis un fils de famille ruiné, mon cher. -Adressez-vous à côté. -En même temps l’ombre parla : — Capitaine Phœbus de Châteaupers. +Devant la façade du collège d’Autun il fit halte. +Il s’arrêta donc devant la statue comme à son ordinaire. +La rue était tout à fait déserte. +Mais cette statue qui marchait, cet homme pétrifié le glacèrent. +Je suis un fils de famille ruiné, mon cher. +Adressez-vous à côté. +En même temps l’ombre parla : — Capitaine Phœbus de Châteaupers. Comment diable ! dit Phœbus, vous savez mon nom ! Vous avez un rendez-vous ce soir. -Oui, répondit Phœbus stupéfait. +Oui, répondit Phœbus stupéfait. Dans un quart d’heure. -La vilotière du Pont Saint-Michel. -De saint Michel archange, comme dit la patenôtre. +La vilotière du Pont Saint-Michel. +De saint Michel archange, comme dit la patenôtre. Impie ! grommela le spectre. — Avec une femme ? -La Smeralda, dit Phœbus allègrement. -Toute son insouciance lui était revenue par degrés. -Capitaine Phœbus de Châteaupers, tu mens ! -C’était quelque chose du combat de don Juan et de la statue. +La Smeralda, dit Phœbus allègrement. +Toute son insouciance lui était revenue par degrés. +Capitaine Phœbus de Châteaupers, tu mens ! +C’était quelque chose du combat de don Juan et de la statue. Christ et Satan ! cria le capitaine. Tu mens ! dit l’ombre froidement. -Le capitaine grinça des dents. -Moine-bourru, fantôme, superstitions, il avait tout oublié en ce moment. +Le capitaine grinça des dents. +Moine-bourru, fantôme, superstitions, il avait tout oublié en ce moment. Il ne voyait plus qu’un homme et qu’une insulte. -Ah ! voilà qui va bien ! balbutia-t-il d’une voix étouffée de rage. +Ah ! voilà qui va bien ! balbutia-t-il d’une voix étouffée de rage. Cependant l’autre ne bougeait. -Cette simple parole fit baisser l’épée qui étincelait à la main du capitaine. -Il remit l’épée au fourreau. -Allez à votre rendez-vous, reprit l’inconnu. -Monsieur, répondit Phœbus avec quelque embarras, grand merci de votre courtoisie. -Je vais donc à mon rendez-vous. -Elle se défie de moi. +Cette simple parole fit baisser l’épée qui étincelait à la main du capitaine. +Il remit l’épée au fourreau. +Allez à votre rendez-vous, reprit l’inconnu. +Monsieur, répondit Phœbus avec quelque embarras, grand merci de votre courtoisie. +Je vais donc à mon rendez-vous. +Elle se défie de moi. Voici de quoi payer. -Il ne put s’empêcher de prendre cet argent et de serrer cette main. -Vrai Dieu ! s’écria-t-il, vous êtes un bon enfant ! +Il ne put s’empêcher de prendre cet argent et de serrer cette main. +Vrai Dieu ! s’écria-t-il, vous êtes un bon enfant ! Une condition, dit l’homme. Prouvez-moi que j’ai eu tort et que vous disiez vrai. -Oh ! répondit Phœbus, cela m’est bien égal. -Nous prendrons la chambre à Sainte-Marthe. -Vous pourrez voir à votre aise du chenil qui est à côté. +Oh ! répondit Phœbus, cela m’est bien égal. +Nous prendrons la chambre à Sainte-Marthe. +Vous pourrez voir à votre aise du chenil qui est à côté. Venez donc, reprit l’ombre. -À votre service, dit le capitaine. -Je ne sais si vous n’êtes pas messer Diabolus en propre personne. +À votre service, dit le capitaine. +Je ne sais si vous n’êtes pas messer Diabolus en propre personne. Mais soyons bons amis ce soir. -Demain je vous paierai toutes mes dettes, de la bourse et de l’épée. -Ils se remirent à marcher rapidement. -Le compagnon ne répondit rien. -Depuis qu’ils marchaient côte à côte, il n’avait dit mot. -Phœbus s’arrêta devant une porte basse et heurta rudement. -L’intérieur du bouge n’était pas moins délabré qu’elle. -La vieille le traita de monseigneur, et serra l’écu dans un tiroir. -C’était la pièce que l’homme au manteau noir avait donnée à Phœbus. -L’homme au manteau obéit sans répondre une parole. +Demain je vous paierai toutes mes dettes, de la bourse et de l’épée. +Ils se remirent à marcher rapidement. +Le compagnon ne répondit rien. +Depuis qu’ils marchaient côte à côte, il n’avait dit mot. +Phœbus s’arrêta devant une porte basse et heurta rudement. +L’intérieur du bouge n’était pas moins délabré qu’elle. +La vieille le traita de monseigneur, et serra l’écu dans un tiroir. +C’était la pièce que l’homme au manteau noir avait donnée à Phœbus. +L’homme au manteau obéit sans répondre une parole. La porte retomba sur lui. -La lumière avait disparu. -Sa tête était brûlante. +La lumière avait disparu. +Sa tête était brûlante. Je ne pourrais le dire. -Mais il est certain que ces idées formaient dans son esprit un groupe horrible. -Tout à coup il entendit craquer les ais de l’escalier de bois. -La trappe se rouvrit, une lumière reparut. -Le prêtre la vit sortir de terre comme une éblouissante apparition. +Mais il est certain que ces idées formaient dans son esprit un groupe horrible. +Tout à coup il entendit craquer les ais de l’escalier de bois. +La trappe se rouvrit, une lumière reparut. +Le prêtre la vit sortir de terre comme une éblouissante apparition. Il ne vit et n’entendit plus rien. -La jeune fille était rouge, interdite, palpitante. -Ses longs cils baissés ombrageaient ses joues de pourpre. +La jeune fille était rouge, interdite, palpitante. +Ses longs cils baissés ombrageaient ses joues de pourpre. L’officier, sur lequel elle n’osait lever les yeux, rayonnait. -On ne voyait pas son pied, la petite chèvre était accroupie dessus. +On ne voyait pas son pied, la petite chèvre était accroupie dessus. Chose assez banale qu’une causerie d’amoureux. -C’est un je vous aime perpétuel. +C’est un je vous aime perpétuel. Je sens que ce que je fais est mal. Pour vous avoir suivi. Sur ce propos, ma belle, nous ne nous entendons pas. -Je ne devrais pas vous mépriser, mais vous haïr. -La jeune fille le regarda avec effroi : — Me haïr ! qu’ai-je donc fait ? -Pour vous être tant fait prier. -Hélas ! dit-elle... c’est que je manque à un vœu... -Du diable si je vous comprends ! s’écria Phœbus. +Je ne devrais pas vous mépriser, mais vous haïr. +La jeune fille le regarda avec effroi : — Me haïr ! qu’ai-je donc fait ? +Pour vous être tant fait prier. +Hélas ! dit-elle... c’est que je manque à un vœu... +Du diable si je vous comprends ! s’écria Phœbus. Il n’attendait que cette occasion. -C’était de vous que je rêvais avant de vous connaître, mon Phœbus. -Mon rêve avait une belle livrée comme vous, une grande mine, une épée. +C’était de vous que je rêvais avant de vous connaître, mon Phœbus. +Mon rêve avait une belle livrée comme vous, une grande mine, une épée. Vous vous appelez Phœbus, c’est un beau nom. -J’aime votre nom, j’aime votre épée. -Tirez donc votre épée, Phœbus, que je la voie. -Enfant ! dit le capitaine, et il dégaina sa rapière en souriant. +J’aime votre nom, j’aime votre épée. +Tirez donc votre épée, Phœbus, que je la voie. +Enfant ! dit le capitaine, et il dégaina sa rapière en souriant. J’aime mon capitaine. -Le prêtre en grinça des dents dans ses ténèbres. -Comme vous êtes beau ! -Hélas ! non, répondit-elle. +Le prêtre en grinça des dents dans ses ténèbres. +Comme vous êtes beau ! +Hélas ! non, répondit-elle. C’est cela qui est beau ! -Phœbus vint se rasseoir près d’elle, mais beaucoup plus près qu’auparavant. +Phœbus vint se rasseoir près d’elle, mais beaucoup plus près qu’auparavant. Je veux que vous me disiez si vous m’aimez. -Mon corps, mon sang, mon âme, tout est à toi, tout est pour toi. -Je t’aime, et n’ai jamais aimé que toi. -Mourir ! s’écria l’amoureux capitaine. -Qu’est-ce que vous dites donc là, bel ange ? +Mon corps, mon sang, mon âme, tout est à toi, tout est pour toi. +Je t’aime, et n’ai jamais aimé que toi. +Mourir ! s’écria l’amoureux capitaine. +Qu’est-ce que vous dites donc là, bel ange ? C’est le cas de vivre, ou Jupiter n’est qu’un polisson ! -C’est une broussaille qui m’arrête tout court. -Mais puisqu’il vous déplaît, je voudrais m’appeler Goton. +C’est une broussaille qui m’arrête tout court. +Mais puisqu’il vous déplaît, je voudrais m’appeler Goton. Je vous aime vraiment que c’est miraculeux. -Je sais une petite qui en crève de rage... +Je sais une petite qui en crève de rage... La jalouse fille l’interrompit : — Qui donc ? Qu’est-ce que cela nous fait ? dit Phœbus. Eh bien ! c’est tout. Vous verrez comme je vous aime aussi. Nous aurons une jolie petite logette quelque part. -Je ferai parader mes archers sous vos fenêtres. -Ils sont tous à cheval et font la nargue à ceux du capitaine Mignon. -Il y a des voulgiers, des cranequiniers et des coulevriniers à main. -Je vous conduirai aux grandes monstres des parisiens à la grange de Rully. -C’est très magnifique. +Je ferai parader mes archers sous vos fenêtres. +Ils sont tous à cheval et font la nargue à ceux du capitaine Mignon. +Il y a des voulgiers, des cranequiniers et des coulevriniers à main. +Je vous conduirai aux grandes monstres des parisiens à la grange de Rully. +C’est très magnifique. Toutes les femmes aiment cela. Que faites-vous donc ? dit-elle vivement. -Cette voie de fait l’avait arrachée à sa rêverie. +Cette voie de fait l’avait arrachée à sa rêverie. Quand je serai avec toi, mon Phœbus ! dit la jeune fille tendrement. Elle redevint pensive et silencieuse. La jeune fille laissait faire Phœbus. Elle ne paraissait pas s’en apercevoir. -L’œil du hardi capitaine étincelait. -Ma religion ! s’écria le capitaine éclatant de rire. +L’œil du hardi capitaine étincelait. +Ma religion ! s’écria le capitaine éclatant de rire. Moi, vous instruire dans ma religion ! Corne et tonnerre ! qu’est-ce que vous voulez faire de ma religion ? -C’est pour nous marier, répondit-elle. -La bohémienne devint pâle et laissa tristement retomber sa tête sur sa poitrine. -Belle amoureuse, reprit tendrement Phœbus, qu’est-ce que c’est que ces folies-là ? +C’est pour nous marier, répondit-elle. +La bohémienne devint pâle et laissa tristement retomber sa tête sur sa poitrine. +Belle amoureuse, reprit tendrement Phœbus, qu’est-ce que c’est que ces folies-là ? Dom Claude cependant voyait tout. Il se passait en lui des mouvements extraordinaires. -Son œil plongeait avec une jalousie lascive sous toutes ces épingles défaites. -Sa prunelle éclatait comme une chandelle à travers les fentes de la porte. -Tout à coup, Phœbus enleva d’un geste rapide la gorgerette de l’égyptienne. -La pauvre enfant, qui était restée pâle et rêveuse, se réveilla comme en sursaut. -Ses yeux restaient baissés. -N’y touchez pas ! répondit-elle vivement, c’est ma gardienne. +Son œil plongeait avec une jalousie lascive sous toutes ces épingles défaites. +Sa prunelle éclatait comme une chandelle à travers les fentes de la porte. +Tout à coup, Phœbus enleva d’un geste rapide la gorgerette de l’égyptienne. +La pauvre enfant, qui était restée pâle et rêveuse, se réveilla comme en sursaut. +Ses yeux restaient baissés. +N’y touchez pas ! répondit-elle vivement, c’est ma gardienne. C’est elle qui me fera retrouver ma famille si j’en reste digne. Oh ! laissez-moi, monsieur le capitaine ! -Ma mère ! ma pauvre mère ! ma mère ! où es-tu ? à mon secours ! -Grâce, monsieur Phœbus ! rendez-moi ma gorgerette ! +Ma mère ! ma pauvre mère ! ma mère ! où es-tu ? à mon secours ! +Grâce, monsieur Phœbus ! rendez-moi ma gorgerette ! Je ne t’aime pas, mon Phœbus ! -Qu’est-ce que tu dis là, méchant, pour me déchirer le cœur ? +Qu’est-ce que tu dis là, méchant, pour me déchirer le cœur ? Oh ! va ! prends-moi, prends tout ! fais ce que tu voudras de moi. -Je suis à toi. +Je suis à toi. Eh bien, non ! ne nous marions pas, cela t’ennuie. -Belle chose vraiment ! une danseuse épouser un officier ! j’étais folle. -Je serai la plus fière et la plus joyeuse des femmes. -D’autres vous broderont des écharpes. +Belle chose vraiment ! une danseuse épouser un officier ! j’étais folle. +Je serai la plus fière et la plus joyeuse des femmes. +D’autres vous broderont des écharpes. C’est moi la servante, qui en aurai soin. -Vous me laisserez fourbir vos éperons, brosser votre hoqueton, épousseter vos bottes de cheval. -N’est-ce pas mon Phœbus, que vous aurez cette pitié ? +Vous me laisserez fourbir vos éperons, brosser votre hoqueton, épousseter vos bottes de cheval. +N’est-ce pas mon Phœbus, que vous aurez cette pitié ? En attendant, prends-moi ! tiens, Phœbus, tout cela t’appartient, aime-moi seulement ! Elle tordait sur ses genoux son beau corps demi-nu. -Le capitaine, enivré, colla ses lèvres ardentes à ces belles épaules africaines. -Près de cette figure il y avait une main qui tenait un poignard. -C’était la figure et la main du prêtre. -Il avait brisé la porte et il était là. +Le capitaine, enivré, colla ses lèvres ardentes à ces belles épaules africaines. +Près de cette figure il y avait une main qui tenait un poignard. +C’était la figure et la main du prêtre. +Il avait brisé la porte et il était là. Phœbus ne pouvait le voir. -Elle ne put même pousser un cri. -Gringoire et toute la Cour des Miracles étaient dans une mortelle inquiétude. -Toutes recherches avaient été inutiles. -Il était donc tranquille de ce côté. +Elle ne put même pousser un cri. +Gringoire et toute la Cour des Miracles étaient dans une mortelle inquiétude. +Toutes recherches avaient été inutiles. +Il était donc tranquille de ce côté. Aussi ne pouvait-il s’expliquer cette disparition. -C’était un chagrin profond. -Il en eût maigri, si la chose eût été possible. -Qu’est cela ? demanda-t-il à un jeune homme qui en sortait. -Je ne sais pas, monsieur, répondit le jeune homme. -On dit qu’on juge une femme qui a assassiné un gendarme. -Le peuple auquel il s’était mêlé marchait et se coudoyait en silence. -La salle était vaste et sombre, ce qui la faisait paraître plus vaste encore. -Les murs étaient semés de fleurs de lys sans nombre. -C’est monsieur le président. -Ce sont messieurs les maîtres des requêtes de l’Hôtel du roi. +C’était un chagrin profond. +Il en eût maigri, si la chose eût été possible. +Qu’est cela ? demanda-t-il à un jeune homme qui en sortait. +Je ne sais pas, monsieur, répondit le jeune homme. +On dit qu’on juge une femme qui a assassiné un gendarme. +Le peuple auquel il s’était mêlé marchait et se coudoyait en silence. +La salle était vaste et sombre, ce qui la faisait paraître plus vaste encore. +Les murs étaient semés de fleurs de lys sans nombre. +C’est monsieur le président. +Ce sont messieurs les maîtres des requêtes de l’Hôtel du roi. Et devant lui, ce sanglier ? C’est monsieur le greffier de la cour de parlement. -Et à droite, ce crocodile ? -Maître Philippe Lheulier, avocat du roi extraordinaire. -Et à gauche, ce gros chat noir ? -Or çà, monsieur, dit Gringoire, que font donc tous ces braves gens-là ? -Ils jugent qui ? je ne vois pas d’accusé. +Et à droite, ce crocodile ? +Maître Philippe Lheulier, avocat du roi extraordinaire. +Et à gauche, ce gros chat noir ? +Or çà, monsieur, dit Gringoire, que font donc tous ces braves gens-là ? +Ils jugent qui ? je ne vois pas d’accusé. C’est une femme, monsieur. Vous ne pouvez la voir. -Elle nous tourne le dos, et elle nous est cachée par la foule. -Tenez, elle est là où vous voyez un groupe de pertuisanes. +Elle nous tourne le dos, et elle nous est cachée par la foule. +Tenez, elle est là où vous voyez un groupe de pertuisanes. Qu’est-ce que cette femme ? demanda Gringoire. Je ne fais que d’arriver. C’est un spectacle comme un autre. -Ici les voisins imposèrent silence aux deux causeurs. -On écoutait une déposition importante. +Ici les voisins imposèrent silence aux deux causeurs. +On écoutait une déposition importante. Un noir avec un bel officier. On ne voyait que les yeux du noir, deux braises. -Tout le reste était manteau et chapeau. -Ils me donnent un écu. -Cela m’ébahit un peu. -L’officier, qui était beau comme un grand seigneur, redescend avec moi. -Voilà qui me fait songer. +Tout le reste était manteau et chapeau. +Ils me donnent un écu. +Cela m’ébahit un peu. +L’officier, qui était beau comme un grand seigneur, redescend avec moi. +Voilà qui me fait songer. La fille, cela ne me regarde pas, mais le bouc !... -Je n’aime pas ces bêtes-là, elles ont une barbe et des cornes. -Cela ressemble à un homme. +Je n’aime pas ces bêtes-là, elles ont une barbe et des cornes. +Cela ressemble à un homme. Et puis, cela sent le samedi. Cependant, je ne dis rien. -J’avais l’écu. +J’avais l’écu. C’est juste, n’est-ce pas, monsieur le juge ? -C’était un fantôme habillé en prêtre. +C’était un fantôme habillé en prêtre. Il faisait clair de lune. -Je l’ai très bien vu. -Il nageait du côté de la Cité. +Je l’ai très bien vu. +Il nageait du côté de la Cité. Alors, toute tremblante, j’appelle le guet. -Je leur ai expliqué. +Je leur ai expliqué. La vieille se tut. -Oui, monseigneur, répondit-elle, je l’ai retrouvée. +Oui, monseigneur, répondit-elle, je l’ai retrouvée. Nouvelle preuve de la magie. -La vieille réfléchit un moment et dit : — C’est l’officier. +La vieille réfléchit un moment et dit : — C’est l’officier. Une rumeur parcourut la foule. -Ah ! pensa Gringoire, voilà qui fait hésiter ma conviction. -Donc l’écu est une monnaie de l’enfer. -À ce nom l’accusée se leva. -Sa tête dépassa la foule. -Gringoire épouvanté reconnut la Esmeralda. -Phœbus ! dit-elle avec égarement, où est-il ? -Ô messeigneurs ! avant de me tuer, par grâce, dites-moi s’il vit encore ! -Taisez-vous, femme, répondit le président. -Ce n’est pas là notre affaire. -Eh bien ! dit sèchement l’avocat du roi, il se meurt. — Êtes-vous contente ? -Huissier, introduisez la seconde accusée. -C’était en effet la seconde accusée. -Rien de plus simple alors qu’un procès de sorcellerie intenté à un animal. -Quelquefois même on allait plus loin que les bêtes. +Ah ! pensa Gringoire, voilà qui fait hésiter ma conviction. +Donc l’écu est une monnaie de l’enfer. +À ce nom l’accusée se leva. +Sa tête dépassa la foule. +Gringoire épouvanté reconnut la Esmeralda. +Phœbus ! dit-elle avec égarement, où est-il ? +Ô messeigneurs ! avant de me tuer, par grâce, dites-moi s’il vit encore ! +Taisez-vous, femme, répondit le président. +Ce n’est pas là notre affaire. +Eh bien ! dit sèchement l’avocat du roi, il se meurt. — Êtes-vous contente ? +Huissier, introduisez la seconde accusée. +C’était en effet la seconde accusée. +Rien de plus simple alors qu’un procès de sorcellerie intenté à un animal. +Quelquefois même on allait plus loin que les bêtes. Gringoire eut la sueur froide. -Il était en effet sept heures. +Il était en effet sept heures. Un mouvement de terreur parcourut la foule. Gringoire n’y put tenir. Elle se perd ! cria-t-il tout haut. Vous voyez bien qu’elle ne sait ce qu’elle fait. Silence aux manants du bout de la salle ! dit aigrement l’huissier. -La chèvre était décidément le diable. +La chèvre était décidément le diable. Du reste, elle ne donnait aucun signe de vie. -Persistez-vous à nier ? +Persistez-vous à nier ? Horreur ! cria la jeune fille en cachant son visage de ses mains. Oh ! c’est l’enfer ! -Persistez-vous à nier ? demanda froidement le président. -Le président continua carrément : — Alors comment expliquez-vous les faits à votre charge ? -Elle répondit d’une voix entrecoupée : — Je l’ai déjà dit. +Persistez-vous à nier ? demanda froidement le président. +Le président continua carrément : — Alors comment expliquez-vous les faits à votre charge ? +Elle répondit d’une voix entrecoupée : — Je l’ai déjà dit. Je ne sais pas. -C’est un prêtre. -Un prêtre que je ne connais pas. -Un prêtre infernal qui me poursuit ! +C’est un prêtre. +Un prêtre que je ne connais pas. +Un prêtre infernal qui me poursuit ! C’est cela, reprit le juge. -Ô messeigneurs ! ayez pitié ! je ne suis qu’une pauvre fille... -Égypte, dit le juge. -Accordé, dit le président. -La malheureuse frémit de tout son corps. -Quand elle disparut, on entendit un bêlement plaintif. -C’était la petite chèvre qui pleurait. +Ô messeigneurs ! ayez pitié ! je ne suis qu’une pauvre fille... +Égypte, dit le juge. +Accordé, dit le président. +La malheureuse frémit de tout son corps. +Quand elle disparut, on entendit un bêlement plaintif. +C’était la petite chèvre qui pleurait. L’audience fut suspendue. -La clarté cependant n’y manquait point. -Un four était pratiqué dans l’épaisseur du mur. +La clarté cependant n’y manquait point. +Un four était pratiqué dans l’épaisseur du mur. Ce tartare s’appelait simplement la chambre de la question. -Sur le lit était nonchalamment assis Pierrat Torterue, le tourmenteur-juré. +Sur le lit était nonchalamment assis Pierrat Torterue, le tourmenteur-juré. La pauvre fille avait eu beau recueillir son courage. -En pénétrant dans cette chambre, elle eut horreur. -Un greffier, une écritoire et une table étaient dans un coin. -Oui, répondit-elle d’une voix déjà éteinte. +En pénétrant dans cette chambre, elle eut horreur. +Un greffier, une écritoire et une table étaient dans un coin. +Oui, répondit-elle d’une voix déjà éteinte. Eh bien, mon cher, repartit Charmolue, laissez-la ouverte. Cependant la Esmeralda restait debout. -Ce lit de cuir, où s’étaient tordus tant de misérables, l’épouvantait. -La terreur lui glaçait la moelle des os. -Elle était là, effarée et stupide. -Elle jeta un regard égaré autour de la chambre. -Où est le médecin ? demanda Charmolue. -Ici, répondit une robe noire qu’elle n’avait pas encore aperçue. -Cette fois elle ne put que faire un signe de tête. +Ce lit de cuir, où s’étaient tordus tant de misérables, l’épouvantait. +La terreur lui glaçait la moelle des os. +Elle était là, effarée et stupide. +Elle jeta un regard égaré autour de la chambre. +Où est le médecin ? demanda Charmolue. +Ici, répondit une robe noire qu’elle n’avait pas encore aperçue. +Cette fois elle ne put que faire un signe de tête. La voix lui manqua. Vous persistez ? dit Jacques Charmolue. -Monsieur le procureur du roi, dit brusquement Pierrat, par où commencerons-nous ? +Monsieur le procureur du roi, dit brusquement Pierrat, par où commencerons-nous ? Par le brodequin, dit-il enfin. -Le tourmenteur et le médecin s’approchèrent d’elle à la fois. -En même temps, les deux valets se mirent à fouiller dans leur hideux arsenal. -Ce spectacle eût déchiré tout autre cœur que des cœurs de juges. -Alors la terreur lui rendit de la force. — Ôtez-moi cela ! cria-t-elle avec emportement. -Et, se dressant tout échevelée : — Grâce ! -Alors, madamoiselle, comment expliquez-vous les circonstances à votre charge ? -Hélas, monseigneur ! je ne sais. -Faites, dit Charmolue à Pierrat. -Arrêtez, dit Charmolue à Pierrat. — Avouez-vous ? dit-il à l’égyptienne. -Tout ! cria la misérable fille. -J’avoue ! j’avoue ! grâce ! -Elle n’avait pas calculé ses forces en affrontant la question. -Je l’espère bien, dit-elle. -Sus, ma belle, soutenez-vous un peu, dit maître Pierrat en la relevant. -Jacques Charmolue éleva la voix. +Le tourmenteur et le médecin s’approchèrent d’elle à la fois. +En même temps, les deux valets se mirent à fouiller dans leur hideux arsenal. +Ce spectacle eût déchiré tout autre cœur que des cœurs de juges. +Alors la terreur lui rendit de la force. — Ôtez-moi cela ! cria-t-elle avec emportement. +Et, se dressant tout échevelée : — Grâce ! +Alors, madamoiselle, comment expliquez-vous les circonstances à votre charge ? +Hélas, monseigneur ! je ne sais. +Faites, dit Charmolue à Pierrat. +Arrêtez, dit Charmolue à Pierrat. — Avouez-vous ? dit-il à l’égyptienne. +Tout ! cria la misérable fille. +J’avoue ! j’avoue ! grâce ! +Elle n’avait pas calculé ses forces en affrontant la question. +Je l’espère bien, dit-elle. +Sus, ma belle, soutenez-vous un peu, dit maître Pierrat en la relevant. +Jacques Charmolue éleva la voix. Oui, dit-elle, si bas que sa parole se perdait dans son souffle. -Vous confessez avoir adoré les têtes de Bophomet, ces abominables idoles des templiers ? -Il était évident que tout était brisé en elle. -Écrivez, greffier, dit Charmolue. -Vous avez crié à temps. +Vous confessez avoir adoré les têtes de Bophomet, ces abominables idoles des templiers ? +Il était évident que tout était brisé en elle. +Écrivez, greffier, dit Charmolue. +Vous avez crié à temps. Vous pourriez encore danser, la belle ! -Madamoiselle nous rendra ce témoignage, que nous avons agi avec toute la douceur possible. -De la part des juges, c’était espoir de bientôt souper. -La petite chèvre aussi bêla de joie. -Elle voulut courir vers sa maîtresse, mais on l’avait attachée au banc. -La nuit était tout à fait venue. -Les ténèbres y enveloppaient tous les objets d’une sorte de brume. -Quelques faces apathiques de juges y ressortaient à peine. -C’était l’accusée. -Elle s’était traînée à sa place. +Madamoiselle nous rendra ce témoignage, que nous avons agi avec toute la douceur possible. +De la part des juges, c’était espoir de bientôt souper. +La petite chèvre aussi bêla de joie. +Elle voulut courir vers sa maîtresse, mais on l’avait attachée au banc. +La nuit était tout à fait venue. +Les ténèbres y enveloppaient tous les objets d’une sorte de brume. +Quelques faces apathiques de juges y ressortaient à peine. +C’était l’accusée. +Elle s’était traînée à sa place. Son cœur se serra. -Nous regrettons de ne pouvoir offrir à nos lecteurs ce morceau remarquable. -L’orateur le débitait avec une action merveilleuse. -C’était, si l’on s’en souvient, un de ses plus gentils talents. -Cet incident, cette dernière preuve, fit grand effet. -Cela fut très long, mais la péroraison était admirable. +Nous regrettons de ne pouvoir offrir à nos lecteurs ce morceau remarquable. +L’orateur le débitait avec une action merveilleuse. +C’était, si l’on s’en souvient, un de ses plus gentils talents. +Cet incident, cette dernière preuve, fit grand effet. +Cela fut très long, mais la péroraison était admirable. Il remit son bonnet, et se rassit. -Eheu ! soupira Gringoire navré, baßa latinitas ! -Un autre homme en robe noire se leva près de l’accusée. -C’était son avocat. -Les juges, à jeun, commencèrent à murmurer. -Avocat, soyez bref, dit le président. -Plaise à la chambre condamner ma cliente à l’amende. -Texte abrogé, dit l’avocat du roi extraordinaire. -Nego, répliqua l’avocat. +Eheu ! soupira Gringoire navré, baßa latinitas ! +Un autre homme en robe noire se leva près de l’accusée. +C’était son avocat. +Les juges, à jeun, commencèrent à murmurer. +Avocat, soyez bref, dit le président. +Plaise à la chambre condamner ma cliente à l’amende. +Texte abrogé, dit l’avocat du roi extraordinaire. +Nego, répliqua l’avocat. Aux voix ! dit un conseiller ; le crime est patent, et il est tard. On alla aux voix sans quitter la salle. -Les juges opinèrent du bonnet, ils étaient pressés. -Dieu ait votre âme ! -Ainsi, églises, palais, bastilles avaient de la terre à mi-corps. -C’étaient autant de zones où s’échelonnaient les nuances de l’horreur. +Les juges opinèrent du bonnet, ils étaient pressés. +Dieu ait votre âme ! +Ainsi, églises, palais, bastilles avaient de la terre à mi-corps. +C’étaient autant de zones où s’échelonnaient les nuances de l’horreur. Dante n’a rien pu trouver de mieux pour son enfer. -Elle n’en sortait que pour le gibet ou le bûcher. +Elle n’en sortait que pour le gibet ou le bûcher. Quelquefois elle y pourrissait. La justice humaine appelait cela oublier. -Pauvre mouche qui n’eût pu remuer le moindre de ses moellons ! -Elle était là, perdue dans les ténèbres, ensevelie, enfouie, murée. -Depuis qu’elle était là, elle ne veillait ni ne dormait. -Tout cela était mêlé, brisé, flottant, répandu confusément dans sa pensée. +Pauvre mouche qui n’eût pu remuer le moindre de ses moellons ! +Elle était là, perdue dans les ténèbres, ensevelie, enfouie, murée. +Depuis qu’elle était là, elle ne veillait ni ne dormait. +Tout cela était mêlé, brisé, flottant, répandu confusément dans sa pensée. Elle ne sentait plus, elle ne savait plus, elle ne pensait plus. Tout au plus elle songeait. -Jamais créature vivante n’avait été engagée si avant dans le néant. -Depuis combien de temps y était-elle, elle ne le savait. +Jamais créature vivante n’avait été engagée si avant dans le néant. +Depuis combien de temps y était-elle, elle ne le savait. Mais ni lampe, ni soupirail. -La lumière la blessa si vivement qu’elle ferma les yeux. +La lumière la blessa si vivement qu’elle ferma les yeux. On ne voyait rien de sa personne, ni sa face ni ses mains. -Elle regarda fixement quelques minutes cette espèce de spectre. +Elle regarda fixement quelques minutes cette espèce de spectre. Cependant, elle ni lui ne parlaient. -On eût dit deux statues qui se confrontaient. -Enfin la prisonnière rompit le silence : — Qui êtes-vous ? +On eût dit deux statues qui se confrontaient. +Enfin la prisonnière rompit le silence : — Qui êtes-vous ? Le mot, l’accent, le son de voix, la firent tressaillir. -Le prêtre poursuivit en articulant sourdement : — Êtes-vous préparée ? -Oh ! dit-elle, sera-ce bientôt ! -Vous êtes donc très malheureuse ? demanda le prêtre après un silence. -J’ai bien froid, répondit-elle. -Le prêtre parut promener de dessous son capuchon ses yeux dans le cachot. -Sans lumière ! sans feu ! dans l’eau ! c’est horrible ! -Oui, répondit-elle avec l’air étonné que le malheur lui avait donné. -Le jour est à tout le monde. +Le prêtre poursuivit en articulant sourdement : — Êtes-vous préparée ? +Oh ! dit-elle, sera-ce bientôt ! +Vous êtes donc très malheureuse ? demanda le prêtre après un silence. +J’ai bien froid, répondit-elle. +Le prêtre parut promener de dessous son capuchon ses yeux dans le cachot. +Sans lumière ! sans feu ! dans l’eau ! c’est horrible ! +Oui, répondit-elle avec l’air étonné que le malheur lui avait donné. +Le jour est à tout le monde. Pourquoi ne me donne-t-on que la nuit ? -Savez-vous, reprit le prêtre après un nouveau silence, pourquoi vous êtes ici ? +Savez-vous, reprit le prêtre après un nouveau silence, pourquoi vous êtes ici ? Eh bien, suivez-moi. -En parlant ainsi, le prêtre lui prit le bras. -Oh ! murmura-t-elle, c’est la main glacée de la mort. — Qui êtes-vous donc ? -Le prêtre releva son capuchon. +En parlant ainsi, le prêtre lui prit le bras. +Oh ! murmura-t-elle, c’est la main glacée de la mort. — Qui êtes-vous donc ? +Le prêtre releva son capuchon. Je vous fais donc horreur ? dit-il enfin. -Elle ne répondit pas. -Est-ce que je vous fais horreur ? répéta-t-il. -Sans lui, mon Dieu, que j’étais heureuse ! -C’est lui qui m’a jetée dans cet abîme ! -Hélas ! qu’avez-vous contre moi ? -Je t’aime ! cria le prêtre. -Ses larmes s’arrêtèrent subitement. +Elle ne répondit pas. +Est-ce que je vous fais horreur ? répéta-t-il. +Sans lui, mon Dieu, que j’étais heureuse ! +C’est lui qui m’a jetée dans cet abîme ! +Hélas ! qu’avez-vous contre moi ? +Je t’aime ! cria le prêtre. +Ses larmes s’arrêtèrent subitement. Elle le regarda avec un regard d’idiot. -Lui était tombé à genoux et la couvait d’un œil de flamme. +Lui était tombé à genoux et la couvait d’un œil de flamme. Entends-tu ? je t’aime ! cria-t-il encore. -Quel amour ! dit la malheureuse en frémissant. -Il reprit : — L’amour d’un damné. -Écoute, dit enfin le prêtre, et un calme singulier lui était revenu. +Quel amour ! dit la malheureuse en frémissant. +Il reprit : — L’amour d’un damné. +Écoute, dit enfin le prêtre, et un calme singulier lui était revenu. Tu vas tout savoir. -Avant de te rencontrer, jeune fille, j’étais heureux... +Avant de te rencontrer, jeune fille, j’étais heureux... Et moi ! soupira-t-elle faiblement. -Ne m’interromps pas. — Oui, j’étais heureux, je croyais l’être du moins. -J’étais pur, j’avais l’âme pleine d’une clarté limpide. -Pas de tête qui s’élevât plus fière et plus radieuse que la mienne. -Les prêtres me consultaient sur la chasteté, les docteurs sur la doctrine. -Oui, la science était tout pour moi. -C’était une sœur, et une sœur me suffisait. -Et puis, j’évitais les femmes. -Oh ! tout cela est un tourbillon dans ma tête. — Je lisais. -La fenêtre donnait sur une place. +Ne m’interromps pas. — Oui, j’étais heureux, je croyais l’être du moins. +J’étais pur, j’avais l’âme pleine d’une clarté limpide. +Pas de tête qui s’élevât plus fière et plus radieuse que la mienne. +Les prêtres me consultaient sur la chasteté, les docteurs sur la doctrine. +Oui, la science était tout pour moi. +C’était une sœur, et une sœur me suffisait. +Et puis, j’évitais les femmes. +Oh ! tout cela est un tourbillon dans ma tête. — Je lisais. +La fenêtre donnait sur une place. J’entends un bruit de tambour et de musique. -Fâché d’être ainsi troublé dans ma rêverie, je regarde dans la place. -Là, au milieu du pavé, — il était midi, — un grand soleil, — une créature dansait. -La forme de son corps était surprenante de beauté. -Le prêtre, oppressé, s’arrêta encore un moment. -Je me rappelai les embûches que Satan m’avait déjà tendues. -C’était un ange ! mais de ténèbres, mais de flamme et non de lumière. +Fâché d’être ainsi troublé dans ma rêverie, je regarde dans la place. +Là, au milieu du pavé, — il était midi, — un grand soleil, — une créature dansait. +La forme de son corps était surprenante de beauté. +Le prêtre, oppressé, s’arrêta encore un moment. +Je me rappelai les embûches que Satan m’avait déjà tendues. +C’était un ange ! mais de ténèbres, mais de flamme et non de lumière. Le soleil de midi lui faisait des cornes de feu. -Tout à coup, tu te mis à chanter. -Que pouvais-je faire, misérable ? -Ton chant était plus charmant encore que ta danse. -J’étais cloué, j’étais enraciné dans le sol. +Tout à coup, tu te mis à chanter. +Que pouvais-je faire, misérable ? +Ton chant était plus charmant encore que ta danse. +J’étais cloué, j’étais enraciné dans le sol. Il fallut rester jusqu’au bout. -Mes pieds étaient de glace, ma tête bouillonnait. -Enfin, tu eus peut-être pitié de moi, tu cessas de chanter, tu disparus. -La cloche de vêpres me réveilla. -Sais-tu, jeune fille, ce que je voyais toujours désormais entre le livre et moi ? +Mes pieds étaient de glace, ma tête bouillonnait. +Enfin, tu eus peut-être pitié de moi, tu cessas de chanter, tu disparus. +La cloche de vêpres me réveilla. +Sais-tu, jeune fille, ce que je voyais toujours désormais entre le livre et moi ? Je devins vague et errant comme toi. -Chaque soir, je rentrais en moi-même plus charmé, plus désespéré, plus ensorcelé, plus perdu ! -J’espérai qu’un procès me débarrasserait du charme. -Une sorcière avait enchanté Bruno d’Ast, il la fit brûler et fut guéri. -Je voulus essayer du remède. +Chaque soir, je rentrais en moi-même plus charmé, plus désespéré, plus ensorcelé, plus perdu ! +J’espérai qu’un procès me débarrasserait du charme. +Une sorcière avait enchanté Bruno d’Ast, il la fit brûler et fut guéri. +Je voulus essayer du remède. Tu n’en tins compte. -Puis il me vint l’idée de t’enlever. +Puis il me vint l’idée de t’enlever. Une nuit je le tentai. -Nous te tenions déjà, quand ce misérable officier survint. -Il commençait ainsi ton malheur, le mien et le sien. -Je pensais que je serais guéri, comme Bruno d’Ast. +Nous te tenions déjà, quand ce misérable officier survint. +Il commençait ainsi ton malheur, le mien et le sien. +Je pensais que je serais guéri, comme Bruno d’Ast. Quand on fait le mal, il faut faire tout le mal. -Démence de s’arrêter à un milieu dans le monstrueux ! -L’extrémité du crime a des délires de joie. -Je te dénonçai donc. -C’est alors que je t’épouvantais dans mes rencontres. -Cependant j’hésitais encore. -Mon projet avait des côtés effroyables qui me faisaient reculer. -Je touche à la fin. +Démence de s’arrêter à un milieu dans le monstrueux ! +L’extrémité du crime a des délires de joie. +Je te dénonçai donc. +C’est alors que je t’épouvantais dans mes rencontres. +Cependant j’hésitais encore. +Mon projet avait des côtés effroyables qui me faisaient reculer. +Je touche à la fin. Damnation ! je l’ai suivi. Tu sais le reste. — Il se tut. -La jeune fille ne put trouver qu’une parole : — Ô mon Phœbus ! -Pas ce nom ! dit le prêtre en lui saisissant le bras avec violence. +La jeune fille ne put trouver qu’une parole : — Ô mon Phœbus ! +Pas ce nom ! dit le prêtre en lui saisissant le bras avec violence. Ne prononce pas ce nom ! -Oh ! misérables que nous sommes, c’est ce nom qui nous a perdus ! +Oh ! misérables que nous sommes, c’est ce nom qui nous a perdus ! Sais-tu tout ce que j’ai souffert ? -J’ai assisté à ton procès. -J’étais assis sur le banc de l’official. +J’ai assisté à ton procès. +J’étais assis sur le banc de l’official. Je t’ai suivie dans la chambre de douleur. -Je t’ai vu déshabiller et manier demi-nue par les mains infâmes du tourmenteur. +Je t’ai vu déshabiller et manier demi-nue par les mains infâmes du tourmenteur. Je crois que cela saigne encore. Il ouvrit sa soutane. -La prisonnière recula d’horreur. -Oh ! dit le prêtre, jeune fille, aie pitié de moi ! -N’avoir réussi qu’à la coucher sur le lit de cuir ! -Oh ! ce sont là les véritables tenailles rougies au feu de l’enfer ! -Jeune fille, grâce ! trêve un moment ! un peu de cendre sur cette braise ! +La prisonnière recula d’horreur. +Oh ! dit le prêtre, jeune fille, aie pitié de moi ! +N’avoir réussi qu’à la coucher sur le lit de cuir ! +Oh ! ce sont là les véritables tenailles rougies au feu de l’enfer ! +Jeune fille, grâce ! trêve un moment ! un peu de cendre sur cette braise ! Enfant ! torture-moi d’une main, mais caresse-moi de l’autre ! -Aie pitié, jeune fille ! aie pitié de moi ! -La jeune fille l’écoutait, le regardait. -Quand il se tut, épuisé et haletant, elle répéta à demi-voix : — Ô mon Phœbus ! -Le prêtre se traîna vers elle à deux genoux. +Aie pitié, jeune fille ! aie pitié de moi ! +La jeune fille l’écoutait, le regardait. +Quand il se tut, épuisé et haletant, elle répéta à demi-voix : — Ô mon Phœbus ! +Le prêtre se traîna vers elle à deux genoux. Je t’en supplie, cria-t-il, si tu as des entrailles, ne me repousse pas ! -Oh ! je t’aime ! je suis un misérable ! -Grâce ! si tu viens de l’enfer, j’y vais avec toi. +Oh ! je t’aime ! je suis un misérable ! +Grâce ! si tu viens de l’enfer, j’y vais avec toi. J’ai tout fait pour cela. Oh ! dis ! tu ne veux donc pas de moi ? Oh ! si tu voulais !... -Oh ! que nous pourrions être heureux ! -Le prêtre demeura quelques instants comme pétrifié, l’œil fixé sur sa main. +Oh ! que nous pourrions être heureux ! +Le prêtre demeura quelques instants comme pétrifié, l’œil fixé sur sa main. C’est pour demain, te dis-je. -Le gibet de la Grève, tu sais ? il est toujours prêt. +Le gibet de la Grève, tu sais ? il est toujours prêt. C’est horrible ! te voir marcher dans ce tombereau ! -Tu prendras le temps de m’aimer après que je t’aurai sauvée. -Tu me haïras aussi longtemps que tu voudras. +Tu prendras le temps de m’aimer après que je t’aurai sauvée. +Tu me haïras aussi longtemps que tu voudras. Demain ! demain ! le gibet ! ton supplice ! -Oh ! sauve-toi ! épargne-moi ! -Il lui prit le bras, il était égaré, il voulut l’entraîner. +Oh ! sauve-toi ! épargne-moi ! +Il lui prit le bras, il était égaré, il voulut l’entraîner. Elle attacha sur lui son œil fixe. Qu’est devenu mon Phœbus ? -Ah ! dit le prêtre en lui lâchant le bras, vous êtes sans pitié ! -Qu’est devenu Phœbus ? répéta-t-elle froidement. -Il est mort ! cria le prêtre. +Ah ! dit le prêtre en lui lâchant le bras, vous êtes sans pitié ! +Qu’est devenu Phœbus ? répéta-t-elle froidement. +Il est mort ! cria le prêtre. Mort ! dit-elle toujours glaciale et immobile ; alors que me parlez-vous de vivre ? -La lame est entrée très avant. -Je crois que j’ai touché le cœur avec la pointe. +La lame est entrée très avant. +Je crois que j’ai touché le cœur avec la pointe. Oh ! je vivais jusqu’au bout du poignard ! -Que notre sang à tous deux te fasse au front une tache éternelle ! -Être à toi, prêtre ! jamais ! jamais ! -Rien ne nous réunira, pas même l’enfer ! -Le prêtre avait trébuché à l’escalier. +Que notre sang à tous deux te fasse au front une tache éternelle ! +Être à toi, prêtre ! jamais ! jamais ! +Rien ne nous réunira, pas même l’enfer ! +Le prêtre avait trébuché à l’escalier. Elle lui sourit, elle le baise, elle lui parle. -Ce petit soulier, nous l’avons déjà dit, était pour elle l’univers. +Ce petit soulier, nous l’avons déjà dit, était pour elle l’univers. C’est donc fini ! Il me semble toujours que cela s’est fait hier ! Ma fille, ma fille ! qu’ont-ils fait de toi ? Seigneur, rendez-la-moi. -Son joli petit soulier, est-ce que vous n’en avez pas pitié, Seigneur ? -Pouvez-vous condamner une pauvre mère à ce supplice de quinze ans ? -Bonne Vierge, ayez pitié de moi ! +Son joli petit soulier, est-ce que vous n’en avez pas pitié, Seigneur ? +Pouvez-vous condamner une pauvre mère à ce supplice de quinze ans ? +Bonne Vierge, ayez pitié de moi ! Ma fille ! il me faut ma fille ! -Oh quelle misère ! dire que voilà son soulier, et que c’est tout ! -Cette douleur-là ne vieillit pas. +Oh quelle misère ! dire que voilà son soulier, et que c’est tout ! +Cette douleur-là ne vieillit pas. Les habits de deuil ont beau s’user et blanchir : le cœur reste noir. -En ce moment, de fraîches et joyeuses voix d’enfants passèrent devant la cellule. -Cette fois, au contraire, elle se dressa comme en sursaut, et écouta avidement. +En ce moment, de fraîches et joyeuses voix d’enfants passèrent devant la cellule. +Cette fois, au contraire, elle se dressa comme en sursaut, et écouta avidement. Il y avait quelque peuple alentour. -Le groupe rieur des enfants était déjà loin. -La sachette chercha des yeux un passant qu’elle pût interroger. +Le groupe rieur des enfants était déjà loin. +La sachette chercha des yeux un passant qu’elle pût interroger. Elle reconnut monsieur l’archidiacre de Josas, un saint homme. -Mon père, demanda-t-elle, qui va-t-on pendre là ? -Le prêtre la regarda et ne répondit pas ; elle répéta sa question. +Mon père, demanda-t-elle, qui va-t-on pendre là ? +Le prêtre la regarda et ne répondit pas ; elle répéta sa question. Alors il dit : — Je ne sais pas. -Je crois que oui, dit le prêtre. -Alors Paquette la Chantefleurie éclata d’un rire d’hyène. -Ma sœur, dit l’archidiacre, vous haïssez donc bien les égyptiennes ? -Elles m’ont dévoré ma petite fille ! mon enfant, mon unique enfant ! +Je crois que oui, dit le prêtre. +Alors Paquette la Chantefleurie éclata d’un rire d’hyène. +Ma sœur, dit l’archidiacre, vous haïssez donc bien les égyptiennes ? +Elles m’ont dévoré ma petite fille ! mon enfant, mon unique enfant ! Je n’ai plus de cœur. -Elles me l’ont mangé ! -Le prêtre la regardait froidement. -Sa tête tomba sur sa poitrine, et il s’éloigna lentement. -Merci, prêtre ! cria-t-elle. -Les hommes de cette espèce ont la vie dure. -Tout homme à sa place en eût fait autant. -Cela, du reste, n’avait apporté aucun trouble à l’instruction de l’affaire. -Pourvu que l’accusé fût pendu, c’est tout ce qu’il lui fallait. +Elles me l’ont mangé ! +Le prêtre la regardait froidement. +Sa tête tomba sur sa poitrine, et il s’éloigna lentement. +Merci, prêtre ! cria-t-elle. +Les hommes de cette espèce ont la vie dure. +Tout homme à sa place en eût fait autant. +Cela, du reste, n’avait apporté aucun trouble à l’instruction de l’affaire. +Pourvu que l’accusé fût pendu, c’est tout ce qu’il lui fallait. Or, les juges avaient assez de preuves contre la Esmeralda. -Ils avaient cru Phœbus mort, et tout avait été dit. -Après tout, il ne lui agréait nullement de comparaître en personne dans ce procès. +Ils avaient cru Phœbus mort, et tout avait été dit. +Après tout, il ne lui agréait nullement de comparaître en personne dans ce procès. Il sentait vaguement qu’il y ferait une mine ridicule. Au fond, il ne savait trop que penser de toute l’affaire. -Le capitaine en était tout penaud. +Le capitaine en était tout penaud. Le cœur du capitaine Phœbus, comme la physique d’alors, avait horreur du vide. -Elle était seule avec sa mère. -La noble damoiselle était elle-même plus charmante que jamais. -Quant aux reproches de Fleur-de-Lys, ils expirèrent en tendres roucoulements. -Qu’est-ce que vous êtes donc devenu depuis deux grands mois, méchant ? -Elle ne pouvait s’empêcher de sourire. +Elle était seule avec sa mère. +La noble damoiselle était elle-même plus charmante que jamais. +Quant aux reproches de Fleur-de-Lys, ils expirèrent en tendres roucoulements. +Qu’est-ce que vous êtes donc devenu depuis deux grands mois, méchant ? +Elle ne pouvait s’empêcher de sourire. C’est bon, c’est bon, monsieur. -Laissez là ma beauté, et répondez-moi. -Eh bien ! chère cousine, j’ai été rappelé à tenir garnison. -Phœbus était enchanté que la première question l’aidât à esquiver la seconde. -Mais c’est tout près, monsieur. -Comment n’être pas venu me voir une seule fois ? -Malade ! reprit-elle effrayée. -La pauvre enfant était toute bouleversée. -Oh ! ne vous effarouchez pas de cela, dit négligemment Phœbus, ce n’est rien. -Une querelle, un coup d’épée ; qu’est-ce que cela vous fait ? +Laissez là ma beauté, et répondez-moi. +Eh bien ! chère cousine, j’ai été rappelé à tenir garnison. +Phœbus était enchanté que la première question l’aidât à esquiver la seconde. +Mais c’est tout près, monsieur. +Comment n’être pas venu me voir une seule fois ? +Malade ! reprit-elle effrayée. +La pauvre enfant était toute bouleversée. +Oh ! ne vous effarouchez pas de cela, dit négligemment Phœbus, ce n’est rien. +Une querelle, un coup d’épée ; qu’est-ce que cela vous fait ? Oh ! vous ne dites pas ce que vous pensez en disant cela. -Qu’est-ce que ce coup d’épée ? +Qu’est-ce que ce coup d’épée ? Je veux tout savoir. -Elle n’était cependant pas complètement rassurée. -Pourvu que vous soyez bien tout à fait guéri, mon Phœbus ! dit-elle. -Je ne connais pas votre Mahé Fédy, mais c’est un vilain homme. -Et d’où venait cette querelle ? +Elle n’était cependant pas complètement rassurée. +Pourvu que vous soyez bien tout à fait guéri, mon Phœbus ! dit-elle. +Je ne connais pas votre Mahé Fédy, mais c’est un vilain homme. +Et d’où venait cette querelle ? Il lui fit cependant une ou deux questions. -Comment s’appelle cette sorcière ? -Je ne sais pas, répondit-elle. +Comment s’appelle cette sorcière ? +Je ne sais pas, répondit-elle. Et que dit-on qu’elle ait fait ? -Elle haussa encore cette fois ses blanches épaules. +Elle haussa encore cette fois ses blanches épaules. Je ne sais pas. -Autant vaudrait chercher à savoir le nom de chaque nuée du ciel. -Après tout, on peut être tranquille. -Voilà une grande cohue de populaire. -Il y en avait jusque sur les mâchicoulis de la Porte Saint-Antoine. -C’était bien beau. -Il y avait ceux à pennon et ceux à bannière. -Les deux amoureux n’écoutaient pas la respectable douairière. +Autant vaudrait chercher à savoir le nom de chaque nuée du ciel. +Après tout, on peut être tranquille. +Voilà une grande cohue de populaire. +Il y en avait jusque sur les mâchicoulis de la Porte Saint-Antoine. +C’était bien beau. +Il y avait ceux à pennon et ceux à bannière. +Les deux amoureux n’écoutaient pas la respectable douairière. Tous deux gardaient le silence. -Il se croyait peut-être lui-même en ce moment. -Elle regarda autour d’elle, et ne vit plus sa mère. -Mon Dieu ! dit-elle rouge et inquiète, j’ai bien chaud ! -Je crois en effet, répondit Phœbus, qu’il n’est pas loin de midi. -Le soleil est gênant. -Il n’y a qu’à fermer les rideaux. +Il se croyait peut-être lui-même en ce moment. +Elle regarda autour d’elle, et ne vit plus sa mère. +Mon Dieu ! dit-elle rouge et inquiète, j’ai bien chaud ! +Je crois en effet, répondit Phœbus, qu’il n’est pas loin de midi. +Le soleil est gênant. +Il n’y a qu’à fermer les rideaux. Non, non, cria la pauvre petite, j’ai besoin d’air au contraire. -Grâce à ce taillis de piques et d’arquebuses, le Parvis était vide. -La surface de cette cohue était grise, sale et terreuse. -De temps en temps quelque voix aigre et vibrante perçait la rumeur générale. -Mahiet Baliffre ! est-ce qu’on va la pendre là ? -Cela se fait toujours ici, à midi. -Si c’est la potence que tu veux, va-t’en à la Grève. -· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · — Dites donc, la Boucanbry ? est-il vrai qu’elle ait refusé un confesseur ? -Il paraît que oui, la Bechaigne. +Grâce à ce taillis de piques et d’arquebuses, le Parvis était vide. +La surface de cette cohue était grise, sale et terreuse. +De temps en temps quelque voix aigre et vibrante perçait la rumeur générale. +Mahiet Baliffre ! est-ce qu’on va la pendre là ? +Cela se fait toujours ici, à midi. +Si c’est la potence que tu veux, va-t’en à la Grève. +· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · — Dites donc, la Boucanbry ? est-il vrai qu’elle ait refusé un confesseur ? +Il paraît que oui, la Bechaigne. · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · — Monsieur, c’est l’usage. Je vous remercie, monsieur. -· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · — Oh ! mon Dieu ! disait Fleur-de-Lys, la pauvre créature ! -Cette pensée remplissait de douleur le regard qu’elle promenait sur la populace. -En ce moment midi sonna lentement à l’horloge de Notre-Dame. -Un murmure de satisfaction éclata dans la foule. +· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · — Oh ! mon Dieu ! disait Fleur-de-Lys, la pauvre créature ! +Cette pensée remplissait de douleur le regard qu’elle promenait sur la populace. +En ce moment midi sonna lentement à l’horloge de Notre-Dame. +Un murmure de satisfaction éclata dans la foule. Fleur-de-Lys mit ses mains sur ses yeux pour ne pas voir. Charmante, lui dit Phœbus, voulez-vous rentrer ? -Maître Jacques Charmolue paradait à leur tête. -À ses pieds il y avait une petite chèvre garrottée. -La condamnée retenait avec ses dents sa chemise mal attachée. -Hélas ! ce n’est pas pour de pareils frémissements que la pudeur est faite. -Jésus ! dit vivement Fleur-de-Lys au capitaine. -Regardez donc, beau cousin ! c’est cette vilaine bohémienne à la chèvre ! +Maître Jacques Charmolue paradait à leur tête. +À ses pieds il y avait une petite chèvre garrottée. +La condamnée retenait avec ses dents sa chemise mal attachée. +Hélas ! ce n’est pas pour de pareils frémissements que la pudeur est faite. +Jésus ! dit vivement Fleur-de-Lys au capitaine. +Regardez donc, beau cousin ! c’est cette vilaine bohémienne à la chèvre ! En parlant ainsi elle se retourna vers Phœbus. -Il avait les yeux fixés sur le tombereau. -Il était très pâle. -Quelle bohémienne à la chèvre ? dit-il en balbutiant. +Il avait les yeux fixés sur le tombereau. +Il était très pâle. +Quelle bohémienne à la chèvre ? dit-il en balbutiant. Comment ! reprit Fleur-de-Lys ; est-ce que vous ne vous souvenez pas ?... Phœbus l’interrompit. — Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Il fit un pas pour rentrer. -Qu’avez-vous ? dit-elle à Phœbus, on dirait que cette femme vous a troublé. -Phœbus s’efforça de ricaner. +Qu’avez-vous ? dit-elle à Phœbus, on dirait que cette femme vous a troublé. +Phœbus s’efforça de ricaner. Moi ! pas le moins du monde ! -Alors restez, reprit-elle impérieusement, et voyons jusqu’à la fin. +Alors restez, reprit-elle impérieusement, et voyons jusqu’à la fin. Force fut au malencontreux capitaine de demeurer. -Ce n’était que trop véritablement la Esmeralda. -Son regard était morne et fou. -Le tombereau était entré dans le Parvis. -Devant le portail central, il s’arrêta. -L’escorte se rangea en bataille des deux côtés. -Toute la nef était déserte. +Ce n’était que trop véritablement la Esmeralda. +Son regard était morne et fou. +Le tombereau était entré dans le Parvis. +Devant le portail central, il s’arrêta. +L’escorte se rangea en bataille des deux côtés. +Toute la nef était déserte. Non timebo millia populi circumdantis me : exsurge, Domine ; salvum me fac, Deus ! Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquæ usque ad animam meam. Infixus sum in limo profundi ; et non est substantia. -Le peuple écoutait avec recueillement. -La corde qu’elle avait au cou traînait derrière elle. -On eût dit un serpent qui la suivait. -Alors le chant s’interrompit dans l’église. -C’était en effet l’archidiacre. +Le peuple écoutait avec recueillement. +La corde qu’elle avait au cou traînait derrière elle. +On eût dit un serpent qui la suivait. +Alors le chant s’interrompit dans l’église. +C’était en effet l’archidiacre. L’archidiacre s’approcha d’elle lentement. -Elle le regarda fixement : — Va-t’en, démon ! ou je te dénonce. +Elle le regarda fixement : — Va-t’en, démon ! ou je te dénonce. Qu’as-tu fait de mon Phœbus ? -Il est mort, dit le prêtre. +Il est mort, dit le prêtre. Eh bien ! meurs, toi ! dit-il entre ses dents. Personne ne t’aura. -C’était la redoutable formule dont on avait coutume de clore ces sombres cérémonies. -C’était le signal convenu du prêtre au bourreau. +C’était la redoutable formule dont on avait coutume de clore ces sombres cérémonies. +C’était le signal convenu du prêtre au bourreau. Le peuple s’agenouilla. -Kyrie Eleïson, dirent les prêtres restés sous l’ogive du portail. +Kyrie Eleïson, dirent les prêtres restés sous l’ogive du portail. Amen, dit l’archidiacre. -La condamnée demeurait immobile à sa place, attendant qu’on disposât d’elle. +La condamnée demeurait immobile à sa place, attendant qu’on disposât d’elle. Phœbus ! cria-t-elle, mon Phœbus ! -Phœbus ! cria-t-elle éperdue, est-ce que tu le crois ? -Une pensée monstrueuse venait de lui apparaître. -Elle avait tout supporté jusque-là. -Mais ce dernier coup était trop rude. -Elle tomba sans mouvement sur le pavé. +Phœbus ! cria-t-elle éperdue, est-ce que tu le crois ? +Une pensée monstrueuse venait de lui apparaître. +Elle avait tout supporté jusque-là. +Mais ce dernier coup était trop rude. +Elle tomba sans mouvement sur le pavé. Allons, dit Charmolue, portez-la dans le tombereau, et finissons ! -Cette secousse fit revenir à elle la condamnée. -Charmolue resta stupéfait, et les bourreaux, et toute l’escorte. -En effet, dans l’enceinte de Notre-Dame, la condamnée était inviolable. -La cathédrale était un lieu de refuge. +Cette secousse fit revenir à elle la condamnée. +Charmolue resta stupéfait, et les bourreaux, et toute l’escorte. +En effet, dans l’enceinte de Notre-Dame, la condamnée était inviolable. +La cathédrale était un lieu de refuge. Toute justice humaine expirait sur le seuil. -Quasimodo s’était arrêté sous le grand portail. -Par moments, il avait l’air de n’oser la toucher, même du souffle. -La foule éclata de nouveau en applaudissements. -La galerie parcourue, il se replongea dans l’intérieur de l’église. +Quasimodo s’était arrêté sous le grand portail. +Par moments, il avait l’air de n’oser la toucher, même du souffle. +La foule éclata de nouveau en applaudissements. +La galerie parcourue, il se replongea dans l’intérieur de l’église. Et la foule applaudissait. -Il ne savait plus où il était, ce qu’il pensait, s’il rêvait. -Alors des idées affreuses se pressèrent dans son esprit. -Il revit clair dans son âme, et frissonna. -Cette pensée lui fit jaillir la sueur de tous les pores. -Il recommença à fuir. -Il courut ainsi à travers champs jusqu’au soir. -Sa raison y gisait, à peu près entièrement détruite. -Tout le reste était noir. -Le misérable était ainsi fait. -Il tenait à la vie. -Peut-être voyait-il réellement l’enfer derrière. +Il ne savait plus où il était, ce qu’il pensait, s’il rêvait. +Alors des idées affreuses se pressèrent dans son esprit. +Il revit clair dans son âme, et frissonna. +Cette pensée lui fit jaillir la sueur de tous les pores. +Il recommença à fuir. +Il courut ainsi à travers champs jusqu’au soir. +Sa raison y gisait, à peu près entièrement détruite. +Tout le reste était noir. +Le misérable était ainsi fait. +Il tenait à la vie. +Peut-être voyait-il réellement l’enfer derrière. Cependant le jour continuait de baisser. -L’être vivant qui existait encore en lui songea confusément au retour. -Il se dirigea de ce côté. -Le soleil était couché derrière la haute Tour de Nesle. -C’était l’instant du crépuscule. -Le ciel était blanc, l’eau de la rivière était blanche. -Çà et là des fenêtres commençaient à y scintiller comme des trous de braise. -Mais la vision était en lui. -Il avait des fracas étranges dans l’oreille. +L’être vivant qui existait encore en lui songea confusément au retour. +Il se dirigea de ce côté. +Le soleil était couché derrière la haute Tour de Nesle. +C’était l’instant du crépuscule. +Le ciel était blanc, l’eau de la rivière était blanche. +Çà et là des fenêtres commençaient à y scintiller comme des trous de braise. +Mais la vision était en lui. +Il avait des fracas étranges dans l’oreille. Des fantaisies extraordinaires lui troublaient l’esprit. Il crut entendre s’entre-heurter dans l’ombre le trousseau de squelettes de Montfaucon. -Elle est peut-être là, parmi eux ! -Éperdu, il ne sut où il allait. +Elle est peut-être là, parmi eux ! +Éperdu, il ne sut où il allait. Au bout de quelques pas, il se trouva sur le Pont Saint-Michel. -Il y avait une lumière à une fenêtre d’un rez-de-chaussée. -C’était quelque chose d’inintelligible et d’affreux. -Grève, aboye, Grève, grouille ! -File, file, ma quenouille, File sa corde au bourreau Qui siffle dans le préau. -Grève, aboye, Grève, grouille ! +Il y avait une lumière à une fenêtre d’un rez-de-chaussée. +C’était quelque chose d’inintelligible et d’affreux. +Grève, aboye, Grève, grouille ! +File, file, ma quenouille, File sa corde au bourreau Qui siffle dans le préau. +Grève, aboye, Grève, grouille ! La belle corde de chanvre ! -Semez d’Issy jusqu’à Vanvre Du chanvre et non pas du blé. -Le voleur n’a pas volé La belle corde de chanvre. -Grève, grouille, Grève, aboye ! -Grève, grouille, Grève, aboye ! -Là-dessus le jeune homme riait et caressait la fille. +Semez d’Issy jusqu’à Vanvre Du chanvre et non pas du blé. +Le voleur n’a pas volé La belle corde de chanvre. +Grève, grouille, Grève, aboye ! +Grève, grouille, Grève, aboye ! +Là-dessus le jeune homme riait et caressait la fille. Il continua de regarder. Autant ce spectacle qu’un autre. -Les bourgeois allument leurs chandelles et le bon Dieu ses étoiles. +Les bourgeois allument leurs chandelles et le bon Dieu ses étoiles. Cette belle plaisanterie fit rire la fille de joie, et Jehan sortit. -Heureusement la rue était sombre, et l’écolier était ivre. -Il avisa cependant l’archidiacre couché sur le pavé dans la boue. -Oh ! oh ! dit-il, en voilà un qui a mené joyeuse vie aujourd’hui. +Heureusement la rue était sombre, et l’écolier était ivre. +Il avisa cependant l’archidiacre couché sur le pavé dans la boue. +Oh ! oh ! dit-il, en voilà un qui a mené joyeuse vie aujourd’hui. Il remua du pied dom Claude, qui retenait son souffle. Allons, il est plein. -Une vraie sangsue détachée d’un tonneau. +Une vraie sangsue détachée d’un tonneau. Il est chauve, ajouta-t-il en se baissant ; c’est un vieillard ! -Cependant il se hasarda à regarder l’église. -La façade était sombre. -Le ciel derrière étincelait d’étoiles. -La porte du cloître était fermée. -Il s’en servit pour pénétrer dans l’église. -Il trouva dans l’église une obscurité et un silence de caverne. -Il se mit à fuir à travers l’église. -Il fut un moment soulagé. -Il y courut comme à une étoile. -En ce moment l’horloge éleva sa voix grêle et fêlée. -Le prêtre pensa à midi. +Cependant il se hasarda à regarder l’église. +La façade était sombre. +Le ciel derrière étincelait d’étoiles. +La porte du cloître était fermée. +Il s’en servit pour pénétrer dans l’église. +Il trouva dans l’église une obscurité et un silence de caverne. +Il se mit à fuir à travers l’église. +Il fut un moment soulagé. +Il y courut comme à une étoile. +En ce moment l’horloge éleva sa voix grêle et fêlée. +Le prêtre pensa à midi. Il eut la force de regarder. -Elle était pâle, elle était sombre. -Ses cheveux tombaient sur ses épaules comme le matin. -Mais plus de corde au cou, plus de mains attachées. -Elle était libre, elle était morte. -Elle était vêtue de blanc et avait un voile blanc sur la tête. +Elle était pâle, elle était sombre. +Ses cheveux tombaient sur ses épaules comme le matin. +Mais plus de corde au cou, plus de mains attachées. +Elle était libre, elle était morte. +Elle était vêtue de blanc et avait un voile blanc sur la tête. Elle venait vers lui, lentement, en regardant le ciel. -La chèvre surnaturelle la suivait. +La chèvre surnaturelle la suivait. Il se sentait de pierre et trop lourd pour fuir. -Il rentra ainsi sous la voûte obscure de l’escalier. -Tout criminel qui y abordait était sauvé. +Il rentra ainsi sous la voûte obscure de l’escalier. +Tout criminel qui y abordait était sauvé. Louis 11 fit Paris asile en mille quatre cent soixante-sept. Un pas hors du sanctuaire, il retombait dans le flot. -Là était l’énormité. -Les églises avaient d’ordinaire une logette préparée pour recevoir les suppliants. +Là était l’énormité. +Les églises avaient d’ordinaire une logette préparée pour recevoir les suppliants. Elle n’osait le regarder et se laissait aller. -Ses pensées se réveillèrent aussi, et lui revinrent une à une. -Elle lui dit : — Pourquoi m’avez-vous sauvée ? -Il la regarda avec anxiété comme cherchant à deviner ce qu’elle lui disait. -Elle répéta sa question. -Alors il lui jeta un coup d’œil profondément triste, et s’enfuit. -Quelques moments après il revint, apportant un paquet qu’il jeta à ses pieds. -Alors elle abaissa ses yeux sur elle-même, se vit presque nue, et rougit. -Quasimodo parut éprouver quelque chose de cette pudeur. -Elle se hâta de se vêtir. -C’était une robe blanche avec un voile blanc. -Un habit de novice de l’Hôtel-Dieu. -Elle achevait à peine qu’elle vit revenir Quasimodo. +Ses pensées se réveillèrent aussi, et lui revinrent une à une. +Elle lui dit : — Pourquoi m’avez-vous sauvée ? +Il la regarda avec anxiété comme cherchant à deviner ce qu’elle lui disait. +Elle répéta sa question. +Alors il lui jeta un coup d’œil profondément triste, et s’enfuit. +Quelques moments après il revint, apportant un paquet qu’il jeta à ses pieds. +Alors elle abaissa ses yeux sur elle-même, se vit presque nue, et rougit. +Quasimodo parut éprouver quelque chose de cette pudeur. +Elle se hâta de se vêtir. +C’était une robe blanche avec un voile blanc. +Un habit de novice de l’Hôtel-Dieu. +Elle achevait à peine qu’elle vit revenir Quasimodo. Il portait un panier sous un bras et un matelas sous l’autre. Il y avait dans le panier une bouteille, du pain, et quelques provisions. -Le pauvre diable était vraiment horrible. -Elle baissa la tête avec un tressaillement d’effroi. +Le pauvre diable était vraiment horrible. +Elle baissa la tête avec un tressaillement d’effroi. Alors il lui dit : — Je vous fais peur. Je suis bien laid, n’est-ce pas ? Ne me regardez point. -Mais ne sortez de l’église ni jour ni nuit. +Mais ne sortez de l’église ni jour ni nuit. On vous tuerait et je mourrais. -Émue, elle leva la tête pour lui répondre. +Émue, elle leva la tête pour lui répondre. Puis, elle examina sa cellule. Elle tressaillit (tout l’effrayait maintenant), et regarda. -L’égyptienne la couvrit de baisers. — Oh ! -Djali, disait-elle, comme je t’ai oubliée ! -Tu songes donc toujours à moi ! -Le lendemain matin, elle s’aperçut en s’éveillant qu’elle avait dormi. -Cette chose singulière l’étonna. -Il y avait si longtemps qu’elle était déshabituée du sommeil. +L’égyptienne la couvrit de baisers. — Oh ! +Djali, disait-elle, comme je t’ai oubliée ! +Tu songes donc toujours à moi ! +Le lendemain matin, elle s’aperçut en s’éveillant qu’elle avait dormi. +Cette chose singulière l’étonna. +Il y avait si longtemps qu’elle était déshabituée du sommeil. Je suis votre ami. -J’étais venu vous voir dormir. +J’étais venu vous voir dormir. Maintenant je vais m’en aller. -Tenez, je me suis mis derrière le mur. +Tenez, je me suis mis derrière le mur. Vous pouvez rouvrir les yeux. -L’égyptienne touchée ouvrit les yeux. -Il n’était plus en effet à la lucarne. -Mais il continuait de s’éloigner. -En se sentant touché par elle, Quasimodo trembla de tous ses membres. -À chaque moment, elle découvrait en Quasimodo quelque difformité de plus. -Elle ne pouvait comprendre qu’un être si gauchement ébauché existât. +L’égyptienne touchée ouvrit les yeux. +Il n’était plus en effet à la lucarne. +Mais il continuait de s’éloigner. +En se sentant touché par elle, Quasimodo trembla de tous ses membres. +À chaque moment, elle découvrait en Quasimodo quelque difformité de plus. +Elle ne pouvait comprendre qu’un être si gauchement ébauché existât. Il rompit le premier ce silence. — Vous me disiez donc de revenir ? -Elle fit un signe de tête affirmatif, en disant : — Oui. -Pauvre homme ! s’écria la bohémienne avec une expression de bienveillante pitié. +Elle fit un signe de tête affirmatif, en disant : — Oui. +Pauvre homme ! s’écria la bohémienne avec une expression de bienveillante pitié. Oui, je suis sourd. C’est comme cela que je suis fait. C’est horrible, n’est-il pas vrai ? -Vous êtes si belle, vous ! +Vous êtes si belle, vous ! D’ailleurs il ne l’aurait pas entendue. -Jamais je n’ai vu ma laideur comme à présent. +Jamais je n’ai vu ma laideur comme à présent. Il continua : — Oui, je suis sourd. Mais vous me parlerez par gestes, par signes. -J’ai un maître qui cause avec moi de cette façon. -Eh bien ! reprit-elle en souriant, dites-moi pourquoi vous m’avez sauvée. +J’ai un maître qui cause avec moi de cette façon. +Eh bien ! reprit-elle en souriant, dites-moi pourquoi vous m’avez sauvée. Il la regarda attentivement tandis qu’elle parlait. -J’ai compris, répondit-il. -Vous me demandez pourquoi je vous ai sauvée. -Vous avez oublié ce misérable ; lui, il s’est souvenu. -Elle l’écoutait avec un attendrissement profond. +J’ai compris, répondit-il. +Vous me demandez pourquoi je vous ai sauvée. +Vous avez oublié ce misérable ; lui, il s’est souvenu. +Elle l’écoutait avec un attendrissement profond. Une larme roulait dans l’œil du sonneur, mais elle n’en tomba pas. -Il parut mettre une sorte de point d’honneur à la dévorer. +Il parut mettre une sorte de point d’honneur à la dévorer. Alors il se leva. Elle lui fit signe de rester. Non, non, dit-il. Je ne dois pas rester trop longtemps. -Je ne suis pas à mon aise quand vous me regardez. -C’est par pitié que vous ne détournez pas les yeux. -Je vais quelque part d’où je vous verrai sans que vous me voyiez. -J’entends ce bruit-là. -Il déposa le sifflet à terre et s’enfuit. -Les jours se succédèrent. -Le calme revenait peu à peu dans l’âme de la Esmeralda. -Le cœur de l’homme ne peut rester longtemps dans une extrémité. -Avec la sécurité l’espérance lui était revenue. -Elle était comme une morte qui tiendrait en réserve une clef de son tombeau. -Et puis, Phœbus vivait, elle en était sûre, elle l’avait vu. -La vie de Phœbus, c’était tout. +Je ne suis pas à mon aise quand vous me regardez. +C’est par pitié que vous ne détournez pas les yeux. +Je vais quelque part d’où je vous verrai sans que vous me voyiez. +J’entends ce bruit-là. +Il déposa le sifflet à terre et s’enfuit. +Les jours se succédèrent. +Le calme revenait peu à peu dans l’âme de la Esmeralda. +Le cœur de l’homme ne peut rester longtemps dans une extrémité. +Avec la sécurité l’espérance lui était revenue. +Elle était comme une morte qui tiendrait en réserve une clef de son tombeau. +Et puis, Phœbus vivait, elle en était sûre, elle l’avait vu. +La vie de Phœbus, c’était tout. Sans doute la Esmeralda ne songeait pas au capitaine sans amertume. -Toute la faute était à elle. -Elle aurait dû se laisser arracher les ongles plutôt qu’une telle parole. +Toute la faute était à elle. +Elle aurait dû se laisser arracher les ongles plutôt qu’une telle parole. Elle n’en doutait pas. -C’était sa sœur sans doute. -Ne le lui avait-il pas juré ? -Que lui fallait-il de plus, naïve et crédule qu’elle était ? -Les cloches surtout la berçaient. -Aussi chaque soleil levant la trouvait plus apaisée, respirant mieux, moins pâle. -La malheureuse ! elle était plus hors du monde que Quasimodo ! -Elle ne comprenait rien à l’étrange ami que le hasard lui avait donné. -Il était trop laid. -Elle avait laissé à terre le sifflet qu’il lui avait donné. -Cela n’empêcha pas Quasimodo de reparaître de temps en temps les premiers jours. -Une fois, il survint au moment où elle caressait Djali. -Je voudrais être tout à fait une bête, comme cette chèvre. -Elle leva sur lui un regard étonné. -On eût dit qu’il entendait sa chanson dans ses yeux. -Quasimodo était là, derrière elle. +C’était sa sœur sans doute. +Ne le lui avait-il pas juré ? +Que lui fallait-il de plus, naïve et crédule qu’elle était ? +Les cloches surtout la berçaient. +Aussi chaque soleil levant la trouvait plus apaisée, respirant mieux, moins pâle. +La malheureuse ! elle était plus hors du monde que Quasimodo ! +Elle ne comprenait rien à l’étrange ami que le hasard lui avait donné. +Il était trop laid. +Elle avait laissé à terre le sifflet qu’il lui avait donné. +Cela n’empêcha pas Quasimodo de reparaître de temps en temps les premiers jours. +Une fois, il survint au moment où elle caressait Djali. +Je voudrais être tout à fait une bête, comme cette chèvre. +Elle leva sur lui un regard étonné. +On eût dit qu’il entendait sa chanson dans ses yeux. +Quasimodo était là, derrière elle. Du reste, l’officier n’entendait pas la malheureuse qui l’appelait. -Il était trop loin. +Il était trop loin. Mais le pauvre sourd entendait, lui. Un soupir profond souleva sa poitrine. -L’égyptienne ne faisait aucune attention à lui. -Il disait à voix basse en grinçant des dents : — Damnation ! +L’égyptienne ne faisait aucune attention à lui. +Il disait à voix basse en grinçant des dents : — Damnation ! Le sourd la regardait. Il comprenait cette pantomime. -Tout à coup il la tira doucement par le bord de sa manche. +Tout à coup il la tira doucement par le bord de sa manche. Il avait pris un air tranquille. Il lui dit : — Voulez-vous que je vous l’aille chercher ? Le capitaine venait d’y entrer. -Il leva son regard vers le toit de l’église. -La Esmeralda y était toujours à la même place, dans la même posture. -Il lui fit un triste signe de tête. +Il leva son regard vers le toit de l’église. +La Esmeralda y était toujours à la même place, dans la même posture. +Il lui fit un triste signe de tête. Quasimodo vit entrer beaucoup de monde et ne vit sortir personne. De temps en temps il regardait vers le toit. -L’égyptienne ne bougeait pas plus que lui. +L’égyptienne ne bougeait pas plus que lui. Enfin la nuit vint ; une nuit sans lune, une nuit obscure. Quasimodo eut beau fixer son regard sur la Esmeralda. -Bientôt ce ne fut plus qu’une blancheur dans le crépuscule ; puis rien. -Tout s’effaça, tout était noir. -Car il resta toute la soirée à son poste. +Bientôt ce ne fut plus qu’une blancheur dans le crépuscule ; puis rien. +Tout s’effaça, tout était noir. +Car il resta toute la soirée à son poste. L’officier ne sortait pas. Il n’y avait pas alors de luminaire dans le Parvis de Notre-Dame. -Cependant les fenêtres du logis Gondelaurier étaient restées éclairées, même après minuit. -Vers une heure du matin, les conviés commencèrent à se retirer. -Quasimodo enveloppé de ténèbres les regardait tous passer sous le porche éclairé de flambeaux. -Aucun n’était le capitaine. -Il était plein de pensées tristes. +Cependant les fenêtres du logis Gondelaurier étaient restées éclairées, même après minuit. +Vers une heure du matin, les conviés commencèrent à se retirer. +Quasimodo enveloppé de ténèbres les regardait tous passer sous le porche éclairé de flambeaux. +Aucun n’était le capitaine. +Il était plein de pensées tristes. Par moments il regardait en l’air, comme ceux qui s’ennuient. -On eût dit les toiles d’araignée de la voûte du ciel. -C’était un homme et une femme. -Il contemplait ce bonheur, cette beauté avec amertume. -Cependant leur entretien devenait de plus en plus animé. +On eût dit les toiles d’araignée de la voûte du ciel. +C’était un homme et une femme. +Il contemplait ce bonheur, cette beauté avec amertume. +Cependant leur entretien devenait de plus en plus animé. La jeune dame paraissait supplier l’officier de ne rien lui demander de plus. -Le capitaine s’arrêta. -Holà ! maître, veux-tu bien laisser la bride de mon cheval ? -Capitaine, répondit le sourd, ne me demandez-vous pas qui ? -Je te dis de lâcher mon cheval, repartit Phœbus impatienté. -Que veut ce drôle qui se pend au chanfrein de mon destrier ? +Le capitaine s’arrêta. +Holà ! maître, veux-tu bien laisser la bride de mon cheval ? +Capitaine, répondit le sourd, ne me demandez-vous pas qui ? +Je te dis de lâcher mon cheval, repartit Phœbus impatienté. +Que veut ce drôle qui se pend au chanfrein de mon destrier ? Est-ce que tu prends mon cheval pour une potence ? Il ajouta avec effort : — Une femme qui vous aime. -L’égyptienne ! s’écria-t-il presque effrayé. -Or çà, viens-tu de l’autre monde ? -Et il mit sa main sur la poignée de sa dague. -Vite, vite, dit le sourd cherchant à entraîner le cheval. -Phœbus lui asséna un vigoureux coup de botte dans la poitrine. -L’œil de Quasimodo étincela. +L’égyptienne ! s’écria-t-il presque effrayé. +Or çà, viens-tu de l’autre monde ? +Et il mit sa main sur la poignée de sa dague. +Vite, vite, dit le sourd cherchant à entraîner le cheval. +Phœbus lui asséna un vigoureux coup de botte dans la poitrine. +L’œil de Quasimodo étincela. Il fit un mouvement pour se jeter sur le capitaine. -Il appuya sur le mot quelqu’un, et lâchant la bride du cheval : — Allez-vous-en ! +Il appuya sur le mot quelqu’un, et lâchant la bride du cheval : — Allez-vous-en ! Phœbus piqua des deux en jurant. Il rentra dans Notre-Dame, alluma sa lampe et remonta dans la tour. -Comme il l’avait pensé, la bohémienne était toujours à la même place. +Comme il l’avait pensé, la bohémienne était toujours à la même place. Je n’ai pu le retrouver, dit froidement Quasimodo. Il fallait l’attendre toute la nuit ! reprit-elle avec emportement. Va-t’en ! lui dit-elle. -Elle était mécontente de lui. -Il avait mieux aimé être maltraité par elle que de l’affliger. -Il avait gardé toute la douleur pour lui. -À dater de ce jour, l’égyptienne ne le vit plus. -Il cessa de venir à sa cellule. -Mais dès qu’elle l’apercevait, il disparaissait. -Au fond du cœur, elle lui en savait gré. -Au reste, Quasimodo ne se faisait pas illusion à cet égard. -Ses provisions étaient renouvelées par une main invisible pendant son sommeil. -Un matin, elle trouva sur sa fenêtre une cage d’oiseaux. +Elle était mécontente de lui. +Il avait mieux aimé être maltraité par elle que de l’affliger. +Il avait gardé toute la douleur pour lui. +À dater de ce jour, l’égyptienne ne le vit plus. +Il cessa de venir à sa cellule. +Mais dès qu’elle l’apercevait, il disparaissait. +Au fond du cœur, elle lui en savait gré. +Au reste, Quasimodo ne se faisait pas illusion à cet égard. +Ses provisions étaient renouvelées par une main invisible pendant son sommeil. +Un matin, elle trouva sur sa fenêtre une cage d’oiseaux. Il y avait au-dessus de sa cellule une sculpture qui lui faisait peur. -Elle l’avait témoigné plus d’une fois devant Quasimodo. -On l’avait brisée. -Celui qui avait grimpé jusqu’à cette sculpture avait dû risquer sa vie. -C’étaient des vers sans rime, comme un sourd en peut faire. +Elle l’avait témoigné plus d’une fois devant Quasimodo. +On l’avait brisée. +Celui qui avait grimpé jusqu’à cette sculpture avait dû risquer sa vie. +C’étaient des vers sans rime, comme un sourd en peut faire. Ne regarde pas la figure, Jeune fille, regarde le cœur. Le cœur d’un beau jeune homme est souvent difforme. -Il y a des cœurs où l’amour ne se conserve pas. -Hélas ! à quoi bon dire cela ? -L’un était un vase de cristal fort beau et fort brillant, mais fêlé. -Ce jour-là, elle n’entendit pas la voix de la tour chanter. -Elle s’en soucia médiocrement. -Elle avait du reste tout à fait cessé de voir, cessé d’entendre Quasimodo. -Le pauvre sonneur semblait avoir disparu de l’église. -C’était Quasimodo qui dormait là sur la pierre. -Quand il apprit cela, il ne sut ce qu’il en éprouvait. -Il s’était arrangé de la mort de la Esmeralda. -Et Claude était las de tout cela. -Quand il sut cette nouvelle, il s’enferma dans sa cellule du cloître. -Il ne parut ni aux conférences capitulaires, ni aux offices. -Il ferma sa porte à tous, même à l’évêque. -Il resta muré de cette sorte plusieurs semaines. +Il y a des cœurs où l’amour ne se conserve pas. +Hélas ! à quoi bon dire cela ? +L’un était un vase de cristal fort beau et fort brillant, mais fêlé. +Ce jour-là, elle n’entendit pas la voix de la tour chanter. +Elle s’en soucia médiocrement. +Elle avait du reste tout à fait cessé de voir, cessé d’entendre Quasimodo. +Le pauvre sonneur semblait avoir disparu de l’église. +C’était Quasimodo qui dormait là sur la pierre. +Quand il apprit cela, il ne sut ce qu’il en éprouvait. +Il s’était arrangé de la mort de la Esmeralda. +Et Claude était las de tout cela. +Quand il sut cette nouvelle, il s’enferma dans sa cellule du cloître. +Il ne parut ni aux conférences capitulaires, ni aux offices. +Il ferma sa porte à tous, même à l’évêque. +Il resta muré de cette sorte plusieurs semaines. On le crut malade. -Il l’était en effet. -Que faisait-il ainsi enfermé ? -Sous quelles pensées l’infortuné se débattait-il ? -Livrait-il une dernière lutte à sa redoutable passion ? +Il l’était en effet. +Que faisait-il ainsi enfermé ? +Sous quelles pensées l’infortuné se débattait-il ? +Livrait-il une dernière lutte à sa redoutable passion ? Combinait-il un dernier plan de mort pour elle et de perdition pour lui ? Claude n’ouvrit pas. -Il passait des journées entières la face collée aux vitres de sa fenêtre. -Il se demandait quel motif avait pu pousser Quasimodo à la sauver. -Il se défiait de la singularité des femmes. -Ses nuits étaient affreuses. -Elle avait un sommeil léger et inquiet, un sommeil d’oiseau. -Un rien la réveillait. +Il passait des journées entières la face collée aux vitres de sa fenêtre. +Il se demandait quel motif avait pu pousser Quasimodo à la sauver. +Il se défiait de la singularité des femmes. +Ses nuits étaient affreuses. +Elle avait un sommeil léger et inquiet, un sommeil d’oiseau. +Un rien la réveillait. Elle ouvrit les yeux. -La nuit était très noire. -Cependant elle vit à sa lucarne une figure qui la regardait. -Il y avait une lampe qui éclairait cette apparition. -Néanmoins la jeune fille avait eu le temps de l’entrevoir. -Ses paupières se refermèrent de terreur. — Oh ! dit-elle d’une voix éteinte, le prêtre ! -Tout son malheur passé lui revint comme dans un éclair. -Elle retomba sur son lit, glacée. -Le prêtre venait de se glisser près d’elle. +La nuit était très noire. +Cependant elle vit à sa lucarne une figure qui la regardait. +Il y avait une lampe qui éclairait cette apparition. +Néanmoins la jeune fille avait eu le temps de l’entrevoir. +Ses paupières se refermèrent de terreur. — Oh ! dit-elle d’une voix éteinte, le prêtre ! +Tout son malheur passé lui revint comme dans un éclair. +Elle retomba sur son lit, glacée. +Le prêtre venait de se glisser près d’elle. Il l’entourait de ses deux bras. Elle voulut crier, et ne put. -Grâce ! grâce ! murmura le prêtre en lui imprimant ses lèvres sur les épaules. -Grâce ! répétait l’infortuné. -Et il arrêta ses deux bras avec une force surhumaine. -Éperdue : — Lâche-moi, lui dit-elle, ou je te crache au visage ! -Il la lâcha. — Avilis-moi, frappe-moi, sois méchante ! fais ce que tu voudras ! -Mais grâce ! aime-moi ! +Grâce ! grâce ! murmura le prêtre en lui imprimant ses lèvres sur les épaules. +Grâce ! répétait l’infortuné. +Et il arrêta ses deux bras avec une force surhumaine. +Éperdue : — Lâche-moi, lui dit-elle, ou je te crache au visage ! +Il la lâcha. — Avilis-moi, frappe-moi, sois méchante ! fais ce que tu voudras ! +Mais grâce ! aime-moi ! Alors elle le frappa avec une fureur d’enfant. -Elle raidissait ses belles mains pour lui meurtrir la face. — Va-t’en, démon ! -Elle était subjuguée, palpitante, brisée, entre ses bras, à sa discrétion. -Elle sentait une main lascive s’égarer sur elle. -Djali seule était éveillée, et bêlait avec angoisse. -Tais-toi ! disait le prêtre haletant. -C’était le sifflet de Quasimodo. -Le sifflet rendit un son clair, aigu, perçant. -Qu’est-ce que cela ? dit le prêtre. -Le prêtre crut apercevoir la forme de Quasimodo. -Il supposa que ce ne pouvait être que lui. +Elle raidissait ses belles mains pour lui meurtrir la face. — Va-t’en, démon ! +Elle était subjuguée, palpitante, brisée, entre ses bras, à sa discrétion. +Elle sentait une main lascive s’égarer sur elle. +Djali seule était éveillée, et bêlait avec angoisse. +Tais-toi ! disait le prêtre haletant. +C’était le sifflet de Quasimodo. +Le sifflet rendit un son clair, aigu, perçant. +Qu’est-ce que cela ? dit le prêtre. +Le prêtre crut apercevoir la forme de Quasimodo. +Il supposa que ce ne pouvait être que lui. Il se jeta sur le bras qui tenait le coutelas en criant : — Quasimodo ! -Il oubliait, en ce moment de détresse, que Quasimodo était sourd. -À l’empreinte anguleuse de ce genou, il reconnut Quasimodo. -Le coutelas se rapprochait de sa tête. -Le moment était critique. -C’était en effet la voix de Quasimodo. -C’est là qu’il devait mourir. +Il oubliait, en ce moment de détresse, que Quasimodo était sourd. +À l’empreinte anguleuse de ce genou, il reconnut Quasimodo. +Le coutelas se rapprochait de sa tête. +Le moment était critique. +C’était en effet la voix de Quasimodo. +C’est là qu’il devait mourir. Heureusement pour lui, la lune venait de se lever depuis quelques instants. -C’était maintenant le prêtre qui menaçait, Quasimodo qui suppliait. -En parlant ainsi, il présentait au prêtre son coutelas. +C’était maintenant le prêtre qui menaçait, Quasimodo qui suppliait. +En parlant ainsi, il présentait au prêtre son coutelas. Elle tenait la lame haute. -Le prêtre demeura indécis. -Elle eût certainement frappé. — Tu n’oserais plus approcher, lâche ! lui cria-t-elle. +Le prêtre demeura indécis. +Elle eût certainement frappé. — Tu n’oserais plus approcher, lâche ! lui cria-t-elle. Puis il la laissa seule. Son horizon redevenait sinistre. -De son côté, le prêtre était rentré à tâtons dans sa cellule. -C’en était fait. -Dom Claude était jaloux de Quasimodo ! -Il répéta d’un air pensif sa fatale parole : Personne ne l’aura ! -Mais il n’avait pas même la tentation d’y aller voir. -Il songeait quelquefois à la petite chèvre, et c’était tout. -Gringoire en examinait dévotement les sculptures extérieures. -Tout à coup, il sent une main se poser gravement sur son épaule. -C’était son ancien ami, son ancien maître, Monsieur l’archidiacre. -Ma santé ? répondit Gringoire. -Hé ! hé ! on en peut dire ceci et cela. +De son côté, le prêtre était rentré à tâtons dans sa cellule. +C’en était fait. +Dom Claude était jaloux de Quasimodo ! +Il répéta d’un air pensif sa fatale parole : Personne ne l’aura ! +Mais il n’avait pas même la tentation d’y aller voir. +Il songeait quelquefois à la petite chèvre, et c’était tout. +Gringoire en examinait dévotement les sculptures extérieures. +Tout à coup, il sent une main se poser gravement sur son épaule. +C’était son ancien ami, son ancien maître, Monsieur l’archidiacre. +Ma santé ? répondit Gringoire. +Hé ! hé ! on en peut dire ceci et cela. Toutefois l’ensemble est bon. Je ne prends trop de rien. Et que faites-vous maintenant ? -Vous le voyez, mon maître. -C’est le paradis ! s’écria Gringoire. -Autour de quel chapiteau avez-vous vu feuilles plus tendres et mieux caressées du ciseau ? +Vous le voyez, mon maître. +C’est le paradis ! s’écria Gringoire. +Autour de quel chapiteau avez-vous vu feuilles plus tendres et mieux caressées du ciseau ? Voici trois rondes-bosses de Jean Maillevin. -Ce ne sont pas les plus belles œuvres de ce grand génie. -Si fait ! dit le prêtre. +Ce ne sont pas les plus belles œuvres de ce grand génie. +Si fait ! dit le prêtre. C’est touffu comme un cœur de chou ! -Dom Claude l’interrompit : — Vous êtes donc heureux ? -Gringoire répondit avec feu : — En honneur, oui ! -J’ai d’abord aimé des femmes, puis des bêtes. +Dom Claude l’interrompit : — Vous êtes donc heureux ? +Gringoire répondit avec feu : — En honneur, oui ! +J’ai d’abord aimé des femmes, puis des bêtes. Maintenant j’aime des pierres. -Le prêtre mit sa main sur son front. -C’était son geste habituel. — En vérité ! -Toutes les marches sont par-dessous délardées. -Et vous ne désirez rien ? +Le prêtre mit sa main sur son front. +C’était son geste habituel. — En vérité ! +Toutes les marches sont par-dessous délardées. +Et vous ne désirez rien ? Et vous ne regrettez rien ? -Ni regret ni désir. -J’ai arrangé ma vie. -Ce qu’arrangent les hommes, dit Claude, les choses le dérangent. -Je suis un philosophe pyrrhonien, répondit Gringoire, et je tiens tout en équilibre. +Ni regret ni désir. +J’ai arrangé ma vie. +Ce qu’arrangent les hommes, dit Claude, les choses le dérangent. +Je suis un philosophe pyrrhonien, répondit Gringoire, et je tiens tout en équilibre. Et comment la gagnez-vous, votre vie ? Porter des pyramides de chaises sur mes dents. -Le métier est grossier pour un philosophe. -C’est encore de l’équilibre, dit Gringoire. -Quand on a une pensée, on la retrouve en tout. -Je le sais, répondit l’archidiacre. -Après un silence, le prêtre reprit : — Vous êtes néanmoins assez misérable ? -Misérable, oui ; malheureux, non. -La cavalcade était brillante et résonnait sur le pavé. -Comme vous regardez cet officier ! dit Gringoire à l’archidiacre. -C’est que je crois le reconnaître. +Le métier est grossier pour un philosophe. +C’est encore de l’équilibre, dit Gringoire. +Quand on a une pensée, on la retrouve en tout. +Je le sais, répondit l’archidiacre. +Après un silence, le prêtre reprit : — Vous êtes néanmoins assez misérable ? +Misérable, oui ; malheureux, non. +La cavalcade était brillante et résonnait sur le pavé. +Comme vous regardez cet officier ! dit Gringoire à l’archidiacre. +C’est que je crois le reconnaître. Comment le nommez-vous ? -Je crois, dit Claude, qu’il s’appelle Phœbus de Châteaupers. -Phœbus ! un nom de curiosité ! +Je crois, dit Claude, qu’il s’appelle Phœbus de Châteaupers. +Phœbus ! un nom de curiosité ! Il y a aussi Phœbus, comte de Foix. J’ai souvenir d’avoir connu une fille qui ne jurait que par Phœbus. -Venez-vous-en, dit le prêtre. -J’ai quelque chose à vous dire. -Il se mit à marcher. -Ils arrivèrent en silence jusqu’à la rue des Bernardins qui était assez déserte. -Dom Claude s’y arrêta. -Qu’avez-vous à me dire, mon maître ? lui demanda Gringoire. -Mieux valent la philosophie et l’indépendance en guenilles. -J’aime mieux être tête de mouche que queue de lion. -Cela est singulier, dit le prêtre rêveur. -Une belle livrée est pourtant belle. -Pierre Gringoire, dit l’archidiacre, qu’avez-vous fait de cette petite danseuse égyptienne ? +Venez-vous-en, dit le prêtre. +J’ai quelque chose à vous dire. +Il se mit à marcher. +Ils arrivèrent en silence jusqu’à la rue des Bernardins qui était assez déserte. +Dom Claude s’y arrêta. +Qu’avez-vous à me dire, mon maître ? lui demanda Gringoire. +Mieux valent la philosophie et l’indépendance en guenilles. +J’aime mieux être tête de mouche que queue de lion. +Cela est singulier, dit le prêtre rêveur. +Une belle livrée est pourtant belle. +Pierre Gringoire, dit l’archidiacre, qu’avez-vous fait de cette petite danseuse égyptienne ? Vous changez bien brusquement de conversation. -N’était-elle pas votre femme ? -Oui, au moyen d’une cruche cassée. +N’était-elle pas votre femme ? +Oui, au moyen d’une cruche cassée. Et vous, vous n’y pensez plus ? Peu. — J’ai tant de choses !... -Mon Dieu, que la petite chèvre était jolie ! -Cette bohémienne ne vous avait-elle pas sauvé la vie ? +Mon Dieu, que la petite chèvre était jolie ! +Cette bohémienne ne vous avait-elle pas sauvé la vie ? C’est pardieu vrai. Eh bien ! qu’est-elle devenue ? qu’en avez-vous fait ? Je ne vous dirai pas. Je crois qu’ils l’ont pendue. -Je ne suis pas sûr. -C’est là tout ce que vous en savez ? -Elle est en effet réfugiée dans Notre-Dame. -Il y a arrêt du parlement. -Voilà qui est fâcheux, dit Gringoire. -Le prêtre, en un clin d’œil, était redevenu froid et calme. +Je ne suis pas sûr. +C’est là tout ce que vous en savez ? +Elle est en effet réfugiée dans Notre-Dame. +Il y a arrêt du parlement. +Voilà qui est fâcheux, dit Gringoire. +Le prêtre, en un clin d’œil, était redevenu froid et calme. Est-ce qu’on ne pouvait pas laisser le parlement tranquille ? -Il y a des satans dans le monde, répondit l’archidiacre. -Cela est diablement mal emmanché, observa Gringoire. -L’archidiacre reprit après un silence : — Donc, elle vous a sauvé la vie ? +Il y a des satans dans le monde, répondit l’archidiacre. +Cela est diablement mal emmanché, observa Gringoire. +L’archidiacre reprit après un silence : — Donc, elle vous a sauvé la vie ? Chez mes bons amis les truandiers. -Un peu plus, un peu moins, j’étais pendu. -Ils en seraient fâchés aujourd’hui. +Un peu plus, un peu moins, j’étais pendu. +Ils en seraient fâchés aujourd’hui. Est-ce que vous ne voulez rien faire pour elle ? Je ne demande pas mieux, dom Claude. Mais si je vais m’entortiller une vilaine affaire autour du corps ? -Vous êtes bon, vous, mon maître ! j’ai deux grands ouvrages commencés. -Le prêtre se frappa le front. -Comment la sauver ? répéta Claude rêveur. -Gringoire à son tour se frappa le front. +Vous êtes bon, vous, mon maître ! j’ai deux grands ouvrages commencés. +Le prêtre se frappa le front. +Comment la sauver ? répéta Claude rêveur. +Gringoire à son tour se frappa le front. J’ai de l’imagination. -Je vais vous trouver des expédients. — Si on demandait la grâce au roi ? -Louis 11 ? une grâce ? +Je vais vous trouver des expédients. — Si on demandait la grâce au roi ? +Louis 11 ? une grâce ? Va prendre son os au tigre ! -Gringoire se mit à chercher de nouvelles solutions. -Cela fit étinceler la creuse prunelle du prêtre. -Enceinte ! drôle ! est-ce que tu en sais quelque chose ? -Gringoire fut effrayé de son air. -Il se hâta de dire : — Oh ! non pas moi ! -Notre mariage était un vrai forismaritagium. -Je suis resté dehors. +Gringoire se mit à chercher de nouvelles solutions. +Cela fit étinceler la creuse prunelle du prêtre. +Enceinte ! drôle ! est-ce que tu en sais quelque chose ? +Gringoire fut effrayé de son air. +Il se hâta de dire : — Oh ! non pas moi ! +Notre mariage était un vrai forismaritagium. +Je suis resté dehors. Mais enfin on obtiendrait un sursis. Folie ! infamie ! tais-toi ! -Vous avez tort de vous fâcher, grommela Gringoire. -L’arrêt est exécutoire sous trois jours ! -D’ailleurs, il n’y aurait pas d’arrêt, ce Quasimodo ! -Les femmes ont des goûts bien dépravés ! +Vous avez tort de vous fâcher, grommela Gringoire. +L’arrêt est exécutoire sous trois jours ! +D’ailleurs, il n’y aurait pas d’arrêt, ce Quasimodo ! +Les femmes ont des goûts bien dépravés ! Lequel ? moi, je n’en vois plus. -Écoutez, maître Pierre, souvenez-vous que vous lui devez la vie. -Je vais vous dire franchement mon idée. -L’église est guettée jour et nuit. +Écoutez, maître Pierre, souvenez-vous que vous lui devez la vie. +Je vais vous dire franchement mon idée. +L’église est guettée jour et nuit. On n’en laisse sortir que ceux qu’on y a vus entrer. Vous pourrez donc entrer. -Je vous introduirai près d’elle. +Je vous introduirai près d’elle. Vous changerez d’habits avec elle. Elle prendra votre pourpoint, vous prendrez sa jupe. -Cela va bien jusqu’à présent, observa le philosophe. +Cela va bien jusqu’à présent, observa le philosophe. Elle sortira avec vos habits ; vous resterez avec les siens. -On vous pendra peut-être, mais elle sera sauvée. -Gringoire se gratta l’oreille avec un air très sérieux. -Tiens ! dit-il, voilà une idée qui ne me serait jamais venue toute seule. -Hé bien, Gringoire ! que dites-vous du moyen ? +On vous pendra peut-être, mais elle sera sauvée. +Gringoire se gratta l’oreille avec un air très sérieux. +Tiens ! dit-il, voilà une idée qui ne me serait jamais venue toute seule. +Hé bien, Gringoire ! que dites-vous du moyen ? Cela ne nous regarde pas. La peste ! dit Gringoire. -Elle vous a sauvé la vie. +Elle vous a sauvé la vie. C’est une dette que vous payez. Il y en a bien d’autres que je ne paie pas ! -Maître Pierre, il le faut absolument. +Maître Pierre, il le faut absolument. L’archidiacre parlait avec empire. -Écoutez, dom Claude, répondit le poëte tout consterné. -Vous tenez à cette idée et vous avez tort. -Qu’avez-vous donc tant qui vous attache à la vie ? -Lesquelles, s’il vous plaît ? -Anaxagoras disait qu’il était au monde pour admirer le soleil. -Sans elle, où serais-tu ? -Allons, un peu de pitié, Gringoire ! sois généreux à ton tour. -C’est elle qui a commencé. -Le prêtre était véhément. -N’épouse pas toujours qui fiance. -C’est une mort de philosophe, et j’y étais prédestiné peut-être. -Il est magnifique de mourir comme on a vécu. -Le prêtre l’interrompit : — Est-ce convenu ? -Qu’est-ce que la mort, à tout prendre ? poursuivit Gringoire avec exaltation. -Un mauvais moment, un péage, le passage de peu de chose à rien. -L’archidiacre lui présenta la main. — Donc c’est dit ? vous viendrez demain. +Écoutez, dom Claude, répondit le poëte tout consterné. +Vous tenez à cette idée et vous avez tort. +Qu’avez-vous donc tant qui vous attache à la vie ? +Lesquelles, s’il vous plaît ? +Anaxagoras disait qu’il était au monde pour admirer le soleil. +Sans elle, où serais-tu ? +Allons, un peu de pitié, Gringoire ! sois généreux à ton tour. +C’est elle qui a commencé. +Le prêtre était véhément. +N’épouse pas toujours qui fiance. +C’est une mort de philosophe, et j’y étais prédestiné peut-être. +Il est magnifique de mourir comme on a vécu. +Le prêtre l’interrompit : — Est-ce convenu ? +Qu’est-ce que la mort, à tout prendre ? poursuivit Gringoire avec exaltation. +Un mauvais moment, un péage, le passage de peu de chose à rien. +L’archidiacre lui présenta la main. — Donc c’est dit ? vous viendrez demain. Ce geste ramena Gringoire au positif. -Ah ! ma foi non ! dit-il du ton d’un homme qui se réveille. -Être pendu ! c’est trop absurde. +Ah ! ma foi non ! dit-il du ton d’un homme qui se réveille. +Être pendu ! c’est trop absurde. Je ne veux pas. Et l’archidiacre ajouta entre ses dents : Je te retrouverai ! -Vous vous intéressez à cette fille, à ma femme, veux-je dire, c’est bien. -Est-il absolument nécessaire que je sois pendu pour que vous soyez content ? -Le moyen ! parle, dit le prêtre en le secouant. +Vous vous intéressez à cette fille, à ma femme, veux-je dire, c’est bien. +Est-il absolument nécessaire que je sois pendu pour que vous soyez content ? +Le moyen ! parle, dit le prêtre en le secouant. Gringoire se tourna majestueusement vers lui : — Laissez-moi donc ! vous voyez bien que je compose. -Il réfléchit encore quelques instants. -Le moyen ! reprit Claude en colère. +Il réfléchit encore quelques instants. +Le moyen ! reprit Claude en colère. Venez, que je vous dise cela tout bas. C’est une contre-mine vraiment gaillarde et qui nous tire tous d’affaire. -Pardieu ! il faut convenir que je ne suis pas un imbécile. -Il s’interrompit : — Ah çà ! la petite chèvre est-elle avec la fille ? +Pardieu ! il faut convenir que je ne suis pas un imbécile. +Il s’interrompit : — Ah çà ! la petite chèvre est-elle avec la fille ? Que le diable t’emporte ! C’est qu’ils l’auraient pendue aussi, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que cela me fait ? Oui, ils l’auraient pendue. -Ils ont bien pendu une truie le mois passé. +Ils ont bien pendu une truie le mois passé. Le bourrel aime cela. -Il mange la bête après. +Il mange la bête après. Pendre ma jolie Djali ! -Malédiction ! s’écria dom Claude. +Malédiction ! s’écria dom Claude. Le bourreau, c’est toi. -Tout beau, maître ! voici. -À demain, répéta Gringoire. -Dom Claude regarda à peine son frère. +Tout beau, maître ! voici. +À demain, répéta Gringoire. +Dom Claude regarda à peine son frère. Il avait d’autres songes. -Mon frère, dit timidement Jehan, je viens vous voir. -L’archidiacre ne leva seulement pas les yeux sur lui. — Après ? +Mon frère, dit timidement Jehan, je viens vous voir. +L’archidiacre ne leva seulement pas les yeux sur lui. — Après ? Jehan ! ceßat doctorum doctrina, discipulorum disciplina. Ne battez pas les Picards, noli, Joannes, verberare picardos. -Jehan, laissez-vous punir à la discrétion du maître. -Hélas ! que c’étaient là de très excellents avis ! -J’en suis bien châtié, et le bon Dieu est extraordinairement juste. -Oh ! que la débauche, si charmante de face, est laide et rechignée par derrière ! +Jehan, laissez-vous punir à la discrétion du maître. +Hélas ! que c’étaient là de très excellents avis ! +J’en suis bien châtié, et le bon Dieu est extraordinairement juste. +Oh ! que la débauche, si charmante de face, est laide et rechignée par derrière ! Les filles se moquent de moi. Je bois de l’eau. -Je suis bourrelé de remords et de créanciers. +Je suis bourrelé de remords et de créanciers. Le reste ? dit l’archidiacre. -Hélas ! très cher frère, je voudrais bien me ranger à une meilleure vie. -Je viens à vous, plein de contrition. -Je me frappe la poitrine à grands coups de poing. -Voici que je me sens à présent une vocation magnifique pour cet état. +Hélas ! très cher frère, je voudrais bien me ranger à une meilleure vie. +Je viens à vous, plein de contrition. +Je me frappe la poitrine à grands coups de poing. +Voici que je me sens à présent une vocation magnifique pour cet état. J’ai grand besoin pour cela d’un peu de finance. -Et je viens à vous, mon frère, le cœur plein de contrition. -Oui, dit l’écolier. +Et je viens à vous, mon frère, le cœur plein de contrition. +Oui, dit l’écolier. Un peu d’argent. Je n’en ai pas. L’archidiacre lui dit froidement : — Faites-vous truand. -Jehan le salua profondément et redescendit l’escalier du cloître en sifflant. -C’était une sorte de ruche monstrueuse qui y bourdonnait nuit et jour. -La cave était donc le cabaret. -Toutes les bouches à l’entour de lui riaient, sacraient et buvaient. -Quant au bruit, c’était l’intérieur d’une cloche en grande volée. -C’était Pierre Gringoire. -Une fille fredonnait : Bonsoir, mon père et ma mère ! +Jehan le salua profondément et redescendit l’escalier du cloître en sifflant. +C’était une sorte de ruche monstrueuse qui y bourdonnait nuit et jour. +La cave était donc le cabaret. +Toutes les bouches à l’entour de lui riaient, sacraient et buvaient. +Quant au bruit, c’était l’intérieur d’une cloche en grande volée. +C’était Pierre Gringoire. +Une fille fredonnait : Bonsoir, mon père et ma mère ! Les derniers couvrent le feu. Tu pourras remplacer Mistigri dans le jeu de cartes de monseigneur le roi. -Les sorcières d’Italie ont toujours un bouc qui les attend à leur porte. -Toutes sont tenues de sortir par la cheminée. -La voix du jeune drôle armé de pied en cap dominait le brouhaha. -Mes premières armes aujourd’hui ! -Je suis d’avis que, si Dieu était gendarme, il se ferait pillard. -Frères, nous allons faire une belle expédition. +Les sorcières d’Italie ont toujours un bouc qui les attend à leur porte. +Toutes sont tenues de sortir par la cheminée. +La voix du jeune drôle armé de pied en cap dominait le brouhaha. +Mes premières armes aujourd’hui ! +Je suis d’avis que, si Dieu était gendarme, il se ferait pillard. +Frères, nous allons faire une belle expédition. Nous sommes des vaillants. Notre cause est juste, nous pillerons Notre-Dame, et tout sera dit. Connaissez-vous Quasimodo, mesdamoiselles ? -L’avez-vous vu s’essouffler sur le bourdon un jour de grande Pentecôte ? -J’ai été très riche, et j’ai mangé mon bien. +L’avez-vous vu s’essouffler sur le bourdon un jour de grande Pentecôte ? +J’ai été très riche, et j’ai mangé mon bien. Moi, je me suis fait truand. -Vive la joie ! je suis un vrai Bicêtre ! -Tavernière ma mie, d’autre vin ! j’ai encore de quoi payer. +Vive la joie ! je suis un vrai Bicêtre ! +Tavernière ma mie, d’autre vin ! j’ai encore de quoi payer. Je ne veux plus de vin de Suresnes. Il me chagrine le gosier. J’aimerais autant, corbœuf ! me gargariser d’un panier ! Populi debacchantis populosa debacchatio ! -Il s’interrompit : — Buvetière du diable, donne-moi à souper. -Par la messe ! interrompit Jehan, je voudrais être le démon Sidragasum. -Est-elle donc toujours à Notre-Dame ? reprenait un marcandier à mine de juif. -Eh bien ! camarades, s’écria le marcandier, à Notre-Dame ! -Ici on servit à Jehan son souper. +Il s’interrompit : — Buvetière du diable, donne-moi à souper. +Par la messe ! interrompit Jehan, je voudrais être le démon Sidragasum. +Est-elle donc toujours à Notre-Dame ? reprenait un marcandier à mine de juif. +Eh bien ! camarades, s’écria le marcandier, à Notre-Dame ! +Ici on servit à Jehan son souper. Je suis noble, l’ami. La marchandise est incompatible avec la noblesse. -Va-t’en de là. — Holàhée ! vous autres ! ne vous battez pas ! +Va-t’en de là. — Holàhée ! vous autres ! ne vous battez pas ! Que le diable l’emporte ! -Tout ce que je vous dis est la vérité. +Tout ce que je vous dis est la vérité. Dimidiam domum in paradiso. Je cite le texte. La vieille ! j’aime les omelettes chauves. Ni foi, ni loi, Ni feu, ni lieu, Ni roi, Ni Dieu ! Cependant, Clopin Trouillefou avait fini sa distribution d’armes. -Quelquefois je passe des heures à regarder les étincelles. -Ces étoiles-là aussi sont des mondes. +Quelquefois je passe des heures à regarder les étincelles. +Ces étoiles-là aussi sont des mondes. Tonnerre si je te comprends ! dit le truand. Sais-tu quelle heure il est ? -Je ne sais pas, répondit Gringoire. -Clopin s’approcha alors du duc d’Égypte. +Je ne sais pas, répondit Gringoire. +Clopin s’approcha alors du duc d’Égypte. Camarade Mathias, le quart d’heure n’est pas bon. -On dit le roi Louis onzième à Paris. -Raison de plus pour lui tirer notre sœur des griffes, répondit le vieux bohémien. +On dit le roi Louis onzième à Paris. +Raison de plus pour lui tirer notre sœur des griffes, répondit le vieux bohémien. Tu parles en homme, Mathias, dit le roi de Thunes. D’ailleurs nous ferons lestement. -Pas de résistance à craindre dans l’église. -Les chanoines sont des lièvres, et nous sommes en force. -Les gens du parlement seront bien attrapés demain quand ils viendront la chercher ! +Pas de résistance à craindre dans l’église. +Les chanoines sont des lièvres, et nous sommes en force. +Les gens du parlement seront bien attrapés demain quand ils viendront la chercher ! Boyaux du pape ! je ne veux pas qu’on pende la jolie fille ! Clopin sortit du cabaret. En ce moment Clopin rentra et cria d’une voix de tonnerre : Minuit ! -La lune s’était voilée. -La Cour des Miracles était tout à fait obscure. -Il n’y avait pas une lumière. -Elle était pourtant loin d’être déserte. +La lune s’était voilée. +La Cour des Miracles était tout à fait obscure. +Il n’y avait pas une lumière. +Elle était pourtant loin d’être déserte. On y distinguait une foule d’hommes et de femmes qui se parlaient bas. -Clopin monta sur une grosse pierre. — À vos rangs, l’Argot ! cria-t-il. -À vos rangs, l’Égypte ! -À vos rangs, Galilée ! +Clopin monta sur une grosse pierre. — À vos rangs, l’Argot ! cria-t-il. +À vos rangs, l’Égypte ! +À vos rangs, Galilée ! Un mouvement se fit dans l’ombre. L’immense multitude parut se former en colonne. Le mot de passe est : Petite flambe en baguenaud ! -On n’allumera les torches qu’à Notre-Dame ! -Cette même nuit, Quasimodo ne dormait pas. -Il venait de faire sa dernière ronde dans l’église. -Dom Claude avait l’air encore plus préoccupé qu’à l’ordinaire. -La nuit, nous l’avons déjà dit, était fort obscure. -Là aussi il y avait quelqu’un qui veillait. -Depuis plusieurs jours il était sur ses gardes. -Il songeait qu’il se tramait peut-être quelque complot contre la malheureuse réfugiée. -Cela lui parut étrange. +On n’allumera les torches qu’à Notre-Dame ! +Cette même nuit, Quasimodo ne dormait pas. +Il venait de faire sa dernière ronde dans l’église. +Dom Claude avait l’air encore plus préoccupé qu’à l’ordinaire. +La nuit, nous l’avons déjà dit, était fort obscure. +Là aussi il y avait quelqu’un qui veillait. +Depuis plusieurs jours il était sur ses gardes. +Il songeait qu’il se tramait peut-être quelque complot contre la malheureuse réfugiée. +Cela lui parut étrange. Il redoubla d’attention. -Le mouvement semblait venir vers la Cité. -Aucune lumière d’ailleurs. +Le mouvement semblait venir vers la Cité. +Aucune lumière d’ailleurs. Ce spectacle avait sa terreur. -Cependant un bruit quelconque devait s’en échapper, ne fût-ce qu’un piétinement. -Il sentit confusément qu’il approchait d’une situation violente. -Devait-il éveiller l’égyptienne ? la faire évader ? -Par où ? les rues étaient investies, l’église était acculée à la rivière. -La malheureuse serait toujours éveillée assez tôt pour mourir. -La foule semblait grossir à chaque instant dans le Parvis. -Çà et là, des fourches noires faisaient des cornes à ces faces hideuses. +Cependant un bruit quelconque devait s’en échapper, ne fût-ce qu’un piétinement. +Il sentit confusément qu’il approchait d’une situation violente. +Devait-il éveiller l’égyptienne ? la faire évader ? +Par où ? les rues étaient investies, l’église était acculée à la rivière. +La malheureuse serait toujours éveillée assez tôt pour mourir. +La foule semblait grossir à chaque instant dans le Parvis. +Çà et là, des fourches noires faisaient des cornes à ces faces hideuses. Ce que nous nommons aujourd’hui police n’existait pas alors. -Dans les cités populeuses, dans les capitales surtout, pas de pouvoir central, un, régulateur. -La féodalité avait construit ces grandes communes d’une façon bizarre. -De là mille polices contradictoires, c’est-à-dire pas de police. -Tous ces justiciers féodaux ne reconnaissaient que nominalement l’autorité suzeraine du roi. +Dans les cités populeuses, dans les capitales surtout, pas de pouvoir central, un, régulateur. +La féodalité avait construit ces grandes communes d’une façon bizarre. +De là mille polices contradictoires, c’est-à-dire pas de police. +Tous ces justiciers féodaux ne reconnaissaient que nominalement l’autorité suzeraine du roi. Tous avaient droit de voirie. -Tous étaient chez eux. -Mais, en peu de temps, tous ces essais de législation communale tombèrent en désuétude. -Les églises se gardaient par leur sainteté. -Quelques-unes pourtant, du nombre desquelles n’était pas Notre-Dame, étaient fortifiées. +Tous étaient chez eux. +Mais, en peu de temps, tous ces essais de législation communale tombèrent en désuétude. +Les églises se gardaient par leur sainteté. +Quelques-unes pourtant, du nombre desquelles n’était pas Notre-Dame, étaient fortifiées. On voyait encore sa forteresse en mille six cent dix. -Aujourd’hui il reste à peine son église. -Revenons à Notre-Dame. -Donc nous venons à toi, évêque. +Aujourd’hui il reste à peine son église. +Revenons à Notre-Dame. +Donc nous venons à toi, évêque. Ce qui sera bien. -Un truand présenta sa bannière à Clopin, qui la planta solennellement entre deux pavés. -C’était une fourche aux dents de laquelle pendait, saignant, un quartier de charogne. -Après une pause d’un instant : — En avant, fils ! cria-t-il. -À la besogne, les hutins ! +Un truand présenta sa bannière à Clopin, qui la planta solennellement entre deux pavés. +C’était une fourche aux dents de laquelle pendait, saignant, un quartier de charogne. +Après une pause d’un instant : — En avant, fils ! cria-t-il. +À la besogne, les hutins ! Une foule de truands les suivit pour les aider ou les regarder. -Les onze marches du portail en étaient encombrées. -Tenez ! je crois que la serrure se détraque. -Clopin fut interrompu par un fracas effroyable qui retentit en ce moment derrière lui. -En un clin d’œil l’enceinte réservée du Parvis fut vide. -Je l’ai échappé belle ! criait Jehan. -J’en ai senti le vent, tête-bœuf ! -Mais Pierre l’Assommeur est assommé ! -Alors à sac ! à sac ! -À sac ! répéta la cohue avec un hourra furieux. +Les onze marches du portail en étaient encombrées. +Tenez ! je crois que la serrure se détraque. +Clopin fut interrompu par un fracas effroyable qui retentit en ce moment derrière lui. +En un clin d’œil l’enceinte réservée du Parvis fut vide. +Je l’ai échappé belle ! criait Jehan. +J’en ai senti le vent, tête-bœuf ! +Mais Pierre l’Assommeur est assommé ! +Alors à sac ! à sac ! +À sac ! répéta la cohue avec un hourra furieux. Alors les maris songeaient au vol, les femmes au viol, et tous tremblaient. -À sac ! répétaient les argotiers. +À sac ! répétaient les argotiers. Mais ils n’osaient approcher. -Ils regardaient l’église, ils regardaient le madrier. +Ils regardaient l’église, ils regardaient le madrier. Le madrier ne bougeait pas. -L’édifice conservait son air calme et désert, mais quelque chose glaçait les truands. -À l’œuvre donc, les hutins ! cria Trouillefou. +L’édifice conservait son air calme et désert, mais quelque chose glaçait les truands. +À l’œuvre donc, les hutins ! cria Trouillefou. Qu’on force la porte. Personne ne fit un pas. -Barbe et ventre ! dit Clopin, voilà des hommes qui ont peur d’une solive. +Barbe et ventre ! dit Clopin, voilà des hommes qui ont peur d’une solive. Un vieux hutin lui adressa la parole. Les pinces n’y peuvent rien. Que vous faudrait-il donc pour l’enfoncer ? demanda Clopin. -Ah ! il nous faudrait un bélier. -Cette bravade fit bon effet, le charme du madrier était rompu. +Ah ! il nous faudrait un bélier. +Cette bravade fit bon effet, le charme du madrier était rompu. Le hasard avait par malheur servi le brave sourd. -Ce fut un trait de lumière. -Le mur était en pierre, la toiture en plomb, la charpente en bois. -Cette charpente prodigieuse, si touffue qu’on appelait la forêt. -Quasimodo courut à cette tour. -Les chambres inférieures étaient en effet pleines de matériaux. +Ce fut un trait de lumière. +Le mur était en pierre, la toiture en plomb, la charpente en bois. +Cette charpente prodigieuse, si touffue qu’on appelait la forêt. +Quasimodo courut à cette tour. +Les chambres inférieures étaient en effet pleines de matériaux. Les pinces et les marteaux travaillaient en bas. -Qui eût pu voir Quasimodo en ce moment eût été effrayé. -Cependant les gueux ne se décourageaient pas. +Qui eût pu voir Quasimodo en ce moment eût été effrayé. +Cependant les gueux ne se décourageaient pas. Heureusement pour Quasimodo, il y avait plus de fer que de bois. Il sentait pourtant que la grande porte chancelait. -Sa pluie de moellons ne suffisait pas à repousser les assaillants. -L’orifice interne de ces gouttières aboutissait au pavé de la plate-forme. -Une idée lui vint. -Ils attendaient avec un frémissement le grand coup, le coup qui allait l’éventrer. -On y voyait remuer des mourants à demi calcinés et mugissant de douleur. -C’était un feu pesant qui criblait ces misérables de mille grêlons. -La clameur fut déchirante. -Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. -Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. +Sa pluie de moellons ne suffisait pas à repousser les assaillants. +L’orifice interne de ces gouttières aboutissait au pavé de la plate-forme. +Une idée lui vint. +Ils attendaient avec un frémissement le grand coup, le coup qui allait l’éventrer. +On y voyait remuer des mourants à demi calcinés et mugissant de douleur. +C’était un feu pesant qui criblait ces misérables de mille grêlons. +La clameur fut déchirante. +Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. +Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. -La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. -Une vieille église fée ! grommelait le vieux bohémien Mathias Hungadi Spicali. -Pardieu, dit Clopin, c’est le damné sonneur, c’est Quasimodo. -Il a forme d’un soldat armé, une tête de lion. +La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. +Une vieille église fée ! grommelait le vieux bohémien Mathias Hungadi Spicali. +Pardieu, dit Clopin, c’est le damné sonneur, c’est Quasimodo. +Il a forme d’un soldat armé, une tête de lion. Quelquefois il monte un cheval hideux. -Il change les hommes en pierres dont il bâtit des tours. -Il commande à cinquante légions. +Il change les hommes en pierres dont il bâtit des tours. +Il commande à cinquante légions. C’est bien lui. -Où est Bellevigne de l’Étoile ? demanda Clopin. -Il est mort, répondit une truande. -Guillaume de Paris, qui a bâti celle-ci, était un magicien. +Où est Bellevigne de l’Étoile ? demanda Clopin. +Il est mort, répondit une truande. +Guillaume de Paris, qui a bâti celle-ci, était un magicien. Faut-il donc s’en aller piteusement comme des laquais de grand’route ? dit Clopin. -Laisser là notre sœur que ces loups chaperonnés pendront demain ! +Laisser là notre sœur que ces loups chaperonnés pendront demain ! Barbe-Mahom ! cria Trouillefou. Essayons encore une fois, reprit le truand. -Mathias Hungadi hocha la tête. — Nous n’entrerons pas par la porte. -Il faut trouver le défaut de l’armure de la vieille fée. +Mathias Hungadi hocha la tête. — Nous n’entrerons pas par la porte. +Il faut trouver le défaut de l’armure de la vieille fée. Un trou, une fausse poterne, une jointure quelconque. Qui en est ? dit Clopin. -Il est sans doute mort, répondit quelqu’un. +Il est sans doute mort, répondit quelqu’un. On ne l’entend plus rire. -Le roi de Thunes fronça le sourcil. -Il y avait un brave cœur sous cette ferraille. — Et maître Pierre Gringoire ? -Loué soit Pluto ! dit Clopin. -Mais que diable tire-t-il après lui ? -Deum ! criait l’écolier. -Voilà l’échelle des déchargeurs du port Saint-Landry. +Le roi de Thunes fronça le sourcil. +Il y avait un brave cœur sous cette ferraille. — Et maître Pierre Gringoire ? +Loué soit Pluto ! dit Clopin. +Mais que diable tire-t-il après lui ? +Deum ! criait l’écolier. +Voilà l’échelle des déchargeurs du port Saint-Landry. Clopin s’approcha de lui. -Enfant ! que veux-tu faire, corne-Dieu ! de cette échelle ? -Je l’ai, répondit Jehan haletant. -Je savais où elle était. -Oui, dit Clopin, mais que veux-tu faire de cette échelle ? -Il était sublime en ce moment. +Enfant ! que veux-tu faire, corne-Dieu ! de cette échelle ? +Je l’ai, répondit Jehan haletant. +Je savais où elle était. +Oui, dit Clopin, mais que veux-tu faire de cette échelle ? +Il était sublime en ce moment. Ce que j’en veux faire, auguste roi de Thunes ? C’est la galerie des rois de France ! Qu’est-ce que cela me fait ? dit Clopin. Enfant, laisse-moi monter le premier. -Non pas, camarade, c’est à moi l’échelle. +Non pas, camarade, c’est à moi l’échelle. Venez, vous serez le second. -Que Belzébuth t’étrangle ! dit le bourru Clopin. -Je ne veux être après personne. -Alors, Clopin, cherche une échelle ! -Mais Jehan maintint son droit et posa le premier le pied sur les échelons. -Le trajet était assez long. +Que Belzébuth t’étrangle ! dit le bourru Clopin. +Je ne veux être après personne. +Alors, Clopin, cherche une échelle ! +Mais Jehan maintint son droit et posa le premier le pied sur les échelons. +Le trajet était assez long. Les onze marches du perron l’exhaussaient encore. Les truands le suivaient. -Il y en avait un sur chaque échelon. -Jehan qui faisait la tête et qui sifflait complétait l’illusion. -Il y eut un instant où les plus déterminés palpitèrent. -Quasimodo impassible, les deux coudes appuyés sur la balustrade, regardait. -Il avait l’air d’un vieux roi chevelu à sa fenêtre. -Jehan Frollo était, lui, dans une situation critique. -Le sourd en entrant dans la galerie l’avait fermée derrière lui. -Il venait d’apercevoir l’écolier. -Et en parlant ainsi, le jeune drôle apprêtait sournoisement son arbalète. +Il y en avait un sur chaque échelon. +Jehan qui faisait la tête et qui sifflait complétait l’illusion. +Il y eut un instant où les plus déterminés palpitèrent. +Quasimodo impassible, les deux coudes appuyés sur la balustrade, regardait. +Il avait l’air d’un vieux roi chevelu à sa fenêtre. +Jehan Frollo était, lui, dans une situation critique. +Le sourd en entrant dans la galerie l’avait fermée derrière lui. +Il venait d’apercevoir l’écolier. +Et en parlant ainsi, le jeune drôle apprêtait sournoisement son arbalète. Quasimodo ! cria-t-il, je vais changer ton surnom. On t’appellera l’aveugle. -Le vireton empenné siffla et vint se ficher dans le bras gauche du bossu. -Quasimodo ne s’en émut pas plus que d’une égratignure au roi Pharamond. -Puis il laissa tomber, plutôt qu’il ne jeta à terre les deux morceaux. +Le vireton empenné siffla et vint se ficher dans le bras gauche du bossu. +Quasimodo ne s’en émut pas plus que d’une égratignure au roi Pharamond. +Puis il laissa tomber, plutôt qu’il ne jeta à terre les deux morceaux. Mais Jehan n’eut pas le temps de tirer une seconde fois. -On eût dit un singe qui épluche une noix. -Marafin l’a pillée... +On eût dit un singe qui épluche une noix. +Marafin l’a pillée... Il n’acheva pas. -La mort du pauvre écolier jeta une ardeur furieuse dans cette foule. +La mort du pauvre écolier jeta une ardeur furieuse dans cette foule. Ils se pendaient aux guenilles les uns des autres. -Aucun moyen de résister à cette marée ascendante de faces épouvantables. +Aucun moyen de résister à cette marée ascendante de faces épouvantables. Toutes ces grimaces, toutes ces laideurs investissaient Quasimodo. -Cependant, la place s’était étoilée de mille torches. +Cependant, la place s’était étoilée de mille torches. Le Parvis resplendissait et jetait un rayonnement dans le ciel. -La ville semblait s’être émue. -Des tocsins éloignés se plaignaient. -Cet édifice, c’était la Bastille. -Cette étoile, c’était la chandelle de Louis -Le roi Louis 11 était en effet à Paris depuis deux jours. -Il devait repartir le surlendemain pour sa citadelle de Montilz-lès-Tours. -Il était venu ce jour-là coucher à la Bastille. +La ville semblait s’être émue. +Des tocsins éloignés se plaignaient. +Cet édifice, c’était la Bastille. +Cette étoile, c’était la chandelle de Louis +Le roi Louis 11 était en effet à Paris depuis deux jours. +Il devait repartir le surlendemain pour sa citadelle de Montilz-lès-Tours. +Il était venu ce jour-là coucher à la Bastille. Il se perdait dans toutes ces grandeurs. Ce roi bon bourgeois aimait mieux la Bastille avec une chambrette et une couchette. -Et puis la Bastille était plus forte que le Louvre. -Au moment où nous y avons introduit le lecteur, ce retrait était fort obscur. -Il avait l’air mauvais, la mine fière et la tête haute. -À la maigreur de sa main ridée on devinait un vieillard. -C’était Louis -Tous étaient découverts, excepté le roi. +Et puis la Bastille était plus forte que le Louvre. +Au moment où nous y avons introduit le lecteur, ce retrait était fort obscur. +Il avait l’air mauvais, la mine fière et la tête haute. +À la maigreur de sa main ridée on devinait un vieillard. +C’était Louis +Tous étaient découverts, excepté le roi. Les deux flamands chuchotaient. -Croix-Dieu ! grommelait Coppenole, je suis las d’être debout. +Croix-Dieu ! grommelait Coppenole, je suis las d’être debout. Est-ce qu’il n’y a pas de chaise ici ? -Rym répondait par un geste négatif, accompagné d’un sourire discret. -Gardez-vous-en bien, maître Jacques ! -Ouais ! maître Guillaume ! ici l’on ne peut donc être que sur les pieds ? +Rym répondait par un geste négatif, accompagné d’un sourire discret. +Gardez-vous-en bien, maître Jacques ! +Ouais ! maître Guillaume ! ici l’on ne peut donc être que sur les pieds ? Ou sur les genoux, dit Rym. -En ce moment la voix du roi s’éleva. -C’est cela ! versez l’or à tonnes ! -Êtes-vous fou, Olivier ? -En parlant ainsi, le vieillard avait levé la tête. -On voyait reluire à son cou les coquilles d’or du collier de Saint-Michel. -La chandelle éclairait en plein son profil décharné et morose. +En ce moment la voix du roi s’éleva. +C’est cela ! versez l’or à tonnes ! +Êtes-vous fou, Olivier ? +En parlant ainsi, le vieillard avait levé la tête. +On voyait reluire à son cou les coquilles d’or du collier de Saint-Michel. +La chandelle éclairait en plein son profil décharné et morose. Il arracha le papier des mains de l’autre. Vous nous ruinez ! cria-t-il en promenant ses yeux creux sur le cahier. Qu’est-ce que tout cela ? qu’avons-nous besoin d’une si prodigieuse maison ? -Un valet de chambre à quatrevingt-dix livres par an ! -Quatre écuyers de cuisine à six vingts livres par an chacun ! -Deux galopins de cuisine à huit livres ! -Un palefrenier et ses deux aides à vingt-quatre livres par mois ! -Un porteur, un pâtissier, un boulanger, deux charretiers, chacun soixante livres par an ! -Et le maréchal des forges, six vingts livres ! +Un valet de chambre à quatrevingt-dix livres par an ! +Quatre écuyers de cuisine à six vingts livres par an chacun ! +Deux galopins de cuisine à huit livres ! +Un palefrenier et ses deux aides à vingt-quatre livres par mois ! +Un porteur, un pâtissier, un boulanger, deux charretiers, chacun soixante livres par an ! +Et le maréchal des forges, six vingts livres ! C’est une furie ! Les gages de nos domestiques mettent la France au pillage ! -Tous les mugots du Louvre fondront à un tel feu de dépense ! +Tous les mugots du Louvre fondront à un tel feu de dépense ! Nous y vendrons nos vaisselles ! -Notre dépense augmente tous les ans. -La chose nous déplaît. -Comment, pasque-Dieu ! jusqu’en soixante-dix-neuf elle n’a point passé trente-six mille livres. -Doublée en quatre ans ! -Vous me sucez des écus par tous les pores ! +Notre dépense augmente tous les ans. +La chose nous déplaît. +Comment, pasque-Dieu ! jusqu’en soixante-dix-neuf elle n’a point passé trente-six mille livres. +Doublée en quatre ans ! +Vous me sucez des écus par tous les pores ! Tous gardaient le silence. -C’était une de ces colères qu’on laisse aller. -Charges en effet ! charges qui écrasent ! +C’était une de ces colères qu’on laisse aller. +Charges en effet ! charges qui écrasent ! Nous vous le ferons voir, pasque-Dieu ! si nous ne sommes pas un roi ! -À un cordelier, pour confession d’un criminel, quatre sols parisis. -Le roi écoutait en silence. +À un cordelier, pour confession d’un criminel, quatre sols parisis. +Le roi écoutait en silence. De temps en temps il toussait. -Enterrer un écu pour déterrer un sol ! dit le roi. -Voilà des bêtes qui sont chères, dit Louis +Enterrer un écu pour déterrer un sol ! dit le roi. +Voilà des bêtes qui sont chères, dit Louis N’importe ! c’est une belle magnificence de roi. Le grand va aux couronnes. -Cela était farouche et fort beau. -Les rois de France ont toujours eu de ces rugissements autour de leur trône. -Nous voulions dire cela à nos amis les flamands. +Cela était farouche et fort beau. +Les rois de France ont toujours eu de ces rugissements autour de leur trône. +Nous voulions dire cela à nos amis les flamands. Le roi n’y prit pas garde. Qu’est cela ? interrompit le roi. Nourrir ce qu’il faut pendre ! Le roi interrompit : — Il suffit. J’ordonnance la somme de grand cœur. -Voilà des dépenses où je ne regarde pas. -Je n’ai jamais regretté cet argent-là. — Suivez. +Voilà des dépenses où je ne regarde pas. +Je n’ai jamais regretté cet argent-là. — Suivez. Pour avoir fait de neuf une grande cage... -Je veux voir moi-même la cage. -À porte basse, passant courbé. -L’intérieur était creux. -La porte était une grande dalle de pierre plate, comme aux tombeaux. +Je veux voir moi-même la cage. +À porte basse, passant courbé. +L’intérieur était creux. +La porte était une grande dalle de pierre plate, comme aux tombeaux. De ces portes qui ne servent jamais que pour entrer. -Seulement, ici, le mort était un vivant. -Voilà bien du fer, dit le roi, pour contenir la légèreté d’un esprit ! -Le tout revient à trois cent dix-sept livres cinq sols sept deniers. -Pasque-Dieu ! s’écria le roi. +Seulement, ici, le mort était un vivant. +Voilà bien du fer, dit le roi, pour contenir la légèreté d’un esprit ! +Le tout revient à trois cent dix-sept livres cinq sols sept deniers. +Pasque-Dieu ! s’écria le roi. Trois cent dix-sept livres cinq sols sept deniers ! reprit Louis Le roi seul avait l’air de ne pas l’avoir entendue. -La voix recommença à gémir : — Grâce ! sire ! -Le maçon est rude ! dit le roi. -La voix continuait aussi : — Hélas ! sire ! ne m’écouterez-vous pas ? +La voix recommença à gémir : — Grâce ! sire ! +Le maçon est rude ! dit le roi. +La voix continuait aussi : — Hélas ! sire ! ne m’écouterez-vous pas ? Le menuisier est cher, observa le roi. — Est-ce tout ? -À un vitrier, pour les vitres de ladite chambre, quarante-six sols huit deniers parisis. -Voilà quatorze ans que je grelotte dans une cage de fer. -Faites grâce, sire ! vous retrouverez cela dans le ciel. -Maître Olivier, dit le roi, le total ? +À un vitrier, pour les vitres de ladite chambre, quarante-six sols huit deniers parisis. +Voilà quatorze ans que je grelotte dans une cage de fer. +Faites grâce, sire ! vous retrouverez cela dans le ciel. +Maître Olivier, dit le roi, le total ? Trois cent soixante-sept livres huit sols trois deniers parisis. Notre-Dame ! cria le roi. -Voilà une cage outrageuse ! +Voilà une cage outrageuse ! Cependant on entendait sangloter le prisonnier. -Cela était lugubre dans l’ombre, et les visages se regardaient en pâlissant. -Au nom de la sainte mère de Dieu, sire, écoutez-moi ! +Cela était lugubre dans l’ombre, et les visages se regardaient en pâlissant. +Au nom de la sainte mère de Dieu, sire, écoutez-moi ! Vous avez joui tout ce temps de la chaleur du soleil. -Moi, chétif, ne verrai-je plus jamais le jour ? -La clémence est une belle vertu royale qui rompt les courantes de la colère. -Hé ! sire ! ayez pitié de moi ! -Vous referez ce mémoire. +Moi, chétif, ne verrai-je plus jamais le jour ? +La clémence est une belle vertu royale qui rompt les courantes de la colère. +Hé ! sire ! ayez pitié de moi ! +Vous referez ce mémoire. La porte se referma. -Pardieu, sire ! répondit le gouverneur stupéfait de la question. -Monsieur l’évêque de Verdun. +Pardieu, sire ! répondit le gouverneur stupéfait de la question. +Monsieur l’évêque de Verdun. Le roi savait cela mieux que personne. -Mais c’était une manie. -Un bon diable d’évêque ! -Nous avons peut-être tort de le lui permettre. -Mon beau cousin de Bourgogne ne donnait pas d’armoiries à champ de gueules. -La grandeur des maisons s’assure en l’intégrité des prérogatives. -Note ceci, compère Olivier. +Mais c’était une manie. +Un bon diable d’évêque ! +Nous avons peut-être tort de le lui permettre. +Mon beau cousin de Bourgogne ne donnait pas d’armoiries à champ de gueules. +La grandeur des maisons s’assure en l’intégrité des prérogatives. +Note ceci, compère Olivier. Une autre fois : — Oh ! oh ! dit-il, le gros message ! Cette fois, Coppenole s’inclina avec Guillaume Rym. -Le patriotisme du chaussetier était chatouillé. -Des plaintes et quérimonies contre nos garnisons de Picardie ! -Il dicta cette lettre à haute voix, d’un ton ferme et par saccades. -Sire ! sire ! il y a une révolte ! reprit le compère Jacques essoufflé. -Qu’avez-vous à parler bas ainsi ? -Notre-Dame sait que nous n’avons rien de caché pour nos bons amis flamands. -Le « compère Coictier » demeurait muet de surprise. +Le patriotisme du chaussetier était chatouillé. +Des plaintes et quérimonies contre nos garnisons de Picardie ! +Il dicta cette lettre à haute voix, d’un ton ferme et par saccades. +Sire ! sire ! il y a une révolte ! reprit le compère Jacques essoufflé. +Qu’avez-vous à parler bas ainsi ? +Notre-Dame sait que nous n’avons rien de caché pour nos bons amis flamands. +Le « compère Coictier » demeurait muet de surprise. Et qui se dirige, dites-vous, contre monsieur le bailli du Palais de Justice ? -Louis 11 reprit : — Où le guet a-t-il rencontré la cohue ? +Louis 11 reprit : — Où le guet a-t-il rencontré la cohue ? Cheminant de la Grande-Truanderie vers le Pont-aux-Changeurs. -J’en ai entendu quelques-uns qui criaient : À bas le bailli du Palais ! +J’en ai entendu quelques-uns qui criaient : À bas le bailli du Palais ! Et quels griefs ont-ils contre le bailli ? -Ah ! dit le compère Jacques, qu’il est leur seigneur. +Ah ! dit le compère Jacques, qu’il est leur seigneur. Ce sont des marauds de la Cour des Miracles. -Voilà longtemps déjà qu’ils se plaignent du bailli, dont ils sont vassaux. -Ils ne veulent le reconnaître ni comme justicier ni comme voyer. -Hé ! hé ! dit le roi. -Il ne pouvait dissimuler sa joie, quoiqu’il essayât par instants de se composer. -Personne n’y comprenait rien, pas même « maître Olivier ». +Voilà longtemps déjà qu’ils se plaignent du bailli, dont ils sont vassaux. +Ils ne veulent le reconnaître ni comme justicier ni comme voyer. +Hé ! hé ! dit le roi. +Il ne pouvait dissimuler sa joie, quoiqu’il essayât par instants de se composer. +Personne n’y comprenait rien, pas même « maître Olivier ». Il resta un moment silencieux, avec un air pensif, mais content. -Sont-ils en force ? demanda-t-il tout à coup. -Oui certes, sire, répondit le compère Jacques. +Sont-ils en force ? demanda-t-il tout à coup. +Oui certes, sire, répondit le compère Jacques. Au moins six mille. -Le roi ne put s’empêcher de dire : Bon ! -Il reprit : — Sont-ils armés ? +Le roi ne put s’empêcher de dire : Bon ! +Il reprit : — Sont-ils armés ? Des faulx, des piques, des hacquebutes, des pioches. Toutes sortes d’armes fort violentes. -Le roi ne parut nullement inquiet de cet étalage. -Nous enverrons, dit le roi avec un faux air sérieux. +Le roi ne parut nullement inquiet de cet étalage. +Nous enverrons, dit le roi avec un faux air sérieux. Monsieur le bailli est notre ami. -Ce sont de déterminés drôles. -La hardiesse est merveilleuse, et nous en sommes fort courroucé. -Le compère Jacques se récria. — Tout de suite, sire ! +Ce sont de déterminés drôles. +La hardiesse est merveilleuse, et nous en sommes fort courroucé. +Le compère Jacques se récria. — Tout de suite, sire ! Pour Dieu, sire ! envoyez avant demain matin. Le roi le regarda en face. — Je vous ai dit demain matin. -C’était un de ces regards auxquels on ne réplique pas. -Il se reprit : Quelle est la juridiction féodale du bailli ? +C’était un de ces regards auxquels on ne réplique pas. +Il se reprit : Quelle est la juridiction féodale du bailli ? De ces divers endroits il est voyer, haut, moyen et bas justicier, plein seigneur. -Ah ! monsieur le bailli était roi de tout cela ! +Ah ! monsieur le bailli était roi de tout cela ! Cette fois il ne se reprit point. -Pardieu ! cette chose est mauvaise, et la confusion m’en déplaît. +Pardieu ! cette chose est mauvaise, et la confusion m’en déplaît. Sus ! sus ! pille-les, pends-les, saccage-les !... -Ah ! vous voulez être rois, messeigneurs ? -Il faut attendre jusqu’à demain. -Si votre majesté veut voir ces hommes, ils sont là. +Ah ! vous voulez être rois, messeigneurs ? +Il faut attendre jusqu’à demain. +Si votre majesté veut voir ces hommes, ils sont là. Si je veux les voir ! cria le roi. Pasque-Dieu ! tu oublies chose pareille ! — Cours vite, toi, Olivier ! va les chercher. -Le premier avait une grosse face idiote, ivre et étonnée. -Le second était une figure blême et souriante que le lecteur connaît déjà. -Qu’allais-tu faire dans cette damnable sédition ? -Le truand regarda le roi, en balançant ses bras d’un air hébété. +Le premier avait une grosse face idiote, ivre et étonnée. +Le second était une figure blême et souriante que le lecteur connaît déjà. +Qu’allais-tu faire dans cette damnable sédition ? +Le truand regarda le roi, en balançant ses bras d’un air hébété. Je ne sais pas, dit-il. On allait, j’allais. N’alliez-vous pas attaquer outrageusement et piller votre seigneur le bailli du Palais ? @@ -3639,673 +3639,673 @@ Oui, c’est ma serpe. Je ne le connais point. Il suffit, dit le roi. Tristan l’Hermite s’inclina. -Sire, je n’en étais pas. -Non, sire, il y a méprise. -C’est une fatalité. -Je fais des tragédies. -Sire, je supplie votre majesté de m’entendre. -Je passais par là ce soir. +Sire, je n’en étais pas. +Non, sire, il y a méprise. +C’est une fatalité. +Je fais des tragédies. +Sire, je supplie votre majesté de m’entendre. +Je passais par là ce soir. C’est grand hasard. -On m’a arrêté à tort. -Je suis innocent de cette tempête civile. -Votre majesté voit que le truand ne m’a pas reconnu. -Je conjure votre majesté... -Tais-toi ! dit le roi entre deux gorgées de tisane. -Tu nous romps la tête. -C’était la première parole qu’il proférait. -Peuh ! répondit négligemment le roi. -Je n’y vois pas d’inconvénients. +On m’a arrêté à tort. +Je suis innocent de cette tempête civile. +Votre majesté voit que le truand ne m’a pas reconnu. +Je conjure votre majesté... +Tais-toi ! dit le roi entre deux gorgées de tisane. +Tu nous romps la tête. +C’était la première parole qu’il proférait. +Peuh ! répondit négligemment le roi. +Je n’y vois pas d’inconvénients. J’en vois beaucoup, moi ! dit Gringoire. -Notre philosophe était en ce moment plus vert qu’une olive. -Sire ! n’éclatez pas en tonnerre sur si peu de chose que moi. +Notre philosophe était en ce moment plus vert qu’une olive. +Sire ! n’éclatez pas en tonnerre sur si peu de chose que moi. La grande foudre de Dieu ne bombarde pas une laitue. -Très gracieux sire, la débonnaireté est vertu de lion et de roi. -Sire, vous êtes le soleil. -La révolte et les briganderies ne sont pas de l’équipage d’Apollo. -Je suis un fidèle vassal de votre majesté. +Très gracieux sire, la débonnaireté est vertu de lion et de roi. +Sire, vous êtes le soleil. +La révolte et les briganderies ne sont pas de l’équipage d’Apollo. +Je suis un fidèle vassal de votre majesté. Toute autre passion qui le transporterait ne serait que fureur. -Voilà, sire, mes maximes d’état. -Donc, ne me jugez pas séditieux et pillard à mon habit usé aux coudes. -Hélas ! je ne suis pas extrêmement riche, c’est vrai. -Je suis même un peu pauvre. +Voilà, sire, mes maximes d’état. +Donc, ne me jugez pas séditieux et pillard à mon habit usé aux coudes. +Hélas ! je ne suis pas extrêmement riche, c’est vrai. +Je suis même un peu pauvre. Mais non vicieux pour cela. Ce n’est pas ma faute. -Il y a quarante très excellents proverbes sur le manteau troué des philosophes. -La clémence porte le flambeau devant toutes les autres vertus. -Sans elle, ce sont des aveugles qui cherchent Dieu à tâtons. -D’ailleurs, sire, je suis un lettré. -Les grands rois se font une perle à leur couronne de protéger les lettres. -Hercules ne dédaignait pas le titre de Musagetes. -Mathias Corvin favorisait Jean de Monroyal, l’ornement des mathématiques. -Quelle tache à Alexandre s’il avait fait pendre Aristoteles ! -Cela n’est pas d’un boute-feu de rébellion. -Faites-moi grâce, sire. -Puis sa majesté se mit à boire au hanap de tisane. +Il y a quarante très excellents proverbes sur le manteau troué des philosophes. +La clémence porte le flambeau devant toutes les autres vertus. +Sans elle, ce sont des aveugles qui cherchent Dieu à tâtons. +D’ailleurs, sire, je suis un lettré. +Les grands rois se font une perle à leur couronne de protéger les lettres. +Hercules ne dédaignait pas le titre de Musagetes. +Mathias Corvin favorisait Jean de Monroyal, l’ornement des mathématiques. +Quelle tache à Alexandre s’il avait fait pendre Aristoteles ! +Cela n’est pas d’un boute-feu de rébellion. +Faites-moi grâce, sire. +Puis sa majesté se mit à boire au hanap de tisane. Du reste, elle ne soufflait mot, et ce silence torturait Gringoire. -Le roi le regarda enfin. — Voilà un terrible braillard ! dit-il. -Puis se tournant vers Tristan l’Hermite : — Bah ! lâchez-le ! -Gringoire tomba sur le derrière, tout épouvanté de joie. -En liberté ! grogna Tristan. -Votre majesté ne veut-elle pas qu’on le retienne un peu en cage ? -Ouf ! s’écria Gringoire, que voilà un grand roi ! -Cette clémence inusitée n’en était pas un médiocre signe. -Oh ! dit le roi, vraiment je souffre beaucoup, mon compère. -Regardez, Coppenole, disait Rym à voix basse. -Le voilà entre Coictier et Tristan. -C’est là toute sa cour. -Un médecin pour lui, un bourreau pour les autres. -Louis 11 le regardait avec quelque anxiété. -Coictier se rembrunissait à vue d’œil. -Le brave homme n’avait d’autre métairie que la mauvaise santé du roi. +Le roi le regarda enfin. — Voilà un terrible braillard ! dit-il. +Puis se tournant vers Tristan l’Hermite : — Bah ! lâchez-le ! +Gringoire tomba sur le derrière, tout épouvanté de joie. +En liberté ! grogna Tristan. +Votre majesté ne veut-elle pas qu’on le retienne un peu en cage ? +Ouf ! s’écria Gringoire, que voilà un grand roi ! +Cette clémence inusitée n’en était pas un médiocre signe. +Oh ! dit le roi, vraiment je souffre beaucoup, mon compère. +Regardez, Coppenole, disait Rym à voix basse. +Le voilà entre Coictier et Tristan. +C’est là toute sa cour. +Un médecin pour lui, un bourreau pour les autres. +Louis 11 le regardait avec quelque anxiété. +Coictier se rembrunissait à vue d’œil. +Le brave homme n’avait d’autre métairie que la mauvaise santé du roi. Il l’exploitait de son mieux. Oh ! oh ! murmura-t-il enfin, ceci est grave, en effet. N’est-ce pas ? dit le roi inquiet. -Pulsus creber, anhelans, crepitans, irregularis, continua le médecin. +Pulsus creber, anhelans, crepitans, irregularis, continua le médecin. Avant trois jours, ceci peut emporter son homme. -Notre-Dame ! s’écria le roi. -Et le remède, compère ? +Notre-Dame ! s’écria le roi. +Et le remède, compère ? J’y songe, sire. Heuh ! dit le roi. -Il y a aussi une Cérès. -C’est encore une très belle divinité. -Bourreau ! grommela Louis 11, où en veux-tu venir ? +Il y a aussi une Cérès. +C’est encore une très belle divinité. +Bourreau ! grommela Louis 11, où en veux-tu venir ? Combien est-ce, ton toit ? -Mais... un toit de cuivre historié et doré, deux mille livres au plus. +Mais... un toit de cuivre historié et doré, deux mille livres au plus. Ah ! l’assassin ! cria le roi. Il ne m’arrache pas une dent qui ne soit un diamant. Ai-je mon toit ? dit Coictier. -Oui ! et va au diable, mais guéris-moi. -Vous continuerez votre tisane, et nous répondons de votre majesté. +Oui ! et va au diable, mais guéris-moi. +Vous continuerez votre tisane, et nous répondons de votre majesté. Une chandelle qui brille n’attire pas qu’un moucheron. Qu’est-ce encore ? dit Louis -Sire, votre majesté sait que maître Simon Radin est mort ? +Sire, votre majesté sait que maître Simon Radin est mort ? Sire, sa place est vacante. C’est le seul rechange qu’ait une figure de courtisan. -Je vois que vous êtes de l’avis de monsieur de Boucicaut. -Nous avons bonne mémoire. -Pasque-Dieu ! n’êtes-vous pas saoul ? +Je vois que vous êtes de l’avis de monsieur de Boucicaut. +Nous avons bonne mémoire. +Pasque-Dieu ! n’êtes-vous pas saoul ? La pescherie n’est-elle point assez belle et miraculeuse ? Et ne craignez-vous pas qu’un saumon de plus ne fasse chavirer votre bateau ? -L’orgueil vous perdra, mon compère. -L’orgueil est toujours talonné de la ruine et de la honte. -Considérez ceci, et taisez-vous. -Il donne tout au médecin. -Voilà qu’il est très tard. -Nous avons terminé notre travail. -Ce n’est pas ici que nous entreprendrons de développer cette figure singulière. +L’orgueil vous perdra, mon compère. +L’orgueil est toujours talonné de la ruine et de la honte. +Considérez ceci, et taisez-vous. +Il donne tout au médecin. +Voilà qu’il est très tard. +Nous avons terminé notre travail. +Ce n’est pas ici que nous entreprendrons de développer cette figure singulière. Ce barbier du roi avait trois noms. Il s’appelait de son vrai nom Olivier le Mauvais. C’est tout simple. Va, mon pauvre barbier, cela se retrouvera. Va chercher ce qu’il te faut. -C’est le bailli qui brûle. -Ce ne peut être que cela. +C’est le bailli qui brûle. +Ce ne peut être que cela. Alors, se tournant vers les flamands : — Messieurs, venez voir ceci. N’est-ce pas un feu qui rougeoie ? -Les deux gantois s’approchèrent. +Les deux gantois s’approchèrent. Un grand feu, dit Guillaume Rym. -Il doit y avoir une grosse révolte là-bas. -Croix-Dieu ! sire ! votre majesté ébréchera là-dessus bien des compagnies de gens de guerre ! -Ah ! moi ! c’est différent, repartit le roi. -Sire, les suisses aussi étaient des manants. +Il doit y avoir une grosse révolte là-bas. +Croix-Dieu ! sire ! votre majesté ébréchera là-dessus bien des compagnies de gens de guerre ! +Ah ! moi ! c’est différent, repartit le roi. +Sire, les suisses aussi étaient des manants. L’ami, repartit le roi, vous parlez d’une bataille. Il s’agit d’une mutinerie. -Et j’en viendrai à bout quand il me plaira de froncer le sourcil. -L’autre répliqua avec indifférence : — Cela se peut, sire. +Et j’en viendrai à bout quand il me plaira de froncer le sourcil. +L’autre répliqua avec indifférence : — Cela se peut, sire. En ce cas, c’est que l’heure du peuple n’est pas venue. -Guillaume Rym crut devoir intervenir. — Maître Coppenole, vous parlez à un puissant roi. -Je le sais, répondit gravement le chaussetier. +Guillaume Rym crut devoir intervenir. — Maître Coppenole, vous parlez à un puissant roi. +Je le sais, répondit gravement le chaussetier. Laissez-le dire, monsieur Rym mon ami, dit le roi. J’aime ce franc-parler. -Mon père Charles septième disait que la vérité était malade. -Maître Coppenole me détrompe. -Louis 11 le regarda avec son œil pénétrant. -Et quand viendra cette heure, maître ? +Mon père Charles septième disait que la vérité était malade. +Maître Coppenole me détrompe. +Louis 11 le regarda avec son œil pénétrant. +Et quand viendra cette heure, maître ? Vous l’entendrez sonner. -À quelle horloge, s’il vous plaît ? +À quelle horloge, s’il vous plaît ? Il y a ici un donjon, un beffroi, des canons, des bourgeois, des soldats. -Le visage de Louis devint sombre et rêveur. -N’est-ce pas que tu ne crouleras pas si aisément, ma bonne Bastille ? +Le visage de Louis devint sombre et rêveur. +N’est-ce pas que tu ne crouleras pas si aisément, ma bonne Bastille ? J’en ai fait, dit le chaussetier. -Comment faites-vous, dit le roi, pour faire une révolte ? -Ah ! répondit Coppenole, ce n’est pas bien difficile. -Il y a cent façons. -D’abord il faut qu’on soit mécontent dans la ville. +Comment faites-vous, dit le roi, pour faire une révolte ? +Ah ! répondit Coppenole, ce n’est pas bien difficile. +Il y a cent façons. +D’abord il faut qu’on soit mécontent dans la ville. La chose n’est pas rare. -Et puis le caractère des habitants. -Ceux de Gand sont commodes à la révolte. +Et puis le caractère des habitants. +Ceux de Gand sont commodes à la révolte. Ils aiment toujours le fils du prince, le prince jamais. Ce qu’on veut. -Il y a bien toujours là quelque futaille défoncée. +Il y a bien toujours là quelque futaille défoncée. Et contre qui vous rebellez-vous ainsi ? demanda le roi. Contre vos baillis ? contre vos seigneurs ? Contre le duc aussi, quelquefois. En cet instant Olivier le Daim rentra. -Le rancuneux barbier avait aussi l’air consterné, mais content en dessous. +Le rancuneux barbier avait aussi l’air consterné, mais content en dessous. Et sur qui donc ? -Le serment était formidable. -Olivier ouvrit la bouche pour répondre : — Sire... -Mets-toi à genoux ! interrompit violemment le roi. +Le serment était formidable. +Olivier ouvrit la bouche pour répondre : — Sire... +Mets-toi à genoux ! interrompit violemment le roi. Tristan, veillez sur cet homme ! -Elle s’est réfugiée dans Notre-Dame. +Elle s’est réfugiée dans Notre-Dame. Le peuple l’y veut reprendre de vive force. -C’est Notre-Dame que le peuple assiège. -Oui-da ! dit le roi à voix basse, tout pâle et tout tremblant de colère. -Notre-Dame ! ils assiègent dans sa cathédrale Notre-Dame, ma bonne maîtresse ! — Relève-toi, Olivier. +C’est Notre-Dame que le peuple assiège. +Oui-da ! dit le roi à voix basse, tout pâle et tout tremblant de colère. +Notre-Dame ! ils assiègent dans sa cathédrale Notre-Dame, ma bonne maîtresse ! — Relève-toi, Olivier. Je te donne la charge de Simon Radin. -Tu as raison. — C’est à moi qu’on s’attaque. +Tu as raison. — C’est à moi qu’on s’attaque. Et moi qui croyais qu’il s’agissait du bailli ! C’est contre moi ! -Alors, rajeuni par la fureur, il se mit à marcher à grands pas. +Alors, rajeuni par la fureur, il se mit à marcher à grands pas. Tristan mon ami ! tue ! tue ! Tristan s’inclina. — C’est bon, sire ! -Il ajouta après un silence : — Et que ferai-je de la sorcière ? +Il ajouta après un silence : — Et que ferai-je de la sorcière ? Cette question fit songer le roi. -Il suffit, sire, répondit Tristan. -Si la sorcière est encore dans Notre-Dame, faudra-t-il l’y prendre malgré l’asile ? +Il suffit, sire, répondit Tristan. +Si la sorcière est encore dans Notre-Dame, faudra-t-il l’y prendre malgré l’asile ? Pasque-Dieu, l’asile ! dit le roi en se grattant l’oreille. Il faut pourtant que cette femme soit pendue. Je ne le ferai que cette fois. Il faut punir cette criminelle. Pardonnez-moi donc pour cette fois, Notre-Dame de Paris. -Prenez Monsieur de Châteaupers avec vous. +Prenez Monsieur de Châteaupers avec vous. Vous ferez sonner le tocsin. -Vous écraserez le populaire. -Vous pendrez la sorcière. -Et j’entends que le pourchas de l’exécution soit fait par vous. +Vous écraserez le populaire. +Vous pendrez la sorcière. +Et j’entends que le pourchas de l’exécution soit fait par vous. Vous m’en rendrez compte. — Allons, Olivier, je ne me coucherai pas cette nuit. Tristan l’Hermite s’inclina et sortit. Allez prendre un peu de repos. -La nuit s’avance, et nous sommes plus près du matin que du soir. +La nuit s’avance, et nous sommes plus près du matin que du soir. Le personnage noir se leva. — Mort et passion ! vous me faites bouillir, Gringoire. -Je viens de l’échapper belle ! -Je manque toujours d’être pendu. -C’est ma prédestination. +Je viens de l’échapper belle ! +Je manque toujours d’être pendu. +C’est ma prédestination. Tu manques tout, dit l’autre. As-tu le mot de passe ? -Figurez-vous, maître, que j’ai vu le roi. +Figurez-vous, maître, que j’ai vu le roi. Il a une culotte de futaine. C’est une aventure. Oh ! quenouille de paroles ! que me fait ton aventure ? As-tu le mot de passe des truands ? Petite flambe en baguenaud. -Autrement nous ne pourrions pénétrer jusqu’à l’église. +Autrement nous ne pourrions pénétrer jusqu’à l’église. Les truands barrent les rues. -Heureusement il paraît qu’ils ont trouvé de la résistance. -Nous arriverons peut-être encore à temps. +Heureusement il paraît qu’ils ont trouvé de la résistance. +Nous arriverons peut-être encore à temps. Mais comment entrerons-nous dans Notre-Dame ? J’ai la clef des tours. Et comment en sortirons-nous ? -J’ai joliment manqué d’être pendu ! reprit Gringoire. +J’ai joliment manqué d’être pendu ! reprit Gringoire. Eh vite ! allons ! dit l’autre. -Tous deux descendirent à grands pas vers la Cité. -Le lecteur se souvient peut-être de la situation critique où nous avons laissé Quasimodo. -Il courait éperdu sur la galerie. -Notre-Dame allait être enlevée par les truands. -Châteaupers à la rescousse ! -Les truands effarés firent volte-face. -C’étaient en effet les troupes du roi qui survenaient. +Tous deux descendirent à grands pas vers la Cité. +Le lecteur se souvient peut-être de la situation critique où nous avons laissé Quasimodo. +Il courait éperdu sur la galerie. +Notre-Dame allait être enlevée par les truands. +Châteaupers à la rescousse ! +Les truands effarés firent volte-face. +C’étaient en effet les troupes du roi qui survenaient. Les truands firent bravement. -Ils se défendirent en désespérés. -La mêlée fut affreuse. -À chair de loup dent de chien, comme dit P. Mathieu. -Les truands, mal armés, écumaient et mordaient. -D’autres tamponnaient à coups de torches le visage des archers. -Ils déchiquetaient ceux qui tombaient. -Il chantait une chanson nasillarde, il lançait sans relâche et ramenait sa faulx. -À chaque coup, il traçait autour de lui un grand cercle de membres coupés. -C’était Clopin Trouillefou. +Ils se défendirent en désespérés. +La mêlée fut affreuse. +À chair de loup dent de chien, comme dit P. Mathieu. +Les truands, mal armés, écumaient et mordaient. +D’autres tamponnaient à coups de torches le visage des archers. +Ils déchiquetaient ceux qui tombaient. +Il chantait une chanson nasillarde, il lançait sans relâche et ramenait sa faulx. +À chaque coup, il traçait autour de lui un grand cercle de membres coupés. +C’était Clopin Trouillefou. Une arquebusade l’abattit. -Cependant les croisées s’étaient rouvertes. -Le Parvis était plein d’une fumée épaisse que la mousqueterie rayait de feu. -Enfin les truands cédèrent. +Cependant les croisées s’étaient rouvertes. +Le Parvis était plein d’une fumée épaisse que la mousqueterie rayait de feu. +Enfin les truands cédèrent. Lorsqu’il entra dans la cellule, il la trouva vide. -Au moment où les truands avaient assailli l’église, la Esmeralda dormait. -Alors sa frayeur, sans s’accroître, s’était transformée. -Voilà qu’au milieu de cette angoisse elle entend marcher près d’elle. +Au moment où les truands avaient assailli l’église, la Esmeralda dormait. +Alors sa frayeur, sans s’accroître, s’était transformée. +Voilà qu’au milieu de cette angoisse elle entend marcher près d’elle. Deux hommes, dont l’un portait une lanterne, venaient d’entrer dans sa cellule. Elle poussa un faible cri. Qui ? vous ? demanda-t-elle. Ce nom la rassura. -Elle releva les yeux, et reconnut en effet le poëte. +Elle releva les yeux, et reconnut en effet le poëte. Ah ! reprit Gringoire d’un ton de reproche, Djali m’avait reconnu avant vous ! -La petite chèvre en effet n’avait pas attendu que Gringoire se nommât. +La petite chèvre en effet n’avait pas attendu que Gringoire se nommât. Gringoire lui rendait les caresses. -Qui est là avec vous ? dit l’égyptienne à voix basse. -Soyez tranquille, répondit Gringoire. +Qui est là avec vous ? dit l’égyptienne à voix basse. +Soyez tranquille, répondit Gringoire. C’est un de mes amis. -Voyons, ma Djali, n’as-tu rien oublié de tes jolis tours ? -Comment fait maître Jacques Charmolue ?... +Voyons, ma Djali, n’as-tu rien oublié de tes jolis tours ? +Comment fait maître Jacques Charmolue ?... L’homme noir ne le laissa pas achever. -Il s’approcha de Gringoire et le poussa rudement par l’épaule. +Il s’approcha de Gringoire et le poussa rudement par l’épaule. On veut vous reprendre. Nous sommes vos amis, et nous venons vous sauver. -Est-il vrai ? s’écria-t-elle bouleversée. +Est-il vrai ? s’écria-t-elle bouleversée. Je le veux bien, balbutia-t-elle. Mais pourquoi votre ami ne parle-t-il pas ? -Il fallut qu’elle se contentât de cette explication. +Il fallut qu’elle se contentât de cette explication. Gringoire la prit par la main, son compagnon ramassa la lanterne et marcha devant. -La peur étourdissait la jeune fille. +La peur étourdissait la jeune fille. Elle se laissa emmener. -Ils se dirigèrent vers la porte qui donnait de cette cour sur le Terrain. +Ils se dirigèrent vers la porte qui donnait de cette cour sur le Terrain. L’homme noir l’ouvrit avec une clef qu’il avait. -Ils trouvèrent cet enclos parfaitement désert. -Là, il y avait déjà moins de tumulte dans l’air. -La rumeur de l’assaut des truands leur arrivait plus brouillée et moins criarde. -Cependant ils étaient encore fort près du péril. -Les édifices les plus rapprochés d’eux étaient l’évêché et l’église. -Il y avait visiblement un grand désordre intérieur dans l’évêché. +Ils trouvèrent cet enclos parfaitement désert. +Là, il y avait déjà moins de tumulte dans l’air. +La rumeur de l’assaut des truands leur arrivait plus brouillée et moins criarde. +Cependant ils étaient encore fort près du péril. +Les édifices les plus rapprochés d’eux étaient l’évêché et l’église. +Il y avait visiblement un grand désordre intérieur dans l’évêché. Rembrandt a de ces fonds de tableau. -L’homme à la lanterne marcha droit à la pointe du Terrain. -Derrière, dans l’ombre que faisait ce treillis, une petite barque était cachée. -L’homme fit signe à Gringoire et à sa compagne d’y entrer. -La chèvre les y suivit. +L’homme à la lanterne marcha droit à la pointe du Terrain. +Derrière, dans l’ombre que faisait ce treillis, une petite barque était cachée. +L’homme fit signe à Gringoire et à sa compagne d’y entrer. +La chèvre les y suivit. L’homme y descendit le dernier. Le bateau voguait lentement vers la rive droite. -La jeune fille observait avec une terreur secrète l’inconnu. -Il avait rebouché soigneusement la lumière de sa lanterne sourde. -On l’entrevoyait dans l’obscurité, à l’avant du bateau, comme un spectre. -Du reste, il n’avait pas encore dit une parole, jeté un souffle. +La jeune fille observait avec une terreur secrète l’inconnu. +Il avait rebouché soigneusement la lumière de sa lanterne sourde. +On l’entrevoyait dans l’obscurité, à l’avant du bateau, comme un spectre. +Du reste, il n’avait pas encore dit une parole, jeté un souffle. Nous observons un silence de pythagoriciens ou de poissons ! -Hélas ! les actions humaines se prennent par deux anses. -On flétrit en moi ce qu’on couronne en toi. -Tel admire César qui blâme Catilina. -N’est-ce pas, mon maître ? +Hélas ! les actions humaines se prennent par deux anses. +On flétrit en moi ce qu’on couronne en toi. +Tel admire César qui blâme Catilina. +N’est-ce pas, mon maître ? Que dites-vous de cette philosophie ? -Les fâcheuses humeurs que vous avez là tous deux ! +Les fâcheuses humeurs que vous avez là tous deux ! Il faut que je parle tout seul. -Il est tout embrunché dans les fourrures. +Il est tout embrunché dans les fourrures. Il devrait bien lire les quatre livres de Salvien de Cologne Adversus avaritiam. -C’est une éponge à prendre l’argent posée sur le peuple. +C’est une éponge à prendre l’argent posée sur le peuple. Aussi les plaintes contre la rigueur du temps deviennent murmures contre le prince. Ce roi a une main qui prend et une main qui pend. C’est le procureur de dame Gabelle et de monseigneur Gibet. C’est un prince exorbitant. Je n’aime pas ce monarque. -Et vous, mon maître ? -L’homme noir laissait gloser le bavard poëte. -À propos, maître ! reprit Gringoire subitement. -J’ai la vue basse et ne l’ai pu reconnaître. -Savez-vous qui ce peut être ? -L’inconnu ne répondit pas une parole. -Elle tressaillit de son côté. -Elle avait déjà entendu de ces soupirs-là. -La barque abandonnée à elle-même dériva quelques instants au gré de l’eau. -Au-dessus vous pouvez voir le clocher très délicatement percé. -Qu’importe après tout ? -Cela finit d’une façon tragique. -La fornication est une pensée fort libertine. +Et vous, mon maître ? +L’homme noir laissait gloser le bavard poëte. +À propos, maître ! reprit Gringoire subitement. +J’ai la vue basse et ne l’ai pu reconnaître. +Savez-vous qui ce peut être ? +L’inconnu ne répondit pas une parole. +Elle tressaillit de son côté. +Elle avait déjà entendu de ces soupirs-là. +La barque abandonnée à elle-même dériva quelques instants au gré de l’eau. +Au-dessus vous pouvez voir le clocher très délicatement percé. +Qu’importe après tout ? +Cela finit d’une façon tragique. +La fornication est une pensée fort libertine. Le tumulte en effet croissait autour de Notre-Dame. On entendait assez clairement des cris de victoire. -Cependant notre philosophe réfléchissait. -Il est certain que Gringoire était dans une cruelle perplexité. +Cependant notre philosophe réfléchissait. +Il est certain que Gringoire était dans une cruelle perplexité. Une secousse les avertit enfin que le bateau abordait. -Le brouhaha sinistre remplissait toujours la Cité. -Alors elle sauta seule à bas du bateau. -Elle demeura ainsi un moment stupéfaite, regardant couler l’eau. -La pauvre égyptienne frissonna de se voir seule avec cet homme. -Tout à coup elle sentit la main de l’inconnu sur la sienne. -C’était une main froide et forte. +Le brouhaha sinistre remplissait toujours la Cité. +Alors elle sauta seule à bas du bateau. +Elle demeura ainsi un moment stupéfaite, regardant couler l’eau. +La pauvre égyptienne frissonna de se voir seule avec cet homme. +Tout à coup elle sentit la main de l’inconnu sur la sienne. +C’était une main froide et forte. L’homme ne dit pas une parole. -En cet instant, elle sentit vaguement que la destinée est une force irrésistible. +En cet instant, elle sentit vaguement que la destinée est une force irrésistible. Le quai en cet endroit allait en montant. Il lui semblait cependant qu’elle descendait une pente. -Elle regarda de tous côtés. -Le quai était absolument désert. -Le reste de Paris était répandu autour d’elle par grands blocs d’ombre. -Cependant l’inconnu l’entraînait toujours avec le même silence et la même rapidité. -Elle ne retrouvait dans sa mémoire aucun des lieux où elle marchait. -C’était la dernière lueur d’espoir qui s’éteignait. -Elle ne résista plus, et le suivit, brisée. -Ils arrivèrent ainsi, toujours le long du quai, à une place assez grande. +Elle regarda de tous côtés. +Le quai était absolument désert. +Le reste de Paris était répandu autour d’elle par grands blocs d’ombre. +Cependant l’inconnu l’entraînait toujours avec le même silence et la même rapidité. +Elle ne retrouvait dans sa mémoire aucun des lieux où elle marchait. +C’était la dernière lueur d’espoir qui s’éteignait. +Elle ne résista plus, et le suivit, brisée. +Ils arrivèrent ainsi, toujours le long du quai, à une place assez grande. Il y avait un peu de lune. -C’était la Grève. -On distinguait au milieu une espèce de croix noire debout. -C’était le gibet. -Elle reconnut tout cela, et vit où elle était. -C’était le prêtre. -Il avait l’air de son fantôme. +C’était la Grève. +On distinguait au milieu une espèce de croix noire debout. +C’était le gibet. +Elle reconnut tout cela, et vit où elle était. +C’était le prêtre. +Il avait l’air de son fantôme. C’est un effet du clair de lune. -Il semble qu’à cette lumière on ne voie que les spectres des choses. +Il semble qu’à cette lumière on ne voie que les spectres des choses. Je vais te parler. -Ceci est la Grève. -C’est ici un point extrême. -La destinée nous livre l’un à l’autre. -Je vais décider de ta vie ; toi, de mon âme. -Voici une place et une nuit au delà desquelles on ne voit rien. +Ceci est la Grève. +C’est ici un point extrême. +La destinée nous livre l’un à l’autre. +Je vais décider de ta vie ; toi, de mon âme. +Voici une place et une nuit au delà desquelles on ne voit rien. Je vais te dire... -Cela dit, comme un corps qui retrouve son centre de gravité, il redevint immobile. -Mais ses paroles ne décelaient pas moins d’agitation. -Sa voix était de plus en plus basse. -Ne détourne point la tête ainsi. -C’est une affaire sérieuse. +Cela dit, comme un corps qui retrouve son centre de gravité, il redevint immobile. +Mais ses paroles ne décelaient pas moins d’agitation. +Sa voix était de plus en plus basse. +Ne détourne point la tête ainsi. +C’est une affaire sérieuse. Je viens de te tirer de leurs mains. -Mais les voilà qui te poursuivent. -Il étendit le bras vers la Cité. +Mais les voilà qui te poursuivent. +Il étendit le bras vers la Cité. Les perquisitions en effet paraissaient y continuer. Les rumeurs se rapprochaient. Tu vois bien qu’ils te poursuivent, et que je ne te mens pas. -J’ai tout préparé. -C’est à toi de vouloir. +J’ai tout préparé. +C’est à toi de vouloir. Comme tu voudras, je pourrai. Il s’interrompit violemment. — Non, ce n’est pas cela qu’il faut dire. -On eût dit une sainte Vierge au pied de la croix. -Enfin l’égyptienne lui dit : — Il me fait encore moins horreur que vous. +On eût dit une sainte Vierge au pied de la croix. +Enfin l’égyptienne lui dit : — Il me fait encore moins horreur que vous. Moi, je vous aime. Oh ! cela est pourtant bien vrai. Vous voyez que je vous parle doucement. -Vous me haïrez toujours ! +Vous me haïrez toujours ! C’est donc fini ! -C’est là ce qui me rend mauvais, voyez-vous, et horrible à moi-même ! +C’est là ce qui me rend mauvais, voyez-vous, et horrible à moi-même ! Vous ne me regardez seulement pas ! -Hélas ! vous n’avez de méchanceté que pour moi seul ! +Hélas ! vous n’avez de méchanceté que pour moi seul ! Il cacha son visage dans ses mains. La jeune fille l’entendit pleurer. -C’était la première fois. +C’était la première fois. Il pleura ainsi un certain temps. -Allons ! poursuivit-il ces premières larmes passées, je ne trouve pas de paroles. -J’avais pourtant bien songé à ce que je vous dirais. +Allons ! poursuivit-il ces premières larmes passées, je ne trouve pas de paroles. +J’avais pourtant bien songé à ce que je vous dirais. Ne nous condamnez pas tous deux. Si vous saviez combien je vous aime ! quel cœur c’est que mon cœur ! -Oh ! quelle désertion de toute vertu ! quel abandon désespéré de moi-même ! -En prononçant ces dernières paroles, son air devint tout à fait égaré. -Son œil était hagard. -Puis sa langue n’articula plus aucun son perceptible, ses lèvres remuaient toujours cependant. +Oh ! quelle désertion de toute vertu ! quel abandon désespéré de moi-même ! +En prononçant ces dernières paroles, son air devint tout à fait égaré. +Son œil était hagard. +Puis sa langue n’articula plus aucun son perceptible, ses lèvres remuaient toujours cependant. Enfant ! sais-tu que ces larmes sont des laves ? Est-il donc bien vrai ? de l’homme qu’on hait rien ne touche. Tu me verrais mourir, tu rirais. Oh ! moi je ne veux pas te voir mourir ! Un mot ! un seul mot de pardon ! -Un mot de bonté ! dis un mot ! rien qu’un mot ! -Elle ouvrit la bouche pour lui répondre. -Elle lui dit : — Vous êtes un assassin ! -Tu ne veux pas de moi pour esclave, tu m’auras pour maître. -J’ai un repaire où je te traînerai. +Un mot de bonté ! dis un mot ! rien qu’un mot ! +Elle ouvrit la bouche pour lui répondre. +Elle lui dit : — Vous êtes un assassin ! +Tu ne veux pas de moi pour esclave, tu m’auras pour maître. +J’ai un repaire où je te traînerai. Tu me suivras, il faudra bien que tu me suives, ou je te livre ! Allons ! de la joie ! allons ! baise-moi, folle ! La tombe ou mon lit ! -Son œil pétillait d’impureté et de rage. +Son œil pétillait d’impureté et de rage. Sa bouche lascive rougissait le cou de la jeune fille. -Elle se débattait dans ses bras. -Il la couvrait de baisers écumants. +Elle se débattait dans ses bras. +Il la couvrait de baisers écumants. Ne me mords pas, monstre ! cria-t-elle. Oh ! l’odieux moine infect ! laisse-moi ! -Toi, prêtre, tu es vieux ! tu es laid ! +Toi, prêtre, tu es vieux ! tu es laid ! Elle vit son affreux regard, et voulut fuir. -Arrivé là, il se tourna vers elle : — Une dernière fois, veux-tu être à moi ? -Elle répondit avec force : — Non. -Alors il s’écria d’une voix haute : — Gudule ! -Gudule ! voici l’égyptienne ! venge-toi ! +Arrivé là, il se tourna vers elle : — Une dernière fois, veux-tu être à moi ? +Elle répondit avec force : — Non. +Alors il s’écria d’une voix haute : — Gudule ! +Gudule ! voici l’égyptienne ! venge-toi ! La jeune fille se sentit saisir brusquement au coude. -Tiens bien ! dit le prêtre. -C’est l’égyptienne échappée. -Ne la lâche pas. +Tiens bien ! dit le prêtre. +C’est l’égyptienne échappée. +Ne la lâche pas. Je vais chercher les sergents. Tu la verras pendre. -On entendait une cavalcade de ce côté. -La jeune fille avait reconnu la méchante recluse. -Haletante de terreur, elle essaya de se dégager. -On eût dit que cette main était rivée à son bras. -Voilà ce que tu m’as fait. -Oh ! si ! repartit la recluse, tu devais être née. -Elle serait de ton âge ! -J’ai la tête trop grosse ! — La pauvre petite ! pendant qu’elle dormait ! -Venez voir la vôtre. -Le jour commençait à poindre. +On entendait une cavalcade de ce côté. +La jeune fille avait reconnu la méchante recluse. +Haletante de terreur, elle essaya de se dégager. +On eût dit que cette main était rivée à son bras. +Voilà ce que tu m’as fait. +Oh ! si ! repartit la recluse, tu devais être née. +Elle serait de ton âge ! +J’ai la tête trop grosse ! — La pauvre petite ! pendant qu’elle dormait ! +Venez voir la vôtre. +Le jour commençait à poindre. Je ne vous ai rien fait. -Voulez-vous me voir mourir de cette horrible façon sous vos yeux ? -Vous avez de la pitié, j’en suis sûre. +Voulez-vous me voir mourir de cette horrible façon sous vos yeux ? +Vous avez de la pitié, j’en suis sûre. C’est trop affreux. Laissez-moi me sauver. Je ne veux pas mourir comme cela ! Rends-moi mon enfant ! dit la recluse. Rends-moi mon enfant ! -Lâchez-moi, au nom du ciel ! +Lâchez-moi, au nom du ciel ! Rends-moi mon enfant ! Moi, je cherche mes parents. -Rends-moi ma petite Agnès ! poursuivit Gudule. — Tu ne sais pas où elle est ? +Rends-moi ma petite Agnès ! poursuivit Gudule. — Tu ne sais pas où elle est ? Alors, meurs ! — Je vais te dire. Tu vois bien qu’il faut que tu meures. Tiens, que je te montre. -Voilà son soulier, tout ce qui m’en reste. -Sais-tu où est le pareil ? -Il faisait déjà assez jour pour en distinguer la forme et les couleurs. -Montrez-moi ce soulier, dit l’égyptienne en tressaillant. -Va ! va ! grommelait Gudule, fouille ton amulette du démon ! -Ma mère ! répondit l’égyptienne. -Ici nous renonçons à peindre. +Voilà son soulier, tout ce qui m’en reste. +Sais-tu où est le pareil ? +Il faisait déjà assez jour pour en distinguer la forme et les couleurs. +Montrez-moi ce soulier, dit l’égyptienne en tressaillant. +Va ! va ! grommelait Gudule, fouille ton amulette du démon ! +Ma mère ! répondit l’égyptienne. +Ici nous renonçons à peindre. Oh ! la voir et ne pas l’embrasser ! Ta main ! ta main ! Les barreaux tinrent bon. Ma fille ! ma fille ! disait-elle. -J’ai ma fille ! la voilà. +J’ai ma fille ! la voilà. Le bon Dieu me l’a rendue. Eh vous ! venez tous ! -Y a-t-il quelqu’un là pour voir que j’ai ma fille ? -Seigneur Jésus, qu’elle est belle ! +Y a-t-il quelqu’un là pour voir que j’ai ma fille ? +Seigneur Jésus, qu’elle est belle ! Qui avait dit cela ? Ma petite fille ! ma petite fille ! baise-moi. -J’aime les égyptiennes. — C’est bien toi. +J’aime les égyptiennes. — C’est bien toi. C’est donc cela que le cœur me sautait chaque fois que tu passais. Moi qui prenais cela pour de la haine ! -Pardonne-moi, mon Agnès, pardonne-moi. -Tu m’as trouvée bien méchante, n’est-ce pas ? +Pardonne-moi, mon Agnès, pardonne-moi. +Tu m’as trouvée bien méchante, n’est-ce pas ? Je t’aime. — Ton petit signe au cou, l’as-tu toujours ? voyons. Elle l’a toujours. Oh ! tu es belle ! -C’est moi qui vous ai fait ces grands yeux-là, mademoiselle. -Elles n’ont qu’à venir. -Voilà son cou, ses yeux, ses cheveux, sa main. +C’est moi qui vous ai fait ces grands yeux-là, mademoiselle. +Elles n’ont qu’à venir. +Voilà son cou, ses yeux, ses cheveux, sa main. Trouvez-moi quelque chose de beau comme cela ! -Oh ! je vous en réponds qu’elle aura des amoureux, celle-là ! -J’ai pleuré quinze ans. -Toute ma beauté s’en est allée, et lui est venue. +Oh ! je vous en réponds qu’elle aura des amoureux, celle-là ! +J’ai pleuré quinze ans. +Toute ma beauté s’en est allée, et lui est venue. Nous nous en irons d’ici. -Nous allons être bien heureuses. -J’ai hérité quelque chose à Reims, dans notre pays. -Ah ! non, tu ne sais pas cela, toi, tu étais trop petite ! -Si tu savais comme tu étais jolie, à quatre mois ! +Nous allons être bien heureuses. +J’ai hérité quelque chose à Reims, dans notre pays. +Ah ! non, tu ne sais pas cela, toi, tu étais trop petite ! +Si tu savais comme tu étais jolie, à quatre mois ! Nous aurons un champ, une maison. Je te coucherai dans mon lit. Mon Dieu ! mon Dieu ! qui est-ce qui croirait cela ? j’ai ma fille ! C’est elle qui m’avait mis ce sachet au cou. Elle me disait toujours : — Petite, garde bien ce bijou. -C’est un trésor. -Il te fera retrouver ta mère. -Tu portes ta mère à ton cou. — Elle l’avait prédit, l’égyptienne ! -Nous devons bien cela à la bonne sainte Vierge. +C’est un trésor. +Il te fera retrouver ta mère. +Tu portes ta mère à ton cou. — Elle l’avait prédit, l’égyptienne ! +Nous devons bien cela à la bonne sainte Vierge. Mon Dieu ! que tu as une jolie voix ! -Quand tu me parlais tout à l’heure, c’était une musique ! +Quand tu me parlais tout à l’heure, c’était une musique ! Ah ! mon Dieu Seigneur ! -J’ai retrouvé mon enfant ! -Mais est-ce croyable, cette histoire-là ? +J’ai retrouvé mon enfant ! +Mais est-ce croyable, cette histoire-là ? On ne meurt de rien, car je ne suis pas morte de joie. -L’égyptienne se jeta avec angoisse dans les bras de la sachette. -Sauvez-moi ! sauvez-moi ! ma mère ! les voilà qui viennent ! -La recluse devint pâle. -Ô ciel ! que dis-tu là ? -J’avais oublié ! on te poursuit ! +L’égyptienne se jeta avec angoisse dans les bras de la sachette. +Sauvez-moi ! sauvez-moi ! ma mère ! les voilà qui viennent ! +La recluse devint pâle. +Ô ciel ! que dis-tu là ? +J’avais oublié ! on te poursuit ! Qu’as-tu donc fait ? -Je ne sais pas, répondit la malheureuse enfant, mais je suis condamnée à mourir. +Je ne sais pas, répondit la malheureuse enfant, mais je suis condamnée à mourir. Mourir ! dit Gudule chancelant comme sous un coup de foudre. Mourir ! reprit-elle lentement et regardant sa fille avec son œil fixe. -Oui, ma mère, reprit la jeune fille éperdue, ils veulent me tuer. -Voilà qu’on vient me prendre. +Oui, ma mère, reprit la jeune fille éperdue, ils veulent me tuer. +Voilà qu’on vient me prendre. Cette potence est pour moi ! Sauvez-moi ! sauvez-moi ! Ils arrivent ! sauvez-moi ! -Oh non ! ces choses-là ne sont pas possibles. +Oh non ! ces choses-là ne sont pas possibles. Le bon Dieu n’en permet pas comme cela. -La recluse se dressa debout avec un cri désespéré. — Sauve-toi ! sauve-toi ! mon enfant ! +La recluse se dressa debout avec un cri désespéré. — Sauve-toi ! sauve-toi ! mon enfant ! C’est ta mort ! -Elle mit la tête à la lucarne, et la retira vite. +Elle mit la tête à la lucarne, et la retira vite. Reste ! ne souffle pas ! il y a des soldats partout. Tu ne peux sortir. Il fait trop de jour. -Ses yeux étaient secs et brûlants. +Ses yeux étaient secs et brûlants. Elle resta un moment sans parler. -Tout à coup elle dit : — Ils approchent. +Tout à coup elle dit : — Ils approchent. Je vais leur parler. Cache-toi dans ce coin. Ils ne te verront pas. -Et quand ce fut fini, plus tranquille, elle se mit à genoux, et pria. -L’autre reprit : — Tête-Dieu ! que chantait donc cet effaré d’archidiacre ? +Et quand ce fut fini, plus tranquille, elle se mit à genoux, et pria. +L’autre reprit : — Tête-Dieu ! que chantait donc cet effaré d’archidiacre ? Monseigneur, dit un soldat, il a disparu. -Or çà, la vieille folle, repartit le commandant, ne me mens pas. -On t’a donné une sorcière à garder. +Or çà, la vieille folle, repartit le commandant, ne me mens pas. +On t’a donné une sorcière à garder. Qu’en as-tu fait ? Laissez-moi en repos. -Le commandant fit une grimace désappointée. +Le commandant fit une grimace désappointée. Ne va pas me mentir, vieux spectre, reprit-il. -Je m’appelle Tristan l’Hermite, et je suis le compère du roi. +Je m’appelle Tristan l’Hermite, et je suis le compère du roi. Tristan l’Hermite, entends-tu ? -Tête-Dieu ! dit Tristan, voilà une commère ! -Ah ! la fille sorcière s’est sauvée ! et par où a-t-elle pris ? -Gudule répondit d’un ton insouciant : — Par la rue du Mouton, je crois. -Cette question fit rentrer l’angoisse au cœur de la misérable mère. -Tristan jeta un regard oblique à la recluse. -Je crois que la commère se trouble ! -Les mères ont de ces forces-là. — Bah ! dit-elle, cet homme est ivre. -Que même j’ai injurié le charretier ! -C’est vrai, dit un autre archer, j’y étais. +Tête-Dieu ! dit Tristan, voilà une commère ! +Ah ! la fille sorcière s’est sauvée ! et par où a-t-elle pris ? +Gudule répondit d’un ton insouciant : — Par la rue du Mouton, je crois. +Cette question fit rentrer l’angoisse au cœur de la misérable mère. +Tristan jeta un regard oblique à la recluse. +Je crois que la commère se trouble ! +Les mères ont de ces forces-là. — Bah ! dit-elle, cet homme est ivre. +Que même j’ai injurié le charretier ! +C’est vrai, dit un autre archer, j’y étais. Il se trouve toujours partout des gens qui ont tout vu. -Mais elle était condamnée à une alternative continuelle d’espérance et d’alarme. -Hé ! hé ! dit Tristan au soldat, tu as un nez d’enquêteur au Châtelet. -Répondez à ce qu’il dit, la vieille ! +Mais elle était condamnée à une alternative continuelle d’espérance et d’alarme. +Hé ! hé ! dit Tristan au soldat, tu as un nez d’enquêteur au Châtelet. +Répondez à ce qu’il dit, la vieille ! Vous entendez que cet homme l’a vu. -Et puis, qu’est-ce que cela fait pour votre égyptienne ? -Tristan hocha la tête. -Elle pâlit. — Combien y a-t-il de temps, dites-vous, de cette charrette ? -Un mois, quinze jours peut-être, monseigneur. +Et puis, qu’est-ce que cela fait pour votre égyptienne ? +Tristan hocha la tête. +Elle pâlit. — Combien y a-t-il de temps, dites-vous, de cette charrette ? +Un mois, quinze jours peut-être, monseigneur. Je ne sais plus, moi. Elle a d’abord dit plus d’un an, observa le soldat. -Voilà qui est louche ! dit le prévôt. +Voilà qui est louche ! dit le prévôt. Je vous le jure par les saints anges du paradis. -La pauvre femme sentait s’évanouir de plus en plus son assurance. -Ici, un autre soldat arriva en criant : — Monseigneur, la vieille fée ment. -La sorcière ne s’est pas sauvée par la rue du Mouton. -Je crois qu’elle a passé l’eau en effet. -C’est le côté opposé, dit le prévôt. +La pauvre femme sentait s’évanouir de plus en plus son assurance. +Ici, un autre soldat arriva en criant : — Monseigneur, la vieille fée ment. +La sorcière ne s’est pas sauvée par la rue du Mouton. +Je crois qu’elle a passé l’eau en effet. +C’est le côté opposé, dit le prévôt. Tu mens, la vieille ! Est-ce que les femmes nagent ? dit le soldat. -Tête-Dieu ! la vieille ! tu mens ! tu mens ! reprit Tristan avec colère. -J’ai bonne envie de laisser là cette sorcière, et de te pendre, toi. -Un quart d’heure de question te tirera peut-être la vérité du gosier. +Tête-Dieu ! la vieille ! tu mens ! tu mens ! reprit Tristan avec colère. +J’ai bonne envie de laisser là cette sorcière, et de te pendre, toi. +Un quart d’heure de question te tirera peut-être la vérité du gosier. Allons ! tu vas nous suivre. -Elle saisit ces paroles avec avidité. — Comme vous voudrez, monseigneur. +Elle saisit ces paroles avec avidité. — Comme vous voudrez, monseigneur. La question, je veux bien. -Vite, vite ! partons tout de suite. — Pendant ce temps-là, pensait-elle, ma fille se sauvera. -Mort-Dieu ! dit le prévôt, quel appétit du chevalet ! -Je ne comprends rien à cette folle. -Gudule fit un effort et dit : — Celle-là surtout. -Je ne dormirai pas que l’égyptienne ne soit pendue. -Cependant il hésita encore quelque temps avant de monter à cheval. -Enfin il secoua la tête et sauta en selle. -La quenaille de peuple est à bas. +Vite, vite ! partons tout de suite. — Pendant ce temps-là, pensait-elle, ma fille se sauvera. +Mort-Dieu ! dit le prévôt, quel appétit du chevalet ! +Je ne comprends rien à cette folle. +Gudule fit un effort et dit : — Celle-là surtout. +Je ne dormirai pas que l’égyptienne ne soit pendue. +Cependant il hésita encore quelque temps avant de monter à cheval. +Enfin il secoua la tête et sauta en selle. +La quenaille de peuple est à bas. Je vous laisse besogner tout seul. -Cette voix, c’était celle de Phœbus de Châteaupers. +Cette voix, c’était celle de Phœbus de Châteaupers. Ce qui se passa en elle est ineffable. -Il était donc là, son ami, son protecteur, son appui, son asile, son Phœbus ! -Phœbus n’y était plus. +Il était donc là, son ami, son protecteur, son appui, son asile, son Phœbus ! +Phœbus n’y était plus. Il venait de tourner au galop l’angle de la rue de la Coutellerie. -Mais Tristan n’était pas encore parti. -La recluse se précipita sur sa fille avec un rugissement. -Elle la retira violemment en arrière en lui enfonçant ses ongles dans le cou. -Une mère tigresse n’y regarde pas de si près. -Mais il était trop tard, Tristan avait vu. +Mais Tristan n’était pas encore parti. +La recluse se précipita sur sa fille avec un rugissement. +Elle la retira violemment en arrière en lui enfonçant ses ongles dans le cou. +Une mère tigresse n’y regarde pas de si près. +Mais il était trop tard, Tristan avait vu. Je m’en doutais, dit le soldat. Cet homme accompagnait toujours Tristan, qui accompagnait toujours Louis Tu vas me pendre cela. -As-tu ton échelle ? -Monseigneur, dit-il en revenant au prévôt, laquelle faut-il prendre ? -Car la vieille paraît malaisée. -Pauvre petite danseuse à la chèvre ! dit le vieux sergent du guet. +As-tu ton échelle ? +Monseigneur, dit-il en revenant au prévôt, laquelle faut-il prendre ? +Car la vieille paraît malaisée. +Pauvre petite danseuse à la chèvre ! dit le vieux sergent du guet. Henriet Cousin se rapprocha de la lucarne. -L’œil de la mère fit baisser le sien. +L’œil de la mère fit baisser le sien. Il dit assez timidement : — Madame... -Elle l’interrompit d’une voix très basse et furieuse : — Que demandes-tu ? +Elle l’interrompit d’une voix très basse et furieuse : — Que demandes-tu ? Ce n’est pas vous, dit-il, c’est l’autre. -Elle se mit à secouer la tête en criant : — Il n’y a personne ! +Elle se mit à secouer la tête en criant : — Il n’y a personne ! Il n’y a personne ! Il n’y a personne ! Si ! reprit le bourreau, vous le savez bien. Laissez-moi prendre la jeune. -Je ne veux pas vous faire de mal, à vous. -Laissez-moi l’autre, madame ; c’est monsieur le prévôt qui le veut. -Elle répéta d’un air de folie : — Il n’y a personne. -Je vous dis que si ! répliqua le bourreau. -Nous avons tous vu que vous étiez deux. -Regarde plutôt ! dit la recluse en ricanant. -Fourre ta tête par la lucarne. -Le bourreau examina les ongles de la mère, et n’osa pas. -Henriet revint au prévôt encore une fois, tout embarrassé. +Je ne veux pas vous faire de mal, à vous. +Laissez-moi l’autre, madame ; c’est monsieur le prévôt qui le veut. +Elle répéta d’un air de folie : — Il n’y a personne. +Je vous dis que si ! répliqua le bourreau. +Nous avons tous vu que vous étiez deux. +Regarde plutôt ! dit la recluse en ricanant. +Fourre ta tête par la lucarne. +Le bourreau examina les ongles de la mère, et n’osa pas. +Henriet revint au prévôt encore une fois, tout embarrassé. Il n’y en a pas. -Elle est trop étroite. -Élargis-la, dit Tristan avec colère. +Elle est trop étroite. +Élargis-la, dit Tristan avec colère. N’as-tu pas des pioches ? -Du fond de son antre, la mère, toujours en arrêt, regardait. -Il en retira aussi la double échelle qu’il appliqua sur-le-champ au gibet. +Du fond de son antre, la mère, toujours en arrêt, regardait. +Il en retira aussi la double échelle qu’il appliqua sur-le-champ au gibet. Elle le regarda comme quand on ne comprend pas. -La misérable se mit à rire de son rire farouche. +La misérable se mit à rire de son rire farouche. Ce que j’y ai ? C’est ma fille. -L’accent dont elle prononça ce mot fit frissonner jusqu’à Henriet Cousin lui-même. -J’en suis fâché, repartit le prévôt. +L’accent dont elle prononça ce mot fit frissonner jusqu’à Henriet Cousin lui-même. +J’en suis fâché, repartit le prévôt. Mais c’est le bon plaisir du roi. Je te dis que c’est ma fille ! Percez le mur, dit Tristan. Elle ne disait plus rien, mais ses yeux flamboyaient. -Les soldats étaient glacés au fond du cœur. -Elle grinça des dents. +Les soldats étaient glacés au fond du cœur. +Elle grinça des dents. Mais c’est horrible ! -Vous êtes des brigands ! -Oh ! les laquais bourreaux ! les misérables goujats assassins ! +Vous êtes des brigands ! +Oh ! les laquais bourreaux ! les misérables goujats assassins ! Au secours ! au secours ! au feu ! Mais est-ce qu’ils me prendront mon enfant comme cela ? Qui est-ce donc qu’on appelle le bon Dieu ? Sais-tu ce que c’est qu’un enfant qu’on a ? Mettez bas la pierre, dit Tristan, elle ne tient plus. -Les leviers soulevèrent la lourde assise. -C’était, nous l’avons dit, le dernier rempart de la mère. +Les leviers soulevèrent la lourde assise. +C’était, nous l’avons dit, le dernier rempart de la mère. Maintenant, prenez la fille, dit Tristan toujours impassible. -Allons donc, reprit le prévôt. +Allons donc, reprit le prévôt. Personne ne fit un pas. -Le prévôt jura : — Tête-Christ ! mes gens de guerre ! peur d’une femme ! +Le prévôt jura : — Tête-Christ ! mes gens de guerre ! peur d’une femme ! Monseigneur, dit Henriet, vous appelez cela une femme ? -Elle a une crinière de lion ! dit un autre. -Allons ! repartit le prévôt, la baie est assez large. -Entrez-y trois de front, comme à la brèche de Pontoise. +Elle a une crinière de lion ! dit un autre. +Allons ! repartit le prévôt, la baie est assez large. +Entrez-y trois de front, comme à la brèche de Pontoise. Le premier qui recule, j’en fais deux morceaux ! Messeigneurs ! messieurs les sergents, un mot ! C’est une chose qu’il faut que je vous dise. -C’est ma fille, voyez-vous ? ma chère petite fille que j’avais perdue ! +C’est ma fille, voyez-vous ? ma chère petite fille que j’avais perdue ! C’est une histoire. -Figurez-vous que je connais très bien messieurs les sergents. -Ce sont les bohémiennes qui me l’ont volée. -Même que j’ai gardé son soulier quinze ans. -Elle avait ce pied-là. +Figurez-vous que je connais très bien messieurs les sergents. +Ce sont les bohémiennes qui me l’ont volée. +Même que j’ai gardé son soulier quinze ans. +Elle avait ce pied-là. La Chantefleurie ! rue Folle-Peine ! -Vous avez connu cela peut-être. -Dans votre jeunesse, alors, c’était un beau temps. +Vous avez connu cela peut-être. +Dans votre jeunesse, alors, c’était un beau temps. On passait de bons quarts d’heure. -Vous aurez pitié de moi, n’est-ce pas, messeigneurs ? -Les égyptiennes me l’ont volée, elles me l’ont cachée quinze ans. +Vous aurez pitié de moi, n’est-ce pas, messeigneurs ? +Les égyptiennes me l’ont volée, elles me l’ont cachée quinze ans. Je la croyais morte. Figurez-vous, mes bons amis, que je la croyais morte. -J’ai passé quinze ans ici, dans cette cave, sans feu l’hiver. +J’ai passé quinze ans ici, dans cette cave, sans feu l’hiver. C’est dur, cela. Le pauvre cher petit soulier ! -J’ai tant crié que le bon Dieu m’a entendue. +J’ai tant crié que le bon Dieu m’a entendue. Cette nuit, il m’a rendu ma fille. C’est un miracle du bon Dieu. -Elle n’était pas morte. -Vous ne me la prendrez pas, j’en suis sûre. -Et puis, vous êtes si bons tous ! -Vous ne saviez pas que c’était ma fille, à présent vous le savez. +Elle n’était pas morte. +Vous ne me la prendrez pas, j’en suis sûre. +Et puis, vous êtes si bons tous ! +Vous ne saviez pas que c’était ma fille, à présent vous le savez. Oh ! je l’aime ! C’est vous qui avez l’air d’un bon seigneur ! -Ce que je vous dis là vous explique la chose, n’est-il pas vrai ? -Considérez que je vous prie à genoux, comme on prie un Jésus-Christ ! +Ce que je vous dis là vous explique la chose, n’est-il pas vrai ? +Considérez que je vous prie à genoux, comme on prie un Jésus-Christ ! Je ne suis pas une mendiante. Je ne veux rien, mais je veux mon enfant ! Oh ! je veux garder mon enfant ! @@ -4313,328 +4313,328 @@ Le roi ! vous dites le roi ! Et puis le roi est bon ! Je veux m’en aller ! nous voulons nous en aller ! Laissez-nous passer ! nous sommes de Reims. -Oh ! vous êtes bien bons, messieurs les sergents, je vous aime tous. -Vous ne me prendrez pas ma chère petite, c’est impossible ! -N’est-ce pas que c’est tout à fait impossible ? +Oh ! vous êtes bien bons, messieurs les sergents, je vous aime tous. +Vous ne me prendrez pas ma chère petite, c’est impossible ! +N’est-ce pas que c’est tout à fait impossible ? Mon enfant ! mon enfant ! -Le redoutable prévôt sentait peut-être le cœur lui manquer, à lui aussi. -Le bourreau et les sergents entrèrent dans la logette. -L’égyptienne vit les soldats s’approcher. -Quand elle sentit cette main, elle fit : Heuh ! et s’évanouit. -La mère aussi tenait ses yeux fermés. -Car c’était la mode du prévôt Tristan aux exécutions. -Il avait la manie d’empêcher les curieux d’approcher. -Il n’y avait personne aux fenêtres. +Le redoutable prévôt sentait peut-être le cœur lui manquer, à lui aussi. +Le bourreau et les sergents entrèrent dans la logette. +L’égyptienne vit les soldats s’approcher. +Quand elle sentit cette main, elle fit : Heuh ! et s’évanouit. +La mère aussi tenait ses yeux fermés. +Car c’était la mode du prévôt Tristan aux exécutions. +Il avait la manie d’empêcher les curieux d’approcher. +Il n’y avait personne aux fenêtres. La malheureuse enfant sentit l’horrible attouchement du chanvre. -Soit épuisement, soit désespoir, elle le laissa faire. -Puis il mit le pied sur l’échelle pour monter. -Ce fut un éclair. +Soit épuisement, soit désespoir, elle le laissa faire. +Puis il mit le pied sur l’échelle pour monter. +Ce fut un éclair. Le bourreau hurla de douleur. -On retira avec peine sa main sanglante d’entre les dents de la mère. +On retira avec peine sa main sanglante d’entre les dents de la mère. Elle gardait un profond silence. Elle se laissa de nouveau retomber. -C’est qu’elle était morte. -Si la malheureuse y eût été encore, c’est lui qui l’eût livrée. -L’église était déserte de nouveau et retombée dans son silence. -Les archers l’avaient quittée pour traquer la sorcière dans la Cité. -En s’en approchant, il se figurait qu’il allait peut-être l’y retrouver. +C’est qu’elle était morte. +Si la malheureuse y eût été encore, c’est lui qui l’eût livrée. +L’église était déserte de nouveau et retombée dans son silence. +Les archers l’avaient quittée pour traquer la sorcière dans la Cité. +En s’en approchant, il se figurait qu’il allait peut-être l’y retrouver. Ne la troublons pas. -Vide ! la cellule était toujours vide. -Cette figure venait de son côté. -C’était l’archidiacre. +Vide ! la cellule était toujours vide. +Cette figure venait de son côté. +C’était l’archidiacre. Claude allait d’un pas grave et lent. Le hibou a souvent cette attitude oblique. Quasimodo se leva et suivit l’archidiacre. -Il était plein de fureur et plein de crainte. -L’archidiacre et l’égyptienne se heurtaient dans son cœur. -Le prêtre lui tournait le dos. -Il y a une balustrade percée à jour qui entoure la plate-forme du clocher. -On pouvait être, ce jour-là, en juillet. -Le ciel était parfaitement serein. -Le soleil était au moment de paraître. -Paris commençait à remuer. -Il y avait déjà des quartiers qui parlaient et qui faisaient du bruit. -Toutes sortes de rumeurs flottantes se dispersaient sur cette cité à demi réveillée. -C’était tout ce qui restait du tumulte de la nuit. -Le bûcher allumé par Quasimodo entre les tours s’était éteint. -Tristan avait déjà déblayé la place et fait jeter les morts à la Seine. -Mais le prêtre n’écoutait, ne regardait rien de tout cela. -Quasimodo brûlait de lui demander ce qu’il avait fait de l’égyptienne. -Mais l’archidiacre semblait en ce moment être hors du monde. -Il vit ainsi ce que le prêtre regardait. -L’échelle était dressée près du gibet permanent. +Il était plein de fureur et plein de crainte. +L’archidiacre et l’égyptienne se heurtaient dans son cœur. +Le prêtre lui tournait le dos. +Il y a une balustrade percée à jour qui entoure la plate-forme du clocher. +On pouvait être, ce jour-là, en juillet. +Le ciel était parfaitement serein. +Le soleil était au moment de paraître. +Paris commençait à remuer. +Il y avait déjà des quartiers qui parlaient et qui faisaient du bruit. +Toutes sortes de rumeurs flottantes se dispersaient sur cette cité à demi réveillée. +C’était tout ce qui restait du tumulte de la nuit. +Le bûcher allumé par Quasimodo entre les tours s’était éteint. +Tristan avait déjà déblayé la place et fait jeter les morts à la Seine. +Mais le prêtre n’écoutait, ne regardait rien de tout cela. +Quasimodo brûlait de lui demander ce qu’il avait fait de l’égyptienne. +Mais l’archidiacre semblait en ce moment être hors du monde. +Il vit ainsi ce que le prêtre regardait. +L’échelle était dressée près du gibet permanent. Il y avait quelque peuple dans la place et beaucoup de soldats. -Cet homme s’arrêta au pied du gibet. +Cet homme s’arrêta au pied du gibet. Ici il se passa quelque chose que Quasimodo ne vit pas bien. -Cependant l’homme se mit à monter l’échelle. +Cependant l’homme se mit à monter l’échelle. Alors Quasimodo le revit distinctement. -L’homme parvint ainsi au haut de l’échelle. -Là il arrangea le nœud. -Ici le prêtre, pour mieux voir, se mit à genoux sur la balustrade. +L’homme parvint ainsi au haut de l’échelle. +Là il arrangea le nœud. +Ici le prêtre, pour mieux voir, se mit à genoux sur la balustrade. Quasimodo n’entendit pas ce rire, mais il le vit. -Le prêtre cria : — Damnation ! et tomba. -La gouttière au-dessus de laquelle il se trouvait l’arrêta dans sa chute. +Le prêtre cria : — Damnation ! et tomba. +La gouttière au-dessus de laquelle il se trouvait l’arrêta dans sa chute. Alors il se tut. -L’abîme était au-dessous de lui. -Une chute de plus de deux cents pieds, et le pavé. -Seulement il se tordit sur la gouttière avec des efforts inouïs pour remonter. -C’est sur cet angle rentrant que s’épuisait le misérable archidiacre. -Il regardait la Grève. +L’abîme était au-dessous de lui. +Une chute de plus de deux cents pieds, et le pavé. +Seulement il se tordit sur la gouttière avec des efforts inouïs pour remonter. +C’est sur cet angle rentrant que s’épuisait le misérable archidiacre. +Il regardait la Grève. Il regardait le gibet. -Il regardait l’égyptienne. +Il regardait l’égyptienne. Cependant l’archidiacre haletait. L’archidiacre sentait ce tuyau ployer lentement. -C’était quelque chose d’effrayant que le silence de ces deux hommes. -Ses yeux fixes étaient ouverts d’une manière maladive et étonnée. -Enfin l’archidiacre, écumant de rage et d’épouvante, comprit que tout était inutile. +C’était quelque chose d’effrayant que le silence de ces deux hommes. +Ses yeux fixes étaient ouverts d’une manière maladive et étonnée. +Enfin l’archidiacre, écumant de rage et d’épouvante, comprit que tout était inutile. Il rassembla pourtant tout ce qui lui restait de force pour un dernier effort. -Du même coup la soutane s’éventra. +Du même coup la soutane s’éventra. Quasimodo le regarda tomber. Une chute de si haut est rarement perpendiculaire. -Cependant il n’était pas mort quand il y arriva. +Cependant il n’était pas mort quand il y arriva. Le sonneur le vit essayer encore de se retenir au pignon avec les ongles. -Mais le plan était trop incliné, et il n’avait plus de force. -Là, il ne remua plus. +Mais le plan était trop incliné, et il n’avait plus de force. +Là, il ne remua plus. Il courut beaucoup de bruits sur cette aventure. -C’est pourquoi l’archidiacre ne fut pas inhumé en terre sainte. +C’est pourquoi l’archidiacre ne fut pas inhumé en terre sainte. C’est ce qu’il appelait avoir fait une fin tragique. -Phœbus de Châteaupers aussi fit une fin tragique, il se maria. -Les poutres étaient vermoulues, les chaînes rouillées, les piliers verts de moisissure. -Le massif de pierre qui servait de base à l’odieux édifice était creux. -L’autre, qui tenait celui-ci étroitement embrassé, était un squelette d’homme. -Quand on voulut le détacher du squelette qu’il embrassait, il tomba en poussière. +Phœbus de Châteaupers aussi fit une fin tragique, il se maria. +Les poutres étaient vermoulues, les chaînes rouillées, les piliers verts de moisissure. +Le massif de pierre qui servait de base à l’odieux édifice était creux. +L’autre, qui tenait celui-ci étroitement embrassé, était un squelette d’homme. +Quand on voulut le détacher du squelette qu’il embrassait, il tomba en poussière. Le « Reliquat » de Notre-Dame de Paris est un des plus abondants. -Il faudrait dire les scénarios, car ce scénario est double. +Il faudrait dire les scénarios, car ce scénario est double. L’amour de l’archidiacre et de Quasimodo est tout le drame. Le personnage de Phœbus introduit dans le drame lui donne alors toute son ampleur. -Cependant le logis Gondelaurier et la figure de Fleur-de-Lys n’y sont pas indiqués. -En revanche, la scène sublime du pilori est déjà trouvée. -Phœbus n’est pas assassiné par le prêtre dans les mêmes circonstances. -Il y a là, en germe, le Roi s’amuse. -Cette page précieuse n’est pas la seule pièce intéressante du Reliquat de Notre-Dame. -Deux plans de Paris sont sommairement tracés par Victor Hugo pour son usage. +Cependant le logis Gondelaurier et la figure de Fleur-de-Lys n’y sont pas indiqués. +En revanche, la scène sublime du pilori est déjà trouvée. +Phœbus n’est pas assassiné par le prêtre dans les mêmes circonstances. +Il y a là, en germe, le Roi s’amuse. +Cette page précieuse n’est pas la seule pièce intéressante du Reliquat de Notre-Dame. +Deux plans de Paris sont sommairement tracés par Victor Hugo pour son usage. Diablotin-moine, la croix dans une main, le poignard dans l’autre. mille huit cent trente ?] Histoire de Quasimodo et de Matifas. -Le lendemain : Quasimodo mené devant le prévôt : — Au pilori ! -Quelques semaines s’écoulent : Préoccupations de Quasimodo et de l’archidiacre. -La Esmeralda observée par Gringoire. -L’archidiacre, Jehan Frollo, Phébus de Châteaupers. -La scène de nuit : Esmeralda, Phébus. -Esmeralda, Phébus, l’archidiacre. -Je vous dis que Phébus est mort. +Le lendemain : Quasimodo mené devant le prévôt : — Au pilori ! +Quelques semaines s’écoulent : Préoccupations de Quasimodo et de l’archidiacre. +La Esmeralda observée par Gringoire. +L’archidiacre, Jehan Frollo, Phébus de Châteaupers. +La scène de nuit : Esmeralda, Phébus. +Esmeralda, Phébus, l’archidiacre. +Je vous dis que Phébus est mort. Non, il n’est pas mort ! -Phébus lui fait voir son poignard. -Jehan livré mort à l’archidiacre au lieu de Phébus. -La scène du bord de l’eau. — C’est mon frère ! -Quelqu’un à sa place. +Phébus lui fait voir son poignard. +Jehan livré mort à l’archidiacre au lieu de Phébus. +La scène du bord de l’eau. — C’est mon frère ! +Quelqu’un à sa place. mille huit cent vingt-huit ?] Les grimaces. La tentative de rapt. La cour des miracles. -La prise de corps comme sorcière. +La prise de corps comme sorcière. La tentation de l’archidiacre. -Le procès de la sorcière et de la chèvre. +Le procès de la sorcière et de la chèvre. L’amende honorable au portail. Amour de l’archidiacre et du sourd-muet. -Assaut de l’église. -Qu'on charge la populace et qu’on pende l’Égyptienne. +Assaut de l’église. +Qu'on charge la populace et qu’on pende l’Égyptienne. Ruse d’Olivier le Daim pour la tirer de l’asile. -En une cage de fer comme prisonnière du Roi. -Réapparition de l’archidiacre. +En une cage de fer comme prisonnière du Roi. +Réapparition de l’archidiacre. L’archidiacre et Gringoire. -Passe du roi des Argotiers pour maître Coppenole. +Passe du roi des Argotiers pour maître Coppenole. Voyage aux Plessis-de-Paris-les-Tours. -Archer pendu pour avoir parlé de la mort du Roi. -Failli être pendu par les archers de la porte. +Archer pendu pour avoir parlé de la mort du Roi. +Failli être pendu par les archers de la porte. Prend Coictier pour le Roi. -Olivier le Daim et L. 11 Grande scène. -Dernier expédient. (La déclarer grosse.) Introduit dans la cage de fer d’Esmeralda. +Olivier le Daim et L. 11 Grande scène. +Dernier expédient. (La déclarer grosse.) Introduit dans la cage de fer d’Esmeralda. Fuite de la Esmeralda. Gringoire pris pour elle. -Gringoire devant les matrones et ventrières. +Gringoire devant les matrones et ventrières. Faut-il passer outre et pendre ? -Je n’y vois pas d’inconvénients, dit le juge. +Je n’y vois pas d’inconvénients, dit le juge. J’en vois beaucoup, dit Gringoire. -Gringoire et la chèvre pendus au gibet de la Grève. -La Esmeralda parmi les Égyptiens. +Gringoire et la chèvre pendus au gibet de la Grève. +La Esmeralda parmi les Égyptiens. Y retrouve l’archidiacre. -Survenue des sergents à verge. +Survenue des sergents à verge. Le sourd-muet et l’archidiacre au haut de la tour. Sous Louis 11, les billots pourrissaient de sang. -L. 11 avait coutume d’avoir près de lui quelqu’un habillé comme lui. +L. 11 avait coutume d’avoir près de lui quelqu’un habillé comme lui. Noms pour choisir celui du sonneur : Malenfant. -Hôtel du Cygne-rouge, près St Eustache. +Hôtel du Cygne-rouge, près St Eustache. La chaire du diable. — La Cour des Miracles. La porte d’Enfer s’appelait porte Gibard, puis porte Saint-Michel. -Le baptistère de St Louis, vase envoyé par Aaroun-al-Raschid à Charlemagne. -L’église de St Benoît-le-bien-Tourné, r. St Jacques. -Pons Cambiti (Pont-au-Change), bâti en pierre en mille trois cent vingt-trois. +Le baptistère de St Louis, vase envoyé par Aaroun-al-Raschid à Charlemagne. +L’église de St Benoît-le-bien-Tourné, r. St Jacques. +Pons Cambiti (Pont-au-Change), bâti en pierre en mille trois cent vingt-trois. Pont Saint-Michel en bois. Pont N. D. en bois. Sorcellerie : La sibylle de Cumes s’appelait Sabba. Sabasius, le plus ancien des gnomes, donna son nom au sabbat. -Miettes d’histoire : Saint Christophe, préservateur de la mort subite. +Miettes d’histoire : Saint Christophe, préservateur de la mort subite. Sous Charles 6, les hommes allaient en croupe comme les femmes. -Tru, mot de péage (tribut), d’où : truand, truanderie. -Justice basse et moyenne, droit de pendre et de traîner. -Au treizee siècle, la rubabbe (instrument à deux cordes), la vielle (à cinq cordes). -Au quatorzee, le rebec (trois cordes, ré, la, mi). +Tru, mot de péage (tribut), d’où : truand, truanderie. +Justice basse et moyenne, droit de pendre et de traîner. +Au treizee siècle, la rubabbe (instrument à deux cordes), la vielle (à cinq cordes). +Au quatorzee, le rebec (trois cordes, ré, la, mi). Du rat, tous les rongeurs. -Ils ont de même les classes oiseau, poißon, insecte. -Henri ier, frugal roi, appelait le vin d’Orléans meum vinum optimum aurelianense. +Ils ont de même les classes oiseau, poißon, insecte. +Henri ier, frugal roi, appelait le vin d’Orléans meum vinum optimum aurelianense. Parvis vient de Paradis. -Mots et Pensées : La parenthèse est l’île du discours. -Le monde, tour de Babel de l’humanité. -Ces hommes chamarrés de ridicules. +Mots et Pensées : La parenthèse est l’île du discours. +Le monde, tour de Babel de l’humanité. +Ces hommes chamarrés de ridicules. Les mots ne sont pas des choses : les nombres ne sont pas des mots. -QuÔ mes jeunes amours ! bel avril de ma vie ! -QuÔ souvenir de tous les souvenirs vainqueur ! -Que des yÔ tems de soleil et d’orage ! -Je vais t’épousseter le nez avec des chiquenaudes. +QuÔ mes jeunes amours ! bel avril de ma vie ! +QuÔ souvenir de tous les souvenirs vainqueur ! +Que des yÔ tems de soleil et d’orage ! +Je vais t’épousseter le nez avec des chiquenaudes. Voulez-vous que je te tutoie ? Quand votre semelle tire la langue. -C’était l’automne. +C’était l’automne. Les sanglots de la lave dans le volcan. Les coliques d’un volcan. -Les fibres de pierre de la cathédrale. +Les fibres de pierre de la cathédrale. Se peigner avec une fourchette. -Un bruit... comme celui de la terre tombant par pelletées sur un cercueil. +Un bruit... comme celui de la terre tombant par pelletées sur un cercueil. Le manuscrit se compose de trois cent quatre-vingt-dix-huit feuillets de papier de fil. -Les feuillets mesurent trente-cinq centimètres de haut sur vingt-deux de large. -La révolution de juillet m’interrompit. -Comme plusieurs de mes ouvrages, Notre-Dame de Paris a été imprimée sur le manuscrit. -Primitivement, le Livre premier n’était pas divisé par chapitres. -Les indications des chapitres iii, iv, v et vi sont pareillement écrites en marge. +Les feuillets mesurent trente-cinq centimètres de haut sur vingt-deux de large. +La révolution de juillet m’interrompit. +Comme plusieurs de mes ouvrages, Notre-Dame de Paris a été imprimée sur le manuscrit. +Primitivement, le Livre premier n’était pas divisé par chapitres. +Les indications des chapitres iii, iv, v et vi sont pareillement écrites en marge. Feuillet trente-six, recto. — quinze 7bre mille huit cent trente. -Cette date se lit au commencement du Livre deuxième. -Il le livra à l’imprimeur par fragments. -Je donnerai la fin après-demain matin. — -Ainsi de suite pour les autres chapitres, jusqu’à Impopularité. -Le Livre quatrième était alors ce qui devint le Livre cinquième. -En tête de ce chapitre est une date : premier 9bre. +Cette date se lit au commencement du Livre deuxième. +Il le livra à l’imprimeur par fragments. +Je donnerai la fin après-demain matin. — +Ainsi de suite pour les autres chapitres, jusqu’à Impopularité. +Le Livre quatrième était alors ce qui devint le Livre cinquième. +En tête de ce chapitre est une date : premier 9bre. Feuillet trois cent dix-sept, recto. — Chapitre : Un maladroit ami. Feuillets trois cent quatre-vingt-onze et trois cent quatre-vingt-douze, recto. — Table des chapitres. -Les chiffres de la pagination semblent être de la main du prote. -a dit depuis Alfred de Musset en parlant de ce temps-là. -Histoires, chroniques, chartes, procès-verbaux, comptes, inventaires, il a tout feuilleté, tout compulsé. -Il n’y avait plus qu’à leur trouver un éditeur. -Le quinze novembre, un traité était passé entre eux. -Une année après la publication, Monsieur Victor Hugo rentrera dans ses droits d’auteur. -Le théâtre, c’est la gloire éclatante, et c’est aussi la moisson fructueuse. -Le roman, on l’a vu, ne rapportait guère. -Ce père de famille de vingt-sept ans se met à l’œuvre. +Les chiffres de la pagination semblent être de la main du prote. +a dit depuis Alfred de Musset en parlant de ce temps-là. +Histoires, chroniques, chartes, procès-verbaux, comptes, inventaires, il a tout feuilleté, tout compulsé. +Il n’y avait plus qu’à leur trouver un éditeur. +Le quinze novembre, un traité était passé entre eux. +Une année après la publication, Monsieur Victor Hugo rentrera dans ses droits d’auteur. +Le théâtre, c’est la gloire éclatante, et c’est aussi la moisson fructueuse. +Le roman, on l’a vu, ne rapportait guère. +Ce père de famille de vingt-sept ans se met à l’œuvre. La censure royale interdit le drame. -Il commence Hernani le vingt-neuf août et l’achève le vingt-neuf septembre. +Il commence Hernani le vingt-neuf août et l’achève le vingt-neuf septembre. On sait quelle bataille ce fut, et quelle victoire. -Il empocha les billets et signa le traité. -Et la première ligne n’en était pas écrite ! -Il y eut échange de lettres aigres-douces, menaces d’un procès en dommages-intérêts. -Des amis communs, les Bertin, Amédée Pichot, intervinrent. +Il empocha les billets et signa le traité. +Et la première ligne n’en était pas écrite ! +Il y eut échange de lettres aigres-douces, menaces d’un procès en dommages-intérêts. +Des amis communs, les Bertin, Amédée Pichot, intervinrent. Trois pour une, tres para una, comme dans Hernani. -Le vingt-sept, la Révolution éclatait. -C’était assurément un de ces cas de force majeure prévus par le traité ? -Août s’écoula ainsi. -Il était fort triste. -Dès lors il ne quitta plus sa table que pour manger et dormir. -Le quinze janvier le livre était fini. -Il avait devancé de quinze jours la date fixée. +Le vingt-sept, la Révolution éclatait. +C’était assurément un de ces cas de force majeure prévus par le traité ? +Août s’écoula ainsi. +Il était fort triste. +Dès lors il ne quitta plus sa table que pour manger et dormir. +Le quinze janvier le livre était fini. +Il avait devancé de quinze jours la date fixée. Louis 11 y figure dans un chapitre. -C’est lui qui détermine le dénouement. -Au reste, ce n’est pas là ce qui importe dans le livre. +C’est lui qui détermine le dénouement. +Au reste, ce n’est pas là ce qui importe dans le livre. Le livre paraissait dans un moment bien peu favorable aux choses de l’art. -L’émeute et le choléra sévissaient. -Et cependant il paraît avéré que l’effet de Notre-Dame de Paris fut profond. -Nous ne parlons pas du succès matériel, qui fut grand aussi pour l’époque. -Mais c’est surtout la victoire littéraire qui fut éclatante et rapide. -Ceux qu’on appelait « les Jeune-France » célébrèrent triomphalement la naissance du chef-d’œuvre. +L’émeute et le choléra sévissaient. +Et cependant il paraît avéré que l’effet de Notre-Dame de Paris fut profond. +Nous ne parlons pas du succès matériel, qui fut grand aussi pour l’époque. +Mais c’est surtout la victoire littéraire qui fut éclatante et rapide. +Ceux qu’on appelait « les Jeune-France » célébrèrent triomphalement la naissance du chef-d’œuvre. Montalembert, jeune, fit deux articles dans l’Avenir. -Les attaques des adversaires eux-mêmes n’allaient pas sans une part d’éloges. -Les amis étaient dans la joie. -C’est une œuvre colossale, une pierre antédiluvienne. -L’auteur a grandi à mes yeux de mille coudées par ce livre ! +Les attaques des adversaires eux-mêmes n’allaient pas sans une part d’éloges. +Les amis étaient dans la joie. +C’est une œuvre colossale, une pierre antédiluvienne. +L’auteur a grandi à mes yeux de mille coudées par ce livre ! Il est plus haut que vos tours de Notre-Dame. -Adieu, ce n’est qu’un mot écrit en frissonnant. +Adieu, ce n’est qu’un mot écrit en frissonnant. Michelet : Je voulais parler de Notre-Dame de Paris. -Tandis qu’il ravissait Lamartine jeune, il exaspérait Gœthe vieux. -C’est le livre le plus affreux qui ait jamais été écrit !... -Le moyen âge, jusque-là délaissé et dédaigné, devint du coup à la mode. -Notre-Dame de Paris a donné le signal de toute cette révolution dans le goût. -La prospérité matérielle de Notre-Dame ne connut pas non plus d’éclipse. +Tandis qu’il ravissait Lamartine jeune, il exaspérait Gœthe vieux. +C’est le livre le plus affreux qui ait jamais été écrit !... +Le moyen âge, jusque-là délaissé et dédaigné, devint du coup à la mode. +Notre-Dame de Paris a donné le signal de toute cette révolution dans le goût. +La prospérité matérielle de Notre-Dame ne connut pas non plus d’éclipse. Deux sentiments ressortent de la lecture des journaux et revues du temps. -Il y eut avant tout émerveillement pour le style. -On sentit comme la prise de possession d’un maître. +Il y eut avant tout émerveillement pour le style. +On sentit comme la prise de possession d’un maître. Et pourquoi, d’instinct, l’avait-il voulu ? Dans ces temps tragiques, dit-on, il y avait du moins la foi. -Pour voir poindre une lueur de liberté morale, il faut attendre la Renaissance. +Pour voir poindre une lueur de liberté morale, il faut attendre la Renaissance. Nous donnerons donc quelques extraits des articles parus au sujet du nouveau livre. Revue de Paris.(Mars mille huit cent trente et un.) ... -Au théâtre, d’ailleurs, les décors ne peuvent être, en général, que des accessoires. -Enfin, et c’est peut-être la figure la plus originale, Quasimodo... -On y retrouve partout le doigt de la fatalité. -Ces articles, pleins d’enthousiasme et pleins de talent, étaient de Montalembert. -Ils débutent par un cri de joie : Une œuvre de Victor Hugo ! -Qui ne tressaille à ces mots ? -· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Montalembert commence par faire la part des défauts et la fait assez large. -Il juge aussi ses douleurs trop matérielles, sa gaieté trop superficielle. -Ce sont ceux intitulés : Lasciate ogni speranza et Fièvre. -C’en est quelquefois éblouissant. -L’épigraphe de ce livre, c’est la fatalité. -Est-ce donc là toute la leçon qu’il en faut tirer ? -Est-ce que l’auteur a voulu nier la liberté humaine ? -Est-ce plutôt qu’il ne croit à rien ? +Au théâtre, d’ailleurs, les décors ne peuvent être, en général, que des accessoires. +Enfin, et c’est peut-être la figure la plus originale, Quasimodo... +On y retrouve partout le doigt de la fatalité. +Ces articles, pleins d’enthousiasme et pleins de talent, étaient de Montalembert. +Ils débutent par un cri de joie : Une œuvre de Victor Hugo ! +Qui ne tressaille à ces mots ? +· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Montalembert commence par faire la part des défauts et la fait assez large. +Il juge aussi ses douleurs trop matérielles, sa gaieté trop superficielle. +Ce sont ceux intitulés : Lasciate ogni speranza et Fièvre. +C’en est quelquefois éblouissant. +L’épigraphe de ce livre, c’est la fatalité. +Est-ce donc là toute la leçon qu’il en faut tirer ? +Est-ce que l’auteur a voulu nier la liberté humaine ? +Est-ce plutôt qu’il ne croit à rien ? · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · La description du vieux Paris est admirable. -Pourquoi Monsieur Victor Hugo ne se présenterait-il pas à l’Académie des belles-lettres ? +Pourquoi Monsieur Victor Hugo ne se présenterait-il pas à l’Académie des belles-lettres ? Jules Janin.(mille huit cent trente et un.)in. Notre-Dame de Paris est une terrible et puissante lecture. Revue des Deux-Mondes.(premier mars mille huit cent trente-quatre.) Gustave Planche. -Lettre à Victor Hugo. -Votre volonté, je le sais, a été plus haute et plus hardie. -Vous avez projeté la reconstruction de la France au XVe siècle. -La tâche était grande, l’avez-vous réalisée. +Lettre à Victor Hugo. +Votre volonté, je le sais, a été plus haute et plus hardie. +Vous avez projeté la reconstruction de la France au XVe siècle. +La tâche était grande, l’avez-vous réalisée. C’est une vraie Iliade que ce roman. -Sa bonhomie insouciante et brutale est peinte de main de maître. -C’est la vie et la vérité même. +Sa bonhomie insouciante et brutale est peinte de main de maître. +C’est la vie et la vérité même. Et Quasimodo, ce monstrueux escargot dont Notre-Dame est la coquille ? -Qui n’a pas pleuré avec la pauvre Chantefleurie ? -Sur quel fond magnifique se détachent toutes ces figures devenues des types ! -Notre-Dame de Paris est dès aujourd’hui un livre classique. -Tirage à un (un virgule deux) exemplaires, divisé en quatre éditions. -La première édition ne porte pas de nom d’auteur. +Qui n’a pas pleuré avec la pauvre Chantefleurie ? +Sur quel fond magnifique se détachent toutes ces figures devenues des types ! +Notre-Dame de Paris est dès aujourd’hui un livre classique. +Tirage à un (un virgule deux) exemplaires, divisé en quatre éditions. +La première édition ne porte pas de nom d’auteur. Notre-Dame de Paris. -Les couvertures sont ornées d’une vignette (Quasimodo), la même pour les quatre tomes. -Les titres ont une vignette de Tony Johannot, différente pour chaque volume. -Tirage à un virgule sept cinq (deux virgule un) exemplaires, divisé en trois éditions. -Publié à vingt-deux fr. cinquante. +Les couvertures sont ornées d’une vignette (Quasimodo), la même pour les quatre tomes. +Les titres ont une vignette de Tony Johannot, différente pour chaque volume. +Tirage à un virgule sept cinq (deux virgule un) exemplaires, divisé en trois éditions. +Publié à vingt-deux fr. cinquante. Prospectus de Sainte-Beuve. -Publié à vingt-deux francs. -Cette édition a paru par livraisons hebdomadaires à cinquante centimes. -Publié à sept francs les deux volumes. -La publication est terminée. +Publié à vingt-deux francs. +Cette édition a paru par livraisons hebdomadaires à cinquante centimes. +Publié à sept francs les deux volumes. +La publication est terminée. On peut toujours prendre l’ouvrage par livraisons. -Dessins par J.-A. Beaucé, Gavarni et Gérard Séguin. -Chaque volume a été publié à cinq francs (édition collective). -Cette édition populaire a paru en trente-cinq livraisons à dix centimes. -La première a été mise en vente le onze septembre mille huit cent soixante-cinq. -Les autres portent un dessin frontispice de Célestin Nanteuil. -Publié à douze francs. -Notre-Dame de Paris. — Édition définitive. -Publié à quinze francs. -Publié à quatre francs. -Notre-Dame de Paris. — Paris, Édouard Guillaume, mille huit cent quatre-vingt-huit, in-huit degré. -Sculpture de Falguière sur la couverture. -Compositions de Bieler, Falguière, Myrbach et Rossi, gravées par Ch. -Gravures de l’édition précédente. -Notre-Dame de Paris. — deux volumes in-huit degré. +Dessins par J.-A. Beaucé, Gavarni et Gérard Séguin. +Chaque volume a été publié à cinq francs (édition collective). +Cette édition populaire a paru en trente-cinq livraisons à dix centimes. +La première a été mise en vente le onze septembre mille huit cent soixante-cinq. +Les autres portent un dessin frontispice de Célestin Nanteuil. +Publié à douze francs. +Notre-Dame de Paris. — Édition définitive. +Publié à quinze francs. +Publié à quatre francs. +Notre-Dame de Paris. — Paris, Édouard Guillaume, mille huit cent quatre-vingt-huit, in-huit degré. +Sculpture de Falguière sur la couverture. +Compositions de Bieler, Falguière, Myrbach et Rossi, gravées par Ch. +Gravures de l’édition précédente. +Notre-Dame de Paris. — deux volumes in-huit degré. Illustrations de Bieler, Rossi et de Myrbach. -Londres, Sampson Low, Marston, Searle et Revington, éditeurs. -Notre-Dame de Paris. — Édition nationale. +Londres, Sampson Low, Marston, Searle et Revington, éditeurs. +Notre-Dame de Paris. — Édition nationale. On a pu cependant la suivre dans les livrets des Salons. mille huit cent trente-trois. -Boulanger (Louis) [peinture].Sujets tirés de Notre-Dame de Paris. -0—00Couder (A.) [peinture].Scènes de Notre-Dame de Paris. +Boulanger (Louis) [peinture].Sujets tirés de Notre-Dame de Paris. +0—00Couder (A.) [peinture].Scènes de Notre-Dame de Paris. 0—00Duseigneur (Jehan) [sculpture].La Esmeralda sur le pilori . 0—00Henry (Mlle) [peinture].Quasimodo sauvant la Esmeralda. -0—00Meynier (Mme) [peinture].Sujet tiré de Notre-Dame de Paris. -0—00Perlet [peinture].La Esmeralda et sa chèvre. +0—00Meynier (Mme) [peinture].Sujet tiré de Notre-Dame de Paris. +0—00Perlet [peinture].La Esmeralda et sa chèvre. mille huit cent trente-quatre. Lion (J.) [lithographie].Je te dis qu’il est mort ! mille huit cent trente-sept. @@ -4644,60 +4644,60 @@ Gringoire devant Louis mille huit cent quarante et un. Grund (Jean) [peinture].La Esmeralda enfant. 0—00Marielle (Mme) [porcelaine].La Esmeralda. -0—00Jazet [gravure].La Esmeralda et sa chèvre. +0—00Jazet [gravure].La Esmeralda et sa chèvre. mille huit cent quarante-quatre. Lejeune (Henri) [peinture].Claude Frollo. mille huit cent quarante-cinq. -Garnier (Auguste-François) [gravure].Tête de Notre-Dame de Paris (d’après Lemud). +Garnier (Auguste-François) [gravure].Tête de Notre-Dame de Paris (d’après Lemud). mille huit cent quarante-huit. -Picart (Louis) [peinture].Les deux hommes vêtus de noir. +Picart (Louis) [peinture].Les deux hommes vêtus de noir. 0—00Rivoulon (Antoine) [peinture].Claude Frollo et Jehan. mille huit cent cinquante-sept. -Bouchaud (Léon-Prudent) [peinture].La recluse. +Bouchaud (Léon-Prudent) [peinture].La recluse. mille huit cent soixante-quatre. -Lejeune (Henry) [peinture].La Sachette défendant sa fille. +Lejeune (Henry) [peinture].La Sachette défendant sa fille. mille huit cent soixante-six. Boulanger (Louis) [peinture].« Vive la joie ! mille huit cent soixante-dix-sept. Roubaudi (A.-Th.) [peinture].Le Pilori. mille huit cent soixante-dix-huit. -Brion (Gustave) [dessin].Phœbus de Châteaupers. +Brion (Gustave) [dessin].Phœbus de Châteaupers. mille huit cent quatre-vingts. 0—00Houssin (Edmond-Charles) [sculpture].La Esmeralda. mille huit cent quatre-vingt-un. -Gaulard (Félix-Émile) [sculpture].Phœbus. +Gaulard (Félix-Émile) [sculpture].Phœbus. mille huit cent quatre-vingt-quatre. Quinsac (Paul) [peinture].La Esmeralda. 0—00Saint-Germier (Joseph) [peinture].La Esmeralda. mille huit cent quatre-vingt-cinq. -Bogino (Frédéric-Louis) [sculpture].« Asile ! asile ! asile ! -0—00Truffot (Émile-Louis) [sculpture].La Esmeralda (groupe plâtre). +Bogino (Frédéric-Louis) [sculpture].« Asile ! asile ! asile ! +0—00Truffot (Émile-Louis) [sculpture].La Esmeralda (groupe plâtre). 0—00Voisin-Delacroix (Alph.) [sculpture].Jehan Frollo. mille huit cent quatre-vingt-six. -Truffot (Émile-Louis) [sculpture].La Esmeralda (groupe bronze). +Truffot (Émile-Louis) [sculpture].La Esmeralda (groupe bronze). mille huit cent quatre-vingt-neuf. -Géry-Bichard (Adolphe) [gravure].Dix-huit eaux-fortes, d’après Luc-Olivier Merson. +Géry-Bichard (Adolphe) [gravure].Dix-huit eaux-fortes, d’après Luc-Olivier Merson. mille huit cent quatre-vingt-dix. -Géry-Bichard [gravure].Dix-huit eaux-fortes, d’après Luc-Olivier Merson. +Géry-Bichard [gravure].Dix-huit eaux-fortes, d’après Luc-Olivier Merson. mille huit cent quatre-vingt-onze. -Géry-Bichard [gravure].Dix eaux-fortes, d’après Luc-Olivier Merson. +Géry-Bichard [gravure].Dix eaux-fortes, d’après Luc-Olivier Merson. mille huit cent quatre-vingt-douze. -Guillonnet (O.-D.-Victor) [peinture].ἈΝΆΓΚΗ mille huit cent quatre-vingt-quinze. -La Fizelière-Ritti (Mme) [sculpture].La Sachette. +Guillonnet (O.-D.-Victor) [peinture].ἈΝΆΓΚΗ mille huit cent quatre-vingt-quinze. +La Fizelière-Ritti (Mme) [sculpture].La Sachette. mille neuf cent trois. Notons une suite de huit lithographies populaires par Maurin. -Mentionnons onze eaux-fortes de Henri Pille gravées par Monziès pour l’édition Lemerre. -L’illustration de Notre-Dame de Paris par Luc-Olivier Merson mérite aussi sa célébrité. +Mentionnons onze eaux-fortes de Henri Pille gravées par Monziès pour l’édition Lemerre. +L’illustration de Notre-Dame de Paris par Luc-Olivier Merson mérite aussi sa célébrité. Gosselin, mille huit cent trente et un. -Titres des tomes 2 et 4 de la seconde édition in-seize. +Titres des tomes 2 et 4 de la seconde édition in-seize. Frontispice pour Notre-Dame. -Série des quatre vignettes publiées par E. Renduel, mille huit cent trente-trois. +Série des quatre vignettes publiées par E. Renduel, mille huit cent trente-trois. Assassinat de Phœbus. -Eugène Renduel, mille huit cent trente-trois. -Louis 11 à la Bastille. — Édition Perrotin, mille huit cent quarante-quatre. -Brion. — Édition populaire Hetzel, mille huit cent soixante-trois G. Brion. -Viollet-Leduc. — Édition Hugues, mille huit cent soixante-dix-sept. -La Recluse défendant sa fille. -Édition nationale, mille huit cent quatre-vingt-neuf. +Eugène Renduel, mille huit cent trente-trois. +Louis 11 à la Bastille. — Édition Perrotin, mille huit cent quarante-quatre. +Brion. — Édition populaire Hetzel, mille huit cent soixante-trois G. Brion. +Viollet-Leduc. — Édition Hugues, mille huit cent soixante-dix-sept. +La Recluse défendant sa fille. +Édition nationale, mille huit cent quatre-vingt-neuf. Dessin de Louis Boulanger. -Gringoire à la Cour des Miracles. — Maison de Victor Hugo. \ No newline at end of file +Gringoire à la Cour des Miracles. — Maison de Victor Hugo. \ No newline at end of file diff --git a/CommonVoice-Data/framabook.py b/CommonVoice-Data/framabook.py index 5870a1f8..3eba070c 100644 --- a/CommonVoice-Data/framabook.py +++ b/CommonVoice-Data/framabook.py @@ -169,9 +169,10 @@ def clean_sentence(string: str): Clean one sentence """ # normalize - string = unicodedata.normalize("NFKD", string) + string = unicodedata.normalize("NFKC", string) string = string.lstrip(' -—»|') # didascalies and others string = string.replace('\n', ' ') + string = string.strip() return string def list_files(inputdir: str): diff --git a/CommonVoice-Data/framabook.sh b/CommonVoice-Data/framabook.sh new file mode 100755 index 00000000..1fb11462 --- /dev/null +++ b/CommonVoice-Data/framabook.sh @@ -0,0 +1,3 @@ +#!/bin/sh + +python framabook.py "./data/framabook/epub/" "./data/framabook/txt/" diff --git a/CommonVoice-Data/wikisource.py b/CommonVoice-Data/wikisource.py index 784c472d..7088c34a 100755 --- a/CommonVoice-Data/wikisource.py +++ b/CommonVoice-Data/wikisource.py @@ -200,9 +200,10 @@ def clean_sentence(string: str): Clean one sentence """ # normalize - string = unicodedata.normalize("NFKD", string) + string = unicodedata.normalize("NFKC", string) string = string.lstrip(' -—»|') # didascalies and others string = string.replace('\n', ' ') + string = string.strip() return string def list_files(inputdir: str): diff --git a/CommonVoice-Data/wikisource.sh b/CommonVoice-Data/wikisource.sh new file mode 100755 index 00000000..a9d9f3a2 --- /dev/null +++ b/CommonVoice-Data/wikisource.sh @@ -0,0 +1,25 @@ +#!/bin/sh + +for f in $(find "./data/wikisource/txt/" -type f -name "*.txt" | sed 's/ /%/g'); +do + txtfile=$(echo "$f" | sed 's/%/ /g') + epubfile=$(echo "$f" | sed -e 's/%/ /g' -e 's/\.txt$/.epub/g' -e 's/\/txt\//\/epub\//g') + epubdir=$(dirname "${epubfile}") + + if [ ! -f "${epubfile}" ]; then + http_root="https://tools.wmflabs.org/wsexport/tool/book.php?lang=fr&format=epub&page=" + epubfilename=$(basename "${epubfile}") + epubhttpname=$(basename "${epubfile}" ".epub") + http_epub="${http_root}${epubhttpname}" + + mkdir -p "${epubdir}" || true + wget -O "${epubdir}/${epubfilename}" "${http_epub}" + fi; +done; + +for d in $(find "./data/wikisource/epub/" -mindepth 1 -type d); +do + epubdir="$d" + txtdir="$(echo "$d" | sed 's/\/epub\//\/txt\//g')" + python wikisource.py "${epubdir}" "${txtdir}" +done;